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LA
THÉOLOGIE AFFECTIVE
ou
SAINT THOMAS
D'AQUIN
Médité en vue de la
PRÉDICATION
par LOUIS BAIL
Docteur en Théologie
NOUVELLE ÉDITION
REVUE ET ANNOTÉE AVEC LE PLUS GRAND SOIN, MISE EN FRANÇAIS MODERNE
ET EN HARMONIE
AVEC LES PLUS RÉCENTES DECISIONS DE l'ÉGLISE
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES DE LA SCIENCE
par M. l'Abbé BOUGAL
Docteur en Théologie et en Droit canonique
TOME QUATRIEME
De la Grâce (suite).
Des Vertus en g-énéral.
Des trois Vertus théologales : la Foi,
l'Espérance et la Charité.
MONTREJEAU
(Haute-Garonne)
LIBRAIRIE J.-M. SOUBIRON, ÉDITEUR
Droits de reproduction et de traduction réservés.
LA
THÉOLOGIE AFFECTIVE
ou
SAINT THOMAS
D'AQUIN EN MÉDITATIONS
PERMIS D'IMPRIMER
Toulouse, le i5 Juillet 1904.
E. F. TOUZET, ^' ë-
SEP n «52
L'Editeur se réserve tous les droits de reproduction et de traduction.
Ce volume a été déposé conformément aux lois en juillet 1904.
LA
THÉOLOGIE AFFECTIVE
ou
SAINT THOMAS
D'AQUIN
Médité en vue de la
PRÉDICATION
par LOUIS BAIL
Docteur en Théologie
NOUVELLE ÉDITION
SEVOE ET ANNOTÉE AVEC LE PLUS GRAND SOIN, MISE EN FRANÇAIS MODERNE
ET EN HARMONIE
AVEC LES PLUS RÉCENTES DECISIONS DE l'bGLISB
ET LES DERNIÈRES DÉCOUVERTES DE LA SCIENCE
par M. l'Abbé BOUCAL
Docteur en Théologie et en Droit canonique
TOME QUATRIÈME
De la Grâce (suite).
Des Vertus en général.
Des trois Vertus théolograles : la Foi,
l'Espérance et la Charité.
MONTRÉJEAU
(Haute-Garonne)
LIBRAIRIE J.-M. SOUBIRON, ÉDITEUR
Droits de reproduction et de traduction réservés.
THÉOLOGIE AFFECTIVE
ou
SAINT THOMAS
EN MEDITATIONS
Prima Secundœ juxta Sanctum Thomam (suite).
QUATRIÈME TRAITÉ
(suite) De la Grâce (suite)
Vr MÉDITATION
DE LA GRACE ACTUELLE
EN PARTICULIER
ET PREMIÈREMENT DE LA GRACE
EXCITANTE ET SUFFISANTE
SOMMAIRE
La Grâce excitante qui est aussi une grâce suf- fisante consiste dans une pieuse pensée de V es- prit ou dans une pieuse affection de la vo- lonté — elle est donnée a tous — mais dans une plus large mesure aux uns qu'aux autres.
I
LA Grâce excitante consiste en une sainte pen- sée par laquelle Dieu éclaire l'esprit et dans une sainte affection par laquelle il fortifie la
Bail. t. iv. i
LA THEOLOGIE AFFECTIVE
volonté, pour qu'elle puisse aimer tout ce qui est vertu. Mais ces saintes pensées qu'elle inspire sont d'une merveilleuse variété. C'est une considéra- tion tantôt sur la misère de cette vie, tantôt sur l'affreuse mort et sur le jugement de Dieu. C'est quelquefois une réflexion sur la laideur du péché. Quelqu'autre fois, c'est la pensée d'aller entendre un prédicateur, de demander conseil à un homme vertueux ou de lire un livre de piété. Dans cer- tains cas, c'est une pensée sur l'excellence de la vérité et sur le bonheur d'une conscience tran- quille : dans d'autres, c'est une réflexion sur la consolation qu'éprouvent les âmes saintes au sortir de ce monde. Enfin cette Grâce peut consister dans une méditation sur Dieu, sur ses perfections infi- nies, sa bonté, sa miséricorde, sa justice, ou bien sur Jésus-Christ, sur sa charité, sa beauté, son excellence, sa passion, son Ascension, sa gloire. Les pieuses affections de la volonté ne sont pas moins variées. Tantôt c'est un dégoût des plaisirs de cette vie et un sentiment d'horreur qu'éprouve l'homme à la vue du misérable état dans lequel il se trouve : tantôt c'est la crainte de la mort, du jugement et de l'enfer. Saint Prosper d'Aqui- taine (i) déclare qu'il n'y a rien de plus heureux que cette crainte qui est la mère et la maîtresse de la sagesse. Saint Augustin (2) ajoute même qu'il est nécessaire que la crainte entre la première, pour que la charité la suive, car la crainte est le remède et la charité est la santé. Quelquefois
1. De voc. gent. 1. 2. cap. 25.
2. Tract. 7. in Epist. Joann.
DE LA GRACE 3
cette pieuse affection consiste dans un désir subit de changer de vie et d'imiter les plus vertueux : d'autres fois ce sont des élans vers le paradis, une soudaine complaisance dans les perfections de Dieu, un acte d'ardent amour pour Jésus-Christ. En résumé toutes les pensées surnaturelles qui surgissent inopinément dans l'esprit et émeuvent la volonté, tout ce qui excite l'âme et la réveille comme en sursaut, pour la porter à la vertu, appartient à la Grâce excitante. L'occasion qui fait naître ces pensées et ces affections importe peu, car Dieu qui veut le salut des hommes et qui a tout créé dans ce but, se sert de toutes sortes d'occasions pour toucher les âmes. Voilà pourquoi ces pensées viennent quelquefois à l'occasion d'une prédication, d'une pieuse conférence ou d'un entretien avec quelque personne spirituelle ; d'au- tres fois en lisant un livre, en assistant à l'agonie ou à la mort de quelque personne, enfin en voyant l'exemple des bons qui nous provoque à bien faire, ou celui des méchants qui produit en nous des sentiments d'horreur. Il est même arrivé qu'un songe dans lequel un pécheur se croit emporté par les démons ou saisi entre les griffes de bêtes cruelles, a fait sortir ce pécheur de son assoupisse- ment spirituel en même temps que de son som- meil, et l'a déterminé à faire une bonne pénitence suivie d'un changement de vie. La vue des créa- tures fait aussi concevoir sur Dieu de beaux senti- ments. C'est pourquoi le même saint Prosper (i) dit que les Gentils ont eu leurs voix prophétiques
I. L. 2. de voc. geni. c. 5,
LA THÉOLOGIE AF'PECTIVË
dans les services et dans les témoignages que ren- dent les éléments : ce qui signifie que les créatu- res inanimées leur ont tenu lieu des prophètes, pour leur enseigner la loi de Dieu. Il dit ailleurs (i) : Tous ceux qui vont à Dieu, n'y vont qu'attirés : ce qui les attire, c'est la vue des créatures, le récit des œuvres de Dieu, la crainte, la joie, le plaisir de la lecture. Qui pourrait énumérer toutes les affections diverses par lesquelles Dieu se fait sentir à l'âme humaine, pour lui faire rechercher ce qu'elle fuyait, aimer ce qu'elle haïssait, désirer ce qu'elle avait en dégoût ?
Or, quelle que soit l'occasion dont Dieu se sert pour faire pénétrer dans l'âme ces saintes pensées et ces pieuses affections, elles portent toutes un même nom. Elles s'appellent Grâces de vocation, parce que ce sont comme des voix intérieures par lesquelles Dieu appelle à la pénitence ou à la per- fection. Elles s'appellent aussi Grâces excitantes, parce qu'elles excitent la volonté au bien; préve- nantes, parce qu'elles viennent sans demander à l'homme son assentiment et qu'ainsi elles le pré- viennent; antécédentes et premières, parce qu'elles sont ordinairement suivies d'autres secours (2).
1. L. cont. Collatorem.
2. La Grâce excitante est une impulsion intérieure consistant dans une illumination de Tintelligence et une inspiration de la volonté -, elle a pour but de faire sortir l'homme du péché, de la torpeur ou de l'état d'inertie en le poussant à faire une action sainte. La Grâce aidante^ quand on l'oppose à la Grâce excitante, est celle qui aide la volonté à vouloir et à faire le bien auquel la Grâce excitante l'a soUicitée. Ces deux Grâces
DE LA GRACE
Enfin, on les appelle Grâces suffisantes et médici- nales, parce que avec elles l'homme peut faire son salut ou tout au moins obtenir tout ce qui lui est nécessaire pour se sauver. Elles le mettent en état de suivre la bonne voie et commencent la guérison de ses maladies spirituelles qui sont l'ignorance de ce qu'il devrait savoir et le désir de ce qu'il ne convient pas d'aimer. C'est pour cela qu'elles con- sistent dans une lumière qui descend dans l'esprit pour guérir son ignorance et dans de pieuses affec- tions qui s'emparent de la volonté, pour faire con- trepoids à ses inclinations terrestres. C'est ce que
sont clairement indiquées dans les deux passages sui- vants des Saintes Ecritures : « Je me tiens à la porte et je « frappe, » (Apoc. m, 20.) — « L'Esprit de Dieu aide « notre faiblesse. » (Rom. viii, 26.) La principale diffé- rence entre ces deux Grâces consiste en ce que la Grâce excitante est en nous sans notre concours, car il ne dépend pas de notre volonté que nous soyons excités au bien, tandis que la Grâce aidante est en nous et exige notre concours ; il n'y a pas de Grâce aidante sans le libre consentement de la volonté. — Les Théo- logiens distinguent aussi la Grâce prévenante et la Grâce subséquente^ dont l'Ecriture fait mention fréquemment : « Sa miséricorde me préviendra. » (Ps. lviii, ii.) — « Votre miséricorde me suivra tous les jours de ma vie. » (Ps. XXII, 8.) Le Concile de Trente assigne à la Grâce prévenante le même rôle qu'à la Grâce excitante, quand « il déclare qu'il faut chercher le principe de la justifica- « tion des adultes dans la Grâce de Dieu qui, par les « mérites de Jésus-Christ, les prévient., ou dans la voca- « tion divine qui les appelle... » (Sess. 6, ch. 5.) D'ail- leurs aucune Grâce ne mérite le nom de prévenante plus que la Grâce excitante qui prévient en effet tout
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
confirme saint Augustin (i) quand il dit que de- mander à Dieu la Grâce n'est pas autre chose que lui demander de nous faire voir ce qui nous était caché et de nous faire trouver doux et suave ce qui nous était pénible. Le saint Docteur parle ainsi de la Grâce excitante considérée dans son plus parfait état, et non pas dans ses débuts et comme dans son enfance, où elle comprend alors des sentiments de crainte, qui préparent la voie à la charité et à la suavité intérieure.
Admirez en ceci la bonté de Dieu qui se sert, pour nous élever au ciel, de voies si douces, c'est- à-dire des pensées et des affections qu'il excite
consentement de la volonté. La Grâce prévenante est donc celle qui prépare la volonté à vouloir le bien, la Grâce subséquente est celle qui fait que la volonté ainsi préparée veut actuellement le bien. — Le Concile de Trente fait encore mention de la Grâce antécédente et de la Grâce concomitante (sess. 6. ch. i6); <i Jésus- « Christ, lui-même^ dit-il, répand incessamment en ceux « qui sont justifiés sa vertu, vertu qui toujours précède, « accompagne et suit leurs bonnes œuvres », par où on voit que cette troisième division de la Grâce a le même sens que les deux précédentes. — De plus comme le dit saint Thomas (I. II. q. 6 xi. art. 3. ad 2) la Grâce excitante, prévenante et antécédente est en soi la même chose que la Grâce aidante, subséquente et concomi- tante ; ces dénominations diverses indiquent simple- ment des eiîets différents : ainsi la Grâce excitante devient Grâce aidante, quand la volonté cède librement aux sollicitations de la Grâce et donne son consente- ment.
I. L. 3. de peccat. merit. et remiss. c. 19.
DE LA GRACE
dans nos âmes à toute occasion. Peut-on souhaiter un procédé plus suave ? « Oh ! Seigneur ! grande est r abondance de votre douceur. » (Ps. 3o). Vous êtes le Dieu très grand et très haut qui, par l'inef- fable hauteur de votre majesté, de votre sagesse et de votre bonté infinie, défiez toutes nos concep- tions et toutes nos paroles ; et cependant vous faites tout pour un homme vil et misérable ; ne voulant pas faire violence à sa liberté, vous Tatti- rez à vous par de suaves attraits et vous voulez qu'il vous obéisse de plein gré, parce que sans la volonté on ne fait aucun bien qui vous soit agréa- ble. O Seigneur très doux et très bon, donnez-moi tous les jours de ma vie ces Grâces excitantes et ne me privez pas de ces lumières intérieures ni de ces pieuses affections ; ou bien maintenez-moi toujours dans la crainte, comme un bon père y maintient ses enfants, afin qu'ils demeurent dans le devoir ; ou bien encore faites-moi trouver tant de goût et de douceur dans la pratique de la vertu, que tout le reste me semble pénible et amer. Donnez-moi, Seigneur, une connaissance claire de ce que j'ai à faire et une suavité victorieuse, pour n'aimer que vous seulement, mon Dieu. Soyez pour moi plus doux que tous les plaisirs mondains ; je n'aimerai plus alors les créa- tures, mais vous, qui êtes mon vrai bien et ma béatitude.
II
Considérez que Dieu n'est pas avare pendant la durée de cette vie des Grâces excitantes et suflisan- tes, mais qu'il les donne en temps et lieu à tous ceux
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
qui sont parvenus à l'âge de raison. « // éclaire^ « dit saint Jean, tout homme venant en ce monde^ » (chap. i). — « Là ou a abondé le mal^ a sura- « bondé la Grâce, » dit saint Paul (Rom. 5). Sa Providence surnaturelle s'exerce sur toutes les créatures raisonnables en leur fournissant tout ce qui est requis et qui suffit pour arriver à leur fin dernière. C'est aussi un effet de la miséricorde de l'Homme-Dieu, Jésus-Christ, qui est mort pour tous les hommes de la terre sans exception et pour acquérir à tous, même aux réprouvés, aux fidèles et aux infidèles (i) des moyens suffisants de salut d'abord (2) et puis à ceux qui feront un bon usage
1. La proposition suivante a été condamnée par le pape Alexandre VIII: « // s'est offert à Dieu, en sacri- « fice, pour nous, non pas pour les élus seuls, mais pour « tous les fidèles et seulement pour eux. » (prop. 4.)
2. Le pape Alexandre VIII a condamné également cette autre proposition : « Les païens, les Juifs, les « hérétiques et autres de ce genre, ne reçoivent absolument « aucune influence de Jésus-Christ : aussi a-t-on le droit « de conchire de là qu'ils Ji'ont qiiune volonté impuissante « et dépourvîie de toute grâce suffisante » (prop. 5.) — Autres propositions condamnées par le pape Clé- ment XI : « L'homme ne reçoit aucune grâce si ce n'est « par la foi » (26.) — « La foi est la première grâce et la « source de toutes les autres » (27.) — « Hors de l'Eglise « Dieu n'accorde aucune grâce » (29). — Comment con- cilier cette doctrine avec celle du Concile de Trente qui dit (sess. 6. ch. 8) que la foi est « le commencement du « salut de l'homme, le fondement et la racine de la justi- « ftcation, sans laquelle il est impossible de plaire à « Dieu. » Dans ce texte il est question de la justification
DE LA GRACE
de ces moyens, la vie éternelle. Sans cela, il ne serait pas le chef de tous les hommes ; son obéis- sance aurait des eflets moins étendus que la déso- béissance d'Adam dont toutes les âmes ont ressenti le contre-coup, excepté celle de la Vierge imma-
formelle et parfaite du pécheur et des dispositions pro- chaines à cette justification qui sont la foi en premier lieu, puis la crainte, l'espérance, un commencement d'amour, la haine du péché et enfin le ferme propos de mener une meilleure vie. Mais le Concile est si loin d'affirmer qu'avant la foi formelle^ Dieu ne donne aucune Grâce, qu'il déclare nettement que Dieu prépare les âmes à la foi par sa Grâce, quand il dit (sess. 6. ch. 6) : « Excités et aidés par la grâce divine ^ et concevant « la foi de l'ouïe, ils se portent librement vers Dieu. . . » Avant la foi formelle, il y a chez l'infidèle un commen- cement de foi ; ce commencement de foi comprend tous les actes que produit l'homme depuis l'instant où il a une certaine connaissance de la révélation et qui ten- dent à la foi formelle ; ces actes sont soit « une pieuse « inclination à croire »j inclination que le Concile d'Orange appelle lui-même « un commencement de foi » (can. ^), soit le jugement par lequel « nous décidons « préalablement qu'il est raisonnable de croire », juge- ment que saint Augustin (lib. de prœd. sanct. c. 2. n. 5) appelle également « un commencement de foi », soit enfin toutes les dispositions par lesquelles Tâme se prépare graduellement à concevoir la foi, telles que l'application de l'intelligence à bien saisir les raisons de croire, le désir de connaître la vraie révélation dont on n'a encore qu'un vague soupçon, la prière qui a pour but d'obtenir de bien la connaître, toutes choses que saint Augustin nomme « des commencements et des ger- « mes de foi » (lib. i. ad Simplic. q. 2. n. 2.) La foi formelle qui consiste dans l'assentiment de l'esprit à
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
culée. Saint Prosper d'Aquitaine (i), le meilleur disciple de saint Augustin et le plus ardent défen- seur de la doctrine de ce grand saint sur la Grâce, dit à ce sujet que Dieu n'a pas pris moins de soin d'aider les âmes que de nourrir les corps, dans tous les temps, soit avant, soit après le déluge, sous la loi mosaïque comme sous la loi évangélique. Il a pourvu de moyens de salut tous les hommes, car il est mort absolument pour tous. Saint Augus-
une vérité révélée à cause de l'autorité de Dieu qui l'a révélée est précédée et préparée par ces commence- ments de foi ; or, il a été défini contre les Seraipéla- giens que de tels actes exigeaient la Grâce. D'où il résulte qu'avant la foi formelle Dieu donne des Grâces intrinsèquement surnaturelles. La Constitution Auctorem fidei condamne sous le n° XXII « la proposition qui « enseigne que lafoi^ qui est le point de départ de la série « des grâces et par laquelle Dieu nous fait entendre le « premier appel vers le salut et vers l'Eglise, est Vexcel- « lente vertu de foi elle-même par laquelle les hommes sont « appelés et deviennent en réalité des fidèles ; comme si « avant cette poi. Dieu ne donnait pas la grâce qui précède « la foi, comme elle prévient la volonté. D'après saint « Aîigustin (de dono persever. cap. i6. n. 41) une telle « proposition est suspecte d'hérésie et sent l'hérésie, elle a « été déjà condamnée parmi les propositions de Quesnel « et elle est fausse. » — Avant ces commencements de foi, Dieu ne donne à l'infidèle aucune Grâce intrinsèque- ment surnaturelle (quoad substantiam), mais des Grâces surnaturelles seulement quant à la manière dont elles sont accordées (quoad modumj, au moyen desquelles il peut accomplir non pas des œuvres surnaturelles, mais des œuvres moralement bonnes de l'ordre naturel.
I. L. 2. de voc. gent, c. 10, 14 et i6.
DE LA GRACE
tin (i) lui-même dit : Le sang de Jésus-Christ a été versé pour toi, si tu le veux : sinon, il n'a pas coulé pour toi. Philippe, chancelier de l'Université de Paris remarque que le Saint-Esprit est com- paré à l'air, par exemple dans ce passage : « fai « ouvert la touche et fat attiré l'Esprit^ » (Ps. 1 18); parce que, dit-il, de même que rien n'est plus nécessaire à tous les hommes et en même temps plus commun que l'air, ainsi Dieu n'offre rien aux hommes d'une manière plus générale que le Saint-Esprit, c'est-à-dire que les Grâces exci- tantes qui viennent de lui. Les hommes ne les reçoivent cependant pas à tous les instants de leur vie ; car ce sont des éclairs qui brillent et disparaissent aussitôt, ce sont des touches du ciel et du doigt de Dieu, qui frappent par intervalles et à diverses reprises. C'est pourquoi quand bien même les hommes seraient attentifs à toutes les pensées et à tous les mouvements de leur âme, ils ne se trouveraient pas toujours excités par la Grâce. Dieu leur donne le temps de dormir et de traiter leurs affaires ; il n'envoie ces secousses intérieures que dans le temps et dans le lieu qu'il lui plaît de choisir. Ils peuvent néanmoins, chaque jour et à chaque heure du jour, opérer leur salut, en vertu des Grâces (2) autrefois reçues et en vertu
1. Serm. 31.
2. La Grâce peut être donnée à l'homme ou pour qu'il évite le péché et obéisse à une loi surnaturelle ou pour qu'il se convertisse. Dans le premier cas il reçoit la Grâce à l'instant même où la tentation le presse ou bien au moment il doit obéir à cette loi, parce que sans
12 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
de celles que la Providence leur fournit ou leur fournira à l'avenir. C'est pourquoi il n'est pas bien sur que l'homme reçoive la dernière bonne pensée quelque temps avant de mourir, ainsi que la dernière émotion de la volonté, après laquelle Dieu le rejetterait et l'abandonnerait. Il est plutôt à croire que la dernière Grâce arrive à l'article de la mort, oii les méchants en ont un plus grand besoin et où ils sont réduits à une extrême nécessité, dans laquelle Dieu n'abandonne jamais les âmes.
Puisque telle est la conduite de Dieu, les âmes
la Grâce ces deux actes lui seraient absolument impos- sibles. Dans le second cas, la Grâce n'est pas accordée à l'homme à tout instant ; Dieu est dans l'attitude de quelqu'un qui « se tient à la porte et qui frappe, > (Apoc. III), il persiste à demeurer sur le seuil de la porte, mais il ne frappe pas à tout instant : il frappe au moment opportun. Or il y a tout lieu de croire que la Providence divine considère comme le moment oppor- tun, celui où l'homme est excité au bien par des causes extérieures, telles que la prédication, les exemples des Saints, les bienfaits divins, les malheurs de la vie et qu'avec ces excitations extérieures il fait coïncider l'excitation intérieure de sa Grâce, parce que cette excitation extérieure est comme la cause seconde chargée par Dieu de produire un tel effet, qu'elle ne peut néanmoins produire sans l'excitation intérieure qui représente le concours nécessaire de Dieu. Cette manière d'agir ordinaire de la Providence de Dieu nous est indiquée dans les textes suivants : « Donc la foi « vient de ce qu'on a entendu, et on a entendu parce que la « parole de Jésus-Christ a été prêchée. » (Rom. X, 17). — « Le Seigneur est proche de ceux dont le cœur est affligé. » (Ps. XXXIII, 19.)
t)Ë LA GRACE
réprouvées n'ont à se plaindre que d'elles- mêmes et de leur résistance aux attraits de la Grâce. Les inspirations surnaturelles ne leur ont pas manqué : si elles y eussent été dociles, elles auraient obtenu la rémission de leurs péchés. Il est donc vrai que, si elles ne se sont pas sauvées, c'est qu'elles ne l'ont pas voulu, alors qu'il leur était possible de le vouloir. Si les adversaires de la Grâce suffisante avaient bien réfléchi là-dessus, ils n'auraient peut-être pas soutenu une doctrine si injurieuse à la bonté de Dieu. Car ce n'est pas avoir une idée digne de lui, que de dire simple- ment qu'il n'est pas injuste et qu'il ne fait tort à personne, quand il refuse la Grâce suffisante, en punition du péché originel ou des péchés person- nels. Pour que Dieu soit bon et miséricordieux comme il l'est, il ne suffit pas qu'il ne soit ni injuste ni cruel. « Mépriseras-tu^ dit saint Paul « à un réprouvé, les trésors de sa bonté et de sa « patience ? par ta dureté et par ton cœur irnpé- « nitent tu amasses sur ta tête un trésor de « peines pour le jour de la colère. » (Rom. 2.) La bonté de Dieu est donc grande, même à l'égard des réprouvés. « Il j ait briller son soleil sur les « bons et sur les méchants. » Il cultive une vigne qui ne lui rapportera jamais de fruits : c'est pour cela qu'il dit : « Qu'ai-je pu faire à ma vigne que « je rC aie point fait ? » (Is. 5.) Le Fils de Dieu a prêché aussi à des réprouvés, car il y en a eu parmi ceux qui assistaient à ses discours : ce qui eût été aussi absurde que d'exhorter un tronc d'arbre à marcher, ou un bœuf à voler s'ils n'eus- sent pas eu les moyens suffisants de se rendre à
14 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
ses exhortations. Oseront-ils dire que Judas a manqué de Grâces suffisantes, lui qui a vécu dans la société du Fils de Dieu et qui en a reçu tant de caresses ? Le grand saint Cyrille (i) dit qu'il avait autant de Grâces que les autres Apôtres, mais ceux-ci coopérèrent à la Grâce et furent sauvés. Un autre auteur (2) dit que David le maudit trente fois dans un de ses Psaumes (Ps. 108), parce qu'il résista autant de fois aux remon- trances de Jésus-Christ. Saint Augustin (3) ajoute qu'il jeta l'argent qui lui avait été donné comme prix de la trahison de Jésus-Christ et qu'il ne connut pas à quel prix Jésus-Christ l'avait ra- cheté.
Ainsi, Dieu très grand et dont la Providence est admirable, vous témoignez votre bonté à toutes les créatures; même celles qui vous détestent, ne laissent pas de recevoir vos bienfaits et d'être suffisamment invitées à votre banquet céleste. Vous ressemblez au soleil qui éclaire même les peuples qui le maudissent. O bonté suprême, con- tinuez de répandre toujours ainsi vos bienfaits ; remplissez toujours tous les cœurs de vos bénédic- tions par lesquelles vous les prévenez. Maudits soient donc ceux qui attaquent vos jugements, sous prétexte que votre secours leur a fait défaut. Qu'on les tienne pour des ingrats et des menteurs ceux qui disent qu'ils ne peuvent ni se convertir ni aimer vos saintes lois. Les malheureux ! ne leur
I. L. 2. in Joann.
1. Pascasius. 1. 12. in Mattli.
), In Psal. 68.
DE LA GRACE l5
suffit-il pas d'être criminels à vos yeux, et faut-il qu'ils se fassent encore vos injustes accusateurs ? Je confesse donc, Seigneur, qu'à tous vous donnez les moyens suffisants. O Rédempteur du monde entier, « Sauveur de tous les hommes, et princi- « paiement des fidèles^ » (Tim. 4), je remercie votre très abondante charité et je fais un ferme propos d'employer toute la puissance de ma liberté excitée par votre Grâce, à correspondre fidèlement à cette Grâce jusqu'à la mort.
III
Considérez néanmoins que ces Grâces sont dis- tribuées d'une manière inégale, et plus abondam- ment aux uns qu'aux autres. C'est la doctrine de saint Thomas (i). Dieu excite l'homme par sa Grâce, mais d'une manière qui n'est pas la même pour tous : quelquefois il excite à une bonne action, mais imparfaite, qui sert néanmoins de préparation à la Grâce sanctifiante ; quelquefois il excite à une action parfaite qui est immédiatement suivie de la collation de la Grâce sanctifiante, selon cette promesse : « quiconque écoute mon Père et reçoit sa parole, vient à moi. » (Jean. 6.) De là la nécessité de diviser la Grâce excitante et suffi- sante en Grâce initiale ou naissante par laquelle l'âme n'est excitée qu'à la crainte et aux moindres vertus, et en Grâce adulte ou parfaite, par laquelle l'àme est excitée à la charité. De plus, la Grâce est donnée, dit Richard de saint Victor (2), aux uns
1. Quœst. 112, art. 2, ad 2.
2. Serai, de Sp, S.
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
par infusion, c'est-à-dire comme goutte à goutte ; aux autres avec diffusion, ce qui signifie qu'ils en sont remplis, aux autres enfin avec effusion, c'est- à-dire avec surabondance. C'est pourquoi les Théo- logiens distinguent communément trois sortes de Grâce excitante, qui sont le secours spécial, le secours plus spécial et le secours très spécial. Les Grâces de la première catégorie auxquelles la na- ture résiste facilement, ne lui donnent pas une inclination au bien supérieure à celle que le vice et la corruption lui donnent pour le mal : avec elles la nature demeure comme en équilibre et dans un état tel qu'elle peut se décider facile- lement pour le mal et que rarement elle se déci- dera pour le bien. Les Grâces de la seconde catégorie qui sont plus fortes et plus abondantes, font pencher la volonté beaucoup plus du côté de la vertu que du côté du péché : aussi la volonté ne peut-elle pas s'y soustraire aisément, bien qu'il lui arrive encore quelquefois d'y résister et de se porter au mal, mais c'est avec je ne sais quelle peine et quel regret, car elle se sent pressée de bien faire par ces secours plus abondants.
Les Grâces de la troisième catégorie consistent dans un secours très spécial et dans une plénitude de force qui s'empare de la volonté avec une dou- ceur si puissante qu'elles sont toujours efficaces et qu'elles élèvent toujours la nature à une perfec- tion céleste. Les cœurs même les plus durs, si une telle Grâce leur est accordée, n'y résistent jamais. Telles furent les Grâces que reçut la Sainte Vierge et aussi quelques âmes d'élite, que Dieu voulut favoriser exceptionnellement. C'est un fait que
t)Ë LA GRACE 17
prouve rexpérience, car nous constatons d'une manière évidente que les uns ont beaucoup plus de saintes pensées et de pieuses affections que les autres. Et afin que nous ne conservions là-dessus aucun doute, l'Ecriture Sainte nous offre des exemples d'une telle Grâce. Elle nous révèle que les habitants des cités opulentes de Tyr et de Sidon, n'eurent jamais des Grâces aussi puissantes que les Juifs de Bethsaïde et de Corozaïn ; elle ajoute que, s'ils avaient été aussi bien partagés, ils se seraient convertis d'une manière admirable et auraient fait pénitence dans les haires et dans les cilices. Il y a donc des âmes favorisées de Grâces bien supérieures aux secours simplement suffisants qui sont donnés aux autres. Il y a même des nations entières pour lesquelles il est aussi évident qu'elles sont plus éclairées que d'autres, qu'il est manifeste que le soleil échauffe et éclaire davantage certaines parties de la terre. Elles peu- vent dire à bon droit : « Dieu rCa point traité « ainsi toutes les nations et ne leur a point révélé « ses jugements. » (Ps. 147). Il semble que Dieu a voulu que l'ordre surnaturel fut établi sur le mo- dèle de l'ordre naturel, où il a créé les êtres avec des qualités différentes et inégales, afin qu'il y eût parmi eux de la variété et que de cette variété naquît l'ordre et la beauté. Ainsi nous voyons que les étoiles diffèrent les unes des autres en clarté, les pierres précieuses n'ont pas toutes le même éclat ni le même prix ; il y a des plantes, des ani- maux, des corps et des esprits plus parfaits les uns que les autres, comme parmi les hommes il s'en trouve de plus riches et de plus heureux les
Bail, t. iv 2
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
uns que les autres : c'est ainsi que Dieu Ta voulu. Si ces faveurs dans Tordre de la nature ne nous autorisent pas à accuser Dieu, des faveurs sembla- bles dans l'ordre surnaturel ne nous y autorisent pas davantage. Puisque en réalité toutes les âmes ont des Grâces suffisantes pour se sauver, quel droit auront-elles de se plaindre, si Dieu tout en ne leur refusant rien de ce qui leur est nécessaire, gratifie quelques âmes de faveurs particulières ? Ne serait-ce pas pécher par envie ? Saint Prosper d'Aquitaine (i) s'efforce de rendre évidente cette même vérité, par la comparaison des pères qui aiment quelqu'un de leurs enfants plus tendre- ment, avant même d'avoir examiné les mérites de chacun d'eux, et à des maîtres qui accordent des faveurs à certains de leurs serviteurs. Si nous n'o- sons blâmer une telle conduite, faut-il se plaindre de la bienveillante justice du souverain Père et vrai Seigneur, quand nous constatons que dans sa grande maison toutes choses sont variées et offrent d'innombrables différences. Enfin saint Pierre appelle pour ce motif la Grâce de Dieu « multi- forme. » (I, Ep. 4). (2).
i. L. i, De voc. Gent., c. 32.
2. Rien n'est plus certain que l'inégale distribution de la Grâce. « Les Saintes Lettres nous Vaffirment d'une « manière si claire^ dit ^^W^xm^Vi (de grat. et lib. arh.^ << 1. 2, c. 2), çti'on peut à bon droit s'étonner qu'il se soit « trouve' un seul théologien pour le nier. Saint Augus- « tin s'appuie pour le prouver sur ce texte {Sag. IV) : Il
« A LTli ENLEVt DE PEUR Q.UE SON ESPRIT NE FUT CORROMPU PAR « LA MALICE ET Q.UE LES APPARENCES TROMPEUSES NE SÉDUISIS-
« SENT SON AME. // est évident (jue Dieu ne J ait pas à tons
DE LA GRACE I9
Admirez ici la Providence surnaturelle de Dieu qui a à sa disposition tant de moyens pour attirer à elle les âmes. Adorez la profondeur des jugements
« cette grâce de les ravir à ce monde avant qu'ils aient « péché. Saint Augustin s'appuie aussi sur cet autre 'L texte (Matt. XI) : Si ces miracles avaient été accom-
« PUS sous LES YEUX DES HABITANTS DE TyR ET DE SiDON, ILS « AURAIENT FAIT PÉNITENCE DANS LA CENDRE ET DANS LE
« ciLicE. Nous voyons par là que Dieu en vertu d'une « décision connue de lui seul et qui, quoique juste «: nous étonne, non seulement n'accorde pas à tous des « grâces égales, mais même n'a pas vouhi que ceux qu'il « prévoyait devoir croire, s'ils étaient témoins des miracles « de Jésus-Christ, en fussent témoins en réalité et de plus « a voulu en rendre témoins ceux qu'il prévoyait ne « devoir jamais croire, quels que fussent les miracles « qji'on leur montrât . » La mesure de Grâce accordée à chacun est déterminée uniquement par la libre volonté de Dieu; chacun la reçoit « selon la mesure du « DON que nous fait Jésus-Christ. » (Eph. IV.) — Néanmoins « Dieu tient compte souvent, dit Suarez (de « grat., 1. 4, G. 10, n. 10) des bonnes œuvres accomplies « avec le secours d'une première grâce et les considère « dans le pécheur comme de vraies dispositions ; il excite « en effet par ses inspirations intérieures à faire péni- « tence ceux qui prient et font V aumône, plus souvent que « ceux qui négligent de faire de telles œuvres. C'est « en ce sens qu'on dit que l'aumône remet les péchés. Il con- « vient d'en dire autant du pardon des injures et d'autres « œuvres semblables. » Même variété dans la manière dont la Grâce excite l'âme au bien. « Dieu, dit l'auteur « du livre sur la vocation des Gentils, prend soin de « tous les hommes et leur témoigne à tous sa bonté, mais « sous des formes très diverses et dans une mesure iné- « gale. » (Lib. 2, ch. 31.)
20 LA THÉOLOGIE AFfECTIVË
de Dieu qui favorise plus spécialement certaines âmes par pure bonté. Louez sa magnificence envers elles. Bénissez ces âmes que Dieu comble de bénédictions plus abondantes. Oh ! que ces âmes favorites du Roi de gloire doivent être chéries et vénérées ! Oh ! que celui qui serait en état de les distinguer parmi toutes les autres devrait leur témoigner d'affection et de respect ! Gardez-vous bien de murmurer contre ces inégalités ; car si Dieu fait de plus grandes miséricordes aux uns, non seulement il ne fait pas d'injustice aux autres, mais il leur fait même miséricorde en leur don- nant des Grâces suffisantes, alors qu'il serait libre de n'en point donner du tout. Souvenez-vous de ces paroles de saint Augustin (i) : Mais pourquoi donc. Dieu traite-t-il celui-ci de telle façon et celui-là de telle autre ? « O homme qui es-tu ? » Croyons bien, quoique nous ne puissions pas tout comprendre, que celui qui a fait les créatures cor- porelles et les créatures spirituelles, a tout disposé avec poids et mesure : mais nul ne peut pénétrer les jugements de Dieu. Chantons alléluia^ enton- nons en son honneur un cantique de louange et cessons de dire : pourquoi ceci ? pourquoi cela ?
I. L, I. ad Simpl. q. 2.
DE LA GRACE
Vir MÉDITATION
DIEU,
PAR SES GRACES PRÉVENANTES,
RETIRE DE LA MASSE
DE PERDITION
TOUS LES HOMMES PARVENUS
A L'AGE DE RAISON
SOMMAIRE
Dieu ne serait pas injuste s'il laissait sans se- cours tous les hommes en état de péché — néanmoins il retire de la masse de perdition tous les hommes^ en ce sens qu'il leur offre quelque moyen d'en sortir — pourquoi tant d'âmes sont en état de péché.
I
DIEU ne pourrait être accusé d'injustice, alors même qu'il abandonnerait tous les hom- mes dans l'état de péché et dans la masse de perdition, où Adam les a réduits, sans leur offrir pour les en retirer le secours de ses Grâces préve- nantes (i). Le Saint-Esprit proclame cette vérité par la bouche du Sage : « Qui s'élèvera contre
I. Bellarmin. de grat. et lib. arb. 1. 2. c. 4.
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
« votre jugement, ou qui vous imputera la perte « des nations que vous ave^ faites? » (Sag, 12.) La raison en est que tous les hommes naissent infec- tés du péché originel, qui les rend « enfants de « colère », et que par conséquent Dieu ne leur doit en toute justice aucune Grâce et aucune fa- veur, mais plutôt des châtiments et la misère. Et puis la Grâce ne serait plus la Grâce, c'est-à-dire une faveur spéciale, si elle était due. Si donc Dieu laissait les hommes dans la masse de perdi- tion où les a précipités le péché d'Adam, nul ne pourrait l'accuser d'injustice pour n'avoir pas voulu faire miséricorde à qui n'y a aucun droit (i). De plus si Dieu peut refuser de faire miséricorde à ceux qui ont contracté le seul péché originel, à combien plus forte raison aurait-il le droit de ne pas avoir pitié de ceux qui ont chargé leur cons- cience de péchés personnels, c'est-à-dire de péchés qu'ils ont commis en abusant de leur propre
I. C'est, dit Bellarmin {de grat. et lih. arb. 1. 2. c. 4) une vérité « très certaine pour quiconque admet sur le « témoignage de V Ecriture Sainte le péché originel ; car « puisque à cause du péché du premier homme nous nais- « sons tous enfants de colère, comme l'enseigne V Apôtre « (Eph. Il), nous n'avons droit qu'à une seule chose, qu'au « châtiment. Aussi l'Esprit-Saint dit-il {?>zg. XII): Qui « s'élèvera contre votre jugement, ou qui vous accusera « quand vous aurez fait périr les nations que vous avez « créées? » — « Le genre humain, dit saint Thomas (i. 2. « q. 106. a. 3. ad \) a mérité par le péché du premier père « d'être privé du secours de la grâce ; donc si Dieti la « refuse, il fait acte de justice; s'il la donne, il fait acte « de miséricorde f comme le dit saint Augustin. »
DE LA GRACE 23
liberté, en transgressant volontairement les lois divines et en méprisant les avertissements inté- rieurs de leur conscience. En effet les péchés per- sonnels sont beaucoup plus graves et rendent une âme bien plus criminelle devant Dieu que le péché originel qui est le moins volontaire de tous les péchés. Ainsi donc on n'aurait pas le droit de se plaindre de Dieu, si le pécheur, en punition de sa vie coupable, ne recevait de lui aucun secours suffisant pour rentrer en grâce, s'il demeurait abandonné, sans se connaître lui-même, sans son- ger à son salut, sans espoir de pardon ; parce que celui qui pèche mortellement après le baptême, mérite d'être à tout jamais privé de la Grâce de Dieu qu'il a une fois méprisée ; à plus forte raison si averti et excité intérieurement par la Grâce, il a refusé de se convertir et a entassé péchés sur pé- chés (i).
Cette considération m'apprendra en quel déplo- rable état le péché nous réduit, puisqu'il nous prive de tout droit à la Grâce divine qui seule peut nous retirer de ce malheur. Par conséquent après le péché, nous n'avons plus qu'une seule chose à faire, c'est de nous humilier très profondé- ment en présence de la miséricorde divine envers laquelle nous sommes devenus dépendants à un nouveau titre, car ce n'est que par elle seule que nous pouvons sortir du péché et échapper aux peines qu'il appartient à la justice de Dieu de nous infliger. Je comprendrai aussi que les pre- mières Grâces prévenantes sont toutes gratuites
1. Jo. DriedOj de capt. et redempt. tract. 5.
24 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
et ne nous sont dues à aucun titre qui soit fondé sur nos propres mérites. Dieu les donne même à ceux qui sont ses ennemis, à qui il ne devrait que son mépris et sa haine éternelle : si bien qu'il ne leur ferait aucune injustice s'il les en privait à tout jamais et les laissait dans la masse de perdi- tion. O Seigneur, combien gratuite est donc votre miséricorde envers les pécheurs qui sont absolu- ment indignes d'être prévenus de vos premières Grâces excitantes ! O Seigneur, puissions-nous vous témoigner un amour tout spécial pour les premières illuminations dont vous avez éclairé nos intelligences et pour les premières inspirations par lesquelles vous avez touché notre volonté !
II
Dieu retire les hommes de la masse originelle de perdition, en ce sens qu'il les délivre de l'im- puissance où ils se trouvent de se sauver, en leur donnant quelque moyen d'en sortir, s'ils le veu- lent. Cette vérité découle du dogme de la Provi- dence universelle de Dieu, qui s'étend absolument à tous les hommes (i). « Vous aime^, dit le Sage,
I. Même après le péché originel, Dieu veut le salut de tous les hommes et de chaque homme en particulier ; il le veut d'une volonté sincère, mais conditionnelle et la réalisation de cette condition qui n'est autre chose que l'observation des lois divines, dépend de la liberté humaine, « Dieu notre Sauveiir, dit formellement l'Apô- « tre, veut que tous les hommes soient sauvés et qu'ils « parviennent tous à la connaissance de la vérité. 7> (I. Tim. II, I et suiv.) — En conséquence de cette vo- lonté, Jésus-Christ est mort pour tous les hommes :
DE LA GRACE 25
« toutes les choses qui existent et vous ne haïsse^ « aucune de celles que vous ave\ créées^ car vous « naveT;^ créé les êtres que parce que vous les « aimie^. » (Sap. ii.) Aussi a-t-il tout d'abord fait grâce à Adam, qui fut la source du péché (i). A plus forte raison sa miséricorde donnera-t-elle le moyen de sortir du péché à ceux qui en ont con- tracté la souillure sans aucun acte de leur volonté, mais par la volonté d'autrui : ce qui rend ce péché d'autant plus digne de la miséricorde divine. Il y en a qui disent à ce sujet que Dieu pouvait sans injustice laisser les hommes dans la masse de per- dition. Oui sans doute il le pouvait ; mais n'est-il pas plus probable que lui qui est prêt à pardonner les crimes les plus énormes tels que les homicides et les blasphèmes, aura aussi voulu pardonner à tous les hom.mes le péché originel qui les rend moins coupables à ses yeux, car ils n'y ont en rien contribué, si ce n'est en Adam, leur père ? Où serait la clémence si renommée du Père éternel,
c'est le même Apôtre qui l'affirme (I Tim. II, 5 et 6.) « // n'y a qu'un Médiateur entre Dieu et les hommes^ « Jésus-Christ^ qui s'est fait homme, et qtii s'est livre « lui-même pour la rédemption de tous. » — i) Il est de foi que Dieu ne veut pas seulement le salut des prédestinés et que Jésus-Christ n'est pas mort pour les prédestinés seuls. 2) Il est de foi également que Jésus-Christ est mort pour tous les fidèles (Péronne, de Deo, n° 460.) 3) C'est une vérité certaine et qui touche à la foi, à laquelle il ne manque que d'être expressément définie, que Jésus-Christ est mort absolument pour tous les hom- mes.
I. Catharin. in c. iç Ep. ad Rom.
26 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
s'il avait décidé d'abandonner un si grand nombre de créatures douées d'àmes raisonnables à la per- dition éternelle ? Au moins devrait-il en retirer de cette masse une moitié, afin de ne pas moins faire éclater sa miséricorde que sa justice. Pourquoi Dieu dans un pareil cas serait-il plus enclin à la sévérité qu'à la miséricorde ?
Il y en a cependant qui disent que Dieu ne retire de cette masse que les prédestinés seuls (i), et que, quant aux autres, il les a en aversion, bien qu'ils soient en plus grand nombre et ne veut pas les aider à sortir du péché. Ils vont même plus loin : quand Jésus-Christ mourait sur la croix pour le salut des hommes, il considéra que tous avaient un égal besoin d'être rachetés par ses mérites : néanmoins, d'après eux, il ne voulut offrir ces mérites que pour les prédestinés seuls, il dédaigna et détesta tous les autres, repoussant à jamais toute réconciliation avec eux. Arrêtons-nous un peu ici pour constater dans quelles absurdités tombent les esprits prévenus. Car ou les mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ étaient suffisants
I. La proposition suivante (y de Jansénius)a été con- damnée comme fausse, téméraire et scandaleuse et aussi comme hérétique si on l'entend dans ce sens que Jésus-Christ n'est mort que pour sauver les prédesti- nés : Voici cette proposition : « C'est éire semi-pélagien « que d'affirmer que Jésus-Christ est mort ou a versé son « sang absolument pour tous les hommes. » Le Conc. de Trente dit (sess. 6, ch. 3.) « Bien que (Jésus-Christ) soit « mort pour tous, tous cependant ne reçoivent pas le ^ bénéfice de sa mort, mais ceux-là seulement à qui le mé- % rite de sa passion est communiqué... »
DE LA GRACE
pour racheter tous les hommes, ou ils n'étaient capables que de racheter les prédestinés seuls. Soutenir cette dernière hypothèse, ce serait faire injure à la dignité de sa Personne infinie. Mais dire que les mérites de Jésus-Christ étaient suffi- sants pour racheter tous les hommes et que néan- moins le Sauveur n'a pas voulu en faire part à d'autres qu'aux prédestinés, n'est-ce pas en vérité outrager la charité, la bonté d'âme de Jésus- Christ, la meilleure de toutes les âmes ? N'est-ce pas offenser le cœur le plus aimant de tous les cœurs ? N'est-ce pas porter tous les hommes à douter que Jésus-Christ ait songé à eux ? Quoi donc 1 il ne lui en aurait pas coûté davantage, car il avait versé plus de sang qu'il n'en fallait; sa volonté seule aura fait défaut, il n'aura pas voulu les aider dans leur extrême nécessité, alors qu'il n'avait qu'à vouloir ? Ainsi donc Dieu d'après eux nous aurait commandé d'aimer tous les hom- mes de la terre sans exception et de procurer leur salut, et Jésus-Christ ne l'aurait pas fait ? Il n'aurait eu aucune charité pour ces âmes innombrables qu'il pouvait sans nouvelle peine racheter comme les autres ! Eussent-ils agi de la sorte s'ils eussent été à sa place ? auraient-ils eu assez de dureté de cœur et de jalousie pour voir d'un œil tranquille des âmes malheureuses, sans avoir personnellement commis aucun péché, sans avoir transgressé volontairement aucune loi ?
Mais disent-ils, Dieu l'a ainsi voulu pour faire éclater sa justice ; comme si les occasions eussent manqué à Dieu de la faire éclater, puisqu'il devait y avoir un si grand nombre d'hommes qui, par leur
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propre malice iraient d'eux-mêmes au-devant de ses coups. N'y a-t-il pas de mauvais chrétiens qui ont été plusieurs fois retirés du péché par le baptême et par les autres sacrements et qui s'y plongent de nouveau par leur propre malice ? N'y a-t-il pas les infidèles qui méritent d'être frappés par cette justice, soit qu'ils connaissent la religion chrétienne, soit qu'ils n'en aient jamais entendu parler? En effet, il n'en est pas un qui soit privé de toute illumination et de toute inspiration du ciel : avec ce secours, il peut faire des actions bonnes qui lui vaudraient de la part de Dieu des illuminations et des inspirations de plus en plus nombreuses, jusqu'à ce qu'ils fussent entièrement chrétiens. Ainsi s'ils demeurent dans leur péché originel, il faut, dit saint Prosper (i), l'attribuer à leur malice et à leur obstination, car Dieu ne leur fait pas défaut, lui qui vient au secours de tous par des voies innombrables, les unes cachées, les autres manifestes. Dieu, dit saint Pierre, use de patience à votre égard (II Pierr. 3) car « // ne veut « qu'aucun périsse, mais que tous viennent à « la pénitence. » Aussi tous les infidèles ont-ils des anges gardiens qui les excitent à faire leur salut. La Grâce sanctifiante leur est offerte, ainsi que des Grâces excitantes plus fortes qui pour- raient les porter à faire un acte parfait d'amour de Dieu, acte dont l'effet immédiat est la justifica- tion. Mais de fait, ils ne reçoivent pas ces Grâces parce qu'ils ont résisté aux premières Grâces prévenantes qui leur sont données tous les jours
I. De voc. Gent. 1. 2. c. 29.
DE LA GRACE 2^
pour les amener graduellement jusqu'à la justifi- cation (i).
I, Il est admis à peu près par tous les Théologiens et c'est une vérité théoîogiqiiement certaine que Dieu donne à tous les infidèles, même aux infidèles négatifs, et non seulement à tous d'une manière générale, mais à chacun d'eux en particulier, les Grâces nécessaires pour se sauver. D'après certains, la Grâce qui leur est donnée consisterait dans une illumination et une voca- tion intérieure que tout homme ayant l'usage de la raison recevrait une fois ou l'autre dans sa vie et qui lui permettrait de faire un acte de foi surnaturel même dans son objet. Mais cette opinion « ne peut cire siiffi- « samment prouvée » (Suarez, de div. prœd. lib. 4. cap. 3. n. 16) et elle a contre elle l'expérience intime d'un grand nombre de païens qui n'ont pas conscience qu'une semblable Grâce leur ait jamais été accordée ; or ils devraient en avoir conscience, si cette Grâce leur avait été donnée, sans cela elle serait inutile et surtout ne les rendrait pas inexcusables de ne pas avoir cru. L'opinion la plus probable est que Dieu donne aux infi- dèles négatifs, tout d'abord et avant la foi, la Grâce nécessaire pour observer tous les préceptes de la loi naturelle. Grâce qui n'est pas surnaturelle dans son entité pour deux motifs : d'abord, parce qu'une telle Grâce n'est nullement requise pour faire de bonnes œuvres simplement naturelles et surtout parce que l'infidèle pourrait, muni de la Grâce surnaturelle, mé- riter d'un mérite de convenance la vocation à la foi, ce qui ne saurait être admis après les définitions du IP Concile d'Orange (can. ult.) et les déclarations du Concile de Trente (sess. 6. ch. 8) qui affirme que « la foi « est le commencement, îe fondement et la racine de toute « justification. » — Quand l'infidèle muni de ce secours qui est en soi naturel, observe la loi naturelle, Dieu lui
3o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Quant à ce qui concerne les enfants qui meurent avant d'avoir reçu le baptême, et qui ne peuvent rien faire par eux-mêmes, nous savons que la Providence de Dieu qui prend soin des petits passereaux et qui empêche les petits des corbeaux de mourir de faim, s'étend aussi sur eux. Gomme ils font partie de la masse de perdition par la faute d'autrui, ils doivent aussi en être dégagés par le
donne infailliblement la Grâce de la foi qui lui permet de connaître et d'aimer Dieu surnaturellement, et il la lui donne soit en éclairant directement son esprit, soit en envoyant à l'infidèle quelque apôtre, soit même, s'il le faut, en lui envoyant un ange pour l'instruire, comme Ta admis saint Thomas (q. 14 de Verit. art. 2. a. i.) Ainsi l'infidèle qui pèche contre la loi naturelle ne devra s'en prendre qu'à lui seul s'il est privé de la Grâce surnaturelle et il sera justement condamné à l'enfer, soit à cause du péché originel dont il n'a pas obtenu la rémission, soit à cause des fautes personnelles qui l'ont empêché d'arriver à la justification. — Nous ne croyons pas qu'on puisse admettre l'opinion de Ripalda à qui semble suffisante pour le salut, la foi dans le sens large, c'est-à-dire celle que nous concevons avec le se- cours de la Grâce, mais d'après le témoignage des créa- tures (de Ente supernat. disp. 20. sect. 22. n. 115.) Elle nous semble avoir été condamnée en même temps qu'a été condamnée par Innocent XI, la proposition sui- vante : « La foi dans le sens large, celle qui est fondée sur « le témoignage des créatures ou sur tout autre motif sem- <ii btable, suffit pour la justification. » Elle nous semble également proscrite par le Concile du Vatican, (Const. Dei Filins, cap. 3) qui enseigne que « la foi qui est le « commencement du salut de l homme », est « une vertu *c surnaturelle. . . par laquelle nous croyons les vérités
DELAGRACE 3l
secours d'autrui. Dieu a chargé de les secourir les hommes qui ont Tusage de la raison. S'ils ne le font pas, c'est qu'ils restent dans l'infidélité par leur faute, ou bien c'est que ces enfants meurent avant de venir au monde, soit par l'imprudence de leurs mères, soit par le fait des hommes qui leur donnent criminellement la mort ou dont les crimes méritent d'être punis par la mort de ces
« révélées, non pas a cause de leur évidence intrinsèque « perçue par la lumière naturelle de la raison, mais à « cause de Vajitorité de Dieu même, auteur de la révéla- tion...:^ Et un peu plus bas il ajoute : « comme sans la foi « il est impossible de plaire à Dieu et d'arriver à partager « la société de ses enfants, c'est pour ce motif que sans la « foi NUL n'a jamais obtenu la justification. » Nous croyons également que ces dernières paroles du Concile du Vatican condamnent, au moins d'une façon indirecte, . certains Théologiens modernes qui déclarent que Vacte de foi n'est pas requis pour la justification de tout homme adulte et que le désir ou la disposition positive à croire suffit. C'est Topinion qu'admet Mgr Frappe! et qu'il formule ainsi (Cours d' Eloquence sacr. S. Justin, « p. 327 : S'il (le païen) est dans la disposition ferme et « sérieuse d'admettre lotîtes les vérités que la Providence « voudra bien lui manifester et par tous les moyens qu'elle « choisira de préférence, cette disposition positive^ née de « la grâce, implique d'une certaine manière le motif et « l'objet de la foi surnaturelle. Or cela peut suffire pour « assurer à la foi du païen le caractère et la valeur d'un « acte proportionné à la fin que Dieu nous assigne. » (Cf. Bellarmin, de grat. primi Jiom., Suarez, prolegom. IV de Grat. ; Card. Gotti, de stat. nat. pur. q. 11. dub. i. parag. 2 et seqq. ; Ripalda, de Ente supern. tom. III. append. disp. 8. sect. i.)
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enfants (i). Mais nous traiterons autre part ce qui les regarde.
En attendant, exaltez ici la miséricorde de Dieu qui retire les hommes de la masse de perdition en leur donnant par sa Grâce le pouvoir d'en sortir. Ne croyez pas que Dieu doive vous priver du paradis et de ses Grâces durant cette vie à cause du péché originel ; car puisque vous êtes du nom- bre des chrétiens, ce péché vous a été pardonné au baptême et de plus vous avez reçu bien souvent l'absolution de vos propres péchés. Soyez donc certain que vous ne faites pas partie de la masse de perdition. Donnez-vous la consolation de croire que Jésus-Christ a étendu sa charité sur vous et a offert le prix de son sang pour votre rédemption, de telle façon qu'il ne tiendra qu'à vous de profiter de son abondante Rédemption. O Rédempteur de tous les hommes, en qui tous seront vivifiés par la résurrection, comme tous sont morts ou mour- ront en Adam, imprimez dans mon âme ces véri- tés et délivrez-moi des troubles que cause la doc- trine contraire, afin que prévenu par votre Grâce, j'y coopère fidèlement jusqu'au dernier soupir, que jamais je n'aie le moindre doute sur votre amour pour moi ni sur la volonté que vous avez eue en mourant de me racheter.
III
D'oii vient donc qu'il y a tant d'âmes pécheres- ses retenues dans les liens du péché originel et ce qui est un état pire, dans les liens du péché mor-
I. D. Prosper. 1. 2. de voc. Gent. c. 23.
DE LA GRACE 33
tel, qui est un péché personnel ? D'où vient qu'el- les n'en sortent pas, malgré les Grâces excitantes qui sont données à tous ? A ce désordre lamenta- ble il y a deux causes : la première est l'inégalité des Grâces suffisantes, dont Dieu prévient les volontés humaines et la seconde est le défaut de coopération de la part des âmes aux Grâces préve- nantes et suffisantes, soit initiales, soit plus par- faites.
Il faut d'abord remarquer que, bien que les Grâces suffisantes soient accordées à tous les hommes, elles leur sont données cependant dans une mesure inégale. Dieu en donne de plus gran- des et de plus puissantes aux uns qu'aux autres ; car il manquerait quelque chose au monde, si tout y était égal et uniforme. Il y a donc des grands et des petits. « Dans une grande maison, dit « l'Apôtre, il n'y a pas seulement des vases d'or « et d'argent^ mais il y a aussi des vases de bois « et de terre. » (II Tim. 2.) C'est cette inégalité des Grâces, bien que la moindre soit suffisante, qui nous donne l'explication la plus naturelle de la conversion des uns et de l'obstination des au- tres dans le mal. Ceux qui se convertissent ne le font que parce qu'ils ont été prévenus par une Grâce plus abondante et plus pressante. De là ces paroles étranges de saint Paul : « Dieu a pitié de « qui il lui plaît, et il endurcit qui il lui plaît. » (Rom. 9) ; ce qui signifie qu'il accorde des secours plus spéciaux aux uns qu'aux autres : l'Apôtre dit qu'il endurcit certains hommes, non pas en ce sens qu'il les prive des Grâces suffisantes, mais bien en ce sens qu'il les prive des secours plus spéciaux qui ren-
Bah, t. it. 3
34 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
dent la Grâce suffisante plus abondante et plus puissante pour la conversion du pécheur. Et en cela Dieu use de son droit non seulement sans faire tort à personne, mais en faisant du bien à chacun. Aussi le même Apôtre continuant à exposer cette pro- fonde doctrine, ajoute-t-il : « Le potier n'a-t-il « pas le droit de tirer d'une même masse un vase « dhonneiir et un vase d'ignominie » (Rom. 9) qui ne servira qu'à de vils usages ? C'est en effet à cause de la distribution inégale des Grâces que nous remarquons parmi les hommes des bons et des méchants, des fidèles et des infidèles, des gens chastes et des gens corrompus, des gens sobres et des intempérants, des humbles et des arrogants, des gens religieux et des impies.
Néanmoins comme la volonté prévenue de la Grâce doit contribuer pour sa part à l'œuvre du salut, il arrive quelquefois que ceux qui ont de moindres Grâces font des progrès devant Dieu, tandis que ceux qui en ont de plus fortes reculent et résistent toujours au Saint-Esprit, comme saint Etienne le reprochait aux Juifs. (Act. 7.) Il y a donc une autre cause de ce malheur, c'est le défaut de la volonté humaine qui refuse de coopérer à la Grâce excitante et se détermine, par un abus de sa liberté, à faire le contraire de ce que lui inspirait la Grâce. S. Paul continuant à méditer les causes pour lesquelles les Gentils se sont convertis à la foi et à l'amour de Jésus-Christ, tandis que les Juifs s'obstinaient à le repousser, conclut finale- ment que ce triste résultat provient de la faute des Juifs qui sont restés attachés aux œuvres de la loi mosaïque, bien qu'elle fût abolie par la pro-
DE LA GRACE 35
mulgation de rEvangile. « Pourquoi ? dit saint « Paul, parce qu'ils n'ont pas recherché la justice « par la foi^ mais par les œuvres de la loi ? » (Rom. 9.) Ils ont prétendu que la loi mosaïque les justifierait, et non la foi et la religion chré- tienne qu'ils ont librement rejetée. « Ils se sont « perdus, dit-il, par leur incrédulité. »
Adorez ici les jugements de Dieu sur le salut des hommes, qu'il appelle tous par pure bonté à se sauver en accordant à tous des Grâces suffisan- tes, mais inégales. « O profondeur des richesses « de la sagesse divine! » (Rom. ii.) Il n'agit jamais d'une façon injuste, mais avec miséricorde. Toutefois il n'est pas donné à l'homme de péné- trer les raisons pour lesquelles Dieu veut donner à chacun tout ce qui lui est nécessaire, tout en se réservant de se montrer plus libéral à l'égard de ceux à qui il lui plaît. Qu'il Vous suffise donc de savoir qu'il vient au secours de tous et leur donne la facilité de faire leur salut, s'ils le veulent ; con- tentez-vous de savoir qu'il est bon à votre égard et ne murmurez pas s'il témoigne encore plus de bonté à un autre, de peur qu'il ne vous dise : « Ton œil est-il méchant, parce que je suis « bon ? » (Matt. 20.) Accepte la Grâce que je t'offre et fais-en un bon usage, dans la crainte qu'un autre ne prenne ta couronne. « Le pot de terre « dit-il au potier : pourquoi m'as-tu formé « ainsi ? » (Rom. 9.) Réprimez cette curiosité dangereuse qui vous porte à scruter dans cette matière les jugements de Dieu ; ces jugements peuvent être cachés et mystérieux, mais jamais injustes. Et puisque saint Paul conclut toutes les
36 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
questions relatives à la masse de perdition par cette dernière solution, que la différence vient de ce que les uns coopèrent à la Grâce et sui- vent les lumières de la foi, tandis que les autres se glorifient en des œuvres caduques et que Dieu n'agrée plus, arrêtez-vous vous aussi à cette con- clusion de saint Paul ; accusez la dureté et l'impé- nitence de votre cœur, plutôt que le défaut de volonté ou de bonté en Dieu qui est « riche envers « tous ceux qui V invoquent. » (Rom. lo.) Ne dites jamais qu'il a laissé le plus grand nombre d'hommes dans la masse de perdition créée par le péché originel ; ce serait faire injure à sa bonté, à sa providence et à son amour, car il veut que tous les hommes soient sauvés et il lui serait très agréable de les voir tous se consacrer au bien. O Dieu éternel ! soyez béni, pour m'avoir fait entendre ces vérités en même temps que la gran- deur de votre charité.
DE LA GRACE 87
Vlir MÉDITATION
DE LA CORRESPONDANCE
DE CERTAINS
A LA GRACE EXCITANTE
ET DE LA RÉSISTANCE DES AUTRES
SOMMAIRE
Certains correspondent à la Grâce excitante — d'autres lui résistent. — De deux personnes égales en tout l'une résiste à la Grâce, V autre lui obéit.
I
PLUSIEURS correspondent à la Grâce excitante et font quelques actes de vertu, soit de pénitence, soit de charité, ou de tout autre vertu, par lesquels ils se disposent comme il faut à la réception de la Grâce sanctifiante, s'ils en sont privés, et à son accroissement, s'ils la possè- dent déjà. Cette vérité est prouvée par la conduite des Apôtres, qui appelés par Jésus-Christ quittè- rent tout pour le suivre. Saint Paul entendant la voix de Jésus-Christ, pendant qu'il persécutait les chrétiens et que sa malice atteignait son plus haut degré, se rendit à discrétion en disant : « Seigneur, que vous plaît-il que je fasse. » (Act. 9.) Egalement saint Augustin sollicité par la Grâce et par les inspirations divines, après avoir
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longtemps résisté, finit par se soumettre ; il regretta d'avoir été si longtemps rebelle et d'avoir commencé si tard à aimer une beauté ancienne et nouvelle, car bien qu'elle soit éternelle, elle ne vieillit jamais. Vous m'avez appelé, dit-il à Dieu (i), vous m'avez créé, vous avez guéri ma surdité. Vous avez brillé à mes yeux et mon aveuglement a été dissipé ; vous avez répandu votre odeur et j'ai repris mes esprits, et je soupire après vous ; je vous ai goûté et désormais j'ai faim et soif de vous. Vous m'avez touché et je suis embrasé de votre amour. Non seulement ces hommes illustres, mais tous les pécheurs qui font pénitence et tous les justes qui font des progrès dans la vertu pour- raient prouver par leur exemple que les Grâces excitantes ne sont pas toujours inutiles.
Comme c'est le propre de ces Grâces de forti- fier la partie spirituelle de l'homme contre la par- tie animale, contre les puissances de l'enfer et des mondes conjurées contre elle, il n'est pas admissi- ble qu'une âme munie d'un tel renfort soit tou- jours vaincue et ne soit jamais victorieuse. De plus, ce serait inutilement que Dieu nous attire- rait à lui, si nous ne cédions jamais à ses attraits. Ce serait en pure perte que Jésus-Christ aurait acquis ces Grâces aux hommes au prix de tout son sang, s'ils n'en faisaient jamais leur profit. Se donnerait-il la peine d'attendre à la porte des cœurs humains, si pas un de ces cœurs ne s'ou- vrait jamais ? Il faut donc reconnaître qu'un cer- tain nombre d'âmes correspondent aux Grâces
I. Conf. 1. io,"c. 27.
DE LA GRACE 3g
excitantes et aux inspirations divines et que, une fois mises en mouvement par ce secours, elle che- minent heureusement dans la voie du ciel. La cause première de leur bonheur éternel, et de plu- sieurs grandes et admirables actions accomplies pour la gloire de Dieu, fut d'avoir correspondu à ces Grâces. Nul en effet ne peut dire quels surpre- nants eff"ets résultent d'une inspiration à laquelle Tâme a été fidèle, mais nous savons que les mer- veilles accomplies par les Saints étaient attachées à cette fidélité. Nous nous bornerons à remarquer que les inspirations auxquelles Tàme correspond par des actes libres s'appellent la Grâce aidante ou coopérante. Elles s'appellent Grâce aidante, parce qu'elles aident l'âme à acquérir ou à augmenter sa justification et sa sainteté. Elles s'appellent Grâce coopérante, parce que la volonté travaille librement à son salut de concert avec elles, et seconde les intentions de Dieu qui l'a prévenue dans le but d'accomplir ses grands desseins sur elle.
Ce sera pour moi un bonheur de constater qu'un certain nombre d'âmes obéissent à la voix de Dieu et que toutes ne sont ni sourdes ni insensibles à ses appels si attrayants. Je désirerai moi aussi être de ce nombre, car y a-t-il chose au monde que l'on doive souhaiter davantage que d'écouter Dieu qui parle et de suivre le sentier qu'il nous indi- que ? O mon Dieu, vous obéir, disait votre servi- teur saint Bernard (i), c'est se sauver. « Mon âme « ne sera-t-elle donc pas soumise à Dieu ?
I. De grat. et lib. arb.
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« n'est-ce pas de lui que vient mon salut ? » (Ps. 6i.) — Oui certes, a f écouterai ce que Je « Seigneur dira en moi, car il parlera de paix à « son peuple. » (Ps. 84.) Et puisque vos inspira- tions nous invitent avant toute chose à observer vos saints commandements et ceux de l'Eglise, je veux les observer très exactement. O mon Dieu, je me donne tout à vous. « Seigneur^ que vous « plaît-il que je fasse ? » (Act. 9.) Je suis disposé à avoir en horreur tout ce qui vous déplaît et à embrasser tout ce qui vous est agréable. Oui, mon Dieu, pour bien seconder votre Grâce, je m'engage dès maintenant à ne plus pécher jamais et à abandonner tout pour votre amour.
II
Il y en a certains qui rejettent les inspirations intérieures de Dieu et qui ne deviennent pas meil- leurs, bien qu'ils les aient reçues (i). C'est là le grand sujet des plaintes et des reproches de la Sagesse divine : « /e vous ai appelés et vous « n'aveT^ pas voulu m' écouter ; je vous ai tendu « la main et personne n'a fait attention à moi. « Vous ave^ méprisé tous mes conseils et vous « nave^ tenu aucun compte de mes réprimandes. « Aussi je rirai à votre mort, et je vous insulte- « rai lorsque ce que vous redoute^ vous sera « arrivé; lorsque le malheur viendra tout d'un « coup et que la mort fondra sur vous comme « une tempête ; lorsque vous vous trouvere\ sur- « pris par V affliction et par les maux les plus
I. Tostat, in c. 4 Exod. q. 11.
DE LA GRACE
« pressants. » (Prov. i.) « Combien de fois ^ dit le « Sauveur, ai-je voulu rassembler tes enfants « comme la poule réunit ses poussins sous ses « ailes., et tu nas pas voulu. y> (Matt. 23.) — «y^/ « tendu tout le jour la main à un peuple sans « /o/, mais ce fut en vain. » (Isaïe, 65.) De là vient que saint Paul, pour empêcher ce malheur, exhorte les hommes à ne point se rendre insensibles aux attraits de la Grâce divine. « SoycT^^ attentifs, « dit-il, à ce que personne ne manque à la « Grâce » (Héb. 12), car ce n'est pas elle qui nous manque, mais c'est nous qui lui manquons. L'Apôtre voudrait voir les fidèles choisir ce man- que de fidélité à la Grâce comme sujet de leurs méditations, et prendre le temps d'y penser sérieu- sement. Il dit dans un autre endroit: « Nous vous « exhortons à ne pas recevoir en vain la grâce « de Dieu. » (2, Cor. 6.) C'est là un malheur qui arrive fréquemment aux âmes : souvent elles ne retirent aucun fruit des Grâces divines, tandis que l'effet de ces Grâces devrait être la rémission du péché et l'entrée dans la vie éternelle par les mé- rites d'une vie sainte et innocente. Ceux-là donc reçoivent en vain la Grâce excitante de Dieu, qui malgré elle croupissent dans le péché et demeu- rent exclus du paradis. Ce malheur arrive à trois sortes de personnes : d'abord à celles qui font le mal au lieu du bien que Dieu leur inspire ; secon- dement à celles qui perdent le temps à faire des œuvres inutiles ou inopportunes, quoique non mau- vaises, au lieu de faire celles auxquelles la Grâce les pousse : troisièmement à celles qui font quel- que effort pour correspondre à la Grâce, mais qui
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le font avec une telle faiblesse et une telle lâcheté, qu'il n'est pas suffisant pour obtenir le fruit de la Grâce qui est la rémission du péché et la vie éter- nelle. Ce sont là autant d'âmes qui ont reçu en vain la Grâce (i).
Au reste, ce qui est bien fait pour nous jeter dans un profond étonnement, c'est que Dieu pré- voyant un semblable désordre et un tel abus de ses Grâces, n'ait pas laissé néanmoins de les répandre sur les hommes (2). Un laboureur, tant soit peu avisé, se garderait bien de jeter sa semence dans une terre stérile, où il n'espère rien récolter dans l'avenir. Comment donc Dieu, que nul n'égale en sagesse, jette-t-il à profusion ses Grâces précieuses sur des terres maudites, sur des cœurs endurcis et réprouvés ? Un médecin pru- dent n'appliquerait pas ses remèdes à un malade désespéré et à qui il saurait d'avance qu'ils seront inutiles. Comment donc Dieu donne-t-il ses Grâces médicinales à ceux qui ne guériront jamais et qui n'en retireront pas même quelque soulage- ment ? — A cette objection il faut répondre que
1. Il est de foi que l'homme peut résister à la Grâce. L'Eglise a condamné comme hérétique la proposition suivante de Jansénius : « Dans l'état de nature déchue, « on ne résiste jamais à la grâce intérieure. » — « Si « quelqu'un dit que le libre arbitre de l'homme sous l'im- « pulsion et V excitation de Dieu. . . ne peut refuser, s'il le « veut, son consentemetit à cette grâce, mais qu'il est « complètement inactif et purement passif, semblable à un « être sans vie, qii'il soit attathème. » (Conc. de Trente, sess. 6. can. 4.)
2. Pelagius, in j sent. dist. 45. disp. unie.
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Dieu agit ainsi, afin de s'acquitter du devoir d'un sage administrateur, à qui il appartient de ne pas laisser dépourvus de moyens suffisants ceux qu'il a créés pour une fin à laquelle on ne peut parvenir que par des secours surnaturels. Dieu agit encore ainsi pour rendre justice au sang de Jésus-Christ, qui est mort pour tous les hommes, c'est-à-dire qui a mérité et acquis des moyens suffisants de salut à tous les hommes, même aux Judas et aux plus impies de la terre. C'est pourquoi en les distribuant, il fait à la fois miséricorde aux âmes et justice à la croix, à la passion et au sang de son Fils, par rapport à qui nos Grâces sont choses dues. Ces secours, dit saint Bernard (i), te sont donnés gratuitement et par pure grâce : c'est vrai, si on ne considère que toi, mais non si on consi- dère Jésus-Christ. Enfin, par une semblable con- duite Dieu se met à l'abri de tout reproche relativement à la condamnation des méchants, puisqu'il n'aura pas tenu à sa bonté qu'ils ne fussent sauvés, puisqu'il aura patienté, qu'il les aura attirés suavement, puisqu'en un mot il leur aura offert sa Grâce dont ils n'auront pas fait un bon usage par leur propre malice et leur liberté. C'est pourquoi s'ils ont été des terres stériles, il n'en est pas moins vrai qu'ils pouvaient porter des fruits abondants ; si en réalité ils sont morts, ils pouvaient néanmoins ne pas mourir, mais au contraire sortir de leur langueur. Ils pouvaient éviter le péché et la mort éternelle, en faisant usage de leur liberté pour correspondre à la Grâce
:. Serm. 14, in Ps. 90,
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que leur envoyait l'amour divin. Ah ! s'il fallait que Dieu privât de ses dons tous ceux qui doivent en faire un mauvais usage, il devrait détruire plus de la moitié des créatures, car elles servent de pièges à beaucoup d'imprudents qui y trouvent une occasion de ruine. Il faudrait qu'il abrégeât l'existence d'un nombre infini de personnes qui deviennent plus dépravées à mesure qu'elles avan- cent dans la vie. Il faudrait qu'il éteignît tous les jours le soleil dont la lumière ne sert à plusieurs que pour pécher et se damner. Si cependant ce sont là autant de conclusions inadmissibles, recon- naissons aussi que la malice des pécheurs ne doit pas empêcher sa bonté de leur donner des Grâces, alors même qu'il sait qu'ils en feront un mauvais usage et qu'ils ne se convertiront pas.
O bonté admirable de Dieu à l'égard des mé- chants et des esprits rebelles, à qui il ne manque pas de prêter secours ! Ce grand Dieu ne doit rien à personne, il n'a des comptes à rendre à qui que ce soit et n'a pas à se justifier. Et cependant sa bonté est si excessive qu'il traite avec les pécheurs, comme s'ils avaient le droit de lui demander rai- son de sa conduite. « Vos pères qii ont-ils trouvé « d'injuste en moi ? » (Jér. 2.) Qu'ont-ils trouvé à redire dans ma conduite ? O crime inexcusable ! ô dépravation volontaire que de ne pas profiter d'une telle miséricorde, de demeurer dans les ténèbres quand on est entouré des lumières du ciel, de vivre dans la pauvreté, en présence d'une libéralité si admirable ! J'aurai pitié de ces hommes, je déplo- rerai le malheur qu'ils ont de rejeter les Grâces divines, qu'ils devraient estimer à un plus haut
DE LA GRACE 46
prix que les pierres précieuses et que toutes les richesses du monde. Allez, âmes obstinées et endurcies ! si un jour vous êtes précipitées dans Tabîme de la perdition éternelle, n'en accusez jamais la Providence de Dieu ; rien ne vous a manqué de sa part, il est juste quand il vous con- damne et il ne reste que votre malice seule. Enfin réfléchissant sur moi-même, je me repentirai d'avoir résisté quelquefois à l'appel de Dieu et à l'imitation d'un saint personnage je répéterai sou- vent cette prière : Seigneur, délivrez-nous du mé- pris de vos inspirations.
III
Considérez que deux personnes dont l'une cède aux attraits de la Grâce et dont l'autre les repousse, ont quelquefois de semblables dispositions de corps et d'àme et sont sollicitées par la Grâce avec une égale force (i). Le Soleil de justice pro- clame cette vérité, quand il maudit les habitants des cités de Corozaïn et de Bethsaïde, parce que, dit-il, si dans les villes païennes de Tyr et de Sidon, on avait vu les mêmes miracles qui s'é- taient accomplis dans ces cités, « tous auraient fait « pénitence dans le cilice et dans la cendre. » D'autres prouvent la même vérité par l'exemple de Judas qui fit défaut à la Grâce, bien que celle qui lui fut donnée, ne différât en rien, d'après saint Cyrille d'Alexandrie (2), de celle dont furent qualifiés les autres Apôtres, qui lui furent fidèles
I. Jo, Driedo, de cap. et red. gen. hum., tr. 4. a. L. 2, in Joann,
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et en rendirent un bon compte. Mais ces exemples ne prouvent qu'imparfaitement, parce qu'il reste à savoir si les dispositions de corps et d'esprit étaient les mêmes chez les uns et chez les autres. Saint Augustin (i) nous en fournit de plus parfaits. Il nous propose deux Rois, Pharaon, roi d'Egypte, et Nabuchodonosor, roi de Perse, qui ayant reçu des Grâces semblables, se comportèrent d'une ma- nière bien différente, car l'un reconnut Dieu, l'au- tre le nia. Si l'on considère leur nature, dit saint Augustin, tous les deux étaient des hommes ; si on considère leur dignité, tous les deux étaient Rois. S'agit-il de la cause pour laquelle ils furent châ- tiés ? tous les deux tenaient le peuple de Dieu sous le joug de la servitude ; s'agit-il de la peine ? ils furent tous deux charitablement avertis par des supplices. D'où vient donc que leurs fins ont été si différentes ? c'est que l'un sentant le poids de la main de Dieu, a poussé des gémissements au sou- venir de son péché, tandis que l'autre a combattu avec son libre arbitre la justice très miséricor- dieuse de Dieu. Dans un autre endroit il nous représente deux hommes égaux quant au corps et quant à l'esprit qui jettent tous les deux un regard sur une personne de grande beauté. A cette vue l'un se laisse aller à un mouvement de concupiscence désordonné, l'autre se retient et demeure ferme dans sa volonté d'être chaste. Pourquoi, la tentation étant la même, l'un a-t-il cédé et non pas l'autre ? Il n'y a qu'une seule rai- son, c'est que l'un a consenti à violer la chasteté
I. L. de prœd. et grat. c. 15.
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et que Tautre a refusé (i). Il résulte de là que de deux volontés égales et prévenues des mêmes Grâces excitantes, Tune peut céder à Tattrait du ciel, l'autre le repousser.
Une autre vérité plus étonnante nous servira à confirmer cette doctrine. Nous voyons quelquefois une volonté qui est naturellement moins bien disposée, et qui a moins de Grâces, consentir au bien, tandis qu'une autre volonté, mieux disposée naturellement et aidée de plus grandes Grâces, se montrera rebelle. Ainsi nous en concluons que la première eût encore plus promptement consenti, si elle avait eu les Grâces plus puissantes offertes à la volonté qui a résisté. Cette chose surprenante s'est réalisée parmi les anges, où les Lucifer et les Asmodée dont la nature était plus parfaite et qui avaient reçu des Grâces proportionnées à l'excellence de leur nature et par conséquent plus rares, se révoltèrent insolemment contre Dieu, tan- dis que les anges qui leur étaient inférieurs dans les dons de la nature et dans ceux de la Grâce, ont mérité une éternité de gloire (2). Nous pouvons donc conclure aussi que de deux personnes placées dans les mêmes conditions et également appelées de Dieu, l'une peut correspondre plus vigoureuse- ment à cet appel et s'éleverà une plus grande sain- teté, et l'autre y correspondre plus faiblement : ce qui sera la cause de sa tiédeur et de son peu de progrès dans la vie spirituelle. Les Saints vivaient dans cette conviction; ils y trouvaient un motif
I. De Civ. Dci, c. 16.
a. Magister, 2 sent. dist. 3. — D. Thom. I. q. 62. a. 6.
48 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
pour s'humilier profondément. Les assassins, di- saient-ils, auraient mieux vécu que nous, s'ils avaient été favorisés des mêmes Grâces que nous, ils y auraient plus généreusement correspondu (i). Saint Paul dit bien à l'homme : « Qui est-ce « qui met de la différence entre vous ? et quave^- « vous que vous n'aye^ reçu ? » (I, Cor. 4). Il entend dire par là que ce n'est pas la volonté qui est la cause principale de la différence qu'il y a au point de vue spirituel entre deux hommes et de l'avantage que l'un peut avoir sur l'autre, mais que la cause principale en est la Grâce de Dieu, à laquelle il rapporte le premier et le principal honneur de tout le bien que nous faisons. Néan- moins, comme de ce que certains instruments sont plus importants pour accomplir tel ouvrage, il ne s'en suit nullement que d'autres instruments de moindre importance ne soient pas nécessaires, comme la roue maîtresse dans une horloge ne rend pas inutiles d'autres roues plus petites, ainsi la Grâce de Dieu n'empêche pas que la liberté n'ait à intervenir et qu'elle ne contribue dans une large mesure à tout ce qui a rapport au salut. C'est pourquoi la Grâce de Dieu nous discerne comme cause première et principale de notre conversion et la liberté nous discerne aussi, mais comme cause moins principale. Celle-là est la roue maî- tresse, celle-ci la petite roue ; les dcax jointes ensemble sont le point de départ du consentement qui convertit les âmes (2). Pelage s'est donc
1. D. Bonav. Jn legenda S. Franc, c. 6.
2. D. Bonav. breviloq. p. 5. c. }.
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trompé en attribuant cette différence à la liberté seule sans la Grâce qu'il n'estimait pas nécessaire; et les semi-pélagiens se sont également trompés en attribuant le commencement de cette inégalité à la liberté seule ; enfin Calvin ne s'est pas moins trompé en l'attribuant à la Grâce toute seule. Il faut l'attribuer d'une manière indivise à la Grâce excitante et à la liberté : à celle-là comme cause première et principale, à celle-ci comme cause secondaire ou moins principale.
Toutefois, pour terminer ce débat, disons que, selon toute probabilité. Saint Paul parle dans ce passage du discernement que Jésus-Christ fera au jour du jugement et en conclut qu'il nous convient d'être humbles. C'est comme s'il disait : pourquoi te préfères-tu à un autre ? songe à celui qui te discerne par son jugement, car « quel est celui « qui te juge? » comme porte la version syriaque. Cette version une fois admise par tous, il n'y aurait plus de contestation possible.
Je concluerai de tout cela que je dois accuser surtout ma volonté, de toutes mes fautes, car c'est en moi-même qu'elles ont leur source. Nous excu- ser et les rejeter sur des causes extérieures, c'est, dit Origène (i), nous comparer aux bûches et aux pierres, qui n'ont pas en elles-mêmes le principe de leur mouvement, mais qui le reçoivent du dehors. Il est donc en mon pouvoir, à la con- dition d'être prévenu par la Grâce, de sortir du péché, d'être plus humble, plus sobre, plus chaste, plus fervent, si je le veux sérieusement. C'est bien
1.3. Periarch. c. i, Bail, t. iv.
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
ainsi que je le veux, mon Dieu ; je le veux éner- giquement, fortement et efficacement, et le désir que j'ai en ce moment vient de votre Grâce et de votre miséricorde : à vous la gloire pendant toute l'éternité.
IX^ MÉDITATION
D'OU VIENT QUE LA VOLONTÉ
CONSENT
A LA GRACE EXCITANTE
ET DE LA GRACE EFFICACE
SOMMAIRE
Grave difficulté que soulève la question de la Grâce efficace — La Grâce efficace n'est autre que la Grâce excitante et elle est efficace acci- dentellement. — Trois choses résident la Grâce excitante plus facilement et plus ordinaire- ment efficace.
I
IL y a une grande difficulté à admettre une Grâce efficace et surtout à bien déterminer ce qui la rend efficace. Jamais question ne fut plus débattue et cependant moins éclaircie : après tant de dis- putes, les plus grands Docteurs et les plus illustres Théologiens ne savent plus souvent où ils en sont, semblables à des pilotes sans boussole et
DE LA GRACE 5l
sans étoile. Tantôt ils établissent un raisonne- ment, tantôt ils cherchent à deviner et finalement la plupart se trouvent aussi perplexes à la fin qu'au commencement de la discussion. « Par « quelle voie, disait Dieu à Job, la lumière ar- « rive-t-elle jusqu'à nous et la chaleur est-elle « répandue sur toute la terre ? » (Job. 38.) Et le même Job confesse ingénument que si Dieu vient à lui, il ne s'apercevra pas de cette mystérieuse visite : « S'il vient à moi, je ne le verrai pas, et « sHl se retire loin de moi Je ne V entendrai pas. » (Job. c. 9,) C'est là une chose qui n'est pas loin de nous, qui même se passe et s'accomplit en nous, et que néanmoins nous ne pouvons discerner que très difficilement, parce que, d'une part, il s'agit d'un mystère intérieur et spirituel, qui surpasse les facultés humaines et que, d'autre part, les Théologiens ne l'ont expliqué pour la plupart qu'à demi, imparfaitement et diversement. Certains ne comprenant pas bien saint Thomas, mais voulant se couvrir de son nom et de son autorité, ensei- gnent que Dieu, après avoir donné à tout le monde des Grâces excitantes, qui sont des Grâces suffi santés pour le salut, imprime encore à certaines âmes une sorte d'impulsion appelée prédétermi- nation physique. Cette prédétermination physi- que une fois reçue, la volonté ne peut que se ren- dre à Dieu et obéir à l'inspiration divine, comme aussi, si elle en est privée, il lui est impossible de suivre l'inspiration divine et elle demeure rebelle à Dieu (i).
I. Bannez ^^ ^. iio et m et quelques autres tho- mistes.
$2 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Cette opinion n'est pas difficile à comprendre, mais elle est si difficile à admettre que la plupart des Théologiens la rejettent. Si nous supposons en effet que cette impulsion soit imprimée à la volonté de telle sorte que cette dernière n'ait qu'un rôle purement passif, c'en est fait de la liberté de l'homme telle qu'elle est dans l'état de la vie pré- sente où elle consiste à se porter de soi-même au bien ou au mal ; de plus elle prive l'homme de la Grâce suffisante. En effet, puisque cette impulsion une fois donnée, il est nécessaire que l'âme la suive et qu'elle ne peut lui résister, l'âme obéit donc sans liberté ; et d'autre part, puisque cette impression est tellement nécessaire que sans elle, Tàme ne peut se donner à Dieu, il en résulte clai- rement que l'homme n'a pas ce qu'il lui faut pour se sauver, et que les pervers qui ont résisté à Dieu pourront excuser légitimement leur résis- tance à ses attraits, en alléguant qu'ils n'ont pas eu les Grâces suffisantes, puisque la prédétermi- nation, sans laquelle il est impossible d'agir, leur a manqué (i).
I. Voici d'une manière très sommaire le système tho- miste, système fameux par l'ardeur de ses partisans et par les violentes discussions qu'il a soulevées. Ce qui rend la Grâce efficace, c'est la prédéterrninaiion physi- que. La prédétermination physique est une motion que Dieu imprime à la volonté avant qu'elle produise son acte : elle a précisément pour effet de la déterminer à l'acte, de telle façon qu'il répugne que la volonté ne produise pas l'acte pour lequel la prédétermination lui a été donnée, comme il répugne aussi qu'elle le pro- duise, dans le cas où la prédétermination lui fait défaut.
DE LA GRACE 53
Ces mêmes raisons combattent aussi puissam- ment le système de ceux qui s'appuyant sur quel- ques textes de saint Augustin, n'admettent qu'un seul remède pour toutes sortes de maux, rejettent la Grâce suffisante et ne tenant pas suffisamment compte des voies diverses que suit l'Esprit de Dieu, réduisent la Grâce efficace à des goûts spiri- tuels et à des suavités intérieures qui nous entraî- nent à servir Dieu avec autant de force que la pré- détermination des thomistes. Du moment que ces
D'après les Thomistes, la Grâce suffisante qui consiste dans des actes surnaturels indélibérés de l'intelligence et de la volonté, ne donne comme telle et par elle- même que le pouvoir de produire l'acte: mais la volonté ne le produira jamais, c'est-à-dire elle ne donnera jamais son consentement, si Dieu n'ajoute à cette Grâce la prédétermination physique. La Grâce efficace con- siste donc dans cette prédétermination physique qui précède virtuellement le consentement de la volonté et détermine la volonté à le donner : avec elle, la volonté ne peut pas le refuser ; ainsi il y a une connexion nécessaire et essentielle entre la prédétermination phy- sique et l'acte en vue duquel Dieu le donne. Ce sys- tème a deux inconvénients très graves d'ailleurs signalés par Bail, i) Il semble détruire la liberté humaine, qui consiste, — la raison et la foi nous l'enseignent, — à avoir non seulement la faculté de choisir que nous appelons indifférence active, mais aussi la faculté d'agir ou de ne pas agir. Or, dans la volonté qui a reçu la pré- détermination physique, ni l'une ni l'autre faculté ne subsiste : la volonté ne peut pas ne pas agir et d'autre part l'indifférence active entre le consentement et le refus du consentement n'existe plus. Les Thomistes affirment, il est vrai, que Dieu agit sur les créatures
54 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
goûts constituent, d'après eux la seule et unique Grâce efficace, il n'y a plus lieu de consoler les bonnes âmes à qui la dévotion sensible fait défaut ou qui tremblent à la pensée des jugements de Dieu. Elles sont dans la voie de la perdition, si cette doctrine est vraie. Aussi est-on fort embar- rassé pour rassurer certaines personnes qui parta- gent cette opinion, quand elles disent : je suis damnée, je ne sens pas la Grâce en moi (i).
libres, d'une telle manière que leur liberté reste intacte, mais ils n'expliquent nullement comment cette liberté peut se concilier avec la prédétermination physique, — 2) Ce système semble détruire la Grâce suffisante qui est un dogme catholique. La Grâce vraiment suffisante ne peut être que celle qui donne absolument tout ce qui est nécessaire pour agir. Or telle n'est pas la Grâce suffisante des Thomistes, puisqu'il lui manque une chose sans laquelle il est impossible à la volonté d'agir, la prédétermination physique, et qu'il n'est nullement en son pouvoir de l'obtenir, car c'est Dieu seul qui l'imprime en nous sans aucune coopération de notre liberté.
I. Ce système qui prétend s'appuyer sur l'autorité de saint Augustin donne de l'efficacité de la Grâce l'expli- cation suivante : elle provient tout entière d'une délec- tation victorieuse qui agit si fortement sur la volonté qu'il est moralement impossible de lui résister. Il en résulte que le consentement de la volonté est certain et infaillible, sans que néanmoins aucune violence soit faite à la liberté, puisque cette délectation n'apporte avec elle qu'une nécessité morale. Ce système n'a pas été condamné par l'Eglise, mais nous avons pour ne pas l'admettre les raisons suivantes : i) la Grâce ne nous excite pas toujours à faire le bien par une délecta-
DE LA GRACE 55
D'ailleurs, quand on veut sonder ce mystère on y rencontre tant de difficultés, que l'esprit, après avoir tout bien considéré, ne sait quel parti pren-
tion proprement dite, c'est-à-dire par Tamour du bien en tant qu'il est agréable ; la crainte notamment est elle aussi, au témoignage de la Sainte-Ecriture, des Conciles et des Pères, particulièrement de saint Augustin, un puissant ressort dans la vie spirituelle. Citons le magni- fique passage où saint Prosper, disciple de saint Augus- tin, a réuni les divers genres d'attraits qu'exerce la Grâce : « C'est tantôt la crainte qui triomphe de nous,
« car LE COMMENCEMENT DE LA SAGESSE c'eST LA CRAINTE DU
« SEIGNEUR ; tantôt la joie, je me suis réjoui a cause de ce « QUI m'a été dit ; tantôt le désir, mon ame désire être « dans la maison du Seigneur et l'ardeur de son désir la
« FAIT PRESQJJE TOMBER EN DÉFAILLANCE ; tantôt la déUcta- « iion, QUE vos paroles sont douces a mon cœur, PLUS
« QUE LE MIEL NE l'est A MA BOUCHE. Qiii peut enfin savoir « ou qui peut dire par combien de sentiments divers Dieu « visite rame humaine et la mène de manière à lui faire « aimer ce quelle détestait, à la faire soupirer après ce « qui ne lui causait que de l'ennui^ et à Véclairer tout « d'un coup, par un admirable changement, sur ce qu'elle « n'avait pas compris jusqu'à ce jour 7 Toutes ces mer-
« VEILIES c'est le MÊME ESPRIT DE DiEU QUI LES ACCOMPLIT « EN FAVEUR DE QUI IL VEUT. » (CONT. CoLLAT. C. 7.) —
2) Il n^est pas vrai que nous cédions toujours à la délectation indélibérée la plus forte ; saint Augustin l'avoue lui-même dans ses Confessions (1. 8. c. 8) : « Je ne faisais pas ce qui pour moi avait incomparable- « ment le plus d' attraits ». Quel attrait ressentons-nous à pardonner à nos ennemis, à accepter la mort et à accomplir tant d'autres actions si pénibles à la nature? Donc la Grâce que Dieu nous donne ne consiste pas toujours à nous faire éprouver un plaisir beaucoup plus
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dre. Tel est bien l'avis de saint Augustin (i) lui- mcme : dans un de ses livres où il essaie d'appro- fondir cette question, il se demande pourquoi de deux hommes qui entendent la prédication de l'Evangile, l'un embrasse la foi, Tautre la repousse, et il donne à cette question une réponse dénature à nous faire désespérer d'en connaître jamais la raison. Si maintenant, dit-il, on exige que péné- trant plus profondément dans la question, je dise pourquoi la foi est préchée de telle sorte que l'un est convaincu et que l'autre ne l'est pas, je n'ai
grand dans la pratique du bien que dans la perpétration du mal. 3) Enfin cette délectation victorieuse ou n'ex- plique pas suffisamment comment la Grâce efficace obtient infailliblement son effet, ou ne sauvegarde pas suffisamment la liberté humaine. En effet, d'une part, la Grâce ne peut être dite efficace, qu'à la condition qu'il soit certain d''une certitude absolue et métaphysique qu'elle produira son effet, et non pas seulement d'une certitude morale, car il est métaphysiquement impossi- ble que la science de Dieu se trompe, et d'autre part, la liberté humaine n'est sauvegardée qu'à la condition qu'absolument parlant, l'effet, c'est-à-dire le consente- ment de la volonté puisse faire défaut à la Grâce. Dans le premier cas que devient la liberté humaine et dans le second que devient l'efficacité de la Grâce ? — Ajoutons qu'il résulterait de ce système que tous ceux qui ne se convertissent pas et qui ne se sauvent pas, n'ont pas pu moralement se convertir ou se sauver. Or rien de plus opposé à la parole de Dieu : « QiCai-je dû « faire encore à jna vigne, que je n'aie point fait ? » (Is. V.)
I. De spir. et litt. c. 34.
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qu'une double réponse à faire, en attendant mieux. Voici la première : « O profondeur des riches- ses ! » (Rom. II.) Voici la seconde : « Dieu peut-il « être injuste ? » (Rom. 9.) Que celui que cette réponse ne satisfait pas, en interroge de plus doc- tes que moi, mais qu'il prenne garde de rencon- trer des présomptueux (i).
