% WH * + < EPST Ds A oe he Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/lavieaudesertcin00gord SS S $ er ESQ iy, ¥ iv = LA VIE AU DESERT CINQ ANS DE CHASSE DANS L'INTÉRIEUR DE L'AFRIQUE MÉRIDIONALE PAR GORDON CUMMING PUBLIÉ PAR ALEXANDRE DUMAS AVANT-PROPOS Le désir de voir les élections de Londres m'avait amené, il y a deux ans, dans la capitale de la Grande- Bretagne. Un beau matin, en compagnie d'Alexandre ct d'un de nos amis communs, nous entrions dans la Tamise par Gravesend, et, une fois débarqués sur le quai, nous nous faisions transporter tous les trois, dans un cab, à Leicester-Square, Une des con: dérations qui m'avaient déterminé à loger à Leicester-Square, c'est que Leicester-Square élait dans le voisinage de Coventry-street, et qu'à Coventry-street Gordon Cumming faisait son exhi- bition. Maintenant, qu'est-ce que Gordon Cumming? Je vais vous dire cela, chers lecteurs 19 LA VIE AU DÉSERT. Il faut vous avouer que je suis grand amateur de voyages. non-seulement des voyages que je fais, mais de ceux que je lis. — On ne pcut pas aller partout de sa personne, comme disent les généraux en chef dans leurs bulletins, mais le livre à la main on peut suivre le capitaine Cook en Océanie, Levaillant en Afrique et le Père Huc en Chine. Tout enfant j'ai été bercé par des voyages. J'avoue encore une faiblesse : — c'est qu’étant chas- seur, les voyages qui m'amusent le plus sont ceux qui contiennent des récits de chasse. Or, il y a deux ans à peu près, à la suite d'une ex- périence de balles explosibles, à Montfaucon, dont le publica été entretenu, dans un journal très-savamment rédigé, la Science contre le Préjugé, par mon savant ami, le docteur Meynard, — expérience qui avait par- faitement réussi, nous dinames en compagnie de méde- cins, de savants, de chasseurs et d'artistes. Jules Gérard assistait à ce diner : Jules Gérard, le lueur de lions, vous savez, et qui en est à son vingt- neuvième lion. H y avait encore là um Anglais, pardon, je me trompe, un Écossais, grand chasseur, grand yoya- £eur; arrivant-de l'Inde, où il était resté neuf ans, où il est retourné depuis, et où il avait chassé le tigre, comme tout Anglais ou Écossais qui a visité l'Inde. On parla des lapins de Bondy, des chevreuils de Villers-Coterets, des daims de Compiègne, des cerfs de Fontainebleau, des sangliers de Montargis, et, en montant toujours, on en arriva aux tigres du Pundjab et aux lions de l'Atlas. — Connaissez-vous Gordon Cumming? demanda ossais à Gérard. de Cest après vous l'homme qui a tué le plus de lions C'est vrai, il en a tué vingt-deux. mon kK — Oui nom seulement. Sans compler cinquante éléphants, soixante rhinoceros, et cinq ou six cents antilopes de toutes i P — Je sais cela, dit Jules Gérard, et je comple aller a Le tout expres pour faire à Cumming une vi- site de confrère J'étais profondément humilié; il y avait à Londres un hon avail luc vingt-deux lions, Gimquante éléphants, soixante rhinocéros, et cing ou six cents antilopes de toutes espèces, cf je me connaissais pas cet homme! — Quand allez-vous à Londres? demandai-je à Gérard. — Oh! je ne sais précisément pas, répondit-il. — Moi, j’y vais dans quelques jours; le premier de nous deux qui fera le voyage annoncera à l’autre où l'on trouve Gordon Cumming. Où demeure-t-il ? demandai-je à Mackenzie. — C'était le nom de mon Écossais. — Où il demeure? je n’en sais rien. Mais son théâtre est situé Conventry-street. —Comment, son theatre! Test direeteurde théâtre? — J'aurais du dire son exhibition. — Cher ami,, qu'est-ce que son thédére? qu'est-ce que son ewhibition? Je suis profondément ignorant. Renseignez-moi. — C'est-à-dire que dans une grande galerie tapis- sée de peaux de lions, de peaux de tigres, de peaux de serpents empaillés, de cornes de springboks, de gemsboks, de hartlebeests, de wildbeasts, de défenses delephants et de cornes de rhinocéros; il raconte lui-même ses chasses, faisant passer sous les-yeux de ses auditeurs, au fur et à mesure qu'il parle, les différents tableaux représentant les scènes les plus émouvantes de ses travaux herculéens. — Nous irons voir cela, Mackensie. — Quand vous voudrez. « Quand vous voudrez » était bien facile à dire. Moi aussi, comme Gérard, j'avais des empéchements pour aller directement à Londres; d'ailleurs, pour aller à Londres, je m'étais donné un prétexte, et ce prétexte me fixait une époque. J'avais prétendu, vis-à-vis de moi-même, que j’a- vais besoin de voir les élections anglaises. Vous comprenez bien que ce n’était pas vrai, et qu'à moins d'être atteint de dépravation politique, on n'éprouve pas de pareils besoins. Mais quand je désire une chose, l'argent me manque parfois, les prétextes jamais. I] en résultait que tous les jours je parlais à Mac kenzie de Gordon Cumming, lui faisant questions sur questions, Lcoutez, me dit-il un jour, il y a une chose bien simple à faire en attendant que vous le voyiez, lui. LA VIE AU DESERT. Z = SSA fe : : = — Laquelle? — Lire son voyage. — Il l'a donc écrit? — Oui, et le volume vient de paraître sous le titre du Lion hunter in south Africa. C’est fort intéressant. Révoil, un de mes amis, grand amateur de chasse et habile chasseur, se trouvait la et corrobora le dire de Mackenzie; il connaissait l'ouvrage et savait où le trouver. . — Obligez-moi, mon cher, lui dis-je, de m/aller quérir ce volume. Vous savez où, sans doute? — Mais, chez Fowlez, libraire au Palais-Royal. — Parfaitement. — Dans un quart d'heure, mon livre. — Je ne peux pas aller à pied au Palais-Royal et être revenu dans un quart d’heure. — Prenez une voiture alors. Pour mon biographe, il y aura tout un monde de réflexions philosophiques, physiologiques et morales, dans ces mots : — Prenez une voiture. Que de fois, pour une chose qui valait vingt sous, mais que je voulais avoir tout de suite, ai-je fait prendre une voiture qui coûtait. deux francs! Je ne sais pas si Revoil prit ou ne prit pas la voi- ture, mais, ce qu'il y a de certain, c’est qu'un quart d'heure après, il rentrait triomphalement, le livre de Gordon Cumming à la main. Je me jetai sur le livre, et, comme fait un enfant, je courus aux gravures. Les gravures étaient dighes du sujet. C'étaient des éléphants faisant sauter, arbre par arbre, des forêts en l'air; c'étaient des rhinocéros donnant la chasse au chasseur, au lieu de la recevoir de lui; c'étaient des myriades de chiens sauvages, la gueule ouverte et la queue roide, entourant le narra- teur dans l'intention bien visible de le dévorer; c'é- tait Gordon Cumming, aidé de son petit Boschisman, tirant par la queue un boa de vingt-cinq pieds de long, où assassinant, à coups de couteau, un hippo- potame dans une mare; ¢ étaient, enfin, fixés sur le papier, les rêves les plus fantastiques que puisse faire un chasseur, soit pour son compte, soit pour le compte des autres. En une nuit et une journée je déchiflrai le volume compact de Gordon Cumming, contenant à peu près trois de nos volumes ordinaires, Je n’en fus que plus avide de voir Gordon Cummimg et de causer avec lui. Voila pourquoi je vous disais, chers lecteurs, qe je n'étais tout particulièrement logé à Leicester Square, pour être dans le voisinage de exhibition de Gordon Cumming. J'y étais. Je courus aux affiches. Tous les jours, Gordon Cumming avait séance de sept heures à dix heures du soir. Les samedis seulement la séance était de jour, de trois à six heures de l'après-midi. Nous étions justement arrivés un samedi. J'allai d’abord assister à mon élection a Southwark, — mais les élections n'étaient devenues qu’une chose secondaire. C'était Gordon Cumming que je voulais voir. Par bonheur les mectiugs étaient finis à deux heures, de sorte qu'à trois heures précises j'étais à l'ouverture du théâtre; j'entrai un des premiers et allai me placer sur une des banquettes les plus rap- prochées de l’avant-seène: De là je regardai tout autour de moi. Les sonvenirs de Mackenzie lui avaient été fidèles; la salle était bien telle qu'il me l'avait décrite : ee n'était le long des murailles que peaux de lions, peaux de tigres, peaux de panthères. Il y avait la fameuse peau du boa de vingt-quatre pieds de long, que, dans la gravure, Cumming et som Hottentot tiraient par la queue. Il y avait des cornes de toutes les espèces, — par milliers; — les cornes, on ne les comptait plus. Il y en avait de courbes, de droites, de tordues, d’embranchées, de pointues, d’obtuses, de fourchues, de mates, de luisantes, de rugueuses. C'était, comme ett dit un gamin de Paris, oo Mo- litre, s'ileût vécu de nos jours, c'était le désarme- ment complet de la garde nationale: L'abord du théâtre était défendu par une haie de cornes de rhinocéros et de défenses d'éléphants pe- sant de cinquante à trois cents livres. L'avant-scène était pavée d'écailles de tortues grandes comme des capotes de cabriolet. Le spectacle était dans la salle avant d'être sur Le theatre. Un piano placé à ma droite se fit entendres 4 LA VIE AU DÉSERT. » mr ———————————————————— Au milieu de toute cette décoration cornue, ce piano, jouant des polkas, faisait le plus drôle d'effet qui se püt voir. Le piano annonçait l'apparition de Gordon Cum- ming. Gordon Cumming, leste et vigoureux Ecossais de cing pieds six pouces, agé de quarante-cing ans à peu près et vêtu de son costume national, se glissa entre le rideau et l'encadrement, puis s’avanca sur le proscénium. Ii fut salué par de nombreux bravos : il était évi- dent que les spectateurs étaient en partie des gens qui venaient, mais surtout des gens qui revenaient. J'applaudis, comme les autres, et même plus fort que les autres. Cumming me remarqua et, sans savoir qui j'étais, me fit un salut particulier. Puis il commença son speech. Ceci c'était autre chose. Je comprends parfaitement l'anglais, lorsque je le lis, pourvu que ce ne soit pas un poëme de Burne ou de Byron, mais je n’entends pas un mot de l'anglais quand on le parle. A plus forte raison quand celui qui le parle est un Écossais. Par bonheur, je savais mon Gordon Cumming par cœur. Ce qu'il disait, au reste, n’était qu’une espèce de discours préparatoire sur son enfance vagabonde, au milieu des lacs, des torrents, des rochers et des pré- cipices. La toile se leva, et l’on vit, en peinture bien en- tendu, un enfant de quinze ans suspendu à une longue corde et essayant d’effaroucher deux énormes Oiseaux. C'était Gordon Cumming dénichant des aigles. A partir de ce moment, toute la vie de l'Écossais passa sous les yeux du lecteur: chasse aux spring- hocks, chasse aux gemsbocks. chasse aux hartle- beasts, chasse aux wildbeasts, chasse aux girafes, hasse aux rhinocéros, chasse aux éléphants, chasse aux lions. A partir de ce moment je compris parfaitement, et je pris, je l'avoue, un énorme intérêt aux aven- tures de ce voyageur, racontées et expliquées par lui- même, Nous n'avons aucune idée de cette sorte de spec- tacle en France, Chez les Anglais, peuple pratique, ils sont familiers. Si vous allez à Londres, chers lecteurs, allez voir Gordon Cumming, s'il s'y trouve encore. i Il va sans dire que je fis passer mon nom au chas- | seur et que je restai après le départ des autres audi- teurs. Nous causames une heure ensemble. Gordon Cumming parle assez facilement le fran- cais. Ce fut une seconde représentation, mais cette fois pour moi tout seul. Le livre de Roaleyn Gordon Cumming d’Alltyre, dont la traduction, faite sous mes yeux par Révoil, a été revue et corrigée avec le plus grand soin par moi, se recommande de lui-même, et prendra sa place, pour la garder, à côté des ouvrages de Delegorgue et de Gérard. Roaleyn Gordon Cumming, né en Écosse en 1822, passa les premières années de son enfance dans le comté de Moray. C’est 1a que lui vint la passion de la chasse et de l’histoire naturelle. La pêche aux poissons des grands fleuves fut, dès l’âge le plus tendre, son jeu favori, et c’est aux bords des rivières, aux sommets des montagnes et dans les fourrés les plus sombres des forêts de son pays natal, que Cumming, recherchant la solitude, contemplait la grandeur et la magnificence de la nature. Avant son entrée au collége d'Éton il était déjà possesseur de nombreux trophées, fruits de ses ex- ploits; il les regardait avec fierté et enthousiasme, et se comparait au vainqueur du lion de Némée. En 1839 il partit pour les Indes et s'engagea dans la cavalerie légère de Madras. Au cap de Bonne-Es- pérance il eut l’occasion de chasser les bêtes féroces. Dans son séjour aux Indes il fit collection de spéci- mens d'histoire naturelle, et acquit une commission dans le Royal-Vétéran, mais, voyant qu'il n’y avait rien à gagner, il changea une troisième fois de corps, et s'engagea dans les Cap-Riflemen en 1841. Tous ses rêves étaient pour les chasses les plus extraordinaires que son imagination pouvait lui sug- gérer ; aussi, voyant que la discipline militaire serait toujours un obstacle à sa passion exclusive, il donna sa démission afin de recouvrer son entière liberté d'action, et se mit à suivre la noble carrière qu'il s'élait tracée dès son jeune âge. Dans ses chasses il avait adopté un costume carac= téristique. | | LA VIE AU DESETT. 5 a Les bras nus et des vêtements de plusieurs cou- leurs lui donnaient l’air d’un Gaulois oublié par mé- _ garde dans les grandes forêts de l'Inde. En Écosse, sa fortune personnelle avait pu lui procurer de bons morceaux de venaison et de riches vêtements ; mais, dans l'Inde, il préférait une tranche d’éléphant ou quelque peau de lion due à la force et à l'adresse dont il se sentait capable. C’est en 1842 qu'il résolut de faire une expédition dans le sud de l'Afrique. Pour cette expédition ilse mit en quête de person- nes expérimentées, s’informant de tout ce qui pouvait être nécessaire à ce voyage et de tout l'équipement en général. Il s’adjoignit un individu du nom de Murphy (commerçant de l'intérieur, qui avait plus que personne les connaissances nécessaires sur les frontières et adjoints des territoires de la Gricqua, situés au-dessus de la rivière du Grand-Orange). Ce Murphy lui présenta un autre commercant réputé pour ses hautes connaissances des parties du pays que Cumming désirait explorer. Les wagons (voitu- res) de ces deux personnes étaient construits de ma- niére à renfermer tout ce qui était nécessaire à la vie de l’homme et tout ce qu'il pouvait désirer dans une pareille contrée. Gordon Cumming, sur un de ces modèles, fit cons- truire deux voitures qui lui rendirent de grands ser- vices; car non-seulement il avait à penser aux be- soins de chaque jour, mais il collectionnait sur son passage tout ce qui lui paraissait offrir une certaine curiosité. Il prit à son service quatre domestiques : le pre- mier, qui était un Anglais nommé Long, devait rem- plir les fonctions d'intendant. Ce Long était un ancien cokney ou badaud de Londres, qu’il prit encore sur la recommandation de Murphy. 3 Mais, une fois en route, cet intendant le laissa de côté en abandonnant la petite caravane pour suivre une certaine fille aux yeux noirs qui avait été engagée comme laveuse pour toute la durée du voyage. Les deux autres domestiques étaient des natifs de Grahaurstown. Le cocher, du nom de Kleinboy, était un Hotten- tot fort et actif, de la race des Mozambiques, avec les joues osseuses et la tête lainée. Puis un nommé Cobus, de la même race, et deux Européens, nommés Stofulus et Hendrick. Ils se mirent en marche le 28 octobre 4843 , fayo- risés par un fort beau temps. Gordon Cumming commença alors les chasses har- dies de l'éléphant, du lion, du rhinocéros et autres animaux dangereux. Cinq ou plutôt six années se passèrent de la sorte, et enfin Gordon Cumming retourna en Angleterre, où il parvint, il y a deux ans, sain et sauf, rapportant ces trophées qu'il montre aujourd'hui avec fierté, ainsi que des dessins panoramiques des principales vues d’un brillant et long voyage. ALEXANDRE DUMAS, PRÉFACE En 1839, je m'embarquai pour les Grandes-Indes. Jallais rejoindre à Madras mon régiment, le 4e léger. Nous touchames en passant au cap de Bonne-Espé- rance, et là j'eus occasion de chasser quelques anti- lopes de la petite espèce, ce qui me donna un avant- goût des chasses splendides que quelques années après je devais faire tout à mon loisir; pendant mon séjour aux Indes, je recommencai mes excursions et rassem- blai une immense quantité d'échantillons d'histoire naturelle : je commencai ainsi cette collection qui a pris depuis des proportions énormes. Par malheur le climat des Indes m'était contraire. Un beau jour, je quittai le service et rentrai dans ma patrie où je repris mes habitudes vagabondes. Bientôt, grâce à l'aide de mes nombreux amis, il me fut permis de me livrer avec succès à ma chasse favorite, celle des bêtes fauves dans les forêts de l'Ecosse. A la longue, cependant, ennuyé d'explorer un pays en la présence continuelle des gardes et des forestiers, me sentant tourmenté du désir de visiter en toute li- berté les contrées sauvages, où l'existence du vrai chasseur est tout à la fois un plaisir, une lutte et un orgueil, je pris la résolution de visiter les immenses prairies et les montagnes Rocheuses du Nouveau- a LA VIE AU DESERT. Miende. Je sollicitai et j'oblins une commission dans Se Royal-Veteran New found Land Company, mais je ne tardai point à comprendre que j'aurais peu de chance de pouvoir m'éloigner des casernes et de vivre à la façon de-Nemrod tant, que je serais attaché à un régiment. Cela me décida à demander ma mutation pour le cap de Bonne-Espérance où se trouvait le ré- Siment des Cap Riflemen. En 1843 je pris terre sur ee sal tant désiré. immédiatement après mon débarquement au Cap je fis partie de l’armée d'occupation et j'entrai avec ma division sous les ordres du général Somerset, dans le pays des Caflres-Amapouda, où nous demeurames quelque temps en campagne, ayant pour seule dis- traction celle de tirer des cailles et autres menus oi- eaux. Je me trouvai donc encore trompé dans mon attente, el, ne voyant aucune chance d'arriver à mon but tant que je n'aurais point ma liberté tout entière, je me décidai enfin à donner ma démission et à pénétrer dans l'intérieur des terres, et, s’il était possible, la où nul Européen n'avait encore mis le pied avant moi. En effet, ces vastes régions devaient offrir de nom- Drewses émolions à mon ardente jeunesse, et j'étais persuadé qu'il me serait facile, grâce à ma persévé- rance el mon adresse, de réunir de magnifiques tro- phées de chasse et de colliger une foule de sujets tnteressants pour la science et l'histoire naturelle. J'avais prévu juste, et, si vaste que fût sur ce point non ambilion, je réussis au dela de mes désirs, Et maintenant ce que je vous offre ici, cher lecteur, © ast le récit des aventures qui me sont arrivées en ‘Virique; je ferai seulement observer que je suis le premier qui ail pénétré dans le:pays des Bamangwato, ob, grace à ma hache et à mapioche, je me suis tracé ane route que d'autres ont suivie par la suite. J'espé- Gus marcher toujours en avant et pénétrer plus loin ehoore ; mais la perte de mon bétail et de mes chevaux mi aréla court, à mon inexprimable regret. Pendant les longugs années que j'ai passées dans le désert, je ai jainays eu d'autre demeure que mon bariol ; encore l'ahandonnais-je souvent pour faire wu), où accompagie de sauvages seulement, de loin- Games expeditions de chasse, laissant les quelques ompagnons allachés à ma fortune capes aulour de unes bagages. Dans ces circonstances, j'ai passé bien des jours et bien des nuits au fond d’un trou isolé, creusé près de quelque source, guettant la démarche majestueuse du lion, les évolutions sagaces des élé- phants, les bonds capricieux de la panthère et l'allure de ces nombreuses espèces d'animaux qui souvent passaient à quelques pas de moi sans se douter du voisinage de l'homme et de la mort; dans ces sortes d'occasions, tout ce que j'ai jugé digne de remarque, je l'ai consigné dans mon journal. ‘C'est à Vaidede ce journal que l'ouvrage que l'on va lire a été écrit presque littéralement, je l'avoue : le lecteur ne doit donc point s'attendre à trouver un style fleuri et travaillé dans un récit rédigé en de telles conditions. Lorsque la main s'est fatiguée toute la journée à manier la carabine, on est inhabile le soir à tenir une plume. Mais, si mon langage sans apprêt cause aux vrais chasseurs quelques sensations de plaisir, si mes descriptions ajoutent une page de plus à l’histoire naturelle du Sud de l'Afrique ou aux no- tions déjà connues sur les peuplades de ce pays, je m'estimerai amplement récompensé de mes veilles, de mes explorations et de mes fatigues sur le sol aride, sauvage et dangereux du pays des Boschimens. R. GORDON CUMMING, Commerce au Cap. — Préparatifs de chasse. — Commerçants du Cap.— Wagons du Cap. — Préliminaires des marehés. — Vie d'un commercant. — Commerce avec les Bechuannas. — Préparatifs et obstacles. — Mes serviteurs. — Mes ustensiles. — Chasse au kheebock. — Flore de l'Afrique méridionale: Une fois cette résolution prise de faire une expédi- tion de chasse dans l'intérieur de l'Afrique du sud, mon premier soin devait être de chercher quelque personne expérimentée qui pit m'mdiquer les em- plettes à faire, tant en chariots eten bœufs que pour mon équipement en général, A cet effet je n'adressai à un nommé Murphy, traficant à l'intérieur, et plus à même que tout autre, à Graham's-Town, pour me donner les renseignements dont j'avais besoin. Sur les frontières de la colonie, et sur les territoires limi- trophes des tribus de la Griqua et de Béchuana, si- tuées au dela de la grande rivière Orange, j'avais LA VIE DESERT. el déjà eu l'occasion de faire connaissance avec ce per- sonnage pendant le peu de temps que j'avais passé en cantonnement à Graham’s-Town au mois de juillet 1843. Je lui avais été présenté par un autre marchand, mon compatriote, comme moi né dans le canton de Morey et qui était renommé parmi les Boers + hol- Jandais qui habitaient sur la frontière. Ce dernier dont le nom André Thomson, avait deux frères. Tous trois menaient la même vie aventureuse et l’on ne connais- sail pas dans toute la colonie de jeunes gens plus la- borieux et plus déterminés qu'eux. Comme j'aurai souvent occasion de parler des mar- chands dans le cours de mon récit, je crois à propos de donner ici une courte esquisse de leurs occupations, de leurs mœurs et de leurs habitudes. Chaque mar- chand est censé posséder un ou deux chariots a bœufs, pour les charger de toutes sortes de marchandises qu'ils jugent nécessaires aux boers hollandais, loin- tains et isolés. Ils puisent dans les grands dépôts de Graham’ s-Town et du port Elisabeth, puis ils partent pour leur grand voyage, qui dure ordinairement six ôu huit mois. Au bout de ce temps ils reviennent à la colonie, eprichis d'énormes troupeaux de bœufs et de béliers distraits des troupeaux bien autrement considérables des habitants de l'intérieur, presque tous fermiers et éleveurs de bestiaux. Les chariots d’un de ces trali- quants nomades qui font en grand le commerce de nos colporteurs d'Europe, contiennent en général de l'é- picerie, de la quincaillerie, des pièces de toiles et de canevas, de la mercerie, de la sellerie, de la faïence, de tout, depuis des alènes, pour que le boer puisse raccommoder ses souliers de campagne jusqu'aux rou- leaux de rubans roses ou bleus qui doivent retenir les boucles brunes de ses charmantes filles, dont la beauté dans plus d'un cas consiste, comme celle de Skyeterrein, dans leur laideur. A mesure que le marchand pénètre dans les terres et fait des échanges, il laisse le bétail qu'il a troqué contre ses marchandises à la garde du boer, son an- cien maitre, et le reprend à son retour. Quand il s'est débarrassé de toute sa pacotille, il termine en général son trafic par la vente du ou des chariots mêmes qui ont servi au transport, et achète alors un cheval avec lequel il revient à la colonie, ralliant sur sa route tous les animaux qu'il a reçus en échange, et sur lesquels. de retour au Cap, il fait un bénélice non moins grand que celui qu'il a fait sur ses marchandises, Lorsqu'un marchand arrive à une ferme et que son intention est d'y passer la nuit, il arrête son chariot, s'approche de la porte et demande où il doit oustpan, c'est-à-dire dételer ses bœufs, et en même temps de quel côté il lui sera permis de les faire paitre, Le maitre le reçoit au seuil, la pipe à la bouche, et, le- Fermiers, vant son chapeau de la main gauche, lui tend cordiale- ment la main droite : les fermiers attachent beaucoup d'importance a cette étiquette à laquelle, à l'exemple du chef, se conforme une ribambelle de jeunes boers qui arrivent à la file, chacun à moitié enseveli dans une paire de pantalons d'une largeur démesurée et coiffé d'un immense chapeau à larges bords dont la forme a généralement plus de la moitié de la hauteur de celui qui le porte. Lorsque la permission de dételer est obtenue et que l'on a échangé quelques compliments, le marehand demande au boer s'il a des bœufs gras à troquer. Sou- vent à cette demande le fermier répond tout d'abord par une négation absolue; plus généralement encore il dit avec une prétendue insouciance : — Je n’en sais rien. Puis avec une indifférence affectée il ajoute = — Qu'avez-vous dans votre chariot? — Un peu de tout, répond le marchand, et en qualité supérieure. Je vous laisserai les objets qui vous conviendront au plus bas prix qu'il soit possible à un marchand de le faire; d’ailleurs dans un instant je vais déballer et vous montrer cela. — Cefa quoi le boer répond poliment : — N’en faites rien, meinherr; je serais afligé que pour moi et inutilement vous prissiez tant de peine. — Oh! mon Dieu, réplique le marchand, c’est notre état. — Le boer vaincu par celle courtoisie fait un signe d'assentiment. Alors le marchand se retourne vers son Ænecht ou domestique principal, lui ordonne de faire l'étalage des marchandises et acconipagne le boer dans l'inté- rieur de la maison. Le diner parait bientôt, et le fermier ne manque jamais d'inviter son hôte à prendre place à table. Si le marchand est habile, c'est le moment de le montrer; il aura pendant le diner mille petits soins, mille attentions délicates pour la femme de son hôte. Aucun marché ne peut être conclu avec un Hollandais sans l'approbation de sa femme; on dine copieuse- ment chez ces dignes boers. Ils possèdent des notions lrès-recherchées dans l’art culinaire; leurs tables sont chargées de mets excellents et substantiels. Or, après une journée de fatigue, tout voyageur apprécie un bon diner. Le repas fini, tout le monde court au chariot pour examiner les marchandises, et il y a fort à parier que l'hôtesse, sielle a été satisfaite de la politesse du voya- geur, trouvera cinquante articles indispensables dont elle saura persuader à son mari de faire l'em- plette. Le trafiquant, après avoir vendu sa marchandise, rassemble son bétail et le ramène à marches caleu- lees de trente milles à peu près dans les vingtquatre heures. Ces marches ont lieu principalement pendant la nuit. Il est forcé d'être sans cesse sur le qui-vive, de se coucher tout habillé afin d'être prêt à la première 8 LA VIE AU DESERM. alerte et de dormir a la facon des officiers de marine, qui volent dix minutes de soleil, lorsqu’il fait gros temps, en s'appuyant au mat de leur vaisseau. Comme exemple des terribles pertes supportées par un de ces voyageurs, je rappellerai que mon ami Pierre Thomp- son, pendant la guerre qui de 1846 à 1847 ravagea la colonie, revenant à Graham’s-Town avec un énorme troupeau de plusieurs centaines de bœufs superbes, fut attaqué à un jour de marche de sa destination par une bande de maraudeurs caffres-amapoada armés de fusils et de sagaies, qui lui enleva tout son troupeau; il sauva sa vie en fuyant et en abandonant un butin qui était toute une fortune. Revenons à mon voyage. A peine espérais-je trouver encore André Thomp- son et Murphy à Graham’s-Town, où je les avais laissés trois mois auparavant, lorsque je partis à la suite de mon régiment pour le pays des Caffres. Le dernier, qui était un ivrogne de premier ordre, me donna dans ses moments lucides de précieux rensei- gnements relativement aux préparatifs que je devais faire eu achetant des bœufs et des chariots et en ar- rétant des domestiques; je lui dus aussi quelques conseils sur la manière de conduire mon entourage, sur les heures convenables à la marche et sur les chemins à suivre dans la contrée que j'avais désignée pour ma première excursion. Pauvre Murphy! à part son amour exagéré pour le vin, C'était bien la meilleure créature qui existat! Depuis le 4er jusqu'au 22 octobre je fus très-ac- tivement occupé à faire les emplettes et les arrange- ments nécessaires à mon voyage, ainsi qu'à expédier ines autres affaires. Pendant les courts instants où il était à jeun, Murphy m'y aidait fort obligeamment. Je ne savais d'ailleurs à quelles sortes de chasses je m'adonnerais et quels obstacles j'allais rencontrer dans mon excursion. L'avis universel parmi mes amis du régiment était que tout gibier existant encore dans l'intérieur des terres avait dû se retirer dans des solitudes écartées et sur les territoires des tribus sauvages, de manière à se croire complétement hors des atteintes du chas- seur, quelque téméraire qu'il fût; et, lorsqu'ils me voyaient tout affairé de mes emplettes, ils me disaient : — C'est une folie, Gordon, de dépenser ainsi votre argent. Vous reviendrez ici dans un ou deux mois, comme ceux qui, l'anuée dernière, sont partis pour une chasse semblable. Cette partie de chasse à laquelle on faisait allusion était composée d'un officier du 7e de dragons, de deux officiers du 27e et de quelques autres qui avaient ob- tenu un congé de plusieurs semaines, et qui, brülant de se distinguer dans une campagne contre les bêtes féroces de l'Afrique du sud, avaient loué un chariot et pénétré jusqu'a Thébus-Mountain,où pendant quelques jours ilsse donnèrent le plaisir de chasser lespringbok, bouc sauteur, et le black wildbeast, littéralement lo bête sauvage noire, qui abondaient dans les plaines environnantes. Mais, ayant brisé la crosse de leurs carabines dans une chute de cheval en poursuivant trop impétueusement leur gibier, ils revinrent à la garnison, l’un affligé d’un coup de soleil, les autres souffrant d’une dyssenterie gagnée à boire de la mau- vaise eau, car le camp avait été mal choisi. En dépit des efforts bienveillants de mes amis, je continuai à poursuivre mes préparatifs sans relâche; tout fut fini le 22. Excédé des retards inévitables que j'avais subis, je croyais que l'heure de mon départ n’arriverait jamais. Ces retards provenaient princi- palement du temps : de fortes pluies tombaient sans cesse depuis quatorze jours, accompagnées d’un vent très-froid. Le pays était redevenu impraticable ; les routes en plusieurs endroits étaient coupées par des espèces de torrents, tandis que les bas-fonds étaient convertis en ravins boueux ou hérissés de rochers. Outre deux chariots couverts attelés de bœufs dont se composait mon équipage, j'avais mes deux chevaux de selle du régiment; ils se nommaient, l’un Sinon : c'était un étalon que j'avais acheté au major Good- man du 27e; l’autre la Vache, excellente bête bai- brun qui me venait du colonel Somerset. Pour le mo- ment je ne jugeai pas prudent de faire de nouvelles dépenses de chevaux à Graham’s-Town puisque j’al- lais incessamment traverser le Hantam, où la plupart des boers élèvent des multitudes de chevaux qui sont renommés par toute la colonie pour être tout à la fois ardents et endurcis à la fatigue. J’arrétai quatre do- mestiques, dont un Anglais, nommé Long, en qualité de principal serviteur; celui-là était une acquisition précieuse : j'appris qu'il avait été autrefois cocher de cabriolet de louage à Londres ; je l’avais pris à mon service sur la recommandation de Murphy, car ce Long était considéré comme un homme assez expéri- menté, puisqu'il avait déjà pénétré jusqu’au bord d'O- range-River pour une opération commerciale. Mais les événements démontrèrent que son naturel le portait d’une façon plus positive aux rêveries amou- reuses qu'aux prouesses cynégétiques. Certaine pe- tite demoiselle aux yeux noirs, qui était blanchisseuse de la troupe et qui tournait la calandre toute la journée, absorbait ses pensées. Long disait vingt fois par jour : — Il y a là une jolie créature qui est contrainte de tourner la calandre, tandis qu'elle devrait être assise devant un prince, ah! Mes trois autres domestiques étaient des indigénes, un cocher nommé Kleinbury, Hottentot actif et vigou- reux, avec les pommettes saillantes et la tête crépue de ses pareils. Il était fort au fait du service qui lui était dévolu en partage. Comme beaucoup de ses com- patriotes, il était sujet à des accès de tristesse, et, dans ces cas-là, il restait couché des heures entières sous les chariots, ou jouait du violon à l'ombre de quel- LA VIE AU DESERT. 9 eee que buisson au lieu de faire le service de son maitre. Mon guide, qui répondait au nom de Carollus, était grand, bien bati, vigoureux, et descendait de la race mozambique. C’était le troisième que j engagais pour cet emploi, les deux premiers ayant pris la fuite. Il arriva chez moi, protégé par la nuit, s’étant enfui de chez Kingsbey, officier de notre régiment, ce gentle- man, disait-il, ayant l’habitude de lui administrer pour sa santé, et cela deux fois par semaine, une cor- rection avec le jambok. Je fus obligé de convenir qu'il ne la volait pas, lorsque j’eus fait plus ample connaissance avec lui. Enfin mon troisième serviteur, Cobus, était un Hot- tentot, fils d’un vétéran de mon régiment. Il s'était engagé en qualité de sous-écuyer et se trouva être un sujet de premier ordre dans sa-partie, étant le meil- leur cavalier que j'aie rencontré dans l'Afrique méri- dionale. De même que Kleinbury, il avait ses accès de bouderie. Voici quels étaient les bagages, provisions et us- tensiles que j'emportais avec moi : deux sacs conte- nant 300 kil. de café, 4 caisses de thé, 300 kil. de su- cre, 300 kil. de sel, une outre de vinaigre, plusieurs grandes cruches de conserves, une demi-douzaine de jambons et de fromages, deux caisses de gin, une autre d’eau-de-vie, une demie d'eau-de-vie du Cap, des ustensiles de toute espèce, des pièces de drap, de la cotonnade, de la sellerie, des médicaments. Quant aux armes, j'avais trois carabines à deux coups, de Purdey Williams Moore et Dickson, d'E- dimbourg. La dernière était l'arme la plus parfaite dont j'aie jamais eu la chance de me servir, une lourde carabine allemande à un seul coup portant 12 pour 16; celle-ci était mon ancienne compagne; elle m'avait été donnée, lorsque j'étais jeune garçon, par mon cher et regretté ami et confrère chasseur feu James Duff, d'Inneshause. Avec cette carabine j'avais, dix ans au- paravant, abattu mon premier cerf sur un mamelon du Jura, et depuis conquis plus d’un dix-cors majes- tueux et plus d'une gracieuse femelle dans les forêts et dans les vallées de mon pays natal. La carabine de Purdey était aussi une vieille amie; elle et la lourde allemande m'avaient accompagné dans plusieurs expéditions dans les plaines et dans les bois de l'Hindoustan. Outre cela, j'avais trois solides fusils à deux coups pour la grosse besogne, lorsque la circonstance exi- geait une course rapide et de la promptitude à re- charger les armes. Avec ces éléments, je me crus en état d’entrepren- dre un voyage d'au moins un an parmi les boers et les Béchuanas sans être sous la dépendance d'aucun d'eux. Tandis que je m'occupais de rassembler ces divers objets, je m'amusai une ou deux fois à me mettre en quête du Kheebok dans les terrains arides et bordés de précipices qui se trouvent immédiatement au sud de Graham’s-Town. J'étais accompagné une de ces fois-là par mon cousin le colonel Campbell du 91e (un des officiers les plus braves et les plus distin- gués de la dernière guerre avec les Caffres, et par- dessus tout un des meilleurs tireurs et des plus fins chasseurs de la colonie; le Kheebok est une espèce d’antilope qui se rencontre en général dans tous les pays montagneux du sud de l'Afrique, depuis Table- Mountain jusqu’à la latitude de Kuruman ou de New- Lisahow. Au travers des verdoyantes montagnes que le chas- seur doit traverser en poursuivant les antilopes, ses regards sont souvent réjouis par l'aspect de vallées dont la délicieuse fraicheur forme un agréable et frap- pant contraste avec les cimes rocheuses et arides qui les entourent. La verdure qui orne les bords d’une foule de petites sources et les accidents du terrain sont parsemés d'innombrables plantes de toutes sortes et d’une profusion d'arbustes fleuris, aux couleurs brillantes et variées, qui croissent dans un pittores- que désordre. La plus éclatante, entre toutes, était cette ravissante bruyère qui a rendu le Cap si célèbre ; isolée ou par toufles, cette merveilleuse plante pare le désert avec une abondance qui désespérerait un jardinier anglais, car la nature surpasse en magnifi- cence, dans ce climat privilégié, les résultats de ses soins artificiels les plus assidus. Je ne suis qu’un médiocre botaniste ; cependant, au milieu de l’ardeur de la chasse, je m'arrêtais sou- vent fasciné pour admirer cette splendide beauté. Avec leurs tiges veloutées, leurs fleurs de cire, des nuances éclatantes de vert, de lilas lisérés bruns, croissaient avec une égale magnificence même dans les fissures des rochers ou sur les falaises arides, presque égales en beauté aux bruvères charmantes et les surpassant même par l'attrait de leurs feuilles odoriférantes. Des touffes de géraniums embaumaient l'air de leur par- fum délicat. Ces plantes sont trop connues pour qu'on puisse rien dire de neuf en les décrivant, si ce n'est qu'elles atteignent dans ces solitudes une hauteur surprenante. De petits groupes de la fière et vaniteuse iris y montrent leurs têtes gracieuses, le long des baies qui bordent les ruisseaux, et leur ombre élancée se réfléchissant dans l'onde semble jouer le rôle des naïades protectrices des eaux. Des espèces varices de fougères et de ronceraies me rappelaient les vallées sauvages de ma terre natale. Outre les plantes que je viens de nommer, mille autres fleurs riantes couvrent les collines et les plai- nes. Des essaims d'insectes butinent sans cesse dans les ravins profonds et ombreux. On admire des fes- tons entrelacés de plantes rampantes, parmi lesquel- les brille au premier rang le jasmin sauvage, qui pend en guirlandes odorantes, pêle-mêle avec le lichen raboteux, et des toufles des mistletoe qui ornent les forèts africaines voisines des côtes. Puisque je parle 40 LA VIE AU DESERT. ee es des beautés floréales des collines voisines de la mer, j'ajouterai que c'est seulement dans ces parages qu'on rencontre les bruyères et les géraniums. A me- sure que le voyageur pénètre dans les terres, ces plantes disparaissent peu a peu, et le règne animal aussi bien que le monde végétal prend un autre as- pect. Les arbres et les arbustes coloniaux, les herbes et les plantes sont remplacés par des déserts sans fin. Personne ne les voit, ni ne les foule, ni ne les soup- conne, excepté des multitudes, de magnifiques, de rares, de prodigieux quadrupèdes, dont les ancêtres, depuis les siècles primitifs, ont habité ces majestueu- ses solitudes qui m’étaient alors inconnues, et qui me devinrent si familiéres par la suite. Il Commencement de mes voyages. — Le wagon du Cap. — L'atte- lage. — Le faret. — Le jambok. — Un bœuf réfractaire. — Sa- gacité des bœufs. — Le chariot embourbé, —Grand embarras. — Changement de route. — The honey-bird. — L’oiseau man- geur de miel. Le 23 octobre 1843, j'avais terminé mes arrange- ments, etréglé mes autres affaires : le temps, qui avail été pluvieux et orageux pendant bien des jours, com- menca à se remettre, je résolus donc d'atteler et de partir. Après m'être assuré de mes bœufs, il s'agissait de trouver mes domestiques, qui tous avaient disparu. Long était à la calandre, courtisant galamment l'hé- roïne aux veux noirs. On découvrit Kingsbey et Cobus ivres morts el lous deux étendus sur la pelouse de- vant une des cantines, en compagnie d’autres cochers et de plusieurs Vénus hottentotes dans le même état qu'eux. Ils avaient dépensé en liqueurs l'avance de salaire qu'ils m'avaient extorquée sous prétexte de faire des emplettes indispensables. Carollus, qui était sobre, parvint à les amener jusqu'aux chariots ; puis, grace à Long , les préparatifs commencèrent. Le cap-wagon est un véhicule long de dix-huit pieds, large de quatre environ, grossièrement cons- truit, mais très-grand et très-solide: car il repose sur quatre roues. La tente qui règne au-dessus du chariot a d'ordinaire cinq pieds de haut, avec une couverture de nattes caflres et un second couvercle de fort canevas par-dessus le tout, Sur le devant on trouve un grand coffre qui occupe toute la largeur du chariot, sur le- quel le cocher et deux individus peuvent être as- sis. Un coffre pareil est attaché derrière le chariot. Des detix côtés, mais en dehors, sont deux collres plus larges et plus étroits, destinés à recevoir les ou- tils. Les coffres de devant et de derrière servent à _ serrer les vêtements, les munitions et mille petits ar- ticles d'usage journalier. Le voyageur couche sur une espèce delit volant ap- pelé cardell, cadre oblong, léger, mais solide, qni oc- cupe toute la largeur du wagon. Ila environ huit pieds de long, et il est bordé de petits trous au travers des- quels des lanières de cuir sont passées et entrelacées de manière à former une espèce de fond sanglé, sur lequel repose le matelas. Ce lit volant, jeté en tra- vers du chariot, est suspendu à l’aide de courroies aux cerceaux de la tente. Le chariot est tiré par un atte- lage de douze bœufs, qui manœuvrent le chariot à l'aide de jougs assujettis à distances égales par des lanières de cuir brut. Le fouet est un long bambou de vinet pieds, avec une lanière de cuir au bout de laquelle est cousue une fine mèche semblable à celle que les cochers an- glais mettent au bout des leurs. Cette mèche a en= viron une aune de longueur; elle est faite avec une mince découpure de la peau très-souple d'une espèce particulière d'antilopes. Le cocher des colonies manie cet énorme fouet avec beaucoup de dextérité et de erace ; il le faitclaquer et cela produit une detonation pareille à celle d'un fusil. Le jambok est un instrument de persuasion indis- pensable dans l'équipement d'un chariot du Cap Il est fait avec le cuir rude et épais du rhinocéros ou de l'hippopotame. Il est long de six à sept pieds; son épaisseur à l'endroit du manche est d'environ un pouce et demi; à partir de là il diminue graduelle- ment jusqu'au bout. Le jambok est infiniment souple et flexible, et peut infliger un châtiment douloureux sur le cuir épais des bœufs réfractaires et opiniatres. Un jambok convenablement préparé peut durer dix ans, vingt ans, ou plutôt il n’a pas de fin. De plus pe- tits jamboks confectionnes pour les chevaux sont d'un usage fréquent chez tous les écuyers de la colonie. Tout était prêt, enfin. L'illustre Kleinbury , mon cocher, brandit son grand fouet, et, la mèche claqua avecun bruit qui retentit de toute part, ce qui fit trem- > bler les murs. L'effet fut immédiat : le lourd chariot dès lorsébranlé, roula légèrement à la suite des bœufs robustes qui, quand le terrain est uni, semblent à peine sentir le joug qui repose sur leur col. Comme nous avions de gros paquets à prendre chez différents marchands de la ville, nous enfildmes la grande rue de Graham’s-Town, et, en passant devant les boutiques des bouchers et des boulangers, nous achetâmes une énorme provision de pain et de viande fraiche pour notre usage immédiat. Nous avions à peine fait un peu de chemin lorsque quelques Hot- tentots, à la vue percante et à l'odorat subtil, cou- rurent après nous, en nous criant qu'à l'arrière du chariot coulait une fontaine de lait de tigre : c'est ainsi que dans leur langage expressif ils appellent | le gin. LA VIE AU DESERT. at Nous fimes halte et découvrimes.en effet que plu- | sieurs bocaux de cette liqueur que j'avais achetés pour être consommés sur-le-champ avaient été mal arrimés et perdaient leur contenu. C'était un grand chagrin pour les Hottentots que de voir se perdre ainsi ce bon lait de tigre dont ils sont si friands : aussi s’efforcaient-ils de l’intercepter au passage avec leurs mains. Grâce aux divers retards que nous avions subis depuis le matin, nous étions à peine à un mille de Graham’s-Town lorsque cet accident arriva. Le soleil était sur le point dese coucher, et, comme il n’y avait point de lune, nous nous arrétames et j'or- | donnai qu’on dételat. Les Hottentots attachèrent les bœufs au jouget mes deux chevaux aux roues ; après quoi ils me demandèrent la permission de retourner à la ville pour prendre encore une fois congé de leurs femmes et de leurs maîtresses. Je compris parfaite- ment qu’il était fort imprudent de leur accorder leur demande; mais, comme en même temps je compris que, si je leur refusais mon consentement, ils s'en passeraient, je me dis qu'il valait mieux y mettre de la bonne grace, et je donnai congé général, me char- geant de veiller seul sur le chariot qui devait être mon unique habitation pendant cinq ans. C'était un apprentissage. Les Hottentots, chose étrange à constater, fidèles à leurpromesse, vinrent tous au chariot vers le milieu de Ja nuit, à l'exception de Long; à l'aurore je les ré- veillai, et chacun se mit à la besogne. Lorsque l’opé- vation de l'attelage fut terminé, Long ne paraissant pas, nous nous mimes en marche. À peine avions- nous fait trois milles que je vis un homme qui cou- rail après nous en faisant des signes télégraphiques : c'était Long. Comme la route était escarpée et boueuse, par suite des pluies, il nous rattrapa facilement ; mais à peine nous eut-il rejoint que, tout en reprenant haleine, il exprima son mécontentement de ce que j'étais parti sans lui. Je pris la liberté de lui déclarer que je prétendais que mes domestiques m'attendis- sent, mais que pour moi je ne Jes attendrais jamais. Long se mit à suivre le chariot tout en gromme- lant. Notre marche était fort entravée par le mauvais état des routes, et, à dix heures du matin, nous fimes halte. Nous avions faitune étape de neuf milles à peu près. Vers le coucher du soleil nous nous arrétames, pour passer la nuit, à la ferme d’un certain Fohes, grand éleveur de moutons ; sa réception fut hospita- lière, et il m'invita à diner. Le lendemain, au moment du départ, Long, avec un visage digne de son nom, vint me formuler une série de plaintes au point de vue de ses incommodi- tés personnelles. Celle qui lui paraissait la plus poi- gnante était de dormir par terre, sous la tente, Du mo- ment où il mettaiten avant de pareils griefs, je compris parfaitement que cet homme convenait médiocrement au service que j'en attendais; à mon tour je Jui fis part de cette opinion; je lui payai un mois de gages et le renvoyai à Graham’s-Town en lui souhaitant un heureux retour. Le temps était admirable; un ciel d’un bleu vif couvrait nos têtes ; sur ce champ azuré couraient de légers nuages, blancs comme des flocons de neige ; les ! arbres et les arbustes, rafraichis par des pluies ré- : centes, répandaient dans l'air des parfums aromati- ques. Au bout de quelques milles, nous commencà- mes à gravir la chaîne du Suurbirq, où nous rencon- trames deux chariots de Somerset chargés d oranges pour le marché de Graham’s-Town ; j'en achetai plu- sieurs douzaines et je jes trouvai excellentes. Les conducteurs des chariots m’avertirent que la route que j'allais parcourir était presque impraticable à cause des dernières pluies. Quoique leurs bœufs fus- sent meilleurs que les miens et leurs chariots moins chargés de plusieurs milliers de livres, ils avaient eu des peines infinies à en sortir. Bientôt nous trouvames la route tellement défon- cée que nous fimes obligés de l’abandonner et de cheminer en ligne parallèle, le long du pied des col- lines. Je marchais en tête, et à chaque pas j'enfon- cais dans la bouc jusqu'aux chevilles. Je tachais de choisir Je terrain le plus ferme pour y faire passer le chariot. Les choses empiraient à chaque pas, les bœufs essoufflés faisaient les plus puissants efforts pour tirer leur fardeau, mais ils s’arrétaient tous les cent mètres pour reprendre haleine ; à la fin les roues s’enfoncerent tout à coup et devinrent immobiles. Nous primes alors nos pioches et nos pelles et tra- vaillàmes avec ardeur pendant une demi-heure, creu- sant et enlevant la terre autour des roues pour les dégager, Peine inutile. Malgré les efforts des bœufs de supplément, le chariot ne bougea pas d'un pouce. Nous le déchargeämes d'une partie de sa cargaison, ce qui l’allégea de plus de trois mille livres. Les bœufs, battus sans pitié du fouet et du jambok, ne parvinrent pas à le remuer. 11 me vint alors à l'idée de tirer le véhicule par derrière; en conséquence, j'accrochai à l'arrière du chariot tout l'attirail de mon interminable attelage, et nous réussimes à le faire sortir de son lit de fange. Nous nous croyions hors d'affaire, mais, avant que nous eussions fail trois cents pas, le chariot était em bourbé de nouveau, et si profondément que je erus qu'il allait disparaitre entièrement. Le moyeu de la roue était de six à huit pouces plus bas que la sur- face, Ceci nous mit à bout d'expédients, et je com- meuçai à croire que, si je continuais à voyager de ce Wrain-la, es cheveux deviendraient gris avant que je n'atleignisse le pays des éléphants. Quelques minutes après que cet accident nous fut adyenu, un autre chariot venant de Somerset arriva LA VIE AU DESERT. —— = en vue, et presque aussitôt sembourba à peu près a un quart de mille de nous. Son propriétaire était An- glais ; ¢’¢lait un roulier d Albany, nommé Léonard. Il vint à moi et me pria de l'aider à sortir d’embarras en lui prétant mes bœufs; j'y consentis, à la condition qu’à son tour il me préterait les siens. Mais ce ne fut que lorsque la cargaison entière eut été déchargée qu'on vint à bout de le dégager; après quoi, avec beaucoup de peine, on s’occupa de nous. Pour cela on accrocha deux attelages à mon chariot, c'est-à-dire vingt-six bœufs robustes, les conducteurs postés de chaque côté, le fouet en main, se tinrent prêts à tomber, à un signal donné, sur le dos des malheureux ani- maux. Moi-méme, avec un de mes Hottentots, armés tous deux de jamboks, je me portai près des bœufs de derrière, dont le concours est urgent en pareille oc- currence. Le cri de ctrik! trik! » retentit de toutes parts, accompagné d’un torrent de hurlements et d'é- pithètes. Les fouets, maniés avec dextérité, s’abatti- rent simultanément sur le dos des pauvres bêtes, dans toute la longueur de l’attelage; les vingt-six bœufs stimulés de la sorte réunirent à la fois leurs ef- forts et donnèrent une affreuse secousse à l'appareil. Il fallait bien que quelque chose cédat: ce fut mon formidable joug, qui vola en éclats, avec nos courroies et nos rênes mises en lambeaux. Il nous fallut renon- | cer à ce travail. Nous dételames donc les bœufs, les conduisimes sur le penchant de la colline et les lais- sâmes en liberté jusqu'au lendemain matin. Nos harnais en pièces, nos piêches, nos bêches gisaient épars sur le sol dans le plus grand désordre. Décou- ragés, harrassés, nous allumames du feu et nous mi- mes en devoir de passer la nuit au milieu d’un ter- rain boueux et humide. Le lendemain matin, à force de piocher et de bé- cher, nous parvinmes enfin à dégager le chariot, allégé de tout son poids, et nous pûmes nous remet- tre en route jusqu’à la ferme de Sichett, où je m'éta- blis une seconde fois pour m'y reposer un jour. Pendant ce trajet, je vis pour la première fois le honey-bird, c'est-à-dire l'oiseau mangeur de miel. Ce petit oiseau, extraordinaire, qui est à peu près de la grosseur d'un pincon et de couleur gris clair, con- duit toujours la personne qui le suit à un nid d’abeil- les sauvages. Caquetant et furetant avec beaucoup de vivacité, il se perche sur une branche à côte du voya- geur, essayant par mille tours d'attirer son attention. Lorsqu'il y est parvenu, il vole légèrement dans la direction du nid d'abeilles ; il se pose de temps à au- tre alin de regarder en arrière et de s'assurer que le voyageur le suit, ne cessant son ramage jusqu'à ce qu'il soit arrivé à l'arbre creux ou au monticule aban- donné et qui contient le miel, Alors il voltige au-des- sus du nid pour en indiquer exactement la place, et altend avec une impatience inquiéle ga part du butin. Lorsque le miel est enlevé, ce qui s'exécute en as- phyxiant les abeilles avec du gazon brülé à l'entrée de leur domicile, le honey-bird guide souvent à un second nid et quelquefois à un troisième. L’abeille sauvage de l'Afrique méridionale correspond à l'a- beille domestique d'Angleterre ; elle se trouve dans toute l'Afrique, et la cire forme la portion la plus importante de la cargaison des vaisseaux qui trafi- quent aux côtes d'Or et d'Ivoire, et dans le district mortel de Sierra Léone, sur la côte ouest de Afrique. Il arrive parfois, chez les Hottentots comme chez les tribus de l’intérieur, que le honey-bird conduit le voyageur qui le suit au lieu de refuge d’un lion gris ou à la tanière d'une panthère. Je me rappelle qu'une fois, trois ans plus tard, fatigué d’avoir bataillé avec de monstrueux éléphants et des hippopotames, je voulus me délasser en chassant des cailles ; mais mon attention fut tout à coup attirée par un honey-bird obstiné qui me suivit longtemps en voltigant et sans se soucier des détonations de mon fusil. Après avoir tiré beaucoup de cailles et de per- dreaux, je suivis l'oiseau chasseur pendant environ un mille, au travers des clairières découvertes qui bordent le Limpapo; il me conduisit vers un croco- dile d’une longueur démesurée, dont tout le corps était caché; son horrible tête seule était visible à la surface de l'onde. Ses yeux avides guettaient les évolutions de huit ou dix énormes taureaux-buffles qui venaient étancher leur soif dans la rivière et se frayaient un passage en brisant avec bruit des ro- seaux desséchés. Heureusement pour les buffles, la profondeur de cette vase les empécha de s'approcher du fleuve et du monstre qui les ett dévorés. Je pus à loisir viser le monstrueux animal et le tuer d’une balle dans l'œil. Ill De Bruin's Port au Great Fish River (le fleuve du Grand-Pois- son, — Cradock. — L'ancien district des éléphants. — Le black-koran.— Le tourbillon de Fish River. — Passage de la rivière, — Nous nous frayons un chemin, — Gazelles spring- boks. — Goût des Hottentots pour le gin. — Daka, — Boer’s neck. — Cradock, — Climat. — Mynheer Besta. — Gazellos springboks et animaux carnaciers. — Mynheer Socheter, — Hendrick Stydon, — Manière de fabriquer des cendres. — Chasse aux gazelles spring-boks, — Emigration des spring- boks, Le joug de mon chariot avait été brisé pendant nos dernières luttes; je fus heureux d'en acheter un neuf, d'un homme nommé Mackensie, employé chez Jichett, qui m'en livra un de bois noueux, très-s0- lide, au prix d'une livre sterling. En quittant la ferme nous appuydmes à l'est et arriyames en quel- 4 me? 14 LA VIE AU DESERT. 43 ——— — ques heures à la grande route qui mène de Graham’s- Town à Cradock; nous Ja suivimes pendant plusieurs milles ; puis nous commençämes à descendre au tra- vers de Bruin’s-Port, où la route serpente dans un ravin profond, étroit et raboteux, au milieu d'un taillis touffu et toujours vert. Cette descente aboutit à des terrains bas qui avoisinent les rives du Great Fish River. Ce défilé de montagnes est la terreur des cochers ; il est en tous temps dangereux pour les chariots, mais en ce moment il était plus que jamais périlleux et impraticable, les pluies précédentes ayant entiè- rement balayé la terre molle dont les colons se ser- vent pour combler les ornières des chemins. La pluie avait en même temps déraciné de grosses pierres et des quartiers de rochers qui jonchaient la route déjà si difficile. Nous pressentimes d'invincibles obstacles pour la continuation de notre yoyage. Nous passions les premiers sur cette route depuis les inondations ; il aurait fallu une semaine de tra- vail pour la rendre praticable. Je fis faire une halte et je descendis dans le ravin pour l’examiner, ac- compagné de Kleinbury. Je vis tout d’abord que, dans l'état où il était, ce chemin devenait inabordable ; mais Kleinbury, sachant qu'il ne serait point obligé de payer les dégâts, fut d’une opinion contraire, pré- férant ardemment courir certains risques plutôt que d'être condamné au travail herculéen de rouler de côté toutes ces masses de pierres. Ainsi donc, déci- dés à tenter le passage, nous remontames dans le chariot, et, ayant assujetti les sabots aux deux roues de derrière, Kleinbury se porta sur le siége et le cha- riot commenca sa descente périlleuse. Je le suivais, m’attendant à tout moment à assister à sa destruction. Le véhicule subissait des cahots fu- rieux, craquait et rebondissait de roche en roche. Ici la large roue de derrière reposait sur un projectile élevé de plusieurs pieds, tandis que la roue de devant du même côté était ensevelie dans un trou profond. Tantôt les deux roues du même côté se trouvaient perchées sur une roche, plaçant la voiture dans une telle position qu une ligne de plus devait le faire choir. Enfin, & mon supréme étonnement, le mauyais pas fut franchi, et nous arrivames à la route basse, qui était praticable. Je ne pouvais m'empêcher de songer à ce qui se- rait arrivé en pareil cas à un chariot construit à la mode anglaise : un des cochers de Brighton aurait vraiment ouvert les yeux, s'il avait pu voir mon étour- neau du Cap opérant sa descente sur cette épouvan- table partie de la route coloniale, que je puis parfaite- ment comparer au lit raboteux et montagneux d'une rivière de Highlands. Nous continudmes notre voyage jusqu'à une heure avant le coucher du soleil, puis nous campâmes pour la nuit. Le pays que nous avions traversé était couvert | d'un vaste fourré d’arbustes nains toujours verts, et de broussailles où le « speck-boon » dominait. Cette sorte d’arbre, un des plus communs dans les forêts et dans les taillis en Albany et au pays des Caffres , est par- faitement inutile à l'homme, car ses branches, rem- plies de suc alors même qu’elles sont mortes, ne peuvent servir de combustible. Il est cependant bon de remarquer que c’était l'aliment favori des éléphants . qui fréquentaient par troupe cette contrée, il y a vingt-cing ans. Les sentiers creusés pendant une longue suite de siécles par ces monstrueux animaux sont encore visibles sur le penchant et dans les gor- ges des collines boisées, où les cranes et les gros os de leurs squelettes blanchissent encore dans les fon- drières ou dans les ravins qui avoisinent la mer dans la basse Albany. Le jour suivant, une marche de quatre heures nous amena au bord du Great Fish River. Nous avions tra- versé une immense clairiére découyerte, parsemée de différents arbustes noirs, de longues herbes et de grasse bruyère. Ce fut là que je vis et tirai pour la première fois le black-koran, excellent gibier ayant beaucoup de rapport avec l’outarde, et fort abondant dans toute l'Afrique méridionale. Son plumage se rapproche de celui du coq de bruyère; ses jambes et son cou sont longs comme ceux de l’autruche; sa poitrine et son dos sont gris, et ses ailes noires et blanches. On le rencontre dans les endroits où le pays est plat et découvert. Lorsqu'on dérange ces animaux, ils s'élèvent et voltigent autour de la plaine en faisant des évolu- tions à la facon du pluvier doré et en poussant des cris aigus. Le meilleur moyen de les atteindre est de monter à cheval et de courir en rond, en rétrécissant toujours le cercle. Cette clairière, dont j'ai oublié le nom, est le rendez-vous des chasseurs des environs de Graham’s-Town; ils y prennent la récréation de la chasse de l'ours sauvage ou du pore-épic. On fait cette chasse la nuit, par un beau clair de lune, et avec une meute de chiens grands et robustes. Les chasseurs sont armés d'une baïonnette ou d'une lance avec laquelle ils expédient la bête aux abois. Vers deux heures après-midi, nous attelàmes, et, ayant gravi une colline assez haute et escarpée, nous entrames dans une autre contrée semée de plaines sans fin, couvertes d'une longue herbe ondoyante et parsemées de fourmilières. J'eus alors le plaisir de contempler plusieurs bandes de spring-boks dis- persées dans la plaine. Cette antilope ressemble beau- ” coup à la gazelle du nord de l'Afrique; ses goûts et ses habitudes rappellent le Saesin de l'Inde. Les co- lons ont nommé cet animal spring-bok à cause de la faculté qu'il a de faire des sauts prodigieux. Nous apprendrons à nos lecteurs que spring-bok signifie mot à mot bouc sauteur. En eflet, lorsqu'on poursuit ces gazelles, elles s'élè- LA VIE AU DESERT. vent à des hauteurs surprenantes. Si c'est un troupeau ent-er qui prend la fuite, on les voit exécuterune multi tude de bonds étranges et perpendiculaires. s’élançant dans les airs, les reins courbes, et agitant en même temps de longues mèches de poils blancs qu'ils ont sur le dos et sur les flancs, ce qui leur donne un air aérien et les distingue de toute espèce d'autre animal: Ils bondissent alors à une hauteur de dix à douze pieds, enjambant à chaque saut un espace de trois ou quatre mètres, sans qu’il paraisse le moins du monde que cet exercice les fatigue. Un instant ils sem- blent comme suspendus et immobiles en l'air, puis ils retombent sur leur quatre pieds, et à peine ont-ils touché la.terre qu'ils rebondissent de nou- veau. Après avoir ainsi parcouru quelques centaines de mètres, ils adoptent un trot léger et élastique, courbent leurs cous élégants et baissent le nez à terre comme pour jouer; puis tout à coup ils redressent la tête et regardent de tous côtés pour découvrir si le danger existe encore. Si le spring bok est forcé de traverser un sentier ou même un chemin de deux ou trois pieds de largeur où un homme ait récemment passé, il le fait d'un seul bond, et lorsque le troupeau entier, com- pose souvent de plusieurs milliers de ces animaux, doit fränchir une route de la sorte, rien n’est plus magni- fique que de voir chaque antilope, l'une après l’autre, exécuter ce bond surprenant. Ils sautent de même en passant non loin du lion ou de tout autre animal qu'elles redoutent. Les multitudes innombrables de spring-boks qui se rassemblent lorsqu'ils émigrent, en masse sont quelque chose de merveilleux. On peut les comparer avec justice aux essaims innombrables de sauterelles que le voyageur rencontre si souvent dans ce pays fabuleux. De même que la sauterelle, le spring-bok en troupe consomme toute la verdure qu'il trouve sur son passage, dévaste en quelques heures d'immenses contrées et détruit souvent en une nuit tout le labeur d'un fermier. Les antilopes ont d'ailleurs pour cou- tume de revenir à leur pays natal, comme un lièvre revient à son lancer, seulement le parti qu'ils pren- nent, au lieu d'être d'une lieue ou deux, embrasse Un gigantesque ovale ou un formidable carré dont le diamètre est souvent de quelques centaines de milles, La durée de leur migration varie de six mois JUSQU à un an; et, Comme si ils avaient conscience du dégât fait sur leur passage, ils reviennent inva+ rablement par un autre chemin que celui qu'ils ont pris en partant Il y avait longtemps que j'entendais parler des spring-boks et que je me promettais un grand plai- Sir à cette chasse. Aussi, dès que j'aperçus un trou- peau de ces antilopes, j'ordonnai x l'instant de seller mes doux chevaux et j'enjoignis à mes Hottentots de poursuivre leur étape jusqu'à la ferme la plus proche; là ils étaient autorisés à dételer. Les chevaux prêts, je sautai en selle, armé de ma carabine à deux coups et accompagné de Cobus. De- vinant notre intention, les spring boks, extrêmement sauvages dans ces contrées, comme je lai déjà dit, commencèrent à fuir avec ces bonds prodigieux que j'ai essayé de décrire. Aussi dépensai-je inutilement ma poudre et mes balles en les tirant à des distances de six à huit cents mètres. Après une course enragée et sans résultats, je rejoignis mes chariots que je trouvai installés près d’une ferme hollandaise. Mes travaux pénibles des jours précédents au gué ¢ Fish River, travaux exécutés pendant les heures les plus chaudes de la journée, et peut être aussi l’impru- dence que j'avais faite en mettant bas, depuis mon départ de Graham’s-Town, ma redingote, mon gilet et ma cravate, eurent pour résultat de me couvrir les bras, le cou et les épaules d'énormes ampoules, pa- reilles à celles qui me seraient venues à la suite d'une brûlure cansée par de l’eau bouillante que l'on m'aurait jeté sur le corps. Un coup de soleil, dont on riten Eu- rope, est chose plus grave en Afrique. Celui ou ceux que j'avais reçus me causaient des douleurs atroces et m'empêchaient de reposer. Pendant la nuit qui suivit ma course à la poursuite des spring-boks. ma bonne hôtesse, prenant pitié de mon état et désirant me soulager, m'annonça qu’elle avait une excellente re- cette contre les coups de soleil, recette qu'elle avait souvent administrée aveo succès à son mari et à son fils. J'ignore de quels ingrédiens se composait ce spécifi- que, mais, dès que j’eus appliqué ce remède diabolique sur Jes parties enflées et au vif, j'éprouvai la même cuisson que si jevenaisdeme bassiner avec un mélange de sel et de vinaigre. Aussi, tout en vouantila docto- resse et son onguent aux divinitésinfernales, jeme mis à bondir et à hurler comme un possédé, à la satisfac- tion véritable et à la joie manifeste de‘mes compatis- sants Hotlentots. Le pays que nous parcourions était sévère, monta- gneux ét aride, excepté sur les bords de la rivière, qui étaient frangés de bosquets de mimosas, de saules et d'aubépines, couvertes de fleurs-du plus beau jaune, exhalant un parfum délicieux. Cradock est un joli petit village sur la rive est du Great Fish River, qui lui fournit de l’eau et arrose ses jardins. I est habité par des Hollandais et par des Anglais, ainsi que par une assez grande quantité de Hottentots, de Mozambiques et de Fingues. La rue principale est large et plantée d'arbres qui doment de l'ombre. Parmi ces arbres, je remarquai beaucoup de péchers surchargés de fruits verts. Les maisons sont grandes, bien bâties généralement en briques, les unes à la mode hollandaise, les autres à la mode anglaise, Chacune a un fort grand et fort beau jardin LA VIE AU DESERT. 15 ———————————————————_—— dessiné avec goût, où croissent dans un coin à part tous les légumes en usage dans les cuisines anglaises. Les pommes, les poires, les coings, les oranges et les raisins y abondent. La vue est bornée de tous côtés par des montagnes et des collines arides, rocheuses et nues. Je traversai la ville et m'en allai dételer à un quart de mille plus loin. Nous étions là quand nous vimes passer une dou- zaine de chariots allant à Cradock; ils étaient remplis de Boers avec leurs femmes et leurs enfants. Plu- sieurs de ces chariots étaient trainés par des chevaux et non par des bœufs; chaque attelage était de huit ou dix bêtes, harnachées deux de front et portant des courroies en travers de la poitrine au lieu de colliers; ces courroies sont, pour la plupart, fabriquées de peau de lion, lorsqu'on peut s'en procurer, car la dépouille du roi des animaux passe pour être à la fois plus souple et plus durable que toute autre. Ces intermi- nables attelages sont très-adroitement conduits par les Boers: un homme tient les guides et un autre le fouet. L’aprés-midi, je fis atteler et nous marchames jusqu'au coucher du soleil. Depuis que j'avais quitté Cradock, la route était meilleure. Elle était unie et courait le long de la rive nord-est de Great Tish River : les alentours offraient de toutes parts aux regards des chaînes prolongées de montagnes de roches nues. Les audacieuses cimes du Rhinasterberg s’élevaient à l'horizon du côté de l'ouest. Au reste, à part quelques mimosas qui crois- saient sur les bords de la rivière, on ne voyait pas un seul arbre; le pays était couvert de bruyéres, d'ar- bustes nains et de quelques buissons épineux. Le soleil était dévorant pendant le jour, mais ce- pendant presque toujours on sentait flotter une petite brise venant du sud. Depuis que j'avais quitté Gra- ham’s-Town, le temps avait toujours été très-agréable, jamais par trop chaud, excepté dans les bas-fonds, où cette brise ne pouvait pénétrer. L'Afrique du sud, quoique son climat soit sec et étouffant, est néanmoins très-saine, car elle estentourée par la mer de trois cô- tés. [y a cependant des saisons où les vents du nord dominent, Les colons les appellent les vents chauds. Lorsque ces vents soufllent, on dirait qu'ils ont passé à travers la fournaise d'une verrerie. En effet, ils n'arrivent à la pointe de l'Afrique que chaufles à leur passage par les sables brülants du grand désert de Kalihari. À Cradock, je pris à mon service un Hottentot qui se nommait Jacob. En partant, nous suivimes le cours du Fish River pendant environ neuf milles, puis notre ronte inelina vers la droite, c'est-à-dire plus au nord. Enfin nous dimes adieu à ce (leive, que j'avais cru un instant devoir retrouver éternellement sur ma route, Deux étapes que nous fimes au milieu de plaines on- doyantes, spacieuse. ab stériles, nous amenérent aux confins des immenses steppes qui entourent le The- bus-Mountain. - Après avoir suivi la rive d’un ruisseau insignifiant honoré du nom de Brak River, j'arrivai à la ferme de mynheer Besta, boer aimable et Hospitalier, fe/d comels de son district, ce qui signifie une sorte de magistrat résident. Nous fimes halte pour déjeuner, et Besta, qui était un fin chasseur, me raconta une foule d’anecdotes et d'aventures qui lui étaient arri- vées dans ses anciens jours de chasse en Albany, où il avait résidé jadis. Mais ce qui surtout me fit grand plaisir, c’est qu’il m’assura que, dans les plaines si- tuées immédiatement au delà de sa ferme, les black wild-beass et le spring-bok se rencontraient par mil- liers. Cette assurance me détermina à monter à che- val après déjeuner pour aller à leur recherche: La chair de ces deux variétés d’antilope forme le fond de la nourriture des Boers et de leurs serviteurs, lors- qu'ils habitent les régions où ils sont nombreux, et l'on pouvait voir entassés et éparpillés. dans tous les bâtiments de la ferme les cranes et les cornes de plusieurs centaines de ces animaux. J'ordounai à mes gens de longer la rive du Brak tiver jusqu'à la prochaine ferme. Je remontai à che- val avec Cobus, me dirigeant vers le nord et cou- pant à travers plaines. Mynheer Besta avait dit vrai; je n'avais pas fait une demi-lieue que j'aperçus de tous côtés des troupes de spring-boks, éparpilles de tous côtés. Mais, lorsqu'ils m’aperçurent et virent que je leur donnais la chasse, ils se rallièrent au point que bientôt la terre en fut couverte et que la plaine sembla vivante. Ayant franchi une espèce de ravin, et mon horizon s'étant élargi, je vis, aussi loin que ma vue put porter, le sol positivement blanc despring-books, et, çà et la, un groupe noir de wild beasts, tous sautant et gambadant en tous sens, agi- tant et tortillant leurs queues blanches et s’enfuyant à la file à notre approche. Pendant plusieurs heures je les poursuivis et lachai sur eux environ deux dou- , zaines de coups de fusil; mais, comme c’était à la distance de quatre ou six cents mètres, je n’en bles- sai que quinze que je perdis. Enfin, fatigué et de la course et de Vinutilite de mes décharges, je retournai la tête de mon cheval vers notre camp. La nuit deseendait rapide et tom bait; le tonnerre grondait au haut des collines, et de longs éclairs, si rapprochés qu'ils semblaient ne faire qu'un éclair sans fin, sillonnaient la nuit, Je mis mon cheval au galop pour rejoindre mon wagon que j'atteignis à temps pour échapper à des torrents de pluie qui tombèreut jusqu'au matin. Sous l'influence de ce déluge, le Brak River devint un torrent rouge et écumeux, mais il baissa très-rapidement le lende- main avant midi. Disons en passant que cette rivière se nomme Brak à cause du goût de ses eaux, qui dans la saison des pluies sont à peine potables, 16 LA VIE AU DESERT. nn nn. — Ma journée de chasse, quoique improductive, m'a- vait fort amusé. Je n'étais pas aussi humilié qu'on au- rait pu le croire de mon insuceés, car je sentais à mer- veille que ce n’était pas un bon moyen de remplir ma gibecière que de courir comme je l’avais fait après une proie aussi fugitive : mais ce qui dominait dans mon esprit, c'était la joie de voir un si noble gibier, se mouvant en si grande quantité, sur les lieux mêmes où il avait pris naissance. Je compris donc que je foulais enfin aux pieds le glorieux théâtre de ces fameuses chasses dont les récits m'avaient inspiré le désir de visiter ce point éloigné du globe, et je me réjouis bien sincèrement de n’avoir pas eu la faiblesse de me rendre aux instances que m'avaient faites mes amis pour me retenir à Graham's-Town, ou me ramener en Angleterre. En galopant follement, emporté par l’ardeur de la chasse, j'éprouvai pour la première fois ce senti- ment plein de grandeur d’une liberté sans contrainte. Cette sensation, qui me devint familière pendant toute la durée de mon voyage en Afrique, m'était alors toute nouvelle et presque inconnue. Or, quelles que soient les fatigues que j'aie essuyées et les dan- gers que j'aie courus, ce temps de dangers et de fa- tigues demeurera toujours pour moi l’époque la plus brillante et la plus heureuse de ma vie. Le lendemain au matin je traversai le Brak River à cheval, pour aller rendre visite à un Boer nommé mynheer Pocheter. Cette visite avait pour but de lui acheter des chevaux, mais il n’en avait pas à vendre. Je rencontrai le vieillard avec une longue canardière à un coup et une énorme batterie à pierre, avec la poire à poudre de corne se balancant à son côté; il était sorti avant le jour avec son Hottentot et s'était posté dans une petite gorge où les spring-boks avaient coutume de passer avant le lever du soleil. Dans ces sortes de défilés, les Boers ont l'habitude de construire avec des pierres plates de petits aflûts où ils viennent abattre matin et soir un de ces anti- lopes; car la distance à laquelle ils tirent leur ga- rantit un succès certain. Cette fois-ci cependant le digne Boer avait été mal- heureux; il rentrait sans venaison, quoiqu'en me mellant en chemin, un quart d'heure auparavant, } eusse entendu la détonation de sa carabine. Le bruit produit par ces pesants fusils des boers, chargés d'une poignée de poudre, retentit à une distance pro- digieuse dans l'atmosphère calme des hautes table- lands, et, durant mon séjour dans les plaines voi- sines de Thebus-Mountain, je remarquat que, soit le matin, soit à midi, soit sur le soir, une heure s'écou- lait rarement sans que la détonation lointaine d'un fusil hollandais vint frapper mon oreille. Mynheer Pocheter me pria d'entrer à sa ferme pour déjeuner avec lui : j'acceplai : Cobus servit d'in- lerpréte, car mon hôte ne comprenait pas un mot d'anglais, et je n'avais pas encore eu le temps d’ap- prendre le hollandais, que je parvins à parler cou- ramment plus tard. - Après le repas, je pris congé de mynheer Pocheter et rejoignis mon campement. Je donnai alors l’ordre de quitter la route directe de Colesberg et d’aller à travers champs jusqu'à la demeure d’un Boer nommé Hendrick Strydon, aux en- virons de laquelle on m'avait assuré que le gibier foi- sonnait. Quant à moi, je remontai à cheval, toujours accompagné de Cobus, pour recommencer mes cour- ses à la poursuite des spring-boks. Nous nous lan- cames donc à toute volée dans les plaines, en ap- puyant à l’est, et, comme la veille, nous trouvames ces animaux réunis par milliers, et, de place en place au milieu d'eux, une troupe de wild-beasts noirs. Ne pouvant les approcher de plus de quatre ou cinq cents mètres lorsque je me lancais ostensiblement dans la plaine, je quittai mes chevaux et mon piqueur et me dirigeai à pied vers une rangée de collines basses et rocheuses, où je tirai deux coups difficiles sur un spring-bok et un wild-beast. Je les blessai dangereusement tous deux, comme j'en pus juger au sang, mais je les perdis. J'avais été mes souliers pour marcher plus silencieusement à la rencontre des spring-boks, et j'eus grand’peine à les re- trouver. Je souflrais beaucoup de la soif; le soleil était ar- dent, et, malgré les torrents de pluie de la veille, on ne pouvait trouver d’eau nulle part. Dans l'après-midi, j'arrivai près d’une mare de boue; le peu d’eau qui y restait était bouillante. Je fus toutefois bien heureux de la trouver car j'étran- glais de soif, au point que- des larmes de joie me vinrent aux yeux en la découvrant. Ma souffrance actuelle n’était pourtant qu'une bagatelle en compa- raison des épreuves que j’ai subies depuis. Bientôt après je rejoignis Cobus, que j'avais com- plétement perdu, et qui, inquiet de ma longue ab- sence, me cherchait tenant mon cheval en main. Je fus, comme on le pense bien, enchanté de le retrouver. Je sautai en selle et traversai la plaine au galop pour rattraper mon chariot. Mais, chemin faisant, ne pou- ant résister à la tentation, je me postai derrière une haie et j'ordonnai à Cobus de chasser vers moi une troupe de spring-boks. Il réussit à merveille dans son évolution et m'en envoya une centaine presque sur le nez. Cette fois encore j'eus du malheur, ou | plutôt je fus bien maladroit, car je tirai mes deux coups au milieu du troupeau sans qu'ils parussent avoir porté. En arrivant au chariot, que je trouvai dételé dans le domaine désolé de mynheer Hendrick Strydon, je pris une énorme ration de gin et d’eau; puis, escorté de mon interprète, qui portait des verres et une bou teille de Hollande, j'allai à la porte de Strydon pour LA VIE AU DÉSERT. ‘ AT faire connaissance avec lui et avec sa femme. Je por- tais, a la stupéfaction des Boers primitifs, le costume des anciens Gaulois, c’est-à-dire la blouse et Se a ges braies, accoutrement qui fut le méme pendant tout le voyage. - Lorsque je me trouvai en face de Strydon, je lui donnai une cordiale poignée de main et je lui dis que j élais un Berg Scot, c'est-à-dire un Écossais des mon- tagnes, et que c’était l'usage dans mon pays, quand deux amis se rencontraient, de se faire raison avec une rasade. Ce disant, je joignis l’action à la parole et remplis un grand verre que je lui présentai. Comme la chose m'avait réussi dès le commencement, je la pratiquai par la suite, et j'en agis toujours ainsi en abordant un Boer pour la première fois. Cet usage régulièrement observé ne manquait jamais de me conquérir ses bonnes grâces, et mon hôte me quittait d'habitude en me disant que les Écossais étaient les meilleures gens du monde. Jagissais ainsi parce que je savais que les Boers haïssaient les Anglais, mais aimaient assez les Écos- sais. L'idée que les Écossais sont une nation comme la leur conquise par les Anglais, et par conséquent subissant le même joug qu'eux, explique cette sym- pathie. Ajoutons que la plupart de leurs ministres sont Écossais. Hendrick Strydon était un homme de haute taille, hâlé par le soleil et ayant lair d’un véritable sau- _vage. Ses cheveux couleur de sable et clair-semés, sa barbe rouge, longue et touffue, ne contribuaient pas peu à compléter cette ressemblance, si quelque chose avait pu y manquer. C'était un habile chasseur, et lui et sa famille vi- vaient en quelque sorte du produit de son adresse. Sa femme était une gentille petite personne aux fraîches couleurs, avec des yeux bruns et des sourcils très- bien arqués. Elle fit à mon avis preuve de bon goût en se prenant de fantaisie pour moi, mais peut-être sa sympathie peut-elle s'expliquer par la libéralité avec laquelle je prodiguais le thé et le café. Au reste, ces braves gens étaient pauvres et pos- sédaient fort peu de bien en ce monde: leur demeure, qui accusait leur dénuement, était en harmonie avec leur situation. C'était un petit cottage en torchis dont le toit n'offrait qu'un bien mince abri contre les pluies périodiques; le feu, sans cheminée, brdlait sur la pierre même du foyer, et un trou, fait dans la toiture, servait à la fois de fenêtre et de tuyau de cheminée; les poutres et les murs nus étaient parés d'une pro- fusion de peaux d'animaux sauvages et d'une quantité énorme de « biltongue », c'est-à-dire de chair de gibier boucanée au soleil. H n'y avait là ni champ fertile ni jardin vert La wild-kandoo, le désert, s'étendait au- tour de la maison, et pendant la nuit les spring-boks et les wild-beasts venaient paitre jusque devant la porte. | —_——————Z Ils avaient pour serviteurs un vieux bücheron et sa femme, efne possédaient au monde qu’un chariot dé- labré, un attelage de bœufs, quelques vaches lai- tières et un petit troupeau de moutons et de chè- vres. Le principal revenu de Strydon paraissait être la fabrication des cendres. Il en chargeait son cha- riot et faisait des excursions de plusieurs jours dans les districts voisins, afin de les vendre aux Boers plus riches que lui. Maintenant il est bon de dire com- ment se font ces cendres et à quoi elles servent. On déracine des buissons, on les amasse dans la plaine, on les y laisse au grand soleil jusqu'a ce qu'ils soient assez secs pour bien brûler, puis on choisit un beau jour pour y mettre le feu. Les cendres sont ensuite recueillies dans de grands sacs confec- tionnés avec Ja peau brute des wild-beasts et des zèbres. Ces cendres sont très-appréciées par les Boers, car elles sont un ingrédient indispensable pour manufacturer le savon, que tous les Boers de l'Afrique méridionale font eux-mêmes. L’arbuste vert rabougri et plein de sève qui fournit ces cendres ne se trouve que dans certaines régions, et dans celle-ci il y en avait à foison. Strydon me plaignit beaucoup de mon guignon constant à la chasse, mais il me dit qu'il n’y avait rien d'étonnant et que cela arrivait toujours ainsi quand on s'y prenait comme j'avais fait. Il s'était convaincu par expérience qu'avec mon système on dépensait sans profit énormément de poudre et de plomb, dépense que lui, pauvre, s’eflorçail d'éviter. Il me proposa, si je vouiais l'accompagner lorsqu'il aurait pris son café, d'employer les deux heures de jour qui nous restaient encore à m'enseigner sa mé- thode, moyennant quoi il était plus que probable que nous tuerions un mâle avant la nuit. En conséquence, nous primes le café et, suivis de deux Hottentots, nous nous mimes en marche, à tra- vers une plaine en apparence désolée. De nombreuses troupes de spring-boks paissaient à droite et à gau- che. Strydon me placa derrière un buisson vert haut d'environ buit pouces, qui était planté au milieu d'un endroit découvert. I] me recommanda de rester étendu la poitrine contre terre, puis il alla se mettre dans la même position à quelques centaines de pas de moi. Enfin il fit faire un détour à nos deux Hottentots pour rabattre sur nous un troupeau de spring-boks qui paissait au loin : ce plan était excellent et réussit à merveille. Tout le troupeau s'avança à pas lents et directement vers moi. Lorsqu'il fut à cent pas, je choisis de l'œil un mâle bien gras et Vabattis d'une balle dans l'épaule : ce fut le premier coup heureux que je fis sur cet élégant gibier. J'ai toujours passé pour un bon tireur de ca- rabine, soit à pied, soit à cheval, mais je ne suis pas sûr de mon coup au dela de cent dix à cent vingt pas. 48 LA VIE AU DESERT. Z Deux jours auparavant, j'avais, à balle franche, abattu un koran au vol. ° Mon coup de fusil épouvanta les spring-boks, qui senfuirent en bondissant; et comme la nuit appro- chait et nous enlevait l'espoir d’un second coup pareil au premier, nous rentrames à la ferme, Sirydon et moi, tous deux en joyeuse humeur. IV Invasion de santerelles. — Un prix disputé. — Grande abondance de gibier. — Chasses nocturnes. — Curieuses méprises. — Un visiteur chez Strydon. — Tir au wild-beast. — Rencontre avec M. Paterson-Colesberg. — Emplettes. — John Stofulus. Le 6 au matin, dès le point du jour, et tandis que j'é- fais encore au lit, ou plutôt dans mon cadre. Hendrick Strydon et sa femme se tenaient devant un feu près de mon chariot, apportant une provision de lait doux qui fut la bienvenue. Tous deux gourmandaient mes Hot- tentots afin qu'ils préparassent le déjeuner et qu'ils réveillassent leur maitre indolent. Strydon préten- dait que le meilleur moment pour chasser était cinq heures du matin. J'entendis leurs voix, je me levai ; puis, après avoir déjeuné, nous parties l'arme au bras. Ce jour-là, j'eus le plaisir de voir le premier es- saim de sauterelles qui se fût jamais présenté à ma portée, depuis que j habitais la colonie. Nous étions au milieu d'une plaine sans limite; elles arrivaient comme un ouragan, volant en bon ordre, à une dis- tance d'une centaine de mètres du sol. Je les regardai jusqu'a ce que le soleil fat obscurci par leur nombre et que le sol en eut été couvert comme d'un dais. De quelque côté que je portasse les yeux, au nord, au midi, à l'est et à l'ouest, elles s'étendaient comme un épais nuage, et il s'écoula plus d'une heure avant que leurs légions dévastatrices se fussent envolées et cussent disparu, Ce spectacle étrange m'intéressa vi- vement, el je me rappelle encore aujourd'hui la sen- salon que j cn eprouval sur le moment, Dans la journée et dans la matinée du jour suivant Sirydon ct moi continuämes notre chasse de la veille. Nous passdmes le petit fleuve nommé Thibus River et chassimes cette fois du côté de lest. Hendrick, d'un seul coup et avec une seule balle, abattit deux gazclles magniliques, et, comme je m'étonnais de son bonheur ou de son adresse, il m'assura qu'il lui arri- Vail tres-souvent de faire pareil coup. Le 9 au matin, Sirydon et moi, ayant décidé la veille an soir que nous irions en quée d'une troupe d'autruches qui, selon le dire de son Hottentot, fré- quentait les plaines voisines de Thebus-Mountain, nous réveillames nos hommes d'ux heures avant le jour, et, après un déjeuner plus que matinal, nous sautames sur nos chevaux et nous nous dirigedmes vers la passe montagneuse. Nous étions là depuis une heure environ, postés dans un défilé au milieu des joncs. quand nos Hot- tentots rabattirent sur nous, — ou plutôt sur Stry- don, — quatre magnifiques autruches. Elles s’appro- chèrent jusqu'à cinquante pas de lui, et je m'atten- dais à tout moment à voir la fumée de son coup de fusil : le cœur me battait, mon sang bouillait d'im- patience. Je me demandais par quelle raison il ne tirait point, quand, le regardant avec une petite lunette de poche, je m’apercus qu’il était endormi, et, en me relournant, je vis à quatre-vingts mètres de moi une douzaine de spring-boks , qui s'étaient approchés tandis que j'étais occupé de Strydon et de ses au- truches. Ils arrivaient derrière moi pour gagner une gorge. Je saisis ma carabine, et, tout couché à plat ventre que j'étais, je fracassai l’épaule au plus beau mâle de la compagnie; il s’élançca, courut une cinquantaine de pas et tomba roide mort. A la détonation de mon arme, des volées d'oiseaux se mirent à tournoyer dans les airs et des bandes de quadrupèdes bondirent dans la plaine comme aux jours du paradis terrestre. J'en étais émerveillé, mais je m’apercus bientôt que certaines espèces des uns et des autres se disposaient tout simplement à prendre leur part de mon antilope tué. C'étaient des corbeaux blancs, noirs, des vautours, puis des chacals, qui, voyant ccux-cis’abattrea tire d’aile, devinèrent qu'il y avait quelque chose de bon à flairer et sortirent de leur retraite. Je regardais tout cela, n'osant pas bouger, car le gibier accourait de toutes parts et je m'attendais à chaque instant à voir paraitre les autruches rabat- tues par nos Hottentots. J'étais done obligé de rester muet et immobile spectateur des débats de mes pil- lards à poils et à plumes. Tout à coup une bande de wild-beasts arrivèrent au grand galop et passèrent à ma portée. La tentation était trop forte : je remis les autruches à un autre jour et je tirai. Je touchai l'ani- mal visé, mais dans le train de derrière, Il en résulta que la béte, quoique blessée et trainant la cuisse, dis- parut avec la harde. Au reste, le nombre des spring-boks était incal- culable : quoiqu ils n'approchassent plus de moi, ef- frayés qu'ils avaient été par mes deux coups de feu, on les voyait s'agiter, courir, sauter dans toute l'é- tendue de la plaine, Je suis sûr que dans le cercle qu'embrassait ma vue il y en avait bien dix mille. Une de ces hardes passa à trois cents pas à peu près de Strydon, qui tira sur eux, manqua son coup et les lit tous fuir. I} était tard; nous songedmes à rentrer, emportant la bête que Strydon avait Luce dans la matinée; quant LA VIE AU DESERT. 