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L'A S T RE E

DE MESSIRE

HONORE DVRFE;

MARQVIS DE VERROME; Comte de. Chafteau- Neuf, Baron de Chafteau-Morand, Cheualier de T Ordre deSauoye,&c.

OV

T^i^ P LPS I EVI^S HISTOIRES ET

fout fer forme s de Bergers &> d'autres font

dcdmts les dîners ejfccls de ïbon-

nefre ^Amitié.

SECONDE PARTIE.

Reucuë& corrigée en cette dernière Edition.'

DEDIE'E ^V KOT.

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^JfViH?^

W Vftw

A PARIS,

Chez la veufue Olivier de V

akennej?;

rue fainft Iacques,àla Vi&oire,

deuant S.Seuerin.

M. DC. XXX.

«4 ne Pi^iriLEGZ pr j^oT.

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L'AVTHEVR

AV BERGER

CELADON.

'Est \>ne ef range hu- meur la tienne, Céladon > que de cacher auec tant de peine y & d' opiniâtre- té a ta Bergère, & de de- (îrer auec tant de pajsionque toute l'Eu- rope [cache tu esy c^ ce que tu fais. Il Vaudroit bien mieux y cerne femble ?non Berger , que ta feule Aflree le fçeufty & que le refle de l'Vniuers ïignoraft\ car laytoufiours ouy dire que les facrif- ces d'Amour fe font en fecret & auec filence . Tu moppofes des raifons qui pourroient ejîre receuables en \n autre focle, mais certes en celuy ou nous font-

A ij

mes on ferirapluftoft de ta peine qu on ne Voudra imiter ta fidélité. Ne dis-tu pas y que ton Amour ne peut iamais ejîre fans le rejpeff&fans l obeïffance? Que la for- tune te peut bien priuer de tout contente- ment y mais non pas te faire commettre chofe qui contreuienne à la volonté de cel- le que tu aymes y ou au deuoir de celuy qui Veut fe dire Amant fans reproche? Que les peines & les tourmens que tufoujfres ne font que des tefmoignages glorieux de ton amour parfait et Qujtu milieu des plus cruels fupplices tu iouys d\n bien extrê- me, fc.achant que tu fais ce que doit faire \n Vray Amant ? Et bref que la Vie fans la fidélité ne te peut eftre qùodieufe > au lieu que ta fidélité fans la Vie , teft de for ~ te agréable que tu es marry derteftre de fia mort , pour lai fer à lapoïlerité \n honno- rable exemple de confiance & d'Amour? Ah Berger , que ï aage nomfommes ejl bien contraire à ton opinion \ Car on dit maintenant qu aymer comme toy^ ce fiai-

mer à la Vieille Gauloife > & comme faifoient les Cheualiers de laTable-ronde$ ou le beau ténébreux. Qtfil ny a plus dArc des loyaux Amants , nyde cham- bre de ffendu'è pour reccuoir quelque fruiEb de cette inutile loyauté} Que fi toute sf ois il y a encores quelques chambres qui fe puisent atelier dejfendub'Sy elles le font feulement à ceux qui aiment comme tu faiBs) pour chaflimentde leur peu de cou- rage , & pour preuue de leur peu de bon- ne Fortune : Et bref que ton tient au- tour d'huy des maximes a Eftat d* Amour bien differetes^ âfçauoir qu aimer £> touyr delachofe aymee, doiuent ejire des acci- dents inséparables : Quedc fer uir fans re- rompence font des tefmoignages de peu de mérites. Que dt languir longuement dans le fein à vne mefme Dame3c eft en couloir tirer l'amertume y après en auoir eu toute la douceur. Que £ obéir a celles quel on ai- me , en ce qui nous efloigne de lapoffefiion du b ien defire> c'eft imiter ceux qui Vont â

A if,

contYepied deleurchdjfe. Qued'aymeren diuers lieux /eft efire Amant auije &pre- uoyant : Que défi donner tout à \ne , cejl fi faire deuorer a Vn cruel animal , &• qui n a point de pitié de nous. Et bref, que le change eji laytaye nourriture d yne amour parfaite & accomplie. Or confidere, Ber- ger, comment tu dois efperer de treuuer quelque iuge fauorable parmy ces perfon- nespteoccupez^, d, Vne opinion fi différente: Et fi tu m' en croit ne te laijfe voir qu'à ton AÏtree, & te tiens caché à tout autre. Mais quoyl tu re]ette mon confiil,& pour toute rai fin tu me tefjpons que tu t es de for- te dediéàla gloire d ' AJiree , que les fiecles & les opinions deshommes pouuans chan- ger en bien y aufii bien qu en mal, tu défî- tes qu'à l'aduenir on tecognoijfe quelle a efié la beauté, & la %ertu d\flree 3 par les ejfccis de ton amour , & var les tourments que tu auras endure^ ï aduoile, mon Ber- ger^ ce que tu dis, & quil peut efire que les zAmants retiendront à cefie perfection

mi ils mefyrifent maintenant : mais far ce que ce pendant iiyenaura piujieurs quit& pourront blafmer > mets en ta mémoire ce nue ie te yay dire > afin de leur refondre s il en efl de befoin.

Accorde leur d'abord fans difficulté que y entablement tu aymes à la façon de ces Vieux Gaulois quils te reprochent >ain- fi que tu les yeux enfùiure en tout le-r-efle de tes actions : comme ils le pourront a'ifè- ment recognoiflre s'ils conjïderenty Quelle efl ta religion % Quels font les Dieux que tu adores : Quels les Jacrifices que tnfak> &* bref quelles font tes moeurs & tes couflu- mes,&que ces bons Vieux Gaulois efloient des personnes fans artifices > qui penfoient eftre indignes d'ynhomme d'honeur de iu- rer& nobferuer point fon ferment. Qui n auoient point la parole différente du cœur: Qui efiimoient que £ Amour ne pou- uoit eftre fans le refleB y & fans la fidéli- té'<> Qui cherchoient, rentrée du Temple d'Amour par celuy de ï honneur : & celuy

de l'honneur par celuy de la vertu. Et bref qui méprifoient & leur Vie & leur con- tentement propre > pour ne tacher en rien la pureté de leur affection Que quant à toy ayant efiè nourry &ejleuè parmy ces honorables perfonnes > tu ne peux fans blafme contreuenir aVne fi bonne nourri- ture. Que^ s ils Veulent aimer comme ceux qui Vont mflruity tu les feruiras de gui- de très- affeuree : Que s'ils veulent conti- nuer en leur erreur y comme ils ont faifi iufques icy > eyicor ne leur fer eus tu point inutile , puis que prenant tes actions au re- bours y ils pourront tirer de cette forte vn parfaicl patron de leur imperfection.

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TAB LE DES

H I S T OIR E S

CONTENVES EN LA

SECONDE PARTIE

d'Aftrée , de Médire Honoré d'Vrfc. '

Iftoire de Celidee, Thamyre & don.

Harangue du Berger Calidon.

Refponcede la Bergère Celidee.

Rcfponce du Berger Thamyre.

Refponce du Berger Palemon.

Iugemenc de la Nymphe Lconide.

Hiftoire de Palinide, & de Circene.

Hiftoire deParchenopéiFlorice,& Dorinde.

Oraifon à la DeeiTe Aftree.

Hiftoire de Damon, & de Madonthe.

DerTydeDamon àTherfandre,

Hiftoire de Galachee.

Tombeau du Berger Céladon.

Hiftoire de Doris, & Palemon.

Hiftoire du Berger Adrafte.

Iugemenc de la Nymphe Leonide.

Hiftoire d'Vrface, & d'Olymbre.

Suitcedel'hiftoirede Lindamor.

Suitcede Thiftoire de Celidee.

Hiftoire de la ialoufïe de Lycidas.

**

Cali- 3P 17 5>4

112.

114 ^4

347

37*

4*7

Hs

672. 68$

7h 2.

747 784

Su

TABLE DES HISTOIRES

HiftoiredePlacidie. 84^

Hiftoire d'Eudoxe , Valentinian Se Vrface. 888 Requefte qui le prefente au confeil des iix cens, de- mandant le poifon. 5^55 Demande d'Vrface, 1000 Demande d'Olymbre. 1001 Iugement du Confeil des fîx cens. ioe$

TABLE DES LETTRES. Lettre à la plus aymee & belle Bergère. 16$

Lettre de Dorintheà Hylas. 271. 175. 274

Lettre de Florice à Hylas. 288.2^4.504.507

Lettre de Hylas àFlorice. 25? o. 25? 2

Lettre de Damon àMadonthe. 378.454

Lettre de Therlandre àMadonthe. 400

Lettre d'Aftree, à Céladon. foo.foi.fOL

Lettre de Céladon à la Bergère Aftrcc. 606

Lettre de Lindamor à Leonide. 745)

Lettre de Lindamor à Galathee. 7j2

Lettre de Leonide à Lindamor. 761

Lettre d'Eudoxe à Vrface. 9$°97S

TABLE DES POESIES. Amour ne bruile plus. 24

Amour qui dans mon cœur. {40

Amour grand artifai,. 541

A vous fage Adamas. $66

Bel aftre flamboyant. 219

Belle de mes defîrs. 248

Belieondede Lignon. 711

Ces vieux rochers tous nuds. 750

Ce pendant que Madame. 5>oo

Doux Zcphir que ie vois. 199

Dorinde femocquade vous. 2.44

Dans les triftes recoins. jzo

TABLE DES POESIES,

Elle fuit & fuyant. ipS

Epitaphed'vn homme heureux. 1008

Fille de l'air. 6

Iamais contre les Rocs. 5>°9

l'eftois pour mon malheur. 9 t-S

L'eguilledequadran. 17*

Le Temple d'amitié . 33°

La belle dont l'Amour. 608

MonPenkr3hépourquoy. 171

Mon efprit eombatu. 735

Onde qui fouleuez. . 729

PalTantfitut'enquieTSo 3?4

Precipices,rochers. 728

Quelle Aurore iamais. 4r

Quoy vousay-îeoffencee. 1571

Quand Hylasapperceut. 15? 1

Quineladmireroit. 338

Qujenuieuxdemonbien. 387

Quand ie vois vn amant. 642

TABLES D'AMOVR.

Qui veut cftre parfait Amant. 316

TABLES D'AMOVR FALSIFIEES.

Que ieviue, &: qu'on le poflede. 785

Riuiereque faccrois. 568

Sontce,Peintres fçauans. 33^

Siluandre qui te plains. 546

Si i'ay me autre que vous. 6iç

E X T R A I C T Dr

Priuileve du Roy.

PA r Lettres patentes & Priuilege de fa Maiefté, feellees du grand feau de cire jaulne , Il eft per- mis à Marie Beys veufue , Olivier de Vakennes, Tovssainct dv Bray, ôc François Pomeray, Marchands Libraires à pariSjd'imprimer , faire imprimer, vendre & débi- ter pendant le temps & terme de dix ans prochains & confecutifs. L'a s t r e e de Mefsire Honore' r>'V R F E ', Marquis de Vemr*e\ cheudlter deV Ordre âeSanoye, &c. Et tres-exprelTes inhibitions & def- fences font faites à tous autres Libraires & Impri- meurs de ce Royaume d'imprimer ledit liure , à peine de trois mille liures d'amende, confiscation des exemplaires , & de tous defpens , dommages de interefts enuers ladite veufue ,de Varennes, d v B R a y , & ledit P o m e R A Y. Voulant que mettant ledit Extraie!; au commencement ou a la fin de chacun exemplaire défaits Hures, lefdites let- tres foient tenues àlacognoiifance de tous nos fu- jets, ainfi qu'il eft plus au long déclaré par lefdites lettres.

Acheué d'imprimer le 20, tour d*dAouft\6l<x

LASTREE

DE MESSIRE

HONORE' D'VRÇE' SECONDE PARTIE.

LIVRE PREMIER.

A L v n e éftoit des-ja pour la deuxieûne fois fur le milieu de fon cours , depuis que Céladon efchappé des mains de Galathée, & notant fe prefenter deuant les yeux de la Bergère Aftrée, pour obeïr au commande- ment qu elle luy en auoit fait, s'eftoit renfer- mé dedans fa caUerne. Et quoy que trois mois fuiTent des-ja prefque écoulez depuis le iour de fa perte, fi eil-ce cjue le déplaifir que fa Ber- gère en reffentoit, eitoit encore fi vif en fon ame 5 que quelque prudence qui fuft en elle, elle ne pouuoit toutesfois le cacher à ceux qui voûtaient y prendre garde. Et fembloit que le i, Partie. A

ï La IL partie d'Astre!.' Ciel, par vne iuftc punition 5 refufàft à fa dou- leur le remède que le temps a de couftume de rapporter a tous ceux qui ont plus de fujed de fe douloir : car au lieu d'adoucir les ai- preurs de fes ennuis, tous les îours elle dé- couuroit de nouuelles occaiïons de regret. Et quand fa mémoire 3 diuertie ailleurs par les compagnies qui la venoient vifiter 3 ceffoit quelquesfois de luy reprefenter les caufes de les déplaifîrs, fes yeux en échange par tout ils s'addreffoient 3 ne voyoïent que des ob'j ects tellement: ennuyeux, que pour ne les voir elle demeurou le plus fouuent dans fa cabane. Mais ce qui îaffiîgeoit dauantage, c'eftoit qu'elle eftoîc priuée de cette confo- lation 3 qui fe trouue encore parmy les plus grandes -infortunes. le veux dire, qu elle ne pouuoit rqetter le fujeft de fa faute que fur elle-mefme 3 ny trouuer les moyens de soi exeufer de quelque biays qu elle peuft tourner cet accident. Et ne faut douter qu'il luy en euft efté entièrement împollïble de continuer fa vie furchargée de tant d'ennuis, fi l'amitié de Diane & de Pîiiliis ne luy euft aydé à les (apporter; la prefence de la perfonne aimée eftant l'vn des plus fouuerains remèdes que la trifteffe pfiiffe receuoir. Aufll ces chères amies n'en eftant pas ignorantes, auoient vn fi grand foin de cette Bergère , que dés la pointe eiu îour lVue ou l'autre , &: bien fou-

L ï V R E PREMIER. X

lient toutes deux la vendent trouuer , àc comme par force l'arrachoient de fa cabane, &: la conduifoient par les endroits les plus reculez, peur que la veuë de ceux eu elle fouloit voir Céladon, ne luy renouuellaft la mémoire de fa fafcheufe perte. Et puis à l'enuy s'cftudioient à qui , pour la diuertir luy feroit vn meilleur conte , ou propoferoit quelque agréable jeu pour parler plus douce- ment le refte de la iournée: de forte qu'en ddpit de la fortune ces gentilles Bergères def- roboienc touiiours quelques heures au déplai- fir d'Àftrée, pour le-s mettre envn meilleur vfage.

Siluandre d'autre cofté feignant de recher- cher Diane par gageure, en deuint de telle for- te amoureux, qu'il feruit longuement d'exem- ple a tous ceux de fa contrée 5 &: leur enfeigna à fes defpens , qu'Amour ne fouffre guère qu'on fe mocque de luy : car il rencontra en cette Bergère tant de caufes d'amour, qu'il efloit tout cironné de l'auoir veue long temps fans l'auoir aimée. Et quoyque la ga- geure, qui eftoit caufe de la naiiïancede fon affection , fut le commencemeut de fon mal, fi ne s'en p aignoit-il point, puis que fans ofFenfer Diane, elle luy donnoit la liberté de luy raconter fes pallions ; la violence de fon amour citant telle, que s'il euft elle forcé de la cacher, il luy euft elle impoflible deviure.

A ij

4 La II. partie d'Astre i. Et toutcsfois quand il fe rappeiloit en foy- mefme, il connoiffoit bien qu'il auoit faitvn changement fore defaduantngeux : fe fouue- nant de quel heur il eitoit accompagné, lors que maiitre abfolu de fes penfées il difpofoit tout feul de fa vie &: de fes deiïeins. Combien de fois voulut-il auec laraifon défaire les pre- miers noruds dont il fe fentoit lier en ce ncu- ueau femager Combien de fois, voyant que la raiicn y eftoit inutile, vouluiî-il les rompre auec la force dVne violente reiolutionî Mais autan: de fois qu'il s'y eifaya, autant de fois reconnut-il que c'eit en vain que l'homme s'efforce centre les ordonnances du Ciel , de &r que celuy eftleplns auiféqui fçait mieux y ployer & conformer fa volonté. Cesconfide- rations efto.ient caufe que quand il ne pouuoit eftre auprès de fa Diane, comme le matin & le foir, il eftoit bien ayfede fe retirer de toute compagnie, tant parce qu'il iugeoit toute autre ennuyeufe , ne pouuant îouyr de celle qu'il defîroit, que pourauoir plus de loifir de con- fulter en foy-mefme librement, eV îuger quelle eftoit la volonté du Ciel, 5c par quelle voye il pourroit mieux paruenir. Et combien qu'il reconnut plus d impofïïbilité à la pourfuitte de fon affection cjue d'apparence de la pou- noir continuer, ii ne pouùoit-il ïamais pren- dre conclnfion qu'a l'auantage de fon Amour. Que s'il faifoit deiTein de s'en retirer, ô que

Livre premier" j

fon cœurfe faifoit promptement paroiftre def- obeïifant! Que s'il cfioic d'aduis de le conti- nuer, quelles peines & quels martyres ne pre- uoyoït-il point ? Que ferons-nous donc en fia, diibit-il, Siiuanare, puis que la pourfuitte ôc la retraitte nous font également impoffi- bles? FaiibiiSj difoit-il, en fe refpondant, ce que le Ciel veut que nous faillons. Pourquoy peut-on îuger que les Dieux l'ayent faicïe ïî belle 3 ïînon pour eftre aimée de ceux qui la verront ? Et puis que de pourfinure & de nous retirer il nous cil également impoiïible , eli- fons pour le moins des deux celuy qui eft plus félon la volonté du Ciel & félon la vofhre. Eilant belle il ordonne qu elle foit aimée, 8c quant a moy ie confentiray plnftoft à me re- tirer de la vie que de fon -feruice. Que faut-il donc que nous connaîtrons dauantage 3 puis que le Ciel &: noftre volonté appreuuent vne fi bonne refolution ?

De fortune quand il tenoit ces difcours en foy-mefme,il fe trouuafurle bord de la dé- lectable riuiere deLignon vis à vis de ce ro- cher, qui eftant frappé de la voix, refpond fi intelligiblement aux derniers accents. Cela fut caufe qu'après que ces penfées ;luy eurent longuement roulé parl'cfpnt, prefque com- me reucnant dvn profond fommeii : Mais pourquoy, dit-il y nous allons nous ccnfom- mans 2c çrnbroiiillans en ces contrariété^

A ijj

6 La II. partie d'Astree] Echo qui habite en ce rocher, fi nous Ten en- queron^, nous en dira bien ce qu'elle en a ouy de la bouche meimede ma Bergère, qui efl TOracle le plus certain que îepuiiïe confulter. Et lors releuant la voix il luy parla de cette forte :

ECHO. STANCES.

FI l l i de tait qui nefeaurois rien taire, De ces rochers hofttffe fol it aire. Ou vont les cris que ievais cfmouuant? Au vent. Et quel crois-tu que ce cruel martyre^ ^ue plein £ Amour mon cœur va conceuant, Deutenne enfin aux maux que te Couffin? Pire,

IL

£>ue fer oit donc cet œil qui me de far me pzr fa douceur de toute forte diarme^ Et qui promet m1 aimer infiniment7. Il ment.

Mais s'ilejl vraj quil mente, quel remède Nous faudra-/ il pour fort tr p?omptement ï>e cet abus qui trompeur nous pojfede7. Cède.

Livre premier.' 7

III.

Comment? céder vn tel bien a quelque au- tre, £hi Amour ordonne en ejfeclqui foit ncflrc! Qui plus que moy voit-tllc volet 'iers ? Vn tien.

Vn tiers, Echo, cejtvn cruel langage, Mais s il eft vray quelle ayme mieux vn tiers y L^# heu d'a?nour qu'auroit vn grand coura- ge Rage-

IV.

Nymphe qui fents dedans ces roches creujes £>uel efl le mal des peines amour eu fes, N\turay-ie donc iamais allégement \ le ments. Comment, Echo, neft-ce point vn blafphtme, De taceufer & dire que tu ment s ? Ce que i'enteds eji-ce bien ta, voix mefme ? Ai- me.

V.

Cejl bien ta voix qui frappe mes oreilles \ Mais cefecret, Nymphe qui me concilies, V as-tu y dis-moy, de ?na Diane cuy ? Guy. Mais de faymer, heUs ! ccflpeu de chofe% Si d'elle aymé, d'elle ie ne iouy, Tout vn tel heur quejî-ce quon me pro- pofe? Ofe.

VI.

Le Ciel neircy de tempefîe& d'orage Ne peut cfcjjïoy mabatre le coulage,

 m

S La II. partit; d'As trie."

Mon cœur ne craint tout ces ejlonnemens. Ne ments. le ne ment s point, ny ne fuis téméraire : fapprens d' 'Amour ces beaux enfeignemens% Faut-il bien plus pour vn Ji grand myjle* re ? Taire.

VIL

Je me tairay, plujloji ma voix prepei Sônfpirera ma mort que ma pensée. Amant fecret corne Amat 'valeureux. Heureux.

Heureux cent fois ay me de cette belle: <J*rfais d'oufçais-tu quefon cœur généreux Sera vaincu fi ie luy fuisfidelle ? D'elle.

Encore que le Berger n'ignoraft point que c'eftoit luy-mefme qui fe refpondoit , &: que l'air frappé par fa voix rencontrant les conca- uitezdela roche efroit repouilé à fes oreilles: fi ne lailîbk-il de refTentir vne grande confa- lanon des bonnes refponfes qu'il auoit re- ceuës, luyfemblantque rien n'efrant conduit par le hazard 3 mais tout par vne tres-fage prouidence ., ces paroles que le rocher luy auoit renuoyées aux oreilles n'auoient efté prononcées par luy à deffein, mais par vne feerctte intelligence du démon qui l'aimoit, &qui les luy auoit m ifes dans ia bouche: Et en cette opinion il fbiuoit la couf ruine de ceux qui aimenr3 qui d'ordinaire fe flattent en

Livre puîmier!! j

ce qu'ils défirent, & trouuent des apparences d'efpoir il n'y a apparence deraifon. Apres auoir remercié le génie de ce rocher & les Nymphes de Lignon, il faifoit deifein daller entendre (a B ergere au carrefour de Mercure, parce que c'eftoit par qu'elle auoit accoutu- mé d'aller chez Aftrée, & il luy fembloit que l'heure en approchoit 3 la moitié du lour cirant défia palTée : mais lors qu'il en vouloit prendre le chemin , il vid affez près de luy la Nymphe Leonide, &le gentil Paris, qui ayant oiiy fa voix auoient tourné leurs pas vers luy, tant pour auoir des nouuelles des Bergères , Aftrée, Diane 3 Phillis, que pour auoir le plai- fir de fa compagnie: car encore que Paris con- nufl bien 1 affection qu'il portoita Diane, ne laiffoit-il de l'aimer & de l'eftimer beau- coup, ne pouuant croire que cette fage Ber- gère le deuil ïamais préférer à luy à caufe de la grandeur d'Adamas , qui pour fa quali- té de grand Druyde eftoit après Amans , le plus honoré par toute cette contrée 5 igno- rant qui ne fçauoit pas que l'Amour ne fe mefure iamais à l'aune de l'ambition ny du mente, mais à celle de l'opinion feulement. Silu.indre qui eftoit plein de ciùiîité comme ayant efté riourry parmy les efcoles des Pho- eenfès & Maffilicns , encore que la venue de Paris ne luy fut gueres agréable , fçachant bien qu'Amour le cpnduiibit parmy les bois,

ïô La IL partie d'Astreè! &: vn Amour encore qui eiroit à fon dela- uantage, ne îailla de s'auancer vers luy & vers la Nymphe pour les laitier, le ne vous de- mande pas, luy dit Leonide en foufriant , quelles eftoient les pcnfées qui vous entre- tenoient en ce lieu folicaire , fçachant allez que celles qui vous accompagnent ne fbnc gueres (ans Diane: mais ie voudrois bien fça- uoirdevouspourquoy vous les préférez a fa veuë , &: quelle elt l'occaiîon qui les vous rend plus douces que fa prefence. le ne mcray point, dit -il , Madame , que ces agréables penfées dont vous me parlez, ne m ayent te- nu fidelle compagnie , aufTi bien en ce lieu retiré qu'elles font par tout ie me trouue eiloigné de Diane , mais que ie les tienne plus chères que le bien de fa veuë , permettez-moy ie vous fupplie de vous dire qu'encor que par raiibn cela deuroit eftre , toutesfois ie ne l'ay point encores pu obtenir fur moymefme. Que fi vous me voyez icy fans elle, ce n'en; que pour palTer plus doucement en la com- pagnie de mes imaginations les heures que fon repas me contraint de perdre loing d'elle : & d'effecl lors que vous eftes arriuée lem'a- cheminois au carrefour de Mercure , parce quevoicy le temps qu'elle part de fa cabane pour aller vers Aftrée , & ie faifois defTein de l'y accompagner. Nous fommes venus , ref- pendit Lecnide , auec refolution de donner

Livre premier" k

le refte du iour à ces belles Bergères, mais quand cela ne feroit pas, nous penfenens de taire vne faute qui ne feroit pas légère ny peu defagreable à l'Amour, fi nous retardions vo- ftre voyage ic'eft pourquoy, Berger,vous nous y conduirez, 6c par les chemins nous direz s'il vous plaift, pourquoy vos penfées vous de- uroient efke plus chères quelaprefenccmef- me de celle qui les fait naiflre.^ puis que quant à moy ie le trouue tant efloigné de raifon que ie ne fçaurois me figurer que cela puiiïc eftre.

A ce mot Siluandre pour luy obeïr, leur ayant fait prendre vn fentier, qui trauerfant vn grand pré abrcgeoit de beaucoup le che* mm, repnntainfi la parole. Ce que vous rae demandez, grande Nymphe , neft pas difHcile d'eftre entendu pourueu qu'il foit pris com- me il doit eftre, parce qu'il eft bien certain que les yeux font les premiers qui donnent entrée à l'Amour dans nos âmes. Que il quelquesvns font deuenus amoureux en oyant raconter les beautez & les perfections des per- ionnes ab fentes, ou ça efté vue Amour qui n'a pas efté de durée ny violente ( citant plu- ftoft vne peinture d'Amour que vne vrave Amour ) ou l'eiprit qui l'a eonceuë a c que grand deffaut en iby-mefme, doutant que l'ouye rapporte auiTi bien les faufïetez que les ventez , &: le jugement qui le ùk

h LaIIPartie d'Astree,1 fur vn rapport incertain , ne fçatiroic dire bon ny procéder d Vne ame bienpofée :maîs tout ainfi que ce qui produit quelque chofe neft pas ce qui la nourrit ce qui la met après en ùl perfection, fe mcfmc deuens-nous di- re ueTAmour 3 parce que nos agneaux naïf- fent de nos brebis , & qu'au commencement ils tirent quelque légère nourriture de leur laid 3 ce neft pas toutesfois ce laid qui les met en leur perfection, mais vne plus ferme nourriture qu'ils reçoiuent de l'herbe dont ils fe pâlirent : AuiTi les yeux peuuent bien commencer, & eileuer vne îeune affection, mais lors qu'elle eft creuë, il faut bien quel- que, chofe de plus ferme & de plus folide, pour la rendre parfaide ; èc cela ne peut eftre que ta connoiiïànce des vertus, des beautez, des mentes , & d vne réciproque affedion de celles que nous aimons. Or quelques vnes de ces connoiiïànces prennent bien leur origi- ne des yeux, mais il faut que famé par après fe tournant fur les images qui luy en font demeu- rées au rapport des yeux ôc des oreilles , les ap- pelle a la preuue du iugement, & que toutes chofesbien débattues elle enfaife naiftre la vé- rité. Que fi cette venté eft à noftre aduanta- ge , elle produit en nous des penfées dont la douceur ne peut eftre efgallée par autre for- te de contentement que par lefïed des met penfées. Que elles font feulement

Livre p'r'imihb^

àcluantageufes pour la perfonne aimée, elles sentent fans dente noftre affection, mais auec violence & inquiétude : & c'eft pourquoy il ne faut point douter que l'abfence n aug- mente l'Amour , pourueu toutesfois qu'elle ne foit pas fi longue que les images receues de la choie aimée fe puiffent effacer, foit que l'A- mant efioigné ne fe reprefente que les perfe- ctions de ce qu'il aime, parce qu'Amour qui eiî ruzé & cauteleux ne luy a peint que ces ima- ges parfaictes en la fantaifie, foit que l'enten- dement eftantdefîa bleffé ne vueille tourner fa veuë que fur celles qui luy plaifent , fbic que lapenféeen femblables choies adioufie touf- iours beaucoup aux perfections de la perfon- ne aimée: tant y a que celuy véritablement n'a point aimé, qui n'augmente ion affection eftant eiloignée de ce qu'il aime. Quant à moy, refpondit Leonide, feuffe fait vn iu- gement bien différent au voftre, ayant tout- lours oiiy dire eue fabfence eil la plus gran- de & plus dangereufe ennemie d'Amour. La preftncjs , répliqua le BergerJ'eit fans com- paraifon beaucoup dauantage, comme nous l'apprend tous les leurs noftre expérience: car pour vne Amour qui fe change entre les per- sonnes abfentes, nous voyons qu'entre les pre- fer.tesil yen a plus de cent : & de plus pour montrer combien la prefence eftplus contrai- re à l'Amour 3 nous celions d'aimer eftant

*4 La IL partie dAst^el abicnts , c'eft fans violence 6c fans effort, & n'y a point d autre changement fïnon que la mémoire fècouure peu a peu d'oubly^ com- me vn feu de fa propre cendre : mais quand vn Amour fe rompt en prefence, ce n'eit ïamais uns efclat3 ny fans vn extrême effort, voire (& qui eftvn grand te fmoignage de ce que îe dis) (ans faire naiftre des cendres de l'Amour efceinte vne hayne plus grande encore que n'a d'té cette Amour. Et cela procède de cette rai* fon. L'A niant eu ou aim é, ou hay , ou indiffè- rent: su eft aimé, d'autant que i abondance foule incontinent, l'Amour auffi toit fe perd en prefence, eflaiît outragé, s'il faut dire ainfi, de trop de fui eu rs: s'il eit hay, d'autant qu\i toutes hcuresil reçoit de nouuellesconnoiflari- ces de hayne , il eft impoiTible qu'entre tant de coups il n'y en ait queiqifvn qui perce fes ar- mes pour fortes quelles foient, & qui le con- traigne y eflant plufieursfois redoublé de quit- ter toute forte de ceflence : que s'il eft indiffè- rent 3 lors qu'il continué ion Amcur.fe voyant à toute heure mefprifé , il faut quil foit fans courage, mais s'il n'en a point, comment re- nflera-t'il aux continuels outrages qu'il en re- ceura : Au lieu qu'en l'abfence les faueurs re- ceuès ne pcuuent eflxe de celles qui foulent par leur abondance , puis qu'elles ne font qu 'attifer les defîrs-, 6z la connoiffance de la hayne 5 ne venant en nofhre ame que par

Livre p r e m i t k. ï j

fouye , il y a bien de la différence, & les coups en font bien moindres que ceux que nous re- celions par la veue , de force que les bleffures en font beaucoup moins cuifantes , & les fuiets de mefpris neftant fi ordinaires ny fi difficiles à (apporter, ceft fans doute que labfence eft beaucoup plus propre à confer- uer vne affection que n'eft la prefence. Ia- uoue 3 ayant confideré ce que vous dittes ,ret pondit la Nymphe , qu'il eft vray , & qu'en prefence il furuient plufienrs occafîons qui ruinent l'Amour , defqu elles l'abfence eft exempte. Mais fi ne fçauriez-vous me per- fuader qu'en voyant ce que ion aime l'on n'augmente d'affection beaucoup plus qu'en ne le voyant pas, parce que l'amour fe nour- nffant des faneurs & des careffes , celles que Ton reçoit en prefence font beaucoup plus grandes & plus fenfibles que les autres. le çroyoïs, adioufta le Berger, aucir défia fatis- fait à cette demande, mais puis qu'il vous plaift d'en aùoir plus de claires raifons 3 il faut 3 Madame 3 que l'effaye de vous en donner. Nous auons défia dit que g eft par les yeux que l'Amour commence , mais ce n'eft pas toutes- fois des yeux qu'elle naift , ny cent font point ceux qui la produifent: la beauté & la bon- té eftans connues font fans plus celles qui Juy donnent naiffmee en nous : or la con- noiffance de la beauté vient bien par les

M La IL partie d'Astre £ yeux, mais depuis qu'elle eft en noftre ariiej nous nauons plus affaire de nos yeux pour i aimer a i'aduemr: ce que vous lugerez arfé- ment fi vous auez iamais aimé quelque cho- fe: car rentrez en vous meimes , & confide- rez fi vous perdriez cette Amour encore que vous perdifliez les yeux : fi cela n'eft point, vous allouerez que les yeux ne conferuent donc pas voftre Amour. Pour la connoiffan- cede ïabonté.elleeftproduicleou des actions ou de? paroles \ qui toutes deux ont bien be- foin de prefence pour eftre connues , mais après nullement : car cette connoiflance fe conferue dans les fecrets cabinets de la mé- moire, fur laquelle noftre amefe repliant ap- perçoit ce qu'elle y a mis en reterue. Or ic croy, Madame, que vous fçauez bien que plus nous auons de connoiffance de la perfection de la chofe aimée, plus aufïi noftre Amour s'augmente. Mais qui ne fçait que les trou- bles mouuemens des fens empefehent infini- ment la clarté de l'entendement , &que com- me aux cotrepoids d'vne horloge l'vn ne peut monter que l'autre ne defeende; aufïi quand les fens sVfleuent, l'entendement sabaiire,& fe releue au contraire quand les fens font abaiiTez? Que s'il eft ainfi, ne m'auoikrez-vous pas qu'en l'abfence l'entendement de celuy qui aime, agira beaucoup plus parfai dément, que quand tranfporté par les obie&s qui fe

prefentent

Livre premier; \y

prefentent à (es yeux , il ne peut faire autre chofe que regarder , defirer & foufpirer ? Que d iamais vous auez voulu penfer profondé- ment à quelque chofe , fouuenez - vous , Madame , fi la fage nature ne vous a pas ap- pris de mettre la main fur vos yeux 3 afin que la veuë ne diuertift les forces de l'en- tendement ailleurs, & par cette raifon vous concluërez félon ce que iay dit. Que l'Amour s'augmente par la connoifTance de la perfection aimée , puis que nous l'auons beaucoup plus grande eftans abfents , c'efï lans difficulté que nous aimons dauantage efloignez que prefens.Maiss'ileltainfi, inter- rompit Paris , d'où procède que tous les Amans défirent auec tant de paillon la veuë de celles qu'ils aiment? Del'ignoran- ce , refpondit Siluandre , il n'y a perfon- ne qui fe puiffe attribuer le nom d'Amant 5 qui en luy mefme n'ait cette opinion, que fon Amour eft fi grande qu'il efi: impoffible quelle puiffe augmenter. Que s'il a cette créance, mal-aifément rechercheroit-il les moyens de l'accroiftre s'il penfe qu'elle ne puilfe eftrcaccreuë, & pour ce fans recourre a cette profonde connoifTance il fe contente de celle que fes yeux de moment à autre luy peuuent donner : Mais, ô grande Nymphe, combien y at'ilde différente de ces Amours que les yeux nourrirent à celles que lW 2. Part, g --*

iS La II. partie dAstr.ee! ten dément produit? Autant fans doute que l'ara e eft plus capable d'aimer que le corps, de autant que l'entendement a plus de con- noiffince que les yeux. Et toutesfois d'au- tant que ceux-là mefme ne peuuentpaseitre toufiours auprès de celles qu'ils aiment , il faut qu'eiloignez d'elles , &en leur apart, ils entretiennent ces images que par leurs yeux Amour leur a mifes en la fantaifie. Que fi Ton leur demandoit cet efloignement a diminué leur affection , ie m'affeure qu'il n'y a celuy qui ne confefTaft qu'elle s'en eit aug- mentée 3 &: que c'eft vn accroiffement de defir , & non pas vne diminut on : & de taàSt auec quelle violence, &: auec quel tranf- port les reuiennent-ils voir î II cft tel. Ma- dame ) que bien qu'auant que s'eftre fepa- rez ils euffent iuré que leur Amour eftoit paruenuë au fupréme degré d'aimer , & que rien ne pouuoit-eftre adioufté à la gran- deur de leur affection , maintenant la con- noiilant accreuë en font vn îugement bien différent , &: leur femble quautresfois ils ont fait vn grand outrage à celles qu'ils ont aimées , de les auoir auparavant fi peu aimées , tant cette briefue abfence augmen- mente i' Amour par la contemplation de la beauté. Puis qu'il eil ainfî, adiouita Paris, ie m'eflonne que vous ne vous efloignez de Diane afin de l'aimer dauantage. I'aydes-u

Livre premier^ 19

dix , refpondit Silnandrc , que îe le deurois faire, mais que ie ne l'ay encore pu obtenir for moy. Et cela vien t, gentil Paris, de ce que nous fommes homra es . c'eit à dire , que nous ne fommes pas par faicts, & que l'imperfection de l'humanité ne peut cftre oftée tout à coup: nous fommes bien raifonnables, maisauiTîy a-t'il quelque chofe en nous qui contrarie à la raifon, autrement il n'y au roi t point de vi- ces : & c'eit cette partie de laquelle ie n ay pu encore obtenir ce poinft dont vous par- lez , car les fens font infiniment puilfans en celuy qui aime, &quoy quel'ame foit celle qui aime, eît-ce qu'au ec les beautez de l'â- me elle aime auiTi celles du corps : ëc bien fouuent tout ainfi qu'auec les fens corpo- rels elle fent les chofes corporelles & fe plaifl: au gouft, aux fenteurs &auxattouchemens; de mefme aimant anec les*mefmes fens, elle fe plaift de voir , d'oùyr &: de toucher ce qu'elle aime , ne pouuant faire diuoree dauec eux , &: feparcr Ton plaifir du leur, luy femblant que c'eit leur faire tort deioùyr feule de ces contentemens, dont ils onteflé les commencemens. Et tcutesfois ii elle ne recherchoit que fa perfection comme elle y eft obligée par la raifon, elle deuroit reietter bien loing ces coniîderations'; puis que la nature nous a feulement donnélesfens pour instru- ments , par lefquels noftre ame receuant les

B «

2o La Ii partie d'A'strîi. cfpeces des chofes vient à leur connoiffance, mais nullement pour compagnons de fes plaj- firs& félicitez comme trop incapables dvn fi grand bien.

Ces difeours euffent bien continue da- uantage, fi de fortune eftant près du carre- four de Mercure ils n euffent oiiy chanter Phillis : elle eftoit affife auec vne autre Ber- acre au pied d Vn arbre cependant que leurs brebis à l'ombre de quelques taillis rumi- noient toutes refferréesenfemble-, attendant que le chaud fuftvn peu abbatu pour retour- ner au pafturage. Auffi toft que Siluandre en oiiyt la voix, il tourna la tefte de fon celte , & l'ayant reconnue la deftourna fi prompte- ment , que Leonide ne fe peut empefeher d'en foufnre. Qujauez-vous oiiy , luy dit -elle , & qu auez-vous veu qui vous ait fi prompte- ment feictourrfer ëc détourner la telle .'I ay veu, dit -il, Madame, celle que îe ne verray ïamais fans regret : car c'eft Plnllis la plus cruelle ennemie que îe puiffe auoir , puis qu'elle eft la caufe de mon feruage. En ce melme temps Lydias, qui paffant chemin fans voir Leonide ny la compagnie , fuiuoit vn fentier, qui couuert d'vne grande haye3 l'cmpefchoit de voir Se d'eftre veu , fut tout eftonné que le chemin de la Nymphe venant trauerfer le fien , il ne fe donna garde qu'il je vit tout auprès d'elle : La ialoufie <jui

Livre premier! '21

feparoît de la frcquentation de chacun , lny fai- foit fiiyr Siluandre encore plus que les au- tres : mais à ce coup la nullité le contraignit de faliier Leonide & Pans , & de les fiiiure en eftant requis & de l'vn de de l'autre , cuoy qu'au commencement il enayaft d'auoir con- gé auec quelques mauuaifes exeufes. Mais Leonide qui l'aimoit à caufede Céladon., le prefîa de forte qu'il fut contrainct d'aug- menter la trouppe , & Paris qui fur tout defî- roit de fçauoir eftoit Diane , luy deman- da s'il ne connoilîbit point celle qui efloit affife auprès dePhillis fous ce grand arbre. Luy qui n'y auoit point encore pris garde, met- tant la main fur fes fourcils & s'arreftant vri peu pour les regarder, refpondit que c'eftoit Aftrée, ôdors reprenant le chemin il oiiit que Leonide continuant le difeours qu'elle auoit commencé auec Siluandre , parloit de cette forte: Et pourquoy 5 Berger, eftes vous tant ofFenfé contre cette Bergère , encore qu elle foit caufe que vous aimez 3 puis qu'elle l'efè auffi que vous eftes deuenu plus honnefte homme ? Car ie m'affeure que vous m'auoiïe- rez que l'Amour à cette puiflanced'adioufter de la perfection à nos âmes s'il eft ainfi, l'obli- gation que vous luy auez3nedoit pas eftre pe- tite, î'auoiieray bien , refpondit le Berger, que véritablement ie croy que fans Phiilis a'euffe ïamais aimç 3 mais ie ne la:iïeray de

B M '

Zt, L A 1 1. P A R. T I E D*A S T% Z E."

dire qu'elle eftcaufequeiene luis plus mien ,' que ic fers, & que îay perdu ma liberté. Que fi cette liberté ne fe peut acheter pour quel- que prix eue ce foit^enedois pas eftre plus fon obligé de m'auoir peut-eftre rendu vn peu plus honnefte homme, qu'offenfé contre elle de ce qu'elle m'a fait perdre cette chère & de- firable franchife. Mais ne mettez-vous point en compte , adioufta la Nymphe,que vous ac- querrez peut-eftre l'amitié de celle que vous aimez , & pour vne fi belle entreprife vne ame bien née comme la voftre , peut- elle regretter quelque perte que ce foit, ou fe plaindre de la penbnne qui enefteaufe r Vne ame bien née, repiiqua-ril , ne fe peut louer de celle qui eft caufe de la feruitude , pour quelque efperance de bien quelle lny puifTe donner: car enfin le feruice , quoyque plus ou moins honteux, eft toufiours feruice. D'abord qu^ Lycidas oiivt nommer Phillis 3 il demeura beaucoup plus attentif, mais quand il oùyt lafiutte dudifeours,. & des répliques du Ber- ger, il creut que véritablement il l'aimoit 3 ôc ne fçachant fi bien couunr fa ialoufîe qu'il euft dciiré, il ne fepûtempefcherde luy di- re : Et quoy , Berger, aimez-vous bien autant cette Bergère que vous en faites femblant? Siluandre qui fans penfer à Lycidas auoit par- lé de cette forte àLeonide, connoiiTant bien que la îaloufie luy faifoit faire cette deman-

Livre premier' S$

de, ponrle mettre plus en peine, nevoulutle nier ny l'auoiïer , mais luy dit feulement. Dit- tes-moy,Lycidas5 qu'en penfcz vous? Ievoy, refpondit-il, tant de feintes par tout que mon iugement feroit trop incertain. Puis doneques, adioufra Siluandre, quemesdifll- mulations empefehent le iugement que vous en pourriez faire 3 dittes-moyievousfupplie, qu'eft-ce que vous en délirez : Mes defirs , ref- pondit Lycidas, font fort peu confiderables en ce qui dépend de vous, de quilesadionsme font indifférentes , de forte que îe m'en re- mets bien à vous mefme. Puis donc , conti- nua Siluandre, que vous ne m'en voulez dire voftre volonté, s'il y a quelque chofe enmoy qui vous deplaift , vous n'en deuez aceufer que vous feul , & le Ciel qui le veut ainfi 3 & vous armer de patience. Lycidas vouloit ref- pondre, & peut-eitre reuft fait trop aigre- ment, îiLeonidequilepreuoyoïtneren enfl cmpefché auec exeufe qu'elle vouloit oûyr ce que Phillis chantoir.carelleen eftoit défia affez près pour oiiyr fes paroles., qui eftoknt telles :

B

Hï)

*4 LaIL PARTIE D A S T R 1 1,

SONNET CONTRE LA 1ALOVSIE.

A M o v r ne brusleplus , ou bien ilhrusli en vain, Son carquois efi perdu , fès flèches font froifées, II afes dards rompus, leurs pointes efmoufées^ Et fin arc fans vertu demeure dans fa main.

Ou fans plus eftre Archer cTvn méfier in~

certain _ Il fi laijfe emporter a plus hautes pensée sy Ou fes flefehes ne font en nos cœurs addrefées] Ou bien au lieu d'amour nous bleffent dt

defdain.

Ou bien s il faicl aimer, aimer ceft autre chofe £>ue ce nef oit iadisy & les loix quilpropofi Sont contraires aux loix qu'il nous donnoith tous*.

Car aimer ejr hayr ceft maintenant le mefme, Puis que pour bien aimer il faut ejïre ialoux; Jjjhu fe ton aime ainfi, te ne veux plus qu on m aime*

Livre phimier! £y

Siluandre, qui auoic fait defTeinde donner jutant de îaloufie à Lycidas qu'il luy feroit poflible , voyant que Phillis attentiue à ce qu'elle charitoi^&Aftréeauxpenfees que ces paroles renouuelloient en fa mémoire , ne f renoient garde à Leonide, ny à eux, s'auança courant vers elle, & fe îettant à genoux , & luy furprenant la main la luy baifa, puis fe rele- liant laduernt de la venue de la Nymphe &c de Parii. Elle n'eut loifir de fe courroucer à luy de cette outrecuidance, parce que Leonide fe trouua fi proche qu'elle fut contrainte de fe leuer, pour luy rendre l'honneur qu'elle luy deuoit. A quoy Siluandre la prenant fous le bras la voulut aider, mais elle le repouffa du coude, voyant mefme Lycidas de la com- pagnie: ce qui ne fit vue légère bieffure en en lame de ce Berger îaloux, qui voyant bien que Phillis l'auoit apperceu, eut opinion qu'el- le l'euft repoulTé de cette forte , parce que c elïoit en fa prefence. Mais après que les falu- tations faictes, & rendues d'vn cofré& d'au- tre, chacun eut pris place fous ce grand arbre. Siluandre qui auoit refolu de donner cette îournée à la ialoufie de Lycidas , fe remettant à genoux deuant Phillis : Et bien , belle Bergè- re, luy dit-il , îufques à quand ordonnez- vous que nofire guerre dure ? quel terme auez-vous eftably à mes feruices ? combien de temps en- core prendrez-vous plaifir aux trauaux que

z6 La II. partie d'Astrer vous me faie"les foufRir? Il ne fera pas taay pour le moins fi l'endure la peine , fi ie fers, de fi vous mefunnontez, que vous foyez en- tièrement exempte de trauail&i defoliatude: car, ou vous employerez contre moy tous vos artifices, toutes vos armes, & toutes vos forces, ou fans doute, la victoire demeurera mienne. Phillis qui entendoit bien que ce Berger vouloit parler de la gageure qu'ils auoient fai&e, à qui fe feroit mieux aimer à Diane , receuoit ces paroles comme elles deuoicnt eitre entendues: mais Lycidas qui penfoit que cette gageure n'auoit efté înuen- tée que pour couunr leur affection, les pre- noit tout autrement qu'elle , dequoy elle s'apperceut aifément , îettant à tous coups les yeux fur luy, & pour luy ofier cette opi- nion, refpondit a Siluandre de cette forte: T3erger, Berger, fouuenez-vous que fi mon ennemy eftoit tel qu'il me falluit pour le vaincre y rapporter tant de peine , & luy oppofer tant d'efforts, il ne vous reffembie- ro:t point, & ce ne feroit pas contre Siluandre que faurois fait la gageure dont vous voulez parler , car contre luy il me fuffit de dire ; le veux vaincre. Siluandre qui reconnut bien le deiTein de Phiilis, pour le contrarier,, luy reipondit : Perfonne ne peut ignorer ce que vou.pouuez, mais Siluandre en fera encore moins ignorant que tous les autres Bergers

Livre premier ^7

de Lignon, puis qu'il a fouuent reflenty les effc6b de voftrc beauté. Si cela eit, ré- pliqua la Bergère, il vous cil donc aduenu comme à ceux qui s'éblouifTent au Soleil, fans que le Soleil s'en apperçoiue. Ah ! refpondit incontinent le Berger, qui void le Soleil de vos yeux, & volontairement ne s'y éblouyt comme moy, n eft pas digne de le voir. le ne fçay adioufîa Phillis, rougirTant de ces paroles, quel peut eftre voitre deiTein en me parlant de cette forte , mais îe fuis bien affeurée que nofire MaiitrefTe fera aduertie de vos fein- tifes, &: parce que c'eit dans peu de iours que nous deuons receuoir l'ArreiT: de npftre ga- gcure>ie m affeure que ces paroles vous coûte- ront cher, & que vous fçaurez combien eft cuifante vue trop tardiue repentance . Ne croyez point, dit-il, Bergère, que iamais ie me repente de vous auoir affeurée de l'affe&ion que ie vous porte, puis qu'au contraire, ie dois auoir plus de regret d'auoir longue- ment vefeu fans le vous auoir déclaré , que ie ne dois craindre de mal de ce dent vous me menacez. Phillis connoiiïbit bien qu'il femocquoit, ôcAftrée aufîi, mais cela ne la pouuoit fatisfaire pour le foupçon que telles paroles faifoient Viaiftre en Lycidas: qui ce- pendant confîderant la peine elle en eiloit, fe fortifîoit toufîours dauantage en fon opi- nion. Enfin elle luydit: le penfe , Siluandre,

iS La II. Partie d*Astree.\ que c'eft par gageure que vous me voulez dé- plaire en me tenant ces paroles , ou bien que vous les venez eftudier icy pour les fçauoir mieux dire quand vous ferez auprès de voiîre Maiftreffe. Si cela eftoit -, interrompit Aftrée, il vaudroit mieux que tout à fait il vous parlai! comme fi vous efliez Diane, que non pas de vous entretenir par perfonne empruntée. Ce m'eit tout vn,refponditSiluandre, pourueu que ie luy faffe entendre la qualité de mon affe&ion, & lors qu'il s'y preparoit : le vous coniure, dit Phillis, par la perfonne du monde que vous aimez le plus , de me laiffer en repos, & que vous vous contentiez, que ie fçayplus devoftre affection que vous ne m'en fçauricz dire. Lesadiurations, dit-il 3 font trop fortes pour y contreuenir, &la déclaration que vous me faites, trop auantageufe pour ne m'en contenter-, c'eft pourquoy ie me tairay puis que vous le voulez ainiî. Vous m'obligerez en cela , dit la Bergère, car ie ne puisfouffrir vos paroles, & plus encoresfî faifant voftre deuoir vous allez aider à Diane que i'ay biffée bien empefehée à la porte de fa cabane, après Flo- rette fa chère brebis, qui fe meurt. Si vous me le commandez, répliqua Sjluandre, & que vous vueilliez auoir foing 8e mon troupeau iufques à mon retour, ie leferay. S'il ne faut que cela, dit Phillis, ie vous le commande, &: veux bien prendre garde au troupeau fur k*

- Livre premier. 2.9

quel vous vous excufcz. Lors Siluandre com- me s'il n'euft ofé contreuenir à ce quelle luy ordonnoit , après auoir fait vne grande reue- rence à la Nymphe , & à Pans, 6c puis à toute la troupe, s'en alla courant eitoit Diane, taillant Phillis la plus contente du monde de fon départ , & au contraire Lycidas le plus ja- loux Berger de tous ceux de cette contrée. Car encore que les difeotrs de Siluandre luy euffent dépieu, fi efVce que les inquiétudes qu'il remarquait en Phillis, luyeftoient bien plus cuifantes: mais le commandement de la coniuration qu elle luy auoit faifte par la per- fonne qu'il aimoit, rbffençoient bien dauan- tage : mais quand il fe reprefentoit qu elle auoit receufes brebis en garde, cette action le touchoit au cœur encore plus viuement, & toutesfois la pauuie Bergère auoit mieux aimé prendre cette peine , que de fouffrir dauantage les paroles qu'elle penfoit eftre tant ennuyeu- fes à Lycidas. Voila comme quelquesfois nos deiTeins ont des effects tous contraires à nos intentions.

Cependant Siluandre approchant de la ca- bane de fa Bergère, vit que Phillis ne luy auoit point menty : car Diane eftoit afiife en terre, & tenoit fa cherc brebis en fen giron, comme fi elle euft efté morte. Quelquesfois elle luy fbuffloit à la bouche,&:dautresfois luy mettoit dufel dedans, mais fans effecl:, parce qu'elle ne

\6 La II. partis b'Astkee" reuenoit point fi toit de fon aiToupifTement^ quelle ne retombait comme elle eitoit enter- re, après auoir tourné longuement, dont la Bergère eftoit fort ' en peine, pource que c eitoit celle qu'elle aimoit le plus. Et lors quelle en eitoit plusdefefperée, &que peut- eitre elle accufoit quelquvne de fes voifînes de fbrtilege, & de l'auoir regardé de mauuais œil , Siluandre s'enîpprocha , & après falloir Cdùée, il luy demanda ce qu elle faifoit en ter- re : Vous le pouuez voir, luy dit-elle , Gins que ie le vous die 5 iivous regardez en quel eitat eft machcreFlorette. LeBerger fe mettant lors a genoux, la confidera attentiuement, puis luy toucha les oreilles, luy regarda la lan- gue deffus & deflbuSjla leua fur les pieds, & en fin luy boucha les nazeaux auec les doigts pour l'empefcher de refpirer : mais foudaïn qu'il la laiilà en liberté après auoir à demy eiternué, elle recommença fes tours, &: ks continua iufques à ce qu'elle fe laiiîa choir. Siluandre alors ayant bien reconnu fon mal, fe tournant tout îoyeux vers Diane : Ne vous fafchez point , luy dit-il, ma belle Maiitreifc, vofere chère Florette fera bien toft guene, de fon mal ne procède point de fortilege , mais pluftoft de l'ardeur du Soleil, qui luy ayant offenfé le cerneau, d'où procède la fource des nerfs , luy donne ce mal , que nous nommons Auertin. Le temps, fans doute, la guenroit

Livre premier.. 31

fins autre remède, mais parce qu'elle langui- roit trop, fi vous me donez le loifïr îe connois vue herbe 3 & l'en ay veu dans ce pré le plus proche, qui pour certain la rendra faine incon- tinent. Comment, rcfpondit la Bergère, toute ioyeufe de ces bonnes nouuelles, fi îe vous don- neray ce loifïr \ n'en doutez nullement, elle m'efi trop chère pour ne rechercher fa gueri- fon par tous les moyens qu'il me fera poffible; pour vous en rendre preuuc,ie veux aller auec vous pour en cueillir & recônoiftre cette herbe, afin de vous exempter de cette peine, fi 1 en ay affaire vne autrefois. le receuray , dit-il,vn dou- ble contentement fi vous venez: l'vn de vous rendre cet agréable feruice, attendant que ma fortune me donne les moyens de vous en faire vn meilleur : & l'autre d'eflre auprès de vous, qui eft bien le temps le mieux employé de toute ma vie. A ce mot laiffant cette brebis en garde de ceux qui eftoient en fa cabane , ils vont cueillir cette herbe, non pas que durant le chemin Diane ne rçmerciafl: le Berger de la bonne volonté qu'il luy faifoit paroiftre : Et parce que Siluandre en la venant trouuer, auoit remarqué par hazard,le lieu cette her- be eftoit; il en trouua incontinent, &en ayant amatTé vne bonne poignée la pila entre deux cailIoux,& s'en retournant en preflaleius auec les deux mains dans les oreilles de la brebis, qui ne Teuftphifioft bien auant dans l'oreille

fi. PARTIE d'AsTRe£

qu elle fc leua fecciiant vn peu la telle, & après auoir eflernué deux ou crois fois fe print à beeler comme fi elle euil appelle fes com- pagnes, &puis commença de baiffer le nez contre terre pour cercher a manger ? mais Sil- uandre la prenant fur fon col la remit en fon eflable, & dit à Diane, quelle ne la biffait point fortir de tout le îour, parce qu'encore que ce mal en quelques-vnes procédait quel- quesfois des herbes qui les enyurent , toutes- fois que le mal de la fienne à ce coup n eiloit caufé que du Soleil ,&c qu'il falloit empefcher qu'elle n'en fuit pas fi toit retouchée. Diane ne fe contentant pas d'auoir veu laguenfonde fa chère brebis, & de connoiitre ï herbe de veuë, voulut encore fçauoir le nom. Elle a diuers noms , refpondit Siluandre, quelques- vns lappellent Orual , d'autres la Toute-bon- ne, & nos Myres Scarlée: mais pourquoy n'auez-vous autant de cunoiîté de conferuer tout ce qui eil à vous? Quand îevoy le mat apparent, dit-elle, de ce qui non feulement eft mien, mais à qui que ce foit, 1 en donne le re- mède le plus prompt que ie puis. Pleuit à Dieu, refpondit le Berger, que vous miTiez auffi véritable que fefpreuue que vous elles le contraire: Il ne faut' pas, répliqua Diane en fouf-nant5que vous effaciez l'obligation que ie vousay pour le falut de ma chère Florette, en rn irnuriant de cette forte, 6c vaut mieux

que

Livre premie£ 35

ime nous allions chercher mes compagnes, qui fans douce, feront en peine de moy. A ces dernières paroles,apres auoir ramailë ion trou- peau, elle le chaiîadu coite du carrefour de Mercure, plus aife de la guenfon de fa brebis quelle ne le pouuoit dire, ôc par le chemin elle apprit que Leonide & Paris effoient auec les Bergères quelle cherchoit,& peu après elle les vit tous quivenoient droit à elle, parce que Pans eftant en peine du déplaifir de Diane, auoit efté caufeque toute la troupe s'achemi- noit vers elle, pour effayerfi on pourroit don- ner quelque fecours au mal de fa brebis : Mais lors qu'ils la virent deloing, ils s'arrefterent, penfans oivqu'elle fuit guérie, ou morte, & de fortune ce fut îuftement au carrefour de Mer- cure, où quatre chemins venoicht aboutir: ôc parce que la baze, fur laquelle le Terme.de Mercure^ s'efleuoit, eftoit rehauffée de trois degrez, ils suffirent tout à l'entour, & iettant la veuë qui deçà qui delà, Leonide apperceut venir du cofté de Montverdun deux Bergers &vne Bergère, qui fembloient n'élire gueres d'accord, parce que ks adtions qui fe faifoient des bras & de tout le refte du corps môtroient bien qu'ils difputoicnt auec paillon: mais fur tout la Bergère les repouffoit & efloignoit d'el- le, tantoft l'vn, tantoft l'autre, fans les vou- loir efeoutèr. Quelquesfois ils s'arreftoient^ la retenoient par fa robbe, comme s'ils i'euiTciK z.Part. G

34 La IL partie d'Astrel voulu foire iuge de leur différent , mais elle tout à coup frappant de force des mains fur les deux coilez de fa robbe qu'ils tenoiert , la leur faifoit lafeher, & puis s'enfuyoit iufques à ce qu'ils l'euilent atteinte. Etn'eufi cité que quel- quesfoisils fe iettoient à genoux deuant elle, d'autres -foisluy baifoient les mains auec foub- million pour la retenir, onenit iugé à fa fuitte qu'ils luy vduloient faire quelque force. Et pource qu'ils s'approchoient du carrefour, fans fe prendre garde de laboiine compagnie qui y eftoit, Leonide les montra à toute la trouppe, pour feauoir s'il y auoit perfonne qui les reconnuit. le les ay veu bien fouucnt, refpondit Lycidas , ils fe tiennent dans le ha- meau plus proche de Montverdun , encores qu'ils nef oient pas originaires de ce lieu la, mais eftrangers que la fortune de leurs pères a contraint de fe venir loger en cette contrée , &: vous vifks iamais vne beauté nailTante, don- ner vne grande efperance de perfection, il faut que vous voyez le vifage de la Bergère: que il vous pouuez faire en forte qu'ils vous racontent le durèrent qui efi entr eux , îe nïaiïeure que vous pafferez agréablement le refte du uur- car ils font tous deux amoureux de cette Bergère, &: elle qui eft offenfée contre tous deux, ne veut ny de l'vn ny de l'autre. le me rencontray il y a quelque temps de Tau- Cj£ collé de Lignon, en lieu l'ouys de leur

Livre primiez $]

bouche mefme leur difpute, qui félon mcn iugcmeîit n'eft pas petite. LaBergere s'appelle Celidée , & ce Berger qui eft plus grand, & que vous voyez à main droite, fe nomme Tha- myrey& l'autre Calidon. A peine Lycidas auoit finy ces paroles que ces étrangers fu- rent fi proches, que chacun peut remarquer à voir Celidée 5 que Lycidas auoit dit la venté, parce que l'efclat de fon vifage eftoit grand, qu'il attiroitles yeux de chacun, & quoy qu'il y eu il quelque défaut en fa beauté , on m- geoit bien que le temps y rapporteroit la per- feclion neccifaire. Cependant que chacun s'a- mufoit à la confiderer, Leonidedefirsufe, à caufede^ paroles de Lycidas, de fçauoir leur différend s'auança vers elle, & après l'auoir fa- liiéc, la pria au nom de toute la trouppe, de s'aifeoir fur les degrez du Terme, pour y palier vue partie du chaud, fous l'ombre des Sico- mores qui eftoient plantez aux quatre coftez des chemins : elle qui eftoit courtoife, & qui f ;auoit bien le refpe cl qu'elle deuoit à la Nym- phe, & qui outre cela eftoit bien ayfe d'euiter les importunitez des deux Bergers, obéit li- brement à la volonté de Leonide,& lors qu'ils vouloicnt prendre leurs places , Diane arri- ua , gui embraifée parla Nymphe, &f faliiée de Par;s, fe mit parmy cette bonne compa- gnie. Lycidas cependant qui nepouuoit fup- porter Siluandre auprès de Phillis, le voyant

C îj

\6 II. partie d'Astrée: reuenu, fc déroba de la trouppe fans qu'on s'en prinft carde, & s'enfonçant dans lebois, s'en alla feul entretenir fes triftes penfées. Et lors Leonide ayant fait aiTeoir Celidée auprès d'el- le , &: Aftrée de l'autre cofté, Diane fe mit près de l'efrrangere, & Pans auprès d'elle : & parce que Phiilis auok pris place au cofté de la tnfte Aftrée, Siluandre demeura debout auec Tha- myre ScCahdon, d'autant que s'ils fe fuffent affis autour du Terme, ils euffent tourné le dos à ces belles Bergères, &neuffent pas eu le bien de les voir, d'autant que ce cofté eftoit trop eftroit: Pans & Phiilis eftoient en partie aflisfur les coftezqm tournoient, mais ils ne laiilbient de voir & parler aux autres en fe panchans quelque peu. Eflans de cetre forte arrangez, la Nymphe qui connoiiïbit bien que lahonte empeïchoit Celidée de parler, afin de la raifenrer, rompit de cette forte le filence. Encore, belle Celidée, que de veuë vous ne fuiriez point connue de nous, fi eft-eeque le bruit de voftre beauté n'a pas laiiîé de venir iufques à nos oreilles, nous donnant la curiofi- de fçauoj'r qui vous eftes,& quelle eft voftre fortune : Lycidas nous a appris en partie le différent qui peut efrre entre vous & ces deux gentils Bergers, mais parce qu'il y en a qui le racontent de diuerfe façon, nous ferions bien ânes d'en fçauoir la venté par voftre bouche rnefme. Madame, jxfpondit l'eftrangere,vou$

Livre premier' 37

auez trop de courtoifie, de vouloir prendre la peine d'efcouter l'hiftoire de nos diiTentions, & fi en cela ie connoifîbis qu'il y allait de vofïre feruice, ie le ferois librement, encore que ce ne feroit pas fans peine pour ledéplaifïrque me rapporte la fouuenance des chofes paifees: mais, grande Nymphe, cela n'eftant pas, ie vousfupplie de m'en décharger, & permettre que Ion vous entretienne de quelque meilleur difeours. Madame , interrompit incontinent Calidon, ayez agréable, puis que cette Bergère ne daigne tourner fes penfées fumons, que ie vous raconte ce que vous auez deiïré fçauoir d'elle, & veux bien que ce foit en fa prefence, & en celle de Thamyre;afin qu'ils me démentent fuc ne dis la vérité. Grande Nymphe , dit in- continent Thamyre, d'autant quei'ay le plus grand întereft en cet affaire, il eft plus raifon- nable que vous l'oyez de ma bouche. Si cela eftoit, adiouflaCelidée, ceferoit àmoy à par- ler, puis que vous elles tous deux coniurez contre moy. Cela n'eft pas raifonnable, dit Calidon: car vous efres, ô belle Celïdée, contre nous deux, nous ne laiflbns pas d'eftre tous deux à vous. Et quant àThamire, il fçaic bien que fi celuy à qui Ton fait le plus de tort* doit auoir lapermifllon de fe plaindre, c'eft à moy à vous dire, ô grande Nymphe, l'extrême offénfeque Ton me fait, puisque la belle Ce- lidée m'offenfe en me r efufànt, & Thamire

C hj

38 La II. Partie d'Astrpe," voulant rauir ce que l'Amour m bidonne, Si que luy-mefme ma donné. Si vous confériez, refpondit Thamire,que celuy doit parler à qui Ton fait plus de tort, laiffez parler Thamire, qui fe plaint de Celidée , comme de celle qm l'ayant aiméjnelaime plus, ôcdeCalidon, comme la perfonne du monde qui luy eft la plus ob1igée,& la plus ingrate. Et moy, répli- qua Celidée , ie me plains, grande Nymphe, d'élire la butte des importunitez de tous les deux, & qu'il femble qu'Us ayent fait deffein de me voir plufloft morte que de me laiiTer en re- pos: de forte que fi le plus mterefle doit eitre celuy a qui l'on doit permettre de parler,qu'ils fe taifent feulement , & me laiflent la parole li- bre. Cette difpute eut duré longuement entre eux ,fîLeonide en fouf-nant n'y cuit mis fin: mais leur ayant impofé filence , elle leur pro- pofa que puis qu'ils ne pouuoienc élire d'ac- cord à qui feroit le premier, il eftoit à propos de le tirer au fort. Sur quoy chacun ayant mis fon gage dans le chappeau de Siluandre, ils fu- rent tirez par Leonide : le premier fut celuy de Thamire , l'autre de Calidon , & le dernier de la Bergère: ceft pourquoy chacun iettant ks yeux fur Thamire , après vne grande reueren* ce, il commença de parler âinû :

Livre premier^ 59

HISTOIRE DE CE L IDEE,

T H A M Y R E ET CaLYDON.

PVis qu'il a pieu au grand Tantatcs, de m'cllire peur vous raconter les diflen- nens qui font entre nous 3 ieprotefte qu'enco- ics que ce Toit la couiîume des personnes in- terellées 5 de ne dire que ce qui eft à leur aduantage , le ne celeray ny ne déguiferay rien de la venté, à condition qu'il me fera permis par après d'alléguer a part mes raifons, quand chacun aura déduit lesiiennes. Sçachezdonc, grande Nymphe, qu'encores que nous foyons Calydon & moy demeurans dans ce proche hameau de Montverdun, nous ne fommes pas toutesfoisde cette contrée, nos pères &: ceux d'où ils font defeendus, font de ces Boyens, qui iadis fous le Roy Belouefe fouirent de la Gaule, & allèrent chercher nouuelles habita- tions de la les Alpes, &: qui après y auoir de- meuré pluiîcurs fiecles, furent en fin chaffez par vn peuple nommé Romain hors des villes bafties Se fondées par eux, &r parce cjiriî y en eut vne partie;qui efbns priuezde leurs biens, s'en allèrent outre la foreft Hircinie , les Boyens leurs parcns& amis s'efloienr eitablis du temps de S 'goueze 5 & d'autres, cho;lîrcnr pkïitoil ce reueair en leur ancienne patrie;

C UÏ)

40 La IL partie d'Astrel nos ancef très rcuindrcnt en Gaule , & en fin par mariage fe logèrent parmy lesSegufîcns, Or, fage Nymphe, ie vous ay voulu faire en- tendre cecy3 afin que vous puifiiez mieux îu- ger quelle doit eftre l'amitié de Calidon & de moy 3 puis qu'eftans tous deux Boyens3 tous deux parens3&i tous deux dans vn pays eftran- ger3 il y auoit pluiïeurs occafions qui nous cofltt- uioientà nous aimer. Aufli l'auoùeray libre- ment que le lay toujours affectionné comme mon fils : îe puis vfer de ce no m3 puis que le luy ay rendu les afliftâces & offices dVn bon pere3 l'ayant ncurry & efleué auffi foigneufemét que l'amitié de foxi pere,qui eftoit mon oncle, l'euit pu délirer de moy3lors qu'il eftoit encore fi en- fant qu'il nepouuoit auoir prefque conoiflànce du bien nydumal. Cette belle Celidée efloit nourrie tout auprès de ma cabane, par la fage Cleomene, 5c quoy qu'elle fuft en aage il n'y auoit pas apparence qu'elle pûit donner de l'Amour ( car elle n'auoit pas encore atteint la neufiefme année) fi faut-il que l'auoiïe que Ces actions enfantines me pleurent, & que dés lors me fentât touché d'vne façon inaccoutumée, iemeplaifoisà fes propos, & aux petits jeux qu'elle faifoit : de fonc qu'encores que 1 euiTe vn fiecle pour le mollis plus qu'cllede ne hiSbis de me louer, comme fi i'euffé elle de fon aage : Çôbien de fois luy ay- le fouhaitté en ce temps- ^nquâte ou foixâte Limes de celles qu'il me

Livre primiu!

fembloit auoir trop pour elle , & elle trop peu pour moy ? &; combien de fois voyant qu'il eftoit împoflîble , & que fon aage venoit à pied de plomb 3 & le mien s'en alloit à tire d'aillé, ay-ie voulu me retirer de cette vai- ne affeftion ? mais ne lepouuant faire , 6c vne lune s'efcoulant après 3quoy que trop 'lente- ment félon mes fouhaits, elle paruint enfin iufques à laage de dix ans , qu'elle commença de donner vne fi grande efperance de fabeauté que îe n'auois plus de honte d'aimer vn en- fant, fepouuantdiredés-lors la pi us belle fille du hameau : ie me reflbuuiens que fur ce fuiet ie fis ces vers:

SONNET D'VNE IEVNE B E A V T E'

/~\ Velle Aurore iamais d'vn beau iour V^,^ deuancierey Euft U (èwplusjemé de rafes rjr de lys ? Ou quels nouueaux foleils de rayons embellis, Furent iamais fi beaux commançant leur car* riere ?

Des qu'on ta veu paroijlre aux rays de ta, lumière, Totts les autres foleils fqudainfQnt défaillis > j

4i LaII.Paktie d AsTKi.il Ou près d'eux pour le moins demeurent J/pallis, Qu'ils ne retiennent rien de leur clarté pre- mière.

Jïuelfra le Mïdy ctvnjîbel Orient ? Iepreuoy dés icy que le Ciel tout riant ^ Et qui ne vit iamais <vne ^Aurore fi belle ,

Se promet dyen brufter les hommes & les Dieux : t^émour ou rends fon cœur an/si doux que fa

yeux, Ou nos yeux ou nos cœurs infenjibles pour elle.

Et parce que ie preuoyoïs bien que cette beauté feroit veiïe de plnïîeurs , & que mon cœurneferoitpasle feul qui en brufleroit de defir 3 ie m e refolus d'occuper pour le moins le premier fon ame, {cachant bien qu'il y a dou- ble difficulté de paruenir en vn lieu difficile de fby-mefme 5 & qu'il nous eft deffendu par quelqu'vn qui le tient comme fien*. confide- rant que fon aage n'eitoit encore capable dVne ferieufe affection, l'ciïayay de la gagner par des actions enfantines, iuy parlant toutesfois d'A- mour , de paiTion , de defir , &: de flamme : Non pas que ie cr enfle qu'elle en pûtreffen- tir enecres quelque chofe, mais pourl'acco- uVimer feulement a ces paroles , qui offencent ordinairement dauantage les oreilles des Ber-

L I V R E V R E M I E R.' 4$

gères , que les cffcCts mefme. le continuay cette vie plus dVn an.; durant lequel toutesfois ieluy defrobois quelque baifer, quelquesfois ie luy mettois la main dans le fein feignant de me îoiier afin que cette couftume me feruiil à l'aduenir prefque comme dvne polie filon. Et {ans mentir , grande Nymphe, ie ne trauaillay pas en vain : car eflant paruenue en laage de onze ans, elle commença de m'aimer,ce difbir- elle , comme fon père, &: augmentant de iour à autre.elle me iuroit qu'elie m'aimoit plus que ion père ny'que fon frère, de enfin auant que les douze ans fuffent accomplis , elle m'aimoit plus que tout ce qui eftoit au monde. Et quand îelapreifois, &queie luy difois quelle m'ai- moit en enfant, Se que ce n'eftoit pas d'A- mour :Si fais, difoit- elle, d'Amour: & en effect laage en quoy elle eftoit, priuée de tou- te malice , m'eufl: permis de l'engager à toute forte de preuue de bonne volonté , il ie neuf- fe eu deiîein de l'efpoufer , lors qu'elle euft cl te vn peu plus auancée. Mais cette considéra- tion , & celle auiïi de la véritable affection que ie luy portois, aflbupit en moy toute mauuai- volonté.Et parce que fa (implicite me faiioïc craindre qu'elle ne fufl deceue de quelque au- tre,voyant délia plufieurs qui la recherchoient, leneluyreprefentoisiamais que i'eftime que chacun fait de la confiance & de la fidélité , combien l'on mefprrfoit celles qui aiment

44 Ï-A II. PARTIE d'AsTREE

diuerfes perfonncs , combien les Bergers font ordinairement trompeurs & infideiles, & combien il fefalî oit peu fier en leurs paroles y voire que c'eftoit faute de les cfcouter: Et lors qu'vn îour elle me refpondit : Mais fi c'eft fau- te, il ne faut donc pas que ie fouffre que vous me parliez comme vous faites. le vis bien qu'il y auoit encore de l'enfance en elle > puis qu'elle neconnoiflbitpasmondelTein, &pour ce ie luy fis vnlong difcours de l'amitié 3 luy repre- fentant que nous n'eftions en ce monde que pour aimer, que fans cette vertu il n'y auroit point de plaifir en la vie, que c'eftoit elle qui rendoit toutes les amertumes douces, & tou- te! les peines ay fées ; qu'vne perfonne qui vit fansAmoureil miferable, parce quelle n'efl aimée de perfonne; qu'elle voyoit bien que fa mère auôit aiméfon père, & que fa tante de mefme auoit choifi fon oncle 5 mais que celles qui en aiment plus d Vn, eftoiëtblafmées & mefprifées de chacun, parce que n'eftant particulièrement à perfonne, perfonne ne- floit particulièrement à elles. Et quoy , me repliquoit-elle, les Bergers font-ils auflî obli- gez de n'aimer qu'vne Bergère cllsy font fans doute obligez , luy difois-ie,& d'effeâ: ne voyez-vous pas que ie n'aime que vous ? Mais, adicufta-elle, auantqueiefuiTenée naimiez- vous rien ? &: quand ie mourrois3ceiTeriez-vous d'aimer quelque chofe ? le ne pus m'empef-

Livre phtmiêr" 4^

cher de rire de cette naïue demande , &c pour luy rdpondre : Sçachez, ma belle fille 3 luy dis-ie , qu'auant que vous fu fiiez née 3 mon Amour ne teftoit pas encores , que quand vous vîntes au monde mon Amour y vint auecvous3 &que fi vous mourez auant que moy, elle s'enfermera dans voftre tombeau. Et fi vous mourez auant que moy , continua-elle, efl-ilnecefiaire que l'en fafie de mefme ? & celaeft, apprenez-moy 3 mon père , ie vous fupplie, comment il faudra que ie faffe pour enclorre mon Amour en voftre cercueil, Ma fille, luy dis-ie en foufnant , parce que îefms nay auant que voftre amitié 3 il n'eftpasrai- fonnable qu'elle meure aufîî toft que moy3 mais me furuiuant3 il faut qu'au lieu que vous aimez a cette heure ce que vos yeux vous font voir de moy , qu'alors vous en aimiez ce que la mémoire vous en reprefentera , & par ainfî, vousfouuenantde Thamire, vous l'aimerez, &: ayant mémoire de luy vous n'en aimerez Jamais d'autre 3 luy donnant aulTi bien toute voftre volonté lors que vous vous reilbuuien- drezdeluy, que vous deuez faire à cette heu- re que vous le voyez. Maiscomment,diibit- ellc3 toute eftonnéc, aimeray-ie vn mort ? Quelquesfois que vous me baifez 3 & que vous me chatouillez , ou me mettez la main dans le iein, ie vous demande pourquoy vous le faites, vous me refpondez que c'eft parce

T46 La II. partie D'AstIle-b?

que vous m'aimez :5c faudra-t'il 3 fi ie vous AU me citant mort, que îe vous en faire de mel- mer MabcllefiUe, iuy dis-ie, Ja prenant en- tre mes bras, & la battait, les Bergères pour preuue de l'amitié nedoiuenc pas fauter au col des Bergers quelles aiment, ny leur faire les raréfiés dont vous parlez, c eft allez qu'elles les fouffrent. Et quoy, mercpiiqua-t:elk ., eft- ce vn tefmoignage de bien aimer que de fourTrir d eftre baifée ce carerTée de cette forte 2 C'en eft vnfans doutejuy dis-ie, & c eft pourquoy elles ne le doiucntfourrfir linon de ceux quelles ai- ment. Et quelle conno:iîince de leur Amour nouspeuuent donner les Bergers? Celle, luy dis-ie3 quevouspouuczauoirde moy, quand k vous baife 6c quand îe prends plaifa a vous carelIér;De forte,me reipondit-elle:que quand cuelqu'vn me voudra baifer ou le îciier de cet- te forte auec moy, :e connoiitray incontinent qu'il m'aimera.

le vous raconte les naïuetez de cette Bergè- re. arin.Madame.que vous connoilnez mieux, & ce quelle qualité eitoit l'amitié. qu'elle me ponoit, fcaucc quel foing îe l'ay eileuée,s'|} fir.t dire 3 non rouit en Amant, mais en Père, & quelle cil l'obligation qu'elle me doit auoir, de ce qu'en vn aage fi peu fin , îe ne l'ay point aimée ftialicieufcment : car vous iugezbien par ces dern an d es &: répliques , quel! e n'auoit pas vn efpnc qui m'euft pu refiffer ny refufer quoy

Livre premier" 47

que feufle voulu d'elle. Peut-eftre en les con- fiderant vous efionnerez-vous que îe trouuaf- f e en vn aage fi tendre, quelque chofe qui me pûft arrefter3moy5dis-ie3 qui déformais de- uois repaiihe mon efprit de quelque viande plus iolide: Mais fi vousplaift de vous fouue- nir que l'Amour efî toufîours enfant, & que laieunefTefur toute choie luy plaift , vous ju- gerez bien que puis qu'il fall oit que l'aimaiTe, il ny auoit rien qui îtift fi conucnable a vne pure & fincere affection que B mienne , que cette beauté innocente & fans malice. Et à la vérité le reconnois bien que ce n'eftok pas moyquien auoit fait affection, mais le Ciel qtumelafaifoiraimerpar force : car par plu- f leurs fois ie voulois m'en efloigner, &me re- prefentois tout ce que la raifon me pouuoit op- pofer , mais c'eftoit comme retoucher vne playe bien enuenimée,cela ne me feruant qu'à augmenter mon mal , qui enfin paruint à vne extrême grandeur.

Or en ce temps , Calydon reuint de la pro- uirice des Boiens, & pouuoit auoir dix-huict ans ou enuiron : Il cftoit grand plus que l'ordi- naire de fon aage, il auoitla taille belle ,levifa- ge des plus agréables pour vn teint clair-brun, au refte le difeours bon,eV la façon plus releuée que fa condition peut-eftrenerequeroit pas, mais toutesfois nullement gloneufe ny méfiée de mefpris. I! faut que fauoue ? que quand ic

48 La ïl. Partie d'Astree' le vis teU'augmentay de beaucoupl'amitié que ie luy auois portée : car auparauant fi îe l'auois aimé, ce n'auoit erré qu'en confîderation delà proximité qui eitoit entre nous 3 & pour la recommandation que mon oncle m'en auoit faite mais quant à fon retour.ie le trouuay tant aimable., qu'il efr certain que ie mis en iuy tout ce qui me refroit d'amitié3& parce que n'ayant iamais eitémarié.ien'auois point d'enfans ie fis refolution de luy remettre après moy tous mes trouppeaux&tous mes pafturages, qui peut- eftre ne font pas à defdaigner. Et afin de l'obli- ger à quelque réciproque bienvueillance en- vers moy,ieneme contentay pas d'auoir fait ce deiTem en moy-mefme. mais ie le luy declaray 6c le fis fçauoir à tous mes par ens ôcvoifins. Et parce que ie préuis bien que demeurant en ma cabane 5 il efroitimpoiTible qu'il ne vift la bel- le nourriture de la fige Cleontine , ôC que peut citre îllaimeroit fans fçauoir mon intention, ielakiydisauectres-exprerTes deffences de ne la regarder que comme frère. Auec mille fouf- miil-ons de mille fermens, il me îura qu'en cela ny qu'en toute autre chofe il ne me defobeïroit iamais , ny ne feroit chofe qu'il penfaft me def- plaire.Et toutesfois la Lune n auoit point enco- re paracheué vn cours entier 3 que le voila tant efpns de Celidée , que n'ofant le déclarer ny à elle ny a moy, nya autre qui me le pût du'e, après auoirlanguy quelque temps, il fut con- traint

Livre f r e m i 1 i ] 49

{raina de fe mettre enfin au lift. Penfez , Madame, quel eftoit le regret que iauoisde fon mal, &: quelle la peine que l'en receuois, ne pouuant y trouuer remède. On luy vit aulfi toft les yeux enfoncez , & le teint iau- ne, & pour le dire en vn mot, il deuint û maigre & fi changé, qu'il n'eftoit pasrecon- noifïable. le le fis voir aux plus fçauants & expérimentez de toute cette contrée, ôdors que la réputation me faifoit connoiftre le nom de quelqu'vn , îe ne plaignois ny la peine, ny la defpenfe de l'enuoyer quérir. Il n'y euft Vacie en la contrée à qui îenefiffe faire facrifice pour appaifer Tautates,Hefus, Tharamis, & Belenus^ fi de fortune Caly don les auoit ofFenfez : il n'y euft Eubage de qui ie ne demandante les augures , & l'opinion ; il n'y euft Barde que ie ne pnaffe de venir chanter près de fon lia, pour fçauoir fi quel- que harmonie pourroit point preualoir paf deflus la mélancolie qu'il cachoit en fon ame. Bref il n'y euft fage Sarronide qui à ma requefte ne le vint vifiter , & luy don- ner quelque précepte contre l'ennuy , & quelque graue confeil contre la tnfteiTe. Mais tout cela ne me profita de rien , non pas mefme les pleurs que l'amitié que leluy portois, m'arrachoit des yeux par force, lors que îe le priois & coniurois accoudé fur fon ha , de me dire le fuieû de fon mal : Enfin 2,. Part. D

jo La IL partie d'Astrel languiffant de cette forte , fans que les remèdes que nous luy donnions , luy fiiîent aucun crFect , de fortune vn vieux Myre de mes amis feachant le defplaifir que fauois de la perte de Calydon , me vint trouuer pouraueefes figes propos me confoler en cette cuiiante affliction 3 & après qu'il m'euft reprefenté toutes les confiderations que la prudence hu- maine euft pu faire : Enfin, me dit-il, reii- gnez Calydon , & voftre volonté entre les mains deTautates, & croyez fi vous le faites fans feintife , que vous en receurez plus d'ayde & de foulagement que vous n'en fçauriez efperer de tous les hommes. Ec lors qu'il fut prefl à partir , il voulut voir Caly- don : Nous allafmes donc tous deux en fa chambre , il luy parla quelque temps , & le confidera fort longuement : il remarqua les geites , fes actions : luy toucha lepoulx 5 bref le tourna de tous coftez pour reconnoiftre fon mal , & après auoir demeuré plus de deux heu- res au près de luy : Mon enfant, luy dit-il, re- iouiiîez - voifs , & foyez certain que vous ne mourrez pas encores de cette maladie , & que i'enay veu plufieurs atteints de mefme mal, mais îe n'en vis encor jamais mourir vn feul. En fortant hors de la chambre il m e tira à part, &: me tint ces propos: Laage que îay vefeu, encor que ie ne l'ay pas tout bien employé , ii eft-ce qu'il ne m'a pas elle entièrement inutile^

Livre premier! )i

fuav bien conté depuis que ie nafquis, il ne s'en faut pas trois lunes que trois fie cl es ne ïbient eïcoulez :ilyena plus de deux que ie fais la profelTion de Myre , & puis que Tau- rates la voulu ainfi , ce n'a pas efté fans quel- que bonne réputation: de forte que i'ay touf- jours efté employé en toutes les maladies des principaux de cette contrée) vciredesBoiens, des Eduoismefmes des Sequanois, & Allcbro- ges, ce que ie ne vous dis que pour vous faire entendre que la longue expérience que i'ay eue des maladies,me fait parler auec beau- coup p us d'affeurancede celle de Calydon , qu'vn plus ieune que moy ne pourrait pas fai- re. Ievousdirav donc que le mal qu'il a, ne procède pas du corps , mais de l'efprit ; & fi le corps en eft atteint 5 c'efti caufe de Feftroicle vnion qu'il a auec l'efprit malade , qui luy faitreflentircommefienle mal qui n'efi: pas- de luy, tout ainfi que les amis reifentent le mal & le bien lvn de l'autre. Et cuoy que cette efpece de maladie ibitfort fafcheufc, fi eft-ce quelle neft pas fi dangereufe que celle du corps, parce qu'il n'y en a point de i'ame qui foit incurable, pourecque cette ame eilant {pir]tuelle3nclt point fuiette a corruption,ny à diffolution de parties, mais feulement à chan- ger de qualité, laquelle foit bonne, foitmau- uaife, s'acquiert par l'habitude, & cette habitu- de par vne volonté opiniaftre, ficeftau bien^

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Jt La II. PARTIE D* À's T R E E7

conduitte par vn fain iugement, &fic'efta?J mal, par vn iugement dépraué. Or d'au- fane que le iugement eft rendu malade par la mefconnoiiTance de la venté , auffi - tcft qu'on la luy fait reconnoiftre, il eft remis en fon premier eftat. Et quoy que la volonté retienne auffi les reffentimens de cette mau- uaiTe habitude quelque temps après la con- noiilance de la vérité, fi eft-ce qu'enfin elle la pert , & reprend celle de la vertu ; par- ce que tout vice eftant mal , & tout mal eftant entièrement oppofé à la volonté 3 il (l'y a point de doute que tout vice reconnu ne foit hay. le vous dis ces chofes 3 afin que vous ne defefpericz point de la guerifon de ce ieune Berger 5 de qui ie penfe auoir fort bien reconnu la maladie : car foit à fon poulx inégal , fans luy rapporter autre acci- dent , foit à fa foible voix furprife bien fou- uent par des demy-foufpirs , foit à fesyeux* qui fembîent nager dans l'humidité , foit à la lanteur dont fa paupière fe hauffe & s'a- bat : bref, à la triftefie qui eft peinte en fon vifage, & a ce continuel iilence, ie îuge qu'il eft paiTionnément amoureux en lieu qu'il n'o- fe déclarer, ou dont il eft mal- traic-lé. Auffi- reft que ce Myremetintce langage, quelque démon me mit en Tefpnt, que c'eftoit fans doute de la belle Celidée, & qu'àcaufede la deffence que ie luy en auois faite , il ne l'ofoit

Livre premier." 53

idire \ &* parce que ce Myre me voyoït penfîf au lieu de me refioiiir de Tes nouuelles , il m'en demanda loccafion, & luy ayant ref- pondu que îecraignois plus qu'auparauant de le perdre , parce que fa guerifon ne dépendant plus des remèdes que ie luy pourrais faire don- ner , mais d'vne peribnne inconnue, ou peut- dire ennemie, & fans raifon, ie ne voyois qu'il y eult fuiet de refïoiïiffance pour moy. A toute chofe, me dit- il , la prudence peut re- médier , exceptéà la mort,c'eftpourquoyne doutez point que tant que Caly don fera en vie, ie ne trouue quelque remède. Quanta ce que vousdittesquelaperfonne qui le peut guenr vous eft inconnue , ie la defcouuriray bien, pourueu que vous me donniez duloifir d'élire auprès de luy quelques îours. Il ne faut pas, luydis-ie, que vous efpenez de le tirer de fa bouche. Ce n eft pas, dit-il,ce que ie pretens : au contraire, il fe fautbien donner de garde de luy en faire fem blant : car cela nous ofleroit le moyen de la connoiftre , & lors que nous fçau- rons qui elle eft, ne doutez point que nous n'en venions bien a bout : car il n'y a courage farouche quine s'appriuoife aux careiTes d'A- mour , pourueu que la prudence y apporte l'artifice necetlaîre.

Mais, grande Nymphe, ie raconte peut-eftre trop par le menu cet accident, bien que pour abréger , ie vous diray qu'il demeura fept ou

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54 La IL partie d'Astre e." huïâ burs au cheuet du'lict de Calydon,& me confeilla cependant de faire en forte , que tou- tes les leunes B ergeres de noftre ham eau & d'a- lentour le viniTent vifiter feparéinent-fbus pré- texte que la triitciîe citant ion plus grand mal, il falloir le refioùir par les diuerniîemens des compagnies. Et quant a luy,il luy tenoit touf- iours le bras, & fans faire femblant de rien luy touchoit le poulx, pour connoiftre quand il prendroit quelque efmotion. De fortune Ccli- dée en ce temps-la auoit fait vn voyage auec Cleontine, elle demeura cinq ou fix iours; cela fut caufe qu'encores qu'elle fuit l'vnede nos plus prochaines voifînes,elle vint nous vi- fiter des dernières car chacun regrettoit de for- te ce Bercer, & îe faifois tant de pitié à tous ceux qui fçauoient mon defplaiiïr , qu'il n'y auoit celuy qui refufaftd'enuoycr ou fa feeur, ou fa fille chez moy. Enfin eilans prefque de- fefperez de reconnoifire par ce moyen ce que nousdefinonsde deicouurir, voicy que l'on nous vint aduerur que Celidée ef toit à la por- te. De fortune alors le Myre luy tenoit le bras, &:fon poulx eftoit plus repofé qu'il n'auoit efté detoutleiour : mais quand il oùyt le nom de de Celidée, incontinent il s'efmeut &: com- mença de s'eileuer, comme s'il euft eu vne tres-ardante fiéure, & puis tout à coup fe re- mettantenfon premier eftat, ne demeuroit pas long-temps fans eftre agité de nouueau.Le

Livre premier! yy

Myrc qui eitoit auiféje regarde entre les yeux, & les luy voit plus vifs 6c ardans que de cou- ftume, & comme eftincellans, la couleur luy vint au viiàge, bref il reconnut vn fi grand changement, qucprcfqueiîne vouloir atten- dre que Celidéefuît entrée pour en eftre plus affeuré , & toutesfois quand elle fut à la porte delà chambre 5 quand elle entra, quand elle s'approcha de luy , & quand elle luy parla , les changemens de lbn pouîx & de (on vifage cftoient fi différents, que qui que c'euit eité s'en fuit pris garde, & pour ce me tirant à part: ÂmyThamire,medit-il,ce n'eit pas Celidée qui eil entrée, mais la femme de Calydon,fi tu veux qu'il viue.O Dieux.' quel iurfaut me don- nèrent ces paroles / îe demeuray fans refponfe, <k fut très à propos que le Myre continuait de me parler: car il nfeufieftéimpoffible de pro- noncer vn mot. Enfin eitantreuenu vn peu en moy-mefme, ie luy demanday fi en l'eitat il citoùyl feroit a propos de le marier II fera bien toit remis, dit il,pourueu que vous faifiez en forte que cette fille luy donne quelque con- noiifance d'amitié, &: cependant vous pourrez parler à Cleontine , qui citant fage de connoifi- fant l'auantage delà Bergère, n'a garde de refu- fer ce party,

CeMyre partit de cette forte, me laiffant fans doute plus malade que celuv qui cftoït au lia. Pourroisic bien vous reprefenter, Mada-

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$6 L A 1 1. F A RT I E D'A s t r e eT

me, de quelles contrarierez mon ame fut com- battue ? ie n eftime pas que celâ-fè-puifTe 5 puis qu'en veriré îe crois que l'entendement m'euil tourné ie ne m'y fufle promptement refolu, D'vn coite l'Amitié me demandoit Çelidée pour Calydon, d'autre cofté l'Amour me def- rendoit de la donner. Mais, medifeit l'Amitié, Cal y don mourra il tu ne la luy donnes3ôdl n'y a point de remède que celuy-h. Et TAmour reipondoit : Et comment penfes-tu de pouuoir viuretoy-mefme, iîtunelapoiredes : Dont, difoit Y Amitié, eft-ce ainfi que tu te laiiîes fur- monter à vne vaine paillon 3 &: veux pluiroil que de luy contrarier, contreucniraux loix de la raiibn ? Mais quelle raiibn, diibit TAmour, te peut commander que tu meures pour faire viure quelqu autre ? ne faut-il pas appeller cela brutalité PEit-ilpofîîble , repliquoit l'Amitié , que tu ne coniideres pas que Calydon eir îeu- ne , & par confequent cnyn aage qui ne peut relifter à fes paillons l &r toy quia défia pafle ces premières fureurs de la ieimefïè , veux- tu te montrer aufii foible que luy? ou pour mieux dire, veux-tu acheter vn peu de plai- iir qui fe parlera preique aufîî promptement qu'il aura eité receu, par la miferable & éter- nelle mort de Calydon? Ah / change, chan- ge de defftin, &coniidere5 non pas quel tu es 5 mais quel tu deurois eflre, efeoute les re- proches que le père de ce ieune Berger te fait :

Livre premier. 57

Eft-ce ainfi , Thamirc , que ni maintiens la promeffe que tu me fis, lors qu auec mon der- nier foufpir te tenant la main entre les mien- nes, pour marquer noilre amitié, îe te recom- manday cet entant dans le berceau , & que tu Hirasquetiï l'aurois toute ta vie aufli cher que s'il eftoitforty de ton corps, tant pour la re- commandation que îe t'en faifois, que pour la mémoire des bons offices que tu auois receu de moy, lors que ton père ieune en mou- rant, te laiffa encore ieune entre mes mains? Souuiens-toy que îen'ay ïamais efté ton com- pétiteur en Amour, nyque ie nay iamais ba- lancé, fî pour quelque léger plaifïr ie telaiffe- rois perdre la vie. N'achette point vn repen- tir fi chèrement , repentir,Thamire, qui hon- teux t'accompagnera, fans doute, dans tombeau auec mille fortes de remords , qui feront la vengeance dVnacte tant indigne de ces anciens Boyens, dont tu te vantes d'eftre iifu.

Il faut que ïe Tauoue , ces considérations peurent tant fur moy, que ie me refolus de me priuer de Celidée, pour la donner à Calydon. Mais, Madame , combien me trouuay-ie em- pefché, lors que ie voulus l'exécuter? Premiè- rement, afin que ce ieune Berger reprit fa première fente , ce fut par luy que ie voulus commencer, & luy ayant déclaré la connoif- fance que l'auois de fon mal3 & la volonté que

58 La IL tartie d'Astres' fauois dy pouruoir, cf abord il me le rria^ mats en fin auec les larmes aire yeux il l'a- uoiia,&:en mefme temos me demanda par- don , auec tan: d'apparence de regret , que fans doute la connoùïance que l'en eus, fit que ie luy remis toute la faute qu'il auoit com- mise contre moy , voyant bien que s'il auoit erré, ç 'auoit efté par force. Mais lors que l'en voulus parler a Celidée , ce fat bien ie trou- uay de la difficulté: car non feulement elle ne faim oit point, mais elle le haiïîbit , &: fal- lait bien que cette inimitié vint de nature, puis qu'il n'y auoit fujeft quelconque appa- rent de luy vouloir mal, les bonnes conditions de ce Berger eftans telles, qu'elles deuoient pluiloft donner de l'amour que de la haine. Et toutesfois bien fouuent que nous en auions parlé enfemble,elle m'auo;t toufiours dit, que Calydon feroïc le dernier qu'elle aimeroit. Or a ce coup que i'eftois refolu de luy faire cette ouuerture, li contraire a fa volonté & à la mienne , & fi différente des difeours que ie luy auoistouiiours tenus, ie fus fort en fufpens par ie deuois commencer : en fin ie penfay qu'il eftoit a propos de l'y embarquer peu à peu : car de luy d;re tout à coup qu'elle aimait Calydon , ie iugeois bien que ie ne l'obtien- dras pas aisément d'elle, tant pour famine qu'elle me porto ir, que pour le peu d'inclina- tion qu'elle auoit a faimcr. l'en vfay donc de

Livre premiel f $

cette forte , parce que l'aage luy ayant donné plus de connoiiTance quelle ne fouloit auoir, il ne falloit plus traitter auec elle comme auec vn enfant. le luy reprefentay le déplaifîr que i'auois du mal de ce Berger, combien fa vie m'eftoit chère , 6c en fin que ie n'aurois ia- maisplaifir fi ie le perdois, que lesMyres, 6c tous les plus fçauans me difoient que fon mal ne procedoit que de triltefTe , mais que ne icachant quel en eftoit le fujecl: , ie nepouuois que prier tous ceux qui m'aimoient, de s'eftu- dier à le refiouyr, ou à reconnoiftre la fourec de fon mal, 6c qu'elle eftant celle que faimois &honoroisle plus, elle eftoit en quelque for- te obligée plus que tout le relie du monde , de rechercher, à ma confideration, laguenfon du Berger: que cela eftoit caufequeiela coniu- rois par toute noftre amitié, de le voir le plus fouuent qu'elle pourroit , &: dejoiier 6c parTer le temps auec luy3 afin de le diuertir de cette mélancolie qui le faifoit mourir. Elle qui vé- ritablement m'aimoit, me promit de le faire toutes les fois quelle auroit la commodité, 6c en erTec~t riy manquoit point , dont ie re- çeuois d'vn codé du contentement , mais de l'ancre tant d'ennuy, que ie ne fçay com- ment ie pouuois viute. I'auois eu opinion que la ramiliarité qu'elle auoit auec luy,rengage- roit à quelque bien-vucillance , 6c qu après il feroit plus ayfc de changer cette amitié

éo La II. PARTIE d' A s t r e e." en Amour3& elle qui auoit vn autre dcffc'm3 fit bien ce qu'elle m'auoit promis , mais ne changea point de volonté; cela toutesfoisne lailîàpasde profiter aCalydon, qui receuant ces viiîtes de ces carefles, fous l'efpcrance que ie luy auois donnée beaucoup plus aduanta- geufement pour fes defirs, que fa fortune ne requeroit, en peu de temps commença de fe remettre , &: quoy qu'il ne fuit pas guary entiè- rement, fîvoyoït-onvn grand amendement en fon mal: Et parce qu'elle s'en ennuyoit, 6c que ie voyois bien que mon deffein n'a- uoit pas eu l'effccl: que ie m'eftois propoie, ie penfay qu'il la falloit obliger d'vn autre collé. le m'adreffe donc à Cleontine, luy déclare l'amitié que ie portois à Calidon, la volonté que l'auois de luy donner après moy tous mes troupeaux & mes pafrurages 3 luy mets dé- liant les yeux la qualité de la perfonne du leune Berger, fa bonne naillarce, fes vertus; bref;, l'amitié qu'il portoit àCelidée, & n ou- bliay chofe que ie pus penfer pouuoir auan- cer cette alliance. Voyez, grande Nymphe, fi ie n'y marchois pas de bon pied , & s'il n'a pas occafion d'eilre obligé à Thamire? Cleon- tine qui îugea ce party auantageux pour fa nourriture , me remercia de la volonté que fauoispourCelidée, &deflors me donna pa- role, que tout ce qu'elle y pourroit, feroit em- ployé en faueur de Calydon 3 mais que la

Livre premier' 8i

ic une Bergère auok vne mère qui Faimoit in- finiment, &: fans laquelle elle n'en pouuoic difpofer, quelle luy en parleroit, &: que ce- pendant elle y difpoieroit Celidée le plus qu'il luy (croit pofTible. Voyez 5 Madame 3 quelle eftoit ma miferable fortune; le recherchois auec tous les artifices que îe pouuois rnuenter, de me priuerdu feul bien qui me peut rendre la vie agréable, &preuoyois bien, quequoy qu'il m'en amuait,ie n'en pouuois auoir du contentement. Si l'obtenois ce que ie recher- chois pour Calydon, quelle vie pouuois-ie efperer ? Et fi ie ne l'obtenois point, combien m'affligeoit ledéplaifir & la peine de ce Ber- ger, qui ne m'eftoit pas moins cher que s'il euft efté mon enfant ? Eftant donc en cet eftat, que ie ne fçay fi ie dois nommer mort, ou vie 3 après auoir eu la refponfe de Cleonti- iie , vn iour que ie trouuay Celidée, parce que ie ne viuois plus fi familièrement auec elle que ie foulois, ie luy dis : Ma belle fille , Gleontine m'a déclaré vn defTein qu'elle a 3 il me femble que vous ne le deuez point reietter; &: crai- gnant qu elle ne me demandait ce que c'eftoit, ie feignis d'eftre preïTé de quelque affaire, èc ainfi la laiiTay fort en doute : Mais ie partis auec bien plus de peine, car quelque effort que ie fiife contre ma volonté , fi ne la pouuois-ie déraciner de mon ame: & toutes les fois que ie me reprefentois Celidée entre les bras de quel-

'6z La IL partie dAstree' que autre, il faut que fauoiie que le n auois point allez de refolution pour iouitenir feu* lement cette pcnféc. Voyez quel lefuiTe de- uenu ce mariage euit eu Terrect, que véri- tablement îe recherchoispourle falut dcCa- lydon/

Il aduint donc que Cleontine croyant que ce que 1 auois propole eitoit aduantageux pour Celidée , la tirant à part , le luy propofa , de auant que luy en demander fon aduis , luy dit, quel eftoit le fîen, & afin de le fortifier dauantage, luy fît entendre quelle m'auoit cette obligation , puis que ç'auoit efté moy qui luy en auois parlé. CetteBergere, Mada- me, vous pourrait dire mieux que ie ne fçau- rois faire, quel furfaut elle receut de ces pa- roles, & meime quand elle fçeut que cette propofition vcnoit de moy; tant y a que ce fut tout ce qu'elle pûft que de celer fa colère en prefence de Cleontine 3 à laquelle ayant refpondu fort modérément 3 &toutesfois au plusloingde fapenfée, elle remit cette refo- lution à fon iugement, & à la volonté de fa mère, à laquelle ellenecôtreuiendrok iamais; puisfe retira en fon apart , ie croy qu elle ne parla pas mal à moy. Enfin eltant refolue d'cfpoufer pluftofl le cercueil, queCalydon, elle me vint trouuer. le iugeay bien d'abord que ie lavis, qu'elle auoit quelque chofe qui la troubloit: car les yeux luy trerabloient dans

Livre premier.' 6$

b tefte , elle auoit les (ourdis froncez, &: la couleur plus haute que de couftume, mais ie ne me figurois pas qu'elle fuit tant offenfée contre moy, ne croyant que Cleontine luy cuit dit que cela vinit de moy. I'eitois de for- tune ieul au pied de ce gros Orme, qui tout feul au milieu prefque de la plaine deMont- verdun, eil pôle fur le grand chemin ; aufll toit, que ie lapperceus, ieme leuay^&luy ten- dant la main comme ie fouiois, ie fuseiionné quelle recula le bras, & me regardant d'vn œil plein de courroux : Comment, me dit- elle, Thamire, ofes-tu tendre la main à celle que tu as dennée a vn autre? Ne te conten- tes-tu pas de m'auoirabufée, tant que l'inno- cence de mon aage l'a pu (apporter î Ou il tu penfes d'eftre fin &c diîTimulé, & il tu me crois défi peu d'efprit,que n'eftâtplus en- fant, ienepuiife connoiltre tes rufes& ta per- fidie ? Et parce que furpns de louyr parler de cette forte, elle vid queie ne luy refpon dois point: Ah: nonThamire, ne penfe plus de me pouuoirabufer par tes paroles, ny par tes aiTeurances d'amitié, ie fuis deuenuë plus ma- licienfe; & pleuft à Dieu que ie leuiïè tout iours efié.' ie n'aurois pas pour le moins tant d'occaiîons de me plaindre de toy maintenant. Mais , viença , ingrat, &: cruel : (ouy ie te puis appellet ingrat, ayant ingrattemét oublié les raifons que tu auoisde rn'aimer; 2c ie te puis

64 La II. partie d'Astrel dire cruel auec raifon , n'ayant point eu de prié de la miferable vie que ta malice m'a préparée) viença donc ingrat de crueh qu as- ru reconnu en moy qui t ait donné occafiori de me traitterde cette forte? Y auoit-il quel- que ancienne inimitié entre nos Pères, que tu ayes voulu venger fur moy? t'ay-ie voulu faire mourir? ay-ie parlé contre toyDou con- tre tes amis? ou bien t'ay-ie manqué de pa- role , ou d'amitié ? ou as-tu reconnu en moy quelque défaut qui t'aye conuié à me quitter? ou , ne îuges-tu point maintenant que îe ne fois aflez belle 5 ou allez riche , ou aiîez auifee? Mais quand ce feroit pour venger ton père, la vengeance que tu pouuois prendre fur vne fille, eft5ce me femble, bien digne de Tha- mire. Que fi îe t'ay voulu faire mourir, pour- quoy ne m'oftes-tu la vie tout à vn coup, au lieu de me remettre entre les mains de cet ennemy, auec lequel ie remourray tous les momens? Que fi ie n'ay pas aflez de beauté ny de vertu pour t'arrefrer; 6c bien Thamire, va à la bonne heure en chercher quelque au- tre qui en ait dauantage. Mais, helas! pour- quoy ordonnes-tu , que pour pénitence de la faute de la nature , ie fois remife entre les mains de celuy que la nature mefme me fait abhorrer ? laïfïe-moy en la liberté que tu m'as trouuée , lors que par tes malices tu as com- mencé de m'abufer, de te contente du regret

qui

qui m'accompagnera toute ma vie de nauoir f^eupiuftollreconnoiftreton defTein. Que ^ ie t'ay manqué d'amitié , l'atioiie que tu es iufte d'en faire de mefme : mais, Thamire, reproche-le moy, dy-moy en quoy fay failly ? Ah! àc dénaturé Berger, tu es muet, & ne parles point, eft-ce de honte, ou de l'offenfe que tu m'as fai£te? ny l'vn ny l'autre ne te fçauroit toucher à mon occafion , mais tu fonges quelque nouuelle malice contre cette peu fine Celidée, afin de fouler la mauuaife volonté que tu luy portes: Mars, va, perfide &defloyal Thamire, &te rdlbuuiens que tu as fait plus pour moy que tu ne penfes: car par cette action ie fuis hors de l'opinion que i auois d'eftre aimée de toy ; connoiflance qui me dégageant de ta tyrannie, inempefchera de me remettre iamais fous, celle d'homme du monde. Et ne penfes pas que ie fois pour cela a Calydon, car déformais la mort me fera plus chère, que le plus aimable Berger de cette contrée , & que ce fouuenir te demeure en lame pour vn regret éternel: Auflî ne le te dis-fe qu'à cette intention , & m'aflèure que les Dieux feront tropiuftes pour me re- fufer cette vengeance. En me voulant donner à Calydon, tu t'es priué à iamais de la plus vraye & entière affection que iamais Berger ait acquife, & de laquelle il ne faut plus que tu ayes efperance, finon lorsque lefeuvni- a.Part E

'66 La II. partie d'Astree! uerfel en bruflant l'vniuers rallumera cet amour en nioy : Et fi le te dis vray, qu'il n'y point d'hommes pour moy en terre 3 mais des monfcres cruels qui me deuorent : Ny point de Dieux au Ciel pour prendre pitié de mes peines , mais feulement des fupplices & des enfers. Et à ce mot oftant de fon col vne chaîne de paille treffée, que ie luyauois don- née , & me la prefentant, &moy fans y penfer la tenant dVne main : Et pour te donner quelque alTeurance de ce que ie dis, foit ainfi, dit-elle , ( en tirant de violence cette chaine) noftre amour rompue, & demeure à iamais telle, que cette chaine que feus de toy, & qui en fut le Symbole, demeurera à iamais en deux pièces. Elle n'euft pluftoft proféré cette parole quelle s'encourut auec vne par- tie de la chaine, dont le refteme demeura en la main , tant hors de moy que ie ne pu luy dire vn mot d'exeufe , ny faire vn pas pour la future. I'aiioûie , Madame, que ces repro. ches me touchoient bien viuement , & que repaiTant par ma mémoire auec combien de raifon Celidée m'auoit parlé de cette force, ie îugeois qu'elle eftoit exempte de blafme, &moy coubable entièrement. Toutesfois ie fus encor aiTez fort pour demeurer ferme en la refolution que i'auois faicte pour le con- tentement de Calydon. Mais qu'en aduint- il ? Le Berger feachant que i'enauois parlé à

Livre premier - 6j Cleontine, oy an t le bruit commun de leur mariage, parce qu'il fut incontinent efpan- ché par tout, ne s'eitonna pas beaucoup de Voir que fa Bergère ne le venoit vifîterque quand Cleontine le luy commandoit, iugeant qu'elle ledeuoit faire ainfi, puis qu'on partait du manager de forte qu'en peu de nui&s il reprint fa première fanté, &r fortit hors du liâ,d>î. peu après de la cabane. Cependant Ce- lidée ne s'endormit pas,2c n'ayant plus d'efpe- rance qu'en la tendre amitié de fa mère, voyant bien que l'auois gagné Cleontine, d'a- bord qu'elle la vid, fe îettant à genoux la fçeut de forte attendrir qu'elh luy promit qu elle ne feroit iamais mariée contre fa volonté. Celidée plus contente de cette affeurance^que de bonne fortune qui luy pûft arnuer, fait tant que nous en fommes aduertis , ne luy femblant pas qu'elle euft obtenu entièrement ce quelle defïroit, s'il n'eftoit fçeu de nous. Il feroit bien mal-ayfé dédire, grande Nym- phe , i'en fus plus marry ou plus content : car d Vn coflé ie craignois que Calydon ne re- tombait en l'eftat d'où il ne faifoit quefbrtir, &de l'autte, mon contentement n'eftoit pas petit, de fçauoir queperfonne ne poffederoit Celidée. Mais lors que ie vis que le Berger; en- cor que trifte, ne laiiToit pas toutesfois de fe bien porter, i'auoùequeie fus infiniment con- tent de la refiftâceque la Bergère auoit faite3&

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68 La II. partie d'Astre t! lôiiois en mon ame prudence &: fa fermeté ! car îè penfois que tout ce qu' elle en auoit, jxdbyk que pour fe conferuer toute à moy, ne penfant pas que le defpit qu'elle m'auoit fait paroiftre, fuit affez fort pour arracher en- tièrement l'amour qu'elle m'auoit portée : de forte que reuenant en moy-mefme , ie re- connus le tort que i'auois eu , non pas de me feparer d amitié d'auec elle: (car ie n'auois iamais eu cette intention, ny n'auois iamais efperé d'obtenir cela fur moy ) mais de l'a- uoir voulu facrifier à la fanté de Calydon. C'eft ainfî qu'il faut nommer l'acte que ie vou- lois faire, confîderant de plus que le Berger oyant ce fécond refus, n'en eitoit pas mort , ie m'en difois encore plus coulpable , puis que ce n'eftoit pas de fa vie dont il s'agiffoit, mais de fon plaifîr feulement : Et repaifant ces coniïderations fouuent par mon efpnt , ie ne me donnay garde que mon Amour deuint plus violente qu'elle n'auoit elle , &: cela fut fort ayfé5pourceque n'ayant cédé cette belle à Calydon , que pour luy conferuer la vie, &: voyant qu'il viuoit encor qu'elle ne fuit pas fienne, voire qu'il n'en euit point d'efperan- ce, ie penfay que toutes les raifons que i'a- uois eues de la quitter, n'ayans plus de lieu, ie pouuois librement reprendre les melînes erres que i'auois laiffées à fon occafion. En cette délibération ie trouue la Bergère, je luy

Livre tkiuiik. 69

fkis entendre la raifon qui m'a contraint de traitter de cette forte auec elle, & celle qui maintenant me rappelle a fou feruice , la fupplie &: conjure d'oublier la faute que la raifon m'auoit fait faire : bref, îe n y oublie, ce me femble, choie qui puirTe feruir à ma caufe : mais îe la trouue changée , de (brie qu'il n'y a excufe qui ne me foit inutile, elle roidit contre les raifons , & demeurant opiniaftre, ne m'a voulu depuis regarder dVn bon oeil De fortune, cependant que ie par- 'lois à elle, Calydon furuint, qui penfant auoir en moy vn bon fécond , s'auanca pour luy en dire quelque chofe , mais quand il ouyt mes paroles, ïamais homme ne fut plus efeon- : Il n'ofa pas d'abord me reprocher la mauuaife foy dont ie l'auois abufé, mais après auoir fait plufîeurs exclamations , &: s'eitant retiré deux ou trois pas pliant les bras l'vn fur l'autre fur foneftomach: O Dieux.' dit- il , en qui déformais faut-il efperer de la preud'hommie ? celuy qui m'a eileué , celuy que l'appellois mon père , 8c qui îufques icy m'en auoit rendu les offices, c'eït luy-mefme, dis-ie,qui me met le glaïuedans le cœur, te qui me pouffe dans le tombeau. le luy refpcn- dis affez froidement , en luy reprefentant les confiderations qui m'auoient fait quitter Ce- lidée , & celles qui ne ramenoient à elle : mais d'autant que l'Amour le tranfportoïc

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7o La II. Partie dAstree! auec violence , ie ne croy pas qu'il y euft reproche que ie ne receuffe de luy fur ce fujecl:. Mais la Bergère le mocquantde nous: Ne débattez point, dit-elle, à qui doit eflre Celidée: car vous n'y aurez ïamais part ny lvn ny l'autre : Vous, dit-elle, s'adrefifant à Calydon , parce que iamais elle ne vous a aimé : Et vous, continua- t'elle, fe tournant vers moy ; pour vous eftre rendu indigne de l'Amour qu'elle vous portoit. Et à ce mot nous ballant tous deux bien confus, nous nous feparaûnes , 6c à fi bonne heure, que depuis ce Berger n'eft plus rentré dans fa cabane , & s'eft retiré auec l'vn de fes pa- rens , fans luy en dire toutesfois le fujecl:. Plus de trois Lunes fe font pafTées depuis cette feparation , & iamais quelque pour- fuitte que luy ny moy ayons fçeu faire, nous nations peu tirer vne bonne parole d'elle ; au contraire plus elle nous voit obit nez à l'aimer , plus elle s'opiniaitre à nous hayr^ mefaifant bien connoiftre par la preuuequel Prothée elt l'efprit dVne îeune femme , &: combien il cft difficile de l'arreiter.Et toutes- fois ie ne puis diminuer l'affection que ie luy porte; tant soi faut, elle augmente de îour à autre de telle façon, que fi elle la connoif- foit , il n'y a pas apparence , que puis que autresfois elle m?a aimé fous l'opinion que ie l'aimois , quelle n'euft beaucoup plus d V

Livre premier.'

mour pour moy maintenant, qui en ay in- finiment dauantage pour elle que ie n'auois pas en ce temps-là, ny que n'en peut auoir perfonne qui l'aime iamais.

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73

L E

DEVXIESME LIVRE

DE LA SECONDE

Partie d'Astre e.

I n s t paracheua Thamyre de raconter ce que la Nymphe Leo- nide auoit defké fçauoir , &: s'e- fiant teu pour quelque temps: Or 3 Madame, continua-t'il, nous nous fom- mes de fortune rencontrez au fortir de la riuiere de Lignon 3 auec cette Bergère, ôc parce que l'Amour continue autant en nous que le defdain en elle 3 nous venions tous deux luy prouuant par les meilleures raifons que nous pouuons , qu'elle en deuoit ai- mer l'vn ou l'autre , &C quant à moy îe di- fois que c'eftoit de moy de qui elle deuoit faire choix : & an contraire Calydon , que i'ay tant obligé par toute forte de bons offi- ces 3 fouftient opiniâtrement que c'eft de luy. Et quoy que ie fçache bien queyoftre

74 L A IL P A R T I E D'A S TK E t.

entendement peut beaucoup mieux corn* prendre mes renions que ie ne les fçaurois déduire , fi eft-ce que pour mettre vne fin à ces longues diiTentions(car déformais nous fommes la fable de no'ftre hameau ) pleuft à Dieu 5 grande Nymphe, que vous vou- luiTiez aulli bien oiiyr nos raifbns de nos bouches mefmes , & ordonner ce qui vous feffibleroit eftre îufte 3 comme librement ie me ibufmettroîs à voftre iugement : ce fe- roit vneœuure digne de vous3 &de laquel- le les Dieux vous fçauroient gré , & nous vous' demeurerions infiniment obligez. Leo- nide alors l'ayant remercié de la peine qu'il auoit prife de leur raconter les caufes de leur débat , laiTeura que fi luy & ceux qui auoient intereft,la îugeoient capable de ce qu'il luy demandoit, elle s'ofFroit librement d'en dire fon aduis lors qu'ils auroient pro- mis de l'obferuer: car autrement ce ne fe- roit que fe trauailler en vain. Thamyre fe iettant à genoux :1e vous remets 3 ô grande Nymphe , dit-il, non feulement ma vie &: ma mort D mais tout le contentement & le defplaiïîr que i'auray ïamais & durant ma vie, &: après ma mort. Queûiecontreuiens à ce que vous ordonnerez , ie veux que nos Druydes me déclarent indigne d'aiTifter à leurs facrifices , & me foient deffendus nos boccages facrez , & nos chefnes celeûes.

Livre devxiïsml 7y

Et moy, refponditCalydon, ïamais ne me puilfe cftre falutaire le Guy de l'an neuf, ôc i\ îe rencontre quelquesfois l'œuf falutaire , foufflé des ferpens, îe prie Tauratcs quilles anime de forte contre moy , qu'ils ne me laiffent iamais en repos , & que m'ayant en- tortillé & les iambes & les bras de cent tours, leur venin ne m'ait percé le cœur, fi îe ne re- çois voftre iugement, comme venant d'vn grand Dieu , & fi ie ne l'obferue tant queie viuray. Et parce que Celidéenedifoitmot: Et vous, belle Bergère, dit Aftrée, n'auez- vous point de volonté de vous defcharger de Timportunité que vous receuez de ces deux Bergers , vous remettant au iugement de cet- te grande Nymphe ? le voudrais bien, refpon- ditla Bergère en eftre deliurée , mais ie crains de tomber en vnplus grand mal, & ne faut point douter que la hayne&: Tofrenfe n'ayent vne fi grande force fur moy, que ie ne remet- trais le hazard de ce iugement à perfonne, fi les Dieux cette nuict ne m'auoient aduertie en fonge delefaire.car la plus grande partie eftoit défia efcoulée , lors qu'il m'a femblé que mon père , qu'il y a défia long-temps qui eftmort, m'ouuroit Teftomach , en fortoit le cœur ôc le iettoit comme ii c'euft eité vne pierre auec vne fonde, par deçà Lignon , & puis me difoit ces morts: Va, mon enfant, delà la fatale nuiere de Lignon3 tu trouuerasce cœur

yG La II Partie d'astre^

qui te tourmente fi fort 3 au repos il doit de- meurer îufques à ce que tu me viennes trouner, le me fuis efueillée en furfaut, &cela a elle caufe que îe me fuis refoluë de parler la riuiere, auec efperance de trouuer le repos qui ma efté promis.

Vous deuez donc dire certaine , Mada- me 3 dit-elle , s'addreiTant à Leonide 3 que ie nay garde de defobeyr à vos comman- demens, puis que ce font les Dieux qui me parleront par voitre bouche. Cela eftant , adioufta Leonide , ie vous promets à tous trois que ie donneray vn îugement aufli équi- table que ie le voudrois receuoir en fcmbla- ble & plus grande occafion : & afin que ic fte fois deceuë en mon opinion , Paris & ces gentilles Bergères, & Siluandre m'en diront leur aduis auant que l'en die quelque chofe; Et pour ce, dit-elle fe tournant vers Calydon, dittes-nous pour quelles raifons ilvousfemble que Celidée doiuc eflre voitre, non pas à Tha- myre, qui la fi longuement poffedée & efle- uée comme fîenne rLe Berger alors fe releuant, après auoir fait vne grande reuerençe, prit h parole de cette forte;

Livre btvxÏESMï." jjx

HARANGVE DV BERGER

C A L Y D O N.

A M o v r 3 grand Dieu qui par ta puifTan- ce mas rauy toute 'celle que la raifon fouloitauoirfur ma volonté , efcoute la fup- plication d'vne des plus fidelles âmes qui aie ïamaisreflenty la puiffance que la beauté a par ton moyen fur le cœur des hommes , èc nrinfpire de forte les paroles & les raifons, que tu m'as fi fouuent reprefentées^lors que laffé du mefpris de Celidée, ie me fuis voulu retirer de fon fe rince: Que cette grade Nymphe efmeuè de leur force ordonne auec toy3 que celle à qui tu m'as donné 6: qui ma efté donnée par celuy qui y auoit l'vn des plus grads mterefts, me foie confcruéeS: maintenue, &: contre le mèfpris de cette belle , & contre lauthorité & la vio- lence de celuy quimelaveutrauir. Fentens^ ô grande Nymphe , cette diuinité que fay re* clamée qui me promet fon affiftance-, non feu- lement en guidant ma langue, mais en gra- uant mes paroles en vos cœurs auec la pointe de les meilleurs traicls. AufTi , Madame., fi ce neftoit cette affeurance qu'il me donne, com- ment ofer ois -l'eouurir la bouche pour parler contre la perfonne du monde à qui x ay le

y% La II. partie d'Asthee] plus d'obligation? car fauciïe que Thamyre pour fon bon naturel m'a plus obligé que le pè- re qui m'a donné naiflance^puis que fans auoir eu le contentement du marage , il a fupporté tous les ennuys Se toutes les foîlicitudes que la nourriture des enfans peut donner^&enfemble celles que laconduitte des trouppeaux 3 & des pafturages rfvn orphelin dansleberceau(car ce fut en cet aage que ie luy fus remis ) peut rap- porter à qui en reçoit la charge. Il n'a efpargné ny peine,ny defpence pour m'efleuermy foin, ny prudence pour me faire inftruire : de forte qu'auec beaucoup de raifeme le puis appeller mon père, &: il me peut nommer fon enfant, puis que 1 ay receu de luy tous les offices que ces noms requièrent. Et auciiant que ie luy ay ces obligations, comment oferois-ie ouurir la bouche contre luy fans encourir le nom d'in- grat, fî cette difpute dependoit maintenant de moy ? I'aimerois mieux eftre dans le tombeau de mes pères, & que mon berceau m'euft feruy de cercueil,que fi cette aélion dependoit de ma volonté, onme veitoppofa à celle de Tha* myre, Thamyre qui m'a fait tel que ie fuis, Thamyre à qui ie dois tout ce que ie vàux3bref ce Thamyre, au feruice duquel quand i'aurois defpendu tous les iours de ma vie, encore ne fçaurois-ie auoir fatisfait à la moindre partie de ce que ie luy dois. Mai s5helasl ie m'en remets à luy mefme3cet Amour qui me commande,luy

Livre devxiesme^ 79

Commande àuffi :il vousdira s'il eft poflîble que le cœur qu'il a viuement touché,luy puiffe def- obeyr en quelque chofe. S'il efpreuue que cela n'eft point3ie le coniure par cet Amour mefme qui a tant de puiifance fur ion ame, de me par- donner la faute que le commets par force 3 & qu'il me permette de dire que toute forte de raifon ordonne-, queCelidee me doit aimer3ôc quiln'yaperfonnequemoy qui puiife iufte? ment la prétendre iienne .

Car pour le premier poin£t,que refpodraCe- hdécfi ie l'appelle deuant le throfne d'Amour, & fi en prefence de cette équitable compagnie ie me pleins à luy de cette forte ? Cette belleDô grand Dieu,qui fe prefente deuât toy, c'eil cel- le-là mcfiiie que tu m'as commandé d'aimer & deferuir, fouslesefperancesquetu as accou- tumé de donner à ceux qui te fument : fi dés le commencement l'ay contrarié à ta volonté , ii depuis ie n ay point continué, &" fi ie ne me re- fous pas de paracheuer ma vie en ton obeiilan- ce ; ô Amour3qiii lis dans mon cœur, voire qui de ta main mefme y cCcns tous mes deffeins* cruftiemoy comme panure, &: empruntant contre moy la foudre du grâd Tharamis3efcra- fe ma te/te comme celle d'vn perfide: Mais fi la vérité refpôd âmes paroles>&:fi ïamais perfon- ne n'aima tant que moy 3 comment foufrres-tu qu'elle trompe mes efperances, qu'elle defdai- gne tes promelîes ^ & quelle fe mocque damai

**\

80 "La II. partie d'Astrei que tu me fais endurer pour elle ? Aufïï-tôft que ie la vis îe l'aimay , & ne faim ay point plu- fioft que me donnant entièrement a elle, ie ne retins de moy que la volonté feule de l'adorer. Mais peut-eftre cette affection luy a efté incon- nue, iay raconté mon mal aux bois reculez, aux antres fàuuages^ou bien aux rochers : Nul- lement, ô Amour5eile a ôùy mes plaintes, elle aveu mes pleursxlle a fçeu mon arre£lion 3 vil peu par ma bouche) dauantage par celle Thamyre5de Clorine & de mes amis, mais beaucoup plus par F erfeét de ma pafïion. Ne m'a-t'elle point veu dans le ii£t de la mort pour elie? Ne m'a-t'elle point tendu la main com- me me retirant du tombeau 5 voire du nombre des morts, enmedifant iVyCalydon^tes pré- tentions ne font pas toutes defefperées ? Et pourquoy ayant défia fouffert les plus afpres douleurs qui deuancent la mort , m a-elle rap- pelle du repos que le cercueil me promettoit, c'eftoit fon deifein de me laiiTer remourir fans pitié ? Comment fa cruauté n eftoit- elle point faouléed'vne mort?&falloit-il que pour t'auoir obey , &: l'auoir adorée 5 ie fuite par elle condamné àvn fécond trefpas? Elle dira peut-efîte, qu'il faut que ie la mefure à mort aulne, &: que ie confidere , que comme ie n'aurois pas la puiilance de quitter l'affection que ie luy porte pour la mettre en vne autre, quedemefme efhnt engagée ailleurs elle ne

s'en

Livre devxiesme. 8i

s'en peut diitraire pour m'aimer. O Amour / ce ne font que paroles, ce ne font qu'excu- (es, quelle montre le contract de cet A mouri &fi tu ne le iuges incontinent faux, îe veux bien eftre condamné. Elle n'a iamais aimé que le Berger Thamyre, à ce quelle dit, mais îe dis bien dauantage 3 car iefouftiens qu'elle n'a ia- mais aimé ce Thamyre. Elle Fa aimé. En quel temps Amour? Lors qu'elle n'eftoit pas capa- ble d'aimer 5 elle Ta aimé lors quelle auoit les mains & le cœur empefchéenfespouppées5&: que fes defïrs ne pouuoient outrepaffer les plai- fîrs de les habiller 5 de les bercer , ou de les en- tretenir. N'eft-elle pas ignorante d'Amour, ô Amour.' fi elle appelle les opinions d'vn telaage Amour ? Et d'effect fi elle auoit aimé ce Thamyre ,nel'aimeroit-elle point encores? Quoyrtelles affections font peut- eftre comme les habits defquels on fe defpoiiille, quand on veut, ou quand on s'en ennuyé. Ah ! puiflànc Dieu 3 combien ignore-t'elle,ou pluftoft com- bien .mefprife-t'eiie ta puiffance ? N'eft-cepas l'vne de tes principales ioix, Que l'Amant qui peut feulement penfer que quelque iour fon Amour finira, fait déclaré coulpable : mais ce- luy qui le pourra defîrer , foit tenu pour fier ennemyî Et quelle fera donc eftimée cette Bergère, qui n'a pasfeulcrnent pu penfer, voire qui ne l'a pas feulement defîré, mais qui en ef- fet* s'eft retirée de l'Amour qu'elle portoit , ce 2. Part . F

8i La II. partie d'Astrel difoit-elle, àfonThamyre? Diras-tu, grand Dieu, qu'elle ait iamais efté véritablement des tiennes ? la reconnoiftras-tu pour telle ? & per- mettras-tu qu'elle îoiiiffe du priuilege qu'elle prétend , & qu'elle m'oppofe rMais foit ainiî que ta bonté qui fur paffe de beaucoup toutes les bontez de tous les autres Dieux, puis qu'elle recourt a toy , & puis qu'elle te prend pour fon Azile 5 luy permette de îoiiir du bénéfice des vrais Amants 3 6c que par ainfi aimant Tha- myre, elle ne foit point obligée,ie ne veux pas dire de m'aimer 3 mais non pas feulement de tourner les yeux vers moy-.que me refpondra- t'ellc maintenant, qu'elle auoiie elle mefme de n'aimer plus ThamirerDe quelle exeufepour- ra-t'elle couunr fon im pieté ?'& pourquoy di- ra-t'elle qu'elle ne veut point obeyr ? & quelle raiibn t'empefchera5 ô Diea, qui te fais refpe- deratousles Dieux, de ne lailfer impunie la de [ebey (Tance de cette Bergère ? Quoy donc ? elle fera la feule qui te mefpnfantne reffentira point quelles font tes vengeances, moy le fcul qui tadorarit ne reilentiray point les effecb de ta bonté accoutumée ?

Iepenfe, ô grande Nymphe 3 que Celidée cftâflt de cette forte acculée deuant le throfne de ce grand Dieu, pourra mal - aifément réf. pondre,ny éuiter d'eftre condamnée a me ren- dre autant de contentement que fay eu pour elle de peines & de trauaux, 3c à me donner

Livre devxhsme! 83

amour pour' amour, &: recenoir defir pour defir, (ans que Thamyre puiffe s'y oppoler pour Ton intereft particulier ?

Car que peut-ul prendre en ce que libre-" ment il a donné, & pour fatisfaire a ce qu'il deuoir , & dont volontairement il s'en: def- poùillé à mon auantage? Tant s'enfaut qu'il melapuiiTedebattre par quelque raifon qu'il vueille s'imaginer., qu'au contraire il feroit plu-' ftoft obligé de me la maintenir enuers tous Se contre tous 3 puisquec'eiïde luy de qui îe la tiens. Mais, dira-nl :ie te l'ay donnée fans te deuoir rien &:de pure &: franche volonté:pour- quoy ferais 1e obligé à cette garantie ?Et quoy Thamyre, appeliez- vous cela de pure & fran- che volonté, a quoy vous venez d'auouer de- uantvoitreiuge3quevous auez efté forcé par lesraifons que vous vous eftes vous mefmes alléguées auant que de me laremettre l n'auez- veuspa< défia iugé que pour l'alTeurance que mon pereaeucen vous, peur la prière qu'il vousahute en la mort, & pour l'amitié qu'il vous atoufîours fut paroiftre,vous creuiles de me deuoir iauuer la vie en vous defpoùillant à mon aduantcige, de la poiîcfTion de cette belle CelidécrEt appellerez-vouspure &franche vo- lonté ce que vous aucz efté contraint de faire pour vousacquiter de tant d obbgationsOEit-ce ainfî qu'en payant vos debtes vous auez opi- nion d'obliger vos créanciers : Fauoiic, grande

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R4 La II. partie d'Astree.' Nymphe, qu'il fait bon prefter à Thamyre^ parce qu'il ne paye pas feulement le principal, mais porté dvn courage généreux rend en- femble l'intereA, qui tefmoignequ'il n'ell point ingrat : mais îe nie tout àfait-qacBrcette action il n'y eut rien qui l'y pût obliger que fa volon- té: Et toutesfois foit ainfi que fa feule volonté l'y ait obligé, 2c que ce foit pour fc fatisfaire à foy-mefme: contreuenant à reffect de cette volonté ne ccntreuient -il point à fa propre fa- tisfaélion'Que s'il met en ligne des obligations que ie luy ay, le don qu'il m'a fait de Celidée, appellera-t'il cela pure & franche volonté, puis que ce qui m oblige à luy, ceft ce qui le def- poûiiledelachofe qu'il prétend? Et par ainfî s'il regarde ce.qu il a deu a la mémoire de men pere,s'il confidere ce qu'il deuoit à foy-mefme, & s'il tourne les yeux fur l'obligation dent il m'a voulu lier, il verra que cette action n'a point elle de pure & franche volonté, mais que pour le regard de mon père ce n'a efté que rendre fidelle^ent ce que l'on auoit remis en les mains, &" en cela il s'eft montré homme de bien, de plein de prud'hommie, de ne nier point vne debte dont l'obligation nefîoit qu'en fa mémo ire. Et pour fon regard , il a efté véritablement iufte de payer il franche- ment, & uns le le faire demander 3 le tri- but a quoy le parentage qui eftoit entre nous &: l'amitié qu'il me portoit, l'auoient obligé:

Livre devxiesme* 8?

Et pour le mien , ce n'a efté qu'vn argent qu'il m'a voulu prefter en nia neceflîté, afin que îe îuy en rende autant & plus grande fomme, quand il me la demandera, & qu'il en aura affaire. Et en ce dernier poindt il s'eft fait pa- roiftre bon mefnager^puis que la vie des hom- mes eftant remplie de miferes &" d'infortu- nes, c'efl faire bien prudemment que de ren- dre redeuables des perfbnnes qui ne foient in- grates. Que fik manque à ce deuoir, qu'il fe plaigne alors de moy, & m'appelle mefeon- noiffant , mais qu'il ne die pas aufli quevolon- tairement il m'a remis Celidée, puis qu'il y eftoitobligé par la bonne foy de fa propre con- fideratioh,&: par les règles de la prudence hu- maine j de force que tant s'en faut qu'il me la puiiTe débattre, qu'il eft mefme obligé de me la maintenir contre tous ceux qui m'en vou- draient empefeher la poffefïion.

Dieu en foit tefmoin, mon perc ( tel vous ap- pelleray-ie , vous ne me le defïendezje reire de ma vie)Dieu me foit tefmoin, dis-ie, li le ne meurs de regret qu'il falle que ie vous contra- rie en cette ocçafîon . Mais dittes vous-mefrne en quel eftat vous m'auez veu , & combien i\ s'en ctt peu fallu, fans voftre afïif tance.que l'A- mour ne m air rauy la vie,&: puis confériez que c eft Amour qui me force à vous rendre ce def- plaifir, voire m'y contraint de forte que ie n'ay pas la volonté libre, & qu'il m'eft impofubie de

F îij

16 La IL partie d Astree] vouloir que ce qu'il luy plaiit. Que s'il m ad- vient ïamais defortirdevoscommandemens pour quelqu autre occalîon que ce puiiîe eftre, 6 Dieux /ne difpofez point autrement la fin de mes iours3que comme celle du plus ingrat qui ait iamais vefeu. Mais,monpere.encequeie fuis forcé5pardonnez a ma foiblefle^ôc m aydèz à me plaindre a vous, de vous mefme:Cariï e- Ites-vouspas la caufe de cette Amour \ Pour- ' quoy3puifque cela dépendoit de vous, me rap- pellaites-vous d'entre les Boiens, auant que vous euflîez efpoufé Celidee ? Pouurez-vous penfer que vous appartenant, ie n'euiTe pas quelque lîmpathie auec vous,& que par ainli 1! y auoit du danger que ie ne laimaile ? Mais, di- rcz-vous.ie tepenioisiibiennay que te com- mandant comme ie fis de ne l'aimer point a tu t'en empefeherois, £c me rendrais ce relpect de ne la regarder que comme ta fœur. Et com- ment5fageThamyre5eit-il pofTîble que vous ne vous lovez pas reiTouuenu de l'imprudence de laicunelfe r Cvcuec'eftle naturel, non feule- ment de ceux qui font en tel aage,mais généra- lement de tous les hommes de s'efforcer con- tre les chofes défendues? & me défendre de l'aimer auant que ie l'enfle veuë.5 qu'eftoit - ce autre choie que m'en donner la volonté par- les oreilles, auant qu'elle me fuit venue' par les yeux ? Qu'eïtoit-ce:. fînon efueiller mes deux &me faire tout eftineeller de feu, çomni

Livre devxiesme. 87

caillou qui eft frappé, & qui auparauant cftoit froid, Sdans apparence de chaleur.' Mais, me duez-vous, ne te permis-ie pas del'aimer com- me ta fœur, afin que bornant de cette forte tes defirs, tu n offençaffes ny toy , ny moy: toy en ne te contraignant pas trop 5 &moy en n'outrepalTant point les limites que îe t a- uois ordonnées?

O grande Nymphe , confiderez îe vous fupphe, quel commandement eft celuy-cy. Thamyre me met deuant les yeux vne beau- té infinie 3 me permet de la prattiquer, me commande de l'aymer , mais il veut que mon amour n outrepaffe point cette borne, & que ie la renferme fous vne amitié de frère. O Dieux / & quel m'eftime -ni ? Cet Amour qui rempliiîant cet vniuers, enrem- pliroit encore fans nombre , fi fans nombre il y auoit des vniuers , cet Amour qui gou- uerne & les hommes & les D:eux , &qiudif- pofe d'eux & de leurs affections à fa volonté, &: qui ne fe gouuerne à la volonté de per- fonne, fera donc renfermé dans les limites qu'il me prefeript & m'ordonne? Mais quelle opinion auoit-il conceuë de moy ? penfoit - il que l'euife plusde puiflance que leshommes ny les Dieux, voire que tout l'vniuers: Il me ce- uoit pour le moins mefurer à luy-mefme,8c s'il auoit pu contenir fes affections dans quelques bc mes , me commander d'en faire de tneûne ,

F liij

88 La II. partie d'A s trie: & non pas ayant efprouué fa propre im- puiiTance & le trop grand pouuoir de ce Dieu3 me commander chofe qu'il n'-auoit pu obfer- uer, encorquefonaage, fa fageiTe & fa pru- dence deuoient bien pouuoir dauantage en luy, que la ieuneffeôc inexpérience qui eftoit en moy.

Il fe plaindra peut-eftre, que îe ne luy ay pas porté le refpect queieluy deuois 3 & auquel les oflîces de père qu'il m'a rendus, me pouuoient obliger. Helas ! qu'il fe relîouuienne que c'eft par force 5 &: mefme qu'il ne peut fe plaindre que le ne luy aye porté tout celuy qu'il pou- uoit defirer, puis que l'auois pluitoft efleude mourir que de luy en faire rien paroiitre, nyà perfonne quelconque. La peine qu'il eut à def. couunr mon mal, quand l'eftois entre les bras de la morr5rend alTez de preuue de ce que ie dis. QueiîcefageiVIyre, parrufe&par prudence le reconnut a mon poulx&auxchangemens de mon vifage , helas .' s'il fe plaint de cela, qu'il loue auparauan t ie refpect que ie luyrendois de vouloir pluitoft mourir que de le defcouurir,& qu'après il blafme la nature de ce qu'elle ne m'a auflibien donné le pouuoir de commander à mes mouuemensinterieurs-qu'a ma langue & à mes actions. Et que toutes ces confîderations nerempefehent point de îuger fainement de ce qu'il doit au fait qui fe prefente : Luy qui n'a iainais par le pafïe donné connoiflancecjuela "

Livre devxiesmi." 89

paillon eut quelque pouuoir fur fa preua hom- mie ny furfon iugemcnt,voudroit-ilbienace coup leur faire vn fi grief outrage 1 Pourquoy les mefmes raifons qu'il s'eft reprefentées lors qu'il me donna cette belle Bergère, ne le con- traindroient-elles de m'en tailler la poiTefTion ? Le deuoir qu'il auoit à l'amitié & à la confian- ce de mon père, n'eft-il pas le mefme encor à cette heure qu'il eftoit en ce temps-là ? Et luy n'eft-il pas le mefme Thamyre qu'il eftoit quand il me la donna, &moy le mefme Ca- lydonqui nereceut la vie que le mal m'auoit prefque oftée 5 qu'aux conditions queCelidée feroit mienne ?

I'auoùe que iamais homme n'eut plus d'obli- gation à vahomme5 que iamais parent ne re- ceut de meilleurs offices d'vn parent, ny que iamais enfant n'a eu plus de preuue de l'amour de fon père , que l'en eus & receus de Thamy- re, lors que fe priuant deCelidée il m'en a voulu rendre poiTeiTeur : mais maintenant qu'il me la veut rauir, ne me permettra-t'il pas. de dire que iamais homme ne fut plus outragé d'vn homme , que iamais parent ne receut de plus grandes indignitez d'vn parent-, nyque iamais enfant ne fut plus tyranniquement traitté d'vn père, que Calydon de Thamyre? De forte que toutes les obligations que îe luy puis auoir eues par le paffé, font maintenu: changées en autant d'orrenfes. Carqu'ay-ic à

90 La IL partie d'Astree' faire, Thamyre, que vous ayez eu le foin de mon enfance, la peine de m'efleuer, &r les tra- uaux de la confeniation de mes troupeaux & pafturages? Quay-ie à faire que vous m'ayez chery, que vous m'ayez faïc foigncufement initriure, que vous m'ayez eileu pourvpftre fils ex fucceifeur : &bref, que pour me rendre h vie que l'Amour eftoit preft de me rauir, vous vous foyez pnué de la plus chère chofe que vous puiiïiez auoir, & me l'ayez donnée, fi la reprenant à cette heure vous me prépa- rez vne mort mille fois plus defefperée que la premiereD& fi fans la poiTeiTion de ce que vous merauiiTeZjles biens, l'inftruction, ny la vie ne me font de nulle confideration ? Souuenez- vous3fage Thamyre, que reprendre par force la chofe donnée,orîenfe plus celuy qui l'areceuè, que fi l'on la luy auoit relufée ; & ne trouuerez point effrange qu'en fernbîable action îe me plaigne de vous , e\r que le die que cette feule offenfe efface toutes les obligations queie puis vous auoir : Afin que cela ne (oit, îoigm z-vous auecques moy, &: auoiiezles paroles que ie vay dire de voftrepartàCelidée: Et vous. Bergè- re, efcoutez-les comme fi elles eftoient profé- rées de fa bouche. Comment , ma belle fille, vous dit-il, eft-ii pofîible, puis que les mentes deCalydon & fon affection, de qui la gran- deur ne vous peut eftre inconnue , n'ont pu obtenir de vous cette grâce Je le vous faire a>

Livre devxiisme! 91

mer, qu'au moins la pncre&rdtrqite recom- mandation que îe vous en ay faiete foit de- meurée morte en vos oreilles, 6c fans effect en voflre ame ? Ne m'amez-vous pas tant de fois promis que l'amitié que vous me portiez efloit telle, quelle me donnoit toute puiiTance fur vous ? S'il eft ainfi,pourquoy n'eftes-vous véri- table, ce pourquoy voulez-vous me mettre en doute de cette amitié, en me réfutant l'effecl de vos paroles ? vous ay-ie propofé quelqu vn qui ne méritait d'eitre aimé l efl-ce vne per- fonne inconnue , ou qui foit fans parens 6c amis ? Peut-eltre 'n'y a-t'il dans toute la con- trée Bergère qui n'eftimaft fdn amitié luy eftre aduantageufe. Cleontine la fage le iuge ainir, auiïi fait bien voflre mère , encore que pour eftre trop tendre mère, elle ne veut vous com- mander ce qu'elle void que vous n'auez pas agréable. Mais , direz-vous peut-eftre , c'eit vous que i'aime,Thamyre,ôcn'en puis aimer vn autre. C'eit à vous feulque îe me luis don- née, c'eit à vous que l'ay laillé toute puiifance fur moy, horfmis celle de donner ma volonté à quelqu'autre,

Dieu fçait , ma belle fille, il cette déclaration ni eft agréable, 6c s'il y a rien fous le Ciel qui me puiiTe plaire dauantage: mars Il vous m ai- mez, puis qu' vne des principales conditions d'vn vray Amant, eft de chenr plus l'honneur, deh chofe aimée, que fa propre confenunon.

<?z La II. partie d'Astree." pourquoynevous efforcercz-vous de confer- ucrM'honneur de ce Thamyre que vous aimez, voire pourquoy refuferez-vous d'aimer ce cher Thamyre 3 fous le nom de Calydoo, puis que Calydon n'en: quVn autre moy-mefme, te pourfon corps il neft différent que de figu- re du mien ? car nous fommes fi proches3 que d'ailleurs on nous peut tenir pour mefme chofe. Pourfon ame, ie l'aime de forte que noftre amitié montre bien noftre iîmpathie: de puis qu entre les amis toutes choies font communes, l'aimant comme ie fais, ie nay rien à quoy il n'ait part aufTi bien que moy : de forte que fi fay voftre affection comme vous dites , ne faut-il pas de neceflité qu'il y participe? Et ne faut point qu'en cela vous vous plaigniez 5 difant que ie vous manque de foy, en vous changeant pour vn autre : car mon deffein n'eft point d'aimer iamais autre que vous> vous eftes le commencement, &: ferez la fin de mon affection. Mais puis que le deftin me défend de vous poffeder, ayant efté contraint de vous donner à vn autre, par les loix du deuoir & de la nature ; penlez, ma belle fille 3 quel contentement cerne fera de vous voir à celuy que fay efleué , que l'ay initruit , que l'aime, de que fay choifi, non pas feulement pour fucceffeur, mais pour com- pagnon en tous les biens que le Ciel 6e lafor- tune m'ont donnez^" me donneront à l'adue-

Livre devxiesme." 93

nir. Vous eftes aufli bien obligée à cccy par noftre amitié, que îe le fuis par ledeuoir,puis que vous pouuez refufer ce que vous con- noiffcz que îe délire, & que le deuoir me com- mande de defîrer j quelle force dira-ton que l'Amour a furvoftre ame? Aimez donc Ca- ly don, ïamais vous auez aimé Thamyre, re- ccuez-le pour Thamyre ,&: faictes-vous pa« roiftre en vne feule action, &: Amante ,& re- ligieufe enuers les Dieux, qui fans doute, ne m'eufTent point donné la liberté de me def. poiïiller de vous contre mon vouloir, s'ils ne lauoient ainiî refolu dans leurs deftins in- faillibles.

Grande & fage Nymphe, ces paroles que Thamyrc a proférées, ou a deu proférer , ôc dont 1 ay feruy d'infiniment., font ce me fem- ble & véritables & dignes de luy, que vous en remettant le îugement entier, îe m'alTeure qu'il ne m'en dédira point. C'efl: pourquoy après vous auoir Juré par Tautates que Caly- don aime, & qu'il n'y eut ïamais vn plus vé- ritable Amant que luy, ie n'adioufteray point d'autres raifons aux fiennes, mais feulement remettant &: ma vie & ma mort, entre vos mains, ie pneray tous nos Dieux, qu'ils vous foient auiTi îuftes, que vous mêle ferez.

Calydon acheua de cette forte, au ec vne grande reuerence, & rapprochant de Celi- dée, fe remit à genoux deuant elle, attendant

94 La II. partie d'Astree! ce qu on vouloit refpondre à ce qu'il auoit 'dit." Et lors Thamyre s'auanca , maisLeonide luy dit, que c'eftoità Celidée à parler la première, puis que Calydon auqit touché en premier lieu ce qui la concernoit. Cela fut caufe que le Berger le remettant enfa place, Celidée par le commandement de la Nymphe, rougiffant dvne honnefte honte, prit ainiî la parole:

RESPONSE DE LA

Bergère Celidee.

IE fuis peu accouftumée, grande Nym- phe, à parler du fujed qui fe prefente, &: mefme en fi bonne compagnie, que vous ne deuez point douter de la îuihce de ma caufe, encor que vous me voyez rougir, ou que îc parle auec vne voix tremblante , en bégayant prefque à chaque mot. Que îe n'eftois affeu- rée que la raiibnque l'ay de n'aimer point ce Berger, eft claire d'elle-méfme, qu'elle n'a befoin d'artifice pour eftre mieux veue de vous, le n'aurois pas la hardiefte d'ouunr la bouche pour ce' fujecl:, fçachant bien que ce feroit inutilement , tant pour le défaut d'efpnt qui eft en moy, que pour la trop grande élo- quence qui eft en Calydon, qui a parlé de forte qu'il a bien fait paroiftre qu'il eftoit au rebours de moy, puis qu'il mendie de foible^

Livre devxiesme! 9j

raifons feulement pour accompagner l'abon- dance de fes paroles, &: moy îe ne cherche que des paroles a mes raifons, en ayant tant, & de (i fortes , que pour peu que îe vous les puifle déduire, ie tiens pour certain que vous connoiftrez que ceft auec raifon, que n'ayant iamais aiméCalydon, ie ne dois point com- mencer àcecte heure, ny continuer, ou pour mieux dire, renouueller l'affection que l'ay portée aThamyre, puis que l'ay tant d'occa- iion du contraire.

Mais par cil commencera)7 -ie? & qui eft- ce qu en premier lieu ie dois alléguer , ou à quelle diurne puiffance faut-il que ie recoure pour eftre aiîlftée en ce périlleux combat kfuis attaquée, non par l'Amour, mais par ces monftres d'Amour ? périlleux com- bat véritablement le puis-ie nommer, puis que tout mon heur & mon malheur en dé- pendent: cV monftres d'Amour font-ils bien, puis qu'ils fe veulent faire aimer par force, & contraindre d'aimer & de hayr à leur vo- lonté.

l'ay ouy dite a nos fages Druides que ce grand Hercules que nous voyons efleué fur nos Autels auec la m affilé en la main,i'efpaule chargée de la peau du Lyon , & auec tant de chaînes d'or qui luy forcent de la bouche, qui tiennent tant d'hommes attachez par les o- reilleS; fut îadis vn grand Héros, qui par fa

$6 La II. partie d'Astree" force & valeur domptoit les monftres, &par fon bien dire attiroit chacun à la venté. De qui doneques en cette extrême necefïïté dois-ie pluftoit requérir l'aide que de ce grand Héros? Et d'autant plus librement, qu'ayant, à ce que l'ay ouy dire , aimé vne de nos Gauloifes , fans doute, il ne refufera point,à fa confîderation5le fecours quiluy fera demandé. C'eft donc à luy que ie recourray, afin qu'il dompte ces efprits monftrueux, ôc qu'il defliede forte ma langue que ie puiife vous déduire mes raifons, ouplus- tofi qu'il les vous die luy-mefme auec ma voix. Par ta valeur doneques, ie te prie, &par la belle Galathée, noftre Pnnceiîe, ô grand Hercule , ie te conjure que tu me deliures de ces monftrueufes Amours, & éclairciffes de forte à celte grande Nymphe la raifon que 1 ay de me conferuer fans aimer ny Thamyre, nyCalydon, que l'en puifle receuoir vn iufte &fauorable îugement.

Et pour commencer, à quoy penfes-tu , Ga* lydon,quand tu m'appelles deuant cetAmour, duquel tu fais ton luge & ton Dieu ? Crois-tu que s'il efl: le Dieu de ceux qui fe plaifent à leur perte , fon pouuoir s'eitende fur nous, qui mefme âuons honte que fon nom foit ert noftre bouche, voire qu'il frappe nos oreilles? vne fille, Calydon, de qui les actions, &toufc le refrede la vie ont tcuiioursfaitparoiftre le mcfpris qu'elle fait de cet Amour, eft main- tenant

Livre devxiésme." 97

tthant appelléc par toy deuant fonThrofne* pour en receuoir Je iugcment* Et que dois-tu attendre pour refponié de moy, finon que d'autant qu'Amour l'ordonne ainiî, îe ne le veux pas taire? C'eii bien a propos pour me conuaincre de défaut, de m'appellcr deuanc celuy qui n' cil que défaut. Ne penfe point, Berger, que pour ma defenfe l'vfe d'excufe cnuers luy ny enuers toy, tarit que tu ne m'al- légueras point de meilleures raifons que celles de fes ordonnances : car tant s'en faut que le Vueille nier de n'y auoir point contrcuenu, que iefais gloire de les auoir defdaignées. Mais ie te fupphe, quand iauray obferué ce qu'il ordonne, quand ie me feray contrainte de Viure félon fa volonté, quelle giorieufe recom* penfe en dois-ie attendre ? Voila, dira- ton de moy, pour tout payemët de mes peines, voila h fille de toute la contrée la plus amoureufe. O beau & honorable tiltre pour vne fille bien née,&quidefire parler fa vie fans reproche! Ne m'appelles donc , ô Berger, deuant ce Throfne de qui ie ne veux reconnoiftre la puiffance, & de laquelle ie me déclare dés maintenant ennemie.

Que li tu veux que ie te refponde; allons tous deux deuant la Vertu ou la Raifon, & certes , ie penfe qu'à laquelle que tu te vueilles foufmettre, il ne faut point que nous allions que deuant cette grande Nymphe, qui 2, Part. ~ G

98 La II. Partie d'Astres! prend la peine d'efeouter nos différents. Ce

fera donc deuant cette Raifon 3 & cette Vertu, que îe refpondray à ce que tu as dit, qui, ce me femble, fe peut rapporter à trois poinfts; à fçauoir que îe te dois aimer, parce que tu m'as aimée, & que ie lay feeu ; parce qu'en ta maladie les faueurs que tu as receuës de moy, &: qui ont, dis-tu, efîé caufe de taguerifcn,m'y ont obligée ; & en fin parce que Thamyre m'a donnée a toy.

Mais, Madame, pour éclaircir toutes ces cho Ces , ne luy commanderez- vous pas qu'il me refponde,afin que par fa bouche vous tiriez la connoiiTance de la vérité? le te demande donc, Caiydon, au ec quel attrait la première fois que tu commenças de m aimer, donnay-ic nailfance à ton Amour ? tu ne refponds point. A ce mot voyant qu'il fe taifoit : Madame, dit- elle, s'adreiîant a laNymphe , commandez- luy , s'il vous plaift, qu'il me refponde. Et Leonide le luy ayant ordonné : Vous me faicles , dit-il , vne demande que vous pouuez aufli bien refoudre que moy : mais puis qua vous la voulez fçauoir de ma bouche , ie vous diray, que la faueurque ie receus de vous, ne fut autre que de vous laiifer voir a moy au fa- enfice qui fe fie le lïxiefme de la Lune. Eftois- ie la feule fille , adioufta Ceîidée, qui alliiby à ce facnfice , & toy le feul Berger du ha- meau qui y fuit? Toutes les Bergères du vil-

Livre devxiesme^ 99

3age, rcfpondit-il , & prefque tous les Ber- gers y eftoient. Et comment , répliqua la Bergère, fis-ie vne feule action particulière pour t'atnr<:r , de pour acquérir ton affection? Tant s'en faut , refpondit Calydon , & en cela vous deuez reconnoiitre que cette amour cil ordonnée du Ciel , & prefque deibnée entre nous ; vous ne tournaftes pas mefmes les yeux vers moy , & toutesfois aufli toit, que îe vousvey, ie vousaimay, comme for- cé par vne puiiîance intérieure , à laquelle il m'eftoit impoflible de refifter. Mais, peut- eftre , adioufta la Bergère , lors que ie re- connus d'eftre aimée, ie conferuay cette bon- ne volonté auec artifice , & fallay augmen- tant auec des faueurs. Il ne faut point, in- terrompit incontinent le Berger , que vous vous donniez cette gloire, mon arïeâion efl née , fans que vous y ayez rien rapportée, elle a continuée fans vous , & s'eft augmen- tée fans vous , j'entends fans que vous y ayez rien dauantage contribué, linon d'eftre vous-mefmes. Au contraire, dés la premiè- re fois que vous la reccnnoiiîrez, (car fans "vous l'anoir defccuuert auec mes paroles, iJay bien fçeu que vous y prifies garde,) quel mauuais vifage ne receus-ie point de vous ? & depuis quelle connoiffance de mau- uaife volonté ne m'auez- vous point donnée? de forte que fi véritablement, comme vous

9 s

ioo La II. partie d'Astre tl dites, ie fuis monftrc d'Amour, ie le fuis, pour» ce que ceft choie monftrueufe, quVn Amant puiife fi longuement conferuer fon affection parmy tant de rigueurs & d'occafions de hai- ne : car ie puis dire que iamais vne feule de vos actions n'a deu auoir autre nom pour mon re- gard queceluy de rigueur & de haine, fi ce n'eft en apparence, lors que durant ma mala- die vous me vinftes voir, afin de conferuer ma vie, mais auec vn cruel deffein de me faire vne autrefois mourir plus cruellement. Alors la Bergère contiuua de cette forte :

Vous oyez , grande & fage Nymphe , par la bouche mefme de Calydon, que s'il ma ai- mée ie n'y ay contribué du mien, finon d'eftre telle que ie fuis, 6c contre cela quel remède pouuois-ie inuenter ? Mais que me refpondra- t'il, fi maintenant deuant le throfhe dclaRai- fon'ieluy dis : Puis Berger, que îene confenty limais à tes recherches, pourquoy veux-tu que je participe à la peine &àla honte de l'erreur que tu as faicte': Celle que fans vengeance 1 ay foufferte îufques îcy de tes împortunitez, ne te doit elle lutfire ? tu m'as aimée, dis-tu , & pour cette amour ie t'en dois rendre vne autre: maisefeoute ce quelaRaifon te dit, tu as ai- me Celidée, Se en l'aimant tu l'as offenfée, de quelle autre recompenfe te doit-elle que la hai- ne f & îi eit vray, Berger, que ne voulant pren- dre de toy la vengeance qui euit eité raifonru^

Livre devxiesme* ioi

ble3 ie me contentay de te hair en mon ame 3 te pardonnant le ref te, pour l'amitié que Tha- mire te portoit. Que fi comme tu dis, l'ay fçeu ton amour par tes pleurs & ta maladie , ce ne- ftoit pas m obliger dauantageàt'aymer,mais à te hayr plus cruellement.

Et dy-moy, Calydon, puis queThamire a. tant pris de peine comme tu dis, de te faire bien înftruire, en quel lieu de la terre as tu ap- pris qu'il fuft bien feant a vne fille telle que ie fuis d aymer, &: de fouffrir d'eitre aymée ? Que fi cefte opinion n'eft en lieu du monde que parmy ceux qui tiennent le vice pour ver- tu, ne m'offenfes-tu pas infiniment 3 de re- chercher de moy ce qui ei'l contraire à mon deuoir ? Tu m'as aymée 5 dis-tu, par ce que tu ne ten es peu empefcher : Et mon amy3 quand ce feroit m'obliger que de m'aymer , quelle obligation te pour rois -je auoir fi tu fais ce que tu ne peux t'empefcher de faire ? Tu t'excufes enuers Thamire, de ce que tu m'aymes , en- cor qu'il ne le vueille pas, parce dis-tu que tu n'es pascoulpable de ce que tu fais par force; que fi ta penfes eftre exempt du blafme en er- rant par force, & comment penfes- tu efire di- gne de recompenfe, fi par force tu fais quelque chofe qui autrement meriteroit quelque reco- gnqiiTance ? ou déclare toy coulpable enuers Thamire, ou ceiTe de demander recompenfe de tcxnferuice forcé. Mais auiTi fi tu m'as aimée

G iij

ïoï La II. PARTIE d'astrel en defpit de moy, en fuis-ie puniffable? teri ay-ie prié, t'en ay-ie donné les occafîons ? Tu- dis que non. Cette amour m'a-elle rapporte quelque contentement ou quelque aduanta- ge? Et fuis-ie deuenuë plus belle, plus ver- tueufe, ou meilleure ? s'il ne m'en e/t reuenu quede la peine, ô Dieux.' &oùeftton iuge- ment,Calydon , de me demander recompen- fe au lieu dechaftiment? oupluftoft quelle efFronterie e(t la tienne , d'auoir la hardieffe deuant cette grande Nymphe de requérir des grâces & des loyers de moy, au lieu de deman- der pardon, & te repentir de tes fautes.

le voy bien que tu me veux dire que ie ne deuois te maintenir en erreur^ fi ie tenois pour telle l'amour que tu m'as portée, ny te donner des paroles, pour te retenir en vie, lors que ton mal eftoit preft à venger l'offenfe que tu m'auois raidie. Mais, Calydon , n auray-ie pas fuject de t'appeller ingrat, & méconnoilTans du bien que ie t ay fait, puis qu'outre la plainte &le reproche que tu m'en fais, tu le prends encore tout autrement que tu ne dois ? fut iamais le coulpablequi trouuaftfon iuge trop doux? fut iamais loffenfeur qui fe plaignit qu'au lieu de vengeance il ait receu des bien.- Eats & des courtoifier ? Quoy donc ? parce queie n'ay pas voulu ta mort,ie fuis coulpable de ta vie, parce qu'au lieu de me venger de tov, ïm ay eu pitié , & t ay fait des faueurs , tu

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maccufes, de me veux faire chaftier. Iugez, Madame, comme il a l'entendement bleflè5&" comme il prend la raifon a contre-poil. Mais ne te fafche point, Berger., ne m'aceufe, ny ne me loue de cette aclion : car îe n'en dois auoir louange ny blafme 3 puisque celle dont tu te plains fut vne de ces actions forcées que tu dis ne deuoir eftre,ny recompenfées, ny punies.

L'amitié que le portois à Thamyre,qui m'en auoit requife par toutes les plus obligeantes conjurations dont il fe pûft aduifer, en fut la caufe. Tufoufris, Calydon, de ce que fay dit que l'amitié que îe portois à Thamyre,m auok obligée a traitrer ainfi auec toy, parce qu'il te femble que celle qui peu auparauant s'eft dé- clarée fî forte ennemie d'Amour, ne deuroit pas auoiïer maintenant que l'Amour eut cette puiilance fur fon ame. Mais, Berger, tu te trompes, tu penfes qu'eftant ennemie d'A- mour, ie le fois touresfois de l'amitié y ou de cette verçu qui fait emmer les chofes comme elles doiuent eftre pnfes. I'ay ony dire, gran- de Nymphe, qu'on peut aimer en deux for- tes: l'vne eft félon la raifon, l'autre felcn le defir. Celle qui a pour fa reigle la raifon^on me l'a nommée aminé honnefte&vertueufe,& celle qui fe laiiTe emporter à fes deiîrs, Amour. Par la première , nous aimons nos parens5 noftre patrie, & en gênerai de en parnculier tous ceux en qui quelque vertu relirt: par l'an-

G inj

Ï04 La II. partie d'Astres] tre, ceux qui en font atteints font tranfporter comme dVnc fleure ardente , bc commettent tant de fautes , que le nom en eu aufll diffamé parmy les perfonnes d'honneur que l'autre eft eftimable & honorée. Or fauoùeray donc fans rougir, que Thamyre a efté aimé de moy: mais incontinent l'adioufteray pour fa vertu. Que Calydon me demande, comment îe puis difeerner deux fortes d'affection , puis qu'elles prennent quelquesfois l'habit l'vne de l'autre "< îe luy refpondray que la fage Cleonti- ne m'enfeignant comment fauois à viure parmy ,1e monde, me donna cette différence de ces deux affections : Ma fiileD dit- elle , l'aage qui par l'expérience ma fait connoiftre plu- iieurs chofes , m'a appris que la plus feure connoiffince procède des effech : ceft pour- quoy pour difeerner de quelle façon nous fommes aimées, ccnlîderons les aérions de ceux qui nous aiment: nous voyons quel- les foient déréglées & contraires à l^raifon , à la vertu,ou au deuoir, fuyons-les comme hon- teufes : fi au contraire nous les voyons modé- rées, &: n'outrepaffant point les limites de rhonefteté, &: du deuoir, cheriffons-les, & les eftimons comme vertueufes.

Voila, Berger, la leçon qui m'a fait corn noinrequeiedeuoïschenr l'affection de Tha- myre s tVfuyrla tienne: car quels effecls m'a produits celle de Calydon * Il ne faut point

Livre d'evxïesme! ïoÇ

les particularifer encore vnefois, puis-, Mada- me, qu'il ne les vous a point cachez. Des violences, des tranfports , &: des defefpoirs donc elle eft toute pleine 3 ne furent iamais, ce me femble, des effefts de la vertu. Que fi nous confiderons celle de Thamyre-, qu'y remarquerons -nous que la vertu mefme ? Quand a il commencé de m'aimer ? en vne faifon qu'il n'y auoit pas apparence que le vice l'y pûft conuier. Comment a-il con- tinué cette amitié? en forte que Thonnefteté ne s'en fçauroit offenfer. Mais enfin pour- quoy s'en eft-il defpoiiillé ?pour les confidera- tions qu'il vous a déduites luy mefme. Que fi en tout cela la raifon ne paroiû, voire fi elle ne parle par tout, ie m'en remets à voftre iu- gement, Madame. Tant y a que ces confide- rations me firent receuoir l'amitié de Thamy- re, ôcreietter celle de Calydon 3 &que cette amitié fans plus me contraignit de voir ce Berger quand il fut malade 5 de luy don- ner des paroles pour remède de fon mal 3 tant pour fatisfaire àThamyre , qu'àlacom- paffion naturelle que nous devions tous auoir les vns des autres. Que fi en aimant Tha- myre fay failly 3 & bien, Calydon, pour te fatisfaire ie l'auoùeray, & m'en repentiray, auec proteftation de n'aimer plus Thamyre, ny de retomber iamais en femblable faute, ipais que pour cela ie doiue efïre obligée à

ïoé L a 1 1. p a * t i e d'A st * e £

t'aimer , îene le crois pas : car ce feroit mecha- ftier dVn erreur en m'en faifant commettre vn autre encore pire.

Tu diras contre ma deffenfe , qu'ayant don- né toute puiiTance àThamyre fur moy5qui m'a par après remife en tes mains, il ne me doit élire permis de contredire a la difpofition qu'il en a faite. Mais efcoute la plaifante conclufion que tu fais : le te choifîs pour mon mary, donc l'ayant efté quelque temps tu me peux donner à vn autre. Il faut que tu fçaches, Calydon 3 quelaraifonpour laquelle k'donnay à. Tna- myre toute puiffance fur moy, fut parce que ie raimay5& l'aimay d'autant qu'il m'aima^ par ainfi s'il a quelque pouuoir fur moy , c'efc par- ce qu'il ma aimée : mais fi cen'eit que pour cette occasion 5 ne fçay-tu pas que la caufç neitant plus, l'effett n'y peut eftre ? fi bien que s'il ne m'aime plus, il n'a plus de pouuoir fur moy.

Mais', me diras-tu, il îurequ il continue de t'aimer , & que c'eft la raifon, & non pas fau- te d'amitié, qu'il fait qu'il te remet à vn au- tre, lete refpondray, Berger y que ie n'en croy rien, & toutesfois fi la raifon peut ce- la fur fon amitié , pourquoy trouuerras - tu effrange que cette mefme raifon ait autant de force fur la mienne ,6c m'empefche de le faire rEft>il raifonnable que faime ce que la nature §r la raifon me deffendent d'aimer ? La

Livre devxiesme; 107

nature me le deffend , qui dés l'heure que ie te vis me mit dans le cœur vne fi grande contra- riété , &: hayne fecrette que ie ne me pus em~ pefcher de defaprouuer tout ce que ie voyois qui te contentoit. Sois certain, Calydon , que ce n'efi: point pour te mefprifer ce que l'en dis3 mais feulement pour la vérité. le choiiiray toufiours pluftoft de repofer dans le tombeau, que de viure auec toy 3 non pas que ie ne re~ connoiffe bien que tu mérites vne meilleure fortune: mais parce que ie ne croy pas que la mienne (bit en ton amitié, &: que la nature me retire de toy auec tant de violence (1ms quel- que caufc.Or fi cela eft,comme ie ne te l'ay ia- mais caché,pour quel fuiet me peux-ru préten- dre titnncy puis que la nature me le deffend,'^ la raifon auftî qui ri eft ïamais contraire àlam- ture?Vy en repos3Calydoh5& fi tu ne m aimes point, ne vueille par ton opiniâtreté , rendre deux perfonnes mal-hcureufes : car enfin tu ne le ferois gueres moins que moy. E t fi tu m'ai- mes, contentes -toy de la peine que tu me donnes par ton amitié, fans vouloir me fur- charger d'vne autre infupportable, en me con- traignant de t'aimer. Et fois certain que Li- gnonpeut retourner à fa fource beaucoup plus aifément3que tu ne partnenduis à l'aminé de Celidée.

Or, Madame 3 voila-la refponfe que iepui faire aux mauuaiies rouons de Calydon . mais

ro8 La II. Partie d'Astol maintenant il me refte vn plus dangereux ennemy à combattre y & qui moppofebien des armes plus fortes, & m'offenfe auec des coups plus cuifans. C'eft de cet ingrat Thamyre dont ic parle : ce Thamyre qui véritablement a efté aimé de moy , & de qui i'ay creu d'eftre aimée autant que per- ionne le fçauroit eftre . Mais 3 helas / que me demande-il maintenant? peut - il croire en vie celle qu'il a remife entre les mains du plus cruel ennemy qu'elle euft ? Peut- il efperer encor quelque amitié de celle qu'il a fi indignement outragée? par quelle raifon me peut-il demander que ie l'aime? Eft-ce parce qu'il m'a aimée 3 ou que ie l'ay aimé? Cela, Madame, bon en ce temps-la 3 mais maintenant que de fa volonté il a cefTé de m'aimer , & que par force il m'a contrain- te de ne l'aimer plus, pourquoy me vient- il reprefenter le temps parTé, qui n'efl: plus, &: qui ne peut reuenir ? temps de qui lame- moire m'oblige plus à la hayne enuers luy3 que- non pas au defîr qu'il fuit encore, puis que ie reconnois maintenant qu'il le meri- toit Ci peu? le Fauoue, ie l'ay aimé : mais tout ainfi que me donnant à vn autre , il m'a montré par effeét qu'il ne m'aimoit plus : qu'il ne trouue pas effrange , puis que mon amitié procedoit de la Tienne , que ie n'en aye plus pour luy. Pourquoy a -il coupé

Livre devxiesme. 109

l'arbre donc il defiroit auoir le fruift? Il m'a fait plus d'outrage que ie ne luy en fais,puis qu'il a efté le premier offenfeur, &; toutes- fois l'en fuis fatisfaite, ie ne m'en plains pas, &: s'il m'en doit de retour, ie l'en quitte de bon cœur , &: qu'il ne me recherche plus d'vne chofe impofîlble. Qu'eft-ce qu'il vien t me demander? nefcait-il pas que tant que noftre amitié a efté mutuelle, l'ayeftéàluy, &: il a efté i moy , & en ce temps-la il a pu difpofer de moy par les loix de l'amitié, com- me d'vne chofe fïenne ? Que s'il m'a donnée à Calydon, par quelle raifen me peut il plus prétendre fienne 1 s'il a quelque affaire de moy,qu'il recoure à celuy a qui il m'a cédée, & s'il peut me r'auoir de luy , qu'il reuien- ne à la bonne heure, ie verray après ce que i'auray à faire : mais s'il l'en refufe , qu'il ne fe plaigne plus de moy, ny ne me deman- de plus l'amitié qu'il a quittée : mais que feu- lement il fe reflbuuienne de ne donner vne autresfois ce qu'il pen fera luy eftrenecefïaire. Il m'a facrfiée à ce qu'il dit , pour la fan de Calydon, montrant en cela qu'il l'auoit plus cher que moy. Et bien à la bonne heu- re,mais ne fe contente -il pas que fon fàcrifice ait efté receu , & que fon cher Calydon ait efté rappelle au tombeau ? Ou bien veut -il retirer ingrattement comme facrilege ce qu'il a voiié aux mânes de fon frère ? Oite,Tha-

no La II. partie d'Astrei myre, cette penfée de ton ame3le Ciel t'en pu" mroit , & ne faut que tu efperes , puis que l'ay efté offerte pour ie falut de Calydon, que je vueille ïamaisplus merabaifier aux hommes. Et à la venté , ayant efté fi mal traitté de celuy que l'eftimois plus que tous les hômes3ce feroïc vne grande imprudence de me remettre en- tre les mains de ecluy qui m'a fçeu fi mal con- duire. Quoy, Thamyre3 me voudrois-tu en- cor r'auoir, afindelauuerlavievne autresfois aquelqu'vndetesparensou amis :ne me re- cherches-tu maintenant que pour me confer- uerdenneiurquesàce que Calydon retombe malade : Contente-toy que la difpcfition que tu fis vne fois de moy, reduifit ma vie à tel ter- me, que fi tu délires mer'auoirpourle falut de ceux que tu chens plus que moy : tu dois eftrealleuréque ie délire auec plus de raifon mecenferuer a moy-me(me,pour me mainte- nir la vie que l'aime beaucoup plus que celle dVn autre à qui tu me veux donner. Mais ne fois pas glorieux de m'auoir reduitte à l'extré- mité domieparle : car fii'ay pleuré ton départ, icmeris3Thamyre:deton retour. Voila,dis-ie en nioy-mefmc3celiiy qui a fair fi peu de conte demen amitié, qu'il a plus aimé le contente- ment d'autruy que ma vie propre: le voila, ce libéral du bien d'autruy,qui regrette les larmes aux yeux j la prodigalité q»'il en a faite. Q Dieux : combien eftes-vous îulie^ puis qut

Livre devxiesme! m

ni'ayantveucorfenferparces deux Bergers,&: connoiffantmon innocence vous auez pris ma prote&ion, &m aucz Vengée par mes ennemis mefmes/ Quels defplaifirs ne reçoit point ce perfide , par celuy mefme à qui il m'a voulu donner î Et quelles peines ne reiTent point cet importun periecuteur de mon iepos,par celuy meime qui luy a donné tout le croie} qu'il pré- tend iiir moy, maintenant qu'il fe veut defdirc de cette impertinente donnation/Quine veut point en eux le bras de Tharamis , &: qui ne re- connoift en leur viel'effec~t de la vengeance di- uinePQue cette connoiiTance elt ii claire, comment dois-ie douter. Madame, querecon- noirîant le iugement que les Dieux en ont fait par la punition qu'ils leur ont ordonnée , vous ne ratifiez en terre maintenant par voftre fen- tence5ce que dans les Cieux ils ont deiia iugé fur ce différent?

Ainfî finit Celidée, & faifant vne grande rc- uerence a la Nymphe, donna connoiifance qu'elle ne vouloir parler dauantage : qui fut eau* fe queLconide commenda à -rhamyre de dire fes raifons , à quoy fatisfaifahnl commença de parler ainfî

ni La ILpartie d'Astreè RESPONSE ÔV BERGER

T H A M y R E.

f A Ce que ie vois, grande Nymphe ] il */"jLm5eft aduenu comme à celuy qui for- ge & trempe auec vne grande peine le fer qu'vn autre luy met après dans le cœur, car ayant efleué ce Berger &: cette Bergère auec tout le foing qu'il m'a efîé pofïîble 3 leur ayant apris, s'il faut dire ainfî, de parler & de viure parmy le monde , à quoy fe fer. uent-ils maintenant de ce que ie leur ay en- feigné, finon l'vn à me rauir le coeur ,& l'au- tre à me percer de tant d'offenfes , qu'il ne me refte nulle efperance de vie que celle que fat- tens de voftre fauorable iugement ? Et bien ie fuis la butte de l'ingratitude & de la mefeon- noilfance :mais encore que ces bleffures foient fenfibles 3 aime-ie mieux en eftre l'orTenfé que Toffenfeur, & voir en moy les coups de la main d'autruy,qu'en autruy ceux de la mien- ne, tant ie fuis eilcigné naturellement de cet erreur infâme 3 & ennemie de la focieté des hommes. Il aduiendra peut-eftre que recon- noiiTant la faute que vous commettez tous deux, vous en aurez du regret , & vous re- pentirez de l'outrage que ie reçois de vous en

efchange'

Livré bevxiesmé. nj

fcfchange des bons offices que vous aùouez* cTauoir receu de moy : Et lors ces paroles plei- nes d'artifices dont vous vous armez a ma rui- ne, feront employées aux iuftes reproches que ie vous deurois faire maintenant , fi ie ne vous aimoisencoresl'vn&: l'autre, & fi cette affedhon que ie vous porte, ne furrnontoit de beaucoup les iniures que vous me faites. Or fus 3 mes enfans , ie vous les pardonne, fay bien fupporté iufques icy vos ieunelTes,ie n'ay pas moins de force maintenant , ny moins volonté de les exeufer à l'aduenir : mais recon- hoiffez-lc , &mc connoiifez 5 auoiïez-le5&: di- tes que pour pardonner de grandes mefeon- noiflances3il ne falloit pas vne moindre amitié que la mienne.

le voy bien à Madame , que ie parle aux fourds, &" que ie confeille des rochers D qui nefeoutent point mes paroles , fi n'ay-ie pu m'empefeher auant que de venir aux raifons de donner cela à l'affection que ie leur por- te , afin d'eflfayer cette voye plus douce &: plus honorable pour eux , que celle de la contrainte de voftre iugement : mais puis qu'ils demeurent obftinez, vfcfls du fer &: du feu en leurs playes , puis que les deux remèdes y font mutiles.

Voicy donc les meilleures raifons queCaly- don allègue : Tu m'as donné Gelidée , & tu dîôis obligé de me la donner par laffcurarîse: 2. Part. "~~ H

ri4 La II. Partie d A s t r e e! que mon père a eue en toy, par l'amitié que ru m'a ï portée, & par 1'efpoir que tu as eu de m o- bliger a toy. Et tu m'offenfes dauantage de la vouloir retirer après m e l'auoir donnée , que fi tu me l'enfles refufée dés la première fois.C'eft, ce me femble, grande Nymphe, tout ce que ce Berger a voulu dire aucc vne fi grande abon- dance de paroles, & contre la raifon , & contre luv mefme,& contre moy.

Ingrat Berger , tu te veux preualoiràmon defaduantagedemabonté, de de la pitié que i ay eu de toy .Tu dis que ie t'ay donnéCelidée, & pourquoy te lay-ie donnée ? eftok-ce point que ie m' ennuyaiïe d'elle, ou ieu.ement pour fauorifer ton piaifir : Nullement, dis tu 3 mais pour te fauuer la vie: tu m'es donc obligé de la vie: & tfcft- tu pas bien ingrat de la vouloir ofter à celuy qui te l'a conieruée ? Que fi ie te 1 ay donnée pour te maintenir en vie5quel tore te fais-ie de te l'a demander maintenant que ie vois tavie aiTeuréerMais^diras-ru/nefuis gue- ry, c'a elle pour l'efperan :e que l'ay eue que Celidéemedemeureroit :Et qu importe-corn- me que tu ibis reuenu en (anréjpourueu que tu ne fois plus en danger ? La courtoifîe & la dif- cretion nous enfeignent, que quand nous nous femmes ferais en noftre neceflicé de ce qui eit ànosamis,nousleleur rendions auec des re- mercient ens. Tu es bien loin de cette courtoi- fie à: de cette diicretion, puisque t'ayant don-

Livre devxip.sme. itj

ïré Pefpcrancedes bonnes grâces de Celidée., & la fanté t'eftant reuenué par Ion moyen, maintenant tu la veux prétendre tienne , &: cherches par tes paroles d'en trouner des pré- textes pour couunr ton ingratitude.Mais peut- eftreildira3Madarne, que fi ie la retire..; il re- tombera aux mefmesaccidens,&: auxmefmes dangers de fa vie qu'il a tfié. Nullement) gran- de Nymphe, nous fanons veu par expérience : careitant affairé que Celidée ne fera ïamais fienne3 îleftbiendeuenu vn peu plus mélan- colie qu'il n'eftoit pas : mais on n'a point veu d'apparence qu'il fuit en danger de (a vie 5 de c'efl ce qui a caufé3que connoiilant qu'il ne s'a- giiïbitplusdefavie,mais de fon plaifir feule- ment) l'ay penfé que mon contentement me deuoit eftreauffi cher que le fien,&: que l'occa- fion eftant pafTée, pour laquelle ie luy auois ce- Celidée, ie pouuois la retirer fans i'offenfer. Mais foit ainfi qu'il y ait encore du danger pour luy, il y enaauffipourmoy , & de telle forte que la mort m' eft plus affeurée que la vie fi ie fuis priué de cette belle. Iugez, Madame , fi par toute forte de deuoir il n'eft pas obligé a faire autant pour moy que l'ay fait pour luy,s'il croit que i'ave deu luy remettre CelidéeD afin de luy fauuer la vie, àcaufe que fon père m'a aimé,&: me la recommandé à fa mort^pourquoy ne iu- ge-il qu'il eft obligé à me la remettre, mainte- nant qu'il s'agît de ma conferuation pour les

H -i|

Ù6 ÎI. PARTIE D'ASTREL

mefmesrefpe&s de l'amitié que fon père ma portée,potir la recommandation qu'il ma faite de luy. Puis qu'il n'y a point de doute que fi ce- la m'a pu obliger en fon endroit à quelque de- uoir, cette meimeconfideration le rend encor plus mon redeuable, ôî par ainfî fi l'amitié que iay porrécà Calydon m'a obligé d'auoir foing defavie,peut-il croire que pour nem'eftremé- connoilîantjilne foit obligé d'en auoir encor dauantage de la mienne ? Que fi comme il l'a- uouë,ielaluy ayremife, pour l'obliger à me rendre defemblables offices, foit en manecef- fité,foit quand ie les lui demandcray3pourquoy ne les fait-il à cette heure que ie l'en requiers, &: qu'il fçait bien ( l'ingrat qu'il efl ) que ie ne puis viure s'il me les refufe ? N'eft-il pas de mauuai- fe foy s'il me les nie?n'eft-il pas ingrat s'il ne me les rend 3 & n'eft-il pas indigne defe dire fils de celuy qui m'a tant aimé3puis qu'il croit que cet- te am itié m'a obligé à me pnuer de la choie du monde que iay eue la plus chère? &neme- rite-il pas que ie le defauoiie pour parent , puis qu'ilafipeuderefientimentdema mort qu'il voit toute certaine, voire ne le dois-ie pas nier mon amy3puis qu'en mon extrême neceflité ie ne reçois pas les offices que ie luy ay rendus : de bref ne le dois-ie pas tenir pourrie plus cruel ennemyqueie puilîe auoir, puis qu'il pour- c halle contre ration, ôcauectant de violence de me donner la mort >

JLlVRE DEVXlESMï." llj

Le fouuenir des ingratitudes , receuès des perfonnes qui nous font obligées, nous donne des defplaifirs tant infupportables, qu'il m'efï impoiïîble de refpondre au long à ce Berger qui m'a tant offenfé. le vous diray donc,Mada- me,en peu de mots, que fi pour lny auoir cédé Celidée 3 il m'eft obligé de la vie a ie luy quitte cette obligation, & veux bien qu'il ne m'en ait point 3 pourueu qu'il me quitte ma Bergère. Et pour montrer qu'il eft hors de tout dan- ger 3 il ne peut nier qu'il n'y ait plus d'vne Lune qu'il a eu le refus de Celidée. Elle luy a dit:Ienevousaimerayiamais3 elteluy a fait fçauoir que fa mère luy auoit promis de ne la marier iamais contre fa volonté , & en mefme temps luy a uiré que le Ciel & la terre fe raf- fembleroient pluftoft qu elle s'vnift d'affection auec luy : toutesfois vous le voyez, il ne vit pas feulement , mais tafche d ofler la vie à celuy qui la luy a conferuée.Que fi ie fuis affai- ré & luy auffij que Ce i Jée ne fera jamais fi en- ne: n'eft-ilpas le plus ingrat & mefconncif- fant homme du monde,de me vouloir ernpef- cher que ie ne l'obtienne ? Il n'y a plus d'efpe- rance pour luy, &pourquay ne veut-il point qu'il y en ait pour moy ?si\ délire qu'vn autre poiTedece bien pluftoft que moy, peut-on voir vne ingratitude femblable à la fienne ?& puis- leauoir tort de clore les yeux à toutes les con- fiderations qui nourroient eftre à fon aduanta

H hj

*i8 La IL partis d'Astree^ ge, puis qu'il en a fi peu ace qu il me doit î le luy ay donné ce qui eftoit à moy , & il ne me veut laiiTer ce qui n'eft a luy . le luy ay fauué la vie en me defpoiiillant de ce que i'auois de plus cher, 5c il me la veut rauir en me refufant ce qui ne futnvne fera iamais fien.MaiSvgrandeNym- phe, toutes ces difputes entre luy & moy font bien,<:emefemble, hors de propos:, puis que fon mal-heur 6c la trop grande amitié que ie luy ay portée, nous ofte à tous deux ce bien que nous nous refufons l'vn à l'autre. Quel droit y as-tu, Calydon, puis quelle ne t'aime point? nul autre, diras-tu, fiïion celuy de mon affection 3 6: du don que tu m'en as fait. Mais, Berger , comment y ,peux-tu prétendre pour ton affection, puis que tu vois affez qu'elle la re- fufe 6c la defdaigne î 5c comment pour le don quetuasreceudemoy, puis que ie ne t'ay pu remettre autre chofequela part que l'y auois? Or tout ce qui eftoit mien dependoit de fa vo- lonté, que fi cette volonté s'eft retirée de moy, quel puuuoir m'y refte-il ? Tu n'y as donc rien Berger, 6c n'y dois rien prétendre. Voyons maintenat quel eft le droit que i'y puis deman- der. O Dieux/ qu il feroit grand, s'il n'y auoit point eu de Calydon au monde : car vne ami- tié d'enfance,vn foin fi longuement continué, vne recherche fi pleine d'honnefteté, & depuis vne affection fi violente - 6c vne fi longue pof-. feffion de fes bonnes grâces ne rendroienr ma

Livre dt. vxiesme. 119

caufc que trop forte 3 fi Calydon n'cuft point cfté3 ou fi citant il eut cité fans yeux, ou ayant des yeux s'il les eut conduits comme la raifon luvordonnoit.

rauoiie5belleCelidée(&:ie l'auoîic les lar- mes aux ycux,& le regret au profond du cœur) fauoiie, dis-ie, que vous auez plus de raifon de vous plaindre de moy^que ny vos paroles D ny les miennes ne fçauroient reprefenter : le con- feife que iamais aminé ne recêutvn plus grand effort, que celuyque la vofire a fouffert de mon imprudence. Mais qui doit fupporter, voire vaincre les plus grandes dirnculteZ;lmon ccluy qui en a la force & le courage ? Et bien., k vous ay fort outragée , mais ne deuez-vous deuiai- gner cette offen fe,p ou r montrer que véritable- ment vous m'aimiez? Quelle preuuede voltre amour ne m'auez- vous autresfois promife ? Qu'elt-ce que vous ne m'auez point dit qu'elle furmontreroit \ le vous fomme maintenant de voltre parole 5 & fi vous vous en defdit- tes, &: que voltre iugement altéré par l'of- fenfe , ordonne autrement qu'à mon aduan- tage, l'appelle de vous à vous mcfmesjors que vous receurez les aduis de voitre A- mour, auflibicn que maintenant vous n'ef- coûtez que ceux du dépit. Et comment me vouliez vous rendre preuue de voltre bonne yolonté, fi quelque femblable occafibnnefe fuit offerte ? Quoy donc, tant que ie vous

H ijii

h6 La 1 1 p  rt i e d'A stIee! euiîeobligée par feruices, par affections &par routes ferres de deuoirs, vous eufiîez continué de m'aimerj appeliez -vous cela vne preuue d'affe&ion3oupluftoftn'eft-cepas vne recon- noiirance a obligation? Ilfalloitpour me ren- dre tefmoignage de voftre amitié» que ce fuit en vne occaiîon vous euiîiez fuiecr de me haïr :1a fortune à voulu que cette-cy fe foitpre- fentée^i'enayàlaverité du regrçt, mais puis qu elle eft auenuc,y a t'il apparence que vous ne lareceuiez pas, ou que vous puiffiez vous dedi- ïcdccë que vous m'auez tant de fois promis/* Quoy donc3 vous ferez peut-eftre de ces per- ibnnes3quilomg du péril fe vantêtdene crain- dre, &a la première rencontre de l'ennemy fe vont cacher fans reilftance ?Mais, direz -vous', comment efpcres-tu Thamyre.de receuoir les fruits que l'amour produit li imprudemment? pu en as couppé l'arbre, tu le deuois pour le moins conferuer & non le rendre vn tronc in- utile, fitufaifoisdefleuidetenpreualoir ? Ha belle Celidée!peimettez-moy de vous dire que mille pluftoft couppé ma vie que cette chère plante d'Amour, & que quand le l'eulle entre- pris il m'eufteftéimpôfïîble. Ettoutesfois foiç ainfi5quemon imprudence lait couppée, ne fçauez-vous pas que le Myrthe eft l'arbre d'A- meurjv pourquoy le voulez-vous changer en Çiprés ; Le Myrthe eft de cette nature;que plus a cil couppe , & plus il reiette de diuerfes

Livre devxiesme; ïix

branches. Que ie voye donc cet effedt en voftre ame , afin que ie croye que véritable- ment c'a efté vn arbre d'Amour , & non pas vnc plante funefte.

Mus ie veux que la faute que i'ay commife en vous quittant foit tres-grande,vous femble- t'il que mon erreur puiile vous donner per- mifllon d'en commettre vne femblable? Si vous le iugez ainfi, il n'y a point de doutc,que, comme en m'eiloignant devous3 vous prenez fuject de vous efloigner de moy; de mefme en retournant vers vous, ie ne vous conuie de vous en retourner vers moy 3 ou bien vous auouerez que vous n'auéz des yeux que pour les mauuais exemples , & demeurez aueugle pour les bons. Donc vous vous laifTerez plus emporter à l'offenfe qu'à la fatisfac~tion,&vous confentirez qu'auprès de vous le mal ait l'a- uantage par deffus le bien ? Cette refolution eft indigne de lame de Celidée3qui ne promet par fa veuë que toute douceur.