I. Nous n'accorderions pas que tout soit mystère quand il s'agit de l'accord de la Grâce avec la liberté humaine. Il y a deux questions bien distinctes. La pre- mière est celle-ci : pourquoi Dieu donne-t-il à certains la Grâce efficace au lieu d'une simple Grâce suffisante, et la seconde : comment se concilie la liberté humaine avec l'efficacité de la Grâce.' Nous avouons que nous sommes incapables de répondre à la première ques- tion ; c'est là que gît le mystère dont parle saint Augus- tin dans le passage que cite Bail et dans beaucoup d'autres (de Spirit. et Litt. cap. 34 -, de donc persever. c. 9.) Molina Ini-même reconnaît que cette question est insoluble (Conc. q. 23, art. 4 et 5, d. i, membr. 5, pag. 325.) Quant à la seconde question, saint Augustin déclare qu'elle est simplement difficile, mais non inso- luble (1. 2. coNT. Litt, Petiliani, c. 84) « Si je vous pose, « dit-il, cette question : comment Dieu le Père attire-i-il « vers le Fils les hommes, qu'il laisse jouir du libre arbi' « tre^ il vous sera peut-être difficile de la résoudre. Com- « ment en effet attire-t-il s'il laisse à chacun la liberté de « choisir ce qiiil voudrai Et cependant ce sont là deux « vérités ; mais ils sont peu nombreux ceux qui savent les « concilier. » C'est ce qu'à fait Molina avec une grande clarté. Si on lui demande pourquoi telle Grâce, si elle est accordée par exemple à Paul, le convertira, c'est-à- dire sera efficace, il répond : parce que, quand Paul aura reçu cette Grâce, quoiqu'il puisse lui résister,
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Que convient-il donc de faire, en abordant cette difficulté, si ce n'est d'avoir recours à Dieu ; car il écoute volontiers les bégaiements de ses enfants, quand ils lui demandent la sagesse « qiiil donne « à tous abondamment et sans reproche » (Jacq. i) et quand ils attendent sa réponse pour être ins- truits. Je dirai ce que disait encore saint Augus- tin (i), demandant à Dieu Texplication de la nature du temps. Mon cœur a été pressé du désir de comprendre cette énigme très obscure ; ô mon Dieu, mon Seigneur, mon bon Père, je vous en prie, par Jésus-Christ, ne veuillez pas me cacher ces choses que je désire savoir, ne me défendez pas de les pénétrer; qu'elles deviennent claires pour moi par votre miséricorde qui me les fera connaître et comprendre. A qui demanderais-je ces choses, et à qui avouerai-je plus utilement mon ignorance qu'à vous, à qui ne peuvent déplaire mes études assidues des Saintes Ecritures ? Donnez- moi ce que j'aime, car j'aime et vous m'avez fait la grâce d'aimer. Accordez-moi ce que je demande, ô mon Père, qui savez donner des choses vraiment
il donnera de fait son libre consentement. Si on insiste et si on veut savoir pourquoi il arrivera infailliblement que Paul donnera son consentement à cette Grâce, si elle lui est accordée, il répond : parce que Dieu par sa science moyenne l'a prévu d'une manière infaillible. Mais si on lui demande pourquoi Dieu a décidé de don- ner à Paul précisément cette Grâce à laquelle il prévoit que Paul consentira, il avoue simplement que c'est un mystère.
l. L. 2ij Conf. c. II,
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bonnes à vos enfants ; accordez-la moi, puisque j'ai entrepris de vous connaître.
II
Voici une opinion plus probable (i) : elle consiste à dire que la Grâce efficace n'est autre chose que
I. Le système que l'auteur juge ^ plus probable » est celui de Molina. Il consiste à dire que quand Dieu a décidé de convertir une âme, il lui donne telle Grâce à laquelle il prévoit qu'en fait cette âme donnera son consentement. L'efficacité de la Grâce réside donc dans la libre détermination de la volonté qui lui donne son consentement ; libre détermination que Dieu pré- voit d'une manière infaillible par sa science moyenne. Si donc on nous demande pourquoi si Dieu accorde à telle âme telle Grâce, cette Grâce la convertira, c'est-à-dire pourquoi elle sera efficace, nous répondons : parce que cette âme munie de cette Grâce, lui donnera en fait et librement son consentement, bien qu'elle puisse le lui refuser. Si on demande pourquoi il est absolument certain que cette âme donnera son consentement à telle Grâce, si Dieu la lui accorde, nous répondons : parce que Dieu l'a prévu d'une manière infaillible par sa science moyenne. Si maintenant on prétendait savoir pourquoi Dieu donne à cette âme précisément telle Grâce à laquelle il a prévu qu'elle consentirait, on ne peut que répondre que c'est le secret de Dieu dont la justice et la miséricorde sont un impénétrable abîme. — Ce système sauvegarde admirablement i) l'efficacité infaillible de la Grâce. Il faut admettre que Dieu connaît d'une science certaine et infaillible les actes libres, futurs et conditionnels. Non seulement l'Ecriture (Matt. 9, ch. 2i) et les Pères (S. Aug. de concept, et GRAT ; serm. loo n. i. de verb. evang. luc.) mais la rai- son elle aussi l'enseigne, car l'intelligence divine qui
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la Grâce excitante qui devient efficace par accident, c'est-à-dire quand se joint à elle le libre consen-
est infiniment parfaite, connaît nécessairement et d'une manière certaine et infaillible, tout ce qui peut être connu. Or, tels sont ces actes ; Dieu les connaît en eux-mêmes, dans leur vérité objective ; parce que de ces deux propositions contradictoires : si tel homme recevait telle Grâce, il lui donnerait son consentement, ou bien il ne lui donnerait pas son consentement, l'une est exactement vraie et l'autre est fausse. Or, Dieu connaît toute vérité objective. Il connaît donc les actes futurs, libres et conditionnels et d'une science tellement infaillible qu'il est met a physiquement impos- sible qu'il puisse se tromper. Cette science est appelée avec raison science moyenne parce qu'ayant pour objet les futurs libres conditionnels^ elle tient le milieu entre la science de simple intelligence qui a pour objet les choses simplement possibles et la science de vision qui a pour objet les choses qui existent réellement et absolument. 2) Ce système sauvegarde la liberté humaine. Sans doute le consentement de la volonté à telle Grâce donnée est infaillible ; mais cette certitude infaillible repose précisément sur la libre détermination de la volonté créée et par conséquent loin de la détruire la suppose. On peut même dire que plus est grande cette certitude, plus elle est un indice et une preuve certaine de la liberté. — L'Eglise laisse à chacun dans cette question, la liberté de soutenir son opinion, mais elle défend de prétendre que l'opinion contraire mérite d'être censurée de telle ou telle note théologique ; c'est ce qui résulte d'un décret de Clément VIII intimé en 1598 aux P. Provinciaux des Frères-prêcheurs et des Jésuites et d'un second décret porté par Paul V, en 1606, et qui fut confirmé sous Urbain VIII, le 22 mai 1625.
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tement de la volonté. Ainsi, quand Dieu donne une Grâce excitante à un prédestiné et à un réprouvé, cette Grâce est suffisante pour les con- vertir tous les deux, mais elle n'est efficace que dans le prédestiné qui en fait bon usage et Dieu est certain à l'avance de son efficacité, parce qu'il connaît tout d'une science infaillible. Cette même Grâce n'est que suffisante chez le réprouvé et Dieu voit qu'elle n'aura aucun résultat, non pas parce que par elle-même elle n'est capable de produire aucun effet, — car elle est suffisante, — mais parce qu'en fait elle ne sera accompagnée ni du consen- tement de la volonté, ni des œuvres (i). Les saintes
I. Ce point est d'une souveraine importance dans la question de l'efficacité de la Grâce. Parmi les Théolo- giens, les uns affirment que la Grâce efficace diffère intrinsèquement et dans son entité de la Grâce suffisante: ce sont ceux qui veulent que la Grâce efficace soit, en vertu de ses éléments intrinsèques et de sa nature, infailliblement unie au consentement de la volonté, et qui expliquent cette connexion infaillible soit par une sorte de sympathie, soit par des impulsions morales, soit par une délectation, soit par des actes indélibérés, soit par la multiplicité des Grâces, soit enfin par la prémotion physique ; les autres affirment que la Grâce efficace est intrinsèquement la même chose que la Grâce suffisante, laquelle devient efficace par le fait d'une cause extrinsèque qui n'est autre que son union prévue avec le consentement de la volonté humaine. Cette dernière opinion est celle de Suarez (de grat. 1. 5. c. 48. n. 7 et 12); de Bellarmin (de grat. et lib. arb. lib. 6. c. 15) et de Molina qui dit (concord. q. 23. 'art 4 et 5. disp. 4) : « Il peut arriver que de deux hommes en « état de péché mortel, dont Vun est excité à la pénitence
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Ecritures et les Pères affirment suffisamment cette vérité, quand ils déclarent que le salut de Thomme dépend de son libre arbitre et qu'il est en son pouvoir de vivie bien ou mal (i). Or, si la Grâce seule déterminait la volonté au bien, comme cer- tains rimaginent, il ne serait pas plus possible à rhomme de ne pas vivre saintement, qu'aux bien- heureux de ne pas voir et de ne pas aimer Dieu : ce qui aboutirait à confondre le ciel avec la terre et la Grâce qui n'est qu'ébauchée ici-bas avec la
« par des secours plus abondants de la grâce prévenante^ « et l'autre par des secotirs moins abondants, celui qui « a reçu des secours moindres, se relève, et que cehii qui a « été sollicité et excité par de plus grands secours perse- « vère dans sa dureté de cœur ; ces deux effets sont dtis à « la liberté de chacun d'eux. » Et en effet, si la Grâce efficace différait dans son entité de la Grâce suffisante, il faudrait que quelque chose fut ajouté à cette dernière Grâce pour qu'elle devînt efficace, c'est-à-dire pour qu'elle produisit son effet. Mais dans ce cas, la Grâce suffisante ne conférerait pas réellement la faculté d'agir, car cette faculté une fois donnée, que manque-t-il pour que l'action soit produite, si ce n'est que cette faculté s'exerce? Nous avons un exemple d'une plus grande Grâce demeurée purement suffisante et d'une Grâce inférieure devenue efficace dans la chute des anges; il y en eut de rebelles parmi ceux qui avaient une nature plus parfaite, et parmi les anges inférieurs plusieurs furent fidèles. Or, la plupart des Théolo- giens admettent avec saint Thomas, que Dieu dota les anges d'une Grâce proportionnée à la perfection de leur nature.
I. Vide testimonia ap. Lessium, in def. apol. c. 6.
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Grâce consommée de la patrie (i). Le Concile de Trente (i) ne prononce-t-il pas Tanathème con- tre celui qui dit que « le libre arbitre de « l'homme, sous l impulsion et V excitation de « Dieu^ alors qu'il consent à cette excitation et à « cet appel divin^ ne fournit de son côté aucune « coopération qui le dispose et le prépare à obte- « nir la grâce de la justification et qu'il ne peut « refuser^ s'il le veut, son consentement à la « grâce. ^.. » Puisqu'il en est ainsi, c'est-à-dire puisque la liberté sous l'impulsion de la Grâce excitante, donne, si elle veut, son consentement et coopère à la Grâce en faisant des actions loua- bles qui la disposent à recevoir la Grâce sancti- fiante, comme aussi, si cela lui plaît, elle refuse son consentement; il dépend de la liberté humaine que cette Grâce produise un bon effet et soit effi- cace, ou qu'elle n'en produise aucun et qu'elle demeure simplement suffisante. Ainsi Dieu qui désirerait que tout homme renonçât au mal, pour- voit suffisamment à tout ce qui nous est nécessaire pour nous sauver et puis laisse la décision à notre liberté excitée et aidée par sa Grâce. Quel que soit le résultat. Dieu ne saurait être blâmé, pas plus qu'un capitaine qui a fait tout ce qui dépen- dait de lui pour bien armer ses soldats et qui les a
1. Dans le ciel lés Saints aiment Dieu spontanément, mais nécessairement ; ce qui signifie qu'ils sont exempts de toute coaction ou violence faite à leur volonté contre sa propre inclination, mais non pas d'une nécessité intérieure qui fixe leur volonté dans l'amour de Dieu.
2. Sess. 6. can. 4.
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exhortés à bien combattre, n'encourt un blâme, si l'un d'eux se conduit lâchement. Toutefois ce n'est pas précisément le consentement qui fait la Grâce efficace, il n'en est que l'effet : la Grâce a été efficace parce qu'elle a gagné la volonté et en a triomphé (i).
I. Une des plus graves difficultés qu'on peut faire contre ce système consiste à dire en effet : c'est donc en dernière analyse la volonté, et par conséquent l'homme qui, en donnant son consentement, accomplit l'œuvre salutaire, puisque c'est son consentement qui rend la Grâce efficace. — Déterminons la part qui revient à la Grâce. Si nous considérons l'acte salutaire complet, c'est à la Grâce agissant sur la volonté qu'en revient l'initiative ; à ce moment, la Grâce s'appelle prévenante parce qu'elle prévient le libre consentement de l'homme et incline la volonté à le donner. Si nous considérons précisément le libre consentement donné à l'acte salutaire, il dépend à la fois de la volonté et de la Grâce qui à ce moment s'appelle la Grâce coopérante. Pendant que s'accomplit l'acte salutaire, il n'est pas possible de distinguer un seul instant où ces deux co-principes, selon l'expression de Cajétan (in i. p. q. 14. a. 13. parag. Nec sustinendus) ne soient intimement unis, et unis à tel point qu'ils ne forment qu'un unique principe complet. La cause du consentement est donc proprement /a volonté élevée par la Grâce, rendue par elle capable de produire l'acte salutaire, et il n'y a qu'une action unique influant sur le consentement ; elle pro- vient à la fois de Dieu et de la volonté. Cette union si intime qu'elle ne forme qu'un seul principe est facile à comprendre quand il s'agit de la volonté agissant d'une manière surnaturelle, grâce à l'habitude surnaturelle qui l'informe, mais on la conçoit encore alors qu'il
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Si on objecte que l'opinion contraire fait la part plus belle à Jésus-Christ et à sa Grâce, nous répondons qu'elle lui attribue ce qui ne lui con- vient pas et qu'il faut se souvenir de ce que dit Tertullien (i), à savoir que ce n'est pas faire preuve d'une bonne et solide foi que de tout rap- porter à la volonté de Dieu d'une manière si exclusive que notre part soit nulle. Si Pharaon, dit saint Jean Ghrysostome (2), est devenu par sa malice, un vase de colère, d'autres sont devenus des vases de miséricorde, grâce à leur probité et à leur reconnaissance, et quoique Dieu achève tout ce qui manque à leurs actions, encore faut-il qu'ils y mettent un peu du leur. La miséricorde de Dieu,
ne s'agit que de l'élévation extrinsèque de la volonté par la Grâce actuelle. Si on l'appelle extrinsèque en effet, c'est en ce sens qu'elle ne consiste pas dans une qualité inhérente à la volonté, mais l'Esprit Saint qui a tout d'abord saisi la volonté par sa Grâce prévenante, lui est déjà intimement uni et il l'en- vahit en quelque sorte tout entière au moment où pénétrée de la vertu divine, elle donne son consente- ment. Dans de telles conditions, doit-on dire que la volonté détermine la Grâce ou bien que la Grâce détermine la volonté ? Ni l'un ni l'autre, car ce serait considérer la Grâce et la volonté comme deux princi- pes séparés et agissant l'un sur l'autre. Pour parler exactement, il faut dire qu'il n'y a que la volonté élevée par la Grâce, et qu'un principe surnaturel unique qui se détermine lui-même.
I . Exhort. ad casfit»
3, Hom. 16, in Episl, ad Rom, Bail, t. iv. $
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dit saint Augustin (i), nous prévient en tout, mais il appartient à notre propre volonté de correspon- dre ou de résister à Tappel de Dieu. Et lorsqu'il défend la Grâce de Jésus-Christ contre les héré- tiques, il dit : (2) Qui ne voit que quelqu'un va à Dieu ou n'y va pas, selon son libre arbitre? Ce libre arbitre se suffit à lui-même, quand il ne va pas à Dieu; mais pour aller vers lui, il a besoin d'être aidé. Ces paroles de l'illustre Docteur tran- chent nettement la question en faveur de notre thèse : nous pouvons donc nous appuyer sur son autorité comme sur celle des autres Pères de l'Eglise. Saint Bernard (3) ne tient pas un autre langage : Après que Dieu nous a invités à faire notre salut, dit-il expressément, il est en notre pouvoir de suivre son inspiration en choisissant le bien : si nous tombons, c'est notre œuvre et l'effet de notre lâcheté ; si nous ne tombons pas, il faut l'attribuer à notre sollicitude aidée du secours divin. Ce texte rend vains tous les efforts de ceux qui tâchent de faire déposer ce Docteur si pieux en faveur de l'opinion contraire.
Apprenez par là qu'après que Dieu a donné à tous de la manière la plus libérale ses Grâces exci- tantes, — ce à quoi il ne manque jamais, — l'affaire de votre salut dépend désormais de votre volonté et de l'ardent désir que vous y apporterez. C'est dans ce sens que saint Thomas répondit à sa pro- pre sœur, qui lui demandait comment elle pourrait
1. De Spir. et litt. cap. 34.
2. De grat. Christ, cont. Pelag.
3. De interiori domOi cap, 68.
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faire pour se sauver. Vous n'avez qu'à vouloir, lui dit-il ; si vous voulez, vous renoncerez aux vanités, vous renoncerez au péché. Si vous voulez, vous ferez des progrès dans la vertu et vous avancerez dans la voie de la sainteté. Ne rejetez donc la cause du désordre de votre vie que sur votre volonté qui résiste au Saint-Esprit et fait défaut à la Grâce, alors que la Grâce ne lui fait jamais défaut. O volonté rebelle, qu'il t'en coûtera un jour d'avoir résisté si longtemps aux bonnes pensées et aux saintes émotions qui te sollicitaient d'accomplir ton devoir ! Car, ô bonté et miséricorde de Dieu, il ne tient pas à vous seul que le cœur endurci ne s'amollisse : il ne tient pas à vous seul que l'âme éloignée de vous ne s'en rapproche. Vous enri- chissez du don de la Grâce sanctifiante ceux qui ont faim et soif de vous, ceux qui vous désirent véri- tablement. Oh ! qu'elle soit louée et exaltée à jamais la magnificence de votre Grâce prévenante qui se communique à tous ! Oh 1 qu'elles sont à plaindre les âmes qui ne profitent pas de votre magnificence et de la libéralité avec laquelle vous leur offrez ces dons surnaturels destinés à les tou- cher et à les exciter au bien.
III
Bien que les considérations générales que nous venons d'exposer soient très vraies, il y a néan- moins trois choses qui rendent la Grâce excitante plus facilement et plus ordinairement efficace, parce qu'elles augmentent sa force pour emporter le consentement de la volonté. En effet saint Pros-
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.per (i) nous apprend qu'il y a un grand nombre de genres de Grâces et de dons et que dans chaque genre, il y a des degrés infinis.
La première de ces trois circonstances qui ren- dent la Grâce plus facilement efficace, se réalise quand elle est donnée à l'homme au moment où son esprit est mieux disposé et où les empêchements sont moins nombreux : il est incontestable qu'il y a des époques où nous sommes mieux disposés, où nous sommes d'une humeur plus douce et plus accommodante ; aussi sommes-nous prêts à cer- tains jours à faire ce que nous ne ferions pas à d'autres. Nous éprouvons ces variations dans nos dispositions quand nous nous trouvons en face de pauvres qui nous demandent l'aumône : quelque- fois nous sommes de si bonne humeur que nous nous empressons de les contenter, d'autres fois ils ont beau nous prier beaucoup plus que nous ne le méritons, ils n'obtiennent rien de nous. Or nous ne pouvons pas expliquer la chose autrement qu'en disant que nous ne sommes pas disposé à les assis- ter. Or Dieu envoie quelquefois sa Grâce au pécheur, lorsqu'il le voit dans de telles dispositions qu'il l'acceptera infailliblement. Dans ce cas, on appelle la Grâce congrue ou convenable : cette opportunité équivaut à un nouveau bienfait de la part de Dieu qui a épié l'occasion et qui a saisi le pécheur au moment où il fallait pour le gagner (2) :
1. De voc. Gent., 1. 2.
2. La Grâce suffisante est déjà un bienfait de Dieu. Le Pape Alexandre VIII a condamné sous le n° 6 la proposition suivante : « La grâce suffisante nous est plus
DE LA GRACE 69
la Grâce divine en tout autre temps et en tout au- tre circonstance n'aurait produit aucun effet.
En second lieu, la Grâce est plus facilement effi- cace, quand elle est plus abondante et plus par- faite, quand elle consiste dans des lumières plus
« funeste qu'utile dans Vétat oh nous nous irotivons et il « nous convient d'adresser à Dieu cette demande : de la grâce suffisante délivrez-nous^ Seigneur. » La Grâce effi- cace est un plus grand bienfait, parce qu'elle est donnée à l'homme en vertu de la bienveillante et gratuite volonté de Dieu qui a décidé de lui conférer la Grâce avec laquelle non seulement W pourra donner son con- sentement au bien, mais avec laquelle de fait il le don- nera. Sur ce point tous les Théologiens sont d'accord. « Cet appel (efficace), dit Suarez (de aux. opusc. I, 1. 3, » c. 20, n" 10), a toujours poîtr cause de la part de Dieu « un choix particulier par laquelle il a décrété effcace- « ment de donner à tel homme la foi ou la contrition ; or « c''est là un acte de hienveillance singulière^ et c'est un « grand bienfait^ que Dieu n'accorde pas à celui à qui ic « ne donne pas une grâce congrue. De plus, pour appré- « cier un bienfait, on ne doit pas le considérer seulement « en lui-même, on doit surtout tenir compte du temps et « de l'opportunité, et de la manière dont il est donné, prin- « cipalement quand ces diverses circonstances ont été pré- « vues par le bienfaiteur et qu'il s'jy est conformé dans « V intention d'être îitile à celui à qui il accorde le bien- « fait ; cest ce qui a lieti dans ce cas. . . Ainsi, puisque le « mot grâce sans épithète signifie non seulement la chose « que l'on donne gratuitement, mais réveille surtout « l'idée d'un bienfait et d'un sentiment de bienveillance, on « peut dire absolument qu'à tout homme qui se convertit « Dieu fait une grâce plus grande^ qu'à celui qui ne se « convertit pas. »
70 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
vives et dans une impulsion de la volonté plus forte. Dans ce cas, Dieu se fait connaître plus clai- rement et inspire à la volonté un désir plus ardent d'embrasser la vertu. L'âme conçoit tout d'un coup une plus grande peur d'être damnée et une appréhension plus vive de la perte du paradis. Ce sont des Grâces toutes puissantes et en quel- que sorte miraculeuses qui opèrent des conver- sions inespérées, telles que celle de saint Paul qui au moment où il était le plus éloigné de Dieu, fut réveillé par une voix du ciel et terrassé pour deve- nir de persécuteur qu'il était, prédicateur de l'E- vangile. Ce sont des secours plus spéciaux et très spéciaux, des attraits qui font une sainte violence, c'est une profusion et comme une inondation de Grâces, enfin des privilèges particuliers dont Dieu favorise amoureusement des âmes qu'il veut éle- ver à une haute perfection (i). Et plus ces appels de Dieu sont forts et énergiques, plus ils sont promptement efficaces pour convertir l'âme qui ne peut que très difficilement résister, selon ce qui fut dit à saint Paul : « Il Vest dur de regimber « contre Vaiguillon. (Act. 9.) C'est de ces Grâces que nous pouvons dire avec sainte Catherine de Gênes que par elles Dieu s'expose au danger de faire violence à notre liberté (2).
1. D. Tho. q. 112, art. 2, ad 2.
2. Cette parole de sainte Catherine de Gênes a besoin d'être bénignement interprétée. Dans le vrai sys- tème de Molina, ce danger n'est nullement à craindre, car dans ce système la Grâce n'est pas considérée comme efficace par elle-même} toute son efficacité
DE LA GRACE 7I
Enfin la troisième condition qui contribue à rendre la Grâce efficace, ce n'est plus sa force et son intensité, mais c'est qu'elle revient si fréquem- ment exciter le pécheur, c'est qu'elle se fait si saintement importune que l'âme tant de fois solli- citée finit par céder à des appels si souvent réité- rés : car Dieu dit de lui-même : « Me voici debout « à la porte et Je frappe y* (Apoc. 3), non pas une fois, mais souvent. Dans le Cantique des Canti- ques il nous est représenté comme un époux qui est resté toute la nuit sur la porte de son épouse ; aussi la rosée du matin a-t-elle, en tombant, mouillé sa chevelure. « Ouvre-moi^ ma sœur, ma « colombe^ ma toute belle^ car f ai la tête cou- « verte de rosée et mes cheveux sont humides « des gouttes d'eau tombées pendant la nuit. » (Cant. 5.) Ces cris tant de fois répétés déterminent enfin à se rendre une âme qui ne se fût pas con- vertie, si elle n'eût été fréquemment appelée. C'est là ce qui la gagne et qui triomphe de la volonté : c'est ce triomphe qui constitue l'efficacité de la Grâce (i).
repose sur la prévision qu'a Dieu du libre consente- ment de la volonté humaine. Pour ce qui concerne le cas de saint Paul, saint Anselme expliquant ces paroles du chap. VI de saint Mathieu « que votre volonté sjoit « faite, » dit : « Bien que Paul ait été frappé, cependant « sa volonté restait libre de résister, s'il l'avait voulu. »
I. Nous devons, pour expliquer l'efficacité de la Grâce, admettre une certaine congruité, c'est-à-dire une cer- taine conformité de la Grâce à la volonté de l'homme. C'est ce qu'enseigne fréquemment saint Augustin : « Si Dieu voulait /aire miséricorde à ces hommes, il
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Admirez ici la suavité de la Grâce et son mer- veilleux accord avec la liberté créée. Louez la bonté de Dieu à l'égard de certaines âmes en faveur desquelles il emploie de nombreux artifi- ces destinés à préparer leur volonté et à les attirer
« pourrait les appeler de la manière qui réussira le mieux « à les toucher y à les éclairer et à les rendre fidèles... Les « élus sont ceux qui sont appelés de la manière qui leur « convient. » (L. i. ad Simpl. q. 2. n. 13.) Néanmoins ce qui fait proprement l'efficacité de la Grâce, ce n'est pas cette sorte de congruité qui consisterait dans la confor- mité de la Grâce au caractère, au tempérament de l'homme ou aux circonstances diverses de temps et de lieu. Il arrive en effet quelquefois que la Grâce est donnée à l'homme dans les circonstances et au moment où il semble être le moins disposé à lui donner son consentement, comme nous le voyons dans la manière dont saint Paul fut converti. « Qiiel homme est asse:^ « fou, dit saint Augustin (Enchirid. cap, 98), pour pré- « tendre que Dieu ne peut pas tourner vers le bien malgré « leur mauvaise volonté ceux qu'il veut, quand il veut et « oit il veut ? » Mais la principale raison est que pour que la Grâce soit dite efficace, il faut que l'union du consentement de la volonté avec la Grâce soit infailli- ble, à tel point qu'il répugne que ce consentement fasse une seule fois défaut, car il répugne que la volonté efficace de Dieu qui se sert de ce moyen, soit privée de son effet. Or ce genre de congruité ne permet de comp- ter que sur un consentement moralement certain et tel par conséquent qu'il n'est pas absolument impossible que la volonté ne résiste à la Grâce donnée dans les conditions les plus favorables. (Suarez, de Grat. 1. 5, c. 42.) On ne peut pas davantage faire consister avec Thomassin l'efficacité de la Grâce dans la multitude, la variété ou l'accord d'un certain nombre de Grâces qui,
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à lui de bon gré. O Dieu très bon ! vous essayez toutes sortes de moyens pour nous attirer à vous, parce que vous désirez nous avoir avec notre pro- pre volonté. O Seigneur ! quel soin amoureux n'avez-vous pas eu Jour et nuit pour l'homme qui
si elles agissaient chacune séparément, pourraient ne produire aucun efifet sur la volonté humaine, mais qui agissant à la fois, triomphent infailliblement de la volonté. Car pourquoi Dieu ne pourrait-il pas, lui qui est tout-puissant, triompher par une seule Grâce de la volonté même la plus obstinée ? Et d'ailleurs, la volonté même assiégée par tant de Grâces, conserve sa liberté et nous devons nous demander encore : d'où vient qu'elle consent à la Grâce? La congruité qui fait que la Grâce est efficace consiste, d'après Molina et Suarez, qui sur ce point est d'accord avec Molina (Suarez, de grat. 1. 5. c. 25. n. 4), en ce que de fait la volonté donnera à cette Grâce son libre consentement. « Dieu, dit Sua- « rez (de aux. opusc, i. lib. 3. c. 14. n. 9), dans son <c infinie sagesse^ prévoit ce que toute cause ou toute « volonté fera, si elle se trouve dans telle occasion; il sait « aussi quand et à quel appel telle volonté se rendra, s'il « lui adresse cet appel. Quand donc il veut convertir un « homme, il veut aussi rappeler dans le temps et de la « manière qiCil sait devoir obtenir le consentement de cet « homme. C'est cette vocation que nous appelons la voca- « tion efficace^ car bien qu'elle ne soit pas telle qu'elle « doive par elle-même produire infailliblement son effet, « cependant elle le produira infailliblement, parce que « Dieu Va prévu. » — « Ainsi, dit ailleurs (de grat. 1. 5. « c. 25, n. 4.) le même Théologien, cette grâce qui est « donnée à l'âme, sera infailliblement suivie dît consente- « ment libre de la volonté, non certes parce que le con- « traire ne peut pas arriver même avec cette grâce ^ mais < parce q.ue de fait il n'arrivera pas. »
74 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
se méconnaissait lui-même et vous connaissait encore moins ! O quel sujet d'étonnement qu'un homme sous tous les rapports misérable soit si graci-eusement recherché par celui qui n'a besoin de personne ! Eh quoi ! Seigneur, est-il possible que vous aimiez tant une âme qui à cause de ses offenses ne mériterait que l'enfer? Est-il possible que vous la supportiez et que vous attendiez sa péni- tence avec un tel amour ? Que vous l'éclairiez de rayons si lumineux et si chauds ? Que vous lui lanciez tant de traits et tant de flèches acérées pour lui ouvrir le cœur, afin que vous puissiez y entrer ! O Seigneur ! nulle langue au monde n'est capable de louer assez votre douceur incomparable et nul esprit n'est assez pénétrant pour en com- prendre les merveilles. Oh ! si toutes les âmes pécheresses étaient ainsi favorisées de vos grandes miséricordes ! Oh ! si mon âme en particulier recevait vos Grâces en temps opportun ! O Sei- gneur ! convertissez ma volonté rebelle par des attraits plus violents, donnez-moi de plus vives lumières et une connaissance plus claire de vos perfections et de vos ravissantes beautés. O Sei- gneur ! appelez-moi tant de fois que j'écoute enfin votre sagesse et que je me consacre aux œuvres qui vous plairont ! Misérable ! si je ne me rends pas, qui en accuserai-je, sinon mon cœur impéni- tent, endurci et rebelle à vos sollicitations ?
DE LA GRACE jS
T MÉDITATION
NOTION PLUS PRÉCISE
DE LA
GRACE SUFFISANTE ET EFFICACE
SOMMAIRE
La Grâce suffisante est plus ou moins proche de la justification. — La Grâce suffisante doit devenir efficace de quatre manières : en déter^ minant à croire les articles de foi^ à aimer Dieu et le prochain^ à observer les commande- ments de Dieu et ses conseils^ enfin à deman- der à Dieu ce qui nous est ou nécessaire ou utile pour la vie éternelle — plus particuliè- rement à prier Dieu et à lui demander ce qui est nécessaire à notre salut.
CONSIDÉREZ que la Grâce suffisante que Dieu donne à toute âme raisonnable, est tantôt plus éloignée, tantôt plus proche de la justifica- tion (i). En effet, parmi les dispositions nécessaires
I, Voici d'abordles documents delà foi sur cet impor- tant sujet : L'Eglise a condamné comme hérétique la proposition suivante de Jansénius : « Il y a certains pré- « ceptes qui, eu égard aux forces dont les hommes justes « disposent actuellement, leur sont impossibles^ quelle
jG LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
pour recevoir la Grâce sanctifiante, les unes sont prochaines, les autres sont éloignées, comme nous Tavons déjà vu. Ainsi en est-il des Grâces excitan- tes que Dieu nous envoie pour former en nous ces dispositions : elles sont quelquefois plus éloi- gnées, d'autres fois plus prochaines, selon qu'il plaît à Dieu et selon le genre d'action pour lequel elles sont directement données. C'est pour cela
« que soit leur bonne volonté et les efforts qii ils fassent ; « de plus la grâce qui les rendrait possibles, leur fait « défaut. » — « Que personne ne répète cette parole témé' « raire et que les Pères ont frappé d'anathcme : Lobser- « vation des commandements de Dieu est impossible à « l'homme justifié. En effet Dieu ne commande pas l'im- « possible, mais quand il ordonne, il nous avertit en « même temps et de faire ce que nous pouvons et de « demander ce que nous ne pouvons pas, et il nous aide « A LE POUVOIR. » (Go ne. de Trent. sess. 6, ch. ii.) — Le II* Concile d'Orange dit (can. 25) : « Nous croyons « aussi selon la foi catholique que tous ceux qui ont été « baptisés après avoir reçu la grâce dans le baptême, peu- « vent et doivent, avec l'aide et la coopération du Christ, « accomplir toutes les œuvres utiles au salut, pourvu « quHls veuillent travailler fidèlement. » — Enfin le pape Alexandre VIII a condamné en 1690 la proposition sui- vante : « La grâce suffisante nous est, dans l'état présent, plus nuisible qiCutile^ a tel point qu'il nous convient de « dire dans notre prière : de la grâce suffisante, délivre^- « nous. Seigneur. » Ces divers documents nous permet- tent de résumer ainsi la doctrine de l'Eglise sur la Grâce suffisante. L'Eglise enseigne : i) que dans l'état présent, il existe une GvsLce purement suffisante, puisqu'elle con- damne les Jansénistes pour n'avoir admis que la Grâce efficace ; elle affirme par là même l'existence d'une Grâce
DE LA GRACE 77
que la Grâce suffisante se divise en Grâce initiale et en Grâce parfaite : telle serait la Grâce par laquelle Dieu exciterait directement une âme à faire un acte d'amour parfait, qui la justifierait à rinstant même et la revêtirait de la Grâce sancti- fiante. Il plaît quelquefois à la bonté divine d'éle- ver certaines âmes à la perfection, sans les faire passer par les degrés intermédiaires : il agit alors comme un Roi qui élèverait un simple citoyen à
qui n'est pas efficace, c'est-à-dire d'une Grâce pure- ment suffisante. — Elle enseigne : 2) que dans l'état pré- sent il existe une Grâce vraimeni suffisante, car elle a condamné la proposition dans laquelle Jansénius affir- mait que certains préceptes sont impossibles aux hom- mes justes, eu égard atix forces qu'ils ont présentement. Donc la Grâce suffisante confère à l'homme le pouvoir d'agir plein et entier eu égard aux circonstances dans lesquelles il se trouve. — Elle enseigne : 3) que si cette Grâce n'obtient pas son effet, la cause n'en est pas dans un défaut inhérent à la Grâce, mais dans la volonté humaine qui lui résiste. Ceci résulte du fait que, don- née à l'homme pour être mise à profit, cette Grâce qui est vraiment suffisante reste purement suffisante. C'est d''ailleurs ce que dit le W Concile d'Orange quand il affirme que les hommes baptisés peuvent avec le secours de la Grâce, accomplir, s'ils veulent travailler fidèlement^ les œuvres nécessaires au salut. S'ils ne les accomplissent pas, c'est donc qu'ils ne veulent pas. L'Eglise enseigne 14) que la Grâce suffisante est un vrai bienfait de Dieu. Elle est un bienfait matériellement, car en elle-même elle est un don utile à celui qui le reçoit ; elle est un bienfait formellement, car Dieu la confère à l'homme précisément dans l'intention qu'elle lui soit utile.
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
la plus haute charge du royaume en un seul jour* Néanmoins Dieu procède ainsi rarement, et comme l'observe saint Prosper (i), l'homme n'arrive pas ordinairement du premier coup à la maturité, il n'atteint pas la perfection dès le début, le plus grand nombre ne reçoit les dons de Dieu que l'un après l'autre. Le procédé de Dieu consiste à appe- ler d'abord les hommes et à les exciter par ses Grâces à faire quelque œuvre qui paraît fort com- mune et de bien minime importance pour la vie éternelle. Et ainsi, selon la voie ordinaire, personne n'est grand ou n'est parfait du premier coup. Dieu commence par exciter les infidèles et les chrétiens plus grossiers à honorer leurs père et mère, à obéir aux princes, à fuir le vol, le mensonge et les autres péchés, à le prier et à se recommander à lui. Et si l'âme est fidèle à accomplir ces œuvres, après ces Grâces il en envoie d'autres pour élever un peu plus haut cette âme, et ainsi il continue à donner des Grâces de plus en plus importantes jusqu'à celle qui aura assez de force pour entraî- ner la volonté à faire un acte qui lui vaudra d'être immédiatement justifiée. C'est précisément cette dernière Grâce qui produit immédiatement dans l'âme la justification, que l'on appelle plus com- munément Grâce efficace, bien que ce titre d'hon- neur puisse être donné aussi aux Grâces qui l'ont précédée et qui ont produit leur effet, c'est-à-dire qui ont obtenu de la volonté qu'elle produisît l'ac- tion à laquelle elles l'excitaient directement. Comprenons donc de quelle importance il est de
I. L. 2, de voc. Gent.f eu.
DE LA GRACE 79
suivre l'inspiration de Dieu, quand il nous pousse à observer les lois naturelles les plus communes, comme d'obéir à ses père et mère, de fuir le vol et autres choses semblables ; car ces premières inspi- rations qui nous portent à faire des oeuvres com- munes sont le plus souvent le germe de toutes les autres Grâces qui seront données l'une après l'au- tre et même de la gloire du paradis qui s'y trouve virtuellement, comme dans un gland se trouve un grand chêne qui en sortira en se développant peu à peu, jusqu'à ce que les oiseaux du ciel viennent s'a- briter dans ses branches. Ceux qui refusent d'obéir dans ces actions communes, arrêtent donc le pro- grès des Grâces divines : celles-ci leur sont souvent refusées pour accomplir des œuvres plus importan- tantes, parce qu'ils n'ont pas fait un bon usage des autres Grâces qui leur étaient données pour pro- duire les actions auxquelles ils étaient excités en premier lieu, selon l'ordre de la Providence. C'est pourquoi saint Paul dit (Rom. i.) que les païens sont inexcusables d'avoir mené une vie très dépra- vée et abominable, parce qu'ils n'ont pas rendu à Dieu l'honneur qu'ils pouvaient lui rendre. On pourra aussi constater que la plupart des chrétiens qui sont à peu près insensibles quand il s'agit des biens spirituels, ont fait défaut aux premières ins- pirations de Dieu, qui les poussaient à honorer leurs père et mère, ou à fuir les péchés les plus grossiers, le vol, la luxure et autres semblables. Dieu en effet travaillait à leur salut en leur en- voyant ces inspirations et il leur donnait des moyens suffisants pour y faire des progrès inin- terrompus, mais par leur propre faute ils ont
8o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
arrêté cette marche progressive en rendant ineffi- caces les premières Grâces, c'est-à-dire en les pri- vant de leur effet. On peut mieux comprendre ce que nous disons en considérant ce qui se passe pour les justes qui négligent les petites choses et qui dociles aux suggestions du démon commettent tout d'abord des fautes légères ; peu à peu ils glis- sent dans des fautes graves. Aussi le Sage dit-il : « Celui qui néglige les petites choses, finira par « tomber. » (Eccl. 19.) De même les pécheurs, parce qu'ils ont négligé les premières inspirations divines qui les appelaient à accomplir un bien médiocre, ne s'élèvent plus et n'accomplissent jamais d'actions plus parfaites, mais croupissent toujours dans le vice et dans le péché.
Je graverai dans mon esprit cette si importante vérité. C'est elle en effet qui explique le grand nombre d'infidèles qui sur tous les points du globe vivent dans l'ignorance ou dans la haine de la vraie religion qui est l'unique voie de salut. C'est elle aussi qui nous fait comprendre pourquoi tant de chrétiens baptisés vivent d'une vie païenne et très éloignée de l'esprit de Jésus-Christ, leur Rédempteur, si Dieu par une faveur extraordi- naire ne redouble ses attraits, pour opérer par une sorte de miracle leur conversion. O Dieu très miséricordieux ! qu'il est grand le nombre de ceux qui vous méprisent ainsi tout d'abord, quand vous voulez commencer à les sauver ! Hélas ! jusques à quand méprisera-t-on vos premiers avertisse- ments ? Jusques à quand l'enfer continuera-t-il à se gorger d'àmes misérables ! Jusques à quand votre ciel sera-t-il privé de tant de créatures qui
DE LA GRACE 8t
auraient pu vous glorifier pendant toute l'éternité, si elles s'étaient laissé conduire par vous ! O Dieu, souverain maître, ayez pitié du monde où sont entassées tant de ruines et où règne la désolation.
ir
La Grâce suffisante doit être mise à profit et rendue efficace par la pratique de quatre choses principales : par la foi dans les vérités que Dieu nous a révélées, par Tamour de Dieu et du pro- chain, par l'observation des commandements et des conseils, par la prière dans laquelle nous demandons à Dieu ce qui est nécessaire ou utile pour le salut (i). En voici la raison : c'est que le propre de la Grâce est de bien régler nos actions envers Dieu, notre premier principe, de nous exciter à lui rendre le culte et le service que nous lui devons à cause de notre dépendance à son égard. Or Dieu est en lui-même infiniment vrai et infiniment bon, et dans ses œuvres il est infini- ment juste et miséricordieux. S'il est la vérité même, il faut donc le croire avec une foi ferme qui n'hésite pas : s'il est la bonté même, il faut l'aimer d'une affection constante qui ne varie jamais ; s'il est juste, il faut lui obéir en toutes choses ; s'il est miséricordieux, il convient de le prier et de l'appeler dévotement à notre secours. De là vient que la (jrâce efficace qui nous fait ren- dre à Dieu ce que nous lui devons, nous porte à croire même ce qui est au-dessus de notre raison et contraire aux sens et à l'expérience ; par cet
I. Bonav. Breviîoqui, p. 5. cap. 7 et seq.
Baii, t. ly. 6
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
acte de foi en effet nous rendons à Dieu, qui est la Vérité infaillible, Thonneur qui lui est dû, nous humilions notre esprit et nous le captivons en lui faisant préférer à ses propres conceptions les révé- lations divines.
La Grâce efficace nous porte encore à aimer Dieu comme le souverain bien, à adhérer à lui affectueusement et à nous reposer en lui comme en celui qui est capable de nous rendre heureux et de rassasier tous nos désirs. Et parce que le pro- chain est capable du même bien et est comme la propriété de Dieu qui l'a créé pour lui-même et pour sa gloire, la même Grâce qui nous fait aimer Dieu, 'nous fait aussi aimer le prochain pour l'am.our de Dieu, sans égard aux qualités sensibles ou à notre propre intérêt.
Troisièmement, la Grâce efficace nous porte à observer les commandements de Dieu, quelque- fois même ses conseils, parce que Dieu, qui est souverainement juste et qui veut faire régner en tous la justice, donne des règles de justice, non seulement sous forme d'enseignement, mais aussi sous forme de devoir et de commandement. Or la Grâce rend nos volontés conformes à celles de Dieu, et tend à lui soumettre tous les esprits, les anges et les hommes : de là vient qu'elle nous porte aussi à la pratique des commandements et des conseils, car rien n'est plus juste ni plus équi- table..
Enfin, comme Dieu est miséricordieux et plein de condescendance pour la faiblesse humaine, il est prodigue de ses dons envers l'homme. Mais, comme d'autre part il est juste, il ne les offre qu'à
DE LA GRACE 83
celui qui les désire et qui le prie, il ne fait misé- ricorde qu'à celui qui reconnaît sa misère ; à cette condition seulement sa sagesse n'est pas méprisée et est traitée avec honneur. D'ailleurs, « nous ne « savons pas comment il faut prier » (Rom. 8). C'est pour suppléer à notre ignorance que la Grâce divine nous dirige : elle nous apprend à demander dans nos prières ce qui est honorable à Dieu et salutaire pour nous, comme nous en avons un exemple dans l'Oraison dominicale.
Cette considération m'apprendra la merveilleuse puissance de la Grâce et combien elle nous est utile. Je reconnaîtrai également que je ne fais pas un bon usage de la Grâce, si je ne suis pas bien réglé sur tous ces points. Je m'en repentirai et m'ef- forcerai de ne pas manquer désormais à la Grâce. Oh ! quel bienfait pour une âme que d'être gou- vernée par la Grâce divine ! O Seigneur ! que je m'attache fortement à votre sainte direction ; qu'il ne m'arrive jamais de m'y montrer rebelle.
III
L'effet de la Grâce efficace doit particulièrement consister à nous faire prier Dieu, et à lui deman- der ce qui est nécessaire à notre salut. Il faut savoir, dit le Docteur séraphique (i), que bien que Dieu soit très libéral et qu'il soit plus prompt à nous donner que nous à prendre et à recevoir, il exige néanmoins que nous le priions, afin de lui fournir l'occasion de nous accorder les Grâces et les dons du Saint-Esprit. Or il veut que nous nous
i. Itinerarium. p. 5.
84 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
adressions à lui non seulement dans Toraison mentale, qui est une élévation de l'esprit vers Dieu, mais aussi par Toraison vocale, qui consiste à demander les biens qui nous sont nécessaires. Il veut que nous le priions par l'intercession des Saints, afin que nous obtenions, en considération de leurs mérites, les faveurs dont nous sommes personnellement indignes. Le pieux roi Josaphat reconnaissait la nécessité de recourir à Dieu par l'oraison. (II Parai. 20.) Puisque nous sommes si faibles et si nécessiteux, a puisque nous ignorons « ce que nous devons faire, il ne nous reste qu'à « lever nos yeux vers vous », et nos cœurs dans l'oraison. Voici ce que dit le pape Célestin (i) dans une épître où il réfute les Pélagiens qui suppri- maient la prière en supprimant la Grâce : Quel est le temps où nous n'avons pas besoin de la Grâce divine ? En toutes choses, en toute occur- rence, dans toutes sortes d'affaires, il nous faut implorer Dieu, notre protecteur. En réalité, nous sommes sujets à tant de misères, nous sommes exposés aux coups de tant d'adversaires, non seu- lement dans notre corps, mais encore et surtout dans notre âme, que notre remède le plus puis- sant et le plus à notre portée consiste à recourir à Dieu. C'est pourquoi plusieurs Théologiens enseignent que la Grâce suffisante qui est la pre- mière et la plus universellement accordée, consiste dans le don de l'oraison ; car, par l'oraison, les âmes peuvent demander à Dieu et en obtenir ce qui leur est le plus nécessaire pour le salut, notam-
I. Episi. I. c. 9.
DE LA GRACE 85
ment des armes pour lutter contre l'ignorance et la concupiscence qui sont les deux plus grands obstacles du salut.
C'est pour ce motif que certaines âmes sont dans un état absolument déplorable, faute de s'exercer dans l'oraison et d'obéir au Saint-Es- prit qui nous excite intérieurement à implorer Dieu. Si les païens et les barbares qui vivent dans les forêts, en proie à la plus grossière ignorance de tout ce qui regarde le ciel, se recom- mandaient à Dieu, comme ils le peuvent, par quelque bonne prière, ils obtiendraient certains secours qui leur permettraient de se sauver. Saint Augustin (i) exprime cette même pensée quand il dit : Si une âme ignore ce qu'elle doit faire, cela provient de ce qu'elle n'a pas encore reçu la Grâce. Pour la recevoir, il lui suffit de bien user de ce qu'elle a déjà reçu : or elle a reçu la Grâce de demander avec piété et avec un saint désir, si elle le veut. Mais à quoi bon invoquer l'autorité des hommes, quand nous avons l'affirmation formelle et expresse de Jésus-Christ : « Cherche^ et vous « trouvère^, frappe^ et on vous ouvrira ; car « quiconque demande^ reçoit; qui cherche, trouve^ « et on ouvre à celui qui frappe. » (Matt. 7.) Ainsi l'oraison est comme le canal par lequel les Grâces de Dieu arrivent jusqu'à nous ; sans l'exercice de l'oraison toute âme est stérile, elle est plus près de l'enfer que du ciel et de la perdition que du salut.
Vous donc. Dieu très heureux et très haut, vous qui êtes éternel et immuable, qui êtes com-
I. L. 3. </^ lih. arh. c. 12.
86 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
blé de tout bien et de toute félicité, incompara- blement plus que l'océan n'est rempli de ses eaux et que le firmament n'est peuplé d'étoiles, vous dont là vue réjouit tous les anges, vous, la Sagesse incréée qui éclairez de vos rayons tous les esprits dans le ciel et sur la terre ; dilatez tous nos cœurs par votre amour, purifiez-les de toute affection terrestre, dissipez nos distractions perpétuelles, afin que, par notre prière fervente, nous élevions nos âmes jusqu'aux désirs des biens éternels et de votre sainte Grâce, et que nous méritions ainsi qu'elle ne nous soit jamais retirée.
DE LA GRACE 87
Xr MÉDITATION
DE LA SOUSTRACTION
DES GRACES TRÈS SPÉCIALES
DONT SONT
PUNIS LES GRANDS PÉCHEURS
APRÈS UN CERTAIN TEMPS
ET UN
CERTAIN NOMBRE DE PÉCHÉS
SOMMAIRE
Certaines âmes sont quelquefois privées, au tout d'un certain nombre dépêchés, de quel- ques Grâces plus spéciales^ sans lesquelles elles ne se convertiront jamais. — Quatre règles qui permettent de conjecturer qu'une âme a mis le comble à ses péchés. — Néan- moins les âmes ainsi abandonnées ne man- quent pas des Grâces suffisantes.
I
VOICI une vérité sur laquelle il convient de méditer profondément : les âmes excep- tionnellement dépravées, sont quelquefois, après un certain temps que Dieu leur a donné pour faire pénitence et un certain nombre de péchés très graves, privées de quelques Grâces plus spé-
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
ciales, sans lesquelles elles ne se convertiront jamais (i). C'est là une pensée effrayante : et elle le serait beaucoup plus encore si ce temps et le nombre des péchés à commettre, nous étaient connus. Mais Dieu seul les connaît par sa science infinie et par conséquent il n'appartient qu'à lui de nous l'apprendre. Les Ecritures, par le moyen desquelles il parle aux hommes et les instruit des plus importantes vérités, rendent témoignage à celle-ci. « Dieu^ dit le prophète Job, lui a fourni « V occasion de faire pénitence et il en abuse par « orgueil. » (Job. 24.) Entendons saint Paul : « Ignores-tu que la patience de Dieu f invite à « la pénitence? Mais toi., par ta dureté et par ton « cœur impénitent, tu amasses sur ta tête un « trésor de colère pour le jour de la vengeance. » (Rom. 2.) Cette même vérité nous est plus claire- ment encore enseignée par la comparaison de la vigne qui fut abandonnée pour n'avoir pas donné de fruit depuis longtemps. « Qu'est-ce que., dit « Dieu, fai dû faire à ma vigne que je n' aie « point fait ? » (Is. 3.) Il s'agit ici de la Grâce suf- fisante, qu'il donnait à une âme dans le but de lui faire produire les fruits qui sont les bonnes œu- vres. « J'ai attendu qu'elle produisît de bons « fruits et elle n'a produit que des fruits aigres « et sauvages. Et maintenant je vous montrerai « ce que je ferai à ma vigne, f enlèverai sa clô- « ture et elle sera mise au pillage, f abattrai ses « murailles et elle sera foulée aux pieds. Je la « rendrai déserte ; elle ne sera ni taillée, ni
I. Jo. Driedo, de cap. etreàtmpt. c. 5.
DE LA GRACE 89
« labourée; les chardons et les épines V étouffe- « r ont et je commanderai aux nues qu'elles ne « pleuvent point sur elle. » (Is. 5.) Voilà l'état d'une âme que Dieu a longtemps appelée à la pénitence : il finit par l'abandonner à tous ses ennemis, il lui retire sa protection et la prive même de ses Grâces plus spéciales, sans lesquelles elle ne portera jamais aucun fruit. C'est le même sens que nous offre la parabole de ceux qui furent invités à des noces et qui refusèrent de venir, a Je « vous le jure., dit le maître du festin, aucun de « ces hommes que f avais invités, n'aura part au « banquet. » (Luc. 14.) Dieu dit aussi d'un grand nombre d'àmes qu'il avait appelées par ses Grâces excitantes et qui ont refusé de se rendre : aucune n'aura sa place, pas la moindre place dans mon paradis. Elles seront comme ce mauvais riche qui ne peut obtenir en enfer, une seule goutte d'eau, une seule goutte de consolation céleste.
Saint Jean Damascène (i) distingue à ce propos deux sortes d'abandon de la part de Dieu. L'un est temporel et a pour but de corriger ; il a lieu quand Dieu laisse tomber les justes dans quelque péché, dans la pensée qu'ils s'en relèveront et deviendront plus humbles et plus attentifs à leur salut, comme c'est arrivé à David, à saint Pierre et à d'autres qui furent abandonnés dans l'intérêt de leur salut. Le second abandon est absolu et pour toujours : il a lieu quand Dieu a employé toutes sortes de remèdes pour guérir l'homme, et que celui-ci demeure insensible et incurable par
I. L. a. de fid. ortJi. c. 29.
go LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
sa propre volonté ; il tombe alors dans le désastre suprême, comme Judas. Ce malheur final arrive de deux manières. En premier lieu, le démon après avoir été chassé plusieurs fois d'une cita- delle et l'avoir reprise, prend la résolution de mieux la conserver à l'avenir et il s'y fortifie puissamment. Dieu ne l'en empêche pas à cause des péchés qu'a commis cet homme. Jésus-Christ nous apprend que l'esprit immonde chassé d'un homme, y retourne, si cet homme retombe dans son péché; il amène avec lui sept démons pires que lui, qui établissent chez cet homme leur demeure et qui le traitent plus tyranniquement qu'auparavant. En second lieu, l'habitude de commettre un même péché endurcit quelquefois le cœur à un tel point que les Grâces ordinaires de Dieu n'y pénètrent plus et ne produisent sur lui aucun effet. Il faudrait pour l'émouvoir des Grâces extraordinaires qu'il ne plaît pas à Dieu de lui accorder en punition de l'abus qu'il a fait de sa miséricorde. L'âme est alors dans un état d'aveuglement, d'endurcisse- ment et de péché que saint Jean appelle « péché « de mort », (I Jean, 6), et par lequel il faut enten- dre un péché tellement grave qu'en raison de l'habitude, de l'obstination et de la malice criminelle avec laquelle on l'a commis, il est comme ingué- rissable, car l'âme n'est plus touchée par les Grâces que Dieu donne selon la loi commune (i). Si bien que Dieu, qui connaît tout, voit que cette âme est dans un état misérable d'où elle ne sortira jamais.
I. Corn, a Lap. in hune locum.
DE LA GRACE gi
Crains cet état, ô âme pécheresse et vieillie dans ton péché, toi qui as tant de fois méprisé les remontrances d'autrui. En songeant à cette vérité, frémis en toi-même ; tu as mille et mille fois chassé ton Roi céleste qui demandait à ta porte à te visi- ter, crains qu'il n'ait pris la résolution de ne plus te visiter désormais. Redoutez, ô âmes tièdes et languissantes dans la»dévotion, que vous n'appro- chiez de cet état misérable, si vous ne vous réveil- lez tout de bon de votre assoupissement et si vous n'excitez en vous une ferveur nouvelle. O âmes pures qui méditez sur cette vérité, ayez pitié de tant de créatures si obstinées dans le mal, et chez qui ne se trouve aucun sentiment affectueux pour leur Créateur. Oh ! qui me donnera des larmes pour pleurer la ruine de tant d'âmes ! Et cepen- dant, ô Dieu éternel, votre jugement est juste. Car si celui qui est petit se moque tous les jours de celui qui est grand et qui l'entourait d'une ten- dresse infinie, n'est-il pas raisonnable que celui-ci en conçoive du ressentiment et qu'il méprise celui qui le méprise ? O Seigneur, faites-nous miséri- corde et préservez-nous d'un semblable abandon.
II
Quoique Dieu seul connaisse d'une manière certaine à quel moment une âme tombe dans cet état, il y a cependant certains indices qui permet- tent de conjecturer si une âme a mis le comble à la mesure de ses fautes et si en conséquence Dieu lui a retiré les Grâces spéciales ; ce qui amène sa damnation. Pour bien comprendre ce point, il faut remettre sous nos yeux les principales punitions
92 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
que Dieu a infligées à ceux qui étaient arrivés au comble de leurs péchés, punitions que TEcriture Sainte a fidèlement notées. En voyant comment Dieu a traité les uns nous pourrons juger de la manière dont il traitera les autres.
Premièrement, les hommes qui à l'époque du déluge furent tous abîmés dans les flots, à l'excep- tion du patriarche Noé et de sept autres personnes de sa famille sauvées dans l'arche, étaient arrivés au comble du péché. Dieu dès lors, ne pouvant plus les supporter sur la terre, décida de les exter- miner. Il dit : « fai résolu de faire périr tous « les hommes » (Gen. 6), et aussitôt il en donne la raison : « Ils ont rempli toute la terre d'ini- « quité. » (Ibid.) Par ces paroles il veut faire entendre qu'ils commettaient leurs péchés publi- quement, sans chercher à les cacher, sans honte et sans crainte et que ce fut pour ce motif que la colère de Dieu éclata. De cet exemple nous pou- vons déduire cette première règle qui nous per- mettra de juger d'une manière probable qu'une âme est abandonnée de Dieu, quand elle pèche à la vue de tout le monde, sans chercher à déguiser ses fautes, avec effronterie et impudence.
En second lieu, ceux que Dieu a punis parce qu'ils avaient comblé la mesure de leurs péchés, furent les Sodomites et les habitants de quatre autres villes qui se livraient à des péchés de luxure abominables et contre nature et qui en étaient venus au point de s'en vanter, de s'en entretenir et d'en rire publiquement. « Ils ont « publié leur péché comme Sodome et ils ne Vont « point caché ; malheur à eux, » dit Isaïe (ch. 3).
DE LA GRACE g$
Dans la Genèse il est dit de leur péché : « Le « crime de Sodome et de Gomorrhe s'augmente « déplus en plus^ et leur péché est monté jusqu'à « son comble (Gen. i8), semblable à une mesure qui est pleine et tassée. Il faut tirer de ce fait une seconde conclusion, c'est que les âmes sont près d'être abandonnées par Dieu, quand outre la noto- riété de leurs crimes, elles en tirent vanité et s'en glorifient insolemment.
La troisième punition frappe Pharaon et toute son armée, quand il s'obstine à maintenir les Israé- lites en servitude et qu'il refuse de se laisser flé- chir soit par les prières de Moïse, soit par les prodiges surprenants qui furent accomplis sous ses yeux pour le persuader. De ce nouveau fait il faut conclure qu'une âme est abandonnée de Dieu et bien près d'être maudite, quand on la voit tellement obstinée dans le mal que ni prière, ni reproche, ni n'importe quelle menace, ni le châti- ment le plus horrible ne sont capables de l'é- branler.
Le quatrième châtiment digne d'être noté est celui qui fut infligé aux Juifs. Après avoir, mar- chant sur les traces de leurs pères, maltraité les prophètes et les saints personnages qui leur ensei- gnaient la vertu, ils en vinrent à pécher si natu- rellement qu'ils osèrent s'attaquer au Saint des saints, à Jésus-Christ, et le crucifièrent par un horrible sacrilège qui mit le comble à leurs pé- chés. Aussi Dieu les livra aux armées romaines qui réduisirent en cendres leur capitale, firent mourir le plus grand nombre de ses habitants et disper- sèrent ce qui resta dans les diverses contrées du
94 LA. THÉOLOGIE AFFECTIVE
monde. Le premier de leurs péchés avait été l'in- gratitude par laquelle ils répondirent au grand bienfait de leur rédemption de la captivité d'Egypte. « Le bien-aimé étant devenu gras, a regimbé ; « étant devenu gras, épais, replet, il a abandonné « Dieu, son Créateur ; il s'est éloigné du Dieu « qui Vavait sauvé. » (Deut. 32.) Le péché par lequel ils continuèrent à remplir la mesure, fut la haine qu'ils vouèrent aux prophètes et aux gens de bien, quand ceux-ci leur reprochaient leurs fautes. « Quel prophète vos pères n'ont-ils pas persé- « cuté? » (Act. 7), leur disait saint Etienne. Enfin ils crucifièrent Jésus-Christ : ce fut ce qui mit le comble à leurs péchés et acheva de remplir la mesure. Il faut conclure de cet exemple que, comme les Juifs, une âme devient insupportable à Dieu, quand ce qui devrait la guérir la rend pire; quand elle change en poison les corrections et les remon- trances des hommes les plus saints et les plus vertueux, quand elle va jusqu'à les haïr et vouloir leur donner la mort.
Examinez-vous bien d'après ces exemples. Quoique personne ne puisse savoir d'une manière certaine s'il est abandonné de Dieu, on peut cependant le conjecturer en se servant de ces exemples. De plus, le malheur d'être privé des Grâces de Dieu est si grand que le seul soupçon d'en être arrivé à ce point, doit effrayer tout chrétien et qu'il doit se mettre en peine de s'en préserver. Gardez-vous donc du péché, surtout du péché public, qui témoigne d'un cœur irrespectueux et insolent à l'égard de Dieu. Gardez-vous bien de jamais vous glorifier de vos péchés. « De quoi te
DE LA GRACE çS
« glorifies-tu^ toi qui es puissant en iniquité ? » (Ps. 5i). Offenser un roi est un grand crime, mais c'est un plus grand crime encore de se glorifier en sa présence de Tavoir offensé. Craignez les rechu- tes et chaque nouveau péché mortel que vous commettez, car vous ignorez quel sera celui qui comblera la mesure. Dieu seul le sait ; mais ce qui est certain, c'est que le même nombre de péchés n'est pas nécessaire pour tous ; il peut même se faire que le premier péché mortel que vous commettrez désormais, soit celui qui doit combler la mesure et après lequel vous serez à tout jamais un objet d'aversion pour Dieu. Quand on vous prie, quand on vous menace, quand on veut vous corriger de vos fautes, ne vous endur- cissez pas comme Pharaon. Faites enfin votre profit des enseignements des prédicateurs, des bons livres et de tous ceux qui vous prêchent la vertu, de peur de tomber comme les Juifs dans la réprobation. Si vous agissez de la sorte, ne vous troublez pas au sujet du passé, comme si tout était perdu pour vous, vous diminuerez votre mesure par une sincère conversion. O Dieu, juste Juge de l'univers ! vous qui nous donnez ces signes pour nous mettre à même de nous garantir de votre colère, donnez-nous aussi l'énergie de corriger nos moeurs, afin de sauver nos âmes et de glorifier votre nom.
III
Considérez que les âmes qui ont comblé la me- sure et pour qui le temps de faire pénitence est passé, ne sont pourtant pas privées des Grâces
9^ LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
suffisantes, aussi longtemps que dure leur vie et Tusage de la raison, si bien qu'il est vrai de dire, rigoureusement et absolument parlant, qu'elles pourraient encore se sauver en faisant un bon usage des Grâces qui leur restent, mais en fait elles ne se sauveront jamais (i). Cette proposition n'est pas admise par tous les Théologiens : cer- tains soutiennent que ces âmes sont privées même de toutes les Grâces suffisantes, qu'elles sont dans un aveuglement, un endurcissement et un aban- don absolu de la part de Dieu. Les autres Théo- logiens et en plus grand nombre, estiment que l'abandon de la part de Dieu n'est jamais absolu durant cette vie, mais partiel, et que les âmes réduites à cet état, reçoivent encore les Grâces spéciales, dites Grâces suffisantes, tout en étant privées des Grâces très spéciales (2). Nous pou-
1. Bellarm. de amiss. grat. 1. 2. cap. 14.
2. Il est certain que Dieu prive ordinairement les pécheurs endurcis d'un grand nombre de secours qu'il accorde aux justes et même aux pécheurs ordinaires. Mais il est non moins certain i) qu'il leur donne à tous les Grâces suffisantes pour sortir de l'état de péché. C'est l'opinion admise par le plus grand nombre des Théologiens ; cependant Bannez, Ledesma, Gonet et d'autres ont prétendu que Dieu les prive de toute Grâce de conversion en punition de leurs crimes, et de Lugo avoue (de Pœnit. disp. 8. sect. i. n. 31) que leurs argu- ments « ne sont pas à dédaigner ». 2) Il est certain que Dieu leur donne à tous les Grâces suffisantes pour évi- ter de nouveaux péchés, toutes les fois qu'il s'agit d'ac- comphr soit un précepte que l'homme est physique- ment incapable d'accomplir par ses seules forces, tel
DE LA GRACE 97
vons alléguer ici Tautorité de la Sainte Ecriture qui s'adressant à Dieu au sujet des Egyptiens, au nombre desquels se trouvait Pharaon endurci, dit : « Si lorsque vous ave^ pmii les ennemis de vos « serviteurs, et ceux qui avaient si justement « mérité la mort, vous Vave^ fait avec tant de « ménagements, et si vous leur ave\ donné du « temps, afin qu'ils eussent la facilité de se con- « vertir de leur mauvaise vie, avec combien de « circonspection ave^-vousjugé vos enfants, aux « pères de qui vous ave^ donné votre parole avec « serment en faisant alliance avec eux et en leur « promettant de si grands biens \ » (Sag. 12.) C'est Dieu lui-même qui nous dit dans le pro- phète Ezéchiel : « Est-ce moi qui veux que Tim- « pie meure ? est-ce que je ne veux pas qu'il se « convertisse en abandonnant ses voies, et qu'il « vive ? Eh bien! pourquoi mourre:{-vous, mai- « son d'Israël ? Je ne veux point la mort de « celui qui meurt^ dit le Seigneur Dieu ? » (Ez. 18.) Saint Pierre dit à son tour : « Dieu vous « attend avec patience, il ne veut pas qu'aucun « périsse, mais que tous retournent à lui par la
que le précepte de croire, ou d'espérer, soit lorsqu'il s'agit d'un précepte de la loi naturelle qui oblige gra- vement et que l'homme est moralement incapable d'ac- complir sans le secours de la Grâce. — De plus on ne peut nier, — car c'est un fait d'expérience, — que Dieu donne à quelques pécheurs obstinés des Grâces effica- ces et même des secours plus abondants qu'à ceux qui ont commis beaucoup moins de péchés et qui n'ont pas comme eux abusé de grandes Grâces ; ce fut le cas de Marie-Madeleine et du bon larron.
Bail, t. iv, 7
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
« pénitence. » (2, Pierr. 3.) Ces textos et d'autres textes semblables prouvent assez clairement que Dieu ne retient jamais les saintes effusions de sa miséricorde, au point de ne pas en laisser tomber sur les plus grands pécheurs quelques gouttes qui suffiraient pour les ranimer, s'ils le voulaient.
Dieu ne traite pas toujours les hommes avec toute la rigueur qu'ils mériteraient : aussi, bien que les âmes corrompues soient indignes de toute Grâce surnaturelle, pour l'avoir si souvent mé- prisée, cependant Dieu veut encore qu'elles y aient part, quoique dans une mesure moindre que les âmes qui ne l'ont jamais méprisée. En effet, quel que soit l'état de dépravation dans lequel ces âmes soient tombées, elles n'en sont pas moins obligées pour cela de combattre les tentations de cette vie et d'accomplir les comman- dements divins. Or, comme Dieu ne commande rien d'impossible et que l'exécution de ces deux points serait impossible sans la Grâce, nous avons tout lieu de croire que la privation des Grâces divines n'est pour ces âmes ni totale ni absolue. Tel paraît être aussi le sentiment de l'Eglise ; n'ordonne-t-elle pas à tous les chrétiens qui ont l'âge voulu, de faire pénitence une fois l'an et de communier au temps de Pâques? Or, pourrait-elle porter un tel commandement s'il n'était pas pos- sible à tous, même aux pécheurs endurcis, de se convertir ? Le Concile œcuménique de Latran, tenu sous le pontificat d'Innocent III, déclare que tous les fidèles sans exception, qui sont tombés dans le péché mortel après le baptême, peuvent recouvrer la Grâce par une vraie pénitence. Enfin,
DE LA GRACE 99
les hommes ne sont point au terme avant la mort: aussi longtemps que cette vie dure, ils sont consi- dérés comme voyageurs et par conséquent comme capables d'avancer ou de reculer dans la voie du ciel-
Dira-t-on que la nécessité de pécher ne les excuse pas, puisque eux-mêmes en sont la cause et que cette impossibilité de remplir leurs devoirs leur a été infligée comme une peine pour leurs péchés précédents ? On n'arrivera par là qu'à démontrer une seule chose, à savoir que les fautes des âmes obstinées seraient seulement volontaires dans leur cause, c'est-à-dire dans les péchés anté- rieurs et que par conséquent, elles ne mériteraient pas une peine distincte de celle que ces péchés avaient déjà méritée (i). On objectera peut-être
I. Bellarmin (de grat. et lib. arb. 1. 2. c. 7) répond de la même manière à cette objection : « Cette explication « est inadmissible, car le péché requiert absolument la « volonté libre, et on ne peut comprendre comment un acte « pourrait constituer proprement un péché, s'il n est pas « proprement libre. Une action qui n'est pas libre en soi, « mais seulement dans sa cause, n'a pas une malice dis- « tincte de celle de sa cause. Aussi saint Augustin (in lib: « 22 CONT. FAUSTUM, C. 44) traitant de V inceste de Loth « avec ses filles, qui ne fut volontaire que dans sa cause, « c'est-à-dire dans l'ivresse, déclare que cet inceste n'a pas « mérité d'être puni de la peine due à l'inceste, mais de « celle qui est due à l'ivresse^ parce que le pêche n'a pas « été distinct de sa cause. » Le card. Gotti (de deo, de div.vol. q. 2. d, 3, parag. 3. n, 22) rend la solution plus claire encore par la comparaison suivante : « Si, dit-il, « un serviteur envoyé quelque part, s'était volontairement « jeté dans une fosse et s'était mis par le fait, dans Vim-
ÎOO LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
encore qu'un aveugle a beau faire, il lui est impos- sible de voir ; or, ces âmes sont vraiment aveu- glées. A cela, nous répondons qu'il y a cette diffé- rence entre l'aveuglement corporel et l'aveugle- ment spirituel, que celui-là ôte tout à fait la faculté de voir, tandis que celui-ci ne prive que de l'acte de la vision, car la faculté de voir qui provient de la Grâce suffisante subsiste tou- jours. On peut comparer l'aveugle spirituel à un malade qui est enfermé dans un lieu obscur, où
« possibilité de continuer sa rouie ; son maître aurait bien « le droit de le punir pour s'être rendu incapable par sa « faute, de continuer la course qu'on lui avait commandée; « il pourrait même le punir, si lui-même, voulant l'en « sortir, le serviteur négligeait ou même méprisait les « moyens qui lui seraient donnés ou offerts dans ce but. « Mats si nous supposons que le maître ne veuille pas « l'aider à sortir de la fosse^ ni lui offrir à cette fin soit « une échelle, soit une corde, soit la main, si même nous « supposons qu'il veut que le serviteur reste dans son « impuissance à en sortir, il est évident qu'il agirait en « tyran, s'il lui ordonnait néanmoins de continuer sa route. « Ainsi l'homme en péchant est tombé dans une fosse et « est devenu... incapable de continuer sa rouie vers le « salut éter?iel par l'observation des préceptes. Admettons « que Dieu peut le punir pour cette faute, comme il l'en « punit en effet, et qu'il peut aussi le punir s'il repousse « ou méprise la grâce qui lui est offerte pour le rendre « capable d'observer ses préceptes ; mais si Dieu refusait « de lui donner la grâce qui le rendra capable de les « observer, s'il veut laisser l'homme coupable dans son « impuissance^ il ne pourra pas sans cruauté et sans « injustice, l'obliger à suivre la voie des commandements, « et le punir, s'il ne la suit pas... >^
DE LA GRACE
ne pénètre pas le moindre rayon de lumière. Dans cet état, il lui est impossible d'y voir. Il y a cependant quelque chose qu'il peut faire et qui lui permettra d'y voir ; il peut avec un bâton ouvrir les fenêtres, il peut crier et demander de la lumière. Tel est aussi l'état de l'âme qui est privée des secours plus spéciaux de Dieu et qui est accablée du pesant fardeau de ses péchés : il y a au moins une chose qui est en son pouvoir et qui l'amènerait à la lumière, ce serait de crier dans une prière fervente qui lui vaudrait des Grâces plus puissantes. Aussi, de même que ce malade ne manque pas, quoi qu'il soit dans l'obs- curité, de moyens suffisants pour y voir, aussi longtemps qu'il a la voix libre pour demander de la lumière et un bâton dans la main pour ouvrir les fenêtres ; ainsi les mo3'ens suffisants ne man- quent pas à une âme, alors même qu'elle ne pourrait faire autre chose que de pousser un cri dans l'oraison ou de se servir du bâton de la foi qui lui reste ; grâce à ces moyens, elle serait capable, si elle voulait s'en servir, de se remettre d^ns un bon état (i). Mais son malheur est
I. Ces comparaisons donnent une juste idée de la Grâce que les Théologiens appellent suffisante d'une manière prochaine et de celle qu'ils nomment suffisante d'une manière éloignée. <{.f appelle^ dit Suarez (de grat. 1. « 4. cap. 2. n. 3) grâce suffisante d'une manière pro- « chaine le secours qui permet à V homme de faire immé- « diatement xine action, sans avoir besoin de demander « par une action préalable un plus grand secours. J'ap- <c pelle grâce suffisante d'une manière éloignée, un secours « insuffisant pour accomplir un certain acte, mais qui met
102 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
extrême : elle ne s'aidera jamais elle-même ni par une prière persévérante, ni par la méditation des vérités de la foi ; c'est pourquoi, aux yeux de Dieu, elle est désespérée, jamais elle ne sortira de l'abîme de la perdition. Si Dieu ne lui ôte pas cette Grâce suffisante, sans laquelle elle serait moins criminelle et qui en réalité ne lui sert de rien, c'est afin qu'on reconnaisse que l'aversion qu'il a pour telles âmes, ne vient pas de son décret ou de sa propre inclination, — car son inclination le porte à sauver toutes ses créatures,
« Vhomme en état d'obtenir de Dieu le secours complet qui « lui est réservé, en se disposant à le recevoir ou bien en « le demandant. J'emprunte cette distinction au Concile « de Trente (sess. 6. ch. ii) qui dit : dieu ne commande « PAS l'impossible, mais quand il ordonne, il nous avertit
« EN MÊME TEMPS ET DE FAIRE CE QUE NOUS POUVONS, ET DE « DEMANDER CE QUE NOUS NE POUVONS PAS ET IL NOUS AIDE A
« LE POUVOIR. En effet, ces paroles : faire ce que nous « POUVONS, indiquent que celui à qui un tel commandement « s'adresse, a un secours suffisant d'une manière pro- « chaine, soit parce qiCon exige de lui qu'il le fasse « immédiatement, soit parce que c'est là l'unique difjé- « rence qu'il y a entre ce pouvoir d'agir et celui que le « concile indique par les paroles qui suivent : et deman- « DER CE QUE NOUS NE POUVONS PAS. Ccs paroUs signi- fL fient un secours suffisant d'une manière éloignée, car « celui qui ne peut pas n'a pas encore un secours suf- « fisant d'une manière prochaine, par exemple, pour « avoir la contrition; mais s'il prie. Dieu lui donnera un « tel secours, et il l'aidera de telle sorte, qu'il puisse se « repentir. On dit donc qu'il a, avant de prier, un secours « suffisant pour se repentir, parce que ce secours va lui < être accordé, s'il prie. »
DE LA GRACE Io3
— mais qu'elle a pour cause la volonté même de Tàme abandonnée, qui, assistée de la Grâce jus- qu'au dernier instant de la vie, n'a pas voulu s'aider elle-même pour arriver progressivement au salut. Il y a cette différence entre un tel pécheur qui vit encore et un pécheur damné que bien que l'un et l'autre ne doivent jamais se conver- tir, néanmoins le pécheur damné n'a plus la faculté de se convertir, tandis que le pécheur vivant conserve cette faculté, précisément parce qu'il vit et qu'à ce titre il jouit de la Grâce suffi- sante.
Louons donc la bonté de Dieu qui s'exerce sur toutes les âmes, sans en excepter les plus crimi- nelles. Et puisque Dieu ne les abandonne pas entièrement, bien qu'il prévoie lear fin déplora- ble, nous qui n'avons aucune certitude sur ce point, car nous ignorons ceux qui sont du nombre des réprouvés, n'abandonnons pas entièrement les âmes, ne leur retirons pas totalement le bénéfice de notre charité, travaillons par l'enseignement, par les exhortations, par la prière, par les larmes et les gémissements, par l'application des sacre- ments, enfin par toute autre voie que le temps et le lieu nous suggéreront, à assister une âme, dont nous ignorons quelle sera la fin. O Rédempteur de tous les hommes, qui avez donné votre vie et votre sang pour tous, enflammez-nous par une étincelle sortie de ce brasier de charité universelle qui brûla dans votre Cœur sacré, afin que ni une défiance fâcheuse, ni un défaut de charité ne nous empêche de contribuer après vous au salut du pro- chain.
104 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
XIP MÉDITATION
DE LA SOUSTRACTION
DES GRACES TRÈS SPÉCIALES
CHEZ CEUX Q^UI ONT COMBLÉ
LA MESURE DE LEURS PÉCHÉS
(suite)
SOMMAIRE
Dieu punit quelquefois les âmes en les privant de ses Grâces après un certain nombre de péchés. — Etat misérable des âmes ainsi pu- nies. — Cette même punition est quelquefois infligée même pour des péchés véniels et pour des infidélités aux inspirations de Dieu.
I
CONSIDÉREZ de nouveau que Dieu punit quel- quefois certaines âmes par la soustraction de ses Grâces, quand elles ont commis un certain nom- bre de péchés ; c'est ce qu'on appelle la mesure ou le comble des péchés. C'est un point bien important, qui mérite de fixer une seconde fois notre atten- tion. Outre les preuves que nous avons déjà don- nées de cette vérité, en voici de nouvelles. C'est premièrement le châtiment temporel qui est infail- liblement infligé à certaines nations et à certaines personnes après un nombre déterminé de péchés :
DE LA GRACE Io5
ce nombre une fois atteint, leur ruine est inévita- ble et leur désolation assurée. Tel fut le cas des peuples Amorrhéens et Chananéens, qui avant l'ar- rivée des enfants d'Israël habitaient la Palestine. Dieu supporta leurs péchés abominables pendant quatre cents ans. Au bout de ce temps la mesure était comble : Dieu avait fixé cette époque pour les exterminer. Il mit à leur place les Israélites à qui il donna les terres fertiles dont ces pécheurs obstinés s'étaient rendus indignes. Dieu parlant à Abraham sur ce sujet, lui disait que sa postérité n'entrerait pas de si tôt en possession de la Pales- tine, car « les Amorrhéens n'avaient pas encore « mis le comble à leurs iniquités. » (Gen. i5), c'est-à-dire que leurs péchés n'avaient pas atteint ce chiffre fixé par Dieu et à partir duquel les Amor- rhéens devaient irrévocablement périr. Dans le même sens, le Fils de Dieu disait aux Juifs : « Ache- « ve^ donc de combler la mesure des crimes de vos « pères. » (Matt. 23.) Il leur annonçait par là que lorsqu'ils auraient ajouté de nouveaux crimes à ceux de leurs ancêtres, la mesure serait comble et qu'à partir de ce moment Dieu ne les souffrirait plus, mais enverrait les armées romaines détruire leurs cités. S'agit-il des particuliers, nous avons un exemple de cette juste sévérité de Dieu, dans le cruel tyran Antiochus. Après une infinité de cri- mes, ses péchés arrivèrent à leur comble ; on le vit réduit à d'extrêmes angoisses, au milieu desquel- les « ce scélérat priait le Seigneur, dont il ne « devait plus obtenir miséricorde. » (I Macc. 9.) La même règle que Dieu suit pour infliger des punitions temporelles, il l'observe souvent quand
I06 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
il s'agit des punitions spirituelles et surtout de celle qui consiste dans la soustraction des Grâces plus spéciales dont le pécheur s'est rendu indigne pour en avoir mal usé et pour avoir fait de trop fréquentes rechutes. N'est-il pas raisonnable qu'un ingrat soit privé des bienfaits dont par sa malice il est incapable de savoir gré à son bienfaiteur? La justice n'ordonne-t-elle pas qu'on dégrade des offi- ciers qui s'acquittent mal de leur devoir, qu'on révoque des magistrats qui abusent de leur charge, qu'on frappe de suspense des prêtres qui profanent les choses saintes? Ce sont autant d'arbres sans fruits qui après avoir payé par plusieurs années de stérilité les soins et la culture du jardinier, ne méritent plus qu'on les cultive, mais qu'on les abandonne. Voilà pourquoi Dieu arrête quelque- fois le cours de ses Grâces et ne les fait plus cou- ler aussi abondamment sur des âmes qui l'ont pendant trop longtemps irrité et méprisé. Leur ingratitude a tari la source de ses libéralités. « Mon peuple n'a pas prêté Voreille à ma voix, « Israël n'a pas pris garde à moi. Je les ai « délaissés selon le désir de leur cœur, ils mar- in cherontà leur guise. » (Ps. 80.)
De ce point nous devons conclure que c'est une grande punition de Dieu, de n'être pas puni quand on a commis une faute : car ces péchés impunis contribuent pour leur part à remplir la mesure et à faire monter nos iniquités jusqu'au comble, au- delà duquel il faut périr. C'est de la part de Dieu, dit saint Jérôme (i), une terrible vengeance, que
I. Epist. ad Castr,
DE LA GRACE IO7
de ne pas punir les pécheurs. Par contre, il faut conclure de ce même point que c'est une faveur de Dieu d'être puni sur le champ par quel- que affliction temporelle, parce que le péché qui a été expié ne compte pas dans le nombre de ceux qui contribuent à combler la mesure. Aussi les sentiments d'Origène (i) méritent-ils d'être pro- fondément imprimés dans nos coeurs. Si Dieu, dit-il, désire que tu t'attaches à lui, s'il te met ton péché sous les yeux, s'il te reprend, s'il te châtie, s'il s'indigne et se courrouce, s'il se montre jaloux de toi, reconnais à ces signes que tu as de grandes chances de te sauver. Veux-tu entendre la voix terrible de Dieu dans sa colère ? « Je ne punirai « pas vos filles deleur prostitution. » (Os. 4.) Voilà qui est effrayant ; c'est le comble du malheur, de ne pas être châtiés pour nos iniquités. Alors en effet nous sommes arrivés au comble de nos péchés. Dieu ne s'indigne plus contre nous, selon sa parole : « Je ferai cesser ^non indignation à « votre égard; mon \èle et ma jalousie se retire- « rontde vous. » (Ez. 16). Il faut donc louer Dieu, s'il nous afflige quand nous avons péché, et recon naître à ce signe qu'il ne nous abandonne pas.
II
Considérez plus particulièrement l'état des âmes qui sont punies de leurs péchés par la soustraction des Grâces extraordinaires et plus spéciales de Dieu. Comme, ainsi que nous venons de le voir, ces âmes ont encore des Grâces suffisantes dont
f . Homil. 8, in Exod,
I08 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Dieu, quelle que soit leur malice, ne prive jamais les pécheurs, tam qu'il leur reste un souffle de vie, ils peuvent, absolument parlant, se convertir par un généreux effort de leur liberté pour corres- pondre aux Grâces suffisantes, car sans cela nous n'aurions pas le droit de dire que ces Grâces sont suffisantes. Mais les hommes, — nous le savons par expérience, — font rarement tout ce qu'ils pourraient faire soit en bien, soit en mal, il s'en faut qu'ils agissent toujours selon tout leur pou- voir. Ces âmes donc ne font jamais tous les efforts dont elles seraient capables pour se convertir : au contraire, s'obstinant et s'endurcissant volontaire- ment, elles augmentent le nombre de leurs crimes et deviennent de jour en jour plus coupables. Elles ressemblent à des malades abandonnés des méde-. cins, qui prennent tout ce qui nuit à leur santé ; elles s'enlacent de plus en plus et deviennent le jouet de leurs passions indomptées. Quelquefois, touchées par une bonne lecture ou une bonne instruction, ou par les bons exemples des person- nes vertueuses ou enfin par la solennité d'une grande fête, elles s'approchent des sacrements, mais ce n'est pas avec une volonté résolue à bien faire. Aussi, faute de dispositions suffisantes, les sacrements ne leur donnent pas la rémission de leurs péchés ; au lieu de les éclairer, ils leur ser- vent de faux prétexte pour s'imaginer qu'elles se rapprochent du ciel, quand elles s'en éloignent davantage. Elles sont du nombre de ces âmes à qui Jésus-Christ disait : « Je m'en vais; vous me « chercherez, mais vous ne m.e trouverez pas, et « vous mourrez dans votre péché. » (Jean, 8.) Dieu
t)Ë LA GRACE iog
en effet s'est retiré loin d'elles par la soustraction de ses Grâces plus spéciales. Quelquefois cepen- dant elles cherchent Dieu, mais elles n'ont que des velléités. Elles voudraient, disent-elles ; oui, elles voudraient, mais elles ne veulent pas, leurs dispositions à la sainteté sont toujours défectueu- ses et insuffisantes. En un mot elles sont endurcies comme Pharaon, dont Dieu disait : « J'endurcirai « le cœur de Pharaon. » (Ex. 7.) Dieu ne leur inspire pas la mauvaise volonté, mais il ne leur fait pas miséricorde. Elles ressemblent à ces païens et à ces idolâtres, dont parle saint Paul : « ils étaient^ dit-il, livrés au sens réprouvé » (Rom. i), et à la merci de leur concupiscence qui les poussait à faire des actions infâmes.
Cependant imaginez que Dieu voit de ses yeux, mille fois plus étincelants que le soleil, la misère de ces âmes ; il voit que les Grâces suffisantes et ordinaires qu'il leur octroie libéralement, n'obtien- dront jamais de leur volonté un consentement parfait; mais il voit aussi que, s'il augmentait les Grâces suffisantes au point d'en faire des Grâces très spéciales, elles se convertiraient de tout leur cœur. Il sait d'une science certaine que s'il leur donnait un remords de consicence plus vif, un degré de lumière ou une bonne inspiration de plus, elles seraient justifiées. Et quoique Dieu connaisse quelle est la Grâce qui les sauverait infailliblement, il refuse de la leur accorder jamais, en punition de la centième ou de la millième rechute qui a mis le comble à leurs péchés : elle est la cause que Dieu les a en aversion, qu'il com- mence à les vomir avant leur mort et à exécuter
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
l'arrêt d'éternelle réprobation porté contre elles. Ainsi donc elles peuvent se sauver et néanmoins elles ne se sauveront jamais. Dieu ne les conver- tira jamais : il leur dit secrètement ce qu'il disait autrefois par le prophète Amos à plusieurs peu- ples destinés à périr : « Après les crimes de « Moab, trois et quatre fois répétés, je ne révo- « quer ai point ma menace... Après les crimes « que Judas a commis trois et quatre fois, je ne « changerai point V arrêt que j' ai prononcé con- « tre lui ; parce qu'il a rejeté la loi du Seigneur, « et qu'il n'a point gardé ses commandements... « Voici ce que dit le Seigneur : Après les crimes « qu'Israël a commis trois ou quatre Jois, je ne « changerai point V arrêt que j'ai prononcé con- « tre lui, parce qu'il a vendu le juste pour de « l'argent et le pauvre pour les choses les plus « viles. » (Amos 2.)
Je conclus de là que c'est une chose bien dange- reuse pour l'homme de continuer longtemps de pécher et de multiplier ses rechutes : car qui sait si ce ne sera pas pour Dieu une raison pour l'abandonner, pour le laisser tomber dans l'aveugle- ment et dans l'endurcissement par la soustraction de ses Grâces plus spéciales ? Oh ! l'étrange châti- ment ! oh ! la redoutable privation ! Ah ! « Sei- « gneur., ne me reprene\ jamais dans votre « Jureur et ne me châtie^ pas dans votre colère. » Privez-moi, Seigneur, de toutes les douceurs de la vie plutôt que de votre Grâce, faites fondre sur ma tête les plus grandes calamités, plutôt que d'arrêter le cours de vos bénédictions et de vos faveurs spirituelles à mon égard. Donnez-moi,
DE LA GRACE
Seigneur, de plus grands remords de conscience, un goût plus prononcé pour votre bonté infinie et des lumières plus éclatantes qui me permettent de mieux comprendre ces vérités si importantes pour mon salut. Pour cela Je veux vivre dans votre crainte et me garder de retomber dans les mêmes péchés qui vous offensent trop gravement.
ni
Cette soustraction des Grâces plus spéciales, Dieu l'inflige aux âmes non seulement en puni- tion des péchés énormes commis fréquemment, mais aussi en punition, soit des péchés véniels com- mis de propos délibéré, soit même des imperfec- tions et des infidélités aux inspirations divines (i). Les maîtres de la vie spirituelle insistent sur cette considération; ils s'en servent pour mettre en garde les plus Justes contre tout ralentissement dans la ferveur et contre toute résistance aux inspi- rations divines, parce que, s'ils ont une telle audace, Dieu s'abstiendra de communiquer à leurs âmes de plus grandes faveurs, puisqu'ils méprisent les petites. Dès lors il pourra arriver que leurs âmes ne feront pas dans la perfection les progrès qu'el- les y eussent faits si elles avaient été secondées par des Grâces plus spéciales : elles mèneront une vie lâche et languissante, échapperont tout au plus au feu de l'enfer, mais ne s'élèveront à rien de grand et de généreux dans la vie spirituelle. On les verra quelquefois même, non seulement ne
I. Lessius, de perf. div.^ 1. 13, c, 13. Rodriguès, p. i, tr. I, c. II.
Îi2 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
pas avancer, mais encore reculer, et tomber dans de grands péchés quand sera venu le temps du combat et des tentations et ce temps ne manque jamais de venir durant cette vie où nous sommes toujours en guerre. La conclusion de ce relâche- ment sera donc le péché mortel et peut-être la condamnation aux supplices éternels. Le Sage n'a-t-il pas dit : « Celui qui méprise les petites « choses, finira par tomber ? » (Eccl. i6.)
Pour bien comprendre cette vérité, considérez qu'ordinairement Dieu donne ses Grâces dans un certain ordre et progressivement : d'abord les petites, puis les grandes, quand on a usé sage- ment des premières (i). Aussi le Sauveur a-t-il dit cette parole si consolante : « Courage^ bon et « fidèle serviteur, parce que tu as été fidèle dans « de petites choses, je f établirai sur de beaucoup « plus grandes : entre dans la joie de ton Sei- « gneur. » (Matt. 25.) Dieu agit comme un maître qui enseigne les sciences à ses disciples dans un certain ordre : il donne d'abord des leçons de cho- ses plus faciles à comprendre, puis, si elles ont été bien saisies, il passe à l'explication des vérités plus hautes. Ainsi Dieu augmente toujours ses faveurs à l'âme qui en fait bon usage. Au début, il lui envoie de bonnes résolutions concernant des actions assez communes. Est-elle exacte à les accomplir ? il lui inspire des désirs enflammés pour des œuvres d'une plus haute perfection, parce que la fidélité aux petites choses permet d'augurer qu'on sera fidèle aux grandes, comme aussi celui qui est infi-
I. Prosper, 1. 2, de voc. Gent. eu.
DE LA GRACE
dèle dans les petites choses n'inspire aucune con- fiance pour les grandes. L'àme mérite donc d'être privée des grandes lumières quand elle n'a fait aucun profit des lumières ordinaires; elle n'est pas digne d'être employée à de grandes affaires, quand elle ne peut justifier sa conduite dans les petits emplois. Elle est donc privée à bon droit des Grâces plus spéciales et plus abondantes à cause de ses péchés véniels commis de propos délibéré. L'àme est alors frappée d'une quintuple stéri- lité, comme l'explique Richard de Saint-Victor (i) en un riche commentaire. C'est d'abord la stérilité de l'action, car Dieu ne donne plus la Grâce de bien faire ; puis la stérilité de la parole, car Dieu soustrait la Grâce de bien parler ; troisièmement, la stérilité de la pensée, car Dieu retire la Grâce qui fait bien comprendre et bien concevoir ; qua- trièmement, la stérilité des affections, elle est privée de la Grâce d'aimer comme il convient ; enfin la stérilité d'intention, car l'âme privée de la Grâce de Dieu ne se propose que choses mauvai- ses ou tout au moins inutiles pour sa fin, ce qui est la plus détestable des stérilités, parce qu'elle gâte tout le bien qu'on fait et d'une telle racine rien ne sort que d'inutile. A ces stérilités il faut ajouter aussi celle des consolations spirituelles qu'éprouverait l'âme plus particulièrement à la fin de la vie, quand approche l'heure de la mort. Or c'est l'heure oià Dieu se souvient davantage du mépris qu'on a fait de ses inspirations et des infidélités commises à son égard, comme il nous
I. In Psalm. i). Bail, t. it.
114 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
en a prévenus par la bouche du Sage : « Vous « ave^ méprisé tous mes conseils^ et moi à mon « tour je me moquerai de vous à votre mort. » (Prov. I.) Voilà la raison pour laquelle plusieurs personnes sont privées à cet instant suprême des visites et des consolations qui adouciraient mer- veilleusement la rigueur de ces dernières angois- ses; elles ne reçoivent pas les faveurs particulières que Dieu accorde miséricordieusement à d'autres âmes qui furent plus fidèles à ses Grâces.
Peut-être dira-t-on que cette privation n'est pas infligée à toutes les âmes justes qui ont commis de ■semblables infidélités. Je l'accorde très volontiers : il arrive en effet quelquefois que Dieu donne à l'homme d'autant plus de Grâces que ses péchés sont plus nombreux et plus graves et qu'il multi- plié les effets de sa bonté à mesure que le pécheur en a un plus grand besoin. Cependant je ne sau- rais approuver que Ton tire une conséquence générale d'un fait que l'on a observé seulement chez quelques âmes, car il y a une grande variété de Grâces et elles ne se ressemblent pas plus que les visages qui sont si rarement semblables. Il suffit d'ailleurs qu'il y ait des cas où ces punitions sont infligées, pour inspirer aux plus justes de la crainte et aussi le désir de réparer les infidélités passées par une conduite meilleure à l'avenir.
Je regretterai donc d'avoir manqué à tant de bons propos que Dieu m'avait inspirés. Je ne con- sidérerai pas comme des choses insignifiantes ces manquements d'où peuvent sortir de grands maux et qui peuvent mettre obstacle à de grands biens. Est-ce que je sais en effet si Dieu, qui a infligé à
DE LA GRACE Il5
certains cette punition pour leurs péchés véniels, n'agira pas de même à mon égard ? Si donc je sens mon cœur porté à assister aux offices avec plus de respect, à traiter mes supérieurs avec plus d'humilité, et mon prochain avec plus de douceur, je craindrai de manquer à ces bons mouvements, en songeant aux graves conséquences que pour- rait entraîner une semblable infidélité. Préservez- moi donc, Seigneur, du mépris de vos inspirations et ne permettez jamais que je tombe dans l'endur- cissement.