49 à la mienne elle n’était plus qu'un squelette; la chair en avait disparu sous la dent des chacals et sous le bee des vautours et des corbeaux. Nous remontames donc à cheval. Une chose m'avait étonné dans cette excursion : c’est la quantité de carcasses et de crânes blanchis dont la plaine était jonchée. Partout où je dirigeais mes regards, mon œil rencontrait des milliers de sque- lettes de spring-boks et de wild-beasts. Le lendemain, nous vimes arriver une troupe nom- breuse de naturels : ces pauvres gens appartenaient au chief Moshesh et voyageaient pour chercher de l'ouvrage. Un grand nombre de naturels parcourent ainsi touslesans la colonie et travaillent pour les Boers, construisant en pierres des enclos pour le bétail ou desdigues sur les petites rivières dans les profondeurs des vallées, afin d'y retenir l’eau dans la saison des pluies. Ces lacs sont destinés à désaltérer les trou- peaux pendant la longue sécheresse de l'été. On paye le travail de ces braves gens avec des gé- nisses et des chèvres. Les inondations avaient renversé la levée d’une di- gue située dans une chaîne de collinesassezéloigneeset tout à fait aux confins de sa ferme. Strydon fit accord avec eux pour la faire réparer. Or, les environs de cette _ digue étant, à ce que me dit mon hôte, le séjour fa- vori d’un animal qui m'était encore inconnu, c'est-à- dire du Quayga (le quayga est l’onagre de l'Écriture), et Strydon étant obligé de se rendre sur les lieux le lendemain matin avec les ouvriers qu'il venait d’ar- rêter, nous convinmes de chasser aux alentours dans des collines hautes et escarpées. Nous partimes au jour, et, m'étant séparé de Stry- don, je gravis une de ces collines afin d'examiner le pavsage au lever du soleil. Dans cette course , j'eus la chance d’abattre un rhode-reebock ; mais, comine j'avais peur de m'égarer, je rejoignis mon compagnon. La journée se passa à courir de colline en colline, mais sans rien pouvoir joindre. Nous vimes trois quaygas et une foule d'autres animaux, mais nous ne parvinmes pas à les approcher d'assez près pour en abattre aucun, La nuit venait à grands pas. Nous descendimes du haut de nos collines et nous nous mimesa galoper vers la ferme. Tout en galopant, nous aperçûmes dans l'om- bre une troupe d'animaux que Strydon m'assura être des quaygas. Sautant à bas de nos chevaux, le corps en avant, prêts à faire feu, nous cssayämes de nous approcher du gibier que nous convoilions. {I faisait assez sombre, et il était difficile, non pas de voir le gibier, mais de distinguer precisement à quelle espèce il appartenait, quoique Strydon me crit à dem\-voix : quaygas ! quaygas ! Mais à cent pas de nous à peu près les quaygas parbrent au galop. Ii était inutile de les poursuivre à pied. Je cher- chai des veux ma jument. je la vis à ma portée : je cou- rus à elle et sautai en selle. Quant à mon étalon que j'avais prêté à Strydon, mon étonnement fut grand en le voyant partir à la poursuite des quaygas et se mêler bientôt à eux. Après un temps de galop d'un mille à peu près, je rejoignis mes animaux : ils étaient au repos, et pais- saient : mou ¢talon se trouvait au milieu d'eux. Arrivé à cinquante pas à peu près de la troupe, je sautai à bas de ma monture et, me glissant une dizaine de iné- tres en avant, je lachai mes deux coups au milieu des quaygas : ils prirent la fuite, emmenant mon étalon avec eux. J'étais fort surpris du peu d'effroi que leur inspirait mon cheval. Cependant l’un d'eux était atteint, et si sériense- ment qu’il resta bientôt en arrière, et finit par tomber. Mon étalon, en bon camarade, demeura pour lui tenir compagnie. ‘ En ce moment la lune commencait de briller, quoi- que faiblement. A sa lueur douteuse, je continuai de galoper après le troupeau : je voulais ma paire de quaygas ; je le joignis enfin, et faisant faire un écart à ma janrent, me laissai glisser. Je misun genou en terre etenvoyai une balle dans l'épaule da quaygas qui se trouvait le plus rapproché de moi. fl chancela, tomba avec un bruit sourd et resta sans mouvement; le reste de la troupe l'entoura en renaclant et en bondissant comme font les chevaux sauvages de Mazeppa , puis tous, comme épouvantés, ils repartirent à fond de train à travers la plaine. Ceite course m'avait électrisé ; au lieu de me conten- ter de mes deux quaygas, j'en voulais absolument tuer un troisième Je remontai à cheval et me mis à la pour- suite de la harde. Mais cette fois, après avoir suivi pendant deux oa trois milles leurs rapides silhouettes sur les bruyéres fauves, il mesembla les voir s'éva- nonir comme des ombres. Je m'arrêtai ; non-seule- ment je ne les voyais plus, mais je n’entendais même plus le bruit de leurs pas. Je n'avais qu'une chose à faire, c'était de rallier Strydon, si c'était possible, et de tacher de retrouver mes deux victimes Je me mis à la recherche de la dernière bête tomhée, mais ce fut inutile: rien ne m'in- digquait l'endroit de sa chute, et je m'en étais éloigné de deux ou trois milles. La plaine parfaitement nue d'ailleurs, ne m'offrait aucun point de repaire à l'aide duquel je pusse me diriger. Je songeai alors au pre- mier quayga tué par moi et pensai que, grace à mon étalon resté près de lui, la recherche en serait plus facile. Tout d'abord je crus qu'il me fallait dire adien à celui-là comme à l'autre. Je descendis de cheval, me couchai à plat ventre et crus enfin apercevoir deux points en reliefs au- dessus du niveau de la plaine, En un temps de galop, j'arrivai à une cin- quantaine de pas des objets découverts : c'étaient bien mon étalon et mon quayga; mais à mon appro= 20 LA VIE AU DESERT. —_— che ce dernier se releva et essaya de fuir. C’eût été trop malheureux , après avoir pris tant de peine, de le voir m’echapper. Je l'ajustai au défaut de l'épaule et fis feu. Il tomba. Je poussai un cri de joie et je me précipitai, en avant, palpitant du désir de voir pour la première fois un de ces beaux animaux dont j'avais tant entendu parler. Que le lecteur juge de-ma stupéfaction, en recon- naissant que mon prétendu quayga n’était autre qu'un magnifique cheval hongre, au pelage bai brun, portant deux étoiles au front ! 9 La lumière se fit dans mon esprit : Strydon et moi avions élé tous deux dans l'erreur, ce que nous avions pris pour des quaygas, c'était l’attelage d'un Boer du voisinage, et cet attelage avait fourni aux plaisirs de notre chasse du soir. Je remontai à cheval, pris mon étalon en bride et m'orientai pour rentrer à la maison, décidé à payer les chevaux que j'avais tués ou blessés. Mais lors- qu'après avoir rejoint Hendrick et lui avoir conté mon histoire, qui le réjouit grandement, je lui fis part de mon intention : — Oh! pour cela, non, dit-il ; ne soufilez pas le mot de accident. Le propriétaire des chevaux est un abo- minable avare qui vous les ferait payer trois fois leur valeur. Demeurez en paix. Les animaux qui ne sere- trouveront pas seront mis sur le compte des lions ou des bûcherons braconniers. Je suivis le conseil de Strydon, ce qui, au reste, nous fut d'autant plus facile, que je n’entendis parler de rien. Seulement, je me promis de ne plus tirer sur les quaygas qu'à bon escient et autant que possible pen- dant le jour. Je restai encore une semaine à la ferme Un matin, le 17, nous fimes distraits par l’arrivée d'un vieil ami de Strydon : c’etait un Boer de Maya- lisherg; il détela à Ja ferme. Il revenait de Graham’s- Town, où il avait transporté une cargaison d'ivoire, et retournait chez lui avec des provisions de thé et de café. : Ce Boer m'assura que dans son voisinage je pour- rais rencontrer le plus rare et le meilleur gibier, et particulierement le sable-antilope, le roan-antilope, des élans de Waterbuch, des koudou, des pallahs , des éléphants, des rhinocéros blancs et noirs, des ippopolames, des girafes, des-buflles et des lions. Il ajouta qu'il avail tué des éléphants dont les défenses pesaient cent kilos chacune et avaient sept pieds de loug, Mais il me conseilla de ne visiter ce pays que ers la fin d'avril, attendu qu'avant cette époque mes chevaux periraient infailliblement d'une épidémie qui règne dans l'intérieur des terres sous une certaine la- Wude pendant les premiers mois d'été, Je quittai la ferme de Strydon; ce Boer en quelques d'avoine pour mes chevaux, qui avaient en perspec- tive de durs travaux, car ils allaient faire la chasse à l'oryx. Or la chasse à l’oryx, que j'étais décidé à entre= prendre immédiatement, est, comme on va le voir bientôt, la plus fatigante de toutes les chasses. Avant de me mettre en route, j'avais arrêté un ser- viteur de plus : c’était un Hottentot nommé John Sto- fulus. Ses fonctions étaient de conduire mon nouveau chariot. C’était un petit homme actif ct robuste, très- habile à empailler les têtes de gibier, à conserver les échantillons, et en général propre à toutes sortes de petits détails que je confiais à ses soins. | Son seul défaut était d’être querelleur et d'aimer fort à se battre avec ses camarades. Il se vantait éternel- lement de ses prouesses en ce genre. J’eus alors l’idée d'utiliser son courage. Mauvaise pensée, car, lorsque je mis sa bravoure à l'épreuve en réclamant son assis- tance pour la chasse aux animaux féroces, tout ce prétendu courage s’évanouit, et, comme disent les Français, « s’en alla en fumée » Trajet jusqu'au désert. — Récit d'un combat entre trois lions et un buffle. — La mouche Oblogy. — Un Boer nomade. — Le gemsbock. — Chasse au Gemsbok. — Une. nuit au désert. — Mœurs des Boschjemen ou hommes de buissons. Le 2 décembre au soir je rassemblai avec mille difficultés mes serviteurs ivres, mes bœufs et mes che- vaux et je sortis de Colesberg, appuyant à l’ouest vers les vastes pleines de Karroo, où l’on assurait que les gemsboks se trouvaient en profusion. Je n’avais pas encore vu celte magnifique espèce d’antilope que l’on appelle bouc-diamant. Je ne fis pas grand chemin ce jour-là, mes hom- mes ne parvenant pas à se déeriser, et dans cet état d'ivresse ils avaient plusieurs fois failli culbuter les chariots. Je fis halte bientôt après le coucher du soleil, et, comme je fus obligé de m'occuper seul des bœufs et des chevaux, et que je n'avais point de combusti- ble sous la main, je dus pour mon diner me conten- ter d'un morceau de viande fumée crue et d'un verre d'eau et de gin. Le jour suivant nous fimes deux longues traites ; nous traversdmes le Sea-Cow river, ou la rivière de la Vache de mer, Six heures entières nous galopâmes dans la plaine, déchargeant et rechargeant fusils et carabines sur un gibier qui semblait devenir de plus en plus sauvage. Je tuai deux antilopes : le premier fut entièrement dévoré par les vautours, en dépit des ronces dont nous le couvrimes, et dépouillé de jours était devenu mon ami, ilme donna une provision | sa chair aussi délicatement qu'il auraitpu l'être par LA VIE AU DESERT. la main des hommes. Le second avait une jambe cassée et fuyait en boîtant, lorsqu'un chacal parut au loin, lui donna la chasse, et, après une longue course, finit par l’atteindre et le dévora. Ceci est re- marquable, mais assez fréquent. Il arrive souvent que, lorsqu'un spring-bok est blessé, un ou plusieurs chacals apparaissent soudain et aident le chasseur à s'emparer de son butin. Dans les régions plus éloignées de l’intérieur des terres, lorsqu'il s’agit de plus gros animaux, il advient par- fois aussi que c’est le lion qui se présente pour aider le chasseur, se déclarant toujours pour l'homme con- tre l'animal. Quoique cette assertion ressemble assez à un conte de voyageurs, le faitn’en est pas moins po- sitif. J'en ai fait moi-même l’expérience, mais en m’exceptant je citerai M. Oswell, au service de l’ho- norable Compagnie des Indes orientales, un des plus braves chasseurs et des plus habiles tireurs que j’aie jamais rencontrés, et qui a fait deux expéditions dans l'intérieur de l'Afrique. Or M. Oswell et un de ses amis galopaient un jour sur les rives ombreuses du Limpopo à la poursuite d'un buffle blessé, quand tout à coup ils furent rejoints par trois lions qui parais- saient résolus à leur disputer leur proie. La présence de ces nouveaux antagonistes eut pour effet de redou- bler la vitesse du buffle. L'animal continua donc sa course, suivi des trois lions : Oswell et son ami formaient l'arrière garde sur leurs chevaux. Mais bientôt les lions gagnérent sur le buffle, s’élancérent sur Jui et le terrassèrent. Il s’ensuivit une lutte épouvantable pendant laquelle les deux chasseurs arrivèrent à portée de la carabine. M. Oswell et son ami s’avancérent jusqu’à la distance de cinquante pas et firent feu sur la royale famille. A chaque balle qui les frappait, les lions croyaient receyoir un coup de cornes de leur adversaire et re- doublaient de rage contre lui. A la fin les chasseurs trouvèrent moyen de mettre hors de combat deux lions , le troisième comprit que ‘le terrain était trop chaud pour lui et battit en retraite. Le lendemain, après nous être baignés dans la ri- vière, je m'acheminai vers le Karroo. Je marchai toute la journée, et, ayant fait une traite de vingt- cinq milles, je m'arrêtai au coucher du soleil à la ferme d'un vieux Boer ayant nom Wessel. Le brave homme était ivre-mort. J'avais espéré pouvoir lui acheter des chevaux, mais il était hors d'état de con- clure aucune affaire. I] me déclara qu'il était Boer, c’est-à-dire fermier hollandais, qu'en cette qualité il ne pouvait supporter la vue d'un Anglais, et, tout en me faisant ce compliment, il me poussait hors de sa maison, au grand déplaisir de sa femme et de ses filles, qui ne semblaient pas partager son opinion. En partant de chez lui je fis deux jours de longues et fatigantes étapes sous un soleil dévorant. Ces deux jours me condusirent à la ferme de mynheer Steu- 21 ~ | keim, que j'atieignis le 7 fort tard dans la soirée. Il m’apprit qu’a quinze milles environ de sa ferme je trou- verais un Boer des tribus errantes, qui m’indiquerait d’une façon positive un endroit dans le Karroo où je trouverais une chasse qui ne me laisserait rien.à dé- sirer. Il ajouta que ce district se trouvant trop éloigné pour être fréquenté par les chasseurs, il était sûr que j'y trouverais du gibier de toute espèce. On était en été; les mouches bourdonnaient en formidables essaims dans les demeures des Boers, at- lirées qu'elles étaient par l'odeur de la viande et du lait. En entrant dans le manoir de Steukeim, je trou- vai positivement les murailles de son grand salon cou- vertes de ces dégoütants insectes. Ces mouches sont le fléau des habitants de l’Afrique méridionale, et il faut déployer une prodigieuse adresse pour manger sa soupe ou boire son café sans en avaler une au moins par gorgée. Lorsque l'on apporte les plats, ily a toujours deux ou trois Hottentots ou Bushgirls ar- més d'éventails de plumes d’autruche qu'ils agitent au-desssus du bouillon, de la viande ou des lé- gumes. J'attelai et me dirigeai vers le Boer errant, que je rejoignis environ une heure aprés la chute du jour. Cet homme s’appelait Gons ; il vivait sous une pe- tite tente de toile bise plantée entre les deux chariots autour desquels il rassemblait le soir son immense troupeau de moutons. Pendant le jour son bétail et ses chevaux couraient librement sur une chaîne de col- lines couvertes de gras pâturages qui semblaient être son domaine. Sa femme était la plus jolie femme que j'aie jamais rencontrée parmi les Boers, et elle m'as- sura qu'elle était Française de naissance. Le lendemain au matin, je déjeunai avec Gons sous sa tente. Il avait des bonnes provisions de vian- des et du miel sauvage. Quant au lait, il coulait chez lui comme d'une source. Il m'offrit de me vendre un cheval brun et de belle apparence, ce que j'acceptai. On ne s’élonnera pas de cette espèce de provision de chevaux que je faisais, quand on va me voir tout à l'heure en changer deux ou trois fois par jour pour chasser l’oryx. Dans cette ferme je trouvai un autre Boer nommé Swiers, campé avec son bétail. Il avait été oblige de quitter les fermes situées plus avant dans les profon- deurs du Karroo, à cause du manque absolu d'eau. Swiers était un homme déjà âgé, qui autrefois avait été un très - grand chasseur, I m'amusa beaucoup en me racontant des anecdotes de chasse relatives aux mœurs du gibier et certaines aventures de sa jeunesse. Il me dit qu'il se rappelait avoir vu des lions à pro- fusion dans la contrée même où nous nous trouvions, et que l'on en rencontrait même encore de temps en temps quelques-uns. Il me raconta des combats entre le gemsbok et le lion, où le premier avait vaincu Te dernier, Il avait trouvé des carcasses de ces animaux 1% 2 LA VIE AU DÉSERT. nn —— Gesséchées sur le lieu même du champ de bataille. Le corps du lion avait été transpercé et fixé au sol par les longues cornes aiguës du puissant gemsbok, de sorte que, ce dernier n'ayant pu se dégager, tous deux avaient péri l’un par l’autre. Toutes ces histoires de lion racontées par Swiers me troitaient par la tête. Je savais que c’est principale- ment la nuit que le roi du désert voyage et chasse. Hl m'avait dit que j'entrais sur le territoire où l'on commencail à le rencontrer, et mes yeux erraient de tous côtés dans l'espoir où j'étais que mes exploits commenceraient plus tôt que je ne l'avais imaginé. Je ne découvirs rien de pareil à ce que j'espérais. Après avoir fait cinq miiles dans une contrée très- aride et profondément triste, j'arrivai, au sortir d’une gorge de collines basses, en vue d'une mare d’eau près de laquelle on m'avait conseillé de camper. La largeur de celte mare était d'environ trois cents toises. D'un côte il y avait de grandes herbes, refuges d’oies et de canards sauvages, de bernacles, de hé- rons et de grues. L'autre côté était nu. C'était par là que le gibier allait boire, et le bord de l'eau étail trépigné par les pieds des animaux sauva- ges comme l'est le bord d'un abreuvoir. Mes gens rangèrent mes chariots parmi des broussailles, à quatre cents pas à peu près de la mare. Le soir même je désignai les trois chevaux qui devaient me servir, moi et mes deux piqueurs, à la chasse du gemshok, qui cst le même animal que j'ai désigné sous le nom d'oryx et que quelquelois, dans le pays, on designe | issi sous le nom de licorne ; non point qu'il n'ait qu'une corne, mais parce que les deux cornes sont si droites et si régulièrement plantées que , vu de pro- fil, il semble n'en avoir qu'une seule. C'est animal le plus beau, le plus fort et le plus remarquable de toute la race des antilopes; il a une crinière hérissée, une longue queue noire traipante et ressemble géné- ralement à un cheval, quoiqu'il ait la tête et les sabots des antilopes. Ses formes sont robustes: sa taille est carree el compacte ; sou port est noble; sa hauteur est celle du zèbre et sa couleur assez semblable à celle de Vane. Les belles bandes noires qui ornent sa tête res- semblent à un collier, et les nuances de sa croupe et de es crins lui donnent un eachet tout particulier. Le wile adulte a trois pieds dix pouces de haut à partir de l'« paule. Le gemsbok a été créé pour le Karroo desséché eb les déserts arides de l'Afrique méridionale, Sa na- ture est parfaitement adaptée au pays qu'il habite. I vit el prospère dans les licux où l'on pourrait croire qu une sauterelle ne trouverait pas sa subsistance, et, malgré Vetoullaute chaleur du climat, il se passe par- faitement d'eau. J'ai observe moi-même, et les Boers ainsi que les indigenes l'allirmerout comme moi, qu'il n'a aucun besoin de boire. Sa chair est fort estimée comme goût et comme saveur, elle est aussi bonne que celle de l'élan. A une certaine époque de l'année le gemsbok devient très-gras, et alors il est plus facile de se rendre maitre de lui; mais, grâce à l'égalité du terrain où le gemshok pature, grâce à son caractère ti- mide et défiant, grâce enfin à son insouciance de l’eau, on ne peut pas lui dresser des embuscades comme aux autres antilopes. M faut le chasser à cheval, le forcer à la course, après de longs efforts de toute espèce; et, parmi tout le gibier que l’on chasse ainsi à cheval, — Poryx où le gemsbok (nous emploierons indiflérem- mont ces deux désignations) est le plus agile et le plus dur à la fatigue. Il se rencontre çà et là au cen- tre et dans la partie ouest de l'Afrique du sud. Le 40 décembre, tous mes préparatifs ayant été achevé pendant la nuit, je montai à cheval une heure avant le jour, accompagué de Cobus et de Jacobs, mes piqueurs ordinaires : ce dernier conduisait un cheval de bat Nous nous dirigeèmes vers le sud-ouest, et en- fin nous atteignimes un petit monticule qui dominait légèrement le paysage. Je mis pied à terre et montai jusqu'au sommet, Arrivé là, j'examinai les alentours avec ma lunette d'approche, mais, aussi loin que ma vue pouvait s'étendre en interrogeant l'horizon, je n’aperçus absolument rien. Machinalement alors mes regards attristés parcoururent le pays intermé- diaire; tout à coup, et au moment où j'allais remet- tre ma lunette dans son étui, je découvris, à mon inexprimable étonnement, et surlout à ma grande joie, une troupe de vingt-cinq gemsboks paissant à peu près à huit cents pas. C'était la première fois que | je voyais ces gemsboks si désirés. Un vieux et ma- | gnifique mâle broutait seul à l'écart des autres, comme une sentinelle avancée. Les longues cornes pointues | de ces élégants animaux brillaient au soleil comme les casques d’un détachement de dragons. Je m’ac- cordai à peine la joie de rassasier mes yeux de ce ré- jouissaut spectacle, et je revins près de mes gens, alin de concerter avec eux un plan d'attaque. Je n'étais point alors suffisamment renseigné quant à l'agilité des gemsboks, car un de mes amis m'avait aflirmé qu'un homme même de ma corpulence pou- vait loujours, s'il était bien monté, forcer ces ani maux après une longue poursuite. Mon ami était dans l'erreur, cl je vais expliquer d'où cette erreur lui était venue, I lui était bien véritablement arrivé à lui de forcer des gemsboks, mais cela venait de ce qu'à son insu il suivait d'autres chasseurs, de sorte que les gemsbuks qu'il forçait avaient déjà été lassés par ses prédécesseurs. Dans tout le cours de mes aventures avec les gemsboks je ne me rappelle | que quaire occasions où, étant monté sur la bete de _ choix de mon baras, que cette chasse ereimta presque entièrement, je réussis seul et sans aide à forcer l'o- . TYX que je pouisuivais. ; LA VIE AU DESERT. Je pris donc, comme je le disais, langue avec mes Hottentots , et j’adoptai le plan généralement suivi par les Boers. Ce plan était de faire monter mes Hot- tentots ou mes Bosjismens les plus légers sur mes chevaux les plus infatigables et de les transformer pour ainsi dire en lévriers avec lesquels je forçais les gemsboks comme on force les cerfs en Ecosse. Quel- quefois le chasseur, familier avec le gibier et le pays sait quel chemin prendra l’antilope ; alors il coupe court, ayant toujours le soin de prendre l’animal sous le vent. Si l'on est en nombre pour l'envelopper, on rabat l'animal sur le chasseur qui s'embusque, et qui, s'il le manque de ses deux coups ou ne fait que le blesser, le poursuit et le force. ‘Tl était convenu que Jacobs et moi nous tacherions de faire un grand circuit bien loin, sous le vent du troupeau, et que Cobus Je traquerait et le rabattrait sur nous. Le vent soufflait de l’ouest, mais, par mal- heur, le district d'où venaient ces animaux était au nord. Jacobs et moi partimes au grand trot, regar- dant derrière nous de temps en temps, puis nous pri- mes la position qui nous parut la plus avantageuse, et nous attendimes, Au bout d'une heure d'attente, je fus convaineu qu'il y avait eu erreur dans la direction que nous avions suivie. Je ne me trompais qu'à moitié. Une inégalité de terrain avait dérobé à nos regards la faite du trou- peau vers le nord. H y avait longtemps que Cobus s était lancé à leurs trousses et qu'il arpentait le pays. De quel côté, c'est ce que jignorais. J'explorai la plaine en tous sens, poussant mon cheval, tantôt à droite, tantôt à gauche, et enrageant d'avoir perdu une si belle occasion. A la fin, sentant que mon pauvre cheval faiblissait sur moi, je m’arrêtai en ralliant Ja- cobs et je revins avec lui vers les chariots. On comprend que j'étais d'abominable humeur. Deux heures après, Cobus revint aux chariots. Je fus d'abord un peu découragé par cette mau- vaise chance, mais bientôt je me sentis pris du désir de faire une seconde tentative, et, vers trois heures, je résolus de me mettreen campagne. J'y étais d'autant plus forcé qu'il y avait presquenécessité :nons n'avions plus une once de viande; done entre trois et quatre heures je repartis dans le même équipage. Nous ga- lopâmes à travers les plaines dans la direction du nord-est et rencontrâmes biewtdt des autruches et des quaygas Nous marchämes eucore pendant quelque temps au milicu d'une espèce de taillis; une assez nombreuse troupe de hartle-beaststraversa notre sen- tier au galop Ces animaux furent bientôt suivis par deux où trois hardes de quaygas et de wild-beasts qui fuyaicut épouvantés devant nous, en soulevant un Huage de poussière rouge, A la fin japercus une troupe d'animaux gris cendrés courant en tête des autres. Au milieu de la poussiére je vis briller leurs cores et reconnus des gemsboks. 23 Les voir et me lancer sur eux fut l’affaire d’un mo- ment. Je montais mon meilleur cheval, et, le maintenant à un galop enragé, je m’apercus bientôt que je ga- gnais sur eux. Après une course de plusieurs milles, je trouvai en avant Cobus, bien plus léger de poids que moi et montant un cheval presque aussi bon que le mien. Cobus partit comme un éclair. Nous arri- vions à ce moment sur la déclivité d'une colline; les gemsboks s'y trouvèrent, et je fis halte un instant pour laisser souffler mon cheval et jouir de la vue. Le cheval de Cobus, qui, comme je lai dit, était excellent et portait un cavalier pesant soixante-quinze livres à peine, se rapprochait à chaque enjam- bée, et, avant d’avoir atteint l’autre extrémité de la plaine, il se trouvait au beau milieu de la troupe écumante. Arrivé là, Cobus choisit une magnifique femelle la tête ornée de cornes immenses, et, en quel- ques secondes, il la délourna de mon côté. la guidant pour ainsi dire aver la main. Elle me passa à cin- quante pas, et je l’abattis de deux balles que je lui logeai dans l'épaule. Je mourais de soif. La femelle que je venais de tuer avait les mamelles pleines de lait ; je pus la traire dans ma bouche et me régaler du plus délicieux breu- vage que j’eusse jamais bu. Tandis que je me rafraîchissais avec délices, mon Hottentot, mieux aguerri que moi contre la chaleur, enlevait ma selle ct la placait sur le cheval gris. Je lui ordonnai alors de se mettre en chasse, et, s'il le pouvait. de forcer un vieux mâle. Je suivis Cobus de mon mieux. Arrivé à la pre- micre créte j'aperçus la troupe d'oryx, à environ deux milles de moi, gravissant une colline à l'extrémité de ia plaine et Cobus galopant à un mille derrière eux. Hl gagnait visiblement du terrain. Enfin gemsboks et piqueur disparurent derrière la colline. mais le chasseur se trouvait encore assez éloigné des animaux qu'il poursuivait. L'aspect du pays avait changé ; on edt dit que nous entrions dans une contrée nouvelle; e’était un véri- table désert, complétement stérile. Il n’y avait pas une toulle d'herbe verte pour reposer la vue. Partout des trous creusés par des colonies de meereah, sorte de fourmi énorme. Ce terrain, miné de place en place, était on ne peut plus fatigant pour les chevaux, le sol cédant à chaque pas sous leurs pieds. Lorsque j'arrivai à mon tour après mille faux pas à la colline derrière laquelle Cobus avait disparu, Je me trouvai cu face d'une vaste plaine; j'ouvris mes yeux le plus et le mieux que je pus alin d'apercevoir bêtes ou homme, Je suivis la direction qu'il avait prise quand je l'avais perdu de vue, et je reconnus au sommet d'une colline, et tout à fait dans le loin- tain une tache blanche, qui devait être le chemin. Je courus de ce cou, et, au fur el à mesure que je m'ap- 24 LA VIE AU DÉSERT. Sx pe ee EE ES 9 Te He prochai, je vis que Cobns avait forcé le vieux mâle. Je reconnus bieutsi celui-ci étendu hors d'haleine près d'un arbus e vert. Enfin je rejoignis Cobus qui avait tué la plus admi- rable bête que l'on put voir. J'aurais passe des heures à l’admirer ; mais j'étais à plusieurs milles de mes chariots, mourant de soif, sans une goutte d'eau. J'achevai donc le pauvre animal, et, lui ayant coupé la tête avec grand soin, je commencai à l'écorcher. I] était tard, trop tard pour espérer rapporter le même soir la femelle au camp, et, quant au mâle, il était beaucoup trop loin pour que j'espérasse sauver une parcelle de sa chair des vautours et des chacals. J'envoyai Cobusaux cha iots pour y prendre de l’eau et du pain, lui indiquant pour lieu de rendez-vous l'endroit où j'avais laissé la femelle gemshok, résolu que j'étais de passer la nuit près d'elle afin de la défen- dre contre les animaux carnassiers. Avant que Jacobs et moi eussions fini l'écorchement et fussions parve- us à allacher la peau et la tête sur.le cheval, la nuit élait venue. Ma soif était intolérable, et j'aurais donné mon argent, mon chariot et mes bœufs , pour une bouteille d'eau. Dans l'espoir de rencontrer Co- bus, Jacobs et moi cheminämes lentement, nous ef- forcant de retrouver l'endroit; mais l'obscurité redou- blait, et, comme dans ce désert aucun indice ne pou- vait me guider, je perdis tout à fait mon chemin. H en résulta que nous errames plusieurs heures dans les lenebres, tirant de temps en temps des coups de fusil en l'air. Enfin, harassés de fatigue, nous nous cou- châmes dans la plaine pour essayer de dormir, après avoir allaché nos chevaux à un buisson d’épines près duquel nous étions étendus. La soif continuait à me torturer; j'avais, en outre, tres-grand froid, car j'étais couvert pour tout vêtement d'une chemise et d’une culotte allant au-dessous du genou; mon matelas se composait de la peau de l’o- ryx étendue sur un buisson, ce qui lui donnait l'é- lasticité d'un sommier ordinaire. Je dormis deux heu- res à peu près et me réveillai glacé, Nos chevaux n'ctaient plus la; ils avaient profité de notre som- meil pour s'écarter, J'essayai inutilement de me ren- dormir. Au point du jour je me levai, Jacobs en iit aulant. Nous regardämes autour de nous, mais Jacobs Di moi ne pümes découvrir, ni où nous étions, ni de quel côté se trouvaient les chariots A quelques centaines de toises de nous s'élevait une petite colline; nous y grimpâmes pour voir de plus loin; mais, arrivés au sommet, nous ne fimes pas plus avancés, Je pus cependant m'orienter quant & la position de mon camp, en étendant mon bras sers le soleil levant; mais je ne vis rien. Tout inquiet, jereving à l'endroit où je m'étais endormi, quand tout it coup, à trois cents loses de moi, japercus le che- val que j'avais attaché la veille près de la femelle oryx. Je courus à eux et je les trouvai tous deux en bon état Je sellai sur-le-champ la bête et courus au camp, ordonnant à Jacobs d’écorcher la femelle en lui promettant qu’aussitot arrivé aux chariots je lui enverrais de l'eau et du pain. En chemin je rencontrai Cobus qui me cherchait à cheval. Il apportait ce que j'allais chercher, c’est-à- dire du pain et une bouteille d'eau. Il errait aussi à l'aventure, s'étant complétement égaré. Ma soif s'était éteinte d'elle-même ; aussi ne touchai-je point l'eau et la lui laissai-je porter intacte à Jacobs. Il m'an- nonça que John Stofulus arrivait avec le fourgon pour transporter notre gibier mort. Je le rencontrai, en cflet, peu de temps après ; mais, avec la bétise ordi- naire des hommes de sa nation, il arrivait avec ses tonnes complétement vides. Je lui indiquai sa route et continuai mon chemin vers le camp. Un bol de thé me rendit mes forces; je me mis aus- sitôt, malgré ma fatigue, à accommoder les deux têtes d’oryx pour ma collection. Vers le soir, nous aperet- mes un cavalier monté sur un cheval fatigué et un pi- queur tenant en main un cheval de rechange: c'était Paterson, un de mes camarades de régiment, qui était parvenu a oblenir un congé, de quinze jours. Tout en mangeant des grillades de gemsboks, je lui racontai mes hauts faits des derniers jours. Tous nos chevaux étaient écrasés de fatigue, il leur fallait vingt-quatre heures de repos; aussi la journée du lendemain fut-elle consacrée au dolce far niente. Nous netloyames nos carabines et je mis mon journal au net. Le sol était aussi chaud que les parois d’un four. Le jour suivant, nous recümes les visites de plu- sieurs Boers campés aux environs, qui venaient par curiosité voir comme nous nous tirions d'affaire; ils trouvèrent notre eau-de-vie bonne, et, en échange, lacherent de nous être agréables par leur conversa- tion et utiles par leurs renseignements. Nous causà- mes avec eux pendant plusieurs heures. Le texte de cetteinterminable causerie fut, comme on le comprend bien, la chasse. Je leur parlai des lions, car c'était toujours aux lions que j'en voulais arriver. Quel- ques-uns en avaient vu à l'endroit même que j'explo- rais à cette heure. Mais la civilisation les poussait devant elle, et ce n'était qu'à six ou huit journées d'où j'étais que je pouvais espérer d'en rencontrer. Puis des Boschi- mens nous passdmes aux lions maraudeurs, en grande partie détruits par les Hollandais, dont ils étaient les ennemis naturels, comme les Peaux rouges sont les ennemis des colons américains. Aussi leurs troupeaux élaient-ils constamment pillés par eux. Les invasions avaicot Heu en général du sud-ouest de la colonie ; en effet des naturels pouvaient presque impunément se livrer au vol et au brigandage, grâce au vaste et inac- LA VIE AU DESERT. 25 cessible désert qui s’étend entre leur pays et les dis- tricts agricoles. Ces pillards choisissent ordinairement pour l’époque de leurs excursions les saisons d'ex- tréme sécheresse , parce que dans ces moments-la, ceux qui les poursuivent étanttoujours à cheval, tandis qu'eux sont à pied, les cavaliers ne pouvaient se pro- | curer d’eau pour désaltérer leur monture. Quant aux voleurs ils étanchaient leur soif de Ja facon que voici. Ils préparaient en ligne droite au travers du désert des relais assez éloignés les uns des autres, où ils ca- chaient dans des œufs d’autruches de l’eau qu’ils ap- portaient de distances prodigieuses. Ces relais, invisibles à d’autres yeux que les leurs, leur étaient signalés par des inégalités qu’ils recon- naissaient facilement, si légères qu'elles fussent, et cela le jour comme la nuit, car la contrée leur était par- faitement familière. Ils pouvaient donc sans crainte s‘embarquer dans le désert avec le bétail volé. La souffrance que la soif faisait éprouver aux pauvres bêtes qu'ils chassaient devant eux ne les inquiétait guère ; ils pouvaient marcher sans relâche, tandis que ceux qui les poursuivaient, ayant besoin de la clarté du soleil pour conduire leurs chevaux, et étant obli- gés de chercher des puits, des ruisseaux et des fon- taines, étaient forcés de renoncer à les atteindre, faute d’eau pour leurs chevaux. Paterson resta quatre jours avec moi. Pendant ces quatre jours, nous forçcèmes chacun un gemsbok, et mes gens prirent un magnifique wild-beast bleu, ani- mal assez rare dans ces parages et qui était tombé entre leurs mains d’une singulière façon : ils l’avaient trouvé un pied de devant pris dans ses cornes, et, comme il ne pouvait courir, ils lui avaient jeté un la- cet et lui avaient coupé la gorge. C'était probable- ment dans quelque combat singulier avec un de ses pareils qu'il était parvenu à se mettre dans cette étrange position. Dans une de nos chasses, Paterson forca et tua un oryx. Nous passimes encore une journée ensem- ble; après quoi, à mon grand regret, il fut forcé de retourner à Colesberg, car son congé était expiré. Deux de mes Hottentots rentrèrent au camp, pliant sous le poids d'œufs d’autruches; ils avaient décou- vert un nid quien contenait trente-cinq. Leur ma- nière de les porter m’amusa beaucoup : après avoir quitté leurs pantalons de cuir, nommés crakers en langage des colonies, ils avaient lié le bas des jam- bes et les avaient par ce moyen convertis en sacs; ils y avaient alors entassé autant d'œufs d'autruches que le double récipient avait pu en contenir. Ceux qui n'avaient pu y entrer avaient été cachés par cux dans le sable, où ils retournèrent les chercher le len- demain matin, De mon côté, pendant cette halte, je trouvai plu- sieurs nids, et je constatai, pour la premicre fois, un un chasseur découvre un nid et ne s'empare pas im- médiatement des œufs, il les trouvera certainement écrasés à son retour; le père et la mère détruisent toujours le nid, alors même que | importun n'a pas touché les œufs, ou ne s’en est pas approché de plus de dix pas. Le nid d’une autruche est tout simple- ment un trou creusé dans le sable, généralement au milieu des touffes de bruyères et de buissons très- bas. Ce nid a environ sept pieds de diamètre. On as- sure que deux femelles pondent à la fois dans le même nid. Beaucoup de voyageurs on dit qu'il suffisait de l'ardeur du soleil pour faire éclore les œufs; c’est une erreur. L’autruche couve assidüment, si assidiiment que, lorsque la femelle a besoin de paitre, le male la remplace sur les œufs et couve pendant tout le temps qu’elle est absente. Ces œufs sont l’accessoire indis- pensable de la cuisine d’un boschimenetils fabriquent avec les coquilles des carafes, des tasses et des plats. Jai souvent vu de jeunes boschimens et des femmes Bakalabari, appartenant aux tribus Bechuanas erran- tes dans le désert, descendre de leurs habitations iso- lees et écartées pour venir à Ja fontaine, portant sur le dos un filet contenant douze ou quinze coquilles d'œufs d’autruche qui avaient été vides à l’aide d’un petit trou pratiqué à leur extrémité. Ces femmes rem- plissaient ces œufs d'eau et bouchaient l'ouverture avec un tampon d'herbes. La méthode favorite des Boschimens pour approcher les autruches , ou tout autre espèce de gibier, est de se couvrir de la peau d’un de ces oiseaux. Alors, selon le vent, ils s'élancent dans la plaine en imitant la démarche de l’autruche, et trouvent toujours, grace à ce déguisement, l'occasion d’abattre quelques pièces de gibier. Leurs flèches, qui, au premier abord, pa- raissaient peu dangereuses, sont Cependant mortel- les; elles ont deux pieds six pouces de long; la tige en est mince et l'extrémité est armée d'un os fort aigu. Ils empoisonnent parfois cet os avec une com- position dont l'essence fondamentale est le sue lai- teux et mortel d’une sorte d'euphorbe dont les feuilles sont fort épaisses ; souvent aussi c’est avec un venin tiré des vésicules d’un serpent. L’are n'a guère plus de trois pieds ; la corde en est faite avec des nerfs tor- dus. Quand un Boschimen trouve un nid d'autruche, il s'y cache pour attendre le retour du père et de la mère, el presque toujours il s'empare de l’un et de l’autre. C'est done à l'aide de ces flèches légères que l'on obtient la plupart de ces belles plumes qui font un des ornements les plus indispensables de nos bel- les Européennes. On était au cœur de l'été ; dans le jour la chaleur était étoufante, mais vers le soir la brise s'élevait, et, par comparaison sans doute, les nuits semblaient glacées. Le matin du 22, j'eus maille à partir avec un porc-épie ; je le tuai avec le gros bout de mon jambok, fait d'histoire naturelle particulier à ces oiseaux : si | et j'acquis ainsi la certitude que, comme le phoque, 26 LA VIE AU DESERT. nn need dtd dds le pore-épic se tue très-facilement d'un seul coup sur le nez. Je continuai à chasser les jours suivants. Mon camp regorgeait des venaisons les plus délicates, et je sen- tis que je m'endormais, comme Annibal, dans les dé- lices de ma Capoue africaine. Je résolus donc de m’en- foncer très-loin dans le pays des oryx. En consé- quence, le 25, je quittai mes chariots vers trois heures de l'après-midi, avec mes deux piqueurs et un cheval de rechange. Je m’enfoncai vers le nord pendant quinze milles, et chemin faisant j'avais mis pied à terre dans une plaine aride, pour faire souffler nos betes et aussi pour déterrer quelques pieds de la plante appe- lée par les Boers water rcot, afin den faire usage sur-le-champ, ma soif élant dévorante. Cette incom- parable plante, qui a sauvé bien des voyageurs éga- rés de la plus terrible mort qu'il y ait au monde, la mort par la soif, se trouve dans les plaines les plus desséchées. C’est une grande bulbe ovale qui a de- puis six jusqu'à dix pouces de diamètre ; elle contient un jus abondant, d'un goût fade, mais que la soif fait trouver excellent. Elle est entourée d'une peau brune fort mince, que l’on enlève facilement à l'aide d’un couteau; les feuilles sont courtes et étroites, tachetées de petits points noirs. H faut un oil exercé pour apercevoir celte plante bénie, et le terrain dans lequel elle pousse est si brûlé par le soleil, qu'il faut l'enlever en faisant une incision autour d'elle avec un couteau. La tête de cette bulbe s'élève de huit à neuf pouces au-dessus de Ja surface de la terre. Celui qui se destine à visiter ses régions désolées doit s’appli- quer à connaître cette plante, qui est pour lui l'assu- rance de ne jamais mourir de soif. Dans toute l'étendue du grand désert de K ahalari et sur les larges routes qui avoisinent ce pays, il y a une immense variété de ces bulbes et de ces racines juteuses qui se succèdent les unes aux autres, de sorte qu'il n'y a guère de jours de l'année où le pauvre Bakalabari, possesseur d'un bâton à la pointe aiguë et durcie au feu, ne puisse trouver son repas dans le sol même qu'il foule. Aussi les naturels du pays connaissent-ils tous à merveille les propriétés de chaque herbe et de chaque plante que la main du Créateur a semées sur leur chemin. En effet, il y à plusieurs plantes succulentes encore plus utiles que le « water root », en ce qu'elles ont d'é- paisses feuilles juteuses et qu'elles donnent à la fois à boire et à manger. Vous qui voyagerez après moi, ne manquez pas de vous les faire montrer, et je serai heureux de penser qu'en indiquant à mon semblable une précaution à prendre je lui aurai Cpargne une souffrance. Au nombre de ces plantes, que je désigne au voya- geur comme la manne naturelle du désert, est une esptce de melon d'eau, amer, qui croit à chaque pas sur la surface entière des parties connues du grand désert de Kahalari. UW sert à la fois de nourriture et de breuvage aux sauvages habitants de ces régions abandonnées. Les Bakalahari prétendeut qu'au fur et à mesure que l'on pénètre dans l’ouest, ces melons prennent un meilleur gout. Mais ce n’est point pour les hommes seuls que Dieu a wis cette nourriture au désert : les gemsb: ks sont très-friands de cette ra- cine, que leur instinct les porte à déterrer, et les élé- phants, qui ont l'odorat si fin, les recherchent aussi. L'oa voit des plaines entières labourées par les dé- fenses de ces intelligents animaux en quête de ces plantes savoureuses. We Le 26, à une heure du matin, je levai ma tête qui reposait sur ma selle, dont je m'étais fait un oreilier. Il faisait si clair, que je crus que le jour allait poindre. Je réveillai mes piqueurs et nous fimes nos prépara- tis de départ Mais tout à coup un nuage qui passa sur la lune et Vobscurcit vint me démontrer que c’é- tait elle qui m'éclairait. Il est vrai qu'elle était escortée par une magnifique comète, qui s’étendait du côté du sud -ouest et avait une énorme queue tout en flam- mes. Nous étions encore au milieu de la nuit; je me recouchai done et me rendormis. Trois heures après, la pluie qui me tombait sur le visage me réveilla en sursaut. Nous nous levämes dès qu'il fit grand jour et nous nous remimes en marche du côté du nord. Nous reconntimes, à leurs traces toutes fraîches, que plu- sieurs hyènes avaient rôdé tout autour de nous. Le lendemain l'eau disparut complétement: depuis quelques jours elles se corrompait, el cetie putrélac- tion nous avait rendus malades. Le 28, j'eus la satisfaction de voir pour la première fois une chose dont les Boers n'avaient beaucoup parlé. C'était un trek bokhers ou une grande émigra- tion de spring-boks; en fait de mœurs de bêtes fau- ves, le spectacle était bien certainement un des plus curieux qu'il y eût au monde. Deux heures environ avant le jour, j'avais été éveillé dans mon chariot, par d’borribles groguements de bêtes qui me parais- saient être à deux cents toises de moi. Je m'étais ima- eine que quelques bandes d'antilopes broutaient au- tour de mon camp. Avec le jour je me levai et regar- das autour de moi Je poussai aussitôtun cri d'étonnement : au nord le sol était littéralement couvert d'une masse compacte et mouvante de spring-boks marchant en bande serrée conne un troupeau de moutons, et s'avançantd'un pas lent et grave. Hs s'étalaient à la sortie d’une crevasse qui se trouvait au milieu d'une longue chaîne de col- lines à l'ouest, percée par laquelle ils debouchaient sans relâche, envohissant toute la plaine, comme aurait pu le faire le courant d'un graud fleuve. Puis ces animaux disparaissaient derrière un monticule un mille au nord. Je demeurai debout pendant près de deux heures sur le coffre de devant de mon chariot; j'étais, je l'a- voué, pétrilié de stupefaction, La scène qui se vassait situé à / LA VIE AU DÉSERT. 27 sous mes veux était aussi merveilleuse qu’inattendue. J'avais peine à croire ce que je voyais, et je doutais du témoignage de mes sens. Etait-ce bien une réalité que je voyais ou bien la peinture exagérée et invrai- semblable des rêves d'un chasseur? Et pendant ce temps-là | innombrable troupe, lin- terminable cohorte continuait à s’avancer dans la plaine en phalanges serrées, couvrant comme un ta- pis les plaines, les vallées, les collines, en se renou- velant sans cesse et se succédant sans fin. Tout à coup je sortis de l’espèce de torpeur où me plongeait ce spectacle inoui. Je montai à cheval, je pris ma carabine et me lançai au milieu de cet océan, suivi de mes deux piqueurs et tirant avec une sorte de frénésie jusqu'à ce qu'il y eùl une quinzaine d'ani- maux par terre. Alors seulement je criai : Assez! Il s'agissait avant tout de dérober aux becs des vau- tours la venaison qui jonchait le sol, nous entassames donc notre chasse sous divers buissons que nous couvri- mes de broussailles etnousrevinmes au camp, d’où j'ex- pédiai Jacob avec un fourgon pour chercher le gibier. Un chasseur qui eût tué pour le plaisir de tuer eût abattu des centaines de bêtes, Jamais, dans la suite, il nem estarrivé de rencontrer en mouvementunsi prodi- gieux troupeau que celui que je vis ce jour-là, et jamais non plus ces animaux craintifs ne se laissèrent appro- cher de si près. Notre gibier relevé, je me dirigeai vers le petit fleuve où campaient les Boers nomades. Ils étaient justement sur le chemin que je devais suivre pour me rendre à Bier-Vley ; mais, quelque surprise que m’eussent causée les spring-b.ks le matin, j'en éprouvai une bien autrement grande en voyant ce que je découvris pendant le trajet de mon camp à celui du vieux Swiers; car, au détour de la petite chaîne de collines qui s'élendaien£ tout autour de moi, le pay- sage m'apparut dans des proportions triples et qua- druples, et, aussi loin que mon regard put s'étendre, j'aperçus le sol entièrement couvert d’une seule masse de spring-boks qui, s'étendant jusqu'à l'horizon, ressemblait à un immense tapis rouge mouvanl. Il serait impossible d'essayer de donner ici le chullze, je ne dirai pas exact, mais approximalil, de la quantité dantilopes que je vis réunies ce jour-là; je n'hésite point à aflirmer qu'il y en avait plusieurs centaines de mille. En arrivant au camp des Boers, je m'oteupai à dé- couper ct à saler ma venaison. Les Boers, de leur côté, s'étaient mis en chasse ct avaient tué autant de spring boks qu'ils avaient pu en rapporter. Le vieux Swicrs avoua que c'était un assez beau « trek hokhers, » mais il ajouta que c'était bien peu de chose en com- paraison de ce qui existait autrelois + — Ce matin, nous dit-il, vous avez vu une plaine couverte de spring-boks; eh bien! moi, je vous donne ma parole que j'ai galopé un jour entier sur plusieurs plaines qui cn étaient couvertes, aussi serrésque lesont des moutons parqués dans un champ : ces hardes pais- saient aussi loin que mes regards pouvaients’étendre. Je ne doutais point de la parole du Boer, mais je trouvais que ce que j'avais vu était déjà fort beau, et j'eus peur de tenter Dieu en désirant d'en voir da- van{age. Le-31 au matin, je pris congé des Boers, et. quittant le fleuve qu'ils appellent Rhinoceros-Pool, je me di- rigeai vers Bier-Vley, où j'arrivai au bout de huit heures. La traite avait été pénible; il faisait très-chaud et nous traversions une contrée aride et désséchée. Et pourtant il y avait du gibier ; je vis plusieurs trou- peaux de spring-boks de cinq cents à deux mille cha- cu, le tout flanqué d’outardes et de perdrix des Na- maquas en abondance. Bier-Vley, le vallon près duquel je venais de cam- per, s'étend sur une plaine large et unie ; pouvait avoir onze milles de long et un ou deux de large. Dans toute la longueur de la verdoyante vallée court, dans la saison des pluies, un filet d'eau très-profond qui serpente au milieu de la plaine, déborde, arrose et fertilise les pâturages voisins. Dans cette saison, néan- moins, son lit était sec et la plaine couverte d'herbe verte et Louffue. La contrée qui avoisine Bier-Vley est stérile et dé- solée ; elle se compose de collines basses et pierreuses et de plaines de sable où Von ne voit çà et là que de petits arbustes et des buissons de karroo. f Vers le matin, je transportai mon camp à huit ou neuf milles plus loin, étant oblige, à cause de Finé- galité du terrain, de faire un detour demi-cireulaire en dehors du relai, et j'établis mes chariots sur la plaine, tout à côté du bord d'un lit de rivière dessé- chée, avec une grande mare d'eau courante à proxi- mité. C'était au reste l'endroit le plus commode que l'on pt désirer pour tirer des spring-boks, et par conséquent pour choisir de rares échantillons de cor- nes, ce sue j avais hate de faire. Le pays était couvert de tous cèlés d'immenses hardes de ces antilopes, et elles paraissaieut toutes vouloir brouter, de prele- rence, aux environs du ruisseau à côté duquel j'etais campé, Je demeurai là plusieurs jours, m'amusant comme jamais je ne l'avais fait, et augmentant chaque jour mes échantillons d'oryx, de spring-boks et d'autres animaux. Ce fut-la que je tuai ma première autruche, qui était un fort heau male. Je le tirai de très-loin, et ma carabine était élevée de manière à décrire une parabole de plusieurs pieds. Ma balle lui cassa la jambe et il tomba pour ne plus se relever. Où aurait-peine à comprendre ce qu'il y a de force dans les jambes d'une autruche, La cuisse, particu- lièrement musculaire, ressemble bien plus a celle d'un cheval qu'à celle d'un oi-cau. Eu mourant, l'autruche me lauça un coup de pied 28 LA VIE AU DESERT. SSS SS me Oe pe 0 a aa ee qui m’atteignit si cruellement à la jambe que la vio- lence du coup me renversa. ME Le grand fleuve Orange. — Stiuk Vouteyn. — Les Griquas et les Batars. — Capture d'un enfant des buissons (bush-boy). — Un nid d’autruches. — Cabanes des Bushjismen. — Les Koodoos et les Oryx. Le 9, je trouvai que j'avais suffisamment joui des délices de la Bier-Vley : en conséquence, dans la matinée les chariots furent rechargés. On attela dans l'après-midi et je cinglai vers le sud. Le lendemain nous attelames au point du jour ei rebroussames jus- qu'à Rhinocéros-Pool. La chaleur continuait à être étouffante et le vent soufflait du nord : nous élions as- saillis pas des essaims de mouches qui étaient insup- portables. Elles remplissaient la tente et les chariots de telle façon qu'il m'était impossible d'y rester. Les Boers m'avaient désigné une petite fontaine à une journée de marche, où ils me conseillaient de chasser pendant quelques jours. Je résolus d’y établir mon campement. Le lendemain nous attelames done bien avant le jour et fimes dix milles au nord-est, à travers une immense plaine aride qui s'étend parallè- lement à la contrée fréquentée par les oryx. J'avais envoyé d'avance un de mes Hottentots à la recherche d'une source d'eau pour nous et notre bétail : il revint nous dire qu'il y avait à un mille en avant un camp de Boers, que ce camp était abandonné et qu'il était situé près d’une grande fontaine, remplie non pas d’eau, mais de boue. J'espérais convertir cette boue en eau, je fis donc at- teler à trois heures de l'après-midi et allai m’établir à cette fontaine, qui sera dans ma vie un souvenir unique et éternel, car ce fut près d'elle que je trouvai un seul et intéressant échantillon de Bushjismen qui s'attacha à moi et me servit fidèlement, suivant ma fortune au milicu des plus grands dangers et des plus affreuses privations sur terre et sur mer. Plus tard, quand je me fus enfoncé dans Je centre de l'Afrique et que les autres m'abandonnérent, lui seul resta près de moi. Dans l'après-midi, je chassai et tuai un vieux mâle oryx. La nuit suivante son cou me servit d'oreiller, et atuiré par l'odeur de la chair fraiche, les chacals pous- sérent leurs cris funèbres tout autour de moi. Je reviens à mon petit bush-boy. Le 13, tout près de mon camp, je découvris deux trous remplis d'eau. Je les visitai, et tout à coup à quelques pas de moi je découvris un drôle de petit personnage ayant forme humaine qui me regardait sans trop s'ellaroucher, C'était cet enfant des buissons, — bush-boy, — dont j'ai parlé plus haut. Mes Hot= tentots avaient aperçu sa tête noire et crépue au mi- lieu des roseaux de la fontaine et s'étaient emparés de lui. Je lui offris tout d’abord un habillement com- plet accompagné d’un verre d’eau-de-vie et moyennant ces dons nous fümes bientôt amis. Alors je l’interrogeai, et il me conta qu’étant tout petit il avait été pris par les Hollandais pendant le pil- lage d’un village et le meurtre de sa tribu. Il avait été élevé depuis par un Boer, mais n ayant pas pu supporter les mauvais traitements dont il avait été l'objet, il s’é- tait enfui au hasard. Depuis trois ou quatre jours il errait à l'aventure. Les Hollandais l’avaient baptisé du nom de Ruyter, en l'honneur du fameux amiral hollandais. é ; Le 17, & cause du manque d’eau, je fus forcé de lever le camp et de me diriger vers la grande rivière Orange, éloignée de trente milles à peu près. Le 18 au point du jour, nous mimes les bœufs aux chariots, et, après avoir marché quatre heures dans des régions sauvages et inhabitées, nous nous trou- yames tout à coup en face de la magnifique rivière Orange, le plus beau des fleuves d'Afrique dont le cours, qui a près de quatre cents lieues de long, forme un point géographique important. Il prend sa source à l’est dans la chaîne des Vitbengen-Mountains, un peu au nord de la latitude de Port-Natal, et, coulant vers l’ouest, reçoit Vaal-River, qui s’y jette à cin- quante milles plus bas que l'endroit où je venais de déboucher. De là, continuant son cours toujours vers l'ouest, l'Orange disparait dans l’Atlantique au sud, à peu près à cinq cents milles plus au nord que le cap de Bonne-Espérance. Nous atteignimes la rivière à un endroit que l'on nomme Davinar’s-Drift. Il y avait tout près de la une ferme hollandaise des plus confortables. Son pro- priétaire était un jeune Boer du cap Distrek. Il avait conquis la position très-convenable où il se trouvait en épousant une grosse et vieille veuve. Leur princi- pale richesse consistait en immenses troupeaux de moutons et de chèvres qui étaient en excellent état. La contrée au reste était favorable à l'élevage des bestiaux de ce genre. Contre mon attente le Boer m'assura que la rivière était guéable, Cependant, avant de m'aventurer à la traverser, js consacrai une ou deux heures à rehaus- ser, à l'aide de branches d'arbres, les marchandises que l'eau pouvait gâter en les atteignant, La descente jusqu'à la rivière était très-escarpée, et nous [dimes obligés de mettre les sabots aux deux roues de der- rière de chaque chariot. Le gué était rocheux et les secousses terribles. Cependant nous arrivämes sains et saufs sur l'autre bord. Nous nous éloignämes aus- sitôt d'un demi-mille des bords de la rivière et dres- simes immédiatement notre camp. I] faut avoir considéré le fleuve majestueux dans les LA VIE AU DESERT. $$$ AAA mémes conditions que moi pour se faire une *dée du plaisir que je ressentis en traversant cette oasis dans le désert. Depuis quelques semaines notre caravane avait traverse des plaines arides et desséchées, où nous avions eu à peine assez d'eau pour désaltérer notre be- tail, nous sentions peser sur notre téte un ciel dévorant dont aucun nuage ne tempérait la chaleur, où pas un arbre, pas un arbuste feuillu ne répandait son om- bre; et tout à coup nous nous trouvions en face d'un fleuve majestueux, roulant ses larges ondes devant nos yeux éblouis et nous offrant une ceinture d'arbres _verdoyants et de fraiches prairies. A l'endroit où nous traversames l’Orange, ce fleuve me rappela certains sites de la Spey, la chère rivière aux bords de laquelle je suis venu au monde. La largeur ordinaire de l’Orange est de trois cents toises; chaque rive est ornée d’un superbe rideau de saules pleureurs dont les branches trempent dans l'eau, tandis que de place en place s'élèvent des bos- quets d'arbres fleuris dont le parfum embaume Vair et dont les fraiches profondeurs sont peuplées d'oi- seaux de toute espèce, les uns au plumage diapré, les autres au chant mélodieux. Les entomologistes pourraient, aussi, trouver la matière à d’intéressantes remarques, car les arbres et le sol fourmillent d'in- sectes curieux et rares. La première chose dont je m'oecupai après avoir fail halte fut de prendre un bain délicieux, après quoi je m habillai de mon mieux et, traversant la rivière à cheval, j'allai rendre visite à l’heureux ménage dont j'ai deja dit un mot. Je trouvai ces gens là polisetcommunicatifs, ilsm'of- frirent une provision de légumes qui me fut d'autant plus agréable que j'en é ais privé depuis plusieurs se- maines, el je sus par eux qu'à 15 milles vers le nord je trouverais des salines; ils me montrèrent deux sortes de gibier qui m'étaient encore inconnues, c’est-à-dire les Koodoos et les Sassays bys. Je me promenai avec eux dans leur jardin où, sans compter les légumes, je trouvai différentes espèces d'arbres fruitiers, tels que des péchers et des abricotiers : les branches pliant sous le poids de leur savoureuse moisson. Nous nous quittames enchantés les uns des autres. Le 19, je montai à cheval et me dirigeai vers le nord, où une grande colline rocheuse bornait l'ho- rizon. Je jouis la d'une vue magnifique : au nord eta Vest, aussi loin que le regard pouvait atteindre, on aper- cevail une multitude de cimes hardies d'une hauteur prodigicuse. Quelques-unes formaient le plateau, mais la plupart étaient d'aspect conique et s'élevaient en pyramides dont chacune semblait s'eflorcer de domi- ner l'autre. Ces montagnes divisaient des plaines immenses, Depuis que nous avions traversé le fleuve Orance le paysage s'embellissait, Les plaines étaient plus hautes 29 et plus vertes, et les petits buissons, qu'on appelle « karrao », eu égard au désert où ils poussent, élaient peu à peu remplacés par d’autres d’une plus belle venue et d’une autre espèce. Ceux-ci pour la plupart exhalaient un vif parfum aromatique, surtout lorsque la terre avait été rafraichie par une averse; dans ce cas, les déserts de l'Afrique exhalent un parfum si délicat que ceux qui n'y ont pas voyagé ne sauraient s’en faire une idée. Notre route serpentait au milieu d'une plaine im- mense où nous vimes errer plusieurs hardes de gros gibier. Mais je m’approchais des régions où je comp- tais rencontrer une plus noble chasse, et mes rêves, surtout ceux que je faisais éveillé, étaient pleuplés de lions, d’éléphants, de rhinocéros et d'hippopotames. Bientôt mon attention fut attirée par la vue d'une grande antilope qui me parut tenir à la famille des « hartebiers » ; à sa couleur pourpre, je la reconnus pour un Sassaibe, quoique je visse cet animal pour la première fois, mais elle était trop loin pour que j es- sayasse de lui donner la chasse : je la laissai donc paitre tranquillement. La vue était bornée de tous côtés par des monta- ses, et à l’aide de ma lunette je découvris des forêts de mimosas qui couvraient Alxoo-Bay. Nous arriyames ce jour-là vers un bassin assez pro- fond dont les côtes formaient une pente douce. Au milieu, la surface plane, couverte de sable fin, portait une couche épaisse de gros sel : cette couche a d'or- dinaire de un à deux pouces d'épaisseur. Des pluies violentes remplissent d’eau le bassin, et quand la sé- cheresse arrive, l'eau se retire et il se forme de grands dépôts de sel. Ce genre de salines se trouve dans plu- sieurs parties de l'Afrique méridionale. Celles qui approvisionnent particulièrement la colonie de son meilleur sel sont situées entre Utenage et Algon Bay. Elles sont fort étendues et leur rapport est conside- rable. Les autruches et presque toutes les antilopes fréquentent les salines, car elles sont trés-ir andes de sel. La saline près de laquelle nous étions avait ete autrefois visitée par les Boers et les Griquas qui Sy approvisionnaient, mais depuis quelques années ils l'avaient abandonnée pour une autre qui en fournis- sait de qualité supérieure. Les alentours en etaient donc inhabités, calmes et silencieux comme ceux d'un cimetière, Le 21 au malin, je laissai mes chariots campés pres de la saline, et, ayant fait un demi-mille vers le nord sur une route peu fréquentée, je découvris une lon- taine d'eau excellente, mais fortement impresnee de salpêtre, Plus tard j'appris que les Boers appelaient cette fontaine Gruit Vouteyn ou Powder Fountain, à cause de son eau, que lon croirait avoir servi à laver des fusils. Les Griquas la nomment plus élè= gamment Stink Vouteyn, 30 LA VIE AU DESERT. A Vheure du déjeuner, je fus rejoint par une tronpe de ces pauvres diables. Ils se rendaient & une petite fontaine au nord-est, où l’on di-ait qu'il y avait du gibier à profusion. Ils étaient accompagnés de plu- sieurs serviteurs Bushjismen nus eta l'aspect sauvage, qu'ils avaient sans doute capturés dans leur enfance et dressés au service. Ils menaient en laisse, derrière leur chariot, des chevaux de selle qui paissaient tout en marchant. Je remarquai aussi parmi leurs bœufs, qui marchaient librement, deux vaches laitières. Ca peuple ne se met jamais en voyage sans se faire es- corter de ce luxe hygiénique. La contrée occupée par les Griquas s'étend de Rhama, village situé sur Orange-River, à environ trente milles à l'est du lieu où je me trouvais main- tenant, jusqu'à Griguastadt, leur capitale, village bâti à peu près à cent milles au nord de la jonction da Waal avec Orange-River. Les Griquas d'origine hottentote ont en général les traits caractéristiques de la race, c'est-à-dire un nez large et épaté, des pom- meltes sai lantes, de petits yeux d’éléphant et d'au- tres particularités physiques qu'il est inutile d’énu- mérer. Néanmoins ils sont croisés avec tant d'autres tribus qu'on peut trouver sur leurs territoires des descendants de toutes les races de Boers, Béchuanas, Mozambiques, Corannas, Namaquas, Hottentots, Bosh- jismen, etc. Ils se marient sans distinction de races, de sorte que les uns ont les cheveux longs et noirs, tandis que chez les autres le crâne est à peine orné de rares mêches maladives, de laine crépue : ces unions mixtes produisent donc des nuances et des variétés à l'infini. Une autre tribu, de tout point semblable aux Gri- quas, habite à l'est de leur territoire une contrée très- étendue et très-fertile. Ces gens s'intitulent Bétars. Leur chef a nom Adam Kok, et leur capitale s'appelie Philipoli. C'est un petit village s'élevant à trente milles environ au nord de Colesberg; leur pays est bordé au midi par le Great-Orange-River. C’est de toute l'Afrique méridionale le district le plus favorable pour le fermage, car il possède une multitude de fon- taines dont on peut détourner les eaux pour arroser les terres. Le costume des Bâtars consiste en une jaquette de cuir, un gilet, un pantalon, des souliers grossiers ; le lout confectionné chez eux. Un mouchoir malais at- laché sur leur tête complète leur costume, qui les dimanches et fetes s'enrichit d'une cravate et d'une chemise, Quant anx femmes, elles portent un corset juste qui descend jusqu'au bas de la taille, d'où part un jupon pareil à ceux des femmes de tous les pays Ces jupons sont quelquefois d'étolfes de fabrique an- glaise, mais plus souvent d'un cuir souple qu'elles préparent elles-mêmes, Elles se coifent avec deux mouchoirs, l'un de soie noire, l'autre bariolé de rouge et de vert. Elles aiment beaucoup les perles de toutes erosseurs et de toutes couleurs, et en mettent plusieurs rangs a leur cou. Hy en a surtout une espèce qui leur est particulière. Ce sent les tribus qui habitent sur les bords de la grande rivière Grange, vers le point où elle se jette dans la mer, qui les facornent avec la ra- cine d'une plante qui croît à l'embouchure du Great- Orange-River, et qui exhale un parfum spécial et très- doux. Chaque fille Griquas posséde au moins un rang de ces perles, et tout voyagenr qui une seule fois a res- piré leur parfum ne peut le sentir de nouveau sans se rappeler involontairement les beaux yeux noirs et les formes gracieuses des nymphes à demi civilisées qui habitent la rive nord de | Orange. Les maisons des Griquas ressemblent à des ruches ou à des fourmilières; elles sont construites avec des branches d'arbres plantées en terre, en cercles re- courbés au-dessus et entrelacées, de manière à former une espèce de treillage sur lequel on étend de grandes nattestissées avec des roseaux. Ces peuples se servent aussi de ces nailes en guise de capotes de chariots, car elles résistent efficacement au soleil et à la pluie. Une butte de Griquas a dix ou quinze pieds de dia- mètre. Lorsque le propriétaire change de canton pour chercher des pâturages, il n’a pas grand’peine à em= porter sa maison avec lui. J'ai vu un bœuf de transport chargé non-seulement de la maison de son maitre, mais encore de tous les ustensiles de laiterie au complet, fabriqués en bois, de deux sacs de peau pleins de lait épais, des ustensiles de cuisine et par-dessus tout de la ménagère, avec un ou deux enfants. Tous les Griquas ont des maisons faites sur le même modèle, tous mènent la même vie. La description de la demeure et des usages d’un seul est done la des- cription des mœurs de toutes les peuptades qui jusqu'à l'océan bordent le cours du Vaal et d'Orange-River. Un point sur lequel ils se ressemblent surtout, c'est leur abominable paresse. Ils détestent les travaux difliciles ou fatigants et passent leur vie à chasser. Tous les ans ils partent en bandes avec leurs chariots, leurs bœufs et leurs chevaux pour faire des expédi- tions de ce genre dans l'intérieur des terres, et ils s'absentent de chez eux pendant trois ou quatre mois. Les Griquas sont particuliérement menteurs, défautqui au reste domine dans l'Afrique méridionale. Ts sont aussi on He peut plus indiserets dans leurs demandes, el ils commencent ordinairement par mendier du thé où du café, Comme ils connaissent la courtoisie an- glaise, ils font cette demande au nom de leur femme ou de leurs filles. Mais malheur à vous si vous accé- dez, alors ils continuent leurs importunités, et ont tour à tour la fantaisie d'obtenir votre chapeau, votre cravate ou votre habit, sans rougir de vous offrir les trocs les plus msensés. Un jour j'en trouvai an qui de sang froid me proposa de troquer mon pantalon de drap tout neuf contre une paire de culottes de cuir qu'il portait depuis plus de dix ans. LA VIE AU DESERT. 31 EEE EEE ——]— "a -Nous franchimes les collines par un défilé pierreux, et ayant cheminé pendant quelque temps au travers de plusieurs vallées bien boisées, nous joutmes tout à coup d’une vue admirable. Une vaste plaine couverte d’un gazon touflu sur lequel se détachaient de gigan- tesques mimosas s'étendait depuis le pied des collines au sommet desquelles nous nous trouvions jusqu'à une autre chaîne de montagnes escarpées colorées d’une belle teinte bleue. Nous descendimes dans cette plaine en appuyant vers le nord et galopant en ligne parallèle aux collines. Bientôt mes compagnons pri- rent une direction qui ne me parut pas être le meil- leur chemin pour rencontrer du gibier. Je m’écartai donc quelques pas et suivis un sentier qui rampait à la base des montagnes. En un instant, je les perdis de vue. Je galopai ainsi environ un mille, et soudain je me trouvai en face d’une troupe de koodoos, parmi lesquels se trouvaient deux bucks qui portaient majestueuse- ment une paire de cornes en spirale, bien plantées et très-écartées. Ils prirent la fuite du côté des collines rocheuses, ainsi que font toujours les koodoos. Leur course était une suite non interrompue de bonds par- dessus les ronces, ce qui éreintait mon pauvre cheval. Par malheur je m'étais mis en campagne sans piqueur, et pourtant, tout lourd que j'étais, je gagnais sur eux, et j'en aurais certainement atteint et tué au moins un, s'ils n'étaient arrivés à un obstacle infranchissable pour moi, c'est-à-dire à une espèce de barrière de rochers durs et pointus, par-dessus lesquels ils sau- tèrent et disparurent. En ce moment parut tout à coup une belle troupe composée de neuf oryx, galopant droit sur moi. Ils avaient tous des cornes d’une longueur prodigieuse, surpassant en beauté tout ce que j'avais vu jusqu'alors. [ls étaient précédés de quatre zèbres admirablement rayés, les premiers que je rencontrais. En une se- conde je me lançai à la poursuite de cette bande. Je déplorais plus que jamais la folie que j'avais faite de sortir sans piqueur, mais pourtant sans perdre tout espoir de succès, car il était évident que ces antilepes avaient été chassées par les Griquas dont je venais de me séparer. Je choisis un male et m'attachai à lui pendant plusieurs milles, en le poursuivant d'un galop furieux. Enfin, je me trouvai à quinze toises de lui; sa langue pendait hors de sa bouche, de longs flots d'écume découlaient de ses flancs. Tout à coup, au détour d'un buisson d'épines il s'arrêta et fit volte face. Je me jetai hors d'haleine, épuisé, frémissant, à bas de mon cheval. Je portai d'une main convulsive ma carabine à mou épaule et tis feu. La balle le perça de part en part et le tua roide. Il avait les plus admirables cornes que j'eusse en- core vues. Je débarrassai mon cheval de sa selle, puis je Vattachai au licol, et je coupai la tête de l'oryx, opération que je n'accomplis qu'à grand'peine, car la peau de son col avait un pouce d'épaisseur. Après cela je convris le cadavre de branches coupés à un mimosa voisin, afin de le protéger contre les vautours. Cette opération terminée, je revins au camp, ma carabine sur l'épaule. Le lendemain je découvris la carcasse d’une femelle koodoo qu’une meute de chiens sauvages avait forcée et dévorée. Mes Hottentots se hâtérent de s'emparer de la moelle des os des cuisses, qu'ils estiment comme un graud régal et qu'ils avalerent toute crue. VII Excursion de Stink-Vouteyn au Vaal et retour. — Chiens sau- vages,— Les antilopes.— Les autruches.— Les pordrix des Na- maquas.— Les Sauterelles. — Les Boers essayent de m'enlever Ruyter. — Un Gnoo forcé par des chiens sauvages. Le 24, au matin, nous attelâmes et quittant Stink Vouteyn, nous marchames vers Vaal-River, éloignée d'environ vingt-cinq milles. Nous y arrivames à deux heures le lendemain. Notre route courait dans des sables très-fins, ce qui la rendait horriblement pénible pour les bœufs. J'envoyai d'avance des hommes à cheval sonder la profondeur du fleuve, et, le trouvant guéable, je ré- solus de le traverser sur-le-champ. Il est de règle, parmi les voyageurs expérimentés , de ne jamais re- mettre au lendemain, en Afrique surtout, le passage d’une rivière qui se trouve guéable au moment où ils arrivent sur ses bords. Les voyageurs de l'Afrique méridionale racontent des histoires qui prouvent qu'ayant négligé cette précaution ils ont été forcés de camper des semaines et même des mois entiers sur le bord de diverses rivières. Le courant étant très- fort, je montai sur un des bœufs de devant d'un de mes attelages, et en quelques minutes une double file de bœufs refoulait vigoureusement l'eau qui mon- tait jusqu'à la moitié du flanc de ces animaux; Peau atteignit le fond de ma cargaison, mais sans me causer aucun dommage. L'autre rive était extrêmement écartée et pierreuse, et chaque bête eut les plus puis- sants efforts à faire pour en gravir la berge. En cet endroit la rivière est fort belle, avec des courants rapides et de petites anses d'eau calme ap- pelces par les naturels « zekoë-ychots », ce qui veut dire trous de veau marin ou d'hippopolame, car ces énormes amphibies étaient très-nombreux, il y a quel- ques années, le long du Vaal River. Mais l'hippopo- tame est timide comme l'éléphant; il recherche la solitude, et se retire à mesure que la civilisation approche. Les bords du Vaal, ainsi que ceux d'O- rai ge River, sont ornés de bosquets touffus et d'ar- 32 LA VIE AU DESERT. Sern nnn EEE bres verts de toute sorte, où domine le saule pleureur, dont les longs rameaux effleurent avec grace le cou- rant. La berge des deux fleuves est jonchée de troncs d'arbres bruts qui y sont déposés par les inondations annuelles auxquelles ils sont sujets. Au nord, à peu de distance de mon camp, il y avait une île char- mante et couverte d'arbres de la pluséclatante verdure. Vers trois heures de l'après-midi je montai à che- val et me lancai au galop vers le nord. J'étais accom- pagné de Cobus et de Jacobs. Nous trouvames le pays couvert de buissons, la plupart armés d'épines semblables à des hamecons. Cette espèce de mimosa est plaisamment désignée par les Boers sous le nom de « vyachtum bige », où « wait «a leitthom », c'est-à-dire : « épine, attends un peu», parce qu'elles conseillent à chaque instant aux voya- geurs qui passent de ne pas se presser, altendu que, quand ils n'ont point égard à leurs avis, ils y laissent une portion de leurs chemises et de leurs pantalons. Ca et là il y avait des collines couvertes de rochers adamantins fort pointus, dans les interstices desquels croissaient aboudamment néanmoins de la bonne berbe et des buissons verts. Je fis ce jour-là un très-beau coup : je tuai une vicille outarde mâle, et comme, tout charmé de cette caplure et comptant sur un excellent déjeuner pour compléter ma bonne humeur, je revenais vers mon camp, complant bien trouver ce déjeuner prêt, je dé- couvris mes deux honorables serviteurs, Cobus et Ja- cobs, chargés du soin de mes repas qui, couchés au pied dun mimosa fumaient avec délices leurs petites pipes de terre; quaut à mon déjeuner il n’en avait point été question. Je crus à cette occasion qu’une petite correction manuelle serait bien placee; j'adressai en conséquence à chacun deux ou trois coups de mon jambok. Ces fiers gentlemen en furent tellement indignés qu'ils s'enfuirent au moment où j'étais au bain. Le 31, il faisait un beau temps tres-frais quoique le ciel fut couvert d'une va; cur noire. Je me donnai d’a- bord le plaisir de nager assez longtemps dans le Vaal, puis je montai à cheval pour aller à la recher- che dun Roan antilope. En l'absence de mes deux fugitifs, je me fis suivre par Carolus, qui, presque aussi grand et aussi gros que moi, était beaucoup trop lourd pour l'emploi de piqueur. Quant à mon petit Bush-hoy Ruyter, il avait appris à monter à cheval chez les Boers, mais il se tenait mal et ne voulait jamais pousser sa monture à fond de train, surtout quand le sol était inégal ou rocailleux, J explorat la contree sans résultat jusqu'à une dis lance assez considérable et me dee dai à revenir vers mon camp, quoiqu'il fit encore de bonne heure; car Je temps s'obscurcissait, et des coups de tonnerre loin- Lain H 7 CL sours anboncnent un orage proc hain. En moins d'une demi-heure la vluie tomba à torrents et un vent très-froid se mit à souffler. Alors commencèrent à gronder sur ma tête les plus formidables éclats de foudre que j’eusse entendus de ma vie. Les éclairs étaient si nombreux et si précipités qu'il en résul- tait un jour étrange et flamboyant qui m'aveuglait. Nous pressames alors notre course ; mais, au moment où nous allions entrer dans un fourré de buissons épi- neux, une énorme antilope grise se leva du milieu d'un fourré. Je ne pus voir sa tête, mais je reconnus tout d'abord que c’était le fameux Roan antilope tant cherché par moi, autrement dit un gemsbock bâtard. Je demandai ma carabine mauresque, abritée contre les torrents de pluie qui tombaient dans une gaine imperméable de master Hugh Snowis, breveté. Ca- rolus la tira de son fourreau et me la passa avec son flegme ordinaire. Elle était naturellement toute chargée. La noble bête avait pendant ce temps gagné du terrain : c'était un vieux et magnifique mâle; il portait une superbe paire de cornes ayant la forme d'un cimeterre et avait cinq pieds de haut depuis Pépaule jusqu’à terre. Heureusement j'étais monté sur un cheval qui, connaissant son état, savait ce qu'il avait à faire, et qui, à travers les méandres de roches, de pierres et de ronces, s'élanea après lui avec une grande ardeur. Au bout de quelques minu- tes, mes jambes, à partir du genou, étaient ruisse- lantes de sang, et ma chemise, soit dit en passant, mon seul vêtement, était déchirée en petites bande- lettes qui floitaient au gré du vent autour de ma taille. Lantilope, grâce à la surprise et à la difficulté du ter- rain, eut d'abord une avance qu'elle maintint pendant quelque temps; mais bientôt, le sol étant plus ferme, je commençai à gagner sur elle. Enfin, après une chasse d'environ dix milles, illuminée par les éclairs qui m'eussent donné aux yeux d’un poëte d'Occident l'aspect d'un chasseur fantastique, nous arrivames à une légère montée à la moitié de laquelle mon anti- lope s'arrêta et fit tête bravement, me regardant à son tour d’un air de déli et avec des yeux qui semblaient croiser leurs éclairs avec ceux du ciel. J'avoue qu'aujourd'hui encore je me rappelle ce mo- ment avec une certaine émotion. Cet animal qui, forcé par le lion, lui tient tête, osait me résister, Je m'ap- prochai de lui à la distance de quarante pas. Je mis pied à terre, et, sans être intimidé par les éclats d'un coup de tonnerre, je lui envoyai une balle dans l'é- paule, L'animal bondit aussitôt pour me charger, mais, à moitié chemin, sa force le trahit : il chancecla et tomba sur les genoux. Je lui envoyai alors une se- coude balle dans le cou, juste à l'endroit où j'avais l'habitude, pour mes collections, de séparer la tête des épaules, Ce fut son coup de grace; ilsereleva dans un supréme effort, mais pour retomber; ilroiditensuite ses membres et ferma les yeux. F était mort. Pendant ce temps l'orage redoublait de fureur. LA VIE AU DESERT. 33 eee... J'avais très-froid, car j'avais perdu ma chemise dans Vardeur de ma poursuite, et il ne me restait absolument que mes souliers et une espèce de cein- ture de cuir; je m’arrétai cependant assez long- temps à contempler la superbe et rare antilope que je venais d’avoir le bonheur d'abattre. C'était un échantillon magnifique. Dans l'après-midi du 3 février nous attelames et retroussämes chemin jusqu'à ce que la nuit vint. J'étais alors arrivé à la rivière, que je traversai mal- gré l'obscurité, et je campai sur l'autre bord Dans le trajet j'avais rencontré une douzaine d’autruches sortant de l'œuf depuis quatre ou cinq jours et à peine grosses comme des pintades. Je m’amusai beaucoup à voir la mère s'efforcer de nous donner Je change, en rusant à la manière des femelles de canards sau- vages ; elle étendait et trainait les ailes, puis se jetait à terre comme si elle eût été blessée. Pendant ce temps le mâle se chargeait de la garde des petits ct les éloignait de nous pour les mettre en süreté. Je respectai l'amour maternel dans la personne de celte digne autruche, et lui fis grâce, à elle, à son époux et à sa couvée, Le 4 nous cheminâmes à travers un pays sablon- neux, orné en certains endroits de très-vieux arbres fort pittoresques, de l’espèce des camel's thorn. Vers onze heures du matin je remarquai que la base d’une chaîne de collines très-étendues vers le nord était cachée, sur une largeur de plusieurs milles, comme par un nuage épais qui paraissait se rapprocher de nous en appuyant vers le sud. Il se trouva que ce nuage était composé de myriades de sauterelles. Ce phéno- mène est, selon moi, ce qu'un voyageur peut voir de -plus curieux. Elles ressemblent fort à une épaisse gi- boulée de neige lorsqu'elle tombe en larges flocons, et le bruit de leurs ailes me rappelait le murmure des feuilles d'arbres agités, dans une grande forêt, par la brise d'été. Le soir, je visitai la hutte d'un vieux Bushman que je trouvai chez lui avec une foule de Bushchildren qui étaient ses petits-enfants. Je dormis dans leur voisinage sous un vieux mi- mosa. Vers minuit le vent souffla de l'Océan du sud, et, comme je n'avais pour tout vêtement que ma che- mise, j'éprouvai un froid insupportable, En dépit de ces alternatives de chaud et de froid, ma santé était par- faite, et je n'avais plus le moindre retour des rhu- matismes dont j'avais souffert dans l'Inde, quoique depuis mon arrivée en Afrique j'eusse complétement cessé de porter de la flanelle. Je puis donc recom- mander le climat en toute connaissance de cause. Ajoutez qu'on n'y entend presque jamais pa ler de catarrhes, de rhumes , de toux, ni de maux de gorge. Des hommes de science, dont l'opinion doit en pa- reille matière avoir un grand poids, m'ont assuré que les districts des frontières de la colonie, et surtout les plus eloignés vers le nord, sont des séjours parfaite ment sains et curatifs pour les personnes aflligées de maladies de poitrine. La contrée dans laquelle nous venions d'entrer était sablonneuse et complétement inhabitée; les plaines étaient couvertes d'une bruyère longue et rude, et souvent d'arbustes rabougris et d'herbes dou- ces pouvant admirablement servir de fourrage. Des chaînes de collines assez élevées et interminables coupaient ces vastes steppes et bornaient la vue de tous côtés; des forêts séculaires de vénérables mi- mosas, patriarches de ces déserts, entremêlés de hauts arbustes aux feuilles grises, se détachaient par plusieurs groupes verdoyants au pied de ces mon- tagnes. Quand nous arrivâmes près d’une petite fontaine, la nuitétaitvenue. Nousavions fait une halte d’une heure, lorsque deux Bocrs à cheval, dont l'un etait le frère du maître de mon petit bush-boy, arrivèrent pour me demander de le leur rendre. Après avoir écouté leurs instances et leurs importunités jusqu’à en être fati- eué, je leur déclarai que j'appartenais à une nation qui avait l'esclavage en horreur, et que par consé- quent je refusais absolument de faire droit à leur ré- clamation. Ils remontèrent alors à cheval et partirent en me menaçant. F Ii va sans dire que je me moquai d’eux et de leurs menaces. Ruyter parut se divertir beaucoup de toute cette discussion, et, quand les Boers se retirérent, il leur cria en patois hollandais : — Oui, méchants Boers, vous avez cru me repren- dre, mais j'ai maintenant un bon maitre. aussi puis- sant qu'il est bon, et qui vous fustigera bien si vous vous frottez à lui. Ce jour-là je tuai une hyène qui s'enfuyait devant moi, comme aurait pu faire une gazelle : je luienvoyai une balle et elle tomba. Le 46, vers minuit, j'allai prendre place dans un trou près de la fontaine. Vers le point du jour, j'entendis le galop d'un animal qui s'approchait ra- pidement de moi; je jetai un coup-d'æil entre les pierres qui me cachaient, et je vis un magnifique Gnoo, espèce de bison, se précipiter dans l'eau à cin- quante toises de moi. Il était aux abois, quatre chiens sauvages le suivaient, la tête et les épaules couvertes de sang, ce qui leur donnait un air terrible; ils pa- raissaient sûrs du succès et poursuivaient leur proie à loisir. Is passèrent à quelques toises de ma cachette, assez près pour que je visse la rage qui brillait dans leurs yeux. Mon ardent désir de m’approprier ce beau bison, et en même temps un échantillon de chiens sauva- ges, mempeécha d'attendre davantage: je fis feu de mes deux coups : un coup sur le bison, l'autre sur le ) 3k LA VIE AU DESERT. a plus grand des chiens sauvages. En recevant la balle le bison bondit hors de la fontaine, mais il tourna sur Jui-même, rentra dans l'eau, chancela un mo- ment et disparut. Le chien de son côté avait reçu la balle dans le cœur; il sauta devant ses camara- des d’un bond pareil à celui du bison, puis tomba mort sur le gravier. Je rechargeai précipitamment ma carabine, couché sur le côté, chose, je dois le dire, peu commode à exécuter. Pendant cette opéra- tion, les trois autres chiens se retiraient à regret, décrivant un demi-cercle dans le but de prendre le vent et de découvrir la cause de leur déception ; mais je lenr envoyai une troisième balle qui blessa l’un deux. Tous les trois s’enfuirent. J'avais eu d’abord quelque répagnance à tirer sur ces braves chiens. Toute cette aventure me rappelait d'uve façon vivante mes chasses dans les forêts d'É- cosse, à l'époque où je chassais le daim avec des lé- vriers, el je ne pouvais m'empêcher de dire en maoi- même que ceux-ci avaient mérité une meilleure récompense pour la façon dont ils m'avaient rabatiu le gibier. Un de ces chiens surtout ressemblait à s'y méprendre à lun de mes vieux serviteurs, nommé Factor, fidèle « stag-hound » que j'avais élevé moi- mème, et dont les hauts faits cynégéliques, pour n’a- voir pas éle chantés en vers, comme ceux de l'Oscar d'Ussian, n'étaient cependant pas inférieurs aux prouesses de ceux que ces chants ont célébrés. Les chiens sauvages, ou « wild houden », comme les appellent les Hollandais. sont encore nombreux tant daus lx colonie que dans l'intérieur des terres; ils cha-sent ensemble par bandes organisées depuis dix jusqu'à soixante. Leur endurcissement à la fatigue, ainsi que leur mode d'assistance mutuelle, les met en Gal de poursuivre et dé forcer les plus grandes et les plus puissantes antilopes. Je crois que le bison est animal le plus gros qu'ils osent attaquer ; je ne les ai jamais vus se hasarder sur des bulles. Leur pas est un galop allongé qui ne se ralentit jamais; une fois lancés sur la piste d'un animal quelconque, ils sentr'aident. Les lévriers qui marchent en tête, une fois fatigués, passent à l'arricre-garde , tandis que d'autres qui ont ménagé leurs forces les rempla- cent. Lorsqu'ils ont réduit leur proie aux abois, ils l'estoureut (ous et la terrassent sur-le-champ : au bout de quelques minutes, elle est dévorée, et il n'en reste plus que le squelette, Ces chiens soul braves et auda- Ceux et craignent peu l'homme; j'en eus la preuve quelques jours après. À son approche ils manifestent moins d'inquitude que lout autre animal carnassier, Lorsqu'une meute est coupée duns sa chasse, ceux qui la composent trottent lentement devant l'impor- lun, s'arrètaut pour le regarder et grognant avec un air de nienace, Leurs terriers sont situés au milieu des plaines déserics et COMMMUDIQUCHL les uns avec les autres, Lorsqu'ils voient approcher un homme, ils ne cher- cient point un abri dans leurs trous comme les au- tres animaux qui se terrent, mais, se fiant à leur vi- tesse, ils attendent que l'étranger soit à quelques pas d'eux pour prendre la fuite. Ils disparaissent alors dans la plaine. Leurs petits les suivent toujours dans cette fuite, à moins qu'ils ne soient trop faibles. Les déprédations que les chiens commettent dans les troupeaux des Boers hollandais sont incalculables ; il arrive souvent que, taudis que des bergers négli- gents s’éloignent pour chercher du miel ou toute autre chose, une bande de ces maraudeurs se jette au milieu du troupeau sans défense ; il s'ensuit un ellroyable massacre dans lequel un grand nombre de moutons sont tués ou blessés: car, non content den tuer ce qu'ils en peuvent manger, ces voraces pillards, qui tiennent de la nature du loup, étran- glent tout ce qui leur tombe sous la dent. Ils n'ont dans la voix que trois ou quatre cris, dont chacun a sa signification particulière : l’un est un aboiement aigu et colère : il a pour cause la vue d’un objet dont ils me peuvent se rendre comple; le second ressemble au claquement des dents des singes : ils poussent cecri à la nuit, lorsqu'ils se rassemblent en masse où qu'ils sont excités par quelque chose qui les agace, comme qui dirait le jappement des chiens domestiques; le troisième, et le plus usuel, est une espèce de cri de ralliement pour réunir les différents membres d'une meute, qui se sont séparés en pour- suivaut plusieurs antilopes c’est un cri singulière- ment doux, mélancolique et mélod eux, el qui cepene dant s'entend de fort loin. Ila du rapport avec la seconde note du chant du coucou, et, lorsqu'on entend ce cri le matin au milieu du silence, et que l’echo des bois voisins le répète, il est d’un charmant ellet. Quelque grand et beau que soit un chien domesti- que, les chiens sauvages lo traitent toujours avec un dédain profond, et attendant qu'il les attaque. Mais alors, s aidant l'un l'autre, ils Font bientôt mis en pièces. Les chiens domestiques, de leur côté, ont pour eux la même aversion; ils exècrent jusqu'au son de la voix des chiens sauvages de si loin qu'elle leurarrive; son elletsur eux, effet que j'ai souvent re- marque, est pire que le rugissement du lion. Dèsqu'ils l'entendentils se redressentavee colère et aboient pen- daut des heuresentières, Cette race intéressante, quoi- que destructive, tient le milieu entre le loup et les hyènes. J'appelai mes hommes, et nous eûmes grand peine à Urer le bison hors de l'eau ; il était cruellement dech res ses pieds de derrière, son ventre et ses han- ches élaient borriblement mutilés, Je continuai à chasser le hartle-beast jusqu'au 21 levrier, Alors je fis alteler au point du jour et marchai vers l'est jusqu'au coucher du soleil; la je LA VIE AU DESERT. fis halte près d'une petite fontaine de fort belle eau, ayant fourm ure “tape de 25 milles. Je n'avais revu ui Cobus ni Jacobs. VIII Rich-River.— Mirage.— Fes Bless-hoks.—Détails curicnx sur les lions. — Chasse aux lions par les Boers, — Coutumes des bless-boks. — Wild-beasts. — Fonrmilliéres. — Chasse aux bless-boks et aux sangliers. — Un mauvais camarade de lit. — Une aventure avec les chiens sauvages.—On m'annonce la pré- sence de lions errant dans mon voisinage. — Mœurs des liuns. Après avoir marché à l’est et ensuite au nord pen- dant deux milles, nous nous trouvâmes sur la rive sud du Rich-River, large d'environ trente toises elle. Ce courant d'eau prend sa source à cent milles àl'est, et, roulant vers l'ouest, se réunit à Vaal-River, en face de Campbell's Dorp. Trois jours après avoir gagné Rich-River. nous la . traversämes au-dessous d’une chute d’eau très-pilto- resque et poursuivimes notre route sur la rive nord. Letemps était frais et agreable. le ciel un peu couvert; les chaleurs de l'été étaient passées et la température devenait délicieuse. le coutinuai à marcher dans l'a- près-midi, laissant Rich-River à ma droite, et j’en- trai dans une contrée découverte et sablonneuse ayant des portions copieusement couvertes d'herbes douces et parsemées de chaînes de montagnes très- étendues, Au coucher du soleil je campai près de la ferme d'un Boer dont l'accueil fut très hospitalier. Pendant le diner, selon l'usage, il m'assomma d'une foule de questions : quelle était ma nation? d'où venais-je? où allais-je ? pourquoi voyageais-je ainsi tout seul? où Gail située ma f rme? où demeuraient mon père et ma mére? combien avais-je de frères et de sœurs? élais-je marié? ne l'avais-je jamais été dans le cours de ma vie? Sur ma réponse négalive à cette dernière question, le Bocr parut pétrilié d'étonnement, et les autres membres de sa famille s’entre-regardérent dans une stupéfaction complète. Le jour suivant je fis deux longues traites, et m’arrclai auprès de la ferme d'un autre Boer ayant nom Potcheter. Je le trouvai très-aigri contre le gou- vernement, et, lorsque je lui demandai où je devais dé teler, il se montra très-hourru, et je l'entendis dire en s'éloignant à trois autres Boers dont les mines étaient non moins renfrognées que la sonne : C'est un chien d'Anglais. En dépit de cette froide réception je dételai, et, revenant vers la maison, je parvins avec moins doe difficulté que je ne croyais & me réintégrer dans ses 35 bonnes grâces. Pendant le diner la conversation rouls sur le gouvernement et sur les mesures prises par l'administration. Comme c était un genre de conver- sation assez désagréable pour moi, j'exhibai mo Musée de la nature animée, ouvrage qui, grace à ses magnifiques planches, ne manquait jamais d’enchan— ter les Boers, et qui, par son apparition, mit fin aux discussions politiques. Le reste de la soirée fut consacré aux récits dc chasse. Mon hôte m'apprit que le lendemain je ver- rais des troupeaux de bless-boks et qu'une grande quantité de Boers s'étaient réunis à une ferme voi- sine pour donner la chasse à une bande de lions qui 1 ur avait tué recemment plusieurs chevaux. J'appris aussi qu'on redoutait une guerre entre les Boers émigrants de la rive nord d'Orange-River et les Ba- tars et les Griquas. Cette nouvelle jeta lalarme parmi mes gens; mais, malgré cette terreur, je de- cidai que ce bruit, eût-il la consistance d’une realite, ne changerait rien à mes projets. Avant mon départ on annonça que des Boers chas- seurs venaient de tuer deux beaux lions, un male et une femelle, et. comme leur ferme se trouvait sur le chemin que je devais suivre, j'ordonnai à mes domes- tiques de me suivre avec les chariots. Je courus pour admirer ce noble gibier. Je trouvai le lion et la lionne étendus sur le gazon devant la ferme,-et les Hottentots des Boers occupés à les écorcher Les deux lions étaient criblés de bal- les, & les deux têtes étaient littéralement broyées. C'est en général, au reste, le système des Boers, quand ils ont tué un lion, de dépenser inutilement une dizaine de coups de fusil, poudre et balles, à lui cribler la face. On ordonne ensuite à un Hottentot de lui jeter une pierre, après quoi les Boers demandent -s'il est bien mort. Quand le Hottentot a répondu af- firmativement , ils lui ordonnent de le tirer par la queue. Si le lion né répond pas à cette dernière in- sulle, ils se hasardent à s'approcher. Le Boer à qui cette ferme appartenait était grand, robuste et fort bel homme; il m'apprit qu'il était Da- nois. Il manifestait un vrai désespoir, car durant le combat. les lions avaient tué ses deux chiens favoris et blessé trois autres. J'étais alors parvenu à des régions tout à fait dille- rentes de celles que j'avais parcourues jusqu'à ce mo- ment. L'herbe douce, toujours si abondante, commen- gait à devenir rare; un gazon court, rabougriet amer, couvrait le sol; mes chevaux et mon bétail refu- saient de le manger. On parvenait néanmoins à se procurer du fourrage en les envoyant brouter sur les collines et les montagnes qui sillonnaient en longues chaînes toute la contrée, Lorsque le soleil est dans sa force, ce qui arrive pendant neuf mois de l'année, un mirage constant règne sur ces plaines, De quelque côte que le chas- 36 LA VIE AU DESERT. a ———_——.