Mais vous dittes , que vous ayant donnée a Calydon3 fi i'ay affaire de vous, c'eft à luy à qui il faut que ie vous demande. Cette reiponfe me mettroit bien en peine pour le peu de bon- ne volonté que i'ay reconnue en ceBerger5fi ie ne vous auois ouy dire qu'il m'eftoit impof- fible de vous donner à luy. Or l'affaire eft par- uenuc en ce poin£t qu'il faut que vous foyez ou à luy ou à moy : que fi vous niez d'eftre

en La II. partie dAstree' mienne , à caufe de cette imprudente dona- tion, &bienCelidée, pour n'eftre à Thamy- re, vous ferez a Calydon: voyeziice change- ment vous eft plus agréable. Que fi au con- traire vous refufez d'eftre a Calydon, vous ne pouuez nier que vous ne foyez à moy, puis qu'ayant el^ mienne, & la donation que l'en auois fai&e n'ayant point eu d'effe&, toute forte dedroict ordonne que la çhofe donnée reuienne à fon premier poifeileur. Et vous dé- liez vous offenfer, comme il femble que vous faicles , de ce que le vous ay facnfiée pour la fonte de Calydon , puis que les Hoïhes que nous offrons aux Dieux , font toufiours les choies les plus entières de parfaiétes que nous ayons. Et ne penfez pas pour cela îe conti- nué' de vous aimer,queié fois iacriiege,ny que ie profane les chofes fain&es & facrées, puis que nous aimons bien les Dieux mefmes, voi- le c'eft le plus grand commandement qu'ils nous facent que de les aimer : que fi outre cette amitié, ie délire de vous poiTeder, ne croyez point que ie commette cffenfe,ny con- tre eux, ny contre vous, puisque nous na- tions rien qui ne foit a eux, 5: que dorefna- uant ie nevousaimeray pas feulement, mais vous adoreray aucc toute forte de dcuoir &' de fubmiflion. Et pour Dieu ne me demandez plus iniques à quand îevous regarderay, &fi cène fera point pour vous employer encores a

Livre devxïesmïb" 125

gucrifon de quelque autre : "car véritable- ment fï îe defire de vous r'auoir, c'eit bien pour le falut de quelqu vn3 mais pourceluy feulement de ceThamirequeCelidée a tant; aimé, qui auoiïant fa faute ne lavent plus pré- tendre fîenne par autre raifonque par celle de fon extrême afïecT:ion)& qui ne voulant entrer en autre îugement auec elle qu'en celuy de l'Amour, feiette à fes genoux 3 & protefte par tous les Dieux de n'en bouger iamais qu'il n'ait perdu la vie, ou recouuré le bon-heur encor aimé deCelidée.

A ce mot 3 il fe ietta en terre, & luy em- braflant les ïambes, luy arroufoit le giron auec fes larmes , dont prefque toute la compagnie fut efmeue, rrîefme Celidée pour ne luy en donner connoiffance , luy mettant vne main contre le vifage, tourna la tefte de l'autre cofté. Alors la Nymphe voyant qu'ils nevouloient rien dire dauantage fe leua, & tirant Paris , les Bergères, & Siluandre à part, leur demanda ce qu'il leur fembloït de ce différent. Les aduis furent diuers , les vns panchans d'vn codé, & les autres d'vn autre, : en fin toutes chofes ayans efté longuement débattues, après que chacun fe fut remis en fa place , elle prononça fon jugement de telle forte:

Î24 La IL partie ç'Astrei'

IVGEMENT DE LA NYMPHE

L 5 O N I D £.

TR o i s chofes fe prefentent à nos yeux* fur le différent de Celidée 5 Thamyre &: Calydon : la première/ Amour: la deuxiefme> le deuoir: & la dernière, l'offenfe. En la pre- mière nous; remarquons trois grandes arre- ftions? en "la. deuxiefme, trois grandes obli- gations: &en la dernière, trois grandes iniu- res. Celidée dés le berceau a aime Thamyre, Thamyre a aimé Celidée eftant des-ja auan- ce en aage, & Calydon Ta aimée dés fa îeu- nefTe. Celidée a eïté obligée a la vertueufe affection de Thamyre, Thamyre l'a efié à la mémoire du père de Calydon,& Calydon aux bons offices de Thamyre. Et en fin Celidée a cfté fort offenfée de Thamyre quand il la voulue remettre à Calydon , de Calydon na pas moins offenfe Thamyre & Celidée -, Tha- myre en luy refufant la mefme courtoriîe qu il auoitreceuë de luy, &: Celidée en la recher- chant contre fa volonté , &: luy faifant perdre celuy qu elle aimoit. Toutes ces chofes lon- guement débattues ce bien çonfiderées, nous auons connu que tout ainfi que les chofes que la nature produit, font toufîours plus par- faites que celles qui procèdent de fart : de

LlVKE DEVXÏESMÊ.' UJ

mcfme l'Amour qui vient par inclination, eft plus grande & plus eftimable que celles qui procèdent dudeffeinou de l'obligation. Da- uantage , les obligations que nous receuonsen noftre perfonne mefme, eftans plus grandes que celles que la confîderation d'autruy nous reprefente, il eft certain qu'vn bien-faict obli- ge plus que cette mémoire: &ren fin l'offenfe mellée auec l'ingratitude eft plus griefue que celle qui feulement nous offenfe, il n'y a per- fonne qui n'auoùe celuy-la eftre plus puniffa- ble, qui les commet toutes deux. Or nous connoiiTons que l'amour de Thamyre pro- cède d'inclination, puis qu'ordinairement cel- les qui font telles, font réciproques,^: qu aufTi aimant Celidée, il en a efté aimé : ce qui n eft pas aduenu a Calydcn , de qui l'infertile af- feclion n'a rien produit que de la peine & du mefpris. De plus, les bons offices que Calydon a receus de Thamyre, le rendant plus fon obli- gé que xhamirene le peut eftre, à la confîde- ration de lbn on;le : mais au contraire, l'offerne de Calydon entiers luy, eftant méfiée d'ingra- titude, eft beaucoup plus grande que celle que Calydon en reçoit, puis que Thamyre la peut prefque couurir du nom de vengeance ou de chaftiment. Ceftpourquoy, en premier lieu, nous ordonnons que l'amour de Calydon cède à l'amour d Thamyre. que l'obligation de Thamyre foit cftimée moindre que celle

Il6 LA IL PARTIE DÀSTREE."

de Calydon , & l'offenfe de Calydon plus grande que celle deThamyre. Et quant a ce qui concerne Thamire&Celidée, nous décla- rons que Celidée a plus d'obligation à Thamy- re3 mais que Thamyre l'a plus offenfée, d'au- tant qu'il l'a aimée auec tant d'honnefteté , & efleuée auec tant de foin, qu'elle ieroit ingrate, fi elle ne s'en tenoit obligée : mais l'offenfe qu'il luy a faicte n'a pas elle petite, lors qu'au dcfaduantage de fon affection, il a voulu fatis- faire aux obligations qu'il penfoit auoir à Ca- lydon. Et toutesfois, dautât qu'il n'y a offenfe qui ne foit vaincue par la perfonnequi aime bien: nous ordonnons, de i'aduis de tous ceux qui ont ouy auec nous ce différent, que l'a- mour de Celidée furmontera l'offenfe qu'elle a receude Thamyre, &que l'amour que Tha- myre luy portera à l'aduenir furpalTera en efchange celle que luy a porté Celidée îufques icy : car tel eft nofire îugement.

Tel fut le iugementdeLeonide,qui depuis fut fuiuy de tous trois, encor que le pauure Calydon en receut tant de déplaifir3que n'euft efté la connoiffance que depuis il eut du def- dain de Celidée, il n'y a point de doute qu'il ne l'eultpeufupporter: mais fon mal en cette occafion luy ferait de remède, lors que dvn îugementvnpeu plusfain3il peut confiderer quelle obligation il aueit à Thamyre,&: quelle çftoit ft folie, de vouloir eftre aimé par force

Livre devxiesmfJ 117

cb Celidée. Tcutcsfois cette confide ration n'eut guère de force en luy pour le com- mencement 3 parce que les premiers mou- uemens furent trop grands en luy, fc voyant tout a coup defeheu de fes efperances : ce que la Nymphe preuoyant bien, afin d'e- uiter les regrets & les pleurs de ce Berger, auili-toit qu elle eut prononcé les dernières paroles de fon rugement elle fe lcua, y eftant mefme conuiée par la muet qui s apprechoir, ne reftant gueres plus de îour qu'il luy en falloir pour le retirer chez fon oncle. Apres auoir donc faliié ces belles Bergères, elle &: Paris prièrent Siluandre de les conduire îuf- ques hors du bois de Bonlieu, craignant de ne fe pouuoir pas bien demefler de quelques fen tiers entrelarTez , parce qu'il eitoit trop tard, ne voulant permettre a ces honn elles Bergères de l'accompagner pour cette occa- lion. Elles fe feparerent donc de cette for- te, & peu après la Nymphe & Paris liccime- rent aulîi Siluandre , ayant paffé le Pont de la Bouter elle , &: continuant leur voyage, ar- riuercnt chez Âdamas qui eftoit preii afoup- per. Siluandre d'autre côfté reprenant ion chemin, laiiïaa main gauche Bonîieu, Tem- ple dédié alabonneDeeïTe, eu elle cil ieruie auec honneur & deuotion par les Veitales & charles fllies Druides, fous la charge de la vénérable Chrifante, ce pâflà dan? vn bois il

11S La II. partie d'Astree.' touffu, qu'encores que la Lune fuft des-ja le- uée , ôc qu'elle efclairaft, nepouuoit-il qua peine voir le chemin par il paiîoit. Il eiï vray que fes pènfées quelquesfois luy oftoient auflî bien la veuë que l'efpefleur des arbres, parcequetout rauyen la penfée de Diane, U ne voyoit pas mefme les chofes fur lefqueÛes fes yeux fe tournoient; Et de fortune, ayant choppé contre la racine dvn gros arbre, il reuint en luy-mefme , & voulant prendre le chemin de fon hameau , parce qu'il s'en eftoit vn peu deftourné, fans y penfer, il paruint en vn lieu du bois , les arbres pour eftre ra- res luy biffèrent voir la Lune. Elle auoit paffé le plein de quelques iours, & ne laiffoic toutes- fois d'efclairer, de forte que le Berger, ou- bliant tout autre deffein, fe ietta à genoux pour l'adorer , parce que la conformité des noms de Diane &: d'elle , luy commandoit d'aimer cet Aftre fur tous ceux qui paroif- foient dans les Cieux. L'ayant donc adorée, &fa Bergère en elle, il fe releua,& tenant les yeux hauiTez vers elle, il luy parla de cette forte:

SONNEt.

Livre devxiesm^ i£§

SONNET.

RAPP ORT DE DI ANE

A LA L V N E.

BE I. A$tre flamboyant , qui dans vn Ciel flerain EfcUire2de la Nuict le tôfagè effroyable, Ne vous ojfenjez point fi te vous dis jembla*

ble x^i 'la belle qui tient mon cœur dedans fa main.

Comme vous chafleme??t elle s arme le fein De tant de cruauté^ quelle en efl redoutable, Et quiconque la voit-, Acieon mif érable, Deuoréde deflrs va £ abritant en vain.

Tous les feux de la Nui Jt vous cèdent en lu* miere, Et des belle s, Di a ?ie efl touflours la première, Rien ne trompe vos coups , rien ri cuite fes

yeux*

Bref, vous vous reflflemblez>,non, elle efl plus cruelle, Carvn Enâimion vous fit lai (ferles deux, OHais nul Endimion ne fle lionne pour elle, 2. Fart. I

ijo La IL partie d'Astree.'

O Dieux / s'efcna-t'il alors, &quefera-ce donc de toy Siluandre , puis qu'il n'y a poinc d'Endimion pour elle? feroit-il pollible que la Nature qui s'efl: pleuë en cet ouurage , fi ïamais de tous ceux qui luy font fortis de la main , elle en a eu quelquvn d'agréable ? Eft-il pollible, dis-ie, quelle ait donné tant de beauté à cette Bergère , pour ne luy don- ner point d'Amour? Quoy donc? il n'y au- ra que les yeux qui loùyiTent d'vne chofe fi rare ? Et pourquoy ne permettent les Dieux que nos cœurs en reçoiuent les plus grands coups', nos cœurs aufli en refTentent le plus grand contentement? L ont-ils faicte libelle pour n eitre point aimée ? ou fi nous l'ai- mons,, l'ordonnent-ils feulement pour nous confirmer ? Ah : le voy bien qu'ils me refpon- dent que fi cette beauté a efté produite pour eftre aimée , cdl pour fa propre gloire &; pour le dommage de ceux qui l'aimeront comme moy. Cette penfée i'arrefta fi court, qu'en cédant de marcher , après l'auoir long temps roulée dans ion elpnt, il profera telles paroles :

Livre d e v x i e s m eJ 131

SONNET. X^V'IL N'Y A CONSID^

RATION QJV I LEMPESCHE

d'aimer fa Maiftrcffe.

MOn penfer, hé1, pourquoy me viens-tu figurer, Jguil ne faut que ie ï aime y & quelle e fi peur

vn mitre ? Si ce fi pour 'vn mortel-, ne peut-elle efirenofire* Et fi cefi pour vn Dieu ne lapuis-ie adorer?

Si cefi pour vn Mortel , qui feauroit me- furer, Entre tous les mortels, fon amour a ma fiame ? Et fi cefi pour vn Dieu , Ce peut-il voir vnc

ame , gui d'vn z>ele plus fainci lapuijfe reuerer?

Mais que nous vaut cela fi cette ame cruelle, Ne daigne regarder ceux qui meurent pour elle? H Amour ou laRaifon la forceront vn tour.

Enfin elle aimer a, puis que nul ne ï cuite, Jguefi cefi par Rai [on, gagnons-la par mérite $ Et fi, cefi par Amour, gagnons-la par Amour,

132 La II. partie d'Astre il

La Lune alors., comme fi c'euft elle pour le conmer a demeurer dauantage en celieu,fenv bla s'allumer dvne nouuelle clarté, & parce qu auant que de partir, il auoit mis fon trou- peau auec celuy de Diane , & qu'il s'aiîeuroît bien que courtoifie luy en feroit auoir le foin necelTaire, il fe refolut de paffer en ce lieu vne partie de la nuicl,fuiuant fa couftume : car bien fouucnt fe retirant de toute compagnie, pour le plaifîr qu'il auoit d'entretenir fesnou- uelles penfées 3 il ne fe donnoit garde que s'efrant le foir efgaré dans quelque vallon re- tiré , ou dans quelque bois folitaire, le îour le furprenoit aiiant que la volonté de dormir, rattachant ainfi le foir auec le matin par fes longues & amoureufes penfées. Se laiiTant donc à ce coup emporter ace mefme deffein, fuiuant fans plus le fentier, que fes pieds ren- contraient parhazard,il s'eiloigna tellement de fon chemin, qu'après auoir formé mille chimères 3 il fe trouua en fin dans le milieu du bois, fans fe reconnoiïtre. Et quoy qu'à tous les pas il choppaft prefque contre quelque cho- fe, fi ne fe pouuoit-il diflraire de fes agréables penfées. Tout ce qu'il voyok, & tout ce qui fe prefentoit deuant luy5 ne feruoit qu'à l'en- tretenir en cette imagination. Si, comme i'ay dit 5 il bronchoit contre quelque chofe : le trouue bien encores, difoit-il3 plus de ccn- tranetez à mes defirs. S'il oyoit trembler les

Livre devxiesm^ i^

fucilles des arbres, efmeues par quelque foufle de vent : O que ie tremble bien mieux de crainte, difoit ilD quand ie fuis près d'elle, & que ie luy veux dire les véritables pallions qu'elle penfe eitre feintes / Que s'il leuoic quelquesfois les yeux en haut 3 confiderant la la Lune, il s'efcnoit:

La Lune an Ciel , & ma 'Diane en terres.

Le lieu folitaire, le filence, & l'agréable lu- mière de cette nuift, euffent elle caufeque le Berger eut longuement continué , & fon pro- menoir, &le doux entretien de fes penfées, fans que s'eftant enfoncé clans le plus ripais du bois, il perdit en partie la clarté de la Lune qui eftoit empefehée par fes branches , & par- les fueilles des arbres, &: que reuenant en luy- mefme, voulant fortirde cet endroit incom- mode, il n'eut pas toil ictté les yeux d'vn cofté & d'autre pour choifir vn bon fentier, qu'il ouytquelqu'vn qui parloit auprès de luy. Encor qu'il s'entretint en ce lieu feparé de chacun pour eftre tout à luy-mefme, fi ne laiiTa-t'il d'auoir la curiofité de fçauoir qui eftoient ceux qui comme luy paflbient les nuicts fans dormir, s'aifeurant bien qu'il falloit que ce fuit quelqu'vn atteint de mefme mal qu'il eftok , faifant bien paroiftre en cela qu'il cft vray que chacun cherche fonfemblabk, de

I uj

134 La II. Partie d'Astree! que la curioiîté a principalement va tres- grandpouuoir en amour,; puis qu ayant vn fi . doux entretien que celuy.de fes penfées, pour leiqueiiesilmefprifoit toutes chofes^horfrms laveuë de Diane,il eftoit toutesfois content de les interrompre, pour apprendre des nouuelles de ceux qu'il ne connoiflbit point. Les quittant donc pour quelque temps , & donnant cela à fa cunofité3iî tourna fes pas du cofté il oyoit parler, ScfelaiiTant conduire par la voix à tra- ucrs les arbres & les ronces qui s'efpeiTiiïbient dauantage en celieù,ïl ne fe ruft auancé quinze ou vingt pas qu'il fe trouua dans le plus obfcur du bois allez près de deux ho m es, qu'il luy Rit impofîîble de reconnoiiîre, tant pour l'obfcu- rité du lieu, que pource qu'ils auoient le dos contre luy.il vid bien toutesfois à leurs habits, que i'vn efloit Druide , & l'autreBerger. Ils eltoient affis fous va arbre qui abreuuoit fes racines dans la claire onde dvne fontaine, de qui le doux murmure & la frefeheur les auoit conuiez à palier en ce lieu vne partie de la nuicc.Et lors que Siluandre eitoit plus defireux de les connoifax.il ouyt: quel'vn d'eux refpô- dit à l'autre de cette forte : Mais , mon père, c eu vne chofe effrange, 5c que îe ne puis affez admirer, que celle que vous me dktes de cette beauté, puis que felon voitre diicours , il fau- drait auoùer qu'il y en a d'autres beaucoup pïusfcarfeiftes que celle de maMaiitreiïe: ce

Livre devxiïsme." 13J

que ic ne puis croire fans l'offenfer infiniment. Car s'ilcftoit vray, il faudroic de mefme dire que la fîenne ne ferok pas accomplie, puis qu'on ne doit tenir pour telle la beauté qui en: moindre que quelque autre : crime,ce me fem- ble, de ieze Majefté , foit contre ma Mailtreffc, foit contre l'Amour. Il ouyt alors que le Drui- de luyrefpondoit:Monenfant,vousne deuez nullement douter de ce que ie vous dis , ny le croyant craindre d'offenfer fa beauté ny voftrc Amour, & ie m'afifeure que ie la vous feray en- tendre en peu de mots. Il faut donc que vous {cachiez que toute beauté procède de cette fou- ueraine bonté, que nous appelions Dieu Ar ^ue c'eftvn rayon qui s'eilance de luy fur toutes les chofes créées: Et comme le Soleil que nous voyons, efclaire l'air , l'eau &: la terre d'vn mefme rayon , ce Soleil Eternel embellit atifll l'entendement Angélique, l'ame raifonnable, &fa matière: mais comme la clarté du Soleil paroilt plus belle en l'air qu'en l'eau, &en leau qu'en la terre, de mefme celle de Dieu eft bien plus belle en l'entendement Angéli- que qu'en l'ame raifonnable, & en l'ame qu'en la matière. AufTi difons-nous qu'au premier il a mis les Idées, au fécond les raifons, &au dernier les formes.

Il vouloir continuer lorsque leBerger l'in- terrompit de cette forte: Vous vous cfleuez vn peu trop haut, mon pere,& ne regardez pas

I iiij

jjj£ La II. partie d'Astreï;' à qui vous parlez : i'ay l'efprit trop pefant pour voler a la hauteur de voftre difcours: toutes- fois . vous me fai&es entendre, que c'eft que l'entendement, que i'ame5&: que la matière dont vous parlez peut-eftrey pourrois-ie com- prendre quelque chofe. Mon enfant ,adioufta leDruide, les rntendemens Angéliques, font ces pures intelligences, qui par laveuë qu'ils ont de cette fouueraine beauté, font embellies des Idées de toutes chofes: l'ame raifonnable eft celle par qui les hommes font différents des brutes, & c'eft elle-mefme, qui par le difcours nous fait paruenir à la connoiffancë d^ chofes , &: qui à cette occafion s'appelle, raifonnable. La matière eft ce qui tombe fous les fens 5 qui s'embellit par les diuerfes formes que ion luy donne, 6c par vous pouuez ju- ger, que celle que vous aimez peut bien auoir en perfection les deux dernières beautez que nous nommons corporelle & raifonnable , & que toutesfois nous pouuons dire fans l'offen- fer, qu'il y en a d'autres plus grandes que la iienne. Ce que vous entendrez mieux par la comparaifon des vafes pleins d'eau : car tout ainfi que les grands en contiennent dauan- tage que les petits , & que les petits ne laifTent d'eftre aufTi pleins que les plus grands , de mefme faut-il dire des chofes capables de recc- uoir la beauté: car il y a des u.bf tances qui pour leur perfection en doiuent receuoir félon leur

Livre devxiesme.' 137

nature beaucoup plus que d'autres, qui tou- tesfois ne fe peuuent dire imparfaites, ayant; autant de perfecton, qu'elles en peuuent rc- ceuoir:& c'eft de celles -cy que fera voftrc maiftreffe, que fans offenfe vous pouuez di- re parfaiéte, & auoiier moindre que ces pu- res intelligences dont ie vous ay parlé. Que fi toutesfbis vous ne vous laifliez emporter aux folles affections de la ieunefîe impru- dente 3 faifant peu de conte de cette beauté que vous voyez en fon vifage, vous mettriez toute voftre affection en celle de fon efprit, qui vous rendrait aulïï content & fatisfait que 1 autre iufques icy vous a donné d'occafions d'ennuy , de peut - eftre de defefpoir. Il y a long- temps 5 refpondit le Berger, quei'ay oiiy difeourir fur ce fuiet , mais les defplai- firs que l'ay foufferts m'en auoient oflé la mémoire.

le me fouuiens à cette heure qu'il y auoit vn de vos Druydes qui tafchoit de prouuer qu'il n'y auoit que- l'efprit, laveiie 3 &: l'oiiyequi deuflent auoir part en l'Amour, d'autant, difoit-il D que l'Amour n'eft qu vn deiîr de Beauté, & y ayant trois fortes de beauté , celle qui tombe foubs la veiie de laquelle il faut tarifer le rugement à l'œil, celle qui cil la harmonie, dont l'oreille eft fulement capa- ble., &: celle enfin qui eft en la raifon , que l'efprit feul peut diicerner : il s'enfuie que ic^

i;8 La II. partie d'Astre e[ yeux, les oreilles, & les efprits feuls en doi- uent auoir la îoiiiiTance . Que fi quelques autres fencimens s'y veulent meiler', ils ref- femblent à ces errrontez qui viennent aux nopees fans y eftre comnez. Ha, mon enfant / adioufia l'autre , que ce Druyde vous appre- noit vne doctrine entendue peut-eftre de plu- fieurs5 mais fuiuie fans doute de peu de per- ibnnes. Et c'eit pourquoy il ne faut point trouuer effranges les ennuis & les infortu- nes qui arnuent parmy ceux qui aiment : car Amour 5 qui véritablement eft le plus grand &: le plus faint de tous les Dieux 3 fe voyant ofFenfé en tant de fortes, par ceux qui fedifentdesfiens., &nepouuant fupporter les iniures qu'ils luy font, foit en contreuenant à Ces ordonnances , foit en profanant fa pureté^ les chaihe prefque ordinairement , afin de leur faire reconnoiitre leur faute: car toutes ces la- loufies.tous ces defdains3tous ces rapports tou- tes ces querelles, toutes ces infidelitez ,& bref tous ces defnoikmens d'amitié, que penfez- vous, mon enfantjque ce foient que punitions de ce grand Dieu ? Que fi nos deiirs ne s'eilcn- d oient point au delà du difeours , de la veiïe3& de l'oùycpourquoy ferions-nous ialoux?pour- quoy defdaignez : pourquoy douteux? pour- quoy ennemisrpourquoy crahisr& enfin pour- quoy ceffenons-nous d'aimer &: d'eftre a;mez, puis que la polTeiTion que quelque au ti e peur-

Livre d evxiesmeî __ *3Îî roît auoir de ces chofes n'en rendroit pas moin^ drenoftre bon-heur?

Alors Siluandre oiiit3qu auec vn grand fouf- pir, le Berger l'interrompit ainfi :Helasi mon pere,que voltre difcours femble eftre véritable pour tous ceux qui aiment iînon pour moy-.car mon amitié a efté tant honnefte,qu'il n'y a cha- fte Veftale qui s'en fut pu offenfer , & quand l'Amour feroit le plus feuere iuge de tous les Dieux, fi fuis-ie tres-affeuré qu'il ne fçau- roit trouuer fuiet de reprendre mon affe- ction, & toutesfois quel Amant a iamaisefté plus rigoureusement traiôté que ie fuis? Mon enfant, dit-il, il y a plufieurs chofes qui font différents effe&s félon les fuie&s qu'elles ren- contrent: Et la règle qui eft droifte , n'eft pas feulement pour tirer vne ligne fembla- ble, mais bien fouuent pour faire connoiftre ce qui ri'eft pasdroidt. Les defaftres aufli que Vous reffentez, cncores qu'en d'autres on les doiue appeller punitions , en vous toutes- fois, nous les nommerons des tefmoigna- ges, & des efpreuues d'Amour & de vertu: qui enfin reiïiïiront de telle iorte à voftre aduantage, que vous pourrez dire auec rai-, fon, que vous rf enfliez efté affez heureux, vous n'euflkz efté trop mal-heureux. Et ce- pendant fo.yez certain que voftre Maiftreffe n'eft pas à fe repentir de fa faute, cv du tort quelle vous a fait,

140 II. Partie d'Astreï"

A ce mot-' parce qu'il eftoit défia tardai fêle- ua pour s'en aller , & prit le Berger par la main, quilefuiuant5luy refpondit: le vous fupphe, mon père, & vous coniure par toute l'amitié que vous me portez, de ne me direiamais plus quemamaiitreife ait failly , ny moins qu'elle m'ait fait quelque tort : car outre que cela ne peut eiîre,puis qu'elle a le pouuoir de difpofer plusabfolument de moy que moy mefmes,en- cores ofFenfez-vous la plus parfaite perfonne queiarmislaNatureak produite, & me def- obligezplus pat telles paroles que ne me peut eftre agréable faiTiftance que îe reçoy de vous enl'eftatoùiefuis.

Siluandre qui efcoutoit attentiuement leur difcours, àc confîderoit le plus particulier emét qu'il luy eitoit poflible leurs actions, ne peut toutesfoislesreconnoiftre empefché de l'obf- curite du lieu, qui encores, qu'efclairé de quel- ques rayons deLune,demeuroit fombre pour l'efpeifeur des arbres de la fontaine. Et quoy qu'il luy femblaft bien de reconnoiftre leDruy- de^ fi ne s'en pouuoit-il affeurer, le voyant feu- lement par derrière; pour le Berger, il le mef- connoiiîbk tout a fait-, bien qu'il euft quelque même ire d'au oirotiv autresfois vne femblable voix. Cette incertitude donc fut caufe qu'il les. luiuit, efperant que la clarté de la Lune les luy fcrôit reconnoiftre hors du bois : mais parce qu'il s'en tenoit efloigné, pour n'eftre apperceu

Livre devxiesml 141

cTeux3il nefe prit garde qiril les perdit entre les arbres3& ne fçeut depuis deuiner qu'ils efloient deuenus : dequoy fort ennuyé, il ne ceffa de les chercher j que la plus grande partie delanuicT: ne fuft efcoulée. Le trauail &: le fommeil enfin le contraignirent de choifir Milieu pour repo- fer : ne fçachant bonnement par s'en re- tourner en fon hameau.

I

*43

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TROISIESME LIVRE

DE LA SECONDE^

Partie d'Astre e.

\Œfâ Or s que Siluandre s'endormit ;

^^ la nuid eftoit défia tant auancée, qu'il ne s'efueilla que le Soleil ne 5 fuft fort haut : Et au contraire 3 le Berger , quilanuiclauoit difcouru auec le Druy de 3 fut auiïi matineux que l'Aurore : Et parce que le lieu de fa demeure eftoit près déjà, de fortune fe promenant félon fa couftume3ii apperceut Siluandre endormy 3 & defïreux de ie connoiftre ( parce que depuis plus d'vnmois qu'il faifoitfeiouren ce lieu , il n'y auoit ren- contré Bercer de fa connoiiTance) il s'appro- cha doucement de luy : mais il n'eait point pluftoft îetté l'œil defïùs, qu'il le reconnut pour l'vn de fes plus grands amis 3 telle con- noiiTance luy filt venir les larmes aux yeux pour le fouuenjr de fa vie pailee : &: fe reti-

14? La II. partie d'Astree! rant quelques pas en arrière, &: fe couuranc dVn gros arbre pour rieftre apperceu de luy, de bonne fortune il s efueilloit, il le coniîdera quelque temps fort attentiuement,&: dit enfin dyne voix affez baffe. Très-cher amy, & très- fidelle compagnon Siluandre,que ta rencontre m'apporte de plaifir & d'ennuy / car noftre amitié ne veut pas que la trifteffe ie vis5 m'empefche de mereiîoiiir en te voyant: Si toutesfois cette veùe me remet en la mémoire, Theureufe vie que l'ay patTée depuis que l'eus ta connoiffance 3 iufques à la cruelle fenten- ce que ma Bergère prononça contre moy. Sentence dont ie ne puis me reffouuemr, que plein de regret ie n'appelle la mort à mon fecours , efprouuant bien véritable ce que l'on dit, qu'il n'y a rien de miferable que celuy qui perd le bon-heur poffcdé.Mais qui pourroit fans larmes auoir la mémoire de. ma félicité paffee , Se la veùe de ma mi- fax prefente ? A ce mot il fe teut , Se croi- fant les bras fe retira encores deux ou trois pas 3 parce qu'il le vit remuer, Se en mefme temps fe tourner d'vn cofté fus l'autre , di- fant affez haut: Ah /belle Bergère, comment cruellement traictcz- vous ce pauure Berger? L'eftranger connut bien qu'il dormoit, mais ne (cachant de quel Berger il vouloit parler, il s'approcha de luy, Se luy regardant le vi- fage, le viî tout couuert de pleurs, qui trou-

uoient

Livre troi'siesme. 14^

woient paffages fous les paupières , quoy qu'el- les fuffent cloies. Il iugea lors que c'eftoit de luy mefme de qui il entendoit parler 5 ce qu'il trouuaforteftrange, fereffouuenantque fon humeur auoic toufiours efté fi contraire à l'Amour, qu'outre le furnom d Inconnu, on le nommoit bien fouuentle Berger fans affe- ction : mais confiderant la force qu'vne beauté peut auoir , il creut enfin qu'il n'auoit non plus efté exempt desbleflures d'Amour que les au- tres Bergers de fon aage: Et fe confirma da- uantage en cette opinion 3 fe reflbuuenant de ce qu'on luy au oit dit de la gageure de luy de de Phillis. Cette confideration luy fit dire en le regardant: Ah.' Siluandre 3 que tu es à cette heure peu capable de confeiller autruy, puis que tu es auiîi neceflîteiiXja ce que ie vois, de bon confeil.qne nul autre :pour l'amitié que ieteporte,iefupplie Amour qu'il te foitplus pitoyable qu'il ne m'a point efté 3 &: qu'il don- ne à tafortune vn tour plus heureux qua la mienne. A ce mot fe reculant doucement, il fe retira au lieu de fa demeure : mais il ne fe fut pluftoftaflisfurleborddefon lidt,< que reue- nantàpenferàla rencontre qu'il auoit fai&e, il fe reprefenta l'amitié que Siluandre luy auoit toufiours portée, 'la grande familiarité qui auoit efté entr'eux, & comme la fortune le luy auoit amené le premier en ce lieu. Eft- ce point , difoit-il 3 pour donner commen- *.Part. K

146 LaII.Partie dAsîrjee.' cernent à vue plus douce vie, & qu'elle foit déformais laffe de me tràuaillcr : Cela ne peut-efire , difoit-il, puis que rien ne me fçau- roit rendre moins miferabie que îe fuis, fi- non la feule mort, & qu'il y a plus de for- tes de peines que de puiflance pour les fup- porter. Seroit-ce point peut-eftre, que le Ciel preuoyant la fin de mes îours ait con- duit vers moy Siluandre, l'vn de mes plus grands amis, pour en fon nom & de tous les autres me venir dire le dernier adieu \ Cette penfée le retint quelque temps, enfin elle fut caufe de le faire relîoudre à chofe qu'il n'euft îa- mais penfé, qui eitoit d'eferire à (a MaiftreiTc, parce que le rigoureux commandement qu el- le luy auoit fut en le bannififant de fa prefence, luy en oftoit la hardi elle : mais penfant alftu- rément que fes iours eftoient près de leur fin.il iugea a eitre obligé de ne partir point de cette vie, fans prendre congé d'elle en quelque for- te. Il prend donc la plume, il efent de raye plu- fieurs fois la mefme chofe, approuue ce qui au- parauant il a defapprouué, &; enfin luy eferit ce que cent fois il auoit effacé,& après auoir plié la lettre, met au deiTus ^^AUplm belle ey plus ai- mée Bergère dePvmuers. Etreprenantle che- min par il efïoit venu, retourne il auoit laitfe Siluandre, & Rapprochant doucement de luy, auant que de luy mettre cette lettre en la main 3 la baifant deux ou trois fois : Ha! trop

Livre troisiisme^ 147

heureux papier, dit-il , fi ton bon-heur te porte entre les mains de celle de qui dépend tout mon contentement , touche luy fi viuementle cceur,que fi la compaflion n'ypeut trouuer pla- ce, le fouuenir du paffé, & le tefmoignage de la miferabie vie que îe fay , la contraignent de croire , qu'encores quelle foit entièrement changée enuers moy, toutesfois mon affection ne le fera iamais enuers elle. Et toy. Siluandre, dit-il , fe tournant vers fon amy , &: la luy met- tant dans la main, fi ton Amour te permet d'a- uoir encordes yeux pour voir la beauté de celle à qui ce papier s'addreffe, donne le luy, Ber- ger D îetefupplie, & fay ce bon office à ton amy , comme le dernier qu'il efpere ïamais ' receuoir , ny de toy, ny d'autre. Il difoit cela fur l'opinion qu'il auoit de ne pouuoir longue- ment continuer fa vie de cette forte. Ainfi fe partit ce Berger, tant affligé qu'il s'en alla les bras pliez fvn dans l'autre, & les yeux con- tre terre, îufques en fa demeure, &: très à pro- pos pour n'eftre apperceu de Siluandre, qui s'efueilla en mefme temps. Et parce que le Soleil eftoit défia fort haut, il regardoit de quel cofté il prendroit fon chemin pour s'en retourner, lors que frottant fes yeux pour en chaffer entièrement le fommeil , il y por- ta la main , le Berger luy auoit mis la lettre. Son eftonnement fut grand, lors qu'il la vît, mais beaucoup plus; quand il leutà qui elle

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148 La 1 1. V A R T I E D'AsTREt

s'addreifoit. Dors-ie3 difoit-il., ou fi ie veiller cil-cc en fonge ou en efreét que ie vois cette lettre r & lors la confiderant3 ie ne dors point, continuoit-il 3 il eft tout certain que ie veille 3 &; que ie tiens en la main vne lettre qui s'ad- dreffe a la plus belle & plus aimée Bergère de l'Vniuers. Mais ie ne dors point 3 pour- quoynefçay-ie quime l'a donnée > L'auois-ie quand ie me fuis endormy \ ie ne l'auois point, & faut de neceffité que' durant mon fom- meil quelquVn me Tait mife dans la main. Et cela pourroit bien eftre , car qui eft celuy d'entre tous les Dieux qui n'a point aimé les beautezdela terrer1 Amour mefme3 qui eft celuy qui bleffe les autres , n'en a pas elle exempt: De forte qu'il femble qu'ils iugent nos Bergères plus belles que leurs DeelTes. Et pourquoy ne croiray - ie pas que quelqu'vn des immortels, ou quelque Faune &dcmy- Dieu ayant veu cette belle Diane n'en foit deuenu amoureux/' 6c lorsfe taifant & ren- trant vn peu en luy-mefme : Mais que vay- ie recherchant, diibit-il3 qui luy a eferit cette lettre: vovonsla: fans doute elle nous le fera mieux fçauoir que tout autre: &: dcfpliantle papier 5 il la leut du commencement mfqu a la fin :& lors qu il y trouuoit quelque chofe femblabîe, a ce qu'autres fois il auoit penfc ( comme bien fouuent diuerfes perfonnes tombent en vnmefmefujet 3 fur vne mefme

Livre troisiesme. 149

conception) il y mcttoit la pointe du doigt derTus ,'& entrouuant vnc autre il ie marqiioit de mefme: mais quand il leutà la fin de la lettre, le plus infortuné comme le plus fidelle de vos feruiteurs. O S s'eferia-t il , il n'en faut plus douter , ç eft rnoy fans doute qui ay fait cette lettre : &c faut par neceffité que le dé- mon qui a foucy de ma vie , ayant \tù les penfées de mon ame les ait efcnttes en ce papier, afin de les faire voir à Diane. Et de fait il n y a point de beauté qui puifle caufer de fi violentes pafîions que celles que 1 e lis icy , fi ce n cft celle dema maiftreffe : & il n'y a point d'Amant qui foit capable de conceuoir tant d'affection , ce n'eft Siluandre fde forte qu'il ne faut plus mettre en doute, que cette lettre s addreiTant à la plus belle & plus aimée Ber- gère de l'vniuers ie ne la doiue donner à Dia- ne: & qu'eftant eferitte par le plus fidelle & plus infortuné Amant, ce ne foit par Siluan- dre, infortuné; d'autant qu'il aime la plus belle Bergère de l'vniuers, & que cette Ber- gère s'eft rencontrée la moins fenfible à l'A- mour de toutes celle qui doiuent eftre aimées. Siluandre s'alloitains perfuadant que cette let- tre s'addreflbit à Diane, & defirant qu'elle vid de quelle forte il eftoit traitté , après auoir re- mercié fon fauorable démon, duquel il pen- foit auoir receu ce bon office , il prit le ch m in qui luyfembla le plus court pour retourner en

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r JO L A I I. P A P. T I £ D'A S T R E E.'

ion hameau, auecdeffeinquefien y allant il nerencontroit Diane , il fe mettroit en quefte d'elle aufii-toit qu'il auroit difné . Et de fait ne l'ayant point trouuée, fe defpefchant le plus promptement qu'il pût du repas, il fortit fon trouppeaude l'eftable qui l'appelloit comme ayant trop attendu, 6c prit le fentier qui con- duifoità la fontaine des Sicomores, efperant d'apprédre la de fes nouuelles.En quoy il ne fut point deceu : car efîât arnué à l'entrée de la gra- de prairie qui la touche, &: eftendant la veùe de tous coftezjil luy fembla de la voir auec Aftrée, affife à l'ombre de quelques bluffons. Amour le rendit incontinent deiireux d'oiiyr leurs dif- cours, fans eftre apperceujuy fe m blant qu'elles eitoient fort attentiues à leur ouurage. Et pour venir à bout de fon deffein, fe remettant dans le bois d'où il fortoit , il alla fuiuant les arbres îufques près du lieu elles cftoient fi dou- cement, que fans élire apperceu il pouuoit oiiyr tout ce qu'elles difoient, ayant laiffé fon trouppeau vn peu derrière dans les bois,fous la garde de fes chiens. En ce mefme temps Aftrée parloit de cette forte à Diane. C'eft fins doute que Phyliis ne mérite pas que vous preniez cette peine, &: moins encores de porter ces beaux cheueux. Et faut que iauoiie que le me feris en quelque forte tou- chée de ialoufie, quoy que ie naye point fait de gageure auec elle, comme Siluandre: car

Livre troisiïsme r^i

ie ne voudrais pas qu'elle ny pcrfbnnc du monde euft meilleure parc en vos bonnes grâces que moy. Belle Ailréc,refpcndit Diane, c'eft moy qui dois defirer de vous la fàlieur de voftrc amitié , ce que Je fa y de telle forte 3 que ie ne cederay iamais à perfonne en cette vo- lonté, non pas mefme à cette Phyllis dont vous parlez, & qui me donnera t bien plus de fuict de ialouiie, fi ie neconnoilTois qu'il eft bien raifonnable, que mon affeétiôn vous foit connue autant que la iienne , auant que vous m'aimiez autant que vous l'affection- nez. Ma fœur , luy répliqua Aftrée, vos mé- rites furpaffent de tant tous les autres 3 qu'ils ne vous rendent point fubiecte pour eilre aimée à la loy commune. Et toutesfois,ref- pondit Diane 3 combien m'a t'il fallu demeu- rer auprès de vous3 auant que d'auoir obte- nu ce bon-heur ? Fauoue, dit Aftrée 3 que fay elle aueugle de vous auoir veucD & ne vous auoir particulièrement aimée iufques îcy, il faut confelTer que nous ne fommes point maiftreiTes de nos volontez,màis quelque plus haute puiffance qui en difpofe comme il luy plaift. Diane en foufriant & baiffant douce- ment les yeux , luy refpondit : Vos paroles., ma fœur ,me feraient rougir , fi ie n'eftois du tout à vous: mais cette volonté qui me rend telle, me les fait receuoir pour des faueurs5 encores que venant de quelque autre ie les deuffe tenir

K inj

I) 2 L A 1 1. P A R T I E D'A ST\EE.'

pour des mocqueries. Vous offenfefiez, dit incontinent Ailrée , & l'amitié que ie vous porte , & celle que vous m'auez promife. •/;Vefi,adioui1:a Diane , trop fain&e & trop facrée pour l'offenfcr , & par ainiî ie croira y pour vous obeyr& pour mon contentement, que ce font des louanges que toutesfois ie n'a- uoùeray iamais procéder de venté, mais de l'amitié que vous me portez, qui fait voiries chofes beaucoup plus grandes que véritable- ment elles ne font, ainiî que le verre mis dé- liant les yeux. Si vous ne me voulez tenir ,luy refpondit Aftrée , pour perfonne de peu de iugement, croyez que c'efl: & vérité &: ami- tié. LVne ou l'autre , adioufta Diane , ne peut me contenter infiniment : car quant à la venté ie l'efume , &: pour voftre amitié ie la defire par deffus toute chofe. Et à ces mors, ouurant les bras l'vne Se l'autre, &fe les îettant au col, s'embraiîerenc&baiferent auec vne fi entière affection, que Siluandre qui les voyoit , defira plufieurs fois d'eftre Afirée , pour receuoir telles faueurs , au nom de qui que ce fuit. Apres elles fe r'afîirent , & fe remettant à l'ouurage qu'elles auoient laiiTé, il luy fembîa qu'elles le nommoient. Cela fut caufe que pour le mieux efeouter, il s'approcha dauantage d'elles, S^palTantlaveue entre les fueilles & les branches du buifïbn, il vid que fa Maiflreflè faifoitvn braffcletde fes cheueux:

Livre troisiesme. 153

qu il reconnut aifément, tant pour ce qu'il en auoit ouy dire àAftrée,que d'autant qu'il n'y auoit Bergère fur les riucs de Lignon , qui leseult femblables. Et Ion qu'il commençoit d'eftre îaloux que quelque autre les portait que luy, luy femblant que fa feule affection les pouuoit mériter, îicuyt qu'Aftrée difoit: Sil- uandre ne fera pas fans îaloufie quand il verra ion ennemie plus fauonfec que luy. le crois, refpondit Diane, que ce n'a eité qu'a cette in- tention qu'elle me les a demandez. le le penfe aufïï, .adiouftaAftrée? mais vous faictes tore au Berger, &: fîvous fauonfez l'vn plus que l'autre , vous manquez à voflre parole, ayant promis le contraire. Ny leur gageure, répliqua Diane, ny F aduantage que ie fais aPhiilis ne font pas de grande importance, outre que le Berger ne m'en a point requis. Etparvoiire foy, dit alors Siluandre; fe faifant voir a l'im- pouruetie, s'il vous en fupplie, les luy accorde- rez-vous? Les Bergères furent toutes iurpn- fes l'oyant parler, &leureftormement fut tel, qu'elles demeurèrent long temps fans dire mot,&ne faifoient que fe regarder l'vne &: l'autre, parce qu'elles craignoient qu'il euft ouy les dife ours qu'elles auoient tenus quelque temps auparauant qu il arriuait.

En fin Aftrée fut la première qui reprenant la parole, luy dit: Etquoy Siluandre, voitre diicretion vous a t'eile permis d'efeouter les

154 La IL partie d'astrel iecret d'autruy ? e\: auez-vous eu fi peu de reipectà voftre MaiftreiTe, lors qu'elle ne vou- loir eftre ouye que de moy ? îe ne fçay, refpon- dic Siluandre, de quels fecrets vous m'accufez: maisfî fais bien, que la cunoiîté qui nïa con- duit îcy, n'a efté que pour ouyr de la bouche de ma Maiftreffe mes propres fecrets : c'eft d'elle , & non de moy, que ie les dois appren- dre, & fuis très -ma rry d'y eftre ardu é fi tard, puis que les paroles que 1 ay ouyes ne m'ont appris autre chofe que les nouuel'lesde ce braf- felet dédié, encore qu'auec ïniuftice , àPhillis. Vous ne deuez point, refpondit Aftrée, eftre marry deneftre arriuépluftoft, puisque vous n'euiîiez fait vne moindre offenfe de defrober ainfi les fecrets de voftre MaiftreiTe , que ce- luy qui vola le feu du Ciel : & par raifon vous n'en dcuriez pas attendre vn moindre chafti- ment.

Ce ne fera iamais , refpondit Siluandre, la crainie du fupplice qui m'empefchera d'auoir cette cunohté: car l'eftimede forte le moyen de luy rendre preuue de mon affection , que toutes fortes de peines me font douces pour ce fujeft: Et comment ; luy dit Aftrée, luy en penferiez-vous rendre tefmoignage par cette voye ? le le vous diray, belle Bergère ; refpon- dit Siluandre. Neferoit-ce pas luy en rendre vn tres-afleuréj fi fçachât ce qu'elle defire eftre fecrets ie le celois, &que par ainfî il ne fuft

Livre thoisiesmf^ i^ moins fecrct .qu'il eftoit, auant que îe l'eufTe içeu, puis qu'au fîecle nous fommes. Ton ne dit pas feulement tout ce que l'on fcait,mais auiTi tout ce qu'on s'eft imaginé i En cela,refpô- dit Aftrée, vous feriez paroiftre vne grande difcretion. Mais plus encores,dit-il, vne grande afre&ion. Pour la difcretion, adiouftaAitrée,ie l'auoue : mais pour l'affection , ie m'en remets à celle à qui elle s'adreffé. Aufli , répliqua le Bergerie dis-ie pour elle: Etvoudrois, puis qu'il a fallu que Siluandre toutesfois tant enne- my de l'Amour 5 aime de adore maintenant quelque chofe , que pour le moins fon amour fut recônuë. Et lors s'adreffant à la belleDiane, il continua. Mais d'où vient, ma belle Maiitref- fc, que vous ne refpondez rien à ce que îe dis,& qu'il femble que mes difeours ne vous touchet point? le crois, refpondit Diane , que c'eft le defplaifîr que ie reffens des-ja de ne deuoir plus cftre voftre MaiftrefTe que douze ou quinze iours. Si cette douleur, dit le Berger, procède de cette playe, vous y pouuez aifément remé- dier, obligeant autat Siluandre par vos faueurs à continuer le fenuce qu'il vous rend, que véri- tablement vos beautez&vos perfections m'y ont contraint îufques icy. Ah ! Siluandre, refpondit Diane, ne parlons plus de faueurs ny de feruice: le terme des trois mois de voftre feinte efhnt paffé. Ce vous feroit trop de peine de forcer plus long temps voftre naturel.

i;6 La II. partie d'Astree.'

Belle Bergère, refpondit Siluandre, n'en fuctes point de difficulté pour la ccnfideration de ma peine : car ce m'eft tant de plaifir , de faire feruice à vne perfonne fi pleine de mérite, que quand mon naturel feroit encorcs beau- coup plus contraire a l'Amour, fi ne laifferois- ie de le continuer auec contentement. Quand celaferoit, dit Diane en ibuf- riant, vous n'au- riez accordé quauec vne des parties : car enco- ics que voftre naturel y conlentift, vous ne dé- liez ïamais efperer que îe m'y accorde pour i'intereftquei'y ay. Ces paroles touchèrent de forte au cœur de Siluandre, connoiflant com- bien il y auort peu gagné fur fa volonté, que ne pouuant cacher le defplaifir qu'il en reiîentoit, fon vifage par vn changement de couleur le defcouunt . Dequoy Aftrée sapperceuant : Vous eft-il, luy dit-elle , furuenu quelque dé- faillance de cœur 2 II eftbien mal-ayfé , répli- qua le Berger, que ces cruelles paroles de ma MaiftrelTe ne m'affligent : mais ne croyez pourtant que le cœur ïamais me defraille,quoy quelle & le Ciel puiiTent ordonner de mon contentement , & de ma vie. N'eft-cc point, refpondit Aftrée, témérité pluftoft que coura- ge , qui vous fait desfier deux telles puiiTances ? Ce neft, répliqua leBerger, ny courage, mais vne très-véritable & tres-fidelle amour qui me fait parler de cette forte. Tels eftoient leurs difcours3 par lefquels Diane connoiiToit que

Livre troisiesme] 157 Véritablement elle eftoit aimée. Siluandrepre- uoyoit beaucoup de peine & peu d'efperance, &: Aftrce wgeoit qu'Amour iettoit en leur ame les fondemens avne très-belle & longue amitié. Et quoy que tous trois euiTent diuerfes penfées, ii furent-elles toutesfois véritables, comme nous dirons cy-apres. Mais interrom- pant la fuittede ces difcours-, &: s'adreiTant à Diane: I'ay fçeu, dit Siluandre,belleMaitreffe, que lebrafieletquevousfaic~tes devoscheueux a elle promis à Philiis, pour vous racheter de fon împortumté. Si cela eft, vouseftes obligée defauonfer Siluandre autant comme elle,&: afin que l'on ne vous croye point eftre partia- le, vous nous deuez traitter également (tou- tesfois l'affeétion que vous faiâes naiftre en mon ame pour receuoir égalité de quelque autre.) Et pourquoy non, refpondit Aftrée, prenant la caufe de Philiis contre luy, tou- tes deux procèdent d'vne mefme caufe ? Les mefmes grains produifent bien de différais efpics? ôcpourquoy, luy dit-il3ne voulez- vous auoùer qu'encores que la caufe de noftre af- fection foit femblable 3 toutesfois les effects en puiffent eftre différents? L'expérience, répli- qua Aftrée, me l'apprend: car celle de Philiis a obtenu ce qui fera refufé à la voftre. Cela, refpondk le Berger, n'eft pas défaut d'amour, mais de fortune:& toutesfois puis que la goutte d'eau tombant plufieurs fois fur le rocher Je

tj8 La II. partie d'Astre i. cane par fiïccefficn de temps, pourquoy ne dois-ie efperer que mon Amour & mes prières longuement continuées, pourront bien autant fur la dureté de cette belle ? Et lors fe îettant a genoux denant elle 3 après l'auoir quelque temps confiderée, ou pluiloft adorée.

Si i5 Amour, luy dit-il^ belle Maiftrefle, a quelque intelligence auec la beauté, & les prières, qu'on dit efire filles de Iupiter, luy font tomber les foudres de la main, ièroit-il pofii- ble que l'extrême affection de Siluandre, & les tres-ardantes fuppiications qu'il vous fait, ne puiffent obtenir de la part d'Amour entiers voftre beauté, &r de la part du grand Dieu en- tiers voitre ame , autant de iaueur que lafoible amitié & l'importumté de Phrllis ont des-ja obtenu de vous "< Si cela eft, auec raifon, îe di- ray que pour eftreaimé,il ne faut pointai- mer, ny pour vaincre la dureté d'vne ame vfer de prières, mais feulement feindre & im- portuner.

Siluandre adioufta plufîeurs autres fembla- bles paroles, par lefquelles ces Bergères s'al- loitnt touliours dauantage affeurant de l'A- mour qui prenoit naiiTance en luy: Et Aftrée qui reconnoiffoit que la volonté de Diane n'eftoit point trop eilo'gnée d'accorder à Sil- uandre ce qu'il demandoit , fe les voulut obli- ger tous deux par vn mefme office: & ainiî adicuibnt fes prières à celles de Siluandre, elle

Livre troisiesme.1 159

fit en forte que le brafTciet dédié aPhillis, fut donné au Berger, auec promeiTe toutesfois qu'il ne le garderoit que iufques a la fin du ter- me qu'il la deuoit feruir,qu' elle penfoit deuoir finir dans peu de iours. A quoy après quelque difficulté le Berger s'accorda, le reifouuenant que le terme qu'il la deuoit feruir par feinte, fc paracheueroit bien toit, mais que celuy qui la deuoit feruir a bon efcient, dureroit autant que celuy de fa vie. Il feroit mal-aifé de raconter les remerciemens de Siluandre : mais plus en- cores le$coDtentement qu'il en reiTentit, &: fuffira de dire que luy-mefme, qui autresfois auoit tant mefpnfé lesfaueurs d'Amour^ qui ne fe pouucit figurer qu'en femblables folies (car telles les fouioit-il nommer) on pûffc trouuer quelque forte de contentement;auoiïa en cette ocaiïon qu il n'y auoit point de féli- cité égale à celle que cette faueur luy faifoit reflcntir. Et lorsque par des paroles confufes en fa ioye, il lalloit reprefentant le mieux qu'il luy eftoit poiTible, il fembîa qu'Amour la luy vouluft rendre plus entière, faifant arriuer la Bergère Phillis : Carfî celuy ne fe peut dire heureux de qui le bon-heur n'eït conni^ de perfonne, il s'enfuit que plus l'heur que Ton poffede cil connu , l'on eit aufli plus heu- reux, & encore plus lors que ce bien ne pro- cède pas de la fortune, mais du mérite. AuiTi- tofî que Siluandre la vid, il courut vers elle, ôc

itfo La IL partie d'Astrze.' kiy montrant le bras il anoit des-ja fait attacher le bien-heureux braflelet,le luy pâflbit deuant les yeux , & luy demandoit : Quelles arres font celles-cy de ma prochaine vi&oire ? Phillis qui venoit de chercher Lyadas pour le defir quelle auokde lefortir defaialoufîe, &c qui ne l'auoit fçeu trouuer, sVn reuenoit fi triftc& laffée, qu'il ne luy fut pas mal-ayfé de contre-foire la courroucée, ny neceiTaire de changer de vifige,pour tefmoigner le defplai- lïr que cette foueur luy rapportoit. Et parce que le Berger l'importunoit fort,nc?fl. pas en cette action comme ellefeignoit: mais d'au- tant que c'eftoit de-luy de qui Lycidas eftoit îaloux, elle luy dit, le plus rudement qu'elle pûft : Les arres que vous montrez, le font plus- toft de voftre peu de mérite, que de voftre prochaine vic~toire,&i c'eit ainil que pour ren- dre les charges iuftes, on a de couftume de fai- re. Et comment l'entendez-vous, refpondit le Berger ? ieveux dire, rcpliqua-t'elle, que du cofté qui eft trop léger on met quelque chofe de pefln t pour contre-balancer l'autre, iufques à ce que : e voyage foit finy, mais eftans arnuez Ton defeharge , & la balle demeure toufiours de fon poids. Audi îufques à ce que nous ayons acheué voftre terme, Diane va fàgement par Ces faueurs appefantiffant le cofté qui eft le plus léger, mais après elle iugera fans auoir égard a la pefanteur de mon affection: ôc a la

légèreté

Livre troisïesme? 161 légèreté de voftre peu de mérite , de lors Dieu fçait à qui fera cette prochaine vidoire dont vous parlez. Siluandre en fouf-riantjuy refpô- dit. C'eftbien mieux la couftume des mifera- blcs d'eftre enuieux,& d'amoindrir par leurs paroles le bien d'autruy, qu'ils eftiment infini- ment.

Phillis, fans répliquer paffa outre, & vint vers les deux Bergères 3 aufquelles elle vfa d'a- bord de tant de reproches,qu'ilfembloitqu el- les luy eufTent fait vne très-grande offenfe. Et parce que Diane reiettoit le tout deffus Aftrée, & qu'Aftrée ne s'en pouuoit bien exeufer, Siluandre prenant la parole pour toutes deux, & s'adreffant à Diane, luy dit : Confiderez, ma Maiftreffe, comme Amour eft prudent, de auec combien de fageffe il conduit les actions de ceux qu'il luy plaift. Vous auez creu iuf- ques îcy que Phillis vous aimoit, & ie ne fçay qui n'y euft efté en quelque forte deçeu par fes feintes.

Amour qui reconnoift l'intérieur des ames^ afin de vous détromper, a efté caufe que vous m'auez fauonféde fes cheueux, non pas feule- ment pour marque de mon affe&ion, mais en- core pour fairedefcouurirà cette trompeufe, la fauffetéde la fienne parfaialoufie: car s'il eït impoflible que deux contraires foient en mefme temps en mefme lieu, il eft encores plus que l'Amour& la laloufie foient en vn 2. Part. L

162, La II. partie dAstrie! mefme cœur. Ce qui faifoit tenir ces propos à Siluandre, c'eftoit pour tourmenter dauanta- ge Phillis : parce que fçach.mt la îaloufie de Lycidas, il ne faifoit nul doute qu'il ne la mift fort en peine . en luy propofant que l'Amour ne pouuoit eftre auec la laloufie. Aufli elle qui fe fentoit toucher fiviuement., ne peut s'em- pefcher de luy refpondre. Quelle raifon, Ber- ger, auez-vous pour fouitenir vne fi mau- uaife opinion ? Celle, dit-il, qui vous la de- uroit faire auoiïer, fivous auiez pour le moins quelque connoiifcnce de la raifon. L'Amour n'eft-ce pasvndeiir, cV tout defir n'elt-il pas de feu , & la îaloufie n'efr-ce pas vne crainte, & toute crainte n'eft elle pas de glace? &: comment voulez-vous que cet enfant gelé foit dVn père ardent? Des cailloux, refpon- dit Phillis, qui font froids on en void bien for- tir deseftincellesqui font chaudes. Il eft vray, répliqua Siluandre , mais iamais du feu ne procéda le froid. Et toutesfois,reprmt Phillis, du feu mcfme procède bien la cendre qui eft froide. Ouy, adicufta le Berger, mais quand la cendre eii froide, le feu n y eft plus. A cette réplique Phillis demeura troublée, & plus en- cores quand Diane prenant la parole. De mcfme, dit-elle, quand la froide ialoufîe nailr, il faut que l'Amour meure. Ma MaiftrefTe, ré- pliqua Phillis, îe ne doute point que mon en- nemy n'ait la victoire^iyant vn fi bon fécond

Livre t&oisiesme" i5$

que vous eftes. Et fe tournant vers Aflrée : & vous, belleBergere, continua-t'elle, vous ne poiiiiez éuiter le blafme de mauuaiie amie, me voyant attaquée par eux deux vous ne prenez ma defenfe. Afïréeluyrefpondit froi- dement, le tiens pour chofe fi véritable que la ialoufie procède de l'Amour, que pour ne mettre cette opinion en doute, îe n'en veux point difputer, de peur d'eftre contrainte ( fi les répliques me défaillent) d'auouer qu'eftant ialoule îe n ay point aimé, comme le vous voy forcée de confeiler qu'eftant ialoufe de Dia- ne , vous ne l'aimez point, ou pour le moins qu'eftant en doute, il la ialoufie procède de 1 amour, veus n'eftes bien affeurée fi veus aimez Diane. Que îe baife les mains, dit Siluandre, de cette belle & véritable Bergère^ que fans égard de perfonne, elle a paix à mon aduantage, auec tant de venté. Aflrée refpondit : Si vous m'eftiez obligé ce feroit vn tefmoignage que pour vous fauonfer, fa- uois déguifé la vérité , puis que l'en n'eft point obligé à celuy qui dit vray, non plus qu'a celuy qui nous paye vne debte à laquelle il efttenu. Vous auriez raifon, refpondit Sil- uandre, fi Ton prenoit toutes chofes à la ri- gueur : mais puis qu'au iîecle nous femmes, il y a fi peu de perfonnesquiiimplement fui- uent la vertu, il faut auoùer que nous fem- mes obligez à ceux de qui nous reffentons les

L ij

&4 La II. partie d'Astreê! biens-faits, encores qu'ils y foient tenus. Mais que direz-vous 3 interrompit Phillis 5 au con- traire de l'expérience que nous faifons tous les iours ? le connois vn Berger, qui ayant longue- ment aimé, eft enfin tombé en vne îaloufie, qui luy ayant duré quelque temps ne la pas empefché de continuer ion amitié longuemét après. Oferez-vous dire que c'eftoit vn feu efteintqui produife cette cendre? Il n'eft pas impoffible, refpondit Siluandre, qu'eltant fam on deuienne malade^ qu'après la maladie,on retourne en fanté, ny quVn feu foit efteint, & puis rallumé, Et pourquoy vne amitié ayant bruflé quelque temps ne fe peut-elle ef teindre par cette froide îaloufie; & la îaloufie perdue, pourquoy ne deuiendra-t'elle auffi ardente qu'elle fut iamais ? Mais il ne peut eftre que la fan & la maladie , que le feu ardent & la cen- dre froide, foient en mefme temps en mefme fujefl: : 6c pour ne perdre tant de paroles pour efclaircir dauantage cette venté , voyons quels font les effeéts de l'Amour &: de la îaloufie, & nous pourrons iuger par eux fi tes caufes dont ils procèdent ont queique conformité enfem- ble. Quels dirons-nous donc les effe&s d'A- mour i vn defir extrême qui fe produit en nos âmes, de vcirlaperfonne aimée, delà feruir, &de luy plaire autant qu'il nous eft poflible. Et ceux de ia îaloufie , quels font-ils ? N'eft-ce point vne crainte de rencontrer celle qu'on a

Livre troisiesme. i6y

aimée , vne nonchalance de luy plaire , & vn mefpns de la feruir ? Et qui pourra croire que ces effeéts fi côtraires procèdent d Vne mefme caufe.^Sicela eit,neraut-ii pas auoiïerque la nature feveut deftruire, pius quelle fait pro- duire à vne mefme chofe fon contraire ? Pliillis vouloit refpôdre3mais elle alloit bégayant fans fçauoir par commencer : dequoy Diane ne fe pouuoit empefeher de rire , ayant des-ja pris garde a la îaloulîe de Lycidas. Et pour la met- tre encore plus en peine prit expreffément ainfî la parole. La ialoufie eft fans doute ligne d'amour, tout ainfi que les vieilles ruines font tefmoignages des anciens baitimens : eitans d'autant plus grandes que les édifices en ont elle fuperbes & beaux. AuiTï crois-ie qu'vne petite Amour ne fut ïamais fuiuie d'vne gran- de ialoufie : mais comme nous n'appelions pas ces ruines des baitimens, de mefme la ia- loufie ne peut élire nommée Amour. Et fe- Ion que le puis îuger de mon humeur, fi i'ai- mois, il ne feroit pas en mon pouuoir d'élire ialoux. Et que deuiendrez-vous donc, refpon- dit Phillis , fi celle que vous aimeriez en ai- moitvn autre? Son ennemie, rcfpondit Dia- ne, ie veux dire que la hayrois: ce n'eft pas que ie ne preuoye bien que cet accident me rapporteroit vn extrême defplaifir, mais plus pour auoir efté trop longuement deceuc, que trop promptement oubliée. Et fi ce Berger

L iij

166 La II. partie d'Astrïl deuenoit ialoux de vous , demanda Phillis, qu'en feriez vous ? I en vf:rois tout ainfi5 adioufta Diane , que s'il ne m'aimoit plus. Mais fi vous definez , continua Phillis, qu'il vous aimait encore, quel chemin tiendriez- vons? Celuydu précipice, refpondit Diane: car ie me îugerois digne de finir miferable- ment: ii l'aimois vne perfonne que ie fçeuffe ne m aimer pas. Ah.' Diane, dit Phillis, que vous parlez librement : Et vous , Phillis, répli- qua D iane, que vous difputezpaffîonnément/ Que fi vous auez affaire de quelque remède pour ce mal, ou prenez celuy que ie vous donne, ou vous armez de patience pour fup- porter tous les defplaifirs qui vous en vien- dront: &ifoyez affairée qu'ils ne feront pas petits.

Ainfî alioientdifcourant ces belles &fages Bergères, auec Siluandre. Et parce qu'Aitrée connut que fi ces propos connnuoientdauan- tage, ils pourroient, peut-eftre, amener quel- que altération , elle les voulut interrompre: & ne le pouuant faire plus à propos qu'en fe leuant, elle feignit de fe vouloir promener, & a:nfi prenant Diane d'vnc main, & Phillis de l'autre, elle fe leua , difant qu'elles auoient de- meuré trop longuement en ce lieu, &: qu'il feroit bon de fe promener. Lors Siluandre vo ulant aider à fa Maiftrefle , laifla choir fans y penfer la lettre qui luy auoit eilé mife la

Livre troisiesme. \6y

nuiéldans la main. Ec parce que Phillis auoit toufîcurs l'œil fut luy, elle ne fut pas pluilcft à terre quelle la relcùa, fans que le Berger s'en appcrçeuft : 6: la portant vers Aftrée,vcu- Io:t la lire, auantque de la luy rendre, mais foudain qu'elle Se h trille Bergère ietterent les yeux defliis, il leur fembia de voir de fefenture de Céladon. Cette représentation touclia fi viuement Aftrée, qu'elle fut con- trainte, laiffant Diane atiec Siluandre, de ti- rant Phillis après elle, de saffèoir a terre, Phillis s'eftant mife à genoux, & luy voyant le vifage tout changé: Qifeft cecy, maferur, luy dit-elle, & quel eft le mal qui vous eft fi promptement furuenu ? Mon Dieu, ma foeur, refpondit Aftrée, quel tremblement de ge- noux m'a furprife 1 & en quel trouble m'a mife la veuë de cette lettre: N'auez-vous point pris garde, dit-elle, à la façon de cette eferi- ture, & combien les traits en font femblables à ceux démon pauure Céladon ? Et pour cela, refpondit Phillis (qui nedefiroit pas que Sil- uandre fe prit garde de ce trouble) faut-il vous eftonner de cette forte ? ceft, peut-eftre, véritablement vne de (es lettres, qui eft tom- bée entre les mains de Siluandre, & qu'A- mour vous veut rendre comme chofe qui vous eft dette. Helas i ma ferur, rèfponqiç Aftrée, cette nuift mefme il ma femblé c!e le voir fi trille &rpafle, que ie m'en fuis efu ailée

L îiij

16$ La II. partie d'Astree.' en furfaut. Elle voulok continuer, quand Dia- ne & Siluandre furuindrent, bien en peine de la voir fi toft changée de vifage. Mais Phillis, qui en toute façon vouloit cacher cette furprife au B erger, fit vn figne à Diane, & puis sadref- fant à Siluandre: Berger, luy dit-elle, Aftrée voudroit bien pouuoir parler librement à Dia- ne, fi Siluandre n'yeftoit pas, ou s'il n'eftoit pas Berger. Mon ennemie, refpondit-il, noftre haine n'cft point fi grande quelle me face manquer de difcretion enuers Aftrée: outre que ie fçay bien qu'il n'eft pas raifonnable , que les Bergers oyent tous lesfecrets des filles. le me retireray donc dans ce bocage voifin, at- tendant que vous m'appelliez : & a ce mot fai- fant vne grande rcuerence à Diane, il fe retira fous ces arbres qu'il leur auoit montrez : &; pour ne demeurer oifif, prenant fon coufteau fe mit à découpper l'efcorce des arbres, ce- pendant que Diane Rapprochant d'Aftrée apprit de la bouche de Phillis le trouble l'auoit mife la veuë d'vne lettre que Siluan- dre auoit laiffé choir pour la relïemblance qu'elle auoit à l'efcnture de Céladon. Et lors la luy montrant, après qu'elle l'eut longtemps confiderée. Ce feroit, dit Diane, vne très- bonne nouuelle que celle que Siluandre fans y penfcr vous auroit donnée, fi Céladon auoit efcnt cette lettre,car fans doute,que cette efcn- ture eftnouuellement faidte, &: qu'il femble

Livre troisiesme. 169

quelle vient d'cftre efcritce à l'heure mefme: De forte que fi c'en: Céladon , foyez fèure qu'il n'eit pas mort. Mais voyons ce qu'il y a dedans, peut-eflre y apprendrons - nous da- uantage: &: lors la déployant elles virent qu'elle eftoit telle :

A LA PLVS AIMEE ET PLVS

bille Bergère de l'vnivers, le plus infortuné & plus fidelle de fes feruitenrs enuoy e le falut que la fortune luy dénie.

MOn extrême affettion ne co'tfentir a la- mais que ie donne le nom de peine & de fupplice ace quevoftre commandement ma faict repentir , ny ne fouffrira iamais , que la plainte fine de cette bouche, qui na eftc ' defi- née que pour voflre louange. Mais elle me per- met trabien de dire que ïeflat ou ie fuis.quvn autre trouueroit peut-eflre infupportable , me contente , dJ autant que ie fçay que 'vous le voulez, ejr t ordonnez, ainfi, Ne faites donc point de difficulté dleflendre plus outre encor> s il fe peut , vos commandements , ej? ie conti- nuera)/ en mon obeijfance , afin que fi durant ma vie ie riay pu vous affeurer de ma fidélité, les charnu s Eli fée s pour le moins , ]& les âmes bien-heur eufe s qui y font , reconnoiffent que ie

170 La II. Partie d'Astrel'

fuis le plus fiai Ut , comme le plus enfortum de i-e s

fcrutteurs.

Ah .' ma ur, interrompit Afcrée , que c'en; bien Céladon qui a efcfit ces paroles : ie le reconnois à la façon d'efenre & déparier : mais y a-t'il long-temps ? Elle n'eft point dattée, re£ pondit Diane, qui la tenoit entre les mains? mais à l'efcriture ie iugerois, comme ie vous ay dit, quelle eft fort frefche: & de faitvoi- cy encore de la pouffierc qui tient contre Tan - cre. Mifœur, adioufta Phillis , ceqiôl fau- droit fçauoir de Siluandre, ma,;s aucc difcre- tion , c'eft le lieu ou il l'a trouuée , ou qui la luy a donnée . Si vous pouuez , refpondit Diane, saddrefTant à la mite Bergère , re- mettre vn peu voftre vilage , afin qu'il n'y connoiiïe point de changement, îemaiïeure que nous fçanrons de luy tout ce que nous vou- drons. Et parce qu'il vous feroit difficile de le pouuofr faire promptement, ie m'en vay feule luy en parler , £c puis vous nous viendrez trouuer. A ce mot elle s'en alla vers Siluandre, qui s'eftoit arrefté au premier arbre qu'il auoit trouuépourvgrauer auecia pointe d'vn cou- fteau les chiffres de fa MaiiTreiTe & de luy : mais avant du temps de refte, & rencontrant par ha- fardvne pierre afïlz tendre au pied de l'arbre, il y graua vn quadran dont l'efguille tremblan- te tournoit du coiié de la Tramontane auec ce

Livre tr oisiesme. 171

mot-.I'EN S VIS TOVCHE'. Voulant

fignifier que toutainfî que l'éguille du quadran efhnt touchée de l'Aimant fe tourne toufiours de ce cofté-la, parce que les plus fçauants ont opinion, que s'il faut dire ainfî , l'Elément de la Calamité yen; ; par cette puilTance naturelle, qui fait que toute partie recherche de fe rdbin- dreàfontour; demefmefoncœur atteint des beautez de fa MaiftreiTe , tournoit înceiTam- ment toutes fes penféesvers elle.Et pour mieux faire entendre cette conception, il y adioufta ces vers :

MADRIGAL.

L'Esgville du quadran cherche la Tra- montane Touchée auec ï Aimant-. Mon cœur a-tp. touche des beautez de ~Diane* Lâcher che inceffamment.

Lors qu'elle aborda, il paracheuoit d'y gra- uer leurs chiffres : & la voyant venir s'en alla tout ioyeux vers ellejuy difant: Quel bonheur eft celuy qui vous ameine vers moy, ma belle Mairtrefleflleft, refpondit-elle, encore plus grand que vous ne le penfez , puifque ie ne viens pas feulement vous trouuer,mais ie laiiTe pour vous les deux plus grandes ennemies

1J2, LA IL PARTIE D'A STR.EE."

que vous ayez. Si eft-ce , refpondit-il , que ic crains bien dauantage vos coups. Mes coup,dit la Bergère, n offenfent point, ou s'ils offenfent, ce ne font que ceux qui le veulent ainfi. Il efi vray, adioufta le Berger , qu'ils n'offenfent que ceux qui le veulent, mais c'eft la raifon auffi pourquoy il y en a tant de bleflez: car tous ceux qui vous voyent, défirent d'en re- ceuoir les bleffures. Les coups , répliqua Diane 3 qui font defirables ne doiuent point élire redoubtez. Vos bleffures , refpondk Siluandre, font defirées, & non defirables, & font redoutables , & non redoutées. Que fi l'ay dicl que ie le craignois , ça elle plus- toit pour montrer ce que ie deuois faire,que ce que ie faifois. le m'en remets, dit la Bergère, à ce qui en d\, &memocque bien de vous, vous connoilTez voltrc bien que vous ne le fuiuiez: mais pour changer de difeours, dittes- moy B erger,ie vous prie ;de qui eft cette lettre, &àquielles'addreffe? Siluandre ne fçachant comme il l'auoit perdue, luyrefponditainfi: Mon cœur, & vos yeux quand ils fe regardent dans quelquefontaine,vous refpondrontpour moy quelle s'addrelTe à vous , comme à la plus aimée & plus belle B ergere de lVniuers : & vos ngeurs, & mon affedtion, vous rendront tef- moignage qu elle vient de moy le plus infortu- né comme le plus fidelle de vos feruiteuo. Mm» luy dit Diane (& en ce mefine temps

Livre troi^iesme.1 17$ Aftrée & Phillis arriuerent ) fi cette lettre vient de vous, pourquoyne l'auez-vous pas efcn- te ? Parce, dit- il, quei'ay trouué vn meilleur Secrétaire que ie ne fuis pas: & faut par force que 1'auoîie qu elle doit bien auoir quelque chofe de furnaturel , puifque i'y ay trouué mes conceptions fans l'auoir efcrite , & que la tenant prefque tout a cet heure entre les mains , ie la voy entre les voftr es, fans la vous auoir donnée. Mais le démon, quipourmoy en a efté le Secrétaire, me la defrobée , ou pluftoftrauie, voyant que i'eftoistrop paref- feux à la vous prefenter, & toutesfois mon deflein n'eftoit que d'attendre que vous fuffiez feule. Et comment l'en tendez- vous, refpon- dit Diane? Penfez-vous qu'en particulier ie vueille receuoir des papiers que ie refiife en gênerai ? Ce n'eftoit pas 5 répliqua le Ber- ger, pour voftre considération, mais pour la mienne, que i'auois fait ce deflein, aimant mieux receuoir vn refus de vous fans tcC- moing, que non pas duant les yeux démon ennemie : mais à ce que ie voy , celuy qui auoit pris la hardiefle de refaire pour moy, à bien fçeu trouuer l'addrefle pour la vous faire voir. le reçoy, dit Diane, voftre excu- fe , à condition toutesfois que vous me direz qui a efté voftre Secretaire.Cettenuiâ:,refpon- dit le Berger, après auoir longuement penfé & repenfé à ma vie , ie me fuis endormy dans vn

4 La IL part ied'Astkel bois qiun'eft pas loin d'icy3 de le matin a mon refueil3 lemefuistrouuéla lettre en la main. D'abord i'ay elle fort eiïonné : mais l'ayant leiie, 1 ay bien reconnu que le démon qui m'ai. me ,8s: qui prend la peine demaconduitte . li- lant en mon imagination ces m efm es penfées, les a eferittes dans ce papier, pour les vous re- prefenter.

Philiiscuieftoitaccorte 3 voyant que Diane ne luy refpondoit rien , luy demandas'il fçau- roitbien trouuer le chemin de ce bois. Non pas3dit-il5s'il n'y a que vous qui vueillez y aller: mais s'il plaii't a maMaiftreilè iely conduiray, &: m'affeure que les arbres qui mont y pres- que toute la nuitt3 racontent encores mes dif- cours entr'eux. Aftrée defïreufedevoircelieu fit figne de l'œil a Diane qu elle le prit au mot : qui tut cauie que la Bergère après auoir de- mandé s'il y auoit arîez de îour pour aller & re- ucnir.&: ayant fçeu qu'oiïy3le pria deles y con- duire toutes. Le Berger, qui eftoit plein de courtoiiie 3 &: qui outre cela ne deiîroit rien auec tant de paflion, que de faire feruice à îa belle Diane 5 s'offrit fort librement de leur en montrer le chemin : de forte que Diane fe tournant vers les Bergères, afînde mieux ca- cher le deflein d'Aftrée3 les pria fort particuliè- rement de vouloir luy donner le refte de la iournée A'de prendre la peine de faire ce voya- ge auec elle : qu'en efchange elles pourroient

Livre troisiesme.. ij^ vn'autresfois difpofer d'elle auec la mefme li- berté. Aftrée, qui eitoit bien aifc que Siluan- dre crcuft que Diane eftoit la caufe de ce def- fein, refpondit qu'elle la fuiuroit touliours par tout elle voudroic : ainfi n'attendant plus de fe mettre toutes en chemin , que pour ne fçauoir à qui remettre la garde de leurs troupeaux, quclques-vns de leurs voi- iïnsarriuerent,qui s'en chargèrent librement, & lors Siluandre prenant vn fentier , qu'il iugea le plus court, fe min; deuant pour les conduire.

Tant que le chemin fut eftroi£t&mal-aifé Siluandre marcha touiîours le premier -.mai? foudain qu'ils furent entrez dans les prez donc les nues de Lignon font prefque par tout em- bellie?, il attendit les Bergers \& voulut ai- der a fa Maiftreiïè. Elle qui auoit défia de l'au- tre codé Phillis qui s'eftoit mife entre-elle 6c Aftrée , & les tenoit foubs les bras , receut le Berger de bon cœur pour ne fe laffer tant , par la longueur du chemin, & luy donnant le bras gauche, vous , dit-elle, Siluandre , le vous tiens pour me feruir en ce voyage , & vous Phiilis pour eflre ma compagne. Phillis qui eftoit bien 21k de faire parler Siluandre peur defennuyer Ja compagnie : & qui outre cela ne vouloit qu'vn mot tant à fon aduantage, fut prononctrpar Diane fans eftre remarqué, s'addreiTanr au Berger, luy demanda que luy

176 La II. partie d'A s tr.ee" fembloit de cette faucur ? Qu'elle eftplus gran- de que nous ne mentons, refpondit Siïuan- dre. Mais, répliqua Phillis, commentrece- ucz-vous la différence qu'elle met entre nous? Comme vn fideile feruiteur reçoit ce quieft agréable à fa Maiftrefle. Ce n'eft pas 3 ad- îoufta la Bergère, ce que îe vous demande: mais fi voyant la grande faueur que voflre maiftrefle me fait 5 vous qui mefpnfez fi fort la ialcufie, n'en auez point de reflentiment: le voy bien , dit-il , que vous mefurez mon affection à la voflre, puis que vous penfez que chofe qui plaife à ma belle Maiftrefle me puifle eftre ennuyeufe. Et quand cela ne feroit pas , l'aurois trop peu de connoiflance d'Amour 3 fi îe ne receuois pour très-grande la faueur quelle vient de me faire à voftre def- aduantage. Diane foufrit oyant cette refponfe: & Phillis5qui attendoit tout ie contraire3en de- meura fi furprife, que s'arreftant tout court, elle confidera quelque temps le Berger: mais luy recommençant a marcher : Phillis,dit-il,ce rire n'eft qu'vne couuerture de voftre peu de réplique: aufii ne vous ay-ie pu iufques icy faire entendre3ny par mes paroles 3 ny par mes aCtions,vn feul des mifteres d'Amour, quelque peine que i'y aye mife. Mais ie n'en aceufe que ie défaut de voftre amitié. Si c'eft auec l'enten- dement:.dit Phillis, que nous entendons, il fou- droit m'aceufer pluftoft , fi ie n'entends pas

ces

Livre troisiesme! \jy

ces myfteres , d'auoir peu d'entendement, que non pas peu d'amitié , puis que l'intel- ligence n'eft pas en la volonté : vous vous trompez, refpondit le Berger 3 & voicy vn de ces myfteres qui vous font inconnus, &r dont il ne faut aceufer 3 ny voftre entende- ment , ny voftre volonté , mais cecte belle * Diane. Et comment, dit Diane, me voulez- vous rendre coulpable de fignorâce de Phillis? le ne vous en îuge pas coulpable , belle Mai- ftixfle,repliquaSiluandre3mais îe disque vous en elles la caufe5ainfî que me l'a déclaré vn an- cien Oracle,parlequel,continua-il,fe tournant vers Phillis,i apprens que ie fuis plusaimé de noftre Maiftrefte que vous. Aftrée qui îufques alors n'auoit point parlé : Voicy , dit-elle, les difeours plus obfcurs -, & les raifons les plus embrouillées que ioiïys ïamais. Si vous me donnez le loifir, refpondit Siluandre, de m'efclaircir, iemaffeure que vous l'allouerez comme moy. Et pour le vous faire mieux en- tendre , ie dis donc encor vne fois, que le fu jet pour lequel Phillis ne comprend les myfte- res de ce grand Dieu d'Amour, ceft parce qu'elle naime pas afleza&que de ce defFaut d'à- mitié,iln'en faut point aceufer fa volonté.mais Dian^ feulem en t j ainfi que nous l'apprend cet ancien Oracle , par lequel ie connois que ie- fuis plus aimé d'elle que Phillis : & en voicy la raifon. Lors que vous defirez defça- z. Part. M

i-*S La II. partie d'Astr. ee.' noir qu'elle eft la volonté d vn Dieu , à qui vous addreiTez-vous pour l'apprendre: C cil fans doute, refpondit -Phillis, a ceux qui font' Preilrcs de leurs Temples & qui ont accou- tumé de feruirà leurs autels. Et pourquov, adioufta le Berger, ne vous addrellez-vous pluitoft à ceux qui font les plus fo.uants, que non pas aux miriiftres de ces Temples, qui le plus fouuent font ignorants en toute autre choCè? Parce , reipondit-elle, que cha- que Dieu fe communique plus librement a ceux qui font initiez en fes myfteres 5 & fa- miliers autour de fes autels , qu'aux eflran- gers , encores qu ils foient fçauints. Voyez, reprit alors Siluandre 5 quelle eft la force de la venté , puis qu'elle vous contraïnct mef- me de la dire contre voirre intention: car fi vous n'entendez pas les myfteres d'Amour, neft-ce pas ligne que vous luy elles étran- gère: puis que vous auouez que les Dieux fe communiquent plus librement a ceux qui feruent leurs Temples, & leurs autels ? Mais comment peut -on feruir les temples & les autels, d'Amour, fmon en aimant * Le iacri- fice feul des coeurs, cil celuy qui plaift a ce Dieu. Ne voyez-vous donc, Pbillis , que ii vous ignorez ces myfteres , ce n'efl pas faute d'entendement 3 mais d'Amour^ Et quand ce- la feroit, relponditPhillis (ce que ie naucuc- ray jamais) comment aceufenez-vous Diane

Livre troisiesme." 179

du dcrïaut de mon amitié ? Efl-ce peut-dire quelle ne ibit pas affez belle, ou que les me- ntes luy défaillent pour fe faire aimer r Voi- cy, reipondit froidement Siluandre, vn fécond myftçr* de ce Dieu, qui n'dl pas moindre que celuy que ie viens de vous expliquer. Diane a a nul défaut, ny de beauté , ny de mente : d autant qu'en chofefi parfaire qu'elle de, il n'y en peut point auoir, non plus qu'en voiire volonté : car il ne tient pas à vous que vous nel'aimiez beaucoup, & que vcftrc A- mour n'efgale les p crfe&ions que vous re- marquez en elle: mais il vous cft impoflîble, parce qu'elle ne vous aime pas , fuiuant cet Oracle dont ie vous ay parlé . Iadis Venus , voyant que fon fils demeuroit fi petit, s'en- quift des Dieux 5 quel moyen il y auoit de Je faire croiilre : à quoy il luy fut refpbndu qu'elle luy fift vn frère, & qu'il paruiendroit încon- tînemr à fa iufle proportion, mais que tant qu'il feroit feul , il ne croiflroit point. Et ne voyez- vous pas, Philiis, que cette fentence efî donnée contre vous, &en ma faueur? carfî voiire Amour demeure petit & prefque Nain, c'cfl qu'il n'a point de frère. Que fi au con- traire le mien furpaffe toutes les chofes plus hautes , c'efl que cette belle Diane luy en a fait vn qu'il aime ; qu'il honore, voi~ re puis-ie dire, qu'il adore. Et croyez vous, répliqua Phillis , que vous foyez plus aime

M ij

180 La II. partie d'Astre t. d'elle que ie ne' fuis? Il n'en faut non plus douter, refpondk le Berger, que de la vérité irefme. Les Dieux ne mentent iamais, les Oracles font les interprètes de leurs volontez : & comment oferez- vous taxer l'Oracle de menfonge ? Non, non,Phillis , puis que faune cette belle Diane plus que vous ne l'aimez, ne doutez point qu elle ne m'aime aufil dauanta- ge : autrement les Dieux fcroient âcs abu- feurs 3 8c non pas des Dieux. On fe trompe, adiouftaPhillis, bien fouuent en l'intelligence des Oracles. Il eft vray , refpondit Siluandre, mais quand cela eft , Teuenement contraire le defcouure incontinent, & ainfi on ne demeu- re pas longuement abufé : mais de celuy dont ie parle, nou^refTentons & vous &c moy,l'efret il conforme,que ce feroit impieté d'en douter, puis que quoy que vous vueiliez, vous ne poll- uez rendre voilre amour fi grande que la mienne.Et voicy ce qui le confirme encore da- uantage. N'eft-ce pas vue commune opinion, qu'il faut aimer pour eftre aimé'Et quoy,inter- rcmpitPhillis, vous penfez en aimant beau- cou p3 vous foire beaucoup aimer? Si ie voulois3 dit le Berger , vous expliquer encor ce my Itère d'amour, peut-eftre feriez-vous auiïi prompte àl'auoiier eue vous l'auez elté à m'interrom- pre : & toutesfois ce n'eft pas ce que ie voulois dire 5 mais feulement que fi pour fefaire aimer il faut aimer, il n'y a point de doute,que Diane

Livre troisiesme. 181

qui me contraint de l'aimer a'uec tant d'affe- ction, ne m'aime ardemment. Phfllis demeu- ra muette, nefçachantque refpondre au Ber- ger , qui à la venté deffendoit trop bien fa eau- fe. Aitrée Rapprochant de l'oreille de Diane : Ne me croyez ïamais pour veritable,dit-elle le plus bas quelle pût, fi ce Berger en feignant ne s'efl laifle prendre à bon efcient , & s'il n'a fait comme ces enfans qui paflant tant de fois le doigt autour de la chandelle pour fe ioiier, qu'enfin ils s'y bruflent. Dianeluy refpondit: celapourroiteftre, fi ïeftois aufli capable de brufler qu'il le pourroit eftre d'eftre bruflé : quefî toutesfoisil a fait la fau:e5 la peine en Coït à luy : car quant à moy , ie ne pretens pomt y participer. Ces propos à l'oreille euffent continué dauantage 5 fi Philiis qui efbit entre- deux ne les euft interrompus , leur reprochant qu'elles tenoient le party de Siluandre. Ce n'eft pas cela 5 refpondit Diane 3 mais nous difons bien que vous ne deuez plus dilputer contre luy , car il en fçait trop pour vous. Si veux-ie encor , dit-elle , fçauoir de luy com- ment il entend 5 que ce que vous auez dit au commencement eft plus à fon aduantage que au mien : parce que ie ne puis corn prendre que ce ne me foit plus d'honneur 5 puis que vous m'eflifez pour eftre compagne. A vous, refpon- dit le Berger, l'honneur, & à moy l'amitié. Non, non, répliqua la Bergère, ce nom de

M iij

r8z, La IL partie d'Astree. compagne eft plein d'aminé & d'honneur, car il fignifie prefque vue autre nous mefmes, Sim'auouerez-vous , refpondit Siluandre 3 que l'amitié & la flatterie ne peuuent non plus eftre enfemble que deux contraires :Or û la perfonne du monde que vous aimez le plus, vous venoit dire que vous eftes auffi parfaicte qu'vne Deeffe , ne iugeriez-vous pas que ce feroit flatterie, & quelle ne vous aimeroit point l Et pourquoy , pauure abu- fée que vous eftes , ne faites -vous vn mefme iugement de Diane , lors qu'elle vous dit, que vous eircs fa compagne, c'eft àdire,ain- il que vous l'expliquez vous mefme , fem- blable à e le, puis que fes perfections la re- leuent de forte par dciTus toutes les. fem- mes , qu'il n'y a pas plus de différence des hommes aux Dieux , que de vous a elle ? Aueug1e Phillis, ne voyez- vous point que cette douce parole , qui vous aggree fort n'eit qu'vne pure flatterie , dont ma belle Maiftrefle vfe enuers vous , pour reconnoi- ftre en quelque forte la foible amitié que vous luv portez; car ne pouuant vous aimer, elle veut vous contenter par ce moyen. Vous prenant deneques pour compagne , c'eit fîgne de flatterie, & cette flatterie de peu d'amitié : & au contraire me prenant pour feruiteur, e.le montre la bien-veillance qu'elle me porte, puis que îe fuis capable de

Livre troisîismï. »?3

cette faueur, s'il y a quelque mortel qui le {oit. O outrecuidence ! s'eferia Phiilis : O Amour ! refpbndit Siluandrc. Et quoy : ré- pliqua la Bergère , vous penftz donc cftrc cligne de fèruir celle de qui les mentes ou- t repartent toutes les choies mortelles ? Les plus grands Dieux , adiouftâ le Berger, font feruis par des hommes, & fe plaiient deleur voir rendre ce deuoir, '&" cette reconnoirlàn- ce. Et pourquoy, (i ie fuis homme ; com- me ie penfe que vous ne doutez pas, ne me voulez- vous pas permettre que ie férue Bc adore ma Deeife, mefme ayant elle efleu à ce faincl deuoir par elle mefme ;Phillis ayant quelque temps fans parler conilderé les rai- fons deSiluandre, toute confufe ne fçauoit queluy refpondre, luy femblant que vérita- blement Diane faifoit plus de faueur au Berger qu'à elle : & pource, luy addreffant fa parole : Mais ma MaiitrefTe , luy dit-elle, quand i'ay bien penfé à ce que mon ennemy me dit, ie trouue qu'il a raifon>&: que véritablement vous le fauorifez dauantage: feroit-il poiTibie que vous l'euiTiez fait a deffein f il cela eitoit, iaurois bien occafïon de me plaindre , &: de trouuer mauuais qu'a mes defpens il fuft tant aduantagé par deflus fon mente. Ievoy bien, refpondit froidement Diane j que l'opi- nion a plus de puiiïance fur vous que la vérité : & que ctil par elle que vous efics conduire.

M iiij

184 La I Impartie d'Astrel Il n'y a pas prefque vn moment que vous eftiez gloneuie de la faueur auec laquelle le vous auois préférée à Siluandre : & voila qu'inconti- nent cetce opinion eftant changée vous vous pla'gnezdu contraire ; de forte quei'ay bien à craindre que voftre amitié de mefme ne foit toute en opinion. Et comment.ma belle Mai- irreffe, dit Siluandre5en pournez-vous douter, puis qu'elle ne dit pas vn mot qui ne vous en rende tefmoignage? Ne voila pas vne belle amour que la voftre3 Phillis5qui vous fait trou- uer les a étions de voftre Maiftreffe mauuaifes ? Et fi elles font a mon defaduantage , dit la Ber- gère, voulez-vous que ie les trouue bonnes? L faudroit bien eftre fans fentiment. Non pas cela 3 répliqua Siluandre, mais auoir plus d'a- mour que vous n'auez-pas. Et quoy 3 ne vou- driez-vous point que Diane fe conduifift à vo- ftre volonté f Pleuft à Dieu 5 dit - elle , i'aurois pour le moins autant d aduantage fur vous qu'il femble qu'elle vous en donne fur moy. Mais fi cela cftoit,adiouftaleBerger3dittes-moy Philis qui feroit de vous deux la maiftraiffe, & qui le feruiteur < En venté, Bergere5ie ne pen- fe pas que vous ayez efté efgratignée de la moindre de toutesles armes d'Amour. Aftrée qui efcoutokleur différent fans parler 3 fut en fin contrainte de dire à Diane: le penfe, fa- ge B- rgerc , qu'enfin ce Berger oftera du du toutlaparolea Pfaillig: mais pluftoft l'A-

Livre troisième. iSj

mour , refpond:t Siluandre, car iufques icy elle a penfé quelle aimoit , & maintenant elle voit le contraire.

Ces belles Bergères alloient de cette forte, trompant la longueur du chemin. Et parce que c'eftoit fur le chaud du îour , oc que le Soleil eftoit en Ta plus grande force , elles demandèrent à Siluandre, s'il y auoit beau- coup de chemin îufqu'au lieu il les vou- loit conduire , & ayant fçeu qu elles n'en auoient encore fait la moitié , elles refolu- rent de s'arrefter à la première fontaine ; ou fous le premier bel ombrage qu'elles ren- contreroient : car Siluandre leur dit qu'elles en trouueroient vne bien -toft 3 eu mefme il y auoit vn cerifier tout chargé de fruicts. En cette refolution 3 elles redoublèrent leurs pas : mais la rencontre qu'elles firent de Laonice , de Hylas, de Tyrcis , de Ma- donte , & de Therfandre 3 les arrêtèrent quelque temps. Ces Bergères & Bergers al- loient fe promenans enfemble, cherchans les frefehes ombres , &: les agréables fouvees des fontaines , parce qu'eftans eitrangers,6c n'ayans nul trouppeau à garder 3 ils n'em- ployoient le temps qu'à paffer leur vie le plus doucement qu'il leur eftoit poflible. Et ayant ce iour fait deffein de ne s'abandonner point, ils s'alloient promenant contremont la douce de délectable riuiere de Lignon. Or cette

r86 LaII.Partie d'Astree. troupe s'eftant rencontrée, Hylas iaiflam in- continent Laonice s'en vient vers Phillis : & quoy quelle fçeufl fine, falut-il quelle laii- iailAftrée&: Diane: dequoy Siluandre ne fut point marry, luy femblant qu'il poiTedoit plus abiblument fa Maiirreile. Tvrcis qui apper- ceut A/tréc toute feule, car Theifondre con- duifoit Madame 3 après iuyauoîr fait la rcue- rence, s'offrit de luy aider. Elle qui efîimcit infiniment la vertu ce Berger, outre qu'il luy fembloit que leurs fortunes auoient beau- coup de conformité, le receiit fort volontiers: de forte que chacun auoit compagnie, finon Laonice3qui , comme fay dit autresfois, nour- riflbit en ion ame vn ii extrême deiîr de ven- geance contre Phiilis &: Siluandre, que tout ion defTein eftoir de trouuer quelque bonne occafionde leur nuire. Et pour venir a bout de fon entrepnfe , elle alloit efpiant toutes leurs actions, & efeoutoit le plus qu elle pou- uoit leurs difcours, principalement quand elle voyoït qu'ils parioii nt bas , & en fecret , Se qu'elle remarquoit a leurs geftes que c'eftoit auec affection. Elle auoit des- ja cCté caufe en partie de la lalouiîe de Lycidas, & depuis auoit beaucoup appris des nouuelles de Siluandre, oc des autre s Bergères: plus tcutesfois par fes foupçons, que par toute autre chofe, mais à cette rencontre elle en reconnut bien da- uantage , & y deuint ïi fçauante , comme

Livre troisiesme. 187

nous dirons, quelle en fçeut prefque autant qu'eux mefmes. Audi n'y ayant perfonne en la compagnie qui ibupçonnaft le delTein quelle auoit , elle les efeoutoit librement 3 & s'en approchoit fans qu'ils s'en donnaient garde. Elle donc n'ayant rien qui la diuertit après auoir confîderé tous ces Bergers ôc Bergères, fe vint mettre le plus près quelle y

pûft de Silnandi e , qui conduifoit Diane , par- ce que c'eftoit celuy à qui elle vouloit le plus de mal 5 & ayant des-ja quelque opi- iron de cette amour , elle defiroit auec paf- fiôn d'en difeounr dauantage. Diane qui n'a- uoit point de defTein fur Siluandre 3 quoy quelle luy vouluft plus de bien qu'au refte des Bergères de Lignon D ne fe foucioit point que fes paroles fuflènt ouyes : & Siluandre n'y prenoit pas garde 3 parce que du tout at- tentif à ce qu'il difoit à fa MaiftrefTe 3 il ne voyoit prefque le chemin par il paflbit, qui fut caufe que Laonice les pûft efeouter ayfément. Or ce Berger, auiTi-toft qu'il fe vid feul près de Diane : Et bien 5 ma belle MaiftrefTe, luy dit-il , quel iugement ferez- vous de Phillis & de moy ? QucPhillis, refpon- dit-elle, eft la perfonne du monde qui fçait le plus mal mentir, &: que Siluandre eft le Berger que ie vids iamais qui diffimule le mieux : car û eft certain que vous contrefaites mieux le pafïïonné que perfonne du monde.

i88 La IL partie d'à s trie. Ah: Bergère, reprit Siluandre, qu'il eftayfé de contrefaire ce que Ton rerTent véritable- ment. Voila pas, répliqua Diane, ce que îe dis? jamais ie neuffe creu que pour vne feinte paf- fion , Ton euit peu controuuuer des paroles &r des actions approchantes du vray. Ahî Dia- ne , continua le Berger, combien font mes actions & mes paroles împuiiTantes à déclarer la vérité de mon affection: vous pouuiez aufïi bien voir mon cœur que mon vifage, vous ne feriez pas ce ingénient de moy: car il faut enfin que îevous auoiie, la gageure de Philiis auoirbieneftécaufe, que ce Berger (ie ne fçay fi ie dois dire heureux ou malheureux ) a eu plus fouuent [honneur d'eftre près de vous : mais que ie me fois arrefté aux bornes de noitre gageure: ah/ belle MaiftrefTe, ne le croyez pas, vous auez trop de perfections, & i'ày eu trop de commodité de les recon- noifîre, pour ne les aimer que- par femblant. Le Ciel me foit tefmoin, & Tcn attefte les Deïtezde ces lieux folitaires,que ie vous aime auec vne aufli véritable affection comme il elî vray que ie fuis Siluandre.

Ce qui eftoit caufeque le Berger parloit de cette forte, c'eftoit qu'il voyoït bien que dans peu de îours le terme des trois mois finiufbit,&' qu'après il In y feroit beaucoup plus difficile de l'entretenir de fon affection, reconnoiflant allez l'humeur de cette B ergere : de forte qu'il

Livre tRôisiesme^ 189

fe rcfolutde preuenir ce temps :&quoyque cela rapporta peu à fon defTein, fi ne luy fut-il du tout inutile: car il commença d accoutu- mer fa Bergère à femblables difcours, qui, peut-eitre, n'efl: pas vn des moindres artifices dont vn Amant auifé fe doiue feruir, d'autant que la couftume nous rend les chofes ayfées, qui du commencement nous eftonnent , de que nous îugeons prefque impofTïbles. Diane oyant ces paroles, encore qu'elle îugea bien qu'elles eftoient véritables 3 ii ne fit-elle fem- blant de les croire : mais continuant comme elle auoit commencé: & cecy, dit-elle, Berger, me fortifie encore plus en l'opinion que fay conceuë de vous : & pour vous tefmoigner que le dis vray, regardez auec quelle froideur ie vous efeoute & vous refponds : car fi fauois autre créance de vos paroles, foyez certain que le premier mot que vous m'en auez dit, euft efté le dernier que i eufîe efeouté. Siluan- dre vouloit refpondre, mais il en fut empefché par vne rencontre qu'ils firent. Aftrée & Tyr- cis ail oient les premiers: Phillis & Hylas après, puis Madontc & Tcrfandrc, &: en fin Diane àç, Siluandre, 6c après eux la malicieufe Laonice. Suiuantde cette forte lefentief que Siluandre leur auoit montré , ils approchent fans faire beaucoup<He bruit d'vn fort agréable bocage qui cftoit fur leur chemin. Et parce que les difcours d'Aftrée & de Tyrcis n'efioient pas

t$o La II. partie d* Astre e. de ceux qui arr eurent toutes forces de l'efprit, comme n'eitantque des chofes indifférentes-, ils prirent garde que dans le plus efpais de 1 ombrage , il y auoit trois Bergères auec le gentil Pans, fils d'Adamas. Pour les Bergè- res , elles eftoient inconnues a Aitrée. Quant à Paris . il s eftoit depuis quelque temps rendu fi familier parmy toute cette trouppe, à caufe de i amour qu'il porto:t a Diane , qu'il n y auoit celle de tout leur hameau qui ne le re- connuft, voire qui ne l'aimait Auftl 'pour fe rendre plus agréable, toutes les fois qu'il ve- noitvoirfaM^itreik, il prenoit les habits de Berger, comme l'aydit, &auecvne houlette en main, viuck parmy cette troupe, com- me s'il euft elle de mefme condition, tant l'amour a de force à defpoùiller les âmes mefmcs plus genereufes de toute ambition. Et parce qu'a Theure que cette trouppe vint en ce lieu l'vne des Bergères chantoit, Aftréc &Tyras s'arrefterent tout court, &: fe tour- nant vers ceux qui venoient après eux, leur. firent ligne daller doucement: mais d'autant (,;ne fa chanfon eftoit prefque finie , îjs n'ouy- \ ent que ce dernier couplet :

Livre troisiesme." r$r

MADRIGAL,

aVor ? vous ay-ie offensée, D'cffect ou de pensée? DejjaHl ne peut efire, Si mon p enfer ta fait, il efi vn traijtre.

Cette Bergère auoitlavoix fi douce, que toute la trouppe furuenuë fut bien marrie qu'elle eut fi toit açheué : mais Hylas qui auok quitté Phillis, pour s'en approcher dauanta- gc, neuf! pluiîofl: îetté les yeux defius qu'il les recorinuft. Que^fï quel qu vn euftprïs garde à luy, il euft bien veu à fon a&ion , que ces Bergères ae luy eftoient pas inconnues: tou- tesfois pour ouyr ce qu'elles diroient,il contraignit le plus quil luy fut po fil ble. Il ouyt donc que cette dernière , après auoir chanté: Or fus, dit-elle, gentil Berger, puis que nom auons fetisfàic a voitre curioiîté, acquittez- vous de la promeiTe que vous nous auez faiétc. Ienevousdefdiray ïamais, refpon- dit Pans, de chofequi foit en ma puiiTance: &: lors prenant vne harpe que ces Bergères auoient3 il chanta fur cet infiniment de cette forte :

192*

La IL partie d'Astree.

CHANSON.

aVAN d Hjlas apperceut les yeux De ih'dlis fia belle Maifilrelfie, Voiir-on en cor telle Deejfe ^Ailleurs, dit-il, que dans les Cieux ?

II

Phillis £vn efclat rougijfant Oyatit ces mets deuint plus belle ; En vain cette beauté nouuelle Rend, dit-iUvofilre œil plus puijfant. III.

Bile a vn gracieux fioufiris Keceuant cette flatterie : Cejfez, , luy dit-il , je vous prie, C^efi fiait, enfin Hylas efipyû.

if:

(JMais s il plaint , dit-elle, a ï infant Sa liberté, qui! la repreine$ Vous efiles, dit-il, moins humaine En pardonnant au en furmontant.

r.

Lien trop aymahle ejr trop cher, Dont le captif craint au on le lafiche^J, Heureux Amant puis au il tefajches, £uand tu vois au on te veut laficher.

Il femblou

Livre troisiesme.' 195

Il fembloit que ces étrangers attendiiTent auec impatience la fin de cecce chanfon pour demander qui eftoit Phillis & Hylas. Si vous auez quelquesfois ouy parler de cette plaine de Foreft, refpondit Paris, & particulièrement de l'agréable nuiere Lignon, il ne peut eftre que vous n'ayez ouy le nom de la belle Ber- gère Diane, & d' Aftrée. Or cette Phillis dont vous me demandez des nouuelles, eft leur plus chère compagne. Quant a Hylas , ie ne vous en puis dire autre chofe, finon qu'il eft effranger, mais de la plus gracieufe & plus heureufe humeur que l'aye ïamais pratiquée, car il ne s'ennuye ïamais au feruice d'vne Ber- gère, la quittant toufîours hui& iours, à ce qu'il dit, auant que de s'y defplaire. N'elt-il pas (adioufta Tvne de ces eftrangeres) d'vn heu qui s'appelle Camargue , qui eft en la prouince des Romains? &luy ayant refpondu qu'ouy: Il fuffit, continua-t'elk , que vous nous ayez dit fon nom, &le lieu d'où il eft: car pour toutes fes autres conditions, nous les auons autresfois appnfes à nos defpens , ôt après s'eftre teuë quelque temps, elle reprit de cette forte:

2. Part, N

194 La II. partie d'Astree.

HIS TOIRE DE PA LINICE

ET DE CïKCENE.

IE ne trouueray iamais eftrange , gentil Berger, tant que Tauray mémoire de Hylas, d'ouyr dire que lapluf-part des chofes confifte en l'opinion. Puis que n'y ayant rien de ïî contraire que le vice & la vertu, Se ceftui-cy prenant l'vn pour l'autre, il nous montre que véritablement l'opinion eft celle qui met le prix à toutes chofes. Et certes, c'eft bien le plus înconftant de tous les efprits qui ayent iamais eu quelque opinion d'eftre amoureux, Se qui auec plus d'opiniaftres raifons eiTaye de prou- uer que c'eft vertu de changer 5 ou pluftoft que d'aimer en diuers lieux 5 ce n'eftpas in- conftance: 6c ne faut point croire qu'il en parle contre ce qu'il en croit, parce que vérita- blement c'eit félon foncœur. le me fouuiens queftant venu de Camargue a Lyon 3 il fe laiifa renfermer dans le Temple parmy les filles 3 la veille d'vne Feftc, & n'euft efté la compaiTion quePalinice eutdeluy ( c'eft ainiî que celle-cy de mes compagnes fe nomme, dit-elle, montrant celle qui eiioit plus près de Pans; il n'y a point de doute que facuriofité euft efté bien rudement punie. Mais elle re- connu îlTant que fa faute eftoit procedée d'im-

Livre troisiesme] m* prudence, &non de malice, en le defguifant d'vn voile le fit fertir hors du Temple, & l'a- mena îufques en fon logis qui eftoit dans la demy Me que le Rofne 6c l'Arar font auprès de l'Athenéc. A la vérité, cette courtoifîe fut bien allez grande pour obliger Hylas a reuoir Palinice : mais fa moderne auffi eftoit bien vne bride affez forte , pour empefeher que tout autre que Hylas ne luy euft parlé d'A- mour: toutesfoisil n'attendit pas la troifiefme vifite , fans luy en dire fon opinion. Car le lendemain qu'il vint chez elle ce fut auec au- tant de familiarité, que s'il euft efté toufiours nourry auprès d'elle. Vous m'auez, luy dit-il d'abord, conferuéla vie: il efl bien raifonna- ble quelle foie employée à voftre feruice: auffi le veux-ie faire, quand ce ne feroit que pour neftre point ingrat ; vous auffi pour ne fouiller la première faueur que vous m'a- uez faidte, receuez l'offre que ievous fais de mon feruice , &: ne croyez point qu'il y ait perfonne au monde qui vous puiffe plus ai- mer que moy, ny qui en ait plus de volon- té. Ma compagne qui n'auoit pas accoutu- mé d'ouyr de femblables harangues, pour le commencement, luy refpondit affez froide- nient, mais voyant qu'il continuoit, elle s'en fafcha, ne pouuant fupporter qu'il luy tint ce langage. En fin quand par la continuation de fa vif ites, elle recornu t fon humeur, elle ne

N ij

r?5 La II. partie d'Astree.' faifoit plus qu'en rire3 dequoy il ne s'offençoic point : car il a cela de bon, que tout ainfi qu'il vit librement auec tout k monde, il eftbien ayfe qu'on en face de mefme auec luy. Toutes- fois cette Amour alla croiflànt de forte que ma compagne s'en trouua ennuyée: non pas que véritablement Hylas ne foit perfonne de mérite 3 & qu'il n'ait des perfections qui font dignes d'efire aimées: mais elle eftant vefue5 & ne faifant pas deffein de fe marier, cette re- cherche ne pouuoit que luy eftre fort def-ad- uantageufe. En ce mefme temps il fembla que le Ciel euft pitié de palinice, luy donnant vne compagne, & bien-toit deux, pour luy ayder à porter vn fi pefant fardeau, palinice auoit vn frère qui cltoit feruiteur, il y auoit long temps, deCircéne, dit-elle ( montrant l'autre de Ces compagnes qui eftoit auprès d'elle : ) & parce que le refpect a plus de puifTance fur les cœurs qui aiment bien, Clonan (tel eft le nom du frère de palinice ) n'auoit point encor eu la hardie/Te de le dire à cette belle Circéne. Elle d'autre cofté eftoit encor trop îeune pour prendre garde aux aérions qui luy en pou- uoient donner connoiffance j fi bien que Clo- rian brufloit bien deuant faDeeffe: mais (on facnrice eftoit inutile, n'eftant pas connu de celle a qui il l'offroit. Hylas cependant conti- nuoit devoir palinice; & parce , à ce qu'il dir3 que l'vn des premiers préceptes de la prudence

Livre troisiesme.' ijy

<F Amour, c'eft d'acquérir les bonnes grâces de tous ceux qui attouchent ou d'amitié ou de parentage à la perfonne aimée, il fît tout ce qu'il pull pour eftre amy de Clorian: ce qui luyfutfort ayfé, pourceque ce ieune homme eftoit courtois & bien nay , & de fon cofté auoit ce mefme deffein d'eftre aimé de tous. Mais d'autant que Hylas eftoit plus fin & plus ruzé, foit pour auoir plus voyagé, foit pour auoir plus d'aage, il fe contenta de feindre ce que Clorian fit a bon efeient: ôcparainfî il ne fut fon amy que comme le commun , au lieu que l'autre faimoit comme fi ç euft efté fon frère. Pour le moins ce qui s en enfuiuit en donna connoiffance : car Clorian augmentant de iour à autre en fon affection entiers Cyrcé- ne, fans la luy ofer faire fçauoir par fes paroles, Hylas en fin s'en print garde de cette forte. Cyrcéne eftoit partie pour aller voir fon père., qui eftoit tombé malade en vne ville du cofté des Allobroges dans le pays des Sebufiens, &: fa maladie fut telle que iamais il n'en releua de- puis: cela fut cauie qu elle demeura long temps hors de noftre ville , &: que par confequent Clorian ne la voyoït point. Et parce qu'à ce que i'ay ouy dire, il n'y a rien qui foulage plus celuy qui aime bien, que de penfer en la per- fonne aimée , Clorian fe retiroit bien fou- uent en vne maifon qu'il auoit dans l'enceinte mefme ae la ville, fur le haut de cette montée

N iij

198 La II. partie d'Astree! qui va du codé des Sebufîens. De ce lieu on void leRofne dvncofté3&de l'autre l'Arar, de quand on veut eftendre la veuë on void du coftéduRofnelaforeitdeMars ditte d'Eneu. Que les arbres efleuez n'empefehoient l'œil, il n'y a point de doute qu'il s'eftendoit plus de ce cofté que de tout autre. Quand on fe tourne vers le Temple de Venus , on void iufques aux monts desSegufîens. Quand on regarde t'Arar,onvoid iufques aux Sequanois. Et quand on eftend la veuë entre le Rofrie , &: l'Arar, vous voyez iufques aux affreufes mon- tagnes des Allcbroges 3 par delà la plaine des Sebu/îens. Que s'il n'y auoit quelques rochers qui s'oppofent , on verroit mefme iufques aux Secuiïens3 parce qu'outre que le lieu eft fort releué, encor y a-t'il vne tour qui eftmerueil- leufe pour fa hauteur, au fommetde laquelle il y a vn cabinet ouuert des quatre coftez , afin qu'on puiiTe plus aifémët îouyr de la beauté de cette veuë. C'eftoient en ce lieu que Clorian fe retiroit d'ordinaire :&: quand il fepouuoit defrober des compagnies il montoit en fa tour : & de iettant les yeux fur la plaine des Sebufiens3il demeuroit commerauyenfapen- fée,qui ne fe diuertifToit ïamais de Cyrcéne, quelque objectqui fe prefentaft àfesyeux. Il aduint que Hylas eftant fort familier auec luy, comme ievous aydit, ne le trouuant point dans le bas du logis, fe douta bien qu'il eitoit

Livre troi'si esme." rp.9

au haut de cette tour, & parce qu'il eftoit en peine de qui fbn compagnon eftoit amou- reux ( car il connoiiïbit bien que ces folitudes, de ces longues penfées ne pounoient procéder d'autre chofe que d'Amour ) il monta les de- grez le plus doucement qu'il pût: & trouuant la porte entr' ouuerte, il le vid accoudé fur la feneftrequi regardoitdu cofté des Sebufiens, tellement rauy en fa penfée, qu'il n'euft pas oiiy tonner, tant s'en faut qu'il euft pu pren- dre garde au bruit qus fit Hylas en ouurant la porte & en entrant; & de fortune il parloit alors fi haut que Hylas pûft ouyr ces paroles :

SONNET. IL PARLE AV VENT.

DO v x Zephir que ie vois errer folaftre- ment Entre les crins aigus de ces plantes hautaines, Et qui pillant de s fleurs le s plus douces haleines, Auec ce beau larcin vas tout ï air far fumant.

Si iamais la pitié te donna mouuemenU Oublie en mafaueur icy tes douces peines : Et ien va dans le Jem de ces heureufes plaines, Ou mon malheur retient tout mon contentement»

N iiij

zco La II. partie d'Astrel

p% mais porte auec toy les amoureuses plaintes £)ue parmy cesforejh iày trijkmet empreintes, Seul ejr dernier pi aijir entre mes de (plaisirs.

La tu pourras trouuerfw dés leur es iumelles Des odeurs ej? des fleurs plus douces ejr plus

belles : A fais rapporte-le s-mûy pour nourrir mes defirs*

le vous y prends Clorian , dit Hylas, luy iettant le bras au col, & le baifant à la ioiie, ie confeffe que vous elles le plus fecret Amou- reux qui fut iamars,mais fi ne pouuez-vous plus vous cacher à moy. Ny en cette occafion, dit Clorian, après l'aiioir quelcme temps con- fîdcré,nyen nulle autre,ie ne me cacheray ia- înais a vous. le le reconnoiitray bien, luy dit Hylas, fi vous m'auoùez librement ce qu aufîi bien ie fcay des-ja. Etqueft-ce, refpondit-il3 que vous voulez fçauoirde moy? le ne vous demande plus , répliqua Hylas, quel eitvoftre mal, mais feulement de qui il procède. Ah.' Hylas ^ dit-il, auec vn grand ibufpir, vous auez raifon de ne me demander point quel il eft, car vous le ingérez aifez quand vous au- rez qui en eft la caufe. Et pleuft aux Dieux que vous pûfTïez auffi bien m'y rapporter du foulagement comme l'en defefpere , & comme librement ie (ansferay àvoitre curio- fité. Et à ce mot s eflanc affis fur vn petit lict3

Livre troisîesme- 201

Zc le prenant par la main , il luy fit tout le dit cours de fon affection , luy difant 9 combien le refpeft qu'il auoit porté à Cyrcéne 3 eftoic grand 3 puis qu'il n'auoit ofé luy déclarer l'A- mour qu il luy portoit.

Lors que Hylas oùyt le nom de Cyrcéne , il luy fembla bien de l'aiioir oiiy nommer autre- fois, fans toutesfois s'en pouuoir bien fouuenir, cela fut caufe qu'il luy demanda laquelle c'e- ftoit de toutes celles qu'il auoit veiies. Puis que vous n'en connoiiTez point le nom, refpond Cîorian, il faut croire que vous ne l'aurez ia- mais veiie , fa beauté eftant telle 3 qu'il efl: im- poflîble qu'elle foit veiie fans qu'on n'en de- mande le nom 3 & que l'Amour n'en engraue en mefme temps le vifage bien auant dans le cœur : & à la vérité quand ie conte en quel temps vous eftes venu en cette ville, iepen- fe que vous ne la pouuez auoir veiie. Farriuay, adioufta Hylas, la veille de la dernière fefte qu'on chommoit à Venus. Clorian alors après auoir quelque temps penfé Juy refpondit qu'il ne la pouuoit auoir veiie que ce îour-là, parce quelle partit le lendemain pour aller vers fon père, qui eitoit malade dans la prouinec des Sebufîens, d'où elle n'efloit depuis reuemie. Et bien, dit Hylas, & pour eftre fîjbelle penfez- vous qu'elle ne vueille pas eftre aimée ? Quoy donc3 croyez-vous qu'il n'y ait que les laides qui vueiïlentfouffrk de Tertre? Tant s'en faut

2o£ La II. Partie d'Astr'ee* fi quelques-vnes s'en doiuent offenfer quand on le leur dit, ce font les laides , parce qu'il y a apparence que Ton fe mocque d'elles. le ne penfe pas, refpondit Clorian D qu'elles s en offenfent pour eftre belles: mais oiiy bien pour e/jtrehonneftes. Comment, adioufta Hylas3 qii'vne femme pour honnefte quelle foir fe piaffe fafcher d' eftre aimée ? Ah : Clorian mon amy5 reflbuuenez- vous que la mine qu'elles en font quand on leur dit , n'eft pas pour eftre marries qu'on les aime 3 mais pour eftre en doute qu'il ne foit pas vray. Et d'efFeâ: eft lafcmme3quieftantbienafTeuréederaffe&ion dvn homme, ne s'en eft enfin fait paroiftre tres-contente, & ne luy en a rendu des tefmoi- gnages:Non,non,Clorian5de toutes les actions que nous faifons, après celles qui conferuentla vie, il n'y en a point de plus naturelle que celle de l'Amour. Et tenez-vous les femmes pour tant ennemies de la nature,qu elles hay lient ce qui eft naturel ? le veux vous donner confeil, encor que vous ne me le demandiez, & fi vous le fuiuez vous verrez bien toft que ie ne fuis pas apprentif en femblables chofes. Faites fçauoir a Cyrcéne que vous l'aimez , & cela le le plus promptement que vous pourrez; car pluftoft elle le fçaura, pluftoft aufli en fera- t'elle afîeurée, de tant pluftoft elle vous ai- mera. Il n'y a point de doute qu'au com- mencement elle tourna la tefte à cofté ,

Livre troisiesme! 205 quelle vous dira qu'elle ne veut point qu'on luy parle d'Amour, quelle feindra d'eftre en colère , & de ne vouloir plus parler à vous: mais continuez feulement , & fi vous y elles bien affidu , foyez aiTeuré que vous l'emporterez.

Lors quelles nous font ces refponfes, & qu'elles refufent l'affection que nous leur pre- fentons, elles me font reilbuuenir decesMy- res,quiayans vifité les malades , refufent en tendant la main, l'argent que Ton leur prefen- te. I'ay plus d'aage que vous, i'ay vn peu cou- ru du monde,& fur tout l'en ay aimé plufîeun: cela me donne l'authorité de vous en parler plus librement, 8c vous ne le deuez point trou- uer mauuais : foyéz certain que iamais honteux Amant n'eut belle amie , & que c'eft fait de l'a- moureux quieftrefpectueux. Il faut que celuy qui veut faire ce meftier, ofe, entreprenne, demande, &fupplie, qu'il importune, qu'il preffe, qu'il prenne, qu'il furprenne , voire qu'il rauifTe. Et ne fçauez-vous.Clonan^om- mela femme efl faite ? Efcoutez ce qu'en dit ce grand Oracle qui de noftre temps a parlé de les Alpes.

T98 L A IL P A RT I E D'A STREe!

MADRIGAL.

EL L e fuit y & fuyant elle veut qùon ï at- teigne $ Refufe, ejr refufant veut qu on tait par effort ,• Combat, & combattant veut qùon f oit le f lus

fort: Carainfifon honneur 'ordonne quelle feigne.

Celuy qui n'a pas le courage de viure de cette forte, conseillez -luy feulement qu'il prenne vn autre mcffier que celuy d'Amour, car il n'y fera ïamais Ton profit. le veux donc conclure , Clorian 3 que non feulement vous deue2 auoir la hardie/Te de luy décla- rer voftre intention 3 mais deuezefperer pour certain qu'elle vous aimera3 pourueu que vous l'aimiez.

le ne fçaurois, gentil Berger , vous redire au long les confeils, ny les raifons de Hylas: car à ce queiay depuis fçeu par Palinice 3 a qui fon frère les a plufieurs fois racontées , il fe faifoit bien paroiftre mailtre paifé en femblables cho- fes.Tant y a que la conclufion fut,d'autant que Clorian nauoït pas la hardieffe de déclarer à cette belle fille , laffeclion qu'il luy portoit, qu aufîi-toft qu'elle feroit de retour ( ce qui de- uoiteftre dans peu de îours) Hylas en porte-

Livre troisiesme* 2,oy

roit la parole. Ce qu'il accepta librement de faire, parce, difoit-il3qu'il s'en obligeoit deux en vn coup, a fçauoir Cionan enluy rendant ce bon office, & Cyrcéne en luy portant de fi bonnes nouuelles. Il aduint donc que quelque temps après ma compagne retourna en lavillc: de quoy que la mort de Ton père l'eut contrain- te de porter le dueil, &que la tnirefle de fon ame accompagnait fort bien l'habit qu'elle ^uoit, fîeft-ce que ce defplaifir n'auoit point amoindry fa beauté, tant s'en faut il luy auoit adiouftéienefçay quelle douceur au vifage, qui efmouuoit tous ceux qui la voy oient, ôc d'Amour, d'vne certaine attrayante compaf- fion, qui la ren doit beaucoup plus aggreable. Hylas pour fatisfaire à ce qu'il auoit promis, ne fçeut pas pluftofl fon retour qu'il rechercha curieufement les moyens de la voir; à quoy Palinice luy feruit beaucoup, parce que fon frè- re l'en auoit prié. Elle qui ne fçauoit point leur deifein, & qui croyoit que ce ne fuft que par curiofîté, fut bien aife de contenter fon frère quoy qu'il luy fafchafr fort de traîner cet hom-3 me après elle. Et de fortune il fe prefenta vne bonne occafîon, caria mère de Circéne vou- lant faire quelque facrifice aux Dieux Mânes pour fon mary,y comriaPalinice,commervne de ks meilleures amies. Elle y alla, & auec elle Hylas; mais voyez s'il n'eit pas aufTi bon amy, que ridelle Amant: ilnereuitpasfî toit

lo6 La IL partie d'Astree. Cyfcéne qu'il en deuint amoureux :1e dis,reuit, parcequeiettantl-esyeux'deiTus, il fe reflbu- u.int qu'il lauoit veiie autresfois dans le Tem- ple de Venu s,lors que Palinice lefauua: & par- ce que dés lors il lauoit trouuée fort a fon gré, lés premières flammes fe rallumèrent aifé- mentencecœur, qui eft aufïi fufceptible de l'Amour, que le foulfre le peut eftre du feu .La confiderant donc quelque temps fort attenti- uement , il fe ramenteut peu a peu que Cyrcé- ne eftoit celle qu'il auoit veiie dans le Temple, & de laquelle ils auoient demandé le nom à Palinice: &fe reprefentant alors la grâce qu'el- le eut à chanter, & tout ce que l'Amour luy fift conceuoir à cette première veiie, il oublia de forte tout ce qu îlauoit promis aClonan, qu'il ne penfaplus qu'a faire l'office pour foy mef- me. Voyez combien il eft dangereux d'em- ployer vn fécond en femblables affaires.il s'ap- procha d'elle3& après l'auoir falùée,&que com- me pleine de ciuiiité elle luy eut rendu fon fa- hit, parce que c'eftoit dans le Temple, il fe mit fur vngenoùil au plus près d'elle qu'il pût, &: fuiuantfon humeur, fe panchant vn peu fur l'autre, il luy parla de cette forte : le voy bien, belle Cyrccne,que voftre veiie m'eft fatale, & qu'cftant venu îcy pour affilier à vn de vos fa- crifices, vous y ferez auffi à vn des miens. Elle qui n'auoit jamais veu cet homme,ny oiiy par- ler de luy, le regarda quelque temps au vifage ,

Livre troisiesme.1 207 -

& le coniiderant vn peu , connut bien qu'il eiloit eftranger , flirt: au langage , fuft à l'habit, parce qu encores qu'il le portail comme les au- tres de la ville, fi eft - ce qu'il eftoit bien aifé à connoiftre, d'autant que les eftrangers, quoy qu'ils fe defguifent de nos habits, ont toufiours quelque air différent de ceux de noftre con- trée :& me femble que les Francs ont moins cette différence que tous les autres. Et parce queCyrcénene connoiflbit point Hylas, elle creut qu'il la prenoit pour quelque autre , cela fut caufe qu'après auoir arrefté quelque temps fes yeux fur luy , elle fe tourna froide- ment d'vn autre cofté , fans luy refpondrc ; de- quoy neftantpasfatisfait, il la tira par vn des plisdefarobbe.

Et quoy la belle,luy dit-il,vous ne me refpon- dez nonplusquefîieneparlois point à vous : AufTi crois-ie,ditCyrcéne5que voflre parole ne s'addreffe pas à mov,ou que vous vous mef- contez:car qu'eft-ce que vous me dites de veite fatal c3& de voftre facrifice \ Ce n'eft point, dit- il, à autre qu'a vous que ie parle, & ne vous prens point pour autre que pour vous mefme : c'eftadire, pour la plus belle & plus aimable que ie vis ïamais , & de qui la première vetie a faillydemecoufterlavie, 6c la féconde me la rauira fans doute, fi ie ne vous trouneà cette heure auili douce & fauorable quePalinice me lefiR en ce temps-la. Et qu eft-ce, dit- elle, que

2,o8 La II. partie d'Astkee; Palinice fit pour vous? Elle mefàuua la vie^ reipondit-il 3 lors que macuriofité m'engagea dans le remple,ia nuict auant la feile de Venus, &: que vofhre veiie m'y retint plus que îe ne de- uois. le n'ay point de mémoire, dit Cyrcéne, de vous y auoir veu. Cela, répliqua Hyias, n'empefche pas que ie ne vous aime 3 & qu'au lieu d'affilier à voftre facrifice3 comme i'ay penféde faire, vous n'aiMiez à celuy qu'A- mour vous fait de moy ; en quoy toutesfois ie m'elumeray bien-heureux , fi l'acquiers quel- que part en vofrre amitié. le voy, dit-elle, que vous elles ellranger, &: que vous ne me con- noiiTez pas ; & croy encores mieux que mon amitié vous eft fort indifferente.Et à ce mot elle fe tourna d'vn antre collé , &: il luy aduint à propos qu'vne defes compagnes entra dans le Temple, à laquelle feignant de quitter fa place par courtoiiîe, elle fe retira au plus près de fa mère qu'elle pût, & durant tout le relie du fa- crifice, elle ne voulut s'approcher de luy. Mais Hylas n'eltoit pas homme pour s'arreller en fi beau chemin.

Il trouua donc par le moven de Palinice, ce- luy d'entrer chez Cyrcéne., &: pour conclufîon s'y rendit familier 5 faifant toufiours croire à Clonan que c'eftoit a fon occalîon qu'il dc- meuroit plus auec elle qu'en tout autre lieu. Mais ce n'eftoit pas allez pour l'humeur d'Hy- las de tromper fon amy 3 &: d'aimer Palinice &:

Cyrcéne,

Livre troisiesme. 209

Cyrcéne, fi vn foir que nous nous allafmes promener,contre-mont l'Arar , il ne m'en euft dit autant qu'aux autres, fans qu'il euft prefque connoiflance de mon nom.

Hylas quieftoitauxefcoutes, commeie vous ay dit, ne pût s'empefcher , quoy que ce fut contre ion defifein 5 de fe montrera elle, &: de luy dire tout à coup. Et quoy, belle Florice, auez-vous opinion que ce fut de voftrenom queiefufTe amoureux? Hylas fe repentit bien de s'eftre fait voir fans y penfer 3 mais cçs eftrangeres furent bien plus eftonnées , le voyant paroiftre tant inopinément: quoy que d'abord elles le regardèrent par deux fois auant que de le reconnoiitre 3 a caufe du changement d'habits.

MaisAftréeenfut tres-aife, qui s'ennuyoic infiniment que le long difcours de cette étran- gère luy retardait le contentement qu'elle et peroit de la fin de fun voyage. Elle fit femblanc toutesfois d'en eftre bien marrie 3 afin de faire comme les autres 3 qui tous enfemblefe firent voir. Au contraire Hylas feignant d'auoir in- terrompu à deffein Florice, s'en courut l'em- braiTer,&: puis faliia les autres deux : & enfin re- tournant vers elle: Et bien belle difcoureufe, dit-il 5 ne ceiTerez-vous iamais de renouueller mes playes ? Fauois opinion, dit-elle, de chan- ter vos louanges : & depuis quand les efhmez- vous autres ITay de tout temps, dit-il , accoa-

1. Part , O

2io La IL partie d'Astree." iiumcd'appeller chaque chofeparfonnom :& n'eft-ce pas rebleifer que de remettre le fer dans des vieilles cicatrices ? Et y a t'il vn fer plus tranchant que la veiie de vos beautez,& le fou- uenir de mes premières Amours ? O .' dit Flo- ricc, loffenfen'eft pas grande fi ie ne vous fay que cette playe,&vous ne deuez pas auoir peur d'en mourir 5 puis que vous en fçauez de fi bon s remèdes. Cela feroit bon,refpondk Hylas , fi toute; les bleflures fe gueniîbient par des re- mèdes femblables : mais n'entrons point fi toft en ce difeours , & me dittes quel bon defiein vous conduit en ce lieu? Ceneft pas, refpon- ditFlorice, celuy de vous y voir. Si vous efliez, adioufta Hylas, auffi courtoife que Vous m'e- 1res obligée 3 cette confideration auroit bien alTez de force pour vous y conduire, vous ayant afTez fait de feruices à toutes pour vous laif- fer la volonté de me reuoir: mais ie voy bien que i'ay femé vne terre ingratté, & qui ne rend pas la peine qu'on y prend. Quelquesfois.rcf- ponditCyrcéne, pource que le laboureur eft mauuais, ôc la graine mal-choifie & mile hors de faiibn, le bon terroir rapporte des ronces au lieu de bled: prenez garde que quelqu'vne de ces chofes ne foit caufe de l'infertilité donc vous nous blafmez.

le fçay bien5dit-il,Cyrcéne,que comme vous auez toufiours eu beaucoup de beauté pour vous faire aimer3de mefmc vous n'aueziamais

i

Livre troisiesme- zu

eu faute de defdain pour mefprifer ceux qui vous ont adorée. Etmoy,ditPalinice3 îefçay encore mieux,que comme vous auez toufiours efré tres-fcrtile ennouueauxdefirs & nouuel- les affeftions, demefme vousn'aueziamais euv faute de paroles pour accufer autruy de voftre faute. Alors Hylas fe reculant deux ou trois pas : C eft trop3dit-il3d'auoir à combattre con- tre trois, les plus vaillans mefmc ne le veu- lent entreprendre contre deux. A ce mot, Aftrée, Diane, Phillis, & le refte de leur troup-

pe arriuerent, & furent caufe que cette difpute priftfin, - L "

o n

L E

QVATRIESME LIVRE

DE LA SECONDE

Partie d'Astre e.

'Estoit la couftumc des Ber- gers de Lignon, de ne rencontrer iamais effranger , fans luy offrir toute forte d'afïiltance 3 leur fem~ blantqueles loix de Fhofpitalité le leurcom- mandoient ainfi. Cette couftume conuia Aftrée, Diane, & toute leur compagnie, de faire ces mefmes offres à ces belles étran- gères, & après leur demander la caufedeleur voyage. A quoy Florice refpondit pour tou- tes : queftant enuoyées en cette contrée, par l'ordonnance d'vn Dieu qui leur auoitdefFen- du d'en dire encores l'occafion , elles n ofe- roient luy defobeyr , que cela eftoit caufe qu'elles ne pouuoient leur fatisfaire : &: s'eftant cnquife qui eftoient ces Bergères , &: ayant fçeu de Phillis leurs noms., Florice s addref-

O ii)

ii4 La I1.Parti£ dAstree! fane à Aftréc. Iauoiie , dit-elle 3 que l'ay efté aueugle de ne connoiftre pas que vous eitiez la Bergère Aftrée, de qui la beauté ne poll- uant fe renfermer en vn petit pays que les Forefts 3 remplit de fa louange toutes les con- trées d'alentour : mais vous deuez , ce mefem- ble , receuoir pour exeufe qu'admirant & vous & Diane 3 le demeurois comme efbloiïye & confufe de trop de lumière: Et ie commence de bien efperer de noftre voyage, puis que d'a- bord nous auons fait la plus heureufe rencon- tre que nous eufïions pu defirer. Aftrée plei- ne de ciuiiité , luy refpondit au ce les plus hon- n elles paroles qu'il luyfutpofïïble,&: après s'e- ftreembraifées&baifées, Hylasles interrom- pant: Etquoy, Flonce, dit-il, que vous fem- ble de nos villages? Viftes-vous iamais rien de fi beau parmy les artifices de vos villes, &: n'ay- ie point eu raifon de vous quitter toutes pour ces belles Bergères , puis que la fimplicité de mon humeur 5 ôc de mon efprit a bien plus de fympathie auec leur beauté natu- relle, qu'auec les rufes & fineffes dont vous vfez dans vos villes ? Si iamais vous auez difpofé vos actions , dit Flonce 3 auec iuge- ment , l'auoiie que c'a efté cette fois , non pas pour la conformité des humeurs qui peut dire entre ces belles Bergères &: vous : car en cela vous feriez trop différents 3 mais parce que Hylas ayant efté toute fa vie vo-

Livre qvatriesme'. i*j

lage en l'affe&ion qu'il a portée aux antres beaurez , deuiendra fans doute confiant à ce coup , il pour le moins la perfection de la beauté a puifTance de le foire : & quant à moy îe le crois, puîs que ne voyant rien de mieux en quelque autre lieu il puïflè aller , s'il a de la raifon il fera contraint de t'arrcfter icy. C'eft a moy à refpondre , dit Phillis , car Hylas cil mon feruiteur: <$c toutesfois ie ne reipondray pas de la fidélité, puis que regar- dant voltre vifage qu'il a aimé;, & depuis celle d'aimer, ie tiens que ce n'eft pas la beauté qui le rend amoureux. Et que pourroit-ce donc eflre ? interrompit Hylas. Vne imprudente hu- meur dechanger,refponditFiorice?&: vne cer- taine légèreté d'efpnt, qui ne le laiiîe ïamais vingt-quatre heures en m efme opinion. Vous eftes partie, répliqua Hylas, leiugement que vous en faites cil fufpecl:. le vous aiTeure , ref- pondit-elle, que fi vous croyez que ie fois par- tic offenfée , ie vous remets librement l'iniure, plus obligée àvoltre changement queie n'eufle receu de fatisfaction de y dire confiance. Et û vous me dites partie pour prétendre quelque chofe en vous, croyez , Hylas 3 que ie quitte de bon cœur ma prétention à qui la voudra, & qu'il m'obligera plus en la receuant , que ie ne penferay de luy auoir fait de l'auantage ? en h:y faifant cette donation. Vous auez raifon , ref- ponditHylas,à moitié choleré, de faire ce

O ù'ij

%lé LA IL PARTIE tfAsTREL

cette forte vos prefens de moy , car vous en pouuez difpofer aufïï librement que des eltoilles.

CependantParis s'cftôit addrefle à Diane, & après l'auoir faliiée: C'eftbien, dit-il, la plus heureufe rencontre que l'euife pu deiîrerque celle de vous auoir trouuée icy ie l'efperois le moins. Elle l'eft pour moy 3 dit Diane, puis qu'elle nous donne le bien de voitre compagnie , fi ce n eit que ces belles eftran- geres nous la rauiifent. Elle foufntàcemot {cachant bien que Pans Faimoit , de forte qu'il nauoit garde de la quitter pour quelque au- tre que ce fut. Que ce foufris donna du contentement à Pans, il fit bien vn contraire effe£tenSiluandre3 qui n'ignorant point l'a- mour de Paris, nefepûtdeffendre des poin- tes de la ialoufîe, en voyant le bon accueil qu'on faifoit à fon riual , &: cette expérience euft eu plus.de force à luy faire auoiier que la ialoufîe procedoit d'Amour 3 que toutes les! raifons qu'euft *pû alléguer Phillis contre luy. Et a la venté il n'y auoit rien qui pût 3 ce luy fembloit 3 emporcer quelque aduantage fur l'ame altiere de Diane, que la grandeur du père de Pans. LaBergere, qui auoit quel- que inclination a ne point hayr Siluandre, y prit garde , aufïï fit bien Laonice , quoy que le Berger difïïmulaft le mieux qu'il luy fut poffible : mais les yeux d'amour & de la

Livre qjatriesme^ 217 malice font trop aigus pour ne percer tous les voiles qu'on leur veut oppofer. Et la connoif- fance qu'il leur en donnoit euft efté beaucoup plus grande ,fi Aftrée ne les euft feparez : mais defirant auec paffion de paracheuer fon voya- ge 3 elle rompit bien-toft compagnie à ces eftrangeres,&:fe remit en chemin. Et parce que Paris auoit pris fous les bras Diane, Sil- uandre s'en alla vers Phillis, qui le voyant ve- nir. Voila que c'eft, luy dit-elle, nous fommes tous deux de furplus, & quand nous ne ferions point icy l'on nelaifferoitpasde s'entretenir. Acecoup3drtSiluandre, Tauoue mon en- nemie que vous auez barre fur moy5 & que ie n'ay rien à répliquer fur ce que vous dittes : ie plie patiemment les efpaules , & paye de cette forte le tribut de mon peu de mérite fans mur- murer. Lors qu'il luy vouloir refpondre , Hy. las furuint,qui fansfe foucier de ces eftrange- res s'en courut après Phillis , laiflant Pahnice, Cyrcéne & Florice, tout ainfi que s'il ne les euft ïamais aimées. Diane qui admiroit cette humeur, ne peut s'empefeher d'en faire %ne< a Phillis, qui de fon cofté le regardoit en pitié, & feftimoit Fvnique en fon efpece , après la- uoir confideré quelque temps de cette forte; Me direz-vous la venté, Hylas,luy dit-elle > En pouuêz-vous faire doute, refpondit-il, voyant combien îevous aime, puisque pour vousfuiure ie laiiTe toutes celles que fay au

2r8 La II. partie tfAsTÙH.' mées? Cette prcuuc , continua Phfllis, n'eft pas petite: mais ie doute infiniment de c* que ie vous veux demander. Dittcs-moy donc7 auez-vous aimé ces eftrangeres que nous ve- nons de laiiTer ? Vous le poùtiez apprendre, refpondit-il, par les paroles de Flonce. le ne fais pas, dit-elle. cette demande fansrarfon: car fi vous les auez aimées, comment les auez-vous fi toiè laifTées en ce lieu, elles font mefmes eftrangeres? Tout ainfi, refponditHylas, que autresfois i'en ay lauTé d'autres pour elles, de rnefme ie les laifïe maintenant pour vous, &: ie confefTe bien que fi l'amour que îevous porte n'euft eu plus depuiiTance furmoyque la ci- uilité, i'eufTe efté en quelque forte obligé à quelque afiiftance, mais ie vous aime tant que ie ne puis auoir autre confideration que celle qui dépend démon amour. le ne nie pas, dit Phillis,que vous ne m'obligiez beaucoup: mais ie vous admire en ce que les ayant aimées, vous en faietes à cette heure fi peu de conte. le lesay amées, refponditHylas, mais ie ne les aime plus, &: parce que l'amour me retenoit autresfois auprès d'elles, maintenant que cette amour eft morte 5 elle ne le peut plus faire, &: mefemble qu'en cela il n'y a pas grand fujecT: d'admiration, ou demefmeilfaudroit s'efton- ner de voir vn homme libre, lors eue la corde qui le foui oit lier fe feroitvfée& rompue. le crois, interrompit Siiuandre, queHylasna îa-

Livre qvatriesml 219

mais aimé ces belles étrangères : car autre- ment il lesaimeroit encores, d'autant que les liens damour ne fe peuuent ny vfer ny rom- pre. S'ils ne peuuent cftre vfez ny rompus, refpondit Hylas, ils font donc bien ayfez a deinoiier. Tant s'en faut , répliqua Siluandre, tous les nœuds d'amour font Gordiens. Si cela cft , dit Hylas, i'ay donc la mefme efpée de ce- luy qui iadis ne ks pouuant defnoiïer, les couppa, cane fçay bien que ie me fuis desfait deceuxdeplufieurs.

Ne croyez point, adioulh Siluandre, que vous les ayez aimées : car vous les aimeriez encores. le ne croy pas, dit Hylas , ce que îe fçay : c'eft pourquoy, fçachant tres-aiTeuré- ment ce que je dis, pour vous faire plailir ie ne le croiray pas, & vous pour ne m'importurier dauantage demeurez en voitre humeur mé- lancolique , fans m'embroiuller dauantage le cerueau de vos impertinentes opinions.

Phillis qui eftoit diferette, voyant que Hy- las releuoit la voix auec colère , luv dit pour l'interrompre : Encor faut-il, Hylas, que ie me fafche contre vous , de ce que vous m auez empefehée de fçauoir les nouuelles que ces étrangères auoient commencé de raconter. MaMaiitreiTe,refpondit-ii, faimerois mieux ne les auoir ïamais aimées, que il elles eftoient caufe que vous eufliez quelque mauuaiie fa- tisftction de moy. le fcay bien , refpondit

iio La II. partie dAstrel Phillis, que l'Amour que vous leur auez por- tée, & la fatisfa&ion dont vous parlez, ne vous preffent gueres, car puis que vous ne les aimez plus, que vous peut importer de les auoir, ou ne les auoir pas aimées."? Et quoy, ma belle Maiitrefle , répliqua Hylas , vous n eihmes donc point les contentemens qui fontpaflez? Si mon bien ne continué , dit Phillis, le fouue- nir de ne l'auoir plus m'afflige, &: ne m'en laifle rien que du regret. De forte, continua Hylas, que les feruices qu'on vous à faits huiâ: iours après } font mis à néant , voila qui ne va pas mal pour Hylas. Siluandre prenant la pa- role pour Phillis : Voftre Maiitrefle , luy dit-il3 fte parle pas des feruices , mais des contente- mens receus: &: auant que de vous en plain- dre 3 il faut fçauoir d'elle, fi vos feruices font mis en ce rang. Hylas refpondit : Ceux qui fe desfient de leurs mérites, peuuent entrer en cette doute comme vous; mais non pas moy. Siluandre, qui feait que toute amour ne fe peut payer que par amour, &quecelleà qui i ay addrefle la mienne a trop d'efprit pour ne la reconnoiitre , &trop de îugement pour ne l'eftimer. Le Berger vouloit refpondre lors que Phillis reprit la parole. Femme Hylas, dit- elle , comme ie dois , de ie reconnois (es méri- tes poureftre tres-dignes d'eitre aimez, de ne faut pas qu'il penfe que ie perde la mémoire de fes feruices ; car continuant de m'aimer, ils

Livre qvatriesme! zii feront toufiours comme prefens. Et fi cette déclaration luy eft agréable , ie luy veux faire vne requcfle, qu'il me doit accorder, s'il ne veut que l'aye opinion qu'il ne m aime pas bien. Commandez-moy , dit Hylas, tout ce qu'il vous plaira, horfmis deux chofes5 à fça-« uoir que ie meure, ou que ie me départe de l'affeâion que ie vous porte : car fi ï eftois mort, ie ne vous pourrois plus aimer, &fi ie ne vous aimois plus,ieperdrois leplaifirque i'ay d'eftre aimé de vous : & vous, & l'Amour que vous me portez, refpondit Phillis en fout riant, ferez immortels, fi vous ne mourez que par ma volonté: mais ce que ie defire, c'eft d'entendre de voftre bouche ce que vous nous auez empefché d'apprendre de celle de Flo- rice. Diane qui ouy t cette demande , &: qui s'ennuyoit fort de la grande chaleur qu'il fai-* foit, dit: le trouue que fi nous rencontrions quelque lieu commode pour paffer cette gran- de ardeur du Soleil , il y auroitbien du plaifir de donner vne heure d'audience à Hylas : car ie m'affeure que fon difeours ne fera point ennuyeux.

Aftrée, qui, encore que fort defireufe d'à-' cheuer fon voyage, connut bien quelle difoit vray, pour ne contrarier feule à la volonté, 8c à la commodité de tous les autres , s'approcha d'elle, & dit qu'elle vouloit efire de la partie: De forte, adioufta Hylas, qu'il ne tiendra qu'à

Hz, La II. partie d'Astree.' moy, que vous ne m'efcoutiez: & à la vérité* ie trois de mauuaife compagnie, fi en me plai- lànt moy-mefme, ie n'eftois bien ayfe de vous contenter : car ne croyez pas que ce ne me foit prefque autant de plaifir de repenfer à mes premières amours, que fi l'eitois encore s amoureux, &que les mefmes chofes fufTent prefentes , parce que la pluf-part des plaifirs d'Amour font plus en l'imagination qu'en la chofe mefme : &: quand on raconte ce qui s'efl paiTé, lame iette la veuë fur les images qui luy en font reliées en la fantaifie 5 & les void alors comme fi elles eltoient prefentes. Et par amlî pour le contentement de toute cette com- pagnie, il ne laut que trouuer vn lieu commo- de où l'ombre nous défende des rays du So- leil. Il feroit impolTible, refpondit Siluandre, qu'en tout le bois on pûlt rencontrer vne pla- ce plus commode que celle de la fource de ce petit ruiiTeau que vous voyez: car la fraifcheur de l'ombre, ôc le doux murmure de l'eau qui coule parmy le grauier, cornue chacun à s'y arrelter : & ce qui elt de meilleur , c'elt que nous ne nous deltournions point de noftre chemin. A ce mot fe mettant deuant au grand pas, toute la troupe le fumit, bien ay fe d'euiter l'incommodité du chaud. D'abord chacun mie les mains dans la fontaine , & n'y euft celuy qui n'en prift dans la bouche pour le rafraifehir, &: puis choifilîant les places les plus commodes J

Livre qj^atriesm e. nj

ik s'aflîrcm tousafentourde cette belle four- ce, horfmis Siluandre 3 qui eftant monté fur vn grand cenfier,qui mefme leur faifoitvne partie de l'ombrage, leur iettoit en bas des branches chargées de fruicts: &: après en auoir choifi quelques-vnes des plus belles , les vint prefenter à Diane, qui en donna à Paris, &: aux Bergères, non toutesfois lans en choifir vne qu'elle donna à Siluandre, en luy difant; Tenez Siluandre, c'eft ainfi que ie vous fais part de mes biens. Pleuft a Dieu, dit-il, en la receuant & luy baifant la main qu'elle luy tendoit, que vous receufîiez d aufïi bon cœur tout ce que ie vous donne , que cette part que vous me fai&es m'efl agréable. Et prenant place le mieux qu'il pu ft auprès d'elle, lors que les cenfes furent paracheuées, Hylas com- mença de parier de cette forte :

HISTOIRE DE PARTHENOPE; Florice, et Dorinde.

IE me fuis moqué bien fouuenten ma pen- fée,de ceux qui blafment rinconftance,&: qui font profelTion d'en eftre plus ennemis, conïîderant qu'ils ne peuuent eftre tels qu'ils fe difentj qu'ils ne fuient eux-mefmes plus in-

224 LàII.Partiè d'Astree" confîan.? , que ceux qu'ils accufent de ce vice. Car lors qu'ils deuiennent amoureux, n'eft-ce pas de la beauté, ou de quelque chofe qu'ils re- marquent en la perfonne qui leur eft agréa- ble ? Or fi cette beauté vient à défaillir, com- me c'eft fans doute que le temps emporte cet aduantage fur toutes les belles, ne font-ils pas inconftans d'aimer ces laids vifages , &: qui ne retiennent rien de ce qu'ils fouloient eftre, finon le feul nom de vifage ? Si aimer le con- traire de ce que l'on a aimé eft înconftance, àc fi la laideur eft le contraire de la beauté, il n'y a point de doute que celuy conclut fort bien, qui fouftient celuy eftre înconftant, qui ayant ai- mé vn beau vifage, continue de l'aimer quand il eft laid. Cette confideration m'a fait croi- re, que pour n'eftreinconitant, il faut aimer toufîours 3 & en tous lieux, la beauté, &que lors qu'elle fe fepare de quelque fuje&on s'en doit de mefme feparer d'amitié, de peur de n'aimer le contraire de cette beauté. le fçay bien que la vulgaire opinion tient tout le contraire: mais il me fuffit pour refponfe, de dire que le peuple eft ignorant, &: qu'en cecy il en rendvne véritable preuue. Ne trouuez donc eftrange, ma MaiïtrefTe, ny vous , gentil Paris 3 vous racontant ma vie vous oyez pluiieurs femblables changemens: car ie fuis fifoigneuxde ne contreueniràcette conftan- ce3 que i'ay mieux aimé quitter toutes celles

que

Livre qvatriesme. ii$

que i'ay aimées iuiques îcy que de faillir en- tiers elle.

Vousauezdes-ja fçeule fujectqui me fortit deCamargues, quel fut mon voyage îufques à Lyon, pourquoy l'aimay Palinice & Cyrcé- ne, bc lorsque ïay interrompu Florice, elle vouloit raconter comment elle me furprit: mais parce qu'elle a oublié des chofes qu'il eft iieceflàïre que vous (cachiez, ie reprendray ce quelle a teu finement, & puis ie continueray de vous dire le reftede ma vie, pourueuque âous ayons affez de temps.

Sçachez donc,maMaiftreffe, que Clorian, à la venté, fut tres-mal auifé de me donner charge de parler à Cyrcéne pour luy , puis que ce n'eft pas eftre bien confeillé de choilîr en cela vn amy qui foit plus honnefte homme que celuy qui l'enuoye, y ayant trop de dan- ger , voire eftant prefque ineuitable , que ce mal-auifé ne demeure Amant , 6c que l'autre ne demeure aimé, parce quefï celle à qui l'on sadrefle a de l'efprit, elle receura toufiours pluftoft ce qui vaut le mieux : & puis c'eft prendre vn mauuais luftreque de fe feruirôc* accompagner d'vn plus honnefte homme que l'on n'eft pas. Il eft certain que quand i'allay auec Palinice trouuer Cyrcéne pourClorian, mon deffein eftoit de le feruiren amy, &:de rapporter tout ce qui meferoitpofîible à fon contentement; mais auffi-toft queie vis cette 2, Part, P

zi6 La II. partie d'Astre^ fiile , ie me reifouuiens que l'en eftois amou- reux depuis que ie l'auois veue la nuict dans le Temple : de force que ie vids bien qu'il fallait que ie contreuiniTe ou à 1 amitié ou a f Amour, &: après que l'eus longuement débattu, & pour l'vn&ipour l'autre, à fçauoir a qui cederoit: En fin ie conclus qu'il falloir que le nouueau venu quittait la place à l'autre: maisie n'eus pas pluftoft fait cette refoîution, que l'Amour incontinent me reprefenta qu'il eitoit nay en mon ame, aiiiiî-toft prefque que i'eftois nay, & que l'affection que ie portois à Cyrcéne auoit deuancé celle que l'auois depuis eue pour Paimice 3 qui eftoit caufé de l'amitié de Cionari: & par ainli l'amitié eftant venue long temps après l'Amour, fus-ie iniufte d'ordon- ner qu'elle cederoit? Nullement, cerne fcm- ble, puis que nous voyons que les Loix ap- preuuent cette primogeniture des pères en- tiers lesenfans, & qu'il femble mefmeque la nature le vueille ainlï. Voila donc la raifon qui me fit parler à Cyrcéne de la forte que Floiïce vous a dit : & iugez fi ie pouuois auoir outre cela plus d'obligation au contentement de quelqu autre, qu'au mien propre. Quelle ne m'aille donc point reprochant que ie trahis mon amv: car fi de deux maux il faut toufioitrs choifir le moindre ; & fi l'homicide de foy- mefme eft plus grand que quelqu'autreque ce foit, qui dira, s'il n'eft hors du fens, que ie n'ay e

Livre q^và tries me] 217. bien fait de trahir pluftoft vne aminé qu'vn Amour, 6c d'auoir plus d'égard à la con fer na- tion de ma vie &de mon contentement, qu'à celle de Clorian? Clorian m'aime, & l'aime Cyrcéne, Clorian me prie de parler pour luy à Cyrcéne, &: mon affedion me fait la mefme requefte pour mov. Si le ne fatisfaits à Clo- rian, l'offenfe l'amitié que îe luy porte, il ie ne fatisfaits a mon affeclion, l'offenfe Cyrcé- ne, & Hylas. l'aime Clorian, l'aime aum Hy- las, & par la vous voyez que ces deux amitiez pour le moins le contrepefent : car l'aime bien autant Hylas que Clorian, voire euft-il auec luy tout le relie du monde , mais l'Amour que ie porte a Cyrcéne , fe ioignant à i'amitié que ie me porte, appefantit de forte ce cofté de la balance, que ie ne tournay pas feule- ment les yeux fur Clorian, pour voir quel eftoit fon poids. le me laiiTay donc emporter a ce que ie me deuois , &: pour vous montrer que fauois raifon, les Dieux approuuerent mon deffein , le fauonfant tellement que Cyrcéne après auoir efré recherchée de moy quelque temps , m'aima en fin, peut-eftre, autant que ie l'aimois : &: quand vous fçau- nez les aifeurances que l'en ayreceues, ie veux croire que vous en diriez autant que moy. Mais parce qu'elle auoit des perfonne?, à qui elledeuoit donner de la fatisfaétion , 6c particulièrement a fa mère , elle me pria de

p 11

22S La II. partie d'Astree! trouuer bon quelle feignift d aimer Clorian* parce qu'il y auok apparence de mariage en- tre eux, tuant dVne mefme ville, & dVne mefme condition: &de plus, Clonan eftant fort riche, fa mere,fans doute, auroit cette re- cherche agréable, au lieu que fi la mienne eufl: elle defcouuerte parce que Te/tois effranger, êc qu'on ne feauoit pas mefmes fi ie n'eftois point marié, elle l'euft defapprouuée , ôduy euir, peut-efîre, défendu de me voir.

le fuis tres-ayfe quelle m'euftfait cette ou- iierture , d autant que ie ne fçauois plus auec quelles paroles ie deuois entretenir Clonan plus longuement ,luy ayant des-ja dit toutes les excules que ie pouuois , parce que luy qui me voyoït d'ordinaire près de Cyrcéne, feignant que c'eftok pour parler pour luy, il commençoit d'entrer en doute de moy, voyant que ie nefaifois rien à fon aduantage. le fis donc entendre à Cyrcéne tout ce qui s'eftoitpafTe entre Clonan, & moy, de la char- ge qu'il m'auoit donnée de luy en parler. Mais, ma belle MaiftrerTe, ie le luy dis en me mocquantde luy, 6V le mefpnfant bien fort, de peur que Ci ie luyeuiTe reptefenté fon af- fection telle que ie i'euffebienfçeu faire, elle n'euft pris quelque enuie de l'aimer : &: ie le fis fieextrement, queCvrcéne euft plus de vo- lonté encores de fe feruir de luy pour m'aimer auec moins de foupçon,& me dit, que la raifon

Livre qjatriesme^ 229 qui luy en auoit fait faire choix, eltoit que fa mère le luy auoit bien fouuent propoié pour mary, & quelle auoit bien reconnu qu'il ne luy vouloit point de mal. le me retire donc en cette intention vers Clorian , à qui îe feints vn longdilcoun pour luy faire trouuer meil- leur ce que ie luy voulois dire: k luy raconte des paroles, des refponfes, &.des répliques merueilleufes que ie difois auoirfaictes à fon aduantage , & dont il n'auoit pas eux dit vn mot : & en fin ie l'affaire que la déclaration qu'il luy fera de fon affection luy fera agréa- ble. Les renier ciemens qu'il me fit furent grands, & plus encor les offres de me feruir en femblable occafion 3 dont ie le remerciois de bon cœur , ne defîrant pas d'eftre entre fes mains, comme iele tenois entre les miennes.

En fin il fe refout de parler à Cyrcéne , fé- lon monaduisj &fe prépara à cette rencon- tre, auec autant de crainte, & de battement de cœur, que s'il euft deu entrer en champ clos contre le plus vaillant Champion de tous les Francs. Si eft-ce que le courage que ie luy donnois , $C laiTeurance que fes paroles fe- roient bien receuës, luy firent en fin furmon- ter la crainte qui l'en auoit fi long temps em- pefché : & trouuant la commodité de luy par- ler il luy dit fon intention, auec les meilleures paroles qu'il pûft inuenter, defquelles la con- çlufîoi? fut qu'il luy portoit tant de refpect3

P u)

230 IL Partie d'Astree.' que fans movil n'eufl iamais eu la hardkfle de luy déclarer fou affection, encor quelle fuit fi îufte , fi pleine d'honnefteté , ne tendant quà l'efpoufer, qu'il penferoit bien qu'autre quelle ne s'en fcauroit offenfer. A la vérité, luy refpondit-elle, vous aucz vn fort bon amy en Hy las, &: vous le deuez croire tel, &: le con- feruer par tous les moyens qui vous feront poffibles , y ayant plus d'vn mois que conti- nuellement il me parle de vous, vous enten- drez par luy que îe ne fuis pas fi méconnoif. fante que vous m'emmez, & que le fçay bien qu'vne perfonne de voftre mente oblige vne fille quand il la recherche auec le deffein que voftre amy ma affeuré que vous auez. Cela eftant, vous deuez croire que îe viuray auec vous, corne le requiert vne fi honefte affectïo: mais îe feray tres-ay fe que Hylas foit tefmoin de tout ce qui fe paffera entre nous , afin qu'il condamne celuy qui aura le tort. Fabregeray ce difcours,ma belle Phillis, parce que fi îe me voulois autant arrefteren tous les autres, il faudroit vn fiecle pour vous redire les acci- dens qui me font armiez.

Sçachez donc que depuis ce iour , voila Clonan tellement embarqué , qu'il n'y auoit point de moyen de l'en retirer: & parce que les parens commencèrent de s'en prendre garde, il fallut que ie fiffe entendre à la mè- re, que Clorian auoit deffein de lefpoufer,

I

Livre c^vatriesm^ 23

& que d'autant que i'auois iugé ce party n'eftre point deiadiuntageux pour Cyrcérie, l'y auois apporté tout ce qui maudit eftépoC fïblc: mais que n'en ayant point parlé a fen père & a iamere, îldeiiroitque cette déclara- tion fuft fecrette. La mère de Cyrccnc qui fçauoitqueClorianefloit riche, ex. bien appa- renté, me remercia de ce bon office : & en fin me pria que s'il auoit cette volonté , il luy en dift quelque chofe, & qu'elle le tiendroit fecret qu'il luy plairoit 3 mais qu'elle deiiroit auoir cette fatisfaction de luy ; ie l'aiTeuray qu'il n'y manqueroit point : & d'effeâ quel- ques lours après nous l'allafmes trouuer en fon logis, Clonan luy endift encore plus que ie n auois fait. Voila donc toutes chofes en bon eftat: car pour moy feftois bien venu auprès de la mère, très-bien auprès de Clo- nan, mais mieux encore auprès de Circéne. Or Voyez à quoy ie fus réduit pour faire femblant que ie n eftois point amoureux de cette belle fille , i'eftois contraint de quitter la place à Clorian , & de parler pour luy: s'il y auoit quelque compagnie, ie me met- trais deuant eux, afin que fans eftreveu Clo- rian luy baifafi: les mains , mais ie mourois quand îevoyoïsque quelquefois il luybaifoit la bouche, & toutesfois cela eft bien forment aduenu en ma prefence. Et quoy qu'il me defplûft beaucoup, & plus encores à Cvrcéne,

P iiij

232 La IL partie d'Astril fi nous y contraignions-nous pour auoir fujeâ de vmre priuémenc elle&moy. Car la mcre qui croyoit que ie n y fuife que pour Clorian, m'en donnoit toutes les commoditez que ie voulcis. Voire ie diray bien dauantage , ie luy portois les lettres que Clorian luy efcnuoit , & le plus fouuent ie foifois la refponfe, &elle ne faifoit que la refaire, & Dieu fçait fi ceftoit fans rire, &fans bien pafTer noftre temps a fes defpens.

le viuois donc de cette forte le plus content homme du monde, lors que la fortune voulut tourner la roiie tout à rebours: toutesfois ie n'en eus pas tant de mal qu'vn autre euft bien pu receuoir, ayant vne , très-bonne recepte à toutes ces maladies. Les F elles des Baccha- nales efloient prefque paracheuées, lors que Clorian &moy nous relolumesde maintenir vn tournoy. Clorian fit peindre pour fa de- uife vne Cyrcé, auec le vifage de Cyrcéne, qui transformoit par fes breuuages les com- pagnons d'Vlyffe en diuerfes fortes d'ani- maux,auéccemot, L'AVTRE AVOIT MOINS DE CHARMES. Quanta moy, n'ofant me déclarer comme luy, ie voulus vn peu déguifer fon nom, & peignis vne Syrene & VlylTe lié dans fon vaiiTeau, auec ce mot , Q^V E L S LIENS F A V D R O I T- 1 L. le penfois auoir bien trauaillé3& qu'elle m'en feroit infiniment obli-

Livre qvatries^e." 233 gée,& voyez ce qui en aduint. Il y auoitde fortune vne belle fille dans Lyon, qui fe nom- moit Parthenopé , aflez voifine du logis ou ie demeurois, auec laquelle toutesfois îe n'a- uois iamais eu grande familiarité , & fi ie rien fçauroisdire lacaufe: car ce n'efioit pas mon humeur d'auoir de belles voifines (ans les vifiter : quand ie fus fur les rangs , &: que chacun eut dit fon aduis de noftre entrée dans le champ , les plus curieux voulurent deuiner nos deuifes.

Quant à celle de Clorian, il n'y eut celuy qui ne la deuinafl ayfément, le vifage deCyr- céne & l'equiuoque du nom la^defeouurant afTez. Mais pour la mienne, il n'y auoit per- fonne qui en peuft venir à bout. En fin vn vieil Cheualier qui eftoit parmy les Dames fur Fefchafaut eftoit Cyrcéne, &Parthenopé, &: que l'aage difpenfoit de veftir le harnois, refpondit froidement, il eftayfé de defcouurir fon intention, & lors s'addreflànt à Partheno- pé : C'eft pour vous, la belle , luy dit-il, qu'il entre au champ. Elle rougit, car elle fe fentoit aceufee à tort , 6e luy refpondit comme fur- prife : Si c'eft pourmoy, ileft vrayement bien fecret de diflimulé, puis qu'il ne m'en a rien dit. Prenez garde, refpondit Cyrcéne, qui fe fentoit piquée , que vous ne le foyez plus que luy, en le voyant difîimuler mieux qu'il na fçeu faire. Il m'eft ayfé, rçfpondit Parthenopé,

i34 La IL partie dAstr.ee.1 de difîimuler vne chofe que ie ne fçay pas* ny celuy non plus qui la dicte , fînon par opinion. Si vous voulezTçauoir , refpondit le vieil Cheualier , qui me Ta faict iuger ainfî , ie le vous dirayj & ie m'aiTeure que vous ferez vn îugement femblable au mien. le feraybienaife-jrefpondit-elle, d'apprendre ce fecret de vous : vous voyez, reprit alors le vieil Cheualier 3 qu'il porte vne Sirène en fon efcu 3 auec ce mot , quels liens faudroit-il. Il ne pouuoit vous nommer plus clairement que par- la peinture d'vne Sirène :par ce que les anciens ont tenu que les Sirènes eftoiét trois filles d'A- chelois, & de la Nymphe Calliope, &r fe nom- moient3LigeeJLeucoiie,ôd)arthenopé:&: vous vousappellantParthenopé, il eftoit bien mal- ayfé qu'il pûft vous faire voir plus clairement fon intention que par vne Sirène, & vn VI y (Te lié à l'arbre de fon vaiiTeau 3 voulant entendre qu il n'y a rien qui le pûft empefcher de fe donner à vous , fil par vos faueurs vous le vou- liez rendre voftre. Alors toute la trouppe frap- pant des mains , s'eferia : Ah l Parthenopé y vous nous l'auez bien tenu fecret , mais il vaut autant l'auoiier maintenant que de le nier. Quant à moy3 dit-elle, cem'eft tout vn, &que cela foit ou non 3 il m'importe fort peu. Vous ne vous fafcherëz donc point5 dit Cyrcéne, que nous le nommions voftre Cheualier. le ne m'en fouciepoint^ dit-elle.

L IVRE" QVATRIÏSM V.1 H%

mais prenez garde que vous ne Taccufiez à faux. Ce bruit courut incontinent parmy les Dames, que feftois le Chcualier de la Sirè- ne, &Clorian de Cyrcéne , & qu'on verroit laquelle auroit meilleure fortune en ce tour- noy. Quant à moy ie n'en fçauois rien, &: prenois bien garde que quand ie paflbis foubs fefchaffaut de Cyrcéne, ellemecrioit, adieu Cheualier dePartenopé,maisiene fçauois ce qu elle vouloit dire.

Enfin le tournoy paracheué chacun fe retira, &: nous femblant d'auoir bien fait noftrc de- uoirClorian & moy,auiTI-toi1: que nous fu fines defarmez, & que nous eufmes changé d'habit, nous allafmes chez Cyrcéne : mais elle qui eftoit infiniment picquée contre moy , ne me & pas l'accueil qu elle fouloit ; au contraire quand ie luy voulois parler elle ne me difoit autre chofe, finon laiffez moy en paix, Cheua- lier de la Sirène, & fe tournant de l'autre collé, auecvne façon de mefpris, ne me refpondoit qu auec peine.

I'eftois tant innocent de ce quelle m accu- foit, que ie n'y fongeois point, & ne fçauois pourquoy elleme traittoitde cette forte , ce n'eftqueienemerulîepasbien acquitté à fon gré de l'entreprife que nous auions faire d'e- ftrè les fouftenans en ce tournoy.

Mais ne me femblant pas que i'eufle plus mal fait que mon compagnon a c\: voyant

ï]6 IL partie d'Astree! qu'elleluy faifoit bonne chère, ie ne fçauois qu'en penfer. le me retire ce foir fans en fça- uoir autre chofe : car ie ne pu tant faire que de parler à elle en particulier: ie m'en vay donc- ques vnpeumalfatisfait de ma fortune: mais le lendemain il m'aduint vne rencontre qui ruynatoutle relie de mes affaires. Eftant le matin dans le Temple, i'y rencontray Parthe- nopé, auec vne de fes tantes: & de fortune m5 eftant mis auprès d'elle , ie vis quelle me re- garda dVnœil qui n'eltoit point ennemy. Elle elloit belle, & par confequent de celles que par les loix de ma confiance, ie fuis obligé d'aimer. Cela fut caufë que ie m'approchay vn peu plus d'elle : &: lors que ie cherchois vn fujet pour parler, elle s'approcha & feparichavn peu de mon collé, de me dit, comment vous trou- uez-vous du tournoy? le dois faire cette de- mande, luydis-ie, aux belles Dames comme vous elles , puis que le iugement vous en de- meure, le ne vous demande pas, me dit-elle, comment vous vous y elles porté : car chacun eft tefmoin qu'il ne fe pouuoit mieux, mais ie fuis cuneufe de fçauoir vous ne vous elles point trouué las de la peine que vous y eulles. Puis que vous faites , luy repliquay-ie , vn iu- gement fi aduantageux pour moy ; feroit-il poffible que ien puiffe reffentir quelque pei- ne? Nouseftionsenlieuoùles longs difeours n'elloient pas bien feans : cela fut caufe quelle

Livre ojy atriesme] 2.37

iieme refponditqu atiec vn foufns , & en baif- fant la telle de mon cofté. Or les prières U deuotions efiant finies , elles forcent -hors du Temple , & moy me femblant que ces der- nières paroles m'obbgeoient à les accompa- gner iiifques en leur logis, qui eftoic fort pro- che de ce Temple, ie pris fous le bras Parthe- nopé , & par les chemins ie fceus l'opinion que chacun auoit eue, queiefuffe entré au tour- noy comme fon cheualier. Quant à moy qui eitois bien aife de couurir l'affe&ion que ie por- tois à Cyrcéne, &" qui outre cela n euffe iamais refufé les bonnes grâces de Parthenopé, luy refpondis qu'il eftoit vray5ôc que n'ayant ofé le luy déclarer par mes paroles, fauois choifî cet- te voye. Apres plufieurs difcours5 & que nous fufmes arriuez en fon logis3elle ofh fon efchar- pe qui luy couuroit la telle 3 & la mit fur la ta- ble, & puis olla fon mafque, &: tournant le dos au feu ,fe chauffoit en me parlant, &: ie connoif- fois bien qu'elle n'auoit point eu defagreable ce qui s'elloit paifé , puis qu'elle en renouuelloit toufîours le difeours; &: plus ie voyois que mon feruice ne luy defplaifo.it point 3 & plus i'en deuenois amoureux. Enfin auant que par- tir ie pris cette efcharpe qu'elle auoit pofée fur la table, & me la mis au col , encor qu'elle y fifl vnpeuderefiflance; mais ie luy disqu'ellant entré le iour précèdent au tournoy pour elle fans auoir autre marque d'elle que mon affe-

238 La II. Partie d'A strel

ction,il eftoitbien raifonnable que l'euffe celle- cy pour tefmoignage que ieftois fiemLa diffi- culté qu'elle en lit ne fut pas grande^ par ainfî ie l'emportay 3 & l'eu tout le refte du îour au col. Toutesfois parce que îe ne voulois perdre Cyrcéne , ie me contraignis de n'aller point en lieu elle me pût voir: mais celuydequne me doutay le moins, qui eftoit Clorian, luy dit fans autre deflein que de luy raconter de mes nouuelles-, quefeitoisleplus content qui fut ïamais, pour les fauenrs que ie receuois de Par- thenopé -, & deifus luy parla de cette efchar- pe. Dieu fçait fi ces paroles luy touchèrent au cœur : car Véritablement elle m'aimoit , & tou- tesfois elle n'en fit point de iemblant. Mais lors que i'y aïlay le lendemain , fans que Clo- rian y fuit : Et bien, me dit-elle, Cheualier de la Sirène, qu'auez vous fait de voftre belle ef- charperFaimois Cyrcéne beaucoup plus que Parthenopé, Ôcne voulois point la perdre pour fi peu d'occafîon : cela fut caufe quauec mille fermens,ie luy mray, qu'entrant au tournoy,ie n'auois point penfé à ParthenopéDmais au nom de Sirène ieu!ement5auqueladiouftant vne let- tre on pouuoit faire Cyrcéne. Mais 5 dit-elle , pourquoy ne m'en parlafîes vous point? Parce, luy refpondis-ie, que ie croyois la chofe fi aifée que ie penfois que vous le reconnoiftriez.Et de cette efcharpe, adioufta-elle , qu'en dirons- nous ? Fauoiïe, luy dis-ie3que ie la luy pris hier,

Livre qvatriesme.* zj§

mais ce ne fut que par manière d'acquit 3 &; comme defireux de mieux celer l'affection que ie vous porte.

Elle demeura quelque temps fans me ref- pondre, & puis elle reprit tout à coup la parole de cette forte.. Or bien Hylas,i'en croiray tout ce que vous voudrez, pourueu que vous me contentiez en vnc chofe. Elle fera impoflible, luy dis-ie, fi ie ne la fais. Donnez-moy, mère- pliqua-t'elle , l'efcharpe dont ie vous parle , di ie vous en donneray en efchangevne autre qui vaudra mieux. le fus en peine,&eufle bien vou- lu m'en exeufer : mais il me fut impofTible , de oyez ie vous fupplie, quelle fut fa refolution. AufTi-toflqu'ellereutellefelamitau bras, de m'en donna vn€ autre, qui fans mentir eftoit beaucoup plus belle, de le iour mefme fçachant que ie n eftois point en mon logis, elle s'en va auec quelques- vnes de fes amies,.feignant de fe promener, de pafTant deuant maporte, fait de- mander fi i'eftois au logis. Vn homme qui me feruoit, &qu elle connoifToit bien, vient par- ler à elle, de luy dit que ie n'y eftois pas. Nous voulions, luy dit-elle, cette bonne compagnie de moy , qu'il vint au promenoir auec nous: mais fais-nous vn plaifir, va t'en, dire à Par- thenopé que nous l'attendons îcy pour cet effed : de afin que tu y ailles de meilleur cou- rage, voila vneefcharpe que ie te donne,& por- te-la tout auiourd'hny pour l'amour de moy.

240 LaII. PARTIE D'A S T M

Et à ce mot elle luy mit au col celle que 1 a- uois eue de Parthenopé. Ce valet qui fe fe ientoit fort honoré de cette faneur -, l'en remercia: & pour luy obeyr, s'en alla cou- rant faire fon mefnageà cette fille qui voyant d abord fon efcharpe au col de cet homme , cuit opinion que ie la luy faifois porter par mefpris d'elle: & depuis oyant la harangue, connut bien que cela venoit de Cyrcéne, de que ie la luy auois donnée : ce qui l'offenfa de forte que ïamais depuis ie ne pus renouer auec elle 3 &: moins encore auec Cyrcéne 3 qui fe retira tout à fait de moy, quoy qu'elle viit bien que ie l'aimois dauantage : mais praâiquant cette maxime , qu'il faut hayr ceux que Ton a ofrenfez 3 fçachant que la trahifon qu'elle m'auoit faicle eftoit très-gran- de , elle ne voulut iamais fe fier en moy.

le fus contraint} de retourner à Palinice, mais ie n'y demeuray pas long- temps : car le Printemps eftant défia allez aduancé , &c de fortune s'eftant trouué cette année fort beau , vn iour ces belles Dames , fe met- tant cnfemble plufieurs de compagnie, vou- lurent louyr de la douceur des champs : & pour y aller plus à leur commodité , entrè- rent dans vn batteau , & remontant con- tremont le paifible Arar , parîoient le temps tantoft à la mufîque des initrumens, tantolt

à celle

Livre qjatriesme. ±41 à celles des voix, &: quelquesfois mettant pied à terre 3 danfoient a des chanfons qu'elles di- foient tour à tour. D e malheur, îe n'auois au- tre connoifTance encerte trouppe que celle de Palinice & Cyrcéne : toutesfois ie ne laifTay de me mettre parmy elles,&: de les entretenir tou- tes, le voyois bien quelles fe demandoient à l'oreille qui 1 eftois , & que Palinice auoit affez d'affaire a dire mon nom à toutes celles qui s en enqueroient: mais cela ayant duré quelque temps, ie fus incontinent après auiTi connu que perfonne de la trouppe ; parce qu'entrant en difeours auec la première qui fe prefentoit, elles trouuerent mon humeur fi agréable , qu'il n'y en eut vne feule qui ne voulut eitre de mes amies. Tant que le batceaualla contremonr.en- cor que l' Arar coule fi doucement , que bien fouuent on ne peut remarquer de quel collé il defeend , fi eft-ce que quelquesfois il faifoit vri peu de bruit contre les aiz, & cela fut caufe qu'on ne fe feruit que des inftrumens:finon qu'interrompant quelquesfois la mufique, elles' difeouroient bien fouuent aux defpens de ceux qui n'en pouuoient mes. Mais quand on fe laif- fa aller au courant de l'eau, & qu'on n'oyoït plus qu'vn petit gazouillis que l'onde faifoit contre le batteau 3 comme glorieufe de porter vne fi belle charge, elles s'affirent dans le fond, &là celles qui auoient la voix bonne , chan- toient ce qui leur venoit en fantaifie. Entre ces 2. Part. Q^

%4i La II. Partie etAstr.ee; belles Dames il y auoit plufieurs Cheualiers & enfans des Druydes qui s'eftoient mis parmy elles pour leur tenir compagnie^ palier le foir plus agréablement. Ce fut en ce lieu la première fois ie vis Teombre. Cet homme auoit prefque pafïe Ton Automne auec vne fi bonne opinion de luymefme, qu'il penfoit que toutes les Dames mouruftent d'amour pour luy. Quant à moy ie ne pu ïamais y remarquer chofe qui me pleuft : toutesfois il efl certain qui'- auoit des mignardifes qui ne defplaifoient point à quelques-vnes. Entre les autres Flonce, à ce que ie crois , l'auoit aimé cette Flonce à la vérité; eftoit belle, de pouuoit conferuer ce nom entre celles qui font efhmées belles. Elle eftoit blanche de blonde, auoit tous les traiéte de vifage très- beaux,maisfiu tout les yeux doux & attrayâs quei'auoùe nen auoir ïamais veu de fembla- bles. Elle auoit la taille fi belle , & la façon pleine de majefte, qu'on pouuoit aifément ju- ger qu'elle n eftoit pas née parmy le peuple, auffi eftoit-eile de cette race qui ie vante eftre iiïliëdu grand Anouifte, Et quoy que cette belle Dame fuft telle, qu'il n'y euft point en toute lacontrée, qui peut-eftreneluy deuft cé- der, & en mérite , 3c en beauté : eft-ce que Teombre, fuit pour le mal-heur d'elle ou au- trement, en eftoit p;us aimé qu'autre qui fuft dans la ville. Et parce qu'il y auoit défia quel-

Livre qvatriesme! 243

que temps que cette amitié eftoit commencée, & que la continuation en eft quelques - fois languiflànte. Teombre creut qu'il la falloit rallumer par quelque ialoufie, &pourcefujct fit femblant d'aimer vne ieune fille nommée Dorinde, qui auoit bien quelque beauté, mais qui cedoit en tout à Florice . Or cette Do- rinde pour lors eftoit partie pour aller chez vn de fes oncles 3 &y auoit quelques iours qu'elle eftoit hors de la ville .cela rut caufe que Teom- bre pour continuer fa feinte, quand ce fut à luy à chanter, prit fonfujet fur cette Dorinde, & en dit quelquesvers dont ie ne me fçauroisfou- uenir, mais enfin le fujet eftoit qu'à fon départ elle auoit fait ferment d'auoir toufiours mé- moire de luy : ce qu'il tenoit pour vn fi grand heur, qu'il n'y auoit Dieu dans le Ciel auec le- quel il vouluft changer fafortune.La belle Flo- rice fe fentic infiniment pkquée de cqs propos; quiditsenfaprefence, fembloyent l'offenfer dauantage-.& prenant la parole comme fi c'euft efté en deflfenfe de Dorinde, qui en quelque fa- çon luy touchoit d'alliance , elle luy refpondic de cette forte :

oj»

244 La partie d'Astkêè

SONNET.

DO rind E femocquadevous, £)uand elle vous tint ce langage-, Scachant bien qu on peut fans outrage Promettre toute chofe aux fous.

Ou la vanité de vofire ame, Vous fait vanter que lie la dit, Pour montrer d 'amoir du crédit, Autres dvne fi belle Dame.

Mais foit quelle ait fait ce ferment Pour chaffervnfafcheux Amant, Promettre efivn doux artifice :

Et quand en ïen deur oit punir, Elle aimeroit mieux lefupplice, Que non pas vn tel fouue?iir.

Cette repartie faite fi à propos par Flonce me fut tant agréable , que deflorsie merefolus de l'aimer, &laioindreà Palinice, &: à Cyr- céne, Scprefqueen mefme temps coftoyant vn beau pré, elles furent toutes d'aduis de mettre pied à terre, pour ioiiyr delà beauté du lieu, quelques vnes foudain commencè- rent de chanter , d'autres de danfer à leurs

Livre qvatriesm'e". 245- chanfons, &: d'autres de cueillir des fleurs , ou de fe promener.

Florice fut de celles qui efpanchées par le pré faifoient des bouquets & des guirlandes. Elle eltoit alors afïïfe fur les talons ,&feparée de la trouppe, s'entretenoit peut-eitre de ce queTeombrevenoitdedire. le m'approchay d'elle, non pas pour m'y embarquer du tout, mais ayant deux defTeins , Tvn de fonder s'il y feroit bon 3 & félon que ie trouuerois le paf- fage de pâffer plus outre, ou de m'en retirer: Et l'autre penfant que Cyrcéne touchée de cette ialoufîe, ne voudroit pas me perdre, & viendrait peu t-eftre à quelque repentir. Mais il aduint autrement, comme vous entendrez. Mettant donc vn genoiiil en terre pour luy par- ler plus aifément, ie faifois femblant deluy ay- der à cueillir des fleurs. Elle les prenoit de ma main auec beaucoup de ciuilité, non toutesfois fans s'eftonner 3 que ne l'ayant iamais veuë au- parauant ie priffe cette peine. le le reconnus bien, mais fans luy en rien dire, ie voulois at- tendre que fes paroles me donnaient occa- fion de luy faire entendre que leTaimois^flant bien affaire qu'il efloit impoffîble quiln'ad- uintainfi. Et ce qui me faifoit trauter celle-cy auec plus de refpeét., c'eftoit la grandeur qu'elle tenoit3 qui à la vérité eft oit telle que ie n'eus iamais tant de crainte d aborder pas vne des autres que l'ay aimées. Et voyez fi ie ne de-

Q Mi

1±6 LaIL PARTIE D*A STKÏ!.'

uinepasquelquesfois. Il-aduint tout ainfi que ie l'auois penié. Car après auoir receu plu- iïeurs fois les fleurs que ie cueillois, enfin elle me die que ieprenois trop de peine 3ôc que ie l'eihmerois inciuile de permettre que ie conti- nuante : tant s'en faut , luy dis-ie,que cela foit, que ie crois chacun eftre obligé de vous ren- dre toutes fortes de feruice, puis que vous af- filiez fi bien vos amies en leur abfence-Ne par- lez-vous pas, me dit-elle 5de Donnde'rC'eft cel- le-là mefme, luy dis-ie5 en la perfonfie de qui vous auez obligé toutes les autres. le ne fçau- rois, dit-elle, fouffrir la vanité de Teombrc, car vous voyez quel il eft3 &: toutesfois il pen- fe& dit que nous mourons toutes d'amour pour luy. Il faudroit bien, luy dis-ie , que les Dames euffent beaucoup d'amour &: peu de iugement, &: me femble qu'il eft plus propre pour le remède d'amour, que pour enfeigner l'art d'aimer. Florice alors me regardant auec vn foufris. le fuis3 merefpondit-elle,de voftre opinion, & de plus fi ie voulois aimer 3 ce fe- rait le dernier de tous les hommes que ie choi- firois. Ce feroit bien offenfer les Dieux qui vous ont fute telle que vous eftesjuydis-ie, fi vous profaniez pour luy tant de beautez. I e fçay bien, me dit-elle, qu'il n'y a point de beau- té en moy , mais ie fçay encore mieux que ie n'auray iamais amour pour luyJDieu vous ren- de; luy -dis-ie3 plus véritable pour luy^que vous

I

Livre qvàtriesme" 247 rie l'eftcs pas pour ce qui vous touche:& quel- que autre que vous tenoit ce langage, il fero't bien mal-aifé que ie le (ouffriflè, mais a vous ie ne pu is [aire autre rciponfe, finon que fi tous les yeux qui vous regardentDne vous voyoient telle que ie vous vois, ie pourrois penfer que Jes miens peut eftre me voulurent tromper: mais puis qu'ils font tous vn mefme rapport > ie veux croire que la modeftie eft celle qui vous fait parler contre l'opinion de tous, encore que vos yeux ne voyent pas différemment des no- ftres. le crois, dit- elle, auec la venté3 que mon vifagcn'a rien qui puifle mériter le nom que vous luy donnczDmais tel qu'il eftm'en parlons plus : la continuation en eft hors de faifon & de peudeplaifïr. le vous obeiray,luy dis-ie , mais ce fera auec cette proteftation que ie ne pari e- ray iamais plus félon ma créance, & que ce que vous me deffendez d'auoir en la bouche,ie lau- ray le reite de ma vie au profond du cœur.Nous eulllons continué 5 neuft eflé que les compa- gnes l'appellerait > qui eftoient délia entrées dans le batte au. Elle feleua donc fans me rei- pondre, &ramaffant les rieurs dans l'vn des pands de fa robbe, ie la pris fous les bras 5 & la conduifîs dans fa trouppe: n'ofant repren- dre le difeours que nous auions laiffé, de peur de paroiftre trop hardy (cas c'eft vntefmoi- gnage de n'aimer gueres, que d'auoir trop de hardieffe en ces premières déclarations ) ie rne, /

248 La II. partie d'Astree. contentay pour cette fois de ce que ie luy en auois dit. Et parce que la Mufique ayant quelque temps continué , enfin elle ceffà pour laiffer o;iyr les voix de ceux qui chan- toient. Quand ce vint à mon rang, iechantay les vers que ie vous vay dire, pour arTeurer Floricequetout ce que ie luy auois dit eftoie véritable.

SONNET. SERMENS AMOVREVX.

BE/Ie de mes dejirs vous ejles le trejpas, Etcefl vous toute sf ois que feule ie defire, ïen iure vos beaux yeux que le Soleil admire* Etien iure mon cœur, fur fris de vos appas.

ïen .iure vos douceurs , qui font tout mon foulas, ïen iure vos defdains,qui font tout mon martyre* ïen tuie mes douleurs, tefmoins de voftre empire^ ïen iure cesplaifirs, qùauoirie ne puis pas.

ïen iure les ^fmours , amoureux de vous

mefme, ïen iure ces beauté? , qui font que ïon vous

aime , feniuremes ejpoirs, encor que bien petit s:

Livre ^vatriesml 249 ïen turc ces dejirs que vous mefaicies naiftre, Bref, ïen iurepar vous, fans que te ne veux eflre, Encorne cro?rez,-vous ce que te vous en dis.

Or, belle Phillis , voicy vn grand commen- cement d'affaires : car depuis que l'eus veu Flo rice, il me fut impoflible de m'en retirer: tou- tesfois il me fafchoit fort de perdre Palinice, tant pour l'obligation que ie luy auois, que par- ce que véritablement c'eftoit vne veufue qui meritoit d'eitre ferme. Outre que îauoisdes-ja trop de regret de la perte deCyrcéne : car ce ieune efprit ayant eftéoffenfé, fe roidit touf- iours contre toutes les raifons que ie luy pus dire: & toutesfois encor quelle ne m'aimaft point, fi ne laifToit-elle pas d'eftre fafchéeque Florice me poffedait plus abfolument qu elle n'auoit ïamais pu faire , luy femblant que c'eftoit vn tefmoignage defonpeu de beauté. Et cela fut caufe qu'elle me faifoit tous les mauuais offices qu'elle pouuoit, tant enuers Palinice, qui elle auoit reconnu l'amour, qu'enuers Florice , pour qui mon affeâion n'efloit que trop apparente. Mais il aduint que fes contrarietez me furent vtiles 3 &: qu'elle fit plus pour moy que mes feruices , peut-eitre5 n'eufîent peu faire de long temps : Parce que Florice reconnut incontinent que Cyrcéne parloit auec paillon, &: cela eftoit caufe qu elle ne luy adiouitoit point de foy : & au contraire^

zp La II. partie d'Astree." confîderant mes aérions de plus près elle com- mença de les trouuer agréables, & peu à peu de s'y plaire. Et lors Amour prenant cette occafïon, comme fin & ruzé qu'il elt, iegiiila mfenfiblement dansfon aine. Mais parce que iedefîroisde conferuerPaimice, le ne tus pas fans peine. Et apprens, Siluandre,cecy de moy, dit-il, fe tournant vers le Berger, qu'il n'y a rien que les femmes eitiment dauantâge que ceux qui font amoureux d'elles , ny qu'elles mefpnfent dauantâge, adiouila Siluandre,que ceux qui les delaiffent pour quelque autre. Ce futaufTi, continua Hy las, cette confideration qui me fît refoudre de conferuer l'amitié de toutes, s'il m'eltoit pofTible, mais ce fut en vain , d'autant que Flonce auoit trop de vani- té, &: trop bonne opinion de fes mentes, pour vouloir vn cœur qu'il falluft partager auee quelque autre. Cette ame orgueilleufe voulut eftre feule maiftrefle , & tant quelle n'aima gueres, elle le fouffnt : mais lors quelle refolut de n'aimer que moy , il n'en fallut plus par- ler: elle eut bonne grâce vne fois qu'elle m'af- feuroit de m'aimer. Mais, luy dis-ie, que fe- rons-nous de Teombre ( comme voulant le luy reprocher,) elle me refpondit incontinent pour me rendre la pareille. Nous le donne- rons à Palinice : l'entendis bien ce qu'elle vou- loit dire, & dés lors îe luy îuray de n'aimer ia- mais que Florice : 5c que fi elle vouloit fe ban-

Livre qvatriesme. ip nir de la veuë de Teombre , ieluy promettois de iamais ne regarder Palinicc : Non point, dit-elle, pource que vous m'en dites, mais parce que véritablement il me dcfplaifl , ie vous îure & protelle par lafoy que vous deuez auoir enmoy, queiamais îe ne l'aimeray,&: que s'il efloit bien feant icme bannirois de ta veue- mais celle action me bleiîeroit plus que vous n'en auriez aupir de fatistaction, comme vous iugerez bien lors que vous le considérerez. Depuis ce temps elle fe donna toute à moy, &moy contre mon naturel me donnay de forte à elle que ie me retiray de toute autre. Du matin îufques au loir ie ne bougeois de fon logis, finon lors quelle en fortoit, & falloit bien que ceux qui la ve- noient vifiter, futTent perfonnes fignalées, nous interrompions nos difcours. Feftois en toutes fes paroles , & elle en tout ce que ie difois : & fembloit que nous ne fçeuflîons faire vn bon conte , fans nous nommer ou nous prendre l'vn l'autre pour tefmoin. lu- gez fi Palinice & Cyrcéne trouuoienrfuje£t de parler. Cela fut caufe que nous en prenant garde vn peu trop tard, prefque toute la ville eiloit abbreuuée de cette amour : & d'autant que la renommée prend des forces en allant, ou en parloit de forte au defaduantage de Flo- hce, qu'en fin ce bruit paruint à fes oreilles: par le moyen de quelques-vnes de fes amies

if£ La II. partie d'Astree! qui l'en aduertirent. Eile fe repentit, mais trop tard de cette conduitte auec fi peu de pru- dence^ s'excufoit en m'en parlant, qu'elle nauoit Jamais penfé de m'aimer tant qu elle faifoit , & que cela l'auoit empefchée de pren- dre garde à ces vifibles connoiiîances que nous donnions de noftre bonne volonté, mais qu'à l'aduenir pour les cacher mieux il ne falloit plus que îe laviffeque le foir3 afin d'eftouffer, s'il fe pouuoit, ce fafcheux bruit. le m'y con- traignis quelque temps pour luy complaire: mais parce qu'elle ne s'ennuyoit guère moins d'eitre priuée de ma veuë que moy de Tertre de la fienne , nous refoluimes de chercher quelque moyen pour eftre plus longuement enfemble. Apres y auoir penfé quelque temps, elle me confeilla de faire femblant d'aimer quelques-vnes de celles qui la voyoïent plus familièrement, afin que fous ce prétexte ïc puiife demeurer auprès d'elle. Et lors qu elle y eut long temps refué : en fin elle n'en trouua point vne plus à propos queDorinde, tant à caufe qu'il y auoit quelque alliance entre elles qui lesrendoit plus familières, que parce que cette fille eûoit allez belle, & non pas trop fine, encor que depuis elle prit bien de l'efpnt & de la malice, comme le vous diray. Et quoy qu'el- le ne fuit pas fi belle que Florice, nymefmeiî aduanttgée de biens & d'vne fuitte de grands ayeuls, fi ne laiffoit-elle pas d'en voir beaucoup

Livre qvatmesmi! *y$

d'autres après elle qu'elle outrepaiToit 3 fuft pour (a beauté, fuft pour fes mentes.