Xlir MÉDITATION
DE LA GRACE
HABITUELLE OU SANCTIFIANTE
ET DE SON EXCELLENCE
SOMMAIRE
La Grâce sanctifiante est une qualité surnatu- relle que Dieu met dans Vâme pour V élever à une vie divine. — Elle V emporte en excellence i) sur tous les êtres créés — 2) sur la cha- rité elle-même.
I
CONSIDÉREZ que la Grâce habituelle est une qualité surnaturelle infuse que Dieu donne à l'âme pour l'élever à une vie divine. Tous les
Il6 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
termes de cette définition ont leur importance et sont nécessaires pour comprendre la nature et l'essence de la Grâce.
C'est une qualité. Elle n'est pas proprement une substance, mais un accident qui adhère à la substance, comme la blancheur adhère au mur ou la lumière à l'air. Mais c'est une qualité admira- ble qui ennoblit l'âme de la manière la plus excel- lente.
C'est une qualité surnaturelle, en ce sens qu'elle surpasse l'état, la condition et la capacité de tou- tes les choses naturelles ; elle a une perfection supérieure à celle des astres et de tous les cieux, môme à celle de toutes les anges qui occupent cependant le sommet des oeuvres de Dieu dans l'ordre naturel. Elle est encore surnaturelle en ce sens qu'elle élève l'âme au-dessus de sa condition naturelle, au-dessus de ce qu'elle était auparavant et transforme son état en un autre état incompa- rablement plus honorable, comme il arrive à ceux qui de roturiers deviennent nobles et à qui désor- mais est assignée une place plus honorable ainsi que de nouveaux privilèges, ou bien encore, à un particulier qui devient roi et qui vit désormais entouré des plus grands honneurs.
De même que Noé bâtit son arche à trois éta- ges, ainsi Dieu, quand il s'est agi de former l'homme, s'y est pris à trois fois : il lui a donné la vie de la nature, la vie de la Grâce et la vie de la gloire. La vie de la Grâce est comme un trait d'union entre la vie de la nature et celle de la gloire. C'est Dieu qui infuse cette qualité dans l'âme, car elle est tout ce qu'il y a de plus sublime
DE LA GRACE I I7
et il n'est pas au pouvoir des créatures de la pro- duire par leur propre vertu. Cette merveille est réservée à Dieu qui seul peut créer cette chose toute divine. Nous disons aussi qu'elle est infusée dans l'âme, pour signifier que c'est un don réel et véritable que l'âme reçoit en elle-même. L'état de Grâce ne consiste donc pas simplement dans la bienveillance que Dieu nous témoigne, ni dans le seul fait de l'imputation qui nous est faite de la justice de Jésus-Christ, comme le soutiennent à tort les hérétiques de notre siècle (i). La Grâce est un bien que l'âme possède intimement en elle- même, semblable à un vase rempli d'un parfum précieux.
La Grâce sanctifiante est aussi appelée perma- nente : c'est ce qui la distingue des Grâces actuel- les. Celles-ci qui ne font que passer et repasser dans l'âme comme des éclairs qui se succèdent,
I. « L'unique cause formelle (de la justification) est la « justice de Dieu ; non celle dont lui-même est juste^ « mais celle dont il nous fait justes. Par la vertu de ce « don^ nous sommes renouvelés dans la vie spirituelle de « notre âme / et^ non seulement^ nous sommes réputés^ « mais nous sommes en toute vérité nommés et rendus « jusieSy chacun recevant en lui une justice qui lui est « propre... » (Conc. de Trente, sess. 6. ch. 7.) — « Si « quelqu'un dit que les hommes sont justifiés ou par la « seule imputation de la justice de Jésus-Christ, ou par « la seule rémission des péchés, en excluant la grâce et la « charité répandue par V Esprit saint dans les cœurs et y « demeurant attachée, ou encore que la grâce qui nous « justifie n'est autre chose que la faveur de Dieu, qu'il « soit anathème I » (Conc. de Trente, sess. 6. can. ii).
Il8 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
ne font que toucher l'âme, mais ne s'y fixent pas. La Grâce habituelle ou sanctifiante est de sa nature permanente, comme l'âme dans le corps qu'elle anime et vivifie. Elle est faite pour ne jamais périr, et de fait elle ne périrait jamais, si elle ne rencontrait jamais le péché avec lequel elle est incompatible (i).
Enfin cette Grâce est infusée dans l'âme dans le but de l'élever à une vie divine, c'est-à-dire à une vie nouvelle qui est supérieure à la vie de l'intelli- gence et de la raison, même à la vie des Anges et
I. Il Qsi de foi, d'après Suarez (de grat. 1. 6. cap. 3. n. 6.) que la Grâce sanctifiante est un don physique permanent; et cela depuis le Concile de Trente qui décrivant la nature, la cause formelle et les effets de la justification (sess. 6. ch. 7. can. 11) déclare qu'elle ne consiste pas seulement dans la rémission des péchés, ou dans l'imputation de la justice du Christ, mais bien dans une rénovation intérieure, par laquelle l'homme devient vraiment juste et fils de Dieu ; qu'elle ne con- siste davantage pas dans la faveur de Dieu, mais dans la Grâce et la charité qui adhèrent à Tâme et enfin dans une réception volontaire de la Grâce qui est répandue dans nos cœurs. — Secondement il est certain que ce don est réellement distinct de l'âme et de ses facultés, car il produit des effets réels et positifs, qui appartien- nent à un ordre divin et qui dépassent toutes les exi- gences de n'importe quelle substance créée, tels que la participation de la nature divine et l'adoption divine. — Troisièmement, il est certain que ce don consiste dans une qualité inhérente à l'âme d'une façon habi- tuelle. Le Concile de Trente (sess. 6, chap. 7 et can. 11) déclare que la Grâce et la charité adhèrent à l'âme de ceux qui sont justifiés.
DE LA GRACE I IQ
des Séraphins, si nous ne considérons en eux que leurs perfections naturelles. La Grâce en effet fait naître à une vie nouvelle l'àme qui la reçoit et lui communique un être nouveau que nous appelons divin, parce qu'il rend Tàme semblable à Dieu d'une manière toute nouvelle dont la connaissance plus exacte nous sera révélée dans la lumière de la gloire. C'est pourquoi, aussitôt que l'àme a reçu cette qualité, elle est agréable à Dieu et a droit à la béatitude. Dieu l'accepte comme sienne, il ne la regarde plus comme une étrangère, mais comme sa fille et son héritière. De là vient que saint Paul l'appelle l'esprit d'adoption : « Nous avons reçu •c Vesprit d'adoption^ par lequel nous crions : K Abba, Père. » (Rom. 8.)
Pour expliquer ce point très difficile, les Théolo- giens mystiques déclarent que la Grâce n'émane pas de Dieu simplement, comme un effet émane de sa cause. Comme elle est le plus clair, le plus parfait et le plus brillant rayon de Dieu, et la plus vive expression de son Etre infini qu'il nous soit possible de recevoir dans cette vie, elle dérive de lui comme un rayon tombe du soleil sur la nue ou comme l'image se détache de l'objet pour s'imprimer sur un miroir. Ainsi de même que la nue, quand le soleil l'éclairé, reflète la lumière même de cet astre, de même que le miroir représente l'objet dont il a reçu l'image ; ainsi l'àme éclairée par la Grâce qui tombe en elle de la face même de Dieu, devient une image expressive et vivante de la divi- nité. Pour distinguer cette ressemblance avec Dieu que la Grâce imprime dans l'àme de celle que lui a déjà donnée la création, ces auteurs
120 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
ajoutent que la ressemblance due à la Grâce con- siste à reproduire la nature divine, telle qu'elle est dans son infinité et son incompréhensibilité et que Dieu n'aurait jamais pu la produire s'il n'était infini et incompréhensible ; de même, disent-ils, la vision de Dieu représente son Etre infini et nous fait participer à la connaissance qu'a Dieu de lui-même dans sa grandeur infinie. Cependant nous préférons l'explication que nous suggère l'in- telligence pénétrante de Capréolus (i). Il distin- gue deux ressemblances avec Dieu, l'une qui a pour terme la nature même de Dieu, l'autre, ses perfections ou ses attributs. La première ressem- blance est celle que nous devons à la Grâce sancti- fiante ; la seconde est en nous l'effet des vertus qui rendent aussi l'âme semblable à Dieu. Or la ressemblance que l'âme a avec Dieu en vertu de la création ne s'étend qu'à certaines de ses perfec- tions ou à tels et tels attributs ; celle que la Grâce lui confère, se rapporte à la nature même de Dieu et c'est là une indicible noblesse.
Quel grand trésor ne portons-nous pas en nous- mêmes, quand nous avons la Grâce ? O Dieu immortel ! y a-t-il quelque chose au monde que nous devions craindre autant que de perdre la Grâce, quand nous la possédons ? Et y a-t-il quel- que chose que nous devions rechercher plus ar- demment que cette même Grâce, quand nous ne l'avons pas ? O Grâce sanctifiante ! que tu es noble et admirable ! Oui certes <s. je me suis proposé de « V avoir pour épouse^ y> (Sag. 8) et de contracter
I. Soncinas in Epitome Capreoli^ in 2 sent, dist, a6.
DE LA GRACE 121
avec elle une immortelle alliance. O vêtement très précieux ! O splendeur céleste ! ô pureté incompa- rable ! « Je Vai préférée aux royaumes et aux « trônes^ et fai cru que les richesses n'étaient « rien au prix de la grâce. Je n'ai point fait « entrer en comparaison avec elle les pierres « précieuses^ parce que tout Vor du monde nest « au prix d elle qu'un peu de sable, et que Var- « gent auprès délie ne sera considéré que comme « de la houe. Je Tai aimée plus que la santé et « la beauté; fai résolu de la prendre pour ma « lumière., parce que sa clarté ne peut jamais « s'éteindre. » (Sag. 7.)
II
Considérez que, puisque la Grâce sanctifiante est telle que nous venons de la définir, elle dé- passe par sa très haute et très sublime excellence tout ce qui est créé. Le Docteur angélique (i) ne craint pas de dire que la Grâce est un bien supé- rieur à tous les biens de l'ordre naturel qui sont contenus dans Tunivers : paroles que son commen- tateur Cajétan nous recommande d'avoir toujours présentes à notre esprit et de méditer, comme nous le faisons actuellement. Il faut en effet que cette Grâce soit d'un prix incomparable, puisque Jésus-Christ a souffert et a donné tout son sang pour l'acquérir.
Elle dépasse en excellence l'âme raisonnable et immortelle, dont nous avons étudié la noblesse dans la première partie : elle a sur elle cet avan-
I. Q.. 113, art. 9.
122 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
tage d'être une participation de la nature divine. Elle n'est, il est vrai qu'un accident, mais un acci- dent qui ne sort pas d'elle-même et que ne saurait produire sa vertu naturelle. Il faut, pour le pro- duire, une cause supérieure qui le donne à l'âme comme une forme divine et comme une seconde âme qui vivifie la première, en même temps qu'elle l'élève à un ordre supérieur. Aussi, autant l'âme l'emporte en dignité sur le corps qu'elle anime, autant la Grâce, qui est la vie surnaturelle et comme l'âme de notre âme l'emporte sur notre âme en perfection. C'est pour cela que saint Gré- goire le Théologien (i) dit que Dieu nous a d'abord créés, puis nous a refaits et restaurés d'une ma- nière bien plus divine et qui surpasse de beaucoup la première. C'est ce qui a donné lieu à saint Tho- mas (2) d'affirmer que la justification du pécheur est une plus grande œuvre que la création, parce que la Grâce qui est le terme de la justification est plus précieuse que le ciel et la terre et en général que tout ce que Dieu a fait dans l'ordre naturel.
Si maintenant nous comparons la Grâce avec les autres qualités et dons spirituels, on pourrait plus facilement douter si elle l'emporte aussi sur eux. Mais, à bien peser toutes choses, en a vite acquis la certitude que c'est elle encore qui est d'un plus grand prix. C'est indubitable, si on la met en parallèle avec les Grâces actuelles, car que sont ces Grâces sinon les servantes et comme les pourvoyeuses de la Grâce sanctifiante, chargées
I. Orat. 40. s, Loc. cit.
DE LA GRACE 123
de préparer le lieu de sa demeure ? Aussi ces Grâces ne sont-elles que des éclairs, tandis que la Grâce sanctifiante est comme une étoile fixe, ou mieux encore un soleil. De plus, les Grâces actuel- les conviennent aussi aux âmes pécheresses, elles leur sont envoyées pour les convertir, mais elles n'y réussissent pas toujours et les laissent trop souvent dans l'horreur du péché et dans un état de damnation. Jamais au contraire la Grâce sanctifiante n'entre dans une âme sans en déloger le péché mortel, qu'elle détruit par sa seule présence, et sans la mettre dans la voie du salut.
Si maintenant nous comparons cette Grâce avec les vertus infuses telles que les vertus théologales ou les vertus cardinales ; nous devons encore lui donner la préférence, car ces vertus accompagnent la Grâce sanctifiante, comme ces deux facultés, l'intelligence et la volonté ne vont jamais sans la substance de l'âme dont elles émanent naturelle- ment. Daprès cela, la Grâce sanctifiante comparée aux vertus surnaturelles est avec elles dans les mêmes relations que la mère et la fille entre elles. Or, des filles bien élevées déféreront toujours à leur mère et lui céderont volontiers la place d'hon- neur. On pourrait nous dire que les filles sont quelquefois plus estimées que leur mère, qui voit s'évanouir sa beauté avec les années. Mais la Grâce sanctifiante n'a rien de semblable à craindre; elle ne connaît pas cette lente déchéance, les années n'altèrent en rien sa beauté, car elle est impérissable de sa nature et s'il lui arrive de périr par la faute des hommes, c'est en un instant
124 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
qu'elle s'évanouit dans toute sa splendeur et dans tout l'éclat de sa beauté.
Enfin la Grâce sanctifiante ne le cède pas, dans ce qui constitue sa perfection essentielle, à la lumière de la gloire et à la vision de Dieu qui mettent l'âme en possession de la félicité (i). Ces dons du paradis ont leur racine cachée dans la Grâce sanctifiante dont ils sont les fruits et les actes les plus parfaits et encore à ce titre ils lui sont en quelque sorte redevables. Aussi c'est à bon droit que la Grâce est considérée comme le plus riche présent que la Sainte-Trinité puisse faire à ses créatures. Elle est préférable à tous les empires de la terre, le monde entier ne la vaut pas, les Anges ni même les Séraphins ne peu- vent la mériter par eux-mêmes. Seul le sang de l'Homme-Dieu, Jésus-Christ, peut se mettre en balance avec elle, parce que son prix est infini. Nous approuvons donc la parole d'un célèbre Docteur (2) et c'est par elle que nous voulons terminer cette seconde considération : il dit que la Grâce sanctifiante peut se diviser à l'infini et que la plus petite de ses parties vaut encore mieux que toutes les richesses du monde.
Ce second point doit faire naître dans notre âme les mêmes sentiments que le premier, et de plus, des regrets et des plaintes à la pensée que les hommes connaissent si peu l'excellence de la Grâce divine. De là vient qu'ils la méprisent souvent et la traitent d'une manière indigne. Or,
1. Suarez, de grat. 13.
2. Almain, Moral, tract, i. cap. 7.
Î)Ë LA GRyVCÉ 125
dit saint Paul, « si celui qui a violé la loi de « Moïse est condamné à mort saits miséricorde^ « sur la déposition de deux ou trois témoins, d'un « supplice combien plus grand ne sera pas Jugé « digne celui qui.... aura fait outrage à V esprit « de la grâce ? » (Héb. lo). Je craindrai donc de témoigner moins de respect à la Grâce habituelle qui est Tàme de mon âme. Si je travaille au salut des âmes par l'administration des sacrements et par la prédication de la parole de Dieu ou de tout autre manière, j'apprécierai la noblesse de cet emploi et je m'estimerai plus honoré que si Dieu se fût servi de moi pour créer le ciel et la terre ou les hiérarchies angéliques, car la Grâce divine, dont le prix est inestimable, l'emporte en beauté sur toutes ces créatures, à tel point que sa seule vue suffirait pour amollir les cœurs de tous les pécheurs endurcis. G suavité ineffable dont se délecte le cœur si noble du Fils de Dieu ! Seigneur, dessillez mes yeux, que je tienne compte de sa noblesse et que je travaille tous les jours de ma vie à la faire acquérir au prochain; que j'aime sa très aimable beauté plus que toutes les beautés de la terre.
III
La Grâce sanctifiante dépasse en excellence la charité. Bien que cette vérité ait été énoncée dans la considération précédente, il ne sera cependant pas hors de propos d'en faire ici l'objet d'un exa- men plus attentif, à cause des difficultés que cette question soulève et aussi parce que certains, qui confondent l'habitude infuse de la charité avec la
126 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Grâce sanctifiante, ne sont pas d'accord avec nous. Il est vrai que la Grâce sanctifiante et la charité sont si intimement unies qu'aucune cause natu- relle n'est capable de les séparer. De là vient que souvent on considère comme une même chose d'être en état de Grâce et d'avoir la charité, parce que en réalité quiconque est en état de Grâce pos- sède la charité et réciproquement. Néanmoins, à proprement parler, la Grâce sanctifiante n'est point la charité, elle en est plutôt la racine ou la source, et la charité est la tige que cette racine a poussée ou le ruisseau qui coule de cette source. La Grâce sanctifiante est la mère et la charité est sa fille aînée, la plus belle et la plus excellente des vertus. Nous considérons en effet la Grâce comme une force céleste qui apporte à l'âme une vie nou- velle, qui en fait une créature nouvelle d'un ordre supérieur. C'est pourquoi, de même que les facul- tés qui découlent de l'âme sont moins parfaites que l'âme elle-même, ainsi en est-il de la charité qui émane de la Grâce, comme la première de ses facultés au moyen de laquelle elle produira ses plus nobles opérations. On voit donc que la cha- rité est distincte de la Grâce et est moins noble qu'elle, absolument comme la volonté est distincte de l'âme et lui est inférieure en noblesse. La Grâce sanctifiante ennoblit et élève la substance même de l'âme, tandis que la charité n'ennoblit et n'élève que la volonté. La Grâce sanctifiante a pour effet de communiquera l'âme la vie surnaturelle et de relever à un état divin ; la charité ne fait que rendre possible les actes surnaturels ; or les actes sont d'un degré au-dessous de l'être. Enfin, dans
DE LA GRACE 1 27
la patrie, la charité n'est pas le plus riche joyau de Tàme, elle cède cet honneur à la lumière de la gloire. N'est-ce pas là une preuve que dans cette vie, qui est la voie par laquelle nous allons au ciel, la charité n'est pas la plus noble couronne de l'âme. C'est donc la Grâce sanctifiante, qui consti- tue la plus noble de toutes les productions de Dieu au dehors et qui fait que toutes les vertus lui sont agréables.
Saint Paul, nous dira-t-on, préfère la charité à toutes les autres perfections : « Je vous montre « encore une voie plus excellente. » (I Cor. i3.) On oublie qu'il ne compare pas la charité à la Grâce sanctifiante, mais seulement aux Grâces gratuitement données et aux autres vertus. On ne peut donc rien conclure au préjudice de la Grâce sanctifiante des louanges qu'il donne à la cha- rité (i).
I . Y a-t-il entre la Grâce sanctifiante et l'habitude de la charité une simple distinction de raison, ou une distinction réelle ? C'est une question controversée. Bellarmin (de grat. et lib. are. 1. i. c. 6) et un grand nombre d'autres Théologiens nient la distinction réelle ; mais saint Thomas, Suarez, Valentia, Ripalda et plu- sieurs autres l'affirment. Cette dernière opinion est plus probable ; elle a pour elle un plus grand nombre de Théologiens, elle est plus conforme aux décisions des Conciles, notamment du Concile de Trente qui distin- gue assez clairement l'une de l'autre, quand il déclare (sess. 6. c. 7) que la justification consiste dans la « réception volontaire de la grâce et des dons qui l'ac- « compagnent » et quand il anathématise quiconque dit que la justification s'opère par la seule rémission des
Î28 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Si donc cette qualité dépasse en noblesse la sublime charité, nous avons bien le droit de lui appliquer les titres et les éloges qui sont décernés à celle-ci. Disons donc de la Grâce sanctifiante ce que saint Paul a dit de la charité. « Quand même « je parlerais toutes les langues des hommes et « des angeSy si je n'avais point la Grâce sancti- « fiante, je ne serais rien. Et quand même fau- « rais distribué tout mon bien pour nourrir les « pauvres ; et quand f aurais livré mon corps « pour être brûlé, si je n'avais point la Grâce « sanctifiante, tout cela ne me servirait de rien. » (I Cor. i3.) O Dieu éternel, soyez donc continuel- lement béni pour avoir produit cette admirable qualité ! O Seigneur, je vous en louerai pendant toute l'éternité. Et puis concevons de l'horreur pour le péché qui ruine lamentablement la Grâce dans nos âmes, comme il l'a ruinée dans les Anges. Oh ! que le péché est un mal horrible, effroyable ! qui pourrait assez l'abhorrer?
péchés, << en excluant la grâce et la charité, » (Can. 1 1.) Elle est plus conforme aux Saintes Ecritures dans les- quelles nous lisons (I Tim. 14) : « La grâce de 'Notre' « Seigneur s'est répandue sur moi avec abondance, ainsi « que la foi et la charité ; » elle rehausse davantage la Grâce sanctifiante et elle permet d'expliquer d'une façon plus logique la magnifique ordonnance de l'édi- fice surnaturel.
DE LA GRACE I 29
XIV^ MÉDITATION
DES TROIS AUTRES EXCELLENCES DE LA GRACE SANCTIFIANTE
SOMMAIRE
La grâce sanctifiante vient de Dieu par création — elle est une participation formelle de la nature divine — elle rend les hommes fils adoptifs de Dieu.
I
CONSIDÉREZ que la Grâce sanctifiante est pro- duite par Dieu seul et par Faction la plus noble qui lui convienne, c'est-à-dire par la création qui consiste à faire quelque chose de rien, sans le concours d'aucun autre agent. La Grâce est donc le résultat d'une création (i). C'est le sentiment du Prophète royal, qui dit : « O Dieu, crée^ en moi « un cœur nouveau et rétablisse^ jusqu'au fond « de mes entrailles un esprit droit. » {Ps. 5o.) Dans ce passage il demande à Dieu cette qualité surnaturelle que nous appelons la Grâce et il le prie de la créer en lui ; car elle ne peut être pro- duite que par création, puisque l'âme qui doit en être le sujet ne contribue en rien à sa production, ni ne la renferme en puissance, comme elle ren- ferme les autres formes accidentelles. C'est aussi
I. Thom. de Hurtado, de supern. rernm controv. 6. Bail, t. iv. 9
l3o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
renseignement du Docteur angélique (i). Comme, dit-il, toute action de la créature suppose que l'effet à produire est contenu en puissance dans la matière, et comme il est impossible que la créature produise aucune forme (2) qui ne soit extraite de la puissance de la matière, il s'ensuit que l'âme rai- sonnable est créée et par conséquent a Dieu seul pour auteur. Or, étant donné que la Grâce sancti- fiante élève l'homme au-dessus de la nature, puis- qu'elle produit des actes et ordonne à une fin à laquelle tous les principes naturels sont incapables d'atteindre, il est évident que cette perfection n'est pas tirée de la puissance de la matière, mais qu'elle émane de Dieu seul. Le saint Docteur prouve solidement cette vérité, en s'appuyant sur ce principe que la Grâce dépasse toute la nature ; ce qui serait faux si elle était contenue dans la puissance même obédientielle de la nature intelli- gente, car cette puissance est naturelle, elle appar- tient à l'âme en vertu de la première création, d'où il résulterait qu'une réalité naturelle contien- drait virtuellement la Grâce. Que pourrait-on ima- giner de plus favorable à l'hérésie de Pelage qui a
1, In I, dist. 14, quœst. 3, art. unie.
2. Le va.o\.^ forme » qui est si fréquemment employé par les Scolastiques est dû probablement à la configu- ration que le potier donne aux vases qu'il tire de Tar- gile ; appliqué aux produits de la nature, il désigne dans ceux-ci leur être ou leurs manières d'être, leur substance ou les modifications accidentelles. Il rede- vient singulièrement à la mode aujourd'hui, grâce à la fameuse théorie transformiste.
1
DE LA GRACE l3l
toujours été si vigoureusement combattue par les Pères ? Concluons donc que puisque la Grâce est d'un ordre supérieur à la nature, elle ne peut rien tenir de la nature et que Dieu seul peut la pro- duire par voie de création.
De plus, la Grâce est une participation de l'être infini de Dieu et à ce titre elle est la plus noble qualité qui soit au monde. Il lui appartient pour ce motif d'être produite par l'action la plus noble, car l'action productrice doit être d'autant plus su- blime et d'autant plus élevée que le terme en est plus grand et plus parfait. Donc, puisque la Grâce est telle qu'on ne peut rien imaginer de plus par- fait, parce qu'elle est une participation formelle de Dieu qui est l'Etre infiniment parfait, elle requiert pour être produite une action des plus parfaites, telle que la création, qui est plus noble même que la Transsubstantiation. C'est ainsi que la Grâce est produite d'une manière plus noble que le corps de Jésus-Christ sous les espèces eucharistiques. D'autre part, comme aucune créature ne peut être associée en qualité d'instrument à l'action créa- trice, il en résulte que Dieu seul est l'auteur de la Grâce et que seul il a créé cette forme surnaturelle admirablement belle (i).
I. III. q. 45.
L'auteur se méprend sur la vraie doctrine de saint Thomas. Le Docteur angélique n'admet pas, croyons- nous, que la Grâce soit un don créé dans le sens strict du mot, c'est-à-dire produit du néant. Il dit en effet, en plusieurs endroits, que la créature ne peut pas servir d'instrument pour la création (i. p. q. 4=,. a. 4) et d'autre part il atfirme qu'elle peut servir d'instrument pour la
l32 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Toutefois, il importe de distinguer ici la créa- tion de la Grâce, de son infusion ou de sa récep- tion dans l'àme : quoique ces deux opérations aient lieu en même temps, Tesprit doit néanmoins les concevoir distinctement. Ce qui nous permettra de dire plus tard que les sacrements ou les dispo- sitions de l'àme peuvent être les instruments de l'infusion de la Grâce dans l'àme, mais non de sa création.
Vous seul, ô mon Dieu, êtes donc le Créateur de la Grâce. Aussi êtes-vous le principe surna- turel, soit parce que vous êtes élevé en dignité et en perfection au-dessus de tout être naturel, soit parce que vous avez un mode d'action qui dépasse toutes les forces des êtres naturels. Ainsi vous qui êtes substantiellement surnaturel, vous donnez l'être à cette noble et divine qualité que nous appelons la Grâce surnaturelle, par laquelle vous rendez vos anges et vos âmes toutes célestes et toutes divines. O Seigneur, je vous révère et vous adore à ce titre. Je mets à vos pieds toutes les
production de la Grâce (3. p. q. 62. art. i. ; et in 4. dist. I. q. I. art. 4); ce qui suppose qu'il admet que la Grâce n'est pas produite par voie de création. Il en donne même la raison (i. p. q. 45. art. 4.) La Grâce étant une forme accidentelle inhérente à l'âme, dépend de l'âme dans son existence et dans sa conservation, à plus forte raison doit-elle en dépendre dans sa pro- duction. Elle est donc tirée de la puissance obédien- tielle de l'âme, comme les autres formes accidentelles sont tirées de la puissance du sujet. — L'opinion de saint Thomas est, d'après Suarez, (de grat. 1. 8. c. 2. n. 8), l'opinion commune.
DE LA GRACE 1 33
Grâces que j'ai jamais reçues de votre miséri- corde, je vous les ofifre en hommage de latrie et d'adoration comme des biens e^ui ne proviennent que de votre grandeur infinie, et dans la création desquels ni la nature ni aucune des puissances naturelles n'a rien à revendiquer.
II
La seconde excellence de la Grâce sanctifiante consiste en ce qu'elle est une participation for- melle de la nature divine ; elle rend une àme déi- forme et la remplit de Dieu par l'imitation de ses perfections. Cette doctrine est élevée et contient une énigme difficile à résoudre, mais il est préfé- rable pour nous d'avoir une connaissance même très limitée et obscure des hautes vérités concer- nant la Grâce divine que de connaître tant d'au- tres choses nettement et clairement. Considérez donc que la perfection la plus essentielle de l'Etre divin et ce qui le caractérise spécifiquement, comme parle l'Ecole, c'est l'acte par lequel Dieu se voit et se connaît actuellement, ainsi que tout ce qui existe, car la nature divine est dans l'ordre des natures intelligentes, au-dessus des natures végé- tatives, sensitives et raisonnables ; elle est essen- tiellement une intelligence pleine de connaissance, de vision et de compréhension. Or la Grâce sanc- tifiante est la racine et la source de la vision intui- tive de Dieu, elle donne à l'àme le droit de jouir de cette vision merveilleuse, que le corps seul ou quelque reste de péché peuvent retarder pendant un certain temps. Ce temps écoulé, l'àme est mise en possession de Dieu par la sublime intuition de
l34 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
l'Essence divine, qui lui est communiquée, en vertu d'un droit inhérent à la Grâce sanctifiante. Dès lors la Grâce fait entrer l'àme en participation de la nature de Dieu, participation que nous appe- lons formelle, en ce sens que cette admirable intuition est comme la forme de Dieu, s'il était permis d'user de ce terme pour expliquer de si hautes merveilles, car cette vue claire et directe tient lieu à la nature divine de forme et de diffé- rence essentielle, d'où, selon notre manière de comprendre, découlent tous ses attributs, comme les propriétés découlent dans les êtres de leur forme essentielle. Aussi saint Pierre, le chef des Théologiens, a dit de la Grâce : « // nous a « accordé les grands et précieux dons qu'il nous « avait promis ; afin que par eux nous fussions « rendus participants de la nature divine. » (II Pierr. i) Et Jésus-Christ lui-même, la Vérité éternelle, ne dit-il pas aux hommes qui sont saints : « Le royaume de Dieu est au dedans de « vous. » (Luc 17) ? C'est qu'en effet la Grâce sanctifiante est la semence de la gloire et elle la contient virtuellement avec toute sa grandeur et ses apanages ; par elle l'âme est investie du droit de voir Dieu face à face (i).
I. L'opinion de Bail est l'opinion commune des Théo- logiens modernes, comme l'affirme Ripalda (de Ente suPERN. d. 132. s. 9. n. 96). C'est notamment Topinion de saint Thomas (i p. q. 93. a, 4) et de Suarez (de grat. lib. 7. cap. I. n. 30). La Grâce est une participation de la nature divine, formelle, quoique analogique, physi- que et non pas seulement morale, et une participation de la nature divine en tant qu'elle est intellectuelle.
DE LA GRACE I 35
Il faut encore considérer ici que les vertus sur- naturelles, soit théologales, soit cardinales sont nécessairement produites par le même acte qui donne naissance à la Grâce, ainsi que cela a lieu pour les propriétés naturelles qui sont produites en même temps et par la même cause efficiente que la nature dont elles découlent tout en demeu- rant inséparablement unies à elle. Voilà ce qui achève dans Tàme la participation des excellences divines, car toutes ces vertus créées avec la Grâce sont autant de participations de l'ordre divin. La première des vertus théologales, la foi, fait parti- ciper l'àme à cette certitude avec laquelle Dieu comprend et connaît son Essence : de là vient
Elle est formelle, car elle met en nous certaines perfec tiens divines qui se trouvent en Dieu formellement et qui ne s'y trouvent pas seulement éminemment ; néan- moins cette participation ne peut être qu'analogique, c'est-à-dire selon une certaine analogie et une certaine proportion et non selon une égalité parfaite. — Elle est non seulement morale^ en ce sens qu'elle communique à la créature quelque chose de cette sainteté inviolable qui appartient à Dieu ; mais elle est aussi physique, car il est admis de tous les Théologiens que la Grâce est une qualité physique, physiquement permanente et adhérente à l'âme et par conséquent contenant physi- quement et formellement la perfection divine dont elle est une participation. — Elle est en dernier lieu une participation de l'Essence divine, en tant que celle-ci est intellectuelle, et dans une mesure qui dépasse tout ce qui peut être dû à n'importe quelle créature créée ou à créer. Elle ne peut en effet consister dans la parti- cipation des perfections de Dieu qui sont incommuni-
l36 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
qu'il n'y a rien de plus certain que la foi surnatu- relle. L'espérance fait que comme Dieu ne veut d'autre bien que le bien incréé qu'il est lui-même, comme il n'attend aucun autre bien que celui de son Essence où il puise un contentement infini, l'âme elle aussi souhaite ce même bien incréé, y aspire et l'attend comme devant mettre le comble à son bonheur. La charité, rend l'âme participante de ce poids et de cette inclination que Dieu a pour lui-même, car la charité qui est inséparable de la Grâce sanctifiante, n'est autre chose qu'une inclina- nation amoureuse vers le bien surnaturel qui béatifie l'âme. Il faut en dire autant des quatre vertus cardinales ; toutes renferment quelque imi-
cables, telle que celle de l'être nécessaire, celle de l'être imparticipé, et celle de l'être indépendant ; il répugne qu'une créature possède formellement de telles perfec- tions. Elle consistera donc dans la participation de la divinité en tant qu'elle est intelligence. En dehors des témoignages très explicites des Pères, nous en avons la preuve, comme l'explique l'auteur, dans les facultés et dans les actions qui procèdent de la Grâce sanctifiante et aussi dans la fin à laquelle elle tend : ces facultés ou ces principes d'action que nous appelons les vertus théologiques sont destinés à produire des actes de l'or- dre intellectuel, et la fin suprême à laquelle doit abou- tir cette vie, c'est la gloire qui consiste essentiellement dans un acte d'intelligence, à savoir dans la vision de Dieu d'où procèdent nécessairement l'amour et la jouissance de Dieu. « Nous savons, dit saint Jean (I Jean, m, 2) « qtie, lorsque Jésus-Christ se montrera dans sa gloire, « nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons « tel ptil est, »
DE LA GRACE iS'J
tation des attributs moraux de Dieu, comme nous le verrons bientôt.
Admirons la sublimité de la Grâce divine, éton- nons-nous de l'égarement et de la stupidité de l'âme humaine qui réfléchit sur ces merveilles dont elle est le théâtre et qui en conçoit si peu d'affection et de reconnaissance. « L'homme sans « sagesse ne le connaîtra pas et Vinsensé ne « Ventendra pas. » (Ps. 91.) O cieux ! étonnez- vous que des hommes éclairés par la foi, s'occupent passionnément de connaître tant de choses basses et inutiles et qu'ils n'aient aucune ardeur pour connaître, acquérir, conserver et défendre en eux- mêmes le don si excellent de la Grâce. Oh ! par- don, Seigneur, pardon pour le passé ; ce sera dorénavant votre Grâce qui fera l'objet de mon étude et de mes vœux. Je combattrai pour elle, je travaillerai à la faire connaître au monde et à l'y faire estimer.
III
Considérez le troisième et admirable effet de la Grâce sanctifiante qui consiste à rendre l'homme fils adoptif de Dieu, en le faisant entrer en parti- cipation de sa nature et en lui donnant droit à son héritage éternel. Cette vérité est merveil- leuse : elle confère à la créature un avantage incomparable, une noblesse qui l'élève au-dessus de tout ce qu'il y a de plus parfait et de plus grand dans le monde, même au-dessus des plus illustres Séraphins. Et c'est à la Grâce sancti- fiante qu'elle doit cette très haute élévation, car par elle l'homme renaît à une vie divine, de fils
l38 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
de l'homme qu'il est par nature, il est élevé à la dignité de fils adoptif de Dieu, de frère et d'héri- tier de Jésus-Christ, selon ce qu'enseigne saint Paul : « Si vous êtes enfants de Dieu^ vous êtes « aussi ses héritiers ; oui, les héritiers de Dieu « et les cohéritiers de Jésus-Christ. » (Rom. 8). Aussi le grand saint Léon (i) dit-il que ce don qui consiste en ce que Dieu donne à l'homme le nom de fils et que l'homme appelle Dieu du nom de Père, surpasse tous les dons. Et cependant rien n'est plus réel, rien n'est mieux démontré que ce don, car voici ce que dit le disciple bien-aimé : « Le Père a eu pour nous tant de charité, qu'il a « voulu qu'on nous appelât enfants de Dieu et « que nous le fussions en réalité. » (I Jean 3). Et le Concile de Trente définit la justification qui est l'œuvre de la Grâce : « la translation de « Vhomme de Vétat dans lequel il naît fis du « premier Adam en Vétat de grâce et d'adoption « divine oh le place le second Adam, Jésus- « Christ, notre Sauveur. » Ainsi, par la Grâce, l'homme cesse d'être enfant du premier Adam et de Satan, pour devenir le fils de Dieu (2).
1. Serm. 8. de Nativit.
2. L'adoption divine n'est pas un effet de la présence du Saint-Esprit dans l'âme justifiée. Elle est un effet formel de la Grâce sanctifiante et, de plus, un effet nécessaire de cette Grâce ; elle n'est pas un privilège conféré par Dieu indépendamment de cette Grâce. Les termes dont se sert le Concile de Trente (sess. 6. c. 3), supposent en effet, que le bienfait de notre justification et celui de notre seconde naissance en Dieu sont un
DE LA GRACE I Sg
En effet, selon la doctrine des Jurisconsultes et des Théologiens, adopter quelqu'un, c'est donner à un étranger la qualité de fils et cela par une sorte de génération nouvelle. Car de même que le père communique au fils sa nature par voie de génération et le produit spécifiquement semblable à lui, ainsi, au moyen de Tadoption, la personne qui adopte communique par désir et par affection à un étranger ce qu'elle est elle-même, lui confère la prérogative de fils et lui donne droit à son héri- tage, à ses biens et à ses richesses, absolument comme s'il était son fils par nature. Ainsi nous connaissons des Empereurs romains qui ont adopté des étrangers, ces étrangers sont montés sur le trône après eux et ont joui de tous les honneurs et de toutes les richesses de l'empire.
seul et unique bienfait. Or le bienfait de la justification consiste formellement dans la Grâce sanctifiante ; c'est elle qui produit la rénovation de l'homme par sa vertu propre et intrinsèque et nullement par une faveur extrin- sèque de Dieu. — Le même Concile (sess. 6. ch, 4), définit ainsi la justification : « la translation de « l'homme de fétat dans lequel il naît fils du premier « Adam en l'état de grâce et d'adoption divine dans « lequel le place le second Adam. » Ainsi ce qui jus- tifie l'homme est en même temps ce qui le fait fils de Dieu. Or, c'est la Grâce qui, par elle-même et for- mellement justifie l'homme. C'est donc elle aussi et non pas la personne du Saint-Esprit qui lui confère la filiation divine. — D'ailleurs la filiation divine est basée tout entière sur la communication de la nature divine faite à l'homme. Or, la Grâce est précisément la parti- cipation physique et surnaturelle de la nature divine.
140 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Mais ce que les hommes ne font que par le désir, Dieu le fait en réalité. Quand il confère sa Grâce à une âme, il se donne à elle et réside en elle en réalité, si bien que si, par impossible, il n'était présent en tout lieu, comme l'exige son immensité, la Grâce suffirait, comme nous l'avons dit ailleurs, à le rendre présent dans l'âme, parce que c'est l'effet propre de la Grâce. Aussi saint Thomas appel- le-t-il la Grâce, une participation de la nature divine. Et en réalité, la Grâce produit dans l'âme quelque chose de semblable à ce que fait en Dieu la nature divine : comme la nature divine est en Dieu le principe des plus nobles et des plus hautes actions, à savoir de la vision et de l'amour; de la même manière la Grâce est dans l'âme la racine et le principe de la vision intuitive et de l'amour béatifique, de ses connaissances surnaturelles comme de ses affections célestes, par lesquelles elle parvient à régler toutes ses œuvres d'après la justice et la sainteté (i). De plus, elle confère un droit à l'héritage de Dieu. Dieu, en conférant à cette âme la Grâce sanctifiante, s'engage à lui donner l'empire céleste et la jouissance de la béa- titude éternelle, afin qu'elle soit heureuse du même bonheur que lui. Aussi longtemps qu'elle conserve la dignité à laquelle l'élève l'adoption, ce droit lui reste ferme et assuré, sans qu'elle puisse en être privée. Par ce mo3'en, l'âme est mise en possession d'une admirable noblesse. En effet, son adoption n'a pas pour effet seulement la colla- tion du droit au ciel, mais encore le don du Saint-
I. Corn, a Lap. in cap. i Epist. 2. D. Pétri,
t»Ë LA GRACE 141
Esprit et la communication de la nature divine. La Grâce a cette vertu d'attirer avec elle le Saint- Esprit, dont elle ne se sépare jamais, de même que Tunion hypostatique ne peut être séparée du Verbe. C'est pourquoi la Grâce sanctifiante est comme un lien par lequel la substance même de Dieu est unie intimement à Tàme justifiée et lui est communiquée pour devenir elle-même le prin- cipe des actions les plus nobles qu'il y ait au monde (i).
I. Trois choses sont admises par tous les Théologiens comme résultant clairement des paroles de la sainte Ecriture et des témoignages des Pères. — i) Dans la justification, outre la Grâce, Dieu lui-même se donne à l'âme juste et habite en elle. La Grâce sanctifiante éta- blit une véritable amitié entre Dieu et l'homme, car elle le rend agréable à Dieu, « ami et familier de Dieu. » (Conc. de Trente, sess. 6. ch. 10). Or, la parfaite amitié tend d''elle-méme à l'union et réclame la présence réelle de l'ami, quand elle est possible. Elle tend aussi à la parfaite communication des biens. Or le premier et le plus grand de tous les biens, c'est Dieu lui-même. — 2) Ce don de Dieu à l'âme juste, appelé par les saintes Lettres inhabitation, est commun aux trois personnes divines. Toutes les opérations divines qui ont pour terme les êtres qui sont hors de Dieu, si on excepte celle qui consiste dans la fonction hypostatique, sont communes aux trois personnes divines. D'ailleurs l'union que la Grâce établit entre Dieu et l'âme est le commencement de l'union qui sera consommée dans la gloire, elle est en quelque sorte la prise de possession initiale de Dieu considérée comme notre fin dernière. Or notre fin dernière ce n'est pas seulement l'Esprit-saint, mais la Trinité tout entière. — Néanmoins dans le lan-
142 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Eh bien ! esprits humains ! peut-on rien ima- giner de plus grand que cette noblesse qui consiste à avoir le droit de posséder Dieu, tout grand et tout infini qu'il est ? O possession éternelle de Dieu, que tu es peu estimée des hommes ! O adoption divine ! O droit au-dessus de tout droit ! O Grâce sanctifiante, que de grandes, de sublimes et de merveilleuses choses on dit de toi ! O noble créature produite par l'ineffable amitié du Dieu tout-puissant et tout aimant, que les hommes connaissent peu ton inestimable valeur ! Voilà pourquoi ils te perdent si aisément, ils te recher- chent si froidement, ils te conservent si négli- gemment et te méditent si peu ardemment.
gage de la sainte Ecriture et des Pères, cette union de Dieu avec l'âme juste est attribuée à bon droit à l'Esprit Saint, par appropriation. C'est en effet le caractère per- sonnel de l'Esprit saint d'être .• a) le don du Très-Haut. Or, il n'y a pas de don plus parfait que la Grâce, qui est absolument gratuite et qui dépasse en excellence tous les autres dons de Dieu ; « il nous a donné ce qu'il ^ y a de plus grand et de plus précieux. » (II Pier. i. 4). b) Un autre caractère personnel de l'Esprit saint, c'est d'être l'amoJir produit. Mais d'autre part l'œuvre de notre sanctification est par excellence l'œuvre de l'a- mour ; de l'amour par lequel Dieu « nous a aimés le « premier, » de l'amour qui le porte soit à nous grati- fier des qualités qui nous rendront aimables à ses yeux, soit à nous inspirer son amour, c) Un troisième carac- tère personnel du Saint-Esprit, c'est d'être comme son nom l'exprime, la sainteté^ laquelle n'est autre chose en Dieu que l'amour infini du bien infini. Et à ce titre le Saint-Esprit mérite encore qu'on lui attribue l'inha- bitation de Tâme que la Grâce a sanctifiée.
DE LA GRACE I43
XV^ MÉDITATION
DE TROIS EFFETS SIGNALÉS DE LA GRACE SANCTIFIANTE
SOMMAIRE
La Grâce sanctifiante i) efface tous les péchés mortels — 2) met dans Vâme toutes les ver- tus — 3) communique à Vâme une merveil- leuse beauté.
I
LA Grâce sanctifiante efface par elle-même et par sa propre vertu tous les péchés mortels qui souillaient l'àme avant qu'elle en fût revêtue, Dieu l'a promis parle prophète : a Je verserai sur « vous une eau pure., et vous sere^ purifiés de « toutes vos iniquités. » (Ez. 36.) La Grâce est la sainteté même, la pureté même et à ce titre elle ne tolère pas de souillure, elle a une répugnance invincible pour le péché mortel, quel que soit le point de vue où on l'envisage. Le considère-t-on comme une sorte de difformité qui afflige l'àme, aussi longtemps qu'elle n'a pas rétracté l'action mauvaise qu'elle a commise au mépris de son devoir et de Dieu ? la Grâce sanctifiante rétracte cette action mauvaise, puisque de sa nature elle est une conversion habituelle vers Dieu et une soumission à toutes ses saintes volontés, ce qui
Î44 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
équivaut à une rétractation de tous les actes con- traires accomplis dans le passé. Le considère-t-on comme une difformité, en ce sens qu'il consiste dans la privation de la Grâce sanctifiante ? il est aisé de voir qu'elle fait cesser cette privation et sa laideur, car la forme opposée à la privation détruit cette privation par le seul fait de sa présence, comme la vue fait disparaître la cécité et comme la lumière dissipe les ténèbres. Considère-t-on le péché comme une injure faite à Dieu ? la Grâce répare encore cette injure, parce qu'elle fait que l'action injurieuse à Dieu cesse d'être volontaire. Considère-t-on l'inimitié que Dieu témoignait à l'àme pour son péché, et qui la rendait en effet hideuse et haïssable ? la Grâce l'embellit et la rend aimable aux yeux de Dieu qui désormais la chérit nécessairement d'un amour de complaisance : ce qui ne veut pas dire qu'aimer cette àme soit pour lui un besoin, mais qu'il est impossible que lui, juste et droit, ne se complaise dans un objet si beau. Considère-t-on enfin le péché comme entraînant l'obligation de subir une peine éter- nelle dans l'enfer, en expiation de l'offense com- mise contre Dieu ? nous constatons encore que la Grâce libère l'àme de cette obligation en la ren- dant digne du paradis. Il est impossible en effet qu'avec ce droit au ciel, subsiste une telle obli- gation, car comment l'âme soumise aux peines de l'enfer serait-elle en état de jouir de Dieu ? La Grâce sanctifiante l'en affranchit nécessairement. Ainsi il n'y a rien dans le péché de si horrible et de si hideux que la Grâce ne détruise par la raison qu'il y a entre elle et le péché une opposi-
DE LA GRACE t45
tion formelle. De là vient que le péché est in- compatible avec la Grâce ; c'est ce que semble enseigner saint Paul dans ce passage : « Quel « accord peut-il y avoir entre Jésus-Christ et (.<. Bélial ? (II Cor. 6) Le Disciple bien-aimé a dit : « Quiconque est né de Dieu ne pèche points parce « que la semence de Dieu demeure en lui, et il « ne peut pécher. » (I Ep. ch. 3.) Dieu lui-même qui est tout-puissant ne peut faire que l'àme soit tout à la fois immonde et pure, sainte et perverse, fille de Dieu et fille de Satan, digne de la vie éternelle dans le paradis et de la mort éternelle en enfer. Ce sont des choses opposées et incompati- bles entre lesquelles aucune conciliation n'est possible (i).
I. La Grâce sanctifiante n'est pas seulement la cause morale de l'expulsion du péché, mais elle en est la cause physique, de telle sorte que la co-existence de la Grâce et du péché dans l'âme est physiquement im- possible, absolument comme dans un même sujet ne peuvent pas se trouver en même temps, — ce sont les expressions de la Sainte Ecriture (Eph. 5 ; Rom. 5) — la lumière et les ténèbres, la vie et la mort. Tel est l'en- seignement de saint Thomas (i. 2. q. 109, a. 7) ; c'est atissi celui de Suarez qui déclare (de grat. 1. 7, c. 12, n. 8) qu'on ne peut soutenir le contraire, « sans rme « grande témérité. » Cet enseignement a pour base la doctrine du catéchisme du Concile de Trente qui ensei- gne « que c'est par la grâce que nous obtenons non seu~ « lement la rémision de nos péchés, mais aussi une qualité « divine qtci adhère à l'âme et qui la pénétrant comme « d'îine lumière resplendissante détruit toutes ses taches. »
Mais Dieu ne pourrait-il pas, usant de sa puissance infinie empêcher la Grâce de produire dans l'âme cet
Bail, t. it. 10
146 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Quelle estime ne devons-nous pas faire de la Grâce sanctifiante, puisqu'elle a une telle puis- sance pour détruire notre ennemi mortel qui nous assujetissait aux misères de l'enfer éternel ? Les Grâces actuelles ne produisent pas cet heureux effet : sans doute elles contribuent à la ruine du péché, mais elles ne réussissent pas toujours à l'extirper, et le péché règne souvent malgré elles. Au contraire, au même instant où la Grâce sanc- tifiante paraît, les péchés disparaissent et sont anéantis. Je veux donc la souhaiter avec plus d'ardeur que les opprimés n'aspirent après celui qui viendra à leur secours. Je veux la désirer plus ardemment que les malades et les mourants ne désirent le remède qui peut les guérir radicale- ment. Oui, Seigneur, je chercherai votre Grâce partout où je pourrai la trouver. Faut-il que je traverse les mers ou que je franchisse les monta- gnes ? que je descende dans la profondeur des abîmes ? Je suis prêt. Je ne veux rien épargner, ô mon Dieu, pour arriver à sa bienheureuse posses- sion.
effet physique qui lui est propre et qui consiste dans la destruction du péché, de telle sorte que l'opposition entre la Grâce et le péché serait non seulement natu- relle et physique, mais même essentielle et métaphysi- que ? saint Thomas semble le croire (i. 2. c. 86, a. 2, ad 3) et c'est l'opinion que soutient Mazzella ; car il est impossible, dit-il, même à Dieu usant de toute sa puis- sance de faire qu'un même sujet possède une chose et en soit privé en même temps. Or l'état de péché n'est autre chose que la privation de la Grâce sanctifiante.
DE LA GRACE I47
II
La Grâce s^mctifiante est toujours accompagnée, quand elle fait son entrée dans une âme, des ver- tus surnaturelles, soit théologales, soit cardinales. C'est une noble Reine, qui a pour cortège les habitudes (i) surnaturelles qui portent l'àme vers
I. Le terme d'habitude que les Théologiens appliquent aux vertus infuses a ici un sens tout particulier qu'il importe de noter. Tandis que dans le langage ordinaire ce mot signifie une manière d'agir contractée par la répétition des mêmes actes, d'où est résultée une plus grande facilité pour les accomplir, ce terme, quand il s'agit des vertus infuses, signifie une qualité surnatu- relle et permanente ajoutée à la faculté naturelle et lui conférant le potivoir de faire des actes surnaturels. Confère-t-elle en même temps que le pouvoir, \z facilite pour faire ces mêmes actes ? C'est une question contro- versée. Vasquez (i. 2. q. 83. c. i.) et plusieurs autres Théologiens le nient, et c'est Topinion qui paraît la plus vraie. Si les vertus infuses conféraient, outre la faculté de faire une œuvre surnaturelle, la facilité de la faire, nous devrions toujours constater, toutes choses égales d'ailleurs^ une plus grande facilité à produire des actes de vertu chez ceux qui possèdent les vertus infuses à un degré supérieur que chez ceux qui en sont dépour- vus ou qui ne les possèdent qu'à un degré infime. Or ce n'est pas là ce qu'atteste l'expérience. — De plus « si^ dit Coninck (de Act. supernat. in gen. dist. 6. dub. 6.), « les habitudes surnaturelles infuses rendaient l'acte plus « facile, sous ce rapport elles seraient directement oppo- « sées aux habitudes vicieuses, en tant qti'elles rendent ce « même acte plus difficile et par conséquent elles les « détruiraient, ou tout au moins les diminueraient beau-
148 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
tout ce qui est bon et juste ; elle ne pénètre dans une àme que suivie de ce noble cortège. De la Grâce sanctifiante, dit saint Antonin (i), procèdent toutes les vertus qui illuminent et embellissent l'âme, comme les rayons partent tous du soleil. D'elle sort le rayon de la foi, qui rend l'esprit capable de croire tout ce que Dieu a révélé ; le rayon de Tespérance, qui élève l'àme à l'attente de la gloire céleste. C'est d'elle que procède la flamme de la charité qui nous fait aimer Dieu et le pro- chain. « Elle enseigne la sobriété ou la tempé- « rance, la sagesse ou la prudence, la justice et « la vertu^ c'est-à-dire la force, qui est ce qui se « trouve de plus utile dans la vie. » (Sag. 8.) C'est pourquoi Dieu l'appelle du nom de bénédic- tion, quand il dit à Abraham : « Toutes les na- tions de la terre seront bénies dans celui qui « sortira de vous. » (Gen. 22) ; ce qui veut dire que tous les peuples recevraient par Jésus-Christ la Grâce sanctifiante, qui est la véritable bénédic- tion de Dieu et la source de tout bien. Le Docteur angélique (2) la compare à la substance de l'âme ; parce que de même que c'est de la substance que découlent les puissances et les facultés naturelles,
« coup. Or c'est faiix^ comme le prouve l'expérience et « comme tous en général le reconnaissent ». — Donc dans les deux sens, le sens théologique et le sens ordinaire, le mot habitude signifie une qualité permanente, mais l'habitude infuse a une origine et des effets bien diffé- rents.
I. 4 Pars Summœ, lit. 14, cap. 9.
3. Quœst. r 10. art. 4.
DE LA GRACE
149
qui sont les principes des actions, ainsi de la Grâce découlent dans les facultés de l'àme les vertus qui poussent ces puissances à agir. En effet, au même titre que Thomme à qui Dieu a donné l'être natu- rel, capable d'agir et d'atteindre quelque fin, a droit de recevoir aussi les puissances ou les facul- tés qui le mettront en mesure de parvenir à cette fin ; au même titre, dis-je, l'homme à qui a été donnée la Grâce, cette Grâce qui est comme un être nouveau qui l'élève au-dessus de sa pre- mière condition, et le rend capable d'arriver à la possession de sa fin surnaturelle, c'est-à-dire de Dieu ; l'homme doit recevoir en même temps que cette Grâce, les habitudes des vertus infu- ses, afin de pouvoir produire des actions saintes et droites en vue de cette sublime fin. Voilà pourquoi la Grâce sanctifiante est toujours accom- pagnée des vertus théologales qui sont la foi, l'espérance et la charité, afin que l'àme puisse avec leur secours se comporter d'une manière droite à l'égard de Dieu. Avec la Grâce encore l'àme reçoit les quatre vertus cardinales, la prudence, la justice, la tempérance et la force, afin qu'avec leur aide l'homme se comporte saintement à l'égard du pro- chain et à l'égard de lui-même (i).
I . « Dans la justification V homme reçoit par Jésus- « Christ à qui il est incorporé, et la rémission de ses « péchés^ et tous ces dons en même temps confères^ la foi, « l'espérance et la charité. » (Conc. de Trente, sess. 6. ch. 7) — Et quant aux vertus morales le Catéchisme du Concile de Trente publié par ordre de Pie V, dit que la Grâce que le baptême nous communique « est encore
l5o ' LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Si maintenant Tàme qui a reçu en même temps que la Grâce tant de saintes habitudes, ne se sent pas malgré cek inclinée davantage à faire des actes surnaturels, si elle ne se trouve pas moins portée qu'auparavant par ses vices et ses habitudes vicieu- ses, à faire des actions mauvaises, il n'y a pas lieu de s'en étonner : cela provient de ce que les effets de la Grâce sont spirituels et en dehors de la por- tée de la conscience ; cela provient aussi de ce que ces vertus surnaturelles sont par le fait même qu'elles sont surnaturelles, d'un tout autre ordre que les habitudes vicieuses et dès lors ne les
« accompagnée du brillant cortège de toutes les vertus, qui « sont conférées par Dieu à l'âme » (des effets du bapt. parag. 3.) — D'autre part l'homme ne reçoit avant la première infusion de la grâce aucune vertu surnatu- relle : ni la charité, qui d'après les Saintes Ecritures et les Pères est indissolublement unie à la Grâce ; ni la foi et l'espérance ; c'est tout au moins l'opinion commune des Théologiens, notamment de saint Bonaventure, du Gard, de Lugo (de fide, disp. 16. sect. 2) et de saint Thomas (i, 2. q. 62. a. 4); ni les vertus morales infuses, parce que, dit saint Thomas (i. 2. q. 65. a. I. et q. 58. a. 4.), de même que dans l'ordre na- turel, nous avons outre les vertus naturelles^ Aqs vertus acquises ; de même dans l'ordre surnaturel, en même temps que les vertus théologales, qui ont pour objet immédiat notre fin dernière surnaturelle, nous devons avoir les vertus morales infuses, qui disposent l'homme à faire un bon usage des moyens qui conduisent à cette fin. (i. 2. q. 63, a. 3.) Or les vertus qui disposent l'homme à bien se servir des moyens lui sont inutiles avant d'avoir reçu celles qui le dirigent vers la fin.
DE LA GRACE l5l
détruisent pas nécessairement (i). Il faut observer aussi que Dieu ne communique pas toujours tou- tes les vertus morales surnaturelles à toutes les âmes qui reçoivent la Grâce sanctifiante : aux unes il en donne un plus grand nombre qu'aux autres, en raison de leurs dispositions, de leurs besoins ou selon la mesure que la divine Providence a fixée (2). Cette considération n'empêche donc pas que l'âme ne soit vraiment enrichie de vertus et remplie des biens spirituels que lui apporte la Grâce.
Mais voici qui mérite de fixer encore davantage l'attention de notre esprit : la Grâce sanctifiante qui dans cette vie produit la foi animée de la cha- rité, produira dans la vie future, où ni le corps ni les
I. Saint Thomas enseigne (in 4, dist. 14. q. 2. a. 2. ad 4) que les habitudes vicieuses sont directement oppo- sées aux vertus acquises^ mais nullement aux vertus infuses^ qui diffèrent spécifiquement des vertus acqui- ses. Il ajoute néanmoins (q. un, de Virtut. art. 10. ad 16) que lorsqu'une âme est justifiée et qu'avec la Grâce sanctifiante elle reçoit les vertus infuses, les vices qui résultaient de la répétition des actes mauvais, s'aff'aiblis- sent peu à peu et cessant de constituer des habitudes, ne persistent plus qu'à l'état de simples dispositions. Il convient aussi de noter que les vertus infuses ne donnent pas proprement la facilité, mais simplement la faculté d'agir surnaturellement. Donc de la difficulté que nous éprouvons à faire des actes des vertus morales, nous n'avons pas le droit de conclure que nous ne possédons pas les vertus infuses.
a. Poncius, ad dist. 36. quœst, unie. — Scotus, super 3 sent. — Suarez, de grat, 1. 6. c. 13.
l52 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
peines dues au péché ne Tempêcheront de donner tout son effet, la claire et intuitive vision de Dieu accompagnée de Famour béatifique : ce sera là sa dernière opération et son dernier fruit (i). Toute la félicité des anges et des hommes prend sa source dans la Grâce sanctifiante dont la valeur est pour cela même inestimable. Il y a plus : la Grâce est dans son essence la même chose que la gloire : il n'y a entre la Grâce et la gloire d'autre différence que celle du moins parfait au plus parfait, de ce qui n'est qu'ébauché à ce qui est achevé.
Que la Grâce est donc excellente, qu'elle est précieuse, puisque tant de biens nous arrivent avec elle ! Qui dès lors ne l'estimera pas ? Qui ne la recherchera pas ? Qui ne la conservera pas jalousement ? O noble Jésus, auteur de la Grâce ! il n'est pas permis à une âme qui médite sur de tels sujets de vous oublier, vous qui avez acquis cette Grâce avec tous les biens qui en découlent, au prix de tant de peines, et par l'effusion de votre sang royal et divin. O noble Sanctificateur ! c'est pour acquérir cette pierre précieuse que vous avez renoncé à tout ce que vous possédiez. O très cher Rédempteur! soyez toujours aimé, toujours vénéré et admiré de tous ceux qui comprennent ces véri- rités et de ceux aussi qui ne sont pas capables de les entendre. O Seigneur! versez dans mon âme cette grâce avec ses bénédictions.
I. Œgidius Rom. quodlibet 2, quœst. 3.
DE LA GRACE I 53
III
Considérez le troisième effet de la Grâce sancti- fiante : il consiste à donner à l'âme qui la reçoit une merveilleuse beauté. La beauté est en réalité une qualité si excellente que tout le monde l'es- time et l'apprécie : mais il ne faudrait pas croire qu'elle appartienne exclusivement au corps et que l'âme en soit privée. Dieu qui est un très pur esprit, a une beauté ravissante et indicible. Les anges aussi ont des traits incomparables, qui nous les feraient estimer plus que toutes les beautés de l'univers, si nous étions capables de les voir. Nous devons en dire autant de l'âme raisonnable qui dans sa seule nature, offre plus de beautés que tous les corps ensemble. Mais quand à la beauté naturelle de l'âme vient se joindre celle de la Grâce, il n'y a rien alors qui nous parût aussi ravissant et aussi aimable, s'il nous était donné de jouir de ce spectacle. Judith était douée d'une beauté naturelle remarquable et pour laquelle elle était renommée au loin ; mais quand Dieu ajouta à cette beauté de nouveaux attraits et un nouveau lustre, elle fut incomparable et de tout point ravis- sante. Ainsi en est-il de l'âme que Dieu orne de sa Grâce, et « à laquelle le Seigneur a ajouté une « splendeur nouvelle. » (Judith, lo.)
La Grâce efface toutes les taches et les souillu- res de l'âme et y introduit, au lieu des péchés qui y régnaient, les vertus qui en relèvent la beauté. C'est cette vérité qu'exprimait le saint Prophète quand il disait : « Vous me lavere^ et je serai « plus blanc que la netge. » (Ps. 5o.) Par là, dit le
134 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
grand saint Grégoire (i), le saint Prophète déclare qu'il n'3'' a point de beauté comparable à celle d'une àme sainte, comme il n'y a point de blan- cheur comparable à celle de la neige. Sainte Catherine de Sienne disait que si nous pouvions voir la Grâce, nous la prendrions pour Dieu même. C'est cette ressemblance de notre àme sanctifiée avec la nature de Dieu, que saint Pierre appelait une aurore, quand il disait : « Jusqu'à ce « que V étoile du matin se levé dans vos cœurs. » (Il Pierr. i.) Il voulait nous faire entendre que cette étoile qui brille au commencement du jour n'orne pas davantage le ciel que la Grâce n'embel- lit l'âme.
De là vient que la Grâce fait de l'âme un digne objet de l'amour de Dieu : car Dieu qui est juste et raisonnable en tout, aime les choses en pro- portion de la beauté et de l'amabilité qu'elles ont. C'est pourquoi il se complaît dans une àme justifiée, il l'aime d'un amour surnaturel et l'ac- cepte dans sa gloire éternelle. Et de même que l'àme unie à Dieu par la lumière de la gloire, se délecte en lui, de même Dieu uni à l'âme par la Grâce, se délecte et se complaît en elle et après la vue de sa beauté divine et infinie, la contempla- tion d'une âme sanctifiée par la Grâce lui plaît tant qu'elle lui arrache ce cri d'amour : « Tu es « toute belle, ma bien-aimée, tu es toute belle., « et il ny a pas de tache en toi : que tu es belle ., « ma bien-aimée ! que tu es belle ! » (Cant. 4.) Pa- roles bien faites pour transporter les âmes justes
I. hi hune Psalmum.
DE LA GRACE I 55
qui se voient aimées à ce point par leur céleste Epoux. Mais leurs transports de joie seraient indi- cibles si le voile de ce corps ne les empêchait de se contempler à découvert pendant cette vie ; elles seraient émerveillées en se voyant si belles et si noblement parées. Aussi quand la séparation sera accomplie, dans leur étonnement elles s'écrieront : Quoi donc ! Est-ce moi ? Un corps mortel renfer- mait donc une âme si belle et si ravissante ! O béni soit mon Créateur qui m'a donné une telle beauté ! Telles sont sans doute les paroles que pro- féreront les âmes justes.
Admirez donc la puissance de la Grâce qui pro- duit une beauté telle, que ceux qui étaient diffor- mes et hideux intérieurement, comme les démons de Tenfer, deviennent beaux comme les anges du paradis. « O justes, réjouisse^-vous dans le Sei- « gneur ; cest aux âmes saintes qu'il appartient « de le louer. » (Ps. 32.) O Dieu très bon, ô sanc- tificateur très admirable, que vous êtes grand dans vos œuvres et que vous méritez de louanges ! Jus- ques à quand les cœurs des hommes seront-ils si grandement épris d'une beauté corporelle, qui est vaine et traîtresse, qui passe comme une ombre et finalement se transforme en une laideur insup- portable à la vue, tandis qu'ils ne se donnent aucune peine pour connaître et pour acquérir la beauté de votre Grâce sanctifiante ? Ah ! Seigneur, cette beauté vaut bien que nous combattions tou- jours pour la conserver. Adieu donc parures et vanités mondaines ! « Trompeuses sont les grâces « et vaine est la beauté ; la femme qui craint « Dieu sera comblée de louanges. » (Prov. 3i.) Je
l56 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
soupirerai donc après votre miséricorde. « Aye^i^ « pitié de moi^ Seigneur, selon votre grande « miséricorde et selon toute V étendue de votre « commisération ; efface^ mes offenses, laver- ai, moi de plus en plus démon iniquité et purifie\- « moi de mon péché. » (Ps. 5o.) Pour ce même motif j'aimerai la pénitence et la confession de mes fautes. Je ferai le plus grand cas de vos sacre- ments qui sont les canaux de la Grâce et la source de la vraie beauté, en même temps que j'aurai horreur du péché qui souille les âmes de taches abominables. Dans le même but je vous chérirai de tout mon cœur, ô très noble Jésus, parce que par votre sang précieux vous avez ressuscité et fait revivre cette Grâce qui était détruite par le péché. O admirable Rédempteur, c'est parce que vous connaissiez l'excellence et l'éclat de cette beauté spirituelle qui ravit tous les Anges, que vous n'avez pas hésité à la réparer au prix de tout votre sang ! Oh ! qui vous aimera autant que vous le méritez !
DE LA GRACE î57
XVr MÉDITATION
D'UN AUTRE EFFET DE LA GRACE
QUI CONSISTE A RENDRE L'AME DIGNE DE LA VIE ÉTERNELLE
SOMMAIRE
Les âmes justifiées méritent la gloire éternelle. — Pour mériter le ciel, nos actions doivent être bonnes en soi. — A quelle fin doivent se rapporter nos actions, pour mériter la vie éternelle.
I
LA Grâce sanctifiante rend Tàme capable de mériter la gloire éternelle qui lui est due en stricte Justice. L'Esprit-Saint affirme cette vérité et l'impose à notre croyance. Dieu dit en effet à Abraham : « Je serai ta récompense infi- ni- nie. » (Gen. i3.) Et Jésus-Christ console les affligés par cette espérance, quand il dit : « Réjouis- « se^-vous, car une immense récompense vous « attend dans le ciel. » (Matt. 5.) Aussi saint Paul se montre-t-il plein d'allégresse au plus fort de ses tribulations : « fai conservé la foi, s'écrie-t-il, « fai achevé ma course ; il ne me reste à atten- « dre que la couronne de justice que le juste « juge me rendra. » (II Tim. 4.) Chacune de ces paroles mérite d'être remarquée : il appelle le ciel
l58 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
une couronne de justice, parce qu'il se donne par un acte de justice à celui qui l'a mérité ; il dit que Dieu lui rendra cette couronne, ce qui laisse entendre qu'elle lui appartient ; il appelle enfin Dieu un juste juge, pour signifier que Dieu la lui accordera en qualité de juge qui décide selon la justice. Après ces oracles de l'Ecriture Sainte, voici ceux de l'Eglise, qui tranchent la question : elle dit dans un concile (i) : (.(. La récompense est « due aux bonnes œuvres que nous accomplis- « sons ; mais la Grâce à laquelle nous n avons « aucun droit nous a prévenus pour nous donner « le pouvoir de les accomplir » ; et dans un « autre (2) : « Non seulement les vierges et ceux « qui gardent la continence, mais même les per- « sonnes mariées^ méritent la vie éternelle, si « elles savent plaire à Dieu par une foi sincère « et par des actions saintes. »
N'était-il pas convenable, en effet, que Dieu pro- posât des récompenses pour les bonnes œuvres, comme il annonce des peines et des supplices pour les mauvaises ? Comment les Princes, amis de la sagesse, gouvernent-ils surtout leurs peu- ples, si ce n'est par les récompenses et les peines ? c'est là le nerf des républiques, c'est ce qui les fait subsister, en inspirant aux âmes raisonnables l'horreur du mal et l'amour de la vertu. Ainsi Dieu, qui est le plus sage des monarques et le père de la sagesse, n'aura pas manqué de récom- penser les actions vertueuses par le bonheur,
1. Conc. Araus. 11^ can. 18.
2. Conc. Lateran. iv, cap. i.
DE LA GRACE I Bq
étant donné surtout qu'il punit justement celles qui s'écartent de la droite raison. S'il en était autrement, il faudrait dire qu'il est plus enclin à la sévérité qu'à la bonté, ce qui répugne à sa nature.
Et puis, est-ce que les bonnes oeuvres ne sont pas faites en son honneur et à cause de lui, en vue de lui obéir, souvent même par un motif de charité, laquelle aime Dieu plus que toutes choses ? Et Dieu pourrait souffrir qu'on eût fidèlement tra- vaillé à le servir et qu'on ne reçût aucun salaire ! Mais ici-bas un honnête homme aurait honte d'avoir été servi gratuitement ; à plus forte raison Dieu jugerait-il une telle conduite indigne de sa grandeur et de sa magnificence infinie. D'autre part, la Grâce sanctifiante est une chose si noble, qu'elle communique aux actions qu'elle informe et anime une valeur supérieure à celle de ce qu'il y a de plus grand au monde, de même qu'un diamant enchâssé dans une bague, donne à la bague un très grand prix. C'est pourquoi, comme la récom- pense doit consister en un bien d'un plus grand prix que le mérite, et qu'il n'y a que la gloire au-dessus de la Grâce, l'action méritoire qui pro- cède de la Grâce, ne peut être suffisamment récompensée que par la gloire. Donc, par la Grâce on mérite la gloire en stricte justice.
Ajoutons à cela, que la Grâce unit comme par un mariage spirituel le Saint-Esprit à l'âme qui en est dotée. Les enfants issus de cette union, ce sont les bonnes œuvres ; l'épouse, c'est l'âme ; le Saint-Esprit est l'Epoux. Dans ces conditions, si ces œuvres considérées du côté maternel parais-
l6o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
sent mériter peu de chose, néanmoins en tant qu'elles sont les filles de l'Esprit-Saint, elles sont dignes de l'héritage du ciel. Ainsi celui-là a le droit de monter sur le trône, qui est issu du légitime mariage d'un roi avec une femme de basse extraction.
Enfin, Dieu communique à Tàme la Grâce sanctifiante en vertu d'une véritable amitié qu'il lui porte et par laquelle il lui témoigne le premier son amour. Cette amitié le porte à lui pardonner toutes ses offenses, à lui accorder sa bienveillance, à la revêtir enfin de cet or étincelant, de cette beauté incomparable que nous appelons la Grâce. Ainsi l'homme devient dans la justification, l'ami de Dieu, il acquiert une illustre noblesse dont l'effet est de donner à ses œuvres une telle valeur que le ciel peut, seul, les récompenser, car elles procèdent de celui qui est l'ami de Dieu, et que Dieu veut à ce titre agrandir et rendre heureux de toute manière (i).
I. ^a La vie éternelle doit être proposée à ceux qui font « le bien jusqu'à la fin en espérant en Dieu, et comme « une grâce promise par la miséricorde du Seigneur à ses « enfants en vue de Jésus-Christ, et comme 7ine récom- « pense dont, en vertu de sa promesse, il doit fidèlement « rémunérer leurs bonnes œuvres et leurs propres mérites. « C'est là cette couronne de justice que V Apôtre attendait « de son juste juge, après sa lutte et sa course, et qu'il « disait réservée non pas à lui seul, mais à tous ceux qui « vont avec amour au-devant de Varrivée du Christ. Et « en effet, puisque Jésus-Christ lui-même, comme le chef « dans ses membres, comme la vigne dans ses branches, « répand incessamment en ceux qui sont justifiés sa vertu,
DE LA GRACE î6î
Cette vérité me transportera d'admiration et de joie. Ce n'est pas en vain, me dirai-je, que je travaille durant cette vie, et comme l'ouvrier se console dans son travail par l'attente du salaire, je me consolerai de la même manière, au milieu des fatigues de cette vie. Pourquoi craindrais-je les disgrâces du monde ? Dois-je m'attrister à la pensée de tout ce que cette vie a de fâcheux et d'amer, puisque la bonté divine m'ordonne d'es- pérer une félicité immortelle, si j'emploie les quelques moments de cette vie à la servir fidè-
« vertu qui toujours précède^ accompagne et suit leurs « bonnes œuvres, et sans laquelle elles ne sauraient en « aucune manière être agréables à Dieu et méritoires, « croyojis que ces justes ont tout ce qu'il leur faut et pour « satisfaire pleinement à la loi divine dans les conditions « de la vie présente par des œuvres faites en Dieu, et pour « mériter réellement la vie éternelle à obtenir en son temps, « si toutefois ils meurent dans la grâce... Ainsi nous « n' établissons pas notre justice comme une propriété « provenant de notre fonds, et d'autre part, nous ne « méconnaissons pas, ni ne rejetons la justice même de « Dieu. Car cette justice qui est appelée notre, parce « qu'elle nous justifie en s'attachani à nous, est aussi la « justice de Dieu, puisque Dieu la répand en nous en vue « des mérites de Jésus-Christ. Quand le chrétien voit € les Ecritures faire aux bonnes œuvres une si large part, « que pour « un verre d'eau froide donné au dernier de
« SES FRÈRES, JÉSUS-CHRIST PROMET UNE RÉCOMPENSE ASSURÉE »,
« et que, selon V Apôtre, l'instant si rapide et si léger de
« NOTRE affliction DANS LA VIE PRÉSENTE AMASSE A NOTRE « PROFIT, PAR-DELA TOUTE MESURE ET DANS LA SUBLIMITÉ DES
« ciEux, UN POIDS ÉTERNEL DE GLOIRE, qiCH sc garde bien de
« se confier ou de se glorifier en lui-même et non dans le
Bail, t. iv. il
102 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
lement? O Seigneur, quel Père admirable et ma- gnifique vous êtes! Quel est le serviteur qui oserait espérer qu'après tous ses services, il sera mis au rang des enfants ? Et nous, nous serviteurs très vils, nous espérons de votre bonté, que vous nous pren- drez pour vos enfants. Qui oserait, pour avoir levé de terre une paille, attendre comme récom- pense une cité royale ? et nous, pour des œuvres telles quelles, nous attendons votre cité royale, le paradis. Oh ! bénie soit votre Grâce qui élève nos souffrances et nos actions à une telle dignité !
« SEIGNEUR. Sa bonté pour tous les hommes est si grande, « qtie de « ses propres dons il nous fait des mérites. » (Conc. de Trente, sess. 6. ch. i6). — Après avoir donné en ces quelques lignes un admirable traité sur les con- ditions et l'objet du vrai mérite, le Concile définit dans les deux canons suivants, la doctrine de l'Eglise : « Si « quelqu'un dit qtie les justes ne doivent pas, s'ils persé- « vèrent jusquà la fin dans la pratique du bien et dans « l'observation des commandements divins, attendre et « espérer de Dieu, pour les bonnes œuvres quils ont « faites en lui, une récompense éternelle fondée sur sa « miséricorde et sur le mérite de Jésus-Christ, qu'il soit « anathème! » (can. 26). — « Si quelqu'un dit que les « bonnes œuvres de Vhomme justifié sont d'une manière « tellement exclusive les dons de Dieu, qu'elles ne soient « pas aussi les mérites réels de l'homme justifié qui les « produit, ou que celui-ci, par les bonnes œuvres qu'il « opère par la grâce de Dieu et le mérite de Jésus-Christ « dont il est un membre vivant, ne mérite pas réellement « un surcroît de grâce, la vie éternelle, V acquisition de « cette vie bienheureuse, si toutefois il meurt dans la « grâce, et de plus une augmentation de gloire, qu'il soit « anathème ! » Can. 33.)
DE LA GRACE l63
II
Nos actions doivent, pour mériter le ciel, être bonnes en soi, c'est-à-dire n'être ni mauvaises ni indifférentes. « Abonde^, dit saint Paul, en toute « bonne œuvre, sachant que votre travail n'est « pas stérile devant Dieu. » (I Cor. i5.)Le mérite consiste proprement dans un service qui exige une rétribution ou dans une action bonne faite libre- ment et que Dieu accepte comme prix de la vie éternelle. Or il est constant que Dieu ne peut être servi que par les bonnes œuvres qui sont faites pour se soumettre à sa volonté ou pour obéir à ses commandements (i). Les œuvres mauvaises se font plutôt contre lui, contre ses commandements et au mépris de sa grandeur ; aussi ne méritent- elles pas d'être récompensées par le bonheur, mais bien d'être punies par l'enfer. Si Dieu les récom- pensait, il montrerait qu'il se plaît dans le mal ; il favoriserait le vice et inviterait les hommes à pécher, comme ceux qui donnaient des prix aux jeux olympiens, invitaient à la course. Quant aux œuvres indifférentes, qui ne sont ni bonnes, ni mauvaises. Dieu n'est par elles ni servi, ni honoré. Il n'en est pas de Dieu comme des rois qui se sen- tent quelquefois obligés d'être reconnaissants de leur neutralité à certains sujets qui pourraient leur nuire s'ils se déclaraient contre eux, car Dieu ne saurait être affaibli en rien par la multitude de ses ennemis. De plus, s'il récompensait les actions indifférentes, et les jugeait dignes du ciel, il encou- ragerait les œuvres inutiles : ce qui serait déroger
1. Guill. Paris, de merit. cap. unie.
164 LA THÉOLOGIE APFECTIVË
à sa gloire et à sa sagesse infinie. Donc les actions doivent être, pour mériter le ciel, bonnes en elles- mêmes.
Ce qui n'est pas facile, c'est de déterminer quel- les sont les bonnes œuvres qui sont méritoires : sur ce point il 3^ a divergence d'opinion chez les Théologiens, dont certains ont tenté de restrein- dre le mérite des âmes justes et de ne permettre aux trésors de la magnificence divine de s'ouvrir que rarement et difficilement. Les uns ont estimé que les œuvres commandées ne méritaient rien aux yeux de Dieu et que seules les œuvres de con- seil seraient récompensées (i). D'autres ont cru que tout le mérite était attaché aux actes intérieurs de l'entendement et de la volonté et que l'acte extérieur ne méritait rien. D'autres encore ont enseigné que seuls les actes de charité étaient dignes du paradis à cause de l'excellence de cette vertu, mais que tout autre acte de vertu était dépourvu de tout mérite, comme émanant de vertus trop inférieures (2). De telles opinions qui sont soutenues par des Docteurs catholiques ren- dent le ciel d'un trop difficile accès pour les âmes justes, elles raccourcissent les ailes de l'espérance, et des douze portes de la cité céleste percées de tous les côtés, n'en laissent qu'une seule ouverte, après avoir condamné toutes les autres (Apoc. 21.) Il est donc important pour la consolation des âmes justes de prouver que de semblables opinions sont insoutenables.
I. Guill. Paris, de mcrii. cap. unico.
3, Bannez, 2. 2. quœst. 24, art. 6, dub. 5.
DE LA GRACE l65
En premier lieu, on ne peut soutenir, sans don- ner un démenti aux Saintes Ecritures, que les œuvres de précepte ne méritent pas le ciel. Car nos Saints Livres promettent en termes formels le paradis comme récompense à ceux qui obser- veront les commandements. Ils disent : « Aime^ « vos ennemis et vous aiire\ une récompense « infinie. » (Luc, 6.) Ils disent encore : « Si vous « vouleTj^ entrer dans la vie, garde\ mes comman- « déments. » (Matt. 19.) D'ailleurs les œuvres commandées ne font aucune violence à la volonté, et laissent la liberté entière, comme les œuvres de conseil que Ton a fait vœu d'accomplir. Comment donc pourraient-elles diminuer le mérite ? Ne l'augmentent-elles pas plutôt, en ce sens que puisqu'elles sont commandées, elles donnent lieu à un acte d'obéissance, qui n'est pas sans mérite devant Dieu ? (i).
I. Cette opinion qui fut celle de Denys, moine cis- tercien « est, dit Suarez (De grat. lib. 12, c. 5, n. 2) « non seidement téméraire, mais fansse, à mon avis. Elle « a contre elle renseignement commun des Théologiens... « et toute l'Ecriture Sainte... qui promet la vie éternelle « comme récompense à ceux qui auront observé les com- « mandements . » Ajoutons qu'elle a contre elle, outre la raison, comme le prouve Bail, le Concile de Trente (sess. 6, c. 16.) « Croyons que ces justes ont tout ce qu'il « leur faut et pour satisfaire pleinement à la loi divine « dans les conditions de la vie présente par des œuvres « faites en Dieu, et pour mériter réellement la vie éter- « nelle. » Il ne distingue pas deux catégories d'oeuvres : celles par lesquelles nous remplirions les préceptes et celles par lesquelles nous mériterions la vie éternelle ;
l66 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Il faut, en second lieu admettre que non seule- ment les actes intérieurs sont méritoires, mais aussi les actions extérieures. N'ont-elles pas en effet leurs difficultés propres que l'âme doit vain- cre pour les pratiquer ? Ne sont-elles pas accom- plies librement ? Ne contribuent-elles pas à leur manière à l'honneur et à la gloire de Dieu ? N'est-ce pas faire un plus grand don à Dieu, quand on lui donne à la fois l'intérieur et l'extérieur, que si on ne lui donne que l'intérieur ? Aussi le Juge souve- rain des vivants et des morts, ne récompensera pas seulement les bonnes volontés et les bonnes intentions, mais aussi les œuvres effectives, par lesquelles nous aurons soulagé le prochain.
Il faut observer en troisième lieu, que, bien que la charité soit la reine des vertus, que ses actes aient un rapport plus direct à la gloire et qu'ils méritent les plus belles palmes du paradis ; toute- fois les actes des autres vertus seront récompensés. Car qui oserait soutenir que les œuvres de la vie active ne méritent rien, alors que Jésus-Christ leur attribue si souvent le royaume du ciel, en déclarant qu'il tiendra comme fait à sa personne ce que nous aurons fait au prochain ? La foi qui consiste à captiver l'intelligence par l'adhésion aux
aux mêmes œuvres sont attribués ces deux effets. — Néanmoins Suarez (degrat. 1. 12, c. 5) observe avec juste raison que les œuvres non prescrites ont un avan- tage au point de vue du mérite ; c'est que précisément, parce que leur accomplissement dépend absolument, de nous, elles nous offrent une occasion de faire preuve d'une plus grande bonne volonté et peuvent sous ce rapport avoir plus de mérite.
DE LA GRACE 167
vérités surnaturelles, n'honore-t-elle pas Dieu, ainsi que l'espérance qui compte sur la promesse de Dieu et sur sa fidélité ? On pourrait en dire autant des actes des vertus morales, de la justice, de la pénitence ou de la tempérance. Dieu est si bon qu'il n'accepte pas seulement pour le ciel les actes les plus sublimes de la principale vertu, mais aussi les actes des vertus moins élevées, qui ont une valeur suffisante. Un bon prince ne récom- pense pas seulement les plus généreux de ses sol- dats, mais aussi tous ceux qui, sans égaler le mérite des premiers, ont cependant bien fait. D'ailleurs on peut considérer la charité comme vivifiant les bonnes œuvres des hommes de deux manières : ou bien par sa seule présence, ou bien par son action, quand elle commande ou produit les actes des autres vertus. Il suffit pour que les actes de vertu soient méritoires, que la charité les vivifie par sa présence, sans qu'il soit requis qu'elle exerce sur eux une action directe.
Excitez-vous donc à produire toutes sortes de bonnes oeuvres et ne méprisez aucune occasion, puisque Dieu les accepte à un prix si élevé, je veux dire comme prix de la gloire éternelle. Puis admi- rez et louez la magnificence de Dieu, ainsi que la puissance des bonnes œuvres. Quelle puissance merveilleuse, dit saint Augustin (i), que de pou- voir acheter le royaume des cieux, non pas avec la moitié de ses biens, comme fit Zachée, mais avec deux deniers, à l'exemple de la veuve, à qui ce royaume appartient aussi entièrement qu'à Zachée?
De ocio Didcitii quœst. q. 4.
l68 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Quoi de plus merveilleux que ce même royaume vaille les trésors du riche et le calice d'eau froide du pauvre ? O Dieu souverain ! que vous êtes admirable, d'avoir enclos le royaume du ciel avec toute son étendue dans une petite œuvre faite en état de Grâce, dont vous avez fait le germe de l'éternité et la semence de l'arbre de la vie éter- nelle ! Oh ! quelle admirable preuve Dieu nous a donnée de sa puissance en renfermant, par un incompréhensible miracle, tout le royaume de ses Anges dans une petite action conseillée ou com- mandée, de charité, ou de religion, ou de force, ou de tempérance, à laquelle il a promis de le donner comme récompense ! O beauté, ô force incompa- rable de la Grâce divine ! Oh ! quel pénétrant aiguillon pour exciter l'homme à bien faire ! Disons donc avec saint-Paul : « Ne nous découra- « geons pas en faisant le bien ; car si nous per- « sévérons, nous moissonnerons lorsque le temps « sera venu. » (Gai. 6.)
III
Considérez à quelle fin nous devons rapporter nos œuvres, pour qu'elles soient méritoires de la vie éternelle. Dans cette question qui offre de sérieuses difficultés, et qui a tourmenté les meil- leurs esprits, il y a une chose qui est vraie, une autre qui est probable et une troisième qui est la plus sûre en pratique.
Ce qui est vrai sans débat, c'est qu'une bonne œuvre faite dans une mauvaise intention et pour une mauvaise fin, n'a aucun mérite devant Dieu :
DE LA GRACE 169
« Prene\ garde^ dit la Vérité éternelle, de ne « point faire vos œuvres, pour être vus des « hommes, car vous ne mériteriez point de « récompense aux yeux de votre Père qui est aux « deux. » (Matt. 6.) Le grand saint Grégoire (i) disait à ce sujet : je suis obligé de vous avertir de veiller avec un grand soin sur le bien que vous accomplissez, de peur que vous vous laissiez aller à rechercher la faveur des hommes dans les bonnes actions que vous faites, de peur que le désir des louanges humaines ne s'y glisse, car dans ce cas ce qui brille au dehors serait au dedans vide de tout mérite. La raison en est que la mauvaise intention gâte l'œuvre et la rend mauvaise : dès lors Dieu prépare des supplices au lieu des récom- penses. Néanmoins il est vrai que quelquefois l'homme fait une action vertueuse à laquelle vient se mêler une autre action qui est vicieuse, par exemple quand il prie Dieu et qu'il est distrait ou qu'il se complaît grandement en lui-même. Dans ce cas la bonne action ne laisse pas d'être méri- toire, quoique les actions véniellement mauvaises qui s'y greffent soient en même temps une source de démérite ; de telle sorte qu'il fait un grand gain d'une part et de l'autre une perte légère. Ainsi il mérite en même temps le paradis pour une éter- nité et les peines du purgatoire pour un temps limité. Il n'en est pas de même quand il fait une bonne action pour une mauvaise fin, car dans ce cas il n'y a pas deux actions, mais une seule et celle-là est viciée et totalement pervertie par l'in-
I. Homil. 12 in Evang.
lyO LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
tention dépravée ; dès lors elle ne peut plus être méritoire.
Voici, en second lieu, ce qu'il y a de probable dans cette même question : c'est que les actions faites pour une autre fin que pour Dieu, mais néanmoins pour une fin bonne et légitime, sont méritoires. Ainsi est méritoire ce que Ton fait pour éviter l'enfer ou pour gagner le paradis, ce que Ton fait par le motif propre à chaque vertu morale, par exemple si on est tempérant, parce que les excès dans le boire et dans le manger sont indignes de l'homme ; si on pratique la justice, parce qu'il faut que chacun ait ce qui lui est dû ; autant d'actions qui sont méritoires de la vie éternelle, si rien n'empêche d'ailleurs. Cette opi- nion est d'autant plus probable que Dieu promet dans l'Evangile des récompenses aux actes de vertu, sans spécifier qu'il faille les rapporter à lui. « Bienheureux les pauvres d'esprit^ dit Jésus- « Christ, car le royaume des deux leur appar^ « tient. Bienheureux les pacifiques., car ils pos- « sèderont la terre. » (Matt. 5.) Dieu punira les actions mauvaises, alors même qu'on ne les a point faites dans l'intention de lui déplaire. Pour- quoi donc, puisqu'il est plus prompt à récom- penser qu'à châtier, ne donnerait-il aucun salaire pour les actes de vertu qu'on a faits sans les rap- porter à lui ? Dieu ne demande certes pas que l'homme accomplisse toujours des actes de la plus haute perfection, il se contente que l'homme fasse le bien, quoique ce ne soit pas toujours le bien le plus excellent. Ainsi il récompensera les bonnes actions, même les plus médiocres et les moindres.
DE LA GRACE I7I
Il est probable encore, qu'il récompensera les bonnes intentions, non seulement les plus héroï- ques comme celles qui tendent uniquement à sa gloire et à l'accomplissement de sa volonté, mais même les intentions médiocremment bonnes, comme celles d'éviter l'enfer, de soulager la misère du prochain par des oeuvres de miséricorde, de prétendre à l'honnêteté de la vertu qui mérite d'être aimée pour sa propre excellence et pour sa conformité avec la raison. Saint Paul dit, il est vrai : « Si je distribue tous mes Mens aux pau- « vres pour les nourrir^ si je livre mon corps « pour être brûlé^ et que je n"" aie point la charité^ « tout cela ne me sert de rien. » (I Cor. i3). Mais ici saint Paul ne parle point de la charité actuelle, qui consiste à faire ses actions expressé- ment pour la gloire de Dieu, en considérant cette gloire comme le bien de Dieu ; il parle de la cha- rité habituelle et de la Grâce sanctifiante, sans laquelle on n'a aucun mérite pour le ciel (i).
I . Il est certain que la charité considérée comme une vertu spéciale est, selon Texpression de la Théologie, la forme de toutes les vertus ; ce qui veut dire qu'elle concourt à rendre les actes de toutes les vertus méri- toires de la vie éternelle, en les dirigeant vers la tin dernière surnaturelle. Néanmoins pour qu'un acte mé- rite la vie éternelle, i) il n'est pas nécessaire que ce soit un acte formel de charité. Le Concile de Trente (sess. 6. can. 32) définit que « les bonnes œuvres » faites en état de Grâce méritent réellement une augmenta- tion de Grâce, la vie éternelle et une augmentation de gloire. Il parle indistinctement de toute oeuvre bonne. L'Eglise a condamné la 55^ proposition de Quesnel
172 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Néanmoins, il faut reconnaître, après avoir tout bien pesé, que le mo3^en le plus sûr pour avoir du mérite aux yeux de Dieu, c'est de faire nos actions pour sa gloire dans l'intention de lui plaire, ou tout au moins d'avoir une intention pour lui, afin de l'intéresser en quelque manière
ainsi conçue : « Dieu ne couronne que la charité ; celui « qui court sous une autre impulsion et pour un autre « motif, court en vain ». — « J'estime, dit Suarez, (de « GRAT, 1. 12. c. 8. n. 9), que cette opinion ne doit être « admise en aucune façon ni tolérée, parce qiC elle parait « peu conforme aux saintes Ecritures, au sentiment com~ « mun de V Eglise et des Pères, et parce quelle restreint « trop les mérites des Saints eu égard à la magnificence « et à la libéralité divines, comme aussi à la sagesse de « sa Providence. ~b — 2). Il n'est pas nécessaire que ce soit un acte accompli par un motif de charité. Le Concile de Trente (sess. 6. ch. 16) après avoir énuméré les condi- tions requises pour mériter le ciel d'un mérite de condi- gnité, ajoute sans faire aucune mention de cette condi- tion : « Croyons qtie ces justes ont tout ce qu'il leur faut... « pour mériter réellement la vie éternelle. » — 3) Il est nécessaire et il suffit que cet acte soit accompli pour un motif surnaturel. CTest l'opinion commune des Théolo- giens (Suarez, DE GRAT. 1. 12. c. 8. u. 9.). a) C'est néces- saire. Si Abraham a été justifié, dit saint Jacq. (IL 21, 22), c'est que « sa foi était jointe à ses œuvres » pour lui proposer un motif surnaturel ; et Jésus-Christ dit : « Celui-là aura la vie éternelle qui abandonnera sa mai- « son.., POUR l'amour de moi ; (Matt. XIX, 29) ; ou « qui « recevra cet enfant en mon nom. » (Luc IX, 48.) Aucune œuvre ne mérite le ciel, si elle n'est pas surnaturelle. Or, pour qu'elle soit surnaturelle, il ne suffît pas qu'elle soit produite par une faculté élevée par la Grâce, il
DE LA GlîACE îyB
dans nos actions. Saint Augustin (i) est formel là-dessus. Qu'il n'arrive jamais, dit-il, que les vraies vertus soient mises au service de tout autre que de celui à qui nous disons : « Dieu des vertus^ « convertissez-nous. » (Ps. 79). Par conséquent les vertus qui servent aux Jouissances de la chair, à quelque profit ou avantage temporel, ne peuvent être en aucune façon de vraies vertus ; d'autre part, celles qui ne servent à rien ne peuvent pas davantage être de vraies vertus. Les vraies vertus doivent chez l'homme être au service de Dieu, qui les a données à l'homme, et chez les Anges, être encore au service de Dieu, qui les a données aux Anges. Or, tout ce que l'homme fait de bien pour un motif tout autre que celui pour lequel la vraie Sagesse commande de le faire, quoique matériel- est encore absolument requis qu'elle soit faite formel- lement ou virtuellement pour un motif surnaturel, b) Cette condition suffit pour que nos actes méritent la vie éternelle, car tout acte de vertu tend de lui-même et nécessairement vers la fin propre à la charité. De même que les actions purement naturelles qui sont bonnes dans leur objet, leur fin et leurs circonstances tendent comme par leur propre poids vers Dieu consi- déré comme fin dernière de l'homme dans l'ordre natu- rel ; ainsi tout acte fait pour un motif surnaturel tend en vertu de sa propre nature, vers Dieu considéré comme fin surnaturelle de l'homme. — Néanmoins quelques Théologiens et Bellarmin entre autres, exigent que nos actions soient faites au moins virtuellement par un motif de charité. (Bellarm. de justif. lib. V, cap. 15.)