…— .— ——————————"—"—.—cR ro seur tourne les yeux, il en est ébloui et trouble; ce mirage rapproche considérablement les objets, et il est très préjudiciable à la sûreté du coup d ceil du ti- reur. L'effet que produit cette illusion d'optique est très-remarquable : les collines et les troupeaux pa- raissent quelquefois suspendus en l'air; des étangs desséchés et brûlés par le soleil, des salines couver- tes d'une matière cristallisée, offrent constamment au voyageur altéré l'espoir de trouver de l'eau. Le jour suivant, en regagnant mes chariots, je tressaillis de joie: je venais d’apercevoir, dans le lit desseché d'une mare où l'herbe croissait épaisse, une portée de sangliers composée de sept marcassins à moi- tié de leur croissance et de trois ragots, dont un était muni d'une paire de boutoirs énormes, qui dépassaient sa lèvre de huit ou neuf pouces. J'étais bien monté et le terrain me paraissait favorable, je leur donnai donc la chasse tout d'abord, et, choisissant un énorme ragot, je le poursuivis pendant deux milles au grand galop. Par malheur, la bête trouva un terrier et s’y fourra. J'essayai bien de l'y enfermer, mais je ne pus en ve- nir à bout. Le 12 au soir je pris mon oreiller et une couver- ture de peaux de bêtes, et j’allai les étendre au bord de la fontaine voisine, où j'avais vu venir boire des femelles de bless-hok. Je n’en possédais encore aucun échantillon, et je desirais en avoir un, car ces bêtes portent de belles cornes, qui, sans étre aussi larges que celles des mâles, sont d'une forme plus gra- cieuse. Vers minuit, un vieux wild-beast vint boire à dix toises de moi; mais, pour le tirer, il fallait me réveiller tout à fait, et je fus trop paresseux pour ouvrir les deux yeux à la fois. Toute la nuit j'enten- dis un bruit singulier sur la terre friable, juste au- dessous de mon oreiller; mais je ne m'en inquiétai pas autrement, attribuant ce bruit à des souris. Le malin suivant, ne voyant paraître ni mâle ni femelle de bless-bok, je me vengeai sur un vieux spring-bok, que je tuai de dépit; puis, l'ayant caché, je revins au Camp, dépêchant deux hommes pour chercher mon Jit et la venaison. Tandis que je déjeûnais, je les vis revenir rappor- lant un enorme serpent des plus dangereux. Je leur demandai où ils l'avaient tué? « Dans votre lit », me repondirent-ils. Is avaient aperçu l'horrible reptile se chayffant au soleil en dehors de la couverture; et celui-ci les voyant s'etait glissé dessous. Cclait Pétrange souris qui avait gratté toute la puit sous mon oreiller. Je l'exuminai et reconnus un admirable échantillon de l' peuts le pece no re du « pull adde », qui est un des ser plus venimeux de toute l'Afrique. I n'y a pa de cmpie qu'un homme ail survécu plus d'une heure à la morsure de ce repuile Le 16 je chassai sur les plaines au nord-est et je tuai un spring bok. La nuit venue, je ne jugeai pas à propos de regagner mon camp et me mis à l'affût près d'une mare assez eloignée. Je me souviendrai longtemps de l'endroit. J'y éprou- vai la plus belle peur que j'aie jamais ressentie et que certes J'aurai jamais. J'étais à peine installé à mon poste que la lune se leva. Une troupe de wild-beasts vint à ma portée. Je tirai sur l’un d'eux et le tuai. Il tomba roide : la balle lui avait brisé l’épine dorsale Un quart d'heure après je tirai mon second coup sur une hyéne mouchetce que je tuai aussi. L'habitude du danger rend imprudent, et d'ai leurs je n'avais aucune idée de celui que je courais. Je placai ma carabine déchargée à côté de moi, et, me sentant fatigué, je m'endormis. Il y avait à peine une demi-heure que j'avais fermé les yeux lorsque mon sommeil fut troublé par des sons étranges. Je révais que des lions s'étaient mis à ma poursuite, et, le bruit augmentant, je m'é- Veillai en sursaut en poussant un grand cri. J'enten- dis alors des trépignements et des yas légers, comme S j'éta s entouré par une bande de loups. Je levai la tête, et, à ma profonde terreur, ie me vis compléte- ment enveloppé de chiens sauvages. À ma droite et à ma gauche il y avait deux lignes de ces animaux féroces, dressant l'oreille, allongeant le cou, et me regardant avec des yeux qui brillaient dans l'obscu- rité comme des escarboucles. En face de moi une autre bande de plus de trente s'agitait, grondait, faisait claquer ses dents et semblait s'enhardir à s'élancer sur moi. Enfin, une autre meute de vingt ou vingt-cinq se battait sur le wild-beast tué. J'avoue qu'en les contemplant je crus que non-seulement je n'avais plus que quelques instants à vivre, mais en= core que j'étais destiné à mourir de la façon la plus cruelle, L'idée d’être mis en pièces tout vivant par les horribles bêtes me figea le sang dans les veines et fit dresser sur ma tête mes cheveux trempes de sueur. J'eus cependant la présence d'esprit de me rappeler que la voix humaine et de la hardiesse en imposaient m me aux lions. Je me levai, en conséquence, de toute ma hauteur, et, saisissant ma couverture à deux mains, je Vagitai, en leur ordonnant tout haut et d'un accent sévère de s'éloigner. Cette manœuvre eut l'effet désiré : les plus rapprochés firent quelques pas en arrière, et les autres, comme obéissant à un commandement, se retirerent à une distance respec- lucuse, tout en continuant néanmoins d'aboyer comme des enrages Je saisis alors ma carabine et me hatai de la recharger; mais, avant que cela fût fait, toute la bande avait pris le parti de la retraite. Je rentrai dans mon trou, mais sans aucune envie de dormir, Aux chiens sauvages succédèrent des hyenes, Une quinzaine de ces animaux se mirent à depecer mon wild beast déjà entamé par les chiens et \ LA VIE AU DÉSERT. 57 eee Vachevérent. Je les laissai faire ; je tenais trop à con- server ma carabine chargée, et il ne m'eüt fallu rien moins qu'un lion pour me décider à faire feu. Je fus fort contrarié pendant deux jours par un vieux male wild-beast qui, ayant découvert ma re- traite, me surveilla, et prit à tâche de détourner tous ses pareils de venir boire à la mare. Le vieux bouquin broutait hors de la portée de ma carbine, et non-seu- lement avertissait ses camarades du danger, en tenant les yeux fixés sur ma cachette et en ronflant bruyamment, mais encore, quand ces indices ne suf- fisaient pas, en les détournant, comme le chien du berger fait d’un troupeau de moutons. Cependant, le second jour, je me vengeai avant de quitter mon trou : une troupe de femelles, méprisant les avertis- sements, s’approcha de la mare. L’inquictude que le galant personnage éprouvait pour elles fut si grande qu'il négligea le soin de sa propre sûreté Pour la première fois il vint à portée de mon arme; je visai et le frappai dans les côtes; il se mit à ruer et à agi- ter sa longue queue; puis il bondit et disparut dans le ravin. La nuit du 49 fut pour moi une nuit mémorable, car j’eus enfin la satisfaction d'entendre pour la première fois le terrible rugissement du lion, et, quoiqu'il n’y edt là personne pour m'apprendre quel était l'animal dont l'écho du désert répétait le cri menäçant et majestucux, je le devinai sans peine. Au reste, il n’y avait point à s’y tromper; je compris tout d'abord, comme si j'y avais été accoutumé des longtemps, que le son imposant que j'entendais à un mille de moi était la voix sonore du puissant roi des animaux. ‘ L'aspect véritablement pompeux et royal du lion l'a depuis longtemps rendu fameux parmi tous les quadrupèdes ; ses mœurs et sa conformation ont été maintes lois décrites par des plumes plus habiles que la mienne. Je pense cependant que les remarques que j'ai pu faire, pendant mes afluts de jour comme de nuit à la chasse de cet animal, ne seront pas sans intérêt pour le lecteur. Il y a dans le maintien du lion quelque chose de si noble et de si imposant, lorsqu'on le voit marcher, calme, libre, indompté, sur son sol natal, qu'aucune description ne saurait donner une juste idee de sa majesté. La nature a admirablement doué le lion pour la vie de rapine à laquelle il est destiné, car il réunit à un degré suprême la force et l'agilité, En- din il peut, grâce à l'inconcevable souplesse dont il est doué, terrasser facilement et détruire pres- que tous les animaux de la création, alors même qu'ils lui sont supérieurs en pesanteur et en stature. Il à tout au plus quatre pieds de haut, et cependant il peut d'un seul coup de griffe renverser l'immense girafe dont la tête atteint la cime des arbres et dont la peau a presque un pouce d'épaisseur. Le lion guetle constamment les troupeaux de bufiles qui han- tent ces forêts immenses de l’intérieur des terres : quand il parvient à toute sa croissance, tant que ses dents ne sont point cassées, le lion lutte avec avan- tage contre le plus grand et le plus fort des bufles, qui cependant, de son côté, surpasse en force et en stature les plus puissantes races de bétail de l'An- gleterre. Le zèbre, malgré son agilité, devient aussi sa proie, ainsi que les plus grandes espèces d’anti- lopes et les deux espèces de bisons de | Afrique. Il n'est point vrai, comme on le prétend, que les lions dédaignent la venaison qui n’a pas été tuée par eux; j'ai, au contraire, rencontré des lions de tout age qui se régalaient des cadavres de toute espèce de gi- bier frappé par ma carabine ou trouvé par eux. Genera- lement le lion se rencontre dans les regions isolées de l’Afrique du Sud; néanmoins il n’y est pas abon- daut. Il est rare de trouver plus de trois et même de deux familles de lions fréquentant le même district et buvant à la même fontaine. Lorsqu'une chose sem- blable arrive, j'ai remarque que c'était seulement dans les sécheresses prolongées, qui, en desséchant les fontaines les plus faibles, forçaient tous les ani- maux des environs à venir boire à celles qui persis- taient à donner de l’eau. Les lions, comme de cou- tume, marchaient à leur suite. Au reste, il n'est point rare de se trouver en face d’un lion, d'une lionne et de trois ou quatre lionceaux; d'autres fois deux ou trois jeunes males se réunissent et chasseut de con- serve. Le lion mâle a une crinière longue, touflue et hé- rissée, qui dans quelques-uns de ses mouvements balaie le sol. Les nuances en sont variées : chez les uns la crinière est très-foncée; chez les autres, d'un jaune doré. Cette différence a donné lieu chez les Boers à la croyance qu'il existe deux variétés de lions qu'ils désignent par les noms de « Schwarts-fou-lifs et de « Shiel-fou-lifs. » Cette opinion est erronée : la couleur de la crinière du lion atteste son âge; sa crinière pousse dans sa troisième année; elle est d'abord jaunatre; puis, lors- que le lion prend des années, quoique cependant il soit encore dans sa force, elle prend une teinte gris- jaune, une nuance sel et poivre. Ces lions-là sont fins et dangereux, il fant les redouter. Les femelles n’ont pas du tout de crinière, et sont seulement cou- vertes d'un poil court, épais, luisant et fauve. La peau et la crinière du lion qui fréquente les contrées dépourvues d'arbres, telles que les conlins du grand désert de Kalahari, sont beaucoup plus belles et plus fournies que celles des lions qui habitent les forêts. La chose la plus remarquable chez le lion, ¢ est sa voix, à la fois majestucuse et saisissante Souvent c est un gémissement sourd et profond, répété cing ou six fois et se terminant par des soupirs élouflés; dans d'autres moments la voix éclate comme la foudre, el 38 LA VIE AU DÉSERT. a eee eee il ébranle la forêt de ses puissantes clameurs, qui se renouvellent l’une après l’autre, grandissant tou- jours jusqu'au quatrième on cinquième éclat. La voix meurt en sons qui ressemblent à un tonnerre qui meurt. Quelquefois, mais le fait est rare, on en- tend ra_ir plusieurs lions ensemble ; l'un d'eux com- mence, et deux ou trois et même quatre lui répon- dent en chœur. Ils rugissent plus haut pendant les nuits où il gèle; mais jamais on n'entend si bien leur voix dans toute leur étendue et leur perfection que lorsque deux ou trois troupes différentes se ren- contrent ensemble à la même fontaine. Lorsque ceci arrive, chaque membre de chaque troupe jette un cri provocateur à l’ennemi, et lors- que l'un rugit, tous rugissent à la fois, et chacun pa- rait lutter avec un rival pour l'intensité et la puis- sance de la voix. La magnificence de ces concerts nocteraes frappe et charme d'une manière étrange et fascine presque l'orcille du chasseur : l'effet quits produisent sur lui est d'autant plus saisissant, qu'il se trouve seul dans la profondeur des forêts, à l'heure solennelle de minuit, embusqué à vingt pas de la fontaine dont les lions s’approchent pour se désalté- rer. Je me suis trouvé cent fois en pareil cas, et, quoiqu’on s'accorde à ne point me reconnaître l’a- mour de la musique, je dois dire que les sons que j'ai entendu filer par les chanteurs nocturnes du sud de V Afrique ont été et restent pour moi Ja plus admi- rable melodie que j'aie jamais entendue. Les lions commencent leurs soupirs langoureux an moment où le crépuscule se fait obscurité, et ils continuent de rugir par intervalles toute la nuit. Dans les parages éloignés et déserts, je les ai toujours entendus rugir jusqu’à neuf ou dix heures du matin, lorsque le temps était beau et Je soleil brillant. Dans les jours couverts ou pluvieux, on les entend toute la jourhée, mais leur voix est sourde. Il arrive souvent que des lions ctrangers l'un à l'autre se rencontrent près d'une fontaine; il en ré- sulle alors une lutte terrible qui finit presque toujours par la mort de l'un des deux. L'existence du lion est tout à fait nocturne; pendant le jour, il digère et reste couché à l'ombre de quelqué arbre ou de quel- que arbuste aux rameaux étendus, soit dans une ret, soit sur le penchant d'une montagne. I aime beaucoup aussi les grands roseaux ou les prairies aux longues herbes, telles que celles qui avoisinent les lays. Nous croyons avoir dit que vlay ev fon- taine avaient la même signification, I! sort de eas refuges au coucher du soleil et commence alors ses excursions nocturnes, Lorsqu'il a réussi dans ses manœuvres et que la proie est assurce, il ne rurit plus beaucoup pendant le reste de la nuit: il se con- tente alors de pousser de temps en temps des gémis- cements sourds, et cela bien entendu tant qu'aucun importun ne s'approche de lui; dans ce cas, les choses changent d'aspect. Les lions sont tonjours plus actifs et plus hardis quand les nuits sont obscures et orageuses, etil va sans dre que dans ce cas-la le voyageur doit être doublement sur ses gardes. Jai observé, relativement à l'heure où boivent les lions, un fait qui leur est particulier : ils semblent répugner à visiter une fontaine pendant le clair de lune. Lorsque « Phœbe » se tève tot, ils re- tardent leur heure de-boire quelquefois jusqu’à dix et onze heures du matin. Par ce système habile, plus d’un beau lion que je eroyais tenir, a sauvé sa peau et se prélasse maintenant dans les forêts de l'Afrique du sud au lieu de faire partie de mon musée. Grâce an pelage fauve qu'il doit à la nature, le lion est parfaitement invisible pendant les ténèbres, et, quoique je les aie souvent entendus près de Peau, tout à fait sous mon nez, à peine à vingt loises de moi, je ne pouvais dis- tinguer même leur forme, Quand un lion altéré arrive à une source, il étend en avant ses deux pattes massives, se couche sur la poitrine et fait en buvant un bruit auquel on ne sau- rait se méprendre ; il continue longtemps à laper l'eau et cependant il s'arrête quatre ou cing fois, l’es- pace d’une demi-minute, pendant l'opération, comme pour reprendre haleine. Lorsque la nuit est sombre, ses yeux brillent comme deux charbons ardents. La femelle, règle générale, est plus fière et plus active — que le male. Les lionnes qui n'ont pas encore été — mères sont plus dangereuses que celles qui l'ont été. Le lion est surtout fort redoutabie quand sa com- pagne a des petits; dans ces circonstances rien ne l'effraye; il ferait intrépidement face à mille hom- mes. J'ai vu et puis citer un exemple de ce genre qui est venu à l'appui des récits que m'ont faits à ce sujet les naturels. Un jour je chassais l'éléphant sur le territoire des Basdeka, acccompagné de deux centein- quante hommes à peu près; soudain j’apereus un lion majestueux qui s’avancait lentement et fièrement vers nous, avec un maintien important, agitant sa queue de droite à gauche et grondant avec fureur. Son œil, animé dune expression terrible, se fixait sur nous, et il nous montrait sous ses lèvres crispées une dou- ble rangée d'ivoire bien faite pour inspirer la terreur aux timides Bechuanas. La fuite de mes deux cent cinquante hommes s’opéra immédiatementaprès cette apparition, et dans le trou- ble du premier moment ils laïssèrent échapper huit de mes chiens, qui une fois lâchés s’élancèrent, sor l'animal; celui-ci, s’apercevant que sa hardiesse n'avait fait fuir qu'une partie de ses ennemis, de- vint inquiet du sort de sa famille, qui se retirait en arrière avec la lionne. Il se retourna alors et la sui- vit lentement, la protégeant toujours d'un hautain et dédaigneux regard, ne cessant de gronder contre les chiens qui trottaient tout autour de lui. Comme : LA VIE AU DESERT. on venait quelques instants auparavant de découvrir trois troupes d’eléphants, je conservai men feu pour eux, mais ce fut, je l'avoue, avec un grand serrement de cœur. Vingt minutes après, la mort de deux élé- phants étaient la récompense de ma patience. Parmi les chasseurs indiens, une espèce de tigre royal est qualifié de l'arpellation de man eater, c’est-à-dire mangeur d'hommrs. Ces animaux, pré- tend-on, ayant goûté une fois à la chair humaine cn désirent toujours, et cette circonstance Jes rend tout naturellement célèbres parmi les naturels Il y a au nombre des lions d'Afrique de vénérables pa- triarches qui, ayant eu l’occasion de goûter de l'hom- me, en ont, comme leurs confrères de FInde, gardé Ja gourmandise. Il est facile d'imaginer combien sont dangereux de semblables voisins; au reste, je présame que cette prédilection sera venue aux lions de la maniére sui- vante. Les tribus Béchuanas de l'intérieur le plus éloi- gné n’enterrent pas leurs morts et se contentent de les porter sans cérémonie dans les forêts ou parmi les rochers, où ils les laissent pour devenir la proie du lion, de la hyéne, da chacal ou du vautour. Il est fa- cile de comprendre alors qu'un lion qui s’est habitué à la chair humaine sur les cadavres n’hésitera au- cunement, quand l’occasion s'en présentera, à se jeter sur un homme, et à emporter à belles dents, ou le voyageur imprudent, ou le naturel du pays. Quoi qu'il en soit, il y a bien réellement des tions mangeurs d'hommes, et, à ma quatrième expédition de chasse, une horrible tragédie se passa pendant une nuil noire dans un petit camp isolé, et l’un de ces formidables individus en fut le héros. En développant les observations ci-dessus au sujet du lion, lesquelles n’ont pas, je l'espère, paru trop fatigantes au lecteur, j'ajouterai qu’en toute circon- stance la chasse au lion est positivement fort dange- reuse néanmoins, et j'en suis un exemple. Ceux qui ont un goût décidé pour cette sorte de plaisir peuvent s'y livrer avec quelque chance de sécurité. Seulement le mépris de la mort, beaucoup de calme et de pré- sence d'esprit, une connaissance approfondie du caractère et des habitudes du lion, beaucoup de dextérité dans le maniement de la carabine, sont des qualités indispensables à celui qui veut se distin- guer dans ce passe-temps dangereux, c'est-à-dire à la chasse du roi des animaux. Au reste, je ne devais pas tarder à faire ma pre- mière étude sur ce sujet. C'est ce que le lecteur verra s'il veut bien suivre mon récit. Le 22 mars je m'avançai vers une ferme éloignée du côté du sud, afin de me procurer du blé et autres grains, comme aussi des nouvelles au sujet de la guerre prochaine entre les Boers et les Griquas. En arrivant à la ferme je trouvai une grande quan- tité de Boers qui y étaient campés ; ils s étaient reu- PTT I ee — 39 nis pour se soutenir mutuellement, et leurs tentes ainsi que leurs chariots étaient remisés tout autour de la ferme, ce qui lui donnait un aspect des plus animés. Ces Hollandais m'apprirent que tous leurs compatriotes, ainsi que les Griquas, étaient rassem- blés, et que les hostilités allaient commencer pro- chainement. Hs discutèrent avec moi sur ce quik leur plut d'appeler « ma folie ». Ma folie, selon eux, était de vivre ainsi isolé à une époque pareille, et ils m’exhortérent à chercher une protection sous leurs bannières. J'essayai à mon tour, mais inutilement, de persuader à quelques-uns d'entre eux de venir chas- ser le lion avec moi. Le lendemain 23, après déjeuner, je cinglai vers le nord avec mes piqueurs. Un froid vif soutfiait de l'est; le gibier était très-sauvage, comme cela lui ar- rive aux approches des tempêtes. A mesure que nous avancions, de nouveaux troupeaux se déployaient sous le vent par milliers et couvraient littéralement la plaine. Environ à deux milles de la montagne boi- sée où j'avais pour la première fois entendu le rugis- sement du lion, à quelques centaines de toises d'un bosquet de mimosas, nous découvrimes un vieux mâle wild-beast nouvellement tué et déjà à moitié dévoré; la trace fort reconnaissable de ses pas était si pro- fondément empreinte dans le sable qu'elle paraissait n'avoir pas plus de quelques minutes de date. De plus, il n'y avait pas un seul vautour aux environs ; c'était donc, selon toute probabilité, le lion qui avait emporté cette proie. En ce eas le lion ne devait pas être loin, et sans doute s'était-il caché à notre ap- proche. Nous cherchimes longtemps dans les bas-fonds des alentours ow les herbes étaient les plus épaisses, mais ce fut inutilement. Cette recherche nous prit plus de deux heures. Le terrain devenait de plusen plus sauvage; je renon- cai à mes recherchesetrebroussai chemin vers le camp. Une heure après mon retour vers mes chariots j'é- prouvai un remords, et je résolus d'aller passer la nuit dans le voisinage du lion avee mes hommes et mes voitures. Je donnai donc aussitôt l'ordre d'atteler, et sans paraître remarquer la répugnance de mes Hot- tentos, je me mis en marche avee l'intention de battre la campagne dès l'aube. Une heure après nous étions campés à deux cents pas du wild-beast à moitié dévoré. Je nettoyai et chargeai mes trois carabines. Cette opération termi- née, je montai à cheval avee Klinboy et John Sto- fulus, afin de me rendre à mon tour près de la fon- taine. J'avais quelque espoir que le lion y viendrait boire pendant la nuit. Nous attachimes nos trois chevaux ensemble, car il n'y avait aux environs ni arbres ni arbustes, et je les confiai à la garde de mes Hottentots. Je ne craignais rien, car je voyais dans leurs yeux 40 LA VIE AU DESERT. ee qu'il n’était point besoin de leur recommander la surveillance. ll avait venté frais dans le milieu du jour; puis, au coucher du soleil, ce vent avait été remplacé par un calme plat et ce silence de mort qui est le precur- seur habituel de la tempête. Nous étions couchés de- puis une heure à peine, mes hommes près de leurs chevaux, moi dans mon trou, lorsque le ciel, à notre gauche, devint noir comme de l'encre, et presque aussitôt une multitude d’éclairs illumina le ciel, qui sembla près de s’écrouler sous d épouvantables coups de tonnerre. Le vent qui avait soufflé nord ouest chan- gea brusquement, et commença de souffler sud-ouest, c’est-à-dire du côté où la tempête se préparait ; quel- ques secondes après, elle éclatait avec rage. La pluie ruisselait par torrents et les éclairs sillonnnaient par intervalles les ténèbres profondes d'un éclat pareil à celui du jour. Toute la plaine fut bientôt couverte qu'une nappe d'eau. Je n'avais pas sur tout mon corps un seul fil qui ne fut trempé ; par bonheur mes trois carabines avaient d'excellentes gaines, et, à l'aide de deux peaux de mouton qui me servaient de couverture pour ma selle, je parvins à les préserver de toute humidité. Vers minuit j'entendis à un mille à peu près vers le nord le rugissement du lion qui répondait aux éclats du tonnerre. Vers une heure l'orage s’éteignit peu à peu, mais, jusqu'au matin, une petite pluie fine, pénétrante et glacée, continua de tomber. Vers l'aube j entendis Je lion rugir une seconde fois, mais alors c'était dans la direction du wild-beast mort. Aux premiers rayons du jour je donnai l'ordre du départ. Mon pantalon était tellement imprégné d’eau que je résolus de m'en debarrasser. En conséquence, je le tirai à grand'peine, et convertis ma couverture en une espèce de jupon que je nouai au bas de mes reins avec une ceinture de cuir. Mes compagnons, de leur cole, se firent un costume à peu près pareil. Nous nous achemindmes au grand trot vers l'ex- tremite nord de la montagne du lion, et nous y arri- vames avant qu il fit assez jour pour distinguer l'a- nimal à cent pas de nous, s'il s'y fût trouvé. Quand le jour parut tout à fait, nous ralentimes le pas et nous nous dirigeAmes, mais lentement, vers le cadavre du wild-beast. Sur notre route, nous passâmes au milieu de grandes troupes de spring-boks, de wild-beasts, de bless-boks et de quaygas qui étaient aussi appri- voisés le malin qu'ils avaient été sauvages la veille : ce qui arrive, du reste, d'ordinaire après l'orage. Le ciel était couvert, les vapeurs épaisses du brouil- lard chargeaient le sommet des montagnes, et l'air Clait imprégné de parfums balsamiques émanés des berbes et des plantes, En approchant du cadavre du wild-beast, je remar- quai plusieurs chacals qui s’en éloignaient à pas de loup; des vautours aux plumes ébouriflées, au point qu'oueut cru les voir sortir à moiti¢noyés d'une rivière, entouraient la carcasse ; mais, à mon grand désappoin- tement, il n’y avait pas de vestige de lion. Je courus çà et là pendant une demi-heure pour retrouver ses traces; tout fut inutile. Affamé, gelé, je lournai la tête vers le camp, traversant de nom- breux troupeaux de gibier qui daignaient à peine s’a- percevoir de ma présence et que je n’eus pas le cou- rage de faire repeutir de leur témérité. C'était au lion que j’en voulais ce jour-là. Tout à coup je m'arrêlai en poussant un cri de joie ou plutôt de doute, car, malgré le témoignage de mes yeux, je doutais encore. Au milieu de la plaine, à un quart de mille devant moi, à cété d’une douzaine de vautours qui la regar- daient faire avec convoitise, une lionne dévorait un bless-bok qu’elle avait tué, aidée dans cette opéra- tion par cinq ou six chacals qui se régalaient frater- nellement avec elle. J'appelai l'attention de mes compagnons sur ce point de la plaine en leur disant : — Je vois le lion. Et mes gens me répondirent : — En effet, c’est bien lui. Et en méme temps tournant la téte de leurs che- vaux de l’autre côté, ils commencèrent à les presser du talon. — Eh bien! m'écriai-je, que faites-vous donc? — Nous n'avons pas de capsules à nos fusils, ré- pondirent mes drôles d'une voix unanime. C'était vrai au reste. — Eh bien! leur dis-je, il faut en mettre, — et je leur donnai l'exemple en amorçant mon Dixon. C'était le nom que je donnais à une exellente ca- rabine à deux coups, que j’appelais Dixon, du nom de l’armurier qui me l’avait vendue. Pendant ce dialogue la lionne nous avait aperçus. Elle leva vers nous sa tête ronde, nous contempla pendant quelques secondes, et partit au grand galop dans la direction d’une chaîne de montagnes qui courait à quelques milles au nord. La bande de chacals s'élança aussi, mais d'un autre côté. Il n’y avait pas une seconde à perdre, il fallait la poursuivre et lui couper le chemin. J'éperonnai mon rapide et courageux coursier, je volai à travers la plaine, et comme par bonheur c'était Colesberg que je montais, c’est-à-dire la merveille de mon haras, je m’apercus que je gagnais sur la lionne à chaque enjambée, Cet avantage m’exalta; jamais je n'avais ressenti un si vif sentiment de bonheur, et je décidai dans mon esprit qu'il fallait qu'elle mourût ce jour- là, ou bien que ce fut moi. La lionne avait beaucoup d'avance sur moi, de LA VIE AU DESERT. AA "| |__| sorte que je courus longtemps sans pouvoir latteindre. C'était une fort grande bête qui avait atteint toute sa croissance. Comme le terrain était nu et égal, elle n’eu paraissait que plus majestueuse. Bientôt, s'aperce- vant que je la gagnais de vitesse, la bête réduisit son petit galop au trot; elle portait la queue collée der- rière elle, mais un peu inclinée de côte. Je poussai, tout en courant, de bruyants cris d'appel pour l’aver- tir que nous avions à causer ensemble. Tout à coup elle s'arrêta et s’assit sur les hanches comme un chien en me tournant le dos, sans même daigner regarder antour d'elle et comme si elle se disait à elle-même : — Ah ca! mais il ne sait donc pas à qui il a affaire? Elle demeura assise ainsi une demi-minute envi- ron. comme si elle eût été abimée dans ses pensées. Javancais toujours. Tout à coup elle se leva, me regarda fixement pen- dant quelques secondes, agitant lentement sa queue à droite et à gauche, montrant les dents et grondant avec une incroyable majesté. Puis elle fit un petit saut en avant et poussa un rauquement qui retentit comme le tonnerre. Sans doute faisait-elle tout cela pour m'intimider ; mais voyant que je continuais à me rapprocher d'elle malgré ses démonstrations hostiles, elle étendit tran- quillement ses pattes énormes et se coucha sur le gazon. = Sur ces entrefaites mes Hottentots me rejoignirent ; nous étions maintenant trop près de la lionne pour quelle nous échappat. Je fis halte et leur ordonnai de tirer leurs carabines du fourreau et de les*amor- cer : ils m'obéirent aussitôt. Je remarquai que la main leur tremblait. Tandis que nous nous préparions au combat, je m'aperçus que la lionne donnait quelques signes d'in- quiétude, car elle nous regardait d'abord, puis ensuite regardait derrière elle, comme pour s'assurer que la route était libre. Tout à coup elle sembla avoir pris son parti et fit quelques bonds vers nous en poussant de nouveau son cri le plus menaçant. Nous liâmes alors nos chevaux ensemble par leurs brides et nous marchames avec eux comme si nous vou- lions passer tranquillement. J'avais l'espoir de prendre Ja lionne en flanc, mais elle se tint sur ses gardes et ne se présenta jamais que de face. J'avais douné à Stofulus ma carabine maure, avec ordre de lui brûler la cervelle si elle se jetait sur moi; mais sous aucun prétexte il ne devait tirer avant que je n'eusse tire moi- même. Kleinboy avait ordre dese tenir prètà me donner mon Pruday au cas où mon Dixon ne suflirait pas. Jusque-là mes gens avait été raisonnables etavaient fait bonne contenance, mais il était évident que depuis qu'ils s'étaient rapprochés de la lionne ils crevaient de peur. Leur visage était pâle à croire qu'ils allaient se trouver mal, et je pus me pénétrer de la doulou- reuse conviction qu'au moment du danger il ne me faudrait pas compter sur eux. Ainsi donc, tout ou rien; reculer n’était plus pos- sible; la lionne n’était plus qu'à cent pas de moi et continuait à avancer. Je m'agenouillai et, l'ajustant à l'aise, je fis feu lorsqu'elle ne fut plus qu'à soixante pas. La balle retentit bruyamment sur son cuir lauve et lui mutila l'épaule. La lionne poussa un rugis- sement sonore, et en trois bonds, sans que j'eusses pu l’ajuster au bout de ma carabine, elle fut au milieu de nous. En ce moment j’entendis un second coup de feu ; c'était la carabine de Stofulus qui partait entre ses mains. Quant à Kleinboy, à qui j'avais ordonné de rester à mes côtés, il dansait autour de moi comme un canard sauvage au milieu d’un ouragan. Je saisis tout cela en un clin-d'œil, et vis aussi que la lionne, au lieu des’en prendre aux hommes, s’en était prise aux chevaux; elle s'était élancée sur Co- lesberg et lui labourait horriblement les côtes et les hanches avec ses terribles dents. Je vis du sang, une énorme plaie béante; mais, par bonheur, au milieu de tout cela, je restai calme et conservai ma présence d'esprit, sûr que j'étais de ma main et de mon coup d'œil ; ce ne fut que quand tout fut fini que je compris combien la situation avait été grave, car je n'avais au- près de moi personne à qui je pusse me fier. Au moment où la lionne s’élancait sur Colesberg, je sortis de derrière les chevaux, tout prêt, pour mon second coup, à saisir la première chance favorable qu'elle m'offrirait. Elle ne tarda point à me la don- ver, car, en apparence satisfaite de s'être vengée sur Colesberg, elle se retira au petit trot en me presen- tant le flanc : l'occasion était trop belle; à quinze pas je lui envoyai ma seconde balle au délaut de l'épaule. La lionne fit un bond et retomba. Je tendais la main vers Kleinboy pour qu'il me donnat sa carabine, mais il était à cinquante pas de moi. Par bonheur je n'en avais pas besoin; la lionne se retourna sur le dos, roidit son cou et ses pattes, puis se remit dans sa première attitude, ses puissantes pattes de devant visant le long de son corps. Mais alors sa mâchoire inférieure se détendit et tomba, le sang découla de sa bouche et elle expira : elle était morte; ma balle lui avait traversé le cœur. Au moment où j'avais tiré mon second coup, Stofu- lus, qui savait à peine s'il était mort ou vivant, avait lâché les trois chevaux, qui s'enfuirent épouvantés d'un galop frénétique par monts et par vaux. Charmé d'avoir ectte occasion de s'éloigner du champ de ba- taille, il s’élanca à leur poursuite. Kleinboy le sui- vit, et tous deux me laissèrent seul et désarmé pres de la lionne, qu'ils voulurent bien, dans leur ardent désir de se mettre à l'abri, considérer comme inco- pable de leur faire désormais aucun mal, Il en est toujours ainsi, au reste, avec ces MIke 42 LA VIE AU DESERT. a a a PO LL ER SOUS rables drôles, de même qu'avec tous les naturels de l'Amérique méridionale. I) est impossible. dans au- cun cas, de compter sur eux; on peut être sûr qu'à Vheure du péril ils abandonneront indubitablement leur maître de la facon fa plus lâche: et cependant un étranger qui écouterait ces effrontés hâbleurs racon- tant leurs propres prouesses, assis en rond avec leurs camarades autour d'un feu pétillant, au moment où ils subissent l'influence de leur cape smoke adoré, c'est-à-dire de Peau-de-vie, pourrait les croire braves entre les braves. Qu'il soit bien dit, une fois pour toutes, à ceux qui viendront chercher dans les déserts de VAfrique méridionale les mêmes dangers que Ty ai courus et que j'ai surmontés, qu’il n’en est point ainsi. Au bout d’une heure je parvins à rallier hommes et chevaux; j'écorchai la lionné, et, lui ayant coupé la tête, nous placdmes ces trophées sur Beauty et re- tourndmes au camp. Nous étions à peine à cent pas des restes de la lionne, que déjà une soixantaine de vautours. que la lionne avait bien souvent sans doute nourris des produits de sa chasse, se disputaient ses restes. Quant au pauvre Colesberg, jr le ramenai moi- même et au pas vers le camp. Aussitôt arrivé, je fis laver ses plaies et je rapprochai ses chairs, recomman- dant que l'on suivit pour lui un simple pansement à l'eau froide : ce procédé cicatrisa promptement ses blessures, qui, dans la suite furent complétement guéries. Le ciel demeura couvert toute la journée : mais quand les ombres de la nuit commencèrent à s'é- tendre sur la terre, une invincible terreur s'empara de mes compagnons. Ils affirmèrent que le mâle de la lionne, lorsqu'il retrouverait ses os, allait suivre nos traces el venger sa mort. IX Riteh-River. — Le camp des Boers, — Les deux chiens Bleh et Flom, — Suite du voyage. — Colesherg, — Tiataille entre les Boers. Après une traite de dix milles nous fimes halte pour la nuit; il plut à verse jusqu'au matin. Mes bœufs Claient en très-bon état; il y avait déja un lemps assez long qu'ils travaillaient fort peu : aussi étaient- ils vigoureux et turbulents. Le jour suivant nous tra- versames Richt-River. Les chemins étaient difficiles à cause des pluies récentes ; aussi quelques-uns de mes harnais étant pourris se rompirent à plusieurs repri- ses el me causerent de grands retards. A la chute du jour nous nous arréiames à un camp de Boers. Ces hommes, qui étaient des rebelles, et par con- séquent nos ennemis, étant précisément alors en guerre avec nos alliés les Griquas etles Bâtars, aux- quels nous prétâmes main forte contre les Boers. Je sentais qu'il était assez téméraire de traverser ainsi, de propos délibéré, le pays ennemi : c'était, pour ainsi dire, attaquer le lion dans sa tanière. Néan- moins, la chose étant sans remède, je me décidai donc à saisir le taureau par les cornes et à affecter de la hardiesse. Ce à quoi je pouvais m’attendre le moins était de voir mes chariots attaqués et pillés, sinon pris en lotalité; et certes cela fut arrivé, si je n'avais pas été revêtu du costume des anciens Gaulois, que j'avais adopté depuis longtemps, et si je n'avais pas été annoncé comme un montagnard écossais. Il arriva que ces Boers n'avaient presque plus de café, breuvage dont ils sont extrêmement friands. Heureusement j'en possédais une grande provision dans mes chariots, et, comme j'allais à Colesberg, il m'était indifférent d'en disposer : ainsi donc, en fai- sant présent aux femmes des principaux chefs de quel- ques demi-livres de cette précieuse graine, et en leur vendant le reste à des prix modérés, jobtins les bonnes grâces de tous, et ils déclarèrent que j étais un « gho- vecarle, » lisez : bon garçon. En outre, en apprenant que quelques jours auparavant j'avais tue une lionne de baute taille et en contemplant les trophées, ils furent pétrifiés d'étonnement. Ils se disaient entre eux : Mis scapsels! vat zoorten mens is ed? ce qui signifie : Ciel et terre! quel homme est-ce donc? Pendant le courant de la soirée et de la nuit, plu- sieurs bandes de Boers armés firent haite pour se ra- fraichir et continuérent leur route, allant rejoindre le quartier général de l’armée qui était établi à qua- rante milles vers le sud, dans un endroit appelé Schwart-Coppice. Hs avaient tous un ou plusieurs chevaux de bat portant des vivres et des munitions. Quelques-uns amenaient aussi des piqueurs hotten- tots et bushmen; ils portaient pour arme unique leur « roer » ou long fusil. Tous avaient autour des reins une ceinture de cuir et au côté une énorme corne remplie de poudre. Le 31 je continuai ma route, et le soir du 2 avril javivai à Philippolis, station de missionnaires et ville capitale du pays des Bûtars. Mon chemin nravait conduit tour à tour dans les camps des deux partis : des troupes de cavaliers Boers avaient exploré la contrée en tous sens, pillant tout ce qui leur tombait sous la main et enlevant le bétail et les chevaux des Dâtars. Laveille, m'étant arrêté à un campement de ces derniers, ils m'avaient pris pour un missionnaire, ce qui me divertit extrêmement ; mon costume n'était pas très-elérical cependant, car il consistait en une chemise sale et en un vieux. jupon de tartan. Un Bitar du voisinage de Philippolis troqua avec LA VIE AU DESERT. 43 moi contre trois livres de café et un peu de thé deux grands chiens de garde: ees chiens s'appelaient Bless et Flam. Bless était d’un caractère extrémement hardi et féroce. Le 3 au soir, nous oscupâmes, sur la rive nord du grand fleuve Orange, un endroit appelé Boata’s- dreft, presque en face de Colesberg. Nous avions che- miné constamment au milieu de montagnes couvertes vers leur sommet d'excellents pètarages. Il plut très- fort dans la journée; le lendemain au matin nous exa- minâmes le gué, et nous jugedmes que la rivière était trop grosse pour que les chariots pussent passer. Je fis traverser un homme à cheval, ainsi que cela est la coutume, et il s’assura que nous ne nous étions pas trompés. En conséquence jordonnai à mon monde -de longer le fleuve jusqu’à Norval-point, ce qui était très-loin, de le traverser là, et de veuir me rejoindre le lendemain à Colesherg. Après mon déjeuner je fis seller mon cheval, et, prenant le gué un peu plus haut, je réussis à fran- chir le fleuve sans accident, quoique le courant eût fait deux fois perdre pied à ma monture. J'entrai à Colesberg au bout de deux heures, ct jy trouvai les officiers du 91e et mes autres amis au grand complet. Mes chariots n’arrivèrent que dans Vapres-midi du troisième jour. J'allai loger chez mon vieil ami, M. Paterson, qui eut aussi la bonté de me faire place dans ses écuries pour la moitié de mes chevaux. Je logeai | autre moitié chez les officiers de mon ancien régiment, les carabiniers à cheval du Cap; mes bœufs paissaient nuit et jour sur les montagnes voisines. Le 7 nous dépaquetames mes chariots, et je fis un grand étalage des trophées de mes chasses devant la maison de Paterson, au milieu du village, ce qui nous attira toute la journée une foule de curieux. Dans l'après-midi du 8, M. Rawstowne, le magis- trat résident, recut d’Adam-Kok, chef des Batars, des dépêches qui lui annonçaient que les Boers avaient commencé de sérieuses hostilités : Kok réclamait le secours du gouvernement. Dans la soirée lordre fut donné que toutes les forces disponibles de la garnison marchassent vers Orange-River le jour suivant, ce qui me contraria horriblement, car cette mesure me privait de la société de mes amis. Le matin du lendemain fut plein de trouble et de tumulte. Le village entier faisait ses préparatifs : les militaires pour s'éloigner, et les marchands pour en- tasser sur leurs chariots les provisions nécessaires à la subsistauces des troupes. Pendant ce temps plus d'une nymphe aux yeux noirs essuyaitsur sa joue une larme brûlante, et soupirait profondément en son- geant à l'absence de son amant et aux chances de la guerre. A midi et demi, les hommes se rassemblèrent sur Je terrain de manœuvre et se mirent en marche pour Alleman’s-Dreft. Paterson eut l'obligeance de mettre son logement à ma disposition pour tout le temps de mon séjour à Colesberg. et me pria de ne point épar- gner sa cave, qui contenait du vin excellent. Le 15 jallai visiter le 91e, qui était campé à Alle- man’s Drelt, au sud de la rivière; je trouvai mes amis les ofliciers occupés à se divertir. Les uns et les autres pêchaient à la ligne et dragnaient dans la rivière où ils attrapèrent des masses de mulets et de barbues qui pesaient entre une et quatre livres. Dans cet endroit, Orange-River et le paysage environnant sont d'une grande beauté et me rappelaient mes montagnes d'Écosse. Dans un certain endroit, les eaux sont en- caissées entre d'énormes rochers qui forment là un courant profond et rapide; plus bas, il y a de petites anses allongées, contenues dans des rives garnies de saules pleureurs et d'arbres toujours verts. Le bruit se répandit que deux détachements du 7e dragons et de l'artillerie étaient en route, venant du fort Beaufort, pour appuyer le 91e dans ses opérations contre les Boers. Il y avait journellement des escar- mouches entre les parties belligérantes, et Adam- Kok envoyait perpétueliement au camp des exprès pour solliciter du secours. La manière dont ees es- carmouches s’exécutaient était fort amusante et si- gnalait le courage des deux partis. Tous les jours, après déjeuner, les Bocrs et les Bâtars avaient pris Fhabitade-de se rencontrer ct de se cribler de coups jusqu'à l'après midi; chacun retournait ensuite à son camp. | La distance à laquelle ils faisaient feu les uns sur les autres pouvait être d'environ deux milles, et il y avait sur le terrain qui les séparait de nombreux trou- peaux de wild -beasts et de spring-boks qui broutaient en paix. Quelques individus de ce parti neuire tom- baient par hasard de temps à autre sous les balles cruclles de ces redoutables guerriers. Pour en finir une bonne fois avge la révolte de 4845, je dirai que, bientôt après, le 91° et le corps du Cap, renforcés d'artillerie et d’un détachement du 7e dragons de la garde, traversèrent Orange-River, s'avancérent à marches forcées vers le camp des Boers et les mirent en déroute, emmenant leurs chariots, deux pièces de canon d'ordonnance et tontes leurs provisions. Telle fat l'issue de la mémorable bataille de Schwart-Coppice. Depuis ce temps là les vaillants Bâtars ont chanté hautement leurs propres louanges, déclarant que c'était à eux qu'il fallait demander de mettre les Boers à la raison. Le 46 après midi je montai à cheval et traversai la rivière pour aller voir quelqu'un du nom de Bain qui avait fait plusieurs excursions dans l'intérieur des terres. Cet individu me donna des détails fort im- portants et me lit les récits les plus séduisants des pluisirs que je pouvais me promettre. Il me recom- manda de longer Orange-River jusqu'à un gué appelé «Rhama, » et de la d'aller par «Qampbell’s Dork» à 44 LA VIE AU DESERT. mm tEdEtEt Ett SISSIES aSSSdSn SSNS EEEEERSSEEeneeneneneneemeeeenmeemneeeeene essed « Kurumaw, » station missionnaire éloignée de Coles- berg d'environ cent cinquante toises, où je pourrais me procurer un interprète bechuana et toutes les infor- formations nécessaires chez le missionnaire qui y ré- sidait. Le jour suivant, je pris congé de cet obligeant ami et frère en saint Hubert et je retournai à Coles- berg. J'eus le plaisir d'y rencontrer deux Nemrods véritables, M. Murray et M. Osurck, allant tous deux, comme moi, faire une expédition de chasse au fond des terres. Le premier était un fin pêcheur de sau- mon des bords de la Tay, l’autre un gentleman atta- ché à l'honorable compagnie des Indes-Orientales. Durant mon séjour à Colesberg, mes échantillons furent soigneusement cousus dans la toile et placés dans des caisses. Les objets qui peuvent se gater, tels que les peaux, les têtes empaillées, etc. , furent scellés hermetiquement, ayant été enveloppés d'abord dans des feuilles de plomb par M. Pervit, plombier, et un des membres principaux de la commune de Colesberg. Je remis des couvertures neuves à mes chariots, je lis soigneusement examiner les roues et toutes les ferrures par le charrou, j'achetai plusieurs che- vaux excellents et des bœufs de trait, j augmentai mon chenil de douze chiens vigoureux, agiles et infati- gables, enfin je fis l'emplette d'un grand fusil à l’élé- phant, qui portait une très-forte charge et j'arrêtai aussi deux Hottentots de plus : ils se nommaient Johannus et Klinfeldt. Je renouvelai toutes mes provisions en général, et le 22, tout étant prêt, je rassemblai mes hommes, mes chiens, mes chevaux et mes bœufs dis- persés. Après beaucoup de tumulte et de sérieuses altercations avec mon équipage récalcitrant et indis- cipline, ma caravane s’ébranla et je partis pour mon lointain voyage. Nous fimes suivis par les bonnes amies éplorées de nos Hottentots, criant, hurlant, se baissant de temps en temps pour ramasser une poignée de poussière rouge qu'elles lancaient en lair à la façon de leur pays. N'ayant pas de cheveux à ar- racher, les belles se contentérent d’égratigner leurs têtes laineuses et de déchirer leurs jupons, qui tom- berent bientôt en lambeaux. Entre autres objets dont je me munis & Colesherg, se lrouvaicnt une certaine quantité des mousquets ordinaires qu'on m'assura être un article très-indis- pensable pour troquer contre de Vivoire avec les tri- bus de l'intérieur, Ils me furent en effet fort utiles, el je regrettai de n'en avoir pas acheté dix fois da- vantage. Comme il était probable que, si je campais ce soir la trop près de Colesberg, mes gens profiteraient de cet arrêt pour y retourner à l'ombre des ténèbres et dire un nouvel adieu à leurs femmes et à leurs mai- tresses, je me décidai, puisque j'avais réussi à grand”- peine à les mettre en marche, à leur faire faire une bonne traite, et aussi comme le clair de lune était maguilique, je ue permis pas de dételer avant minuit Nous marchions à l’ouest, nous dirigeant vers le gué ce la Saline, le long d’Orange River. C'etait 1a que je com) tais traverser le fleuve. Par ce moyen j'évitai la rencontre des Boers ennemis qui exploraient la contrée : immédiatement en face de Colesberg. Jarrivai le quatrième jour au gué de la Saline que je traversai très-difficilement, car mes chariots s’en- foncaient à chaque instant dans le sable jusqu’au moyeu. La rive opposée était trës-escarpée, et nous dûmes travailler pendant une heure avec la pelle et la pioche, alin de la gravir. Nous passâmes devant les fermes de plusieurs Boers. Je leur achetai trois chiens parfaits, Wolf, Prince et Bouteberg et je continuai à cheminer. Le 28 nous traversames le kraal Griqua, nommé Rhama. Ce matin-là je surpris Kleinboy fu- mant tranquillement sa pipe sur ma caisse ouverte de poudre de chasse : aussitôt je saisis le coupable et le bousculai rudement. Ce drole se montra si indigné, qu’il brisa sa pipe contre terre avec une dignité tout à fait hottentote et jura qu'il n’irait pas plus loin avec moi. Cependant la perspective d’un carré de mouton gras, qu'on devait servir à diner, changea les projets de M. Kleinboy, et il reprit son service d’un air bou- deur. Le 4 mai nous arrivames à Vaal-River, et je la traversal à mon ancien gué. En ce lieuune bande de Korcunass’approcha des cha- riots, montés sur des bœufs de bât. Leurs brides étaient de simples lanières fixées à des batons passés au travers du nez de l’animal. Leurs selles étaient des peaux de mouton attachées sur le dos de la bête avec une cour- roie. Nous arrivames le soir à moitié chemin de Camp- bell’s Dork. Chemin faisant mes chiens tuèrent deux beaux pores-épics en leur arrachant la tête, qui est la seule partie vulnérable, et pourtant ils eurent lenez et les épaules déchirés par les dards. Le jour suivant nous traversimes Campbell’s Dork où je fus reçu avec bienveillance par M. Barttett, le missionnaire résidant, qui me fit présent de pains et de légumes. Trois jours après avoir quittécelieunousatteignimes Daniel's Kiul, kraal de Griquas, près Waterboer. La contrée que nous traversèmes était unie et insigni- fiante; aucune colline, aucun accident de terrain ne changaient la monotonie de la plaine, qui ressemblaità une nappe d'eau. Elle était, dans certainsendroils, cou- verte d'une espèce de buisson d'environ neuf pieds de haut, couvert de feuilles grises et de petites grappes de fleurs de la même couleur qui exhalaient un parfum aromatique très-doux. Le soir, nous dirigedmes no- tre route vers une fontaine chaude appelée Kramer's Fonteyn. Le9, nous partimes pour Koning, grand lac très-éloigné sur le chemin de Kurumaw. Vers minuit : mes hommes commencèrent à avancer d'un train extravagant. Je compris qu'ils étaient ivres et j'or- donnai de faire halte et de dételer. Mais M. Kleinboy ne fit que courir plus fort, de sorte que je fus forcé de le jeter à bas de son siège. f LA VIE AU DESERT. AD Ceci nous forea à faire balte : mais il y avait peu de temps que j'étais endormi, lorsque je fus éveillé par le bruit que faisait le bétail, et je m’apercus que mes hommes attelaient avec l'intention de retourner à Ja colonie. Voyant que mes remontrances restaient sans effet, j'eus recours à une carabine à double coup, dont la vue fit renoncer mes hommes à leurs projets. Is seretirèrent à l'ombre d'un buisson, et ne tardérent pas à s'endormir. Je m'abstins de fermer l'œil le reste de la nuit, et, le matin suivant, je réveillai les misé- rables et leur ordonnai d’atteler. Ils obéirent machi- nalement, en jurant de ne plus me desobéir. Nous arrivames à Koning en parcourant dix milles : c'était un courant de belle eau de source, d’une lon- gueur de près de six cents toises et couverte d'énor- mes roseaux de quinze pieds de haut; on y voyait des traces de zebres et d’hartle-beasts, et on assurait que les lions n’y manquaient pas. Je remarquai dans l'a- près-midi que mes hommes étaient encore ivres, et je ‘m’imaginai d’abord que les Griquas leur avaient fourni les movens de s’enivrer : mais, après avoir examiné mes caisses, je vis qu'il y en avait une d’ouverte et qu'on y avait volé des bouteilles d eau-de-vie; cette découverte me causa une seconde nuit d'inquiétude, et je veillai, la carabine à la main. Le froid etait perçant; le matin, le sol se moatra couvert de gelée blanche et la surface de l'eau était revêtue d’une épaisse couche de glace. Nous quittames Koning le 14 à midi, et nous continuâmes notre route vers Kurumaw. Nous fimes halte au coucher du soleil, mais sans trouver d'eau. A gauche, la vue était bornée par les montagnes Kam- kanni, qui étaient une grande chaine de rochers. De tous côtés s'étendait une vaste plaine couverte d'une herbe touflue et jaunâtre, parsemée de plantes et d'ar- bustes verts. Un peu avant de dételer, nous fimes le- ver trois leopards qui dévoraient une antilope. Il y avait fort peu de gibier dans ces parages. Nous arrivämes le lendemain à Kurumaw ou autre- ment dit New-Litakoo, délicieux endroit au milieu du désert, contrastant fortement avec les régions stériles etinhospilalières dont il était environné. Je fus reçu là avec bienveillance et traité gracieusement par M. Mof- fat et M. Hamilton, tous deux missionnaires anglais, et aussi par M. Hume, vieux négociant anglais qui habi- tait depuis longtemps Kurumaw. Les jardins de cet en- droit sont grands et tres-fertiles. Outre des blés et des légumes, ils produisaient des raisins, des pêches, des brugnons, des pommes, des oranges et des citrons. Tous ces arbres portaient dans la saison des fruits exquis et tres-nombreux, Les jardins étaient arrosés abondamment par une grande fontaine dont les eaux formentune petite riviere qui coule hors d'un souter- rain. Celui-ci a plusieurs ouvertures basses, mais a l'in- téricur le caveau est élevé et spacieux. Les naturels prétendent qu'il s'étend sous terre à une distance pro- digicuse. Les naturels autour de Kurumaw et dans les districts environnants ont généralement embrassé le christianisme. M. Moffat eut la bonté de me faire visiter son im- primerie, son église et son école : le tout est bien bâti et entretenu de manière à faire honneur à des villes coloniales plus civilisées. Ce fut M. Moffat qui inventa l'écriture de la langue béchuana. [| a depuis imprimé des milliers de Bibles en bechuana ainsi que des hym- nes et des cantiques, qu'on achetait en grand nombre pourconvertir les naturels. Cet ecclésiastique est admi- rablement doué pour réussir dans sa mission. M Mof- fat, avec un noble maintien et une stature athletique, possède une physionomie où l’indulgence et la charité chrétiennes sont visiblement empreintes. Ses perfec- tions morales et physiques sont universelles : il est mi- nistre, jardinier, serrurier, armurier. maçon, char- pentier, vitrier, etc. Chaque heure du jour est con sacrée par ce digne pasteur à quelque travail utile, et il donne aux autres, par sa piété éclairée et ses laborieuses habitudes, un admirable exemple à suivre. M. Moffat m’apprit qu'un certain docteur Livings- tone, qui avait épousé sa fille aînée, a établi récem- ment une station de missionnaires parmi les Bakatlas à Mabotsa, dans la vallée de Bakatla, environ à qua- torze journées de marche au nord-est. Il me conseilla de m'y rendre tout d'abord, car je ne pouvais plus m'attendre à rencontrer que fort peu de grand gibier au sud de Bakatla. Il m’assura que l'espoir de ren- contrer des éléphants même dans la contrée, immé- diatement au delà de Bakatla, était fort incertain, et il me recommanda, si j'étais résolu à me livrer à mon aise au plaisir de la chasse aux éléphants, de tacher de pousser jusqu'aux forêts isolées et sans limites qui se trouvent au dela des montagnes de Bamangwato, sur le territoire de Sicomy, le grand et célèbre chef de ces sauvages. t Il ajouta qu'il serait probablement possible de faire des trocs avec Sicomy pour de l'ivorre, dont on assu- rait qu'il avait d'immenses quantités cachces. Grace au concours de M. Mollat, j'engageai à mon service un Béchuana nommé Isaac, en qualité d'interprète pour les langues hollandaise et béchuana. J'achetai à M. Hume quelques sacs de froment, et le lendemain je mis Lous mes gens à l'œuvre au moulin de M. Mof- fat, afin de convertir ce grain en farine. Le 45, ayant pris congé de mes amis de Kurumaw, je continuai mon voyage vers le nord-est, à travers un terrain lourd et sablonneux, sur des plaines unies et sans limites, qui s'étendaient de tous côtés, couvertes d'une herbe touffue et jaunâtre et qui, agi- tee par la brise, ressemblait à des champs de blé mor; au coucher du soleil nous traversdmes la rivière Matzuarin, Neuve insigniliaut, Nous campames sur la rive nord, et le matin suivant nous poursuivies no= ire voyage en traversa it une contrée tout à fait sem 46 LA VIE AU DESERT. ee Se ee Ee blable, avec la différence pourtant qu'il s’y trouvait des bouquets de mimosa épineux. Ce jour-là nous fûmes assaillis par un essaim de sauterelles qui se reposaient pendant la nuit et cou- | vraient le gazon et les grands arbustes. Les saute- relles fournissent une nourritare saine et abondante à l'homme, aux oiseaux et à toute espèces d'animaux : les vaches, les chevaux, les lions, les chacals, les hyénes, les antilopes , les éléphants, ete. , etc., les dévorent avidement. Nous rencontrames une bande de Battapis qui en faisaient une ample récolte. La ge- lée très-forte, engourdissant les ailes de ces insectes, les mettait hors d'état de s'envoler avant que le soleil vint leur rendre leurs forces. Comme j'avais de la peine à me procurer assez de nourriture pour mes chiens, Isaac et moi nous pri- mes une grande couverture que nous ¢lendimes sous un buisson dont Jes branches pendaient jusqu’a terre sous le poids des sauterelles; nous secoudmes l’ar- buste, et il en tomba en un instant plus que je ne pus en porter sur mon dos. Nous les fimes rôtir pour nous et pour les chiens. Peu après le lever du jour, je vis les sauterelles se développer vers l'ouest en épais nuages, sen:blables à de la fumée; mais, le vent ayant tourné, elles re- vinrent de notre côté et passèrent par - dessus nos têtes en obscurcissant positivement le soleil pen- dant quelque temps. Le soir je continuai à cheminer au clair de la lune et je fis halte à quelques mitles de Motito, kraal fort étencu de Batiapis, tribu de Ré- chuarus. À Molito, — Les tribus béchuanas. — Bakatla, — Le docteur Li- Vingstone — Chasse au fhunocéros, — Les Béchuanas. — Le gros-bec apprivoisé. — Le lac mystérieux. — Les Zèbres. — Ba- Kalla Le docteur Livingstone, — Départ pour Bamang- wato, — Les buffles. — Chasse aux buffles. = Les baboins. — Poursuite d'un rhinocéros. — Maœurs des rhinocéros. — Les rhinoceros. — Les élaus. — Je me perds dans la furût. Je dételai de bonne heure le 47 à Motito, où je fus gracieusement reçu par M. Loza et M. Edward. Le prenier clatL un missionnaire français stationné à Motito, et le second un missionnaire anglais de Ma- holsa. ily avait à cette station un autre missionnaire français appelé M. Lemue, mais if était absent. Comme me voici arrivé aux limites méridionales des vastes regions de l'Afrique du sud, habitées par de nom! rouses tribus de Vechuanas, il va être néces- saire, avant d'aller plus loin, d'esquisser leurs mœurs et leurs coutumes. Ce sont des hommes pais, intel- ligents et remarquables pour leur bonne humeur: ils sont bien forts quand ils n'ont pas été affamés dans leur jeunesse. Ces indigènes ont des traits agréables, de très-beaux yeux et de belles dents; leurs cheveux sont courts et laineux, et leur teint d’une nuance cuivrée assez claire. Chacune des tribus habite des kraals ; leurs wizwams sont bâtis de forme cireulaire et couverts avec de longues herbes. Le plancher et les murailles en dedans et en dehors sont platrés d'une matière composée de terre glaise et de bouse de vache; le seuil par lequel on y pénètre à environ trois pieds de haut et deux de large. Chaque wigwam est entouré d'une haie d’esier treillagé, et le kraal entier est en- ceint d'une forte barrière de wait-a-bit-thorns, qui le protége contre l'invasion des lions et autres ani- maux. Le costume des hommes consiste en un « kaross », sorte de manteau de peau, qui est gracieusement sus- pendu à leurs épaules ; il ya un autrevêtement appelé « {sicha », qui entoure leurs reins et qui est aussi fait de peau. Ils ont aussi de simples sandales de peau de buffle ou de girafe, et sur les bras et les jambes des ornements de cuivre jaune et de cuivre rouge de dif ferents desseins qu'ils fabriquent eux-mêmes. Les hommes portent aussi quelques rangs de perlès autour de leur couet de leurs bras, sans compter plusieurs autres accessoires, dont la plus grande partie passe pour posséder le charme puissant de préserver de tout malheur. L'un est un petit os creux dans lequel ils soufflent lorsqu'ils sont en danger; un autre est une collec- tion de dés d'ivoire qu'ils agitent dans la main et lan- cent à terre pour vérilier si une entreprise qu’ils mé- ditent doit être heureuse. Hs portent aussi une masse de petits bouts de racines ou d'écorces qui sont des remedes salutaires; et certains se servent de boîtes de calchasses faites d'une excessivement petite e-pèce de courges qu'on fait crotire de la forme d'une bouteille. Ils ne s'aventurent jamais sans leurs armes, qui sont un bouclier, une poignée d'assagais, une hache de combat et une massue. Les boucliers sont faits avec le cuir du buffle ou de chez quelques tribus ils sont ovales; chez d'autres ils sont ronds. L’assagai est une espèce de toute petite lance où javelot, d'environ six pieds de long, dont le dard est en hois ; quelques-uns de ceux- là ne sont faits que pour être lancés, et un guerrier habile perce un homme de part en part à cent toises. D'autres servent à poignarder. Les lances de ceux-ci sont plus fortes, les dards plus courts et plus épais; ils sont en usage surtout chez les tribus plus éloignées dans les terres. Leurs haches de combat ont une forme Clégante; leur lance esttriangulaire, et le manche est confectionné avec une corne de rhinoceros. L'occupation des hommes est la guerre ou la chasse, commetussi la tannerie des peaux de bêtes fauves. Le la girafe : costume des femmes se compose d'un kaross tombant LA VIE AU DESERT. 47 oe des épaules et d’un jupon court en peau de pollah ou de toute autre espèce d’antilope. Leur cou, leurs bras, Jeur tour de taille et le bas de leurs jambes sont sur- chargés d’une multitude de rangs de perles de toutes sortes de couleurs ajustés avec goût. Les femmes s’oc- cupent principalement de cultiver les champs et les jardins, où e les font croître du blé, des courges et des melens d'eau; elles font aussi la moisson et Ja mouture du grain. Les hommes et les femmes vont nu-téte. Leurs cheveux sont oints de sibilo qui est une composition qui brille, sorte de mélange de “graisse et d’un minerai gris étincelant qui à l’ap- parence de mica. Certaines tribus se badigeounent le corps avec de la graisse et de la terre rouge, ce qui les fait ressem- bler aux Indiens des Florides. Presque toutes les tri- bus possédent du bétail. Les honimes seuls s'occupent à le soigner et à le traire, II n’est jamais permis à une femme de mettre le pied dans un castle-kraal. La polygamie est autorisée, Un homme peut avoir au- tant de femmes qu'il lui plait; cependant il faut qu’il achète la femme, Dans les tribus riches, le prix d'une femme est de dix têtes de bétail ; parmi les plus pauvres’ on la paye avec plusieurs béches. Ils fabriquent eux-mêmes ces instruments, les fixent au bout d'un long manche et s'en servent comme nos laboureurs se servent de la houe. On voit de longues troupes de femmes béchant ensemble dans les champs en chantant des chansons et battant la mesure avec leurs bêches. Le chef de Motito se nommait Motchuaro et il était subordonne au grand chef Mahura Ul désirait beaucoup me voir rester un jour avee lui pour faire un marché de plumes d'autruches et de kaross ; mais, pressé d'avancer, je me remis en route l'après- midi et je marchai jusqu'à minuit; puis je campai daus une immense foret de camaldores séculaires. Je n'en avais eucore jamais vu d'aussi beaux en Afri- que. Chaque arbre était pittoresque; tous se détachaient par groupes, comme les chènes dans un pare anglais. Beaucoup de ces arbres était habités par des colonies entières de gros becs apprivoisés, dont les singulières habitations surchargeaient les branches. Ces étonnants oiseaux, qui ont à peu près l'aspect et la dimension d'un verdier anglais, construisent leurs nids et vi- vent en communauté sous le même toit, Toute cette construction élaut fuite de gazon sec ressemble, à quelque distance, à une vieille cotte perchée sur un ar bre. Ils s'introduisent par-dessous daus leurs nids, qui sont côte à côte. Lorsqu'on les regarde d'en bas, ces nids ressemblent à une ruche, Le matin suivant, nous nous remimes en marche à travers la forêt ; la route était pénible, car c'e- tait. du sable doux et sve. Au bout de six milles, en sortant de la forêt, nous entrdmes de nouveau dans une contrée découverle où poussaiént cependant en certains endroits des arbrisseaux, et duns d’autres du gazon seulement. Au bout d'une heure nous arri- vames à Little-Choos, grande saline où nous trou- vames de l’eau dans un puits artificiel pour nous- mêmes et pour notre bétail. Là les naturels me dirent que, tout à fait à l’ouest de Bakatla, il y avait un lac mystérieux. Les gens de Bamangwato allirmaient au contraire qu'il était si- tué à cent cinquante milles au nord, et, en m'indi- quaut sa position, ils désignaient le nord-ouest. Ils prétendaient, en outre, que les naturels qui habi- taient les rives avaient des canots; que ses eaux étaient salées; que tous les jours elles se retira ent des bords, puis revenaient, ce qui me fit supposer que ce lac, quel qu'il fat, avait un flux et un reflux. A trois heures après midi nous attelâmes et mar- châmes jusqu'à minuit dans un pays désert et sablon- neux. Dans le voisinage de Choos nous passames près d’une longue enlilade de piéges à gibier, qui étaient creusés en forme de croissant et occupaient une étendue d'environ up quart de mille. Nous attei- gninies, le jour d'après, Loharou, endroit désolé etin- siguiliant, et, le 20, nous voyageames dans une ré- gion de pays plat, couvert de buissons détachés. Les plaines sont ici nues et découverts; elles res- semblent au paysage du sud de Wher. En avançant plus au midi, je trouvai cette ressemblance encore plus forte, car il y avait des savanes sans bornes, peuplées à profusion de bless-boks et de wild beasts. Comme je galopais auprès d'une bande de zèbres, ma mouture posa son pied dans un trou, et, en tom- bant de ce côté sur mon mollet droit, me le contu- sionna si fort que je fus hors d'état de marcher pen- dant plusieurs jours. Vers midi nous nous remimes en route et arriva- mes dans la soirée à Great-Coos, grande saline alors pleine d'eau. La je trouvai, pour la première fois, les os et le crâne d'un rhinocéros. Mon interprète m'assura que depuis bien longtemps ces animaux avaient déserté ces parages; mais bientôt il fut bien surpris de reconnaitre des traces fraiches près de la fontaine. Nous continudmes à marcher, et nous entrà- mes le 22, dans un pays tout à fait différent. Aux plaines sans bornes succédaient des forêts sans limiles, composées d'arbres et de buissons nains ; le terrain, légèrement accidenté, était tapissé de hau- tes herbes et de plantes aromatiques. La vieille route charretière, peu fréquentée, que nous suivions, paraissait être le sentier de prédilection d'une troupe de lions, car l'empreinte de leurs larges pattes s'y trou- vait d'un bout à l'autre. Au coucher du soleil nous campimes sur le Siklagol-River, fleuve alors à sec; mais, en ereusant un peu, son lit nous faisait jaillir de la belle eau de source, Comme nous avions besoin de viande, ma meute allameée étant prête de mourir 48 LA VIE AU DESERT. ed d'inanition , je résolus de faire reposer mes bœufs pendant la journée du lendemain et d'aller chasser l'élan On remarquait des traces de ces animaux tout autour de notre camp Le matin du 23 je montai à cheval et me dirigeai vers lest avec deux piqueurs et un cheval. Le pays ressemble à un interminable pare, et était orné d’une succession non interrompue d'arbres majestueux iso- Jés ou d'arbres nains amassés par groupes. A l'excep- tion de quelques prairies florissantes, tel est l'aspect général de toute la contrée, depuis Siklagol jus- qu'aux montagnes de Bakatla. Le 31 nous arrivames à la chaîne de Kurrichane, et, l'ayant traversée, nous voyageames à travers une belle vallée pendant trois milles, jusqu'à ce que nous eussions atteint une gorge dans les monta- gnes, laquelle communique avec la grande vallée de Bakatla. Dans cette gorge coulait un fleuve-dont les eaux élaient limpides comme du cristal ; notre route lonzeail ses bords, pratiquée sous d'énormes blocs de granit et des quartiers de roches qui menacaient à chaque instant d'anéantir nos chariots. Nous suivimes la rive du fleuve pendant un demi- mille et arrivames à Mabotsa. kraal de Mosielely, roi des Bakatlas, tribu des Béchunas, où je fus obligeam- ment reçu par le docteur Livingstone, le missionnaire résidant. La vallée de Bakatla est un des plus admi- rables sites d'Afrique. C'est un large terrain uni, qui s'étend de l'orient à l'occident et qui est borné à l’ho- rizon par de pittoresques montagnes de rochers dont les cimes sont richement boisées. Dans quelques en- droits le sol est paré de besquets ou bouquets d'arbres dont rien n'égale la beauté et la variété; dans d'au- tres le pays est découvert et tapissé de verdure ma- gnifique. Toute la portion de la vallée en face de la ville est cultivée par les femmes de Bakatla, et une multitude de champs de blé fort étendus se dévelop- pent au nord du kraal. On venait de terminer la mois- son depuis peu, mais il restait encore dans les champs une belle récolte de courges et de melons d'eau. Le lendemain était un dimanche : j'assistai au service divin dans une église provisoire bâtie par les missionnaires, Je m'amusai beaucoup à cette oc- casion à constater les progrès de la civilisation sur le costume des Bakatlas. Tous ceux qui étaient par- venus à se procurer un article d'ajustement euro- péen sen élaient parés; les uns avaient des panta lons sans chemises et d'autres des chemises sans pantalons Le 2 juin, il soufflait de l'Océan, du côté du sud. un vent tres-fort, et ce fut le jour le plus froid que } Cisse encore passé en Afrique Le matin, Mosielely, accompagné de heancoup de peronnages de ga noblesse vint me voir, Un certain nombre d'individus de sa tribu me demanderent du ta bar avec instance, Le chef avait l'air doux, mais peu majestueux. Un de ses gén¢raux, Siénis, était un vieux guerrier très jovial à l'œil vairon e! au visage marqué de la petite vérole; il avait tué à la guerre vingt hommes de sa propre main et portait une marque d'honneur consistant en une ligne tatouée sur les côtes pour chaque homme abattu par lui. Mosielely me fit présent d’une ontre de lait aigre et me pria de m'arrêter sur son territoire quelques jours afin de trafiquer avec moi. Je lui répondis que, pour le moment, j'étais très-pressé de gagner la terre des éléphants, mais que je m’arrêterais volontiers à mon retour. Ceci parut contrarier vivement Sa Ma- jesté, qui désirait troquer des peaux contre des fusils et des munitions; mais j'étais décidé à n’échanger mes mousquels que contre de l’ivoire, et dans ce mo- ment-la Mosielely n’en avait pas. Les Bakatlas travaillent beaucoup le fer ; ils fabri- quent différents articles dont ils appprovisionnent les tribus voisines : ils tirent leur minerai des montagnes environnantes et le fondent dans des creuscts. La plus grande partie du metal est gaspillée, car ils ne conservent que le plus pur. Ils emploient une sorte de double soufflet fait avec des sacs de peau. Le vent passe par deux tubes faits de deux cornes d'oryx. La personne qui souflle s'en acquitte en prenant de chaque main un des sacs. Le marteau et l'enclume sont deux pierres. Maluré cela leurs lances, leurs ha- ches de combat, assagais, couteaux, aiguilles, ete., : sont habilement confectionnés. Les hommes de cette tribu fabriquent aussi de grands bols qu'ils taillent dans du bois très-dur. L'outil dont ils se servent pour ce travail est un petit ustensile qui ressemble à une doloire de charpentier. Le docteur Livingstone m’apprit que le gibier était abondant de tous côtes au nord de Bakatla, et il m'assura que des bandes d'éléphants fréquentaient le territoire des chefs voisins, et passaient souvent la moitié de l'été dans un district, mais que, dans cette saison, il ne croyait pas qu'il y edt des éléphants dans les forêts adjacentes. Dans une contrée éloignée et peu connue, au delà de Bamanzwato, territoire de Sicomy, les naturels m'aflirmèrent que les elephants abondaient toujours, et que par conséquent j'avais la perspective de troquer mes mousquets contre de l'i- voire. Cela me détermina à ne perdre mon temps nulle part, quelque belle occasion qui se présentat à moi de chasser d'autre gibier, Mon hôte m'avertit cependant que j'éprouverais des difficultés considerables pour at- : teindre Bamangwato, puisqu'il n’y avait pour me gui- | der ni chemin ni sentier. Le seul espoir que je pusse ; avoir d'y parvenir dépendait de la possibilité que je pouvais avoir de me procurer des guides béchuanas chez Cauchy qui était le chef tributaire d'une portion de la tribu des Baquamas. Cet homme residait alors dans un endroitappelé Booby, situé à environ 80 mil- + LA VIE AU DÉSERT. 19 mm les au nord-est de Bakatla. Il serait me dit-on impos- sible de s'aventurer sans ces guides, car l’eau était rare et à des distances éloignées. Il était pourtant à craindre que Cauchy ne me les refusat, car la politi- que invariable des chefs africains est d'empêcher les voyageurs de pénétrer plus loin que leur territoire. Bamangwato est à 200 milles au nord plus loin que Bakatla, dont il est séparé par de hautes monta- gnes, en apparence inaccessibles, par des déserts sablonneux et d'immenses forêts vierges. Isaac com- mencait déjà à se décourager ; il fit une foule d’objec- tions pour me dissuader de me porter en avant, et me conseilla de chasser plutôt sur le territoire de Sichely, chef suprême des Baquamas, environ à cinquante milles de Bakatla, où il m’aflirma que je trouverais des éléphants. Voyant que j'étais inexorable, il vou- lut demander son congé, et le docteur Livingstone eut grande peine à le décider à m’accompagner. Le 3 je dis adieu à mon bienveillant ami le doc- teur et partis pour Bamangwato, accompagné d’une bande nombreuse d'hommes de Bakatla et de deux Baquamas qui me suivaient dans l'espoir d’avoir de la viande, car on leur avait assuré que j'étais un adroit chasseur. Les Béchuanas aiment beaucoup la viande; ils prétendent que c'est la nourriture qui convient aux hommes; le blé et le lait sont destinés aux femmes. Ils parviennent rarement eux-mêmes à obtenir du gros gibier, aussi ils ont beaucoup de res- pect pour ceux qui savent tuer pour eux beaucoup de venaison, et ils feront de longs voyages à leur suite dans ce but-la. Nous nous dirigedmes vers l'o- rient en explorant la délicieuse vallée de Bakatla , au travers de clairières verdoyantes et de futaies d’ar- bres séculaires. J'avais fait peu de chemin dans cette vallée lors- que je me trouvai en présence d'une troupe de wild- beasts et de bless-boks ; puis je vis en même temps une bande de sept buck-koodoos majestueux , arrêtés sur le penchant d’une montagne très-haute, au-des- sus de ma tête. En essayant de forcer ceux-ci, je fis lever une troupe de gracieux pallahs et une autre de zèbres, qui s'enfuirent bruyamment et dérangèrent ma chasse des koodoos. Après tout cela je vis un grand troupeau de buffles se reposant sous un massif de mimosas ; j'attachai mon cheval à un arbre, je marchai sur eux, et je tuai le doyen du troupeau, qui, à l'ordinaire, conduisait toute la bande. Le 4, de bonne heure, nous continudmes notre route vers Booby. Nos chariots étaient toujours sui- vis d’une notable quantité de sauvages. L'aspect sé duisant de la contrée m'engagea bientôt à chasser, chemin faisant, dans les montagnes de l'ouest; aussi je montai à cheval et me fis accompagner par Isaac, qui montait un bon cheval et portait ma lourde cara- bine hollandaise, Deux Béchuanas nous suivaient, conduisant quatre de mes chiens, Après avoir tra versé un joli petit bois, j'attegnis une petite rivière limpide dont les bords, piétinés par toules sortes de gibier de grosse espèce, offraient principalement les traces visibles de buffles et de rhinocéros. Nous sui- vimes la voie d’une troupe de buffles, et, prenant un sentier fait par ces animaux dans un défilé au travers des collines, nous sortimes du taillis et vimes de l'autre côté de la vallée qui s'étendait devant nous une troupe d’environ dix buffles mâles. J’essayai de les surprendre, mais j’en fus empêché par de nombreuses cavalcades de zèbres qui nous apercurent, et qui, en galopant devant nous, leur donnérent l'éveil. J’ordonnai aux Béchuanas de là- cher les chiens, et, donnant de l’éperon à Colesberg, que je montais pour la première fois depuis l’affaire de la lionne, je pris chasse, et, en courant à toute bride, je pus tirer deux coups de côté sur le dernier buffle. Malgré cela l'animal continua sa course, mais je le sé- parai promptement de la troupe ainsi que deux au- tres. Comme ma carabine était lourde, je ne pus la recharger à cheval; toutefois je les suivis, espérant les mettre aux abois. En traversant un bocage d ar- bres épineux, je perdis de vue le buffle blessé, qui avait tourné court en revenant sur ses pas, fait assez or- dinaire lorsqu'ils sont atteints. Je courus au grand galop pendant deux milles après les autres ; j'étais à cinq toises de leurs larges croupes et je sentais dans ma figure l'odeur particulière à la race bovine. J'espérais à chaque instant qu'ils s’arréteraient et me donneraient le temps de recharger; mais ils n’y étaient point disposés. A la fin, voyant que j'a- vais de l'avance sur eux, j'accélérai ma course, et, me trouvant devant eux, je me portai en face du plus beau mâle afin de le forcer à rester en arrêt; sur quoi il s'élança à l'instant vers moi avec un rugissement étouflé semblable à celui du lion. Colesberg l'évita avec adresse, et le taureau continua à fuir. Le ter- rain devenait rocailleux, la forêt impraticable; il était clair que les buffles regagnaient une retraite sûre. Je parvins avec peine à ne pas les perdre de vue, les suivant de mon mieux au milieu des ronces et des épines. Isaac venait après moi à quelques centaines de toises, me criant sans relâche, de toutes ses forces, d'abandonner la poursuite, ou que je me tuerais. En- fin les buffles s’arrétérent tout à coup et restèrent en arrêt dans un fourré à vingt toises de moi. Sautant à bas de ma monture, je rechargeai à la hâte les deux coups de ma carabine, et je finissais à peine quand Isaac arriva et me demanda ce que les buffles étaient devenus. Il était loin de les croire à vingt toises de Lut. Je lui répondis en ajustant ma carabine devant le nez de mon cheval, et je tirai aussitôt à droite et à gauche mes deux coups sur mes deux animaux. Ils m'attaquèrent alors téte baissée avec un rugisse- ment étouflé; je me jetai en un clin d'œil derrière un 4 50 LA VIE AU DÉSERT. eS massif de buissonsépineux : mais les violentsefforts que fit Isaac pour pousser son cheval lui ayant fait perdre l'émuilibre, et les sangles ayant cédé en même temps, lui, sa selle et la grande carabine hollandaise tom- bèrent par terre en même temps avee un bruit so- nore, et juste sur le chemin des animaux en furie. Heureusement deux des chiens nous avaient rejoints, et, en faisant face aux bufiles. ils détournérent leur atiention et le sauvèrent sans doute par là d’une mort immediate. Les buffles adopterent alors une autre position dans le fourré : ils étaient tous deux griève- ment blessés ; on voyait de larges mares de sang sur le sol où ils s'étaient d'abord arrétes. Les chiens m’aidérent vaillamment, et peu après les deux no- bles taureaux rendirent le dernier soupir. En mou- rant les deux bêtes poussérent à plusieurs reprises un gémissement sourd et prolongé. Je me suis convaineu plus tard que telle est l'habitude invariable du buflle lorsqu'il expire. Je fus surpris de la dimension et de la vigoureuse apparence de ces animaux. Leurs cornes me rap- pelerent la rugosité d’un trone de chène; chacune avait plus d'un pied de large à sa naissance. En- semble elles formaient au crâne un bouclier massif impénétrable ; elles descendaient horizontalement et ombrageaient complétement les yeux de ces animaux et leur donnaient l'aspect le plus féroce et le plus si- nisire qui se pit imaginer. En retournant aux cha- riots jabattis un cerf sassayby et un magnilique vieux male pallah. L'après-midi, de bonne heure, j'expédiai deux hommes, avec un cheval de bat, pour m'apporter la plus belle des deux têtes de bulfle. Elle était si pesante que deux hommes robustes eurent de la peine à la soulever de terre. En apprenant mon succes, les Béchnanas qui m'avaient accompagné saisirent leurs assagais et s'empresstrent d'aller s'emparer de la viande, Dès ce moment je ne les revis plus. Les deux Ba- quamas restèrent avec moi. Hs avaient formé un com- plot avec mon interprète, pour m'empêcher de pé- nétrer dans Bamangwato. Isaac ne put oublier de si- tt son aventure avec les bufiles. Le soir, en causant près du feu, il annonça à tous que j'étais fou et que Ceux qui me suivaient couraient aveuglément à leur prrte De bonne heure, le 5, je continual ma route au mi- eu dun admirable pays ot l'eau abondait. De su- verbes montagnes et collines boistes s'etendaient de tous côtés: quelques-unes de ces montagnes étaient trés-majestueuses, et leurs sommets bordés de préci- pices protons et de parapets de roches escarpées qui servaient de demeure & des colonies entières de ba- bouins à la face noire. Cex animaux tout étonnés de voir des importuns d'une nouvelle espèce envahir leurs do- naines, descendirent à loisir les flancs rocailleux de leur demeure aérienne pour contempler de pres notre caravane. Après avoir franchi neuf milles, je rangeai mes chariots sur le bord d'un petit ruisseau où se trou vaient de nombreuses traces de gros gibier. Je décou- vris, dans le lit du fleuve, la peau écailleuse d’un manis : récemment dévoré par un oiseau de proie. Cet animal extraordinaire, dont les habitudes se rapprochent de celles du hérisson, a environ trois pieds de long, et il est entièrement couvert d'une sorte de colte de mailles composée de larges et dures écailles, de la forme et de la dimension de feuillés d'artichaut. Celles-ci se recouvrent l'une l'autre d'une manière très-curieuse. La queue est large et également couverte d’écailles. Lorsque le manis est surpris, il se roule en boule et se defend par son inertie. On le rencontre dans tout l'intérieur de PA- frique méridionale, mais il est rare et j en ai ren= contré tré--rarement. 4 Le 4 juin je vis pour Ja première fois un superbe. rhinocéros : c’était une femelle énorme, toute blan- che et accompagnée de son veau : ils se tenaient dans un buisson d’épines. Elle eut vent de mon approche et s'enfuit aussitôt parmi les ronces. Le veau cou- rait le premier, ee qui est leur habitude invariable ; la mère, qui le suit, guide ses pas en appuyant contre ses côtés sa corne, qui a, en général, trois pieds de’ long. Mon cheval s’elfraya beaucoup d'abord, intimidé qu il etait par l'étrange aspect du « chukura » ; mais, à l’aide du jambok et de mes éperons, je parvins à le décider à poursuivre. Bientôt le sol devint meilleur et je me trouvai sur la même ligne qu’elle. Jetiraiau galop: et lui logai uneballe dans l'épaule. Le rhinocéros conti- nua à courir ; le sang coulant de sa blessure, elle at- teignit promptement un inexpugnable asile de ronces où je ne pus la suivre, et je la perdis sur-le-champ. Peu après je rencontrai un rhinoceros male noir que je suivis pendant vingt toises; mais en aperce= vant l'animal s’avancer, et sachant bien qu'un coup tiré de face ne serait pas mortel, je me jetai derrière un buisson. Néanmoins le monstre n'attaqua avec impéluosité, soufflant bruyamment et tournant autour du buisson pour me débusquer. Si son activité avait égalé sa laideur, mes pérégrinations se fussent arré= ives là : grâce à mon extreme agilité, j'eus enfin Te dessus. Le rhinocéros resta quelque 1emps à me regar- der à travers les branches, puis une bouffée de mon haleine l'ayant atteint, il s'effraya, et tout en soufllant et en relevant avec défi sa ridicule queue, je le vis se relourner et il me laissa maître du champ de bataïlle. Il y a dans l'Afrique du sud quatre espèces de rhino~ céros que les Bechusnas distinguentainsi : le « boselé » ou rhinocéros noir, le « keitloa » ou lerhinocéros noir à deux cornes, le emuehacho» ou rhinocéros blanc ordi- naire, et le ckobaoba » ou le rhinocéros blane à longues cornes. Les deux espèces de rhinoceros noirs sont irés-dangereuses : ils se précipitent impétuensement et sans être attaqués sur ce qui attire teur attention. LA VIE AU DESERT. 54 Ils n'engraissent jamais beaucoup; leur chair est dure, et les Bechuanas n’en font pas grand cas. Ces bêtes n'ont pas d’autre nourriture que les branches épi- neusesdes « wait-a-bet-thorns.» Leurs cornes sont bien plus courtes que celles des autres espèces; elles dé- passent rarement une longueur de dix-huit pouces, et sont très-bien polies à force d'être frottees con- tre les arbres. Leur crane est très-singulier; son merite le plus saillant est une cssiication d’une pro- digieuse épaisseur qui se prolouge jusqu'au-dessus des narines. ~ C'est sur cette massive base qu'est plantée la corne, qui n'est point adhérente au crane; elle ne tient que par la peau et on peut la séparer de la tête avec un cou- seau bien aflilé Elle est dure et d'une entière solidite dun bout à l'autre. C'est un bel objet pour la coufec- tion de différents articles, tels que des tasses à boire, des maillets, des carabines, des manches pour les outils de tourneurs, etc., ete. Cette corne peut obte- nir le poli le plus parfait. Les yeux du rhinoceros sont petits et étincelants, et il ne découvre pas facilement le chasseur s’il n’est pas sous-le vent. Sa peau est extrêmement épaisse ; il n'y a que les balles de fer pointues qui puissent la traverser. Pendant le jour on trouve le rhinocéros endormi ou nonchalamment étendu dans quelque coin retiré de la forêt ou au pied d'une montagne abritée du so- leil par quelque bosquet de mimosas dont les bran- ches font parasol. Le soi’, l'animal commence à rôder et il explore un grande quantité de terrain : de neuf heures à minuit, ilserend d'ordinaire aux fontaines, et c'est dans ces moments Ja qu'on peut le chasser avee le plus de succès et le moins de danger. Le rhinocéros noir est sujet à des paroxysmes de rage sans cause ; il laboure la terre de sa corne sur Plusieurs mètres et attaque de grands buissons avec une furic sans pareille; il s'acharne sur ces objets pendant des heures entières, reniflant et soufflant bruyamment, et le plus souvent il ne les quitte qu'a- pres les avoir mis en pièces. Beaucoup de chasseurs, et moi dans le nombre, supposent que le rhinocé:os est l'animal auquel Job fait allus on au chapitre xxx1x, versets 10 et 14, où il est écrit : « Ne peux-tu lier l'unicorne avec -sa harde dans les sillons ? ou doit- il dévaster les vallées après toi? Te fieras-ta à lui parce que sa force est grande, ou lui laisseras-tu © faire ta besogne ? » I] est évident qu'il est ici question d'un animal de force supérieure et de caractère indomptable, traits distineti’s du rhiuocéros. qui aime passionnément à se Vautrer dans la boue et son cuir grossier en est tou- jours couvert. Les deux espèces de rhinocéros noirs sont plus petites et plus alertes que les blanches, et elles sont si agiles qu'un cheval portant un cavalier peut rarement les atteindre. Les deux autres de vhi- nocéros blancs sont si semblables daus leurs mœurs qu'une description suflira pour toutes deux. La prin- cipale diff. rence git dans la longueur et dans la po- sition de la corne antérieure. Celle du « muchacho » varie de deux à trois pieds de long et a la pointe en arrière, tandis que cette corne chez le « kobaoba » dé- passe souvent quatre pieds et pointe en avant à 45 de- grés du nez. La corne postérieure des deux espèces æ rarement plus de six à sept pouces de long. Le « ke- baoba » est le plus rare de deux. On le trouve trés— avant dans l'intérieur, principalement à Vest du Lim- popo; ses cornes sont précieuses pour faire des ba= guettes de fusil. Ces deux espèces de rhinocéros atteignent des pro- portions colossales. Après l'éléphant, le « kobaoba » est le plus grand de la création. fine se nourril que d'herbe et acquiert beaucoup de graisse; sa chair est excellente : on la préfère au beeuf; il est beaucoup plus doux et plus inoffensif que les rhinocéros noirs, etatta- querarement celui qui le poursuit. Son agilité est très- inférieure à celle des autres espèces, cl une personne bien montée peut le joindre et tirer sur lui: Sa tête est d’un pied plus longue que celle du « boselé ». fl porte en général le front bas, tandis que le « boselé », quand on le surprend, le porte-très-haut, ce qui lui donne un air impertinent et provocateur. Contrairement aux éléphants, les rhinocéros ne se réunissent jamais par troupeaux ; on les rencontre seuls ou par couples. Dans lesdistricts ot il a!flue, on peuten trouver trois, jasqu'à six en troupeaux ; j en ai même une fois rencontre une douzaine assemblés sur un paturage nouveau; mais ces cas-la ne se présentent pas souvent. Quand j'eus vu que les rhinoeéros abondaient dans le voisinage, je résolus de faire halte un jour pour chas- ser. Le 6 je déjeunai de bonne heure et me dirigeai ae sud-est avec les deux Baquamas. Ils me eonduisirentle long du pied des montagnes, à travers des vallons boisés et des clairières très-découvertes, et nous arrivames à une grande forêt d'arbres énormes. Là nous trou- vâmes à profusion la trace de gros gibier et fmes le- ver des troupeaux des espèces les plus communes. A la fin j'aperçus un vieil élan male arrêté sons un arbre; e’était le premier que je voyais ct c’elait un bel échantillon A avait six pieds de haut à partir de l'épaule. En nous voyant il parut au galop, sautant par-dessus des trones d'arbres pourris qui obstruaient sa route, mais il réduisit bientôt son allure au trot. Je le perdis deux fois de vue dans le fourré, et il s'en fallut de peu qu'ilte m'échappat A la fin, le sol étant plus uni, j'arrivai à quelques toises derrière lui. Des lots d'écume découlaient de sa bouche; une abon- dante sueur avait donne à sa peau grise ordinairement lisse une teinte bleu cendré. Les larmes tombaient de ses grands yeux noirs, et il était évident que l'élan sentait sa dernière heure venir. Je mis ma carabine à l'épaule et tirai au galop, H reçut par derrière une blessure mortelle, J'aiguillon- 52 LA VIE AU DESERT. nee a enEE EEE SESS a nSnnnnS nnn nai mon cheval, et passant roide sur son flanc droit je décharzeai mon second coup derrière son épaule. Sou- dain l'élan chancela un instant et roula dans la pous- sière. Ce magnifique animal est certes le plus grand de toutes les antilopes. Il excède en dimensions le plus enorme bœuf, et acquiert facilement un prodigieux développement : il est souvent surchargé de graisse. Sa chair est excellente et justement estimée bien plus que toutes les autres, car elle a une douceur particu- lière, et elle est tendre et bonne à manger aussitôt que la bête vient d'être tuée. De même que le gems-bok, l'élan peut se passer d’eau ; il fréquente les confins du grand désert de Kalahari, en troupeaux qui va- rient depuis dix jusqu’à cent têtes. On en rencontre aussi beaucoup dans tous les districts de l’intérieur où j'ai chassé. Comme d'autres espèces de daims et d’antilopes, on trouve souvent les vieux males réunis séparément des femelles, et une troupe de celles-ci, lorsqu'elles sont en bon état, peut se comparer à un troupeau de bœufs à l’engrais. L'elan est moins rapide que toutes les autres anti- iopes, et un cavalier habile peut l'amener à son camp d'une grande distance. J'ai souvent employé ce pro- céde ; je choisissais la plus belle bête du troupeau et je l'amenais à une portée de fusil de mes chariots, où je pouvais facilement la dépecer et en découper la viande, au lieu d'avoir la peine de l'envoyer chercher par mes hommes avec un cheval de bât. J'ai vu mille fois un élan tomber roide mort à la fin d’une chasse prolon- gee, eu égard à ses dispositions pléthoriques. La peau de l'animal que je venais de tuer exhalait, ainsi que celle de toutes les antilopes, un délicieux parfum d'herbes aromatiques. Mais revenons à mon récit. Les deux Baquamas paru- rent bientôt ; ils étaient ravis de mon succès, et, après avoir allumé du feu, ils firent rôtir quelques tranches d'élan sur des charbons. Je m'en préparai moi-même une, et, après l'avoir mangée, je retournai à mes chariots. Les chiens eurent leur large part de la bête et m'aidérent, le même après-midi, à tuer un rhino- céros blanc. Je l'échappai belle en cette occasion, car l'animal, se trouvant acculé à une source d’eau, se relourna pour m’attaquer. Je galopai côte à côte avec lui et lui fis une cruelle blessure à l'épaule. Peu apres il s'arrêta dans le lit desséché d'une rivière; je mis pied à terre alin de recharger mon fusil, mais avant que j eusse fini l'animal était reparti. Je le suivis ajustant mes capsules tout en courant; je tirai au galop et lui langai une balle qui pénétra près du cœur; en recevant ce coup, il chancela ; des torrents de sang coulérent de sa bouche et de ses blessures, et, roulant à terre, il expira comme font tous les rhinocéros, c'est- à-dire en poussant dans le dernier râle de l'agonie un son perçant, Le chasse m'avait conduit au pied d'une haute montagne, la plus élevée de tout le pays, que les Bé- chuanas appelaient la montagne des Aigles. J'en fis le tour, et j'eus la satisfaction de voir des vautours qui volaient devant moi au-dessus de la forêt, preuve certaine que l’élan que j'avais tué dans la matinée n'etait pas éloigné. J'appelai à haute voix Carollus, qui me répondit à l'instant. Insoucieux du sort de son maître, cet aimable personnage s'occupait tranquil- lement à préparer des morceaux de chair pour sa pro- pre consommation. Cette nuit je dormis sous la voûte étoilée. Mon sommeil fut léger, mais tranquille. Au- cun rêve douloureux, aucune angoisse ui préoceupa- tion ne vinrent troubler le charme de mon repos. Xl Chasse aux sangliers. — Les girafes. —Conspiration des naturels atin de m'empêcher d'avancer. — Magnifique paysage. — Dé- filé de Sesétable. — Mort d'un lion — Arbres de l'Afrique méri- dionale. — Les hyènes. — Chasse aux girafes. — Ma pre- mière girafe. — Superstition des Béchuanas.