Le îour que îe me declaray fon feruiteur^ ce fut celuy que le peuple fefloyoit pour la reftauration de leur ville fai&e fous Néron, après l'efpouuentable embrafement, dont le feu duCiel envne nui£t l'auoit mife en cen- dre. En cette commune refiouyflance, chacun s'efforçoit de s'habiller le mieux qu'il luy dtoit poflible, tant pour affilier aux facrifices qui fe faifoient à Iupiter reflaurateur, &aux Dieux Tutelaires3que pour fe trouuer aux jeux &: fpectacles publics. Dorinde defireufe d'élire remarquée, ne faillit de s'agencer de tous les meilleurs artifices aneclefquels elle penfa que fa beauté pouuoit dire accreue. Mais pour la conclufion de ce iour, que vous diray-ie3 ma belle Phillis ? vous particulanferay-ie tous nos difcours? ils feroient, peut-dire ennuyeux, ôc fuffira que ie vous faiTe briefuement entendre, que Dorinde ne partit point de l'affemblée que ie ne luy euffe dit tant de chofes de 1 af- fection que ie luy portois qu'elle commença de la croire: ce fut ce mefme îour que ie fis amitié auecvn ieune Cheualier nommé Pe- riandre , homme à la venté ; plein de nulli- té 3 de diferetion 3 & de courtoiiie. Cellui-cy m'ayant veu près de Dorinde , & trouuant mon humeur à fon gré , refolut de me rendre fon amy; &moy dejnon collé deiîreux d'à-

ïft La IL partie d'Astrel uoirdesconnoiiTancescn ce lieu, ie faifois deffcin de demeurer longuement, puis l'a- mour ie vouloit ainfi, ie le îugeay peribnne dementeA'fus bien ayfe de l'auoir pour amy. Cela fut caufe que nous efïans rencontrez de mefme volonté, l'aminé fut piuftoit con- tractée entre luy & moy, que non pas auec Donnde, quoy que Flonce defon collé y rap- portait tout ce qui luyeitoitpoiTible, afin de mieux diffimuler: mais la pauurette ne pre- uoyoit pas qu'elle aiguifoit vn fer qui luy fe- roit vne bien cuifante blefilire , parce que mon humeur n'eftantpas de voir quelque chofede beau fans l'aimer peu à peu, îene me donnay garde que leme trouuay amoureux aulTi bien de Donnde que de Flonce. Toutesfois l'ai- mois encores dauantage Flonce, comme à la venté plus belle, &: qui tenoit plus de rang. Deux mois s'efcoulerent de cette forte, &: l'a- mitié de Penandrc & de mov prit cependant vn fi grand accroiiTement, que d'ordinaire on bous appelloit les deux amis: & parce que nous definons de la conferuer telle, afin de l'afFer- mif dauantage, nous allafmes au fepulchre des deux amants, qui eft hors de la porte qui a pris fon nom de la pierre couppée, & la nous tenant chacun d'vne main, &de l'autre lvn des coins de la tombe , nous fifmes fuiuant la cuuftume du lieu, les fermens réciproques dV- ne fidelle 6c parfaicte amitié , appellant les

Livre qj/atriesme." itf âmes de ces deux Amants pour tefmoins du fcrmeiiE que nous fai fions , &pounuites pu- nifleurs de celuy qui manqueroit aux loix de lamitîe. Apres cette proteftation, quelques ïours fe panèrent que lvn n'auoit rien en la- me qu'il ne le defcouunft à l'autre. Il aduint quvn matin ( parce que le plus fouuent nous couchions enfemble) après auoir parlé quel- que temps des affedions des chères & belles Dames de la ville, en faifant le iugement tel que nous pouuoit permettre la connoiffance que nous en auions , il me demanda fi îe n ai- mois rien,ôduy ayant refpondu qu ouy,il me dit quiuant que de me demâder qui eftoit ma MaiftrelTe, il vouioit me defcouurir la fîenne. le veux 3 luydis-ie, eflre le premier en cette franchi fe 3 puis que vous auez efté le premier à m'en parler. Et lors ie luy racontay toute la recherche que i'auois faicte à Dorinde 3 depuis deux mois, fans luy parier en façon quelcon- que deFlorice 3 tant parce que ie l'aimois da- uantage, ce qu'a cette occafîon iedefîrois que cette amour fuit fecrette, que d'autant que ie fçauois qu'vn de fes parens la recherchoit pour l'cfpoufer. AufTi toft que ie luy eus nommé Dorinde. Comment, repnt-il 3 vous aimez Dorinde 3 Dorinde qui eft fille d'Ar- cingentorix : c'eft celle-là mefme > luy dis- ie3 & vous affeure qu'il y a plus de fîx mois que ie la recherche. Ah Dieu, s'efctia-t'il,

ztf La II. partie d'Asthee] comme l'amour m'a cruellement traicté : ô£ après s'eftre teu quelque temps, ie vous iure, dit-il, & vous protefte que c'eft la mefme à qui l'amour m'a donné il y a long temps. Me pou- uoit-il aduenir vn plus grand malheur! Puis que la mort m'eftauiïï douce que de m'en re- tirer^ que c'eft offenfer noftre amitié de con- tinuer, le fus fort eftonné,luy oyant tenir ce langage : car encor que ie 1 aimafle5fi eft-ce que ie me fafchois de luy laiiTer Dorinde , de qui l'amour me chatouilloit de nouueaux defirs : àc pource , après auoir tenu les yeux contre le ciel du lict quelque temps, comme vne per- fonne interdite 3 enfin ie luy parlay de cette forte : Mon frère , puis que cet amour eft née en nous auant que noftre amitié, tant s'en faut que noftre amitié s'en doiue plaindre, qu'au contraire elle la doit tenir comme vn tefmoignage de la côformité de nos humeurs, par laquelle nous auons efté pouffez à aimer vne mefme chofe. Mais n'y ayant point eu d'offenfe par le paffé , il faut que noftre pru- dence empefche qu'il n'y en ait point auffi à l'aduenir. Et pour coupper chemin a tout ce qui en peut eftre, voyons à qui cette belle Da- me demeurera. De penfer que noftre amitié nous la face quitter l'vn à l'autre , ce feroit vne tyrannie, & non pas vne amitié: de croire aufît que nous puiflions eftre amis & nuaux , c'eft vne folie. Que faut-il donc que nous faftions ?

remettons

Livre qvatriesmï. 2,77 remettons le tout à la raifon 3 & voyons lequel elle aime le plus, & me dictes parle ferment que nous auons fait fur la tombe des deux Amants, fîvous reconnoiilcz qu'elle vous ai- me, oc quel tefmoignage elle vous en a don- né. Urne refpondit: ie vous îure, mon frère, que ie ne vous mentiray iamais, ny en cecy,ny en chofe quelconque vousvueillez fçauoirde moy, non pas mefme quand il y iroit cent fois de ma vie. Sçachez donc, qu'il eftimpoflible que ie vous puiffe affairer fi elle m'aime, eftant . fi diferette que fa modeftie cache tout ce qu el- le en pourroit auoir en famé. Or puis, luy dis-ie, que nous en fommesen cet eftat (car ie ne reconnois encores rien en elle qui me foit plus auantageux qu a vous ) îurons par noftre amitié Tvn à l'autre, & appelions à tou- tes les diuinitez qui vengent plus rigoureufe- ment le parjure, que le premier de nous qui retirera plus d'amitié d'elle, &rqui en rendra plus de tefmoignage à rautre3la pofTedera tout feul. Par ce moyen nous n'offencerons point noftre amitié , puis que la raifon fera celle qui ordonnera de cet affaire, eftant tres-raifonna- ble qu'à celuy qu'elle aimera le plus , l'autre la quitte & la delaiffe. le trouue, refpondit Pe- riandre, que voftre propofition eft fort iufte: car de s'en départir à cette heure ce feroit faire vn trop violent effort à noftre volonté : ce que nous ne ferons pas, lors que celuy qui fe verra i.Part. K

258 La II. partie, d' Astre e.* mefprifé s'armera dudefdain & du dcfpit con- tre les forces de l'Amour. Et îe îure tous les Dieux de n'y contreucnir jamais.

Or, gentil Paris, confîderez quel eit le na- turel de la pluf-part des hommes. Auant que Penandre m'euit déclaré fon attention , l'ay- mois, certes, Dorinde, mais beaucoup moins que îe ne fis depuis : Se fembla que comme le brafîer s'augmente par l'agitation du vent, de mefme mon affection prie beaucoup de vio- lence par la contrariété de celle de Penandre. Cela fut caufe que ie me donnay à elle plus qu'auparauant: mais l'ayant recherchée quel- ques îours fans effe£t, &t craignant que Penan- dre, pour eftre de la ville ,& auoir beaucoup dr parens des plus remarquables du lieu , ne s'auançait plus en fes bonnes grâces que môy, ie me refolus de le preuenir, & attacher, com- me on dit , de la peau du Renard deraiiloit celleduLyon. Ierecours donc à la ruze, me femblant qu'en amour toutes fineffes font mites.

le fis faire fecrettement vn miroir de la grandeur de la main que ie fis enrichir autant qu'il me fut poiïîble, foit par l'efmail qui eltoit mis fur l'or, foit par les découpures des chiffres qui en augmentoient & la valeur & la beauté, & après m'eftrefait peindre le plus au naturel qu'il fut poflfible au renommé Zeuxide, ie fis mettre mon portraict entre h glace & la table

Livre qvat'riesme. x^ d'or qui la fouftenoit, (ans qu'il y euft moyen de louurir, de peur qu'on ne vint à defcouunr mon artifice. Et puis m'accoftant d'vne vieille femme qui gagnait fa vie a porter vendre les dorures & pierreries dans les maifons particu- lières, îe luy fis entendre que l'auois enuie de tirer de l'argent de ce miroir , & quelle me feroit plaifir fi elle le pouuoit vendre. Et m'ayant promis qu'elle y trauailleroit, ie luy dis que l'en auois promptement affaire : & que fi elle fçauoit queiqu vne de fes amies qui le vouluft, îeluylaiiferois, à quelque prix que ce fijft. Elle me refpondit que iamais les chofes qui fe faifoient a la hafte n'eftoient bien, que toutesfois elle tafcheroit de m'y feruir. De cette forte elle s'en va auec mon miroir: mais elle ne fut pas pluftofi fortie de mon logis que ie la renuoyay quérir, luy difant que quand elle n'en trouueroit pas la moitié de ce qu'il valloit, elle le donnait, d'autant que feneftois preflé: mais auant que de le porter ailleurs, allez chez Arcingentorix , luy dis-ie , fay fçeu qu'il y a vne fille qu'il aime fort 3 peut-eftre, fera-til bien ayfe de luy faire ce prefent. le vous îure, me refpodit-elle5que c eftoit à luy à qui ie faifois deffeinde le prefenter auant qu'à tout autre , parce qu'il y a long temps que ie fréquente en fa maifon. Or3 luy dis-ie, allez-y donc>& auant que de le porter ailleurs,fçachez- moy dire ce que le père ou la fille en voudront

tèo La II. Partie d'A strie!

donner. Il ne fert à rien que ievous aille ra- contant les allées & venues de cette femme: tant y a que maruze reùiïit de forte que Do- nnde l'acheta, tant pour fa beauté, que pour le bon marché, n'en donnant pas le tiers de ce qu'il valoit. Eftant donc mes affaires ainlî bien difpofées cinq oufix îours après que ie le vidsà fa ceinture, & qu'elle le cheniloitfort, tant pour fa beauté, que fuiuant le naturel de plu- sieurs, quiayans nouuellement recouuré quel- que chofe, l'ont beaucoup plus chère, ie iugeay qu'il eftoit ncceilàire de paracheuer mon det fein promptement, parce qu'il cftoit à craindre que le verre eftant fragile ne vint à eftre caffé, 6c que mon pourtrait ne fe defcouunft. Pour preuenir donc cet inconuenient, trouuant Pe- handre en commodité, îem'enquis de luy s'il n'auoit rien auancé auprès de Donnde: à quoy franchement il me refpondit qu'il n'auoit non plus de connoiifance de fa bonne volonté, que le premier iour qu'il i'auoit veuë, qu'il ne fça- uoit s'il en deuoitaccufer le naturel d'elle, ou le peu de mente qui eftoiten luy, ou fon trop de malheur : toutesfois ce qui luy donnoit quelque cfpece de contentement, c'eftoit de voir qu'elle traittoit de mefme auec tous les autres. N'acculez point, luy dis-ie, mon frère, nv voftrepeude mente, ny le naturel de Do- nnde, car vous mentez beaucoup plus que cette fortune, & elle n'eft pas infenfible aux

Livre c^vatriesme! z6i coups d'Amour: mais l'affection qui la pof- fede eit caufe de cette froideur, & entiers vous & entiers tout autre. Et afin de vous fortir d'erreur, encor que îe fçache que cela pour le commencement vous def plaira, fi ne laifïèrayr ie de vous en dire la vérité. Soyez a(Teuré5mon frère, luy dis-ie en l'embraffant, & le baifant à la îoue, que ie la pofTede de forte qu'elle ne void que par mes yeux. Il eit vray que ie ne vids de ma vie vne plus fige ny plus difcrette Amante que celle-là, car elle a tant de peur que fa paiïion foit connue, que iamais en pu- blic elle ne tourne la veuë vers moy, qu'elle n'y foit contrainte par les loix de la cmilité: mais lors que nous fommes en particulier, vous voyez les careffes extraordinaires qu elle me fait, vous admireriez le commandement qu'elle a fur elle-mefme,de n'en faire point de demonftration ailleurs. Et afin que vous ne penfîez pas que ce foitvn conte inuenté, en- cor que l'amitié qui eft entre nous doiue effa- cer toute telle mesfiance , fi vous en veux-ie donner vne connoiflance qui vous affeurera aiîez de tout ce que ie dis. Mais ie vous conjure par nof tre amitié , ( puis que ce que ie vous en dis n'eftque pour vous ofter de la tromperie, en quoy fa froideur vous retient ) que vous ne me defcouuriez iamais : <*ar cela ne vous pour- roit profiter, de feroit caufe de me ruiner en- tiers elle. Et lors me l'ayant iuré,ie conunuay:

R ii)

x6i La. II. partie d'Astrel Auez vous point pris garde à vn miroir qu'elle porte à la ceinture depuis quelques icurs ? &: m ayant refpondu qu'ouy. Or, luy dis -ie, elle le porte pour l'amour de moy : &: afin que vous n'en puiflîez point douter , la première fois que vous ferez auprès d'elle, caliez en la glace, de en oftez vn petit papier qui cil entre deux, vous y trouuerez de/Tous mon portrait il n'y a point de doute qu'elle fera bien marrie que vous l'ayez veu : mais l'amitié que le vous porte, m'oblige de vous defcouurir ce fecret, afin que vous fortiez de peine. Penandre m'oyan: tenir ce difcours demeura aufTi im- mobile , que s'il euft veu le vifage de Medufe, & après auoir quelque temps relue fur ce que ie luy difois, il conclud que fi cela ef toit, il n'y auoit point de difficulté qu'il me la deuoit quitter, & s'en retirer entièrement, &: pour en fçauoir promptement la venté , encores , me dit-il , que ie ne doute de vos paroles, fi feray- ie bien ayfe de me retirer de fon feruice auec connoiiïancedecaufe, en forte quelle ne me puiffe aceufer de légèreté. Il fort donc à l'heure mefme, ôdava trouuer en fon logis, de fortune Arcingentorix ny fa femme nettoient point , mais Dorinde feulement , qui eftoit demeurée pour entretenir deux ieunes Dames qui l'eftoient venu vifiter. Elle qui véritable- ment aimoitmkux Penandre, que pasvndc tous ceux qui la recherchoient 5 quoy qu'elle

Livre qvatmesme' 2.65

en fift peu de dcmonftration : aniïi-tof! qu'el- le l'apperceut elle l'alla receuoir auec fa cour- roifie accoutumée. Mais luy qui eftoit des- ja preuenu d'vne tres-mauuaife opinion, 111- geant que tout ce quelle en foifoit n'eftoit que par feinte , commençoit des-ja de luy vouloir mal , & ne regardoit toutes fes actions quaucc defdain. Prefque au mefme temps qu'il fut arriué , ces Dames s'en allèrent. Et parce que Dorinde eftoit innocente de la faute dont en fon ame il l'accufoit, il s'efton- noit de voir la franchife dont elle traittoit auec luy. Mais ne pouuant plus s'arrefter en ce lieu, il luy fembloit eftretant indigne- ment trahy, il voulut voir fi iamais dit véri- té. Il luy prend donc fon miroir, faifant.fem- blantde le trouuer beau D& parce qu'il eftoit debout & appuyé contre la table il feignit de fe laifTer emporter au difeours qu'il luy tenoit, & tournant le bras, le mit entre luy &: vn des coings. Au bruit que fit la glace en fe rompant, il fit femblant de treiTaillir, comme l'ayant fait par mefgarde^ voyant que le verre eftoit rompu : îe vous en demande pardon,dit-il5ma Maiftreffe , & ie fuis obligé pour reparer ma faute , d'y faire mettre vne autre glace. Elle luy refpondit que c eftoit peu de chofe, &: que cela ne meritoit pas qu'il en prit la peine. Et à ce mot elle tendit la main pour le repren- dre, mais luy ayant opinion qu'elle ne le luy

R iiij

2(^4 La II. partie d'Astref..' vouloir laitier, de peur qu'il nevid le portrait} qui y eftoic, s'y opimaftroit dauantage, &en cette difpure il ofra toute la glace 3 & enfemble le petir papier, &: lors il vid que îe luy auois dit vray. Encore qu'il cuftbiendes-ja creu à mes paroles, fi eft- ce que voyant mon portraicl: il demeura fi furpris qu'il ne fçeut parler de quel- que temps : mais l'eftonnement de Dorinde ne fut pas moindre. Periandrequi fans parler regardoit quelquesfois la peinture , &: puis Do- rinde coniiderant l'eftonnement de cette fille eut opinion que c'eftoit pour mieux feindre :& par ce, tranfporté d Vn puiflant defpit : le ài- ray par tout, luy dit-il, que vous eftes nompa- reille, foit a bien aimer, foit à effare fecrerte, mais plus encores à fçauoir diffimuler. Penan- dre, luy dit-elle, fi l'eftois la première qui eufl elle trompée 3 l'aurois bien de la honte de le confefïèr, mais croyez en ce qu'il vous plaira, fi vous feray-ie tel ferment que vous voudrez que l'eftois aufil ignorante de ce que ie voids que vous m'en voyez eftonnée. Les Dieux ne punifTent ïamais : mais 3 dit-il 3 les fer- mens de ceux qui aiment : c eft pourquoy ie n'en veux point de vous que ie fçay effare de ce nombre: mais d'autant que vous eftes la. première de qui l'humeur m'a deceu , ie veux laifler la place à quelque autre , afin que pour le moins l'aye ce contentement de n'eftre pas le dernier que vous tromperez.

Livre qjatriesMe. 265 m'aflcurant bien que vos froideurs & difli- mulations me donneront bien tort plufieurs compagnons. Et à ce mot il s'en alla auec plus de defpit & de cholere qu'ils n'en fai- foient paroiftre , d'autant que (a modeftic luy lia la langue. Dorinde fit bien tout ce qu'elle pûft pour le détromper , mais c'e- ftoitluyperfuader dauantage qu'elle diffimu- loit. Il s'en alla donc de celle forte : mais ne pouuant fi toft fe départir de fon ami- tié, comme il eftoit contrainct, pour obfer- uer le ferment que nous en auions faict 3 il fe refolut de s'eiloigner, neiugeant pas qu'il y euft va meilleur moyen pour vaincre cet Amour 5 que labfence , qui toutesfois ne luy feruit de guère, ainfi que ie vous diray cy-apres.

Me voila donc heureufement venu à bout de mon deffein , ayant la place libre : mais quand ie voulus aller voir Dorinde 5 gentil Paris , que ne me dit-elle point ? Elle auoit enuoyé vers celle qui luy auoit vendu le mi- roir 3 & la contraignit de luy dire , de qui ellel'auoit eu3&: fçachant que ç'auoit efté de moy , ie ne vous fçaurois reprefenter la grandeur de fa cholere. Perfide & trom- peur 3 me dit-elle, comment auez-vous eu le courage d'offenfer fi mortellement vne perfonne qui ne vous en a iamais donné ccçafion f comment après vne fi grande

166 La II. partis d'Astîi £e! offenfe, auez-vous l'effronterie de vous trou- uer deuant Tes yeux ? le m'eftois défia bien préparé à fes reproches , mais encore ne les puis ie fupporter fans rougir, 6c parce que ie fçauois bien que de vouloir les arrefter d a- bord c'eftoit s'oppofer à la furie dVn tor- rent impétueux, ie penfay qu'il eftoita pro- pos de laitier vn peu efcouler fon lufte cour- rouce auant que de luy refpondre , & quand elle euft dit tout ce que ie penfois qu'elle euft pu dire, ie luy refpondis de cette forte : le ne me plains nullement des reproches que vous me faites: car ratioue que vous auez plus de raifon d'en vfer ainfi contre moy , que fi vous faifiez autrement, mais ie me plaindray bien auec fubiecl: de l'Amour, qui ayant mis tant de feux dans mon ame pour vous , vous a laiffée fi gelée pour moy : puis que s'il euft efîé îufte il euft en quelque forte alenty ma trop ardente affection , & ie n'euffe pas efté contraincr de vous offenfer , &: euft vn peu ré- chauffé cette grande froideur qui vous fait trouuer fi mauuaife la mfe auec laquelle i'ay chaiîe vn riual d'auprès de vous: Mais ie voy bien que vous me direz que ie fuis bien nouice en Amour, puis que ie demande la raifon en ce qu'il fait.

Il eft vray que ie vous refpondray que s'il cft ainfi, vous auegiencore plus de tort, belle Donnde, de vous plaindre de mes actions, fi

Livre qv a tri es m e. 167 citant produites par l'Amour , vous voulez toutesfois qu'elles foient réglées à la raiion. I'auoiie que l'ay failly contre la ration : mais ie nie que ce foit contre l'Amour, àc par ainfi receucz moy, non pas comme raifonnable, mais comme amoureux, & d autant plus de- raifonnable, que ie fuis plus vmemcnt attaint & pofTedé d'Amour.

Ces paroles proférées auec toute l'affection qu'il m'efîoit poflible, firent enfin fi grand effort en fon ame , que quelques îours après elle me remit toute lofifenfe que ie luy auois faite : & voyez comme le mal-heur eft quel- quesfois profitable, il aduint depuis que ce qui auoit elle caufe de fa colère, le fut d'augmen- ter fa bonne volonté: car confiderant l'artifi- ce dont l'auois vfé , elle eut opinion que véri- tablement ie l'aimois. Et cette connoiffance fut caufe que Teombre fut encor fans Mai- itreiTe, car elle fe donna entièrement à moy: bien qu'il fembloit que ie n'aimaiTe que pour le faire hayr : Et toutesfois faimois en- core beaucoup dauantage Florice que Dorin- de. Il eft vray que quand Donnde com- mença de me fauonfcr plus que de couitume3 ie commençay aufli de l'aimer dauantage : car rien n'augmente tant mon affection que les faueurs.

Viuant donc de cette- .forte auec toutes deux s Florice commença d'entrer en quelques

Ï6S La IL partie d'Astrel foupçons , d'autant que le bruit commun de cette affe&ion eftoit trop grand. Cela fut caufe qu'vn iouu elle m'en parla auec quel- que forte d'altération 3 &: moy3 qui vérita- blement l'aimois , luy îuray tout ce qu'elle voulut , que ce n'eftoit que fon comman- dement qui me faifoit voir Dorinde 3 qu'à la vérité eftant auprès d'elle 3 îe luy faifois ocprefTément paroiftre toute la bonne vo- lonté qu'il m'eftoit poiïïble, afin que le def- fein que nous auions fuft mieux couuert : que fi elle trouuoït bon que îe ne la vùTe plus , elle m'efuiteroit vne grande couru ée 3 de fi elle fe regardoit en fon miroir , & qu'a- près elle daignait ietter les yeux fur Dorin- de, cette veùe l'affeureroit plus que toutes mes paroles. Bref ieluy en feeus tant dire» qu'enfin ie la remis en bonne opinion de moy : fi falut-il toutesfois luy promettre que ie luy donnerois toutes les lettres que Do- rinde m'eferiroit. Voyez-vous, me dit-elle, ne me promettez point vne chofe que vous ne me vueillez tenir : car ce feroit me per- dre du tout, fi ie venois à reconnoiftre quel- que manquement de parole. Iamais , luy dis-ie, ie ne contreuiendray à chofe que ie promette à qui que ce foit , mais moins à Florice, qu'à tous les Dieux enfemble. Nous voila donc remis mieux que nous n'auions point efté : Et parce que véritablement ic

Livré qV a trie s me." Ï69 thaaois rien de plus cher que Florice; &que toutesfois ie ne laiffois pas d'aimer Donn- de , & de me plaire en fa compagnie \j tC mefmes aux faneurs que ie rcccuois délie, bien toft après ivfay dVnc fi grande recher- che , que tout ainfi que cette dernière re- ceuoit des lettres de moy , de mefme m'en efcriuoit-t'elle ; & foudain îe les portois à Florice qui les lifoit, & les gardoit foigneu- fement.

A ce mot, Hylas voyant que Siluandre Rapprochant de Diane , luy difoit quelque chofe à l'oreille > & qu'après ils foufnoient enfemble, interrompit le fil de fon difeours pour refpondre à ce qu'il euft opinion qu'il auoit dit.. Vous nez, luy dit-il , Siluandre, de ce qu'aimant Florice , toutesfois le me plaifois auprès de Donnde ; vous en pouuez faire de mefme de ceux qui efloignez de chez eux , paffent les nuifts entières dans les lo- gis, où leurs îournées s'addreffent. Car fi le rencontre le long du chemin qui me con- duit! aux félicitez de Florice, quelque con- tentement ou foulagement en la veûe&con- uerfation de'Dormde, contreuiendray-ie aux loix de la raifon fi îe les reçois , &'voftre aufterité defnaturée ordonnera -telle que le refufe le bien que les Dieux m'enuoyent ? Et parce que Syluandre , pour ne l'inter- rompre , ne voulut point refpondre, Hylas

iro La IL partie d'Astrêe] ayant quelque temps attendu, enfin voyant quil ne difoit mot, après auoir hoché la tcfte; reprit de cette forte le difcours qu'il auoit Ltifle.

Or voyez ce qui aduint de ces Amours. La conuerfation ordinaire que i?eus auec Dorin- de, commença de me la faire aimer dauan- tage : &: d'autant qu'vne faucur receiie de bon- ne volonté en attire vne plus grande , elle me donnoit tous les iours de plus clairs tef- moignages de fon amitié , qui fut caufe que les lettres char.geans aulli de ftyle , deuin* drent plus affe&onnées que de couftume. Cela fut caufe que îe n'en donnois plus à Florice que fort rarement, ex encores de cel- les qui auoient moins d'apparence de bonne volonté j gardant finement les autres. le vef- quis de cette forte quelque temps auec plus deplaifirque ie ne fçaurois raconter , eftant bien veu de toutes les deux , mais d'autant que les Dieux ordonnent que les plus grands con- tentemens des hommes foi en t le plus aifé- ment altérez, ôcfe perdent plus facilement, ce bon-heur ne me dura gueres , parce qu'il ad- uint qu'vn iour fouillant dans ma poche en la prefence de Florice & de quelques autres de fes compagnes, elle y entreuit deux ou trois petites lettres pliées de la mefme forte qu'e- ftoient celles que ieluyauois données de Do- nnde. Elle foupçonna incontinent la vérité?

Livre qvatriesme. zjl

auiTI y auoit-il quelques iours qneie ne luy en auois point donné , & dés lors fe figurant qu'elle eftoit trompée, refolutde me les def- robcr : & parce que le n'y prenois pas garde, elle les prit fort aifément dans ma poche ce- pendant que ie parlois aux autres, qui mef- mesfaifoicnt tout ce quelles pouuoientpour rn abufer, & luy donner plus de commodi- té de faire fon larcin, ayant opinion que ce n'eitoit que pour me les faire chercher. Elle les prit donc fi dextrement que ie n'en fen- tis rien , & les ayant cachées 3 quand ie m'en feray allée , dit - elle à vne de fes compagnes, vous luy pourrez faire fçauoir que ie les ay prifes, fi vous voyez quil en foit trop en pei- ne : ce qu elle difoit pour m'en donner dauan- tage. Elle partit incontinent, & ne fut plu- ftoftarriuée en fon logis, que fe renfermant dans fon cabinet 3 elle les ietta toutes fur la ta- ble, &trouua qu'il y en auoit cinq, dont les vnesparoiiToientfraifchementefcrites, & les autres de plus longue main.La première qu'elle prit, qui toutesfois eftoit la dernière efcntte, îexrouua telle:

2-2, La II. Partie d'Astre^

LETTRE DE DORINDE a H y l a s.

IE ni y trouueray puis a *e vous le voulez ainfi : aufi fer oit-il bien mal-aifc que vous y fufiez>fans moy ,fuis qu: h ne fuis iamais fans vous. Lflfais reffouueneT-voHS iauoiraufi bien les yeux fur ma réfutation , que fur nojlre contentement. £hmnt a moy> lors que ie fcay que vous voulez, quelque chofe de moy , ie Cuis aueugle four toute autre confideration. Cejl donc a vous a y f rendre garde fi vous m aime?. Et adieu tuf que s a ce que ie voye celuy qui cfi ai- ?né de?noy,ey qui ni aime , fi four le moins les Dieux me veule?ît rendre contente.

Quelle penfez-vous D ma belle Phillis, que deuinc Florice quand elle leut cette lettre f Elle demeura tellement hors d'elle-mefme 3 qu'elle ne fçauoit fi c'eftoit fonge ou non. Enfin fans dire vn feul mot,elle mit lamain fur la premiè- re qu'elle rencontra, qui fut telle.

LETTRE

Livre ojatriesme! 273 LETTRE DE D ORINDE

A H Y L A S.

croy de voflre affection encor, plus que^j vous ne m en dînes . CMais pourquoi ne maime^- vous autant que te vous aime ? Vous iureiez, fans doute que vous m aimez, da- vantage. S'il efl ainfi , pourquoy riauez,-vous aufii bonne opinion de mon amitié ', que^J iay de la voflre ? Il ne fert à rien de dire que les femmes ne fauent point aimer : car vous auez, tant d expérience du contraire, que vous efles le plus incrédule de tous les hommes , fi par mes effecis vous ne croyez a mes paroles.

Voicy la troifiefme qu'elle rencontra.'

2. Parc

Ï74 La **• Partie ^AsTRÊil LETTRE DE DORINDE

A H Y LA S. -

15 vous enuoye ce pourtraici que vous aue? defiré de moy , non pas pour vous faire per- dre personne que vous #ye^ acquife , commet vous me fiftes autre sf ois auec vn femblabl^j présent , mais pour vous affeurer que vous avez, autant de puiffance fur celle qui le vous enuoye ,que fut la peinture mefme que ievous remets entre les mains. S'il mejlot permis ie ferois aufi fouuent auec vous quelle fera heureufe en cela plus que moy , & moins heu- reufe feulement en ce quelle pojfedera ce bien fans le connoiftre , que fans le poffeder ïefrime plus que ma vie.

Iettant alors cette lettre de dépit fur la ta- ble, & de colère pouffant les autres loing d'elle, elle fe recula dVn pas, & fe nouant les bras l'vn dans l'autre 3 tint quelque temps les yeux fermez deffus:& puis comme reuenant d'vn profond fom meil,0 Dieux .' dit-elle, eft-il pof- fible que ce que ie voy foit véritable? Se peut- il faire, Hylas, que tu m'ayes trahy ? Eft-il vray quetutefoisfi long-temps mocqué de moy, & que xenaye point eu de veiie pour remar-

Livre qvatrïesme? 27^ quer tes trahifons? Etfe.taifanc encorcs pour quelque temps, tout à coup elle frappa des deux mains fur la table -.Une fera pas vray per- fide, que ta trahifon demeure impunie,ie la de- couriray pour le moins à celle pour qui tu l'as commencée, encor que tu l'ayes paracheuée cnmoy, & peut-eftre fe rendra- t'elle fage à mes defpens.Elle rïeuft pluftoii fait ce deiîein, que ramaffant ces lettres, & prenant en fa bet- te les autres que ie luy auois données, elle s'en alla trouuer Donnde, la pnad aller en fon ca- binet; où efiant, ma belle parente, luy dit - elle (car c eftoit ainfi quelle la nommok) ie vous veux rendre vne preuue d'amitié qui n'eil pas petite: mais ie vous coniurc- de vous en feruir auec prudence. Il y a quelque temps queHylas vous recherche^ vous auez creu d'eflre aimée de luy, ie viens îcy pour vous détromper, & vous faire voir qu'il vous abufe. A ce mot Do- rinde rougit, & voulant en faire la froide.Non, non,ditFloricê,ne penfez-pas, ma parente, de mepouuoir cacher ce que ie tçay mieux que vous : le dis mieux, car vous fçauez feulement voflre intention, 8c vous ignorez la Tienne, au lieu que ie les fçay toutes deux.Vrayement,dic Donnde, fi cela eft, vous elles bien fçauante. Mais que fçauez- vous demoy ?Ie fçay,dit-elle, que vous l'aimez, que vous luy auez enuoyé voftre peinture^ que vous receuez les affigna* tions qu'il vous donne:

S i

ijG La IL partie d'Astrel

Dorinde qui fe fende conuainciie par la vé- rité 3 n'ayant pas l'effronterie de le nier, bailla les yeux , & rougiflant encor dauantage 3 fe mift de honte la main fur le vifage. Qu'il ne vous ennuyé point Dorinde 3 continua - t'clle alors, que ces chofes me foient connues, & au contraire 5 reiioiiyffez-vous que letoutfoit tombé entre mes mains, &: non point entre celles de quelque autre qui vous eut moins ai- mée, &araduenirretirez-vousfï vous aimez voitre honneur 5 de l'amitié de cet homme, qui ne vous recherche que pour fe vanter des faneurs que vous luy faites , 2c à laduanture pour en feindre plus qu'il n'y en a pas . Il y a eu autresfois quelque familiarité entre luy & moy3 cela a efté caufe , ce faut croire que ça efté pour voftre bon-heur , qu'il s'efc addreffé à moy. le ne croy pas que vous luy ayez dit vne feule parole qu'il ne m'ait racontée: &par ce qu'il feroit trop long de les vous redire , voyez 3 luy dit-elle, voicyla plufpart des let- tres q ne vous luy auez cfcnttes , que vous ferez fort bien de bruiîer3afin qu'il ne s'enpuiiîe pre~ ualoir. Dorinde les ayant prifes & reconnus, âduoiia librement qu'elle auoit creu d'eftre aimeedemoy, & que cela l'auoit obligée à tout ce quelle auoit fait : mais qu'à ladue- nir elle me hayroit au double de ce qu'elle m'auoit aimé , qu'elle luy auoit vne infinie obligation de cet aduertiflement , & qu'elle

Livre 'qvatïùesm^ ^77 montroit en cela qu'elle mentoit d'eftre ai- mée & ferme de tout le monde, puis quelle eftoiefi bonne amie. Et après fe mettant aux iniures contre moy, il n'y eut mal que toutes deux n'en diffent , mais beaucoup plus Dorin- . de , comme celle qui eftoit , ce luy fembloit, la

plus offenfee. '

OrFlonce s'eftant vangeede moy lelon les defirs, s'en retourna en fon logis, refoluë de ne m'aimer ïamais , voire de ne me voir iamais s'illuy eftoit poflible, mais lors que ce premier mouuement fut vn peu paffé 3 & qu'elle vint à fe remettre en mémoire les difeoursque Do- rinde & elle auoient tenus,elle fe renouuint que quelque affeftion que i'euffe eu pour Donnde, ieneluyauois point toutesfois parlé de l'ami- tié que le portois à Florice, ny d'aucune faueur que i'euffe receiie d'elle, & tirant argument de 3 que le l'aimois encor plus que Dorinde, elle commença de fe repentir de m'auoir fait vne fi grande offenfe 3 car elle croyoït bien que fi i'euffe defcouuert quelque chofe d'elle à l'au- tre, quellen'euft pas'failly de le luy dire en cette* occafion. Et plus elle s'arr eftoit fur cet- te penfée, & plus elle ferepentoit de fa prom- ptitude: car, difoit-elle 3 s'il l'a veiie , l'en fuis caufe, s'il l'a recherchée, ie luy ay comman- dé, fi elle fa aimé, c'eft parce qu'il eft aimable, s'ilareceules faueurs qu'elle luy a faites, ça cfté au commencement pour mieux diiïimu-

S îfc

iy$ LaILPartie d*Ast-reeI 1er 3 2c enfin parce qu'eftant ieuneiln'y en à giieresdefonaageqiurefufent telles forcunes. Ques'ilmelesadiiîimulées, c'efr qu'il a creu que îe m'en fafcherois,ou que ie les declarerois, & tout homme d'honneur eft obligé de confer- uer la réputation de celles qui l'obligent . Mais qu'il ne m'ait toufîours aimée dauantage quel- le, il n'y a point de doute, puis que parmy tou- tes les faueurs qu'il en a recèdes, il ne luy a ia- mais parlé de noftre amitié. Ces penfées enfin la contraignirent de fe condamner tout à fai£fc coulpable 5 & d'auoir vn extrême repentir de la faute qu'elle auoit faite , luy laiffant vn très- grand deiîr de racommoder ce qu'elle auoit deffaift.

Au contraire Dorinde iuftement animée contre moy, brûlant toute de courroux &" de dépit 3 après s'eftre noyée le fein de pleur, pro- fera feule dans fon cabinet toutes les plus cruel- les paroles que la douleur luy mit en la bou- che: & de fortune, ainfi quelle efïuyoit fes yeux,i arriuay chez elle: & parce quelle m oiiit marcher, & quelle fe douta bien que ceftoit moy 3 elle courut pouffer la porte qu'elle auoit taillée ouuerte quand Floriceeftoitfortie ,&: que depuis elle ne s'eftoit pas fouueniie de refermer, tant elle auoit l'efprit ailleurs, mais elle ne le pût faire fi promptement que ie ne vifle fes yeux encores rouges de force de pleurer: de lors que ie m'eftonno.is & de fçs.

Livre qvatriesme^ *79 larmes, & de ce qu'elle me rcfufoit l'entrée, elle r'ouunt le cabinet , & m 'appellant par mon nom 3 & fe mettant fur l'entrée : Et bien, dit-elle , mefehant &: traiftre que eu es, ne te contentes -tu point encores de tes perfidies, ou fi tu en deffeignes de nouuelles à mon dommage?

Et parce que ie ne lu y refpondois rien. eftant fifurpns d'eftonnement, que ie ne pouuois parler :Peut-eftre, dit-elle, ingrat & perfide, voudras-tu nier tamefehanceté* Ah.' dit-elle, en me montrant fes lettres , reflbuuiens-toyà qui tu as donné ces tefmoignages de ma fa- cile créance 3 &: fois certain que pas vne de tes trahifons ne m'eft inconnue, &: que cela a fait que tu n'auras iamais vne plus cruelle ennemie. Et à ce mot5 me donnant de la main contre l'efiomach, me pouffa hors de la porte quelle ferma fur elle d'vne fi grande prompti- tude que ie ne l'en pu iamais empefeher. Ceft fans doute, ma belle MaiftreiTe, que iem'en allay voyant qu'elle ne mevouloit point ou- urir 3 le plus confus homme du monde,mai's de telle forte animé contre Florice, quei'eufîe acheté bien chèrement vn moyen de luy fai- re defplaifir : car i'auois feeu que c'eftoit elle qui m'auoit pris mes lettres : ie voyois a cette heure qu elle les auok données à Do- rindepour me defplaire. le iugeay bien que ce n'eftoitquerenuie, oupluftoit la ialonliç qui

S in]

2.8o La II. partie'd'Astrel luy auôit fait commettre cette faute contre noitre amitié: &penfant qu'il n'y auroitrien qui luy fafchafl: dauaîitage que de voir que ie l'eufle quittée pour Dorinde , ie me refîolus pardefpitdeme defpartir entièrement d'elle, & de me donner tout à fait à l'autre. La diffi- culté eftoit de r'appaifer Dorinde , mais i'auois fait refolution de fouffrir toute rigueur 5 &: tout defdain d'elle , pluitoit que ie ne me vengeafïc deFlorice.

En ce deiTein3 après que quelques ioursfc furent efcoulez, ie trouuay moyen de fur pren- dre Dorinde en fon cabinet : car le defplaifir qu'elle auoit receu la faifoit demeurer plus reti- rée qu'elle fouloit. Et ayant pouffé la porte fur moy 3 ie me iettay promptement à genoux quelle n'euft pas le loifîr de s'en aller, & après plusieurs pardons que ie luy de- manday 3 ie luy declaray la vérité : à fçauoir que Florice m'ayant longuement aimé3âfin de tenir noitre amitié plus fecrette 3 m'auoit com- mandé de faire femblant de la rechercher5qu au commencement ie l'auois fait par feinte , & qu'en ce temps-là ie luy portois toutes fes let- tres: mais depuis venant à l'aimer à bon ef- cient, que ie ne luy en auois plus donné. Ah ! menteur^me dit-elle,&: ne m'a t'elle pas appor- té les dernières que ie t'ay efcrittes ? Il eft vray, luy refpondis-ie3 qu'elle les a eues, mais ceft parce qu'elle me les a defrobées : & fi vous

Livre qvatriesme. 28r ne m'en croyez, demandez-le à celles qui luy virent faire ce larcin, & lome luy nommay les deux qui l'auoient veu , &: qui me Taiioienc die : de cela a elle caufe que fe voyant elle- mefme punie par fa propre inuention , elle vous a déclaré ce qu elle a creu qui pouuoit rompre noitre amitié. Mais Amour, neft-il pas bien îuflede luy auoir fait fouffrir le mal qu elle vous auoit préparé ? & n'eftoit-elîe pas bien outrecuidée, depenfer que l'on pûft faire femblant de vous aimer , &: fe feruir de voftre beauté pour couuhr l'amitié qu'on luy porte- ront le ne veux point que les Dieux me foientiamais fauorables,fi le ne la hay comme la chofe du monde que ie croy la plus hay fia- ble , & ie ne vous aime comme la feule per- fonne de qui ie defîre les bonnes grâces. Ne vueillez que cette îaloufe obtienne dauantage par fa mefdifance fur vous, que mon affection, &: que le defpit qu elle a eu d'auoir elle def- daignée pour vous ne me nuife au lieu que cette confideration me deuroit profiter. le luy tins encores quelques autres femblables paro- les, auec lefquelles ie n'eus pas d'abord ce que iedefîrois: mais ie la difpofay bien , de forte qu'après auoir vérifié le larcin que Florice auoit fait de les lettres, elleme pardonna, & peu après renoiia noitre amitié de plus eftroit- tes obligations encores que les premières : ce qui me retira de forte de Flonce , que ie ne

282 La II. partie d'Astree.' faifois pas feulement femblanc de l'auoir ia- maisveuë. Et en cela ie ne me contraignois nullement: car il eftoit tres-veritable qu'en- cores quelle fuftplus belle que Dorinde, & beaucoup plus releuée, eft-ceque ledefpit m'auoit fi bien changé les yeux que cette beau- té ne rneftoit point agréable , &: que ie la mefpnfois.

Elle le fupporta quelque temps, feignant de ne s'en foucier, &c s efforçoit de faire paroiftre que mes actions luy eftoient indifférentes: mais en fin il fallut venir aux regrets & au re- pentir de m'auoir perdu: &: d'autant quelle fçauoit bien que ie l'auois aimée, & qu'vne affeftion ne fe perd pas ayfément, elle creut que elle faifoit femblant d'en aimer quelque autre, cela fans doute me r'appelleroit, &fe- roit reuenir vers elle.

Elle fit donc ce deffein, &: cherchant en elle mefme à qui elle fe pourroit addreffer pour me le faire croire plus ayfément, elle n'entrouua point déplus à propos queTeombre,tant par- ce qu'elle iugeoit qu'il feroit plus difpofé à re- ceuoir de l'amour, que d'autant que ie le croi- roisplufiofijfçachant bien quelle enauoit au- trefois efté aimée. Elle commence donc de faire bonne chère à Teombre, luy parle , & montre de fe plaire à tout ce qu'il dit & qu'il fait, & quand elle void que ie m'en prens gar- de, c efHors qu'elle enfaitplusde cas,& qu'elle

Livre qjatriesml 2S5 a plus de fecrets à luydire. Iéremarquay in- continent ce rcnouuellemcnt d amitié, &: le dis aDonnde, qui ennoit auec moy,voyant que Teombre s'y rembarquent : &: d'autant que Flonce ne voyoït point que îe reuinili comme elle s'eitoit figurée , elle augmenta les faueurs qu'elle luy faifoit,de forte quepluiîeurs ne pouuans approuuer cette vie, le dirent à fes parens, d'autant que le bruit de cette af- fection eftoit fi grand qu'il nefe pouuoit plus cacher, à quoy elle auoit efté contrainte, par- ce que pour me faire voir fes actions, il fallut qu'elle en fit de grandes dernonftrations : & qu'au lieu de les cacher, comme c'eft l'ordi- naire, elle lesdefcouuntalaveuë de chacun, voire s'eftudia de les faire paroiftre, autre- ment elles m'eurTent efté inconnues , pource que îe ne la voy ois plus qu'en public , & bien fouuent encoreftant encesheux-la,iene fai- fois pas femblant de la voir. Or fon père eftant aduerty,comme 1 ay dit de cette amour, l'en tanfa infiniment , & plus encores fa mère, qui par toute la contrée auoit touiîours efté vn exemple d'honneur 8c de chafteté. Elle vfa au commencement d'exeufe: mais en fin ne pouuant plus fe couunr, elle l'auoiia, & dit qu'il eftoit vray que Teombre la recherchoit, & qu'elle ne pouuoit pas empefeher qu'on ne l'aimait Mais la mère qui en quelque force cjue ce fuit ne youloit approuuer cette

1S4 La II. partie d'àstrh! vie,luy refpondit pleine de colère queTeom- bre ne donnoit pas tant de connoiffance deftre amoureux d'elle, qu'elle d'eftre amou- reufe de luy. A cela Flonce toute confufe, refpondit que Teombre la recherchoit auec tant d'honneur, quelle ne pouuoit moins faire que de receuoir fon amitié de cette forte , puis que c'eïtoit pour l'efpoufer. Si cela eft^refpon- dit incontinent fon père, faictes qu'il nous en parle 3 autrement nous dirons que vous i'auez intenté pour vous sxeufer.

Elle qui véritablement craignoit &: fon père & fa mère, &qui outre cela auoit toufîours vefeu auec beaucoup de réputation, penfa efire neceffaire que Teombre tint quelque propos de mariage à fes parens, fans toutesfo is quelle eutdeifein de pa(Ter outre, efperant de rompre ayfément le tout quand il feroit vn peu aduancé. Elle en parle donc à Teombre, qui plus content que îe ne vous fçaurois repre- fenter, ne perdit pas vne heure de temps,mais tout incontinent prie deux de fes oncles d'en porter la parole au père & a la mère de Flori- ce: ce qu'ils firent, auec défi bonnettes offres qu'ils furent receus comme ilseuffent pu de- tirer. Car il eftoit fort riche , & le party n'eftoit point defiduantageux pour Flonce : ce qui eftant bien reconnu &: confîderé par fes parens, ils ne voulurent point prolonger le tempSj mais dés le îour mefine conclurent le

Livre qJ/atriesme? 28; mariage : ce qu'ils firent d'autant plus libre- ment qu'ils croy oient que c'eftoit la volonté de leur fille. Voila donc Florice accordée à Teombre , voila les articles pa^Tez^ ne falloit plus que la prefenter au Temple deuant le Vacie. Pourrois-ie bien, belle Bergère, vous reprefenter Teftonnement de cette fille,quand elle feeut ces nouuelles .? Son père penfant quelle en feroit fort ayfe , voulut luy-mefmc les luy dire : mais quand il luy fit entendre en quel eftat eftoient fes affaires , quoy qu elle voulut feindre , fut-elle contrainte de re- courre aux larmes, dont le père eftonné: Ec quoy, ma fille, luy dit-il, qu'eft-ce que ie voids? Florice pleure de ce qu'elle a defiré ï Mon père , refpondit-elle , quand f aurois defîré ce que vous dites , ie ne laifferois de relTentir ce coup, qui me menace de me feparer de vous3 6c de ma mère, &: mefme m'eftant aduenu tant inopinément. Comment, refpondit le père, ne m'en auez-vous pas parlé la première^ &: ne m'auez-vous pas fait entendre que vous l'auiez agréable ? Il ne faut pas, mon enfant, que les chofesqui font à propos aillent traî- nant, fi on en veut voir vne bonne fin. le vous ay bien dit, mon père, refpondit la fille toute en pleurs, que Teombre me recherchoit de mariage, maisie ne vous ay pas difqueie le defîraffe. Et n'eft-ce pas vous, adiouira le pè- re, qui eftes caufe que Teombre en a parlé?

i$6 LaILPartie d'Astree! ça efté,repliqua-t'elle, parvoftre comman- dement, & non pas de ma volonté : & ie croyois que vous me donneriez du temps à penfer, & à m'y refoudre. C'eft bien penfé à vous, dit-il 3 tout en colère, vous fçauez bien comme telles affaires fe côduifent. Ievoybien que vous auez beaucoup fait de mariages en voftre temps , refoluez-vous que les chofes eftans de cette forte auancées ie veux qu'elles fe paracheuent. Et quoy donc? vous voulez efrre encore feaiie , & donner occafion à chacun de faire des contes de vous? voulez- vous pas auoir dauantage de loifîr pour me rapporter encor vn peu .plus de honte ? Non, non, contentez-vous Florice, que i'ay rougy pour vous quand vos parens m'aduertirent de voftre vie, & que ie ne veux plus que cela m'aduienne, fi ie puis. Et à ce mot la laiflant feule, s'en alla trcuuer fa femme, qui ayant fçeu tous ces difc ours, vint vers elle toute en colère, &luyvfa de paroles beaucoup plus ru- des encor es que fon mary,luy faifant entendre pour condition qu'il n'y auoit rien qui pûft empefcher l'effed de ce mariage, que la mort, ôc qu'elle s'y refolut . Voila la pauure Florice la plus affligée qui fut iamais : car outre qu'elle fe voyoït priuée de moy pour furcroift d'en- nuy, elle fe voyoït entre les mains d'vne per- fonne qu'elle n'auoit ïamais aimée, & qu'au contraire, elle hayflbit plus que le tombeau.:

-Livre qv atriesme' 2.87 lugez en quelle confufion de penfée elle pou- uoit eftre5&: combien elle auoit de diuers com- bats en (on ame. En fin elle refolut que la mort feroïc celle qui la guarantiroit de [es def- plaifîrs, non pas quelle eut le courage de fe donner du fer dans le fein ( car le penfer feule- ment de telle cruauté la faifoit frémir) mais elle cfpercit bien que la vie ne fçauroit luy de- meurer longuement parmy tant de cruelles peines. Et voyez que c'eftque l'amour: Elle n auoit point tant de regret de me perdre, ny de fe voir à vne perfonne qu elle n aimoit point, que de penfer que ie iugerois mal de Pamitié quelle m'auoit portée. Car encor quelle fuit en colère contre moy, à caufe de Dorinde 3 fi eit-ce qu elle ne laiflbit pas de m aimer, m'exeufant mefme en ce que ie ne l'aimois plus5 & s'aceufant de ce défaut d'ami- tié, pour l'offenfe qu elle m'auoit faicîe. Eftant en cette peine, elle refolut d'auoir cette fatis- faction de foy-mefme, puis qu elle ne pouuoic euiter le mariage de Teombre, de me faire fçauoir pour le moins, que fa foy neftoic point changée, ny que fon affection ne feroit iamais autre que ie Tauois efprouuée. Sa lettre fut telle:

288 La II. partie d'Astree!

LE TTRE DE FLORICE

A H Y L A S.

aV and vous verrez, cette efcriture, peut-cftre , vous fouuiendreZ-vous iïen auotr veu autres-fou , lors que vous aymie2 celle qui vous efcrit) & que vous auez tant offensée. Que s il aduie7it ainfi, quelle eft ï amitié que te vous ay portée, fuis qu'après vn fi grand outra- g? , elle me fait mettre la main a la plume , pour vous fair? fçauoir ïeflat ou fe trouue celle que vous auez> tant aymée-,& qui vous ayme encore s plus que toutes les choses du monde, en deffitde toutes les iniures que vous luy auezfaifte?. Sça- chez donc que fans y penfer, ejr en feignant , te me vois toute a vn autre par les rigoureufes loix du mariage & qdil riy a point d'autre remède, fnon que vous vueilliez a cette heure celle que vous aue2 des-j a voulue tant de fois, maffeu- rant que mes païens choi front toufwurs plufiofl voftre alliance que celle de Tcombrc, a qui , helas ! te fuis dcjtinéejivous ne m ayme^autant que ic vous ajme.

Lors que celte lettre me fut apportée, i'eftois en peine du bruit qui couroit de ce mariage : &: quoy que k fuffe, cerne fembloit, fort refolu a élire tout à Dorinde y en>ce que ie ne

laiiïbis

Livre qj/atriesme^ 289 îaifîois de reflentir la perte de Florice., car telle cltimois-ie l'alliance de Teombre , & confide- rez la finelle d'Amour. Il connoifïoit bien^que de m'attaquer tout ouuertemcnt pour elle,. il y perdrait la peine , parce que l'eflois encore en colère : il voulut donc me prendre d'vn au- tre cofté. Premièrement 3 il me propofe la haine que ie portois à Teombre, combien peu il mentoit cet aduantage, & puis me représen- tant la beauté & les mentes de Flonce 3 me faifoit regretter que cet homme la porTedaft, me remettant en mémoire toutes les faueurs que l'auoisreceuès d'elle. Bref, il les fçeutde telle forte imprimer en mon ame que le^e me donnay garde que i'eftois plus amoureux d'elle que de Donnde.Si bien3que quand fa let- tre me vint entre les mains, l'auoiie'que tour- nant les yeux d'vn fain iugement fur fa beauté, fur fa qualité , àc fur fes mentes ie reconnus que Tauois eu tort de l'auoir quittée pour vn autre quivaloit moins, &:m'en repentant ïe fis defTein de retourner vers elle. Il eft vray que lifant le remède qu elle mepropofbit pour rompre le mariage de Teombre, ie ne fçeus iamais m'y refoudre , hayflant ce lien cruel plus que ie ne fçaurois vous dire, non pas-pour le particulier de Florice : mais pour le regard de toutes les femmes, me femblant qu'il n'y a point de tyrannie entre les humains grande que celle du mariage. Si eftois-ie bien corn- z.Parc. T

290 La II. partie b'Astrel battu : car d'vn cofté Dorinde ne mV point dei-agreabie : de l'autre ie ne poui io iirrrir que Teo m bre pofledaftFlorice: i fur tout ie ne voulois point l'efpoufer. Apres auoir longuement débattu en moy-mçfme ie me refolus de renouer l'amour qui auoit efté encre nous,8c de faire ce que ie ponrrois pour empefeher queTeombre ne i'euit pas. Et pour mettre en effect cette penfée ie feignis de ri a- uoir receu la lettre qu'elle m'auoit eferite: ce que ie fis ay fémenc 3 parce que celuy qui l'ap- porta, l'auuk remife entre les mains d'vn qui eftoit en mon logis, penfant qu'il fultamoy -_*ms -luy dire de la part de qui elle venoit ^ & ir hazard il me donna le loilir quand ie me rois de la lire. L'ayant leuë ie le pnay de dire point que ie l'eufTe veuë, mais que l'eitois des-ja party , & prenant la plume, fefcriuis ainïi àFlonce:

LETTRE DE HYLAS

A F L O R I C Z.

VO y s mez, àinc le courage de vous don- nera Te ombre ^ vous avez, donc fi peu de mémoire de (am^ié de Hylas, que vous luy yueillczxprejerefvn tel homme? Doncquesvous au monde, pour h contenter, & moy pour vous regretter* 0 D;eux Je permettrez,-vous?

Livre qvatriesme. 291

eu le permettant ne pumre^-vous point cette in- gratte, ey me feonnoi fiant Florice ?

Or îefaifois femblant de n'auoir point re- ccu fa lettre, afin qu'elle ne creuft pas que ce fulTent fes paroles, mais mon amour feule- ment qui me faifoit reuenir vers elle, parce que fi l'euffe cité pouffé par fes prières, il eufi: fembléque i'euffe eu moins d'affedtion qu'el- le, ce que le ne voulois pas qu'elle penfafL Quand elle receut ma lettre, elle eut beaucoup de contentement de fçauoir que ie l'aimois, &ne fut peu de la iîenne, voyant que ie ne l'auois point receue : elle me refcnuit donc- ques, &me fit fçauoir qu'elle m'àuoitdes ja aduerty du moyen qu'il falloit temr pour l'exempter de la mifere qui luy eftoit prépa- rée. Et parce quelle craignoit que fa lettre ne fuit perdue elle me la redifoit encor.es, mais ians attendre Û refponfe', ie fis femblant de partir de la ville, feignant d'y eftre contraint pournepouuoirfouftenirlaveuë de ce maria- ge : de afin quelle le creuft mieux , ie donnay ordre que prefque en mefme temps vne autre lettre des miennes luy fut portée. Elle eftoit telle:

T 11

29-

La IL partie dAstrel

LETTRE DE HYLAS

a Florice.

PVis quil efi impofiiblc que Horicc ne fuiue le cours de fin mal-heureux defiin , te fars de cette ville, ne pouuant fioufifrir <vne v eue fi de- plorablepourmoy. ï ayme ?nieux en prendre le mal-heureux fiuccez, far me s oreilles que par mes yeux, referuant déformais ceux-cy pour pleurer <vn fi mifierable accident. Les Dieux vous c?i donnent autant de contentement que vous m en lai (fez, peu, &vcus le vueillent continuer aufiï longuement que durera le cui fiant régi et que ten ay, ey qui m accompagnera dans le cercueil , ou me[me le meplaindray devufire changement ;& delà rigueur de ?n a fortune.

Or , belle Phillis , îe luy efcriuois de cette forte , afin qu elle ne creuft pas que l'euiTe re- ceu fa lettre 3 parce qu'autrement ieuffe eité obligé, le n euife voulu me feparer du tout de fon amitié de la demander en mariage 3 &: i'eulTe pluftoft confenty à ma mort qu'a lefpoufer: non pas que îe ne l'eitimarTe infi- niment3 mais pour l'extrême horreur que ï'ay de ce lien3& l'auois bien vne bonne opinion demoy,que ie tenois pour certain quelle ne me feroit point refufée : & de peur qu die ne

Livre qvatriesml 2,93 fuit en peine de la lettre quelle m auoit eferi- te , îe fis quelle lny fuft rapportée par vn des miens, qui luy fit entendre que i'eftois party il y auoit deux ou trois iours 3 &que d'autant qu'il ne fcauoit feitois allé, il luy rendoit cette lettre, de peur qu'elle ne fe perdift. Elle ne connut point quelle euit eftéouuerte, par- ce que la fermant auec de la mefme foye , 1 y auois mis le mefme cachet, d'autant qu'il y auoit long temps que nous en auions chacun vn femblable: Elle reprit la letere en foufpi- rant, & puis s'enquit pourquoy ie m'en eftois allé, &: quel fi prompt affaire m y auoit con- traint. Il luy refpondit, ayant ef bien inftruit par moy, qu'il n'en fcauoit autre choie finon qu'il ne m'auoit iamais veu fi trifte que i'eftois a mon départ , &: que ie luy auois feulement commandé de l'attendre. Alors auec vn grand foufpir. Ah! dit-elle, fay peur qu'il reuien- dra trop tard pour mon contentement : Et à ce mot , pour ne laiifer voir les larmes qui luy fortoient des yeux , elle s'en alla de l'autre collé. A fon retour il me raconta tout ce qu'elle auoit dit & fait , & il faut confeffer que ïcn eus pitié : mais il me fut impoflîble de me refoudre à l'efpoufer. le me tins donc ca- ché tant que les nopees demeurèrent à fe fai- re, &: d'heure à autre fenuoyois celuy qui luy auoit rapporté fa lettre, pour apprendre desnouuelles. Enfin iefçcusqueletout eftoit

T iij

2$>4 La II. partie d Astre e.* conclud, parce que Teombre auoit tant de volonté de l'efpoufer, qu'il paflbit pardeflus toure difficulté. le vous ferois ennuyeux, belle Maiftreiîe , fi ievous racontois tous les artifi- ces dont etlevfa, pour fe demefler de cette confufion: mais ie m'entais, parce qu'ils fu- rent tous inutiles , & vous diray qu'en fin ne pouuant plus reculer, le foir auant que de figner le contrait de mariage, elle m'eferiuit telles paroles:

LETTRE DE FLORICE

A H Y L A S.

SI ie fournis vous cnuoyer ?na vie dans ce papier aufii bien que la vérité de m$n in- tention, ie ne me plaindrais pas de liniustice dit Ciel qui madeshnee a manquer h men amour, ou a mon demir. Demain fera le dernier tour de ma vie, fi pour le moins on doit appdler mort ce qui ranit toute efpece de contentement. Si Hylas veut accompagner mondejplaifir du fie n il peut me retirer du tombeau , & plus encores s'il ne laijfe pas de maymer toute mifirable que ie Cuis.

Iugez fi cette lettre me toucha viuement, ouis que véritablement ie l'aymois 3 mass

Livre qvatriesmi. *9î ne voyant autre remède à ce mal-heur, que de l'efpoufcr, l'auoiie que mon affection ne fut allez forte pour m'en donner la volon- té. En fin elle fut contrainte de ligner le lendemain 3 8c d'accorder tout ce que foa pere 6c fa mère voulurent : mais auec des regrets incroyables, &: de fi grands trcmble- mens, que les iambes ne la pouuoient foufte- nir : ny la main couduire la plume dont elle eicriuit fon nom. O Dieux: dit-elle, àvne de fes compagnes ; quelle cruelle le y cil celle-cy , qui ordonne que l'innocent ligne mefme fa mort ? Mais quand elle flit con- duire au Temple , & que de fortune elle paifa par la mefme rue ou eftoit mon lo- gis, leuant les yeux contre les feneftres,elle dit en foy-mefme. Pourquoy, ô trop heu- reux logis , ne me font les Dieux aufll ra- uorables qu'a toy, afin que le fuife comme tu es à celuy a qui îe foulois eftre l Et de fortune rn eftant mis à la feneftre que l'a- uois entr'ouuerte pour la voir paffer y elle m apperceut : mais , ô Dieux / quelle fut cette veue : elle tombe efuanouye entre les bras de ceux qui la conduifoknt : &: pour n'en faire de mefme ie fus contraint de me mettre fur vn lift , d'eti ie ne bougeay de la piuf- part du ionr. En fin la voila mariée auec tant de pleurs, que chacun en auok pi- tié : mais parce que ie craignois que m 'ayant

T in]

196 La IL partie d'Astree! veu,ellenecreuftque i'eufTefait femblant de m'en aller, ie fis en forte, que dés le foir mefme vndemes amis feignant de dancer auec elle., luy fit entendre que ie m'en cftois allé pour ne voir point ces mal-hcureufes nopees, en in- tention de ne reuenir iamais,mais que mon affection auoit eu tant de force fur moy, qu'il m'auoit efté impofiible d'en demeurer plus long temps efloigné , ôc que par mal-heur i'efiois arnué en Imitant le plus fafcheux que i'euiTe pu rencontrer, que feftois tellement hors de moy, qu'il m'eitoit împofTible devi- ure,fi elle ne me donnoit quelque affeurance que fon amitié ne fuft point changée. Elle alors fans faire femblant de l'auoir ouy, tirant vnebague de fon doigt laluymk en la main. , Ce diamant 3 luy dit-elle, l'aifeurera qu'il a moins de fermeté , que l'affection que ie luy ay promife. Or, ie vous fupplie, oyez ce qui en aduint. Le foir mefme qu'elle fe mit au lier , & à l'heure mefme , comme ie crois , que Teom- bre l'auoit entre fes bras , feiïois couché , & te- noisfurmoneftomach la main fauoismis cette bague , fans la remuer : toutesfois ie ne fçay comment elle m'entra dans la chair, êc mefitvne fi profonde égratigneure , que ma chemife en fut toute enfanglantée : àc depuis la marque m'en efî toufiours demeurée au droit du cœur. O Dieux.' m'eferiay-ie fou- da:n penfant à l'outrage qne Teombre me

Livre qvatriesme. 197

faifoit: Combien eft plus fenfible, & de plus longue durée3i'offenfe que l'on fait maintenant àmonaffeétion?

le me fuis peut-eftre arrefté trop longuement fur ces particularitez : mais excu fez H y las qui ne fut iamais il viuement touché pour autre , fi ce n'eft pour vous,ma Maiftreffe, dit-il, fe tour- nant vers Pillis en foufriant. le n'en doute,dit- elle, non plus que perfonne qui foit en cette compagnie: mais dittes-nous comment vous laifTaftes DorindefHylas alors reprit ainfila parole.

Lors que feftois le plus empefché de m'en defmeiler honneftement (car en effe£t faimois Florice , tant parce qu'elle eftoit plus bclle3qne pour auoir reconnu 3ce me fembloit 3 queDo- rinde en aimoit vn autre) il fembla que le Ciel me voulut ayder, me prefentant la meilleure occafion quei'eufTe fçeu defirer.Periandre,qui, comme ie vous ay dit, auoit elle contrainét de me quitter Dorinde , &: ne pouuant fouffrir de me la voir poffeder 3 s'en eftoit allé hors de la ville, fut enfin contrainét de reuenir pour ne pouuoir fe priuer plus long- temps de fi veiïe. Et quoy qu'il preuit bien que le regret feroitplusgranddc voir que d'oiiyr dire no- ftre amitié, fi ne pût-il s'empefcher de reuenir, luy femblant que le bleffé mefme a quelque confolation quand il peut voir fa playe. Et par- ce que d'abord il me vint voir, auiïi-toft qu'il

ï$9 La II. partie d'A s t r e ï. arriua, ic fis deffeins de faire, comme on dk3 dVne pierre deux coups , à fçauoir de me demefler de laminé de Dorinde > & d'obli- ger infiniment Periandre à moy . Deux ou trois iours s'eftans donc efcoulez qu'il ne me partait qu'à mots interrompus de Dorinde, nous trouuant feparez de toute compagnie , ie luy tins ces propos. Il éft impoflîble, Pe- riandre, que l'amitié que ie vous porte , fouf- fre que ie fois caufe plus longuement de la melancholie que ie remarque en voftre vifa- ge. l'aime trop mon frère pour luy voir paf- fer vne telle vie à mon occafion , vous ne dou- tez point que ie n'aime Dorinde 5 mais vous deuez encor cftre moins en doute de l'affection que ie vous porte. Et pour vous en rendre vn tefmoignagequineferapas petit, ie vous re- mets cette Dorinde que ma bonne fortune vous auoit oftée, & veux bien qu'à ce coup l'a- mitié que ie vous porte 3 furmonte l'Amour que i'ay pour elle. Receuez-la donc Perian- dre, de ma part 3&foyez certain que i'auray moins de regret de m'en feparer, que de vous voir triftei mon occafion,ou bien d'eftre priué de voftre prefcnce.Si iamais perfonne condam- née aufupplicereceut du contentement quand on luy apporte fa grâce, vous deuez croire que Periandre en eut oyantmes parens; & toutes- fois fadifcretion , & l'amitié qu'il me portoit la luy firent an commencement refufer: mais en-

Livre qvatkiesmk %99

fin voyant que ic continuois en cette volonté » il la receut auec tant de rcmerciemens, que îe fuscontraincldeluydire, qu elleluy eftoit luitement deiïe, connoiflant bien qu il l'ai- moit de forte qu'il me furmontoit autant en cette Amour, que ma bonne fortune auoit furpaiîélaiicnne.

le me retire donc peu à peu de Dorinde, & Penandffc au contraire s'y aduance le plus qu'il pût: mais cependant l'entreprens Flo- nce. le trouue les moyens de parler à elle, le l'affeure de mon affection : bref, ie fais eri forte que ïamais il n'y auoit eu tant de bonnes intelligences entre nous, &: ce qui m'y ayda dauantag£ , fut le peu d'amitié qu'elle por- coit à Teombre. Il eft vray qu'elle auoit toufiours du foupçon pour Dorinde, fe ref- ibuuenaut de ce qui s'cftoit paffe. Cela fut eau- fe que quelque temps après quelle creut de m'auoir bien rendu fien , elle me dit que refo- lumcnt elle vouloit que tout ouuertement ic rompiffe de forte auec Dorinde, qu'elle n'en pûftiamais auoir doute : qu'autrement elle vi- uroit toufiours auec incertitude de mon ami- né, & qu'elle aimoit mieux s'en feparertout à fait que d'auoir cette continuelle apprehen- fion. le luy reprefentay tout ce que ie pus pour' ne rendre point de defplaiiir a Dorinde: car elle vouloit que ce fuit par quelque efpece d'affront que ie me fepara d'elle > mais par vne

JOO LaII. PARTIE D'A STKHi

de mes raifons ne fut receuë : il fallut enfin que iemyrefolufTe.

C'eftoit lefixiefme de la Lune de Iuillet que tous les plus apparais de la ville vont auec les Druydes,pour cueillir dans les forefts de Mars, qu'ils nomment d'Erieu, le guy falutaire de l'anneu, quand Florice pour la dernière fois, me commanda de fatisfaire à ce qu'elle m'a- uoit demandé. Toutes les Daifies eftoient parées3 & chacun eftoit aflemblé en l'Athenée, lors que ie refolus de luy complaire : le facnfice eftoit paracheué , & les refioùyffances accou- Humées fe commençoient, lors que tirant à partPeriandre, afin qu'il ne s'offenfaft pas de ce que ie voulons faire , ie luy dis que ie voyoïs bien que Dorinde auoit toufîours quelque efperance en moy, & que cela eftoït caufe qu'elle ne recenoit pas fon feruice comme elle deuoit, mais que ie la voulois defabufer, afin qu'elle ne s'y arreftaft plus , &: foudain après la voyant auprès de Florice, &: au mi- lieu de la meilleure compagnie, ie m'appro- chay d'elle , de après quelques propos com- muns, ie luy dis fi haut que celles qui eftoient à i'entour me peurent oiiyr. le connois à cette heure, Dormde 3 que ce que l'on m'a dit de vous cil véritable. Et quoy (me dit -elle en foufriant, & attendant toute autre refponfe de moy) que vous auez(luy repliquay-ie)meil- leure opinion de vous queperfonne du monde

Livre clvatriesme^ jor

puiiTe auoir de foy-mefme. Elle rougit alors, &: me demanda pourquoy ie faifois ce iuge- menc d'elle <> Parce, luy dis-ie , que mefu- ranc les autres par vous, ainfi que vous ai- mez tout ce que vous voyez , vous penfez auiTi que chacun fok amoureux de vous, & fayf.eu que vous elles en cet erreur de moy, croyant que i'en meurs d'Amour. Mais ie veux bien que vous fçachiez que vous auez trop peu de mente pour me donner feulement lavolontfé de vous regarder Et fi vous vous l'eftes figuré autrement, defabufez-vous, & croye2 que Hylas auroit honte de vous auoir aimée, ou s'il auoit fait cette faute , de la conti- nuer maintenant. Penfez, gentil Paris, quelle deuintDorinde. Quant a moy pour n'entrer en plus de parole auec elle , à ces derniers mots iem'enallay, lalaiflantlaplusconfufe perfon- nequifutiamais.

Depuis ce temps, Flonce plus fatisfaite que ie ne vous fçaurois dire , fe redonna toute à moy, & fi Teombre la gardoit comme mary, ie la poiTedois comme amy. MaisDorinde animée à outrance contre moy, le refolut de me rendre tous les plaifirs qui luy feroient pot fibles : & defcouurant le renoiiement de l'ami- tié de Flonce & de moy , fit deflein de m y tra- nerferen tout. Et parce que ie ne la voyoïs plus , encor que ce fut bien a regret , car ie Tai- rnois, quoy que ce fut moins que jlorice, elle

302, La II. partie d'Astree; iugea que Peaandre feroit vn bon moyen pour apprendre de nies ne miellés. Elle commença donc de faire cas de luy, & luy montrer meil- leur viiage que de couftuine, &peu à peu fit femblant de l'aimer dauantage, & alloïc ainli toufiours augmentant de iour a autre. Dequoy Periandreauoit tant de contentement qu'il ne bougeokprefque g auprès d'elle. Ayant vef- cu quelque temps auec luy de cette forte , elle luy fit entendre la tromperie dont fauois vfé3 en mettant mon portraict dans le miroir :& afin qu'il n'en pût douter , elle fit venir la fem- me qui le luy auoit porté. Bref elle luy fift ce conte tant à mon defaduantage, qu'elle refroi- dit en partie l'amitié qu'il me ibuloit porter 5 &: cela eh defTein d'auoir par fon moyen quelque lettre de celles que Flonce m'efcriuoit, & pource continuant fon difeours . Il eft , luy di - foit-elle entièrement à Flonce 3 mais îufques à ce que quelque autre luy parlera deuant les yeux. Car c'eft bien le plus trompeur^ le plus volage qui fut ramais. Mais, luy difoit-elle , en luy tenant la main entre les iiennes3me voulez- veus faire vn extrême plaifir ? 2c luy ayant ref- pondu qu'il n'y auoit rien qu'il ne fift pour fon feruice, elle le luy fit iurer , & depuis continua . Vous fçauez que rlorice & moy fommes amies & alliées. le ne fçaurois croire quelle l'aime. le vousfuppliedittes-moyce que vous en fçauez. Defabufez-vous de cela ( luy dit -il)

Livre qvatmesme.' 303 ie vous aflèure quelle Paime5& qu'il ne fe paffe i our qu'elle ne luy efcriue. Et mon Dieu , re- pliqua-t'elle , me i cannez- vous faire voir vnc de tes lettres î Fort ayfemeiit , luy refpon- dit-il, il eft affez nonchalant à les ferrer. Et en cela Periandre auoit raifon, car vérita- blement îe ne fcay que ie fay de celles qu'on m'efent, & quoy que pour en auoir perdu beaucoup l'ay eu bien fouuent du defplaifîr , fi ncmepuis-iechaftier de cette nonchallance. Or bien 3 adioufta Donnde, ie verray bien vous eftes homme de parole 3 &fî vous m'ai- mez,parce que cela eit/vous m'en ferez auoir vnebientoft.

Auec cette refolution, Periandre3fans auoir efgard à noflre amitié , & penfanty eière obli- gé, fut par le commandement de Dorinde, fut pour fe venger de la tromperie que ie luy auois faite, ne perdit le temps 3 mais ce foirmefme eilant venu coucher auec moy, comme bien fouuentjilauoit accouftumé3m'en defroba vne que îauois receiie en fa prefence, & aufïi - toft qu'il pût entrer le matin en la chambre de Do-

Sinde 5 il la luy porta. Elle vit qu'elle eftoic bile;

204. La IL partie dAsthee! L E T T RE DE FLORICE

A H Y L A S.

CEÏuy qui rieftau monde que four nojïrefup- 'plice s en va demain hors de la ville. Si vous venez , tout le joir fera mftre. Lerefle du trmpsqueiepaffe ejloignce de ce que taime^ te ne dis fas quil foit a nous.

Vousfçauez, gentil Pans, que l'on n'efcrit rien fur le reply de femblables lettres, de peur qu'eïrans trouuées^on ne reconnoiilepar celuy à qui elles s'addreffent , celles qui les efcn- uent ; cela fut caufe que Donnde après auoir mille fois remercié Penandre fe retira dans fon cabinet 3 & efcnuit au deflus à Teom- bre 3 puis la recacheta auec de la foye bien proprement, & la donnant à vnieune hom- me des liens 3 l'initruiiît de tout ce qu'il auoit à faire , &r luy commanda de la porter in- continent à Teombre 3 parce qu elle fcauoit bien qu'il deuoit s'en aller ce îour-là hors de la ville. Le ïeune homme fît ce que Do- nnde luy auoit ordonné , &: dextrement, que cependant que Teombre cherchoit des fïzeaux pour coupper la foye il reifortit du logis 3 & vint trouuer Donnde > à laquelle

lira-

Livre qjatriesme.' joy il raconta ce qu'ii auoic faïc}. Si le mary fut: eftonné voyant la lettre de fa femme , de plus encores lifant ce qu'elle efcnuoit, vous le pouuez iuger, ma belle MailtrefTe.

Tant y a qu'au lieu de s'en al;er fcul, il la contraignit de faire le voyage auec luy , de non pas fans luy montrer la lettre, & luy faire plufieurs reproches , dont elle s'exeufa le mieux qu'elle pût , difant qu'il y auoic long-temps que cette lettre eftoit efcntte :& parce qu'elle auoit reconneu que Dorinde auoit efent ce qui eftoit fur le pi y. Lors que Tcômbre luy refpondit , qu'en quel- que temps que cette lettre fuit efcntte 5 elle ne pouuoit eftre exeufée , elle répliqua qu'e*. ftans filles & bonnes amies Dorinde de elle, elles en auoient bien fouuent efent de fem- blables, fe conuiant l'vne l'autre à fe venir vifiter , lors qu'elles n'auoient perfonne pour les empefeher de parler librement , de que Dorinde à cette heure eftant en choie- re contre elle, de fçachant qu'il deuoit par- tir , luy auoit enuoyé cet eferit -, de d'effet, difoit-elle , vous pouuez bien iuger que ie dis vray , puis que le deflus de la lettre eft eferit de la main de Dorinde . Que fi elle vouloir elle en pourroit bien montrer plu- fleurs autres femblables , de moy auffi des Tiennes , fi feuffe efté aufïi foigneufe à les garder qu'elle a efté. Teornbre fe paya en 2. Part. V

jo5 La II. partie d'Astre r. quelque forte de cette exeufe: toutesfois elle fat contraincte d'aller auec luy hors la ville, &: n'euitloifir que d'eferire vn mot, quelle laiiîa entre les mains dVne fille en qui elle auoit toutes fortes d'afTeurancês. Quant a moy qui penfois quelle fuft demeurée , &: que Teombre s en. fu II allé feul, ie ne faillis point fur le foir de me trouuer au lieu accouftumé. Mais celte fille m'ayant ouuert , me donna la lettre que Florice m'eferiuoit , &: fans di- re vn feul mot me renferma la porte fi prom- ptement, que ie ne fen feeu empefeher. Et parce qu'il faifoit obfcur , & que ie craignois qu'en heurtant ie fuffe oiiy de quelquautre, après auoir attendu quelque temps pour voir fi elle r'ouunroit , ie m'en allay auec vne grande apprehenfion qu'il n'y fuft arriué quelque accident , & quand ie fus en mon logis 5 i au ois vne impatience incroyable, d'attendre de la clarté pour lire h lettre qui m'auoit cité donnée. Enfin ie vis qu'elle eiloit telle.

I. IVRE OVATRIESME^ 307

LETTRE DE FLORICE

A H Y L A S.

C'Ejt la plus cruelle ennemie que tu auras izmais.qui teferit maintenant ■-, pour ta- uerùt que ny Dorinde , ny toy , nattez, tu affeZ de mejehante^ pour la jmre mourir , & que le Ciel me laiffera ajjez, de vie Pour me vanger de tous deux. Cependant , oublie mon nom , comme tu as perdu le jouuenïr des faneurs que te tay fait.

O Dieux! que deuins-ic ayant leu cette let- tre ? & en quelle confufîon de penféesme trou- uay-ie, nepouuant deuiner pourquoy Flori- ce m'efcriuoit de cette forte ? le palTay cette mucl en me promenant par la chambre , ôc foudain qu'il tut Jour 3 l'enuoyay vn des misns pour faire en forte que îe peuiTe parler à celle qui m'auoit donné la lettre 3 mais îe ne le pus de tout le iour. Le foir donc eftant venu , a'appris d'elle tout ce que ie viens devons dire, cv l'opinion que Flohceauoit que i'euiTe don- né cette lettre à Dorinde,qui luyfaifoit croire que fauois feint lors que ie m'eftois retiré de l'amitié de Dorinde , & que ç'auoit elle feule- ment pour l'abufer. le cherchay incontinent

V i,

3~o8 La IL partie d'Astre*: dans ma poche, &netrouuant point ma let- tre , ieiugeay bien que Periandre me l'aiioir defrobée, ôcfaifant milleproteibtionsa cette fille pour mon innocence, le party refolu de m'en venger. Mais quand îe rencontray mon , amy , &que d'vnvifage renfrogné, ie me plci- gnis du larcin qu'il m'auoit fait. Il refpondit en fouinant : Si en cela ie vous ay defpleu/en fuis marry,ôcvousle deuez oublierai vous auez mémoire que vous me fiftes bien plus doften- fe en me defrobant Dorinde, par l'artifice d Vn miroir, que ie vous en ay fait en vous pre- nant vne lettre. Mais, luy dis-ie, ie vous ay rendu voftreMaiitrelîe, 6c vous me faites per- dre la mienne. le ne fçay en cela que vous dire, refpondit-il , fmon que pour vous la rendre,ie luy diray le larcin que ie vous ay fait. I'aimois Periandre, & peut-eftre autant que pas vne de ces Dames. Cela fut caufe que ie receus ion excufe, iugeant mefme que cefloit le moyen de reuenir aux bonnes grâces de Florice. Et poutce conuertiifant le tout en gauiTene, nous fifmesdelfeind attendre le retour de Florice, afin de la for tir de l'erreur elle eftoit. Mais Teombre qui eftoit homme d'efprit , & qui auoit bien fait femblant de prendre pour paye- ment les excufes de fa femme ,fe refolut de de- meurer quelque temps aux champs, afin de re- connoiftre mieux ceux qui la recherchoient,& de quelle humeur elle eftoit, & en cette deli:

Livre ^vatriesme." 309 beration s'y arrefta fi long -temps, que ce- pendant ne pouuant demeurer inutile 5 ie vis Cnfeide , &: fi ie la vis ie Faimay. Et à la venté elle le meritoit 3 car ie ne croy pas que iamais eflrangere eut plus d'attraits, ny fut plus capable de donner de l'Amour qu'elle.

V iij

I i

L E

CINQV.IESME LIVRE

DE LA SECONDE

Partie d'Astrel

S t r e e euft bien pris plâifiî au difcoûrs de Hylas a ceuft efté en vnc autre faifon : mais le defiî extrême quelle audit d'eitrc au lieu Siluandre auok trouué la lettre de Céladon luy faifoit foufFrir auec impatience tout ce qui l'en deftournoit. Cela fut caufe qu'à la première occafion qui fe prefenta , elle fit ligne à Phillis qu'il droit temps de s'en aller 5 &: que le fejour luy cftoit en- nuyeux, &voyantquefa cornpavgne ne Ten- tendoitpas, lors quelle vit que Hylas s'arre- ftoit pour fonger vn peu à ce qu'il auoit à dwz de Cnfeide , & montroit d*en vouloir conti- nuer le difcoûrs, elle le prenait, auec telles pa- roles. Ien'euiTeiamaispenféque la beauté de PfùlUs euft eu tant depuillance furie plip libre

V U

312, La IL partie- d'Astree" efpntqui'futiamàîs, que de le retenir en vn dïfcours plus dVnc heure. Et puis que la ri- gueur de cette Bergère n'a point de confédé- ration de la contrainte en quoy elle le re- tient, faifon's nous paraître plus diferettes, Scieur rompant compagnie , donnons iuy oc- cafion de cefler. Âufli bien lagrande chaleur qui nous a retenues en ce lieu eftdcfïa abbatuè, &le promenoir dor-e'n-la fera plus agréable que le dïfcours. Et à ce mot elle te leua, & le refte de la compagnie la fuiuit, Se mefme Hylas prenant Phillis fous les bras: le fuis bien aife,dit- îl, ma MaiftrefTe, que les plus infenfibles reffen- tentvne partie de la peine que vous me don- nez, ëcreconnoiffent l'amour queie vous por- te. Il difoit ces paroles pour Aftrée, qu'il tenoic pour perfonne quin'euftiamais rien aimé. Et voila comme noitre iugement eft deceu bien / fouuent par l'apparence. EtPhillis le voulant lanTer en cette opinion. Ceux qui aiment bien, dit-elle, n'eflayent pas de rendre preu- ue de leur affection par le rapport des perfon- nesquine fçauent pas aimer, mais par leurs propres ferme es. Et quant à la patience que vousauezeiiede parler longuement, n'en eftes-vous pas fur pavé par celle que l'ay eue de vous efeouter? C'en, dit Hylas, vnecha- fe infupportable que l'arrogance Se l'ingrati- tude des Bergères de cette contrée. Et parce que Phillis voulut fuiure fes compagnes a il la

Livre cinqj/ie s ml1 315 prit fous les bras, &: continuant, afin de ne m'eftre point obligée : Vous ne voulez pas feu- lement nier ma patience, mais vous voulez encores que ie vous fois redeuable de ce que vous nïauez efcouté. Quelle loy eft celle-là ? C'en1 celle que le feigneur, dit-elle, impofe à fon efclaue. Mais pluftoft 3 dit-il , le Tyran a fon peuple. Et comment, répliqua Phillis, me tenez-vous pour vn Tyran ? Il y a pour le moins cette différence, queie rivfe point de force ny de violence fur vous. Pouuez-vous, refpondit Hylas, dire ces paroles fans rougir ? Et pouuez-vous penfer, que fi ce n'eftoit par force, Hylas demeurait fi long temps en voftre puiffance? Et font mes liens, dit-elle, ou font mes fers & mes prifons? Ahl ignorante, ou trop diflimulée Bergère, dit Hylas, vos chaînes font tellement indirTolubles,quemoy qui lins, s'il faut le dire ainfi , la mefme fran- chife & liberté n ay pas feulement le vouloir de m'en deliurer. Or iugez fi vos nœuds cftreignent bien fort, puis que Hylas en eft fort attaché : Hylas, dis-ie, que cent beautez & vnies 8c feparées, n'ont iamais peu arreften Cependant Pans ayant repris Diane fous les bras, Siîuandre pour fa difcretion demeura fans party quelque temps: car il voulut bien forcer fon affe&ion , 8c céder fa place à Paris, pour rendre ce deuoir à fa Bergère, qui le re- marquant luy en fçeut gré2 d'autant que toutes

314 La II. partie d'Astree." ces honneit es Bergères eftoient bien ayfes de rendre toute forte de deuoir au gentil Pa; qui à leur confîderation quittoit la grandeur la condition l'auoit eileué. Et de fortune Madonte eftant feule, parce que Therfindre s'eftoitamuféauecLaonice, Siiuandre la pur fous les bras, de s'auançant deuant la troupe, relblut de continuer le voyage auec elle. Et quoy que ce Berger s'y fuft- au commence- ment addrelfé pour ne fçauoir trouuer mieux, il eft-ce qu'après il en fut fort fatis- fait: car cette Bergère eftoit belle & diferette, &auoitdes traits devifage, de des façons qui relfembloient fort à celles de Diane , non pas qu'elle fuit belle , ny qu'eftant cnfemble . cette conformité fe puit bien remarquer, mais eftans feparées , elles auoient quelque chofe lVne de l'autre.

Or Siluandre marchoit de cette forte , de ne pouuant eitre auprès de Diane, eitoit bien ayfe de voir en Madonte quelque chofe qui en euft des marques, mais plusencores, lors qu'en- trant en difeours, il remarqua quelques accens & quelques refponfes qui la luy reprefentoient encor plus viuement. Cela fut caufe que de- puis ce îour il fe pîûft dauantage en fa com- pagnie, mais il paya peu de temps après bien cheremët ceplaiiîr. Tircis entrctenoit Aftréc: Paris^iane: Hylas,Phillis: de forte que Ther- findre rat contraint, voyant fa place pnfe par

Livre cinqviisme. jtj

Siluandre, de s'arrefterauecLaonicc. Elle qui auoit toulîours l'œil fur Philli's & fur Siluan- dre, remarqua aflez ayfémentque le Berger ne fe dcffîaifoit point auecMadonte : ëcafin d'en fçauoir dauaritage, elle pnaTheriandic de s'approcher d'eux, ce que la îaloufie qu'il en conceuoit des-ja luy rit faire ayfément, mais ils nepeurent ouyr que des propos afTez communs.

Ils ne marchèrent pas vndemy quart d'heu- re le long de quelques prez , que Siluandre leur montra du dpigt le bois il les vou- ioit conduire, & peu après ayant paiTé quel- ques hayes , ils entrèrent dans vn tailllis eipais : & parce que le fentier eftoit fort eflroit, ils furent contraints de fe mettre a la file, &: continuèrent de cette forte plus d'vn traift d'arc. En fin Siluandre , qui comme con- ducteur marchoit le premier, fut tout eiton- qu'il rencontra des arbres pliez les vns fur les autres en façon de tonne, qui luy coup- poient le chemin. Toute la troupe paiïant à rrauers les petits arbres, s'approcha pour fça- uoir ce qui l'arreitoit, & voyant qu'il n'y auoit plus de chemin: Et quoy, Siluandre, dit Phil- lis^ eft-ce ainfî que vous conduifez celles qui vous prennent pour guidée I'aiioue, dit le Berger, que i'ay laitlé le chemin par i'ay paiTe ce matin, mais c'eft qu'il m'a fem- blé que ce! iuy-cy .eflcic le plus court , &: le

y6 La IL partie d'Astree! plus beau. Il n'eft point mauuais , adioufta Hylas , fi vous nous voulez conduire à la chafTe : car îe croy bien . que voicy le plus fort du bois. Siluandre qui droit fafché d'auoir perdu le chemin , fit le tour de cette tonne auec quelque peu de difficulté: &eftant par- uenu à l'autre collé, il fut plus eftonné qu'au- parauant 3 parce que ces arbres qui eftoient amfî pliez lesvns furies autres, faifoient vnc forme ronde qui fembloit vn Temple , & qui toutesfois n'eftoitque l'entrée d'vn autre plus fpacieux, dans lequel on entroit par celuy- cy. A l'entrée il y auoit quelques vers que Siluandre s'amufa à lire, dont toute la trou- pe qui Fattendoit , fe fentant ennuyée l'ap- pella pluiieurs fois. Luy tout eftonné , après leur auoit refpondu, s'en retourna vers eux, fans entrer dans le Temple , afin de les y conduire, &: tendant la main à Diane : Ma MaiftrefTe, luy dit-il,, ne plaignez point la peine que vous auez prife de venir iufques îcy: car encor que vous vous foyez vn peu deitour- née, toutesfois vous verrez vne merueille de ces bois: & lors la prenant d'vne main , de de l'autre pliant les branches des arbres le .plus qu'il pouuoit pour luy faire partage, il la conduifit audeuantde l'entrée. Les autres Bergers & Bergères fuiuirent à la file, defî- reux de voir cette rareté dont Siluandre auoit parlé.

Livre cinqviesml 517

Au dcuant de rentrée il y auoit vn petit pré de la largeur de trente pas, ou enuiron,qui eftoit tout enuironné de bois de trois coitez, de forte qu'il ne pouuoit eftre apperceu que Ton n'y fuit. Vne belle fontaine qui prenoïc fafource tout contre la porte du Temple, ou pluftoft cabinet, ferpentoit par fvn des coftez, & l'abbreuuoit fi bien, que l'herbe fraifche, &: efpaifïe rendoit ce lieu tres-agreable. De tout temps ce bocage auoit efté facré au grad Hefus, Teutates & Taramis. Aufll n'y auoit-il Berger qui euitlahardielfe de. conduire fon troupeau, ny dans le boccage, ny dans lepreau:&cela eftoit caufe que perfonne n'y frequentoit gue- res, de peur d'interrompre la folitude& le fa- cré filence des Nymphes, Pans & Egipans: l'herbe qui neftoit point foulée, le bois qui n'auoit iamais fenty lefer,& qui n'eitoit froiiTé ny rompu par nulle forte de beftail, de la fon- taine que le pied ny la langue altérée de nul troupeau n'euftofé toucher, &ce petit taillis agencé en façon de tonne, ou pluftoft de Tem- ple , faifoient bien paroiftreque ce lieu eftoit dédié à quelque Diuinité. Cela fut caufe que tous ces Bergers s'approchans aucc refpeftde l'entrée , auant que de paiTer outre y leurent des vers, qui eferis fur vne petite table de bois eftoient attachez au milieu d'vn fefton , qui faifoit le tour de la voûte de la porte. Les vers eftoient tels: »

3i8 La II.Partie d'Astrie;

Loin, bien loin, Profanes cjpùs: - Qui nefl d'un Çainct Amour cjpris, En et lieu fmncl ne fœiïe entrée:

Voicy le bcù tu chaque tour, Vn cœur qui ne vît que £ Amour, Isidore la Deeffe Affréta.

Ces Bergers & Bergères demeurèrent efton- nez de voir cette infcnption, &fe regardoient les vns les autres , comme le voulant deman- der fî quel quvn de la troupe ne fçauoit point ce que c eftoit , ôc s'il n'auoit poin* veu cecy autrefois. Diane en fin s'addreiTant à Siluan- dre: Eft-ce icy Berger, luy dit-elle, vous nous vouliez conduire? Nullement, refpon- dit le Berger, deie ne vidsde ma vie ce que ie vois.

Il eftayfé à cognoiftre, adioufta Paris , que ces arbres ont efté pliez comme nous les voyons depuis peu de temps : car les léures en font encor toutes fraifches. Si faut-il que nous fçachions ce que c'efl : mais de peur d'offenfer laDeïté à qui ceboccage eft confa- cré, n'y entrons point qu'auec refped , 8c après nous eftre rendus plus nets que nous ne fommespas.

Chacun s'y accorda , fînon Hylas , qui refpondit que quant à luy il n'y auoit que faire, c\r encor qu'il penfaft de bien aimer, que toutesfois Siluandre luy auoit tant dit le con-

Livre ciNqviesme. 519

traire, qu'il ne fçauoit qu'en croire: Sr^uis,

cl i foie- il, qu'il eft défendu d'y entrera ceux qui ne font point efpris dvn laind: Amour, îe fçay bien que ie fuis efpris d'Amour, mais qu'il foit fainc't, ou non, certes ie n'en fçay rien. Com- ment, dit Phillis, en fouf-nant, faute d'amour, ô mon feruiteur, fera-t'il que vous nous fauf- ilez compagnie ? Quant a moy , refpondit-il, ïcn ay bien très-grande quantité à ma façon, mais que fçay-ie fi elle eft comme l'entend ce- luy qui a efcrit ces vers? I'ay toufiours ouy dire qu'il ne fe faut point ioiïer auec les Dieux. Or regarde, Hylas, adioufta Siluandre, quelle honte tu reçois de ton imparfaite aminé en cette bonne compagnie. Vrayement, refpon- dit Hylas, tu as raifon, tant s'en faut, tu prenois mon action, comme elle doit élire pnfe, tu m'en ioiierois. Car ne voulant point contreuemr au commandement de laDiuini- qui s'adore en ce boccage, ie fais paroiftre que ie luy porte vn grand refpect, & que ie la reuere comme iedois, au lieu que toy mefpri- fant fon ordonnance t'en vas plein d'outre- cuidance profaner ce fainct lieu, fçachant bien en ton ame, quoy que tu vueilles feindre, que tu n'as pas ce fainct Amour qui eft requis. Siluandre alors le taillant : le te relpondray, luy dit il, bien-toft : & lors auec toute la trou- pe , après auoir puifé de l'eau en fa main, ôc s'élire laué, ils taillent tous leurs fouliers,

320 La II. partie d' Astre e.' & les pieds nuds, entrent fous la tonne: lors Silnandre fe tournant vers Hylas : Efcoute Hylas, luy dit-il, efcoute mes paroles, de en fois tefmoin. 6^ puis relifant les vers qui efloientà l'entrée, il dit ayant les yeux contre leCtel, & les genoux en terre: O grande Deité/ qui es adorée en ce lieu, voicy l'entre en ton fainét boccage, tres-affeuré que îe ne contreuiens point a ta volonté, fçachant que mon amour eit fi fainct &fi pur que tu auras agréable de receuoir les vœux & fuppîications dvne ame qui aime fi bien que la mienne. Et fi la pro- tefration que ie fais n'eft véritable, punis, ô grande Deité .' mon parjure, & mon outrecui- dance.

A ce mot les mains ioin&es & la tefle nue, il entra dans la tonne, ôc tous les autres après, horfmis Hylas. Le lieu eftoit fpacieux , de quinze ou feize pas en rond, & au milieu y auoit vn grand chefne , fur lequel s appuyoït la voûte que faifoient les petits arbres,&: mefmes fes branches tirées contre bas en couuroient vne partie. Au pied de cet arbre eftoient re- louez quelques gazons en forme d'autel, fur lequel y auoit vn tableau deux Amours eftoient peints, qui effayoientde s'ofter l'vn à l'autre vne branche de Mirte, & vne de'Palme, entortillées enfemble. Soudain que cette de- uote troupe fut entrée , chacun fe ietta à ge- noux: ôc après auoir adoré en particulier la

Deité

Livre ci nqviesmi.' jiî

Deïté de ce lieu , Paris sapprochant de l'Ai*- tel, &£iifant l'office de Druide, ayant cueilly quelques fueillesde cheûie : Reçoy, dit-il, ô grande Deïté, qui que tu fois adorée en ce lieu* l'humble reconnoiiîance de cette deuote trou- pe, auec vne aûfli bonne volonté, qu'auec humilité & deuotion îe t'offre , au nom de tous, ces fueilles de l'arbre le plus aimé du Ciel , & fous le tronc duquel il te plaifl: que l'on t'honore. Il dit, & offrant ces fueilles, les mit auec vn genoiiil en terre fur l'Autel. Alors chacun fe releua, & sapprochant de ces gazons pour voir le tableau qui eftoit deifus , ils apper- ceurent deux Amours, comme l'ay dit, qui te- nant à deux mains les branches de Palme & de Mirte entortillées, s'efforçoient de fêles ofler lVn à l'autre.

Le peinture eftoit fort bien faiéte: car encor que ces petits enfans fuiTent gras & potelez \ ne laiiToit-on de voir les mufcles & les nerfs, qui a caufe de l'effort paroiflbient efleuez : non toutesfois en forte que Ton ne reconnut bien que l'embon-point empefchoit qu'ils ne pa- rurent dauantage. Ils auoient tous deux la ïambe droicte auancée, & les pieds qui fe tou- choient prefquc lVn l'autre. Les bras eftoient fort en auant , & au contraire les corps en ar- rière , comme s'ils auoient appris, que plus vn poids eft efloigné, & plus il a de pefanteur, car chacun d eux pour donner plus de pej

j2i La II. partie d'Astrie.' compagnon, fe tient de cette forte, afin que le poids mefme de leurs petits corps, fauoniait d autant la force de leurs bras. Ils auoient les vifiges beaux, mais prefque comme bouffis, à caufe du fang qui leur montoit au front pour l'effort qu'ils laifoient, ce que les veines groffes auprès des temples , & au milieu du front tefmoignoient allez: ôc le peintre auoit eftéfî foigneux, & y auoit trauaillé auec tant d'in- duftrie ,- qu'encores qu'il les reprefentaft en vne action qui faifoit paroiftre que chacun vouloir vaincre ; fi eit ce qu'a leur vifage on connoiffbic bien qu'il ny auoit point d'inimi- tié entre eux, ayant meiléparmy leur combat îe ne fçay quoy de doux & de riant aux yeux, de en la bouche de tous les deux. Leurs flam- beaux eitoient vn peu à cofté^où ilslesauoienc laiifé choir: &: de fortune eftans tombez l'vn près de Vautre, les endroits qui eftoient allu- mez, s'eftoient rencontrez enfemble, de forte qu'encores que le refte des flambeaux fuft fe- paré, les flammes toutesfois des deux s'vnit fant enfemble, n'en faifoient quvne, &: par ce moyen ils efclairoient enfemble , £c auec d'autant plus d'ardeur & de clarté que l'vne adiouiloit à l'aurre tout ce qu'elle en auoit, auec ce mot : Nos volontez de

M E S M E NE SONT Qj/VNE. Leul'S

arcs eftoient îe ne fçay comment fi bien entre- laifez l'vn dans l'autre, qu'ils ne pouuoient

Livre QjyATRiEskE. 313

tirer que tous deux enftmbie , 6c les car- quois qu'ils auoient fur leurs efpaules, eftoienC bien pleins de flèches : mais a la couleur des plumes, on cennoiflbit bien que celles qui eftoient en l'vn., appartenoienta }'autre3 par- ce que dans le carquois doré les flèches eftoient a plumes argentées 3 6c dans l'argenté les do- rées.

Celte trouppe euft demeuré long temps fans entendre cette peinture 3 fi le Berger Sil- uandre par la prière de Pans ne la leur enft déclarée. Ces deux amours, dit-il, gentille troupe, lignifient l'Amant & l'Aymé. Cette Palme 6c ce Mirte entortillez $ fïgnifient la viftoire d'amour, d'autant que la Palme eft la marque de la Viftoire5 6c 1 e Mirte de l'Ara our. Doncques l'Amant & l'Aymé s'efforcent à qui fera victorieux , c'eft à dire à qui fera plus Amant. Ces flambeaux dont les flammes font aiTemblées, & qui pour ce fuj eft font plus gran- des, montrent que l'amour réciproque augmé- te l'atfeftion. Ces arcs entrelaiTez 6c liez de forte enfemble, que Ton ne peut tirer l'vn fans l'autre, nous enfeignent que toutes choies font tellement communes entre les amis, que la puifTance de l'vn eft celle de l'autre 3 voire que ÎVn ne peut rien faire fans que fon compagnon y contribue autant du fîen : ce que le change- ment des flèches nous apprend encore mieux. On peut encores connoiftre'par cette afTem-

X 1

p4 La II. partie d'Astîlee; blée d'arcs & de flammes , & par cet efchan^s de flèches lVriion des deuxvolontez en vne, &; comme difent les plus fcauans,que l'Amant & l'Aimé ne font qu vn. De forte qu'à ce que je puis voir, ce tableau ne nous veut reprefen- ter que les efforts de deux Amans pour em- porter la victoire Tvn fur l'autre 3 non pas d'eftre le mieux aimé , mais le plus remply d'Amour 5 nous faifant entendre que la> per- fection de l'Amour n'eft pas d'eltre aimé, mais d'élire Amant.

Que fi cela eiî, ma belle Maiftreffe, dit-il 5 fe tournant vers Diane ; voyez combien vous m'en deuezde refte. Fauoiie librement, dit- elle, que de cette forte faime mieux eftre en vos dettes que vous eftiez aux miennes. Hy- las eftoit à l'entrée5&: n'ofoit pafler outre5quoy qu'il en euft beaucoup d'enuie, & plus encore lors que panchant dedans la moitié du corps, il vid l'autel de gazons, & le tableau qui eftoit delTus : & parce qu'il ne lei pouuoit bien voir, il preftoit l'oreille fort attentiue aux difeours de Siluandre, cv en mefme temps il ouyt que le Berger refpon dit à Diane: le voybien, ma belle Maiftr elle, que vous ny moy nefommes peint reprefentez en ce tableau, puis qu'ils font chacun amant & aimé, & que vous elles bien aimée, mais non pas Amante, &moy A niant, & non pas aimé, &: cela plus par mal- heur que par raifon.

Livre cinqviesmiI jïy Il n'y a, dit Diane 3 différence entre nous que des paroles : car l'appelle raifon ce que vous venez de nommer maUieur: & toutes- fois c'eftlamefme chofe. Si toute la différen- ce, dit-il ,eftoit au mot, iene m'en (bucierois gueres, mais le mal eft qu'en effeâ ce que vous appeliez raifon , &moy mal-heur me remplit de toute forte de defplaifirs, & que fon contrai- re me rendroit le plus heureux Berger de l'V- niuers. A ce mot il fe tourna vers le tableau3 & parce que Diane vouloit refpondre: le vous fupplie , dit-il 3 ma belle MaiftrefTe, de ne me donner dauantage de connoiiïance de voftre peu de bonne volonté, & me permettre de voir ce qui eft encor de rare en ce tableau. Et lors le prenant en la main , il leut ces paroles qui eftoient efcritesau bas :

X iij

3**

La IL partie d'Astreé]

VOICY LES DOVZE TABLES

DES LOIX d'AmOVR, QV E SVR

peine d'encourir fa difgrace* il

commande a tout Amant

d'obferuer.

Première Table.

\$t Vi veut eflre parfait! Amant, Il faut qùil ayme infiniment : L'extrême Amour feule en eft digne* Aufi la médiocrité»

T>e trahtfoneflplufloftfigne,

Que non pas de f délite-

Deuxiefme Table.

Qdil ri ayme iamais qu'en vn lieu, Et que cet Amour foitvn Dieu, t)ii il adore pour toute chofe: Et ?i ayant iamais qu vn object, Tous les bon-heurs quilje propofc^ Soient pour cet vniquefuject

Troifiefme Table.

Bornant en luy tous fesplaifrs, gdil arrejle tous Ces 'defirs,

Livre cinqviesme. . 317 ^sfufrulce de cette belle : Foire quil ceffe de saymer, Sinon que d" autant quay me d'elles, Ilfe doit pour elle ej rimer.

Quatriefme Table. jQue s'il a le foin dJcflre mieux, Ce ne (oit que four les beaux yeux. Dent fon Amour a pris naif rincer: S'il fouh ait te plus de bon-heur* Ce ne foit que pour l' efyerance^ , Quelle en receuraplus a honneur,

Cinquicfme Table. Telle foit fon affection* Que me [me lapoffefion* De ce quil defire en fon ame_j, S'il doit l'acheter au mejpris De fon honneur ou de fa Damcj , Luy foit moins chère que ce pris.

Sixiefme Table. Tour fujecl qui fe vienne offrir* ^t£il nepuiffe iamais foujfrir La honte de la chofe aimée : Etfideuant luy par defdain* jSvn me fdifant elle ejiblafmce* Qdjl meure ou la venge foudain.

Septiefme Table.

Jguefon Amour faffe en ejfecl, £>i£il iuge en elle tout pmfajçf,

X iiij

328 La II. partie dAstreï: Et quoy que fans doute il ïefiime ,

ix de ce quil aytâera, gtèil condamne comme dlvn crime,

qui moins ïeflimera

Huicliefme Table.

Que/pris d'vn Amour violant, l\ aiil: fans ceffe bruflant, Ej qtiïl langmffe, & qu il>fou(pires » Entre la vie & letrefftaH Sans toute sf ois quilpuiffe dires Ce qtiïl veut, ou qiiil ne veut pas*

Neufiefme Table.

CMefpr if ant fon propre feiour, Son amc aille viure £ Amour Aufein de celle quil adores, Et qiien elle ainfi transformé, Tout ce quelle aime ejr quelle honores » Soit aufii de luy bien aimé*

Dixiefme Table.

Jjtàil tienne les tours pour perdus £ha loing délie font de fpendus, 7'oute peine foi: embrasée, Pour efire en ce lieu defiré, Et quil y foit de lapenfée, Si le corps en ejlfepare\

LÏVfcE CINQVIESME^ )Z$

Onziefme Table.

gue la perte de la rai fin, gue les liens & lœprifin, Tour elle enfin ame il chéri (Je, Etfeplaife à s y renfermer, Sans attendre de fin feruice, gue le feul honneur de ï aimer.

Douzicfme Table.

griil ne fuifféiamaispenfer, guefon Amour doiuepaffer: Qui d'autre forte le confiille* Soit pour ennemy réputé, Car cefide luyprefter l oreille, Crime de le^eMaieflé.

Hylasqui efcoutoit ce que Siîuandrelifoitr: lene croy point, dit-il/ Siluandre3 qu vne feu- le des paroles que tu as proférées 5 foit ef- critte au tableau que tu tiens: mais les ayant compofées il y a long -temps félon ton hu- meur mélancolique 3 tu fains à cette heure de les lire pour leur donner plus d'authonté, &: tromper plus aifément toute cette trouppe. Cela feroit peut-eftrefaifable, refpondit Sil- uandre , s'il n'y auoit icy que moy qui fceufl lire, & ficesloix eftoient contraires à la rai- fon3 ou aux anciens ftatuts d'Amour. Si ce <jue ie te reproche n'eftoit véritable ? adioufla

330 La II. partie d'Astree] Hylas, tu m'apporterais icy ce que tu tiens en la main , pour me le faire voir. Si tu iuges 3 ré- pliqua Siluandre, que ce fainct lieu feroit pio- fané par ton corps 3 à plus forte raifon dois-le penfer que ces fametes loix le feroient beau- coup plus, fi par la lecture que tu enferois,ton ame enauoit communication. Car ce n'eft que pour l'imperfection quiefî en elle a que tuad- uoiierois que ton corps eit profane, & indigne d'entrer îcy. Toute la trouppe fe mift a rire5 Se quoyque rinconftantvouluft répliquer, fine fut il point efeouté , parce que Siluandre ayant remis le tableau fur les gazons, & baifé les deux coings de cet autel rufhque chacun fuiuit Pans, qui trouuant vne porte faite d ozier, pafTa de ce lieu en vn autre cabinet beaucoup plus ample. Il y auoit au deiTus de la voûte de la porte vn fe- fton pendoit vn tableau 3 dans lequel ces vers eitoient efents :

MADRIGAL

E Temple d "amitié S^/Ouure fans plus l'entrée,^ Du [ainci Temple iïAjtrce : F Amour qui m ordonne, Jje la fermr toufiours : Comme iadis ie luy donnay mes iour$> Feutquores ic luy donne

Livre cinovusme! 531

Lestrijiesnmch De mes ennuis.

Aftrée fut celle qui s'y arrefta le plus : fut qu'a caule de fon nom, il luy femblaftquelley euft le plus d'intereftj ouqu'oyantparlerdela vie & des ennuis , elle penfaft que c ela fe deuil entendre de la fortune du pauure de infortuné Céladon. Tant y a qu'elle confidera longue- ment cette efcnture3& cependant le relie de la trouppe eitant paffée plus outre 3 & trou- uant vne voûte faite comme la première, mais beaucoup plus ample , d'abord tous fe iej:tcrentà genoiiil, & ayant auecfilencc ado- ré la Deïté à qui ce lieu eftoit confacré 3 Pa- ris , comme il auoit defîa faict3 offrit pour tou- te la trouppe vn rameau de chefne fur l'Au- tel. Il eftoit de Gazons comme l'autre 3 fi- non qu'il eftoit fait en triangle , & du mi- lieu fortoit vn gros chefne, qui fe pouffant! vn pied par defifusjes Gazons auecvn tronc feulement 3 fe feparoit en trois branches dvne efgalegro(Teur3 ôcfe hauffant de cette forte plus de quatre pieds : fes branches ve- noient d'elles-mefmesa fe remettre enfemble, & n'enfaifoient plus qu'vne qui s'eileuoit plus haut qu'aucun arbre de tout ce, boccage facré. Il fembloit que la nature euft pris plaifir de fe ioiieren cet arbre,ayant d'vntyge tiré ces trois branches 3 & puis (1 bien reunies (fans ayde de

tfi La II. Partie d'Astreè* l'artifice) qu'vne mefme êfcorce les lioit3 & les tenoit enfemble. En la branche qui eftoit à cofté droit on voyoit dans l'efcorce , H i s v s , & en celle qui eftoit à cofté gauche , Bele- Nvs,&cn celle du milieu T h a r a m i s 3 au tyge d'où ces trois branches fortoient , il y auoit Tavtates, & en haut elles fe reiïniiToient , il y auoit de mefme , Tay- tate s.

Ces chofes qui eftoient félon la couftume de leur religion ( car ils adoroient Dieu fous les tyges des chefhes ) ne les eftonnerent point, mais fi fit bien ce qu'ils apperceurent à main gauche. Ceftoit vn autre autel qui eftoit aufîi de Gazons , auec deux grands va- zes de terre 5 dans lefquels eftoient deux tyges de myrte. Au milieu Ton voyoit vn tableau, par deflus lequel les deux Myrtes pHant les branches, fembloient luy faire vne couron- ne , &r cela eftoit bien reconnu pour n'eftre pas naturel: mais entortillé de cette forte par artifice. Le tableau reprefen toit vne Bergère de fa hauteur, &au plus haut du tableau il y auoit, Ceji la Deejfe Ajlrée, & au bas on voyoit ce vers :

fins digne àe nos vœux , que nos vœux ne font délie.

Si toft que Diane ietta les yeux deflus 3 elle

Livre cinoviesme! 333

fe tourna vers Phtllis. N'auez-vous iamais veu luy dit-elle, mon feruiteur5 perfonne à quife pourtraict reffemble ? Philiis le confiderant da- vantage. Voila , luy refpondit-ell e 3 Je pour- traiét d' Aftrée3ie n'en vis iamais vn mieux fait, ny qui luy retîemblaft dauantage : mais3conti- nua-t elle 3 vous fcmble-t'il qu'on ne l'aie pas voulu rendre reconnoiiïable \ Na-t'elle pas en la main la mefme houlette qu'elle porte : &: lors prenant celle qu'Aftréetenoit: Voyez, ma Maiftreife ces doubles C,& ces doubles A, en- trelaffez de mefme forte tout a l'entour, de comme l'endroit, elle la prend quand elle la porte, eft garny de mefme façon,& les fers d'en bas decuyure, aueclesmefmes chiffres : & le fîfflet qui eft en haut, reprefentant la moitié d'vnferpent, comme ilfe tourne de mefme. Vous auez raifon, dit Diane , mefme que îe vois icy Melampe couché à fes pieds. Il eft bien reconnoilfable aux marques qu'il porte. Voyez la moitié de la tefte comme il l'a blan- che & l'autre noire, & fur l'oreille noire la mar- que blanche. Si l'autre oreille n'eftoit cachée, il y a apparence que nous y verrions la marque noire-, car le peu qui s'en voit au haut de la tefte, & au deffusparoifteftre blanc. Voyez auffi cette marque blanche tout autour du col en façon de coiier , & Fefchancrure du poil noir qui fe tournant en demy lune deifus les cfpaules, finit demefmefurla crouppe le

334 L a 1 1. p à ar i e d'A s t r. ê e. blanc recommence. On n'y a pas mefme ou- blié cette bande noire &: blanche tout le long des ïambes. Siluandre s approchant d'elle ,&: moy, dit-il, l'y reconnois entre ce trouppeau la brebis qu'Aitrée aime le plus. La voila toute blanche iinon les oreilles qu'elle à noir es,le nez, le tour des yeux, le bout de la queiië, & l'extré- mité des quatre iambes : & afin qu'elle ne fufl - pasmefeonnuë, regardez les nœuds que leluy ay veu porter plufieurs fois a rentour des cor- nes en façon de Guirlande. Aftréc ovant tous ces difeours , demeuroit eftonnée & muette, fans faire autre choie que regarder auec admi- ration ce qu elle vcyoït. Toutesfois s'auançant près de l'Autel^ voyant plufieurs petits rou- leaux de papier efpars deffus; elle en prit vn,&: le deiliant toute tremblante, y trouua ces vers :

Trïuc de mon <vray bien, ce bien faux me foulage*

A s s a n t f tu fenquiers qui dedans cc^> Boccaq-e

a don~>;c ce portraict, S cache qu Amour t afaicl, Qù^ïiué du vray bien, £vn bien faux m<LJ foulage.

Frefc'di la douleur icluy tiens ce langage, Bznny de la moi:iét

Livre cinqviesme. '334 Pc? mette^parf itié , p-ir t mu c du vray bien, ce bien faux me foulage,

Confiné dans ce lieu que pour vous rendre hom-

mage,

le vous ay confacré : Aye^ au moins a gré, Que priuédu vyay bien, ce bien faux me foulage.

S'il ne m 'ef! y as permis de voirvoflre vif ave-, Ces beaux traits pour le moins, Seruiront de tefmoins,

<gue priuédu vray bien ce bien faux me foulage.

le leur dis, 0 beaux traits que ie retiens pouy gage,

£)ue nul autre Amoureux

Ne fut oneflus heureux, Priuc démon vray bien,ce bien faux me foulage.

le les adore donc, non pas comme vne image, Adais comme Dieux très-grands : Car par effect î apprends, Quepriué du vray bien,ce bien faux me foulage #

Aftrée eftant retirée à part , lifoit &: confide- roït ces vers , & plus elle regardent l'efcriturc^ &: plus il luy fembloit que c'eftoit de celle de Céladon : de forte qu'après vn long combat en elle-mefme , il luy fut impoffible de retenir les larmes -? &: pour les cacher elle ftit con-

gtf LaII.Partie dAstrée.'

traincte détourner le vifage vers l'autre autel Mais Phiilis qui eftoit auiTi eftonnée, qu'au- cune de la compagnie ayant pris vn autre de ces rouleaux ,1'alla trouuer fe doutant bien que ce qui faifoit feparer Aftrée de cette forte , ne- ftoit que ces peintures 3 &: ces eferits, qu'elle mefme reconnoiffoit fort bien pour eftre de ceux de Céladon .Et parce que Diane s'en alloic aufli latrouuerPhillisluy fitfignedene le faire, de peur que Siluandre., &r Paris ne la fuiuiffenr, ce qu'aifément elle entendit : & pource s'en retournant vers l'image d'Aflrée, elleouunt quelques rouleaux de ceux qui eftoient fur l'au- tel : le premier qui luy tomba entre les mains, futeeluy-cy:

DIALOGVE,

SVR LES YEVX D'VN P O V R T R AIC ï»

STANCES.

SO n t-c e j Peintre fçmant, des âmes , ou de s fiâmes, Jguinaiffantde ces yeux leur volent alentour ? Ce font fiâmes d! Amour qui confumétles ames : Ce font âmes fluftofl qui font viure V Amour.

K_Ah ! qui ?i admirera ce s fiâmes nompareillcs* Si la vie & la mort procèdent de ce s yeux ?

Les

Livre cinqviesm^ 337

■tes effecrs 'des grands Dieux fini - ce pas des merueilles-> Et cesfoleils aufii nefiont-cepas des Dieux ?

Les aimer comme humains , cefit d,onc erreur extrême*

Tuisquilfautdes Dieux reuererle pouvoir : Ne commandent-ils pa<s à ton cœur q%i il les aime^

Ayant défia permis a tes yeux de les voir?

il efivray, mais mon cœur touché de reuerence, Doit de deuotion non (X Amour s allumer :

Les Dieux ne veulent rien outre nofitre pwffance, Efipreuue.fi tupeuxjes voir fions les aimer.

Cependant que Diane pour amufer toute la compagnie alloit lifant tout haut ces vers, &: ceux-cy eftans finis en prenoit 'd'autres j dont l'autel eftoitprefquecouuert; Phillis s'a- dreflTant à la Bergère Aftree : Mon Dieu 3 ma fœur, luy dit-elle, que ie demeure eftonnée des chofes que ie voy en ce lieu 1 Et moy , dit-elle, l'en fuis tant hors de moy que ie ne fçayfiie dors ou ie veille : & voyez cette lettre,& puis me ditte ie vous fupplie , vous n'en auez ia- mais veu de femblables.C'eft3refpondit Phillis, de l'efcriture de Céladon 3 ou ie ne fuis pas Phillis. Il n'y a point de doute, répliqua Aftree, &: mefme ie me reiïbuuiens qu'il auoit eferit ce dernier vers :

2,. Part. Y

338 La II. partie d'Astrîl'

Piriué de mon vray bien,ce bien faux me foulage.

au tour dvn petit pourtraïâ qu'il auoit de moy , & qu'il portoit au col dans vue pe- tite boiïette de cuir parfumé. Voyons , dit Phillis 5 ce qu'il y a dans ce papier que ie tiens en la main, & que Tay pris au pied de voftre image.

SONNET.

QV I ne iahnireroit , & qui riaimercit mieux Errèrent adorant plein d'Amour ejr de crainte, Et rendre courrouce? contre foy tous les Dieux, £)uî ri idolâtrer point vne libelle fainte ?

Mais quefl-ce que ie dis ? en effet elle eft peinte, La belle que voicy, ce ne font pas des yeux, Comme nous les croyons, cerieneflqùvnefetnte , Don: nous déçoit la main du peintre ingénieux.

Ce ne [on ', pas des jeux ,fi reffens-ie laplaj e, JOuoy que le trait fu il feint, toute sf ois ejlre vrayt, Fuyons donc puis quainfi les coups nous en fentojis :

Ciïïai s pourquoy fuirons-nous Ha fuite en efi

bien vaine,

Livre cinqviesme! 539

Si.de fia bien auantdans le cœur nous portons, De ces jeux vrais ou faux la bïeffure certaine.

Ah .' mafocur, dit alors Aftrée3n'en doutons plus g c'eit bien Céladon qui a efent ces vers, c'eft bien luy fans doute 3 car il y a plus de trois ans qu'il les rît fur vn pourtraiâ que mon père auoit fait faire de moy , pour le donner à mon oncle Focion. A ce mot les larmes luy reuin- drent aux yeux , mais Phillis qui craignoit que ces autres Bergers & Bergères ne s'en apper- ceuiTent j Ma fœur3 luy dit-elle, voicy vn fu jet de refiouiffance3 c\: non pas de trifleffe : car fi Céladon a efenteecy, comme ic le crois, il eiî certain qu'il n'eft point mort, quand vous auez penfé qu'il fe foit noyé. Que fi cela efl3quel plus grand fujet ioye pourrions-nous receuoir? Ah .' ma fœur3 luy dit-elle, tournant la telle de l'autre cofté,&la pouffant vn peu de la main, ah .' ma fœur3ie vous fupplie ne me tenez point ce langage.

Céladon eiï véritablement mort par mon impr udence3 & îe fuis trop mal-heureufe pour ne lanoir pas perdu.Et îe voy bien maintenant que les Dieux nefontpasencor contents des larmes que l'ay verfées pour luy , puis qu'ils m'ont conduitte icy pour m'en donner vn nouueau fuiet.Mais puisqu'ils le veulent.iever- feray tant de pleurs,que le ne puis en lauer en- tièrement mon offenfe>ie m'efforceray pour le

Y 1}

340 La 1 1. v a iÏTi ï d'Astre T. moins de le faire, & ne cefferay que ie ne perde ou la vie ou les yeux.Ie ne vous diray pas,replî- quaPhillis:que Céladon viue: mais fi feray bien ques'ilaefcritce que nous lifons., il faut que denecefTitéilnefoitpasmort. Etquoy , dit- elle, mafœur,n'auez-vous iarriais oiiy dire à nosDruydes, que nous auons vne ame qui ne meurt pas encor que noftre corps meurerle l'ay bien oiiy dire,refpondit Phillis : Et n'auez-vons pas bonne mémoire de ce qu'ils nous ont fi ibuuentenfeigné, qu'il faut donner desfepul- tures aux morts, voire mefmes leur mettre quelque pièce d'argent dans la bouche, afin qu'ils puirTent payer celuy qui les parte dans ie Royaume de Dis ? Qujiutrement ceux qui font priuez de fepukure, demeurent cent ans errants le long des lieux ils ont perdu leurs corps 2 Et ne fçauez-vous pas que celuy de Cé- ladon n'ayant pu eftre trouué ] eft demeuré fans ce dernier office de pitié? Quefi cela eft, pourquoy feroic-il împoffible qu'il allaft errant le long de ce mal-heureux riuage de Lignon, & que conferuant l'amitié qu'il m'a toufiours portée, il euft encore pour fon intention les mefmes penfees qu autresfois il a eues ? Ah ma fœur, ma feeur. Céladon eft trop véritable- ment mort pour mon contentement,^ ce que nous en voyons , n eft que le tefmoignagede fon amitié, &: de mon imprudence.Ce que i'en dis, refponditPhillis n'eft que pour l'apparen-

Livre cinqv-iesme-' $41

ce que i'y vois, & le defir que i'en ay pour voftre repos. le le connois bien , répliqua Aftrée , mais, ma fœur, reftouuenez-vous que 6 i'auois d'eu que Céladon fuft en vie , &: qu'enfin ie troumffe qu'il fut mort, il n'y au- roitnenqui me pûft cqnferuer la vie: car ce feroic le perdre vne féconde fois , & les Dieux & mon cœur fçauent combien la première ma conduitte près du tombeau. Encor vous doit -ce eftre du contentement , refpondit Phillis j de connoiftrequelamort n'a pu effa- cer l'afFe&ion qu'il vous portoit. C'eft, dit-elle, pour fa gloire, de pour ma punition. Maisplu- ftoft, dit Phillis , qu'eftant mort il a veu'claire- ment & fans nuage la pure & fincere amitié que vous luy portez, & que mefme cette ia- loufie qui eftoit caufe de voftre courroux , ne procedoit que d'vne Amour très-grande. Car l'ay oiiy dire que comme nos yeux voyentnos corps, demefmesnos âmes feparéesfevoyent &reconnoiffent. Aftrée refpondit : Ce feroit bien la plus grande fatisfa&ion que ie peu (Te re- ceuoir: carie ne doute nullement, qu'autant que mon imprudence luy a donné de fubieft d'ennuy, autant la veuè qu'il auroit de ma bonne volonté, luydonneroit du contente- ment. Car fi ie ne l'ay plus aimé que toutes les chofes du monde, &fiie ne continue encores en cette mefme affe&ion, queiamais les Dieux ne m'aiment.

Y i?

342. La IL partie dAstree.

Ces Bergères partaient de cette forte, cepen- dant que Diane entretenoit le refte de la trouppe, lifant quelquesfois les petits rouleaux qu'elles trouuoient fur l'Àuteli/dautresfois de- mandant a Paris, Tiras, & Siluandre ce qu'ils iugeoient de ces chofes II n'y a perfonne icy , dit Paris, qui ne connoiife biéque ce pourtraicl a efté fait pour Aftrée,& qui de mefme ne luge qu'il a efté mis en ce lieu par quelqu'vn qui ne l'aime pas feulement, mais qui l'adore. Quant à moy, dit Siluandre , ces chiffres me fe- roient croire que ce feroit Céladon , fi Cé- ladon n'eftoit point mort. Comment , dit Tircis , Céladon 3 ce Berger qui fe noya il y a quatre ou cinq Lunes dans Lignon ? Ce- luy-là mefme, refpondit Siluandre. Et fer- uoit-il Aftrée? adioufta Tircis. Au contraire l'ay oùy dire qu'il y auoit tant d'inimitié entre leurs familles.

La beauté de la Bergère flit plus grande que la haine, refpondit Siluandre , & me femble que puis qu'il eft mort, il n'y a point de danger de le dire. le croy, interrompit Diane,qu'auiII n'y auroit-il pas encor qu'il vefquit, ayant efté fîdifcret, & Aftrcefifage., que cette affection ne fçauroit auoir orTenfé perfonne. Aftrée qui s'eftoit teuë quelque temps, oyant ce que les Bergers difoient d'elle, encore que fes yeux ne fuirent pas encor bien remis, ne pût s'em- peicher de leur refpondre: Ces larmes que ie

Livre cinqviesme. 34^5 ne puis cacher , rendront tcfmoignsge que Céladon m'a aimée , puis que fa mémoire me .les arrache par force: mais ces efcntsqui font fur ces gazons, tefmoignentaulTiqu' A- ftiéea pluftoït fait faute centre l'Amour que contre le deuoir. Cela eft caufe que 16 ne fais point de difficulté de l'auoùer pour luy ren- dre au moins cette fatisfaction après fa mort, eue mon honnefteté n'a ïamais permis qu'il euft receuë durant fa vie. A ces paroles tou- te la trouppe s'approcha d'elle 3 & Diane luy montrant les billets qu'elle auoit: Eft-celàde l'efcnture de Céladon ? C'en eft fans doute, refpondit Aftrée. C'eft donc fîgne , adiou- fta Diane , qu'il n'eft pas mort. A quoy Phillis refpondit, c'eft dequoy nous parlions à cette heure-meime: mais elle dit que l'Ame de Cé- ladon qui va errant le long du riuagedeLi- gnonlesaefcrits. Et quoy, adioufta Tircis 3 n'a-t'il point efté enterré/ C'eft la caufe 3 dit Aftrée , qu'il va errant de cette forte : car on ne luy a pas mefme fait vn vain Tombeau. C'eft veritablement3rephqua Paris, trop denoncha- lance,d'auoir laiiTé longuement en peine pour vn deuoir de fi peu de momét, vne libelle ame que celle de ce gentil Berger. Voila, dit Tircis, corne le foucy des morts touche le plus fouuent fort peihceux qui furuiuét: de forte que i'eftime ceux-là fages,quxd«rantleur vie y pouruoïtnr. Et fans mentir 3 adioufta Diane 3 c'eft chofe

Y iïij

?44 La IL Partie d'Asthîl' eftrange ; que ce Berger tant aimé 5 non feiT lement de tous fes pafens , mais de toutnoftre hameau j n'ait receu ce pitoyable office que re- çoivent les moins aimez. C'eft peut-eftre,dit Therfandre, que les Dieux l'ont ordonné de cette forte 3 afin qu'il n'abandonnait pas fi toft ces iieux qu'il auoit tant aimez, & que recom- penfé de Ton affection, il cuft ce contentement de demeurer quelque temps près de celle qu'il aime.

Toutesfois, dit Tiras, i'ay appris que tout ainiî que noftre corps ne peut demeurer en l'air , en l'eau , ny dans le feu , fans vne conti^ nuelle p^ine, parce queftant pefant,û faut qu inceffamment il fe tranaille, tant qu'il eft en ces elemens qui n'ont rien de fi folide : de mef- mc l'ame defpoùillée du du corps , n'eftant po "nt en fon propre clément , tant qu elle de- meure entre nous, eft en vne continuelle pei- ne , iufques à ce quelle foit entrée aux champs Elifîensj elle trouue vn autre air , vne auti e terre, vne autre eau, de vn antre feu , d'au ta) it plusparfaicts&rconuenablesà fa nature, que ceux nous fommes le font dauantage à nt >s corps lourds & gro (Tiers. Ce queiefçay : parce que quand ma chère & tant aimée Cleon fut morte , le fus prefque en refolution de ne luy donner point de fepulture, afin de retenir certe belle ame quelque temps auprès de moy: mais nos Dru y des me fortirent de cette erreur,

Livre ctnqviïsme! 345 me faifant entendre ce que ie viens de vous dire. Quant àmoy; dit Siiuandre , puis qu'à faute de fepulture on demeure quelque temps autour du lieu Ton meurt, ie veux prier tous mes amis , que fi ie meurs en cette con- trée, ils ne m'enterrent point, afin que l'aye plus de loifir de voir ma belle Maiftrefle. Car il n'y a contentement des champs Elifiens qui vaille ce'uy-là , ny peine qu vne amc puiffe fouffrir pour n'efïre en fon élément, qui ne foit beaucoup moindre que le bien de la voir.

Cela feroit fort bon , refpondit Tircis, û après la mort vous defpoiiillant du corps, vous nelaifliez point aufïi toutes ces amours : mais i ay ouy dire à nos fages , que nos pallions n'eftoient que des tributs de i'humanité,&:que les Dieux nous auoient naturellement donné cet inftinct, afin que la race des hommes ne Vinft à défaillir, mais qu après la mort, d'au- tant que les âmes font immortelles^ que rien d'immortel ne peut engendrer, cet Amour fe perd en elles, tout ainfi que la volonté de man- ger, de boire, &rde dormir. Et toutesfois , dit Siluandre , fi Céladon a eferit ce que nous li- fons, il n'y a pas apparence qu'il ait perdu l'affection qu'il portoit à cette Bergère. Et qui fçait, refpondit Tircis , fi les Dieux qui font iuftes, ne luy ont point voulu donner cette particulière fatisfaction pour rçcompenfe de

34^ La II. partie d'Astkee. lavertueufe & faincle amitié qu'il a portée à cette Bergère? Si celaeft, répliqua Siluandre, pourquoy ne dois-ie efperer de trouuer les Dieux auili iuftes & fauorables que luy, puis que mon amitié ne cède ny a la henné, ny à nulle autre, foit en ardeur, foit enverrai' Mais, dit Aflrée, files Dieux luy ont fait cette grâce que vous dites, ne feroit-ce point impieté en luy rendant le deuoir de la fepulture de le faire partir de cette contrée, &luy rauirce conten- tement? Nullement, refpondit Tircis : car la grâce que les Dieux luy ont faicte en cela, n'a elle que pour foulager la peine que conti- nuellement il reçoit, eflant contraint de de- meurer fous vn Ciel fi contraire a ion na- turel.

f Ces Bergers difcouroient de cette forte, quand Phillis coniiderant tout ce qui efloit en ce lieu, îetta fa veuë fur vn endroit eu il y auoit apparence que quelqu'vn fe fuit mis bien fouuent à genoux : car la terre en auoit les marques bien imprimées. Et parce que cela efloit vis a vis de l'Autel, & qu'elle y vid vn rouleau de parchemin attaché à vne hart ou tortis de faille , elle s'y en alla pour voir ce que cefloit, & le defployant trouua ces pa-

roles :

Livre cinqj/iesme. 347

ORAISON A LA Déesse Astre' e.

Rande ejr toute-puijfante Deejfe, encore que vos perfections ne fttif- ejire efgalées , il ne faut que nos facrifices ne pouuans eftre tels que vous mérite^, laifent de vous efire agréâmes-, fuis que fi les Dieux ne receuoient que ceux qui font dignes deux, il faudroit qu eux-me{mes fuffent lu victime. Or ce que ie viens offrir a voftre Bette , cefl vn cœur & vne volonté, qui nont iamaisefte dédiez qu a vous feule. Si cette offrande vous e[t agréable , tourne^ les yeux pleins de pitié fur cette a?nequi les a toufiours trouueZ fi pleins Amour, & par vn acte digne de vous , fortcz-la de la peine oh elle demeure continuellement , & la mettez, en repos dttqu î fon malheur, & non fon démérite ta iufquesicy 1 (lorgnée, le vous requiers cette grâce par le nom de Celadm, de qui la mémoire vous dit plaire, ficelle du plus fidelle & affectionné de vos fré- teur s, peut iamais auoir obtenu de voftre Divini- té cette glorieufe facisf action.

Pluilis faifant fîgne de la main, de appclîâiit Aftrée: Venez lire,hiy cuc-elie, mafeiu3 ce

348 La II. partie d'Astf.ei.. que Céladon vous demande, & vous con- noiftrez que Tiras nous a dit vray : &: lors s'eitans tous approchez , elle relent tout haut cette Oraifon, qui ne fut pas fans qu'Aïtrée accompagnait fes paroles de larmes, encores qu'elle fe contraignit leplus qu'il luy fut pof- fible : mais elle ne pouuoit refleurir ces def- plailîrsauecvne moindre demonitration. Et lorsque Phillis eut paracheué: Vrayement, dit Aiîrée, îe fatisferay à fa îufte demande : Et puis que Ces parensne luy rendent pas le de- uoir3 a quoy la proximité les oblige, il receura de moy celuy d'vne bonne amie. A ce mot fortant de ce lieu , après auoir honoré f Autel des Dieux, toute cette troupe retourna vers Hylas,qui en les attendant n'auoit point efté oïlïf: car les voyant tous attentifs dans l'autre cabinet 3 il entra dans celuy eitoient les douze Tables des loixdAmour: eV quoy qu'il en redoutait l'entrée, fi eft-eeque mefpnfant la force d Amour, luy femblant qu'il ne luy pouuoit faire pis, que luy faire perdre fa MaiitrefTe, à quoy il fçauoitde très-bons re- mèdes, il entra à la defrobée dedans: épre- nant le tableau qui efïoit fur les gazons, vou- lut rciïbrtir incontinent dehors, croyant que s'il offençoit en y entrant, que moins il y dé- ni eureroit, moindre aulTi feroit fon offenfe. Et de fortune le prenant à la halte, & s'en re- tournant de mefme, il heurta contre vn des

Livre qvatmesmb; 349 Codez de l'entrée, de telle forte que l'efbran- lant, il fit tomber à fes pieds vne eferitoire que celuy qui auoit fait cet ouurage tenoit expreflement pour eferire fes conceptions, quand il y venoit faire fes prières. Il le ramaiïe commme enuoyé de quelque Dieu, & fe re- 'folut de corriger en ces loix ce qu'il y trouue- roit de contraire à (on humeur. En cette deli* beration il les lit : & incontinent comme il auoit l'efpnt prompt , les changea de cette forte:

TABLES D'AMOVR

falfifiées par ï inconfiant Hylas.

Première Table.

V 1 veut eflre parfaici Amant, £Hiil riayme point infiniment: Telle amitié ri en eft pas digne, Puis quau rebours l'extrémité,

De l'imprudence efiplufiofifigney

£hie non pas de fidélité.

Deuxiefme Table.

gUil ayme & ferue endiuers lieux, Etcjuil tourne toufiours les yeux,

3^o La II. partie d'Astrel îkffm quelque nouvelle chofe : Ayrrnmt uttfii divers objects, Jjfâè les bon-heurs qilil je propoJLj, Soient avfii four dîners Jujects.

Trciiiefme Table.

Ne bornant ramais fes dejirs, £>Uil cherche far tout fis flaifirs,

lai fat toujours amour nouuelk : Voire qiiil cejfe de l'ajmer, Sinon que d'autant qitaymc £ elles, Pcurluy feul il doit ïejhmer.

Quatriefme Table.

%ie s il a dufein d'cjlre mieux, Ce joit pour pi aire a tous les yeux, Des belles de fa comicijfancc^: S'il (ouhaitte quelque bon-heur. Cène (oit que peur te gérances, D\frre plus abfolu feïgneur.

Cincuiefme Table.

Telle [oitfon affeclion, £h:e mefme lapolfefiion De ce au il de (ire en (on âmes, S* il doit l'acheter au mejpris De (on honneur ou de fa Darnes , Il la vue Me bien a ce pris.

Livre ci nqjviesme.^ jyi

Sixicfme Table.

Tour fujecl qui fe vienne offrir, £hiil nepuiffe iamaïs foujfrir Querelle pour la choje aimée : JOue fi deuant luy par defdain, , Ifvn mefdiÇantellc eflblafmce , £hfjl y confinte tout fiudain.

SeptiefmeTable,

£Hie ï Amour permette en effaicl, Jguefon iugement foit parfaicl; 'Et que da?i$ fin ame il lejHtne , Toute telle qu elle fera, Condamnant comme £vn grand crime, Celuyqui peu leflimera,

Huiâiefmc Tabl

c.

^uejprù iïvn Amour ajfez, lanty Il ri aille [ans cejje brujlant, Ny qu'il lavguijfe, ou qu il fin frirez , En;re la vie & le trefhas, Mais que toufiours ilpuife direct , Cequil veut, ou qu'il ne veut pas,

Neufiefme Table.

Eflimant fin propre fiieur, Son ame en foy viue d Amour, Et non en celle qu'il adorer, Sans qu'en elle cfimt transformé,

jfi La, IL partie d'Ast*». Tout ce quelle aime& quelle honorer* Soitaupde luy bien aimé.

Dixiefme Table.

Jguil ne tienne pas four perdus Les tours loing £ elle dépendus, Ji lapeine rieftfurpafiée, Parle bienquil s eft figure, Mais fe contente enfapenfée, Si le corps en eftfeparc.

Onziefme Table.

guilfe remette a U raifon, guefes liens & faprifon. Pour elle bien-toft il finijfe : Mefpnfant de 's'y renfermer. S'il n attend rien de f on feruice, tgue le vain honneur de ï aimer.

Douziefme Table.

£)uil'nepuiffeiamaispenferr gue telle Amour naitàpajfer: Qui d autre forte le confeille, Soit peur ennemy réputé, Car cefide luyprefier ï oreille, Crime de le^e Maiefté*

Hylas fe hafta le plus qu'il luy fut poiïible de changer de cette forte ces douze Tables: &l afin que Tes rayeures fuflent moins connues, ii

* les

Livre cinqj-iesme.' \ft

ks effaçoit aucc la pointe dVn coufceau: & y

, ayant: raclé va peu de foncngle les en cou-

uroit, & puis les poliflbic , fuit auec longle

mefme, fuit auec Je dos du coufteau , Ôc en fin

efcnuoit deflus ce qu'il y auoit changé : ce qu'il

fît fi promptement qu'il eitoit mal ayfé de le

reconnoif ire , & incontinent rentrant dans le

cabinet, mit le tableau en fa place, & refluait

auec la mefme diligence, fans eftre apperceu

de perfonne : ce qu'il fit vn peu auparauant que

Aftréc & le reite de la troupe reuint ; de forte

qu'il fut trouué affis à l'entrée, feignant de s'y

eftre endormy. Et parce quAftrée enfortoïc

la première toute triire3ne prit pas garde à luy,

il ne fit point aufïi de femblant de fe leuer:

mais quand Phillis qLU yenoit après lapperceut

en cette pofture: Et qu eft-ce> luy d:t-elle,Hy-

las que vous faiftes icy, cependant que nous

venons de voir les plus grandes merueilles qui

foient en toute la riue de Lignonf I'ay vne

penfée ( refponditHylas fe leuant froidement,

&fe frottant lesyeux) qui me tourmente plus

que îe ne me fuffe ïamai, peu perfuader. Et

quieft-elle? (ad:oufta Phillis) ie la vous diray,

refpondit l'inconftant., fi vous me promettez

de faire vne chofedont levousfupoiieray. le

nay garde, dit-elle , de m'obliger de parole,

fans fçauoir ce que vous voulez. Vous le pou-

uez faire, dit Siluaandre en fouf riant, en y

adiouftant les conditions, contre lefquelles il

3" Part, 2

3^4 LA II. PARTIE D A STREL

n'y a pas apparence qu'vn fi gentil & parfaict Amant vous voulufi requérir de quelque cho- fe, aiçauoir qu'il ne vous demandera rien qui comreuienne à l'honneur dVne fage Bergère, le le veux bien 3 dit Phillis , a cette occafion : & mov, refpondit Hylas, îe ne le veux qu'a cette condition. S cachez donc , ma belle Maiftreiïe, continuait il froidement , que îe crois ce lieu cftre à la venté vn boccage facré à quelque grande Diuinité : car depuis que vous elles en- trée dedans, & que Siluandre a leu les loix que l'av ouyes, ie me fens tellement touché dVne puiiTance intérieure que ie n'ay point de re- pos en moy-meune,mefemblantqueiufques icy 1 ay vefeu en erreur, me conduifant con- tre les ordonnances que le Dieu qui efl ado- ré en ce fainct lieu a fai&es à ceux qui veu- lent aimer. De forte que ie fuis tout preft d'abjurer mon erreur, 6V me remettre au fen- tier qu'il m'ordonnera: & n'y a rien eu qui m ait empefché de le faire cependant que vous eftiezdans ce boccage, quvne chofeque ie vous declareray. Vous fçauez, ma belle Maifireflcj que depuis l'heure que vous & mon cœur auez eu agréable queHylas fe dit voftee feruiteur, ie n'ay point trouué en toute cc:te contrée vn plus contrariant efprit, ny vue humeur plus ennemie de la mienne que Siluandre. Car il ne s'eft ïamais preienté occafion de prendre le party contraire au

Livre cinqjtiesme" 35^

mien, que ce Berger ne l'ait fait, voire bien forment il en a recherché les moyens auec -artifice, comme en l'iniiifte fentence qu'il donna contre Laonice , parce que l'auois par- lé pour elle, y ayant peu d'apparence qu'vne morte fuit préférée a cette belle &honnelte Bergère. De forte que repaflànt ces chofes en ma mémoire, ie fuis entré en doute, que con- tinuant cette volonté de me contrarier, il ait peut-eltre leu les ordonnances de ce Dieu d'autre façon qu elles ne font pas eferites dans* le tableau qu'il tenoit. C'eft pourquoy ie vous veux conjurer, non feulement par la promefTe que vous venez de me faire, mais pour l'honneur que vous deuez , foit a l'A- mour, foit à la Deité qui eft adorée en ceboc- cage, que vous preniez la peine d'y rentrer, & de m'apporter le tableau ces loix font efentes , afin que les lifant moy-mefme , ie puiffe fortir du doute ie fuis, & après fuiure les ordonances que l'y trouueray tout le refte de ma vie. Cette requelte, Siluandre , ( conti- nua-t'il s'addrelfantaluy) elt-elle înciuile, de contre l'honnelteté dVne fage Bergère? Nul- lement, refpondit Siluandre, mais ie crains qu'elle foit plultoft inutile. Or fus, dit Hy- las, faifons vne autre promefTe entre nous: promettez-moy deuant cette troupe, que tout le refte de voltre vie vous fuiurez les corn- mandemens que vous y trouuerez efents,

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yjé La II. Partie D,AsTKËî^

& ie vous feray vn mefmc ferment. le ne fe- ray, dit-il, ïamais difficulté de vous promettre, ny a tout autre d'obferuer ce à quoy le deuoir m'oblige 3 y ayant long temps que îe lay pro- mis aux Dieux. Vous me le promettez dencî répliqua Hylas .le le vous promets, dit Siiuan- dre, &C làns vous obliger à nulle prom elTe ré- ciproque, vousaymant trop pour vous vou- loir rendre parjure. Et moy, refpondit Hy- las, ie le vous veux iurer, & aux Dieux mefmes de ces lieux, les appellant tous à tefmoins, afin qu'ils puniiïent celuy de nous deux qui y con- treuiendra. le vous affaire, refpondit Phillis, que pour voir vn fi grand changement en Hylas5ie veux bien luy taire voir ces douze Ta- bles : & lors rentrant dans le cabinet, après auoir faitvne profonde reuerence, elle prit le tableau , & l'apporta à l'inconflant, qui la tefte nue, & mettant vn genoiiil en terre, le reçois, dit-il, ces facrées ordonnances, comme venant d'vnDieu, 6c apportées par maDeeffe, pro- teftant de nouueau,&:iurantaux grands Dieux deuant ce boccage facré,& prenant cette trou- pe pour tefmoin , que toute ma vie ie les obferuerayaufli religieufement que fi Hefus, Tautates, Taramis Dieu me les auoient don- nées vifiblement. Et lors fereleuant, fans re- mettre fon chappeau,il baifalebas du tableau, & eftant enuironné de toute la troupe, il com- mença de les lire à haute voix. Mais quand

Livre cinqviesme^ ^7 Siiuandre ouyt qu'il difoit qu'on ne deuoit pas aimer infiniment. Ah.' Berger, lifez bien, luy dit-il, vous trouuerez autre chofe. A la peine du liure , dit froidement Hylas , & lors il montra l'efcriture àPhillis, qui leut comme luy. Cela ne peut cftre,dit Siiuandre, &lors s'approchant,il le voulut lire fans fe fier à per- fonne,& Hylas ferrant le tableau contre fon eftomac : C'eft vn grand cas, dit-il, que celuy qui a accouftumé de tromper, à toufîcurs opi- nion qu'on l'abufe. le me doutois bien que vouslifïez autrement qu'il n'eftoit pas eferit, & fi vous le voyez vous-mefme, l'auoùerez- vous deuant toute cette troupe ? Iauciieray, fans doute, dit Siiuandre, la venté, mais per- mettez que îe la life. Il fuffit ; dit Hylas, ce me femble, que Phillis l'ait veuë , & vous deuez bien vous en fier à elle. le le ferois , refpondit Siiuandre, fi elle vouloir dire la vérité, mais c'eft par jeu ce qu'elle dit. le vous iure, dit Phil- lis , qu'il a leu comme il eft eferit , & non au contraire. le ne fçaurois, dit- il, le croire fi ie ne le vois. Or fi vous n'auez affez de le voir, dit Hylas , touchez-le , de lifez-le vous-mefme, pourueu que ce foit fidellement. Et lors Sii- uandre receuant le tableau.&iurant qu'il liroic fans rien changer, il en recommença la lectu- re. Mais quand il y trouua ce que Hylas auoit ditj il ne fçauoit qu'en penfer, de plus encores lorsque continuant il trouua les couplets tous

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3^8 La II. partie d'Asthel changez. Et bien 3 dit Hylas, que vous en fcxn- bie, maMaiftreiTe? auois-ie raiion de douter de la preudhommie de Siluandre , puis qu'il lifoit tout le contraire de ce qui eftoit efcrit? Que dites-vous à cela. Berger, difoit-il, sa- dreffànt à Siluandre 3 ferez-vous homme de parole < ou fi vous vous defdirez? Le Berger, ne refpondoit mot, mais plus ef tonné de cette aduenture que de chofe qui luy fuft iamais aduenuc, il alloit coniîderant ce tableau,&: lors Diane Rapprochant de luy , &iettant laveue deiTus, demeura au commencement eftonnéc, & luy dit ; En bonne foy, Siluandre, ai/ouez la venté, la première fois que vous nous auez leu ces vers, eftoient-ils efcnts corne ils font ? Ma belle Maiftrefïe5 dit-il , quand le lesay leus, ils eftoient autres qu'ils ne font. Et ne puis pen- fer s'il eftoit autrement , pourquoy ie ne les euffe pas aufii bien veus qu'à cet heure. Alors Diane prenant le tableau en la main, regarda l'efcriture de plus près : ce que Hylas apperce- uant & craignant que fa fineffe ne fuft recon- nue'. Or fus, Siluandre.dit-il, il ne faut pas tant de difcours : me voicy preft à tenir parole, & vous, ferez-vous parjure? Vous me prenez de bien court , dit Siluandre, iene fuis pas fans vn gr.md foupçon de tromperie: car îefçay fort bien que les loix que fay veuè's eftoient telles que ie les ay dites , & maintenant ie vois tout le contraire: de forte que ie fuis fort en doute

Livre ci-jf oyîiiùi^ tf9

que cécy ne foit fuppofé. Voila vne trçs- mauuaifc exeufe , dit rinconfrahjt 3 & com- ment pourroit-on auoir fait fi promptement vn autre tableau? Cependant qu'ils parloient ainfî, Diane qui coniîderok refenture recoffc. nut qu'encores que l'ancre fuit femblabie, toutesfois les traits des lettres ne feitoicri: pas entièrement, & les regardant encoresde plttt près , & pafîant le doigt deiius, Scfecoiïant le parchemin, vne partie des racleures Je l'ongle s'en alla 3 & lors oppofant feferiture au So!e?l toutes les rayeures s'apparurent ayfémenr, dont s'eftant aflTeurée5 Or fus, dit Diane, vous voicy tous deux hors de difpute, car en vn mefme lieu vous trouuerez ce que vous cher- chez tous deux. Vous Siluandre, le lifant com- me il effoit efent, & vous Hylas comme vous fanez corrigé. Et lors s approchant d'eux elle leur en montra la preuue-. parce que l'oppo- fant au Soleil, on voyok ayfément les en- droits où le parchemin auoit efté gratté ; & puis le confiderant de plus près on remar- quoit quelques- vns des premiers traiéfc qui n'auoient pu eftre affez bien effacez. Il n'y eut alors perfonne de la troupe qui ne recon- nuft ce qu'elle difoit, & fe mettant tout au- tour de Hylas, dites-nous,Berger,luydifoien:- ils, comment vous auez pu Eure? Hylas fe voyant conuaincu par la prudence de Diane, fut en fin contraint dauoùer la vérité , non pas

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$6C LA II. PARTIE D'ÀSTfcïE.'

toutesfois fins iurer piufieurs fois que ce n'a- uoit efté que l unuftice de ces loix , qui l'y auoient pouffe: car, difcit-il, elles font bien tellement iniques 3 qu'il m'a efté împoffible de les fouffnr fans les corriger ainii qu'elles doiuent eftre. Nul ne peut s'empefeher de rire oyant comme il en parloit: mais plus enco- res conliderant l'eftonnement que Siluandre auoit eu au commencement : Et parce qu'il fe failbit tard, & que le fejour en ce lieu auoit efté allez longjPhillis voulut rapporter le tableau elle l'auoit pris, mais tous les Bergers fu- rent d'aduis que les vers fuffent corrigez com- me ils eltcient auparauant , & que Hy las pour effacer en partie l'offence quil auoit faifte d'entrer en ce lieu qui luy auoit eilé défendu, & d'auoir ofe falfifier les ordonnances d'A- mour, feroit condamné de rayer luy-mefme ce qu'il y auoit efent, & de mettre a la marge ce qu'il auoit irayé3ce qu'il fit à l'heure mefme, plus diibit-il, pourobeyr à fa Maiftreffe pour ap paifer Amour, le courroux duquel il ncre- doutoit point fans elle 5 ny auili Siluandre, gueres auec elle. le ne vous contredtfay ia- mais, refpondit lmconitant, tant que vous me blafmerezde trop de courage. Prenez garde, refpondit Siluandre , que ce ne foit de pre- fomption& d'infidélité. Si ces dernières pa- roles euffent elle ouyes de Hylas a il n'y a point de doute qu'il euft refpondu : mais eftant

Livre cinqviesml j&

entré dans le cabinet , elles demeurèrent faos repartie, & cependant toute la trouppe s'ache- mina par vn petit fentier que Siluandre auoit choiiî, &: parce qu'Aftrée n'efperoit plustrou- uer des nouuelles de Céladon qui luy puifTent plaire, elle eitoit prefque en volonté de s'en re- tourner^ pour ce fujet laiffantTircis elle s'ap- procha de luy. Il me femble, luy dit-elle. Ber- ger, qu'il eft bien tard pour aller plus outre 5 ô£ que nous ne fçaurions prefque retourner en nos cabanes que lanuid ne nous furprenne. Il eft certain3dit le Berger, mais cela ne vous doit empefcher de continuer voftre voyage , puis que vous en eftes fi près : car aufîi bien , encor que vous y vouluiïiez retourner , le iour ne vous accompagnera pas îufques à my-chemin. Quanta ce qui eft de nos trouppeaux , ceux à qui nous les auons laifTez en garde, les recon- duiront bien pour ce foir en leurs loges. Mais, dit Aftrée,comment coucherons-nous? Le lieu ie vous veux conduire5refpondit Siluandre, n'eftpas loing du Temple delà bonne Decffè, & ie m'aiTeure que la vénérable Chrifante fera bienaifede vous auoir ce foir pour hoftefTe. Il faut fçauoir, refponditla Bergère 5 û mes compagnes l'auront agréable : & lors les ayant attendues en vn lieu le chemin s'eilargifîbit> elle leur propofa ce que Siluandre auoit pen- fé. Il n'y eut celle qui ne le trouuaft fort à pro- pos 5 puis qu'aufîi bien il eftoit impoffible

J#2 L A II. P A R T I E D'A 5TKE E.~

de regaigner de îour leurs hameaux.

En cette refolution doncques ils le remet- tent en chemin , &: Sihiandrc fans quitter Aitrée, eitant touiîours le premier & ayant marché quelque peu, luy monftra le bois eu ilauok trouué la lettre qui eftoit caufe de ce voyage. Voila 3 dit Aitrée, vn lieu bien retire pour y receuoir des lettres. Vous le ingérez bien mieux tel, luy dit- il, quand vous y ferez : car c'eftbien le lieu le plus fumage, &: le moins tiequenté , qui foit le long des nues de Li- gnon. De forte, dit Aitrée, qiraucun ne l'a iceu eferire que vous , ou l'Amour. Pour ce qui elt de moy, dit - il, îefçaybien ce qui en eft: Et quant a l'Amour le m'en tais, carfay ©uy-chreque quelquesfois nous voulant îetter fes flammes dans ie cœur , il fe bruile luy mef- mefansy penfer. Et qui fçait fi cela ne luy eft point aduenu par la beauté de ma Maiftreiîe? Que quelque chofe l'a garanty 3 c'eft fans doute le bandeau qu'il a deuant les yeux. Ah ! Siluandre ? dit la Bergère , ce bandeau ne l'empefche gueres ce bien voir ce qui luy plaift: &: ces coups font fi îuftes , & faillent fi peu lbuuentle but il les addrefle, qu'il n*y a pas apparence qu'vn aueugle les ait tirez. Difcrette Bergère, refpondit Siluandre , i'ay veu vn aueugle en la maifon de voftre père, qui fçauoit auflî bien tons les chemins de deftours de voftïe hameau, de fe conduifoit aufli bien

Livke cinqviesme. 3^3

par tout le logis que l'cuife fçeu hure, ayant acquis cela pat vne longue accoutumance. Et pourquoy ne dirions-nous qu'Amour qui efUepremicL*,3deplus vieil de tous les Dieux', naît par vne longue couitume appris d'attain- dreles hommes au cœur >&; pour montrer que c'eft plus par couitume que par iufteffe3preaçz garde q ni ne nous vife qu'aux yeux,& qu'il ne nous attaint qu'au cœur.Que s'il n'eiloit point aueugle, qu'elle apparence y a t'il qu'il blelTaft d'vn réciproque Amour des perfonnes trann- efgales , ou qu'aux vnsil donnafl de l'Amour pour des perfonnes qui les furpafTent de tant, & aux autres pour d'autres qui leur iont tant inférieures? l'en parle comme interdTé :carà moy qui ne fçay feulement que ie Gais , il a ùk aimer Diane de qui le mente furpaiTe tous ceux des Bergères 3 & a Paris qui eft fils du Prince denosDruydes3 il fait aimer vne Ber- gère. Par vos mentes, refpondit Aftrée3vous efgalez les perfections de Diane, 6c Diane par. fes vertus furpaiTe la grandeur de Pans , £c par ainfil'inefgalitén'elt point telle qu'il fa' le par aceufer Amour d'aueuglement. Siiuandre demeura mueta cette réplique, non pas qu il n'euit aifément refpondu , mais parce qu'il fut marryd'auoir par fes paroles donné connoif- iance de fa véritable affection, &s'en repen- toit , craignant d'offenfer Diane fi autre qu'elle le fçauoit. Mais il s'efbit de fortune bien

5(^4 La II. partie d'A strel addrefifé : car Aftréeluy euft volontiers donne toute forte d'ayde., reconnoiiTant la pure & iin- cere amitié qu'il portoit à Diane. AuiTi le na- aireld'vneperfonne qui aime bien, cil de ne nuire ïamais aux amours d'autruy, il elles ne font preiudiciables aux fiennes.

Et lors qu'il leuoitla telle pour luy refpondre, il arnua dans !e bois, qui fut caufe que (ans faire femblant de ce qu'ils auoient dit : Voicy , luy dit-il, ifàge Bergère , le bois que vous auez tant defiré, mais îleil fi tard que le Soleil elt défia couché, de forte que nous n'aurions pas beau- coup de loifir de le vifiter. Si nous y trouuons, dit-elle,deschofesaufli rares que nous en auons trouuéenceluy d'où nous venons 5 c'eft fans doute que le temps fera court , puis qu'à peine pourrons-nous défia lire , tant il efttard. Il eft vrayque nous ne deuons pas plaindre noftre iournée 3 l'ayant trop bien employée ce me fembie. Auecfemblabledifcoursils entrèrent dans le bois, eVnefe donnèrent garde que la nuicl peu à peu leur ofta de forte la clarté,qu'ils nefe vovoient plus , &nefe fuiuoient qu'à la parole. Et lors s'enfonçant dauantage dans le bois, il perdit tellement toute connoiiTan.ee du chemin , qu'il fut contrainct dauoiïer qu'il nefçauoitoii il efloit. Cela procedoit d'vne herbe fur laquelle il auoit marché D queceux de la contrée nomment l'herbe du fouruoye- ment, parce qu'elle fait efgarer &; perdre le

Livre cinqviesme] 36$

themin depuis qu'on amis le pied deflus, de fe Ion le bru commun il y en a quantité dans ce bois. Que cela (bit ou ne foie pas vray, ie m'en remecs à ce qui en eft,tant y a queSiluan- drefuiuy de cette honnefte trouppe, ne peut de toute la nuicl: retrouuer le chemin, quoy qu'auec mille tours &: deftours il allait prefque par tout le bois, &c enfin il s'enfonça tellement, que pour le fuiure ils eftoient contraints de fc tenir par les habillemens, la nuict eftant fi ob- feure qu elle fembloit expreffement élire telle pour empefeher qu'ils ne fortifTent de ce bois.

Hylas, qui de fortune s'eftoit rencontré en- tre Aftréc& Phillis: le commence, dit-il, ma Maiftrefle3à bien efperer du feruice que ie vous rends. Etpourquoy , dit Phillis ? Parce , ref pondit-il,que vous n'euftes iamais tant de peur de me perdre que vous auez, &: qu'au lieu que ie vous foulois fuiure , vous me fuiucz. Vous auez raifon, dit-elle, & de tout ce changement, vous en deuez remercier Siluandre , eue toti- tesfois vous dites eilre vofire plus grand enne- my. le ne fçay , adioufta Hylas, s'il me fait fouuentde femblables offices, fi îauray plus d'occafion de le remercier de la faueur qu'il cil caufe que ie reçois de vous , que de luy reprocher la peine que ieprens. Quanta cehj dit Phillis, il faut que vous en lugiez après auoir mis le plaifir & la peine que vous en rece-

566 La II. partie d'Astree; ucz dans vne iufte balance. le voudrois bien5 ma MaiftrefTe, dit Hyias5que feule vous tinfliez cette balance 3 2c que feule vous Alliez ingé- nient de la pefanteur de IVn &: de l'autre : car encore que le n'y fuffe point, îc ne laifferois pas de m eu rapporter à ce que vous en auriez îugé. Chacun fe mit à rire de la bonne volonté de Hylas3 6c Siluandre qui foyok, ne pût luy r ef- fondre autre chofefinon : Iauoiïe3 Hylas3 que le fuis vn aucugle 3 qui en conduis pluiîeurs au- tres. Mais le mal eft, ditHylas, qu ils ne font aueugles que p our s'efrre trop fiez en vos yeux. Si vous n eufiîez point efté en la trouppe , ad- iouftaSi'uandre, cetaueuglementne nous fuit point aduenu. Etpourquoy5dit-il, vous ay-ie peut- eltre ofté les yeux ? Les yeux3non 3refpon- dit Siluandre, mais oiiy bien le moyen devoir, nous ayant trop longuement entretenus par les longs ditcours de vos inconftances : & puis par lesioixj que comme profane vous auez fal- iifiée.squieiteneffeclce qui nous a mis à la nuict. Vrayement Siluandre3refpondit Hylas3 tumefaisreirouuenirde ceux qui après auoir trouué le vin trop bon, le blafment de ce qu'ils s'en font enyurez: Et mes amis leur faut-il dire, pourquoy en beuuiez-vous tant'rEt amySiluan- ourquoym'efcoutois-tu fi longuement? is-ie attaché parles oreillesiTauoisbienen ce lieu :dit Siluandrc3des chaînes plus fortes que les tiennes : mais quoy que s'en foit , nous

Livre cin^viesme.1 367 voicy tellement cfgarez, foit pour lanuift, foie pour auoir marché fur l'herbe du fburuoye- ment, qu'il ne faut pas efperer de pouuoir de- meiler les petits fentiers qu'il ne foit iour, ou que pour le moins la Lune n'efclaire. Et qu eft- donc de faire ? dit Paris. Il faut, continua Sil- uandreie repofer foubs quelques vns de ces ar- bres .attendant que la Lune fe faffe voir. Cha- cun trouua cette refolution bonne: auffi bien vne partie de la nuicl eftoit defîa paiTée* lors rencontrans vn arbre vn peu retiré des autres, ils choiiîrent le mieux qu'ils peurent vn lieu bien fec , & la les Bergers eftendant leurs fayes, &: les Bergères s'eftant couchées deffus, ils fe re- tirent vn peu à coite, tous enfemble ils le couchèrent attendant que la Lune paruft.

L E

SIXIESME LIVRE

DE LA SECONDE

Partie d'Astre e.

N c o r e s que la nuift fuit défia bien fore aduancée , lors que ces Bergères fe couchèrent fur les mppes & fayes de leurs Bergers : fi eft-ce qu'eftant mal accoutu- mées de dormir fous le Ciel feulement , & fur l'herbe, & principalement la nuid, elles demeurèrent long-temps à s'entretenir auant que le fommeil les faifift. Et parce que l'hor- reur de la nuidt leur faifoit peur , elles fe mirent & refferrerent prefque toutes en vn monceau : Et lors citant plus efueillées qu'elles n'eufTent voulu5Diane, qui de fortune fetrou- ua plus près de Madonthe , après quelques autres propos communs , luy demanda quelle ertoit la fortune qui l'auoit conduitte en cette contrée. Sage Diane j f cfpondic-ellc3 rhîftoi- ^ Part. A a

3/0 L A î I. PARTIE D*A STREE.'

re en feroit & trop longue , de trop ennuyeufe, mais concernez- voas 3 îe vous fupplie, que ce inefme Amour qui -neït point inconnu parmy vos hameaux , ne iefl non pins parmy les Da- mes, ôc les Cheualiers , & que c'eft iuy qui m'areueftuë comme vousmepouuezvoir,en- corquemanaifTanceme releue beaucoup par cleiTus cet eftat. S'il n'y arien , ditPhillis , qui vous en cmpefche que la crainte de nous eitre ennuyeufe , ie refponds pour toutes , que cela ne vous doit pas arrelter car ie fçay qu'il y a long-temps que nous délirons toutes d'enten- dre ce dtfcours de vous, de il mefemble que nous ne feaurions trouuer vn temps plus à propos , puis que voicy vne heure que nous ne pouuons mieux employer, de que nous fouî- mes feules , ie veux dire fans Berger. Quant à moy,adiouita Diane, ce qui me le fait deiirer plus particulièrement, c'eft que ceux qui nous voyent feparées IVne de l'autre, me difent que nous nous reiTemblons beaucoup : de forte que vos fortunes me touchent comme fi elles eiïoient les miennes, &: femble que ie fois pref- que obligée de m'en enquérir. Ce me fera touf- îours, dicMadonthe, beaucoup de contente- ment de relfembler a vne telle beauté que la yoftre : mais ie ne voudrois pas pour voitre re- pos que vos fortunes fuffent femblables aux miennes. le vous fuis obligée , dit Diane, de cette bonne volonté: mais ne croyez pas que

L IVRE SIXIESMEÏ $jï

chacun n'ait fon fardeau à porter , &: qui nous cit d'autant plus pefant que celuy des autres, que celuy- cy eft tout à fait fur nos efpaules , &: que l'autre ne nous touche que par le moyen delacompafîion. Que cela donc ne vous em- pefche de fatisfaire à la requefte que nous vous faifons. Vous me permettez donc, refpondit Madonthe,de parler vn peu bas, afin de n'eftre point oiiye des Bergers qui font près de nous : car faurois trop de honte qu'ils flirtent tef- moins de mes erreursDoutre que le ne voudrois pas que Therfandre me pull oùyr, pour les rai- fons que vous pourrez iuger par la fuitte de mon difeours : &: lors elle commença de cette forte :

HISTOIRE DE DAMON ET

D E MADONTHE.

IL eft très à propos , fage & diferete troup- pe , que de nuid ie vous raconte ma vie, afin que couuerte des ténèbres , l'aye moins de honte à vous dire mes folies, telles faut- il que ie nommelesoccaiions,quimefaifans changer l'eftat la fortune m'auoit fait nai- ftre , mon contrainte de prendre celuy vous me voyez. Car encor que ie fois auec les habits que ie porte, & la houlette en la

A a i)

y?z La II. partie d'Astreï.'

main, ie ne fuis pas toucesfois Bergère :mai$ née de parens beaucoup plus releuez. Mon père, fuiuant la fortune de Thierry, acquit vn ii grand crédit parmy les gens de guer- re , qu'il commandent en fon abfence a tou- tes fes armées , non pas qu'il fut Vifigot com- me luy, mais s'eitant trouué auec beaucoup d authonté parmy les Aquitaniens , ii&t tant aimé,& tantfauorifédeceRoy,qu'il l'obligea de fe donner entièrement à luy , au feruice duquel, outre les biens qu'il auoit de fes pre- deceffeurs , il en acquit tant d'autres, qu'il n'y auoit perfonne en Aquitaine qui fe pull dire plus riche qu'il efîoit. Ayant vefeu de cette forte longues années, tout le mal- heur qu'il reifentit ïamais , fut feulement de n'auoir d'au- tres enfans que moy: car encor que fa mort fut violente, fi luy fut elle tant honorable que ie la tiens pourl'vne de fes meilleures fortunes ; Puis qu'après auoir fait leuer le fiege d'Or- léans, au cruel Attile, enfin le pourfuiuant îufques aux champs Cathaiauniques, Thier- ry, Merouée,&^tius, luy donnèrent la ba- taille, àrlederfirent, & de fortune mon pers combatit ce iour-là à la main droitte de fon Roy , qui auoit eu l'aile gauche de la batail- le , & Meroùée la droitte. Et d'autant que tout l'effort d' Attile fut prefque fur le coité de Thierry, après vn long combat, le Roy Vifi- got y fut tué^monpcreauflip qui percé de

Livre sixiesme." 375

plus de cent coups, futtrouuéfurlecorpsde fon Roy il s'eftoit mis pour le deffendre, ôr pour receuoir les coups en Ton lieu. Ce que Tornfmond fon fucceiTeur, & fon fils, euft tant agréable, que la bataille eftant gagnée, il fit emporter fon père & le mien,& les fit en- terrer en vn mefme tombeau , mettant tou- tesfo is la chaffe de plomb de mon père aux pieds du fîen , y faifantgrauer des inferiptions tant honorables , que la mémoire ne s en efreindra iamais.

Lors que mon peremourut,ie pouuois auoir îaage de fept ou huictans 3 &r commençay dés ce temps-là de reffentir les rigueurs de la for- tune. CarLeontidas, qui auoit fuccedé à la charge de mon père , & que Tornfmond e aimoitpardeifus tous les Cheualiers d'Aqui- taine 3 vfa de tant d'artifice que ie luy fus re- mife entre les mains , & prefque rauie de celles de ma mère 3 fous vn prétexte qu'ils nommoient raifon d'Eftat , difant qu'ayant tant, de grands biens , & de places fortes , il falloit prendre garde que ie ne me mariaiTe à perfonne qui ne fut bien affectionnée au fer- mée de Torrifmonde. Me voila donc fans père, &: fans mère , priuée de IVn par la ri- gueur de la mort, & de l'autre parcelle de cet- te raifon d'efbt: toutesfois la fortune me fut fauorable en ce que ie rencontray tant de dou* ceur 3 & tant d'honnefteté en Leontidas, que ie

Aa iij

?74 L A 1 1. PARTIE D'A S T * E E.

ne ponuois délirer de meilleurs offices que ceux que ie receuois de luy 5 ne luy défail- lant rien que le nom de père. Safemmen'e- ftoic pas de cette humeur, qui au contraire me traittoit cruellement, que ie puis dire n'a- noir iamais tant hay la mort , que ie luy vou- lois de mal.

Or le delîein deLeontidas eftoit de m'eileuer iufques en l'aage deme marier, & puis de me donnerài'vndefes nepueux qu'il auoit efleu pour fonheritiei^n'ayant iamais pu auoir des enfans: mais d autant que la contrainte eft la plus puiiTante occafion qui empeiche vn efpnt généreux de fe plier à quelque chofe, il aduinc que fonnepueu n'eut iamais de l'amour pour moy3 ny moy pour luy, nous femblant que nos fortunes eftant limitées en nous mefmes3 nous elHonscaufelVn à l'autre de ce que nous ne pouuionsefperer rien de plus grand, outre que nous n'effim ions pas ce qui nous eftoit' acquis fans peine. Cefurentdonc ces confîderations ou d'autres plus cachées , qui nous empefehe- rent d'auoir de l'aminé f vn pour l'autre : mais lors que l'eus vn peu d'aage il y en eut bien de plus grandes. Car la recherche de plu- fîeurs ieunes Cheualiers, fi pleine d'honneur & de refpect, me faifoit paraître plus faf- cheuxlemefpris dontvfoitle nepueu deLeon- tidas entiers moy. Luy d'autre codé picqué de ce que ie le defdaignois , comme il luy

Livre sixiesmt. 37?

(en'ibloit, fe retira 5 de forte que ie ne le voyoïs plus que comme effranger , dont 1e ne receuois peu de contentement. Et quoy que le ref- pect que chacun portoit a Lecntidas pour l'ex- traordinaire faneur queTorrifmondeluy fai- (bft, fuft caufe que plufieurs nauoienc pas U hardiefTe de fe déclarer entièrement ;iîeft-ce qu'il fe rencontra vn page allez proche de Leontidas 3 qui fermant les yeux a toutes ces confîderations, entreprit de me feruir, quoy qu'il luy en pûft aduenir. Dés le commence- ment cen'eftoit pas auec deiîein de s'y embar- quer à bon efcient, mais feulement pour ne - lire pas oiieux , & pour faire paroiîrre qu'il auoit affezde mérite, & de courage , pour fe faire aimer, &: pour aimer ce que l'on efti- moitdeplus releué dans laCour ; pouuant di- re fans vanité, que de ma condition il n'y auoit rien qui le fuit plus quemoy. Et voyez com- me ceux qui blafment l'Amour ont peu de rai- fon de le faire. Lors que ce îeune Cheualicr commença de me feruir 3 il eftoit homme fans refpect, outrageux, violent, & le plus incom- patible de tous ceux de fon aage : au refte , vif, ardant, Sëficourageux, que le nom de témé- raire luy eftoit mieux deu que celuy de vail- lant. Mais depuis qu'Amour l'euft viuement touché, il changea toutes ces im perfections en vertu, &: s'eftudiade forte de fe rendre ai- lîiabie.qu'il fut depuis le miroir des Cheuahers

A a iiii

376 La IL partie d'Astre e. deTornfmonde. Il s appelloit Damon , pa~ renc aiTez proche de Leontidas, comme vous auezoiiy dire , &dequileRoynefaifoitpoint boniugement pour les raifons que îe vous ay dittes: toutesfois lors qu'il commença de fe clianger , le Roy aufïï changea d'opinion. Mais parce que Leontidas eftok homme tres-aduifé, &: qui toute fa vie auoit fait profefTion de re- marquer les actions d'autruy, & d'en faire ju- gement -, il feprift bien tofl: garde de fon def- fein3 quiluy eitoit infupportable 5 à caufe de la volonté qu'il auoit de me donner à fon nep- ueu. Et pour coupper chemin à cette nou- uelle recherche , il me deffendit fi abfolu- ment dele voir, ôduy en parla de forte,que nous demeurafmes tous deux plus ofFenfez de luy que îe ne vous fçaurois dire. Et fuiuant la couitumedes chofes deffenduës, nous corn- mençafmes dés lors d'auoir plus de defir de nous voir, & fufmes prefque plus attirez à l'a- mitié l'vn de l'autre que nous n'eftions aupara- uant. Iln'y arien, difcrettes Bergères , qui me contraigne de vous auouer, ou denier ce que ie vay vous dire : Si bien que vous deuez croire que c'eft la feule venté qui m'y oblige. Lors que Damon commença de me rechercher 5 fon humeur m'eitoit deligreable que ie ne le pouuois fouffnr : mais depuis que Leontidas auec de fafcheufes paroles m'euft fi expref- fément deffendu de le voir, le doute qu'il fit

Livre si xi es me. \yj

paroiftre d'auoir de moy , me defpita fi fort, que ie refolus de n'en aimer iamais d'ancre : & cela fut caufe qu'auec vn foin extrême , ie l'allois deftournant des vices, àquoyfon na- turel le rendoit enclin , quelquesfois les luy blafmant en autruy, 8c d'autresfois luy difànt, que mon humeur neftoit point d'aimer ceux qui en eftoient atteints. Le formant de cette forte fur vn nouucau modelle , lors que ie connus les conditions de ceCheualier chan- gées, ie Faimay beaucoup plus que s'il fuft venu me feruir auec ces mefmes perfections, d'autant que chacun fe plaift beaucoup plus en fon ouurage qu'en celuy d'autruy. le vi- uois toutesfois fi difcrettement auec luy qu'il ne pûiî pour lors reconnoiftre au vray fi ie l'aymois, & me tenois tellement fur mes gar- des , qu'il n'auoit feulement la hardieffe de me déclarer fa volonté par fes paroles : effeci bien différent de ceux que fon outrecuidance auoit accouftumé de produire auparauant- Ce qu'on pourroit trouuer eftrange , fi Amour n'auoit fait autresfois des changemens beau- coup plus contraires en maintes perfonnes. En fin luy femblant que tout le feruice qu'il me rendoit eftoit perdu > fi ie ne fçauois fon intention 3 il refolut de prendre vn peu plus de courage, & de hazarder cette fortune. Et parce qu'il creut de le pouuoir mieux faire par l'efcnture que par les paroles, après vne

378 La IL partie d'Astres." longue difpute en fon efprit, il fit vne telle

lettre :

LETTRE DE D A M O N

a Madonthe.

C'E s t bien témérité d'aimer tant de per- fections, mai* aufi cefi bien mon diuoir de fertàr tant de mérites : Etji vous voulez e feindre t 'affection de ceux qui vous arment , il faut que de me (me vous laifie7 les perfections qui vous font âymefc (y f vous nevouU? point ejbre aymce.vueilLzaufi nefre point aymable, autrement ne t routiez, e frange que vous [oyez defobeye : car la force ex eu fera ton (tours ceux qui feront cette offenfe contre voflrc volonté: puis que la necefitè ne reconnoifrpas mefme la Loy que les Dieux nous irnpofent.

Mais quand il me voulut faire voir cette lettre, il ne fut pas fans peine, parce qu'il fça- uoit bien que le ne la receurois pas fans artifi- ce. En fin voyez quelles font les inuennons d'Amour. Il me vint trouuer , fît femblam de m5 entretenir des nouuellesde laCour,me raconta deux ou trois accidens fur ce fujeâ aduenus depuis peu, & en fin me dit qu'il auoit reconnu vne nouuelle affection qui neftoit pas rente 3 mais qu'il craignoit de me la3ire3

Livp. e sixiesme. 579

parce que la Dame eftoit de mes amies , &: le Cheualier de fes amis. Et quoy, luy dis-ie,me tenez-vous pour peudiferette que ie fje ici- che taire ce qui ne doit pas eftre fçeu? Ce rfefl point cette doute , me dit il 3 qui m'en empefche, mus que vous n'en vuallezmal a mon amy.

Et pourquoy cela, luy refpondis ie, puis que 1 amour qui eit honne (le Se pleine de refpeâ; ne peut offenfer perfonne 2 le voyoïs bien, gentilles Bergères, qu'il eftoit en peine de ce q u il auoit à faire : mais ie ne penfois poi at q ie ce fuft pour fon particulier, m imaginant que s'il euft eu la volonté de m'en parler , il Teufl fait dés long temps, en ayant eu diuerfes com- moditez. Et cela fut caufe que ie l'en preftay plus, peut-eftre , que ie ne deuois. En fia il me dit que de me dire les noms, c'eftoit choie qu'il n'oferoit faire, pourpiufieursconîiderationsj mais qu'il m'en feroit voir vne lettre qu'il auoit trouuée cematinmemie. Etacemot il mit la main dans fa poche, &me montra la lettre qu'il venoitde m'efenre, que fans diffi- culté ie leus fans en reconnoiiïre l'cfcriture3 parce que ie n'en auois ïamais veu encores. Mais fi auparauant fauois vn peu de volonté d'en fçauuir les noms , après cette le&ure. l'en eus vn extrême deiir, ^lorsque ie l'en preliois le pli s, ie le vis fouf-nre, & ne me dire que de fort mauuaifes exeufes. Et quoy3

380 La II. Partie d'Astree." Damon, luy drs-ie, depuis quand eftes-vous deuenu fi peu foucieux de me plaire que vous ne me vueillez dire ce que îe vous demande? le crains, me refpondit-il, de vous orlenfer fi ie vous obeys : car celle à qui cette lettre s'ad- dreflï eft fort de vos amies , comme îe vous ay dit. Vous me ferez, fans doute, luy repliquay- ie, vne offenfe beaucoup plus grande en me defobeïffanr. le fuis donc, me dit-il, entre deux grandes extremitez , mais puis que la faute que îe feray par voftre commandement fera beaucoup moindre, ie vais vous cbevr, & me prenant la lettre, me la relut tout haut, mais eftant paruenu à la fin, il s'arrefta tout court fans nommer perfonne. Voyez, belles Bergères, que c'eft que l'Amour .' Quelques- fois A porte les efprits les plus abaiffez à des te- m entez incroyables, & d autres-fois fait trem- bler les courages plus relouez en des occafions que les moindres perfonnes ne redouteroient point.

Damon en fert d'exemple, puis que luy, qui entre les plus effroyables dangers des armes pouuoit eftre appelle téméraire, comme ie vous ay dit, n'auok la hardieffe de dire fon nom à vne fille, fille encores qu'il fçauoit bien ne luy vouloir point de mal. Mais s'il auoit peu de courage, l'auois, ce me femble, encore moins d'entendement: car ie deuois bien con- noiftre à la crainte qu'il aucit, que cela luy

Livre sixiesme. 381

touchoit, & ie veux croire qu'Amour eftoïc celuy qui me bouchoit les yeux; ayant fait det fein de rendre par nous fa puiffance mieux connue à chacun. Autrement l'y euiTe bien pris garde, puisque ie l'aimois, & qu'on dit que les yeux des Amans percent les murailles. Quoy que ce fuit, l'auoùequeie n'y penfois point, & voyant qu'il fe taifoit: Et quoy, luy dis-ie, Damon, ncn fçauray-ie autre chofe? Vrayement ie penfois auoir plus de pouuoir fur vous. Tant s'en faut, me refpondit-il, que mon filence procède de là: que ce qui m'em- pefche de vous en dire dauantage, c'eiî que vous pouuez trop fur moy. Et toutesfois ce que ie vous en ay dit vous deuoit fuffire: car que puis-ie vous en déclarer, après vous en auoir fait lire la lettre , & ouyr la voix \ Com- ment, luy dis-ie , toute eftonnée, cft-ce vous, Damon, qui l'auez efcnte? c'eil moy, fans doute, dit-il, baiffant les yeux contre terre. Et ie vous fupplie, continuay-ie, dittes-moy à qui elle s'addi-eife. C'efî, adioufta-t'il froidement, puis qu'il vous plaift de le fçauoir, à la belle Madonthe. Et à ce mot il fe teut pourvoir, comme ie croy, de quelle forte ie-receuois cette déclaration. I'auoiie que ie fus furprife, parce que i'attendois toute autre refponfe que celle-là : & quoy que ie l'aimaiTe comme Je vous ay dit, &que ce fuft d'vne volonté re- folué, eft-ce que Thôneur qui doit toufîours

382, La II. partie dAstkei! tenir le premier lieu dans nos âmes, me fit croire que ces paroles m brlenfoient. Etquoy eue îe reconnuife bien que iauois elle caufe de hardieife-j il ne vouius-ie point l'exeufer, me fcmblant que comme que ce fuit, il fe deuoit taire. Il eit vray qu'Amour qui n'elloit pas foibîe en moy tenait fort fon party , quoy quil ne pu fi efrouffer entièrement les reflentimens que l'honneur me donnoit 31î les adouciiîbit-ii infiniment. En fin ie luy refponciis ainfi: Mal-ayfément,Damon3 euiTè- ie attendu cette trahifcn de vous, en qui ie rif afleurois comme en moy-mefme: mais par cette action vous m'auez appris qu'il ne fe faut ramais fier en vn îeune homme, nyen vne perfonne téméraire. Toutesfois îene vous accule pas entièrement de cette raute, l'en fuis coulpable en partie, ayant vefeu par le paffé auec vous de la forte que îay fait. Voftre ou- trecuidance fera caufe que îeferay plus aduilec à i'aduenir, &: pour vous, &pour tous les au- tres qui vous reffembleront. Si vous appeliez ti ahifon3 me rcfpondit-il, de vous auoir plus a m ce que n'auez penfe, ic confeife que vous tïtes trahie de moy, &r que vous le ferez de cette forte tant que ie viutay, fçachant bien que ny vous ny perfonne du monde ne fçau- rt it le figurer la grandeur de mon affection: 8t fi vous croyez que ma ieunelTe menait don- ne la volonté . & ma témérité la hardieffe > ie

LlVfcE SIXIESME. }8j

Biaintiendray contre tous les hommes, que iamais vieillefle ne fut plus prudente que cette icuneffe, nv prudence plus fage que cette té- mérité que vous blafmez en moy. Que fi l'ay faiilv comme vous dites , & que vous en (oyez couipâble, ce n efl pas pour la façon dont vous auezvefcu au ce moy : mais parce queftant belle, vous vous elles rendue pleine de per- fection , quil eft impoflîble que tous ceux qui vous verront, ne commettent lesmefmes fautes que vous me reprochez. Et toutesfois le ne fçay quel démon ennemy de mon con- tentement , vous met à cette heure des opi- nions en lame fi contraires à celles que vous venez de me dire. Et il faut bien que ce foie pour mon mal-heur 5 que vous les ayez prompternent oubliées: ne m'auez-vous pas dit que l'Amour norfençoit perfonne? Si cela eit 3 pourquoyle iugez- vous à cette heure au- trement contre moy' Mais ces paroles ne vous contentent , voicy Damon deuant vous, qui vous offre l'eftomach, voire ce mefme cœur qui vous adore, afin que pour vousfatis- ture vous luv donniez tel chafbment quil vous plaira ,& s'il en refufevnfeul (fînon la defciiie que vous luy pourriez faire de vous finur) il veut que vous le teniez pour le plus traifrre qui fut iamais, & le plus indigne de tous les hommes d eftre honoré de vos bonnes grâces. Si ie vous ay dit, luy rcfpondis-ie, que

3#4 La ii. partie d'Astree! l'on ne s'offençoit point (Tertre aimée, \y ay adioufté le refpect & l'honnefteté., a quoy l'on cit obligé : & quand vous vous fufiiez contenté de me rendre preuue de voftre bonne volonté par ce refpect feulement , & non point par l'outrecuidance de vos paroles, l'euiTe eu au- tant d'occafîondevous aimer, que l'en ay de vous haïr. Car pourray-ie bien dcuter à l'ad- uenir que Damon ne recherche ma honte, puis qu'il a eu la hardiefle de me le dire luy- mefhie? Quelle me penfcz-vous, Damon., pour croire que fans vengeance îe fouffre ces iniures ? n'auez-vous point de mémoire du père que fay eu ? n'auez-vous point reconnu quelle vie a elle la mienne ? Et combien Tay eu de foin de me conferuer,non feulement telle que îe dois dire, mais en forte que la mefdifance n'eut occafîon de mordre fur mes actions : Reffouuenez- vous que fi vous n'auez ny mémoire ny îugement pour ce que ie vous* dis, l'en ay affez pour tous deux, & que vous continuez, vous me donnerez fuject de vous rendre du defplaifîr par toutes les voyes que ie fçauray inuenter. Madame 5 me refpondit-il incontinence laiffez de mettre en auant con- tre moy toutes les fortes de peine que vous pourrez imaginer. Celuy qui a peu fupporter l'effort de vos yeux, ne fçauroit craindre ce- luy de tout le refte de l'Vniuers. Ce ne feront que des tefmoignages de mon affedion^ qui

me

Livre sixiesme] 38;

me feront d'autant plus chers, qu'ils tendront plus de preuue que vous elles aimée de Da- mon: Et ne penfez plus que ie vous mefcon- noiiTe , ny ceux dont vous eftes defcenduë. Vos vertus font trop grauées en mon ame, &c iay trop d'obligation a ceux qui vous ont mife au monde pour en perdre la mémoire : mais ïî ie ne vous ay offenfée que par la parole & non par le deiTein que iay eu de vous rendre du îeruice, laiiïbns-la. Madame, cette fafcheufe parole, oublions-la: commandez-moy que ie (bis muet, pourueu qu'il foit permis a mon ame de vous adorer, ie veux bien ne parler îa- mais: Mais fi vous redoutez fi fort que ie vous die que ie vous aime, &fï vous croyez que cela importe tant à cette réputation dont luftement vous eftes foigneufe , ne voyez- vous pas que vous vous allez procurer vn extrême defplaifir, puis que viuant auec moy comme vous me menaiTez, il fera impoiïible que mon affection ne fe manifefte à chacun, & par ainfî ce que ie vous dis en particulier fera public par tous ceux de cette Cour: & ne ferez^vous pas plus offenfée de l'ouyr de la bouche de chacun , &: en public que de la mienne en particulier ? Auantque d'ordonner ce qu'il vous plaift faire de moy, ie vous fup- plie, Madame, confîderez ce que ievous dis, & de plus que ie ne faux point, vous n auez point de raifondemepunir. Et fivous eftes 2. Part. Bb -

^%6 Xa II. Partie d'Astrel otfenféca &: que ma faute vous defplaife, pour- quov vous voulez-vous faire plus de tort en la publiant à tout le monde ?

Il feroitbienmal-ayfé, fages Bergères, de vous redire toutes les raifons que Damon m'allégua: carie tfpuys iamais mieux parler: rauoiic toutesfois que l'efprouuay bien en cette occafion que le confeil eft tres-bon de ceux qui difent, qu'on ne doit iamais déclarer fon arre cciomà vue Dame, quauparauant on ne Tait obligée à quelque forte de bonne vo- lonté. Car lors que l'offenfe qu'elle penfe re- ceuoirpar telle déclaration, la veut eiloigner, cette bonne volonté qui la tient attaçhée,rem- pefche de la pouuoir faire , &: luy fait efeouter par force telles paroles, voire en fait faire vn jugement plus fauorable. le l'efprouuay, dis- ie, a cette rois, puis qu'il me fut impoilible de m'en feparer, encore que îe reflentiire i iniure que l'en receuois : au contraire auant que de mettre fin a nos difeours , îe confentis d'aftre aimée & ferme de luy, pourueu que ce fuit auec honneur- &: difcretion. Et parce que Leontidas auoit continuellement les yeux fur nous , îe luy commanday de ne me voir plus iouuenr, de de diiTimuler mieux qu'il n'a- uok fait par le palTé, afin de tromper cet homme. le me fouuiens qu'en ce temps-là, d'autant que Leontidas, encor que grand & fage Capitaine , ne laiiloit toutesfois de fe

LlVR E S I XI ESMîl 587

îaiiTer poflcder à l'amour de quelques femmes, qui feignant de l'aimer, tiroient de fon bien roue ce qu'elles pouuoient, &cn cachette en fàuorifoient d'autres : il fit des vers qu'il m'en- noya, &: parce que nous craignons que les lettres venant à fe perdre nos noms, ne fiiTeiit reconnoiftre ce que nous defînons qui fuie tenu caché, îe l'appelloismon frère, & il me nommoit fa feeur. Iepenfeque îe me refïou- uiendray encores des vers dont îe vous parle. Il mefemble qu'ils efroient tels :

SONNET.

QVT E N v 1 B vx de mon bien^ il parle eu quil blafybeme^ , £>uil remarque a nos jeux ce quil penfe eftre

en nous, il connoiffe en effeci que te ne Cuis moy-

mefri(u> , _

Sinon, ma fœur, entant que le ne fais qu a vous.