1. L. 4. cont. Jidian. Pelag. c, 5.
174 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
lement bon, constitue un péché, parce que la fin légitime fait défaut. Le célèbre évêque de Paris (i) admet cette opinion : il ne croit pas qu'une action faite par crainte de l'enfer soit méritoire. Agir pour un tel motif, dit-il, c'est imiter les voleurs qui se gardent bien de dérober en présence des archers: ils ne méritent pas une récompense pour cela. C'est imiter aussi les nautonniers qui, en danger de faire naufrage, jettent leur marchandise à la mer ; c'est faire enfin comme les enfants qui n'apprennent leur leçon que par crainte du châ- timent. Cette même opinion est encore soutenue par de très grands Théologiens qui ont été célè- bres dans divers siècles (2). Il n'est guère probable
1. Guill. Paris, de merit.
2. Il est prescrit à tout chrétien de rapporter à Dieu toutes ses actions et celles-là seules sont méritoires qui sont faites pour Dieu. Mais il n'est pas nécessaire de les lui offrir actuellement, il suffit de les rapporter à Dieu virtuellement, c'est-à-dire de les accomplir en vertu d'une première offrande, déjà faite à Dieu de toutes nos actions, il suffit même de les rapporter à lui implicite- ment, ce qui a lieu simplement parle fait que la volonté se porte à une action uniquement à cause de sa bonté morale et de son honnêteté. Or, nous savons par la condamnation de deux des propositions censurées par le pape Alexandre VIII, (la 14^ et la 15*), que la crainte « simplement servile » est bonne en soi et de plus qu'elle est surnaturelle. Il ne lui manque donc rien pour être méritoire. — Seule la crainte qu'on appelle « servilement servile » est mauvaise, parce qu'elle redoute le châti- ment et non la faute et qu'elle conserve le désir de pécher impunément.
DE LA GRACE IjS
en effet, que Dieu ait pris l'engagement de récom- penser par le plus grand bien qu'il soit possible d'imaginer, des actions que Thomme n'aura pas accomplies pour lui, mais pour un autre. Il dira avec raison : ce n'est pas pour moi que vous avez travaillé ; pourquoi vous récompenserai-je ? C'est comme si un laboureur demandait son salaire à quelqu'un dont il n'aurait pas cultivé les terres, ou comme si un vigneron réclamait le prix de sa journée à celui dont il n'aurait pas travaillé la vigne. Ce laboureur et ce vigneron n'ont rien fait pour celui à qui ils demandent leur salaire ; pour quel motif serait-il obligé de le leur donner ? Ainsi en est-il de Dieu à l'égard de ceux qui ne font pas leurs bonnes actions et ne supportent pas leurs peines pour lui et pour le servir : sur quoi peuvent-ils se fonder pour lui demander comme récompense le souverain bien ? Allez, pourra-t-il leur dire à juste titre, adressez-vous à ceux pour qui vous avez travaillé, vous n'avez rien fait pour moi.
D'ailleurs l'acte de foi et Tacte d'espérance ont Dieu pour objet immédiat et honorent Dieu ; il en est de même des actes de la vertu de la religion, par lesquels on rend à Dieu le culte qui lui est dû. C'est pour cela qu'il est à croire qu'il suffit pour que de tels actes soient méritoi- res, qu'ils soient faits avec la charité, sans qu'il soit nécessaire qu'ils soient faits par un motif de charité. On doit en dire autant des actes des autres vertus, s'ils sont faits par un motif de religion. La vertu de religion a pour objet en effet, de rendre à Dieu ce qui lui est dû, elle se
176 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
rapporte à la gloire de Dieu, tout comme la vertu de charité, avec toutefois cette différence, que la charité considère la gloire de Dieu comme le bien de Dieu, tandis que la religion la considère comme son droit, ce qui suffit pour le mérite.
Ce point me fera comprendre à quel danger de n'acquérir aucun mérite, s'exposent les âmes bas- ses, mondaines et peu intérieures, qui ne sont pas habituées à faire leurs bonnes actions en vue de Dieu, pour lui plaire ou pour le glorifier. C'est donc être un mauvais économe dans la vie spiri- tuelle, que de ne pas prendre l'habitude de songer à Dieu et de l'avoir en vue dans toutes nos actions. Jouez donc ici au plus sur, examinez par quelle méthode et par quelle voie vous pourrez diriger toutes vos actions vers Dieu. Désirez d'éviter l'en- fer pour glorifier Dieu davantage dans le paradis. Désirez beaucoup plus la gloire que vous donnerez à Dieu dans le paradis, que la gloire que vous y recevrez de Dieu. Si la beauté et l'honnêteté pro- pres à la vertu vous invitent à la pratiquer, ne vous arrêtez pas à cette considération, montez plus haut, jusqu'à Dieu même. Enfin, dans toutes vos actions, rapportez ce qui est corporel à ce qui est spirituel et ce qui est spirituel à Dieu.
DE LA GRACE I77
XVir MÉDITATION
DES CONDITIONS REQUISES POUR LE MÉRITE
SOMMAIRE
Trois conditions sont requises de la part de V homme. — Une de la part de Dieu., savoir : la promesse de la récompense. — Y a-t-il d'au- tres conditions requises de la part de Jésus- Christ ?
I
POUR qu'une bonne action soit digne du ciel, trois autres conditions sont requises de la part de l'homme (i).
La première condition, c'est que l'homme soit en état de grâce et par conséquent qu'il ait la cha- rité qui est inséparable de la Grâce sanctifiante. L'homme en effet qui est dépourvu de la Grâce et de la charité est l'ennemi de Dieu, il ne mérite pas le pain qu'il mange et il est passible des peines de l'enfer. Il répugne donc qu'aussi long- temps qu'il reste dans cet état, il mérite le ciel. Jésus-Christ nous enseigne cette vérité, quand il se compare à la vigne et qu'il compare les Apôtres aux rameaux de la vigne : « De même que la « branche ne peut pas porter de fruit., si elle ne
I. Viguer. Inst. c. 20, § i, vers. 4. Bail, t. iv. H
178 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
« demeure unie à la vigne^ ainsi vous, si vous ne « demeure^ en moi », à qui vous unit la Grâce sanctifiante. (Jean. i5.) C'est la même vérité que le Sauveur exprime, quand il compare la Grâce à l'eau : « Veau que je lui donnerai deviendra en « lui une source qui jaillira jusqu'à la vie éter" « nelle. » (Jean. 4.) Sans la charité Tàme est morte ; car dit saint Prosper (i), la charité est l'àme des âmes saintes, et le principe de tous leurs mérites. Sans elle par conséquent l'âme ne peut faire aucun acte vital, ni à plus forte raison mériter la vie éternelle. La nature qui a ses raretés nous en fournit un exemple dans le serpent dracontias ; dans sa tête se trouve une pierre précieuse qui porte le même nom que le serpent ; mais on ne peut l'avoir qu'à la condition de la prendre dans l'animal pendant qu'il est encore en vie, car à peine est-il mort, qu'on ne trouve plus à la place de cette pierre précieuse qu'une eau infecte. Ainsi en est-il des bonnes actions : ce sont des actions précieuses tant que l'âme est vivifiée par la Grâce et par la charité, mais si l'âme est morte, ce qui arrive quand elle est en état de péché, elles per- dent tout leur prix (2).
1. L. 3, Vita contempl. c. 13.
2. L'état de Grâce est nécessaire au mérite de con- dignité surtout à cause de la dignité quasi-divine à laquelle il élève la personne humaine, et en même temps que la personne humaine, les actes qui émanent d'elle La valeur des actes, par exemple d'un don, d'un bienfait, d'un service est toujours proportionnée à la dignité de la personne. C'est en vertu de ce principe
DE LA GRACE î 79
La seconde condition requise pour le mérite, c'est la liberté ; là où il n'y a point de liberté, il n'y a pas de mérite. Saint Grégoire le Théolo- gien (i) nous déclare que le bien qui vient des êtres sans raison ne mérite aucune louange, mais
que les actions les plus ordinaires de Jésus-Christ ont une valeur infinie et qu'une seule goutte de son sang, aurait, dit le pape Clément VI (epist. décret. Unigenitus) suffi pour sauver le monde. Cette dignité que donne à la personne humaine léiat de Grâce est d'autant plus nécessaire pour mériter la vie éternelle, que cette vie éternelle constitue l'héritage des fils de Dieu et que nul ne peut avoir droit à cet héritage, quelque héroï- ques que soient ses actions, s'il n^a pas cette fdiation divine qui est l'eflfet propre de la Grâce sanctifiante ; de même un serviteur aurait beau verser tout son sang pour le service de son Roi, il ne méritera jamais de monter sur le trône ; c'est un honneur qui n'est dû qu'au fils du Roi. ^ Le mérite^ dit saint Thomas (i, 2, q. 114, « a. -^provient aussi de la dignité que confère la grâce, « car cest par elle que l'homme entre en participation de « la nature divine et est adopté par Dieu comme son fils, « à qui est du l'héritage en vertu même de cette adoption, « selon cette parole (Rom. VIII, 17.) » Si vous êtes les FILS DE Dieu, vous êtes aussi ses héritiers. » De la sorte la Grâce ne contribue pas au mérite d'une manière purement négative, qui consisterait à détruire le péché dans l'âme, mais aussi d'une manière positive, comme l'a entendu l'Eglise, quand elle a déclaré en condamnant la \y proposition de Baïus que « les bonnes œuvres « faites par les fils d'adoption, sont méritoires parce « qu'elles sont accomplies en vertu de cet esprit d'adoption « qui réside dans le cœur des fiils de Dieu. »
1. Oratio 31.
I 8o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
nous devons considérer comme digne d'éloge toute action utile qui découle d'une volonté et d'une détermination libre. Quel mérite a le feu de brû- ler, Peau de couler? quel remercîment devons- nous à la neige, si elle est froide, ou au soleil, s'il nous éclaire ? Ne brille-t-il pas sans le savoir ? Ainsi les actions d'un homme privé de sa liberté n'auraient aucun mérite devant Dieu qui considère surtout l'amour avec lequel on le sert.
La troisième condition consiste en ce que l'homme soit dans la voie, ce qui signifie dans l'état de cette vie mortelle qui est le temps que Dieu a fixé pour nous permettre de faire le bien et qui est aussi la voie dans laquelle nous devons avancer par des actes de vertu continuels, jusqu'à ce que nous arrivions au terme qui est le ciel. De même qu'il appartient aux princes qui donnent des prix aux jeux de bague, de déterminer les jours et les heures oii pourront les gagner ceux qui emporteront en courant la bague au bout de la lance ; ainsi il appartient à Dieu de limiter le temps où on pourra mériter le ciel. Or Dieu a déterminé, comme temps propre au mérite, la durée de l'union de l'àme avec ce corps mortel et misérable, qui par ses misères et par ses passions lui fournit tout naturellement l'occasion de méri- ter. Voilà pourquoi le temps de cette vie est appelé dans l'Ecriture Sainte le jour, tandis que celui qui suit la vie est appelé la nuit, où on ne peut plus rien faire. (Jean. 3.) De là vient que l'homme ne pourra plus réparer ce qu'il néglige de faire main- tenant ; à tel point que ni tous les saints ensem- ble, ni toutes les créatures ne pourraient, même
DE LA GRACE
par des larmes de sang, lui obtenir la faculté de mériter la valeur d'un cheveu. 11 est dit dans la parabole des dix vierges que celles qui étaient prudentes se trouvant prêtes « entrèrent dans Ja « salle de noce avec Vépoux », tandis que les vierges folles qui n'avaient pas mis à profit le temps, songèrent trop tard à leur devoir. Aussi entendirent-elles TEpoux leur dire : « En vérité, « Je ne vous connais pas », car le temps du mérite a les mêmes bornes que cette vie présente. (Matt. 25.)
Ces trois conditions sont donc requises de la part de l'homme, pour qu'une action soit méri- toire.
Cette considération m'apprendra que les œuvres méritoires ne sont pas tellement onéreuses ni difficiles : je me réjouirai dès lors de la bonté de Dieu, qui a voulu que le moyen de se sauver fût facile. Avec quelle joie ne devons-nous donc pas nous porter aux bonnes œuvres et les multiplier d'heure en heure, pour acquérir des trésors dans le ciel ? Certes, disait au prince Naaman le servi- teur d'Elisée, « si le Prophète Veut commandé « une chose difficile^ tu devais la faire, à plus « forte raison^ puisqu'il fa commandé une « chose facile. » (IV Rois, 5.) Certainement, ô Jésus, si vous nous eussiez dit : portez mon joug sur vous, car mon joug est lourd et mon fardeau pesant, nous aurions dû faire tous nos efforts pour le porter. A combien plus forte raison, quand vous nous dites : « Mon joug est suave et mon fardeau « léger ». (Matt. ii.) Donc, aussi longtemps que durera ce Jour qui est la vie entière, je travaille-
l82 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
rai ; jusqu'à ce que j'arrive au terme qui est le paradis, j'avancerai dans la voie ; je vous sacrifie- rai volontiers ma vie, mon être et mes puissances. O Seigneur, donnez-moi la force de persévérer, le courage pour toujours avancer et la joie de parve- nir à une heureuse fin. Ainsi soit-il.
II
Il y a, en second lieu, une condition requise de la part de Dieu, pour qu'une œuvre soit méri- toire : c'est qu'il se soit engagé par une promesse formelle, à donner la béatitude comme récompense des bonnes actions. Quoique les actions qui ont été surnaturalisées et en quelque sorte déifiées par la Grâce, soient dignes du ciel, indépendamment de toute promesse divine ; toutefois elles ne peu- vent l'exiger de Dieu, si Dieu ne veut pas le don- ner et s'il n'en a pas pris l'engagement par une promesse. Il est en effet le souverain Seigneur de tous, il est plus spécialement le maître des hom- mes justes et de toutes leurs œuvres ; nul ne peut donc avoir assez de pouvoir sur Dieu pour l'obli- ger à lui donner une part dans son royaume céleste. Après que tous les hommes justes auraient fait toutes les bonnes œuvres possibles, il aurait le droit de leur dire : j'accepte toutes ces œuvres pour l'acquit de vos dettes passées et des obliga- tions que vous avez contractées envers moi, pour vous avoir créé et conservé, comme aussi pour vous avoir donné la Grâce et la faculté d'agir. C'est ainsi que les débiteurs travaillent pour leur créan- cier, et quoiqu'ils aient mérité le salaire de leur journée, le créancier peut leur retenir justement
DE LA GRACE I 83
ce qu'ils doivent et il n'est obligé de les payer que dans le cas où il s'est engagé à le faire nonobstant leur dette. C'est à ce sujet que Salvien (i), ancien évêque de Marseille disait : quoi que l'homme ait fait pour Dieu, il ne peut dire qu'il ait fait un don à Dieu. Quand quelqu'un offre ses biens et ses facultés à Dieu, l'attitude qui lui convient n'est pas celle d'un généreux donateur, mais l'attitude pleine d'humilité d'un homme qui paie sa dette en rendant hommage à son créancier et en le remerciant; ce n'est pas même celle qui convient à un débiteur qui se libère entièrement, mais bien celle du débiteur qui s'efforce de payer une faible partie de la grande somme qu'il doit. C'est pour- quoi, pour que l'homme acquière par ses bonnes œuvres un droit strict au paradis, lui qui doit tant à Dieu, il est absolument nécessaire que Dieu ait pris envers lui l'engagement de lui donner le ciel comme récompense : dans ce cas seulement il a le droit de le demander et de l'obtenir.
De cette façon la miséricorde et la justice se donnent la main : la miséricorde paraît en ce que Dieu accepte les œuvres des justes pour autre chose que pour l'acquit de leurs obligations à son égard, et la justice en ce qu'il promet de donner à leurs œuvres la récompense qu'elles méritent. Ce procédé est de nature à inspirer l'humilité aux Saints, malgré leurs grands mérites : car ils savent que s'ils peuvent exiger le ciel par droit de justice, ils demeurent néanmoins infiniment obligés envers la miséricorde divine qui, sans avoir égard à leurs
I. L. I. Contr. avaritiam.
184 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
dettes, a bien voulu accepter leurs œuvres pour le ciel. Aussi en auront-ils à Dieu une reconnaissance immortelle : ils la témoigneront pendant toute l'éternité par des louanges infinies en Thonneur de celui qui les traite si noblement et leur fait cette inappréciable faveur d'accepter d'être le débiteur de ses débiteurs mêmes. Saint Augustin (i) consi- dère souvent avec admiration ce mystère. Dieu, dit-il, est devenu notre débiteur, non pas en rece- vant de nous quelque chose, mais en nous promet- tant ce qui lui a plu. C'est en effet tout autre chose que de pouvoir dire à un homme : tu me dois parce que je t'ai déjà donné, ou de lui dire: tu me dois parce que tu m'as fait une promesse. Nous pouvons donc demander à notre Maître, mais en lui disant : donnez-nous ce que vous avez promis, car nous avons fait ce que vous avez commandé. Saint Augustin (2) dit bien autre part à Dieu : Vous rendez sans rien devoir, vous remettez ce qu'on vous doit sans rien perdre. Il entend par là que Dieu ne doit rien qu'après avoir promis, car tous les êtres lui sont redevables de tout ce qu'ils ont et ne peuvent l'obliger qu'autant qu'il lui plaît de s'obliger lui-même par sa charité incomparable et sa fidélité inviolable (3),
1. Serm. 16 De verhis Aposi.
2. Conf. 1. I, ch. 4.
}. Le Concile de Trente (sess. 6. ch. 16) admet une double promesse de la part de Dieu ; promesse de don- ner la gloire et la Grâce par Jésus-Christ et promesse de donner la gloire comme récompense due aux méri- tes des justes. « La vie éternelle doit être proposée à ceux
DE LA GRACE l85
J'admirerai donc la bonté de Dieu à mon égard ; il se lie envers moi qui lui suis redevable de tout ce que je suis et de beaucoup plus que tout ce que je puis faire. « Seigneur, je chanterai votre mi- « séricorde et votre justice. » (Ps. loo.) Je me considérerai comme un pauvre débiteur qui tra- vaille chaque jour pour le compte de son créancier, et qui néanmoins touche son salaire comme s'il ne devait rien. Ah ! Seigneur, que vous êtes bon et magnifique envers vos chétives créatures! Quelle langue vous louera assez hautement ? Quelle bou- che vous bénira suffisamment ? Quel cœur vous aimera assez ardemment ? « Béfiis ton Seigneur^ « ô mon âme ; que tout ce qui est au dedans de « moi bénisse son saint nom. Cest lui qui te « couronne de sa miséricorde et de ses grâces ., « lui qui remplit tes désirs en te comblant de « ses biens. » (Ps. 102.) Ah ! Seigneur, à vous qui êtes si bon je veux promettre une inviolable fidé- lité et l'observation de tous vos saints commande- ments.
III
Examinez si quelqu'autre condition n'est pas requise de la part de l'Homme-Dieu, pour le mérite des actes humains. Nous nous trouvons ici
« qtii font le bien jusqu'à la fin et qui espèrent en « Dieîi,et comme une grâce promise par la miséricorde dît « Seigneur à ses enfants en vue de Jésus-Christ, et « comme une récompense dont, en vertu de sa promesse, il « doit fidèlement rémunérer leurs bonnes œuvres et leurs « propres mérites, »
l86 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
en présence d'une difficulté que nous ne pourrons résoudre clairement qu'à la condition de lui accor- der toute notre attention. Admettons d'abord que si Dieu eût voulu donner aux hommes la Grâce indépendamment des mérites de Jésus-Christ, ils n'eussent pas laissé pour cela de faire des œuvres dignes du paradis, comme ce fut, d'après certains Théologiens, le cas des bons anges. Mais étant donné que la divine Providence a choisi comme moyen de salut le mystère de l'Incarnation et celui de la Rédemption, il s'agit de savoir si les mérites de Jésus-Christ sont pour quelque chose dans les mérites des Saints. Certains affirment en eff'et que les bonnes œuvres des Saints ne sont méritoires qu'en tant que les mérites de Jésus- Christ leur sont appliqués et imputés. Mais c'est là une dangereuse erreur, car dans ce cas la glori- fication des Saints ne serait pas une récompense, mais un pur don que Dieu leur ferait en vertu des mérites de Jésus-Christ : c'est ainsi qu'en réalité la rémission des péchés mortels nous est accordée non à titre de récompense, mais par pure grâce dans le sacrement de baptême ou dans le sacre- ment de Pénitence. D'autres ont cru que les œu- vres des Saints méritaient partiellement et impar- faitement la béatitude, mais que grâce à l'appoint fourni par les mérites de Jésus-Christ, elles la méritaient pleinement et parfaitement. C'est ainsi que lorsqu'un citoyen dont le père plein de dévoue- ment a rendu à l'Etat beaucoup de services qui n'ont pas été récompensés, accomplit quelque exploit médiocre, il obtient une grande récom- pense, parce qu'à ses mérites viennent s'ajouter
DE LA GRACE 187
ceux de son père. Mais cette opinion n'a aucun fondement, car en vertu de la Grâce sanctifiante qui en est le principe, les œuvres des Saints ont une valeur suffisante pour mériter la gloire, ainsi que d'après certains cela aurait eu lieu pour les actions des bons Anges et même des hommes dans l'état d'innocence, si l'Incarnation n'avait pas été décrétée. C'est pour cela qu'il n'y a aucune raison qui nous oblige à ajouter les mérites de Jésus- Christ aux œuvres des Saints pour les rendre entièrement méritoires.
Qu'ajoutent donc les mérites de Jésus-Christ aux mérites des Saints? Premièrement, ils sont la source et la cause de la Grâce sanctifiante que les Saints possèdent, de cette Grâce qui donne une telle valeur à leurs œuvres qu'elle les rend méri- toires du ciel. Or, comme ce qui est la cause de la cause est aussi la cause de l'effet, il est vrai de dire que les mérites de Jésus-Christ sont la cause des mérites des Saints. « Il nous a comblés en « Jésus-Christ de toutes sortes de bénédictions « spirituelles pour le ciel. » (Eph. i.) Les mérites de Jésus-Christ ont encore contribué aux mérites des Saints en ce sens qu'il a obtenu de Dieu par ses actions et ses souffrances la promesse que les mérites des hommes seraient acceptés pour le ciel. Dieu en effet, nous a fait cette promesse en considération des touiments endurés par Jésus- Christ. C'est ce que saint Pierre nous donne à entendre quand il dit de Jésus-Christ, que c'est « à cause de lui que Dieu nous a fait de grandes « et précieuses promesses.^ afin que grâce à elles « vous devenie^i participants de la nature di-
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
« vine. » (II Epît. i.) Or, comme d'une part, la Grâce est le principe du mérite des Saints, la promesse de Dieu en étant comme le couronne- ment et que d'autre part, soit la Grâce soit la promesse proviennent des mérites de Jésus-Christ, il faut en conclure que les mérites des Saints ne subsistent que grâce à ceux de Jésus-Christ qui sont par rapport aux mérites des Saints non pas seulement une simple condition ou une circons- tance nécessaire, mais qui encore en sont la racine et la cause principale, sans laquelle ils n'existe- raient pas. Voilà comment il faut entendre ceux qui soutiennent que Jésus-Christ nous a donné ses mérites ; oui, il nous les a donnés dans ce sens que ses mérites nous ont valu ce qui est le principe et le couronnement des nôtres, je veux dire la Grâce sancifiante et la promesse de Dieu (i). De plus, les Saints ont en qualité de membres de Jésus-Christ, une sorte de parenté avec lui. De cette parenté résulte pour leurs actions une cer- taine valeur morale qui en augmente de beaucoup le prix et qui fait que Dieu les aime davantage, comme un grand roi estime et aime davantage les
I. Bellarmin explique ainsi l'étroite connexion et néanmoins la distinction qu'il y a entre les mérites de Jésus-Christ et les nôtres : « Les mérites des hommes, « dit-il, ne sont pas nécessaires parce que ceux du Christ « seraient insuffisants, mais précisément parce qu'ils sont « très efficaces. En effet les œuvres du Christ ont mérite « auprès de Dieu, non seulement que nous obtenions le « salut, mais encore que nous l'obtenions par nos propres « mérites, ou bien (ce qui revient au même) ils nous ont « mérité non seulement le salut éternel, mais de plus le
t)Ë LA GRACE 189
exploits de celui qui est son ami ou son allié. Or, tous les hommes ont contracté une alliance avec le Fils de Dieu, par son Incarnation qui constitue un mariage spirituel. C'est pourquoi « // ne dédai- « gne pas de les appeler ses frères » (Héb. 2), et comme dit saint Paul « les héritiers de Dieu et les cohéritiers de Jésus-Christ. » (Rom. 8). Or, plus est grande la dignité des personnes, plus leurs actions sont estimées : on a même coutume de dire que la vertu est plus belle dans un beau corps. Ainsi les hommes ayant été ennoblis par rincarnation et par l'amour que Jésus-Christ leur a témoigné en travaillant et en souffrant pour eux, leurs mérites ont une plus grande valeur et leurs bonnes actions sont plus aimées de Dieu.
Ainsi, ô Jésus, vous êtes grand en toutes choses et toute la valeur qu'ont nos œuvres ne provient que de vous, de vos sublimes mérites et de l'al- liance que vous avez contractée avec nous. Et de même que la puissance suprême de la divinité n'anéantit pas celle des rois et de tous ceux qui sont revêtus d'une dignité sur la terre, mais la sou- tient au contraire quoique dans la dépendance de la
« pouvoir de le mériter. » (de justif. 1. 5. c. 5.) Et Suarez ajoute : « Si les causes naturelles sont capables « de produire certains effets, il n'jy a en cela rien qui « puisse rabaisser la puissance infinie de Dieu, tout au « contraire, c'est un fait de nature à la rehausser, car on « voit par là que non seulement elle est capable d'agir, « mais que de plus, elle peut en rendre les autres capables « aussi, tout en conservant intacte sa propre excellence « qui consiste en ce qiî'elle est la cause première, univer- « selle et indépendante. » (de grat. 1. 9. cap. i. n. 16).
igO LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
sienne et lui donne toute sa force ; ainsi, ô Jésus, vos très hauts mérites n'anéantissent pas les mérites des justes, mais les font subsister avec une valeur inférieure à celle qu'ont les vôtres et comme un hommage rendu aux vôtres. Et de même que la plénitude et l'abondance de la rivière ne déprécie pas la source, de même que l'excellence des fruits ne fait point tort à la racine de l'arbre qui les a produits, ainsi, ô Jésus, les mérites des justes qui sont comme les ruisseaux dont vos mérites sont la source ou les fruits dont les vôtres sont la racine, ne font aux vôtres aucun tort. Je me glori- fierai donc dans vos mérites, dans votre croix, dans votre couronne et dans toutes vos œuvres très méritoires. Je dirai comme l'Apôtre : ajevis^ « mais ce n'est pas moi qui vis, c'est /ésus-Christ « qui vit en moi. ». (Gai. 2.) Je mérite, mais ce n'est pas moi qui mérite, c'est Jésus-Christ qui mérite en moi. C'est, en effet, par votre Grâce que je mérite, quand je pratique la vertu : toute- fois ce n'est pas moi qui mérite comme cause principale, c'est Jésus-Christ qui mérite en moi, c'est lui qui me fait mériter, parce qu'il m'a obtenu par ses mérites la Grâce et la promesse de Dieu qui couronne mes œuvres (i). O Jésus, so3^ez béni et loué pour toutes ces choses par tous les Saints du ciel et de la terre !
I. Hosius. c. 7r. — Vasquez, disp. 114, cap. 7.
DE LA GRACE I9I
XVIir MÉDITATION
DES TROIS CHOSES QUI AUGMENTENT LE MÉRITE
SOMMAIRE
Trois choses augmentent le mérite : i) une plus grande quantité de Grâce — 2) de plus gran- des difficultés à vaincre dans ï accomplisse- ment des bonnes œuvres, — 3) la persévérance dans les bonnes œuvres.
I
CONSIDÉREZ qu'une plus grande quantité de Grâce augmente le mérite, toutes choses égales d'ailleurs. Ainsi supposons que deux per- sonnes, dont l'une a une plus grande quantité de Grâce habituelle que l'autre, fassent une œuvre absolument semblable, qu'elles donnent par exem- ple une aumône de même valeur ou assistent au service divin avec une égale dévotion; la personne qui a un plus grand nombre de degrés de Grâce sanctifiante aura, en faisant la même action, plus de mérite que l'autre. En voici la raison : c'est que la Grâce habituelle est le principe du mérite. Donc là où cette Grâce sera plus abondante, elle com- muniquera à l'action une plus grande valeur. On sait que les hommes estiment davantage les mê- mes travaux quand c'est une personne Jouissant
igl LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
d'une plus grande dignité qui les fait. Le capitaine touche une solde plus élevée que le sergent ou le simple soldat, quoique ces derniers n'aient pas à supporter de moindres fatigues. Dans la magistra- ture, un conseiller aura des appointements supé- rieurs à ceux d'un procureur, qui ne prend pas moins de peine que lui. En un mot, on estime à un plus haut prix les peines des personnes qui sont revêtues d'une dignité plus grande. Or la diffé- rence dans la quantité de Grâce sanctifiante fait la différence dans la dignité des âmes au point de vue du ciel : elle établit parmi elles comme diverses hiérarchies qui correspondent aux diverses espè- ces chez les Anges. Aussi celles qui ont un degré de Grâce supérieur, voient leurs actions taxées par Dieu à un plus haut prix. C'est pour cette raison que Jésus-Christ mérita davantage par une seule de ses actions, un seul de ses pas, une seule de ses paroles ou de ses pensées, que n'auraient pu faire tous les Anges à la fois par les actions les plus héroïques qu'il leur eût été possible de produire et même tous les hommes par toutes les souffran- ces qu'ils pourraient endurer, parce que la dignité de la Personne de Jésus-Christ et la plénitude de Grâce qu'il possédait donnaient un prix infini à chacune de ses actions. C'est pour cela que saint Paul dit que a Jésus-Christ outrant des prières et « des supplications à son Père^ aux jours de sa « chair, fut exaucé à cause de la dignité de sa « personne. » (Héb. 5.) C'est ainsi qu'interprè- tent ce texte plusieurs Pères (i).
I. QBcum. — D. Anselmus.
t)Ë LA GRACE 19^
En réalité, quand quelqu'un fait une action mé- ritoire, il n'offre pas à Dieu son action seulement, mais s'offre lui-même, en même temps que son action, au service de Dieu, Aussi, quand la per- sonne a une plus grande dignité que lui confère une Grâce plus abondante, en s'offrant elle-même à Dieu, elle lui fait un don plus considérable que celle qui est revêtue d'une Grâce moindre. Or, qui offre et donne à Dieu davantage, semble mé- riter justement davantage. On voit donc que les personnes qui sont plus aimées de Dieu méri- tent plus que les autres par une action semblable. Eh ! pourquoi n'en serait-il pas ainsi ? Est-ce que leurs prières ne sont pas plus efficaces auprès de Dieu, comme venant de personnes qui lui sont plus agréables ? Et n'est-ce pas pour ce motif qu'on a tant de soin de se recommander aux prières des personnes les plus saintes, dans l'espoir qu'elles auront plus d'efficacité auprès de Dieu? Or, si leur prière a une plus grande valeur méritoire, pourquoi n'aurait-elle pas une plus grande valeur impétra- toire ? N'est-ce pas la même raison qui milite en faveur de l'une comme de l'autre ? Voilà pourquoi Dieu, en récompensant inégalement des personnes inégales en Grâce, ne laisse pas de leur donner une récompense proportionnée à leurs œuvres : car les œuvres empruntent une plus grande dignité à la circonstance de la présence d'une Grâce plus abondante qui leur sert comme d'ornement et qui leur communique un plus bel éclat aux yeux de celui qui sait peser toutes choses exactement.
Cette vérité provoquera en moi le sentiment de l'admiration, car plus j'avance, plus je découvre
Bail, t. iv. i)
194 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
dans la Grâce d'étranges et surprenantes merveil- les. Je féliciterai de leur bonheur les personnes qui sont depuis longtemps au service de Dieu, parce qu'ayant acquis plus de Grâce par leurs services passés, elles sont plus élevées en dignité aux yeux de Dieu et obtiennent pour chacune de leurs œu- vres une récompense plus considérable. Ainsi s'accomplit en elles cette parole de l'Evangile. « A « celui qui possède on donnera et il abondera. » (Matt. 25.) Quelle merveille ! Le noble et le rotu- rier, le riche et le pauvre, la grande dame et la servante dont la condition est si différente aux yeux du monde, n'ont par rapport aux ciel d'autre différence entre elles que celle qui provient de leur plus ou moins grande quantité de Grâce à laquelle est proportionnée leur dignité et leur mérite. Je désirerai donc parvenir à posséder la Grâce à un degré supérieur. O mon Dieu ! don- nez-la moi dans une mesure très abondante comme il convient à votre grandeur et à votre magnifi- cence. O Seigneur, il ne vous en coûtera rien de nous la donner avec une telle abondance, car vous êtes tout-puissant et vous ne vous appauvrissez pas en faisant de grands dons.
II
Considérez que les difficultés des bonnes oeuvres augmentent encore, toutes choses égales d'ailleurs, leur mérite pour la gloire éternelle. Saint Paul le dit : « Chacun recevra sa récompense selon son « propre travail. » (i Cor. 3.) Saint Jérôme (i)
I. In P saint.
94-
DE LA GRACE I gS
proclame cette même vérité quand il dit : La grandeur des récompenses sera proportionnée à la grandeur des tribulations, et autant nous rece- vons de blessures, autant nous méritons de cou- ronnes. Apportons encore le témoignage du grand saint Grégoire (i) : On n'arrive, dit-il, aux gran- des récompenses que par les grands travaux. Il dit ailleurs (2) que saint Paul essuyait les sueurs de ses travaux avec le linge des récompenses.
Le Docteur (3) angélique nous donne à ce sujet l'explication suivante : Une œuvre peut être diffi- cile et laborieuse de deux manières : ou par le défaut de bonne volonté, car chacun trouve péni- ble ce qu'il ne fait pas de bon cœur ; dans ce cas la difficulté diminue le mérite. D'autres fois la difficulté provient de la grandeur de l'œuvre : dans ce cas l'importance du travail fait la gran- deur du mérite et il est vrai de dire : plus il y a de peine, plus il y a de mérite. En voici la raison : c'est que la Grâce sanctifiante ou la charité est bien la principale cause, mais non la cause unique et totale du mérite, car en même temps qu'elle, toutes les bonnes œuvres et aussi les souffran- ces de cette vie contribuent à accroître le mérite. Donc, de même qu'un tonneau laisse couler plus abondamment la liqueur qu'il renferme, quand il est percé de plusieurs trous, ainsi le mérite est plus abondant, quand il provient à la fois de la charité et de l'excellence des actions, comme aussi
1. Hom. 37, in Evang.
2. L. 8. Moral, c. 5.
3. Quœst. 114. art. 4.
ig6 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
des difficultés dont elles sont accompagnées. Cette vérité excite les bons chrétiens à la pratique des bonnes œuvres : par la maxime contraire ils sont scandalisés et détournés de ces mêmes œuvres. Si en effet il est vrai que la charité seule fait tout le mérite, pourquoi, dira un chrétien, me mettre tant en peine ? A quoi me servira-t-il de faire de grandes aumônes, de jeûner, de mortifier ma chair ? Pourquoi tant de règles et d'austérités ? « Pourquoi sommes-nous mortifiés tout le Jour « et traités comme des victimes ? » (Rom. 8.) Il suffit d'admettre une semblable maxime pour diminuer de beaucoup l'utilité de toutes les sain- tes réformes des Ordres religieux, pour égaler le mariage à la continence et confondre toutes les choses saintes dans un affreux pêle-mêle, tant les conséquences de cette doctrine sont dangereuses. Il faut donc plutôt croire que de deux âmes qui ont une égale charité, celle-là a un plus grand mérite qui est plus rudement éprouvée : il faut croire aussi que Dieu favorise ses saints quand il les éprouve dans les entreprises les plus difficiles, quand il exerce leur patience par les charges les plus pénibles et par les rudes combats de l'adver- sité. Alors en effet il leur fournit l'occasion d'ac- croître leur mérite et de remporter les plus belles récompenses du ciel, puisqu'en fin de compte, leurs peines doivent se changer en délices, leurs plaies se transformer en saphirs destinés à enri- chir leur couronne immortelle (i). Dans l'élan de leur reconnaissance ils chantent à Dieu : « Selon
I. Le B. Franc, de Sales, \. 2. De ramour de Diett, ch. ^.
DE LA GRACE I97
« la multitude de mes douleurs, vos consolations « ont réjoui mon âme. » (Ps. gS.)
Cette vérité doit s'entendre aussi des difficultés intérieures que nous font éprouver les inquiétu- des de la conscience, les sécheresses et les infirmi- tés spirituelles contre lesquelles on a parfois à lutter avec beaucoup d'angoisses et de peines. Si deux personnes, dit Richard de Saint-Victor (i), ont un même degré de charité, mais si l'une est entraînée suavement par la douceur de la dévo- tion, tandis que l'autre est tourmentée rudement par la force de la tentation, celle-ci mérite autant et peut même mériter davantage par les efforts qu'elle fait en luttant que l'autre par l'allégresse de sa dévotion. Le grand ennui et l'amertume que le cœur ressent ne détruisent pas la vertu, mais l'exercent. Saint Paul est lui-même un exemple qui prouve que l'on peut acquérir un grand mérite dans la lutte contre les tentations, quand il dit : « Lorsque je suis faible, c'est alors que je suis « fort. » (II Cor. 12.)
Je me consolerai donc dans toutes les peines et les angoisses de cette vie douloureuse, en songeant à la récompense éternelle qui en sera augmentée d'autant. Hélas ! Quelles souffrances n'endurent pas les amateurs de ce monde et de ses biens périssables, quand ils travaillent à s'enrichir ? Quelles mers ne traversent-ils pas ? Dans quel port reculé n'abordent-ils pas? Dans quelle région barbare ne vont-ils pas faire du négoce, en s'expo- sant corps et biens pour des choses si méprisables?
I. In Cant. Cantic. c. 18.
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Regretterons- nous donc nos peines pour des récompenses si précieuses que celles qui nous sont offertes ? Non, ô bienheureuse et très délectable Sion, je n'estimerai pas assez peu vos immortelles richesses et les grands biens qui abondent chez vous, pour croire que quelque bien terrestre sera jamais capable d'en détourner mes désirs. Je pren- drai donc courage dans les difficultés et dans les travaux et je tâcherai d'en faire un tel usage que je mérite une de vos plus belles récompenses.
III
La constance dans l'accomplissement des bon- nes œuvres sert encore merveilleusement à aug- menter notre mérite ; ainsi ceux qui auront persévéré plus longtemps dans les bonnes œuvres auront des joies tout autres que ceux qui ne s'y seront adonnés que peu de temps. Cette vérité découle de celle que nous venons de considérer. Si en effet le mérite s'accroît en proportion de la difficulté de l'œuvre, il est certain que le mérite de celui qui persévère dans un même état et dans une même action est plus grand ; car cette conti- nuité constitue une vraie difficulté pour l'homme, ami du changement et qui ne trouve du plaisir que dans la nouveauté.
Et puis la persévérance est une excellente vertu, qui fait les grands hommes et les plus grands Saints. Or, la continuité dans une sainte action est une sorte de persévérance qui paraît mériter une récompense particulière. Il faut en dire autant de la constance. C'est une fermeté courageuse qui rend l'âme inébranlable dans ses résolutions et
DE LA GRACE I99
telle que ni les passions de l'appétit sensitif, ni l'inquiétude de l'esprit, ni les événements malheu- reux ne peuvent la vaincre. C'est une vertu digne de louanges qui a valu aux grands hommes leurs plus beaux lauriers. Or, la continuité dans l'action est encore une espèce de constance et dès lors doit avoir aussi sa récompense.
Ajoutons qu'une action longtemps continuée équivaut à une action faite plusieurs fois dans ce même espace de temps. Il semble même qu'elle ait quelque chose de plus, par la raison qu'il faut une plus grande énergie pour continuer une même action pendant une heure entière sans interrupi- tion, car l'interruption donne un peu de délasse- ment à l'esprit et. lui rend l'action plus aisée. C'est pourquoi, puisqu'il y aurait plus de mérite pour un homme à faire quatre fois dans une heure une même action, qu'à ne la faire qu'une seule fois dans une faible partie de ce temps, il est évident que celui qui a continué pendant une heure la même action sans s'arrêter pour la reprendre en- suite, a aussi un plus grand mérite. D'ailleurs, il est communément admis que celui qui persévère longtemps dans un acte d'amour, d'espérance, de patience ou de tout autre vertu, mérite davantage. C'est vrai à un tel point que l'on estime que cer- tains religieux, qui sont entrés un an plus tôt que d'autres en religion, seront, pour ce seul fait, éle- vés dans le ciel à une incommensurable hauteur au-dessus des autres, tant la continuité de l'action sainte est avantageuse pour l'homme juste. Il ne faudrait pas imaginer toutefois que, sous prétexte qu'on peut distinguer dans un espace de temps
200 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
donné un nombre d'instants infini, le mérite croisse à chacun de ces instants et soit lui-même infini. Il y a en effet deux choses dans la continuité d'une action : d'abord la production d'un acte substantiellement nouveau et en second lieu la persévérance pendant un certain espace de temps dans la production de cet acte, ou, si l'on veut, la durée de ce même acte. Or, comme à parler pro- prement, la durée ne consiste pas dans un ins- tant, mais dans un temps donné, l'action continue n'est pas taxée selon tous les instants de sa durée, mais selon le temps qu'elle a duré et auquel Dieu proportionne la récompense.
Après avoir bien réfléchi sur cette vérité, repre- nez-vous vous-même de votre légèreté et de votre inconstance quand il s'agit de persévérer dans les bonnes œuvres. A peine avez-vous commencé à entendre soit une messe, soit une prédication, ou à faire quelqu'autre exercice de piété, que déjà vous voudriez l'avoir fini. Peu s'en faut que vous perdiez patience. Eh quoi ! Est-il possible que le courage vous manque ainsi, au point de ne pas pouvoir continuer pendant un certain temps des actes de piété que Dieu couronnera d'une gloire immortelle ? Sans doute la pensée de l'éternité n'est pas bien imprimée dans votre âme, puisque ce temps que vous employez à l'acquérir, vous pèse si fort. Dites avec la même ardeur que le Prophète royal : « f ai porté mon cœur à « accomplir éternellement vos ordonnances plei- « nés de justice, à cause de la récompense. » (Ps. II 8). Il entend dire par là que s'il fallait servir Dieu jusqu'à la fin du monde, il serait prêt
DE LA GRACE 20I
à le faire à cause de la grandeur de la récom- pense qui est éternelle et en comparaison de laquelle les plus longues vies sont à peine des ins- tants. Si donc vous devriez être disposé à accepter avec joie de persévérer jusqu'à la fin des siècles dans la pratique du bien, dans le but d'acquérir une éternité de bonheur, comment vous laissez- vous aller si aisément au dégoût et à Tennui dans les saints exercices qui durent seulement quelques jours ou quelques heures, ce qui n'est qu'un éclair au prix de l'éternité. O éternité ! que tu es peu comprise !
Xir MÉDITATION
DE UOBJET DU MÉRITE
SOMMAIRE
Lhomme ne peut pas mériter la première Grâce sanctifiante ni la persévérance. — Il peut méri- ter d'un mérite de condignité ï augmentation de la Grâce et de la gloire. — Peut-il mériter les premiers degrés de gloire ?
I
IL y a deux sortes de biens spirituels que l'homme ne peut pas mériter d'un mérite de condignité : c'est d'abord la Grâce sanctifiante,
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
quand il est en état de péché mortel et le don de la persévérance finale, quand il est en état de Grâce.
Pour ce qui est de la Grâce sanctifiante par laquelle les péchés mortels nous sont remis, nous avons la déclaration du Concile de Trente (i) : « L'homme^ dit-il, est justifié gratuitement, parce « que nulle des conditions qui précèdent la jus- « tification^ ni la foi, ni les œuvres, ne mérite « la grâce elle-même de cette justification, car
« SI c'est une GRACE, CE n'eST DONC PLUS LE « FRUIT DES ŒUVRES, AUTREMENT, COmme dit le
« même Apôtre, la grâce ne serait plus grâce ». (Rom. II.)
C'est pourquoi Dieu invite tout le monde à recevoir la première Grâce sanctifiante, qui efface tous les péchés mortels, comme un bien qu'il veut leur donner gratuitement. « Vous tous qui « ave\ soif., vene\ aux eaux ; vous qui n'ave^ pas « d'argent, hâte^-vous., acheté^ et mange^ ; vene^, « acheté^ sans argent et sans aucun échange., le « vin et le lait. » (Is. 55.) La Grâce, dit saint Grégoire (2), est allée vers l'homme sans que le mérite vînt à sa rencontre, mais une fois arrivée chez lui, c'est elle qui a fait le mérite. C'est ainsi que Dieu, quand il vient dans une âme coupable, la rend sainte et la met désormais en état de méri- ter et d'avoir droit ainsi à la récompense.
En voici la raison : c'est que, bien que l'âme produise, dans le but de se disposer à la Grâce
1. Conc. Trid. sess. 6. ch.
2. Moral. 28. cap. 22.
DE LA GRACE 2o3
sancdfiante, des actes de contrition ou d'amour de Dieu par dessus toutes choses, néanmoins elle est toujours en état de péché mortel avant d'avoir reçu la Grâce sanctifiante, et à ce titre elle est passible de l'enfer, indigne de la vie, soit éternelle, soit temporelle, et ennemie de Dieu. Mais dans cet état il lui est impossible de mériter par un acte de contrition la Grâce, quand elle ne la possède pas, et, quand elle l'a reçue, elle n'a plus besoin de la mériter. Notez aussi que tout ce qu'elle fait de méritoire, lorsqu'elle est déjà pourvue de la Grâce sanctifiante, procède de cette Grâce, comme un fruit procède de la racine et un fils de son père. Par conséquent, cette Grâce elle-même ne peut provenir d'elle ou être méritée par elle, pas plus qu'une racine ne peut être la racine d'elle- même et qu'un père ne peut être son propre père (i).
Il convenait aussi beaucoup que la Grâce sanc- tifiante, qui est la source et le fondement de tout mérite, nous fût donnée par pure faveur, sans aucun mérite de notre part, afin que nous fussions plus portés à reconnaître la bonté et la bienveil- lance de Dieu à notre égard. Si Dieu donc promet la rémission des péchés à l'âme qui se met à remplir les devoirs de la contrition ou de la cha- rité, il ne la promet pas comme la récompense d'une action qui la mérite, mais comme une faveur qu'il veut bien faire à une personne qui s'y dispose et qui se rend, autant qu'elle le peut,
I. D. Bonav. in 2. dist. 37. art. 2. q. i. — De Valent, disp. 8. q. 6. p. 4.
204 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
digne de la recevoir. Aussi saint Augustin (i) observe-t-il avec raison que ceux qui sont retirés de la masse du péché, ne sont pas appelés vases de mérite, mais bien vases de miséricorde (2).
De plus, quand l'âme a obtenu le pardon de ses péchés mortels, et que désormais elle est munie de la Grâce sanctifiante, elle ne peut pas mériter encore la persévérance finale. Cette Grâce en effet comprend plusieurs secours et plusieurs Grâces actuelles de Dieu, qui ont pour but d'exciter puissamment l'âme à la vertu jusqu'à la mort, comme aussi de la fortifier contre toutes les atta- ques de ses ennemis spirituels et contre toutes les tentations qui pourraient la faire tomber dans le
1. De nat. et grat. c. 5.
2. Ceci doit s'entendre du mérite de condignité, qui est fondé sur la justice ; mais les adultes méritent d'un mérite de convenance (de congruo) la Grâce sanctifiante, s'ils ont les dispositions requises. Le texte du Concile de Trente que cite l'auteur ne s'y oppose pas; en disant que «no lis sommes justifiés gratuitement », le Concile entend parler ou de l'œuvre de la justification prise dans son ensemble, depuis le premier appel de Dieu jusqu'à la rémission des péchés, ou bien seulement du dernier acte qui est la justification formelle. Dans le premier cas, il affirme l'absence de tout mérite, soit de condignité, soit de convenance ; dans le second cas, il exclut tout mérite de condignité, mais non pas un mérite de convenance, qui a néanmoins pour point de départ une première Grâce. Un tel mé- rite n'est pas en effet incompatible avec toute Grâce, mais il consiste à obtenir une Grâce avec une Grâce, comme l'enseigne en bien des endroits saint Augustin.
£>Ë LA GRACE
péché (i). Or, ces biens spirituels sont donnés à l'homme gratuitement. Comment l'homme, en effet, pourrait-il les mériter ? Serait-ce par le premier acte de vertu qu'il produirait après la rémission de ses péchés ou bien par quelqu'autre acte de vertu spécial que Dieu aurait désigné pour cet effet? Il est inadmissible qu'il mérite la persé- vérance par le premier acte de vertu, car cet acte une fois posé, l'homme aurait désormais la certi- tude d'être sauvé et de ne jamais être damné ; il aurait mérité en effet la persévérance dont Dieu, qui récompense chacun selon ses œuvres, ne saurait le frustrer. Or rien n'est plus faux, puisque nous voyons des justes ne pas persévérer après avoir accompli un certain nombre d'actes de vertu, nous les voyons même quelquefois se précipiter dans un abîme de péché d'où ils ne sortent plus : ce qui est la preuve la plus évidente qu'ils n'ont pas persévéré. Si l'on prétend que la persévérance peut se mériter, mais uniquement par quelque acte héroïque, plus excellent que tous les autres, que Dieu exigerait à cet effet, nous répondons qu'une telle affirmation ne repose sur rien. Elle n'a d'abord aucun fondement dans la sainte Ecri- ture et de plus, on ne voit pas pourquoi un acte héroïque pourrait mériter la persévérance plutôt qu'un acte ordinaire. Ces deux actes en effet, peuvent nous mériter li pérennité de la gloire éternelle dans la vie future ; pourquoi donc ne pourraient-ils pas nous mériter aussi la possession continuelle de la Grâce durant cette vie passagère,
I. D. Thom. quœst. 114. art. 9.
2o6 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
si quelque chose pouvait la mériter ? Il faut donc conclure que, de même que l'homme en état de péché ne saurait mériter le pardon de ces péchés, également dans l'état de Grâce, il lui est impos- sible de mériter la persévérance.
Que nous reste-t-il donc, ô mon Dieu, si ce n'est de nous humilier profondément, soit que par malheur nous soyons en état de péché, soit qu'heureusement, nous jouissions de l'état de Grâce, car nous ne pouvons y persévérer sans votre miséricorde. O Seigneur ! secourez-nous, quel que soit notre état. Nous implorons votre clémence pour sortir de la servitude du péché et une fois que nous en serons sortis par un pur effet, de votre miséricorde, nous tremblerons à la pen- sée que la persévérance peut nous manquer; jour et nuit nous vous demanderons le don de persévé- rance et de fermeté dans le bien, en dépit de toutes sortes de tentations qui s'efforcent de nous faire retomber dans l'abîme d'oià nous sommes sortis. Ah! Seigneur, c'est votre miséricorde qui donne la persévérance. Est-ce que je ne dois pas avoir autant de confiance dans votre miséricorde que dans votre justice ?
II
Considérez, en second lieu, que l'homme peut mériter d'un mérite de condignité l'augmentation soit de la grâce, soit de la gloire. Il peut en effet, quand il a déjà gratuitement reçu la Grâce sancti- fiante, la faire fructifier par ses mérites, la multi- plier et l'accroître comme un talent que l'on fait
DE LA GRACE 207
valoir. Le Concile de Trente (i) s'exprime d'une manière non moins claire sur cette matière, quand il dit anathème à quiconque prétend que l'homme justifié ne mérite pas réellement l'accroissement de la Grâce par les bonnes œuvres qu'il accomplit dans l'état de Grâce. Les Théologiens font la remarque que dans ce texte le Concile s'est servi du mot réellement^ pour indiquer qu'il entend parler d'un mérite de condignité. Saint Augustin (2) proclame cette vérité en ces termes : La Grâce mérite de nouveaux degrés de Grâce, afin que de degrés en degrés elle arrive à sa perfection. La volonté accompagne la Grâce, mais ne la conduit pas, elle la suit mais ne la précède pas. Si dans ce texte comme dans d'autres, il semble peu favorable au mérite, il donne assez à en- tendre que c'est au mérite que les Pélagiens attribuaient à la liberté seule, sans le secours de la Grâce. Il ne manque pas en effet une seule occa- sion de combattre la présomption de ces héréti- ques avec une ardeur égale à celle avec laquelle il défend le mérite qui est fondé sur la Grâce divine. ■Il ne se contredit donc pas, mais certains abusent de ses paroles et s'éloignent de sa pensée. Eloi- gnons-nous d'eux nous aussi, après avoir fait cette remarque, à la suite du Docteur (3) séraphique, que celui qui commet un péché d'une certaine espèce, mérite de tomber dans une faute d'une espèce pire, et que notamment celui qui pèche
1. Conc. de Trent, sess. 6. can. 32.
2. Epist. 106.
3. In 2. d. 27. art. 2. q. 2.
2o8 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
par orgueil, mérite de tomber dans l'impureté, comme aussi celui qui fait un bon usage de la Grâce en produisant de saintes actions, mérite que cette Grâce lui soit augmentée.
L'homme juste en effet a toutes les conditions requises pour mériter l'accroissement de la Grâce, s'il fait des œuvres bonnes et louables : il a d'abord la Grâce sanctifiante qui est la source du mérite, il a la liberté, il est dans la voie et par conséquent en état de faire des progrès spirituels, il a la pro- messe de Dieu qui a dit : « On donnera à celui « qui a déjà et il sera dans Vabondance » (Matt. 25) et qui encourage les hommes à devenir de plus en plus riches en Grâce, quand il dit : « Que celui qui est Juste devienne encore plus « juste. » (Ap. 22.) Or l'homme, en même temps qu'il mérite l'accroissement de la Grâce dans cette vie, mérite l'accroissement de la gloire, parce que la Grâce et la gloire vont d'un même pas et ont une même mesure, c'est-à-dire que la quantité de gloire correspond toujours à la quantité de Grâce. Aussi, comme une plus grande gloire comprend une vue de Dieu plus parfaite, une lumière de gloire plus vive et plus éclatante et de plus des biens accidentels plus nobles, tels qu'une place plus élevée dans le paradis, une plus grande clarté et une plus grande agilité corporelles, en un mot une multitude de biens proportionnés à la gran- deur de la félicité ; l'âme qui mérite l'augmenta- tion de la Grâce, mérite en même temps tous ces biens éternels dans une inexprimable mesure.
Admirez la bonté de Dieu : pour nous honorer davantage, il veut que nous concourions à l'accrois-
DE LA GRACE 209
sèment de notre bonheur par notre propre mérite. Il se montre si bienveillant à notre égard qu'il veut que nous ayons part aux plus grands trésors de sa Grâce et de sa gloire en vertu d'un droit. O Seigneur! que vous agissez avec noblesse et avec magnificence, quand vous nous témoignez tant de bonté, et comme vous usez à l'égard de serviteurs très vils, d'un procédé obligeant et honorable ! Oh ! bienheureux ceux qui peuvent se prévaloir de vos faveurs si signalées et de la réception de votre première Grâce, pour progresser de vertu en vertu. Oh ! bienheureux ceux qui ne perdent ni le temps, ni l'occasion de bien faire, et qui acquiè- rent par ce moyen des biens supérieurs à tout ce qu'un esprit créé peut imaginer. « Bienheureux « riiomme quia mis son appui en vous; il a « disposé dans son cœur des degrés pour s'élever « jusqu'à vous. » (Ps.83.) Oh! qu'ils sont malheu- reux ceux qui perdent les occasions de bien vivre ! O Seigneur ! préservez-moi d'une telle impru- dence, excitez-moi par de nouveaux aiguillons à courir sans cesse dans l'observation de vos com- mandements, afin que ma vie soit le « sentier des « justes^ semblable à une lumière brillante qui « s'avance et croît jusqu'au jour parfait. » (Prov. 4.)
III
L'homme mérite-t-il d'un mérite de condignité la première gloire ou les premiers degrés de la béatitude ? C'est une question que nous ne pou- vons trancher. Ce qu'il y a d'indiscutable, c'est
Bail, t. iv. 14
2IO LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
qu'un certain nombre n'ont pas obtenu ces biens à titre de justice et comme dus à leurs mérites, mais par pure grâce et faveur de Dieu. Ce sont ceux qui ont été baptisés avant l'usage de la raison; ce sont aussi ceux qui ont formé et achevé leur acte de contrition un instant avant de recevoir le sacre- ment qui leur confère la première Grâce et qui par suite leur acquiert les premiers degrés de gloire ; ils doivent ces premiers degrés de gloire aux méri- tes de Jésus-Christ et nullement à leurs propres mérites, de telle sorte que la miséricorde de Dieu doit être exaltée non seulement pour leur avoir donné gratuitement la première Grâce, mais aussi pour leur avoir donné non moins gratuitement la première gloire (i).
Il y en a d'autres qui continuent, pendant qu'ils reçoivent la première Grâce, les actes de contri- tion et de charité qu'ils faisaient pour se préparer
I. Les enfants morts après le baptême n'ont pas mérité le ciel par leurs actes personnels, mais ils n'en ont pas moins un droit strict à le posséder comme enfants de Dieu et à titre d'héritage. Quant à ceux qui ont fait leur acte de contrition et l'ont achevé avant de recevoir le sacrement qui leur confère la première Grâce, nous n'hésitons pas à admettre qu'ils ont mérité les premiers degrés de gloire éternelle, par la raison que cet acte de contrition persévère moralement jus- qu'au moment où la Grâce sanctifiante leur est donnée. Nous en avons un exemple dans ceux qui, après avoir fait un acte d'attrition, sont distraits ou endormis au moment où l'absolution leur est donnée : leur attri. tion persévère moralement et constitue une disposition suffisante pour que le sacrement produise son effet. De
DE LA GRACE 2l I
à la recevoir. Il est certain que ces actes ne pou- vaient en aucune façon être méritoires, avant la réception de la Grâce sanctifiante, parce qu'ils pro- venaient d'une âme digne de la damnation et en- nemie de Dieu. Mais cette première Grâce une fois reçue dans l'âme, que leur manque-t-il pour mériter l'entrée du paradis, c'est-à-dire les pre- miers degrés de gloire ? Voilà où gît la difficulté et elle est grande. Mieux vaut se jeter dans les bras de la miséricorde divine et ne pas estimer avoir un droit qui est très douteux et très difficile à défendre. Il faut admettre, dans toute hypothèse, que l'âme a déjà reçu la Grâce sanctifiante avant de pouvoir mériter, parla continuation des actes de contrition et de charité. Mais puisque l'âme doit être revê- tue préalablement de la Grâce sanctifiante et qu'elle ne l'obtient que par un effet de la miséri- corde de Dieu, elle n'aura également obtenu le droit à la gloire, qui est un des effets de cette Grâce, que par un bienfait de la miséricorde divine (i). Par conséquent, de deux choses l'une :
même, disons-nous, dans le cas que pose l'auteur, l'acte de contrition, fait un instant avant la réception de la Grâce sanctifiante, peut mériter strictement les premiers degrés de gloire, aussitôt que la Grâce pro- duite par le sacrement rend l'acte capable d'un tel mé- rite. (Voir la note suivante.)
I. Rien de plus vrai. Mais quoique la Grâce ne puisse être l'objet d'un mérite proprement dit, il n'en est pas moins certain que cette infusion gratuite de la Grâce sanctifiante fait de l'homme un enfant de Dieu, et que déjà à ce titre Théritage céleste lui est dû. Quand plus
212 LA THEOLOGIE AFFECTIVE
OU bien elle mérite un bien qui lui est déjà acquis, ce qui serait un mérite inutile, ou bien ce qu'elle mérite par la continuation de ces mêmes actes de vertu, c'est un accroissement de Grâce et de gloire, et c'est là ce qui nous semble le plus conforme à la vérité. La question reste donc indécise et dès lors nous devons nous borner à conclure que les Saints ont obtenu leurs premiers degrés de gloire, non à titre de justice, mais par pure miséricorde. Et ainsi il sera vrai de dire que Dieu donne aux Saints la gloire au-delà de leurs mérites, en ce sens qu'ils en tiennent les premiers degrés de la miséricorde de Dieu et qu'ils n'en ont mérité que l'accroissement (i).
tard l'homme a fait des bonnes œuvres, la gloire céleste lui est due à un nouveau titre, à titre de conquête et de salaire.
I. Nous sommes d'un avis opposé à celui de l'au- teur, i) Il est plus conforme aux déclarations du Con- cile de Trente d'admettre que l'homme mérite d'un mérite de condignité les premiers degrés de gloire, car le Concile affirme d'une manière absolue que la vie éternelle est « une récompense », sans distinguer entre les premiers degrés de gloire et les degrés supérieurs (sess. 6, ch. i6.) De plus, il enseigne que le juste mé- rite « une augmentation de grâce^ la vie éternelle et une « augmentation de gloire. »(Sess. 6, can. 32); tandis que lorsqu'il s'agit de la Grâce, il n'attribue au mérite que son accroissement, excluant ainsi du mérite la première Grâce ; quand il s'agit de la gloire, il affirme que le juste mérite « la vie éternelle et V augmentation de la « gloire, » ce qui signifie les premiers degrés de gloire et aussi les degrés supérieurs. 2) Cette doctrine est éga-
DE LA GRACE 2l3
Je me réjouirai en apprenant cette vérité qui m'excitera à honorer tout particulièrement la misé- ricorde divine. Oh ! combien il convenait qu'il en
lement conforme aux Saintes Ecritures : Jésus-Christ a dit : « Si vous votilei entrer dans la vie éternelle, obser- « vei mes commandements, » (Matt. xix, 17). — Heureux « celui qui souffre patiemment les tentations, parce que « lorsque sa vertu aura été éprouvée, il recevra la cou- « ronne de vie, » (Jacq. I, 12). La Sainte Ecriture ne dis- tingue pas entre la gloire et l'augmentation de la gloire. 3) La raison qu'apporte l'auteur n'est pas de nature à nous convaincre. Avec lui nous reconnaissons que l'homme ne peut mériter d'un mérite de condignité les premiers degrés de gloire par un acte, qui précède l'infusion de la Grâce sanctifiante, par exemple par un acte de contrition, parce que à cet acte manque une condition essentielle pour un tel mérite, à savoir qu'il soit fait par une personne en état de Grâce. Il ne peut les mériter davantage par un acte de contrition fait dans rinstant qui suivrait l'infusion de la Grâce, car un tel acte mériterait déjà une augmentation de Grâce et par conséquent de gloire. Or le même acte ne peut mériter en même temps les premiers degrés de gloire et une augmentation de gloire. Mais nous croyons, contraire- ment à ce que pense l'auteur, que l'homme peut méri- ter d'un mérite de condignité les premiers degrés de gloire par le même acte de contrition, par lequel il mérite d'un mérite de convenance et obtient la Grâce sanctifiante. Cet unique instant équivaut virtuellement à deux instants, que nous pouvons distinguer logique- ment : au premier instant nous sommes en présence d'un acte surnaturel produit par une âme encore dé- pourvue de la Grâce sanctifiante. 11 est évident qu'un tel acte ne peut mériter d'un mérite de condignité la gloire éternelle ; mais dans le second instant de raison,
214 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
fût ainsi, ô mon Dieu, afin de faire paraître la large part qui revient à votre miséricorde et aux mérites de Jésus-Christ dans la couronne et Thé- ritage de vos Saints. O bienheureux du paradis !
la personne est sanctifiée par l'infusion de la Grâce, et par cette Grâce est communiquée à ce même acte une dignité et une valeur qui le rendent méritoire de la vie éternelle. Il importe de remarquer que pour qu'un acte ait un mérite de condignité, la Grâce sanctifiante n'est pas nécessaire comme cause efficiente, — à ce point de vue la motion du Saint-Esprit suffit, bien qu'il n'habite pas encore l'âme ; — elle est nécessaire pour communi- quer à la personne qui agit et à son acte une valeur divine. Rien ne s'oppose donc à ce que la Grâce dont l'acte était dépourvu au début, ne lui soit surajoutée et dès lors il remplit toutes les conditions pour mériter la vie éternelle. Telle est l'opinion de saint Thomas (i, 2, q. 112, art. 2, ad i) : « Il j> a une préparation de Vhomme « à la grâce qui coïncide avec V infusion de la grâce elle- « même. Une telle action mérite non pas la grâce ^ que « V âme possède déjà, mais la gloire que V âme n'a pas en- « core. » Qu'une telle action ne mérite pas la grâce, c'est évident, car, dit Sylvius (in i, 2, q. 114, a. 5. concl. 4.) « La grâce qui est donnée à Vâme dans le même instant oii « elle fait tin acte de contrition, ne peut communiquer à « cet acte une valeur qui le rende capable de la mériter « elle-même ; elle est dans ce cas le principe du mérite, et « le principe du mérite ne peut être l'objet du mérite . « Mais la grâce peut communiquer à l'acte une valeur qui « le rende capable de mériter la gloire que l'âme n'a pas « encore, car la gloire n'est pas le principe^ mais V objet « du mérite. » — Suarez déclare que cette solution, qui consiste à distinguer dans le même acte deux instants de raison, « constitue Vexplication vraie et commune de ce « mérite. » (De grat. lib. 12, c. 28, n. 24-26.)
DE LA GRACE 2l5
« rende^ grâces au Seigneur^ parce que sa misé- « ricorde est éterneUe. » (Ps. i35). J'apprendrai également à unir en moi ces deux choses : et la con- viction que je suis capable d'un vrai mérite et une profonde humilité, puisque notre mérite ne s'é- tend pas à la première Grâce, ni aux premiers degrés de gloire, que nous ne devons qu'à la misé- ricorde divine et au sang précieux de l'Agneau sans tache, Jésus-Christ. Je me souviendrai de cette parole de saint Bernard (i) : la plus déplorable pauvreté est celle qui consiste dans l'absence des mérites et la richesse la plus décevante c'est la présomption. Donc, « Seigneur, ne me donne\ ni « les richesses ni la pauvreté. » (Prov. 3o).
2l6 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
XX^ MÉDITATION
DE LA FACILITÉ D'ACqUÉRIR DES MÉRITES
SOMMAIRE
L'homme peut mériter en tout lieu, en tout temps et en tout état. — Grandes facilités qu'ont les âmes en état de Grâce d'augmenter leurs mérites. — Uou vient que nonobstant ces facilités, on voit tant d\îmes chrétiennes et même faisant profession de piété, dépourvues de tout mérite ?
I
L'homme peut acquérir des mérites en tout lieu, en tout temps et en tout état. Pour ce qui est du lieu, il y aurait peu de per- sonnes qui acquerraient des mérites, si Dieu eût posé comme condition que nul ne pourrait faire d'action méritoire qu'en un tel lieu. Aussi tout lieu est bon pour le mérite. La sainteté n'est attachée ni aux prisons, ni à la solitude, elle n'est pas davantage renfermée dans les cloîtres, asiles des Religieux, de telle sorte qu'on ne la rencontre pas hors de là. On peut mériter dans l'armée, à la cour, au palais, au marché, aux champs et à la ville. Celui qui parcourra l'histoire des Saints, verra qu'il n'y a d'exception pour aucun lieu ;
DE LA GRACE 217
ainsi, par exemple, Job acquit des mérites même sur son fumier où, selon Topinion de certains auteurs (i), il fut occupé pendant sept ans, à repousser les assauts furieux de Satan.
De même que l'homme peut mériter en tout lieu, pourvu qu'il y pratique la vertu, il peut éga- lement mériter à toutes les époques de sa vie, où il jouit de la raison et de la liberté. La bonté de Dieu ne lui a fixé dans sa vie aucune borne au-delà de laquelle il serait dans l'impossibilité de mériter, c'est-à-dire ou de s'éloigner de l'enfer en faisant pénitence de ses péchés, ou d'augmenter ses richesses dans le ciel par les bonnes œuvres ; tout temps et tout âge est bon pour acquérir des méri- tes. Il n'en est pas de même quand il s'agit des biens temporels et des richesses corruptibles, qu'on ne saurait acquérir ou augmenter qu'après avoir attendu l'occasion et le moment opportun. Pour acquérir par le mérite les trésors célestes et éternels, n'importe quel instant de la vie humaine est opportun, pourvu que l'homme veuille en faire un bon usage. Reconnaissons là combien Dieu distribue plus libéralement les trésors des véritables biens, que ceux des biens corruptibles qui ne méritent pas d'être appelés des biens, puisqu'ils sont la cause de tant de péchés qui se commettent dans le monde.
Enfin l'homme peut acquérir des mérites dans tout état honnête : dans l'état séculier, comme dans l'état religieux ou dans l'état ecclésiastique ; dans l'état du mariage, dans la virginité ou dans
Suidas, verbo job.
2l8 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
un chaste veuvage ; dans l'état de juge, de mar- chand, d'artisan, de soldat, de laboureur, de prince ou de sujet ; au sein des grandeurs comme dans une vile condition ; dans la richesse comme dans la pauvreté. Etudions l'histoire des Saints et nous en trouverons dans toutes sortes de conditions. Chacun peut, sans craindre aucun obstacle du côté de son état, prendre sa part du royaume du ciel, dont les richesses infinies et inépuisables sont offertes, par la magnificence divine, comme une proie, aux bonnes œuvres de toutes les per- sonnes sans distinction qui veulent vivre sainte- ment.
Ces vérités nous sont suggérées par la vision de la cité céleste qu'eut saint Jean, le disciple bien-aimé. Il y compta « dou^e portes : trois du « côté de V Orient, trois du côté du Nord^ trois « du côté du Midi et trois du côté de V Occident. » (Ap. 21.) Cette vision nous indique que l'on vient au paradis de toutes les parties du monde, et qu'il n'y a aucun lieu d'où on ne puisse s'y rendre. Elle nous apprend aussi que l'homme peut entrer au ciel à tout âge : dans l'enfance, que représente l'Orient ; dans l'ardente jeunesse, que représente le Midi ; dans la maturité, où les passions sont refroidies et que représente le Nord ; dans la vieillesse, âge voisin de la mort, que signifie l'Occident. Que nous apprennent, dit celui qui fut le Maître des plus grands Théologiens (i), les portes de cette cité, sinon que l'homme peut, à tout âge et en tout temps, entrer dans la cité d'en-
I. Alexander Alens. in Apoc. c. 21.
DE LA GRACE 219
haut ? De plus, chaque âge a trois portes pour entrer dans le paradis. Le premier âge, c'est-à-dire Tenfance a les trois portes suivantes : Tinnocence baptismale, Thumble obéissance et la discipline qu'impose la raison; c'est par ces trois portes que les enfants entrent dans le paradis. Le second âge, qui est la jeunesse, a trois autres portes : la pénitence, l'abstinence et la continence ; c'est par ces trois portes que les jeunes gens entrent dans le paradis. Le troisième âge, qui est la virilité, a trois portes : l'observation des commandements, la vertu des mérites et la patience dans l'adversité ; c'est par ces trois portes que les hommes entrent dans le paradis. La vieillesse, quatrième âge de la vie, a trois autres portes : le souvenir de ses offenses, l'effusion des larmes et le pardon des injures ; c'est par ces trois portes que les vieillards décrépits entrent dans le paradis. Enfin ces quatre parties figurent encore toutes sortes de peuples qui entrent dans le ciel par la foi en la Sainte Trinité. L'Orient signifie les Juifs dont est sorti Jésus-Christ, soleil de justice, comme le soleil qui se lève à l'orient; l'Aquilon signifie les peuples païens ; le Midi, les peuples chrétiens, chez qui brillent toutes les splendeurs de la foi ; et l'Occi- dent, les hommes qui, à la fin du monde, seront convertis par les prédications d'Enoch et d'Elie (i). Ainsi donc les hommes, quelle que soit leur posi- tion, trouveront des voies qui aboutissent au ciel. Admirez la merveilleuse libéralité de Dieu : il n'y a pas un seul lieu du monde où on ne puisse
I. Ambrosius. — Ansbertus, in Apoc. c. 21.
220 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
se sanctifier. O Dieu ! que je voudrais pour votre gloire, vous avoir aimé dans tous les lieux oij je me suis trouvé ! que je voudrais y avoir laissé quelque trace de dévotion ! Oh ! je désire en lais- ser partout où je me transporterai à l'avenir. On peut acquérir des mérites à tout âge. Oh ! Sei- gneur, je vous rends grâces pour ce bienfait. Oh ! que je désire mériter à tous les instants où vous avez voulu que je puisse le faire ! Oh ! s'il n'y avait pas un seul instant de vide et de perdu dans ma vie ! Oh ! si je pouvais réparer le temps perdu et prévenir les pertes de temps qu'occasionne l'oi- siveté ! Puisque toutes sortes de personnes sont admises à faire des profits spirituels par le mérite, puisque. Seigneur, vous ne faites acception de personne, puissé-je m'employer pour votre amour à assister toutes sortes de personnes, sans jamais mépriser n'importe qui pour son humble condi- tion et sans jamais dédaigner de contribuer à son salut.
II
Considérez la grande facilité qu'ont les âmes sanctifiées par la Grâce, d'acquérir des mérites.
Premièrement, elles ont la faculté de mériter par les actions indifférentes, qui par elles-mêmes ne sont pas méritoires, mais qui peuvent toujours être ennoblies par une droite et sainte intention (i). Car de même que ces actions peuvent devenir mauvaises et être une source de démérite, si on les fait avec une mauvaise intention; ainsi elles
I. Aloys. Novar. De délie, div. am. c. 86-93.
DE LA GRACE 221
peuvent être méritoires, si on sait les orner et les enrichir par une bonne intention. En agissant ainsi, il nous est facile d'arriver au même résultat et même à un résultat préférable à celui que peut obtenir un chimiste qui cherche à faire de l'or. S'il pouvait, par la seule direction de sa volonté, changer le plomb en or, comme en peu de temps il deviendrait opulent ! Or c'est précisément ce que les âmes peuvent faire : il n'y a pas d'action, si basse et si terrestre soit-elle, pourvu toutefois qu'elle ne soit pas mauvaise, qui ne puisse être ennoblie par la sainteté de l'intention et se trans- former en un or céleste et divin. On peut arriver à ce même résultat par une simple intention vir- tuelle : une telle intention suffit pour informer et animer plusieurs actions, en rehausser le prix et les rendre méritoires, alors que dépourvues de cette intention elles n'auraient aucun mérite.
Secondement, les âmes peuvent mériter, et méritent en réalité, même lorsqu'elles n'y songent pas. La Grâce augmente en nous, sans que nous pensions à cet accroissement; nous avançons vers le ciel, sans que nous y prenions garde, comme cela arrive à ceux qui naviguent, ils font beaucoup de chemin sans s'en apercevoir. Dieu n'a pas voulu que le mérite, cet inestimable trésor, dépen- dît de notre pensée ou de notre attention, afin qu'il ne risquât pas d'être amoindri par notre inadvertance. Il en est de même de la vertu qu'ont les bonnes œuvres de satisfaire pour les péchés auxquels sont dues les peines du Purgatoire : quoique nous ne songions pas, en les faisant, à nous acquitter des peines du Purgatoire, nous
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
nous en acquittons cependant et grâce à ce trait singulier de la bonté de Dieu, plusieurs âmes s'en verront bientôt délivrées. Or, les bonnes œu- vres ont autant de vertu pour mériter que pour satisfaire. Donc plusieurs âmes se trouveront bien élevées dans la gloire et avoir fait de grands profits sans presque y avoir pensé.
Troisièmement, l'àme peut mériter par le seul désir, qui supplée au défaut de l'œuvre qu'on ne peut accomplir. Si quelqu'un ne peut jeûner, ni se mortifier, ni faire l'aumône, qu'il en ait au moins le désir. Dieu lui en tiendra compte, il enregistrera ce désir qui plus tard recevra sa récompense. Il y a au ciel des Saints plus élevés en gloire que les autres, non pas pour avoir agi davantage, mais pour avoir plus et mieux désiré. La bonne volonté est un excellent outil pour faire de grands gains spirituels. Et en effet, si la mau- vaise volonté et le désir de faire une action mau- vaise, sont criminels devant Dieu qui les punira comme l'action elle-même ; il est conforme à la raison de croire que Dieu qui a plus d'inclination à récompenser qu'à châtier, ne laissera pas sans récompense même le désir de bien faire, quand un obstacle nous a empêchés de le réaliser. Il y a mieux : le désir d'avoir de bons désirs n'est pas dépourvu de tout mérite. David disait : « Mon « âme a désiré de désirer vos justifications. » (Ps. ii8). (i).
I. Sans doute la pensée de l'auteur est des plus vraies, mais le texte qu'il cite comme preuve n'a pas le sens qu'il lui attribue. C'est un hébraïsme qui exprime une
DE LA GRACE 223
Quatrièmement, on peut augmenter ses mérites en multipliant les bonnes intentions dans une bonne oeuvre : on peut la faire en effet dans le but de pratiquer plusieurs vertus qui s'y rencontrent. Une bonne action n'en empêche pas une autre, car l'honnêteté n'est pas contraire à l'honnêteté, ni le bien au bien. Ainsi celui qui donne à un pauvre de quoi se vêtir, peut rapporter cette action à Dieu. Or, il y a dans une action autant de vertus qui auront leur récompense, qu'on y rencontre de fins honnêtes. Et en cela la Grâce imite l'art qui fait des miroirs tels que le même visage s'y reflète plusieurs fois. Supposons un homme qui fait une prière : il peut la faire pour rendre à Dieu le culte qui lui est dû ; dans ce cas elle a le mérite de la vertu de religion, ou en vue de secourir la misère du prochain ; dans ce cas elle a le mérite de la vertu de miséricorde, ou pour expier ses péchés et alors elle a le mérite de la vertu de pénitence. Si bien que par ce moyen une seule bonne action peut valoir autant que plusieurs.
Cinquièmement, on peut augmenter son mérite par l'approbation de la bonne œuvre déjà faite, car l'àme acquiert autant de fois de nouveaux mérites qu'elle se complaît dans le bien déjà accompli par elle. Cette vérité nous paraîtra évi- dente, si nous songeons que celui qui après avoir
grande intensité de désir et qui doit se traduire ainsi : << Mon âme a désiré avec une grande ardeur. » L'Ecriture Sainte offre de nombreux exemples de ces hébraïsmes, notamment : Luc xxii, 15 ; Matt. xiii, 14 ; Jean m, 2Q etc.
224 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
commis une mauvaise action, y penserait fréquem- ment et y prendrait plaisir, pécherait et déméri- terait autant de fois ; par exemple, celui qui ayant outragé son prochain, et se souvenant de cet outrage, s'en réjouirait, celui-là pécherait et démé- riterait autant de fois qu'il renouvellerait cet acte intérieur de complaisance dans une action coupa- ble. Pour une raison semblable, celui qui ayant fait quelque bien, y pense de nouveau et l'ap- prouve, celui-là multiplie ses mérites autant de fois qu'il produit ces actes intérieurs d'approba- tion. Or, comme cette approbation peut s'appliquer à toutes les bonnes œuvres de tous les Saints, non pas une fois seulement, mais cent fois et mille fois, cette méthode devient la source d'une multi- tude incalculable de biens et de mérites divers : c'est là un avantage qui doit être d'autant plus apprécié, que nous sommes plus incapables d'en calculer toutes les conséquences.
En dernier lieu, l'homme peut encore acquérir des mérites en offrant plusieurs fois à Dieu la même chose. Dieu aura toujours pour agréable cette nouvelle offrande, autant qu'il a eu pour agréable la première; et en cela il se distingue des rois de la terre qui ne se montrent pas satisfaits par l'offrande plusieurs fois répétée d'un même présent. Par là s'explique le mérite qu'il y a à renouveler les mêmes vœux de pauvreté, de chas- teté et d'obéissance. Pour la même raison, celui qui a donné son cœur à Dieu peut renouveler cent et mille fois cette précieuse donation et avec un accroissement de Grâce et de mérite à chaque fois.
DE LA GRACE
On alléguera peut-être que ce monde est une source d'embarras et de troubles qui s'opposent à l'acquisition des mérites. Mais qu'on considère l'exemple que nous donne Marthe, qui servant Jésus-Christ avec une excellente intention, ne laissa point d'acquérir des mérites, malgré ses distractions et préov^cupations multiples, comme en ont les hôtesses obligées de recevoir plusieurs personnes qui arrivent à l'improviste. Il n'y a donc rien de meilleur, il n'y a pas plus grand moyen de mériter que de se porter toujours aux bonnes oeuvres, et de les accomplir de bonne foi.
O Dieu très bon ! j'adore votre Providence, je révère votre bonté qui a fourni aux hommes tant de mo3'ens, tant de méthodes et tant de manières si faciles de s'enrichir en Grâces et en mérites devant vous, de faire des progrès dans la sainteté et dans la perfection. Il y en aurait peu qui par- viendraient à la sainteté, si vous eussiez donné avec moins de générosité les moyens d'acquérir de véritables richesses dans votre paradis. O Sei- gneur ! j'admire votre merveilleuse sagesse, qui comble les justes de tant de bienfaits cachés et de tant de faveurs secrètes destinées à les faire par- venir à une justice plus parfaite ! Ce sont des bienfaits cachés, non pas parce qu'en eux-mêmes ils ne sont pas réels et reconnaissables, mais en ce sens que la plupart des âmes vit dans l'aveugle- ment et ne prête aucune attention aux effets de votre bonté magnifique. O illuminateur de mon âme ! dissipez mes ténèbres, afin que je découvre peu à peu vos bienfaits cachés pour un si grand nombre, ces bienfaits par lesquels vous vous plai-
Bail, t. IV. 15
226 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
sez à obliger vos créatures, sans que la plupart s'en aperçoivent et vous en remercient. Courage donc, ô mon àme, réjouissons-nous d'avoir décou- vert ces industries si faciles qui nous permettront de devenir riches dans le ciel. Ah ! l'excellente pierre philosophale, si nous savons en faire usage ! Oh ! que les mondains et les amateurs de ce siècle doivent nous couvrir de confusion ! Eux saisissent si avidement les occasions d'augmenter leurs biens périssables, et nous, nous négligeons d'une façon si déplorable de nous enrichir dans les biens éternels ! Il est donc vrai que « les enfants de ce « siècle sont plus prudents dans la conduite de « leurs affaires que les enfants de lumière. » (Luc, i6.) Oh ! que nous regretterons un jour ces biens, mais il ne sera plus temps. O Seigneur ! réveillez-nous d'un si profond assoupissement, avant que notre vie touche à sa fin.
III
Considérez les raisons pour lesquelles, malgré tant de moyens faciles d'augmenter nos mérites, il se trouve cependant tant de personnes faisant profession de christianisme et même de sainteté, qui sont si dénuées de mérite. N'est-ce pas un phénomène surprenant qu'une telle pauvreté au milieu de tant de mines d'or, d'argent et de pierres précieuses si faciles à exploiter ?
A cela on peut répondre que plusieurs person- nes n'acquièrent aucun mérite par leurs bonnes œuvres, parce qu'elles sont souillées de quelque péché mortel, sans le savoir ; leur conscience est erronée, et elles croient être en bon état, alors
DE LA GRACE 227
qu'elles sont dans un très mauvais état. Les uns adhèrent à des hérésies que leur conscience erro- née leur fait prendre pour de solides vérités ; d'autres ont un orgueil caché dont ils ne se corri- gent jamais. Ceux-ci nourrissent des affections qui ne leur paraissent pas gravement coupables, comme en réalité elles le sont ; ceux-là enfin sont coupables sur d'autres points et par conséquent dépourvus de la Grâce sanctifiante, sans laquelle il n'y a pas de mérité de condignité, le seul dont il soit ici question. Nous ne parlons pas en effet du mérite de convenance par lequel les pécheurs eux-mêmes peuvent mériter la Grâce dans ce sens qu'il convient que Dieu la leur donne, sans qu'il y soit tenu d'aucune façon, et bien qu'il conserve le droit de la leur refuser pour des raisons con- nues de son intelligence infinie. Si saint Paul a dit: (( Je n'ai conscience d'aucune faute, mais je « ne suis pas justifié pour cela^ car celui qui « me juge ^ c*est le Seigneur y> (I, Cor. 4); à com- bien plus forte raison pourront le dire ceux qui n'ont pas même l'ombre des vertus de l'Apôtre. S'il est donc vrai que certains sont en état de péché mortel, il n'y a pas lieu de s'étonner qu'ils soient pauvres en mérites, puisque le mérite sup- pose la Grâce sanctifiance.
De plus, le Docteur subtil (1), avec cette heureuse pénétration des vérités théologiques qui lui appar- tient, a fait une remarque consolante. Dieu, dit- il, ne donne pas toujours sur le champ la Grâce que nous avons méritée par nos bonnes œuvres,
I. In 4 Sentent,, dist. 21, q.
228 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
mais quelquefois il réserve la récompense des mérites pour le moment de la mort, de peur que nous venions à défaillir, en ne résistant pas énergi- quement aux tentations du démon et à ses illusions. Dieu donc peut faire que nos mérites n'aient toute leur efficacité qu'à la fin de la vie, à cette heure où nous en avons un plus grand besoin. Or, bien que cette doctrine ne soit pas certaine quand il s'agit de l'augmentation de la Grâce sanctifiante (i), elle
I. Non seulement cette doctrine n'est pas certaine, mais le contraire nous paraît certain, à savoir que l'augmentation de Grâce sanctifiante, même quand elle est méritée par un acte surnaturel d'une intensité infé- rieure à celle que permettrait le degré de Grâce déjà acquis, est conférée à l'âme sans retard, à l'instant même où elle produit cet acte. Il est d'abord hors de doute que par ses bonnes œuvres peu ferventes eu égard au degré de Grâce qu'elle possède déjà, l'âme juste mé- rite une augmentation soit de la Grâce, soit des vertus infuses, par la raison que le Concile de Trente (sess. 6, can. 24) attribue cette augmentation aux bonnes œuvres des justes en général; donc à celles qui sont produites selon tout le pouvoir que donne à l'âme la Grâce déjà acquise, comme à celles qui sont produites avec un moindre effort. Mais nous croyons de plus que cette augmentation méritée par ces dernières œuvres est accordée par Dieu sans délai. Dieu tient et exécute ses promesses conditionnelles, dès que la condition est réalisée, puisqu'il est infiniment juste et que l'exacte justice veut qu'une dette soit promptement acquittée. Or Dieu a promis une augmentation de Grâce et des vertus aux justes à la condition unique qu'ils produi- raient des actes rigoureusement dignes de cette aug- mentation, c'est-à-dire des actes surnaturels. Si Dieu
DE LA GRACE 229
ne manque pas de probabilité, si on l'applique à certaines Grâces actuelles que nous méritons par nos bonnes œuvres. On peut dire que Dieu dif- fère de nous les accorder jusqu'au moment où l'homme en a un plus grand besoin : par ce moyen il conduit sagement et suavement l'affaire du salut de l'homme. S'il en est ainsi, y a-t-il lieu de s'étonner que certaines personnes qui ont de grands mérites, ne ressentent pas les effets de ces
avait imposé d'autres conditions, ce serait à la Révéla- tion de nous l'apprendre, car c'est à elle seule qu'il appartient de nous faire connaître ce que Dieu a libre- ment décidé dans le domaine surnaturel. Mais nulle part la Révélation ne nous parle, comme d'une condi- tion nécessaire, de l'obligation de produire des actes d'une intensité au moins égale au degré de Grâce que l'âme possède déjà. Le Concile de Trente (sess. 6, ch. 10) semble même exclure cette condition, quand il affirme que non seulement nos bonnes œuvres méri- tent une augmentation de Grâce, mais, — car c'est ainsi qu'il s'exprime, — que nos bonnes œuvres augmen- tent et font croître la Grâce. Enumère-t-il les conditions requises pour le mérite, il ne fait nulle part mention du degré de ferveur de l'acte. — Quand le même Concile dit que le pécheur est sanctifié et justifié au moyen de la contrition parfaite ou des sacrements, nous enten- dons par ces paroles qu'il est sanctifié et justifié par la réception actuelle et immédiate de la Grâce. Quand donc le Concile nous dit que le juste se sanc- tifie et se justifie de plus en plus par les bonnes œuvres, nous devons entendre également par là que cet accroissement a lieu dès que les bonnes œuvres sont accomplies, quelqu'en soit le degré d'intensité, puisqu'il est question de toutes les bonnes œuvres au
23o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
mérites ? elles les ressentiront plus opportuné- ment au moment où il faudra combattre Tennemi et repousser son supprême assaut; elles feront une mort sainte et glorieuse, car elles seront assistées par Dieu d'une manière exceptionnelle, à cause de tous les mérites de leur vie.
En dernier lieu, il convient d'observer que, quoique la voie du mérite soit large et facile, plusieurs néanmoins refusent, dans leur inexpli-
nombre desquelles se trouvent celles qui sont moins ferventes. On ne saurait d'ailleurs alléguer aucun motif qui explique pourquoi cette augmentation de grâce serait différée. Le serait-elle, parce que le sujet qui pro- duit des actes inférieurs à ce que lui permettrait le degré de Grâce qu'il possède, n'est pas par là même suffisamment disposé pour recevoir sur le champ cette augmentation de la Grâce et des vertus ? Comme il s'agit de la Grâce et des vertus infuses, ce n'est pas une disposition physique qui est requise, mais une disposi- tion morale. Or tout acte, qui est revêtu des conditions requises pour le mérite de condignité, même le moins fervent, constitue une disposition morale suffisante pour obtenir une augmentation de Grâce proportionnée à son degré de ferveur. On n'alléguerait pas avec plus de succès la négligence que suppose un acte si peu fervent. L'absence de quelques degrés de ferveur ne serait coupable que dans le cas où l'âme justifiée serait obligée par une loi divine d'agir toujours selon toute l'énergie que met à sa disposition la Grâce déjà acquise. Or, comme une telle loi ne se trouve nulle part, il n'est pas admissible que l'acte qui a quelques degrés de bonté soit privé de sa récompense à cause des degrés de bonté qui lui manquent et qu'il n'est pas tenu d'avoir. Si cette raison était admise, il faudrait admettre aussi
DE LA GRACE 23l
cable tiédeur de s'y engager. Il leur semble que c'est assez pour eux d'éviter la damnation éter- nelle et aucun sentiment généreux ne les pousse à ambitionner une des couronnes les plus riches du grand Empire céleste. De là vient une froideur désolante dans leurs exercices spirituels, une mer- veilleuse lâcheté à rien entreprendre en vue de Dieu et de son paradis, enfin une grande négli- gence à produire et à vivifier, comme il convient, les œuvres méritoires, alors que Dieu par une multitude de bienfaits cachés nous fournit tant de moyens de les multiplier, comme nous l'avons vu précédemment.
Je constaterai la vérité de ces raisons et j'ap- préhenderai que ma conscience ne soit souillée
que Dieu diffère d'accorder la grâce sanctifiante au pécheur qui s'y est disposé par une contrition inférieure à celle qu'il aurait pu produire avec la Grâce actuelle donnée par Dieu. — Saint Thomas a cru que l'augmen- tation de Grâce était différée, mais jamais au-delà de cette vie ; elle est, d'après lui^ donnée à l'homme, dès qu'il se dispose convenablement à la recevoir (i, 2, q. 114^ art. 8, ad 3). Cette disposition convenable con- sisterait dans un acte d'une intensité tantôt égale à celle que permet la Grâce déjà acquise (1, dist. 17, q. 2, a, 3) ; tantôt seulement dans un acte d'une intensité supé- rieure (2, 2, q. 24, a. 6) ; tantôt enfin dans une série d'actes d'une intensité inférieure, mais qui unis entre eux donneraient à l'âme la disposition convenable, (i, dist. 17, q. 2, a. 3). Que saint Thomas n'ait pas eu de conviction bien arrêtée sur ce sujet, il n'y a point lieu de s'en étonner, puisque c'est surtout le Concile de Trente|qui a élucidé la^question.
232 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
par quelque faute cachée, je dirai avec David : « Délivrez-moi, Seigneur^ de mes péchés cachés. » (Ps. i8). Et puis, je me consolerai dans l'espé- rance que Dieu, à l'heure de la mort, m'accordera des secours plus abondants que ceux dont je jouis actuellement ; de la sorte, je ne craindrai pas toujours d'être exclu de sa bienveillance. Je m'ef- forcerai aussi de mettre en pratique les moyens de multiplier les mérites. Ils se multiplient surtout en relevant les œuvres indifférentes par une inten- tion spirituelle et céleste. O bonté divine, que n'ai-je fait chacune de mes actions avec toutes les excellentes intentions qui, à votre jugement divin, pouvaient y être apportées ! On multiplie les mé- rites par le bon désir qui supplée à l'action elle- même, quand on ne peut l'exécuter. O mon amour, que ne puis-je concevoir pour vous tous les désirs possibles ! Que ne puis-je vous donner autant de gloire que vous en rendront tous les Saints pen- dant l'éternité ! On multiplie aussi les mérites par la multiplicité des intentions dans une même action. O mon bien-aimé, que ne puis-je mettre dans chacune de mes œuvres que je ferai pour vous servir et dans chacune de mes paroles, toutes les bonnes intentions que vous savez pouvoir y être apportées par plusieurs personnes, et si c'était possible, par un nombre infini de personnes. On multiplie encore les mérites en approuvant le bien qui a déjà été fait, et autant de fois qu'on l'approuve. O mon Dieu, qui êtes ma force et mon espérance, je prétends approuver à tous les instants de ma vie, par un nouveau consentement tout ce que j'ai fait, de bien et tout ce quelles
DE LA GRACE 233
autres ont fait pour votre service. Enfin, les mérites se multiplient en renouvelant autant de fois qu'on le veut, une même offrande faite à Dieu. O Seigneur, à qui je suis tant redevable, même pour un seul de vos bienfaits, accordez-moi la Grâce de vous offrir mon cœur ; et comme vous me donnez mon cœur à chaque instant en me le conservant, je dois vous l'offrir à chaque instant. Oh ! recevez-le un nombre de fois infini ; rece- vez-le autant de fois que je vous le dois.
XXr MÉDITATION
DE L'AUGMENTATION DE LA GRACE SANCTIFIANTE
SOMMAIRE
La Grâce sanctifiante peut s'accroître jusqu'à la mort. — Deux choses sont requises : les Grâ- ces actuelles et la coopération de la volonté. — Jamais la Grâce sanctifiante ne s'accroît à un tel point que l'âme en devienne impeccable.
I
LA Grâce peut s'accroître dans les âmes jusqu'à la mort. Saint Jean Chrysostome (i) médi- tant sur cette vérité, dit que sur cette terre les
I . Sermo de Resurr,
234 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
épouses, après un mois ou deux de mariage, paraissent moins belles à leurs époux, mais qu'il n'en est pas ainsi des noces spirituelles, parce que l'affection de l'Epoux céleste pour elles ne fait que grandir avec le temps, si ces âmes veulent bien prendre garde à elles. Nous possédons une Grâce abondante, mais elle le sera bien davantage si nous le voulons. Saint Paul était déjà élevé en Grâce quand il fut baptisé ; il devint plus grand en prêchant et en confondant les Juifs ; puis il fut ravi au paradis et monta jusqu'au troisième ciel. A nous aussi il est permis d'augmenter la Grâce de notre baptême, et de la rendre plus parfaite par la pratique des bonnes œuvres.