— Kraal de Booby. — Une incantation. Le 7 au matin, après avoir chargé le cheval de bat de viande et de graisse, je l’envoyai au camp, escerté par un Baquamas. Carollus et moi nous allames nous emparer de la corne du muchacho, que nous eùmes grand'peine à séparer de la peau malgré l'emploi d'un long couteau pointu; elle avait presque trois pieds de long et un pied de diamètre à sa base. Les lions avaient dévoré la majeure partie du rhinocéros ; à notre approche ils s'éloignèrent pourtant, laissant, comme de coutume, des débris de leurs crinières gri- ses hérissées accrochés aux os rompus des côtes. En retournant au camp je m'aperçus qu'Isaacavait poursuivi activement l'accomplissement de ses pro- jets, car je vis tout d'abord à lair de décontenance de mes gens que quelque chose préoccupait leur esprit. J'étais à peine assis près du feu qu’il s'approcha de moi d'un pas lent et sinistre et me demanda si j'avais ap- pris la nouvelle. Quelle nouvelle? répondis-je : Il m'apprit alors que la veille au soir deux hommes du pays des Bamangwatos avaient passé près des cha- riots allant à Bakatla, pour donner avis à ceux de cette tribu de la prochaine arrivée des cruels guer- ricrs matabilis, dont le chef puissant, Mosclekato, a été si habilement décrit par mon confrère en saint Hubert, le capitaine Harris. Ces hommes avaient dit que, quelques jours auparavant les Matabilis avaient attaqué et pillé diverses tribus béchuanas vers le nord, et qu'ils s'avançaient en ce moment à mar- ches forcées pour dévaster le pays et massacrer les habitants. LA VIE AU DESERT. 53 i _ _ …——…—…“…"“…——…—…—…“…—…—…—…—…—…—…——— Je compris parfaitement que c'était un conte in- venté à plaisir pour m'empêcher de pénétrer plus avant, et, riant au nez d'Isaac, je lui assurai qu'il avait rêvé cela. À cela il répondit : — Bien, vous ne voulez pas écouter mes conseils, lorsque je vous si- gnale le danger, mais vous et vos hommes vous vous repentirez un jour d'avoir méprisé mes avertisse- ments. Le8 et le 9, nous poursuivimes notre route au milieu d’une contrée charmanteet trés-romantique; nous nous dirigions vers Sesétable, défilé très- pittoresque et dan- gereux situé dans les hautes montagnes où prend sa source le Koulouleng, autrement dit la « rivière des sangliers sauvages », tributaire des Ngaterans. Après déjeuner, je sortis à pied avec Isaac et gra- vis de hautes montagnes à l'ouest du défilé. J’y ren- contrai toute une colonie de laboureurs et quelques klif-springers ; je vis aussi pour la première fois des perroquets verts et des écureuils gris. Depuis que j'avais franchi les montagnes Kurrichanes, je trouvais les bosquets et les forêts remplis de magnifiques oi- seaux au plumage plus ou moins éclatant et à la voix mélodieuse; mais, dans mes pérégrinations à l'inté- rieur des terres, mon attention était naturellement absorbée par la poursuite de gibier plus gros et plus important pour moi, aussi je ne pus jamais accorder à la gent emplumée qu’une faible admiration d'un in- stant. Notre étape prochaine nous amena au dangereux dé- filé de Sesétable. Nous suivimes les bords du fleuve, qui court en dansant le long de son lit rocailleux, for- want une multitude de petits ruisseaux écumants et de chutes d’eau. Nous nous enfoncions dans cette gorge qui se rétrécissait, de telle sorte qu’il y avait à peine de la place pour que le chariot pat rouler entre le bord escarpé et pierreux contenant l'onde brillante et la rude base de la montagne inaccessible qui s'élevait à notré gauche. De l’autre côté, à l’orient, la montagne qui formait le rempart du défilé s'élevait ras du ruisseau où sa base baignait, et formait un obstacle invincible. C'était une vallée déserte où personne n'a- vait jamais posé le pied, excepté les hôtes sauvages des forêts qui depuis un temps immemorial hantaient ces solitudes. D'énormes masses de granit nous em- péchaient d'avancer, et, avant d'aventurer nos cha- riots, nous dimes travailler une heure à les rouler de côté Nous trouvimes dans ce sentier diflicile des traces visibles du passage de l'énorme troupeau de buffles que nos hommes avaient fait lever le matin, et, avant d'avoir atteint nos chariots qui nous abritèreut daus une étroite clairière à la jonction des deux fleu- ves, je tuai deux de ces animaux, Toute la nuit les lions et les hyenes continucrent à hurler autour de nous et les chiens ne cessèrent pas d aboyer. Le lendemain matin le vent soufllait et il faisait froid ; je demeurai couché dans mon chariot plus long- temps que de coutume. Mes Hottentots avaient jugé à propos d'aller à la recherche du miel sous la conduite d'un ¢ honey-bird baberd »; environ vingt minutes après leur départ, j’entendis les bœufs qui accouru- rent au trot comme s'ils étaient poursuivis. Ils arri- vèrent devant le chariot, et en levant la tête j'aperçus une lionne qui les suivait à quelques toises; la mi- nute d'après, son mâle, un lion à l'air vénérable, dont la crinière hérissée balayait le sol, parut sur l'herbe jaune en face des bœufs, attendant que sa femelle les mit en fuite. C’est ordinairement de cette manière que les lions attaquent les bufiles. Heureuse- ment les bœufs s’abstinrent de courir et les lions pa- rurent surpris du calme de mes animaux. Je me levai vivement et poussai une clameur : ils se réunirent et se retirèrent ensemble sous un arbre touffu, à cent vingt toises. Les chevaux broutaient de mon côté, non loin des lions, qui alors parurent se concerter pour les attaquer: leur attention fut un instant divisée entre les chevaux et moi. Je saisis ma carabine cannelée, et courus jusqu'à vingt toises des lions : une fois là, derrière un arbre touffu très-commode où se trouvait une branche faisant la fourche, j'appuyai mon arme, je visai le vieux lion que je touchai à l'épaule. Les ani- maux me tournèrent le dos à l'instant en poussant des grognements furieux et disparurent entre les arbres. Comme j'avais été très-calme en l’ajustant et que la branche fourchue avait assuré le canon, j'étais convaincu que le lion, s’il n'était pas mort, devait au moins être mortellement blessé. Je résolus prudem- ment de ne pas me mettre seul à sa recherche. Bien- tôt quelques-uns des miens revinrent avec les chiens : je leur contai ce qui venait d’avoir lieu, et nous nous mimes à suivre la trace du monarque blessé En arri- vant à l'endroit où les lions avaient stationné, mes . chiens aboyèrent avec fureur, regardant avidement de tous côtés ; leurs poils se hérissaient sur leur dos. Nous y trouvames du sang, et à mesure que nous avancions, au lieu de petites taches rouges nousrencon- trions de larges marques sanglantes; en approchant d'un buis: loin, mes chiens qui suivaient la marche s'élancèrent de côté en aboyant avec fureur; j'en conclus que sa ert fort épais, à deux cents toises plus majesté était morte, et tournant avec precaution au- tour du buisson, j'eus la satisfaction de contempler un lion royal étendu sans vie sur le sol. Il était dans la force de l'âge, et possesseur de belles dents aiguës. Comme nousétions au cœur de l'hiver, sa peau était cou- verte d’une profusion de poils toullus, et l'abondance de sa crinière flottante surpassait en beauté tout ce que j'avais vu jusqu'alors. Je me felici ai d'avoir ac- quis avec si peu de risques un si parfait échantillon de cette belle espèce, Mes hommes se mirent à l'œuvre à l'instant pour l'ecorcher, et ce ne fut pas long. Vers midi nous attelâmes et nous marchämes jus= qu'au coucher du soleil à travers une contrée sauvage 53 LA VIE AU DÉSERT. EE SEES et si primitive, que rien ne saurait en donner une idée. Nous avions pour guides des Béchuanas qui m'avaient rejoint la veille se rendant à Booby. Les deux Baqua- mas qui m'accompaznaient depuis Bakatla avaient dé- serlé dès que j'avais eu tué l'élan. Une si belle provi- sion de viande fut une tentation à laquelle ils ne purent résister. Pour nous rendre au défilé de la montagne de Sesétable, notre route nous conduisit, pendant plusieurs milles à travers des collines fertiles admira- blement boisées. Nous descendimes ensuite dans une dpre vallée ézalement boisée et parsemée de chutes d’eau profondes. Nous franchimes plusieurs fleuves et plusieurs marais sur les bords desquels se trouvaient en profusion des indices d'animaux sauvages, de rhi- nocéros, de buffles et de girafes. Près d’un de ces fleu- yes nous découvrimes, sur le sable humide, Jes traces toutes fraîches d'une tronpe de lions. Nousfümesas-iégés pendant la nuit parunetroupe de hyènes hardies qui, malgré la vigilance de nos chiens, dévorérent une partie de mes harnais de buflles et pres- que toutes les courroies de mes jougs. Les chiens aboye- rent sans relâche jusqu'au point du jour, et dès que je pus y voir, je tuai une hyène. Les autres s’enfuirent aussitôt, - Le1{1,nousnons mimes en marche dès qu'il fit jour. La matinée était horriblement froide, et nous aperce- vions sur les mares de laglace d'un quart de pouce d’é- pai-seur. Nousavionsmaintenant achevé defranchir les iminenses chaînes de montagnes parmi lesquelles avait serpenté notre roule depuis Bakatla, et nous appro- chions des limites sud-est du grand desert de Kala- fari, au bout duquel est situé Booby. Nous continua- mes à marcher vers le nord-ouest; derrière la plaine monotone, coupée de forêts s’¢levaient dans le loin- tain des collines bleues, précisément du côté où on m avait assuré que devait se trouver Booby. A l'ouest s'élendait, comme une mer de verdure, une forét grise, placée dans une interminable plaine unie, qui se per- dait dans le plus lointain horizon. Nous marchames Lrois heures durant et traversdmes un petit fleuve où je detelai pour déjeuner. Ce jour-là fut aussi pour moi un jour mémorable, car je vis et tuai ma première girafe ou caméléopard, im- miense et grand animal, que je souhaitais fort connaître depuis longucsannéès, Ces gigantesques et splendides quadrupèdes, adinirablement eonformés par la nature pour peupler les foréts sans limites qui parent les planes sans bornes, sont largement dispersés sur toute la surface intérieure de | Alrique méridionale, mais on ne les trouve nulle part en grand nombre Dans les parages que le pied de Vhowme ne foule pas. lew [roupeauNr de gieales se composent de douze à seize bite ct pendant yen ar qui lquelots rencontre jusqu à trente, ef même une fois j'en comptai qua ranle eusemble, Toutefois c'étuit une exeeption et seize ble nombre habituelle plus cleved une hurde Ces troupes se composent de girafes de différentes di- mensions, depuis la plus petite qui a neuf ou dix pieds jusqu'au vieux mâle marron-foncé dont la puissante tête domine celle de ses compagnes et atteint en gé- néral une hauteur de dix-huit pieds. Les femelles sont un peu moins grandes; elles n’ont que 16 à 17 pieds. Nous foulions depuis plusieurs jours Je terrain des girafes et traversions des forêts où les traces étaient nombreuses, néanmoins nous n'avions point encore aperçu l'animal lui-même. Ce fut done avec un plaisir sans pareil que je vis enfin, dans la soirée du 41, une troupe de ces intéressants animaux. = Le déjeuner étant fini, nous nous remimes en mar- che à travers une forêt verdoyante sans limites, compo- sée d'arbres de l'essence « canneldorntrees ». Le gazon était touflu et le sol accidenté Un peu avant le coucher du soleil mon cocher me dit : « Vai oublié de vous dire, monsieur, que ce vieil arbre là-bas est un camé- léopard. » Je regardai du côté qu’il m’indiquait et je vis que ce vieil arbre était en effet un caméléopard. Je tournai les yeux un peu sur la droite et j’apercus une troupe arrêtée à nous regarder; leurs têtes s’éle- vaient presque au-dessus des arbres de la forêt. C'é- tait très-impredent de commencer une chasse à cette heure tardive, surtout dans un pays plat où j'avais peu de chance de regagner mes chariots avant la nuit. Néanmoins je résolus de tout risquer : j’ordonnai done à mes gens d'attraper et de seller Colesberg, je bouclai à la hate ma ceinture et mes éperons, el en deux miuutes je fus à cheval. Les girafes conti- nuérent à regarder les chariots jusqu’à ce que je fusse à soixante toises d'elles : je fis alors le tour d’un énorme buisson qui m'avait caché, et je vis tout à coup le spectacle le plus imposant qui pdt frapper les regards d'unchasseur : j'avais devant moi dix girales colossales dont Ja majeure partie avait 17 à 18 pieds de haut; en me voyant ces bêtes partirent toutes en tortillant leur longue queue sur leur dos, ce qui produisait le bruit du sifflement d'une badine; elles allaient à un très-petit galop et cependant pour les suivre Coles- berg dut allonger le sien de toutes ses forces, Je n'avais dans ma carrière de chasseur rien éprouvé de comparable à ce que je ressentais ; je coufais après ces surprenants animaux comme si j'étais en voiture. Vétais tenté de croire que ce que je chassais n'était pas des objets vivants, ni des créatures de ce monde, Le sol était dur et trés-favorable à la course; à chaque enjambée je me rapprochais des girales, et après un petit temps de galop échevelé je me trouvai au milieu d'elles, Je m'attachai tt plus belle femelle du troupeau et la detournai. Quand elle se vil séparée de ses com- p gnes et chaudement poursuivie, elle allongea le pas et galopa avec une incroyable rapidité, franchisssant& chaque bond une immense longueur de terrain, tandis que son cou et sa tête brisaientan passage les branches de bois mort sur Jes arbres; mon chemin en était ob- LA ViE AU DESERT. 53 strué à chaque pas. Quelques minutes me suffirent pour être à cinq toises de sa croupe : je trai au galop et lui envoyai une balle dans le dos; puis redoublant d'efforts je gulopai cote à côte avec elle, et, plaçant le canon de ma carabine à quelques pieds delle, je tirai mon second coup derrière sox épaule. A vrai dire la balle parut faire peu d'effet; je me mis alors en face d'elle, lorsqu'elle ralentit le pas, et, meliaut pied à terre, je chargeai à la hate mes deux _ coups en mettant double charge de poudre; mais, avant que je fusse prêt, l'aminal avait recommence à g Joper. Bientôt apres,je la vis s'arrêter a quinze toises dans le lit desseché d'une source, et je Uraï, visant à la place où je croyais devoir être son cœur. Elle repartitencore. Je rechargai mon arme et la suivis; mais je faillis la perdre, car elle appuya brusquement sur la gauche et disparut promptement au beau milieu des arbres. Enfin elle s'arrêta encore; je mis pied à terre et je contemplai , dans une surprise admirable, son in- comparable beauté, tandis que son grand œil brun et doux, liangé de soie, s’abaissait sur moi comme pour mimplorer. En ce moment de triomphe j'éprouvai pourtaut un regret douloureux pour ce sang que j al- ais répaudre, mais nia vanilé de chasseur l'empo: ta : j'élevai obliquement le canon de ma carabine, et je lui envoyai une balle dans le cou, En la recevant la bête releva ses jambes de derrière par un bond pro- digieux etretomba en arrière avec un bruit formidable. La terre trembla tout autour d'elle; un jet de sang noir et épais jaillit au loin hors de sa blessure, ses membres gigantesques frissonnèrent un instant, et elle expira. Je n’eus pas le temps de considérer longtemps ma conquête : la nuit approchait à grands pas et il était douteux que je parvinsse à regagner mou camp ; ainsi donc je coupai la queue de la girafe, dont Je bout était orné d'une toulle épaisse de crins noirs flottants; puis, lançant à la bète un dernier regard caressant, je galo- pai vivement dans la direction de mes chariots que j'at- teignis au moment où les ténebres s’épaisissaient. Rien au monde ne pourra jamais faire comprendre à un chasseur le plaisir qu’il ya de galoper au milieu d'un troupeau de girafes formidables de hauteur ; il fout l'avoir goûté pour Vapprecier. Les girales exhalent une odeur trés-forte; dans l'ardeur de la course elle m'ar- rivait toute chaude au visage ct me rappelait celle de la pimprenelle en septembre. La majeure partie de celle chasse eut lieu au milieu d'un taillis de « wait-a bitthorns » si herrissees que, bien longtemps avant Vinstant où jabattis définitivement la grafe, mes jam- besetmes bras étaientensanglautés, Je portais comme à l'ordinaire le jupon de montagnard, avec mes bras nus jusqu'aux épaules; c'était un vieux jupon gris de Chapelpaik de Badenaeh ; muis ce dernier temps de galopacheva de le mettre en loques. plaines très - boisées où les traces de caméléopards étaient fort-nombréuses ; le 43 nous donnâmes dès l'aube la liberté au bétail, Après déjeuner, nous atte- lames. et, ayant franchi huit milles dans la direction d'une chaine de rochers, nous atteignimes une gorge : nous traversames après une rivière, et, suivant ses bords pendant trois milles, nous arrivames à Booby, village de Béechuanas, branche de la tribu des Baqua- mas, gouveruée par un chef tributaire. Ce personnage était alors absent; mais son neveu, Coachy, me reçut fort bien. C'était un homme d'un extérieur agréable et de manières engageantes qui devint peu après et est encore chef de cette tribu. Le kraal de Booby est encaissé de tous côtés par des collines rocailleuses couvertes jusqu'au sommet de bois de sandal. En certains endroits ces collines sont pleines de précipices où s’ébaudissent des babouins et desklip-springers. Comme nous approchionsde Booby, je pris ma carabine et je descendis au fond d’un des precipices, d'où je tirai sur deux babouins L'un d'eux était perché sur le plateau d’un rocher très-élevé au- dessus de moi; il recut la balle et tomba d'environ cent pieds sans s'arrêter. Les vallées entre les mon- lagues sont soigueusement cultivées par les fem- mes, comme aussi un grand terrain uni au nord-est du kraal. Cette tribu porte le même costume que j'ai deja décrit; j'airemarqué seulement que, parmi eux, l'usage de l'atroce mélange de terre rouge et de graisse est plus général que chez les autres tribus béchuanas. Les gens de Booby affluaient autour de mes cha- riots, et paraissaient charmés d’un spectacle tout nou- veau pour eux : ils restèrent près de moi jusqu'à la tombée de la nuit. Peu après une troupe de Baquamas arriva à Booby venant de chez les Sichely. Qn les.avail envoyes pour me dissuader de visiter Bamangwalo, et aussi pour me dire que Sichely avait de l'ivoire et des peaux enas- sez grande quantité pour acquérir tous mes fusils. Ils désiraient par-dessus tout que je leur promisse de réserver pour lui ma grande carabine hollandaise. Je leur répoudis que j'étais resolu à rendre visite à Si- comy, el que, selon leur désir, je conserverais pour leur chef l'arme couvoitée. J'annonçai à Coachy que je comptais me remettre en route le lendemain; il en fut surpris et me dit. que son cœur en etait fort peiné, Le mèêmesoir 1 y eut une assemblée génerule de tous les sages de Booby, pour aviser au moyen possible de m'empêcher de conti- nucr mon voyage jusqu'à Bamangwato, Le matin je me sentis mal à mon aise, et cela sans doute pour avoir bu la veille au soir ep de bière avec Coachy, Avant que je me décidasse à me lever, le régent et tous ses nobles entouraient deja en foule mes chariots Je fei- gnis de dormir ; ils allumérent alors des feux autour Le 42 mousfimes deux longues traites dans des | desquels ils s'accroupireut, 5 56 LA VIE AU DESERT. NE . Lorsque je me levai. j'offris à déjeuner au chef, et, durant le repas, je lui dis que je souhaitais quil en- voyät avec moi quelques hommes a Bamangwato. Ilme répondit qu'il y avait guerre dans ce pays-là et qu'il avait peur des Mosclékastas. Je répliquai que, puis- qu'il ne voulait pas me donner ses hommes, je possé- dais une drogue qui me mettrait à même de trouver mon chemin tout seul; j'ajoutai que, s’il persistait dans son refus, je dirais à Sicomy, le grand chef su- prême des Bamangwatos, qu'il s'efforçait d'empêcher les hommes blancs de visiter ses domaines. À ces mots Coachy changea de ton et dit que quatre hom- mes m’accompagueraicnt et reviendraient avec moi. Ceci une fois convenu, je lui fis quelques présents et le priai de me garder ma tête de buffle et plusieurs autres jusqu'à mon retour; il y consentit et ordonna à ses hommes de les emporter sur-le-champ à son kraal. Nous quittames Booby vers midi, accompagnés de la majeure partie de la tribu. Chaque homme por- tait deux ou trois assagais et une hache de combat. Ils nous suivaient dans l'espoir que je tuerais pour eux un peu de gros gibier. Les guides prirent d'abord au nord est, mais, changeant tout à coup de direction, ils marcherent droit vers l’est. Alors je m'arrêtai et leur dis que ce n'était point là le chemin pour aller à Bamangwato; ils me répondirent qu'ils prenaient un détour à cause de l’eau. Je leur ordonnai de chan- ger aussitôt de direction et de tourner la tête vers Bamangwato. Les sauvages obéirent et feignirent pendant quel- ques minutes de discuter ensemble; puis ils convinrent d'indiquer lorient, déclarant que Bamangwato était dans ceite direction. Je leur dis que j'avais dans ma poche une aiguille frottée avec une drogue et qu'elle m'apprendrait si leurs pas était en effet tournés vers le pays de Sicomy. Comme je savais que Bamang- wato élait situe un peu à lest-nord, je leur dis qu en tournarttrois fois mon aiguille autour de mon poignet gauche elle m'indiquerait le côté gauche de ce pays. Les sauvages, à ces mots, se regardèrent avec sur- prise et m entourèrent pour voir si cette aiguille pos- sédait en ellet une pareille puissance. Je tirai dc ma poche ma boussole, je le passai trois fois autour de mou poignet gauche avec la plus grande gravité, en sifllaut tres-fort; puis, ouvrant la boîte je la mis a terre devant eux. Je saisis ensuite un de leurs assagais el le posai à côté de la boussole, un peu à l'est-nord, eu leur disant que c'était la la direction de Bamang- walo Is furent pétrifies d’etonnement, et, dès bors, ils me crurent doué d'une influence toute suimatu- relle Je leur demandai aussitôt s'ils me conduisaient près de l'eau sur cette voie ; ils s'écriérent ensemble que c'é- lait un désert, et que jamais personne n'y avait trouve d'eau ; puis ils se retournérent, firent deux cents toi- ses de chemin et s'accroupirent. Je m'approchai alors d'eux avec Isaac, mais ils demeurérent silencieux te- nant les yeux baissés. Je leur demandai aussi pourquoi ilss’étaient assis de la sorte, etils repondirent qu'ils ne voulaient pas aller plus loin avec moi. Je leur répliquai que j'étais charmé de l’apprendre, et que je me tire- rais mieux d'aflaire sans eux. Retournant alors à mes chariots, j’ordonnai à mes hommes de rebrousser che- min jusqu’au premier ruisseau. Les sauvages me priè- rent d'arrêter et de les écouter, maisje leur déclarai que leur présence m’importunait, et qu'ils eussent à retourner près de leur chef. Je marchai ensuite pen- dant plusieurs centaines de toises et campai près d'une mare d’eau. Je comprenais à merveille qu'isaac, mon inter- prète, s'était ligué avec les Baquamas et leur chef, dans le but particulier de contrarier mes désirs ; mais, comme il ne me convenait pas de me séparer alors de lui. parce que sa présence inspirait de la confiance à mes gens, je feignis de croire qu'il était sincère Ma provision de viande était épuisée ; je me décidai à faire une halte d’un jour afin de chasser; puis, ayant re- nouvelé mon garde manger, je me mis en marche à travers la forêt, en appuyant un peu sur l’est-nord, à l'aide de ma boussole, cherchant de l’eau avec mes chevaux en avant des chariots. J'étais assez mal portant et de plus très inquiet. Ma situation n’était pas enviable : j'étais au fond de l'A- frique, seul, sans amis, environné d'une troupe de gens prête à tout pour m'empêcher de réussir dans mes projets. Ce que je redoutais le plus, c’est qu'on me volât mes bœufs et mes chevaux, ce qui eut été chose facile. Mes gens aussi étaient découragés et sou- haitaient ardemment retourner dans leurs foyers. Pendant la nuit, l'inquiétude et la colère me tinrent éveillé. Toute la tribu de Booby était couchée par terre autour de grands feux le long d'une haie de buissons épineux arrangés en demi-cercle pour les abriter du vent. Après le déjeüner, je partis pour chasser me di= rigeant vers lorient; Kleinboy conduisait un cheval de bAt, etenviron trente Bechuanas me suivaient dans l'es- poir d'obtenir de la viande. Je fis deux milles, et je tuai un mâle et deux femelles wild-beasts. Voff is le mâle et une des femelles aux Béchuanas, qui furent ravis de mon succès, et, ayant mis la seconde femelle sur le cheval, je retournai au camp. J'y trouvai Coachy avec sasuite. Le chefme remercia de mon gibier, et je lui annonçai que ses hommes n'avaient pas voulu me conduire dans la direction que le docteur Livingstone m'avait dit de prendre; il me répondit que la route faisait un circuit et qu'ils me guidaient ainsi à cause de l'eau. A la fin il m'avail presque persuadé de suivre ses guides; mais, comme je n'avais pas d'ami à consulter, je me decidai à passer la nuit dans l'endroit où j'étais et à prendre au matin une détermination délinitive, Alors Coachy se fit servir du cafe et partit en me disant adieu. LA VIE AU DESERT. 57 a ……… ….………… ……………………—…—…—…—_———————— Le soir venu, j'interrogeai mes guides relativement aux sources d'eau afin de savoir à quelles distances une de l’autre on les rencontrait. Ils me dirent que la première que nous puissions atteindre était située à une petite journée de marche, mais qu’ensuite il faudrait marcher deux jours sans en trouver nulle part. Je fus alors convaincu que ces misérables vou~ laient m'égarer et finalement me conduire à Sichely ; je m'aflermis donc dans ma première résolution de marcher seul à l’aide de ma boussole, mais je tins mes intentions cachées, dans la crainte qu'ils ne me volasseut mes bœufs afin de mieux me retenir. XII Les guides essayent de m’égarer cans ma route en allant à Bamangwato. — Des Béchuanas errants m'indiquent mon ve- ritable chemin. — Je me perds dans la forêt — Mutinerie. — La recherche des sources. — Le vol des oiseaux me guide. — Je trouve de l'eau.— Les girafes. — Piéges à girafes. — Chasse au rhinocéros: — Nous nous perdons. — Nous rejuignons enfin les chariots. Une portion considérable des gens de Coachy étaient encore campes près de nous le 16 au matin; sans doute ils étaient convaincus qu'ils avaient réussi à me persuader de les suivre. Après avoir rempli tous mes tonneaux à eau, j'ordonnai à mes hommes d’at- teler Les Béchuanas étaient enchantés et s'imagi- naient que j'allais me laisser guider par eux vers lorient; mais, à leur grande surprise, lorsque l'atte- lage fut prêt, je leur dis qu'ils n'avaient qu'à retour- ner pres de leur chef, car je ne voulais plus tuer de gibier pour eux. J'ordonnai ensuite à mes gens de se diriger vers un arbre très en évidence non loin de là. quelques minutes, mais bientôt, mettant leurs assa- gais à leur épaule, ils nous suivirent. C'était hardi de ma part; le paysage offrait peu d'apparence d'eau, et les sauvages persistaient à soutenir que, dans la direction que je voulais suivre, je serais sept jours sans en rencontrer. J'avais devant moi une interminable forêt sans collines, sans le moindre in- dice qui pit me guider pour trouver de l'eau Néan- moins la lortune me favorisa, comme à l'ordinaire, car, cusse-je habité ces parages toute ma vie, je n'aurais pas suivi une ligne plus droite pour arriver où je désirais me rendre : je cheminai pourtant plu- sieurs nulles sans une lueur d'espoir, car le terrain n’etait qu'une nappe de forets entremèlée de fourrés d'épines. Nouscontinuâmescependant, à l'aide de la boussole, A appuyer au N.-N.-E.; tous les Béchuanas m'aban- donnèrent, excepté quatre hommes fort laids que Coachy nous avait donnés pour guides; ces derniers, contrairement à mes prévisions, me suivaient à dis- tance. Après un voyage de plusieurs heures, la bous- sole à la main, le pays devint plus découvert, et nous entrâmes sur une large bande récemment saccagee par les Bakalahari ou habitants sauvages du dé-ert. Les arbres et les buissons étaient écorchés et brülés, et il n’y avait pas un brin d'herbe pour réjouir la vue. Quelque part que l'on tournat ses regards, le sol était noir et couvert de cendres. Je senti: mon cœur faiblir, en me représentant la probabilite que, tous mes efforts pour trouver de l’eau ayant été inutiles, je serais obligé de revenir dans ces mémes lieux si désolés, ramenant mes bestiaux mourant de faim et de soif, et forcé de renoncer, avec le plus amer regret, à mes brillantes espérances de chasse à l'eléphant. C'était en vérité une triste perspective. Je n'avais pas un ami qui pit me consoler et me conseiller ; j'entendais derrière moi mes hommes qui murmu- raient et juraient de ne pas aller plus loin, etles guides les encourageaient dans leurs projets, en leur alfir- mant qu'ils couraient à une perte certaine. Enfin nous atteignimes les confins de ce terrain dévasté et torrélié, mais la vue qui s'offrit à nos yeux n'était pas plus réjouissante. Nous entrions dans une vaste forêt toute grise, el si épaisse qu'on ne voyait pas à quarante toises devant soi. Bien plus il nous fal- lait à chaque pas nous arrêter et couper des arbres et des branches pour frayer un passage aux chariots. Pour compléter nos embarras, le terrain était devenu si sablonneux que les roues y enfonçaient profon- dément Mes hommes commencèrent presque à se révolter, et ils ne se gênaient pas pour exprimer leur opinion en ma présence. Je leur fis des representa- tions, et leur dis que, si le lendemain avant le | coucher du soleil je n'avais pas découvert d’eau, ils Les Béchuanas demeurèrent immobiles pendant | pourraient faire rebrousser chemin aux bœufs et les mettre sur la voie indiquée par les guides. Nous con- tinuâmes à marcher dans cette épaisse forêt jusqu'à la chute du jour; puis je fis halte auprès d'un arbre aux rameaux étendus; je mis le bétail en liberté pen- dant une heure, et le fis ensuite rattacher près du joug, quand il fit clair de lune. J'étais triste et malheureux, car je voyais bien que la chance tournait contre moi; je ne voulais point re- touruer à la colonie, après être venu de si loin, sans Luer, ou du moins sans voir ce que mon cœur désirait le plus ardemment, à savoir un éléphaut mâle en liberte au milieu de ses forêts natales. Cependant je bus un peu de vin, puis je vins près du feu que mes gens avaient allumé sous un vieux « canneldorn- tree » ; je me moquai des quatre Béchuanas, et leur dis, en aflectant une extréme gaieté, qu'ils metraitaienten enfant en voulant ainsi m'egarer; j'ajoutai que J'étais 58 LA VIE AU DESERT. un vieux soldat etun habile chasseur qui savait retrou- ver son chemin sur la terre étrangère. Je riais, mais c'était le rire du désespoir, car je m'attendais à les voir se moquer de moi à leur tour lorsque je serais forcé le lendemain au soir de revenir sur mes pas. Un des plus grands obstacles qui m’arrétat était ce- lui-ci : si je partais en avant por chercher de l’eau, il me serait sans doute impossible, dans cette immense forêt sans routes batiues, de retrouver mon chemin pour rejoindre mes chariots. Je me couchai done, mais j'appelai en vain le sommeil; l'incertitude et le tour- ment metinrent éveillé jusque vers le matin. Je m’as- soupis pourtant un instant et rêvai que j'avais couru en avant et que j'avais trouvé de l’eau. Le jour parut, et je me levai chagrin; mon espoir élait presque évanoui. Je déjeünai cependant et dis à mes hommes de don- ner du blé à Colesberg eta Thecow; je leur enjoignis ensuite de rester en place tout le jour et d'écouter Je bruit des coups de feu dans le cas où je me per- drais en revenant. Je leur laissai des munitions pour me répondre; puis je montai à cheval et me laneai vers le nord-nord-est, au plus épais de la forêt. ac- compagné de Kleinboy. ‘Le terrain était pénible ; c'é- tait du sable lin; on voyait à divers iniervailes quel- ques touffes de gazon. Nous marchames sans nous arréler Lorjours tout droit, et ne trouvames aucune trace des bêtes fauves qui-pût nous donner quelque espoir. Je vis cependant bien un € duiket » ; celle sorte d'antilope se rencontre au désert et se passe facilement d'eau. é mais À la lin neus arrivames à une partie plus décou- verte de da forêt, et, en sortant du fourré, j’apercus sur ma droite, à environ deux cents toises, six ou huit girafes superbes qui nous regardaient. Il m'était pas question de chasser, quoique j'en eusse bien envie; je les laissai donc s'éloigner en paix et couti- nuai avhercher des sources. Daus une elairière je trou- vai deux ou troiscreux où il y avait eu de l'eau, mais isétaientcomplétement dessechés. Je rentrai dans l'é- passeur du hots ct pris un peu plus vers | orient. Nous fimes plusieurs milles, cherchant toujours; l'espoir commençait à m'abandonner, et Kleinboy protesta que nous ne regagnerions jamais les chariots. Ala fin j apergos um sassaby; cette antilope hoit tous les jours; le courage me revintavee |’ spérance Je galo- paren avant sans me préocouper de la distance déjà immense que j'avais mise entre moi etmon camp, Bom inquicter des remontrances de mon serviteur, qui, à da fin, arrétant son cheval exténué, déclara que je courais à ma perte et qu'il ne me suiveait pas. Je Jui indiquai du doigt dans le lointain, | sommet d'un grand arbre gris, dont les branches d pouillees Ct hattues pur les vents s'eténdaient au-dessus de ses Vows, ef lui assurat que, sen altognantcet arbre nous y decouvrions rien, j'abandonnerais toute re cherche et passerais le reste de la saison à chasser dans les montagnes de Sichely, à l’est de Booby. Mais le destin avait décidé que je pénétrerais plus avant dans l’intérieur de l'Afrique, et, avant d'arriver à mon arbre, j'observai une petite compagme de per- dreaux de Namaqua qui traversèrent mon chemin en volant vers l’ouest; il était impossible d'affirmer que ces oiseaux se dirigeassent du côté de l'eau au lieu den revenir; je guettai longtemps et mon attente ne fut pas déçue. A une très-grande distance devant moi, je découvris une seconde compagnie des mêmes oi- seaux volant aussi vers l’ouest, et il était évident quils.atlaient au même endroit que les autres. Peu à peu la première compagnie revint volant très-près et pous-ant ce cri si mélodicux et si doux: Di pretty dear! di pretty dear! (joli chéri! joli chéri). Je m'é- lançai alors du côté où avaient volé les oiseaux, et, avant d'aller plus loin, j'aperçus un petit fossé qui coulait du nord au sud; je le suivis, et j'y trouvai presque aussitôt des traces toutes fraïches de rhino- céros, ce qui étail un signe certain que l’eau était proche. Mon espoir se réveilla encore une fois, je regardai vers le nord et le ciel avait précisément ce jour-là un aspect que je ne lui avais pas vu depuis bien des mois. C'était un de ces jours radieux pareils à ceux de mon pays lointain, où Vazur éclatant du firmament s'aperçoit à travers dix mille petits nuages de neige ct ov toute la nature, à l'heure où le soleil luit, semble vouloir faire oublier à l'homme malheureux ses peines el ses douleurs. Cet aspect fut d’un favorable augure; je ranimai mon excellent cheval harassé, et galopai ! dans le vallon; Je fossé faisait un conde, et, lorsque jens fait le tour, je vis que nous étions sur un point élevé de la forêt; je contemplai alors pour la première fois l'ensemble du paysage. On ne voyait, aussi loin que le regard pouvait at- teindre, qu'une suite non interrompue de ‘forêts; mais j'avais maintenant sous les yeux une contrée accidentée, au lieu des monotones régions que je ve- nais de franchir. Le succès me parut assuré. Nous dé- couvrimes bientôt des mares qui avaient jadis contenu de l'eau, et entin je trouvai un grand étang sullisant pour abrouver mes besliaux pendant plusieurs jours. J'eprouvai en ce momentune vraie satisfaction, carj/a- vunçais vers mon but tant desiré. A mesure que les dillicullés s'étaient accumulées, ma résolution de les : vaincre avaitaugmenté Je comprenais bien que, quoi- que j alleignisse Baniangwato, sije pouvais seulement parvenir à continuer mon voyage au nord pendant huit jours, je rencontrerais infailliblement des éléphants. Je regagnai mes ch riots sans avoir faitun seul dé- tour; je feignis d'abord de n'avoir pas trouvé d'eau et je dis imes guides ctl n'y aabsolument que des bois épais dans ces parages; ne pouvez-vous m'indiquer de l'eau ? Mes bœufs vontmourir. » Es me répondirent que, si je voulais de l'eau, il fallait voyager jusqu'au LA VIE AU DESERT. 59 -coucher dusoleil et se diriger vers le sud-est. I!s furent fort étonués lorsque je leur dis : » Jai maintenant Ja certitude que vous voulez m’égarer, car j'ai trouvé de l’eau en abondance et je saurai bien arriver jusqu'à Bamangwato malgré tous vos efforts pour m'en empé- cher. » Je fisdonc atteler et nous partimes pour la mare en question où nous arrivames fort tard. Les Béchnanas nous suivaient toujours. Je fus assuré qu’ils avaient recu de leur maître l'ordre de m’égarer et de me me- ner à Sichely, mais que, dans le cas où je parvien- drais à trouver mon chemin tont seul, ils devaient ‘Maccompagner chez Sicomy, afin de l’assurer de Pamiltié et de la sincérité de leur chef. Le 18 au matin je méditais, étendu dans mon chariot, ét j'étais indécis si je chass:rais, ou si, auparavant, j'explorerais la contrée lorsque tout à coup j'entendis des voix d'hommes à peu de distance au bas de la clairière. Je me jetai à bas du lit et découvris une bande de Bechuanas. Ces hommes avaient chassé des chacals dans un endroit appelé Bootlonamy, à moitié chemin de Booby à Bamangwato. Sur ma de- mande ils m'indiquèrent le chemin en droite ligne pour arriver dans ce dernier lieu, et enfin la position d'une belle mare dans la forêt, à une marche de dis- tance. Nous déjeunâmes ; je fis atteler, et, après un trajet de six heures au travers d'une épaisse forêt, nous atteignimes la mare. Nous etimes constamment besoin, le long de la route, d'avoir recours à nos haches pour frayer le passage à nos chariots. Je parvin après avoir beaucoup marché, nous nous arréta- mes près dune petite rivière sur un terrain légère- ment élevé; l'herbe y était de différentes espèces et très-ahondante. En observant plusieurs vautours qui dirigeaient wer leur vol vers un fourré à un quart de mille des wag- _ gons, je pensai qu'ils y étaient attirés par quelque lion qui dévorait sa proie. J'ordonnai donc qu'on sellat une couple de chevaux, et je me rendis en cet endroit avec un cavalier et environ une douzaine de chiens. Mes conjectures étaient vraies : en passant près d'un fourré au galop, j'eus le plaisir d'apercevoir un lion majestueux, à la crinière noire, qui suivait une ligne parallèle à la mienne ;ilétaità cent mètresde moi. L'animal était d’une couleur si foncée qu'à première vue, au milieu des grandes herbes, je le pris pour un wild-beast; l'instant d'après il se tourna vers moi, et je vis sur-le-champ qui il était. J'appelai mes chiens de toutes mes forces et je m'élançai vers Ini. Comme je m'y attendais le lion se réfugia dans l'herbe en hâtant sa marche; les chiens le poursuivi - rent courageusement. Du reste, je n'étais pas loin derrière eux et je les excitais par mes cris. Le lion, voyant que nous allions aussi vite que lui, ralentit le pas; les chiens aboyaient et n'étaient plus qu'à quelques mètres de lui, le pressant des deux côtés. Enfin, quand je Veus dépassé, j'arrêtai mon cheval pour tirer: je cherchai mon cavalier, qui portait ma carabine, etje l'aperçus qui s’approchait doucement : il était pale et suivait de trés-loin. Le lion regardait de tous côtés ; il se précipila sur Shepherd, l'un de mes chiens favoris, le coucha sous lui pendant plusieurs secondes, et le mordit à un tel point que le pauvre animal ne put se relever. Quelques instants après il abattit Vexen; puis, ayant gagné la lisière d'un petit fourré, il s'arrêta sous un épais buisson et s étendit sur la terre pour allendre notre atiaque. Je lançai alors mon cheval au galop, et je n'étais plus qu'à douze mètres de lui quand je lui langai une seule balle qui Patteignit à l'épaule et coupa les principales artères qui sont près du cœur, I était mort. Lorque cet animal féroce recut le coup, sa tête se LA VI AU DESERT. 423 pencha vers la terre; il respira convulsivement pen- dant un moment et expira. Je mis sur-le-champ pied à terre, lui arrachai quel- ques crins que je cachai sur ma poitrine, et je revins au camp : j'avais à peine été absent pendant dix mi- nutes. Nous avancâmes encore au lever soleil, mais, vers dix heures, j’arrétai mes waggons vers l'endroit où, l'année précédente, j'avais essuyé tant d’orages pen- dant une semaine. Sur notre route je tuai un spring- bok. Quelques secondes après, Booi s’approcha de moi et me dit que, lorsque j'avais fait feu, il avait re- marqué un lion qui levait la tête dans un herbage de la vallée qui se trouvait en face ; je ne le crus pas d'abord, néanmoins je l'envoyai chercher huit chiens. Il pensa que la meute entière vaudrait mieux, il en ramena trente. Je me dirigeai immédiatement vers l'endroit où Yon supposait que le lion devait être, et, en nous avancant, nous vimes deux lionnes assises sur l'herbe; elles rugirent furicusement après nous. Une malencontreuse rangée de roseaux d'environ soixante mètres de longueur et de vingt mètres de largeur se trouvait entre elles et moi; devinant le péril auquel elles étaient exposées, elles allèrent se réfugier dans le fourré. Un instant après le plus horrible combat qui se put voir eut lieu , et un affreux massacre de mes meilleurs chiens se fit la sans que je pusse l'empé- cher. Vainement je tournai autour du fourré en essayant d'apercevoir leurs adversaires, ce qui m'aurait mis à même de finir ce carnage ; lesroseaux étaient si élevés et si épais que je ne pus y parvenir. Quoique les lionnes ne fussent pas très-loin de moi, il m'était im- possible de les voir. Enfin l’une sortit du fourré du côlé opposé; je tirai du haut de ma selle, et, malgré les mouvements de mon cheval, je la blessai ; elle rentra dans les roseaux en poussant des rugissements de fureur. Un certain nombre de chiens qui avaient poursuivi untroupeau de wild-beastsrevintau milieu de erbe ; ils suivaient la trace d'une troisième lionne quise diri- geait en rugissant sous l’ombrage, dans l'intention de rejoindre ses camarades. Ce fut là pour ma meute le signal d’un coup hardi : elle s'élanca à la fois. Les trois lionnes rencontrèrent mes chiens et les abattirent avec la même facilité que des chats eus- sent abattu des souris. Pendant quelques minutes nous n'entendimes que le craquement des roseaux, la voix des lionnes, les aboiements et les gémisse- ments des chiens. La nuit mit fin à cette boucherie, et je retournai au camp navré de remords et de regrets de n'avoir pas rappelé mes pauvres lévriers. Trois des meilleurs avaient perdu la vie dans ce combat inégal ; sept ou huit étaient grièvement blessés, et ils exhibaient d’horribles morsures, qui, pour plusieurs, ne se gué- rirent jamais. Le lendemain , avant que le jour parût, nous en- tendimes le rugissement des lions; il partait de l’est, et, en suivant des traces fraiches, nous remarquames bientôt dans un endroit stérile, à deux cents mètres de nous, une forme jaune, que nous comprimes être celle du lion. Nousnous y élancämesau galop. En nous apercevant l’animal féroce leva la tête is la ra- baissa aussitôt dans l'espoir que nous passerions sans faire attention à lui. A vingt mètres plus loin sc tenait une magnifique lionne avec deux lionceaux. Lorsque nous arrivames ils s’élancèrent tous trois dans le fourré placé à notre droite. Le vieux lion se montra plus poltron que sa compagne et ses petits, et il s'enfuit en toute hâte. Le gibier ayant ainsi disparu dans ce refuge, je placai Booi à l’une des extrémités du fourré pour qu'il le surveillat pendant que j'y pénétrerais par l'autre et que je le parcourrais avec les chiens. Deux fois mes efforts furent inutiles ; une troisième fois les chiens découvrirent la lionne couchée sous un buis- son; je lui tirai deux balles au défaut de l'épaule et il lui tut impossible de se relever. Un autre coup latteignit à l'œil et lui fit sauter la moitié de la cer- velle. Booi et moi la dépouillames, puis nous lui coupames la tête avant de retourner au camp. Avant l'aube nous distinguâmes la terrible voix des animaux; elle venait encore de lest. Je me rendis près du fourré où, la veille, j'avais trouvé les lions; la je découvris les jeunes, dont l'un était dis- posé‘a nous livrer bataille. Je le tuai en tirant deux fois sur lui; son camarade s’esquiva; mais les chiens le découvrirent. Quand je fus à proximité, je mis pied à terre, j'écartai les chiens et terminai ses jours en lui logeant une seule balle dans le crane. Nos chiens ne cessèrent point d'aboyer pendant la nuit; nous pensions que des lions rôdaient autour du camp, et, au jour, nous découvrimes que nous avions été favorisés par la présence de moins illus- tres, mais non moins présomptueux visiteurs. Une bande d'audacieuses hyènes était venue près de nos feux; non contentes de dévorer les os qu’elles avaient trouvés, elles avaient mangé la nappe, emporté le couverele de la cantine et deux larges coussins ; nous eûmes Ja chance d'en retrouver un en très-mauvais état, Dans quelques anuées d'ici l'autre sera proba- blement conservé comme une relique chez les Be- chuanas. Le 12 je conduisis mes waggons sur la rive sep- tentrionale du fameux Meritsane, J'eus la satisfaction de voir qu'une partie de la campagne avait été brûlée par les Bakalaharis quelques mois auparavant. La pluie qui était tombée pendant la saison avait fait pousser une herbe abondante qui donnait aux plaines ondulantes une charmante apparence de fraicheur. 124 LA VIE AU DESERT. a Ce qui me plaisait Je plus, c’est que je savais que le gibier du voisinage devait avoir été attiré en cet en- droit : j'espérais que je rencontrerais, près du Me- rilsane, des élans et autres animaux, comme cela arrive à tous les chasseurs. Les traces des buffles, des zèbres, des wild-beasts, des hart-beasts et des sassasybys étaient très-nom- breuses, et j'aperçus des troupeaux considérables de ces différentes espèces. Je pris cependant la résolu- tion de ne pas troubler la campagne, dans la crainte d'effrayer les élans qui pouvaient s'y trouver; aussi passai-je près de ces animaux sans leur faire aucun mal. Après avoir parcouru plusieurs milles, j'eus le désappointement de m’apercevoir que très-peu d'é- lans fréquentaient ces parages. Je revins au camp après en avoir cherché inutilement. Je partis le lendemain avec un cavalier, et, après nous être éloignés un peu, j'eus le plaisir d’aperce- voir un magnifique troupeau de buffles qui paissaient tranquillement sur la rive opposée du Meritsane. Ce gibier était celui dont j'avais le plus besoin, car nous commencions à manquer de viande. Accompa- gné de M. Orpen, de deux cavaliers et d’un grand nombre de chiens, nous résolûmes d’attaquer ces animaux, et nos projets furent heureusement mis à exécution. Je tuai cinq buflles et M. Orpen deux, ce qui fit en tout sept têtes. Après déjeuner deux paires de bœufs rapportèrent aux waggons quatre des buffles les plus gras, et, jus- qu'au coucher du soleil, mes hommes furent très-oc- cupés à les couper et à les saler. Dans la soirée je sorlis avec ma carabine, avec le désir de trouver un } veau que le troupeau avait abandonné dans la mati- née. À ma grande surprise, lorsque l'animal m'a- percul, i! me chargea hardiment; mais je tins ma carabine ferme à Vepaule, et, quand il fut a quatre mètres de moi, je l'arrêtai dans sa course en lui en- voyant une halle au milieu du front. Trois des buffles quenous avions tués avaient été lais- sés sur place; je pensais que nous pourrions trouver un lion faisant son repas de l'un d'eux, si nous nous y ren lions dès l'aube. Je partis done avec un cava- lier et une meute de chiens. En approchant du troi- sième, les vaulours que j'aperçus au-dessus de ma tle m'avertirent que je ne trouverais pas le buffle seul; lorsque j arrivai près de ma victime, je vis à deux cents mètres de moi un énorme lion, rentrant lentement dans le fourré sur le bord de la rivière, Aussitot je pressai mon cheval, afin d'éloigner mes chiens de la charogne, et, s'il etait possible, de mettre le lion en délense avant qu'il pût gagner un fourre. Nous arrivames prés de lui juste au moment ou tl atteignait un pelit massif de roseaux, du milieu duquel il se précipita dans le lit de la riviere, où il se réposa, J avangat jusqu'à quinze mètres et lui rendis toul mouvement impossible en lui envoyant une balle dans l'épaule. Je descendis ensuite de cheval, jus- qu'à douze mètres de lui, et je l’achevai en lui lan- cant une seconde balle à l'épaule. Cet animal était un vieux lion noir d’une taille superbe ; ses dents étaient parfaites et son poil ma- gnifique. J'ordonnai à mes hommes de l’écorcher avec le plus grand soin. Le lendemain nous gagnâmes le Lotlokane. Dans l'après-midi, animé du désir de tuer un gems-bock, je fis seller mes trois meilleurs chevaux, et je pris la direction du nord, accompagné de deux cavaliers ; je n’emportai qu'un fusil à un coup. Après avoir parcouru quelques milles, j'entrai dans un magnifique pare dont le terrain était uni et orné de bosquets épineux, dont se nourrissaient de nombreux troupeaux de wild-beasis, de zèbres, d'hartebeasts et de springs-boks. Je savais que les élans et les gems-bocks se tiennent ordinairement dans le voisinage de troupeaux d’autres espèces de gibier. Je résolus donc de m’avancer en demi-cercle près dé ces derniers. J'examinai soigneusement le sol pour découvrir des traces des animaux que je dé- sirais trouver. Après avoir fait une course rapide dans cette intention, nous revenions, mes gens et moi, tranquillement, lorsque quatre élans se présen- tèrent devant nous. Immédiatement nous nous mimes en chasse. Booi, qui était en avant, sépara le plus beau mâle de ses compagnons et l’attira vers le camp. J'étais près des trois autres et je choisis la meilleure tête; puis, après une chasse pénible, je l’étendis à terre avec une seule balle qui l’atteignit à l'épaule. J'allai aider Booi, qui se trouvait à un quart de mille dans la plaine au-dessous de moi. Je me diri- geai vers l'animal avec précaution, et nous réussi- mes à l’amener droit aux waggons. Je le tuai de deux coups qui le frappèrent à l'épaule. Je n'avais pas encore de tête d’élan mâle, et c'était à un beau spé- cimen que je destinais à ma collection. Nous partimes pour nous rendre près de Molopo, sur les bords duquel je tuai des aniilopes rouanes et des reitboks. Le27 mai nous atteignimes le kraal de Sichely, situé sur le Coulonbeng. Le 31 nous nous remimes en route, et nous porta- mes nos pas vers le Limpopo, où nous parvinmes le 45 juin Le 18 la lune était dans son plein; je traversai la rivière avec MM. Orpen, Carey et plusieurs de mes gens, et nous nous rendimes à la fontaine de Charibe, où nous espérions faire la chasse aux élé- phants pendant la nuit; mais nous avions eu le mal- heur d'ellrayer ceux qui fréquentaient cette fontaine; ils avaient tous fui ce district. Le 23, en venant de Guapa au camp, j'entendis les cris des éléphants dans plusieurs directions; je compris qu'il devait y LA VIE AU DESERT. 195 oo avoir non loin de là uu nombreux troupeau. Je montai sur un grand arbre qui portait des épines, et du faite j’apercus les dos gris de quelques-uns de ces animaux ; ils dépassaient en hauteur les taillis de la forêt. J’envoyai Bamachumie chercher les chiens; quand ils arrivèrent, je m'avançai pour faire une plus miuutieuse inspection. Le troupeau contenait plus de cent éléphants et élait entièrement composé de femelles et de jeunes mâles. Pendant une demi-heure j’essayai d’en choi- sir un bon. Je rampai jusqu'à quinze mètres d'un beau mâle, à qui j'envoyai une balle au défaut de l'épaule. Mes gens ne lançaient pas mes chiens et ne m'amenaient pas mon cheval; j allai donc à leur rencoutre, et, pendant ce temps, l'éléphant rejoignit ses camarades. Les chiens en attaquèrent un autre et je mis fin à ses jours après une longue chasse. L’a- nimal était à peine tombé que le vieux Mutchuisho vint, avec une trentaine de Bamangwatos, m'en de- mander la chair. Le lendemain je tuai un autre élé- phaut de fort belle taille. Le 29 je traversai le Macoolwey, et, pendant la roule, je chassai à la tête des waggons; je tuai un daim mâle et sa femelle, et jemis en fuite une bande de sept ou huit lions qui avaient pour guide un vieux lion d'une grosseur extraordinaire. Le jour suivant je menai les waggons près de la Basilika. La je tuai deux pallahs et une girafe femelle. Nous remisames les waggons dans mon ancien camp, mais, comme je remarquai des tsetsés sur mes chevaux, je me déter- miuai à quitter Séléka le lendemain. Vers minuit un énorme lion attaqua hardiment le kraal où était le bétail. Il cherchait à passer à tra- vers la haie épaisse et épineuse, et il répandit la ter- reur parmi les bestiaux, qui fuyaient pêle-mêle. D'un coup de grille il étendit un excellent bœuf et le tint sous lui. Je fus éveillé par le bruit, et à l'instant j'ordonnai qu'on lachat les chiens; horrible qua- drupède fut mis en fuite. Quant au pauvre bœuf, ses jambes de devant et de derrière avaient été si horri- blement lacérées que je fus obligé de le tuer dès le lendemain. Vers neuf heures du matin je quittai Séléka. Au coucher du soleil je m'arrêtai sur les bords du Lim- popo, en face de Guapa. Je demeurai la plusieurs jours, en faisant d'heu- reuses excursions avec M. Orpen; nous traversions souvent la riviere pour chercher des éléphants. En revenant de lune de ces expéditions nous fü- mes (émoin d'un spectacle qui nous remplit d'hor- reur. La tribu des Bamalettes, sur le territoire de laquelle nous chassions, avait été quelques mois au- paravant allaquée et mise en fuite par Sicomy; un grand nombre d'indigènes avaient été massacrés, et ceux qui avaient pu échapper s'étaient rélugiés dans un ravin élevé dans les montagnes, Nous visitames leur ville déserte et la terre sur laquelle ils avaient été poursuivis et tués. Rien n’é- tait plus horrible que d’apercevoir les os blanchis et les cranes de ceux qui avaient péri; les loups et les chacals s'étaient régalés de leurs cadavres. L’herbe élait encore foulée autour de leurs squelettes; des cheveux, des débris de chair se voyaient çà et là, et le sang était resté visible sur toutes les pierres. Le 43 je pris la direction du sud en avancant vers Charibe. Dans la soirée les naturels se mirent à assaisonner la chair d'une lionne que j'avais tuée la veille et qui était tres-grasse; ils considéraient ce mets comme un excellent manger. Quant à moi, malgré mon appétit et ma fablesse, car je pou- vais à peine marcher, je ne pus me décider à parta- ger leur repas. Je laissai ma cafetière et autres usten- siles nécessaires à M. Orpen; puis après avoir re- couvré un peu de force, je me dirigeai vers la fontaine, où j'eus l’heureuse chance de tuer un pallah. Le 25 juillet, au lever du soleil, nous descendimes la rivière en laissant derrière nous trois de mes chevaux ; deux étaient morts, le troisième se mourait des morsures des tsetsés. Le lendemain, sur le bord de l’eau, nous découvrimes les traces de trois vieux éléphants males. Nous les suivimes pendant cinq milles, et, a la fin, nous arrivames dans une campa- ene tellement ombragée d'acacias qu'il nous fut im- possible de les voir davantage. Après nous être un peu avancés, nous retrouvames les traces des éléphants, et, environ une heure avant le coucher du soleil, nous rencontrames enfin près de quinze de ces animaux. Le vent était favorable; ils ne se doutèrent pas de notre approche. Tout en tournant lentement autour d'eux j’essayai de choisir le meilleur; il se tenait à ma droite, etses défenses surpassaient en beauté celles de ses camarades. Je le choisis done et parvins à l'abattre après un combat trés-court, car je ne tirai que cinq lois. Les defenses de cet énorme animal étaient d'une perfection peu commune; je résolus de conserver tout son crâue, et, dans cette intention, j’envoyai un messager au camp pour qu'il ramenât un waggon. Trois jours s’ecoulérent avant qu'il arrivat; il lui fallait traverser le Limpopo à plusieurs milles au- dessus de mon camp. Pendant ce temps je m'occupai à faire cuire les pieds de l'éléphant pour les con- server. En revenant au camp je tuai une très- belle girafe mâle dont je preparai Ja tête, Pendant plusieurs jours je fis avec succès la chasse aux éléphants dans les forêts qui couvrent le sol à l'est du Lim- popo. Le 7 nous atteignimes le village des Bakalaharis, où le pauvre Hendrick avait élé entrainé et dévoré par un lion. Je trouvai le village abandouné; il y 426 LA VIE AU DESERT. nn avait des traces et du fumier d'éléphants à l'endroit où, la saison précédente, les chefs des naturels te- naient conseil. Le 8 je me dirigeai vers la belle fontaine appelée Seboono, pour surprendre les éléphants au clair de lune. Dans la soirée une troupe de vingt-deux girafes visita la fontaine; puis vinrent des koodoos, des zè- bres et un superbe élan mâle. Je fus surpris de voir ce dernier, car je m'étais toujours figuré que les ani- maux de son espèce ne buvaient jamais. Une heure après la chute du jour, plusieurs rhino- céros parurent, et bientôt après un bruit sourd m'an- nonça l'approche d'un éléphant. Il s’avanea; c'était un énorme male, qui n'avait qu une seule défense. J'eus beaucoup de peine à l'abattre : la forêt était très-ombragée, et il y avait surtout beaucoup d'arbres à épines, le ciel était chargé de nuages. A la fin ce- pendant l'animal tomba; il avait eu le corps criblé de vingt-cinq balles. Le 22 août j'éprouvai le plaisir de compter ma pro- vision d’ivoires, et je m'apereus que j'avais tué, dans le sud de l'Afrique, cent cing éléphants de choix. Comme ces animaux avaient déserté ces parages, nous partimes le 3 septembre, et fous descendimes le Limpopo pour nous rendre dans les contrées fré- | quentées par les hippopotames. Jans la soirée, en retournant aux waggons, j’en- tendis M. Orpen engagé dans un combat avec un énorme hippopotame; il avait épuisé ses munitions. J'atlaquai l'animal à mon tour, et je finis par l’abat- tre, après lui avoir envoyé sept à huit balles. Le 5, en descendant la rivière, nous tuâmes sept hippopotames superbes, dont deux étaient des mâles. L'un de ces monstres recut seize balles dans la tête avant d'expirer. Dans le plus fort du combat, un cro- codile d'une grosseur prodigieuse, attiré par le sang, parut tout à coup devant nous et nagea autour de | hippopotame avec une rage sans pareille : les mou- vements réunis des deux amphibies agitaient à un tel port le large courant, que les vagues couvrirent les deux rives, Je tuai le crocodile en lui décochant une seule balle qui l'atteignit au milieu de la tête. En recevant le coup, le saurien se retourna sur le cole pendant quelques minutes et resta sans mou- vement dans cette position à la surface de l’eau, une jambe de devant et une de derrière étendues et trem- blant dans l'air comme une grenouille qui se meurt: ilexhala ensuite une forte odeur de muse et expira. Le 47 je fus pris d'une fièvre rhumatismale aigué qui m'obligea de garder mon lit et qui me fit beau- coup souffrir, Tandis que j'étais dans ce triste état, M, Orpen, suivi de Présent, rencontra un énorme Wo- pord et lui fit one large blessure, Les naturels accou- rurent bientôt an camp et annoncérent que M. Orpen avail élé tué par le léopard. En prenant de plus amples informations, j’appris que mon camarade n’était pas mort, mais qu'il était horriblement mutilé et mordu à la tête et aux bras. Ils avaient hardiment suivi à pied les traces du car- nassier, les chiens étant derrière au lieu d'aller en - avant. Ils s’approchérent de l'animal sans connaître sa position, et, tout à coup, Orpen l'ayant apercu le tira et le manqua. Le léopard s’élança alors sur lui, le prit par les épaules, l'étendit à terre, se coucha sur lui en rugissant, et lacéra affreusement ses mains, ses bras et sa tête. Au bout de quelques minutes, le sang que perdait lanimal épuisa ses forces; il roula à quelques pas plus loin, ce qui permit à Orpen de se relever et de s’en- fair. Où étaient le courageux Présent et les autres naturels? on n’en savait rien, mais ce que l’on n'i- gnora pas, c'est que pas un d'eux ne vint au secours de l'infortuné Orpen. J'appris plus tard que, suivant la coutume établie parmi tous les domestiques des colonies, au moment où le léopard s'était élancé, Présent fit une décharge en l'air, puis se jeta à terre en rampant sur la rive, et, sautant dans le courant, avait nagé assez loin avant d’oser s'aventurer de nouveau sur la terre ferme. Les naturels, quoique nombreux et tous armés, avaient fui d'un autre côté. XX VIT ‘ Voyage du Limpopo au Neotwani et retour. — Le kraal de Si- chely. — Fin de la cinquième expédition. — Noyade de plu- sieurs hommes — Conclusion. M. Orpen et moi nous étions désormais condamnés au repos, lui par suite de ses blessures qui étaient nombreuses et dangereuses, et moi par la fièvre : je ne me rétablissais, en effet, que très-lentement. Il était done inutile de songer à rester plus longtemps dans les basses terres qui avoisinent le Limpopo; aussi je résolus de partir pour le pays de Sichely. Nous nous mimes en route le 27 septembre, et, le 2 octobre, nous campâmes sur le bord du Limpopo, un peu au-dessus de sa jonction avee la Lepalala. Les hommes de Sichely me prièrent de m'y arréter un jour; leur chef désirait faire du commerce avec moi; j'y consentis. Le lendemain au matin Seleka vint me voir avec une suite nombreuse ; il m’apporta de fort beaux mo- dèles d'armes béchuanas qu'il désirait échanger con- tre des mousquets et des munitions. I m'offrit de la bière béchuana et un potage fermenté qu'il considé- rait comme un véritable cadeau. Du reste, il espérait que je lui donnerais de la poudre en échange. Telle LA VIE AU DESERT. est la maniére de faire des présents dans le sud de l'Afrique. Dans l'après-midi, je donnai un fusil à Sichely pour neuf assagais très-beaux, pour une hache de bataille et pour deux armures de peau de bufile. J'ob- tins aussi différents objets des manufactures du pays en récompense de mon bon vouloir à consacrer les armes de deux ou trois nobles, et de mon présent d’ouguent destiné à des frictions propres à les rendre bons tireurs. En accomplissant cette absurde cérémonie, je re- gardai sérieusement l’initié en face et lui dis dans son langage : « Regarde le gibier en face; dirige ta balle vers le cœur des bêtes sauvages ; que ta main et ton cœur soient forts contre le lion, contre le grand élé- phant, contre le rhinocéros et le buffle! » Et je ne mentais pas. | Le 5, nous nous mimes en route au lever du soleil, et nous arrivames Je 8 près du Limpopo, à un endroit où je l’avais déjà traversé. Le 13, nous parcourûmes les bords du Ngotwani, mais, comme les eaux étaient basses, et qu’il semblait impossible d'arriver au pays de Sichely par cette route, je me déterminai à re- venir sur mes pas, en me dirigeant de nouveau vers le Limpopo, que nous attcignimes le 23. En chemin je tuai un vieux lion. En suivant les bords du Limpopo on gagne la Ma- riqua. Un peu avant le coucher de soleil, deux grands troupeaux de buffles se montrèrent devant nous. Je tuai une femelle, et, après avoir remisé huit ou neuf males dans les roseaux élevés qui se trouvaient sur le bord du courant, tout à fait vis-à-vis de mon camp, je visai les deux plus belles têtes du troupeau et par- Vins à en tuer un à l’aide de cing coups de carabine. L'autre s'enfuit, quoique grièvement blessé, tandis que j'élais engagé avec son camarade. Le lendemain matin, lorsque nous traversämes la rivière pour aller à la recherche des buflles, nous découvrimes un lion qui marchait majestueusement devant nous : après une chasse très-animée, dans la- quelle je perdis trois de mes chiens, nous l’attirämes dans des roseaux près du fleuve, et, pour la première fois, je pus tirer sur lui, Ma balle Jui entra un peu derrière l’épaule, En se sentant atteint, l'animal rugit et chargea les chiens, mais seulement jusqu'au bord és roseaux, hors desquels il avait beaucoup de peine à se mouvoir. Je fis une seconde décharge, en le vi- sant à la tête, et la balle, pénétrant près de l'œil, Jui traversa la mâchoire. Au mème instant le lion s'élança, sauta par-dessus les roseaux, plongea dans la rivière, au milieu de laquelle il nagea, ct la teignit de son sang; on chien noir, nommé Schwart, osa seul le poursuivre, Un énorme crocodile, attiré par le sang, suivitles combat tants dans leur course; par bonheur il ne toucha pas & mon chien, et c'était lace que je redoutais. Préseut tira - sur le lion pendant qu'il nageait, mais il le manqua; deux de mes armes étaient déchargées. Cependant, avant que le lion n’eut gagné le rivage opposé, j'eus le temps de glisser de la poudre et un lingot dans ma carabine, et, juste au moment où il mettait le pied à terre, je l’atteignis au cou; il tomba mort sur la place. Nous parvinmes jusqu’à lui en suivant un sentier tracé par les hippopotames; le temps était humide et froid, et, pour dépouiller le lion, il nous fallut al- lumer du feu. Cet animal était jeune et avait un très-beau man- teau; sa crinière n'était pas très-épaisse; mais ses denis élaient parfaites, ce qui n’est pas commun chez les lions de cet âge, et il avait une très-belle toufle de poils au bout de la queue, ornememt que je n’a- vais jamais vu jusqu'alors chez aucun de ses congé- neres.. 4 Le 27, nous arrivames à la jonction de la Mariqua avec Je Limpopo, puis nous quittames encore une fois ce fleuve et suivimes le bord septentrional de la Ma- riqua. Ce charmant courant d’eau a cing ou six mè- tres de largeur, en cet endroit, et coule en serpen- tant dans une grande vallée ouverte, Par intervalles, il n'y a pas un arbre, mais seulement des roseaux, bordés par des bosquets formés par des arbres héris- sés d’épines et par des saules. Je trouvai là des reitboks, qui ne fréquentent pas le Limpopo dans les parties que j'avais visitées. La campagne est fertile et verdoyante, et toutes les es- pèces ordinaires de gibier y abondent. A peu près à quinze milles, au sud et à l’est, se trouve une chaîne de montagnes qui occupe une étendue d'environ cent milles, et qui, vers le nord-est, semble s'élever da- vantage et devenir plus escarpée à Son extrémité. Je suppose que le Limpopo prend sa source à l’est de cette chaîne, mais il est impossible de le remonter jusque là, et par conséquent de vérifier celte suppo- sition. Le lendemain nous parcourümes près de huit milles en remontant le courant. Sur notre route je blessai deux rhinocéros noirs, et je tuai ensuite un sassayby et un énorme. crocodile. Quand nous apercûmes ce dernier, il était endormi sur l'herbe au bord de l'eau. I] fut atteint par deux balles, l’une dans la tête, l'au- tre au défaut de l'épaule. Dans les convulsions de l'agonie, il parvint à se replonger dans la rivière et disparut, J'étais vraiment fort surpris d’apercevoir un monstre pareil dans une si petite rivière. La lon- sueur du saurien dépassait sa largeur à l'endroit où je tirai sur lui. Le 31, en cheyauchant au bord de l'eau, je vis un autre de ces reptiles ; il dormait sur Ja rive opposée, et ma balle, en lui fracassant l'épine dorsdle, le tua roide sur Place. Ve traversai la rivière un mille plus bas, afin d' CxanIUer ma victime. C'était uu vieux, 428 LA VIE AU DESERT. mais un beau spécimen de l'espèce, qui avait plus de douze pieds de longueur. En retournant au camp pour le dépouiller, je trouvai la vallée envahie par un immense troupeau de buffles. Quelques jours après, quatre lions traversèrent la vallée à une centaine de mètres au-dessous de mon camp. Nous les poursuivimes aussitôt; leur vue me frappa d’étonnement et je fus comme saisi de la ma- jesté de leur allure et de leur contenance : c'étaient d'énormes mâles. L’ayouerai-je? Je commencçai à dou- ter de l'issue du combat qui s’offrait à nous. Les chiens s’élancèrent, et les lions, prenant leur course, suivirent doucement le rivage et disparurent dans une presqu île formée par la rivière, très-ombra- gée en cet endroit par de grands arbres et par des ro- seaux. Les chiens y pénétrèrent hardiment en aboyant, et les lions commencèrent aussitôt à hurler. Quel- ques minutes après je les entendis se jeter dans le courant ; je sautai à bas de mon cheval et je courus sur la rive d'où j'en vis trois qui remontaient de l’au- tre côlé. L'un d'eux se dirigea en toute hate vers la plane ouverte, mais les deux autres, se voyant pressés par les chiens, retournèrent tout de suite à l’eau. C'était maintenant à mon tour, et, ce jour-là, j’eus le plaisir de faire le double coup le plus glorieux que puisse rèver un chasseur : j’atteignis les deux lions à I’é- paule avant qu'ils pussent même se douter de la po- siLion que J'occupais. Je prs mon fusil des mains de Carey qui était venu à mon aide, et j'achevai le premier lion en lui en- voyant une balle près du cœur. J’arrétai ensuite le second en le frappant à la cuisse; il parvint néan- moins, en rampant, jusque sous un buisson d’un vert très-foncé, où, pendant quelque temps, il se déroba cnltrement à mes regards; mais à la fin une motte de terre qui tomba sur sa cachette lui fit faire un mouvement et trahit sa position. Je l’achevai avec trois balles qu'il recut dans le milieu du dos. Le quatrième lion s'échappa. Nous traversämes la rivière un peu plus haut pour examiner les victimes que j'avais faites. Je gardai le crane et la peau du plus beau de ces animaux, et seulement les griffes et la queue de celui qui avait les dents cariées. Le 19, pendant notre voyage, nous eûmes à tra- verser Nous euions arrivés alors à l'endroit où nous devions dire d une rangée de collines rocailleuses. eu à la Mariqua et suivre la direction orientale au milieu de la Campagne pour nous rendre à Sichely. Au coucher du soleil nous fimes une halte sous une haute montagne, la plus élevée du pays, que l'on ap- pelle « Lynché-à-Cheny », ou la montagne du Singe. Dans la soirée nous parcourdmes la plus délicieuse contrée que j ale jamais vue en Afrique A notre gau- che nous longions une rangée de montagnes pierreuses, bien boisées et qui paraissait n’avoir pas de fin; à notre droite le terrain était doucement incliné et al- lait rejoindre une forêt verdoyante entrecoupée de clairières. Comme l'Océan, cette forêt était sans bor- nes, quoiqu’elle fut cepencant interrompue d’un côté par une chaîne de montagnes rocailleuses couvertes de bois qui s’élevaient en pyramides. L'horizon était bordé de forêts et de montagnes ; l’une de ces dernières dominait toutes les autres et semblait former un dôme. La soirée était fort belle, quoique le ciel fut un peu couvert, ce qui répandait sur le paysage un certain charme mystérieux et lui donnait un aspect sauvage. Je contemplai avec émo- tion la scène étrange qui se développait devant moi et j'étais triste de ne pouvoir m’arréter en ce lieu; aussi ne pus-je m'empêcher de m'écrier : « Je don- nerais ma vie pour pouvoir vivre ici quelques années et jouir de la possession d’une pareille terre. » Nous atteignimes dans la matinée une fontaine si- tuée à quelques milles dans une gorge des monta- gnes, et j'y trouvai trois lionnes dont je tuai une en lui tirant quatre coups de fusil. Le 24 des averses tombèrent à toute heure et mes hommes s’occupérent à me faire des brogues. Ces souliers étaient vraiment dignes d’un chasseur; quoi- que légers, ils étaient tres-forts et fabriqués entière- ment de la peau des animaux que j'avais tués. Les semelles étaient en cuir de buflle ou de girafe ; le dessus en koodoo, en hartlebeast ou en bushbok ; le derrière était en peau de lion, de hyène ou d’antilope noire. Ces chaussures étaient cousues avec une la- nière très-fine coupée dans le cuir du steinbok. Dans l'après-midi nous nous dirigeàmes vers l’ouest en côloyant les montagnes boisées et pierreuses. Les naturels avaient en cet endroit, plusieurs années au- paravant , fait avec succès la guerre aux éléphants, car je trouvai là quatre cranes de ces animaux. Dans la journée nous rencontrames six buffles et nous bles- simes un magnifique male à l'épaule, ce qui ne l’em- pécha pas de s'enfuir avec ses camarades, car le ter- rain était très-mauvais et ne permettait pas qu'on le poursuivie, Nous eùmes encore au retour une aventure de chasse avec un autre vieux buffle mâle, et nous fames bientôt convaincus de l’extrème danger qu'il y a à attaquer ces animaux lorsqu'on n’a pas de chiens. Nous lancdmes l'animal dans un vallon couvert de verdure au milieu des collines, et nous l'y suivimes quelque temps, tantôt l'apercevant, tantôt ne distin- guant que l'empreinte de ses pas. Je marchais d’une vitesse qui le mettait hors d’haleine. Lorsqu'il se vit dans un grand danger, il eut recours à un singulier stratagème : il tourna tout autour de quelques épais buissons qui le dérobèrent à notre vue, puis se trouva près d'un étang assez profond pour y dissimuler son corps; il s'y jeta, regarda de tous côtés, se coucha LA VIE AU DESERT. enfin, et attendit notre arrivée. Par malheur sa téte grise et ses énormes cornes paraiSsaient à la sur- face, quoiqu’elles nous fussent cachées par des ran- gées de grandes herbes. Du reste nous ne nous attachions qu'aux traces , et nous avançâmes hardiment à quelques pieds de l'animal sans l’apercevoir. Il se releva alors, chargea Ruyter d’une manière désespéré en poussant un cri particulier aux animaux de son espèce, cri ressem- blant un peu au hurlement du lion, et jeta par terre la monture et le cavalier; sa corne acérée perça la hanche du pauvre coursier et le blessa horriblement. En un instant Ruyter se remit sur pieds et parvint à se sauver ; le bufile observa du coin des yeux et le poursuivit; mais son pied glissa et il tomba dans une mare boueuse. Le bushman put ainsi échapper à une mort certaine. L'animal se releva tout étourdi. A ce moment je lui lancai une balle dans l'épaule, et immédiatement il quitta le lieu du combat pour cher- cher un abri dans l’épais fourré sur le versant de la montagne où je jugeai imprudent de le relancer. _ Le 28 un de mes conducteurs de waggons n'ayant pas obéi à mes ordres, le waggon qu’il conduisait fut presque renversé ; je lui fis donner une correction pour laquelle on employa le fouet. Le 4 décembre nous nous dirigeames vers le Ngot- wani et le traversdmes après avoir péniblement tra- vaillé pendant une heure; il nous fallut tracer une route sur les bords. Dans l'après-midi nous conti- nuadmes notre route et nous fimes halte au coucher du soleil en un lieu où nous nous étions déjà reposés près de Poozt, autrement dit « la Passe-de-Dieu ». Ce jour-là je suivis les traces d’un rhinocéros blessé le long d’une rangée de montagnes qui était à ma droite, puis dans un bassin très-boisé au milieu des montagnes. Je remarquai bientôt que deux lions avaient découvert la piste comme moi et qu'ils guet- tait le boselé; ils étaient en effet couchés dans le voisinage. J'étais à trente pas d'eux avant de soupçonner leur présence. Ils se relevèrent, rugirent, et remontèrent le long des flancs de la colline. Tout d’abord je n’en aperçus qu'un qui n'était pas très-éloigné de moi et je m'arrêtai pour le regarder. Il se placa dans une osition favorable et je tirai sur lui; il fut atteint u cœur, Quand Ja balle pénétra il bondit en avant et fut à l'instant caché par les arbres. J'approchai alors avec précaution. L’instant d'après, l’autre lion se leva, fit entendre un rugissement terrible et mar- cha très-tranquillement sur le côté de la montagne. Je supposai que c'était l'animal que j'avais blessé et lis encore deux décharges sur lui, mais il disparut sans ralentir le pas. En avancant pour visiter l’en- | droit où le lion s'était couché, je trouvai deux gîtes : par conséquent il y avait eu là deux lions. Je pou- vais donc bien en avoir tué un, 129 Dans le cas où l'animal n'aurait été que blessé, je jugeai prudent de rejoindre les waggons, qui pas- saient au-dessous de nous, afin de me faire suivre par quelques chiens. Lorsque j'eus ramené ces der- niers, Ruyter et moi nous retournames à l'endroit que je venais de quitter; nous trouvames ie lion étendu sans vie sur le côté de la montagne, et nous nous hatames de le dépouiller pour emporter sa peau sur nos waggons. Dans l'après-midi j'allai à cheval au camp de Si- chely, sur le Kouloubeng; j'appris, en y arrivant, que M. Livingstone était parti dans la matinée pour visiter une tribu qui habite à l’est du Limpopo. Mis- tress Livingstone me recut très-bien ; elle moflrit du thé, du pain et du beurre que je trouvai excellents, et me raconta toutes les nouvelles de la colonie Le 14 je partis à pied, accompagné de Ruyter ; je marchai fièrement à la rencontre d’une belle antilope noire que je tuai avec cinq balles. C'était un superbe spécimen de cette espèce rare et charmante; ses cornes étaient énormes, très-longues, rugueuses et très-ré- gulières. Je lui coupai la tête, et, après avoir couvert la chair de rameaux verts, nous retournames au camp d’où j'envoyai des hommes chercher la yenaison et la peau. Toute la matinée du 45 je fus occupé à préparer la tête de cette antilope noire. Je me mis ensuite en route avec deux cavaliers et me dirigeai vers le nord. En longeant les collines sous lesquelles nous étions campés, j'aperçus un gems-bok à deux cents mètres de moi; j'épaulai à l'instant ma carabine à six pouces d'élévation et fis feu : la balle atteignit la bête à l'épaule et passa de l’autre côté des parties inférieures. Le gems-bok plia le dos et s'enfuit, se dérobant à mes regards derrière un bloc de rochers. Après avoir chargé mes armes, j'aperçus du sang sur le sol; je suivis ces taches et j'eus le plaisir de trouver l’anti- lope étendue ne pouvant plus se relever. Cette anti- lope avait la plus belle tête que j'eusse jamais vue ; ses cornes étaient très-longues, bien placées, larges et lrès-rugueuses. Le 18 nous reprimes notre chemin, et, après quatre heures de marche, nous campames sur les bords du Kouloubeng ; là, des antilopes, des zèbres, des buf- fles éprouvèrent le pouvoir de ma carabine. Le lendemain, pendant que nous explorions une partie très-montagneuse et très-belle du pays au sud-est, je retrouvai les ornières de mes waggons, pendant mon voyage de 4843, à une courte distance de la gorge dans les montagnes; c'est là que mes bœufs avaient été chassés par les lions. En cet endroit deux ruisseaux se rencontrent. On trouve là beaucoup de gibier quand la campagne n'a pas été ravagée par les chasseurs griquas. J'aperçus les traces d'un troupeau de buffles, et, apobe las avoir 430 LA VIE AU DESERT. suivies, je me trouvai en face d'un autre troupeau. | lesmontagnes, derrière Bakatla. Je fus contrarié dans Ces animaux se reposaient sons d’épais ombrages dans la même vallée; j'approchai d'eux en rampant, et, lorsque je ne fus plus qu’à trente mètres, je restai immobile pendant une heure pour choisir la plus belle tête. Le bufile que je désirais tuer était étendu sur la terre; son corps était abrité par de fortes branches couvertes d’épines. Les animaux se levèrent les uns après les autres. s’allongèrent, frottèrent leurs cornes contre les arbres, et bientôt se recouchèrent. Enfin quelque chose les eflraya. Le buffle que je convoitais se dressa sur ses pieds et s'offrit à moi dans une po- sition favorable. Mon premier coup de fusil ne vou- lut pas partir, mais le second éclata à travers le fourré et la balle atteignit l'animal au cœur. En revenant au camp je trouvai une tribu de Ba- quainas et parmi eux un frère de Sichely. Ces hom- mes m'averlirent que les Boers avaient pris beau- coup d'informations à mon sujet, et qu'ils avaient déclaré leur intention de venir en force, montés sur des chevaux, pour me faire prisonnier. Les Baquai- nas ajoutèrent cependant que tous les chevaux des Boers étaient morts d'une épizootie. Une attaque n était pas improbable ; je jugeai donc prudent de m'y préparer. Je résolus, en cas d’événe- ment, de me rendre près de M. Edwards, le mission- naire, à Bakatla. Dans la pensée d'un danger sur les bord du Manouri, je me dirigeai vers l'ouest, et je traversai le pays des Bawangketses. Ce même jour je perdis une autre jument noire qui mourut de ma- ladie. Cette année mes pertes de bétail avaient été con- sidérables. J'avais déjà vu mourir quatorze chevaux et quinze autres animaux. Pendant les quatre expé- ditions que j'avais faites dans l'intérieur de l’Afri- que, quarante-sept chevaux et soixante-dix bestiaux avaient péri. C'était une valeur d'au moins six cent livres. J'avais aussi perdu sept de mes chiens. Nous voyageâmes pendant plusieurs jours au mi- lieu d'une campagne où les différentes espèces de gi- bier étaient fort abondantes et notre chasse y fut bonne. Le 4er janvier 1849 j'entrai à Bakatla, où je trou- vai M. Edwards et sa famille en très-bonne santé. II m'apprit que les Boers avaient rencontré le gouver- neur et les troupes en un lieu appelé Bloom Plaato, sur la rive septentrionale du fleuve Orange, et qu’a- pres un combat de trois heures les sauvages avaient été défaits, M. Edwards me conta que depuis ce temps les Boers s'étaient enfuis en grand nombre vers Mosega et s'élaient embusqués en cet endroit pour s'emparer de mes waggons. 1 me conseilla donc de ne pas BUIVre mon ancienne route, et de quitter prompte- ment le pays, en suivant une ligne directe à travers mes projets par une attaque de fièvre qui me prit le lendemain, et j'avoue que j'étais très-agité et très- inquiet. Le 3 nous partimes dès l'aurore, et, après avoir parcouru plusieurs milles sans trouver d’eau, j'eus la triste conviction de n’en avoir que le lendemain, lorsque nous serions près de Malopo. Le soleil était brûlant ; mes pauvres chiens étaient sur le point de devenir fous; la plupart de mes bestiaux boitaient, leurs sabots étaient altaqués, et moi-même j'avais une forte fièvre. À ma grande satisfaction la pluie me fournit de l’eau pour tout le bétail. Dans la crainte d’une attaque des Boers je donnai des ordres pour que tous les fusils et toutes les cara- bines fussent mis en bon état et chargés. On me pré- para aussi quatre bons mousquets, grâce auxquels, dans une plaine ouverte, on pouvait faire reculer un grand nombre de Boers. Dans l'après-midi du 45 nous arrivämes près de la rivière Hart, où nous nous arrétames à un quart de mille de la ville, autrement dit du kraal de Bat- lapis. Les eaux étaient très-élevées , et il était im- possible de les traverser à cause des grandes pluies qui étaient tombées dans certaines parties du dis- trict. Le lendemain matin, cédant aux prières de Ma- hura, je passai le Hart et campai sur la rive méridio- nale. Dans la journée j'obtins par échanges dix ka- ross et un très-beau chat bien moucheté; c'était un présent du chef. Le 16 je pensai qu'il était temps de me remettre en route. Mabura et sa suite ne m’apportaient que des objets de peu de valeur, et dont ils demandaient des prix très-élevés. De très-bonne heure j’ordonnat à mes hommes de compter le bétail et de se mettre en route. Dans l'après-midi nous franchimes six ou sept milles qui nous rapprochèrent du Vaal. Le jour suivant nous éprouvâmes beaucoup de re- tard eu égard à l’entêtement des jeunes bœufs qui ne voulaient pas tirer, et cela malgré les coups de fouet que nous leur administrions. A la tombée de la nuit nous fimes halte près de la charmante rivière Vaal, : qui était trés-haute, par suite des pluies abondantes tombées tout récemment. Lorsque je fus parvenu sur le bord, je jugeai qu'il était prudent de ne la tra- verser que le lendemain; aussi, ce jour-là, après avoir fait nos préparatifs, nous commençämes à con- duire un waggon à la fois avec vingt bœufs; deux heures plus tard mes trois lourds véhicules étaient en sûreté sur l'autre rive. Après deux ou trois jours de marche, nous apercdmes plusieurs Boers qui sta- tionnaient des deux côtés de la rivière Vet. Le 24 notre course du matin nous amena dans le district où l'hiver précédent j'avais rencontré tant de LA VIE AU DESERT. 