£)ue dUvn œil importun il nous "veille ja- loux, £)ue fur nos actions la mefdifance il ferne^ : il peut bien m'efloigner de mon bien le plus

doux, Mais non pas empefeber quenfin ie ne vous ayme^j.

Bb ij

j83 La IL partie d'Astreé; CMalgré tous ces dificours contre nous in- uente^,

Malgré tous cesfoupçcns qui nous ont tourmen- tez,

Me fine dans le cercueil iefay <vœu d'eftre voftrei

Mais ce faficheux ^Argus , ne fer oit-il pas mieux, Nous lai fiant en repos d'employer tous fies

yeux, L^4 garder la beauté quil paye pour vn autre ?

Mais pour reuenir à ce que îe vous difois, depuis ce iour Damon fe régla de forte à ma volonté 3 que ie ne puis nier que le n'euffe de l'Amour pour luy. Auill eftoit-il tel qu'il eftoit bien mal-ayfé de ne l'aimer point 5 Si mefme connoiffant combien l'afre&ion qu'il me portoit luy auoit fait changer de vices en vertus. Et parce que pour tromper les yeux de Leontidas, nous ne nous parlions plus que par rencontre , & fort peu fouuent en pre- fence de quelquVn 3 pluiieurs eurent opinion que le courage généreux de Damon n'auoit pu ibuffrir plus longuement les defdains dont f au ois vie enuers luy , 6c qu'il s'eftok retiré de mon amitié, & Leontidas mefme y fur trompé, encore que fa femme qui eftoit infi- ni ent foupeonneufe, l'affeuraft tou/iours du contraire. Et parce qu'il deiîroit paflîonné-

Livre sixiesxMe!! 389

ment, comme îe vousay dit, de me donner à fon nepueu, pour contenter fon efprit, il penfa de mettre près de moy vne femme qui prit garde à mes actions, fans en faire fem- blant. Elle fe nommoit Leriane , & des-ja eftoit bien fort aduancée en [on aage , tou- tefois dVne humeur afTez complaifante , mais au refle la plus fine &: rufée qui fut^iamais. Pour ce coup ie n'eus pas la veue fi bonne que Damon : car d'abord qu'elle me fut donnée, il defcouurit ledefTein de Leontidas, & paire que ie la trouuois de bonne compagnie , & quelle faifoit tout ce qu elle pouuoit pour me plaire, ie ne pouuois croire quelle eufl cette mauuaifé intention : Et d'autant que conti- nuellement il me difoit qu'elle me trompe- roit,&que iem'en priffe garde, nous fifmes refolution de ioûer au plus fin. Et puis qu'il ne dependoit pas de noftre yolonté 3 de l'efloigner de nous 3 nous penfafmes qu'il eftoit à propos de faire femblant que fa com- pagnie nous eftoit tres-agreable. Par cet arti- fice nous auions opinion de l'obliger à ne nous rendre point tous les mauuais offices qu'elle pourroit, & de faire paroiftre à Leontidas que nous n'auions point de déflein,que nous ne voulufïïons bien qu'il fçeuft.

O que nous cuflions efté aduifez , fi nous eufîions mis en efFeâ cette délibération ! Mais oyez, gentilles Berger cs3 ce qui en aduint.

Bb ii)

590 La II. partie d Astkfe.' Lenane voyant la bonne chère que ie luy fàifoiSj fe montroit iidefireufede me plaire, qu'en fin ie vins à l'aimer infeniiblement, & elle d'autre colté prenant garde aux recher- ches queDamon luy faifoit, creut ayfement qu'il l'aimoit, & cette créance iointe à la beau- té &: aux perfections de ce îeune Cheuah'er, conuierent bien-toft Lenane de l'aimer, de forte qu'il n'y eut que le pauure Damon qui ne fe trompa point, & toutesfois ce fut luy qui paya plus chèrement nos erreurs. Et quoy qu'il reconnu!! bien dés le commencement ce que ie vous dis, fi ne m'en peut-il empef- cher. Il me fouuiendra le refte de ma vie des paroles dont il vfa,lors qu'il me dit : Ma fœur, me dit-il 3 vous aimez Leriane , mais fouue- nez-vous qu'elle ne le mente pas,& que ie crains que vous n'y preniez garde trop tari Elle a vn tres-mauuais detîein 5 £c^nuers vous , & entiers moy ? car la femme de Leon- tidas ne vous l'a donnée que pour vous efpier, &r croyez que véritablement la bonne chère que vous m'auez commandé de luy frire, luy a donné occaiion de croire que ie l'aimois, &: que cette opinion eft caufe qu'elle ne me veut point de mal. Tant mieux, luydis-ie, mon frère, en fouf-riant, ie fçay bien que vous ne ferez pas amoureux d'elle, pour le moins ie vous afleure que ie n'en feray ja- mais îaloufe: & cependant la bonne volonté

Livre si xi es m b. $91

quelle vous portera, la retiendra peut-eftre

m deuoir , ôc l'emp taire tout le rr it. Dieu vue]

me dit-il, ma four, iuknne cou

voas *u cor-

: cette afféâion i tic fin : car

: impofii

ne chère, & ie voyant ce quelle ne tera point Elle ne prendra, peut-elire, pas par force, lu; D:eu vueille , me rep iqua-tll, eue ie mauuais deuiri, & qu'elle ne fâffe pas quel- que choie de pire encores que ce que vous dictes, le vis bien que cette femme îuy eltoit importune, mais ie ne rugeay iamais qu'elle euft de l'Amour, 2c penfois que toutes les recherches nettoient que pour mieux taire la complaiîànte. Et parce quencores que Leon- tidas me fit toute la bonne chère qu'il luy eibit poiTible, fi eft-ce que le mauuais trait- tement que ie receuois de ta femme , me farbit palier vne vie fort ennuyeuie. le rel- pondis a Damon, qu'il deuoit çonfiderer la miierable vie que ie faiiois : que ie nauois contentement que de luy ; nv confoladon quedeLeriane: eue ie crovois bien que lin- tendon dcLeontidas, 2c de la femme, aûoit

en mettant Lerianc auprès de mr- m'auoir donné vn elpion, mais que ie ci- bien aufli qu'ils pourroienjt ie tromper, & que

Bb ii.j

§yi La II. partie d'Astree." cette femme fe fentoit tellement obligée aux carefïès que îe iuy auois faictes, que îe connoil- fois bien que véritablement elle m'aimoit3 & en fin qu a la longue il perdroit la mauuaife opinion qu'il auoit d'elle 3 parce que la prati- quant dauantage , il connoiitroit que c'eftoit vne perfonne d'honneur. Damon ne fçeut faire autre chofe, voyant a comme, i'en eitois abufée, que de plier les efpaules, &: dcpu's ne m'en ofa plus parler, de peur de me defplaire. Et voyez combien la bonne opinion que nous auons dvne perfonne , a de force fur nous : ie voyoïs bien la recherche qu'elle faifoit à Da- mon 3 & ne pouuois m'imaginer, que ce fuit à mauuaife intention, me figurant que tout ce qu'elle enfaifoit,n'eitoitquepourme complai- re. O que le vifage difïïmulé de la preud'hom- mie couure, & nous fait mefcônoiitre de vices: Et cela eftoit caufe que quelquesfois Damon receuoit mauuaife chère de moy9 me femblant qu'il ne traittoit pas auec Lenane comme il deuoit, puis que ie luy auois dit que iePaimoiSj & que c'eftoit la moindre chofe qu'il deuil fai- re pourmoy^quede faire cas de ceux dont ie cheriiïbis l'amitié. Ce que Damon reconnoif- foit bien, & ne s'en ofoit plaindre, de peur de faire pis : mais feulement nourriffoit en fon ame vne fi cruelle haine contre elle, qu'a pei- ne la pouuoit-il cacher. Au contraire Lenane augmentait de iour à autre de telle forte çettç

Livre sixiesme. 393 affe&ion qu'elle luy portoit , qu'enfin voyant qu'il ne faifoit pas femblant de la reconnoiftre, ellenefepût empefcher de luy efcnre vne let- tre fi pleine de pafIion5queDamon ne pouuant plus diflimuler, luy enoftafî bien toute efpe- rance 3 quelle ne perdit pas feulement l'amour qu'elle luy portoit : mais en fa pi ace y fit naiftre vne fi grande hayne qu'elle iura fa perte. Que û elle euft pu prouucr, en l'accufant à Léon- tidas.ee qu'elle fçauoit denoftre afFec~hon3il n'y apoint de doute qu'elle l'euft fait : mais noftre bon-heur fut tel que quelque familiarité qui euft elle entre-nous , ie ne luy en auoisiamais parlé que fort peu. Il eft vray que ie l'ay depuis reconnue allez fine & malicieufe pour croire que s'il ne luy êuft falu que quelque preuue, elle ne s'y fuit pas arref rée : parce qu'elle n euft ïamais manqué d'inuention : mais vn des prin- cipaux fujets qui l'empefcha 5 ce fut ce que i'ay iugé depuis qu'elle euft crainte que Dam on neuft gardé des lettres qu'elle luy auoit eferit- tes 3 & que par ce moyen Leontidasl' euft re- connue pour vne tres-mauuaife femme > & toutesfois cette confideration ne pouuoït en- cor eftre afifez forte pour l' empefcher, parce qu'elle euft pu dire qu'elle auoit fait femblant d'aimer Damon pour le conuier de nefefiep plus en elle : & fans doute Leontidas & fa femme l'euffent creue , ayant conceu vne fi bonne opinion d'elle qu'ils ne penfoient pas

324 La II. Partie d'Astree! qu'il y euft Matrone en Grade plus fage que Lenane.

Mus iifauois eu tort en l'amitié que ie luy portois3 Damcnne fe peut excuferqu il n'aie iailly en cette action: car s\] m' euft monftré la lettre quelle luy auoit ef.rtte iln'ya point de doute qu'il m1 euft fortie d'erreur , &que nous ne fu liions pas tombez aux mal- heurs eu nous nous viimes depuis :Et ce qui l'en empef- çha, comme ie penie, ce fut la cruelle refponce qu'il luy auoit faite, d'autant qu'il eut peur que ie la yifTcj&luy en feeuffe mauuais gré.Tant y a qu'il mêle tint ii fecret que ie n'en eus rien pour lors.

Or Leriane ayant fait deiîein , comme ie vous difoi>3defe venger de ce Cheualier3iugea qu'il n y auoit point de moyen plus propre que celuy que ie luy en donnerois.Et (cachant bien que vivant familieiementauecmoy3il ne pou- uoit pas eftre qu'il ne s'en prefentaft quelque bonne occaiion3 elle fe rendit fi fofgneufe de me voir, &: de mefuiurc, que ie la pouuois dire l'ombre qui accompagnoit mon corps. Et par- ce qu'elle auoit vn efprit vif3é\r qui entroit pref- quedanslesintentionsde^peiibnnesj elle re- connu: que Therfandre maimoit. le dis ce mefme Therfandre que vous voyez qui eft en ccheuauccmoy. Il ne faut pas qucie vous eue ce qui eft de la perfonne3 puis que vous le voyzi3 (âges Bergères: mais oiiy bien de

Livre sixiesmï. 39?

quelle condition il eft. Sçachez donc que fou père ayant fuiuy le mien en tous (es voyage* de guerre, ils furet enfin tuez tous deux, le iour que Thierry mourut* & parce que ceftuy cy auoit elle nourry petit enfant dans la maiion de mon père, il auoit conceu vneii grande aile- etion pour moy , que la différence de nos con - ditions, ne le pûtpasempefcherdeme regar- der d'autre forte quil ne deuoit. Et l'en pou- uois bien eftre caufe fans y penfer : car la gran- de inégalité c:ui eftoit entre nous,me faifoit re- ceuoirtousfesferuices, non pas comme dvn amant , mais comme d Vn domeftique, le lieu d'où il eftoit ne luy pouuant donner par raifon vne plus grande prétention pour mon regard. Mais Amour 3 qui faifoit naiftre fes penfées en ion ame, d'autant qu'il eft au eu gle, peut fans reproche en produire de plus defraifonna- bles , & par ainfi luy faifoit conceuoir des efpe- rances qui eltoient du tout efloignées de la rai- fon. Toutesfois Leriane qui 3 plus fine que moy , auoit ietté les yeux fur luy , & auoit fort bien reconnu fon intention , le iugea vn fujettres-r#bpre pour commencer fa vengean- ce. Elle f;auoit bien que de toutes les amertu- mes d'Amour , il n'y en auoit point de fi diffi- cile que la ialoufie 3 ny quifuft recède plus ai- fémentenvneamequiaime bien. Elle com- mence donc de fe rendre^miliere auec luy3lu -ju- rait paroiiïre beaucoup de bonne volonré 3 luy

jc>6 LaII.Partiï dAsîree! offre toute forte d'afnftance en tout cequife prefentera; bref peu à peu l'attire au près de moy3 & luy donne commodité de me voir , & de parler à moy : Mais voyant que fa modefiie Tempefchoit de me déclarer fa volonté, elle re- folut de luy en donner le courage, & auec ce deiTein,vn iour quelle le trouuaa propos,apres quelques difcours efloignez, &: qu'elle fît venir fur ce qu elle luy vouloit dire5elle luy fit enten- dre qu'elle & moy nous errions fouuent efton- nées dele voir3fans qu'il euit encores fait choix de quelque maiïtrefle, & que ic difois queie n'enpouuoisiugerlacaufe:carde dire que ce fuit faute de volonté 3 l'aage il eftoit r>e le pouuoit permettre: que ce ruft faute de coura- ge 3 encores moins, puis qu'il auoit rendu trop deteimojgnage de ce qu'il eltoit,&:que la con- noiflance qu'il auoit de luy mefme , luy dcuoit donner aftez d'afleurance de pouuoir acquérir les bonnes grâces de la plus belle de cetteCour: tellement que ie n'en voyois autre occafîon, fi- non qu'il ne trouuoit rien digne de luy. Ther- fandre qui croyoit ce qu'elle difbit, & qui fe fentoit toucher fendroit le plus fenfible de fon ame. Helas, ma fille.' luy dit-il, en foufpiranc (car telle eftoit l'alliance dont il la nommoit) helas : que Madame &vous auez peu remarqué ânes actions 3 puis que vous n'auez reconnu ma folie. l'aime, mais helas ! 1 aime en tel lieu , cjiul.vaut mieux le taire pour n'eitre]eitimé

Livre sixiesmi- 327

infenfé, quele dire pour efperer tant foie peu d allégement. Cette ruzée de Leriane, qui fçauoit bien ce qu'il vouloic dire, feignant de ne l'entendre pas , le tourna de tant décollez, qu'elle luy arracha le nom de Madonthe, de la bouche, mais auec tant d'exeufes, qu'elle ïugea bien qu'il reconnoiilbit ion outrecui- dance, & qu'il falloit luy donner du coura- ge pour continuer fon deiîein. Ceit pour- quoy d'abord elle luy dit, quelle ne trouuoit point tant d'inefgalité entre luy &" moy, que cela l'en deuil: retirer. Que fi la fortune m'a- uoitfauorifée de beaucoup de biens , & d'eftre née de ces' grands ayeuls dont ie tirois mon origine , qu'il auoit tant de vertus, que s'il cftoit moindre en fortune , il m'eftoit efeal en mérite. Elle m 'auoit feint tout le difeours pré- cèdent qu'elle difoit que nous auions eu en- femble , & m'en auoit attribué la plus grande partie , pour luy donner la hardieffe de fe dé- clarer: & maintenant pour luy donner coura- ge de continuer , elle en inuente vn autre aufîî peu véritable, luy difant quelle auoit bien re- connu aux paroles que ie luy auois dittes de luy plufîeurs fois, que ie Teftimois, voir e que lei'aimois, autant queie me fentois impor- tunée de Damon. EUenementoit pas enco- re qu'elle creut mentir: car il eftoit vray que ie l'aimois autant que iîeftois importunée de Damon jEtpourleluyperfuadermieux, Juy

55S L A 1 1. P A R T I £ D*A STRE!.'

diCoit que bien fouucnt quand il s'appro^ choit de moy , ic difois , me tournant vers elle , que pour le moins Damon ifuft changé en ïherjfândrc Et fut ce difcours elle s'eiiendoit le plus qu'elle pouuoit en des louanges quelle difoit de hiy,& qu'elle feignoit de redire après moy, & pour la fin luroit que iene trou- uois rien de mauuais en luy > que le trop grand refpeét qu'il me portoit, afin que par ce moyen il luit plus hardy , de perdit la gran- de apprcheriiion qu'il auoit pour noiîre in e lé- galité.

Ayant donc ietté de cette forte les fonde- ments de fa trahifon , elle vouait fonder ma volonté , me parlant quelquesfois de Damcn: ce comme fi c'euft efté par mefgarde, elle y meiloittoufiours quelque chofe a la louange de Therfandre. Ce que le n entendois point: car ie n'aille ramais tourné les yeux fur luy, Se voyant quei'en parfois comme d'Vne perfon- ne indirrerente,elie eut opinion que peut-eftre en receurois-ie les lettres, fi elles m'eitoient n ces bien à propos. Le iour de Tan appro- chait, où l'en a de couftume de fe donner l'vn à /autre, des petits prefens,que nous nom- mons les eftreincs. Elle penfa que des gans rarfumez qu'elle auoit recouurez,feroient pro- pres pour m'en faire voir vne.EUeaiTeura donc Therfandrc de m'en donner , & fous cette ef- perance , en re tire vne de luy, qu'elle met daji s

Livre sixiesmï. >?5>

vn des doigts du gand, év prend fi bien fen temps qu'en la meilleure compagnie elle me voit, elle prcfentefesëftreines. De fortune Damony eitoit:& parce qu'elle eut crainte la rencontrant du doigt que le n'en donnaiTe con- noiiîancc à chacun , elle me dit qu vne couftu- res'dioit decoufuë, & qu'elle ïaracommode- roit :& à ce mot me ganta celuy la lettre eftoit, laiffant l'autre entre les mains de ceux qui le vouîoient fennï :mais quey qu'elle m'en euftaduertie lors que ie rencontray le papier, ie nepusm'empefcherde demander que c'e- ftoit : a quoy elle refpondk que c'eftoit la cou- fture qui auoit iafché quand elle les auoit eflayez. Quanta moy qui n entendois point cette fin eiTe, ie repliquay que ce n'eftoit point cela. Eile auec vne afîeurance incroyable: Vous ne faites que refuer , maMaiirreflea me dit elle, car c'eftoit ainfi qu'elle menommoit , c'eH m oy- me fine qui iay defeoufu fans y peu- fer. I e iugeay bien que c'eftoit chofe qu'il fal- loit dilTimuler en fi bonne compagnie :mais f cfrois trop îeune pour le fçauoir îaire, de for- te que Damon qui auoit les yeux fur nous , ne s'en apperçeut: &alaveritéi,eftoisexcufable, fi ie les fçauois fi peu cacher. Damon qui auoit de l'Amour , & qui fçauoit par expé- rience combien cette paillon rend les per- fonnes ingenieufes , mgea bien incontinent qu'il y auoit vne lettre 5 mais il ne pûc deuiner

400* La 1 1. v a n t i e d'Astrêe. dequiceftoit: car pour Therfandre il ne l'en euftïaœais foupçcnné : Toutesfois ce qu'il en vid depuisjluy fie croire quecelle-cy venoit de luy 3 comme k vous diray. Quant à moy en- cores que ie voululTe viure comme ie deuois, il ne laifîbis-ie d'auoir vn extrême defîr de fçauoir ce qu'il y auoit dans ce gand, & cela fut caufequeieme retiray le pfaffoft'que je pus pour le voir :ôc lorsque ie fus feule, ie fors le papier, & le defpliant3 ie trouue qu'il y auoit telles paroles:

LETTRE DE THERSANDRE

a Madonthe.

CO m m e contraincf, & non pas commej m en eftimant digne , ie prens la hardie f fe , Madame , de me dire vojlre tres-humble^J feruikurj s 'il fallait que vous fuyiez, feulement feruie de ceux qui font dignes de vous-, ilfau- droit aufi que ceux-là feuls eujfent le bon-heur de vojire veu'é. Car encor que nous nen ayons les mérites , nous ne laiffons d'en receuoir les defrs , qui nous font d 'autant plus insupporta- bles quils font moins accompagnez* de tejpe- rance. Mais fi l Amour continuant en vous . Ces ordinaires miracles , vous rendoit agréa- ble vne extrême affection* Madame, ie me-

ftimerou

Livre sixiesme." 401

fnmeroù tres-keureux , vou* feriez, fortfidelle- ment fer nie. Carie fcay bien que iamais perfon- nenevarukndraa la grandeur de mapafion, encore que tous les cœurs je mirent ensemble pouf vous aimer cjr adorer.

Les flatteries de cette lettre me pleurent5mais venant de la part de Therfandre 3 i'en eus hon- te,ne voulant cru vne telle perfonne euftla har- die/Te détourner les yeux fur moy3 pour ce fu- )et. Fenfus offenféq contre Leriane, &: trou- uant fort effrange quelle m'euit fait voir cette lettre , ie confultay longuement en moy-mef- me 3 fi. ie m'en deuois plaindre à elle , ou bien n'en faire point de femblant. le refo- lus enfin de luy dire que ie l'auois iettée au feu, fans la lire: parce que fi l'en euffe fait des plaintes , peut-eftre m'en euit-elle dit da- uantage,& l'en vouloisfuyr les occafions5tant pour en amortir le bruit entièrement , que pour n'auoirfuiet d'efloigner Leriane de moy, de qui l'humeur m'eftoii tres-agreable. Et tou- tesfois ie connoiffois qu'elle auoit eu tort, mais ma ieunerTe , & l'amitié que ie luy portois , me contraignirent de ioublier5&: de chercher mcC- me desexeufes àfa faute. Lors qu'elle reuint de à quelques iours , & n'ayant pas, com- me- ie crois, la hardieffe de me voir toit après ce beau ménage, ôc parce que ie ne voulus porter les gands qu'elle m'auoit don- 2. Pan, Ce

402. La IL partie d'Astree. nez 3 ayant opinion qu'ils venoient de Thcr jfandre auiïl bien que la lettre, elle me de- manda que i'en auois faict. le les ay donnez luy dis-ie , d'autant qu'ils n'eftoient pas bien pour ma main. Et du papier, dit -elle, qui etioit dedans, qu'en auez-vous faict? le l'ay îetté au feu , luy refpondis-ie : eftoit-cc quel- que chofe d'importance \ Vous ne l'auez donc point leu , me dit-elle ? de luy ayant refpon- du que non,elle continua,qu'elle en eftoit tres- aife , parce qu'elle auoit eicé trompée par vne perfonne en qui elle fe hoit : mais qu'elle -loiioit Dieu que le feu eut nettoyé la faute. Et qu'efloit-ce, luy demanday -îe? Vous ne le fçaurez pas de moy, dit-elle, cV vous allai- que depuis qu^e l'ay lceu ce que ceÛojt (qui ne fi: que depuis vne heure) îe mourais de peur que ne la leuffiez , & venois pour vous en empefeher. Cette fine femme pen- fa bien toutes-fois que îe Tauois leué, mais connoiilant par ce que îe luy en dilois , que îe n'elcois pas encor bien difpoféeàcc qu'elle vouloir, elle creut eftre neceiTaire demeiaif- fervne bonne opinion d'elle>& de feindre auflî bien que moy. Et parce qu'elle fçauoit que l'aimois Damon,elle en aceufe cette bonne vo- lonté , & penfa qu'elle ne pouuoit mieuxbaftir fon defTein que des ruynes de l'amitié que îe portoisaceCheuaher. Cela fut eau fe quelle tourna tout fon efprk à la ruyner:& d'autant

Livre sîxÎESMfe. 405

quelle connoitïbit bien que ie n au ois pas mau- uaife opinion de moy, elle fe figura que Fa- mine que Dam on me portoir 3 eftoit caufe que ie l'aimois. Elle fie donc deffein de me mettre en doute de luy3 ne iugeant point qu'il y euft vn meilleur moyen que la îalouiîe, d'au- tant qu vn cœur généreux relient plus le mef- pns que toute autre orfenfe : & quoy que la ia- loufiepuiffe procéder de diuerfes caufes , tou- tesfois la principale eiiquand l'amant voit que la perfonne aimée , en aime vn autre, prenant cette nouuelle affection pour vn tefmoignage de mefpris d'autant qu'il mge que comme celle qu'il aime mente toute fon amour , de mefme il doit aufïireceuoir toute la fienne, fi pour le moins elle l'eftime autant qu'elle eft eftimée de lny , &: ne le faifant pas il l'attribue au mefpris.

Mais quand elle voulut exécuter ce deffein, elle n'y trouua pas vne petite dirnculté3 d'au- tant que ce Cheualierneregardoitfemmedu monde que moy3 outre qu'il eftoit neceffaire que Lenane euft toute puiiTance fur celle de quiellcmerendroitialoufe, afin de la condui- re à fa volonté: & de plus qu'elle fuit fecrette3 & belle , & de telle condition , qu'il y euft apparence qu'elle méritait d'élire aimée. Il eftoit bien difficile de trouuer toutes ces qualî- tez enfemble en va mefme fujet. Mamelle qui auoit vnefpritquinetrouuoitiamaisrien

Ce ï)

404 La îï. partie dAstree] d'impofïible 3 après auoir cherché quelques iours en vain, fe refoluc de fuppleer par la fi- neiTe au deffaut dVne niepee qu elle nourrit {oit. C'eftoit vne ieune fille qui s'appelloit Ormanthe, ie dis ieune d'aage &: d'efpnt , qui auoit le vifage alTez beau, mais fi defnuée de ce vif efpnc , qui donne de l'amour 3 que peu de perlonnes la îugeoient belle. Leriane tou- tesfois eut opinion qu'elle l'inftruiroit de forte, qu la nature defailloit 5 fon artifice donne- rait vn grand fecours 3 que tout reiiiTiroïc àfonaduantage. En ce deffein elle tire à part Ormanthe 3 la tance du peu de foing qu'eue a d'elle mefme, qu'elle deuroit auoir honte de voir toutes iescopagnes aimées & feruies D qui eftoient beaucoup moins belles qu elle n'e- ftoit pas, & qu'elle n'auoit feeu encor es obli- ger le moindre Cheualier à l'aimer , que ce- la procedoit de fa nonchalance 3 & de fon peu d'efpnt, que quant à elle, fi elle ne fevou-* bit refoudre à mieux faire , quelle la ren- uoyeroit vers fa mère, parce que demeurant dauantage dans la Cour, elle n y feroit autre chofe qu'y deuenir vieille fille. Ormanthe qui craignoit que fa mère la mal-trai&afl: , fi Lenane la renuovoit de cette forte , les lar- mes aux yeux , fe îette à fes genoux ,1a fup- plie de luy vouloir pardonner les fautes que elle auoit faittes , & luy promet qua laduenir elle s'eltudiera de luy donner plus deconten:

Livre sixiesml 4^î

tcment. Leriane qui vit v'n fi bon commen- cement en fon deiîein, continua : Mais voyez- vous, Ormanthe, toutes ces larmes , Se tou- tes ces proteftations feront enfin inutiles , Ci ie vois que vous ne changiez de façon de vi- ure. Toutes vos compagnes tont fermes, & vous efies la feule qui ne l'eftes point. Pen- fez-vous que ie fois fans defplaifir , quand le vois toutes les filles de la Cour recherchées, & eflimées, de quand nous allons au prome- noir, que chacune a fon^Cheuaîier qui lu y ayde à marcher, voire quelques - vnes deux ou trois5qui fe preflent à qui occupera leurs coftez, & que vous eites toute feule fans que perfonne daigne feulement tourner les yeux vers vous? chacun en parle comme il luy plaiit:maisne croyez point que ce foit à v offre aduantage, Quclques-vns qui voyent voftre vifage eflre plus beau que celuy de plufieurs de vos com- pagnes defquelles on faict cas, difent que fi vous n'eftes point recherchée, c'eft que vous efies pauure, d'autres que vous auez quelque deffaut, ou en voftre race, ou en voffre per- fonne. Et en venté ce n'eft que pour voftre nonchalance , & pour vne façon fauuage &: humeur rnftique qui vous fait fuyr de cha- cun. Et de fait , ie fçay que Damon a eu deiTern de vous aimer: ie le fçay, parce qu'il m'en a faict parler par quelques -vns de fes amis , & toutesfois il n'a iamais fçeu trouuer

ïij

406 L A 1 1. PAHIE D'A STKEE.

les moyens de s'approcher de vous, tant vous elres peu accoftable , & tant cette lotte hu- meur, &: façon retirée luy en a ofté la com- modité. Et Dieu fçait en cette Cour il y a Cheualier de plus de mente , & vous ne feriez pas la fille la mieux fei'uie 8: la plus honnorée, li ce bien vous aduenoit. Que cette bonne fortune fe prefentoit à quelques autres de vos compagnes, 5c de quel courage feroit-ellereceuë , & de quelle induftrie, & de quel artifice n'vferoient - elles point pour le polTeder entièrement? Or le vous diray donc encore cette fois pour toutes , que fi vous vou- lez, Orm an the, que îe vous retienne plus lon- guement en ce heu,ie délire que vous donniez autant de fujetaDamonde vous aimer, que vous luy en auez donné du contraire, & ne craignez que les faueurs que vous luy ferez, foientveuës de quelque autre: car le delTein qu'il a de vous elpoufer , couurira aiTez tout ce qu'on en fçauroit penfer à fon defaduantage. Telle fut la leçon que Leriane fift à cette îeune fille, qui ne tomba point en vne terre în- gratte, d autant que Ormanthe qui de {on naturel eitoit d'humeur libre de fans feintife, n'ayant plus de bride qui la retint, tant s'en faut , ayant les inftruclions de Leriane qui l'y pouflbient, faifoit depuis ce îour tant d'extra- ordinaires careffes à Damon , que luy & tous ceux qui les voyoïentj endemeuroient eiion-

Livre sixiesme] '407

nés. Et ces chofes pafferent fi auant, queie commençayd'enoùyr quelque bruit, & cela par l'artifice de Leriane, qui par le moyen de Thcrfandre le taifoit dire en lieu d'cùie le pou- uois fçauoir. Et afin que l'eulTe moins de foup- çon que ce fuft vne tromperie 3iamaisTher£m- dren'en parloit., mais il le taifoit dire par fes amis. Ettoutesfois îe ne pouuois croire que Damon aimait mieux cette lotte fille quemoy, puis que fa beauté, ce fembloit, n'efgaloit pô'nt celle de mon vifage, ainlî que mon miroir m'afTeuroit 3 fur lequel la voyant ie îettois bien fouuent les yeux pour en faite comparaifon. De plus,quand ie me reffouuenois de ce que fe- fïois, & quOrmanthe eftoit, ie ne pouuois m'imaginer qu'il fift choix5en me defdaignant, d'vne perfonne qui eftoit fi peu de chofe au prix de moy. Ce que cette malicieufe recon- noifiant bien, voulut me tromper auec vn plus grand artifice. Il y auoit vne vieille femme qui eftoit tante de Leriane, qui auoit toute fa vie vefcn auec beaucoup d'honneur & de ré- putation. Leriane fit en forte, par la voye de Therfandre, que cette bonne vieille fut aduer- tie des carefles que Ormanthe faifoit à Damon, qui eftoient telles , que quaj îd elle les fçeut,elle n'eut repos qu'elle n'en vint aduertir Leriane, de elle qui fçauoit fa venue, fetrouna exprefle- ment dans ma chambre,afin queie ville quand elle iuy en parleroit.Leurs difeours furet longs,

C c iiil

40S La II. partie d'Astree. &les branflemens detefte, Se la colère que ie remarquay en elles , me donna volonté, quand cette bonne femme fut partie , defça- uoir ce que c'eftoit. Elle feigait de vouloir &nepouuoir me le taire, ôc demeura quel- que temps fons refpondre. Enfin parce que ie l'en preiïbis par l'amitié que ie luy por- rois, elle me dit: Voyez-vous, maMaiftref- fe (c'eftoitainfi qu'elle mappelloit) Damon penfe eftre fin, & il ne prend pas garde que ie fuis encore plus fine. Il croit en feignant de vous aimer, que ie ne verray pas l'affe- ction qu'il porte à Ormanthe. Cette ruze fc- roit bonne fi ce n'eftoit point ma niepee, mais cela me touche trop pour n'auoir les yeux bien clairs en femblables affaires -.outre qu'il fe laifle tellement emporter au delà de toute pru- dence, qu'il faudrait bien eftre aueuglepour n'y prendre garde. le penfe que plus de mille perlbnnes m'en ont aduertie: de voila cette bonne femme qui ne rn eft venue trouuer que pour me dire qu'ils viuent: de forte que cha- cun en parle fi defaduantageufement pour fa petite niepee, qu'elle ne me le pût celer, 8c que mefme ie ne fuis pas exempt du blafme de le fourrnr , puis qu'elle eft fous ma char- ge, l'en ay tancé plufieurs fois Ormanthe, mais ie penfe qu'il l'a enforcelée. le ne fçay quant à moy quel gouft il y trouue: car encor qu'elle fgit maniepce , ie diray bien qu'il n'y a pasvne

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fille plus lotte 5 ny plus incapable , ce me fem- ble de donner de l'amour que celle-là. O que ces paroles me furent fafcheufes &: difficiles à fupporter fans en donner connoifiance .' le me retiray en mon cabinet cette ruzée me fui- uit , eflant trop expérimentée en femblables accidens pour ne reconnoiftre pas ceux que fes paroles auoient caufezenmoy. Et parce que le mefiois entièrement en elle 3 aufïi-tofïque if lavis feule près de moy3 il me fut împoiTi- ble de retenir les larmes 3 & en fin de ne luy dire tout ce que îufques alors îe luy auois celé de noftre affection. Dieu fçait fiLeriane re- ceut vn extrême contentement de cette dé- claration, &; quoy que tout fon deffein ne ten- dit qua mcdiuertirde l'amitié deDamon, fi connut-elle bien qu'il n'eftoit pas encor temps de donner les grands coups 3 & qu'il la falloit affoiblir dauantage auant que l'entreprendre. Et pour le pouuoir mieux faire , elle me voulut donner vne créance bien contraire à ce qui eftoit de la vérité, à fçauoir qu'elle eftoit fort amie de ce Cheualier : ce qu elle faifoit pour m'ofter toute méfiance. Elle me parla donc de cette forte : I'auoue., ma Maiftreffe 3 que vous m'auez fortie d'vne extrême peine, & toutes- fois k ne voudrois pas auoir achetté mon re- pos à vos defpens. Si i'euffe penfé qu'il vous aift aimée3 le n'euffe ïamais eu peur qu'il euft çourné les yeux fur ma niepce pour l'armer,

4*o La II. partie d'Astree] Damon a trop deiugemcnt pour vous changer à vn autre , & m efm e qui van t h peu. C e n cil qu'vne humeur de îeunefTe qui l'a efloignede vous, il reuicndra bien toit a ion deuoir, & ne faut pas que cela vous fe pare de ion amitié. Il a beaucoup de mente, il eft plein de coura- ge, &: uns mentir perfonne ne le void qui ne ieiuge digne dVne bonne fortune. Toutesfois îene fuis pas en doute que cette action ne vous afflige, &ne vous donne autant de defplaiiir, que c'eftoit quelque plus grande îniure, &: ceft parce qu'Amour eft vn entant , qui s'of- fenfede peu dechofe. Mais, maMaiftrcile, ne vous en tourmentez point Hauàotage. Si vous voulez vfer du remède que ie vous donneray, vous ferez tous deux bien-toit guéris. N'auez- vous iamais pris garde qu vne trop grande clarté efbloiiyt, & que le trop de bruit em- pefched'oùyr: Peut-eitre aulTi trop d amitié, que vous luy auez fait paroiftre, a rendu moin- dre fon affection. Quant a moy, ie le crois fa- cilement, fçacham ailcz que ces îeunes efpnts font ordinairement fujeds a telle chofe, ou pourfe croire trop affeurezde ce qu'ils poffe- dent, ii bien qu'ils deuiennent nonchalans, ou pour mcfpnfer ce qu'ils ont fans peine, 6: en abondance , qui leur donne de nouueaux de- iîrs. Mais il laut vfer en ce mal ( comme en tout ancre ; de fon contraire. le fuis certaine que ii vous feignez de vous retirer vn peu de

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luy, vous le verrez incontinent reuenirà fon deuoir, & vous crier mercy de fa faute. Vous croyez bien, ma Mai (trèfle, que fi îe ne vous aimois, îe ne vous ucndrois pas ce Langage. Aufli vous donne-ie lemefme confeil, qu'en femblable accident levoudrois prendre pour moy. La conclufion fut que cette fine àc ma- licieufe fe feeut tellement defguifer que ie luy promis, après plufieurs remerciemenN de me feruir de ce remède. Qr le deffein qu elle auor, eftoitde faire l'vn de ces deux efTe£b. OuDamon, difoit-elle en elle-mefme, glo- rieux de fon naturel, fe voyant defdaigner auec plus de defpit que d amour, fe retirera offenfé des adions de Madonthe : ou bien ayant plus d'amour que de defpit , elTayera de regagner fes bonnes grâces s'efloignant dOr- manthe. Si le premier aduient, fauray obtenu ce que îeveux: fi c'eit le dernier, l'acquerray vue fi grande créance auprès de Madonthe, lors qu elle aura efprouué mon confeil eftre il bon , qu'après l'en difpoferay entièrement à ma volonté. Et il aduint que Damon con- noiffant quelque froideur en moy, & nca polluant acculer autre chofe que les carefles qu'Ormanthe luy faifoit, le retira peu à peu d'elle, & la fuvoit comme s'il euft efié fille & elle homme. Lenane s'en prit garde auiîi bien que moy, &: pour ne perdre vne fi bonne occafîon, vn lour que nous en parlions feules

4ii La IL partie d Astref! dans mon cabinet 5 elle me demanda fi fon confeil n'auoit pas eftébon , & fi a faduenk ie ne la croirois pas ? Et luy ayant refpondu quouy, elle continua: Or3 ma MaiitreiTe 3 il faut que nous fartions comme ces bons Mede - cinsj qui ayans bien préparé les humeurs par quelques légers remèdes, les chaffent après tout à fait par de plus fortes médecines. le vous veux dire vn artifice dont l'ay veu vler à celles qui fe méfient d'aimer. Il n y a rien eu vn Amant reiTente plus que les coups de la laloufie^ ny qui l'efueille mieux, & le faiTe plus promptement reuenir à fon deuoir. le fuis d'aduis que Damon en efpreuue quelque cho- fe. Vous verrez comme il reuiendra à fon de- uoir, & comme il feiettera à vos pieds, &f re- connoiitra l'offenfe qu'il a fai&e. le me mis à fouf-nre oyant ces paroles 3 ne me femblant pas que îe peuife obtenir cela fur moy : Tou- tesfois repaifant par ma mémoire combien le confeil quelle m'auoit des-ja donné efioit reiïflî a mon contentement, îe merefolus de la croire encores ace coup: Mais, luy dis ie3 de qui fera-ce que nous nous feruirons en cecy? C'eftoitàce paffage que cette ruzée m'atten- doit il y auoit long temps , parce qu'elle ne m'oioit propofer Therfandre , à caufe de ce qui s'eitoit paffé: &: toutesfois c'eftoit elle vouloit que le vinife de moy-mefme. Elle me refpondic donc de cette forte: Vous auez

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raifon , ma Maiftreflc, de faire cette demande, & il y faut bien auifer : eau à tel vous pourriez- vous addreiTer, qui par après en feroit fon pro- fit , & pourroit nuire à voftre réputation : de forte que le conclus qu'il faut que ce foit vn homme de qui vous puilTiez difpofer abfoluë- l ment, & qu'il foit au prix de vous de fi peu de coniîderation , que quand vous voudrez vous en retirer, il n'ait la hardieffe de s'en plaindre, ou s'en plaignant 3 qu'au lieu d'eftre creu, chacun fe mocque de luy. Et à ce mot baiflant les yeux en terre ,- après s'eftre teu quelque temps, & fe grattant le derrière de la tefte, feignant d'en chercher vn , elle releua les yeux tout à coup fur moy, ôcme dit: Maispour- quoy cherchons-nous bien loing ce que nous auons fi près ? Qui fçauroit eftre meilleur que Therfandre? Vous en ferez tout ce que vous voudrez, & il n'oferoit fouffler: tant s'en faut qu'il s'ofe plaindre, outre qu'il eft fi diferet 3 de il plein de bonne volonté^ que îe ne croy pas qu'il s en puifTe rencontrer vn qui foit plus propre à ce pour quoy nous le demandons. Lors qu'elle me nomma Therfandre, ie me refTouuins de ce qui s'eftoit paffé , &: iugeay bien qu'elle me le propofoit pluftoft qu'vn au- tre, pource qu'elle l'aimoit, mais auffi ie con- nus bien que fa condition ôc fa prudence eftoient telles qu il les falloit pour exécuter la refolution que nous aiaons pnfe. Et quoy que

4r4 La II. partie d'Astrîl mon courage aider refufaft de tourner me« yeux ilir vn homme de fi peu, fi eft-ce que l'af- fection que ieportois a Damon, qui comme que ce fuit me donnoit la volonté de le rap- peller , me ht en fin condefcendrc à ce que voulut Leriane. le cômmençay donc défaire plus de casdeTherfandre, &de parler quel- quefois à luy, mais îe mourois de honte,quand le prenois garde que quelqu'vn me voyoït. Damon de qui l'affection efloit extrême, s'ap- perccut incontinent de ce changement, parce que Leriane auoit dit a Therfandre que la difcretion auec laquelle il m auoit ferme, auoit eu tant d'effedt qu'en fin îe l'aimois autant qu'il m auoit aimée ,& la moindre apparence qu'il en remarquoit, luy en faifoit croire au double, d'autant que ï auois accouftumé de viure fi différemment auec luy que les moin- dres paroles luy eitoient de très-grandes fa- ueurs: &cela fut caufe qu'il commença de fe releuer plus quevde couftume, de fe porter plus haut qu'il ne fouloit , abufé des vaines efperances qu'il fe donnoit , & des mentenes de cette femme. De forte que Damon apper- ceut bien-toit cette bonne chère, & repartant par fa mémoire tout ce qu'il auoit veu, fe ref- fouuint de la lettre qu'il m'auoitveu receuoir dans les gands, &de tirant plufieùrs def- aduantageufes conclufions & contre luy &r contre moy, il creut en fin que par la folhci-

Livre six lis MI. 41 y

fetiondcLcnane, iaiïois receu le fcruicc de Therlandre, & oublié ton arfeclion : & après auoir fopparté ce defplaiiïr quelque temps, pour voir h îe ne changeois point, en fin n'en ayant plus le pouuoir, il refolut de me faire quelques reproches. Et parce que Leriane eitoit toufiouis auprès de mov, il luyfut im- polfible de me parler que dans la chambre meimedeLeontidas. Il prit donc l'occaiîon, lors que fortant de table feftois eiloignée de cette femme, &: parce qu'il vid bien qu'il n'au- roit pas beaucoup de loiiir, il me dit : Eitcc que vous vueillezque ie meure, ou que vous ayez tait dciTeind'efprouuer combien vne per- fonne qui aime peut fupporter des rigueurs? le luyrcfpondis froidement: voitremort ne me touche non plus que mes rigueurs vous peu- uent atteindre: il me vouloit refpondrè, mais Lcnane furuint, parce qu'elle s'eitoit pnfe gar- de de ces propos, &: par fa prefence contraignit Damon de fe taire, outre que me tournant vers elle ie luy en oftay le moyen. Cette rulee me regarda, me faifant ligne que c'eftoitvrx crfect de noftre deffem: & puis sapprochant de mon oreille, Ne voicy pas, dit-elle, vn bon commencement? Il faut continuer, & vous verrez que ie 111V entends. Ah / la malicieu- fe , elle auoit ration de dire qu'elle s'y enten- doit, mais c'eitoit à me rendre la plus mal- heureufeperibnneqLu fat Jamais. le contint**

4i6 La II. partie d'Astree." donc, fage Bergère, &: ne daigne pas feulement me tourner du cofté de ce Cheualier, qui fortit de lafale fi hors de luy-mefme, qu'il fut plu- lïeurs fois preft à fe mettre fon efpée dans le corps, «Sciecroy que fans ledeiTein qu'il auoit de faire mourir Theriandre, il euir exécuté contre luy-mefme cette eitrange refolution. Et ce qui fempefcha de ne mettre prompte- inent la main fur Theriandre, fut la crainte qu'il eut demedefplaire,fçachant bien qu'il fe- roit vne grande playe a ma réputation, fi fans autre fujecl: il fattaquoit. Cela fut caufe que avant vn peu rabattu de fa furie, il alloit re- cherchant quelque occafion, lors qu'il rencon- tra Ormanthe, qui félon fa couftume luy vint fauter au col. Luy qui neftoit pas en bonne humeur la repouiîa vn peu, &: luy dit qu'il s'eftonnoit qu'elle n'euft point de crainte du iugement que chacun pourroit foire de fem- blables actions. Et de qui, refpondit-elle , me dois-ie foucier, pourueu que vous l'ayez agréa- ble? Quand ce ne feroit de nul autre, répliqua Damon, encor deunez-vous craindre Lena- ne. DeLeriane,dit-elle en fouf- riant, ah/ Da- mon, que vous eftesdeceu, îe ne fçaurois luy faire plus de plaifir que de faire cas de vous. Le Cheualier qui feauoit bien que Leriane luy vouloit mal , oyant ces paroles, fe douta in- continent de quelque trahifon,&: pour l'aue- rcr la tirant à part, la pria de luy dire comment

elle

Livre sixiesme." 417

elle le fçauoit. Ormanthc qui eiloit peu fine* &:qui outre cela penfok bien s'exeufer en re- iettant le tout fur fa'tante, luy raconta tout au long les difcours deLenane, & le commande- ment quelle luy enauoit fait.

Damonqui droit aduifé,iugea après y auoir vn peu penfé , a quel dtflein elle l'auoit fait, &vid bien alors que le changement de mon amitié n'eltoit procédé que de l'opinion que j'auois conceuë qu'il aimait cette fille. Et pour ne luy en donner connoiffance, il la laiflà fai- sant femblant d auoir affaire ailleurs, bien relb- lu de me le dire, quelque empefehement que Leriane y peuit donner. Et il fembla que la fortune luy en voulut offrir lacomm©dité : car ce mcfme iour Tornfmond voulut aller à la chaffe : & parce que laRoync auoit accoutu- mé de l'y accompagner, ie montay à cheual comme ie relie de mes compagnes, & allât mes en troupe îufques a laflcmblée : mais quand nous fufmes au laiffé-courre, & que Tort euft donné les chiens, le cerf eftant lancé fans fe faire battre laiffa librement fon buiffon, de prenant vne grande campagne emmena à perte de veue toute la chaife après luy. Ce fut alors que nous nous feparafmes3 & que les cheuaux plus viftes laifferent les autres derriè- re. Damon qui effoit bien monté auoit touf- feurs l'œil furmoy, & me voyant vn peu fe- parée de mes compagnes, & iugeant par la a. Part, Dd

418 La II. Partie d'Astrel route que ie prenois Fendroit ie deuors paf- fer , il me gagna les deuants, Se feignit que ion cheual luy eftant tombé deiïùs,luy auoit bielle vne ïambe, &pour en donner plus de créan- ce, il fouilla tout vn cofté de la tefte,de l'efpau- le de de la cuiiTe de fon cheual, ayant aupara- vant dôné quelque commifTionàfonEfcuyer, pour l'efloigner de luy. Et racontoit a tous ceux qui paffoient en ce lieu l'inconuenient qui luy eftoit arnué , &: leur montroit la route que la chaire auoit pnfe , leur difant que ie Roy eftoit prefque feuL Mais lors que ie paf- fay , il me trauerfa le chemin , & prenant mon cheual par la bride, Farrefta , quoy que ie ne le voulnffe pas, dont certes ie fus vn peu furprife, craignant que l'amour ne le porta*! à quelque indiferetion. Mais ayant peur que il ie luy montrois vn vifage eftonné , il ne prie plus de hardieiîe, ie fis de neceiTité vertu , & luy dis dVne voix aiTez forte: Et quelt cecy Damon? depuis quand auez-vous pris tant d outrecuidance que de m'ofer interrompre mon chemin? Laneceiïité, me refpondit-il, qui n'a point de Loy, me contraint de com- mettre cette faute. Que fi vous îugez après m'auoir ouy qu elle mérite chailiment,ie vous promets qu'au partir de voftrc prefence ie le feray tel que vous en ferez fatisfai&e. Et lors leuantles yeux en haut: ODieux .'dit-il, qui voyez les cachettes des âmes plusdiflimulees:

Livre six iYs m ï] 419

oyez ce que vaydire à cette belle 3& fi ie ne fuis véritable , ô Dieux ! vous nèfles point miles fi vous ne me punifiez deuant fes yeux. Et lors fe tournant vers moy : le ne veux pointa cette heure, continua- t'il, ny m'excu- fer, ny vous aceufer, belle Madonthe , pour le choix qu'il vous a pieu taire a mon defaduan- tage deTheriandre, mettant en oubly tant de fermens lurez, & tant de Dieux appeliez pour tefmoins: mais ie me plaindray bien de ma fortune , qui n'a voulu que f ewtaflè le mal-heur que fauois preueu. Dés queLeria- ne s'approcha de vous, il fembla que quelque Démon me predifoit le mal qu'elle me deuoit pourchafTer : Vous fçauez combien de fois nous auions refolu de ne nous fier en elle: mais mon mauuaisdeflin plus fort que toutes nos refolutions , vous fit changer de penfée, & a voulu que vous l'ayez aimée. Puis que vous enauezeu du contentement, encorque l'en aye fouffert le plus cruel tourment qu'v- ne amepuifle refTentir., fen lotie les Dieux.» & les fupplie qu'ils le vous continuent. Si efi> ce qu'il m'efl impoilïble de vous laifier plus long temps en doute de ma fidélité , & quoy que ie fçache que ce fera inutilement , éc que vous n'en croirez rien3 fi vous diray- ie la malice auec laquelle elle a ruiné mon bon-heur. Et en ce lieu il me raconta l'a- mour que Leriane luy auoit portée, les re-

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420 La II. partie d'Astre!; cherches qu'elle luy auok faictes, comment il l'auoit rerufée, & l'e^œreme haine qui eftoit née en elle de ce refus : oblpour vérifier ce qu'il difoit,il me remit en mefme temps les lettres qu'elle luy en auoit efcrites , & continuant foa difcoursmedit lesconfeils quelle auoit don* nez à Ormanthe de le carefTer, afin de me faire croire qu'il en eftoit amoureux 5 me faifant entendre comme il lauoit fçeu , & en fin il adiouïta: Or cette ame trauerfée ,& pleine de malice, n'a tenu conte de l'honneur jde fa niepee, afin de me nuirc,& de vous faire aimer Therfandre, ce qu'elle fçauoit bien ne pou- uoir aduenir qu'en merauiflant l'honneur de vos bonnes grâces. Mais, ô Dieux! eft-ilpofTi- ble qu'elle y foit paruenuë? Mais, ô Dieux/ eft-il pofTible que l'endoute, après auoirveu receuoir des lettres dans des gands , & après auoir veu la peine que vous prenez de faire bone chère a vn homme tant indigne de vous? Mais quels plus feurs tefmoignages puis-ie auoirque vos paroles, pour connoiftre que ie fuis miferable, que ie fuis condamné, & que ie fuis perdu? Or bien,Madonthe, puisque ma * mauuaife fortune eit caufe que ce généreux courage que l'ay toufiours reconnu en vous, s'eit non feulement fouillé de l'inconftance, mais dVn choix encore qui eit fi vil &: hon- teux, il ne fera pas vray que ie furuiue voffoc amitié, & veux faire paroiftre que i'ay allez

1 Livre sixiisme! 4Z

d'amour pour lauer voftre ofFcnfe de mon fang. Si ie fus eftonnée doiïyr cette trahifon, vous lcpouuez iuger, fage Diane, puis queie ne luy fçeus refpondre de quelque temps: de lors que ie comrnençois de reprendre la paro- le , de que ie voulois luy donner toute la fuis- faction qu'il euil fçeu délirer, ie vis que la chaiTe reuenoit à nous, de qu elle ef toit des-ja (i proche, que pour n'eltreveuê' feule auecDa- mon, ie fus contrainte de partir fans auoir le loifïr de luy dire que ce peu de mots : La vérité fera toufîours la plus forte. Et foudain frap* pant mon cheual de la houfline, ie me icttay dans le bois , bien marne de n'auoir pu luy refpondre. Que i'eulTe ofé luy commander demefuiure ie l'eiirTe fait, mais l'eus peur que quelqu'vn ne nous rencontrait enfemble: de forte que i'aimay mieux remettre à vne meil- leure occafion la déclaration que ie luy voulois faire, outre qu encores voulois-ie lire les lettres qu'il m'auoit données pour voir s'il m auoit dit vray.

Or oyez, ie vous fupplie, de quelle forte les rencontres font conduites par les Dieux, quand ils fe veulent mocquer de noftre pru- dence. I'auois efleu le lendemain pour fortir de peine le pauureDamon, &ce fut ce iour qui le mit en fa dernière confufion, le ne vous diray pas quelle fut la nuiâ: qu'il paffà : car on peut croire ayfémcnt que ce fuft fans repos:

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412 La IL partie d'Astrel' tant y a que le ioureftant venu, il fort de fa chambre , & voyant que c'eftoit l'heure que l'auois accoultumé de me leuer, il fe vint pro- mener en vne galerie 5 de laquelle il voyoit 3uand on ouuroit; la porte de ma chambre , à eifein d'y entrer auifi-toil qu'il fçauroit-que îe ferois hors du lift. Mais de fortune ce îour ie m'efueillay fort tard, tant à caufedu trauail de la chaiTe, que pour m'eftre le foir amufée à lire les lettres de Leriane qu'il m'auoit don- nées, & faut .que i'auoùe que l'y leus'des du- plications indignes du nom de fille, &: entre les autres en la conclufion de l'vne il y auoit ces mefmes mots : Receuez , ô beau & trop aima- ble Damon3 les prières de celle qui fe donne à vous, fans autre condition que d'eftre voftre: Que ce n'eft par Amour, ce foit au-moins par pitié. Certes, l'eftonnement que i'en eus fut grand: mais plus encore lemefpnsque ie conceus de ces paroles. Il fut tel, que de defpit dauoir erré fi vilainement trompée, ie ne pus clorre l'eril de long temps après rneitre mife au lich Mais cependant qus Damon, comme ie vous ay dit5fe promenoitdans cette galerie, Leriane qui l'auoit veu en ce lieu3 voulut efTayer, il vn Amant peut mourir de defplaifir : car ayant trouué en mefme temps Therfandre, elle le conduifit à vne feneftre baife au deiîous de celle elle auoit veu que Damon s'appuyoit quelquefois eftant las de

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fe promener, & ayant remarqué qu'il y eftoit •à l'heure mefme, feignant de parler bas elle tint allez haut tels propos à Therfancfre. Afin que vous connoifiicz, mon frère, que Madon- the vous aime véritablement , & qu'elle fe mocque de tous les autres qui ont opinion ifeftre aimez d'elle, hyer elle me commanda dés qu'elle fut reuenue de la chaffe, de vous donner cette bague qu'elle a fait foire exprés pour vous, toute femblable à celle que vous luy auezveu porter il y a long temps, & vous prie de l'aimer, & delà porter pour l'amour d'elle pour fy mbole de voftre amitié, & pour faiTeu- rance que déformais fa volonté ne différera non plus de la voftre que cette bague de celle qu'elle retient. O Dieux: quelle trahifon .' Eft- îl polîible qu'vn efprit humain en ait cité l'in- uenteur? Car il eftoit certain que i'auoisvne bague femblable à celle qu'elle luy donnoit, de qu'il y auoit long temps que ie la portois, &: cette malicieufe l'auoit fait fectettement con- trefaire auec deffein d'en commettre cette xnefchanceté. Damon qui eftoit comme ie vous ay dit, accoudé fur la feneftre haute, oyant la voix de cette femme la reconnut in- continent, &preftantplusattentiuement l'o- reille, ouyt les paroles que ie viens de vous dire. Et parce qu'à deflein elle fortit le bras hors de la feneftre pour faire voir la bague à Damon 3 il reconnut bien qu'il eftoic vray que

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424 La II. parité d'Astrte.' j'en auoisvnc fcmblable: & cependant qinJ tafchoit de la bien reconnoirtre, il ouytquc Therfandre luyre(pondoit: le îure par tous nos Dieux que cette fàueur m'eft tant agrea- ble3 queie veux bien que Madonthe ne m'ai- me iamais3iîiene l'emporte dans mon cer- cueil, pour marque que îe fuis à elle, &que c'efi la plus chère chofe que iauray iamais, & à ce mot il la prit, la baifa diuerfeslbis, &en fin fe la mit au doigt.

SiDamonfut tranfporté3& s'il auoitfuject de fortir hors des limites du deuoir5ie vous le laifle a penfer, fage Bergère: & toutesfois il eut tant depouuoirfurfa colère , qu'il ne fie nyne dit chofe qui peut en donner connoif- fance , de peur que quelqu vn ne s'en apper- ceuil,&ne l'empefchaft d'exécuter fon deffein. En mefme temps la Roy ne s'en alloit au Tem- ple pour affilier aux facnfices qui fe faifoient prefque tous les matins. Et parce que la femme deLiontidas ne labandonnoit gueres, îe la fuiuis, comme les autres Dames de la Cour: dequoy Damon n'eftant aduerty que nous ne raflions des-ja en nos chariots, il monta à che- nal 3c\: nous atteignit lorsque nous entrions xians le Temple: Voyez quel malheur fut le noftre. Taiiois refolu de receuoir fes exeufes, & de l'affeurer que îe l'aimoïs, quelque de- monftration que feutre faicte du contraire, &C pour témoignage de mes paroles 1e voulois

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rompre toute forte d'amitié auec Lcriane, &: toute familiarité auec Therfandre , & ne cher- chois que l'occafion de le pouuoir dire à Da- mon: mais abufé de la trahifon que Leriane ve- noit de luy fairejors qu'il me vit,ce fut auec vu vifage fi renfrongné,& tenant fi peu de conte du falut que îe luy fis , que véritablement i'en demeuray offenfée , ne fçachant point le der- nier fujet qu'il en auoit.Et toutesfois me repre- f entant la ialoufie que le luy auois donnée, quelque temps après îel'en exeufay. Nous en- trafmes dans le Temple, les facrifices furent commencez, durant lefquclsie pris bien garde de fois à autre qu'il me regardoit, mais dVn œil il farouche qu'il tefmoignoit bien qu'il êftoit fort tranfporté. Or oyez, îe vous fupplie, iuf- ques cette paffion l'emporta, lors que les boities furent offertes, que chacun auec plus de zèle & de deuotion faifoit d'vne voix baffe & à genoux fes prières, il fe releua dans le mi- lieu du Temple, & haufiant la voix, il profeÀ relies paroles : O Dieu .' qui es adoré dans ce fainét lieu par cette deuote affemblée , fi tu es î ufte, pourquoy ne punis- tu l'ame la plus perfi- de & la plus cruelle de toutes celles qui font au monde : le t'en demande îuiticeen fa prefen- ce, afin que fi elle a quelques defenfes, elle les allègue: mais fi cela naduient point, ie diray que tu es iniulte ou impuiflant. Vous pouuçz peiiier, fage Bergère 3 quelle ie

■416 La II. Partie d'Astrh; deuins, & quelle peur i'eus qu'en fon tranfpore il n'en dit dauantage , ou fit reccnnoifîre que c'eftoit de moy de qui il padoit.Toute Paffenfc- blée tourna les yeux fur luy, tan t pour fa voix qui eiloit pleine de terreur & d'efpouuante- ment , que pour cette façon de faire 3 du tout inaccoutumée. Mais lny fans en faire fem- blant, après s'eftre remis a genoux, laiffa pa- raçheuer le facnfice. Dieu fçait fi cela fit faire de diuers iugemens a plufieurs : Et il fut très à propos pour moy que le voile que i'auois fur le vifage 3 empefehaft que Ton ne me vid : car on euft fans doute reconnu à ma rougeur5que c'eltoit de moy de qui il fe plaignoit: & fes amis & fes païens trouuerent cette prière hors defaifon 3 & n'attendoient la plus-part que la fin du facnfice pour luy en dire leur aduis. Mais ils furent bien deceus, d'autant que fe per- dant parmy la foule il fe defroba, fans que per- fonne s'en prit garde : & fe retirant en fon logis après auoir donné ordre à fes affaires le plus promptement qu'il pût , il m'eferi- uit vne lettre , qu'il mit en fa poche 3 & re- prenant la plume , efcriuit ces paroles à Therfandre.

Livre sixiesmé, 417

DEFFY DE D AMON a Theksandre.

SI l'offenfe que iay recette de voàf, neftoit de celles qui ne peuuent ejlre effacées qu'a- ucc le fang , ie ne defirerois pas Tberfandre, de 'vous voir feul auec l'ejpée en la main. Mais ne. pouuant cjtre fatisfaiff d'autre forte, & [ca- chant bien que vojlre courage ne vous rendit ïamais plus lent au combat qu 'al 'offenfe 'je vous tnuoye cet homme que vous connoijjez, bien eflre a moy , & qui vous conduira ou ie vous atiens fans autres armes que celles que nous for- tons ordinairement au co/té, vous promettant en foy de Cheualier que ïy fuis feul , & que vous naurt 7 a vous garder de personne que de moy qui juu D A M 0 N.

Il commandai vn ienne homme des fi en s, nommé Halladin, qu'il auoit nourry 5 & qu'il aimoit fur tous ceux qui le feruoient 3 fut pont fon affeftion, fut pour l'entendement qu'il a- uoit.qu'en diligence il luy menai!: vn cheual le long des rempart s de la ville , fans que perfon- ne le vift , &: qu'il en pnft vn autre pour le fut- ure : Halladin n'y faillit pas, & ainfi eftant tous deux fortis dehors, Damon laiiTe le grand chc~

4^8 LaII.Partie dAstree.1 mm, Payant choifi vn lieu commode pour fon 'defTeinJeplus reculé du paflàge commun, il découure fon intention à Halladin: Finftniiâ de ce qu'il doit faire, & enfin donne ce qu'il ef- critiTherfandrc. Ce îcune homme defireux de feruir fon mailtre félon fes commendemens trouue Thcrfandre, & fart fi à propos fon mef- fage que perfonne ne Yen prit garde. Mais pourquoy perdrois-ie plus de paroles en ce fu- jet ? Therfandre s'y en va : ils mettent lamain a fefpée . Damon eft vainqueur, & laide Ther- fandre efuanouy fur la place auec trois grands coups dans le corps.Il cft vray qu'il n'eftoit gue- remieux:toutesfoisileut allez de force pour prendre la bague que Leriane auoit donnée.& remontant à cheual, commanda à Halladin de le fuiure.

Quant à mcy qui voulois en toute façon contenter ceCheualicr, après toutesfois lauoir tancé de fon imprudence, ie Fallois cherchant de l'œil parmy les autres , & demeuray vn peu eftonnéedeccqueie ne le voyois point 3 ne fongeant au malheur qui eftoit arriué, lors qu'après difner 3 ainfi que quelques- vnes de mes compagnes &: moy nous promenions fur lefoirdansvniardin, ievis arnuer Halladin, qui s'eftant addrefTé à moy, me demanda Leriane ri eftoit point près de la, & l'ayant faic a; relier, il luy addreiïa fa parole en cette forte: Leriane, mon maiflrc auifcaitbïen le cor

Livre sixiesme.' 4x9

tcmcncquc vous receurez des nouuelles que fay à vous dire, m a commandé de les vous raconter, non pas pour amitié qui foit entre vous, mais pour celle qu'il fçait que Madon- the vous porte. Et lors il nous raconta par le menu tout ce que ie viens de vous dire de ce combat : puis continuant; Lors qiùl fut re- monté à cheual , dit-il 3 & queieluy vis pren- dre les lieux plus efloignez de la fréquentation du peuple, ie m'en eftonnay, car il eftoit fore blcité, & ne pus m'empefeher de luy dire, qu'il mefembloit, que le plus neceffaire eftoit de trouuer, quelque bon Myre pour penfer fes playes. Il me refpondit froidement : Nous le trouuerons bien-tofî , Halladin 3 n'en fois point en peine, l'eus opinion qu'il difoit vray, & de cette forte le fuiuis quelque temps5non fans peine toutesfois 3 en luy voyant perdre vnefi grande abondance de fang. Enfin il paruint fur les riues du fleuue de Garonne 3 en vn lieu du riuage releué par quelques rochers on voyait le courant de l'eau 3 qui dVne extrême furie le venoit rompre contre, & la hauteur eftoic telle qu elle faifoit peur. Eftant arnué en cet endroit il voulut [mettre pied à terre., mais il eftoit afFoibly de la per- te du fang , qu'il fallut que ie luy ay daiTe à des- cendre. Et lors s'appuyant contre le dos d'vn rocher, il fortit de poche vn papier ,& me le tendant 3 il me dit. Cette lettre sadreffe

450 La IL partie d'Astree. à labelleMadonthe: ne fay faute de laluy don- ner : & fortant du doigt la bague qu'il anoit oftée a Therfandre Donne la luy auii^me dk- il, & 1 affeure de ma part que la mort m'eft agréable, puis que îeluy ay pu rendre tefmoi- gnagequeielameritoismieux qneceluy à qui elleiauoit donnée. Et puis que mon efpéea ofté du monde celuy qu'elle en auoit iugé di- gne^ que fa rigueur oite la vie à celuy de qui l'affection lapouuoit mériter, coniure la par la mémoire de ceux defquels elle a pris naiffance, &r par fon propre mérite, &: l'amitié qu'elle m'auoit promife , de ne la donner ïamais plus à perfonne de qui l'amour luy foit honteufe, & qui ne la fçache bien conferuer. le receus la lettre & labague,qiulme tendoif.mais voyant qu'il n'auoit plus la force de fe fouitonir, àc qu'il deuenoit pafle , îe le pris fous les bras, Se luy dis qu'il deuoit faire paroiitre plus de cou- rage 3 &: prendre vne autre refolution 5 fans titre de cette forte homicide de foy-mefme: & fortant mon mouchoir , ie le voulus mettre contre vne de fes bleffures qui eftoit la plus' grande 5 & par laquelle il perdoit plus de fang , mais meToltant de furie d'entre les mains:Tay toy3 Hailadim, me dit-il, & ne me parle plus de viure, maintenant que ie ne le puis aux bonnes grâces de Madonthe : & lors eftendant mon mouchoir fous fa bleflure 5 il receut le fang qui en fortoit, & le voyant prefque plein me le

Livre sixiesme, 451

tendit, & me dit telles paroles. Fay moy paroiftre en cette dernière occaiïon , que la nourriture que îe t'ay donnée, & l'eflection que fay faite de toy,n'a point efté fans rai- foti : Et foudain que îe feray mort , porte ma lettre &: cette bague à Madonthe, & ce mouchoir plein de fang à Leriane , & dy luy, que puis qu'elle n'a pu fe faouler de me faire mal tant que iay vefeu , ie luy enuoyc ce fang, afin qu'elle en palTe fen enuie. Com- ment, luy dis-ie, Seigneur, queievous voye mourir pour des femmes qui ne le mentent pas ? PiuftofL ii vous me le commandez, ie leur mettray ce fer dans le cœur, & leur feray reconnoiflre qu'elles font indignes qu'vn tel Clieualierfoittraitte pour elles de cette forte. Voyez quelle fut la force de fon affection: Il eftoit réduit a telle extrémité , qu'à peine pou- uoit-il parler , & tout ce qu'il pouuoit faire , c'eftoit de fe fouftenir appuyé contre le rocher: mais lors qu'il m'oiiyt tenir ce langage , il fe Jeua de furie , mit la main à l'efpée , & m'euft fans doute tué fi ie ne me fuffe fauué de vi- teffe : & voyant qu'il ne me pouuoit atcaindre; Eft-cc donc ainfi, m'efcria-t'il, mefehant & deiloyalferuiteur, que tu parles indignement delà plus parfaite Diane du monder Sois cer- tain que la vie me demeurait, tu ne mour- ras ïamais que par ma main. Et lors reuenant fur le lieu il eftoit défia, & fentant que h

4?i La II. partie d'Astree; foiblefôcommençoitdclefai/ir, il eut peu* comme ie puis mger, que venant à s*cfua- noùyr, ie le fifle emporter en lieu il fuit penfé contre fa volonté. Cela futcaufe que le hairant d approcher le rocher efearpé, il s'eferia , Vous perdez auiourd'huy , ô belle Madonthe , celuy de qui l'affection pouuoit feule eftre digne de vos mentes. O Dieux, quel tranfport.'ô Dieux, quelle Manie! ie le \is qu'il fe îetta la te/te première dans ce fleu- ue^e courus pour le retenir, cV a la venté ie fus fi prompt que ie le pris par l'vn des pan s de ion lioqueton : mais le branle qu'il s'eftoit donne eut tant de force , qu'au lieu de le re- tenir il m'emporta auec luy dans lariuicre, il faut que l'aduouë que la crainte de Ja mou me fit oublier le foing que i'auois de le fauuer : & ainii allant au fonds 3 ie fis ce que ie pus pour reuenir fur l'eau, & gagner après le bord , ou l'arnuay fi las? & eftonné àc ce danger, que ie ne fçeus remarquer que deuint le corps de mon pauure maiftre, le demeuray quelque temps léseras croifez regardant le cours du fleuue : mais voyant que s'en eftoit fait, ie remontay au mieux queie pus ce nuage, &me femblant d'eftre obligé de fatisfaire aux derniers commendemens qu'il m'auoit faits, ie ramafTay & fa lettre , &c fa bague , que i'auois mife en terre quand ie luy auois voulu eftancher fes playes , &: prenant

mon

vLïvble sïxiesme»' '433

mon mouchoir ie viens les vous prefenter, C'efl à vous 3 Madame , me dit-il 3 que cette lettre & cette bague font deuës, & n'en ayez point d'horreur: encor qu'elles foient tachées defang:carc'eftduplus noble &: du plus gé- néreux qui fortit iamais d'vn homme. Et c'èft à toy, dit -il 3 saddreffant à Leriane, qu'eft deu ce mouchoir que ie te veux donner 5 iaou- les-en ta rage 3 & te relTouuiens que fi iamais les Dieux ont elle iuftes3 ils puniront ta mef- chanceté. A ce mot il luy ietta aux pieds vn mouchoir tout plein de &ng-, & fe mettant aux cris s'en alla comme defefperé, fans qu'on pûc tirer autre parole de luy.

Il ne faut point que ie m'arrefte à vous dire, fi ce ménage me toucha viuement: carilfe- roit impofTible de le pouuoir reprefenter 3 tant y a que toute hors de moy on me ra- mena dans ma chambre 3&: de fortune ieren- contray qu'on rapportoit Therfandre qui n'eftoit encore lans fentiment. Quand ie fus reuenue en moy-mefme3 & que d'vn efprit vn peu plus raffis 3 l'eus ietté les yeux fur la bague que Halladin m'auoit apportée 3 il me fcmbla de voir celle que ie portois ordinaire- ment, & les approchant fvne de l'autre 3 ien'y trouuay autre différence 3 finon que celle-cy eftoit vn peu plus neufue & plus grande, le ne fçauois penfer pourquoy elles auoient elle fau tes fi femblables,ny qui l'auoit donnée à Ther- 2, Part, E e

434 La II. partie d'à s t \ e e." fandre: Enfinieleus la lettre qu'il m'efcnuolr. qui fetrouua telle:

LETTRE DE DAMON

a Madonthl

MAdame, puis que la comtoiffances que vous euftes hier de ma véritables ïif::rion , & de la malice de Leriane , au lieu de tri 'ejlre fauorable , a fans plut ejlé eau- Ce de vous faire fauorifer dauantage vnes ferfonne qui en estant indigne , renomiellant far vne bague les afeurances de la bonnes volonté que vous luy aue? promise ; ie me refus de vous faire voir par mes armes ques celuy a qui vous faites ces faueurs, riejl capa- ble de les concerner co?ttre celuy a qui vous les refit fez> imufiement. Et que fi elles fe pôuuoient acquérir far valeur ou par affection, il ri y au- ra t perfonne qui le s deufipretendre que moy. Et tutesfoisiugeantque ie ne mérite deviure ,puis jttë i-kj le courage d' aimer celle qui me mefirifes pour vn homme de fi peu de valeur , file fort des armes , comme ie tien fuis point en doute , fis tourne a mon aduantage , ie vous promets que la veue que vous aurez, de m oy, ne vous donnera iamais de fir de vengeance four vous auoir oflé voftre cher Therfandre^ oh le fer* l'eau ejr le

Livre six iesmb' 45 ?

fiu ne feront pas capables de faire mourir <v?t

pu [érable.

Ces paroles, quin'eftoient pleines que d'vn extrême tranfport5me firent vne effrange bief- furc en lame : car ie fus faille dvn fi grand defplaifir que ie ne vous fçaurois dire^nyce que ie dis , ny ce que ie fis. Tant y a que me mettant au lia, ie faillis de perdre l'entende- ment , me femblant à tous coups que Da- monmepourfuiuoit, 8: fur tout ce mouchoir plein de fang me reuenoit deuant les yeux : de forte qu'il falloit qu'il y euft toufiours quel- qu'vn auprès de moy pour me r'affeurer. Le- nanequine penfoit pas que ie fceuiTe toutes fes malices 3 voulut viure comme de couftume auec moy : de pour mieux feindre s'en vint toute efplorée au cheuet de monlict : mais fou- dam que ie l'apperceus 3 il faut que l'auouë que ie n'eus point aiTez de force fur moy pour diiTimuler la hayne que ie luy portois: aufîi me fembloit-il inutile , puis que Damon eftoïc mort. Ofte-toyd'icy, luydis-ieD mefehante & perfide créature. Ofte-toy d'icy pefte des humains , &: ne viens plus autour de moy pour continuer tes malices & tes trahifons 3 &: croy que fi fauois la force , auffi bien que la volonté, ie t'eftranglerois de .m es mains 3 & me faou- lerois de ton cœur. Ceux qui efloient dans la chambre 3 ignorant le fujet que fauois

Ee îj

43V La IL partie d'Astre t. de luy parler de cette forte 3 demeurèrent infî- niment ef tonnez: mais elle qui auoit lefprit le plus prompt en fes malices qui fut ïamais 3 for- çant de ma prefence îoignoit les mains, plioit les efpaules , & leuoit les yeux en haut , & leur difoit d'vne voix balfe , que i'eftois hors de moy, &queierefuois (ce qu'ils creurent aifé- mentpour m'auoir defîa oiiy dire quelques pa- roles mal à propos ) &fortit de ma chambre auec cette excufe. Cependant Theriandre re- uint en fanté, car les coups qu'il auoit ne fe trouuerent point mortels, ôda perte du fang fans plus eftoit celle qui l'auoit fait efuanoùyr. Et de mefme en ce temps-là fauois repris mon bon fens, & commençay de m'enquerir de ce que l'on difoit par la Cour de moy. le fçeus de ma nourrice qu'il m'aimok comme fon en- fant, chacun en parloit félon fa paffion : mais que tous en gênerai me blafmoient de h mort de Damon3 &: que Ton tenoit pour certain que Leriane auoit dit beaucoup de nouuelles à Leontidas3&àfafemme3&en mefme temps îe vis entrer Therlandre dans ma chambre. Si venue me donna vn grand furfaut 3 &ne vou- loïs point parler à luy lors qu'il fe ietta à ge- noux deuant mon lift, &me voyant tourner la tefte a cofté : Vous auez raifon 3 me dit -il 3 Madame, de ne vouloir point regarder la per- fonne du monde la plus indigne de voflre Vcue: car fauouë que ie mente moins cet hon*

Livre sixiesme! 437

neur qu'homme qui viue3 pour vous auoir donné tant de fujcrs de hayne. Mais s'il vous plaift d oiiyr ce que ie viensvous declarcr.peut- eftre ne me iugerez vous point tant coulpable que vous faites maintenant-, & parce que ic luy refpondois auec beaucoup d'aigreur , & que ie nevouloisluydonnerloiflrdeparler,manour- riflc m'en reprit, me difant que ie deuois l'ef- couter, parce que s'il n'auoit failly il n'eftoit rai- fonnabledeletraitterde cette forte : & que s'il auoit fait faute 3 ie le pourrois auec plus de rai- fon bannir de ma prefence après l'auoir oiiy. Et bien, luy dis-ie, que penfez- vous qu'il vueil- le alléguer ? ie le fçay aufïi bien que luy. Il dira que l'affe&ion qu'il m'a portée le luy a fait fai- re: mais qu'ay-ie affaire de cette affe6tion5fi elle m'eft dommageable? le n'accuferay pas, me dit-il3 Madame3 feulement cette affection dont vous parlez, encores peut-eftre qu'enuers quel- que autre cette excufe ne feroit pas trouuée mauuaife que vous la dites : mais ie vous diray de plus 3 queïamaisperfonnenefut plus fine- ment trompée que vous & moy l'auons eftez parLeriane. Et fur cela il reprit toute l'hiftoi- reque ie viens de vous faire 3 de quelle forte elle luy donna courage de me regarder3de par- ler à moy 3 d'afpirerà mes bonnes grâces 5 les faueurs controuuées qu'elle luy portoit de ma part, les inuentions contre Damon,les rap- ports que par fon moyen elle me faifoit faire

Ee iij

4"(8 LaII. partie d'A str.ee, de l'amitié feinte de luy & d'Ormanthe 3 par qui fa tante auoit elle aduertie de ce que ie vous ay dit: bref le prefentdelabague qui auoit efté, commeilcroyoit3le fujet du combat de Damon&deluy. Et enfin il continua de cette forte. Or, Madame., îugez s'il eft polfible que telles efperances ne trounaffent place dans la- me la plus prudente & aduifée qui fut iamais, puisque celuy qui vous verra, fans fouhakter ce bon-heur, pourra auec raifon eftre acciifé de défaut de îugement^ & plus encorey eftant attiré par les rapports & par les artifices de Le- nane 3 de qui fay penfé vous deuoir dire la perfidie , afin que vous preniez garde à la der- niere mefehanceté quelle vous a faite , &: à moyauflTi. Lors il me fit entendre que cette malicieufe femme, voyant bien qu elle ne pou- uoitplusmabufer, ny luy aufli , &: de plus fe fentant rudement menaîfée par Leontidas c\r fafemme, qui luy reprochoientlepeude foin qu elle auoit eu de m oy, afin de s'exeufer, auoit dit tout ce quelle auoit fçeu imaginer de pire de nous, leurfaifant entendre que faimois &: eftois aimée de tant de perfonnes, que quand elleprenoit garde a lvn 3 l'autre la deceuoit , & entre ceux quelle auoit nommez, Damon & Therfandre n auoient pas efté oubliez.Dequoy Leontidas eftoitde forte en colère , & plus encore fa femme, foït contre moy, fon con- tre luy3 qu'il auoit penfé eftre à propos de

Livre sixiesme] 459

m'en aduertir, afin que l'y donnafle le meil- leur ordre que ie poiUTois. Et aprcsil adioufta tantdefupplications, en me demandant par- don de l'offenfe qu'il auoit Êiice de m'ofer ai- mer, & me fit tant de proteflatïons de viure à l'aduenir comme il deuok , que ie fus con- trainte, par l'aduis mefme de ma nourrice , de luy pardonner.

Mais/ fages Bergères 3 ie vous raconteray maintenant l'vne des plus grandes mefehance- tez qui fut iamais ii mentée contre vne perfon- ne innocente. le vous ay dit qu'Ormanthe auoit., par le commandement deLeriane, ren- du toutes les pnuautez qu'elle auoit pu à Da- mon. Il faut que vous fçachiez qu'elle n'eftoit point laide, ny luy degoufté qu'enfin ûs n'eavinfifent aux plus eftroittes faueurs: telle- ment quelle deuint enceinte. La pauure fille le déclara incontinent à cette malicieufe , qui au commencement en fut'eftonnée -.mais re- uenant foudain àfes malices accouftuméeSjeile fit deifein de fe feruir de cette occafion pour faire croire à Dam on que i'aurois eu cet enfant deTherfandre : & pource elle deffendit tres- expreirementàOrmanthe de ne luy en rien dit re,ny àperfonnedu monde: ôc deilors parce que le ventre commençoit à luy grommelle luy enfeigna comme elle fe deuok habiller pour couunr cette enfieure portant des robbes vo- lanteSj ou froncées au corps. Mais quand elle

Ee irij

44° La IL partie d'Astree; fçeut que Damoneftoitmort, & que toutes chofes eftoient changées,comme vous auez en- tendu, elle refo lut de ne perdre pas cette belle inuention 3 & de s'en feruir à ma ruyne. Voi- cy donc ce qu'elle fît. Depuis l'accident deDa- mon, i auois prefque touliours tenu le lict, fi- non l'apres-difnéc que ie me leuois, & me renfermois dans mon cabinet ie demeurois iufquesàneuf& dix heures du foir /entrete- nant toute feule mes penfées, fans que per- fonne fçeut que l'y fuiTe,finon ma nourrice , de quelques filles qui me feruoient 3 aufquelles ia- uois deifendu d'en parler à perfonne du mon- de. Et parce qu'on euft pu trouuer eftrange que îen'allois plus chez la Royne, fi l'on euft fçeuqueien'euilepointeudemal, ie feignois d'eftrefort malade :& pour tromper les Méde- cins , ie ne me plaignois point de la fiéure ny d'autre maladie reconnoiffable : mais quel- quesfois de la migraine, du mal de dents3 de la colique & femblables maux. Et d'autant que quelques -vnes de mes amies m'en- uoyoientvifiter, n'ayant pas la hardieiTe d'y venir elles mefmes pour ne defplaire à Leontr- das 6c a fa femme, quiauoientvn grand pou- noir près du Roy Se de la Royne 3 i'auois com- mandé à ma nourrice de faire mettre vne fille dans mon licl:, qui receuoit les mcf&ges pour moy :8c feignant que le mal l'empefcnoit de parler , ma nourrice feifoit les refponces.

Livre six ie s me. 441

Les feneftres qui eftoient bien fermées 3 & les rideaux bien tirez empefchoient que la clarté ne pouuoit entrer dans la chambre, de forte qu'il n'y auoit perfonne qui s'en prift garde. OrLenanefut aduertie parfaniepce, que ie ne faillois point toutes lesapres-difnéesdeme renfermer de cette forte, parce que ie ne hayt fois point Ormanthe, encor qu'elle fnft en par- tie rinftrument démon mal,connoitfant bien qu'elle n'y auoit rien fait de malice: fi bien qu'elle eftoit toufiours demeurée parmymes filles : & à cette fois mefme elle déclara à Le- riane ce que ie vous viens de dire, plulloft par ma fimplicité que par malice. Mais fa tante qui ne fongeoit qu'à me ruiner entièrement de ré- putation, voire à me faire perdre la vie, de peur que ie ne declaraffe à Leontidas les mef- chancetez qu'elle auoit faicte , penfa d'auoir trouué vn bon moyen pour paruenir a la fin de fes defirs. Et parce qu'elle auoit fçeu que Therfandre m'auoit dit tous les artifices dont elle auoit vfé contre Damon& contre moy5 elle tourna en haine mortelle toute la bonne volôté qu'elle luy auoit portée. Et d'autât qu'il n'y eut ïamais vn efprit plus plein de ruze de de malice que celuy de cette femme, elle penfa de fe venger tout à coup deTherfandre& de moy : & voicy les moyens qu'elle tint : Elle demanda à Ormanthe depuis quand elle pen- foit eftre enceinte : & après auoir conté elle

442- La II. partie d'Astree.' trouua quelle eftoit dans fon neufîefme mois, dont elle fur tres-ayfé , & après luy auoir don- né bon courage, & commandé airelle tint bien fecret fon gros ventfe, elle luy dit quauffi-toft qu'elle fen droit quelques tranchées, elle l'en fit aduertir, & que cependant le plus ibuuent quelle pourroit , elle fe mit dans mon lict en ma place pour receuoirles mefïàges, ainiî que ie vous ay dit. Et baitiiTant fa trahifon la drf- fus, elle vint trouuer la femme deLeontidas, qui retirée de toute compagnie , regardoir l'eftat des affaires de famaifôn. Et après s'eitre mife à genoux deuant ci e5 la fupplia de luy vouloir pardonner la nonchalance dont elle auoit vfé en ce qui me concernoit. Et parce qu'eile connoiiToit bien que cette Dame eftoit plus offenfée, à caufe de mon bien, que pour la perte qu'elle failbit de moy, d'autant qu'il n'y auoit plus d'apparence que fon nepueu me deuit 4f>oufer, veu l'opinion que l'on auoit de Damon , elle adioufta ces paroles. Que s'il vous plaif ^Madame, me remettre en vos bon- nes grâces 5 ie vous donneray vn moyen in- faillible & tres-iufte pour rendre voftre^ tous les biens de Madonthe. Cette Dame oyant cette proportion tant félon fon humeur s'a- doucit vn peu, & fans luy refpondre aux autres pomets qu'elle auoit touchez, elle luy dit: Et quel moyen auez-vous pour effectuer ce que votb dictes r le le vous dirayenpcu de rncts^

Livre -si xi ism e. 441

refpondit cette mefchante : mais auec condi- tion, Madame,que vous me pardonnerez 1 ot- fcnfe nouuellc que îe vous declarcray, fi vous iugez qu'il y ait de ma faute. Et luy ayant com- mandé qu'elle parlait hardimet,Lenane reprit la parole ainfr. Madonthe (en laperfonnede laquelle, Madame, Dieu a bien fait paroiftre qu'il vous aimoit, puis qu'il n'a voulu permet- tre qu'elle entrait en voftre maiibn) eft la plus miferable &: perdue fille d'Aquitaine, & fa- uoiie que le n'euffj iamais penfé qu'vne icu- nefle telle que la Tienne euft pu fi bien decc- uoir ma vieilleiTe : & toutesfois il eft certain que fa façon modefte , fa froideur, cette mine altiere , & bref, les honorables ayeuls dont elle eftokiiîuë, &plus encores les bons exemples qu'elle auoit de vous, m'ont tellement abufée, que l'euffe refpondu auec autant d'alfeurance de fa pudicité que de la mienne propre: Et toutesfois îe viens de defcouunr qu'elle elt en- ceinte. Madonthe eft enceinte, interrompit cette bonne Dame toute furpnfe : Ouy, Ma- dame , refpondit Lenane ,&fiic vous diray de plus, qu'elle eft prefte d'accoucher. Ahî la miferable qu'elle eft 3 répliqua telle , & comment s'eft-elle de tant oubliée ? & com- ment n'y auez-vous eu l'œil? Ah.' il fon père viuoit, en quel lieu de la terre euiteroit-elle ion iufte courroux ! Qujl eft heureux d'eftre

444 La II. partie d'Astre i. mortauant qu'elle ait fait vne fi grande honte àfarace: Mais de qui 3 & comment le fçauez- vous? Madame, dit-elle, ie vous fupplie tres- humblement de me pardonner, &de croire queie n'ay pas efté fi nonchalante en la charge que vous m'auez donnée d'auoir foin de la conduitte, comme i'ay efté deceue de la bonne opinion que fauois d'elle : veulepeu d'appa- rence qu'il y auoit qu'elle deuft aimer vne per- fonne de fi peu que Therfandre : &: l'auoiie qne la îaloufie a les yeux plus clairs-voyans que la prudence , puis que Damon s'eftoit bien ap- perceu de cette amour que ie n'auois iamais veuë. En fin ie l'ay fçeu par le moyen d'vne fàge femme 3 à laquelle elle s'eft adreiTée pour faire perdre fon enfant. Mais la bonne femme qui eft vertueufe5&qui ne voudroit commettre vne telle mefchanceté, luy a refpondu qu'il ne fe pouuoit 3 parce que l'enfant eftoit entière- ment formé , voire prcft à fortir , mais qu'elle ne fe mit pas en peine, qu'elle la feroit accou- cher fi promptement que perfonne n'en fçau- roit rien. Or cette femme a eu peur quelle ne fe mesfift: c'en: pourquoy elle m'en eft venue aduertir, m'ayantveuë dés long temps auprès d'elle, afin que l'y pnffe garde. Et parce que i'eftois en peine de fçauoir qui en eftoit le pè- re, ie luy ay demandé fi elle n'en pouuoit foupçonner perfonne. Mal-ayfément , m'a t'elle dit; fi ce n'eft Therfandre : car à toutes les

Livre sixiesme.' 445;

fois qu'elle regardoitfon ventre, & qu'elle fon- geoit au danger elle eftoit, elle ne difoic au- tre chofe finon : Ah.' Therfandre, que ton amitié me coufte 1 cela méfait iuger que c'en: luy. Or, Madame, confiderez comment ie pouuois me garder de ceftuy-cy, eftant do- mcftiqueôc homme de fi baffe qualité au prix d'elle, que ie n'euffe ïamais penféqu' elle y cuit daigné tourner les yeux. Mais puis qu'elle s'eft rendue indigne de voltre alliance , il faut quelle foi.t punie comme elle mente 3 & vous deuez croire que Dieu l'a decette forte abandon- née pour la faire feruir d'exemple aux autres de fon aage. Cependât vous deuez vous acqué- rir les biens que la fortune luy auoit préparez auec fi peu de mérites. Et en voicy le moyen : Vous fçauez, Madame, que par nos loix, toute fille qui manque à fon honnefteté, cil con- damnée à mourir par le feu. Nous la conuain- crons de cette faute fort ayfément, comme vous pouuez penfer , puis quelle en a des tefmoignages dans le ventre;, defquelselle ne fe peut desfaire: Et parce que celles qui font ainli condamnées, ne perdent pas feulement la vie, mais le bien au fil, qui eft acquis au Roy, il faut le luy demander des premiers : car il n'a garde de le vous refufer. En ce mefme temps Leontidas entra dans le cabinet, & trouuant Leriane: Eft-il poffible, dit-il à fa femme, que vous ayez le courage de voir cette perfonne

44^ La IL partie d'Astrie^ qui cft caufe de tout le defplaiiîr que nous auomr Sa femme Rapprochant de luy, défi- rcufe d auoir mon bien le tira contre vne fe- fïeilre5& commença de luy raconter ce qu'elle vendit d'apprendre: &quoy qu'il fuft gene- ; oc plein d'honneur, fi le tourna-t'eile de tant de coftez qu'en fin il s'accorda à tout ce quelle voulut: &ainfi r'appellant Lenanequi fe tcnoit vn peu efloignée , il iuy commanda de dire la venté, & far tout de ne rien mettre en auât qu'elle ne peuit veriiier.Elle plus aflTeu- rée qu'il ne fepeut croire, reprit d'vn bout a l'autre tout le difeours qu'elle auoit des-ja fait a femme, & en fin concludque s'il ne fe vouloir aiTcurer en ce qu'elle difoit, qu'il luy donnait vne fage femme, pourueu qu'elle ne ïuil point connue de moy, & qu'elle me feroit toucher à elle, & qu'il en pourroit apprendre ]a venté par fon rapport. Leontidas trouua cette preuue fort bonne , &: dés le lendemain luy en enuoya vne. Il aduint que ce îour la, fa niepee par ion commandement s'eftoit mile en ma place dans le lia, &pour empefeher que ma nourrice ne fe prift garde de ce qu'elle vouloit faire, elle dit à la femme de Leontidas qu elle l'eniioyau quérir ,' fous prétexte de luy demander de mes nouuelles. De cette forte ma chambre demeura fans aucune perfonne qui euit du lugement , bien que Leriane en- trant dedans auec cette fage femme3 Payant

Livre si xi es m t. 447

bien inftruit Ci nicpcc de ce quelle auoit à dire: die s'approcha d'elle, ôcluy dit: Mada- me, îe vous auois promis de vous amener vne perfonnequi vous foulageroit en voftremal: 1e vous tiens parole a ce coup : car vous ne deuez rien craindre tant que vous aurez celle queie vous ameine. Ormanthe contrefaifant fa parole, refpondit fort bas 3 elle foit la bien- venue. Ne trouuercz-vous pas bon. Mada- me, dit la bonne femme, que îe fçache en quel eftat vous eftes ? le le veux bien, refpon- di: Ormanthe. Elle Ce mit donc incontinent fous le tour du lie!, & paffant les mains furie ventre d'Ormanthe, fit ce qu'on a accoutu- mé en femblables occafions, &: de fortune l'enfant remuai de forte que cependant qu'el- le la touchoit, les douleurs prindrent cette pauure fiUe, qui fut fi fort préfixe de Lena* ne , & par la fagç femme , qu'en moins de deux heures elle accoucha fans bruit , & fans que perfonne dans le logis s'en prift garde, tant la pauure Ormanthe fe contraignit. Le- riane qui vid la chofe reiiiTir fi bien 3 félon fondelR-in, donnant diuerfes commiflions à deux filles qui eitoient dans ma chambre, fit fi bien qu'elle demeura feule : & foudain y ayant pourueu de longue-main, fit bien ban- der fa mepee, de fans que la fage femme s'en prift garde la fît leuer vne heure après, cepen- dant qu'elles cenoient auprès du feu le petit

44S La II. partie d'Astree! enfant. Et pour paracheuer fa trahifon elle porta l'enfant auec la fage femme à Leontidas tout a defcouuert, eftant bien ayfe que chacun le viil fortir de ma chambre 3 &: de mon logis. le l'oùys bien crier du cabinet l'eftois :mais ne me doutant en façon du monde de cette mefehanceté 3 ie ne voulus me deitourner de mes triftes penfées. Elle s'addreffa première- ment à la femme de Leontidas , & auec le tefmoignage de celle qui auoit accouché Or- manthe, elle luy donna vne telle affeurance que l'enfant eftoit mien , qu'elle le creut & Leontidas aufîi. Mais pour couunr encores mieux cette trahifon, elle dit à cette Dame quelle la fupplioit de fe contenter d'auoir mon bien , &: que fi elle me vouloit conteruer la vie, elle s'afTeuroit que ie ne ferois point de difficulté 3 veu la faute que l'auois fai&e, de le luy donner, de me renfermer pour le refte de mes iours entre les filles Druides, ou Veitales. Que ce feroit vne œuure très- agréable à Dieu de me fauuer la vie pour ne diffamer point vne bonne & honorable famille que la mienne : qu encores que TeuiTe commis vne grande faute, elle ne pouuoit toutesfois oublier l'a- mitié qu'elle rnauoit portée, cependant que ie viuois félon mon deuoir : & que c'eftoit la feule occafion qui luy faifoit faire cette prière. Lafemme deLeontidas qui n'auoit pas deffein fur ma vie, mais fur mon bien feulement, y

confentic

Livre sixnsMf. 449

cbnfentit fans grande difficulté: maisLcôriti- das qui eftoit homme d'honneur, &qui n'y tournoie point les yeux, fut longtemps au- parauant que de s'y accorder. En fin l'impor- tunitédefafemme, ioinâe aire feintes larmes deLeriane53de fouuemr qu'il tut de quelques obligations, dont mon père Fauoit autres-fois lié, le vainquirent : bien qu'ils donnèrent charge à Lenane de me perfuader ce qu'elle leur auoitpr ope fé.

Or le deifein de cette mab'cieufe créature, n'eftoit pas celuy-la, mau e:ie eut peur que û fur l'heure i'euffe eftévifîtée, l'on n'euft trop ayfément reconnu que îe n aùois point fait d'enfant, de forte qu elle defira ce faire en fa- çon que quelques iours s'efcouiafftnt , après lefquels la connoiiTance n'en fuit pas afîeu- rée. Et pour rendre la chofe plus vray-fem- blable, elle fupplia Leontidas & fa femme de luy donner quelques- vns pourvoir l'eftat i'eirois : ce qu'ils firent 3 commandant à vne vieille Damoifelle, &àvnvieil Cheualierqui eftoit de leur maifon , & aufquels ils auoient beaucoup dafTeurance,defuiuréLeriane. Elle auec la fage femme, après auoir mis l'enfant à nourrice, les conduit dans ma chambre ^'ap- proche du li£t: mais lors qu'elle n'y trouue perfonne, clic fait de reftonnée3el:e le defeou- ure , & leur montre les marques d'vn accou- chement^ feignant de nefçauoiroù felfois, 2, Part. Ff

4jc La II. partie d'Astree, me cherche fans faire bruit, & en fin me trouue en mon cabinet. Elle les appelle, &: fans que i'y priiTe garde me montre par le trou de la ferrure, feftois pour lors couchée de mon long fur vn petit liftj & auois la main fous la telle, refuant au miferable accident de Da- mons à la réputation qui m'en eftoit demeu- rée , de forte qu'à mon vifage on pouuoit re- connoiftre les triftes reprtfentations de ma penfee. Cette mefchanre leur fit croire que c eftoit de mal & de lafTitude que ie demeurois de cette forte : ce qu'ils creurent ayfémenc pour les apparences qu'ils en auoient veucs: &: trompez de cette forte, s'en retournèrent faire leur rapport. Cependant Leriane eilant demeurée feule auec la fage femme, fit chan- ger les linceuls de mon lier , & tout ce qui me pouuoit donner cônnoiffancc de ce qui s'y eftoit paiîé, & contentant fort bien cette bon- ne femme la licentia, après l'auoir conjurée de n'en parler point, mais de bien remarquer le iour ôc l'heure, afin qu'en temps & lieu elle s'en peufî refTouuemr, & après elles partirent de mon logis. Ma nourrice y reuint quelque temps après, ayant toufiours efté retenue par la femme de Leontidas, & ne trouuant rien de changé dans ma chambre, ne s'eftonna d'aune choie que de ne voir point Orman- thé dans mon îiGt : mais penfant qu'elle eii/è eu quelque affaire , elle n en fit plus grande

Livre sixiesme" 4?ï

recherche. La nui£t eftant venue , & l'heure que l'auoisaccouftumé de me coucher, ie fis comme de couftume, & me repofay iufques au lendemain fans entrer en nulle douce. Ce- pendant Leriane baftiffoit de merueilleufes harangues en mon nom, difant à Leontidas ôc à fa femme que ie les fuppliois tres-hum- blement d'auoir pitié de moy, qu'ils auoient ma vie & ma mort entre les mains , que ie me donnois à eux, &queie nevoulois plus qu'vne maifon retirée, pour me renfermer en lieu perfonne ne me vift : Qujmfîi- toft que ie ferois en eftat de marcher, ie leur Viendrois demander pardon de la faute que i'auois commife , & requérir permiiTion de me retirer du monde. Bref, fages Bergères, cette femme conduiiîtiî bien fa mefchanceté, que fïx femainesfepafferent, durant lefquel- les Ormanthe fe remit en eftat, qu'on n'euft: iamais iugé à la voir quelle euft fait vn en- fant: Et feignant d'auoir eu quelques affaires chez elle, reuint plus belle qu'elle n'auoit ia- mais efté. Leriane l'auoit bien inftruite, que quand ie luy demanday pourquoy elle s'en eftoit allée fans m'en parler, elle me refpon- dit qu'elle n'ofa pas heurter à la porte de mon Cabinet , &: qu'elle croyoic que ce ne feroit que pour deux ou trois iours , & par ainfî pcnfoit d'eftre pluftoft reuenuë que ie n>u- rois pris garde qu elle feroit partie. le receus

Ff i)

4^ La II. partie d* Astre e! cette excufe, &: luydis feulement qu'elle n'y retournait plus fans me demander congé, Or ces chofes eflans en cet eftat, Leriane ne craignant plus qu'on la peuft conuaincre de menfonge, refolut d'acheuer fon mal-heureux deffein: Elle auoitdeux coufinsgermatfisqui portoient les armes, de qui s'eltoient acquis en toutes les armées îlsauoient eflé, la répu- tation de tres-vaillans Cheualiers. Ils eftoient frères, fi grands & forts,&: adroits aux armes, qu'il n'y auoit perfonne dans la Cour de Tor- nimonde qui les égalait. Au refle ilseftoient pauures,& n'auoient autre efperance que celle d'eftre héritiers de Leriane. Elle qui faifoit deffein de fc feruir de leur couragejes obligeoit par des prefens,&:par fes paroles leur faifoit entendre qu'ils deuoient efperer d'auoir fon bien : ce qui les lioit de forte qu'il n'y auoit commandement qu'elle leur fît, qu'ils n'ef- favaffent d'exécuter. Apres s'eftre affeurée de leur volonté, elle commença de changer de difeours en parlant a Leontidas, & à fa femme, difant que ie reprenois courage, que ie ne par- lois plus de me retirer du monde,que l'oubkois ce que ie leur deuois : bref, quelques iours eftâs cfcoulez,elle leur dit qu'il ne falloit plus rien efperer de moy que par force, que ie niois tout ce qui s'eftoit paffé, & en difant cecy,elle fcignoit d'eftre tant offenfée contre moy, qu'elle auoiioit que i'eftois indigne du bien

Livre sixi'esme] 453

qu'ils me vouloicnt faire. Et parce que la fem- me de Leontidas afpiroit toufiours à mon bien: mais comment, luy dit-elle, la pourrez- vous conuaincre maintenant ? Nous auons, dit-elle, de bons tefmoins , mais quand cela ne feroit pas, puis que la vérité eft pour nous, i'ay des perfonnes à moy qui le maintiendront par les armes contre tous ceux qui fouftien- drontle contraire :■& vous fçauez, Madame, quedeschofesqui fontdouteufes, &dont les preuues ne font pas fufman tes, on en tire la ve- nté par les armes. Leontidas qui eftoit homme de courage , & qui eftoit entré en colère de la malice dont il penfoit que i'auois vfé: non, non, dit-il 3 ie fuis trop certain qu'elle a failly: ce fera moy qui l'accuferay , & qui le main- tiendray contre tous. Lerianequi eftoit tres- afleurée de fes deux germains, &qui vouloit fur toutfe faire paroiftre affectionnée a Leon- tidas, fe tournant vers fa femme : Madame, luy dit-elle, i'aimerois mieux mourir, que de voir les armes à la main de mon feigneur pour ce fujecl:, ievous fupplie le deftourner de ce deffein, ou bien ievous protefte de ne m'en méfier plus. Fay Leotaris, mon germain, &r fon frère, qui prendront cette charge : & à la vérité, il eft plus à propos que ce foient eux, parce qu'il ne feroit pas bien feant de deman- der le bien de celle que vous aceuferiez. Leon- tidas perlîftoit en cette volonté,mais fa femme

Ff ii)

4J4 La II. Partie d'Astris.' qui ne le vouloir point voir en ce danger, & qui iugeoit bien qu'il n'eftoit pas à propos qu'il fufl: mon accufateur, &r qu'il demandait en mefme temps mon bien au Roy5 fit en forte qu'elle obtint de luy qu'il laiiTeroit faire auxparens de cette femme. Ayant pris cette refolution, Leriane parle aLeotaris, luy pfxu met tout fon bien, luy palTe vne affeurance par efcrit: bref, l'oblige de forte que luy &; fon frère euffent entrepris contre le Ciel, tant s'en faut qu'ils euffent fait difficulté de s'armer contre moy. Leriane affeurée de ce cofté, & fonftenuë de l'opinion de plufieurs, mefme de l'authonté de Leontidas, fe prefente deuant la Royne, m'accufe, s offre de vérifier ce qu'elle dit 3 & reprefente la chofe fi vray-femblable que chacun la croit. Et de peur que Therfan- dre ne defcouunt les ruzes &: malices dont elle auoit vfé par le paffé a elle dit qu'il cft père de l'enfant , afin qu'il ne peuft porter tefmoignage contre elle. LaRoynequi effoit vnePnnceffe pleine d'honneur 8f de vertu, la conduit deuant le Roy, &: îoignant fes prières aux accufaticns de cette mefchante femme, requiert que ie fois punie félon les rigueurs des loix. Leontidas eft appelle 5 qui affiliant laRoyne fit les mefmes fupplications , pour la honte qu'il en receuoit : cet acte ayant efté commis en fa maifon.,ôc fa femme en mefme temps fupplia la Royne de luy faire donner

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mon bien, ce que le Roy accorda librement. Et toutesfois ce bon Prince fe fouuenant àcs femices que mon père auoit faits à Thierry fon pcre , n'eftoit pas fans defplaifir de mon defaftre. La première nouuelle que i'en fçeus, fut que les foldats de la iuftice fe vindrent faifirde moy, &: cachetrerent machambre3& mon cabinet , & en mefme temps me con- duirent deuant le Roy, fans m'en dire le fu- jeft. Dieux .' quelle deuins-ie quand i'oùys les paroles de Leiiane : le demeuray fans pou- uoïr proférer vn feul mot fort longtemps: en fin eftant reuenue à moy, ie me iettay.à genoux deuant la Roy ne, la fuppliay de ne croire point cette mefehante femme: que ie luy iurois par tous les Dieux qu'il n'en eftoit rien, qu'il n'y auoit preuue que ie ne fiffede ma pudicité,&: que par pitié elle prit la caufe dVne innocente. Le Roy fut plus efmeu de mes paroles que la Royne , fuft qu'il euft plus de mémoire des feruices de mon père, fuft que ma ieuneffe, &: mon vifage le tou- chaflent de pitié, tant y a que fe tournant vers Leriane: fi ce que vous propofez, dit-il, n'eft point véritable , ie vous promets, par l'ame de mon père , que vous fouffrirez la mefme peine que vous préparez aux autres. Sire, dit-elle, tres-affeurément ie prouueray ce que ie dis , oc par tefmoins, &: par les ar- mes. Tous les deux, dit le Rov, vous font

Ff iiij

45^ La IL partie dAstkie! accordez. Et lors nous fatfant feparer, ie fus remife en feure garde,&Therfandre aufli: Et fur ordonné que les tefmoins nous feroient reprefentez. Voila donc la fage femme & la nourrice a qui on auoic remis l'enfant d'Or- manthe3qui rendent tefmoignage de ce qu'el- les fçauent. Voila le vieil Cheualier, & laDa- moiielie dont ie vous ay parlé qui en font de mefme. Elle produit outre cela diuerfes per- fonnes qui auoicnt veu ibrtir cet enfant de mon logis: bref, les preaues elloient telles.que fi Dieu n'euft eu foin de mon innocence, il n'y a point de doute que ieuffe efté condamnée. De fortune les luges eftans dans ma chambre, &me lifant les depofitions fai£tes contre moy3 ie ne fçeus que faire en cette affliction 3 que de re courre aux Dieux 3 &: leuant les yeux au Ciel, iem'efcriay: ô Dieux tout-pui (Tans/ qui Liez dans mon cœur, & qui fçauez que ie ne fuis point atteinte de ce dont ie fuis accufée5 foyez mon fupport, ôc déclarez mon innocen- ce. Et lors comme infpirée de quelque bon Démon, ie me tournayvers la cheminée, & addreiTant ma parole aux luges: Si ces accu- fations3leur dis-ie3 font véritables , ieprie les" Dieux que ie nepuiffe plus refpirer, & fi elles font fauffes, ie les requiers que ce charbon ardantne mepunfe point bruiler. Et foudain mebai0ant,ieprinsvn gros charbon du feu5 &: le tins fans me bruiler auec la main nire

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fi long-temps qu'il s'y efteignit prefque en- tièrement. Les luges eftonnez de cette preu- ue 3 voulurent toucher le charbon pour fça- uoir s'il eftoit chaud , mais ils en retirèrent bien promptement la main : Et après qu'il fut prefque efteint , comme ie vous difois , ils vifiterent ma main pour voir s'il s'yauoit point d'apparence de bruflure . Mais ils. n'y en trouuerent non plus que iamais il n'y euft eu du feu. S'ils en furent eftonnez, vous le pouuez penfer : tant y a qu'ils en firent le rapport au Roy , qui ordonna que Leriane en feroit aduertie 3 pour voir fi cette preuue de mon innocence luy feroit point changer de difeours. Mais au contraire, elle dit que quelque recepte auoit empefché que le feu ne m'auoit offenfé : &: que les tefmoins qu elle prefentoit, eftoient irréprochables. Et que cette preuue du feu feroit peut-eftre re- ceuable elle efîoit ordonnée par les luges, & non pas procedée de ma feule volonté qui la rendoit fufpe&e de beaucoup d'artifice. Bref, fages Bergères, elle fçeut de telle for- te fouftenir fa fauffeté , que toute la faueur que le Roy me pût faire , fut d'ordonner 5 que le tout fe verifieroit par les armes , &c que dans quinze iours nous donnerions des Cheualiers 5 qui combattroient à outrance pour nous,

Les nouuçlles de tout ce que ie vous ay

458 La II. Partie d'Astree" raconte, furent incontinent efpanchées par toute l'Aquitaine, de forte que ma mère les entendit aufli bien que les autres , & parce que Leriane auoit produit tant de tefmoinsj elle creut , comme faifoient aufli prefque tous ceux qui en oyoient parler, que vérita- blement i'auo is commis la faute dont fefiois aceufée: & comme celle qui auoit toufiours vefeu auec toute forte d'honneur, elle en re- ceut vn fi grand defplaifîr qu elle en tomba malade, et ayant delîa de l'aage, ne pût re- fîfter longuement au mal 5 de forte qu'elle mourut en dix ou douze iours, auecfimau- uaile opinion de moy , qu'elle ne voulut ia- mais enuoyer me voir , ny m'affifter en ma uiftirlcation. Voyez comme les Dieux me voulurent affliger en diuerfes fortes. Car ce coup me toucha plus viucment que ie ne vous Xçaurois dire. Me voila donc fans père &: fans mère, & delaifTéc de tous ceux qui me connoifïbient, voire blafmée vniuerfellement de chacun. Faiiouë que ie fus plufieurs fois en délibération de me précipiter d'vnefene- neftre en bas pour fortir de tant de peines : car ie n'auois que ce feul moyen de me faire du mal. Mais les Dieux me conferuerent auec efpoir que mon innocence feroit enfin con- nue : me reprefentant que fi ie mourois , ie laiiTerois toute l'Aquitaine en cette mauuaife opinion de moy. Mais lors que Leriane offrit

Livre sixiesme. 4Ç9

Leotans&r fon frère; & que Therfandre ny moy ne peufmes nommer perfonne ; tant par- ce que nous ne nous y eftions point préparez, que d'autant qu'il n'y auoit homme qui vou- lu/1 entrer au combat fur vne mauuaife que- relle , comme il croyoit celle-cy : il faut auoùer que îe demeuray fort eftonnée 3 & qu'alors plus que iamais ie regrettay le pauure Dam on , m'affeurant bien que s'il cuft e/té en vie ie n'euffe pas efté fans Cheualier. Therfandre d'autre cofré qui ne pouuoit défendre que fa caufe ne pût offrir que de combattre Leo- taris & fon frère l'vn après l'autre. Mais le terme eftant pafTé , le Roy pour nous faire quelque grâce nous donna encores hui£t iours5 & ceux -là eftant cfcoulez, ilenadiou- ira pour tout delay trois autres, à la fin def- quelsnous fufmes conduits dans le camp, moy toute veftuë de dueil, &: fans autre compa- gnie que celle des gens de Iuftice : au con- traire Leriane toute triomphante &: accom- pagnée de plufieurs, futmifefurvn autre ef- chaffaut vis à vis de celuy feftois. De/ia Leotaris & fon frère eftoient dans le camp ar- mez & mon:ez à l'aduantage , faifant d'au- tant plus les vaillans qu'ils croyoient nauoir à combattre que Therfandre, parce que nous n'auions pu trouuer autre que luy, d'autant que Leontidas, qui eftoit fauorifé du Roy3 fît paroiftre de tenir le party de Leriane pour

4&o La IL partie dAstkee] lbffenfe qu'il difoit auoir reccuë. Et que ceux, qui autresfois portez camour euiTent entre- pris pour moy cent combats femblables 5 en eftoient refroidis par la créance qu'ils auoient que îe les auois tous defdaignez pour Ther- fandre. Voyez combien vne faufTeté eftdit- iîcille à eftre reconnue quand elle eft fine- ment defguifée. Enfin voicyTherfandrcqui entre dans le camp, refolu de les combat- tre tous deux 5 (cachant bien que la iuitice eltoit de fon collé. Il fut ordonné par les luges, que durant le combat quelque Che- ualier fe prefentoit pour moy il feroit receu, & que Leotaris de fon frère pouuoient , ou enfemble, ou feparément, combattre Ther- fandre s'ils le vouloient. Ces deux frères auoient du courage , ôc eftoient perfonnes d'honneur ; de forte qu'ils vouloient le pren- dre lVn après l'autre : mais Lenane leur .dit qu'elle ne le vouloir pas, de forte que ne luy ofant defplaire 3 ils coururent tous deux con- tre luy. Penfez , fages Bergères , en quel eftat ie deuois eftre ? le vous aiTeurequei'e- ftois tellement hors de moy queie ne voyois pas ce queïe regardois. En ce temps le So- leil , fuiuant la couftume , fut cfgalement partagé : les detfenfes ordinaires furent fai- tes 3 & le commandement effent donné , les trompettes fonnerent. Therfandre qui véritablement a du courage , remettant fa

Livre si'xiesme. 461

confiance en la iuftice des Dieux3 donne dt^- efperons à fon cheual, bien couuert de fon efeu 3 & frappe de fon bois le frère de Léo- tans fur lequel il le rompt fans effeâ: : mais luy atteint en mefme temps des deux lances, cft porté par terre auec la feelle entre les ïambes. Leriane voyant vn fi grand aduan- tage pour les fiens, eftoit pleine de conten- tement, & au contraire le mourois de peur. Therfandre fe voyant en telle extrémité, ne perdit point l'entendement: mais courant à fon cheual, luy ofta la bride auant qu'ils fuf- fent reuenus à luy. L'animal qui eftoit cou- rageux fe fentant fans felle & fans bride , fe met à courre par le camp 3 &: comme fi Dieu l'eut infpiré, fe ioinâ à Leotaris 3 ôc à fon frère, &: commence à coups de pieds, de à coups de dents, de les afTailliriî furieu- fement, qu'au lieu d'attaquer Therfandre s ils furent contraints de fe deffendre de fon cheual : Cela les amufa quelque temps, par- ce qu'ils ne le peurent tuer il toit qu'ils p en- fuient, à caufe de la légèreté &: des coups qu'il leur donnoit : enfin ils en vindrent à bout,& animez contreTherfandre pour cet- te ruze refoluren: de finir promptement le combat: & pource s'addreffant tous deux à luy 3 il ne pût faire autre chofe que fe met- tre auprès de fon chenal, qui eftoit mort en Tvn des bouts du camp , ce qui luy feruk beau-

462, L A I I. V A K T I E D'ASTRE!.

coup, d'autant que les chenaux de fesenne- œis ayant frayeur du mort , ne s'en vouloienc approcher qu'auec peine , & cela mena le combat à vne grande longueur : enfin Léo- taris voyant qu'il n'en pouuoit venir a bout, fe refolut de mettre pied a terre, cequefon frère fit anffi, & taillant aller leurs cheuaux par le camp, s'en vmdrent tons deux contre Therfandre 3 qui certes fit tout ce qu'vn hom- me pouuoit foire , mais ayant en tefte deux des plus forts & courageux Cheualiers d A- quitaine , il luy fut impoffible de faire lon- gue refiitance. Il cftoit donc défia blefféen diuers lieux 3 &auoit tant perdu de fang,qu'il n auoit plus la force de fe défendre longue- ment, lors quelesDïeuxeurentpirédemoy, & firent prefcnter a la barrière du camp vn Cheualier qui demanda d'entrer pour défen- dre, cV'moy & Therfandre. Elle luy fut in- continent ouuerte , & parce qu'il vid bien que Therfandre eftoit réduit à l'extrémité, il pouffe lbn cheual furieufement contre eux: mais lors qu'il leur fut auprès il s'arrefta fans lés attaquer 3 & leur cria, celiez, Cheualiers, d offenfer plus longuement les loix de Che- ualene, & vous addrefîez à moy , qui fuis enuoyé fi à propos pour vous en punir. Lco- taris & fon frère oyant cette voix fe recule- rent-bien eftonnez de fe voir a pied , craignant qu'il ne fe vouluft feruir de faduantage qu'il

Livre sixiesmé. 465

auoit de fon chcuaL Et pourcc ils fc mirent à courre vers les leurs : mais l'effranger fe mie au deuant, &leur.dit: le veux que vous teniez cerre courtoifie de rrioy , & non pas de voffre viteffe Se légèreté : montez a vo- ffre aifc à cheual5 & ne croyez point queie me vueille preuaîoir contre vous du mien. Tous ceux qui virent ces deux genereufes actions, eftimerent infiniment l'effranger : mais îe ne ponuois m'en contenter 3 mefem- blant que contre ceux qui fouftenoient vne fi mefehante trahifon 3 c'eftoit vne grande feutc de n'vfer de toute forte d'aduantage , & mefme puis qu'elles en auoient vfé de cette forte contre Therfandre. Mais le Che- ualïer auoit vne autre confideration 3 ne iu- géant pas, que ce qu'il blafmoit en autruy luy fuit honorable. Cependant que ie pen- fois à ce que ie vous ay dit , ie vis Leotans &: fon frère à chenal 3 qui fans fe reflbuuenir de la courtoifie receuë , vindrent l'attaquer tous deux a la fois, mais ils trouuerentbien vn bras plus fort que celuy de Therfandre. Sages Bergères , ie ne vous fçaurois parti- culanfer ce combat 3 car i'auois l'efprit tant aliéné 3 qu a peine le voyois-ie. Il fuffira de vous dire que l'effranger fit des preuues & de force , & de valeur fi memeilleufes , que Lenanediioitquec'efroit vn Démon, & non point vn homme mortel. Enfin après auoir

464 La IL Partie b Astrée! quelque temps combattu, ie vy bien qu enco- res qu'il fuft feul , il auoit toutesfois quelque aduantage fur eux : car pour Thefaridre il cftoit tombé de foiblefïe & ne fe pouuoit re- leuer de terre. Etcequilefitconnoiftreà tous ceiixquilesregardoient, ce fut vn coup qu'il donna au frère de Lcotaris d' vne telle force qu'il luy fepara la texte de deffus les efpaules . Leotans voulut venger fon frère: mais l'cftran- ger n'ayant plus i faire qu'a luy> le mena de forte, &le bleffa en tant d'endroits que de foiblefïe pour le défaut du fang, il fe laiffa choir du cheual en terre 3 & d'vne lour- de cheutte, que frappant de la telle la pre* miere il fe tordit le col de la pefanteur du corps-ôc des armes. L'eftranger mettant pied à terre, & voyant qu il effoit mort, le prend par vn pied, le traine hors du camp, &fon frère de mefme, puis s'addreffantàTherfan- dre l'ayde à fe releuer , &: le met à cheual fur vn de ceux des morts , & reprenant le fien, demande aux luges s'il auoit rien plus a fai- re : &: luy ayant refpondu que non, il requière que ie fois mife en liberté : ce qui fut ordon- né à l'heure mefme. Il s'en vint doncàmoy, & me demanda s'il pouuoit me rendre quel- que autre feruice. Deux encores, luy dis-ie, Tvn que vous me conduifiez chez moy, en m'oftant de la tyrannie de ceux qui m ont rauie à ma mère , de l'autre que vous me

faflïez

Livre sixïesm^ fyj

FaiTiez fçauoir à qui i'ay l'obligation de ma vie, &: de mon honneur. Pour vous dire mon nom, me refpondit-il, c'eit vne grâce que îe vous demande de ne m'y vou- loir point contraindre. Pour vous condui- re où vous voudrez , il n'y a rien qui m'en puille empefcher, pourueu que cefoitprom- ptement.

Cependant que ces chofes fe pafToient de cette forte tant à mon aduantage en ce lieu, les Dieux voulurent bien faire connoiftre que iamais ils n'abandonnent l'innocence. Car il aduint que ma pauure nourrice n'ayant pas le courage de me voir mourir , croyant pour certain que Therfandre ne fçauroit reîlfter contre ces deux Cheualiers , s'eftoit renfer- mée dans ma chambre, pleurant &faifant de pitoyables regrets-, qu'il n'y auoit perfon- ne qui n'en fu ft efmeuë.Ormanthe qui auoit receu d'elle, &: de moy toutes les courtoifies qu'elle pouuoit defîrer en fut efmeuë, parce qu'elle efloit fort peu fine , elle ne peut s'empefeher de dire que fa tante luy auoit afleuré que ie ne mourroïs point , mais que feulement elle vouloit que ie luy fufTe obli- gée de la vie , afin que ie luy fiffe plus de bien. Ah .' mamie, luy dit ma nourrice , il n'y a point de doute que noftre maiftreiïè efi morte 3 fi Therfandre ne demeure victo- rieux, & que le Roy giefme, félon les loix, 2. Part. G g

'^■66 La II. partie dAstkeî.; nelafçauroit fauuer. Comment , dit Or- manthe , Madame fera brûlée ? Il n'y a poinc de douce 5 refpondic-elle. Ahimiferableque ie fuis , répliqua cette fille, comment cft-ce que les Dieux me pardonneront à ïamais fa mort? Et comment, en elles -vous coulpa- bks? adioufta ma nourrice. Ahl ma mère, refpondit Or manthe, fi vous me promettez de n'en rien dire, ie vous raconteray vn eftran- gc accident: 6c ma nourrice le luy ayant pro- mis, elle luy dit que ç'auoit elle elle qui auoit fait cet enfant , & luy redit tout ce que ie viens de vous raconter. Mamie, dit in- continent ma nourrice , allons, allons toli fauuer la vie à tant de gens , & croyez que Dieu vous en fçauragré : de de plus, ie vous ferayauoir de Madame tout ce que vous vou- drez. Voyez comme la vérité fe defcouure. Cette fille fuiuit ma nourrice, qui pour abré- ger, s'addreffaiit hardiment à la Royne, luy fait entendre tout ce que ie vousay dit , de for- tune au me fine temps que le C heualier étran- ger parloit à moy.

La mefehanceté de Leriane eftant donc defcouuerte par les armes , & par la confu- fion de cette fuie, le Roy commanda qu'el- le fuft mife dans le feu qui auoit efté prépa- ré pour moy : quelques reproches qu'elle pût faire à fa niepee , difant , que ma nourrice 1 auoit trompée , & que la fille n'cftoitpas en

Livre sixiesml 467

aage de porter tefmoignage, & moins con- tre elle que contre tout autre 3 parce qu'elle 1 auoit rudoyée & chaftiée de fes vices. Mais toutes fes defenfes turent de nulle valeur 3 & la vérité fut allez connue de chacun 3 tant pour les particularitez que cette fille en difoit , que pour le rapport de la fage fem- me qui auoùa de ne l'auoir ïamais veuë au vifage. Et parce que chacun battoit des mains , & que le peuple ayant fceu les ma- lices de Leriane , commençoit de luy iet- rer des piètres 3 le Roy commanda quelaiu- liice en ifaft faite, & fe voyant prefte à eitre icttée dans le feu, elle fe refolut de duc la vérité 3 touchée de la mémoire de tant de mef- chancetez. Elle demande donc d'élire oiïye, & déclare toutes fes trahifons, m'en deman- de pardon, & puis volontairement fe iette elle mefmc dans le feu, elle finit fa vie au contentement de tous1 ceux qui auoient oiiy fes malices.

Cependant que ces chofes fe demelloientje Cheualier qui m'auoit deliurée ne voulant cftre connu , à ce que ie penfe 3 fe retira fans que perfonne s'en prift garde , & moy ne le trouuant point iedemeurayauec beau- coup de defplaifir pour le peu de remercie- ment que ie luy auois fait, le fis tout ce que ie pûspourenfçauoirdesnouuelles: mais il me fut impofTiblç d'en apprendre iufques au

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4^8 La II. partie d'Astîi; lendemain qu'vn homme du pays'quifauoiè rencontré , ôc auquel il auoic parlé me vint orouuer de fa part , & me fit entendre que s'il n'euft efté prelTé de partir, il cufl: atten- du tant qu'il m'euft pieu, pour me condui- re où ie luy auois commandé , mais qu'il auoit promis à vne Dame de l'a (Mer en vne affaire qui Femmenoit du cofté de la ville de Gergouie : que s'il en reuenoit , & que i'eulfe affaire de Ton feruice , on pourroit fçauoir de fes nouuelles au Mont -d'or , & que pour élire reconnu , il ne changerait point la marque qui eftoit en fon efcu . Et luy demandant quelle elle eftoit , parce que le tour précèdent l'eftois ii eftonnée que ie n'y auois pris garde , il me refpondit , que c'eftoit vn tygre qui fe repaiifoit d'vn cœur humain : auec ces mots, TV me donnes

LA MORT, ET IE SOVSTIENS TA V I E.

Or, diicrettes Bergères, il faut que Fabbre- ce ce long difcours , il fut ordonné que ie fortiroisdes mains de Leontidas, à caufe que la femme auoit demandé mon bien, & que ie ferois remife en ma liberté , & lapauure Or- manthe pour n'auoir efté pouffée à tout ce qui s'eftoitpaiféquepar l'artifice de fa tante, fut renfermée dans des maifons deftinées à fèm- blables punitions , telles femmes viuent auec toute, forte de commodité , fans toutes-

Livre sixiesme* 469

fois en pouuoir iamais fortir. le vous vay fa:- rcvn récit effrange: I'auois toufiours infini- ment aiméDamon , & fa mémoire depuis fa mort m'eftoit demeurée fi viue en Famé , que ie I'auois ordinairement deuantles yeux : mais depuis cetaccident, &: que l'eus veu ce Che- ualier eitranger 3 ie ne fçay comment iecom- mençay de changer toute cette première affe- ction en luy : &quoy que ie ne l'eufTe point veu au vifage3.il faut que i'auoiïe queie l'ai- may : de forte que iepouuois dire que feftois amoureufe d'vn vifage armé, & fans lecon- noiftre. le ne fçay fi l'obligation que ie luy auois en eftoit caufe 3 fi fa valeur & fa cour- toifîe , fa bonne façon m'y contraignirent : tant y a que véritablement 3 ie n'ay pu aimer depuis ceiour, que ce Cheualier inconnu, Et pour preuue de ce que ie dis-, après auoir at- tendu quelque temps : ôc voyant que ie n'a- uois point de fes nouuelles, ie me refolus de prendre le chemin de Gergouie & du Mont- d'or : 3c après auoir vn peu confulté ce def- fein, ie ledeclarayà Therfandre, qui m'of- frit toute afïiftance. Et ie m'addreiTàv ;->lu- itoftà luy qu'à tout autre, parce que depuis le iourqti il auoit combattu il s' eftoit entière- ment donné à moy : Etqueplufieurs fois ie luy auois oûy dire, qu'il defiroit infiniment de connoiftrece vaiilantCheualier qui nous ai- oit fi bien fecourus, Feignant donc de vouloir

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4-»o La IL PARTIE D'A stkel viiîrer mon bien , ie dreffe mon train , jc fors de la Cour , &: m'en viens chez moy, me demeflanc de cet embarras , ie ne prens que ma nourrice pour toute compa- gnie 3 & Therfandre pour me défendre , &r nous mettons fur le chemin du Mont- d'or. C'èit vn pays extrêmement rude ôc mon- tueux 3 chargé prefque en tout temps de neiges & de glaçons ; ma pauure nourrice y mourut , de lors que ie la faifois enter- rer 3 de que i'eftois merueilleufement en peine pour eftre feule auec Therfandre , ie rencontray Tyrcis , & Hylas , & Laonice, defquels la compagnie me fut tant agréa- ble 3 que pour ne la perdre ie me refolus de nf habiller en Bergère , comme vous me voyez , & Therfandre en Berger : & après auoir demeuré quelque temps dans ces montagnes 3 penfant y trouuer quelques nounelles de celles que ie cherchois > ie me refolus de venir auec eux en ce pays , puis que par l'Oracle il ^ur efroit commandé de s'y acheminer : 6c penfay auili puis que ie m'approchois de Gergouie , que ie pourrois peut-eflre trouuer ce Cheualierà quifay tanç d'obligation.

Madonthe alloit de cette forte racontant fa fortune , & non fans mouiller fon vifage de pleurs 3 cependant que Paris & les Bergers difeouroient cnfemble ,& ne fe nouuancfi toft

Livre sïxiesme". 471

endormir pour eftre tous attaints de ce mal defprit , qui far tous les antres eft ennemy du fommeil. Car Tyrcis mefme aimoit fa Clcon morte, quoy qu'il n'euft plus cf elperance de la reuoir: Se parce qu'entre tous il n'y en auoit point qui fuit plus libre que l'inconftant Hylas5 c eftoit aufli celuy qui portoic auec moins d'incommodité fon amour. Et de fortune Tyrcis ayant la penlee en fa chère Cieon, ne pût s'empefeher de foufpirer fort haut, 6c en mefme temps Siluandre en fît de mefme. Voila, ditHylas, deux foufpirs bien differens.Et comment l'entendez-vousrdit Pa- ns, le l'entends ainfi3& m'imagine que Siluan- dre fouffic de cette forte pour efteindre le feu qui le brule3& Tyrcis pour rallumer celuy qui la brûlé autresfois. Hylas parle fort bien , dit Tyrcis, quand il dit qu'il s'imagine telle chofe : car aufli n'eft-ce quvne pure imagination d'vne ame qui iae fçait pas aimer. Et vous aufli Tyrcis, refpondit Hylas, me reprochez que ie nefçay pas aimer rie penfois qu'il n'y euft que ce fantaftique Siluandre qui deuit auoir cette opinion. Si chacun3 dit Tyrcis, iugeoit auec la raifon3vous mefme le croiriez comme nous. Commentj dit Hylas,fe relenant fur vn coude3 que pour bien aimer il faut idolâtrer vnemor- texommevous? Si vous fçauiez bien aimer y adioufta Tyrcis 3 il n'y a point de doute que fi vous auiezvne rencontre aufli malheureuii

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47* La II. partie dAstr.ee; que la mienne, vous y feriez obligé par le de uoir. Et quoy , répliqua l'inœnitant, on ver- roit Hylas amoureux dvn tombeau? & fi ia- uois laiouyflance de mes amours , comme en- fin tout amant la defire, qu'en naifiroit-il 3 Tyrcis, que des cercueils- Quant à moy, Ber- ger 3 îe ne veux point de tels enfans 3 & par confequent n'aimeray iamais telles maiftref- fcs. Mais venons a la raifon : Quel contente- ment 3 de quelle fin propofez-vous à voftrc amour? Amour, dit-il ,. en; vn fi grand Dieu5 qu'il ne peut rien délirer hors de foy-mefme : il eft fon propre centre; &n aiamais defTein qui ne commence & finiiTe en luy. Et partant, Hylas -, quand il le propofe quelque contente- ment, c'eft enluy-mefmedoùilne peut for- tir, dtantvn cercle rond, qui par tout a fa' fin 6c fon commencement 3 voire qui commence il finit, fe perpétuant de cette forte , non point par l'entremife de quelque autre, mais par fa feule & propre nature. Cefl bien Druy- fer3 dit Hylas , en fe mocquant , mais quant à moy, îecroy que tout ce que vous venez de de dire font des fables, auec lefquelles les fem- mes endorment les moins ruzez. Etqueft- ce, Hylas , dit Tyrcis , qui te femble plus eiloigné de la vérité ? Toutes leschofesque vous venez de dire , refpondit i'inconftant3 font de telle forte hors d'apparence, queiene fjaurois marquer celle qui l'cft dauantage.

Livre sixiîsme! 473

Qu\Amour ne defire rien hors de foy-mefme> tant s'en faut on void le contraire , puis que nous ne defirons que ce que nous nations pas. Si vous entendiez, refponditTyrcis, de quelle forte par l'infinie puiflance d'amour deux per- fonnes ne detuennent qu'vne, e\r vne en de- uient deux, vous connoiftriez que l'Amant ne peut rien defïrer hors de foy-mefme. Car aufli-toft que vous auriez entendu comme l'A- mant fe transforme en l'Aimé, & l'Aimé en l'Amant , & par ainfi deux ne deuiennent qu'vn, &: chacun toutesfois eftant Amant &c Aimé , par confequent eft deux , vous com- prendriez, Hylas, ce qui vous eft tant difficile, & auoiïeriez, que puis qu'il ne defire que ce qu'il aime, de qu'il eft l'Amant & l'Aimé, fes defirs ne peuuent fortir de luy-mefme. Voicy bien , dit Hylas, la preuue du vieux prouerbe, QuVn erreur en attire cent. Car pour me per- fuader ce que vous auez dit , vous m'allez figu- rant des chofes encores plus impofïibles, à fça- uoir, que celuy qui aime, deuient ce qu'il ai- me, &parainfi le ferois donc Phillis. Lacon- clufion, dit Siluandre, n'eft pas bonne : car vous ne l'aimez pas , mais fi vous difiez qu'en aimant Diane, ie me transforme en elle , vous diriez fort bien : Et quoy, dit Hylas, vous eftes donc Diane ? voftre chappeau auffi n'eft-il point changé en fa coiffure, & voftre nippe en fa robbe? mon chappeau, Siluandre,

474 La II. partie d'Astree! n'aime pas fa coiffure. Mais quoy? dit Vin- confiant, vous deuriez donc vous habiller en fille: car il nefl pas raifonnable qu'vne frge Bergère comme vous elles, fe defguife de cette forte en homme. Il n'y eut perfonne de la troupe qui fe peufl empefcher de rire des pa- roles de ceBerger, & Siluandre mefme en rit comme les autres : mais après il refpondit de cette forte: Il faut, s'il m'cft poflible, que le vous forte de l'erreur vous elles. Sçachez donc qu'il y a deux parties en l'homme: IV- ne, ce corps que nous voyons , & que nous touchons: &: L'autre, l'ame, qui ne fe void , ny ne fe touche point, mais fe rcconnoift paries paroles & par les aérions, car les actions ny les paroles ne font point du corps , mais de l'ame, qui toutesfois fe fert du corps ccmme d'vn infiniment. Or le corps nevoid ny entend: mais c'efl lame qui fait toutes ces chofes : de forte que quand nous aimons, ce n'eft pas le corps, qui aime, mais l'ame, &ainfî ce nefl que l'ame qui fe transforme en la chofe ai- mée, 6c non pas le corps. Mais, interrompit Hylas, l'aime le corps aufli bien que l'ame : de forte que fi l'Amant ne fe change en l'Aimé, mon amedeuroitfechager aufli bien au corps de Phiilis qu'en foname. Cela, dit Siluandre feroit contreuenir aux loix de la nature : car l'ame qui eft fpintuelle,ne peut non plus deue- mr corps,que le corps deuenir ame : mais pour

Livre sixiesme. 47?

cela le changement de l'Amant en l'Aimé ne laiife pas de fe faire. Ce n'eft donc qu'en vnc pâme, dit Hylas, qui eft lame, &qui par con- iequent eft celle dont ie me fbuciele moins. En cela vous faictes paroiftre, ditSiluandrc, que vous n'aimez point , ou que vous aimez contre laraifon: car l'amené fedoit point abaiffer a ce qui eft moins quelle, &c'eftpourquoyon dit que l'amour doit eftre entre les égaux, a fçauoir lame, aimer lame qui eft fon égale, & non pas le corps qui eft fon inférieur, & que la ' nature ne luy a donné que pour infiniment. Or pour faire paroiftre que l'Amant dément l'Aimé, & que fi vous aimiez bien Philiis, Hy- las feroit Philiis, & Philiis aimoit bien Hylas, Philiis feroitHylas , oyez que c'eft que lame: car cen'eft rien, Berger, qu'vne volonté,quV ne mémoire, & qu'vn entendement. Or files plus fçauans difent que nous ne pouuons aimer que ce que nous connoiffons, de s'il eft vray que l'entendemét & la chofe entendue ne font qu'vne mefme chofe, il s'enfuit que l'entende- ment de celuy qui aime,eftlemefme qu'il ai- me. Que fi la volonté de l'Amant ne doit en rien différer de celle de l'Aimé , & s'il vit plus par la_penfée qui n'eft qu'vn erfe&de lame- moire , que par la propre vie qu'il refpire , qui doutera que la memoire,i'entendemet& la vo- lonté eftant changée en ce qu'il aime, fon ame qui n'eft autre chofe que ces trois puifTances3

47^ La II. partie d Astrie! ne le foit de mefme ? Par Thautates, dit Hylasj vous le prenez bien haut, cncor que l'ayelono- temps dtc dans les efcoles des Mafiihens , ii ne puis-ie qu'à peine vous fuiure. Si eft-ce,dit Siluandre, que c'eftparmy eux que i'ay appris ce que ie dis. Si auez-vous eu beau m'em- broîiiiler le cerueau par vos difcours,dit Hylas, vous ne fçauriez pourtant me montrer que l'Amant fe change en l'Aimé, puis qu'il en biffe vne partie, qui cil: le corps. Le corps, dit Siluandre, n'eft pas partie, mais infiniment de l'Aimé , & de faiâ l'ame eiloit feparee du corps de Phillis, ne diroit-on pas, voila le corps de Phillis ? Que fi c'eft bien parler que de dire ainfî, il faut donc entendre que Phillis eft ailleurs, & ce feroit en cette Phillis que vous feriez transformé, fi vous fcauiez bien aimer,&: cela eftant vous n'auriez point de defîr hors de vous-mefme : car comprenant toute voftre amour en vous, vous affouuiriez aufli en vous tous vos defîrs. S'il eftvray, dit Hylas, que le corps ne foit que l'initrument dont fe fert Phillis, ie vous donne Phillis, &: laiffez-moy le refte, & nous verrons qui fera plus content de vous oudemoy: Et pour la fin de noflre dif- ferent,il fera fort à propos que nous dormions vnpeu. Et à ce mot fe remettant en fa place, ne voulut plus leur refpondre. Ainfî peu a peu toute cette trouppe s'endormit horfmis Sil- uandre, qui véritablement efpns d'vne très-

Livre sixiesmï^ 477

Violente affection, ne peut clorre l'oeil de long temps après.

Cependant, ainfi que ie vous difois,Madon- the aiioit racontant fa fortune a ces belles Ber- gères : &: parce qu'vne grande partie de la nuiëfc eitoit des-) a paffée , peu à peu le fommeil s'cfcoula dans les yeux dePhillis& d'elle: Mais Aftréequi ne pouuoit dormir alloit entrete* nant Diane, qui de fon cofté reconnoiiTant l'extrême affection deSiluandre^commençoit de l'aimer, quoy que cette bonne volonté priffc rvaiffance aiTezinfenfîblement, car elle-mefme ne s'en prenoit garde. Au commencement ce ne fat qu vne connoiiTance de fon mente 3 ( aufll eft-il neceffaire de connoiltre auant que d'aimer) depuis fa conuerfation ordinaire, luy fît trouuer fa compagnie agréable. Et en fin fa recherche auec tant de difcretion&derefpecl: le luy fit aimer fans nul deffein toutesfois3 d'à- uoir de l'amour pour luy. Aftrée qui auoit toutes fes penfées en Céladon ne pouuant toftclorre l'œil, voyant que Phiilis & Madon- the eftoient endormies , &: croyant de n'eftre efeoutée de perfonne, parloir de cette forte à Diane. Véritablement, ma fœur, il faut auoiier qu'vne imprudence attire beaucoup de peines après elle, & que quand vne faute eft faicte, i\ faut beaucoup de fageife pour la reparer. Con- fierez, ie vous fuppiie, combien celle que l'ay commis en L'amitié de Céladon m'a rapporté

478 La II. partie dAsîree; &me rapportera d'ennuis,, puis que ie ne fçau- rois fournir que ma penfée efpere de m'en voir ïamais exempte, finon par la mort, & en- corcsnepenfe-ie pas que après la mort on a connoiiTance de ce qui s'eft paiTé en cette vie, ( comme pour certain îe croy que l'on a ) ie n'aye dans mon tombeau mefme, le regret d'a- uoir commis cette offenfe contre la fidélité de Celadon3 & cependât voyez à quoy cette faute v m'a portée. Voila cette amour qu'auectant de peine & de Oing i'ay tenue fi longuement ca- chée^ que ie ne voulois pas mefme eftre con- nue à ma chère compagne , la voila, dis-ie, à cette heure defcouuerte parmoy-mefme à des perfonnes effranger es, & qui ne me font obli- gées d'aucune forte dedeuoir. Ah/ que ie reuenois au bon-heur que fay perdu , ie me conduirois bien3ce me femble,auec plus de pru- dence. Mafœur, refpondit Diane, la foibleffe humaine a cela de propre., quelle ne reconnoic prefque ïamais fa faute que quand elle en ref- ient le mal, d'autât que les Dieux veulent feuls eifre eftimez parfaicts& fages. De forte qu'il ne faut point que vous croyez que la perte que vous auez faicte de Céladon, ne fuft adue- nuéde cette façon, c'eufr efté, fans doute, de quelque autre: car il n'y a rien de ferme, ny d'enneremét arreltéparmy les hommes. le ne dis pas que la prudence ne puiiTe efloigner, di- ucrrir ou amoindrir yn peu ces accidens : mais

Livre s : x i'e s m e? 479

troyez-mov, ma fcrur, il faut en fin , que par la preuue nous connoifiïons que nous fommes hommes, c'cft à dire ,alicc beaucoup d'imper- f celions. Si voyons-nous 3 refpondit Aftrée, plufieurs perfonnes qui paffent plus doucemét leur vie que d'autres, ou de qui pour le moins les actions ne font point au veu&au fçeu du public, & fans aller plus !oing3 l'auoiie que vous auez eu du mal heur en Philandre : mais qui eft-ce qui vous le peut reprocher ? Ah : ma fœur, refpondit Diane, il n'y a rien qui nous faffe de plus rudes reproches de nos fautes que la connoiilance que nous en auons nous- mefrnes. Il eft vray3 répliqua Aftrée3 fi m'a- uoiierez-vous 5 que tout ainfî que le bien que nous poffedons eft plus grand quand il eft connu: de mefme aulTi le mal 3 dont chacun a connoiifance, eft bien plus cuifant. De vient qu'auec tant de foin chacun s'efforce de cacher les incommoditez qu'il fouffre,& qu'il y en a bien fouuent qui aiment mieux les auoir plus grandes, & qu'elles foient cachées de fecret- tes. Or5 ma feeur, ie vous aime trop pour ne vous aduertir d'vne chofe3 où, ce me fem- ble, vousdeuez apporter tous les remèdes de voftre prudence. Et puis qu'il n'y a perfon- ne qui nous efeoute, îe penferois vfer de trahi- -fon , fi ie ne vous defcouurois ma penfée. Car le fçay fort bien , que fi autres-fois l'eufTe auant mon malheur rencontré vne amie qui

480 La II. partie d'Astrèe! m'euit parlé fi franchement, ie ne ferois pas en la confufion ie me trouue. Ma feeur, refpondit Diane , voicy vn tefmoignage de noftre amitié & de voftre bonté. Vous m'o- bligez infiniment de médire non feulement cette fois , mais toufiours ce qui vous femblera de mes actions, & mefme en particulier, com- me nous fommes à cette heure, que tout dort autour de nous.

Encores que ces deux fages Bergères euffent opinion de n'eftre point ouyes,fi eftoient-elles bien fort deceuës: carLaonice qui eftoitde la compagnie 5 encor qu'elle feignit de dormir oyant que ces Bergères difcouroient entre elles, leur tendoit l'oreille plus attentiuemcnc qu'il luyeftoit poiTible,defireufe outre mefure d'apprendre de leurs nouuelles, afin de leur rapporterai! defplaifir, fuiuant le deiTein qu'el- le en auoit fait. D'autre cofté Siluandre voyant tous fes compagnons endormis, & oyant par- ler ces Bergères, reconnut, ce luyfembla, la voix de Diane, & defireux d'entendre leur difeours fe defrobaleplus doucement qu'il luy fut pofTible d'entre ces Bergères, ce qu'il fit ayfément , parce qu'ils eftoient fur leur pre- mier fom m eil,&fe tramant peu a peu fur les mains & fur les genoux vers le lieu eftoient les Bergères, fit de forte qu'elles ne l'oiiyrent point approcher. Et parce que leur murmure lalloit guidant, il ne sarrefta qu'il ne peuft

bien

Livre s t x i e s m t. 481

bien di (cerner la voix de chacune, & de fortu- ne il y arnuaaumefrne temps qu' Afïrée re- prenoïc la parole de cette forte :

Vous refïbuuenez-vous des propos que ie Vous ay dits auiourd'huy à l'oreille quand Sil- uandre difputoit auec Phillis ? N'eft-ce pas, dit Diane, de l'amitié de ce Berger enuers moy ? de celamefme, refpôdit Aftrée: Or continua- t'elle, il faut que vous fçachiez que depuis ie l'ay bien mieux reconnue parlesdifcours qu'il m'a tenus : de forte que vous deuez attendre pour ehofe très-certaine vne extrême aiiecT:ion de luy. Que il elle vous eft def-agreable, il faut que de bonne heure vous l'efloignez de vous, &encor ne fçay-ie ficela y profitera beaucoup, puis que 'ces humeurs particulières, comme en: celle de ce Berger, ne fefurmontent pasayfé- ment, eftant de telle nature quelles s'efforcent plus opiniaftremét contre ce qui les contrarie: Que fi elle vous plaifi il faut y vfer dvne très- grande difcretion,afin quelle ne foit reconnue d'autre que de vous. Ma fœur, refpôdit Diane, après auoir quelque temps penfé à ce qu'elle luy difoit, vous me faites trop paroiftre d'à- initié j pour vous tenir quelque chofe cachée, le vous veux donc parler à cœur ouuert, mais auec fupplication que ce que ie vous diray, ne foit ïamais redit ailleurs, non pas mefme à Phiilis,fi cela n'offenfe point l'amitié qui efl entre vous. le croirois, refpondit Aftrée, vfei: i.Parr. Hh

4$ 2, La II. partie dAstrel dvne grande trahifon, & eftre indigne délire aimée de ypas^pfi le faifois paît à quelqu vn dVn fecre.t que vous m'auriez fié : de quant à ce qui concerne Phillis, foyez feure 3 ma fœur, que tout amfique ie ne feray ïamais chofe qui puifïe bleiTer l'amicié que ie luy porte , dz mefmene me fera-t'eile ïamais ofFenfer celle que ie vous ay îurée. Ce n'eftpas, dit Diane, que ie fois en doute de la difcretion de Phillis, mais c'eft que fi ie pouuois,ie me cacherois à moy-mefme. Et à ce mot s'eftant teuë pour quelque temps, elle recommença ainfi: Lors, mafœur, queie perdis Philandre , comme ie vous ay raconté, le defplaifir m'en fut fi knii- blc, qu'après l'auoir plaint fort long temps, ie fis refolution de n'aimer ïamais rien,& de pai- fer de cette forte le refte de ma vie en vn éter- nel veufuage. Car encor que Philandre ne fu(i pas mon mary, fi crois-ie que fans doute il l'euft efté s'il euft furuefcuPhilidas. En cette re- folution ievous puisiurer auec vérité que fay vefeu iufques icy autant infenfible à l'amour, que fi ie n'euife point eu d'yeux ny d'oreilles, pour voir ny oiiyr ceux qui fe font prefentez. Amidor, coufin dePhilidas, en peut rendre preuue, qui encor que d'vne humeur volage, ne laiiToit d'auoir des parties aflez recomman- dâmes pour fe faire aimer, & qui auant qu'ef- poufer AVarante, m'a plufieurs fois reprefenté la volonté de fon oncle, voire celle dePhilidas,

Livre sïxiesme! '483

8: offert de me prendre à toutes les conditions que ie luy voudrois dôner : Tefmoin le pauure Nicandrc: îe l'appelle pauure, pour l'effran- ge refolution que mon refus luy fit prendre : Et bref, tefmoins tous ceux qui depuis ce iour ont eu la volonté de m' aimer. Tant y a que la mémoire de Fhilandre m'a îufques à ce iour de telle forte défendue de femblables coups, que ie ne puis îurer n'auoir pas mefmes eu en penfée que cela peut eftre.Mais il faut confèfTer que depuis la feinte recherche de Siluandre3 ie me fens beaucoup moins changée 3 & vous fuppliede confiderer ce que ievay vous dire: le fçay que ce Berger, au comencement pour le moins, ne m'a ferme que par gageure; & toutesfois dés qu'il a commencé, l'ay eu fa recherche agréable , & au contraire , ie fçay que le gentil Paris m'aime véritablement, &: que pourmoy il laifle la grandeur de fa naïf- fance : & toutesfois 3 quelque mérite que ie reconnoiffe en luy, il eft impofïible qu'il faiTe naiftre en moy tant foit peu d'amour, & pro- tefre que toutes les fois que ie le confîdere, ôc que ie me demande de quelle volonté ie fuis enuers luy , ie trouue que ce n'eft point d'autre forte que s'il eftoit mon frè- re. D'en trouuer la raifon , il m'eft impofTi- ble: mais tant y a que cela eft très- vérita- ble. Or , ma fœur, fnedisque faime d'autre façon Silnandre, ne croyez pas pour cela que

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484 La II. Partie d'Astree." ie fois cfpnfe d'amour pour luy, mais ouy bien queie reflens les mefmes commencemés, que, fi i'ay bonne mémoire, ie reffentois à lanaïf- fance de l'amitié dePhilandre. Et qu eft-ce5ma fœur, refpondit Aftrée, qui vous plaift le plus en luy? Premièrement, dit Diane, ienevoy point qu'il ait iamais rien aimé, &c cela ne fe peut pas attribuer àvne ftupidité d'entende- ment , veu qu'il montre bien le contraire par fes difeours. Et pius il fe foufmet ie ne fçay comment, & me donne vne fi abfoluë puifTan- ce fur fa volonté, qu'il ne dit iamais parole qu'il ne craigne de m'offenfer. Outre cela, ccft vne difcretion toufiours continuée que toute fa vie, & ne voyez rien en luy de trop ny de trop peu : Et en fin3& qui efi véritablement la caufe principale de mon amitié, c eft que ie le iuge homme de bien, rond, & fans vice. le vous affaire, ma fœur, refpondit Aftrée, que ie reconnois les mefmes conditions en ce Berger, &que quant à moy ie iuge que fi le Ciel vous deftine à aimer quelque chofe, vouseftes heu- reufe, fi c'eft ce B erger. Mais fi faut-il que vous y vfiez de voflre prudence ordinaire, fi vous n'en voulez auoir du defplaifir. le ne fçay, ma fœur, dit Diane , pourquoy vous me tenez ce langage: carfçachez qu'en cores que ie l'aime mieux qu'autre que iaye veu depuis la perte de Philandre, ce n'eft pas pour cela que ie yueille qu'il le fçache, ny que i'aye intention

Livre sïxiesme". 48?

de luy permettre de me feruir : & s'il eft fi ou- trecuidé que de me le déclarer, qu'il s'aflfeure que ie le traitteray de forte qu'il n'aura iamais la hardiefTe de m'en parler deux fois. Mais, ma feeur, ditAftrée, quelle cft donc voftre inten- tion? De nous punir tous deux, refpôdit Dia- ne, le veux dire de le chaftier de la hardiefie qu'il aura eue de m'aimer, &me punir auffi de la faute que Tauray fai&e de l'auoir agréa- ble, afin d'eftre pour le moins plus iufteque bien auifée. Ma feeur, dit Aftrée , ce deffem eft tres-pernicieux: car en cela vous ne vous rap- porterez nulle fatisfa&ion , mais beaucoup de peine, & peut-eftre vne extrême confufîon. Prenez garde, que voyant vn caillou, vous n'y apperceuez point de feu 9 mais fi vous le frap- pez, ou auec vn autre caillou, ou auec quelque chofe de plus dur, vous le voyez incontinent tout couurir d'eftincelles, &par ainfilefeu ca- ché fe defcouure. Faicles eftatquede mefme cesieunes cœurs, qui aiment bien , s'ils ont de la prudence, cachent diferettement leurs af- fections, & n'en donnent la veuë qu'à ceux qui en doiuent auoir connoiffance : Mais quand ils font hurtez , ie veux dire quand vne trop grande rigueur les outrage, ils font fi tranfpor- tez de leur paillon , qu'il leur eft impofïible qu'ils lapuiflent difllmuler, &Dieu fçait, fi cela peut eftre fans mettre vn grand trouble en i'amede celle pour qui ceschofes fefont: car

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486 La II. partie d'Astres.' de quelque cofté que ces difeours puiiîent tomber , ils ne peuuent eftre à l'aduantagc d'vne fille. Voftre fageiTe , ma fœur, vous fe- roit bienconfeillervne autre, mais chacun a les yeux clos le plus fouuent pour foy-mefme : c'eit ce qui m'a conuié à vous demander dés le commencement 3 fi vous aimez ou n'aimez pas ce Berger. Car fi vous ne l'aimez point, il faut d'abord retrancher toute conférence 5c toute pratique, mais fi entièrement & fi promptement, qu'il ne luy refte nul efpoir, ny a ceux quidefcouunront fon affection , ny aucun foupçon que vous y ayez iamais con- fenty. Et il ne faut point fe flatter en cela, de dire qu'vne femme ne peut non plus s'em- pefcher d'efire aimée que d'eftre veuë. Ce font des contes pour endormir îles perfonnes moins mfées, puis qu'en effecl: il n'y a celuy qui ne fe départe dételle entrepnfe , fi dés le commencement toute efperanceluy eftoftée, non pas d'vne partie, mais du tout. Que fi nous en voyons quelques opiniaftres , c'efl pour quelques iours feulement, eftant certain que l'amour non plus que le refte des chofes mortelles, ne peut viure fans nourriture, &: que la propre nourriture d'amour, c'eft l'eipe- rance. Mais fi vous l'aimez ainfi que vous m'a- uez dit , & comme, à la vérité, il le mérite : ce feroit,ma fœur, vne grande imprudence, ce me femble ; de vouloir vous rauir ce qui vous

Livre sixiesme. 487

pîaift. Mais., dit Diane, ce qui plaift n'eft pas touiiours ny honorable, ny raifonnable, &: cela n'eftant pas3 la vertu nous ordonne de nous en déporter: & quant a moy3 faimerois mieux lamort,qucde faire autrement. le ne doute point de ce que vousdittes, refpondit Aftrée5eftant trop certaine de la vertu de Dia- ne: mais voyons donc cette aftion eft con- traire a la raifon ou à l'honneur. Eft-ce con- tre la raifon d'aimer vn gentil Berger, fage, diferet, &: qui a tant efté lauorifé de la nature? Quant à moy le îuge que non , tant s'en faut3 il me femble raifonnable. Or rien de raifonna- ble ne peut eltre honteux3& ne l'tftant point, ie ne vois pas qu'il y ait apparence de douter de ce que vous difiez. Il eft ay fé, adioulta Dia- ne, de conclure icy à l'aduantagede ce Ber- ger, n'y ayant perfonnequi y contredife5mais ii quelqu'vn vous propofoit : Eft-il raifonna- ble que Diane qui a toujours efté en confi- deration parmy les Bergers de cette contrée^ efpoufe par amour vn Berger inconnu 3 &qui n'a rien que fon corps, & ce que fa conduitte luy peut acquérir ? ie ne croy pas que vous prif- iiez la première opinion . Et cette confidera- tion eft caufe que ie fuis entièrement refoluë de fouffrir fa recherche & fon affection 3 tant que ie pourray feindre de ne la croire : mais s'il me réduit à tel poinct que ie ne puifle plus me couurir de cette rufe 5 dés l'heure

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488 La"II. partie d'Astres] que cela m'aduiendra,ie protefteque iamais ie ne luy permettray de me voir, ou s'il me void de m'en parler3 ou s'il m'en parle, ôc qu il m'ai- me , ie le traitteray de force que s'il vk^ ie croi- ray qu'il ne m'aimera plus. Et vous^dit Aftrées que deuiendrez-vous cependant ? le Paimeray fans doute, refpondit Diane , &: en raimant, &* viuant de cette forte auec luy, ie puniray lof- fenfc que i'auray faicte de l'aimer, le preuois, adioufta Aftrée, que ce deffein vous prépare plus de peines & de mortels defplaifîrs , que la vanité qui le vous fait faire ne vous donnera jamais de faux contentemens.

Cependant que ces Bergères difcouroient de cette forte, penfant que perfonne ne les oiïyt, Laonice eftoitfiattentiue, que pour n'en per- dre vne feule parole , elle n'ofoit pas mefme fouffler, parce qu'il n'y auoit rien qu'elle défi- raft auec plus de paffion que de defcouurir les nouuelles qu'elle apprenoit. Mais Siluan- dre y demeuroit rauy5 & lors qu'il oyoit au cominencemen: les fauorables paroles que Diane difoit , combien s'eftim oit-il heureux? puis quand il efcoutoit les confeils d'Aftrée, & la defenfe qu'elle fai foi t de fon mérite, com- bien luy eftoit-il obligé ! Mais quand fur la fin il vid la refoludon que Diane prenoit: a Dieux / qu?eft-ce qu'il deuint ! Il fut très à propos pour !uy que ces Bergères s'endormiÊ fent 3 puis qu'il luy euft cité impoflible de ne

Livre si'xiesme! 489

donner connoiiîancc qu'il eftoit-la par quelque cuifant foufpir. Car de s'en aller pour foufpirer à fon aife loing d'elle, il ne pouuoit obtenir ce- la fur luy-mefme, eftant trop defireux dcfcou- ter la fin de leurs difcours:de forte que ce fut vn grand bien pour luy que ces B ergeres après s'e- ftre donné le bon foir s'endormifient. Car il fe retira vers fes compagnes , auiïi doucement qu'il en eftoit party , & ayant repris fa place , & bien regardé fi quelqu'vn de ces Bergers ne veilloit point, &trouuant qu'ils cftoient tous profondément endormis3il fe mit àlarenuerfe, &: les yeux en haut, il confideroit à trauers l'ef- pefleur des arbresjes eftoillesqui paroifïbient, odes diuerfes chimères quife forment dans la nue , mais il n'y en auoit point tant, ny de fi di- uerfes,à ce qu'il difoit luy mefme,que celle que les difeours qu'il venoit d'oùyr luy mettoient en la penfée, acheptant par bien chèrement le plaifir qu'il auoit eu de fçauoir que fa Diane laimoit: eftant çn doute s'il eftoit plus obligé à la curiofité, qui luy auoit fait auoir cette con- noiiTance, que defobligé pour auoir appris la cruelle refolution qu elle auoit faite. Cette imagination fut débattue en fon ame fort long temps: enfin Amour par pitié luy permit de clorre les yeux ,& y laiffer couler le fommeil pour enchanter en quelque forte ks fafcheufes incertitudes.

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L E

SEPTIESM E LIVRE

DE LA SECONDE

Partie d'Astril

Ai s il efi temps de reuenir à Cé- ladon que nous auons il longue- ment lailîe dans fa cauerne , fins autre compagnie que celle de fes penfées , qui n'auoient autre fujet que fon bon- heur paffé , & fon ennuy prefent. Quinze ou fcize iours s'efcoulerent de cette forte, auec fi peu de foucy de fa vie^que la trifteffe le nour- nflbit plus qu'autre chofe qu'il fe fouciaft de manger. Tout fon plaifir efloit en fes imagi- nations, aueclefquelles il pallbit les iours & les nui&s, qui luy eftoientmefmechofevpuis qu'efloigné des yeux d'Aflrée , les vns &: les autres ne luy fembloient que des ténèbres. Il n'auoit iamais eu accident en û vie qui ne luy reuint lors en lamemoire,& par malheur il s'arreftoit toufiours dauantage en ceux qui

49^ La II. partie d'Astree] luy auoient efté plus ennuyeux, comme plus conuenables à l'eftat il fe trouuoit. Que fi de fortune il s'amufoit quelque temps aux autres, il fe reprenoit incontinent de ce qu'il tournoit en vne faifon fi trifte les yeux de fon ame fur quelque fujet de contentement. PafTant fon aage en ces triftes exercices 3 & prenant de fi mauuaifes nourritures 3 fonvi- fage fe changea de forte qu'il n'eftoit pas con- noiiTable. Et ne faut point douter qu'il eftoit impoflîble qu'il vefquit long -temps , fi le Ciel y qui peut- eftre le referuoit à quelque fortune meilleure 3 ne luy euft enuoyé du foulagement.

Le iour mefme qu'il s'eftoit efchappé des mains deGalathée par l'ayde d'Adamas, de Syluie& deLeonide,Galathéefut contrainte defuiure fa mère Amafis à Marcilly, à caufe de quelques refioùiffances &: feux de ioye qui fe deuoient faire pour les heureux fuccez qu'a- uoient eu les deffeins de Clidamant en l'ar- mée des Francs. Mais quand elle y futarri- uée, & qu'elle feeut que Céladon eftoit ef- chappé, elle entra en vne fi grande colère con- tre Leonide , qu'elle luy défendit fa prefence. Cette belle Nymphe eftant laffe du tracas de la Cour 3 fe retira chez fon oncle Adamas3 qui auoit le mefme foing d'elle , que fi elle euft efté fa ftile, tant pour luy eftre fi pro- che 3 que pour la recommandation que Belizac

Livre septiisme.' 49$

fon frcrc luy auoit faite à fa mort. Et quoy quelle vift tous fes fermées pafTez élire per- dus,^: qu'elle n'en deuoit rienefperer, fieitoit- elle bien aife d'auoir recouuré la liberté à ce prix : mais plus encorcs pour Fefperance quelle auoit de voir Celadon,penfant qu'il fuft auprès d'Aftrée, ne fe pouuant figurer que l'ai* mant auec tant de violence, le rude comman- dement qu'elle luy auoit faid le pûftempef- cher d'y retourner. Et quoy qu'elle fçeuft bien que cette affeftion luy oftoit toute efperance deftre aimée du Berger, fi fereprefent oit -elle que ce luy feroït vne douce vie de pafTer fes îours auprès de luy.Cela fut caufe que trouuant Paris fort difpofé à femblable vifite, deux iours après qu'elle fut arriuée chez fon oncle, ils allè- rent enfembledansle hameau de ces Bergères: mais elle fut bien eftonnée , quand demandant desnouuelles de Céladon, elle entendit qu'il n'y eftoit point venu, & que tant s'en falloit on l'y croyoit mort. EUenelaiiTa toutesfois,pour le contentement de Paris, qui eftoit amoureux de Diane, d'effectuer le deffein qu'elle auoit Eut pour le fi en propre, à fçauoir de vifiter fort feu- lient cette bonne compagnie, outre que vérita- blement il y auoit du plaifîr pour elle en vne fi douce conuerfation.Viuant donc de cette forte elle fer en dit fi familière parmy ces Bergères, qu'elles l'aimoient infiniment , ôc par fon com- mandement viuoïent auec elle, commefi elle

4p4 ^a II. Partie d^àstree! euft efté Berger e5à quoy elle fc plaifoit3de forte que foudain quelle pouuoit prendrequelque loifir, elle s'y en alloicquelquesfois en compa- gnie de Pans3& bien founent feule , n'y ayant guère plus d'vne demie lieue de la maifon elle demeuroit îufques aux hameaux de ces Bergères, & le chemin encores eftoit tant agreable,à caufe de la douce nuiere de Lignon, & des boccages qui s'y rencontroient, qu'il eftoit împofhble de sVennuver.Iladuint donc qu'eftantrefoluëvniourdc s'y en aller toute feule, elle alla paiîer fur le pont de la boute- reiTe:6cde(lendant le long des nues de Lignon, encores qu'il n'y euft point de fentier fi près de la nue, elle ne laiilbit de s'y faire chemin pour le plaifir qu'elle prenoit de voir lepoiifon , qui dans la claire eau de la nuiere s'en alloit à peti- tes Houppes, fe louant enfemble le long du bord, & pourfuiuant ainfi ion voyage, fe trou- uafansy penfer près de la fontaine, Cela- don fbuloit cueillir le creiîon dont il fe nour- nflbit. Et defortune le Berger s'eftant couché fur le bord; s'y eftoit endormy vn peu aupara- uant. D'auiii loing que la Nvmphe l'apper- céut3 elle le pnft pour Licidas, parce que ces deux frères eftoient prefque d'vne mefme taille , & auoient accouftumé d'aller vertus l'vn comme l'autre^ & quoy que Céladon fut vn peu plus grand,& euft le vitage beaucoup plus grand & plus agréable D fieft-ce que s'appro-

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Livre septïesm^ 45>5

chant de luy elle y fut deceuë : tant pourcc quelle creut affairement que Céladon n'eftoit pas en cette contrée, que pour le changement de fon vilage, ou pour i opinion qu'elle auoit que Licidas plein de îaloufie, comme elle fça- uoit bien qu'il eftoit, fe retirent ainfi feul par ces lieux efgarez.Tant y a qu'elle s'affilt auprès de Céladon 3 p enfant qu'il fuft Licidas: mais voyant qu'il ne s'eiueilloit point, elle refolut de continuer fon voyage, &lelauferenrepos. Il eftoit couché fur le cofié, & le petit fac il feuloit tenir fes lettres paroiiibit vn peu hors de fa poche, d'autant quefaiuppe s'eftoit re- trouffée. Elle y porta curieufement lamain3 8d le tirant doucement fans qu'il s'efueillait, fift deiTeindevoir ce que c'eftoit, & le luy faire chercher quelque temps auant que de le luy rendre, c'eftoit chofe qui enmeritaft la peine. Elle part donc auec ce larcin, & laifle ce Berger endormy, qui incontinent après fe refueilla Et parce que le Soleil com mène oit depafferfa" chaleur plus ardante, & qu'il ne s'eftoit mis au- près de cette fontaine que pour lotiyr !du frais que fon onde , & l'ombrage des arbres voi- finsyconferuoientj il partit de ce lieu, & fe mit dans le plus fauuage du bois. Mais d'autant que tout fon entretient eftoit de la mémoire de fa Bergère, il ouure la petite boitte qu'il portoic au col , eftoit le ponrtraict d'Aftrée, &: après Fauoft contemplé quelque temps , il

45>6 La II. Partie d'Astree! îeut les paroles qu'il auoit autresfois efcrites fur l'autre cofté, qui eftoient telles :

Pritiéde mon vmy bien, ce bien faux me foulage.

Helas, difbit-il, ô miferable Céladon .' que c efl: bien maintenant que tu peux dire,que pri- uéde ton vray bien, ce bien faux te foulage, puis que tu n'as plus que des biens imaginaires, les autres t'ayans elle rauis par la perfonne mef- me dequitulestenois. Et puis confïderant le pourtraict, & parlant à luy comme c'eufl cité Attréemefme:Eft-ilpoiîible, difoit-il, ô ma belle Bergère : que ie vous aye defpleu r Mais cft-il poiTible , que vous ayant defpleu ic viue encore l Que ie vous aye defpleu , il eft impof- fîble félon ma volonté : mais que ie viue après cette faute, il eft impoflible félon mon affe- ction. Et demeurant for cette confideration quelque temps muet, il reprit ainiî la parole:Si elle veut que ie viue, pourquoy me bannit- elle du lieu feulement ie puis viure? Et fi elle veut que ie meure, pourquoy ne me l'a- elle commandé abfolument.'Mais quel plus exprès commandement faut-il que nous attendions que celuy qu'elle m'a fait de ne me prefenter ia- mais deuant elle .'Puis qu'elle fcait bien que fa veùe efl: ma vie , me défendant cette veiie , ne me commande- t'elle pas de mourir ? Et lors fe reprenant: Cela, fans doute, difoit-il, fuffiroïc

pour

Livre septiesme? 497

pour me faire chercher le trépas 3 fiie ne fça- uois que ce qui eft raifonnable au iugement des autres , eft fans force de raifon en elle. Il f éra- ble a chacun que c'eft choie iufle d'aimer ce- luy dont il eft aimé 3 & que l'amitié ne fe paye que d'amitié :& au contraire elle iuge raifon- nable de hayr ceux qui l'adorent. Pourquoy donc ne dois-ie croire, que ce commandement de viure eiloigné d'elle3eft pluft >ii pour me fai- re fouflFrir dauantage en viuant 5 que pour me faire abréger mes peines par vne mort auancée? Mais ce n'elt pas encor ce qu'elle veut de moy7 puis qu'elle fçait bien que ie ne puisviure ainfi. A telle iamais demandé demoy que des preu- ues impofTibles f Tefmoins3difoit-il peu après, les commandemensque de bouche , & par let- tres elle ma faits fi fouuent, de feindre d'aime- quelque autre , 6c rendre cette feinte accompat gnée de ces véritables demonfrrations qui font ordinairement auec les plus parfai&es amitiez. Et lors refferrant ce cher pourtraicl: pour lire les lettres ce commandement luy eftoit fai£t : Or fus , difoit-il, viuons donc pour fk gloire, puis que nous ne le pouuons faire pour nofire contentement. Et a ce mot ayant remis fa petite boitte dans fon fein, il voulut prendre les lettres qu'il portoit enfapoche5fer- rées dans vn petit fac : mais l'y ayant quelque temps cherché en vain, il s'afiit en terre, & cfpancha fur l'herbe tout ce qu'il ayoit' en 2. Parc. îi

49$ L A II PARTIE d'AsikEE.'

l'vne&ren l'autre, & voyant qu'en effett ce qu'il cherchoic n'y eftoitpoint, îlramaifedans vn pan de fon faye tout ce qui ef toit en terre , n'ayant pas le loifir de le remettre en Tes po- ches, & s'encourt en fa cauerne penfant ly auoir oublié. Mais après beaucoup de peine, il, ne le peuttrouuer, car ceftoit ce queLeonide auoit defrobé.Iln'y eut fueille en ia cauerne,ny de fa cauerne à la fontaine 3 ny de la fontaine aux lieux il auoit éfté ce îour-là qu'il ne tour- nait & retournait de fa main/voire de petits fe- ftus qu'il n'y auoit pas apparence qui lepuiiTent couunr , tant eitoïc grand le defpiaiiir de cette perte. Se le deiîr de la recouurer.Car outre qu'il ce noit ces lettres chères, comme eicntesdela main de fa Bergère , encore lesaimoit-ilcôme les tefmoins & de fon bon-heur &de fa fidéli- té, & comme le plus doux entretien qu'il pût auoir en la miferable vie qu'il menoit. Enfin voyant qu'il fe trauailloit en vain , &: qu'il n'y auoit plus d'efperance de trouuer ces chères let- tres: Helas,dit-il,croifant les bras lVn dans l'au- tre, de regardant pitoyablement le Ciel, com- me luy demandant iufticc: helas.'quei miufte Démon m'a rauy le peu de contentement qui nve reftoit ? Démon pour certain faut-il bien qu'il foit,puis que nulle perfonne n'a efté icy&c quand elle y euftefté 3 eile n'euft pu auoir le courage de commettre vne fi grande cruauté : puisdefpluntlesbrasjioignantlesmains^cen-

LrvKE sep ti es me" 499

trelaffant les doigts enfemble, laiflbit aller Ces bras nonchalamment fur fescuiffes. Tu eftois encer trop heureux, difoit-il3 ô Céladon/ en cette miferable vie, ayant ces heureux tefmui- gnages de ta félicité paiTée : il ne falloir pas que Javolon d' Aftrée eftant de te combler de tou- te forte d'infortune, ces chères & douces mé- moires contreuiniTent à ce qu'elle auoit refoiu. Confole-toydoncenta perte, &: remercie le Ciel qui fe rend fi conforme à la volonté de ta Bergère, qu elle mefme ne le fçauroit defirer dauantage3& fay paro litre qu'il n'y a rigueur d'elle, ny force du Ciel qui t'en lafle,ny qui t'en fepare ïamais.Aufli ne falloir-il pas que pour te rendre affligé de toute efpece de mal-heur 3 tu perdiffes toute efpece de confolation .

Cependant Leonide bien aife de fon larcin, s'eftant à grands pas eiloignée de ce Berger, toute curieufealloit ouurantles nœuds du pe- tit lac; & voyant qu'il n'y auoit que des lettres 3 elle creut que c'eftoient de celles de Phillis.De- firant donc outre-mefure devoir les fecrets de cette Bergère 3 elle s'dîît foubs vn arbre, & les defployant toutes en fon giron, la première cu'elle rencontra 5 fut telle:

Ii ii

fdo La II. PARTIE d'Astrïi,

LETTRE D'ASTREE a Céladon.

QVe vous m aimiez, ie le croy, & vous le pouuez connoiflre en ce que ïay agréables que vous m en ajfeuruz. J^uefivcus anieï au- tant de conmijfanceque de refJ'entimetd'Awour, far la permifiion que ie vous donne de me dires que vous maime^j vous iugerie^jqueie vous ai- W?»ét pa> -là vous feriez affeuré que vous auez de moy, ce quilfemble que vous Jouhaitte^ feule- ment pour ejhe bien-heureux. Si après cette dé- claration vous ïlefles contenu ie diray que vous naime^point Afirce , puis que ï amitié ne doit rien dejrrer quel 'amitié.

Quand Leonide lifant cette lettre rencon- tra le nom d'Aflrée , elle s'arrefta tout court, Rapprochant le papier defes yeux,releut deux ou trois fois ce mot.Enhnfe reiibuuenant de la îaloufie qui auoit efté entre Céladon, Licidas , Aitree & Phiilis , elle creut que peut efîre n'e- ftoit-elle pas mal-fondée^ qu'en effeclAiirée pcuuoit bien auoir aimé Licidas: & pource la repliant, la mit en fon fein:& en prilt vne autre qu'elle trouua telle:

Livre septiesme^ foi

LETTRE D'ASTREE a Céladon.

N'A v o v e r e z-v o v s point a ce coup , mon fils, que ie vous aime plus que vous ne m aimez -, puis que ie vous enuoye mon pour- traici, ti ayant iamais peu obtenir le vofire par toutes mes prières ? Mais Amour ejt iufie en ce- la , puis quil fçait bien qu'il faut toufiours fe- courir premièrement ceux qui en ont plus de^j necefiitc. La foiblefje de vofire amitié auoitplus de besoin de ce fouucnir, que non pas la mien- ne. Receuez>-le donc pour tefmoignage de vofire défaut. £)uen cy oyez-vous, Céladon? p enfer iez- vous efire aimé de moyfi ie doutois de vo(lre affe- ction? le me mocque, Berger $ car fi tauois certes opinion de vous, ie ne voud rois pas que vous euf- fiez> cette créance de moy. Et pour ce ne doutez point, tant que ie vous feray paroiflre d'auoir mé- moire de vous , que ce ne [oit vngage tres-affeu- réde ïefiat que iefay di efire veritableme?it aimée de mon fils.

Seroit-ce point, difoitLeonide , toute efton- née, que Licidas ayt trouué après la perte de fon frère ces lettres entre fes meubles ? plus chères les euft-il gardées pour l'amitié qu'il luy

li iij

yo2 La II. partie d'Astrel portoit 3 ou de peur que fes fecrets d'amour n'euiîent efté veus par quelque autre. Mais il cela eftoit, il ne les porteroit pas fur luy de crainte de les perdre. Que feroit-ce donc, & comment les auroit-il tues? Et lors ïettant la main fur la première qui fe prefeiate , elle la trouua-telle :

LETTRE D'A S TREE a Céladon.

IL vous fied bien, mon fils, Garnir moins dey courage que moy : vous dittes que cell vn figne que ïaime moins que vous: mais voye? comme ie l'entends au contraire. Ce qui me^> fait fupporter toutes Us peines qui fe présentent four vous, cefi fans plus l'amitié que ie vous porte. Do-ncqucs ce -te affeclion qui me fait fur- monter les plus grandes peines, doit cjhe la plus grande , ey ainfi ce courage que vous blajmez, en moy , e/tvne vraye marque de mon affection. ATevouslaiffez> donc plus emporter al ennuy que vous donnent nos communs ennemis ( cejl amfi Céladon, que ie les nomme, & non pas nos pè- res ) fi vous voule? que ie croye vojlre amitié efgale a celle qui me fait non feulement Çur mon- ter , mais mefprifer pour vous toutes fortes dey peines & d'incommodité?.

Li%vre settiesme! yoj

Lconide leuc cette lettre, fans fçauoir pref- que ce quelle liibit , paire que fe reprefentant le Berger a. qui elle auoitpm ce petit fac, &fe rcilbuuenant d'en auoir oiïy dire quelque cho fe à Galathée , lors que Céladon fut trouué fur le bord de Lignon, elle entra en quelque opinion que ce fuftluy , &r non pas Licidas, & lors coniîderant de plus près ces papiers, elle s'en alîeuradauantage quand elle en vid quel- ques vns qui montraient d auoir eiré mouillez: mais beaucoup plus encores , lors que regar- dant le fac, elle trouua que le cuir s'eîtoit retiré eV ridé en certains lieux, car elle reconnut par que véritablement ceftoit ceftuy - cy dont Galathée luy auoit parlé. O dieux / dit - elle , frappant des mains cnfemble:il n'en faut point douter, c'eil Celadon.Mais auois-ie les yeux que 1e ne l'ay pas connu quand îe l'ay veu ? E t lors ramaflant en diligence tous ces papiers , elle les refferre, & s'en retourne bien plus vi- lle à la fontaine elle Tauoit laiiTé qu'elle n'en eftoit pas venue. Mais elle fut bien trichée de ne fy trouuer plus: Ahi fontaine,- difoit- elle, &vousfeiour iolitaire, rendez-moy ce que ie vous aylaiifé. Rendez-le moy, ce Ber- ger du quel ne voulant interrompre le, repos, l'ay perdu entièrement le mien. En proférant ces paroles elle alloit tournant la veuc tout à lenteur, pourvoira elle en pouuoit appren- dre quelque nouuellc. Mais elle n'auoic carde :

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co4 La II. partie dAstree! car il s eftok défia retiré tout trifté en fa ca- Berne 5 après auoir cherché en vain ce quelle lny auoit defrobé. Enfin Amour , qui eft prudent, luy fift prendie garde que l'herbe depuis la fontaine iufques afTez loing de eftoit ïbulée comme vn fentier nouueau5 &: qui n eftoit pas bien encor battu. Elleiugea, & certes fort à propos 5 que ce fentier la conduirait s'eftoit retiré ce Berger: &: de fairt c eftoit la venté, que Céladon ayant ac- coutumé de parler par lors que de fa eau er-, ne il s'en venoit en ce lieu , en au oit fait fi fou- lient le chemin 3 que l'herbe en eftoit foulée comme d'vn nouueau fentier. Le prenant donc pour fon guide3 elle ne l'eut point fuiuy3 cinq ou fix cens pas, qu'elle fe trouue proche du rocher Céladon faifoit fa retraitte: tou- tesfois d'autant que les arbres & buiffons qui luy eftoient à l'entour , le couuroient tourelle eut prefque peur de s'en approcher , craignant que ce ne fuil le repaire de quelque loup ou fanglier , ou pour le moins de quantité de fer» pens. Et comme elle eftoit en fuipens 5 il luy fembla cPoiiyr foufpircr: ce qui luy fift con- noiftre qu'il y auoit quelqu'vn ; mais iugeant aufii que les couleuures & ferpents fiffient quelquesfois prefque de la forte, elle ne s'en approchoit qu'auec apprehenfion , &fî dou- cement que Céladon qui eftoit dedans ne s'en appercaioit point, Mais encor qu'à fa venue

Livre s ït tus m t. yo?

elle euft fait plus de bruit., le Berger ne s'en fuit pas pris garde, tant il eftoit attentif à ce qu'il penibit. E t lors que fuiuant le fentierqui la conduilbit, elle eufr fait le tourdubuiffbn, 6c quelle fuit venue près de l'entrée par le collé de la riuiere, elle l'ouyt foufpirer beaucoup plus haut : &: quelquesfois parler, mais elle n'en pouuoit entendre les paroles encor que le murmure de la voix , vint iufques a fes oreilles : cela fut caufe qu'auec plus d'afTeuran- ce, elle vint doucement iufques à l'entrée, &: feioignant contre le Rocher, & puis mettant peu a peu la tefte dedans, elle l'oiiyt parler de cette forte : Commençons déformais à bien efperer, ômon cœur, puisque tout ainfîque la mefche de la lampe acheue de bruïler, lors que le feu a confumé toute l'huile, demefme deuons-nous croire qucnoftre malheur fmira3 ayant déformais confumé peu a peu tous les biens &: contentemens qui nous reftoient. Heureufe perte , que ie te chéris , par ton moyen ie puis fortir de la mifcrable vie que ie traine. Ah .' que ie beniray le îour que vous m'auez elle rauis, ô mes chers papiers ! iï'voftre regret me peut faire mourir, puis que ie ne dois efperer que mes ennuis cefTent qu'auec ma vie. Leonide qui l'efcoutoit fut touchée de tant de compaffion , reconnoiffant que vé- ritablement c'eftoit Céladon, & fut furprife d'vneii foudaineioye, qu'ençores qu'elle euft

yo6 La II. partie d'Astree. refolude le laiflTer plaindre, & l'efcoutçr plus longtemps, fi fut-elle contrainte de s'en aller à luy les bras ouuerts en luy criant: Ah.' Cé- ladon, c'eft trop fe plaindre, c'eft affcz auoit eu de tnflefTe &de defplaifir: il eft temps de changer de vie, &de parler plus doucement vos îours. Si céladon fut furpris oyant cette voix tout à coup , & la voyant venir à luy : on le peut allez îugcr, puisque depuis le temps qu'il eftoit venu en ce lieu, il n'y auoit veu perfonne, & qu'ayant l'efpnt entièrement en fe penfées, elle fut auprès de luy auant qu'il euft feulement oiiy ce qu'elle difoit. Ii fe re- leuaenfiirfaut: mais lafurpriie fut telle, qu'il fut contraint de fe rafTeoir , tant la vie quil auoit menée, &c la mauuaife nourriture qu'il prenoit ordinairement 1 auoient affoibly. Lors la Nymphe pour luy donner loifirde reuenir à luy~mefme, s'aiïit fiir fon lift, & luy prenant la main : Et bien céladon, luy dit-elle, en fin eftoît-ce pour faire cette vie que vous defiriez auec tant d'impatience <le fortir d'entre les mains de Galathée? Eft- il poffible que nofîre compagnie vous fuft tant def-agreable que vous la vouiuiïiezfliyr pour celle des rochers &des bois? Le Berger alors ayant repris les eipiits luy refpondit froidement: Vous voyez* belleLeonide, à quoy m'a réduit Amour, &r iiîfquesoùpeut paruenirlapniiîance que vous auez fur ceux qui vous aiment. Comment^dit-

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elle, cft-il poffiblcque l'Amour d'autruy vous ait fait mefprifer de cette forte voftre propre conferuation? Mais eft-il poflible, refpondit le Berger, que vous qui vous vantez de fçauoir aimer, ayez doute que mon afte&ion ne me puiile encor porter à de plus grandes extre- m itez ? Pour le moins, répliqua la Nymphe, fi 1 auois à mourir, l'en voudrois demander la raifon à celuy qui me condamneroit. Et quel- le autre meilleure raifon , adioufta Céladon, dois-ic defîrer d'en fçauoir, fînon que celle qui peut tout fur moy, le veut ainfî? Tellement que la raifon de mon mal fera que mon bien luy defplaift. Miferable condition, dit la Nym- phe en le plaignant, que la tienne Céladon/ Tant s'en faut, dit-il, voyez, fage Nymphe,- combien vous eftes deceuë. le ne fçaurois de- firer plus de bien que le mal que ie fouffre : car en pourrois-ie fouhaitter vn plus grand que de luy plaire: Et fi fonmal luyplaift,me pourrais- ie douloir? Tant s'en faut ne me dois-ie point refîoiiyr de ce qui luy cfl agréable ? Et alors s,efcnant,ô heureux Céladon, dit-il, 8c en vne chofe moins heureux 3 qu'Aftrée ne feait pas que tu es heureux: Leonideluyoyant tenir ce langage demeuroit tant eftonnée qu elle lere- gardoit auec admiration. En fin après auoir elle quelque temps muette, elle dit: Iaucue, Berger, que fi c'eft aimer que ce que vous fai- tes, il n'y a que vous entre tous les nommes qui

5 o8 La IL partie d Astre e! fçachiez aimer: mais prenez garde que comme l'abus fe méfie ordinairement parmy routes les chofes bonnes pour les corrompre & gafter, de mefme la mélancolie ô£ l'opiniaftreté ne pren- nent place parmy voftre amitié. I'ay fort peu de foucy3refpondit le Berger, de tous les acci- dens qui me peuuent arnuer, pourueu que mon amour n'yfoit offenfée: Mais, dit Le o- nide , aimez-vous bien Aftrée ? Vous me faiftes, refpondit il, vne demande à laquelle vous pourriez bien refpondre ians moy.

Si vous l'aimez, continua la Nymphe, vous deuez donc aimer ce qui eft à elle-, &: fi cela eft, pourquoy ne vous aimez-vous , puis que vous eftes tellement fien , que vous celiez d'eftre vous-mefmes:Pui.s que l'aime Aftrée,repliqua le Bergerie dois hayr tout ce quelle hayt. Aftrée veut mal au m iferable Céladon: pour- quoy donc, belle Nymphe, ne luy porteray-ie tGutela haine qui me fera poflible? Chacun^ dit-elle 3 eft plus obligé a fa propre conferua- tion qu'à la haine ou amitié d'autruy. Ces loix, interrompit incontinent le Berger, font bonnes 8c receuables parmy les hommes, mais non pas parmy les Amans. Et quoy ? dit la Nymphe, laitTe-t'on d'eftre homme quand on deuient Amant ? Si vous appeliez eftre hom- me, dit- il, que d'eftre fujeâ à toutes fortes de peines &r d'inquiétudes, i'auoiie que l'Amant demeure homme: mais fi cet homme a vne

Livre septiesmi." yb?

propre volonté, &: îuge toutes chofes telles quelles font, &non pas félon l'opinion d'au- truy, îe nie que l'Amant foit homme, puis que dés l'heure qu'il commence de deuenir tel , il fe defpoùille tellement de toute volonté & de tout îugementj qu'il ne veut ny ne iuge plus, que comme veut & iuge celle à qui fon affection l'a donné. O miferable eftat que celuy de l'Amant i s'eferia laNymphe: mais tant s'en faut, refpondit incontinent le Ber- ger, miferable celuy qui n'aime point, puis qu'il ne peut loùyr des biens les plus parfaicts qui foient au monde. Et iugez 3 belle Nym- phe, quels doiuenteftre les contentemens d'a- mour , puis que les moindres furpaffent les plus grands qu'on puiffe auoir en toutes les chofes humaines fans amour. Y a-t il rien de fi ayfé a diuertir que les biens qui font en la penfée? & toutesfois quand vn Amant fe re- prefente la beauté de celle qu'il aime, mais encor cela trop ^ quand il fe remet feulement vne de fes actions en mémoire , mais ceft trop encores; quand il fe reffouuient du lieu il la veuë5 voire quand il penfe qu'elle fe reflbu- uiendra de l'auoir veu en quelque autre en- droit 3 penfez-vous qu'il vouluit changer fon contentement à tous ceux de l'Vniuers? tant s'en faut, il eil ialoux&fî foigneux d entre- tenir feul cette penfée,que pour n'en faire part à perfonne il fe retire en lieu folitaire & reculé

jio La II. partie d'Asthee! de la veuë des hommes ne fe foucie point de quitter tous ks autres biens que les hommes ont accouftume de chérir oc rechercher auec tant de peine, pourueu qu'auec la perte de tous il achette le bien de Ces chères penfées. Or, Leomde, puis que les contentemens de la penféefont tels, quels iugerez-vous ceux de l'effect, quand il y peut arriuer : Comment, contmuoit-il, loiiyrde laveuëde ce que l'on aime? L'oiiyr parler: luy baiferlamain ? oiivr de fa bouche cette parole, ie vous aime ? Eiï-il pofîïble que la foibleiîe d'vn cceurpuiffe fup- porter tant de contentement? eft-il poiïîble que le pouuant,vn efpnt les conçoiue fans rauiiTement, & rauy qu'il ne s'y fonde, & le fente dilToudre de trop de plaiiîr & de félicité t le ne rapporte point îcy ks dernières aiTeu- rances que Ton peut receuoir d'eftre aimé, ny les languiffemens dans le feinde laperfonne aimée, parce que^ comme ces contentemens ne fe peuuent goufîer fans tranfport &: fans nous rauir entièrement à nous-mefmes , aufll ne peuuent-ils eftre reprefentez par la parole que trop imparfaitement. Or dittes main- tenant, belle Nymphe, que l'eftat d'vn Amant eft miferable : maintenant, dis-ie, que vous fçauez quelles font fes extrêmes félicitez: I'a- uoùe, dit la Nymphe, après l'auoir efeouté auec admiration , fauoiïe que véritablement Céladon aime3 fi c eft aimer que d'eftre hors

Livre septi'esmf.1 ni

de foy-mcfinCj & vîùtc feulement de penfées: mais que pour cela îe ne femme miferabîe de le voir réduit aux imaginations pour auoir

quelque contentement: tant s'en faut que ces paroles me perfuadent le contraire, qu'elles me fortifient dauantage en cette opinion. Mais, Berger, îaidbns ce difcours, puis qu'auili bien il ne vous peut donner aucun allége- ment, ôc me dictes qu'elle a efté voitre vie, depuis que ie vous laiifay ? Sage Nymphe, refpondit Céladon , celle que vous matiez veu faire depuis que vous m'auez rencontre, c'en: celle-là mefme que l'ay continuée de- puis le îour que vous dittes. Car au partir d'auprès devons, ie me fuis venu renfermer en ce lieu , attendant que l'amour ou la m oit m'en forte. Et pourquoy, dit-elle, n'allaites- vous point en voifre hameau , vos amiscc vos parens vous regrettent fort ? Aftrée-, dit-il, qui peut plus fur moy que mes parens ny mes amis , m'a de fendu de me faire ia- mais voir a elle, lufques à ce qu'elle me l'ait commandé , & t'etî pourquoy ie vous ay dit que ie me fuis renfermé en ce lieu, atten- dant que l'amour & la mort m'en forte, par- ce que ma Bergère m'auoit abfolumcnt commandé de ne me faire iamaisvoirà die, il n'y a point de doute que fuffe foity de cette vie , auffi-toft que reuenu à moy, ie reconnus que Lignon ne m'zuoit pas voulu

JE La II. partie fe'ÂsttLÏË donner la mort: mais ayant bonne mémoire de fes paroles, &: me refïbuuenant que ce ban- nifTement neftoit pas pour toufiours, mais feulement autant qu'elle demeurèrent à me commander de reuenir , îay vefeu de cette forte, attendant que l'Amour me rappellaft, comme il femblle quelle m'ait promis , ou à Ton défaut, la mort, qui ne me fera ïamais moins ennuyeufe, qu'en l'eiTat îe fuis. Mais comment, pauure abufé, répliqua la Nymphe, pouuez-vous efperer qu'elle vous rappelle, elle ne fçait pas vous eftes \ Amour, refpon- dit-il, qui m'a conduit icy, n'a pas oublié le lieu oùie fuis, puis qu'ordinairement il m'y vient entretenir: & puis que c'eft par luy que le dois efperer qu'elle me rappelle , il ne faut point que ie doute que fans moy il ne luy faiîe bien entendre en quel lieu il m'a confiné. Si vo$ imaginations,repliqua la Nymphe, pouuoient autant fur les autres que fur vous, il y auroit quelque apparence en ce que vous dictes : mais croyez que les Dieux n'aident gueres à ceux qui ne s'aident point eivx-mefmes. Et ne pen- fez que ie vous en parle fans raifon : car ie fçay fort bien quefî Aftrée vous fçauoit en vie, elle vous defireroit auprès d'elle. Et comment, dit incontinent le Berger, le fçauez-vous,belle Nymphe ? Je l'ay appris, dit-elle, de la trïflfcflc que ie vois en fon vifage. Elle fe trouue, peut- eûre, mai d'ailleurs, ditleBerger: mais l'a-

uez-

Livre septiesme' *të

uez-vous veuë depuis que nous nous fepa- rafmes ? I'ay bien, luy die- elle, à vous entrete- nir fur cedifcours, &feroisbien ayfedevous raconter ce qui nVeftaduenu depuis que nous nous quittafmes, pourucu que le vous vifle faire meilleure chère que vous ne faiâes pas. Cela, dit Céladon, ne vous en doit pas em- pefcher, & croyez que voitre veuë m'apporte autant de contentement qu'autre que îe puifTe auoir fans celle d'Aflrée, de laquelle eftant priué, le difeours que vous me voulez faire m'eft fur tout agréable. Alors Leonide reprit la parole de cette forte:

HISTOIRE DE GALATHEE,

"VTOvs defirez donc fçauoir, Céladon, V de quelle façon i'ayvefcu depuis quinze ou feize nuids en ça ? le veux bien le vous ra- conter, à condition quefi levons ennuyé par vn trop long difeours, nous le coupperons vous voudrez , & le reprendrons vne autre fois quand l'occafion s'en prefentera. Sçachez donc que reuenant de vous conduire 5 l'en- trois dans le Palais d'IfToure au mefme temps qu'Amafis montoit dansfon chariot pour re- tourner à Marcilly, emmenant auec elle Ga~ ferfiée, parce que defireuie de rendre grâces à a.Parr. Ks

^4 La IL partie d'Astrel Hefus du bon fuccez que fon fils Clidamant auoit eu en la bataille qui s'eïtoit donnée con- tre lesNeuftriens, elle voulut que Galathée y fiift3 afin de rendre cette fblennité plus célè- bre : & parce que le retardement de telles actions reffemble en quelque forte à loubly, & l'oubly à l'ingratitude,elle partit fi prompte- ment qu'elle ne donna pas mefme le loiiïr à la Nymphe de nous pouuoir dire ce quelle vou- loit que nous Allions de vous. Et quoy qu'elle en fuft en vne peine extrême , fi n'ofoit-elle en faire femblanc, de peur qu'Amafis ne s'en prift garde , qui la tenoit toufiours par la main, non pas pour aucun foupçon qu'elle euft, mais feulement pour la careiTer dauan- rage. Eftant doneques contrainte d'entrer ainlî auec elle dans ce chariot, tout ce qu'elle pût , ce fut de me dire lors que ie luy aidois à monter : Vous Siluie ôc Lucinde viendrez dans le mien, & nous fumrez en diligence : Et moy baillant latsfte, & leur faifanc vne gran- de reuerenec, ie montray d'auoir entendu ce quelle vouloit dire: mais ie n'auois garde de liivobeyr, car vous auiez pnsvn chemin bien différent . Er quoy que ie preuiife affez fon courroux , fi ne pouuois-ie me repentir de vous auoir rendu ce bon office, eilifant plûs- toft la haine de la Nymphe, que de faillir a l'a- mitié que ie vous porte. Toutesfois feignant que ç'auoit eflé pourobeyr à mon oncle, le.