Nous avons, pour établir cette vérité, plusieurs raisons. L'auteur de la Grâce, qui est Dieu, ne manque ni de puissance, ni d'amour, pour la ré- pandre continuellement dans le cœur de l'homme. De plus, de sa nature la Grâce est susceptible d'un accroissement illimité ; car elle consiste dans une ressemblance avec Dieu et n'est autre chose qu'une participation de la nature divine. Or la nature divine peut être imitée et possédée par participation sans limite assignable. Enfin le sujet qui reçoit la Grâce n'en est jamais rempli au point de devenir incapable d'en recevoir davantage, car la Grâce a pour effet non pas de combler la capa- cité de l'âme, mais de l'étendre et de la dilater de manière à la rendre capable d'en recevoir une plus grande. La Grâce attire la Grâce et les accroisse- ments amènent de nouveaux accroissements, les gains font place à de nouveaux gains et les méri- tes à de nouveaux mérites. Comme le dit l'évêque
DE LA GRACE 235
Ennodius (i), Dieu nous accorde ses bienfaits l'un après Tautre et tout don apporte avec lui la pro- messe d'un don meilleur. Si en effet il n'y a pas de malice si criminelle qu'une âme abandonnée de Dieu ne puisse aggraver et rendre plus crimi- nelle encore, si le Prophète royal dit à Dieu : « L orgueil de ceux qui vous haïssent, monte « toujours » (Ps. yS) ; Pour quelle raison une âme serait-elle bornée dans sa bonté et pourquoi ne pourrait-elle pas toujours devenir meilleure ? L'état de la vie présente semble bien exiger qu'il en soit ainsi. Cette vie n'est-elle pas la voie pour aller au ciel ? Or, dans toute voie on a la faculté de toujours avancer ; supprimez cette faculté, et ce n'est plus une voie.
Enfin, la vision de Dieu peut être plus parfaite; puisqu'elle n'est compréhensive en aucun des bienheureux, elle n'est jamais si claire et si rayon- nante que par un effet de la toute-puissance de Dieu, elle ne puisse l'être davantage. Or le degré de Grâce de cette vie correspond exactement au degré de gloire qui nous sera accordé dans l'autre. Donc la Grâce peut toujours croître. Et elle croît grâce à l'efficacité des sacrements et grâce aux bonnes œuvres faites en bon état. Puisque les sacrements produisent toujours quelques degrés de Grâce dans une âme bien disposée et que les bonnes œuvres ne sont pas sans salaire et sans récompense, il faut en conclure nécessairement que l'homme sanctifié qui reçoit les sacrements et fait de sem- blables œuvres, augmente les richesses spirituelles
I. Epist, 14. 1. 5.
236
LA THEOLOGIE AFFECTIVE
de son âme, de telle sorte qu'il n'a jamais, durant cette vie, tant de Grâces qu'il ne puisse en acquérir davantage et devenir plus saint (i).
I. Pour ce qui est des sacrements, il est de foi qu'ils confèrent la grâce. « Si quelqii'tin dit que les sacrements « de la nouvelle loi ne contiennent pas la grâce qtCils « signifient^ ou qu^ils ne confèrent pas la grâce elle-même « à ceux qui n'opposent point d'obstacle^ donnant à enien- « dre qu'ils ne sont antre chose que des signes extérieurs « de la grâce ou de la justice reçue par la foi^ et comme « des marques de profession chrétienne^ servant à discer- « ner au regard des hommes les fidèles des infidèles, qu'il « soit anathème! » (Conc. de Trente, sess. 7. can. 6.) — « Si quelqu'un dit que par ces sacrements^ lors même « qu!ils sont convenablement reçus, la grâce, en tant « qu'elle vient de Dieu, n'est point donnée toujours « et à tous, mais qu'elle n'est accordée que de temps en « temps et à quelques-uns, qu'il soit anathème ! » (L. c. can. 7.) — « Si quelqu'un dit qtie ces mêmes sacrements « de la loi nouvelle ne confèrent pas la grâce par la vertu « de l'œuvre opérée (ex opère operato), mais que la seule « foi aux promesses divines suffit pour recevoir la grâce, « qiiil soit anathème! » (L. c. can. 8). Or le juste en recevant les sacrements ne met aucun obstacle à la Grâce. Les sacrements la lui confèrent donc. D'autre part, ils ne lui confèrent pas la première Grâce, puisqu'il Ta déjà. Donc les sacrements augmentent la Grâce dans l'âme des justes. — Pour ce qui est des bonnes oeuvres, il est également de foi que faites en état de Grâce, elles méritent une augmentation de Grâce. « Si quelqu'un « dît que la justice reçue n'est pas conservée et même « augmentée devant Dieu par les bonnes œuvres, préten- « dant que ces œuvres sont tiniquement des fruits et des « marques de la justice acquise, mais nullement une cause « qui la fait croître, qu'il soit anathème ! » (Conc. de
DE LA GRACE 287
Il faut observer d'ailleurs que la Grâce s'accroît par les mêmes moyens par lesquels les vertus surnaturelles se perfectionnent, car le sujet qui se trouve disposé pour recevoir une Grâce plus abondante, l'est en même temps pour être ennobli par de plus parfaites vertus. Aussi, comme Dieu ne cherche que des âmes bien préparées pour les enrichir de ses dons, il ne manque pas de perfec- tionner à la fois la Grâce et les vertus de ces âmes. On dirait le cortège d'une noble dame qui augmente et devient plus brillant, à mesure qu'elle est enrichie de plus grands biens et élevée à de nouveaux honneurs. De même, quand la Grâce est augmentée dans le royaume de l'âme, en même temps tout le cortège des vertus infuses et surna- turelles reçoit un nouveau lustre et un nouvel accroissement.
Enfin l'âme a deux sortes de vies spirituelles qui doivent s'accroître dans une même proportion. La première vie est la Grâce sanctifiante ou habi- tuelle, la seconde consiste dans l'action sainte et vertueuse. Par suite toutes les fois que la pre- mière vie s'accroît, la seconde doit également s'accroître et aussi les vertus surnaturelles qui sont les principes des actions saintes (i).
Trente, sess. 6. can. 24). — « Si quelqu'un dit que « r homme justifié par les bonnes œuvres qxi il opère par « la grâce de Dieu et le mérite de Jésus-Christ dont il est « un membre vivant^ ne mérite pas réellement un surcroît « de grâce... qu'il soit attathème / » (L. c. can. 32).
I. Toutes les fois que la Grâce sanctifiante reçoit un accroissement, les vertus infuses croissent également ;
23S
LA THEOLOGIE AFFECTIVE
O mon àme, ne passez pas légèrement sur cette belle vérité. Considérez les avantages qu'elle vous offre pour augmenter en vous tous les jours de cette vie la noblesse et les beautés singulières de la Grâce. Désirez donc vous enrichir tous les jours
c'est ce qui résulte assez clairement des déclarations du Concile de Trente (sess. 6. c. lo). Après avoir enseigné que les justes croissent en sainteté par leurs bonnes œuvres, il conclut ; « C'est cet accroissement de justice « que VEglise demande par cette prière : Seigneur^ « augmente^ en nous la foiy l'espérance et la charité. » Cette augmentation de sainteté comprend donc une augmentation des vertus théologales: Or, de l'accroisse- ment des vertus théologales nous avons le droit de conclure à l'accroissement des vertus morales avec d'autant plus de raison qu'elles sont plus inséparable- ment unies à la Grâce sanctifiante, car jamais elles n'en sont séparées, tandis que la foi et l'espérance résident souvent dans les âmes dépourvues de la Grâce. - — Le même Concile déclare que les hommes sont justifiés davantage, (sess. 6. ch. lo). Or la justice surnaturelle comprend la rectitude de l'homme tout entier, celle de l'âme et celle de ses facultés. L'augmentaiion de la justice doit donc avoir lieu à la fois dans la substance de Tâme par l'augmentation de la Grâce sanctifiante et dans ses facultés, par l'augmentation des vertus. Ce sont ces habitudes infuses en effet qui donnent cette rectitude à l'âme et à ses facultés. — 11 est également vrai que toutes les fois qu'une vertu reçoit un accrois- sement, la^Grâce, elle aussi est accrue et que par consé- quent la Grâce et les vertus surnaturelles sont toujours entre elles dans la même proportion.
Quel genre de causalité faut-il attribuer aux bonnes œuvres par rapport à l'augmentation de la Grâce ? Il
DE LA GRACE 289
par la réception des sacrements et par la pratique des œuvres saintes. Ne laissez passer aucun jour, aucune heure, sans faire quelque nouveau progrès dans la Grâce de Dieu. Gravez dans la mémoire la
est impossible de leur attribuer une causalité physique. En voici la raison : les vertus surnaturelles doivent être considérées comme des facultés, parce qu'elles ont pour effet de rendre possibles les actions surnaturelles. Les vertus surnaturelles infuses dans une mesure qui cor- respond par exemple à dix degrés, rendent possible un acte dont l'efficacité ne dépasse pas dix degrés et pour que l'âme soit capable de produire un acte d'une puis- sance équivalente à vingt degrés, une augmentation de dix nouveaux degrés lui est nécessaire. Or les actes supposent essentiellement l'existence de la faculté né- cessaire pour les produire. Les actes surnaturels d'une puissance supérieure supposent donc l'augmentation des vertus surnaturelles et par conséquent ne peuvent pas la produire eux-mêmes physiquement. Et d'autre part, un acte d'une intensité inférieure sera incapable de produire physiquement une augmentation des vertus surnaturelles, car l'énergie supérieure qui serait néces- saire pour cela lui fera défaut. Dieu seul est donc la cause physique des vertus infuses et de chaque accrois- sement nouveau de ces vertus. — Quant aux bonnes œuvres de l'homme justifié, elles sont la cause de l'accroissement des vertus infuses de la même manière que les actes surnaturels de l'homme pécheur sont la cause de la première infusion des vertus, c'est-à-dire moralement et par voie de mérite. D'ailleurs, il est certain que l'acte d'une seule vertu est la cause d'une augmentation de grâce d'abord et puis d'une augmen- tation de toutes les vertus infuses. Comment explique- rait-on par la causalité physique un semblable résultat 7
240 LA THEOLOGIE AFFECTIVE
parole du sage : « Le sentier des justes est comme « une lumière brillante qui s avance et qui croît « jusqu'au four parfait. » (Prov. 4.) Songez que toute la vie du bon chrétien n'est qu'un saint désir d'avancer, sans jamais s'arrêter. Méditez ces paro- les de saint Bernard (i) : le juste ne s'estime jamais au bout de sa carrière, jamais il ne dit : c'est assez. Il a toujours faim et soif de la justice ; de telle sorte que, s'il vivait toujours, il s'efforce- rait toujours, autant que cela lui serait possible, de devenir plus juste, il s'évertuerait sans cesse d'aller du bien au mieux, car il ne s'est pas consa- cré au service de Dieu pour une année seulement ou pour un temps plus ou moins long, mais pour une éternité.
II
Deux choses sont nécessaires pour augmenter en nous la Grâce sanctifiante, à savoir : les Grâces actuelles et la coopération de la volonté.
La première chose nécessaire, ce sont les Grâces actuelles ; sans leur secours nous ne pouvons par- venir à aucune augmentation de la Grâce sancti- fiante et des vertus infuses. On distingue même un don de Dieu, qui s'appelle le don d'accroisse- ment en Grâce et en vertu. « Heureux est Vhomme^ « dit le Prophète royal, qui attend de vous le « secours ; qui dans cette vallée de larmes où. il « s'est mis par son péché, médite dans son cœur « les moyens de s'élever. Car le divin législa- « leur donnera sa bénédiction., ils avanceront de
I. Epist. 7}}.
DE LA GRACE 24!
« vertu en vertu. » (Ps. 83) Salomon admirant le bonheur d'une àme qui dans le désert de cette vie et au milieu de toutes sortes de difficultés, s'élève sans cesse à un degré plus haut de perfection, s'écrie : « Quelle est celle-là qui monte du désert^ « inondée de délices et appuyée sur son bien- « aimé? » (Cant. 8), c'est-à-dire soutenue par la Grâce. Car, dit saint Bernard, c'est en vain qu'elle fait des efforts, si la Grâce de Dieu ne la for- tifie. Avancer est chose si ardue qu'il nous est facile de nous convaincre de la nécessité de la Grâce. Avancer en effet, c'est remonter le cou- rant, c'est naviguer contre vents et marée, c'est résister à un torrent impétueux. Même après que rame a reçu la Grâce sanctifiante, les habitudes vicieuses et les passions déréglées subsistent en- core en elle et la sollicitent au mal. Pour leur résister et ne pas être entraînée, il lui faut de nou- velles Grâces, à plus forte raison pour qu'elle demeure ferme et stable dans le bien.
Mais combien plus encore sont nécessaires de tels secours, si l'âme veut avancer malgré ces obsta- cles et s'élever de plus en plus ! Le navire ne re- monte pas tout seul le courant ; il n'y réussit qu'à force de rames, grâce à des bras vigoureux, grâce aux chevaux qui le remorquent ou aux vents propi- ces qui enflent ses voiles. L'âme aussi a besoin pour faire des progrès dans le bien malgré la violence des passions, d'avirons, de cordages et de vents fa- vorables, qui sont les Grâces du Saint-Esprit. Les Platoniciens (i) disaient que l'homme porte en lui
I. Marsilius Ficinus. Bail, t. it. i6
242 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
— — — — — — i.
un principe de rénovation, au moyen duquel"^ il peut se rendre meilleur que la création ne Ta fait. Nous pouvons souscrire à cette affirmation, à la condition qu'on entende par le principe dont il est question, la Grâce divine. Et voici comment rai- sonne à ce sujet le Docteur séraphique (i). C'est un principe que la cause est plus noble que l'effet ; donc l'homme ne peut être lui-même la cause de son amélioration. S'il en était ainsi, l'eiîet serait supérieur à la cause, car l'homme meilleur serait l'effet de l'homme moins bon et moins parfait. Il est donc indispensable que la Grâce intervienne et soit la cause de cet accroissement. Aussi ce n'est pas au hasard ou à une aveugle fortune qu'il faut attribuer les progrès dans la perfection que font tous les jours certaines âmes, mais à un plan divin et à un secours spécial de la Grâce divine (2).
1. In Breviî. p. 5, c. i.
2. Il est de foi (Conc. de Trente, sess. 6, can. 22) qu'un secours spécial, qui ne peut consister que dans des grâces actuelles internes, est nécessaire à Thomme juste pour persévérer dans la Grâce reçue. En second lieu, il est certain que des Grâces actuelles sont néces- saires à l'homme juste, tout au moins pour accomplir certains actes dont la chute originelle nous a rendu la pratique plus difficile, en aftaihlissant notre nature. En troisième lieu, il est certain que la Grâce actuelle est nécessaire à l'homme juste pour produire des actes plus parfaits que ne le permet le degré de vertu infuse dont l'âme est actuellement dotée. Mais nous devons aller plus loin et admettre que même à l'homme déjà muni de la Grâce sanctifiante, la Grâce actuelle, — non pas celle qui guérit seulement la nature^ — mais celle
DE LA GRACE 248
." ' La seconde condition nécessaire pour augmenter dans Tâme déjà justifiée la Grâce sanctifiante, c'est, la coopération de la volonté, quand la Grâce actuelle l'excite à multiplier les bonnes œuvres et spécialement les actes de cette vertu qui est le soleil et la reine des vertus, l'épouse du Roi céleste, la plus agréable des vertus, nous voulons
qui l'élève, est nécessaire au moins moralement pour accomplir tout acte surnaturel, même le plus facile en soi. C''est l'enseignement du Concile de Trente (sess. 6, ch. 16) « Jésus-Christ hii-même, comme le chef dans ses « membres, comme la vigne dans ses branches, répand « incessamment en ceux qui sont justifiés sa vertu, vertu « qui toujours précède, accompagne et suit leurs bonnes « cejivres, et sans laquelle elles ne pourraient, en aucune « manière, être agréables à Dieu et méritoires... » Les justes ont donc besoin, pour faire leurs bonnes oeuvres, telles qu'elles soient agréables à Dieu et méritoires, de la Grâce que Jésus-Christ répand incessamment en eux, de celle que le Concile dans ce passage et les Théo- logiens à la suite du Concile ont divisée en Grâce prévenante, concomitante et subséquente. — Même à l'âme qui est revêtue de la Grâce sanctifiante et qui en même temps possède toutes les facultés surnaturelles, deux sortes de Grâces sont encore nécessaires : la Grâce excitante, qui, comme le mot le dit, excite la faculté sur- . naturelle à passer à l'acte, et la grâce aidante dont l'action sinon physique, tout au moins morale est indispensable à la faculté même surnaturalisée par les vertus infuses, et consiste « à lui faire connaître ce qu'elle ignorait et à « lui faire trouver suave ce qui était pour elle dépourvu « d'attraits. » (S. Aug. de pecc. merit. et remiss. lib. a, cap, 17.) Cette thèse est admise par la presque unani- mité des Théologiens,
244 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
dire la charité. De même en effet que ceux qui servent les rois de la terre, méritent davantage leurs bonnes grâces par telle action que par telle autre ; qu'un général en remportant une victoire sur ses ennemis ou en forçant une ville puissante à se rendre à discrétion, mérite de la part du roi une plus grande récompense qu'un jardinier dont tout le travail se borne à dessiner un jardin avec un art parfait ou à rendre au Roi tel autre service inférieur à celui d'une victoire remportée sur l'en- nemi ; ainsi les âmes justifiées méritent davantage une augmentation de Grâce de la part de Dieu, en formant des actes de pur amour qu'en produisant des actes de toute autre vertu. Aussi est-il très pro- bable qu'un acte de pur amour nous mérite autant de degrés de Grâce sanctifiante qu'il a lui-même de degrés de ferveur et d'intensité. Ce qui n'aurait pas lieu pour les actes des autres vertus ; à ceux-ci à chaque degré d'intensité de ces actes correspond seulement une portion d'un degré de Grâce sanc- tifiante. Ainsi, pour un acte de tempérance ou de justice qui aurait trois degrés d'intensité, Dieu n'augmenterait la Grâce d'une âme que d'un degré seulement.
Comme cette vérité est très pratique et digne d'une sainte curiosité, on peut l'élucider encore en considérant ce que gagne une âme non encore jus- tifiée, quand elle fait un acte d'amour de Dieu ; elle acquiert autant de degrés de Grâce sanctifiante que l'acte d'amour par lequel elle s'y est disposée, avait lui-même de degrés. Et la raison, c'est que cette âme n'est pas moins aimée de Dieu, qu'elle n'a aimé Dieu. Or, si une âme encore ennemie de Dieu,
DE LA GRACE 2^S
mérite une Grâce égale à la ferveur et à la force de son amour ; à plus forte raison en méritera-t-elle autant, lorsque déjà elle est justifiée et amie de Dieu. C'est ainsi que raisonne saint Paul : « Si « lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous « avons été réconciliés avec lui par la mort de « S071 Fils^ à plus forte raison étant maintenant « réconciliés avec lui, nous serons sauvés par « la vie de ce même Fils. » (Rom. 5.) C'est ainsi que deux choses sont nécessaires pour augmenter en nous la Grâce sanctifiante.
Désirez donc le secours de la Grâce et deman- dez-le instamment au Saint-Esprit. O Seigneur, qui, en qualité de Père très bon, désirez l'avance- ment de vos enfants et qui comme un maître très affectionné, souhaitez que vos disciples soient aussi parfaits que possible, puisque vous leur fai- tes entendre cet appel dans votre Evangile : « mon « ami, mont e^ plus haut » (Luc 14); ne permet- tez jamais que nous nous ralentissions dans les oeuvres de votre service, mais élevez nos désirs jusqu'aux plus excellentes vertus et jusqu'aux plus saintes pratiques de la vie spirituelle. Faites qu'a- près avoir jeté les fondements de la pénitence, nous nous engagions, par une plus fidèle coopéra- tion à vos Grâces, dans la voie du progrès ; que nous élevions les murs des vertus et le faîte de la sainte charité. Par cette vertu, qui vous est plus agréable que toutes les autres et qui obtient la meilleure part de vos bonnes grâces, nous nous unirons plus intimement à vous, qui êtes notre fin dernière, notre espérance et notre béatitude.
246 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
III
Bien que la Grâce et les vertus puissent toujours s'accroître dans cette vie, néanmoins la Grâce ne peut, selon le cours ordinaire, arriver à un degré tel qu'elle fasse disparaître toute inclination au mal, qui est la source du péché, et qu'elle rende l'àme exempte de tout péché véniel et impeccable. Tel est l'enseignem.ent de l'Eglise, formulé par le Concile de Vienne où furent condamnées les erreurs des faux mystiques appelés Béghards et Béghines. Ils avançaient, sous de saints prétextes, plusieurs propositions dangereuses, ils affirmaient entre autres choses que l'homme peut durant cette vie acquérir un si haut degré de perfection qu'il en devient absolument impeccable et qu'il ne peut plus croître en Grâce, parce que si l'homme pou- vait toujours faire de nouveaux progrès dans la sainteté, il arriverait à dépasser celle de Jésus- Christ même; secondement, que l'homme parvenu à ce haut degré de perfection, ne devait plus jeû- ner, ni prier Dieu, parce que les sens étaient si parfaitement soumis à l'esprit et à la raison qu'il n'y aurait plus désormais aucun inconvénient à accorder à son corps ce qu'il voudrait (i). Le pape Clément V, dans le concile de Vienne (2), appelle ces erreurs abominables, il enjoint de rechercher
I. Clemeniina ad nostrum.
3. L'auteur cite textuellement les deux premières des huit propositions soutenues par les Béghards et les Béghines et condamnées par le pape Clément V au Concile de Vienne (i^ii et 1^12).
DE LA GRACE 247
tous ceux qui les professeraient et de les punir, s'ils ne les abjuraient pas librement et s'ils n'en faisaient pas une digne pénitence. Après une sem- blable déclaration, il est impossible de douter si les Grâces que peuvent acquérir les âmes par les voies ordinaires, n'éteignent pas toutes leurs concupis- cences et ne les mettent pas à l'abri de tout péché véniel en les rendant impeccables. Saint Paul inondé des Grâces divines confesse sa dette et avoue ses infirmités. « Je sens dans mes membres « une autre loi, qui combat la loi de Tesprit et « qui me tient captif sous la loi du péché. » (Rom. 7) ; c'est-à-dire qui me fait ressentir malgré moi les attaques des concupiscences terrestres. Voici ce que dit saint Jean, le disciple bien aimé : « Si nous disons qu'il n'y a pas de péché en nous, « nous nous trompons nous-mêmes et nous « manquons de sincérité. » (Ep. i ch. i.) Ainsi donc l'abondance des Grâces n'ôte pas dans cette vie le sentiment du péché, mais empêche souvent le consentement au péché, elle fait que l'homme juste, éprouvant quelquefois des émotions mauvai- ses, les désavoue et leur résiste et qu'il est très fort pour les combattre, tant que la Grâce l'aide. Au reste, si la Grâce et les vertus ne peuvent pas s'accroître à ce point qu'elles détruisent dans un cœur qui aime Dieu, toutes les inclinations et toutes les passions terrestres, cela ne veut point dire que les actes de vertu surnaturels et même que les habitudes surnaturelles ne détruisent pas les habitudes vicieuses qui leur sont contraires, car comment la chaleur ne chasserait-elle pas le froid et la science n'excluerait-elle pas l'erreur ?
248 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Mais si les actes et les habitudes naturelles pro- duisent un tel effet, pourquoi les actes et les habi- tudes surnaturelles, qui sont plus parfaits, ne le produiraient-il pas? (i). Si donc la Grâce et les vertus ne parviennent jamais à anéantir toutes les passions terrestres, cela vient de ce que jamais elles ne croissent dans une telle mesure qu'elles fassent disparaître totalement le foyer du péché, d'où naissent toutes les offenses vénielles des âmes les plus saintes durant cette vie. Jamais en réalité une âme ne progressera jusqu'à égaler en Grâce la Vierge sacrée ou Jésus-Christ, son Fils. Absolument, dit saint Thomas (2), comme le feu,
1. Les habitudes surnaturelles, c'est-à-dire les vertus infuses ne détruisent pas totalement les habitudes vicieuses qui leur sont contraires, car, dit saint Thomas (in 4. dist. 14. q. 2. a 2. ad 4), les habitudes vicieuses sont contraires directement aux vertus acquises, mais non pas aux vertus infuses qui sont spécifiquement distinctes des vertus acquises. De plus, les vertus infu- ses ne donnent pas proprement à l'âme la facilité pour agir surnaturellement, mais simplement la faculté. « //. « arrive, dit saint Thomas (I. II. q. 65. a. 3. ad 2), que « les vertus tnorales infuses éprouvent certaines difftcul- « tés à se traduire en actes, difficultés provenant des dis- « positions contraires qui ont été produites dans l'âme « par les actes antérieurs. » Néanmoins, dit toujours le même Docteur, quand l'âme est justifiée et ornée des vertus infuses, les vices contractés par la répétition d'actes mauvais, perdent peu à peu de leur force et cessant de constituer des habitudeSy passent à l'état de simples dispositions.
2. III. q. 7. art, u.
DE LA GRACE 249
quel que soit son degré de lumière et de chaleur, n'atteindra jamais sous ce double rapport la per- fection du soleil. Dieu en effet a prévu à quel degré pourraient s'élever les Grâces et les vertus des Anges et des hommes étant donné les secours, les facultés et le temps qui leur seraient assignés dans ce but. Or il a conféré à Jésus-Christ et à sa sainte Mère, la Grâce et les vertus à un degré supérieur à celui que peuvent atteindre les Anges et les hommes. Une telle Grâce, par sa perfection incomparable, éteignit le foyer du péché dans Jésus-Christ et dans sa Mère, et leur conféra le privilège d'une sainte impeccabilité (i). Mais puis- que ce comble de Grâce et de vertus ne se trouve dans aucun Saint durant cette vie, y a-t-il lieu
I. Le canon du Concile de Trente (sess. 6. can. 23) qui définit que l'homme juste ne peut éviter pendant tout le cours de sa vie tous les péchés véniels, à moins d'avoir reçu un privilège spécial^ tel que l'Eglise le tient pour accordé à la hienheiireiise Vierge^ ce canon, disons- nous, suffit à faire de l'impeccabilité de la sainte Vierge un dogme de foi. Sans doute l'intention du Concile n'est pas de définir directement cette vérité, mais il déclare que TEglise la croit. Or l'Eglise est infaillible dans sa foi ; dès lors cette impeccabilité devient un dogme de foi. Ce canon nous permet encore de préciser en quoi consiste cette impeccabilité ; il résulte de sa teneur, qu'il faut entendre par là l'exemption de tout péché véniel sans exception, soit du péché véniel com- mis de propos délibéré, soit du péché véniel que les Théologiens appellent subreptice, et une exemption qui s'est étendue à toute la vie de la sainte Vierge ; ce qui équivaut à dire que son impeccabilité a été parfaite.
25o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
de s'étonner qu'il soit tenté et qu'il tombe même quelquefois dans le péché véniel ? 11 y a des Théo- logiens qui croient que nul ne peut passer un seul jour sans y tomber. D'autres s'appuyant sur ce texte de la Sagesse : « Le juste tombe sept fois « par jour » (Prov. 24), soutiennent que nul ne peut vivre trois ou quatre heures sans pécher (i). Il faut avouer qu'il est difficile de préciser le temps, parce que la chose dépend d'une foule de circonstances : de l'état de vie, de l'éloignement des occasions, de la coutume, de l'emploi, de la disposition et de la complexion de chacun ; autant de circonstances qui permettront aux uns de se préserver du péché plus longtemps que d'autres. Ce que nous pouvons donner comme très proba- ble, c'est que les péchés véniels commis par inad- vertance sont plus communs que les péchés véniels commis de propos délibéré ; ces derniers peuvent être évités, même pendant plusieurs jours, par ceux qui veillent sur leurs actions (2). Nous devons donc entendre les paroles de Salomon des péchés qui se commettent par surprise. Il convient aussi de ne pas oublier que le vrai texte de la Bible, soit le texte hébreu, soit le texte grec, soit le texte latin ne porte pas : le juste tombe sept fois le jour, mais bien le juste tombe sept fois, sans nous dire si c'est dans le même jour ou dans plu- sieurs jours. Enfin saint Augustin (3) nous déclare qu'il faut entendre ce passage, non pas de la chute
1. Scot. et Vega apud Suare^, 1. 9 de grat. c. 8.
2. Suarez, ibid.
3. De civ. Dei. 1. 11, ç, 31,
DE LA GRACE 25l
dans le péché, mais de la chute dans quelque affliction, car le juste est souvent affligé et aussi délivré de l'affliction (i).
Comprenez donc que, quelque abondante que. soit la Grâce qui est en vous, durant cette vie vous avez toujours besoin de recourir à la miséri- corde divine et de lui demander de vous assister dans la lutte contre vos passions et vos mauvaises habitudes. Ne vous découragez pas, quand vous
I. Ni le texte hébreu, ni le texte de la Vulgate ne disent que le juste tombera sept fois par jour. Deux sens sont également admissibles. Voici le premier : impie, ne dressez pas des embûches au juste, ne scru- tez pas sa vie intime, pour le calomnier et pour trou- bler son repos. Vous découvrirez bien en lui quelques fautes, mais apprenez que ce ne sont que des fautes légères et qu'il se relève promptement avec le secours de Dieu, tandis que les impies tomberont dans un abîme d'iniquité. Voici le second : Impie, ne dressez pas des embûches contre la vie du juste et ne mettez pas toute votre ardeur à troubler son repos. Dieu peut bien per- mettre qu'il ait à subir certaines tribulations ; mais tôt ou tard il lui rendra sa première prospérité, tandis que les impies seront précipités dans un abîme de malheurs. Ce second sens est adopté par saint Augustin (De civ. lib. XI, cap. 31), par un grand nombre de Pères et de commentateurs des Saintes Ecritures qui s'appuient d'une part sur le sens du mot hébreu que le Vulgate traduit par cadere^ lequel toutes les fois qu'il est opposé au mot hébreu qu'elle traduit par resurgerCy signifie tomber dans le malheur (Is. xxiv, 20 ; Jer. xxv, 27 ; Amos vm, 14 ; Mich. vu, 8 ; Ps. xxxvi ; 24) ; et d'autre part sur le contexte où il est question de Tespérance du juste que les malheurs ne doivent jamais abattre.
252 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
constatez qu'il reste encore en vous quelques vicieuses inclinations qui vous tourmentent dans vos exercices de piété. Ce n'est pas une raison pour croire que vous êtes dépourvu de la Grâce, mais travaillez jusqu'à la mort à vaincre ces incli- nations par une lutte fidèle et persévérante. Appre- nez seulement combien vous avez besoin de dé- pendre continuellement de la Providence divine, pour vous préserver des chutes ordinaires. Dites avec saint Paul : Malheureux homme que je suis, « qui me délivrera de ce corps de mort ? Ce sera « la grâce de Dieu par Jésus-Christ. » (Rom. 7.) Ah ! Seigneur, c'est vous qui êtes notre aide dans toutes nos tribulations. Secourez-nous afin que nous découvrions les ruses de notre ennemi et qu'après les avoir reconnues, nous les évitions en les méprisant. Reconnaissez combien il est néces- saire aux âmes plus parfaites et aux Religieux de faire fréquemment l'examen de conscience et de se livrer à des œuvres de pénitence, dans le but de se relever de leurs chutes ordinaires. Le juste, dit saint Jérôme (i), tombe sept fois par jour. Mais s'il tombe, comment est-il juste ? Et s'il est juste, comment tombe-t-il ? C'est qu'il mérite d'être appelé juste malgré ses chutes, parce qu'il se relève par la pénitence aussi souvent qu'il tombe.
I. Episi. ad Rusticiim.
t)E LA GËACË 253
XXir MÉDITATION
DE LA PERSÉVÉRANCE DANS LA GRACE
SOMMAIRE
Personne n'a la certitude de persévérer. — Con- ditions nécessaires pour persévérer, soit du côté de Dieu, soit du côté de Vhomme. — Mo- tifs de persévérer.
I
CONSIDÉREZ que la persévérance dans la Grâce sanctitiante est incertaine, et qu'aucune des âmes qui possèdent la Grâce, ne peut assurer qu'elle la conservera jusqu'à la fin. Les hérétiques nient cette vérité et soutiennent que les âmes fidè- les, dans le sens du moins où ils entendent ce mot, ont une certitude de foi d'être en bon état, qu'elles en sont aussi certaines que de la vérité de l'In- carnation et de la passion de Jésus-Christ (i).
I. A la base du système protestant sur la justification se trouvent deux erreurs dont les conséquences sont des plus graves dans la vie chrétienne : i) L'acte de foi seul justifie l'homme, en entendant par acte de foi non pas l'adhésion de l'esprit à la Révélation divine, mais tout simplement un acte de confiance en la rédemp- tion de Jésus-Christ ; 2) la justification est inamissible. « Crois que le Christ est mort pour toi, dit l'Apologie, « et quêtes péchés te sont remis, et tu es justifié ». — « Le
254 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
maudissons ces doctrines hérétiques qui promet- tent la paix et le repos, mais n'aboutissent qu'à tromper tout âge et tout sexe, comme s'exprime saint Jérôme (i). C'était bien le langage que tenaient les faux prophètes ; ils disaient : « Voici « la paix et il n'y avait point de paix. « (Jer. 6.) Au fond, ces erreurs n'ont d'autre résultat que de détruire dans les âmes la crainte des jugements de Dieu, sans laquelle tout l'ordre spirituel s'écroule, absolument comme dans une cité, où on ne craint pas les magistrats. Aussi l'Eglise (2), prévoyant la perte des âmes qui seraient convaincues de la vérité d'une telle doctrine, nous en enseigne une autre toute contraire. «5/, d'une part., àh-oXle., jamais <<. un chrétien pieux ne doit douter de la misé- « ricorde de Dieu, du mérite de Jésus-Christ, de
« chrétien., dit Luther, quand même ille voudrait., ne peut « perdre le salut, quelque grands que puissent être ses « péchés, pourvu qu'il ne cesse pas de croire ; aucun péché ne peut le damner, si ce n'est V incrédulité seule » (De CAPTiv. Babyl. t. II, fol, 284.) — Le Concile de Trente a anathématisé cette doctrine scandaleuse : «5"/ quelqu'un « dit que la foi justifiante n'est autre chose que la con- « fiance en la miséricorde de Dieu, nous remettant les ^péchés en vue de Jésus-Christ, ou que cette confiance « est la seule cause de notre justification, qu'il soit ana- « thème I » (Sess. 6, can. 12.) « Si quelqu'un dit que « l'homme régénéré et justifié est obligé par la foi à « croire qu'il est certainement du nombre des prédestinés, « qu'il soit anathème f » (sess. 6, can. 15,)
1. In cap. i^ E{ech.
2. Conc. Trid. sess. 6. ch. 9.
DE LA GRACE 255
« la vertu et de T efficacité des sacrements ; d'au- « tre part, quand chacun se considère lui-même « et sa propre infirmité et son défaut de dispo- « sitions, il peut toujours craindre et se défier « de sa justice; nul ne pouvant savoir avec cette « certitude que donne la Joi et qui exclut la « possibilité de Terreur, s'il est dans la grâce de « Dieu. » Dieu lui-même nous le déclare : « Per- « sonne ne sait, dit-il, s'il est digne de haine ou « d'amour ; mais tout est réservé pour V avenir « et demeure ici incertain. » (Eccl. 9.) Aussi voyons-nous les plus grands Saints, tels que Job, saint Paul et beaucoup d'autres qui durant leur vie terrestre avaient déjà un pied dans le ciel, trembler à cette pensée. Ce qui nous prouve que la prétendue confiance des hérétiques n/est qu'un leurre ; leur repos, une léthargie et leur joie, un rêve.
En effet. Dieu n'a promis de pardonner les péchés et de donner sa Grâce, que sous certaines conditions, sous la condition notamment de rece- voir les sacrements avec des dispositions suffi- santes. Or qui peut avoir une certitude infaillible qu'il a apporté à la réception des sacrements toutes les dispositions requises, ou que celui qui les lui a conférés a eu l'intention requise et n'a rien omis d'essentiel (i)? Il n'y a donc personne
I. « Un chrétien pieux » doit craindre, quand il « se « considère lui-nthne et sa propre infirmité et son défaut « de dispositions », rien de plus certain, c'est le Con- cile de Trente qui parle; mais il nous semble qu'un chrétien pieux ne doit point concevoir des craintes
2^6 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
qui ne puisse avoir quelque sujet de crainte. De plus, considérons la nature de la Grâce : c'est une qualité spirituelle d'une merveilleuse beauté, mais que nous ne pouvons voir ; aucun des cinq sens que la nature nous a donnés ne peut
sérieuses à la pensée que le ministre du sacrement a pu oublier quelque partie essentielle ou manquer de l'in- tention nécessaire. Puisqu'il est question de l'état de Grâce, il n'y a lieu de craindre l'inconvénient signalé que dans la réception des deux sacreinents institués pour donner la première Grâce et qui sont le baptême et la pénitence. Or, si le baptême était invalidement administré, l'acte de charité parfaite ou de contrition parfaite suffirait pour obtenir de Dieu l'infusion de la Grâce sanctifiante et la rémission soit du péché origi- nel, soit du péché actuel, comme saint Thomas nous déclare que cela arrive quelquefois pour les enfants des infidèles parvenus à l'âge de raison. Dans le cas où le sacrement de pénitence serait invalidement administré, le mal qui en résulterait serait encore plus facilement réparable, car il suffirait au pénitent frustré de l'effet de ce sacrement de recevoir l'Eucharistie ou tout autre sacrement des vivants, dans la bonne foi et avec la seule contrition imparfaite, pour recevoir avec l'infusion de la Grâce la rémission de ses péchés. C'est l'opinion commune des Théologiens, notamment de saint Tho- mas (3. q. 72. a. 7), de Suarez, et de saint Liguori, (n. 6 et 268). Cette doctrine est fondée sur cette vérité définie par le Concile de Trente, (sess. 7. can. 6), que les sacrements confèrent toujours la Grâce à ceux qui n'y mettent pas d'obstacle et tel est bien le cas de celui qui les reçoit muni de sa bonne foi et de l'attrition. Ajoutons que cette remarque nous semble pouvoir être donnée comme le légitime commentaire de cette parole
DE LA GRACE 267
la percevoir et nous révéler où elle est. Nous sentons bien quelquefois de la ferveur dans notre dévotion, notre conscience éprouve bien une cer- taine douceur et une certaine paix ; mais cet état d'âme peut avoir pour cause tout autre chose que la Grâce sanctifiante. Il peut être le résultat par exemple de Thabitude. « Les parfumeurs, quoi- « qu'ils ne soient plus dans leurs boutiques, « portent longtemps l'odeur des parfums qu'ils « ont maniés. Ainsi ceux qui ont été au milieu « des onguents célestes, c'est-à-dire en la très « sainte chanté, ils en gardent encore quelque « temps après la senteur (i). Enfin ce qui en trompe plusieurs, c'est la douleur imparfaite qu'ils ont de leurs péchés : c'est par elle qu'ils sont trahis, car ils s'y confient trop témérairement comme si elle était suffisante (2). C'est aussi un
du Concile de Trente citée par Bail : « Jamais un chré- « tien pieux ne doit douter de la miséricorde de Dieu, » notamment dans le cas où la Grâce du sacrement lui fait défaut, après qu'il a accompli tout ce qui dépendait de lui pour la recevoir, ni « de la vertu et de V efficacité « des sacrements^ » qui confèrent toujours la Grâce à quiconque n'y met pas d'obstacle par la conscience qu'il a d'un péché mortel.
1. B. Franc, de Sales, Tr. deVamotir de Dieu., liv. 4. ch. 10.
2. L'homme ne peut être certain d'une certitude de foi qu'il est en état de grâce que dans le cas d'une révélation divine spéciale, telle qu'elle a eu lieu pour la sainte Vierge, quand l'ange l'appela « pleine de « grâce » (Luc i), pour le paralytique et pour la femme pécheresse à qui Jésus-Christ lui-même a dit (Matt. 9
Ba.ii., t. IV. 17
258 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
trait de la Providence de Dieu d'ouvrir les yeux aux justes sur leurs défauts, plutôt que sur leurs vertus, afin de les préserver de la vanité et de les rendre plus modestes, plus humbles et plus rete- nus. Or, si l'âme juste ne sait pas dans quel état elle est présentement, à plus forte raison est-elle incapable de savoir ce qu'elle sera à l'avenir, étant donné qu'il n'y a rien de plus changeant et de
et Luc 7), que leurs péchés leur étaient remis. « Dieu, « dit saint Thomas (I. II. q. iia. a. ^)^fait quelquefois « de semblables révélations à quelques privilégiés, afin « que dès cette vie ils commencent à jouir de cette lieu- « reuse sécurité, afin qu'ils aient pour les soutenir dans « les grandes œuvres quils entreprennent et dans les « épreuves de cette vie une plus grande confiance et une « plus grande force ; c'est ainsi qiCil put dit à Paul « (II Cor. 12) : MA GRACE TE SUFFIT. » Bien qu'en dehors de ce cas où la certitude est surnaturelle, l'homme ne puisse pas même arriver à une certitude naturelle sur son état de Grâce, il peut néanmoins parvenir à de consolantes probabilités. « // y a, dit « saint Thomas (I. II. q, 112. art. 5), une troisième « connaissance qui est conjecturale et repose sur certains « indices ; quelqu'un peut connaître de cette manière « qu'il possède la grâce ; à savoir quand il constate qu'il « se délecte en Dieu et qu'il méprise les choses mondaines « et quand il n'a conscience d'aucun péché mortel^ c'est « dans ce sens qu'on peut interpréter cette parole de « l'Apocalypse (ch. 2) : au vainqueur je donnerai une
« manne cachée, Q.UE PERSONNE NE CONNAIT, SI CE n'eST
« CELUI Qpi LA REÇOIT ; celui qui la reçoit en effet la « connaît à la douceur qu'il éprouve, et que n'éprouve « pas celui qui ne l'a pas reçue. » Notons aussi pour calmer les angoisses si cruelles et si respectables des
DE LA GRACE 2bg
plus mobile que la volonté humaine. On connaît des cas où des cœurs les plus résolus à pratiquer la vertu, se sont pervertis, fatigués qu'ils étaient de lutter contre des tentations qui les sollicitent jusqu'à la mort, et ces cas sont nombreux. Tel a combattu une tentation pendant dix ou douze ans, qui en un jour se relâche et fait en une heure une perte supérieure à tous les mérites qu'il a
âmes pieuses, ces paroles de Bellarmin (de justif. 1. 5. c. Il) : « Ceiie doctrine ne fait pas en vérité disparaître « toute crainte, mais elle supprime toute anxiété et toute « hésitation, je dirai même tout doute, si le doute consiste « à n'oser adhérer ni à l'un yii à l'autre parti... Or, che:{ « les catholiques , une bonne conscience , la contrition, la « charité, le ^èle pour les bonnes œuvres, la réception « fréquente de l'Eucharistie, la présence en eux de l'Esprit- « Saint, vraie manne cachée, que celui-là seul connaît qui « Va reçue, toutes ces choses sont bien autrement efficaces « pour engendrer en eux une consolation, une paix, mie « tranquillité et une joie intérieure solide, que cette « vaine confiance et cette présomption téméraire des Luthé- « riens. L'Apôtre écrit en effet au sujet de la bonne con- « science (II Cor. i) : « notre gloire la voici, c'est le « TÉMOIGNAGE DE NOTRE CONSCIENCE. » Saint Jean dit aussi
(I Ep. 3) : « SI NOTRE CONSCIENCE NE NOUS REPROCHE RIEN,
<' NOUS AVONS DE l'assurance DEVANT DIEU. » Salomon a « écrit de la vraie contrition (Prov. XIV, 10) : « la joie
« DU cœur aUI CONNAIT l'aMERTUME DE l'aME NE SERA PAS
'^ COMPRISE PAR UN ÉTRANGER. » En effet, U chrétien éprouve « réellement une joie incroyable à verser des larmes très « amères sur ses péchés. Enfin qu'engendre la charité, si « ce n'est la joie et la paix ? C'est pourquoi il est dit dans « l'épttre aux Galates (ch. 5), « les fruits du saint-esprit
« SONT la charité, LA JOIE ET LA PAIX. »
260 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
acquis pendant plusieurs années. Ce monde est comme une mer orageuse, où peu de vaisseaux échappent aux pirates ou aux naufrages. Nous combattons contre l'enfer armé de toute sa vio- lence et de ses ruses; la victoire penche tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et nul ne peut prévoir à qui restera la victoire. Quand nous considérons une créature, nous pouvons dire : elle sera peut- être damnée, peut-être sauvée ; et en regardant nos mains : peut-être brûleront-elles éternelle- ment.
Je déplorerai l'état des âmes dans cette vie et je répéterai souvent les lamentations de l'abbé Isaïe (i) : Oh ! que je suis malheureux, moi qui ne suis pas encore quitte du feu de l'enfer ! Ceux qui attirent les hommes et qui s'efforcent de les pré- cipiter dans ce feu, ont encore une action réelle sur mon cœur et travaillent à le pervertir. Il ne m'est pas encore prouvé que je partirai d'ici pour le ciel. Je n'ai pas en face de moi un chemin qui m'y conduise directement. Je ne suis pas encore pleinement délivré des puissances infernales qui s'ingénient à m'assujettir à elles en me faisant commettre des actions mauvaises. Je ne suis pas encore avec mon Sauveur qui est venu m'affran- chir d'elles, car leur malice s'exerce encore au dedans de moi. J'ignore encore quelle assurance je dois avoir devant mon Juge. Je ne sais pas d'une manière certaine si après ma mort je dois être châtié ou récompensé. Il n'est pas encore évident pour moi que je ne serai pas du nombre des cri-
I. Orat. 14, IN BiBLio. Patrum.
DE LA GRACE 261
minels et des damnés. Il n'y a point de joie pour rhomme coupable qui est enchaîné dans la pri- son. Celui qui est chargé de chaînes ne peut faire ce qu'il veut. Celui qui a la corde au cou ne peut manger son pain avec plaisir ; il ne pense plus à commettre de nouveaux crimes, mais il vit dans le deuil et dans la douleur. Combien de temps demeurerai-je dans l'ivresse, bien que je n'aie point bu de vin, et négligerai-je ces choses qui sont sous mes yeux ? Mon cœur n'a aucune conso- lation, ma conscience est déchirée de remords et je ne crains pas sérieusement le tourment du feu, parce que je ne suis pas sûr de l'endurer. En fin de compte je ne sais que faire. Pleurez avec moi, mes frères, afin que j'obtienne un secours qui aug- mente mes forces.
II
Considérez quels sont les moyens de persévé- rance. Les uns dépendent de Dieu et les autres de nous.
Pour persévérer dans la Grâce sanctifiante un temps notable et à plus forte raison jusqu'à la mort, il faut avant tout que Dieu vienne à notre secours et que son multiple concours nous soit acquis, car «. si Dieu ne garde pas la cité^ les « efforts de ceux qui la défendent seront vains. » (Ps. 126.) C'est pourquoi le Concile de Trente (i) prononce l'anathème contre ceux qui disent « que « Vhomme justifié peut persévérer dans la Grâce « reçue., sans un secours spécial de Dieu, ou
I. Sess. 6. can. 22.
262 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
« qu'avec ce secours il ne peut pas persévé- « rer » (i). La persévérance est un don de Dieu, ou plutôt une suite de dons et de faveurs qu'il fait à ceux qui conservent jusqu'à la mort, ou du moins longtemps, l'état de Grâce où ils sont. Dans ce but. Dieu leur envoie de temps en temps des ins- pirations et des lumières intérieures dont ils ont besoin, quoiqu'ils soient guéris du péché par la Grâce sanctifiante. C'est ainsi, dit saint Augus- tin (2), que l'œil, même lorsqu'il est sain, a besoin, pour y voir, d'être éclairé par la lumière. Dieu envoie aux âmes tantôt des douceurs pour les consoler, tantôt des terreurs pour les aiguillonner. Il les aide aussi extérieurement. Tantôt il les éloi- gne des occasions, tantôt il éloigne d'elles les occasions ; il empêche que les tentations ne leur livrent de trop rudes assauts, soit par les attraits des créatures qui sollicitent au péché, soit par la
1. Pour persévérer Thomme juste a besoin d'un secours surnaturel distinct de la Grâce habituelle, car la vie est un combat (Heb. x, 32 ; Ephes. vi, 12 ; i Cor. IX, 26 ; Job VII, i) contre de continuelles tentations. Or, il est certain que Fhomme ne peut sans le secours de la Grâce actuelle vaincre aucune tentation grave. Et de plus, l'homme ne peut conserver longtemps l'état de Grâce qu'à la condition Je faire des oeuvres surnatu- relles ; ce qui sans le secours de la Grâce actuelle lui est impossible. — Mais ce secours n'est pas quelque chose de distinct de la somme des Grâces actuelles qui sont nécessaires pour faire les oeuvres de salut et pour résister aux tentations graves ; ni la foi, ni la raison ne nous démontrent la nécessité d'un tel secours.
2. De nat. et grat.'^c. 16.
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rigueur des ennemis et des adversités qui en ont fait succomber plusieurs. Il ne permet pas qu'ils aient à lutter contre de trop redoutables adversai- res, ou s'il le permet, il leur donne une grande douceur et une grande patience, pour les préser- ver des sentiments de haine ou de vengeance. D'autres fois, il les ravit prématurément à la terre, parce qu'il prévoit qu'ils pourraient, au bout d'un certain temps, se ralentir et consentir au péché. Il faut donc mettre au nombre des faveurs divines une mort prématurée.
Tout bien considéré on peut dire que le don pré- cieux de persévérance comprend au moins neuf sortes de Grâces, les unes intérieures, les autres extérieures. Nous pouvons en effet considérer la Grâce, soit par rapport au principe dont elle émane, soit par rapport au sujet qui la reçoit, soit enfin par rapport au mal dont elle nous délivre. Si nous la considérons dans le principe dont elle émane, c'est-à-dire en Dieu, nous avons la Grâce de la prédestination, celle de la vocation et celle de la justification. Par la première. Dieu prédestine les justes, par la seconde il les appelle au salut tous les jours, par la troisième il leur donne la Grâce sanctifiante et de nouveaux degrés de cette même Grâce. Si nous considérons la Grâce dans le sujet qui la reçoit, nous devons distinguer la Grâce de la bonne pensée, celle du bon désir et celle de l'exécution. Par la première, les justes sont éclai- rés ; par la seconde, ils sont embrasés de bons désirs et de saintes résolutions ; par la troisième, ils mettent à exécution les bonnes pensées et les saints désirs. Si enfin nous considérons la Grâcç
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par rapport au mal dont elle nous délivre, nous distinguons la Grâce de protection, celle de déli- vrance et celle de séparation d'avec ce monde. Par la première, les justes sont protégés dans leurs tentations et reçoivent des secours pour leur résis- ter ; par la seconde, ils sont retirés au moyen d'une bonne pénitence, de l'état de péché mortel et aussi de plusieurs occasions périlleuses pour le salut et qui entraîneraient infailliblement leur perte, si Dieu les y laissait; parla troisième, ils sont rappe- lés de cette vie par une bienheureuse mort qui met fin à tous les combats et à tous les dangers qui les menaçaient. La sainte persévérance est le fruit de tous ces dons réunis ou d'un certain nombre de ces dons que Dieu accorde aux justes dans une mesure suffisante, mais aux uns plus abondam- ment qu'aux autres, ou selon leur besoin, ou selon sa prédilection, qui vaut à certains un traitement de faveur (i).
I. Il importe de bien distinguer le don de Grâce actuelle que Dieu fait à tous les justes pour leur permettre de persévérer et le don de persévérance finale qui consiste à faire que le juste persévère en effet. C'est le grand don de Dieu, que Dieu ne doit à per- sonne, qu'il accorde à qui il veut et que le juste lui-même est incapable de mériter d'un mérite de con- dignité. Il comprend un double bienfait de Dieu : des Grâces actuelles efficaces et une mort oppor- tune. Les Grâces efficaces nul ne peut les mériter d'un mérite fondé sur la justice, bien que le juste puisse mériter des Grâces toujours plus abondantes en faisant un bon usage de celles que Dieu lui accorde; car d'une part quand il a obtenu comme récompense
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Mais comme Dieu désire que l'homme travaille lui aussi à son salut, les moyens de persévérance ne consistent pas seulement dans les Grâces, mais aussi dans les généreuses pratiques et dans les saintes actions par lesquelles une âme entre dans les desseins de Dieu et coopère à ses Grâces. Il faut en effet que l'homme prie pour persévérer et qu'il dise souvent avec le Prophète : « Quand ma « force s' affaiblira^ ne me délaisse^ pas. » (Ps. 70) ; c'est-à-dire si par un affreux malheur je tombe dans le péché, ne permettez pas que j'y crou- pisse (i). Il faut qu'il s'humilie et qu'il conçoive
de ses bonnes actions un surcroît de Grâce et un sur- croît de gloire, son droit est épuisé et d'autre part Dieu ne s'est engagé par aucune promesse à récompenser les bonnes œuvres par des secours efficaces. Il faut en dire autant de l'opportunité de la mort, qui consiste à ce qu'elle nous frappe au moment où nous sommes en état de Grâce. Le juste peut exiger de Dieu, au nom de la justice, la récompense à la fin de la vie qui est le temps de l'épreuve, mais il ne peut exiger que l'épreuve finisse à tel moment plutôt qu'à tel autre. C'est un droit que Dieu s'est réservé.
I. On se demande ce que peut la prière pour nous obtenir le don de la persévérance, puisqu'aucune action de l'homme juste ne peut le mériter strictement ? Les Théologiens distinguent trois parties et comme trois périodes dans la persévérance ; son commencement qui n'est autre que la première Grâce efficace donnée par Dieu après la justification, soit pour observer un précepte, soit pour demander la Grâce nécessaire pour l'observer; son progrès qui suppose toute une série de Grâces efficaces accordées dans le cours de la vie en
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de bas sentiments de lui-même, parce que « Dieu « résiste aux superbes et accorde aux humbles « la grâce » de ne pas être vaincus par la tenta- tion. Souvent, pour punir l'orgueil d'un esprit qui s'en fait trop accroire, il permet des chutes hon- teuses, afin que le péché humilie celui que la Grâce n'a pas rendu humble. Il importe surtout d'exercer la vertu de patience, car la plupart des
temps opportun ; sa consommation enfin qui comprend, avec la dernière Grâce efficace, la coïncidence de la mort avec la possession de l'état de Grâce. Or i) le juste ne peut pas même mériter d'un mérite de conve- nance le commencement de la persévérance ; par con- séquent, il sera toujours vrai de dire d'une manière générale qu'il ne peut pas mériter le don de la persévé- rance^ pas même d'un mérite de convenance, puisqu'il ne peut pas mériter le premier des dons qu'elle com- prend. 2) Quant à la continuation et à la consomma- tion de la persévérance, le juste peut les mériter d'un mérite de convenance par le bon usage qu'il fait de la première Grâce efficace qui lui sert à en obtenir une seconde et puis une troisième et ainsi de suite, et aussi par la prière 5 c'est le sentiment des Pères et notam- ment de saint Augustin qui dit : « Ce don peut être mé- « rite par la prière^ mais îine fois qiion Va obtenu on ne « peut phis le perdre par la résistance de la volonté. » (De dono persev. c. 6). Bien plus, la prière, non pas comme bonne œuvre, mais en vertu de la valeur impétratoire que Jésus-Christ lui a conférée par les promesses sui- vantes : « Quiconque demande^ obtient. » — « Si vous « demande^ quelque cJiose à mon Père en mon nom., il « vous l'accordera, » obtient infailliblement, si elle est revêtue des conditions voulues, dont la première est (Qu'elle soit elle-même persévérante, la continuation et
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chutes ont pour point de départ Timpatience à demeurer sevré de ses mauvais plaisirs, ou à persé- vérer dans ses saintes résolutions et dans ses pénitences. D'oii vient la bienheureuse persévé- rance, dit un saint et un Pontife (i), si ce n'est de la patience ? « Par votre patience^ dit le Fils de « Dieu, vous posséderez vos âmes » (Luc 21); elles ne seront pas possédées par Satan. Il faut encore le bon emploi du temps, Téloignement des mau- vaises compagnies, les examens de conscience, la fréquentation des sacrements, la retraite annuelle et une multitude de pieux exercices, en considéra- tion desquels Dieu retire quelquefois les justes du péché où ils sont tombés, afin qu'ils marchent désormais avec plus de précaution jusqu'à ce qu'ils soient arrivés au bout de la carrière. Il faut enfin faire des actes d'amour de Dieu par dessus toutes les créatures, car dit excellemment saint Pros- per, on ne persévère pas dans une chose qu'on n'aime pas de tout son cœur.
la consommation de la persévérance (Suarez, de grat. 1. 12, cap. 38, n. 17, 14, i6.)D'oùla grande importance de ce précepte du Sauveur (Luc. xviii, i) : « // faut iou- « Jours prier et ne jamais cesser. » « Personne ne doit à « cet égardy concluons-nous avec le Concile de Trente « (sess. 6, ch. 13), se rien promettre de certain d'une cer- « titude absolue, bien qtie tous doivent placer et établir « dans le secours de Dieu la plus ferme espérance. En « effet Dieu, si nous ne tnanguons pas nous-mêmes à sa « grâce, ne manquera pas d'achever h bien qu'il a com- « mencé, opérant en nous le vouloir et le faire. »
Marcus, Epist. ad Athanas.
268 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Après avoir étudié les moyens de persévérer, espérez que la persévérance ne vous fera pas dé- faut, si vous la voulez. A cette condition elle dépend de vous, car Dieu ne vous abandonnera pas si vous ne l'abandonnez le premier. « Si « quand nous étions encore pécheurs^ dit saint « Paul, Jésus-Christ est mort pour nous, d plus « forte raison, une fois réconciliés avec lui, « serons-nous délivrés par lui. » (Rom. 5.) Si, avant la réception de la Grâce sanctifiante, ses Grâces actuelles nous ont été données pour nous la faire acquérir, à combien plus forte raison nous seront-elles données, après l'avoir acquise, pour nous y conserver. Eh quoi ! quand nous étions ses ennemis, Dieu nous a assistés, et maintenant que nous sommes ses amis il nous délaisserait ! Rien n'est moins admissible. Espérons donc la persé- vérance. Rendons aussi des actions de grâces à Dieu pour le temps passé, comme le faisait saint Augustin (i). Le tentateur n'a pas paru, ô mon Dieu, parce que vous l'avez chassé ; le temps et le lieu propres à nous faire pécher ont manqué, parce que vous avez tout bien ordonné. Si le ten- tateur s'est présenté en temps et lieu propices à ses mauvais desseins, vous avez retenu ma volonté pour qu'elle ne donnât pas son consentement. « Béni soit le Seigneur qui nous a délivrés de « ses morsures. » (Ps. i23.) Enfin, de même que Dieu s'emploie de son côté et le premier à nous faire persévérer, employons-nous de notre côté de toutes nos forces et par toutes sortes d'exercices
I. Soliloq. cap. i6.
DE LA GRACE 26g
pieux à obtenir le même but, n'épargnons aucune peine dans une affaire si importante, d'où dépend l'éternité.
III
Considérez quelques-uns des motifs que nous avons pour persévérer dans la Grâce sanctifiante.
Le premier motif est son excellence, que nous avons étudiée dans tout ce traité. Puisque la Grâce est un don de Dieu si parfait, puisqu'elle apporte tant de biens avec elle, qu'elle nous donne de si hautes facultés, si supérieures à celles dont la nature nous a dotés, puisqu'elle est le trait d'union ou le lien qui rattache la nature à la gloire, nous serions bien mal avisés si nous n'en avions pas une très haute estime et si nous ne la conservions pas soigneusement. Tous les empires du monde, toutes les richesses, toute la gloire des hommes, toute leur sagesse et toute leur puissance ne sont rien en comparaison de la Grâce divine. Voyez rinstinct de la conservation qui se révèle chez tous les animaux, quelle que soit leur espèce. Quand ils sont en danger de perdre la vie, ils font appel à toutes leurs forces, ils se défendent, ils attaquent, ils fuient ; un vermisseau même, tout chétif qu'il est, se dresse contre celui qui veut l'écraser. La force leur fait-elle défaut, ils témoi- gnent par des cris, par des larmes, par des lamen- tations, des hurlements, des gémissements et par d'autres plaintes capables d'exciter la pitié, qu'ils ne se laissent ôter la vie que par la violence. Si les bêtes font tant d'efforts et soutiennent tant de combats pour conserver une vie misérable, que
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ne doivent pas faire les hommes doués de raison et à plus forte raison les chrétiens fidèles pour une vie qui n'est pas chétive et commune à tous les êtres vivant dans Tobscure prison de ce monde, mais pour une vie immortelle, céleste, angélique et divine ? Telle est en effet la vie que donne la Grâce, elle doit élever nos âmes jusqu'à l'éternité bienheureuse. Quels combats ne doivent-ils pas livrer pour empêcher qu'elle ne leur soit ravie ? avec quelle sollicitude ne doivent-ils pas veiller à la conserver ? quelle ardeur et quel courage ne doivent-ils pas déployer pour la défendre ? Quelles larmes ne doivent-ils pas verser, quels gémisse- ments et quels sanglots ne doivent-ils pas pousser plutôt que de s'en voir privés ?
De plus, nous devons considérer que si nous manquons de persévérance, tout ce que nous avons pu faire pour mériter la vie éternelle, est à jamais perdu. « Sï le juste cesse d'être juste ^ « toutes ses bonnes œuvres seront mises en oubli » (Ez. 18). De quoi sert à un homme d'avoir pris part à un grand festin, si aujourd'hui il n'a pas de quoi vivre et s'il meurt de faim ? dit saint Basile (i). Ainsi de quoi sert à un homme d'avoir été dans la voie de la vertu, si aujourd'hui il l'abandonne? Il est écrit: je te jugerai tel que je te trouverai. Saint Jérôme (2) dit une parole digne d'être notée : Ce que nous louons dans les chré- tiens, ce n'est pas le commencement, c'est la fin. Saint Paul commença mal, mais finit bien. Les
I. Epist. ad Chîlon. 3. Epist. ad Furiam.
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commencements de Judas sont dignes d'élo- ges, mais il a fini par une horrible trahison. La gloire éternelle est attachée en effet à la per- sévérance finale, et comme « dans un tournoi « tous courent^ mais un seul remporte le prix » (I Cor. 9), de même toutes les vertus courent dans la lice de cette vie, mais c'est la persévérance qui remporte le prix (i).
Enfin le Fils de Dieu nous exhorte à persévérer, par la parole, par l'exemple et par les secours qu'il nous envoie. Par la parole, car il nous dit : « Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin « sera sauvé » (Matt. lo) ; par l'exemple, car il a donné sur la croix un magnifique exemple de persévérance, n'en descendant pas, tandis qu'on le sollicitait d'en descendre ; par ses secours enfin, car il n'assiste pas en spectateur oisif à nos combats, il ne se tient pas accoudé à la barrière uniquement occupé à contempler du haut du ciel nos chutes et nos blessures ; il nous entoure la poitrine de fer et nous met la constance au cœur ; il nous console dans nos lassitudes et dans nos faiblesses, il pare souvent les coups que nous n'esquiverions pas et il secourt fidèlement de ses Grâces suffisantes tous les justes, tant il désire qu'ils persévèrent. C'est pourquoi saint Augus- tin (2) n'admet pas l'excuse qui consiste à dire que l'on n'a pas reçu le don de persévérance. Car on peut, d'après lui, dire à l'homme : si tu l'avais voulu, tu aurais persévéré dans le bien que tu
1. D. Bonav. de perfect. vitœ c. 8.
2. De corr. et grat. c. 7.
272 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
connaissais. Puisque Dieu fait aux justes un pré- cepte de la persévérance, et comme d'autre part il ne leur commande jamais rien d'impossible, il faut en conclure que les Grâces suffisantes ne leur manquent pas pour persévérer jusqu'à la fin, et que s'ils veulent en faire un bon usage, la persévérance ne leur est pas impossible. En réalité, tous ceux qui sont justifiés peuvent persévérer et reçoivent du ciel des secours suffisants pour se maintenir dans la Grâce et ne pas la perdre, s'ils veulent, bien qu'il soit vrai de dire d'autre part que les prédestinés seuls et les élus reçoivent le don de persévérance ; mais dans ce dernier cas il s'agit de la persévérance consommée, c'est-à-dire réalisée par une bonne mort. Cette persévérance leur appartient si bien qu'ils ne peuvent y renoncer ; il n'est pas possible en effet que celui-là n'ait pas persévéré qui est déjà mort saintement. C'est dans ce sens que saint Augustin (i) parle de la prédestination des Saints. C'est pourquoi il ne se contredit pas quand, d'une part, il affirme que les prédestinés reçoivent le don de persévérance finale dans lequel est comprise une sainte mort, et que, d'autre part, il soutient qu'il est au pouvoir de tous les justes de persévérer; car il n'y en a aucun qui ne reçoive quelque don qui le mette en état de persévérer et qui le rende inexcusable, s'il finit sa vie dans le péché. Pourquoi, sous prétexte de s'en tenir aux paroles de ce grand Docteur, ne faire aucun cas de sa pensée ? A quoi bon s'efforcer d'obscurcir des vérités aussi claires que le jour et
I. De dono persev. 1. 2. c. i et 6.
DE LA GRACE 27?
qui ont été admises par l'Eglise en tout temps? Si donc j'ai le bonheur d'être en grâce avec Dieu, je persévérerai jusqu'à la mort et j'emploie- rai dans ce but toutes sortes de moyens. Je ne me contenterai pas de la première faveur de Dieu m'inspirant le regret de mes péchés, je voudrai en recevoir une seconde qui m'excitera à faire de dignes fruits de pénitence, me préservera de retourner à mon vomissement et m'aidera à sur- monter toutes mes tentations. O noble Rédemp- teur du monde, qui mis en croix, avez persévéré dans cet état jusqu'à ce que tout fût consommé, vous qui n'avez pas acquiescé au désir de ceux qui vous sollicitaient d'en descendre, donnez-nous aussi un assez grand courage pour ne jamais cesser d'accomplir les œuvres de votre service. Imprimez dans mon âme une juste appréciation de votre Grâce, afin que je n'aie dans l'esprit, que je ne désire et que je n'accomplisse que ce que requiert la loi de votre amour. O très noble Fils de Dieu ! vous êtes en nous le principe de tout bien, soyez-en la suite par la continuation de vos secours, soyez-en la fin en m'accordant le don inestimable de la persévérance. Achevez, Seigneur, ce que vous avez commencé en nous. Donnez-vous à mon âme qui vous cherche, vous qui vous êtes donné à elle, quand elle ne vous connaissait pas. Recevez-la, quand elle retournera vers vous, vous qui l'avez appelée, quand elle s'écartait_^de vous. Visitez souvent mon cœur par vos lumières^et vos inspirations. Effacez dans ma mémoire toutes ces images et toutes ces rêveries qui rendent le péché séduisant. Faites, Seigneur très bon, que je res-
Baii, t. IV. 18
274 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
sente votre douceur divine, qui ne trompe jamais personne, afin que toutes les douceurs terrestres se changent pour moi en amertume et ne réussis- sent jamais à me séparer de vous, qui êtes mon souverain bien. Faites, ô douceur de ma vie, que ne les ayant pas aimées, j'apparaisse corrigé de tous mes vices et pur, quand vous me jugerez, afin que je sois digne d'être placé par vos Anges à votre droite, avec tous vos Saints, et d'être admis dans le royaume où sont ceux que vous avez bénis, pour vous y contempler face à face, vous aimer et louer dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
DE LA GRACE 27^
XXIir MÉDITATION
CONFIRMATION DE CE TRAITÉ
PAR LA
BULLE DU PAPE INNOCENT X
QUI TRANCHE
AU SUJET DE LA GRACE
CINQ DIFFICULTÉS DÉBATTUES
DANS CES DERNIERS TEMPS
SOMMAIRE
Cinq propositions au sujet desquelles de vifs débats s'étaient élevés dans VEglise. — Con- damnation des cinq propositions par le pape Innocent X. — Importance de cette condamna- tion.
I
CONSIDÉREZ que parmi les diverses questions controversées au sujet de la Grâce, il y en a eu cinq, à notre époque, qui ont mis le trouble dans l'Eglise, en France et autre part.
La première avait pour but de décider si la pra* tique des commandements de Dieu est possible à ceux même qui sont déjà justifiés ; la seconde, si l'on peut résister à la Grâce intérieure du Saint- Esprit ; la troisième, si la liberté requise pour le
276 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
mérite ou le démérite, excluait seulement la con- trainte, mais était compatible avec la nécessité qui met la volonté dans l'impossibilité d'agir autre- ment ; la quatrième, si l'erreur des semi-Péla- giens consistait à admettre une Grâce à laquelle la volonté humaine peut obéir ou résister ; la cin- quième enfin, si Jésus-Christ est mort pour tous les hommes sans exception, ou bien si c'est une hérésie de dire qu'il est mort pour tous les hom- mes.
Au sujet de ces cinq questions, plusieurs commen- çaient à admettre l'erreur ; ils défendaient cinq propositions condamnables en croyant suivre la doctrine de saint Augustin, et les soutenaient avec une ardeur si passionnée qu'ils en étaient venus à traiter de Semi-Pélagiens et d'hérétiques, ceux qui n'étaient pas de leur avis. Les erreurs qu'ils for- mulaient dans ces cinq propositions étaient comme cinq plaies dangereuses sur le corps de l'Eglise qui en aurait beaucoup souffert, si on n'y eût apporté un prompt remède. Aussi plus de quatre- vingts prélats français supplièrent le pape Inno- cent X de vouloir bien déterminer nettement ce qu'il fallait croire sur ces diverses questions, afin qu'un terme fut mis à ces débats et qu'on arrêtât les progrès de cette hérésie qui s'avançait comme un torrent et qui gagnait de nombreux esprits. Innocent IV ayant sur les bras cinq grandes affai- res qui de son temps agitaient l'Eglise, laissa éclater sa douleur dans le Concile général de Lyon; il prit pour thème de son discours ces paro- les : « O vous tous qui passe^, soye:^ attentifs et « voyeT^ s il y a une douleur comparable à la
DE LA GRACE 277
« mienne. » (Lament. i.) Puis il compara dans la suite du discours ces cinq graves affaires aux cinq plaies du crucifix, toucha tous les coeurs et les excita à penser sérieusement au remède à appli- quer. A son exemple, le pape Innocent X pouvait considérer les erreurs que l'on soutenait sur ces cinq questions comme autant de plaies très graves sur le corps de l'Eglise. Aussi, lui qui est le Chef visible de l'Eglise, a-t-il dû ressentir une profonde douleur, quand il a vu ces doctrines défendues non pas par des hommes de basse condition, mais par plusieurs de ceux qui devaient être le sel de la terre et la lumière du monde (i) et qui voulaient faire passer leur erreurs pour des vérités fonda-
I. Les auteurs et les partisans de cette doctrine étaient en effet tout d'abord Cornélius Jansénius qui sur la recommandation de son protecteur l'archevêque de Malines, Jacques Boonen, fut nommé professeur d'Ecriture Sainte à l'Université de Louvain, qui plus tard fut appelé à l'évêché d'Ypres, en Hollande, et dont VAugîisUnns, le livre fameux dans lequel était mise au jour la grande erreur, était revêtu de l'approba- tion des autorités ecclésiastiques. L'ami intime de Jan- sénius et celui qui partage avec lui la paternité de la même erreur, fut Jean du Verger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran. Beaucoup de savants et d'hommes pieux se sentaient attirés par l'austérité de ces deux chefs du Jansénisme, notamment Florent Courius, évêque de Tuam, en Irlande, et le P. de Condren, général des Oratoriens, en France. Dans l'épiscopat, le Jansénisme avait recruté quatre partisans, Mgr Pavillon, évêque d'Alet, de Buzenval, évêque d'Amiens, Arnauld, évê- que d'Angers et Caulet, archevêque de Paris.
278 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
mentales de la religion, alors qu'elles ne tendaient à autre chose qu'à la détruire. En effet, dès que les Souverains Pontifes (i), ses prédécesseurs, ont eu' découvert les germes de ces erreurs dans les pro- positions du docteur Michel Baïus, ils ont montré en les condamnant le grand déplaisir qu'ils-éprou- vaient à voir des hommes qui sous tous les autres rapports étaient des gens de probité et de doc- trine, s'oublier jusqu'à soutenir de vive voix et par écrit des opinions pleines de danger et de scandale. Quelle douleur n'aura donc pas ressen- tie le Chef de l'Eglise aujourd'hui régnant, en voyant cette Eglise affligée dans plusieurs de ses membres de ces plaies funestes qui consistent dans de très dangereuses erreurs et qui faisaient toujours des progrès chez les esprits trop crédules. Etonnons-nous en songeant à l'inconstance et à la légèreté des esprits humains qui, après avoir été nourris des principes de la saine Théologie, chan- gent d'opinion si facilement, au péril de leur salut. Imprimez bien profondément dans votre esprit ce que dit saint Paul : « Pour vous ^ vous « demeure^ fermes dans votre foi ; mais prenc^ « garde de ne pas vous élever^ et tene^^-vous dans « la crainte. » (Rom. 11.) O déplorable perver- sion des esprits ! Ceux qui ont la mission de défendre l'Eglise, quand ils ont rencontré quelque argument ou quelque passage d'un Père qu'ils ont de la peine à expliquer, au lieu de recourir à la prière et à l'étude pour trouver la solution de la
I. Plus V, Gregor. XIII et Urb. VIII in Bul. cont. Baiutn^
DE LA GRACE
279
difficulté, se rendent lâchement comme des soldat^"^ sans courage à la première vue de l'ennemi. Et puis, pour ne pas paraître s'être mépris, ils s'effor- cent de toutes manières de pervertir les âmes en les jetant .dans Terreur. Comme il vaudrait mieux qu'ils -n'eussent jamais eu aucune science, que de l'avoir acquise pour en faire un si mauvais usage ! Ainsi, dans toutes sortes de conditions, le démon tend des pièges pour attirer les hommes en enfer sous n'importe quel prétexte. Demandez donc à Dieu que ceux qui étudient la plus sublime des sciences ne laissent pas leurs esprits s'évanouir dans ces profondes questions et qu'ils ne s'écar- tent jamais de la règle de la foi (1). O Dieu éternel, ayez pitié de nous !
I . Nous ne pouvons nous empêcher de penser, en lisant ces lignes, que cette prière pour ceux « qui ont la mission « de défendre l'Eglise » et « qui étudient la plus sublime « des sciences » n'a rien perdu aujourd'hui de son oppor- tunité. Prions pour eux quand nous les voyons avec une infinie tristesse se réclamer de l'autonomie de l'exégèse critique pour saper par la base tous les grands faits historiques sur lesquels repose le chris- tianisme, l'authenticité des Evangiles et leur histori- cité, l'institution des sacrements, l'institution de l'Eglise, la résurrection du Sauveur du monde, et jusqu'à la pres- cience de son divin Fondateur, rabaissé par là même à la mesure d'un homme, — quoiqu'ils ajoutent, par une heureuse mais inadmissible inconséquence, que tout ce qu'ils révoquent en doute au nom de la science, ils l'acceptent néanmoins au nom de la foi.
28o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
II
Considérez le jugement que le Souverain Pon- tife Innocent X a porté sur ces cinq propositions, dans le but de guérir les plaies de l'Eglise dont Dieu lui a confié la garde. Voici quelle était la première proposition : « L'observation de certains « commandements de Dieu est impossible aux « hommes justes selon les forces qu'ils ont dans « Vétat actuel, alors même qu'ils voudraient « et s'efforceraient de les garder ; de plus^ la « grâce qui seule pourrait les leur rendre possi- « blés, leur fait défaut. » Nous déclarons, dit le Souverain Pontife, cette proposition téméraire, impie, blasphématoire, digne d'anathème et héré- tique et nous la condamnons comme telle.
La seconde proposition était formulée ainsi : « Dans Vétat de nature corrompue on ne résiste « jamais à la grâce intérieure. » Nous déclarons, dit le Souverain Pontife, cette proposition héré- tique et nous la condamnons comme telle.
Voici la troisième : « Pour mériter ou déméri- « ter dans Vétat de nature déchue., il n'est pas « nécessaire d'avoir la liberté qui consiste à être « exempt de nécessité., mais là liberté qui con- « sisie à ne subir aucune contrainte, suffit (i). »
I. Calvin et Luther avaient déjà nié d'une manière absolue la survivance de la liberté humaine après le péché originel. Condamnés par le Concile de Trente, (sess. 6, can. 5) ils imaginèrent une distinction : la liberté humaine subsistait bien encore, mais elle consis- tait uniquement en ce que la volonté ne pouvait être soumise à aucune contrainte ou à aucune violence
DE LA GRACE
281
Nous déclarons cette proposition hérétique et nous la condamnons comme telle.
Voici la quatrième : « Les Semi-Pélagiens « admettaient la nécessité de la Grâce inté- « rieure pour chaque acte^ et même pour le « commencement de la foi; leur hérésie con- « sistait en ce qu'ils soutenaient que cette « grâce était telle que la volonté humaine
extérieure. « 5'ï, dit Calvin (lib. 2, cont. Pighium) on « entend par liberté que la volonté est à l'abri de toute « coaction, qxi'elle ne peut être entraînée à vouloir malgré « elle par une violence venue du dehors, mais qiCelle agit « spontanément^ nous sommes d'accord. » Ainsi conçue la liberté n'était encore qu'une « étiqtiette à laquelle ne « correspond aucune réalité », comme l'avait dit tout d'abord Luther (Assert, art. j,(i.) Baïus adopta la même définition, que Jansénius fît sienne à son tour, puis l'un et l'autre déclarèrent qu'une telle liberté suffisait pour mériter la vie éternelle. — La hberté physique com- prend ces deux libertés, elle n'existe qu'à la condition que la volonté soit affranchie, d'abord de la coaction qui consiste dans une violence provenant d'une cause extérieure qui agit contre l'inclination de la volonté, et secondement, de toute nécessité intérieure, c'est-à-dire de tout principe intérieur qui déterminerait la volonté à vouloir telle chose. Toutefois, c'est dans cette indéter- mination intérieure que réside proprement la liberté ;" sa notion essentielle consiste à être une indifférence active, c'est-à-dire capable de se déterminer elle-même à agir ou à ne pas agir, à produire tel acte ou tel autre. C'est ce qu'enseigne l'Eglise, quand elle déclare que la volonté « peut, si elle veut, refuser son consente- ment. » (Conc. de Trente, sess. 6, can. 4), et ce qu'en- seigne aussi la raison, car si la liberté n'était qu'une
282 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
« pouvait soit lui résister, soit lui obéir. »
Nous déclarons cette proposition fausse (1) et
indiflférence passive, en quoi se distinguerait-elle de toutes les autres facultés ? N'est-elle pas essentiellement la faculté de choisir? N'est-ce pas à cause d'elle que nous nous considérons comme les maîtres de nos actes ? La contrainte qui s'exerce extérieurement peut bien nuire à la liberté des actes que la volonté com- mande aux puissances inférieures, mais jamais et dans aucun cas elle ne peut ni atteindre la liberté des actes immanents de la volonté, ni par suite lui nuire.
I. Elle est fausse en effet historiquement, en même temps qu'elle l'est théologiquement. Il suffit pour s'en convaincre de lire les canons 3, 4, 5, 6 et 7 du IP Con- cile d'Orange tenu en 529, et qui condamnent l'hérésie semi-pélagienne. Le témoignage de saint Augustin n'est pas moins formel quand il reprend Julien qui le premier répandit cette doctrine, pour avoir affirmé que « Vhomme commence seul sans la grâce ce que la grâce « achève. » (contra Julian. lib. 4, cap. 3.)« Celui-là nest « pas partisan de Célestius et de Pelage, comme toi et « d'autres vous le prétende^, dit-il en s'adressant au « vaèvaQ ]\A\ew, qui admettent que les hommes jouissent « du libre arbitre ou que Dieu est le créateur de tous ceux « qui naissent, car toîit cela c'est l'enseignement catholi- « que, mais si quelqu'un soutient que le libre arbitre « suffit à Vhomme sans le secours de Dieu potir servir « Dieu en toute justice, c'est celui-là qui mérite d'être « appelé partisan de Célestius et de Pelage » (lib. 2, de NUPT. ET coNcup. cap. 3.) 11 faut distinguer soigneuse- ment deux choses dans cette controverse : d'une part le commencement de la foi qui comprend deux actes^ un acte de l'intelligence qui juge qu'il faut croire, après avoir pesé les raisons de croire, et un acte dç la volonté
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hérétique et nous la condamnons comme telle (i). Voici la cinquième : « Oest être Semi-Pélagien
qui commande à rintelligence de croire formellement, et d'autre part la foi formelle qui consiste à adhérer aux vérités révélées à cause de l'autorité de Dieu révéla- teur. Les Semi-pélagiens ont compté la foi formelle au nombre des œuvres pour lesquelles la grâce était néces- saire. Pour ce qui regarde le commencement de la foi, les Pélagiens et les Semi-pélagiens ont encore admis la nécessité de la Grâce d'illumination pour l'acte de l'in- telligence, mais ils ont opiniâtrement nié la nécessité de la Grâce dite dJ inspiration pour l'acte de la volonté. Ils ont fait honneur à la seule nature de ce que l'Eglise appelle piiis credulitatis affectus. Il y a lieu de s'étonner, dit Perrone (n. 69, not.) qu^après la condamnation de la iv^ proposition de Jansénius comme fausse^ il se trouve encore des Théologiens catholiques pour soute- nir d'accord avec les Jansénistes que les Semi-pélagiens ont admis la nécessité de la Grâce pour le commence- ment de la foi.
I. <{. La Grâce, dit Jansénius dans son Augustinus, « agit avec une puissance irrésistible, elle est toujours « victorieuse. Elle détruit la volonté arbitraire, la liberté « apparente, née après la chute originelle, mais non la « vraie liberté ; car elle est elle-même la liberté, V oppose « de toute contrainte extérieure. Quand V Ecriture parle « d' une grâce qui est inefficace, ce n'est pas la grâce suffi- f{. santé de Fécole, gratia sufficiens, mais une sorte de « grâce moindre, une excitation à la grâce, un léger sont- « fie de grâce, gratiœ lenis afflatus, qui produit une « velléité encore faible pour le bien, velleitas. »(DeGrat. Ch. Salv.) — « La délectation victorieuse que saint « Augustin appelle grâce efficace est relative ; elle est « plus forte que la délectation de la concupiscence ; si au
284 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
« que de dire que Jésus-Christ est mort ou a « versé son sang pour tous les hommes sans « exception. » Nous la déclarons fausse, témé- raire, scandaleuse ; et si on l'entend en ce sens que « Jésus-Christ est mort seulement pour le « salut des prédestinés », nous la déclarons impie, blasphématoire, injurieuse à Dieu, dérogeant à sa bonté, hérétique enfin et nous la condamnons comme telle.
Telles sont les décisions du Vicaire de Jésus- Christ, de celui qu'il a établi dans son Eglise pour trancher toutes les questions doctrinales et y conserver l'unité de foi en même temps que l'union des esprits. Il n'a porté ce jugement
« contraire c'est cette dernière qui est plus forte, Vâme « s'immobilise dans d'inefficaces désirs. » {Ibidem, de gr. 1. 8, c. 2) — Jansénius admettait donc une double Grâce : une Grâce qu'il appelait victorieuse, parce qu'elle triomphait nécessairement de la concupiscence qui était plus faible qu'elle ; et une seconde Grâce, qui consiste dans une certaine velléité ou un certain désir de bien faire inefficace, que Dieu inspire expressément avec l'intention qu'il demeure inefficace. Les Jansénis- tes appellent cette Grâce la Grâce suffisante et ils décla- rent qu'elle donne à l'âme le pouvoir plein et parfait de faire l'action salutaire ; mais, — et c'est ici qu'est le venin, — cette Grâce n'est suffisante qu'en soi, abstrac- tion faite des dispositions actuelles du sujet et des cir- constances dans lesquelles il se trouve. Nous avons donc dans ce système : d'une part une Grâce efficace, au point de détruire la liberté, et de l'autre une Grâce suffisante qui en fait et dans la pratique est d'une insuf- fisance>bsolue.
DE LA GRACE 285
qu'après un long et pénible examen des proposi- tions, fait en plusieurs conférences par des cardi- naux et de savants Théologiens réunis par son ordre pour les discuter, après avoir consulté les plus fameuses facultés de Théologie, après avoir convoqué à Rome tous ceux qui auraient quelque chose à dire sur ces matières et qui voudraient être entendus, après avoir prescrit beaucoup de prières soit privées, soit publiques, afin de demander à Dieu les lumières nécessaires pour porter ces décrets conformément à la foi catho- lique (i). Enfin le pape a prononcé la sentence dans la plénitude de son pouvoir et de son auto- rité, avec défense faite à toutes sortes de person- nes de croire, d'enseigner ou de prêcher une autre doctrine, sous les peines décernées par les lois ecclésiastiques contre les hérétiques.
Cette constitution a été ensuite publiée dans
I. Toutes ces précautions et tous ces efforts faits par l'Eglise ou par le Pontife romain pour découvrir la vérité s'accordent parfaitement avec le privilège de rinfaillibité. C'est l'assistance divine qui est promise à l'Eglise et au Pape, c'est-à-dire la simple préservation de l'erreur, et par suite l'Esprit-Saint ne substitue nulle- ment son action à celle de l'Eglise ou du Pontife. Il convient donc que l'Eglise emploie les moyens d'infor- mation et d^étude qui sont propres à l'intelligence humaine, sauf à être surnaturellement secourue pour être préservée de l'erreur. .Certes, l'Eglise ne peut pas prétendre dans le cours de son existence à une assis- tance plus efficace que celle qui fut accordée aux Apôtres. Or, c'est après une longue discussion à laquelle prirent part les Apôtres et les prêtres (Act. XV, 6, 7),
286 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
tous les diocèses de France, à la grande joie de tous les catholiques qui étaient restés inébran- lables dans l'ancienne foi de l'Eglise, et au grand regret de ceux qui s'étaient laissé surprendre par de telles erreurs. On constate même que la plu- part des réfractaires cèdent tous les jours à l'auto- rité du pape et avouent qu'ils se sont trompés en croyant et en soutenant ces propositions si con- damnables.
De plus, ces censures dont la proclamation avait été empêchée par des troubles et des clameurs dans la faculté de Théologie de Paris, viennent d'y être approuvées par l'unanimité des Docteurs dans une assemblée qui a été tenue quatre ans après, à pareil jour.
Admirez dans cette Constitution et dans ces décisions si nettes la force de la vérité ; si quel- quefois elle est obscurcie par les nuages de l'er- reur, elle finit toujours par briller comme un beau
que saint Pierre porta la sentence au Concile de Jéru- salem. Mais il importe souverainement d'observer que si c^est un devoir pour le Souverain Pontife et pour les évêques réunis en Concile de faire tous leurs efforts avant la définition en vue de dégager la vérité, néan- moins Tinfaillibilité de la sentence n'est nullement le résultat de ces efforts, car elle est due et est accordée à l'Eglise en vertu d'une promesse divine. « L'étude et « les recherches sont nécessaires de la part du Souverain « Pontife, non pas absolument pour lui permettre de « définir un point de doctrine et d'user de son autorite « infaillible ; mais pour qu'il en use d'une manière juste « et légitime (c'est-à-dire sans péché). » (Valent, t. 3. d. I. q. I. p. 7).
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soleil et par dissiper tous les nuages qui la voi- laient. Et puisque le Souverain Pontife a eu en horreur ces cinq propositions, qu'il a voulu leur enlever tout crédit par des censures si graves, détestons nous aussi cette doctrine hérétique, sous quelque beau prétexte qu'on essaie de nous la persuader. Si vous aviez eu quelque doute sur ces questions, ou si vous aviez ajouté foi ou même applaudi à cette détestable doctrine, après avoir entendu la voix du Pasteur suprême, humiliez-vous, soumettez votre jugement à la foi ; car si c'est chose humaine de pécher, c'est une chose diabolique que de s'obstiner et de persévérer dans l'erreur. Il suffirait, pour vous damner, de continuer à admettre ces maximes hérétiques, puisque « sans la foi il est impossible de plaire à « Dieu. » (Héb. ii). Qu'est-ce qui a fait douter du salut de Tertullien et d'autres grands hommes, si ce n'est de s'être ralliés à un parti qui s'était formé à l'époque oii ils vivaient, bien que Tertul- lien eût pour agir ainsi le prétexte d'une pénitence plus rigoureuse et d'une vie plus austère ? Dites donc du fond du cœur : je suis enfant de l'Eglise, je veux mourir dans son obéissance et dans la ferme adhésion à la Chaire de saint Pierre, dont je ne me séparerai jamais. Dites avec saint Jérôme (i) écrivant au pape saint Damase : Je suis en com- munion avec votre Béatitude, c'est-à-dire avec la Chaire de saint Pierre. Je sais que l'Eglise .est bâtie sur cette pierre. Quiconque mange l'Agneau hors de cette maison, est un profane. Si quelqu'un
I. Epist. ad Damasutn.
288 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
est hors de l'arche de Noé, il périra dans le déluge (i).
I. L'auteur aurait pu déjà de son temps nous donner une méditation sur l'infaillibité du Pape. Ce que nous venons de lire au sujet de la condamnation du Jansé- nisme n'aurait pas de sens, si l'auteur refusait au Chef suprême de l'Eglise cette prérogative. Il lui aurait suffi pour composer cette méditation d'ajouter aux citations de l'Ecriture et des SS. Pères, celles non moins expli- cites de ses auteurs préférés : de saint Thomas d'abord qui fait le fond de la Théologie affective. Voici comment s'exprime le Docteur angélique (II. IL q. i. a lo) : « Il « faut dire qu'une rédaction nouvelle du Sj'nibole est « rendue nécessaire par l'apparition de nouvelles erreurs. « En effet, il appartient de donner comme une nouvelle « forme au Symbole à celui à qui il appartient, en vertu « de son autorité, de déterminer souverainement les articles « de foi et d'ordonner aux fidèles de les croire d'une foi « inviolable. Or c'est au Souverain Pontife qu'est dévolue « une telle autorité... En voici la raison : c'est que « l'Eglise doit avoir l'unité de foi, comme le dit l'Apôtre « (I Cor. 2)... Or cette unité de foi serait impossible, si « lorsqu'une question touchant à la foi est soulevée, celui « qui gouverne l'Eglise universelle n'avait pas le droit de « la trancher de manière à ce que toute l'Eglise soit « obligée d'adhérer fermement à sa sentence. » (Cf. ibid. resp. ad. 2. ; q. 11. a. 2. ad. 9 ; de pot. q. 10, a. 4. ad. 13) ; dans ce dernier passage, il conclut que pour définir les matières de foi, il n'est nullement nécessaire de réunir un Concile. L'auteur aurait pu citer aussi Albert le Grand et saint Bonaventure (ap. Andr. Duvall. de supr. rom. Pont, potest. p. IL q. i). Il aurait pu y joindre les témoignages si formels de ses plus illustres contemporains qu'il se plaît à citer, de Bellarmin qui s'exprime ainsi (de rom. pont. 1, 4, c. 2) au sujet de
DE LA GRACE 289
III
Considérez combien il était souverainement important que le Pontife suprême portât un juge- ment sur ces cinq propositions.
D'abord, ceux qui les défendaient s'apprêtaient à faire revivre les opinions que Luther et Calvin avaient tâché d'introduire dans l'Eglise contre la Grâce suffisante, la liberté et le dogme de la mort
l'opinion qui nie l'infaillibilité du Pape : « Nous n'osons « pas affirmer que cette opinion soit pormellement hére- « tique ^ parce que ceux qui la soutiennent nont pas été « condamnés par V Eglise^ ni leurs ouvrages n ont jamais « été prohibés; mais elle nous parait si évidemment « fausse^ que rien ne s'oppose à ce que V Eglise la condamne « comme hérétique 7> ; de Suarez (de fide, disp. 5. sect. 8. n. 4): « C'est une vérité appartenant à la foi catholique « que le Souverain Pontife est une règle de foi infaillible^ « quand définissant un point de doctrine ex cathedra^ « // le propose en vertu de son autorité à l'Eglise univer- « selle en lui faisant un devoir de le croire de foi divine. « C'est là ce qu'enseignent tous les docteurs catholiques « contemporains ; pour moi, f estime que c'est une vérité « certaine et de foi » ; de saint François de Sales, aujourd'hui Docteur de l'Eglise (des controverses de la FOI, ch. 10) : « L'Eglise a toujours besoin d'un confirma- it, leur infaillible auquel on puisse s'adresser, d'un fonde- « ment que les portes de V enfer et principalement l'erreur « ne puissent renverser, et que son pasteur ne puisse « conduire à Terreur ses enfants. Les successeurs donc de « saint Pierre ont tous ces mîmes privilèges, qui ne « suivent pas la personne, mais la dignité et la charge « publique. »
Voici en deux mots ce qu'a pensé sur ce sujet l'Eglise Gallicane : Avant le Concile de Constance (1415) aucun Bail, t. it, 19
290 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
de Jésus-Christ pour tous les hommes. Ils appor- taient un nouveau secours à ces hérésies déjà condamnées (i), ils les faisaisnt renaître, confir- maient les hérétiques dans leurs erreurs et per- vertissaient les esprits d'un grand nombre de Religieux et de Religieuses, à qui on tâchait d'ino- culer par mille artifices et jusqu'au fond des cloî- tres le poison de ces erreurs. Si bien que dans les maisons où les Supérieurs ou les Supérieures ont eu moins de vigilance pour en préserver leurs sujets, ce mal s'est introduit, et on a vu des âmes consacrées à Dieu, partir de ce monde infectées de ces erreurs ; elles ont comparu au tribunal de
Théologien n'a nié que le Pape parlant ex cathedra fût infaillible. (Voyez And. Duval, doyen de la Faculté de Paris ; apud Zaccar. Antifehr. p. 1. diss. i. c. 10. n. 8 ; et le card. d'Aguirre, Déf. de la ch. de Pierre^ disp. 7, sect. 2. n. 12) : Cette opinion lausse, et aujourd'hui hérétique, ne se fit jour qu'à l'époque du Concile de Constance (141 5) et dans l'Assemblée générale du Clergé en 1682 \ elle n'eut jamais le suffrage que d'un petit nombre de Théologiens, de telle sorte qu'il est vrai de dire que la véritable et traditionnelle opinion de l'Eglise de France a été celle de l'infaillibité du Pape. (Cf. Cercia, de rom. pont. vol. 2. p. 320-330).
I. Le pape Léon X avait condamné, par la bulle « Exsurge Dotnine y> du 16 mai 1520, sous le numéro ^6, l'erreur de Luther qui consiste à nier le libre arbitre. Le Concile de Trente avait condamné aussi ces trois erreurs de Luther touchant la Grâce suffisante (sess. 6, ch. 5 et II et can. 4); la liberté (sess 6. ch. i et can. 5); et la mort de Jésus-Christ pour tous (sess. 6. ch. 2 et 3).