431 nn ee UErEE Sein EERD SS bless-boks. Les Boers campaient en face de nous. Je m’arrélai à l'ombre de quelques arbres épineux, et nous vimes sur notre route de nombreuses traces de lions. : Nous avions maintenant atteint le lieu où nous de- vions quitter la rivière Vet. Quand nous cûmes encore marche pendant un mille, nous entrames dans d’im- menses plaines où l'on ne voyait de loin en loin que de maigres piturages. Là résidaient, sans être in- quiétés, d'innombrables troupeaux de wild-beats, de bless-boks et de springs-boks. Depuis fort longtemps je n’avais point vu de ces animaux. Je les contemplai donc aves un grand plaisir ct un intérêt profond qu'aucune parole ne pourrait exprimer; des milliers de quadrupèdes peu- plaient le paysage; on en voyait de tous côtés. Le 28 je montai à cheval et me dirigeai vers le nord-ouest. Je donnai la chasse à un troupean d'en- viron deux cents wild-beats noirs, que j’attaquai d'a- près le principe des Boers, en tirant plusieurs fois, après m'être placé à une distance de trois cents mè- tres. Un fort beau mâle fut le seul qui mordit la pous- sière. J'étais près du camp, et j'envoyai Rayter cher- cher des hommes pour rapporter le gibier vers les Waggons. Dans l'après-midi nous continuâmes notre route. D y avait très-peu d'herbe, et dés lors le danger pour les bœufs d'attraper une horrible maladie, désignée par les Boers sous lenom de «suot sickness, » n’exis- tait plus : les bestiaux sont sujets à ectte maladie lorsqu'ils paissent sur des terres fréquentées par les wild-beats noirs. Le lendemain, le terrain était très-mauvais pour les bœufs à cause des pluies ; plusieurs troupeaux de bless-boks passèrent près de nous. Dans l'après-midi, nous découvrimes un nid d’autruches, de sept pieds de diamètre, qui contenait vingt-quatre œufs nouvel- lement pondus. Je les confiai à Ruyter, afin qu'il les défendit des chacals, des vautours et de l’autruche elle-même, qui pouvait revenir pendant notre absence et briser les œufs. Lorsque j’arrivai au camp, je dé- péchai deux hommes avec des sacs de cuir pour aller chercher mon butin. Le lendemain au malin je fis une chasse très-ani- mée, car plusieurs fois les wild beasts chargèrent follement à l'endroit où je m'étais caché, et, peudant la journée, je tuai quatre vieux mâles. Le 3 février nous nous arrétames à Bloem-Von- teyn, où je fus très-bien reçu par les ofliciers du 45e et par ceux du régiment du Cap qui s'y trou- vaient, Nous restimes là un jour ou deux, puis nous nous engagedmes à travers une campagne désolée, dans laquelle nous trouvâmes des troupeaux de wild- beasts, de bless-boks, de springs-boks, et un grand nombre de squelettes répandus de tous côtés dans la plaine. Cette grande mortalité avait été causée ou par la famine, ou par une maladie galeuse , appelée par les Hollandais brunt sickta, laquelle, bien sou- vent, détruit tous les animaux dans les plaines fré- quentées par le gibier. Le 17 nous fimes reposer les waggons à la ferme de M. Fossey, à deux milles du grand fleuve Orange. M. Fossey nous informa que les eaux étaient très- élevées, et qu'il ne croyait pas que nous pussions traverser le fleuve avant plusieurs mois. Le pont de Nerval avait été brisé quand les troupes passèrent pour aller combattre les Boers à Boom-Plaats, peu de mois auparavant, et Ienouveau qu’on consiruisait n'était pas encore arrivé. Je fus retenu sur les bords du fleuve pendant plusieurs semaines, et ce retard me parut beaucoup plus long que je ne l'aurais vouln. Le 8 mars j’appris que les Boers avaient construit un radeau au dessus d’Alleman’s Drifft. Je me mis eu route et descendis la rivière pour examiner ce radeau ; il était plus dangerenx qu’ulile, car il ne pouvait supporter que de légers waggons, et ceux qui étaient trop pesants devaient être tout d’a- bord déchargés. Au coucher du soleil je parvins à conduire un waggon et douze bœufs sur la rive op- posée, mais je ne pris que six animaux à la fois. Le courant était rapide et profond. Le lendemain an matin je m’apercus que le fleuve avait beaucoup augmenté pendant la nuit et qu'il grossissait encore. Je déchargeai la plus grande partie de la cargaison du waggon du vieux Adonis, afin de lui faire passer l'eau ; mais je manquai de tout perdre lorsque je fus arrivé au milieu du fleuve. À ce moment l'inondation avait tellement augmenté que nous pensimes qu'il serait dangereux de nous aventurer davantage; nous primes donc la prudente résolution d'attendre la décroisssance des eaux de l'Orange, qui ne continua pas moins à grossir toute la journée et la matinée suivante. Dans l'après midi il semblait avoir atteint son maximum, et, vers le soir, il était évidemment ea baisse. Tout le jour, comme cela était arrivé la veille, le fleuve présenta un imposant spectacle, d'énormes morceaux de bois, des trones d'arbres roulaient de- vant nous sur les eaux agitées, qui les conduisaient à la mer. Dans l'après-midi le fort cdble qui retenait le radeau dont j'ai déjà parlé se brisa; il ne put ré- sister à la rapidité du céurant et fut emporte. Nous le retrouvâmes le 44 avec beaucoup de dif- ficultés, les Boers s'en étaient emparés ; et, avec plu- sieurs Béchuanas caffres, avaient essayé de traverser le fleuve. Lorsqu'ils furent à moitié chemin, l'eau s'éleva peu à peu sur le radeau; une terreur panique les saisit et ils s'élancèrent dans le petit bateau attaché 432 LA VIE AU DESERT. ee. OO OO au radeau, qui chavira. Au même instant la corde qui retenait ce léger esquif s'étant rompue, ces in- fortunés furent entraînés par la violence du courant. Sur vingt-sept quatre seulement échappèrent à la mort, Après cet accident j'envoyai mes hommes sur l’autre bord pour qu'ils se rendissent à Norval’s boat, au- dessous d'Alleman’s Drift, où j'allai les rejoindre avec mon waggon tendu. Le jour suivant, au coucher du soleil, nous fimes traverser heureusement les deux autres waggons, et nous campames encore une fois sur le territoire britannique. Le passage fut pénible; il nous fallut vider cha- que véhicule, le démonter et porter tout pièce à pièce. De cette facon seulement nous pimes traverser. Les bœufs et les chevaux nagèrent. On rechargea aussitôt, et, le 48, à la tombée de la nuit, nous entrames à Colesberg, où nous nous ren- dimes aux vieilles casernes. Nous avions été absents juste une année. Quand mes waggons entrèrent dans la ville, la nouvelle de notre arrivée se répandit promptement. Un grand nombre de gentlemen et de jeunes et jo- lies femmes accoururent pour voir le vieux chasseur d'éléphants, qui avait été pleuré comme s’il eût été mort. Nous fûmes bientôt entourés de la moitié de la population, qui ne nous quitta que lorsque la nuit forca chacun à regagner ses pénates. Mon ami, M. Orpen, qui était d'une trés-bonne constitution, s'était bien remis des terribles blessures que lui avait faites le léopard sur les bords du Limpopo, mais il était encore obligé de porter ses bras en écharpe. Pendant mon séjour à Colesberg j’eus beaucoup de plaisir à retrouver mon ami, M. Oswell, de l’ho- norable compagnie du service des Indes orientales. il avait alors le projet de se mettre en route pour se rendre dans l'intérieur des terres et désirait péné- trer chez les Kabharis en suivant la direction nord- ouest et visiter le lac avec des bateaux. C'était là une expédition que j'avais eu plusieurs fois l'intention d'entreprendre, mais mes ressources pécuniaires, mon désir de faire une collection d'ob- jets appartenant à l'histoire naturelle m’avaient en- trainé du côté des vertes forêts de l’est, où j'étais plus à même de trouver des éléphants et de m’enri- chir de leurs dépouilles. M. Oswell ayant besoin de bœufs, je lui offris d’en Choisir aulant qu'il voudrait parmi les miens. Il partit peu de temps après, accompagné de M. Murray. Je reslai à Colesberg jusqu'au 42 avril; puis je me ren- dis à Cuil-Vonteyn, ferme appartenant à mistress Van Blerk, FIN DE LA VIE AU J'y arrivai après trois heures de marche. La, je trouvai neuf waggons que j'avais loués ; je les chargeai pour transporter ma collection de trophées de chasse au port où je devais les embarquer pour l'Europe. Quand je revins à Colesberg j'avais presque l'in- tention d'entreprendre une autre expédition dans l’intérieur, mais un concours de circonstances im- prévues me força à regagner ma terre natale. Je fus très-chagrin d'être obligé de prendre cette détermination; car j'avais passé cing années dans l'intérieur de l'Afrique à chasser différentes espèces de gibier, et cependant je sentais qu’il me restait beaucoup à faire. La vie sauvage, indépendante, du chasseur n’a- vait rien qui me déplüt, bien au contraire; chaque jour elle me séduisait davantage ; je ne peux cepen- dant pas me dissimuler que, lorsque je chassais pé- niblement les éléphants, je m'épuisais et j'altérais ma santé. Outre cela, le temps requis pour atteindre les terres éloignées où vivaient ces pachidermes était presque de six mois pour l’aller et le retour, et je compris que mes chiens et mes chevaux auraient perdu leurs forces avant d'arriver au terme du voyage. Bien plus, mes nerfs étaient malades; j'étais très- faible, et le brûlant soleil d'Afrique avait exercé une facheuse influence sur moi. Je pensai donc qu’un voyage en Angleterre me ferait grand bien et qu’à mon retour j'aurais retrouvé l'énergie nécessaire pour recommencer de nouvelles expéditions. Une fois cette résolution prise, je quittai la colo- nie, et me dirigeai vers Élisabeth-Port en suivant le chemin de Graff-Reinett et en traversant la chaîne de montagnes de Snewberg. Le 10 mai j’atteignis les côtes de l'Océan, que Ruyter et plusieurs autres de mes gens n'avaient jamais vu, ils contemplèrent ce spectacle avec une surprise mélée de crainte. Le 49 février 1849 je retins mon passage sur UAugusta pour retourner dans la vieille Angleterre. Ma précieuse collection de trophées et mes waggons du Cap pesaient tout ensemble plus de trente ton- eaux, que l'on embarqua soigneusement. Le 7 juin nous mimes à la voile, et j'emmenai avec moi mon petit Bushman. LM Je regagnais donc ma patrie après un séjour de près de cinq années dans le sud de l'Afrique, où presque tout mon temps avait été consacré à la chasse, la plus noble de toutes les occupations de l'hommel DÉSERT EEE Paris, — Imp. de Édouard Blot, rue Saint-Louis, 46 PAR ALEXANDRE DUMAS LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE CAUSERIE EN MANIERE D'EXPLICATION Chers lecteurs, Pour peu que vous m'ayez suivi avec quelque in- térèt dans ma vie littéraire et dans ma vie privée, je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai habité la ville de Bruxelles en Brabant, du 41 décembre 1851 au 6 janvier 1854. Les quatre volumes de Conscience l'Innocent, les six volumes du Pasteur d'Ashbourn, les cinq volumes d'/saac Laquedem, les dix-huit volumes de la Com- tesse da Charny, les deux:volumes de Catherine Blum, et douze ou quatorze yolumes de mes Mémoires datent de 1a. Ce sera un jour une matière difficile à explorer, un problème difficile à résoudre pour mes biographes, que de découvrir quels collaborateurs anonymes ont fait ces cinquante volumes, Car, vous le savez, cher lecteur, il est connu ‘des biographes bien entendu) que je n'ai pas fait un seul de mes douze cents volumes, Dieu fasse paix à mes biographes, comme il veut bien, dans sa miséricorde infinie, me faire paix à moi-même | 2 LE PERE GIGOGNE Aujourd’hui, chers lecteurs, je vous apporte un nouveau conte. La véritable date de celui qui surgit 4 vos yeux sous le titre un peu excentrique, mais qui sera pleinement justifié, du LÈVRE DE MON GRAND-PERE, doit en réalité remonter à la période de ses frères belges. Mais comme je ne veux pas qu'à l'endroit de son véritable auteur plane sur lui la facheuse obscurité qui plane sur les autres, j’entreprends de raconter aujourd’hui dans cette causerie-préface la façon dont il voit le jour, et, tout en me réservant le titre du parrain qui le tient sur les fonts de baptéme de la publicité, de faire connaitre son véritable père. Son véritable père a nom : M. DE CHERVILLE. M. DE CHERVILLE pour vous, chers lecteurs ; CHER- VILLE tout court pour moi. Le temps passait vite et doucement, pour moi sur- tout qui étais exilé volontaire dans cette bonne ville de Bruxelles. Un grand salon situé rue de Waterloo, 73, réunissait tous les soirs, ou à peu près, quelques bons amis, des amis de cœur, des amis de vingt ans : Victor Hugo, — à tout seigneur tout honneur, — Charras, Esquiros, Noël Parfait, Hetzel, Péan, Cher- ville. Les naturels du pays venaient peu à ces sortes de soirées toutes parisiennes; à l'exception du savant André van Hasselt et de sa femme, de l'excellent Jourson et de sa femme, et de mon vieil ami Paul Bouquier, nous étions entre Francais. Il est vrai que, si je ne craignais pas de les com- promettre aux yeux de leurs compatriotes, je dirais que van Hasselt est cosmopolite, que Bourson et sa femme sont de vrais Français, et que Bonquier est non-seulement un Français, mais un Parisien. On restait ainsi jusqu'à une heure ou deux heures du matin autour d'une table à thé, causant, bavar- dant, riant, pleurant quelquefois, Pendant ce temps, en général, je travaillais; seu- lement, deux outrois fois, d'habitude, dans la soirée, je descendais de mon second et venais jeter un mot au milieu de la conversation générale, comme un voyageur qui arrive au bord d’une rivière jette une branche au courant. Et la conversation emportait le mot comme le cou- rant emporte la branche. Puis je remontais travailler. Enfin un jour, pendant que je travaillais, on fit un complot : C'était de m’arracher quatre ou cing jours à mon travail, et de m’entrainer à la chasse. Notre ami Joigneaux avait écrit de Saint-Hubert- en-Luxembourg pour nous dire qu'il y avait cette an- née, dans les forêts ardennaises, force lièvres, che- vreuils et sangliers. Vous connaissez Joigneaux, n'est-ce pas? C'est l’ex-représentant du peuple qui publiait en France, et qui continue de publier à l'étranger, le meilleur journal d'agriculture qui existe. Il y avait deux tentations presque irrésistibles dans cette lettre : un vieil ami à revoir; des lièvres, des chevreuils, des sangliers à tuer. La partie fut résolue entre Cherville, le colonel GC... et Hetzel. Hetzel, non chasseur, causerait avec Joigneaux de la publication de son almanach, tandis que l'on saint-barthélemyserait liévres, chevreuils et san- gliers, Onrésolut que, bon gré, malgré, je serais de lapartie. Il en résulla qu'à une de mes apparitions habi- tuelles, je vis élalés sur la table mon Lefaucheux-De- visme, mon carnier et un nombre indéfini de car: touches n° 4, double zéro et à balles, ll y en avait pour tous les goûts. — Qu'est-ce que cette exhibition? demandai-je, — Vous le voyez bien, cher ami : c'est votre fus’ LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 3 que l’on a tiré du fourreau, votre carnier que l’on a tiré de armoire, et vos cartouches que l’on a tirées du carnier. — Et tout cela, dans quel but? — Nous sommes au 1° novembre, — C’est possible. — C’est aprés-demain le 3. — C’est probable. — Eh bien! le 3, c’est la Saint-Hubert, — Ce qui veut dire que nous vous débauchons, que nous yous emmenons, et que, de gré ou de force, nous vous faisons chasser. Il y a toujours un reste de flamme au fond de mon cœur quand on me parle de chasse. Avant que je fusse condamné aux travaux forcés de la littérature, la chasse était mon grand, mon principal, je dirai presque mon unique amusement. Je n’ai en réalité que deux souvenirs dans la vie. -La chasse en est un. — Ah! diable, fis-je, c’est bien tentant, ce que vous me proposez là ! — Joigneaux nous a écrit à l’ouverture de la chasse, ou plutôt il a écrit à Hetzel. Hetzel ne lui a pas répondu, naturellement : nous irons le sur- prendre. . — Chez Joigneaux, je voudrais bien... — Qui vous empêche? J'étais descendu en tenant ma plume, Je regardai tristement cet artisan de bien et de mal que notre civilisation a fait d’acier, dans la pré- voyance sans doute de ce que j'en userais si l'on n’inventait pas quelque matière : — Ære perennius, — comme dit Horace. — Hélas ! répondis-je, voilà mon arme désormais ; je chasse aux idées, et de jour en jour le gibier de- vient plus rare, — Jetez done votre plume par-dessus la porte de Hall, et venez avec nous, C’est l'affaire de trois jours: un jour pour aller, un jour pour chasser, un jour pour revenir. — C'est bien tentant! — Allez donc! allez donc! répéta-t-on en chœur. — Ma foi, si d'ici à demain il n’arrive rien de nouveau... — Que voulez-vous qu'il arrive? — Je ne sais; mais il y a un fait : c’est que depuis tantôt dix-huit mois que je suis ici, le prince de Ligne a voulu m’emmener chasser à Bellæil, les MM. Lefèvre ont voulu m’emmener chasser à Tour- nay, Bouquier a voulu m’emmener chasser à Ostende; j'ai pris deux ports d’armes de trente francs chacun, cing francs de plus qu’en France. Eh bien! je n’ai été ni à Ostende, ni à Tournay, ni à Bellæil, et mes deux ports d’armes ne m'ont pas servi une seule fois... — Parce que? — Parce qu’il est toujours arrivé quelque incident imprévu qui m'a empêché d’utiliser mes ports d’ar- mes et de profiter de l’invitation. — Mais si, d’ici à demain, cet incident imprévu ne se présente pas? — Je suis des vôtres, et avec grand plaisir. — Allons, prions saint Hubert de nous préserver des incidents imprévus. C'était Cherville qui adressait cette invocation au saint. Or, comme si le saint n'eût attendu que le der- nier mot de la phrase pour manifester sa puissance, à peine Cherville avait-il prononcé ce dernier mot que l’on sonna à la porte du boulevard. — Aïe! aïe! aïe! mes enfants, m'écriai-je, c'est justement l'heure de la poste. Joseph passa pour aller ouyrir, Joseph était mon domestique. Un domestique belge dans toute la force du terme, c’est-h-dire’ regardant tout Français comme son en- nemi naturel, Po Or, yous connaissez le proverbe du soldat en cam- pagne et de l’écolier en maraude : Autant de pris sur l'ennemi. C'était la maxime favorite de Joseph. Joseph passa donc pour aller ouvrir. — Joseph, dit Hetzel, si c'est une lettre de Paris, déchirez-la. Joseph, cinq minutes après, reparut une large en- veloppe à la main. — Eh bien, dit Hetzel, que vous avais-je recom- mandé ? — Ce n’est pas une lettre, monsieur, répondit Jo- seph, c’est une dépêche télégraphique. — Ah! mon Dieu! m’écriai-je, c'est bien pis! — Allons! au diable notre chasse! dit Cherville. — Ouvrez vous-mêmes, chers amis, et vous déci- derez de mon sort. Joseph remit la dépêche à Hetzel. La dépêche fut ouverte. Flle contenait ces trois lignes : « Paris, vendredi. Cher Dumas, si je n’ai pas recu la Conscience pour le 5 courant, je suis averti par Royer et Vaëz qu'on met le 6 en répétition je ne sais quelle tragédie de je ne sais pas qui. C’est clair, n'est-ce pas? « LAFERRIÈRE. » Cherville et Hetzel se regardérent, consternés. — Eh bien! qu'en dites-vous? demandai-je. — Où en éles-vous de votre drame ? — Ii me reste à faire la moitié du cinquième, et le sixième tableau tout entier, — Alors, pas moyen. — Pas moyen pour moi, du moins; mais allez, vous, mes enfants. Cherville me raconlera la chasse, Hetzel brodera sur le récit de Cherville, et, moins le plaisir d'être avec vous, ce sera exaclement comme Si j'y avais élé LE PÈRE GIGOGNE Je repris ma plume, déposée un instant sur la che- minée, je recommandai de remettre les cartouches dans le carnier, le carnier dans l'armoire, le fusil dans son fourreau, et je remontai mon deuxième étage avec un gros soupir. Ah! si j'avais eu quelqu'un pour faire mon drame, comme j'aurais été à la chasse ! Le 5, au soir, mon drame complet de la Conscience partit pour Paris; le 6, au matin, un commission- naire apporta à la maison un cuissot de chevreuil, accompagné de cette lettre : «Mon cher Dumas, » Je vous envoie du chevreuil de Saint-Hubert. Ce soir nous irons prendre, Hetzel et moi, une tasse de thé chez vous, et je vous promets de vous raconter une chasse comme vous n’en avez pas entendu ra- conter depuis celle de Robin des Bois. » Joigneaux vous embrasse tendrement, Hetzel et moi vous serrons la main. » Tout à vous, » DE CHERVILLE. » Je donnai à ma cuisinière la recette d'une mari- nade de mon ami Willemot, l’un des propriétaires de la Cloche et de la Bouteille à Compiègne; et je me remis à mon travail. Le soir, à neuf heures, on annonça MM. de Cher- ville et Hetzel. Les triomphateurs entrérent au bruit d’une fanfare. Les premières questions furent pour demander des nouvelles de Joigneaux, Joigneaux mariait sa fille au fils du bourgmestre. Les chasseurs étaient arrivés au beau milieu de la noce. Au bout d'un instant, Hetzel, qui paraissait jouir d'avance de l'effet qu'allait produire le narrateur, se- coua la sonneile qui était destinée à appeler Joseph et dit: LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 5 — Cherville a la parole. — Mon cher Dumas, dit Cherville, je crois que je vous apporte un volume assez amusant. — Allons, part à nous deux, mon cher ami. — Ma foi, oui! Écoutez-moi cela. — C’est à vous que l’aventure est arrivée ? — Non, c’est tout simplement au grand-père de maitre Denis Palan, propriétaire de l'auberge des Trois-Rois, à Saint-Hubert, — Et quel âge a maitre Denis Palan? — Dam! c’est un homme de quarante-cinq à cin- quante ans. — Alors la scène se passe vers la fin du dix-hui- tième siècle? — Justement, — Nous écoutons. — Je dois d’abord vous dire, n'est-ce pas? com- ment Denis Palan a été amené à nous raconter cette aventure? — Mon cher ami, je crois que vous tirez à la ligne. — Non, parole d'honneur ! la chose est nécessaire; yous ne comprendriez rien à l'événement si j’entrais en matiére sans préparation. — Prépare done, mon ami, prépare; c’est le grand art des romanciers et des auteurs dramatiques; seu- lement, pas de longueur! -—iSoyez tranquille. — Allez! — Mes enfants, dit Hetzel, il est permis de dormir, mais il est malhonnéte de ronfler, Va, Cherville, | Cherville commença, — La circonstance de la noce de la fille de Joi- gneaux avait fait qu'au lieu de loger chez lui, nous avions, malgré ses invitations réitérées, insisté pour loger à l'auberge des Trois-Rois. À peine y fûmes-nous entrés que nous reconnûmes la faute que nous avions commise, Au point de vue de l’égoïsme, mieux eût valu être indiscrets et loger chez Joigneaux. Je ne sais si jamais trois rois, en logeant chez De- nis Palan, lui ont donné le droit de dresser au-dessus de sa porte son aristocratique enseigne; mais si ja- mais trois rois, fat-ce des rois maures, comme Bal- thazar, Gaspard et Melchior, ont été pris à ce tra- quenard, c’est une charité, mon cher Dumas, tout républicain que vous êtes, de prévenir les têtes cou- ronnées qui passeraient par Saint-Hubert de ne pas se laisser séduire par ce tableau qui représente les trois souverains dans leurs costumes royaux. A tout prendre, les rois sont des hommes, quoique M. de Voltaire ait dit : Pour être plus qu’un roi, te crois-tu quelque chose? Or, à l'hôtellerie des Trois-Rois, tenez-vous cela pour dit, et bien dit, on ne fait ni noces ni feslins, on ne loge ni à pied ni à cheval. On mange sur le pouce et on dort sur sa chaise, Il faut dire aussi, à la louange du digne hôtelier, qu'il ne promet pas plus qu'il ne tient, Au-dessous de la flamboyante portraiture des trois images qui lui servent d’enseigne, le peintre chargé de cette œuvre d’art s’est contenté, pour toute ré- clame, de faire figurer un petit verre et une tasse de café. Maintenant vous me demanderez comment nous avions, le colonel, Hetzel et moi, choisi un pareil logis, C'est ce à quoi je vous répondrai que nous ne sommes pas, au bout du comple, aussi niais que nous en avons l'air au premier abord. Nous avions choisi celui-là; cher ami, parce qu'il n'y en avail pas d'autre, Permettez-moi d'entrer dans la topographie de l'auberge, La descriplion ne sera pas longue, 6 LE PERE GIGOGNE L'intérieur se compose de trois pièces. La première est la cuisine, et sert en même temps de chambre à coucher à l’aubergiste et à sa famille. La seconde est une salle basse et enfumée, meu- blée de deux tables et de quelques escabeaux de chéne, polis par l'usage plutôt que par le rabot du menuisier. Cette salle est destinée aux consommateurs. La troisième est une espèce de hangar-écurie où lon parque péle-méle les chevaux, les anes, les beeufs et les cochons. Or, quand, le matin, on nous avait montré cette salle comme la chambre unique où il nous faudrait diner et coucher, nous avions dit, avec le laisser-aller babituel à des chasseurs : — Bon! avec un grand feu, un bol de punch et et trois matelas, une nuit est bientôt passée. Ce n’est que lorsque la nuit est venue que l’on s’a- perçoit combien certaines nuits sont longues. Ce fat une chose dont nous nous aperetimes dès onze heures du soir, — quand notre feu commença de s'éteindre, quand notre bouteille de geniévre fut vidée, et quand il nous fut positivement démontré qu'il n’y avait pas d’autres matelas dans l’auberge que celui qui élait au lit de l’aubergiste, et sur le- quel grouillaient sa femme et ses trois enfants. Quant à lui, il élait resté debout pour contenter, antant qu'il était possible, messieurs les Parisiens. Tant que le souper avait duré, bon ou mauvais, la gaieté avail survécu, Tant qu'il était resté une goutte de skiedam dans la bouteille, la conversalion avait surnagé. Tant que le feu avait duré, l'esprit francais avait, comme le foyer, jeté de temps en temps des éclairs, Puis il s'était fait de grands silences, Puis chacun, en regardant autour de soi, avait s'accommoder de son mieux sayÉ de pour dormir, Puis, enfin, un instant on avait pu eroire que tout le monde dormait. On n’entendait plus que le tic-tac monotone d’une grande horloge de bois qui ornait un des coins de la salle. Il n’en était rien. Chacun faisait ce qu'il pouvait pour cela, mais per- sonne n'y réussissait. Tout à coup la grande horloge vacilla depuis son piédestal jusqu’à son cadran. Un grand bruit de chaînes, un atroce grincement de rouages en sortit, et le marteau tomba onze fois sur le timbre. En supposant que tout le monde eût dormi, un pareil bruit suffisait bien à réveiller tout le monde. — Sacrebleu! ronflä le colonel. — Ce qui signifie?... demandai-je. — Que nous allons passer une jolie petite nuit, dit Hetzel, sans compter qu'il ne fait pas chaud. Voyons, Cherville, toi qui es le plus jeune et le plus joli de la société, appelle l’aubergiste. — Pourquoi faire? — Pour qu'il nous donne du bois. On ne peut pas toujours manger, on ne peut pas toujours boire; on peut toujours se chauffer. Je me levai, j'allai à la porte et j’appelai l’au- bergiste. Dans ce mouvement, je remarquai un tableau auquel, je dois le dire, je n’avais fait jusque-là aucune attention, et qui me fdt resté complétement indiffé- rent dans une position moins précaire que ne lett élé la nôtre. Mais l'homme qui se noie, soit dans l’eau, soit dans l'ennui, se raccroche à tout. Je me noyais dans l'ennui, je me racerochai au ta- bleau, J'en approchai, j'allais dire la bougie, fat que je suis! j'en approchai la chandelle, LE LIÈVRE DE MON GRAND-PÈRE 7 C'était une espèce de gouache peinte sur bois de Spa. Elle était enfermée dans un cadre doré autre- fois, mais dont la pâte boursouflée avait pris une teinte noirâtre, qu’elle devait à la poussière et à la fumée qui, pendant longues années, s’étaient fixées sur elle. Ce tableau représentait un saint Hubert dans les nuages. Le saint était reconnaissable à son cor de chasse, l’un de ses emblèmes les plus habituels, et surtout à son cerf à la croix lumineuse agenouillé devant lui. Le saint occupait l'angle droit du haut du ta- bleau. Le cerf occupait l’angle gauche du bas du ta- bleau. Le lointain représentait un paysage. Dans ce paysage, un homme, vêtu d’une veste verte, d’une culotte de velours à côtes et chaussé de grandes guétres de chasse, fuyait, poursuivi par un animal qui pouvait indifféremment représenter ou un petit âne ou un lièvre gigantesque. — Ma foi! messieurs, dis-je, en décrochant le ta- bleau et le déposant sur la table, ce n’est pas bien amusant de deviner des rébus, mais enfin, quand on n’a rien à faire, mieux vaut deviner les rébus que de dire du mal de son prochain. — Je ne trouve pas, moi, dit Hetzel. — Eh bien! dis du mal de ton prochain, et tâche de le bien dire; le colonel et moi nous allons deviner le rébus. — Ah! quant à moi, je vous déclare que je ne devine rien; devine tout seul, — Voyons : un lièvre ou un âne qui court après un chasseur, avec la date du 8 novembre 178... — Bon, dit l'aubergiste en entrant, c'est le tableau de mon grand-père que vous tenez là. — Comment, demanda Hetzel, vous êtes le petit- fils de saint Hubert? — Non, je suis le petit-fils de Jérôme Palan, — Qu'est-ce que c’est que Jérôme Palan ? — Jérôme Palan, c’est le chasseur que vous voyez dans le passage, fuyant à toutes jambes et poursuivi par un lièvre. — Jusqu'à présent, mon brave homme, nous avions vu des lièvres poursuivis par des chasseurs ; nous voyons aujourd'hui un chasseur poursuivi par un lièvre. Je ne demande pas mieux. — Vous, parce que vous êtes de composition com- mode, mon cher ami; mais moi, il me faut à toute chose la raison du pourquoi. — Dam ! si c’est le grand-père de notre hôte que ce tableau représente, notre hôte doit connaître l’histoire de son grand-père. — Qu'il nous la dise, alors. — Vous entendez, mon brave homme? du feu et l’histoire de votre grand-père. — Je vais d’abord aller vous chercher du bois... — Parfailement raisonné. — Attendu que l’histoire de mon grand-père est longue. — Et... amusante ? — Terrible, monsieur. — Ah! mon brave homme, dit Hetzel, comme c’est bien là ce qu'il nous faut : du bois, et l'histoire! l'histoire ! — Vous allez être servis à la minute, messieurs, dit l’aubergiste. Et en effet, il sortit, mais pour reparaitre, en effet, cing secondes aprés, avec une charge de bois, dont le sixiéme & peu prés fut déposé sur le feu et le reste mis en réserve dans l'angle dela cheminée. — Ainsi, dit notre hôte, vous voulez absolument que je vous raconte l'histoire à laquelle ce tableau de famille fait allusion ? — Avez-vous quelque chose de plus amusant à nous offrir? demanda Hetzel, 8 LE PERE GIGOGNE L’aubergiste parut chercher un instant dans son esprit. — Non, dit-il, ma foi non! — Eh bien alors, narrez, mon ami, — Narrez, ditle colonel. — Narrez, répétai-je après eux. L’aubergiste commença. — Si jamais, dit l’aubergiste, vous écrivez ou ra- contez à votre tour cette histoire, vous pourrez l’in- tituler ; LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE — Peste! je n’y manquerai pas, répondis-je au di- ene homme ; par le temps qui court, où souvent on se préoccupe plus du titre que du roman, ce titre-là en vaut bien un autre. Nous vous écoutons, mon cher ami. Nous fimes tous silence, comme trois ‘mille ans auparavant avaient fait les auditeurs d’Enée. L’aubergiste commenca. Mon grand-père, sans être riche, exercait une pro- fession qui est lucrative, ou qui, s’il faut en croire cerlain proverbe, passe pour l'être : il était ce que l'on appelle aujourd’hui pharmacien, et ce que l’on appelait autrefois apothicaire. Autrefois correspondra, si vous le voulez bien, à l'année 1788. Il habitait la petite ville de Theux, située à six milles de Liége. Trois = mille habitants, interrompit Hetzel; nous la connaissons comme si nous l’avions bâtie, allez, Le narrateur reprit : Son père exerçait la même profession que lui, et mm comme mon grand-père était fils unique, il avait laissé à ce fils une boutique parfaitement achalandée et quelques milliers de francs qu'il avait amassés à ache- ter des herbes pour du cuivre et à les revendre pour de l’argent, car un remords me prend, et je dois dire que mon aïeul n'était pas précisément apothicaire, mais herboriste. Mon grand-père eut pu bien certainement arrondir cette somme en lui faisant faire la boule de neige, mais il avait deux abominables défauts. Il était chasseur et savant, — Hola! maitre! m’écriai-je, faites attention à ce que vous dites. Personne de nous n’a la prétention d’être savant, Dieu merci! mais nous avons tous celle d'être chasseurs. — Vous m'excuserez, monsieur, reprit l’auber- giste; et si vous m’aviez laissé achever ma phrase, ou plutôt la compléter par quelques mots, vous m'eussiez vu établir ce fait, que l'amour de la chasse est une vertu chez l’homme qui n’a rien à faire, puis- que, n’ayant rien à faire, il pourrait faire du mal à ses semblables, au lieu d’en faire aux animaux; mais que c’est un grand vice, un ‘abominable vice, le plus fatal de tous les vices, pour l’homme que le travail de ses mains doit nourrir. Or, ces deux vices produisirent chez mon grand- père un double résultat : L'un tua son corps, — la science, L'autre perdit son âme, — la chasse. — Voyons, dis-je, cher hôle, il ne s’agit pas de s'improviser romancier pour venir avancer de pa- reilles théories, ou, quand on les avance, on les ex- plique. — C'est ce que j'allais faire cette fois encore, mon- sieur, si vous ne m'aviez pas interrompu. — Mais, tais-loi donc, animal! dit Hetzel. Nous étions dans cette douce période qui précède le sommeil, quand le changement d’intonation nous LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 9 a réveillés. Continuez, mon brave homme, conti- nuez. — Si cependant ces messieurs préfèrent dormir? répliqua l’aubergiste, plus piqué encore de l'inter- ruption d’Hetzel que de la mienne. — Mais non! mais non! me hatai-je de répondre. Ne faites pas attention à ce que dit mon camarade; il appartient à une classe particulière de nos com- patriotes que les naturalistes ont rangée dans une catégorie spéciale, genus homo species, blagueur. Continuez, nous vous écoutons. Vous en étiez à la mort du corps et à la perte de l’ame de votre grand- père. Le narrateur avait bonne envie de s’arréter là. Cependant, sur mon insistance, il reprit : — Je disais donc qu’à force de lire, mon grand- père douta de tout, même des saints, même de Dieu, et qu’à force de chasser, il entama la petite fortune que ma pauvre grand’mére amassait ou plutôt con- servait avec tant de soin; car, nous l’avons déjà dit, la meilleure part de cette fortune venait de mon aieul. Au fur et & mesure que mon pére s’enfoncait dans Virréligion,—plus il étudiait, plus il devenait savant, et plus il s’y enfonçait, —le malheureux état de son ame se manifestait au dehors par des signes visibles, D'abord il défendit à ma mère d'aller à la messe les autres jours que le dimanche, et encore ne lui permit-il que la messe basse, Il l'invita à parler de qui elle voudrait dans ses prières, excepté de lui, prétendant qu'aux grands du ciel comme aux grands de la terre, il faut, autant que possible, faire oublier son existence, attendu que le plus souvent ils ne se souviennent de nous que pour nous faire du mal, Ensuite il défendit à elle et à ses enfants de s’age- nouiller le soir autour de son lit et de faire la prière en commun, comme, depuis un temps immémorial, il était dans les habitudes patriarcales de Ja famille de le faire. Enfin on n’eut plus la liberté, quand tintait la son- nette de l’extréme-onction, de sortir, de se mettre à la suite du saint-sacrement et de l'accompagner dans la maison où il était appelé par la religion des fidèles, qui croyaient qu’il n’existe de bonne mort que dans les bras du Seigneur. : Pendant quelque temps, il est vrai, mon grand- père permit encore qu’au tintement sacré, la grand’- mère et ses deux enfants, qui étaient mon père et ma tante, sortissent'et s'agenouillassent sur le seuil de la porte, tandis que le saint-sacrement passait, Mas bientôt cette dernière démonstration reli- gieuse leur fut elle-même interdite. Il est vrai que mon grand-père était si souvent de- hors, sortait de si bonne heure et rentrait si tard, les dimanches surtout, que ma mère était parfaite- ment libre ces jours-là d'entendre, non-seulement la messe basse, mais la grand’messe, les yépres et le salut, et, les autres jours, de suivre le saint-sacre- ment partout où il allait. Elle ne manquait ‘pas de le faire, comme yous le comprenez bien, car elle espérait qu'elle serait par- donnée par le Seigneur à cause de la bonne inten- tion. Mais tout en accomplissant ses actes de piété, comme sa crainte pour son époux était grande, elle ne manquait pas de dire aux voisines : — Ne dites pas à mon mari que je suis sortie pour aller à la messe ou pour suivre le saint-sacrement. Etàses connaissances qu'elle trouvait dans l'église ou dans la maison mortuaire : — Ne dites pas à Jérôme que vous m'avez vue ici. De sorle que cette recommandation, faite dans la vue de la paix intérieure, paix à laquelle ma grand'mère eût tout sacrifié, donnait à toute la ville de Theux la mesure des sentiments religieux 10 LE PÈRE GIGOGNE ou plutôt des sentiments irréligieux de mon grand- père. — Pas mal! pas mal! murmura Hetzel; un peu prolixe, mais si nous imprimons cela, nous ferons d'habiles coupures. — Tiens, lui dis-je, ton malheur, à toi, cher ami, c’est d’avoir lu les livres que tu imprimais, et de ne pas t’en être rapporté à l'étiquette du sac. Quant à moi, je trouve l’histoire charmante; et vous colonel? — Oui, dit le colonel; cependan je voudrais voir le narrateur entrer dans le sujet. — Ah ! colonel, pour un guerrier, pour un faiseur de siéges, pour un preneur de villes, ne savez-vous donc pas que c’est un hasard quand les citadelles s’emportent par une escalade, par un conp de main? Que diable ! avant d’ouvrir la tranchée, il faut ouvrir des parallèles, creuser des boyaux. Eh bien! mais notre hôte creuse ses boyaux, trace ses paral- léles! Rappelez-vous que le siége de Troie a duré neuf ans, et celui d’Anyers trois mois. Continuez, maitre, continuez. Malgré mon encouragement, mon hôte secoua la tête; et comme il tenait sans doute à me montrer clairement le peu de cas qu'il faisait de mes compa- gnons comme auditeurs : — Oui, monsieur, me dit-il, je continue; mais vous pouvez bien vous vanter que c’est pour vous, et pour vous seul. Et il appuya sur ce dernier mot, comme pour ne laisser aucun doute à mes compagnons, Après quoi il continua en effet : — J'ai dit que les absences de mon grand-père, qui s’élaient peu à peu étendues des dimanches aux autres jours de la semaine, laissaient toute facilité à ma grand'mère de demeurer bounechrétienne, malgré les injonctions de son mari, Mais si elles ne portaient point atteinte à la vie future et spirituelle de leurs âmes, ces ab- sences faisaient un tort inoui à la vie matérielle et présente, D'abord, mon grand-père n'avait consacré à la chasse que le dimanche, et jusque-là, pourvu qu'il ne chassat pas sur les terres du prince-évéque, ou sur celles des seigneurs de Theux et des environs, personne n’avait rien à dire, et en effet personne ne disait rien. Mais bientôt mon père posa cet axiôme, que ce n’était pas trop (puisqu'il restait assis dans son ma- gasin les six autres jours de la semaine) de se donner un peu de distraction, non-seulement le dimanche, mais encore le jeudi. En vertu de cet axiôme, que personne, pas même ma grand’mére, ne chercha à contester, le jeudi fut adjoint au dimanche. Puis le mardi. Puis enfin les autres jours, comme entraînés à la suite des premiers, passèrent par le laminoir de cette affreuse passion, De sorte qu'il arriva un moment où, au lieu que ce fût un jour que mon grand-père allat à la chasse, et six jours qu’il restat à la maison, ce fut un jour qu'il resta à la maison et six jours qu'il alla à la chasse. Et encore le septième jour finit-il par y passer comme les autres. De manière que mon grand-père se détacha de plus en plus, non-seulement de ses devoirs envers Dieu, mais encore de ses devoirs envers sa femme et ses enfants. Car non-seulement il passait les journées dans les bois, dans les champs, dans les marais, bravant la pluie, les tempêtes et les neiges, qui, dans nos pays, sont plus terribles que les tempêtes, mais encore les soirées, au lieu de rentrer à la maison, de se réchauf- fer au coin du feu, de se restaurer à la table de la LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 44 famille, les soirées, il les passait A boire au cabaret, à trinquer avec ses compagnons et à raconter ses prouesses au premier venu. Et il racontait, non-seulement ses prouesses de la veille, non-seulement ses prouesses du jour, mais encore celles qu’il comptait faire le lendemain. Et ces veillées, arrosées d’abord de bière, puis de vin du pays, puis de vin du Rhin, se prolongèrent de telle facon, qu’il arriva souvent qu'il ne rentrait même plus à la maison pour donner de ses nouvelles à ma grand’mére et à ses enfants. Il repartait le lendemain au point du jour, quelque- fois même avant, de l’auberge où il était entré la veille au soir. Mais comme les malheurs s’enchainent les uns aux autres et que les passions ont en elles, non-seule- ment le germe du mal, mais encore ses développe- ments, voici ce qui arriva tout naturellement, Nous avons établi que personne n’avait rien à dire tant que mon grand-père ne sortait que le dimanche et ne chassait que sur les terres où il avait le droit de chasser. Mais vous avez vu que peu à peu il était sorti tous les jours, et même qu’à force de sortir, il en était venu à ne plus rentrer. Bientôt il arriva bien pis. — Diable ! diable ! diable ! murmura Hetzel, qu’ar- riva-t-il? Je commence à trouver que l'histoire est du plus haut intérêt. Et toi, colonel ? — Tais-toi done, maudit bavard, dit le colonel; si l'intérêt faiblit, c’est grâce à tes éternelles interrup- tions; Télémaque lui-même n’y résisterait pas, Conti- nuez, mon brave, continuez. Je joignis mes instances à celles du colonel, et notre hôte continua, IE — Il arriva que mon grand-père chassa tant, chassa tant, que le gibier commença à devenir rare, rare sur les terres et dans les bois de la commune ot il avait permission, et dans les propriétés particulières où on le tolérait. Aussi, peu à peu en arriva-t-il à faire des excur- sions dans les domaines seigneuriaux qui les entou- raient. Excursions timides d’abord, et qui se bornérent à des affûts, à des pointes dans les lisières et à d’autres bagatelles semblables, Or, dans le temps où vivait mon grand-père, ces sortes de bagatelles étaient déjà des tentatives plus que hasardeuses. La justice ne plaisantait pas avec les délits de chasse; les seigneurs étaient encore tout- puissants, leur volonté faisait jugement, et ils vous envoyaient, sans broncher, un pauvre diable aux ga- lères pour un lapin. Mais comme mon grand-père était ce que l’on appelle un bon vivant, qu'il avait toujours dans sa cave, à côté d’une tonne de lambic ou de faro, une barrique de vin du Rhin, et, sur sa table, à côté de son verre plein, un verre vide qui n’attendait qu'un camarade pour se remplir et se vider à son tour; comme il n’était jamais plus heu- reux que lorsqu'un des gardes du voisinage venait s'asseoir à côté de lui sous la haute cheminée et trinquer en devisant de faits de chasse, ceux-ci ne lui étaient ni durs ni sévères. Autant qu'il élait en leur pouvoir, ils fermaient les yeux sur ses méfaits, et quand ils entendaient la détonation de son fusil ou l’aboi de ses chiens d’un côté, ils allaient de l'autre. Cependant, comme il n'y a pas de règle sans ex- ception, il y avait une exception, parmi les forestiers, à cette bienveillance générale que l'on portait à mon grand-père, 12 Un des gardes du seigneur-évéque ne pouyait le souffrir. Il s'appelait Thomas Pichet. D'où venait cette haine ? | D'une de ces antipathies instinctives dont on ne peut pas plus se rendre compte que de certaines sympathies. — Oui, dit Hetzel, c’est ce que nous autres savants appelons la force centrifuge et la force centripète. — Plait-il, monsieur? demanda I’aubergiste. — Rien, rien; continuez, mon ami. L’aubergiste reprit : — Il se nommait Thomas Pichet. Tout enfants qu'ils étaient et si enfants qu'ils fus- sent, le petit Thomas et le petit Jérôme n’ayaient ja- mais pu se souffrir. A l’école, ils se battaient comme deux cogs de combat ou comme deux dogues de bar- riére; et comme ils étaient de force égale, quoique de complexion différente, ces combats n’avaient de fin que lorsque la force manquait aux combat- tants. Peut-être, au reste, cette antipathie dont nous avons parlé tenait-elle plus encore à des dissem- blances physiques qu’à des oppositions morales, Thomas était court, roux, trapu. Jérôme était grand, brun et mince, Thomas louchait légèrement et était plutôt laid que beau. Jérôme avait les yeux exactement pareils, et était plutôt beau que laid, Thomas avait été amoureux de ma grand’mére. Ma grand’mére avait épousé Jérôme. Toutes ces circonstances et une foule d’autres ivaient donc amené entre Jérôme et Thomas une vé- ritable haine, Cependant, devenus hommes, ils étaient devenus plus raisonnables, mon grand-père surtout, Cela tenait à ce qu'en toute circonstance, tantôt LE PÈRE GIGOGNE le hasard, tantôt la bonne éducation, lui avaient donné la supériorité sur son rival. Enfin Thomas s'était lassé de cette supériorité qui l’écrasait, et avait quitté le pays. Il était passé garde dans le Luxembourg, justement dans le pays où nous sommes. Mais le malheur voulut que le seigneur chez lequel il servait en cette qualité mourût. Le malheur voulut encore qu’un de ses ca- marades lui écrivit qu’une place pareille à celle qu'il venait de perdre était vacante chez le prince- évêque. Enfin ,le malheur voulut toujours qu'ayant de- mandé cette place, il l’obtint et revint habiter Fran- chimont, qui, comme vous le savez ou ne le savez pas, est à peu de distance de Theux. De sorte que Jérôme et Thomas se retrouvèrent voisins. On verra plus tard si la haine s'était éteinte dans le cœur de mon grand-père. Mais dès ce moment, je crois pouvoir dire, sans crainte de nuire à l'intérêt de la narration, qu’elle était plus vivante que jamais dans le cœur de Thomas Pichet. Aussi, apprenant par la voix publique que mon’ grand-père était devenu aussi grand chasseur devant Dieu que feu Nemrod, et qu’entrainé par une passion désordonnée pour la chasse, il fermait presque tou- jours les yeux lorsqu'il se trouvait en face des fossés ou des bornes qui servaient à marquer la limite des biens de la commune et le commencement des terres des seigneurs, il se promit, à la première occasion qui lui en Serait fournie par mon grand-père, de lui prouver que si deux montagnes ne se rencontrent pas, il n’en est pas de même de deux hommes. Mon grand-père ignorait la chose. Quand il avait appris que Thomas Pichet revenait dans le pays, il en avait éprouvé une vive contrariété; puis, au bout du compte, comme il était brave homme au fond, la LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 13 première fois qu’assis à une table, en face d’une bonne bouteille de vin, il avait vu passer Thomas Pi- chet, il s'était levé, et allant à la porte : — Hé! Thomas! avait-il dit. Thomas s'était retourné, et devenant pale comme un mort: — Quoi? avait-il demandé. Jérôme était rentré, avait rempli deux verres, et, revenant sur le seuil de la porte, un verre à chaque main : — Le cœur t’en dit-il, Thomas? avait-il demandé. Mais Thomas avait répondu en secouant la tête : — Pas avec toi, Jérôme. — Et il avait passé, Mon grand-père était venu reprendre sa place, avait bu les deux verres l’un après l’autre, et avait secoué la tête en disant : — Ca finira mal, Thomas; ça finira mal ! Hélas! pauvre grand-père, il ne croyait pas dire si juste! On comprend qu'avec la disposition d'esprit des deux individus, l’un comme chasseur, l’autre comme garde-chasse, une catastrophe ne pouvait manquer d'éclater un jour ou l’autre. C'était l'avis de tout le monde, et encore éclata- t-elle plus vite qu’on ne s’y attendait. Nous avons dit que, grace aux sympathies des gardes du prince-évêque de Liége et des seigneurs des environs, tous les petits méfaits de mon grand- père étaient restés impunis. Mais cette impunité l’enhardit au point qu'il ne se contenta plus de pénétrer dans les seigneuries ou principautés riveraines quand ses chiens l'y entrai- naient, mais qu'il en arriva, lorsqu'il faisait buisson creux dans les bois de la commune, à aller brave- ment attaquer le gibier jusque dans les propriétés du prince-évêque, trouvant non-seulement un malin plaisir à braver du même coup l'autorité spirituelle et temporelle du prélat souverain. Vous comprenez que les choses ne pouvaient du- rer ainsi. Or, un jour que monseigneur chassait avéé de jeunes seigneurs et de belles dames dans ce qu’on appelle les haies de Franchimont, — les princes- évêques de Liége avaient toujours été des princes fort galants, — monseigneur l’évêque se trouva être de très-maussade humeur, malgré la belle compagnie, et peut-être même à cause de la belle compagnie dans laquelle il se trouvait. Et cette mauvaise humeur, on va le voir, était suffisamment justifiée par les circonstances. Lés chiens de monseigneur le prince-évêque avaient pris change trois fois dans la matinée. La première, d'un dix-cors sur une deuxième tête. La seconde, dela deuxième tête sur une biche, Enfin, — il y a des jours de malheur, — ils avaient laissé la biche se forlonger. On sonnait la retraite manquée, et le prélat, qui avait promis à sa compagnie le spectacle d’un hallali, était furieux. Tout à coup, et au moment où l'on tournait bride pour regagner le palais, un magnifique dix-cors tra- versa d’un bond l'allée que les chasseurs désappointés suivaient l'oreille basse. — Ah! voyez donc, monseigneur, eria une des dames en calmant de la voix et de la main son che- val, que la brusque irruption du cerf avait fait ca- brer; voyez done, on dirait le cerf du lancer. — Par saint Hubert, madame, répondit l'évêque, non-seulement vous êtes une admirable écuyère, car toute autre que vous eût été désarconnée par un pa- reil écart, mais encore une habile chasseresse. Cham- pagne, voyez done si c'est notre dix-cors. Le piqueur interpellé était en train de coupler les chiens lorsqu'il reçut cette invitation du prince- évêque. appel: de ses camarades, lui remi véque. Il appela un d » marad lui remit 14 les laisses et se courba sur les fumées de l’animal. — Ma foi! oui, monseigneur, dit-il, c’est lui-même. — Vous êtes sûr ? — Parfaitement sûr; j'avais fait remarquer à Votre Grandeur qu’il avait la pince usée jusqu'au talon, et voilà bien mon affaire; voyez plutôt. Le prince poussa son cheval vers l’endroit indi- qué et se pencha pour examiner la passée de l’ani- mal. C'était bien le même. Tout à coup il releva la tête et préta l'oreille. — Mais, Champagne, dit-il, ce cerf est chassé. En effet, la brise commencait d'apporter jusqu’à la troupe de chasseurs le bruit d’un aboi lointain. — Ce sont quelques-uns de nos chiens qui raba- chent, dit un novice. — Point du tout, point du tout, dit l’évêque; ce sont des chiens qui chassent, pardieu! bel et bien. Les piqueurs écoutèrent, se regardèrent et échan- gèrent un signe. — Eh bien! qu'est-ce? demanda l’évéque. — Ce sont, en effet, des chiens, non pas qui ra- bachent, mais qui sont en pleine voie, — À qui ces chiens? demanda le prinee-évéque, pälissant de colère. Tout le monde se tut. — Morbleu ! continua-t-il, voyant qu’on ne lui ré- pondait pas, je voudrais bien savoir qui se permet de chasser sur mes apanages. — D'ailleurs, nous verrons bien, continua l’éve- que, où le cerf a passé les chiens passeront, Puis, comme il se faisait un mouvement parmi les gardes forestiers, et que l'un d'entre eux, justement un des amis de mon grand-père, s'apprétait pour rentrer dans le bois : — Que personne ne bouge! dit le prince-évêque en fronçant le sourcil, LE PÈRE GIGOGNE Personne ne bougea. On attendit. — Vous avez déjà deviné, n’est-ce pas, messieurs, dit l’aubergiste en s’interrompant, que ces chiens qui chassaient le dix-cors dont les chiens du prince- évêque avaient perdu la piste, étaient les chiens de mon grand-père ? — Notre intelligence va jusque-là, répondit Het- zel. Continuez, mon cher ami. Et l’aubergiste continua. Le] Ill L’aubergiste continua ainsi : — Disons quelques mots des chiens de mon grand- père, qui vont jouer un si grand rôle dans l’histoire que j’ai l'honneur de vous raconter. C’étaient d’admirables chiens, de magnifiques bé- tes, dont chacune valait son pesant d’or, au manteau d’un noir de jais, au poitrail et au ventre couleur de feu, au poil sec et dur comme celui d’un loup, à la patte longue, mince et sèche; des chiens qui chas- saient un animal, lièvre, daim ou cerf, huit ou dix heures de suite, qui, par un bon temps, ne faisaient jamais un défaut, et qui, quand la voie était fraiche, eussent tenu tous les quatre sur cette table. Enfin, desmeryeilles de chiens, comme je yous en souhaiterais, messieurs, si lon en rencontrait encore comme ceux-là. Bientôt ils apparurent, et, sans le moins du monde s’embarraser de l'évêque, de sa compagnie et de sa meute, ils santérent du taillis dans le chemin, flairè- rent la place où le cerf avait posé ses pieds et s’en- foncèrent dans le taillis opposé en redoublant leurs 4 abois, — À quices houzets? s'écria monseigneur, "" LE LIVRE DE MON GRAND-PERE 45 Les gardes se turent comme s’ils ne connaissaient ni les chiens ni le maitre. Par malheur, Thomas Pichet était 1a. Il pensa que le moment était bon de satisfaire sa rancune contre mon grand-pére, tout en faisant sa cour à monseigneur. — Jérôme Palan, l’apothicaire de Theux, monsei- gneur, répondit-il. — Qu'on tue les chiens, dit le prince-évêque, et que l’on garrotte le maître! L'ordre était précis; il n’y avait pas deux façons de le comprendre. — Bon, dit Pichet à ses camarades, chargez-yous du maître, moi, je me charge des chiens. Quoique cela fit gros cœur aux braves forestiers d’arrêter Jérôme Palan, ils préférèrent la mission que leur déférait Thomas Pichet à celle qu’il se réseryait à lui-même. Et, en effet, pas un qui ne sût que mon grand- père garderait une bien autre rancune à celui qui ti- rerait sur ses chiens qu’à ceux qui l’arrêteraient et qui même tireraient sur lui. Ils tournérent done les talons et s’enfoncérent dans le taillis à droite, tandis que Thomas Pichet, s’enfon- cant dans une haie à gauche, partait à toutes jambes dans la direction qu’ayaient suivie les chiens de son ennemi. Les gardes se consultèrent un instant lorsqu'ils furent hors de la portée de la vue du prince-éyéque. Ils étaient cinq en tout, Trois qui étaient célibataires. Deux qui élaient mariés, Les trois garçons furent d'avis de prévenir mon grand-père au lieu de l'arrêter. Mon grand-père, pré- venu, gagnerait au pied, et ils diraient qu'ils ne l’a- vaient pas vu, et que sans doute les chiens s'étaient échappés du chenil et chassaient seuls, Mais les deux hommes mariés secoudrent la tête, — Eh bien, quoi? dirent les autres. — Que le prince-évêque sache cela, et nous per- dons nos places, en supposant même qu'il ne nous arrive pas pis que cela. i —Mieux vaut s’exposer à perdre sa place et même à aller en prison, répondirent les gardes célibataires, que de dénoncer un bon camarade comme Jérôme Palan. — Nous avons femmes et enfants, objectèrent les hommes mariés. Il n’y avait rien à répondre à cela. Le salut de la femme et des enfants passe avant celui des étrangers. Malgré la bonne volonté des trois célibataires, la raison des hommes mariés l’emporta donc. Mon grand-père, une fois cette résolution prise, ne fut pas difficile à rejoindre, car il avait l’habitude de toujours suivre ses chiens, trouvant, disait-il, plus d'occasions de tirer en agissant de la sorte, que pren- dre les devants. Les gerdes n'avaient pas fait trois cents pas, qu'ils se trouvèrent-nez à nez avec lui, et force leur fut, à leur grand regret, célibataires comme hommes ma- riés, de l’empoigner, de le désarmer, de le garrotter et de l’entrainer du côté de Liége. Pendant ce temps, Thomas Pichet courait comme un homme à qui le diable souffle un mauvais conseil. Lui, tout au contraire de Jérôme Palan, avait ré- solu de prendre les devants. Guidé par la voix des chiens, il était allé se poster, en conséquence, sur le versant d’un petit monticule surmonté d'un mou- lin. C'était une passée bien connue, D'ailleurs, il re- connut sur la terre la trace toute fraiche du cerf; il n’y avait pas de doute que les chiens ne suivissent le même chemin, Il s'abaissa derrière une haie, A la voix rapprochée des chiens, Thomas comprit 16 qu'il était temps, Ils commencaient à malmener le dix-cors, tout dix-cors qu'il était, et il était probable qu’avant une heure ils l’eussent forcé. Les voix s'approchaient toujours. Jamais, à l'affût d’un gibier quelconque, le eœur n’avait battu à Tho- mas Pichet comme il lui battait en ce moment. Les chiens parurent. Thomas ajusta celui qui tenait la tête, et fit feu. Du premier coup, il abattit Flambeau. Du second, Ramette. Flambeau était le meilleur :des chiens de mon grand-père, Ramette était la lice. Les deux autres étaient deux chiens. Ramoneau et Spiron. Thomas avait méchamment tué la chienne, de pré- férence à tous autres, pour que mon grand-père ne put plus jamais avoir de la même race. Ce bel exploit consommé, Thomas laissa Flambeau et Ramette gisant sur le sol, et tandis que Ramoneau et Spiron continuaient de chasser le cerf, il regagna sa demeure. Les autres gardes, comme nous l'avons dit, avaient arrêté mon grand-père et le conduisaient à Liége, où étaient les prisons seigneuriales, et, chemin faisant, ils causaient, non pas comme un prisonnier avec ses gendarmes, mais comme de bons amis qui regagneraient la ville après une promenade dans les bois. Au reste, mon grand-père semblait complétement oublieux de sa situation personnelle et, chemin fai- sant, il ne se préoccupait que de ses chiens et du cerf qu'ils chassaient. — C'était, par ma foi! un bel animal, disait-il au garde Jonas Deshayes qui marchait à sa gauche, une noble bête et bien faite, je vous le dis, pour tenter un chasseur, — Oui, mais plût au ciel qu'elle vous eût tenté un autre jour qu'aujourd'hui, monsieur Palan | répondit LE PERE GIGOGNE Jonas. Comment diable étes-vous done venu vous fourrer dans la gueule du loup ? N'’avez-vous donc pas entendu nos chiens qui chassaient ? — Bon! ditmon grand-père, ils chassaient si mal, vos malheureux briquets, que je les ai pris pour des chiens de bergers ralliant un troupeau. Écoutez, écoutez. A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle chasser! Et mon*grand-père écoutait avec ravissement le bruit de ses chiens, qui menaient le cerf que c'était merveille. — Voyons, franchement, comment cela s'est-il fait? demanda le garde de droite, qui se nommait Lue Thévelin. — Vous voulez le savoir? demanda mon grand- père. — Oui, répondirent les gardes, cela nous fera plaisir, — Eh bien! voilà les faits. Mes chiens menaient un lièvre ; moi, je l’attendais blotti dans un fossé. Tout à coup, je vois venir votre dix-cors; à cent pas de moi, il entre dans le taillis. Dix minutes après, je l'en vois sortir chassant devant lui à grands coups d’andouillers un pauvre daguet qu'il forçait de se donner à sa place à vos chiens. C'était un vieux rusé, comme vous voyez, que votre dix-cors. Pendant que le daguet allait se faire chasser à sa place, lui allait prendre la sienne à la reposée. Ma foi! cela m'a sem- blé amusant de ne pas laisser jouir ce drôle-là du fruit de sa ruse, J'ai été enlever mes chiens et je les ai mis sur sa piste. Ah ! eux n’ont pas fait fausse voie comme les vôtres. Il est vrai que Flambeau tenait la tête. Sais-tu, Thévelin, qu'il y a trois heures qu'ils le chassent? Tiens, les entends-tu, les entends-tu? Quelle gorge | — Pardieu! dit Jonas, c'est connu que ce sont les meilleurs chiens du pays; mais c’est égal, voilà une affaire qui va vous les manger, monsieur Palan, Mau- vaise affaire | mauvaise affaire ! roo? LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 17 Mais mon grand-pére n’écoutait pas Jonas Des- hayes, il écoutait ses chiens. — Oh! ilsne le lacheront que quand il sera forcé. Les entends-tu, Jonas? les entends-tu, Luc? Ils sont sur Royaumont. Bravo, Flambeau, bravo, Ramette! bravo, Ramoneau! bravo, Spiron! Tayaut! tayaut ! Et mon grand-père, oubliant qu’il était prisonnier, se frottait les mains en sifflant de toute la vigueur de ses poumons son plus joyeux bien aller. Dans ce moment-là, on entendit deux coups de fusil. — Tiens, dit mon grand-père, voilà vos chasseurs qui n’ont pas la patience d'attendre l’hallali et qui envoient du plomb au dix-cors. Puis, comme on continuait d'entendre aboyer les chiens : — Ah çà! dit mon grand-père , quelle est done la oe qui vient de tirer et qui a manqué un pareil animal ? Je lui conseille de tirer la première fois sur un éléphant. Les gardes se regardèrent avec inquiétude, car eux se doutaient d'où venaient les deux coups de fusil. Tout à coup la figure de mon grand-père changea d'expression et devint soucieuse. — Luc, Jonas!s’écria-t-il en s'adressant à ses deux voisins, combien entendez-vous de chiens? — Je ne sais, répondirent-ils ensemble, — Altendez donc, attendez donc, fit-il en les arrélant, je n’en entends plus que deux, moi, Ramo- neau et Spiron. Où est donc Flambeau? où est done Ramelte ? Oh! oh! — Vous les confondez les uns avec les autres, maitre Jérôme, direntles deux gardes. — Moi?allons donc! je connais la voix de mes chiens comme un amoureux celle de ses maïlresses, Mordieu ! je le répète, il n'y a plus sur Je cerf que Ramoneau et Spiron. Serait-il arrivé quelque chose aux deux autres ? — Allons donc! maître Jérôme, reprit Jonas, que voulez-vous qu'il leur soit arrivé, à vos chiens? Vous êtes un grand enfant de dire des choses pareilles. Flambeau et Ramette ont mis bas, ou bien ont pris change sur quelque lièvre qui les a emportés avec lui après leur avoir sauté à la vue. — Mes chiens, dit mon grand-père, ne mettent bas que quand je les rappelle, entends-tu, Jonas? et ils ne prennent pas change sur un lièvre quand ils chassent un cerf, le lièvre leur sautat-il non-seule- ment à la vue, mais aux yeux. Bien sûr, il leur est arrivé quelque chose, et c’est à Ramette et à Flam- beau encore! Et mon pauvre grand-père, un instant auparavant si joyeux, se sentit tout prêt à pleurer. De dix en dix pas, il s’arrétait et écoutait. Puis, toujours plus désolé : — Il n’y plus, vous avez beau dire, que Spiron et Ramoneau! s’écriait-il. Que sont devenus les autres, que sont-ils devenus? je vous le demande. Ses amis les gardes le réconforlaient de leur mieux et essayaient de lui persuader que les deux chiens, ne se sentant plus appuyés, avaient regagné la mai- son. Mais lui ne se donnait plus même la peine de ré- pondre. Il se contentait de secouer la lêle en disant avec de gros soupirs : — Je vous dis qu'il leur est arrivé malheur, je vous le dis. Ce fut ainsi que se fit le trajet de Franchimont à Liége, où les gardes de monseigneur le prince-évèque remirent leur prisonnier entre les mains de la maré- chaussée, On jeta mon pauvre grand-père dans une cellule de huit pieds carrés, située dans la partie du palais qui servait de prison, £8 La porte se referma sur lui avee un grand bruit de verrous; mais l'horreur de ce gîte lui eût été bien indifférente s’il eût été rassuré sur le sort de Flam- beau et de Ramette. = Le lendemain , tout en pensant encore à ses deux chiens favoris, Jérôme Palan ne tarda pas à sentir tout le poids de son infortune personnelle, et comme il n’ayait pas la foi qui donne la résignation, il ne tarda point à y succomber. Accoutumé à la vie active, habitué au grand air des montagnes, à l'exercice quotidien, à la vie joyeuse et en communauté, il ne pnt résister à l’iso- lement de la claustration, En vain montait-il sur son escabeau, en vain se suspendait-il aux barreaux de sa prison pour humer au passage une bouffée de l’air que le vent lui appor- tait des Ardennes; en vain cherchait-il à l'horizon perdu dans la brume, bien loin au delà de la Meuse, qui se déroulaitautour de la ville comme un immense ruban d'argent, ses chers bois de Theux; en vain s’y transportait-il en imagination; en vain retrouyait-il dans ses souvenirs leurs fraîches senteurs, leurs cas- catelles de lumière perçant le feuillage, les bruits onfus des branches agilées par la brise et murmu- rant dans la nuit, bientôt la sombre réalité soufflait ur ses songes dorés et les chassait comme le vent chasse les feuilles d'automne, et mon grand-père se retrouvant tout à coup dans sa chambre froide et nue, aux murs humides et gris, se désespérait et se amentait, ll se désespéra et se lamenta si bien qu'il tomba rnalade, Un médecin reçut l’autorisation de le venir visiter, | LE PÈRE GIGOGNE Par esprit de corps, ce médecin s’intéressa natu- rellement à un apothicaire. Il exagéra l’intensité de la maladie et lui fit donner un cachot moins triste que le premier, une nourri- ture plus abondante que celle qu’il avait eue jusque- Ja; et comme mon grand-père s’ennuyait beaucoup, il lui promit de lui apporter des livres clandestine- ment. En méme temps il entreprit des démarches pour obtenir du prince-évêque que mon grand-père en fût quitte pour une forte amende, et fut, l'amende payée, rendu à la liberté. Comme, d’après les sollicitations de ma grand’ mère, le bourgmestre et les échevins de la ville de Theux avaient présenté la même requête à monsei- gneur, au bout d’un mois de captivité mon grand- père apprit de son ami le médecin que, moyennant la somme la somme de deux mille florins, il serait libre incessamment. x Une lettre fut promptement écrite à ma grand’- mère pour lui apprendre cette heureuse nouvelle et lui enjoindre d’apporter cette somme, qui faisait à peu près le total des économies du ménage. La lettre, disait dans un post-scriptum, que plus tôt ma grand’mére viendrait, plus tôt son mari serait libre. Ma grand’mére répondit par un exprès que le len- demain, à deux heures, elle serait au palais épis- copal. Cette bonne nouvelle rendit mon grand-père si Joyeux, qu'il ne put fermér l'œil de la nuit. I] allait done revoir sa maison, retrouver son grand fauteuil au coin de l’âtre, son fusil pendu à la che- minée, ce bon fusil avec lequel il était si rare qu'il manquât son coup; il allait entendre saluer sa bien- venue par les jappements joyeux de ses chiens que, dans ce moment, il comptait bien retrouver tous les quatre, se rangeant à l'avis de Lue el de Jonas, pe- dé dé die il LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 49 sant comme eux qu'ils avaient peut-être bien pris le change, en disant, pour se consoler de leur faute, comme ce président du tribunal de Toulouse au roi Louis XV : Il n’y a si bon cheval qui ne choppe ; enfin, il songeait aussi, et ce c’était pas sa moindre joie, pu’il allait pouvoir embrasser sa femme et ses enfants. : Mais, si riantes que fussent ses idées, elles n’em- péchaient pas gue mon grand-père ne trouyat le temps horriblement long; aussi, pour l’abréger, eut- il la fatale idée de sortir de leur cachette un des livres que le médecin lui avait prétés, et ayant allumé sa petite lampe, il se mit à lire. Le malheur voulut, si intéressant que fut le livre que mon grand-père lisait, qu’il s’endormit dessus , et cela si profondément, qu’un guichetier, ayant vu de la lumière dans la cellule du prisonnier, put entrer et lui enlever tout doucement, et sans qu'il se réyeillat, le volume des mains. Le guichetier ne savait point lire, et ce fut un malheur de plus. Il porta le livre au trésorier de monseigneur le prince-éyéque , qui avait l’intendance du palais. Le trésorier trouva le cas grave. Il remitle volume à monseigneur le prince-évéque, qui, sur la seule inspection du titre, jeta le livre au feu et décida immédiatement que l’apothicaire de Theux payerait double amende, c’est-à-dire l’une pour son délit de chasse, et l’autre pour ses lectures anti-chrétiennes. Ce n'était plus seulement le sacrifice de sa petite fortune qui Glait exigé de mon grand-père, c'était celui de sa profession, car, pour réaliser la somme de quatre mille florins, il fallut vendre la pharmacie. Cela prit du temps. Pendant ce temps, mon grand-père restait toujours en prison, Enfin, ma grand'mère étant parvenue à réaliser cette vente et à en toucher le prix, vint délivrer le pauvre prisonnier, qui, bien qu'il sit à quelle condi- tion la liberté allait lui être rendue, ne l'en trouva pas moins longue à venir, quoique avec elle, et par la main, elle amenat sa ruine complète. Et mon grana-pére était d'autant plus pressé de sortir, que, depuis qu'il avait été pris en flagrant dé- lit de lecture irréligieuse, il avait été réintégré dans son ancien cachot. Un jour les verrous de la triste prison grincé- rent, la porte massive roula sur ses gonds, et ma grand’mére se laissa tomber dans les bras de son mari, — Enfin! enfin! te voilà donc libre, mon pauvre Jérôme! cria-t-elle, en couvrant de baisers le visage amaigti de son mari; tu es libre! Il est vrai que nous sommes ruinés sans ressource. — Bah! répondit mon grand-père tout joyeux, si nous sommes ruinés, je suis libre : je travaillerai, sois tranquille, femme; et cette fortune que j’ai détruite, eh bien ! je la reconstruirai. Mais bâtons-nous de sor- tir d'ici, femme, car j'y étouffe. On compta les espèces au trésorier de monseigneur. Pendant tout le temps que dura l'opération, Jé- rôme Palan ne put s'empêcher de le regarder de tra- vers. Puis il écouta, en frémissant intérieurement de rage, la petite mercuriale dont l'abbé jugea à propos d’accompagner le reçu de l'amende, et une fois ce récépissé entre les mains, prenant le bras de ma grand’mère, il se hata de sortir de la prison et de quitter la ville. Chemin faisant, ma grand'mère, sansadresser aucun reproche à son mari, parla beaucoup du dénûment dans lequel allaient se trouver leurs enfants, Il était facile de voir qu'elle désirait que mon grand- père entrat chez lui bien pénétré de la gravité de la situation et songedt à ne plus donner à un exercice + 20 LE PERE GIGOGNE aussi coûteux que la chasse une si large part de sa vie. Mais mon grand-père, à mesure qu’il se rappro- chait de Theux, était de moins en moins à ce que di- sait sa femme, et, tout préoccupé d’une pensée in- cessante, semblait l’écouter à peine. En humant lair de la rue, auquel avait succédé bientôt celui de la campagne, il avait repris les in- quiétudes qu'il avait laissées au seuil de la prison. C'est-à-dire qu'il tremblait de nouveau qu'il ne fut arrivé quelque chose de facheux aux deux chiens qu'il avait cessé d'entendre le jour où les forestiers l'emmenaient captif dans les cachots de Liége. Et cependant, si inquiet qu'il fût, pas une fois il ne demanda à sa femme des nouvelles de ses chiens. Seulement, en rentrant au logis, il ne jeta pas un seul coup d'œil sur sa pharmacie vide et sur son la- boratoire désert, qui, dans quelques jours, après avoir été, de père en fils, plus de cent ans dans la famille, allaient passer aux mains d’un étran- ger. Il embrassa ses deux petits enfants, qu’il trouva sur son chemin l’attendant. Puis, après les avoir arrachés de son cou, où ils s’é- laient jetés, il courut droit à son chenil. Quelques instants après, il rentrait l'œil hagard, les traits bouleversés, le visage pale comme celui d'un mort. — Mes chiens! cria-t-il, où sont mes chiens? — (Quels chiens? demanda ma grand’mére toute tremblante. — Viambeau et Ramette, pardieu! — Mais nc sais-lu done pas?,.. hasarda ma grand’- roére, — Réponds! où sont-ils? les as-tu vendus pour urossir l'escarcelle de ce maudit évêque? Sont-ils morts? réponds! Ml sf (| i père, c'était l'enfant gâté, répondit pour ma grand’mére, que la colère de son mari rendait muelle de terreur et de désespoir : — Ils sont morts, papa. — Morts ! et comment? — Ils ont été tués. Mon père aimait beaucoup Flambeau, avec lequel il jouait d'habitude, de sorte que ce fut en pleurant à chaudes larmes qu'il apprit à mon grand-père la mort de son bon ami. — Ah! ils sont morts! ah! ils sont tués! dit mon grand-père en attirant l’enfant sur ses genoux et en le baisant au front. — Oui, papa, répéta l'enfant, en éclatant en san- glots. — Mais comment sont-ils morts, mon petit ami? qui les a tués? L'enfant se faisait. — Voyons, qui? s’écria mon grand-père, qui commençait à s’emporter, et qui jusque-là avait à grand’peine conservé une apparence de sang- froid. — Mon Dieu! mon pauvre homme, hasarda alors ma grand’mére, je croyais que tu savais que monsei- gneur avait ordonné qu'on tuat tes chiens. Mon grand-père devint livide. — Il a ordonné cela? dit-il. — Oui. — Et qui a osé obéir? Tout à coup un éclair passa dans son esprit, — Il n’y a qu'un homme, ditl, il n’y en a qu'un au monde qui ait pu commettre une si méchante action. — Oh! il le regrette bien, va! — Ainsi, interrompit mon grand-père, c’est Tho- mas Pichet? — Depuis ce temps, tout le monde dans le bourg, continua ma grand’mére, se détourne de lui comme d'un pesliféré. — Ah! l'évêque, je ne sais qui me vengera de lui! LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 21 s'écria mon grand-père; mais, quant à Thomas Pi- chet, c’est moi qui lui réglerai son comple, aussi vrai que je ne crois pas en Dieu! - Ma mère frissonna de la tête aux pieds, encore moins de la menace que du blasphéme. — Oh! mon homme, mon pauvre ami, mon cher Jérôme, ne dis pas de pareilles choses, je t'en prie, si tu ne veux pas te faire maudire, toi, ta femme et tes enfants! Mais mon grand-père ne répondit point. Il s’assit tout pensif à sa place ordinaire. Il soupa sans demander un seul détail sur un évé- nement qui cependantavait paru lui être bien sensible. Jamais il n’en reparla depuis. Dès le lendemain, comme il l'avait promis à sa femme, il se mit à chercher de l'ouvrage. Or, comme je vous l'ai déjà dit, mon grand-père était un homme trés-savant; il n’eut pas de peine à en trouver. La société Leviez, de Spa, lui confia ses comptes à régler, et comme elle payait largement, l’aisance commença peu à peu de rentrer dans la maison, Mais le caractère de mon grand-père était bien changé. Autant il était autrefois gai et insouciant, autant il élait devenu triste et morose. Il ne riait jamais, lui, le joyeux rieur; il ne parlait plus, lui, le conteur in- terminable; il rudoyait mon père, lui qui n'avait ja- mais eu un mot désagréable, même pour un enfant étranger. Ce n'était point tout, Parfois, et sans aucune rai- son, il s'emportait en paroles violentes et amères contre l'humanité en général et contre ses voisins en particulier, Aussi, ceux-ci peu 4 peu se retirerent-ils de lui, sans que mon père dit un mot, fit un signe pour les retenir. Quant à son irréligion, elle avait grandi encore. Autrefois elle ne se manifestait guère que par des plaisanteries, par les couplets qu’il chantait à ses soi- rées de chasse; il trinquait alors volontiers avec le curé de Theux, et faisait méme enrager ma grand’- mère, lui disant que c’étaient les beaux yeux de la nièce du pasteur qui l’attiraient au presbytère. Mais, après sa sortie de prison, il cessa même de saluer M. le doyen. La vue d'une soufane le mettait en fureur. S'il passait devant un crucifix et qu’à cause de la chaleur il tint son chapeau à la main, il le remettait avec affectation sur sa tête, et non-seulement il se répandait en invectives contre les ministres du Sei- gneur, mais encore contre toutes les croyances di- vines, qu'il attaquait en blasphémant. Ce qui attristait surtout ma pauvre grand’mére, c'est que comme, depuis son retour à Theux, mon grand-père n'avait pas élé une seule fois à la chasse, elle n’avait pas élé une seule fois à la messe. Eile recommandait bien à ses enfants, lorsqu'ils allaient à l'école, ou qu'ils en reyenaient, ou qu'ils sortaient simplement pour jouer, d'entrer à l'église et de prier pour eux, pour elle, et surtout pour leur père. Les enfants disaient bien qu'ils le faisaient, mais ses inquiétudes n’en étaient pas moins grandes; ses enfants disaient-ils à Dieu tout ce qu'elle lui eût dit elle-même, si elle eût pu entrer dans son saiut temple? IL est vrai qu'aussitôt qu'elle était seule à la maison ou à sa chambre, elle se hatait de dire au Soigneu toutes les prières qu'elle savait, Mais ces prières dites ainsi à la maison et à bâtons 22 LE PERE GIGOGNE rompus avaient-elles la valeur qu’elles eussent eue dans une église? Aussi ma pauvre grand'mère pleurait-elle sans cesse; mais elle était forcée de dévorer même ses larmes. Leur vue, comme celle des robes noires, avait le don d’exaspérer son mari, — Que me reproches-tu, voyons? disait-il, quand il la surprenait pleurant ainsi. Je travaille, n'est-ce pas? — Ce n’est pas cela, mon cher Jérôme, répondait la pauvre femme. — Tu ne manques de rien, ni tes enfants non plus? — Non, Dieu merci! mais ce n’est pas cela. — Je ne chasse plus, continuait mon grand-pèré ; je n’ai pas touché à mon fusil, ni lâché mes chiens depuis mon retour. — Je le sais, je le sais, disait ma grand'mère ; mais, je le répète, Jérôme, ce n’est pas cela. — Qu'est-ce donc, alors, et que veux-tu? Parle, explique-toi clairement, Tu sais bien que je ne te mangerai pas. — Eh bien! répondait la pauvre femme, je vou- drais que tu ne te fisses pas des ennemis de tous tes anciens amis; je voudrais que tu reprisses un peu de ta gaielé d'autrefois, quitte à chasser, non pas tous les jours comme tu faisais, le Seigneur nous en garde! mais les fêtes et les dimanches ; je voudrais enfin, et cela c’est mon suprême désir, je voudrais que tu ne blasphémasses plus ni Dieu, ni les saints. — Pour ce qui est de nos amis, répondit mon père, je les oblige en me détournant d'eux, car nul d’entre eux ne se soucie de l'amitié d’un homme pauvre, — Jérôme ! — Je sais ce que je dis, femme; quant à ma gaieté, elle est défunte depuis six mois : elle a été tuée dans les bois de Franchimont, et rien ne peut Ja ressusciter, — Mais... murmura ma grand’mére, et elle n’osa achever. — Oui, je comprends, dit en s’assombrissant Jé- rôme Palan, tu veux parler de Dieu et des saints. — Hélas! mon bon Jérôme, je vois avec douleur. — La facon dont je parle d’eux, n’est-ce pas? La bonne femme fit de la tête un signe affirmatif. — Eh bien! reprit mon grand-père, si la façon dont je parle d’eux les contrarie, qu'ils me le fassent savoir eux-mêmes, Ma grand’mére frémit de la tête aux pieds. — Pourtant, se hasarda-t-elle à dire, il en est un dans lequel tu avais toute dévotion, au temps jadis, tu te le rappelles? — Non, je ne me le rappelle pas, répondit mon grand-père. — Saint Hubert. — Bon! je l’aimais comme mes amis m’aimaient, à cause des bons diners dont il était le prétexte ; seu- lement, dans ces diners-là, c'était moi qui payais l’écot, et quoique l’on ne manquat jamais de boire à la santé du saint, il a toujours oublié, lui, de deman- der la carte; aussi, j'ai rompu avec lui comme avec les autres, Puis, avec un mouvement bien visible d'impa- tience : — Tiens, femme, continua-t-il, cessons de plaisan- ter; je t'aime, toi et nos enfants, mais je n'ai pas besoin d'aimer autre chose, et, en effet, je n’aimerai que vous, Je travaillerai radement, et c’est double- ment méritant, car je n’en avais pas I'Habitudes je travaillerai pour vous faire la vie douce; mais, éeoute-moi, c’est à une condition. — Laquelle? — C'est à condition que tu laisseras ma conscience en repos, et que tu ne me rompras plus la cervelle de tes momerics, Il n'y avail rien à répondre, — eee LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 23 Ma grand’mére connaissait son mari. Elle soupira et se tut. Mon grand-pére alors prit son fils et sa fille sur ses genoux, et se mit à les faire sauter en imitant le mouvement du cheval, Ma grand’mére releva la tête et le regarda avec étonnement. Jamais, depuis six mois, son mari n’avait été de si belle humeur. — Femme, dit-il, voyant l’étonnement de ma grand’mère, c’est demain dimanche, jour de chasse, comme tu le disais tout à l'heure. Eh bien! sur ce point du moins, tu me yerras suivre tes conseils. Quant à la gaieté, que veux-tu? faut espérer qu’elle reviendra à son tour. Et il se frottait les mains. — Tu vois, tu vois, disait-il, je m’égaye. Ma grand’mére ne sayait point ce que youlait dire cette espéce de surexcitation. — Tiens, femme, lui dit mon grand-pére, donne- moi une goutte de geniévre, il y a longtemps que je n’en ai bu. 1 Ma grand’mére lui apporta un petit verre pareil à ceux où d'habitude on boit les liqueurs. — Qu'est-ce que cela? qu'est-ce que cela? s’écria mon grand-père; un verre à vin de Bordeaux ! je veux rattraper le temps perdu. Et comme sa femme hésitait, il déposa les enfants à terre, se leva et alla chercher le verre, qu’il choisit de la taille qui lui convenait. Puis il le tendit à sa femme. Ma grand'mère le lui remplit bord à bord, sur son ordre trois fois réitéré, — Femme, dit-il, c'est demain dimanche, et, de plus, c'est demain le 4 novembre : par conséquent, c'est demain la Saint-Hubert. Je suis décidé à me conformer entièrement i tes instructions; en consé- quence, je vide ce verre à la santé du saint, à sa gloire éternelle en ce monde et dans l’autre, c: nous verrons un peu quel gibier sa reconnaissance nous enverra. Celui-là, femme, quel qu’il soit, nous ne le vendrons pas; nous le mangerons en famille. n'est-ce pas, les enfants? Voyons, qu’aimez-yous le mieux, mes mioches? — Moi, dit le garçon, je voudrais un lièvre, avec une de ces bonnes sauces au sirop comme maman sait si bien les faire. — Oh! oui, oui, papa, dit la petite fille, qui était fort gourmande; c’est cela, un lièvre au sirop, il y a si longtemps que nous n’en avons mangé ! — Eh bien! de par le diable! vous aurez votre lièvre, enfants! s’écria le grand-père en embrassant les deux mioches, comme il les appelait; ‘et voilà Liégeois, qui est là-haut, — il montrait son fusil sus- pendu à la cheminée, — voilà Liégeois qui saura bien en dénicher un. Tu entends, grand saint Hubert? un lièvre ! un lièvre ! Il nous faut un lièvre; les enfants le demandent, et, sacrebleu! j'en rapporterai un, dussé-je aller relancer jusque entre tes deux jambes celui qui y est caché! En effet, au-dessous du fusil de mon grand-père était un portrait de saint Hubert ayant un lièvre au gite entre ses jambes. On comprend que la fin de l’oraison de mon grand- père avait gâté le commencement. Rentrée dans sa chambre, ma grand’mére se mit à genoux pour réciter sa prière, plus dévotement en- core que de coutume. Mais sans doute l’insolence du blasphéme de son mari empêcha le doux murmure qui s'échappait de ses lèvres de monter jusqu'à Dieu. Le lendemain, fidèle à sa parole, mon grand-père était levé avant le soleil, et, suivi des deux chiens qui lui restaient, c'est-à-dire de Ramoneau et Spiron, il ballait la campagne. Bien qu'on ne fût qu'au 3 novembre, comme 94 LE PÈRE GIGOGNE aujourd'hui, la terre était couverle de neige. Les chiens enfoncaient jusqu'au poitrail et ne pou- vaient courir. En outre, comme c'était pendant la nuit précé- dente que cette neige était tombée, les lièvres n’a- aient pas bougé et n’avaient point, par conséquent, laissé de traces. Mon grand-père alors essaya d'en découvrir au gite. Mais quoique d'habitude fort habile 4 cet exer- cice, il fit cing ou six lieues et battit la campagne une partie de la journée sans en apercevoir un seul. Il rentra done à la maison le carnier vide. Il était néanmoins d’assez bonne humeur encore, grâce à ses bonnes dispositions de la veille, Après souper, il alla renfermer ses chiens, dé- crocha de nouveau son fusil, embrassa sa femme et ses deux enfants. — Que vas-tu donc faire, Jérôme? lui demanda ma erand'mère tout étonnée. — Ce que je vais faire? — Oui, je te le demande. — Aller à Vaffut, femme, n’ai-je pas promis un iéyre aux enfants? — Tu le tueras dimanche prochain, Jérôme. — Je le leur ai promis pour aujourd'hui et non pas pour dimanche prochain, femme. Eh bien! ce serait joli que je leur manquasse de parole, n'est-ce pas, les petiots ? Les enfants lui sautèrent au cou en criant : — Oh! oui, papa, un lièvre! un lièvre! — Un lièvre gros comme Ramoneau, ajouta le gar- con en riant,. — Un lièvre gros comme l'ânon de Simonne, am- plifla la petite fille en viant plus fort, — Soyez tranquilles, dit Jérôme en les embras- saut tendrement, vous aurez votre livre: ils vont remuer ce soir, les drôles ! et, au clair de la lune, je les verrai sur la neige, gros comme des élé- phants. Et mon grand-père sortit, le fusil sur l’épaule. Il sifflait en sortant ce même bien aller qu'il sifflait le jour où Thomas Pichet lui tua ses chiens. VI Mon grand-père prit le chemin de Remouchamps. Comme il pensait que, la neige persistant, les liè- vres descendraient dans les bas-fonds, il alla se poster entre fa vallée qui s'étend de Remouchamps à Spri- mont. Arrivé à un carrefour, il s'arrêta. La place était bien choisie. Aujourd’hui un chasseur ne s’y posterait pas, at- tendu qu'il y a une croix. Mais à cette époque il n’y avait encore que des buissons. Il était là depuis un quart d'heure à peu près, et neuf heures venaient de sonner, lorsqu'il entendit, venant dans la direction des Ayvailles à Louvaègnez, une voix qui chantait un refrain bachique. — Ah! diable! fit mon grand-père, voilà un drôle qui va effaroucher le lièvre, en supposant qu'il y en ait un dans les environs. La voix se rapprochait de plus en plus. Le bruit de la neige qui craquait sous les pas du chanteur arriva bientôt distinctement à l'oreille de mon grand-père, qui ne bougea point de sa ca- chette, La lune était dans son plein. La réverbéralion de la neige qui couvrait la terre en redoublait l'éclat, Aussi mon grand-père reconnut-il facilement l'homme qui venait à lui, ns —_— LE LINVRE DE MON GRAND-PERE C’était Thomas Pichet. Il était allé faire la veillée chez le magister d’Ay- vailles et rentrait à Franchimont. Le magister d’Ayyailles était le beau-père de Thomas Pichet. Tant que Jérôme Palan douta encore que ce fût Thomas Pichet qui s’avancait vers lui, il retint son haleine, percant du regard l'obscurité de la nuit. Mais lorsqu'il fut bien certain que c'était l'assassin de Flambeau et de Ramette qui allait passer dans ce carrefour près duquel il était embusqué, son cœur battit à lui briser les côtes, son regard commenca de se troubler, et il serra convulsivement de ses doigts crispés le canon et le bois de son fusil. Cependant, au fond, mon grand-père n’était point méchant, et n'avait point le cœur au mal. Il était donc décidé à laisser passer Thomas Pichet, si Thomas Pichet passait sans rien dire. Thomas Pichet passa rien dire. Il n'avait pas même aperçu mon grand-père. Mais le malheur voulut qu’il prit pour s’en aller le même chemin que mon grand-père avait pris pour venir. Or, il vit les pas de mon grand-père marqués sur la neige. La trace était fraîche. Il ne Vayait pas vue de l'autre côté du carre- four. Il se retourna, aperçut les buissons, et soupconna un affüteur d’être caché dans ces buissons. Il en résulla que, désirant savoir quel était cet affa- teur, il revint sur ses pas, En revenant sur ses pas, il revenait sur mon grand- père. Celui-ci se sentit découvert. Ne voulant pas donner à son ennemi la salisfaction de le prendre dans sa cachette, il se dressa tout debout, Thomas Pichet n'avait auéunement pensé à lui, 25 Mais, du premier coup d'œil, il vit bien à qui il avait affaire. Alors, agité sans doute par le remords de la mé- chante action qu'il avait commise, il sembla tout déconcerté. — Eb bien! monsieur Palan, dit-il d’une voix presque caressante, nous voilà donc à l’affat? Mon grand-père ne répondit pas. Seulement, il s'essuya le front avec sa manche. La sueur lui coulait du front. — J'aime mieux que vous y soyez que moi, conti- nua Thomas Pichet, car la bise est aigre cette nuit à roussir le cuir d’un loup. — Passezau large ! cria mon grand-père pour toute réponse. — Comment! passez au large? demanda Thomas Pichet. Et pourquoi dois-je passer au large, et de quel droit me l’ordonnez-vous ? — Passe au large, te dis-je! répéta mon grand-père en frappant la terre de la crosse de son fusil ; je te dis de passer au large! — Oui, reprit Thomas, que je passe au large! Je comprends, je dois passer au large parce que je vous trouve en contravention en vous mettant à l'affût, en faisant le métier de braconnier, en chassant dans la neige. — Encore une fois, s'écria mon grand-père, passe au large, Thomas Pichet! C'est un conseil que je te donne, passe au large ! Celui-ci hésila un instant. Mais sans doute il eut honte de céder. — Eh bien! non, dit-il, je n'y passerai pas! Quand ie vous ai reconnu, j'ai été sur le point de m’éloigner, attendu que depuis votre prison vous êtes toqué, à ce que l'on assure, et qu'aux fous comme aux enfants il faut bien leur passer quelque chose. Mais puisque vous le prenez sur ce ton, je vous arréterai, mon- 26 LE PERE GIGOGNE sieur Jérôme Palan, et vous montrerai une seconde fois que je sais faire mon devoir. Et il marcha droit sur mon grand-père. — Par le diable! Thomas, ne fais pas un pas de plus! Thomas, ne me tente pas! s’écria mon grand- père d’une voix fiévreuse. — Bon! tu crois me faire peur, Jérôme Palan, dit Thomas en secouant la tête, mais je ne suis point si facile effrayer que cela ! — Pas un pas de plus, je te dis! s’écria mon grand- père d’une voix qui devenait de plus en plus mena- cante; il y a déjà du sang entre nous, prends garde! ou ia neige boira le tien comme la terre a bu celui de mes pauvres chiens! — Des menaces! s’écria le garde; c’est par des menaces que tu crois m’arréter!... Oh! oh! oh! il faut autre chose que des menaces et un autre homme que toi pour cela, mon bel ami. Et faisant tournoyer son baton sur sa tête, il avanca sur mon grand-père. — Tu le veux! tu le veux donc? dit celui-ci, eh bien! que le sang qui va couler retombe sur celui de nous deux qui sera véritablement coupable! Et portant rapidement son fusil à son épaule, il fit feu des deux coups à la fois. Les deux coups n’en firent qu'un seul. Et encore l'explosion fut-elle si faible, que mon grand-père qui, en ce moment, ne réfléchissait pas que la neige avait la propriété d’amortir complé- tement les sons, crut que l’amorce seulement avait brûlé, I saisit done son fusil par le canon pour s’en faire une massue et recevoir son ennemi. Tout à coup, il le vit lâcher son bâton, battre lair de ses mains, pivoter sur lui-même, et tomber la face dans la neige. Son premier mouvement fut de courir à lui, Thomas Pichet était mort! Il était mort sans pousser une plainte. La double charge lui avait traversé la poitrine. Mon grand-père resta quelques instants debout, muet, immobile à côté de cet homme, dont en une seconde il venait de faire un cadavre. Il pensait alors que Thomas Pichet avait une femme et des enfants qui attendaient son retour. Il les voyait anxieux, courant au moindre bruit vers la porte, et devant l’immense douleur qu'il pré- voyait pour les innocents, il sentait la haine qu'il arati eue pour Thomas vivant s’effacer et dispa- raître. Alors il lui sembla qu'une simple manifestation de sa volonté serait suffisante pour rendre Thomas à la vie, puisque c'était lui qui l’en avait privé. — Allons! Thomas, lui dit-il, allons, Thomas, re- lève-toi ! Il va sans dire que non-seuiement le cadavre ne se releva point, mais encore ne répondit point une pa- role. — Mais relève-toi donc! dit mon grand-père. Et il se baissait pour le prendre par-dessous les épaules et l’aider à se relever. Seulement alors, le sang qui s’échappait de la poi- trine du garde, et qui, leignant la neige autour de lui, entourait le corps d’une auréole rougeatre, seulement alors, ce sang, dis-je, ramena mon grand-père à l’ef- froyable réalité. Il pensa à sa femme à lui, à ses enfants, et pour eux, pour ne pas faire deux femmes veuves et quatre orphelins, il désira de vivre: Mais pour vivre, il fallait dérober à tous les yeux ce cadavre, qui allait attirer sur lui la vengeance des hommes. * Il prit sa course du côté de Theux. Il longea les haies de la ville, entra dans son jardin en escaladant une muraille, et, sans réveiller per- LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 97 sonne, après avoir mis son fusil en bandoulière, prit une pioche et une pelle et revint à grands pas vers le carrefour. En s’approchant du théâtre du meurtre, il trem- blait comme si, à côté du cadavre, il devait trouver le juge et le bourreau. Guand il ne fut plus qu'à une centaine de pas, la lune, qui depuis quelques instants était voilée, se dégagea des nuages bas et . dans lesquels elle était ensevelie, et éclaira vivement le tapis blanc qui couvrait la campagne. Tout était muet, désert, désolé. Alors mon grand-pére, tout frissonnant, ramena son regard sur le carrefour. A Vendroit qu'il ne connaissait que trop bien, une forme noire se détachait sur le sol. C'était le cadavre de Thomas Pichet, Vil Or, chose inouïe, chose incompréhensible, chose inexplicable, continua l’aubergiste, sur cette masse noire, sur ce cadayre, un objet, un étre inanimé, un quadrupède semblait être assis et reposer. Le pauvre Jérôme Palan était inondé d’une sueur froide, Ses cheveux se dressaient sur sa tête. Il se disait à lui-même qu'il était le jouet de son imagination, la dupe d'une hallucination quelcouque ; il voulait continuer sa route. Ses pieds semblaient attachés à la terre, Cependant les moments étaient précieux. Pendant cette nuit de la Saint-Hubert, où abondent les réunions de chasseurs, quelqu'un de ces chas- seurs pouvait passer et découvrir le cadavre, Jérôme Palan fit done un effort surhumain, Il rassembla tout son courage pour surmonter la terreur qui l’accablait, et fit quelques pas en avant, chancelant comme un homme ivre. Mais quand il ne fut plus qu’à cinq ou six enjam- bées du cadavre, les formes confuses de l’objet qu'il apercevait grimpé sur ce corps devinrent plus dis- tinctes. ” A ses longues oreilles oscillantes, à ses pattes de devant plus courtes que celles de derrière, 1l reconnut que c'était un lièvre. Seulement, ce qui faisait hésiter sa vieille expé- rience de chasseur, c’est que, non-seulement l'animal, qui appartenait à la race des êtres les plus craintifs de la terre, paraissait n'avoir peur ni du mort ni du vi- vant, mais encore paraissait avoir trois ou quatre fois la taille d’un lièvre ordinaire. Un vague souvenir lui passa dans l'esprit. Le petit garçon lui avait dit de lui rapporter un lièvre de la taille de Ramoneau. La petite fille lui avait dit de lui rapporter un lièvre de la taille de l’ânon de la mère Simonne. Est-ce que, comme dans le conte des fées, le souhait des enfants se trouvait exaucé? Tout cela paraissait si absurde à Jérôme Palan, que l’idée lui vint qu'il faisait un rêve, et qu'il se mit à rire. Mais un écho terrible répondit à ce rire. C'était le lièvre qui riait de son côté, en se renver- sant sur ses pattes de derrière, et en se tenant les côtes avec les pattes de devant. Mon grand-père cessa de rire, Il se secoua, se regarda, se pinça. Il était bien éveillé, Ses yeux se reportèrent sur l'étrange vision. Elle était toujours présente : Contre terre, le cadavre couché; Sur le cadavre, le lièvre; 28 LE PERE GIGOGNE Le lièvre, nous l'avons dit trois fois gros comme un lièvre ordinaire; Le lièvre couvert d’un pelage presque blanc ; Le lièvre avec des yeux qui, dans l'obscurité, bril- laient comme des yeux de chat ou de panthère. Malgré ces apparences surnaturelles, la certitude qu’il n'avait affaire qu'à un animal d'ordinaire fort inoffensif calma la frayeur de mon grand-père. Il pensa qu’en le voyant plus près de lui, le lièvre prendrait la fuite. Il s’'approcha donc jusqu’à toucher le cadavre. Le lièvre tint bon. Mon grand-père