Livre septiesme! 5*15

rencontrant auec Siluic qui me cherchoit, îe leur racontay de quelle forte vous citiez cichappé; fans que perfonne y euft pris garde : mais, leur dis-ie, îe ne fus de ma vie plus fur- pnfe , que quand en entrant l'ay rencontré Araafisf& Galathée, qui montoient en leur chariot: car l'eftois perdue elles m'euffent appcrceuë hors de la porte : encor ne fçay-ie ce qui en fera , lors que Ton fçaura ce qui eft aduenu. Mais, mon père, luy dis-ie 3 en fouf- nant 3 & vous ma compagne , vous m'aiderez tous deux a porter cette charge. Ma fille 3 me refpondit Adamas3ne craignez ïamais d'eftre blafméc de faire ce que vous deuez , ny de re- ceuoir du defplaifir pour femblabies occafions. Les Dieux, defquels dépendent tous les eue- nemens font trop iuftes pour confentir à vne chofe tant inique: &: fi quelquesfois il y a des ?ccidensqui luyfemblent aduenir au contrai- re, prenez garde, ma fille, qu'en fin le conten- tement s'en redouble , voire qu'il fembleque cène foitque pour nous l'augmenter. Et par- ce qu'il eft très à propos que vous preniez pei- ne de conferuer les bonnes grâces de vofire Maifirefie, Siluie tefmoignera que vous na- uez rien fait qu'elle ne fçache bien : & afin de vous en defeharger dauantage , ie veux bien que toutes deux vous la fafliez entrer en foupçon de moy : car ie ne feray iamais marry qu'elle croye que ie hayffe ce qui eft contraire

Kk ij

yi6 La IL partie d'Astrei à la vertu, &vouspermettrois de l'enaffeureF tout à fai£t,fî cen'eftoitquepour la détrom- per des fauffes imaginations que Climante luy a données , il eft nece {faire que îe ne luy fois point odieux entièrement.

Auec femblables difcours, mon oncle taf. choit de nous donner courage, &nous faire continuer en ce louable deifein, puis prit le chemin du cofté de Laigneu , & nous celuy de Marcilly , non pas toutesfois fans confulter enfemble, comme nousauions àrefpondre a Galathée, afin qu'il n'y euft point de contra- riété entre nous, fçachant affez qu'il n'y a œil plus vif ny plus pénétrant que celuy de la ia- loufie: Au contraire laNymphe alloit faifant àcffcin fur defTein 3 pource qui eftoit de la porTeffion de fa chère Lucinde , efhmant mon efprit, & louant ma rufe, de vous auoir fait veftir de cette forte, ayant efperanee que cet habit luy donneroit plus de commodité de vous auoir fans foupçon continuellement au- près d'elle : non pas, Berger, qu'elle confentiit iamais à chofe qui contreuint à fon honnefte- 3 ainfi que i%y toufîours reconnu par Ces actions, mais deifeignant de vous efpoufer3 & ne lofant déclarer tant qu'A damas viura, elle penfoit de pouuoir îoii) r longuement de voitre prefence fous cet habit : Et quoy qu'elle ne peuft douter de larîe&ion que vous portez ' à la belle Ailr^e3 en fe fktta»t elle fe figuroic

LÏVKÇ SEPTIÎSME^ 517

que laveuë que vous auriez de fes grandeurs &: magnificences l'emporteroit ayfément par deffus l'amour d'vne Bergère : de forte que s'en allant ainfi la plus contente du monde , il n'y auoit rien qui luy donnait alors de l'en- nuyque la longueur du chemin. Mais quand elle fut arnuée à Marcilly, & qu'elle ne vid point entre les autres Nymphes fa tant aimée Lucjnde , en quelle inquiétude fut- elle 1 de auec quelle promptitude fit-elle femblant d'à- uoir affaire en fa chambre, & de la chambre au cabinet? Moy qui preuoyoisbien cet ora- ge, ie la fuiuois: mais non pas franchement comme de couftume: & faut que l'auoiieque mefentant atteinte de quelque efpecede tra- hifbn, ie redoutois fa prefence: &toutesfois de peur quelle ne foupçonnaft qu'il y euftde de ma faute, auiïi-toft que ie m'ouys appelle^ ie courus vers elle, &m'ayant commandé de pouffer la porte fur moy : Et bien, me dit- elle., Leonide 5 qu'eft deuenu Céladon? Ma- dame, luy dis-ie, contrefàifant vnvifage plein d'eftonnement & de defplaifîr, ie ne feaurois vous le dire: car aufTi-toft que vous elles par- tie , Siluie & moy l'auons cherché par tout le Palais , &c n'auons laiffé lieu que nous n'ayons inutilement vifité,& ne pouuons pensfer qu'au- tre qu'Adamas en puifîe fçauoir des nouuel- les, Comment, dit Galathée, furprifede cette refponfe peu attendue : vous n'en fc.uez

Kk iii

pjj La II. partie d!Astre£.' donc autre chofe ? Et voyant que ie ne luv refpondois point : Nevolisauois-ie pas com- mandé, continua-t'elle d'en auoir plusxie foin? Eft-ce ainfî que vous faicles ce que îe vous or- donne-?. Et s'eftant encor arreftée pour quelque temps , & voyant que ie ne luy difois mot : Allez, me dit-e!le,Leonide, à cette heure niefmes vers voflre oncle , &: fi Céladon y efr, ramenez-le icy, autrement ne vous prefentez plus deuant moy, &: vous affeurez que ie n'ou- blieray iamais cette offenfe que ie ne vous aye fait reilentir combien elle m'efl: cuifante. La voyant en grande colère, &r ne voulant luy répliquer de crainte de l'aigrir dauantage, ie luy fis la reuerence, & fortis froidement du ca- binet pour n'en donner connoiiTance à mes compagnes. Siluiequi eftoit auxefcoutes,me fuiuix îufques hors de la chambre , & nous efîans efloignées contre vne feneftre, ie luy racontay tous les difeours de Galathée , éc comme elle m'auoit commandé de me re- tirer, le fçauois bien, refpondit Siluie , qu'il eftoit împoflible que cet affaire fe finift fans la mettre en colère: mais l'euffe penfé toute autre chofe , pluftoft que ce que vous me dit- tes. Eft-il poflible que ce defplaifir l'ait tant aueuglée, qu'elle vous ait commandé de fortir de fa maifon pour vn foupçon mal fondé ? Et qu'eft-ce que cliacun lugera de voftre de- part ? Et comment le couurira-t'elle à Amaiîs

Livre septiesme.' 5T9

mcfmc? Or bien 3 macompagne, me dit-elle, en fin tout le mal eft tombé deffus vous, en- cores qu'également Taye contribué à la fou- te , fi Ton doit ainfi nommer ce que nous auons pu Élire: mais puisqu'il eft ainfi, l'au- ray foin de vous taire reuenir le plnftoft qu'il me fera pofllble : cependant fi Ton me de- mande la caufe de voftre abfence, 1e diray qu'A damas a fupplié Galathée de vous laiiler pour quelque temps chez luy , ayant inten- tion de jvoir s'il pouuoit faire naiitre quel- que amitié entre Paris, fon fils & vous: & îe ne le diray qu'en fecret, afin qu'il s'efuente moins. A ce mot nous nous baifafmes5 & ' nous recommandans aux Dieux, ie vins trou- uer mon oncle, à qui ie racontay tout ce qui s'eftoit paiTé.

Cependant Galathée eftant demeurée feule en fon cabinet 5 & voyant tous fes deffeins tant efloignez qu'elle n'efperoit plus d'en pou- uoir r'approcher les occafions, fut tellement opprefTéc de ce defplaifir , que s'abouchant fur vn petit liétverd, elle demeura fort long temps fans refpirer: mais enfin y eftant con- trainte , elle reprit l'haleine auec vn grand Hé- las / 6c puis le redoublant par plufieurs fois3 après s'eftre relenée 3 elle îetta les yeux par hazard fur vn grand miroir, qui eftoit vis a vis d'elle, & s'y confiderant toute en larmes: Hé- las ! Galathée, difoit-elk, àquoy te ferc cette

K K liij

ito La IL partie d'Astrel beauté doat tu as efté tant efhmée par ceux qui en efloient idolâtres, puis qu'elle n'a peu efmouuoir celuy à qui tu as tant defiré de plai- re, & qu'elle neft plus eue la vile defpoiiille d'vn Berger, voire vile qu'il ne l'a pas feule- ment pour agréable ? Ne flus-ie point la plus mal-heureufe du monde, puisque celuy que iaime, &qui n'a rien en foy de plus recom- mandable que mon amitié la mefpnfe, & la fuit pour celle d'vne vile & ingratte Berge- rs? HelasdefTeins: dont les commoicemens rn'eftoient fi doux & agréables , combien m'en efl leprogrez amer ôcfafcheux.' Et lors s'efiant teuë pour quelque temps , elle reprit ainfi en s'efcriant: Mais, efnlbien vray3Cela- don, qu'en fin tu ne m'aimes point ? Eft-il pof- fibleque k n'ayepeu te retirer de l'affection d'vne Bergère ? peut-il eftre qu'vne beauté ruftique,vne champeftre, vne fauuagc ait eu plus de pouuoir fur ton amequela mienne? ialloit-il que pour ma punition le Ciel te fiirfi aimable & fi peu aduifé - Elle euft continué da- tiantage, n'euft efté que Siluie fçachant qu'A- mafislavenoit voir3 parce qu'on luyauoitdit qu'elle fetrouuoit mal, fît du bruit à la porte, & après l'auoirouuerte, l'aduertit de la venue de fa mère. Elle incontinent fe feichant les yeux le mieux qu'il luymftpoffible,fe coucha de fon long furie lier., & fe mit vn linge fur les yeux* feignant de dormir: cela fùc caufe

Livre septiesme. 521

que Siluie reflbrtant rencontra à la porte Amafis, à qui elle raconta le mal de Gala- thée , luy difant qu'elle ne croyoit pas que ce fuft autre chofe qu'vne migraine, quifepaf- feroit auiïi-toft qu'elle auroit vn peu repofé. Elle la creut aifément 5 d'autant que s'eftant approchée de Galathée , elle luy vit le vifa- ge tout en feu. La Nymphe, à la venue de la mère, fit femblant de s'efueiller , &fele- uant en furfaut , luy fit la reuerence 3 & te- nant vne main fur les yeux, reconfirma ce que Siluie luy auoit dit. Elle luy confeilla de fe mettre aulicl:, &: fe repofer pour ce foir, afin qu'elle peuitmieuxaflîfteraufeude ioye qui fe deuoit faire dans deux ou trois iours : Et après auoir parlé à elle quelque temps, elle fe retira pour luy en donner le loifir. Galathée qui eftoit bien aife de cette exeufe pour eftre feule, fit fortir chacun de fa chambre , &: s'eftant déshabillée , fe mit au li£t, ne voulant autre auprès d'elle que Sil- uie, à qui elle ordonna de demeurer en fa ruelle , afin qu'elle la peuft entendre fi elle l'appelloit. Siluie qui fçauoit bien quel eftoit ce mal , preparoit les remèdes qu'elle pre~ uoyoit eftre neceffaires : mais elle fut bien deceuë, caria Nymphe demeura iufques a la nuict fans parler, comme fi elle euft at- tendu que Siluie commençait. Enfin quand l'heure du repas fut venue : Allez -vous -en

fïi La II. partie d'A^tkie.' foupper , dit Gaîathée , ô: faiftes venir ; quelque autre , îufques à ce que vous foyez de retour : car quant a môy , ie ne veux point manger. Madame , refpontiit Siiuie, ie vous fupplie que ie demeure près de vo- ilre lift , aufïî bien le repas ne me fçauroit profiter , vous,fçachant fans repos . Vraye- ment , dit la Nymphe , ma mignonne , ie vous en feav bon gré, & croyez que ie re- connoiftray cette bonne volonté 3 fans que l'ingratitude des autres m'en empefehe. Mais dittes-moy tout franchement5ie vousprie,luy dit- elle , fe retenant fur fon lift , & tirant le rideau : N'auez-vous point pris garde com- ment Leomde a faift efchapper Céladon ? Madame, refpondit Siluie, fi c'eft ma com- pagne, il faut bien dire que c'eft le plus fi- nement que Ton fçauroit imaginer, car elle na iamais bougé d'auec moy : Et s'il vous plaift que ie vous en die ce que i'en penfe , ie vous affeure , Madame , que ie crois que fi quelqu'vn luy a donné le moyen de s'en aller, ce doit eftre fans doute Adamas : par- ce qu'au mefme temps que vous auez com- mencé de difner : fay pris garde qu'il a tiré Céladon à part , & luy a parlé d'affeftion aiîez long temps. De plus , l'ay remarqué que quand il nous a veués en peine de le chercher après voftre defpart, îlahochédeux ou trois fois la tefte en foufnant, & mefmc

Livre siptiesme. ^3

quand nous fommes parties toutes affligées de ce que nous ne Tairions pu trouucr. AuiTi bien, nous a-il dit, na-t'il que trop demeu- ré céans, & eufl: efté à propos qu'il n'y fut ia- mais entré. Comment, dit Galathée, il eft donc bien vray que Leonide n'y a point con- fenty ? Madame 3 refpondit difcrettementSiU uie , ie ne vous affeureray pas qu'elle naît point de part à cette faute , mais ie vous diray bien, que mon opinion en: quelle n'y en a point, &rque fi quelqu'vn en eft coulpable, outre Tingratitude de ce Berger 3 ie penfe que c'eft Adamas. Ne me parlez- vous point de cette forte , dit-elle 5 pour exeufer voftrccom- pagne? vous eftes trop bonne: car fi elle auoit autant d auantage fur vous 5 ne doutez point qu'elle ne s'en preualuft bien mieux. C'eft la plus malicieufe ôc la plus ialoufe que ie vis iamais de toutes celles qui s'approchent de moy , & principalement quand ie parle a vous. Madame, refpondit Siluie, iamais la confideration d'aucune de mes compagnes ne me fera manquer a ce que ie vous dois : Ec quant à leur cnuie & îaloufie, cela ne m'en fera non plus iamais reculer, & ne fçaurois en vouloir mal à Leonide : car ie îuge, que fi elle ne vous aimoit point, elle ne feroitpas ialoufe de celles qui vous approchent . Ma mignonne, dit Galathée, en luy prenant la tçlte de deux mains ^ & la baifent au front 3 il

j-2,4 La II. partie d'Astre e; cft tout vray que vous elles trop auifée pour voftre aage , qu'à voftre confideration îe veux rappeller Leonide, à qui fauois défendu rr-a maifon : mais auec proteftation 3 que le veux que vous foyez la plus proche de ma perfonne, &quec'eftàvous que ie remettray tous mes fecrets. Iufques icy voftre bas a âge m'en a empefehée : mais ie connois à cette heure que fr voftre corps eft îeune 5 voftre efpric eft vieux &fage. Et pource tenez-vous d'or-- en-là le plus près de moy que vous pourrcz,& fans que ie vous appelle entrez librement par toutoùieferay, carie le veux ainfi. Et afin que Leonide vous foit obligée, mandez-luy ce que vous auez faid pour elle 3& qu'elle reuien - ne. Madame j refpondit Siluie, en luy fai- fent vne grande reuerence, & au lieu de la main, baifant fon linceul, l'honneur que vous me faictes eft fi grand , que ie ne l'oubliray ia- mais3 &nefçaurois penfer qu'autre confîde- ration que voftre feule bonté vous ait pu pouf- fer à me faire ce bien. le le reçois comme ceux que les Dieux nous enuoyent outre no- Are mérite 3 & vous îure, Madame., que de volonté & fidélité ie ne failliray non plus en ce que ie connoiftray concerner voftre feruice, qu'a ce que ie dois aux grands Dieux mefmes. Et quanta ce qui touche Leonide, neferoit- il point plus à propos que vous attendiiTiez le jour des feux de ioye qu'Adamas y fera, afin

Livre septiesme.; py

que vous faiTiez femblant de remettre cette offenfe à fa confideration ? Mais 3 mamie, ref- pondit elle, c'eft contre Adamas que le fuis en colère, puis que c'eft luy qui m'a fait cette offcnfe. Madame, répliqua Siluie, me per- mettrez-vous de vous dire vn confeil que ma mère me donna quand le la laiffay ? Ma fille, me dit-elle, reflfouuiens-toy quand quelque- vne de tes compagnes t'aura faict defplaifîr de ne leur faire iamais paroiftre que tu leur en vueilles mal, que quand tu auras le moyen de t'envenger. Carfîtulefais en autre faifcn, cela ne feruira qu'a l'aigrir dauantage contre toy , & à'te faire ouuertement ce quelle ne fai- foit qu'en cachettes. le veux dire aufîl, Ma- dame 3 que vous ne deuez point faire paroi- ftre la mauuaife fatisfaction que vous auez d'A- damas , que vous ne la luy piaffiez faire ref- fentir , de peur que fe voyant hors de vos bon- nes grâces , il ne fe faffe ou die chofe qui vous tende encor plus de defplaifîr. Ainfi par la prudence de cette îeune Nymphe, Galathée oublia vne partie de la colère qu'elle auoit con- tre moy, & fe refolut de n'en faire rien pa- roiftre à mon oncle que la faifon ne fut chan- gée, dequoy Siluie m'aduertit incontinent 3 afin qu' Adamas ne failhft pasdefe trouueraux feftes qu Amafis preparoit.

Mais cependant Polemas neftoit point fans peine: car il voyoit que par toutes ks nou-

pS La II. partie d'Astre e. tielles qui venoient de l'armée des Francs 3 il y auoit touiîours tant de chofes à l'aduantage de Lindamor, que l'on parloit plus de luy prcf- que que de tout le refte 3 & que cela eftoit cau- fe qu'il s'acqueroit merueilleufement la voix de chacun , ôc quau contraire on le renoic pres- que pour vn fainéant, de forte qu'il fe m bloit, que la gloire de ion nual diminuait la fiennc d'autant: mais ce qui luy fafchoit le plus , c'e- ftoit que la ruze de Climanthe, dont ie vous ay autresfois parlé 5 n auoit rien faid à fon ad- uantage3 & ne fçachant pas ce qui en eftoit adwenu 3 il eftoït le plus confus homme du monde : Touresfois encor qu'il vift tous les îours la Nymphe 3 & qu'il l'entretint bien fou- uent , îî n ofa-t'il iuv en faire iamais fcmblant : tant s'en faut, vne fois que Galathée luy en parla , pour efprouuer h ce que ie luy auois dit delaruzedePolemas & de Climanthe cftoit véritable, il feignit de forte de n'en fçauoir rien que la Nymphe perdit tout a fait la doute ie 1 auois mile 3 m'accufant en fon ame d'auoir inuenté cettemeritcne a l'aduantage de Linda- mor, ainiï que fayfçeu depuis par le rapport deSiluie, à qui la Nymphe racontoit toutes ces choies.

Cependant ie paiîois vne vie qui n cftoit point defagreable 3 l'euffe eu le bien que i*ay maintenant de vous voir. Car,Celadon3ii faut que vous fçachiez que Paris eft tellement

Livre septiesmé. J27

deucnu amoureux dcDiane , que delaiiîant fa première façon de viure , il ne s'habille plus qu'en Berger , &ne fe foucie que des exercices de Berger. Efi-ceDiane, dit Céladon, qui eft fille de la fage -Belluide \ Ceft, refpondit la Nymphe, de celle-là m efme. Ievousaffeure, adioufta le Berger, que cefl bien vne des plus belles, des plus fages 6c des plus accomplies Bergères que îe vis ramais, & qui mente vne auiîi bonne fortune, &ie prie Teutates qu'il la luy enuoye. le fuis, ditlaNymphe, devo- ftre opinion , mais ie ne croy pas que Paris l'ef- poufe, car' elle m'a dit quelquesfois que ie luy en ay parlé , qu'a la venté elle aime & honore Pans, &: qu'elle connoift bien l'honneur qu'il luyfaicldela rechercher, & Taduantage que ce luy peut eftre : mais qu'elle ne fcait pour- quoyellenele peut aimer d'autre forte, que comme s'il efîoit fon frère , qu'elle connoiilbit bien fes mérites , mais qu'il luy eft împoili- ble de larf eclionner d'autre forte. Comment, interrompit Céladon, en font-ils défia venus iîauant, &vous parle-t'elle fi familièrement de ces chofesrlele trouue effrange, m ereiîou- uenantdefon humeur, qui efl: a(Tez retenue, voire mefme retirée que fes compagnes qu'elle aime le plus, qui font, comme ie crois, Aftrée & Phiilis , fçauent fort peu de fes inten- tions. O Berger ! refpondit la Nymphe, depuis les trois ou quatre Lunes que vous n'y aucz

5i3 La II. Partie d'Astrîl efté , tout y cil bien changé : Car Aftrée 3Dia~ ne, & Phillis 3 ne font qu'vne mcfmc chofe: elles font ordinairement enfemble 3 de depuis voirre perte vous diriez que Diane a fuccedé à vollre place. De plus , vous auez autresfois veu Siluandre, que Ton appelloit le Berger fans affection , il eil main tenant fi fort amou- reux, que peut-eftre, fi ce n'ell Céladon, il n'y en eut ïamais en voflre hameau qui le fut da- uantage3 &: cela luy eftaduenu comme ie vous vay dire. Phillis &: luy entrèrent en différent de leurs mentes 3 & parce que le Berger, quia l'efprit vif 3 & a fréquenté les efcoles des Maiïi- iiens, félon queie luy ay oùy dire , auoit des raifons plus fortes 6c plus prenantes que laBer- gere3 elle5 qui eftd'vne humeur tres-agreable, propofa que Siluandre pour rendre preuue de ion mente 3 fuft condamné de feruir auec tant de diferetion vne Bergère, qu'il s'en fit aimer. Le Berger accepta ce qu'elle propofoit, à con- dition que Phillis fuft contrainte d'en faire de mefme. Apres plufieurs difficultez, Aftrée3 Diane&moy , ordonnafmes, que tous deux feruiroient vne mefme Bergère , Se que dans trois mois cette Bergère lugeroit lequel des deux auoit plus de mentes pour fe faire aimer. Celaeftantainfirefolu, Diane fut elléuë pour eftre feruie de tous deux. De forte que depuis ce temps Phillis faidt fi bien la paffionnée : qu'il n'y a Berger qui s'en fçeut mieux acquitter.

Or

Livre septiesme^ )iy

Or voyez ce qui eft aducnu de cette feinte . Sil - uandre qui, comme ie vous difois, eftoitiadis fi defdaigneux , eit en feignant deuenu fi ef- perduëment amoureux de Diane, qu'il n'y a perfonnequine reconnonTe bien qu'il outre- paiTe la feinte : 6C ie m'y fçay connoiitre,Dia- ne donnera fon iugement à fon aduantage. Car encorque la froideur 6C la modeftie de - cette Bergère fbient très- grandes 3 fi recon- noift-on bien qu'elle n'a point fa recherché defagreable :6c quant a moy l'aiioue que horf- mis Céladon ie ne connois Berger plus digne d'eftreaimé. Et parce que cette feinté 'recher- che eft eau fe que Phillis eft prefquc rouflours auec Diane, &que Siluandre ne laafe Diane le moins qu'il peut D L1cidas vcfïre frère a creu qu'il y auoit de l'amour entre Phillis 6c Siluan- dre 3 &fel'eft tellement perfuadé 3 quilacon- ceu vne grande ialoufie qu'il ne les peut fouf- fnr enfemble. Et d'autant que Phillis ne peut fe bannir de la compagnie d'Aftrée , &: que Diane eft toufîours auec elle , 6c Siluandre au- près de Diane, le pauure Licidas ne le pou- uant foufFrir , ne voit plus Phillis que par des rencontrés qu'il ne peut efuiter. Voila bien du changement, refpondit le tnite Céladon, 6c faut que i'auouë qu'ils font tous bien fort à plaindre 3 & Licidas fur tous, puisqu'il eft ré- tombé en cette dangereufe maladie d'Amoun Mais ie ne le trouue point eftrange , ayant

2, Part. Ll

yjo La IL Partie dAstree] roufiours efté le naturel de mon frère de fe bif- fer aller à ces imprelTions. Ieprotefte quant à mov , que nous ne ibmmes point frères de ce cofté-là. Iene veux pas nier que îe n'aye efté vne fois ialoux : mais le crois que c'eft que les amants y font fubiets vne fois en leur vie, com- me l'on dit que les petits enfans le font a de certaines maladies dangereufes qui ne leur viennent qu'vne fois. Phillis auiïï n'eft pas peu à plaindre, qui ayant donné tant d'aileu- rances de bonne volonté a Licidas , le voit ton- tesfois entrer en doute de fon amitié. Mais ie crois quéMa connoirTance qu'elle a que cette ia- loufie en mon frère n'eiïqu'vn excez d'amour, luyfaicr porter ce defplaifir auec moins d'im- patience. Quant à Siluandre, & à Diane,en- cores qu'il faille confeilcr qu'il eftoit impoiîi- ble que deux fuiects d'amour fe puiffent ren- contrer plus efgaux: car fi Diane en beauté & en biens de fortune furpaffe Siluandre , la ver- tu & le mente du Berger les peut bien contre- pefer : fi eft-ce que ie les plains tous deux infini- ment , parce que les ayant veu viure tellement maiftresde leurs aâions, qu'il n'y auoit rien qui pûft interrompre leur repos que leurs affai- res domeftiques, & fçachant par expérience en quel cahos de troubles & d'inquietutes ils vont plonger, îleft împolTible que ie ne fois touché de pitié de leur voir faire vn change- ment fî defaduantageux. Voila, fage Nymphe,

Livre sep tie s m il 531

qui nous apprend qu'il n'y a point de bon -heur alleuié entre les hommes. Céladon , refpon- dit la Nymphe, ie crois que vous feriez le mef- meTeutatcs, iivous leur pouuiez perfuader qu'ils ne riiilent beaucoup plus heureux qu'ils n'eitoientautresfois, & mefme Siluandre, de qui la compagnie eft au double plus aimable qu'elle ne fouloiteftre , à ce que fayoiïydire a ceux qui l'ont veu auparauant.Quant a moy , dit Céladon, ie fuis en cela de l'opinion de ce Berger :car s'il y a en amour quelque peine, en quelle forte de vie n'y en a c'il point ? mais vous confidérez quels font les contentemens que l'on reçoit d'aimer, & d'élire aimé d'vne perfonne qui le mente, ie ne croy point que vous ne m accordiez que ce n'eft pas viure heu- reufement, que de parler fon aage fans amour. Ah. 'Céladon , dithNymphe, auecvn grand foufpir, combien font chèrement vendus ces contentemens que vous dites / le m'en remets à vous mefme, fi vous en voulez auoùer la vérité fans paffion. Tous ceux qui aiment, répliqua Céladon , ne rencontrent pas des Aftrées. Mais , adioufta Leonide , fi vous auez cette opinion, pourquoy difiez-vous que vous le plaigniez? Parce, refpondit Cela- don, que tout ainfi que c'en; vne douce chofe de vaincre a la luitte , ou à la courfe , tout au contraire d'efhe vaincu : de mefme ie crains qu'y ayant beaucoup detrauail en l'amour, ils

Ll i)

La ÏI. partie d'A'stru,' ne foienc vaincus ou cftonnez par les diffieuî- tez, &: s'en retirent auanc que de les auoir. furmontées. Et n'ay -îe pas raifon de plain- dre ceux que îe vois entrer en ce danger donc FiATuë eft incertaine ? Mais ie m'eftonne com- ment vous auez tant appris des nouu elles de Diane, que i'ay toufîours connue pour la plus fecrette de nos Bergères, L'amour de Paris, refpondit-elle, enaeftécaufe, quimeTafaiéfe Voir plus fouuent que ie neufle pas faidt. Encor que i'euiîe beaucoup de volonté d'aller en voftre hameau 3 penfant que vous y fufîiez, & lors que i'eftois en peine d'en trouuer quel- que bonne exeufe, Amour me fit rencontrer Paris, qui ne voulant perdre Toccafion qui fe prefentoit dés le foir que l'y arnuay 3 me parla de cette forte. Ma fœur ( car Adamas veut que nous nous nommions frère & feeur) ne vous refTouuenez-vous plus du contentement que vouseuftesia nuict que vous couchaftes aux: hameaux d'Aftrée & de Diane 5 & combien leur conuerfation eft agréable? Moy qui fea- uois bien qu'il y auoit efté plufieurs fois de- puis , ie luv refpondis : Si fay , mon frère , mais i'ay opinion que vous en auez eu meil- leure mémoire que moy , à ce que i'ay oiïy dir e.Il eft vray 3 me dit-il 3 & ie ne nieray poin c que leurs mentes ne m'ayent donné plus de volonté d'acquérir l'amitié de ces belles & fa- ges Bergères 9 que ie n'en ay faift paroiftre.

Livre septiesme! 5-35

O ! mon frère , luy dis-ie , vous m'en dites plus que ie ne vous en demande. le voy bien, me répliqua t'il en foufriant, que c'eft ce que vous voulez dire , 2c ie le vous auouë libre- ment, afin de vousconuierane refufer point vne requefteque ie vous veux faire , vous en coniuranc par cette confïderation, & par tou- te noftre amitié. Puis que c'eft par noftrc amitié, luy dis-ie, demandez ce que vous vou- drez , car il nJy a rien que ie refufe à mon frère, eftant ainfi coniurée. le vous fupplie donc , continua-t'il , que cependant que vous ne retournerez point à Marcilly , vous vueillez aller fur les dues deLignon, paffer les apres- difnées en la compagnie de ces belles & fages Bergères, ôc ie vous y fuiuray. AufH-bien trouuerez-vous icy les iours fort longs, ayant accouftumé la Cour de Galathée , outre que les nuages de Lignon ont des ombres fraif- ches & plaifantcs , qu'il eft impofTible de s'y ennuyer. On y voit fonde claire & net- te 3 fi peuplée de toute forte de poiiîons , qu'à peinefe peuuent-ils couunr de l'eau. Vous y entendez mille fortes d'oy féaux , qui des pro- ches boccages font retentir leurvoix auec mille Echos. Il y a des fontaines fi fraifehes & fi clai- res, qu'elles comment les moins altérez d'en boire. Bref, luy dis -ie en foufriant , oh y rencontre des plus belles & agréables Bergè- res de toute la contrée. Il eftvray , medit-il,

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^4 L A 1 1. P À RTI E D* A S T R E E.

6c tout cela ne vous doit- il pas cormier d'y allers Toutce que vous rne racontez, luy dis- le , ne rn efmeut point au prix de la volon- té que vous en auez :câr pour toutes ces cho- fes, mon frère mon amy, ie viens du Palais d'IiToure, l'aybieneu le loifir d'en parler mon enuie. Mais puis que vous defirez que j'aille voir ces Bergères , ie leferay, pourucu que vous me diiiez à laquelle vous en voulez : ie veux dire, fi c'eft à Aftrée , ou à Diane, Vous elles bien deuenuë curieufe en peu de temps, me dit-il. le l'auoùe, luy refpondis- ie, mais cela ne m'empefehera pas que ie ne vous fàfTe cette demande encore vne fois, & que fi vous me la refu fez 3 ie ne die qu'en peu de temps aufTi vous eftes bien deuenu fecret, puis que vous m'en difiez auparauant plus que ie n'en voulois fçauoir. Et quoy, ma feeur, me dit-il, ayant fi peu de mentes, pourriez- vous penfer que ie m'addrerTaffeà la luftice ? le vous entends , luy dis - ie , vous voulez dire Aftrée, mais aufïi mon frère, prenez garde que laveuë de cette Diane ne vous farTe- deuo- reràvos defirs. Or confiderez, me repliqua- t'il , en quel eftat ie fuis . le vous îure, ma fœur, que ie voudrois eftre en danger d'en eftre man- gé , voire de mes chiens, au fil bien qu'Acleon, ponrueu que l'euiTe le bon-heur de voir cette Diane nue. Eli - il pofTible, luy dis - ie, que vous fafliezfî peu de conte de voiire vie ? Ce

Livre septiesme'. fty

n cftpas 5 merefpondit-il, qnc i'efiimepeu ma vie , mais c'eft que l'eftimc infiniment la veue de cane de beauté. Et puis quauiïi bien il faut mourir,&quepeut-eftrelavic me laiifera fans auoir relîenty nul contentement efgal , n'ay-ie pas raifon de ne la plaindre point, pourueu que auec vntel prix cette félicite me (bit acquife/ Quant amoy, refpondis-ie,ie ne vous blafine- ray ïamaisdvne belle eflecticn, mais ie ne laiiîeray pas d'en craindre la peine pour vous. Ma fœur , me dit-il3 la difficulté cft la pierre lesdefîrss'aiguifent. Mais, dites- moy franche- ment, ferez- vous a maconfideration vne heure du iour Bergère? Comment 3dis-ie3queie pren- ne leur habit comme vous celuy de Berger ? Non pas cela, me dit-il: car outre que ce vous feroit de l'incommodité^encorne rapporterok il rien à l'acheminement de ce que ie defîre. le veux feulement eftrc auprès de ces Bergè- res, feignant de vous y accompagner. Ieferay, monfrere, tout ce que vous voudrez, luydis- ie, mais prenez garde quecetteouuerturene nuife a v offre deflein : car voyant de cette forte Diane, elle ne vous fera point obi gée de vo- itreveue.Celle^nedit-il^dontvousparlezrfeil: pas perfonne qui fe paiiTe de les vamtez, &: qui n'ait allez de iugement pour difeerner mes actions ,& les difcernant en loiier la difcre- tion: outre que la connoifTance quelle aura de mon amour par fes vifîtes fera la moindre

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$6 L a IL p a s.t i e D9A stree; dVne infinité que ie luy donncray à toutes les heures.

Cette refolution fut donc prife de cette for-, te entre nous , & dés le foirmefmeParisfit en- tendre à Ad.anas que s'il le trouuoitbon3 il m'accompagneroitàlachaife iauois enuie d'aller le lendemain : non pas, luy dit- il, feulement , maispartoutoù elle voudra : car i'en ay tant aimé le père 3 que quoy que ie faffe ie ne m'^cquitteray iamais enuers la fille de Ta- rn itié que ie luy ay portée. Paris n'attendoit que cette déclaration pourparacheuer fon def- fein : cela fut cautè que le lendemain 3 après auoirdïfné de bonne heure 3 nous defeendif- mes la colline de Laignieu, & partant la claire riuieredeLignonfurlepont de Trelin, nous vinfmesfuiuant la riuiere3 iufqu'aupres de la Boutereffe, oùremoiuantvnpeu3 de laiffant le temple de la bonne DeerTe à main-droide 3 nous vinfmes fur vn lieu releué 3 d'où nous pouuions voir prefque tous les deftours de Lignon, ôc les lieux les Bergers mènent paiftre leurs trouppeaux. mefmes nous y en vifmes, qui pour eftre trop eiloignez 3 ne peu- rent eftre reconnus de nous. Et lors que par vn petit fentier nous commencions à defeen- dre dans la plaine : Voyez-vous 3 luy àis-kj mon frere3 en la luy montrant du doigt , cette touffe d arbres 3 quieftàmain droic~te3 & qui § 'approche vn peu du Ç>ord de la riy 1ère > c'efi le

Livre septiesml 5:37

premier lieu 1e vis iamais Aftrée, Diane 3& Phillis : & vous eufliez efté auec moy au lieu deSiluie, vouseuffiez, peut-effare3 appris plus de leurs nouuelles que nous ne filmes : car latfées du chemin nous nous y endormifmes, &r cependant ces trois Bergères fe vindrent affeoirde l'autre cofté, fans nous auoir apper- ceuës, & ne faut point douter quelles n'y de- meurèrent muettes: mais par malheur, quand nous nous efueillafmes, elles partirent. Il efl vray que depuis ïy reuins feule au retour de Feurs,&f ce fut lors que vous me rencontrâmes, & que iy appris bien des nouuelles de Diane, Ah / mafœur, me dit-il foudam, que i'ay bon- ne mémoire de ce que vous me dittes. Ce fiit au temps que ie commençay d'aimer autruy plus que moy-mefme. Mais par la chofe que vous aimez le plus 3 ie vous fupplie de me dire ce que vous en fçauez : Aime-t'elle quelque chofe? voyez, luy refpondis-ie en fouf-riant, comme vous elles des-ja deuenu ialoux, &: que feroit-ce de vous, fi vous en fçauiez dauan- tage ? Contentez-vous que ie vous en diray ce que ie connoiftray effare neceffaire que vous (cachiez. Mauuaife foeur 3 me dit- il, vous me traictez comme les enfans aufquels on montre des pommes pour leur en donner feulement enuie, & après on les leur refufe. Auffi, luy dis-ie , les Amans ne font guère différents des enfans. Etquoy, continua-t'il3 ie ne fçauray

j38 La II. pa?.tte d'Astme." doncques point à cette heure elle ayme ou non ? II y a plus de danger, luy dis-ie, qu elle ne vous vueille point aimer, qu'il n'eft pas a craindre qu elle en aime quelqu'autre. Que-y que vous me rafliez, dit-il, vne fort grande menace , fi fuis-ie plus ayfe de TaiTeurance que vous me donnez qu'elle n'ayme perfonne, que ie ne fuis en peine de la doute que vous autz . qu'elle ne me vueille point aimer. Et pour- quoy 3 luy refpondis-ie, ne voudnez-vous point auoir vn bien , fi quelque autre y auoit part? Pour vous refpondre, dit'Pans, il fau- drait faire vne longue diftinftion des biens, fi vous diray-ie briefuement qu îi y en a qui font d'autant meilleurs qu'ils font plus corn- municables, & d'autres d'autant plus à efhmer qu'ils fe-communiquent moins , & en ce der- nier ordre il faut, félon mon opinion, que les biens d amour l'oient mis. Iecroy, refpondis- ie, que fi l'eftois capable d'aimer l'en aurois cette mefme créance , mais que cette peur ne vous diminue point les faueurs que vous en receurez: car vous deuezeftre tres-afîeuré que celles qu elle vous fera ( fi toutesfois ce bien vous arnue ) pour certain ne feront point communes.

Or, Céladon, ie vous ay fait tout ce difeours par le menu, afin que vous îugiez de quelle ibrre Pans eit viuemenr atteint: maintenant levons diray quelque choie de Siluandre, &

LlVkE SEPTIESME, fi<?

de Licidas. Defcendant donc de cette forte dans la plaine, nous apperceufmesSiluandre, qui afiis auprès de quelques arbres eftoit telle- ment attentif à châter au fon de fa cornemufe qu il ne fe prenoit garde que Diane l'ayant re- c jnnu à la voix paflbit doucement derrière le buiflbn pour l'efcouter fans eftre veue: Et Dia- ne eitoit fi defîreufe de l'oiiyr qu elle ne voyok pas Aftrée &Phillis, qui la regardoient faire, qui touchées dVne femblable curiofité pat foient d'vn autre collé pour n'effare veues ny de Diane ny de Siluandre, mais nouseufmes bien du plaifir à côlîderer Licidas,qui eftant fur vne motte vn peu plus releuée ,regardoit Prril- lis fe traînant en terre lentement pour n'efîre point veue de Siluandre. Car ayant opinion que l'amour qu'elle portok à ce Berger luy donnoitdela curiofité de l'ouyr, ildemeuroit tout debout les bras"1 croifez , '&: les yeux à ce que nous pouuions ïuger tellement fur elle, qu'il fembloit immobile. le ne l'eulTe pas re- connu de fi loing, fans Pans qui ks voyok tous bien fouuent. Or cependant que nous defcédions.nous vifmes que tout à coup voftre frère enfonçant fon chapeau, &: tournant le dos à fa Bergère s'en venoit droit à nous fans nous voir, quelquefois les bras eftendus ,&: regardant le Ciel, &: d'autres- fois fe les croi- fant fur Teftomac , & tenant les yeux en terre. L'action ou nous le vifmes nous dona volonté

J40 La IL partie d Astree." d'ouyr les paroles qu'il difoit, &: pource nous cachant derrière quelques hayes, qui eitoient le long du chemin, nous pnfmes garde que tout à coup il fe laiffa choir, comme fi quelque mal luy fuit furuenu. Nous nous auançafmes pour voir ce qu'il deuiendroit \ & nous eftans approchez doucement de luy, nous ouyfmes qu'après quelques foufpirs il parla de cette forte:

SONNET.

Qujl eft ialoux auec raifon.

A M o v r qui dans mon cœur vas lifant mespenfées, Dans mon cœur ou ta main tous les iours les efcrit, Ne vois-tu quv?i fcupçon m algrétoy les aigrit, guoy qiiauec tes douceurs elles foient commccces*

Tant de fermens iure2, tant de preuues pafices Ne fçauroient r affeurer a ce coup mon ejprit, Fuis qu autres-fois Amour, dle-mefme m apprit, Jj)ue les voix dyvn Amant font enfin exaucées.

Dieux ! s'il efivray, enfin l'on exauce vn Amant Ne [uù-ie point ialoux auecque iugement ? Qui?ie le fer oit point, ceferoitvnefouchc^. -

Livre septiesme! j4i

îe îay vcu de mes yeux deuantelle a genoux > La voila qui ne pend que de fa feule boucher , Etquiferoit ï Amant qui rienferoit ialoux?

A peine auoic-il paracheué ces vers , que nous le vifmes tout à coup fe releuer , &: fe hauifant fur le bout des pieds regarder ce que faifoit Phillis,& peu après au petit pas s'appro- cher d'elle, s en retournant d'où il eftoit venu. Nous ne fufmes point apperceus de luy, parce qu'il auoit tellement toute fa penfée en fa Phillis, que quand nous euflions efté deuanc fes yeux, ie croy qu'il ne nous euft point vens, Nous le fuiuifmes de loing, & lorsqu'il fe ca- cha auprès de Phillis3nous en fifmesde mefme pour ouyr Siluandre qui chantoit ces vers quand nous yarnuafmes.

i

STANCES.

Monde d' A m o v r."

/.

A M o v R , grand artifan , a fait *vn au- tre Mond<LJ\

La terre ce[imafoy,qui ri a nul mouuement,

t comme ÎVniuersfur la terre fe fonder , Aiafoy de ce beau Monde ejt le feur fondement.

54*

La Iï. partie d'Astree.

//.

J^uefi quelques foupçons dvne ialoufe guerre Esbranlent en mon cœur cette confiante foy- C V/? comme quanà les vents font enclos dans la

terre, £hùpar des tremblemens la rempli ffe?tt d'effroy.

III

Ailes pleurs font ï Océan , auÇi tarir mes lar- mes A'cfivn moindre de fein que d'efpuiferlamcr: La peur de nefire aimé caufe de tant d'allar-

mes, Cefi ï orage qui fait cette merefcumer.

IK

Cette mer eftamere, encore que fe s ondes9 Ne [oient qùvn grand amas desfleuues qui font

doux: Tins amers font mes pleurs, ey leurs fource s fé- condes, Plus douces a mon cœur comme venant die vous.

F.

L'air, cefima volonté qui libre enfapuif [ance, o/ ïmtour de ma foy va toufwurs fe mou- uant,

Livre sbptusme. 5-43

ttis vents font leurs dcjïrs ardans dés leurnaif

pince, Dont scfmeut mcn vouloir comme ï air par le

v.nt.

VI

K-sfstfSi comme les vents diuerfement fremif fent, Sous des rochers affreux, dont ils ri 0 fent par- tir, De mefme mes defrs au rejpea obeiffent, Et dans mon cœur enclos rien oferoient fortir. l

VII

Cet innifible Feu qui les airs enuironncj , Ceft la flamme fecrette ouïe me vay bruflant, Et comme ce grand Feu ne fe void de perfonn^j, k_A 'chacun mon ardeur ie vay difimulant.

VIII.

Comme ïon void quau Feu tout efl réduit en fiâmes , El que four ce dévie il ne f eut rien nourrir: De mejme le s pen fers qui font dedans mon ame , S'ils ne bruflent foudain , doiuent foudain mourir.

I X.

La Lune cefl Vefyonqui crcijfejr diminué, De vous feule empruntant les rats dont il reluit,

544 La II. Partie d'Astkei tJMais lors que fajis lumière elle erre dans la

nue, C7efl mon vague Penfer , qui fans raifon vous

fuit

X.

Le Soleil ce(lvofireœil lumière fans féconde: Bel œil , Soleil d'Amour, qui nous e flaire a tous: Jjhte fi l'autre Soleil donne la vie au Mondes ', guel Amant peut nier de la tenir de vous ?

XL

?uù de tant de beauté^ Amour vous a pour-

ueue\ Que [on iour cefivous voir, fa nuict ne vous

voir pas. Si ce rieftque dauoir le bien de vofire veue\ Nous fit plufloflla vie, & ï autre le trejpœs.

XI L

L'Eflé, cejl le tranfport, dont le fang me bouillonnes , Et ÏHyuer, cejl la peur , qui me gelé en tout

temps : CMais que me vaut cela , fi toufiours mon Au- tomnes , Efi fans fruicts aufii bien que fans purs mon Printemps ?

Siluan-

Livre septiesmï! 545"

Siluandreparach:ua bien ce qu'il chantoit de cette forte: mais non pas fes penfées: au contraire s'arreftant fur le dernier couplet: Helas! difoit-il. Amour, puis que tu ordonnes que l'Automne n'ait point de fruicts pour moy quene permets-tu pour le moins que le Printemps me donne des fleurs ? Si eft-ce bien tacouftume, ô petit Dieu! de nourrir d'efpe- rance ceux que tu ne peux contenter. Et pour- quoy romps-tu cette coufiume pour moy? Mais va 5 tu es îufte , puis qu il ne falloit pas chaftier mon outrecuidance auec vn moin- dre (iipplice que celuy que ie relfens ; Ec toutesfois ie m'en plains, car erïcor qail foit iufteil nelaifla pas d'eftre douloureux, com- me encore que coulpabie 3 ie ne laiiTe pas d'eftre feniible. A ces mots il fe teut, &: rou- lant pluiîeurs fortes de penfées, il donna loi- fir a Diane de ietter l'œil fur fes compagnes, &i voyant quelles l'auoient apperceuë , elle en eut honte , &: pource fe leuant douce- ment, & s'approchant d'elles, elle dit à Phil- lis: le vous iupplie 3 mon feruiteur, cepen- dant qu'Aftrée & moy nous efloignerons vn peu , demeurez icy, afin que fi ce Berger nous oyoit partir vous le puiffiez amufer: car ie ne voudrais pas qu'il fçeuft que ie TcuiTe efeou- té. Et Pliillis ayant fait fîgne qu'elle y pren- droit garde, AÏlrée& Diane s'en allèrent. le remarquay que Licidas iugea lois que ces 2,. Part. Mm

y4o La II. partie d'Astri-, deux Bergères auoient voulu emmener Philhs» mais quelle nauoit voulu laifler Siluandre pour l'amour, qu'il croyoït quelle luy por- tail Les aftions qu'il fit de la telle & des mains en la confiderant, me rirent auoir cette opinion. Cependant Siluandre recommença déchanter ces vers:

SONNET.

Qve d'adorer sevlement Diane, il eft trop heureux.

SI l V a n d R E qui te pla'ms comme d'vne iniustices > giik fi belle CMaiftreffe ^Amour ta desti- né, Rends4uy grâces pluftoflde ? auoir ordonné De femirde. victime en fi beau farific^ .

Depuis que ce grand Dieu d'vn puiffani ar- tifices , Séparant le cahos, le monde a façonné: Jamais dedans le Ciel ne fut imaginé Rien plus beau que la belle a qui tu fais fer* uices.

Livre septiesme* 5É47

Cejfe donc de te plaindre, tu plaindras a tort, Jgueji tu meurs pour elle, e [NI plus belle mort ? CejHors que ïame vit quand elle en ejl meurtrie.

jQuefi ïatnour te fait idolâtrer Ces jeux, Adore-les , Siluandre , mnfi comme des Dieux, £hà jamais a commis {lus belle idolâtriez?

Ce Berger euit, peut-eftre, continué dauan- tage, & Paris & moy citions fefolus de fuiure les Bergères, mais Dnopé le chien cie Diane s'efehappant d'entre fes mains, s'en courut vers Siluandre pour luy faire feite, parce qu'il auoit accouitumé de le careiTer. Le Berger fe releua incontinent, & lettant la veuë de tous collez 5 il ne la vid point : mais il apper- ccut bien Licidas qui l'efcquoit , 6c Phillis, qui l'ayant veu fe leuer, pour fatisfaire à ce que Diane luy auoit dit ? s'en venoit vers luy pour l'amufer. Mais ainfî quelle s'auan- çoit, elle apperceut Licidas, qui luy fit chan- ger de deiTein: car fçachant combien ce Ber- ger auoit de laloufie pour Siluandre , elle tourna les pas ailleurs : & cela luy en fît foupçonner dauantage penfant qu'elle fe von- luit cacher de luy. Siluandre qui fçauoit le cœur de tous les deux , à ce qu'il me fit depuis entendre, & qui vouloit fuiuant la refolution qu'il en auoit faifte autresfois augmenter la laloufie en Licidas, feignant de ne voir point

Mm ij

j48 La II. partie d'Astrh; voftre frère fe met à courre vers Phillis, Se l'ayant atteinte luy prend vne main qu'il baifa par force deux ou trois fois: de puis la prenant fous les bras, luy demanda des nou- uelles de Diane ôc d'Aftrée. LaBergere eftoit ennuyée de ce que Licidas voyoït toutes fes actions, qu'elle ne fçauoitque luyrefpon- dre. Pans 5c moy qui eftions des-ja achemi- nez pour fuiure Àftréc & Diane nous en al- lafmes vers PhïlHs & Siluandre, qui ne fut point vne rencontre fafcheufe pour elle, par- ce que Siluandre, qui eft fort ciiuhfé , com- me vous fçauez, la laiffa en paix , & vm- drent tous deux à nous pour nousiakier. Licidas au contraire plus mal fatistait de cette veuë qu'il n'auoit ïamais efté, fe retira dVn autre cofté fans faire femblantde nous auoir apperceus. Eftans donc tous quatre enfem- ble , nous prifmes noftre chemin du coite nous auions veu aller Aftréc & Diane , après que Siluandre raiîemblant fon troupeau ôc celuy de Phillis, les eut chaffez du cofté elles citaient paflees: qui nefutpas, fans dou- te 3 vn petit rcnouuellement de îaloulie en Licidas , voyant comme ce Berger prenoïc le foing de conduire les brebis de Pfaflfas : car voftre frère alloit de temps en temps tour- nant la tefte de noftre cofté 3 pour voir ce quenousfaifions. Sans mentir, interrompit Céladon, il eit

Livre siptiesme. '5:49

bien à plaindre: car pour le peu que l'en ày cfprouué , îe crois que la ialoufie eft vne des plus fenfiblesbleffures dont vn Amant puiffe eftre atteint. Mais, belle Nvmphc, que de- uint-il? le ne le vous fçaurois dire, refpon- dit-elle, car ie ne le vis plus de tout le iouï; & quant à nous , nous trouuafmes Diane & Aftrée peu de temps après qui attendoient, à ce que ie penfe, leur compagne. Nous pat fafmes auec elles toute la îournée, & auec beaucoup de contentement. Paris entretenoit Diane , Siluandre faifoit la guerre a Phillis, &moy ie partais auec A ftrée, que ie trocuay en vérité, tres-digne d'eflre aimée &: ferme de Céladon. Me permettez-vous, belle Nym- phe, dit Céladon, d'eftre vn peu curieux en cet endroit ? Et que de/irez-vous de fçauoir de moy, ditLeonide? Oiiyites-vousiamais, dit-il, vne plus douce & agréable parole que la fienne? elle a vn certain ton en la voix, & quelque façon de prononcer qui charme m erueilleufement l'oreille. Il eft certain, réf. pondit la Nymphe, de ce que i'eftime dauan- tage, ceft qu'il n'y a point d'artifice, &que toutes fes paroles font pleines de modeftie & de ciuilité. Mais, fage Nymphe, adioufta Ce- ledon, ne parla-t'elle iamais de moy? Si fît, dit-elle, mais ce fut moy qui en commençay ledifeours, &: ie connus bien quelle en par- loir fi peu , pour l'opinion qu'on auoit euç

Mm ii)

yyo La II. Pap.tîe d'Astree! devoftrc amitié. Par Teutates, belle Leonide," adiouita leBerger?dites-moy les difcours que vous en eui'tes ; ils furent fort courts, refpon- àit la Nymphe: ôdenefçayfi îe m'enpour- ray bien rellbuuenir. le defirois auec pafiion de fçauoir de vos nouuellcs, & lors que Paris m'auoit parlé d'aller dans voftre hameau, le n'auoisiamais eu la hardiefle de vous nommer a luy 3 de quoy qu'il ne m'euft point parlé de vous , ie penfois qu eftant fi fort amoureux deDiane., il nepriit garde a autre chofe qu'a elle^ôc à ce coup ne vous voyant point auec ces Bergères, l'en eftois en vne peine extrême : en fin comme l'on pafTe d'vn fujeét en l'autre pour peu que l'on parle enfemble, ie luy dis que ie neufie pas penfé que les Bergers de Lignon eufîent efté fi gentils ny fi ciuilifez que ie les trouuois , & que la première fois que reuenant de Feurs ie m'eftois arrefiée auec elles, ç'auoit principalement elle en in- tention de fçauoir fi ce que l'on en difoit,e(toit eftoit véritable , & que Siluandre dés ce îour la m'en auoit donné fort bonne imprefTion. A la vérité , me refpondit-elle froidement, Siluandre efi vn tres-honnefte Berger: mais3 Madame 5 fi vous fufliez venue en vne autre faifon , ie croy que vous enfliez eflé beau- coup plus fatisfaiéte de nous. Car au temps que ie veux dire , il y auoit vne volée de jeunes Bergers , qui fembloient faire a l'enuy

LîVKE ST-PTIESME." JJ!

à qui feroit plus honneite homme. Et que (ont- ils deuenus? refpondis-ie : Les vns, me dit-elle, font morts comme le pauure Cela- don, les autres affligez de cette perte qui eft encorcs fort frefche: car il n'y a pas plus de trois ou quatre Lunes, qu'ils demeurent foli- taires & fe retirent de toute compagnie, cônie Licidas : les autres eflonnez de ce defaftre onr quitté les nues de ce malheureux Lignon: bref , nous-mefmes qui femmes demeurées, nous trouuons fi eflourdies de ce coup, que nous ne pouuons nous remettre. Céladon, repliquay-ie, n'eftoit-ce pas ce Berger donc i'oiïys parler depuis ne fus-ie îcv : C'eft celuy- lamefme* me dit-elle, auecvn grand foufpir, Eftoit-il de vos parais? luy dis-ie. Non, dit- elle, au contraire, fon père & le mien eft oient mortels ennemis. Mais , Madame, ceftbït bien vn des plus gentils Bergers qui ayent jamais efté en cette contrée. Et quoy qu'il y euft vne très-grande inimitié entre ceux de fa famille & de la mienne , fi ne puis-ie m'empefeher de le regretter, tant il auoit de bonnes conditions qui contraignent chacun de reiTentir fa perte. A ce mot elle changea de vifage : £c fe mettant vne main fur les yeux, fit femblant de fe frotter le front. le connus bien à ces difeours , que vous nefhez point reuenu vers elle , depuis que îe vous

Mm îiij

JJ2 LA II. PARTIE D'AstRIE.'

auoit laiflee 3 & connoiffant qu elle ne pouuoit dire nouuelies de ce que ie defirois, &: que la continuation de tous les propos ne pouuoit que l'ennuyer 3 ie changeay de dit cours, & quelque temps après, voyant qu'il fe failbit tard 3 Paris & moy nous retirafmes; Et ce fut lors que ie f;eus deSiluandre laia- loufie de Licidas , car vous venant accom- pagner îufques fur le bord de la nuiere3 ie luy demanday quelle eftoit la trifteiTe de voihe frère 3 & pourquoy on ne le voyoit point: & il me raconta, qu'eftant feruiteur de Phillis, il eftoit deuenu îaloux d'elle &de luy , & qu'expreffément pour le tourmenter dauantage , quand il penfoit eftre veu de luy3 il feignoit d'aimer Phillis , & en faifoit tou- tes les demonftrations qu'il luy eftoit pofïi- ble. Voila, Céladon, comme nous paiTaûnes cette première iournée : &r depuis ne pou- uant fçauoir de vos nouuelies fay toufîours continué de voir cette bonne compagnie3 me femblant qu'eftant auprès de celle que vous aimez , fefteis en quelque forte auprès de vous. Cela fut caufe que qu and Arnafis après auoir fait de grands préparatifs de refîoiiyf- fance , fut contraint de les laiiîer inutiles pour les nouuelies de la mort du Roy Me- rouée , encores que Siluie par le comman- dement de Galathée me fit fçauoir que ie pourrois retourner à Marcilly quand ic vou-

Livre s^ptiesme yjj

drois , îe ne voulus toucesfois m'y en aller, tant îe prenois de plaifïr à la douce vie de ces diferettes Bergères . Et pourquoy , ref- pondit Céladon, la more de ce Roy attnfb- telle Amafis ? Parce, comme ie penfe, que vous fçauez que Clidamant cftoit auec In y , 6c que particulièrement il l'auoit obligé à fon amitié, outre que principalement ce Prince eftoit infiniment aimé par tout il eftoit connu : &: de peur que mon oncle ne me fit retourner vers la Nymphe, ie luy cachayla lettre de Siluie. Mais, Céladon, confeflfez la vérité, ne me portez -vous point d'enuie de ce que ie vois Afhrée, & que ie parle à elle toutes les fois que ie veux? Puis que vous y prenez plaifir, refpondit Céladon, ie ferois bien marry de le vous enuier: il me femble toutesfois que chafque chofe eftoit condui- te par raifon , ie pourrais bien auoir part à ce contentement. Et pourquoy , refpondit la Nymphe , vous en priuez- vous vous mef- mes? Ah/ Leonide, dit-il, combien verriez- vous le contraire vous pouuiez lire dans mon cœur? Comment voulez-vous que i'aî- me 6c n'aime pas en mefme temps \ Que ie n'aime point Aftrée , ie n'auray point de plaifîr de la voir yôciî ie l'aime, comme me puis-ie plaire en luy defplaifant ? Mais , luy dit la Nymphe > pourquoy îugez-vous que vous luy defplainez? Parce qu'elle ma defFcn-

574 1 1. p à r t r e d' A s t k e e! du 3 dit le Berger, de me faire iamais voir à elle qu'elle ne me l'ait commandé . Et comment voulez- vous , dit Leonide, qu'elle vous le commande , fi elle ne vous voit point , fi elle ne fçait vous eftes 3 voire il elle croit que vous foyez mort? Ah: Nym- phe , s'eferia le Berger 5 qu'Amour eft vn puiiîant Dieu : & tout ainfi que fans raifon il a bien trouué le moyen de me bannir de fa prelence, de mefme il trouuera bien auec raifon le moyen de me rappeller quand il luy plaira. Vous eftes donc refolu, ditLeo- nide , de ne vous reprefenter point à elle? I'eflirois pluftofl la mort, dit-il, & que tou- tes mes fortunes ibient entre les mains d'A- mour. A ce mot il le leua pour changer de difeours, êc prenant la Nymphe par la main, fe vint affeoir au deuant de la porte il auoit roulé quelque gros cailloux.Mais quand elle le vit au iour 3 elle ne peut retenir les larmes le trouuant fi changé , dont Cé- ladon s'apperceuant : N'en foyez point affli- gée , courtoife Nymphe , ce changement , dit-il , que vous voyez en mon vifage n'eil qu'vne marque d'vn prochain repos. Il fe- roit ennuyeux de raconter par le menu tous leurs difeours : tant y a que quelques perfuafions dont elle peut vfer pour luy fai- re changer cette auftere façon de viure, elle ne peut obtenir autre choie de luy , iinon

LlVKE SEPTIESMî! ftf

que fi clic vouloit prendre la peine de le voir quelquesfois,ille fouffriroit. Enfin le So- leil eftant preft à fc cacher., elle fut contrain- te de fc retirer > aucc promefle de le reuoir bien fouuent.

L E

HVICTIESM E LIVRE

DE LA SECONDE

Paktie d'Astre e.

V e l qv -E deffein queLeoni- de euft faict de n'auoir plus d a- mour pour Céladon , fi ne fe pouuoit- elle desfaire entière- ment de la première affeftion qu'elle auoit eue pour luy 3 tant cette paffion efè difficilement arrachée quand elle a ietté de profondes racines dans vn cœur qui n'a point d'autre foucy. De forte que la rencontre qu'elle auoit faite de luy , ne iuy auoit pas rap- porté vn petit contentement : mais le defplai- fif de l'aiioir veu en vn miferable eftat, n'c- floit pas moindre, & fe rendoit encor plus grand , quand elle fe reprefentoit l'effrange refolution qu'il auoit fai&e. Si bien qu'elle fe trouuoit étrangement combattue, &nefça- uoit elle fe deuoit plus refîouyr de i'auoir

^8 La II. partie d'Astre^ trouué s que s'attriftcr de Tefht auquel elle l'auoit trouué. Tant que le chemin dura, elle ne fît que penfer & chercher les moyens de le retirer de cette façon de viure. Quelques- fois elle auoit opinion quelle deuoit faire en- tendre le tout a la Bergère Aftrée , afin que l'y conduifant, il laiifaft cette vie fauuage. Mais ellechangeoit d'auis aufii-toft qu' elle fereftbu- uenoit que par ce moyen elle s'oftoit toute ef- perancedepouuoinamais eftre aimée de luy, fçachant bien que il Aftrée entendoit qu il fuft çnvic3 &qu'ellelepeufttrouuer, elle luy fe- roit tant de demonftrations de bonne volonté quelle ne deuoit plus rien efperer de luy. Car encor qu'elle eufl trouué Céladon fi opinia- ftre pour conferuer l'affe&ion qu'il portoit à fa Bergère 3 fi ne fe pouuoit-elle figurer qu'vne amitié peuft longuement viure feule, & fe per- fuadoit qu'enfin l'amour feroit des merueilles pour elle,ou pour le moins le defdain d' Aftrée. Changeant donc dams 3 &c fe reprefentant qu'A damas auoit toufiours beaucoup aimé le père de Céladon 5 à ce qu'elle luy auoit oiiy dire , elle iugea d'eftre à propos de l'aduertir de la vie qu'il faifoit3s'arTeurant bien qu'il y mer- troit l'ordre qui feroit neceiTaire. Toutesfois confiderantquele lieu Céladon s'eftoit ré- duit 5 eitoitleplus commode qu'elle fçauroit choiilr, fuft pour l'entretenir toute feule, fuft pour luy rendrede grandes preuues de fa bon-

Livre hvictusmî. ^9

ne volonté , elle pend qu'il valloit mieux n'en rien dire à perfonne pour encores,& effayer de luy faire palier le temps, & le diuertir defes trilles peu fées le plus qu'il luy feroit poiïible , faifant refolution, que fi elle voyoit que fa prefence & fon artifice ne le fiflent point chan- ger, il feroit toufîours affezà temps d'en ad - uertir fon oncle. Elle s'arrefta donc en cette refolution, & pour l'effectuer, elle ne failloit point tous les îours de le venir trouuer , &: pafler toutes les heures qu'elle pouuoit auprès de luy. Le B erger qui reconnut que le grand foingque la Nymphe auoit de le viilter, ne pouuoit procéder que d'Amour, enreceut du defplaiiîr, luy fembîant que de le fouffrir,il offençoit en quelque forte la fidélité qu'il auoit promife a fa Bergère : Outre que les heures de fa viiîte luy iémbloient eftre per- dues, parce qu'il ne pouuoit entretenir fes chè- res & douces penfées. Si bien qu'au lieu de fe refîoiïir, il commença de s'attrifter dauan- tage : dequoy la Nymphe s'apperceuant, après auoir quelque temps confultéenelle-mefme, de voyant que de îour en îour il alloit dimi- nuant, elle refolut de recourre aux fagescon- feils d'Adamas 5 s'affeurant de luy en parler de forte , qu'il n'y foupçonneroïc nen à fon deiaduantage.

S'en reuenant donc vn foir de meilleure heu- re que de couftume.elk crouua fon oncle qui le

j£o La II. Partie d'Astkêe; promenoit furvneterrafTe, qui auoitlaveuë du coiié de la plaine d'où elle venoit. Et après l'auoir fàlué, &que leDruyde luy eue demandé , elle auoic laiffé Pans , elle luy refpondic que toutes ces belles Bergères IV uoient accompagnée iufques auprès du Tem- ple de la bonne Deeffe, & que Paris les auoic voulu reconduire. Mais , dit-elle, mon Père, i'ayfaid vne plaifante rencontre, & qui ma retenue, de forte que iepenfois que Paris fe- roit arriué auant moy . Et quelle eft elle, luy dit le Druyde î^Ceft 3 refpondit Leonide, de Céladon. Il faut que vous fçachiez que de- puis que nous le filmes fortir du Palais d'If- îbure , au lieu d aller trouuer fes parens & amis , il s'elt retiré dans vne cauernej il s'efl tellementcachéàtousceux de fa connoiffan- ce5 qu'iln'yaperfonnequine penfe qu'il foit mort. Et pourquoy , dit Adamas 5 a-t'il faiét cette refolution ? le croy, refpondit-elle, qu'il a quelque maladie d'efprit i & qu'il ne viura pas long-temps : car il ne parle qu a force, & ne vit que d'herbes, & a vnefî grande triftef- fe que vous ne le reconnaîtriez pas. Et d'où vous a- t'il dit , adioufra le Druyde > que ce mal luy procedoit ? Il n'en parle qu'à mots interrompus 5 & fi peu , qu'il efl: aifé à connoi- flre que le difeours luy en defplaiiL Toutes- fois le penfe que l'amour qu'il porte à la Ber- gère Aftréeenejftla caufe. Sicela eft, refpondic

A damas *

LlVR'E hvictiesme! "pSi

Àdamas 3 il eft fils de père : car Alcippe a efté autresfois tellement tranfporté l'amour d'Amanilis, que ie ne vis iamais faire déplus grandes folies : Et de mefme cela fur caufe qu'il laiila la v1c des champs pour celle de la Cour3 & qu'il fît long-temps les exercices des Cheua- liers. Et leur eft-il permis, ditLeonide, de changer de cette forte de condition? Ma fille, dit le Druyde , ny Céladon , ny ces autres Bergers que vous voyez le long des riues de Lignon 3 ny la plufpart de ceux de Loire &: de Furan , ne font pas de moindre extra- ction que vous eftes 3 &z faut que vous fça- chiez que leurs ayeux n'ont efleu cette forte de vie que pour eftre plus douce, Raccom- pagnée de moins d'inquiétudes. Et d'efFed ce Céladon de qui nous parlons 3 eft voltre parent fort proche. Car la maifon de Lai- gnieu, & la fienne viennent d'vne mefme ti- ge : fi bien que Lindamor & luy vous font parents en mefme degré. Mon ayeul, &les bifayeuls de Lindamor & de Céladon, ayant efté frères . Leonide , qui n'auoit encores fçeu cette alliance , demeura eftonnée, luy fem- blant que cette proximité luy defifendoit d'ai- mer Céladon, comme l'amour luy comman- doit : toutesfois pour n'en donner cGnnorf- fance à fon oncle 3 elle luy dit 3 que leur eftant fi proche ils eitoientdonc obligez d'en auoir plus de foin que d'vn effranger , &qus

2. Part. Nn

$6l LaII. PARTIE D'A S T H E E.'

la fauuage vie qu'il menoit, cftoit telle qu'elle ne pcnfoic pas qu'il peint viurc longuement. Il faut , refpondit le Druyde 5 que nous y rapportions tout ce que nous pourrons , & afin de n'y point faire de faute, ieveuxcon- fulter l'antre de la vieille Cleontine : peut- eitre que le Ciel a foin deluy,&quece n'eft point uns fiijcç qu'il le retient ainfi caché, l'en ay veu d'autres qui ont efté preferuez de cette forte de dmerfes fortunes dont ils eftoient menaiTez. Cependant qu'ils par- taient, Paris arnua, qui leur fit interrompre leur difcours, pource qu'ils ne vouloient qu'il fçeuft ces nouueiles,&: entrant dans le logis, ils fem:rent à table, & quelque temps après dans le lict 5 afin d'aller plus matin vers Cleontme.

Mont-verdun eft vn grand rocher quis'eile- ue en poincre de Diamant au milieu de la plai- ne du coité de M mt-brifon, entre la nuie- re de Lignon , ôc la montaigne d IlToure. Que s'il eitoit vn peu plus a main droifte du cofté de Laigneu , les'n:ois poin&esdeMar- cilly, dliïbure, & de Mont-verdun feroient vn triangle parràict. On diroit que la natu- re a pris plaifir d'embellir ce lieu fur tous les autres de cette contrée. Car l'ayant elle- dans le fein de cette plaine , fi efgalement de tous cofiez, il fe va eitreiTaTant peu à peu , &: laiiTeaufommetlaïuIte efpace d'vn Temple,

Livre ftvicTÏ fs.îcir $65

qui a eft é dédié à Teutates , Hefus, Tharamis3 Belenus. Et parce que c'efi le plus renom- mé de tous ceux des Forefts, c'efi le lieu les Eubages, les Sarronides , les Vacies , & les Bardes, fe tiennent dans des grottes qu'ils ont faictes autour du Temple , dans lequel ils font leurs aiïemblées, lors que les Druy- des le leur ordonnent. Mais ce qui efi plus admirable , c'efi que ce grand rocher, qui a plus de quatre mille pas de tour 3 quand il commence de s'eileuer 5 & de hauteur plus de quatre cents 3 & au fommet plus de cinq cents, eft tout couuert de terre 3 & d'vn cofié planté de vignes, &: de l'autre fi plein d'vne menue herbe 3 ô: fi verte , que ceux du pays en corrompant fon nom , l'ont appelle Mont- verdun5 au lieu de Mont-vatodun, quifignï- fioit la Montagne & demeure des facrifîca- teurs 3 parce qu'en langage Celte Dunumfî- gnifie forterefTe,&Vates5en celuy des Romains Sacrificateurs , ceux qui rendent les oracles, & depuis que lesGaulois auoient eu la commu- nication des Romains , ils n'auoient pas feule- ment méfié leurs langages enfemble,mais au fli leur façon de facririer: voulant bien pour leur complaire, & s'aecômoder au peuple qui efioïc victorieux , prendre quelques- vnes de leurs couitumes: mais ne pouuant auiTi fe deffaire de leurs anciennes , ny oublier leurs premières cé- rémonies, ils enfirentvntelmeflange, qu'ils

Nn 1;

jf&t L a 1 1. p a ht i é d'A s t i. t il

retindrent prefque efgalement du Romain & du Celte. L'occafion qui auoit rendu ce Mont plus peuplé ces Bardes 5 Eubages , Sarroni- des, & autres 5 ç'auoitefté que Dryus-, celuy qunnfiitualesDruydeSj ayanttrouuéce lieu plein d'vne certaine diuinité, qui l'infpira d'a- bord qu'il y fut , il penfa eftre à propos d'en laïf- fer quelque marque à la pofterité. Tout ce rocher 3 qui pour fa grandeur fe peut nommer vne Montagne 3 eft de nature tellement creux, qu'il iemble quand on eft dedans 3 que ce ne foit qu vne voûte : Il y a trois ouuertures fpa- tieufesquVn chariot y pourroit entrer: elles demeurent ordinairement clofes , (înon lors que l'on veut confulter l'oracle î qu'il y a touf- ioursvne Druyde, qui après le facnfice s'en court ouurir la porte du Dieu auquel on fait la demande, Se foudain il en fort vn vèntaiTez impétueux 3 qui venant des concauitez de cet antr*e, & fefroiflant contre les deftours du ro- cher, fai£tvn certain bruit, qui femble à des voix mal- articulées, & la Druyde tenant la tefte la plus aduancée qu'elle peut dedans auec la bouche ouuerte, y demeure tant que le bruit dure, puis s'en reuient dehors auec les cheueux mal en ordre, les yeux efgarez, & le vifage tout changé, &dvne voix toute autre qu'elle n'auoit pas , & faifant des actions dVnc per- fonne tranfport ée3 prononce l'oracle que bien fowuent elle n'entend pas elle-mefee. Or ces

Livre hvictiesme" ]6$

trois portes font dédiées à trois de leurs Dieux, ou pour mieux dire, à Dieu fous trois diuers nomsjàfçauoirTvn àHefus.quel'on confultoit quand il falloit faire la guerre. L'autre à Tha- ramis, les chofes futures s'apprenoient,&: l'autre à Belenus, les Amants addrefibient leurs facrifices & fupplications , & ïamais ces portes ne s'ouuroient toutes à la fois que le iixiefme de la Lune de Iuillet3 qu'ayant cueilly le Guy, ils en venoient ietter des branches de- dans. Que fi alors la Dame de la prouince fe trouuoit encor fille, îlluy eftoit permis d'en- trer dans lacauerne , choififfant pour fon Che- ualierceluy quelle vouloit prendre pour fon mary, auec lequel, de le grand Druy de, ils vifi- toient tout ce qui eftoit dans cette cauerne 5 & voyoient toutes les merueilles que le grand Druyde y auoit laifieés.

Or ce fut en ce lieu Adamas dés le matin s'achemina auec Leonide,pour confulter Tha- ramis: & après auoir fait le facrifice des Ter- reaux blancs,felon leur couftume,& queOeon- tine eut efié ceinte de verueine, & eutietté du fang du facrifice contre l'entrée 3 elle mit du Laurier dans bouche 3 le mâcha, & touchant la ferrure auec vne branche de Guy , les portes incontinent s'ouurirent auec vn grand bruit3& elle fe tenant à Fvn des gonds, pencha tout le corps en dedans, & receuant à pleine bou- che le vent qui en murmurant venoit de la

Nn iij

566 La II. PARTIE D'A ST RI t.

cauerne , y demeura fort long -temps 5 de enfin reuint courant au lieu du façnfice 5 le Druyde de tous ceux qui y auoient affa- irez l'attendoient à genoux , &: la telle nuë5 fupplioient Teutates d'auoir leurs vœux agréables. Et d'abord qu'elle fut arnuée, pre- nant l'vn des coins de l'autel, & fe leuant fur le haud des pieds, les cheueux efpars & he- niiez 3 elle profera d'vne voix toute changée telles paroles :

ORACLE.

A Vous [âge Adamas le Ciel la defliné, S urmontez>par prudence, Et F amour & ï enfance. Vous le deueTainfupuis quil e(l ordonné,

£kiobtenant fa maij}re(fe> Contente peur iamais fera voftre vieille ffe.

Adamas après auoir remercié Tharamis, & fupplié qu'il luy fit bien entendre fa volonté, de peur que par ignorance il n'ycontreuint, partit de ce lieu, tout refolu d'affilier Céladon en tout ce qu'il pourroit , puis que le Dieu luy promettoitvne vieillerie contente, quand ce B erger poffederoit fa maifireffe. Il auoit bien défia vne bonne volonté enuers luy3tant à cau- fe de la proximité qui eftoit entre-eux , que

Livre hvictiesmï! \§J

pour les mérites du Berger : mais depuis la refponfe de l'oracle il y fut bien dauantage poude pour fon propre fujet, faifanrbienpa- roiitre combien vneperfonneintereiTée s'em- ploye plus foigneufement que celle qui n'eu: touchée que du deuoir. Prenant donc le che- min de Lignon , il s'enquit de Leonide du lieu Céladon eftoit, 6c elle luy ayant monftré l'endroi£t 3 il creut eftre à propos de regaigner le pont de. la Boutereffe , &: prenant le mefme fentier par elle y auoit ciré condui&e fans y penfer 3 elle luy mon- tra la fontaine elle l'auoit rencontré , de enfin le buifîon qui couuroit le rocher il demeuroit. Et parce qu'ils eurent peur que s'il les apperceuoit, il ne s'en fuit, ils s'en ap- prochèrent le plus doucement qu'il leur fut polTible pour le furprendre. Et de fortune, il eftoit couché à l'entrée de fa cauerne fi près de la riuiere 3 que la confiderant appuyée fur vn coude, les larmes, que fes penfées luy arra- choient du cœur, tomboient dedans, & fe mef- loient parmy fon onde : Et lors qu'ils arnue- rent, il reprit ainfi la parole:

N n iiij

jé8 La IL partie d'Astree,

SONNET.

Il fe compare à la riuiere de Lignon.

RI y i e r e que i accrois couché parmy ces fleurs, Je confldere en toy ma tri fie reffemblance, De deux four ce s tuprens en me fme temps naif

\ance , f& mes yeux ?ie font rien que deux fources pleurs.

Tu rtas point tant de flots que ie fens dcj mal-heurs, Si tu cours fans dejfein , iefers fans efyerance. En des fommcts hautains ta four ce Je commence > IJ orgueilleufes beaute&procedent mes douleurs.

Combien de grands rochers te rompent le~J paffage? De quels empêchements ne fens-ie point l'ou- trage ? Toutesjois en vnpointT: nous différons tous deux:

En toy tonde saccroifl des neiges qui fcj> fondent, Tlus on gelé pour moy, plus mes larmes abondent cguoy que tu fois fi froide, & moyfi plein de feux,

Livre hvictiesme. 569 Ah/ riuiere,continua-t'il peu après", qui es tefmoinque ie fuis le plus malheureux, com- me autres-fois tu m'as veu le plus heureux Berger du monde : eft-il poiïible que tu n'ayes point de regret de n'auoir voulu met- tre vne pitoyable fin à mes infortunes , lors que dans tes eaux tu me fauuasfi cruellement la vie ? Falloit-il que les chofes mefmes infen- fîbles conjurées enfernble contre moy, me re- fufafTent le fecours que naturellement elles donnent à tout autre? Mais, peut-eftre, tu n'as voulu confentir à ma fin^çfperant d'a- uoir par mon moyen vne troifiefme fource, preuoyant bien que mes yeux n'ayans que trop d'occafîon de pleurer , t'en fourniroient d'vne plus abondante que celle que tu as . Si ce deffein t'a fait vfer enuers moy de cette cruelle pitié , tu n'en feras point deceuë, puis que mes pleurs ne cefTeront ïamais tant que ie viuray. A ce mot les foufpirs donnèrent vn tel empefchement à la voix , qu'il fut con- traint d'interrompre fes paroles pour quelque temps ,&: lors qu'il voulut commencer, Leo- nide fans ypenfer fe remua: & parce qu'elle oftoit fort près de luy, il tourna la telle de fon cofté, & fut fort furpns de la voir auec Adamas en ce lieu. Il fe releuapromptement, & vint faliier le Druide qui s'auançoitdes-ja vers luy. La pafleur &: la maigreur de Céladon , eftoient telles qu Adamas n'en fut pas peu eflonné^

570 La fi papvTie d'Astre!." mais ayant autres-fois efprouué les forces d'A- mour,! il îugea bien que cette violente mala- die lepourroit réduire en vn citât encor plus dangereux 3 s'il demeuroit fans remède. C'cft pourquoy après les falutanons ordinaires, il le prit par la main ,& le fit aifeoir auprès de luy aumefmelieu ileftoit couché auparauant, après quelques difeours , il luy tint ce lan- gage. Mais 3 mon enfant, en quel citât eft ce- luy oùie vous trouue? cfîoit-cepourviure de cette forte, que Vous me requiires dans le Pa- lais d'IiToûre, de vous fortir de la peine vous citiez? Faifiez-vous deffein de vous ve- nir renfermer dans cet Antre, & viure loing de la fréquentation des hommes 3 comme vne perfonne faunage? Vous eftes nay, Céladon, à quelque chofede meilleur: vous-, dis-ie, que le grand Taramis a particulièrement doué de la raifon, ne ferez-vous point condamné pu* fon infaillible iugement, fi à la neceiïité vous ne produifez les effecis qu'il attend de vous? S'il a mis quantité de troupeaux &: de pafturages fous voftre charge , penfez-vous n'eftre pas obligé de luy en rendre conte ? Tout ce qui eft fous reitenduë du Ciel eft à luy, & nous n'en fommes que les gardiens, bc ne faut point dout, r qu'il ne nous en de- mande en fin vn compte fort particulier. Et que luy refpondrez- vous, mon enfant, quand ce temps-là fera venu ? Encores qu'il nous

Livre hvictiesme! 571 ait remis fousnoflre volonté, il ne fommcs- nous pas noilres , & faut que nous atten- dions vn rude chailiment , nous auons dif- po'é de nous-mefmes, autrement que nous n aiions deu. Et comment penfez-vous efire raifonnable , puis qu'en l'aage vous efles fans foucy de vos troupeaux, de vos parens ny de vos amis, vous viuez comme vn ours fauuage dans les antres efcartez, efloigné de la veuë de chacun , & fans vous preualoir en cette occafiondes remèdes que ce grand Dieu a remis entre vos mains ? Vous direz que i'af- feftion que vous portez à la Bergère Aftrée vous y contraint : Mais, mjn enfant, ren- trez en vous-mefmes , & confîden z que û vous l'auez offenfée , tant que vous ferez loing d'elle, vos feruices n effaceront point cette offenfe , &: fi vous ne lauez point offen- fée, comment efperez-vous de luy faire con- noiflre voflre innocence ? Or fus, mon en- fant, îe vous accorde que par le paffé vous auez eu quelque raifon de vous retirer de fa prefence, voire mefmede laveuede chacun, afin qu'elle connufl qu'elle peut toute chofe fur vous, & que la perte de fes bonnes grâ- ces, efl du nombre de celles qui ne fe peu- uent receuoir fans perdre auiTi pour quel- que temps l'vfage de la raifon, Mais a cette heure il efl temps que vous reueniez en vous-

j7^ La II. partie d'Astree." mefme,&:que vous luy fafTiez paroiftre que vous neftes pas feulement amoureux, niais homme au fil , & que fi le defplaifîr vous a iufques icy ofté l'vfage de la railbn , la raifon toutesfois vous eft demeurée, qui peu après a repnns fa force, afin quelle ne fe repente pas d'auoir affectionné en vous vn Amant qui n'eftoit pas homme. A ces paroles d'A damas. Céladon refpondit froidement de cette forte: PleuftaDieu, mon père, que vos paroles rlif- fent addreffées à vne perfonne qui euft vne ame capable de les reccuoir: car quant àmoy, i'auoiïe qu'il ne m'eft refté autre chofe de l'homme que la mémoire 5 n'en ayant plusny l'entendement ny la volonté, &: encores îe crois que cette mémoire n'eft demeurée auec moy, que pour la nourriture de mes ennuyeu- fes penfées. De forte que ce que vous voyez deuant vous,ce n'eft plus ce Céladon, fils d'Aï- cippe & dAmanllis,que le grand Druide Ada- mas a autres-fois tant fauorifé de fon amitié, mais feulement vne vaine idole que le Ciel conferue encores parmy ces bois pour marque que Céladon fçeuft aimer. Et toutesfois, puis que réduit en cette extrémité, l'vfage de la pa- role m'eft permis pour refpondre au grand DieuTharamis, & à tout ce que vous mbp- pofez , il iiiffit que ie vous die feulement ce mot, I'ayme. Car, fageAdamas, fi l'aime, comment auray-ie peur d'offenfer Tharamis

Livre hvictiesmé! y7j

enfaifont ce que l'amitié me commande, puis qu'il a voulu, ou permis pour le moins que îay aimé? ou ceux qui permettent quelque chofe doiuent enfourîrir tout ce qui en dépend, Ôc qui niera que la miferable vie que ie traine ne foit vne dépendance de cette Amour ? Et quant à ce qui me touche, ceîuy-là fe peut-il dire Amant qui a des yeux pour voir autre chofe que ce qu'il aime ? Ah / mon pcre , c'eft fans doute, que i'aime ,&: c'eft fans doute aufîi que k fuis auengle pour moy, pour mes trou- peaux, pour mes par ens,&: pour toutlerefte des hommes. Car ie n'ay des yeux que pour celle à qui ie fuis. Si le Ciel, comme vous dic- tes, m'a lailTé en mapuiffance, pourquoyme demanderoit-il conte de moy-mefme , puis que tout ainfî qu'il m'auoit remis en ma pro- propre conduitte difpofînon, de mefme me ïius-ic entièrement refigné entre les , mains de celle à qui ie me fuis donné ? & partant s'il veut demander conte de Céladon, qu'il s'addreffe à celle à qui Céladon eft entière- ment. Et quant à moy, c'eft affez que ie ne contreuienne en rien à la donation que i'en ay faiéte. Le Ciel Fa voulu, car c'eft par deftin que ie Faime. Le Ciel l'afçeu : car dés que l'ay commencé d'auoir quelque volonté, ie me fuis donné a elle , & ay toufiours continué depuis. Et bref, le Ciel Fa eu agréable: autrement ie n'eufle pas efté fi heureux que ie me fuis veu

y74 La II. partie d'Astrïe.' par tant d'années. Que s'il Fa voulu, s'il Ta fçeu, & la eu agréable, auec quelle iuftice me pourra t'il punir , fi îe continue à cette heure, qu'il n'eft pas mefme en ma puifiànce de faire autrement ? Faffe de moy Taramis, tout ce qu'il luy plaira, que mes troupeaux deuiennent ce qu'ils pourront: Que mes pa- rens & amis fe plaignent & ayent telle opi- nion qu'ils voudront, ils doiuent eftre tous fatisfaits & contents de moy quand ie leur diray pour toute raifon que Fayme. Mais comment, reipondit A damas , voulez-vous toufiôurs viure de cette forte ? L'eflection, ref- pondit le Berger , ne dépend de çeluy qui n'a ny volonté ny entendement.

Si cela cft, adioufta le Druide, vous ceffez d'eftre homme. Il y a long temps, répli- qua le Berger, que ce foucy ne me touche nullement. Mais fi vous aimez, continua le Druide, comment ne vous efforcez- vous de voir celle que vous aimez ? Si l'aime, refpon- dit-il , comment voudrois-ie defplaire à celle que i'ayme , ou comment luy def-obeyr? Ou pluftoft comment ne receuray-ie vn ex- trême contentement de luy plaire & de luy obeyr? Mais, dit le Druide, elle ne fçait pas que vous luyobeyflez. Il fiiffit, refpondit le Berger, quand il n'eft pas permis d'en don- ner plus de connoiffance que pour noftre

Livre hvictiesme. 57^

fittisfaâion, nous fçauons que nous auons fait ce qui a efté de noftre dcuoir. Il n'y a point de plus fidclle tefmom, ny de luge plus rigou- reux contre nous que nous-mefmes. Le Drui- de ne fçauoit s'il deuoit pluseftimerlaviuaci- de cet efpnt en ces refponfes, que blafmer l'erreur auquel il efloit : mais enfin confî- derant que le mal ri efloit pas encor venu à fon déclin, il penfa que ce feroit l'animer dauantage que de luy prefenter de plus vio- lens remèdes. Ceia fut caufe que sefianc teu quelque temps : Or /Céladon, dit-il, ce que îe vous en ay dit , ça feulement eflé penfant d'y effare oblige par les loix de la- miné, &parlcdeuoir de ma charge 3 &non pas pour vous contrarier. Seulement le veux vne chofe de vous 3 & que vous ne me deuez point refufer, puis que c cil pour mon conten- tement. Il faut que vous fçachiez que fay vne fille que fayme plus que toutes les chofes que la bonté de Taramis ma données. Et parce qu'il n'y a nul bien entre les hommes qui foit parfait de tous poincts, le conten- tement de ma chère fille rrieft infiniment diminué par fa longue abiencea&par la cen- noifïance que fay d'en deuoir élire encor fort long temps priué. Or dés l'heure que îe vous vy au Palais d'Iiïbure , il efl certain que îe vous aimay , peur fçauoir que vous eûiez fils d'Alcippe & d'Àmanllis : mais il faut

<jf6 La ÏI. partie d'Astrel que ie confeffe que mon amitié s'augmenta beaucoup par la veue que l'eus de voftre vifa- ge: car d'abord il me fembla de voir ma chère fille, tant vous auez de l'air l'vn de l'autre. Cela eit caufe que ie vous conjure par tout ce qui a plus de puiiTance fur vous, d'auoir agréa- ble que ie vienne quelquesfois interrompre voftre folitude, pour me donner cette fatis- fa&ion devoir en voftre vifage vn pourtraicT: viuant de ce que Taim e le plus au monde. L e Berger qui eftoit plein de courtoifîe, luy ref- pondit qu'il luy fefokvne particulière faueur de prendre cette peine3& que s'il neftoit con- traint de fe tenir efloigné de chacun, il iroïc luy-mefme en fa maifon5 pour luy rendre ce feruice3&r qu'il rem ercioit la nature de l'auoir tant fauorifé que de luy auoir donné quelques trai&s refTemblans à quelque chofe qui fufl aimée de luy. Bref, pour ne redire îcy toutes leurs paroles, qui par leur longueur feroient, peut-eftre3 ennuyeufes , Adamas fe refolutdc vifîterbien fouuent le Berger, efperant par ce moyen le pouuoir retirer peu à peu de cette grande mélancolie : outre qu'il eftoit vray que Alexis fa fille reffembloit vn peu à ce Berger: & d'autant qu'il eftoit contraint, félon leurs ftatuts de la laiiîer iufqucs en l'aage de qua- rante ans parmy les filles Druides, qui demeu- roient aux Antres desCarnutes, il prenoitdu plaifir, voyant Céladon qui laluy reprefentoit

en

Livre hvictïesme^ ^jy en quelque forte. Il auoit elle ordonné par Dis Samothes , &: depuis 3 reconfirmé par le grand Druys, Inftituteur des Druides: Que les Sacrificateurs qui auraient des fils , en- uoyeroient leurs aifnez aux efcoles des Carnu- tes, dix ans ils apprenoient leur feience, dix ans ils l'enfeignoient aux autres, &: dix ans ils feruoient aux facrifices & ingemens pu- blics , & après ils pouuoient retourner chez cux,& exercer la charge des Druides par tou- tes les Gaules.

Que s'ils n'auoient que des filles, ils eitoient contraints d'enuoyeries aifnées., depuis l'aage de dix ans, au mefme lieu elles eitoient inftruites, puis inftruifoient3& enfin iugeoient comme nous auons dit : car les Gaulois s ar- reitoient bien fouuenc au iugement de ces femmes Druides. Et ce temps-la s'eftant paiTé, elles reuenoient en la maifon de leurs peres? elles fe pouuoient marier.

Or cette refolution eftant prifede cette for- te, Céladon fut celuy qui en eut plus de profit: car dés le commencement Leonide luy ren- dit fes lettres quelle luy auoit defrobées, qui luy fut vn grand prefàge de meilleure fortu- ne, ayant toufiours ouy dire, que comme les malheurs ne viennent iamais feuls , il femble auflï qu vn bon-heur en attire vn autre. Et de- puis eî^ant vifité fort fouuent, tantoft par Leo- nide, & tantoll par le Druide , il client fort ai- 2., Paire. Oo

jtS La II. partie d'Astkee." ùerty des triftcs penlees qui le corifomm oient- outre que le ibing qu'A damas auoit de luv donner des viures fecrettement, n'efïoit pas petit. Et véritablement ce fut vne bonne ren- contre pour Céladon, que la bonté du Druide, & l'affection de la Nymphe: car elles clcoient caufe que l'vn & l'autre eftoïent foigneux de luy outre mcfure,éV par deffus leur deuoir Se grandeur. Mais ce qui donna plus de foulage- ment à ce Berger, ce fut que la Nymphe luy porta de l'ancre &du papier, parce qu citant fctil il s'amulcit a- mettre par efent les pal- lions qu'il reffentoit, ce qui le contentoit beau- coup quand il les kiyreiiibic: les playes d'A- mour eftantde telle condition que plus elles font cachées &z tenues fecrettes, plus auiTi fe vont-elles enuenimant, & femble que la pa- role auec laquelle on les redit, foit vn des plus fouucrains remèdes que l'on puiiTe reçeuoir en l'abfence. En mefme temps Adamas qui îugeoit bien que les trop continuelles penlees du Berger ne faifoient que l'arrefter & rafer- mir ^iauantage en fa mélancolie, luy confeiila de palier ion temps dans le boccage facré, qui «ftoit auprès de là, fuit à grauer fur les effor- ces des îeunes arbres des chiffres de des deuifes, fuft à faire des tonnes & cabinets , pour l'em- belliffement du lieu , 6c pour cet effecl luy apporta des outils neceitures. Ce Berger, qui des-) a auoit repris fes forces & fa pre-

Livre Hvictiesm'e] '579 rïiicre beauté, ayant aniïi l'entendement ren- forcé , connut bien qu A damas le cortfeilloic auec raifon , de fuyr cette nonchalante oyfi- ueré il anoit veicu: &cela fut caufe que s m allant de compagnie au lieu qu'il luy auoit dit, il commença d'y trauailler. Mais ce qu'il faifoit c eftoit par le deffein du Druide, qui aufli comme vn bon Médecin s'accommo- dant à Ton malade , luy affaifonnoit tous ks confeils par quelque defTcin d'Amour. Voyez- vous, luy difoit-il, mon enfant, encores que félon nos ftatuts nous ne deuions point faire de Temple àTeutatcs3Hefus,Belenus, Tha- ramis noftre Dieu , eft-ce que depuis que ces vfurpateurs de l'autruy, ie veux dire ces peu- ples que Ton appelle Romains, apportèrent auec leurs armes leurs Dieux eftrangcrs dans les Gaules, & que perdant noftre ancienne nanchife, nousfufmes contraints de facnfier en partie à leur façon , nous auons eu des Temples noftre Dieu a efté adoré parmy le s kurs; & parce que la couftume elt paffée en fin en loy, il vous fera permis, Céladon, de dédier vne partie de ce boccage , non pas comme à vne première diuinité, mais comme à vn tres-parfaict ouurage de cette diuinké à voftrc belle Aftrée 3 ce que noftre Dieu ne trouera point plus mauuais que les Temples dédiez par ces eftrangers à la Deeffe Fortune, à la DeelTe Maladie, ou à la DeefTe Crainte;

Oo ij

580 La II. Partie d'àstree! principalement fi voftre ouurage luy eftaîit: directement confacré , vous n'adorez pas for leurs Gazons cette DeefTe Aftrée, mais luy en efleuant d'autres à coftéde leurs chefhes vous adreffez vos voeux à cette belle , comme à rœuure le plus parfaict qui foit forty de Tes mains. Il faut donc plier ces arbres fur ce chefne, luy dit-il, luy en montrant vn affez beau, & arracher ces petits, afin d'y faire vne place que nous dédierons a l'amitié, &: contre le pied du chefne , nous efleuerons des Gazons en forme d'Autel, fur lequel ie mettray vn tableau qui fera le fymbole de l'amitié. Et quand celuy-cy fera finy, nous y ferons vne porte pour entrer dans vn autre qui fera plus îpacieux, & que nous appuyerôs fur ce chefne, qui véritablement, dit il, eft admirable, luy montrant vn grand chefne qui s'efleuoit d'vn feul tronc , & puis fe feparant en trois bran- ches les réunifient en haut, & les refîerroit fous vn mefme efeorce.

Voyez-vous, luy dit-il, que le lieu montre que l'on y a efté quelquesfois , i'y fuis venu bien fouuent faire des facrifices pour le fym- bole que cet arbre a deTeutates, Hefus,Be- lcnus.Tharamis noflreDieu. Comment, mon père, refpondit Céladon, vous en nommez quatre, &: vous ne dittes que n offre Dieu ? Ii faudrait dire nos Dieux. le ne vous en enfle pas parlé pour vne fois , mais vous l'auez des-ja

LÎVHB HviCTIESME^ j8l

plufieurs fois répliqué. Mon enfant, refpondic le Druide, ce que vous me demandez n'eft pas le moindre de nos minifterès, mais pluftoft lVn des plus grands de la créance des Druides, & quoy que nous ne le deuions reueler qu'a ceux qui font înftruits en nos antres & efcoles: fi ne laifTeray-ie de vous en déclarer autant que vous ferez capable d'en receuoir.

S cachez donc , mon enfant, que ce grand dis Samothes, incontinent après la dimiîon des hommes , à caufe de la confulîon des lan- gues, eftantbien inftruit par fonayeul, fuit en la Religion du vray Dieu 5 fuft aux fcicnces plus cachées, s'en vint defcendre par l'Océan Armorique en cette terre , que îufques à cette heure nous nommons Gaule, & qui peu à peu changeant ce nom , femble prendre celuy de France pour l'aduenir: & depuis s'auançant, & la peuplant y planta heureufement ion Sceptre, enfemble y mil! la Religion de fes pères, & donna la connoiffance des fciencesà ceux qui plus familiers, & de meilleur efprit, foeurent mieux entendre & retenir fes en- feignemens, & qui depuis de fon nom furent appeliez Samothées : Et celuy- cy fut le pre- mier Roy des Gaules 3 qui fut tant agréable à Dieu & aux hommes, qu'il régna longuement en paix, & après luy fa polterité, auec tant d'heur 3 qu'il n'y a eu endroit de la terre qui n'ait connu le nom ,& la valeur des Gaulois.

Oo iij

fîi La II. partie d'AstreY Que fi ce peuple 5 que nous nommons Pvo* main, s'eftvfurpé la domination de* Gaulois, mais pluftoft par chalhment de nos diflen- lions 3 qui efians pleines d'animofité entre nous, ont eftécaufede nous le faire appeller, de demander fecours a ceux de qui l'ambition nous a depuis deildrez, nous apprenant, mais trop tard , qu'il ne faut iamais efpererquc les, eiïrangçrs nous affectionnent plus, que nous ne nous aimons nous-mcfmes. Mais le grand Dieu que Samothes nous enieigna d'adorer en pureté de cœur, ne voulant eiïendre fon ire a l'infiny, nous ayant fut palier vne demy Lune de fiedes fous cette domination eftrangerc, montre qu'il nous en veut retirer par les ar- mes des Francs, qui fe vantent n'eftre iflusdes anciens Gaulois. Or pour reprendre noftre difcours , le quatnefme Roy qui domina en Gaule, desdefeendans de ce grand &: fainâ SamQthçs,fut le fage & fçauant Diyus, de qui quelques-vns penfent , que pour auoir elle Infiituteur des Druides , ils ayent pris leur nom, mais ceux-là fe trompent autant que ces. Grecs outrecuidez qui fe vantent que c'eitde leur mot Drys, qui lignifie chefne: car auant que les lettres euffent elle portées en Grrce nous efbons appeliez Druides , cvles feiences eftoient en Gaule auant que ces peuples vains fçeuiîent feulement lire, comme le nom de pruidç nous enfeigne 3 qui au langage de

Livre Hvictiesme! 585

l'aveui dtSamothes, fignific contemplateur, du mot Driffim , parce que comme vous fçaiiez, mon enfant', noftre principale vaca- tion coniiile en la contemplation des œuurcs de Dieu.

Or ce grand Dis Samothes, ex depuis noftre iainct Inltituteur Dryus, nous ordonnèrent d'adorer Dieu , non pas leion l'erreur des gens , mais ainii qu'ils l'auoient appris de leurs pères. Et parce que l'ignorance du peu- ple groiTicr eftoit telle qu'il ne pouuoit com- prendre cette fupreme bonté, 8c ton te- pu if- fance , qu'ils nommoient Thau , c'eft a dire, fans en apprendre quelques effects , ils luy dennerent trois noms, Iehvs, qui ligni- fie Fort, Buenos, c'eft a dire,

D I E V - H O M M E , & T H A R A M I S , qui

fignific Re pvrg e ant, nous voulant enfeigner par ces trois noms, que Dieu eft tout-puiifant , Créateur & conferuateur des hommes : mais depuis par les changemens que le temps & l'ignorance du peuple apporte en toutes chofes , mais principalement aux noms, au lieu de T h a v ils dirent Thav- t a , & en fin T h a v t e s , &: T h e v- t a t es. Au lieu de Iehvs, Bêle- nos ôc Thaharamis, def quels laipi- ration fur le milieu efloit vn peu mal-ayfëe , ils dirent Hesvs, B'e le nos &Tharamis, & le peuple a eu tant de pouuoir fur les plus

O 0 311)

584 La II. partie d'Astrel fçauans, que chacun pour ef Ire entendu, a dïé contraint de dire comme eux, &confen-

tir a leur erreur.

Et quoy, mon père, refpondit le Berger, Tentâtes 3 Hefus, Tharamis,& Belenus, ne font-ce parles Dieux que l'on nous dit, a fça- uoir Mercure, Mars, Jupiter, & Apollon, mais vn Dieu feulement? Pleuit à D,ieu,mon en- fant, dit le Druide, que levous peuife bien faire entendre ce quevousmedemâdez: mais oùvoftre intelligence ne peut monter, il faut que la croyance que vous auez en moy vous porte & vous retienne. Sçachez donc que les étrangers voyans que les Gaulois adoro*ent, &reclamoienc T h a v t a t e s en toutes leurs affaires, & au commencement de tous leurs voyages, &de toutes leurs actions, & de plus çonfiderant , que naturellement ils font eloquens, & qu'ils fe plaifent à bien dire, ils mgerent que c'eftoit Mercure qu'ils difent eftre Dieu , non feulement de l'éloquence, mais preiîdant aux chemins , inuenteur des arts , & le protecteur des Marchands & de ceux qui trafiquent: Et après remarquant qu'en nos guerres nous reclamons H e s v s, ils cr eurent que c'eftoit Mars, qui pour eux cil tenu le Dieu des armées. Et parce que quand nous demandons d'eftre nettoyez de nos fau- tes ils nous oyent appeller T h ara Mrs, ils penferent que c'eftoit Iupiter , duquel ils

Livre hVictiesme^ '5-8 y

redoutent fur tous les chaftimens, àcaufede la foudre qu'ils luy attribuent: outre que leur fcmblant D que le pardon des fautes fe doit attendre du plus grand de tous les Dieux 3 ils difoient que c eftoit Iupiter3qu ils croyent eftre le premier , &r plus puiifant de tous. Et parce qu'ils nous voyoient recourre i BeLenvs quand nous eftions en doute de noftre fanté ou de nos' amis , ou que nous devrions d'a- uoir des enfans, ils fe perfuaderent que cV floit leur Apollon , qu'ils croyent eftre l'in- uenteur de la Médecine 5 outre que luy don- nant la conduitte du Soleil , voire prenanc mefme bien fouuent l'vnpour l'autre, &fça- chant que le Soleil eft la caufe de la vie de tous les animaux, & de plus que l'homme & luy engendrent l'homme 5 ils eurent quel- que raifon de penfer que c'eftoit noftre

B ELENVS.

Mais il eft certain , mon cher enfant, qu'il n'y peut auoir quVn Dieu : car s'il n'eft tout puiiïant, il n'eft point Dieu : Que s'il y auoic deux Tous-puifl ans 3 la puiffance feroit diui- fée 3 outre qu'il faudroit qu'ils fuiTent ou fem- blables ou différents: s'ils eftoient femb'ables dutoutilsferoientlesmefmes, &ainfi ne ie- roient qu'vne choie: s'ils eftoient différents , il faudroitque le bon fuft différent du bon, ce qui ne peut eftre. le vous dis ces raifon s ft* ftjilieres ? pour ne vous apporter les autres qui

fî6 La II. Partie d'Astree] foncplus fortes & plus prelîantes, mais pîus obfcures auffi , & plus dift cfrre cci.

fcs. I'ay bien toufîoiHs creu mon père. Céladon, qu'il ny a qtivn Dieu, Roy & Seigneur de tous les autres, mais le penfois auffi que comme entre les hommes nous voyons des Roys qui ont des officiers foubs eux, de mefme il y euft de petits Dieux , foubs celuy qui eftoit le principal, & ce grand Dieu le le nommois Tentâtes, &: les autres , Helus , Taramis, ôcBelenns, que iadoèois après luy. En cela, mon enfant, rcfponditle Druyde , vous auiez quelque raifon, &: toutes- fois vous faifiez vne grande erreur: car ceux que vous nommez ainfi, ne font proprement quefurnoms de ce grand Teutares: & quoy que ie vous aucuë qu il ait des officiers fous luy comme les Roys que vous dites, fi deuez-vous entendre qu'ils ne Hj entent point l'adoration quin'eft deùe qu'à vn Dieu Et pourquoy:mcn père, répliqua Céladon , ks vois-ie dans les Temples auprès de nôftre grand Teutates ? Mon enfant.rcfpondit A damas, ie vous;-, y des- ja dit que les Romains ont m elle leur Religion parmy lanoftrerilfaut que vous fçachiczque parnosloixil nous eit défendu de faire image de Dieu, parce que l'image n'eftant que la re- prefentation de quelque chofe, &: citant necef- faire qu'il y ait quelque proportion entre la choie repreientêe ce celle eu: reprefente nofke

L'fY&t HviCTlESlif t. 58^

grand Drvus, ne iugeant pas qu'il y eut rien en- tre les hommes qui peuftauoirauec Dieu. nous défendit tres-expreirement d'en faire, n n plus que des Temples, luy femblant que çe7 iloit vnc grande ignorance de penfer, de pou- uoir enclorre l'immenfe deïté dans des murail- les, 6c vue très -grande outre-cuidancedeluy pouuoir faire vue maifon digne d'elle, CcLi cftcaufequ'àla façon de ces anciens, pereôc ayeul du grand Samothes , il nous fut com- mandé d'aderer Dieu dans des Boccage. en campagne: Boccagestoutesfois qui luy citaient confierez par la deuotion du peuple , de peur qu'ils ne fulïçnt profanez, eV en ces lieux -la on choifîfToit de grands chefnes , comme nous. faifons encores 5 fous lefquels Dieu eitoit ado- ré. Et de eit aduçnu que les Romains en- rrans en nos contrées, & voyans nos iaincts Bocçages,&dafaçondenosfacririces, ont dit, ' tous eltonnez, que nous eftionsfeuls entre les hommes, qui ne connoiflions point Dieu, ou feulsquileconnoiflions: & toutesfois, quoy qu'ils ayent voulu raualer la gloire , non feule- ment des Gaulois, mais de tous les peupies,qm corne loups affamez en ont efté eng!out!s,fi ne fe font-ils pu empefeherde dire en pariant de noas,qucle>Gau ois fur tout font très religieux & pleins de deuotion entiers les Dieux. Mais a autant que le vainqueur donne les loix qu'il luy plaid au vaincu, ils en tirent de m efine ça

588 La II. partie d'Astree! Gaule3ou svfurpant auec vne extrémeTyran- nie3 non feulement nos biens, mais nos âmes auffij ils voulurent changer nos ceremonies,& nous faire prendre leurs Dieux 3 nous con- traignant de leur baf tir des Temples 3 de rece- uoir leurs Idoles 3 &de reprefenter Teutates, Hefus, Belenus, &Tharamis, aueedes figu- res de leur Mercure, Mars, Apollon, & Iup- pirer. Et parce que les Druy des s'oppoferent vertueufement à leur abus , il y eut vn de leurs Empereurs, qui par Edift du Sénat voulut abolir toute noftre religion , chaffant & ban- niflant les Druydes hors de l'Empire. Mais ce grand Teutates à permis que les bons ayent efté perfecutez pour efprouuer leur vertu, &r non pas abolis 5 afin de donner connoilTance queiamais ils ne font entièrement abandon- nez. Et ainfiparmy la tyrannie des étrangers, nousauons toufioursconferué quelque pureté ennosfacrifices, &auons adoré Dieu comme il faut, &: mefme en cette contrée, cùnous n'auons iamais reconnu la puiffance de ces vfurpateurs pour le refpeét qu'ils ont touiîours porté à Diane, laquelle ils ont penfé que noftre grande Nymphe reprefentoit la per- fonne. Et maintenant que les Francs ont em- mené auec eux leurs Druydes, faifant bien pa- roiftre qu'ils ont efté autresfois Gaulois, il fem- ble que noftre authorité & nos fainétes couftu- fiies retiennent en leur fplendeur. Mais 3

Livre hvictiesml 589

mon père 5 refpondic Céladon, fi ay-ie bien veu dans nos boccages facrez, lors que vous faites des facnfices qu'il y a des ftatuës, & des images 3 quelquesfois du grand Dis 5 &: quel- quesfois d'Hercule. Ccft parce , refpondic Adamas, que Dis & Hercule font des hom- mes 3 & non pas des Dieux , & qu'eftant hom- mes 5 on les peut reprefenter. Mais , répliqua Céladon 3 fi cène font pas des Dieux, pour- quoy les mettez- vous fur l'autel l Pour faire entendre, dit-il, qu'ils ont efté entre les hom- mes comme des Dieux pour leurs vertus, ôc que comme tels nous les deuons honorer 3 &: en conferuer la mémoire 3 afin que les antres hommes, en les voyant dreffent leurs actions fur le patron qu'ils nous en ont laiifé, de les eftrangers qui ne fçauoient pas noftre inten- tion, ontereu que nous les adorions, &ont dit que Dis eftoit Piutonj duquel nous nous vantions d'eftre yffus , &: ont donné à Hercu- le le furnom de Gaulois,parce que nous en ho- norions beaucoup la mémoire, tant pour auoir efté plein de toutes vertus Heroïques,que pour auoir.efpoufé la belle Galathée, noftre Pnncef- fe & fille de Celte noftre Roy. Vous me racon- tez, dit Céladon tout eftonné, des chofes qui merauifientj &vousfupplie, mon père , de continuer, & de me dire comment il faut que le faile quand ientre dans ces Temples îe trouue des images de Iupiter, de Mars , de

t-oo La IL PARTIE d'Astri e!

Pallas, de Venus, &: de femblables Dizux £: Déciles. Mon enfant, refpondit Adamas, il faut que vous y alliez fort retenu , & que fur tout vous ne preniez pas cela pour des Dieux (eparez, ma: s pour les vertus, pniiTances, &: errecTs d'vn feul Dieu.,, & qu'ainii vous ado- riez luppiter comme la grandeur &Majefté de Dieu ; Mars, comme fa puifîànce ; Pallas , comme la iapience ; Venus, comme la beauté, 2e ainlî des autres. Par ce moyen , îes adorant comme îe dis, vous référerez tout à noftre Liai id Tentâtes , & honorant les grands Héros pour leur vertu , vous vous montrerez iufte de rendre a ces vertueuies perfennes , après leur mort, l'honneur que vous n'auez pu leur faire curant leur vie. Et que cela vous fuffife pour cettefeis, attendant que la fréquentation que vous aurez auec moy, vous en apprenne peu à peudauântage.

Or, mon entant, laiiîant donc tous ces dif- cours à part, nous ferons îcy vne forme de Temple dans ce Boccage qui de long-temps a eaéeenfacré a Tentâtes , c'eit à dire à Dieu: entant que ce fera dans vn Boccage nous ob- feruerons nos anciennes ordonnances , &: pourcecu'il y aura vn Temple, nous obéirons a ces eihangers. Et pour l'intelligence de ce que ie viens de vous dire , feferiray au Tronc de ce chefne merueilleux, le faincl nom de Teutates : puis en ces trois branches qui

L I V K ! H V î C T I E S M E, jpr

feparent, à la droicte ie mettray Hefus, au milieu Tharamis, & à l'autre colle Belenus, ôc en ce cronc d'enhaut ces trois branches fe viennent réunir, nous graucrofls encores le ÙLÇté nom de Tentâtes, pour montrer que nous n entendons qu'vn Dieu fous ces autres crois paroles. Que fi l'ofois vous defcouurir îa profondité de nos fain&s myfteres, &lesfe- crets plus cachez de noftre religion, ie vous dirois vne interprétation que Samothes 3 le plus fçauant de tous les hommes,nous a tari- fée, &qui de père en fils eft venue iufques à nous : C'eft que ces trois noms lignifient trois perfonnes qui ne font qu'vn Dieu , Le Diev FO R T,leDlE v Homm E,&leDi E V R E- pvrgfant: le Pere> le Dieu homme, eft le Fils ; &le Dieu Repurgeant, c'eft l'Amour derous les deux , & tous trois ne font qu'vn TeutatcSj c'eft à dire vn Dieu ; Se c'eft la mè- re de ce Dieu homme à qui nos Druydes ont dédié dans l'antre des Carnutes 3 il y a plus de vingt fïecles, vn Autel auec vne ftatuë d'vne pucclle tenant vn enfant entre les bras, auec cesmots:A la Vierge qvi enfan- tera. Mais, mon enfant , vous n'eftes pas capable de ces hauts myfteres, t& vaut mieux pour ne les profaner, que ie m'en taife y peut eftre aduiendra t'il que quelque fçauant Druy- de venant en ce Boccage facré, adorera Teuta- tes en pureté de cœur comme nous 3 6c louera

£9i La IL Partie dAstree.' noftreouurage, en approuuant noftre bonne intention.

LeDruydealloit difeourant de cette forte, des myiteres les plus cachez de fa religion :&: parce qu'ils furpaflbicnt l'entendement du Ber- ger, il n'en voulut point dire dauantage:mais foudain que ces noms furent grauez contre l'arbre ils fe îetterent tous deux à genoux,ev les les adorèrent , & ne s'en approchèrent plus qu'auec beaucoup de refpecl. Mais d'autant que le Druyde auoit opinion que s'il ne flat- toit vn peu le mal de Céladon , il perdroit peu à peu la deuotion &: la volonté, d'y tra- uailler, il nomma le Temple du nom de la Décile Aftrée: & ne craignez, dit-il, mon en- enfant de faillir enuers Dieu , pourueu que vous y honoriez cette Aftrée comme l'vn des plus parfaicls ouurages qu'il ait ïamais fa ici: voir aux hommes. Céladon y confentit aifé- ment ,& plein d Vn zèle incroyable y trauailla aiïiduellementj quenpeu de iours il acheua ce que le Dniydeluy auoit ordonné,qui louant fa diligence 3 & fon induftrie,afin de luy aug- menter la volonté qu'il auoit, apporta les loix d'amour, & le tableau de la réciproque Amitié: mais Rapprochant de l'Autel d' Aftrée, il ne fçauoit ce qu'ilymettroitdeifus pour le faire voir & reconnoiftre. Et après y auoir penfé

quelque temps: Si vous eftiez bon Peintre, luy dit-il, vous

auez

Livre hvictiesme^ fsÈ

auezbien la mémoire affez vme pour vousref- fouuenir des traifts du vifage de la belle Aftree: de force que vous pourriez bien la peindre, & nous la mettrions fur cet Autel qui luy eft dédié : mais cela n'eftant pas encores 3 îefe- ray faire vn petit tableau ou l'efcriray feule- ment Ton nom. Alors le Berger luy fit celle refponce.

Vousauezraifon3 mon père., d'auoir cefte bonne croyance de moy ,car ventablemëti ay non feulement les trai£ts de fbn vifage fi bien grauez en la mémoire 3 qu'il me fembic qu'elle cfttoufiours deuant mes yeux , maisauffifon parler & fes façons de faire me font tellemét en famé 3 qu'il faut aduouerqueriennemepeut diuertir ny feparer d'elle, & me figurant à tous coups de la voir deuant moy , il me lèmble que fa parole de mefme 3 mefrappe toufioursaux oreilles. Mais encores que ienefçachepas pein* dre,fi ne bifferons nous pour cela d auoïr fa ref- femblanccjû vous me promettez de me rendre ce que îe vous r emettray entre les mains. Et le Druide le luy ayât promis il décrocha fa iuppe & ouurât la boite qu'il portoit au col,il luy mon- tra la peinture d' Aftree. Mais mon père juy dit- ïl,fî vous la perdez* ou que vousne meia fëdiez, c'eft chofe tres-afTeuree que i en mouray de dé- plaifir 5 & qu'il n'y a exeufe ny confolation qui m'en puifTe garantir. Apres qu Adamas eut" promis par Teutatés quii la luy r endroit, h a. Part. Pp

j94 La IL partie d'A stkee' Berger la luy remit entre les mains, mais non pas fans l'auoir baifée plus dvne fois, & l'ac- compagnant toujours de l'œil , comme la re- grettant défia 3 le Druyde l'ayant quelque temps confiderée , vrayement dit-il , mon en- fant , ta folie eft belle , & faut auoùer queie ne crois pas qu'il y ait vifage plus beau , ny auquel il fe life vne plus grande m. >deftie d' Amour ,ny vne plus douce feuenré. Heureux le père qui a vn tel enfant, heureufe la mère qui l'a eflcuée, heureux les yeux qui la voyent 3 mais plus heureux celuy qui aimé d'elle la poiïcden. A ce mot il la remit en fa boitte, auec promeife de la rapporter bien-toit, ce qu'il fit dam cinq ouiîxiours.

Cefutencelieuqu'Aftrée&: fa trouppe en- trèrent & virent tant de vers &: d'efcntures de Céladon, car depuis le Berger s'y plaifoit de forte qu'il eftoit toufiours ordinairement de- uant l'image de fa Bergère , & l'adoroit de tout foncœur, & félon que les diuerfes imagina- tions luy venoient , il les efcnuoit & les met- toit comme pour offrande fur l'autel de la la Deefle Afîrée, & fut ce Berger & Ada- masqueSiluandre rencontra la nuift difcou- rant enfemble, car le Druyde par cette fré- quentation l'aima de forte qu'il oublioit pref- que toute autre chofe 3 &de mefme le Berger fe fentoit tellement obligé à i'afliftance quil receuoit de luy qu'il l'honoroit comme ion

Livre Hvictiesme' ïshj

pcre. Leomde depuis ce temps -là nalloit plus fi fouuent vifiter les Bergères qu'elle fouloic , feignant lors que Paris luy en deman- dent la raifon , que la chaiTe l'occuppoit entiè- rement. Or Céladon vefquit de cette forte, quelquesfois moins , quelquesfois plus affligé, félon que fes penfées le traittoient, iufques à ce qu'il rencontra Siluandre, entre les mains duquel il remit la lettre qu'il efcriuoit à la Ber- gère Aftrée , & qui depuis futcaufe défaire ve- nir toute cette trouppe de Bergères & de Ber- gers en ce lieu s'eftant efgarée , elle fut con- traindre de ferepofer,en deffein de partir auffi- toftque la Lune commenceroit de paroiftre: mais la peine que ces Bergères auoient eue le îour & vne partie de la nuict, auec la fiait cheur du lieu , les affoupk dVn plus long fommeil quelles n'auoienc penfé : car tanc s'en faut qu elles fe refueillaffent lors que la Lune fe leua , que le iour eftoit défia grand, que les Bergers mefmes eftoient encor tous endormis. Au contraire le trifte Céladon, fumant fa couftume , fe leua de grand ma- tin, afin de pouuoir entretenir fes penfées {ans eftre rencontré de perfonne , ayant or- dinairement accoutumé de fe leuer à telle heure, afin de pouuoir fortir dehors, quand chacun eftoit encore endormy , de puis fe renfermoit le plus fouuent tant que iour du- rcit .

^6 La II. partie d'Astre t.'

Le Soleil ne parcifîbit point encore, lors que de fortune il addreiTa fes pas du cofté eftoit cette trouppe : Et parce qu'il s'en alloit tout en fes penfées 3 fans prendre garde a ce qui luy eftoit autour, ïamais homme ne fut plus eftori- que luy , quand tout à coup il apperceuc A ftrée. Elle auoit vn moufehoir defïus les yeux qui luy cachoitvne partie du vifage, vn bras fous la tefte , & l'autre eftendu le long de la cuifTe 3 ôde cottillon vnpeu retrouffé parmef- garde 3 ne cachoit pas entièrement la beauté de la ïambe : & d'autant que fon corps de îuppe la ferroit vn peu , elle s'eftoit delafTée 3 & n auoit rien fur le feinqu'vn moufehoir de refcul, au trauers duquel la blancheur de fa gorge paroif- foit merueilleufement; du bras qu elle auoit fous la tefte, on voyoit la manche auallée iuf- ques fous le coude , permettant ainfî la veue dvn bras blanc & potelé 3 dont les veines pour ladelicatelTedelapeauparleur couleur bleue, defcouuroient leur diuers paiTages.Et quoy que de cette main elle tint fa coiffure 3 qui lanuift s'eftoit deilachée , cil-ce que pour la ferrer trop négligemment , vue partie de fes che- ueux s'eftoit efparfe fur fa iouë5 & l'autre prife à quelques ronces qui eftoient voifînes. O.' quelle veuë fut celle-cy pour Céladon/ Il fut tellement furpris, qu'il demeura immo- bile fans poulx D &fans haleine, de n'y auoit en en luy autre fîgne de vie que le battement

Livre HvÎctiesme! ^7 du cœur, & la veuë qui fembloit eftrc atta- chée fur ce beau vifage. Mais il luy aduint lors comme à ces personnes qui ont longue- ment demeuré dans des profondes ténèbres, & qui font tout à coup portées aux plus clairs rayons du Soleil : car tout ainfî qu'elles de- meurent efbloiiyes par trop de clarté, de mef- me pour auoir trop de contentement, il n'en pouuoit ioiiyr dVn feul^ les ayant eu tout à coup 3 &: venant de quitter l'obfcurité de fes defplaifirs. Quelque temps après , ayant re- pris vn peu plus de force, il commença de confiderer ce qu'il voyoit , tantofi regardant ce vifage aimé, tantoft le fein , de qui les threfors ne luy auoicnt iamais efté îîdefcou- uerts, & fans fe pouuoir faouler de confide- rer toutes ces beautcz, il eufl: voulu comme vn nouuel Argus, auoir le corps tout couuert d'yeux: mais lors qu'il eftoit en cette agréa- ble contemplation, voila fa penfée qui luy re- prefente incontinent vn fouuenir qui luy trouble toute fa îoye. Retire-toy, luy difoit- elle, retire-toy, infortuné Berger , de ce lieu bien-heureux , & qu'il ne foit point dauanta- ge profané par tes yeux : As-tu défia mis en oubly la defFenfe qui ta efté faicte? ne fçais-tu pas quil ne t'eft permis de te prefenter de- uant fes yeux? Et peux-tu mettre en oubly ce commandement , ou fi tu t'en fouuiens ^ y peux-tu contreuenir ? Il fe retira les bras

Pp nj

V98 La II. PARTIE D'A s tr.ee/ croikz , & les yeux tendus au Ciel 3 après ces paroles, comme fi ç/eufiTent elle des chaî- nes qui le retiraient auec violence de ce lieu: mais certes fes penfées 6c fes pas fai- foient bien vn différent chemin, car plus l'vn Tefloignoit d'Aftrée , & plus l'autre l'en ap- prochoit. Enfin l'ayant perdue de veuë5 il demeura fi troublé, qu il fut contrainâ; de s'arr citer tout court. De m'en aller, diroit- il,ie ne puis- de m'y en retourner, ie n'ofe- rois ; de demeurer icy , îe me trauaille en vain , à quoy nous refoudrons -nous donc ? A receuoir , diioit -il après, la faueur que le Ciel nous a faicte fans la luy auoir deman- dée. Mais comment contreuiendrons-nous au commandement de celle à qui nousn'auons iamais defobey ? Mais , fe refpondoit- il , ne contreuenant point à ce qu'elle m'a comman- dé, n'eft-ce pas faute d'amour, fi par crainte ie me priue de fa veue ? Or elle ne m'a pas com- mandé de ne la voir point: cardés lors ie me fuiTepriuédemesycux, mais feulement que ie ne me fille point voir a elle. Mais comment me verra t'elle en dormant? Prenons- donc Amour pour guide, & fous fa conduitte allons- le adorer en elle , comme au lien il eft en fa plus grande gloire. Porté de cette considéra- tion, il retourne fur fes pas, & marche le plus doucement qu'il pût pour ne l'efueiller, de d'aufliloing qu'il la peut apperceuoir,fe ktte à

Livre Hvictiesme.~ ^99 genoux 3 l'adore &: luy addrefle dvne voix baffe cette prière:

Grande & puiflante Decffe , puis que les Dieux ne font pas mieux paroiftre leur diuini- té3cn puniffant qu'en pardonnant, voicy ie me iette à genoux. le ne veux point entrer en ju- gement au ectoy, ny demander fila peine que îay fupportée n'outre-pafle point la grandeur de ma faute, puisqu'elle a efté commife par ignorance , mais feulement îe te requiers que la pitié t'efmeuue en ce que mon amour ta laifle infenfible, & de rendre auflibien cette preuue de ta diuinité 3 en me remettant en ma félicité perdue, que tu m'as ofté le bon- heur où tu m'auois efleué , puis que ma foubmifTion ne te doit pas moins efmouuoir au pardon que mon offenfe inconnue au chaihment.

Ainlî difoit le trifteBerger, n'ofant prefque lai (Ter fortir ces mots de fes leures , de peur d'efueiller celle à qui il les addreiToit : Et lors fe releuant, s'approcha dauantage d'elle, afin de la mieux confiderer : Mais lorsqu'il eftoit plus auant en cette contemplation par mal-heur Phillis fe tourna d'vn coite fur l'autre , fans toutesfois ouurir les yeux, ny s'efueiller : ce qui donna tant de crainte à Céladon, que fe retirant promptement à cofté,il fut contninét, de s'en retourner en fa trifte demeure , il ne fe fut plufloft renfermé 3 que repenfanc

Pp iiij

rfOO L A 1 1. PARTIE D'A S TR E eI

à cette rencontre, & à celle du iour précè- dent , il ne fçauoit s'il en deuoit prendre vn prefage heureux , ou mal - heureux . Enfin confîderant l'effecT: de la lettre qu'il auoit re- mise entre les mains de Siluandre ( car il croyoit bien qu Alliée en auoit fçeu quelque chofe ) il fe refolut d'en hazarder vne autre 3 & pour ne perdre temps fe defpefcha de l'efcnre, de peur que s'il tardoit trop 3 ces Bergers ne s'efueiilaifent. Il met fur le ply de la lettre, comme il auoit deiîa faicl fur l'autre , & for- mant haftiuement s'en va au grand pas il auoit laifle fa Bergère : mais ayant peur que elles ne fe fuiTent efueillées lors qu'il les ap- procha, il fe couunt de quelques arbres , & eftendant: la veue de tous coftez, connut bien qu'elles ne s'eftoient point efueillées : mais aufli il vit bien que la compagnie eftoit plus grande qu'il n'auoit creu au commencement, parce qu'il apperceut vn peu loing d'elles les Bergers dont nous auons parlé: &: pour fça- uoir s'ils dormoient , & s'ils eftoient de connoiffance , il s'approcha doucement du lieu ils eftoient , &: le premier qu'il renr contra D fut Siluandre. Hal fidelle amy , luy dit-il d'vne voix balle , laquelle eft l'obliga- tion que îe t'ay , puis que tu as plus faiâ pour moy que îe ne t'auois ofé demander.'Puif- fes-tnDBerger,receuoir de quelqu'vn des miens pour remerciement de ce bien-faict quelque

Livre Hvîctiesmï" 601 office fîgnalé auprès de Diane , puis que de moy3 il ne faut que tu efperes que de f impies fouhaits : Et lors tournant les yeux fur les au- tres quatre Bergers qui eftoient auprès de luy 3 il n'en peuft reconnoiftre aucun : bien luy fembla-t'il d'auoir veu Tirfis autres-fois : voyant donc qu'ils eftoient tous endormis , il s'achemine vers les Bergères. Le Soleil eftoit des-jaaffezhaut, &: trouuant paflàge entre les arbres, commençoit d'efclairer en quelques lieux fur elles, de forte que ce Berger euft efté aufïï iufte luge des beautez qu'il eftoit par- faid Amant, il euft bien peu dire à laquelle de toutes il falloit donner le prix de la beauté : mais fi les longs ennuis d'Aftrée luy faifoient en quelque chofe céder pour lors à Diane, l'af- fection du Berger fuppleoit de forte ce défaut, que le iugement n'en eftoit iamais donné par luy à fon defaduantage. Et lors confîderant particulièrement Aftrée, il fe remet rurvn ge- noùil, & s approchant de fa belle main ne peuft s'empefcherdelaluybaifer, puis auançant la iambe, &: trainant l'autre doucement, luy mit fa lettre dans le fein , &tranfporté d'amour ne fe peuft garder d'accompagner fa main de la bouche. O perdu Berger .' quel fut alors le tranfport qui en te releuant te porta iufques à fa bouche ? Il fut tel enfin qu'oubliant pref- que la crainte qu'il auoit eue de refueiller5 il l'appuya de forte deffus, que la Bergère donna

6oi La IL partie d'Astree! figne de s'efueiller, & commençoic d'ouurir les yeux lors qu'il s'eftoie à peine releué: Et n'euft efté que de fortune les rayons du Soleil qui luy donnoient fur le vifage Fefblouyrcnt de leur prompte clarté, il n'y a point de dou- te quelle l'euil: reconnu: mais cela fuit caufe qu'elle ne peut que l'entreuoir comme vne ombre, & lorsqu'elle voulut tourner la te/te pour le fuiure des yeux , fes cheueux qui eftoient, comme i'ay dit, pris à des ronces, s'arrefterent auec telle douleur qu'elle ne peut s'empeicher de faire vn cry allez haut, dont Phiilis s'efueilla en furfaut, &luy demandant quel fujeft elle auoit de crier, Afrréeluy mon- tra fes cheueux, n'ayant encores la force de parler, tant elle eitoit eitonnée de ce qui luy eftoit aduenu. Phiilis en fouf- riant les luy defprit, &: fe voulant r'alTeoir en fa place, elle vit qu Aftrée s'eftoit leuée , & auoit laiffé cheoir vn papier. Elle fut curieufe de le ra- maffer, &: de la fuiure à quinze ou vingt pas du lieu d'eu elles s'efeoient leuées. Et lors la tnfteAftrée s'eftant affife contre vn arbre de- vint pafle outre mefure, &: fembloit prefque fiir le poinct d euanouyr : dont Phiilis ef ton- née courut incontinent la ibuftenir, & lors qu'elle fut vn peu reuenuë : Helas! ma fœur, dit-elle à Phiilis, auec vn grand foufpir, he- las: qu'eft-ce que fay veur ôdors elle fe tai- foit pour quelque temps, efhnt contrainte de

Livre Hvictiesme. 6o$

foufpirer, & peu après recommençant par vn grand foufpir, elle difoit: Helas! mafœur, fay veu Céladon, ie veux dire que fay veu ce qui refte de Céladon. A ce mot de Cé- ladon la voix fe perdit en fi bouche, & Ja langue s'attacha à fon Palais, puis ferrant les mains enfemble, & tenant les yeux tendus au Ciel 3 fembloit luy demander fecours en ce crauail. Phillis qui la vit en cet dlat , ayant oiiy le peu de paroles qu'elle venoit de dire, eut foudain opinion qu'elle auoit eu quel- que fonge eftrange qui Fauoit efpouuantée de cette forte, & pour l'en diuertir : Ma fcur, luy dit-elle, c eit vne folie de croire aux lon- ges, car l'imagination nous reprefente en dor- mant ce que nos yeux ont veu en veillant, ou que nous auons fait ou penfé , bien qu'ils ne font pas prefages du futur, mais feule- ment images du pafTé : Ah/ ma fœur, inter- rompit Aftrée , ne croyez point que ce foït fonge. le l'ay veu de mes yeux , & foudain qu'il a connu que ie le regardois , il s'efî éuanouy en l'air. Peut-eftre, ma feeur, ref- pondit Phillis, auiez-vqus opinion de veiller: car cela aduient bien fouuent en dormant. Ne vous figurez point cela , dit Aftrée , ve- maternent ie veillois. Et comment efl- ce , dit Phillis , que vous auez pris garde à luy? Feftois, refpondit Aftrée, ny bien efucil- lée^ ny bien eudormie, lors que ie fay ouy

6c4 La II. partie d' Astre e.' foufpirer autour de m jy, voire îufques auprès demonvifage, l'ay ouuert les yeux&ay veu lame de mon Berger deuant moy. Mais, ô Dieu , combien belle & pleine de clarté ! Elle eitoit telle qu'il n'y a Soleil qui porte plus de rayons. Iugez-le, ma fccur, puis que l'en" fuis demeurée efbloiïye , iufques à ce que Tay efïé icy. Mais au fli- toit que Tayietté l'œil furluy, il s'efî: perdu aufli viite qu'vn efclair. Et vraye- ment, ôbelleamt.' tuas raifon de ne vouloir que laveue de celle qui a fceu fi mal mefna- ger ta vie, te fouille : Si te fuis-ie infiniment obligée, puis qu'ayant tant d'occafion de me hayr, tu me fais toutesfois paroiftre que ton amour continue. Philhs toute eftonnée creut alors que véritablement c'eitoit l'ame de Cé- ladon, ôduy dit: Tout ce que nous pouuons faire pour ceux qui ne font plus en cette vie, ccft d'en auoir la mémoire, d'en redire les vertus, &de leur rendre le dernier office de pitié, qui eftla fepulture. De forte que îefuis d'aduis , dit-elle , que pour voflre contente- ment, & pour fatisfaire à cette ame qui vous a tant aimée , vous luy faflîez dreifer vn tom- beau, afin de la mettre en quelque repos, & puis en conferuer la mémoire parmy nous le plus longuement qu'il vous fera polTible. Cela, dit Aiîrée, feray-ie toute ma vie-, mais, ma feeur, ne fera-t'il point trouué mauuais, fi n'eftant point de m^s parens , ie luy rends çç

Livre HviCTiisMEr Soy dernier office de la fepulture? Que peut-on dire, refpondit-elle, finon que fes parens , ne faifant pas leur deuoir en cecy , vous faites ce qu'ils deuroient faire l Que s il eftoit en vie, il y auroit apparence de faire quelque doute^ mais à cette heure qu'il cft mort, on ne peut ioupçonner quevoftre amitié pafTée,qui n'eft guiere plus inconnue qu'à ceux qui n'ont îa- maisoliy dire voftre nom. Difant ces paroles elle tenoit le papier quelle auoit ramaiTé , de de fortune Aftrée îettant l'œil denus , de re- connoiiîant l'efcnture de Céladon, luy de- manda quelle lettre elle tenoit en la main ? Elle refpondit quelle l'auoit ramaffée, &que ceftoit elle qui l'auoit la ifle cheoir quand elle s'eftoit leuée. Iay bien fenty, dit alors Aftrée5 que quelque chofe m'eft tombée dufein, mais l'eftois tant hors de moy, que le ne lay pas veu, & lors la prenant, de lifant ce qui eftoit au denus, elle dit que ceftoit la lettre que Siluan- dre auoit trouuée. Celanepeut paseftre, dit Phillis , car ie Fay ferrée dans ma poche, dey mettant la main la trouua. Que fera-ce donc, refpondit Aftrée, fi cft-elle efentede lamefme main , de lors la defpliant elle trouua quelle eftoit telle:

606 La II. partie d'Astrel

LETTRE DE CELADON

a la Bergère Astre e.

SI ïoccafion de voftre venue en ce lieu ou le refie de Céladon efi encore, puis que les Dieux le veulent aw fi, ri efi que pourvoir combien vous axez- pu, cr pouuez> furluy, c efi trop de peine pour choje de fi peu de valeur, ^ue fi quelque efiincclle de compafion vous y amené, quels feruices peu- uent mériter vne ji grande récompense ? Et fi la fortune \eide vous y a conduit te jans deffein, riefi-ce pas trop de bon-heur pour vne perfonne fi malheur eu\e< De forte que quelque occafionque ce fui fie efire, tauc'ùe que c efi fans raifon. Si ce riefi quil [oit tres-raifonnable que comme ï affection que ie vous porte outre-pafe toutes les bernes de la raifon , de mefme en ce qui touche cette affeciion la raifon riait point de lieu. Et par ainfi ie ne me dois plaindre quelle riait efic appellce qua?îd lay efic banny, ny quauxennuys que ie fouffre, elle ne puiffe auoir quelque place, -.nt tres-iufle, que celuy qui le premier a defi daigné la raifon fente que la raifon aufii le def- daigne. Si ne laifferay-ie de vous remercier au- tant que peut faire ï ombre vaine de ce que iay eflcf car véritablement ie ?ie fuis plus autre choje) fi vous efies venue voir combien vous pouuez, fur moy, car comme que ce fit, cefivn de mes plus

Livre kvictiesme, 6qj grands defirs defire envofire mémoire. levons remercie de me (me fi lapiné vous y amené, car encor quelle (oit bien tardute , ce ne fi pas efire (ans consolation que d 'auoir en fin quelque confio- lation. Et aufii vous remercieray-ie fi cefi la fortune, puisque te connais parla qu il na tenu qua elle que ie naye pluficfi reffenty les effecJs de vofire douceur: & cette dernière confédération fiera caufe que comme par le iugement de tous ceux qui vous voyent, & par la grandeur de mon affection vous efies la plus belle &p\us ay- mce Berbère de l'Fniuers, de me(meieme diray, puisque ma fortune & ma confiance le veulent ainfi, le plus infortuné comme le plus fidelle de vosferuiteurs.

Ce fut bien alors que ces Bergères creurenc que Céladon eitoit mort, 6c que l'amour fie refoudre Aftree de luy rendre le dernier de- uoir de fon amitié : & lors qu'elles fe voûtaient leuer pour efueiller Diane, &: les autres Ber- gères, parce qu'il eitoit des-jatard3 ^qu'eFes crajgnoient que Ton ne fuit en peine d'elles en leur hameau ; elles apperceurent que Siluan- dre eitoit venu auprès de Diane qui dormoit, 6c que demeurant rauy à la regarder, après auoir eflé quelque temps immobile 3 enfin û dit fort haut telles paroles :

6c8 La II. partie d'Astreje;

SONNET.

LA belle dont ï Amour me priue de repos, Repolit doucement fous ï ombre iïvn boc- cages s Lavoloient les amours autour de fon vifagcs , £)ui nai$oie?it de Ces yeux, encor qu'ils furent dos.

La les Zephirs changez en amoureux pro- pos, Rendoient pour fies amours vn amoureux hom^

mages : Et les arbres charge? de tant dt amours efclos, N'en efioient garantis parles loix de leur âges.

Hommes, Faunes, ny Vieux, rien neftoità l 'en- tour, Contemplant ce jommeil , qui ne bru(la(l d'à*

mour, Etperdifile repos pendant quelle repofes.

Quelle cfes-voia, beauté, quand vaincre vôuf voua? y Puis que fans ce dejfein tellement vous brujlez, , Que vous voir, vous aimer, riejt quvne me fine chofes?

Il

Livre hvictîesme." 609 Il parloic ainfi haut, parce qu'il ne craigfloit

de l'efueiller., ayant eu commandement d'elle de le faire aurfï-toft mefme que ia Lune lui- roit : mais la bonne fortune de Céladon ne le voulut, afin qu'il euft ce contentement de voir h Maiflrefie en ce lieu, & fut caufe qu'en- cor que Siluandre eut veillé en vue partie de la nui&j il n'eut toutesfois la hardieiTe d'inter- rompre le fommeil de fa MaiftrefTe, craignant qu'elle s'en trouuaft mal , ou que peut-eftre elle euft trop d'incommodité à marcher fous la foible lueur de la Lune parmy ce bois. Apres que ce Berger eut proféré ces paroles, il fe mit à genoux pour baifervne main, mais ayant peur d'élire apperceu des deux Bergè- res qu'il ne vit plus en leurs places, il fcjreleua inarry d'en auoir tant fait , fi toutesfois il auoit eflé veu. Cependant ces deux Bergères le regardoient , de Phillis qui efloit bien ayfe de diuertirAflrée: Ne me croyez iamais, ma fœur, luy dit-elle, ce Berger n'aime Diane, & s'il n'a eflé moins fin qu'il ne penfoit eflre; l'en parlois hier à Diane, refpondit triflemenc Aflrée, & félon ce que i'en pus reconnoiflre, il n'en doit attendre que du defplaifîr: car non feulement elle ne le veut point aimer3 mais ne veut pas mefme fçauoir qu'il l'aime. Voila , adioufla Phillis , vnê refolution qui femble deuoir conduire en peu de temps Sil- uandre aux termes de Céladon 3 Se Diane à tJPart Qq

fSio La IL partie d' Astre z. ceuxd'Aftréé. Ha: mafœur, dit Aftrcc, Sil- uandre coure bien cette fortune 3 mais tant que Diane s'exemptera d'amour, elle ne ioiie- ra iamais vn fi mal-heureux perfonnage que le mien. le vous l'alloue, répliqua Phillis , que tant que véritablement elle fera exempte d'a- mour, elle ne fera point en ce danger: mais fi ce n'eftoit que par diffimulation qu'elle en fuft exempte, qu'en iugeriez-vous ? Quelle feroit heureufe par opinion , dit Aftrée, &: qu'en effeft elle feroit m al- heureufe : mais il n'y a gueres encores d'apparence : l'humeur de Diane, &les perfections de Siluandre n'eftans point telles que la Bergère puifTe eftre pnfe facilement, ny luy propre fujet pour la pou- uoir prendre. Et a ce mot prenant Phillis par la main, elle fe leua pour aller trouuer Dia- ne : toutesfois, Phillis ne laiffa point de luy refpondre : O ma fœur, que vous elles deceue fi vous auez cettt opinion.' car pour ce qui concerne les mentes de Siluandre , croyez que quand vn Berger a deiîein de plaire, il fe rend tout autre qu'il n'eft pas lors qu'il vit noncha- lamment. De la aduient que quelquefois l'on s'eftonne fi fort de voir des Bergers chéris & aimez 5 que l'on iuge toutesfois fi def-agrea- blés : Et de , ce crois-ie 5 a pris naiffance ce vieil prouerbe : Nulles amours laides ; voire îc diray bien dauantage, que ie n'ay encores veu iufques icy Berger, qui aie efté def-agreable à

Livre Hvictiesmk.1 6u

ceîle qu'il a recherchée s'il n'y a point eu d'autre occafion de haine que fon amour, tant cette recherche de ce defir de plaire , rend agréables ceux qui ont deffein de fe faire ai- mer. Que fi cela aduient en gênerai à tous, à plus forte raifon aSiluandre, de qui le corps n'efl: point fi def-agreable que la beauté de l'efprit ne puiffe ayfément fuppléer à tous ces défauts: & quant à ce qui eflde l'humeur de Diane3l*mitié quelle a portée à Philandre3eft vne preuue certaine qu'elle n'a pas toufiours efté infenfible à l'amour: Et qui peut empet cher que ce qui luy eft arriué vne fois, ne luy aduienne encore vne autre ? Quant à moy ie croy qu'Amour n'a pas oublié l'addrerTe dont il via la première fois qu'elle fut Méfiée, & que Siluandre peut bien auoir la mefme fortune quePhilandre a eue. C'efl: pourquoy, refpon- dit Aftree en luy ferrant la main, ie tiens pour chofe impofTible que ïamais Diane felaifTe re- prendre à l'Amour: &en cela nousfommes vous & moy de différente opinion: car ie croy que fort ayfément vne fille qui n'a iamais rien aiméXe laiifera emporter à ces douces flatteries, mais du tout impofTible félon mon humeur, qu'vne perfonne aduifée ayant aimé & perdu la perfonne aimée, puirTe iamais plus laiffer prendre racine à vne autre amour dans fon ame, & mefemble que pour cette occafion le Ciprez ferok vn bon fymbole de mon amitié,

Qq »J

êiz La II. Partie d'Astrel puis qu'eitant couppé il ne rejette iamais. Â ces dernières paroles elles arnuerent près de Diane que Phillis ne luy peut refpondre autre choie fincn : Nous verrons bien-toit, ma fœur, qui de nous deux aura faicvn plus certain m- gement.

Cependant que ces Bergères parloient de cette forte, Pans, Hy las, Tyrfis, &Therian- dre ayant elle eiueiliez par Siluandre, s en venoient trouuer ces Bergères 3& parloient haut en s'en approchant, que Diane s'efucilla prefque au mefme temps que Phillis la vou- loit pouffer de la main. Elle fut honteufe de fe voir prefque toute déshabillée eniî bonne compagnie, & cela fut caufe que ramaiTant fon poil dVne main , & couurant fon Cciii de l'autre elle s'efloigna entre quelques arbres, Aitrée& Phillis la faillirent, & luy racontè- rent cependant qa'elle fe coiffoit, la viiîon d'Aftrée, la lettre qui luy eftoit tombée du fein, & enfin la refolution qu'elle auoit prife de faire vn vain tombeau à l'ame de Céladon, puis que fes parens n'auoient point de foucy de fon repos. Cet office , refpondit Diane , eJi vrayement plein de pitié & de pieté, & quant a moy il n'y a rien que l'y def-appreuue , li- non que ce fera donner occailon pluiïeurs de parier, trouuant effrange que l'inimitié de vos parens foit changée envne bonne vo- lonté. Comment effrange? répliqua la trille

Livre hvictiesme.' ér*

Bergère; il le deuroic bien fembler dauanta- ge , fi cette inimitié donc vous parlez duroît encores après la mort. Si Céladon viuoit, il n'y a point de doute que le ne voudrois pas, que l'amitié que ie luy porte fuit reconnue, mais heîas / puis que pour mon malheur il n'eu: plus parmy les hommes, fi ce n cft affez que les hommes la connoiiTent, ie veux bien que

. Ja terre&leCiel ne l'ignorent pas. Etvoicy la raifon fur quoy ie me fonde : Mes amies ne trouueront iamais m aimais ce qui me plaira, quant aux autres , tant s'en faut que ie me vueille priuer pour elles de mon contente- ment, que ce m'eft plaifîr de leur defplaire. Puis que vous auez fait cette refolution , rct pondit Diane, le pluftoil que vous la pourrez mettre enefifec~r, fera le meilleur, cerne fem- b\c,8cfi vous croyez mon confeil, ce fera auane que partir d'icy. le m'afïcure que ie le feray bien faire à Paris enfon nom, & tontesfois à voftre intention : mais, refponditPhillis, trouueroit-on les chofes necefTaires, fi nous n'allions en noftre hameau ? Le Temple, dit Diane, de la bonne Deeffe les filles Druides & les Veftales demeurent, n'eft pas loing d'icy:

, fi quelqu'vne de nous y va accompagné de l'vn de ces Bergers, il ne nous fera rien refufé dV- ne fi faindte compagnie pour vn fi bon defiein: mais appelions Pans &: ces Bergers qui nous en diront leuraduis. Plirllisàcemot lesappellant

614 La Iî. partie d'Astree! iis vindrenr vers elle, & Diane tirant Paris à part 5 luy fit entendre la vifion & le deffein d'Aftrée: Et parce, continua-t'elle, que la mé- difince a les ongles fi aiguës qu'elle trouueroit prife fur le plus poly d'vn enclume^ie defire de vous cette courtoifie, que ce tombeau foït efle- envollrenom, à l'intention toutesfois de la Bergère. Vous pouuez5dit Paris, difpofer en- tièrement de tout ce qui eft en mon pouuoir, faut feulement que vous preniez la peine de me commander: car îe perdray feulement la volonté de vous faifle feruice 3 quand îe feray pnué de laconnoilfance de moy-mefme.

Apres que Diane l'eut remercié le plus hon- nêtement qu il luy fut poflible , elle le pria de faire donc entendre fa volonté à toute la troupe: ce qu'il fit fi difcrettement qu'il n'y eut perfonne, horfmis Siluandre,qui ne treuil que véritablement ce deffein venoit de luy feul : mais ce Berger qui n'ignoroit pas l'amitié qu'A ftrée portoit à Céladon, fe douta bien que ce n'eftoit que pour la couunr aux plus curieux. Et parce qu'il eftimoit la vertu d'Aftrée, luy- mefme s'aida en cette diffimulation, & s'offrit d'aller au Temple de la bonne Deeffe, pour auoir des chofes neceffaires : Aftréey voulut aller auffi, penfant que fa prefence y rappor- teroit beaucoup, à caufe de l'amitié que Clm- fante la principale des filles Druides luy por- toit. Elle pria doncPhillis& Laoruce de de-

Livre Hvictiesme. £15* meurer auec Diane en ce lieu, cependant que Madonthe & elle s'en iroient auec Siluandrc &Theriandre au Temple qui eftoit proche de la : auec prcmdTe a due aufîi-tcft de rc- tour que Pans Se ces autres Bergères auraient eileué les Gazons ,6: préparé les fleurs &f les chofes neceflaires. Ainfi s'en alla la Bergère Aftrée : & Pans mettant la main à l'œuure choilit le plus près du lieu eu elles auoient dormy, vn endroit qui efbit vuide d'arbres, &: l'herbe femée de diueries fleurs fembloit élire referuée a vn femblable office. Tyrcis & Hyias auec le fer de leur houlette & les coufteaux qu'ils portoient à leurs ceintures., n'ayant point de meilleurs outils, luyaidoient a trafïer &coupper les gazons, & après à les efleuer lVn fur l'autre en façon de tombeau, cependant que Diane, phillis, &Laonice, d'vn cofté cueifoient diuerfes fleurs pour les femer delTus quand la cérémonie fe feroit, & diligen- terent de forte qu ils paracheuerent en peu de temps. Or il ne falloir que la perche pour mettre la refTemblan.ee d'vne colombe deffus pour marque du lieu efroit mort Céladon, ôc dequoy grauer ou eferire le nltre ou l'épi- taphe: mais n'ayant ny hache pour coupper, ny encre pour efenre , ils eltoient bien empef- chez. Enfin Tyrcis fe reflbuuint qu'au Tem- ple de la DeelTe Aftrée , Hylas auoit troui é de- quoy eferire, & que fans doute il y auoit iâiflç

Os m

6iS La IL partie d'Astre e.~ Ycfctkokci ils le prièrent d'y aller, & luy pro- mirent qu'ils l'attendroient. Luy pour obeyr à fa MaiftreiTe partit incontinent, auec pro- :neiî de reuenir bien-toft: & Paris defireux de tenir toute chofepreiîe, s'addrefîant à Dia- ne, luy dit qu'il feroit à propos de choiiir ce- pendant la perche, qu'ils effayeroient de coup- per peu à peu auec leurs couiteaux,& pour ne faillir Aftrée à fon retour, ils allèrent du coite qu'elle deuoit reuenir. Laiffant donc la nuierc à main gauche, ils fe mirent pas à pas à re- chercher parmy ces arbres quelque branche qui leur fuft propre, & ne fe donnèrent garde qu'ils furent de cette forte prefque hors du bois, fans rencontrer ce qu'ils cherchoient, par- ce que Diane penfant que Paris s'en prift gar- de, n'y regardoit pas ,& Paris eftoit de forte attentif à elle qu'il ne penfoit point à fa quefte. Dequoy Diane s'apperceuant, ditàTyrcis:Ie crois que nous ferons fi difficiles en noftre choix que tout ce bois ne nous contentera pas. Si mefemble-t'il,refponditTyrcis, que ?ay veu des branches aifez bonnes : Il faut, refe pondit Paris, qu'elles foient bien grandes,autre- ment elles ne fçauroient feruir: Mais, refpôdit Tyrcis , fi elles le font trop 5 le vent les abbat incontinent : de forte que quand elles ont vingt ou vingt- cinq pieds c'eft affez: il eft vray5 dit Paris, mais il faut que ie confeiTe que fay peafe ailleurs, & que ie n'y ay pas pris garde,

Livre Hvictiesme. 617

Eft-ceainfi, interrompit Diane en foufriant, y que vous nous fai&es perdre nos pas inutile- ment/ Alors Paris fe retournant versTyrcis, le pria que s'il en remarquoit quelqu'vne qui fuftbonne, il Fen aduertift , & puis add refont fa parole à Diane : Ne me blafmez point, belle Diane, de la faute que vous me fai&es com- mettre : car eft-il pofTible d'eftre auprès de vous 3 &penfer à quelque autre chofe ?. le ne crois pas , refpondit Diane , qu'il vous doiue eftre plus difficile qu a moy eftant auprès de vous de penfer ailleurs. Si vos mérites & ce qui eft en moy, refpondit Paris , eitoient efgaux, ou que nos volontez fulTent femblables , il y auroit de l'appar-ence en ce que vous dûtes. S'il y a du défaut , dit Diane, ileft de mon coÛé. Oiïybien, adiouiîa incontinent Paris, en ce qui eft cauie que ie ne puis arrefler voftre pen- fée. le l'entends autrement, dit Diane, carie vous eftime& vous honore comme ie dois. Pleuftà Dieu , Diane, refpondit Paris , auec vn grand foufpir, que vous fufTiez aufii véritable que vous eftes belle. Vous ne defîrez pas, dit la Bergere,beaucoup de vérité en moy. Mais en quoy me iugez-vous menfongere ? puis-ie faire plus d'emme de vous, ou demandez-vous que ie vous rende plus dhonneur ? s'il y a en cela de la faute, accufez-vous-en3 puis que vous ne le voulez pas. Cet honneur de cette eftirne dont ypus parlez^ dit-il: n'eft pas ce queie demande3

éiB La IL partie d'Astree! tant s'en faut, ceft ce qui nie rend tefmoi- gnage du contraire : mais changez cetee eltime en amitié, &cet honneur en familiarité, &ie feray content. Vous eftes trop raifonnable, refpondir-eile,pouren vouloir dauantage de moy3 contentez -vous., gentil Pans , que ie vous aime, & vis auec vous comme fi vous eftiez mon frère. Ce n'eft pas que ie ne fçachc bien queftant ce que vous eftes 5 vne Bergère telle que ie fuis ne le deuroit pas ofter 3 mais l'aime mieux faillir auxloix de laciuilitéquede vous déplaire , puis que vous le voulez amiî. C'eft bien, répliqua Paris, vn commencement de ce que ie délire , mais non pas tout ce que ie veux. En cela, dit Diane, comme en toute au- tre chofeil faut que vous régliez voftre volon- té a la raifon. Il vous eft aifé , refpondit Pans , de donner èc fuiure ce confeii 5 mais n'eft-il pas raifonnable, que quelquesfois Diane chofiffe quelquVn qu elle rendra heureux , &: auec qui elle puifle viure heureufe ? Ce choix, repliqua- t'elle, eft bien mal-aifé a faire, & pour ne m'y tromper, iele remettray tonfiours à ceux qui font plus fages que moy. Et qui font- ils? ad- iouftaPans. Et qui peuuent-ils eftre, dit-elle, fînonma mère & mon oncle? Paris vouloit refpondre lors que Tyrcis l'interrompit pour luy monftrer vne îeune branche . Diane en fut bien aife : car ce difeours commençait de h prêter bien fort, & au contraire Pans bien en-

Livre Hvictiesmé. 619

nuyé qui ddîroit de fçauoir d'elle il die auroic agréable qu'il leur en parlait mais elle qui le reconnue bien,pna Phillis de ne l'eiloigncr plus comme elle auoit faict, de peur que Pans ne reprit Ton difeours. Ayant donc choiii cette perche , ils effayerent de la coupper 3 mais leurs coufteaux n'eftant pas affez forts ils fe contentèrent delà marquer en attendant que Aftrée fuir de retour , croyant bien que Siluan- dre n'auroit oublié ce qu'il faudroit-pour cet erîec~t. Reprenant donc le chemin du Tem- ple de la bonne Deeife 3 ils s'en alloient au petit pas,&: peut-eftre que Pans vouloir retour- ner fur les difeours qu'ils auoient biffez, lots qu'ils apperceurent alafortie du bois vne Ber- gère qui fe peignoit fous vn large Sycomore: & parce que fes cheueux blonds & crefpez cHoiëc fi longs qu'ils la couuroient piefque toure3dau- rant qu'elle eftoit affile, ils ne fçeurent d'abord iugereeque c'efbit : mais s'en eitant vn peu approchez, & ayant rafermy leur veue ils re- conneurent que c'eitoit vne Bergère : fon vifà- getoutesfois,que les cheueux cachoient en par- tie^ epouuanteitre bien veu par eux,leur don- na la curiofîtéde s'en approcher dauantage. Et lors qu'ils effayoïent de la connoiflre, ils virent vn îeune Berger qui fe vintietterdcuant elle à genoux, lafurprenant, de forte qu'elle n'a- uoit eu le loifîrde fe leuer. NyceBerger^ny cette Bergère 3 ne peurent eïire reconus de

€io LaII. Partie t> Astkzï. cette trouppe, encores qu'ils fuffent à'vnlu meau affez voifin: Quant a la Bergère, elle peu- uoit efîreditte belle, & la nonchalance de les cheueux & de fes habits luy adiouftoit plùfioft cette grâce quelle ne luy en of toit. Mais qui les rendit encor plus eftonnez, fut qu'ils virent le longd'vn petit pré vn autre Berger qui de for- tune furuenant en ce lieu les auoit apperecus & les confideroit auec vne fi grande inquiétude, qu'encores qu'il monitraft de fe vouloir ca- cher, fi ne fe pouuoit-il empefeher de paroi- itre&: de faire bruit par fesdiuers rnouucmens. Quelquesfois il auançoit la tefte à coflé de quelques branches qui le couuroient,&: preitoit l'oreille pour oûyr ce qu'ils difoient -, d'autres- fois il mettoit vn doigt dans fa bouche & le ferroit entre fes dents , peu après de cette mefme main, il fe grattoit la tefte, & enfin lors qu'il entr'oy oit quelque mot3 il ferroit les deuxmainsenfemble, & les laiffoit choir fur fescuifîes -.ôcbrefportoitfi impatiemment de les voir enfemble, qu'il n'auoit nulle fermeté en fes aftions. D'autre coite la Bergère faifoit paroiftre d'auoir fi peu igreable la venue de ce- luy qui eftoit à genoux deuant elle, qu'elle, ne daignoit pas feulement tourner les yeux vers luy, & fembloit quelle fe haftaft de parache- uer fa coiffure, afin de s'en aller pluitoft de ce lieu. Diane &: fa trouppe voyant la beauté & le deldain de la Bergère , raffe&ion & foub:

Livre hvictiesme- 6i{

railTion de celuy qui efloit à genoux, & les appréhendons de celuy qui les regardoit, prin- drent volonté de fçauoir dauantage de leurs af- faires. Et pource en attendant qu'Afîrée re~ umt3 ils s'en approchèrent le plus qu'ils peurent fans en eftre veus 5 & lors ils oùyrent que ce Berger après vn grand foufpïr ,reprenoit la pa- role de cette forte : Eft-il poiïïble. Bergère, que vous n'ayez ïamais agréable ny la volonté que fay de vous feruir , ny la contrainte que vous faictesde vous aimer? le ne fçay,refpondit-elle defdaigneufement, ny quelle eit cette volonté, ny quelle ^eit cette contrainte dont vous me parlez, maisiêfçay que venant de vous nyl'vn ny l'autre ne me fçauroit plaire. Que vous ne f cachiez point, répliqua le Berger, ny quelles font vos chaînes , ny quelle elï ma feruitude r celanemeremetpas en liberté, mais que vous ne les ayez point agréables, d'autant qu'elles me louchent, c'eftbien le plus grand mal qui mepuiiTearriuer. Si lacouftume, dit la Ber- gère, rend toutes chofes pour difficiles qu'elles foi en t, aifées à fupporter, vous ne deuez pas beaucoup reffentirle mal que vous dictes, puif- que il y afî long-temps que vous y deuez eftre accouftumé < Car dés l'heure que vous me dé- clarâmes voftre volonté , ie vous fis entendre la mienne franchement que vous en f:euftes autant la première fois que vous en auez iamais fçeu depuis, ny que vous en fçaurez ïamais.

ézz La II. Partie d'Astree^ Ha! Dons y refpondit le Berger, fimonamc s'endurciiToit auiTi bien à vos defdains que voftre cœur à mes prières, il eft certain que déformais ie ne les fenciro:sp!us jmais.helas.' cette couitume ne 1ère qu'a me rendre plus fenfible , & tant s'en faut qu'elle m'allège -, que tout ainiî que celuy eft toufiours plus trauaillé qui continue de porter vn pefant fardeau, de mefme eft-il de cette couihime qui ne faicl que rendre ma peine plusinfup- portable. La Bergère demeura quelque temps fans luy refpondre, comme fi elle euft efté attentiue a s'habiller, mais voyant qu'il ou- ufoit la bouche pour recommencer, elle l'in- terrompit par ces paroles : Voyez -vous , Adrafte , tous vos difeonrs ne feruent de rien, & vous diray encore vne fois pour toutes que ie neveux ny tftre aimée, ny aimer , & fi vous ne voulez eftre hay demoy,ne m'enimpor- tunez plus. O Dieux 1 dit le Berger , qu'eft-ce que i'entends ? & lors fe tournant vers elle: Eft -il pofïible, luy dit-il. Bergère, que les Dieux ne fe lalTent iamais d'elïre adorez des mortels , & que vous foyez ennuyée de l'eftre de moy ? Ne vous en eftonnez point, Adrafte, ait la Bergère , c'eft que ie ne fuis point DeelTe; que fi ie l'eftois, &que l'on ne me fît point de plus agréables facnfices que les voftres, faimerois mieux eftre fans temples & fans au- tels. Et à ce mot ayant paracheué de s'habiller.

Livre Hvictiesme! 61^

elle famàflà fa houlette qui eftoit à terre, &: partit de ce lieu 3 laiflànt ce pauure Berger tant affligé, ca.nl n eut ny la force, ny lahar- dieiTedelafuiurc;

Diane la voyant partir fut en volonté de l'ap- pelle!*, mais confiderant que fans y prendre garde elle s'en alloit vers L'autre Berger, elle penia bien qu'il l'arrelf croit, &: que par ce moyen elle pourroit apprendre datiantage de fes nouuelles : & de faiét cet autre Berger la voyant venir vers luy, l'alla rencontrer, & la print par fa robbe , de peur qu'elle ne paiïaft outre: mais elle qui fuyoit encore plus celuy- cy, voulant rudement le demeiler de fes mains, fe laiffa cheoir fi a propos qu'il fembloit qu'elle fe fuit afïife de fon gré.LeBerger fe ietta incon- tinent a genoux, & luy demandant pardon de cette faute: Ce n'elt point de cette- cy, dit-elle. Berger, qu'il faut que vous vous repentiez,mais de celle qui a fait perdre toute la bonne volon- té que ie vous ay iamais portée. Pour celle-là , refpondit incontinent le Berger, au lieu des paroles 1 y mettrais le fang & la vie^mais ie n'o- ~e vous en fupplier fin on auec le iilence & la fubmilTion , puifque aufil bien ie ne fçay quelle elle eft ventablemét Jl n'y a;Palemon,repliqua- t'elle. plus grande ignorance, que de ceîuy qui ne veut pas fçauoir quelque choie : mais cela ne me touche point. le fuisguerie de cefte bîdfure, & de telle forte que la marque nyparoift plus.

6i4 La II. par. tie d'AJstree." Il eftaifé, dit le Berger, de guérir dVne piaye qui n'a pas efté grande. le ne vous diray pas, refpondit-elle, qu'elle elle a elle pour n'au- gmenter dauantage voftre vanité , tant y a que j'aimerois mieux la mert que de retomber aux mefmes accidents dont ie fuis fortie -Or voyez, dit alors le Berger^ à quel poinctie fuis réduit: l'affection que ie vous porte a tant de puiffance furmoy,queii la condition vous eftes, vous pîaift autant que vous dittes, elle me défend de vouloir que vous la changiez iamais , pour- ueu que vous permettiez que ie retourne en celle ie lbulois eftre. Et de mefme3 dit-elle, coniîderez combien ie fuis efloignée & diffé- rente de vous , puifque l'aimerois mieux ne voir iamais perfonne que ie Vous voyois en Teftat vous fouliez eftre. Et pour prêuue que ie dis vray , ou ne m'en parlez plus , ou ne me retenez plus icy par force. Puis, dit-il, que vous me défendez la parole, ou le contente- ment d'eflre auprès de vous,permettez-moy pour le moins de chanter ce que mes yeux ne ceiTeront iamais de pleurer. Et lors il foufpira ces vers, aufquels pour luy déplaire elle refpondit.

DIALO-

Livre Hvictiesme, s2c

D 1 A t O G V E.

PALEMON, DORIS, t

Pal.

- ^ / laime autre que vous qHe ie meure & k-s Coudais éternelle douleur cette mort foi 'tfuiuie. Dor guc ie puiffe mourir dvn tourment in- humain, Si d'aimer rien que moy ieprens iamak enuie.

II.

P. ^sfwc^ouriaime^point, toufwursvom adorant^

Vom verrez, que mafoyfe rendra plus extrême.

D. K^sfime^ ou n'aimez, point , il mefb in- différant,

Mai* vous ne verrez point que iàmais ie vous aime.

III.

P. Je vaincray vous aimant toute difficulté, Encorqiia mon de ffe in le Ciel me [me /oppofè. D. CMon cœur efi tellement de l'Amour re- butté, ^ue pour ne vous aimer il vaincra toute chofe, 2.. Part fc

6l6 LaII. PARTIE D'A S T R E E."

IV.

P. Si le Ciel eftoit iufte, il puniroit en vous

Cet orgueil qui vous fait mefyri fer tous les hom- mes.

D- Mais tant s en faut le Ciel eftant tres-iufle en nous-,

Nous àetient t*un & t autre au dejfein nous fommes.

P. Jguand il veut qùon vous aime-, il eft iufte en

ce point : Maisiniujbe en oftanl al AmGurl efyerance. D. S'il veut que vous aimiez, & que ie naime

point* Il vange mon Amour & punit voftreoffence.

•I

Encor que Doris ne fift refponfe au Berger, qui ne luy rendift tefmoignage de mauuaife volonté , fi nelailToit-il de prendre quelque ef- pece de contentement a la voir & l'entretenir, de forte qu'il n'eufl fi toft mis fin à ce qu'il chantoit fi elle ne luy euft fauffé compagnie. Et parce qu'elle vouloitéuiter le premier Berger, elle s'en vint droit à Diane fans l'auoir apper- ceuë , qui voyant alors qu'elle ne fe poiiuoic plus cacher, s'auançaauec fa trouppe vers cette Bergère, & après l'auoir faliïée, luy dit : le ne m'eftonne^lus , gentille Doris, fi ces Bergers

Livre Hvictiesme! 627 que ic viens de voir auprès de vous font tant êfpris de voflre beauté , puis qu'elle eft telle qu'il faudroit eftre priné de vcuë pour ne l'ad- mirer :mais ie ne puis affez trouuer eftrange la cruauté dont vous vfez entiers eux, puis que vous eftes feule qui mefpnfez ce qui eft voftre , & que vous auez acquis auec de fi belles &«lefi chères armes. Cependant que Diane parloit ainfi, Polemon y arriua , & peut oîiyr la refponfe de Dons qui fut telle. Sage Bergère, la beauté que pour m'cbliger, vous dittes eftre en moy, eft véritablement admirée en vous de tous ceux qui vous voyent, & ne fçay auec quelles armes ie puis auoir acquis ceux dont vous parlez , finon qu'elles doiuent eftre fort mal-heureufesd'auoir fait vne telle conquefte. La beauté, dit Diane, fiedauffi bien aux filles, que l'orgueil & la prefomption eft mal-feante aux belles. Sivousfçauiez, refpondit l'eftran- gère, quelle eft l'occafion qui me fait parler ainfi, vous admireriez la puiffance que i'ay fur moy-mefme de ne pouuoir feulement regar- der ce Berger. A ce mot palemon fe ietta à leurs genoux , & les mains iointes dans fon chappeau : le vous fupplie de coniure 3 dit-il , ô fage &rdifcrete B ergere,fi vous aimez par la per- fonne que vous honorez de voftre amitié, & fi vous n'aimez point par vous mefme, & par la douceur quevos yeux promettét,de prendre la peine d'oiiir noftre different,&fi vous me îugez

Rr ij

éi% La II. partie d'Astreî. coulpable, ie ne veux pas que la vie me de- meure^'fi au contraire elle a le tort, îe deman* de feulement qu'elle me permette, ainfi qu'elle mecontramcT:, de parTer le refte de mes îours en la feruant.

Diane vouloitrefpondre lors quelle vit ap- procher Aftrée qui reuenoit du temple auec vne trouppe bien plus grande qu'elle n'y eftoic pas allée: car la Nymphe Leonide y eftoit, & Chniante la prmcipalle des Druydes, auec IV- ne de fes filles, qui venoient pour honorer les funérailles de Céladon, conduifant mefme le Vacie du lieu, qui eftoit celuy qui ordinaire- ment faifoit les fàcnfices iournaliers pour le hameau, dans le temple de la bonne DcefTe. Celuy-cy auoit apporté tout ce qui eftoit ne- ceiîaire pour le tombeau vuide de Céladon , &c les filles Druydes auec Chrifante eftoient char- gées les vnes de fleurs, les autres de laite, & les autres de vin & d'eau, & deuant elles tou- choient les brebis & îeunes taureaux neceiïai- res. Lycidas mefme eftant allé ce matin au Temple de la bonne DeefTe rendre quelque vœu, que fa ialoufie peut-eftre luy auoit faict faire , s'y rencontra tant à propos qu eftant ad- iiertydudeflèindeParispourle repos de fon frère, & fe fouuenant qu'il auoit manqué à ce deuoir, fe refolut, preffé de ce remors, d'y aiTi- fier , quoy qu'il receut vn extrême defplaifir de voir Phillis & Syluandrc. Et pour cet effed

Livre hvictïesme^ 62,9 ayant choifi vne grande truye pour en faire fa- crifice félon la couftume à Cerés & à laTerre,il fuiuoit lentement cette trouppe.

Diane donc voyant approcher cette gran- de compagnie , ne peut refpondre , ny an Ber- ger, ny à la Bergère , finon que la Nymphe Leonide qui venoit en ce lieu auec tant de Druydes,feroitbienaife d'oiïyr leur différent, & de les mettre en repos,apres toutesfois que la cérémonie feroit paracheuée, à laquelle ils fe- roient vn a£le de pitié d'aiïifter. Et fans atten- dre leur refponfe, s'aduança auec Paris , &: alla faliier la Nymphe & Chrifante : & après quel- ques propos communs , le Vacie demanda le vain tombeau auoit efté efleué pour Ce- ladon,afin de ne perdre dauantage de temps: & y ef tant conduit par Paris , il mit la main à l'œuure: mais premièrement par la truye que Lycidas offrit, qui fut facrifiéeaCerés&a la Terre, & puis tuant les brebis & les ieunes tau- reaux noirs, en receut le fang dans des coupes. Il difpofa les filles Druydes félon la cérémonie: auxvnes il donna le laiâ: facré; aux autres le vin , & choififfant Lycidas pour faire porter l'eau Arfenale, & s approchant du vain tom- beau,l'arroufa de toutes ces chofes auec vn petit rameau de Ciprés, appellant par diuerfes fois lame de Céladon : & après verfant l'eau aux Dieux Mânes, ilrefpanditlevin, lelaiâ, &lc fangfurle tombeau, appellant encores l'ame

Rr iij

6;o La ÏI. partie D'A s tuée." de Céladon. Et à cette féconde fais toutes ces filles Druydes,&: les autres encores fe décoif- fent & taillant leurs cheueux efpars, commen- cèrent auec pleurs & crisdappeller & de re- gretter Céladon: & ayant demeuré quelque temps en ce pitoyable Office 5 le Vacie com- mençant à faire le tour du tombeau du coite gauche, i'enuironna trois fois, & à chacune l'appellant par fon nom, & femant des rofes & des fleurs fur les gazons, à la dernière, il di£t d Vnevoix encor plus haute: Adieu, Céladon, adieu , & pour ïamais adieu : La terre oh tu fois te PMjfe ejire légère. Alors la Nymphe com- mençant les mefmes tours en fit autant que liiy , îettant les fleurs à pleines poignées det fus, encores quelle fçeuft bien quil ne fuft pas mort : Pans la fuiuit , &: après tous ces Bergers & Bergères en foule. Cependant que les filles Druydcs d'vn chant trille & funèbre plaignoient la perte de ce .Berger , & en racontoient félon leur couftume la vie & les actions , combien il eftoit aimé de chacun , comme il auoit honoré fon père y chery fa mère, aimé tous fes parens , com- bien de fois il auoit vaincu fes compagnons àlacourfe, àlaluitte, & autres exercices bon- nettes & accouftumez parmy les Bergers , & enfin combien ils regrettoient cette mort aduancée 3 & quelle perte c'eitoit à toute la contrée.

Livre Hvictiesme. 651

Il fut très à propos pour Aftrée que tous les Bergers & Bergères fiffent le tour de ce vain tombeau en confuiïon& criaflent à Céladon f éternel adieu : car fi elle euft efté feule-, elle eut donné trop de connoiffance du regret qu'elle cnauoit3maisparmy les autres fon ennuy ne parut gu ères. Or toutes ces chofescftans finies il ne reftoit plus que de mettre la perche defifus auec la figure delà colombe tournée du cofté Céladon eftoit mort: ce que le Vacie ne (cachant, il fallut qu Aftrée le delTeignaft elle mefme , qui ne fut pas vn petit renouuelle- ment de fcs ennuis , remettant alors en fa mé- moire ce miferable accident. Cette perche doncqueseftantdreffée, il ne falloit plus qu'y attacher le tiltre que Siluandre efcnuoit fur vne table que le Vacie auoit apportée, ne l'ayant pu efcnreauparauant, parce que Hylas qui eftoit allé chercher vne efcritoire3n'eftoit point re- tourné pour s'eftre amufé auprès de quel- ques Bergères, qu'il rencontra en allanc au temple de la DeeiTe Aftrée. Le tiltre que Sil- uandre efcriuit eftoit tel :

Rr un

6y~ La II. partie d'Astrel

A V X

DIEVX MANES

E T

Â~LA MEMOIRE ETERNELLE

DV PLVS AIMABLE BERGER

de Lignon.

AMovr. Qvi. Par. Imprvdence.Fvt, Cavse. De. La. Mort. De. Céladon. Apres. .Avoir. Noyé". Son. Bandeav. de, Ses. Plevrs. Rompv. Son. Arc. Froisse'. Ses. Traicts. Estaint. A. Iamais. Son. Flambleav. Lvy. Rend. Plein. De. Tristesse. Et.De.Desolation' Ce. Dernier. Devoir. Et. Apend. Sa. Despo ville. Svr. Ce. Tombe av Povr. Marqve. Eternelle. Qvayant. Perdv.Vn. Svbiet.Si Aimablf"

II. Ne.Daigneroit. Plvs. Emi loyer. Ses.Traicts. Ni. Sis. Flammes. Invti^es.

Livre Hvictiesme! 635

Chacun loua l'efprit de Siluandre , mais plus ceux qui fçauoient le fuject de fa perte, de fut tous Aftrée de Diane , leur femblant que s'il euft fceu leur intention , il neuf t pas mieux efcrit cet Epitaphe : Or les pleurs eftans ceffez, de leVacie, de fes gens, ayans emporté le refte des animaux frcrifiez, de les vafes,&: autres initrumens neceffàires; Léo- nide prenant Chrifante par la main, fortic de ce bois 3 cependant que d'vne longue fuitte , toute la troupe venoit après , ayans des-ja ramaffé de remis leurs cheueux fous leurs coiffures. Et fembloit que Diane euft oublié la prière de Palemon , lors qu Adraf te & luy la fupplierent de faire en forte que Leonide de Chrifante oiiyffent leurs plain- tes , de en iugeaffent comme elles trouue- roient raifonnable. Diane alors Rapprochant de Leonide: Grande Nymphe, luy dit-elle, lors que vous eftes arriuée , ces Bergers of- fenfez de cette Bergère , luy montrant do- ris, auoient voulu remettre leurs différents entre mes mains , mais îe leur ay donné confeil d'attendre que cette cérémonie fuft paracheuée, &: puis s'en addreffer à vous,& à la fage Chrifante , s'il vous plairoit d'en prendre la peine , m'affeurant que le iuge- jnent que vous en donneriez toutes deux

^34 La IL partie d'Astree.* feroit fi iufte , qu'ils auroient tous occafîon de le fuiure. La Nymphe qui eflcit pleine de courtoifie receut le falut de cette Berge-, re, & de ces deux Bergers, & Chniante de mefme, & lors quelle vouloit parler, Pale- mon & Adrafte fe îetterent a fes genoux, luy difant: Si iamais Amans ont mérité que l'on prit compaflion de leur peine, croyez, Madame , que ces deux Bergers fe peuuenc vanter d'eftre ceux-là : de forte que vous ferez vne adtion digne de vous , s'il vous plaift, d'ouyr nos différents , &: en ordon- ner comme , non pas la raifon , mais l'a- mour vous infpirera: car c'elt à fa iuihce3 & non point à celle d'aucun autre des Dieux que nous voulons demander fecours. Sans mentir , dit la Nymphe , fi vous penfîez, gentille Bergère, que la vénérable Chrifan- te & moy ruffions capables d'ouyr le fujet de vos diiTenfions , & d'en pouuoir iuger, nous ferions tres-ayfes de vous donner à tous le repos que îe m'afTeure que vous n'a- uez pas tant que vous demeurerez en l'eftat vous eftes. Dons auec vne très-grande moderne , refpondit de cette forte : Grande Nymphe, ces Bergers, qui abufez de la fa- ueur que vous leur faites de les efeouter, vous font cette fupplication defaduantageufe pour eux , montrant bien qu'ils ne feauent

Livre hvictiesme^ ty

ce qu'ils demandent , car par la peine qu'il vous plaift de prendre de nous efeoucer, vous ne defcouurirez que trop les mau- uaiftiez , &: infidelitez de l'vn , & les in- diferetions & importunitez de l'autre. Ton- tesfois puis que la bonté qui cft en vous, furpaffe noftre folie , Madame , ie vous en remettray le iugement , & à la vénérable Chrifante , à condition que ny eux ny moy ne contreuiendrons ïamais à ce que vous ordonnerez: le iure, dit Palemon, que ie defobeïray plu (toit aux Dieux qu'à fes com- mandemens. Et moy, dit Adrafte, îe pro- tefte de vous aimer toute ma vie , quel- que ordonnance qui me foit faifte au con- traire : mais îe iure bien aufli par le Guy de l'an neuf, s'il m'eit ordonné de vous quitter , que iamais vous ne receurez im- portunité de mon affection : & îe ne ferois point de difficulté de vous faire vne aufli entière refponfe que ce Berger, l'extrême amour que ie vous porte le pouuoit con- fentir. Mais en cela vous pouuez connoiftre :ombien fon affection eft moindre que la uenne. Adrafte, Adrafte , dit alors Pale- non, tu te trompes fort, fi tu penfes que ie vueille obéir aux ordonnances de cette grande Nymphe , elles me font contrai- res d'autre forte qu'auec la fin de ma vie.

6$6 La II. partie d'Astreè." Si bien que îe te furmonte autant en vraye amitié que toyfaifant defTein de viure eftant condamné, & moy de mourir, ma paillon eftant plus forte que la tienne. Adrafteluy réf. pondit froidement: Puis que tu difpofes ainii ablblument de ta vie , &: de ta mort , tu mon- tres bien que tu as toute-puiiTance fur toy. Mais helas : mon affection qui eft entièrement maiftrefTe de ma volonté & de toute mon ame3 me défend d'ordonner de moy libre» ment que tu fais.

Si Leonide ne les euft interrompus , ils n évident fi toft mis fin à kur difpute, eftans chacun defîreux outre mefure de montrer à Dons qu'il l'aimoit dauantage. Mais la Nym- phe prenant la vénérable Chrifante d'vne main,&: Doris de l'autre : Cherchons, dit- elle, vn lieu qui foit commode pour nous afleoir, afin que plus a noftre aife nous puif- fions efeouter leurs raifons:ce fera vne bonne œuure que celle-cy, & qui fera agréable aux Dieux. Et, peut-eftre, non pas moindre que celle que nous venons de faire. A ce mot chacun prit vne de fes Bergères fous les bras, Tyrcis Aftrée, Pans, piane, &: Sil- uandre voyant que fa place eftoit pnfe , & que Lycidas eftoit a cofté, qui regardait Phil- lis du coin de l'œil fans s'en vouloir appro- cher, fe refolut de luy augmenter fa peine4

Livre Hvictiesme. 637

puis qu'ainfî fans raifon il eftoit ialoux de luy. Il s'addreffe donc à phillis, & la veut prendre fous les bras : mais elle qui voyoic bien l'œil de Lycidas 3 fit vn tour entier pour l'euiter, feignant que ce fuit pour ap- pelle!* quelqu vne de fes compagnes. Mais Siluandre s'opiniaftrant 3 fit le tour auffi- bien qu'elle. Phillis n'ofoit le refufer tout ouuer cernent , de peur que ceux qui le ver- roientj ne le trouuaffent mauuais : auffi ne pouuant fouffnr qu'il la prift, elle luy dit: Penfez-vous3 Siluandre, que ie vous fois fort obligée de ce que vous venez vers moy 3 à faute d'autre ? Siluandre connut bien à quel deffein elle le difoit : mais fans en faire femblant 3 il s'approcha de fon oreille 5 &: feignant de luy parler , fe retira incontinent après , non fans auoir tourné la tefte du collé de Lycidas, faifant toutesfois femblant qu'il eftoit bien marry qu'il l'eult apperceu. Ce coup fut vn des plus fenfibles que Lyci- das euft pu receuoir : car il creut comme il y auoit apparence que c'eitoit à fon occa- sion qu'il s'en retiroit , & qu'il y auoit vne grande intelligence entre phillis & le Ber- ger. Cela fut caufe que ne pouuant ap- porter cette veuë, il salloit peu à peu reti- rant. Mais phillis qui euft bien defiré de fe

65S La II. partie d'Astree. r .appointer , voyant qu'il fe vouloir defiober, Vous vous en allez , dit- elle , Lycidas , & ne voulez-vous point ouyr le difcours de ces étrangers ? Il y a ailez bonne com- pagnie fans moy 5 refpondit-il , en tour- nant la telle d autre colté y & puis il y en a qui fe contraignent trop quand l'y /fuis. Si feftois de vote confeil 5 dit Phillis 3 îe ferois d'aduis que vous enfliez plus d'égard a voftre contentement qu'a celuy des au- tres, le voy bien 3 reipondit Lycidas 3 que vous me donnerez le confeil que vous pre- nez pour vous , & fuis bien marry de ne m'en pouuoir feruir , mais ie n'ay pas en- core ailez de puiiTance fur moy. Phil- lis entendit bien ce qu'il vouloit dire 3 &: en fut piquée îufques en lame : toutefois feignant autrement 5 elle luy répliqua. A ce que îe vois, Lycidas , ii la Nymphe vou- loit accorder tous ceux qui ont quelque différent en cette troupe, vous & moy ne ferions pas hors du nombre. Il eft vray, dit ie Berger!, rouge de colère , mais pour bien faire il faudroit que Siluandre en donnait le ingénient. Et pourquoy Siluandre ? dit la Bergère. Parce, dit-il 3 qu'il n'y a per- ionne qui en foit mieux informé. Et à ce mot fans attendre autre refponfe il fe rc-

Livre hvictiesme. 6$$

mit dans le bois au grand pas. Si cette ré- plique toucha viuement Phillis , on le peut penfer, puis que de tout le îour en ne peut auoir vue bonne parole d'elle.

L E

NEVFIESM E LIVRE

DE LA SECONDE

partie d' Astre e.

Ependant que Leonide., & Ja vénérable Ghrifante, alloient cherchant quelque lieu commode pour saffeoirD elles apperceitrent à trauers le bois des Bergères qui venoient Vers elles : car les arbres qui eftoient fort hauts, &affez efloigncz les vns des autresjeurs troncs fort efleuez, & fans auoir gueres débranches baffes , & la terre fans ronces , ny autre menu bois ne pouuoient empefcher que la veuë ne sVftendit fort loing, &c que Ton ne vid ce qui eftoit par delà les arbres. Au commencement qu'elles furent apperceues^&queLeonide de- manda qui elles eftoient, il n'y eut perfonne qui Icfçcuft dire: mais s'eftans approchées, Hylasqui droit parmy elles, fut incontinent reconnu, & bien-toit après les Bergères, qui 2.. Part, Sf

6

La IL partie d'Astree.

eftoient, Palinice 2c Floriçé, auec leïquei: s'eftoit amuïe , les ayant Rencontrées fur ion

chemin, fans fe ibuuemr de Méritoire, qu'il alloit quérir. Et n euft elle qu'elles luy deman- dèrent d'où il venait , & il alloit, il ne pen- foït plus a ce qu'il auoit a faire , mais cette de- mande l'en fit reflbùueiifr: & les ayans priées de l'attendre il s'en courut prendre lefcritoirç, & les ayant retrouuées,leur fit entendre les 0 remanies du Tombeau de Céladon, aufquelles elles defiferent d'afififter, mais elles arnuerenc trop tard. Leomde qui auoit fçcu des-ja qui elles eftoient, voulut les attendre, &Hylas qui ne demeuroit ïamais muet, eileuant la voix s'en venoit chantant ces vers, a haut de tefte:

SONNET.

Qujl ne faut point aimer fans eflre aimé.

aV A N D u vois <vn Amant tranfu Qui languit £vn amour extrêmes* L'œil trijte , & le vtfage b!efm(U>, Portant, cent {lis fur le fiurcy :

' Quand ie le vois plein de foucy, Oui meurt d Amour fans que (on ïaitnLJ* Je dis aufi-toft en moy-mefmt^>, Ceftvn grand fit d'aimer ai vji

Livre nevfiesme. 6^5

il faut aimer 7nais que la belles Brujle peur qui brufle pour elles* Ou bien cejt pure lafcheté.

L * Amour de ï Amour e(l extraiclcs , La charge nefl iamaii bien f aides > J^ui pa?uhe toute div?i ccjlc.

A ces dernières paroles ces étrangères fu- rent ii proches de Leonide & de Chrifante, qu'ayant fçeu de Hylas qui cftoit la Nym- phe, elles i allèrent falikr>& Chrifante auffi, après que Leonide leur eut fait fçauoir qui elle eftoit : & parce qu Hylas apportoit referi- toire, &: que Philis en rioit, penfez-vous, dit- il , Bergère que ie ne fois venu en Fore fis que pour feruir les morts ? Thyrcis qui n'a •autre affaire y peut bien employer le temps, mais c'eft en quoy Hylas s'entend l.e moins, & pource ne trouuez effrange, que par vne honnefle permillîon, ïe vous die que vous ne me voulez tel que ie fuis, vous n'efpe- nez pas de me changer fur mes vieux îours. Phillis qui auoit bien d autres chofes en la tefte. le te iure , dit-elle , Hylas, que tu cilojs d'autre humeur, ie ne t'aimerois pas tant que h fais.

Mais tout ainfi que ie ne dois pas efperer de te changer, anfli ne faut-il pas que tu penfes de me rendre autre que ie ne fuis : & pource

SC i)

644 La II. Partie d'Astrel quand îe voudray rire permets que ie ne , & que ie me taife quand ie ne voudray pas parler.. év l'en feray de mefme te laiffant en tes hu- meurs : auec cette franchife nous vairons tous deux bien contents, & fans gueres de peine. Ah .' maMaiilreffe, dit-il 3 que ie vous aime5 mais pluftolt que ie vous adore, puis que vous elles de cette humeur : ie ne penfois pas en pouuoir ïamais rencontrer vne telle : & en di- fant ces paroles il luy tenoit les iambes em- brafiees3& la vouloit porter en fesbras, dont elle fe defendoit. Chacun doit de voir la peine de Phillis, & l'humeur du Berger : & cepen- dant Leonide & Chnfànte ayant trouué vn lieu qui leur fembloit commode, pnndrent leurs places : car quant à Paris il eftoit tout iours auprès de Diane, qui n eftoit point vn petit dcfplaifir à Siluandre, notant l'appro- cher pour le refpedï qu'il luy vouloir rendre. Cela fut caufe qu'eftant priué du bien de la pa- role 3 afind'auoirceluyde faveue,il filt con- traint de fe mettre vis à vis d'elle. Et lors chacun s'eftant afïis,Palemon & Adrafte choi- firent leur place au deuant deDoris, îlsfe mirent tous deux à genoux , fans vouloir s'en ofter, quoy que la Nymphe ou la vénérable Druide leur puiffent dire. Enfin la Bergère commença de parler en cette forte par le com- mandement qui luy en fut fait:

Livre NEVEiEskEr 6^

HISTOIRE DE D OR I S

ET PALEMON.