DE LA GRACE
^91
Jésus-Christ chargées du crime d'hérésie, de cette hérésie qu'on avait fait passer à leurs yeux pour une doctrine toute céleste (i). Le mal était d'au- tant plus grand que ces hérétiques apportaient à
I. On sait, — mais il est bon d'en recueillir le témoi- gnage d'un contemporain bien à même de constater le fait, — on sait avec quelle invincible opiniâtreté un certain nombre de religieuses, séduites par l'apparente austérité de la secte adhérèrent à ces doctrines et com- ment affamées du sacrement de V Eucharistie^ elles pous- sèrent souvent Yliéroïsme jusqu'à refuser la communion même à l'article de la mort. On connaît bien ces deux foyers célèbres de l'hérésie, Port-Royal des Champs et Port-Royal de Paris dont l'abbesse Angélique Arnauld et toute sa communauté étaient sous la direction de l'abbé de Saint-Cyran. Refusant de signer le formulaire rédigé par l'assemblée du clergé de France, méprisant Tautorité de l'archevêque de Paris, « en appelant à iou- « tes les puissances de la terre et à tous les saints du « paradis », elles ne purent être réduites que par leur dispersion et la surveillance rigoureuse à laquelle elles furent soumises. Quand on a lu le Traité de la Grâce de Bail ou même seulement cette page sur les ruines spi- rituelles qu'avait causées la doctrine janséniste dans les cloîtres, on voit le cas qu'il convient de faire du récit suivant de Michaud (Dict. art. Bail) : « M. de Marca, « après avoir expulsé de Port-Royal les confesseurs qui « dirigeaient ce célèbre monastère, en nomme Bail supé- « rieur et directeur^ lequel^ après avoir interrogé toutes « les religieuses, et suivi leur conduite pendant deux mois, « rendit un témoignage honorable à leur régularité, à « leur docilité et à leur orthodoxie ; ce qui n^ était pas « très conforme aux vues de ceux qui lui avaient fait don-' « ner cette commission délicate. »
292 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
l'appui de leur doctrine des raisons et des textes puisés dans les Pères, notamment dans saint Augustin (i), et aussi des arguments empruntés à Luther et à Calvin, ces hérétiques fameux. Tout ce qu'ils alléguaient de plus sérieux était puisé à ces mauvaises sources, comme si l'Eglise catholi- que eût été dans Terreur et dans l'ignorance, comme si elle eût eu besoin d'apprendre la vraie doctrine de la bouche des hérétiques et de deman- der des lumières à ceux que les ténèbres envelop- pent de toutes parts.
De plus, rien n'était plus contraire à l'esprit de la vraie pénitence que la doctrine renfermée dans ces propositions, à tel point que c'est merveille de voir que ses défenseurs avaient si souvent le mot de pénitence à la bouche, alors que par leurs erreurs ils la ruinaient totalement. En effet, si un
I. Personne n'ignore avec quel zèle, sans doute très pur, les novateurs du xvi^ et du xvii® siècle en appelaient aux Pères et surtout à saint Augustin, qui a parfois des expressions d'une singulière énergie sur la prédestina- tion et sur l'efficacité de la Grâce, et aux œuvres de qui on peut appliquer ce jugement que saint Pierre a porté sur les Epîtres de saint Paul (2 Ep. de saint Pierre. III, 16) « il y a quelques endroits difficiles à entendre que « des hommes ignorants et peu affermis dans la foi « détournent en de mauvais sens. » C'est avec des textes de saint Augustin que Michel Baïus avait essayé d'étayer ses erreurs, et Jansénius à son tour prétendait ne don- ner que la pure et authentique doctrine de cet illustre Docteur dans son fameux ouvrage qu'il intitula Augus-
TINUS, SIVE DOCTRINA S*' AuGUSTINI DE HUMANŒ NATURŒ SANITATE... etc.
DE LA GRACE 298
chrétien s'est une fois persuadé que l'observation des commandements lui est impossible, comment concevra-t-il du regret de ne pas avoir observé ce qu'il lui était impossible d'observer? Est-ce que plutôt il ne se glorifiera pas de ses excès et de ses débauches, sous prétexte que la foi lui enseigne qu'il ne peut agir différemment, qu'il lui est impossible de résister à ses mauvais penchants ? Et d'autre part, si quelqu'un s'imagine qu'il ne résiste jamais à la Grâce de Dieu, quelle ne sera pas sa présomption? Il devra croire qu'il est saint, qu'il n'a jamais été infidèle à la Grâce ; comment donc pourra-t-il se reconnaître infidèle à Dieu et avouer qu'il est un grand criminel ? Et encore si un homme croit qu'il est libre, quoique sa volonté soit déterminée à l'action, s'il croit qu'il ne peut pas ne pas correspondre à la Grâce que Dieu envoie au moment qu'il lui plaît, pourquoi lui, pécheur, essayerait-il de faire violence à ses appé- tits ? Pourquoi s'efforcerait-il d'adopter les senti- ments qui conviennent à un cœur pénitent ? Il se dira en lui-même : qu'ai-je à faire de me tour- menter et de me contraindre ? Au moment où la Grâce descendra du ciel, si je suis prédestiné et si le ciel doit être un jour mon partage, je serai tout d'un coup saisi par une violente contrition, des larmes amères tomberont de mes yeux en me fai- sant éprouver une douceur charmante, je ne pourrai en arrêter le cours et en même temps je ressentirai une telle ardeur que rien ne me fera de la peine. Puisque pour le moment j'ai de la répugnance à me convertir, c'est une preuve que la Grâce me fait défaut ; aussi c'est en vain que je
294 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
travaillerais maintenant à mon salut. Enfin, si Jésus-Christ n'a pas aimé toutes les âmes, s'il en a méprisé et rejeté la plupart, s'il n'a rien souffert par amour pour elles, pas plus que pour les démons qui sont en enfer, que deviendra ce motif qui fait embrasser à tant de pécheurs la pénitence ? Que deviendra cette pensée d'un Dieu mourant pour donner la vie aux pécheurs, pensée qui a touché tant de cœurs et qui a fait choisir à tant de chrétiens les croix et les satisfactions les plus austères ? Chaque pécheur pourra se dire : pour- quoi aimerai-je celui qui ne m'a jamais assez aimé pour vouloir me sauver ? Que ceux à qui il est démontré qu'il a songé à eux et qu'il a souffert pour eux, souffrent pour lui. Moi à qui rien ne prouve qu'il ait souff'ert pour moi, embrasserai-je une vie de souffrance et me mortifierai-je conti- nuellement en considération de Jésus-Christ qui peut-être n'a jamais songé à moi, si tant est qu'il ne soit pas mort uniquement pour les élus qui sont en si petit nombre en regard des autres ? Voilà le raisonnement que tiendront les esprits qui admettent ces pernicieuses doctrines : mais les autres au contraire, ceux qui croient que Jésus- Christ a songé à eux en mourant, qu'il a offert son sang à son Père éternel pour leur obtenir des Grâces dans cette vie, et s'ils en font un bon usage, le paradis dans l'autre, se sentent obligés à le servir et à souffrir pour lui tout ce que la péni- tence a de plus austère et de plus rigoureux. Ne serait-ce pas en effet une criminelle ingratitude que de ne rien rendre à celui qui a tant donné qu'il s'est anéanti lui-même sur la croix ?
DE LA GRACE 296
Enfin cette doctrine, après avoir étouffé l'esprit de pénitence seul capable d'arrêter les maux qui envahissent ce monde, pousse la plupart des âmes qui en sont bien convaincues jusqu'au désespoir. Peu de personnes feront cas de la religion et con- sentiront à se sacrifier pour Jésus-Christ mourant. Chacun dira qu'il laissera aller l'affaire de son salut comme elle pourra, qu'elle ne dépend pas de lui, que c'est Dieu seul qui la tranche d'une ma- nière si absolue que, quoi qu'il fît, il n'en serait ni plus ni moins. Car d'après leur théorie, il ne faut pour se sauver, qu'une Grâce victorieuse par elle- même, qui produira nécessairement et infaillible- ment son effet chez ceux à qui elle sera donnée ; mais les âmes qui ne l'auront pas demeureront dans la masse primitive de perdition où les a plongées le péché d'Adam et où Dieu les a abandonnées (i).
I. C'est avec une parfaite clarté que l'auteur fait sortir de la doctrine janséniste les odieuses conséquen- ces qu'au point de vue pratique elle renferme. Ce n'est certes pas l'esprit de pénitence et l'austérité tant affec- tée par les Jansénistes qui découlent logiquement de semblables erreurs. Et en même temps que l'esprit de pénitence elles ruinent tout ce qui fait la base des ver- tus chrétiennes, l'humilité, l'effort pour le bien, l'es- pérance et l'amour de Dieu, Voilà un singulier point d'arrivée après un si beau départ. C'est pour nous une preuve bien frappante de la divinité de TEglise, que cette impeccable précision avec laquelle elle s'est tou- jours tenue également éloignée du faux naturalisme et du faux mysticisme, et elle a su faire la part de la nature et de la Grâce. L'auteur du « Lihellus fidei » fait obser- ver avec beaucoup de raison que le Jansénisme, qui
296 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Ainsi, de quelque côté qu'on considère cette doctrine, elle est à rejeter ; car pour ce qui con- cerne le passé, elle fait revivre les anciennes hérésies ; dans le présent, elle éteint l'esprit de pénitence, dont elle conserve seulement le nom pour en faire parade ; quant à l'avenir, elle prépare et excite les âmes au désespoir. Il était donc très important qu'elle fût condamnée.
Je remercierai donc Dieu pour cette condamna- tion par laquelle a été détourné l'orage qui mena- çait l'Eglise. Je le remercierai d'avoir donné au Souverain Pontife la pensée et la volonté de se prononcer contre cette doctrine par un jugement solennel et si sagement préparé. Je me soumettrai humblement à ce décret émané du successeur de saint Pierre et du Vicaire de Jésus-Christ, me gardant bien de croire autre chose que ce qu'il a défini. O Jésus, lumière du monde, affermissez- moi dans ces résolutions, détournez-moi de la voie des hérétiques, que mon âme ne prenne jamais part à leurs conseils et que je ne mette pas ma gloire à faire partie de leurs assemblées. Mais que plutôt j'aspire à entrer dans l'assemblée des Saints que l'humilité chrétienne a exaltés jusqu'à la gloire éternelle.
semble déprimer la nature et exalter la Grâce, favorise en réalité le naturalisme et le rationalisme. C'est si vrai que les propositions jansénistes du Concile de Pistoie sur l'état de nature (la 16®, la 18*^ et la 20®) ont été con- damnées par Pie VI comme « favorisant l'hérésie Pela- « gienné. » (Libellus fidei, p. xiii.) Le triomphe de la nature avec toutes ses passions, c'est bien là aussi ce que Bail nous montre au fond de la doctrine janséniste.
DE LA GRACE 297
XXIV^ MÉDITATION ^^^
DIEU PROCURE SA GLOIR.E SANS
FAIRE VIOLENCE
A LA VOLONTÉ HUMAINE
ET MALGRÉ ELLE
SOMMAIRE
Dieu respecte inviolahlement la liberté humaine dans tout ce qui concerne le salut ou la dam- nation de Vhomme^ comme aussi dans toute Véconomie de la Grâce et de la gloire qui doit finalement lui revenir de la création du monde. — Le but de Dieu en accordant à Vhomme la liberté., a été d'en retirer une certaine mesure de gloire. — Raisons pour lesquelles Dieu a
I. Cette dernière méditation du Traité de la Grâce fait défaut dans une des anciennes éditions parues du vivant de l'auteur. Tout nous porte à croire néanmoins qu'elle est réellement de lui. Elle nous paraît une des plus belles de ce traité qu'elle clôt magnifiquement en résumant toutes les plus hautes et les plus mystérieuses questions qui se rattachent à la Grâce : le problème de la liberté humaine, la fin pour laquelle Dieu a créé le monde et pour laquelle il crée tous les jours de nou- velles vies humaines, les raisons pour lesquelles il a créé ceux dont il prévoyait la damnation, sa Provi- dence enfin à l'égard des infidèles.
298 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
créé les hommes dont il prévoyait la damna- tion.
I
CONSIDÉREZ que Dieu respecte inviolablement la liberté humaine, lorsqu'il s'agit du salut de rhomme ou de sa perte, comme aussi dans toute l'économie de la Grâce et dans celle de la gloire qu'il s'est proposé de retirer finalement de la création du monde. Il n'y avait que cette liberté qui semblât devoir lui créer un obstacle et l'em- pêcher d'obtenir la gloire qu'il attendait des êtres créés. Néanmoins, par un secret de son sage gou- vernement, il conserve intacte la liberté humaine dans l'affaire du salut et la fait tendre vers la fin qu'il s'est proposée, sans lui faire violence. Pour cela, il équilibre ce qui peut pousser à bien faire et ce qui peut incliner au mal, afin que la liberté placée entre ces deux partis opposés ne se trouve pas anéantie par la prépondérance excessive de l'un ou de l'autre, qu'elle puisse toujours se por- ter oii il lui plaira et conserver la liberté de ses actes. Aussi Salomon a-t-il écrit une parole qui nous choque de prime abord : « Vous dispose^ de « nous^ Seigneur., avec un grand respect. » (Sag. 12) En effet, il semble bien que Dieu traite avec respect la liberté humaine ; dans ce but, il s'abstient de taire certaines choses, comme aussi il en fait d'autres tout exprès, afin que l'homme n'ait pas sujet de se plaindre qu'on ruine cette prérogative naturelle, la liberté. Si le chrétien est entraîné au mal par sa concupiscence. Dieu lui offre un contrepoids suffisant dans la foi aux mys-
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tères sublimes de la religion, pourvu qu'il y prête quelque attention et qu'il les médite un peu à loi- sir. Si l'infidèle est détourné par le malheur de sa naissance et les mœurs de son pa3^s, de la foi qui lui est indispensable pour être justifié ; cependant la prédication d'une loi toute céleste qui promet une éternité de biens à ceux qui l'observent et qui menace d'une éternité de malheur ceux qui la repoussent, d'une loi qu'accompagnent toujours des inspirations secrètes semblables à des voix qui retentissent au fond du cœur, la prédication de cette loi, dis-je, devrait tout au moins le faire hésiter, si le jugement de sa raison n'était pas perverti par les entraînements déraisonnables de sa volonté. Ces entraînements qu'il pourrait répri- mer, mais qu'il ne réprime pas, faussent son jugement et empêchent sa raison de se porter au véritable bien; mais il en est ainsi par sa faute et il en sera puni. Si la foi offre des difficultés qui ont pour cause son obscurité, d'autre part les motifs de crédibilité sont de nature à persuader les sages, malgré l'obscurité de ses mystères. Mais l'un résiste à cause de son avarice, l'autre à cause de son amour des femmes auxquelles son àme est comme collée ; celui-ci par une haine mortelle qu'on lui a inspirée dès son enfance contre l'Eglise romaine et son Chef; celui-là pour quelque autre lien dont il ne veut pas se dégager pour recevoir le joug de Jésus-Christ. Et en effet, les deux sour- ces de tout péché et de la damnation sont la mau- vaise crainte et le mauvais amour, auxquels Dieu oppose, par la prédication de l'Evangile, l'amour du bien éternel et la crainte du supplice éternel ;
3oO LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
c'est ainsi qu'il contrebalance les penchants mau- vais de la volonté. Aussi, dit saint Thomas, la Providence divine a de toute éternité destiné la nature humaine à l'acquisition de la béatitude par le libre arbitre. C'est là une des maximes de son gouvernement. Il ne veut pas sauver l'homme autrement que de son plein gré, il ne veut pas le pousser vers le ciel comme un être sans raison, il l'honore jusqu'à vouloir qu'il soit l'artisan de son propre bonheur, il permet qu'il soit tenté, mais jamais au-dessus de ses forces, au besoin il sait modérer la violence des tentations, il lui fournit abondamment le secours de ses Grâces, mais sans jamais léser en aucune façon la liberté et sans que à son tour la liberté puisse frustrer ces Grâces du bon effet dont elles sont capables.
Et en effet, pourquoi, dit saint Thomas, Dieu contraindrait-il quelqu'un à le servir ? Si quel- qu'un refuse de le servir de bon cœur et avec bonne volonté, il peut créer d'autres hommes qui s'estimeront trop heureux de recevoir ce que les premiers ont refusé et qui en feront un meil- leur usage. Les hommes ne lui sont pas néces- saires, il est trop grand seigneur pour se sentir obligé de prendre ces moyens qui accusent chez celui qui se voit contraint d'y avoir recours, le besoin et la pauvreté, comme chez les maîtres qui enchaînent leurs esclaves de peur d'en man- quer, si ceux qu'ils ont s'échappaient. Dieu n'en est pas réduit à cela ; c'est pourquoi son gouver- nement à l'égard de l'homme atteste une grande générosité. Il fait l'homme libre et lui conserve cette liberté ; il lui laisse le choix entre l'eau et le
r>E LA GRACE 3oî
feu, entre le bien et le mal, il n'a pour agréables parmi les œuvres que Thomme accomplit ici-bas que celles qui procèdent de sa libre volonté ; car, dit saint Paul : « Dieu aime celui qui donne avec « joie. » (II Cor. 9).
Après avoir constaté ce trait de la Providence de Dieu et de son gouvernement, je veillerai soigneusement sur ma liberté. Si Je me sens porté à quelque vice ou à quelque péché qui pourrait me détourner de ma fin, je songerai au contre- poids que Dieu me donne pour ne pas succomber à la tentation et pour ne pas embrasser le parti de la mauvaise cupidité. La cause la plus ordinaire du péché consiste à ne pas réfléchir, quand nous sommes tentés, sur les motifs qui devraient nous détourner du mal et nous en inspirer de Thorreur. O Seigneur ! que votre conduite à notre égard est bonne ! Quand le démon, la chair ou le monde ont mis mon salut en péril, quand ils m'ont fait pencher vers le mal, vous m'en avez retiré de plusieurs manières : vous m'avez retenu à votre service tantôt par la crainte, tantôt par Tespé- rance des biens du ciel incomparablement supé- rieurs à ceux de la terre, tantôt vous m'avez inspiré la pensée de la beauté de la vertu ou de la laideur du vice, et me faisant comprendre quelle grande dignité vous réservez à vos enfants, vous avez redressé ma mauvaise inclination et vous m'avez rendu docile à la Grâce ; tantôt vous avez imprimé dans mon esprit l'idée de votre grandeur et de votre pureté infinies qui m'ont tenu dans une sainte frayeur et dans une profonde humilité. Oh ! combien de fois m'avez-vous ramené à vous par
302 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
les liens si doux de votre amour ? Combien de fois m'avez-vous détourné de la voie du mal et remis dans le droit chemin, par la nouvelle de la mort subite de mes semblables, par la peur de votre jugement et par le tourment d'une cons- cience inquiète ? Vous avez agi ainsi, Seigneur, dans le but de déjouer les ruses de Satan, qui voulait opprimer mon àme créée à votre image et rachetée par le sang précieux de votre Fils. Et vous avez agi ainsi, non pas une fois, mais sou- vent, afin que je fusse toujours en état, durant cette vie, de marcher vers ma fin bienheureuse. Oh ! louées soient à jamais la sagesse et la douceur de votre gouvernement !
II
Considérez que le but de Dieu en accordant à l'homme le privilège de la liberté, a été d'en retirer une certaine mesure de gloire ; jusqu'à ce que cette mesure déterminée par Dieu soit atteinte, le monde durera et les hommes seront dirigés comme nous venons de le voir, vers leur fin bienheureuse. Mais dès que le nombre des élus sera atteint. Dieu arrêtera le cours des générations humaines et les hommes ne naîtront plus. Le mouvement cesse dès qu'on est arrivé au terme vers lequel on tendait ; la pierre cesse de se mouvoir, dès qu'elle a trouvé son centre. Ainsi Dieu s'étant proposé d'être glorifié par un nombre déterminé de prédestinés qui doivent arriver à la béatitude par des actions libres et méritoires, continuera sans interruption à gouverner et à diriger le monde, jusqu'au jour où ce nombre fixé
DE LA GRACE 3o3
par lui sera atteint, de telle sorte qu'il ne manque pas un seul élu. Jusqu'à ce que ce temps soit venu, les générations humaines se succéderont comme elles font depuis le commencement du monde ; plus il y aura de justes qui viendront grossir ce nombre et contribuer à le parfaire, plus tôt arrivera la fin du monde, et plus il y aura sur la terre de pécheurs et d'infidèles qui se rendront indignes d'être de ce nombre, plus longtemps dureront les générations humaines. Ce secret est beau et mérite quelques nouveaux éclaircisse- ments.
Il faut supposer tout d'abord que Dieu qui a fait toutes choses avec nombre, poids et mesure, a aussi arrêté dans sa pensée un nombre déter- miné de prédestinés. C'est ce que nous affirme saint Augustin (i) : le nombre des prédestinés, dit-il, est fixé, il ne peut être ni augmenté ni diminué. Saint Thomas (2) l'admet aussi expres- sément. Or Dieu voulant arriver à ce chiffre fixé d'avance et connaissant par sa science appelée science de simple intelligence, un nombre infini d'hommes possibles, mais encore plongés dans les abîmes du néant, résolut en premier lieu d'en tirer un certain nombre, autant qu'il en fallait pour arriver à parfaire le chiffre des élus, car il les créait tous dans cette intention et pour cette fin à laquelle ils ne manqueraient pas de parvenir, s'ils faisaient un bon usage de leur liberté et des Grâces divines. Ainsi Dieu décida-t-il de leur
I. De correct et grat. c. 15. a. I. q. 35. art. 7.
3o4 LA THÉOLOGIE Ai^FECTlVË
donner, en même temps qu'une nature douée de liberté, la Grâce nécessaire pour parvenir à la béatitude. Si Dieu eût prévu que tous ces hommes feraient un bon usage de leur liberté, il se serait borné là et n'aurait pas tiré d'autres hommes du néant ; dans ce cas la fin du monde serait venue plus vite. Mais son intelligence à laquelle rien n'échappe lui faisait voir l'infidélité de plusieurs de ces hommes, peut-être des trois quarts ou même d'un plus grand nombre. Il prévoyait dès lors que le nombre des prédestinés ne serait pas atteint avec ces premières créatures raison- nables, dont plusieurs n'arriveraient pas à leur fin. Il résolut donc au même instant de réprouver tous ceux qui pécheraient et de combler le vide que leur exclusion allait faire, par un nombre égal d'autres hommes qu'il se proposa de tirer encore du fonds inépuisable des abîmes du néant. Mais de ces nouvelles créatures il voit encore une portion très notable qui abusera de ses Grâces et fera un mauvais usage de sa liberté. En consé- quence, il réprouve encore cette portion notable et il s'approche de plus en plus du chiffre des élus qu'il a fixé, par un nouveau choix de ceux qu'il prévoit devoir lui être fidèles et qu'il prédestine.
Ainsi Dieu va puisant toujours dans l'abîme du néant autant d'âmes qu'il lui en faut pour achever son compte de prédestinés, et substituant de nouveaux hommes au lieu et place de ceux qui perdent volontairement leur couronne. Si bien qu'en vertu de ce procédé que Dieu applique sans succession de temps, des hommes sont créés qui n'auraient jamais été appelés à la vie, si
t)E LA GRACE 3o5
d'autres n'eussent fait défaut à Dieu ; il y en aura de sauvés qui n'auraient jamais été créés, si d'autres ne se fussent damnés, laissant de la sorte vides et disponibles des places qu'ils devaient occuper au ciel. L'Ecriture sainte confirme cette vérité dans plusieurs passages. La parabole des invités aux noces, celle des vignerons homicides, rappel de Gentils au défaut des Juifs qui n'ont pas voulu croire à l'Evangile, la menace faite par Dieu à un illustre évêque de transporter ailleurs le chandelier au profit d'un autre qui se sauverait à sa place, l'histoire du geôlier converti à la foi et se substituant à l'un des quarante martyrs de Sébaste qui avait manqué de courage, sont autant de preuves de cette vérité. Voilà pourquoi Dieu conserve le monde et fait se succéder l'un à l'autre, sur la terre et dans l'Eglise, comme sur un théâtre, divers personnages ayant tous la liberté et les Grâces suffisantes pour bien faire, s'ils le veulent sincèrement et énergiquement. C'est ainsi que Dieu, en vertu de ses décrets, de sa prescience et de ses volontés éternelles, ordonne aux siècles de se dérouler, en même temps que, sans faire la moindre violence à leur liberté, il dirige les hommes vers la béatitude.
O secrets infinis de la divine sagesse ! ô admira- bles effets de la puissance, de la bonté et de la justice divine ! O gouvernement très équitable, que nous devons tous adorer et que nous ne pou- vons blâmer sans injustice ! Quel sujet de se plaindre auront les premiers appelés, s'ils ne se trouvent pas dans le livre des prédestinés ? Quels remercîments n'offriront pas à Dieu ceux qui
Bail. t. iv, 3q
3o6 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
furent appelés en second lieu, quand ils verront par quelle faveur ils ont été substitués aux pre- miers ? Justes, craignez, parce que vous pouvez tomber et déchoir de votre glorieux état ! Et vous pécheurs, ne désespérez pas ; il y a tant de justes qui se pervertissent et dont vous pouvez prendre la place. Hommes du monde, ne vous découragez pas ; tant de religieux se damnent, saisissez ces couronnes qui se perdent. Vous pouvez être subs- titués à ces personnes sacrées qui profanent leur caractère et qui dérogent à leur dignité.
III
Considérez pourquoi Dieu a créé les hommes, sachant bien que certains abuseraient de sa Grâce et qu'ils seraient damnés. Plusieurs se sont effor- cés de donner une réponse à cette question. Saint Jérôme (i) dit que Dieu juge selon l'état actuel des choses, sans avoir égard à l'avenir ; sa bonté est si grande qu'il aime celui qu'il voit pour le mo- ment dans un bon état et lui donne la faculté de se convertir, quoiqu'il prévoie qu'il sera pervers. Gerson nous dit qu'il a agi ainsi pour le bien de ses élus ; car de même qu'il a produit pour le ser- vice de l'homme même les animaux nuisibles, ainsi les méchants sont utiles aux bons en exer- çant leur vertu. Les réprouvés ne sont donc pas inutiles aux justes, soit au point de vue de leur vie temporelle, soit au point de vue de leur vie spirituelle. Ne sont-ce pas les tyrans qui ont fait les plus grands Saints du paradis, je veux dire les
I. L. 3. contra Pelag,
DE LA GRACE 3o7
martyrs ? D'autres prétendent que Dieu ne fait en cela qu'user de son droit, car il est maître à tel point de toutes ses créatures qu'il aurait pu les créer, bien qu'elles fussent encore exemptes de tout péché, dans les tourments de l'enfer. Dès lors y a-t-il lieu de s'étonner si, faisant preuve d'une grande générosité, il en a créé quelques- unes qui devaient être toujours misérables, sans toutefois les créer dans ce but, et si sa justice con- damne ceux qui ont abusé à la fois de sa miséri- corde et de sa justice ? Mais toutes ces réponses ne font pas la lumière complète et ne satisfont pas pleinement l'esprit.
Un esprit curieux doit reconnaître, s'il veut rai- sonner, que la question posée renferme en réalité deux questions bien distinctes. La première est celle-ci : pourquoi Dieu a-t-il créé ces hommes; et la seconde : pourquoi les a-t-il damnés ? Or des questions différentes demandent des réponses dif- férentes. C'est en effet le propre des sophistes de poser à la fois plusieurs questions et de trouver à redire à la première réponse qui leur est faite, sous prétexte qu'elle ne les satisfait pas sur tous les points. N'agissons pas en sophistes avec Dieu. Répondons à la première question que Dieu a créé les hommes par bonté, et à la seconde, qu'il les a damnés par un arrêt de sa justice vindicative. Ils l'ont mérité ; qu'a-t-on à dire contre ce pro- cédé ?
Mais l'esprit humain toujours inquiet, demande encore : pourquoi Dieu, sachant bien qu'ils se- raient damnés, a-t-il néanmoins décidé de les créer? Tâchons de contenter ces esprits difficiles. Ils con-
3o8 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
fondent en Dieu deux choses qui sont distinctes, non toutefois selon Tordre des temps, mais logi- quement ; ce qui est, répétons-le, un artifice sophistique. En effet, dans un premier instant, mais qui n'a qu'une priorité de raison, Dieu a décrété de les créer, avant de prévoir leur future damnation, et en cet instant il a voulu les créer pour leur communiquer sa gloire, s'ils ne s'en rendaient pas indignes ; jusque-là nous n'avons qu'à constater un acte d'admirable bonté. Mais Dieu, dans un second instant a prévu leur infidé- lité qui obligerait sa justice à les punir. Il n'a pas été contrait de changer pour cela son premier décret, car Dieu ne change pas et ne peut même pas changer. Il n'y a donc pas lieu de se plaindre de Dieu et de son gouvernement. « Les jugements « de Dieu sont justes et portent en eux-mêmes « leur justification. » (Ps. i8.) Que le réprouvé s'en prenne donc à lui-même et non pas à son Créateur. Les hommes n'ont pas le droit de se plaindre de Jésus-Christ. Sa charité s'est étendue à tous les hommes, sa doctrine a été annoncée aux quatre coins du monde, enfin ses inspirations qui agissent secrètement sur les cœurs n'ont manqué à personne, pas plus que les rayons n'ont cessé de jaillir du soleil qui les produit sans cesse. A qui donc la faute, si ce n'est aux hommes qui s'oppo- sent à ses desseins ? Dieu le Père ne cesse d'attirer les âmes ; mais quand la chose que nous voulons attirer à nous est trop lourde ou lorsqu'elle est trop fortement attachée quelque part, elle ne cède pas à nos efforts. Ainsi en est-il de la plupart des âmes ; si elles n'obéissent pas à l'attraction du
DE LA GRACE 809
Père, c'est que leurs affections terrestres les ont rendues trop pesantes et qu'elles se sont laissé enchaîner par leurs cupidités déréglées.
Quelle excuse aura le mauvais chrétien qui ayant pris dans le baptême l'engagement d'observer la loi de Jésus-Christ et de suivre son étendard, s'en éloi- gne tous les jours, se sépare de ses Saints, déclare ses commandements difficiles et ne trouve rien d'aisé que de suivre ses convoitises? Quelle excuse pourra alléguer le Juif qui le premier fut convié à embrasser la loi de Jésus-Christ par tant de mer- veilles opérées sous ses yeux, et qui le premier aussi lui a résisté en face et a refusé de croire ? Quelle excuse alléguera le païen que Dieu a créé et qu'il a racheté en mourant pour lui tout autant que pour le chrétien, et qui cependant chemine comme un aveugle, ne sachant ni où il va, ni où il doit aller ? Il ne connaît pas le Rédempteur, dites- vous. Mais il connaît bien tout au moins le Créa- teur. Pourquoi ne raisonne-t-il donc pas comme cette généreuse femme païenne, qui n'ayant encore aucune connaissance du christianisme, fit cepen- dant les réflexions suivantes : Je ne sais ce que je suis, ni comment j'ai été formée dans le sein qui m'a portée. Je suis certaine cependant que je n'au- rais ni un corps, ni des viscères, ni des membres, ni des sens, si quelqu'un ne me les eût donnés. Il y a donc un Créateur qui m'a faite telle que je suis plutôt que de me faire semblable aux vers ou aux serpents. Il me semble donc que si j'avais plu- sieurs maris qui me demanderaient de leur appar- tenir, je devrais répondre de préférence à l'appel de mon Créateur. J'ai plusieurs enfants ; mais si
3lO LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
je savais que mon Créateur eût faim, je reprendrais la nourriture que j'aurais donnée à mes enfants pour la lui offrir. J'ai aussi des biens dont j'ai le droit de disposer comme je l'entends ; mais si je connaissais la volonté de mon Créateur, je ne vou- drais en disposer que selon son bon plaisir et pour sa plus grande gloire. Or qu'arriva-t-il à cette femme ainsi disposée ? Dieu lui envoya un prédi- cateur qui l'instruisit de la vraie foi. Ce prédica- teur lui ayant enseigné qu'il existait un Dieu, lequel n'avait ni commencement, ni fin, elle en fut si touchée qu'elle s'écria : Il est bien raisonna- ble que celui qui m'a créée et qui a créé toutes choses soit au-dessus de tout et que celui qui m'a donné la vie jouisse d'une vie éternelle. Il lui dit que ce Créateur s'était revêtu de notre nature dans le sein d'une Mère-Vierge, et que de ses lèvres divines il avait enseigné les hommes. Il faut croire du Créateur, dit-elle, tout ce qu'on lui attribue de bon et de vertueux. Mais dites-moi ce qu'il a enseigné, car je veux renoncer entièrement à ma volonté propre pour faire la sienne. Il lui apprit alors la loi, la Passion et la Résurrection du Sau- veur. Ah ! s'écria-t-elle en fondant en larmes, béni soit Dieu qui est venu nous montrer sur la terre l'amour qu'il nous portait dans le ciel. Si donc je l'ai déjà aimé pour m'avoir créé, je suis plus obligée encore de l'aimer, pour m'avoir racheté par son sang et m'avoir montré le droit chemin. Je suis tenue d'employer tous mes mem- bres à son service, puisqu'il a consacré tous les siens à l'œuvre de mon rachat ; je suis tenue ^e renoncer à tous mes désirs propres, à tout
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ce qui me tient au cœur, à mes enfants, mes parents et mes biens, je n'ai qu'à désirer de posséder mon Créateur dans cette vie glorieuse qui n'aura pas de fin. Ainsi cette généreuse païenne, pour avoir aimé Dieu comme son Créa- teur, arriva à connaître le Rédempteur qui nous sauve. Et pourquoi n'en arriverait-il pas autant aux autres païens, s'ils honoraient et aimaient de toutes leurs forces Dieu comme leur Créateur ? Sans nul doute la Providence de Dieu les amène- rait par des moyens connus d'elle seule, à la con- naissance et à la foi du Rédempteur, qui est la condition nécessaire de toute justification, car aucun de ceux qui aimeront Dieu de tout leur cœur dans cette vie ne sera privé de la récom- pense (i). Mais Dieu ressemble à un père qui
I. Pour résoudre cette question si dificile du salut des infidèles, les Théologiens se sont servi de l'axiome suivant qu'ils avaient emprunté, tout au moins quant aux sens, aux anciens Pères : « A celui qui fait ce qui est « en son pouvoir, Dieu ne refuse pas sa grâce. » — « Pendant cinq cents ans, dit Lessius (de grat. efficac. « cap. loetAPPEND. AD ID. cap. n. o.â^) et peut-être pen- « dant un temps beaucoup plus long, les Docteurs ont « communément enseigné que si Vhomme fait ce qui est « en son pouvoir, même avec les seules forces de sa na- « ture, Dieu viendra à son secours par sa grâce, et puis « s'il use bien des premières grâces, il en recevra de plus « abondantes et arrivera peu à peu au salut. » Dieu s'est engagé par de formelles promesses à donner à tous les hommes et à chaque homme en particulier, même après le péché originel et en vue des mérites de Jésus-Christ, les moyens nécessaires au salut. (I. Tim. II, i et suiv.)
3l2 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
aurait plusieurs enfants dont un certain nombre aurait été fasciné par un enchanteur à tel point, qu'ils ne reconnaîtraient plus leur propre père et
Toutefois cette promesse n'est pas absolue, au moins en ce qui concerne la vocation immédiate et positive à la foi, car une promesse absolue de Dieu se réaliserait toujours et en conséquence tous les infidèles seraient appelés à la foi ; ce qui est démenti par Texpérience. Cette promesse ne peut donc être que conditionnelle. Mais la condition requise ne dépend pas de Dieu, car une telle condition serait incompatible avec sa volonté sincère de sauver tous les hommes. Cette condition doit donc être posée par l'homme. Elle ne saurait être un acte qui mérite la Grâce de la foi ou qui y dispose d'une manière positive, l'infidèle étant encore privé de toute Grâce surnaturelle. Elle consistera donc dans des actes moralement bons accomplis par l'infidèle et n'ayant d'autre valeur au point de vue de la Grâce à conférer, que d'éloigner le seul obstacle qui empêche Dieu de la lui accorder, le péché. Dès que cette condition aura été posée. Dieu en vertu de la promesse qu'il a faite et de sa volonté sérieuse de sauver tous les hommes, amènera à la foi l'infidèle, dût-il employer pour cela un moyen extraordinaire. « // appartient à la divine Providence^ « dit saint Thomas, (q. 14, de Verit. art. 11. ad i) de « pourvoir chaque homme des choses qui sont nécessaires « au salut, à la condition que l'homme hii-mhne iî\v « mette pas d'obstacle. Si donc quelqu'un ayant grandi « dans ce milieu, (au milieu des forêts), a néanmoins « suivi les lumières de la raison en aimant le bien et en « s'éloignant du mal, il est absolument certain que Dieu « ou bien lui fera connaître par une révélation intérieure « les vérités qu'il est nécessaire de croire, ou bien lui « enverra quelque prédicateur de la foi, comme il envoya « saint Pierre à Corneille. »
DE LA GRACE
3l3
ne songeraient nullement à son héritage. C'est ainsi que Dieu a sur la terre de nombreux enfants, dont les uns sont chrétiens et les autres païens ; ceux-ci ont été tellement fascinés par le démon qu'ils ne reconnaissent plus leur Père et leur Créateur et ne se préoccupent nullement de l'hé- ritage qu'il leur a préparé. Tel est l'état du monde et la condition déplorable des enfants d'Adam.
N'accusons donc pas la conduite de Dieu et ne lui attribuons pas la damnation des âmes. « Dieu « n'a pas cessé de rendre témoignage de ce qu'il « est^ en faisant du bien aux hommes^ endispen- « sant les pluies du ciel et les saisons favorables « pour les fruits de la terre... et en remplissant « nos cœurs de joie. » (Act. 14.) Les hommes ont toujours été ingrats à son égard. Dieu, dit saint Prosper, a soin de tous les hommes, il n'y en a pas un qui n'ait eu pour l'éclairer ou la prédica- tion de l'Evangile, ou le témoignage de la loi ou la nature ; attribuons donc aux hommes leur infidélité, à Dieu le don de la foi. Bénie soit votre miséricorde, ô Dieu infini. Créateur très aimable et très digne d'être aimé par dessus tout. Que cette puissance souveraine de créer de nouveaux hommes dure jusqu'à ce que le nombre de vos élus soit atteint, et que la gloire que vous avez résolu de toute éternité d'en retirer soit parfaite. O gloire divine, en vue de laquelle tant de créa- tures sont substituées à d'autres qui ont manqué à leur vocation et à la Grâce par laquelle Dieu voulait les attirer à lui, que les chrétiens vous accordent peu d'attention ! Peut-être moi-même qui trace ces lignes, suis-je créé pour occuper la
3l4 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
place de quelque misérable qui dans le siècle écoulé, avait été mis au monde, mais qui n'a pas fourni sa carrière. Aussi est-il à jamais exclu du ciel et moi j'ai été tiré du néant pour le remplacer. Si je manque aussi à mon devoir, ne dois-je pas redouter une semblable disgrâce ? Et vous, cher lecteur, qui lisez ou écoutez ces vérités, pareille chose ne pourrait-elle pas vous arriver ? O Dieu ! que vos jugements sont profonds et que votre conduite sur les hommes est mystérieuse !
SECUNDA SECUNDŒ
JUXTA
SANCTUM
THOMAM
PRÉFACE
LE docte et pieux Gerson (i) compte jusqu'à douze bonnes actions que font ceux qui com- posent des livres de piété. Ils prêchent, car les livres de piété sont aussi efficaces qu'une prédi- cation. Ils étudient pour l'avantage des autres, qu'ils font jouir tout à la fois du fruit de leurs longues veilles et de leurs pénibles travaux. Ils font généreusement l'aumône, car ils distri- buent leurs richesses spirituelles aux âmes qui veulent les recevoir. Ils prient, parce que dans de tels livres se rencontrent des élévations d'âme et des prières. Ils se mortifient par un genre de travail que nul ne saurait estimer à son vrai prix, à moins qu'il ne soit lui-même auteur. Ils assaisonnent du sel spirituel les exercices de piété, et de la sorte sont la cause que les âmes y prennent plus de goût. Ils versent sur les cœurs arides, pour les faire fructifier, des eaux qui rejaillissent jusqu'à la vie éternelle. Ils éclai- rent les esprits et en chassent les ténèbres de l'ignorance. Ils enrichissent l'Eglise en augmen-
I. De laude scripiorum.
PREFACE 017
tant le trésor de sa bibliothèque sacrée, ils lui fournissent contre ses ennemis visibles et contre ses ennemis invisibles des armes défensives et offensives ; ils l'honorent enfin, parce qu'ils font qu'on la respecte et qu'on lui obéit, soit en démontrant ses prérogatives, soit en enseignant qu'on lui doit l'obéissance dans tout ce qu'elle commande. Ces avantages sont si grands et si évidents, que les critiques de notre siècle, s'ils voulaient les considérer attentivement, traite- raient avec plus de douceur et de respect ceux que le zèle de la gloire de Dieu et du salut des âmes, pousse à composer des livres. Mais hélas! de tout temps on a vu les roses croître parmi les épines et les entreprises les plus louables être en butte aux contradictions. Il ne reste qu'à se résoudre à les supporter patiemment.
C'est après avoir pris une telle résolution et cédant aux prières de plusieurs personnes véné- rables entre les mains desquelles sont tombés les premiers traités de cette Théologie affective^ que j'ai décidé de la continuer jusqu'à la fm. J'entre ici dans la seconde partie de la seconde partie de saint Thomas, qui au témoignage des savants constitue son chef-d'œuvre, et dans laquelle il s'est autant surpassé lui-même qu'il a surpassé dans ses autres œuvres tous ceux qui ont écrit après lui. On y trouve les lumières les plus uti- les à la vie intérieure. Elle nous fait connaître les vertus en général, pour nous expliquer ensuite chaque vertu particulière et traiter pre- mièrement des trois vertus théologales ou divi- nes, la Foi, l'Espérance et la Charité, qui nous
3l8 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
unissent à Dieu d'une manière immédiate. En- suite elle enseigne « la Sobriété^ la Prudence, la « Justice et la Vertu », c'est-à-dire la Force, « qui sont tout ce qu'il y a de plus utile dans la « vie. » (Sag. 8.) Elle traite ensuite de la Perfec- tion, pour en inspirer aux âmes le désir et leur révéler les moyens d y arriver. On voit par là la connexion qui existe entre cette partie et la pré- cédente, soit parce que les Vertus sont les effets de la Grâce, soit parce qu'elles constituent des moyens pour arriver à la fm dernière qui est la béatitude.
Il faut observer que cette doctrine si admira- ble de saint Thomas sur les Vertus n'est pas empruntée, mot à mot, comme plusieurs le pensent, à la Somme des Vertus d'Alexandre de Aies, son maître en théologie. Nous avons pu, en comparant les deux traités, nous convaincre que la Somme des Vertus de Aies, le Docteur irréfutable, est un tout autre ouvrage que la Seconde-Seconde de saint Tnomas, bien qu'il y ait peut-être quelques idées communes. Il y aurait plus de raisons de croire que saint Tho- mas qui est mort l'an 1274, l'aurait puisée en partie dans le Miroir m.oral de Vincent de Beau- vais, mort en 1256. Plusieurs articles de saint Thomas se trouvent mot pour mot, jusqu'à un point et une syllabe près dans le Miroir moral de cet auteur décédé avant lui. Mais, dit le Car- dinal Bellarmin (i), est-il croyable que saint Thomas ait emprunté à d'autres la plus belle
I. De Script, ecclesiast. anno 1265.
PRÉFACE 3l9
partie de sa Somme théologique ? Sans doute les clartés de sa prodigieuse intelligence lui suffi- saient, et rien ne l'obligeait, soit à faire des emprunts, soit à insérer dans ses œuvres ce qui n'était pas de lui. Son esprit était une mine iné- puisable, un abîme de pensées rares et sur toute sorte de sujets ; pourquoi donc se serait-il paré des plumes d'autrui dans une partie notable de sa Théologie ? Il est plus probable qu'un auteur postérieur à Vincent de Beauvais et à saint Thomas aura inséré intégralement dans les Dis- tinctions de Vincent de Beauvais, plusieurs articles qui se trouvent dans les questions de la seconde Partie de saint Thomas, dans le but de composer un mélange de science théologique et de pensées morales, offrant aux prédicateurs la matière de solides instructions. Saint Thomas est donc le véritable auteur de cette excellente partie dont nous allons nous occuper.
A la fm de cette partie nous avons ajouté le portrait de l'âme parfaite, tel que nous l'offre le Cantique des Cantiques. En cela nous avons voulu imiter d'autres auteurs qui en enrichis- sent leur traité de la Perfection, et nous l'avons fait aussi pour la plus grande joie des âmes sain- tes, à qui, dit saint Augustin (i), ce Cantique sert de récréation spirituelle. Il faut toutefois remarquer que nous y représentons l'âme par- faite dans deux états, dont l'un est l'état de per- fection absolue, où Tâme produit divers actes de piété, et l'autre est l'état de perfection rela-
I. L. 17. De civ. Dei, c. 20.
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
tive, c'est-à-dire Fétat d'une âme qui après une chute, se relève par la pénitence et désormais non seulement reprend ses habitudes de piété, mais aussi les multiplie. C'est pourquoi elle reçoit de son Epoux les mêmes louanges et les mêmes félicitations. Il n'y a donc aucune répéti- tion inutile dans ce livre de dévotion. Nous avons fait remarquer que la clef de notre inter- prétation se trouvait au commencement du cin- quième chapitre ; ceux qui y réfléchiront bien, comprendront combien l'explication que nous donnons de ce Cantique est naturelle et logique. Ajoutons que cette partie de la Théologie qui traite des Vertus ne laisse pas, en même temps qu'elle est pratique d'être affective, ni lorsqu'elle est affective, d'être pratique, parce que l'amour auquel elle nous excite, est un acte de la volonté et l'exercice d'une faculté affective. Si bien que les vrais Théologiens affectifs font surtout pro- fession de bien apprendre et de pratiquer encore mieux ce que renferme cette Seconde-Seconde. C'est à cette occasion que César de Bus, ce grand serviteur de Dieu, dit cette belle parole : Je préfère l'amour de Dieu avec l'ignorance que la science avec l'orgueil. Il s'était exposé à la damnation éternelle, en se plongeant dans les subtilités de l'Ecole et en y goûtant un trop grand plaisir; désormais, renonçant à cette étude poursuivie avec trop d'ardeur, il se donna à la pratique des vertus (i).
I. P. Cyprien de la Nativité en ses Avis pour les Spirituels, ch. 7.
PREMIER TRAITE
Des Vertus en général
r MÉDITATION
DÉFINITION DE LA VERTU
SOMMAIRE
La Vertu est une disposition habittielle de lame qui Vincline à faire des actions conformes à sa nature raisonnable. — Les actions conformes à la nature raisonnable sont celles qui tiennent le milieu entre le trop et le trop peu. — Moyen pour trouver le juste milieu.
I
LA Vertu est une disposition habituelle de Tâme qui l'incline à faire des actions con- formes à la nature raisonnable.
Nous appelons d'abord la Vertu une disposition habituelle, c'est-à-dire une qualité stable et bien fixée dans l'âme qui la fait agir avec facilité, promptitude et plaisir. Les qualités naturelles de l'àme, lui suffisent pour faire un certain nombre
BAa, T. IV. 21
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
d'actions, mais elle ne les fait qu'avec quelque difïiculté et quelque peine ; l'habitude fait dispa- raître cette peine et donne à la faculté la facilité d'agir. Or, comme l'homme peut produire, soit des actions bonnes et dignes d'éloge, soit des actions mauvaises et dignes de blâme, il faut distinguer deux sortes d'habitudes : celles qui portent l'àme aux actions coupables, et que nous appelons les vices, et celles qui la portent aux actions louables, et que nous appelons les Vertus. Les Vertus sont comme les instruments dont nous nous servons pour bien faire, elles déterminent l'àme à faire toute bonne action et lui donnent à cet effet une certaine énergie qui ne peut lui être enlevée facilement.
C'est ce que nous exprimons dans la seconde partie de notre définition, où nous disons que la Vertu incline l'àme à faire des actions conformes à sa nature raisonnable. Le bien d'une chose ne saurait être que ce qui convient et est propor- tionné à cette chose. Or, soit que nous considé- rions l'homme comme se conduisant par ses seules lumières naturelles, soit que nous le considérions comme agissant sous l'influence de la lumière surnaturelle de la foi, qui élève et perfectionne les lumières naturelles, rien ne lui convient mieux comme homme que de faire des actions conformes à sa nature raisonnable. Sans ces actions en har- monie avec la raison, l'âme ressemble à la brute, elle se rend digne de toutes sortes de misères, parce qu'elle déchoit volontairement et qu'elle descend de la place qu'elle occupait parmi les êtres créés ; elle se corrompt et devient de plus en
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 323
plus mauvaise. Si au contraire, elle fait des actions convenables à la raison, elle se maintient à son rang et garde sa dignité, elle conserve cette prééminence sur toutes les créatures corporelles qui est son privilège, elle est dans l'état qui lui convient et devient bonne. Car, de même que la science rend un homme savant, la Vertu le rend bon. C'est pourquoi le Prince des philosophes (i) traitant de la Vertu, dit qu'elle fait que celui qui la possède se comporte bien et qu'elle rend ses œuvres achevées et parfaites.
Comme fruit de celte considération, j'estimerai la Vertu et je mettrai tout mon soin à l'acquérir, puisqu'elle me porte à faire ce qui m'est bon, d'une manière douce et agréable, au point de me rendre bon moi-même ; ce qui est tout ce que nous avons à désirer de mieux sur cette terre. Si en effet je veux que tout ce que j'aime soit bon, à combien plus forte raison dois-je souhaiter que mon âme et que ma vie elle-même soient bonnes. Tu aimes ton habit, dit saint Augustin (2), aussi tu veux qu'il soit bon ; tu aimes ta métairie, tu veux qu'elle soit bonne ; tu aimes ton fils, tu veux qu'il soit bon ; tu aimes ton ami, tu veux qu'il soit bon ; tu aimes ta maison, tu veux qu'elle soit bonne. Que d'autres prennent leur plaisir dans Tétude et dans la satisfaction de la curiosité natu- relle à l'esprit ; ou bien qu'ils recherchent les joies et les amusements de ce monde. Je leur laisse ma part et je ne veux avoir d'autre soin
1. Aristote. 2. Ethic. c. 5.
2. De discipl. Christ, c. 12.
324 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE *
que celui d'apprendre ce qu'est la Vertu, pour la pratiquer durant toute ma vie.
II
Considérez plus particulièrement que ces actions qui conviennent à la nature raisonnable sont celles qui tiennent le milieu entre le trop et le trop peu, celles qui ne pèchent ni par excès, ni par défaut. C'est ce qu'enseigne ce philosophe, Aristote (i), qui a si admirablement écrit sur les Vertus mora- les, qu'il semble s'être surpassé lui-même. Il appelle la Vertu une habitude de n'agir qu'après avoir réfléchi, habitude par laquelle nous obser- vons une certaine modération qui nous convient, eu égard à ce que nous sommes, et qui est telle au jugement d'un homme sage et prudent. Aussi, comme c'est le propre de la Vertu de nous faire bien vivre, et de nous mettre dans un bon état, il résulte de là qu'elle doit nous porter à tenir le milieu, ou cette médiocrité que les anciens ont appelée dorée à cause de son excellence. Remar- quons que le vice ou la corruption ne proviennent que de l'excès ou du défaut. Ce principe nous paraît évident, quand nous l'appliquons aux exer- cices du corps ; ils affaiblissent et ruinent la santé, s'ils sont rares, comme aussi s'ils sont fréquents et immodérés ; la nourriture produit le même effet quand elle est prise, soit en trop grande, soit en trop petite quantité (2). De même que la santé du corps ne s'obtient que par une certaine modé-
1. 2, Eiîiic. c. 5.
2. Ibid. cap. 2.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 325
ration dans les exercices physiques et dans la nourriture ; de même l'àme ne sera en bon état qu'à la condition de tenir le milieu dans ses actions, de s'éloigner également des deux extrê- mes ; elle ne doit ni s'attrister, ni se réjouir, ni parler, ni méditer, ni travailler qu'avec une juste mesure, c'est-à-dire ni trop, ni trop peu.
En effet, toute Vertu est placée entre deux vices opposés, dont l'un consiste dans le défaut et l'autre dans l'excès. La foi d'abord est à une dis- tance égale de deux vices, dont l'un consiste à ne rien croire ou à croire trop peu, et l'autre à croire plus qu'il ne faut. L'espérance tient le milieu entre la présomption et le désespoir ; la charité le milieu entre la froideur et le zèle indiscret. La vraie prudence a sa place entre, d'une part, la négligence et l'imprudence, et d'autre part, la prudence de la chair, l'astuce et autres sollicitudes exagérées ; la justice est entre les injustices qui consistent à faire plus ou à faire moins qu'il ne faut ; la force se place entre l'audace et la lâcheté ; la libéralité, entre l'avarice et la prodigalité ; la vérité, entre la dissimulation et l'arrogance, par laquelle quelqu'un s'attribue plus qu'il ne lui convient ; la clémence, entre l'apathie et la colère ; la tempérance, entre l'intempérance et l'insensi- bilité ; la bonne civilité, entre la rusticité et l'inso- lence mordante et offensive. En un mot, toutes les Vertus, même celles dont le nom nous est inconnu, parce qu'on les cite et qu'on les pra- tique plus rarement, tiennent le milieu entre deux extrémités appelées vices.
C'est une vérité que l'Ecriture sainte nous
320 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
enseigne, quand elle nous donne ce précepte : « Vous ne vous détournerez ni à droite ni « à gauche. » (Deut. 5). Saint Paul nous dit à son tour : « Je recommande à tous ceux qui « sont parmi vous de n'être pas plus sages qtCil « ne faut., mais d'être sages avec sobriété. » (Rom. 12). Jésus-Christ enfin, l'oracle de la vérité, nous donne cette même règle dans ces mémo- rables paroles : « La voie qui mené à la vie « est étroite., et peu de personnes la trouvent. » (Matt. 7). Ces paroles, dit saint Grégoire de Nysse (i), nous prouvent que les Vertus sont placées au milieu ; car tout vice, comparé à la Vertu, a quelque chose de moins ou quelque chose de trop. La Vertu seule chemine dans un sentier étroit, à égale distance des extrêmes ; à ses côtés sont les vices. C'est ainsi que la sagesse consiste à tenir le milieu entre la finesse et la simplicité ; ce que nous devons louer, ce n'est ni la finesse du serpent., ni la simplicité de la colombe^ prises séparément, mais le juste mélange des deux qui constitue une Vertu.
Cette considération vous apprendra à fuir les extrêmes et à les tenir pour suspects. Une des ruses du démon consiste, quand il ne peut faire commettre à quelqu'un une action trop évidem- ment mauvaise, à le porter à faire des excès de dévotion sous prétexte de mieux pratiquer la Vertu. Il l'excite à jeûner, à veiller, à prier et à se livrer à d'autres exercices également bons, avec une ardeur immodérée, et de cette façon il lui nuit
I . Dt vita Mosis,
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 827
autant qu'en Texcitant à des actions évidemment mauvaises. L'abbé Moïse (i) affirmait que le jeûne excessif et l'intempérance conduisent au même résultat. Vous donc, ô Sauveur du monde, qui avez toujours aimé le milieu, qui dans la Trinité occupez le milieu entre les autres Personnes divi- nes, qui dans l'étable vous trouvez au milieu des animaux, au temple au milieu des Docteurs, sur la croix au milieu des voleurs, après la résurrection au milieu de vos disciples ; faites-nous la grâce de veiller à éviter les extrémités et de suivre la voie moyenne, qui vous plaît.
III
Considérez quel est le moyen de trouver ce mi- lieu, pour pouvoir s'y arrêter et pratiquer la Vertu. Ici Aristote (2) mérite le titre de grand Docteur et de grand maître de la vie spirituelle, quand il nous enseigne la difficulté qu'il y a à trouver ce milieu et le moyen pour y parvenir. Il est difficile, dit-il, d'être vertueux et cela demande un grand travail, car c'est une grande affaire que de trouver le milieu en chaque chose ; ainsi il n'est pas donné à tout le monde de déterminer avec précision où se trouve le milieu d'un cercle, il y faut quel- qu'un de savant et de bien entendu. De même se fâcher, donner de l'argent, faire quelque dépense, c'est chose assez commune ; mais se fâcher, don- ner, dépenser autant qu'il faut, quand il faut, pour le motif qu'il faut, ce n'est pas le fait du
1. Apud Cassianum, coll. 2.
2. 2, Eth. c. 9.
328 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
premier venu, ni chose facile. Il continue à déve- lopper cette morale excellente et il nous donne deux préceptes pour nous faire toucher au but que nous visons. Le premier est de s'éloigner tout d'abord le plus possible de l'extrême le plus mau- vais et le plus vicieux, car il y en a toujours un des deux de pire que l'autre. Il faut imiter les matelots .qui obligés de passer entre deux écueils, s'écartent davantage du plus dangereux. Le second précepte veut que nous considérions quel est le vice auquel nous sommes par nature plus enclins, car parmi les hommes, les uns ont un penchant plus prononcé à commettre tel péché que tel autre. Or il faut s'éloigner davantage de ce péché pour lequel nous avons une plus forte inclination et nous rejeter du côté opposé. De cette manière, nous nous trouverons au milieu ; nous aurons imité ceux qui voulant redresser un bâton, le plient dans le sens opposé. Mais par- dessus tout et en toute sorte d'affaires nous devons éviter avec le plus grand soin le plaisir et la volupté, en face de laquelle nous ne sommes pas des juges intègres et impartiaux.
Cette philosophie conçue par un païen est pas- sée dans l'enseignement de la Théologie mystique, et nous est offerte comme une des leçons les plus nécessaires pour parvenir â une vie parfaite. Nous devons en effet, nous disent les hommes les plus versés dans cette matière (i), mortifier en nous principalement ce vice ou cette passion qui y
I. Cassian, coll. 5, c. 14. — Gérard Zutphan. De spirit. ascensione, c. 55.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 829
règne davantage et qui nous fait tomber dans un plus grand nombre de fautes, afin que le chef, une fois vaincu, les soldats soient obligés de se rendre, afin que la source une fois tarie, le ruisseau cesse de couler et que la tête du serpent une fois écra- sée, c'en soit fait de sa vie. Le médecin ne doit-il pas commencer par soigner la maladie la plus dangereuse, quand il a devant lui un malade affligé de plusieurs maladies à la fois ? C'est pour- quoi quiconque veut se corriger de ses défauts et travailler à acquérir la Vertu, doit tout d'abord s'examiner afin de découvrir qu'elle est sa com- plexion morale, quel est son vice dominant, celui qui lui fait le plus de peine et qui lui cause le plus de dommage. Est-ce l'impatience, l'incontinence, l'intempérance ? est-ce un naturel rude et porté à la mélancolie, ou l'envie du bien d'autrui, ou le désir d'être loué et estimé, ou tout autre défaut ? Le défaut dominant une fois reconnu, il faut se demander quelle est la Vertu la plus directement opposée à ce défaut, l'aimer et se résoudre à la pratiquer d'une manière plus particulière, avec une énergique persévérance jusqu'à ce qu'elle soit devenue assez forte en nous pour nous préserver du mal qui nous grevait le plus. A cet effet, dès le matin, il faut se proposer de pratiquer cette Vertu, faire l'oraison sur son excellence, sur sa nécessité, sur les motifs que nous avons de l'aimer et sur les moyens de l'acquérir ; il convient tout au moins de la demander à Dieu avec ardeur dans toutes nos prières. Il importe aussi de faire toutes ses bonnes œuvres à l'intention d'obtenir de Dieu cette Vertu si nécessaire, et d'employer son exa-
33o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
men particulier à se rendre compte des progrès qu'on y a faits. Il faut enfin veiller continuelle- ment sur soi-même et s'efforcer de se maintenir en tout temps et en tout lieu dans la disposition de pratiquer spécialement cette vertu qui nous est nécessaire pour lutter contre notre plus grand ennemi. Nous demande-t-on s'il faut travailler con- tinuellement à l'acquisition de cette Vertu jusqu'à ce qu'enfin on l'ait acquise, nous répondons que tant que cette Vertu demeurera pour nous la plus nécessaire, tant que le mal auquel elle est oppo- sée sera notre plus grand mal, il faut travailler sans relâche à l'acquérir et la prendre à tâche plus particulièrement.
Je noterai donc cet enseignement si important et pour trouver le milieu où est la Vertu, j'exami- nerai mes vices et dans quels excès je tombe le plus souvent, afin de m'en éloigner davantage. Mais vous, ô Sagesse éternelle, qui êtes sortie de la bouche du Très-Haut, vous qui avez appris aux hommes la voie du ciel, apprenez-moi, je vous en supplie, à me préserver de tout excès, à mépriser les biens de la terre, à aimer les biens célestes, à me dépouiller du vieil homme et à me revêtir du nouveau, afin que retrouvant comme une nou- velle naissance par la pratique des actes de vertu, j'apparaisse purifié et corrigé à vos yeux.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 33]
ir MÉDITATION
DE LA DIVISION DES VERTUS
EN VERTUS ACQUISES
ET EN VERTUS INFUSES
ET DES DONS DU SAINT-ESPRIT
SOMMAIRE
Les Vertus se divisent, au point de vue de leur principe, en Vertus acquises et en Vertus infuses. — Les Vertus infuses sont Us vrais dons du Saint-Esprit, — Pourquoi les sept dons du Saint-Esprit sont-ils si célèbres dans les Saintes Ecritures.
I
LES Vertus se divisent, au point de vue de leur principe, en Vertus acquises et en Vertus infuses. Dieu créa l'âme humaine sans aucune Vertu, et, selon l'expression du Prince de la phi- losophie, comme une table rase, sur laquelle il n'y a rien de peint ou de gravé : de toutes les Vertus qui sont en elle, aucune n'est naturelle, ou née avec elle, toutes sont ou acquises ou infuses. Elles sont ou acquises par une heureuse intelli- gence, par l'étude, par le travail, par l'exercice, par les bonnes conversations, par des occupations honnêtes ou par des moyens semblables ; ou infu-
332 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
sées par Dieu dans Tàme pour rembellir, quand par elle-même elle est incapable de les acquérir à cause de leur excellence et de leur sublimité. Les premières se portent vers leur objet par un motif naturel et qui est suggéré par la seule raison naturelle ; ainsi la Vertu acquise de tempérance nous porte à faire un usage modéré des aliments, dans le but de ne pas nuire à la santé ou au tra- vail intellectuel. Les secondes se portent vers leur objet par un motif surnaturel, que la foi peut seule suggérer, et s'y appliquent pour des raisons supérieures qui regardent Dieu en tant qu'il est l'auteur de la gloire, tel que le motif de ne pas oifenser Dieu ou celui de maintenir le corps dans la dépendance de Tesprit, de peur que par ses révoltes, il n'empêche l'esprit de travailler à l'œu- vre du salut. Telle est la doctrine la plus com- mune. Cependant elle n'est pas admise par tous les Théologiens, dont quelques-uns soutiennent que les Vertus morales ne sont pas données à l'àme en même temps que la Grâce, parce que les Vertus acquises, disent-ils, unies à la foi et à la charité infuse, peuvent suffire à tout, sans qu'il soit nécessaire d'avoir d'autres Vertus infuses qui leur semblent superflues (i). Cette opinion n'est ni hérétique ni erronée ; néanmoins il est plus sûr d'admettre, avec le Docteur angélique (2) et le Docteur séraphique (3), que les Vertus morales
1. Henricus, qiiodl. 6i q. 11. — Scot. in ^. dist. 36. q. 3.
2. I. IL q. 36. art. 3.
3. In dist. ^^^ art. i. q. 5.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 333
sont infusées dans l'àme et produites en même temps que la Grâce, quand l'âme est justifiée.
Le divin Apôtre semble bien nous enseigner cette doctrine, quand il dit de Dieu : « C'est lui « qui vous communique son Esprit et opère en « vous les vertus. » (Gai. 3.) Le Sage est du du même avis, quand il dit de la Sagesse, qui est Dieu même : « Elle nous apprend la sobriété et « la prudence.^ la justice et la vertu », c'est-à- dire la force ; « choses les plus utiles dans cette « vie. » (Sag. 8.) Cet enseignement de la Sagesse a lieu par inspiration et par infusion. De plus, il est certain que la foi, Tespérance et la charité sont des Vertus infuses ; il n'est plus permis de le révoquer en doute après la déclaration si claire du Concile de Trente. Il est certain également que les sept dons du Saint-Esprit émanent de Dieu et sont infus. Or les dons du Saint-Esprit sont de vraies Vertus, et même l'un de ces dons, la force est en même temps une Vertu morale. Il faut donc conclure qu'il y a des Vertus morales infu- ses. Saint Prosper (i) le dit clairement, il appelle dons de Dieu les quatre Vertus cardinales et tou- tes les Vertus dont elles sont la source.
N'oublions pas d'ailleurs que Dieu, dans sa sa- gesse, donne à toutes ses créatures tout ce qui leur convient ; ainsi il a orné l'âme de puissances et de facultés naturelles, qui sont l'intelligence, la volonté, l'imagination, l'appétit sensitif et les sens extérieurs, afin de lui permettre d'atteindre sa fin naturelle. De même il a dû nous donner, avec la
I. De Vita contempl. 1. }. c. i8.
334 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
grâce sanctifiante, toutes sortes de Vertus infuses, afin de permettre à l'âme d'atteindre sa fin surna- turelle, avec plus de facilité et d'une manière qui lui fût comme naturelle. Si bien que comme il convient à la nature de l'âme d'avoir des facultés, qui semblables à des bras, sont en elle des prin- cipes d'action et qu'à ce titre elles lui sont dues, ainsi à la grâce doivent s'ajouter les Vertus infu- ses, comme des principes surnaturels des actions surnaturelles, principes conformes et dus à son être surnaturel, qui lui servent à atteindre sa fin surnaturelle. Si le corps a un double organe de la vue, de l'ouïe et de l'odorat, pourquoi l'âme, qui est plus noble, n'aurait-elle pas des Vertus doubles, afin d'agir avec plus de facilité ? pourquoi n'aurait- elle pas les Vertus acquises et les Vertus infuses ? On nous objecte, il est vrai, que la charité suffit pour élever toutes les Vertus à une fin sur- naturelle, et que dès lors il n'est pas besoin des Vertus infuses. Sans doute il n'y a là rien d'impos- sible, mais cela convient-il ? Pour que l'ordre sur- naturel soit parfait, les Vertus morales ne doivent pas être élevées à l'ordre surnaturel uniquement parce qu'elles sont commandées par la charité, mais elles doivent l'être aussi en elles-mêmes. Elles doivent donc être infuses. Ajoutons encore que les Vertus acquises sont très faibks, quand il s'agit de produire certaines actions qui conduisent à la béatitude : ce sont les Vertus infuses qui doivent les renforcer. L'âme, pour être dans un état parfait, doit posséder les unes et les autres ; alors elle se porte avec une plus grande facilité vers tous les objets qui lui sont propres.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 335
Reconnaissez la bonté et la libéralité de Dieu à regard des âmes ; il a voulu les orner, les enrichir et les fortifier par des Vertus doubles. Si nous lui devons de la reconnaissance pour avoir doublé les organes de certains de nos sens, nous devons lui être beaucoup plus reconnaissants pour avoir doublé dans nos âmes les Vertus, en ajoutant les Vertus surnaturelles et infuses aux Vertus natu- relles et acquises. Comprenez par là combien il désire que nous lui rapportions toute bonne action, puisqu'il multiplie les Vertus à cette inten- tion. Désirez donc ces Vertus et dites avec un saint personnage (i) : O Vertu infuse, viens dans mon âme ! O Dieu bon. Père de miséricorde, et de toute consolation ! O Source des grâces, Saint-Esprit, dispensateur de toutes les Vertus, octroyez-les moi.
II
Considérez que les Vertus infuses sont les vrais Dons du Saint-Esprit. Cette vérité n'est pas admise de tous. Elle est grandement contestée par plusieurs illustres Théologiens, qui distin- guent les Vertus des Dons du Saint-Esprit. D'après eux, les Vertus nous sont données pour nous aider à agir selon les lumières de la raison, si ce sont des Vertus acquises, et pour nous aider à agir conformément aux lumières de la foi, si ce sont des Vertus infuses. Les Dons au contraire, nous sont accordés pour nous rendre dociles aux mouvements particuliers et intérieurs du Saint-
I. Antonius Vercel. tr. De charitate.
336 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Esprit, et pour suivre dans toutes nos actions ses inspirations, à l'égard desquelles nous devenons souples et obéissants. Ainsi, puisqu'il y aurait trois principes pour nous porter à agir, la lumière de la raison, la lumière de la foi et l'inspiration du Saint-Esprit, il y aurait autant d'habitudes différentes pour nous disposer à correspondre sua- vement et d'une manière comme naturelle à ces trois principes ; ce serait les Vertus acquises, les Vertus infuses et les Dons du Saint-Epsrit.
Bien que ce raisonnement ne manque pas d'une certaine valeur, néanmoins celui qui aura bien réfléchi sur cette question, reconnaîtra que l'opi- nion contraire, je veux dire celle qui soutient que les Dons du Saint-Esprit ne se distinguent pas des Vertus, est plus probable. D'abord le glorieux saint Ambroise (i) appelle les sept Dons du Saint- Esprit des Vertus, et déclare qu'ils comprennent en eux la plénitude des Vertus. Guillaume de Paris (2), l'homme le plus savant de son siècle, est du même avis, ainsi que le Maître des Sen- tences (3), le Docteur subtil. Major et plusieurs autres personnages remarquables par leur science, dont la Théologie est plus nette et moins embrouil- lée sur cette matière. Il est digne de remarque que ceux qui mettent une diff"érence entre les Vertus et les Dons du Saint-Esprit, attribuent de si grandes perfections et des actes si héroïques aux Dons dans le but de les distinguer des Vertus
1. L. I. De spir. S. cap. 20.
2 . De virtut. en.
3. L. 3. Sentent, dist. 34.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL SS^
dont ils portent le nom, qu'il est facile d'après cela de comprendre que ces Dons ne peuvent convenir qu'aux plus grandes âmes, comme aux Apôtres, aux Prophètes, aux Martyrs, ou aux Docteurs, mais non pas à toutes les âmes qui ont simple- ment la grâce sanctifiante. Et néanmoins ils sou- tiennent que les Dons sont nécessaires au salut et qu'il convient à tous les justes, sans en exclure les moins parfaits, de les avoir. Voilà qui est inadmissible et par conséquent c'est vainement qu'ils s'efforcent de mettre les Dons au-dessus des Vertus.
De plus, comme le Saint-Esprit nous inspire un très grand nombre de bonnes actions différentes, il ne faudrait pas admettre seulement sept Dons, mais il faudrait en compter un nombre égal à celui des commandements et des conseils, car le Saint-Esprit forme et excite les âmes à les suivre. S'il faut un don de force pour obéir au Saint- Esprit dans les cas difficiles et où l'héroïsme s'im- pose, il faudrait également un don de foi pour croire un grand mystère ; un don de justice pour juger un différend d'une grande importance, un don de tempérance et de sobriété pour les actes signalés de ces vertus. Mais tout cela est si obscur qu'il faut qu'un esprit qui se confie davantage dans la raison que dans l'autorité et le sentiment des autres, renonce à le comprendre.
C'est pourquoi il faut conclure que les Vertus infuses sont de vrais Dons du Saint-Esprit et qu'elles suffisent pour produire tous les effets pour lesquels on a jugé nécessaire d'imaginer des Dons. Ces Dons ne doivent pas être considérés
Bail, t. it, pa
338 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
comme des grâces spécifiquement distinctes des Vertus, mais comme des grâces semblables sous des noms différents. Celui en effet qui possède les Vertus intellectuelles et les Vertus morales, qui a les Vertus théologales et les Vertus cardinales, est suffisamment disposé à suivre les inspirations du Saint-Esprit touchant les objets propres de ces Vertus. Il faut noter aussi que l'inspiration du Saint-Esprit est déjà pour l'âme une aide et un secours qui lui sert à se porter là où elle tend. Pourquoi donc multiplier les habitudes infuses et en créer qui soient distinctes des Vertus. Certai- nement les plus savants Pères de l'Eglise, saint Jean Chrysostôme, saint Augustin, saint Jérôme et d'autres encore dans leurs commentaires sur les endroits difficiles de l'Ecriture Sainte, n'ont jamais admis une semblable différence. Ainsi donc toutes les Vertus nous sont données par le Saint-Esprit, ce sont des Dons et des présents qu'il nous fait, dont on peut dire avec l'Apôtre saint Jacques : « Tout don très bon et tout pré- « sent parfait, vient d'en haut du Père des « lumières » (Jacq. i.) (i).
I. Sur ce point Bail s'écarte de l'opinion plus com- mune des Théologiens et notamment de saint Thomas qui affirme (I. II. q. 68, a. i,) que les Dons du Saint- Esprit sont distincts des Vertus, pour embrasser l'opi- nion de Scot et de quelques autres Théologiens qui appellent Dons du Saint-Esprit les trois Vertus théolo- gales et les quatre Vertus cardinales. Cependant il existe entre les Dons et les Vertus une grande différence à un triple point de vue. i) Au point de vue des actes d'abord. Les Vertus perfectionnent l'homme sous le
DES VERTUS EN GÉNÉRAL SSq
Cette considération m'apprendra à reconnaître Dieu comme Fauteur et le principe des Vertus, à qui il faut recourir par des prières ardentes, si
rapport des actions ordinaires que peut commander la raison humaine munie de la foi et des autres vertus ; tandis que les Dons mettent dans l'homme des disposi- tions en quelque sorte divines et héroïques qui le ren- dent prêt à se laisser mouvoir par Dieu lui inspirant des actions qui dépassent en générosité et en perfection celles que les justes font communément. Or, comme le mobile doit être proportionné au moteur, et que plus le moteur est parfait, plus il faut que la disposition du mobile soit parfaite, les Dons doivent être des qualités distinctes des Vertus. Ils sont, disent les Théologiens, par rapport aux Vertus comme la magnanimité par rap- port aux autres Vertus morales. 2) Au point de vue de la manière d' agir . L'homme se meut lui-même par sa raison et sa volonté, quand il produit les actes de Vertu ; quand il produit les actes auxquels les Dons le disposent, il est mû par Dieu beaucoup plus qu'il ne se meut, bien qu'il se meuve encore lui-même sous la motion de l'Esprit Saint. 3) Au point de vue de la règle conformé- ment à laquelle ces actes s'accomplissent. La raison humaine et la prudence sont la règle à laquelle les actes des Vertus acquises doivent être conformes ; la foi est celle à laquelle doivent être conformes les actes des Vertus infuses; mais la règle des actions qui procè- dent des Dons est un instinct divin dont Dieu se sert pour donner à l'homme des inspirations qui dépassent tout ce que peuvent inspirer ordinairement la raison et la foi ; instinct admirable qui pousse de grands Saints à accomplir des œuvres surprenantes, sans qu'eux-mêmes puissent s'expliquer comment leur est venue soit la pensée, soit la force de les accomplir. Citons l'action
340 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
nous voulons les obtenir. C'est à lui aussi qu'il faut en rapporter toute la gloire et adresser nos remerdments, quand nous les trouvons en nous,
de Samson (Jug. xvi, 30) qui « ébranlant les colonnes de « la maison », la fit crouler sur lui-même et sur tous ceux qui étaient présents ; le jugement de Salomon qui suppose une sagesse bien supérieure à celle d'un enfant de douze ans (III« Rois III) ; et dans le Nouveau Testa- ment l'apparente témérité de certains martyrs qui comme sainte Apollonie, se jetaient eux-mêmes dans le feu. Bail déclare inadmissible que les Dons se trou- vent chez tous les justes, parce qu'ils sont néces- saires au salut, alors qu'ils ne sont utiles qu'aux plus grands Saints que seuls l'Esprit-Saint 'pousse à des actions héroïques. A cela Suarez répond (de grat. 1. 6, c. 10, n. 6) que Dieu se sert, il est vrai, des Dons, pour inspirer à certaines âmes des actions héroï- ques, mais qu'il peut aussi s'en servir et qu'il s'en sert fréquemment en réalité pour exciter les justes à la pratique des vertus ordinaires, soit en matière de pré- cepte, soit en matière de conseil, de telle sorte que dans tous ces cas où ils pourraient agir avec la seule vertu, ils agissent d'une manière plus élevée, c'est-à- dire par le Don. — Ajoutons que l'opinion qui distin- gue les Dons des Vertus est plus conforme à la doctrine des Pères dont on peut voir les nombreux témoi- gnages dans Valentia (tom. 2, disp. 5^ q. 8, p. i) et que de l'opinion qu'adopte Bail il résulterait ou bien que Jésus-Christ n'a pas eu tous les dons qui lui sont promis dans le célèbre passage d'Isaïe (xi, 2. suiv.), ou bien qu'il aurait eu la foi^ ce qui est contraire à l'enseignement de tous les Théologiens affirmant que la foi est incompa- tible avec la vision béatifique dont le Sauveur a toujours joui.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 841
car ce sont ses Dons et les effets de sa magnifi- cence, c'est en lui qu'est leur source. Donc, ô Seigneur, « Heureux Vhomme que vous ave\ « enseigné^ » (Ps. gS. — « Vos mains m'ont créé « et m'ont Jormé^ donnez-moi V intelligence^ afin « que faime vos commandements, car c'est là « mon désir. » (Ps. ii8. — « O mon âme! bénis « le Seigneur y et garde-toi bien de jamais oublier « ses dons. » (Ps. 102.)
III
Considérez pourquoi les sept Dons du Saint- Esprit sont si estimés et si célèbres dans les saintes Ecritures et dans les livres spirituels. C'est d'abord le prophète Isaïe qui dit de Jésus-Christ qu'il aura ces sept Dons. « Et VEsprit de Dieu « se reposera sur lui ; V esprit de sagesse et d'in- « telligence., V esprit de conseil et de force., V esprit « de science et de piété ; et il sera rempli de « V esprit de crainte de Dieu ». (Is. 2). Ce sont ces paroles qui ont servi de fondement à la dis- tinction imaginée entre les Vertus infuses et les Dons du Saint-Esprit ; c'est là le point de départ des louanges de ces Dons dont sont remplis les livres de spiritualité, de ces descriptions très détaillées qu'ils en donnent et de ces nombreuses exhortations qui ne tendent qu'à nous les faire désirer, demander à Dieu et pratiquer. A cela nous répondons que le prophète Isaïe en décrivant les Vertus de Jésus-Christ, a fait une mention expresse de ces sept Vertus en vue des Juifs, ses ennemis, qui cherchant tous les moyens de le discréditer, devaient lui reprocher de manquer
342 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
surtout de ces sept Vertus, car ils ont dit tantôt que le Christ était illettré et n'avait jamais fait aucune étude, tantôt qu'il était en contradiction avec les saintes Ecritures, tantôt qu'il était faible et dépourvu de toute autorité, tantôt qu'il était un blasphémateur, et n'avait aucun sentiment religieux, ni aucun sentiment de respect pour Dieu. Le Prophète prévoyant donc que ces blâmes devaient être adressés à tort à Jésus-Christ, a voulu réfuter la calomnie avant la naissance du Sauveur et donner un démenti aux Juifs (i). Il semble avoir voulu leur dire : Il ne sera pas tel que vous le faites, il ne sera pas dépourvu de grandes lumières ni de grandes connaissances. Il possédera en effet la Vertu de sagesse, pour con- naître les choses divines et éternelles ; la Vertu d'intelligence, pour pénétrer les plus profonds mystères des Ecritures ; la Vertu de prudence qui lui suggérera de bons conseils dans tout ce qu'il entreprendra ; la Vertu de for.ce, qui le rendra invincible à toutes les menaces et à tous les tour- ments qu'on pourra lui infliger ; la Vertu de science qui lui fera connaître toutes les choses créées et le bon usage qu'on peut en faire pour la vie éternelle ; enfin la Vertu de piété et de crainte révérentielle de Dieu, afin qu'il honore Dieu comme son Père très bon, et qu'il le respecte comme le Seigneur plein de grandeur et de majesté. Ainsi donc le grand prophète Isaïe a prédit à dessein ces sept Vertus de Jésus-Christ, parce que ce sont tout spécialement celles-là qui
I. Guillelmus Parisiens, ibid.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 343
devaient le rendre irrépréhensible et le mettre à couvert des injures des incroyants qui n'avaient pas de lui l'opinion qu'il convenait d'en avoir.
D'autre part, ces mêmes Vertus sont recom- mandées par les auteurs spirituels, parce qu'il y a surtout sept maux qui déshonorent lamentable- ment la vie humaine et auxquels ces sept Vertus servent de remède et de contrepoids. Le premier est l'enfantillage de certains hommes qui passent leur vie dans des occupations futiles, dans des bagatelles dignes de petits enfants ; à ce mal, l'Ecriture sainte oppose la gravité de la sagesse qui occupe les esprits à de grandes et sublimes pensées. Le second est la grossièreté d'esprit qui fait que certains hommes s'arrêtent aux dehors et aux qualités sensibles et s'y attachent ; à ce mal, est opposée la Vertu d'intelligence, qui nous per- met de pénétrer dans l'intime de l'àme ; c'est elle qui fait connaître les merveilles qui sont cachées dans les créatures où Dieu habite et les mystères que nous voilent les ombres des figures. Le troi- sième mal consiste dans la témérité de l'homme au milieu des dangers de ce monde ; la prudence et le conseil lui sont opposés. Le quatrième con- siste dans la faiblesse humaine, dans le peu de courage et d'énergie qu'ont les âmes : l'Ecriture lui oppose la force. Le cinquième est la duperie de l'esprit qui, quand il s'agit de faire le discernement des créatures, qualifie celles qui sont bonnes de mauvaises et porte sur elles un jugement faux; le remède de ce mal se trouve dans la science qui lui représente les choses telles qu'elles sont, sans erreur ni tromperie. Le sixième mal est la profa-
344 LA. THÉOLOGIE AFFECTIVE
nation des choses saintes et célestes qui nous fait traiter Dieu avec mépris et nous rend irréligieux ; à ce mal est opposée la Vertu de piété. Le sep- tième mal est une sotte assurance qui nous empêche de nous tenir sur nos gardes au milieu des plus graves dangers ; la crainte en est le remède.
Pour toutes ces raisons, on ne saurait assez esti- mer ces sept Dons ou ces sept Vertus infuses du Saint-Esprit : par elles nous sommes aidés au milieu de si grandes et si pressantes misères, et de plus, elles nous servent à bien régler nos actions soit dans la vie active, soit dans la vie contempla- tive ; la sagesse en effet, l'intelligence et la science nous aident plus particulièrement dans la pratique de l'oraison mentale, la prudence, la force et la piété, dans les actions ordinaires de la journée, la crainte de Dieu dans toutes ces actions à la fois. Quand les âmes se conforment à Jésus-Christ par la pratique de ces Vertus, elles ne sont ni surpri- ses ni blessées par tant de misères et de calamités qui les menacent et qui n'ont d'autre résultat que de leur faire perdre le ciel. Enfin, elles font de grands progrès dans la vie spirituelle et leurs mé- rites croissent comme le soleil croît en clarté depuis l'heure de son lever jusqu'à son midi, conformément à cette parole du Sage : « Le sen- « tier des justes est comme une lumière brillante « qui s'avance et qui croît jusqu'au jour par- « fait. » (Prov. 4.)
Heureuses donc les âmes dans lesquelles le Saint-Esprit a versé ces Dons et ces admirables Vertus. Heureuses les âmes qui les pratiquent
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 345
fidèlement et qui se mettent ainsi à l'abri des maux affreux qui consomment la ruine spirituelle des hommes et les empêchent de faire tous les jours des progrès dans la voie de la sainteté. O Soleil du monde, d'où partent les sept rayons de ces éminentes vertus, vous en qui elles reposent pleinement et paisiblement, voyez le déplorable état où je suis réduit sans elles. Donnez-les moi, Seigneur, je vous les demande au nom de votre royale et divine magnificence. Donnez-moi la gra- vité de la sagesse, afin que mon âme ne soit pas frivole ; donnez-moi la finesse de l'intelligence, afin que mon âme n'ait pas des goûts matériels ; donnez-moi le conseil, afin qu'elle ne soit pas téméraire au milieu du danger; donnez-moi la force, afin qu'elle triomphe de tous les obstacles ; donnez-moi la science, afin qu'elle ne soit pas dupe de l'erreur ; donnez-moi la piété, afin qu'elle vous témoigne des sentiments plus religieux ; donnez-moi la crainte, afin qu'elle se tienne davan- tage sur ses gardes. Enfin, accordez-moi tous vos sept Dons à la fois, afin que je sache mieux me diriger dans la vie active et dans la vie contempla- tive, pour la plus grande gloire de votre nom béni. Ainsi soit-il.
346 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Iir MÉDITATION
DE LA DIVISION DES VERTUS
EN VERTUS INTELLECTUELLES
ET VERTUS MORALES
EN VERTUS THÉOLOGALES
ET VERTUS CARDINALES
SOMMAIRE
Les Vertus considérées par rapport au sujet qui les possède, se divisent en Vertus intellectuelles ou spéculatives et Vertus morales ou affectives. — Considérées par rapport à leur objet, elles se divisent en Vertus théologales et Vertus cardinales. — Les Vertus cardinales peuvent être considérées sous un triple rapport^ comme dirigeant nos actions, comme nous purifiant et comme procédant d'une âme purijiée.
I
LES Vertus considérées par rapport au sujet en qui elles se trouvent, se divisent en intellec- tuelles ou spéculatives, et en morales ou affectives. Les Vertus intellectuelles sont celles qui rendent l'esprit habile à discerner ce qui est vrai et à y adhérer. Les Vertus morales ou affectives sont celles qui donnent à la volonté et au cœur une
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 847
certaine facilité à se porter vers tout objet bon et qui convient à l'homme considéré soit comme doué de raison, soit comme éclairé de la foi et des lumières surnaturelles. Le Prince des philoso- phes (i) admet cinq Vertus intellectuelles ; savoir : l'art qui rend l'homme habile à bien faire ses œu- vres extérieures ; la prudence qui le rend habile à faire des actions bonnes par rapport à lui-même ; l'intelligence qui le rend habile à connaître les premiers principes et les maximes générales ; la science qui le rend apte à découvrir la vérité en s'appuyantsur des principes certains ; et la sagesse qui le rend apte à connaître les choses divines. On peut comprendre sous le nom de sagesse la Vertu de foi, par laquelle nous connaissons Dieu et tout ce qui se rapporte à son service, de même que cette autre Vertu intellectuelle qui nous rend aptes à éclaircir les passages mystérieux des Saintes Ecritures; on peut même y comprendre la Théo- logie, car elle aussi est une Vertu intellectuelle qui éclaire l'esprit sur l'objet le plus noble auquel l'homme puisse s'élever.
Quant aux Vertus morales et affectives, nul ne peut en déterminer le nombre. Ceux qui le fixent à trente ne se sont pas rendu compte de toutes les difficultés qu'on pourrait leur faire et auxquelles les esprits les plus forts seraient bien embarrassés pour répondre (2).
Quoi qu'il en soit, par ces deux espèces de Vertus, l'homme a ses deux principales facultés,
1. Ethic. 1. 6. ch. 3.
2. Greg. de Valentia, tom. 2, disp. 5.
348 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
rintelligence et la volonté, munies, ornées et enrichies, et comme ces deux puissances supé- rieures gouvernent les puissances de la partie sensitive, quand elles-mêmes sont bien réglées, elles mettent dans ces puissances inférieures tout le bon ordre dont elles sont susceptibles. C'est ce qui a fait dire à saint Prosper d'Aquitaine (i) que la vertu a sa résidence dans l'àme, mais qu'elle sanctifie et l'àme et le corps. Les véritables Vertus en effet, ne résident que dans l'âme, soit dans l'intelligence, soit dans la volonté, mais elles étendent leur empire sur tout le corps et sur tous les mouvements de la partie inférieure qui par elles est sanctifiée, assujettie à la raison et consa- crée au service de Dieu.
A la vue de cette multitude de Vertus, je louerai la bonté et la providence de Dieu à l'égard de l'homme qu'il a soin de munir si abondamment dans son esprit et dans sa volonté, en réglant ses connaissances et ses affections. Ensuite je désirerai posséder ces Vertus et à la vue du petit nombre de Vertus que je découvre en moi, je déplorerai mon triste état. O Seigneur très doux, ô très gracieux Sauveur, ô Jésus béni. Rédempteur de tous les hommes, accordez-moi par les mérites de votre sainte Passion, les Vertus intellectuelles et affectives, car vous avez dit : « Demande^ et « vous recevre^^ cherche^ et vous trouvère:^. » (Jean, 16). Voilà que nous recherchons votre Grâce et les Vertus ; nous les désirons de tout notre cœur et de toute notre âme. Donnez-les nous
I. L. 3, De vita contempl. c. 16.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 34^
donc, Seigneur, remplissez-en notre âme, ornez-en notre esprit et notre volonté. O mon âme, pour- quoi es-tu languissante ? pourquoi t'endors-tu ? pourquoi demeures-tu dans ta paresse? Demande, demande constamment les Vertus à ton Seigneur, et il te les accordera.
II
En second lieu, les Vertus considérées par rapport à leur objet se divisent en Vertus théolo- gales et Vertus cardinales. Les Vertus théologales sont celles qui ont Dieu pour principal objet et motif, et qui dirigent vers lui les principales puis- sances de notre àme. En effet, par la foi nous croyons en Dieu à cause de Dieu même, auteur de la révélation ; par Tespérance, nous espérons Dieu, à cause de Dieu même qui nous donne son secours ; par la charité nous aimons Dieu à cause de Dieu même que ses perfections infinies rendent infiniment bon et aimable.
Les Vertus cardinales sont celles qui dirigent cel- les de nos actions qui ont pour objet soit le prochain, soit nous-mêmes ; car la Vertu sert à rectifier les puissances et à les fortifier contre les difficultés. C'est pourquoi, de même que les Vertus théolo- gales sont nécessaires pour régler les puissances de Tàme dans leurs rapports avec Dieu et dans les actes qui concernent la vie contemplative ; ainsi les Vertus cardinales sont nécessaires pour régler les puissances de Pâme dans les actes qui se rapportent à la vie active, soit qu'ils concernent le prochain, soit qu'ils nous concernent nous-
3do la théologie affective
mêmes (i). On peut dire aussi avec plusieurs auteurs que les Vertus cardinales ont pour objet les moyens nécessaires pour arriver à Dieu ; la prudence dirige les actions humaines vers Dieu; la justice fait des actions par lesquelles nous allons vers Dieu ; la force et la tempérance aplanissent le chemin qui mène à Dieu et font disparaître les obstacles qu'on y rencontre. La force en effet, fait que l'homme n'est pas arrêté dans sa marche vers Dieu par les maux les plus terribles et les plus effroyables, tandis que la tempérance l'empêche d'en être détourné par la rencontre des biens doux et délectables. C'est à ce même but que tendent aussi les Vertus qui forment le cortège des Vertus cardinales, à cause de la ressemblance qu'elles ont avec elles.
Les Vertus théologales sont les premières en dignité et les plus nobles de toutes, parce que comme la fin est la première chose dans l'intention et le désir de l'homme, les Vertus qui appliquent l'homme directement à cette fin, doivent avoir la préférence sur les autres. Elles sont au nombre de trois conformément à ce que dit saint Paul : « Ces trois vertus, la foi, V espérance et la chanté « demeurent à présent. » (I Cor. i3). Nous avons en effet besoin de trois choses pour tendre à notre fin dernière. Il faut premièrement la connaître ; car l'homme qui ignore ressemble à celui qui a perdu son chemin et qui ne sait où il va. Il faut en second lieu, la désirer, car il serait peu utile à l'homme de connaître sa fin, s'il n'avait aucun
I. Alensis in Summa virt. coll. 76. art. 2.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 35 1
désir d'y parvenir. Enfin, comme cette fin est trop excellente pour être aimée seulement d'un amour intéressé, il faut l'aimer aussi pour elle-même. Or c'est la foi qui nous fait connaître notre fin, l'espé- rance qui nous fait désirer d'en jouir, la charité qui nous la fait aimer pour elle-même. De plus, trois choses sont requises pour bien vivre : savoir ce qu'il faut faire, le vouloir et le pouvoir. C'est la foi qui nous donne cette science, l'espérance qui nous donne ce vouloir et la charité ce pouvoir. Car qu'y a-t-il d'impossible dans la voie du salut à une àme qu'enflamme l'amour? Ajoutons aussi que la foi nous assujettit à Dieu, que l'espérance nous élève jusqu'à lui et que la charité nous unit à lui. Par la foi en effet nous captivons notre intel- ligence et notre raison sous l'obéissance due à Dieu, par h'espérance nous nous élevons jusqu'à entreprendre des œuvres qui dépassent nos seules forces naturelles, par la charité nous unissons nos volontés et nos intentions aux siennes de manière à aimer ce qu'il aime, pour le même motif et dans la même intention que lui.
Les Vertus cardinales sont plus nombreuses, parce qu'il y a plusieurs voies ou plusieurs moyens pour arriver à la fin (i). Pour y arriver en effet il faut vouloir et agir constamment. La prudence nous éclaire, la justice avec toutes les Vertus qui forment son cortège nous fait vouloir, la tempé- rance et la force nous font agir constamment pour vaincre les difficultés qui nous viennent soit de l'adversité, soit de la prospérité. De plus, l'homme
I. D. Bonav. in 3. dist. }}, art. i, q. 4.
352 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
est arrêté dans la voie du salut par les quatre plaies que le péché lui a faites, par l'ignorance qui atteint son intelligence, par la malice qui atteint sa volonté, par la concupiscence qui a vicié son appétit concupiscible et par la faiblesse qui a per- verti son appétit irascible. Or la prudence guérit rignorance, la justice corrige la malice, la tempé- rance réfrène la concupiscence, et la force remédie à la faiblesse. Enfin, d'après saint Prosper (i), ces quatre Vertus renferment toute perfection : car quand un homme est tempérant, prudent, juste et fort, je me demande à quelle plus grande perfec- tion il pourrait aspirer. Or ces qualités il les doit aux Vertus cardinales.
Ainsi les Vertus théologales nous perfection- nent en ce qui regarde Dieu directement et les Vertus cardinales en ce qui regarde les moyens de parvenir jusqu'à lui.
Pour ce motif, je désirerai ardemment ces Ver- tus, car qu'ai-je de plus à souhaiter dans cette vie, que de me conduire comme il convient envers Dieu et de bien connaître les moyens d'arriver à la jouissance de ses biens infinis? Hélas ! qu'elles sont inutiles les affections et la recherche des faux intérêts et des vaines douceurs de la terre ! O Sau- veur du monde, qui pour enseigner aux hommes les plus hautes Vertus, vous êtes transporté sur le sommet d'une montagne (Matt. 5) et avez voulu nous les faire connaître par d'admirables et ravis- santes leçons tombées de votre bouche sacrée, faites-moi la grâce, durant cette vie si fragile,
I. De vit. coniempl. 1. 3. c. 9.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 35^
d'écouter votre voix et de m'efforcer de mériter par la pratique des Vertus, la récompense immor- telle que vous leur avez promise. Faites, Seigneur, que ne respirant que vous seul, je produise des actes parfaits des Vertus théologales qui nous unissent immédiatement à vous, et aussi des actes parfaits des Vertus cardinales, qui nous font bien user des moyens par lesquels nous allons à vous, qui êtes notre bien souverain et la fin de nos désirs.