touchait du pied le corps de Tho- mas Pichet. Le lièvre ne bougeait pas. Seulement ses yeux miroitaient plus quejamais aux rayons de la lune, et miroitaient de préférence quand ils rencontraient ceux de mon grand-père. Mon grand-père se mit à tourner autour du cadavre. Le lièvre pivota sur lui-même et suivit toutes ses évolutions, de façon à ce que mon grand-père ne pit perdre un seul des regards fascinateurs que lancaicnt ses ardentes prunelles. Mon grand-pére cria, agita les bras, fit des brrrrou, brrrroul au bruit desquels, fût-ce l’Alexandre, l’An- nibal ou le César des lièvres, aucun n'eût tenu dans son gile. Tout fut inutile. Alors la terreur du misérable assassin fut plus pro- fonde que jamais. Il voulut se jeter à genoux et prier. Son pied glissa et il tomba sur ses mains, Il se redressa et tenta de faire au moins le signe de la croix, Mais, en approchant ses doigts de son front, il s'a- pergut que sa main élait rouge de sang. On ne fait point le signe de la croix avec une main lante, Alors cette bonne pensée de s’humilier devant Dieu l’abandonna. Une fièvre furieuse s’empara de mon grand-père, Il jeta loin de lui pelle et pioche, fl arracha son fusil qu'il avait mis en bandoulière, Varma, ajusta le liéyre et fit feu. Des milliers d’étincelles jaillirent de l’acier, mais le coup ne partit point. Mon grand-pére alors se rappela qu’il avait dé- chargé les deux coups sur Thomas Pichet, et, dans sa terreur, avait oublié de les recharger. Alors il saisit l'arme par le canon, et, la levant sur le lièvre toujours impassible, il lui assena un coup de erosse à toute volée. L'animal se contenta de faire un bond de côté, La masse de bois, tombant sur le cadavre, renditun son mat et sourd. Puis le grand lièvre se mit dé lui-même à décrire des cercles autour du meurtrier et de la victime. Ces cercles allaient toujours s’élargissant. Et, chose bizarre, plus l'animal qui les traçait s’é- loignait, plus il semblait grandir aux yeux de mon grand-père, qui, incapable de supporter plus long- temps de si terribles émotions, s’éyanouit près du cadavre. VIII Lorsque mon grand-père revint à lui, la neige tombait à flocons épais et serrés. IL souleya la tête, comme ferait un mort hors de son linceul. Son premier regard se porta sur le cadavre de Thomas. La neige qui tombait le couvrait de son blanc — LE LIÈVRE DE MON GRAND-PÈRE suaire. Il avait déjà à peu près disparu, et sous les plis de l’enveloppe on ne faisait plus que deviner à peu près des formes humaines. Mais, il faut le dire, ce n’était pas dans le cadavre de Thomas Pichet qu'était la plus grande terreur de Jérôme Palan. C'était dans le grand lièvre blanc. Par bonheur, il avait disparu. Mon grand-père, voyant que de ses deux ennemis le plus terrible n’était plus là, se releva comme mu par un ressort. Il avait déjà renoncé à ensevelir le corps de Thomas. il n’en avait plus ni la force ni le courage. Plus que tout cela, il avait hâte de s'éloigner. S'il restait, le grand lièvre ne pouvait-il pas revenir ? Il regarda autour de lui, ramassa son fusil, sa pelle et sa pioche, et, chancelant comme un homme ivre, la tête basse, le dos courbé, il reprit le chemin de Theux. Cette fois, il rentra par la porte, déposa pelle, pioche et fusil dans la cuisine, gagna sa chambre à {Atons, et se fourra dans son lit, où une fièvre hor- rible le tint éveillé toute la nuit. Le lendemain, à travers les carreaux, il vit la neige qui continuait de tomber. Il se leva et alla à la fenêtre. La fenêtre donnait sur le jardin. Au delà du jardin s’étendait la plaine. La neige couvrait la terre à plus d'un pied d’épais- seur. Cela dura ainsi pendant quarante-huit heures, La neige atteignit trente-six pouces de haut. Pendant tout ce temps mon grand-père gardait le lit. Il n'avait pas besoin d'inventer un prétexte pour ne pas quiller sa chambre; et quoique sa fièvre se fût un peu calmée, il était facile de voir qu'il était loin d'être, comme on dit vulgairement, dans son as- sielte ordinaire, oO _ Cependant, en y réfléchissant, en songeant com- bien ce qui lui était arrivé rentrait dans les choses impossibles, il avait fini par mettre sa vision de la nuit du meurtre sur le compte de son effroi. Dès lors, il resiait sculement en face de son crime, et, à l'endroit de son crime, je dois dire que la con- science troublée de mon grand-père s’efforcait de lui fournir des excuses. Puis, tout le servait. Sans la neige qui était tombée, on etit déjà su que Thomas Pichet était mort, et la mort de Thomas Pi- chet était encore inconnue. Mon grand-père faisait donc des vœux pour que cette neige providentielle conlinuat de couvrir la terre. Mais cependant il comprenait que, si bien servi qu’il fût par cette neige, elle finirait par disparaitre un jour ou l’autre. En attendant, comme il gelait, la neige tenail. On en avait jusqu’au dégel. Avant le dégel, on ne retrouverait pas le cadavre de Thomas Pichet. Mon grand-père eut bien l’idée de fuir, mais il se trouvait complétement dépourvu d'argent, et d’ail- leurs la misérable existence qu'il eit dQ mener à l'étranger, loin de sa femme et de ses enfants, lui faisait encore plus peur que l’échafaud. Puis, la chose s’était passée dans la nuit, au milicu des champs, par la solitude la plus complète; le meurtre n’ayait eu aucun témoin, le meurtrier en était bien sûr. Pourquoi le soupconnerail-on, lui plutôt qu'un autre ? Selon toute probabilité même, on le soupçonnerail moins; on l'avait vu sortir dans la matinée du di- manche, et on l'avait vu rentrer à la tombée de la nuil. Mais personne ne l'avait vu sortir pour la se- 30 LE PERE GIGOGNE conde fois; et, à sa seconde rentrée, personne ne l’ayait vu revenir. Il est vrai qu'il avait eu la fièvre toute la nuit, qu'il avait été malade toute la journée du lundi. Mais parce qu’on est malade, parce qu'on a eu la fièvre, on n'est pas absolument obligé d'avoir assassiné son prochain. Mon grand-père s’en remit donc au hasard du soin de le soustraire aux conséquences de son crime. Il est bien entendu que le mouvement de faiblesse qui s'était emparé de lui quand il avait voulu prier, quand il avait essayé de faire le signe de la croix, ne s'était jamais représenté. En tout cas, il se prépara une fable pour le cas où les soupçons se porteraient sur lui, et il attendit. Un jour, en s’éveillant, — le premier regard de mon grand-père, depuis cette nuit terrible, était tou- jours pour interroger leciel, —un jour, en s’éyeillant, il s’aperçut que les nuages étaient bas et sombres, Il alla à sa fenêtre et l’ouvrit. Une bouffée d’un air épais et chaud lui vint au vi- sage, puis la pluie se mit à tomber, d’abord fine et serrée, ensuite en gouttes larges et multiples, C'était le dégel. Le moment terrible approchait. Malgré la fable qu’il avait préparée, la perplexilé de mon grand-père était si grande que sa fièvre le reprit et que force lui fut de se recoucher. Il se mit toute la journée au lit, la couverture ra- battue par-dessus le nez. De temps en temps il se demandait s’il ne ferait pas mieux de devancer l'heure où son crime serait découvert, et d'aller Jui-même le dénoncer à la justice, Le lendemain du jour où le dégel avait commencé, Ja neige avait presque disparu. De son lit, mon grand-père voyait la campagne, et ses yeux ne pouvaient s'en détacher, Or, partout dans la campagne, de larges plaques de terre noire surgissaient au milieu de la neige comme des îles sur l'Océan. | En ce moment même il se fit un grand bruit dans la rue. Le cœur de mon grand-père se serra de belle façon, et la sueur perla à la racine de ses cheveux avec une telle violence, qu'il n’ent point de doute qu'il se pas- sat quelque ehose de nouveau, et que ce quelque chose eût trait à la mort de Thomas Pichet. Mon grand-père eut bien l’idée d'aller regarder avec précaution par une ouverture du rideau. Il se leva même pour accomplir ce dessein. Mais, au premier pas qu'il fit, les jambes lui man- quérent. Il mourait d’envie d’interroger quelqu'un sur ce bruit qui allait croissant et qui passait juste en ce moment sous ses fenétres. Mais il sentait bien que sa voix tremblerait si fort, que ce tremblementne paraîtrait aucunement naturel. Il entendit des pas dans l'escalier, regagna vive- ment son lit, tourna le dos au mur, et remonta la couyerture jusqu’à son nez. C'était ma grand’mére qui venait au-devant de sa curiosité. Elle ouvrit la porte brusquement. Mon grand-père jeta un cri; il crut qu’on l'enfon- çait. — Ah! mon ami, s’écria ma grand’mére, excuse- moi! — Jedormais, femme, dit mon grand-pére, et tu m'as réveillé, — C'est que j'ai pensé que la nouvelle L'intéressait, vois-tu, Jérôme, — Quelle nouvelle ? — Tu sais que Thomas Pichet avait disparu depuis quelques jours ? — Oui... non... c'est-à-dire... LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 51 Et mon grand-père essuya avec le drap son front inondé de sueur. — Eh bien, continua ma grand’mére, sans voir le mouvement de son mari, on rapporte son corps. — Ah! murmura le malade d'une voix étouffée. — Oh! mon Dieu, oui! Mon grand-père avait bien envie de demander ce que l’on disait à l'endroit de la mort de Thomas Pi- chet, mais il n’osa. Cette fois encore, sa femme alla au-devant de son désir. — Voilà, dit-elle. I paraît qu'il a été pris par le froid et qu’il a misérablement péri dans la neige. — Et... et... son cadavre? demanda mon grand- père avec un effort. — A moitié dévoré par les loups, répondit la femme. — Hein? s’écria Jérôme, — Oui. — A moitié dévoré!,.. Pauvre Thomas! la tête, les jambes, sans doute ? — Presque tout le corps; on n’a réellement re- trouvé qu’un squelette. Mon grand-père respira. Il pensa que si l’on n’a- vail retrouvé qu'un squelette, ka trace de ses deux coups de fusil avait sans doute disparu avec les chairs. Ma grand’mére continua d’un ton sentencieux : — Tu vois, Jérôme, la justice de Dieu est lente, et ses voies sont inconnues des hommes. Mais tot ou tard sa main s’appesantit sur le coupable et va le chercher au milieu du calme et de l'impunité pour le punir. Mon grand-père poussa un gémissement, — Qu'as-tu, Jérôme? demanda ma grand'mère tout effrayée. — Donne-moi un verre d'eau, femme; je ne me sens pas bien, — En effet, tu es livide. — C'est cetie nouvelle, à laquelle je ne m'attendais pas. — Tiens, mon homme, tiens, bois. Mon grand-père porta le verre à ses lèvres, ses dents claquaient le long du bord, et sa main trem- blait de manière que la moitié de l’eau tomba sur ses draps. — Ah! mon Dieu! mon Dieu! eria ma grand'mère, mais tu es peut-être plus malade que tu ne crois, Jérôme. Si j'allais chercher M. Desprez, le mé- decin ? — Non, non! s’écria mon grand-père, n’en fais rien. Et il arrêta sa femme par le poignet. Sa main était humide de sueur. Elle le regarda avec plus d'inquiétude que jamais. Mais lui — Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-il, je suis dans l'accès de la fièvre; mais c’est le dernier, et je sens que je vais me guérir, Et en effet, à partir de ce moment, grâce à la sa- tisfaction que lui causait cet heureux dénodment, comme un malade qui vient d’avoir une crise terri- ble, mais salutaire, Jérôme Palan alla de mieux en mieux ; et le soir, ayant appris que le corps de Tho- mas Pichet avait été pieusement déposé dans le ci- metière de la ville et qu’on avait jeté sur lui six bons pieds de terre, il se trouva tellement soulagé qu'il ordonna à sa femme de faire monter ses enfants, et qu'il les embrassa ainsi que leur mère, ce qui ne lui était pas arrivé depuis la terrible nuit du 3 novembre, Mais la joie de la pauvre famille fut bien plus grande encore quand mon grand-père déclara qu'il se sentait si bien qu'il allait descendre. On voulut le soutenir. Ma mère lui offrit le bras ; mais il se redressa de toute la hauteur de sa grande taille, 29 LE — Pourquoi faire? dit-il. Ah çà! mais on me croyait dore mort? Et, en effet, il descendit l'escalier sans bron- cher. La iable était mise pour la mère et les enfants. — Eb bien ! demanda-t-il gaiement en voyant qu’il n’y ayail que trois couverts, et moi, je ne soupe donc pas? Ma grand’mére se hata de mettre un quatrième couyert et d'approcher une chaise de la table. Mon grand-père s’assit et se mit à tambouriner une marche sur son assiette ayec sa fourchette et son couleau. — Ma foi! puisqu'il en est ainsi, dit ma grand’mére, il reste à la cave une vieille bouteille de vin de Bour- gogne que je réservais pour une grande occasion. Voilà l’occasion venue. Et la bonne femme descendit à la cave pour y prendre sa bouteille de vin de Bourgogne, On se mit à souper. Ma grand’mére était si joyeuse qu’elle versait ra- : des sur rasades à mon grand-père. Tout à coup elle le vit palir et frissonner à la fois. Puis courir à son fusil dans le coin de la cheminée, Puis ajuster quelque chose dans l’angle le plus sombre de la maison. Mais, sans faire feu, mon grand-père releva son arme d’un air découragé et la jeta dans un coin de la salle à manger. Il se rappelait que son fusil n'avait pas été re- chargé depuis la nuit du 3 novembre. Ma grand'mère interrogea son mari sur les molifs de cette singulière action, Mais mon grand-père refusa de répondre. Il se promena pendant plus d'une demi-heure de long en large dans l'appartement, Puis il remonta dans sa chambre et se coucha sans prononcer une seule parole, | PÈRE GIGOGNE Pendant la nuit, son sommeil fut sans doute agité par quelque affreux cauchemar, car il se réveilla plu- sieurs fois en sursaut, en poussant des cris d'angoisse et en agitant ses bras comme pour chasser quelqu'un ou quelque chose qui l’importunait. Jérôme Palan avait revu le grand lièvre! TX” < Ainsi, continua l’aubergiste, le meurtre de Thomas Pichet n’était point resté, comme mon grand-père Vespérait, un secret entre lui et Dieu. Ainsi, vainement le corps de la victime avait été déposé dans la fosse et la terre de l'oubli avait roulé sur le cadavre. Le terrible animal venait, à chaque instant du jour et de la nuit, reprocher à Jérôme Palan qu'il était en tiers, et que la tombe qui se refermait sur la victime n’enfermail pas avec elle le remords de l’as- sassin. Cette vie de mon grand-père, à laquelle, le soir de l'enterrement de Thomas Pichet, il s'était reprisavec une si grande joie, était, grâce à l'étrange appari- tion qui à chaque instant surgissait sur ses pas, de- venue un suppice. Tantôt mon grand-père voyait cet abominable lièvre au coin du feu, se chauffant avec lui à l’âtre, et lui envoyant de ces regards de flamme dont, si esprit fort qu'il fat, mon grand-père ne pouvait ni suppor- ter la vue ni perdre le souvenir, Tantôt, pendant qu'il mangeait, le grand lièvre se glissait sous la table et lui grattait les jambes de ses evilfes acérées. S'il voulait se mettre à son bureau pour écrire, 1 a LE LIÈVRE DE MON GRAND-PÈRE le sentait derrière lui, appuyant ses pattes sur les bâtons de sa chaise. Pendant la nuit, la tête monstrueuse de l'animal apparaissait dans la ruelle, éternuant et secouant ses oreilles. Mon grand-père avait eu beau se tourner et se re- tourner du côté gauche sur le côté droit, et du côté droit sur le côté gauche, le grand lièvre était toujours là, en face de lui. Enfin, ee pauvre homme parvenait à sur- monter les angoisses de la terrible vision et finissait par s'endormir, il se réveillait au bout de quelques instants, suffoqué par un poids énorme qui lui pesait sur la poitrine. Et c'était encore le grand lièvre qui élait accroupi sur l'estomac de Jérôme Palan, et qui, assis sur son derrière, se débarbouillait tranquillement le museau avec ses pattes de devant. Ma grand’mére et les enfants ne voyaient rien. Et comme le pauvre homme paraissait se débattre contre des persécutions imaginaires, on crut qu'il élail en train de devenir fou. De sorte qu'il se répandit une grande affliction dans le logis. Un matin enfin, après avoir été cauchemardé toute Ja nuit, mon grand-père se leva avec le oalme de l'homme qui a pris un parti définitif. Il chaussa ses souliers ferrés, boucla ses grandes guétres de cuir, prit son fusil, le nettoya, souffla dans les canons, le flamba, le chargea avec une attention particulière, s’assurant d’abord que la poudre était bien sèche, l'introduisant dans le canon de son arme de facon à n’en pas laisser tomber un grain dehors, mettant par-dessus une bourre de feutre dont il graissa les bords, l'assujettissant fortement à l'aide de la baguette, versant dessus une copieuse charge de plomb, dont les grains, du numéro trois, étaient d'une rondeur et d'une égalité parfaites, enfin, bour- 33 rant le tout avec la même attention de détail qu’i! gvait mise à celte besogne depuis le commence- ment. Puis il amorça les bassinets de son fusil et établit la communication de la poudre du bassinet avec celle du canon au moyen de l'épinglette. Enfin, jetant son fusil sur son épaule, il alla déta= cher les chiens, qui bondirent tout joyeux hors de li niche, et s’achemina avec eux vers Ramouchamps. Le lecteur se rappelle que c’était le chemin qu’il avait suivi pour aller se mettre à l’affit dans la nuit du 3 novembre, Ma grand’mére, qui avait suivi tous Jes mouve- ments de son mari, fut bien joyeuse, car elle pensait que les distractions qu’allait lui procurer son exer- cice favori pourraient tirer mon grand-père de l'hy- pocondrie bizarre à laquelle il était en proie. Elle l’accompagna jusque sur le senil de la porte. Du seuil de la porte, elle le suivit des yeux. jus- qu'à ce qu'il eut disparu. … On était à la fin de janvier. Un brouillard épais couvrait la campagne, plus épais encore dans la vallée ; mais les champs et les chemins élaient si familiers au brave homme, que, sans avoir hésité une fois, malgré le voile de vapeur qui couvrait la terre, il alla droit au carrefour où avait eu lieu la scène du 3 novembre. Déjà, à dix pas de lui, comme une forme confuse, il entrevoyait les buissons derrière lesquels il s'était caché pendant cette nuit falale, quand, de l'autre côté du buisson, à l'endroit même où était tombé Thomas Pichet, bondit un lièvre qu'il reconnut à l'instant même à sa haute taille pour l'animal qui avait à tout jamais détruit son repos. Avant que mon grand-père, qui cependant devait s'attendre à cetle apparition, eût épaulé son fisil, le 3 34 LE PERE GIGOGNE lièvre s’était perdu dans la brume, et Ramioneau et Spiron étaient partis tout couplés après lui. Mon grand-père les suivit, haletant. Arrivé sur le plateau de Sprimont, comme une forte brise soufflait sur les hauteurs, le brouillard se dissipa ; là, le chasseur put apercevoir ses chiens. Ils avaient rompu la corde qui les aftachait l’un à l’autre. {ls chassaient à pleine gorge. A deux cents pas devant eux courait le lièvre, dont le pelage blanchatre se détachait parfaitement sur le tapis rougeatre des bruyères. — Mais, s’écria mon grand-pére, il me semble qu'il perd sur eux? Morbleu! ils vont le prendre! Tayaut, Ramoneau ! tayaut, Spiron ! Et mon grand-père se mit à courir avec une nou- velle ardeur. Ce fut une chasse fiéyreuse que celle-là, je vous en réponds ! Chasseur, lièvre et chiens semblaient avoir des muscles d’acier. Les champs, les bois, les prés, les vallons, les col- lines, les ruisseaux, les rochers, ils franchissaient tout comme s’ils eussent eu des ailes. Et cela sans reprendre haleine un instant, sans qu'un défaut de cinq secondes vint leur donner le temps de souffler, ° Ce qu'il y avait de singulier, c’est que le grand lièvre fuyait devant lui comme un vieux loup. Il ne doublait point, il ne croisait point les voies, il ne suivait pas les ruisseaux, les fossés, les Sillons de charrue, il ne cherchait point à trouver un change, et ne semblait nullement inquiet des suites de cette terrible poursuite. Ii marchait au petit galop, Toujours à une centaine de pas des chiens, qui, humant ses voies chaudes et fumantes, redoublaient de cris et de vitesse, sans cependant rien gagner sur la distance qui les séparait de la bête. ; Mon grand-père, de son côté, allait toujours der- rière les chiens, comme les chiens allaient derriére le liévre, les excitant par ses : a — Tayaut ! tayaut! sans cesse répétés. # Son carnier l’embarrassant dans cette course insen- F i : F sée, il le jeta loin de lui. ie # - ‘eh D) 44 Une branche lui enleva son chapeau. | Fr, Il ne perdit pas de temps à le ramasser. tes Par bonheur, le lièvre avait décrit un grater D comme s’il eût voulu revenir à son lancer. Il avait passé D sur les terroirs de Sprimont, de Tilff, de Freneux et de Seny. Vers midi, il revint sur Ayvailles. Mon grand-père, qui avait perdu un peu de terrain dans cette course de cing heures, était encore sur la montagne, quand les chiens, débouchant dans la vallée, arrivèrent au bord de l’Ourthe. Il pensa que Vanimal n’oserait jamais se hasarder à traverser la rivière, alors fort grossie par les pluies, qu’il reviendrait sur ses pas, et qu’enfin il se trouve- rait à la portée de son fusil. Quant à ce qu'il fit forcé par les chiens, mon grand-père, à la façon dont le lièvre semblait se mo- quer d’eax, après cing heures de chasse, en avait complétement perdu Vespoir. Mon grand-père, comptant sur un retour, > se placa done à mi-côle, au coin d’un bois, ne quittant pas son lièvre des yeux, et prêt à changer de position selon la tactique qu'il verrait adopter à l'animal, qui, de son côté, en attendant les chiens, s'était assis au bord de la rivière, sur une touffe de roseaux dont ilbroutait les extré- milés. Les chiens allaient toujours s'approchant. Le lièvre ne paraissait point s'occuper d'eux. Bientôt ils ne furent qu'à dix pas de lui, = #+ , 1" LE LIÈVRE DE MON GRAND-PÈRE , ; 35 ~~ Le, coeur de mon grand-pére battait si fort, qu’il . ne pouvait plus respirer, ne + La distance qui séparait les chiens de la bête di- ” minua encore. ana “ : _ Ramoneau, qui tenait la tête, se précipita pour À —* es ¥ 5 s’élanca dans le torrent, qui roulait s et menaçantes. : de Ramoneau ne happa done que “Sw 1 pour le coup, il va se noyer! s’écria mon as grand-père; bravo! bravo! di ad Figg it il s’élanca sur la tleelivits de la montagne avec une telle rapidité, qa'il eut toute la peine du monde à ne pas aller, emporté par l'élan de sa course fu- . HUE se précipiter dans l’Ourthe. Ps Et, tout en courant, il répétait : — Il va se noyer! il va se noyer! il va se “noyer! : | aa, J) Maisde lièvre, coupant adroitement le courant dans ? la direction diagonale, parvint sans encombre à prendre terre sur la rive opposée. . En le voyant reparaitre sain et sauf sur le gazon, les chiens, qui s'étaient comme leur maître arrêtés | Tor le bord, et qui ae attendre = . une catastrophe, voyant que, ¢ tre toute probabilité, cette catastrophe n'avait pas lieu, les chiens se jetérent . » “la rivière à leur tour. LA Mais ils furent moins heureux que leur en- ; nemi. Emporté par son ardeur, Ramoneau ne sut pas maîtriser la rapidité du courant. J Le pauvre animal s’épuisa à lutter contre sa vio- lence; au tiers de la rivière les forces l'abandon- névent, Il disparut, puis revint à la surface de la rivière, mais ses pattes ne battant plus que faiblement l'eau qu'il fallait franchir, “ : Malgrajgts efforts et ses peines, il s’enfonca une seconde fois. Mon grand-père alors descendit, ou plutôt roula le long de la berge de la rivière, et se jeta lui-même az milieu du courant pour porter seçours à so chien. En ce moment Ramoneau revenait une troisième fois sur l’eau. Il l’appela. Le pauvre animal tourna vers lui sa tête intelligente et fit entendre un gémissement. Il avait alors franchi les deux tiers de la rivière à peu près. Mais à la voix de son maitre il voulut revenir à lui. Ce mouyement lui fut fatal. Dr Il donna le travers à une lame. Alors, vaincu par le courant, il roula plusieurs fois sur lui-méme, poussa encore un cri lamentable, se tourna douloureusement, par un effort suprême, vers son maître, puis s’en alla à la dérive. Mon grand-père était entré jusqu'aux genoux dans ce torrent. Il y entra tout à fait, . Il nagea vers son chien, le saisit et le traina sur l'herbe, . Là, il essaya vainement de le réchauffer, de rendre quelque élasticité à ses membres roides et froids. Le pauvre Ramoneau poussa un dernier gémisse- ment. , Il avait vécu. Au moment où le chasseur désespéré éssayait de rendre son chien à la vie, des aboiements partant du bord opposé frappèrent sés oreilles, - Mon grand-pére leva les yeux. Alors il apergut de l'autre côté de l'eau le grand lièvre qui, ayant fait un crochet, élait reyenu sur ses pas, o"mme s'il avait trouvé un malin plaish 36 LE PERE GIGOGNE à assister à la mort d'un de ceux qui le poursui- vaient. Plus heureux que Ramoneau, Spiron était parvenu à traverser l’Ourthe, et il continuait à chasser la bête maudite. Mon grand-père jeta un dernier regard sur son pauvre et fidèle compagnon. Puis il se mit avec un nouvel acharnement à la poursuite du grand lièvre. Celte poursuite dura jusqu’au soir. Il va sans dire que ce fut inutilement. Lorsque la nuit commença à tomber, Spiron, dont depuis une heure les jappements devenaient plus rares et plus faibles, se coucha, refusant de marcher, ou plutôt dans l'impossibilité de faire un pas de plus. Mon grand-père le chargea sur ses épaules, et cher- cha à s'orienter pour regagner le logis. et ee eee, a ial Mon grand-père était en ce moment du côté de Freneux, à huit ou neuf lieues de Theux. A la fin de Ja chasse, il avait paru prendre un grand parti, et s’élait écarté plus qu'il n'avait fait jusque-là. Mais il était tellement bouleversé que, quoiqu'il efit couru toute la journée, quoiqu'il eût peut-être fait vingt ou vingt-cinq lieues dans cette course, il ne entait point sa fatigue. Ou s’il la sentait, il la surmonta et se mit brave- ment en route pour revenir à Theux. Devant lui s’étendait, sombre et seulement coupée des sentiers, la forêt du val Saint-Lambert, Il s'y engagea sans hésiter, Il y était À peine depuis cing minutes, et y avait ut-être fait cing cents pas, quand il entendit der- riére lui un craquement de feuilles sèches, Il se retourna pour voir qui venait derrière lui. Le grand lièvre le suivait. * . Il allongea le pas. LA à Le lièvre régla son pas sur celui de mon grand- . père. ge nc 4 Mon grand-père s’arréta. de 3 "1 Le lièvre s'arrêta. . re: eh . Mon grand-pére déposa Spiron à ei . ay ee ae Mais le malheureux Spiron se contenta de hnme oa. le lièvre, l’excita à sa poursuite. les émanalions qui venaient à lui, et, sn gé- missement, il se coucha et se mit en rond pour s’en- dormir. a FO . Alors mon grand-père résolut d’avoir recours à son fusil. Cette fois, il était chargé, et bien chargé. ' Il arma les deux coups, appuyant le doigt sur la gichette, afin que les chiens ne fissent pas de bruit : . en s’armant, et épaula. . Mais quand le fusil fut à son épaule, il chercha — ; vainement le grand lièvre au bout de son point de mire, è os Le grand lièvre avait disparu. } A moitié fou de terreur ct de désespoir, mon grand-père ramassa Spiron, qui s’était déjà endgrmis . a? A et qui, tout en dormant, aboyait, révant sans doute ~~ qu'il chassait le grand lièvre, replaça son ehien D" » ses épaules, ef continua sa route d’un pas insensé, ¢ sans oser se retourner ni regarder derrière lui. Il était trois heures du matin quand il rentra. ; La grand’mére, inquièle, altendait son retour avec l'intention de le gronder doucement. Mais quand elle vit l'état où il était, elle ne le gronda ni doucement ni fort : elle le plaignit. Puis, comme il avait laissé glisser Spiron de dessus son épaule, elle lui prit son fusil des mains. On se rappelle qu'il n'avait plus ni carnier ni cha= peau, LE LIÈVRE DE MON GRAND-PÈRE 37 Il avait jeté son carnier, son chapeau avait été em- porté par une branche. Elle le fit coucher à l'instant méme. Puis lui fit prendre un grand bol de bon vin chauffé avec des épices, et s’assit sur le bord de son lit. Là elle lui prit les deux mains, et, sans lui rien dire, se mit à pleurer doucement. Mon grand-père fut touché des soins et des larmes de la bonne femme. Puis, à force d’y songer, il lui sembla qu’en la mettant de moitié dans son secret, il soulagerait ses peines de moilié. Il était sir de sa tendresse et de sa discrétion. Il lui avoua tout. Oh! c'était une digne femme que ma grand’mére _Palan, allez! Elle ne s’emporta point en reproches, elle n’éclata point en invectives et en malédictions sur cette fa- tale passion de la chasse, cause de tous leurs mal- heurs. Non, elle ne dit pas un seul mot qui eût trait au passé. ‘Elle excusa au contraire la violence qui avait amené le meurtre. Sans condamner le mort, elle fit valoir les justes griefs que le meurtrier avait contre lui. Enfin, elie embrassa et consola mon grand-père, comme une mère embrasserail et consolerail son en- fant bien-aimé, ét tacha par ses paroles de lui rendre un peu de tranquillité et de repos. Enfin, quand la reconnaissance que lui témoignait mon graund-pére l'eut enhardie : — Tiens, Jérôme, lui dit-elle, tu aurais dû recon- nailre dans tout cela la main de Dieu, yois-tu; c'est lui qui a amené le malheureux Thomas au bout de ton fusil pour le punir de sa méchancelé avec toi; mais c'est lui aussi qui, pour te frapper dans ton in- crédulité, permet au malin esprit de te tourmenter, Jérôme Palan poussa un soupir, mais ne la railla point comme il eût certes fait autrefois, Aussi continua-t-elle : — Va trouver notre curé, mon homme; jette-toi à ses genoux; raconte-lui ton malheur, et il Vaideraa chasser le démon qui, bien sûr, est dans ce méchant lièvre. Mais, à cette proposition, mon grand-père se ré- volta. — Ah! oui, dit-il, aller trouver le curé, pour qu'il me dénonce aux justiciers de son évêque! En voilà une idée! Non, ma foi, j'ai eu affaire à eux et ne me soucie aucunement de retomber dans leurs griffes; d’ailleurs, tu es folle, femme, il n’y a dans tout ceci ni Dieu ni diable. — Qu’y a-t-il donc, alors? s’écria la bonne femme désespérée. — Il ya le hasard et mon imagination frappée; il faut que je tue ce démon de lièvre, il le faut! Et quand je l'aurai vu à mes pieds sans mouvement, mort, bien mort, mon esprit se calmera tout seul, et je ne songerai plus à tout cela. Ma pauvre grand’mére se résigna, sachant que sur ce point il était inulile d'essayer de vaincre l'obstina- tion de son mari. XI Mon grand-père ayant pris deux jours d'un repos dont lui et son chien avaient grand besoin, son chien plus encore que lui, partit une seconde fois, Comme la première, il lança le lièvre au même endroit, Chose d'autant plus étrange, que le gite, bien mar- qué, parbleu! était dans un carrefour où passaient plus de trente personnes par journée, 38 , LE PÈRE GIGOGNE Comme la première fois, le lièvre déjoua sa pour- suite. ” Comme la première fois, mon grand-père ren- tra triste et harassé, avec sa gibecière neuve et vide. Pendant un mois entier, tous les deux ou trois jours, il recemmenca cette lutte acharnée. Toujours aussi inutilement. Au bout d’un mois, le pauvre Spiron mourut d’é- puisement. Et mon grand-père, à bout de forces, dut renoncer à ses chasses fantastiques. Mais pendant qu’elles avaient duré, son travail avait complétement cessé, et la misère était entrée dans le pauvre ménage. Ma grand’mére avait soutenu la maison, d’abord par son ordre et par son économie. Ensuite en vendant tantôt un bijou, tantôt un meuble, débris de leur ancienne opulence. Mais bientôt cette économie et cet ordre devin- rent impuissants. Les tiroirs étaient vides et les murs Gégarnis. Il ne restait plus dans Ja maison un seul objet ayant une valeur quelconque, et le soir où expira Spiron, force fut bien à la bonne femme d’avouer à son mari qu’il n’y avait pas de pain à Ja maison. Mon grand-père tira de son gousset une montre de famille, en or, & laquelle il tenait tant, que ma grand’meére, qui savait sa yénération pour ce bijou, s'était défait d'objets bien nécessaires, sans oser ja- mais lui en demander le sacrifice. Eh bien! mon grand-père la lui remit sans dire un mot. Ma grand’mére s'en alla à Liége, où la montre fut vendue pour neuf louis d’or, A son retour, elle posa les neuf louis étalés sur la able. Le pére Palan se mit & les considérer avec con- voitise, et en même temps cependant avec hésita- tion. Puis, prenant quatre de ces louis et appelant ma grand’mére : — Femme, dit-il. | Elle accourut vivement. — Tu m’appelles, notre homme ? — Oui. Combien de temps penses-tu nous faire vivre avec les cing louis qui restent là ? ™ — Dam! dit ma grand’mére, en calculant, avec économie, je puis vous faire vivre deux mois. — Deux mois, repartit mon grand-pére, deux mois, c'est plus qu'il ne me faut. Avant deux mois, j'aurai fait un civet du grand lièvre, ou le chagrin m’aura mis en terre. Ma grand’mére se prit à pleurer. — Sois tranquille, ajouta son mari, c’est le lièvre — qui aura son affaire, Avec ces quatre louis, je vais aller dans le Luxembourg. Je sais un braconnier qui a encore de la race de mon pauvre Flambeau et de ma pauvre Ramette, et s’il lui reste deux chiens de leur espèce à me vendre, du diable si, avant quinze jours, je ne te fais pas un manchon avec la peau de mon persécuteur. Ma grand’mére, qui suivait tous les jours avec anxié(é, sur le visage de son mari, les progrès que le mal faisait chez lui depuis qu'il avait perdu le repos, ma grand’mére n’osa s’opposer à son dessein. Jérôme Palan partit done un beau matin pour le Luxembourg, vint droit à Saint-Hubert, et descendit dans cette même auberge où nous sommes, et qui alors élait tenue par son frère, Chrysostome Palan, c'est-à-dire par mon grand-onele, Jl retrouva son braconnier, qui avait conservé de la race de Flambeau et de Ramette, lui acheta un chien et une chienne, Rocador et Tambelle, et, cing jours après son départ, rentva triomphant à la maison. Le lendemain, dès l'aube, il était aux champs. LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 39 Mais le liévre était plus fin et plus vigoureux qu’au- cun chien, de quelque race qu'il fat. Il distanca les descendants de Flambeau et de Ramette, comme il ayait distancé Ramoneau et Spiron. Seulement, mon grand-pére, rendu plus prudent par l’expérience, les ménageait, comprenant bien que si le grand lièvre les lui forçait comme il avait forcé les autres, il lui serait impossible de les rem- placer. Il ne les laissait pas chasser l’animal maudit plus de trois ou quatre heures, et, convaincu que la force était inutile contre lui, il avait recours à la ruse. Il bouchait avec soin toutes les coulées de haies que le liévre traversait d’habitude, n’en laissait qu’une ou deux ouvertes, et à celles-là il placait des lacets préparés avec le plus grand soin. Puis il s’embusquait aux environs, autant pour se- courir les chiens, s'ils venaient à se prendre eux- mêmes dans les nœuds coulants, que pour avoir l’oc- casion de faire feu sur le lièvre. Mais l'animal damné se moquait de tous les engins. Il les flairait, les éventait, les devinait, faisait une nouvelle trouée dans la haie à côté du passage resté béant, et traversait les ronces et les épines sans y laisser un poil. Puis, de quelque côté que vint la brise, il éventait mon grand-père, et ne se montrait à lui que hors de la portée de son fusil. C'était à en devenir fou, Les deux mois auxquels devaient suffire les cing louis de la montre étaient écoulés, et le lièvre n'était pas mort, Les enfants n'avaient pas le civet. La mère n'avait pas le manchon, Le bonhomme, de son côté, vivait toujours, si | toutefois l'existence qu'il menait pouvait s'appeler la vie. Il n’avait de repos ni nuit ni jour, il était devenu jaune comme un vieux citron; sa peau, pareille à un parchemin, semblait adhérer à sesos; mais une force surbumaine le soutenait, et les terribles chasses qu'il accomplissait presque ious les jours attestaient de sa vigueur. Deux autres mois s’écoulérent. Pendant ces deux mois, on vécut de dettes et d’em- prunt. Enfin, un beau matin, toute ia malheureuse famille dut déguerpir devant les garnisaires. — Ah! disait mon grand-pére, tout cela ne serait rien si je pouvais mettre la main sur ce damné lièvre! XII Mon grand-père loua une misérable cabane à l'en- trée du village. Il mit son fusil sur son épaule, comme lorsqu'il partait pour la chasse, il prit un enfant de chaque main, siffla ses chiens, fit signe à sa femme de le suivre, et quitta son ancienne maison sans regarder derrière lui. Ma grand’mére le suivait en sanglotant. Elle ne pouvait se décider, elle, à abandonner cette chère demeure, où elle avait donné le jour à ses deux pauvres enfants, et où elle avait été si longtemps heureuse. ll lui semblait que la vie se retirait d'elle, Arrivée dans le misérable gite où ils allaient s'éta- blir, elle crut le moment favorable pour hasarder une prière, £0 Joignant les mains et s'agenouïiant devant son mari, elle le supplia d'ouvrir les yeux à l'évidence, de reconnaître la main de Dieu qui le frappait, de donner du repos à sa conscience troublée, en s’ap- prochant du tribunal de la pénitence, enfin de con- jurer, par tous les moyens que l'Église meltait à sa disposition, le démon, dont il semblait être vic- time. Mon grand-père, dont le malheur n’avait fait qu’ai- grir le caractère, la reçut assez brutalement, et lui montrant son fusil : — Que ce gredin de lièvre me passe seulement à quarante pas, dit-il, et voilà qui me donnera Vabso- lution. Hélas! plus de dix fois depuis, mon grand-pére put tirer sur le lièvre à quarante pas, à trente et même à vingt, et plus de dix fois mon grand-père le manqua, On arriva ainsi à l’automne. Bientôt allait venir l'anniversaire du terrible drame qui avait bouleversé toute l'existence de mon grand- C'était, on se le rappelle, le 3 novembre. Le 2, mon grand-père était en train de méditer quelque nouvelle machination contre son cau- chemar. Il était sept heures du soir. IL était assis près d’un maigre feu de tourbe, au- quel ma grand-mère, assise en face de lui, et ayant les deux enfants sur ses genoux, essayait de se ré- chauffer. Tout à coup la porte s’ouvrit. Le maitre de l'auberge des Armes de Liége entra dans la chambre. — Monsieur Palan, demanda-t-il à mon grand- père, voulez-vous gagner une bonne journée demain? Les bonnes journées étaient si rares que mon LE PÈRE GIGOGNE grand-père ne crut point à une semblable aubaine. Il répondit par un hochement de tête. — Vous refusez? — Je ne refuse pas, mais je demande comment je puis gagner une bonne journée. — C’est bien facile : vous allez voir. — Voyons. — J'ai chez moi deux étrangers, continua le maitre de l’auberge ; ils sont venus à Theux pour chasser; voulez-vous leur servir de guide et mener leur chasse ? Mon grand-père, qui comptait sans doute consa- crer la journée du lendemain à la poursuite du grand lièvre, allait répondre par un non bien sec. Mais sa femme, qui devinait ce qui se passait en lui, poussa entre ses genoux ses deux enfants, hâves ettristes, car ils n’avaient fait dans toute la journée qu'un maigre repas, et le non expira sur les lèvres de mon grand-père. — Allons! dit-il avec un soupir, je le veux bien. — En ce cas, demain, à huit heures et demie, ve- nez les prendre, maître Palan; je n’ai pas besoin de yous dire d’être exact. Il me souvient que vous ne Vétiez que trop, quand vous étiez apothicaire, et qu'il s'agissait de me pratiquer certaines opérations que je redoutais fièrement dans ma jeunesse. Donc, à huit heures et demie. — A huit heures et demie; c’est convenu — On peut y compter ? — On peut y compter. — Bonsoir ! — Bonne nuit! L’aubergiste sortit, reconduit par ma grand’mére, qui lui faisait toutes sortes de remerciments. Mon grand-père se mil à faire ses préparatifs pour le lendemain. il emplit sa corne de poudre, et son sac de plomb, netloya son fusil et le coucha sur la table. LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE Ma grand’mére le regardait faire toute pensive. On eût dit que, de son côté, elle méditait un projet. Enfin ils se couchèrent. Mon grand-père dormit mieux, et s’éveilla plus tard que d’habitude. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il était seul dans son lit. 1] appela sa femme et ses enfants. Personne ne répondit. Pensant alors qu'ils étaient dans le petit jardin altenant à la maison, il se leva et s’habilla à la hâte. Le coucou marquait huit heures, et il avait peur de manquer le rendez-vous. Quand il eut revêtu sa culotte, ses guétres et sa veste, il chercha ses ustensiles de chasse. Il ne trouva ni fusil, ni poire à poudre, ni sac à plomb, ni carnier. Ilse rappelaic cependant bien avoir mis tout cela sur la table. Il fureta dans tous les coins, bouleversa tout ce qui se trouvait sous sa main; mais il eut beau cher- cher, il ne découvrit rien. Il courut au jardin, appelant ma grand’mere à son aide, Ni la bonne femme ni lés enfants n’y étaient. En outre, en traversant la cour, il vit toute grande ouverte la niche de Rocador et de Tambelle. Rocador et Tambelle étaient absents. En ce moment l'horloge sonna huit heures et demie, Il n'y avait pas une minute à perdre. Ne voulant pas laisser échapper la bonne aubaine que l'aubergiste lui avait promise, il courut vers l'hôtel des Armes de Lidge, décidé à emprunter de l'hôtelier ce qui lui manquait. En effet, trouvant les deux chasseurs debout, prêts 4i à partir, et n’attendant plus que lui pour se melire en route, il leur raconta sa mésaventure. Ils lui firent donner un fusil et un havre-sac. Ils allaient quitter l’auberge. Du seuil de la porte, mon grand-père vit accourir sa femme. Elle tenait à la main le fusil, le sac à plombet la poire à poudre. Rocador et Tambelle bondissaient à ses côtés. — Comment! lui dit-elle tout essoufflée et du plus loin qu’elle put lui parler, tu t’en vas sans ton fusil et sans tes chiens? — Où étaient-ils donc? je n'ai jamais pu mettre la main dessus. — Je le crois bien; j'avais serré le fusil et les :stensiles de chasse pour que les enfants n'y tou- chassent point, et j'avais emmené les chiens chez le boucher qui, hier, m'avait offert des rogatons pour eux. — Mais les enfants ? — Ils étaient venus avec moi, les pauvres petits; nais voici ces messieurs qui s’impalientent. Va, mon pauvre homme, va; je ne te souhaite pas bonne chasse, puisque l’on dit que cela porte malheur; mais quelque chose m’assure que tu reviendras plus joyeux que tu ne pars. Mon grand-pére la remercia, mais avec un geste de doute. Il était payé pour ne pas espérer trop facile- ment. Il avait, au reste, tellement l'habitude de se rendre au carrefour, qu'il dirigea de ce côté-là la chasse des deux étrangers. Les chiens furent découplés et se mirent en quête. Mais pour la première fois, en arrivant au carre four, ils semblérent avoir quelque peine à trouver une piste. Enfin ils partirent assez chaudement en rappro- 42 LE PERE GIGOGNE chant une yoie, et mon grand-pére, accoutumé aux façons de son grand lièvre, qui se donnait tout d’abord et si bravement aux chiens, supposa qu'il n'avait pas fait sa nuit dans le canton, et que Rocador et Tambelle étaient sur la trace de quelque autre. Mais un des chasseurs s’étant baissé pour regarder la piste, au moment où l’on traversait un chemin tout étrempé : — Hé! voyez donc, dit-il, l'animal est debout, il se dérobe. Voici son pied tout frais dans la boue. Eh! eh! avez-vous jamais vu pareil lièvre, monsieur Palan?, Oui certes, M. Palan avait vu pareil lièvre, puisque c'était son lièvre à lui. Un coup d’eil lui suffit donc pour reconnaître à qui appartenait ce pas gigantesque. Sa figure se rembrunit. Il pensa que si la mauvaise chance voulait que les deux étrangers fissent aussi mauvaise chasse qu'il avait l'habitude de la faire, lui, il ne devait point s'attendre à recevoir la gratification sur laquelle il comptait. Pendant qu'il faisait ces réflexions, les chiens s’é- taient rapprochés du lièvre. Leurs aboiements devenaient plus vifs et mieux nourris. Les deux chasseurs se séparèrent pour aller atten- dre l'animal au passage. Mon grand-père conduisit le plus âgé des deux élrangers à un carrefour que maintes fois son lièvre avail traversé, car il était curieux de voir un autre que lui tirer sur l'animal. Il commençait à croire sérieusement qu'il avait af- faire à quelque béte enchantée. li espérait qu'une demi-once de plomb sortie de la main d'un indifférent pouvait parfaitement rompre le charme, Et cependant, s’il avait reconnu le pied du lièvre pour être celui de la bête qu'il chassait depuis un an, il n'avait pas reconnu ses façons. Le grand lièvre filait droit comme un loup; Celui-ci, après une rondonnée, revenait sur ses voies comme un lapin. L'un s’inguiétait peu du terrain sur lequel il mar- chait ; L’auire choisissait de préférence les terres dé- trempées qui, adhérant au poil de ses pattes, empé- chaient celles-ci de communiquer au sol leur cha- leur et leur fumet. En outre, dans les derniers jours, les chiens ne chassaient qu’en rechignant leur lièvre fantastique, comme s'ils eussent compris d'avance que leurs peines étaient perdues; cette fois, au contraire, ils paraissaient animés d’une force et d’une ardeur in- compréhensibles. Les aboiements étaient furieux. L'animal avait beau accumuler les ruses sur ses voies, la sagacité des chiens les déjouait aisé- ment. Mon grand-père n’en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles. De temps en temps, il quittait l'étranger pour aller consulter les traces, tant il lui paraissait impossible que ce fat son ennemi qui rusat ainsi devant ses chiens. Enfin, il Vapergut par corps, à l'extrémité d’une des routes qui aboutissaient au carrefour. Décidément, c’élait bien lui. C'était sa taille colossale, c'était son pelage d'un fauve blanchatre. Ii venait droit sur les chasseurs. Mon grand-père toucha du coude l'étranger et lui montra l'animal, — Je le vois, dit celui-ci. Le grand lièvre ayangait toujours, ff er . LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 53 — À trente pas, et aux pattes de devant! murmura tout bas mon grand-père à l'oreille de son compa- gnon. — Soyez tranquille, dit le chasseur. Et il porta lentement son fusil à son épaule. Le lièvre n’était plus qu'à la distance voulue, Il s'arrêta. Il s’assit et se mit à écouter. C'était la donner belle à l'étranger. Le cœur de mon grand-père battait drôlement, je vous le jure. ; Le chasseur fit feu. Comme le vent venait du côté où était le lièvre, il se passa quelques instants avant que l’on put juger de l'effet du coup. — Mille tonnerres ! cria mon grand-père, — Quoi? demanda le chasseur. Est-ce que je l’au- rais manqué ? — Je crois bien. Tenez, le voyez-vous ? Et il lui montra le grand lièvre qui grimpait leste- ment un talus, L’étranger lui envoya un second coup de fusil. Il fut inutile comme le premier. Mon grand-père restait immobile. On eût dit qu'il avait oublié qu'il avait, lui aussi, aux mains une arme dont il pouvait se servir. — Mais tirez done! tirez donc! lui ceria le chas- seur. Mon grand-père parut se réveiller, mit en joue et ajusta. — Bah! maintenant, dit l'étranger, il est trop loin. Comme l'étranger prononçait ce dernier mot, mon grand-père fit feu. Bien que la distance de lui au lièvre fat effective- ment de plus de cent pas, l'animal foudroyé roula plusieurs fois sur lui-même et resta étendu sur ic sol, Les chasseurs coururent à lui. Le grand lièvre se débattait et criait comme un diable. Un d’eux le prit par les pattes de derrière, et mon grand-père, tout haletant, insensé de joie, ne pou- vant er croire ses yeux, l’acheva d’un coup de poing sur la nuque. Hl est vrai que c'était un coup de poing à tuer un bœuf, XIII Les deux voyageurs s’extasiaient sur la grosseur démesurée de l'animal, et paraissaient enchantés du début de leur journée. Mon grand-père ne disait mot, mais je vous engage ma parole qu'il élait bien autrement joyeux qu'eux encore. Tl lui semblait qu’on lui avait enlevé une montagne de dessus la poitrine. Il respirait librement et à pleins poumons; la terre, les arbres, le ciel, tout avait pris une teinte rose qui lui était d'un agrément sans pareil. Il reprit le grand lièvre des mains du chasseur qui le tenait, le fourra dans son carnier, et bien qu'il pesdt rudement à ses épaules, il commença de le porter allégrement. De temps en temps seulement il retournait la gibecière pour s'assurer que le gredin n'avait pas disparu. Hélas! le grand lièvre, tout cousin du diable qu'il eût été de son vivant, ne faisait pas meilleure figure qu'un autre dans son dernier gîte. 1] était la, l'œil vitreux, tout pelotonnésur lui-même, ses pattes de derrière sortant seules de la poche de cuir et atteignant, tant elles étaient longues, jusqu'au haut de l'échine de mon grand-père, 44 Les deux chiens aussi, Rocador et Tambelle, pa- raissaient fort contents. Ils manifestaient leur joie par leurs bonds et leurs «boiements. Ils suivaient mon grand-père sur leurs pattes de derrière pour atteindre à la hauteur de la carnas- sière et pour lécher le sang qui en sortait. Le reste de la journée répondit au commencement. Jérôme Palan se montra digne de son ancienne réputation. Il conduisait les chasseurs sur le gibier mieux que le meilleur chien braque ou épagneul n’eût pu le faire, et, quoique l’on se trouyat déjà fort avancé dans la saison, il leur fit tuer cinq cogs de bruyère et une grande quantité d’autre gibier. Les deux étrangers furent si enchantés de cetle chasse miraculeuse, qu’ils mirent un louis d’or dans la main de mon grand-père, et l’invitérent à souper avec eux à l’auberge des Armes de Liége. La veille, mon grand-père eût certainement refusé, vu la préoccupation de son esprit, qui ne lui permet- tait de se livrer à aucune distraction. Mais la mort du grand lièvre avait complétement changé sa manière de voir, et il lui semblait qu’il ne pouvait finir trop joyeusement sa joyeuse journée. Seulement il s’arrangea de manière à rentrer 4 Theux par le côté du village où était sa petite maison. Les étrangers en furent quiltes pour un détour dont ils ne s’apercurent même pas. En effet, mon grand-père tenait à deux choses : D'abord, à donner à sa femme la pièce d’or, afin qu'il y eût fête dans la chaumiére comme à l'au- berge. Ensuite, il voulait montrer à toute sa chère nichée abominable grand lièvre, désormais inoffensif, Le bonne femme se tenait sur le seuil de la chau- micre, comime si elle edt attendu quelque grande nouvelle, . nnn ES EINE =e —_ ——— LE PERE GIGOGNE . D’aussi loin qu’elle aperçut son mari, elle courut à sa rencontre. — Eh bien? lui cria-t-elle. Mon grand-père fit passer l'ouverture de la carnas- sière sous son bras droit, en tira le grand lièvre, qu'il montra à sa femme en le secouant par les pattes. — Eh bien! répondit-il, tu vois. — Le grand lièvre! s’écria-t-elle toute joyeuse. — Mon Dieu! oui, il ne viendra plus m’égratigner les jambes sous la table. — Oh! vraiment! vraiment! Et qui la tué? Un de ces messieurs ? — Non, moi. — Toi! — Oui, et à une fière portée, je te jure; il faut que mon plomb ait été poussé par le souffle du diabie pour arriver jusqu’à lui. — Non, Jérôme, mais par le souffle du bon Dieu. — Comment dis-tu cela? — Écoute, Jérôme, et repens-toi. Ce matin, sai: Ven rien dire, j'avais été à la messe de Saint-Hubert pour y faire bénir ton fusil et tes chiens, et c’est l’eau sainte qui a conjuré le maléfice et qui a communiqué à ton plomb cette force miraculeuse. — Ah! ah! fit mon grand-père. — Eh bien! douteras-tu encore? demanda la bonne femme. Mon grand-père hocha la tête ironiquement Cependant il n’eut pas le courage de répondre de vive voix. — Jérôme! Jérome ! reprit ma grand’mére, j'espère qu'après le miracle qu'il vient de faire en ta faveur, tu ne douteras plus de la miséricorde du Seigneur, — Je n’en doute pas non plus, répondit Jérème. Ma grand’mére fit semblant de ne pas comprendre le sens dans lequel la réponse était faite. — Kh bien! dit-elle, si tu n’en doutes point, ac- corde-moi une grâce qui me rendra bien heureuse! LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE 45 — Laquelle? — L'église est sur ton chemin, Jérôme; entres-y en passant, et mets tes deux genoux en terre, voila tout ce que je te demande. — Je ne sais plus de prières, répondit Jérôme. Qu'irais-je faire dans l’église ne sachant prier? — Tu diras seulement: «Mon Dieu, je vous remer- -cie! » et tu feras le signe de la croix. — Demain, dit mon grand-pére, demain, je ne dis pas. — Mais, malheureux ! s’écria la bonne femme,dése+ pérée, sais-tu ce qu'il y a entre aujourd’hui et de- main? Un abime, peut-être. Sait-on jamais dans la vie si l’on entendra sonner l'heure qui va suivre? Jérôme! Jérôme ! fais ce que je te demande; entre dans l'église, mon ami, entre dans l’église, au nom de ta femme et de tes enfants! dis la prière que je t’ai dite, fais le signe de la croix, je ne te demande pas autre chose, ni Dieu non plus; mais entres-y. — Demain, tu me donneras ton livre, et je lirai {out ce que tu voudras. — Les prières ne sont pas dans les livres, Jérôme, elles sont dans le cœur. Trempe tes doigts dans l’eau sainte et dis seulement : « Merci. » N'as-tu pas dit merci quand ces messieurs l'ont donné la pièce d’or? Diras-tu moins à Dieu, qui te donne la santé, la vie, le repos de la conscience, que tu n’as dit à ces étran- gers qui l'ont donné vingt-quatre livres? Et ma grand’mére prit son mari par le bras et le tira du côté de l'église. = — Non, pas ce soir, dit mon grand-père, impa- tienté de cette persistance; plus tard, plus tard; ces messieurs m'attendent à l'auberge, et je ne veux pas leur faire manger leur souper froid. Tiens, voilà les vingt-quatre livres de gratification qu'ils m'ont don- nées; achète du pain, du vin, de la viande; fais un bon souper aux enfants, mais tranquillise-toi : je te promets d'aller demain à la messe basse, dimanche à la grand’messe, et à confesse à Paques prochain. Là, es-tu contente ? La pauvre femme poussa un soupir et lächa le bras de son mari. Puis elle se tint debout, immobile, à l'endroit où ii lui avait échappé, le suivant des yeux jusqu’à ce qu’i! eût disparu. Alors elle rentra chez elle, le cœur gros. Et, au lieu de souper, elle se mit en prières. XIV On était trés-gai, le soir, aux Armes de Liège. Les chasseurs sont, en général, des gaillards de très-bon appétit. Les deux étrangers auxquels mon grand-père avait servi de guide méritaient parfaitement sous ce rappor! de faire partie de la grande confrérie de Saint-Hubert. Les flacons se succédaient sans relâche, et le braun- berger et le johannisberg coulaient à flots. Mon grand-pére se laissait aller au plaisir de re- nonyeler connaissance avec cette bonne liqueur qu'il avait dignement appréciée aux jours de son opu- lence, et il tenait tête aux deux étrangers, Le temps passe vite quand il plane au-dessus de pareilles occupations. Et, en effet, il passa si vite pour les trois convives, que l'horloge tinta douze coups, lorsque ceux-ci eus- sent juré qu’il était à peine dix heures. Le timbre de la cloche vibrait encore, quand tout à coup un souffle puissant comme l'haleine de la tem- pôle agita la flamme de la lampe, Les trois compagnons, les étrangers comme mon grand-père, sentirent une impression de froid leur traverser le corps, et sous cette impression gla ciale, leurs cheveux se dressèrent sur leurs têtes, Par un mouvement simultané, ils se levèrent, LL En ce moment, il leur sembla entendre comme un 4e LE PÈRE grand soupir dans l'angle de la salle où ils avaient déposé leurs armes et leur gibier. — Qu'est-ce là? demanda un des étrangers. — Je ne sais, dit l’autre, — As-tu entendu? — Oui. — Qu’as-tu entendu? — Quelque chose comme la plainte d’une ème en peine. — Allons-y voir. Et ils firent un mouvement pour s’avancer vers l'angle, tout en regardant si mon grand-père les accompagnait. Mais mon grand-père était debout, pâle, muet et tremblant comme la feuille. Son regard était fixe et s’arrétait sur son carnier, qui s’agitait dans ’ombre d’un singulier mouvement. Tout à coup, de pale il devint livide. Sa main crispée saisit ke bras d’un des chasseurs. De l’autre il cachait ses yeux. Le grand lièvre passait son nez par l’ouverture de la carnassiére, entre les deux boutons qui la tenaient fermée. Puis, après le nez, il passa la tête. Puis, après la tête, le corps. Puis, comme s’il était sur la bruyère, dans quel- que lande déserte, il se mit à brouter la chevelure verte d’une botte de carottes. Et, tout en broutant, à lancer à mon grand-père ces terribles et fulgurants regards qui avaient failli le rendre fou, Mon grand-père écartait les doigts pour voir si la terrible apparition était toujours là, et rencontra un de ces regards, Il poussa un cri comme si la flamme qui sortait de ce regard lui eût traversé le cœur, Puis, sans rien dire, il bondit jusqu'à la porte, l'ouvrit et s'enfuit à travers champs, » GIGOGNE ¢ L2 Le lièvre laissa ses fanes de carottes et se mit à courir après lui. — Sa femme, qui attendait sur le seuil, espérant son | _ retour, le vit passer sans qu’il parût faire attention delle, sans qu’il répondit à ses cris. Derrière lui bondissait le grand lièvre, plus grand qu'il n’avait jamais été. On eût dit deux spectres, tant ils passèrent rapi- dement. Le lendemain matin, on retrouva le corps de mon pauvre grand-père à l'endroit même où, un an aupa- ravant, on avait retrouvé celui de Thomas Pichet. Il paraissait mort depuis plusieurs heures. Il était couché sur le dos. æ Ses mains tenaient le grand lièvre blanc par le cou, et ses doigts crispés l’étreignaient de telle façon qu'il fallut renoncer à lui ôter l’abominable animal. Il va sans dire qu'il était mort. Le louis d’or que mon grand-père avait recu des deux étrangers servit à payer son cercueil, la messe des morts et son enterrement. L’aubergiste se tut. Là se terminait son récit. . — Parbleu! dit Hetzel, j’espérais que cela se ter- minerait autrement : il me semblait que le grand lièvre blanc allait tourner au civet, et j’eusse été curieux d'apprendre s'il faut faire mourir le diable avant de le mettre dans la casserole. Voilà, cher lecteur, le récit de mon ami Chervilleÿ … tel qu’ik nous le fit, boulevard Waterloo, numéro 73, le 6 novembre 1853, à son retour de la es Il me tint trois nuits éveillé, et ce n’est que près de deux ans et demi après, comme vous pouvez le voir par la date ci-dessous, que j’eus le courage de l'écrire. Samedi 22 février 1856, à une heure trois quarts du matin, RON - LE Si jamais yous avez vu la mer, mes chers petits enfants, vous avez dû remarquer que plus l’eau est profonde, plus elle est bleue. Mais encore faut-il pour cela que le ciel soit bleu, car la mer n’est qu’un grand miroir étendu par le bon Dieu sur la terre, pour réfléchir le ciel. Or, plus on avance vers les hautes latitudes, c’est- à-dire vers l'équateur, plus le ciel est bleu, et par conséquent plus la mer est bleue. Là aussi, elle est plus profonde, si profonde qu'il ya certains endroits dont on n’a pas encore pu trouver le fond, quoiqu’on y ait jeté des lignes de plus de mille mètres de longueur, ce qui suppose douze ou quinze clochers comme celui de la ville ou du village que vous habitez, mis au-dessus les uns des autres. Au fond de ces abimes insondables, vit ce que l’on appelle le peuple de la mer, Ce peuple de la mer se compose, outre les poissons que vous connaissez et que tous les jours on sert sur la me, vos parents, tels que le merlan, la raie, le hareng, la sardine, le thon, d’une foule d’animaux que vous ne connaissez pas, depuis l'immense en- cornes, dont nul n'a jamais pu déterminer la forme ni la longueur, jusqu’à l'impalpable méduse, que la LA PETITE SIRENE baleine broie par milliards avec ses fanons, qui ne sont rien autre chose que ses dents, et qui servent à faire des buses aux corsets de vos mamans. Il ne faudrait pas croire, chers enfants, qu’au fond de ces gouffres, la mer présente un lit de sable mouillé pareil à celui qu’elle découvre quand elle se retire de la plage de Dieppe ou de Trouville. Non, vous seriez dans l’erreur. Les plantes qui montent quelquefois jusqu’à la surface de l’eau prouvent que ces profondeurs disparaissent sous une gigantesque végélation près de laquelle les fougères antédilu- viennes de quatre-vingts et de cent pieds de long, qu’on retrouve dans les carrières de Montmartre, ne sont que de faibles brins d'herbe, Seulement, de même que le palmier, cet arbre des plages africaines, dont les poëtes ont fait le symbole de la grâce, plie et ondule selon tous les caprices du vent, de même ces forêts aux troncs mobiles suivent tous les mouvements de la mer, Et, de même que lès oiseaux de nos forêts voltigent à travers le feuillage, des arbres terrestres, faisant reluire aux rayons du soleil leur plumage aux mille couleurs, de même les poissons glissent à travers les tiges et les feuilles des arbres marins, lançant à tra- vers le voile transparent et azuré qui les couvre des éclairs d'or et d'argent, Au milieu du plus grand de tous les océans, c’est- à-dire de l’océan Pacifique, entre les îles Chatham et la péninsule de Banck, juste à nos antipodes, se trouve le palais du roi de la mer. Les murs en sont de corail rouge, noir et rose; les fenêtres en sont d’ambre fin, transparent et pur; et les toits, au lieu de tuiles, sont faits de ces belles écailles noires, bleues et vertes, comme vous en voyez aux montres des marchands de curiosités du Havre et de Mar- seille. Fr Le roi qui habitait ce palais au moment où se pas- sèrent les événements que nous allons raconter, était veuf depuis longtemps, et comme il avait eu de grands chagrins avec sa femme, il n'avait pas voulu se re- marier. Sa maison royale était tenue par sa mère, excel- lente femme du reste, mais ayant un grand défaut, celui d’être trés-orgueilleuse. C’est pourquoi elle por- tait douze huîtres perlières sur la queue de sa robe, tandis que jusqu’à elle, les plus grandes dames de empire et la défunte reine elle-même n’en avaient jamais porté que six. Mais son grand mérite aux yeux du roi régnant, celui que ne lui contestaient pas même ses ennemis, c’élait la grande affection qu’elle portait aux prin- cesses de la mer, ses petites-filles. Il est vrai que c’étaient six charmantes princesses; mais on élait obligé de convenir que la plus jeune élait la plus belle, Elle avait la peau fine et transpa- rente comme une feuille de rose. Ses yeux étaient bleus comme l’azur céleste; mais, ainsi que ses sœurs, c'élait une sirène, c’est-à-dire qu’elle n'avait pas de ieds et que son corps, à partir des hanches, se ter- minail par une queue de poisson. Les princesses pouvaient jouer pendant tout le temps que durait le jour, dans les grandes salles du palais, où croissaient des fleurs aussi riches de cou- leurs qu'aucune de celles qui s'épanouissent sur la LE PÈRE GIGOGNE les poissons entraient pour se mêler à leurs jeux, à peu près comme font chez nous les hirondelles quand elles s'amusent à effleurer nis fenêtres ouvertes ; seu- lement, nos hirondelles, d'habitude, restent farou- ches, tandis que les poissons venaient manger jusque dans les mains des princesses. Il y avait devant Je palais un grand jardin d’arbres dont les tiges étaient de corail et les feuilles d’éme- raude. Ils portaient des grenades de rubis et des oranges d'or. Les allées en étaient couvertes de sable fin d’un si beau bleu, que l’on eût cru que c'était de la poussière de saphir. En général, tout, dans ce monde de la mer, était recouvert d’un reflet azuré; c'était à croire que le ciel s’étendait sous les pieds comme au-dessus de la tête. | Dans les temps de calme, on voyait parfaitement le soleil. Il ressemblait alors à une énorme fleur vio- lette, du calice de laquelle sortiraient des flots de lumière. Chacune des jeune princesses avai un coin dans ce jardin où elle pouvait planter ce qu'elle vou- lait. L'une donnait à son jardin la forme d'une baleine. l’autre celle d’un homard ; mais quant à la plus jeune princesse, elle faisait le sien rond comme le soleil, et le plantait de fleurs violettes comme lui. C'était au reste une enfant étrange, calme et ré- fléchie ; tandis que ses sœurs se paraient des bijoux provenant des vaisseaux qui faisaient naufrage, elle n'avait woœueilli de toutes les richesses que renferme le fond de la mer qu'une belle statue de marbre re- présentant un jeune homme. C'était un chef-d'œuvre de sculpture grecque que le gouverneur de Melbourne avait fait venir de Lon- dres pour en parer son palais, et qui, par suite du LE LIEVRE DE MON GRAND-PERE 49 naufrage du vaisseau qui la portait, était tombée en la possession de la jeune princesse. Elle avait interrogé sa grand’mére sur l'origine de cet animal à deux pieds qui lui était inconnu, et sa grand’mére lui avait répondu que cet animal était un homme, et que la terre était peuplée d'animaux de la même espèce. Alors elle avait placé sa statue debout sur un ro- cher qui s'élevait au milieu de son jardin. Elle avait planté près d’elle un saule pleureur rose, qui, laissant tomber autour de lui ses branches gracieuses, lui faisait une ombre violette ; mais l'explication donnée par la vieille reine à la jeune princesse n’avait point suffi à celle-ci. Elle revenait éternellement sur le monde des hommes, faisant raconter à sa grand’mére tout ce qu’elle savait des navires, des villes, des hommes et des animaux de cette terre inconnue, qu'elle avait si grande envie de voir. Ce qui lui sem- blait particulièrement beau et extraordinaire surtout, c’est que les fleurs terrestres avaient des parfums, tandis que celles de la mer ne sentaient rien. Un autre sujet d’étonnement pour elle, c’est que les fo- rêts et les jardins terrestres étaient peuplés d'oiseaux aux mille ramages différents, tandis que ses poissons à elle étaient muets. — Quand vous aurez atteint votre quinzième année, ma fille, lui disait pour la consoler la vieille reine, on vous donnera la permission de monter à la surface de la mer, la nuit, au clair de la lune, de vous as- seoir sur un écueil et de regarder les navires passer, — Mais les bois, mais les villes dont vous me parlez, grand’mére? disait la jeune princesse. — Vous les verrez au fond des ports, dans les échancrures des îles; mais ne vous en approchez jamais, car une fois sur la terre des hommes, vous perdriez tout votre pouvoir, et il vous arriverait malheur, L'année suivante, 1fne des jeunes princesses devait atteindre sa quinzième année, et par conséquent monter à la surface de la mer; mais comme il y avait une année de différence entre chaque sœur, la plus jeune avait encore cinq ans à attendre avant que son tour arrivat. Au reste, les jeunes princesses s'étaient promis de tout se raconter, car la vieille reine n’en disait jamais assez, et ses petites-filles comprenaient que leur grand’mére leur cachait beaucoup de choses. Mais pas une ne désirait plusen être à sa quinzième année que la plus jeune, probablement parce qu’elle avait davantage à attendre et qu'elle était d’un ca- ractère calme et réfléchi. Mainte nuit, debout à sa fenêtre ouverte, elle regardait passer les poissons silencieux et brillants, elle percait du regard l’azur foncé des vagues, et re- gardait les étoiles et la lune, qui lui paraissaient bien pales il est vrai, mais aussi bien plus grandes qu’elles ne nous apparaissent à nous. Si parfois un nuage noir ou plutôt un corps opaque les dérobait à sa vue, elle savait que c'était quelque baleine qui passait entre elle et la surface de la mer, ou quelque vaisseau entre la surface de la mer et le ciel. Et ceux qui glissaient sur le vaisseau ne s’imagi- naient certes pas qu’il y avait au fond de la mer une jeune princesse qui tendait ses petites mains blanches vers la cale de leur navire. Cependant, comme nous l'avons dit, l’ainée des princesses avait atteint quinze ans et pouvait monter à la surface de la mer. Lorsqu'elle revint, elle avait cent choses plus mer- veilleuses les unes que les autres à raconter. Mais ce qu'elle avait vu de plus beau, disait-elle, c'était, landis qu'elle était assise sur un bane de sable, de voir, au clair de la lune, étinceler au fond d'un go! les mille lumières d'une grande ville, d'entendre | bruit des voitures, le son des cloches, et tous les cris ét toules les rumeurs de la terre. 50 LE PERE GIGOGNE Il ne faut pas demander si la plus jeune des prin- cesses ouvrait les yeux et les oreilles pendant ce récit; et lorsque, la nuit suivante, elle contempla la lune à travers les eaux bleues, il lui sembla y voir cette grande ville dont lui avait parlé sa sœur, et elle aussi crutentendre le bruit des voitures, le son des cloches, et les cris et les rumeurs descendre jusqu’à elle. L'année suivante, la seconde sœur obtint à son tour la permission de monter à la surface de la mer et de aager où elle voudrait; elle arriva au sommet d’une d’une vague au moment du coucher du soleil, et ce ‘ut ce qu’elle trouva de plus beau dans la création. — Le ciel était d’or et de pourpre, disait-elle, et quant aux nuages, aucune parole ne pouvait peindre la vivacité de leurs couleurs. L'année suivante, ce fut le tour de la troisième sœur; elle ne s’en tint point à la mer, elle remonta un large fleuve, elle vit des collines superbes, des vignes magnifiques ; des châteaux et des forteresses ui apparurent à travers de splendides forêts; elle s’approcha si ‘près du bord qu’elle entendit le chant des oiseaux. Dans une petite crique, elle rencontra tout un essaim de petits enfants et des hommes; ils étaient complétement nus et s’ébattaient en nageant dans l'eau, Elle voulut jouer avec eux ; mais à peine eurent- ils aperçu ses cheveux tressés avec des coraux, des oerles et des algues, et le bas de son corps couvert d'écailles, qu'ils s’enfuirent épouvantés; elle voulait es suivre jusqu’au rivage : mais alors une bête noire, couverte de poils, vint à elle et se mit à aboyer contre elle avec un tel acharnement, qu’effrayée à son tour, elle regagna la pleine mer. Mais, revenue prés de ses jeunes sœurs, elle ne ouvait oublier ni les bois magnifiques, ni les riantes ollines, ni les forteresses, ni les châteaux, ni surtout es petits enfants, qui nageaient dans la rivière sans ivoir une queue de poisson. La quatrième sœur n’alla point si loin: soit que son caractère fût moins aventureux, soit que ses dé- sirs fussent moins difficiles à contenter, elle s’assit sur un rocher au milieu de la mer, vit de loin des vaisseaux qui lui semblérent des mouettes, et le ciel qui lui parut une immense cloche de verre. Au lieu d’une volée gazouillante de petits enfants nageant dans une crique, elle vit une bande de baleines qui lançaient l’eau par leurs évents et dont chacune faisait deux trombes qui tombaient en se recourbant. Selon elle, on ne pouvait rien voir de plus beau. Vint le tour de la cinquième sœur. Son anniver- saire à elle tombait en plein hiver; elle vit done, elle, ce que les autres n'avaient pas vu. La mer était verte comme une gigantesque émeraude. Et de tous côtés voguaient d'immenses glaçons et flottaient des pics de glace qui semblaient des clochers en diamant. Elle s’assit sur de ces îles mouyantes, et de là elle vit une tempête qui brisa comme verre le plus gros de ces glaçons; des vaisseaux du plus haut bord dan- saient comme des liéges, et les plus fiers avaient cargué toutes leurs voiles et semblaient bien petits sur l'océan furieux, Lorsque l’ainée des sœurs avait eu quinze ans et pour la première fois était montée À la surface de la mer, toutes, à son retour, nous l'avons dit, étaient accourues vers elle, l'avaient interrogée et, trans- portées dé curiosité et d’étonnement, avaient écouté ses récits; mais maintenant que cinq d’entre elles, paryenues à l’âge de quinze ans, avaient la permission de faire ee qu'elles voulaient, elles ne paraissaient plus s'en soucier, et toutes les cing finirent par s'ac- corder pour dire que c'élait encore chez elles, au fond de lamer, qu'était le plus beau spectacle qu’elles eussent jamais vu. Que voulez-vous, mes chers enfants, on est si bien chez soi! Souvent, à la tombée de la nuit, les cing sœurs LE LIÈVRE DE MON GRAND-PERE BA ainées se prenaient par le bras et montaient par une seule file à la surface de l’eau. Là, s’il y avait tempéte dans les airs, et si un navire emporté par la tempête passait devant elles, elles se mettaient à chanter de - leurs plus douces voix, invitant les matelots à venir avec elles au fond des flots, leur racontant les mer- veilles qu'ils y verraient. Les matelots entendaient leurs chants mélodieux à travers le brouillard et la pluie; ils voyaient, à travers la lueur de l’éclair, leurs bras blancs, leurs cous de cygne et leurs queues de poisson reluisantes comme de Vor, et ils se bouchaient les oreilles en criant : “a Les sirénes! les sirénes! au large! au large! Et ils s’éloignaient des filles de la mer aussi rapi- dement que le permettaient les vents et les flots. Et quand les cing sœurs partaient ainsi ensemble, la pauvre petite princesse restait seule dans son palais de corail, aux fenêtres d’ambre, les suivant du regard et prête à pleurer. Mais les enfants de la mer n’ont point de larmes, ce qui fait qu’ils souffrent bien plus que nous. — Oh! si j'avais quinze ans, disait-elle, je sens que je préférerais de beaucoup à notre royaume humide le monde d’en haut, la terre et les hommes qui l’habitent, Enfin elle atteignit sa quinzième année, — Ab! lui dit la grand’mére, te voilà jeune fille à ton tour; viens, que je te fasse ta toilette comme je l'ai faite à tes sœurs le jour où elles ont monté à la surface de la mer, Et elle lui mit sur la tête une couronne de lis, dont chaque fleur était une perle découpée, puis elle lui fit attacher huit grosses huitres sur la queue pour indiquer son haut rang, La petite princesse criait que les épingles lui fai- saient grand mal, mais la vieille reine lui répondait ; — Il faut souffrir pour étre belle, mon enfant, Hélas ! elle eût volontiers déposé tout ce luxe, et remplacé sa lourde couronne par quelques-unes de ces fleurs de pourpre qui lui allaient si bien. Mais c'était la volonté de la grand’mére qu'elle fat parée ainsi, et, nous l’avons dit, quand la grand’mére avait dit : Je veux, il fallait obéir. — Adieu! dit-elle entin. Et elle monta à la surface des vagues, légère et transparente comme une bulle d'air. I] Lorsque la petite sirène passa sa tête blonde au- dessus des flots unis comme un miroir, le soleil ve- nait de se coucher, le ciel était de pourpre à l’occi- dent, et sur toute l'étendue du firmament, les nuages reflétaient des teintes roses et dorées. Un seul navire était en vue : c'était un beau yacht, marchant ou plu- tôt sebalançant sous deux voiles, son grand hunier et son foc, A l'horizon du ciel azuré montait Vénus, pareille à un bluet de flammes; l'air était calme ; la mer, comme nous l’avons dit, n’ayait pas une ride. Aucun bruit n’eût troublé le silence de l’immensité s’il n’y eût pas eu fête sur le yacht : on y chantait, on y faisait de la musique. Ef, quand la nuit fut tout à fait tombée, on hissa à tous les agrès des centaines de lanternes de couleur, tandis qu’au-dessus d'elles, suivant toutes les lignes des cordages, se déployaient les pavillons de toutes les nations. La petite sirène nagea jusqu'à la hauteur des fe- nôtres du tillae, et put voir ce qui se passait dans l'intérieur du bâtiment, Ily avait toute une noble société en grande toilette: mais ce qu'il y avait de plus beau, c'était un jeune prince, avec de grands yeux noirs et des cheveux flot- tants; à peine avait-il seize ans, et c'était sa fête que l'on célébrait à bord, Les matelots, à qui l'on avait 52 donné double ration, dansaient sur le pont, et lorsque le jeune prince y monta, des hourras cent fois ré- pétés et des milliers de chandelles romaines et de bombes saluérent sa présence, sillonnant et éclairant la nuit. La fille des eaux en fut si effrayée, qu’elle plongea sous l’eau; mais elle ne tarda point à reparaitre. Un instant, au milieu du feu d’artifice qui s’éteignait dans les yagues, elle crut que toutes les étoiles du ciel pleuvaient autour d’elle. Jamais elle n’avait vu pareil spectacle; tous ces soleils de toutes les cou- leurs se refiétaient dans la mer calme et limpide; le navire lui-même, centre de toute cette lumière, était éclairé comme en plein jour. Le jeune prince était charmant; il donnait la main à tout le monde, et souriait, tandis que les instru- ~ ments remplissaient la nuit d'harmonie. La nuit s’avancait; mais la petite sirène ne pouvait détacher ses yeux du prince ni du bâtiment; enfin, vers deux heures du matin, les lanternes furent éteintes et les fusées cessèrent. La fille des eaux se laissa mollement balancer par la vague, et continua de regarder ce qui se passait dans le bâtiment. Peu à peu, la brise s’éleya, le bâtiment hissa ses voiles et commenca de marcher; mais bientôt le vent souffla avec assez de violence pour que l’on fût obligé de carguer les hautes voiles et de prendre des ris dans les basses. A peine cette dernière manœuvre élait-elle exécutée, que le tonnerre se fit entendre dans le lointain, et que les vagues devinrent mena- cantes; mais comme s’il était, lui aussi, le roi de la mer, le beau yacht s'élevait sur la montagneliquide, et plongeait dans l’abime, mais pour se redresser aussitôt, et gravir une autre montagne, au milieu de laquelle il semblait perdu dans les brumes. La pelite sirène trouvait la chose trés-amusante, les ru Le navire cra- marins pensaient ment LE PERE GIGOGNE quait de tous les côtés, la caréne gémissait comme un étre animé qui comprend le péril; enfin, tordu par une trombe, le grand mat fut brisé comme un roseau et tomba avec un bruit épouvantabie. Enfin une voie d’eau se déclara, et aux cris de joie à peine éteints succédérent des clameurs d’angoisses. Alors la petite sirène s’apercut seulement que le navire était en danger et qu’elle-méme devait faire attention aux poutres et aux planches que l'on jetait à l’eau. Tl faisait si noir qu'elle ne pouvait rien distinguer, sinon à la lueur des éclairs qui, au reste, se succé- daient presque sans interruption. Pendant qu'ils brillaient, il faisait aussi clair qu’en plein jour, et elle put voir le jeune prince debout sur la dunette du navire au moment où il se fendait en deux, et où, la proue la première, il s’engloutissait dans l’abime: La première pensée de la petite sirène fut que, le prince élant dans l’eau, il allait descendre au palais de son père; mais presque aussitôt, réfléchissant que les hemmes ne peuvent vivre dans la mer, et que nécessairement le jeune prince allait se noyer, elle se sentit frissonner de tout son corps, à l’idée de revoir cadavre celui qu'elle venait de voir si vivant et si beau; si bien que, quoiqu'elle se parlât à elle-même, elle s’écria tout haut : — Non, non, il ne faut pas qu'il meure! Et, sans s'inquiéter des débris du vaisseau qui se heurtaient avec violence et qui pouvaient l’écraser, elle nagea vers l'endroit où elle avait vu disparaître le jeune prince, plongea à diverses reprises, et enfin, à la lueur d’un éclair, l’apereut qui, à bout de forces, fermait les yeux et allait s’abandonner à l'abime. Elle s’élanca vers lui, le soutint doucement, lui lint la tête hors de l'eau, et le dirigea vers l'ile la plus prochaine. Mais le prince avait toujours les yeux fermés. Cependant l'orage avait cessé; l'horizon, qui s'em- LA PETITE SIRÈNE pourprait, annoncait le retour du soleil, et sous les premiers rayons du jour la mer se calmait peu à peu. La petite sirène tenait toujours dans ses bras le prince, qui ne rouvrait pas les yeux; elle écarta dou- cement les cheveux collés sur son beau front et y appuya ses lèvres; mais, malgré ce baiser virginal, le jeune prince demeura évanoui. Elle apercut enfin l’île vers laquelle elle se diri- geait : des maisons blanchissaient sous les grands ar- bres, et au milieu d’elles un édifice, qui semblait un palais. La petite sirène nagea vers le rivage et, tirant le jeune prince à terre, le coucha sur un frais gazon émaillé de mille fleurs et à l’ombre d’un beau pal- mier. Puis, voyant venir de son côté une troupe de jeunes filles la tête couronnée de fleurs, et le corps enve- loppé de manteaux en soie d’aloés, elle rentra dans la mer, mais, s’arrétant à quelque distance, se cacha derrière un rocher, se couvrant la tête et le corps d’écume, pour qu’on ne la vit point; puis, ces pré- cautions prises, elle attendit ce qui allait se passer. Une des jeunes filles, qui paraissait être la mai- tresse de ses compagnes, se détacha du groupe tout en cueillant des fleurs, et marcha droil au prince, qu’elle ne voyait pas. Tout à coup elle l'apereut. Son premier mouvement fut de fuir effrayée, mais bientôt ce sentiment fit place à une douce pitié. Elle s’approcha doucement et craintive encore ; puis, s’a- percevant que le jeune prince élait sans connaissance, elle se mit à genoux près de lui, et lui prodigua les premiers secours. Le prince entr'ouyrit les yeux, entrevit la jeune fille, puis les referma, comme si cet effort l'avait épuisé, Une seconde fois il les rouyrit, mais cette fois encore ils se refermérent. Alors, voyant ses efforts impuissants, comprenan| ni qu'il lui fallait appeler à son aide le secours de la | 53 science, la jeune fille le quitta, et bientôt des hommes envoyés par elle vinrent prendre le jeune prince et le transportèrent dans le vaste édifice dont nous avons parlé, et qui n’était autre que le palais même d’où était parti le beau jeune homme. A cette vue, la sirène se sentit si affligée, qu’elle plongea sous l’eau et qu’elle s’en retourna iristement au château de son père. Elle avait toujours été calme et pensive; mais, à partir de ce moment, elle le devint bien davantage ; ses sœurs, étonnées de sa tristesse et de sa rêverie, lui demandèrent ce qu’elle avait vu là-haut; mais elle ne répondit rien. Mais presque tous les soirs, elle remonta jusqu’à l'endroit où elle avait quitté le prince. Elle vit com- ment les fleurs devenaient des fruits, comment les fruits, après avoir muri, étaient récoltés; comment la neige tombée pendant l'hiver sur les hautes mon- tagnes fondait aux mois de mai et de juin; mais elle n’aperçut pas le prince, et, chaque matin, elle re- descendait au palais de son père plus triste qu'elle ne l’avait quitté. Sa seule consolation élait de s'asseoir dans son petit jardin et d’entourer de ses bras la belle statue de marbre blanc qui ressemblait au prince; mais elle ne s’occupait plus de ses fleurs, qui, pous- sant à l'abandon, croissaient à travers les allées, grimpaient autour du tronc et des branches des ar- bres, si bien que le peut jardin si bien tenu autre- fois était devenu un bois impénétrable, dans lequel pas une seule allée n'était praticable, si ce n'est celle qui conduisait à la statue de marbre blanc. Enfin, ne pouvant plus se contenir, la petite sirène confia son secret à l’une de ses sœurs, Aussitôt, les quatre autres sœurs l'apprirent, mais personne, ex- ceplé cing ou six sirènes de la suite des princesses, qui n’en parlèrent qu'à leurs amies les plus intimes, n'en eul connaissance, Une d’entre elles était même plus avancée que la 54 LE PÈRE GIGOGNE jeune princesse. Elle savait que le beau jeune homme était le fils du roi de l'ile où la petite sirène l'avait conduit; elle avait vu la fête sous le navire, et elle indiqua à ses compagnes le point de la mer où l'ile était située. Alors les autres princesses lui dirent : — Allons-y toutes ensemble, petite sœur. Et se tenant enlacées, guidées par la sirène qui était si bien instruite, elles montèrent toutes à la surface de la mer. Bientôt elles furent en vue de l’île; alors elles na- gèrent vers une charmante petite baie, tout en- tourée de pandanus, de mimosas et de palétuviers; puis, à travers une trouée ménagée évidemment pour le plaisir des yeux, elles virent le palais du prince. | Il était construit d’une pierre jaune et brillante, avec de grands escaliers de marbre, par lesquels on descendait dans un jardin qui s’étendait jusqu’à la mer. De magnifiques coupoles dorées s’élevaient au- dessus des toits, et entre les colonnes qui entou- raient tout l'édifice, on voyait des statues de marbre pareilles à celles qui ornaient le jardin de la petite princesse, mais si belles, mais si bien faites, qu’elles paraissaient vivantes. Enfin, à travers les vitres trans- parentes des hautes fenêtres, on voyait, dans de ma- gnifiques salons, de riches rideaux de soie et des tapisseries ornées de grandes figures qui faisaient plaisir à admirer; Au milieu de la plus grande des salles, il y avait an jet d'eau qui s'élançait jusqu'au plafond dans une coupole de verre, à travers laquelle le soleil se re- flétait dans l'eau, et formait un arc-en-ciel, dont la base se perdait dans les tiges des belles plantes qui croissaient au milieu du bassin, Maintenant, la petite sirène savait où demeurait son bien-aimé prince, et mainte et mainte nuits elle montait à la surface de l'eau et s’approchait, en » nageant, plus prés du rivage qu’aucune autre siréne n’ayait encore osé le faire. Un jour, en s’aventurant plus encore, elle décou- vrit un canal étroit qui s’avançait jusque sous un grand balcon de marbre, lequel projetait son ombre sur l’eau, et à sa suprême joie, sur le balcon elle apercut le jeune prince, qui, croyant être seul, re- gardait la mer étincelante sous un magnifique clair de lune. Puis, un autre soir, elle le vit voguer dans une magnifique gondole, avec de la musique et des lan- ternes de toutes couleurs; elle se mit alors dans son sillage, se cachant derrière son voile argenté, et le prince, qui la vit de loin, crut que c'était un des cygnes de ses bassins qui se hasardait à la mer. Une autre nuit, elle vit des pêcheurs qui péchaient aux flambeaux; elle s’approcha d’eux jusqu’à en- tendre ce qu’ils disaient. Ils parlaient du prince et en disaient beaucoup de bien; alors elle se réjouis- sait de lui avoir sauvé la vie, la nuit où il roulait au milieu des vagues : elle se souvenait combien sa tête avait reposé doucement sur son sein et combien elle l'avait embrassé avec amour. Mais, hélas ! une pensée sombre attristait la jeune princesse, c'est que lui ignorait tout cela et qu’il ne pouvait rêver d’elle comme elle rêvait de lui. Elle continua à aimer de plus en plus la terre et ses babitants : le monde des hommes lui semblait bien plus beau et bien plus grand que Je sien. Ils pouvaient, à l'aide de leurs navires, glisser sur les eaux presque aussi rapidement qu'elle avec ses na- geoires et sa queue de poisson. Puis ce qu'elle ne fi pouvait pas, ils le pouvaient, eux, soit à pied, soit” à cheval, soit en voiture, franchir les montagnes, s'élever au-dessus des nuages, traverser les forêts et les champs, aller enfin bien au delà de l'horizon, qui, au lieu d'être morne comme celui de la mer, s'étendait mulliple et varié, LA PETITE SIRENE 55 Ah! c'était ce que l’on voyait au dela de ces horizons de la terre que la petite sirène eût bien voulu connaître. Elle interrogeait ses sœurs, mais ses sœwrs, aussi ignorantes qu’elle à ce sujet, ne sayaient que lui répondre. Alors elle questionna la vieille reine douairière, qui connaissait le monde d’en haut et qui lui nomma tous les pays qui s’étendaient au-dessus de la mer. — Mais, demanda la jeune fille, lorsque les hommes ne se noient pas, ils doivent vivre éter- nellement? — Non, répondit la vieille reine, ils meurent comme nous, et la durée de leur vie, au contraire, est encore plus courte que la nôtre. Nous vivons, existence moyenne, trois cents ans, et lorsque nous mourons notre corps se dissout en écume et monte à la surface de la mer. Si bien que nous n’avons pas même une tombe où nous reposions au milieu de ceux qui nous sont chers. Une fois morts, nous n’ayons pas même d'âme immortelle et ne reprenons jamais une nouvelle vie. Si bien que nous ressem- blons au vert roseau qui, une fois brisé, ne peut plus reverdir. Les hommes, au contraire, ont une âme qui, émanée de Dieu, vit éternellement, même après que, leur courte vie achevée, le corps qu'elle habitait retourne à la terre. Alors elle monte, à tra- vers l'air limpide, vers les brillantes étoiles, de même que du fond de la mer nous nous élevons à la surface de l’eau; là elle trouve des jardins magni- fiques, inconnus aux vivants, et où elle jouit éter- nellement de la présence de Dieu. — Et pourquoi n’avons-nous donc pas une Ame im- mortelle? demanda la petite sirène attristée. Quant à moi, je sais que je donnerais volontiers les trois siècles qui me restent à yivre pour devenir un êlre humain, ne fût-ce qu'un seul jour, et espérer avoir ainsi ma part dans le monde céleste, — Tu ne dois point penser à cela, dit la vieille reine; car nous sommes ici-bas bien meilleurs, et surtout bien plus heureux que les hommes ne le sont là-haut. — Ainsi done, reprit mélancoliquement la jeune fille, se parlant plus encore à elle-même qu'à la vieille reine, ainsi donc je mourraiet flotterai, blanche écume, sur la surface des mers; ainsi donc, une fois | morte, je n’entendrai plus l'harmonie des vagues, et ne verrai plus les belles fleurs, ni le soleil d’or quand il se lève, de pourpre quand il se couche. Que pourrais-je donc faire, 6 mon Dieu! pour obte- nir de vous une âme immortelle, pareille à celle des hommes! | — Il n'y a qu'un moyen, répliqua la vieille reine. — Oh! lequel, dites, dites? s’écria la jeune prin- cesse. — Si un homme t'aimait tant que tu lui devinsses plus qu’une sœur, plus qu’une mère, plus qu'un père, si toutes ses pensées, si tout son amour étaient en toi, si le prêtre mettait sa main droite dans la tienne, si vous échangiez le serment de fidélité dans ce monde et dans l’autre, alors son âme passerail dans ton corps, et tu aurais ainsi une part dans la béatitude des hommes. — Mais alors lui n’en aurait plus, d’ame! La vieille reine sourit. — Mon enfant, dit-elle, l'âme est infinie, comme elle est immortelle. Qui a une âme peut donner une part de son Ame et cependant la garder tout entière. Mais ne te leurre pas d'un vain espoir; cela ne peut jamais arriver. Ce qui, au fond de la mer, est magni- fique, c'est-à-dire ta queue de poisson, serait sur la terre une affreuse difformité. Que veux-tu? les pau- vres hommes n'en savent pas davantage et n'y voient pas plus loin, et ils préfèrent ces deux stupides sup- ports qu'ils nomment des jambes, à cette gracieuse queue de poisson resplendissante d'écailles de toutes nuances, 56 Mais la petite sirène se mit à soupirer et, malgré l'éloge qu’en faisait sa grand’mére, regarda iriste- ment sa queue de poisson. — Allons, allons, dit la vieille reine, qui ne com- prenait rien à la tristesse de sa petite-fille. Rions, nageons et sautons pendant les trois cenis ans que nous avons à vivre. Vraiment, c’est bien assez long, et il arrive même un âge où l’on trouve que cela l’est trop. Quant à l’âme, puisque le Dieu des hommes nous l’a refusée, passons-nous-en; une fois morts nous n’en dormirons que mieux; en attendant, il y a ce soir bal à la cour. Il y avait bal, en effet. Ce bal était quelque chose dont l'imagination des hommes ne saurait se faire une idée. La muraille et le plafond de la salle étaient faits d’un verre épais mais transparent, des milliers de coquillages gigan- tesques, les uns d’un rose tendre, les autres d’un vert nacré, ceux-ci ayant toutes les nuances de l'iris, ceux-là toutes celles de l’opale, étaient rangés autour de la salle, dont ils formaient les parois. Un feu bleuatre les éclairait, et comme les murailles étaient transparentes comme nous avons dit, la mer en était éclairée à un quart de lieue à la ronde, et l’on pouvait voir les innombrables poissons, grands et pelits, qui venaient, attirés par la clarté, coller leurs museaux contre les murs de verre, et qui paraissaient, les uns d'un rouge de pourpre, les autres couverts d’une cui- rasse d'argent ou d’or. Enfin au milieu de la salle, qui formait un carré qui pouvait bien avoir une lieue sur chacune de ses faces, coulait un fleuve immense où les habitants de la mer, males et femelles, dan- saient en s’accompagnant les uns de