I'A y toufiours eu cette opinion, grande & fage Nymphe, &vous vénérable Chrifan- te, que s'il y auoit quelque chofe entre les hommes qui les peuft obliger les vns aux au- tres, ce deuoit eftre l'amitié: & ficela eftvray ou faux, l'en laifferayle îugement à celles qui ont efté aimées : tant y a que fumant cette croyance, après l'auoir efté longuement de ce Berger, ie penfay d'eftre en quelque forte obli- gée de luy rendre amitié pour amitié. Il eft vray que comme d'ordinaire les commence- mens font toufiours peu de chofe, à la naïf- fance de cette bonne volonté, ie ne iugeois pas qu'elle peuft ïamais deuenir telle que ie l'ay depuis refTentie. Mais ellepnftinfenfiblement vne fi profonde racine par vne longue con- uerfation, que quand ie m'en apperceus,il ne fut plus en mapuiffance de m'en deffaire: &" par ainfi ie l'aimay de façon que s'il m'auoit rendu la première preuue de fon affection, ie luy tefmoignay depuis mon amitié en tant de fortes, que comme ie ne voulois point douter de la fienne, auffi ne le pouuoit-il plus de celle qu'il defiroit de moy, pourrie moins auec raifon. Toutesfois ie ne fçay comment peur

Sf ii)

6.yS La IL partie d'Asthh.. moiTumal-heur3 quand il en fut plus ce fut lors qu'il me fît paroiftre d'en auoir plus de mesiîance, fi bien que ce ne luy fuir pas allez de me retirer de la fréquentation de tous ceux que 1 auois accoiiftumé de voir, mais vouloit encoresque tous les autres fuilent priuez de la mienne, ne fe contentant plus que îe ne vifi- taffe vne feule de mes compagnes, mais quclqu'vne me venoit trouuer, ce luy eftoit choie infupportable.

Vovez quelle offenfe il me faifott ayant vne fi mauuaife opinion de moy par fa ia* loùfie: & iugez, pour Dieu, en quelle extrême tyrannie fou amitié s'eftoit changée 3 de tou- tefois jpluftoft que de luy defplaire , i'efleus de perdre entièrement la bonne volonté de toutes mes voiiînes5 que de luy donner quel- que mauuaife fatisfadion de moy. Les Dieux fçauent auec quelle peine ie le,pûs,non pas que ie n euffe vn très-grand contentement de faire chofe qui luy fut agréable : mais il falloit-8 m'y conduire auec vne grande con- trainte, & auec vne prudence qui ne fut pas moindre pour ne donner occaiion de mefeon- tentement à celles que i'efloignois de ma com- pagnie, l'y paruins le plus doucement qu'il me fut poilîble 3 & le contentay, de forte qu'il fembloit que i'eufle quelque maladie contagieufe , tant ie demeurois retirée' des Bergers & des Bergères qui me ibuloient pra-:

Livre ^evfiesme! 647

tiquer. Que fi cette îaloufie procedoit de l'affection qu'il me portoit j 11 cf toit- il pas pour le moins obligé de faire autant pour moy qu'il me contraigncitdc faire pour ltiy ? Mais au contraire durant tout ce temps de ma vie que ic puis bien appel 1er fauuâge (car véri- tablement telle eftois-ie deuenuë pour luy e/îre agréable) détour le iouriene le voyoïs quVn moment : mais le dis vn moment ii bref, qu'en venté ie nefaiibisque le voir, ne me donnant ny la commodité ny le loifîr de luy pouuoir dire prefque vne parole, fans que le cruel confîderaft que puis que pour luy ie me priuois de tout autre, s'il ne pouuoit efïre tout le temps à moy, il ledeuoit eftre pour le moins la plus grande partie. Et îugez fi ie n'ay pas occafîon de dire que fon affection s'eftoit changée en tyrannie, puis qu'en cor il penfoit que ie luy en deufle de retour, imi- tant en cela les autres qui au commencement retranchent leur defpenfe fous ombre d'eftre bons mefnaeers, év enfin viennent à vne telle efpargne, qu'ils s'ofrent à eux &: à ceux qui les feruent , les moyens de pouuoir viure. Car ie croy bien que fa vie n'eftoit pas plus agréable que la mienne, finon en tant quela fienne eftoit volontaire. Et voyez fi ie laf- mois, cvfi l'eftois bonne. Il via de cette ty- rannie fur moy, fans que i'en murmuraiïc Ja- mais aufli longuement qu'il luy pleuft. & li

Sf mi

648 La II. partie d'Astrie.' jamais il ne l'euit quittée, jamais iene m'en fuiTe fouitraitte, & la dernière preuue que ie luy rendis de mon obeïffance ( car telle la puis-ie dire ,& non pas feulement affection) fut telle qu'elle deuoit élire plus capable de luyofter toutes ces fafcheufes &: effranges hu- meurs.

Il faut que vous fçachiez , grande Nymphe, que îe fuis demeurée fort îeune fans père & fans mère, entre les mains d'vn frère , qui pour auoir plus d'aage que moy, &pour l'a- initié qu'il m'a toufiours fait paroiflre, m'a tenu lufques icy lieu de père, foit en la con- duite de ma perfonne , ou en celle de mon bien, ayant receu en toutes les occafîons qui fe fontprefentées tant de bons offices de luy, que îe puis en cela luy donner nom de père. Eftant tel , jugez s'il falloir, & fi la raifon mefme ne me commandoit que îe me confor- mante le plus qu'il m'eftoit poïTible à toutes fes humeurs & volontez3 & s'il y auoit appa- rence que îe le deuffe contrarier. Palemon toutesfois fans confideration de toutes ces chofes , vouloit qu'abfolument ie m'en reti- raiTe : non pas que ie fortifie de fa majfon : car il ne voyoit lieu ie peuiïe aller, mais ouy bien que defdaignant ce qui le ccntentoit, ie ne fiiTe point d'eftat de ceux qu'il aimoit, voire leur defendiiTe maveuë. Ceux qui ont efté fous l'authonté d'autruy, fçauront fi cela

Livre nEvfiesme. 649

cfl: faifable ou non 5 toutcsfois pour luy faire connoiftre qu'il ne voudroic iamais tefmoi- gnage de mon amitié que ie ne m'efforçafle de luy rendre, encores entrepris-ie de le fa- tisfaire en cecy. Mon frère aimoic entre tous fes voifîns vn Berger qui s'appelloit Pantcf- mon, homme à la vérité qui auoit toutes les bonnes conditions qui peuuent rendre vne perfonne agréable. Il eftoit fage , cour- tois, plein de refpecT;, officieux, courageux., &: bon amy, &: fur tout parmy les Bergè- res le plus diferet de tout le hameau : ces qualitez conuierent mon frère à l'aim er , &c l'amitié rapporta vne ordinaire pratique entre-eux3 que mal-aifément fe voyoient-ils lVn fans l'autre. Or il faut que 1 auoiie qu'en - cor qu'il euft de l'amitié pour mon frère au- tant qu'il en pouuoit auoir , toutesfois l'a- mour ne laiifa de,,trouuer place enfoncœur: carie ne fçay s'il remarqua quelque chofequi luy pleuft en moy , ou la familiarité qu'il auoit auec le frère , fifl: naiftre de la bonne volonté pour la fœur ; tant y a qu'il eftvray que ie reconnus bien qu'il m'aimoit , &: voyez fi ie ne viuois pas franchement , ôc comme ie deuois auec Palemon. Auiïi-toft que i'en eus connoiffance 3 ie luy dis, & luy allois par après racontant toutes fes actions, & toutes les demonftrations d'amitié que ie femarquay en Juy : Si içiifle eu quelque

6^0 La II partie dAstrel deffein , iugez il fen euiTe vfc de cette for- te. O Dreux .' quel refped, quel honneur, &: quelle foubmiijîon me rendoïc ce Ber- cer : Ses mérites & foji aiîtclion eftoierit hien dignes d'eitre aimez, & mefmes ac- compagnez de la volonté que mon frère en auoit, qui comme iay connu depuis 3 faiibit defTein de nous marier en femble. Ma is qn e i e nepuiiTedema vie auoir b:en, il iamais h us feulement opinion que îe iuy peuflè vouloir du bien plus particulièrement qu'aux autres amis de mon frere : au contraire le recenois fa recherche auec plus de froideur, que de plu- iïeurs autres. Car frachant qu'il auoit de l'a- mour pour moy, il me fembloit que de Je fourrrir fans peine ceftoit faire toit à l'affe- ction de Palemon , au lieu que les autres n'y eftans pouffez que de la ciuilité , ne pou- uoient me fu're cette offcjfe. Ce fut a ce- luv-cy eue Palemon voulut que 1e defrendii- ie de me voir. Conliderez comme îe le pou- vois bien faire. Auffi Pantefhron n'euft eu plus de volonré de m obeyr, que ce Berger de raifon en ce qu'il demandoit -, ie ne f ay comme à ce coup i'euffe pu luy fatisfaire, car en quelle forte luy pouuois- ie interdire la maifon de mon frere , qui l'aimoit peut- eitre autant & plus qu'il ne m'aimoit pas < Toutesfois quand ie le retiray à part-, &c que ie luy ris fçauoir ma volonté y Nonfculement;mc

LlVRE NEVFIESM?. 6jl

dict-il , ic vous veux faire paroiftre que ie vous aime par les effects de mon aminé, mais par ceuxauffide voit re haine. Vous me banniflez fans raifon de vous, &ie veux que le tort que vous auez en cela vous rende tefmoignage de mon affection, vous faifmt voir combien vous auez de pouuoir furmoy, puis que fans mur- murer îe vous obeys en vn commandement tant miufte. le me retireray donc de voftre veuë, pour vous contenter. Il efl vray que perdant ce bon- heur , ie ne perdray iamais l'affection que ie vous porte, encores queie la doiue efprouuer infructueufe tout le relie de ma vie. Audi ne vous ay-ie iamais aimée que pour vous aimer. Pantefmon , luy dis-ie, l'entière puifTance que vous me donnez for vous, me fait auoir plus de regret de vous cfloigner de moy queie neutTe pas efhmé. Et fuis bien marrie que vous m'ayeztrouuéeen eftat que ie ne puifïe difpofer de ma volon- té: car vos mérites &!' affection que vous me faicles paroiftre 3 me font auoir du defpîaiiir de ne pouuoir dauantage pour vous. Mais croyez-moy pour véritable, ôc foyez affeuré, que ce neil point fans raifon ny fans regret queie vous fais cette prière. Si vous pouuies auoir quelque efperance en moy, vous auriez plus de fujed de vous fafcher: mais puis que cela n'efl pas, quel plaifîr auriez- vous vous m'aimez de me rendre miferable, fans qu'il

66i La II. Partie d'Astree.* vous en reuienne autre aduantage que mon defplaifir ? Il ne faut point 3 me refpcn dit-il 3 quevousmeleperfuadiez auec plus de paro- les : mon affection qui tient entièrement le party de voftre volonté , m'en reprefente plus que îe ne vous fçaurois dire. le \ feray iuf- ques à la mort tout ce que vous m ordonnerez, fans autre deiTein que celuy de vous obeyr. Toutesfois mon affection 3 fi mes ferui- ces, & fi mon obeyffance en cette dernière action, doiuent efperer quelque chofe de plus aduantageux, que d'eftre chaffé de voftre pre- fence fans aucune demonftration d'amitié, ie vous fupplie , de fi toutes ces chofes n'ont point de pouuoir enuers vous , & que ma con- sidération ne foit point affez forte , ie vous coniure par ce que vous aimez le plus , & qui peut-eftre eft caufe que vous me bannif- foz ainfi, que pour la fin de mon efpoir, 3c pour la dernière importunité que vous re- ceurez de cet infortuné amant, vous me per- mettiez qu'en vous difant ce dernier ôc éter- nel adieu , ie puiffe vous baifer &: la bou- che , & le fein. le rougis certes , ô grande Nymphe, en le racontant (dift-elle, fe met- tant vne main de honte fur le vifage ) mais il faut que ie l'auouë , il eft vray, îeluy per- mis , me fcmblant que fa bonté m'y obligeoit, & de plus, que l'euffe fait tort à l'amitié que ie port pis à Palemon , fi ie n'euffe accordé

Livre nevfiesml 6ft

h requefte qu'il me faifoit en me coniurant par luy. Incontinent après il partit , & de- puis il ne s'eft iamais trouué en lieu il m ait peu voir.

Or toutes ces preuues de mon amitié n'e- ftoient-elles pas capables d'obliger à iamais entiers moy cet ingrat & mefconnoiffant Ber- ger ? ôc toutesfois il aduint au contraire , car tant s'en falut qu'il m'en fçeuft gré, que depuis îe ne le vis plus, ie ne diray pas com- me amant, mais non pas mefme comme amy. le voulus fçauoirl'occafion de fa retraitte, & vne de mes plus fidelles amies qui l'alla trouuer de ma part , ne me rapporta autre refponfe de luy que ce mot:

^Amour chaffe l Amour , comme vn doua chœjTe Vautre..

le me itigeay alors deux chofes : La premiè- re, qu'eftant deuenu amoureux de quelque autre Bergère , il auoit par cette féconde amour chaiTé la première qu'il me portoit:& l'autre 3 qu'auec mefpris il m'en confeilloic d'en faire de mefme. Si cela me fut fafcheux a fupporter , ie n ay point affaire de le redire y &m'en tairay quand cène feroit que pour ne fortifier point dauantage ce glorieux Berger, en la bonne opinion que fa vanité luy don- ne : mais faffe le Ciel que nos plus grands ennemys en reffentent les moindres traits.

6^4r La II. Partie d'Astre^ Or eftant ainii delaiffce, encor qu'il me îuCi infiniment neceLfaûe de m'armer contre cet accident de quelques bonnes & fortes armes, ii ne voulus- îe me feruir de celles que cet ennemy m'auoit enuoyées, tant pour les 111- ger honteufes, que pour ne me preualoir de de choie qui vint d'vne perfonne à qui l'a- u ois ii peu d occafion de vouloir du bien , outre que les meipniant comme fîennes ie les croyois indignes de moy , & infidelles auiTibien que l'eftimois leur inuenteur perfi- de, le recourus donc à d'autres qui eftoient plus tardiues certes en leurs effe&s5maisaufîi plus félon mon humeur , qui furent celle du temps 3 le temps, dis-ie, fut l'arme & celuy mefmequim'enfcgna de me feruir de cette arme: Le temps fut mon médecin & ma mé- decine. Et à la venté félon la couftume des chofes qui fe font lentement, le bien de cette guenfon n'a pas eiîé pour vn jour, ny la defenfe de ces armes pour vn aiiaut feuiement : mais Dieu mercy pour le reite de ma vie. le àis Dieu mercy auec beaucoup de raifon. Car, grande Nymphe, quand ie repaife par ma mémoire la vie que Tay faite, tant que ce per- fide a monftré de m'aimer , &que ie me te- f refente celle ie fuis à cette heure : il faut par force que i'auoué' qu'il ma plus obligée en me trahiiTant5quePantefmon en m obeyfïant: car ce n'eiloit pas vmre : mais eitre efclaue*

Livre nivfiesme. 6))

que de demeurer en l'eftat la tyrannie me retenoir.

Or ce dclloy alertant, comme ie crois 3 en- uieiix delà douceur de ma vie, n'eftant pas courent d'auoù" triomphé vne fois demoy, a voulu rcbafiir Tes trahi Tons : & comme au commencement, il me iiuprirt par fubmif- fion de par de très-grand es demonftrations dVne violente aminé, il a creu en pouuoif faire de mefme à ce coup, &c'ert pourquoy vous le voyez , u grande & fage Nymphe 3 à genoux deuantmoy 3 viant des paroles telles que ceux qui aiment véritablement ont ac-

courtumé de dire. Mais il n'a pas confîderé

i.

que m'eftant reconnue plus foibie de ce co- llé la que de tout autre, i'ay tâfché de m'y fortifier davantage: <Sc me iemble que fon opiniartreté deuroit ertre déformais vaincue par la reiiilance que ie luy ay faicte , fi ce n'eftoit , comme ie crov, qu'il aime mieux fc trauailler & me defplaire 5 que de viure en repos: & femble qu'il cheriilé dauantage ce qui m'ennuye que ce qui luy peut efhe pro- fitable.

Il continue donc fês fainctes ? & renou- uelle au lieu d'Amour vn fi alpredefdainen . mon ame, que faveuë m'eftplus infupporra- ble, que fa perfidie ne mêle fuit jamais, cefaur auouër qu'il vient fort bien à bout de fon ceilein 5 fi fon deifein elî de me defplaire.

^6 La II. PARTIE D'AsTft. ît.

Que fi cela neft pas , comme il iure,&: corn» me il tafche de me perfuader., & quepariufte punition des Dieux il ait véritablement ta- lumé fa fiame efteinte , à qui faut-il qu'il s'en prenne qu'à luy mefme, puis qu'il eft le feul autheur de fon mal, ôcquec'eft luy qui s'en: préparé ce fupplice , fans que l'y aye rien contribué du mien , non pas les vœux feu- lement? I'auoué qu'en me vengeant de la mefehanceté qu il m'a faite 5 & que ce cha- ftiant de fa perfidie, par les mefmcs armes dont il m'auoit orientes , il eft homme plus lufte , qu'il n'eft bon Amant. Mais pourquoy m'accufe-ul de fa peine, moydis-ie, qui ne veux pas mefme auoir mémoire qu'il foitau monder Ou pourquoy veut-il que ie luy re- mette les armes en la main , defquelles en penfant me blefTer il s'efl: orfenfé luy mefme? CTeit vne trop lourde imprudence de chop- per deux fois contre vn mefme bois. Il ne doit point efperer cela de moy 3 qui ay les images de ma vie paffée , trop viues enl'ame, pour ne les voir point toutes les fois que ie tourne les yeux fur luy. Qujl fe retire donc & me laifle îoiiyr du bon-heur qu'il m'a luy mefme acquis , quoy que c'ait eité auec vn deffein bien contraire. Mais fi le Ciel, félon facouftume, a tiré du mal qu'il me prepa- roit vn fi grand bien pour moy , qu'il ne foit point marry fi l'en îoiiys, 5c fi ie fçay mieux

me

Livre nevfiesme^ 6$j

tne preualoir de la faucur qu'il ma feiâe en cela, que luy de celles que le luy ay fairïes par lc.paffé, & qu'il iuge & confefFe que iu- ftement le Cielaprislacaufeôc la defenfe de mon innocente aminé, contré la perfonne h plus ingratte & la plus perfide qui ait iamais cité bien aimée. Que fi, comme les loueurs qui perdent, il demande quelque chofe pour fa dernieremaïri3voicy,fage& grande Nymphe, tout ce que ie puis pour luy. "le luy aiïouëray que ie fuis affez fatisfaide de fon ingratitude, queie luy quitte l'offenfe, que la vengeance quilmafaiftemeplaift, voire afin qu il fe re- tire entièrement de moy3 quei'ay ptiéde fon mal, mais que cela luy furnïe, & qu'il ne m'im- portune plus.

Amfi finit la Bergère , auec vne telle em<> tion que la couleur qui luy en ef toit venue au vifage la rendoit plus belle qu'elle ne fouloit eftre : & lors que Leonide connut qu elle ne vouloit rien dire dauantage, elle fiït figne Palemon de refpondre^il auoità dire quelque chofe contre ce quelle leur auoit fait entendre. Alors le Berger fe releuant, après auoir faliic U Nymphe, luy parla de cette forte ;

2. Part, . Xt

6yS La II. partie d'Astre^ RESPONSE DV BERGER

P A L E M 0 N.

GR a n d i Nymphe, le connois bien eftrc très-véritable, cequei'ay toufiours ciïy dire de la diuinité , que ïamais les Dieux & Deefles n'entrent en vn lieu fans y foire quel- que bien , puis que vous , qui par voftre meri- te de voftre condition en reprefentez l'image parmy nous, n'auez prcfque efté pluftoft en ce lieu que me voila detromj. é & forty de l'er- reur où lay fi longuement vefeu, fi toutesfois on peut appeller vie ce qui rapporte plus de malquelamortmefme. ï'auoué que tout ce que cette belle Bergère vient de vous raconter eft véritable, & que ieluy ay plus d'obligation encore qu'elle ne fçauroit dire: mais fi taut-il qu ayant oùy de fa bouche ce qu'elle vient de me reprocher îe me plaigne que le Ciel com- me enuieux de mon aife, m'ait caché la plus grande partie de mon bon-heur: &: croirois d'auoirplus doccalion de m'en douloir & de l'acculer ûiniuftice , fiie ne connoifïbis bien, que c'eft ainfi que tous les hommes font trait- iez, afin qu'il n'y ait point ça bas de parfaict contentement. Toutesfois fi faut-il que l'on me permette eje me douloir du tort que cette

Livre nevfiesme* 6^

belle Bergère afaiét à l'amitié qu'elle m'auoit promife 3 puis quelle ne peut trouuer occa- sion de fe douloir de la mienne que par le foupçon , & fe déguifantà mon defaduantage> ce qu'au contraire elle deuoit prendre pour plus grande affeurance de mon affection. Mais comment , ô Amour , m'oferay-)e plaindre d'elle, puis que tu commandes de ne trouuer mauuais choie qu'elle vueilie faire? Ierfvferay donc point de plainte, car mon cœur ne la ded ira iamais en rien. Mais , ô fage Nymphe, i'eflayeray en vous difant la vérité de vous fai- re entendre que Palemon fçak aimer , &: que c'eft fans raifon que Doris a creu le contraire. Et pour commencer, &: ne point vfer de long difeours, elle auouë que ie l'ay aimée & qu'elle m'a aimé, mais que me reproche-t'ellc pour auoirfujet de rompre cette amitié? Que i'ay cité ialoux, &: ie confeiTe que ie l'ay eité : mais fi elle m'a aimé ainfi qu'elle dit, pour auoir re- connu que ie laimois , comment a t'elle eu agréable mon amitié, & non point l'effecl: de mon amitié ; fi tous ceux defquels elle eftoic veue me donnoient de la ialoufie, &: fi leur conuerfation, leurs paroles, voire leurs re- gards mefme se/toi entfoub{ôneux,n'eftoit- ce pas vn très-certain tefmoignage que iel'aimois infiniment? Elle dit toutesfois quede douter d'elle, ceftoit l'offencer, & en faire vn finï- jiifire iugement. Ah .' grande Nymphe , fi ceffc

Tt i}

66o LÀII. partiï i>' A st ï t il Bergère fçauoitauiTi bien aimer que fes yeux fefçauenr faire adorer, nediroit-ellepas plus- toft que c'eftoit vne extrême amour , & la trop bonne opinion que l'auois d'elle qui me le faifoient faire? Car le ne l'eufle crue digne d'eftre feruie de tous , comment eufle-ie creu que tous renflent feruie : mais ie n'eufle eu cette créance, comment eufle-ie efté ialoux de chacun r Cette ialoufîe donc.ô belle Doris^n'eft point vn moindre figne d'affe£tion & dVne tres-violente amour, que les foufpirs & les lar- mes,dont les amants vont noyant les mains de leurs bien aimées : puis qu'elîenaift de la con- noiflance de la perfection de la perfonne que l'on aime, &: les foufpirs & les larmes procè- dent leplus fouuent de la cruauté feulement qu'ils trouuent en elle,ou du tourment qu'ils en reflentent. Connoiflant donc;ô grande Nym- phe, que i'eftois ialoux , ne deuoit-elle pas augmenter la bonne volonté quelle me por- toit, pour balancer en quelque forte la pefan- teur que l'allois adiouftant à la mienne ? Au contraire qu'eft-ce que fa cruauté , ou pour le moins fa mefconnoiflance luy confeillade faire? Vous l'oyez de fa propre bouche. Elle fe deilie de cette eflroitte amitié, que tant de feruices , quêtant de connoiflances dVne vraye affection deuoient auoir rendue indiflb- luble, & pour s'en donner quelque prétexte, fe figure des refroidiflemens de mon cofté, &

Livre nevîiesme. 66\

des nonchallances , qui, helas i n'eftoient qu'en lbn opinion. Elle dit, qu'en ce temps-la le ne demeurois guère auprès d'elle. Quand ie con- fidere ce reproche , il faut enfin que i'auouë que toutes les actions peuue.it eftre foupçonnées contraires au deiTein de celuy qui les fait, puis que les effecls mefmes qui s'en produifent, ne font le plus fbuuentapperceusdeceuxqui ont le plus d'intereft. Si ie vous demande, ô belle Doris, quelle opinion vous aucz eue demoy dés le commencement que ma for- tune m'appella près de vous , pour ne vous contredire , ie m'aiTeure que vous auouèrez que is vous ay aimée & feruieauectantdaf- feclion que ïamais Berger ait pu aimer ou feruir. Or maintenant n'ayez point defagrea- ble, ie vous fupplie , que deuant celte gran- de Nymphe, & cette vénérable Druyde, ie vous coniure de dire quelle a efté la Bergère pour qui ie vous ay changée, 6c à qui vous m'auezveu rendre du deuoir,ou feulement l'a- uez oiiy dire ? Que fi vous n'en fçauez point, 6c û vous confériez quemonaffe&ion n'a point efté diftraitte ailleurs , pourquoy vous plai- gnez-vous ?& pourquoy auez-vous foupçon- mes aftlons tout au contraire de mon dc£ fein ? Ceftoit5 ce me femble, tres-mal conclur- reà vous: Palemon m'a aimée, mais puce qu'il ne me void pas fi fonuentque de couftu- me^ il ne m'aime plus. Tant s'en faut, neftiez-

Te iij

66t LaII. PARTIE d'AsïHEï,

vous point plus obligée par les loix de l'amitié de dire, Si mon Berger ne me voit point fi fou- u ent que de couitume 3 le fçay que c'eft quel- que neceflaire contrainte qui l'en empefche. CompatifTant ainfi au mal que ie fouffrois efloigné de voftre prefence , eV jugeant autruy par vous mefme 5 vous n'euffiez pas offencé fi cruellement celuy qui aoffenca ïamais l'arre- ciion qu'il vous a promife.Mais me direz-vous que vouloient donc lignifier ces demy-mo- mensqui à peine vous pouuoient retenir au- près de moy, au lieu quauparauant les iours les plus longs ne vous pouuoient pas conten- ter î le le vous diray ô fage Nymphe, & ie m'af- feure qu'en m'efeoutant vous ne ferez point vn fifiniftreiugementdemoy, que cefte belle a fai&de ma fidélité, &: feulement ie la fupplie de fe refïouuenir de la vie que ie menois en ce temps-la , & parmy quelles compagnies on me voyoit demeurer.

le puis dire auec vérité, ô grande Nymphe, que iamais homme n'a vefeu plus fauuage- ment que moy 3 non pas mefme ceux qui font profeiïion de ne demeurer que parmy les ro- chers , &: les deferts, finon durant les momens que mon affection mecontraignoit vne fois le iourdelavoir. Car dés que la clarté cômnien- çoit de paroiftre 3 ie fortois de ma cabane , & loing de toutes compagnies, ie ne reuenois que la nuict ne fuft clofe 3 demeurant quelquesfoi»

Livre hvictiesme. 66$ caché dans les antres les plus retirez, &: quel- quesfois dans le plus haut desmontaignes, tel- lement feul, que rien que mes penfees ne pou- uoient me trouuer , mais elles me tenoient auf- bonne compagnie qu'elles me côtraignoient bien fouuent de me mettre en lieu d'où îepuif- fe voir l'endroit de fa demeure, me femblant que les h.ureufes murailles elle eftoit, me rapportaient vne efpece de coniblation qui nelèoit pas petite 3 fans que rien me retiraft de cefte forte de vie 5 non l'amitié de mes voifins, nonledeuoirdemes parens, non le foucy de mes trouppeaux bien-aymez, ny bref quoy que l'on pûft dire de moy, finon le feul defir de fa veuedont ie îouiflbis tous les îours vne fois 3 mais fi peu de temps à mon grand regrec que quand ic m'en retournois, il me fembloit que îenefaifoisque d'y arriuer. Et toutesfois celle qui fe dcult de cette vie en eftoit la feule caufe, &; l'extrême affection que ieluy portois m'em- pefchoit de la luy defcouurir.

Or fage & grande Nymphe, i'ay toufiours eu cette opinion, que celuy qui ayme comme il doit, doit auoir plus cher l'honneur de la perfonne aymeequele contentement qu'il en peut retirer , la malice des hommes mal- penfants 3 n'ait iamais eflé fi foible , quel- le nayt toufiours trouué fubiect de s'em- ployer où il luy a pieu ne fit en ce temps

Te iiif

664 LaII. PARTIE D'A STKEE,'

plus de grâce à noftre amitié qu'elle a accou- tumé de faire à toutes les autres plus rem- plies de vertu , de forte que noftre ordi- naire fréquentation fuft defapreuuée, adon- na fuje£t a ces malins d'en parler allez mal à propos , fi fourdement toutesfois que les autheurs de ces impoftures quelque diligen- ce que l'y emplo\ affe , me furent toujours de forte inconnus , que ie ne pus trouuer à qui m'en prendre. Que pouuois-ie faire en cela ? D'entreprendre vn bien long voyage, ie n'eftois pas maiftre entièrement de mes actions, de cciTer de l'aimer feuffe pluftofl ceiTé de viure. Puis donc que noftre trop grande practique eftoit celle qui donnoit quel- que apparence de viure à leur mefdifance , a quoy me deuois-ie pluftofl refoudre qu'à l'interrompre pour quelque temps , &: à payer aiflfi pluftoft aux defpens de mon contentement que de fa réputation la faute de ces mefchantes âmes ? Que elle fe plaint que ie ne luy en ave rien dit iufques a cette heure, qu'elle fe plaigne auiTi que ie l'ay trop aimée , car véritablement c'a eftc pour laiioir tropaimée; que l'av plufïoftchoifî de me pnuer du bon-heur de fa veue, voire mefme le lailfer en doute de mon afre&ion , que de luy dire Foccafîon qui m e faifoit viure auecellede cette forte, de peur de luy faire parc dc fennuy que Ten reiîentcis .fcachant allez

Livre nevfiesme' 66$

c^i'elle, qui auoit toufiours fi curieufement conferué fa vie exempte des calomnies , ne les fçauroit fupporter qu'auec de trop grands deC- plaifîrs.

Or confiderez, grande Nymphe, par ce vé- ritable difepurs, fi tels effefts fe voyent parmy tes vulgaires affections , &; de la prenez con- noiffance s'il vous plaift , de quelle qualité doit élire la mienne : & eflant telle cefloit fans raifon , qu elle demandoit à cette Bergère, de grandes preuues de la Tienne , puis que l'A- mour ne fe paye qu'auec l'amour. Et toutes- fois ce qui aduint de Pantefmon qui ell ce me femble le plus grand fujeét de plainte qu'elle ayt contre moy, ne procéda pas feulement dVne ialoufîe mal fondée, comme elle dit, mais de beaucoup de raifon. Car ainfî qu elle vous a auoiié, ce Berger ell tel, & a tant de bonnes conditions qu'il ell plus croyable que celle qu'il recherchera le doiue airner que mefpnlér. De plus l'amitié que fon frère luy porroit , ne m'eftoit point fufpe&e fa ns caufe, mais encore plus, le bon accueil qu elle luy fai- {bit, qui àla vérité elloit tel, qu'ayant, com- me elle dit, bien reconnu ma ialoufîe par le paiTé, elle auoit plus de tort d'en vfer ainfî que moy de penfer, quoy que ce fut à fon det aduantage: & de faict qu'elle die cela ne fuc pas caufe que tout ouuertement on parloit de leur mariage. Si oyantcesnouuelies îe neuff

666 La II. partie d'Astree, point efté efmeu, n'eufTe-ie pas plnsoffenfé noftre aminé, qu elle fon frère, en foifant ce que ie requerois ? Que l'aminé a plus de pnuilege que l'amour, elle a bien quelque occafîon de fe douloir de moy. Mais ïï cela n'eft pas, pourquoy trouue-t'elle eftrange que mon amour ait voulu triompher de l'aminé qu'elle portoit à fon frère ?

Et c'eft d'icy, grande Nymphe , que tous mes mal-hcurs ont pris leur origine. Car luy reprochant la bonne chère quelle faifoit à ce Berger, elle me refponditque l'amitié que fon frère luy portoit en eftoit caufe: mais quand ie luy repliquay que le bruit de leur mariage eftbit fi commun qu'il tn eftoit impoffible de viure tant qu'il continueroit, &que ie veirois le contentement de qui elleprefereroit. Et à quoyeft-ce, me dit-elle en changeant de vifa- ge, que voftre bizarre foupçon me veut enco- res contraindre \ vous le nommerez, luy dis- ie, comme il vous plaira, mais ie n'auray ia- mais repos que ie ne voye ce Berger efloigné de vous. Et bien, me dit-elle d'vne voix toute altérée , ie vous contenteray encor en cecy, & Dieu vueille que ce foit la dernière fois que vous prendrez de femblables humeurs. Elle profera de forte ces paroles qu'elles redoublè- rent beaucoup plus mon fbupçpn que fi elle m'euft auec quelque exeufe entièrement re- fufé. Ce qui me rit refoudre d'en apprendre

Livre nevfiesme. 66j

vne fois en ma vie la venté, & pour m'en efclaircir mieux ie ne voulus me fier qu'à mes yeux propres. O mal-heureufe mesfiance / ô dommageable refolution , qui depuis m'a couite tant d'ennuis, detrauaux&de larmes.' En ce defleindonc l'efpie le temps que Pan- tefmon la vint trouueren fa chambre, carde fortune ce iour elle tenoit le lift, fuftde def- plaifir, fuit pour quelque légère maladie: & paflant par vne montée defrobée qui entroit* d.insle logis, ie vins par vn paffage caché me mettre dans vn cabinet dont la porte refpon- doit fur le lia. Mon malheur fut tel que par la fente des aix, ie peux voir tout ce qu'ils firent, mais pour eftre trop efloigné ie n'en ouys vne feule parole. le vis dôcques,&: trop certes pour mon contentement que le Berger s'afïïd d'a- bord fur le pied du lia, &: après luyauoirpns la main, qu'il baifa plufîeurs fois fans refîftance, parla fort long temps la tefte nue : ie vis qu'elle luy refpondoit , & ce que ie pouuois remar- quer à ion vifage, ce n'eltoit point de paroles de courroux. Que fila fortune m'eiiït permis devoiraufîî bien celuy dePantefmon, peut- eiire y euffe-ie apperceu quelque mefeonten- tementqui m'eufl: contenté, mais il me tour- noit prefque le dos, pour luy parler plus bas Et lors que feftois en cette peine, ie vis que epu . à coup il fe ietta à genoux , & elle fe releua vn peu fur le lift, &: après fe pancchaS: le baift

66% La IL partie d'Astree! Dieux i quel coup decoufteau receus-ie,mais plus encores quand le Berger ne fe contentant point de ces extraordinaires faucurs, luy def- couurit le fein, & fans refiftance le luybaifa. Amour, quel deuins-ie? mais, ô Dieux.' quel deuois-ie deuenir \ le ne fçay comme ie puis le fouffnr&viure,fi ce n'elî que tout ainfique mon affection eftoit celle qui m'en faitbit auoir de fi extrêmes reffentimens, elle mefme auili me donnoit de la confiance de fupporter ce que ie penfois luy eftre agréable. Pantefmon partit, & ie partis aufli , luy pour moy maUa- tisfait,&moy pour luy entièrement defefpe- ré. Voyez comme Amour nous chaftioit l'vn par l'autre.

Or dittes-moy , ie vous fupplie , fage Nym- phe, eufliez-vous creu que feuffe aimé , fi ie n'eufle point reiTenty vn coup fi fenfible ? & le reffentiment pouuoit-il eftre moindre que de me retirer , ou pour le moins pouuoit-il eftre accompagné de plus de difcretionque de nca parler à perfonne ? I'auoùe que l'effayeray de rauoirma liberté: & lors que ie trouuois plus de difficulté àdemefler les liens dont elle me tenoit pris, ie dis plufieurs fois en moy-mefme, qu'il falloir coupper ceux qui ne pouuoient efîre dénotiez. Et furlepoin&que ie fairois le plus d'effort contre ma volonté, il eft vray qu'elle m'enuoya Tvne de fes amies. Mais quel pouuois-ie penfer que fut ce mefîage ,

Livre NEvriESMïr isê§ quVne continuation de fa tromperie ? Eftoir- ilpoffiblededefmentirde fi fîdelles tefmoins que mes propres yeux, &fur cette créance ic luy fis, tout en colère, la refponfe dont elle plaint, à fçauoj'r, qu'vn clou chafle laurre: mais quel moindre reproche luy pouuois-ie faire ayant opinion d'auoir efté il ingratte- ment trahy ? Outre que i y eftois obligé par les loix de mon affeétion 3 qui ne me pou« uoient permettre de luy mentir à cette fois non plus que ie n'auois ïamais fait parlepafîe. Si elle le print autrement que ie ne l'entcndois,' fon innocence en eftoit caufe, &: Terreur en quoy i'eftoib me faifoit parler ainfi. Ievoulois bien quelle connuftque ie fçauoisqu vne au- tre amour auoit chaffé la mienne de fon cœur, &toutesfois la crainte que fauois de luy don- ner du defplaifir, m'a îufquesicy priuédemon plus grand contentement. Car lors que quel* quesfois ie me refoluois de luy faire les repro- ches, que ie penfois eltre dignes d yne fi grande trahifon. Amour qui a toufiours eu le plus de force fur mon ame, m'en empefehoit, &mc faifoit changer d'aduis en me difant que cefc- roit trop offenfer celle que l'auois tant aimée,' de luy faire honte d'vne fi grande faute, Se •tant indigne d'elle , & que ie me deuois con- tenter d'eilre hors de la tromperie i auois efté fi longuement retenu. le creus ce confeil tres-mauuais poiu' moy : car celt fans doute

6yo La IL partie d'Astre e, que fi dés le commencement: îe luy euife dit ce que l'auois veu, elle m'euft raconté ce qu' el- le auoit fait, &: ainfi l'eufle eu autant de bon- heur &: de contentement quei'ay fouffert de- puis de fanglans dépiaifirs. Au contraire m'é^ loign nt entièrement d'elle, ienepeusde long temps fçauoir que Pantefmon ne la voyoïc plus , & le mal eiloit que mefme îe n'ofeis de- mander de leurs nouuelles, pourn'ouyr cho- fe qui accreuft mon regret. En fin mon amour plus forte que ny ma refolution , ny ma choie- re me ramena peu à peu auprès d'elle , & dés la première veue ayant oublié tous les outrages que ie penfois auoir receus , me voila plus à elle que ie nauois ïamaisefté. Mais quelle, lare- trouuay-ie ? Ceftoient bien ces mefmes yeux, cette mefme bouche, & cette mefme beauté, mais non pas cette mefme Dons qui à mon dé- part n'efhmoit quePalemon,n'aymoit que Pa- lemon, & ne carreffoit que Palemon. A ce tri- fte retour ie ne vis plus que defdain, ienere- cognus que haine , & ne reiîentis que rigueur: de forte que iufques îcy il m'a efté împofiible de luy faire entendre le fubiet que fauois eu des m'en retirer, parce que iamais elle n'a voulu fouffrir que ie luy aye parlé qu'à difeours inter- rompus. Or fi toutes ces chofes ne font de preuues d'vne tres-fidelle , & très -violente affcâion, ie ne veux point qu'elle me face des grâce encores ô grande Nymphe que la gra*

Livre N e v f i e s m i. 6j\ ce que ie demande n'cft point pour foute que j'aye faite contre l'Amour, mais feulement pour l'cnnuy que ie luy puis auoir donné en ïaymantplus^ peut-eftre quelle ne vouloit, ou qu'elle ne croyoit pas. Que fi l'amour me permettoit de me plaindre d'elle, auiïi bië que ie le pourrois faire auecraifcn, ie dirois qu'elle a fait vn torr extrême à l'Amour, à Dons & à Palemon -, Car Amour fe peut plaindre qu'elle aeftcint les feux qui efioient allumez en elle d'vne ii pure flamme 3 que la vertu mefme n'euft point efté dffencée d'en brufler : elle les aefteintes di^ie, pour allumer celles du def- pit3 fi noires de fumée qu'au lieu d'efclairer el- les ne rempliffent fon ameque de ténèbres de deconfuiîon. Mais Dons fe plaindra bienda- uantage qu vne fi légère opinion l'ait rendue panure, luy faifant rompre les fermensfifou- uent reiurezàceBerger defaflré, de ne chan- ger iamais de volonté. Et que pourroit-elle refpondre a Palemon s'il luy difoit , Eft-ilpof- iible, mefcognoiffante Bergere3 que tant d an- nées de feruice3tant de tefmoignages d afFcctio, ôc tant d'affeurance de ma fidélité , ne vous ayentpeu ofter la croyance que fi defauanta- geufemenc vous auez conceuë de moy? Et bien l'ay efté ialoux : mais nerfont-ce pas des fruiâs de l'amour ? pourquoy non ialoux : fi amou- reux ? 6c de qui ialoux finon de ce que i'ay- xncf Et toutesfois foitainfi que cette ialoufic

îyi IL partie d'AstJïï; foie vne faute, & qu'il la faille punir , le luge n'eft-il pas cruel qui égale le fupplice au pé- ché ? Or fus, qu'il foie encor permis de l'éga- ler, & que œil pour œil, & bras pour bras, doi- ue expier la faute, comment eft-ce qu eftant ialoux de vous le deurois eftre puny? par le mefme fupplice, c'eft à dire, que il ie vous offenfois eftant ialoux de vous, vous me dé- niez chaftier eftant îaloufede moy. O que cette action euft efté glorieufe & digne véritable- ment d'vne perfonne qui aimoit! Mais, me direz-vous, vous vous eftes cfloigné de moy, vous m'auez quittée 3 &vous eftes rendu in- capable de ce traittement. Et bien faifons la melme ordonnance de punition c jntre cette faute que contre la première ; le me fuis efloi- gnéde vous; Il faut que vous vous efloigniez auiTi de moy. Mais quoy? peut-eftre l'auez- vous des-j a fait , & qui fçait fi en cet efloigne- mentvousnemauezpoint plus offenfé? Po- fons toutesfois que la chofe foit égale. Puis donc que vous me voulez chaftier tout ainfî que ie vous offenfe , & non point dauanta- ge, à cette heure que ie retourne àvousauec defplaifir extrême de tout ce qui s'eft paifé, neftes-vous pas obligée d'en faire de meûne? Me voicy à vos genoux auec les repentirs les plus cuifans qu'vn Amant puiffe relfentir : eft-il polTible que voftrc courroux fe puiifè eftendre plus outre, & que le fouuenir de ce que ie vous

ay

Livre nevfiesme^ 6j$ ây efté ? ne vous efmeuue à me rendre le bon- heur duquel le fouuenirdes offenfes que vous auez opinion d'auoir receuës de moy m'a priué depuis vn fi long fiecle?Donc amour qui cil le plus grand de tous les Dieux, & qui cft lachofe du monde la plus forte, à ce coup cédera fa place à lofFence& au defdain, Ainfi dit Palemon,& défia Lconide & Chryfante fe preparoient de dire ce qui leur en fembloit , quand l'autre Berger fe hafta de leur faire en- tendre fes raifons de cette forte.

HISTOIRE

dv Berger Adraste.

IE vous coniure grande & puifTante Nym- phe ,& vous fage & vénérable Chnfante, defurfoirle Jugement que vous voulez don- ner îufques a ce que vous m'ayez oiïy 5 & vous fais cette adiuration parle plus fîneere , fidelle & patient amour qui iamais ait efté , afin qu'a- uec vnc plus grande cognoiffance de noftre différent 5 vous puiffiez mettre vne iufte conclufîon à nos peines 3 & inquiétudes. Fay aymé cette Bergère depuis le berceau :8c tant s'en faut que 1 aye iamais ceffé de l'ay- ^er3 que comme en toute autre chofe ie fuis toufiours allé crofîTanten la volonté que

Vu

674 La H- PA*TI£ d'AstIeî^ l'ay de luy faire feruice. Fay foufFert fes de& dains, fay patienté que fon amitié deuant mes yeux fuit toute à vue autre. La longueur du temps ne m'a point diuerty de mon dcfïcin , fes rigueurs ne m'en ont point diftraicr, ôden'ay peu toutesfois îufques îcy luy faire changer la moindre de fes cruautez. le fçay que les défa- neurs quelle me faifoit eftoient par elle mifes en conte de faueurs a Palemon , quenfemblc ils fe font mocquez de mon amour bc de ma pa- tience, & que trop cruellement elle ma mef- pnfé. Mais a quoy m'a f :ruy cefte cognoiffance finon à rendre ma vie plus fru&ueufe , & a r'en- greger dauantage mes mfupportables defplai- firsî Car ils on efté tellement inutiles à medi- uertir de fon feruice, que plus l'yr'encontrois dedifficultez&: de peines, plus fe renforçoit la violence de mon affection. Dieux quvn hom- m e atteint de.ee mal eft peu fage , & combien a- tilpeudepouuoir de rechercher guenfon, puis que mefme fa volonté n'y peut confentir .' Tous ceux qui me côfeilloient contre Amour eftoiet mes ennemis déclarez: &quoy que l'efperance mefme ne pût trouuer place parmy mes de- feftres, mon affection toutesfois s'eft-elle chan- gée ? s'eft-elle laffée ou feulement s'eft-elle al- lentie? Nullement, grande Nymphe 3 faime- rois mieux la mort que de diminuer ma flam- me de la moindre eftincelle qui me brufle. Elle ma veu fouuent fondre en pleurs deuant

Livre nevfiesme.1 67^

elle , elle m'a veu .tomber à fes pieds hors de fentiment. Mais ny mes pleurs, ny ma pro- chaine mort ,n ont nendauantage acquis en- uers elle , qu'vn mefpris & vne mocquerie, de laquelle vn îufte reffentiment m'eufl peu faire prendre vengeance fur Palemon, fi mon amour euft peu confentir que l'cufle voulu defpiaire à cette cruelle. Mais cette paffion de vengeance efioit trop foible pour me por- ter à femblable deffein 3 & quelque opinion quelle ait de moy 5 fi fçay-ie bien quelle ne peut en rien reprendre mon affe&ion, & que fans outrecuidance ie me puis donner le nom véritable D'AMANT SANS REPRO- CHE. Car la ialouiie n'a iamais trouuépla- ce en mon ame, comme elle a faict en ce trop aimé Berger , ny ïamais ie n'ay feulement auec le penfer , trouué nulle de fes actions mauuaifes. Amour me foit tefmoing que mefme les rigueurs que i'en receuois m'e- ftoient chères > quand ie me reflbuuenois qu elles eftoient agréables à cefte belle Do- ris, Et encores que ic n'aye point efté tant difgracié en mes autres fortunes 3 que quel- que Bergère peut eftre ne m'ait regardé de bon œil , fi fuis-ie tres-affeuré que ie n'ay point rendu de foibles tefmojgnages de ma fidélité. Audi Amour pour ne laiffer tans de defdains impunis , & pour n'abandon- ner entièrement fans fecoms vne Amour fi

Vu ij

e76 La II. partie d'Astree.' innocente &: pure que la mienne , ( encore» certes, que ce n'a pas efté a ma requefte,car ie ne luy demanday iaroais vengeance , mais aflez da patience feulement) a permis, com- me iecroy qu'elle ait relTenty des amertumes dont elle m'abbreuue depuis long temps, par le diuorce d'elle & de ce Beiger. Mais auant quePalemonlait aymee, depuis qu'il l'a ay- mée , quand il s'en eft efloigné, & quand il eft reuenu , qu'elle die fi elle n'a pas touf- îours veu vne extrême affedion en moy, & fi ïamais elle a recognu cette affeébon altérée pour quelque traittement qu'elle m'ait faift. I'ay efté le premier qui l'ay fer- me , ie fuis le feul qui ay toufiours conti- nué , & comment que ie fois traifté, ie k- ray le dernier qui conferueray cette volonté : pour le moins ce fera celle qui m'accompa- gnera dans le cercueil-

le ne luy remets point ces choies deuanc les yeux pour reproche, mais pour la venté feulement, vérité toutesfois que ie voudras bien vous pouuoir reprefenter auec des paro- les qui luy donnaient de moins fafcheufes fouuenances , car telles appelle-ie celles de mesferuices paffezpour elk. Etencor que fa cruauté ait efté telle enuers moy, fi faut-il que ie l'exeufe en quelque forte , puis qu'etont :n- gaeéeàPolemon,elle euft,peut-eftre offenfc fa fidélité défaire autrement, mais à cette heu-

Livre nîvfiesme. 6jy

re que Dieu mercy elle la quitté, quelle raifon peut- elle alleguer,pour couuerture de fa cruau- té,pnismefmeque dés qu'elle a commencé de parler deuant vous, elle vous a dit qu'elle auoit ayméPalemon, parce quelle auoit iugé cftre tresraifonnabledaymer celuy de qui l'on eft aymé.C'eii: fumant fon ingénient mefmeque le requiers le voftre, ôgrande Nymphe, vous iurant par elle-mefme qui eft bien le plus grâd ferment que îepuilTe faire, que ïamais beauté nydeftinnecauferent vn-plus grande , plus imcere3nyplus fidelle Amour que celle d'A- dulte enuen la belle Doris.

Adrafte finit de cette forte fon difeours, auec tant de démonstration d'vnc parfaite amour, que ceux qui roiiyrent refTentoient vne partie de fa peine. Et la Bergère Doris voyant qu'il ne vouloit plus rien dire , après vne grande reue- rence refpondit auec telles paroles.

Grande & fage Nymphe i ay beaucoup de regret pour le repos de ce Berger, que tout ce qu'il ,vous a dicl foit véritable, car il medef- plaiftbien fort qu'il foit mal traiété, pour l'af- feérion qu'il me porte , encores que vous iuge- rez bien m ayant oiiie qu'il n'y a point de ma faute, & que ç aefté luy feulqui opiniaftremet a pourfuiuy fon mal-heur. La première fois qu'il me déclara fa volonté, nous eftiorn tous deux fi ieunes , que mal aifément euft-on peu penfer,ny qu'il euft quelque reffentimetd'A-

Vu îij

6y% La II. partie d'Astre e,' mour, ny moy l'entendement d'en pouuoir comprendre quelque chofe. Si bien que ce qu'il m'en dit, ne m'efmeut non plusqu'vne perfonne à qui la chofe ne touchoit aucune- ment. Depuis il fit vn voyage aflez long, & à fon retour il trouua queie n'eftois plus mien- ne, m'citant défia donnée à Palemon. De for- te que fi à la première fois il auoit eu occafîon de fe plaindre de mon ignorance, à la fécon- de il en auoit bien dauantage de fe douloir de mon trop de cognoiffance. Mais de moy nul- lement: car vous plaignez-vous, Berger,quc n'eftant point capable d'Amour, ie ne vous aye point aimé? Accufez-en la Nature, accu- fez-enles Ordonnances, aufquelles elle nous a foubmifes. Et trouuez-vous eftrange que ie ne vous puiffe aimer quand ma volonté n'eft plus mienne ? Il faut que vous en fafîîez de mefme de ce que ie n'ay qu'vn coeur , que ie n'ay qu'vne ame, & quvne volonté. Mais vouspouuezauec plus de raifon vous plain- dre, f & c'eft ce me femble la feule plainte que vous deuez faire; que vous foyez venu vers rnoy trop toft , & que vous y foyez retour- né trop tard , parce que quand vous diètes que ie ne vous ay iamais regardé qu auec def- da n, & que fay efté fi retenue à vous fa- uorifer , fi vous preniez bien mes actions, vous cognoiftriez que vous m'auez plus d'obli- gation en cela, que fi i'auois fai£t autrement

Livre' nevfiesmh. 679

Car fi vous eufliez rcceu quelque fatisfacticn de moy,iugez à quelle extrémité voftire Amour fuft paru enue, puis qu'ayât vlé enuers vous de tant de rigueurs, vous la reileiuez touresfbis U grande. Et vous reffouuenez , A dralte , que les faueurs que vous eufliez receués de moy3euf- fent efté plufioft rengagement que foulage- ment de voftre mal. Outre que mefme elles ne vous pouuoient élire accordées fans beaucoup offenfer la fincere amitié que fauois promife àPalemon. Que i'aduoiïe qu'il foi t iufte d'ay- mer qui nousayme5ie ne dis pas "qu'il foit îniu^ fie de n'aymer pas tous ceux qui nous afre&iô- nent,autremétil n'y auroit point de fidélité ny d'arTeurâce en amour,& vous mefme 5 s'il efloit ainfi,deuriez élire obligé de rendre à la Bergère Bybliene,qui meurt pour vous, vne amour ré- ciproque mais fay blé voulu dire quvne fille fe trouuât libre de toute autre afFeétion, peut fans reproche aimer celuy qui l'aime, s'il n'y a point d'autre occafîon de haine que celle Amour : or en ce qui fe prefente entre vous ôc moy3 il n'y a rien fernblable>puis queftat engagée ailleurs, ie ne pouuois faire vne nouuelle amitié auec vous fans la ruine de celle que fauois défia. Si ie vous l'ay diflimulé,ou fi ie vous ay entretenu de pa- *oles,pleigncz-vôusdemcy,carceferaauecnu- fon:mais fi ie vous en ay toufiours parlé fort fri- chemët, que ne recognoiifez-vous i'ohligaticn que vous m'en auez? &ne vous arreftez pointa

Vu uï)

£go La II. Partie d'Astree] celles que ie vous ay pour m'auoirfi longue- ment aymée, ne vous ay-ie pas mille fois fup-, plié, coniuré,voire commandé autant que fay 0:1 d'authorité fur vous, que vous miiTiezfin à cette affeûion : & lors quauec pius de violence ie vous en ay requis, ne m'auez-vous pas touf- jours refpondu que vous le feriez ,fi vous pou- uicz viure, & ne m'aymer point ?Si vous auez continué, n'a ce point efté pour voftre confide- iràtion, &: non pas pour la mienne : Mais gran- de & fige Nymphe 3 voicy félon que fay peu confîderer par fes paroles 5 ce qui l'a dauantage deceu. Il a penfé , fans doute, que l'affection queieportoisiPalemon, eftoit la feule caufe quim'empefchoit d'auoir chère la fienne, & d'effectil n'a point feeu pluftoft les dilTentions de ce Berger & de moy 3 qu'incontinent le voila enflé d'efperance de paruenir a ce qu'il auoittantdefiré , &: pour n'en perdre l'occa- /îomm'a tellement prefTée depuis ce temps-là, qu'auecraifon,ielepuis pluftoft dire mon en- nemyque mon amy, voire fi ia diferetion ne m'empefchoit, pluftoft importun que feruiteur. Mais il a bien ef deceu par cette opinion, & n'a pas confideré que iamais cette amitié ne feper- droit , que ie ne perdiffe enfemble tellement toute puiffancç d'ay mer, qu'il ne feroit plus en moy d'en reffentir les effedts.

Ainfî paracheua Doris , Adrafte vouloit ré- pliquer^ luyfemblant d'auoir beaucoup de rai-

Livre nevïies me! 68i

fons pour alléguer au contraire 3 quand L eoni- deluy fit figne de la main qu'il fe teuft, & ti- rant a part Chryfante,Aftree3 Diane, Philis, Madonthe&Laonice, leur demanda de quel aduis elles ettoient : mais parce qu'elles furent long temps a fe refoudre ,& que ces Bergers qui nettoient point appeliez à leur confeil ne pouuoient demeurer fans rien faire, Hylasfut lepremkr,qui s'addreffant à Dons,Ii n'y a que vous au monde, luy dit-il 3 qui vous fafchez d'eftre trop riche. Comment l'entendez- vous? refpondit elle: le veux dire, adioutta Hylas, que vous ne deuez pas feulement receuoir ces deux Bergers qui vousayment (pour tefmoi- gnage que vous eftes belle: ) mais tous ceux en- cores qui fe voudront donner à vous : car c'eft honneur à vne fille d'eftre aymee & recher- chée de plufîeurs , outre la commodité qui s'en peut retirer. le croy, refpondit froidement Doris , que cela feroit bon pour celles qui veu- lent eftre ettimees belles , & ne le font pas 5 ou bien qui préfèrent cette vanité , dont vous par- iez à vn repos, àc vnfolide contentement. Si cclï bien d'eftre aymee , répliqua Hylas, plus vous le ferez 6c plus vous aurez de bien, &ifi c'eft mal 3 adioutta Doris, plus îe feray aymee, &p'us iauray de mai. Il eft vray, reprit Hylas, mais qu'elle apparence y a-t'il , que ce foit mal d'eftre aymee de pluiîeurs? Il nous hayflent à la fin, refpondit - elle. Ouy bien, repartit-il.

6%l La II. partie d'Astkee, fi vous ne le contentez. Comment, adioufta Doris,enfatisfaireplufieurs, puis qu'il eft im- pofïïble'd'en contenter vn feul? Et quoy,conti- nuaHylas, vousn'eftimez point dauoir plu- sieurs feruiteursr' Ils deuiennent en fin nos en- nemis, dit la Bergère, de lors qu'ils nous au ment, ils nous importunent plus qu'ils ne nous profitent. Il faut , adioufta-t'il , auoir foin de les con fer ucr : la peine > répliqua Dons , furpaiïe le plaifir. Si eft-ce, continua le Berger, que les Dieux ne fe fentent point importunez que plufïeurs chargent leurs autels de Sacrifices. Il eft vray , refpondit elle maisc'eft auiTi vn par- ticulier priuilege des Dieux, de pouuoir faire du bien à plufîeurs , fans fe donner de la peine. Il me femble , dit Hylas , que puis que l'amour dépend de la volonté, &: que puis que la vo- lonté s'eftend à tout ce qu'il luy plaiit, il ny a pas grande peine d'aimer diuerfes p:rfonnes. Les amants de ce fiecle, refpondit-elle-, ne fe contentent pas de la volonté , ils veulent porte - der en cflfedL Et quand cela ne feroit pas , ie nelaiiTerois de croire împoiTiblc, que la vo- lonté fe puiffe en mefme temps donner toute à des perfonnes fepauees. Il faut , repliqua- t'il, ne leur en donner quvne partie. C e.l, refpondit la Bergère, ce que ie crois encores plus impoffible: Et quand il fe pourroit ,puis que l'amour d'vn feul eft fi pénible , que feroit- ce d'vne fi grande multitude ? Vous n'en veu-

Livre nevfiesme. 685

lez donc aymer qu'vn ? Vn5refpondit- elle, efl encores trop, c'en; pourquoy ie n'en veux point du tout. Et vous Bergers , dit Hylas, s'addref- fant àPalemon, & aAdrafte, que dites vous la deffus ? nous faifons bien paroiftre , di£t Pa- lemon, que nous auons la mefme opinion. Comment, dit Hylas, Ton n'en peut aymer qu'vn? Encores moins, refpondit Palemon, puis que nous fommes mis deux pour en ay- mer vne.

Les difeours d'H ylas euffent bien continué dauantage,fi la Nymphe en s'en reuenant auec toute fa troupe, ne leseuii interrompus. Elle fe remit donc en fa place, & chacun ayant re- pris la fîenne , elle parla de cette fojrte.

IVGEMENT DE LA NYMPHE

L E O N I D E.

Ncores que nous remarquions en ces différents, qui font entre nos j^lj fite§$ mains., plufieurs accidents qui fem- ^&>^i blenc eftre cotraires entr'eiiXjfi eft- ce qu'il n'y a rien qui côtretiienne à l'amour5car il n'eft pas plus naturelalaflamedefe mouuoir & d échauffer, qu'a l'amour de produire ces dif- fentions encre ceux qui aimét 3 & qui voudroit les ofter d'entre les amants nentreprédroit pas vne chofe moins împolTible que s'il vouloir

684 La II. Partie d'Astrïl ofterle mouuement & la chaleur à la fiame. D'autre cofté, confîderantquecen'eftpas ay- mer que de ne fe donner entièrement à la per- fonne aymee , nous ne pouuons penfer que ce nefoitvneefpecede trahifon défaire part de fbn affe&ion à quelque autre. Ceft pourquoy toutes chofes longuement débattues & fige- raient confiderces, nous difons 5 Que celuy fe- roitiniufte5qui îugeroit que l'amour fe deuc perdre pour vne chofe qui luyeftfi naturelle, ou fediuiferà pluficurs pour quelque confide- ration que ce foit: & nous déclarons que les dif- fentions & petites querelles font des renouuel- lemens d'amour, Et que de diuifer ou changer vne affe&ion eft crime de leze-Majefté en Amour-.Etenconfequence de cela, nous or- donnons queDorisay m cra Palemon, & que Palemon toutesfois affeuré de la bonne volon- té de Doris^îuy donnera à l'aduenir de meilleu- res preuues de fon affe£tion3 que celles de fa ia- loufîe, qui à la venté eft bien figne d'amour. Mais comme la maladie eft figne de vie : car non plus que fans la vie on ne peut eftre mala- de, fans amour aufllon ne peut eftrc ialoux: toutesfois comme la maladie eft tefmoignage d'vneviemal difpofee, de mefme la ialoufie rend prcuue d'vne amour malade. Et Doris pardonnante receuant Palemon en Ces bon- nes grâces en oubliant tout ce qui luyaura de- pleu, confiderant que l'amour qui eft vne tres:

Livre nevfiesmf^ 68y violente pafIion3fait commettre plufieurs cho- fcs qui ne feroientpas approuuees de celuy qui les fait , s'il n'efîoit atteint de cette maladie. Mais pour éuiter les defplaifirs quelle a reffen- tis par le paffé , nous voulons qu'ainfi que Do- ns traitera Palemon 5 comme la perfonne du inonde qu'elle aymera le plus, de mcfme Pale- mon tienne Dons pour celle qui aura le plus de pouuoir fur fa volonté,d autant que lapuiflan- cequi panche tout d'vn cofté, encor qu'elle foitpermife volontairement , tombe en fin en Tyrannie. Et quant à l'infortuné , & patient Adrafte:nous ordonnons qu'il eflife d'eftre à jamais exemple dvne iîdelle & infrudtueufe af- fection, en continuant celle qu'il porte à Do- ns fans efhreaymé, ou rompant fes premiers liens par l'effort du defpit ou du defefpoir, il fa- fatisfafle à l'amitié de celle dont il eft aymé.

Tel fuft le îugement de la Nymphe 5 qui en mefme temps fît trois effets bien differens en ces trois perfonnes, en Palemon d'extrême contentement 3 en Doris d'vn eftonnement fi grand , qu'elle demeura fans parler : mais en Adrafted'vn fi prompt faififlement d'efprir3 qu'il felaiiTa choir en terre comme mort : de forte que cependant que Palemon auec mille paroles confufes &mal agencées, effayoit de remercier fon îuge d'vne fi fauorable ordon- nance. Doris fans dire mot, tenoit les yeux en terre, comme ne fçachant fi elle deuoat en citre

6§6 LaII. Partie d' Astre e, aife ou marrie : Et Adrafte couché dcfon long, quoy que fans fentiment , ne laiiTbit d'en eau- fer vn fi grand de fon ennuy en ceux qui le re- gardoienr, que Dons mefme en fut couches de pitié. Toute cefle trouppe accourut àluy, & lu y rapporta tout le fecours qui fut poffi- b!e 3 & le voyant reuenu , Leonide accompa- gnée d'Aftree ?& de fes compagnes, les laiiTa tous trois: mais ils ne furent pas long temps enfemble : car incontinent après , Palemoh prenant Dons fous les bras, s'en alla du cofté de Mont- verdun, & Adrafte les ayant accom- pagnez quelque temps de l'œil, & commen- çant à les perdre entre quelques arbres, Or aU lez, dit-il 3 plus heureux que parfai&s Amants, allez & iouyffez de voftre bon -heur &: du mien 3 cependant que contraint par vnc trop iniufte ordonnance firay payant de mes lar- mes durant le refle de ma vie , 1 e bien que vous pofTederez. Ces paroles furent les dernières qu'il dit de long - temps d'vn mgement bien fain: car depuis fon efpnt fetroubia, de forte qu'il en perdit l'entendement 5 & fît des folies ii grandes 3 que ceux mefmc qu'il faifoitrire nepouuoients'empefcherd'en auoir compaf- fîon. Hylasquinetrouuoit point de îuftice au iugement que la Nymphe en auoit fait, foufte- noit contre tous que ce différent ne pouuoit eftre terminé plus equitablement. Et parce que Leonide & Paris nlgn or oient pas l'humeur

Livre M-EVl-lESifl* 6$7

ce Berger , ils furent bien aifes pour paffer le temps de le faire parler, & Pans à ce dclTein prenant la parole: Il me femble,dit- il, ma feeur, que vous auez faicl vn grand tort au pauurc Adraftc, &que vous pouuiez bien ordonner quelque choie de plus doux pourluy. Neft-ii pasvray,Hylas? Quanta mov, refpondit le Berger, iecroyqueleCiel a voulu punir par cette îniufte ordonnance, la fottife d'Adrafte, autrement il n'y auoit apparence qu'il fût con- damné de cefte forte. Maïs l'aduoue que l'im- prudente & fotte pafTion à laquelle il s'eftlaiffé conduire fi longtemps, ne mentoit pas vne moindre punition. Voyez Hylas, refpondit la Nymphe , combien nous fommes différents d'opinion : tant s'en faut que l'amour qu'jl-a portée auec tant de confiance à Doris , & con- tinuée auec tant d'opinialtreté, me femblepu- nilTable.qu'iln'ya rkn que ie loue dauantage enluy, &celaacftécaufequeieluy ay permis delà pouuoir continuer s'il îuyplaift. Voila,dit Hylas^vnepermiiTionbienfauorable&aduan- tageulV.il vaudroit autant que vousluy euffiez permis de prendre toute fa vie vne peine tres- inutile. le tiens, quant à m oy, quec'eften cela que vous luy auez efté trop rigoureufe,& s'il en euft appelle à moy, & que i'en cuife eu la puiffance , ie fçay bien que l'euife reuoqué vo- ftre iugement. Et quel euft efté le voftre , dit la Nymphe en foufriant , le les eufle , dit Hylas3

688 La II. partie d'Astree." rendu tous trois contens. le m affaire ", inter- rompit Syluandre, que cette ordonnance fera bien digérée, 6z qu'elle rendra preuue d'vn bon iugement. Il n'y a point de doute, dit Hylas, auec vn hauffement de telle, que qui voudra s'amufer aux mélancoliques humeurs de Syl- uandre, ne mgera iamais biendel'amoutfmais fi on veut regarder iainement pourquoy c'eft que l'on ayme, on dira que Tay raifon , &: que DorL 5 Adrafte & Palemon pouuoient eïtre tous trois contentez. Et comment fe pouuoit faire cela ? refpondit la Nymphe: En ordon- nant , répliqua Hylas , que Doris les aymaii tous deux 3 & que tous deux la feraiflent: car parce moyen ils euffent eu ce qu'ils deiîroienr, qui eftoit d'eftre aymez d'elle , & elle eneufl: efté mieux feruie. Il ny euft celuy qui pûft s'empefeher de rire , oyant vn tel iugement, & Leonide plus que les autres , de forte que s'ad- dreffantaelle ,11 femble, dit-il, grande Nym- phe J que vous vous mocquiez de moy. Tant s'en faut, dit-elle , il femble bien mieux Hylas que vous vous mocquiez de nous. Excufez-le, Madame, interrompit Syluandre, il en parle félon fa penfee. Si la voftre , dit-il , s'addrefTant à Syluandre prefque en choiere eft différentes la mienne , vous penfez tres-mal , & voudrois bien fçauoir fur qu'elle raifon vous pouuez vous appuyer pour blafmer cette ordonnance. Syluandre luy refpondit froidement: Lefens

commun

Livre nevfiesme.1 £89 commun nous apprend que ce que plufieurs poffedent n'eft à perfonne entieremenr.Si plu- sieurs poffedent la bonne volonté de Doris, ny Adrafte, ny Palemon n'en auront que leur portion : mais en Amour n'en auo*r qu'vne partie, c'-eft n'en auoir rien du tout, Diane pre- nant la parole 3ÔC s'addrefTant à Syluandre. Pourquoy , dit - elle , parlez- vous de celte for- te à Hylas, ? ne fçauefc-vous B erger, qu'il n'en^ tend pas ce langage ? A la vérité, reprit Hy las, vousauezraifonde vous en meiler aufTi: car peu t eftre Syluandre n'a pas affez de babil pour confondre luy feul tout le refte du monde : & puis fe tournant vers Leonide. Ouyftes-vous iamaK3dit-il5 grande Nymphe, vne plus fauiTe opinion que celle de Syluandre? N'auoir qu'v- ne partie d' vne chofe c'eft n'en auoir rien du tout, &-quiiugeraque dans vne tafTeilnyayt point d'eau 3 parce que toute lamef n'y eft pas? Ievoudrois bienfçauoir quel eft le fens com* mun qui luy apprend vne chore fi faufle, Syl- uandre luy refpondit , fi l'amour comme Feau pouuoit eftre diuifee, & demeurer toufiours amour, vous auriez quelque raifon: car l'eau eft de telle nature qu'vne feule goutte eft aufli bien eau que toute la mer , & toutes les iburces cnfemble: mais l'amour au contraire n'eft plus Amour, aufTi toft que la moindre partie luy defFaut : & pour faire voir que ie dis vray* l'amour confifte principalement en l'affe&ion, 2. Part. Xx

6$o La II. partie d'Astreî, extrême , &: en la perpétuelle fidélité, fi nous4 oftons quelqu'vnedeces parties , ce n'eft plus Amour, &: îecroy qu'il n'y a perfonne en la compagnie, fi ce n'eft Hylas qui nel'aduoùe. Et que fera-cc donc? dit Hylas. Ce ne fera, refponditSiluandre ,1e contraire d'amour: car fi l'extrémité deffaut à l'affection, telle affe- étion n'appartient non plus à l'amour que le froid au chaud, &fi la fidélité manque a l'ex- trême affecl on, c'eftvnetrahifon, &: non pas vne Amour. Que fi la fidélité y eft, mais non pas continuée, ou pour mieux dire , perpétuel- le jcen'eft pas fidélité, mais perfidie. Voyez donc, Hylas j & confeiTez que l'ay eu raifon de dire, que qui n'auoit qu'vne partie d'Amour n'en auoit nen du tout. Que s'il eft vray que l'amour foit quelque chofe d'indiuifible, com- ment euft-il efté raifonnable d'ordonner a Do- ris qu'elle la diuifaft pour Palemon, & pour Adrafle ? A la fin de fes paroles, Paris reprit ainfi froidement. Il me femble, Hylas, que nous auons la raifon de noftre collé , mais que Syluandreparfesdifcours s'acquiert l'opinion de toute la troup e qui le fauonfe : & faut que îe confefie,quefivous ne luy refpondez, îeme fens prefque contraint d'auoiier ce qu'il dit. Gentil Pans, dit Hylas, quoy que Syluandre en die, & quoy que vous en croyez, la ve- nté ne fe changera pas : & quant à moy ic fçay bien que l'expérience eft plus certains

Livre Uzvvizsuz: è$i Êjue les paroles. Or Sylnandre n'a que des paroles pour preuuerce qu'il dit: & moy i'ay les effedts ôc l'expérience fi familière , que îe n'en veux point chercher de plus efloignee qu'en moy-mefme . Car i'eh ay aymé plu- fieurs tout à la fois3 & fcay fort bien, quoy qu'il vueille dire que véritablement ie les aymois, &pourquoy Doris n'en pourroit - elle faire de mefme ? Il y a plufieurs pérfonnes , répliqua Syluandre , qui penfent faire des chofes qu'ils ne font pas: touslesartifans3 mais plus encor tous ceux qui s'addonnent aux fciehces 5 & aux arts qui ne font point mécaniques 5 ont opi- nion de faire très-bien ce qu'ils font , & y en a fort peu qui ne iugent leur ouurage plus beau & plus parfait que celuy de tout autre, &: tou- tefois on voit bien , &: qu'ils fe trompent^ & qu'il y a bien fouuent de très-grandes imper- fections: mais l'amour de foy-mefmequi cil prefqueinfeparabledu jugement j ouùre ordi- nairement les yeux à chacun en ce qui le tou- che. Il en faut autant dire de Hylas, qui penfc de bien aymer : & toutefois en efl vn fort mau- ùais ôuurier,& par ainfî qui voudra bien aimer, s'il ne veut errer, ne prendra iamâis fon pa- tron fur luy. Et fur qui donc ? interrompit Hy- las,fera-ce point fur vous? Si quelqu'vn3 réf. pondit Syluandre, le vouloit bien reprefen- ter , le Patron que vousdittes, feroit trop dif- §cilc > & ne crois pas que perfonnclepuiffe

Xx i)

66i La IL partie d'Astreè.'

que Siluandre fcul. Voila > luy refpondit Hy- las, vne des plus grandes outrecuidances que l'amour de ioy-mefme puifle produire. Que vousfeulpuifïïezbienaymer? le dis, répliqua Syluandre , que mon amitié cil parfaite, & que vousnefçauriez y trouuer rien à reprendre, & de plus que vous ne fçauriez m'en propo* fer vn autre qui le (bit dauantage. Voyez, s'ef- criaHylas, quelle outrecuidance eft celle de ce Berger , luy feul fçait aymer , c'eft luy qui donne les loix à l'amour, qui l'a faiâ venir du Ciel parmy les hommes , & qui mefure la grandeur & perfection de nos volontez. Belle Nymphe j fi ce ne vous eft chofe ennuyeufe, permettez -moy que ie luy monftre fon er- reur, & lors enfonçant fon chapeau,& releoant vnpeulaiflequi luy couuroit le front, met- tant vne main fur les coftezj & de l'autre ac- compagnant par des geftes la violence de fi parole , il luy parla de cette forte. Tu dis deux chofes Syluandre , IVne que ton affection eft parfai£te3&nepeuteftreprife, & l'autre que ie ne t'en fçaurois propofer vne plus accom- plie. Refponsmoy pour la première. A ce qui eftparfai£tpeut-on adioufter quelque chofe? le m'afleure que tu diras que non , car s'il fc pouuoit, la chofe auroitmâqué auparauant de ce qu'on yauroit rapporté. La chofe à laquel- le on ne peut rien adiouftef, doit eiire venue à fon extrémité; Et par ainii A feue aduoiier que

Livre xtvïitsui. 6$\

tout ce qui cil parfaitt eft extrême. Or fi ton affe&ion eft parfaite 3 on n'y peut donc rien adioufter 3 & ne fçauroit fe rendre plus grande quelle eft , ny plus accomplie. Dy moy donc maintenant 3 Qu^eft - ce qu'Amour ? n'eft-ce pas vn defir de beauté ,& du bien qui deffaut? mais fi ton amour eft defir du bien qui défaut, aduoiie par force qu'on peut adioufter à ton amour quelque chofe quelle n'a pas: de plus tu dis quelle ne peut eftre repnfe. Si ie te de- mande que c'eft que tu aymes 3 tu refpondras que c'eft Diane: & fipaflant plus outre ie m'en- quiers qui eft cette Diane 3 tu diras que c'eft la plus parfaite Bergère du monde. Or refponds moy; Si cefte Bergère eft auffi parfaite que tu l'eftimes 3 n es tu pas bien outrecuidé, do- fer aymervne telle perfë&'on, puis qu'il faut qu'il y ait de la proportion entre l'Amant & l'aimé? carie ne croy pas que ta prefomption foit telle qu'elle te perfuade que tu fois auflï parfait comme tu Teftimes. le m'affaire que tu me voudras reprédre de mefme faute, pour- ce que i'aime Philis 3 que tu diras auoir beau- coup plus de perfection que moy : mais ie fuis de contraire créance à la tienne, première- ment parce queie ne tiens pas telle que tu dis ta Diane: Faduoue bien qu'elle a de la beauté &: du mérite, mais auffi ne fuis ie pas fansl'vn ny fans l'autre. Elle a de l'efprit 5 l'en ay auffi. Elle eft fage3 ie ne fuis pas fol. Bref elle eft

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694 La II. partie d'Ast^eeJ Bergère, ie fuis Berger, & fi elle eft Philis, ie fuis Hylas ,n'yat'il pas quelque conformité entre nous ? car tout ainfî que ie ne vaux pas qu'vn autre ne puiffe valoir dauantage : auflî n'eft-elle pas fi belle quvne autre ne la puiffe eftre plus: de forte que ie puis dire pour refpondre mefme à ce que tu m'as demandé , que ie te propofaffe vne plus par- faite amour que la tienne. Que fi quelquvn veut bien aymer 3 il faut que ce foit comme Hylas, &: non pas comme Syluandre. Car à quelle occafion ayme t'on,finon pour auoir du contentement? Mais quel plaifirpeuuent auoir ces mornes & penfifs Amants qui vont con- tinuellement ferrez en eux mefmes, fe ron- geant l'efprit& le cœur, auec cette chimère de confiance ? Diane, nous dira Syluandre, ne m aime point : elle en ayme vn autre, & me mefprife: maisienelaifferay de l'aimer &: de la feruir ,de peur d'eftre dit inconftant. Philis, nous dira Hylas,ne m'aime point : elle en aime vn autre, & me mefprife , pourquoy nexhan- geray - ie pas cette ingratte & mefeognoiffante, pour vn autre qui m'aimera & mefprifera quel- que autre pour moy ? Sera-ce de peur d'eftre taxé d'inconftance ? khi mes amis , dites moy quelle befteeft- ce que cette inconf tan ce ? qui a t'elle deuoré? pubien quelle maladie caufê- t'elle, & qui eft-ce qui en eft: mort, ou quel frère ou père a iamais eu pecafion d'en porter le

Livre Nevfiesme. £95-

dueil ?Ceft vne imagination, ou pluftoftvne inuention de quelque fine Amante, qui fe voyant deuenuë laide , ou prefte à eftre chan- gée pour vne plus belle quelle n'eitoit pas, mift en auant cette opinion & la fifl croire pour quelque chofe de tres-mauuais. Et faut il qu'va homme d'efprit s'yabufe, & qu'il paffe fans fubiecl: tout fon aage en trauaillant fans élire foulage : Appellera -ton cela Amour & con- fiance, oufiauecplus deraifononneluydoit point pluftoll donner le nom de folie ? Quoy, îanguir dedans le fein dvne vieille & ingratte mailtrefle: ô 1 erreur indigne d'vn homme d'efprit & de courage .' Quand on dit vieille,ne s'enfuit-il pas deneceiïité, aide : que elle efl vieille & laide, eft leiugement qui la tien- dra pour élire aimable? Et quand on dit ingrat- r^n'eft ce pas autant que trompeufe, perfide3&: defdaigneufe? Mais fi elle eft telle, eft le courage , qui pourra fouffrir de fe foufmettre à vne fioutrageufe & indigne perfonne.' Que Siluandre ne me demande donc plus en quoy l'on peut reprendre fon amour 3 & l'on en peut^trouuer vne plus parfaite,puis que ie m'af- feurc qu'il n'yaperfonne en cette trouppe qui ne luy die , Hylas ay me , àc Hylas feul fçait ai- mer en homme d'efprit &: de courage.

Le Berger inconftant finit de cette forte , s'eftant tellement efmeu par fes propres rai- fons3 qu'il eneftoittouten feu: chacun foufrit-,

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696 La IL partie d'Astree; ôl tourna les yeux fur Siluandre pour ouyr ce qu'il diroit,&luy pour leur fatisfaire refponeic froidement de cette forte.

le penfois, Madame, deuoir parler à vn Ber- ge^ & en prefence des Dames & des Bergères, mais à ce que ie vois, ceit à vn de ces Ora- teurs, qui haranguent deuant les auteL de l'Athenee de Lyon,tant Hylas s'en: laifle tranf- porter à fon bien dire. Si voudrois -ic bien toutesfois (voyez combien ie fuis affairée de labontédemacaufe)que celuy de nous deux qui fera condamné fuit aufll rudement chaihé, queceuxquiontlahardiefle de parler deuant ces autels facrez, que Ton contraint ayant efié vaincu, d'effacer leur harangue auecla langue, ou d'eftre plongez dans le Rofne. Cela neft pas raifonnable, interrompit Hylas, & fi l'en eufle efté aduerty des le commencement Teuf- fc pris des luges qui ne m'euflen t point efté fuf- pe£h, & à tout hazard l'eufle fait mon difeours de moins de paroles, afin pour le moins den'a- uoir pas tant de peine s'il le falloir effacer. Et comment, dit la Nymphe,vous nous iugez fuf- peftes & pourquoy auez vous cette opinion de nous :Parce,dit Hylas , que vouscroyez toutes Siluandre comme vn oracle, & fous prétexte qu'il a efié quelque temps aux efcoles desMafTi- Jiens.vous admirez tout ce qu'il dit,& vous fem- ble qu'il a toufiours raifon. Non, non, Hylas, repnt incontinent Siluandre, ne refufe pointée

Livre nevft îsmî! 697

iugemènt de cefte grande Nymphe, nydela vénérable Chryfante , & te reflbuuiens queles Dieux auiïi ont ordinairement les pardons , de lesbien-fai&senla main, que la luftice , & les chaftimens. Mais , diSt Hylas , ces Bergères de qui la conditionne les appr jche point dauanta- ge des Dieux que nous,y ont leurs voix , enco- res qu elles ne îugent pas feules. Ha , Hylas, ad- ioufta Siluandre , tu offences leurs mérites & leurs beautez, qui peuuent bien les efleuer en- core plus haut que la condition la plus releuéc qui foit en terre. Mais ne crain rien , Berger, car ie voy bien qu il n'y a perfonne icy qui fe dit pofe a la rigueur, & tout le chaftiment que tu en dois attendre, c'eft feulement lacognoif- fance de ton erreur.

Tu dis donc, Hy'as, qu'il n'y a point d'a- mour parfaire, fansl'acquifition du bien déli- ré, parce qu Amour n'eft quvn defir du bien qui deffaut. Mais, Madame , auant que deref- pondreà ce Berger, il faut que ie vous fupplic tres-humblement dem'exeufer fi pour defeou- urir les fubtilitez , ie fuis contraint dVfer de quelques termes qui ne font gueres accouftu- mez parmy nos champs! 1 m'y contrainft com- me vous voyez, & me force pour fouftenir la vérité de parler de cefte forte. Or refpond-moy donc Berger, Defîre-t on ce que Ton poffede? tu diras que non, puisque le defir n'eft que de ce qqi défaut : mais fi l'Amour a comme tu dis,

6yZ La IL partie d'Astrie! n'eft quvn defir , ne vois-tu pas que poffeder ce que i on defire , c'eft faire mourir l'Amour^puis que perfonne ne defire ce quelle poftede?Et comment3adiouftaHylas,on nayme point ce queTonpoiTedePiî cela eft l'ay me mieux que tu aymes 3 & que ie nayme point, afin que tu délires , & que i e poiTede. Ce nefî pas 3 refpon- ditSiluandre3ce que ie dis ,mais c'eft pourre monftrer que l'amour n'eft pas feulement le defirdelaporîeflîon, comme tu nous voulois perfuader 3 & qu'au contraire celte pofTeflion la fai£t pluftoft mourir que viure. Si ce n'eft, re- pliquaHylas j ce qui l'afaict viure 3 c'eft pour le moins ce qui luy donne fa perfechon.Ce n'eft pointeela çncores , dit Siluandre 5 car elle n'eft nullement neceffaire pour parfaire l'amour, tout ainfiquvn Diamant, eftaufli parfait Dia- mant auant qu'eftre mis en œuure 3 qu'après que l'artifan l'a poly , parce que fi la perfection, de l'Amour defpendoit de cette ioiïyflance3il ne feroit au pouuoir de celuy qui ayme d'aymer parfaitement , puis que cette poflTefiion ne defpend de luy3mais du confentement d'vn au- tre , &: toutesfois l'Amour eftant vn acte de vo- lonté qui fe porte à ce que l'entendement iuge bon , & la volonté eftant libre en tout ce qu'el- le fait 3 il n'y a pas apparence quecefteadtion qui eft la principale des fiennes defpende d'au- tre que d'elle-mefme.

Maisfoitainfi qu'Amour ne foit qu'vn de-

Livre nevïiesmi! 699

/îr, pour cela faut-il conclure comme tu fais, àfçauoir, quelle fe peut augmenter en iouyf- fant de ce que l'on defire ? au contraire fi tu le çonfiderc , tu diras que l'amour en eft moindre, par ce-que tu fçais bien que noflre ame reffem- ble en cecy à l'arc , &: tout ainfi que plus la cor- de efl: tendue , & plus il îette la flefche auec vio- lence 3 de mefme noftre ame pouffe bien auec plus de violence les defirs dont les effefts luy font mal-ayfez & deffendus , que ceux dont l'accompliffement efl: en fa puiffance. Que les defirs s'amoindriffent quand ils font faciles, à plus forte raifon quand ils ferprît affouuis* maïs fi l'Amour n efl: qu'vn defir, comment peux-tu penfer qu'il augmente par la poflef- fîon qui diminue le defir ?

Ne dis donc plus , Hylas, que mon amour eftant vn defir ne peut eftre parfaifl: fans la pof- feffion, & ne m'oppofe plus pour m'aceufer d'arrogance qu'il faut qu'il y ait de la propor- tion entre Diane &moy, car fi tu nies quel' ho- me doiueaymerDieu, îe t'accorderay ce que tu dis:maisiîtuaduoiiesquec'eft yn des pre- miers commandemens qui nous fait , ie te de- manderay, Berger ,quelle plus grande difpra- portion y a-t'il entre Diane & moy 5 que celle qui efl: entre le grand Thautates, & Hylas :&: pour te fortir d'erreur 3 il faut que ie t'explique encoresce fecret myftere d'Amour. Nous ne pouuons aymer que nous ne cognoiflions la

yoô La II. partie T>yAsr%iil chofe que nousaymons. O.» s'efcriaHylas,com- bien eft faufîe ceftepropofition / Fay aymé plus décent Dames , ouBergeres, & ie n'en cognus iamaisbien vne, & pour preuue de ce que ic dis,auffi-toft que ie les trouuois ingrates ou def- daigneufes > ie les laiflbis , & me retirois tout en colère de ce que ie les auois eftimées autres que iene les trouuois pas. Ceftc preuue que tu as faite ,re(ponditSiluandre3 eft celle qui te doit faire auoiier ce queie viens de dire. Car tu ay- mois ce que tu ne cognoiflbis , c'eft à dire, qu'ayant opinion qu'elles euflent les perfe&iôs que tu ïugeois aymables , tu les aymois3 mais ayant recognu la ver ité,tu as laifle de les aym er, & par la tu vois que la cognoiflance de la per- fection que tu t'eftois imaginée , eftoit la fource de ton Amour, & à la vérité 3 fi la volonté dont n'aift l'Amour ne fe meut iamais quace que l'entendement iugebon, n'y ayant pas appa- rence que l'entendement puifle iuger d'vne chofe dont il n'a point de cognoiflance ; ie ne fçay comment tu te peux imaginer quon puif- fe aymer ce qu'on ne cognoift point. le t'auoiic- ray bien tout esfois que tout ainfi que la veuèfc trompe quelque fois, de mefme l'entendement fe peut deceuoir , & iuger aimable ce qui ne l'eft pas: mais tant y'a que 1* Amour vient de la co- gnoiflance, foi t- elle faufle ou vraye. Or cela cftant ainfi, n'as-tu pas appris dans les efcoles desMafliliens,que l'entendement qui entend

Livre nevfïI'sme! 761

& ce qui eft entendu , ne font qu vne mefmc chofe.?Et me dis , Berger, puis que i'ayme Diane, & que ie ne la puis aimer fans la cognoi- ftre,quelle plus grande proportion peux-tu de- fîrer,que celle qui eft entre deux chofes qui n'en font qu vne ? Te voicy reuenu, dit Hylas , d ou tu partis hier au foir : Et quoy , Siluandre , tu es encores Dianecomme tu eftois hier ? vrayemét Diane , dit-il , fe tournant vers elle , vous eftes vn beau garçon, & vous Siluandre , continua- t'il , s'addreffant au B ergér , vous elles vne belle pucelle. Croy-moy , Berger, que pour peu que tu continues, ta compagnie ne fera point defagreable , & que tu rendras vn fol aufli plai- fant que iamaislaFôtfort en ait produit en Fo- refis. Chacun fe mit à rire ,&5iluandre mefmc ne s'en peut empefeher , oyant la façon dont il parloir 5 & comment il expliquoit ce qu'il auoic diâ. Cela fatcaufe que reprenant la parole il continua ainfi.

Tu as raifon,Berger , de te mocquer de moy,1 puisqueienedeuroisprophaner ces myfteres en te les communiquant: aufïï ne le ferois-iefî tu eftois feul, mais i y fuis contraint pour ne iaiflèr en erreur ceux qui nous efcoutcnt.Etpuis que tu ne veux receuoir ce que ie t'ay didt, tu ne refuferas ,peut-eftre , ce que tu viens de rnbp- pofer en parlant de Philis , ie veux dire, que tu allègues pour vne bonne raifon, l'opinion que tu as de ton mente, Se de celuy dePhylis, que

JOi LA II. PARTIE D'A S t R 1 E ,

tu n'eftimes point tant que le tien ne le puiiïë efgaller, car fi ta créance peut cela en toy .pour- quoy ne veux-tu que celle que l'ay de moy en puiiîe autant en mon aduantage? Or ic croy que la mefme proportion qui eft entre le feu & le bois qu'il brufle, eft entre Diane & moy^ que fi tu me nies ce que fert dis, monamy pourquoy veux-tu auoir plus de priiulege f

Maisie diray bien auec afTeurance que Hy- las n'ayme point Phylis. Car qu'il y ait quel- que chofe plus parfaicle qu'elle 3 le m en remets à la venté 3 & n'en veux pas eftre le iuge: mais que tu ayes cefte mauuaife opinion d'elle, & que tu l'aymes 3 ie diray & fouftiendray bien qu'il eft entièrement impofïîble; puis que les pre- mières Ordonnances d'Amour, c'eft, QVE L'AMANT CROYE TOVTES CHO- SES TRES-PARFAITES EN LA PERSONNE AYMEE. Et à la venté ceftt loy eft tres-iuf le,& fondée fur toute forte de rai- fon , car l'amant doit plus aimetfamaiftrefTe que toutes les chofes de rVniuers,ne faut-il pas, puis que la volonté leportetoufîoufsàceque l'entendement luy dit eftre le meilleur 3 qu'il l'eftimeplus que tout autre chofe ? Mais cen'efl pas en cela feul que tu fais paroiftre que cefl Hylas que tu aimes & non pas Phylis, comme on voit en ce que tu dis que l'on n'aime que pour auoir fon propre contentement: les tra- uâux que les amans reçoiuent volontiers feule-

Livre nevfiesme^ y6\

ment pour faire feruice à celles qu'ils ai- ment, font bien paroiftre le contraire : & n'as- tu iamais oùy dire que nous viuons plus nous aimons qu'où nous refpironsrCe que ic ne croiray iamais 3 refpcndit Hylas , tournant defdaigneufement latefte de l'autre cofté, tous ces difcours ne procèdent que de quelques ima- ginations bleffées comme la tienne : I'aduoiië, dit Siluandre, que ces difcours viennent de quelques imaginations bleflees3 mais celle d'vn amant ne l'eu1 -elle pas ? Malaifément fi cela neitoit3nous verroit-on mourir de defplaifir pour la moindre parole que l'on nous dit, pour vncleind'ceil, voire pour vn foupçon? Mal- aifément nous verroit-on défdaigner tout re- pos^ tout autre contentement^ pouricùyr vn moment delà veuë de la perfonne aimée. Mais tu fçauois, Hylas 3 quelle félicitée e£t d'affoller pour ce fubiec~t, tu dirois que toute la fageffedu monde n'eft point eftimablc au prix de celle heureufe folie. Que fi tu eitois capa- ble de la comprendre, tu ne me demanderois pas comme tu fais 5 quels plaifirs reçoiuent ces ridelles amants que tu nommes in ornes & pen- fifs , car tu cognoiftrois qu'ils demeurent de forterauisenla contemplation du bien qu'ils adorent, que mefprifans tout ce qui eften l'V- niuers , il n'y a rien qu'ils plaignent plus que la perte dutemps qu'ils emploient ailleurs ,6c que leur ame n'ayant aflèz de force poux bien com-

704 La II. partie d'Astre e,~ prendre la grandeur de leur contentement , de- meure eftonnée , de tant de threfors , & de tant de félicitez qui furpaflent la cognoiflance qu'el- le en peut auoir. Et contente- toy pour ce coup de fçauoir , que le bien dont amour recompen- fe les ridelles amants eft celuy-là mefme qu'il peut donner aux Dieux, & à ces hommes qui s'efleuanspar defïusla nature des hommes, fe rendent prefque Dieux: car les autres plaifirs dont tu fais tant de conte , ne font que ceux qu'vn amour baftard donne aux animaux fans raifon, & à ces hommes qui s'abbaiflans par deflbus la nature des hommes , fe rendent prêt que animaux prkiez de la raifon*

Et c'eft en ce monitre , 6 Hylas , que tu dégé- nères quand tu aimes autrement que tu ne dois, encemonftre,disie,qui fe fait bien paroiftre tel en toy, puisque comme les monftres il eft fans proportion : que comme les monftres il ne peut produire fon femblable ,& bref, que com- me les monftres il ne peut viure longuement. Au contraire mon Amour eft quelque chofe de fi parfaicl: que rien n'y peut eftre adioufté ny diminué fans faire offenfe à la raifon: car foie en la grandeur , qui efgale le fubicét qu'il s'eft propofé, foit en la qualité, en laquelle la vertu ne peut rien remarquer qui luy puifTe defplaire, ie puis dire, fans vanité, qu'il eft paruenu à la perfection. Que fi iay dit que mon afFe£rion ne pouuoit eftre repriîe, c eft auec raifon , puis

qu'outre

Livre névfiesme.' 70J

qu'outre que celle qui la fait naiftre eh moy, ne produit Jamais n en qui ne foitparfaicT:, encor fçais-ie bien que ies Dieux me chaftieroient, A iofbis offrir a vne amefi parfaite vne affection qui peut eftre blafméc.

Siluandre vouloit continuer lorsque Hyîas ne pouuant patienter plus long temps l'inter- rompit tout à coup de cette forte. Iufques à quand en fm;Siluandre,abuferas-tu delà patien- ce de ceux quuefcoutentfïufques à quand nous rempliras-tu les aureilles de tes vanitez & de tes imaginationsrEt iufques à quand efperes-tuque iepuiffefouffnr l'impertinence de tes paroles? Toute la trouppe qui eftoit atténue au difeours deSyluahdre fut furpnfe d'oiiir parler Hylas dVne voix fi efclattante, qu'après l'auoir bien confideré quelque tem ps chacun fe prift fi fort à rire , qu'il fut contraint de fe taire: & parce que la plus grande partie du iour eftoit defîa pat fée, & que Lconide auoit deffein de s'en re- tourner vers Adamas 3 pour luy raconter ce qu'elle auoit veu 5 elle dit à Hylas 3 lors qu'il voulait reprendre la parole. Non non Hyhs, c'eftaffezdifputé pour celte fois; La vénérable Chryfanten'apas accouftumé de laiffer fon te- plenyfabonneDéeffe3filongtempsfanslesrc- uoir: Qu'il vous fuffife, Berger , que nous fça- uons bien que vous auez de fort bonnes raifons contre Siluandre,maisnous vous prions de les remettre a vne autre fois ; & cependant vous 2, Parc, y y

7©6 La II. partie d Astre è; nous en irons auec cette créance 3 que fi vou5 euiïiez eu le loifir de parler, vous eufliez eu fans cloute autant d'auantage fur ce Berger , qu'il en emporte par deifus vous. Voila ce que ditHyias a moitié en colère , il faut comment que cefoir,que nous tenions toufiours quel- que chofe de l'imperfection de noltre nature. Que dites-vous? adioufta la Nymphe. le dis3 refpondit Hylas 3 qu'encore que vous foyez Nymphe, il faut que vous faciez paroiltre que vous eltes femme , n'ayant pas la patience d'ouyr la vérité, & vous plaifant fi fort aux flat- teries de ce Berger qui vous trompe. Vous ne m'ofïenfez point, dit Leonide, en foufriant, dem'appeller femme, car véritablement ie la fuis3 &laveuxeltre, &ne voudrois pasauoir changé auec le plus habile homme de celte con- trée : mais ie nefçay pourquoy vous m'aceufez de la faute queSyluandre a faicte en rapportant de trop bonnes raifons, & de celle que Hylas a commife , en luy répliquant fi mal.

Il n'y a point de doue que Hylas euft relpon- du s'il euft bien oiiy laNymphe,mais s'en eftant allé de colère, aufTi- toit qu'il eult acheué de par- ler j il n'entendit point ces dernières paroles Et Leonide voyant qu'il fc faifoit tard après quelques Jdifcours communs , fc-mira en com- pagnie delà vénérable Chryfante, àefes filles Druydes 5 au temple de la bonne Deelfe, &: après lf difner s'en alla trouuer Adamas, fans

Livre nevmesme] 707 |ne Paris la vocilut fuiure , parce que l'affection qu'il porcoic à Diane, eftoit telle qu'il n'auoit autre contentement 5 que d'efîre auprès d'elle. La Nymphe donc s'en allant chez ion Oncle, Paris prift le chemin contraire, & ayant retrou- ces belles Bergères 3 s'arreita auec elles prêt que tout le refte du iour.

Vy ij

7°9

L E

DIXIESME LIVRE

DE LA SECONDE

partie d'Astre e.

V a n T à Leonide \ elle mar- cha auec plus de diligence de- puis qu'elle euft laiffé Chry- fante au Temple de la bonne Deefle 3 parce qu'elle defiroit de raconter à fon oncle ce qui auoit efté fait pour Céladon. Et de fortune elle le rencon- tra fur vne terrafle que quelques Sicomores couuroient à l'entrée de la maifon. Et d'au- tant qu'il s'eftonna qu'elle fut venue de fi bonne heure, elle luy en dit le fubie£t, dont il ne pûfl s'empefeher de rire, voyant com- me chacun eftoit abufé. l'ay penfé , conti- nua la Nymphe , que c'eftoit vn bon fubiet pour retirer ce miferable Berger , de la vie qu'il faift : car luy faifant cognoifbe que h Bergère l'ayme & le regrette , fans doutç

7io LaII. Partie d'A strie! il prendra fa réfutation de la voir. Mais ic ne luy ay point voulu parler , & m'en fuis venu vous trouuer auant que de le voir, m'affeurant que les raifons que vous luy di- rez mieux que le ne fçauro's faire , & l'ami- tié & refpe£t qu'il vous porte , feront caufe que vos paroles auront vnplus grand poids, l'en parleray à Céladon , dit le Druyde 3 mais ie nefçay fi nous obtiendrons cela de luy, car il elt certain qu'il m'aime & me porte beau- coup de refpect en tout, finon en ce qui con- cerne fon affection , &faut que faduoue que n'euft elle que ie crains qu'en le déclarant il ne s'en aille en quelque autre lieu plus ef- çarté & plus fauuage , il y a long temps que i'en eufle défia parlé à la Bergère Aftrée3cOr gnoillant allez quelle Taime ; mais la peur queiay eu de la perdre entièrement 3 men a empefehé. Il y a deux iours que nous ne Ta- lions veu , auiïi bien eft - il à propos que nous y allions demain: nous y ferons tout ce que nous pourrons.

En cefte refolution 3 dés que le iour com- mença de paroiitre3 Leonidç fut hors du lift, & Adamas de mefme:de forte queftant peu de temps après habillez, il fc mirent en chemin. Le matin le Berger rieftoit point forty de fa cauerne, eftant demeuré penfif outre mefures de ce qui luy eftoit aduenu le iour précè- dent 3 trçs-aife toutefois & tres-fatisfait de ù

Livre dixiîsml 711

fortune qui luy auoic permis devoir auant la more cefte belle Aftrée. Etconfiderant que li- mais iln'auoiteu tant de foueur d'elle 3 qu'en cette rencontre, hors-mis lors que ienne en- fant il la vid au Temple de Venus , Il s'eferioit, O heureux malheur , qui as elle plus fauorifé que ma meilleure fortune /O bonté d'Amour, qui parmy fes plus grandes peines donne m ef- me fes plus grands contentemens / Qui vou- droitiamais fe retirer de ton obeiflance, puÎ9 que tu as vn fi grand foin de ceux qui font à toy ? A ces paroles il adioufta ces vers.

STANCE S

BElle onde de Ligno que ï enfle des mes pleun* Campagnes qui jçaue^ quelles font mes douleurs , Te [moins de mes ennui* ô Forefls folitaires, Echo de qui la voix rejpond a mes accens , Air remply de foufpirs & de cris languiffants , <-^<?£ part a mon heur comme a tant de miferes.

De tempe fies touflours le mont de Marfllly , guoy quil foit efleué na le dos affailly y Touflours. impétueux Lignonne fe courrouce, Uefloir de mes motions ne nous déçoit touflours, far dium changements s ' entre fuiuent nos iours, Et d'vn branle diuers > le temps meflme Ce pouffe.

Y y iiij

fti La II. partie d'AstheEj

CMa Bergère dormoit: mais au tour de [es yeux Mille petits ^Amours voletoient fouet eux, A trouves les dejîrs fur fa lèvre iumelle Accouroient murmurans, corne font o fines vains : Et ces defirs naiffoient des amoureux Syluains, nui ne virent iamais vne Nymphe fi belle.

Heureux,ahltrop heureux tous mes ennuis paffcz, Fous ejles h ce coup trop bien récompensez, , Puis que iel'ay peu voir auant que ie finiffe: frfais s il ne te plaifi pas de changer [on de] dam, Je te fupplie Amour ,fay-moy mourir foudain , De peur qu en laguiffantmo heur ne s amoindrie,

En fa eourfe Lignon reflotte moins de fois , Nos chapsiauritffent moins jfoure amoins de bois, Et moins de voix Echo , bien quelle foitfon ame, Moins d'efians a cet Air dîvn grand vent agité, £)ue ml cœur n a £ Amour, ma Nj mphe de beauté, guemon Amour defoy , que fa beauté de flammç

Ce pendant que ce Berger s'entretenoic de cette forte ? Adamas & Leonide y arrié- rent: & parce que le vifage de Çdadon, beau- coup changé de ce qu'il fouloit eilre, donnoit tefmoignage du côtentement qu'il auoit receu , le Druide & la Nrniphe le recognoiflàns luy dirent après quelques autres propos com- muns; qu'ils fe refîouïfïbiét de luy voir quelque efpece de foulagement. Le plaufîr qui fe lit en

Livre di xi es me.* 71$

jnonvifage, refpondic Céladon, eft comme ces Soleils d'hyuer, qui feleuent tard &fe cou- chent de bonne heure 5 & qui à la venté ap- portent bien le iour, mais auec défi efpaiffes nuées que la clarté ny la chaleur ne s'en voit ny ne s'en relient guère. Et lors il leur raconta la rencontre qu'il auoit eue de Syluandre, la lettre qu'il luy auoit mife entre les mains , & la venue d'Aftree auec toutes ces Bergères, & comme il l'auoit veuê, & luy auoit mis vne lettre dans le fein. Mais helas ! mon père, con- tinua - t'il, encor que cet heur (bit très grand pour moy , n'ay le point occafion de craindre qu'il ne (oit tenu que pour me faire mieux ref- teflentir mes defplaifirsr& que le Ciel pour me donner plus de regret du miferableeitat ou ie fuis 3 m'ayt voulu faire voir celuy, ie deurois eftre, s'il y auoit quelque iultice en amour.

Tant s'en faut, mon enfant, refpondit le Druide , que ce fage Amour dont vous parlez, ayant foin de vous, &c deiTeignant de met- tre en vne fortune plus heureufe que vous n'auez point efté , a voulu vous donner ce pe- tit contentement pour ne vous porter d'vne extrémité en l'autre : fçachant afïez combien tels changemens font dangereux. Et pour vous monftrer que ie dis vray,Leonide vous dira ce qu'elle a apris, & quelle déclaration d'amitié die a veu faire à la belle Aftree: la Nymphe

•7Ï4 La II. Partie d'AstreeJ

alors luy raconta le vain tombeau qui luy auoic elle dreiTé , les cérémonies, les pleurs & les difcours de chaeun : & particulièrement d'elle: & pour vous faire croire ce queie dis,adioufbi la Nymphe, venez voir le tombeau de Cela- don, il efliî près d'icy5que ie ne fçay comment vous n'auezouy les voix des filles Druides & du Vacie. Vous me racontez , dit le Berger3des chofesqueien'euffe pas creuës facilement de la bouche d'vn autr.e : le ne veux pas , répliqua îa Nymphe , que vous m'adiouftiez plus de foy qu'à la plus étrangère du monde, il me fuffit que vous croyez à vos yeux . A ce mot le Druyde & Leonide le faifant fortir de ce lieu,le conduirent dans le bois le vain tom- beau luy auoit elle dreffé.O Dieu! quel deuint- il, & comme promptement il fe mit à lire l'cf- çriturequeSyluandreyauoit mifç, & l'ayant reîeuë deux ou trois fais. I'aduoiïe , dit- il , que vous m'auczdit la vérité. Mais ayant receu va fi grand contentement, fera -ce point faute d'Amour,iî i'ay la volonté de viure, me voyac priué de fa veuc ? Adamas alors prenant la pa- role. Il n'y a point de doute , luy dit-il ,' que fi vous pouuez demeurer reclus & fans la voir c eft faute décourage &r d'Amour, Ah / d'A- mour non, refpondit incontinent le Berger: lel'aduoiïeray bien du courage, qui en cette occafion me deffaut autant que i'ay trop d'a- bondance d'amour. le çroiray, refpondit Ada*

Livre dixiesme." yij

mas , que vous n'aimez point Aftree , fi fça-\ chant qu'elle vous ayme , & la pouuuant voir, vous vous tenez eiloigné de fa prefence. Amour, dit le Berger, me deffend deluy defo- beir : Et puis qu'elle m'a commandé de ne me faire point voir à elle, appeliez- vous défaut d'à- mouL'jfi l'obferue fon commandement? Quand elle vous l'a commandé, adioufta le Druyde, elle vous haïflbit. Mais à cette heure elle vous aime & vous pleure non pas abfent mais com- me mort. Comment que ce foit,refpondit Cé- ladon, elle me l'a commande,^ comment que ce foi t, ieluy veux obéir. Et toutesfois, reprit Adamas, quelque entier obferuateur, que vous foy zz de fes commandemens,fîeit-ce que vous y auez defîa contreuenu , puis que vous l'auez veuë3& vous elles prefenté deuant fes yeux, Elle ne m'a pas deffendu , dit-il,de la voir,mais feulement de me laiffer voir à elle. Et com- ment mauroit-elle veu, puis qu'elle dormoit? Si cela eft , refpondit le Duyde , & comme en effecVie trouue que vous auez raifon, ie vous donneray vn moyen de la voir tous lesiours, fans quelle vous voye.Ie trouue cela bien diffi- cïle,refpondit Celadon,car il faudroit,ou qu el- le dormift, ou que ie fuiTe caché en quelque lieu. Nullement , répliqua le Druyde : tant s'en faut, vous luy parlerez fi vous voulez: Cela ne fe peut, adioufta le Berger , ie ne fuis en lieu bien ohfcur. Vous ferez , dit A damas , en plein

ji& La IL paktie d* Astre e! iour, voyez feulement (fi vous auez le courage) ou l'amour a la force de le vous faire entre- prendre. Ne croyez point , mon père 3 refpon- dit-il 3 qu'il y ait deffaut d amour en moy , ny courage, pourueu que ie ne contreuienne point a (es commandemens. Or, dit le Druy- de : oyez donc ce que ie viens de penfer. Il a pieu au grand Thautates de m'auoir donné vne fille que i*ayme, ainfi que ie penfe vous auoir dit autresfois, plus que ma vie propre. Cefte fille 3 félon la rigueur de nos loix 5 eft en- tre les filles Druydes nourrie dans les Antres des Carnutes , il y a plus de huict ans , dont ic n'ay nul efpoir de la fortir de tant dannees5que ie n'y ofe penfer, car il faut quelle y demeure vn fiecle 5dont la tierce partie n'eft point encor cfcoulee. Peut-eftre vous reilbuuenez-vous bien queie vous ay dit, que vous auez beau- coup de reffemblance &: d'aage &: de vifage. Or ie me refous de faire courre le bruit, qu'il y a défia quelque temps qu'elle cil: malade, & qu a cette occafion , les Druydes anciennes ont efié d'aduis que ie la retirafTe iufques à ce qu elle foit en eftat d'y pouuoir faire les exercices ne- cefTaires.Et quelques iours après vous vous ha- billerez comme elle, &ievous receuray chez moy, fous le nom de ma fille Alexis, ôcil fera fort à propos de dire qu elle cfr malade: caria vie que vous auez faidte depuis plus de deux Lunes vous a changé de forte le yifage^ & tant

Livre dixiesmeT 717

ofté de la viue couleur que vous fouliez auoir, qu'il n'y a celuy qui n'y foie trompé en vous re- gardant. Etquoyquela reffemblance qui eft entre vous, ne foie pas telle, que quand on vousverroit enfemble on ne recogneut bien vne grande différence, il n'importe , d'autant qu'il y a fi long temps que perfonne de cette contrée ne Ta veue , que quand vous feriez en- cor beaucoup moins reflemblans me l'oyanc dire,onnelai{Teradevous prendre pour elle, le ne vois en tout cecy qu'vn inconuenient. C'eft que tous les ans nous nous affemblons tous à Dreux qui eft fi proche des antres des Carnutes,quelesVacies de Druides fçauront aifémentquemafille n'en eft point partiemiais il ne faut pas s'arrefter pour cela: car comme ïe vous dis , cette aiTemblee des Druides ne fe fait d'vne Lune & demye, & font contrains d'y demeurer plus de deux Lunes, & Dieu fçait fiauanteeterme vous n'aurez pris vos habits, & changé de vie .'Or regardez Céladon, fi cela n'eftpas bien fai&ble ? Ahl mon père, refpon- dit le Berger , après y auoir fongé quelque temps ,&: comment entendez- vous qu'Aftree3 par cemoyennemevoye point ?Penfez- vous, adiouftale Druide,qu'clle-vous voye, fi elle ne vous cognift r? Et comment vous cognoiitra- t elle ainfi reueftu \ Mais, répliqua Céladon, en quelque forte que ie fois reueftu , fi feray-ie en effeâ; Céladon 7 de forte que véritablement ie

^iS LaII.Partîb ifKïrkiil luy defobeiray. Que vous ne foyez CeladonJI n'ya point dedoute,refponditAdamas.maiscc n efl: pas en cela que vous contreuiendreza fon ordonnance : car elle ne vous a pas deffendu d'élire Céladon , mais feulement de luy faire voir ceCeladon.OrcJeneleverrapasenvous voyant3mais Alexis.Etpourcôclufion,fi elle ne vous cognoift point, vous ne rofFenceréspoinr3 û elle vous cognoift& qu elle s'en fafche 3 vous n'en deuez efperer rien moins que la mo rt. Et telle fin n'eft-elle pas meilleure que de languir de cette forte? Voila, dit alors le Berger, la meilleure raifon 3 & ie m'y veux arrefter, &: pource , mon pere3 ie remets entre vos mains, & ma vie & mon contentement:difpofez donc de moy, comme il vous plaira.

Ce fut de cette forte qu'Adamas Vainquit la première opiniaftreté de Céladon: &afin qu'il îie changeait d'aduis3 il s'en retourna dés l'heu- re mefme pour donner ordre a ce qui eftoit ne- ceiTaire3 6c fur tout pour faire courre le bruit du mal de fa fille, & de fon retour. Car c'eftoit la couftume des filles Druides qu'elles fortoienc des Antres5 lors qu'elles eftoient malade s, & leurs parens n'eftoient foigneux de les enuoyer querir,les anciennes leur renuoyoient3d'autant qu'elles tenoiént pour vn grand mal- heur , lors qu'il y en mouroit quelqu vne. Et cela fut eau- fe qu'il feignoit que la fîenne s'en reuenoit par le commandement des anciennes3 &- qu'il Fat-

Livre dixîesmê? 719

tendoitde iour à autre. Cetce nouuelle ayar>c couru quatre ou cinq îours , Adamas &: Leoni- de reuindrentauec tout cequi eftoit necefTaire vers Céladon , qui cependant auoit eu le loifir de dire Adieu à Lignon 3 &: prendre congé de Ces bois 3 de fon antre 3 & fur tout du temple de laDeeile Aftree: Et lors qu'il fut reueftu en Nimphe^c'eftainfï qu'en cette contrée s'habil- loient les filles des Druides , quand elles reue- noient de leurs Antres) & qu'il fut preil à par- tir, ils furent d'auis qu'il falloit attendre le foir, afin que perfonne ne le vift arnuer feul 3 &: ce- pendant Adamas l'initruifoit de ce qu'il auoit à refpondreàceuxqui s'enqueroientde la façon deviure des filles Druides, de leurs cérémo- nies, de leur facrifice ôc de leurs efcoles & feiences ,mais en fin 3 luy difoit-il , le meilleur fera3ce me femble, d'en parler le moins qu'il veus fera poflible , &: principalement deuant ceux qui fçauront quelque chofe 5 car pour les autres il n'importera, d'autant que facilement ils croiront ce que vousleur en direz.Orle iour eftant prefque finy, ils fortirent de ce lieu 5 à l'entrée duquel Céladon auoit graué des vers de la pointe d'vn poinçon fur le rocher auec beaucoup de peine & de temps3 les ayant com- mencez dés le iour qu'il refolut d'en fortii^pour mémoire éternelle du fejour qu'il y auoit fait; ils eiloient tels.

?ïo La II. partie d'Astree*

MADRIGAL-

DAns les trifies recoins de cette roche obfcum Habitèrent long teps l'amour & le defdaith Sans paffer plus auânt fitu crains leur blejfure, Payant fuyi en foudain.

Car comme le charbon Ça flamme eflantefleinte Retient long temps le chaut , Au fi craindre il te faut* gue ces gra?ids Dieux abfents de leur demeure

feinte Ayent lai fc dedans Des feux encorardansi

Cette affaire fut conduite par Adamas,auec tant de prudence , que Paris mefme n'en fçeut rien,ayant refolu de le tromper3afin que les au- tres y fiiifent mieux deceusJlreceut donc pour fa fœur cette feinte Alexis,ceft ainfi que d'oref- nauant nous appellerons Céladon: & de fortu- ne lors qu'A damas arriua chezluyil n'y eftoic point3qui fut vne bonne rencontre , parce qu'il ne vid point quelle eftoit feule , d'abord il la fit mettre au lift, difant qu'elle eftoit trauaillee du' long chemin 3&dcfonmal,deforre que Paris ne la vid que le matin qu'Adamas &: Leonide ne la voulurent laiifer fortir de la chambre, dont les feneftres eitoientiî fermées que le peu

de

Livre dixiesme! '721

de cîairté empefchoit de defcouurir ce qu'ils Vouloicnt tenir caché: &: continuèrent de cette façon plufieurs iours 3 encor que cet artificd fut bienfuperfiu., d'autant qu'elle fçauoit fi bien ioiier fon pcrfonn âge qu'il n'y auoit perfonne qui la peut foupçonncr. Toutesfois cela la r'af- feura encor dauantage3 parce qu'elle receuten cet eftatprefque toutes les vifites defesvoifi- nesqui s'en alloient plus fatisfaites d'elle qu'il ne fe peut dire.

Quelques iours s'efcoulerent de cette façon: en fin elle commença de vifiter lamaifon, & de fortir dehors, faifant femblant que l'air la fortifioit. Lafïiette du lieu eitoit très-belle & agreable3ayant la veue de la montagne & de la plaine, &: mefme de la deledtable riuierede Lignon, depuis Boën iufques à Feurs. Cela auoit eftécaufe, quePelion5pered'Adamas y auoit fait baftir: Et depuis Adamas y fitefleuer le fomptueux tombeau de fon frère Belizar au fortirdelamaifon3 & tout auprès d'vn petit boeçage qui touchoit prefque la maifon du coftétieJâ montague.En ce lieu Alexis & Léo- n:de fe venoient bien fouuent promener à eau- fe de la beauté des allées, & de la veuë : & par ce quilfalloit vn peu monter 3 Alexis prenoic quelquefois Leonide fous les bras quand elles n'eftoiênt pas veuës 3 & vnc fois entre - autres qu'elles s'eftoient leuees affez matin,&: qu'Ale- xis luy rendoit ce feruice : voicy, ditlaNûn- 2. Parc Zz

f£i La II. partie d'Âstreè,; phe en foufriant , vn feruice que vous aime-: riez bien mieux rendre à quelque autre qui peut eiire ne vous en fçauroïc pas tant de gré que moy. Ha .'Nymphe , dit Alexis en fout pirant, îevousfupplieaunomde Dieu ne té* nouuelier pomtlefouuenirdemon mal: pen- fenez vous que ie peulle l'oublier, lereiTentant d'ordinaire comme ie fay ? Elles paruindrent àuec ces propos au bocage , qui eftant plus fe- leuéque la maifon, defcouuroit encores mieux route la plaine : de forte qu'il n'y auoit reply ny deftour de Lignon , depuis Boën d'où il commençoit de fortir de la montagne , iufques à.Feurs , il entroit en Loire > qu'elles ne def- couuniTent aifément. Cette reprefentation fut fi fenfible à la feinte Alexis, qu'elle ne peut s'empefeher dédire tout haut.

Ha.' mes trilles yeux, comment fouffr ez- vousfàrismortlaveuëdeces nues heureufes, vous laiffates par mon départ tout voltre contentement. Leonide qui vouloit l'inter- rompre -, le croy? luy dit- elle , qu e de tous ceux qui aiment vous eftes feule qui vous ennuyez de voiries lieux vous auez receu du plai- fïr : car le fouuenir des trauaux paffez cft agréable à la penfee, à plus forte raifon le fera celuy du bon- heur receu. Latrifte Alexis luy refpondit, Ce qui rend douce la mémoire du mal paiTé , c'eft ce qui rend celle du bien plein e d'infupportables amertumes, parce que la

Livre dixieîme, jj^

cognoiffance d'auoir paffé ce mal, refioiiit, & celle de n'auoir plus ce bien , attrilk: mais en- core ay-ievnefurcharge a mes ennuis, qui eft de ne fçauoir l'occalîon de mon mal. CJeft ie vous îure Leonide, vne des plus cruelles poin- tes quimetrauerfe le cœur en celte affliction. Fay faic vne exacte recherche de ma vie, mais ie n'en ay peu condamner vne feule action^: de penferqu'vne humeur volage ou quelque au- tre deffein luy aie donné volonté de chan- ger d'amitié, ceft la trop offencer :& démentir trop de tefmoignages que Tay du contraire ! de croire aufll qu elle me traitte ainfi fans quel- que raifoh, c'eit auoir trop peu de cognoiflan- ce d'elle, de qui les moindres actions n'en font ïamais defpourueuës: qu'eft ce donc que nous aceuferons denoltre mal? O Dieux ! ie penfe que la langue ne pouuant bien expliquer le mal, duquel les fentimens ne peuuent arTez bien comprendre la grandeur , vous ne voulez pas que l'entendement le cognoilfe/ Et lors continuant ces trilles penfees,voyez- vous, dit- elle, grade Nimphe, vne petite Ille que Lignon faiétaudroiâdecehameau, qui cil de la ri- Uiere,vn peu plus en laque Mont-verdun , & vn peu par delfus Iulieu. Nous yeltions pafTez par delfus des grolfes pierres que nous auions ïettees en l'eau de pas en pas, parce qu'en ce temps-là, nous cherchions les lieux ^es plus fcaehezpour éuiter la veue de nos parens i &

Zz ij

724 La IL PARTIE b'AsTREE^

mefmedemonpere, quinetrouuanc remède à cette affe&ion qu'il voyoit croiitre deuan£ fes yeux, refolut de me faire for tir de la Gaule, Se me faire pafler les Alpes , & vifiter la grande cité , penfant que refloignement pourroit ob- tenir fur moy ce que fes defFences & contra- rietez n'auoient iamais peu : & parce que nous en eftions bien aduertis, nous allions cher- chant , comme l'ay dit , les endroits les plus re- culez, pour au moins employer le peu de temps qui nous reftoit à nous entretenir fans contrainte. Quelquefois àcaufe de la commo- dité du lieu , nous venions dans ce rocher que vous voyez beaucoup plus près de nous, qui cil creux, & laiiTionsLicidasouPhilis en fen- tinelle pour nous aduertir quand quelqu'vn pafleroit, parce qu'eftant prez du grand che- min nous auionspeur d'eftreoùis & entendus. Or cette fois , comme ie vous dy , fuiuant nos brebis qui s'eftoient comme de couftume ra- mafleesenfemble, nous paiîames fur des gros cailleux en cette petite Ifle de Lignon:Et quo/ que nous euiïions défia diuerfes fois pris congé lvn de l'autre, afin de n'eitre point furpris, car mon père me tenoit caché le iour de mon de- part , fi ne lairTames nous de renouueller encôr nos Adieux. D'abord que nous vifmes que nous ne pouuions eftreapperceus de perfonne, elle s afîît en terre,& s appuya contre vn arbre, & moy me lettant à genoux ie luy pris U main,

LlVUE DÎXIESME.' ?!$

&: après lauoir baifee de mouillée de mes lar- mes quelque temps 5 en fin lors que ie peus par- ler ieluy dis.

Doncques mon bel Aftre , il faut que ie vous eiloigne , & que ie ne meure pas 5 puis que vous me l'auez commandé ? Mais comment le pourray - ie , fi la penfee de ceft efloigne- mentm'efttant infupportable qu'elle molle prefque la vie , toutes les fois que ie me fou- uiens qu'il vous faut laifTer? Elle ne me ref-. pondit rien , mais me ietta vn bras au col& me fit coucher en fon giron , exprez 5 comme je croy 3 pour m ofter la veuë des larmes 5 qu'incontinent après elle ne peut retenir : & parce que fattendois quelle me dift quelque chofe, iedemeuray quelque temps muet; el- le cependant, meflattoit les yeux & les che- ueux auec la main 3 &r me fembloit bien d'oiiir quelques foufpirs qui eftans contraints n'o- foient fortir auec violence pour ne fe faire ouïr. Ayant en ce filence quelque temps repenfé en mon mal, en fin ie parlay à elle de cette forte. Helas / mon Aftre 3 ne plaignez- vous point ce m iferable berger qu e la cruauté d' vn père, & la rigueur du deflin chaiTe daupres de vous ? Elle me refpondit auec vn grand foufpir. Eft-il pof- fible 5 mon fils , que vous auez mémoire de ma vie paffee , & que vous entriez en doute que ie ne reflente viuement tout ce qui vous deplaift ? Croyez^ Céladon 3 que ie vous rendray té-

Zz ii)

yië La II. partie d'Astrel moignage queie vous ayme 3 & Dieu vueilk que ce ne foit trop cLv rement. le me releuay pour voir quelle eitoit cette preuue qu elle me vouloit donner de ion amitiç : mais elle tourna la tefte de l'autre cofté 3 & me remit aueç lamainaumefme lieu l'eftois auparauanr, afin que ie ne ville fes larmes , dont il fembîoit que Ton honneur eufî honte: c'eftoit peut-eftre, dit Leonide, Ton courage glorieux, qui ne vou- loit qu'autre qu'Amour feeut que l'Amour l'eufllurmonté.

Quoy que ce fort, dit Alexis 5 elle voulut que ieviffe ce que l'amour la contraignoit de faire pour moy.Pourquoy3luy dis-jejmon bel Aftre, iîmonefloignement vousfafche5ne me com- mandez-vous que ie demeure ? croyez vous qu'il y ait commandement de père, ny con- trainte de la rieceffité , qui me face centreuenir à ce que vous m'ordonnerez r Mon nls3me dit- elle alors 5 l'aymerois mieux la mort que vous deftourner de voftre voyage :vous offenceriez trop contre voftre deiioir, & moy contre mon honneur.Et ne penfez pas. que ie faffe doute du pouuoir abfûluque l'ay fur vous : ie vous iuge par moy-mefme qui fçay bien n'y auoir puif- iancedepcre,authohté de mère, volonté de parens , confeilny fullicitation d'amis, qui me puiïTe iamais foire contreuenir à l'amitié que ie vous porte. Et afin que vous partiez auec quel- que contentement d'auprès de moy , en>

LlVBLE DIXIESME.1 jij

portez cette affeurance auec vous. le vous îurc ôc promets en prefence de tous les Dieux que l'appelle à tefmoins , & par cette ame qui vous ayme tant, dit-elle, mettant la main fur Ion eltomac , qu'il n'y a mon fils , ny ordonnance du Ciel , ny contrainte de la terre , qui me face nmaisaymer autre que Céladon, ny qui nie puiffe empefeher que ie ne Tayme toufîours, O paroles.' dit alors en foufpiranr Alexis: ô pa- roles dites trop fauorablement à celuy qui de- puis deuoit eftre tant défauorifé.

Quelques iours après ie partis, & paffant par lesAÏÏobroges, ienefçauiois vous dire com- bien ie courus de fortune par les rochers & pré- cipices affreux des Sebufiens, de Catunges, desBrauomices &Carroceles , & iufques aux Segufîenfes?oùieparacheuay les Alpes Coties: par autant de pas que Ton faicl 5 autant voit- on de fois l'horreur de la mort; & toutefois cela n'eftoit point capable de diftraire mapenfee. pn paffant fous ces effroyables rochers que Ton ne peut regarder qu'en hauffant la telle de pro- pos délibéré, &: tenant fonchappeau, de peur qu'il ne tombé > ie fis ces vers.

Z? in)

yi% La II. partie d*Astre^

STANCES.

PRecipices, rochers, montagnes fourcilkufes, ^Akifmes entfouuers , vous pointes orgueil- leufes, £Hà vous armez, d'horreur & d'efjiouuentementi Encorque de pitié vous nefoyez, attei?ites , De vos Commets chenus efcoutez, mes coplaintes, Et jbyezpour ce coup tejmoins de mon ferment.

i^finfique ïapperçois dejfus vos te fie s nues , Les arbres fe nourrir, ejr voifmerles nues, Iefay veu qua iamais en moy ie nourrir ay , Contre tous mes malheurs mon amour infinie : Accroijfe s il fe peut le Ciel fcrfyrannie , Si ie nefmeus l'Amour , la mort ieflcfchiray.

Et parce cju'auparauant ayant paffé les deftoits des Sabufîens , ie voulus euiter la fâfcheufe montagne des Caturiges me mettant fur le Rofne, ie me refolus de fuiure ce grand lac qui flotte contre les rochers efearpez de cette mon- tagne, mais ie ne fus pas foulage par l'eau da- uant<ige que par la terre : au contraire la tour- mente s'efleuant , nous faillifmes plufîeurs fois de nous perdre tous. Et lors que chacun pour la prochaine mort qui nous menaflbit 3 trembloit dans le batteau , fans eftre efmeu de cette crain- te, iene penfois qu'en maBergere,& voicy des vers que l'en fis à l'heure mefme.

LlVïlE DIX1ESMZ. 725

SONNET.

ONdes quifoufleueTvos voûtes vagabondes* Contre lefoiblefein de monfreflevaijfeau, S cachez que dans lefein te forte vn tel flambeau* ££il peutredre vne merdes abyfmesfans ondes.

Plufieurs fois de mes yeux les deux fource s fé- condes , Aut oient de fia faiclnaiflre vn Océan nouue au > Si l'ardeur de ce feu ne confommoit leur eau , Vagues refuyez donc en vos grottes profondes.

De vos replis boffus plus fort vous nous huriez> Sans craindre de t Amour les flabeaux redoutez , N'efles vous point d 'enfer 'quelque fource maudite?

0 Dieux ! s'il efiainfi du deflin eflably , Sontpluftoftqiivn Lethé^p ourle moins vn Cocyte, lieuuepluftoflde mort, que fleuue de ïoubly.

Au fo rtir de ce grand lac , ie trauerfay les grands bois des Catunges , 6c après auoir paffélferé , ri- uiere qui vient des Centrons, ie trauerfay l'e- ftroicte valée des Carroceles, ôc Bramouices3qui me conduit iufques aux monts Coties. le fis en paffant par ces grands rochers, & ces defertsdes vers cjue Tay oubliez: mais vn effranger en la

7$o La IL partis d'Astref,' compagnie duquel ie m'eftois mis, en fit, qu'il merecita, de parce qu'ils me plurent, ieles ap- pris par cœur , ils eftoient tels.

SONNET.

Des Montagnes & Rochers à vn Amant.

CEs vieux Rochers tous nuis , gliffants ev précipices , Ces cheutes en Torrent ,f roi ffe^de mille faults , Ces fommets plus neigeux, <&ces monts les plus, hauts.

Si ces Rochers font vieux, il faut que ie vieilliffe Lie parla confiance au milieu de mes maux : S'ils font nuds &fans fruici, fans fruicifont mes

trauaux , Sans epuen eux nul efpoirie mienne ou nourri ffe.

Et ces Torrents rompus, font-ce pas mes de(feinsf Ces Neiges vos froideurs , ces grands Monts vos

defdains l Bref ces deferts en tout a mon efire refondent.

Sinoque vos rigueurs plus malheureux me font. Car dvn chaud bien fouuent quelques neiges fe

fonde?it, O'daisLts ! de vos froideurs, pasvnene fe fond:

Livre dixiesme] 731

Leonide qui eftoit bien aife de diftraire Alexis de fes fafcheufcs penfées, Racontez- moy, luy dic-elle 3 ce que vous villes de rare, en yoftre voyage. Cela feroit trop long, refpondit-elle3 car l'Italie eft la prouince la plus belle du mon- de : & raefme quand l'euffe defeendu des Monts Cônes, &, que l'eus pafTé la ville desSegufien- fes. Mais îe vous veux raconter lVne des plus belles aduentnres qui m'y aduindrent 3 maflèu- rant que nous en aurons allez de loilîr.

H I STOIRE d'Vrsace et d'Olymbrl

SC a c h e z donc , Madame 3 qu'Alcipc ayant faictdeffein dem'efloigner d'Aftrée, il m'ordonna de laiiTer les habirs des Bergers, afin que plus librement îe peuiTe fréquenter parmy les bonnes compagnies : Car en ces pays dont ie vous parle-il n'y a que les perfonnes plus viles qui demeurent aux champs, & les autres habitent dans les grandes villes, qu'ils nommet Citeu, les Palais de marbre & les ennchif- feures qui furparTent l'imagination, eftonnent pluftoftceux qui les regardent, qu'ils ne peu- uent eftre affez confiderez: Encores certes, que chacun y fut effrayé de la venue d Vn bar- bare quispar mer eftoit defeendu en Italie, &

y$Z L A 1 1. P A K T I E D'A STKEE.'

l'auoit prefque toute rauagée, &: Rome parn- ticulierement.rauois tant de defir de me rendue aimable,que ie ne vous fçaurois dire auec qu el- le curiofité ie voulois apprendre toutes chofes > efperant qu Aftrée m'enaimeroit mieux: Ap- prochant donc dcTAppennin, iefeeus qu'il y auoit des montagnes qui brufloient continuel- lement, afin d'en fçauoir parler à mon retour , ie voulus les voir, & cela fut caufe que me dé- tournant vn peu du grand chemin, ie pris à main droi&e. Mais ie fis vne rencontre qui rompit mon defTein comme ie vous diray. le n'auoi5 pasencor monté plus de deux milles, c'eftainfï qu'ils content la diftance des lieues, que iouïs vne voix qui fe plaignoit: & parce que i'eus opinion que ccferoit peut-eftre quelqu'vn qui auroit faute d'affiftance,ie tournay du cofté mon oreille me guidoit. le n'eus pas mar- ché cent pas que ie vis vn homme eftendu de fon long contre terre , qui fans m'apperec- ceuoir à l'heure que l'airiuay parloit de cefte forte.

Livre dixïesmi! 7$

SONNET.

S'il doit mourir ou viure,

M On ejprit combatu diuerfement chancelle, Dois-ie vture ou mourir parmy tant de malheurs ? Si ie vis „he comment foujfrir tant de douleurs} Si ie meurshe comment ejlre kiamais fans elle ?

En mourant ie nauray que lejftine cruelle \ 'BontAmourfifouuentma tant promis de fleurs En v tuant ie feray toufiours noyé des fleurs \ guemon cuifant regret fans ce jfe renouuelle.

Pour tromper tant de maux y mon coeur que fe- rons-nous \ Viuons. La vie enfin eft agréable À tous, Mourons. Douce eft la mort dot Came eflfoul/igcc*

En quel cruel eftat m ont réduit mes ennuis , Puis que ny vif ny mort, la mi fer e ou ie fuis , Tant mon defajtre eft grand , nepeuteftre allégée.

MiferableVrface, difoit-il , après s'eftre tcu quelque temps , îufques à quand te trompera ce vain efpoir qui te flatte ? combien te fera-ril paffer encores deiours en celle cru elle miferc l

7H La II. partie d'Ast^ei/ Et combien te contraindra- ul de conferuer cefte vie tant indigne, & de tes a&ions, & de ton courage ?Toy qui as le cœur fi plein d'ou- trecuidance que daueirieué les yeux à l'efpou- fe dvn Cefar , qui as eule courage pour la ven- ger & ton amour auffi, de tremper tes mains dans le fang dvn autre eri autre, en auras-tu maintenant fi peu que tu puifle viure,& voir ta chère Eudoxe entre les mains d'vn Vandale qui remmené dans le profond de l'Afrique , & pour triompher & pour faouier, peut eftre fon împudicitérO Dieu .' comment foufFrirez-vous que cefte beauté qui veritablemét ne doit eftre /inon adorée, feït iridignement la defpoiiille dvn fi cruel barbare i Si l'outrecuidance de l'Empire Romain vous a defp!eu:fî les vices de la miferable Italie vous ont offenfé : ie ne trouue pas eftrange que vous l'ayez mife en proye aux Huns & aux Vandales 3 & que Ro- me m èfme riche des defpoiiilles de toutes for- tes de gens; car il eft bien raifonnable quelle leur rende auec vfure ce qu elle leur a rauy. Mais, ô Dieux, comment fouffrirez-vous que cefte beauté qui eftoit diuine, coure mainte- nant la fortune des plus miferables chofes hu- maines > Et tu le fçais, Vrfacc,.& tu las veu deuant tes yeux, ôc tu nés pas mon. Et tu te vantes encores d'eftre ce mefme Vrface Ro- main quia eftéaymé de cefte diuine Eudoxe, &: qui as vâgé & deliuré l'Empire & celte belle

Livre dix'iismi" 73J

de la tyrannie de Maxime? ah meurs/ meurs fi tu veux que le nom t'en demeure auec raifon , & ce que le regret n'a peu faire que ce fer le fafle maintenant 3 pour lauer par, ceft aâe fc gnalé , la honte d'auoir furuefeu liberté d'Eu* doxe.

Cet effranger parlcitde celle forte :& pre- nant tout traniporté de fureur vn petit glaiue quiluypendoit à cofté de la cuifTe, il s'en fut donné 3 fans doute , dans Teftomach 3 fi vn fien compagnon accourant à temps ne luy euft re- tenu le bras qu'il auoit efieué pour donner vn plus grand coup. Maisiladuint qu'en luy fau- liant la vie il faillit d'auoir la main couppée. CarVrfacefc fentantpris3 & ayant défia Tef- prit occupé de l'opinion de la mortel le retira fi promptement3 que famanche luy efchappa,&: lamaindeceluy quieftoit fuaienu, coulant le long ,1e trenchant luy fit vne grande bleflure, qui futcaufe que nele pouuant plus retenir cfe ceftemain, &: craignant qu'il ne paracheuaft fon cruel defiein , îifeiettafur luy, luy difant, iamais Vrface ne mourra fans Olymbre.Grand effeâ de l'amitié; à ce nom d'Olymbre, ie vis cet homme auparauant fi tranfporté reuenir toutàcoup en luy-mefme3 & comme s'il fut tombé de quelque lieu bien haut3 il fembloit touteftonnédecequiluy eftoit aduenu3 & de ce qu'ii voyoit: en fin lors qu'il pût prendre la parole* Amy 3 dit-il3 quel démon contraire

7}6 La II. partie d'Ajtrei; à mes defirs t'a conduit en ce lieu efearté pou- m'empefeher de fuiure , fi le ne puis comme Vrface, comme fon efprit, pour le moins fa tant aimée EudjxerVriac£5iuy dit-il, le Dieu qui prefîde aux amitiez , & non point vn mau- uais démon , eft caufe que îe te cherche^ depuis trois îours , non pour t'empefeher de fuiure Eudoxe,fic'eft ton contentement, mais pour t y accompagner , ne voulant fouffrir que fi ton Amour te faift faire ce cruel voyage, mon ami- tié ait moins de pouuoir a me faire tenir com- pagnie. Et par ainfi fi tu veux acheucr le deffein que tu dis,il faut que tu faces refolution de met- tre premieremét ce fer que tu tiens en la mainy dans l'eftomach de ton amy ,2c puis rouge &c fumeux de mon fang, tu pourras exécuter en toy ce que tu voudras. Ah: Oly more, dit-il, que tu me fais faire vne requefte dontreffede eft in- compatible auec mon amitié : penfes-tu que ma main pût auoir la force doffencer l'efto- mach delamy d'Vrface ? me tiens-tu pour fi cruel, que ie puiffe confentir à la mort de celuy de qui la vie m'a toufiours efté plus chère que la mienne propres. Ofte, oftecela de ton efprit: ïamais cefte volonté ne fera en cefte ame qui ta ay , de qui ne cefferaiamais de t aymer. Mais fi tu as quelque compaflîon de ma peine , par noftre ancienne & pure amitié, ieteconiurc, amy de me laiffer fortir de cefte mifere ie fuis. ;Eft-il poilible , refpondit incontinent

Olymbrç ,

Livre dixiesme' 737

Olymbre, que mon amitié eftant fi parfai&e enuerstoy, îerecognoiiîela nennefî défaillan- te ? Tu n'as pas le courage de m' oiîer la vie3afin que ie te puiffe fuiure 5 &: tu as bien la volonté de te rauirde rrioy ,àfia que tu puifTes fuiurd Eudoxe ? Grois-tala mort eftre bien ou mal ? Si c'eftmal pourquoy veux -tu le donner a ce «que tu fçàis bien , que Olymbre ton amy ay- me plus que luy-mefme ? Sicefl bien, pour- quoy ne veux-tu qu'Olymbre que tii aymes participe a ce bien auec toy? Pour toutes rai- fons, refpondit Vrface , ie ne te puis dire autre chofe3iinon, qu'Olymbre viura eternel'iemét, s'il ne meurt que de la main d:Vrface,&que tii me rendras vue extrême preuue d'amitié, de melauîer librement pafacheuerce defTein qui feul peut effacer la honte d'auoir furuefcu à mon bon-lieur. Et en difant ces paroles il cffayoit de retirer bras que fon amyluy te- iioit engage (bus le corps : dequoy m'apperce- liant, bc craignant que celuy qui eftoit bleffé h'euft pas affez de force pour l'enempefcher, ie mapprochay doucement d'eux, & prenât la main d' Vrface , ie luy ouuris les doigts à force , & me faifis du glaïue. Et parce que l'effort qu'Olymbre faifoit luy auôir faicl: per- dre beaucoup de fang par la bléifeure de la main incontinent après fe fentit défaillir^ & prenant garde que c'eftoit à caufe de la perte du fang 5 il fe leua de deiTusfon compagnon,

2.. Pare, Aaâ

^8 II. Partie i>'Astrï£

& luy moaftrant fa main; Amy , luy dit-il , tu as faiâ ce que tu deurois , voila ie m'en vay t attendre auprès d'Eudoxe3 bien - heureux de ne te pas future 3 puis que tu vouiois mourir: &: prefque en mefme temps fe laiflant couler en terre il s'efuânoiiic fur le fein de foh amy. Vrface preiTé de la crainte dvnc telle perte, J'aifla l'opinion qu'il auoit de fe tuer pour le fecourir , & courant a vne fontaine qui eitoit près de en apporta de Teau fur fan chappeau pour luy letter au vifège. Cependant par- ce que ie cognus bien que le mal procedoit de la perte qu'il faifoit de fon fang , ie luy liay la playe auec vn mouchoir, y mettant vn peu de mouffe , ne pouuant prompte- ment y trouuer autre remède : & ie n'a- uois encore acheué qu'Vrface reuint 3 qui arroufant le vifage de fon amy d'eau froi- de , & l'appellant à haute voix , 'par fon nom , le fit en fin reuenir. A louuerture de les yeux, Helas.' dit-il, amy pourquoyme pappcÛcs-tu ? laiile partir mon ame bien con- tente, & permets qu'elle t'attende tu veux aller , & aye cefte créance d'elle ie te fupplie* qu'elle ne pouuoit clore fes iours plus heu- reufement que par ta main , & en te faifant feruice. Olymbre , dit Vrface , s'il faut que tu partes pour venir auec moy3il faut que ie fors le premier: & pource ne penfe point que mon amitié permette que le paflfage fok ouucFt

LïV dixiesme] 739

à ton ame par ta main 5 quelle mefme Se auec le mefme fer n'ait chaffé la mienne hors de fon miierable feiour. Et a ce mot , il cher- choit de l'œil eftoit l'arme que îe luy a- uois oftée, dont méprenant garde, Nepen- k 3 luy dis-ie , Vrface , de pouuoir fatis- faire auec ce fer à ta cruelle délibération : le Ciel m'a enuoyé icy pour te dire , qu'il n'y a rien au m onde de fi defefperé qu'il nepuifle remettre en fon premier eftat , lors qu'il luy plaira, &: pour te deffendre de ne point atten- ter fur la vie, nyde toy ny de tonamy, car c'eft à luy à qui elle eft 3ôc non point à nous; Que fi tu fais autrement > îe t'annonce de la part du grand Dieu, qu'au lieu de fuiure cefte Eudoxe que tu defires auec tant de paiTion, il te reléguera dans les obfcures tenebres,cîi tant s'en faut que tu ayes iamais cefte veuè tant fou- haittée , qu'au contraire il ne t'en laiffera pas la mémoire feulement. le vous raconteray lym- phe , dit Alexis , vn eftrange effe£t. Olympe oyant mes paroles , furpns de rauiffemcnt fe voulut leucr pour fe mettre à genoux dé- liant moy: Mais la foiblefle Ten empefcha5& feulement me ioignit les mains , fe tournant de moncofié. Mais Vrface fe profternant à mes pieds; O meflager du Ciel , me dit-il, que ierecognois5foitauxdifcours3foit à l'efclat du Vifage , me voicy preft 3 qu'eftee que tu com- mandes ? lis vous prindrent , interrompit

Aaa ij

74Ô La IL partie d Astkïï] Leonide pour Mercure 3 parce qu'ils le reprc= fentent ieune & beau comme vous elles. Il eft vray 3 refpondic Alexis , qu ils me penfc- renc eftre Mercure ou quelque meffager celé- fte. Mais ie ne fçay pourquoy ? tant y a que pour me preualoir à leur profit de cefte opi- nion j ie fis telle refponfe à Vrface , Dieu ô Vr- face te commande, & à toy aufîIOlymbre, de. viure & d'efperer. Et à ce mot fortant de ma poche vn petit cuir plein de vin 5- à la façon des Vifîgots l'en fis boire vn peu à Oly mbre : & luy donnant la main îeluy dis , Debout , Oly mbre, le Ciel te guérira bien-toft de cefte blefleure , & pour cet effeâ:, allons en cefte bourgade pro- chaine , car il veut que les grâces qu'il fait foienc le plus fouuent par l'entremife des hommes, afin d'entretenir l'amitié entr'eux, par ces mu- tuelles obligations. Ge fut vne ehofe eftrangô que l'effe£t delopinion en cet homme, puis q ue penfant que ie folle enuoy é du Ciel, & que le breuuage que ie luy auois donné , fut quelque chofe diuin , le voila qui reprit fes forces , & fe mit à me fumre 5 tout ainfiprefquequc s' il n'euft point eu aucun mal. Craignant to utesfois que quelques défaillance ne luy re- uint3 ie me tournay vers Vrface , & luy dis , Encor que le Ciel puiiTe donner telle force à voftre amy , qui luy fera necefTaire, fi n'eft-il point hors de propos , que vous luy aidiez à marcher. Car Dieu fe plaîft > dlau-

Livre dixiesme.' 741

tant qu'il cftbon , de voir les effe&s de la bonté entre les hommes. A ce mot Vrface s'ap- prochant de fon amy le pria de s'appuyer fur luy: De cette forte nous arnuafmes à la prochaine bourgade 3 de fortune nous trouuafmes vn Mire qu'ils nomment Chirur- gien ? qui penfa la main d'01ymbré:& parce qu'il n'yauoit rien de dangereux que de la per^ te du fang, il luy ordonna de tenir le lift pour quelque temps.

Quant àmoy, ieme retiray en vn autre lo- gis 3 eftant bien aife de leur auoir rendu ce bon office: encores que cela fut caufe que mondef- fein demeura imparfait , car le iour eftoit tant aduancé , qu'il n'y auoit pas du temps pour aller voir ces Montagnes bruflantes. Vr- face fut bien empefché quand il me vit partir, parce qu'il me vouloit accompagner : &: tou* tesfois fon amitié luy deffendoit d'eflongner fon amy en cet cftat. le recognus aifément fa peine, & pour l'en ofter ieluy dis qu'il de- uoit demeurer auprès de fon amy 3 & que Dieu luy fçauroit gré de l'aiTiftance qu'il luy jrçndroir, Si ie ne l'en eufie empefché 3 îe croy qu'il fe fufl: ietté à mes pieds pour remerciment: Mais ne voulant le fouffrir 3 îeluy deffendis, Se incontinent ie me retiray en vn autre logis. Mais Vrface m'ayantfuiuy de loing, remarqua le lieu oùi'eftois entré, &: ayant feeu que fa- Wis demandé à loger 3 s'en retourna vers

rr-^l LA II. PARTIE D'ASTREE,

[on amy pour laduertir , qu'encores que i€ futfe forcy de leur logis, toutesfois ie ne m'en eftois pas allé, efperantpar ce moyen que ie le reuerrois encorcs. Car, grande Nmphe, ils auoient pris vne fi grande confiance en moy , qu'ils s'affeuroient , auec mon aiTiftan- ce, der'auoir bien toit Eudoxe : Mais trouT uant qu'il s'eftoit endormy 3 il reuint incon- tinent où i'eftois , & voyant que ie prcnois mon repas , il demeura vn peu eftonné. Si n'en fit-il point de femblant , tant qu'il vid quelques perfonnes du logis autour de moy : mais quand la nappe fuft oitée , & que nous demeurafmes feuis, ie luy dis qu'il ferrait la porte de la chambre fur nous: & puis le fai- fant affeoir , quoy qu'auec beaucoup de pei- ne, pour le mettre hors d'erreur ,ie luy par. lay de celte forte. le voy bien Seigneur Che- ualier, que l'affiitancc que vous aucz eue de moy, tant à propos , vous a faift croire-que i'eftois quelque chofe plus qu'homme , & n'ay point efté marry que vous ayez eu cefts créance , afin de vous' deftourner du cruel &: furieux deiîein que vous au;ez, Mais à cefte heure que la raifon a repris fa première force çn vous , ie ne veux pas que vous de- meuriez plus long temps deccu. Sçachez donc que ie fuis Celte que vous appeliez Gaulois , & nay dans vne contrée, dont les ha- bitant font nommez Segufiens & Forefien^

Livre dixiesme" 743 Quelques occafions qui feroient longues &: inutiles à vous dcfduire m ont fait forcir de ma patrie , & me contraignent de demeurer en celte Italie, pour quelque temps. Toutesfois ie tiens pour certain que ce ne fuit point fans vne particulière prouidence du Ciel, que ie fus conduit fi a proposait lieu vous eftiez, puis qu'il s'en efVenfuiuy vn (1 bon effecl:. le l'en remercie de tout mon cœur , & me femble que vous en deuez faire de mefme, puis que vous deuez eftre tres-affeuré , qu'il ne vous eufî point retiré de celle prochaine mort, ce n'eulî eité pour faire de vous quelque chofe, ou à fa gloire , ou à voltre honneur &: contentement. le vy à ces paroles qu'Vrface deuint pafle,& changea deux ou trois fois de couleur, fe voyant deceu de rafliftance diui- uine qu'il auoit efperée : toutesfois comme homme de courage, après y auoir penfé quel- que temps ; raduouë, me dit-il , que iay elté deceu, car vqus voyant en quelque forte vertu d'autre façon, que nous ne fommes, le vifa- ge beau , oyant voltre voix plus douce, &\ voltre parole graue , &: de plus, eftant arriué prçfque inuifrplement , & fi à propos près de nous, il faut que faduoiïë que ie vous prinspour l'vn des M^lïagers du grand Dieu, mais puis que l'entends par voltre bouche m et me que vous eltes mortel comme nous , ie ne yeux pas laifler de croire pour cela , quç

Aaa un

5*44 La II. partie d'Astre e^ vousnefoyezenuoyé de luy pour luy confes- uer la vie de deux fidèles feruiteurs. Et quoy que par la première opinion que Tauois eue de vous , îe me fuffe incontinent figuré des aflïftances extraordinaires du Çiei , ie n'en veux pas pour cela perdre Fefperance entière- ment, puis que par la rencontre que nous a- uons faicre de vous , il eit împoffible de nier que ce ne foit vn foin particulier , que quel- que grand Dieu , ou grand démon , pour le moins a delaconferuationdenoftrevie. N'en doutez point , luy dis-ie , ny que vous ne foyez referuez à quelque meilleure fortune , puis qu'ils vous ont retirez d'vn danger fi apparent : car ils ne font ïamais rien que pour noftre mieux : & parce que ie fuis eftranger , de du tout ignorant de la fortune que vous regret- fez, ce meferoit vn grand plaifîr de l'oiïyr de voltre bouche afin que ie feeuffe pour le moins, pour qui les Dieux m ont' faict viure celte iour- née. Alors aucc vn grand foufpir il me refpon- dit de cette forte. Le Ciel me puniroit auec raifon, comme vningrat,fi ie refufois à celuy qui m'a conferuc la vie, de luy raconter quel rn a efté le cours, & lentrefuirte. Et pour ce ie fatisferay à voftre curiofité , auec promefTe toutefois que vous tiédrez fecret ce que ie vous en diray , car eftant defcouuert , il pourroit efire caufe de la perte de cette vie, que nous pouuons dire que vous nous auez conferué. Et

Livre dixiesme^ 74?

luy en ayant donné toute laffeurance qu'il voulut , il continua de cette forte.

Alexis vouloit continuer fon difcours5& ra- conter tout au long ce qu Vrfaceluy a\ioit dit, Mais Adamas furuenant l'en empcfcha. Car Leonide & elle furent contraintes de fe leucr, & luy rendre 1 honneur qu'elles luy deuoient, & le fagc Druide les prenant chacune d'vnc main commença de fe promener par vne allée qui , encores que couuerte du Soleil, ne laiffoit d'auoirvne belle veue ducoftédu bois d'Ifou- re :& cependant qu'ils difeouroient de diuer- fes chofesj on les vint aduertir que Syluie cftoit arriuee, &: qu elle eftoit défia entrée dans la maifon, Alexis fit difficulté de fe biffer voir à elle, depeurd'eftre recognuë: Mais en fin fe reffouuenant combien cette Nymphe auoit défia contribué du fien5 pour le fortir de la pei- pe il eftoit au Palais d'Ifoure 3 elle creut qu'elle ne feroit pas changée. Toutefois Ada- mas ne fut pas d'auis qu'elle fe laiffàft voir, crai- gnant que la ieuneffe de la Nymphe, & les fa- ueurs qu'il auoit feeu que Galathée luy faifoit, depuis que fa niepee n'eftoit plus auprès d el- le3 ne la fiffent parler plus qu'elle ne deuroit. Et il vouloit de force tenir cette affaire fecrette , que s'il euft pû3 il fe la fut cachée à luy-mefme, Il commande donc à Leonide daller trouuer fa compagne,& fur tout ne luy parler de Cela- don.quc fi elle demandoit de voir Alexis.qu'el-

j^6 La II. partie d' Astre e.'

le luy dit 3 qu'ils eftoient empefchez enfemblej pour quelques affaires de leurs charges, & offi- ces :&queftantrefoluë de retourner bien- tofi vers lesCarnuteSj&paracheuer fonterme^elle ne fe laifibit voir que le moins qu elle pouuoit. JLeonides'en alla donc de cette forte bien in- ftruite trouuer Siluie3à laquelle elle donna d'a- bord tant de baifers^ôr fit tant d'embra(femen$ qu'il fembloit quelles ne fe fuffentveuës de plus d Vn an : & après ces premiers accueils , ôc que pour fe gratifier IVne l'autre, elles fe forent affeurees quelles ne s'eftoient iamais veuës fi belles;& que Siluie euft dit à fa compagne , que les champs ne luy auoicnt point gafté fon beau teint,&que Leonideluy euft reproché, quelle ne monftroit pas d'auoir beaucoup de regret de ne la voir plus,&qiie le tracas de la Court ne la trauailloitguiere,puisqu elleauoit vn meilleur vifage 3 encores que quand elle la laifla, elles s'attirent efloignees de chacun,&lors Siluie luy parla de cette forte.

Livre dixiesme. 747

SYI'TTE DE

L'HISTOIRE

DE LINDAMOR.

Ncores, ma fœur, qu'il ne me faille point de fu-biecT: pour conuicr de vous venir voir, fi- non le feul defîr que l'en ay.fi vous diray-ie qu'a ce coup ce qui m'a conduit icy3 n'eft pas cecte feule volonté > car cdl pour con- férer auec vous , & vous le trouuez bon 3 auec AdamasauiïijdVneaffaireque l'ay luge eftre à propos de vous faire fçauoir, parce que Gala- thee &c nous en pouuons receuoir beaucoup de contentement, ou beaucoup dedefplaifir. S ca- chez donc ma fœur , que Fleunal eft reuenu du lieu vous l'auiez enuoyé , & qu'il a rapporté des lettres de Lindamor. H fut bien eftonné quand il ne vous trouua plus à Marcilly ,& vou- lut venir îcy, mais de fortune Galathee fe prit garde qu'il parloit à moy : & foupçonnant que vous me Feuliez enuoyé 3 car elle fçauok le voyage que vous luy auiez commandé de fai- re, elle l'appella3&: luy demanda d'où il venoit, &quec'eiî: qu'il me vouîoit. Luy qui penfoit bien faire, fansdefguifer chofe du monde luy fit refponfe qu'il venoit de trpuuer Lindamor,

74* La II. partie d'Astree,1 & en mefme temps luy prefenta les lettres qu'il enauoit: Et elle luy ayant demandé qui luy auoit fait faire ce voyage, il refpondit que ç a- uoit efté vous, depuis que nous ef lions au Palais d'Ifoure. Galathee alors fe tournant à moyen pliant les efpaules. Voyez, dit-elle, qu'elle efl l'humeur de voftre compagne > £V refufant les lettres 3 luy commanda de me les donner pour vous les enuoyer.Et puis fe re tirant en fa cham- bre,car de fortune elle venoit de fe promener , elle me commarjda la fuiure. Cela fut caufe que ie ne peus dueautre choie à Fleurial, finon prenant fes lettres, qu'il m'attendift en ce lieu, iufques à ce que l'euiTe parlé à la Nymphe. Aufïî-toft qu'elle fut en fon cabinet, & qu'elle vit que i'eftois feule. Que vous femble^me dit- elle, de voftre compagne? n'eft-elle pas refo- luë de me rendre tous les defplaifirs qu elle pourra ? Madame, luy refpondis-ie , ie ne fçay que dire fur cela, il faut parler à elle pour fça- uoirquelfubietelleenaeu, & quel a eftç foa deflein. le le fçay , répliqua t'elle^mieux quelle ne le vêus dira , car elle ne vous confefferapas la vérité, &ie me doute bien de ce qui eneil. Elle adonné aduis à Lindamor que i'aymois Céladon. Seroit-il poffible, Madame, refpon- dis-ie, qu'elle euft pris la peine de luy eferire ces nouuelles de fi loin, & ayant à faire vn che- min fi dangereux ? Voyons, me dit-elle, les lettres de Lindamor^ de vous cognoiftre? c^ue

Livre dixïesmé- ^49

knementsmoint.Etlorsrne les oftant d'encre les mains, elle rompit le cachet & les leut: la première qu'elle rencontre fut celle qui s'ad- dreffoic à vous3& parce que îe les ay apportées, nous ks pourrons lire , & mettant la main dans fa poche, elle en tira le paquet ouuert, adon- nant à Leonîde la lettre qui saddreflbit à elle vit quelle eftoit telle.

LETTRE DE LINDAMOR a Leonîde.

VOus croye^ que maprefence me fera utile, & te penje quanfii fera ielle, mais par vnmoyenbien différent de celuy que vous atten- dez, 5 elle me profitera fans doute , en deux fortes, tvne en me fortant de la miferable vie ou it fuis y méfiant impofible de voir vn tel change- ment en ma Dame ,fans mourir, Et l'autre en me faifant prendre vengeance de celuy qui eji caufe de mon mal. Jurant par tous les Dieux quelefangde ce perfide efila feule fatisfacJion que iepuis receuoirivnefi grade offence. Ieferay pour ce fuj envers vous dans le temps que ce por- teur vous dira: cependant fi vous le trouueZ k propos , fait es voir à ma Dame la lettre que ieluy efcrisy attendant que la fin de ma vie^ deuancee de la mort de ce mefehant luy rende tefmoignage*

jrjo La IL Partie d'Ast&ï^ qut ie nepouuois future ïarnitïc quelle mmoit promise , ny mourir aufii fans en tirer ven- geance*

Voicy, me dit-elle , continua Siluie, ce que i'ay toufiours le plus redouté , l'imprudence de Leonide , ou pluftoft fa malice eft fi grande qu'elle a déclaré à Lindamor laminé que ie porte à Céladon , & ce rapport eft caufe qu'il le veut tuer. Faymerois mieux la mort, quefi ce Berger auoit le moindre mal du moude a mon eccafion, & il faut point douter que ccft ou- trecuidénelefaiTepourmedefplaire, & Dieu fçait combien il le pourroit outrager facile- ment, puis. que le pauure Berger ny penfe point 3 & qu'outre cela il n a point d'autres ar- mes , que fa houlette. Il faut bien dire , que c'eft vne grande malice que la fienne, de procurer lamortaceluyquine luy fit ïamais defplaifin le croy que ceil la rage, car elle layme, & voyant qu'il n'a tenu compte d'elle elle vou- droit qu îifut mort. Madame, luy refpondis-ie, ie ne croy pas que ma compagne ait fait cette faute, mais pluftoft vne plus grande: car lifant ce que Lindamor luy efcnt,ie ne penfe pas qu'il vueille parler de Céladon, maisdePolc- mas: car à quelle occafion nommeroit-il Cela- don perfide ? Et pourquoy , interrompit elle incontinent, pluftoft Polemas? parce, Mada- me, luy dis-ie, quelle luy aura faift fçauok

Livre dixiêsme? jp

l'artifice donc il a vfé de ce faux Druide. Et quoy Siluic, me dit elle enfe mocquant de moy: vous croyez encores que Leonide vous air dit vray f ne cognoiffez vous pas que ce fut vne menterie qu'elle inueiita pour me diftrairc deCeladon3afindelepo(Tedertoutefeule/Or ie vous apprens,fi vous ne le fçauèz , qu elle en cftoit tellement amoureufe , qu'elle ne pou- uoit prefque fouffnr que ie le regardafTe: & fi elle euft eu autant de puiffance fur moy 3 que i'en ay fur elle,ô qu'elle m'euft bien empefché de n'entrer ïamais en lieu il euft efté.' Ec quoy m'amie, vous n'auez point pris garde à fes adtiôs , & comme lors qu elle le voy oit, elle lemangeoitdes yeux, s'il faut dire ainfî, ne le pouuant afTez regarder : Et s'ennuyoit telle- ment de nous voir auprès de luy qu'elle en mourait de ialoufie. le vous afifeure 'que i'ay quelquefois pafie mon temps à confiderer les diuerfes pallions qu'elle refîentoit.Iela voyois maintenant toute en feu5 & puis incontinent deuenir pafle, &fans couleur. Quelquefois il n'y auoit à parler que pour elle , & puis tout à coup elle fe taifoit de forte qu'il fembloit qu'on, luy euft ofté la voix , ou la langue. le l'ay fi fou- uent furprife qu'elle auoit les yeux fur luy, qu'en fin ie ne prenois plus la peine de la regar- der : mais feulement me moquois d'elle quand ie la voyois en cette extafe3tel fe peut nommer (on rauiifement. Et penfant de m'en retirer -du

ff£ La II. Partie d'Astree/

tout, clic fit cette belle inuention dont vous auezouy parlera-mais cela cftauiTi peu vray que la plus grande fauffeté qui fut iamais. A ce mot elle prit l'autre lettre qui s'âddreilbit à elle, que vous pourrez lire, dit Siluie, la prefentant à Leonide 3qui la prenant trouuâ quelle eftoit telle.

LETTRE DELINDAMOR a Galathee.

\FISque ce malheureux ejloignement outre '[honneur de vofire prefence , me rauit celuy de vos bonnes grâces , le proîejte que ie ne veux plus viure que pour vous rendre preuue que ie mérite mieux ce que vous m auez promis , queéle perfide qui ejlcaufede ma dijgrace.que silfalloit obtenir le bien que ie regrette par amour, ou par armes , & non par artifice, 71e croyez, point que ce mefehant ofafty afyirer , tant que ieferois en vie. Il aduouera bien tofi ce que te dis , ou Cejpee quil a défia rejfentie , luy oftera à ce coup la vie , que ie ne luy laiffay que trop maïheureufement , pour ce mijerable& infortuné Lindamor.

Quand Leonide euftleu cette lctrEeJcmaf- feure 5 dit -elle 3 mafeeur, que Galathee a bien recogneu que Ton tant aymé Céladon , n'eitoit point en. danger de perdre la vie par mon

moyen,

Livre dixiesme." y^

îHoyert, queceftpluftoft cetraiftre Polemas qui cft caufe de toute noftre peine: &c iepne Hefus qu'il le puniffe par les armes , ou Tara- mis par le foudre 5 & qu'en fin par la grâce de Tautares, Madame cognoiffe que ie n'ay poinc menty quand ie luy ay raconté la mefehan- ceté de Climanthe 3 & de ce cauteleux amant ; car tout ce que ie luy en ay dit , cil aufli vérita- ble, que iedefîre le Guy de l'an neuf m'eftre falutaire5ôdiiementsqueie ne puiiTe iamais affifter au facrifice du pain & du vin, ny baifer laferped'ordontle Guy cette année fera al> batu : Bref ma fœur, ie le vous iure par tous les ferments qui nous font plus fain dis & fa- crez : de quoy que ie ne me foucie guiere de retourner à Marcilly , tant quelle fera de cette humeur 3 fi ferois-ie bien aife qu'à toutes les occafions qm fe prefenteront , vous fifiiez tout ce qui fe peut pour l'ofter de Terreur elle eft: non point pour autre fubiet que pour ne luy laiffervnefimauuaife impreffion de moy qui tie veux pas à la vérité viure 3 ny enDruide3ny en Veftale, mais ouy bien en fille de ma condi- tion,^ fans reproche. Mafoeur, refponditSit- uie : il ne faut point que vous m'affeuriez auec plus de ferments de la fineffe de Polemas, ie lay creuë , dés la première fois que vous m'en parlaftes3 tant pour vous croire véritable, que pour ne douter point de l'efprit de Polemas3ny delà volonté, parla cognoiflance des chofes £. Part, B b h

7f4 La II. partie dAsuee.' qu'il auoit défia faites pour ce fubiet. Etdeucz croire qui toutes les occafions qui fe preten- teront le ne fulliray point de periuader la véri- té à la Ni mphe, comme iufquesicy ie n'en ay laiffé paffervne feulle, fansmy eftrc effayé Mais il ne faut point que ie vous flatte en cela:, ie n'efpere pas que mes paroles ny mes perfua- fions y puiilent beaucoup faire , iufques à ce que fon efprit ny foit préparé d'autre forte , ce qui peut eitre aduiendratrop tard fi Dieu ne nous enuoye quelque moyen inefperé: car ie vois bien que Polemasa vn mauuais defTein, & qu'il ne le couure que pour la crainte qu'il a de Clidaman, &: de Lindamor, qu'il fçait eftre armez, &: tant aimez du Roy Childenc; qui ayant fuccedé à ce grand Merouee > a prisvne particulière amitié a Clidaman, à Lindamor 3 mais plus encor à Guiemens qu'il ne peut eftre fans eux. Et Po'emas qui eft fin & ruzéjcraint que s'il entreprend quelque nou- ueauté, ce Franc ne les afTiire 5 & par -fa force ne ruine tous fes deiTeins. Mais pour laiiTer ces affaires d'eftat 3 qui doiucnt eftre demefiees par de plus capables perfonnes que nous , ie vous diray, ma fœur , que quand Galathee euft leueeque Lindamor luy efcriuoit, elle fut fi aife de voir que Céladon ne couroit point de fortune, que la moitié de fa colère fut paiTce. Et bien , luy dis-ie, Madame, nayie pas bien de- uiné que Lindamor voulait parler de Poiemas?

Livre dixiesmé^ 7^

Vous auez raifon, me dit-elle, &i'aduoùequc i'ay à ce coup accufé à tort Leonide , mais la eompalTion que iauôis de ce pauure Berger, qui a la vérité ne peut mes de tout cecy3 me fai* (oit tenir ce langage. Madame , contmuay - 1e, faites moy [honneur de croire que Leonide ne vous rendra ïamais du defplaifîr àfon efciét, de quecognoiilant bien que vous n'aimez nulle- ment Polemas, elle a quelque raifon de deiircr queLindamorparuienne a l'honneur qui! re- cherche en vos bonnes grâces pour le paren- tage qui e(t entre elle & luy. Car vous fçauez, Madame5que Lindamor eft de ceft illufîre fang deLauieu, & elledeceluy de Feur, qui de longtemps ont eu tant d'alliances enfemble, qu'il femble que ces deux races ne fontqu'v- ne. Et au contraire, il y a toufîours eu tauc d'inimitié entre celle de Surieu 3 & celles-cy , que fi elle tafche defloigner Polemas du bien qu'il prétend , vous deuez l'en exeufer 3 puis qu'elle y a vn fi grand întereft. le fçauois bien 3 rëfpondit Galathee, qu'il y auoit eu de gran- des inimitiez entre ceux de Lauieu3& de Su- rieu, & depuis le combat de Lindamor & de Polemas 3 qu'il n'y auoit eu guiere d'amitié en- tre eux, quoy que Polemas n'en aie rien feeu que par foupçon. Mais k ne fçauois point le fubiect que Leonide auoit de fauorifer Linda- mor, &i'aduoùe qu'elle a raifon 3 d'autant que chacun doit defirer que le lieu dont il tire fon

Bbbi)

7y£ La IL partie d'Astrîe; origine foit le plus îiluftre qu'il fe peut. Et fi l'euffe fceu pluftoft 5 ie n'euffe pas «ouué fi mauuais la protection qu'elle a toufîours prife de Lindamor3 foit contre celuy dont nous parlons, foit contre Céladon, qui à la vérité a cité tant opiniaftre quelquefois que l'ay eu fubiet de croire qu'il y auoit de I'amour5&: non pas delà haine. Mais maintenant que ie confi- dere ce que vous dites , ie veux croire qu'A da- mas a fait efchapper Céladon 3 afin que Linda- mor qui eft fon parent comme vous dites , par- uint à ce qu'il defire, 6c ie penfe bien que Leo- mde n'y a pas nuy pour ce mefme fubieft. Toutesfois ie luy pardonne pour cette confide- ration^mefme n'ayant rien mandé à Linda- mor de tout ce qui s'eft paffé en mon Palais d I- foure. Et faut que nous fartions, continua t'elle, vnecontre-ruze par fon moyen 5 & fans qu'elle s'en doute. AcemotSiluiefe teuft, & laiifant fon premier difeours peu après reprit de cette forte. Voyez-vous,mafœur, ie ne vous cache nen3parce que noftre amitié me lecommande ainfij mais vous me defcouuriez, ie ferois rui- nee3ceitpourquoy ievousfupplie de n'en faire iamais femblant, Faymcrois mieux > refpondit Leonide, ne parler iamais que fi l'auoisfait cet- te faute. Sçachez donc, continua Siluie, que Galathee après auoir quelque temps penfé en ellc-mefme;me dit en fin Voyez vous Siluie. le fuis infiniment empefehec de ces deux hora-

7 Livre dixiesme. 757

mes, ieveuxdiredeLindamor,&dePolemas, &fautqueievousaduotk queceluy qui m'en defîeroit, m'obligeroit infiniment : carie fcay bien,qu'ilsne tailleront ïamais en paix Cela- don auprès de moy,c'eit pourquoy ie voudrois bien eiïayer de me depefcher de l'vn par le moyen de l'autre, ce que nous pouuons faire par l'entremife de Leonide, a laquelle il faut que vous confeillez qu'elle doit aduertir Lin- damor de tout ce qu'elle dit de Climanthe &: de luy, mais qu'elle fe garde bien d'y embrouil- ler Céladon , &: vous luy pourrez dire afin de luy en ©4kr la volonté queie n'ay plus de mé- moire de luy , & que la prefence de Lmdamor qui eit Cheualier de tant de mérites, me fera bien oublier ce Berger entièrement, par ce qu'où Lindamor me deffera de Polemas,ou ce- tui-cy de l'autre, & par ainfi l'en feray defehar- gec à moitié, de peut eftre du tout, fi ma bonne fortune veut qu'en mefme temps l'vn me def- face de l'autre. le ne voudrois pas que ce fut par leur mort , mais pluftoft par quelque autre moyen,& toutefois iemefens fi fort importu- tuneed'eux,& l'ayme deforteCeladon,ques'it nefe peut autrement, i'yconfentirav,pourueu que ie n'y mette point la main, &: que l'on ne (cache que cela vienne de moy. I'aduoùe,.ma feeur, qu oyant ces paroles,ie demeuray eflon- fiée, &merefolus de vous en aduertir, non o?s pour vous donner volonté de faire ce qu'il dit,

B b qj

7) 8 La II. partie d'A srk. 1 1\ mais au contraire pour y pouruoir. le refpon- dis donc donc à la Nymphe qu'auant que de fa ire de/Tein fur ce qu'elle difoit, il failloit fça- uoirdeFieunalen quel temps Lindamor luy auoit dit qu'il viendroit. Ce quelle trouua à proposa me commanda de l'appeller : ce que ieds, mais auant que de le faire parler à elle5ie luy dis qu'il fe gardait bien de dire à Galathee le temps que Lindamor deuoit venir 5 ny le lieu il fe deuoit trouuer, &: que ii elle luy de- mandons il diit qu'il reuiendroit beaucoup plus tard qu'il ne vous mandoir. Encor qu'il foit d'alTez peu d'efprit, eft-ce qu'il creutee que îc luy en dis., & lors qu'il fuit deuant elle 3 il men- toitfîaiTeurement que Galathee le creut. Et parce qu'elle a trouué à propos que ie fois ve- nue vers vousj pour commencer de vous con- uier d'eferire à Liadamor, ou pour le moins de luy faire fçauoir ce que Polemas a fait contre luy : l'ay penfé qu'il citoit bon d'amener Fleu- rial pour vous dire plusau long ce que Linda- mor vous mande, & qu'il ne ma point vou'u dire, mais il craint que vous foyez en colère contre luy, pour la faute qu'il a faite de donner fes lettres à Galathee,& de luy auoir dit le fub* iet de fon voyage : bien qu'il ne s'ofeprefen- ter deuant vous. Il mefemble qu'encor qu'il ait faiily, il ne le faut pas toutesfois rudoyer de forte qu'il perde la volonté de paracheuer: caï deuantqu'vn autre en feeuft autant que luy^

Livre dixiïsme! 759

nous perdrions beaucoup de temps,& à l'auan- tureneferoit-ilpas mieux. Vous auez raifon, rcfpondit Leonide, &: peut-dire n'a-t'il pas fait tant de mal qu'il femblc 3 puis que Galathee a leu lalettre de Lin dam 01* 3 que (ans doute elle eufl fait difficulté de voir, & que l'euiTeeité bien empefehee de luy prefenter pour eflrc bannie de faprefence comme îe fuis. Vous le deuez donc afTeurer que îc n'en fuis point mar- rie 5 qu'au contraire, il a fort bien raicl, mais qu'il n'y retourne plus, car peut eftre vne autre fois, il ne feroit pas à propos. Syluie fortant de îa ralle 3 fit appeller Fleurial , auquel elle fit en- tendre tout ce que vous auez feeu, & puis le conduitversLeonidequiluy fit vn fort bon vi- fage, & l'afTeura de ce que fa côpagne luy auoit dit3& luy demandant particulièrement lefuc- cez defon voyage, il commença de cette force. I'ay eu crainte d'auoir failly, Madame 3 ainii que vousa peu dire Siluie3quei'auois fuppliee de vous faire des exeufes, comme celle qui a veu en quelle forte le tout s'eftpaffé: mais puis que Dieu mercy , il eft aduenu autrement, l'en fuis très. aife,& m'en refiouïs comme du plus grand bien qui me puiiTe arriuer 3 ayant voilé tant deferuiceà Lindamor, que s'il recegn oit en moy quelque faute d'efprit,ie fçay bien pc 1 r le moins qu'il n'en trouuera ïamais de fidélité, ny d'affection. Cela fut caufe qu'au fil- toit que vous me commandâtes de l'aller trouuer, iele

Bbb m)

j6o La IL rtie d'Astre je, Bs auec toute la plus grande diligence qu'il me fut poiTible , & arriuay en vne ville qui s'appel- le Paris3où Merouee demeuroit pour lors, eftât de retour du païs des Neuftriens : cette vill e eft aiTife dans vne Iile petite que les murailles font continuellement lauees de la riuierequi fcnuironne de tous coftez, de forte que Ion n'y fçauroit aller que par des ponts. Aufïi-toft qu'il me vîitie remarquay bien afon vifage vne gra- de altération: mais d'autant qu'il eitoit au lift, &qu'il y auoit quantité de perfonnes auprès de luy, ilne peut parler à moy , ny me demander l'occafiondemon voyage : mais lors qu'il fue feul3ilmefitappeller , & me demandant quel fubiet m auoit amené , ieluy dis qu'il le verroit par voftre lettre : & riy en a t'il point 5 dit-il in- continent, de celle de Madame? vousfçaurez tout , luy refpondis-ie 5par cette lettre. Il chan- gea de couleur quand ie luy tins ce langage^ croyant bien qu'il y euft du changement : mais quand il euiî leu ce que vous luy efcriuiez, ic ne vis jamais vn homme efionné. le ne fçay quant a moy ce qu'il y auoit dans ce papier, mais il faillit de luy ofterlavie. IemereÂbu- uicndray bien 3 dit Leonide, des mefm es paro- les: car il y en auoit fort peu , & veux , ma feeur, que vous les oyez3afin dit elle5s'approchant de fonoreille,que vouspuiiTiezlesdire à Galatee s'il cil: neceftaire. Il n'y auoit que ce que ie vous vay dire,& lors fe reculant elle dit tout haut.

Livre dixiesm^ 761

LETTRE

DE LEONIDE A LlNDAMOR.

/ autrefois vous aue7 deu efierer en ?noy , ie vous dis maintenant que vous deuc7 remettre toute vofire efierance en vous-mefme <, non pas que taye diminué de bonne volonté en- vers vous , mais farce que les artifices de Fole- mas^ont efié tels qu ils m ont 0 fié tout fournir de vous fer uir. Vos affaires font en fi mauuais ter- me , quil ri y a point d'apparence de falutfivous ne reuenez, promptemcnt. le ne puis Vous en dire dauantage que ce ne foit débouche ,n "e fiant f as a propos autre que vous entende ce a quoy tout feul vous pouuez* remédier.

Vous luy donniez, dit Syluie, l'alarme bien chaude , &: ne m'eftonne plus quil ait changé de couleur, car cette nouuelle eftoit bien affez fafcheufe pour luy caufer de femblables efFe£ts. Que pouuois-ie, dit Leonide3luy efcrire moins \ ft'eftoit-il pas vray ? Quant à moyie nefceus iamais mentir , mais moins a mes amis : ceux qui fe fiét en moy qu'a tous les autres. Vos paroles , reprit alors Fleurial, ne demeurèrent pas fans eflPecc. De fortune il n'y auoit perfon- ne auprès de luy comme ie vous ay dit y finon

yét La II. partie dAstree, vn ieune homme qui le feruoiten la chambre. Il euttantdepuiflancefur fa douleur qu'il re- tint les plaintes iufquesàce qu'il eut comman- dé à ce ieune homme 3 &àmjy de nous reti- rer dans fa garderobbe5attendant qu'il nous ap- pcllat : &faifant tirer le rideau, il fe mit à fouf- pirerfîhaut, que nous l'entendions quelque- fois , encor que la porte fut fer m ée : le m'en qu is alors quel eftoit le mal qui le retenoit dans le lia 5 & ie feeus que ceftoient des blefleures qu'il auoit eues en vne rencontre 3 les Neuftriens auoient efté deffiuâs par la valeur de C'ila- man& de Lindamor-.& parce que i'eftois eu" rieux de fçauoir comme le tout s'eftoit pafîe* prenant la parole il me parla de cefte forte .

le croy Fleunal, me dit-il , ( car il fçauoit mon nom m'ayant veu bien fouuent dans les iar- dins de Monbrifon 3 & dans le logis mefme de fon maiftre, lors que vous m'y enuoyezj que tu as ouy dire les batailles qui ont efté ga- gnées fur les Neultriens parle Roy , auec l'afli- f tance toutesfois de Clidaman & de mon mai- ftre.Ie m'affaire auffi que tu as ouy parler d'vnc Dame (il me la nomma bien, dit-il, s'addref- fant à Leonide , mais i'en ay oublié le nom ) qui s'habillât en homme auoitfuiuy d'vn pays qui eftde la mer vn Neuftrien qu'elle aymoit, & qui reffembloit tant à Ligdamon, qu'eftant pris pour luy 5 il mourut ne voulant point efpoufer vne femme , pour qui celuy-là s'eiloit battu , U

Livre dixiesme.* 7^

âuoit tué vn homme, pour le meurtre duquel eftant banny ,il s'enfuie en ce pais que ie ne fçay nommer : & depuis reuenant fut pris par vn parent du mort. Et fans cette Dame dont ie te pari c, il eut efté remis entre les mains de lalu- ffice, mais elle combattit pour luy, & fe mie en prifon pour l'en fortir.

Ce difeours embrouillé de Fleurial, fit rire IcsNimphes, encores que Siluie, pour la me» moiredeLigdamon,en euft peu de volonté, & Leonide.pour luy aider luy dit. Tu veux parler 3 Fleunai de iabeile Melandre. Il eït vray, interrompit- il , ceftainfi qu'elle fe nomme: dz deLydias , commua la Nymphe, qui fut rete- nu à Calais par Lypandas, à caufe de la mort d'Aronte? Ce font ceux-là mefme, dit Fleu- nai j en frappant d'vne main contre l'autre: mais ie ne pouuois me fouuenir de leurs noms, &pourueu que vous m'aidiez vn peu, l'ache- ueray bien de vous raconter tout ce qu'il me dicl Or cette Dame continua-ul 5fut caufe que Calais fut pris par les Francs , &: Lipandas ( ie ne fçay fi ie dis bien fon nom ) fut mis prifonnier, QuantaMellandre qui eftoitdans vn cachot, aufîl toit qu'elle fut deliuree elle s'en alla fans parler à Lydias, ayant opinion , félon ce qu elle en auoit oiïy dire, que Ligdamon qui eftoit entre les mains des ennemis, fut Lidias , amh que chacun luy difoit. Au ffi toit que Lidias feeut le départ de celte Dame5 il fe mit après , fans rç-

7^4 La II. partie d'Astml douter la rigueur des ennemis, ny de laluftice: Mais Lipandas qui eftoit dans vne prifon3ayant fceu qu'il auoit tenu vne femme pnfonnierc, & qu'il auoit combattu contre elle 3 deuint tant amoureux de Mellandre, qu'il ne ceffa depour- fuiure fa deliurance, rufquesàce qu'il fut mis en liberté , &foudain pnnt le chemin de la ville elle eftoit allée, dont i'ay oublié le nom pour eftre fort eftrange. N'eft-ce point Rothomage, dit Leonide ? c eft celle-là mefme , dit Fleunal: O Dieu l que ie vous raconterois de bel] es cho- fes , fi l'auois vne auiTi bonne mémoire : tant y a que le fils du Roy, ayant eu quelque aduer- tifTcment 3 s'en alla attendre les ennemis , & les deffit après vn fi long côbat , Lindamor fut blcfle , de forte quïhie pouuoit fortir du lict. Vrayement, refpondit Leonide, tuéslemeil- leur raconteur des chofes que l'on t'a dictes qui fepuiflfetrouuercn toute cette contrée. Or di- nouslerefte, &fitu t'en acquittes aufli bien, nous ferons fort fatisfai&es de ton bien dire.Fay vne mémoire, dit-il , qui ne me fert pas fi bien que ie voudrois , & ayme mieux ne dire pas plufieurs chofes , que de mentir.

Or ce pendant que ce îeune homme me ra- contait ces chofes , Lindamor foufpiroit & par- loit quelquefois , mais il m'efloit impofïïble d'oiïyr ces paroles , parce que la porte eftoit fermée ; en fin i'oii;s qu'il m'appella , & &ns ouunr les rideaux , il me dit ; le veux Fleunal,

Livre dixiesmï] 76)

que tu partes demain , & ie te deuancerois fi ie n'auois les deux cuiffes percées qui m'empef- chentdepouuoirfoufFrir le chenal , mais ie te fuiuraybien-toft,&:disàLeonideque ie m'en iray defcendre chez Adamas , puis quelle m'a acquis fon amitié , de que ce fera dans vingt niu&s fi pour le moins mes blefTeures me le permettent 3- ce mot me commandant de m aller repofer 5 ie fus bien eftonné que la nuiét mefme on me dicT: que Ton l'auoit tenu deux ou trois fois pour mort 3 & que ks playes eftoient tellement changées , qu'il eftoit en grand dan- ger de fa viele crois que les nouuelles que vous luy auiez efcntcs5 en furent caufe , tant y a qu'il fut longuement en cet eftat 3 & ne peus partir d'vne lune après, que s'eftant confolé ou pris quelque refolution , fon mal ne fut plus fi dan- gereux. Outre les blefTeures 3 il auoit eu vne fi fafcheufe fièvre, qu'il refuoit prefque ordinai- rement, &nommoit à tous coups Galathée, Leonide, &Polemas, méfiant parmy des pro- pos d'amour ,de'vengeance5& de mort. Il re- uint en fin en fanté : mais encore qu'il fut en cet efht, fine pouuoit-ilfortir du lift, de les Mires luy dirent que de quinze nuifts pour le moins ilnefçauroit fortirde la chambre: cela fut cau- fe qu'il me defpcfcha ,& me dit, que dans le di- xiefmedelalune fumante 5 il feroiticy , &me donna les lettres que vous auez veuës, me corn* mandant de vous- dire beaucoup de belles pa-

j&6 La II. partie d'Asthe^ rôles, qui n'eiîoient que des rcmerciemens > & defquels ie vous aduoue, Madame 3 que fay perdu entièrement la mémoire.

Les Nymphes ne peurent s'empefcher de rireoyans iedifeours deFleurialr, & les effeêcs de fa bonne mémoire : Et parce qu elles vou- loient parler enfemble, elles luy commandè- rent de forcir &: d'an rendre que Siluic s'en re- tournait , & fur tout qu'il fe gardait bien de dire à peifonne que Lindamor deuil reuenir:& eftâs demeurées feules 5 elles refolurent de dire tout ouuertemét à Galathée , la vérité de ce voyage, efperant que peut-eflre le mérite de Lindamor laferoit reueniràibn deuoir: mais de luy ca- cher en toute façon le temps de fon retour , de peurqueiielîelefçauoit, elle n'en donnât ad- uis à Polemas , non pas pour amitié qu'elle luy portât: mais feulementafin qu'il fe tint fur fes gardes, & qu'il fit vne telle deffence que Linda- mor la voulant tuer 3 ils y demeuraifent tous deux , ou bien que luy difant le deifein & l'en- treprife de Lindamor , il demandât le camp, & qu'ils y mouruiTent , dequoy les paroles de la Nymphe les mettoient en foupçon. Ayant donc fai£t ce deiTein, Siluie fut d'aduis de fe communiquer au fage Adamas, à fin d'en fça- uoir fon opinion : mais Leonide luy dit, qu elle luy en parleroit à loiiîr , &quà cefle heure il cftoitempefchéauec fa fille. Et ne laverray-ie point, dit Siluie ,11 fera bien mal-aifé, dit Léo-

Livre dixiesme? j6j

nidc, pour ce coup, car ils font infiniment cm- pcfchez3 àcaufe qu'il n'y aplusqu'vne lune, ou enuiron d îcy au lour que l'avTemblée des Druy- desfefai&àDreux, & ie croy que pour cette année mon oncle s'en veut exempter à caufe de fa fîile3 qu'il feroit contrainct de ramener , de la prefencede laquelle il veut ioiiyr le plus long temps qu'il luy fera poflible. Toutesfois vous voulez , ie ne laifTeray pas de les en faire aducr- dr , car ie fçay bien qu'ils auront vn très-grand plaifir de vous voir. Ilne faut pas 3 dit Siluie, ic fuis bien aife qu'Adamas fe refolue de demeu- rer cette année , car fa prefence nous fera peut- eitre plus neceiTaire que nous ne penfons:Il ne faut point les de/tourner 3 & me fuffit de fça- uoir qu'ils fe pottent bien , &: après quelques autres difcoursSiluie prit congé 3 & fe retira à Marcilly , Galathée lattendoit en bonne de- uotion,pour le defîr quelle auoit d'entendre le difeours que Leonide &: elle auoient tenus,& fur tout apprendre des nouuelles de Céladon, s aflèurant bien que Leonide en auroit ; Mais quand elle fçeuft que le Berger n'eftoit point en fon hameau 3 &que perfonne ne fçauoit il eftoit,elle demeura fort empefehée, ne fçachant dequoy aceufer Leonide , car elle penfoit bien que fi le Berger fe fut fauué par fon aduis3 elle neuft pas permis qu'il fut forty hors delà con- trée :& après auoir quelque temps fongé en el- le-rnefmc 3 elle dit , Peut élire en fin fera-t'il

j6% La II. partie d'Astreé, vray queLeonide n'eft point coulpable du dé- part de Céladon puisqu'il s'en eft allé de cette forte? le croy véritablement, refpondit Siluie, quelle n a iamais penfé à faire fortir du Palais d'Ifoure,&: félon que ie luy en ay oùy parler, ie refpondrois en cela ptefque autant pour elle que pour moy. Mais fi ce n'eft point elle,reprint Galathée, pourquoy n'euft-elle pas voulu reue- nir quand vous luy auez mandé de ma part? Madame 5 dit Siluie, me permettrez-vous de vous dire franchement la refponfe quelle m'a fài&e ? le ne le vous permets pas feulement , adioufta laNymphe, mais ie le vous comman- de. Scachez-donc, Madame , continua Siluie, qu'après auoir yeu malettre,elle me refpôndit, Qj/elle recognoifïbit bien l'honneur que ce luy eftoit de vous faire feruice3& puis encores d'eftre près de voftre perfonne, n'ignorant pas que nous fommes toutes obligées par la nature &par vos mérites, à vous donner, & noftre peine ,&: noftre vie, mais quand elle confide- roit les eftranges opinions que vous auiezcori- ceuês contre elle, & le mauuais traittement que pour fes opinions elle auoitreceu de vous , elle aymoit mieux s'efloigner de voftre prefence, que d'eftre en danger de receuoir encores Va mauuais vifage , &: vn congé auec fi peu de fub- iec~L Qujen cefte refolution elle fe forçoit in- finiement , & l'inclination qu'elle auoit d'eftre touiîours auprès de voftre perfonne , mais

quelle

Livre dixîesmê, 769

quelle aimoit mieux fupporter cette peine en particulier , que d'élire la fable de toute la cour: QuVne fille n'auoit tien de cher que la ré- putation 3 &: que les foupçons que vous auiez d'elle depuis quelques lunes 3 l'ofFençoient de forte qu'elle donnoit à parler à chacun à fon dtfauantage. Quelle recherchèrent: toufîours l'honneur de vos bonnes grâces par tous les fermées qu'elle vous pourrait rendre, mais elle vous fupplioit très - humblement de trouuer bon qu'elle ne reuint plus 3 & à cette fois que îe luy en parlay , elle m'a fait encores la mefme rcfponfe , & a adioufté tant de fermens , que ce qu'elle vous auoit dit de Polemas & de Climante3 eftoit vérita- ble, qiul faut que l'aduouë que l'en crois quel- que chofe, Pcnfez-vous , dit Galathee $ que celapuiffe eftre ? Madame 3 refpondit Siluie3 ie n'y vois rien d'impoiTïble,car il eft bien cer- tain que Polemas vous ayme , &: qu'il a bien af- fez de finefle pour inuenter cet artifice, & ce qui me le fai£t mieux croire 3 c'elt que leiour que vous trouuaftes Geladon ; Polemas fut veu tout feul au mefme lieu3 s'y promenant fort long temps3&: môftrant bien qu'il y auoit quel- que deflein : Et comment le fçauez-vous : dit la Nimphe 3 le l'ay appris 3 dit Siluie3 de plufieuf s perfonnes, parce que depuis que ma compa- gne m'eut raconté ce quelle vous auoit die, ôc voyant la doute en quoy vous en citiez, ie 2. Par t. G ce

j-?o La IL partie d'Astrëè.' fus cuneufe d'en defcouunr la venté 3 & m'en- querant en quel lieu efloit Polemas, ce iour- la3 îe fceus au commencement qu'il n'ellcit point à Marcilly : &: depuis recherchant la vérité de plus presse defcouury qu'il cftoit par- ty de Feurs , n'ayant qu vn homme en fa com- pagnie que perfonne ne cognoiflbit 3 auquel îl faifoit des carefîes extraordinaires :Et en fin l'ay fceu de pluiïeurs3 que ceux qui cherchoisnt Céladon 3 le long de Lignon, trouuerent Po- lemastout feul, qui fe promenoit au mefmc lieu vous trouuaites le Berger. Vraycment, dit Galathée , ce que vous me racontez me met bien en peine, Se s'il eft vray, il ne faut point douter que Tay eu tort de traicter Leonide commei'ay faiû, car l'ay penfé iufques icyque c'eftoit vne pure mentene. Madame, refpon- dit Siluic 3 ie vous affeureray bien que c'eft la venté que Polemas fut long temps fur le lieu, & que depuis on l'y a veu plufîeurs iours Cui^ uans fans compagnie, iugez ce qu'il y pouuoit attendre. Il faut aduoùer > dit Galathée 3 que . véritablement Polemas eft mefehant , èc que i'en puis defcouurir la vérité, ie l'en feray bien repentir : cependant ie veux que vous difpofïez Leonide à reuenir, de que vous l'afleunez que ie l'ay meray pourueu qu'elle viuc,& auec moy, & auec vous comme elle doit.

D'autre cofté Leonide , auflî toft que fa compagne fut partie, retourna vers A damas,

Livre dixiesme.7 7jr

&luy raconta vne partie des nouuelles qu'elle luyauoitdittes, cachant auec fineflece qu'elle crût qu'il pourroit trouuer mauuais, & parce qu'il eftoit heure de difner : le Druyde, Ale- xis , & elle fe retirèrent au petit pas dans le togis.

Ce

c n

77Î

L E

VNZIESME LIVRE

DE LA SECONDE

partie d'Astre e.