III
On peut considérer les Vertus cardinales sous trois aspects différents : ou comme dirigeant nos actions, ou comme nous purifiant, ou comme pro- cédant d'une àme déjà purifiée.
Considérées sous le premier aspect, elles ten- dent vers leur objet et elles inclinent l'homme à agir par le motif de leur conformité à la raison naturelle; par exemple, la justice nous porte à ren- dre à chacun ce qui lui est dû, parce que c'est une chose raisonnable ; la tempérance nous porte à manger et à boire modérément, parce que tout excès dans ce genre est nuisible et honteux pour l'homme qui a une nature supérieure à celle des bêtes ; la force rend l'âme inébranlable au milieu des dangers et des épreuves, parce qu'il convient à l'homme, il est même glorieux pour lui de faire paraître une fermeté qu'aucune difficulté ne peut vaincre. Telles que nous les expliquons, ces Vertus ont été pratiquées par les philosophes païens et par un certain nombre d'hommes célèbres de la Gen- tilité; elles le sont aujourd'hui par beaucoup d'in-
BaIL, t. IV. 3 5
354 LA THÉOLOGIE AFFECTIv|e
fidèles, comme aussi par quelques chrétiens qui se bornent à considérer la seule honnêteté de la Vertu morale. Ils évitent ainsi les vices et mènent une vie honorable et réglée aux yeux des hommes, qui considèrent une telle vie comme conforme aux lois de la raison.
Ce n'est là toutefois que le premier degré de ces Vertus ; on peut les considérer encore à un point de vue plus élevé, c'est-à-dire comme purifiant l'âme, en tant qu'elles ne se bornent pas à séduire l'homme au seul point de vue de l'honnêteté qu'el- les apportent avec elles, mais parce qu'elles relè- vent jusqu'à Dieu. Dans ce cas elles agissent comme Vertus infuses et viennent en aide à la charité qui rapporte et unit tout à Dieu. C'est ainsi qu'elles dégagent l'âme de tout attachement aux choses créées en la convertissant à Dieu. Elles purifient l'âme, dit saint Augustin (i), parce que l'amour des biens temporels ne peut être combattu autrement que par une certaine suavité que nous fait goûter la pensée des biens éternels. Il dit ailleurs (2) que toutes ces Vertus ne sont autre chose que l'amour même que nous avons pour Dieu, le souverain bien et la souveraine justice. On peut dire, ajoute-t-il, que la tempérance est un amour de Dieu qui consiste à se donner tout entier et dans son incorruptibilité ; la force, un amour qui supporte volontiers toutes choses dures pour Dieu ; la justice, un amour qui ne sert que Dieu seul et qui pour Dieu gouverne bien tout ce
I. L. 6. Musicœ, c. 16. 3. De Mort bus Bec. c. 15.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 355
qui est soumis à Thomme ; la prudence, un amour qui discerne avec clairvoyance tout ce qui peut servir de moyen à Thomme pour arriver jusqu'à Dieu, de ce qui pourrait au contraire Ten éloigner. Il ne faudrait pas croire cependant que saint Augustin va jusqu'à confondre toutes ces Vertus avec la charité ; de telle sorte que la charité absor- berait toutes les Vertus et resterait l'unique Vertu, comme plusieurs l'ont admis sans raison. Il veut dire simplement que dans ces conditions le motif de la charité l'emporte sur tous les autres, et qu'il communique aux Vertus une noblesse qui les élève à la hauteur de son propre objet. Sans doute la philosophie ou l'art militaire sont bien distincts de la charité, alors même qu'on étudie ou qu'on se bat en vue de la gloire de Dieu ; ainsi en est-il de ces Vertus, même quand on les pratique pour Dieu.
On peut enfin les considérer comme procédant de l'àme déjà purifiée ; c'est là leur plus haut degré de perfection et il leur convient proprement après cette vie. En effet, les âmes bienheureuses conservent ces Vertus dans la béatitude comme des armes avec lesquelles elles l'ont conquise. Toutefois, comme les nécessités, les misères et les difficultés de la vie présente ne sont plus, leur fonction ne consiste pas à y résister, mais elles ont d'autres fonctions douces et paisibles où n'en- tre pour rien la résistance aux vices et aux pas- sions. C'est pourquoi saint Augustin (i) réfute le Prince de l'éloquence romaine, qui estimait qu'a-
I. L. 14, de Trinit. cap. 9.
356 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
près la mort, ces Vertus seraient superflues et inutiles. Il affirme qu'elles serviront à tenir l'àme plus intimement unie à Dieu. La justice maintien- dra l'àme soumise à Dieu; la prudence l'empê- chera de rien préférer ou seulement égaler à Dieu ; la force consistera à adhérer fermement à Dieu ; la tempérance, à ne trouver de plaisir qu'en Dieu. Saint Prosper d'Aquitaine (i) est encore plus caté- gorique et s'étend davantage sur ce sujet.
Apprenons donc à estimer ces Vertus qui ont des états si relevés et si sublimes. Ne nous conten- tons pas de les pratiquer en tant qu'elles sont l'expression même de la raison qui doit comman- der dans l'homme ; puisque nous avons la lumière de la foi, faisons quelque chose de plus que les païens et les sages du monde. Produisons-en les actes par le motif de la sainte charité ; soyons pru- dents, justes, forts et tempérants pour l'amour de Dieu, pour lui plaire et pour le servir. Et pendant que nous lutterons ici-bas contre les difficultés de cette misérable vie, louons les bienheureux et aspirons à leur état, dans lequel débarrassés désor- mais de tout souci des choses créées, ils sont tota- lement à Dieu.
I. L. )^ de Viia contempl. c. 23.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL SSy
IV^ MÉDITATION
DES MOTIFS DE PRATIQUER LA VERTU
SOMMAIRE
Nous devons pratiquer la Vertu à cause de son utilité, du plaisir qu'elle cause et de son hon- nêteté. — Le motif le plus parfait est V amour de Dieu. — Comment^ quand on pratique la Vertu pour plusieurs motifs^ reconnaître si on la pratique aussi pour V amour de Dieu.
I
CONSIDÉREZ qu'il faut aimer la Vertu à cause de sa grande utilité, à cause du plaisir qu'elle apporte avec elle, et à cause de son honnê- teté. On peut soutenir en effet qu'elle est le plus utile de tous les biens de cette vie, que sans elle, aucun bien n'est utile à l'homme, mais que plutôt tout lui est nuisible et pernicieux. Qu'appelle-t-on utile en effet, si ce n'est ce qui sert puissamment à obtenir la meilleure des fins à laquelle on puisse prétendre ? Or rien ne nous sert comme la Vertu à obtenir notre fin qui est la possession de l'éter- nelle félicité. Seule elle conduit au ciel que nul ne peut mériter que par des actes de Vertu. Qu'ap- pelle-ton encore utile, si nonce qui nous fournit le moyen de nous procurer toutes les commodités de
358 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
la vie? c'est ainsi qu'on dit que les richesses sont utiles, car avec elles nous achetons tout ce dont nous avons besoin dans cette vie. Or, par les Ver- tus nous pouvons nous procurer bien plus aisé- ment ce qui est nécessaire à l'entretien de notre âme, que nous ne pouvons nous procurer par les richesses ce qui est nécessaire à notre corps. Par la pratique de la Vertu en effet nous acquérons les vêtements de notre âme, c'est-à-dire les grâces de Dieu ; par elle nous obtenons les consolations spiri- tuelles, qui sont la nourriture de notre âme ; par elle nous acquérons la paix avec Dieu, avec les anges et avec tous les hommes de bonne volonté ; par elle nous nous mettons sous la protection de Dieu et entre les mains de sa Providence qui a un soin tout spécial de ceux qui se proposent de vivre saintement ; par elle nous avons droit aux remèdes que réclament nos maladies spirituelles ; par elle nous nous affranchissons de la captivité de nos ennemis ; par elle nous voyons la mort se changer en un doux passage à la béatitude ; par elle enfin nous méritons d'être rappelés du tombeau et de ressusciter pour jouir en corps et en âme de la vie éternelle. Or, que l'on suppute bien tout le profit que l'on peut tirer de tous les biens du monde, qu'on les mette en regard de ceux que nous pro- cure la Vertu, et on verra de combien ceux-ci l'emportent. Non seulement ils l'emportent de beaucoup, mais sans la Vertu les biens terrestres ne sont d'aucune utilité et ne nous procurent aucun bien véritable. Ce sont des épées mises entre les mains de fous furieux, avec lesquelles eux-mêmes se transpercent et se donnent un coup
DES VERTUS EN GÉNÉRAL SSq
mortel. Et de même qu'un sang trop abondant entretient dans le corps humain la fièvre et la ma- ladie et n'est nullement bon ni profitable, ainsi en est-il des biens temporels chez ceux qui manquent de Vertu. Ils leur sont nuisibles et deviennent pour eux une occasion de péché ; c'est pourquoi le Sage en parle en ces termes : « Jusques à quand « les enfants aime^'ont-Us ce qui leur est nuisi- « hlel » (Prov. c. i.)
Nous pouvons en dire autant du plaisir que nous fait goûter la Vertu. Il n'y a rien au monde de plus délectable; sans elle tout plaisir est empoi- sonné par le déplaisir ou du moins l'amène à sa suite. En effet, de même que l'âme est supérieure au corps, les plaisirs de l'âme qui sont ceux de la Vertu sont de beaucoup supérieurs à ceux du corps. Est-il admissible que Dieu ait donné une grande abondance de douceur et de miel à plu- sieurs de ses ennemis et qu'il ait abandonné ses enfants sans consolation dans cette vie ?
On peut remarquer que la joie de la Vertu surpasse la joie du monde de quatre manières : en pureté, en dignité, en santé et en continuité. Elle la surpasse en pureté, car la joie du monde ne croît qu'au milieu des épines. Les plaisirs des avares, des impudiques, des ambitieux et des mondains sont assaisonnés de mille craintes et d'innombrables brouilles qui rendent les hommes livrés à ces vices, misérables, à tel point que le proverbe est vrai : pour un plaisir mille douleurs. Elle la surpasse aussi en dignité, car la joie de la Vertu est la joie du ciel et des anges, la joie de Dieu même ; c'est une joie vraiment digne d'une
36o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
âme raisonnable créée à la ressemblance de Dieu. La joie des mondains au contraire est indigne de l'homme. « La joie des fous est ignominie » dit le Sage. (Prov. 3). Les plaisirs de la chair sont plaisirs de pourceaux, de chats et de • serpents. Ceux des ambitieux, à supposer qu'ils en goûtent, sont des plaisirs de démons ; ceux des avares sont des plaisirs de fourmis et de taupes. Elle la surpasse encore en santé, car la Joie de la Vertu est saine et sainte, elle est salutaire à l'àme et au corps, tandis que la joie du vice est une joie véné- neuse, qui empoisonne l'âme et le corps et les fait périr misérablement. Y a-t-il lieu de s'en étonner, puisque cette joie est maudite par Jésus-Christ ! « Malheur à vous, riches, qui ave^ ici-bas votre « consolation ! » (Luc i). C'est pourquoi elle amène le deuil à sa suite. « La tristesse succède « toujours à la joie. » (Prov. 14). Que dire encore? La joie de la Vertu l'emporte sur celle du monde par sa durée et sa continuité, car le plaisir du vice ne fait que passer, comme le plaisir de se nourrir de viande qui ne dure que le temps que met cet aliment à passer de la main dans l'esto- mac. « La joie de T hypocrite, dit Job, est comme « un point. » (Job. 20), mais celle du juste persé- vère dans les siècles des siècles. « Les délices « sont pour toujours dans ta main., » (Ps. i5), c'est-à-dire que le plaisir que cause la Vertu est digne d'être aimé en lui-même parce qu'il est absolument honnête.
On appelle honnête en effet ce qui est conforme à la loi de Dieu et à la raison, ce qui est digne et honorable aux yeux des hommes, ce qui, en un
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 36l
mot, est irrépréhensible et n'offre aucune turpi- tude. Telle est bien la Vertu ; elle est conforme à la loi de Dieu et à la raison, parce que toutes ses actions sont saintes et raisonnables ; elle ne contre- vient jamais à la volonté de Dieu ni ne contredit le jugement de la raison. La Vertu convient aussi à rhomme, être doué d'intelligence ; il doit s'éle- ver au-dessus des sens et agir d'après des princi- pes plus nobles, comme sont ceux de la Vertu. La Vertu est honorable aux yeux des hommes, qui, s'ils sont sages, n'estiment personne autant que celui qu'ils ont reconnu vertueux. Il n'existe pas de peuple si sauvage ni de nation si grossière, qui n'accorde quelque place d'honneur aux gens ver- tueux, car la nature nous porte à agir ainsi et la conscience dit à chacun intérieurement que les per- sonnes vertueuses doivent être considérées comme les plus dignes et les plus honorables. C'est pour- quoi ceux qui sont honorés dans le monde, ne le sont qu'à cause de leur Vertu ou parce qu'ils en portent les marques, comme les nobles et les prin- ces de la terre, chez qui la noblesse est le signe de la Vertu qui réside en eux ou qui doit y résider, de telle sorte qu'on ne les honore qu'en raison de leur Vertu vraie ou supposée. La Vertu enfin est irrépréhensible et exempte de toute turpitude, car tant qu'elle demeure Vertu, on ne peut lui adres- ser aucun juste reproche. Pour toutes ces raisons, nous devons lui appliquer ces paroles que le Sage lui adresse sous le nom de sagesse : « Tous les « biens me sont venus avec elle et j'ai reçu de ses « mains des richesses innombrables. » (Sag. 7.) Si donc la vertu comprend toute sorte de biens,
362 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
le bien utile, le bien délectable, le bien honnête, pourquoi, ô âme immortelle, tant te mettre en peine, pour rechercher avec tant de passion les biens corruptibles de la terre ? O mon âme, c'est avoir travaillé assez et trop longtemps pour jouir des faux avantages et des vaines douceurs des mondains, qui pour la plupart sont réprouvés par Dieu ; il est temps maintenant de te détromper. La prudence ne t'enseigne-t-elle pas de préférer les biens les plus grands et les plus solides ? La raison et la justice ne te disent-elles pas et ne te persuadent-elles pas d'estimer le vrai plus que le faux? N'outrage donc pas la raison plus long- temps et ne sois pas ennemie de ton bien parfait. Que les choses déshonnêtes et indignes de la noblesse d'un être qui a été créé pour l'immorta- lité ne ravissent plus ton amour. Que ce soit la Vertu qui inspire toutes tes affections, car son charme est tout divin, ses attraits très puissants, son utilité indicible, la joie qu'elle procure angéli- que et son honnêteté tout à fait aimable.
II
Considérez néanmoins qu'il est beaucoup plus parfait d'aimer et de pratiquer la Vertu pour l'amour de Dieu, à qui elle plaît, que pour l'uti- lité, le plaisir et l'honnêteté qu'elle nous offre. Car c'est se rechercher soi-même que de ne consi- dérer dans la Vertu que ce qui est utile oq agréable et de l'embrasser pour élever plus haut sa pensée. Les Vertus sont faites pour servir à la gloire de Dieu ; c'est donc faire tort à leur noblesse que de les détourner de ce but et de les employer autre-
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 363
ment. C'est ainsi qu'on ferait injure à un page du roi qui est choisi pour le service exclusif de sa majesté, si on l'occupait au service de quelque vile personne ; il protesterait énergiquement contre un pareil traitement et tirerait l'épée pour se venger. Les vraies vertus, dit saint Augustin (i), sont pratiquées par les hommes pour servir Dieu qui les a données aux hommes. C'est pourquoi la vie spirituelle plus parfaite ne peut se contenter de les pratiquer pour le seul motif de leur honnê- teté ; elle y trouve une certaine recherche de soi- même, quoique plus subtile, car on désire seule- ment ce qui est conforme à la raison et de cette façon on s'y regarde et on s'y contente soi-même, bien que l'on n'agisse que conformément à la nature raisonnable qui trouve dans cette honnêteté ce qui lui convient. Aussi saint Augustin (2) consi- dérant que les philosophes épicuriens ont pratiqué certaines Vertus pour les avantages corporels qu'ils y trouvaient, considérant qu'ils usaient de modé- ration dans le boire et dans le manger, dans leurs joies et dans toute leur conduite, dans le but de ne pas altérer leur santé, considérant aussi que les philosophes stoïciens se croyant plus parfaits, pratiquaient la Vertu, parce qu'ils la trouvaient conforme à leur raison, saint Augustin, dis-je, blâme les uns et les autres. Il montre que la Vertu des uns et des autres était défectueuse ; de même que les premiers étaient sensuels, dit-il, dans leur tempérance et dans la modération de leur conduite,
1. L. 4. Contra Julian. c. 3.
2. Serm. 13, De verbis Apost. c. 7.
364 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
les seconds à leur tour étaient orgueilleux dans leur Vertu, car ils la pratiquaient pour elle-même et parce qu'elle était conforme à leur raison : ils s'arrêtaient là, sans songer à glorifier le vrai Dieu. Ceux-là, ajoute-t-il, vivaient selon la chair, ceux-ci selon l'esprit, mais ni les uns ni les autres ne vivaient selon Dieu. L'Epicurien disait : il est bon pour moi de jouir de ma chair ; le Stoïcien disait : il m'est bon de jouir de mon esprit ; mais l'Apôtre se mesurant avec eux disait : « // m est bon « d'adhérer à Dieu. » Nous voyons par là que saint Augustin ne pouvait approuver qu'on se bornât à considérer seulement l'utilité ou l'honnê- teté de la Vertu ; il voulait qu'une âme chrétienne s'élevât plus haut, qu'elle aimât et pratiquât la Vertu en vue de Dieu, pour plaire à Dieu, de telle sorte que ni le corps ni l'âme raisonnable ne fussent la fin de la Vertu, mais que ce fût Dieu seul, à qui il faut la rapporter, comme à celui qui, seul, est le véritable bien souverain, qui seul, mérite d'être désiré et recherché pour lui- même, et vers lequel il est raisonnable que la Vertu tende, pour s'arrêter en lui.
En effet, l'immensité de son Etre et l'infinité de ses perfections exigent de nous et méritent en toute justice que nous lui rendions toute gloire, tout honneur et toute soumission, tout culte et toute louange, en un mot tous les devoirs de piété possibles que nous ne pouvons lui rendre autre- ment qu'en pratiquant la Vertu. Sa puissance infi- nie exige de nous une profonde sujétion et une parfaite obéissance à toutes ses volontés. Sa sagesse sans bornes et infaillible exige que nous
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 365
ayons la foi à tout ce qu'il nous enseigne. Sa fidé- lité et ses promesses qui ne peuvent être menson- gères, nous obligent à nous confier en lui et à mettre en lui toute notre espérance. Sa bonté inépuisable nous excite à l'aimer. Sa grandeur incomparable exige que nous nous anéantissions devant lui et que nous éprouvions le sentiment de notre bassesse et de notre néant. Ses jugements terribles requièrent de nous que nous fassions pénitence de nos fautes. Ses bienfaits innombra- bles demandent de la reconnaissance. En un mot, toutes ses perfections infinies méritent plus d'a- mour, de louanges et de soumission que l'homme n'est capable de lui en rendre ; car il est infini- ment grand, infiniment bon, infiniment miséricor- dieux, infiniment digne d'être obéi, aimé, adoré et glorifié. Chaque homme aurait beau avoir des millions de cœurs, que tous les hommes réunis ne suffiraient pas à lui rendre l'amour que sa bonté mérite ; des millions d'abaissements jusqu'à la pro- fondeur des enfers et môme plus bas, si c'était possible, ne suffiraient pas pour révérer, autant qu'il le faudrait, sa grandeur. Tant il est vrai que son excellence lui donne le droit d'être servi par tous les actes de Vertu que peuvent produire les créatures.
Prenez la résolution d'aimer la Vertu et d'en faire les actes pour la gloire de Dieu, sans vous borner à considérer son utilité ou son honnêteté seule. Craignez, si vous n'agissez point ainsi, que, lorsque vous croyez faire des actions vertueuses, vous ne soyez intéressé et tout rempli de la recherche subtile de vous-même et de votre pro-
366 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
pre amour, plutôt que de la recherche et de Tamour de Dieu. Hélas ! que Toubli de cette con- sidération et que le peu d'attention qu'on lui donne, éloigne les âmes chrétiennes de la perfec- tion ! Qu'elles se trompent grossièrement quand, négligeant la véritable fin et le plus important motif de pratiquer la Vertu, elles ne se montrent pas plus généreuses que les païens! Le Prophète se lamente sur ce désordre : « La fille de mon peu- « pie est cruelle^ elle est comme Vautruche du « désert. » (Lament. 4), qui abandonne ses œufs sur le sable, sans les animer par sa chaleur. C'est à elle que ressemble une àme qui ne vivifie pas ses œuvres par la chaleur de la charité et qui ne pense qu'aux choses terrestres. O Dieu infini, délivrez- moi de cette aberration si préjudiciable, qui con- siste à ne pas rapporter à vous qui êtes la fin dernière et la souveraine félicité, tous les actes de Vertu ! O Dominateur du monde, je désire ne ser- vir que vous seul, dans la pratique de toutes les Vertus, sans aucun retour sur moi-même, afin que vous seul en soyez honoré, que vous seul en jouis- siez et les savouriez en secret, car vous le méritez et vous méritez même infiniment plus, à cause de l'excellence de votre Etre divin, qui vit et règne éternellement.
III
Examinons de quelle manière on pourra recon- naître, quand on fait un acte de Vertu pour un motif intéressé, si on le fait en même temps par le motif de l'amour de Dieu. Ce point est difficile à résoudre, parce qu'ordinairement, l'amour-propre
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 067
comme un brouillon, se mêle de tout, se glisse partout, même dans les actions les plus spiri- tuelles. C'est pourquoi plusieurs bonnes âmes éprouvent de grandes inquiétudes, après avoir fait d'excellentes œuvres d'où il leur est venu quelque honneur ou quelque satisfaction ; elles ne savent si elles ont obéi à un sentiment d'amour de Dieu ou à l'amour qu'elles se portent à elles-mêmes. N'entendons-nous pas en effet un grand nombre de saints personnages (i) répéter et à haute voix et dans leurs écrits, que tout en nous est infecté du venin de l'amour-propre, qu'il s'est emparé de tous les cœurs, et que si l'on examine de près tous les actes de Vertu faits en public, on y découvrira l'intérêt personnel ? Fait-on une fondation pieuse ? c'est afin de perpétuer sa mémoire et son nom ; prèche-t-on ? c'est dans une chaire illustre ou tout au moins honorable ; fait-on des œuvres de mi- séricorde ? c'est à la vue de tous les hommes, qui nous en félicitent ; cette dame prie-t-elle Dieu ? c'est à des heures dorées ; fréquente-t-elle les sacrements ? elle choisit une église qui lui convienne, et elle ne veut les recevoir que de la main d'un prêtre qui soit dans ses goûts. Enfin dans presque tous les actes de Vertu, nous cher- chons quelque avantage pour nous ou l'éloigne- ment de quelque gène que nous devrions endurer sans cela. Ces hommes ardents et pleins de zèle prennent de là occasion de tout condamner et de dire qu'il n'y a rien de pur au jugement de Dieu,
I. Le Père Jean de la Croix, Montée du Carmel, 1. 3, c. 27.
368 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
que les considérations humaines gâtent tout, que l'on ne se recherche pas moins soi-même dans sa dévotion, que Lucifer dans son orgueil, qu'on fait de la méditation une récréation plutôt qu'une oraison, parce qu'on cherche à se satisfaire soi- même plutôt que Dieu que l'on devrait vouloir contenter seul.
Certes il ne faut pas mépriser un semblable lan- gage, il mérite tout notre respect et il doit nous inspirer des craintes. Il est vrai et nous devons avouer que plus d'une conscience est viciée par l'amour-propre, ce qui est une misère bien digne d'être déplorée, que Dieu est recherché par un bien petit nombre de cœurs, en comparaison de ceux qui n'obéisserît dans leurs actions qu'à l'amour- propre et à l'intérêt. Toutefois de même que Dieu se choisit sept mille Israélites qui n'avaient pas fléchi le genou devant Baal, alorsqu'Elie croyait tout perdu, ainsi devons-nous croire qu'il y a un certain nombre de personnes vertueuses qui ne se laissent pas conduire par l'amour-propre ni par des considérations humaines, bien qu'elles goûtent dans leurs actes de vertu un certain contentente- ment qui leur inspire quelquefois des doutes sur la pureté de leurs intentions. Tel est le jugement qu'on doit porter sur toutes les personnes qui, par une intention expresse qu'elles n'ont jamais révoquée, font tendre toutes leurs œuvres vers un but unique qui est de plaire à Dieu, de répondre au désir qu'il a de nous voir pratiquer la Vertu, de nous mettre en état, grâce à une sainte vie, d'aller en paradis, où il nous sera permis de le glorifier plus parfaite- ment. Et puis, si quelque satisfaction accompagne
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 36g
leurs bonnes œuvres, pourvu que cette satifaction ne soit pas désordonnée, elles la reçoivent pour faire la volonté de Dieu, qui l'a ainsi voulu, elles acceptent ce contentement qu'elles goûtent dans son service en protestant qu'elles ne veulent en user que pour sa gloire, ou directement ou indi- rectement, selon la manière dont elle peut lui être rapportée. Après cela, une àme qui désire bien vivre doit demeurer en paix.
Je pratiquerai donc la direction d'intention, je rapporterai à Dieu les actes de Vertu et tout ce qui les accompagne, pourvu qu'il n'y ait rien de désordonné. Après avoir agi ainsi, je garderai la paix malgré les troubles que l'amour-propre s'ef- force de susciter, en voulant tout s'attribuer en dépit de l'intention formellement contraire de la volonté. O Dieu suprême, à qui tout appartient, qui êtes la fin et le centre de tous les désirs, je ne veux vivre et agir que pour vous. Si je pratique une Vertu à cause de son honnêteté, je prétends la pratiquer surtout parce qu'il vous est agréable que nous agissions ainsi. Si je travaille à sauver les âmes, c'est dans le but qu'elles vous appartien- nent et que vous les possédiez plus entièrement. Si je poursuis quelque bien temporel, c'est dans le dessein de le faire servir à un bien spirituel et dans le but de vous donner à la fois l'un et l'autre (i).
I. François de Sales 1. 2. de l' amour de Dieu, ch. 4.
Bail, t. iv.
SyO LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
V^ MÉDITATION
DE ^ACQUISITION
DE L'ACCROISSEMENT
ET DE LA DURÉE DES VERTUS
SOMMAIRE
Les Vertus infuses sont données avec la grâce sanctifiante — nous pouvons les faire croî- tre par les bonnes actions — elles languissent et périssent^ faute d'en produire les actes,
I
CONSIDÉREZ, pour cc qui regarde l'acquisition des Vertus, que les Vertus infuses, au moins les Vertus morales, sont inséparables de la grâce sanctifiante, qu'elles nous sont données avec elle et dans la même mesure qu'elle. C'est pour- quoiy puisque nous acquérons cette grâce par les actes de contrition ou d'amour de Dieu par dessus toutes choses, ou par la réception des sacrements, c'est par ces moyens aussi que nous acquérons les Vertus. C'est pour ce motif que la justification est un si grand bienfait ; par elle en effet notre âme est enrichie du trésor des vertus, bien plus que le ciel ne l'est par la belle clarté des étoiles.
Quant aux Vertus acquises, c'est tout autre chose ; on les acquiert soit par la méditation, soit
DES VERTUS EN GÉNÉRAL Syi
en en produisant les actes. Nul ne peut douter en efl'et que la connaissance et la méditation des Ver- tus ne constituent un puissant moyen pour les acquérir, car c'est en méditant sur elles que nous comprenons leur excellence et leur beauté, que nous les estimons et les aimons, que nous les dési- rons et les demandons ardemment à Dieu, que nous prenons enfin la résolution de les pratiquer et de résister énergiquement à tout ce qui s'op- pose à l'accomplissement de cette résolution ; autant de choses qui contribuent grandement à leur acquisition. Néanmoins ce qui y contribue le plus c'est la pratique des actes vertueux, voilà le moyen le plus nécessaire et le plus efficace, sans lequel une âme ne deviendra jamais vertueuse. Aussi celui qui néglige ce moyen, celui qui se contente de connaître ou de méditer les Vertus ou de lire les livres qui traitent de cette matière, prend une peine inutile : il ressemble à un malade qui écoute attentivement le médecin et qui prend note des remèdes propres à le guérir, mais qui se borne là et ne s'applique jamais aucun remède. De même que ce malade ne retrouvera jamais la santé, ainsi ces âmes ne seront jamais dans un bon état, aussi longtemps qu'elles se borneront à étu- dier ce qu'est la Vertu, sans jamais passer à la pratique (i). Toutefois le Prince des philoso- phes (2) à qui nous empruntons cette comparai- son, distingue dans un traité tout spécial sur ce sujet deux sortes de Vertus acquises, les seules
1. Aristote, Ethic. 2. c. 3.
2. Eihic. a. c. i.
372 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
dont la morale naturelle s'occupe ; ce sont les Vertus intellectuelles qui rendent Tesprit plus savant et plus habile, et les Vertus morales qui inclinent la volonté vers le bien. Pour ce qui est des Vertus intellectuelles, il dit excellemment qu'elles nous viennent par l'étude et par l'ensei- gnement. C'est ainsi qu'on acquiert la science astronomique en écoutant les savants discourir sur le mouvement et sur les propriétés des cieux et des astres. Saint Paul affirme cette même vérité, quand il dit : « La foi vient de Touie. » (Rom. 10.) Quant aux vertus morales, sa conclusion est qu'elles se forment par l'habitude que l'on prend de les pra- tiquer et d'en produire les actes. De même qu'un homme devient architecte en édifiant, ainsi on de- vient tempérant en faisant des actes de tempérance . Si on nous demandait de fixer le nombre d'ac- tes ou le temps pendant lequel il faut les faire pour acquérir la vertu, nous déclarerions que c'est chose impossible. C'est pourquoi on a reproché à Cassien (i) d'avoir fait dire à l'abbé Chéremont discourant sur la chasteté, qu'au bout de six mois on peut acquérir cette Vertu, à |la condition de faire les actes de mortification et d'employer les industries qu'il recommande. Outre que les natures sont différentes, que les unes font pour acquérir la Vertu de plus grands efforts que les autres, le plus fort appoint vient de la grâce et de la miséricorde de Dieu. Car « si le Seigneur « n'' édifie la maison^ c'est en vain que les hommes « travaillent à V édifier. » (Ps. 12.) On pourrait
I. Collai. 12. cap. 15.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL Z'jZ
dire à ceux qui fixent un temps pour l'acquisition de la Vertu, ce que la sainte femme Judith repro- chait aux princes de Béthulie : « Comment donc « O^ïas a-t'il consenti à livrer la ville aux « Assyriens, s'il ne nous venait du secours dans « cinq Jours ? Et qui êtes-vous, vous autres, « pour tenter ainsi le Seigneur ? Ce n'est pas là « le moyen d'attirer sa miséricorde, mais plutôt « d'exciter sa colère et d'allumer sa fureur. « Vous ave\ prescrit à Dieu le terme de sa « miséricorde, selon qu'il vous a plu; et vous « lui en avei marqué le jour. » (Judith, 8.)
Cette considération m'apprendra à acquérir les Vertus morales infuses de la même manière qu'on acquiert la grâce sanctifiante et le bienfait de la justification dont ces Vertus sont inséparables. Oh ! quel grand bonheur de posséder la grâce de Dieu que tant de nobles Vertus accompagnent ! J'apprendrai également à m'appliquer, si je veux avoir les Vertus acquises, soit à la méditation, soit à la lecture des livres qui traitent des Vertus, mais par-dessus toute chose à la production fréquente des actes de Vertu, sans lesquels ma méditation serait vaine et ma lecture spirituelle infructueuse. O science sacrée des Vertus, sois le sujet ordinaire de mes pensées, afin que méditant sur les saintes et louables habitudes, sur leur nature, leur excel- lence, leurs effets, leurs motifs et tout ce qui les concerne, je les aime et les recherche avec une énergique et constante ardeur. O Dieu des Vertus qui dilatez nos coeurs par l'infusion des bons désirs, vous qui dissipez les ténèbres de notre in- telligence par la communication de vos lumières,
374 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
détournez désormais mon âme de toute occupation vaine, afin qu'elle s'adonne à Toraison, qu'elle se rende attentive à la lecture spirituelle et à l'étude des Vertus, qu'elle pratique les Vertus, qu'elle en soit comme toute teinte et imprégnée, et qu'elle parvienne au bonheur de les posséder.
II
Considérez que nous pouvons faire croître soit les Vertus qui nous sont données avec la Grâce, soit celles que nous avons acquises par la répéti- tion d'actions louables. Cette affirmation n'offre aucune difficulté. L'expérience nous montre des âmes qui sont plus saintes et plus vertueuses que les autres ; bien plus nous voyons les moins ver- tueuses égaler et même surpasser celles qui les avaient devancées dans la pratique du bien. C'est là une preuve infaillible que la Vertu peut faire des progrès dans une âme et de petite qu'elle était, devenir plus grande et plus parfaite. Cet accroisse- ment constitue pour l'âme un grand avantage, car lorsque la Vertu s'est accrue, elle en produit les actes d'une manière plus parfaite, plus fréquente, plus naturelle et plus agréable, en même temps qu'elle s'éloigne davantage des vices qui lui sont opposés. Elle en produit des actes plus fréquents, car de même qu'un grand feu jette un plus grand nombre d'étincelles, ainsi une grande vertu pro- duit un plus grand nombre d'actions. Elle les produit plus promptement, car la vertu n'est qu'une inclination plus prononcée vers le bien ; dès lors ceux chez qui cette inclination est plus forte, font le bien avec plus de facilité et de
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 3'jb
promptitude. Aussi on reconnaît qu'une âme a acquis parfaitement une vertu si, lorsqu'elle est tentée de produire quelque action contraire, sur le champ, sans hésitation et sans aucune répugnance de la volonté, elle se porte vers l'objet de la Vertu. Elle les produit avec plus de plaisir, car la Vertu parfaite a vaincu les plus grandes difficultés et surmonté les plus grandes peines qui peuvent affliger l'âme quand elle les pratique. Elle les pro- duit plus constamment, car de même qu'un grand feu dure plus longtemps et donne une chaleur qui dure davantage, ainsi une plus grande Vertu se conserve plus longtemps, nous donne une incli- nation plus forte vers le bien et résiste davantage à tout ce qui lui est opposé. Elle produit aussi des actes plus parfaits, car elle a une énergie plus considérable qui lui permet de produire des effets plus remarquables. C'est pourquoi ceux qui ont une plus grande charité, font des actes héroïques de cette vertu, et étendent davantage leurs œuvres de miséricorde ; ceux qui ont la Vertu d'obéis- sance à un degré plus élevé, se soumettent d'une manière plus parfaite. En un mot les actes que l'on appelle héroïques ne sont accomplis ordinaire- ment que par ceux qui ont le plus de Vertu ou des Vertus parfaites selon leur espèce.
Pour tous ces motifs nous ne saurions trop esti- timer l'accroissement de la Vertu, et ce doit être pour nous un grand sujet de confusion de voir les avares travailler avec tant d'ardeur à augmenter leur trésor, qui doit contribuer à leur condamna- tion, tandis que nous avons un si faible désir d'ac- croître le trésor de notre âme avec lequel nous
376 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
devons acheter les joies du paradis. Mais ce qui doit augmenter encore notre confusion c'est que le moyen de faire grandir nos Vertus n'est pas plus difficile que le moyen de les acquérir ; il n'y a qu'à continuer à user de ce premier moyen, en faisant chaque jour des actes de Vertu ; c'est par là que la Vertu grandit et se perfectionne. On nous objectera peut-être que les habitudes vertueuses ne peuvent s'accroître que par des actes plus par- faits que ne le sont les habitudes elles-mêmes, de même qu'une figure imprimée sur la cire ne peut être agrandie qu'en faisant une nouvelle empreinte avec un sceau plus grand. Nous répondons à cela qu'il peut en être ainsi pour les Vertus acqui- ses, mais non pas pour les Vertus infuses qui croissent à chaque bonne action, si mince que soit son mérite. En effet, cette action qui mérite une augmentation de grâce et de gloire, mérite en même temps une augmentation des Vertus infu- ses, qui sont toujours dans une même propor- tion par rapport à la grâce. De même, dit un savant Cardinal (i), que si la main croît, les doigts croissent aussi ; ainsi quand la charité augmente, les Vertus augmentent. D'oià il résulte que l'acte d'une seule Vertu fait croître les Vertus infuses, en même temps que la grâce ; ainsi par un acte de patience nous augmentons la Vertu de charité, la Vertu de justice, la Vertu de force, la Vertu de tempérance et toutes les autres Vertus. Leur accroissement est donc considérable et très facile. Porte-toi donc, ô mon âme, aux actes de Vertu,
I. De Cusa, 1. 2, Excitât.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 877
puisque par eux tu peux augmenter cette pré- cieuse habitude qui lorsqu'elle est devenue par- faite, est pour toi la source de tant de biens. Si les hommes du siècle s'appliquent si assidûment à faire fructifier leur talent et à agrandir leurs pos- sessions, ne perds plus de temps, ne laisse passer aucune occasion de faire des actes de Vertu. Si tu as goûté du plaisir à tant de choses superflues et absolument inutiles à la vie bienheureuse, ne trouve plus désormais rien d'agréable si ce n'est de t'occuper des œuvres vertueuses. Tu ne saurais prendre, ô mon àme, une résolution plus sage ni plus avantageuse ; Dieu d'ailleurs ne prolonge ta vie si longtemps qu'afin de te permettre de croître en Vertu en même temps qu'en âge et de faire fructifier ce talent dont tu auras à rendre compte à Dieu lorsqu'il t'apparaîtra.
III
Considérez que de même que les Vertus s'ac- quièrent et s'accroissent par la pratique, ainsi elles s'affaiblissent (i) et périssent entièrement
I. Ni les péchés véniels, quel qu'en soit le nombre, ni à plus forte raison la simple cessation des actes de vertu ne diminuent en elles-mêmes ni la grâce sancti- fiante, ni la charité, ni les autres vertus infuses. ^Tes- « time, dit Suarez (de grat. 1. 11. c. 8. n. 7), que cette « proposition est tellement certaine que V affirmation « contraire n'est ni probable^ ni même défendable avec « quelque apparence de raison. » — Cependant tous les Théologiens admettent qu'on peut dire que les vertus infuses subissent une diminution, dans ce sens moins
378 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
quand on s'abstient d'en faire les actes ou quand on produit des actes des vices qui leur sont con- traires. Un seul péché mortel sape à la base et renverse tout l'édifice des Vertus infuses ; quant aux actes des vices, ils minent peu à peu l'édifice des Vertus acquises ; l'humilité en effet se perd par des actes d'orgueil, la chasteté par des actes de luxure, la patience par des accès de colère. Ceci est vrai même quand il s'agit de péchés simplement véniels : ainsi de petits excès ruinent l'abstinence, une certaine rudesse donne la mort à la douceur. Et les Vertus sont blessées de la sorte, non seulement par les actes qui leur sont contraires, mais encore l'omission, le défaut d'exercice de la Vertu lui est fatal. De même que le fer qui est beau et luisant, se rouille faute d'usage ; l'âme que la Vertu rendait belle et res- plendissante, devient vicieuse et laide par le seul fait de son oisiveté et par le défaut d'exercice. Le Docteur angélique (i) confirme cette vérité; quand quelqu'un, dit-il, ne se sert pas de l'habitude de la Vertu, pour régler ses passions et ses actions, il est inévitable que plusieurs passions se réveil- propre que, les péchés véniels ont pour conséquence de diminuer la facilité de se servir des vertus infuses (S. Tho. q. 7. DE MALO, a. 2. ad 4). « On peut aussi^ dit « saint Thomas (2. 2. q. 24. a. 10), appeler une diminu- « tîon indirecte de la charité, cette disposition à dispa- « raître complètement qui est le résultat des péchés « véniels, ou même de la cessatiou des actes propres de la « charité. »
ï. I. II. q. 53. art. 3.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 879
lent et que plusieurs actions se forment par suite du mouvement de l'appétit sensitif et des objets extérieurs qui provoquent au mal ; c'est ainsi que la Vertu est détruite par la sjmple cessa- tion des actes vertueux.
Rien n'est donc plus vrai que cette considé- ration, et cependant elle est de nature à nous étonner. Car, puisqu'il est de l'essence des Ver- tus d'être quelque chose de ferme et de stable, comment se fait-il qu'il est si aisé de les arra- cher de l'âme ? comment peut-on déchoir si faci- lement de cet état pour descendre aussitôt après dans l'abîme de l'enfer? Puisque les Vertus sont les plus grandes forces de l'âme, n'est-ce pas une chose étrange qu'elles puissent être vaincues par les vices, qui ne sont que de pures faiblesses et de pures infirmités ? Y a-t-il quelque chose au monde de plus fort que la charité, qui n'a peur ni de la mort ni de l'enfer ? comment donc cèdera-t- elle à la convoitise terrestre qui, comparée à la charité, n'est pas même une goutte d'eau par rapport à une immense fournaise (i)? Quelques- uns ont répondu à cette objection que les Vertus étaient délicates de leur nature et que ne pouvant supporter la mauvaise odeur du vice, elles mou- raient plutôt que de vivre ensemble dans une même âme. D'autres se sont contentés de dire qu'il était toujours plus facile de détruire que d'édifier et de renverser que de construire. Mais de telles réponses sont plutôt des faux-fuyants et des défai- tes, que de vraies solutions. Aussi vaut-il mieux
I, Guillel. Paris. De virtuf, en.
38o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
dire que si les Vertus périssent, cela ne provient pas de leur propre faiblesse qui les ferait céder au vice, mais de la faiblesse du sujet sur lequel elles ont été greffées par l'habitude, c'est-à-dire de la faiblesse de Pâme qui ne s'en sert pas comme elle pourrait. Un soldat fort, courageux et bien armé, périt dans la bataille, s'il est mal monté ; il périt à cause de son cheval qui succombe facile- ment et l'entraîne dans sa chute. Ainsi les Vertus sont en quelque sorte mal montées, quand elles résident dans une âme blessée et épuisée par la plaie du péché originel, plaie qui n'est jamais parfaitement guérie pendant le temps de cette misérable vie. Aussi, de même qu'un soldat malade et languissant, muni d'excellentes armes, ne les manie pas bien, les jette à terre et se livre à l'ennemi ; ainsi, bien que puissamment armée des plus fortes Vertus, l'àme faible n'en fait pas usage, mais se livre lâchement au vice qui l'attaque, qui ruine ses Vertus et qui la met dans l'état de per- dition (i).
Néanmoins, il est vrai que les Vertus acqui- ses ne se perdent pas ordinairement par un seul acte vicieux, mais par un grand nombre d'actes. Au contraire, un seul péché mortel suffit pour détruire toutes les Vertus infuses en même temps que la grâce sanctifiante, bien que dans ce désastre Dieu dans sa miséricorde conserve au pécheur la foi et l'espérance, comme fut conservée la racine de l'arbre mystérieux que vit Nabucho- donosor. Et en cela Dieu fait violence à ces
I. D. Aug. Serm. 7. de temp.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 38l
Vertus, car il les conserve dans un sujet où elles ne peuvent, comme il leur conviendrait, mériter le paradis ,i). Mais de quoi n'est pas capable la bonté de Dieu pour sauver l'homme ? Or, il agit ainsi afin que grâce à ces deux Vertus, l'homme puisse se relever de sa chute, qu'il rentre en grâce et qu'il remercie la bonté de Dieu en disant : « Si « le Seigneur des années ne nous eût pas laissé « quelque reste de foi et d'espérance pour refleu- « rir, nous serions semblables à Sodomc et à « Gomorrhe » qui furent détruites de fond en comble. (Is. i;.
Je m'exciterai donc de plus en plus à ne pas m'abandonner à la paresse, afin de ne pas devenir pauvre en Vertu par le fait de mon oisiveté. Je saisirai volontiers et je bénirai les occasions qui s'offriront d'en faire les actes. Si par le passé je me suis laissé séduire par des choses peu conve- nables et nuisibles qui se présentaient à moi sous la fausse apparence d'un bien, il en sera désormais
I. Un seul péché mortel détruit en nous : i) la grâce sanctifiante. « Si quelqu'un dit qiiil n'y a d'autre péché <f. mortel que celui de V infidélité^ ou que Vinfidélité seule, « à l'exclusion des péchés les plus graves et les plus « énormes, fait perdre la grâce une fois reçue, qu'il soit « anathème ! » (Conc. de Trente, sess. 6. can. 27) ; 2) la charité, (Conc. de Trente, sess. 6. chap. 7) ; 3) les vertus morales infuses, qui sont comme les propriétés de la grâce sanctifiante considérée comme une nouvelle nature ou une nouvelle essence ajoutée à l'âme. Mais tout péché mortel ne fait perdre à l'âme ni la foi, comme l'a défini le Concile de Trente (sess, 6. can. 28) : « Si quelqu'un dit que la grâce étant perdue par le péché,
382 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
tout autrement. J'aurai à cœur de faire des actions grandes et généreuses, je m'affectionnerai aux belles et avantageuses pratiques de la Vertu. Mais ô bonté infinie de Dieu, qui contrairement à ce qui devrait arriver naturellement, conservez dans le pécheur la foi et l'espérance, alors qu'il mérite- rait de tout perdre en perdant la grâce, oh ! comme vous prouvez clairement le désir que vous avez de le sauver ! Oh ! quel trait d'amour merveilleux ! Oh ! puissent toutes les âmes chrétiennes qui ont perdu la charité, s'en prévaloir pour la recouvrer au plus tôt par une bonne conversion !
« la foi est toujours perdue en même temps, ou que la foi « qui reste au pécheur rC est plus une vraie foi, bien qu'elle « ne soit plus une foi vive, . . . qjiil soit anathème! » ; ni l'espérance ; sur ce dernier point, Suarez dit (de grat. 1. II. c. 5. n. 15) : «/^ Jte crois pas qtie ce soit absolument « de foi y mais c'est certain et tout enseignement contraire « peut être taxé d' erreur > » Néanmoins, comme l'observe Bail, la foi et Tespérance devraient naturellement et logiquement avoir toujours le même sort que la grâce sanctifiante ; s^il en est en réalité autrement, c'est en vertu d'une exception voulue par Dieu et que nous font connaître l'Ecriture sainte et la tradition.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 383
Vr MÉDITATION
DE LA PRATIQUE DES VERTUS
SOMMAIRE
Il faut être bien résolu à pratiquer la Vertu. — // faut la pratiquer i) par des actes intérieurs., — 2) par des actes extérieurs.
I
CONSIDÉREZ qu'il faut être bien résolu à prati- quer les actes de Vertu malgré toutes les tentations et toutes les difficultés qui s'y opposent. Ce qui doit le plus animer Tâme à pratiquer la Vertu, c'est l'obligation qui lui incombe de tra- vailler en vue de son bien propre. Car n'est-elle pas digne de la risée de tout le monde, si tous ses désirs et tous ses soins tendent à nourrir le corps, à le parer, à le pourvoir d'habits somptueux et délicats, à orner des maisons et des appartements destinés à le loger, et à acquérir des richesses pour l'entretenir dans cet état ? Ne mérite-t-elle pas d'être qualifiée de folle et d'insensée, si elle prend soin des affaires d'autrui dans le but de les faire prospérer, tandis qu'elle néglige ce qui concerne sa propre perfection, sa propre beauté et son pro- pre état ? Tout le monde se moquerait -et à bon droit d'un cultivateur qui s'occuperait avec le plus grand soin des terres des autres, et qui laisserait
384 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
les siennes en friche. C'est ainsi cependant qu'agit une àme qui ne songe nullement à s'enrichir elle- même par la pratique des Vertus, et qui ne s'oc- cupe que de ce qui concerne le corps et les affaires extérieures de ce monde. Imaginez un architecte qui reconstruirait toutes les maisons de la ville et qui laisserait la sienne tomber en ruines. Imaginez un tailleur qui porterait des habits tout déchirés et ferait pour les autres de beaux costumes. Ima- ginez enfin un médecin épuisé et miné par la fièvre, qui ne songerait qu'à guérir les maladies des autres. Voilà l'image de l'âme qui ne songe pas à faire des actes de Vertu.
Certainement elle est malheureuse tant qu'elle demeure dans cet état, car, comme l'enseigne la morale, la félicité ne consiste pas dans la posses- sion, mais dans l'exercice de la Vertu ; elle ne con- siste pas dans l'habitude, mais dans l'action. Le souverain bien est la fin dernière, c'est à lui que s'arrête et se fixe le désir et l'effort de l'agent. L'homme de bien ne se contente pas de l'habitude ; il la réfère à l'action, d'autant que nous acquérons la Vertu pour l'exercer, comme nous apprenons un art ou un métier pour travailler. De même qu'aux jeux olympiques, c'était ceux qui avaient le mieux couru, qui remportaient la couronne et non pas ceux qui avaient la plus belle prestance; ainsi dans la lice spirituelle, ceux-là remportent le prix, c'est-à-dire le souverain bien, qui n'ont pas eu seulement les habitudes vertueuses, mais qui en ont produit les actes, malgré toutes les diffi- cultés et toutes les tentations qui tendaient à les faire renoncer à leur dessein. L'être ne se conçoit
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 385
pas en effet sans la faculté d'agir, car dans ce cas il serait oisif et inutile. Trois choses se rencon- trent toujours dans l'être naturel : la substance, la puissance et l'action naturelle : trois choses se ren- contrent toujours aussi dans l'être surnaturel : la grâce, la charité et l'action méritoire, qui est l'acte de Vertu (i). Enfin, il ne faut pas croire que la Vertu se trouve réellement dans une personne qui n'en fait point les actes, car c'est par ces actes qu'elle naît et qu'elle se conserve ; la Vertu n'est pas chez une telle personne, quand bien même elle ferait des miracles et ressusciterait les morts, quand bien même elle ferait des discours plus éloquents et plus admirables que ceux qu'ont prononcés les plus célèbres orateurs de tous les temps, quand même elle ferait profession de la vie religieuse la plus sainte qu'on ait jamais vue dans l'Eglise, et qu'elle porterait l'habit de l'Ordre le plus austère. Non, la Vertu n'est pas là où la pratique fait défaut, d'autant qu'elle périt bientôt, si elle ne se traduit pas en actes.
En conséquence, je concevrai un grand désir de pratiquer la Vertu et d'en former les actes. Je me réjouirai quand l'occasion s'en présentera et je la saisirai avec joie. Je remercierai Dieu, comme d'une faveur signalée, quand il m'aura donné sujet de produire un acte de Vertu d'où je tirerai de mer- veilleux avantages pour sa gloire et pour mon bien. Je ne laisserai jamais passer ces heureuses occasions sans en profiter. S'il s'y rencontre des difficultés, je redoublerai d'énergie à mesure que
I. Œgid. Rom. Qiiodî. 2. disp. 7. quœst. a. Bail, t. iv. 33
386 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
la peine croîtra. Les considérations humaines et ce que le monde pourra dire ne m'empêcheront pas d'exécuter ma résolution. J'irai tête baissée au milieu des halliers et des épines. O mon Dieu, confirmez-moi dans ces dispositions.
II
Considérez que les Vertus doivent se pratiquer intérieurement et spirituellement, c'est-à-dire par des actes intérieurs, « Applique^ vos cœurs à la « vertu », dit le Prophète royal. Il faut, dit un savant et un ancien écrivain (i), y appliquer le cœur en faisant des efforts, en tâchant de pratiquer la Vertu malgré l'inclination contraire du cœur, ainsi qu'un malade qui s'efforce de manger mal- gré la répugnance de l'estomac. Il faut aussi l'appliquer à la Vertu pour donner l'exemple, c'est-à-dire pour éclairer les autres en portant le flambeau devant eux. Ainsi, quand on veut faire passer un pont à des chevaux ombrageux, on met en tête un cheval qui ne s'effraie pas facilement et tous les autres suivent. Il faut enfin s'appliquer à la Vertu par affection, c'est-à-dire d'esprit et de volonté. On en voit en effet qui ne lui donnent que la moitié de leur cœur, et se contentent de la considérer avec les yeux de leur esprit; d'autres se bornent à lui prêter l'oreille, à ceux-là il suffit d'en entendre discourir; d'autres enfin ne lui prêtent que les lèvres, ceux-là en parlent sans la prati- quer et sans en produire ni intérieurement, ni extérieurement les actes.
I. Philippe de Grève, serm pp.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL SSy
Toutes les Vertus ont en effet deux sortes d'ac- tes : les uns intérieurs qui se forment dans l'àme parfesprit ou par la volonté, les autres extérieurs, qui paraissent aux yeux de tout le monde. Par exemple, une àme forme en présence de Dieu ou des anges, sans la manifester au dehors, la résolu- tion d'assister les pauvres, d'enseigner les igno- rants, de consoler les affligés : ce sont des actes intérieurs de charité ou de miséricorde à l'égard du prochain; si ensuite elle passe à l'exécution et si elle accomplit ce qu'elle a résolu de faire, alors elle produit des actes extérieurs de la Vertu de charité et de la miséricorde. Or, il faut considérer ici qu'avant tout il est requis de pra- tiquer la Vertu intérieurement. La raison en est que les actes intérieurs sont les actes propres de la Vertu, que par eux elle se conserve et croît dans une âme. Il est même vrai de dire que les actes extérieurs de Vertu ne sont réellement des actes vertueux qu'autant qu'ils proviennent des actes intérieurs et qu'ils leur sont unis. C'est pourquoi ceux qui ne songent qu'à l'extérieur et à la manière dont il faut agir au dehors, sans se mettre en peine d'avoir les sentiments intérieurs, ne sont que des hypocrites qui font bonne mine et qui ont bonne apparence. Ce sont des Scribes et des Pharisiens, à qui le fils de Dieu reprochait de bien nettoyer le dehors de la coupe, tandis que le dedans est plein d'impuretés. (Matt. i3.) Ce sont des sépulcres blanchis qui extérieurement ont une belle apparence, et qui sont au dedans remplis de pourriture et de vers.
Il ne faut jamais espérer une solide Vertu de
388 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
celui qui ne songe pas à en bien former les actes intérieurs ; car, sans la vie spirituelle et intérieure, il n'y a point de perfection possible et sans la pratique des actes intérieurs, il n'y a point de vie intérieure et spirituelle. C'est pour- quoi David décrivant la beauté de l'âme sainte qui est l'héritière de Dieu, nous dit que « toute « la beauté de J a fille du Roi vient du dedans^ » c'est-à-dire des actes intérieurs. (Ps. 44.) Elle ne ressemble pas en effet aux princesses et aux dames de la terre qui s'habillent avec simpli- cité dans la maison où personne ne les voit, mais qui se couvrent de riches vêtements, quand elles doivent sortir et paraître en public. L'épouse et la fille de Dieu s'occupe avant tout d'orner son intérieur, parce que Dieu voit l'intérieur, Dieu à qui elle veut plaire à l'exclusion des créatures. Aussi Dieu estime-t-il beaucoup plus les actions secrètes et cachées de l'àme, que tout l'appareil extérieur. « Qiie tu es helle^ dit-il, ô ma bien- « aimée ! que tu es belle ! tes yeux sont des yeux « de colombe, sans parler de ce qui est caché « au-dedans. » (Gant. 4.) Nous voyons par là com- bien il importe de produire des actes intérieurs de Vertu.
Ces actes intérieurs se produisent de plusieurs manières. La première consiste à rejeter les pen- sées mauvaises, celles qui ont pour objet ce qui est contraire à la Vertu, et à désavouer les incli- nations que l'on sent intérieurement pour les actions vicieuses. La seconde manière consiste à désirer et à aimer l'objet de la Vertu ; elle consiste aussi à souhaiter que le temps et le lieu opportun
DES VERTUS EN GÉNÉRAL SSg
pour la pratiquer effectivement, s'offrent à nous. La troisième consiste, lorsque les occasions de la pra- tiquer ne se présentent pas, à exercer son courage spirituel, en créant par l'imagination des occasions dans lesquelles on se propose, si elles viennent à se présenter, de faire vaillamment son devoir et de triompher des difficultés, comme aussi des tenta- tions qui pourront s'y rencontrer. Cette vaillance spirituelle dans ces cas imaginaires est toujours méritoire devant Dieu, comme aussi la détermina- tion de faire une action vicieuse dans un cas ima- ginaire, est blâmable et constitue un démérite. Un tel exercice dispose l'àme à mieux encore se comporter, quand une véritable occasion se pré- sentera. Ne voyons-nous pas que pour préparer les soldats à la guerre, on les astreint à étudier la théorie militaire, à méditer sur les préceptes de cet art qui a pour but de les rendre habiles dans les combats ? On les excite à se représenter vive- ment comment ils se comporteraient envers l'en- nemi, s'il se présentait, s'il les attaquait de telle ou telle manière ou s'il devenait urgent de l'atta- quer lui-même dans telle ou telle occasion. Le soldat sort de ces combats imaginaires plus aguerri. Il en est de même d'une âme qui se mettant en face de diverses occasions ou rencontres périlleu- ses, se propose de s'y comporter saintement et d'y agir selon Dieu. Néanmoins, elle doit dans un semblable exercice user de modération, et ne pas imaginer toutes sortes de circonstances possibles. Elle doit aussi, après s'être bien exercée dans ce genre de vaillance, ne pas trop s'en faire accroire, ni s'estimer être beaucoup plus sainte pour cela,
SgO LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
sachant qu'il y a bien loin entre imaginer et faire, entre l'ombre et la réalité, entre combattre en esprit et en venir réellement aux mains.
Cette considération m'apprendra combien il m'est nécessaire de vivre de la vie intérieure et spirituelle, combien il m'importe de produire sou- vent des actes intérieurs de Vertu. Je ne croirai donc pas avoir tout fait quand j'aurai observé ponctuellement toutes les pratiques extérieures de Vertu ; il faut aussi que je vaque à la pratique intérieure, et que je forme, en présence de Dieu qui voit nos coeurs, des actes intérieurs de Vertu. Sans cela il n'y a ni perfection solide, ni vrai pro- grès dans la voie du ciel. Par conséquent, je veux abhorrer toute pensée vicieuse, ainsi que tout mouvement et toute inclination contraire à la Vertu. Je soupirerai souvent et ardemment après ce qui fait l'objet de la Vertu, je souhaiterai d'avoir l'occasion de la pratiquer effectivement. Je suis absolument résolu, ô mon Dieu, à ne manquer à la Vertu dans aucun cas et dans n'importe quelle circonstance. Si telles ou telles circonstances peu favorables venaient à se produire, ô mon Dieu, je ne m'écarterai pas le moins du monde des règles qu'elle me prescrit. Qu'il en soit ainsi, mon Dieu, avec le secours de votre grâce.
Considérez qu'il faut aussi pratiquer les Vertus extérieurement et en former les actes extérieurs aux yeux de tous. Par exemple, il ne suffit pas d'avoir la foi dans le cœur, il faut encore en faire profession au-dehors. Ce n'est pas assez d'avoir la charité dans l'âme seulement, il faut que de la volonté elle passe en quelque sorte dans les
DES VERTUS EN GÉNÉRAL Sgi
mains et dans les bonnes œuvres. Il ne suffit pas de s'estimer peu soi-même par un vrai sentiment d'humilité, mais il faut dans la pratique de la vie céder aux autres, toutes les fois qu'on peut le faire prudemment. On doit en dire autant de toutes les Vertus.
Telle a été la conduite de Jésus-Christ qui est notre modèle dans la vie chrétienne et dans la vie spirituelle. Quoique son intérieur fût absolument et admirablement saint, au-delà de tout ce que les anges eux-mêmes pourraient exprimer, il pra- tiqua à l'extérieur toutes sortes d'actions vertueu- ses qui convenaient à sa mission. Outre l'oraison mentale, il s'est adonné à la prière vocale et il a chanté des hymnes. Il ne s'est pas contenté de porter sa croix dans son cœur, il en a aussi chargé ses épaules. Il n'a pas eu la volonté seulement de faire du bien au monde, il en est venu à l'exécu- tion, il a été obéissant et s'est humilié effective- ment jusqu'à la mort. Aussi nous exhorte-t-il à l'imiter ; il nous dit : « Que votre lumière brille « aux yeux des hommes de telle sorte quHls « voient vos bonnes œuvres et qu'ils glorifient « votre Père qui est dans les deux. » Ailleurs il ajoute que c'est à cette marque qu'on discerne les saintes âmes : « Tout bon arbre produit de bons « fruits., vous les reconnaître^ à leurs fruits. » (Matt. 3.)
Par cette pratique extérieure, le prochain est édifié et çxcité à bien faire ; car il n'y a rien d'aussi efficace pour porter une âme à la pratique du bien que le bon exemple qu'elle a sous les yeux. C'est ainsi que l'âme rend témoignage aux
392 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
yeux du monde de sa fidélité ; elle montre par là qu'elle n'élude point ses promesses et qu'elle n'enfreint pas ses résolutions. Autant qu'il dépend d'elle, elle donne du crédit et de la vogue à la vertu, car c'est publiquement qu'elle soutient son parti et porte ses livrées.
On pourra dire qu'il y a danger de céder à la vanité, en faisant paraître extérieurement notre Vertu. Nous répondrons qu'il pourrait en être ainsi chez ceux qui n'auront pas tout d'abord bien ordonné leur intérieur. Mais nous voulons que l'extérieur soit comme un rejaillissement et un fruit ée l'intérieur, que l'un réponde à l'autre sans feinte et sans dissimulation. Dans ces conditions le danger n'existe plus, car l'àme qui intérieure- ment est solidement vertueuse ne consent pas aux mouTcments de vanité ; elle ne risque pas de devenir la proie des applaudissements des hom- mes, qu'elle sait mépriser. On dira peut-être encore qu'agir ainsi, c'est fournir à beaucoup de gens une occasion de parler. A cela il faut répon- dre que la crainte de ce que peuvent dire les créa- tures est l'un des plus grands ennemis de la Vertu, c'est une pierre de scandale et d'achoppe- ment, c'est la suprême imperfection, celle qui a arrêté dans la voie du salut un nombre d'âmes incalculable. C'est faire tort et injure à Dieu que de renoncer aux "actions vertueuses qui doivent contribuer à sa gloire, à cause de je ne sais quelle vaine crainte de ce que dira le monde. Est-ce là aimer Dieu par-dessus toutes choses ? n'est-ce pas au contraire lui préférer des bagatelles? Et si certaines personnes s'abstiennent de bien faire à
DES VERTUS EN GÉNÉRAL SpS
cause des propos que peuvent tenir les hommes, que feraient-elles alors si elles avaient à craindre des coups et de réels outrages? « Dieu^ dit David, « a brisé les os de ceux qui cherchent à plaire « aux hommes. Ils sont tombés dans la confu- « sion^ parce que Dieu les a méprisés. » (Ps. 52.) Saint Paul ajoute : « Ai-je pour but de plaire aux « homjnes ? Si je voulais encore plaire aux hom- « mes, je ne serais pas le serviteur de Jésus- « Christ. » (Gai. i.)
Je mettrai donc la main à Tœuvre, j'en viendrai à la pratique. J'abhorrerai cette maxime qui engen- dre toute paresse, à savoir que l'intérieur seul suffit. Je ne craindrai pas de mettre la Vertu en vogue. Puisque Dieu m'a donné et l'esprit et le corps, je le servirai avec l'un et avec l'autre. Car pourquoi aurais-je honte de paraître vrai chrétien et d'en porter les livrées ? O Jésus-Christ, sou- verain maître en Vertu, fortifiez-moi dans ma résolution.
394 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Vir MÉDITATION
SUITE DU MÊME SUJET
SOMMAIRE
Chaque Vertu mériterait d'avoir ses fêtes et ses autels. — Ce serait une excellente chose de consacrer un mois à la pratique de chaque Vertu. — Pour tien pratiquer une Vertu., il est nécessaire d'en connaître la nature et les actes.
I
CONSIDÉREZ les excellentes louanges que saint Dominique (i) donne à la Vertu. Chaque Vertu, dit-il, mériterait qu'on lui consacrât des fêtes particulières, qu'on lui dédiât des autels, qu'on la représentât par des images et qu'on lui rendît à certains jours un culte convenable. Si vous le voulez bien, dit-il, écoutez-moi. Je vous exhorte vivement à la pratique suivante : que cha- cun établisse des jours de fête en l'honneur des Vertus que nous avons nommées et qu'il les honore chacune à son tour. Qu'il leur consacre ou leur dédie des autels, sur lesquels il placera leurs statues faites de telle sorte que leur vue imprime dans l'âme les qualités des Vertus. Qu'il n'ait pas
I . Serm. 4. S. Dominici apud Alanum p. 2, de Psalt. c. 23.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL SqS
moins d'estime pour ces Vertus que pour les reli- ques sacrées des Saints, qu'il soit même convaincu qu'elles sont dignes d'un plus grand honneur. Mais afin que personne ne se méprenne sur ma pensée, voici les raisons du conseil que je donne. J'affirme que nous pouvons consacrer à honorer les Vertus des fêtes et des autels.
Premièrement, les Vertus sont les causes pour lesquelles nous honorons les Saints. Secondement, elles sont ce qu'il y a de plus admirable dans les Saints ; c'est parce qu'ils ont pratiqué de grandes Vertus qu'ils sont grands. De plus, la gloire des Saints est incomparable et digne de toute notre vénération : or, ce qui leur a valu cette gloire qui les élève au-dessus de tout, ce sont les Vertus. Troisiè- mement, si vous considérez l'origine des Vertus, vous reconnaîtrez qu'elles émanent de la Providence de Dieu, comme certaines règles de la prédestina- tion divine : il a plu à la volonté divine que tous ceux qui doivent être sauvés, les acceptassent comme leurs règles. Il ajoute ceci : Puisque les Vertus découlent de toute éternité et découleront tou- jours de Dieu, je ne conçois pas comment elles pourraient êtres distinctes de Dieu autrement que par une distinction de pure raison. C'est pourquoi quiconque les considérera en tant qu'elles sont en Dieu, ne doutera pas qu'elles méritent un culte de latrie et le même honneur que l'on rend à Dieu. En tant qu'elles résident avec éclat dans l'huma- nité de Jésus-Christ (i) et dans la bienheureuse
I. La doctrine de Bail nous semble sur ce point gra- vement inexacte. C'est un vrai culte d'adoration qu'il
LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Vierge, elles ont droit à un culte d'hyperdulie ; en tant qu'elles résident dans- les autres Saints nous leurs devons un culte de dulie.
Admirez ces propos étonnants des Saints sur la Vertu. Quelle haute estime ils en font ? En quel grand honneur- ils la tiennent ! Quels excellents conseils ils nous donnent pour la pratiquer parfai- tement ! « Chantera Dieu un cantique nouveau^ « parce qu'il a opéré des merveilles^ » en créant les Vertus d'une manière si admirable que ce sont elles qui font les Saints du paradis et qui consti-
faut rendre aux Vertus qui sont en Jésus-Christ, et non pas seulement un culte d'hyperdulie. Il est de foi que nous devons le culte suprême de latrie à Jésus-Christ tout entier, à sa nature divine et aussi à sa nature humaine ; et cela à cause de l'union substantielle qui existe entre le Verbe et la nature humaine. (^^ Concile œcum. can. 9.) Nous devons donc adorer toutes les par- ties de la nature humaine de Jésus-Christ, son âme avec toutes ses facultés et tous ses actes, parmi lesquels les Vertus de l'Homme-Dieu occupent le premier rang, et son corps avec toutes ses parties. Et puisqu'il est per- mis d'adorer d'une manière spéciale tel mystère en Jésus-Christ ou telle partie de son corps par laquelle s'est manifesté d'une manière plus admirable son amour infini pour nous, pour la même raison nous pouvons rendre un culte spécial à ses Vertus. Le culte dhyperdu- lie est réservé à la sainte Vierge à un double titre : à cause de l'excellence de sa grâce et de sa gloire qui surpassent la grâce et la gloire de tous les Saints, et à cause surtout de sa très proche parenté avec le Verbe de Dieu en raison de sa maternité divine, qui lui vaut un culte spécifiquement distinct de celui que nous ren- dons aux Saints,
DES VERTUS EN GÉNÉRAL ^ Sg'y
tuent la règle des âmes prédestinées. Ah ! si nous pouvions mettre à exécution ce conseil d'un grand prédicateur et d'un grand Saint dans l'Eglise de Dieu, comme la pratique des Vertus refleurirait et comme toutes les âmes chrétiennes en produi- raient plus fidèlement les actes !
II
Les auteurs spirituels ne conseillent pas seule- ment de dédier à la Vertu un jour, pendant lequel on l'honorerait en en produisant les actes fidèle- ment, mais ils nous engagent à lui consacrer un mois entier. Au commencement du mois, on ferait choix d'une Vertu particulière, et on prendrait la résolu- tion d'en faire fidèlement les actes, soit pour l'acqué- rir, soit pour s'affermir de plus en plus dans sa possession, en répétant ce mot de l'Evangile : « Ait reste, une seule chose est nécessaire ». (Luc lo). Ce choix doit se faire pour trois raisons principales.
La première est que, pour acquérir une Vertu et bien s'affermir en elle, il est nécessaire d'en renouveler fréquemment les actes, c'est à cette condition seulement que l'on acquiert des habi- tudes parfaites. C'est ce qu'a bien compris le Prince des philosophes (i), quand il a dit qu'un seul jour ou une seule hirondelle ne fait pas le printemps, ce qui signifie qu'on n'acquiert pas l'habitude parfaite de la Vertu en peu de temps et par un seul acte de Vertu. Ainsi, pour avoir l'occasion de pratiquer fréquemment les actes d'une même Vertu, il faut assigner à sa pratique
\. Moral. 1. I. c. 6.
SgS LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
un mois entier, durant lequel on s'efforcera d'en faire fréquemment les actes ; ce sera là le but principal auquel devront tendre tous les efforts durant ce mois. Cette méthode a une grande efficacité ; celui en effet qui embrasse tout à la fois, ne retient rien. Il en serait de même de celui qui ne donnerait qu'un jour à l'étude de chaque science et qui de la sorte changerait l'objet de son étude chaque jour ; il imiterait l'oiseau volage qui saute de branche en branche et jamais ne devien- drait habile dans aucune science.
La seconde raison est qu'on doit pratiquer la Vertu, dans le but de déraciner le vice ou de détruire les mauvaises inclinations que nous portons en nous. Or nos vices et nos inclinations perverses ont jeté de si profondes racines dans notre nature corrompue par le péché originel, qu'il ne faut nullement espérer en venir à bout en quelques heures ni même en peu de jours. Ce n'est pas trop d'un mois entier pour affaiblir nos vices et les déloger de chez nous. C'est comme s'il s'agissait de chasser un puissant ennemi d'une place forte où il se serait fortifié ; il ne suffirait pas de l'y assiéger pendant deux ou trois jours, il faut beaucoup plus de temps pour l'amener à capituler et pour le déloger.
La troisième raison est que chacun a besoin de se rendre, selon son état et sa vocation, plus parfait dans une Vertu que dans une autre. Celui qui a sur les bras un plus grand nombre d'ennemis et qui doit faire face à un plus grand nombre de gens qui le persécutent, a besoin d'une plus grande douceur. Celui qui a au-dessus de lui un
DES VERTUS EN GÉNÉJRAL 899
plus grand nombre de personnes chargées de lui commander, a besoin surtout d'humilité et d'obéis- sance. A celui qui est absorbé par un nombre considérable d'affaires, une oraison plus recueillie est nécessaire, pour pouvoir accomplir sa tache en paix et sous le regard de Dieu. A celui qui vit au milieu des hérétiques et des libertins, est néces- saire une foi plus forte, de même qu'une charité plus ardente, et une plus grande miséricorde est indispensable à celui qui a devant les yeux un plus grand nombre de malheureux qui implorent son assistance. Celui qui débute seulement dans la vie spirituelle a besoin de Vertus tout autres que celui qui marche depuis longtemps dans cette voie ou que celui qui touche à la perfection. Il faut à l'homme qui est chargé de gouverner les autres, des qualités différentes de celles dont peut se contenter celui qui n'a que lui-même à gou- verner. Ainsi donc, comme chacun a besoin de se perfectionner davantage dans quelque Vertu parti- culière, il doit se surveiller sous ce rapport d'une manière plus constante et plus sérieuse, et même s'appliquer uniquement à la pratique de cette Vertu pendant un temps notable, par exemple pendant un mois, afin de parvenir, si c'est pos- sible, à la posséder au plus haut degré.
En effet, chaque Vertu a quatre états ou degrés : le commencement, le progrès, la perfection et l'excès, ou bien, comme s'expriment certains Théologiens, dans ce qui est bon, c'est-à-dire dans la Vertu, il faut distinguer la persévérance, la continence, la tempérance et l'héroïsme, de même que dans le mal, on distingue l'inconstance, l'in-
400 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
continence, Tintempérance et la bestialité. La persévérance consiste à ne jamais tomber dans le vice opposé à la Vertu. La continence consiste non seulement à éviter ces chutes, mais encore à pratiquer la Vertu au milieu des grandes tenta- tions qui nous sollicitent dans un sens contraire. La tempérance consiste à n'éprouver aucune peine ou à peu près aucune, à pratiquer la Vertu, parce qu'on a dompté, autant qu'on pouvait le faire, ses passions. Enfin Théroïsme fait pratiquer la Vertu d'une façon singulière, bien plus parfaite que la manière dont on la pratique communément ; c'est ainsi que l'ont pratiquée les plus grands Saints ; de la sorte on s'élève au-dessus des autres et on peut appliquer à ce cas ce que Priam disait d'Hector, à savoir que sa bonté était telle qu'il semblait ne pas être le fils d'un mortel (i). Puisqu'il y a tant de degrés dans la Vertu et qu'il est souvent nécessaire de parvenir à un degré des plus élevés, on peut en conclure qu'il est très raisonnable de consacrer au moins un mois entier à une Vertu, pendant lequel on s'appliquera à l'étudier parfaitement et à la pratiquer fidèlement. Estimez et aimez cette pratique des personnes spirituelles, qui permet d'honorer les Vertus et d'en produire fréquemment les actes. Au commen- cement de chaque mois, faites un retour sur vous- même, considérez dans quelle situation vous êtes par rapport à ce qui est au-dessus de vous, au- dessous de vous, autour de vous et en vous, afin que reconnaissant quelle est la Vertu qui vous
I. Œgid. Rom. quodlibet ^, disp. 2. quœst. i.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 40Î
manque le plus et qui vous est le plus nécessaire, vous la choisissiez pour travailler sérieusement pendant un mois entier à Tacquérir. Demandez pour cela grâce et lumière à Dieu. Qu'il ne per- mette pas que votre volonté renonce à Texercice de cette Vertu, pour céder à un sentiment naturel qui nous inspire de la peur à la vue des difficultés que la raison nous fait prévoir dans la pratique de cette Vertu. Qu'il vous éclaire en vous révélant ce qu'il désire de vous dans ce mois et quel est le but que vous devez viser et atteindre pour sa plus grande gloire. Enfin demandez-lui souvent la grâce de mettre à exécution ce que vous avez résolu. Dites comme David : « Je n'ai demandé « qu'une seule chose au Seigneur, je la recher- « cherai uniquement. » (Ps. 26) ; ou bien comme Bethsabée à David : « Je n'ai qu'une prière à « vous J aire ; ne me faites pas cette confusion « que de me refuser. » (III, Rois, 2.)
III
Considérez que pour bien faire les actes d'une Vertu particulière dont on a fait choix et qu'on se propose d'acquérir, il est nécessaire de connaître la nature de cette Vertu et tout ce qui la concerne. En effet, toute perfection qu'acquiert la volonté suppose une connaissance proportionnée dans l'intelligence, car c'est l'intelligence qui est la conductrice et le porte-flambeau de la volonté. L'intelligence et la volonté sont si étroitement unies ensemble, que la volonté ne se met en mou- vement qu'à mesure que l'intelligence considère 'actuellement la bonté de l'objet vers lequel elle se
Bail, t. iv. a6
402 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
porte, soit que cet objet soit réellement bon, soit que sa bonté ne soit qu'apparente. La volonté ne poursuit jamais une chose inconnue ou que l'en- tendement ne lui représente pas comme bonne sous quelque rapport. Il est donc nécessaire d'étu- dier d'abord la Vertu que l'on veut aimer, de con- naître les biens qu'elle apporte, les degrés de per- fection qui sont en elle, les vices et les défauts qui lui sont opposés, les motifs de nature à engager l'âme à la désirer, les moyens enfin à prendre pour faire des progrès dans cette Vertu. Faute de cette connaissance, plusieurs choisissent inutile- ment la pratique de quelque Vertu qu'ils ne connaissent pas, sur laquelle ils ne sauraient dire en quoi elle diffère des autres Vertus, quels sont ses actes propres, quel est son objet, quel est son degré de perfection. Aussi ils ne savent ce qu'ils veulent, ni à quoi il faut viser dans la pi-a- tique de cette Vertu ; ils marchent dans les ténè- bres. C'est là la raison pour laquelle ils font peu de progrès et ne s'affermissent pas solidement dans la Vertu.
Or il y a trois moyens pour connaître une Vertu particulière. Le premier consiste à écouter attenti- vement quelque leçon ou exhortation particulière faite sur ce sujet. Le second consiste à lire de bons livres qui traitent des Vertus, tout particulière- ment le Docteur angélique, saint Thomas, qui dans sa Théologie, a discouru sur toutes les Vertus d'une manière si admirable que nul ne l'a égalé sur ce sujet. Il enseigne sur les Vertus ce qu'il a appris par la spéculation et ce que lui en a révélé l'expérience. C'est pour ce motif que la
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 4o3
Partie de saint Thomas appelée Seconde-Seconde^ est-à cause de sa perfection nommée et intitulée un ouvrage d'or. C'est là que ceux qui ont le mieux parlé des Vertus ont puisé, comme à une source abondante, leurs pensées les plus belles et leurs plus rares conceptions, comme nous-même nous avons Tintention de le faire dans cette Partie de la Théologie affective. Enfin, la méditation de cette Partie de notre Théologie affective sera le troisième moyen et le plus efficace de tous, pour arriver soit à connaître la Vertu que Ton désire acquérir, soit à enflammer la volonté et Texciter à en faire généreusement les actes.
Prenez donc la résolution de bien lire, de bien étudier et de bien méditer les Vertus théologales et morales que nous allons expliquer dans cette Partie. S'il y a une Vertu que vous soyez tenu tout particulièrement de pratiquer, lisez pendant plusieurs jours le point, ou toute la méditation que nous lui consacrerons dans cet ouvrage, faites-en le sujet de votre oraison mentale, jusqu'à ce que votre intelligence en ait une connaissance parfaite et que votre volonté s'enflamme d'amour pour elle. On prend tant de peine, on emploie tant de temps à acquérir je ne sais quel avantage tempo- rel ; est-il possible qu'on ait si peu d'ardeur et qu'on se donne si peu de peine pour acquérir une Vertu qui est si précieuse aux yeux de Dieu et des anges ? O Seigneur des Vertus, convertissez-nous et délivrez-nous de l'opprobre des vices, auxquels nous invite sans cesse notre adversaire. Ah ! plu- tôt, ô mon cher Sauveur, modèle de toutes les Vertus parfaites, que nous nous rangions de votre
404 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
côté ; que nous vous écoutions vous qui nous invitez suavement à embrasser toutes les Vertus, à commencer d'abord à les pratiquer, puis à y faire avec le temps des progrès, à en produire enfin les actes héroïques et à en goûter les fruits dans la gloire éternelle.
Vlir MÉDITATION
DES VICES OPPOSÉS AUX VERTUS
SOMMAIRE
Nature et propriétés du vice qui est V opposé de la Vertu. — // naît des désirs immodérés et des passions. — Trois dispositions nécessaires pour combattre le vice et faire fleurir la Vertu.
I
CONSIDÉREZ la nature et les propriétés du vice, par son opposition avec la Vertu, afin que, comme la lumière nous aide à mieux connaître les ténèbres, ainsi par la Vertu nous puissions mieux comprendre ce qu'est le vice et quelles sont ses mauvaises qualités.
Nous avons dit que la Vertu est une habitude qui incline l'âme à produire des actions conformes à sa nature raisonnable. Le vice est précisément le contraire : c'est une habitude qui incline l'àme
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 4o5
à faire des actions contraires à sa nature raisonna- ble ; c'est en effet le propre du vice de créer dans Tàme une facilité à produire des actes mauvais, dignes de blâme et contraires à la raison. Aussi voyons-nous ceux qui ne sont pas vicieux ne faire le mal qu'avec peine et avec difficulté. « Com- « ment, disait le chaste Joseph, tenté par une « femme impudique, comment puis-j'e faire cette « mauvaise action et pécher contre mon Dieu ? » (Gen. Sg.) Il lui semblait qu'il lui était morale- ment impossible de faire une action déraisonna- ble, parce qu'il possédait la Vertu qui lui rendait le bien facile, et n'avait pas le vice qui rend le mai si facile à accomplir.
Nous avons dit aussi que ces actions conformes à la nature raisonnable de l'homme consistaient dans le milieu, à égale distance du trop et du trop peu. Par contre, les actions contraires à la nature raisonnable auxquelles le vice nous excite et nous dispose, sont celles qui n'observent pas la juste mesure. Le vice en effet pousse l'âme aux extré- mités, la fait tomber dans l'excès ou dans le défaut, l'excite à faire plus ou moins qu'il n'est requis, à donner trop ou trop peu, à manger trop ou trop peu, à se récréer trop ou trop peu, à trop croire ou pas assez. Le vice nous porte à pécher par excès ou par défaut tout au moins dans les cir- constances de l'action.
Nous avons également constaté que les Vertus renferment toutes sortes de biens, le bien utile, le bien agréable et le bien honnête, et aussi qu'elles sont des dons du Saint-Esprit. Les vices au contraire apportent avec eux toutes sortes de
4o6 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
misères : ils rendent Tàme faible et impuissante à résister à ses ennemis; ils la rendent languissante, constamment malade et toujours près de mourir; ils la rendent pesante, ce qui l'empêche d'avancer dans la voie du ciel ; ils la troublent et l'agitent plus furieusement que les vents n'agitent la mer ; ils mettent le désordre dans ses affections et font de cette vie un enfer pour elle. Les vices sont les fruits et les dons de la nature corrompue et de l'Esprit du mal ; par l'armée des vices il envahit une âme, y ruine toutes les pensées célestes, y corrompt toutes les pures et saintes affections, y réduit à néant toutes les Vertus intellectuelles et morales, y opprime et réduit en servitude toutes les facultés, y détruit enfin toute la beauté et tou- tes les richesses de la vie spirituelle.
De plus, les Vertus conviennent à l'homme et honorent Dieu. Au contraire, les vices ont en eux- mêmes une laideur extrême ; il suffirait de les considérer en face pour éprouver un sentiment d'horreur et de violonte colère. Ajoutez à cela qu'ils sont contraires au service et à la gloire de Dieu. Ils ressemblent à des mutins et à des sédi- tieux qui dans un royaume, soulèvent le peuple et l'excitent constamment à secouer le joug de l'obéis- sance en outrageant le roi. C'est ainsi que les vices excitent les facultés de l'âme à se révolter contre les lois divines, et à faire injure au Roi suprême à qui sont dues la gloire et l'obéissance. En un mot, on peut dire qu'autant les Vertus ont de bonnes et honnêtes qualités, autant les vices en ont de mauvaises et d'odieuses à tous les bons esprits.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 407
Il devra résulter en nous de cette considération une grande haine pour le vice. Nous déplorerons le malheur d'une âme créée à Timage de Dieu, et sujette à une telle tyrannie. O àme vile et mépri- sable, qui t'inclines vers le mal et qui toujours es proche de ta ruine ! O àme défigurée et contre- faite, languissante et moribonde, toujours plongée dans le malheur et abîmée dans les imperfections! O came esclave de tes ennemis, jouet des pas- sions, perpétuellement en proie à ta sensualité, qui au lieu de mener une vie sainte et angélique, mènes la vie d'une brute et d'un démon, âme qui outrages ton Dieu et fais injure à la gloire qui lui est due comme à ton Créateur ! reviens, reviens à ton Dieu, après avoir renoncé au parti du vice et embrassé celui de la Vertu.
II
Considérez comment naissent et croissent les vices : ils ont leur source dans les désirs immo- dérés et dans les passions qui en sont la consé- quence. L'homme, qui est conçu dans le péché et privé de la grâce de Dieu, est beaucoup plus porté au mal qu'au bien ; il trouve en lui une plus grande inclination à commettre des actions mau- vaises et répréhensibles qu'à pratiquer la Vertu. Dans l'état de justice originelle, au paradis ter- restre, l'homme devait à la grâce de Dieu de jouir de trois grands avantages : d'abord d'une grande joie qu'il ressentait intérieurement comme consé- quence du bon état dans lequel il se trouvait | d'une grande science dont Dieu remplissait son esprit, et enfin d'un grand honneur qui rejaillissait
4o8 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
sur lui de l'état très parfait dans lequel il vivait et qui relevait au-dessus de toutes les choses de la terre. Or sa chute dans le péché Ta privé de tous ces biens et a laissé à leur place un vide et une indigence de plaisir, de science et d'honneur. La nécessité de remplir ces trois vides, qui étaient comblés dans l'état d'innocence, a donné nais- sance à trois sortes de désirs insatiables, sembla- bles à trois sangsues ou trois abîmes, qui ne disent jamais assez. Ces désirs, en cherchant à se satisfaire, l'entraînent à toutes sortes de désordres. L'homme, sans cesse tourmenté et sollicité par ses concupiscences, est aussi assiégé par toutes les passions qui naissent de ces concupiscences. C'est pourquoi il se porte de lui-même avec une grande facilité, sans ordre et sans mesure aucune, à la recherche des biens de ce monde, et s'il ne peut les obtenir, il se laisse aller facilement à la tris- tesse, à la colère, à la vengeance, au désespoir, à la haine et à toutes sortes d'excès, qui fomentent les vices.
Ce n'est pas à dire pour cela que tout mouve- ment ou tout amour de concupiscence soit péché, ou soit un vice médiocre, comme l'enseignent certains (i). Cet amour n'est un vice ou un péché, que lorsqu'il est immodéré ou accompagné de quelque circonstance mauvaise. Sans cela il n'y aurait aucune différence entre l'être créé et l'objet formel du péché. Et comme saint Paul dit « qu'il « ne faut jamais faire le mal pour que le bien ft en résulte » (Rom. 3), si l'amour de l'être créé
I. Opinio Yprensis, 1. i. De stat. nat. lap. c. 19.
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 40g
est un péché en soi-même, il ne saurait jamais être permis, à n'importe quel degré ni en faveur de l'intention, serait-elle la meilleure du monde. C'est ainsi que la bonne fin que l'on se propose en mentant ou en commettant tout autre péché, ne peut justifier le mensonge ou toute autre action mauvaise en soi. C'est pourquoi, elle nous paraît trop sévère et inacceptable cette théologie qui veut que tout amour de n'importe quelle créature, s'il n'est pas un acte de la sainte charité, soit un acte de perverse et vicieuse cupidité (i), qui déclare qu'il n'est pas permis de trouver du goût à un morceau de viande ou de satisfaire l'odorat en respirant le parfum d'un bouquet de fleurs ; qui prétend qu'aimer comme on le fait communé- ment, et sans excès, les belles prairies, la disposi- tion avantageuse des maisons, les commodités de toutes sortes, c'est se faire un lit mollet où la concupiscence se repose, mais où la conscience se
I. Cette doctrine a été condamnée ; elle est contenue dans la 38® des propositions de Baïus, condamnées par saint Pie V, Grégoire XIII et Urbain VIII : « Tout « amour de la créature raisonnable est, ou cette cupidité « vicieuse, qui consiste à aimer le monde, et que saint « Jean réprouve, ou cette chanté louable, qui est répandue « dans nos cœurs par le Saint-Esprit et par laquelle nous « aimons Dieu. » La même doctrine est contenue dans cette autre proposition, la 7* parmi celles qu'a condam- nées le pape Alexandre VIII : « Toute action délt- « bérée est un acte d'amour ou de Dieu ou du monde ; si « elle est un acte d'amour de Dieu, c'est la charité du « Père ; si elle est un acte d'amotir du monde, c'est la « concupiscence de la chair et elle est mauvaise. »
410 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
souille. Ainsi, d'après cette théorie, la plupart des hommes seraient remplis de vices et de péchés, car ils ne se tiennent pas assez sur leurs gardes contre les objets des petites concupiscences. Comme ce point est d'une haute importance pour la pratique de la vie chrétienne, ces Théologiens s'efforcent de l'établir solidement par plusieurs preuves tirées de l'Ecriture sainte et des Pères, et par toute sorte de démonstrations. Ils disent que l'Ecriture sainte nous défend à toute occasion d'aimer le monde ou les créatures. « Gardez-vous « d'aimer le monde^ dit saint Jean, ni les choses « qui sont dans le monde. » (I Jean, 2). Ils allè- guent que nous promettons au baptême de ne pas aimer le monde, quand nous renonçons à Satan et à ses pompes. Ils font ensuite le raisonnement suivant qui est assez spécieux : c'est, disent-ils, un ordre établi par Dieu que nous soyons au-dessous de Dieu et au-dessus de tous les êtres corporels. Or, quand nous aimons quelque créature corpo- relle d'un amour de concupiscence sans avoir Dieu en vue, nous nous assujetissons à elle et ainsi nous renversons l'ordre que Dieu a établi ; ce qui ne peut être exempt de péché. Ils ajoutent que l'amour de la créature cause de graves préju- dices à l'esprit humain. Il lui fait perdre sa liberté ; car l'amour rend celui qui en est possédé esclave de l'objet qu'il aime, il se donne et se soumet à lui par affection. Il rend l'esprit semblable au corps, car c'est le propre de l'amour de rendre celui qui aime semblable à l'objet qu'il aime. Il attache l'esprit à la créature avec une sorte de glu, qui ne lui permet pas de s'en séparer faci-
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 41 I
lement, ce qui occasionne de fâcheuses douleurs, quand un accident nous en prive. Il rend l'esprit changeant et instable, par la raison qu'il se repose dans une créature changeante, de là naissent des inquiétudes et des troubles incessants. Enfin il rend l'esprit impur par son union avec une chose vile ; puis, pénétrant plus profondément, il émousse la pointe de son intelligence, de telle sorte que l'homme devient incapable de juger impartiale- ment la créature, parce que l'amour qu'il a pour elle obscurcit son esprit sur lequel il s'étend comme un épais nuage. Or, si l'amour de concupis- cence est nuisible à l'âme, qui peut douter qu'il ne soit péché ? S'il n'est pas permis à l'homme de nuire notablement à son corps sans péché, à plus forte raison ne lui sera-t-il pas permis de nuire à son âme. Après avoir donné toutes ces raisons, ils apportent encore un grand nombre de textes de saint Augustin qu'ils soutiennent avoir admis cette thèse.
Nous avouons que cette doctrine est très sublime et qu'elle est capable d'élever les âmes à une mer- veilleuse pureté ; nous considérons comme des anges terrestres ceux qui la pratiquent fidèlement et constamment, et volontiers nous la défendrions, si on la donnait comme un conseil pour les âmes parfaites et non pas comme un précepte rigoureux. Néanmoins, les preuves sur lesquelles on cherche à l'établir sont trop faibles pour en faire un dogme ou une conclusion certaine de la morale chré- tienne. Tout ce qu'elles démontrent, c'est ce que nous affirmons nous-mêmes dans ce point, à savoir que l'amour excessif, immodéré de la créature est
412 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
un vice ou un péché. Tel est en effet l'amour des mœurs corrompues du monde que l'Ecriture Sainte nous interdit, quand elle nous défend d'ai- mer le monde ; telle est la pompe et l'orgueil du monde, auxquels nous renonçons au baptême ; tel est l'amour des biens créés quand il va jusqu'à leur assujettir notre âme et la rendre leur esclave, quand il produit notamment tous les autres perni- cieux effets si ingénieusement énumérés ; car ces effets ne proviennent que d'un amour excessif que nous n'avons pas de peine à déclarer vicieux et mauvais. Quant à l'amour de concupiscence mo- déré, il n'enfante rien de semblable ; c'est pour- quoi il n'y a aucun motif pour le condamner comme mauvais. Ils disent qu'aimer une chose créée, même modérément, c'est s'arrêter dans la voie où notre devoir est d'avancer continuellement. Mais croient-ils que nous soyons obligés sous peine de péché d'avancer à chaque instant vers le ciel ? Croient-ils que les pécheurs qui passent plusieurs jours sans recevoir l'absolution, et privés de la grâce, augmentant à chaque instant le nombre de leurs péchés ? Que de conclusions d'abord inaper- çues découlent de tels principes !
Mais répliquent-ils, c'est placer sa fin dans la créa- ture que de l'aimer à cause du plaisir qu'elle nous cause. — Non, aimer la créature d'un amour mo- déré, ce n'est pas mettre sa fin dernière en elle, car on ne lui rapporte pas pour cela toutes ses œuvres. Quoi de plus absurde que de prétendre que prendre plaisir à voir un beau jardin en passant, c'est met- tre en lui sa fin dernière. A quoi aboutissent donc tous ces grands raisonnements, sinon à jeter le
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 4l3
scrupule dans les âmes, comme si, pour les porter à la Vertu, il était nécessaire de déguiser la vérité dans des discours qui tourmentent les conscien- ces, et qui leur ravissant la paix du cœur, les lais- sent dans le trouble ? Or un cœur trop scrupuleux n'est pas dans une disposition favorable pour aimer Dieu et se confier en lui. Les témoignages de saint Augustin qu'on nous cite ne prouvent rien contre nous, car saint Augustin n'a jamais voulu dire que l'amour accordé aux créatures fût un péché, à moins qu'il ne soit excessif ou porté à un tel point qu'il nous empêche de penser à notre salut. C'est un tel amour qu'il appelle une cupidité vicieuse par laquelle nous adhérons aux créatures (i). C'est pourquoi il dit qu'être avare, c'est vouloir plus que le suffisant (2), et il recon- naît que la volonté est coupable quand elle tend vers les créatures bonnes en soi, d'une manière mauvaise, en abandonnant le souverain bien pour un bien moindre ; c'est ce que nous faisons quand nous offensons Dieu, et quand nous transgressons sa loi qui doit être la règle de tous nos désirs (2). Je déplorerai la misère de cette pauvre nature humaine qui a été si gravement blessée par le péché. « Malheureux homme que je suis, qui me « délivrera de ce corps de mort ? » (Rom. 7.) Je serai touché de compassion à la vue de tant de désordres, dans lesquels se précipitent chaque jour les hommes, entraînés par leurs concupiscen-
1. De Trinit. 1. 2, c. 2.
2. Delih. arhHr. 1. 3, c. 17. 2. De Civ. Deî, 1. 12, c. 8.
414 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
ces qu'ils ne modèrent pas. Hélas ! peut-on atten- dre autre chose de créatures faibles, qui naissent au milieu des pièges des biens présents, et qui apportent déjà en naissant des penchants si vio- lents vers le mal ? Mais, puisque d'autre part, le Rédempteur du monde leur donne des secours spirituels pour les fortifier et leur permettre de triompher de ces obstacles, puisqu'il dit comme à saint Paul : « Ma grâce te suffit. » (I. Cor. 12), quelle excuse pourront-elles alléguer si elles refu- sent de se faire violence pour dompter leur natu- rel corrompu et réprimer les emportements de leurs propres affections ? Qui ne blâmerait un ma- lade qui a la mort entre les dents, et qui ne veut pas prendre le remède qu'on lui offre ? Je veux donc travailler, avec la grâce de Dieu, à réprimer les excès et les brusques saillies de mes passions ; je surveillerai tout particulièrement les mouve- ments de la concupiscence sensuelle, je me défie- rai d'une trop grande curiosité, je renoncerai à tout désir immodéré des honneurs, et je recherche- rai tous les moyens possibles d'extirper mes vices. Ainsi soit-il.