lyres faites avec des écailles de tortue, les autres de leur propre chant, et tout cela avec de si douces voix, avec une si har- Monieuse musique, que quiconque les eût entendus cût avoué qu'Ulysse avait été le plus sage des hommes de boucher avec de la cire les oreilles de ses male- LE PERE GIGOGNL lots, afin qu'ils n’entendissent point le chant des sirènes. Si triste qu’elle fût, — et peut-être même parce qu'elle était triste, la petite sirène chanta mieux qu’elle n’ayait jamais chanté, et toute la cour applau- dit des mains et de la queue. Un moment elle se sentit une grande joie au cœur, car si modeste qu’elle fut, force lui fut bien de croire qu’elle avait la plus belle voix que puissent jamais entendre les habitants de la terre, puisqu'elle avait la plus belle voix qu’eus- sent jamais entendue les habitants des eaux; mais ce triomphe même la fit se ressouvenir du monde d’en haut; elle pensa à son jeune prince, dont la figure était si belle, dont la tournure était si noble, et tout cela se mêlant au chagrin de n'avoir point une ame immortelle, elle fut prise d’un si grand besoin de solitude, qu'elle se glissa hors du château, et tandis qu’à l’intérieur de la salle de bal tout était joie et chant, elle s’assit tristement dans son pitet jardin. De là elle entendit le son des trompes, dont la joyeuse fanfare traversait les profondeurs de l’eau, et elle se dit : — Maintenant, il navigue à coup sûr à la sur- face de la mer, celui qui a toutes mes pensées, et entre les mains de qui je voudrais pouvoir remettre le bon- heur de ma vie mortelle et immortelle. Eh bien! je veux tout risquer pour obtenir son amour, puisque son amour peut être mon dame. Donc, pendant que mes sœurs dansent dans le palais, je vais aller trou- ver la sorcière des eaux, dont j'ai toujours eu si peur, car on la dit fort savante, et peut-être pourra-t-elle m'aider et me conseiller. Alors la petite sirène sortit de son jardin, et nagea vers le tourbillon derrière lequella sorcière demeurait. Non-seulement jamais elle n'avait fait ce trajet, mais elle avait toujours évité de venir de ce côté, En effet, là, pas de fleurs; là, pas d'herbes ma- rines ; rien que l’eau troublée et le sol nu, un sol de LA PETITE SIRENE sable gris sous l’eau qui tourbillonnait avec un ef- froyable fracas, pareil à celui que feraient cent roues de moulin, et qui entrainait tout dans son mouve- ment de rotation. Or, il fallait que la petite sirène trayersat tout cet effroyable désordre de la nature pour arriver chez la sorcière des eaux; il n’y avait pas d’autre chemin. Mais, le tourbillon traversé, on était encore loin d’être arrivé chez la vieille magicienne : il fallait alors, suivre une longue bande de limon chaud et bouillon- nant, que la sorcière appelait sa tourbière, et derrière laquelle, au milieu d’un bois étrange, était située sa de- meure. Tous les arbres et tous les arbustes de ce bois étaient des polypes, moitié plantes, moitié animaux; chaque tronc avait l’air d’une hydre à cent têtes, qui sortait hors de terre; chaque branche un long bras décharné, avec des doigts qui ressemblaient à des sangsues enroulées. et dont chaque membre se mou- vait depuis la racine jusqu’au faite. Tout ce qu'ils pouvaient saisir ils l’attiraient à eux, l’entouraient de leurs replis et ne le rendaient jamais. La petite sirène, en touchant la lisière de la hi- deuse forêt, s’arrêla épouvantée : son cœur battait d'angoisse, et elle fut sur le point de retourner sur ses pas, mais elle pensa au jeune prince, à l’âme des hommes, et le courage lui revint. Elle attacha ses longs cheveux flottants sur sa téte, afin que les po- lypes ne pussent pas les saisir; elle croisa les deux mains sur son cœur, afin d’offrir de moins de prise possible, et glissa ainsi comme les poissons glissent dans l'eau, à travers les affreux polypes, qui éten- daient vers elles leurs longs bras et leurs doigts armés & la fois d’un ongle pour retenir leur proie, et d'une bouche pour la sucer; entre ces bras étaient de nombreuxsquelettes, aux ossements blancs comme de l'ivoire; ces ossements étaient ceux des marins qui avaient péri dans les tempétes, et qui avaient coulé à fond, des gouvernails, des caisses, des squelettes 57 d'animaux de terre, et même celui d’une petitesirène se distinguaient entre les tiges de ces arbres mons- trueux, qui formaient au fond de la mer une vallée plus terrible que celle des Bohom-Upas, à Java. Enfin, elle arriva au centre de la forêt, Là, au milieu d’une clairière marécageuse, se tordaient de gros et gras serpents de mer, montrant leur ventre marbré de taches d’un jaune pâle, d’un blanc livide et d’un noir terreux. Au milieu des serpents s'élevait, construite avec des ossements humains, la maison de celle que la petite sirène venait chercher. Ill C’est dans ce hideux sanctuaire que la sorcière était assise; elle donnait à manger dans sa bouche à un énorme crapaud, absolument comme chez nous une jeune fille tend avec ses lèvres un morceau de sucre à un petit serin; elle appelait les plus gros et les plus visqueux de tous les serpents, ses favoris, et elle les laissait s’enrouler autour de son col et se jouer sur sa poitrine. Au bruit que fit la petite sirène en entrant, elle leva la tête ; la princesse allait parler, mais la vieille sorcière ne lui en donna point le temps. — Je sais ce que tu veux, lui dit-elle, et il est inutile que tu me l’apprennes; c'est, au reste, bien stupide de ta part; car si je fais selon ta volonté, cela te portera malheur, ma belle princesse. Tu voudrais, je le sais, échanger ta queue de poisson contre deux supports comme les hommes en ont pour marcher, afin que le prince puisse devenir amoureux de loi, et que tu obliennes par lui une âme immortelle. Et la sorcière se mit à rire aux éclats, de telle 88 LE PÈRE GIGOGNE facon que le crapaud tomba de son épaule et que les serpents effrayés s’enfuirent. — Ma foi, tu arrives bien à propos au reste, ajouta la soreiére, 2 partir de demain au lever du soleil, je perds ma puissance et n’aurais pu t'aider que dans unan. Je yais donc te préparer une boisson avec laquelle, avant que le soleil ne se léve, tu nageras vers la terre, tu t’assoiras sur le rivage et tu la boiras. Alors ta queue disparaitra, et il te poussera en place ce que les hommes appellent des jambes. Au reste, les tiennes seront les plus mignonnes el les mieux faites qui se puissent voir, étant faites par moi; de plus, tu conserveras ta marche ondulante, et aucune danseuse ne pourra se mouvoir aussi légè- rement que toi, mais aussi à chaque pas que tu feras, il te semblera que tu marches sur des lames #anchantes ou sur des pointes aiguës, et quoique ton sang ne coule pas, tu éprouveras les mêmes douleurs que si ton sang coulait. Si tu veux souffrir tout cela, je Vaiderai. — Oui, dit résoliment la jeune fille des eaux, car elle pensait au jeune prince et à l'âme immortelle; oui, je le veux. — Réfléchis, dit la sorcière, ce que je te dis est sérieux, quand une fois tu auras obtenu la forme burmaine, jamais plus {tu ne pourras redevenir sirène. Jamais plus tu ne pourras retourner près de tes sœurs à travers les profondeurs des eaux, nÿretour- ner au château de ton père, et si tu n’obtiens pas l'amour du jeune prince, c’est-à-dire s'il n'oublie pas pour toi son père et sa mère, que corps et âme il ne se donne pas à toi, si le prêtre n’unit pas vos deux mains afin que vous deveniez mari et femme, tu n’obliens pas non plus une Ame immortelle, et le premier jour où il sera marié avec une autre, lon cœur se brisera, et tu seras changée en écume sur la surface de la mer. — Que tout cela s'accomplisse ainsi que tu le dis, répliqua la petite sirène avec fermeté, mais en deve- nant pale comme une morte. — Ce n’est pas le tout, dit la sorcière, tu com- prends bien que je ne rends pas de pareils services gratis; et sois prévenue à l'avance, je ne demande pas peu. Tu as la plus jolie voix de toutes les filles des eaux, et c’est surtout avec cette voix mielleuse que tu comptes faire la conquête du prince. Eh bien, cette voix, il me la faut; je veux ce que tu possèdes de mieux en échange de ma précieuse boisson, et je dis précieuse, attendu que je dois y verser de mon propre sang, afin que la boisson, destinée à te cou- per la queue, devienne tranchante comme un ra- soir. — Mais si vous me prenez ma voix, que me restera-i-il? demanda tristement la pauvre petite sirène. — Ta belle forme, ta marche gracieuse, tes yeux splendides; c’est bien assez, Dieu merci, pour tour- ner la tête aux hommes. Eh bien! tu te tais! aurais- tu perdu courage? — Non, répondit la jeune princesse, je suis, au contraire, plus résolue qué jamais. — Eh bien alors, tire-moi ta petite langue, je la couperai en guise de payement, et alors tu auras ma précieuse boisson. — Soit! répondit la sirène. Et la sorcière mit sa marmite sur le feu, afin d'y préparer sa boisson enchantée. — La propreté est une belle chose! dit-elle; et elle prit une poignée de serpents avec laquelle elle net- toya la marmite, puis elle se perça la poitrine, et y laissa tomber quelques gouttes de son sang noir. Comme la marmite était presque rouge, ces gouttes de sang furent immédiatement réduites en vapeur, et cette vapeur simulait d'étranges formes; alors la sorcière y versa de l’eau de la mer, méla à cette eau LA PETITE SIRENE 59 des plantes qui ne poussent que dans les profondeurs de l'Océan, y jeta d’autres ingrédients complétement inconnus à la science humaine, et lorsque le tout commença de bouillir, le bruit de cette ébullition ressemblait aux grognements d’un crocodile qui pleure. Enfin la boisson fut prête, et à l'œil il était im- possible de faire aucune différence entre elle et l’eau la plus limpide qui eût coulé d’un rocher. — Tiens, prends! dit la sorcière ; mais donne-moi ta langue en échange. Sans dire un mot, sans pousser une plainte, sans manifester un regret, la petite sirène se laissa couper la langue par la sorcière, et en échange elle reçut la boisson enchantée. ; — Si les polypes te saisissent en ten allant, lui cria la sorcière lorsqu’elle fut à une dizaine de pas de son repaire, tu leur jetteras, sur un endroit quel- conque du corps, une seule goutte de ma boisson, et à l'instant même leurs bras et leurs doigts se déta- cheront de toi. Mais la pelite sirène n’eut pas même besoin de re- courir à ce moyen, car à son approche les polypes s’écartérent, effrayés de l’éclat du flacon, qui brillait dans sa main comme une étoile. Elle traversa ainsi, sans accident aucun, le bois, le marais, le tourbillon. Alors elle put voir le chateau de son père. On avait éteint toutes les lumiéres dans la grande salle de danse, et probablement tout le monde dormait. Mais la petite sirène ne se hasarda d'en réveiller aucun habitant, car, sa langue coupée, elle était muette, et au moment de les quitter pour toujours, elle n'edt pu leur dire adieu, Seulement, on eût dit que le jour de sa mort était déjà venu et que son cœur allait éclater. Seulement, elle se glissa dans le jardin, cueillit une fleur de chacun des jardins de ses sœurs, envoya sur ses jolis doigts mille baisers vers le palais où dor- maient son père et la vieille reine, et monta à travers les eaux azurées jusqu’à la surface de la mer. Le soleil n'était pas encore levé lorsqu’elle aperçut le palais du prince, et qu’ense trainant elle gravit les premières marches de l’escalier de marbre. La lune brillait au ciel, et toute la terre semblait endormie. La petite sirène se tourna vers le balcon où elle avait plusieurs fois vu paraître le prince, elle mur- mura tout bas les deux mots : Je t'aime! qu’elle ne pouvait plus dire tout haut, et elle avala la liqueur enchantée. Au même iastant il lui sembla qu'un glaive lui tra- versait le corps, et elle tomba sans connaissance. Lorsqu'elle revint à elle, le soleil venait de se lever à l'Orient et resplendissait au ciel comme un œil de flamme. Elle éprouvait une douleur aiguë et quelle eût trouvée insupportable si, en levant les yeux, elle n’eût vu devant elle le jeune prince. Il fixait sur elle ses yeux noirs comme du jais, et cela si amoureusement qu’elle dut baisser les siens et que ce regard pénétra jusqu’au fond de son âme. Ce fut alors seulement qu’elle s’apercut qu'elle n’avait plus sa queue de poisson, mais les plus charmantes jambes et les plus jolis petits pieds qu’une fille des hommes ait jamais possédés. Seulement en même temps elle vit qu’elle était nue, et elle s’enveloppa de son épaisse cheve- lure comme d'un voile. Le prince lui demanda qui elle était, et comment elle était venue là; mais elle, ne pouvant lui répon- dre, le regarda avec ses grands yeux bleu foncé, et cela si tendrement, qu'il n'y eût pas eu à se mé- prendre à leur expression, quand même, en le re- gardant, elle n'eût pas mis la main sur son cœur. Alors il la prit par la main et la conduisit dans son palais : à chaque pas qu'elle faisait, il lui semblait, ainsi que la sorcière l'avait prédit, qu'elle marchait sur des fers de lances et sur des couteaux tranchants : 60 LE PÈRE GIGOGNE mais elle souffrait volontiers cette douleur, si grande qu’elle fat, et à la main du prince elle marchait si légère, qu’on eût dit non pas une jeune fille, mais une vapeur flottante, si bien que tous ceux qui la voyaient passer s’émeryeillaient de sa marche gra- cieuse et ondulante. On lui donna des habits magnifiques, de soie et de satin ; elle était la plus belle parmi toutes les jeunes filles. Mais elle était mueite et ne pouvait plus ni chanter ni parler. De belles esclaves, achetées dans toutes les parties du monde, entrèrent et chantèrent devant le jeune prince, et le roi et la reine. L'une chanta mieux que les autres, et le jeune prince battit des mains et lui sourit. Ces applaudissements et ce sourire affligèrent fort la petite sirène, car elle eût chanté bien mieux que celle qui avait le mieux chanté, si elle n’avait pas fait le sacrifice de sa voix à la sor- cière des eaux. Alors elle pensa tristement. — Oh! s’il savait que, rien que pour être près de lui, j'ai donné à tout jamais ma belle voix! Puis, après avoir chanté, les esclaves dansèrent des danses charmantes, accompagnées d’un excellent or- chestre : alors la petite sirène se leva, car, on se le rappelle, elle dansait aussi bien qu’elle chantait. Elle se dressa sur la pointe de ses petits pieds, et elle commença de glisser sur le parquet avec une grâce et une légèreté inconnues chez les hommes; à cha- cun de ses mouvements on lui découvrait une beauté de plus, et ses yeux parlaient au cœur presque aussi éloquemment que l’eût fait sa voix et bien mieux que ne l'avait fait le chant des esclaves, Tout le monde était enchanté, surtout le prince, qui l’appelait son petit enfant trouvé, et encouragée par les éloges de celui qu'elle aimait, elle dansa de mieux en mieux, bien que, chaque fois que ses pieds touchaient la terre, il lui semblât que des pointes aiguës lui déchirassent les chairs. Lorsque le ballet fut fini, le prince lui dit qu’elle resterait toujours prés de lui, et elle obtint la permission de se coucher devant sa porte, sur un coussin de velours. Et comme de jour en jour il s’attachait davan: tage à elle, il lui fit faire un costume d’homme, pour qu'elle put l'accompagner à cheval. Ils parcouraient ainsi les bois pleins des émanations matinales ou des fraîches senteurs du soir. Les branches les plus basses caressaient leurs épaules quand ils passaient, et les oiseaux chantaient au-dessus de leurs têtes en jouant dans la verte feuillée. Elle gravissait avec le prince les plus hautes montagnes, et quoique le sang coulat de ses pieds délicats, au point que ce sang laissät une trace derrière elle, elle le suivait en sou- riant, jusqu’à ce qu'ils vissent au-dessous d’eux les nuages fuir comme des essaims d'oiseaux qui s’envo- lent vers les contrées étrangères. Puis quand, la nuit, tout le monde dormait au- près du prince, elle sortait du palais, gagnait l’esca- lier de marbre, le descendait légère et silencieuse comme un fantôme, etrafraichissait ses pieds brülants dans l’eau froide de la mer. Alors elle pensait à ceux qui habitaient les profon- deurs de l'Océan. Une auit, ses sœurs montèrent à la surface de la mer, se tenant enlacées comme c'était leur habitude ; elles vinrent à elle, glissant à la surface des eaux et chantant tristement. Elle leur fit signe, etelles la re- connurent. Alors elles vinrent jusqu'à l'escalier de marbre, s’assirent autour d’elle et lui racontèrent combien toutes elles avaient été affligées. Alors elles reyinrent chaque nuit, et chaque nuit, tandis que le prince dormait, la petite sirène venait au bord de la mer. Une fois, elle vit au loin la vieille grand’mére, qui depuis bien des années n'élait pas venue à la surface des eaux, Le roi des mers était près d'elle, avec sa couronne sur la tôle, Ils tendaient leurs bras vers LA PETITE SIRENE 61 elle; mais, quelque signe qu’elle leur fit, ils ne vou- lurent pas s’approcher du rivage. Au reste, de jour en jour, elle devenait plus chère au jeune prince; seulement, il ne l’aimait point comme on aime sa maîtresse ou sa femme, mais comme on aime une bonne et aimable enfant ; si bien que jamais l’idée ne lui venait de l’épouser, et ce- pendant il fallait qu’elle devint sa femme, ou alors il lui fallait dire adieu à cette âme immortelle, et le jour des noces du jeune prince avec une autre, elle serait changée en écume et flotterait à la surface de la mer. — Est-ce que tu ne me préfères pas à toutes les autres? semblaient dire au jeune prince les beaux yeux de la petite sirène, quand il la serrait entre ses bras et baisait son front pur et uni comme le marbre. Et son regard était si expressif que le jeune prince la comprenait. si Oui, lui répondait-il, tu m’es la plus chére des jeunes esclaves qui m’entourent, car tu as le meilleur cœur de toutes, tu m’es la plus dévouée, et tu me rappelles une belle jeune fille que je vis une fois et que probablement je ne reverrai plus. J'avais été faire une promenade sur un navire. L’ouragan nous surprit au milieu d’une fête, le navire sombra et les vagues me jetèrent sur le rivage, non loin d’un temple sacré, dont plusieurs jeunes filles faisaient le service inté- rieur, La plus jeune, la plus belle de toutes me trouva éyanoui sur le rivage et, à force de soins, me fit re- venir à moi. Je la vis comme dans un rêve, car mes yeux ne s’ouyrirent que pour se refermer presque aussitôt, Qu’est-elle devenue? je n'en sais rien, C'é- tait la seule que je pusse aimer et que j'aimerai ja- mais d'amour en ce monde, Mais tu lui ressembles, chère petite, et tu es dans mon cœur comme l'ombre de son image, aussi ne me séparerai-je jamais de toi. Mais il y avait loin de cette promesse plus amicale qu’amoureuse de ne jamais se séparer d’elle à ce qu’ambitionnait la petite sirène, c'est-à-dire que le prince mettrait sa main dans sa main, l’épouserait en face d’un prêtre et la préférerait à son père et à sa mère. Aussi pensait-elle en elle-même : — Hélas! Il ne sait pas que c'est moi qui lui ai sauyé la vie. Il ignore que c’est moi qui l’ai porté à travers les vagues, soulevant sa tête hors de l’eau, que c'est moi qui l’ai déposé sur l'endroit du rivage où l'herbe était la plus douce et la mousse la plus épaisse, que j'ai vu le temple, la jeune fille qui en sortait, ef que j'étais cachée, jalouse, derrière une vague, tandis que celle qu'il me préfère essayait vainement de le rappeler à la vie que je lui avais con- servée, Et la petite sirène, qui ne pouvait point parler, soupira, les larmes aux yeux. — Celle qu'il aime appartient sans doute au temple sacré; sans doute elle a fait des vœux éternels qui la séparent du monde, et jamais plus il ne la reverra; je suis auprès de lui, moi, je le vois chaque jour, je l'aime, et après celui d'être aimé de lui, l'aimer est encore le plus grand des bonheurs. Et les jours s’écoulaient, et la petite sirène avait atteint sa dix-huitième année. De son côté, le jeune prince avait vingt-cinq ans. IV Mais voilà qu'un matin le bruit se répandit que le prince allait épouser la fille du roi de l'ile voisine, et ce bruit se confirma bientôt, car on commença d'équiper dans le port un magnifique navire, Il es! vrai que les gens mal instruits, — on peut-être trop 62 LE PERE GIGOGNE bien instruits, — disaient que le prince n’allait faire qu’un simple voyage d'agrément. Mais au fond, un bruit sourd persistait que le véritable but de cette course était son union avec la fille du roi son voisin. Mais, malgré ce bruit si généralement répandu et l'amour qu’elle avait pour le prince, la petite siréne secouait la téte en souriant, car mieux que personne elle connaissait les pensées secrètes de l'héritier de la couronne. — Je dois faire ce voyage et voir la princesse, lui avait-il dit; mes parents désirent ce voyage, mais ne m'y contraignent pas. Je ne saurais l'aimer, car je n’aimerai jamais qu’une femme qui ressemblera à cette jolie fille du temple qui m'a sauvé la vie. Et, comme jusqu’a présent je n’ai trouvé que toi qui lui ressemble, ce serait plutôt toi qu’elle que j’épouse- rais, mon pauyre enfant muet aux yeux d’azur. Et il baisa les lèvres vermeilles de la fille des eaux, déroula sa longue chevelure, et joua avec elle comme il en avait l'habitude ; puis, tombant dans une douce mélancolie, il appuya sur son cœur la tête de la belle enfant, de sorte que celle-ci rêva de félicité terrestre et d’ame immortelle. Ce qui n’empécha point que la petite siréne n’é- prouvât une certaine terreur en s’embarquant, car elle faisait partie de la suite du prince. — Tu n’as cependant pas peur de l’eau, ma pauvre enfant muette, lui dit le prince. Et comme elle lui faisait, en souriant, signe que non avec sa jolie tête, il lui parla des tempêtes qui bouleversent l'Océan, et de l’une desquelles il avait failli être victime, des poissons étranges que les plongeurs avaient vus dans les profondeurs de la mer, des richesses que conte- naient ses abimes, et la petite sirène souriait aux ré- cils du prince, car elle savait mieux que personne ce qui se passait au fond de l'Océan. Par les nuits sereines, aux beaux clairs de lune, quand tout le monde dormait, jusqu'au timonnier | qui élait au gouvernail, la petite sirène était assise sur le pont, et regardait à travers les eaux; elle croyait alors distinguer le palais de son père; sur le seuil du palais sa vieille grand’mére, avec sa cou- ronne d’argent sur la tête, regardait la quille du na- vire, et dans le sillage azuré ses quatre sœurs, qui se jouaient les mains entrelacées. Elle leur faisait signe, elle leur souriait, elle eût voulu leur faire comprendre qu’elle était heureuse. Mais le capitaine monta sur le pont et donna un ordre : les matelots accomplirent la manœuvre commandée, ses sœurs eurent peur et plongérent, de sorte qu’elle erut que ce qu’elle avait vu était un flocon d’écume. Le jour suivant, le navire entra dans le port de la magnifique capitale du roi voisin; toutes les cloches étaient en branle, et au haut des tours les trompettes sonnaient des fanfares, tandis que les soldats, tam- bours battants, drapeaux déployés, baïonnettes étin- celantes, passaient une revue. Chaque jour amenait une fête : les bals et les soirées se succédaient; mais la princesse n’était pas encore arrivée. On l’élevait, disait-on, au loin et dans un temple sacré, pour l’ac- complissement d’un vœu que sa mère avait fait dans sa grossesse. Là, disait-on, elle avait appris toutes les grâces mondaines et toutes les vertus royales. La petite sirène était plus que personne curieuse de voir la princesse et de la juger. Elle courut sur le port dès que l’on signala le navire qui la rame- nait, Mais à peine l’eut-elle aperçue que les jambes lui manquèrent, qu’elle poussa un soupir et s’affaissa en pleurant sur le gazon. Elle avait reconnu la jeune fille que, le lendemain de la tempête, elle avait vue porter secours au prince évanoui. Quant au prince, il n'hésita pas un instant, — Cest toi, s'écria-t-il en courant à elle les bras LA PETITE SIRENE 63 étendus, c’est toi qui m'as sauvé, lorsque, étendu comme un cadavre, je me mourais sur le rivage ! Et il serra sur son cœur la jeune princesse qui rougit. Et, à cette vue, la petite sirène ne conserva plus aucun espoir, car le prince venait de retrouver non pas la ressemblance de celle qu'il aimait, mais celle qu'il aimait elle-même. Et lorsqu'il retrouva la fille des eaux, ignorant que chacune de ses paroles était un poignard avec lequel il lui déchirait le cœur : — Oh! que je suis heureux, lui dit-il; ce que je désirais le plus au monde vient de m'être accordé. Réjouis-toi donc de mon bonheur, ma chère petite muette, car de tous ceux qui m’entourent tu es celle qui m'aime le mieux. Et la petite sirène lui baisa la main en souriant; mais derrière ce sourire, il lui semblait que déjà son ‘ “eur se brisait. En effet, on se le rappelle, le jour ot le prince se marierait, elle devait mourir, et son corps devenir une blanche écume, flottant à la surface de la mer. Le jeune prince avait annoncé tout haut sa résolu- tion de prendre pour femme la princesse sa voisine. De sorte que toutes les cloches bourdonnaient, que toutes les fanfares sonnaient, que tous les tambours battaient bien autrement encore que le jour de son arrivée, Les hérauts parcouraient les rues à cheval et pro- clamaient le mariage; sur tous les autels on bralait des huiles odorantes dans des lampes d'or et d’ar- gent; les prêtres balangaient leurs encensoirs, Enfin le fiancé et la fiancée se rendirent à l'église, se ten- dirent la main, et reçurent la bénédiction nuptiale de la bouche de l'évêque. La petite sirène assistait à la cérémonie, quoiqu'elle souffrit mille martyres; mais, au milieu de cela, son amour pour le prince était si pur et si dévoué, qu’un sentiment-de bonheur se mélait à toutes ses souf- frances. Mais, quoique toute vétue d’or et de soie, elle portait, comme première fille d'honneur, la queue de la robe de la fiancée, quoiqu’elle eût la première place dans le chœur, après le prince et la princesse, elle ne vit rien de la cérémonie sainte, elle n’entendit pas la musique solennelle. Elle songeait à sa nuit de mort, et à ce que lui faisait perdre l’amour du prince pour une autre que pour elle, Le même soir où ils avaient reçu la bénédiction nuptiale, le prince et sa femme descendirent sur le navire, les canons de la côte tonnaient, tous les pa- villons des navires en rade flottaient au vent, et, sur le pont du bâtiment, on avait dressé une tente ma- gnifique d’or et de pourpre, où les deux jeunes époux devaient passer la nuit. Le capitaine donna l’ordre d’appareiller; la brise gonfla les voiles, et le navire glissa sur une mer si calme, qu’à peine pouvait s’aperceyoir que l'on n’é- tait plus sur la terre ferme. Lorsque la nuit fut venue, on alluma des lampes de toutes couleurs, et les marins se mirent à danser joyeusement sur le pont. La petite sirène pensa alors à sa première sortie du palais de son père, le jour où elle avait eu quinze ans. Cette nuit-là elle avait assisté à un pareil spectacle, mais cette fois ce n'était plus du fond de l'eau et le cœur tranquille qu’elle le con- templait, c'était du pont et le cœur brisé. Et cependant, sur un signe du prince, elle se mêla au tourbillon de la danse; et comme elle dansait mieux que personne, tous témoignèrent leur admira- tion par de grands cris. Elle, de son côté, soutenue par l'ivresse de sa dou- leur, n'avait jamais si bien dansé; quoiqu'il lui sem- blAt marcher sur des lames tranchantes et sur des pointes aiguës, elle ne s'en occupait point, car son pauvre cœur était bien autrement déchiré; elle sa 64 LE PERE GIGOGNE vait que c'était le dernier soir qu'elle voyait le prince, qu’elle le contemplait et qu'elle respirait le même air que lui, qu'elle voyait enfin la mer profonde et le ciel étoilé. Une nuit éternelle, sans pensée et sans rève, l'attendait, elle qui n’avait pas d'âme et qui n'avait pas pu en conquérir une. Jusqu'à près de minuit l’on fut sur le navire dans la joie et dans l’allégresse. Elle, au milieu de cette joie, souriait et dansait avec des pensées de mort dans le cœur. Le prince embrassait sa belle fiancée, et celle-ci jouait avec les beaux cheveux du prince, et, appuyés l’un à l’autre, ils se rendirent au lit de repos qui les attendait sous la tente magnifique. Le silence se fit sur le navire; le timonnier seul était au gouvernail. La petite sirène appuya ses beaux bras blanes sur le bastingage en regardant venir l’au- rore du côté de l'Orient, car c’était au premier rayon du jour qu’elle devait mourir. Là, elle vit ses sœurs monter du fond de la mer à sa surface. Elles étaient päles comme elle, car elles savaient le sort qui at- tendait leur sœur; leurs beaux cheveux ne flottaient plus au vent ; ils étaient coupés. Elles s’approchérent si près du navire qu’elles pu- rent parler à leur sœur. — Qu'avez-vous fait de vos cheveux? leur demanda celle-ci par geste. — Nous les avons donnés à la sorcière afin que tu ne meures pas cette nuit, dirent-elles. Et en échange elle nous a donné un couteau que voici. Regarde comme il est affilé, comme il est pointu et comme il coupe. Eh bien! avant le lever du soleil, il faut que tu l'enfonces dans le cœur du prince. De son sang, (u te frotteras les pieds, et tes pieds disparaitront pour faire place à ta queue de poisson. Alors tu re- deviendras une sirène; tu te laisseras glisser dans la mer, et tu vivras trois cents ans, comme nous, au lieu de mourir dans une heure et de devenir de l'6- cume salée, Dépéche-toi, — toi ou lui devez mourir avant le lever du soleil. Notre vieille grand’mére a eu tant de chagrin, que ses cheveux blancs eux- mêmes sont, comme les autres, tombés sous le cou- teau de la sorcière. Tue le prince, et reviens parmi nous. Hate-toi; vois cette raie rouge au ciel. Dans quelques minutes, le soleil va se lever, et il ne sera plus temps. Et, jetant le couteau sur le pont, elles s’enfoncè- rent sous les vagues en jetant un soupir étrange. La petite sirène ne toucha pas même au couteau, et comme, en effet, la raie rouge dont avaient parlé ses sœurs commençait de paraître à l'horizon, elle se leva, marcha droit à la tente, en écarta le rideau, et vit la belle épousée dont la tête reposait sur la poi- trine du prince. Elle se pencha vers le groupe, qui semblait de marbre, posa ses lèvres sur le front du prince, re- garda le ciel, où l'aurore grandissait de plus en plus, contempia er.core une fois le beau jeune homme qui, en réyant, murmurait le nom de sa femme, sortit de la tente, ramassa le couteau et le jeta dans la mer. L'endroit où il tomba bouillonna aussitôt comme s’il avait creusé un gouffre, et le sommet des vagues s'empourpra de sang. Alors la petite sirène jeta un dernier regard au prince, regard plein de dévouement et d'angoisse à la fois, puis elle s’élanca du haut du pont dans la mer. A peine eut-elle touché i’eau, qu’elle sentit son corps se fondre en écume. Mais, chose singulière, elle ne perdit point le sentiment, et n’éprouya rien de ce que l'on doit éprouver quand on meurt. C'est-à-dire que pour elle le soleil resta brillant, l'air doux, l'eau transparente. Seulement au-dessus d'elle, entre le ciel et la mer, elle distingua ce qu'elle n'avait pas pu voir avec ses yeux terrestres, c'est-à-dire des centaines de créa- tures transparentes, avec des voiles bleus et des ailes LA PETITE SIRENE blanches, et à travers les corps, les voiles, les ailes, elle distinguait le navire avec tous ses agrès, la va- peur qui s'élevait de la terre, les nuages empourprés par l'aurore qui roulaient au ciel. Ces créatures cé- lestes parlaient entre elles un langage qui n'était point perceptible à l'oreille humaine, mais si doux qu'il était une mélodie; elles se soutenaient dans l'air presque sans avoir besoin de mouvoir leurs ailes et par leur propre légèreté. Puis, à son grand étonnement, la petite sirène vit que de l’écume qu’elle avait produite, se formait un corps pareil à celui de ces créatures divines, que des ailes lui poussaient et qu’elle aspirait à s'élever dans les airs. — Où vais-je? d’où viens-je? demanda-t-elle ; car elle avait cessé d’être muette, et sa voix, maintenant, résonnait comme celle des belles créatures qui flot- taient dans l’air. — Tu viens de la terre, lui dirent-elles; et, née fille des eaux, iu es transformée en fille des airs; ton passage dans le monde des mortels a été ton temps d’épreuyes; maintenant, tu es une de nous; écoute donc ce que le Seigneur tout-puissant a dé- cidé de nous : Comme les filles des eaux, nous n’ayons pas d'âme immortelle, mais nous pouyons en gagner une par nos bonnes actions, Comme les filles des eaux, nous 65 avons trois cents ans À vivre; mais nous avous cet avantage sur elles, que notre sort dépend de nous. ‘ Tu n’as pas obtenu l’amour et le bonheur des filles de la terre, mais tu as obtenu le martyre. On s’élève plus près de Dieu par le dévouement que par le bon- heur. Tu as souffert, tu t’es résignée, et Dieu a per- mis que tu t’éleyasses jusqu’à nous. Maintenant, tu peux, par de bonnes œuvres, te procurer une âme. — Oh! s’il ne faut que cela, dit la petite sirène, Je suis bien sûre de l'avoir. Alors elle leva vers le soleil du Seigneur ses yeux reconnaissants, el lorsqu'elle les abaissa vers la terre, elle revit le navire, et, sans être vue par eux, le prince et sa femme qui regardaient avec émotion l’écume blanche, en laquelle le matelot qui veillait pendant la nuit au bord du navire leur avait dit qu’elle avait été changée. Invisible alors, elle effleura de ses cheveux le front de la jeune épouse, du bout de son aile fit, comme une brise légère, voltiger ceux du prince, puis, après ce dernier adieu, elle s’éleva jusqu'aux nuages roses qui flotiaient dans les champs du ciel, et disparut dans l'éther. Voilà, chers enfants, l'histoire de la petit sirène, oc LE BOI DES QUILLES COTTLIEB LE TOURNEUR Berlin, mes chers enfants, est, comme vous le sa- vez, la capitale de la Prusse, Mais, ce que vous ne savez pas, c’est que, sous le règne de ce roi bossu et à longue queue nommé Frédéric le Grand, il existait à Berlin un excellent ouvrier tourneur nommé Gott- lieb. Lui, n'avait pas de queue, était droit et beau de vi- sage : il pouvait avoir de vingt-quatre à vingt-cinq ans. Sa figure rayonnait de franchise et de gaieté, Mais à ces avantages physiques, il joignait quel- que chose de plus précieux encore : il avait été, si- non au collége ou à l’université, du moins à l'école. il savait lire, écrire, compter ; il dessinait suffisam- ment pour se faire à lui-même certains modèles nou- eaux qui n'avaient pas peu contribué à le mettre en vogue, où plutôt à mettre en vogue le patron chez lequel il travaillait, de sorte que chaque maître étail ambitieux d'avoir dans son atelier un si brave com- pagnon, Aussi les camarades de Gottlieb, qui avaient com- mencé par être jaloux de lui, avaient-ils fini par re- connaitre franchement sa supériorité et le traiter avec toutes sortes d'égards, tandis que les simples apprentis le regardaient avec admiration, en di- sant : — Ah! si je pouvais un jour devenir aussi fort que lui! Par malheur, cette supériorité porta un mauyais fruit: elle enfanta l’orgueil. Non pas l’orgueil à l’endroit de son état — ce n’etit rien été, car l’orgueil lui eût fait faire de nou- veaux progrès, mais l’orgueil à propos de toutes cho- ses. Or, l’orgueil a presque toujours une compagne en- core pire que lui: c’est l'envie, Ce fut par ce point faible que le mauvais esprit Vatlaqua. Gottlieb avait d’abord voulu être le premier en science et le premier en bonne conduite parmi ses compagnons; mais bientôt cette louable émulation ne lui suffit plus: il voulut être le mieux mis, le plus fort et le plus adroit aux exercices du corps. Si à cet égard il se voyait surpassé par quelque autre, il con- cevait pour lui une antipathie qui dégénérait en haine, et ne trouvait de repos que lorsqu'il avait, non pas égalé, mais surpassé son rival, LE ROI DES QUILLES 67 C'est une triste passion que celle de l’enyie, mes chers enfants, et qui devait être pour Gottlieb, comme vous allez le voir, la source des plus affreux tourments. Tous les dimanches, Gottlieb allait se promener, de deux heures à cing heures, c’est-à dire entre son diner et son goûter, sur la place des divertissements. Toute la classe d'ouvriers à laquelle appartenait Gottlieb, et même la classe supérieure de la bour- geoisie, se réunissaient aux mêmes heures sur celte place. Là, on jouait à toutes sortes de jeux, au ton- neau, aux quilles, au ballon, au cochonnet; les en- fants, de leur côté, jouaient à la toupie, au sabot, au bouchon, aux billes, à la balle, au cerf-volant et au cerceau. Les femmes et les vieillards s’asseyaient sur des bancs plantés à leur intention; les hommes se tenaient debout ou se promenaient en causant des affaires du temps. Gottlieb avait l'habitude, lorsqu'il arrivait sur la place, d'y produire une certaine sensation. On se re- tournait à son approche, on le suivait des yeux lors- qu'il passait, et l’on murmurait tout bas: C’est le beau Gottlieb, Vouvrier tourneur. Un dimanche, Gottlicb alla, selon son habitude, sur la place des divertissements, mais, à son grand étonnement, il n’entendit point le murmure habituel qui s'élevait à son approche, L’attention hebdoma- daire dont il était l’objet ne se manifesta point, Tout le monde, hommes, femmes et enfants, couraientaux quilles, et formaient 14 un immense cercle autour d'un bomme grand et maigre, qui avait défié les meilleurs joueurs, Cet homme portait le costume d'un ouvrier endi- manché, et il excitait l'étonnement général par l'a- dresse avec laquelle il lançait la boule, et par le suc- cès qu'il eblenait. Gottlieb fendit la presse et arriva au premier rang, Deux choses le blessèrent vivement, d'abord l'at- tention que la foule, à son détriment, accordait à cet homme, et ensuite l’habileté réelle qu'il déployait à un jeu où Goltlieb avait la prétention de surpasser tous ses compagnons. Aussi, emporté par son orgueil, Gotilieb offrit l’inconnu de jouer contre lui un thaler. Il espérait que l'inconnu n’oserait pas risquer une pareille somme; mais ilse mit à rire, tira une poi- gnée de thalers de sa poche et en laissa tomber un près de celui que Gottlieb avait jeté à terre. Mais au lieu de surpasser l'étranger comme il l’es- pérait, Gottlieb fit blanc sur blanc, ce qui ne iui était jamais arrivé. Vous savez, mes chers enfants que l’on appelle faire blanc passer au milieu ou à côté des quilles sans en renyerser une seule. Et à chaque blanc que faisait Gottlieb, l'étranger poussait un rire désagréable à tout le monde, mais particulièrement à Gottlieb. Cependant, comme par complaisance, l'étranger laissait prendre à Gottlieb un certain nombre de points, mais aussitôt que Gottlieb approchait du chif- fre qu'il fallait atteindre, en un ou deux coups |’in- connu l’atteignait, le dépassait et gagnait la partie, abattant, s’il était besoin, les neuf quilles d’un coup, ce que Goltlieb, non-seulement n'avait jamais fait, mais n’ayail jamais vu faire à personne, Gottlieb joua deux heures avec l'inconnu, sans plus de succès une partie que l’autre, el perdit six thalers, ce qui élail son gain de toute la semaine. Mais ce n'étaient point ces six thalers qui lui faisaient le cœur gros, c'élait la honte d'être battu devant toute celle foule si souvent témoin de son triomphe. Aussi, à la dernière partie, furieux, hors de lui, aveuglé par la colère, Gottlieb était-il prêt à jeter sa boule à la tête de l'inconnu; mais il eut le vague sentiment que, plus adroit que lui, l'étranger serait peut-être aussi plus fort, et qu'il réjouirait les spee- 68 LE PERE GIGOGNE tateurs, dont quelques uns ne cachaient point leur satisfaction, par le spectacle d’une double défaite. Il se contenta donc de murmurer entre ses dents: — Il n’y a qu’un sorcier qui puisse jouer aux quil- les comme cet homme y joue. Mais, si bas qu’il eùt machonné ces paroles, 1’é- tranger les avait entendues. — Si un long exercice et une grande adresse, dit- il d’une voix calme, sont de la sorcellerie, oui, je suis sorcier; mais j'ai joué aux quilles par toute l’AI- lemagne, et quoique partout j'aie gagné, je ne mesuis jamais entendu faire un pareil reproche. Et, ramassant son thaler à lui, le seul qu'il eût eu besoin de mettre au jeu, et les six thalers que Gott- lieb avait successivement tirés de sa poche, il les mit tranquillement dans son gousset, en faisant au pau- vre compagnon quelques éloges ironiques sur la fa- con dont il jouait aux quilles, et en lui souhaitant meilleure chance pour le dimanche suivant. — Restez-vous donc ici jusqu’à dimanche ? lui de- manda Gotilieb. — Non, répondit l'étranger avec son ricanement sinistre, mais je reviendrai bien volontiers, si vous voulez prendre votre revanche. Ainsi provoqué, Golilieb n’osa refuser. — Eh bien soit, dit-il, je vous attends. — A dimanche donc, reprit l'étranger. Et, saluant la foule, il s’éloigna en sifflant un air si singulier, que personne, non-seulement n'avait entendu siffler cel air, mais même siffler de la facon dont sifflait l'inconnu. Aussi, lant qu'on entendit l'étrange mélodie, per- sonne n'eut-il l'idée de l’interrompre par ses paroles, de même que, tant qu'il fut visible, personne n'eut l'idée de regarder d'un autre côté que celui par le- quel il s'éloignait, Gotlieb semblait, comme les autres, étre sous le charme, Mais lorsque les yeux se détournérent de l'étran- ger, ils se tournérent vers Gottlieb. Alors courut par la foule comme un écho du rire de l’étranger; toute bienveillance semblait éteinte dans les cœurs à l’endroit du pauvre Gottlieb, et ce fut à qui lui jetterait la raillerie. Gottlieb eût bien voulu tomber sur celui des rail- leurs qui était le plus prés de lui; mais il comprit que, s’il tombait sur celui-là, tous les autres tombe- raient sur lui. On lui faisait payer en un jour tous ses triomphes de l’année. Gottlieb, tout enragé qu'il était au fond du cœur, se contenta donc de dire : — C'est bien, on verra dimanche, Et il se retira. Mais il se retira avec une intention. C'était de s’enfermer dans sa chambre, où il avait des instruments et du bois, d’y tourner un jeu de quilles et une boule, et de s'exercer tous les jours, afin de disputer le dimanche suivant la victoire, s’il ne pouvait la remporter. Ce qui l'avait humilié, c'était la plénitude de sa dé- faite. Comme c'était un très-habile ouvrier que Gottlieb, son jeu de quilles et sa boule furent achevés pour le lendemain à l’heure du diner, Dans l’ardeur qu’il avait mise à son travail, 11 n’a- vait ni soupé, ni déjeuné. Il se contenta de manger une grande assiettée de soupe, mit un morceau de pain dans sa poche, prit sous son bras ses quilles, dans sa main sa boule, s’achemina vers le jardin, et, refermant avec soin la porte derrière lui, il chercha un endroit propice à son étude. L'endroit fut bientôt trouvé; c'était sous une allée de tilleuls qui, par la régularité de sa double ligne, devait servir de conducteur à l'œil, Il dressa les quilles, mesura la même distance que la LE ROI DES QUILLES veille, c'est-à-dire dix-huit pas, et se mit à jouer seul. Là, il retrouva son adresse première. Il abatlit bien deux, trois, quatre, cing, et même six quilles, mais jamais, comme l’étranger, il ne put abattre les neuf d’un seul coup. Gotilieb mettait une telle action à cette espèce de répétition, qu’il comptait comme s’il jouait réelle- ment. il enayait quatre-vingt-onze, qu'il avait amassés en vingt coups, et par conséquent il ne lui restait plus que neuf à faire, lorsqu’en revenant à sa place et en se retournant pour lancer sa boule, il vit, à son grand étonnement, l'étranger debout et les bras croisés près du jeu de quilles. Une sueur froide courut par tout le corps de Gottlieb. Par où avait-il pu pénétrer dans le jardin, quand il croyait avoir fermé la porte avec tant de soin? L’étranger ne parut pas remarquer l’étonnement du compagnon tourneur. — Ah! ah! dit-il, commes’il eût compté les quilles abatlues depuis le commencement de la partie, qua- tre-vingt-onze ! C’est maintenant qu'il faudrait abattre les neuf quilles d’un coup. — Impossible, murmura Gottlieb avec un soupir. — Bah! impossible, reprit l'étranger, parce que vous vous y prenez mal. — Tenez, prêtez-moi votre boule, et vous allez voir comment on en fait neuf d'un coup. Util s’approcha de Gottlieb qui, espérant surpren- dre le secret de l'inconnu, lui mit sa boule dans la main, L'inconnu, sans même viser, lança la boule, et abat- tit les neuf quilles, — Vous le voyez, dit-il, ce n’est pas plus difficile que cela. Gottlieb plongea sa main avec colère dansses che- veux ; il s’en fût volontiers arraché une poignée. L'inconnu éclata de rire, 69 Il y avait dans ce rire quelque chose de métalli- que et de strident qui exaspérait Gottlieb. Il en revenait à l’idée qui lui était déjà passée par l'esprit sur la place de divertissement, c’est-à-dire de tomber sur l'étranger et de l’assommer. Mais en l’examinant, en le voyant si sec et si ner- veux, Gottlieb comprenait que ce n’était pas une victoire facile, mais que c'était à coup str une Intte dangereuse. En ce moment, l'étranger lui posa la main sur l'épaule. Gottlieb tressaillit; il lui sembla que cing ongles aigus lui entraient dans la chair. Cependant on eût dit qu’une puissance surnaturelle le fixait à sa place. — En vérité, lui dit l'inconnu, je t'avais cru jus- qu'ici un homme intelligent, Gottlieb, mais à ma grande honte, je vois que je m'étais trompé. — Pourquoi cela? demanda le tourneur. — Mais parce que, désirant apprendre mon se- cret, au lieu de chercher à entrer en amitié avec moi pour que je te le communique, tu songes de quelle | facon tu pourras te venger d’un bomme qui n’a d’au- tre tort à ton égard que d’être plus fort que toi aux quilles. Gottlieb regarda l'étranger avec étonnement ; il v2- nait de lire au plus profond de sa pensée. Mais, éludant une réponse directe, trop embarras- sante à faire pour lui : — Il y a donc un secret? demanda-t-il, — Sans doute, qu'il y a un secret, répondit l'in- connu. — El ce secret, tu peux me l'apprendre ? — Non-seulement je puis te l'apprendre, mais mais même je ne demande pas mieux. Gottlieb fil un mouvement de joie qui n'échappa point à l'inconnu, — Cependant, lui dit celui-ci, tu connais trop le 70 LE PERE GIGOGNE monde, compagnon, pour ne pas savoir que l’on ne donne rien pour rien. — Ah! ah! fit Gottlieb. — Au reste, que t’importe, si je te demande une chose qu'il te soit facile de m’accorder? — Eh bien! voyons, que me demandes-tu? fit Gottlieb. L'inconnu se gratta l’oreille. — Parle donc! insista Gottlieb. — Attends donc, lui dit l’inconnu, il me faut le temps de réfléchir. Je voudrais te traiter en ami, et, comme je te l’ai dit, te demander quelque chose qu'il te soit facile de m’accorder. Par exemple, t’en- gagerais-tu à me promettre de ne plus jamais boire de la bière blanche? — Oh! non, quant à cela, non! Je ne ferai jamais une telle promesse ! s’écria Gottlieb avec fermeté. Je suis un véritable enfant de Berlin, et je ne saurais vivre sans bière blanche; aussi, demande-moi autre chose, ou garde ton secret. — Eh bien, voyons, je veux être bon prince. En- gage-toi, pendant tout le reste de ta vie, à jouer aux quilles au moins trois fois par semaine. — Oh! quand à cela, s’écria Gottlieb enchanté, de grand cœur, et je te fais volontiers une promesse qui me procurera tous les deux jours un délassement agréable. Et là-dessus il frappa amicalement dans la main de l'inconnu; mais au moment où les deux mains se touchaient, il sembla à Gottlieb que tout son sang s’allumait dans ses veines ; une gaieté extraordinaire ‘anima; il se mit à sauter de joie. — Eh bien, à la bonne heure, voilà comme tu me plais, lui dit le grand maigre; finissons done notre marché : je te donne la faculté de renverser les neuf quilles à chaque coup, ce qui assure la victoire sur tous les joueurs de quilles de l'Allemagne, et même de France, et toi tu Vengages à jouer aux quilles trois fois la semaine; est-ce bien cela? — C'est cela ! s’évria vivement Gottlicb. — Seulement, prends garde à toi, si tu netiens pas ta parole! reprit l'inconnu d’un ton mena- çant. — Sur quoi faut-il faire serment? demanda Gott- lieb. — Sur ton salut éternel ! dit l'étranger. — Je le jure! fit Gottlieb en étendant la main. — Oh! dit l'étranger, cela ne se pratique pas ainsi; tu connais Je proverbe qui dit : Verba volant; scripta manent. Ecrivons. Et, fouillant dans sa poche, il en tira du papier, de l'encre et une plume, dressa un contrat en règle, et invita Gottlieb à le signer. Gottlieb prit lecture du contrat, et, comme il ne contenait que ce qui avait été convenu, il signa sans difficulté. L’étranger relut à son tour le papier, le plia en qua- tre, et le fourra dans sa poche, en riant de ce rire qui avait tant inquiété Gottlieb, et qui, cette fois, lui fit courir un frisson dans les veines. — Là, dit-il, tout est maintenant en règle. Du mo- ment où tu as buriné ton paraphe sur notre conven- tion, tu as reçu la faculté que tu désirais; tu es main- tenant le plus fort joueur de quilles qu'il y ait au monde; seulement n'oublie pas de jouer trois fois par semaine, Si une seule fois tu oublies, tu es perdu. Tu as juré sur {a félicité éternelle, et tu m’appar- tiens, car je n’ai pas besoin de te dire, je présume, que je suis Satan, Toutefois, ajouta le mauvais esprit, comme poussé par une force supérieure, je dois te déclarer une chose, c'est que notre contrat devient nul du mo- ment où tu trouves un joueur plus fort que loi. Mais, ajouta-t-il en riant de son rire diabolique, je suis tranquille, je sais bien que tu ne le trouveras point. A ces mots, l'étranger disparut tout à coup, sor- | | LE ROI DES QUILLES 73 tant de scène comme il y était entré, et laissant Gott- lieb seul et stupéfait. Car Gottlieb savait maintenant à quel joueur de quilles il ayait eu affaire. COMMENT GOTTLIEB FUT PROCLAME LE ROI DES QUILLES, MAIS NE TROUVA PLUS PERSONNE QUI YOULUT JOUER AVEC LUI. L’émotion qui s’était emparée de Gottlieb à la dis- parition de |’étrange compagnon avec lequel il venait de tire son pacte ne fut pas de longue durée, car bientôt la pensée de la précieuse acquisition qu'il venait de faire chassa tout autre sentiment de son cœur. — Ah! s’écria-t-il dans sa joie, comme ils vont ouvrir les yeux et la bouche, les autres, en me yoyant renverser les neuf quilles à chaque coup ! Ils vont de- venir enragés de jalousie, et personne n’osera plus élever la voix contre moi. Toutes les neuf à chaque coup! On m’appellera le roi des quilles, et l’on vien- dra de toute l'Allemagne pour m’admirer. On m'in- vitera dans tous les quilliers, et l’on donnera des fêtes en mon honneur. Et quand je pense au peu que me coûte un pareil talent, car, au bout du compte, qu’ai-je promis? De jouer aux quilles trois fois par semaine, voilà tout, et ma supériorité doit durer jusqu’à ce que je trouve quelqu'un de plus fort que moi, c’est-à-dire toujours. Le plus grand joueur du monde, puisqu'il n’y a que neuf quilles au jeu, n’en pourra pas renverser plus de neuf, Hourra! je suis l'homme le plus heureux de la terre! Tout à coup son front se rembrunit; cette pensée lui était venue que peut-être l'étranger n'avait fait que s'amuser à ses dépens : cette réflexion, en effet, lui causait une terrible anxiété; en conséquence i? redressa les quilles abattues, ramassa la boule, cou~ rut à la distance ordinaire, et, tout tremblant d’émo- tion, lança la boule. L’inconnu ne l'avait pas trompé, les neuf quilles tombérent. — Toutes les neuf! s’écria Gottlieb en sautant de joie. Et il les redressa de nouveau et de nouveau les abattit. Il continua de jouer ainsi jusqu’à ce que la nuit fût venue, car il éprouvait une indicible sensation de joie à la chute de ses neuf quilles, si bien que, s’il y eût eu de la lune au ciel, il eût passé la nuit à jouer tout seul. Mais quand l'obscurité fut si épaisse qu’il ne put voir à quatre pas de lui, force lui fut de rentrer, il se consola en saut qu'il rentrait pour prendre du repos. Seulement Gottlieb avait trouvé le mot, mais il chercha inutilement la chose; il se roula sur son lit plus de trois heures ayant de pouvoir s'endormir ; puis, une fois endormi, il fit les rêves les plus bizarres, se réveillant en sursaut de dix minutes en dix minutes, heureux de n'avoir fait que rêver; il va sans dire que l’homme grand, sec et maigre jouait toujours le principal rôle dans ses visions. Le lendemain, Gottlieb, en se levant, se sentit tout brisé; aussi résolut-il de se reposer en jouant. Il se leva, mit ses vêtements du dimanche, alla chez son patron et lui dit qu'une indisposition lui étant surve- nue, il ne pouvait travailler ; il demandait done un congé de vingt-quatre heures, promettant de rat- lraper incessamment le temps perdu, Le patron fit la moue, mais il lui accorda sa de- mande, ne voulant pas contrarier un si habile ou- vrier : d'ailleurs, son visage portait les traces de Ja fatigue de Ja veille et de l'insomnie de la nuit, 72 LE PERE GIGOGNE Gottlieb, ayant congé, se mit à flâner par la ville; mais, s’il faut le dire, il ne faisait guère attention à ce qui se passait autour de lui, ne pensant qu’à sa science, et voyant toujours les neuf quilles sauter en l'air au contact de la boule; aussi ne tarda-t-il pcint, sans même avoir eu la volonté d’y venir, à se trouver sur la place de divertissement. Il n’y avait encore personne. Gottlieb regarda sa montre ; il n’était en effet que dix heures du matin, et la place de divertissement n’était réellement fréquentée que dans l'après-midi. Le jeune ouvrier s’assit à la porte d’un cabaret, se fit donner un pot de cette bière blanche à laquelle il avait refusé de renoncer, et s’abandonna à ses ré- flexions. Mais les réflexions se résumaient toutes dans ces six mots : Toutes les neuf à chaque coup! Il but une première choppe de bière, puis une se- conde, puis une troisième; alors la lassitude de la veille et l’insomnie de la nuit commencèrent à agir sur lui. Il s’endormit, murmurant encore dans son sommeil : Toutes les neuf à chaque coup. {| dormit ainsi jusque vers deux heures de l’après- midi, heure à laquelle le jardin commenca de se remplir de monde, et où les premières quilles furent dressées sur le quillier, Mais à ce bruit, qui pénétra au plus profond de son sommeil, il se réyeilla tout à coup joyeux et dispos. D'un saut il était sur le quillier et s’écria gaie- ment : — Bonjour à tout le monde. Voilà ma mise, J'en suis. Les joueurs étaient en partie ceux de la veille, et, comme ils avaient encore en fraîche mémoire sa mau- vaise chance de la veille avec l'étranger, ils com- mencèrent À goguenarder, se réjouissant d'ayance de lui gagner son argent, Mais pour cette fois leur erreur fut grande. Gottlicb, à leur grand étonnement, renouvela te miracle opéré la veille par l'étranger, renversant les neuf quilles à chaque coup, de sorte qu’en peu d’in- stants il eut gagné une somme assez ronde. Cette adresse surpassait celle de l'inconnu qui, quoique jouant de première force, avait de temps en temps laissé deux ou trois quilles debout. Aussi les joueurs commencèrent-ils de chuchoter entre eux, et comme Gottlieb continuait d’abattre les neuf quilles à chaque coup, un de ses compagnons, plus mauvaise tête que les autres, donna un coup de pied dans les quilles, en disant que Gottlieb était un mauvais drôle et leur gagnait leur aient à l’aide de quelque tour infernal. Mais Gottlieb se mit à rire, disant que chacun était libre de penser ce que bon lui semblerait. La veille, il avait fait à l'étranger le même compliment qu’on venait de lui faire, et tout le monde s’était moqué de lui. Il ajouta qu'il avait attentivement étudié la ma- nière de procéder de l'inconnu, qu'il s'était, le même soir, exercé tout seul à faire le grand coup, et qu'a- près une foule d'épreuves inutiles, il avait enfin trouvé le secret. Ces paroles, qui pouvaient être la vérité, parurent logiques aux autres joueurs, qui réprimandèrent ce- lui qui s'était emporté; mais Gottlieb continuait d’a- battre les neuf quilles à chaque coup, et par consé- quent empochait les enjeux à chaque partie. Gelui qui avait déjà insulté Gottlieb revint à la charge, et cette fois trouva ses compagnons disposés à le soute- nir, En effet, au lieu de l'admiration qu'il avait cru exciter, le trop habile joueur n'avait fait naître que le mécontentement; les uns, et c’étaient les moins acharnés, prétendaient que Gottlieb était un escroc qui employait un coup connu de lui seul; les autres allaient plus loin, prétendant que Gottlieb s'était donné au diable, et que, voulût-il ne pas abattre les on i LE ROI DES QUILLES neuf quilles, il ne pourrait pas; tous ensemble étaient d'accord qu'il ne fallait plus, sous aucun prétexte, jouer avec un homme qui était d'avance sûr de ga- gner. Le jeu cessa done; mais comme Gottlieb continuait de railler ses camarades, les traitant de mauvais joueurs et de poltrons, bientôt, des railleries on en vint aux injures, et des injures aux violences, si bien qu'à la fin d’une mélée où la garde fut forcée d’in- tervenir, on reporta notre roi des quilles tout meur- tri à la maison. Cependant il ne put s'abstenir, tout meurtri qu'il fût encore, de retourner le surlendemain au quil- lier, Il avait sa promesse à remplir envers l’étran- ger. Mais il en fut de la deuxiéme fois comme de la première, et de la troisième comme de la seconde, si ce n’est cependant que les disputes devenant de plus en plus acharnées, les suites de cette troisième visite au quillier furent si graves, que Gottlieb n’osa plus y retourner. Force lui fut donc de chercher, à une autre extré- mité de Berlin, un quillier auquel ilne fût pas connu ; mais il eut le même sort, et le deuxième jour le roi des quilles fut mis à la porte du second comme du premier. Gottlieb se mit donc à chercher un troisième en- droit. Mais, quoique la ville de Berlin ne manque pas d'endroits où l'on joue aux quilles, la mauvaise ré- putation de notre jeune tourneur se répandit si vite en tout lieu, qu'il en arriva à ne plus pouvoir se montrer sans être l’objet de mille injures et de mille violences, Or, n'oubliez pas, mes chers enfants, qu'en vertu de son pacte avec Satan, il était obligé de jouer trois fois par semaine. Il en résulta que ne pouvant plus jouer à Berlin, force lui fut de quitter la ville pour 73 aller chercher ailleurs des gens qui voulussent bien jouer avec lui. Au reste, rien nele retenait dans la capitale de la Prusse. Son premier patron l’avait renvoyé à cause de sa paresse. Le second ne l’avait gardé que quinze jours; le troisième, deux; et lorsque sa chance aux quilles avait été connue des autres patrons, aucun n'avait voulu prendre chez lui un homme que l’on accusait d’être en relations avec le diable. Gottlieb fit donc son paquet, et, la valise sur le dos, le baton à la main, il partit plein d’espoir pour l'étranger, ———— oS OU GOTTLIEB FRISE DE BIEN PRES LA DAMNATION ETERNELLE. Dans un autre temps, un pareil voyage eût eu pour Gottlieb un grand charme, car, en sa qualité d’Alle- mand, c'est-à-dire de rêveur, il eût savouré toutes les beautés de la nature, mais dans la disposi- tion d’esprit où il était, il ne fitattention à rien. Pen- sant toujours aux maudites quilles, il jeta à peine un regard sur les montagnes et les vallées, et ne s'arrêta pas même à l’ombre de la forêt que le soleil faisait étinceler des nuances les plus charmantes et les plus variées. Un autre se fût arrêté à écouter le murmure des feuilles, le bruissement de la source et le chant des oiseaux; mais pour lui tous ces bruits étaient sans charmes, et il n’entendait que le roulement des boules et le fracas des quilles qui tombaient. Lorsque, dans le lointain vaporeux, il voyait poin- dre une ville ou village, il ne remarquait pas la beauté du site; il ne songeait pas s’il y trouverait du travail; il se demandait : — Pourrai-je ¥ faire ma partie de quilles? Son voyage ne lui apporta done ni plaisir ni in- struction. Il était toujours préoccupé et triste, se 7 LE PÈRE GIGOGNE trouvant désappointé dans ses espérances de bon- beur, Au lieu des égards et des honneurs qu'il croyait voir venir au-devant de lui ou marcher à sa suite, il ne rencontrait que jalousie et persécution. En effet, il ne put séjourner nulle part plus de huit jours, bien heureux encore quand il pouvait quitter sain et sauf le pays cu il avait passé ces huit jours. Peu à peu, à la suite de toutes ces injures reçues, de toutes ces querelles soulevées, ses allures devin- rent tellement suspectes qu’on le prit pour un vaga- bond, et que la police exerça sur lui une sévère sur- veillance. Mais Gottlieb ne regrettait ni sa réputation ta- chée, ni son honneur perdu; non, sa seule inquié- tude était d’en arriver à une semaine où il lui serait impossible de jouer trois fois aux quilles. Chaque fois que cette pensée se présentait à son esprit, tout son corps tremblait d’effroi, et qu'il y eût en vue ou non une ville ou un village, il se mettait à courir comme un fou, pour trouver nn endroit où il y eût un quillier. Celui qui l’eût rencontré courant ainsi, l'œil ha- gard, le visage effaré, l’eût pris bien plutôt pour un criminel poursuivi par sa mauvaise conscience que pour un ouvrier habile, maître dans son état, ou pour un beau joueur, sachant faire tomber les neuf quilles d’un seul coup. Aussi finit-il par maudire son habileté extraordi- naire, surtout lorsqu'il lui arrivait pendant une moi- tié de semaine de ne point trouver l’occasion de jouer, Dans cette situation, il suppliait alors le premier venu de faire une partie avec lui, et parfois, quand un refus répondait & sa demande, il jouait avec le garcon qui dressait les quilles, pour ne pas tomber dans les griffes de Satan! Six mois se passérent ainsi. Gottlieb, pendant ces six mois, devint de plus en plus misérable : s’adonnant à la boisson d’abord pour s’étourdir, et ensuite par habitude. Un jour, il arriva dans un village près des fron- tiéres de la Silésie. C'était un samedi, et il n’avait en- core joué que deux fois dans la semaine; aussi en- tendit-il avec joie, en approchant d'un cabaret, le bruit des boules et des quilles, et les cris du garçon : qui les dressait. Il jeta vite sa valise sur un banc et courut au jeu, heureux d’avoir, cette fois encore, échappé à son ennemi infernal. Mais cette bienheureuse rencontre, qu'il regar- dait comme un bonheur, faillit au contraire amener sa perte. Gottlieb se mit donc à jouer, mais il ne trouvait plus de plaisir au jeu, ne jouant plus que par néces- sité, et toujours avec angoisse. Lestrois premiers coups, il renversa les neuf quilles sans que les joueurs fissent aucune observation ; mais voyant qu'il ne manquait jamais son coup, ils com- mencèrent bientôt à manifester leur mécontentement, du mécontentement ils passèrent bientôt aux in- jures, et des injures aux coups de poing. Bientôt les coups de poing parurent insuffisants, et l’on se lança des chaises à la tête. Au milieu de l’escarmouche, Gottlieb attrapa une bouteille par le goulot, et en assena un coup terrible sur la tête d’un jeune tisse- rand. La bouteille se brisa, et le jeune homme tomba à terre, évanoui et baigné dans son sang, Alors il se fit un silence de mort : tous regardè- rent avec terreur la victime, et Gottlieb, frémissant à la pensée de ce qui pouvait lui arriver, profita du trouble, saisit sa valise, et s'élança vers la porte du cabaret, Mais, au seuil, il trouva les gendarmes qui venaient, appelés par le bruit, et qui lui mirent la main sur le collet. Gottlieb voulut se disculper; mais, d'un accord unanime, tout le monde tomba sur lui, l'acousant LE ROI DES QUILLES d’avoir suscité la querelle et d’être un suppôt de Sa- tan, ou tout au moins un vagabond ou un malfaiteur ; on l’accompagna ainsi jusque chez le bourgmestre, ù il arriva déchiré, saignant, et mourant de fa- . tigue. Le magistrat, qui n'avait pas en ce moment le temps d’entendre contradictoirement les parties, commença par donner l’ordre d’incarcérer Gottlieb, jusqu’à nouvel ordre. Voilà donc notre pauvre tourneur, le beau jeune homme dont l’ambition était d’être toujours le pre- mier de tous, enfermé dans une sombre prison, avec la triste perspective de n’en sortir que pour aller au bagne, peut-être même pour monter à l’échafaud. Mais ce n'étaient ni l’échafaud ni le bagne qui oc- cupaient la première place dans sa pensée, c'était de ne pouvoir faire ses trois parties de quilles dans la semaine, et par conséquent d’appartenir à Satan, en vertu du pacte qn’il avait signé. Ce fut avec cette terrible pensée qu’il était perdu, non-seulement dans ce monde mais encore dans l’autre, que Gottlieb se jeta sur la paille de son ca- chot, OU GOTTLIEB RENCONTRE UN CHARBONNIER, ET CE QU'IL ADVIENT DE CETTE RENCONTRE, Gottlieb fut à peine en prison qu'il comprit toute la gravité de sa situation; aussi son premier mouve- ment fut-il tout au désespoir. Il eut d’abord l'idée de se briser le front contre les barreaux de fer de sa fenêtre; mais il réfléchit que la mort, loin de mettre un terme à ses souffrances, le rapprochait du mo- ment terrible où son âme, engagée à Satan, tombe- 75 rait entre ses griffes. Les souffrances qu’il éprouvait en ce monde, si cruelles qu’elles fussent, n'étaient donc rien en comparaison de celles qu’il éprouverait dans l’autre. Dans cette extrémité, un heureux mouvement le ramena vers Dieu, c’est-à-dire vers la source de tout bien et de toute miséricorde. Écrasé de douleur, courbé sous le poids du déses- poir et de la terreur, il s’agenouilla humblement et fit une ardente priére. Il confessa son péché, recon- nut que l’orgueil en était la source, demanda sincère- ment pardon à Dieu et le supplia, en versant des larmes amères, de vouloir bien venir à son secours. Il fit, en même temps et du fond du cœur, le ser- ment de devenir un tout autre homme et d'employer désormais toutes les facultés de son âme à mériter la faveur du Tout-Puissant. Une bonne prière, sortant d’un cœur sincère et re- pentant, ranime toujours celui qui la fait. Gottlieb sentit cette vérité; il se sentit plus tranquille et con- cut l'espoir de voir revenir les jours heureux. Ce même jour, en effet, comme si la prière était parvenue aux pieds du trône de Dieu, et que Dieu eût voulu faire briller un rayon d’espoir aux yeux de Gottlieb, il vit s'ouvrir sa prison, et deux gendarmes le conduisirent vers le bourgmestre. — Jeune homme, lui dit le magistrat, remerciez Dieu de ce que l'événement qui vous a fait mettre en prison ait, contre toute attente, une issue heureuse : quelques lignes de plus, et le coup que vous avez porté à votre adversaire était mortel, Mais, par bonheur, il est en voie de convalescence, et lui-même est venu jusque chez moi pour demander votre grâce. Or, comme c’est précisément aujourd'hui le jour de ma fête, j’agirai avec plus d'indulgence que je ne le de- vrais, Voici votre passe-port et quatre thalers, partez avec Dieu, et si j'ai un conseil & vous donner, ne jouez plus, et surtout aux quilles, 76 LE PERE GIGOGNE Gottlieb remercia sincèrement le bourgmestre de ses bons conseils et de ses quatre thalers, et, le cœur en proie aux sentiments les plus opposés, il quitta la ville, mais se répétant à lui-même le ser- ment qu'il avait fait au bourgmestre : de ne plus jouer. Le lendemain était un samedi. La semaine allait donc se terminer sans qu'il eût fait une seule partie de quilles. Or, on se le rappelle, il s'était engagé avec Satan à jouer au moins trois fois par semaine. Chaque fois que la pensée de cet engagement se présentait à son esprit, il éprouvait un indicible ser- rement de cœur, et, s’arrétant malgré lui, il soupirait profondément. — O mon Dieu! murmurait-il de temps en temps, il n’y a que toi qui puisses me sauver, mais que ta volonté soit faite, même au cas où tu ne me trouverais pas digne de ta miséricorde. Et chaque fois qu'il prononcait ces paroles, il se sentait soulagé, et l’on eût dit qu'un poids était en- levé de slessus sa poitrine. fl marcha pendant toute la journée du samedi, se re- commandant ainsi au Seigneur, et, vers le soir, il ar- riva dans un petit village silué de la façon la plus pittoresque au bord d’une rivière et adossé à une fo- rêt de chênes majestueux. Là, il s'arrêta pour manger un morceau de pain et boire un verre d’ean; puis, ce modeste repas terminé, il répéta de nouveau sa prière. A peine venait-il d'en prononcer Je dernier mot, qu'il entendit du bruit derrière lui; il se retourna et vit, sortant d'une charmille, un vieux charbonnier, noir du haut en bas. Le charbonnier le regarda avec attention. — Hé! jeune homme, lui dit-il, tu me parais bien triste; on dirait, par ma foi, que tu as le couteau sur la gorge, — Hélas ! répondit tristement Gottlieb, {j'ai bien pis que cela! ; — Pis que cela! c'est difficile! répliqua le char- bonnier. — Pis que ceia, je le répète, reprit Gottlieb, car il ne s’agit pas pour moi de ma mort seulement, mais de ma damnation éternelle, — Quant à cela, jeune homme, luidit le charbon- nier en secouant la téte, cela, permets-moi de te le dire, dépend de toi; tant que l’homme vit il est maitre de son salut, Gottlieb secoua mélancoliquement la téte en pous- sant un profond soupir. — Voyons, lui dit le charbonnier, raconte-moi ce qui Vest arrivé, et peut-être saurai-je te donner un bon conseil. Gottlieb hésita d’abord à consentir à cette de- mande; mais, voyant le regard bienveillant du vieux charbonnier, il finit enfin par lui ouvrir son cœur. Puis, le récit terminé : À — Tu vois bien, lui dit-il, que j’appartiens irrémis- siblement au démon, puisque je ne puis être sauvé que si je trouve un homme qui joue mieux aux quil- les que moi. Or, comment trouyerai-je un homme qui joue mieux aux quilles que moi, puisqu’à tout coup j’abats les neuf quilles? Le bon Dieu lui-même descendrait du ciel qu'il ne pourrait faire que ce que je fais. Au reste, ajouta Gottlieb en levant les yeux au ciel, je n’ai du moins pas longtemps à attendre pour être fixé; je me suis engagé avec Satan à jouer trois fois la semaine, et nous voilà arrivés au samedi soir sans que j'aie touché une boule ni renversé une quille, el demain à minuit, comme le terme sera ex- piré, je saurai à quoi m'en tenir, Au reste, j'ai fait serment de ne plus jouer et je tiendrai mon serment, — Wt rien ne pourrait te faire manquer à cette pro- messe ? LE ROI DES QUILLES — Rien. Quelque chose qui arrive, c’est fini, je ne jouerai plus aux quilles ni à aucun autre jeu. — Mon jeune ami, lui dit le charbonnier, le cas est grave, j'en conviens; cependant il ne faut pas désespérer. Souvent, plus le danger menace, plus le secours est pres. Confie-toi à la toute- puissance de Dieu, devant laquelle la toute-puis- sance du diable n’est que de la défaillance. — Je le sais bien, je le sais bien, murmura Gott- lieb, mais Satan est si rusé! — Pas tant que tu le crois, dit le charbonnier en riant et en montrantses dents, qui paraissaient d’au- tant plus blanches que sa figure était plus noire. Tu connais sa dernière histoire avec un chef arabe ? — Non, répondit tristement Gottlieb. — Eh bien, voilà ce qui vient de lui arriver Il avait rendu je ne sais quel service à un scheik arabe, et comme celui-ci lui demandait comment il pouvait payer le service rendu par lui : « — Je veux tes deux prochaines récoltes, lui dit Satan. » — Le dessus, ou le dessous? lui demanda le scheik. » — Parbleu, dit Satan, le dessus. » Le scheik alors sema des pommes de terre, des ca- rottes et des rayes, de sorte que Satan eut les feuilles et le scheik les légumes. « — Cest bien, c’est bien, dit Satan, j'y suis pris celte fois-ci, mais je ne le serai pas la prochaine : je veux le dessous, » Le scheik sema du riz, du froment, et du maïs, de sorte que Salan ent les racines et lui les fruits, — Eh bien, dit Gottlieb en frissonnant, il se ven- gera sur moi, car, avec moi, son trailé est bien fait, ct il ne s’agit pas du dessus ni du dessous, — Qui sait? dit le charbonnier ; voyons, ne vous laissez pas abattre, entrez dans ce village, cherchez | 77 puis, le matin, mettez-vous en route toujours con- fiant en Dieu, ne vous arrétez qu’au quatriéme vil- lage que vous rencontrerez sur yotre chemin, entrez dans l’auberge qui a pour enseigne : A U’Epée de l'Ar- change ; nous nous y reverrons. Et après lavoir encore une fois invité à persévérer dans ses bonnes intentions, il disparut derrière la charmille de laquelle il était sorti. Gotilieb suivit de point en point son conseil, et, après une nuit plus calme qu’il ne l’eût espéré, il se remit en route vers le village désigné. Mais au deuxième village, — on se rappelle qu'il devait s'arrêter au quatrième seulement, — mais au deuxième village, il entendit le bruit d’un quillier; et, en effet, il aperçut à queiques pas de lui un ca- baret, avec un jardin ouvert au public. Le bruit des quilles venait de ce jardin. Un homme y jouait tout seul, probablement pour s'exercer ou pour passer le temps; en aperceyant Gottlieb, il vint jusqu’au seuil de la porte du jardin, et l’invita à faire une partie avec lui. Gottlieb fit un pas vers le joueur; mais, se rappe- lant aussitôt la promesse qu'il avait faite à Dieu et au vieux charbonnier, il opposa un Non énergique aux instances de l'inconnu, et lorsque celui-ci, par mille paroles séduisantes, commençait à I’ébranler, il s'é- cria : — Mon Dieu, prête-moi des forces pour résister à la tentation! À peine ces paroles étaient-elles prononcées, que la maison, le jardin, le quillier et le joueur de quilles disparaissaient. Mais si vite qu'il eût disparu, l'homme avait eu le temps de menacer Gottlieb du poing, de sorte que Gottlieb ne doula point que cet homme ne fat Satan en personne, Gottlieb fit le signe de la croix et se sauva plein une auberge poury passer tranquillement yotre nuil; d'épouvante. 78 LE PÈRE GIGOGNE Il courut ainsi jusqu’à ce qu’il fût arrivé au troi- sième village, et là il s'arrêta, tout frissonnant encore de terreur, pour boire un verre de bière et repren- dre sa route. Au bout d’une heure de marche, il arriva au qua- triéme village, et, s'étant informé de la meilleure au- berge, on lui répondit que c'était celle de l’Épée-de- l'Archange, ce qui lui prouva que le vieux charbon- nier ne s’était pas moqué de lui. Et, en effet, de loin il vit le vieux charbonnier qui l’attendait sur le seuil. — Tu as bravement tenu ta parole, mon garcon, lui cria = dernier, tu as résisté à la tentation, et j’es- père que jamais plus tu n’y succomberas. Un peu plus cependant tu cédais, et alors tu étais perdu sans rémission, mais heureusement tu t’es servi du bou- clier qui résiste aux traits les plus forts et les mieux aiguisés. Et maintenant, ajouta-t-il, suis-moi. Et, au grand étonnement de Gottlieb, le vieux char- bonnier l’emmena au jardin et dit au garçon de dresser les quilles. Gottlieb le regardait avec stupeur. — A nous deux de jouer maintenant, dit-il au jeune homme, voyons, montre-moi ton savoir-faire. Sois sans inquiétude, pour cette fois je te dégage de ton serment. Prends la boule et joue le pre- nier, Seulement alors, Gottlieb tout étourdi tourna Jes yeux vers le quillier, et jeta un cri d'étonne- ment, Il venait de compter quinze quilles au lieu de neuf | — Bon Dieu! s’écria-t-il tout tremblant, quinze quilles! — Cerlainement, mon garçon, répondit le vieux charbonnier, quinze quilles, Nous ne sommes plus en Prusse, où l'on joue avec neuf quilles seulement, mais en Silésie, où l’on joue avec quinze. Com- prends-tu, maintenant? Le diable a été aussi bête avec toi qu'avec le scheik arabe dont hier je t'ai ra- conté Vhistoire. Maintenant, prends la boule et joue. Gottlieb prit la boule, tout tremblant, et, selon son pacte avec Satan, abattit neuf guilles. Mais six restérent debout. Alors, à son tour, le vieux charbonnier prit la boule et la lança. Les quinze quilles sautérent en l'air. — Toutes les quinze! s’écria le garçon stupéfait; par ma foi, quand je vous en ai vu abalire neuf, mon jeune monsieur, j'ai cru que vous aviez gagné, mais je me trompais : vous avez trouvé votre maître. Des larmes de reconnaissance mouillérent les yeux — de Gotilieb, qui sentit les jambes lui manquer et qui, d'émolion sans doute, tomba évanoui sur la terre. Lorsque Gottlieb revint à lui, il se trouva, sa valise sous la tête, étendu sur l'herbe molle d’une char- mante colline. Il ouvrit les yeux et regarda avec étonnement au- tour de lui. — Mon Dieu, Seigneur! s’écria-t-il, n’aurais-je done fail qu’un réye, et serais-je encore au pouyoir du démon! Mais, comme il doutait encore, le vent commença de souffler, et la brise roula un papier jusqu'aux pieds de Gottlieb. jl le ramassa, jela dessus un regard, el poussa un cri de joie. C'était son pacte avec l'inconnu. Deux barres en croix couvraient l'écriture, et sa signature était biffée, LE ROI DES QUILLES 79 Sanglotant de joie, il s’agenouilla pour remercier | que, comme il avait conservé toute son habi- Dieu de son salut. — Et à toi aussi, bon vieux charbonnier, ajouta- t-il, mille fois merci de ton secours ; comment pour- rai-je jamais te prouver ma reconnaissance? Une voix puissante comme celle de la foudre s'é- leva de la forêt disant : — Tiens ta parole, ne joue plus. Et non-seulement Gottlieb ne joua plus, mais même ne chercha plus à briller par ses habits ou par des tours d’adresse faits pour l’orgueil de celui qui les exécute, mais au contraire, il se distingua de plus en plus par sa modestie et sa piété, de sorte leté, chaque patron était fier de l'avoir dans son atelier. Toutes les personnes auxquelles Gottlieb a raconté l’histoire de son miraculeux salut, ont été d'accord que le vieux charbonnier ne pouvait être autre que son patron saint Pierre, qui essaye de faire oublier, en rendant de bons services aux pécheurs, que lui- même, du temps qu'il était homme et apôtre, a eu la faiblesse de renier trois fois Notre-Seigneur. LA JEUNESSE DE PIERROT Mes chers enfants, Si vos parents veulent absolument lire ce conte, dites-leur bien qu'il a été écrit pour vous et non pour eux; que leurs contes à eux, ce sont : la Reine Mar- got, Amaury, les Trois Mousquetaires, la Dame de Montsoreau, Mon‘e-Cristo, la Comtesse de Charny, Conscience et le Pasteur d'Ashbourn. Si vous voulez savoir absolument, on est curieux à volre âge, par qui ce conte a été écrit, nous vous di- rons que l'auteur est un nommé Aramis, charmant et coquet abbé qui avait été mousquetaire, Si vous voulez connaitre l'histoire d’Aramis, nous vous dirons que vous êtes trop jeunes pour la lire, Si, enfin, vous nous demandez pour qui Aramis a écrit ce conte, nous vous répondrons que c’est pour les enfants de madame de Longueville, qui étaient de jolis petits princes descendant du beau Dunois, dont vous avez peut-être entendu parler, pendant une de ces époques de troubles dont Dieu nous préserve, et qu'on appelait la Fronde. Maintenant, chers enfants, puisse Aramis vous amuser autant quand il écrit, qu'il a amusé vos pères et vos mères quand il conspirait, aimait et com- battait, en société de ses trois amis, Athos, Porthos el d’Artagnan, ALEX, DUMAS. CHAPITRE I. LE SOUPER DES BUCHERONS il y avait une fois, mes chers enfants, dans un petit coin de la Bohème, un vieux bacheron et sa femme qui vivaient dans une chétive cabane, au fond d’une forêt. Us ne possédaient, pour toute fortune, que ce que le bon Dieu donne aux pauvres gens, l’amour du tra- vail et deux bons bras pour travailler. Chaque jour, depuis l'aube jusqu'au soir, on enten- dait de grands coups de cognée qui résonnaient au loin dans la forêt, et de joyeuses chansons qui accom- pagnaient les coups de cognée ; c'était le bonhomme qui travaillait. Quand la nuit était venue, il ramassait sa moisson du jour, et s’en retournait, le dos courbé, vers sa cabane, où il trouvait, auprès d’un feu clair et pelil- lant, sa bonne ménagère qui lui souriait à travers les vapeurs du repas du soir; ce qui lui réjouissait fort Je cœur. Il y avait déjà de longs jours qu'ils vivaient ainsi, lorsqu'il advint qu’un soir le bûcheron ne rentra pas à l'heure accoutumée. On était alors au mois de décembre; la terre et la forêt étaient couvertes de neige, el la bise, qui souf- flail avec violence, emportait avec elle de longues trainées blanches qu’elle détachait des arbres, et qui étincelaient en fuyant dans la nuit. On edt dit, ines enfants, que c'élaient, comme dans vos contes favoris, de grands fantômes blancs qui cou- raient, à travers les airs, à leur rendez-vous de mi- nuit, La rieille Marguerite — c'était fe nom de la femme LE PÈRE GIGOGNE du bûcheron — était, comme vous pensez bien, fort inquiète. Elle allait sans cesse au seuil de la cabane, écou- {ant de toutes ses oreilles et regardant de tous ses yeux; mais elle n’entendait rien que la bise qui faisait rage dans les arbres, et ne voyait rien que la neige qui blanchissait au loin sur le sentier. Elle revenait alors près de la cheminée, se laissait choir sur uh escabeau, et son cœur était tellement gros que les larmes lui tombaient des yeux. A la voir si triste, tout devenait triste comme elle dans l'intérieur de la chaumine; le feu, qui d’habi- iude petillait si gaiement dans l’âtre, s’éleignait peu à peu sous la cendre, et la vieille marmite de fonte, qui grondait si fort tout à l'heure, sanglotait mainte- nant à pelits bouillons. Deux grandes heures s'étaient écoulées, lorsque tout à coup le refrain d’une chanson se fit entendre à quelques pas de la cabane. Marguerite tressaillit à ce signal bien connu du retour de son mari, et, s’élan- cant vers la porte, elle arriva tout juste pour tomber dans ses bras. — Bonsoir, ma bonne Marguerite, bonsoir, dit le bûcheron; je me suis un peu attardé, mais tu seras bien contente lorsque tu verras ce que j'ai trouvé. Et, ce disant, il déposa sur la table, aux yeux de la vieille femme qui en resta tout ébahie, un joli ber- ceau d’osier, dans lequel reposait un petit enfant d’allure si gentille et de forme si mignonne 5 que l'âme en était toute chatouillée, rien que de le voir. Il était vêtu d’une longue tunique blanche, dont les manches pendantes ressemblaient aux ailes repliées d’une colombe. Un haut-de-chausse d’étoffe blanche comme la tunique laissait à découvert deux petits pieds de gazelle, chaussés de bottines à rosettes et à talons rouges, Autour de son cou s’épa- nouissuit une fraise de baliste finement plissée, et LA JEUNESSE DE PIERROT 81 sur la tête il portait un joli chapeau de feutre blanc coquettement incliné sur l'oreille. De mémoire de bücheron on n'avait vu de plus gracieuse miniature; mais ce qui émerveillait fort dame Marguerite, c’était le teint du petit enfant, qui était si blanc, qu’on eût dit que sa tête mignonne avait été sculptée dans l’albâtre. — Par saint Janvier! s’écria la bonne femme en joignant les mains, comme il est pale! — Ce n’est pas étonnant, dit le bicheron, il était depuis plus de huit jours sous la neige quand je l'ai trouvé. — Sainte Vierge ! huit jours sous la neige, et tu ne me dis pas cela tout de suite. Le pauvre petit est gelé! Et sans plus dire, la vieille femme prit le berceau, le déposa près de Ja cheminée et jeta un fagot tout entier dans le feu. La marmite qui n’attendait que cela se mit tout à coup à frémir et à écumer d’une façon si bruyante, que le petit enfant, alléché par l’odeur, se réveilla tout en sursaut : il se leva à demi, huma l'air à plu- sieurs reprises, fit glisser vivement sa langue effilée sur le bord de ses lèvres, puis, au grand étonnement du vieux et de la vieille, qui n’en pouvaient croire leurs yeux, il s’élança hors de son berceau en pous- sant un pelil cri joyeux. I venait, mes chers enfants, d'apercevoir le souper de nos pauvres gens, Voler vers la marmite, y plonger jusqu’au fond une grande cuiller de bois, l'en retirer et la porter à sa bouche toute pleine et toute bouillante, fut pour | lui l'affaire d’un instant; mais, halte-la! ses lèvres y avaient à peine touché qu'il jeta la cuiller à terre et se mit à sauter à travers la chambre, en faisant des grimaces tout à la fois si drôles et si piteuses, que le bicheron et sa femme étaient fort embarrassés, ne sachant s'ils devaient rire ou bien s'ils devaient | pleurer, Notre gourmand s'était brûlé vif. Cependant, quelque chose rassurait les bonnes gens, c’est que décidément le petit garçon n'était pas gelé, quoiqu'il fat resté blanc comme neige. Pendant qu’il se démenait ainsi dans la cabane, la vieille Marguerite fit tous les préparatifs du souper; la marmite fut posée sur la table, et déjà le bucheron, les manches retroussées, s’apprétait à lui faire fête, lorsque notre lutin, qui suivait du coin de l'œil tons ses mouvements, vint s'asseoir résoliment sur la nappe, enlaca la marmite de ses petites jambes, et se mit à l’œuvre avec de si belles dents, et des mines si joyeuses, que cette fois, pleinement rassurés sur son compte, le bûcheron et sa femme n'y purent résister. lis se mirent à rire, mais d’un rire si fou, que n'ayant pas pris la précaution de se tenir les côtes, comme il faut faire en pareil cas, mes enfants, ils tombèrent à la renverse, et roulèrent de ci, de là, sur le plancher. Quand ils se relevèrent, un quart d'heure après, la marmite était vide, et le pelit enfant dormait du sommeil des anges dans son berceau. — Qu'il est gentil! dit la bonne Marguerite qui riait toujours. — Mais il a mangé notre soupe! repartit le büche- ron qui était devenu tout sérieux, Et les bonnes gens, qui étaient à jeun depuis le malin, allèrent se coucher. CHAPITRE II CE QUE PEUT AMENER LA DÉCOUVERTE D'UN PETIT ENFANT Le lendemain, la vieille Marguerite se leva bien avant le jour pour aller raconter aux commères qu hameau voisin l'histoire du petit enfant. Au récit merveilleux qu'elle fit, tous les bras tom- 6 32 LE PERE GIGOGNE bérent de surprise, et ce fut parmi les bonnes fem- } à part, devaient produire un assez grand nombre de mes à qui s’écrierait le plus fort. Un instant aprés, toutes les langues étaient en campagne, et le petit jour n’avait pas encore paru a l'horizon, que déjà la nouvelle s'était propagée à plus de dix lieues à la ronde. Seulement, comme il arrive d'ordinaire, la nou- velle avait pris dans sa course des proportions effroya- bles : ce n’était plus, comme au point de départ, un petit enfant qui avait mangé le souper des pauvres gens qui l'avaient recueilli; c'était un ours blanc d’une taille gigantesque qui s’était jeté dans la cabane des bicherons, et les avait inhumainement dévorés. Un peu plus loin, et dans la ville qui était la capi- tale du royaume, la nouvelle avait encore grandi; Yours blanc qui avait mangé deux vieillards s’était transformé en un monstre gros comme une monta- gne, qui avait englouti d’une bouchée vingt familles entières de bücherons avec leurs cognées. Aussi les bons bourgeois de la ville s'étaient-ils bien gardés de mettre le nez à la fenêtre pour aspi- rer, comme à l’accoutumée, l’air du matin; barrica- dés dans leurs maisons, ils se tenaient blottis au fond de leurs lits et la tête sous la couverture, n’osant souffler ni broncher, tant ils avaient peur. C'était cependant un tout petit enfant qui causait une si grande terreur; ce qui vous prouve, mes chers amis, qu'il faut toujours voir de près les choses avant de s’en cffrayer. Or, ce jour-là, le roi de Bohème devait traverser la ville en grande pompe, pour inaugurer, suivant l'an- tique usage, la nouvelle session de son parlement : ce qui veut dire tout simplement, mes chers enfants, que 5a Majesté devait réciter un beau compliment à son peuple, afin de recevoir de grosses étrennes. La circonstance élait grave; il s'agissait de faire décréter le payement de nouveaux impôts, tous plus bsurdes les uns que les autres, mais qui, absurdité millions. Il était encore question de demander quelques pe- tites dotations, l’une pour la fille unique du roi, alors âgée de quinze ans, les autres pour les princes et les princesses qui n'étaient pas nés, mais que le roi et la reine ne désespéraient pas de créer et mettre au monde, un jour ou l’autre. Depuis un mois, matin et soir, le roi s'était en- fermé dans son cabinet et, les yeux fixés au plancher, avait fait des efforts inouïs pour apprendre par cœur le fameux discours que lui avait préparé à cette occa- sion le seigneur Alberti Renardino, son grand mi- nistre, mais il n’avait pu en retenir une seule phrase. — Que faire? s’était-il écrié un soir, en tombant af- faissé sur son trône, tout haletant des efforts infruc- tueux qu'il avait faits. — Sire, rien n’est plus simple, avait répondu le seigneur Renardino qui était entré sur ces entrefai- tes... Voilà! — et d’un trait de plume il avait réduit le discours de moitié, et augmenté du double, par compensation, le chiffre des impôts et des dotations. Donc le roi, accompagné d’un nombreux cortége, était sorti de son palais et s’acheminait au petit pas de sa mule vers le lieu de la séance royale. A sa droite était la reine, étendue tout de son long dans un palanquin porté par trente-deux esclaves noirs, les plus robustes qu’on avait pu trouver. A sa gauche, montée sur un cheval isabelle, était Pleur-d’Amandier, l’héritière du royaume et la plus belle princesse qui se pat voir au monde. Sur la seconde file, venait un haut personnage, ri- chement costumé à l'orientale, mais laid à faire peur; il était bossu, cagneux, et avait la barbe, les sourcils eLles cheveux d’un roux si ardent, qu'il était impossible de le regarder en face sans cligner les yeux, C'était le prince Azor, un grand batailleur, tou- LA JEUNESSE DE PIERROT jours en guerre avec ses voisins, et que, par politi- que, le roi de Bohème avait fiancé la veille à Fleur- d’Amandier. Ce vilain homme avait voulu assister à la cérémonie, afin d’arracher, par la terreur qu’il in- spirait un vote d’urgence sur la dotation de sa fiancée. A côté de lui marchait le seigneur Renardino, qui riait sournoisement dans sa barbe en songeant aux impôts énormes dont, grâce à lui, le bon peuple de Bohéme allaït être écrasé. Le cortége n'avait pas fait cent pas, que la sur- prise se peignit sur tous les visages. Les boutiques étaient fermées et les rues complétement désertes. L’étonnement redcubla lorsqu'un héraut vint an- noncer au roi que la salle du parlement était vide. — Par ma bosse! qu'est-ce que cela veut dire? s’écria le prince Azor, qui avait vu le beau visage de Fleur-d’Amandier rayonner de joie à celte nouvelle. Aurait-on voulu, par hasard, me mystifier ? — Au fait, qu'est-ce que cela signifie, seigneur Re- nardino, demanda le roi, et pourquoi mon peuple n'est-il pas ici, sur mon passage, à crier comme d'habitude: Vive le roi! Le grand ministre, qui ignorait la nouvelle du jour, ne savait que répondre, lorsque le prince Azcr, pourpre de colère, lui appliqua sur la joue un souf- flet. Le méchant homme avait vu pour la seconde fois Fleur-d’Amandier sourire sous son voile, et il se croyait décidément mystifié. — Roi de Bohème, s'écria-t-il en grinçant des dents, cette plaisanterie vous coûtera cher; et pi- quant des deux, il s'enfuit au grand galop de son coursier, A ces paroles, qui renfermaient une menace de guerre, tous les visages devinrent fort piles, à l'ex- ception de la joue du seigneur Renardino, qui était devenue fort rouge. Ce fut bientôt un désarroi général, Le roi et tous 1 83 les gens de sa suite s’enfuirent vers le palais en criant aux armes, et les trente-deux esclaves noirs, pour courir plus vite, laissérent sur la place le palanguin de la reine. Mais, fort heureusement, Sa Majesté, qui croyait assister déjà à la séance royale, s'était profondément endormie. Récapitulons maintenant les événements qui s’é- taient passés. Un vaste royaume en émoi, un mariage rompu, une déclaration de guerre et une grande reine laissée sur le pavé ; — tout cela parce qu’un pauvre