Ovze ou quinze iours s'c- ftoient paflez depuis qu'Alexis auoit laifle fa tnfte demeure, & défia la plus part des voifirts auoit vifité Adamas 5 quand on Taduertic que quelques Bergers defiroient déparier à luy 3 &: qu'entre les autres , il yen auoit vn nommé Licidas. A ce nom de Li- cidas , Alexis treffaillit de forte qu Adamas s'en prit garde 3 & de peur que Paris n'en fit de mefme0 il luy commanda d'aller feauoir qui c'eftoit. Il prit de bon cœur cette commif- fion , pour l'amitié qu'il portoit à Diane ; Cependant Adamas Rapprochant d'Alexis, l'ay peur , luy dit-il , ma fille , que la haine que vous portez à ce frère 5 ne defcouure ce que nous voulons tenir fi caché. Il m'a eftç

Ccc îij

774 La IL partie d'As tk !î! impolTible, refpondit-elle , de ne me laiffè^ furprendre à cette nouuelle peu attendue. Et fi vous le trouuiez à propos > îe me reti- reras dans cette chambre voifine mfques à ce que ces Bergers s'en fuffent retournez, afin d euiter le danger qu'il y a que ie me def- couure. Il ne le faut pas faire , dit A damas, car fans doute ils viennent îcy en partie pour vous voir, & ne faut penfer qu'ils n'enayent demandé des nouuelles à Paris, aufîi-toft qu'ils l'ont veu: outre que nous le? mettrions luy-mefme en vne grande doute. Alexis ne répliqua rien , parce qu'elle oûyt parler Lici- das au bas de l'cfcalier , & peu après toute la trouppe entra dans la falc , le Druide les receutauecdesdemonftrations d'amitié extra- ordinaires. Ceux qui eftoient les plus appa- rens, c'eftoientDiamis, oncle de Diane, Pho- cion oncle d'Aftrée, Licidas, Siluandre, Corî- das , Amidor , & bien que Thircis , ny Hilas ne fuffent point de cette contrée, fînelaifferent- ils d'afTïïter ces B ergers en ce deuoir , tant à eau- fe de l'amitié qu'ils luy portoient , que pour auoir défia fejourné trois ou quatre mois en leur hameau

Phocion au nom de tonsles autres , afféura le Druide de leur bonne volonté,& du defir qu'ils auoient de luy faire feruice, & puis luy dir, que deux occasions particulièrement les condui- sent vers luy, l'vne pour fe relioùir du con-

'L I V R E V'N Z I E S M H 77c

tentëment qu'il auoit de rcuoir Alexis 5 pîuftof t de en meilleure famé qu'il n'auojt efpcré , &: l'autre pour l'aduertir qu'il auoit pieu au grand Theutates leur enuoyer kGuy dans les boc- cages de leur hameau 3 & qu'ils venbient le fupplier de vouloir félon leur couituine, pren- dre la peine de faire le Sacrifice des actions de grâces. Lors le Vacie s'auançant 3 C'eft vnechofe cftrange, dit-il3 Seigneur, que celle que ie vous vay raconter. Dans ce Boccage facré a Hefus , Taramis , Belenus , noftre grand Theutates3 i'ay trouué des chofes merueiileu- fes en cherchant le Guy , pour l'an neuf. pre- mièrement vn temple de petits coudres , & deieunes chefnes, tellement pliez & appuyez fur vn grand arbre qui eftau milieu , qu'ils font vne voûte afTez fpacieufe pour y contenir vne grande quantité de perfonnes: ôc dans le mi- lieu il y a des gazons en forme d'autel^ fur les- quels on voit vn tableau qui reprefente l'a- mitié réciproque 3 auec des vers font ef- crites les douze Tables des loix d'Amour. Plus en nous rencontrafmesvn autre Tem- ple dédié à la DeeiTe Aftrée. O Seigneur, combien eft-il myftericux ! Il y a deux autels, .dont le principal eftfai&en triangle, appuyé contre vn chefne le plus merueilleux qui fut iamais : car n'ayant qu'vn tige , il fe fepare en trois branches efgales, &: peu après les re- loint toutes trois enfemble dans vne mefme

G ce ii)

jy-6 La II. Partie dAstree.

çCcorcc 3 de telle façon qu'elles ne font plus qu'vn feul tronc , qui s'eileuant plus que ic ne fçaurois dire par deflus les autres arbres du boccage , a elle eileu de Theutates pour ion arbre bien - aymé , & pour nous en don- ner cognoiiTance , nous y auons troutié le Guy falutaire , ii beau , & fi bien nourry , qu'il n'y en a point dans la contrée de tel, au rapport de tous les Varies. Et fans men- tir le nom du grand Theutates, qui eft graué en fon tronc , & celuy de Hefus 5 Tharamis ,& Belenus,qui font aux trois branches auec les autres merueilles qui fe voient en ce lieu , font bien cognoiftre que Dieu s'y ayme,& qu'il veut y eftre adoré.

Ainfi difeouroit le Varie, & raçontoit au Druide vnechofe qu'il fçauoit mieux queluy, comme en ayant efté l'inuenteur. C'eftoit la couftume des Gaulois, de chercher vne lune auancle fixiefme de celle de Juillet , par toute la contrée, le chefne qui auoit le plus beau Guy, & en faire rapport au grand Druide, afin que le îour qu'il deuoit eftre cueilly l'arTemblée fe fit dan s le hameau 3 il s' eftoit rencontré. Et pour cet effecl,tous les Vacies s'aiTembloient^&r ftiiuoient tous les boccages facrez, & choifif- ibientle plus beau, & le marquaient. Et parce qu'ils eftim oient que c'eftoit vn figne d'eftre ay- mez de Dieu, que de le trouuer dâs les boccages quidépcndoientde leur hameau, pour luy en

Livre vnziesmî- 777

rendre gracejls fouloient faire vn facrifice par- ticulier , ou le grand Druide affifioit pour peu qu'il les voulue fauorifer. Et d'autant que Ada- mas aimoit infiniment ceux- y, outre le deiïem qu'il auoit pour Alexis, du contentement du- quel ilpenfoitquelefien dépendit: ainfi qu'il auok feeu par l'oracle. Il leur promit d'y aller quand le Vacie le viendroit aduertir. Les Ber- gers le remercièrent auec les plus honneftes pa- roles qui leur furent poflîbles. Encores,dit-il en faufilant, que i'aye quelque occasion de me douloir des Bergères de voftre hameau, que ie puis dire eftre les feules qui ne me font point venu vifiter , & fe refiouïr auec moy, depuis l'heureux retour de ma fille ,fi ne veux-iepour cela laifler de donner cognoifïance, qu'il n'y en a point en toute la contrée que l'effime plus quelles. Paris qui vouloit exeufer faMaiftreffe auec les autres : Mon pere,refpondit-il 3 ne leur en fçachez point tnauuais gré, car ie vous afTeu- re que ie les ay veuës s'en exeufer elles mefmes, & faire refolution de venit voir ma fecur: Mais la maladie d'Aftree,qui tfeft point allez grande pour la retenir au li£t , nyaffez petite pour luy permettre devenir fi loing, les en a empef- chees,parce qu'elles ne vouloient point y venir fans elle: Si cela eftvray , refpondit Adamas, ie reçois cette exeufe : Mais s'il 11'elt pas , ie fuis vn peu en colère; Phocion prenant la parole : Il eft vray , adioufta-t'il, que ma Niepce depuis

.77^ La IL partie d Astree," quelques lunes fe trouue mal, &: que depuis dix ou douze nuicts 5 elle sabbat plus que de cou- tume ,mais ie crois que pour la guérir il la faut marier : Vous y deunez fonger, dit Adamas, car elle commence d'en auoir l'aage. Elle a, dit Phocion, la moitié dVn fiecle, & trente fix lu- nes , ou enuironD&i'efpere de la loger bien- toft s'il plaid à Dieu.

Cependant qu' Adamas parloit de cette for- te auec les Bergers , Leonide & Alexis entrete- noient les autres: rhaisauiTi-tod que Lycidas mit les yeux fur fon frère, il demeura long temps fans les en pouuoir retirer, car illuy fembla d'abord de voir levifage de Céladon. Et puis le confid srant de plus pres5il demeuroit edonné,quedeux perfonnes puiiTent fe reiTern- bleriï fort:Toutesfois l'opinion qu'il auoit qu'il fut mort , l'authonté du Druide qui difoit quec'edoit fa fille, & l'habit de Nimphe qui l'embeliiToit , &: le changeoit vn peu , l'empef- cherent d'en defcouurir la venté 3 & luy fai- foient démentir fes yeux. Si ne peut il empef- cher en fin après l'auoir quelque temps confî- deré 3 de luy dire , Si ie reffemblois autant à la perfonneque vous aymez le plus que vous, Madame , a celle que l'ay le plus aimée & hon- noree3i'efpererois d'edre bien tod en vos bon- nes grâces. Gentil Berger, refpondit Alexis3en rougifïant 3 ie fuis tres-fatisfaite de mon vifàge, puifquetdquneitil reffemble à ce que vous

Livre vnziesme. 779

aimez , car ayant appris de mon père combien il vous eftime & chent 3 îe feray toufîours tres- aife de vous donner occaiion de continuer l'a- mitié que vous luy portez. Et les obligations que nous auons au père , refpondit Ly cidas , & les mentes de la fille nous commandent à tous de vous rendre toutes fortes de feruices,mais à moy ce me fembîe plus qu'a tout autrequi voy reuiureen voftre viiage , celuy pour qui ic ne ferois difficulté de metrre ma vie, ficela pou- uoitrappellerla fienne. Telles furent les pre- mières paroles dont ces deux frères vferenc: 8C quoy queLeonide fe contraignit, ne pût-elle s'empefeher de foulïire, voyant combien Lici- das eftoit trompé. M lis ayant peur qu'Alexis à l'abord ne fut pas bien accoutumée de parler en fille; elle voulut interrompre leurs difcours, feignant d'eftre curieufe d'entendre des nou- uelles des Bergères fes amies qu elle n'auoie veuesilyauoit plufieurs iours, Vours repren- drez vne autrefois ces belles paroi! es , dit elle , Licidas,mais a cette heure, dites moy ie vous prie, comment fe portent mes chères amies, ?entendsles Bergères de voftre hameau î Les vncs,refponditLicidas3fo:it contentes, les au- tres fafchees,& les autres ny fafchees ny con- tentes-.mais paiTent doucement leur vie. Qui eft celle, adiouftaLeonide,quieft tant infenii- ble au bien & au mal , qu elle ne reffent ny Tvn ny l'autre ? C'eft, refpondit Licidas, la Bergère

780 LaIL Partie dAstree, Diane , car n'aimant rien ie necroy pasqu'el- JepuilTe auoir ny bien nymal, puis que tous les biens & tous les maux qui ne procèdent d'a- mour, ne mentent dauoir ce nom. le croy,die Leonide 5que vous le penfez comme vous le dites: mais chacun n'eft pas de cette opinion. Ceux qui le iugent autrement , dit - il, reiîem- blent a ces anciens qui croyoient l'eau & le gland eftre la meilleure & plus douce nourri- ture de rhomme,parce qu'ils n'auoient efprou- uény le vin ny le bled , de maintenant nous te- nons que l'eau &: le gland ne font que pour les bettes- de mefme quand ils auront efpronué les douceurs ou les amertumes d'amour ils auoùe- ront que tout le refte n'eft rien Et croyez- vous, continua Leonide, que Diane n'ait rien aimé, ou quelle n'aime rien encores? le ne fçay, refpondit Licidas,ce qui eft du pafîe, mais pour cette heure iecroy quelle laiiTe toute l'amour aux autres. Vousme dites, répliqua Leonide, demauuaifesnouuellespour Paris : voila que ç'eft, dit le Berger, de la fottife de nos villages, fi ne puis ie penfer que Diane reffente aueç Amour l'honneur que Paris luy fait: toutesfois fi ieftois deceu , ie ne ferois pas le premier trompé au lugement des femmes . Or bien;dit Leonide , biffons Diane pour ce coup , car fi elle n'aime point encore , ne doutez que fa for- tune ne l'attende, & dites moy qui cil celle qui efi fafchçc r c'eft Aftréc , refpondit Licidas,

Livre vnziesme; 781

cârPhocionquieft auarc,&quine fonge fui* uât la couflume des vieillards, qu'a loger rie he- menc fa Niepce3veut qu'elle efpoufe vn Berger desBoyens, nommé Caly don 3 qu elle n'a ia- mais veu qu vn moment,à quoy elle ne fc peut refoudre , & ie ne croy pas quant à moy que ce vieillard en vienne à bout. Ce Caly don, dit la Nimphe, n'eftee pas le Nepueu de Tamire? c'eftceluy-làmefme, refpondit-il, mais a-t'il oublié, répliqua Leonide, l'Amour de Celidée? O Madame, adioufta le Berger, que Celidéee n'eftplus celle qu'elle fouloiteftre, & que lac- cident de fa perte eft eftrangei Comment,ditla Nimphe, Celidée eft perdue / Elle fepeut dire telle , refpondit-il. Et Tamire n'a rien à cette heure tant à coeur que de marier Caly don. En- cor qu'Alexis parlait auec Hylas 3 Corilas3ô£ Amidor,finelaiïroitellede prefter l'oreille à Licidas,& d'oiïir fes paroles, qui luy ferrèrent de forte le cœur, qu'il n'y eut Berger qui ny prift garde 5 parce quelle changea au commen- cement de couleur 5 & puis deuint froide com- xnevn glaçon :celafutcaufe que Leonideluy ditjvous vous trouuez mal,ma foeur^ce font cn- cores des relies de voftre maladie,vous deuriez vous afleoir.Hylas qui dés le moment qu'il l'a- uoitveuè^l'auoittrouueetant à fbngré, que Philiscommençoit fort à perdre fon cœur, & cclle-cyàleiiiydefrobcr , la prenant fous les fera* la fit afleoir a moitié par force , & fe met-

y%L La IL Partie d'AstrhJ tant à genoux auprès d'elle ne deftournoit nul- lement les yeux dedeiïus fon vifage. Cepen- dant Leonide&Licidasfe retirans contre vne fenefîre continuèrent leurs difcours, mais auât que de les reprendre Licidasconfiderant Ale- xis, le ne puis , dit- il, fouler mes yeux de regar- der la belle fille d'Adamas: car elle reffemble de telle forte à mon pauure frère , que plus ie la confîdere,&: plus l'y trouuedestrai&s, foit au vifage, foit en fes f.-.çons, ie n'y cognois différence que celle des habits. Y a-t'il long temps , refpondit Leonide , qu'il cii mort fil y àenuiron quatre Lunes, refpondit-il, le fuis marrie, adioufta Leonide, de ne lauoinamais veu, pour auoir ouy dire beaucoup de bien de luy. Quant à ce qui eft de fon humeur, & de ion efpnt , dit Licidas,ie ne fçaurois vous le monftrer , mais pour fon vifage &c pour fes accions , regardez Alexis", & vous le verrez. Et lors il continuoitjvoila fon mefme œil , met me bouche,famefme rondeur de vifage :& par fortune Alexis en mefme temps foufFritdece que Hy las luy difoit,encor quelle n'en euft pas beaucoup d'enuie. O Dieux.' ditLicidas , voila fon mefme fouf ris, cxfonmefme tourner de tcilc fut-il iamais rien de fi reiîemblant / Leo- nide, qui craignoit que cette confideration trop continuée ne luy fit defcouurir qu'Alexis ref- fembloitfifort à Céladon, que c'eftoit Cela- don mcûnejuy dit, Mais à propos de voftre

Livre vnziesme] 785

frère: lorsque Paris luy dreflace'vain Tom- beau , l'appris qu'Aftree lauoit infiniment ai- mé ,& quelle ne s'eftok peu empefcher de le déclarer vn peu auant que nous y fuflions arri- liez. le le feeus au fTi par Tircis, refpodit Licidas: & pleuftà Dieu , continua t'il auec vn grand foufpk 3 que celan'euft point elle 3 ie iurerois prefque que mon frère feroic encores en vie. Et comm ent 3 dit L eonide, l'aceufez vous de fa mort 3 puis quelle n'en pouuoit mes3 eftant el- le-mefme en vn extrême danger 3 à ce que iay ouy dire 2 Licidas refpondit froidement 3 l'hi- ftoire fercit trop longue de trop ennuyeufe pour la raconter maintenant: tant y a que fi clic fouffre du mal pour Calidon 3 qui ne l'aime point 5 iecroy qu'Amour l'ordonne ainfi pour venger la perte de Céladon, qui l'adoroit, & dont elle eft coulpable. Et y a t'il long temps, dit la Nimphe3que cette belle fille eft pcrduëPll ya3refponditLicidas3douzeou quinze nui&s. Ce fut donc3adioufta la Nimphe,peu de temps après qu'elle receut noftre iugement: Dix ou douze nuifls après, dit le Berger , & vous affeu- rejque tous ceux qui l'auoient cognuë l'ont re- grettée. Quant à moy , dit la Nimphe , ie n'en ay rien feeu qu'à cette heure3& ie vous iure que ie reffens fa perte. Mais diftes moy Licidas, comment eft elle aduenuë?

784 La II. partie d'Astres

SVITTE.DE

L'HISTOIRE

DE CELIDEE.

E penfois, Madame, refpondit Ucidas, que vous euiTîezfceu fa pitoyable hiftoire3 parce que ça efté vn accident fi effrange, que chacun le racontoit pour vne grande merueil- le : mais puis que cela neft pas 3 & que vous délirez de l'entendre; Il faut que vous fçachiez grande Nimphe, quelepauure Calydon ayant efté condamné par vous 0 en récent le defplaifir que vous pouuez penfer5 &: après auoir long temps plaint fa fortune, en fin la raifon luy re- mettant deuant les yeux ce qu'il deuoità Tha- myre, le defdain de Celidee,&: le ferment qu'il auoit fait d'obeïr à ce que vous ordonnenez3 il prift vn bon confeil , &: s'eiTay ant d'effacer cet- te paffion de fon ame , vefquït quelque temps auec vn efprit vnpeu plus repofé.

Cependant Thamyre ayant fait entendre fon deiîein à Cleontine , & elle aux autres pa- rents , & mefmc à la mère deCelidec^dans dix ou douze nuicts, le tout fut de forte auancé, qu'il ne falloit plus que coucher enfemble. Le foir eftant venu que le mariage deuoit efîre confomméjon n'oyoit dedans lamaifon ,que

refioiïifTancc

Livre vnziesme.' y%$

refiouïflàncc de ceux qui attouchoient de quel- que parentage à cette fille 3 pour l'efperance du fupporc qu'ils efperoient de ce riche Paftcur. Iuquesà ce poincl:Caly don obéît à voiire or- donnancerais quand il vint à penfer que cette nuiclCelideeferoit entre les bras d'autre que de luy, il perdit toute refolution, & rendit té- moignage par cette acîion , que quand les yeux voyent ce qu'ils n'ont ïamais veu , le cœur pen- fe ce qu'il n'a ïamais penfé : car s'eiiant aupara- tiant figuré d'eftre refolu à cette perte a quand ilvitqu'iln'yauoitplus quvne heure d'inter- ualle entre fon efperance, & l'entière perte de fon efperance.il perdit toute refolution, oublia tout deuoir 5 & mefprifa toute confideration. Il eftoit retiré à vn des coins de la chambre, cette penfee le faifoit mourir de regret , cepen- dant que chacun danfoit. Thamire qui l'aimoit comme fi ceuftefté fon enfant, fe douta bien d'où procedojt cette triftcfTç, & ayant pitié de ion mal, s'approcha doucement de luy , qui ra- uy en fon defplaifir proferoit à voix baffe telles paroles Cuis apperceuoir fon oncle,

Madrigal.

QVE ie <viue & quon Upojfede, N'eft-ce point Amour <vn deffmt. Puis que pour bien aymçr il faut , on meure plujtojiqueï on cedel *-P^- Ddd

j%6 La II. partie d'Astrei!

Mais fiie meurs, ie ne fers pas Le fouuenir qui me tourmente , Au creux de mu Tombe relente Ce regret futur a m on trcjpas.

guette fortune pitoyable OMe contratnci Csimour de courir, Puis que pour rieftre miferable, le ne puis viure ny mourir?

Thamirel'cfcoutant en prit vne compafllon qui ne fut pas petite, &: plus encores lors qu'a- près ces paroles il luy vit tendre les yeux en haut , & ioindre les mains dans fon giron, couurant fon vifage de larmes qui luy era- pefchoient déparier. Il fe retira doucement, & s addreflant a Celidee, luy dit l'eftat en quoy il l'auoit trouué, & la pria de parler à luy, &: luy donner quelque confolation. La Bergère qui eftoit bien aife dVbeïr à Thamire , & qui fai- foit deiïein de n'auoir point les mauuaifes grâces de Calydon , puisqu'elle deuoit viure auec fon oncle, s'y enallaaufîi ton; que Tha- mire le luy eut dit, & le trouuant en cftat: Et quoy 3 luy dit-elle, Berger, ferez- vous le feul qui ne danferez point? A la venté, refpondit-il,en luy tendant la main , vous auez raifon3belle Celidee ,de me faire cette demade, car c'eft bien à mes defpens quecebalfefai<S.

Livre vnziesme! 7S7

Mais pleuft à Dieu, que fans offcnfer Theuta- t<s 5 ny vous , ie peuife auiTibien mettre fin à mes îours , que cette nuit me rauira tout efpoir de contentement. Et qu eft-ce que vous voulez dire ? refpondit la Bergère, feignant de ne l'en- tendre pas. le veux dire 3 repliqua-t'il, que fi ie ne craignois dbffécer Theutates, en me faifant mourir fans fon commandement, & vous en vous faifant perdre vn feruiteur,cette main me rauiroitlavieauant qu'en cette maflieureufe nuictThamirepoiTedafien vous ce que mon f affection feule pourroir mériter. Celidee fai- fant femblant de ne penfer plus en ceschofes. I'auois opimon,dit-elle5que vous eufîiez oublié toutes ces folies, &en efi- il encores mémoire? Comment , reprit Calidon auec vn grand fou- fpir 3 que Calidon oublie Jamais Cclidee-.&: n'a- uez-vous point de peur que Tharamis vous chaftie pour l'offence que vous faiftes à mon amour? vous en deunez bien auoir da- uantagedeTheutates,refpondit-elle3quevous appellafies quand vous promises à Leoni- de dobferuerce qu'elle ordonneroit, & auez vous défia mis en oubly le îugement quelle fit < ou penfez-vous que les Dieux l'ayent ou- blié? ou comment efperez-vous que le Guy de 1 an neuf vous puiffe eftre profitable 3 puis que ceil par luy que vous iuraftes? Pour le moins ie vous confeille de ne chercher jamais Vuf faluraire des ferpents : car vous courez

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788 La II. partie d'AstreeJ fortune de n'en point efchapper. Ha .' Berger^ reprit Calidon, ne croyez point qne Taye ou- blié l'iniufte aigement de l'impitoyable Nim- phe( pardonnez-moy 3 Madame , dit Licidas., fi i'vfc des mefmes mots du Berger interef- j le fouuenir m'en eft trop douloureux pour l'oublier. Ne penfez non plus que raye opi- nion que Theutates n'ait mémoire de ce que leiuray : mais n'eftimez pas aufli que ie tien- ne que le Guy de l'an neuf, ny l'œuf des fer- pentsme foit falutaire, puis qu'en vous per- dant il n'y a plus rien au monde dont ie me foucie. Encores deuez-vous redouter, dit elle, laiuitice des Dieux après voftre mort. Ils nefçauroient, refpondit-il, me donner plus de mal que l'en fouftre en vie , & fçay bien qu'ils n'ont point de plus cruels fupplices que ceux que l'endure. Mais ne croyez tou- tcsfo is que ie fois fi peu iufte obferuateur de ce que i'ay promis : car fi vous auez bonne mémoire 3 ie dis que ie voulois que iamais le Guyderanneufnemepeuteftre falutaire, & que fi ie rcncontroiVteuffoufflé des ferpents* ie priois Theutates quilles animait de force contre moy qu'ils me fiffent mourir, fi ienbb- feruoisleiugement de la Nymphe tant que te viurois. Ec bien , dit elle 3 n'y contreuenez vous pas parles paroles que vous me venez de dire? Nullement , refpondit - til , car fyay mis vnc condition qui m'en empefche. Et

Livre vnziesme. 789

quelle cft elle ? dit Celidee , que le n'y contre- uiendrois point, dit Calydon, tant que je vi- uray&r ne voyez vous pas que îe mourus dés- lois que cette ordonnance fut faite., û pour le moins 5 la vie eit vn bien : car dés ce mo- ment mal-heureux, le perdis non feulemenc toute forte de bien, mais toute efperancc mefme de quelque bien. Que fi toutesfois vous appelles vmre que de languir comme ie fais, dans peu de nuicls ie laiiïeray fans doute ce que vous nommez vie : que fi entre cy & k contreuiens à ce que iay iuré3 ie veux bien que le Guy de l'an neuf ne me férue de rien, aufll bien neipere ie pas de le voir iamais,outre que fans vous rien ne me peut eftre faln taire: Et ie mourray bien-toit, fi les Dieux veulent exau- cer les vœux du plus defolé homme du monde. Et quel aduantage efperez - vous , dit-elle 3 en mourant? l'attends , dit-il 3 toute ma félicité, puis qu'il me fera permis de vous aymer 3 fans offencer nyThamire ny les Dieux 3 ny vous que ie redoute dauantage. Mais cruelle Bergè- re , quel deiTein vous conduit vers moy ? Eft-ce point pour triompher encor vne fois de Caly- don5 ou bien pour imiter ces cruels 3 qui ayans tué le miferable qui ne deffend point, en viennent voir le corps pour coflderer combien grandes àc diuerfesen font les bleifeures:' Ce n'eft point ce fuieét, defolé Berger, dit-elle, qui me conduit; mais pour eiTayer de vous diuertir

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7?o La II. partie d'Astref; de vos triltes penfees, & voir fi ie puis vous donner quelque foulagement, fanscontreue- nir toutesfois a la volonté des Dieux. Et com- ment? interrompit-il incontinent, il ne vous fuffit pas que ie meure, pai la cruauté de mon deihn3&: par l'iniufhce des hommes,qui m ont rauy tout ce qui me pouuoit retenir en vie 3 fi vous n y adiouftiez encore cette vaine compaf- fion que vous faites paroiftre d'auoir de moy, feulement pour me faire mourir- auec plus de regret ? Quoy / Celidee , vous voulez que ic penfe que vous eftes touchée de pitié, en voyantlemiferable efiatcù ie fuis , afin que vous perdant & vous voyant poffedee par vn autre ie vous plaigne dauantage ? Si c'eft vofire deffein , viuez contente 3 & croyez que vous ne fçauriez me defirer plus de mal que ceîuy que ie reffens : Se fi ce ne l'eft pas 3 ne me parlez iamais plus de pitié, de falut , de remède., ou de quelque efperance : car l'en fuis auflî incapable que le ciel 5 &: vous auez eu peu de volonté de monbien-Etàcemotlalaifiant , quoy quelle s'efforçaftdeleretenir3ilfortithors delà cham- bre/

Il eftoit défia tard , de forte que le bal finit bien-toit après 3 &: chacun fe retira quand Celi- dee , fuiuant nos couftumes, euft efté mife dans le lift auprès de Thamire, vous deuez croire que le contentement de ce Berger cftoit à fon extremitéjpuis que leciel ne lui en voulut point

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donner dauantage , comme ie vous diray. Ca- hdon , au fortir de la chambre, s'en alla hors du logis, & de fortune fe coucha fous des grands ormes qui eftoiét le long du chemin auprès de lamaifon,oùapresauoir confideré quel heur eftoit celuy de Thamire , & au contraire com- bien fa fortune depuis peu de temps s'eftoit changée, il prit fi grand ferrement de cceur,que peu a peu l'cnnuy luy rauifTant la force il de- meura efuanoiïy,& fi longuement que Cleon- tine,&fatrouppe fortant du logis de Thami- re , le trouuerent eftendu , comme s'il s'y fait endormy: mais l'ayât voulu efueiller,& voyant qu'il ne fe remuoit point , Cleontine mefme le prit par la main, & d'autat que toute la chaleur auoit dclaifle les extremitez du corps pour fe retirer autour du cœur , elle letrouua fi froid, que toute furprife de frayeur , elle s'eferia , ô Dieu, Calidon eft mort.' Quelques-vnes de fes parentes qui oùirët cette voix,y accouru rent,& Je voyant en ceft eftat eileuerent de fi grands cris qu'elles y firent accourir tout ievoifinage: & parce qu'il eftoit infiniment aimé, & que ceft accident eftoit tant inefperé, plufîeurs retour- nèrent dans le logis de Thamire, criant à haut de tefte queCalidon eftoit mort, Thami- re en oùit le bruit, & n oyat que le nom de Ca- lidon & de mort , fe doutant de quelque fini- ftre accident , ^aute hors du lift en terre , court à la porte: Rappelle quelqu'vn de la maifon^

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79^ La II. partie d'àstrei' & enfin apprend queÇalidon eft mort. Il ai- mait ce nepueu autant que s'il euft efté foniîls fi bien qu a ces premières nouuelles il faillit de tomber de fa hauteur fur le plancher 9 mais eftantfouftenu par quelques- vns des fiens, ce fut tout ce qu il peut faire de fe remettre au lift auec laide de ceux qui le tenoient. Auflî-toft qu'il fut couché il demeura fans poux, &peuà peu deuint froid , & enfin s'il n'euft efté fecouru, rfluy en fuit autant aduenu qu'a Calidon : mais lesdiuerstemedesqu'onluy fit3& le foin que Celidéeen eut, "en empefeherent. Qui euft veu cette belle& ieune Bergère toute efcheue- lée5& a moitié veftuë fondre enlarmes, furie vifage de Thamire , lors que peu à peu il alloit défaillant entre fes bras , & n'euft efté touché de pitié, euft eu fans doute vne ame ou vn cœur dé- rocher. On dit qu'on ne vit iamais rien de plus beau, ôcfembloit que les nonchalances de fon habit 3 & le peu de foin quelle auoit d'elle- mefme, adiouftaiTent vne grâce extremeàfes beautez. Tant y a quelle fit reuenir Thamire, ôdepreflànt entre fes bras à moitié nuds;& fe colant fur fa bouche auec vn ruifTeau de pleurs , ne pouuoit le carreffer aftez à fon gré. Mais le pauure Berger eftant prefque deuenu infenfi- ble à toute autre pafiipn qu'à celle de la perte qu'il penfoit auoir faite , repouffant doucement Gelidée, & tournant la tefte à cofté receuoit ce$ |>ajfers fi froidement 3 qu'il fembloit qu'ils luy

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fufTent ennuyeux. Carfans feulement la regar- der il demaridoitd?ordinaire desnouuelles de Calidon : mais voyant qu'il n'en pouuoit auoir de bonnes ; Il faut , dit-il , que ic le voye, & s'il eft mort pour le contentement que i'ay5que ie meure pour le defplaifir qu'il a eu : & fe îet- tant de furie à terre , s'habilla à moitié ; & courut à demy nud au lieu , le pauure Cali- don eftoit eftendu de fon long , reilemblant tout à faift à vne perfonne morte. D'abord chacun luy fit place : tant pour le refpeâ qu'on luy portoit , que pour la compaiïion qu'on auoit de dueil , qui deuoit eftre grand 3 puis qu'il luy faifoit lailfer Celidée 3 &: defdaigner le bien qu'il auoit fi long temps, &fî ardam- ment déliré. Soudain qu'il vit Calidon ayant opinion qu'il fut mort , il felaifie choir deiTus fi mal à propos, que donnant du front contre vne pierre quarrée, fur laquelle on auoit ap- puyé la tefte de Calidon, & rencontrant par malheur le trenchant, il fe !a fendit fi auant, que le fang incontinent luy en tomba par le vi- fage, & en demeura efuanoùy. Ceux qui efroiéc an tour de Calidon 3 oyans le coup que Tha~ mire s'eftoit donné 3 eurent bien opinion qu'il fefuftbleiTé, mais non pas tant qu'il eftoit: &: n' euft efté qu'ils Je virent fi Jong temps fans mouuement, & qu'il ne parloit point, ils n'y cuiTent pris garde que bien tard. Le cry fe re- doubla-, & les clameurs de ceux qui voyoïent ce

794 La II. PARTIE d'à stuee, piteux fpe£focle : mais iuge2 quelle fut la veue que Celidéeeuit quand on rapporta ion mary , & fon nepueu, corne s'ils euiTent efté morts. De fortune lors qu'on voulut of 1er de deflus vnc ef- chelle Calidon , pour l'emporter a fon aife dans vnechambre3ilrcuint3&: voyant tant de peuple autour de luy ,& qu'il eftoit couuert du fangde Thamire , il ne fçauoit que penfer , & luy fem- bloitderefuer. Mais quand il vid emporter fon oncle qui n'auoit point encoresde fentiment, auec cette grande playe à la teftc, s'imaginant que quelquVn l'euft blcfle , il fc relcue porté de furie, & demande qui eft le meurtrier épre- nant à fes pieds vn caillou , tenoit le bras releué comme preft d'en aiTornmer celuy qui auoit fait cet homicide , mais quelques-vns de fes parens le rapaifant luy firent entendre comme le tout, s'eftoit parlé. Comment, s'efcria-t'il, ceftdonc moy qui ay fait ce parricide ? Il n'eft pas raifon- nable que îe n'en faile auiïibien la vengeance, que fi c'eftoitvnefrranger, voire dautantplus grande que ie luy ay plus d'obligation. Et à ce mot îlleuale bras pour fe frapper de la pierre contre la tefte, mais ceux qui eftoient auprès de luy furent prompts à coure au coup 5 & les vns luy retindrent le bras , &r les autres luy firent tomber la pierre de la main , & le lailifTant des deux colrez3 ne l'abandonnèrent plus qu'il ne fuft vn peu remis. Cependant Thamire par les cris de Celidéc 3 & par les

Livre vnziesme." 795'

remèdes qui luy furent fai&s, ne fut pa? plu- ftoft panfé, & remis dans le lift, qu'il rcuinc de fon éuanoiiiffement , &: à l'ouiicrture de fes yeux , foudain qu'il pût parler, la premiè- re parole qu'il profera 3 ce fut le nom de Ca. lydon, demandant eiloit fon corps. Caly- don luy refpondir, vn vieux Myrequil'auoit panfé, fe porte mieux que vous, & n a point autre mal que le voftre. Comment , dit-il 3 Caiydon ncft pas mort ? Ha/ mes amis , ne renouueilez point ainfi ma peine. Il n'eft point mort , refpondit le Myre D & fi vous voulez ne vous point efmouuoir quand vous le ver- rez , nous le vous amènerons icy en bonne fanté.O Dieu5dit Thamire , ce que vous dites eft vray5 ne ma dilayez point dauantage ce feul remède qui me peut guarir. Et à ce mot il fe voulut. efforcer de feleuer, maislesMyres l'en empefeherent. Et parce que de fon cofté Caiy- don preffoit auec vne impatience extrême de le voirais penferent que pour remettre leur efprit en reposai feroit bon de les faire entre- voir, en- cor qu'ils craigniffent fort que cette efmotion ne fu(t caufe que la playe de Thamire ne re- tournai: feigner: mais îugeât que cet incôueniét feroit moindre que les autres dont le defny qu'ils luy en pourroient faire, le menaçoit. Ils firent venir Caiydon, qui voyant Thamire en cet eftat , & ayant defîa entendu tout ce qui s'e- ftoitpaffé,fc iette d'abord à genoux deuant luy,

j<}6 La II. pa rtie d'Astreî, &: luy demande pardon de l'ennuy qu'il luy a donné. Excufez, luy dit-il, mon père le peu de puiiïance que iay fur moy : iay faicl ce qui m'a eftépoflfible pour ne vous en donner cognoif- fance , & voulois bien mourir s'il m'euft e/lé poiTibie3fans vous donner cette féconde occa- fion de regretter la peine que vous auez eue à m'efleuer , mais la fortune qui ne cefTera de m'afflgertant que îe feray envie3nem'apas mefmc voulu contenter en cela. le viens vous en demander pardon ,& vous fupplier de croire que îe nauray iamais contentement, queie n'aye tellement fatisfait à cette faute ; qu'il ne m'en refte nulle tache.Mon fils^ditThamire.en luy tédant la main3releue toy, & me viens em- brafTer5& croyquefi l'euiTe penfé queCelidée euft peu eftre tienne 3 iamais ie ne TeufTe voulu auoir: tout le regret qui me refte à cette heure, eft que fi autresfois il y a eu vn empefehement à ton deiir^l y en a maintenant deux. Le pre- mier , celuy de fa volonté , qui a toufiours efté tant efloignee de toy, que iamais elle n y a peu confentir: & l'autre le mariage qui eft entre el- le & moy: Que fi fa volonté fe pouuoit chan- ger aufïl bien que iepourrois remédier au der- nier/ois certain, Calidô, que la mort me feroie agréable fi ie pcnfois que par ma mort ie te ren- difie content. Cahdonvouloitrcfpondre3mais il nepeut, de peur de l'interropre, parce qu'en mefrne temps îiaddreiTa fa parole à Celidée

Livre vnziesme! j^-f

Et vous 3 ma fille, dit-il , qui voyez combien vous elles aymée de Calidon, fera-t'il poflîble que vous ne changiez iamais de volonté enuers Juy ? ny fon affection , ny Ces mérites , ny mes prières ne pourront-elles ïamais rien enuers vous ? Sera-t'il vray que Celidée foit née pour faire mourir Calidon & Thamire 3 & d'amour, &: de regret ? Celidée tout en pleurs vouloit refpondre, lors que Calidon reprit la parole. Il ne faut pas, mon père 5 que l'ordonnance du Ciel , 8c ce qu'il a pieu a celte belle d'ordonner de moy5 foit autrement qu'il eft. Theutates fçaitmieuxee qu'il nous faut que nous mefmes. Il n'eflpas rauonnable que deux perfonnes qui mentent toute forte de bon-heur 3 comme font Thamire & Celidée, changent de fortune pour le plus infortune qui fut iamais entre les hom- mes : & quant à moy, k protelte entre vos mains 3 & appelle le ciel & la terre pour tet moins , que ie ne veux point contreuenir au iu- gement qu'il a pieu aux Dieux de faire de nous par la bouche de la Nimphe. Et que fignifient donc, dit Clecntine 3 ces plaintes 3 ces pleurs, &cesefuanoii ffemens? Ce font , refpondit Ca- lidon 3 des tefmoignages que ie fuis homme: mais comme les bons Myres noftenc pas la main de la bleffeure, encores que le patient s'en plaigne, voire en crie 3 demeime vous ne de- nez tous laiffer de mettre fin à ce qu'il a pieu à Theutates d ordonne* en cette affaire, & ie ne

798 La IL partie d'Astree, vous demande autre faueur 5 finon qu'il me foie permis de me plaindre , voire de crier quand la douleur du mal me prêtera. Nonncn, du Ce- lidée,d vne parole proférée auec violence, ne vous mettez plus en peine, ny les vns ny les au- tres : le grand Dieu Tharamis vient de m'infpi- rerfecrettementvn moyen pour vous mettre tous en repos d'efpnt. Il nef l pas raifonnable, que tes prières & tes remontrances demeurent piuslongtempsfansnuleffect: mais il ne faut pas que nous contrcuenions à la volonté de Theutates3 ny que 1 affection que tufiias por- tée foit inutile , non plus que l'amitié que dés le berceau ict'ay eue. Et toy aufli Calydon, il ne fout pas que tu confommes toute ta vie de cette forte: vmez tous deux contcns.ô: m e don- nez loifir feulement de quatre ou cinq nuicts 3 de vous verrez que le Ciel m'a mis en famé vn moyen pour vous fortir tous deux de peine. A ce mot elle reprit fes habits , & pria Thamire de trouuer bon qu'elle ne couchait point de trois ou quatre nuicls auprès de luy y afin qu elle pull acheuer ce qu'elle auoit deiTeigné. Thamire qui commençoitde refTentir la douleur de fa playe, & qui outre cela eufi: confenty à fa mort pour fau ucr la vie à Caly don , luy accorda librement fa demande, & après quelques autres propos furcefubie&Jes Myres qui virent que l'cfpc- ranec que Celidée leur auoit donnée leur rap- portoit quelque forte de repos 3 confcilkrcnt

Livre vnziism^. 7^9

toute la trouppe de fe retirer , & Calydon faifanc apporter vn lift dans la chambre de Thamyre ,nc le voulut plus abandonner: d au- tre cefte Thamyre auoit tant de fatisfaftion de laminé que ion nepueu luy faifoit paroiftre, qu'il levouloit toufiours auoir prés de luy. Il n'y auoit que Celidée qui fut bien en peine , car elle ne vouloit déclarer la délibération à per- sonne 3 de peur d'y eftre contrariée, & toutes- fois elle ne fçauoit par quel moyen y paruenir. Elle auoit faiâ vn deffein bien différent de cc- luy de toutes les filles, parce que cognoifTanc que la beauté de fen vifage eftoit caufe de l'a- mour que l'oncle & le nepueu luy portoient auec tant de paillon, & confiderant que c'eftoit la feule occalion dudiuorcequi eftoit entr'eux, elle refoult de le rendre telle qu'ils fufTent à l'aduenir autant refroidis par fa laideur 3 qu'ils auoicnt efté efchauffez par fa beauté: efperant par ce moyen de remettre Caly don en Ton bon fens, & de rendre preuue a chacun qu'elle n'a- uoitiamaisconfenty à fes folies. Lors qu'elle y euft longuement penfé3ne pouuant fe refoudre au fer , à caufe du fang & de la cruauté , à quoy fon courage ne pouuoit confentir : outre qu'il luy fcmbloit que les coupures fegueriiToient,ôc que ce ieroit toufiours à recommencer : elle saddreiTa à la mère de fa nournlTe , fit la tirant à part luy fit entendre quelle auoit vnefi extrê- me animofité contre yne Bergère, fa voifine,

gco LaÎI. PAKTIE D'A STUEe!

quil'auoic infiniment outragée : quelle efïoté refoluë d'en prendre vengeance; qu'elle ne la vouloit pas faire mourir , parce que fa haine ne paifoiciufquesalamort: mais quelle defirok de s en venger fur fon vifage , comme la plus chère chofe qu'elle euft: Qu'à cette occaiion elle la prioit de luy enfeigner quelque herbe, ou quelque autre recepte, qui pull tellement ga- fter le vifage dVne fille, qu'elle ne pûft plus re- uenir en ion premier eflat. La bonne femme quiaimoitCelidée corne fi elle l'euft nourrie, luy rcfpondit fort fagement qu'elle deuoit per- dre cette mauuaife volonté , &:chaiTer de fon ame ce cruel defir de vengeance : Que fi l'autre lauoitoffenfée,elleen laifTaft le chaitiment à Hefus , qui auoit la puilTancc de le faire , & qu il eftoit à craindre , que celle à qui elle vouloit fai- re du mal, ne le luy rendit par après au double: bref, elle luy reprefenta tout ce qu'elle pût pour l'endiuertir. Mais cette fage fille qui auoit vn deifein bien différent à celuy quelle difoit , s'o- piniaftrant en fa demande» êé luy faifant enten- dre que ce n'eftoit pas perfonne qui put s'en venger, outre qu'elle le feroit faire fi fecrette- rnentquellenefçauroità qui s'en prendre, la coniura encores par toute l'amitié qu'elle luy portoit, de fatisfaire à fa demande, luyprote- fiât que ft cela n'eftoit , clic fe refoudroit a quel- que chofe de pire3& qu'elle en feroit caufe. La bonne femme luy refpondk qu elle en feroit

bien

Livre vnziesmî^ Soi

bien mariée, &: que dans deux ou trois nuicts elleluyenrendroit rcfponfe: N'y faillez donc pas dit Cehdée,car fi vous me trompez 5 vous ferez cauie de quelque plus grand mal. Le ter- me eibnt efeoulé , que cette bonne femme n'a- uoir pris que pour pouffer le temps , comme Tondit, auec fefpaule. Elle luy en demanda encor autant: mais Celidée qui cognut bien que ce n'eftoit que pour l'amufer , fit fcmblant de la croire 3 & cependât refolut de faire de fon collé ce qu'elle penfero'it eilre meilleur pour ache- lier fon defîeiru feignât de cette forte auec cette bonne vieille, de peur qu'elle ne defcouunftfa délibération à Cleontine. Cherchât donc tout ce qu'elle pourroit pour deuenir laide, demau- uaife fortune elle efloit vn matin à la chambre de Cleontine qu'elle eftoit encore au lier, ôc parce que cette bonne femme auoitaccouftu- de porter vne pointe de diamant au doigt pour figne qu elle eftoit dédiée à Theutates, comme vous fçauez. Madame, que c'eft la couftume de toutes nos Druydes, elle l'a pofoit tous les foirs auant que de fe mettre au lict , & la reprenoit le matin. Il aduint que Gelidée pre- nant cette bague fe la mettoït au doigt, & de lVn en l'autre alloit cherchant auquel elle eftoit plus iufte , fans peut-eftre fonger à ce qu'elle faifoit. Dont Cleontine s'apperceuant, Voudriez-vous bien, dit-elle, ma fille eftre o- bligée de porter cette bague aux mefrnes i Part, Eef

8o2, La IL partie r/Asl kee! ' conditions que ie la porte ? Si l'en eftois capa- ble, refpondit Celidée , il n'y auroit rien au monde que.ie fouhaitafle dauantage : fie com- ment, ditCleontine, penienez-vous fatisfaire à Thamyre & à Caly don , ainfi que vous auez promis? Ce feroit, refpondit-elle , le meilleur remède de tous, car ils font fi religieux, quel tac dédiée a Theutates, ny l'vn ny l'autre ne vki\- droit pas m'en retirer. L' Amour , dit Cleon- nne3 elt encore plus forte que le deuoir , ny que la religion: mais dites-moy ma fille , de quelle forte penfez-vous de les contenter > Car ie ne le puis entendre: en premier lieu, vous ne pouuez eitre qu'a Thamyre 5 puis que vous eftes fa femme j & quand vous voudriez vous dédier à Theutates , vous ne le pouuez fans la permifîion de celuy à qui vous eftes. Et quand vous feriez vne Druyde, penfenez- vous pour cela les contenter tous deux ? tant s'en faudroic , vous les mefeontentenez , les priuantde vous. Ma mère , refpondit Celidée, le grandDiêuquimemitles paroles en la bou- che, lors que pour alléger leur ennuy, ie promis ce que vous me demandez, m'en donnera fans doute quelque moyen : puis qu'il ne laiife îa- mais vne œuure imparfaicte ; îlacommécécel- le-cy par moy, lime rendra aireurcment capa- ble de la finir aucc fon aide. Ma fille , dit Cleon- rine 3 eftonnee des figes propos de fa niepee : le ne fuis plus en douce qu'il n'aduienne comme

yousdittes: pourueu que véritablement vous vous remettiez en luy , car jamais peribnne ne fut refufée a quand c'eft auec vne bonne ôc pure intention que Ton le fupplie. Cleontine vou- loir continuer : mais Celidée , qui fans y penfer, s'eftoit mis la pointe du diamant dans la main , fepriht à crier de la douleur que l'egratigneure luy auoit faiâe : dequoy la bonne femme fur- prife: Quauez-vous^dit-elle^ne vous efks-vou$ pasbleffée ce diamantfC'eft peudechofe^ refpondit Celidée,mais la douleur m'a côtrain* te de crier. Vouspenfez, dit Cleontine, que ce foit peu de choie , fi vous trompez - vous fort, iar iarhais la marque ne s'en vâ,&! mai-aifemene en peut-on guérir, &: lors luy prenant la main;& voyant quelle eftoit fott cfgratignée : Croyez, iuy dit elle,- Celidée, que vous eftes marquée pourvo/lre vie 5& que fi cela vous eftoit adac- nuau vilage, vous feriez gaftée :Comment3dit Celidée,le diamant eft fi venimeux: ïamais,dit- elle , fa marque ne s^cn va depuis que fang en fort , & c'efl: pour ce fubieâ: que ie le laiflc quand i'entre au lift. Il féroit malaifé de dire le contentement que feceut cette ieunc Bergère , ayant appris cefecrec,luyfemblaftt que Dieu luy audit efifeigné exprès pour a- cheuer ce qu'elle àuoit defigné. Quelle refolutiô, Madame 3 efl: celle que ie vous vay raconter de cette ieune fille / Il y auoie defia cinq ou Gx iours que Thamire en tombant seftoiç

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804 La II. PARTIE TïAsTKÏÏl

bleiTé5 comme ie vousay dit, & fa playe n'e: fiant pas dangereufe, elle commençoit d'eftre prefque guene 5 de force qu'il n'en tenoitplus la chambre : Celidée qui n'attendoit que guenfon , pour forcir de la promeffe qu'elle auoit faicle 3 & de laquelle Calidon, & Tha- myre la fommoient , leur die d'vn vifage allez îoyeux , que le lendemain elle les con- tenteroic tous deux. Dés le foir quand fa tance fut couchée , elle defroba la bague dont elle s efroit bleffée 3 &: feignant de fe recirer pour fe deshabiller, chacun s'en alla coucher : au con- traire 3 elle encra dans vn pecit recoin elle auoit accouftumé de demeurer feule quand elle vouloit s'habiller ou deshabiller , & ayant ferré la porte elle s'afïïc près d vne table elle auoit vn miroir, duquel les iours des grands fa* crifîces & des aflemblées générales , ou feftes publiques, elle auoit accouftumé defe feruir, pour ageancer fon vifage. AufIi-toft qu elle y ietta les yeux deifus^ah : miroir, dit-elle, de qui iefoulois prendre confcil,auec tant de foin& de vigilance, pour accompagnera: augmenter la beauté de mon vifage,combien efi changé ce temps-là: & combien eil différente l'occafion qui me faiâ: à cette heure te demander confeil: puis que fi autrefois ray ietté les y eux fur toy , pour me rendre belle, Ty viens maintenat pour fçauoir comment ie me puis priuer de cette beauté que fay eue fi chère ? Et à ce mot

Livre vnziesme; Soy

ouurant le miroir, & confiderant fon vifage tout couuert de pleurs : Ceferoit, dit-elle, eftre bien inhumains, mes yeux, fi vous ne pleuriez; la prochaine perce de cette beauté , qui autres- fois vous a rendu fi contens , & pleins de ioye, quand glorieux d'vne fi chère &: aymable com- pagne, il ne vous fcmbloit point de voir vn au- tre vifage , qui fepûfl: égaler au voftre. Et puis demeurant quelquetemps fans parler, & con- fiderant particulièrement fa beauté &: fa grâce , la iufte proportion de fes traits, le vif & doux efclairde fes yeux,refclat de fon teint, les at- traits de fa bouche , bref tout ce qui eftoit d'a- greable en fon vifage, Fentens bien , dit-elle , ô mes chers & rares threfors , ce que vous me voulez dire3mais helas / continuoit-elle en fouf- pirant, que vaut cela , fi ie ne puis viure conten- te en vous conferuant? le feay bien que vous me reprefentez que cette beauté que fay tant ché- rie , & qu'autrefois i'ay eftimée mon fouuerain bien, me reproche vne grande légèreté de m'en vouloir priuer, anantprefqueque de la poflè- der. Ienefuispasfourde aux fupplications que ie me fais à moy-mefmc:de ne me point appau- urir de ce que chacun recherche auec tant de defir: Mais quand ie vous aceuferay deuant la raifon d'eftre caufe de toute la peine que i'eus iamais ; Quand ie vous blafmeray delà diffention de l'oncle &: du neueu, voire quand ie vous diray coulpable de leur fang , & de

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So£ La II. Partie d'Asthee. leur prochaine ruine , & peut-eftre de Ieut uiorc , que direz-vous pour voftre deffence, §c qu'alléguerez - vous pour montrer que ie vous doiue conferuer de retenir ? Que c'eft vne douce chofe que d'eltre belle.' Mais com- bien plus ameres font les effedb qui s'en pro- duifçrrt, Se qu'il m'eft impofllble d'éuiter en vous conferuant. Quoy-donc f que l'amour fuit la beauté , & que rien n'eft plus agréable que d'eftre aymée & carreiTée ? Mais combien plus defagieables font les importunitez de ceux que nous n'aymons point, ôc les foup- çons de ceux à qui noftte deuoir nous oblige d'eftre 3 & de nous referuer entièrement: Ne dis-tu pas qu'au lieu que chacun m'adoroit belle , chacun me mefprifera laide: Tant s'en faut, cette a&ion fi peu açcouftuméeme fera admirer 5 & contraindra chacun de croire qu'il y a quelque perfection cachée en moy, plus puiffante que cette beauté qui fe vpyoir. Et puis ce que ie deffeigne de faire, n'eft que de deuancer le temps de fert peu de moments. Car cette beauté , dont nous faifons tant de conte , combien de lunes me pourroit-elle demeurer encores? fort peu , certes, & quel- que foin & quelque peine que l'y rapporte , il faut que l'aage me la rauiffe, & ne vaut-il ps mieux que pour vne fi bonne occaf ion , nous nous en defpoiiillions nous mefmes volontai- rement, & la fàcrifionsaureposde Thamnç

LlVX^ VNZIESMÏ. S07

<jue iayme, & que l'ay tant d'occaiîon d'aymer, & à ccluy de Calydon , qui a tant fouffert de peines , pour l'affection qu'il ma portée? Au pis aller que m'en aduicdra-t'il \ Quand ic fera y laide , moins de perfonnes m'aymeront , éé de qui dois-ie vouloir l'amitié que de Tha- rpyre ? Mais Thamire mefme ne m'aymera plus, fi fon amitié n'eft fondée que fur ma beau- té, ce fera dans peu de temps qu'elle £e per- dra, s'il m'ayme pour les autres conditions qu'il peut auoir recognuës en moy, voyant que i'auray donaé cefte beauté, pour me rendre du tout fienne, il me deuraaymer & eftimer dauantage. Bref faifons-nous paroiftre telle que nous délirons d'eitre creué. Cette beau- té eflcaufe que Calydon manque à fon deuoir: Er que Thamire mefme a moins de foin qu'il deuroit auoir à fa propre conferuation : rache- tons-les & nous auffi , eux des fautes ils font tombez , & nous du defplaifir que nous en auons,& par la perte d'vne chofe de fi peu de durée, que la beauté : Payons leur rançon &tanoitre,afin qu'à laduenir nous puifTions vàire en liberté, & hors de cette continuelle inquiétude. A ces mots 3 ô Dieu , Madame, quelle eftrange 2c gencreufe aclion vous vav-ie raconter: A ces mots, dis-ie,Cehdée, met la pointe du diamant a fon front, &; d'vne main genereufe fe l'enfonça dans la peau, & qiioV que la douleur fut extrême, fi fe la conppe-t'elie

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SoS II. TAP.TÎE D'*A'fTiJi&

dVn cofté à loutre l & grinçant les dents du malquelablefTeure luyfaifoit 3 elle en fait de mefmeà fes ioues , &: fe faift dechafquç codé trois on quatre profondes cicatrices fi longues & fi enfoncées, que véritablement il ne luyre- ftoit plus rien de la beauté quelle fouloit auoir. Iugez, Madame , en quel eftat elle pouuoic eftre, & quelle douleur elle dcuoit rciTençir. Elle n'en fît toutefois point de femblant : mais fe mettant vn linge au tour de la telle, ôc eftei- gnant la chandelle , après auoir remis la bague en fon lieu 3 elle s'en alla mettre au lift, elle nauoit garde de rèpofer pour le grâd mal qu'el- le fentoit. Maisquâdle marin fut reuenu,&quc chacun fut efueillé , Cleontme dans la chambre de laquelle elle couchoit, &: qui aymoit cette niepee comme fi elle eufl «fté fa fille, eftonnçe de la voir fi endormie contre fon naturel , cV craignant qu'elle ne fe trounaft mal, vint dou- cement la voir dans le lift, mais d'abord qu'elle via tout le couurechef en fang , & vne partie du linceul , elle ietta vn grand cry , penfant qu'elle fut morte: tous ceux de la maifon y accoururét, & la trouuerent aflis fur le lift , qui tenok Celi- dée entre fes bras. . 6V la baifoit encor qu'il ne fe vid prefque en tout fonvifage que bleffeures , & fang caillé : O Dieux,ma fille, difoit la bonne femme3qui eft le cruel &: inhumain qui t'a trair tée de cette forte? qui eft le bras barbare , qui en a eu le courage? Et quelle cruauté peut efgallcr

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celle qui a deshonoré de diffamé la beauté de ton vifage ? En proférant ces paroles elle la bai- foit & la ferroit entre fes bras , pleine de tant de paiTion3qu'oubliant ce quelle deuoit à fa quali- té de Druyde , elle fe relafcha de telle forte à la douleur qu elle fembloit vne perfonne hors d'entendcment.Celidee de qui les playes enue- nimees s'eftoient bouffieSjSc endoluës de façon quelle en anoit la fiebure, fuppha d'vne voix baffe fa tante delà laitier en repos , & qu'elle fçauroit qui Fauoit mife en ceft eliat, quand Thamyre , & Calydon feroient venus. On eh- uoya incontinent cercher les Myres,& prefque enmefme temps Thamyre aduerty de l'eftat eftoitCelideejS'en vint courant en fa cham- bre. Mais quand il la vid,il demeura immobile, & les bras notiez l'vn dans l'autre 3 ne donnoiét autre fîgne de vie, que celuy de pleurs qui luy tomboient des yeux. Enfin reuenu en luy- mefme, Eft-ce Celidee., dit-il, que le vois en cefteftat? Les Dieux ont ils confenty , & vn cœur humain a ni peu penfer à vne fi grande cruauté. Et quelque Tygre foubsla figure d'vn homme l'ayant imaginée, & quelque malin Démon y ayant confenty: Quelle cruauté a ia- mais eu aiTez d'inhumanité pour l'exécuter? Celidee fe tournant doucement vers luy3 Amy Thamy re 3 luy dit-elle, confole toy , que fi tu as perdu le vifage de Celidee , elle ta conferué pour le moins toutk refte^ fi tu veux me per-

tio LaIÎ.Paktie d'Astree, mettre de n en point faire de vengeance, ie te di'ray qui en efl caufe, &r qui m'a fait cet outra- ge , auec toy ie le dois nommer tel. Calydon en mefme temps entra dans la chambre, qui empefcha que Thamyre ne peut refpondre5car ayant couru depuis fon logis 3 il auoit apns cette trifte nouuelle, quand il mit le pied dans la porte, il eftoit tant hors d'haleine , qu'il ne pouuoitprefquerefpirer. Et toutesfois mon- tantes degrez & entrant dans la chambre , on l'oyoït iurer par Hefus&r par Hercule , que ce- luy quiaucitmisla main fur Celidee,en mour- roitauantque la nui£t fuit venue*. Ne iurez point 3dit-elle5 ô Calydon , de peur que vous ne foyez panure : ce pourrait eftre tel que vous aimeriez mieux mourir que dobferuer voftre ferment. Comment, reprit incontinent Caly- don 3 le iure encor par Hefus 3 & par lame de celuy qui ma mis au monde,que horfmis Tha- myre ie n'excepte perfon ne à qui ie ne face per- dre la vie: Et à ce mot3il fe mit à genoux deuât ion li£t , 6c luy voulut prendre la main pour la baifer , mais elle en le repouffant vn peu ? Et a qui,Calydon,-luy dit-elle, penfez vous baifer la main? regardez mon vifage,& prenez garde que iene fuis plus cette Celidee, de qui vous auez tant eftimé la beauté, Le Berger ,tranfporté de furie n'auoit point encor îetté les yeux fur elle: mais quand il les hauffa,& qu il la vit fi affreufe, car telle véritablement fe pouuoit-elle dire:

Livre vnziismb Sn

1! demeura encores plus eftonné que n'auoit elle Thamyre i Et fe mettant la main fur les yeux, tk tournant la tefle de l'autre cofté , il luy fut impofTible d'en fouffnt la veuë griffonnant comme vue perfonne qui a horreur de ce qu'il voit. Elle au lieuMe s'en fafcher dVn courage incroyable, fouffrit cette action ,& tendant en- cor vne fois la main a Thamyre , Et b,ien ami, luy dit -elle 3 ne vous feracepas du contente- ment de me voie toute à vous,& que perfonne n'y prétende ou n'y defire plus rienraurez-vous horreur de ee vifage defehiré de cette forte, quand vous confïdererez qu'il n'eft tel que pour eftre à vous feul rie ne le penfç pas Tha- myre, &: veux ctoire que l'arFeclion que vous m'auez portée, & la cognoiiTance de celle que vous aucz receuë de moy , ont trop de puiffan- ce*, & font plantées fur vn plus feurLndem ent que celuy-là. Et parce que le vous vois tous en peine, &defireuxde f^auoirqui m'a mife en l'eftat vous metrouuez : S cachez, Ta m y re, que cck Calydon,& vous Calydon,dit-elle3fe tournant vers le ieune B erger, (cachez que c eft Thamyre. Que nous vous auons mife enceft cftat? s'efcrierentils tous deux i Ouy , dit-elle, froidemen^c'eft: Thamyre &Calydon qui ont (lia cet outrage à Celidee: mais ayez vn p::u eje patience, & oyez comment. Chacun aces paroles demeura eftôné. Mais fur tous les deux Bergers; & lors que Calydpn vouloir parler,

8i2 La II. partie d'Astree; elle l'interrompit de cette forte. Ne vous excu- fez point Calydon de ce qui m'en; aduenu , car encorque Thamire, &vousenfoyezcaufe, fi eft-ce que vous Terres beaucoup plus que luy. Et lors addreffant fa parole à tous, elle conti- nua: Iln'yaperfonne qui me cognoiiïe, qui ncfçache quellea efté l'amour que Thamire maporteedés mon enfance, & qu'il femble que dés quei ouurisles yeux dans le berceau, fouuris fon cœur pour y faire entrer l'affection, que depuis il m'a toufîours continuée. Or cette amour fut réciproque entre nous ,auflî toft que ic fus capable d'aimer,& en donnay tant de co- gnoiffanccàceBerger, que içpenfe que com- me fa recherche me conuia de l'aimer, la bonne volonté qu'il recogneut en moy luy donna fu- jedt de continuer :&c derfecT: combien heureu- fement auons-nous vefeu, & auec combien de contentement iufques à ce îour mal-heureux, queCalydon reuenant des Boycns, ietta les yeux fur moy. Thamire, à qui les bleffeures ne peuuent empefcherla parole,le peut mieux ra- conter que ie ne fçaurois , tant y a que nous pouuons dire l'vn & l'autre auec vérité, que Ja- mais Amant ne fut mieux aimé, ny Amante plus aimee,que Thamire & Celidee. Mais dés que Calydon me vid, ie puis bien diremalheu- reufement, fans l'offencer , ce bien que nous auions poiledé fi long temps,commcnça de fe diminuer, premièrement par fa maladie, &

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puis par le don que Thamire luy fit demoya auquel ie ne puis ïamais confentir. Il eft vray qu'après auoir longuement fupporté la froi- deur de Thamire, Se la vaine affection de Caly- don, ie me defpitay contre tous deux, me fem- blant que c'eftoit auec raifcn,puis que Calydon m'auoit fait perdre Thamire, & que Thamire m'auoit fans beaucoup de fuiect remife à Ca- lydon ,& lors que feftois la plus efloignee de tous deux, ie me vis entièrement redonneeà Thamire, par le iugement de la Nymphe Leonide, à laquelle nous en auions donné toute puiflance. le penfay certes, que c eïtoit la volonté deTheutates,quimelafaifoit enten- dre par fa bouche, & me refolus de la fuiurc entierement,&: lors qwe feftimois que la raifon auoit le plus eiloigné Calydon de moy, fut pour le commandement de la Nimphe, fut pour le deuoir qui lobligeoit enuers Thamire, le voila qui fe defefpere, & qui veut mourir. D'autre cofté le bon naturel de Thamire ne luy permettant de gouïter quelque forte de plaiiir, voyant fon nepueu en cette peine, fe lai/Ta tellement emporter àl'ennuy, que fans faire conte du contentement qu'il auoit defîré & recherché auec tant de paflion-, il melaiffè feule dans le lié): , & me fit bien paroiftre que l'amitié eft plus forte en luy que l'Amour. le demeurayeftourdie de cette rencontre, com- me mon affeétion me lordonnoit, & lors que

&4 La II. Paktiè d'Astree,' fcftoisattentiueà confiderer en moy-mefrric cec accident, Ion nie rapporta & mon mary & monnepueu fur des efchelles comme morts. I'aduoiieque quand ie les yis, & que ie feeus comme le tout efroit aduenu,ie demeuray tant hors de moy > que ii peu après ils ne fuffent re- uenus, ieneïçay à quoy ie me fuile refoluèv Mais confiderant ce qui s'eftoit paffé , &oyant les paroles qu'ils tenoient cntr'euXà fefleuay mapenfeeàTharamis, ôc le fuppliay de mt vouloir confeiïler ce que je deuois faire, pour nous metrre en repô$: Il m'infpira fans doute, &mc fît fecrettement entendre par quel moyen iele pourrois. Et ce fut en ce mefmc temps que ie vousie promis à tous deux,& que depuis l'ay dilayé,parce que véritablement fay trouué beaucoup de difficulté à l'exécution de ce conieiL&r a fallu que ie me fois fait vne gran- de force auant que d'y peiiuoir confentir. Voi- cy donc3ôBergers;quelle fut cette fainâe infpi- ration. Confïdere, me ditle Dieuja violente affection de Caly don, & fois certaine que ia- fciaisiineceiïerade t aimer, -que tu ne cefTes deftre belle. Il ne faut que tu cfperes que la re- ligion des Dieux,ny le deuoir des hommesj'eh retirent iira ais. Il ne faut non plus que tu pen- ùs que Tharnire 3 quoy qu'il foit ton mary, 8C qu'il t'aime plus que fa vie, puiffe iamaiseftre content, tant que fon nepueu fera tourmente de cette forte. Quant à toy, quelle vie efpere^

Livre vnziésme] Srj*

tu de pouuoir menèrent quetu feras caufe de la peine de l'oncle , & du nepueu : de te donner à Çalydonyta volonté n'y peut confentinoutre que tu es tellement a Thamire3que rien ne t'en peut retirer que la mort.D'eftre aufTi à Thami- re, la paillon de Calydon ne le peut fouffrir3ny le bon naturel de Thamire, endurer le conti- nuel defplaifir de fon nepueu. Que faut-il donc Celideeqtie tu faces? priue toy par vne belle fefolution deeequieft le germe de cette dif- fention: mais que peux tu penferque ce foit autre chofe que la beauté de fon vifage? Ileft vray 3 refpondis-ie 3mais perdant cette beauté^ ie perds aufïi bien l'amour de Thamïre3 que celle de Calydon, & fi cela eft, l'aime beau- coup mieux la mort. Tu te trompes, me ré- pondit-il, l'afleftion de ces deux Bergers efi bien différente -. Thamire aime Celidee, & Calydon adore la beauté de Celidee. Que fi ce que tu crains eftoit vray, il vaudroit mieux que tu mourufles à l'heure que tu parles, que de viure plus longuement^ eftre affeureeque quand l'aage te rendra l'aide, Thamire cete- ra de t'airner. Mais cela n'eft pas , d'autant que ce Berger aime Celidee 3 &r quelle que Celidee deuienne , jamais fon aminé ne fe perdra.

Voila Bergers, quelle fut la fecrette infpira- tion que ce Dieu me donna 3 à laquelle ne vou- lant contreucnir, xecfaerchay les moyens d'y

8i6 La IL par. tie d'àstrèe,* fatisfaire, &: de fortune ayant appris de ma tan- te que les blefTeures que le diamant fait , ne gueniTent iamais , i'ay bien voiu facniîer beauté de mon vifage , fi toutesfois il y en a eu, à voftre repos & à voftre reùnion.Mais3ô mon Thamire3cefferez vous d'aimer Celidee encor qu elle n'ait plus le vifage qu'elle fouloit auoir, puis qu'elle a bien voulu le donner pour ran- çon, & pour fe racheter des defîrs de Calydon3 afin d'eftre toute voftre? Celidee finit de cette forte , laifTant tous ceux qui l'ouïrent fi pleins d efîonnement , & de merueille,de cette ge- nereufe action , qu a peine pouuoient ils croire que ce qu'ils voy oient fuit vray .

Il fcroit long de dire maintenant les repro- ches que Caly don luy fit : le defplaifir de Tha~ mire,ny les regrets de Cleontine,&: de la mère de Celidee, & de tous ceux qui la côfideroient: tant y a que les Myres eftas venus, & luy ayans nettoyé le vifage , ingèrent que iamais elle ne mourneroit en fon premier eftatjcar les play es efioientfi profondes & en des lieux fi délicats qu'elles luy oitoient toute la grâce, 6c la pro- portion qui fouloit y efire. Il eft auenu que vé- ritablement Caly don la voyant fi difforme, a perdu cette foie paflîon qu'il luy portoit3&: que Thamire ainfi qu'elle efperoit a continué de l'aimer, fi bien qu'elle a depuis vefeu en repos, & tellement honorée & eftimee de chacun * qu'elle iure n'auoir receu de fa beauté en toute

fa vie,

Livre vnzîes2,ï£. £i-r

fa vie , la moindre partie du contentement que laideur luy a rapporté depuis 10. ou u.nui&s. Vousm'aucz raconté, dit Leonide, la plus genereufe , &: la plus louable action que Jamais fille ait faite , & fuis bien aile que cette -belle ô£ vertueufe refolution foit partie d'vne perforine qui meft proche, comme l'ay feeu que m'eft Celidee^eftantniepce de Cleontine, Dieu la rende aufli contente auec Thamire, que Tha- mire a d'occafion de l'aimer 5 &: d'eftimer fa vertu. Discontinua Licidas/Thamire qui croie de n auoir point d'enfans , veut faire marier Calidonauec Ailree , & pour y conuierPho- cion, offre de luy donner tous fes troupeaux, &tousfespaiturages,Aitreequia faï£t refolu- tion de n aimer ïamais rien pour le regrec qu'elle a de la mort de Céladon , n'y veut con- fentir en forte quelconque , & quand fon oncle luy en parle , elle ne faid que pleurer , & lors qu'il la preiTe , elle refpond qu elle veut palier favieparmylesVeftales & Druides, & pour ce fubieft m'a prié d'en parier fecrettement à la venerableChryfante: Etpenfez-vous, adiou- fia Leonide ; queChryfante la vueiJlc receuoir fans le confentement de fes parens f le luy ay Fait cette mefme oppofition , dit-il, quand elle m'en a parlé, mais elle m'a refpondu que n ayant ny père ny mère , il n^auoit pas appa- rence, qu'elle en fit difficulté, & que cette voyeluy eltoit réfutée, elle prendroit celle du z. Part. Fff

81S LaII.partie d'Astree,' cercueil. Acequeie vois, dit Leonide, elle n'eft pas fans affaire ,&: ie crois aifément ce que v , dites 3 que véritablement elle eft affi'gee : Mais qui eft celle qui eit contente \ Vous l'oferay - rc dire, refpondit le Berger. Et pourquoy feriez vous plus de difficulté de me dire le bien que vous m'en auez fait, que de me dire le mal ? Il y a plusieurs occafions , repliqua-t'il, qui m'en peuuent empefeher , toutesfois puis que nous en fommes il auant , il feroit mal à propos de ne palier plus outre : Scachez donc , Madame^ continua- il 3 en foufriant , que c'eft Philis : mais grande Nimphe, ie vous fupplie, ne m'en de- mandez pas dauantage. Macurioiité,diÇ-elle, aura bien autant de force contre la prière que vous me faictes, que vous en fçauriez auoir contre celle que ie vous fais, de ne vouloir ce- ler ce que fur toute chofe ie defîre infiniment de fçauoir.Car aimant Philis, comment voulez- vous que iene fois point curieufe d'apprendre des nouuelles de fon contentementrMais peut- eftre voulez- vous eftre ainfî fecret, parce que ceftvn des premiers commâdemens d'amour, de CELER ET TAIRE. Et parce qu'il vou- loit feindre de n'y auoir aucun intereft. Non non,continua la Nimphe, ne vous cachez point à moy : Iefçay, Berger 3 plus de vos nouuelles que vous ne penfez. Auez vous opinion que depuis le temps que ie fréquente parmy vos Bergers, îen'aye pas appris que vous elles fer.

LlVKE VNZIESME, 8l?

Uiteur de Philis * & que cette affe&ion cft conv mencee auec celle de Céladon , & d'Attirée ,&: qu'après auoircôtinué longuement vous eftes en findcuenuialouxdeSiliiandrc? Iaurois eu peu decuriofité 5fi voyant vn fihonnefte Ber- ger que LicidaSj & aimant particulièrement Philis , îe ne m'eftois enquife de leur vie. Con- tentez-vous Berger, que fiie ne vous ay point fai£t de femblant , c'a feulement efté par difere- cion, & qu'en effeâ l'en fçay prefque autant que vous , & fi vous voulez ie vous en diray de telles particuiaritez, que vous ferez contraint defaduoiïer. Licidas foyant parler de cette forte , demeura vn peu confus, & d'abord eut opinion que cela venoit d'Aftree, & de Philis. lecognoy bien , dit il , en fin, que vousfçauez quelles font mes folies, & que toutes celles que vous auczveuës depuis quelque temps en ça, n'ont paseftéfifecrettes,queiele voulois ettre, mais pour vous faire paroiftre que îe fuis au- tant voftre feruiteur, quelles fçauroient ettre vosferuantes, ie vous veux dire ce que vous nefçaunez auoir appris d'elles 3 parce que ce font deschofes qui fontaduenuès depuis qu'el- les n'ont eu l'honneur de vous auoir veuè, vous fuppliant toutesfois de n'en rien dire. Feftime trop , refponditla Nimphe,la vertu de Philis, & voftre m ente, pournecouurir défi* Jence> tout ce que ie penferay qui puiffe im- porter ou à l'vn ou à l'autre : & vous pouuez iu-

Fffij

820 La II. partie d'Astre éJ ger que lemefçay taire, puis qu'y ayant long temps que ief.ay ce que îe viens de vous dire* ie n'en ayiamais fait femblant. Mais quand vousm'auez dit quePhilis eftoit contente, l'ay cftéeftonnée, (cachant allez combien elle •eftoit en peine de voftre froideur & jaloufic. Ah/ grande Nimphe, dit Licidas en foufnant, qu'il ma bien fallu changer de perfonnes , de- puis que ie n'ay eu 1 honneur de vous voir. O que l'on m'a bien fait crier mercy , & de- mander pardon !o combien de fois ay-ie efté contraint de me mettre à genouxi Croyez, Madame 3 que Philisabien feeu me ramener à mon bon fens, & quelle m'a bien fait reco- gnoiftremon deuoir. Si ie penfois auoit allez dcloifira le vous raconter par le menu, vous verriez qu'il y a beaucoup de différence entre vn amant & vn hommefage. le ne fçaurois5 refponditlaNimphe,apprendre déplus agréa- bles nouuelles que celles cy, & pour le loifîr vous en auez affez , puis qu'A damas 5 Phocion, & Diamis font entrés en difeours , d'autant que ces vieilles perfonnes ne peuuent ïamais trouuerla fin de leurs paroles. Ce qui donnoit encore plusd'enuie a la Nymphe de le faire parler, eftoit pour le diuertir d'autant de la confideration d'Alexis, car encorqu elle feeuft bien , que fi ce n'eftoit à cette fois , ce feroit à vne autre : Toutesfois dlc iugeoit que la première veuc eftoit la plus dangereufe^

Livre vnziesme. Szi

parce qu'après fon iugement efhnt défia préoc- cupé par cette opinion de reffemblance, il ne pourroit fi bien defcouurir la venté: & que mefme le rapport qu'il enferoït aux Bergers & Bergères de fa cognoiffance , feroit prefque le mefme effeâ aux autres. Licidas qui n'y pen* foit point, croyant feulement de fajre chofë qui fuil agréable à la Nimphe , repriil la parole ainfi.

HISTOIRE

DE LA I ALOV S IE

DE LlCIDAS.

O v s fçauez , Madame 3 que l'ordinaire conuerfction qui cftoit entre Fhiiis& Siluandre,

f à caufe de la gageure qu'ils auoient faicte de fe faire aymer à Diane , fuft le fuieci de ma jaloufie. Mais ce ne fut pas de celles qui n'ont que le nom du mal, &en retiennent fort peu de mauuaifes qualitez, car iepuis dire n'y auoir iamais eu paffion plus approchante à la Manie , que celle qui m'occupoit l'entendement en ce ternes-là: de forte que depuis ieme fuis eftonné plufieurs fois 3 comme il a efté poïîïble que i'aye peu

F f f m '

8n La II. partie d'Astree,'

veir viure en cetre peine, aufil ne mettray ie iatnais au cours de ma vie , les lunes ou pluftofi les fiecles que l'ay paiTez en fi miferable eftat. Car tant s'en faut: que îe puiffe dire d'auoir vefcu , que ie tiendray toufiouçs auoir plus fouffert en ce temps-là, que les douleurs de la mort nefçauroienteitre grandes, d autant que quand la mort eft aduenue , les douleurs ne la peuuent outrepaffcr , ny l'accroifire , mais en cefiepallion dont ie parle, tant de nouueaux accidents qui l'agrandirent furuenoient d'heu- re a autre, que quand ie venois à tourner les yeux fur mes premiers maux , ie trouuois les derniers fi grands, qu'il me femble que ceux que i auois foufferts auparauant, ne meritoient point d'auoir le nom de douleur: & le pis encor eftoit que i auois vne fi grande curiofité de re- chercher les fuiets de mon defplaifir , que bien fouuent quand il ne s'en prerençoit point, ie m'en figurois de tant efloignez de toute ap- parence de raifon , que maintenant quand ie les confidere, iem'efionne comme il eftpoffi- blc que mon iugement fuft fi peruerty. Si elle partait librement auec Siluandrc, ô que [es paroles meperçoirnt vinementle cœur/ fi elle neluy partait point, ie difois qu'elle feignoit: fi elle me carcffpîc, ie penfois qu'elle me trom- poit: fi elle ne faifoit point conte de moy, que c'eftoit vn tefmoignage du changement de Ton amitié ; fi elle fuyoit Siluandre, quelle

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craignoit que îe m'en apperceuffe: fi elle s'en Lailîoit approcher, quelle vouloir me frac que feuffele defplaifîr de le voir fi elle fe mon- ftroitgaye, qu'elle eftoit bien contente de ks nouuelles affections , fi elle eftoit trille, qu'il auoit quelque mauuais melhage entr'eux. Bref toute chofem offençoit: & quand il n'y auoic rien furquoy ie peufie fonder quelque occalîon de déplai(ir,ie m'accufois de faute iugem en Ç de ne fçauoir recognoiftre leurs diffi mutation s. Combien de fois ay ie fouhaitcé de n'auoir point de veue , pour ne voir ny Siluandre 3 ny Phihs : mais ceiîeroient-ils , (difois je inconti- nent ) de s'aimer3 encor que ie ne les viffe pas? Combien de fois ay-ie déliré de perdre la vicï Mais, difois-ie, îlvaudroic mieux perdre l'A- mour 3 d'autant que h mémoire qui me tour- mente, ne laiileroit de me iuiure après mon trefpas. Et voyez a quelle extrémité mon mal eftoit paruenu, puis qu'au lieu d'aimer Philis, ie la haïiîbis : FeulTe voulu qu'elle euft elle lai- àc,cz defagreable: & toutesfois i'eulTe efté mar- ry h elle euft eu moins de beauté & de grâce. Ce que ie recogneus en ce mefme temps-là, parce qu'ayant eu deux ou trois accez de fièvre, & le mai luy ayant changé le vifage, l'en eus tant de defplaifir , qu'elle mefme s'en apper- ceut. Viuant donc 5 ou pluftofl languiltànt de cette forte , eftant prefque réduit à vn defef- poir^Ies Dieux fans doute eurent pitié de moy.

Fffii^

824 La IL partie D'AsmEE.' Ilya quelques nui&s que Svluandre s'cftanç cndormy dans vn bois qui eft auprès du tem- ple de la bonne Decflc, a fon reueii il fe trouua vne lettre en la main, fans fçauoir qui la luy auoit donnée. £t parce qu'à fon retour il la fit voiràDiane,& a la Bergère A urée, ellebcreu- rent quelle cftoit écrite de la main deCeladon, &penfantapprédredefesnouuellesau lieu ou îTTauoit trouuée ; elles le prièrent de les y vou- loir conduire, ce qu'il fit. Mais lanuiûeitant furuenuè elles fe perdirent de forte, quelles furent contraintes d'y attendre le îour. Et par- ce que durant le peu de temps qu'Aftree dor- mit, elle euft quelques vifions (qui luy firent croire que Céladon cftoit en peine pour n'auoir reeeu les derniers offices de la fepulture, & qui à la venté auoient efté dilayezpourpouuoir apprendre quelques nouuelles de fon corps)elle ferefolutdeluy drefTer pour le moins vn vain tombeau, que l'on trouua plus à propos, de fai- re au nom de Pans, que non pas au lien, ainfi que depuis l'ay fçeu de Philis. O , Madame, lesceremonies5comme vous fçauez, en furent affez longues pour conuier ces {krgeres de demeurera leur retour quelque temps retirées en leurs cabanes pour fe repofer 3 fut du trauail de la nui6t précédente, fut de la longueur du chemin quelles auoient fait. Il n'y eut que Dia- ne qui en fut de/tournée parla prefence de Pa- ns. Quanta môy me feparant de bonne heure

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de la trouppe, après auoir difnéïc me retira/ fous vn gros buifibn 3 qui eft le carrefour de ces chemins qui'fe croizent auprès de noftre hameau : Il eft fi touffu , qu'encores que le grand cheminle touche 3 fi eft-il împoiTibled'y eftre veu : toutesfoison peut voir aifément ceux qui vont & viennent. Apres auoir longuement entretenu mes penfées , le fommeil m'y furprit, de forte, que ie ne m'efueillay que quand le So- leil ef toit défia preft de fe cacher , & faifant def- fein de me retirer 3 ie voulus premièrement voir qui eftoit dans la prairie , afin d éditer la rencontre de Phylis : Et de fortune fapperceus Aftrée,&elle, qui eftans demeurées feules le reftedelaiournécdans leurs cabanes, s'en ve- noient prendréle frais en ce lieu. le visd'vn au- tre cofté Syluandre qui les fuiuoit, penfant, comme ie croy , que Diane ne tarderoit pas beaucoup de les venir trouuer. le me recachay fbudain fous ce buifibn , defireux de voir ce qu'ils feroient, penfant bien qu'ils me donne- roientdenouuellescognoifiances de leur ami- tié. Mais il aduint que Siluandre les voyant af« fizes à l'autre collé du buifibn oùi,eftois,& fe voulant mettre au milieu d'elles , Phylis quitta la place,& s'efloigna quinze ou vingt pas d'eux: i oiiis alors que Aftrée l'appelloit, & que Syl- uandre l'en fupplioit: ô que ces paroles me fai- foient de cuifantes blefleures/ Phylis toutesfois py venoit point ; & monftroit d'eftre fort mal

%i6 La IL partie dAstree, fatisfaiâe du Berger -.Mais au lieu que cela me deuoit contenter 3 c'eftoic ce qui m'ofîençoie le plus, fçachant qu'entre les amans il y a d'ordi- naire de ces petites querelles, qui ne font que des renouuellemens d'amitié. Elle eftoit a quin- ze ou vngt pas d'eux, comme îe vous ay dicl, & fe promenoit feule fans vouloir les appro- cher, dont Syluandre au commencement ne faifoit que foufrire : Mais en fin il ne fe pûft em- pefcher d'en rire tout haut:Phylis qui l'ouït, s'a 1- lumant d'vne plus forte colère contre luy, Voyez-vous, luy dit-elle, Syluandre, ces fa- çons de viure auec moy, me conuient de vous haïr plus que la mort 3 & croyez que ie le vous rendray vne fois en ma vie , ou l'occafion ne s'en prefentera iamais. Le Berger luy oyanc proférer ces paroles 3 auec tant de colère , fit vn tel efclat de rire , qu'il ne pûft luy refpondre. Continuez, continuez, difoit Phylis, fafcheux Berger, &: ne ce/fez iamais de m offenfer, peut- eftre que l'auray quelque iour le moyen d'en fare vengeance , fi alors ie ne la prens , ne croyez iamais que ie fois Phylis. Mais parce que le Berger la voyant en vne fi grande colère, de force de rire ne pouuoit luy refpôdre, Aftrée en fin prift la parole auec elle. le n enfle iamais penfé,dir-elle,que Syluandre que i'ay toufiours recognu fi diferet 3 & fi remply de nullité par- jnyles Bergers, voulut à deifem offenfer Phylis iansfubiecr. Phylis ayant Aftrée, ne faillit point

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felonlacouftumedesperfonnes qui fe voycnt fbuftenues en leur colete^desanimerdauanta- ge contre le Berger: Il fefoucic fort-peu, dit- elle, de m'offenfer. Mais il a raifon, car aufïi biennemefçauroit-il donner plus de volonté deluyfairedefp!aiiir,cjuefenay. Dieu fçait fi ieftois marry de cette dilTention/& toutefois encor me fafcha-t'il do voir le mefpris dont il - vfoit cnuers elle. En attendant la fin de cette rencontre 3 îouis que Syluandre s'addrciTantà la Bergère Afirée : Et vous auffi, belle Bergère, dit-il, vous eftes en colère contre moy : &fie pcnfoisquevoustfnflïezmonparty. le ne fuis iamais contre la raifon quand ie la puis cognoi- Are , refpondit Afirée,, &me femble que vous feriez mieux de ne point donner dauantage d'occafion de haine à ma compagne, & de vous fouuenir encor qu'elle ne puilTe pas beaucoup, qui! n'y a point toutesfois de petit ennemy. Vrayement , refpon dit alors le Berger 3 laiifant tout ieu a part , encore que vous foy ez fi partia- le pour Phylis, ie veux bien que vous foy ez mge de noAre différent , pourueu qu'elle veuille me dire deuant vous, quelle occation elle a de fe douloir de moy , &c quand vous nous aurez ouïs tous deux , ie me foufmets dés à cette heure à telle punition qu'il vous plaira. Moy, dit Phillis , que i' entre iamais en raifon auec vous ; l'aymerois mieux ne parler de ma vie. Mais fçauez-vous que ie defire ? CeA que vous

828 La II. partie d'Astkef, fefïiez eftat que ie ne fuis point an monde pour vous , & que de cette forte vous perdiez telle- ment la-memoire de moy3 que quand par mal- heur vous me verrez, vous ne penfîez pas mef me à moy. Or voyez,refpondit le Berger5com- bien nous fommes de différente humeur, c'efl à cette heure que ie veux parler à vous,& que ie vousveuxdire chofe, qui vous fera peut- eftre iuger que Syluandre cil plus voftre feruiteur que vous ne croyez pas. Et lors fe tournant vers Afrrée3il la pria ôc fupplia, de forte qu'elle fît afïeoir Phylis auprès d'elle , non pas , dit-elle en 5 y mettant, que ce foit pour vous oiiir , mais. ieulement pournedefobeyr à celle qui me l'or- donne ainfi. Luy fans refpondre à fes paroles, recommença de cette forte. le croy , Philis5que vous ne me tenez pas pour fçauoir fi peu des affaires du monde, que vous ayez opinion que ien'ayeiamais oiiy parler de l'amitié qui eft en- tre vous & Lycidas. Que s'il eftoit autrement , & que vous euffiez volonté que ie vous en difl e des particularitezjpeut-cftre feriez vous eftônée que l'en aye tant fceu,& que l'en aye faicl: paroi- ftrefipeu, & lors vous ne iugenez pas que ce Syluandreàqui vous voulez tant de mal, futfî pen voftre feruiteur que vous le penfiez.Tant y aBergere, qu'après l'auoir feeude ceux qui font les plus curieux des affaires d'autruy : en fin ie l'appris de voftre bouche mefme 3 & de celle de Lycidas. Vous reiîbuuenez-vous point qu vn

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foir vous retirant en bonne compagnie 3 vous corn mandates à Hy las de raconter fa vie, & les aduanturesdefes ?mcurs? Nouiez- vous point oublié, que cependant vous partiftes 3 & laiiTa- ces la trouppe , priant A f bée d aller auec vous. Auez-vous bonne mémoire que vous allafîes le long du bois parler a Lycidas qui vous y at- tendoit 3& qu Aftrée vous dit que vous deuicz bien prédre garde^qu il ne fuft trouué mauuaisa &: cjue vousluy refpondites , qu'il vous en auoit tant preffée , que vous ne le luy auiez peu refu- fer > Mais que pour ce fuiet , vous auiez prié Aftrée d'y eftre auec vous. Or Bergère, penfez maintenant à tous tes difeours que vous y euftes auec Lycidas : car ie les fçay tous comme les ayant oiiis. Ace mot elles rougirent, 6c de- meurèrent fi eftonnées quellesne faifoient que fc regarder. MaisSyluandre reprenant la paro- le, Ne foy ez point marries , dit-il , que ie fçache ce que ie viens de veus dire, car Tay affez de difcretion pour n'en faire paroiftre que ce qui ne vous peut importer , & fi vous vouliez , belle Aflrée, que ie vous diffe la colère de Lycidas contre vous , & la peine que vous priftes de la luy faire perdre, vous vertiez que ie fçay pref* que autant de vos affaires, que vous mefmes. Mais cela ne feruant de rien à ce quei'ay a vous dire maintenant , il fuffit, Phylis, que vous fçachicz que ie n'ignorois , ny la ialouiie . ny le fubieâ delà îalouile deLicidas. Il faut bien dire

830 La IL partie D'AstREE.* (diti ma Bergère le regardant ferme entre le* yeux ) que vous eltes malicieux ayant feeu c€ que vous dites, dauoir vefeu de celle forte a~ iicc moy , pour donner plus de peine à Lici- das, à vous moy. Ah Bergère, refpondit- il, que vous m'eftesplus obligée que vous ne penfez pas! car que vouliez- vous que lefiiTef Puis que vous fçauicz , dit-elle , que Lycidas eftoit jaloux à vcftre occafien , vous deuiez m'efloigner. Vous me dites (rephqua-t'il)vne chofe impoiTible3& qui vous euftpeu nuire in- finiment ii îe l'eufte fai£te. Impoflible, d'au tant qu'ayant entrepris de ieruir Diane 3 & vous cftant ordinairement auprès d'elle \ il m'efloïc impoiTibk de vous eiloigner fvns fans l'autre. Et bien :ditPhyhs,iivous euffiez efté tel en- tiers moy,que vous deuiez eftre , n'euftiez- vous pas plultoft efîeu de laiiTer la fréquentation de Diane, auec hazard de perdre voitre gageure 5 que non pas de dôner tant de ialoufie aLycidas, & a moy tant de defplaiiîr 3 puis que le Berger eftoit tant de vos amis , &: queie ne vous auois iamais dôné occafiô d'eftre autre que des miés ? le voy bien,Beigere,refponditS}luandre,que vous ne fçauez pasie mal que vous m'auezfait , puis que vous parlez de cette forte, ny combien j] m'eftoitimpollîble de faire ce que vous dites, Que ie vous ayefaitt du mal, dit Phylis, c'eft donc bien par ignorance, car ien en ay iamais eu intention. Cela, répliqua le Berger,n'exnpef-

Livre v'nziesmé] S$i

che pas qu'en effe£t vous ne m'ayez fait du mal, &: que ie ne le reflente.Et commen^adioufta la Bergère, peut-eilre aduenuce que vous dires? Ncit-ce pas Phy lis , refpondit le B erger 5 qui eft caufe que iay entrepris de feruir DianerEt vous n eftes- vous pas celte Phy lis ? Et pour cela , dit Phy lis , dequoy me voulez- vous accufer? De tout le mal, refpondit Syluandre, queie reffen- tirayiamaisicaraulieu de feindre, iay ayméà bon cfcient. A ce mot le Berger s'arrelta tout court, & bien marry d'en auoir tant dedaré,de- quoy s'appercenft Aitrée,Ne foyez fafché, dit- elle, & ne rougiflcz point d'aduoùer la vérité , peut-eltre que ces paroles ne font pasles pre- mières quï nous ont dôné cognoiffance. Ien'au- ray iamais honte 3 refpondit-il , de dire que ie fuis feruiteur de Diane pour fa feule confédé- ration,mais ouy bienconfîderantcombienie mérite peu. Si Diane, refpondit Aftrée, doit élire acquifepar les mentes, il n'y a perfonne qui y doiue prétendre pluftoft que Syluan: dre.

Pleuft a Dieu3belle Bergere,repliqua-t'il , que chacun euft la mefme opinion. O Madame, que ces paroles me furent agréables, & que Syl- uandre euft vne douce main , pour panfer vne fenfible playe que la mienne. Comment, dit- Leonide, euVil pofTible que ce Berger ayme véritablement DianerEllcfaifoit cette deman- de, çncor qu'elle feeuft bien ce cjui en eltoit^

Î^Z LaÎI. PAR. TIE D'A STKEE,:

pour en auoir quelque nouuelle cogfioiiTaficé à caufe de Paris. N'en doutez point 3 dit ilj Ma- dame, & vne autrefois ie vous en raconteray dauantage, mais pour ce coup5ie vous diray feulement, comme ie me deliuray de cette fat cheufe îaioufie. louis donc que Syluandre en continuant reprit decetteforte. Ornencpou- uant m'efloigner de vous à caufe de Diane , que vouliez vous que ie fiiTe: foyezen vous-mefmds le mge. Dés le commencement, refpondit Phy- lis, vous ne deuiez point donner d'occâiion.cfe ialoufîe à Lycidas , &: puis voyant que comme que ce fuft il eftoit deuenu îaloux , vous deuiez non pas m'efloigner du tout 3 puisque vous di- tes que vous ne lepouuiez,faire à caufe de Dia- ne: mais pour le moins eftant en lieu Lyci- das nous apperceuoit , il falloit viure plus mo- dérément ,&: plus froidement auec moy. Ah nouiceen Amour, refpondit le Berger , quand Lycidas deuint ialoux y priftes-vous garde? Nullement, dit elle3& comment, adioufta Syl- uandre, vouliez-vousqueie m'en apperceuffe mieux: Ne vous reiîbuuenez-vous pas, qu'à la première parole qui vous en dit, vous demeu- râmes fi ef tonnée de telle opinion, que vous ne puftes luy refpondre de quelque temps ? & cela dautant que les commencements des maladies d'Amour, font comme la plus part des au- tres qui ne donnent coguoiflance d'elles que la fièvre ne fok défia bien fort* le ne pouuois

donc

Livre vNzies:,iî, %tf

donc non plus empefcher la naiiîance de cette ialouiîe que vous D & quant au progrez3 lepen* fe vous y auoir infiniment obligée, parce que deilors que îe vous en eus parlé 5 le me fuiïè retiré de vous D ou que l'en euffe vfé plus froi- dement .• qu'euil-il penfé^ou pour le moins qu'euft-il deu penfer ? Que il ie m'en efloi- gnois, &: il ie viuois d'autre forte que de conftu- me s c'eitoit pour le tromper, &: que nous eihôs en bonne intelligence enfemble, comment fe fuft-il imaginé que l'eufTe fceucette ialouiîe que par vous ,puis qu'il n'en auoit parlé qu a vous? Et s'il cufteu opinion que vous me i'eufîîez di- te, n'eufl il pas îugéauec raifon qu'il y auoit vne grande amitié entre nous? dz ce moyen pouuoic amortir ou allumer dauantage fa ialouiîe, Croyez,Phylis , qu'il a efté beaucoup plus à pro- pos que l'aye continué de viure comme l'auois commencé, puis qu'il a deu cognoiitre parla qu'il n'y auoit point d'intelligence entre nous, voyant que vous ne m'en auiez point aduerty3 ny point d'Amour, d'autant que iene meca- chois deperfonneiadiilîmulation en eftant vn des plus grands iîgnes. A ce mot eihnt refolu de la la doute l'auois eilé il long temps5&: co- gnoirTant qu'il n'y auoit point d'Amour entr- eux, ie m'efenay, Ah Phylis3que Siluandrcfçait bié aimer,& qu'il parle auec beaucoup de venté: &faifantletourdu buiflpn , ie vins courant me ietter à genoux deuant eiks;.dequoy elles furent 2. Par s, G^p-

856 La II. partie d'Astreej toutes deux fi eftonnées 3 que fc prenatis parles mains, elles demeurèrent comme rauk s. Quant à moy plus cotent de ma fortune queie n'auois iamais cfté,ie ne fcaurois par quelles paroles cô- ir encer pour remercier Amour de celte faneur, enfin rn addreffant a elle , îe parlay de cette for- te ; Ma belle Bereere, fi voftre amitié a efté allez forte pour ne le point rompre, fous la pefanteur de ma fuite, îe m'alfeure qu'elle le fera encor allez pour vous plier pluftoft au pardon qu'a la vengeance. Voicy ce Lycidas qui par fês foup- con vous a tant ol2 enfée 3 mais le voicy main- tenant qui vou> crie mercy, qui vous demâde pardon lans réfuter chofe que vous luy ordon- niez j pourueu qtfevous oubliez cefteofrenfe.Ie tins encor quelques autres femblables propos, aufquels fans faire refponfe elle tourna la tefte de mon cofté, mais fans regarder tenoit les yeux contre terre : 2c parce que îe m'eftois teu , ce qu'elle ne parloir point, Snuandre voulant eftre en partie caufe de mon contentement comme il l'auoit efté de mon defplaifir , Aïnfi , dit-il, Bergère , que l'ay eftétefmoin que fans fuieet Licidas a eu de la ialoufie,demdmele feray-ie que vous auez plus de vengeance que d'Amour,!! vous ne receuez la fatisfaction qu'il vous ùict. Il n'eft plus temps de confulter en vou s mefme ce que vous deuez faire , le dcuoir il fe m et le vous dit , fon affection le vous requiert ., de voftre ancienne amitié le vous

LlVP. E VNZIESME, §37

commande. Mafœur, adioufta Aflrée, Siluan- dre vous dit vray , & deuez outre cela croire af- fairement, que c'en: pluftoft excès, que défaut d'Amour quiafaict commettre cette erreur à Licidas5& de plus, que s'il afait la faute, il en a bien raid la pénitence. Alors Pfailis leuant les yeux lentement contre moy ; Lycidas, dit-elle , Vous m'auez tellement offenféc, qu'il eft bien malaifé que ie n'en aye longuement le fouuenir: toutesfois puis qu Aftree me l'ordonne ie veux bien vous pardonner, mais auec ferment que s'il vous àuient iamais de retomber en fembla- bie faute, vous deuez perdre à iamais toute ef- perance de mon amitié. Et quoy* Lycidas 3 con- tmua-t'elle après d'vne voix plus forte, vous femble-t'ii que les aircurancesque'iufques icy vous auez receuës de ma bonne volonté, foient fi petites qu'il en faille douter aifément ? Quel- le fi grande cognoifïance auez vous eu de ma facilité, ou de ma légèreté, que vous puiffiez croire que 1 aime, & reçoiue tous ceux qui me regardent ? elle euft continué fans doute, carie ne fçauois que luy refpondre , n'euffc efté qu A- ftrécrinterrompant>Ceft allez, ma foeur, luy dit-elle, vous ne fçaunez en dire tant que vous n'ayez encor occafion de vous plaindre dauan- rage. Mais reffouuenez- vous que c'efl ce Lyci- das à qui vous auez bien rendu de plus grandes preuues d'amitié , que ne fera pas le pardon que ion filence & fafoubmifilon vous demandent^

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858 La II. Partie d'Astrëe. & que fi vous le luyrefufez, vous ne ferez vnc petite offenfe à voftre vie paffée. Philis après auoir elle muette quelque temps3 en finadreiïa fa parole de cette forte à fa compagne. le le veux, ma fœur , ie pardonne nonfeulcmenE rofFence,mais la veux encieremët oublier,pour- ueuqu'al'aduenirilneme donne ïamais occa- fîon de m'en fouuemr. Voila5Madame3 comme ie fus guery, voila comme ma faute fut pardon- née^ comme ie rentray en mon premier hon- neur, & depuis nous auons vefeu Siluandre &moy 3 auec tant de familiarité qu'il eft l'hom- me que fayiamais le plus aimé, & après mon pauure frère. Etn'auez vous point de peur, ad- ioufta Leonidc, que l'ordinaire veuè de Siluan- dre &: de Philis ne vous donne la mefme ialou- fie que vous auez eue? Cclan'eit pas fans dan- ger , puis que celuy qui aime eft de fa nature merueilleufemét fuiet au foupçô. Deux raifon j, dit Licidas3m'en empefeheront toufîours-.l'vne, que fay trop d affeurance de l'amitié de Philis , &: l'autre, de l'amour que Siluandre porte a Diane 3 qui fans mentir eft telle qu'elle ne fçau- roitfouffrir vne compagne: mais ie vous fup- plie, grande Nimphe,de n'en vouloir point par- ler , car il auroïc occafion de fc douloir de moy3 qui vousaurois décelé ce qu'il s'efforce auec tant d'artifice de tenir caché : & mefmc que pour auoir permiflîon de parler à fa Ber- gère fans qu'elle s'en puiile offenfer i il a fuy

LÏV-HS VNZlïSMï. 8'9

hifqucs îcy le iugement qu'elle doit faire de fon mente , & de ccluy de Phiiis, luy femblant que tant qu'il le pourra cuiter, il luy fera per- mis de luy dire combien il l'aime, car il y a plus de huift ou dix iours que les trois lunes font efcoulées.

AinfidifcouroicntLicidas&LconidcjCepen- dant qu'Hylas entretenant Alexis ne fe pre- noit garde, que peu à peu il en deuenoit amou- reux. Et elle qui auoit opinion que cela luy fer- uiroità fe faire mieux croire , Alexis luy don- noit à deiTein toute l'Amour qu'elle pouuoit: car encores qu'elle ne l'euft iamais veu , fi auoit- elle efté aduertie par Leonide & Paris de fon agréable humeur. Et comme s'il euft voulu rendre vne bonne preuue de ce qu'il eftoit , fans en biffer plus longuement en doute ceux qui ne le cognoiffoient point, il s'eferia tout à coup en frappant des mains 3 & fe les fror- tant l'vne en l'autre , S'en eft faiâ3 Phiiis, ie vous dis adieu : cette belle Nimphe vous ra- uiteeque l'Amour vousauoit acquis: &r tout ce que ie puis faire, c'eft de vous donner le con- gé queieprenspourmoy. Siluandre & Cori- las oyant cette prompte refolution ne peu- rent s'empefeher , voyant qu'Alexis de force de rire ne pouuoit prononcer vnfeul m ot .de prendre le party de Phiiis pour luy donner oc- casion de cômencer quelque agréable difco!.ir<\ Et quoy , Berger, luy dit Conlas , donnez-vous

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8.J.O La II. pap.tie d'Astreï, de cette forte congé a la belle Philis? comment penfez-voir> qu'elle puiiieeftreconfolée de cet- te perte : C'eft bien ce iour qu'entre tous les fiés elle doit marquer de noir. A fon dam,refpondit Hi'as tout froidement 5 pourquoy n'eft- elle pas auflî belle qu'Alexis ? O Dieux / répliqua Cori- las , & qui fera celle à l'aduenir qui pourra eilre aflearce de voftre amitié ? Cette belle Nimphe, refpondit-il , qui eft plus belle que Philis. Mais, adioufta Cornas, na-t'elle pas en Philis vnebô- ne preuue de voftre légèreté ? Non pas cela, dit- il : mais ouy bien vu grand tefmoignage de fa beauté. Si eft-ce, refpondit Corilas, que Philis n'eft pas laide. Si m auouërez-vous, dit-ii ^'qu'el- le a moins de beauté qu'Alexis , puis qu'elle luy cède (a place. Quelquefois,refpondit Corilas, on la quitte par ce qu'on s'y fafche , ou qu'on et père mieux. Pour s'ennuyer de moy, répliqua Tinconftant, il eft impoflible a Philis , car elle a trop de iugement, & pour efperer mieux elle ne fçauroit , & puis eft-ce eile à voftre aduis qui me quitte, ou fi ce n'eft point moy qui luy don- ne fon congé f Siluandre eftoit demeuré rmet allez long temps 5mais voiant que Corilas ne refpondoit plus, il prit la parole pour luy. Ce n'eft, dit-il., ny défaut de beauté en Philis, ny congé que ce Berger.luy donne que la retraitte qu'il rai ci , mais la naturelle inconftance qui eft en luy. C eft bien dit, refpondit Hilas: appeliez- vous inconftance de paruenirpasàpas l'on

Livre vnziesme! &41

a fai&deffein daller: Non pascela die 5 Siluan- dre,& toucesfois , dit Hilas,onmet vn pieu tai - toft en terre 3 &tantoft en l'air, quelquefois dé- liant , & quelquefois derrière : & ncft-cç pas cela auffi bien inconftance que ce que vous me reprochez? puis qu'ayant faict dciTcin de parue- nir à la parfaite beauté3tout ainfi qu'en marchât on change dVn pied àrautrc3iufques à ce qu'on paruienne au lieu que l'on s'efi propofé:de mef- meay-iefaict aimant les beautez que fay ren- contrées iufques a ce que ie fois paruenua celle d'Alexis, que véritablement ie recognois eftre la plus parfaicle de toutes. Vous auriez peut- eftre raifon , refpcndit Syluandre 3 fi la Nature nous auoir permis d'y aller tout d'vn pas , ainfî qu'il eft en noftre puiiTance d'aimer d'abord cette parfaite beauté. Commentât Hila^you- lez-vous me confeiller défaire îcy mon appren- tiiîage:il y a bien apparence qu'vn apprentifdu premier eouppeuft eftre digne feruiteur d'Ale- xis. S'il n'y auoit que cela feulement, dit Siluan- dre5 qui vous empefehaft d'eftre digne c£e'lc3ie ne vous confeillerois pas d'en faire difficulté, caries chofes que la Nature produit font bien différentes de celles que l'artifice nous donne. L'herbe des qu'elle commence de poindra cft auffi bien herbe 3 que quand elle a fon parf ': sc- croifTement: au contraire ce que 1 artifice nous produift fe perfectionne par vn long eftude , 8f vne curieufe induiîne. Or l'Amour eftantin-

Ggg iiij

841 La IL partie d'Astree] inflin&delanature 3iln?abefoin d'apprentifla- ge : & c'efi pourquoy en quelque aage que flous foyons 3 nous aimons toufîours quelque chofe. Eftans enfansles pouppées 3 eftans hommes les hommes , & quand nous femmes vieux 3 les ri- dieffesj &ccux qui nous, peuuent eftre vtiles, Et paria, dit Hylas, vous voulez conclure Sil- uandre,que ie ne deuois auoir rien aimé iuf- ques icy: Et bien ie le vous accorde 3 i^yefté en erreur , mais ne m'aduouërez-vous pas qu'ai- mant à cette heure cette belle Nimphe, le fay pour le moins ce que iedoy5 &: que tant s'en faut que par cette dernière action ledoiue eftre blafmé, que toutes mes fautes pailees en de- meurent couuertes entièrement. Toutainfî, refpondit Siluandre , que vous auezfoilly par le pafle en aimant ces beautez que vous ne dé- niez pas : Aufli faillez-vcusàcette heure d'en aimer vnc que vous ne mentez pas: & comme par vos premières actions vous aue-z acquis le nom d'inconfhnt, ces dernières vous donne- ront celuy de téméraire. Alexis s'eftoit teuë quelque temps, prenant plaifir aux difeours de cesE ergers :mais quand elle s'oiiit fi fort louer, elle fut contrainte de reprendre ainfi la parole. Si ie mérite autantj gentil Berger, l'amitié de Hilas , que de bon coeur ie la reçoy, foiez cer- tain qu'il n'aura peu d occafîpn de m 'aimer 3 ny moypeu de moien de recognoiftre fa bonne volonté. Et fe tournant toute riante vers

Livre vnziesme- 845

By'^-Et vous^luy dit-elle, mon ieïuiteur,f>re- nez bien garde que les paroles de ce Berger ne vous eflonncnt5car vous vous offenceriez trop, &l'ouurage que vous me feriez ne feroit pas moindre ; puis que c'eft honte d'entreprendre & fe retirer d' vne entreprife imparfaite : & ce feroit vne preuue trop euidente de mon peu de mérite fi vous me quittiez fi promptement: Mais Hylas, interrompit Siluandre , comment ne craignez- vous l'ire de Thautates 3 ayant la hardiefle de vous addrefTer à vne perfonne qui luy efr confacree ? Ignorant , refpondit Hylas, les Dieux ne nous deffendent pas de les aymer eux-m efm es ,& comment feroient ils courou- cez fi nous aimons ce qui eft à eux? Voyez- V011S5 dit Alexis 5 ce Berger a quelque mauuais , detTem contre nous , il vous veut efloigner de moy par artifice, car il fçait bien que fi îe veux ienecontinueray pas la profeiTion que i'ay prife.

Ces Bergers parloient de cette forte , cepen~: dant qu'Adamas entretenoitPhocion3Diamis3 de Tyrcis, & parce qu'il les cftimoit beaucoup, fut pour leur aage.fiit pour leur vertu: ou pour Je deffein qu'il au oit de faire en forte que Cela- don eipoufaft Aftree 5 il faifoit tout ce qu'il luy efroit poiïïble pour les garder de s'ennuyer. Et d'autant queTyrcis eftoit eftranger>&: qu'il n'a- uoit point veu ce qui eftoit de rare en fon logis, il luy demandai! ce ne luy feroit point de peine

§44 IL partie d'Astre^ de fe promener , & vifiter fa mailbn. f Et ayant feeu qu'il le defiroit infiniment , il le prit par la main,&ditaParis3 qu'il côduififtHy las, & ces autresBergers s'ils vonloiét en faire de mefme. Alexis cftant aidée de Hilas fe releua , & s'ap- puyant fur luy , fuiuit Adamas, auec le refte de la compagnie. La maifoneftoit très-belle, Se agréable de plufieurs fingularitez : mais parce que le difeours en feroittrop long, nous n'en dirons que ce qui féru ira à noftre propos. Ils entrèrent donc dedans vne belle galerie qui. auoit la veue de la plaine d'vn coite , & de l'au- tre des montagnes qui la limitoient en forte qu'elle eftoit très -agréable. Le bas eftoit lam- briffé, & tows les entre -deux des feneftres eiîoient remplis des cartes des diuerfes Prouin- ces de la Gaule. Etpardeflus eftoientpofezdes pourtraitsde diuerfes Prouinces, Rois & Em- pereurs,parmy lefquels onyoyoït ceux de plu- fieurs belles femmes. La voûte eitoit tout en- richie d'or , & d'azur , auec maintes deuifes. Chacun iettant l'œil fur ce qui luy eftoit le plus agréable: mais Hyks qui nàuoitle cœur qu'à la beauté, tournant les yeux furvn tableau de deux Dames; Voila , dit-il , deux vifages bien agréables : mais lequel îugeroit on eftre le plus bea u i Adamas qui l'oiiit : Ceftuy-là , dit il, qui efl à main droite e(t celuy de la belle mère 3 & l'autre de la belle fille , & ont efté deux Pnncef- fesauili belles,^ aufïï fages qu'il enfuit iamais5

Livre vnziesme.' 845-

& autant agitées de la fortune qu'autres qui ayent efté de noilre temps: Car celle-cy qui me femble plus aag:e c'eft la fage Placidie, fille du grand Theodofe, fœur d'Arcadius, & d'Ho- nonus , fem me de Confiance , & mère de Va-. lentinian , qui tous cinq ont elle Ernpereurs,&: defquels vouspouuez voir les portraits vn peu en là. Et cette autre;c eft Eudoxe fille de Theo- dofe deuxiefme,5^femmede Valentinian,que Genferic emmena en AfFnque : Voila, dit Tir- cis de belles PrincefTes, & qui ont vne grande extraction , mais en quoy leur a efté la fortune contraire ? le le vous diray briefuement , ref« pondit Adamas, & enfembie vous feray co- gnoiftre vne partie des pourtraits que vous voyez icy: & lors, après s'eftre teu quelque temps, il reprit de cette forte.

L'HISTO I R E

DE PLACIDIE.

J|p H e o d o s e premier de ce nom , Empe- ^^reur d'Orient, l'vn des plus grands Princes que nous ayons veu depuis Augufte, euft trois enfans ; l'vn Arcadius, qui fut après luy Empe- reur en Orientjlautre Honorius qui euft l'Em- pire d'Occident ,& la fage Placidie , de qui la fortune fut fi diuerfe , que par elle on peut aifé-

*4* La II. vÀXTïi d'àstheeî ment iuger combien lavertu eft ordinairement trauerfee; car eftant demeurée entre les mains de fon frère Honorius , & luy entre celles de Stilicon3en la charge duquel le grand Theodo- fe l'auoit remis durant fon ieune aage5elle tom- ba en ces accidens fi diuers , qu'il fembla que la fortune euft pris fa vie pour y faire paroiftre la puifTance quelle a fur les chofes humaines;donc Stiliconfutcn partie caufe, qui ayant vne fi grande puifTance fur la perfonne du ieune Theodofe,& fur tout ce qui eftoit de l'Empire, cfleuales yeux de fon ambition à vne plus ab- fbluç authorité , defirant de fe faire luy-mefme Empereur, comme fes deffeins eftants defcou- uerts, firent affez paroifrre. Et parce qu'il auoit l'entendement vif,& que le maniement des af- faires luy auoit apns les moyens de paruenirà la grandeur qu'il defiroit, ilpenfade faire par fineffe ce qu'il voyoit impoffible de paracheuer par force. Dés le commencement donc il ac- creut fon authorité au plus haut point qu'il penfalapouuoirefleuer fans donner cognoif- fancede fon intenrion3&puis la voulut fortifier par le moyen de fa fille qu'il fit efpoufer à Ho- norius, car le nom de beau père de l'Empereur le faifoit beaucoup honorer & redouter. Apres il fit des fecrettes intelligences auec ceux qu'il eftima efire propres à fon deffein , & en fin fe refolut d'affoiblir les forces de l'Empereur le plus qu'il luy feroit poffible? pour s'en pouuoir

LlV:RE VnZIESME. 847

plus aifémentfaifir : en quoy il n'cufl: pas beau- coup de peine, parce qu'il fcmbloit que cous les peuples de la terre prcnoienc Rome en ce temps-là pour butte deleurs armes. LesGots, les Francs3& les Bourguignons en Gaule , les Vvandales&rles Àlains en E (pagne, les An- glois & les Piftes en Bretagne, les Huns ce les Gepides en laPannome: Bref de tous coftez l'Empire eftoic dételle forte defehiré, qu'il ne luy reftoit plus que l'Italie d'entier. Et de fortu- ne Alaric Roy desGots, pour nelalaifferplus en repos que lere/le 'de l'Occident 3 y vint fon- dre auecvnfî grand nombre.de peuple, qu'il fut impoflïble à Hononus de luy refifter, De forte que pour luy donner occafion d'en fortir il fut confeiilé de rechercher la paix à quelque prix qu'il la puft auoir : à quoy il s'accorda aifé- ment, n'eftant d'humeur fort guerriere3& fou- haittant fur toutes chofes de viure en repos. Le traittédela paix ayant donc cité proposé, -fut conduit fi fagement 3 qu'en fin Alaric accorda de fe retirer deçà les Alpes, en 'quelques pro- tiinces qui luy furent afllgnees par l'Empereur, dequoy Stiiicon citant mal content , parce qu'il iugeoitque ceftaccord portercit preiudi- ce à fon deflein , il fit en forte auec vn Capitai- ne effranger qui pour lors cltoit fbulcloyé de l'Empereur , qu'il fut chargé près des nues du Pau, lorsqu'il fe retirort fans meffiance,aux terres qui luy cftoient reliées : dont il fut û

84§ La II. Partie îd'àstree-

defpité contre Honorius 5 qu'il rcuint a Rome* lafliege, & au bout de deux ans la prit 5c la fee- cagea entièrement , quoy qu'Honorius poui faire paroi lire qu'il n'auoit point confenty à telle perfidie 5 euii fait mourir le traiitre Sti!i- con auiïi-toft qu'il auera que cette entreprifs venoit de luy. Ainfr cet ambitieux finit mal- heureufementfes îours 3 Guis mettre fin toute- fois aux miferes de l'Italie : Parce qu'Alaric après auoirfaccagé& bruiîé cette grande Cité, n'eftant point encores faonldc les defpoiïilles* pilla tout le pais d'alentour , & le ruina de forte qu'il falloit bien élire barbare pour n'en auoir point de pitié. Mais ce qui fut plus déplorable, outre la ruinede tant de Temples , & la perte de tant de raretés dont les Empereurs auoienc cité curieux d'embellir leur ville , ce fut la mi- ferable fortune que courut cette fage PrinceiTe au iacceRome, elle fetrouuaians fecours pour la nonchalance defon frère: car elle qui d'extra£tion efioit fille des Cefars, & fceur de deux Empereurs^ iouitrant la peine de la faute uautruy5fevitcaptiue entre les mains de ces Barbares, fa patrie bruflee, les temples profa- nez , &: elle en tel danger que fi Ataulfe Prince.

\^l X

du fang d'Alanc , efpns de fa beauté & vertu , ne l'euit iugee digne d'élire fa femme , elle cfioit en danger de perdre vie, ou ce qu'elle auoit de plus cher Mais ce Prince la voyant fi belle ôc d fage , &: fçachant qu elleefioit fille du

Lïvp.e vnziïsme! 849

grand Theodofe , endeuintfî pafTicnnément amoureux qu'il la rcquift en mariage, & peu après l'efpoufa aiiec permifiion d'Alaric. Confiderez quelle force cette fage PrinceiTe fe fie à iby-mefme auant que de pouuoir confen- tir a cette alliance .& quelle deuil: eftre fa pru- dence pourfe conduire entre ces peuples ru- des & barbares fi fage ment qu'elle fit. Et en cela Dieu rit bien paroiftre d'auoir pitié de la déplo- rable Rome , car uns cette alliance elle euft elle entièrement rafee; d'autant qu'Alaric s'en re- tournât mourut à Cofenze3ôde Prince Ataul- fe, parla voix commune del'armee, fut efleu Roy. Si vous confiderez c~ tableau qui eft au- près de celuy de Placidie 3 vous îugerez aifé- ment , que c'eftoit vne perfonne rude & hagar- de, &pluftoftdefireufe de fang& de guerre, que non pas de paix. AuiTi il n eut fi tofl ce pouuoir abfoiu pour les Gots 3 qu'il reprit le chemin de Rome, en deffein de la brufler & démolir entièrement, luy femblant que tant que les murailles de la ville demeureroient en- tières, il yauroittoufîours vn Empereur Ro- main, duquel le nom luy eftoit fi odieux 5 qu'il en vouicit faire perdre la mémoire. Quand la fage PJacicredefcouurit fon intention , elle re- folut de faire tout ce qui luy ferok poiTible pour l'en diuertir , luy femblant que la defola- tion entière de fa patrie , eltoit vn extrême fur- charge àfes malheurs. Elle fe monihx donc au

gyo LaII.Paktie dAstkee. commencement pleine cf ennuy & de triftefle. JaifTe inceiTamment couler fes larmes le long de fon beau vifage , perd le repas & le repos, ne celle de fe tourmenter que quand Ataulfe cil auprès d'elle quelle fe contraint le plus qu'elle peut deluy faire bon viiage. Ce Prince qui auoit efté porté d'Amour a l'efpoufer, nepiit longuement fouffrir qu'elle vefauit ainfi3- ians luy demander l'occafion de fon defplaifir: à qui en fin elle fit vne telle refponce . fay fait 3 ô grand Roy , tout ce qui m'a efté pollïble pour ne te point donner cognoiilance de l'extrême defplaifir qui me prelfe , craignant qu'en cela ie ne te fuite fafcheufe & importune. Mais puis que la nature m'a faict trop feniîble, & trop foible pour reiifter aux coups que la fortune me prépare , & que la bonté d' Ataulfe , & l'amitié qu'il porte a faPlaeidie , ont efté telles, que ie ae leur ay peu cacher 1 ennuy que ie reffentois., ietefuppliedenetrouuer point mauuais que ne pouuant remédier d'autre forte à l'infortu- ne, qui accable ma patrie, ie luy donne des larmes au lieu de fang, ainfi que la nature nous oblige ,&: quei£ refpandrois beaucoup plusli- Ixeirjentpourfaconferuation. le voy tes ar- mes, ô Seigneur , qui ont toufiours efté inuin- cibles, tournées a la ruine de cette miferable Rome , à quhe doy ma naiiïance , &: de qui ie tiens toute la grandeur de ceux , dont ie me vante d'eilre yrïuë. Et peux twpenfer que fi ie

la pouuois

LiVre vnziesme; 851

1.1 pouuoîs racheter auec ma mort, ïene don- naffe volontiers ma vie pour fa rançon , & que ie ne la creuffe mieux employée, quelle ne feauroit îamais eilre , fi ce n'eft en ce qui con- cerne ton feruicc .'Et puis que tu m'as fait cette grâce de me demander quel efl mon defplaifir, permets moy,ie te fupplie, qu'auec toute hu- milité, ie te: demande quel auantage tu peux prétendre de la ruine de Rome, &de l'Italie? Eft-ce du bien & des threfors ? outre que ce font des chofes trop viles & indignes de la grandeur de ton courage , encore n'y a fil pas apparence qu'vn pais ruiné &c faccagé , & vne ville démolie & prefque bruflee , d'où vne ar- mée viclorieufenefaitque de fortir, après y auoir demeuré fi longuement au pillage, puiiTe beaucoup t enrichir maintenant, toy, dis-ie, à qui les threfors de tant de peuples ramaffez en vn lieu femblent auoir efié deftinez par la more d'Alaric? Que ce foit la gloire qui t'y conduife, ie ne le puis penferxaj: quelle gioirc déformais peut eftre adiouftée a la tienne,ou quelle peux t u efperer d'acquenr en ruinant des murs défia ruinez, & maffacran : vn peuple defarmé,&: battu 3 voire qui ne fçauroit eftreplus vaincu* ny foufmis qu'il eft? S'il efl honteux de blefTer vn mort, quel honneur paix tu attendrepar les nouuelles playes que tu veux faire à ce peuple défia mort ,& fans force? Que ce foit pour ra- 2. Part, Hhh

Sfi La II. partie d'Astree.' fermir ta domination , ayc pour agr cable Y 6 grand Roy 3 que ie te die que ce feroit vne exé- crable cruauté de vouloir exterminer tous les peuples. d'Italie : outre que quand ils auroienc tous paiTé au fil de ton efpee , tu ne ferois pour cela en plus grande affeurance que tu es , ayant encores contre toy les armes animées de la nouuelle Rome , de toute l'Ali e , de l'Afrique, & de tout le refte del Europe, dont l'Italie n'eit qu'vne des moindres parties: luge gandRoy, quelle apparence il y a qu vne force humaine puiife.furmonter tant de prouinces , vaincre tant de Roys, 6c acquérir, pour dire ainiî, tant de Mondes, car tels peut on nommer les Roy- aumes,& l'immenfe eftenduè' de.l'Empire Ro- main. De forte que la ruine d'Italie ne te peut profiter qu'à te rendre hay des hommes, & du Ciel. Des hommes, qui voudront venger l'ou- trage que tu auras fait à cette Rome chef de toute la terre: Et du Ciel, qui nepeuftqu'eftre offencé, de voir la ruine de la ville qu'il a efieuë pour le miracle du monde, &: en laquelle il a fait paroulredefcplaire, s'il y a quelque cho- ie parmy les hommes en laquelle il ait pris plailîr.

Que s'il te plaift d'auoir toutes ces chofes de- uantles yeux, tu verras bien qu'il feroit beau- coup meilleur, de te rendre amys & obligez mes deux frères & leurs Empires, reconfir-

Livre vnziesme.' 85-5

toant par vne bonne intelligence l'alliance qui ett délia entre vous. Etquoy Seigneur, pour- quoy m'as-tu fait l'honneur de me vouloir pour ta femme? eftojfc-ce potif eftre ennemy- de mes frères î eftoit-ce pour ruiner ma patrie? eftoir-ce pour voir mes parens 2c amis menez efclaues en triomphe dans vn pais effrange ? ' ô quelles funeftes nopees furent les miennes , & combien cuit-il mieux valu queleiour de la prife de ma ville euft efté le dernier de ma vie.' A ce mot certe belle & fage Prmcelîe toute couverte de larmes , fe laiffa cheoir aux genoux a A taulfe , les luy embtaiîe & fer- re auec tant de fanglots3que la pitié que le Roy eut d'elle, furmonta la cruauté de fon naturel , 5r l'attendrit de forte que la releuanr, & la baifant , il luy ôaî. Ççflc tes pleurs Placi- die , îe te donne ta ville & ta patrie : & pour faire paroifire combien îe délire ton conten- tement, ieteiure par i'ame de mon père, que le ne tourneray iamais mes armes contre tes frères, defquels à ta confideration îe veux eftrc amv

Le Roy Goth, attendry & vaincu de cette fortc/aiila paix auecHonorius , & fort d'Italie pour retourner dans les Prouinces qui auoient défia dté accordées à Alaric, fon predeceffeuh Mais fon peuple qui eftoit tout Martial-, ôcqui depuis tant d'années eftoit nourry panny les

Hhhij

8y4 La II. partie d'Astre e~ armes, nepounanc fouffrir de viure en paix5lt fit en fia mourir par vne fedition publique. Vous pouuez croire que le péril que Placidie courue à cette fois 3 ne fut pas moindre que ce- luy de fa rnfe de Rome^car vne fedmonpopu- lare cil -comme vn torrent qui emporte tout ce qui fe rencontre en Ton chemin. Toutesfois cette fage Pnnceilequi auoit preueu ce dan- ger de longue main, y auoit pourueu le mieux qu'il luy auoit dlé pofTible, ayant obligé les principaux de l'armée par tous les bons offi- ces quelle auoit pu. Et d'effet, tant quelle demeura auec eux , elle fut toufiours honorée, &a'ymée plus que Royne quilseulTent ïamais eue Or ce courage généreux ne fe perdit pas par la mort du Roy fon mary , ny moins la vo- lonté quelle auoit de feruir a Î3l patrie &: à fes frères : au commencement fe roidiilant contre le mai'heur5 elle lit en forte qu'vn grand Prin- ce d'entre les Goths, de l'amitié duquel elle eftoitfort arTeuree, fut eileuRoy, il sappelloir Sigerie : celuy-cy recognoiiïànt l'obligation qu'il auoit a la fage Placidie3eVde plus que pour reitabliilement de fa couronne , l'amitié des Empereurs Romains eftoit tres-neceiïaire, lembraiTaauec tant d'affection, qu'il s'acquit la haine de fon armée , qui fut caufe que dans peu de temps ils le maffacrerent comme A- .taulfe. Mais la genereufe Royne ne pouuanc

Livre vnziesme, 8^-

cftre vaincue du mal'heur, ny laiTee de tra- Bailler pour le bien &la feureté de l'Empire, fie encore de telle force que Vualia fut eflea Roy-.Ce Vualia eftoit vn gt and 6c fage Capitai- ne, qui ayant deuant les yeux l'exemple des deuxRoySjfespredeceffeurs, le refolut de fe feriur de la prudence 3 pour éuiter vue fembla- ble fin. Il fait donc femblant au commence- ment d'eftre le plus grand ennemy de l'Em- pire, fait de grands préparatifs pour l'attraper, & feignant d'eflre mal auec la fage Placidie,cn- uoye dénoncer la guerre à ion frère 3 qui citant aduerty fous main par fa fœur .futdefon cofté courre des bruits d'vne armée infinicqu il pre- paroit contre les Goths,&: efpouuanta de forte ces barbares par 1 aide de Vualia 3 qu'en fin le peuple mefme demanda la paix , qui fut con- clue au grand contentement de Placidie : Qui voyant l'Empire affeuré de ce collé, defira de fortir d'entre leurs mains 3 & fe retirer en Ita- lie : elle fut receuë de fon frère 5 & de tout le peuple 5 toutainfi que fi c'euft efté vn grand chef de guerre , à qui le triomphe euft elle décerné . Il fembla qu'en ce temps la fortune fut lafle de trauailler cette fage Princeiïe , d'au- tant que retournée- en Italie, elle fut aimée & honorée de chacun, & mefme de Hononus fbn frère, quifereflbuuenant du fbing quelle auoit eu de deliurer l'Empire d^s armes des

Hhh iij

8v<? La IL partie d'Astree; Goths, & combien luydc toute l'Europe luy eftoient redeuables, refolut, voyant qu'il efloit fans enfans^de la marier auec celuy qu'il vouloir alfocier à l'Empire j afin quelle fut après luy maiftrefle des iflats, quelle auoitfî prudem- ment ôjIî longuement conteniez. En ce deffein il ietta l'œil fur l'vn des plus grands Capitaines de fon armée,duquel & la valeur & la fage con- duire recognuë de chacun le rendoient vérita- blement digne de commander. Il s'appelloit Confiance, homme qui efloit de race tres-an- cienne.ôc de vertu tres-recommandable. Vous en pouucz voir le pourtrait auprès de celuy de Placidie , dans lequel vous lirez vne grandeur d'efprit & de courage , qui n'eft pas commune. Et fans mentir ça efté vn des grands perfon- nages que l'Empire ait eu de long temps aupa- ravant. Ceft donc à celuy-cy qu Honorais donne fafœur3& en mefme temps i'enuoye en ifpagne, auec vne grande armée contre les Alains, les Siiéues,& les Vandales qui loccu- poient prefque entièrement. Le bon Roy Vua- liafçacliantque Confiance efloit mary de la fage Placidie3l'aiiifla de toutes fes forces3& luy tnefmelefuiuitenperfonne, de cela fut caule qu'à fon retour Confiance fit donner l'Aqui- taine audit Vualia3où depuis il vefquit en repos & en bonne intelligence auec les Romains. Ce grandConflance d'abord furmonta les Alaïns*

Livre vnziesme. 8^7

êctna leur Roy, nommé Acaces, vainquit les Suéues , qui reftoient faifïs delaMende. it ne faut point douter que les Vandales n'eulîent ef chafTez de laBetique5quede leur nom ils appelloient Vandaloufie, n'eufïeftéla reuolte qu'Attalus auoit faite à Rome,pour'eftre dé- claré Empereur, voyant quHonorius n'auoic point d'enfans5 &nenommoit point de fuc- ceffeur. Car Confiance laiifant imparfaite l'en- trepnfed'Efpagne s'en vint à Rome,oùilpniT: ce feditieuXj & le confina dans îHyppodromc: dequoy Honorius fut fi fatisfait qu'il TafTocia à r£mpire,& le déclara Augufte: & tout ainfi que la fortune nenuoye que fort rarement vn mal- heur tout feul3 de mefme elle ne fe contente guère de donner vn bien qui ne foit fuiuy de quelque autre. Voila donc Confiance vain- cueur en Efpagne triomphant à Romev&iaflb- ciéà l'Empire telle veut encores luy faire vne grande faueur , & qui ne fut pas moindre que les precedentes3en luy donnant deux enfans de fa chère, & tant eftimée Placidie, à fçauoir, Va- lentinian & Honorique , defquels l'ay efté cu- rieux d'auoir les pourtraits. Voila celuy de Va- Jentinian visa vis d'Etidoxe fa femme, fille de friripereur Arcadius, Se celuy dHonoriqne auprès d'Attila quelle fuiuit en Pannonie,apres Tauoir efpoufé.

Voila donc Placidie & Confiance au fupreme

Hhhiiij

8^8 La IL partie d'Astree ; degré de leur félicité : Lors que la fortune fie reffentir à cette fage Princeife, qu'elle auoit bien fait tréue auec elle pour quelque temps, mais non pas la paix. Car fur le poinét que fon chermary preparoit vne grande armée pour remettre emieremcntl'ifpagne fous l'impire, ilfiitattaint d'vne fi violente maladie 3 qu'en peu de iours ilmourut,donnant bien parla co- gnoiffanceque lafortune ennemie de la vertu, la laifle en repos le moins qu'elle peut. Il eft vray que d'autant que le Ciel permet bien que le vertueux foit trauaillé , mais non pas accablé: cette fage PrincefTe eut de grandes confor- tions 3 en ce que fa perte qui fut commune, fut aufli plainte 3 & regrettée d'vne commune voix par tout l'Empire : Et que les regrets efloient méfiez de tant de louanges, que iamais; Prince n'en receut dauantage.Mais fur toutes la confolation fut très - grande des deux enfans que fon maryluy auoit taillez , qu'elle fit efle- uer , & infiruire le plus foigneufement qu'il luy futpofîible.

Il y auoit en ce temps-là dans l'armée, vn tres-fage &: vaillant Capitaine, qui fe nommoit -/Ecius3fils de ce grand Gaudens , qui fut tué en Gaule par lesfoldatsl'aduoiïe que ie fuis partial pour luy ,parce qu'ayant fait la guerre fort long temps dans'les Prouinces voiiînes , nousn a- uonsiamaisreceu incommodité de luy ny de

Livre vnziesme.* 8^9

fês armes. Au contraire i'ay cogncu en luy tant de bonne volonté 3 pournoirre confjrua- rion,que véritablement tous les Gaulois luy doiuent eftre obligez. Pourcefubiectiefus cu- rieux d'auoir fon pourtrait , que i'ay mis contre eeiuy d'Attila , parce que ce fut luy qui chaiïa ce fléau de Dieu des Gaules. Vous voyez bien a ce nez Aquilm fa generofité , à ce front large ôc couppé de rides, fa prudence 3& à fes yeux vifs Cardans , fa vigilance & fa prompti- tude. Etàlaventéc'eftoitvndes plusprudens & des plus vaillans hommes de fon temps y preuoyant les chofes auant prefque qu'il y en cuit aucune apparence 3 plein de courtoifîe ,& de telle forte libéral, qu a Timitation d'Alexan- dre, il ne fe referuoit que Tefperance. Or celuy- cyf'tefleupar Honorius , pour acheuer l'en- treprife d'Efpagne, à quoy l'aduis de Placidie euft beaucoup de pouuoir. Elle en auoit vnc très-bonne opinion par le rapport que Con- fiance luy en auoit fai£L Mais combien eft Yb *mme miferable , d'eftre au iugement des hommes/ Si vous y vruezfans reputation,vous elles mefprifé , &: vous auez cette réputation, & que vos effets ne refpondent incontinent à lopinion que Ton a conceue de vous , vous eftes foupçonné de n'y pas marcher rondemet. Et le pis eft, quand il en faut rendre con re a vns perfonnequi n'en a point d'expérience. Ge fut

8éO L A 1 1. P A K E D'A S T R. E E ,

le malheur de ce grand perfonnage3qui penfane s'en aller cnEfpagne fans feiourneren Gaule,, fut bien deceu , trouuanc les Bourguignons qui fevouloient faifirdupaysdesHeduois, & des Sequanois; & les Francs qui conduits par Fara- mond leur Roy, auoient paffé leRhein, & fe vouloient loger en Gaule: Il fut contraint co- rne au danger plus proche , de tourner teire à ceux-cy , auant que de pa/Fer outre : ce qu'il fit fi heureufement , qu'il renuoya les Bourgui- gnons au lieu d'où ils efloient partis^ contrai- gnit les Francs de repalTer les nues du Rhin , pour lors ils s'arrefterent , non pas toutesfois fans plufieurs dangereux combats 3 comme l'on peut penfer , puis que les Francs font entre tous les peuples Septentrionaux, les plus belliqueux & les plus aguerris, & aufquels la fortune promet aufil bonne part aux Gaules , tant pour leur vaillance, que pour leur cour- toifie , mais plus encores pour la conformité de leurs mœurs & humeurs3auec celle des Gau- lois , & de leurs loix 3 polices, & religion , qui efttelle3qinlefiaiféàcognoiftre à ceux qui le veulent remarquer, que véritablement ce n'a efté autrefois qu'vn peuple , & que ces Francs de leur extraction font Gaulois : mais fortis de nos terres pour quelque conquefte , ou pour les defeharger du temps de Sigouefe3 & Belo- uefcj de Brème 5 ou d'autres. Mais quoy que

Livre vnziesmï! %6i

c*en fuft pour^e coup , Faramond repaffa le Rhin , & fut contraint de s'y arrefter par la prudécc & valeur d5yEtius,qui toutesfois fentic bien l'effort d^ ces guerriers, puis qu'encores que victorieux, il demeura de forte débilité, que quand il fut paffé en Efpagne, il fe trou- ua beaucoup plus foible que ceux qu'il alloic attaquer, parce que les Vandales fortifiez dans la Betique, fous la conduite de Genferic, s'e- ftoient rendus fort puiffans. Les S n eues & les Alains eftoient rentrez dans la Meride,& s'y eftoient logez, & lesGoths depuis la mort de Vualia , ayant perdu la bonne volonté qu'ils portaient à l'Empire, & ne pouuanc fe con- tenir dans les limites de l'Aquitaine, s'eftoient eflargis en Efpagne , de forte que ce que les Romains y tenoient , eftoit la moindre partie, qui contraignit ce grand Capitaine , voyant les forces ennemies furpafler de beaucoup les fîen- nes;de les furmonter pluftoft par prudence que par l'effort des armes ,faifant deflein de les ren- dre ennemis entr'eux , & de temporifer iufqaes à ce qu'il vid fon aduantage, & ne rien hazarder mal à propos.

Mais Honorius qui ayant defîa veu com- me ^Etius auoit chaffé les Bourguignons, &: les Francs , s 'eftoit perfuadé , qu'au (Ti-toft qu'il auroit nouuelle de fon arriuée en Efpa- gne, il receuroitenfemble celle deladeffai&c

%6t La II. partie d'Astrei, des Vandales 5 Suéues 5 Alaigs , & Goths : voyant cette longueur, le foupeonna, & eue opinion quil s'entendoit auec eux. Ce Prin- ce eftoit timide, & nonchalant pour les cho- fes de la guerre , &c qui ïamais n'auoit vefii le harnois : de forte qu il n en fçauoit rien veuë : mais feulement mefuroit toute cho- fe aux euenemens heureux du grand Theo- doze 5 ou de ceux qui fous Confiance luy efioient arriuez , fi bien qu'entrant en meï- fiançe de y£tius3il le renuoya quérir, &mit Caftinus en fa place. Ce Cafiinus eftoit l'vn des plus grands amis dVEaus , & cela fut caufe que les affaires de l'Empire s'en firent mieux,parce qu'il luy donna toutes les meilleu- res inftructions qu'il pût , & luy ouunt tous fes defleins, & les moyens de les exécuter. Ce pendant il s'en retourna à Rome, il rendit conte a Hononus de fon adminiftration. Mais recognoifiant que l'Empereur efioit entré en foupçon de luy , il fe retira en fa maifon 3 côme perfonne priuée.cù voyant depuis que ce foup- çon au lieu de diminuer ,s'augmentoit de îour à autre, & que l'on vouloit mefme attenter à fa vie , il fut contraint de fe fauuerenPanno- nie 3 parmy les Huns , & les Gepides. Et ce qui le fît recourre 'plufioft à ceux-cy , qu'à tous .au- tres, fut vne tres-prudente confideration : Car s'il le fuit retiré ms les Francs bourguignons,

Livre vnziesmé; %fy

Coths, Viiigots 3 ou Vandales, on euft dicT: que l'Empereur l'auoit foupçonné à iuliecaufe, & qu'il auoit de longue main cotrafté amitié aucc eux: mais cela ne fe pouuok dire des Huns & Gepidcs ; qui n'eftoiét encore prefque cogneus du peuple Romain. Et d'efieà ,ils ne faifoient que forcir de leurs froides & horribles demeu- res , pour entrer en la Pannonie , inuitez à cette entreprife par l'heureux fuccés des Goths. Pla- cidie infiniment offenfée contre fon frère , tanc pour la perte qu'il auoit faicte de JEtius , que pour fa mauuaife conduit te en tout le relie : re- folut de fe retirer en Conftantinople , vers fon nepueuTheodoze, elle fuit allée dés long temps 5 n euft elle qu'Arcadius fon frere,venant à mourir, auoit remis fon fils Theodoze entre les mains d'Ifdigerde Roy de Perfes & des Parthes 5 qu'il auoit efleu pour fon tuteur : Par- ce qu'encor' qu'il fuil fon amy & fon confe- deré,toutesfois ces peuples auoient elle de tout temps ennemis de l'Empire , de elle ne pouuoit trouuer bon que des eftrangers gouuernaifent fon Nepueu j toutesfois Ifdigerde fe monllra tres-homme de bien en cette occafîon,& par ce qu'il n'y pouuoit aller en perfonne , il enuoyaà .Conftantinople vn très-grand Capitaine, pour Gouuerneur de la perfonne & de l'Ellat de ce leune Prince , qui pour lors ne pouuoit auoir

8^4 La II. partie d'Astkee, que hnift ans: Ce Parthe fe nommoit An'tio- chus, homme qui s'aquittail bien de la charge qui luy auoit efté donnée y que Ton adminiltra- tion fut fans reproche. Si vous tournez l'œil dé- ça3vous verrez le portraict dlfdigerdeprcs de <:eluy d'Arcadius^uquelil tend la main 3 ex aux pieds de Theodoze fécond , voila fon (âge de bien aymé Gouuerneur Antiochus, a la Phifio- nomie de ce dernier3oniuge bien que véritable- ment c'eftoit vn homme rond 6: fans ambition de fortune, quelque temps auparauantqu'Ho- norieux ne fe relTouuenant plus des obligations qu'il auoit à fa fœur3 luy donnait occafion de iaiffer l'Italie: Theodofefonnepueu,fc trouua hors de tutelle, qui fut caufe quelle fe refolut plus aifément de sen aller3 &: emmena auec elle fesenfans: Et d'autant que cette fage Princefle eftoit infiniment aymée, & que le îeune Valen- tinian commençoit de donner vne grande ef- perance de luy3 plufieurs des Sénateurs & des Cheualiers mirent leurs ieunes enfans auec luy pour luy faire ièruice. DequoyPlacidie fut tres-aife, peur obliger par ainfiks principaux •Seigneurs Romains à fes enfans. Entre autres Vriace filsd'vn des principaux Cheualiers: le nomme celuy-cy,parce que depuis il fift la ven- geance de la mort de Valentinian.

Siluandre alors interrompant le Druyde, Pardonnez- moy, dit-il, mon pere3fî le vous

Livre v h tiïsùtl 8^

interromps 5 car il faut que ie vous die 3 que vous parlez de cet Vrface qui tua Maxime, il n'y a perfonne en cette trouppe qui en puifîe dire plus de particularitez que mcy3 par ce que (tant aux efcoles desMafliiitns, de fortu- ne ion vaiileau s'efchoùa en vne coite, ou ie croy qu'il fuit mort &: fon amy Oiymbre 3 fans le fecours que quelques-vns de mes compa- gnons & moy luy donnafmes, & depuis atten- dant que fon vaitîeau fe refifl: 5 il me raconta des particularitez de fa vie 3 qu'il feroit mal-aifé de içauoir d'autre que de luy.

C'eit de celuy-la mefme 3 dit Adamas, de qui ie parle3 & quand vous aurez entendu ce que ie veux dire de la fortune de la fagePlacidie,ic maffeure que cette trouppe fera bienaife d'ouïi: ce que vous en fçauez. Mais pour reprendre ce que nous auonslaiffé , fçachez donc que cepen- dant qu'Hononus viuoit de ceiie forte en Italie, yËtius qui eftoit en Pannonie,ne demeu- roit pas inutile: au contraire.dautant qu'vnc des plus douces penfées, de celuy qui eft offenfé, ceft celle de la vengeancejeihnt homme com- me les autres 5 & d'autant plus feniible qu'il luy fembloit que l'Empereur luy faifoit cet outrage plus iniuftement, il ne peut eftre exemot du defîr défaire repentir Hononus 3 de l'auoir trai- té d-e cette forte. Et parce qu'il eftoit homme de qui le nom auoit par tout yr>e grande repu^

%6& La IL partie b'ÀsîhtBJE ration 5 il perfuada aifément ce qu'il voulut 1 ces Barbares , leur reprefentant combien ce- itoitchofe facile d'entreprendre fur l'Italie ,& mefmes auec les intelligences qu'il y auoit pour leur en donner plus d'eni,ie2leur racon- toitles richeiTes, lesthrefors de l'Empereur ôc des particuliers. Ces peuples qui ne defiroient rien tant que de changer de demeure , oyant la fertilité & les richeiïés d'Italie bruiîoient de delîr d'y entrer , &: lors qu'ils sappreftoient,&: que fans doute ils l'euiTent inondée d'vn nom- bre infiny , il fcmbla que Dieu pour ce coup en euft pitié, de deftourna cet orage ailleurs parla mort de l'Empereur Hononus. Par ce que jEtius , qui ne vouloit point de mal à l'Italie, mais à Hcnonus feulement, ayant les nouuel- les de fa mort 5 changea incontinent de deffein: Et fît entendre à ces Barbares qu'il eftoit necef- faire qu'il allait à Rome, pour voir de quelle forte elle eftoit difpofée, &: quelles forces il y auoit. Eux qui ne s^eftoient efmeus qu'à fon rapport , trcuuerent bon qu'il s'y acheminait auec promefTes réciproques de toutes fortes de (cœurs 3c d'affiftance.

lîy vint donc, & s'afleurant fur l'amitié de Cafhnus, faifoit deilein de fe faire Empe- reur, mais trouuant la faâiond'Hono nus en- core très-grande , & craignant vn grand Ca- pitaine nommé Boniface,qui auoit les forces

d'Afrique,

LlVRE VNZXESME. %Gj

d'Afrique i mais plus encores leieurie Empe- reur Theodoze^ il ayma mieux faire foncier le gué à vn nommé Iean , qui auoit eflé premier Secrétaire cTHonorius \ auec lequel il auoit toufiotirs eu très- bonne intelligence : Il luy fai£t donc prendre le tiltre d'impereur , &r fousfon nom difpofe & ordonne toutes cho- tes. Et certes , il fit bien paroiftre en cela qu'il eltoit prudent 3 car Theodoze n'approuuant point ce Iean , déclare Valentinian fon coufin germain impereur d'Occident : & d'autant qu'il fçauoic bien que le meilleur Sceptre des Empereurs eftoit la force des armes, il drefle vne puifïante armée qu'il eniioy e en Italie fous laconduitte de Artabure.C'eftoit vn Capitaine tres-experimenté, comme il lent bien paroiftre à Caftinus -.toutefois laMerluy fut fi contraire que l'orage le ietta. contre la coite de Rauenne, fonvaiffeau fe trouua feul5qui fe brifa con- tre vn efeueil. Ce fut tout ce qu'il pût faire que de gaigner le bord il fut incontinent pris par ceux qui gardoient le riuage, &: conduit à Iean qui le retint prifonnier à Rauenne. Le refte de l'armée auoit efté efearté en diuers lieux : Mais Afpar fils d'Artabure $ qui aûoit ac~ compagne ion père en celte expédition., de for- tune n cirât pas dâs le m efme vaiiTeau : lors que l'orage fut cette ,2c qu'il feeut lafortune de fort père ,ram*fla tout ce qu'il peut de l'armée, U

lii

8^8 La IL partie d'Astree! ' mettant pied à terre de nuift, fut comme mira- culeufement mené dans Rauerie auec toutes fes forces par vn conduit , duquel ceux de la ville ne fe donnoient garde, & le four eftant ve- nu,il pritlean, luy fift trancher latcfteaumi- lieu delà place ,& dcliura fon père.

Prefque en me fine temps , fage Placidie arriueaRauenne auec le ieune Empereur fon fils: peu de fours après les choies luy ac- cédèrent , tout ainfr qu'elle cuit feeu defirer* parce que Caftinus qui reuenoit d'Efpagne , ne feachant encor l'accident de Iean , penfoic îoindre fes forces auec celles de fon amy yEtius , & de leur Empereur : & pour cet effed, venoit à grandes îournées : dequoy Placidic eftant aduertie pour empefeher que cela n e fuit, enuoya Artabure fur le chemin qui le rencon- trant à Verceil , luy donna la bataille, desfit fon armée, & le mena pnfonnier à Ranenne: Er commefileCieleuft voulu entièrement aifeu- rer d'abord l'Empire de Valentiman , JEtius qui eftoità Rome, attendant les forces de Ca- ftinus, & celles desHuns&Gepides, futpnns pnfonnier parles partiians d'Hononus, qui le conduisent à Rauenne , entre les mains de

Placidie. .

Cefutencefte eccafion que cette grande Princeffe fitparoiftre , que véritablement elle auoic vn cfpm généreux,* auw beaucoup de

LlVP.E VNZIESMI.1 %6$

prudence : car au lieu de fe venger de ces deux grands perfonnages par leur mort., elle pcnfa que ce kroit vn grand auantage a Valentinian, fi elle les luy pouuoit acquérir pour ridelles fer- wteurs. Quanta Caftinus , elle ne i'aimoit pas beaucoup D ôc luy fembloit qu'au ec fort peu de raifon , il s'efioit fouftrait de l'obeïiîance de l'Empire j de forte que peut-eftre luy euft-elle elle plus rudcn'euit elle la coniideration qu'elle euft de l'amitié qui efïoit entre luy & ./Etius, duquel elle fçauoit le iugement 5 l'expérience^ la valeur 3 & qu'elle cognoiiToit pouuoir eftre très vtile a fon fils 5 à caufe de la grande créance que lesHuns & les Gepides auoient en luy 5 qui par fon confeil auoient faict de grands prépara- tifs pour entrer en Italie, &: défia commençoiec de marcher . De plus elle côfideroit que Hono- nus , par fes foupcons luy auoit donné occa- sion de biffer fon feruice , & pour conferuer fa vie de fe retirer parmy ces barbares , defquels elle redoutoit infiniment fes forces à l'euene- ment de fon fils a l'Empire. Toutes ces chofes donc longuement confiderées , elle penfa que il elle faifoit punir Caitinus, elle offenceroit mer- ueilleufemet JEtius pour l'amitié qu'il luy por- t-oir, 6c qu'au contraire tenant en feure garde Caftinus , ce feroit donner oecafion a l'autre de faire mieux fon deuoir, le contregageant pres- que par la vie de fon amy. En cette refoluuolï

h* y

8-0 La II. Partie d'Astrel elle met en prifonCaftinus dans l'Hypodrome* d'où peu de temps après elle lefortitpour obli- ger dauantage ^Etius : auquel cependant elle donne toute liberté, luy fait des grâces , au lieu de luy donner deschaftimens: l'excufe de touc ce qu il a faict , remettant Terreur fur les foup- çons mal fondez d'HononuSjôc ne fe conten- tant point de le remettre en fes premières char- ges £: offices , elle fait en forte que Valentinian Je fai£t Patrice , &: ayant pris aifeurance de luy par fa parole i'enuoy e gênerai en Gaule , contre les diuerfes nations qui Toccupoient. Auanc que de s'y acheminer pour preuue de fa fidélité* il fait en forte que les Huns & Gepides , qui s'e- ftoiet acheminez pour entrer en Italie, rebrouf- fent chemin >&: retournent en Pannonic.Et des qu'il fut en Gaule, il fait lcuer leiiege d'Ar- chilla , que Thicrn fils de Vualia , le bon amy de l'Empire , auoit mis deuant , & ré- duit la place en très-grande neceffité. Puis fe tournant contre les Bourguignons, les retient dans les limites que l'Empereur leur auoit don- nées: Et pour les Francs, ne pou uant empefeher qu'ils ne fiiTent quelques progrez fous leur Roy Ciodion , pour le moins il leur donna tant de peine qu'ils negaignerent en ce temps-là de la Gaule , que fort peu autour du Rhin. Et parce que laBretagnene pouuoit refifter auxPiftes, quoyqueles Romains y enflent fait vn grand

Livre vnziesme." 8/r

rempart en forme de muraille , pour défendre la Bretagne des courfes de ces peuples voifins & ennemis3il y enuoya Galmon 3 auec la légion qui pour lors eftoit dans Paris.

Iufques icy toutes chofes arriuoienc à fou- hait à la fagePlacidie5& a l'Empereur ion fils; Mais Boniface fut le premier qui commença en fe ruinant de faire perdre ôd' Afrique, Sd'Ef- pagne. Ce Boniface eftoit Gouuerneur d'Afri- que, ôc hay (Toit infiniment Caftinus,& par çon- fequent ^fetius. Sçachantde quelle forte Placi- die les auoit trai&ez , & le grand pouuoir qu el- le auoit donné à jEtius ,1e faifant Patrice, & lny remettant la charge des Gaules , îlrefolut defe fouftraire de fon obeïfiance, & de cette forte ne voulut fuiuant fes commandemens s'en reuenir à Rome, dequoy eftantfort offencée, elle fit en forte que Mahortius y fuit enuoyé auec vne forte armée. Quelques-vns foupçonnoient qu^Etius y vfa d'artifice, pour le ruiner auprès de Placidie& de Y Empereur, tant y aque Ma- hortius ayant eilé desfait par Boniface , Va- lentinian y enuoya Sifulfus , duquel vous pouuez voir icy le pourtraicT: fous celuy de Valëtinian.Fay efte curieux del'auoir tant pour fa valeur & prudence , que pour la fidélité qu'il atoufioursconferuée à fon maiftre , me am- biant que fes perfections le rendoient digne *Teflre mis au rang des homes plus illuftres. Or

Iii iij

$-ri La II. PARTIE d'ÂSTUE;

ce Sifulphus fe faifît d'abord de Carthagc,&: contraignic Boniface de s'enfuyr en la Maurita- nie Cefanenne , ne fe trouuant encor' affeu- ré,appellaGenfericRoy desVandales.qui pour lors eftoiten la Betique. Ce Vandale fut tres- aife de forcir d'Efpagne, parce que les Goths fous Thiern leur Roy, ne pouuans s'eflargir en Gaule à caufe d'étuis 5 & toutesfois n'ayant affez de terre pour le grand nombre de gens qu'ils auoient 3 s'eftoient en ce temps-là iettez auec vne multitude très grande de peuple fur la Betique, & tourmentoient de forte les Vanda- les , qu'ils ne la pouuoient plus défendre. Et lors que Boniface offrit à Genferic,de partager l'Afrique auecluy, il eftoit réduit atelpoinct qu'il ne fçauoit de quel colté fe tourner. Ilprêd donc le party que Boniface luy prefente.il quit- te la Brique 5 qui depuis fut toufiours appellée Vandalofîe,& paffe en Afrique , auec vne fem- me &enfans, mais il apprïnt bien a. Boniface gueceft defe fier aux Barbares. CaraufTi-toft qu'il fut en Afrique , il fe faiiît de la Mauritanie, & réduit le pauure Boniface en des montagnes inaccefîibles 5 & puis s'accorde auec les ro- mains3à condition que ce qu'il auoit ofté à Bo- niface luy demeureroit. Valentinian y confent librement : & penfant que le refte d'Afrique luy droit tres-aiTeuré par la paix nouuellemét faite auec leVandalejU retire le vaillant Sifulphus de

Livre v'nziesme.' 873

Catthage pour s'en feruir aux occafionsqui fc prefentoient en l'Italie & en Gaule .Mais Gén- ie rie ne luy tint pas mieux fa parole qu'il a- uoit fait à Boniface. Car Sifulphus n'eit pas fi tort en Italie , auec toures les légions 3 que le Vandale fefaifit de Cartilage, & chaflà les Ro- mains de tout le relie de l'Afrique : de forte que cette grande ville fuft foultuaicte de l'Empire, dix & neuf fîecles 5c demy, après que le grand Scipionreutfurmotée&acquife à (a Republi- que. En ce mefme temps viuoit en vne ville d*A- frique3nomméeIponne5vn très-grand 2c ver- tueux perfonnage,tât pour la bote de fes mœurs que par fi profonde doctrine , nommé Augu- ftin5tres-grand amy deBoniface,£c qui n'adoroit qu'vn feu) Theutates : Se quoy qu'il fut différent de la religion que nous tenons, en eftoit il beaucoup plus approchant que les anciens ro- m ains , car il faifoit le ficrifice du Pain & du Vin comme nous3& rie receuoit en façon quelcon- que la pluralité des Dieux , & fur tout reueroit cette Vierge qui doit enfanter, à laquelle il y a tant de fîecles que nous auôs dédié yn autel dâs l'antre des Carnutes. Mais pour reuenirà noftre difeours Il fembla qu'en ce temps- , le grand Dieu voulut changer les peuples d'vn pays en l'autre , & principalement en Europe. Car le règne des Vandales print alors conimen remet en Afrique. Celuy des V ifigots en Efpagne :

Iii ni(

{$74 Lv II. partie d'Astrei, parcequ'aufîi-toftqueles Vandales en forttréc ilsy entrèrent e^y établirent. Celuy des An- glois en la grande Bretagne , d'autant que Gal- uion ayant efté r'appelié par l'Empereur, pour l'enuoyer en Afrique: les(Pi£tes tourmen- tèrent de forte ce Royaume, que les Bretons furent contraincts d'appeller à 'leur fecours les Seigneurs Anglois, qui depuis s'en font rendus lesmaiftres. Celuy auiïî des Francs, qui fous Clodionauoient franchi le Rhem ,& qui bien- toil: après fous Merouée,s'eftablircnt ou ils font maintenant. Voila, fages Bergers, comme le Ciel 3 quand îlluy plaifi, change les règnes & les dominations.

Or la fage & prudente Placidie qui fe fentoit défia furchargée dvn grand aage, & qui auoit efprouué tant degrandes & diuerfes fortunes, voyant bien que déformais elle ne pourroit fup- pprterle faix des grandes affaires que elle pre- uoyoit deuoir arriuer fur les bras de Valétinian, délira infiniment de le voir marié, comme dés long temps elle auoit refolu auec la fille de fon nepueu Theodoze , qui auoit toufiours eu cette mefme intention, &: fit en forte que Valétinian s'en alla en Conftantinople, les nopees fu- rent faites au grand contentement de Theodo- ze &: de Placidie.De Theodoze , parce qu'il vo- yoitfa fille Impératrice , qui eftoit ce qu'il auoit le plus defiré. Et de Placidie,d'autant qu'elle eut

Livre vkziesme.' 875"

Opinion que cefle alliance affeureroit dauanta- ge fon fil s , contre tous fes ennemis , & oblige- roit Theodoze de luy donner fecours en toutes îesoccafions qui fe prefenteroient, comme elle veit auantque fon fils réunit de Conftantino- ple 5 par ce qu auec fa fille Eudoxe 3 il enuoya auflî vne grande armée pour feruir Valenti- nian en tout ce qu'il auroit affaire.

Voila fages Bergers 3 la vie que vous auez de- firé d'entendre, qui a la venté eftfi pleine de diuers accidents , qu'il fe peut dire 3 que Placi- diedefontempsaefté la butte de la bonne & mauuaife fortune. Car fi elle a efté fille, feeur, femme 3 mère , &r tante d'Empereurs , elle s'eft veuéaufTiprifeparles Barbares, &" a eu occa- sion de regretter la mort de la plus part de ceux qu'elle a le plus aymez. En fin toutesfuis nous la pouuons dire heureufe , puis quelle eft morte à Rome , mère d'vn Empereur3qui l'ai- moitôd'honoroit, ainfi qu'il eftoit obligé, & de plus regrettée de tout l'Empire, pour fa pru- dence &: bonté, car elle mourut prefque in- continent que fon fils fut reuenu en Italie auec fa femme.

Adamas finit de cette forte fon difeours 3 qui fut caufe que toute la trouppe admirantla ver- tu de cette grande Princefïe , ietta plus particu- lièrement laveue fur ellc,confîderant les traiéts de fon vifage. Mais Alexis qui fe refîbuuenoit

%?6 La II. partie d' Astre i] de ce que Syluandre auoit dit de la belle Eudo- xe,defircufe de fçauoir s'il auoit ouy raconter cette hiftoire , comme elle fauoit apprife de la bouche mefme d'Vrface , ainii qu'elle auoit commencé de dire à Leonide, lors qu Adamas les auoit interrompues: Elle dit affez bas à la Nymphe, qu'elle fît en forte que le Berger s ac- quittait (a promette , quaufïibien il eftoit tard:&quele fage Adamas nepermettroitpas àcesyieuxpafteursdes'en aller, quelelende- main.Leonide qui defîroit de complaire à Ale- xis, en tout ce qui luy eftoit poffible , &: qui de fon cofté effait bien- aife d'ouïr parler Syluan- dre, & d'apprendre ces particularitez d'Eudo- xe5le fomma de fa parole; & parce qu'il s'excu- foit fur le peu de iour qui leur reftoit , Adamas luy refpondit qu'il ne pnftpas cette excufe,par- ce qu'il ne permettroit pas que Ton fe retirai!: û tard de chez luy, & qu'il vouloit ioiiir de leur compagnie pour tout ce iour. Diamis, Pho- cion, ôcThyrcisen firent quelque difficulté: mais Hylas fut celuy qui accepta le premier cet- te femonce;&: fe tournant vers Adamas, luy dit. Que quant à luy ,' il eftoit d'aduis que ceux qui s'en vouloient aller s'en allaffent, & qu'il fuft permis de demeurer à ceux qui vpuloienc demeurer: & que pour luy il luy promettoit que de bon cœur il luy tiendroit compagnie tant qu'Alexis y feroit. Adamas fourit des pa:

Livre vnziesme. 877

rôles de Hylas,& après l'auoir remercié de fa bonne volonté , au nom de fa fille , il fe tourna vers les autres , & les pria , de forte qu'il leur fut impoiïible de ne luy obeïr : faifant donc appor- ter des fieges pour faire affeoir la compagnie, chacun pntplace5&Siluandre eftantau milieu, commença déparier de cette forte,

L E

DOVZIESME LIVRE

DE LA SECONDE

PARTIE D'AsfRU.

V l s qu'il vous plaift/age Ad*- mas 3 & vous grande Nimphe^ doiïir la fortune de la belle Eu- doxe , vous me permettrez s'il vous plaifl: de vous dire com- ment îe lay apprife3& par qui ie lay entenduêV aiîn'que vous adiouitiez plus de foyà mes pa- roles. Encores que vous me voyez auec des ha- bits de Berger, & viure auec la charge dvn pe- tit troupeau , dans le hameau de ces fages & courtois Bergers: ce n'eft pas pour cela que ie ftache affèurément d'eftre de cette contree3ny quei'ayeefté nourry pour eftre Berger. Au contraire Ton a eu tant de foin de moy, que pour me rendre plus honneite homme 5 iay cité nourry en tous les plus beaux exercices la îeuneffe puifle élire employée : fi bien

88/ La II. PARTIE D'ÂSTREEJ

qu'il n'a tenu qu'à mon peu d'entendement , fi ie n'ay beaucoup appris. Pour ce fubieâ:, ie fus enuoyé aux Efcholes des Phocenfes5Mafliliens, eu ie demeuLay iufques à ce que l'eus riny mes eftudes. Et parce qu'il y auoit toufiours fort bonne compagnie, lors que nous n'eftions point fur nos liures^nous faitions diuers exerci- ces. Quelquesfois nous ailemblant fur le bord de laMer , nous luittions, nous courions, fau- tions ou îettions la pierre : d'autres-fois quand il faifoit chaud, nous nagions 5 chaffant de cet- te forte le plus que nous poumons l'oiiiueté qui véritablement elt la mère des vices.

Iladuinten Eité , lors que les efhides cef- fent5&quenous eftions moins empefehez à nos liurcs -, que nous mettant cinq ou fix de compagnie 3 nous fifmes refolution de nous baigner , & pour cet efred fortifmes de la ville, 8t prenant le cofté de la L y gurie , allions cher- chant la poinfte d'vn rocher qui s'aduancoit en Mer, duquel nous auiens accouftumé de fauter la tefte la première dans l'eau , & allions bien fouuent toucher Tareine de la main , & pour marque en apportions des poignées fur l'eau :Mais à ce coup quand nous eufmes mon- té ceftefcuerl , & que nous commencions de nous des- habiller j nous en fufmes empefehez par vn tourbillon qui furuint 3 & qui peu après fort fuiuy de quelques efclats de tonnerre.

Livre vnziesme- 891

Incontinent le Ciel fe noircit dVne cfpaiiTe nuée , & les ondes commencèrent de s'cfleuer fi hautes, qu'a peine eftions nous affeurez fur ceftefcueiij tant de flots rompus heurtoient de fune contre le dos du rocher: c'eftoit vne chofe cfpouiiantabledc voir le iour prefque changé en nuiâ 3 d'cuir lemugilTèment de la mer , de fentir l'esbranlement du rocher 3 par le heurt des ondes, & bref de confiderer le Cahos3 & laconrufîon de tout cet grand élément. Et ne faut point douter que lapluye & l'orage ne nous euffent contraints de nous en aller, fi quelque bon Démon ne nous y euil arreftez. Nous auions veu que cette tourmente s'e^- fioitefleuee fi promptement que nous penfa- m es bien que pluiieurs vairTeaux en auroient ëftéfurpris:& parce que le vent poulïbit con- tre noftre bord , nous nous refolumes d'atten- dre que l'orage fut paiTé , pour voir fi de fortu- ne nous en poumons point fecounr quel- qu'vn 5 & toutesfois pour nous garentir vn peu de la pluye, nous nous mifmes dans le reply du rocher nous auions accouftumé de cacher nos h:;bits, quand nous nous baignions. L ora- ge dura plus de deux heures s &lors que nous commencions de nous ennuyer 3 & qu'il y en auoit de la compagnie qui parloient de s'en re- tourne^ il fembla que le Ciel s'efclairciflbit 5 §C peu après la pluyecefia. Nous fonuin es alors

88t LaIIPartie d'Astkee, du Rocher , & montant fur le haut de Tefcueib iettions la veuë le plus loing que nous pou- uions5pourdefcouupir s il y auoit rien fur la mer. Le vent en fin chaffa tontes les nues , & le Soleil commença d'efclairer, toutesfois les on- des ncs'abbaifToient point, parce que les vents continuoient aufii grands qu'ils auoient efté de tout le iour. Et 1ers que nous difeourions entre nous de la hardiefïe des mariniers.^ particuliè- rement du premier qui hazarda de fe mettre fur les eauX) combien la mer courroucée eftoit efpouuantable, & que l'homme fage ne s'y de- uoitiamais fier 3 il y euft vn de la compagnie qui plus attentif à defcouurir la Mer , qu à nos difcours,parce qu'il fe plaifoit de faire des preu- ues defabonneveuë, fe leua tout a coup fur les pieds. Et taifez- vous, nous dit-il, il me fem- ble de voir vn vaiffeau , & mettant la main fur fes fourcils demeura quelque temps fans par- ler , & lors que nous nous moequions de luy ô£ de fa veuë: Et bien, dit- il, vous verrez prom- ptement fi ie l'ay fi mauuaife,& vous fouuenez que voila deux vaiffeaux que le vent rompra contre noftre rocher , fi Dieu ne les fauonfe de donner fur le fable le long de la cofte. Nous nous leuafmes pour voir s'il eftoit vray : au commencement pérfonrie n apperceuoitrien, mais quelque temps après, il y en euft qui vi- rent quelque chofe.Le vent eftoit fi impétueux

que

Livre vnziesme, 885

que ces Vâiflcaux furent bien-tefi après m(- qu'eu ma veuë Te pouuok eftendre: & iors cha-1 cun les voyoic à plein. Il n'y auoic plus ny voi- les , ny eiitennes , ny macs : l'orage auoit con- traint les K4anniers de les abbattre & coucher dans le fonds 3 & ne fe feruoient plus que du Tymon^qui encorne pouuoient guiere refiiter aux grands coups de la tempefre. Il y auoit de la pitié 1 les regarder , car le vent eftoit fi grand qu'ils ne pouuoient s'empefeher de fe hurter rvnrautre, Le cry que le vent portoit iufques à nousj eftoit pitoyable de ceux qui eftoient de- dans3& qui à genoux furie tillac&: fur la poup- pe,efleuoient les mains au Ciel La plufpart voyant le nuage s'eftoient déshabillez, efperane de le gagner a nage, fi le vaiiieau s'en appro- choit vn peu plus. La fortune voulut qu'en fin après s'eftre a moitié entr'ouuerts iVn l'autre de force de fe hurter vn tourbillon furuint qui les pouila contre noflre rocher.Du grand coup^ que le premier donna il recula en arrière de tel- le furie, que rencontrant l'autre qui le fuiuoit3il . rompit vne partie de fa pouppe &: l'efperon de la proue de l'autre: ce lors que la mer eftoit pre- fte de les engloutir , il furuint vn ^utre flot qui les poutïa d'vne fi grande force contre lemef- mc rocher, que les vaiiTeaux soutinrent entie- rement.Dieu qu'elle pitié fuft celle-L./qtielques vns feprenoientaux pointes de la roche > &: fayoïent d'y afTeurer leurs pieds , attendant 2. Part- Kkk

834 La H. Partie d'Astrie]

quelque fecours: d'autres faifîlïbient des rac*- nés , & demeure. ent attachez par les bras, fans en po.uoir partir : d'autres entre les mains des- quels les racines dem eu r oient rompues 3 tom- boienc en la mer , quel'onde en fe retirant env portoit en arrière.

Quelques vns nageoient fur des tables, d'au- tres fur des tonneaux, &: autres choies fembla- bles>mais la plus grande partie s'en noy a.LVne des plus grandes compalîions que ie vis, fut de plusieurs femmes qui n'auoient autre recours qu'aux cris, i'auoùeque cette compaiTion me toucha de forte, qu'eftantà moitié déshabillé ie me hafiay dfc me mettre nud3 & taifant pour fecounrees pauures gens', ce que l'auoisfait il fouuent pour mon plaifir3encore que le hazard y fuft grand à caufe du fouleuement des ondes & de la force du vent : ie fautay du rocher dans la mer , & eftant reuenu fur l'eau , & îettant la veue autour de moy, i'apperceus deux femmes qui embrafTees alloient roulant fur l'eau 5 n'y ayant rien qui les empefehaft d'enfoncer , que leurs robes qui toutesfois peu à peu commen- çoient de s'appefantir. l'en pris vne par les che- ueux , & nageant de l'autre main y ic les tiray toutes deux a bord 3où les laiflant à moitié mor- tes;ie me reiettay dans l'eau pour fecounr deux hommes,dont l'amitié m'efmeut à compaffiô, parce qu'il y en auoitvn qui fçauoit nager 3 & auoit mis l'autre fur fon dos pour le fauuer^mais

Livre E>ovzIESMi., 885 îa charge eftoit pefante, ou celuy qui eftoit deffus qui eftoit le plus ieune, auok de forte lié Se ferré le col de fon amy de peur de tomber , quelenageui n'ayant ny force ny haleine , s'e- ftoit defia enfoncé deux ou trois fois dans l'eau. le furuins donc tout auprès pour les fecourir, & prenant d'vne main celuy qui ne fçauroit na- ger, ie le ibufleuay vn peu, & donnant courage a L'autre , il reprit force, & fe voyant affilié de moy me fit figne que fon amy luy ofloit le fouffle :qui fut caufe que luy déferrant vn peu lamain, quoy qu'auec grande peine, il com- mença de refpirer, & parce que ie n'ofois guère m'approcher d eux de peur qu'ils ne me prit fent les bras ou les ïambes , ie me tenois vn peu a cofîé, & d e fois à autre leur donnois du pied, les pouffant contre la terre. Dieu m'affiflail bien que ie les mis en fin fur le bord. A mon exemple tous mes compagnons en firent de mefme, de forte que nous en fauuafmes plu- fieurs,mais mal menez de cette fortune qu'ils demeuroienteftendusfurle bord ce la mer, comme s ils euffent eflé morts. Et parce que i'eus opinion que Dieu me commandoit dV uoir particulièrement foing de ceux que i'à- uois retirez du naufrage3apres auoir repris mes habits ie les vins retrou uer, & leur donna/ tout le fecours qu'il me fut poffible. Et la for- tune voulut qu'après auoir reietté vne partie de l'eau qu'ils auoient aualee: ils commen-

Rkk ij

886 La II. partie d'Astree,' çoientdefe bien porter 3 & mcfmes les fem- mes qui auoient efté plus en danger. L'obli- gation de ceux que nous auions recirez fut tel- le, qu'ils nous demandèrent nos noms 3 &:de quelles gens nous eihons : & quand ils m ouï- rent dire que ie penfois eftre Scgufien ou Fo- reiîen5 O Dieu s'eferia Tvn d'eux, ceux d'vne telle contrée font deftinez pour nous r'ap- pellerdelamort: Pour lors ie leur demanday pourquoy ils auoient cette opinion , voyant bien que le temps n'eftoit pas propre , puis qu'ils eftoient encores fi eftonnez du naufra- ge , qu'ils ne faifoient que foufpirer , ioindre les mains , ôc tendre les yeux en haut , pour le regret de la perte qu'ils venoient de faire: & parce qu'ils eftoient prefque tous nuds , ie fus daduis qu auant que de les emmener en la ville 5 il leur falloit chercher des habits pour les couurir , n'eftant pas honnefte de les conduire autrement. le fus vn de ceux qui eurent char- ge d'aller en la ville, nous trouuafmes tant de perfonnes > qui pitoyablement nous fecou- rurent, que nous en eufmes de refte. Ilsfu- rent après feparez dans les meilleures rnaifons des Bourgeois, qui ayant compaiTîon de leur accident lesreceurent humainement. Quant ;\moy,iepriay les deux amys que i'auois fau- , de fe vouloir retirer auec moy , parce qu'ils me fembloknt perfonnes de mente. Nous ne pouuons, dirent -ils , nous feparer de ces deux

Livre vnzieîme. 887

femmes que vous auez fauuees, parce que nou s les auons en noftre charge , & ce vous feroit peut-eftre trop d'incommodité. Nullerrfenr, leurdis-je , pourueu que vous tnefines n'en receuiez pour la peticefle du logis : au contraire cerne fera vne extrefme (àtisfa£tion, fi vous me voulez faire cette faueur. Ils me fuiuirent donc tous quatre : &: parce que i'auois des amis dans la ville , qui eftoient mieux logez que moy,ielesconduifis en la maifon d'vn riche Bourgeois 3 auec lequeliauois vne très eftroit- te familiarité -, fçachanabien qu'il i'auroit agréa- ble 3luy ayant défia veu faire plufieurs fois de ces actions de libéralité 3 & de pitié entiers ceux qui pouffez d'vne mefme fortune^ auoicnt fait naufrage contre cette playe. Ils y furent tres- bien receus de accommodez de tout ce qui leur eftoitneceffaire. Or, il faut que vous fça- chiez que c'eftoient deux des principaux de Rome, dontl'vn comme iefeeus depuis •> s'ap- pelloit Vrfice, & l'autre Olymbre : de forte qu'incontinent ils renuoyerent en leurs mai- fons 5 ôc eurent de l'argent, &: plufieurs ferui- teurs. Mais pour fatisfaireàceque ievous ay promis, il faut que vous fçachiez qu'attendant d'auoir refponce de Rome, ces deux Cheua- liers ne pouuoienteftre fans moy,& falloir que laiffant bien fouuent mes eftudes,ie les aceem- pagnaffe par tous les endroits la cunof ité les attiroit;dont ie prenois beaucoup de piaifir3

Lkk iî)

888 La II. partie d'Astre^ parce que leur conuerfation eftoit fort douce &r honnefte.En fin defîranc de fçauoir qui eftoient ceux à qui l'auois rendu vn fi bon office, vn foir que i'eftois feul d«ns leur chambra (car les deux femmes fe retiroient ordinairement dans la leur après le repas) ie les îiippliay de me dire pourquoy lors qu'ils auoient fceu que l'eftois Seguzien,ils auoient dit que ceux de cette con- trée eftoient deftinez pour les r'appellcr delà mort. Le plus vieux prenant la parole me refpondit ainfi.

1

HISTOIRE

D'EVDOXE, VALENTINIAN,

ET VRSACE.

g Oftre defir eft trop iufte , courtois Siluan- dre (il auoit appris que ie m'appellois ain- fi) pour ne luypas fatisfaire. Carilefttres- raifonnable que vous fçachiez à qui vous auez fàuué la vie 3 & quelle eft la condition de ceux qui vous ont tant d obligation.Nous n'eufllons tant dem euré à le vous dire, n'euft efté la crain- te qu'eftansrecogneus3nousne receufiionsdu defplaifîr de quelques ennemis fecrets: nous yous prierons donc de n'en faire point de fem-

Livre dovziesme! 889

blant 3 afin que la peine que vous auez prife à nous fauuer, ne demeure inutile. Et afin que nous ne puiffions eitre efeoutez de perfonne, ie vousfuppliede pouffer la porte: ce qu'ayant fait, & m'eltant remis en ma place 3 il reprit la parole de cette forte.

Sçachez donc que Theodofe fils de l'Empe- reur Arcadiusj&r le petit fils du grand Theodo- fe eltant impereur d'Orient efpoufa iudo- xe fille du Phiicfophe L^ontius Athénien. Encores que cette Dame ne fuit pas de race tant illultre qu'eult bien requife la Maiefté d'vn telEmpcreur3iielt-cequefa beauté &: laver- tu eftoient telles qu'elles la pouuoient bien en- cores e ileuer à vne plus haute dignité , s'il s'en fuit trouué parmy les hommes Theodofe n'eut qu vne fille d'elle , & parce qu'il aimoit paiïïonnément fa femme 3 il voulut que fa fille en portait le nom. Elle fut donc appellee Eu- doxe, &commeficenom eult elle fatal aux belles, cette ieune PrincelTe dés fes premières années paruint à vne telle beauté 3 qu'elle fur- paflfa de beaucoup fa mère, &que chacun ad- uoiïoit que la nature ne pouuoit rien faire de plus beau, ny de plus parfait. En ce mefme temps Placidie ayant quelque mauuaife fatisfa- cliondefon frère Honorius s'eltoit retirée en Conftantinople vers fon nepueu Theodofe, car elle eitoit fille de Theodofe le Grad&fœur d'Arcadius : emmenant auec elle fes enfans3

Kkk iiij

£90 La II. partie d'Astkee; Valentinian&Honorique, & de fortune i'a- uois cfté donné fort îeune enfant à Placidie, pour élire nourry auec fon fils comme plu- ïîeurs autres demeime ange , enfans des princi- paux Cheualiers & Sénateurs de Rome: & lors qu'elle quitta l'Italie l'auois pris vne fi grande amitié a Valentm an & luy à moy, que Ton ne nous pouuoit feparer.

Il aduint que l'Empereur Theodofe ne voyant point d'enfant a fon oncle Honorius3 refolut de donner fa fille à Valentinian , & le faire Empereur dOccident , après la mort d'Hononus.Lafage Placidie qui voyoit bien quec'eftoitiauantagedefon fils, & le mieux qui luy pouuoit arriuer3luy commandoit d'or- dinaire de rechercher cette belle Princeffcimaîs voyez que c'eft que la contrainte en amour: la- mais Valeminian ne peut aimer d'amour Eu- doxe5quoy que ce fuit la pins belle PrmçciTe du monde. Toutesfois pour ne defplaue a la fage Placidie , ny a fon Germain D defquels toute fa, fortune dependoit: il fe refolut de feindre & de diffimulcr : il bien que chacun le creut eftre vé- ritablement amoureux. Et pour ce iuietilfai- foit bien fouuent des tournoiS3dans les Cirques & dans l'Hippodrome la belle Eudoxeaf- iiitoitordimrcment, quoy qu'elle fuft'fi jeu- ne qu'il n'y euftpas grande apparence quel- le deuit prendre garde a l'amour. Et parce cjuei'eftois nourry auprès de ce jeune Prince,

Livre vnziïsme! 891

il faut que ie confefTe que tournant inconfide- rément les yeux fur elle, l'en deuins de for- te amoureux, que depuis il ma elle impofii- ble de m'en retirer. Dois-ie dire cette veuc heureufe pour moy , qui ma courte tant de trauaux & tant de foin ? Mais comment le piiis-ie mettre en doute , puis que iamais per- fonne ne fut plus heureux ayant conceuvn généreux derTein , quelque peine & trauai1 que la fortune m'ait enuoyé pour ce fubiecfc ? le de- uins donc feruiteur de cette Princcffc , & Valentinian cntroit aux tournois , fous le nom feint de Cheualier de la belle Eudoxe, ie puis dire , que ie n'en faifois pas de mefme, efïant de forte efpris de fa beauté & de fa vertu3que mon amour eftoit incroyable pour laage que nous auions tons deux.

Encemefmetcmps il fut donné vneieune fille des meilleures maifons de Grèce à laieune Eudoxe,pour efîre nourrie auec elle. Elle s'ap- pelloit Ifîdore ,6c faut auoùer que hormis Eu- doxe 3 il n'y auoit rien ( n la Cour qui la valufh Valétinian ne ietta pas les yeux pluftoft fur fon vifage, qu'il en deuint amoureux: Mais elle fe trouua fi foigneufe de fon honneur &: répu- tation , que cognoiiTant bien cette affection', &: que Valentiniannelapouuoit efpou fer, pour les occafîons que ie vous ay dift (car chacun fcauoit la volonté de Theodoze ) elle ne voulut ïamais foufFnr fa recherche 3 s'en defifendant au

fyl L A 1 1. P A R T I E D'A S T K E I,

commencement par les plus douces voye$ qu'elle peut: mais en fin la reiettantplusrigou- reufement peut-eitrc que la qualité de Valen- tinian ne meritoit. it quoy qu'il s'y voulu ft opiniaftrer, îitraitta-elledeforteauec luy.quel- le le contraignit de s'en retirer en apparence 5 parce qu'elle luyiura que s'ilcontinuoit, elle le dcclareroit à Theodoze , & a Placide. Ce ieune Prince qui ne vouloit point defpiaireà l'Empe- reur nyàfamere3 cacha bien fes defirs 2 que perfonne ne s'en prift garde, quEudoxe&moy, comme le vous diray. Cependant mon affeého alloit croiffant (ans que cette ieune Pnr; celle s'en apperceuft. Tantquemaieuneifefut telle qu'il m'efloit permis de la voir fans foupçon3ia- mais ie n'en perdis vne commodité 3 me rendae û foigneux près de fa perfonne , qu'elle e/ioit contrainte de fe feruir plus fouuentde moy que de nul autre demescompagnôs. Et quoy qu'en ce temps-là ie ne fceuiïe prefque que c'eftoit que. l'Amour 3 fi ne laiiïbis-ie d'auoir vn très- grand plaifîr d eftre auprès d'elle-, delà feruir, d'en receuoir les commandemens , de baifer (lorsqu'elle me tendoit quelque chofe ; l'en- droit que fa main auoit touché, ce qu'elle ne voyoit point,ou fi e'ie le voyok, elle l'attribucit à ciuilité. le me foutuens qu'en cetemps-là, elle fe promenoit vn îour dans vne gallene, il y auoit quantité de belles & rares peintures qu'elle alloit considérant, intre les autres elle

Livre dovziesme! §9*

Vit vn Icare qui tout déplumé fe lailToit choir dans la mer. Vrface, me dict-elle ( c'eft ainfi que l'on me nomme) qu'eft-ce que fignifient ces plumes efparfes , &r cet homme qui tombe d'enhaut ? Ceft, luy dis-ie, Madame, vn îeu- ne homme qui porté dVn généreux courage, ne voulut pas fe contenter de voler fi bas que fon père que vous voyez au dellus de luy : &: parce que fes ailles efioient iointes auec de la cire 3 la chaleur du Soleil les fit relafcher,& luy p'en eftant plus fouftenu fut contraint de tom- ber comme vous voyez. Vrayement meref- pondit-elle 3 il eftoit bien inconfîderé. Mais luy repliquay-iealauoitvn courage bien géné- reux. A quoy luy furuit-il,me dit-elle, puis qu'il ne le peut garantir de la mortf La mort , luy ref- pondis-ie , eft peu de chofe quand elle laiffe vne fi belle mémoire de nous. Et quoy, me dit- elle, vous louez cette action ? le la lotie de forte, luy çlis-ie. Madame ,queie ne refuferay iamais la mort, pour vne femblable gloire. Elle pouuoit auoir douze ans , &: moy quinze ou feize : aagc peu capable encores de reffentir les traifts d'A- mour^ toutesfois îe n'en eftois pas exempt : mais l'auois fi peu de hardieffe que ie n'auois ofé luy en rien defcouurir. Etmoy, me dit-elle, vous efhmez donc bien peu voftre vie ? C'eft fans doute, Madame, luy dis-ie, qu'il y a plu- sieurs chofes que feftime beaucoup plus. Et lefquelle^ entrautres,adioufta-t'elle , car il me

8^4 L A 1 1. P A R. TI E D'A STR.EE,

femble que quand nous ne fommes plus, tout lereftene nous touche gueres: l'honneur, & l'Amour, luy refpondis-ie. Et qu'eft-ce que l'honneur ,me dit-elle? C'eft opinion , repli- quay-ie, que nous biffons de nous&rdenoftre courage. Et l'Amour , c'eft vn defir de poffeder quelque chofe de grand & de mente. Et c'eft pourquoy,Madame, ie ne ferois ïamais difficul- té de mourir en vne'genereufe action, nyen vous faifant feruice , en la première pour la gloire qui m'en demeurerait 3 en la dernière pour l'affection que ie vous porte.

£t comment 3 me dit-elle tout enfant, vous auez donc de l'Amour pour moy ? A quoy Fa- uez-vous recognu ? Aux effects , luy refpon- dis-ie: car quand ie ne vous vois point , ie brufle de defir de vous voir : Quand ie vous vois , ie meurs de regret de ne vous voir pas affez. Et comment 3 me dit-elle , vous eft furuenuë cefte maladie, & qui en a elle caufe ? vos perfections Madame, luy dis-ie5 & vos beautez m'ont faict ce mal, par la longue demeure quei'ay fait près de vous. Si l'eftois en voftre place , me refpon- dit-clle, ie voudrois y demeurer le moins que ie pourrois : Mais n'y a- t'il point de remède pour guérir ce mal r Si a, luy dis-ie, fi vous vouliez m'ay mer autant que ie vous ayme. Comment, dit-elle foudain, en fe tournant vers moy, que iebruilaffe quand ie ne vous verrois point? in ma foy , Vii.ice, cherchez quelquautrerecepte,

Livre vnziesme! 895-

car pour celle-là, ie ne la, puis pas faire. le me fuis quelquesfois bruflée le doigt 3 mais c'efl vne douleur infupportablci& n'attendez point> vousdis-ie encorvn coup 3 d'eflre foulage de moy par ce moyen : le n'ofay répliquer ^ par- ce qu en la gallene il y auoit plufieurs Dames & Cheualiers, qui difcouroient enfemble5 (ans toutesfois prendre garde à nous 3 quoy qu'ils y fuiTent pour accompagner cette ieu- ne Princeffe , mais fon enfance & ma ieunef- fe nous permettoient d'eftre enfemble fans foupçon , encores que ie ne le penfaiTe pas ainii.

Depuis elle deuint bien plus fçauante lors quei'aageluyenfeignalarefolution des doutes qu'elle me fouloit faire en fon enfance, &en mefme temps ,ie deuins auïïî beaucoup plus amoureux que ie ne foulois efhre. Valentinian qui auoit defTem fur la belle Ifidore faifoit le plus fouuent qu'il pouuoit des tournois 3 parce qu citant fort adroit 3 il luyfonbloit que c'e- ftoit vn bon moyen pour acquérir les bonnes grâces de celte fage fille , feignant toutesfois que ce fut pour la belle Eudoxe. Et parce qu'il prenôit ordinairement de ceux de fon aage3 Se qu'il n'y auoit différence entre luy&moy5 que de deux ou trois ans qu il pouuoit auoir plus que moy 3 feftois prefque toufîours de fa par- tie. Et me fembloit que la fortune me voulut fauorifer , me faifant emporter bien fouuent

%y6 La II. partie d'Astree, le prix, que toufîours , feignant que ce fut à can- fe de Valentinian , îe portois à Eudoxe : & lors qu'en le receuant , elle me permettent deluy baiferlamain; O que l'efhmois toutes les pei- nes que i'auois eues, le refte du îour bien em- ployées .' le viuois toutes-fois auec tant de dis- crétion , qu'elle ne b'en pouuoit offencer , enco- res qu'elle euft quelque mémoire des difeours que îe iuy auois tenu : car peniant que ce furent des imprudences de l'enfance-, elle auok opi- nion que l'âge mauoitfait recognoiftre ce que îe luy deuois. La première fois qu'elle foup- conna le contraire, ce fùtvn îour qu'elle s'e- itoit allée promener de l'autre cofté du traietfc dans les iardins de l'Empereur. Apres s'eftre longuement promenée , elle s'endormit fous vu frais ombrage dans le giron d'Ilidorc: nous eiîions quantité de ieunesChcualiers à l'entrée du cabinet , qui difcounons , lors qu'vne A- beille fe vint pofer fur fa lèvre ,& après l'auoir fuccéc quelque temps , la picqua bien fort : h douleur l'efueilla enfurfaut , & portant la main fur la picqueure , fe pleignit du peu de foin qu'I- iîdoreauoit d'elle. Valétmian qui fe promenoir par le îardin , accourut au cry qu'elle auoir fait ? ce voyant qu'elle blafmoit Iiidore afin de repa- rer la faute qu'elle auoit faite , il luy dit , que 1 a- uoisvne recace qui la guanroit incontinent, de qu'il en auok bien fouuentveu l'expérience fur pi ufîeurs, mais particulièrement fur luy, depuis

Livre itovzïe'sme. %$j deux iours. Ec que faut-il fairejuy dit-elle? Il dit, refpondit Valêtinian3quclque parole furie mal & iuudain la douleur cefTe. Et lors me deman- dant s'il eftoit vray,ie luy dis qu'ouy3&: que iuf- ques en ce temps-la îe n'en auois point failly 3 de que îe ne péfois pas que la fortune me fut moins fauorable pour elle que pour tous les autres.Elle fefafchoit fort que l'approchaiTe ma bouche fi près de la fienne, de en me prefentât la main me commande que i'efTayafTe defîus. le luy mets la bouche contre 3 & foufflant vn peu fapprochay les lèvres mfques à la peau3 & la preffay douce- ment. OSiluandre3quelcômeiacement fut cc- luy-cy.'Elle retire la main,&: me dit que c'eftoit baifer3 & non pas vne recette 3 & ne voulue point le permettre, mais la douleur qui Ta pref- îbir,la contraignit en fin de me dire que ie l'ap- pnffe à Iiidore , & qu'elle la luy feroit. le fus bien combattu, car ie defirois fort d'eftre ce- luy qui approcheroit auprès de fes belles leures , toutesfois îeftois bien marry du mal qu'elle fouffroit. Amourme confeilla de dire d'autres paroles a Ifîdore3 afin que ne la trouuant pas bonne, elle fut contrainte de recourre à moy, Et mon defiein reiïffit comme ie l'auoispropo- fé3 parce qu'ayant murmuré en vain mes fau (Tes paroles, & fai£t toutes les autres cérémonies, la douleur ne ce (la point. Dont Valentinian fc mocquât3 Pen fez- vous, luy dit-il3 mamaiftref- fc3 que chacun foit propre à cette recette ? ie

8i?8 La II. partie d'Astrel vous iure que ie l'ay elpreuuéc , & que fi bile ne vous profite , cdl qu'Ifidore y oublie quelque criofe,&: a ce mot reiïbrtant du cabi- net emmenaauec luy tous lesCheualiers. La dou euraugmentoit,cv la lèvre commençait d'enfierjon que fe tournant vers mov3lar vo- itre roy 3 dit-elle, Vrface 3 la recette eft-ellebon- nerjevousiure, luy dis-ie.Mauame, par l'hon- neur que ie vous dois, que ie ne la visiamais manquer^ fuis il marry quliidore ne Tait feeu faire,que ie n'ay ïamais defiré d eftre fille qu'à ce coup pour vous rendre ce feruice.Ifidore pre- nant la parole, lenefçay , dit-elle. Madame ? quelle difficulté vous en faites: mais vous voyez comme la bouche vous groflit ? vous ne voudriez pour quoy que ce fuit que le mal paf- fait plus outre. Mais , dittes m oy , Vrface, reprit Eudoxe,demeurerez-vous long temps à faire voftre recette: Le moins que ie pourray, luy dis-ie. Madame,& lors m'approchant d'elle3elle fe retira a l'endroit le plus obfcur du cabinet , commeayant honte d'eftre veue5& permit for- cée de la douleur que ie rifle mon enchante- ment.