III
Considérez trois dispositions qui sont nécessai- res pour bien combattre les vices et pour faire fleurir la Vertu à leur place; ce sont : la généro- sité, la sévérité et la bonté. Voilà les armes dont une âme doit être entourée de tous côtés pour les terrasser. La générosité est un certain courage qui fait que nous sortons de l'assoupissement et de la négligence, pour entreprendre avec allé-
DES VERTUS EN GÉNÉRAL 4l5
gresse et promptitude de saintes œuvres, et pour les accomplir parfaitemem. La sévérité est une cer- taine rigueur par laquelle on renonce, autant que la faiblesse humaine en est capable, à tous les mouvements de concupiscence que font naître en nous les biens agréables de cette vie, et par laquelle l'àme conçoit un grand amour des austérités et de sa propre abjection. Enfin, la bonté est une cer- taine douceur ennemie de la tristesse et du décou- ragement, qui rend Tàme calme et joyeuse dans ses souffrances et ses difficultés. Quand l'âme pos- sède ces trois dispositions, il n'y a pas de vice qu'elle ne ruine et pas de vertu qu'elle n'édifie en elle-même. Grâce à sa générosité d'abord, elle entreprend de grandes choses pour son salut, sans se laisser arrêter par la paresse. La sévérité la fait persister dans son entreprise et l'empêche de reculer bien qu'elle se voie privée de plusieurs commodités ou satisfactions qui accompagnent quelquefois une vie licencieuse. Grâce à sa dou- ceur, s'il lui arrive de tomber dans quelque faute, — et en réalité il est difficile de ne pas broncher quelquefois dans une voie si pénible, — elle ne se laisse point accabler et décourager par cette peine, elle ne se laisse pas aller au désespoir et n'aban- donne pas tout, mais elle persévère toujours dans ses pieuses méditations et dans ses saintes prati- ques, qui ont pour but l'extirpation du vice et l'établissement ou le développement de la Vertu. Pour plus de lumière, répondons à cette objec- tion qu'on pourrait nous faire : N'avez-vous pas condamné vous-même, dans la considération pré- cédente, cette sévérité qui défend, comme mauvais,
4l6 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
— — _^ -.
tout désir et tout amour de la créature, si modérés que soient un tel désir et un tel amour? Oui, nous l'avons condamnée, parce qu'on voulait l'imposer comme étant de précepte, tandis qu'ici nous la recommandons comme une chose de conseil et de perfection. Si saint Augustin semble dire dans tel passage de ses écrits, que cette perfection sublime, qui consiste à ne rien aimer de terrestre, est exigée de tous, il faut que nous élevions nos pensées à la hauteur des siennes et que nous chassions dans un tel sujet toute idée basse. Dé même qu'il nous est prescrit dans cette vie, non pas de posséder la fin dernière, mais d'y aspirer et d'y tendre par l'observation des commande- ments de Dieu, ainsi en est-il de la défaite com- plète des concupiscences terrestres, même des plus modérées. C'est une perfection proposée à l'homme terrestre, non comme une chose à réali- ser immédiatement, mais à désirer, non comme un précepte qu'il faut observer sous peine de péché, mais comme un but qu'il faut viser et s'efforcer d'atteindre. C'est ce qui arrivera dans l'autre vie ; la concupiscence y sera tout à fait éteinte, si nous parvenons à la modérer ici-bas. Pourquoi donc ne peut-on pas dire qu'une telle perfection est commandée, bien que personne n'y arrive dans cette vie, s'écrie saint Augustin (i) ? On ne court pas bien en effet si on ignore le but de la course. Il dit autre part (2) : La loi dit à l'homme : « tu ne convoiteras pas », afin de lui
1. De Perfectione justit. 1. i. cap. 8.
2. De niipt. et concup. 1. r. cap. 26.
DES VERTUS EN GENERAL 417
indiquer par ce précepte et Teffort qu'il doit faire et le but où il ne parviendra que dans la bienheu- reuse immortalité.
Puisqu'il en est ainsi, nous ne sommes pas exposés à tomber dans l'erreur, en nous imaginant que Dieu a commandé des choses impossibles, ou à nous affliger comme si nous étions toujours en état de péché, parce qu'il reste toujours en nous quelque affection pour les biens de cette vie. En maintenant cette affection dans les bornes de la justice et de l'obéissance légitime aux lois divines et humaines, on peut vivre en repos de conscience et pratiquer dans la paix cette sainte sévérité, comme aussi la générosité et la douceur. Avec de telles armes nous terrasserons les vices, nous nous approcherons davantage de l'état du paradis, et nous imiterons d'autant plus la perfection de ses nobles habitants qui sont exempts de tout vice.
Je m'examinerai pour savoir si j'ai ces disposi- tions et si ma volonté est munie de ces armes spirituelles. Si je reconnais qu'elles me font défaut, je m'humilierai profondément, et pour les obtenir j'aurai recours à celui dont la grâce donne souvent aux plus faibles la victoire sur leurs adversaires. O Sauveur Jésus-Christ, modèle de toute sainteté, « qui me délivrera de ce corps de mort ? » (Rom. 7). O Seigneur, vous qui donnez aux âmes faibles de l'ardeur pour attaquer ces légions de vices et ces péchés qu'ils engendrent, remplissez- nous d'une sainte générosité qui nous rende hardis et vigilants dans la pratique des actes de Vertu. Donnez -nous une sévérité raisonnable contre nous-mêmes, afin que l'amour des chétives dou-
Bail, t. IV. 37
4l8 LA THEOLOGIE AFFECTIVE
ceurs de la vie ne ralentisse pas notre marche. Et pour couronner le tout, accordez à notre cœur la douceur, qui nous fera persévérer avec Joie dans l'amour et la pratique de toutes les saintes Vertus, jusqu'à ce que nous parvenions à cet état où vous serez seul aimé, sans que nous ayons à lutter contre aucune sorte de concupiscence.
SECOND TRAITÉ
Des trois Vertus théologales, la Foi, l'Espérance et la Charité
r MÉDITATION
DE LA NATURE DE LA FOI
ET DE SES
TROIS PROPRIÉTÉS ESSENTIELLES
SOMMAIRE
La Foi est une vertu théologale qui rend Vesprit capable d'adhérer par une connaissance cer- taine, quoique obscure, à toutes les vérités que Dieu a révélées. — La connaissance que nous donne la Foi est obscure. — Elle s' étend à tou- tes les vérités que Dieu a révélées.
C
ONSiDÉREz que la Foi (i) est une vertu théo- logale, qui rend Tesprit (2) capable d'adhé-
I. Voici la définition de la Foi que donne le Concile du Vatican (Const, Dei Filius, ch. 3) : « Cette foi, qui
420 LA THEOLOGIE AFFECTIVE
rer par une connaissance certaine, mais obscure, à toutes les vérités que Dieu a révélées.
« est pour les hommes le commencement du salut, V Eglise « catholique professe qu'elle est une vertu surnaturelle, « par laquelle, au souffle de Dieu et aidés par sa grâce^ « nous crojyons vrai ce qu'il nous révèle^ non pas parce « que la lumière naturelle de notre raison nous de'couvre « la vérité intrinsèque des choses ; mais à cause de Vau- « torité de Dieu meme^ l'auteur de la révélation et qui ne « peut ni se tromper^ ni nous tromper. » — La Foi se distingue de la science : i) par son principe qui est la lumière surnaturelle, tandis que le principe de la science est la lumière naturelle de la raison ; 2) par son objet matériel^ qui embrasse en même temps que cer- taines vérités naturelles, des mystères ; 3) par son objet formel, elle s'appuie sur l'autorité de Dieu qui d'une certaine manière est obscure, tandis que la raison prend pour base des principes évidents. « Le consentement de « l'Eglise catholique, dit le Concile du Vatican (Const. « Dei Filius, ch. 4) a tenu aussi et tient qu'il y a deux « ordres de connaissance et que ces deux ordres sont dis- « tincts, non seulement par leur principe, mais par leur « objet : par leur principe d'abord, parce que dans Vtm « c'est par la lumière de notre raison, et dans l'autre par « la foi divine, que nous connaissons. Par leur objet « ensuite, parce que y indépendamment de ce que peut « atteindre la raison naturelle, des mystères cachés en « Dieu sont proposés à notre croyance ; et ces mystères ne « peuvent être connus à moins que Dieu ne daigne les « révéler. C'est pourquoi l'Apôtre qui assure que Dieu a « été connu des Gentils par ses œuvres, lorsqu'il disserte « sur la grâce et la vérité que nous à apportées Jésus- « Christ, s'écrie : Nous prêchons la sagesse de dieu dans
« son mystère, sagesse qui est demeurée CACHéE, QUE DiEU
« A prédestinée, préparée avant TOUS les siècles pour
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 42 1
C'est d'abord une vertu théologale, parce qu'elle a Dieu pour objet principal ; son excellence con-
« NOTRE GLOIRE, QU^AUCUN DES PRINCES DE CE MONDE n'A « CONNUE, MAIS QUE DiEU NOUS A RÉVÉLÉE PAR SON SaINT-
« Esprit : car l'Esprit pénètre tout, même les profon- « DEURS DE Dieu. » Et le Concile définit (can. 2 dans le 3« chap.) : « Si quelqu'^at dit que la foi divine n'est pas « distincte de la science naturelle sur Dieu et sur les « choses de la morale, et qu'en conséquence la foi divine « ne requiert point qu'une vérité révélée soit admise à « cause de l'autorité de Dieu qui révèle, qu'il soit ana- « thème ! » C'est la condamnation des rationalistes, qui supprimant la révélation, suppriment en même temps la Foi, mais par un étrange abus en conservent le nom pour le donner à la science spéculative, tels que Kant, La religion dans les limites de la simple raison, part. 4. ch. I et 3 ; Wegscheider, Inst. Theol., in proleg. c. i. parag. 2 ; Hermès, Introd. philos, in theol. p. 259 / Gunther. Ce dernier s'exprime ainsi (Lexic. Ecoles., Friburg. tom. 4. p. 522) : « Qu'est-ce que la foi dans sa « signification la plus élevée"^ Elle est la connaissance « des vérités que nous déduisons des phénomènes et de « l'expérience. Le chrétien connaît et croit à l'existence de « Dieu, quand il découvre dans le spectacle de l'univers « sa majesté et sa divinité. »
2. La Foi est un don qui réside dans l'intelligence ; c'est ce qu'enseigne le Concile du Vatican (Const. Dei FiLius, ch. 3), quand il déclare que par elle « nous « croyons vrai » ce que Dieu nous révèle, et quand en même temps qu'il distingue la foi de la science, il les classe l'une et l'autre sous la notion générique de con- naissance. (Const. Dei Filius, ch. 4.) La Foi n'est donc pas, comme l'a prétendu Luther (Inst. 1. 3. c. 2. parag. 7 çt 8) la confiance, qui a pour sujet la volonté.
422 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
siste à tendre vers lui, à élever l'esprit jusqu'à lui en lui donnant de Dieu une connaissance certaine, qui ne peut être sujette ni à l'erreur ni à la trom- perie (i). Nous devons donc considérer les vérités auxquelles nous adhérons par la foi comme plus certaines que celles que nous connaissons par la
I. Deux éléments sont absolument requis, dit de Lugo (De fide, disp, 6. n. i), pour constituer la certitude : l'un subjectif y qui consiste dans l'adhésion ferme sans aucune crainte de se tromper, l'autre objectif, qui con- siste dans la valeur des raisons qui exigent cette ferme adhésion. La certitude peut donc se définir : l'état de Tesprit qui adhère fermement à son objet pour un motif qui est inséparable de la vérité. La foi réalise ces deux conditions de la certitude et les réalise au suprême degré. C'est ce que supposent les déclarations suivan- tes du Concile de Trente : « Nul ne peut savoir avec « cette certitude que donne la foi et qui exclut la possibi- « LITÉ DE l'erreur, s'îl a la grâce de Dieu. » (Sess, 6. ch. 9.) « Si quelqu'un dit avoir une connaissance absolue « ET infaillible, que le don si préciezix de la persévérance « finale lui sera certainement accordé, à moins qu'il n'ait « puisé cette certitude dans une révélation spéciale, qu'il « soit anathème ! » (Sess. 6. can. 16.) Le Concile du Vatican (Const. Dei Filius, ch. 3) s'exprime ainsi : « Puisque V homme dépend tout entier de Dieu comme de « son créateur et son maître, et puisque la raison créée est « entièrement dépendante de la vérité incréée, nous soni- « mes tenus de donner, par la foi, à Dieu qui révèle, le « plein assentiment de notre intelligence et de notre « volonté. » Et un peu plus bas : <i De là vient qu'elle « (l'Eglise) invite à venir à elle ceux qui n'ont pas encore « cru, et qu'elle rend ses enfants certains que la foi qu'ils « professent repose sur le fondement le plus assuré. »
I
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 423
vue et par nos autres sens ; ils se méprennent souvent en effet, par exemple quand un bâton droit plongé dans Teau nous paraît rompu, ou quand voyageant sur mer, il nous semble que les villes et les montagnes fuient derrière nous. Au sujet de la certitude de la foi, saint Paul dit ces paroles hardies : Quand nous-même ou bien « un « ange du ciel vous prêcherait autre chose que « ce que nous avons prêché^ qiCilsoit anathème ! » (Gai. I.) Saint Pierre qui cependant avait été témoin du mystère de la transfiguration, préfère la connaissance qui lui vient de la Foi à celle qui lui vient de ses yeux, et dît : « Nous avons les « oracles des prophètes dont la certitude est « encore supérieure. » (II, Pierr. i.) C'est pour ce motif qu'Abraham, le Père des croyants, re- poussa la requête du mauvais riche damné. Celui-ci lui demandait d'envoyer quelqu'un de ceux qui étaient morts instruire ses frères vivants sur cette terre, mais Abraham répondit que l'enseignement des prophètes et de la Foi leur suffisait pour leur faire connaître l'état des âmes dans l'autre monde et qu'ils ne pouvaient en avoir aucune connais- sance plus certaine. « Ils ont Moïse et les pro- « phètes ; s'ils ne les croient pas, ils ne croiront « pas davantage un mort qui leur apparaîtrait. » (Luc. 16.) La Foi est plus certaine que toutes les apparitions des ressuscites (i).
I. « C'est, dit de Lugo (de fide, disp. 6, n. 34) Ven- « seignement unanime et absolument vrai des Théologiens, « que la foi est plus certaine que toutes les autres con- « naissances itatur elles qui sont fondées sur V évidence, »
424 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
Voici la raison principale de cette certitude : la Foi a pour fondement le témoignage de Dieu, qui ne peut ni être trompé, ni tromper personne. Dieu ne peut rien révéler que de très vrai. S'il révélait quelque chose de faux, ce serait ou par ignorance ou par malice, c'est-à-dire avec l'inten- tion formelle de tromper. Or l'une et l'autre hypothèse est impossible, car Dieu a une sagesse infinie et une bonté très sincère. La sagesse ne lui permet de rien ignorer et sa bonté très sincère ne permet pas qu'il induise sciemment en erreur aucune intelligence. Donc puisqu'il ne peut être
Les deux éléments de la certitude sont incomparable- ment plus forts dans l'acte de Foi. i) L'élément subj'eciif d'abord, car dans l'acte de Foi l'assentiment ne procède pas de l'intelligence seule, mais de l'intelligence élevée au-dessus d'elle-même par un principe surnaturel qui est essentiellement incompatible avec l'erreur; pour ce motif, la certitude de l'acte de Foi l'emporte sur celle des premiers principes, car, dit de Lugo(DE FiDE^disp.6, n. 41) « l'évidence sur laquelle cette certitude s'appuie « n'est incompatible avec l'erreur qu'en raison d'une « nécessité naturelle, par conséquent d'un ordre infé- « rieur ». 2) Quant à l'élément objectif, il est de beau- coup supérieur dans l'acte de Foi, qui a pour fonde- ment l'autorité même de Dieu, qui nous est manifestée par la lumière de la Foi ; et à ce titre la certitude de la Foi l'emporte même sur la certitude métaphysique qui est la plus grande de toutes les certitudes naturelles, car bien que la certitude métaphysique ait pour base la nécessité intrinsèque et absolue des choses, le moyen d'y parvenir n'est autre que la lumière naturelle qui nous rend évidente cette nécessité. — Ajoutons, pour donner d'une manière complète la doctrine du Concile
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 426
ni trompé, ni trompeur, il faut nécessairement conclure que son témoignage est très véridique, et que dans tout ce qu'il révèle il n'y a pas le moin- dre mensonge. Dieu en effet ne peut commettre aucune injustice, parce qu'il est juste, ne peut se laisser aller à aucune faiblesse, parce qu'il est tout-puissant, ne peut rien ignorer, parce qu'il a une science infinie ; ajoutons : Dieu ne peut jamais mentir parce qu'il est la vérité même. Dira-t-on que Dieu qui ne peut mentir lui-même, peut proférer un mensonge par la bouche d'un autre dont il se servirait dans ce but ? A cela il
du Vatican, que « ceux qîti, sous le magistère de l'Eglise, « ont reçu la foi, ne peuvent jamais avoir une juste rai- € son de changer ou de révoquer en doute cette même foi. » (Conc. du Vat. sess. 3. ch. 3.) Cette juste raison ne pourrait être qu'où bien le défaut de preuves établissant la vérité de la doctrine chrétienne, ou bien l'absence du secours divin sans lequel la foi est impossible. Or la première de ces raisons n'existe pas : Afin de pouvoir « satisfaire à l'obligation d'embrasser la foi véritable ^ « comme aussi d'y persévérer constamment, Dieu, par « son Fils tinique a institué l'Eglise, et il Va marquée au « front des marques visibles de son institution, afin que « tous puissent reconnaître en elle la gardienne et la « maltresse de la parole révélée. Et en effet, ce n'est qu'à « la seule Eglise catholique qu appartiennent totis ces « caractères si nombreux et si admirables, que la divine « Providence a disposés pour rendre évidente la crédibilité « de la foi chrétienne. Il y a plus : l'Eglise, grâce à sa « prodigieuse propagation, à sa sainteté incomparable ^ « à sa fécondité inépuisable pour toutes sortes de biens, « grâce à son unité catholique et à son invincible stabilité, « l'Eglise est elle-même un grand et perpétuel motif de
426 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
faut répondre : non, Dieu ne peut tromper per- sonne, pas même par l'entremise d'un autre à qui le mensonge ne répugnerait pas comme à lui ; car la louange ou le blâme que mérite une action retombe toujours sur le premier agent et sur le principal auteur. Celui qui fait l'aumône par la main de son serviteur, ne laisse pas d'en avoir tout l'honneur, comme aussi celui qui tue en em-
« crédibilité et un irréfragable témoignage de sa divine « mission. De là vient qu'elle est elle-même comme le « signe élevé parmi les nations.^ et qiûelle invite à venir à « elle ceux qid n'ont pas encore cru, et qu'elle rend ses « enfants certains que la foi qu'ils professent repose sur « le fondement le phis solide. » (Conc. du Vat. Const. Dei Filius. ch. 3.) La seconde raison d'abandonner la foi fait également défaut : « A ce témoignage se joint « encore le secours efficace de la puissance d'en haut. Le « Dieu très bon, en effet, excite et aide, par sa grâce, « ceux qui sont dans l'erreur, pour qu'ils pîHssent venir « à la connaissance de la vérité ; et quant à ceux qu'il a « transportés de leurs ténèbres dans son admirable « lumière, il les confirme par sa grâce dans cette même « lumière, afin qu" ils persévèrent, n abandonnant j amais « que ceux qui l'abandonnent. » (Ibid.) C'est la condam- nation du rationalisme et notamment d'Hermès (voir Hermès, Introd. phil. ad Theol. Prœf. p. 10 et seq.) ; condamnation également prononcée par le Concile provincial de Cologne qui aux raisons données par le Concile du Vatican, ajoute cette nouvelle raison : « L' obligation de croire étant perpétuelle, l'homme ne « peut s'y soustraire en aucun temps. » Déjà Innocent XI avait condamné la proposition suivante : « Quelqu'un « peut dotic prudemment refuser son assentiment surna- « turel, après l'avoir donné. »
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 427
pruntant le bras d'un autre, fait une action blâma- ble. Donc, puisque Dieu ne peut mériter aucun blâme, il ne peut induire personne à mentir.
Il faut dès lors croire avec une inébranlable fermeté, les vérités que Dieu a révélées : il n'est pas permis de se défier de sa parole ou d'élever le le moindre doute sur ce qu'il nous enseigne. Je croirai donc, mon Dieu, sans hésiter, toutes les vérités et toutes les paroles que renferme l'Ecri- ture sainte ; je confesserai constamment de cœur et de bouche tous les mystères et tous les articles que nous révèle l'Eglise. Je ne demanderai pas que les morts m'apparaissent pour me faire con- naître avec certitude ce qui se passe dans l'autre monde, soit aux enfers, soit dans le paradis. La Foi me suffit pour cela. Je ne souhaiterai pas d'être favorisé de visions, car, ô Seigneur, votre parole est infaillible ; je douterai de mon existence plutôt que de ce qu'ont enseigné les Prophètes, les Apôtres et tous ceux par l'entremise de qui vous daignez nous parler. Oh ! que je voudrais que de tels sentiments fussent communs à tous les esprits créés !
II
Considérez que la connaissance qui nous vient de la Foi n'est pas évidente, mais qu'elle est obscure. « La foi^ dit saint Paul, est le fonde- « ment des choses que Ton doit espérer, et une « pleine conviction de celles qu'on ne voit pas » (Hébr. Il), c'est-à-dire qu'un argument solide n'a pas plus de puissance sur l'esprit pour le faire adhé- rer à une vérité, que la Foi. Or cette obscurité ne
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provient pas, ainsi que quelques-uns l'ont cru (i), de ce que la Foi, semblable à une éblouissante lumière, obscurcit par son vif éclat les lumières naturelles, comme le soleil éclipse les étoiles et les empêche de luire en sa présence ; d'après eux c'est la splendeur excessive que la Foi fait briller dans l'âme qui éteint en elle tout autre clarté. Cette obscurité provient plutôt de ce que la Foi propose à notre intelligence de très hautes vérités, sans lui en montrer les principes intrinsèques, mais en lui ordonnant de les croire uniquement à cause de l'autorité de Dieu qui les a révélées et à qui nous devons ajouter foi, sans exiger d'autres éclaircissements (2). Aussi, il est à remarquer que
1. P. Jean de la Croix, Montée du Mont-Carmel, 1. 2. ch. 3. — Thom. de Jésus dans la Vie du Juste, 1. i. ch. 3.
2. L'obscurité essentielle à Tacte de Foi provient, soit de son objet matériel, soit de son objet formel. L'acte de foi est obscur quand il a pour objet des propositions qui dépassent tellement notre intelligence que même une fois que la révélation nous en a été faite, nous ne pouvons percevoir leur vérité intrinsèque ; il l'est même quand il a pour objet des vérités que la raison démontre d'une manière évidente, car le motif de l'acte par lequel nous les croyons n'est pas leur évidence, mais l'auto- rité de Dieu qui nous les révèle, autorité qui, en tant qu'elle est l'objet formel de la Foi, n'est pas évidente. L'obscurité de l'acte de Foi provient aussi de son objet formel, c'est-à-dire de son motif; cet acte exige en effet, que l'une de ces deux choses : ou l'autorité de Dieu ou la révélation divine ne soient pas évidentes, ou tout au moins que l'intelligence n'adhère pas dans J'açte de Foi à Tune et à l'autre comme évidentes. De
DES TROIS VERTUS THEOLOGALES 429
Dieu parle en souverain dans les saintes Ecritures, il commande, il défend, il promet, il menace, il dit des choses qui dépassent tout ce que nous pouvons imaginer, sans en donner aucune raison ni aucun éclaircissement.
Cette obscurité de la Foi est un trait de la Providence divine. L'acte de Foi en effet, précisé- ment parce qu'il consiste dans l'adhésion à des vérités dépourvues de l'évidence intrinsèque, d'une part est plus honorable pour Dieu et lui est dû à juste titre ; de l'autre, pour ce qui nous regarde, il est plus méritoire. Il est plus honorable pour Dieu, car c'est l'honorer grandement que de le croire sur parole, sans discuter. Nous témoi- gnons par là que nous ne nous défions nullement de lui et qu'il est très convenable que toute intel- ligence se soumette à la révélation. Agir autre- ment, ce serait avoir pour lui moins de respect que certains disciples en avaient pour leur Maître; il suffisait de prononcer cette parole : le Maître l'a dit, pour que toute discussion cessât. Un tel acte est dû à Dieu à juste titre (i); par ce moyen en
Lugo croit que dans l'acte de Foi nous adhérons à l'au- torité divine comme à une vérité évidente, et que seul le fait de la révélation divine est obscur. Suarez admet que l'objet formel total de la Foi est obscur, soit l'auto- rité divine, soit la révélation divine, et qu'il faut les croire eux-mêmes par un véritable acte de Foi.
I. Le Concile du Vatican (Const. Dei Filius, ch. 3), s'exprime ainsi : « Puisque Vhommc dépend tout entier « "de Dieu comme de son créateur et son maître^ et ptiisque € la raison créée est entièrement dépendante de la vérité « incréée, nous sommes tenus de donner, par la foi, à
43o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
effet, l'homme sacrifie à Dieu sa première et sa plus noble faculté intérieure qui est l'intelligence, il la soumet à une captivité volontaire en la for- çant d'obéir aveuglément (i). Or, qu'y a-t-il que
« Dieu qui révèle, le plein assentiment de notre intelli- « gence et de notre volonté ». Puis il définit : « Si quel- « qu'un dit que la raison humaine est tellement indépen- « danie que Dieu ne peut exiger d'elle la foi^ qu'il soit « anathème •». (Const. Dei Filius, ch. 3. can. i).
I. L'erreur rationaliste nous oblige aujourd'hui à une exactitude et à une précision dans les termes auxquelles notre auteur n'était pas tenu de son temps. Tous les rationalistes souscrivent aujourd'hui à cette définition de la Foi que donne Kant : « L'opinion est une affirma- « tion qui a conscience d'être insuffisante, tant subjective- « tnent qu'objectivement. Si elle n'est suffisante que subjec- « tivement, et qu'elle soit en même temps regardée comme tf^ objectivement insuffisante., elle s'appelle croyance (ou « foi). Enfin, si cette affirmation vaut à la fois objective- « tnent et subjectivement, elle s'appelle science » (Crit, de LA RAISON PURE. Trad. de P. Janet : Traité élém. de phil. n. 290.) Or, nous affirmons que la Foi a un fondement objectif et que si elle est obscure (voir la note de la page 428), elle n'est pas aveugle, car l'acte de Foi doit être précédé d'un jugement certain sur l'existence de la révélation, sa crédibilité et l'obhgation qu'il y a de l'admettre ; plusieurs Théologiens et des plus grands, tels que Suarez (De Fide, d. IV. s. 2. n. 4) et de Lugo (De Fide, d. V. s. i) exigent même l'évidence sur ces deux points : l'existence de la Révélation et la crédibi- lité des mystères ; tous exigent au moins une certitude morale, c'est-à-dire produite par des motifs qui excluent tout doute prudent. C'est l'enseignement formel de l'Eglise ; le Concile du Vatican nie que « l' assentiment
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 43l
rhomme doive plus volontiers offrir à Dieu qui lui a tout donné que sa plus noble faculté ? Dieu exigeait sous l'Ancienne Loi qu'on lui offrît les premiers-nés, soit parce qu'ils lui devaient une plus grande reconnaissance à cause des avantages temporels que Dieu avait stipulés en leur faveur, soit de peur qu'ils ne devinssent vicieux, comme cela arrive ordinairement, témoin la vie de Caïn, d'Ismaël, d'Esau, de Ruben et d'Absalon, tous premiers-nés. Le premier-né de l'âme humaine c'est l'esprit de l'homme, car c'est la première de ses facultés ; une part avantageuse lui est réservée dans la lumière de la gloire, à la condition qu'il ne cédera pas ici-bas à la perversion la plus dan- gereuse, qui est celle des erreurs et des fausses croyances. Il est donc raisonnable qu'il soit immolé à Dieu, en adhérant à des vérités qui pour lui ne sont pas évidentes.
« de la foi soit un mouvement aveugle de Vâme. » (Const. Dei Filius, ch. 3) ; et il en donne le motif: « Pour que la « soumission de notre foi fût en parfaite conformité avec « la raison, Dieu a voulu joindre aux secours intérieurs « du Saint-Esprit les arguments extérieurs de sa révéla- fa iion, à savoir les faits divins, et principalement les « miracles et les prophéties qui, montrant avec évidence la « toute-puissance et la science infinie de Dieu, sont les « signes de la divine révélation ; signes très assurés et « appropriés à toutes les intelligences. » (Ibid.) Voyez l'Encyclique Noscitis de Pie IX, du 9 novembre 1846 ; l'Encyclique Œterni Patris de Léon XIII, et les décrets approuvés par le Saint-Siège du Concile de Cologne tenu en 1860. Jésus-Christ lui-même affirme formellement (Jean, III, 18-19 ; V> 3^-44 '•> Marc, XVI, 18). que ceux-là
432 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
J'ajoute que cette obscurité est la source d'un plus grand mérite pour l'homme, car la liberté humaine, qui est le principe de tout mérite, a pour ce motif une plus grande part dans l'acte de Foi (i).
ne sont pas tenus de croire, à qui on ne donne pas des preuves certaines de la révélation divine. Les Pères et les Apologistes affirment fréquemment qu'il est impru- dent de croire avant qu'on ait constaté d'une manière certaine l'origine divine de ce que l'on croit. (Tertull. Contra Marcionem, I. V.) Citons ces paroles de saint Athanase qui semblent écrites par un apologiste mo- derne : « Comme certains sont persuadés que le christia- « nisme ne peut d'aucune manière être défendu rationnelle- « ment, mais que ceux qui portent le nom de chrétien adhè- « rent à ce quHls croient, par un acte de foi oîi la raison « n^a rien à voir et par un assentiment qui n'est précédé
« d'aucun examen et que c' est précisément à cause de
« cette foi sans critique et sans examen qu'on les appelle « communément des fidèles, c'est pour ce motif que f entre- « prends dans cet ouvrage la démonstration évangélique.-^ (Prœp. Evang. I. 1. Migne XXI, 56.) Les preuves qui établissent d'une manière certaine soit le fait de la Révélation, soit la crédibilité des vérités révélées cons- tituent, non pas le motif de la Foi, mais une condition nécessaire pour que l'adhésion donnée dans l'acte de Foi aux vérités révélées à cause de l'autorité de Dieu, soit souverainement ferme.
I. La liberté de l'acte de Foi est clairement affirmée par le Concile de Trente (sess. 6. ch. 6.) « Aidés et « excités par la grâce divine^ et concevant la foi par Touïe, « ils (les adultes) se portent librement vers Dieu, croyant « à la vérité de ses révélations et de ses promesses » ; « et par le Concile du Vatican (Const. Dei Filius, ch. 3, et can. III, 5.) « Son acte (l'acte de la foi) est une œuvre
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 433
L'esprit est forcé par révidence de croire aux choses visibles ; aussi n'a-t-il aucun mérite à croire que le soleil et la terre existent. Il en serait de même des articles de Foi, si la raison nous les démontrait avec évidence. La Foi, dit le grand saint Grégoire (i), n'aurait point de mérite si la raison humaine nous démontrait et nous faisait en quelque sorte toucher du doigt les vérités qui
« qui appartient au salut, acte par lequel Vhomme rend à « Dieu même une obéissance libre, en consentant et coo-
« PÉRANT A SA GRACE A LAQUELLE IL POURRAIT RÉSISTER. »
« Si quelqu'un dit que V assentiment à la foi cluétienne « n'est pas libre, mais qu'il est produit nécessairement » par des arguments de la raison humaine,... quil soit « anathcme! » i) La liberté de l'acte de Foi ne consiste pas en cela seulement, que la volonté applique librement rintelligence à la considération des motifs de crédibi- lité, car d'après le Concile du Vatican et le Concile de Trente, c'est dans l'acte de Foi même que se trouve cette impulsion par laquelle le fidèle se porte librement vers Dieu, et sans cela Tacte de Foi ne serait pas plus libre que l'acte de l'intelligence adhérant à une vérité scientifiquement démontrée. 2) La liberté de l'acte de Foi ne consiste pas davantage en ce que le degré sou- verain de fermeté dans l'adhésion n'est pas exigé parles motifs de crédibilité, puisque les Conciles déclarent que c'est l'acte de Foi en lui-même qui est libre. 3) L'opi- nion la plus vraie dit que l'acte de Foi est libre, parce l'autorité de Dieu et la Révélation ne forcent pas l'esprit à donner son adhésion ; seule l'évidence intrin- sèque est irrésistible. Il faut donc pour déterminer l'es- prit à adhérer aux vérités révélées, que la volonté l'y contraigne.
I. Hom. 26 in Evang. Bau, t. IV. â8
434 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
en sont l'objet. Pour être béatifié, dit Notre-Sei- gneur, il faut croire sans voir. « Heureux ceux « qui n'ont point vu et qui ont cru » (Jean, 20) ; telle est la voie pour arriver au ciel, où la Foi obscure est récompensée par la claire et éblouis- sante vision. De plus, dans cette manière de con- naître Dieu que nous appelons l'acte de Foi, l'intelligence se fait captive, elle obéit et se sou- met à Dieu plus intimement, et par suite elle mérite une plus grande récompense. Il faut obser- ver encore que l'intelligence se dépouille davan- tage d'elle-même, quand elle renonce à sa manière propre de connaître, qui consiste à parvenir à la vérité par les sens ou par la raison. Or l'homme mérite d'autant plus qu'il se dépouille davantage de lui-même et de ses inclinations naturelles, pour se revêtir de l'esprit de Dieu. Il faut conclure de là que par l'acte de Foi l'homme mérite grande- ment, car il renonce à sa manière naturelle de comprendre qui consiste à se servir des sens et de la raison, pour saisir ce qui dépasse les sens et la raison, je veux dire la grandeur de l'Etre divin et de ses œuvres mystérieuses que la Foi lui révèle^ et qu'elle l'incline à croire à cause de l'autorité de Dieu qui parle.
Cette considération m'apprendra à ne point désirer durant cette vie la clarté et l'évidence dans les mystères de la Foi. L'éclairer trop, c'est la ruiner ; vouloir lui ôter toute son obscurité, c'est la dépouiller de sa robe sombre qui lui convient si bien; la scruter jalousement, c'est se défier de Dieu, c'est citer de nouveau la Vérité au tribunal du Pontife des Juifs pour l'interroger sur sa doctrine.
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 435
Le Christ manifesta son mécontentement et dit au Pontife : « Pourquoi tn' interroges-tu » sur ma doctrine ? (Jean, 28.) Je me représenterai moi aussi Jésus-Christ m'adressant une semblable plainte, quand je fais des difficultés pour croire. J'adhére- rai donc humblement aux définitions de Foi, sans faire tant de questions. O Seigneur, je croirai jus- qu'à la mort aux mystères, sans les comprendre, avec l'espoir que vous m'en donnerez un jour la pleine vue dans les splendeurs des Saints. Ainsi soit-il.
III
Considérez que la Foi incline l'esprit à croire tout ce que Dieu a révélé, c'est-à-dire toutes les vérités qu'il a manifestées aux hommes sans en excepter une seule. La Foi en effet ne nous éclaire pas et ne fortifie pas l'esprit de manière à le rendre seulement capable de croire deux ou trois articles, mais elle met l'homme en état de croire tout ce qui vient de Dieu sans réserve. Aussi n'est-il pas permis de choisir les articles que Ton' veut croire, ni de dire : Je veux croire cet article, mais non pas cet autre, par exemple la Trinité, mais non l'Incarnation ; l'enfer, mais pas le pur- gatoire (i). Une telle Foi est défectueuse ; ce n'est
I. D'après le Concile du Vatican (Const. Dei Filius, ch. 3.) « Nous devons croire d'une foi divine et catholi- « que, tout ce qui est contenu dans la parole écrite ou « traditionnelle de Dieu, et que V Eglise, soit par un jiige- « ment solennel^ soit par son magistère ou enseignement fs. ordinaire et universel, propose à notre foi comme étant
436 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
pas une Foi théologale et chrétienne, mais terres- tre et humaine. Dans ce cas il n'y aurait presque personne au monde qui n'eût la Foi, car même les
« divinement révélé. » D'où il résulte i)que l'objet de Foi divine comprend toutes les vérités contenues dans l'Ecri- ture sainte et dans la tradition, c'est-à-dire tout ce quia été révélé par Dieu. La Foi consiste en effet dans l'adhé- sion donnée à cause de l'autorité de Dieu révélateur; donc elle adhère aux seules vérités, mais à toutes les vé- rités révélées de Dieu. 2) L'objet de Foi catholique com- prend tout ce que l'Eglise nous propose comme étant divinementrévélé; l'Egilse est l'organe authentique dont Dieu se sert pour nous faire connaître les vérités de Foi divine, les rendre croyables par rapport à nous et nous faire une obligation de les croire. 3) L'Eglise peut nous proposer ces vérités « soit par un jugement solennel, soit « par son magistère ordinaire et universel. » C'est pour- quoi Pie IX avait déjà enseigné. (Litt. ad Archiep. MoNAC. ET Frising. 21 déc. 1863) que '< même quand il s'a- « git de cette obéissance qu'' exige de nous la foi divine., nous « ne devons pas la borner à croire ce qui a été défini d'une « manière expresse par les Conciles œcuméniques ou par les « Pontifes romains et par ce Siège apostolique, mais nous « devotis rétendre aussi à toutes les vérités qui nous sont « données par renseignement de l'Eglise dispersée dans « Vunivers, comme divinement révélées ., et qui sont considé- « rées par le consentement universel et constant des théo- « logiens catholiques comme appartenant à la foi. » (Maz- zella, DE viRTUT. INFUS. p. 187). Toutefois il suffit de croire implicitement la plupart des vérités révélées, ce qui a lieu, soit quand on croit explicitement d'autres vérités dans lesquelles elles sont comprises, soit quand on adhère d'une manière explicite au motif formel de la Foi, soit enfin quand on croit au principe qui nous propose les vérités révélées, à l'Eglise.
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 487
barbares admettent quelque vérité qui fait partie du dépôt de la Foi, même les hérétiques les plus obstinés souscrivent à plusieurs articles révélés, au sujet desquels ils n'entrent dans aucune discus- sion avec TEglise. Ainsi il ne faut pour perdre la Foi, que nier une seule vérité révélée de Dieu. Et on peut faire ici l'application de ce que saint Jacques disait à propos d'un autre sujet : « Celui « qui pêche sur un seul point est coupable comme « s'il avait péché sur tous les points. » (Jacq. 2) (i) C'est ressembler à Moïse, qui après avoir cru mille choses très grandes et très difficiles sur le témoignage de Dieu, ne voulut pas croire qu'en frappant le rocher de sa verge, il pourrait en faire sortir des ruisseaux pour désaltérer le peuple au milieu du désert. Cet acte d'infidélité offensa Dieu, et le prophète fut privé de la joie d'entrer dans la terre promise tant désirée. Ainsi le refus de croire un seul article de Foi prive l'àme de la grâce divine
I. Rien n'est plus juste que cette application. Celui qui transgresse un seul commandement grave de Dieu, les transgresse tous, parce qu'il méprise Dieu considéré comme législateur; celui qui nie une seule des vérités révélées par Dieu, les nie toutes, parce qu'il méprise Dieu considéré comme la vérité suprême. Cette seconde affirmation est même plus rigoureusement vraie que la première, car celui qui viole un seul commandement, ne les viole pas proprement tous, ce n'est qu'en inter- prétant son acte qu'on y découvre le mépris du Légis- lateur divin. Celui qui nie une seule vérité révélée par Dieu, les nie proprement toutes, parce qu'il nie l'auto- rité de Dieu qui est le fondement sur lequel toutes les vérités de Foi reposent.
438 LA Théologie affective
et du fruit si désirable de toutes les espérances, parce que Dieu qui a révélé un article a aussi révélé les autres, et qu'il est aussi digne de foi dans l'un que dans l'autre. Le mystère de TEucha- ristie mérite autant d'être cru que celui de l'Incar- nation, l'Incarnation autant que la Trinité, le purgatoire autant que l'enfer, l'enfer autant que le paradis. On rapporte, il est vrai, que jadis le baptême fut conféré à Sinésius, personnage célèbre, bien qu'il déclarât ne pas croire à la résurrection des corps. Mais ce n'était là qu'un artifice dont se servait ce saint personnage pour se soustraire à la charge épiscopale qu'on voulait lui imposer, et qu'il redoutait comme la mort. Il prétendit alors qu'il lui était impossible de croire à la résurrection, afin qu'on l'estimât incapable de recevoir le sacer- doce (i). Mais de même que la sagesse d'Ulysse sut bien découvrir que la iolie de Palamède n'était que simulée (2), ainsi la sagesse de Théophile, patriarche d'Alexandrie, ne se trompa pas sur la ruse dont usait cet homme illustre, pour éviter la charge si périlleuse des âmes. En réalité Sinésius croyait toutes les vérités révélées et tous les mys- tères de la Foi, sans quoi il n'eut pas été capable de recevoir la grâce de Dieu. Il ne faut donc faire aucune réserve dans l'acte
1. Baron, ann. Christi 410.
2. L'auteur intervertit les rôles : c'est Palamède qui usa d'un ingénieux stratagème, pour prouver que la folie d'Ulysse n'était que simulée. Il mit Télémaque devant la charrue d'Ulysse, qui se trahissant lui-même, l'écarta.
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 489
de Foi, il ne faut faire aucun choix parmi les vérités révélées, mais il faut croire et admettre tout ce que la Foi propose à notre croyance. Parmi les vérités de Foi pas un seul iota, pas un seul accent ne sera effacé. J'embrasse donc, ô mon Dieu, les vérités de Foi dans leur univer- salité; votre témoignage est vrai dans tout ce qu'il atteste, qu'il s'agisse d'une vérité importante ou non ; toutes les affirmations de la sainte Ecriture, toutes les définitions de votre Eglise, toutes sans exception sont dignes d'être crues. O Seigneur, je soumets mon esprit sur tous les points, je vous offre une obéissance entière, sans la moindre réserve.
440 LA THEOLOGIE AFFECTIVE
ir MÉDITATION
DE L'OBJET MATÉRIEL DE LA FOI
OU DES VÉRITÉS RÉVÉLÉES
QUE NOUS DEVONS CROIRE
SOMMAIRE
Les vérités révélées de Dieu sont très nombreuses. — Avec le temps elles se sont accrues et éclair- ties. — Les principales vérités révélées sont $ontenues dans le Symbole des Apôtres.
I
CONSIDÉREZ le grand nombre des vérités révé- lées de Dieu pour être crues (i). Premiè- rement, Dieu qui se connaît lui-même parfaitement, se révèle lui-même comme l'Etre infini, indépen- dant, absolument parfait, et à ce point de vue il est le premier objet de notre Foi, d'autant que toutes les autres vérités que nous croyons se réfèrent à lui, parce qu'elles ont pour but de le faire connaître (2). Ensuite Dieu se révèle comme
I. S. Thom. I. II. quœst. i.
a. En termes un peu lourds, mais beaucoup plus précis, la Théologie scolastique dit que Dieu est le sujet adéquat indirect de la foi, ce qui signifie que tout ce que nous croyons est ou Dieu lui-même, ou des
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 44I
le Créateur et le Conservateur de l'univers, le Gouverneur du monde entier, le Rédempteur, le Justificateur et le Glorificateur des anges et des hommes. C'est en cela que la Foi divine diffère de la Foi humaine ; celle-ci en effet n'exige pas absolument que l'homme aux paroles de qui nous ajoutons foi, nous révèle quelque chose sur lui- même. Nous le voyons et nous l'entendons parler, puis nous ajoutons foi à son témoignage, bien qu'il ne dise rien qui le concerne. La Foi divine au contraire, exige avant toute chose, que Dieu parle de lui-même (i), qu'il déclare qu'il est Dieu
vérités qui se rapportent à Dieu, non seulement comme à l'auteur de la révélation, mais aussi comme à leur fin. Et il l'est, non pas selon tel ou tel attribut, mais d'une manière absolue comme Dieu, ce qui comprend tous les attributs divins. La raison en est que la Foi a pour objet principal la connaissance de Dieu dans sa nature et comme tel. — Quant au sujet adéquat direct de la Foi, c'est tout être que Dieu peut nous révéler.
I. Dieu est nécessairement le sujet de la Foi, il est le sujet inséparable de toute révélation divine ; d'abord pour cette raison intrinsèque qu'aucune vérité ne peut être crue de foi divine, que sur le témoignage infaillible de Dieu. Donc Dieu ne peut rien nous révéler au sujet des créatures, qu'à la condition de nous révéler au moins implicitement quelque chose de lui-même. Dieu est encore nécessairement le sujet de la Foi pour des raisons extrinsèques, c'est-à-dire qui résultent de la volonté de Dieu. S'il ne se révélait pas lui-même, ni il ne pourrait être honoré de la manière qui lui plaît, ni les hommes ne pourraient se sauver, puisque « sans la « foi il est impossible de plaire à Dieu. »
442 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
et la vérité infaillible. Notre Foi a pour fonde- ment en effet le témoignage infaillible de Dieu ; par suite il faut croire à l'infaillibilité de sa parole d'une Foi aussi certaine que celle que nous accor- dons à toutes les autres vérités, et il faut croire à toutes les vérités révélées, non pas pour des raisons naturelles, mais parce que Dieu l'a dit. Les raisons naturelles en effet ne sauraient jamais égaler la certitude que nous donne son témoi- gnage. Et comme un édifice ne peut être plus solide que son fondement, cette croyance que Dieu est et qu'il est véridique, doit être aussi certaine que la croyance qui a pour objet toutes les autres vérités, et dont )e motif doit être la parole de Dieu qui ne peut prêter son autorité à l'erreur (i).
I. i) Vobjet formel de la Foi ou le motif sur lequel l'intelligence s'appuie pour donner son adhésion aux vérités révélées, est l'autorité de Dieu, c'est-à-dire ce qui fait que Dieu mérite qu'on ajoute foi à sa parole. C'est une vérité de Foi, définie par le Concile du Vati- can (sess. III. can. III, 2) : « Si quelqu'un dit que... la « foi divine ne requiert point qu'une vérité révélée soit « admise à cause de V autorité de Dieu qui la révèle, qu'il « soit anathème ! ~}j — 2) Les attributs divins sur lesquels est fondée cette autorité sont la science infinie et la véracité infinie de Dieu ; c'est une vérité certaine et admise de tous depuis le Concile du Vatican, qui définit la Foi (sess. III. ch. III) « une vertu surnaturelle par
« laquelle nous croyons vrai ce que Dieu nous révèle ,
« à cause de l'autorité de Dieu même, l'auteur de la révé- « lation QUI ne peut ni se tromper, ni nous tromper. » — 3) Il paraît plus conforme au Concile du Vatican d'ad-
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 448
Après les vérités qui concernent Dieu et les choses incréées, les vérités concernant les choses créées sont à leur tour Tobjet de la Foi, quand Dieu daigne nous les révéler, afin de se faire mieux connaître et de nous aider à faire notre
mettre que le fait de la révélation fait partie de l'objet formel de la Foi, de telle sorte qu'il constitue, avec l'autorité de Dieu, le motif adéquat de la Foi ; cette opinion est soutenue par les auteurs de la Théologie de Salamanque, par Ripalda, Coninck, Tolet, Lugo, Vasquez, Valentia, Franzelin, Kleutgen, Mazzella, Suarez. Si nous croyons, par exemple, le mystère de la Sainte-Trinité, ce n'est pas seulement parce que Dieu sait toutes choses et qu'il est infiniment véridique, ce n'est pas davantage uniquement parce qu'il a révélé ce mystère, mais c'est parce que Dieu, qui ne peut ni se tromper, ni nous tromper, a révélé ce mystère. — 4) Reste une dernière question « tellement ardue que les « plus graves Théologiens ont bien de la peine à sortir de « ce labyrinthe. » (Salmanticences, de fide, d. I, n. 153.) L'autorité de Dieu est-elle le motif ultime de l'acte de Foi, ou bien cette autorité et cette révélation sont-elles admises à leur tour pour un autre motif, qui dans ce cas serait en dernière analyse le fondement sur lequel reposerait notre Foi ? Bail adopte l'opinion de Suarez qu'on peut résumer ainsi : dans l'acte même de Foi, l'intelligence faisant abstraction de l'évidence avec laquelle la raison et les motifs de crédibilité démontrent l'autorité de Dieu et le fait de la révélation, adhère aux vérités révélées uniquement à cause de l'autorité de Dieu, l'auteur de la révélation . Mais l'acte de Foi contient virtuellement deux actes : un premier acte de Foi aux vérités que Dieu révèle, à cause de l'autorité de Dieu qui les révèle, et un second acte de Foi à l'au-
444 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
salut : c'est là en effet le double but de tout ce que Dieu nous a révélé jusqu'à ce jour. « Toute Ecri- « ture divinement inspirée, dit saint VdiuX^est utile « pour enseigner^ pour convaincre^ pour corriger « et pour instruire dans la justice. » (II. Tim. 3.)
torité de Dieu pour elle-même. Ainsi le motif ultime de l'acte de Foi serait l'autorité de Dieu en tant qu'elle est implicitement révélée et digne de Foi. Cette opinion, outre qu'elle n'a été soutenue par aucun des Théolo- giens anciens, offre le grave inconvénient de trans- former l'objet formel en objet matériel que nous devons croire implicitement, et de nous autoriser dès lors à demander quel est l'objet formel ou le motif pour lequel l'intelligence adhère à l'autorité et à la révéla- tion de Dieu, devenues objet matériel de l'acte de Foi. On ne pourra que nous répondre que c'est l'autorité de Dieu implicitement révélée et qui nous révèle, soit la révélation elle-même, soit l'autorité de Dieu. Cette réponse toujours la même donnera lieu de renouveler sans fin la même question. Quand Dieu nous révèle un mystère, sans doute par le fait même et nécessairement il nous manifeste qu'il nous révèle ce mystère, mais s'ensuit-il qu'il veuille que nous croyions à la révéla- tion de ce mystère par un motif de Foi, c'est-à-dire à cause de l'autorité de Dieu nous révélant qu'il nous fait cette révélation ? Nullement. Puisqu'il se sert des miracles et des prophéties pour nous prouver que c'est lui qui nous fait une révélation, il veut que le motif de la Foi nous soit représenté comme vrai dans les motifs de crédibilité. Nous préférons l'opinion de saint Tho- mas (q. XIV, de verit. a. i. et ad lo*^"^ ; II. II. q. i. a. i ; II. II. q. I, a. 4 ad 2"°^ ; de verit. q. XIV, ad i'^'" ; II. IL q. I. a. 4.) que voici: dans l'acte de Foi notre esprit donne son assentiment à l'autorité de Dieu et au fait de
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 446
Si quelques détails historiques que nous y lisons, comme par exemple celui du chien de Tobie, semblent inutiles au salut des hommes, c'est que le vrai sens nous en échappe ; car il n'y a pas un mot dans l'Ecriture, pas plus que dans la tradition, qui n'ait son utilité au point de vue de l'instruc-
révélation après qu'ils ont été démontrés, l'une par des preuves de raison, Tautre par les motifs de crédibilité. Néanmoins l'acte de Foi aux vérités révélées ne repose pas en dernière analyse sur ces preuves et sur ces motifs. Mais l'esprit, sous l'empire d'un pieux et libre mouvement de la volonté, et sous l'empire de la grâce, donne son assentiment à la vérité révélée, uniquement à cause de la valeur souveraine de l'autorité de Dieu, l'auteur de la révélation. On peut alléguer en faveur de cette thèse renseignement du Concile du Vatican, qui définit (sess. III, ch. III) la foi « une vertu surnaturelle « par laquelle f au souffle de Dieu et aidés par sa grâce, « nous croyons vrai ce qu'il nous révèle, à cause de Vauto- « rite de Dieu même, l'auteur de la révélation et qui ne « peut ni se tromper^ ni nous tromper. » Voici une note de la Commission chargée par le Concile de rédiger le schéma de la constitution dogmatique sur la doctrine chrétienne : « QjuoiqiCil soit vrai que dans l'acte de foi « l'esprit ne pourrait donner son assentiment , si les motifs « de crédibilité n'existaient pas, néanmoins c'est la volonté « élevée par la grâce qui commande cet assentiment et cest « V intelligence également élevée par la grâce qui donne « formellement cet assentiment, non pas dans la mesure « oh lui sont connus ces motifs de crédibilité, qui ne sont « quune application de la révélation et une condition qui « précède la foi, mais dans la mesure que mérite V autorité « de Dieu, auteur de la révélation, laquelle autorité est le « motif formel de la foi. » (Cf. Coll. Lac. VII, col. 534.)
44^ LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
tion des hommes ; nous pourrons nous en con- vaincre toutes les fois que Dieu voudra nous en dévoiler le sens. Les commentateurs ne sont pas embarrassés pour prouver notamment l'utilité du fait que nous venons de citer. Le jeune Tobie, disent-ils, fut accompagné dans son voj'age d'un ange et d'un chien, afin qu'il apprît en voyant l'ange le soin que Dieu prend de la conduite des hommes, et qu'en voyant le chien, symbole de la fidélité et de la reconnaissance à l'égard du maître qui le nourrit, il se souvînt d'être reconnaissant et fidèle à Dieu pour sa paternelle providence (i). Cette considération doit nous faire comprendre combien hautes et profondes sont les connaissan- ces que la Foi nous donne. Elle nous révèle l'Etre incréé, qui sans elle nous serait inconnu, puis aussi ses œuvres plus mystérieuses et plus cachées que nous ne serions pas capables de comprendre, enfin tout ce qui peut nous mettre dans la voie du salut et nous y diriger, afin que nous ne nous éloignions pas de la fin bienheureuse où nous
I. Le chien de Tobie, dit de Lugo (de fide, disp. 4. nu. 25-26) « nous fait mieux connaître Dieu et la voie de « notre salut, si on le considère non pas en lui-même, « mais comme faisant partie de cet admirable récit qui « met si bien en relief la bonté de Dieu à Végard de « Tobie, au bonheur de qui contribua la vue de ce chien « précédant son fils et sautant de joie. Nous jy voyons éga- « tentent, comme dans un miroir, que la voie que nous « devons suivre pour parvenir au salut doit consister à « imiter Tobie, à qui Dieu, après bien des peines et bien « des épreuves, rendit la prospérité et tout ce qui faisait sa « joie, l'essentiel et l'accessoire. »
DES TROIS VERTUS THEOLOGALES 447
tendons, et de la région des vivants vers laquelle nous marchons. Certes, il n'}- a jamais eu au monde de sagesse ni de philosophie comparable par son étendue et sa sublimité à la sagesse de la Foi. Tous les grands esprits seraient demeurés dans les ténèbres de l'ignorance, en ce qui con- cerne TEtre de Dieu, ses œuvres plus mystérieuses et la voie qui conduit à la vie éternelle, sans les lumières de cette vertu divine. Connaîtrions-nous sans elle le danger que nous courons d'être préci- pités dans l'enfer, si nous ne vivons bien ? nous péririons sans même y songer. Sans elle saurions- nous que nous sommes créés pour le paradis et pour y régner éternellement ? Les avertissements qu'elle nous donne sont tout ce qu'il y a de plus important au monde, et les consolations qu'elle nous apporte, nul ne saurait les exprimer.
Je ferai donc grand cas de la Foi, qui nous découvre tant de beaux secrets. Je l'estimerai beaucoup plus que les anciens philosophes, dési- reux de savoir, n'estimaient la philosophie, pour laquelle néanmoins les uns abandonnaient leurs richesses, afin de pouvoir vaquer à son étude, libres de toutes les inquiétudes qu'elles donnent, pour laquelle on vit même des hommes se crever les yeux, aiin que la vue des créatures ne risquât point de les distraire. Et moi qui suis chrétien, j'estimerais et j'aimerais moins cette vertu, que ces hommes n'ont estimé leur science qui était incapable de les justifier! Je dois rechercher cette sagesse et la mettre au-dessus de tous les trésors de la terre, puisque les avantages et les revenus que nous en recueillons forment notre trésor dans
44^ LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
le ciel. Eclairez-moi donc, ô mon Dieu, détournez mon cœur des basses affections qui ont pour objet les créatures, afin que je médite sur les grandeurs de votre nature infinie, et sur les merveilles de vos oeuvres. Faites-moi comprendre, parmi les divers objets de la Foi, cette très salutaire pensée, que mon âme est créée pour le ciel.
II
Considérez que les vérités révélées par Dieu, pour être Tobjet de notre Foi, se sont accrues et éclaircies peu à peu, de siècle en siècle, d'âge en âge ; ainsi, plus le monde avance, plus la Foi se développe. Cette pensée nous l'empruntons au grand saint Grégoire (i) ; il dit expressément : plus le monde approche de sa fin, plus la science des vérités éternelles s'élargit. Aussi soutient-il que les hommes qui ont vécu dans ces derniers siècles ont eu des connaissances plus étendues que ceux qui sont venus les premiers dans le monde. Abraham eut de grandes lumières, car Dieu dai- gnait lui parler. Néanmoins Moïse qui est venu après lui Ta dépassé dans la science de Dieu, puis- que Dieu lui dit : « /<? suis le Dieu d'Abraham^ « disaac et de Jacob, et je ne leur ai pas fait « connaître mon nom Adonaï. » (Ex. 6.) Ainsi Moïse a connu des vérités qui n'avaient pas été révélées à Abraham, ni à Isaac, ni à Jacob. David vint après Moïse et dit de lui-même : « J'ai su plus « que tous ceux qui m'ont enseigné. » II ajoute : « J'ai connu plus de choses que les anciens. »
I. Homil. i6 in E^echiel.
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 449
(il 8.) Après les Prophètes sont venus les Apôtres qui ont dépassé en science les Prophètes ; témoin cette parole de Jésus-Christ : « Plusieurs rois et « prophètes ont voulu voir ce que vous voye^ et « entendre ce que vous entende^^ et ils ne Vont « point vu. » (Luc. lo.) Ainsi s'est accomplie la prophétie de Daniel qui dit : « Plusieurs parcour- « rontce livre., et la science des vérités quiy sont « renfermées se multipliera. » (Dan. 12.) Cette considération est confirmée par ce fait que les Livres sacrés et canoniques, où sont contenues les vérités qu'il faut croire, ont été composés dans dif- férents siècles ; par suite, les vérités révélées ont été plus nombreuses au bout d'un certain temps qu'elles ne l'étaient à l'époque où l'Ecriture Sainte comprenait seulement les cinq livres de Moïse et celui de Josué, ou même lorsqu'elle comprenait, outre ces livres, le livre de Job, les Psaumes de David et quelques livres historiques (i). Nous pou-
I, Si on en excepte deux vérités, dont au moins une certaine connaissance a été de tout temps nécessaire d'une manière absolue pour se sauver, et qui furent révélées d'une manière explicite dès l'origine du genre humain, à savoir le mystère de la sainte Trinité et celui de l'Incarnation, il est vrai de dire que le nombre des vérités à croire a été réellement augmenté dans le cours des âges. Il était très restreint sous l'économie patriarcale ; il s'accrut notablement sous l'économie mo- saïque par la révélation faite aux patriarches et aux pro- phètes d'un grand nombre de vérités qui se rattachent à la substance même de la Foi, telles que celles qui con- cernent le Messie, le culte divin et les faits historiques se rattachant au Messie ; enfin il s'accrut une dernière fois Bail, t. iv, 29
45o LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
vons faire la même remarque au sujet des Con- ciles de l'Eglise qui ont pour but l'explication des matières de Foi. Il a fallu arriver jusqu'à nos jours, c'est-à-dire qu'il a fallu quinze siècles pour que les décisions de nombreux Conciles aient rem- pli plus de trente-six volumes (i). D'où il résulte que les derniers venus trouvent les matières de Foi beaucoup mieux expliquées que ceux qui ont vécu dans les âges précédents (2).
sous l'économie chrétienne, d'un grand nombre de vérités comprenant les mystère-s, les sacrements, le culte divin, le magistère de l'Eglise, etc. — Nous avons dit : une dernière lois, car il est de foi catholique que la révéla- tion faite par Jésus-Christ et par l'Esprit-Saint aux Apô- tres dans la plénitude des teinps^ est définitive, à tel point qu'il n'y a plus désormais à attendre non seule- ment une économie d'un ordre supérieur et une plus ample révélation, mais pas même dans Téconomie pré- sente un accroissement objectif du dépôt de la Foi ; cette dernière affirmation toutefois n'est que ihéologi- quement certaine.
1 . Editio régi a .
2. Ce genre de progrès est très réel, mais il est bien différent du progrès intrinsèque et substantiel qui a pris fin à la mort des Apôtres. « C'est plutôt, dit Albert le « Grand (3. dist. 25, a. i, ad i.) le progrès du fidèle dans « la foi que celui de la foi daus le fidèle 7> ; il gît tout entier, comme l'expliquait déjà d^une manière si précise saint Vincent de Lérins (Commonit. nu. 27-32) dans une sorte d'épanouissement des vérités révélées, en vertu duquel, sous l'action de causes diverses, notamment des investigations des Théologiens et des attaques des héré- tiques, des vérités jusque-là inaperçues sont logiquement déduites d'autres vérités révélées où elles étaient impli-
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 45 1
Il n'est pourtant pas à dire que les esprits de ce siècle soient nécessairement plus pénétrants et plus doctes que ceux qui ont paru jadis. Il faut distinguer Tobjet de la Foi d'une part, et de l'autre, la capacité des hommes. Ceux-ci ont pu avoir au point de vue de la science divers avantages, selon qu'ils sont nés avec une trempe d'esprit supérieure, qu'ils ont rencontré de meilleurs maîtres, qu'ils ont consacré plus de temps à l'acquisition de la science et que plusieurs autres circonstances ont contribué à les rendre plus habiles. Ce ne sont pas
citement contenues, des points obscurs sont éclaircis, et d'autres, laissés jusqu'à ce jour dans l'ombre, sont ensei- gnés avec plus d'insistance. C'est ce que confirme le Concile du Vatican (Const. Dei Filius, ch. 4) ; quand empruntant les paroles mêmes de saint Vincent de Lérins (Commonit. n. 28), il dit : Qu'elles croissent donc « et progressent magnifiquement et rapidement avec le « progrès des âges et des siècles, l'intelligence, la science, « la sagesse de chacun et celles de tous, celles d'un seul « homme comme celles de toute V Eglise, pourvu seulement « que ce soit dans leur genre, c'est-à-dire dans le même « dogme, dans le même sens, dans le même sentiment. » — Le Concile du Vatican a condamné un double genre de progrès des dogmes imaginé par Gûnther (Gûnther, Annal. PHILOS, ayant pour titre Lyddia, 1850, p. 94 et suiv.; Propœdeutica, t. II, p. 259 et suiv.; Aurorœ australes et BOREALES, p. 260-264.) Gûnther prétendait i) que la tradition doctrinale, qu'il appelle aussi V intelligence des faits et la conscience de l'Eglise, et qui n'est autre chose selon lui que l'effort de l'intelligence pour acquérir la véritable notion des dogmes, finirait par éclairer leurs profondeurs et par supprimer ainsi tout mystère. Voici l'enseignement que lui oppose le Concile (Const. Dei
452 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
toujours les esprits les plus subtils et les plus pénétrants qui ont le mieux discerné ce qui appar- tient à l'objet de. la Foi de ce qui lui est étranger ; nous en avons pour preuve plusieurs grands person- nages qui se sont laissé éblouir par leurs propres lumières. «.Je vous bénis, mon Père^ Seigneur du « ciel et de la terre, de ce que vous ave^ caché « ces choses aux sages et aux prudents, et que « vous les ave^ révélées aux petits. » (Matt. 1 1.)
Si Ton insiste et si l'on dit : Puisque Jésus- Christ est le soleil des âmes, qui illumine tout
FiLius, ch. 4), il distingue dans la révélation deux ordres de vérités, « Indépendamment de ce que peut « atteindre la raison naturelle, des mystères cachés en « Dieu sont proposés à notre croyance, et ces mystères ne « peuvent être connus à moins que Dieu ne daigne les « révéler ». Bien plus, la raison qui est incapable de les découvrir, demeure, après qu'ils lui ont été révélés, incapable de les comprendre : « Elle n'est jamais rendue « capable de les saisir à V instar des vérités qui constituent « son objet propre. Car les mystères divins dépassent « tellement par leur nature l'intelligence créée ^ que, même « après qu'ils nous ont été transmis par la révélation et « que nous les avons reçus par la foi, ils demeurent mal- « gré tout couverts du voile de la foi et comme enveloppés « d'un certain nuage, tant que nous voyageons dans cette « vie mortelle loin du Seigneur ; car nous marchons vers « lui par la foi et nous ne le voyons pas à découvert. » (Loc. cit.) A cet enseignement correspond le i" canon ainsi conçu : « Si quelqiCun dit que la révélation divine « ne contient point de vrais mystères, des mystères propre- « ment dits, mais que tous les dogmes de foi peuvent , à « taide d'une raison exercée, être compris et démontrés « par les principes naturels, qu'il soit anailieme. » Giin-
VER'lL.s THhOLOGALK^ ^OJ
homme venant au monde, les ïiommes les plus rapprochés de lui ont dû connaître d'une manière plus claire les vérités de la Foi, ainsi que nous voyons que les créatures sont plus ou moins éclai- rées par le soleil, selon qu'elles sont plus ou moins rapprochées de lui. Oui, Jésus-Christ est un soleil, mais doué d'une vertu bien supéiieure à celle du soleil qui envoie tous les jours ses lumières et ses influences à la terre. Il peut éclairer au même degré ceux qui sont loin et ceux qui sont près ;
ther prétendait 2) que la fonction du magistère ecclé- siastique consistait à choisir à chaque époque parmi les les différentes manières proposées pour l'explication du dogme celle qui était la plus appropriée à l'époque, mais qui, loin d'être définitive, était destinée à être remplacée plus tard par une autre explication plus parfaite, rendue nécessaire par les progrès de l'esprit humain dans les autres sciences, dans la philosophie en général, dans la psychologie et dans les sciences naturelles. Le Concile combat ainsi cette erreur (loc. cit.) « Ce n est pas comme « une décoiiverie philosophique susceptible de recevoir les « perfectionnements de Vcsprit humain, que la doctrine « de la foi révélée par Dieu nous a été proposée, mais « cest comme xm dépôt divin confié à V épouse de fésus- « Christ, pour qu'elle le garde et le proclame infaillible- « ment . Il suit de là qu'on doit retenir à jamais pour les « dogmes saints le sens qu'a une fois défini notre sainte « mère V Eglise ; et jamais, sous lé faux prétexte de les « mieux entendre, il ne faut s'écarter de ce sens. » Et le 3« canon définit : « Si quelqu'un dit que, eu égard au « progrès des sciences, il peut arriver qu il faille donner « quelquefois aux dogmes proposés par l'Eglise un sens «c différent de celui qui a été compris et qui est compris « par l'Eglise ; qu'il soit anathème. »
454 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
doué de sagesse et de liberté, il éclaire où il veut et ceux qu'il veut. L'Eglise a eu besoin selon les temps d'être éclairée d'en-haut, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, selon les discussions soulevées par les hérétiques, les libertins et les infidèles qui, à diverses époques, ont tenté d'obs- curcir sa doctrine. Ce soleil divin lui a alors mani- festé soit dans les Conciles, soit dans les livres des Pores ce qu'elle devait croire (i). Ainsi, dans ces derniers temps, le Concile de Trente a ajouté de nouvelles définitions à toutes celles qui exis- taient déjà ; par là l'objet et la matière de notre Foi se sont accrus, et le temps nous a rendu maî- tres d'un grand trésor, que nous n'avons pas eu la peine d'acquérir. Nos ancêtres ont travaillé à for- muler les articles de Foi contre les hérétiques de leur temps, et nous, nous jouissons de leurs tra-
I. Rien n'empêche d'admettre avec saint Thomas (2. 2. q. I. a. 7. ad 4-, et q. 174. a. 6.) que <iC2ux qui ont « été plus proches de Jésus-Christ soit avant son Incar- « nation, comme saint Jean-Baptiste, soit après, comuie « les Apôtres, ont eu une connaissance des mjystères plus « parfaite », et d'affirmer en même temps, avec saint Grégoire cité plus haut par Bail, que « plus le monde « approche de sa Jin, plus l'accès de la science éternelle « nous est largement ouvert. » (In Ezech. i. 2. hom. 4 al. in Ezech. hom. 16.) Ces deux thèses se concilient, si l'on veut bien observer que saint Grégoire compare la foi commune de l'Eglise à une certaine époque avec la foi commune de l'Eglise à une époque antérieure ; dans ces conditions il est vrai de dire, pour les raisons déjà don- nées, que les derniers venus sont les plus favorisés. Mais si l'on compare la Foi commune de l'Eglise à
TROIS \ERTUS THi;oi.OG Al.KS
vaux. Ils ont soutenu le choc de Tennemi, et nous, nous avons leurs dépouilles. « U autres ont tra- « vaille, dit la Sagesse incarnée, et vous vous êtes enrichis de leurs labeurs. » (Jean, 4.) Nous sommes en possession du résultat acquis par leurs veilles et leurs études.
Nous avons donc un grand avantage, au point de vue de la Foi, sur ceux qui nous ont précédés. Nous pouvons connaître d'une manière plus sûre les points auxquels nous devons donner une ferme adhésion, de manière à ne pas nous laisser aller au gré des vents et à toute sorte de doctrine. Ce qui paraissait moins clair dans TEcriture Sainte et dans les premiers Conciles, n'offre plus mainte- nant aucune difficulté ; nos articles de Foi sont formels et il ne nous est plus facile de nous trom- per. « Le sentier des justes est comme une clarté « resplendissante qui s'avance et qui croît jus- « qu'au jour parfait. » (Prov. 4.) Malheur donc à ceux qui sont encore aveugles ! malheur à ceux qui se précipitent dans l'erreur, quand brille sur leur tête une si vive lumière ! O Seigneur! je vous bénis pour tous ces bienfaits ! Oh ! ne permettez
notre époque avec la Foi (nous ne disons pas avec la prédtcatioiî) des Apôtres, il est vrai de dire que ceux-ci « ont C07tnn plus parfaitement que nous les mystères de la « /o/», il serait téméraire, dit Suarez (de fide, disp. 2. sect. 6. n. 10) et il serait faux, dit Valentia (tom. 3. disp. I. q. I. pun. 6) de prétendre qu'ils n'ont pas connu d'une manière explicite toutes les vérités qui se rappor- tent aux mystères chrétiens et qui n'ont été définies que dans la suite des siècles. (Voir Suarez. 1. c. 10-18 5 de Lugo (de fide, disp. 3. n. 67.)
456 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
jamais que j'abuse de ces lumières si abondantes ! Que jamais je me fourvoie loin du chemin de la vérité que nous tracent tant de définitions portées par votre Eglise !
III Les principales vérités révélées par Dieu et qui doivent être l'objet de notre Foi, sont contenues dans le Symbole des Apôtres. Quand, après la descente du Saint-Esprit, les Apôtres étaient sur le point de quitter la Judée pour aller prêcher l'Evangile dans tout l'univers, et y implanter la Foi de Jésus-Christ, ils voulurent que toutes leurs prédications tendissent à une même fin, et que tous les fidèles eussent l'unité et la paix dans une même doctrine. Ils s'assemblèrent donc et conférèrent ensemble dans le but de fixer une même règle de Foi et un même nombre d'articles qu'ils imposeraient à la Foi de tous ceux qui se convertiraient (i). Chacun composa un article,
I. Le Symbole des Apôtres, comme d'ailleurs les autres Symboles, soit celui de Nicée et de Constantino- ple, soit celui de Saint Athanase, a été composé dans un triple but : premièrement, dans le but d'offrir à tous les prédicateurs de l'Evangile une règle de Foi unique, qu'ils devront enseigner à tous ; « Les Apôtres^ dit « saint Isidore (1. 2. de Ecoles, offic), avant de se sépa- « rer, établirent de concert une règle pour leur future « prédication » ; secondement, dans le but de fournir aux fidèles une formule contenant les vérités de Foi, et telle qu'il leur fût facile à cause de sa brièveté de la gra- ver dans leur mémoire et de la répéter souvent ; « // « est court, dit saint Augustin, afin de ne pas surcharger « la mémoire. » (Serm. vi de Symb. c. i.) ; troisième-
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 457
saint Pierre fit le premier, et c'est ainsi qu'inspirés par le Saint-Esprit, ils composèrent un nombre d'articles égal à celui des Apôtres. Ce sont ces douze articles qu'on appelle le Symbole des Apô- tres (i). Le Symbole des Apôtres est court, mais
ment, dans le but de mettre tous les fidèles d'accord sur la doctrine et de les séparer des incroyants. C'est pour ce motif que le Symbole des Apôtres ne nous a pas été transmis par écrit, mais de vive voix ; une formule écrite aurait pu être altérée par les hérétiques. Saint Jérôme constate le fait : « Le Symbole de notre Joi et de « notre espérance que nous ont légué les Apôtres, n'a pas < été écrit sur un parchemin avec de V encre, mais bien « sîir des tables de chair, c'est-à-dire dans vos cœurs. » (Ep. 38,) — Toutefois le but propre et principal que se sont proposé les Apôtres dans la composition de leur Symbole, a été d'apprendre aux fidèles les vérités nécessaires au salut, tandis que le but des Pères rédi- geant le Symbole de Nicée et de Constantinople était de réfuter les hérésies, et celui de saint Athanase dans le Symbole qui porte son nom, de donner une explica- tion plus détaillée des principaux mystères.
I. Tous les auteurs admettent que ce Symbole mérite d'être appelé le Symbole des Apôtres, tout au moins pour ces deux raisons : parce qu'il renferme une doctrine conforme aux Saintes Ecritures et à la prédication des Apôtres, et puis parce qu'on l'enseignait aux fidèles à l'époque des Apôtres, (Voir les nombreuses preuves dans Noël Alexandre, 11® siècle, diss. 12.) Mais il est non moins certain qu'il a eu les Apôtres pour auteurs. En effet i) il est en usage universellement et de temps immémorial dans l'Eglise. Or on connaît la règle for- mulée par saint Augustin (1. 4. De Bapt. cont. Donat. c. 24) : « Ce que toute V Eglise professe, qu'on ne voit
458 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
plein de mystérieuses vérités. Tout ce qui a été figuré par les patriarches, prédit par les prophètes, annoncé dans les Saintes Ecritures, au sujet du Père, du Fils et du Saint-Esprit, au sujet des sacrements, de la naissance, de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ s'y trouve en abrégé. Les Apôtres renseignaient aux fidèles et le leur faisaient apprendre. Il ne fut point écrit, afin qu'il ne fût point altéré par les hérétiques ; c'est pour cela qu'il n'est pas considéré comme un écrit canonique, mais qu'il fait partie de la tradition. A ce point de vue il confond les hérétiques, car
« établi par aucun Concile, mais toujours observé, est « considéré à fort bon droit comme une tradition aposto- « lique. » — 2) Les Pères en attribuent la composition aux Apôtres. Citons Tertullien (1. ult. cont. Jo. Hier. n. 28) : « Ce Symbole de notre foi et de notre espérance « nous a été légué par les Apôtres. » (Voir de nombreux textes des Pères dans Suarez, de fide, disp. 2. sect. 5, n. 3.) — Ce qui demeure incertain c'est soit la manière dont les Apôtres l'ont composé, soit Tépoque. (Voir là- dessus saint Thom. IL IL q. i. a. 6-10 ; Suarez, de fide, disp. 2. sect. 5.) En ce qui concerne la manière dont il a été composé, les uns croient que chaque Apôtre en a composé un article ; c'est l'opinion n-otamment de saint Léon (Epist. ad Pulcher. August. 27) ; d'autres pensent que chaque article est le résultat de la collaboration de tous les Apôtres. Quant à la quesdon de l'époque, selon les uns il fut composé dans cette assemblée qui com- prenait cent vingt membres et dont il est fait mention aux Actes des Apôtres (I.) ; selon d'autres, aussitôt après la descente du Saint-Esprit; selon Baronius enfin, l'an 44,1a seconde année du règne de Claude. (Mazzella,
DE ViRTUT. INFUSIS.)
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 469
n'est-ce pas se contredire que d'admettre le Sym- bole des Apôtres, tel que les Pères nous l'ensei- gnent et de nier l'autorité de la tradition ?
Ce Symbole suffisait pour faire connaître aux premiers chrétiens ce qu'ils devaient croire et pro- fesser pour se sauver. Mais l'esprit de discorde ayant suscité diverses hérésies, l'Eglise dans le premier Concile général de Nicée (i) composa un autre Symbole pour condamner les erreurs d'Arius; à ce même Symbole le Concile de Constantinople ajouta quelques articles pour répondre à de nou- velles erreurs. Saint Athanase,en butte à plusieurs calomnies de la part de ses ennemis qui l'accu- saient notamment d'errer dans la Foi, composa en latin, dans son exil de Trêves, un troisième Symbole, qu'il envoya au pape Jules, pour lui
I, Le Concile général tenu à Nicée, en Bithynie, l'an 325, et auquel assistèrent 318 évéques, composa un nouveau Symbole, pour condamner l'erreur d'Arius qui disait que le Verbe n'était pas Dieu, mais une créature, plus parfaite que toutes les autres. Ce Symbole fut rédigé par Osius, évêque de Cordoue et légat du pape saint Silvestre, fut approuvé par tout le Concile et devint d'un usage quotidien dans toutes les églises des Grecs ; il y est affirmé que le Fils est consubstaniiel au Père, sans rien ajouter sur la divinité du Saint-Esprit à ce qu'en dit le Symbole des Apôtres ; et cela, dit saint Basile (Ep. 78) ^i parce quune telle question n avait pas « été encore soulevée^ et que jusqu'à ce jour la vraie « notion du Saint-Esprit s'était conservée dans l'esprit « des croyants à Vahri de toute attaque ou embûche. » Mais un demi-siècle plus tard surgirent les Eunomiens et les Macédoniens, dont les premiers prétendaient que
460 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
rendre un compte très exact de sa Foi, et donner implicitement un démenti à ses calomniateurs (i). Cette multiplicité de Symboles ne saurait être blâmée ; car tous n'ont qu'un but, qui est de formuler avec plus de précision la Foi de l'Eglise,
l'Esprit saint procédait du Père non pas immédiatement, mais comme le petit-fils procède du grand-père, et dont les seconds niaient simplement la divinité du Saint- Esprit. L'an 381 le Concile de Constantinople auquel assistèrent 150 évêques ajouta au Symbole de Nicée une profession de foi plus expresse en la divinité du Saint- Esprit et affirma sa procession du Père. Quand plus tard seulement on s'avisa de nier que le Saint-Esprit procédât du Fils comme du Père, l'Eglise ajouta le Filioque.
I. Tous les catholiques admettent : 1) que la doc- trine formulée dans ce Symbole est absolument la même que celle qui est contenue dans les œuvres de saint Athanase ; 2) que ce Symbole constitue une règle de Foi très sûre, puisqu'il est approuvé par l'Eglise et pro- posé comme règle de Foi à tous les fidèles. Là où cesse l'accord, c'est quand il s'agit de savoir si saint Athanase est réellement l'auteur de ce Symbole. L'affirmative a néanmoins pour elle les plus graves autorités, notam- ment, celle de l'Eglise romaine, de l'Eglise de Constan- tinople, des Eglises de Serbie, de Bulgarie, de Russie et de Moscovie, celle d'un très grand nombre de Doc- teurs ayant à leur tête saint Thomas, celle enfin du Pape Eugène IV, dans son décret pour l'union des Armé- niens. Néanmoins, ce qui permet de douter que saint Athanase en soit l'auteur, c'est qu'il n'est fait aucune mention de ce Symbole avant le vi^ siècle, et aussi que cette formule de Foi vise expressément l'hérésie d'Eu- tychès.
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 461
en face des hérésies naissantes. Ils ont servi d'an- tidote contre de nouveaux poisons, de remèdes pour des maladies nouvelles, et de contre-mines pour déjouer les embûches qu'inventait Satan.
Néanmoins le Symbole des Apôtres a toujours été le plus en usage parmi les chrétiens fidèles qui l'ont toujours admis depuis l'époque des Apô- tres jusqu'à nos jours. Cette profession de Foi abrégée que nous appelons le Symbole, dit saint Augustin (i), prise dans son sens littéral, est le lait des petits ; mais si on l'interprète dans le sens spirituel, c'est la nourriture des forts, c'est l'espé- rance des bons qui est accompagnée de la charité. Il convient donc, conformément à la pensée de ce grand Docteur, de considérer ce que renferme ce Symbole au point de vue de la Foi, de l'Espé- rance et de la Charité, ce que chaque article offre à croire, ce qu'il nous donne à espérer, ce qu'il nous fait aimer. Les petits se contentent de la lettre pour y apprendre ce qu'ils doivent croire, les grands le méditent dans le sens spirituel pour y voir de plus ce que nous donne lieu d'espérer chaque vérité qu'il renferme, et ce qu'il faut y aimer.
Cette considération m'apprendra à estimer beau- coup le Symbole, et à le considérer comme l'une des plus importantes instructions que les Apôtres inspirés de Dieu nous aient donnée par une tradi- tion qui s'est continuée jusqu'à nous. Puisqu'il est le lait des petits et la nourriture plus substantielle des grands, je ferai en sorte qu'il soit à la fois
I. In Enchirid, cap. 14.
462 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
pour moi et le lait et la nourriture plus substan- tielle, en méditant dans chaque article ce qu'il m'offre à croire, à espérer et à aimer. Je crois en Dieu le Père tout-puissant. Oh! je crois fermement à la première Personne de la Trinité, je crois que tout lui est possible. Oh ! combien doit être grande la confiance que doit m'inspirer cette toute-puis- sance ! de quels maux ne peut-elle pas me retirer et en possession de quels biens ne peut-elle pas me mettre ? Oh ! que je dois aimer cette toute- puissance divine qui peut me mettre à l'abri de tout malheur et me combler de toute sorte de félicités ! Je ferai l'application de cette méthode à chaque article du Symbole, et puis je recommen- cerai souvent à le méditer ainsi, me souvenant de ces belles paroles de saint Augustin (i) : Il ne faut pas que vous trouviez de l'ennui à réciter souvent le Symbole ; il est bon de le répéter, afin d'éloi- gner l'oubli. Ne dites pas : je l'ai récité déjà aujourd'hui, je l'ai récité hier, je le récite tous les jours, je le sais bien. Renouvelez toujours le sou- venir de votre Foi, regardez-vous vous-même, que le Symbole soit votre miroir. Que ses articles soient vos richesses, qu'ils soient les vêtements de tous les jours de votre âme ? Quand vous vous levez, ne vous habillez-vous pas ? Eh bien ! revêtez votre âme en répétant votre Symbole, de peur que l'ou- bli ne la dépouille de son vêtement. En effet nous serons vêtus de notre Foi, la Foi sera notre tunique et notre cuirasse, notre tunique qui nous préservera de la confusion, notre cuirasse qui nous
I. Hom. 12, cap. 11.
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES 468
protégera contre l'adversité. Mais quand nous serons parvenus au lieu où nous devons régner, nous n'aurons plus besoin de réciter le Symbole ; nous verrons Dieu, Dieu sera à la fois notre regard et notre vision ; il sera la récompense de notre Foi.
FIN DU QUATRIÈME VOLUME
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS LE QUATRIÈME VOLUME
(QUATRIÈME TRAITÉ (suite)
DE LA GRACE (suite)
Pages
VI^ Méditation. — De la Grâce actuelle en par- ticulier, et premièrement de la Grâce excitante et suffisante. . i
La Grâce excitante qui est aussi une grâce suffisante consiste dans une pieuse pensée de l'esprit ou dans une pieuse affection de la volonté — elle est donnée à tous — mais dans une plus large mesure aux uns qu'aux autres.
VU" Méditation. — Dieu, par ses Grâces préve- nantes, retire de la masse de perdition tous les hommes parvenus à l'âge de raison 21
Dieu ne serait pas injuste s'il laissait sans secours tous les hommes en état de péché — néanmoins il retire de la masse de perdition tous les hommes, en ce sens qu'il leur offre quelque moyen d'en sortir — pour- quoi tant d'âmes sont en état de péché.
V1II« Méditation. — De la correspondance de certains à la Grâce excitante et delà résistance des autres 37
Certains correspondent à la Grâce excitante — d'autres lui résistent. — De deux personnes égales en tout l'une résiste à la Grâce, l'autre lui obéit.
Bail, t. iv. 30
466 LA THÉOLOGIE AFFECTIVE
IX^ Méditation. — D'où vient que la volonté consent à la Grâce excitante, et de la Grâce efficace 50
Grave difficulté que soulève la question de la Grâce efficace. — La Grâce efficace n'est autre que la Grâce excitante et elle est efficace accidentellement. — Trois choses rendent la Grâce excitante pins facilement et plus ordinairement efficace.
X^ Méditation. — Notion plus précise de la Grâce
suffisante et efficace 75
La Grâce suffisante est plus ou moins proche de la justification. — La Grâce suffisante doit devenir effi- cace de quatre manières : en déterminant à croire les articles de foi. à aimer Dieu et le prochain, à observer les commandements de Dieu et ses conseils, enfin à demander à Dieu ce qui nous est ou nécessaire ou utile pour la vie éternelle — plus particulièrement à prier Dieu et à lui demander ce qui est nécessaire à notre salut.
XI* Méditation. — De la soustraction des Grâces très spéciales dont sont punis les grands pé- cheurs après un certain temps et un certain nombre de péchés 87
Certaines âmes sont quelquefois privées, au bout d'un certain nombre de péchés, de quelques Grâces plus spéciales, sans lesquelles elles ne Se convertiront jamais. — Quatre règles qui permettent de conjecturer qu'une âme a mis le comble à ses péchés. — Néan- moins les âmes ainsi abandonnées ne manquent pas des Grâces suffisantes.
XIP Méditation. — De la soustraction des Grâces très spéciales chez ceux qui ont comblé la mesure de leurs péchés (suite) 104
Dieu punit quelquefois les âmes en les privant de ses Grâces après un certain nombre de péchés. — Etat misérable des âmes ainsi punies. Cette même punition est quelquefois infligée même pour des péchés véniels et pour des infidélités aux inspirations de Dieu.
TABLE DES MATIÈRES 467
115
129
H)
XIII« Méditation. — De la Grâce habituelle ou sanctifiante et de son excellence
La Grâce sanctifiante est une qualité surnaturelle que Dieu met dans l'âme pour l'élever à une vie divine. — Elle l'emporte en excellence i) sur tous les êtres créés
— 2) sur la charité elle-même.
XIV® MEDITATION. — Des trois autres excellences
de la Grâce sanctifiante
La Grâce sanctifiante vient de Dieu par création — elle est une participation formelle de la nature divine
— elle rend les hommes fils adoptifs de Dieu.
XV® MÉDITATION. — De trois effets signalés de la Grâce sanctifiante
La Grâce sanctifiante i) efface tous les péchés mor- tels — 2) met dans l'âme toutes les vertus — 3) com- munique à l'âme une merveilleuse beauté.
XVI® MÉDITATION. — D'un autre eflfet de la Grâce qui consiste à rendre l'âme digne de la vie éternelle 157
Les âmes justifiées méritent la gloire éternelle. — Pour mériter Je ciel, nos actions doivent être bonnes en soi. — A quelle fin doivent se rapporter nos actions pour mériter la vie éternelle.
XVII® MÉDITATION. — Des conditions requises
pour le mérite 177
Trois conditions sont requises delà part de l'homme.
— Une de la part de Dieu, savoir : la promesse de la récompense. — Y a-t-il d'autres conditions requises de la part de Jésus-Christ.
XVIIl® MÉDITATION. — Des trois choses qui aug- mentent le mérite 191
Trois choses augmentent le mérite : i) une plus grande quantité de Grâce — 2) de plus grandes dit- ficultés à vaincre dans l'accomplissement des bonnes œuvres — 3) la persévérance dans les bonnes œuvres.
XIX® Méditation. — De l'objet du mérite 201
L'homme ne peut pas mériter la première Grâce sanctifiante ni la persévérance. — Il peut mériter d'un
468
LA THEOLOGIE AFFECTIVE
mérite de condignité l'augaientatioa de la Grâce et de la gloire. — Peut-il mériter les premiers degrés de gloire ?
XX® Méditatigx. — De la facilité d'acquérir des
mérites 216
L'homme peut mériter en tout lieu, en tout temps et en tout état. — Grandes facilités qu'ont les âmes en état de Grâce d'augmenter leurs mérites. — D'où vient que nonobstant ces facilités, on voit tant d'âmes chré- tiennes et même faisant profession de piété, dépour- vues de tout mérite.
XXI® Méditation. — De l'augmentation de la
Grâce sanctifiante 2}}
La Grâce sanctifiante peuts'accroitre jusqu'à la mort. — Deux choses sont requises : les Grâces actuelles et la coopération de la volonté. — Jamais la Grâce sanc- tifiante ne s'accroit à un tel point que l'âme en de- vienne impeccable.
XXIP Méditation. — De la persévérance dans la Grâce 253
Personne n'a la certitude de persévérer. — Condi- tions nécessaires pour persévérer, soit du côté de Dieu, soit du côté de l'homme. — Motifs de persévérer.
XXIIP Méditation. — Confirmation de ce traité par la bulle du Pape Innocent X qui tranche au sujet de la Grâce cinq difficultés débattues dans ces derniers temps 275
Cinq propositions au sujet desquelles de vifs débats s'étaient élevés dans l'Eglise. — Condamnation des cinq propositions par le pape Innocent X. — Impor- tance de cette condamnation.
XXIV« Méditation. — Dieu procure sa gloire sans faire violence à la volonté humaine et malgré elle 297
Dieu respecte inviolablement la liberté humaine dans tout ce qui concerne le salut ou la damnation de l'homme, comme aussi dans toute l'économie de la Grâce et de la gloire qui doit finalement lui revenir de
TABLE DES MATIÈRES 469
la création du monde. — Le but de Dieu en accordant à l'homme la liberté, a été d'en retirer une certaine mesure de gloire. — Raisons pour lesquelles Dieu a créé les hommes dont il prévoyait la damnation.
SECUNDA SECUNDŒ JUXTA SANCTUM THOMAM
Préface 316
PREMIER TRAITÉ
DES VERTUS EN GÉNÉRAL
V'^ Méditation. — Définition de la Vertu 321
La Vertu est une disposition habituelle de l'âme qui l'incline à faire des actions conformes à sa nature rai- sonnable. — Les actions conformes à la nature raison- nable sont celles qui tiennent le milieu entre le trop et le trop peu. — Moyen pour trouver le juste milieu.
II« Méditation. — De la division des Vertus en Vertus acquises et en Vertus infuses, et des dons du Saint-Esprit 33 1
Les Vertus se divisent, au point de vue de leur principe, en Vertus acquises et en Vertus infuses. — Les Vertus infuses sont les vrais dons du Saint-Esprit. — Pourquoi les sept dons du Saint-Esprit sont-ils si célèbres dans les Saintes Ecritures.
470 LA THEOLOGIE AFFECTIVE
IIP Méditation. — De la division des Vertus en Vertus intellectuelles et Vertus morales, en Vertus théologales et Vertus cardinales 346
Les Vertus considérées par rapport au sujet qui les possède, se divisent en Vertus intellectuelles ou spé- culatives et en Vertus morales ou affectives. — Considé- rées par rapport à leur objet, elles se divisent en Ver- tus théologales et Vertus cardinales. — Les Vertus cardinales peuvent être considérées sous un triple rap- port^ comme dirigeant nos actions, comme nous puri- fiant et comme procédant d'une âme purifiée.
IV® Méditation. — Des motifs de pratiquer la Vertu 357
Nous devons pratiquer la Vertu à cause de son uti- lité, du plaisir qu'elle cause et de son honnêteté. — Le motif le plus parfait est l'amour de Dieu. — Comment, quand on pratique la Vertu pour plusieurs motifs, reconnaître si on la pratique aussi pour l'amour de Dieu.
V® Méditation. — De l'acquisition, de l'accrois- sement et de la durée des Vertus 370
Les Vertus infuses sont données avec la grâce sancti- fiante — nous pouvons les faire croître par les bonnes actions — elles languissent et périssent, faute d'en produire les actes.
VP Méditation. — De la pratique des Vertus 383
Il faut être bien résolu à pratiquer la Vertu. — Il faut la pratiquer i) par des actes intérieurs — 3) par des actes extérieurs.
VII® Méditation. — Suite du même sujet 394
Chaque Vertu mériterait d'avoir ses fêtes et ses autels. — Ce serait une excellente chose de consacrer un mois à la pratique de chaque Vertu. — Pour bien pratiquer une Vertu il est nécessaire d'en connaître la nature et les actes.
VIII® Méditation. — • Des vices opposés aux Ver- tus 404
Nature et propriétés du vice qui est l'opposé de la Vertu. — Il naît des désirs immodérés et des passions. — Trois dispositions nécessaires pour combattre le vice et faire fleurir la Vertu.
TABLE DES MATIÈRES 47I
SECOND TRAITÉ
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES
LA FOI
L'ESPÉRANCE ET LA CHARITÉ
V^ Méditation. — De la nature de la Foi, et de
ses trois propriétés essentielles 419
La Foi est une vertu théologale qui read l'esprit capable d'adhérer par une connaissance certaine, quoi- que obscure, à toutes les vérités que Dieu a révélées.
— La connaissance que nous donne la Foi est obscure;
— elle s'étend à toutes les vérités que Dieu a révé- lées.
Il® Méditation. — De l'objet matériel de la Foi,
ou des vérités révélées que nous devons croire. 440
Les vérités révélées de Dieu sont très nombreuses ;
— avec le temps elles se sont accrues et éclaircies. — Les principales vérités révélées sont contenues dans le Symbole des Apôtres.
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1° La vérification de ses citations et l'indication des sources omises dans les autres éditions ;
2° La Table générale méthodique et très complète de Léon Gautier;
^° La continuation de Chantrel et Dont Chamard ;
4° Par sa beauté typographique.
Chaque article de cette table est divisé en paragraphes pour endre les recherches plus faciles.
Tout article consacré à un écrivain est divisé en deux parties : lo Sa vie; 2» Ses ouvrages, et donne les dates de sa naissance et de sa mort.
Les personnages historiques du même nom ont été partagés en plusieurs séries.
Les articles qui traitent de la théologie ou de la philosophie de l'histoire ont été l'objet d'un soin particulier. En un mot, l'auteur a voulu que sa table fût comme un Dictionnaire abrégé de l'Histoire ecclésiastique, et, au dire de juges très compétents, il a admirablement atteint son but.
Bergerac — Imprimerie Générale (J. Castanet), place des Deux-Copils.
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BAIL, Louis,
La Théologie affective
BQ 7005 •A29 V.4 '
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