Fut-il iamaisforcier plus heureux que moy? le dis donc les paroles fur la lèvre: mais quand ie la pris entre les miennes , & qu'en fuceant ie lapreifay vn peu; faduoue que fi quelquvn euft peu mourir de douceur , qu'Vrface ne fc- f oit plus. Elle fe retire toute rouge de honte,

Voila

Livre Dovziesme] 899 Voila, dit-elle,la plus importune recette qui fut ïamais. Mais , Madame,luy dit Ifidore , vous a- t'eile foulagée ? Il me femble3rerpondit-elle5quc i'y recognois quelque amendem et. Voftre dou- leur ,lu) dis-ie,fe parlera bien tournais l'en au- raytoutle mal. Comment, me dit-elle , vous

aurez rDonmakOuyJWadamejIuyrefpondis-ic, les conditions de cette recette font telles que ceiuy qui guérit autruy de cette forte, en fouf- frela douleur. Elle quinel'entendoit pas, ou pour le moins feignoit de ne l'entendre ainfî que ie difois: Vrayement:Vrface5me dit-elle, ie vous fuis trop obligée de mauoir voulu guérir en prenant mon mal. Madame , luy dis-ie ; fi ie pouuois auiîî bien rendre mien tout celuy que Vous deuez iamais auoir, foyez certaine que Vous n'en refTentiriez iamais. Mais , dit Ifido- re en foufriant, fi vous auiez autant de bonne volonté. Madame , pour luy qu'il en a pour VOus,ïlfaudroit qu'a cette heure vous luy fifTiez la mefme recette pour le guérir du mal qu'il a pour vous. Tayme mieux ,re!pondit Eudo- Xe,luy eftre redeuable encecy;que s'ilmel'e- ftoit,& puis ce feroit toufionrs a recommen- cer, car il eft trop courtois Cheualier 5 pour me lailîer auec le mal qu'il me pourroit ofter. Il eft vray y Madame,adiouitay-ie, & puis mon mai n'eïtplusenlaléure, il eft parlé au coeur, ïllc entendit bien ce que ie vouloisdire, quoy quelle fit femblant de ne l'auoir point ouy,&:

LU

~9oô La FI. partie dAstree! fanslfidore qui eftoit trop près de nous, îelrv eneufle bien dit dauantage. le me contenta/ donc de cefte ouuerture pour ce premier coup. Et depuis ie fis tels vers fur cette pjcqueure.

SONNET

DVne moufche fur les îévres de fa Dame endormie.

, Ependantque CMadamea ï ombre fe repoft, 'Et trompe du Soleil la trop afj>re chaleur, Vn petit animal volant de fleur en fleur , Les douceurs va cherchant dont le miel fe compoft.

Ds fortune fa lèvre efiant a moitié 'clofe ', La fleur reprefentoit la plusviue en couleur y Lors me cet animal , la voyant par malheur, T vole i & la fucçantpenfa fuccer la rofe*

Ah\ trop [âge au faillir, trop heureux a h fer, TuU quà toute hardie (fe on naflceu refufer, Ce qùon nk aux defirs dont mon ame s allume.

»

Mais cefle moufche \Amour,rauU tout nofire bien gue nous refte-t'il plut, puis quelle a rendu fleth Le miel dont saddomittoute mfln amertume^

Livre dovziesme! 901

le ferois ennuyeux, ô courtois Siluandre, fi1^ Vous racontois par le menu le commencement & le progrezde mon affe&ion : le vous diray doneques feulement ce qui fera plus necelTaire que vous fçachiez. Amour me rendit en finû hardy3que'.ie me refolus de lu y déclarer tout ou- Uertementcequeie reffentois pour elle: le de- meuray long temps a difputer en moy-mefme, ce feroit de bouche ou par l'efcnture: en fin ie conclus qu'il valloit mieux le luy dire, que de le luy faire iire>par ce quei'auois-de long temgs appris qu'il faut faire demander par quelque au- tre ce que Ton ne veut pas obtenir. Outre ce queiepreuoyois bien que la difficulté ne feroit pas petite de luy faire receuoir de mes lettres. Mais,ô Dieux , combien de fois ayant faict cette refolution m'enreuins-ie en mon logis, fans y àuoir rien aduancé: Le Ciel en fin, qui fembloit en ce temps de vouloir fauonfer mon deifein , m'en donna vne telle commodité,

1 1 ne faut ,'comme ie vous ay dit , que pafifer le Bofphore, pour aller aux îardins de l'Empereur, fîtuez toutesfois en Afie > en vn lieu nommé Calcédoine , qui eftfi près de Conftantinople, qu'on peut ouyr la voix d'vn homme d'vnlieu àTautre-Eudoxesalloit promener fort fouuent en ces iardins3 & toutes les fois qu'il m'eltoit permis , ie l'y accompagnois auec tant de foing de luy faire quelque feruice, que quad ceneuft elle que de .luv amaiTer vne fleur en tout va

lu ij

yoi La II. Partie d'Astree,1 iour , i'eftois fort content de ma îournée, ayant appris dés long temps, qu'en amour les petits feruices .s'ils font en grand nombre font plus d'effe£t que ceux qui font d'importance, & qui arnuent rarement 3 parce qu'a ccux-cy oneft obligé, fi l'on ne veut eftre eftimé ennemy plu- ftoft qu'amy : mais il n'y a rien qui nous pouffe aux autres que la feule affection. I'eftois donc d'ordinaire auec elle , & me rendois fi foign eux quelle nauoit vne feule de fes filles, qui fut J>lus prompte à tous fes petits meffages que fe- ftois. Il aduint qu Vn iour Valentinian l'auoit fuiuie en ce lieu, à caufe d'Ifidore, & parce qu'el- le aymoit fort à fe promener 3 & qu'Ifidore fe trouuoitvn peu laflè, elles fe feparerent. Eudo- xe continua le promenoir, & Ifidore entra dans vn cabinet, elletrouua des fieges rehauffez de gazons 3 & couuerts de quelques aix. ille n'y euft pas demeuré long temps que Valentiniaa, qui eftoit pour lors auec iudoxe, feignant d'e- ftre las , s'alla affeoir dans le mefme cabinet , Ifi- dore en volut reffonir , mais il l'a retint par fa robbe:Eudoxe qui s'en prit garde, ne pcuts'em- pefcher de foufnre en me regardant, & me fem- blant que c'eftoit vne très bonne occafion pour commécer mon defTein,ie ne la voulus perdre: le me fouris donecomme elle,& plie les efpau- les.,me tournant de l'autre cofté-& alors me de- manda que i'auois à foufnre , le luy refpondis tout franchement, que c'eftoit de voir que Va-

Livre dovziesml 5>c$

îentinian la quittât pour aller vers Ifidore. E t quoy ,medit elle, Vrface, n'enfenez-vouspas demefme:Moy5Madame,luy dis-ie.auriez vous bien opinion que TeurTe peu de iugcmét?vous ledeuriez faire , me dit- elle, puis qu'il y a plus d'apparence qu'elle doiue eftre feruie de vous que de Valentinian. le fçay bienjuy dis-ie, Ma- dame.que la condition d'Iiîdore & de moy>m'y deuro't pluitoftconuier,maisiadiiouè" quc4!ay- me mieux faire vnc contraire faute a celle de Valentinian Comment l'entendez- vous, ref- pondit-ellerle veuxuire, ~ontinuay-ie , que plu- froft que de feruir quelque chofe d égal a moy , comme Iiîdore,i a y me mieux mourir d amour, pour ce qui eft par defïus moy3côme vous. Co- rne moy.?r éprit incontmentEudoxe5& que pen- fez- vous dire,Vr lac e?Ie penfe dire Madame Juy refpondis-ie.quei'ayme mieux mourir en vous adorant,que de viureaymé d'Iiîdore, &: que la grande inégalité qui eft entre nous , ne m'a feeu empefeher que len'aye eu cette volonté, depuis le lour qu'il me fut permis de vous voirie crois, me ditlaPrincerTe5que vous eftes hors de vous mefme , de me tenir ces propos. Ne croyez point , luy dis-ie , Madame, ie ne parlay iamais ny auec plus de venté , ny auec vn plus fain m- gement. Elle demeura ferme5& me regarda en- tre les yeux , & pins me dit , Eft-ce à bon ef- cient^ou par ieu , que vous me tenez ce langage? leiure, Madame, repliqu'ay-ie , par lcferuice

LU 11,

5>:>4 La II. partie d'Astre e] queievousdoy,queiene proferay iamais pa-' rôles plus véritables , ny d'vne volonté plus re- folué, que celles que vous venez d'ouir, &de plus,que cette extrême affeclion , donne vous parle ,ne changera ïamais , quelque traitement que îerecoiuede Vous. le fuis marne5me dit-el- le3Vrface>devoftre folie, parce que la longue nourriture que vous auez eue de l'Empereur mon pere,m'obligeoitde vous voir, & de me feruir de vous d'vne meilleure volonté , que de plufieurs autres,dont les mérites ne pouuoiét ef- galler les voftres.Mais puis que voftre outrecui- dance a paiTé toutes les bornes de la raifon, & vousaoftélacognoiiîance de ce que vous me deuez , reiTouuenez-vcus , que s'il vous aduient iamais de me parler de cette forte , ie vous feray repentir de vcftre témérité , de que l'Empereur & Valentinian en feront aduertis;Madame,luy refpondis-ie.fî ie ne craignois que ceux qui font en ceiardin, s apperceuilent de ce que ie vous dis , ie me ietterois à vos genoux, pour vous de- mander pardon de loffignfe que ievous ay fai- te, maiseftant reuenu de cette eonfideration, ayez agréable la volonté que fen ay ,&: me per- mettez de vous dire , que les menaces que vous me faides , pourroient auoir quelque torce fur moy,iî c'eftoitde ma volonté, que cette affe- ction fut néc,mais puis que c'eit le Ciel qui m'y force, n'efperez que la crainte de l'Empereur, ny laconiîderation de Valentinian m'en diuer-

Livre dovziesmeï 905-

dircntiamais.il eftvray que ie puis bic me tai- re, &: mourir d'amour pour la belle Eudoxe : it pour preuue de cela,&: afin de ne vous ennuyer iamais des fafcheufes paroles qui vous ont of- fenfée, ie vous iure par le très- humble feruice que ie vous dois, de ne vous en parler iamais : Mais reiïbuuenez-vous que toutes les fois que ie m approcheray de vous , & que ie vous diray, bon îour , Madame , ou que feulement ie vous feray la reuerenec 3 ce fera à dire 3 le meurs d'a- mour gour vous , Madame , & vous n'aurez ia- mais vn plus fidèle feruiteur que m oy.Et quand ic prendray congé>& qu'en vous faluaçt ie vous donneray le bon foir,&: me retireray5ce fera au- tant que iîie vous difois : Iufques à quand or- donner ez-vous que ie fois miferable, & com- bien encore durera voftre rigueur ? Et pour commencer, luy dis-ie froidement 3 vous me permettrez de prendre congé de vous5 & de vous donner le bon foir. Et à ce mot , ie fis vne grande reuerenec ,&mc retiray 3 de peur qu'eL le me défendit encores ces deux paroles, & tou- tefois ie pris garde qu'elle fe tourna de l'autre cofté en foufriant. Ce qui ne me donna point vne petite efperance.

Or, Gentil eftrangeiye vefquis.dcpuis ce leur de cette forte auec elle, ne luy faifant jan'ais ièmblantdetoutcequis'eftoit paifé,finon par le bon iour , & le bon foir , aufquels quand die nefloit point veue, ellerefpondoitle plusfou-

Lll ni)

$ç>é Lv IRf^RTiE d'Astre e5

uent en branlant la tefte, comme h elle fe fuit encores offenfée de cefouuenir que ie iuy don- nois. Plus de iîx mois s'efeouierent que ie con- tinuai toufîours de mefme foçon 3 & qu'elle auffi s'opiniaftroit de ne point reccuoir mon af- fection. En finie vainquis , mais auftî queft-ce que ne peut le leruiceô: la perfeuerence d'vn amant auiférVn matin que Valentinian la con- duifoit au Temple , ie m'auançay , &: luy faifant vne grande reuerence , ie luy dis , Bon iour. Ma- dame.Elle alors en foufriant3& fe tournant vers moy. Vos bons-iours, Vrface , me dit-elle.font receusdeboncœur. O Dieux ,pourrois-ie dire quel fut le contentement que ie receus , ic pro- tefte,queiamais ie n'efperay d'eibre fi heureux, ôc moins en ce temps la que l'on parloit du ma- riage de Valentinian & d'elle^ toutesfois 1 ap- pris depuis, que ce que ie croyois la deuoir efloigner de moy5fut ce qui me l'obligea dauan- tage5parce que voyant que l'affection qu'il por- tait à Ilîdore s'a ugm en toit, &: que celle qu'il luy iaifoit paraître, n'eftoit que pour complai- re à l'Empereur j elle fe refolut de ne l'aymer auiîî que pour eftrc femme d'vn Empereur i & de fane efiat de mon feruice , comme Valenti- nian de raiïection qu'il portoit a Iiidore. le feeus cette refolution peu après , car dés !a pre- mière occafion qui fe prefenta , elle me dit , eue finon opiniaftreté,& l'affection de Valcnnnian cnuers Ifîdore 3 l'auoit vaincue , & que il ie

Livre dovziesmf. 907

continuons de viureauec lamefme difcretion» elle continuerait au 1T1 Je 01c vouloir du bien, & depuis ce iourellepeariit qu'en particulier ie la nommaffe ma Piinceflè , & elle m'appelloit fon Cheualier. Iugez Siluandre, s'il y audit homme au monde pus heureux que moy.Car EudoxeeftoitlVne des plus belles PrinceiTes du monde, enlaagede drx-fept ou dix-huidt ans , & qui ne faifoit paroifke d'aimer person- ne que moy.

Cependant que nous viuions de cette forte, Honorius , qui auoit efpoufé la fille de Stilicon3 mourut fans enfans,^ parce qu'vn Romain nommé Iean, fon premier Secrétaire, s'eftoit faiteflireEmpereur3parlemoyendeCaitinus, &de yEtius , l'Emperair Theodoze qui auoit fait deflTein de faire Empcreut d'Occident , fon coufin Valentinian, l'y voulut enuoyer auec fa mere Piacidie. le fis femblant de la vouloir fui- ureen ce voyage: mais en effect ie ne defirois rien plus que de demeurer pour la garde d'Eu- doxe.Car encor que le defir de la gloire m'atti- rait en Italie, l'amour me rttenoit en Conftan- tinople,auecdes liens qui n'eftoient pas foi- bles, parce que cette belle PrinceflTe fe laiflfa al- ler, outre fon deffein, de telle forte à l'amitié qu'elle m'auoitpromife, qu'en fin elle n'auoi'c pas moins d'affection pour moy,que i'en auois pour elle : ie croy bien qu'elle y fut trompée, ÔC qu'au commencement ellenecreut ïamaisd en

2o8 LaILPartie dAstrîe, venir fi auanc , mais ie penfe5fans mentir, que l'Amour a beaucoup de refTcmblance anec ia mort , &" que comme on ne peut mourir a moi- tié 5 que de mefm c cnnefçauroit aimer a de- my. Etlorsquei'eftoisplusen peine de trou- uer vne bonne exeufe, l'Empereur receut des nouuelles que quelques ennemis auec vn nom- bre infiny de perfonnes le venoient attaquer du cofié de Conftantinople : Ces nouuelles conuierent pluficurs de demeurer , qui autre* ment eufTentefié contrains pour leur deuoir, de s'en aller fous la charge d'Art abure,qui con- duifoitvne forte armee'par mer? ayant auec luy Afpar fon fils , très- vaillant &: heureux Ca- pitaine^ comme il fit bien paroifire en la prife de Iean dans Rauenne3&: en la deliurace de fon père. Encore que ie ne fuiïe point jaloux de Valentinian, quoyqu'Eudoxeluy fit paroifire de la bonne volonté , feachant aflezque ce n'e- ûok que pour cpm plaire à Theodoze , & pour efixe Impératrice : fi eft-ce qu'ayant apris de longue main, que la doute qu'on fait paroifire den'cftrepasaiTezaimé, conuient les Dames à nous en donner plus de cognoiflance , &: quaufTï feindre de laialoufie leur donne bien fouuent occafion de redoubler leurs foreurs, ie fis femblant d'efire va peu ialoux de Valenti- nian 5 &: de me réiouïr de fon départ 3 & ie fis des vers fur ce fuiet que chatay deuan t elle , à 1 a première occafion quife prefenta : îlseûoienr tels.

Livre dovziesme." $09

SONNET

Sur le départ d'vnRjual,

Amais contre le s rocs tant de flots amajfeQ B fumant de courroux , ri ont blanchy les ri- nages : Jamais les blancs couuerts ri ont veu tant de nau- frages JjHie cet ejloignement m a d'ennuis efface^.

Bien-heureux fouuenirs de mesfoupçonspaffez, Maintenant de ?non heur a fleurez, tejmoignagesy £)uil efldouxau nocher après de grands orages, De voir dedans vn port je s natures caffez !

Blefc de froide peur dedans lafanhafie> ïay tremble mille fois attaint dejaloufie , Mais enfin fon de fy art m a rendu du toutfain,

Heureux e (Joigne me nt,puif es-tu toufiours eftre,

Ou bien s'il s'en r euient, Amour fay luy paroi/lrey

Chiafon dam plùartit,ey quil retourne en vain.

le ne vous diray point en ce lieu quel fut le voyage de Valentinian, car vous le pouuez auoir entendu par plufîeurs, tant y a qu'après auoir mis tel ordre aux affaires d'Occident;qu'il

9io La II. partie d'Astree, iugea cftre à propos , il reuint en Confhntino- plc , il fut receu par Theodoze, comme fi c'euft efté fonfîls \ &: foudain à la folicitation de Piacidicquieftoit demeurée au gouuerne- ment d'Italie, le mariage de la belle Eudoxe fut conclud auec luy. Seroit-il bien poiTibie;que ie vous puiTe raconter ce que ie refîentis en c^ac occafîon ? le ne lecroy pas, car ie fus de forte combatu de la crainte & du regret ..que fins Eu- doxe, il eit certain queiene Peuflepû fuppor- ter. Mais elle qui eftoit fagc & prudentc,encor que de fon cofté elle fut fort affligée de fe voir entre les mains dVne perfonne qu'elle naimoit pomtDiî furmonta-t'elle ce defplaiiîrauec la ré- solution. Et parce qu elle voyoït bien en quelle peine ieviuois3elle me donna commodité de parler à elle dans fon cabinet , fans qu'autre y fut qu'I/îdorejen qui elle fe fioit infiniment.EUe eftoit aflife fur vn petit lier , & ie me mis fur vn genouil deuant elle , ayant dciïbus quelques carreaux qu elle m'auoit fait apporter : & parce que rauy de contentement ie ne faifois que la contempler ,& luy baifer la main qu'elle m'a- uoit permis de luy prendre , après m'auoir con- sidéré quelque temps , elle me parla de cette forte. Et bien mon Cheualier, vous plaindrez vous toute voftre vie demoy, & ferez -vous touiîours en doute de 1 amitié que levons por- te ? Ma belle Princefle, luy dis-ie, ie nauois accoufhimé de leceuoir de vous plus de fa-

Livre dovziesme. "911

uenrs que k n'en mérite 3 vous auriez quelque raifon de me faire cette demande à cette heure que ie reçois celle-cy3qui véritablement dt tel- le qucïe ne puis la redire. Mais pourquoy ne me permettez-vous de me plaindre de la for- tune 3 qui m 'ayant monftré le bien quelle me pouuoit donner , l'ordonne toutesfois à vn au- tre de qui l'affection le mérite aufTi peu que la mienne pourroit eilre digne de l'obtenir, fi elle le pouuoit eftre par vne extrême Amour? Mon Cheualier, me refpondit elle, viuez content & affetiïé de ce que ie vous vay dire. Tout ce qu vne extrême affection peut obtenir de moy3 fçachez qu'Vrface le poffede, & ce que vous regrettez qui foit a vn autre,croyez moy3 mon Cheualier que ceft ce qui fe doit donner par deuoir,&r non point par Amour, & cela efîant3 quelle raifon auez- vous de vous plaindre de la fortune? La raifon que fen ayjrepliquay-ie^eft aufli grande que l'obligation en quoy vous me mettez , par cette affeurance. Pourquoy ma Princeffe , ne me p!aindray-ie pas d'elle qui ayantyoulu fauorifer mon affection 3 m'a t.ou- tesfois pnué de ce qui feul me pouuoit faire parueniraubienqueiedefirois?Ah!monChe- ual?er3me dit-elle,vous m'offencez.Comment? vous ne m'auez aimée que pour auoirdemoy cequemondeuoirvousrefufe? Et quelle ma- uez vous eftimee? &: comment m'auez vous peu aimer fi vous mauez eue en fi mauuaifc

jii La H. partie d'Astree^

opinion: le ne puis luy refpondre voyant con> me elle le prenoit , mais auec vn giand foufpir ie m'abouchay fur fan gyron, tenant fa'main contre ma bouche. Elle qui recogneut bien ma peine , me mit l'autre main fur la tefte , & paf- foit les doigts dans mes cheueux, &fans me di- re mot fembloit d'attendre ce que ie luy ref- pondrois. En fin me leuant ie luy refpondis. I'aduoue3 ma belle PrinceiTe. que ie vous ayme plus que vous ne voulez 3 & plus encore que la raifon ne veut, mais qui pourroit vous aimer moins que cela: le confeffe qu'il n'y a raifon ny deuoirqiùpuiffemefurerla grandeur démon affection D & ie vous offenfe en cela3pardon- nez moy en confiderant que ee feroit profaner voftre beauté que de l'aimer moins3ôc plaignez moy, qui ayant eu tant de courage me fuis trouué auec îî peu de mérite. Et toutesfois vo- ftre bonne volonté pourroit fuppleeràce def- faut 3 11 l'amour auoitvn peu plus de force en vous. le ne vous entens point,me dit-elle3& ne fçay en quoy vous voudriez que mon Amour èuft plus de force. O Dieu, repliquay-ie, qu'il fera bienmalaifé que mes paroles vous fafTent entendre a mon aduantage, ce que l'Amour ne vous a peu faire conceuoir .'le veux dire, ma PnnceiTe3que l'Amour auoit plus de puifTan- cefurvous,cedeuoirquc vous m'oppofezen auroit beaucoup moins,& que ce trop heureux Valentinian poflfederoit ce qu'il recherche , &

Livre dovziesme! ^r$ moycequeiedefire. AhmonCheualier, réf. pondit-elle, auec vn grand foufpir, fi vous fça- uiezcequeiereiTens en monôme 3 & quelle eft la contrainte que îeme fais: vous croiriez bien qu'Amour a route la puifTahce fur moy qu'il peut auoir furvn cœur. Mais fi ie vous refufe quelque teimojgnagc de cette puiffance, reilouuenez vous quelle ie fuis née > & à quelles loix ma naifïànce m'oblige. Si la fortune mV uoitfait naiftre d'vnLeontin Athénien com- me mamere>ie pourrois difpofer de moy, auf- fi bien que de mon affection , mais eftant fille d'vn Empereur Theodoze y petite fille dVn Empereur Arcadius , & ayant pour bifayeul Theodoze le Grand, ne voyez- vous' pas que cette naiffance m aftraint pour ne leur point faire de honte 3 à lailTer la difpofition démon corps à ceux qui me font donné ? C'eiî vn tri- but de l'humanité que de ne voir jamais ça bas choie qui (bit entièrement accomplie:lesgran- dcurs& les Empires traînent infeparabtament cette contrainte que iamais on ne s'apparie que par raifon dt/tat, ny vous ny moync voyons rien de nouucau, il y a long temps que nous auons préueu qu'il nous aduiendroïc ce que nous reffentons, & quand ie tournay les yeux fur vous, &: que ie vous aimay , ce fut auec cette refoiution que Valentinian fe- roit mon mary. le m'afTeure que vous auez penfé la mefme chofe , dés le premier iour que

^14 La IL partie d'Astr ééJ vous fifres deflein de m'aimer, & qu'eft-ce donc qui vous afflige maintenant, de quel acci- dent voyez- vous que vous deuiez dire inopiné? Ces mots me touchèrent fi viuement, fut pour voirvne fi grande refolution que i'aceufois de peu d'amitié, fut pout penfer qu'vn autre la poiTederoit, qu'il me fut impofliblc de luy per- mettre de parler dauantage fans l'interrom- pre. Vous croyez donc,luy dis-ie^Madame^que ce foit aimer que de retenir ces confîdcrations: vous auez opinion que la vraye amour puiffe efire fubiecle aux loix du deuoirr1 O Dieux, que vous & moyfommes trompez.' vous qui auez creu damier , & moy quiay penfé d'eftre aimé devons ? Et la m'arreftant vn peu , îe re- pris de cette forte, lors que îe vis qu'elle vou- loir prendre la parole. Les loix d'Amour, Ma- dame, font bien différents de celles que vous vous propofez, & fi vous voulez cognoiftre, qu'elles elles font, lifez les en moy,&: vous ver- rez que comme l'inégalité qui eft entre nous ne m'a peu empefeher d'efleuer les yeux à ma belle Pnnceffe , de mefme ne vous doit elle di- uertir debaificr les voftres vers voftre Cheua- lier , n'y ayant pas plus de différence de vous à moy, que de moy à vous. Et quant à ce que vous m'alléguez de voftre naifTance,puis qu'el- le efî telle que rien ne vous peut releuerpar defTuscequevous eftes, pourquoy au lieu de tourner vos yeux fur la grandeur, qui ne vous

peut

Livre dovziesme. 9ry peut eftreaugmenu'e,ne les iettez- vous fur vo- ftre contentement, afin que comme vous eftes de voftre naiilànce la plus grande Pfcinceflç du monde, vous foyez auffi par voftre choix la plus contente Princêffe qui fut iamais? Vous dettes que ie commençay de vous feruir auec cette opinion, que Vaicntinian feroit voftre mary. Ah, Madame /iaduoiie, que quand ie commençay de me donner a vous, feus cette créance que -ie îe pourrois fupporter, mais fi* depuis mon affe&ion eft tellement creuë3qu'iL m'eftimpolTibledypenfer fans perdre incon- tinent toute refolution , que pourrez vous moppoferque la foibiefle de voftre amitié qui ne s'eft point augmentée depuis le premier jour qu'elleprift naifànce/Commenrma belle Prince{Te3vousrefuferezdesfaucurs a mon af- fection que vous accorderez à vne perfonne qui ne vous aime point f Vous confentirez que ces beautez, qui fans plus doiucnt eftrelare- compenfe, &lafeiicitédVne pàrfaiàe Amour, foient poiledées par celuy qui les defdaigne,ou ne les recognoift pas?comment fournirez vous ces careiTes? ôc comment ne regretterez vous point la peine & le cruel defpiaifirde voftre Cheualier-ïlîdorequioyoit vnc partie de nos difcoursj&quidefîroit infiniment de nous y fauonfer, non pas pour amitié qu'elle me por- tail , ou pour la volonté qu'elle euft de tenir la main a femblables recherches3maîs pour i'efpe- **Part. M m m

$*6 La II. Partie dAsîR!^

rance quelle auoit que cette affe&ion pour- voit palier fi outre que peut eftre elle rom- proit le mariage de Valentinian , &: d'Eudoxe; afin de nous donner plus de commodité de parler enfemble3 peu a peu fe retira dans vn arrière cabinet, en fin elle s'endormit: ie m'enapperceus inconnncnt,encore que l'eufle le dos tourné contre elle, parce que paiTant de- uant les flambeaux qui eftoient fur la table der- rière nous, ie vis fon ombre contre la muraille^ qui me fit remarquer quelle s'en alloit. La PrincefTe qui s'eftoit appuyée du coude contre le cheuet du li£t5& qui auoit la tefte fur la main3 ne s'en prit point garde , eftant fi attentiue à ce que ie luy difois que malaifément l'euft elle peu voir, encore qu'elle eufl pa&é pardeuant (es yeux. Et parce que mes demie res paroles la touchèrent fort viuement , elle demeura quelque temps fans me refpondre > baifiant les yeux contre terre, en fin fans fe remuer , après vn grand foufpir: Ah , mon Cheualier^medic elle .' que vos paroles me percent Tame cruel- lement 3 &: que les chofes que vous me prefen- tez, me font difficiles à fupporter, mais qut puis-ie faire ? que puis-ie deuenir ? fi ie n'efpou- feValentinian,quefera-ceque de moy.? & fi ie l'efpoufe , ô Dieu 5 à quel fuppliceme vois-ie defhnée ! le vis à ces dernières paroles que les larmes luy couloient le long du vifage,& qu'el- le s'eftoit teue , pour ne poutioir parler de peur

Livre dovziîsme! 917

que les foufpirs ne fe meflanent & fortifTent au lieu de la voix. Ces pleurs m'efmeurent de pitié , mais ils ne me donnèrent pas vne petite aifeurance , & n'augmentèrent peu mon cou- rage, le vous confeffe, gentil Siluandre, que ie n'eufle ïamais efperé de réduire cette Pnn- ceile en ceft efîat, mais voyant plus d'amour en elle que ie n'cuiîe cf eu , ie pris plus de hardief- fe quei'eufle ïamais pente. le m'approche donc d'elle vn peu plus que ie n'eftois , &: feignant de luy fouftenir la tefte contre mon efpaule, ma bouche fe rencontra iuitement à l'endroit - de les yeux: au commencement ie n'ofoisles baifer , & faifois fcmblant que ceftoit par met garde , mais voyant qu elle n'en difbït rien5peu à peu , ie defeendis plus bas & rencontray fa bouche, qu'elle retint longuement fur la mien- ne 5 & parce qu'elle ne me faifoit point de deftence, ie luy mis vne main dans le fein, mais auec tant de tranfport que îetremblois com- me la feuille agitée du vent. Depuis ce temps iemefuistrouué en pluiieurs rencontres, en beaucoup de grandes & diuerfes batailles ,&: en maints aflauts: mais ie ne fus de ma vie faifi de telle crainte qu en cette occafion Elle me permit donc encores cette priuauté fans m'en rien dire , mais lors que defeendant la main vn peu plus bas , ie la voulus mettre fous larobbe, ellemedit froidement: Que pen- fez-vous faire , mon Cheualier ? Iiidore vous

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5>i8 La II. partie d'AstreiJ

voit. Ily a long temps3luydis-ie, ma belle Prin- ceiTe , qu'elle nous a laùlez feuls. Comment, die- elle, en furfaut, Ifîdoren'eft elle pas icy ? & fereleuantfufkbâ Elle a eu tort 3 continua» t elle de nous biffer feuîs de cette forte . Et pourquoy. Madame , luy dis-ie3 nous. n'auions point affaire d'elle. Non pas vous , me répliqua elle, mais fi ay bien moy : Et fi vous m'aymiez comme vous dites, vous feriez content de ce que ie vous ay permis 3 fans me rechercher de chofe que ie ne puis . le penfois que la prefence d'Ifîdore vous empefcheroit de pafTer plus ou- tre que l'honnefteté ne peut permettre , & voulois bien que ce fut elle, qui par ce moyen vous en fit la deffence, Scnon pas moy, afin de vous laiffer auec cette fàtisfaction de mon ami- tié5qu'il n auoitpastenuà moy que vous neuf- fiez eu toute forte de preuue de ma bonne vo- lonté: mais puis qu'elle s ai efl allée, &que vous ne vous arrêtiez pas à ce que vous deuer* ie fuis contrainte de vous dire3que fi vous vou- lez de moy 3 ce qu'il me femble que contre mon honneur vous recherchiez, ie le vous per- mettra}^ a condition toutesfois que ie tiendray vn poignard nud en la main, pour incontinent après m'en donner dans le cœur, & le punir tout a l'inflant de cette forte , de la faute qu'il m'aura contrainte de commettre: que fi vous ne voulez que ie meure 3 ne me contraignez donc point ? ie vous fupplie, de vous permet-

Livre dovziesme. 919

trecequeiene dois faire fans mourir. Il faut aduoùer que ces paroles me rendirent de telle forte confus, que me leuant de la place i'e- frois3&mereiettantafes genoux, leluypro- teftay de ne rechercher ïamais ny tefmoignage de ion amitié, ny foulagement à mes deiirs, plus grands que ceux quelle venoit de me don- ner. Si vous le faites, me dit- elle, ie vous per«< mettray lereftedemavie les mefmes pnuau- tez que vous auez receuë , & cette preuue de laffeâionquevousme portez me fera agréa- ble 3 cognoilTant que cet Amour outrepaflant toutes les limites des plus violentes Amours, s'arreftetoutesfoisà celle de mon honnefteté. Et à ce mot méprenant par la tefte auec les deux mains 3 elle me baifa pour arres de fa pro- meflTe3nous auions fait du bruit , & auions vn peu releué la voix , de forte qu'Ifidore s'efueil- la3&: parce que la nuict eftoit fort auancee 3& que les flambeaux eftoient prefque acheuez , Eudoxelappella &: luy demanda quelle heure il eftoit. CeftTheure, Madame, dit-elle 3 que ie viens de faire vn grand fommeil ,& que cha- cun dort ; finon vous. Et penfez-vous Ifidore, dit la Princefle, que Valentinian ne veille pas à cette heure pour faMailtreffe ? le ne fçay,dit Ifidore 3 ce quil fait , mais ie fçay bien que fi ce n eftoit que pour luy, ieferois a cette heure au lift, & dormirois fort bien. le luy refpondis: Ceft bien au lia aufli il voudroit vous

Mm m îij

yio La II. partie d'Astree* trouuer.Et quoy,dit elle enfouriant.nen vou- driez vous point ailleurs ? LaPrincefTefemità rire s &: après luy dit. Et que penfez- vous d 1- re , Iiidore ? le penfe que vous dormez. Que voulez- vous que 1 y faite , dit - elle , en fe frot- tant les yeux, Vrface me fera deuenir folle. Et parce qu'il eftoit tard, & qu'Eudoxene fe vouloit point cacher de cette fille, dont l'hu- meur luy eftoittres-agreable, & la prudence fort cognué ; en fe leuant de delTus le li£t, elle me prit par la telle & me baifa, Rap- prochant du feu, elle me commanda de me retirer, ce que ie fis: mais fans vfer dupriui- lege qu'elle m'auoit donné delà baifer,& par- ce qu'elle prit garde qu'Ifidore la confîdcrok fans dire mot , elle luy dit. Que regardez vous liîdore? le regardois. Madame, dit-elle , il la meuche vous auoit fort picquee. Quelle mouche? dit la PrincefTe : La mouche du îar- din , dit-elle: car ce Cheualier vous fait fou- uent la recette de la picqueure , & à ce mot pre- nant vn des flambeaux qui eftoient fur la table, elle fe mit deuant moy pour me conduire par vn petit degré defrobé qui fortoit dans la bafTe- court du chafteau ,non pas fansqu'Eudoxe ne foufnt de cette rencontre, & ne luy dit,Gardez qu'efîat feule auec luy il ne vousfaiTe lamefme recette. N'ayez peur, Madame , dit-elle , cette recette ne vaut rien pour moy , car ie ne croy point en paroles.

Livre dovziesme. 921

Voila en quels termes l'eftois lors que Valen- tinian efpou cette belle Princeffe, qu'incon- tinent après il amena en Italie, le ne vous dis point les regrets que ie fis, ny les defplaiiîrs que ie receus,pnncipalement lanuicide fes nopees, parce qu'ils vous ennuyeroient, & qu'ils furent entièrement inutiles, mais ceux de la bel- le Eudoxe ne furent gueres moindres, à ce quelle me dit , de Ifidore , qu'elle emme- na aucc elle quand elle partit de Grèce, pour l'extrême confiance quelle auoit en el- le. A quoy Valentinian ne contraria pas,com- rue vous pouuez penfer. Mais fi cette première nuicl: mefutprefqueinfupportable : ie ne fus pas fans peine à trouuer vneexeufe pour fuiure cette belle Princeffe, car i'cftois tombé mala- de du gramhdefplaifir que l'eus, lors que Va- lentinian eftoit party , & depuis ayant reccu ma famé ,iedemanday congé à l'Empereur de fuiure Ariobinde, ou Afila, deux grands Ca- pitaines qu'il donnoit à Valentinian ,auec vne armée pour l'aiTifter contre l'inondation de ces peuples Barbares , qui de tous coftez fe vrnoient îetter fur fon Empire . Mon aage & ma iufte requefte obtindrent facilement que ie demandois , mais le malheur ne voulut-il pas que cette armée s'eftoit arrefice en Sicile, & Valentinian ayant paffé outre & la belle Eudoxe, Theodoze nous contre-manda, à caufe d'Attila, qui parle moyen des Huns,

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JIZ LA IL PARTIE D ASTREEJ

Alains & Gcpides auoit affèmblé vn peuple prefque in fin y, 6: s'en alloit fondre furCon- ftancinopie. Le commandement du retour ne fut pas piuftoft porté à Anobinde, Aiîla, qu'ils receurent prefque en mcfme temps la nouuelle de la mort de Theodoze , qui attaint de pefte eftoit mort fans fils. le ne voulus por- ter ces mauuaifes nouuelles à la belle Eudoxe, mais ie fuppliay Anobinde qu'il me laifTaft te- nir compagnie à celuy qu'il cnuoyeroit, fei- gnant que fatiois vn extrême defîr de reuoir l'Italie auant que de m'en retourner^ ce qui me fut aifément accordé. Etpartant nousvinfmes à Naples 3 & de la à Rome , ie fus receu auec tant de bonne chère que ie n enpouuois defîr er dauantage. Eudoxe iciïentit la mort de fon pe- re5comme fon bon naturel luy commandoit3& durant le temps que les grands pleurs demeu- rèrent à s'efcouler, Valentmian fut aduerty par quelques perfonnes que Pulcheria, qui cftoit fœur de Theodoze , auoit efpoufé vn vieux Capitaine nommé Marcian, & qu'elle iauoit fait eilire Empereur. Ce M-arcian elloit celuy fur qui Genfer^Roy des Vandales , vit voler l'Aigle quand il le tenoitprifonnier en Afrique , & auec lequel il auoit faictdepuis vue très-grande amitié. Et parce que c'eftoit vn très-grand Capitaine, & de grande réputation, il contraignit bien toft Attila de fe retirer en Pannonie , defpité contre fon frère Bleda: il

Livre dovziesme^ 913

le fit mourir par trahifon, afin de demeurer feul Roy de routes ces nations Barbares. Quand 1e fusaduerty de l'élection de ce nouuel Empe- reur & qu'Attilla auoit efté repouffé, îepen- ùy qu'il n'y auoit rien qui me contraignit de partir d'Italie 3 au contraire la guerre qui s'y fai- foit de tous coftez , meconuioit auec Amour d'y demeurer. Et lors que l'eifais en ces confi- derations, l'Empereur fut aduerty que ce fléau de Dieu Attila , car c'efî ainfi que luy mefme fe nommoit , auoitpris la Gaule pour fon premier deiTein. Et qu'ayant rendu prefque fuicts par fes armes, Valamer& ArdaricRoy desOftro- gots&: des Gepides , il les auoit contraints de fe îomdre à fes forces compofées^es Erules, des Aîains ,dcs Turingiens, des llRcomancs, & de quelque , Francs qui e/toiet demeurez de- là le Rhein en leurs premières habitations , lors que fous le grand Pharamond ce peuple guer- rier s'efforça de paffer , & d'occuper en Gaule les pays qu'ils tiennent maintenant , & qu'ils commencèrent du nom de Franc, d'appeller France. Aufïï-toft que ces nouuelles furent affeurées, l'Empereur renforça l'armée du Pa- trice yEtius , lVn des meilleurs & des plus grâds Capitaines Romains, & qui auoit la charge des Gaules. Encores que ce me fut vne chofe bien difficile que de quitter la belle Eudoxe,fï falut- û m'en aller: & lors que 1e luy en demanday congé-, pourquoy, me dit-elle, Mon Cheua-

914 La II, Partie d'Astree,1 lier, voulez-vous vous efloigner de moy ? Quel fubieâ vous en ay-ie donné ?Auez-vous fi peu cTafïe&icn quelle vous permette de me laifletf Ma belle Princeflejuy dis-ie^fi ie ne fay ce voya- is où rat de îeuneffe de cette Cour s'en va , quel- le opinion aura- ton de mon courage ? Pour quoy penfera-t on que ie fois demeuré ? 1 t vous mefme que iugerez-vous de moy ? Elle alors en foufnant. Or fouuenez-vous , me dit-elle, des raifons que vous ne vouliez point receuoir auant mon mariage, & auoiiez que ce mefme honneur qui alors me les faifoit proférer , vous les met à cette heure en la bouchc,& que ce que ievousenay dit, n'a feulement elle que pour vous rendre preuue, qu'encoresque iecontra- trariaiTe à vÉJfcdefirssie ne lailTois de vous aymer autant que vous m'aymez à cefte heure , & croyez-le pour faire autant pour moy que ie fay pour vous, carie ne doute point que vous ne m'aymiez, encore que le deuoir ait allez de for- ce pour vous faire efloigner de moy. Et lors en mebaifant ;Renrbuuiens-roy,me dit-elle, mon Cheualier, dereuenir bicn-toft, &dem'eftre tcufioursfidelle. Et ne pouuant demeurer pins long temps auprès d'elle, ie partis , & m'en vins trouner ./Etius^ fis tels vers fur ce fubiet.

Livre DcviiKSML 92?

SONNET

S V R V N A D I E V.

'Ejlois pour mon malheur prefl a partit des lieux ,

dans le fem d'autruy ie me laijfay moy- mefme, Lors que plein de regret en mes derniers adieux Talois contre Humour proférant ce blafyheme:

Doncques cruel Amour.fi tu fais quelle mayme* Et que ieïayme aufi cent fois plus que mes y eux y Cefl feulement afin qu'vn regret plus extrême Nous blefie ïvn ejr ï autre , ejr nous offenfe mieux.

Mais quadiepris congé: Souuie-toy , me dit elle. De reuenir bien toft, ejr de meflre f délie , O tourment bien-heureux guery fi doucement!

Content en mon malheur >ie fus contraint de dire: le cognois qu on peut eflre heureux mefme au tour- ment, Et que le bien cC^mour furpaffe fon martyre.

Cependant Valentinian qui eftoit infini- ment amoureux de lafage Ifîdore , continuoit fa recherche , mais auec toute forte de difcre- tion, & penfant que le refus qu'elle faifoitde

916 La II. partie d'Astkee, luy , ne procedoit que de la crainte qui ac- compagne ordinairement les filles , de ne fe pouuoir marier quand on fçait quelles ont aymé, ilfe refolut de la loger, & après auoir cherché en Ci Cour quelquvn qui fuft pro- pre pour elle , il iugea que Maxime, Cheua- lier Romain , homme de grande authcrité, feroit fort bon : tant parce qu'il demeurent le plus fouuent à Rome , & qu'il luy feroit plus aifé de la voir , que d'autant qu'il eftoit fort ambitieux , & que luy faifànt de l'honneur , il l'abuferoit facilement. Maxime qui defi- roit de le marier , &: qui pretendoit tout fon auancemepe de l'Empereur , receut à très-gran- de faueur l'offre que Valentinian luy en fit faire , outre que cette Dame eftan t très -belle , & de bonne &illuftre race,auoït aufli bonne ré- putation qu'autre qui fuft en la Cour. Ifidorc d'autre cofté n'y contraria pas, parce que Ma- xime eftoit des plus riches de Rome , & auoit eflédeux fois Confui; & l'Impératrice quiay- moit infiniment cette Dame , fut bien aife de la voir logée dansRome,tant aduantageufemcr.t. N'y ayant donc rien qui contrariai!: à ce maria- ge, il fut incontinent conclud au contentement de chacun : Mais quand l'Empereur voulut ten- ter quelques iours après la volonté de la fage Ifidore,il la trouuaplus retirée de fon amitié quauparauantjdontil prit vn fi grand dépit, qu'il refolut de nefe plus arrefter aux fuppli. cations. Iladuint doneques qu'attirant Maxi-

Livre dovziesme. $ij mêle plus près de fa perfonne qu'il pouuoit, il ioùoic prefque ordinairement auec luy. Va icur Maxime eut le leufi contraire , qu'il perdit tout fon argent^ n'ayant plus rien fur luy qu'il pûitioùer, que la bague qui luy feruoit de ca- chet, &: qu'il portoit toujours au doigt.il Ta mie au îeu &: la perdit : L'impereur s'maginant d'a- uoir trouué vne très- bonne occafîon pour ache- lier fon deiTein, feignit d'auoir quelque affaire d'importance 5 & lanfant vn des liens en fa pla- ce, luy commanda de continuer le îeu fur le crédit de Maxime ,iufques à ce qu'il fe fuftr'a- quité3ce qu'il faifoit en deffein de l'amufer : Ce- pendant il enuoya vers lafagelfidorc de la part de fon mary 3 &: luy commande de venir vifîter l'Impératrice \ &: pour marques luy monftre la bague de fon mary. Elle qui crût a cemeffager, &ne penfant point à cette tromperie, s'y en vint incontinent, mais eftant conduite parce- luy que l'impereur y auoit enuoyé , au lieu daller chez Eudoxe, elle fut menée en des lar- dins l'Empereur fattendoit, luy faifant en- tendre que l'Impératrice y eftoir. Paruenuë doc en ce lieu retiré, iugez fi elle fut eftonnée defe voir entre les mains de Valentinian. Elle com- mence de paflir, &: de trembler,l'£mpereur qui lerecognut, la prenant par la main ,1a voulut faire affeoirdans vn cabinet qui eftoit au mi- lieu du iardin , mais elle refufa d'y entrer 5fe voyant feule auec luy , toutesfois la prenant par

928 Lv IL PARTIE D'AsTP.EÈ,

le bras , & vfant de force, il l'y porta de pouffa la porte fur eux. O Dieux 3 courtois Siluandre , quelle deuint le pauure ïïidore, voyant vn tel commencement .' Elle droit telle, que fi clic eufi efté conduitte au fupplice: mais l'Empereur qui penfok de la vaincre par belles paroles, &: qui n'euft iamais penfé quVne femme luy pûii refifter 3 l'ayant afTïfefur vnliét, femit auprès d'elle , & luy parla de cette forte : le ne fay point de doute 5 belle Ifîdore.que vous ne trou- uiez fort effrange la trôperie queie vous ay fai- te,& que vous n'en foyez eftonnée,& peut-effre courroucée contre moy. Toutesfois,quâd vous considérerez l'extrême affeûion que ic vous porte, combien elle a continu é 3 & comme il m'a efté impoiTible de m'en diuertir, foit par les raifons queieme fuis plufieurs fois moy-mefme reprefentées , foit par les rigueurs dont vous auez vie contre moy , vous ne trouuerez point cette action fi eftrange 3 nyai'en ferez point fi courroucée contre moy , que prenant «pitié dvne perfonne qui eft entièrement voffre, vous ne pardonniez celle hardiefle 3 &: me ren- diez content auant que de partir d'icy. Toutes chofes nous y doiucnt conuier : Premièrement lafifeétion que îe vous porte, que vous reco- gnoiffez bien'telle, qu'il n'y a rien' qui l'efgale. Pu's la qualité deceluyqui vous ayme, que ie ne represéteray point au tre que vous la fçauez , & qui cft telle, qu'eftant Empereur , vous pou-

Livre DOvzlESME., $<.$

ùezafpirer à l'Empire, fivousvoulez meren- drc autant de fatisfaction que le mente l'a- mour queie vous porte: & en fin la confide- ration de Maxime ne vous en peut diuertir,puis que par la bague qu'il vous a enuoyée -, il fait bié pàroiitre qu'il n'yconfent pas feulement, mais qu il le dciire. Que fera-cedonc>ma belle Ifido- re, qui me niera le bien queie délire, puisque toute raifon le veut ainfi? Et lors luy mettant la main fous le menton la voulut baifer , mais elle tourna doucement la tefteàcofté 3 fans le re- pouiTer auec trop de violence 5 parce que voyâc reftatoùelle eiroit, &: que la force ne luy fer- uiroit de rien , elle refolut de recourre à tous les artifices que îa prudence &: la rufe luy pour- roient mettre en l'efprit: Le repouiTant donc doucement auec la main 3 elle le fupplia del'ef- couter&de fe rarTeoir, & luy qui defiroit fur tout de la vaincre par douceur , luy voulut bien complaire à ce coup : &: lors elle reprit ainfila parole : le ne puis nier , Seigneur, que ie ne fois infiniment eftonnée de me voir feule auprès de vous en ce lieu efcarté3& tant contre mon opinion3puis que d'icy dépend laruinedemon honneur , & la fin de ma vie , mais il n'y a rien qui m'empefche d'eftre bien fort alfeurée que vous ne ferez rien contre voftre deuoir > 8c contre ma volonté , lors que ie confidere qui vous cftes , &c qui ie fuis : car pour ce qui vous concerne , comment redouterois-ic

530 La IL partie d'Astkee.' d'eftre entre les mains de ce grand Valentinian,' fils decegenereuxEmpereurConftance,le plus accomply qui aitiamais efté appelle du nom de Celar ? De ce Valentinian , dis-ie , qui a eu pour mère cette grande & fage Placidie , l'honneur & le miroir des Dames , & de qui les lages confeils luy ont efté continuez fi longuement , & auec tant de profit de tout l'Empire rPenfcriez-vous3 Seigneur, que mille peur de vous) de qui la fagefte eft cogneuë de tout le monde, de qui la prudence eft admirée de chacun > & de qui la iuftice n'eft redoutée de psrfoniaerll faudroit quei'euflTe peu de co- gnoilTance des perfections de Yi mpereur , fi l'en trois en doute de fa prud'hommie pour me voir feule auec luy en ce lieu efearté, fçachant bien que fa puiiTance n'eft pas moindre dans le milieu des rues & des plus grandes aiTembiées, quelle fçauroit eftre icy, & que lesoccaiîons qu'on dit eilre des mefehancetez, ne le fçau- roient rendre autre qu'il eft -.parce que toutes heures & tous endroits luy fonrmefmes occa- sions , puis que fa puiiTance eft efgale en tous lieux & en tous temps. C'eftpour les foiblcs Se lesperibnnesfuiettesaux autres que telles oc- caiions qu'ils nomment commoditez , peuuent eftre propres & neceiTaires , mais nullement pour C efar qui peut par tout, & qui n'a point de borne à fa puiifance que fa volonté.

Que fi cette volonté 3 Seigneur , qui limite

fans

Livre dovzies me! 931

Uns plus voftrepuiiTance,m'elt entièrement acquile, ainfique vous mel'auez une de fois îtuc, comment pourray-ie craindre quelle s'e- ftende plus outre qu'il ne m e plaira ? Non,nom ie ne dois point eftrc eitonnée de me voir feule entre les mains de l'Empereur, n'y eitantpas dauanragcacetre heure que l'y fuis ordinaire- ment: mais iaduotié'bien que ie ne puis affez trouuer eftrange que ie fois venue en ce lieu par le confentement de Maxime , & qu'il ait feruyd'inftrument pour m'y conduire, & cela m'offenfede forte contre luy, queiamais fon refpeft ne me diuertira deconfentir à tout ce que vous voudrez de moy,eftant fans doute in- digne, ayant fi peu d honneur, d'auoir Iiidore pour fa femme : Ifidore , dis-ie , qui a toufiours vefeu de forte qu'il n'y a rien qui fa puifie faire rougir , finon d'eftre femme d'vne perfonne de fi peu de mente que de ce deUhonoré Maxi- me, lahonte& le vitupère des hommes. s Or, Seigneur , ie ne veux pas demander que c cft que vous voulez de moy, ny a quelle occa^ fionvousmauez fait conduire en ce lieu? traiftre de qui ie voy la bague le ait allez, $ vos difcoursne mêle font que trop entendre, mais ie vous veux bien fupplier tres-humble- ment d'auoir cenfideration de ce que ie fuis , de de vous reilbuuenir que ceft quvne femme qui naplus d'honneur , & vousmaymez,ne vueillez me rédre tant indigne d'eftre aymçç de

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9]t La IL partie d'Astkee, ce grand Ceiar, de qui lenomefthonoiépaî tout le monde. Reifouuenez-vous, Seigneur,- que vous foulez fous les pieds l'honneur^ & la vie de celle que vous dites que vous aymez, & qu'en mefme temps vous faictesvne fi grande offenfea voftre réputation y que ie ne fçay fi Ja- mais il vous fera poflible de la reparer. Vous dites qu'en- vous rendant cette fatisfa£tion5vous cftei tel que ie puis prétendre à l'Empire. O Dieux !& cornent en- îugenez-vous digne celle qui ne menteroit pas feulement de viure après vne fi grande faute? Si vous auez celte bône vo- lontéjconferuez-moy telle, que fans honte vous me puiffiez faire telle que vous dites, fila fortu- ne veurfauorifer vos deffeins en cecy , comme elle a défia fai& paroiftre en tant d'autres occa- fions,Si vos paroles font véritables, vous may- mez r&fi vousm'aymez,que pouuez-vous de- fîrer dauantage que d'eftre aymé de moy ? Mais commenta Penfez- vous que ie puifïè aymer ce- luy qui me rauit l'honneur que l'ay plus cher que la vie? Ne précipitez rienrSeigneur ? vous auez fi longuement temporifé : Il y a fi long temps que vous me faites l'honneur de m'ay- mer. Vous auez elle voftre maiftre rufquesicy, continuez encore vn peu , cV croyez que le Ciel ne vous a point fait défi grandes faueurs, fans vous en vouloir donner de plus grandes, Corv- fiderez l'obligation que vous auez à Dieu, qui vous a donné pour père , Confiance, eftime

Livre dovziesme. 955

Voire pretque adoré de tout l'Empire ; pour lucre, Placidie, la plus fage PrincefTe qui fin iamais, &lors qu'eilo'igné de l'Italie, vous y auiez le moins d'efperance, il vous fufcite vn parent , qui vous donnant vne fage Princetre pour femme , vous aremis vn Empire pour fon don: mais Dieu s'efl-il contenté de cette faueui? Nullement, Seigneur, il vous a conduit com- me par la main , & mis miraculeufement dans le throfne vous elles : Il vous a faic~t vaincre Iean,par le ieune Afnar, ie dis celean, qui atibfc occupé l'Empire : 11 a fait furmonter ce vaillant Caflinus5parce.mefmeArtabure, qui peu au- parauant eftoit prifonnier de Iean, dans Ra- uenne: Il vous a remis entre les mains ce pru- dent & fage Patrice ^Etius , par le moyen de ceuxquiprefquene vous cognoifToient point: Il vous a deffaïc de ce Boniface , vfurpateur de derAffnque: Il vous a rendu amy depuis n'a- gueres de ce redoutable Genferic Roy des Van- dales : Bref que n'a- t'il point fait pour vous, ce grand Dieu dont ie vous parle 3- & quelles grâ- ces ne luy deuez vous point rendre? Or, Sei- gneurie mefme Dieu à qui vous auez toutes ces obligations : c'eft celuy-là mefme qui main- tenant vous voit3& qui regarde quel fujet vous luy donnerez à ce coup de continuer fes grâces enuers vous, ou bien de vous enuoyer des cha- ftimens. Gonfiderez quels miferables accidensy yoirc quelles tragédies font autrefois furuc-

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c^4 La II. partie d'As trie, nues en ce mefmc Empir e5pour vue fembiable occafionque ceile-cy.

O Dieu Tout-puiffant , iette pluftoft fur moy ton foudre , & me cache dans le profond delà terre, que de permettre que ie lois caufe cTefmouuoir ton courroux contre ce grand Empereur , le plus fige 5 le plus aymé, & le plus eftimé de tous ceux qui depuis Augufte ont tenu cet Empire fous leur puiffance. Et à ce mot 3 fe iettant à fes genoux elle conti- nua : Et vous , Seigneur, faites-moy pluftoft mourir , que de me rauir ce qui me peut rendre digne d'eftre aymée de vous , & de me faire eftrelefujct d'attirer fur vous la haine de Dieu & des hommes. Monftrez à ce coup que vérita- blement vous eftes Cefar,c eft à dire, Seigneur , & commandez de forte fur cette paiïion, que vous foyez auiTï bien inuincible à vous mef- mes 5 que Dieu vous a rendu victorieux fur vos ennemis.

Valentinian la voyant à genoux la releua3&: touché de fes remonftrances, eftoit honteux de ce qu'ilauoitfait , &: eut bien defîréde ne la- uoir point entrepris: Ses paroles pleines de véritables raifons,fes pleurs dont elle auoit tout le vifàge & tout le fein noyé , & la crainte de ce qui en pourroitaduenir5auec fa naturelle bon- té,luy firent prendre refolution de fe furmôter foy-mefme,& de la renuoy er fans la toucher, àc ca cette volonté après l'auoir vn peu r affeuree,

Livre dovziesme] 9$ y

illuy promit &iura, que iamais il nvferoit de force: Mais qu'il l'a fupphoit d'auoirconfîdcra- tion de fon amitié, & pour le moins de l'af- feurer de n'auoir iamais mémoire Arce-qu'il auoit voulu faire, & que Maxime & Eudoxe venant à mourir, elle feroïc contente de lci- poufer. La fage Ifidore oyant ces paroles, faffereine fon vifage,luy iure &: promet tout ce qu'il veut 5 & le fupplie de permettre quelle s'en aille. A ce mot Valentinian lny baife la main, &: auec vn grand foufpir, appelle Heracle l'Eunuque, qui eltoit celuy de tous ceux de fa Cour,enquiilfefioitleplus, &: le confeil du- quel il fuiuoit prefque en tout : Cet Eunuque eftoit mefehant , & n'auoit rien d'aymable , fi- non qu'il eftoit fidelle, au refteleplusauare,&: le plus grand flatteur qui fut iamais: ç'auoit cité luy qui auoit porté la bague a la fagellïdore, & qui l'auoit conduitte en ce iardin. it par ce que l'Empereur vouloit que cette affaire fut la plus fecrette qu'il luy feroit poffible, il n'a- uoit pris autre compagne , que celle de cet homme, auquel il auoit commandé de de- meurer dans vn arrière' cabinet , pour venir vers luy aufïï-toft qu'il l'appelleroit. Heracie à la voix de l'Empejeur 5 courut incontinent àluy ,penfant qu'If idore ne voulant de bon gré confentir au defir de Valentinian , il l'ap pelle ît pour luy aider, mais quand il oiiit le comman- demét qu'il luy faifoit de la r'amener chez-elle ,

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'^6 La H. partie d'Astree, & qu'il luy euft redit les confîderations qui la faifoient renuoyer fans l'auoir touchée: Eft-il poflîble, dit-il, Seigneur , que des paroles vous puitTent faire perdre vne telle occaiion de vous contenter? Vous arreftez- vous aux belles pro- meuves qu'elle vous tait ? & ne voyez- vous pas que ce n'eft que la crainte qui en eft caufe : Et d'efFeét.vous a-t'elle iamais parlé de cette forte,, que depuis quelle fe voit entre vos mains? Craignez vous ce que Ton pourra dire, ou de vous ou d'elle? DevousD 'eft fans raifon:Car que peut-on dire pis que de vous publier infi- niment amoureux d Vne belle Dame? Et quelle iniure eft cellc-là3ou qui font ceux qui s'en font fouciez?& quant à ce qui la touche, au fii bien n'ya-t'ilperibnnequiffçachant que vous lay- mez ,& que vous l'auez tenue en ce heu lon- guement fans autre tefmoin, que Heracle ) ne croye que vous en auez parte voftre enuie? r c plus vous direz &: iurerez le contraire 5 & moins vous adiouftera-tonde foy. Que fi perfonne n'en fçaitrien,& quelachofe foitfecrette, com- me il ne tiendra qu'a vous deux,qu'elle nefe foit 3 qtiïmportera-t'ilàfa réputations Ce qui fie fera point feeu , ne luy touche non plus que s'il n'eftoït pas. Et quant «à ce qui eft deMaxi- me3ou il fçaura qu elle aefté icy,ou il ne le fçau- ra pas. S'il l'ignore , il ne fçaura non plus tout ce que vous ferez; & s'il le fçait3 dites-moy le vous fupplie,où eft le mary qui ne croiroit tout le pis

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<jui en fçauroit eilre , &: qui ne pcnfcroit que les protestations contraires de fa femme, ne fe- roient que des excufes?

Et quant à ce qui eft de Dieu, reifounencz- vous, Seigneur , qu'il fixait bien qu encores que vous foyczCefar3 vous ne laiifez d'eftre hom- me, & cela eftant3il excuferaauffi bien en vous cette faute 3 qu'en tout le refte des hommes; mefmes quei'ay oùy dire à quelques-vns 3 que s'il ne fe refout de pardonner cette erreur , il peut bien faire eftat de demeurer feul dans le Ciel 5 ou pour le moins fans homme. Ne laiifez donc perdre cette commodité que vous regret- terez longuement en vain fi elle vous efchappe fans que vous vous en feruiez.

La fage Ifidore qui vit que l'Empereur fe laiflbit emporter aux mefehantes perfuafions cTHeracle , voulut reprendre la parole pour ref- pondre à ce qu'il auoit dit , mais l'Eunuque qui en eut peur, & qu'il vift bien que fonmaiitre de- firoit 3 & n'ofoit pas vfer de violence , pour in- terrompre Ifidore, luydit: Seigneur, n'efeou- tcz point la voix de cette Syrene,qui ne parle de cette forte que contre fa propre intention, & qui pour vous faire croire qu'elle efi preude femme, ne defire rien tant que d'y eiîre con- trainte par vous3afin depouuoir fecouiinr ainiî decette acïion;&: croyez que fi vous taillez per- dre cette commodité3 elle vous mefeftimen^ &femocquera de vous, & fi vous me leper-

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o$S La II. partie d'Astre?; mettez, dit-iUen pafïant de l'autre cofré du lift, vous verrez que îe dis vrayAr lors voulant met- tre la main fur elle, elle luy donna de la main fur la ioiievnfi grand coup, que le fangluy en fortit incontinent du nez: Mais l'Eunuque qui efloit accoutumé à fcmblables rencontres, voyant que l'Empereur n'en difoit mot Ja prift par le haut des manches ,& la tirant à la reuerfe furie lift, luy lia de forte les bras, qu'el- le ne s'en pouuoit feruir. Elle fe mit bien à crier, & à faire toute la deffence qu'elle pût, mais tout luy fut inutile , & l'Empereur en eut par l'aide dHeracle tout ce qu'il en voulut: Et lors qu'elle e/toit en cet citât , Ah Valenti- nian, luy dit-elle, refîbuuiens-toy quetufais vn acte indigne de toy , & que îe mourray vengée de cette offenfe. Mais aufli-toitqu'He- racle Tcuit lafchée,elle fe letta fur luy , &c des on- gles, des dents,& des pieds, le meurtrit en cent lieux , & entrautres endroits luy mit les on- gles au yifage, dont elle luy defehira vne partie de la îoùe , & ne luy pouuant plus faire de mal courut par le cabinet pour trouuer quelque ar- me pour tuer Valentinian,& elle auffi :Mais de fortune il n'y en auoit point. Elle fe met donc aux «mires , &: contre l'vn , & contre l'autre , fe veut tuer,fe frappe le vifage ; bref faid des enra- geries tant elle e/toit tranfportée. Lorsque Va- lentimanlavit en cet eftat, il voulut la confo- ler,luy demande pardon , aceufe l'Eunuque de

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toute la faute, & luy remonftre que fi elle con- tinue , elle en donnera cognoifTance a toute la Cour^qu'aufTi bien la chofe eftoit faite,& qu'on n'y pouuoit plus remédier , qu'elle exeufat l'A- mour , qu'elle luy demandât tout ce qu'elle voudroit pour amende de cet outrage: Bref il luy prefenta tant de chofes, qu'en fin outrée de douleur ,&: de lafïïtude, elle s affit fur vn iîege, tant hors d'elle mefme qu'elle ne pouuoit par- ler: Valentinian s'approche d'elle,femit fur vn autre fiege, continue fes fupplications , &: fes remonftrances, & en fin luy déclare que fon mary n'en fçauoit rien, & luy dit3de quelle for- te il auoit eu cette bague .

Voyez fage Siluandre, quelle vertu eurent ces paroles en ce généreux courage .' L'Empe- reur luy faifoit cette déclaration, afin qu'elle ne le dit pas à Maxime 3 Se pour luy donner quel- que confolation 3 fçachant que le tout eftoit ignoré de fon mary: Et au contraire, depuis qu'elle auoit receu cet outrage , le plus grand defplaifir qu'elle euft3 c'eftoit de penfer que fon mary y eftoit confentant, & ne fçauoit à qui recourre pour eftre vengée : Mais quand elle entendit la tromperie que l'on luy auoit faite3 elle en receut vne grande fatisfa&ion , efperant d'eftre maintenue 6c d'en pouuoir faire la ven- geance: ôc afin de le faire mieux à propos,apres auoir demeuré quelque temps fans parler , elle fe contraignit de forte, que Valentinian iugea

P4° La II. Partie dAstree, quelle edoit vn peu remife,car luy adreiTant fa parole , elle feignit dauoirvn grand contente- ment de ce que Maxime n'en fçauoit rien, & i e coniura de ne luy en vouloir rien dire & garder que ny luy, ny autre ne le fceut, afin que ne pouuât viure enefFett, telle qu elle deuoit dire, elle fut pour le moins en bonne opinion auprès dechacun.UEmpereurquiraimoitpaiTionné- rnerrt,&: qui fans l'Eunuque n'euft iamais vfé de force, le luy promet auec tous les fermens qu elle veut, & le commande fi abfolument à Heracle, qu'il ne falloitauoir peurqu'il y coft- treuint.

«Apres auoir raccommode fa coiffure, &: le refte de fon habit , le mieux qu'il luy fut pofli- ble, elle fe retire chez elle , elle attendoit la venue de fon mary,que Valentinian trouua en- core au ieu3& qui s'eftoit r'acquitté d'vne par- tie de perte. Lanui£t eftât venué^& l'Empe- reur l'ayant licentié ,ilreuint en fan logis, il ne fut pas pluftod , que fuiuant fa coufïume, il alla voir la fagelfidore : elle eftoit dans vn ca- binet toute feule, ii couuerte de larmes, que quand il la veid ,il en demeura tout e donné, & l'ayant fupplié de s'affeoir auprès d'elle : Mon mary, luy dit-elle5ne vous edônez point de me %'oir en cet edat, l'en ay tant d'occafîon que ie ne veux plus viure , mais auant que mourir fai- tes moy vn ferment qui me rendra contente à iamais,qui cd de venger ma mort. Maxime qui

Livre dovziisme. 941 aimoit cette femme pourfafageffe, &: pour fa. beauté plus qu'il ne fe peut croire, voulut s'ap- procher d'elle ? comme de couftume pour la baifer,& fçauoir ce qui l'affligeoit , mais elle fe recula5& luy dit: il n'eft pasraifonnable , Maxi- me, que ce corps foiullé?comme il e(r3 s'appro- che de vous : le ne fuis plus cette Ifidore, que vous auez tant aimée, & qui n'aima ïamais nen que vous :1e luis amy,que le n'ofe plus nom- mer monmary,) le fuis vne autre femme que ie ne foulois pas eftre .'le plusmefehant, ôde plus grand Tyran qui fut ïamais , m'ayant de forte fouillée, que ie ne veux plus viure, ne mentant pas de viure voftre femme. Et fur cela, luy raconta tout ce que ie viens de vous dire, luy montrant pour marque de ce qu elle difoitfa bague,les meurtrifTeures qu ellç s'eftoic faite, &: le fang d'Heracle , qui en la tenant luy eftoit tombé deflus. le ferois trop long fi ic voulois redire les plaintes qu'elle & Maxi- me rirent enfemble. Tant y a que du toutrefo- lu à la vengeance , il la pria de nauancer point (es iours , de peur d'irriter Dieu contre elle, & qu'elle pûftauoir le contentemenr delà ven- geance qu'il luy promettoit de faire 5 fi grande qu'elle auroit fubietdefatisfaction. Etquece- pendant n'ayant point confenty delà volon- té à cette violence, elle creut qu'il ne la croy- oitpas moins charte, ny moins digne d'eftre femme qu'auparauant3quepouracheuerle

94i La II. partie d'AstreEj deflein qu'ils auoient fait, il falloit feindre ,& qu'elle affairât Valencinian , de ne luy en auoirrfen dit, afin qu'il ne prit garde a luy. Elle le fit de forte que iamais l'iimpereur ne s'en douta, voire mefme luy rendit la bague de fon mary , à fin de le luy mieux perfuader. Etenuironce temps Eudoxe accoucha dvne fi'lc qui fut nommée Eu Joxe, comme elle, 6c l'année après d Vne autre qui eut le nom de fon aveulePlacidic.

Cependant nous effions en Gaule , atten- dant Attila , ^Etius fe préparent de tout ce qu'il iugeoit eftre neceffaire : Ce Barbare ayant ramafsé vne très grande armée, comme ie vous ay dit 3 faifoit deffein d'attaquer Conf tan- tinople: Mais voyant que la bonne conduitte deMarcianl'empefchoitdy faire progrez , & qu'il ncpouuoit entretenir la grande multitude de gens qui le fuiuoient , ny en Pannonie, ny en Germanie prefque deferte à caufe de diuers partages que tant de nations y auoient faits, dé- libéra de feietterfur l'Empire d'Occident, des- ja bien fort esbranlé & diifipé par tant de peu- ples qui y eftoient venus fondre. A quoy l'af- iîftanceque Genferic Roy des Vandales luy promettait, ne luy feruoit pas d'vn petit éguil- lon. Ce Vandale ayant eu la fille de Thierry, Roy des Gots, en mariage , pour Honoric fon fils , prit opinion qu elle le vouloit empoifon- ner,&fousce prétexte, luy fit couper le nez,

'Livre dovziesme." 5>4>

la renuoya en Gaule vers fon père 5 duquel re- doutant le courroux ,il penfa eitre a propos de ie fortifier en l'aminé des Huns , en leur pro- mettant toute forte d'AfTiftance. Attila qui n'a- uoit pas moins promis a fon ambition ,que tout l'Empire d'Occident, ayant renouuellé ôc re- mis fon armée en bon -fiât , prit le chemin des Gaules 5 mais auparavant dépefche vers Thier- ry ) pour lors le plus puiiîant Roy de tous ceux qui les auoient occupées: car il tenoit prefquc toute TEfpagne, & vne grande pâme de la Gaule , à fçauoir depuis les Pirenées iufques à Loire. Et parce qu'Attila redoutoit lagrandeur de ce puiiîant Barbare, il lu y fait entendre qu'il ne vient en Gaule que contre les Romains y &: qu'ils partageront enfcmblerEinpire>quiaufIi bien s'en alloit tout diffipé. Il en fit de mefme à Gondioc , Roy des Bourguignons , & à ce vail- lant Meroiiee Roy des Francs, & fuccelîeur de C lodion , fils de Faramond : Et traitta fi fecret- tement auecSingiban Roy des Alains, qu'il luy promit de tenir fon party. Mais ALàus qui aeftél'vndesplusauifez Capitaines du mon- de , recognoiffantfarufe, la defcouunt a ces Roys, leur fait entendre que quand les Ro- mains feroient deffaits3 Attila tourneroff {es forces fur eux 3 ôc fe les rendrok tributaires comme il auoit défia fait aVaiamer, & à Ar- daric3& aux autres fes voifins3& que l'amitié de l'Empereur Valentinian leur eftoic bien plus

944 La II. partie tf'AsTiEE, neceffaire 2c honorable : NecefTaire 3 d'autant que l'Empire Romain eftant fi grande & de fi longue main eibbly3 i! n'y auûicpas apparence qu' il ne deuil fe maintenir, & qu'il eftoit im- poiTible, qu'ayant vn fi puiffant voifin pour ennemy,ils peullent dormir d vn bon fommeil en leurs maifons. Que quant a Attila , ce n'e- ftoitqu'vn orage, qui eftant pafsé ne reuien- droit plus ,& qui feroit de forte matté, auane que d'arriuer îufqucs a eux , qu'il ne fçauroïc leur faire, ny beaucoup de bien 5 ny beaucoup de mal: Et que l'amitié de l'Empereur leur eitoit plus honorable,d'autant que Valentinian eftoirvn grand Prince, bon ,& qui leur eftoit deiîa conioinét d'amitié QujiuxBourguignons il auoit donné leurs habitations ils eftoient, & que l'amitié de Vualiaauec Confiance, père de Valentinian 3 auoit acquis aux Vifigots tout ce qu ils tenoienten Gaule: Bref, qu'ils auoienc délia efprouué la foy de l'Empire Romain D qui leur deuoic empefeher d'en douter , au lieu que ce feroit vue grande folie à eux de fe fier à At- tila , de qui l'ambition eftoit telle , que violant tout droit diuin & humain 5 il n'auoit pas mef- me pu fôuffrif pour compagnon Ton frère Ble- da, qu'il auoit fait miferabl cm en t mourir. Ces remonftranccs furent caufe que les Francs, les Vifigors5les Bourguignons,ôcles Alains fecon- federerentauec ^Etius contre Attila5quiayant efeoulé quelques années en l'appreft de fon ar-

Livre dovziesme. siy tnce , s'en vint fondre en fin 3 auec cinq cents mille combattans fur la Gaule. Les premiers qu'il attaqua, furent les Francs 3 prenant&ra- fant prefque toutes leurs villes3encores qu'il en euft en fon armee3comme îe vousay dit : mais c'eftoient de ceux qui n'aucient pas eu le cou- rage de palier le Rhin auec les premiers qui auoient pnsleuis demeures en Gaule 3 & rui- nant &bruflant de cette forte toute cette Pro- uince ,il paruint îufques à vne ville des Carnu- tes5nommee Orleans,où il mit le fiege5& Teuft prife fans doute, fi les Francs,& Vifigots y ne fc fufientprefentez à luy auec vne telle armée, qu'il fut contraint de s'en aller. Cette armée,& celle d'^Etius eftoit compofee aufli bien que celle d'A ttila , de diuerfes nations 3 entre les au- tres des Francs, des Vifigots, des Sarmates3des Ala:ns5desArmoriquains,desLuteciens.Bour- guignons, Saxons, Ribarols, Auuergnats, He- duois,&idiuer$ autres peuples Gaulois, auec les Lombrions, ladis foldats de l'ordonnance Romaine, cV maintenant alliez & gens de fe- cours . Attila deceu de fon attente, (parce qu'il pcnfoitque. Sigiban Roy des Alains5luymet* troit Orléans entre les mains 3 y errant auec les iiens, maisilfutdefcouuert) ne fçachant preC que s'il deuoit combattre ou s'en retourner, fe retire uifques en la plaine de Mauriac, in- terrogeant fes Sacrificateurs, du fuccez delà bataille^lleur demande quelle en ferok li'ffue .

94^ La II. partie d'Astree^ Ils refpondent, après auoir vcu les entrailles des animaux : qu'il perdroit la bataille: Mais que le principal chef des ennemis y feroit tué. Luy qui creut que ce feroit y£tius 3 fe refout à ladonner5nefe fouciant pas delà perdre, pou r- ueu que ce grand Capitaine mourut , efpcrant de bien ton1 remettre vne autre armée fur pieds, de n'ayant plusvn tel homme en tefte, de fe rendre incontinent tributaire de l'i mpire Romain.il aduint donc que le lendemainla ba- taille fe donna : le pourrois bien vous particu- larifer tout ce qui s'y fit3car l'eftois auec /Etius, auprès duquel îe combattis ce iour -là. Mais îe ferois trop long, &cela ne feruiroit de rien à noftre difeours: Tant y a qu'Attila fut vaincu, de contraint de fe retirer dans fon camp , qu'il auoit fermé de fes chariots. Et parce qu'il auoit opinion qu'on l'y viendroit attaquer , il auoit fait vne haute Piramyde de toutes fes (elles , de bats de fon armée , au milieu de fes chariots, en deiTeindy mettre le feu, de de s'y brufler plu- ftoit que de tomber entre les mains de fes en- nemis, le le vis ce iour-la3& le lendemain auffi, & l'onrecognoilToit bien à fa mine, la vanité qui eftait en l'âme de cet homme: Mais Prifcus Secrétaire de Valentinian,& qui fut enuoyé en Syrie vers luy auant qu'il vint en Pannonie,ma dit qu'il ne vit iamais va homme plus prefom- ptueuxny; plus hautain, ayant délibéré de fe îaireMonarque de tout le monde3 de dellors fe

donna

LlvUE DOVZIES^E.' 947

donna le nom de Roy des Hûs, des Medes,des Goths, des Danois 3 & des Ger ides : Il prenoic le titre de la terreur du Monde, & de Fieau de Dieu; &: parce que îe luy dtmanday , fi fa taille eftoit telle que ion courage , il me refpondir, qu'il eftoit pluftoft petit que grand, auoit l'efto- mach large3la teftegrande3les yeux petits3mais vifs ëcluiians, la barbe claire, le nez enfonce, &: la couleur brune , que fon marcher eftoit glorieux ,&monftroit bien l'orgueil de fonef- prit, & les traits de fon vifage faifoient bien cognoiftre qiui eftoit amateur de la guerre.

Qujw refte il eftoit rufe , 5c qu'encores qu'il fut courageux, fi n'auoit-il pas accouftumé de combattre de fa perfonne qu'a l'extrémité, fe lefcruanttoufioursaux grandes affaires. Que comme il eftoit tres-cruei ôc inhumain a fes en- nemis,aufTi eftoit il doux & courtois à ceux qui fe foufmettoientà luy, ouquiTayant offenfé, luy demandoient pardon : Aufquels il gardoit lafoy inuiolablement,& les deffendoit contre tous.

Ce rapport que Prifcus fit d'Attila eftant de retour a Rome , fut caufe qu'Hononque feeur de Valentinian defira de l'efpoufer 5 commeie vousdiray: Mais cependant pour rerourner à yEtius, il huit que vous fçachiez,amy Syluan- dre,que^ce grand Capitaine eftant hors du dan- ger cù Attila i'auoit mis,cogneut bien qu'il ren- troit en vn plus grand : Parce que fi les Francs, ^. Part. Ooo

94** La II. partie id'Astree, Bourguignons , & Vifigots vcnoient à reco- gnoiftre leurs forces 3 il n'y auoit point de dou- te qu'ils poiuToient beaucoup offenfer l'Empi- re , &" pour vn ennemyil s'envoyoit coûta coup plufieurs furies bras.Pour les retenir donc en quelque crainte, il trouua à propos de laiflèr fauuer Attila, peniantque la doute qu'ils au- roient d'vn ii grand enncmy3les retiendroit toufiours vnis à 1 Empereur: &: parce que Thie- ry,Roy des Vifigots, eftoit mort en cette batail- le^ que Thoriîm onde & Thierry fes enfans, vouloient pour venger leur père, forcer Attila dans fes chariots , il feignit de les aimer dauan- tage qu'il ne haïffoit pas Attila^ &1 eur confeilja de s'en retourner en diligence à Tolofe,auec le refle de leur armée, d'autant qu'il cftoit à crain- dre, que leurs frères qui auoient efté biffez, ne semparaffentdu Royaume en leur abfence3di- fant qu'auant la mort de leur pere ils faifbiem deiîa courre ce bruit: Et qu'à cette caufe il eftoit d'aduis qu'ils ne diminuaient point plus leur armée, afin que s'ils auoiét affaire de gens , ils ne s'en trouuaiTent déniiez, & que pour les affilier en cette occafîo,&: en toute autre, il leur offroit toute la puiiTance de l'Empire. Thonfmonde qui eftoit d'vn naturel affez déifiant, & qui fe fouuenoit qu'il auoit laiiTé trois autres de fes frères dans le païs3nommez Fnderic, Rotemer, & Hononc,tcnarit^tius pourfon srrry, fans faire plus long feiour3 prend le corps de (on

Livre dovziesme. 949

bere,&s'en va en diligence en Aquitaine, fans difficulté il en; recelâtes frères n ayât point penfe a ce qu'^tîus lu y auok perfuadé. Ces trouppeseftantfeparéesde noflre armée, elle demeura fi foible , que chacun fut d'opinion qu'il eftoit bon de laiiler Attila, difant qu vn Capitaine prudét doit faire vn pont d'or a ion ennemy quand il s'en veut aller. Ceft ennemy de l'Empire efchappa donc des main s de Atius de cette forte 5 & quoy que ce grand Capitaine Teuflfaitauec vue bonne intention : fi cil-ce que depuis l'Empereur lerecogneut fort mal.

Oriefuiuis toujours ^Etius en toutes ces der- nières expéditions , fans que l'ofaife partir de l'armée, tant acaufedesdiuerfes occafïonsde combattre qui fe prefentoient a toute heure, que pour l'exprez commandement que la belle Eudoxe m'en faifoit, qui eftoit bien aife de me tenir loin d'elle, de peur que l'ordinaire recher- che que ie luy faifois,n emportait quelque clio- fe par deiïlis fon defTein , ou que quelqu'vn s'en prit garde* Et Dieu fçait quelle contrainte ie mefaifois, & combien de fois ie me refolus de partir, omettre fous les pieds toute confédé- ration de deuoir & dedifcretiommais quand ie me reprefenrois les exprez commandemens qu'elle me faifoit, ie ne pus iamais y contreue- nir. îedemeuray donc en cette armée l'efpace de douze ans , fur la fin defquels fe donna la ba- taille dont ie vies de vous parler; il efr vray que

Ooo ij

5ko La II. Partie d'Astree] durant ce grand exil îe receus plufîeurs fois dej lettres d'Eudoxe , par lefquelles elle me corirV nuoirtoulioursrafleurancede fes bonnes grâ- ces : & parce que porté du defîr que l'auois de foire quelque choie qui fuft digne de l'aminé dVne il grande Pnncefle, le ne perdis iamais occafion de me lignai er, que îe ne rédiiTepreu- ue de mon courage: l'acquis beaucoup de ré- putation parmy l'armée 3 mais plus encores au- près de la belle Eudoxe, qui en eftant aduertie3 par les lettres qu'yEtius efcriuoit à 1 Empereur, s'en refioùiiToit comme de chofe qu'elle fçauois bien eftre faite a fon occafion, & par celle qu'el- le m'efcnuoit , elle m'en remercioit comme fi c'eufî efté quelque prefent que ie luy euife fait, lemerefouuiendray toute ma vie de la lettre que ie receus d'elle, après cette grande bataille. Elle eftoit telle.

LETTRE

d'Evdoxe a V RSA ce.

L n appartient qu a ?nonCheualier , d'efton- - ner Je s e?memis de fon bras , ^ [es amis de fon courage. ^uoir releué deux fois l'Ai- gle Romaine abbatu'e par les Francs ejr Gepi- des -.K^fuoir trois fois enuniour remis à chcual Aetius , prefyue cjloujfé par la fouie des mm*

Livre dovziesme.' 951

mis , ce font véritablement des aBions dignes de cehty qui doit eflre aymé de moy. CM ai s fuis que la fortune a fécondé lufque s rcy voflre valeur* te vous deffens de la tenter fi fouucnt à ï adve- nir que vous aue7f aie: pour le pafîé, & vous commande de vous con\eruer , non pas comme voflre , mais comme mien . Ayez, donc fin de ce que ie vous donne engarde.ey m en venez, rendre conte quand Aetius lai ferai ' armée, afin que com- me vous aue7 participé à fes pei/ies cr a [es dan- gers , vous ayez, parc aufi a l'honneur & a la bonne cbere queï Italie luy fera-, & que ic vous prépare,

Durant le temps que f eftois demeuré en lar- mee 3 i'auois fait amité fort particulière auec vnieune Cheualier Romain 3nomé Olymbre, c'elt celuy que vous voyez icy. Plufîeurs bons offices faits & rendus Tvn à l'autre , comme en femblables lieux les occafîons en font ordinai- res 3 en enfreignirent de forte les nœuds, que îa- mais depuis il n y a rien eu qui nous ait peu fe- parer. Ce cheualier pour l'amitié qui eitoit en- tre nous, Rit depuis tant fuppoiti d'Eudoxe qu'il fuc Sénateur. Et vous aduoiïe qu'après el- le, il n'y a rien au monde qu'il cheniTe plus que mont amitié, fi ce n'eft celle de Piacidie : Car il faut que vous fçachiez5Siluandre,que la bonne volonté quieftoit entre nous, ne nous a ramais peu permettre de nous feparer depuis le com-

Ooo iij

952 La II. partie d'Astree^ mencemenrde noftre cognoifïance, fi ce na efté pour le feruice l'vn de l'autre. De forte que me voyant refoîude reuenir à Rome, quand JEuus y retourna , il délira de faire ce voyage auec moy ; & d'autât que nous n'auions rien de fecretquinefut communiqué entre nous, ie luy declaray librement l'afreclion que lepor- tois à Eudoxe , & la bonne volonté qu'elle me faifoit paroifhe ,le priant routesfois de ne luy en point faire de fcmblanr3 de peur qu'elle n'en fut offenfée contre moy . Cette déclaration futcaufe que depuis fe rendant familier d'ui- doxe, il prit la hardiefle de regarder Placidie fa fille, & commença de laferuir qu'elle, n'auoit pas encores plus de douze ans, montrant en cela d'auoir quelque conformée d'humeurs auec moy: car ce nefutprefqueen mefmeaage que ie començay de fcruir la mere.de qui cette fille auoit beaucoup de traits. Olymbre eftoic plus ieune que moy , n'ayant pour lors plus de vingt & fept ans,&: moy i'en auois plus de tren- te & cinq, & la belle Eudoxe enuiron trente; toutesfois la différence de l'aage, de luy & de moy,ne fit point d'empefchement ny à la naïf- fance : ny à l'accroirTement & conferuation de nofire amitié, au contraire il me femble qu'elle y eftoit prefque necelTaire pour fupporter les imperfections l'vn de l'autre; parce que s'il fai- foit quelque chofe qui me defpleuft , l'en accu- fois fa ieuneffej & s'il en remarquoit en moy

Livre dovziesme ^

qui ne luy fuft pas agréable, il la fupportoit pour le refpeâ qu'il portoit àl'aage que i'auois plus que luy. La belle Eudoxe & moy, pnfmes bien garde de la naiffance de fon affection 3 &: que Placidie ne l'auoit point à contre-cœur. Et quoy qu'Olymbrene fut ny Roy ny Empe- reur, fï eft-ce qu'Eudoxe ne s'offenfoit point de cette affeâiô,parce qu'il eftoit & de richeiîe, & de race autant illuftre qu'autre qui pour lors fut à Rome , fon père 5 ayeul &: bifayeul ayant efté Sénateurs, & plufîeurs fois Confuls: Si bien que pour ces confîderations, pourueu que ce ne fut pas deuant les yeux de l'Empereur, elle ne s'en foucioit point , mais plus encores pour l'amitié quelle voyoit entre nous. Fay bien voulu vous dire ces chofes auant que vous raconter la réception que la belle Eudoxe me fit, afin de n'élire contraint d'interrompre plufîeurs fois mon difeours.

Sçachez donc, courtois Siluandre , que nous en reueuant auec .£tius, nous receufmes par toute l'Italie tant d'honneur & de remercie- ments,.& le peuple Romain fît de telles accla- mations lors que ce grand Capitaine entra dans la ville, qu'encores que l'Empereur ne luy euft pas décerné le triomphe, fi fembloit- il qu'il triomphait , fuft pour les voixj fuft pour la fuitte du peuple qui accouroit à la foule de tous coftez. Ce qui ne toucha pas vn coeur irifenfible en frappant celuy de Valero

Qoq nij

9Ï4 L A 1 1. P A R T I £ D'A S T R E E ;

tinian , car cette grandeur de courage qui eftoïc en y£tins, cette prudence dont il condujfoit toutes fesnftions, cette louange que le peuple luy donnoit , & l'honneur que toute l'Italie Ivy auoit rendu , le rendirent de forte foupçon- neuxdelagrandeurdeyEtius, que dés-lors il enconceutvneialoufic, qui depuis le fie aifé- ment consentir au mauuais conseil qui luy fut donné. Mus quantàinoy quineme fouciois guère des affaires d'ilrat^ qui auois feulement deuant les yeux , & en tous mes defleins, l'afte- ftion de la belle Eudoxe , dés que ie fus arriué, & qu'en compagnie de yEtius, l'eus baifé la main de l'Empereur 3 ie paiïay chez l'Impéra- trice , feignant d'auoir à iuy dire quelque chofe de la part de mon General , îela vis en particulier^ receus tant de bonne chère , que les douze ans d'abfence me fembloient bien employez 3 puis qu'à mon retour le receuois tant d'extraordinaires faueurs.Efraten fin con- traint de fortir de ion cabinet 3 pour ne donner ccgnoiilance de ce que nous auions fi longue- ment celé?ie m'en allay trouuer la fige Ifidore, comme celle que i'aimois & honorois ie plus après Eudoxe, mais ie la trouuay bien changée de ce qu'elle fouloic eftre, n'ayant plus celle gaillardife , ny cette hardieiîe dont elle eftoifi tant emmable. le luy en demanday la caufe, mais ces larmes me refpondirent pour elle, & ne peus tirer de ce coup autre refponce3 dont

Livre dovzïesmê. pcr

eftant infiniment eftonné,iecreusau commen- cement, que les foucis du mariage, en eftoent peut-eftre caufe , ou que fon mary luy cftoit ru- de, ou la defdaignoit pour quelqu autre 3 & cette doute me fit raeourcir ma vifite, plus que ie n eùffe faiét: mais quand le remarquay depuis que Maxime l'aymoit & careflbit infiniment , quand ie feeus les riche/Tes qui efïoient en certe maifon,ie perdis l'opinion quei'auois euè^&ne pus imaginer la caufe de fa trifteffe , qu vn foir, que parlant a la belle Eudoxe, lefceus qu'elle ne vcnoit plus à la Cour que fort rarement , & qu'elle eftoit il changée enuers elle, qu'eilen'e- ftoit pas cognoiflable. le me doutay inconti- nent , non pas de tout ce qui eftoit auenu, mais d Vne pai tie , &• m enquerantfi l'A mour de Va- lennnian continuoit , & qu elle rneuft dit qu'el- le n'y auoit point pris garde : Croyezjuy dis-ie, ma Priheeflè5quily à quelque mal entendu en- rreux, & que l'Empereur luy a fait quelque defplamr, ou le luy a voulu faire, & que- cela Tempefclie de vous voir fi fouuent qu elle auoit accoutumé: car vous neTauez pas efloi- gnée de vous par quelque défaueur: fon maiy ne la trairtepas mal, &fes affaires domeftiques ne la contraignent pas de viure de celle forte, fi bien que la caufe doit venir de plus haut. qIic fi ceftoif quelque maladie du corps, elle parmi ftroitautrement. le croy,me dit-elle, que vous auezraifon , car elle ne me voit iamais quelle

e,s6 Lv II.PARTIE D AsTREE,

n'ait les larmes aux yeux , & quand l'Empereur vient elle eft, ie la vois toute changer, &: s'en aller le pluftoft qu'il eft pofïïbie. le luy cnay fouuent demandé le fujet, mais ie nel'ay peu fçauoir d'elle, àc vous me faiftes fouuenir que ie l'ay fouuent oiiy foufpirer. Ces confiderations furent caufe quelle me commanda de l'aller trouuerdefapart,&dcfairetout ce qui me fe- rok poflible pour le defcouunr.I'y fus & y vfay de tout l'artifice que ie pus, mais ce fut inutile- ment ? n'y cognoiiîant autre chofe qu'vne gran- deanimofité contre l'Empereur; &iors queie fis ce rapport à la belle ïudoxe , ie l'aduertis de feindre qu'elle en eut feeu quelque chofe de Va- lentinian, & que cela 5peuft-eftre ,1a feroit re- lafcher: Et il auint comme ie l'auois penfé : car vnfoir eftant tous trois dans le cabinet de l'Im- peratnce,elle fut tant tourmétée de nous , qu'en fin toute couuerte de pleurs , & la belle Eudoxe feignant fort à propos d'en fçauoir vne partie, elle fut contrainde de nous aduotier la mef- chancetéquiluyauoitefté faite, & fumit après vn torrent d'iniures contre l^mpereur, & de paroles defefperées , qui efmeurent de forte Eu- doxe, quelle ne fe peut empefeher d'accompa- gner de Ces larmes la fage Ifidorc. l'eus à la ven- té compalTion de cette honnefte Dame, &fauc auoiierque fi ceuftefté autre que l'Empereur, ie luy euflè offert & ma main&mon efpée pour venger vn fi grand outrage, mais contre celuy

Livre dovziesme! ^j

que i'auois recognu pour mon Seigneur3&aqui

I auois tant de fois promis fidélité 3 & duquel i'a- iio:s eu plufieurs bien-faits, &receu beaucoup d honneur 5 iefuiîe mort pliiitoil que d'y fon- ger, ny d'entreprendre chofe quelconque con- tre luy3ny contre fonEftat: Et lors que leurs lar- mes furent vn peu efcoulées3 &r que ie peus par- ler à la belle Eudoxe : Madame, luy drs-ie,voicy çemefemblevn bon fujet pour me rendre le plus heureux homme qui fut iamais. Et com- ment, refpondit-elle: Vangcz-vous5luy dis-ie, ma belle Prince iTe 5 & des mefrnes armes dont yous auez efté orFenféé , vous ferez trois 3 voire quatre a&ions dignes de vous. Premièrement vous tirerez vengeance de l'offenfe que l'on vous a faicte 5 puis vous donnerez quelque fatis- fattion à voftre chère Ifidore 5 vous chaftierez celuy qui a failly , & vous me recompenferez &: rendrez le plus content qui puiiTe eflre entre les hommes. Lafageliidorequi n'auoit parlé de long temps empefehée defes pleurs, fehafta de refpondre auant que l'Impératrice. Ma- dame , dit-elle , fe iettant àfes genoux, ie vous uirequecette vengeance feroit la plus iufte&: la plus grande queiefçaurois iamais receuoir: aufTi-bien n'eft-il pasraifonnable que celuy qui recognoift mal le bien que leCiel luy a fait, le poifede plus longuement fans compagnon:

II eft ind igné , Madame 3 de vous auoir , & vous cites iniufteli vous demeurez plus longuement

958 La II. Partie d'Astre e^ fienne .Le mefpris qu'il a fait de vous^lamefco- gnoiflance de l'obligation en laquelle l'a mis l'Empereur voftre père, le deshonneur qu'il a fait à voftre maîfon , & bref l'outrage qu'a receu cette miferable Ifidore , a qui vous anez fait au- trefois l'honneur de vouloir du bien , & que vous auez nourrie : vous conuient d'o&royer à Vrface la demande qu'il vous a faite. Quel mal vous en peut-il aduenir? yous aymez ce Cheualier3ileftdifcretD perfonne ne le fcaura,&: vous vous vengerez doucement d'vne iniute qui d'autre forte eft irréparable : L'Impératrice en foufriant nous refpondk: le croy bien que les performesmterefëes ne fçauroient eftre bons iuges, vous me confeillez tous deux de me van- gerDcn m'offençant dauantage. Si l'Empereur a failly,i'aduoué'bienqueicn reçois quelque in- iure 3 mais d'autant que le ne difpofe pas de fes actions, ie n'en fuis pas coupable : or vous vou- lez que îe la deuienne, en commettant la mef- me faute. MaPrincefie, interrompis-ie , il y a bien de la difference,car foy ez très-certaine que vous ne m'oyreziamais plaindre de la force que vous m'auez faite. le crois cela de voftre bonne volonté 3 refpodit-elle^baiiTant la tefte, &: tour- nant les yeux de mon coité , & toutesfois fi vous vouliez véritablement eftre mon Cheua- lier3vous le deuriez faire , puis que ce nom vous oblige plus à conferuer mon honneur que ma vie. Pour ce coup, refpondis-ie, Madame3iele

Livk'e DOVZUSM!. 5)J9 kifleray pour prendre celuy de voftre vangeur, &: toutesfoisiene voy pas qu'ilyallaft de vo- ftre honneur , puis que perfonnenelefçauroit, comme Ifidore vous areprefenté. Etiïperfbn- ne, dit-elle, ne le fçauoit, qu'elle vengeance fe- roit la mienne, puis que celle qui n'eft point fceuë, ny rertentfe, eft comme il elle n'eftoit pas? V oyez- vous, mon Cheualier, îe vousay- me comme îe le doy , & îe voudrois bien me vanger, mais fans m'offenfer , &: puis que cela ne peut eltre de cette forte, n'en parlons plus, & tournons noftre penfée ailleurs. Les fa- ges difeours de cette grade PrinceïTe nous ofte- rent la parole5& nous firent dire d'vne commu- ne voix , Qifeiie meritoit de trouuervn autre mary que Valentinian, ou Valentinian vn au- tre femme qu'Eudoxe.

Et toutesfoisle refus de cette vengeance, qui pcut-eftreeuft contenté l'efprit de cette Dame offenfée, fut caufe qu'Ifidore , ne lailTant iamais fon mary en repos, le follicitoit continuelle- ment a la vanger de l'inuiure qu'ils auoient re- ceuc. Luy qui ne i'auoit point oubliée, mais qui ne diflimuloit que pour exécuter fondef- fein bien a propos,penfoit îour &nuid à ce qu'il auoït affaire En fin ne voulat vne moindre ven- geance que la vte de celuy qui l'auoit offenfé; Il iugea que s'il entreprenoit quelque chofe contre l'Empereur, fes forces qui eftoient entre les mains d'^£tius , & l'authorité cV prudence de

$6o La II. partie d'Astree,: ce Capitaine pourroient le mettre en danger de la propre perte , &: de celle de fes ennemis. Il creut donc efire à propos d'ofter du monde ^Etius , afin que Valentinian eftant affoibly de cecofté-là5 fut après plus aifé à ruiner. Mais quand il eut pris cette refolution5 la difficulté fut de l'exécuter 3 parce que la grande puiiïànce de ce vaillant Capitaine efroit telle, que par for- ce malaifémentreut-on peu offencer ,& fa pru- dence fi grande 3 que la fineiTe & la rufe eftoient bien foibles pour la deceuoir: il penfa donc qinl n'y auoit point vn meilleur infiniment 3 que le mefme Valentinian 3 duquel il cognoiiïbit l'hu- meur foupçonneufe, qui fe conduifoit par des amesvi]es&bafTes,& craignoientles moindres apparences du danger. Ils'addrefTe à Heraclc, qui auoit toufïours porté depuis comme vne fe- crette punition de Dieu Jes marques desongles d'Ifidore , & luy reprefcnte la foupçonneufe grandeur détins 3 l'honneur que toute l'Italie luy auoit fait a fon retour , les loiianges que cha- cun luy donnoit, l'Amour que le peuple luy portoit J affection des foldats, lesricheiTes qu'il auoit acquifes en Gaule, les liberalitez ou plu- floftprodigalitezenuerstous^le crédit qu'il a- uoitparmy les étrangers, les întelligeaces a- uec les ennemis de l' Empire :& bref pour con- firm er de tout ce foupçonjuy remonltre qu'yât peu desfaire & ruiner entièrement Attila 3 il l'a- uoit faitfauuer, luy auoit donné paflàge,auec

Livre dovziesme! '961

j}Lr>merTe3 comme il yauoic apparence , d'cftre affilié de luy en fon pernicieux deflein , que de- puis il s' eftoit rendu amy non feulement des Vifïgots& Bourguignons qui eftoient défia en Gaule , mais de plus , des Francs qu'il y auoit retenus 3 -& des Vandales mefmes , par Je moyen defquels il auoit ruiné les affai- res de l'Empire en l'Afrique 5 &: en Efpa- gne 5 & par l'entremife des Anglois, rauy la Bretagne, & par a lie des Bretons , prefque tou- te l'Armorique : qu'il ne ref toit plus que l'Italie, qu'il auroit défia fait vfurper à quelques nations barbares, s'ilnel'auoitreferuée à fon ambition, que les apparences en eftoient fi grandes, que fi Ion ne fe haftoit de le preuenir,il y auoit beau- coup de danger que Ton n'en reffentit bien- toit les malheureux effets. Que quant à luy il concluoit, que pour le falut de tous, il eftoit expediét de ne le bannir pas feulement de l'Em- pire, mais de tout le monde 3 d'autant quvn ef- prit ambitieux comme celuy-là 3 ne pouuoir eftre gaigné ny par douceur ny par force. Hera- cle qui de fon naturel eftoit efféminé y<k fans courage , & par confequent foupçonneux & cruel, fe laiiTa ayfément perfuader , que^uus deffeignoit quelque nouuelleté: & que pour iuy trancher tousfesdeffeins, il falloir le preuenir, En cette opinion après auoir remercié Maxime du foin qu'il auoit de T Empereur 3 & du bien public ; il s'en alla trouuer Vaientinian , auquel

$6Z II. PARTIE D'ASTRîfJ

il reprefenta le péril fi proche & grand , que le iour meimeilfittuerjEtius par les Eunuques; A aie n qui le rendit mal voulu de chacun, quedcflors prefque il ceffa d'eftre Empereur, n eftant obey que comme Tyran ; &■ certes il connut oien peu de temps après, que Froxime Chenalicr Romain , luy auoit re [pondu fort véritablement 5 lors qu'il luy demanda s'il n'a- uoit pas bien fait de tuer y£tius : De celaj, dit-il , ie vousenlaiiTeleiugement,mais ie fçay bien que de la main gauche vous vous elles couppé la droite. Car Attila folicité par l'amour d'Ho- noriquequiluy auoit cnuoyé fon portrait, & qui pour eftre mal traitté de fon frère , deiîroit infiniment de fortir de fes mains , & d'efpoufer ce grand Roy Barbare , & de plus porté de fon extrême ambition 3 voyant yEtius fon grand ennemy n'eftreplus 3 remettant fon armée fur pieds, s'en vint attaquer l'Italie ,& fi funeufe- mét que les premières trouppes des noftresqui s'oppoferentàluyayant c(té desfaites , il ne fe trouua plus que les villes qui luy fifTenttefte, & entre les autres Aquilée,qu'en fin après vn fiege à e trois ans il prit & démolit îufques au fonde- dement.Ceux de Padoue en ce temps-ia&quel- ques peuples nommez Vennetes , venus dés long temps de la Gaule Armorique( lors com- me ie croy que fous Belouefusvn peuple infiny dcGaulois palîà en Italie)fuyant la furie d'Attila, le retirèrent en qudques petites ides de la mer

Adriatique,

Livre dovziesme. 965

Adriatique 3- aucci eurs femmes, enfàns5 meu- bles,^ tout ce qu'ils auoient de précieux ,cù deffeichant les Palus & Marefts qui y eftcient,iis cômencerent de fe loger: Et premièrement en vnlieu qu'ils nommèrent Rialte, voulant dire, comme 1e penfe3nue haute, parce que ce lieu-là eftoic plus releué que les autres : 6c depuis ayant trouué le lieu commode 3 s'y font du teut arrê- tiez, & du nom qu'ils portoient,i'ont appelle Venife3&les habitans Vénitiens. Incontinent qu'Aqmlée fut deitruite, colis ceux qui le pu- rent fauuer , recoururent aux meimes Ifles ôc Palus 3 qui eftoient alentour de Rialte , & édi- fièrent Grade: Ceux de Concorde,Gaurly;ceux d'Al tine3Vorceliy: Bref ceux de Vincence, de B relie , de Mantouë , de Bergame, de Milan , & de Pauie, voyant comme ces premiers demeu- roient afleurez en ces lieux , fe refolurent de s'y retirer; & baitiifant le mieux qu'ils purent, & le plus près les vns des autres 5 le lièrent dVne eilroitte amitié 3 que depuis ils n'ont tous fait qu'vn peuple 3 qui pour eftre compofé de di- ûerfes nations n'ont peu s'accordera i'eledfton d'vn Roy , mais pour ofler toute ialoufie3 fe fonteux-mefmes donné des loix communes, & commencent de viure eii Republique 3 s'e- flant fouftraits & feparé de l'Empire. Or ce qui m'a fait vous dire plus au long ce commen- cement 3 c'eil parce que tous les Aflrolcgues qui ont ietté la figure de la naiffance de cette

x.Part. Ppp

o<?4. LA II. PARTIE D'ASTRÎî;

aiïembléede gens réfugiez, ont dit queiamai* République ne fut fondée en vn poin&plus- heureux que celle-cy. Non pour vne grande & fort eftendue domination, mais pour fa longue durée, qui ne fem bloit point auoir de fin > fînon loirs que toutes les chofes qui font fous la Lu- ne doiuent cftrc changées. Et pour la douceur dala yie* four les iuftes loix,& pour les grands per fonr âges qui en fortiroient , fut en paix , tut en guerre: qu'elle remettroit l'Empire de Con- ftanpnople,&: luy donneraient des Empereurs, que fes armées fe verraient vi&oneufes par tout l'Orient , & que l'Italie, & tous les Prin- ces d'Occident eftant prefts d'eftre furmontez par quelque grand & dangereux Barbare, fe- roient rendus victorieux près deNaupa£te,&: remis en leurs "premières feuretez.Bref 3 ils pro- mettent tant d'heur & de félicitez à ces petites Ifles: qu'il femble que ce doiue eftre vniour le recours de tous les affligez, & de tous ceux qui netrouuent point d'affeurance ailleurs. Et qua cette occafîon Dieu ne leur a point voulu don- ner d'autres murailles que la mer, pour faire entendre qu'elle eft ouuerte à tous les hom- mes. Dieu qui dans fa profonde prouidence cifpofe toute chofe a vne bonne; fin, fçait luy feuifices prédictions font véritables, & pour- quoy il veut les fauonfer de tant de bon-heur* tant y a qu'il fe voit beaucoup d'apparence de leur future grandeur , puis qu'à peine tout ce

Livre dôvziesme. $<$?

peuple s y eft-il retiré 3 que défia ces Mes ne pa- toifTcntplusIflcS;, mais vue grande ville r'ata- chée par vne infinité deponts3&dont lés rues noncautrepaiiéquelaMcr,y eftant accourus de toutes parts tant d'artifans ,&: tant de grands perfonnages., que véritablement dés fon origi- ne elle fe peut dire admirable.

^ Maispourreueniranofhre difeours, Apres qu'Attila eut pris Aquilée, & ruyné le pays d'a- lentour, il s'achemina droit à Rome3& ne faut point douter qu'il ne l'euft prife & facca- gée, h Valcntinian perdu de courage,- ne fe fut rendu fon tributaire 3 & ne îuy euit accordé four Hoiionque pour femme: Mais cette lion- teufe paix eftant faite., il le retira en Pânonie, le loir de fes nopees 5 outré de viande & de vin, s'eitantmisaulicl:, il fut trouué mort le lende- main. Lesvnsdifent que ce futdVne perte de fangpar le nez qui le fuffoqua 3 d'autres qu'il fut tué par vne de fes femmes; tât y a que véritable- ment il mourut la nuid qu'il fe maria, deliurât par ce moyé rEmpire,& de frayeur & de tribut. Valentmian recognut bien en cette neceffité quelle faute il auoit fait dauoir tué yEtius, ne trouuant Capitaine pour oppofer à ce Barbare , n'y ayât perlbnne qui fe fouciaitde luy faire fer- uice.puis qu'il recompenfoit fi mal ceux qui luy en auoiét rendu le plus. Quant à moy l'euffe eu riontedemetrouuerenltaliejqui eftoit le lieu de ma naiffance; & lavoir en telle de(blatio%

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966 LA II. PARTIE D'ÀSTREEj

fans eiTayer de me perdre auec elle 3n'eufteits que par commandement de Valentinian, & par ceiuy d Eudoxe aulTi 3 dés qu Aquilée fut allie- gée -, te fus cnuoyévcrs l'Empereur Marcian,dc- mander fecours : mais ie le trouuay fort refroi- dyenuersValentinian, tantàcaufedc la mort dVEnus , qu'il ne pouuoit approuuer,que parce qu Attila luy auoit mandé qu'il ne venoit en Italie qnepourcbtemrHonoriqucde laquelle il eftoit deuenu amoureux, it fçachant que Va- lenunian s opiniaftroit à la luy refufer , il ne fit pas grand conte de le fecourir en celle necefli- téjOLiilluyfembloitqu'il s'eftoit réduit par fa mauuaifeconduitte & fans raifon. Cependant que ie faifois cette pourfuitte , ie tombay de forte malade, que chacun me tint pourmort5 ôc mefme il y en eut qui dirent à zudoxe qu'ils m'auoient veu enterrer. Iugezquel furfaut fut le fien , & quel regret elle euft de ma perte : car ie puis dire auec vérité , que iamais perfonne ne fut plus aymée quemoy. Elle n'auoit autre fou- lagement queceluy dliîdore à qui elle racon- toit tous fes defplaifîrs , & lors qu'elle en eftoit plus en peine, elle receut des nouuelles d Vndes miens 3 qui par mon commandement auoitef- cm à lafageliidore s parce que ie n'auoiseula force de tenir la plume, ny voir les lettres.Mon mal fut dangereux , car c eftoit le pourpre5mais beaucoup plus long encores , parce qu'il ma- uoit mis fi basique ie ne pouuois mer'auoir3 &

Livre dovziesme! 967

demeuray plus de huiâ mois de cette forte : en fin ayant eux arrefté a Conftantinopîc , d;x- huiâ. ou vingt mois inutilement , 1e nie refo- lus de me faire porter dans les vaifleaux qui m'attendoient au port , & m'en vins à Ra uenne b Val entinian s'eftoit ietté pour feurete, auec Eudoxe, &r ce qu'il auoit eu de plus cher ayant abandonné Rome à toute forte de violence fi la paix &€ fut furuenu ë , comme ie vous ay dit.

Eftant donc l'Italie r afleurée de fa peur, & plus encores lorsque la mort d'Attila fut fecue, Petronius Maxime mary de la fage Iiîdore, fe refolut de faire fa vengeance , luy femblant que toutes chofes fecondoient fon defTein. Ii l'auoit retardé tant qu'Attila auoit efté en Italie 3 pour la crainte de ce barbare 3 & qu'il auoit opinion que le peuple mefme ne pouuant fupporter ce Prince fainéant, feroit quelque fedition publi- que, voyant maintenant que ces occaiionsde crainte eftoient paffées 3 & que le peuple auoit fupporté auec patience la nonchalance de l'Em- pereur, il fe refolut à l'entière vengeance ,&: ànelaplusdilayer. Il auoit vne grande authon- dans l'Empire, parce qu'il eftoit Patrice, de ayant le deffein de fe venger, & peut-eirre de fe faire Empereur, auoit de longue main acquis l'amitié du peuple & des foldats : de ceux cy par fa libéralité , car il eftoit fort riche, <k de ceux-là fe rendant populaire , &: Joignant touf-

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5>5S La II. partie d'Astree,1 ioars û voix aux requeftes qui efroient faites pcurladeichargecx franchife du peuple, fans efgard du bien du Prince, ny de l'Eilat; ôc pour rendre hay Valentinian de chacun , il le confeil- loitfecrettcment de ne point recomp enfer les foldats, ny par honneur3ny par bien faits , & de furcharger de forte le peuple, qu'il n'euft que le moyen de viure3& non pas d'entrepredre quel- quenouueHeté. Et pour mieux paruenir à fon deiîein 5 iis'eftudia d'agrandir tant qu'il luy fc- jroit pofTible 3 les amis dugrand y£nus;auec lef- quels il fc rendit fi familier, qu'ils eftoient pref- que d'ordinaire auec luy. L'Empereur nentroit point en doute de toutes ces chofes, car îlfça- uoit que Maxime auoit efté daduis qu'on Ye desfîcd'yEtius, outre qu'il y auoit défia fi long temps que ce meurtre auoit elle fait, qu'il ne penfoitplus queqnelqu'vn eneuftencorle fou- uenir. Et quant a ce qui eftoitde la violence fai- te à la fige Iiîdore, il croyoit qu'elle n'en auoit rien dit a fon mary,puis que depuis tât d'années il n'en auoit point fait de femblant. Bref, il vu uoit fi affairé, qu'il auoit mefme approché de fapedonne, les plus grands amis d'anus. Ce qu'ayant de long temps confideré le vindicatif Maxime, &' ne cherchant que les moyens de contenter la fage Iiîdore,qui fans celle luy efbit aux oreilles ; vniour tirantà part Thrafile lvn des plus grands amis dugrand JEtius, & qui pour lors auoit charge de la garde dei'£mpe>

Livre dovziesme. '969

reur 3 il fceut de telle forte luy remettre deuant les yeux la mort de fonamy : la nonchalance, &: le peu de courage de Valentinian- qui nauoit iamaisfait la ga erre que de ion cabinet, & la facilité qu'il y auoit de s'en ranger , qu il ie porta ayfément atout ce qu'il voulu t:&: non content de la vengeance, & paiïant plus outre, refolurent d'vfurper l'Empire , & que Maxime y citât paruenu,en fercit fi bonne part z Thraii- îe , qu'il auroit fujet de fe contenter. Cette reib- lution eftantprife , ils ne tardèrent guère de l'e- xécuter : car Thrafîle en trouua la commodité telle qu'il voulut, eftant d'ordinaire prés delà perfonne de FEmpereur. Vniour que Valenti- nian eltoit à table , & qu'il mangcoit retiré , Thrafîle & Maxime le tuèrent miferablement , & l'eunuque Heracle auprès de luy , non point tant pour s'eftre voulu mettre en defence 3 que pourleconC.il qu'il auoit donné à l'Empereur^ quand la fage Iiidorc fut forcée. Ainfî mourut Valentinian après auoir régné trente ans. Si i'euiTe efté près de fa perfonne 3 en cette occa- fion , il n'y a point de doute que l'y fuife mort , ou que ie feuile défendu : car encor que ce fut vne mefehante action, que celle qu'il commit contre la fage Ifidore; il eft-ce que ce n'eft point au fubieét de mettre la main fur fon Sei- gneur, & qu'il doit bié effayer par toutes voyes, & par bon confeil de le retirer de fon vicç: : Mais non pas de l'en chamer 3 & moins encores

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970 LaII. PARTIE X>'A STXEE,

d'oiterla vie à celuy pour lequel il cil obheé de mettre la fienne-I'etlois pour lors au facrifice, auec la belle Eudoxe^où le tumulte fut ii grand, qu elle fut contrainte pour fe fauuer de la fu- rie du Tyran , de fe retirer hors de Rome: mais il fallut bien-toit y retourner.Car Maxime ayâc commis cet homicide, fereflouuint bien qu'il ne faut ïamais faire vne mefehanceté à moitié, &:pourcefetrouuant les forces entre les mains par le moyen de Thrafile 3 &: de quelques autres dont ii s'eitoit acquis l'amitié , & de plus , tres-aiieuré du contentement du peuple, ilfefit incontinent eflire& proclamer Empe- reur, ce qui fut fait fuis que perfonne s'y oppo- faft,pour le trouble en quoy toute la ville eitoit. Ifidorc fut incontinent aduertie , & par fon ma- ry , Se par le bruit cômun de la mort de Valen- tinian: Mais elle luy portoit tant de ha:ne, qu'el- le ne le pût croire mort auantque l'auoir veu: elle fort donc de fon logis, s'en va droit au Pa- lais : envoyant le corps fans telle, fe laue les mains de fonfang,& receut vn fi grand conten- tement de fa mort, que la ioye luy diffipant en- tièrement les forces & les efprits , elle tomba morte de l'autre collé : quât à moy l'eflois com- me le vous ay dit, auec la belle Eudoxe, & ne voulus la delaifler en vne fortune li eflrangc. le l'accompagnay par tout elle voulut, trop heureux de luy pouuor faire feruice, & de luy tefmoigner & mon afFe âion ,&ma fidélité.

Livre dovziesml 971

Vogspourroîs-ie dire amySuuandre, com- bien de fois de peut ie la tins efuanoiue: entre mes bras , combien de fois par mes ardans bai- fers ', ie r'appeliay fon ame : moitié fortie de ce beau corps? Et combien de fois ie luy noyay ie vifage ôdefeinde mcb larmes r Lv. halte que nous aillons eue de partir, eftoit caufe que nous tuions prefquefeuls , & que lanukt nous per- dant par ies chemins , nous fufmes contraints de nous arreiter dans vn bois, cherchant l'endroit le plus caché, ie fis tout ceque iepus, pour amoindrir 1 incommodité du beu fauua- ge. Elle n auoit auec ehVque ces deux filles, Olymbre bc deux ieunes hommes, qui auoienc accouilumé de nous fuiure ordinairement, &: qui furent affez empefehez à garder nos che- uaux : de forte qu'il n'y euft toute la nuift au- près d'elle que ces deux ieunes Princes, Olym- bre & moy. le me couchay en terre , de elle mit fa tefte fur mon eftomach,fes filles eftoient à fes pieds , qui luy tenoient les iambes, &: Tac- commodafmes de cette forte le mieux que nous peufmes. Nous faifions deffein de nous efchapper dltalie, & d aller en Conftantinople trouuerMarcian, parce qu'encores que nous feeufiions que Maxime euft tué l'Empereur, (ayant fait faire ce meurtre par Thrafile: ) fi eft- ce,quenous auions fçeu qu'il auoit pris le titre d'Augurte, & craignons qu'eftant Empereur il ne voulut fe venger fur elle, de l'iniure receuë

97* La II. partie d'Astree, en la perfonne d'Ifidore.Quoy que cette nu ici fut pénible & pleine d'alarmes pour la belle Eudoxe 3 auoiïeray-ie n'auoir ïamais paffé vue plus douce nui£l,car feus continuellement la main dans Ion fein,&: la bouche îointe à la (îenne. Amour fçait quels furet mes tranfports, & combien de fois ie faillis de perdre tout ref- pe£t. Elle le recognent lors que fentant fes deux filles endormies, ie voulus couler vne main par la fente de fa robbe , cr: me prenant doucement la main ,elleioignit fa bouche con- tre mon oreille, &me dit le plus bas quelle put telles paroles; Etquoy, mon Cheualiér, ne vous femble-t'ii point que Dieu foie aifez cour- roucé contre moy3 fans que vous attiriez fur mateflc par des nouuellcs offenecs, de nou- ueaux chaftimens t à ce mot elle feteuft, & re- mit fa telle elle la fouloit auoir5me donnant vnbaifer,qui me redit bien tefmoignage qu'el- le m aimoit,& moy, après cette faueur^oignan t de mefme ma bouche contre fon oreille, îeluy dis. Mais^ma belle PrincefTe , quelle offence fe- roit-ce, puis que vous n'eftes plus à perfonne quavousmefme:Voulez-vous,peut eftre,que l'attende que vous foyez encore à quelquVn qui vous poffedera deuant mes yeux ? Efl-il polTible que vous-vous refermez de cette forte pour ceux qui ne vous aimèrent ïamais ? Elle à lors hauffant fa bouche contre mon oreille. MonCheualier 0 me dit-elle3n'orîençons point

Livre dovziesme^ 973

Dieu, ny mon honneur , & pour vous arTeurer de la doute vous eftes, receuez le ferment que îe vous tais. le vous iure Vrface, par le grand Dieu que l'adore, que ie n efpoufcray ia- mais homme que vous3& fi ce que fay e/té,me permettait de pouuoir difpofer librement de moy ,ie vous prendroisdés a cette heure pour mon mary: Mais ie veux croire que voftre amitié eit telle que vous ne voudriez pas, qu'a- yant efté Imperatncç,ie vefquiiTe d'autre forte5 6c tinffe vn moindre rang:peut-efire que la for- tune difpofera de forte de vous j que ie pour- rày vous comenter auec honneur, &lors plai- gnez-vous de moy fi l'y faux. Cependant viuez au ec cette fatis&ct ion que ienefi'ouieray ïa- mais perfonne fi ce tfcfl vons& pour aiTeuran- çedecequcie vousare, receuezee baifer: & lorsioignant fa bouche à la mienne, elle de- meura long temps collée delfus. Si cette affeu- rance me fut agréable, <k il ie receus ce ferment de bon cœur , îugez le gentil eftranger3puis que len'auois ïamais rien defiré auec tant de paf- fion.Ieluy refpondis donc de cette forte. Ma belle Princelîe, ie reçois cette promeiTe auec tant de remerciemens,& d'vne fi bonne volon- té qu'en efchange ieme donne entierementjà vous, de vous protefte que ïamais ie ne contre- uiendray à cette donation: Mais permettez- moyauflldeiurerparcegrand Dieu , deuant lequel vous mauez fait cette promeiTe, que fi

974 La II. partie d'Astres,1 ïamais il aduient que par voftre volonté ou au- trement, quétyu vn vous poffede en qualité de voftre mary,ie le fêray mourir auec la mafme main que maintenant vous me tenez entre les voftres 3 fans que vous en puiffiez eftre offen- fée contre moy s ny que vous diminuiez l'ami- tié que vous m'auezpromife. Elle alors s'abou- chant à mon oreille : le ne le vous promets pas feulement, me dit-elle, mais îe vous croiray pour traiftre , & deffailly de cœur , fi vous ne le faites :& à ce mot, elle fe remit comme elle eftoit3ôq>affames la nuid comme nous fanions commencée. Mais helas.' le ne louïs pas long temps du contentement d'cftre feul auprès d'elle5nymonamy non plus, d'eftre auprès de Placidie, car le lendemain ce Tyran Maxime voyant que Eudoxe & fcs deux filles s'eftoient; fauuées,enuoya de tous coltez pout nous attra- per^ dépefcha tant de gens , qu'en fin nous fufmes rencontrez & ramenez veis luy quel- que deffenfe qu'Olymbre & moy puflions faire: qui après anoir efté bleffez en diuers lieux, mais moy beaucoup plus qu'Olymbre, fufmes en fin emportez vers ce Tyran , qui ne fe con- tentant pas d'auoir tué Valcntinian,& vfurpé l'Empire,voulut encores pour vne entière ven- geance , ou pluftoft pour rafermir fon vfurpa- tion 5 & luy donner quelque couleur , efpoufer la belle Eudoxe: O Dieux , que ne fit elle point pour s'en empefeher.' mais , 6 Dieux, que ne

Livre dovziesmé. 975

rcifentïs-ie point. 'Peftois de force bîefie queie ne pouuois fortir du lic~t 3 & entre les coups que jfauois.i'eftois très- mal d'vne ïambe 6c du bras droit: Si bien que îe ne me pouuois aider ny de l'vn ny de l'autre . En fin le Tyran voyant qu'Eudoxe n'y vouloir point confentir de fa volon té, vfa d'vne grande violence que dix ou douze iours après la mort de Valentinian, il contraignit Eudoxed'eftre fa femme.Ie feeus ces nouuelles par Olymbre , qui eftoit défia prefqueguery,ô:quine bongeoit le plus fou- uent du cheuet de mon li£t Et lors que nous ne fçauions que mger de cette aclion 3 ô: que nous eihons prcfque en doute qu'il n'y eufl ducon- fentement de cette Princefle , ie receus vne de ks lettres 5 qui fut telle.

LETTRE

d'Evdoxe a V rsa ce.

è^Ç / Eudoxe rieft miferable 3 /'/ ny en euftià* «^ mais au monde : le fuis en:re Us mains dïvn Tjr*n , qui me force a des iniuftes nopees. l'appel- le le Dieu qui a ouy les fermens que ie vous ay faits pour te fmoing que te nay confenty ny ne con- fenriray iamais à fa volonté: ejr que ie vous fem- me de lapromefje que vous me fifles en mefms temps, fi vous nevouleTque îe me plaigne autant de v oui, que vous & moy auons ioçcapon de nous

$}è LA îî. PARTIE CASTREE,

douloir de la fortune , qui m a laifé affez, de vie purmevoiren!rtUsm*ins dtceluy qui mer x-

uit tant imufhment des vofires ,- & ^particu- lièrement ien auray 'de vous accu fer de faute daff: ciunjivousne metenez>mieux parole que te ne la vous tiens, puis que le dejafoe le veut ai?f.

Que neufle-ie point entrepris Ci la force eut cfgalé ma volonté r ou feulement fi mes blef- feuresmereuflent permis /Mais helas ! i'eftois en eftatquemal-aifémenteufTe le peu faire mal à autruy 5puis qu il me fuit impoflibie de m'en faire à moy-mcfme-, lors que pour ne voir Eu- cioxe poiTedée par ce Tyrannie voulus me met- tre le fer dans l'eftcmach. Et peut eftre enfin i'y farte paruenu fans mon cher Olymbre , qui plus foigneux de moy , que îe ne vous fçaurois dire, s'en prenant garde, moftoic toute forte de moyen demepouuoiroffenfer. Etpuisme reprefentoit tant de raifons pour mediuertir de mon deileinqu'en fin il me retint en vie,iuk eues à ce que huidou dix îours après ces iniu- (tes nopces,ie vis entrer dans ma chambre, la %e& belle Eudoxe: Elle auoic obtenu cette penr ifîlon de Maxime 3 luy difant qu'il eftoic bien raifonnable qu'elle me veid en mon mal, puis que pour la défendre , l'auois cfté bleiîé de cette forte- luy qui la vouloit gaigner par la douceur, ?il luy eftoic poflîble3&qui n'auoit

Livre dovziesme.1 S77? poin t de foupçon de moy^tant nous auions vé- cu diferetemêt par le paffé, & cane Ifidoreauoic efté diferete ôc fidelle à fa maiftreffe. Elle vient donc me voir* cV feignant qu'il ne falloit pas- que beaucoup de peribnnes entraflent dans ma chambre , elle laiffa toute fa fuitte dans vne antichambre5&:nemena auec elle quePlacidie la petite Princeife , fçachant bien qu'Oly mbre i'encretiendroit èi l'empefcneroit de prendre garde à ce que nous dirions : Elle s'approche donc de mon lift, & s'afllt au cheuet, &: chacun s'eftant retiré, elle voulut parler: mais elle de- meura long temps fans le pouuoir faire. En fin voyant que les larmes méfortoïent des yeux, &: que ic ne pouuois proférer vne parole, tour- nant fa chaire contre le iour, parce qu'elle n'a- uoit voulu palier dans la ruelle, elle fe couurit & par fon ombre me cacha prefque entière- ment , de peur que ceux qui me feruoient, ne puilenc remarquer nofhre defplaifir. Nousde- meurafmes encor quelque temps de cette forte fans dire mot .Mais ayant repris vn peudere- folution , îe lu y dis en fin ces paroles. A ce que ie vois,Madame, il n'y a perfonne qui ait perdu en cette fortune, que Valentinian, & Vrface. Luy fe voyant rauir la vie, fon Empire & fa femme: &moy,les bonnes grâces dEudoxe. Mais combien eftplus douce la perte qu il a fai- te, puis que mourant 1! a perdu tout le reiTeru!-

§j% LaII.Partie dAstree, ment de fon mal , au lieu que la vie m'eft feule- ment demeurée pour refientir mieux le mien, & pour me pouuoir dire le plus malheureux de tous les hommes qui viuent : Elle me refpon- dit,premierementauec des larmes qu'elle ne peut retenir , & puis auec telles paroles. Vous aufli 3 mon Cheualier , vous- vous aidez a me donner delà douleur, & au lieu de foulager , & de plaindre mon mal, youf l'augmentez paf vos reproches. Et bien, puis que vous en auez le courage, l'aduoùe que ie mérite d'eltre trait- tee de cette forte 3 & que le Ciel ny vous, ne fçaunez augmenter nies ennuis: car tout ce qui me refle a fouffnr, qui neft plus que la perte de ma vie, ne me peut eiïre que foulagement,puis que ie cognois qu Vrface ne m'aime plus. O Dieu, m'efcriay-ietant haut que ie pus .' tranf. porté del'offcnce que ces paroles me faifoient, êefus bien many de m'eftre eferié il haut , car deux ou trois perfonnes accoururent pour fça- uoirqueievoulois, aufquels ie rcfpondis que ccftoitvnefiancement que l'auois fenty en la bleiTcure de mon bras , ôc que cela efroit paifé; ils m erefpôdirentqu il ne falloir point remuer, de peur doîFenferlenerf,quieitoitvlipeuof- fenfé&lorss'eftans retirez ic repris ainfi la pa- role.Comment;Madame,Vrface ne vous aime plus? vous le pouuez dire fans rougir, & vous ne craignez point que le Ciel vous punifle de l'outrage que vous me faictes l Vrface ne vous

aime

Livre dovziesme. 579

âirrie plus^MadamePSc depuis quand auez vous recogneu ce changement en luyrEiè-ce deuanC que Vâlentinianibit mort :* vousm'auez uent le contraire, & vos lettres en ferôt foy en teires & lame delafage Ifidoreaux Cieux-Efr ce de- puis fa mort? les promeJes que vous m auez faites , dont vous auez eu peu de riremoirc:& celles que vous auez re ceues de moy (ddqucl- les ie me fouuiendray bien mieux que vous) vous reprocheront que cela n'eft pas. Mais ce fera peut-eftfe depuis l'outrage que vous ma- tiez fait , en vous donnant à ce cruel Tyran. S'il cft ainiî 3 ça donc efté pour auoir veu que faye peu viure , après auoir receu ctevous vile fi gra- de offence : mais de cela vous en deuez acculer Oly m bre. qui m'en a ofté tous les moyens 3 & qui m'a fait entendre que vous le vouliez & me le commandiez ainfi.Que fi la vie qui m'eit de- meurée, vous a donné cette créance ,ie la vous feray perdre, aufli-tcft que ie feray en efrat de recouurervn fer pour me le planter au cœur: Car auffi bien le veux - ie punir, cet inconfide- qu'il cft, de vous auoir aimée , & d'auoiref- peré que vous l'aimeriez auffi conftammenc queiuy. Et fi vous me voulez rendre quelque preuue, non ras d'amitié: (carie n'en cfpere plus de la femme de Maxime ) mais de com- paffi on feu I emen t . E t qu lie c om pa fi 1 on dois- ieattendre de la femme d'vn Tyran ? quelque recognoi (Tance donc de n'eftre pas entierc- z. Parc> Qq q

980 La II. partie d'Astre Ëy nient ingrate, donnez- moy vous-mefme le fer , que îe ne puis promptement recouurer, afin que ie vous faiîe voir que c'eft la force , non la volonté qui me retient en vie , après vn fi grand outrage Elle alors vaincue de ces paro- les, &: ne pouuant fupporter queie les conti- nuante 3 Rapprochant dauantage de moy, me refpondit de cette forte- Quand vous auez dit7 qu'il n'y auoit que Vaientinian,& vous qui euf- fîez perdu en cette miferable fortune , fay creu quenememettantpoint du nombre, vousne m'aimiez plus,puis que ie fuis celle qui y ay fait la plus grande perte : n'ayant pas feulement eux prméedelaperfonne, ôc de la vie de mon mary, maisdemoy-mefme, qui me vois en la poiTefiion de celuy , que ie hay plus que toutes? les chofes du monde,qui fe doiuent le plus haïr. Oyant maintenant le contraire par vos paroles, & fçachant bien que vous auez touiîours efté très- véritable, ie change d'opinion, & ne me dis plus fi miferable, puis que ie fçay que vous m'aimez encores. le vous en dirois dauantagc,fï ie ne cnugnois que l'on prit garde à nos dit- cours, 8c feuiement levons veux coniurer par l'amitié que vous me portez, de croire que comme vous euftes demeuré par force en vie, que de mefme,c'eit en ddpit de moy,que ie vis auprès de Maxime.que ie ne tiens non plus que vous faites pour Empereur: mais pour le plus cruel Tyran, qui fut ïamais en Rome. Et fi le

Livre dovzîesme.' ^

dcfir de vengeance & celuy de vouspouuoir rendre vn iour content de moy,ne meretenoit envie, (oyez certain que dés 1 heure que pour madefrence ie vous vis cruellement bleiTer deuant mes yeux, & plus encores depuis- Ja for- ce qui ma efté faite , ie ferois fans doute dans le tombeau: Mais le Ciel qui eft iufte3me promet queie verray la vengeance du fangde Valenti- »Uli^ & de l'outrage qui a efté faite à Vrface & à cette mifèrableEudoxe. Cependant contrai- gnez vous, mon Cheualier3 & vous guerifTez,- car il n'y a que ce feui moyen pour paruemr a ce que nous prétendons. Vousfçaurois-ie dire ^uel foulagement fut celuy que ie receus par cette déclaration ? Il fut tel que me refoluant de guenr pour faire promptement cette ven- geance, ilmefembloit que ie n'auois plus de mal : pour ce coup elle ne m en voulut d;reda- uantage,eftant contrainte de s'en aller , pour ne faire.foupçonnerno/tre deflein. Mais deux ou trois îours après qu'elle me vint reuoir, dk me fit entendre que Maxime auoit tué Valenti- nian,& que ç auoit cfté pour l'efpoufer, à ce que luyen auoit dit luy-mefme: dont elle eftoic fi oftenece, qu'elle eftoic refoluë de le faire mourir par quelque voye qu'elle peuft rencon- trer. Il faut , luy dis -je , ma Princeffe , que vous ne fafliez rien imprudemment , parce que fi vous failliez voftre entrepnfe vne fois5il ne faut plus que vous efperiez de l'exécuter, outre le

982, La IL partie d'AstmeJ danger en quoy vous vous mettriez , & pui^ vous me tenez vn trop grand outrage, fiautre que moy mettoit la main dans le fang de ecluy qui eft parricide de mon Seigneur i & qui par violence vous a rauie. Mais voicy ce que îe m- ge à propos. Valentinian , quelque temps auant qu'Attila tourna Tes armes contre l'Italie , auoit fait la paix auec Genfcric Roy des Vandales, 6c luy laiita l'Afrique, à condition qu'il fut fonamy, 8c confédéré. Ce Barbare a toufiours depuis fait paroiftre qu'il aimoit l'Empereur, &: ne s'eft voulu allier auec fes ennemis, faites luyfrauoir la mefehancetéde Maxime , le meurtre de Valentinian , l'vfurpa- tion de l'Empire, la force qu'il vous a faite, & te fommez de l'amitié qu'il a promife à l'Em- pereur 3 par laquelle l'Afrique elt Tienne , & ne cloutez point qu'il ne ne vous fecoure: caren- cores qu'il foit Barbare, fi elt- il generevx^&r telles nations font plus d'eftat de conferuer l'amitié aux morts, que non pas à leurs amis viuants, leur femblant qu'il ny a rien qui les y porte ny conuie,que la libre volonté qu'ils ont de maintenir leur promeffe. Et toutesfois, afin que vous ne foyez pas deceuë en luy , tous ces Barbares font auares de leur naturel: of- frez luy l'Empire, & afin qu'il l'entreprenne de meilleure volonté , & auec plus d'afleu- rance , faites luy entendre lesmoyens que vous auez de luy donner l'Italie* & combien vous

Livre dovziesmî.1 9S3

y auez de feruiteurs , qui vous font rcftez enco- re s après le parricide commis en la perfonne de l'Empereur & quoy qu'il foitbiefl fafcheux devoir vn Barbare eftre Seigneur de l'Italie, ef t - ce qu'il vaut mieux que cela (bit, que demeurer fans vengeance , & mefmeque Gcn- fertc eftoit amy de Valentinian , &c l'eit de Marcian. Eudoxe ayant quelque temps con- fideréeequeie luy difois 9 me refpondit que toute la doute quelle faifoit en cet affaire, c'eftoitdetraitter auec le Vandale fi fecrette- ment , & promptement qu'elle le peut voir pluftoft en Italie que Ton ne feeut qu il y vint: &c qu elle ne fçauroit , veu l'eftat l'eftois, qui pourroit eftre capable de faire ce voyage, que de retarder, elle aimoit autant mourir pour l'infupportable regret quelle auoit de coucher auprès de ceTyran ; que pour quelque temps elle s'en exempteroit , feignant d'eftre malade : mais qu'à la longue cela ne pouuoit eftre. Ieluyconfeillay de continuer cette fein- te^ que pour tromper les yeux de ceux qui regard roient fon vifage, elle vfaft de la fu- mée de foulfre tous les matins, la receuant & au vifage & aux mains, mais qu'au commen- cement ce fut fort peu,afin qu'on ne s'eftonnaft de la voirfi-toft changée , que cette fumée luy rendroit le teint fi differét de ce qu'elle l'audit, qu'il n'y auroit perfonne qui creut fa maladie très-grande. Que pour aller en Afrique mon

Q^qiij

$H La II. Partie d'AstrieJ maTlierf m'en empcfchoit pour lors, outre que iauois Eut vœu de ne fortir jamais d'Italie, que îe n'euife fait mourir le Tyranmais qu'elle fe pouuoit fier démon cherÔiymbre, & eue ie laffoinois qu'il ne faiih'roit «mais à chofe quelle luy commandai! , cYqueieluv refpon- dois de fonaffedion , de fa fidélité , & de Û ca- pacité. Elleqmn'auoitdcfirfemblable que de fe venger, & fortir des mains de ce Tyran, .s'en remit entièrement a moy , & me pria de faire cette dépefehe. le le fis ,'siluandrc, & Oiymbre s y monftra fi fiige;& fi diligent qu'e- fiant arnué à Cartilage en moins de quinze iours ; il diipoia de forte Genfenc, fut à la ven- geance, fut al Vfurpation, & au pillage de Ro- me, que deux mois après le Roy Vandale print terre en Italie, auec trois cens mille combat- tans qu'il auoit ramafsé des Afriquains , des Mores ou des Vandales, dont toute la ville fut de forte eirroyée, & toute laProuince, que cha- cun ruyoït dans les montagnes, & dansles bois & rochers :& parce que nous le foliotions de venir droit a Rome pour prendre le Tyran , il feliafia tant qu'il pût, fois s'amufer à point de villes Je long de fen chemin: dequoy Ma- xime prit vne telle faveur, que fans faire aucu- ne refifiance, il permit a chacun de fe retirer dans les montagnes & lieux plus cachez, & luy mefme s'en voulut fuyr comme les autres, l'efiojsguery en ce temps-la, & ne me refifen-

Liv^E dovziesme] 985-

toisplus de mes blefleures, & n'euft elle que labelleEudoxeme défendit de ne point exé- cuter mon deiTein , que le Vandale ne fut près de Rome,afin d'eftre plus affairé : il n'y a point ■de difficulté que i euffe défia mis la main lut le Tyran. Et à ce coup voyant qu'au lieu de dé- fendre l'eftat qu'il auoit vfurpé , il le laiflbit en proye à ces Barbares , i'eus peur qu'il ne fe fait- «aft , & que Genferic ayant quitté l'Italie , il ne reuint encoresen. fa tyrannie. Cela fut caufe queieme mis après îuy, auec quelques -vns de mes amis 5 & l'atteignis fur le bord du Ti- bre, ainfi qu'il remontoit à cheual après auoir repeu , pour faire vne grande traitte^ & fe iet- ter dans les montagnes: encores que ceux qui venoient auec moy fufTent haraflez du che- min que nous allions des ja fait , & d'vn nom- bre beaucoup plus petit 5 fi fis-ie refolution de le charger ,& de ne le laiiïer point pafTer plus outre : le le deffie donc fur la mefehanceté qu'il auoit faite , en la mort de l'Empereur 3- en l'vfurpation de l'Italie, & en la force com m iCc contre la belle Eudoxe ; de parce qu'il fe fentoit coulpable &:delVn & de l'autre , il refufa de venir aux mains auec moy , & voulut prendre la fuitte, dont les fiens mefmes furent tant ani- mez, que fe ioignant prefque tous auec mes amis, ils coururent après, & de fortune mon cheual allant plus vifte que les autres, ie l'attei- gnis le premier,^ luy donnay vn fi grand coup

Qc[q iiîj

î%6 La IL ? a k t i e d'A stree'; fur la tefte, quefufl: de peur ou autrement, il laiffa choir en terre, incontinent ceux qui yenoient après moy^cheuercnt de le tuer3tant chacun eitoit animé contre fa perfidie 3 & con- tre fonpeu décourage. Ainfi finit ce Tyran, tant hay des fiens , que quand il fut mort ils le mirent en pièces 5 & les îetterent dans la riuiere, comme s'ils cuiTent voulu effacer fon offencc de cette forte : mais toute l'eau du Tybreneuft fceu lauer la moindre de celles qu'il auoit commifes, fut contre l'Empereur, fat contre la belle Eudoxe 3 ou contre tout bflat

Or ie vous ay raconté iufques icy de mifera- bles accidens pour la belle Eudoxe, & pour moy : Mais ceux que i ay maintenant a vous dire, font bien encore plus fafcheux. Car helasi ce font ceux qui mont réduit en feftat vous m'auez veu , lors que le Ciel tant inopinément vous a fait arriuer pour me fauuer la vie , àc quoy que ie n'y efpere remède quelconque, que celuy que vous m'auez empefché , ie yeux dire la mort,fi ne laiiTeray-ie de continuer pour fatisfaire à la prière que vous m'auez faite.

Voila donc Genferic arriué dans la ville 3 il y entra fans trouuer refiftance, &: fans qu'vnc feule porte fetrouuaft fermée. Eudoxe le re- çoit , l'appellantdu nom d'Augufte, & luy dit, quel'Empire luy doit fa liberté. Bref, luy rend tous les honneurs, &lesremeramensquiluy

Livre dovziesme! 987

font poflîbles : mais ce courage barbare au lieu de s'amolir par ces faueurs, fe rend plus alticr &infupporable. D'amy il deuint ennemy,&: fe porte non pas comme vn Prince appelle pour iecourir vne PnnceiTe affligée, mais comme vn conquérant qui a foufmis par armes, & après yne longue guerre vne prouioce ennemie. Il donne donc la ville en pillage , & fans pardon- ner non plus aux chofes faccées qu'aux propha- nes , il defpoiiille les temples de leurs vafes , de leurs threfors, & desraretez dont la deuotion du peuple, ôc des Empereurs Romains les auoic enrichis par tant de ficelés. 1 1 après que cette confufïon eut duré 1 v iours, il courut vne partie de l'Italie , & vintiufques àParchenopéjOÙ tou- tesfois il n e fît que perdre fon temps, 8e gafter le plat pays: ôc fe voyant outré, s'il faut dire ainfi, de forte de defpoùilie il s'en retourna en Afri- que,ayant chargé les vaiffeaux de tout ce qu'il auoit trouué de rare dans la ville : Mais helas ! ne fe contentant pas des chofes inanimées, il rauit encores les perfonnes qu'il iugea luy pouuoir cft/e vtiles, & entre les autres, ô Dieux! il em- mena la belle Eudoxe & fes deux filles Eudoxe , & Placjdic : I'eiiois pour lors près de cette Prin- ceffe defolée , quand il luy manda quelle fe tint pre/te pour partir trois iours après : Elle tomba euanoiïye , &: peu s'en fallut qu'elle ne perdit la vie, & pleuii à Dieu qu'elle & moy fufiions morts a l'heure, pour le moins elle n'aurok

$>£8 LaïI. Partie d'Astree,' point efté captiue , & ne ferois pas demeuré en Italie, lors que l'on l'emmena en Afrique. O Dieux , comment puis-ie me reiTouucnir de cet accident fans mounr i le fors de Ro- me auecquclques-vns de mes amis, fans dire à perfonne mon defTein , nom pas mefme a mon cher Olymbre, à qui îe ne pus parler en partant, parce qiùi eftoit auprès de G^n- feric,qui l'auoit pris en amitié depuis fon voya- ge d'Afrique ,& par le commandement d'Eu- doxeilne bougeoit guère d'auprès de luy ; afin deconferuer la ville le plus qu'il luy eftoit poffi- ble , d'autant qu'a (a requelle il faifoit plu- fleurs grâces à diuerfes perfonnes. Tenuoyay depuis vers luy , afin qu'il aifeurait Eudoxe que ie la fortirois des mains de ces B.irb.ires , ou iemourroisenlapeine. Elle qui auoitvn îuge- ment fort fain , cognuil: bien que mon entre- prife eftoit impofTible, pour le grand nombre defoldats que Genfenc auoitamené, qui paf- foient trois cents mille hommes : & fi elle euft iceu en quel lieu Teitois , c efr fans doute qu el- le m'euii: défendu d'exécuter ce deiTein: mais pour n'eftre furpris des Vandales , le ne demeu- rois iamais vnc nuicl entière en vn lieu. le r a- niaiTay enuiron mille cheuaux , & fifeurTeeu plus de loifir, peut-eftre euffe-ie fait vne telle armée que ces Barbares ne s en fuiTent pas tous allez en Afrique fi chargez de nos defpouilles, fans pour le moins efprouuer combien pèlent

Livre dovziesmî. 9%9 les coups des foldats Romains. Mais ie n'eus que huict ioursdeloifir, & toutesfois ne poll- uant fouffrir que Ton emmenait Eudoxe,iere- folus de combattre vne fi grande & efpouuan- tablc armée 3 auec vne fi petite trouppe, faifant mon conte que ie mourrois les armes en la main, pour vn fuiet fi honorable, que- Ja- mais ma vie ne fçauroit eftre mieux employée. Il aduin t toutesfois autrement5car rne fiant em- kifché dans vn bois qui eft fur le chemin d'Ho- flic, ievispaffer vne partie de l'armée en aiTez mauuais ordre ., mais d'autant que îene voulois qu'Eudoxe , l'attendis mfques a ce que ie vis venir quelques chariots; dans lefquels fapper- ceus des Dames, & penfant que ce Rident cel- les que ie demandois , ie donnay courage à ceux quieftoient auprès de moy , les affeurantque lauois vne grande intelligence dans l'armée des ennemis par le moyen d'Oiymbre, duquel ilsfçauoient la faucur,&:que nous ferions au- îourd'huy vn ade digne du nom Romain. A ce mot pouffant mo cheual,& eux me fuiuas d'vn grand courage, nous chargeons ces chariots , à la garde defquels il y auoit plus de dix milleBar- bares:ie ne vous raconteray pas par le menu de quelle forte cette charge fuit faite , car cela n'importe de rien. Tant y a que nous les desfi- nies, & que fi nidoxe euft eflé ie penfois qu'elle fuit, c'eft fans doute que ie la deliurois des mains de ces Barbares-.mais le malheur vou-

ççO L A 1 1. P A R. TI E D'A STREE,

lut, quelle eftoit encore derrière , & que les Dames que l'auois vcucs, eftoient de celles qui eftantpnfes &rdans iaviile&parla campagne, eftoienc emmenées auec le refte du butin en A- frique.O Dieux 3quel regret fut le mien quand ie vis mon entreprife faillie ! & que l'auois toute i'armée fur les bras ; car ace tumulte l'auantgar- de recula, & l'arrieregarde s'auancanc, feioi- gmt prefque au gros de la bataille qui neftoit pas encores pa(Tée,de forte que ie fus enuiron- de tous collez d'vn grand nombre d'enne- mis, que nous fufmes tous desfaits, Quelques- vns fe fauuerent,mais la plus grade partie y de- meura: quant à moy ie demeuray parmy les morts, & fus defpoiiillé comme tel, & cela fut caufe de mon bien: C ar mes habits eftans portez par vn foldat , Eudoxe les recognut, & les mon- trant à Olymbre qui ne l'abandonnoit point, tout ce quelle pût dire cefut,Vrface en fin a trouué le repos que la fortune luyatoufiours refufé. ït a ce mots'cfuanoùit dans lalictiere elle cftoic. Olymbre courant après celuy qui portoit mes habits, s'en quift de luy il les a- uoit pris , & luy ayant dit l'endroit , il partit in- continent , & chercha tant qu'il me trouua. Quels furent les regrets que fon amitié luy fift faire ? Il n'y a perfonne qui les puiffc redire.Tâc y a qu'ayant eu permifîion du Vandale de me rendre les derniers deuoirs , il s'en reuint à Ro- me où il me fit rapporter , n'ayant ofé affeurer

Livre dovziesme! 95^

ma mort à la belle Eudoxe, quitoutesfois ne luy fut cachée par Géferic3à ce que depuis nous auonsfeeu. Tantyaqueme faifanc porter fur des brancards3 ie ne fçay fi ce fut que le marcher descheuaux,quiparlcbranlementefmeutmes fentimens3ou qu'eflant couuerts de quelques habits 3 la chaleur qui n'eftoit point encor efteinte du tout en moy, reprit force peu a peu, tant y a que ie donnayfignede vie.Olymbrc qui auoit continuellement l'œil fur moy 3 s'en prit garde incontinent ,&; plein d'vne îoye in- croyable , me fit mettre dans la première mai- fon qu'il rencontra; ou il me feeourut de forte 3 qu'en fin ie rcuins de ce long efuanouyflc- ment. Vous pourrez mieux feaucir de luy5rmy Syiuandre, que ie ne vous fçaurois dire 3 quel extrême contentement fut le iîen , quand après mauoir pleuré mort , il me reu.t en vie. Ceux qui ie virent en cet eftat; iugerent bien que fa vie ne luy efioit pas plus chère que la mienne: & toutesfois nous eu fiions elle &: l'vn àc l'au- tre beaucoup plus heureux fi mes fours eufTenc efté finis en cette rencontre , car ie n'eufle point eu les defplaifirs que l'abfence &ie rauifTement d'F.udoxe m'ont depuis rapportez, & Olymbre ne feroit point feparé de fa chère Placidie, ny Eudoxe abandonnée d'Oîymbre, duquel elle cuftreceu plufieurs feruiecs en cette occafiom fans cette vie mifemble qui ne m'jft reftée que pour yn plus grand malheur. Cette confide-

'9?X LaII. PARTIE d'AsT'KEF3

ration fut celle qui me fitreibudre à la mort, aufiî-toft que ie iceus que ce perfide Gen- fencl'auoit emmenée auec fes deux filles : Mais l'extrême foin que mon amy auoit de moy, m'empefcha d'exécuter ce généreux defTein, tât que mesplayesme retindrent dans lehét Ce qui fut caufe quauflî-tôil que ie fus guery ,& que ie pus monter à cheual,ieme deirobay le plus fecrettement de luy qu'il me fut poffiblej & prenant le chemin de Tofcane, ie me cachay dans les montagnes de l'Apennin 3faifantdet feind'y mounr3afaute de manger, ou d'autre incommodité : ne voulant refpandre mon fang pour n offenfer le grand Dieu qui punit les homicides: Mais lors que la longueur de ce def- fein me fit refoudre à vne plus prompte mort, &que perdant toute force de considération du du Ciel 3 ieme voulois ouurir le cœur auec vn glaiue, cher Olymbre furuint qui m'arrefla le bras, &meredonnala vie pour vne féconde fois.Et lors que ie m'en opiniafïrois, & m'efFor- çois d'effectuer cette dernière refolution, il fur- nintvnieune homme, quiparfa beauté&par fa fageiTe < nous fift croire qu'arnuant fi à pro- pos 3 c'eftoit vn meffager du grand Dieu qui cftoit enuoyé pour me diuertir de ce deffein. I'aduoué qu'au commencement ie le crûs, àc que me rendant du tout obeïffant à fes paroles, ie perdis pour lors cette volonté de me faire mourir, efperantreceuoir de luy quelque tre=-

LlVKE DOVZIESME. 99^

grand & incroyable fecour s >&que deceu de cette forte, nous nous reurafmes tous trois en lapins proche ville pour panfer Oiymbre dV- ne grande bleiïeure queieluy auois faite en la main, quand il me voulut olter le fer duquel le mevouiois tuer.

Mais quand ie fceus que ce ieune hom- me eiloitScguficn comme vous,& qu'il eftoic arnué au lieu ou l'eftois par hazard, l'aduoiïe que îe pris vne plus forte volonté de mou- rir qu auparauant, & l'euffe fait fans ce ieune homme qui s appelloit Céladon, comme de- puis il me dit , qui me reprefenta tant de raifons, qu'en fin îe rcfolqs d'attendre lague- rifon d'Olymbre. Il y auoit en ce lieu vn vieux & fage Chirurgien qui panfoit la blet feure de mon amy5 auquel l'aage & les voya- ges qu il auoit faits en diuers lieux , auoienT appris beauoup de chofes : c'eftuy-cy ne vint pas fouuent nous eftions , fans prendre garde à noftre trifteffe , & parce que d'vne parole a l'autre, on vient quelquefois a defeou- unr beaucoup de fecrets qu'on voudroit tenir cachez ,'ie ne pus il bien me diflîmuler, qu'il ne recognut en partie le defifein que 1 auois.

Cela tiit caufe qu vn îour voyant que la bleffeure de mon cher Oiymbre ne le pou- uoic plus conuier de nous venir vifitcr , eftant prefque guérie, il me tira à part & me tint ce langage; Seigneur, ne- tçouucz eftrange fi îe

5Ï94. La II. partie d'Astreé; memefledevous dcnner vn confeil que vous ne me demandez pas: Mon aage, voitre mé- rite & ce que ie dois au grand Dieu m'y con- uient. Frenez-donc en bofine part ce que ie vous vay dire. I'ay recognetrtjuç vous eftes faiiî dvnefî grande triiicile 5 que vous defTei- gnez contre voitre vie , ne le faites pas, car le grand Dieu punit tres-rigoureufement., a- près leur mort, les homicides d'eux-mefme*; outre que c'eft vn défaut de courage que de fe tuer , pour ne pouuoir fupporterlcs coups du defaitre ; âc tout fembla^e a celuy quis'en- fuyroit le iour d'vne bataille , de peur des en- nemis: car ceux qui fe donnent la mort pour quelque defplaiiir qu'ils preuoyent 5 ou qu'ils foufFrent , s'enfuyent véritablement de ce monde à faute de courage, & pour n'ofer fou- ftenir les coups de la fortune. Cen'eft pas a dire pour cela que les hommes , comme cf- claues, foient obligez d'endurer toutes lesin- dignitez que cette foi tune leur tait, ou leur pré- pare : Car le grand Dieu les ayme trop pour les auoir foufmis a cette mifere. Mais il leur a donné le îugement&la prudence pour faire cette efledion auec vne bonne & fain&crai- fon, Et parce que l'homme oreuenu defapaf- fionne feauroit ny bien iuger ny bieneflire,- il l'a rendu accompagnable, & lny a donné vil naturel qui ayme la focieté, afin que s'eflifonc vn ou pluiieursamis, il leur demande confeil

lors

LlVREtJOVZIESME! 95)^

lors qu'il voudra difpofcr, non feulement de fa vie & de fa mort 3 mais de toutes autres affai- res d'importance. Et d'autant que les amis font le plus fouuent intereifez en ce qui touche le bien ou le mal delà perfohne qu'ils ayment: Ce grand Dieu nt voulant point laiifer encor en cecy l'homme fans vne bonne guide, ïaf a donné des luges & des Roys qui en ordon- nent ainfî qu'ils trouuent à propos ; pour nos tiiifeniîons qui touchent le bien , ou quelque ôfrcnfe re ceue.

Le Senaty pouruoit très fagement : mais £our les outrages de la fortune, parce qu'el- le a toufîours efté tant aymée du peuple ôc de fEmpire Romain, ii n'en a pas voulu eftre le iu- ge , cognoiiTant bien que comme les amis font mtereifezenia caufede leurs amis3 il ne pou- uoit que iuger fauorablement3& à i'aduâtage de la fortune. Toutesfois ce grand Créateur des hommes qui les ayme comme fes enfans 3 les a voulu pouruoir de tout ce qui efloit necelîaire pour viure & mourir en hommes; & pour ce fujetainfpirc ces grands &prudens MafTiliens de s'en eftablir les luges 5 leur femblant que la mort n'eftant point vn tort;ny vn outrage3mais vn tribut de nature, ceft faire tres-iniuftemenc &:tres-lafchementderefufer le remède à ceux qui auec raifon le demandent ; que le temps en fin ne peut nier a leur aage , & pourtant il y a vn lieu public en leur ville^ou ils gar- i.Part. Rrr

p$6 La il. partie d'àstreèj dent dupoifon meilé auec de la figue 3 qu'ils donnent a boire a celuy qui veut mourir , fi ton- testbis le Confeil ces fix cents iuge3que les rai- fons (oient bonnes pour lefqueiies il délire la mon.

le vous donne cet aduis, Seigneur , afin que- il le defaftrc vous pourfnir iniuflement, vous p ni fiiez iuftemenc fortir de fa Tyran- nie ; par iaduïsde tantdeperfonnes eitimées, fages & prudentes, Et quant a moy , afin que vous ne penfiez pas que îc vous donne vn con- feil queienevueiiie prendre, îe fuis relblu de partir dam peu de iours3 pour les aller trouuer, afin de clorre heureufement ma vieilleiT^, y eftanttoutesfois pouffe par vne contraire opï-' mon a la voftre ,car ayant vefeu vn fi longaage qui eft de quatre vingts & dix- neuf ans, auec toute forte de félicité, félon ma condition,à fça- uoir riche des biens de fortune autant qu'autre de mon eftat, heureux en enfansjbien-avméde tous mes voifîns ; efbmé de chacun ; le ne fuis pas refcîu d'attendre ia cantiefme année , pour don et I oifir au dcfaihe de me faire mourir mal- heureux l'Ayant appris que fi Priam fut mort quelque temps auant la perte de fa ville, il euft efré ie plus grand Prince de TAfie.

Ce bon vieillard me tint ces paroles , qui ne

firent pas vn petit effet en.moy, car aufïi-toil

-m'approchant tfOlymbre ; ie luy en fis le récit,

& prefque en mefme temps nous refolumes

Livre dovziesMe. %j

Cous trois de venir enfemble en ce lieu , pour de compagnie mettre fin à nosiours. Mais le Ciel ne l'a pas voulu, le faifant mourir lors que vous nousauez (ecouriis,& parce que ces deux fem- mes que vous aucz fauuees3 font deux de Tes fil- les plus aymrcsj qui eftoient venues pour luy clorre les yeux 5 fi de fortune le Confeil des fix cents luy cvû accordé le poifon ; nous auons penfé d'eftre obligez de les affilier en cet acci- dent^ de ne les point abandonner^iufquesà ce quelles ayenttrouué le corps de leur père, & rendu ce dernier deuoir à celuy qui n'eut la- mais infortune durant fa vie , afin que mefme après fa mort il foit fi heureux, que d'eftre en- terré parles mains de fesenfans. Et après nous auons fait deflein de les renuoyer à nos def- pens, aufll-toft que nous aurons eu nouuelle de Rome Mais pour ce qui nous concerne, nous fommes refolus d'acheuer noftre deiTein3 & ne retardons de nous prefenter deuant le Confeil, que pour faire paroiftre quelapertc des biens, ny de naufrage ne nous ont point donné cette volonté, eftant plus riches 3 puis que le Ciel le veut , de grandes terres & poffef- fions que de contentem ent 3 & pour cette occa- (îon nous auons enuoyé en nos maifons pour faire venir nos efclaues & feruiteurs 5 auec vne partie de nos biens.

Vrface finit de cette forte , me taillant infini- ment touché de corn paffion pour fa fortune,^

Rrr îi

95>8 La II. partie dAstreeJ ' pour celle d'Eudoxe^&luy ayant refpondu que l'en auois yeu pluiicurs qui auoient fait la re- quefte du poifon au confeil des fix cens , aux- quels on lauoit accordée 5&rrefufée à d'autres; il me pria de les tenir fecrets 5 de peur que s'il y auoit quelques amisdeMaxime3ou quelquvn outragé de Genfenc * il ne lespreuint, & leur empefehaft de mourir de leur volonté : Et après s'enquirent comment larequefte fe deuoit pré- senter, en quels termes, & quelles cérémonies il y falloit faire. le leur refpondis que la chofe eftoit fort aifée , & qu'il ne falloit s'addrefTer qu'au Magiftrat particulier, auquel on^donnoit larequelte qu'il rapport eroit au confeil des fix cents, & qu'il ne falloit y nommer perfonne^ afin que rfans efgard des qualitez 3 ils puf- fent mieux iuger3 & que la requefte deuoit eftrc teUe.

RE QVESTE

Qw fe prefente au Confeil des fix cents, demandant le poifon.

E [ouuerain Confcil des fix cents, efi requk d 'accorder au [uppliant , le fauorable [ou- j lagement des miferes humaines en 'vertu des I figes & genereujes Loix des CMafîiliens , ordonne •£ luges en terre entre la fortune & l&

Livre dovziism^ 999-

hommes. Et four cet effet luy foit. donné vt* tour pour' déduire fe s raifons par deuant eux» K^Ainfi fe conferue & s'augmente leur gran- deur.

Ils m'en demandèrent copie5afin de n'y point faillir, &: la leur ayant promife, ie continuay. Apres , leur dis-ie 3 on vous alignera le îo.ur,& deuant eux vous defduirez les occafions qui vous conuient a vouloir mourir ; fans toutes- fois que vous foyez obligé de dire voftre nom5 ny d'autre 3 que vous alléguiez en voftre dif- cours3qui doit eftrc fort clair & de peu de mots : & croyez que fi c'eft chofe iufte , ils vous accor- deront ce que vous requérez, le vis bien à ces dernières paroles qu'Vrface vouloït mourir, car ie lifois à fes yeux le contentement de fou ,ame : Mais ie cognus bien au fil qu Oiymbre ny eftoit pouffé que de la feule amitié qu'il por- toit à fon compagnon , duquel il ne fe vouloït point feparer,

Or quelques iours ssefcoulerent de cette forte , au bout defqucls ils eurent nouuelle d'I- talie3telle qu'ils attendoient 5 par vn vaiffeau qui leur apporta grande quantité d'efclaues , de fer- uiteurs & de richeffes. Il faut que i'abbrege ce long . difeours. Toutes choies donc citant preftes , ils me prièrent de les accompagner deuant les luges ,& leur rendre ce dernier &; pitoyable o ffiçç, le le fis à regret , car ie les ay-

^GOO La II. PARTIE D'ASTRE^

mois,& voyant la volonté qu'ils auoient3ie crai- gnoisque le Confeil trouuaft leur demande jufte Ils prefentét-donc leur requelle, & font lignez au troifiefme iour d'après, car c'efloit le terme qu'ils donnoient pour changer d'aduis: Mais Vrface confiant & ferme en cette opi- nion fe trouua dés le matin deuant eux auec Glymbrc, tous deux bien veftus & bien accom- pagnez 3&: eftans appeliez dans le Confeil , ôc enquisdufu;et qu'ils auoient de vouloir mou- rir : Vrface parla briefuement de cette forte.

DEN4ANDE D'VRSACE.

£T$ Evcux mourir ! Seigneurs Mafiiliens , par ^* ce que la vie mejl de f agréable > inutile , & honteuÇc : Defegnable , Sautant quaymé ejr ornant £ vue très-belle, cytrcs-vertucufeDa- ?ne , elle ma cjlé enlcuce & emmenée efclaue en pays eftranger : Inutile , parce que ce rauiffeur ejl infiniment puiffant par diffus toutes mes for- ces : Et honteufe , £ autant qu ayant mille fois iurc à cette ht lie Dame de ne feuffrir, tant que k (crois en vie , qu'il luy fuftfaïci outrage , ce ?ncfi vne honte extrême de viure ejr ne la fe- ccurir pas. Or le grand I>itu ri ayant donne la vie aux ho?nmes que pour leur bien y il rieflpas raïfonrtable quelle me demeure feulement pour mm mai C"esl pourquoy ie me pre fente de*

Livre dovziesme. iooi

uant vous, f âge s Seigneurs , pour obtenir le fou- lage ment que vous ne refuje? point aux mtfie*. râbles , ey croyez que vous ne t accorderez, iiê? mais aperfionne plus affligée , ny qui le defire dauantage.

Vriace parla de cette forte, qui fit tourner les yeux de chacun fur luy, admirant fa con- ftance, & la fermeté de fa parole , car iamai s il ne châgea de voix ny de couleur. Et peu après Olymbrc fe defcouurant la tefte , dit ainiî.

DEMANDE D'OLYMBRE.

Wi E veux mourir, Seigneurs Afafiiliens, pour ifâles mefimes rai fins que mon amyveus a deduittes , par ce que comme luy ïay perdu celle mie taymois : E: de plus , Parce que ie vois qud veut mourir : Car ïaymant plus que tout ce qui efi en ïl'niuers , ie ne puis ny ne dois consentir quil fe fepare de moy. le ne puis , d 'autant que ï amitié ne fiant qiivne vnion de deux vo- lontés , ie naymerois point , ( & cela efi im- pofiible ) fi te confient ois à cejk de fi- vnion. Et ie ne dois , parce que cefi contre le deuoir dévn homme dhonneur , de ce fier d'aymer , ce qua- uec raijon il a commencé iïaymer. Or toutes raifons mont contraint a cette amitié: car il efi vertueux* bon amy ,& ie luy fuis obligé de la

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1001 Lv II. PARTIE D'ASTREÎ,

vie. X^fcroit-ce contrevenir h toutes raiforts ,fiie defaitfoM en cet:e amitié ï Ccfl pourquoi/ , Jages S. igncurs , puis que te Ciel vom a eftabiis peur le (cul âge ment des affligez,, ne ni en rejujez, point te remède, afin de ne cont retient r a 'vos Ltx & ordonnances > que par ^antdefiecles vous aue^ju- gc'cs fi tujks e^- fi fiai nef es.

Chacun certes admira la refokition de cet amy , & n'y euft celuy qui ne defiraft d'efire le tiers pour participer au bon-heur dvne telle amitié. Le Confeil cependant , après auoir lon- guement difputé, demeura en douce fi londe- uoit lcuraccoider ou refuierce qu'ils deman- doient, iufques à ce que le principal du Confeil par l'aduis de tous,demanda a Vrface , s'il vour Io:t permettre à Ton amy de mourir. A quoy il refpondit que non. Et pourquoy fadiouftab fa- ge Mailiben. Parce. refpondit Vrface, qu'il doit viure pour foulager,ainfi qu'il fepeut, l'infortu- ne de fa Dame, & de la nvenne. Etvous,con- tinua-t'il 3 auez-vous permiffion de celle que vous aymez, devons oller la vie, ne la pou- Uànt fecourir en cette infortune? le ne Fay point, dit Vrface, d'autant que depuis ce malheur ie ne l'ay point veuë: maisiem'aiTeiu'e bi&que fon cœur généreux y confentira3&que fi elle efioit enmap!ace5elle vousferoit la mefme requeita que ie vous ay faiûe. Les Seigneurs du C onfeil alors difputerent entr'eux fort longtemps, fans

Livre dovziismf.. 1003 qu on les peuft entendre. En fin les voix ayant elle recueillies par le principal, &: s'eftant remis en fa place , il profera dVnc voix graue &: afTez haute, celles paroles.

I V G E M E N T

du Confeildes fix cents.

\VR les Requêtes a nous prefentées par ces deux fuppliants , pour obtenir le foulai ement des mi fer es humaines : Le Ccnfcil ordonne auant qu accorder la première, que le fuppliant aura permifion de la Dame qdil aime \ de pouuoïr difofer de fa vie : auec laquelle reuenant, fon de- firfera contenté Et pour ï autre ,fon amy ne vou- lantconsentir a fa mort , il efi déclare incapable d obtenir cette grâce- Et cela-> dt autant que lyvn ejr ï autre font Amants ejr aymez^ & que ï Amant ne doit pas viure pour foy , mais pour la personne aymée ;&parconfequent ne peut, ny ne dottdif po fer déjà vie ,fans lapermifïion de celuy a qui elle ejt.

O Dieujs'efcria Vrface/ ayant ouy cette ordonnance, combien ay-ie encores à paffer de trilles îours , & de fafcheufes nuifts ? Et faifànt vne grande reuerence à ces Seigneurs 3 il fprtit çjuConfeil, fi affligé de n'auoir peu obtenir ce

roo4 La IL partie d'Astree^ qu'il demandoit, qu'il fai (bit eftonner chacun de fa confiance ,&: ferme refolution à la mort. Olymbre n'en cftoit pas de mefme, qui n'auoit déliré de mourir, que pour l'accompagner , &: quieftoit bien aife du defny que l'on leur auoit faitàtous ; car iln'euft pas volu que c'euft efté à luy feul. Ils fe retirèrent donc en leur logis accouftumé,où après s'eftre plaints de la fortu- ne , qui oftoit la volonté à ces fages MalTîliens, de leur accorder ce qu'ils ne rcfulbient aux plus miferables : le bruit s'efpancha non feulem ent par la ville , mais par toute la contrée, que deux grands perfonnages Romains , eftoient venus exprès pour demander le poifon. Cela fut cau- fe qu'entre les autres, il y eut vn grand A Uro- logue, qui defîreux de les cognoiftre les vint viiiter. Cet homme eftoit vieil, &auoit vefeu près de trois fîecles, ie veux dire des noftres, s'eftant toufiours adonné à cette fcience,auec tantd'eftude, qu'il eftoit reufTi admirable en {qs prédictions. Celuy- cy eflant donc aduerty deleurdeffein, craignant que leurs courages fufTent tellement difpofez à la volonté de mourir que le poifon leur eftant refufé , ils ne recouruffentaufer, il defira de les confeiller felonquefafciencele luy pourroit permettre; Et encedeflein les vint trouuervn matin qu'ils eftoient feuls dans leur chambre. Il voulut y eftre conduit par moy, parce que nous auions quelque cognoiffance à çaufe de mes eftudes.

Livre dovziesme, iooJ ïenevousdiray point les difeours particuliers qu'ils eiu'ent:carilsfetoienttroplongs: tant y a qu'ayant feeu le poincl de leur natiuité 3 leur ayant long temps confideré le vifage & les mains , &: ayant ictté quelques figures furvn papier qu'il fepara& puis reioignit enfemble, il leur tint telles paroles. Seigneurs 5 viuez & vousconferuez à vne meilleure faifon que le Ciel vous promet: Vous, dit-il 3 s'addrefîantà Vrfàce, vous recouurerez celle que vous auez perdue, par le moyen de l'homme que vous aimez le plus au monde, & plein de contente- ment,lapofTederezà longues années dans la mefme ville voftre Amour a pris naiffance. Et vous, dit -il, fe tournant vers Olymbre, vous efpouférez celle que vous aimez ,1a rame, nerez en fia patrie auec fa mère , &: ne mourrez jamais que fait Empereur , vous n'ayez com^ mandé a l'Empire d'Occident. Ces chofes que ie vous dis font infaliibles3 & rien nelespeuÉ diuertir.

La réputation de cet homme eut vne grande force fur Vrfàce, & plus encores les parciculari- t ez de fa vie paffée3 qui! luy dit,& qu'il ne pou- uoit auoir feeuës , que par fa doctrine : de forte qu'il refolut de le croire, & de fuiurele confeil qu'il luy donnerôit. Et fe defcouurant à cette occalion entièrement à luy,le pria par le grand Dieu qu'il adoroit, de le vouloir afTifter de fon aduis.Etlors il luy propofala haine de Genfe-

too6 La H.Partie dAstkee: ne, 5c le danger qu'il y auoit pourluy, de s'en aller en Afrique. I) faut > dit-il, que vous ren- uoyezen Italie tous vos domen:iques3 &que vous faïïîez femblant de vous tuer , afin que le bruit s'en efpandepar tout: &: puis de la a quel- ques fouis, vous vous defguiferezou en efclaue ou autrement 5 & vous mettrez au feruice de vofireamy, qui vous emmènera en Afrique, mefme il le racontera à Gcnferic &: ne dou- tez point que de cette forte demeurant înco- gnu 5 vous ne parueniez à ce que vous dcfîrez. ïe vous confeillerois bien d'aller en Conftanti- noplc , attendre qu'Olymbre vous y allât trou- uer auec Eudoxe & Placidie,car îevoybien par mes obreruations qu'il les y doit conduire: Mais trois occafions me font vous dire , que vous deuez aller en Afrique. La première, par- ce que ïe preuoy qu'il fuit que vous foyez tenu pour efclaue, & que vous ne le pouuezéuiter: L autre,que peut eftre le feiour vous feroit bien ennuyeux d'attendre fi long temps fans voftrc amy5& fans voir celle que vous aimez. Et la dernière, afin que vous aflîmez de confeil 01ymbrc,qui en aura bien affaire aux occa- fions quifeprefenteront,&dcfquelles îlneft pas à propos qu'il fe déclare à perfonne : Outre, qu'il eft neccflaire pour ofter à Gcnferic tout foupçon, & toute la mauuaife volonté quil pourroit auoirconceuë contre Olymbre, que l'en faffe courir le bruit que vous eftes mort:

Livke dovziesme! 1007 i|iie fi vous demeuriez en Grèce ou en Italie , il feroit impoiTible que quelqu'vn ne vous def- couurit.Ainfilesconfeiilacc fagc, & après les auoir taillez en la garde de Dieu , fe rerira en fa maifon.

Vrface , ayant longuement dcbatu en luy- mefme3ce qu'il auoit a faire, fe relblut en fin de l'obferuer de poinct en poinct, ôc pour ce vnfoir ayant accommodé le long de fon co- fté vne vefïie pleine de fang , il saiia promener furleborddeîameraueclaplui-partdefesdo- meftiques j & pluficurs de ceux de la ville 5 après auoir fait quelques difcoursdefesmifc- res,&: s'eftrepleint du dény qu'on luy auoitfaie du poifon5feignant de ne vou'oir plus viure , il fe mit vncoufteau dans le cofté3 d'où le fang fortit en telle abondance 3 que chacun creuc qu'il eftoit mort : Mais fe démeflant de nous 3 il fe letta de furie dans la mer, nous laïflantfa robbe entre les mains, à Olymbre, & à moy, qui faiiîons femblant de le vouloir retenir. Il eftoit entre îour &: nuicl: , & il fçauoit fort bien nager: De forte que plongeant 5 & s'en allant fort loing entre deux eaux, nous le perdifmes incontinent. le ne vous diray point l'eftonne- ment de chacun , ny les plaintes qu'Olymbre faifoit, afin de mieux faire croire la mort de fon amy : Tant y a , que difant alors fon nom, la nouuelle en fut diuulguée par tout. Cepen- dant ierrfenallay xc fçauois qu'il fe deuoic

ioo8 La II. partie d'Astre i, retirer, & luy portant cks habits d'efclaue^e fis coucher dans vne panure maifon, ielac- commoday de tout ce que ie pus. Il aduirre qu Oiymbre ie- lendemain faifant fembiant de chercher le corps de fon amy , trouua celuy du vieil Myre, père des deux filles qui eitoient retirées auccluy,& le leur remettant entre les mains 5 elles luy rendirent les derniers deuoirs de la fepulture, comme fi le Ciel n'eufi pas mefme voulu que cet heureux vieillard eu fi eité priué de quelque heur qui peut arriuer aux hommes;mefme après leur mort: Sur fon tom- beau à la requefte de fes lages & honneftes fil- les , ie fis ces vers.

E P I t A P H E

d'vn homme hevrevx.

ff$3 Nfantchery de tous, nourry de père, &mere ^^ Je une fans point de peine, ejr fans mauuaifes

mœurs, Puis homme iay vefeu » fans fortune contraire:

Et vieux fans maladie : à lafinfiie meurs* Cejlquela mort a tous eftehofe neceffaire: Payant ne trouble point malmenant mon repos : Et toy Terre, à iawais fois légère a mes os.

Quelques ious après, Oiymbre renuoy a en

Livre dovziesme.' 1009 Italie tous fes domeftiques & ceux dVrface, ëc mefmes les ceux filles du bon Myre,aufqueî- ks il fit de grands biens: &: prenant d'autres fcruiteurs, s'en alla auec fon amy , déguifé en efclaue en Afrique , non pas fans m'y vouloir mener : Mais mon deftein n'eftant point dede- fobeïr à celuy qui m'auoit nourry, ie ne voulus diipoier de moy fins fa volonté,

Voila3Madame, dit Siiuandre^'addrcflànt à Leonide 5 ce que i ay feeu delà f®rtune d'Vrfa- ce3qui a la vérité mentoit bien toute forte de contente m ent-pour la fidélité qui eitoït en luy, Leonitk voulut refpondre, lors queHilas fe le- tiant de fon fiege : Voila, dit-il, leplus vray fol, qui fit iamais profeflion d'aimer. Comment continua- t'il? auoir feruy toute fa vie^pour n'en auoir autre contentement, que d'eftre appelle mon Cheualier, & la nommer ma belle Prin- cefle3oudïen auoir feulement quelque mife- rable baifer? Et cependant auoir couru tant de fortune de fa vie , & refpandu tant de fang> auoir demandé le poifon : &: bref s'eftre rendu efclaue rie conclus quant à moy, que le Ciel a cité très- îufte de le traitter ainfi , & qu auec rai- fon il luy afait prendre l'habit qu'il a porté en Afrique, puisque toute fa vie il en a faidtlcs actions. A damas & toute la troupe, ne fepeu- rent empefeher de rire, de l'opinion deHi- Lis, &: n'euit efté qu'il eftoit heure de fouper, ieeroy qu'il ne s m fut pas ailé fans refponce.

ïoio La IL partie d'Astree^ Mais le Druide fe leua prenant Tircis dVilc main , ôcPhocion de l'autre ,&: attendant que la viande fut portée , il fit quelques tours en la Gallerie, chacun confîdetant ce qui luy fem- bloit de plus rare. Et entre autres, Tircis re- gardant vn grand Roy armé, & tout couuert de pannaches , à longue barbe § & à longue cheuelure, & de qui le vifage eftoit remply de grauité. QuUftceluy-là : dit-il , mon père, qui porte vn efeu de Gueulles à trois diadefmes d'or fC'eft, dit le Druide 5 Pharamond, le pre- mier Roy desFrancs, qui a fait fentir fes armes viftoneufes aux Romains en Gaule: & celuy- cy continua Tircis , qui eft auprès de luy , qui porte d'azur à vn chat d'argent armé deGueul- les? C'eft j dit A damas, Gondioch , Roy des Bourguignons5qui prift cet animal en fîgne dé- libéré. Et cet autre adioufta Tiras , qui porte d'or à trois corbeaux à ailles eftenduës;de pour- pre membres de Gueulles ? C'eft, refpondic Adamas,leRoydesGepides , nommé Arda- ric Quant à celuy-cy , reprit Tircis , qui porte de Gueulles à vnefperuier a ailles eftenduës^ d'or membre & couronné d'argent, ie ne le vous demande pas , car vous m'auez déjà dit, qu'il s'appelloit Attila Roy des Huns. Il faut auoiier que vous auez efté curieux, non feule- ment pour les peintures de tant de grands per- fonnages : Mais pour auoir encore eu la curiofi- de les faire veftir & armer comme ils fou-

loient

Livré dcVziesme.' ion îoient cftf e,Ceft apprendre à bon marché, que defe promener cri ce lieuauec vous. Cepen- dant Hylas qui tenoit Alexis d'vn cofté, alloit bien difeourant fur d'autres fujêts: careftarit deuenu paflionnément amoureux d'elle, il ne la pouùoit quitter. Adamas , qui s'en prenoit garde, & qui efbk bien âife, qu'il fe trompait de cette forte 5 pour mieux cacher Alexis, lors, qu'il fallut aller a la table, & fortir de la galle- ne5 fe tournant vers Hylas: Et bien, Berger, luy dit-il, auotierez la vérité, qu'eft-ce que vous •aueztroiiué de plus beau en ce lieu? Hylas fans y longuement fonger refpondit , Alexis. Mais adiouita le Druyde, ie parle des raretezque vousyauezveuës,&:qUei'ay efté curieux d'y aiTembler, Quanta moy, répliqua Hylas, ie ft'ay pb-int d'yeux , pour regarder autre ch'ofe qu'Alexis,& fi vous vouiez feauoir des nouuel- les de ce que vousme demandez,il s'enfaut en-, quenr de Tyrcis,parce que ce ne font que pein- tures mortes 3 &r il n'aime que celles qui ne font plus au monde. le refpondray, dïtTyrcis, que ie n'y ay rien veu de plus beau qu'Alexis,ny qui m'agrée davantage. En fin s'efcria Hylas 5 qui commençoit d'eftre ialoux , Hylas ne fera pas le feul inconîtant de cette troupe , puis que vous- vous en méfiez. Mais, ma maiftreiTe con- tinua-t'il, s'addf eiTant a Alexis 5 ne vqus laiffez pas mourir pour cela, car il vaut mieux qu'il foitinconftant. Etpourquoy dites vous cela, z. Part. S ff

pëte La II. partie d'Astre^, mon feruiteur , refponcnt Alexis > Parce , dit-3^ qu' il n'a accouftumé que d'aimer la more. Et ne voyez- vous pas, reprit Tyrcis, que cette belle Alexis doit eftre aimée de moy, fii'aime la mort, puis que fes beautezeri font plus mou- rir que la more mcfme? Ah i dit Hylas , fivous le prenez de cette forte , îe le quitte : Mais puis qu'il eft ainfi y pour nous rendre tous deux con- tins , il faut qu'elle donne la mort à Tyrcis , &: à Hylas la vie. Vous & moy , repliquaTyrcisy ferions trop contens pour des hommes, fi nous receuions vne mort ou vne vie fi belle. Et à ce mot fortant de la galerie, chacun fe mit à table, &: le loupé eftant riny ySc vne partie de la nuicl: efcoulée en diuers difeours , ils furent tous con- duits en leurs chambres y ou ayant repofé iuf- quesauiour, ils fe retirèrent dés le matin en leurs hameaux , fi fatisfaitts , & de la courtoifîe d' Adamas, & de la beauté &: bonne grâce d'A- lexis, qu'il n'yauoitceluy qui ne les loùaft in- finiment. Mais fur tous Hylas, qui ne fepou- uoit taire des perfections de cette nouuelle Mai- ftrefle, & de fortune, ils rencontrèrent Aftrée, Diane,&Philis3dans le grand pré auec Madon- the5Laonice3Pallinice,Cyrcené,&Florice 3 qui les attendoient de compagnie3pour apprendre des nouuelles de la beauté d'Alexis , de laquelle elles auoient défia ouy parler. EtPhilis Rappro- chant de Licidas : Et bien, Berger , luy dit- elle: Qujiï-ce que de cette beauté dont l'on parle

Livre dovziesme- toi}

tant ? le ne vdfcs en veux rien dire , refpondit ( le Berger , que vous ï^ayez parlé àHylas. Et bien mon feruiteur , dit-clleV 'que. nous en rap- porterez-vous ? Et parce qu'il ne refpondoit rien. Et quoy , mon feruiteur , dit-elle, ne par- lerez-vous point à voftre maiftrefle? Vous, dit Hylas,ma maiftrefle, & moy,voftre feruiteur? Si vous le croyez,il y en a bien de trompées,car ie n'y penfay iamais moins que ie fais. Et com- ment , mon feruiteur , dit Philis , feignant d'en eftre bien en peine , vous ne me voulez plus pour voftre maiftrefle ? le vous prie Bergère, dit-il , nVfons plus de ces mots de feruiteur , Se de maiftrefle , ils ne font de faifon entre nous. Et à quel jeu , dit-elle , vous ay-ie perdu Hylas£ Aceluy des plus belles,refpondiMl.Nefçauez- vous pas que i'ay accouftumé de donner congé à celles que ïaime quand l'en trouuedeplus belles ? demandez à Florice , à Cyrcené,à Palli- nice, àMadonthe,£:à Leonice. Et fi toutes celles-là ne le vous veulent dire, vouspouuez dés à cette heure vous en enquérir à Philis 3 qui eft l'viie de vos meilleures amies: car fi elle vous veut aduoiier la vérité , elle vous dira que ie la quitte pour Alexis5qui à la vérité eft la plus belle & la plus aimable que ie vis iamais. Cha* cun fc mit à rire des difeours d'Hylas : Et Philis ayant fait comme les autres, en fin reprenant la parole. Et quoy 3 Berger, vous eftes donc refo-, iu de ne me plus aimer? Eft- il poiTible que youj

Sff n

ioi4 La IL partie d'Astre e'^ me quittiez pour vnc Druide? Pour le moins ie me confole que vous ne icùirez de long temps de vos amours: puis qu'Alexis ne peut eftre mariée qu'elle n'ait acheué fan fie.de auec les Carnutes. Alors Hylas fe foiifriant:, & bran- lant la tcfte: le vous afleure, luy dit-il,Bergcre, que vous me dites vncchofequi me rendroïc amoureux de la belle Alexis, fi ie ne Teftois pas: car depuis que l'ay commencé de voir des fem- mes, ien'enayencor ïamais aimé vnefeife que ie ne raye hayeaufïi.toft que l'ay penfé * l'ef- poufer : De forte que fi Alexis ne fe contente d'vn fiecle , it luy en donne deux , ôc que ce- pendant elle m'aime. Et puis il faut que ie vous die vne ambition/l'amour qui m'en: venue. Iay aimé des filles, des femmes } &: des vefues; l'en ay recherché des moindres , d égales à moy 5 & de plus grande qualité que ie n'eftois: l'en ay fcruy de fottes , deîuzées *& de bonnes : l'en ay trouuédedgoureufes, de courroifes , &: d'in- fenfibles a la haine, & a l'Amour. l'en ay eu de vieilles , de icunes & autres qui efloient en- cores enfans : le me fuis pieu a la blonde, à la noire, &: la claire brune, le me fuis addrefféà desvnes qui n auôient iamais aimé, & à d'au- tres qui aimoient , & à de celles qui n'aimoient plus, à des trompeufes,à des trompees,&à des innocentes. Brefie puis dire n'auoir rienlairTé d'intenté en ce qui concerne l'amour de quel- que condition ou humeur que puiiTe efire vnc;

Livre dovziesmh,1 ioij

femme, fînon de ieruir vne Druyde ou Veftale: En aduoiie qu'en cela îe fuis encore nouice, ne m eftant ïamais rencontré à propos pour en fai- re rappren£iflàge3ôc penfc que les Dieux m ont enuoyé cette belle Alexis,afin que je me puiiTe vanter d'cilre le plus parfait & capable Amant qui fut iamais. Tous ceux de la trouppe fe mi- rent à rire oyant le deffein d'Hylas ;& Florice prenât la parole: Et quoy3Hylas, dit-elle, ne craignez-vous point le foudre deTharamis, re cherchant cette fille qui luy cft dediée?Etpéfez- vous, refpondit-il en hauifoïtla tefte , comme par meipns,que tout ce qui eilau mondene foit pas a luy fans qu'il luy (oit dédié; Er vous a Florice , qui eiKs fi religieufe entiers les Dieux, n'eftes-vous pas aTharamisr&toutesfoisn'a- uez-vou. pas eu mille foi.* Theombre entre vos bras,fans qu'vne feule il ait efté foudroyer Vous auez raifon , dit froidement Florice , mais ie: penfois que les chofes défendues offençoient plus les Dieux que celles qui eftoient indifféren- tes. Voila, refponditHylas3vne bonne excu- fe , & bien trouuée : Ec dites-moy , ie vous fup- plie, auez-vous trouué que les Dieux ay ent- rait cefte defence? Si vous auiez quelquefois, dit- elle, veureceuoir vne Druyde ou Veftale par leurs anciennes, vous ne me feriez pas cette de- mande. Fentens bien,dit Hylas 3 que ces vieux- Druydes font les defences que vous dites , mais ils ne font pas desDieux : àc partant la defènee

SCt lit

ioi6 La II. partie d'Astrei; tfcft" faite quepar des hommes, & des hommes encoresqui eftant vieux , font marris que les jeunes iouyiïent des douceurs, defquell es par rimpuifTaiacedcleuraage ils font priuez. Ah, Berger,ditTircis, ne mêlions ïamais tes chofes facrées auec les prophanes , & vous fouuenez. que for du Temple a Apolon qui coufta cher à nos Gaulois :luy auoit cfté dédiée par les hom- mes. Vray ement, dit Hylas, tu m'auois longue- ment gardé celte remonftrance. EtTircis, mon amy, depuis quand es-tu deuenufi amoureux? Toy5dis-ie,qui ne te contentant pas desperfon- ftes valantes, vas fouiller dans les tôbeauxpour y dérober mefmece que les Dieux ont voulu ofter d'entre les hommes, pour s'en rendre les feuls porTerTeurs.^Toy, qui pour te rendre def- obeïfïantà leurs ordônances,aimes mieux quit- ter les aftions des hommes qui doiuent aymer les perfonnes valantes, & auoiren horreur cel- les qui font mortes : Toy , dis-ie , Tircis ■> tu me viens parler des Dieux ,& du deuoir des hom- mes? Ah.' Hylas , refpondit Ti cis en foufpi- îant , que tes reproches touchent viuement , & que c'eft à grand tort que tu me le fais/ I'aduoue que 1 ayme Cleon,que ie feray plufloft fans me fouuenir de moy-mefme, que fans la mé- moire de fes perfections : Mais en quoy offenfé- ic les Dieux, & en quoy fors-ie du deuoir des' hommes? Puis qu'au contraire ce feroit eftre in- finiment ingrat envers les Dieux , que de n no-

Livre dov'ZIZsmi.' .1017 norer point leur plus parfaift: ouurage3 & que ce feroit n'eftre pas homme , que de naymer point>ou d'oublier la chofe du monde la plus di- gne d'Amour ,& de mémoire.

Ainfî difeouroient ces Bergers 3 cependant queLycidas racôtoit à Philis & a la belle Aftrée, ce qu'il auoit veu chez Adamas y & quelle eftoit la beauté d'Alexis: Et afin, difoit-il, que, fans l'cff enfer 5 ie vous dife quelle elle eft y reprefen- tez-vous le vifage de feu mon frère quand il eftoic en fa plus grande beauté, car elle luy ref- femble de forte, que ie ne vis iamais portrait qui reffemblaft mieux à vn vifage , ou pour mieux dire,iamais miroir ne reprefenta rie plus naïfuement. Eit-ilpoffiblé, dit Aftrée que cela foit ? Il n'eft rien de fi vray, dit-il 3 que ie ny eo- gnois différence qu'en l'habit , & que fans men- tir ie trouue Alexis vn peu plus belle ce me femble. O Dieux! dit Aftrée, me ferez- vous cet- te grâce que ie puiffe encor vne fois contenter mes yeux de cette agréable veuë ? Et puis fe tournant à Diane , & luy parlant à l'aureille : le vous promets, ma fœur, que iîie puis, fauray fes bonnes graces,&: que ie feray refufée , ou ie m'en iray auec elle pour me rendre Drujde. Mon Dieu,ma feur5dit Diane,ne parlons point de cette feparation 3 ou il faut que vous vous re- foluiez de nous emmener Phylis & moy.il n'eft pas raifonnabie a dit Aftrée, toute contente de r cfperance qu'elle auoit, vous feriez trop de tort

îoi8 La II. Partie- d'Astree^ à Syluandre,5càLycidas,qui ne peuuent mes de ma faute. Diafte vouloir refpondre, mais Aftréeluy fitfigne du doigt qu'elle fe teuit,dc peur qu'elles ne fufTent oùyes. De cette forte cette belle trouppe fe retiroit au petit pas 3 &: a- pres chacun fe fepara efi fa cabane , après auoir fait refolution d'aller le trofiefme lour vifi- ter Adamas & la belle ]Alexfs : Terme qu'A- ftrée trouuoit fort long '&: ennuyeux pôui : l'ex- trême defir qu'elle auoit devoir le vifage tant aymé. Cependant que de fon cofté Céladon inouroit d'impatience de fon retardement; A- mour fe mocquant ainfî de tous les deux,ne leur laiflbit îoùyr du bien qui eftoit en leur puiffan- ce 3 s'il leur euft permis àt le fçauoir reca- gnoiftre.

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de U deuxiefme partie d'^Aftrée de

Me f ire Honoré êïVrfé*