bûche- ron avait trouvé la veille un petit enfant au fond d’une forêt. À quoi tiennent, mes chers enfants, le sort des rois etles destinées des empires ! CHAPITRE TITI BAPTÈME DE PIERROT La scène que nous venons de narrer avait fait une telle impression sur l'esprit du roi, qu'à peine de re- tour dans son palais, il revêtit sa cotte de mailles, qui élait fort rouillée depuis la dernière guerre, el se mit à s’escrimer d’estoe et de taille contre un ma- nequin costumé à l'orientale, et qui était censé repré- senter le prince Azor. Il lui avait passé plus de cent fois son épée au tra- vers du corps, lorsqu'une idée soudaine lui vint à l'es- prit; c'était de faire comparaitre par-devant lui le seigneur Bambolino, le maire de la ville, afin de sa- voir ce que pouvait être devenu son peuple, Après une visite domiciliaire des plus minulieuses, mative Bambolino fut enfin trouvé sous un amas de 83 bottes de paille, au fond d’un grenier, n'ayant en tout et pour tout sur sa personne qu’une chemise, et 3 courte que ça faisait peine à voir. Dans la crainte d’être dévoré, le pauvre homme s'était mis au cou un large collier de cuir, hérissé de pointes aiguës, comme les chiens de berger sont accoutumés d’en porter dans l'exercice de leurs fonctions pour tenir messires les loups en respect. Amené au pied du trône du roi, ce fut à grande peine, tant il grelottait, qu’il raconta l’histoire du monstre et de ses odieux méfaits. A cette nouvelle, toute la cour fut en l'air; mais le roi, qui se sentait en humeur de guerroyer, réso- lut à l’instant même de se mettre en chasse, malgré les représentations du seigneur Renardino, qui pré- tendait qu’il valait mieux employer la voie diploma- tique, et livrer au monstre, jour par jour, tel nom- bre de sujéts qui serait jugé nécessaire à sa consom- yoation. — A la bonne heure! avait repartile roi; mais ré- fléchissez bien, seigneur Renardino, qu’en votre qua- lité de grand ministre, vous serez chargé de la négo- ciation. Son Excellence avait réfléchi et n'avait pas in- sisté. Le roi se mit donc sur l'heure en campagne à la tête de toute sa cour, et sous l’escorte d’autant de gardes qu’il en put réunir, Fleur-d’Amandier, qui aimait la chasse de passion, s'élait jointe au corlége et faisait piaffer avec une grâce toute charmante son blanc destrier, lequel s’en donnait à cœur joie, et faisait feu des quatre pieds, lant il élait heureux et fier de porter une si belle princesse, Quand à la reine, dont l'absence n'avait pas été remarquée depuis le matin, à raison de la gravité des circonstances, elle dormait en pleine rue dans son palanquin, LE PÈRE GIGOGNE Le cortége avait chevauché depuis plusieurs heures sans rencontrer âme qui vive, quand tout à coup une pauvre vieille toute déguenillée sortit comme par enchantement du milieu des broussailles qui bor- daient la route. Elle s’ayanca, appuyée sur un grand bâton blanc, auprès du roi, et, lui tendant la main, elle lui dit d’une voix cassée : — La charité, mon bon séigneur, s'il vous plait, car j'ai bien faim et j'ai bien froid ! — Arrière, vieille sorcière, coureuse de grands chemins! s’écria le seigneur Renardino; arrière, ou je te fais arréter et mettre en prison ! Mais la vieille avait un air si misérable que le roi en fut tout apitoyé et lui jeta sa bourse, qui était pleine d’or. De son côté, Fleur-d’Amandier glissa sams étre vue, dans la main de la pauvre femme, un magnifique col- lier de perles qu’elle avait détaché de son cou. — Prenez ceci, ma bonne femme, lui dit-elle tout bas, et venez me voir demain au palais. Mais elle avait à peine prononcé ces mots que la vieille mendiante avait disparu, et, chose étrange, le roi retrouvait dans sa poche sa bourse pleine’ d’or, et le collier de perles étincelait de plus belle au cou de Fleur-d’Amandier. Il n’y avait que le seigneur Renardino, qui avait beau se fouiller de la tête aux pieds, et qui ne re- trouvait plus sa bourse, qu'il était cependant bien sûr d’avoir emportée. A cent pas plus loin, notre troupe fit la rencontre d'un jeune pâtre qui jouait tranquillement de la flûte en veillant à la garde de ses moutons, pauvres bêtes qui avaient grand'peine à trouver sous la neige quelques petits brins d'herbe à se mettre sous la dent. — Ohé! l'ami, ohé! cria le roi, pourrais-tu nous dire de quel côté se tient la bôte féroce que nous | allons courre? LA JEUNESSE DE PIERROT 85 — Sire, dit le petit pâtre en s’inclinant respec- tucusement devant le roi avec une grâce et une ai- sance qu’on était loin d'attendre d'un jeune garcon d'aussi médiocre condition, Votre Majesté a été trompée, cemme bien d’autres; la bête féroce dont on vous a parlé n’est pas du tout une bête féroce, c’est un petit enfant bien innocent, ma foi, dont un bücheron a fait hier la trouvaille dans la forêt que vous voyez là-bas, là-bas, derrière ce buis- son. Puis, il se mit à faire au roi la description du petit bonhomme, de la blancheur de son teint, qui était plus blanc que tout ce qu'il y a de plus blanc au monde, tant et si bien que le roi, qui élait un grand naturaliste, concut tout de suite le projet de con- server le petit phénomène dans un bocal d’esprit-de- vin, — Nous serions curieux, Fleur-d’Amandier et moi, reprit-il adroitement, de voir un êlre aussi meryeil- leux, Voudrais-tu bien, mon petit ami, nous servir de guide? — Je suis aux ordres de Votre Majesté, répondit le jeune patre, qui, au seul nom de Fleur-d’Amandier, élait devenu rouge comme une cerise. La caravane se remit en marche sous la conduite du jeune guide, et bien lui en prit, car il connaissait si bienles chemins de trayerse qui raccourcissaient la route de plus de moilié, qu'au bout d’une heure on arriva devant la cabane du bûcheron, Le roi descendit de sa mule et frappa à la porte, — Qui est li? demanda une petite voix argentine qui parlait de l'intérieur de la chaumine, — C'est moi, le roi! A ces mots magiques, l'huis s'ouvrit de lui-même, comme la fameuse caverne de feu Ali-Baba, et le petit enfant apparut sur le seuil, son feutre blanc à la main, 4 1 H Vous auriez été bien empéchés, mes chers enfants, de vous trouver ainsi face à face avec l’un des plus grands rois de la terre. Plus d’un d’entre vous, j’ima- gine, se serait bien vite blotti dans un coin et cou- vert le visage de ses deux mains, sauf à écarter un tantinet les doigts pour voir si les rois sont faits comme les autres hommes; mais il n’en fut pas de même du pelit enfant; il s’avanca avec une grâce ex- quise au-devant de Sa Majesté, posa le genou en terre et baisa respectueusement le pan de son man- teau. Je ne sais, en vérité, où il avait appris tout cela. Se retournant ensuite vers Fleur-d'Amandier, qu’il salua le plus galamment du monde, il lui offrit sa petite main blanche pour l'aider à descendre de son destrier. Cela fait, et sans s'inquiéter du seigneur Renar- dino, qui attendait de lui même office, notre petit garcon fit un geste des plus gracieux au roi et à la princesse pour les inviter à s'asseoir. Le bûcheron et sa femme, qui s'étaient mis à table pour diner deux heures plus tôt qu’à l'ordinaire, étaient restés cois à la vue d'aussi grands person- nages, et le cœur leur battait bien fort. — Bonnes gens, leur dit le roi, riches et bien riches je vous ferai, si vous voulez m’accorder deux choses : me confier d'abord ce petit garcon, que je veux atta- cher à ma personne, et me donner ensuite de ce brouet fumant qui a si bonne mine, car j'ai tant che- vauché toute la journée que je me meurs de male faim, Le bûcheron et sa femme étaient si interdits qu'ils ne trouvèrent pas un mot à répondre. — Sire, dit alors le pelit bonhomme, vous pouvez disposer de moi comme il vous plaira, je suis tout à votre service et prêt à vous suivre. Que votre Majesté daigne seulement m'accorder la faveur d'emmener avec moi ces bonnes gens qui m'ont recueilli, et que j'aime tout autant que si j'étais leur propre fils. Quant à ce brouet, ne vous en faites faute : j'ose es- 86 LE PERE GIGOGNE pérer méme que vous me ferez Vhonneur, tout petit que je sois, de m’accepter pour votre échanson. — Accordé, dit le roi en frappant amicalement sur la joue du petit bonhomme ; tu es un garçon de grand sens, et je verrai plus tard ce que je puis faire de toi. Et sur ce, il prit, ainsi que Fleur-d’Amandier, la place du bûcheron et de sa femme, qui ne compre- naient pas qu’un roi fût venu de si loin pour manger leur maigre souper. Le repas fnt des plus gais; leroi daigna même, dans sa joyeuseté, risquer quelques bons mots auxquels le petit enfant eut la courtoisie d’applaudir. Après le souper, on fitles préparatifs du départ, afin de rentrer au palais avant la nuit. Le bûcheron et sa femme, à qui le roi voulait faire honneur, furent hissés à grand’peine sur la mule du seigneur Renar- dino, et s’assirent en croupe derrière lui. Le petit enfant sauta lestement sur le dos d’un vieil âne qu'il était allé chercher dans l'écurie, et qui en voyant tant de monde, se mit à braire de toutes ses forces, tant il éprouvait de contentement de se trouver en si bril- lante compagnie. Il n’est pas jusqu’au jeune patre qui né trouvât à s’accommoder tant bien bien que mal derrière le grand officier des gardes du roi. On se mit en route en silence, car on avait remar- qué qne le roi venait de se plonger dans de pro- fondes méditalions. Il cherchait, en effet, un nom à donner au petit bonhomme, et, comme d’habitude, il né trouvait rien. Mais nous allons laisser la calvacade continuer son chemin, pour raconter un tout petit événement qui s'élait passé au palais pendant l'absence du roi. Les esclaves noirs, qui s’élaient enfuis lors de l'al- garade du prince Azor, réfléchirent bientôt que le seigneur Renardino se ferait un malin plaisir de les faire pendre, s'il apprenait leur désertion, Ils revin- rent donc vers le palaquin, le soulevèrent avecpr caution et le transportérent au palais. Là, ils dépo- sèrent tout doucement la reine sur un lit de brocart d'or, et se retirérent dans l’antichambre, soulagés d’un grand poids. Or, il faut que vous sachiez, mes chers enfants, que la reine avait la passion des petits oiseaux ; elle en avait de toutes sortes, de toute nuance et de tous pays. Lorsque les jolis prisonniers s’ébattaient dans leur belle cage à treillis d’or, et croisaient, dans leurs jeux, les mille couleurs de leur plumage, oneûtcru voir voltiger un essaim de fleurs et de pierres précieuses ; et c'était un concert de gazouillements joyeux, de roulades, de trilles éblouissants à rendre fou un mu- sicien, Mais ce qui vous étonnera, comme j’en fus étonné moi-même, c’est que Je favori de la reine n'était ni un bengali, ni un oiseau de paradis, ni quelque autre d’aussi gentil corsage; mais un de ces vilains moi- neaux francs, grands pillards de grains, qui vivent dans la campagne aux dépens des pauvres gens. Bien que la reine fat très-bonne pour lui, et lui pardonnat les licences parfois incroyables qu'il se permettait, le petit ingrat n’en regrettait pas moins sa liberté et becquetait souvent avec colère les vitres qui le rete- naient prisonnier. Dans la précipitation que la reine avait mise à se joindre au cortége du roi, elle avait oublié, le matin, de fermer la fenêtre, et crac... no- tre moineau, profitant d’une si belle occasion, avait pris son vol dans le ciel. Qui fut bien triste ? Ce fut la reine à son réveil, quand elle ne trouva plus son petit favori; elle cher- cha partout dans sa chambre, et, voyant la fenêtre ouverte, elle devina tout. Elle courut alors à son balcon, et se mit à appeler par son nom et avec les épithètes les plus tendres, notre fuyard, qui se donna bien garde de lui répon- dre, je vous assure. Il y avait au moins une heure qu'elle appelait son lens tite ti LA JEUNESSE DE PIERROT 87 cher pierrot, quand les portes de sa chambre s’ouvri- rent avec fracas et donnèrent passage au roi. — Pierrot! Pierrot! s’écria-t-il en bondissant de joie, voilà précisément ce que je cherchais. - — Hélas! je l'ai perdu, répondit tristement la reine, qui pensait toujours à son oiseau. — Au contraire, c’est vous qui l’avez trouvé, répli- qua le roi. La reine haussa les épaules, et crut que le roi était devenu fou. Et voila, mes chers enfants, comment le nom de Pierrot fut donné 4 notre héros. CHAPITRE IV : AU CLAIR DE LA LUNE, MON AMI PIERROT Un mois s'était écoulé depuis les derniers événe- ments que nous venons de raconter. Pierrot, par un prodige qu’il m'est impossible de vous expliquer, grandissait à vue d'œil et si vite que le roi, tout émerveillé d’un phénomène aussi extraor- dinaire, avait passé régulièrement plusieurs heures par jour, immobile sur son trône, à le regarder pous- ser. Notre héros avait su, d’ailleurs, s’insinuer si adroitement dans les bonnes grâces du roi et de la reine, qu'il avait été nommé grand échansen de la couronne, fonction très-délicate à remplir, mais dont il s’acquittait avec un tact parfait et une habileté sans égale. Jamais la cour n'avait été plus florissante, ni le visage de Leurs Majestés enluminé de plus riches couleurs, au point que c'était entre elles à ce sujet un échange perpétuel de félicitations tant que le jour durait. Seule entre toutes, la figure blême du seigneur Re- nardino avait considérablement jauni : c'était l'effet de la jalousie que lui inspirait l'élévation de notre ami Pierrot, qu'il commençait à hair du fond du cœur, Le jeune pâtre que nous avons ya servir de guide au cortége avait été fait grand écuyer, et il n’était bruit partout que de sa belle tenue et de sa bonne mine, Chaque fois que Fleur-d’Amandier traversait la grande salle des gardes pour se rendre aux appar- tements de sa mére, il avait si bon air et paraissait si heureux en lui présentant sa hallebarde, que la jeune princesse, qui ne voulait pas être en reste ayee un écuyer si courtois, lui tirait en passant une réyé- rence. Or, comme le jeune écuyer est appelé & jouer un rôle dans cette histoire, il est bon de vous dire tout de suite, mes ‘chers enfants, qu’il s'appelait Cœur- d'Or. Le bûcheron et sa femme avaient été nommés sur- intendants des jardins du palais, et, grâce à Pierrot, recevaient chaque jour, dans la jolie maisonnette qu’ils habitaient, les rogatons de la desserte royale. Le méchant prince Azor troublait seul tant de bien- être. Le roi lui avait envoyé une magnifique ambas- sade, chargée de riches présents, pour lui offrir de nouveau la main de la princesse sa fille; mais le prince, qui était toujours en colère, à en juger par l'état de sa barbe, de ses cheveux et de ses sourcils, qui étaient fort hérissés, avait fait déposer les pré- sents dans son trésor et mettre à mort les ambassa- deurs. Après cet exécrable attentat, il avait écrit de sa propre main un message au roi, dans lequel il lui faisait à savoir qu’il commencerait contre son royaume une guerre d’extermination au printemps prochain, et qu’il ne se tiendrait pour content que lorsqu'il au- rait haché lui, toute sa famille et tout son peupl menu comme chair à pâté, Lorsque les premières alarmes que cette nouvelle avait fait naître furent dissipées, le roi avisa aux moyens de pourvoir à la défense de ses États, Il as- sembla à l'instant même tous les artistes de son royaume, et fit peindre sur les remparts de la ville 85 LE PERE GIGOGNE les figures de monstres et de bétes féroces qu'il jugea les plus propres à jeter l'épouvante parmi ses enne- mis. C’étaient des lions, des ours, des tigres, des pan- thères qui allongeaient des griffes longues d’une lieue, et qui ouvraient des gueules si larges, qu'on voyait très-distinctement et d’outre en outre leurs entrailles; des crocodiles qui, ne sachant quel prétexte imagi- ner pour montrer leurs dents, avaient pris le parti de se promener tout bonnement les mâchoires béan- tes; des serpents dont les immenses replis faisaient tout le tour des murailles, et qui semblaient encore fort embarrassés de leurs queues; des éléphants, qui, pour faire parade de leurs forces, se prélassaient gravement avec des montagnes sur le dos; enfin, c'était une ménagerie comme on n'en avait jamais vu, mais d’un aspect si affreux, que les citoyens n’osaient plus entrer dans la ville, ni en sortir, dans la crainte d’être dévorés. Cette œuvre de haute stratégie terminée, le roi passa la revue de ses troupes, et ce ne fut pas sans orgueil qu'il se vit à la tête d’une armée composée de deux cents hommes d'infanterie et de cinquante cavaliers, Avec une force aussi imposante, il se crut en élat de faire la conquête du monde, et attendit de pied ferme le prince Azor. Cependant, Pierrot, qui servait en sa qualité de de grand échanson à la table du roi, s'était souvent laissé aller à contempler dans une muette admiration les trails si fins et si purs de Fleur-d’Amandier, et il y avait pris tant de plaisir, qu’un beau soir, il sentit quelque chose remuer tout doucement dans sa poi- trine, comme un pelit oiseau qui s'éveillerait dans on nid; tout à coup son cœur avait battu si vite, puis si fort, qu'il avait été obligé de porter la main à son pourpoint pour mettre le hold. — Tiens, tiens, tiens! s'était-il écrié sur toutes sortes d'intonations, comme fait un homme étonné q ‘élonne encore davantage; puis, après cette exclamation, il s’était rétiré tout pensif, et avait erré toute la nuit, au clair de la lune, dans les jardins du palais. Je ne sais, mes enfants, quelle folle idée il se mit en téte; mais, dés le lendemain, il entoura Fleur- d’Amandier des attentions les plus délicates, placa chaque joura table devant elle un magnifique bouquet de fleurs fraîchement cueillies dans les serres du pa- lais, et ne cessa de regarder du coin de l’œil la jeune pringesse qui n’y prenait garde : il était si préoccupé qu’il ne savait plus du tout ce qu'il faisait, et com- mettait dans son service bévue sur bévue : tantôt il laissait choir la poivrière dans le potage du seigneur Renardino; tantôt il lui enlevait son assiette avant qu'il eit mangé; une autre fois il versa dans le dos de Son Excellence le contenu d’uneaiguiére, croyant donner à boire au roi, et enfin, au dessert, il lui jeta en plein sur sa perruque un immense plum-pudding au rhum tout enflammé; ce gui avait si fort diverti Sa Majesté, que, pour lui donner carriére, on avait bien vile desserré la serviette qu’elle avait, suivant Vhabitude, attachée autour de son cou. — Riez, riez, avait grommelé tout bas le seigneur Renardino; rira bien qui rira le dernier. Et, après cette menace, il avait éteint sa perruque et fait semblant de rire comme les autres, mais du bout des dents, comme vous pensez bien. Quelques jours après, il y eut grand bal à la cour; le roi, pour intéresser ses sujels à sa querelle contre le prince Azor, avait invité toutes les autorités civiles el militaires du pays. Jamais on n'avait vu de plus brillante assemblée. Le roi et la reine avaient revêtu pour la circonstance leurs grands manteaux d’hermine semés d'abeilles d'or, et portaient enchâssés dans leurs couronnes royales deux gros diamants qui scintillaient comme des étoiles, mais qui étaient si lourds que Leurs Ma- jestés, la tête dans les épaules, ne pouvaient broncher, LA JEUNESSE DE PIERROT 89 Ce fut un spectacle vraiment féerique lorsque, sous le feu croisé des lustres et des candélabres, les danses commencèrent ; danses de cour tout éblouis- santes d'or, de fleurs et de diamants; danses de Bo- héme tout étincelantes de verve, de grace et de légè- reté. Pierrot fit des prodiges, et plusieurs fois le roi et la reine, n’y pouvant tenir, déposèrent leurs cou- ronnes sur un fauteuil pour l’applaudir tout à l'aise. Ce fut bien autre chose encore, lorsqu'il vint à danser avec Fleur-d’Amandier. Il fallait voir alors, mes chers enfants, comme il y allait de ses deux bras, de ses deux pieds, de tout son cœur; comme il franchissait d'une enjambée la grande salle du bal, et revenait ensuite à petits bonds, en sautillant comme un oiseau. Il fallait voir les pirouettes qu'il faisait, et comme il tourbillonnait sur lui-même; son mouvement était si rapide, que toute sa per- sonne se voilait peu à peu d’une gaze légère, et bien- tôt se changeait en une vapeur blanche, indistincte, eten apparence immobile. Cen’était plus un homme, c'était un nuage; mais il n'avait qu’à s'arrêter court, le nuage se dissipait, et tout à coup l’homme repa- raissait, Toute l'assemblée prit à ce divertissement le plus grand plaisir, et chaque fois que Pierrot disparaissait ou reparaissait, le roi ne manquait pas de s’écrier d’une voix tour à tour inquiète et joyeuse : — Ah! il n’y est plus! — Ah! le voilà! Exalté par le succès, notre héros résolut de cou- ronner toutes ses prouesses par un coup d'éclat, c'est-h-dire par le grand écart; mais, au plus fort de ses exercices, la fatalité voulut qu'il acerochat de l'une de ses jambes la jambe du seigneur Renar- dino, et patatras, voilà notre grand ministre étendu tout de son long sur le plancher, tandis que sa per- nant sur son axe, des torrents de poudre à rendre aveugle toute l'assemblée. Le pauvre homme se releva furieux, courut tout droit à sa perruque, qu’il rajusta du mieux qu'il put sur sa tête; puis, saisissant Pierrot par un bouton de son pourpoint : — Beau masque, lui dit-il d’une voix que la colère faisait siffler entre ses dents, tu me feras raison de cette insulte. — Comment! c'était donc vous? repartit ironique- ment Pierrot. — Ah! tu joues la surprise, répliqua Renardino; voudrais-tu par hasard me faire croire que tu ne l'as pas fait exprès ? — Oh! pour cela non, repartit vivement Pierrot, car je mentirais — Insolent! — Plus bas, Excellence; le roi vous regarde et pourrait s’‘apercevoir que votre perruque est de travers. Pour s’assurer du fait, Renardino porta brusque- ment la main à son front. — Voyons, reprit Pierrot en reculant d'un pas, ne faites pas tant de poussière; c’est un duel que yous voulez, n’est-ce pas? — Un duel a mort! — Trés-bien; ilne faut pas rouler vos yeux comme yous faites pour me dire une chose aussi simple. Le rendez-yous ? — Le rond-point de la Forét Verte. — Charmant ! Et l'heure? — Demain matin, huit heures. — J'y serai, seigneur Renardino, Et, faisant une pirouette, Pierrot vint se placer auprès de la porte d'entrée, où se tenait Cœur-d'Or. Il y était à peine que le jeune écuyer, qui l'avait vu, non sans dépit, danser avec Fleur-d'Amandier, lui laissa tomber sur le pied le bout ferré de sa halle- ruque, lancée à vingt pas de là, vomissait, en tour- | barde, 90 LE PERE GIGOGNE — Allons, saute, Pierrot ! lui dit-il en même temps tout bas, et Pierrot de bondir, en poussant un cri de douleur, jusqu'au plafond. A ce nouveau tour de force, les applaudissements éclatèrent de plus belle. Le roi et la reine se renver- sèrent en riant sur leur trône, et leurs couronnes, perdant l'équilibre, s’en allèrent rouler comme deux cerceaux dans la grande salle du bal. Par bonheur, les courtisans étaient là ; ils couru- rent après. Laissons-les faire, mes chers enfants, c’est leur métier. Après la danse, la musique eut son tour; on en- tendit d’abord de grands airs d’opéra exécutés par les virtuoses les plus célèbres de la Bohême, ce qui n’empécha pas que la reine ne fût obligée plu- sieurs fois de pincer le roi qui s’oubliait sur son trône. Lorsqu'on eut payé le juste tribut d'hommage qui est dû aux grands maîtres, Fleur-d’Amandier se leva de son siége et chanta sans se faire prier. A la bonne heure! ce fut merveille d’entendre cette voix fraiche cl pure, tour à tour voix de fauvette et de rossignol, qui tantôt modulait des sons tristes à faire pleurer, et tantôt éclatait en mille notes joyeuses qui petillaient dans l’air comme des fusées. Tout le monde était attendri, La reine sanglotait ; Cœur-d’Or, sa hallebarde à la main, pleurait comme un enfant, et le roi, pour dissimuler son émotion, se moucha si fort, qu’il fallut faire le lendemain des réparations aux voûtes du palais. Lorsque le silence fut rétabli, le roi dit tout bas à la reine : — Je voudrais bien entendre maintenant une pe- tite chansonnette ! — Y pensez-vous, sire? une chansonnette ! — Il n'y a que cela qui m'amuse, vous le savez bien. — Mais, sire... — Je veux une chansonnette, entendez-vous ; il me faut une chansonnette, ou je vaisme mettre en co- lère. — Calmez-vous, sire, reprit la reine, qui traitait le roi en enfant gâté, et se tournant vers le cercle des dilettantes. — Messieurs, dit-elle, le roi désire que vous lui chantiez une chansonnette. Tous les dilettantes se regardèrent stupéfaits, mais aucun d’eux ne bougea. Le roi commençait à s’impatienter, lorsque Pierrot, écartant la foule, s’avança jusqu’au pied du trône. — Sire, dit-il en faisant un profond salut, j'ai com- posé hier, en votre honneur, une petite chanson : Au clair de la lune; vous plairait-il de l’ouiïr ? — Je veux l’ouir, en effet, répondit le roi, et in- continent. A ces mots, Pierrot prit une guitare, et, la tête penchée sur l'épaule, chanta. Je ne saurais vous décrire, mes chers enfants, l'enthousiasme que cette chanson excita dans la grande salle du bal. Le roi en trépigna d’aise sur son tréne, et toute la cour battit des mains en faisant chorus. Pendant toute la soirée, on ne parla pas d’autre chose que de lair de Pierrot, et les grands virtuoses de la Bohéme s’esquivérent l’un après l’autre, pour aller composer bien vite sur cet air des variations magnifiques, que vous ne manquerez pas d’apprendre un jour ou l’autre, mes pauvres enfants. A minuit, le roi et la reine se relirèrent dans leurs appartements et se mirent au lit; mais, ne pouvant dormir, ils se dressèrent tous deux sur leur séant et chantèrent à gorge déployée le fameux nocturne, jusque bien avant dans la nuit, | LA JEUNESSE DE PIERROT CHAPITRE V LE PETIT POISSON ROUGE Le lendemain matin, sept heures venaient à peine de sonner à toutes les horloges de la ville, que le seigneur Renardino se promenait déjà de long en large au lieu du rendez-vous, le rond-point de la Fo- rêt Verte. Il était accompagné d’un vieux général, tant mutilé par la bataille, qu’il ne lui restait plus qu'un œil, un bras et une jambe, et encore pas au complet ; ce qui ne l’empéchait pas d’être fort jovial, de friser sa moustache et de redresser fièrement sa Ataille quand une jolie dame passait prés de lui. La promenade des deux amis durait dephis deux ‘heures, lorsque le vieux général s’arréta pour con- sulter sa montre. — Mille millions de hallebardes! s’écria-t-il, il est neuf heures! Est-ce que ton Albinos ne viendrait pas, d’ayenture? J'aurais élé curieux, cependant, de savoir s’il avait du sang ou de la farine dans les veines. — Tu le sauras bientôt, répondit le grand ministre en grinçant des dents, car je le vois là-bas qui ar- rive... Et il serra conyulsivement la coquille de son épée. En effet, c’était Pierrot qui arrivait, accompagné d’un marmiton, lequel portait sous son tablier deux broches à rôtir qu'il avait prises le matin dans les cuisines du roi, et qui étaient si longues que les pointes trainaient par terre à dix pas derrière ses ta- lons. Lorsque les parties en présence eurent échangé le salut d’usage, les témoins tirèrent les armes au sort. — Pile! dit le général, qui jeta en l'air une pièce de monnaie, ————“0" oo 91 — Face ! dit le marmiton. J'ai gagné, reprit aussitôt le marmiton, qui empo- cha par distraction la pièce de monnaie du vieux gé- néral ; à nous le choix des armes. Et, prenant les deux broches, il tendit l’une au seigneur Renardino et l’autre à Pierrot. | Les champions s’alignérent et le combat com- menca. Le grand ministre, fort habile en matiére d’es- crime, s’avanca droit sur son adversaire et lui porta en pleine poitrine deux coups de pointe ; mais, chose étrange ! la broche rebondit comme un marteau sur l’enclume et fit jaillir des étincelles du pourpoint de Pierrot. Renardino s'arrêta, étonné. Pierrot profita de ce temps d'arrêt pour lui lan- cer un violent coup de pied dans les jambes. Ce fut un bien autre étonnement pour Renardino, qui sauta en l'air en hurlant. — Damnation ! s’écria-t-il, tout écumant de rage, et il s’élanca de nouveau sur Pierrot, qui se mit à rompre, sans cesser cependant de harceler son anta- goniste. Le pauvre Renardino était tout éclopé; mais, de son côté, Pierrot courait le plus grand danger; dans sa marche rétrograde, ilavait rencontré un arbre où il se trouvait acculé, — Je te tiens enfin! dit le grand ministre, qui, voyant toute retraite fermée à son adversaire, se flat- tait du malin espoir de le clouer sur l'arbre, comme on fait d'un papillon dans un herbier. — Attrape ça! cria-t-il, et, se fendant à fond, il lui porta la botte la plus furieuse qu'il pat faire. Mais Pierrot, qui l'avait vu venir, esquiva le coup en sautant par-dessus sa tôle, La broche de Renardino alla s'enfoncer dans le cœur de l'arbre. Vite, vite, il se mit en posture de la dégager; mais 92 Li PERE GIGOGNE Pierrot ne lui en laissa pas le temps, et lui assena, drus comme gréle, de grands coups de pied par der- riére. — Grace, grace! s’écria enfin le malheureux Re- nardino, je suis mort! et, lachant prise, il se laissa Jomber à terre. En ennemi généreux, Pierrot cessa de frapper, et tendit la main à son adversaire, qui se releva tout honteux, aux éclats de rire des témoins. — Mille millions de hallebardes! criait le vieux général, comme il t’a tambouriné, mon pauvre ami! tu en as au moins pour quinze jours sans pouyoir Vasseoir, et pour un homme de cabinet c’est bien gènant ! — Je vais prendre les devants, disait de son côté le marmiton, pour faire préparer les com- presses. Après maint autre quolibet, nos personnages re- prirent chacun de son côté le chemin du palais. Pendant que ceci se passait, toute la cour était en rumeur, Le roi, qui s'était mis à table pour déjeu- ner, avait remarqué que le service de vaisselle plate dont la reine lui avait fait cadeau le jour de sa fête n'était pas à sa place accoutumée et le réclamait à grands cris. Depuis une heure, écuyers tranchants, cuisiniers, marmitons, cherchaient, fouillaient, mettaient tout sens dessus dessous, mais ne trouvaient rien. — Où est ma vaisselle plate? criait le roi; il me faut ia vaisselle plate, et tout de suite, ou je vous fais pendre tous, les uns au bout des autres, dans la cour de mon palais... Cà, voyons, qu'on appelle mon grand échanson ! - Sire, hasarda un marmiton, monsieur le grand échanson est sorti, — Qu'on me l'amène, mort ou vif, qu'on me l’a- \ëne | — Sire, me voici, dit Pierrot qui entrait sur ces entrefaites, et voici en outre les objets que vous ré- clamez. Mettant alors la main sous son pourpoint, il en ti: six grands plats d’argent qui étaient dans un état à! freux à voir, tant ils avaient recu de horions. — Qu'est-ce que cela veut dire? demanda le roi, rouge de colère. — Sire, répondit Pierrot, vous vous rappelez l'or- dre que veus m'avez donné de faire graver votre chil. fre royal sur ces belles pièces d’argenterie... — Je me le rappelle, en effet, dit le roi. — Eh bien, ce matin, je les avais emportées pour les remettre à l’orfévre de Votre Majesté, et par par crainte des voleurs, je les avais placées là sous mon pourpoint, lorsque, chemin faisant, il me revint à l'esprit que le seigneur Renardino, votre grand ministre, m’attendait dans la Forêt Verte pour une affaire d'honneur. — Une affaire d'honneur! s’écria le roi. Ah! c’est très-bien, seigneur Pierrot... mais non, je me trompe, c’est mal, c’est fort mal, monsieur l’échanson. — Vous savez qu'un édit royal défend expressément à nos sujets de se battre en duel. — En vérité, sire, je l’ignorais. — C'est bien, c'est bien, je te pardonne pour cetle fois, mais n’y reviens plus, et continue ton his- toire. | 9? — Je n'avais pas une minute à perdre, reprit Pier- rot, car l'heure fixée pour la rencontre était passée depuis longtemps; je courus de suite au palais, pris avec moi un marmiton pour me servir de témoin, et dans ma précipitation, j’oubliai de déposer sur le dressoir votre vaiselle plate. — De façon que tu l'es battu avec ma vaisselle?... — Hélas! oui, dit Pierrot, et Votre Majesté peut voir que le seigneur Renardino n'y a pas été de mail morte, — Ah! le brutal! s'écria le roi; il me le payera. —— 3 ee LA JEUNESSE DE PIERROT : 93 — C'est déjà fait, reprit Pierrot, et il raconta en grand détail la scène du duel. Le roi s’ébaudit fort de ce récit, et n’eut rien de plus pressé que de le rapporter à la reine, qui le re- dit en secret à la première dame d'honneur, laquelle en fit part à voix basse à l'officier des gardes, qui le répéla en confidence à plusieurs de ses amis; tant il y a, qu’une heure après, le seigneur Renardino : était la fable de toute la cour et de toute la ville. Ce fut bien pis encore, lorsque le roi rendit le décret par lequel il nommait Pierrot grand ministre, et ordonnait qu’un nouveau service de vaisselle plate serait acheté aux frais de Renardino. — C'est bien fait! c’est bien fait! criait-on par- tout, et c'était à qui courrait le plus vite pour mettre des lampions aux fenêtres. Pendant que toute la ville se réjouissait de sa disgrace, l’ex-grand ministre était plus mort que vif. A l’aide du vieux général, il s'était mis au lit en rentrant au palais. Puis, il avait été pris de la fièvre, puis, à la nouvelle de sa disgrace, il était tombé de fièvre en chaud mal, pais il avait eu le délire, Tantôt il lui semblait voir se dresser devant lui les spectres de tous les malheureux qu'il avait dé- pouillés pour s'enrichir, et qui, se penchant sur son chevet, lui disaient tout bas, bien bas à l'orcille : — Rends-nous ce que tu nous a pris! Rends-nous ce que tu nous a pris! Tantôt c'était la vieille mendiante qui lui deman- dait la charité d’un air moqueur, en lui montrant la bourse pleine d'or, qu'il avait perdue six semaines auparavant, En vain il se dressait sur son lit, les traits con- tractés, l'œil hagard, pour écarter tous ces fantômes ; ses mains ne rencontraient que le vide, et une voix stridente et railleuse lui criait : — C'est ainsi que sont punis les hommes méchants et les mauvais cœurs. Et les mêmes visions lui apparurent toute la nuii, et toute la nuit il entendit les mêmes paroles. Tant il est vrai, mes chers enfants, qu'une conscience ir- ritée ne pardonne jamais. A quelques jours de là, le roi donna dans son pa- lais, en ’honneur de Pierrot, son nouveau ministre, un gala splendide auquel furent conviés les rois des pays voisins, à l’exception du prince Azor, qui con- tinuait toujours, à petit bruit, ses préparatifs de guerre. Pierrot était au comble de ses vœux; assis à table auprès de Fleur-d’Amandier, il lui débitait les choses les plus bouffonnes du monde, et ne se sentait pas de joie quand il la voyait sourire à ses saillies, Ce- pendant, un observateur eit pu remarquer que la belle princesse devenait tout à coup sérieuse quand, jetant un regard à la dérobée sur Cœur-d'Or, qui était debout derrière son fauteuil, elle le voyait changer de couleur, et ronger de dépit le bois de sa hallebarde qui en était fort endommagé. Après le repas, le roi congédia ses hôles, et pro- posa à la reine une promenade sur le lac. On ne pou- vait choisir une plus belle occasion; le ciel était pur, lair tiède, l’eau tranquille ; déjà, de toutes parts, la prairie commençait à verdoyer, et l'arbre à babiller ; c'était une véritable journée de printemps. La famille royale arriva sur le bord du lac, et s’embarqua sur une yole qui s'y trouvait amarrée. — Tu peux prendre place auprès de nous, dit le roi à Pierrot, qui par respect se tenait à l'écart. Pierrot ne se le fit pas répéter; il s'assit près du gouvernail, détacha l'amarre, et la barque, gracieuse comme un cygne qui secoue ses ailes, déploya ses voiles, et s'élança sans bruit et sans sillage sur la surface du lac. Nos illustres personnages vogaient déjà depuis 94 LE PÈRE GIGOGNE une demi-heure, lorsque le roi s’écria tout à coup : — Plie, plie la voile, mon ami Pierrot; j’apergois un petit poisson là-bas, dans les eaux de notre bar- que royale... Il court après nous, en vérité, comme s’il avait quelque chose à nous dire. C'était en effet un joli poisson rouge, vif et alerte, et qui battait, battait l’eau de ses fines nageoires pour rejoindre au plus vite l’esquif du roi; et ce ne fut pas long, je vous assure, du train dont il y allait. Fleur-d’Amandier, qui le vit venir, pensa qu'il avait faim, et lui jeta quelques miettes d’un gâteau qu’elle tenait à la main, en lui disant de sa voix la plus douce pour ne pas l’effaroucher : — Mangez, mangez, petit poisson. Et le petit poisson de sauter hors de l’eau et d’a- giter gentiment sa queue mordorée en signe de re- merciment. A ce moment, le roi dit à voix basse à Pierrot : — Ami Pierrot, prends le filet, et tiens-toi prét à le jeter au premier signal que je te donnerai. J’ai en- vie de manger ce soir ce petit poisson à souper. Mais Je poisson rouge, qui l'avait entendu, se tint prudemment à distance, et, mettant la tête hors de l’eau, il dit, au grand étonnement de ses auditeurs, qui n’avaient jamais entendu de poisson parler : — Roi de Bohême, de grands malheurs vous me- nacent, vous avez des ennemis qui conspirent en se- cret votre perte; j'étais venu pour vous sauver, mais l'acte de méchanceté que yous méditez à l'encontre d’un pelit poisson qui ne vous a jamais fait de mal, me démontre que vous n'êtes pas meilleur que les autres hommes, et je vous abandonne à votre sort. Quant à vous, Fleur-d’Amandier, si belle et si bonne, quoi qu'il advienne, comptez sur moi, je veille sur yous. Contrefaisant alors la voix du roi, le petit poisson cria ; — Pierrot, jette le filet! Et Pierrot, qui n'attendait que ce signal, lança le filet à l'eau. Je ne sais comment il s’y prit, mais tout à coup la barque chavira, et crac! nos prome- neurs firent naufrage. Pierrot, qui était excellent nageur, fut le premier qui revint à la surface du lac. Son premier mouve- ment fut de chercher des yeux Fleur-d’Amandier; il _l’aperçut qui se débattait sous l’eau près lui, la saisit par les cheveux et l’amena au bord; tout cela en moins de temps qu'il ne m'en faut pour vous le dire. — Sauvée! sauvée! s’écria-t-il en sautant de joie; et déjà il faisait en esprit les plus beaux rêves du monde, se voyait pour le moins le gendre du roi, lorsqu’en y regardant de plus près, il reconnut que c'était la reine mère qu'il avait sauvée. Tout désappointé de cette découverte, il allait se précipiter de nouveau dans le lac, quand il vit Cœur- d’Or qui nageait vers le bord, tenant au-dessus de l’eau, avec des ménagements infinis, la belle tête de Fleur-d’Amandier. — Cœur-d'Or, Cœur-d'Or ici! Est-ce possible? s’é- cria-{-il; et, dans sa surprise, il faillit tomber à la renverse sur la reine, qu'il venait de heurter du pied. Mais comment notre écuyer se trouvait-il là, al- lez-vous me demander bien vite, mes chers en- fants? ; Il y élait parce que... parce que Fleur-d’Amandier y élail aussi. Quand il yous arrive de vous faire bien mal, ou que vous avez au cœur un gros chagrin, di- tes, n’est-ce pas votre mère qui est toujours là, la pre- mière,pour vous secourir ou vous consoler? Oui, n’est- ce pas? Bh bien! voilà pourquoi Cœur-d'Or se trou- vait sur le bord du lac quand la barque avait chaviré, et pourquoi il avait sauvé la vie à Fleur-d'Amandier. Quant au roi, il avait élé bien puni de sa méchan- ceté; il s'était pris dans Je filet jeté par Pierrot, et PR LA JEUNESSE DE PIERROT 95 après avoir bu, à son corps défendant, une énorme quantité d’eau, il était parvenu à se metire à cheval sur la quille du bateau, et là, il soufilait et criait de toutes ses forces, ni plus ni moins qu’un homme qui se noie. Il y serait encore si Cœur-d’Or ne fut venu en hâte le débarrasser. De retour au palais, les naufragés changèrent de vêtements, et le roi assembla sa cour. Pierrot, déjà premier ministre, fut nommé grand amiral du royaume, et Cœur-d'Or armé chevalier. Après la cérémonie, qui dura longtemps, le roi congédia sa cour, prit une chandelle et monta à sa tour, Il était soucieux. Arrivé au sommet, il braqua sur son ceil droit une lorgnette de nuit, et interrogea successivement les quatre points cardinaux de l'horizon. L'examen fut long. — J'ai exploré, dit-il enfin, la plaine en tous sens. et je ne vois rien d’inguiétant, absolument rien. Dé- cidément ce petit poisson est un intrigant qui a voulu se moquer de moi. Et il descendit le cœur plus léger, rentra dans son appartement, se coucha auprès de la reine, et, souf- flant la chandelle, s’endormit sur ses deux oreilles, CHAPITRE VI OUVREZ-MOL LA PORTE, POUR L'AMOUR DE DIEU Dès son ayénement au ministère, Pierrot s'occupa des réformes à introduire dans l'administration du royaume pour améliorer le sort des sujets du roi, qui jusqu'alors s'élaient ennuyés à périr sil fit construire sur la grande place de la foire un théätre en plein vent, dont les acteurs étaient de petites marionnettes, qui agissaient, marchaient et parlaient avec une telle per- fection, queles bons bourgeois, qui ne voyaient pasles ficelles, juraient leurs grands dieux que c’étaient des personnages vivants. Il institua ensuite les fêtes du Carnaval, la promenade du Bœuf gras, les bals mas- qués, et pour faire durer le plaisir plus longtemps, relégua le Caréme aussi loin qu’il lui fut possible. Jamais le royaume n'avait été si heureux; ce n’é- tait dans toute la Bohême qu’une grande mascarade et qu’un immense éclat de rire; le nom de Pierrot était dans tous les cœurs et Vair Aw clair de la lune dans toutes les bouches. Tant de popularité commençait à faire ombrage au roi, qui élait jaloux, comme tout bon roi doit l'être, de l'amour de ses sujets ; mais la personne qui enrageait le plus dans son cœur était le seigneur Renardino. Rétabli de ses blessures, il se promenait de long en large dans sa chambre, en méditant d’un air sinistre quelque horrible machination. Tout & coup sa face grimaca un affreux sourire : —Oh ! pour le coup, dit-il, je le tiens, il ne m’échap- pera pas!— Et il courut droit à la chambre du roi. — Toc, toc, fit-il à la porte. — Entrez, dit le roi... Eh quoi! c’est vous, sei- gneur Alberti? donnez-vous la peine de vous asseoir... Ah! ah! je vois que vous allez mieux maintenant. — Sire, ilne s'agit pas de moi, mais de vous, dit Renardino d’un ton mystérieux; de grands malheurs vous menacent... Le roi devint pâle, il se rappelait la prédiction du pelit poisson rouge, qui commençait précisément par ces mots, — Qu’y a-t-il donc ? fit-il, — Ilya, repril Renardino, que Pierrot, votre grand ministre, conspire contre vous; il y a qu'il doit venir ce soir à huit heures dans ¢e cabinet, sous le pré- texle de vous entretenir, comme à l'accoutumée, des affaires du royaume, mais en réalité pour vous élrangler, 96 — M'étrangler ! s’écria le roi, qui porta machina- lement la main à son cou. — Vous étrangler net, répéta Renardino en sacca- dant ses mots; mais rassurez-vous, je viens vous sauver. Confiez-moi pour aujourd'hui seulement la garde du palais, et quoi qu'il arrive, queique bruit que vous entendiez ce soir dans l’antichambre de votre cabinet, n’ouvrez la porte pour tout au monde. — Je m’en garderai bien, répondit le roi. Une heure après, le seigneur Renardino etle grand officier des gardes du roi se promenaient dans les jardins du palais, et causaient entre eux à voix basse. — C’est étrange ! disait l'officier des gardes; et et vous m’assurez que c’est [pour le service de Sa Majesté... — Voici l’ordre écrit de sa main. — C’est bien, seigneur Renardino, j’obéirai. Caché derriére un massif d’arbustes, un homme, appuyé sur sa béche, écoutait de toutes ses oreilles, — C'était l’intendant des jardins, notre vieille con- naissance, le bûcheron. Quand les deux interlocuteurs eurent disparu au détour d’une allée : — Oh! les scélérats! s’écria-t-il, les scélérats, qui veulent assassiner ce soir mon pau- vre Pierrot! Courons l'avertir, — Et il fit force de jambes vers le palais. La nuit étaitvenue et huit heures sonnaient à l’hor- loge de la ville quand Pierrot, un grand portefeuille sous le bras, sortit de son appartement en fredonnant une chanson, Le seigneur Renardino, qui l’entendit, entr’ouvrit doucement sa porte et le vit descendre l'escalier qui conduisait au cabinet du roi. — Chante, mon bonhomme, chante! dit-il en se frotlant les mains, tout à l'heure, tu danseras! et il referma la porte sans bruit, Mais, à peine arrivé au pied de l'escalier, Pierrot ‘ LE PERE GIGOGNE souffla sa chandelle, s’enveloppa d'un manteau cou- leur muraille qu’il tira de son portefeuille, et vint se blottir avec précaution auprès de la porte qui s’ou- yrait sur l’antichambre attenante au cabinet du roi. — Maintenant, attendons, dit-il. Et il resta immo- bile dans l’ombre comme une statue. L’horloge sonna huit heures et demie, puis neuf heures. Des voix chuchotèrent dans l’antichambre. — Déjà neuf heures! disait l’une; il ne viendra pas. — Chut! reprit une autre, j'entends du bruit. Les voix se turent. C'était en effet le seigneur Renardino qui sortait mystérieusement de sa chambre. — Il neuf heures, dit-il; allons voir si le tour est joué. Il descendit l'escalier à pas de loup, marcha sur la pointe des pieds jusqu’à la porte qui communi- quait à l’antichambre, et retenant son haleine, il écouta. Profond silence. — Ils l'ont tué, sans doute, dit-il; tant mieux! Il lève alors tout doucement le loquet, entre-baille la porte, risque d’abord la tête, puis un bras, puis une jambe; il allait entrer tout à fait, quand Pierrot, s’élancant hors de sa cachette, vous le pousse de toutes ses forces jusqu’au milieu de l’antichambre, et referme la porte sur lui. Ce fut alors un tumulte effroyable de coups, de cris et de jurements. Les soldats, qui avaient été largement payés, fai- saient la chose en conscience, — Au secours ‘on m'assassine ! criait Renardino. Sire, ouvrez-moi la porte; ouvrez-moi la porte, pour l'amour de Dieu! Mais le roi, qui avait sa consigne, tirait tous [es LA JEUNESSE DE PIERROT verrous, et suait sang et eau pour se fortifier dans son cabinet. C’en était fait de Renardino, si la reine, attirée par le bruit, ne fat accourue en camisole de nuit et son bougeoir à la main. A sa vue, les soldats effrayés s’enfuirent, et le seigneur Alberti, tout éclopé et tout honteux, se sauva dans sa chambre, d’où il put entendre Pierrot, qui chantait en fausset sur l’air que yous savez : Ouvrez-moi la porte, Pour l'amour de Dieu! CHAPITRE VII LE POISSON D'AVRIL On était au premier avril. Le roi, qui avait passé toute la nuit à regarder à travers le trou de la serrure de son cabinet, avait eu si froid, si froid, que le ma- tin il tremblait comme la feuille et éternuait à tout rompre. Il battait la mesure contre l’un des pieds de son trône pour se réchauffer, quand il aperçut dans la glace un personnage à figure sinistre qui imitait tous ses mouvements en le regardant de travers. À cette apparition, il poussa un cri de terreur et porta rapidement la main à la garde de son épée. Le personnage de la glace exécuta la même panto- mime. Hélas ! mes chers enfants, l'infortuné monarque ne reconnaissait plus sa propre image, et vous vous y se~ riez lrompés vous-mêmes, tant ses cheveux avaient blanchi depuis la veille, tant ses yeux étaient rouges pt son nez affreusement enflé! A ce moment, on frappa & la porte, — Ouvrez, sire, c'est moi, dit une voix qui était celle du seigneur Renardino, 97 À cet appel, le roi, marchant à réculons, tira la bobinette et ouvrit. — En garde, seigneur Alberti, lui dit-il tous bas en désignant de la pointe de son épée l’image mena- cant de la glace, qui répétait tous ses mouvements, Encore un conspirateur ! en garde! Un sourire imperceptible de méchanceté se des- sina sur les lèvres minces de Renardino: il crut que le roi était devenu fou. — Sire, rassurez-vous, dit-il, nous sommes seuls. — Comment? reprit le roi, seuls! et cet homme de mauvaise mine qui estlà devant moi, l'épée à la main? — Révérence gardée, c'est Votre Majesté. — Cet homme qui a les cheveux tout blancs, les yeux rouges, le nez violet, qui éiernue à faire fré- mir! — C'est Votre Majesté, vous dis-je, et la preuve, tenez, c’est que vous éternuez encore. En effet, l'ouragan faisait rage dans le cerveau du roi; il n’y avait plus moyen de s’y méprendre —0O mon Dieu! s’écria le pauvre monarque quand la bourrasque fut passée, c'était done moi! Quelle figure, quels yeux, quel nez! Et, lâchant son épée, il se couvrit le visage de ses deux mains. —Scigneur Alberti, reprit-il bientôt d'un ton grave, quoi qu'il arrive désormais, je vous défends expressé- ment de me parler de conspiration. Il y eut un moment de silence, Renardino semblait embarrassé. Il méditait un assaut, et ne savait com ment ouvrir la brèche, — Sire, dit-il enfin de sa voix la plus nonchalante, 2n épousselant négligemment du bout des doigtsle velours de son pourpoint, aimez-vous le turbot? — Si j'aime le turbot! s'écria le roi, dont les yeux brillérent soudain de plaisir, Ah! seigneur Alberti, pouvez-vous me demander si j'aime le tur- bol? os LE PERE GIGOGNE — Je me doutais bien que vous l’aimiez, sire, re- prit Renardino, car on doit vous en servir un ce soir & souper. Vous vous en réjouissez, sans doute? Le roi s’en réjouissait si fort qu’il ne put répondre que par unsigne de tête à cette question. — Ah! tant pis, tant pis! fit Renardino. — Et pourquoi tant pis? demanda le roi. _ Après la défense qu’elle vient de me faire, je n’ose en vérité dire à Votre Majesté. — Dites, dites toujours, je vous l’ordonne, — Eh bien... — Eh bien? — Ce turbot est empoisonné! A ces mots le roi poussa une exclamation d'horreur et trébucha sur ses jambes; mais il se remit un in- stant après, et, se penchant à l'oreille de Renardino, il lui dit à voix basse: — Je n’ai pas été maître de ma première émotion, mais je m’en doutais. — Ah bah! s’écria Renardino stupéfait, vous savez qui a fait empoisonner ce turbot? — Oui, je le sais, répondit le roi; mais parlez plus bas, il a l’ouïe si fine qu'il pourrait vous en- tendre. — Oh! pour cela, il ya rien à craindre, car je viens de l’apercevoir qui traversait la cour pour; se rendre aux appartements de la reine. — Vous l'a...vez vu traverser la cour, demanda le roi devint tout à coup bègue de terreur, et vous êtes sûr que c'élait lui? — Lui-méme. — Le petit poisson rouge? — Le petit poisson rouge! Mais non, sire, votre grand ministre Pierrot, — Pierrot ! — Comment! ce n'était done pas Pierrot que yous soupconniez? i fait, si fait, repartit le roi, qui ne voulait pas que Renardino put mettre en doute sa pénétration, e, cependant, après ce qui s’est passé hier dans l’anti- chambre de mon cabinet, j'aurais pensé. — Qu'il élait mort, n’est-ce pas? Détrompez-vous, la reine en a ordonné autrement, et il vit encore. — La reine? Et de quel droit la reine se mele- t-elle maintenant des affaires d'État? — Ah! ah! repartit en ricanant Renardino, vous en êtes là! Quoi! Votre Majesté ignore-t-elle ce qui n'est un secret pour personne d’un bout à l’autre de la Bohème, que la reine aime Pierrot, et veut l'é- pouser? — L’épouser ! s’écria le roi, et moi, et moi donc! — Vous, sire, on doit vous faire manger du turbot ce soir à souper. — Par ma barbe! s’écria le roi, dont le bon sens naturel se révoltait aux calomnies de Renardino, ce que vous dites là est horrible, et je n’y saurais croire. Avez-vous des preuves ? — Des preuves! ah! yous me demandez des preu- ves! — Mais, sans doute. — Eh bien! écoutez-moi et répondez. — Qui a fait chavirer, il y a huit jours, votre barque royale? — Ah! ça, c'est Pierrot, je ne puis pas dire une chose pour une autre, c'est Pierrot. — Trés-bien! mais vous a-t-il au moins porté se- cours quand vous êtes tombé dans le lac? — Vous me demandez s’il m’a porté secours ? dit le roi qui cherchait à rassembler ses souvenirs, non, je ne pense pas; mais, attendez donc, je me rappelle que, loin de 1a, il m'a jeté le filet sur la tête, et, sans notre écuyer Cœur-d'Or, qui s’est trouvé par hasard sur le bord du lac, je me noyais certainement... — Ainsi, vous reconnaissez que Pierrot voulait vous noyer? — Je ne dis pas cela, répondit le roi, et cepen- dant... | | | | LA JEUNESSE DE PIERROT 99 — Cependant, il vous a planté un filet sur la tête, tandis qu’il se jetait à l’eau pour sauver la reine. À cerapprochement perfide, un nuage passa sur les yeux du roi. a — Ah! vous y voyez clair enfin! s’écria Renardino; eh bien! courez maintenant 4 l’appartement de la reine, où Pierrot va se rendre. Écoutez un moment aux portes, et vous en saurez bientôt aussi long que le dernier de vos sujets. Le roi prit la balle au bond, ef s’élança hors du ca- binet. La reine vaquait en ce moment avec tant d’atten- tion aux soins de sa voliére bien-aimée, qu’elle n’a- perçut pas le roi qui entrait dans sa chambre par une porte dérobée, et se cachait tant bien que mal, vu soz embonpoint, derrière une épaisse portière de velours. Après avoir rempli d’une eau liquide les jolis go- dets de cristal, suspendu çà et là aux fils d’or de la cage mille friandises des plus agacantes, elle s’amusait à contempler en silence tous ces charmants oiseaux qui voletaient, sautillaient, butinant par-ci, buti- nant par-là, bruyants, animés comme une ruche en travail, lorsque tout à coup un cri aigu la filtressaillir, — C'est lui! s’écria-t-elle toute joyeuse; et elle cou- rut à son balcon pour appeler le petit oiseau qu’elle avait perdu, et qui, depuis quelque temps, revenait chaque jour, à la même heure, gazouiller sous les fe- nétres de sa belle maîtresse. — Viens ici, lui dit-elle, en froissant dans sa main un gros biscuit qui s’éparpillait en miettes d’or sur le balcon. — Viens ici, mon petit Pierrot! A ces tendres paroles, le roi poussa dans sa ca- chette un sourd gémissement. La reine eut peur, se détourna brusquement et aperçut le grand ministre Pierrot qui venait d'entrer, et qui s’inclina profondément devant elle, — J'ai l'honneur d'annoncer à Votre Majesté, dit- il, qu'un pêcheur du lac vient d'apporter au palais un magnifique turbot pesant plus de deux cents livres. — C'est bien, seigneur Pierrot, repartit la reine; vous le ferez mettre aa bleu, et vous le placerez ce soir sur la table deyant le roi, Vous savez qu'il en est friand. Pierrot salua et sortit. La reine se précipila de nouveau sur son balcon, mais le petit oiseau avait disparu. De son côté, le roi rentrait dans son cabinet, dans un éfat impossible à décrire. — Seigneur, Alberti, dit-il, je sais tout; mais, de par ma couronne, ils mourront tous deux ! Empoi- sonner une si belle pièce, un turbot qui pèse deux cents livres, quelle horreur! Faites venir sur l'heure tous les chimistes de la capitale, de ceux-là qu'on appelle les princes de la science, et qu’on m’apporte le poisson, Lorsque les chimistes, au nombre de vingt, furent réunis dans le cabinet, — Messieurs, leur dit le roi, veuillez procéder à l'analyse de ce turbot qui est de- vant vous, et déterminer la nature du poison qu'il renferme, — Ce turbot est empoisonné? demandèrent-ils tout d’une voix. — Oui, messieurs, ce turbot est empoisonné. — Ah! très-bien! firent-ils, et incontinent ils se mirent à l'œuvre. Pendant le cours de l'opération, Renardino était fort agilé, il tremblait que la ruse qu'il avait imagi- née pour perdre Pierrot ne fût découverte. Aussi quels ne furent pas son élonnement et sa joie quand, l'analyse terminée, les savants proclamèrent, à l'una- nimilé, que les organes du turbot soumis à leur exa- men recélaient vingt sortes de poisons. Les vingt chimistes avaient trouvé chacun un poi son différent, x Cela fait, les printes de la science saludrent et si relirèrent gravement à la queue-leu-leu, 100 pee LE PERE GIGOGNE Deux heures aprés, Renardino remettait en grand cérémonial à Pierrot des lettres patentes du roi qui lui intimaient l'ordre de préparer immédiatement ses bagages, et de se rendre à la cour du prince Azor pour négocier un traité de paix. C'était tout bonne- ment un arrêt de mort. Le même jour, la reine fut arrêtée, malgré les larmes de Fleur-d’Amandier, et conduite, sous bonne escorte, dans une vieille tour située à l'extrémité de la ville. Or, tous ces événements étaient l'effet de la mé- chanceté de Renardino : il avait entendu plusieurs fois, le matin, la reine appeler, sur le balcon, son pe- tit oiseau, et il avait mis à profit cette circonstance pour exciter la jalousie du roi, déjà éveillée par le récit perfide de la catastrophe du lac. Le turbot empoisonné était une fable de son in- vention; mais cette fable est restée célèbre dans le pays, et s’y reproduit encore chaque année à pa- reil jour, sous le nom bien connu de poisson d'Avril. Vous voilà avertis, mes chers petits rois de Bo- héme; méfez-vous, ce jour-là, des Renardino. CHAPITRE VIT MA CHANDELLE EST MORTE, JE N’AL PLUS DE FEU Après la lecture du message royal, Pierrot se mit à réfléchir; il était clair qu’en l’envoyant à la cour du prince Azor, on avait de fort méchants desseins ‘ur sa per onne, — Mais, bast! dit-il en faisant claquer ses doigts, nous verrons bien! et il monta en chantonnant dans ra chambre, où it passa plus de deux heures à sa toi- lette, ce qui né Jui était jamais arrivé, Avant de partir, il voulut prendre congé du roi, qui lui ferma la porte au nez, comme on fait aux courtisans en disgrace; il monta aux appartements de Fleur-d’Amandier pour emporter du moins dans son cœur l’écho d’une voix adorée. — Au large! lui cria Cœur-d'Or, qui mit sa lance en arrêt : on ne passe pas! Force fut à Pierrot de se retirer ; il descendit alors dans les jardins du palais, et embrassa tendrement le bàcheron et sa femme, qui lui remirent, les larmes aux yeux, un panier rempli jusqu’à l’anse de provi- sions de bouche de toutes sortes. — Bonne chance, monsieur l’ambassadeur, lui cria le seigneur Renardino, qui épiait son départ, accoudé sur une fenétre du palais; mille compli- ments de ma part au prince Azor. — Jen’y manquerai pas, monsieur le grand mi- nistre, répondit Pierrot, qui ne voulut pas avoir le dernier avec un seigneur si poli, et, tournant les ta- lons, il se mit brayement en route le panier au bras. Pas n’est besoin de vous dire, mes chers enfants, les haltes nombreuses qu’il fit tout le long du che- min; chaque fois qu’il rencontrait un vert tapis de gazon, il s’asseyait & la maniére orientale, étendait devant lui une petite nappe blanche comme neige, déposait sur celte nappe un énorme pâté de mine fort appétissante, qu’il flanquait de deux bouteilles de vin de Hongrie, puis il mangeait et buvait à même du meilleur de son cœur, si bien qu'à moitié route, ses provisions étaient épuisées et son panier vide. — Maintenant, dit-il, pressons le pas; et il se mit à faire de si grandes enjambées que le soir même i) arriva à la cour du prince Azor, Le moment était mal choisi; tout le palais était sens dessus dessous; le prince Azor avait avalé à souper une arêle de poisson, et, dans sa fureur, LA JEUNESSE DE PIERROT venait d’étrangler de ses propres mains un célébre médecin qui n’avait pu la lui retirer du gosier. Toutefois, comme la mort violente du médecin ne l'avait pas débarrassé du mal qui le tourmentait l’idée lui était venue d'employer un moyen plus doux : c'était de faire avaler à son premier ministre une aréte en tout point semblable à celle qu'il avait avalée lui-même, et de tenter sur le gosier de Son Excellence toutes les expériences que la science pour- rait imaginer. Il allait donc faire appeler son premier ministre, lorsque notre voyageur fit son entrée, in- troduit par l'officier de service. — Gui es-tu? lui demanda le prince, que la cir- constance de l’arête obligeait de parler du nez. Qui es-tu, pour oser te présenter devant moi? — Je suis Pierrot, répondit notre héros, ambas- sadeur de Sa Majesté le roi de Bohême, et je viens à celte fin de négocier auprès de Votre Altesse un tailé de paix. — Par ma bosse! reprit le prince, tu ne pouvais arriver plus à propos. Mieux vaut, après tout, que ce soit toi que mon premier ministre. Assieds-toi à celte table... trés-bien,.. maintenant, mange ce poisson qui est devant toi, et surtout aie soin d’en avaler toutes les arêtes, toutes, entends-tn bien ? ou je te fais tuer comme un chien. Pierrot, qui était fort affamé, ne se le fit pas dire deux fois; il se mit à l'œuvre, et de tel appétit, que l'énorme brochet qui tout à l'heure envahissait la table tout entière, disparut en un clin d'œil, comme par enchantement. Il ne restait plus que la grosse aréte, Pierrot, releyant sa manche, la prit entre le pouce et l'index, l'insinua délicatement dans sa bouche, fit un grand effort, puis une grimace, el l'a- vala net, — Prince, dit-il alors du ton d’un escamoteur qui vient d'envoyer sa dernière muscade aux grandes Indes, c’est fait | 194 — Impossible! dit le prince Azor,qui l'avait regardé faire avec attention. Allons, avance ici et ouvre la bouche... C’est prodigieux! ajouta-t-il quand il eut exploré avec une lumière tous les coins et recoins de la mâchoire de Pierrot... Elle n’y est plus! Ma foi! je me risque. Et, sur ce, il aspira une grosse bouffée d’air, fit un effort accompagné d’une affreuse grimace, et l’arête qu’il avait dans le gosier passa. — Je suis sauvé! s’écria-t-il, je suis sauvé! Ah! ah! l’ami, tu viens de me rendre un trés-grand ser- vice. Eh bien, pour te récompenser, je te laisse libre de choisir le genre de mort qui te sera le plus agréa- ble; tu vois que je suis bon prince.’ — Sire, reprit Pierrot, je n’attendais pas moins de votre bonté; mais Votre Altesse fera mieux de choisir elle-même : je m’en rapporte entièrement à elle. — Ah! tu veux railler, mon mignon, repartit le prince. Eh bien, m’est avis qu'après tavoir vu man- ger de si bon appétit tout à l’heure, il serait curieux maintenant de te voir mourir de faim. 4° Quelque empire que notre héros conservât sur lui- même, il ne put s'empêcher de tressaillir à ces pa- roles. Mourir de faim, se dit-il & lui-méme, je n’y ayais pas songé. I] allait peut-être se dédire, quand le prince Azor donna l'ordre à ses gardes de l’enfermer dans un des caveaux du château. Ce caveau était, mes chers enfants, une affreuse prison dans laquelle l'air et la lumière ne pénétraient qu’à travers une ouverture fort étroite garnie d'un treillis de fer, et qui, par sa disposition, ne permet- tait pas au malheureux prisonnier d’aperceyoir le plus petit coin du ciel. Tout’ Pameublement consistait dans un méchant grabat, une escabelle, une cruche de terre et un mauvais chandelier en fer, dont le geôlier renouve- ait soir et matin la lumière, 102 Lorsque la porte du cachot fut refermée sur lui, + Pierrot, qui était fatigué de la longue course qu'il avait faite, se coucha sur le lit et s’endormit bientôt d’un profond sommeil. Le lendemain matin, au petit jour, il fut réveillé en sursaut par un grincement aigu accompagné d’un cliquetis de clefs. C'était la porte qui roulait sur ses gonds rouillés et le geôlier qui entrait. — Tenez, camarade, dit celui-ci, voilà de l’eau fraîche que je viens de puiser à la fontaine. Je ne vous donne pas de chandelle, car je vois que vous n’ayez pas même allumé celle que j'avais mise hier dans le chandelier. Pierrot se frappa le front, comme fait un homme qui trouve une idée, mais ne répondit pas. Le geôlier sortit, ferma la porte à triple verrou, et, lorsque le bruit de son pas se fut éteint dans le cor- ridor, notre prisonnier sauta à bas de son grabat, saisit avidement la chandelle, et suif et mèche, il dé- vora tout. Cela fait, il prit l’escabelle, la placa dans le pâie rayonlumineux qui descendait du soupirail, etse mit à sculpter dans une pièce de bois, à l'aide d’un canif qu’il avait emporté, un délicieux jouet d'enfant ; le soir, le morceau de bois était devenu un petit pantin qui, par le moyen d’une ficelle, frétillait des pieds et des mains d’une facon charmante. — Dieux! que c’est gentil! s’écria le guichetier qui venait d'entrer, et dont la figure rubiconde s'était épanouie comme une pivoine à l'aspect de la jolie marionnette ; il fant me donner ça, camarade, pour amuser mon pelil garçon. — Volontiers, dit Pierrot, et je lui en ferais d’au- tres encore, et de plus beaux, si je voyais plus clair en travaillant, mais cette prison est si sombre... — Qu'à cela ne tienne, mon prisonnier, répondit le geôlier, qui n'y voyait que du feu; je vais vous ap- LE PÈRE GIGOGNE porter tant de luminaire que vous y verrez clair comme en plein midi. : Cinq minutes après, Pierrot avait cing ou six pa- quets de chandelles, et vous savez maintenant aussi bien que moi, mes enfants, ce qu’il en fit. J’ajouterai seulement que, quand son garde-manger s’épuisait, il allait chanter à travers les fentes de la porte: Ma chandelle est morte, Je n’ai plus de feu... Et le bon guichetier accourait de toute la longueur de ses jambes pour renouveler sa provision. Quinze jours s’écoulérent ainsi, et la quantité de jouets fabriqués par Pierrot était si grande, que le geôlier en fit commerce et loua dans la ville une bou- tique, devant laquelle les petits enfants restaient éba- his du matin au soir, ne pouvant jamais ouvrir des yeux assez grands pour admirer d'aussi belles choses. Cependant le prince Azor voulut un jour savoir ce qu'était devenu son prisonnier; il prit une torche, descendit au eachot, et faillit tomber à la renverse en le retrouvant plein de vie. — — Comment! drôle, tu n’es pas mort? — Dieu merci, je me porte bien, répondit Pierrot. — Ah! tu te portes bien, repartit le prince d’une voix menacante. Eb bien ! tant mieux, nous allons rire. Wt il sortit de la prison. Or, je dois yous dire, mes enfants, que le prince Azor, qui avait lu, la veille, les aventures de l’Adroite Princesse, un conte de fée des plus jolis, s'était mis à rire de tout son cœur à la description d’un horrible supplice dont cette histoire fait mention; il avait même tant ri, qu'un instant il avait senti son aréte qui lui remontait au gosier. Depuis cette lecture, il n'avait pu ni manger ni dormir, tant il était impatient LA JEUNESSE DE PIERROT 103 de faire l'épreuve de ce genre de mort sur l’un de ses sujets. Pierrot n’étant pas mort, l'occasion était des plus belles. A Vinstant même, et par ses ordres, un tonneau est amené au château, hérissé à l’intérieur de pointes d'acier fines comme des aiguilles, et transporté au sommet d’ure haute montagne située aux portes de la ville. Dans le même temps, Pierrot était extrait de sa prison, conduit au haut de la montagne, et là, le bourreau, le prenant par la main, le priait le plus poliment du monde d’entrer dans l’intérieur du ton- neau. — Il entrera, il n’entrera pas! criait le populaire, qui était accouru en foule pour assister à cette repré- sentation extraordinaire, Pierrot entra. Quand tout fut prét, le prince Azor, du haut de l'estrade où il était assis, donna le signal, et le bour- reau poussa du pied le tonneau sur la pente de la montagne, A la vue de cette avalanche humaine qui roulait sur elle-même avec une rapidité effrayante, bondis- sait de rocher en rocher, emportant avec elle tout ce qu'elle rencontrait sur son passage, il se fit dans la foule un morne silence, interrompu bientôt par les pleurs et les gémissements des petits enfants, qui ne pouvaient se consoler de voir aussi mécham- ment mettre à mort l'homme blanc qui faisait des jouets si jolis. Mais quelle ne fut pas la surprise gé- nérale, quand, arrivé à la base de la montagne, le tonneau se fendit tout à coup en deux et que Pierrot en jaillit, armé de pied en cap, comme autrefois Mi- nerve du cerveau de Jupiter. Oui, mes enfants, armé de Pig en cap, avec une coite de mailles du plus fin acier, et dans l'attirail d'un preux chevalier qui en- tre en lice, C'était un vêtement de dessous qu'il avait = pris par précaution ayant son départ pour la cour du prince Azor. Quant à son pourpoint, dont il ne res- tait ombre sur sa personne, il pendait en lambeaux aux mille pointes de fer du tonneau. — Hourra ! hourra ! cria le peuple, lorsqu’il fat re- venu de sa stupeur. — À bas le prince Azor ! criaient les petits enfants, qui trépignaient des pieds et battaient des mains, tant ils étaient heureux de voir leur cher Pierrot encore en vie. Pendant ce temps, le prince Azor se démenait fu- rieux sur l’estrade et envoyait ses gens d'armes pour se saisir de la personne de Pierrot. Il aurait bien voulu renouveler l'épreuve, mais le tonneau était en pièces et le peuple murmurait si fort que, pour éviter une émeute, il crut prudent de rentrer de suite au chateau. Pierrot fut réintégré dans sa prison; iln’y était pas depuis une heure, que le gedlier lui remit de la part des petits enfants de laville, quis’étaient cotisés pour l’acheter,un habillement complet en tout point semblable à celui qu'il avait perdu. Pierrot fut si touché de cette marque d'intérêt, que les larmes lui en vinrent au yeux. Il bénit les petits enfants dans son cœur et jura de les aimer toute sa vie. Il avait à peine attaché sur sa poitrine le dernier bouton de son pourpoint, qu'un homme entra dans son cachot et lui fit signe de le suivre. C'élait encore le bourreau. Pierrot répondit par un autre signe qu'il était prêt à obéir. Tous deux se mirent en marche à travers les sombres souterrains du château, montèrent, descen« dirent de nombreux escaliers et débouchèrent enfin sur une cour, au milieu de laquelle était une fosse, et au fond de cette fosse un ours blanc dont la férocité était proverbiale à plus de vingt lieues à la ronde. Arrivés à la balustrade en fer qui entourait la fosse {Ck | LE PERE GIGOGNE de l’ours, le bourreau s’arrêta, tira de sa poche une échelle de corde, l’attacha fortement à l’an des bar- reaux de la balustrade, et fit signe à Pierrot de des- cendre. Pierrot descendit. L’ours, qui dormait profondément, ne l’entendit pas; seulement, à cette senteur de chair fraiche qui lui arrivait dans son sommeil, il releva paresseuse- ment la tête et tint ses narines en arrêt. Tout à coup ses yeux se dilatèrent et lancèrent deux sombres éclairs. Pierrot venait de toucher le sol, et l'échelle de corde était retirée. Au lieu de s’élancer d’un bond sur sa proie, comme une bête mal apprise, l'ours fit semblant de n’ayoir rien vu; il se leva lentement de terre, détira l’un après l’autre ses membres engourdis, puis, se dressant sur ses pattes de derrière, il s’avanca à pe- tit bruit, balançant sa tête et affectant les dehors les plus honnêtes du monde. Il avait un extérieur si can- dide, un air si bonhomme, qu'en le voyant, mes chers enfants, vous n’auriez pas manqué, j’en suis sûr, de lui faire une belle révérence. Mais Pierrot, qui savait les ours par cœur, ne se laissa pas prendre à ces mimes hypocrites; il se cou- cha par terre tout de son long, retint son haleine et fit le mort. L'ours s’approcha, examina quelque temps d’un œil soupçonneux ce corps qui gisait inanimé sur le ol, le flaira, le tourna et le retourna en tous sens, puis, jugeant que c'était un cadavre, il fit un geste de dégoût, et revint se coucher dans sa tanière du même jas qu'il était vénu. Lorsqu'il fut endormi, Pierrot se leva tout douce- ment, s'avança sur la pointe des pieds vers notre animal, et tirant son pelit couleau de sa poche, lui coupa proprement la téte, avant que la pauvre bête eût eu le temps de se réveiller, Il alluma ensuite un grand feu de paille, découpa et fit rôtir de délicieux beefsteaks d’ours dont il mangea toute la nuit et Jes jours suivants sans interruption. Une semaine après, le prince Azor courut à la fosse : C’est bien, mon bel animal ! dit-il à l’ours qui se dandinait devant lui, j'étais bien sûr que tu n’en ferais qu’une bouchée. — Salut au prince Azor ! répondit l’ours qui dta sa téte et montra aux regards de son interlocuteur la figure enfarinée de Pierrot. — Malédiction! s’écria le prince, — ce n’est pas l'ours qui l’a mangé, c’est lui qui a mangé l'ours! CHAPITRE IX | TRAHISON DE RENARDINO La situation du prince Azor vis-à-vis de Pierrot devenait de plus en plus fausse et ridicule. — Il faut, dit-il en s’éveillant le lendemain, que je l’extermine aujourd’hui de ma propre main, ou j'y perdrai mon nom d’Azor. Soudain il arme son bras d'un magnifique cime- terre ture, dont lui avait fait présent le grand sultan Mustapha, force Pierrot à se mettre à genoux devant lui, et, brandissant son glaive, lui décharge sur Ja nuque un coup terrible. La tête disparut. A la vue d'un si haut fait d'armes, le prince Azor ne put réprimer un mouvement d'orgueil, et, se campant fièrement sur la hanche, le cimeterre au poing, il posa quelque temps immobile devant ses gens d'armes. — A-t-il bientôt fini? murmurait tout bas le bour- reau, que cet exercice académique commençait à impatienter. — Sire, dit-il un instant après, excusez- moi si je vous dérange, mais je dois vous dire que la tête de votre prisonnier a disparu, + ee LA JEUNESSE DE PIERROT 105 — Eh! ventrebleu! je le sais bien, repartit le prince qui se cambra de plus belle. — Mais ce que vous ne savez pas peut-être, reprit le bourreau, c’est qu'il est impossible de la retrou- ver. — Allons donc, vous plaisantez.. Et, quittant sa pose héroïque, le prince Azor se mit lui-même en quête, mais ne trouva rien. Tout à coup ses cheveux roux se dressèrent sur sa tête, et ses yeux devinrent fixes de terreur ; il venait d’apercevoir quelque chose comme des yeux, un vez et une bouche qui sortaient petit à petit du mi- lieu des épaules de sa victime, et reprenaient tran- quillement leur place accoutumée. C'était la tête qu'il cherchait, cette même tête qu'il croyait avoir coupée, mais que Pierrot, par un procédé connu de lui seul, avait subtilement rentrée saine et sauve dans tes profondeurs de son pourpoint. A cette vue, le prince Azor comprit qu’il avait été ‘stupide, et son humiliation fut telle, qu'il laissa tom- ber son cimeterre, dont la lame se brisa comme verre sur le pavé, tant elle était de pur acier. — Sire, dit alors le bourreau, voulez-vous que cet homme périsse? Oui, n’est-ce pas? Eh bien! laissez- moi faire, je veux être pendu s’il en échappe cette fois. — Topez là, mon brave, dit Pierrot en lui frap- pant dans la main; c’est convenu. A l'instant même, la potence fut dressée dans la cour du château et Pierrot hissé sur la plate-forme, dont le plancher devait, à un signal donné, manquer sous ses pieds. Quand il eut terminé ces préparatifs, l'exécuteur monta à l'échelle une corde à la main, Arrivé au-dessus de la plate-forme, il fit au chanvre un nœud coulant, et se pencha pour l'attacher au cou du patient; mais, au moment où il y pensait le moins, notre héros le | prit brusquement par la taille et lui chatouilla si fort les côtes de ses deux mains, que le pauvre dia- ° ble, saisi d’un accès de fou rire, lacha la corde qu'il tenait pour ne pas tomber. Promptcomme l'éclair, Pierrots’ensaisit, la lui passe prestement au cou, puis, d’un pied renverse l’échelle, de l’autre fait chavirer le plancher de la plate-forme, etle bourreau, qui riait toujours, se trouva pendu. — Allons, mon brave homme, lui dit-il, vous avez perdu. A cet étrange dénoûment, le prince Azor, écu- mant de rage, allait se précipiter sur Pierrot pow lui percer le flanc de son poignard, quand un homme, couvert de poussière et ruisselant de sueur, entra dans la cour du chateau, arrêta le prince au passage et lui remit un message. — De la part du seigneur Renardino, dit-il, prenez et lisez. Le prince Azor rompit le cachet et lut. _ Vivat! s’écria-t-il en jetant son turban en l'air; vivat ! la Bohême est à nous! Le messager s’avanca alors pour lui faire remar- quer qu'il y avait à la lettre un post-scriptum. — Diable! dit le prince en se grattant l'oreille, le juif me demande trois cent mille sequins... Mais, après tout, ce n’est pas trop cher pour un royaume. Allons, soldats, aux armes, aux armes! A ce signal, tout le château fut en grand tumulte; on ne songea plus à Pierrot, qui s’esquiva, ni au bour- reau, qui resta pendu; ce qui fut d’ailleurs un grand contentement pour les sujets du prince Azor, qui l'avaient en exécration. Pendant que ceci se passait, le roi de Bohème se mettait à table dans son palais, en compagnie de Fleur-d'Amandier, du grand ministre Renardino et de Cœur-d'Or, qui avait été nommé généralissime | des troupes du royaume. Lerepas fut morne et silencieux ; levieux monarque, qu'on n'avait pas vu rire une seule fois depuis l'em- prisonnement de la reine et le départ de Pierrot, LE PERE GIGOGNE J était ce soir-là plus triste encore qu’à l'ordinaire. Il avait rêvé toute la nuit qu'il était mort de mort violente et qu’on l’enterrait. Ses convives n'avaient pas envie de rire plus que lui. Fleur-d’Amandier, toute réveuse, songeait à sa mère, et Ceur-d’Or à Fleur-d’Amandier. Le seigneur Renardino lui-même paraissait fort inquiet, et, l'oreille penchée vers la porte, tressaillait au moindre bruit qui venait du dehors. Soudain l’huis s’ouvrit à deux battants, et la vieille mendiante du chemin apparut sur le seuil. — Fleur-d’Amandier, Cœur-d’Or, dit-elle, venez avec moi; Sa Majesté la reine vous mande auprès delle. Au nom de sa mère, Fleur-d'Amandier se leva de table, courut embrasser son père et sortit. Cœur- d'Or marcha derrière elle; la porte se referma. Le seigneur Renardino resta seul avec le roi. — Ma foi, dit en lui-même le grand ministre, cette vieille sorcière ne pouvait arriver plus à propos pour me débarrasser de ces importuns, et tout va le mieux du monde. Allons, sire, ajouta-t-il tout haut, chassez de votre esprit les sombres pensées qui l’assiégent, et versez- vous de ce généreux vin de Hongrie, qui n’a pas son pareil entre tous les vins de la terre. A la bonne heure ! Maintenant, trinquons à l’extermination pro- chaine du prince Azor et à la prospérité de votre maison. Le roi porta automatiquement le verre à ses lè- vres et le vida d’un seul trait, — Ab! mon Dieu! fit-il; et il tomba à la renverse dans son fauteuil, comme s'il eût élé frappé de la foudre” — Très-bien! dit le seigneur Renardino en se froltant les mains, la poudre a produit son effet, A présent, accomplissons notre promesse. Et, tirant des cordes de saspoche, il garrotta le roi de la tête aux pieds, Si le crime abominable qu’il commettait ne l'avait absorbé tout entier, le méchant homme eût pu voir, encadrés dans l’œil-de-bœuf qui était en face de lui, une figure toute blanche et des yeux démesurément ouverts qui suivaient tous ses mouvements avec une expression d’étonnement mêlé d'horreur. C'était Pierrot qui était revenu à toutes jambes de la cour du prince Azor, et dont le premier soin, en entrant au palais, avait été de voir ce qui se passait dans la salle des festins. Tout à coup des cris se firent entendre : un bruit de pas, accompagné d’un cliquetis d’épées, retentit dans les galeries du palais, et le prince Azor, ou- -vrant brusquement la porte, se précipita vers le sei- gueur Renardino. — Où est le roi? demanda-t-il à voix basse. — Il est 14, dans ce fauteuil, pieds et poings liés, répondit Renardino. — Par ma bosse! vous êtes un homme de parole. — Et les trois cent mille sequins? — Les voici, À cette partie du dialogue, une ombre blanche glissa rapidement devant les deux interlocuteurs, saisit la bourse que le prince Azor tendait à Renar- dino, et, soufflant les bougies, plongea la salle dans l'obscurité. Au même moment, le seigneur Alberti, qui avançait la main pour prendre les sequins, reçut sur la joue droite un violent soufflet, auquel il riposta par un grand coup de poing qui tomba d’aplomb sur le visage du prince Azor. Ce fut alors dans les ténèbres une lutte affreuse, mêlée de cris, de morsures et d'imprécations; le prince Azor et Renardino se tordaient et se roulaient l'un sur l'autre, enlacés comme deux serpents. Ellrayés de l'horrible vacarme qu'ils entendaient, les soldats accoururent avec des flambeaux, et nele- vèrent les combattants. — Comment, c'élait vous! s'écrièrent-ils tous leg 3 . LA JEUNESSE DE PIERROT 107 deux en se reconnaissant; et ils demeurérent anéan- tis. Mais bien plus grande encore fut leur surprise, quand, jetant les yeux autour d’eux, ils s’apergurent que le roi et les trois cent mille sequins avaient dis- paru, CHAPITRE X MORT LU PRINCE AZOR Le soir même, le prince Azor et Renardino se li- vrèrent, dans le palais, aux perquisitions les plus minutieuses : l’un, pour retrouver la personne du roi; l’autre, les trois cent mille sequins qui lui avaient été enlevés; mais leurs recherches furent inutiles. Le roi n’était plus au palais. Emporté par Pierrot, il dormait en ce moment d’un sommeil de plomb dans la maisonnette du bûcheron; ses liens avaient été coupés, et, de temps en temps, la bonne Mar- guerite lui faisait respirer des sels d’une odeur si pénétrante et si aiguë, que le pauvre monarque fai- sait d’affreuses grimaces et s’appliquait en dormant de grands coups de poing sur le nez, De son côté, le bûcheron, accoudé sur la table, couvait avidement des yeux une éblouissante trainée de sequins qui réflélait en rayons d’or les pales clar- tés de la lampe. Cependant, le prince Azor, qui commençait à de- venir fort inquiet, fit placer des sentinelles aux gril- les du palais, et passa toute la nuit en conférence avec le seigneur Renardino. Une chose le préoecu- pait surtout; c'était l'absence des troupes du roi, que Cœur-d'Or, sur l'avis de la vieille mendiante, avait emmenées avec lui le soir pour escorter Fleur- d’Amandier, Kenardino, qui ignorait cette circonstance, se > perdait en mille conjectures sur cette singuliére dis- parition, et, bien qu'il n’en dit rien, entrevoyait va- guement quelque malheur. Le jour venait de poindre, quand le capitaine des troupes du prince Azor entra dans la chambre. — Qu’y a-t-il de nouveau? demanda le prince. — Sire, la nuit a été tranquille, répondit le capi- taine; seulement les soldats de garde ont aperçu un fantôme qui a erré toute la nuit autour des grilles du palais. L’un d’eux a cru reconnaître dans ce fantôme l’homme blanc qui se disait l’ambassadeur du roi de Bohème et que vous avez voulu mettre à mort; mais, que ce soit lui ou tout autre, je ne dissimulerai pas à Votre Altesse que cette apparition affecte au plus haut degré le moral de votre armée. — Comment! les laches ont peur d’un fantôme! fit le prince d’une voix stridente. Eh bien, capitaine, il faut brusquer les choses. Sortez du palais avec toutes mes troupes, et mettez la ville à feu, à sac et à sang! Le capitaine s’inclina et sortit. Une minute après, il rentra tout effaré, — Prince, dit-il, nous sommes bloqués; le roi de Bohéme, a la téte de son armée, cerne toutes les issues du palais et somme Votre Altesse de se ren- dre |... — Sang et mort! qui parle ici de se rendre? reprit le prince Azor d’une voix terrible. Capitaine, appor- tez-moi ma cuirasse et ma lance, faites ouvrir les grilles du palais, que je disperse en un tour de main toute cette canaille, — Prince, vous ne m'avez pas compris, dit le ca- pilaine; je vous répèle que nous sommes bloqués. Les clefs de toutes les grilles du palais ont été sous- traites cette nuit et nous ne pouvons sortir, — Les clefs soustraites? et qui a eu l'audace? — Cet homme blanc qui a rôdé toute la nuit et dont je vous parlais tout à l'heure; il vient de les re- mettre à l'instant même au roi, votre ennemi, 108 LE PERE GIGOGNE — Bas les armes! s’écria tout à coup une voix me- ! nacante, bas les armes, ou yous étes morts! C'était Coeur-d’Or qui se précipitait dans la cham- bre, suivi du roi de Bohéme et de son armée. Furieux de se trouver pris au trébuchet, le prince Azor s’adossa à la muraille et se disposait à vendre chèrement sa vie, lorsque le seigneur Renardino le saisit par le bras et lui dit à voix basse : — Tout beau, prince, tout beau! Remettez votre épée dans sa gaine et laissez-moi faire; la partie n’est pas encore perdue. S’ayancant alors vers le roi: — Sire, lui dit-il, je ne puis revenir de l’étonne- ment où je suis. Que se passe-t-il donc et que signi- fie tout cet appareil de guerre? Est-ce ainsi que vous exercez l'hospitalité envers les princes qui briguent l'honneur de s’allier à votre royale maison? — Hein? Que voulez-vous dire, seigneur Renar- dino? s’écria le roi. — Je dis, reprit Renardino d’une voix grave et so- lennelle, que le prince Azor, ici présent, pour ci- menter la paix entre vos deux royaumes, a l’hon- neur de solliciter de Votre Majesté la main de Son Altesse Royale, haule et puissante princesse Fleur- d’Amandier, A cette péripélie inattendue, les assistants poussè- rent une exclamation de surprise. Pierrot paraissait confondu et sifflait un air entre ses dents pour se donner une contenance, tandis que le roi lui disait tout bas: — Qu'est-ce que vous me chantiez donc cette nuit, avec votre histoire de poudre, seigneur Pierrot? — Le prince Azor attend votre réponse, sire, re- prit Renardino, A ces mots, la vieille mendiante, qui se trouvait à côté du roi, lui dit à l'oreille : — Répondez vite que vous agréez sa demande, mais offrez-lui, pour l’éprouver, le combat d'usage, — C'est juste, je n’y avais pas songé, dit le roi; merci, ma bonne vieille; et se tournant vers Renar- dino : — J'accepte de grand cœur l'offre d'alliance que veut bien nous faire notre beau cousin le prince Azor, mais à une condition, c’est que, suivant l’an- tique usage de notre Bohême, il soutiendra aujour- d’hui même, dans un tournoi, la lutte à toutes armes, à pied et à cheval, contre tout venant. — Accepté, dit le prince Azor. — Eh bien! prince Azor, je te défie! s’écriérent à la fois Cœur-d'Or et Pierrot, qui jétèrent, l’un son gantelet, et l’autre, son chapeau de feutre à ses pieds. — Insensés! cria le prince Azor d’une voix ton- nante ; malheur à vous! Et il releva les gages du combat. Une heure après, tout avait été préparé pour le tournoi. Les deux armées étaient rangées autour du camp, en ordre de bataille, et le roi, ayant à sa droite Fleur-d’Amandier, à sa gauche le seigneur Renar- dino, était assis sur une estrade qui s’élevait au mi- lieu de la lice. Le prince Azor, fièrement campé sur son coursier noir, attendait immobile, et la lance en arrêt, le si- gnal du combat. Tout à coup le clairon sonna, et l’on vit apparaître à l'extrémité de l'arène, monté sur un ane, et n’ayant d'autre arme offensive qu’une longue fourche qu'il avait prise dans les écuries du palais, sir. Pierrot, casque en tête et cuirasse au dos. Après avoir salué gracieusement le roi, il piqua des deux et courut sus au prince Azor, qui, de son côté, arrivait sur Jui comme la foudre. Dès cette première passe, notre héros aurait été infailliblement écrasé, si l'âne qu'il montait, et qui n'avait jamais assisté à pareil exercice, ne se fat mis à braire d'une façon si bruyante et si désespérée, que | è | LA JEUNESSE DE PIERROT 109 le coursier du prince Azor se cabra d’épouyante, et sauta par-dessus le baudet et son cayalier. Rudement secoué sur sa selle, le prince fut obligé de se tenir à la crinière de son cheval pour ne pas perdre les arcons, tandis que Pierrot poursuivait triomphalement sa carrière, trottant menu sur son âne, sa fourche à la main. Arrivés aux deux extrémités de la lice, les deux champions firent volte-face et jouèrent de nouveau des éperons. Mais, cette fois, le choc fut terrible, et Pierrot, atteint en pleine cuirasse par la lance de son adversaire, alla rouler avec son âne à plus de cent pas de là. Monture et cavalier ne donnaient aucun signe de vie. Les soldats du prince Azor poussèrent un hourra. — Silence dans les rangs! eria le roi, et qu’on ap- pelle un nouveau champion. Cœur-d'Or, revétu d’une magnifique armure et monté sur un cheval blanc, fit son entrée dans l’a- rène. Il salua courtoisement le roi et Fleur-d’Aman- dier en baissant le fer de sa lance, et prit place a Vextrémité de la lice, en face du prince Azor. La trompette donna le signal, et les deux cham- pions s’élancérent l’un sur l’autre; leur rencontre au milieu de l’arène retentit comme un coup de ton- verre; les chevaux plièrent sur leurs jarrets de derrière et les lances volèrent en éclats, mais aucun des deux chevaliers n’avait bronché. — Allons, mes braves, c'est à refaire, dit le roi; et deux lances neuves furent données à nos champions pour recommencer la lutte. Dans ce nouvel assaut, Cœur-d'Or fut blessé à l’6- paule, et le prince Azor, désarçonné, roula dans la poussière, mais il se releva aussitôt, saisit sa hache d'armes, et se mit en état de défense. Cœur-d'Or, jetant sa lance, prit également sa hache d'armes, et sauta en bas de son coursier, des coups à fendre des montagnes; mais les vaillants champions n’en paraissaient pas même ébranlés. Le combat durait depuis une heure sans avantage marqué d'aucune part, quand Cœur-d’Or, affaibli par sa blessure, fit un mouvement de retraite. Tout à coup son pied rencontre un obstacle, il chancelle et tombe... D'un bond, le prince Azor est sur lui, l’é- treint à la gorge et tire son poignard. A ce moment suprême, un cri se fait entendre, cri terrible, déchirant, comme celui d’une mère qui voit périr son enfant ; c’est Fleur-d’Amandier qui l’a poussé. A ce cri, Cœur-d'Or se ranime, rassemble ses forces et parvient à se débarrasser de l’étreinte de son adversaire; alors il se relève, prend sa hache à deux mains, la fait tournoyer dans l’air, et en assène un coup si violent sur la tête du prince Azor, qu'il brise son casque en mille pièces et pourfend le prince Azor de la tête aux pieds. — Oufl il était temps! s’écria le roi, qui souffla avec force comme un plongeur qui revient sur l’eau; Cœur-d'Or l’a échappé belle! — Victoire! victoire! vive Cœur-d'Or ! crièrent les troupes du roi, tandis que les soldats du prince Azor, muets et immobiles, mordaient leurs lances de colère. Le vainqueur fut porté en triomphe, au son des fanfares, jusqu'au pied de l’estrade royale, mais il perdait tant de sang par sa blessure, qu’en recevant accolade du roi il tomba évanoui dans ses bras. Le bon monarque, tout en émoi, le déposa aussitôt sur son trône, et s'apprôtait à lui frapper dans les mains, quand Fleur-d’Amandier, qui était pâle comme un lis, détacha son écharpe, et, se mettant à genoux, banda de sa belle main la blessure du pauvre chevalier, Soit que ce remède fût effleace, soit qu'il y ait je ne sais quoi d'électrique dans le La lutte fut terrible; c'étaient de part et d'autre | contact de la personne aimée, soit ceci, soit cela, 110 toujours est-il, mes enfants, que Cœur-d’Or fit un mouvement et ouvrit les yeux. Un éclair de bonheur illumina ses traits en voyant, agenouillée devant lui, la jeune princesse, dont toute la figure se couvrit d'une charmante rougeur. — Ob! de grace, lui dit-il, restez ainsi; si c’est un rêve, ne m’éyeillez pas! Je ne sais combien de temps cela aurait duré, si la vieille mendiante, qui se glissait partout, n’eût touché de la main l’épaule de Cœur-d’Or, qui se leva soudain, guéri de sa blessure. A ce prodige, Fleur-d’Amandier ne put retenir un cri de joie. C’était la seconde fois de la journée que son secret lui échappait. Il n’y avait plus moyen de s'en dédire : elle aimait Creur-d’Or. Arrivons maintenant à Pierrot. Nous l'avons laissé, mes enfants, couché tout de son long sur l'arène, à côté de son âne, qui avait les quatre fers en l’air. Ni l’un ni l’autre n’avaient remué pied ou patte pendant le tournoi; mais, aux cris de victoire poussés par les soldats du roi de Bohème, Pierrot s’était relevé brusquement, avait couru sur le lieu du combat, et pris sous la cuirasse du prince Azor un petit billet plié en quatre. — C'est bien cela, avait-il dit, et il s’était dirigé vers le roi pour le lui remettre. Or, Sa Majesté, complétement rassurée sur le sort de Cour-d’Or, dissertait en ce moment avec son grand ministre sur les éyénements du jour. Tout & coup, le seigneur Renardino palit; il venait d’aper- cevoir le billet aux mains de Pierrot. — Donnez-moi cette lettre, dit-il vivement, donnez- moi cette lettre. Et il se jeta sur lui pour s’en saisir, — Après Sa Majesté, s'il vous plait, seigneur grand ministre, avait répondu notre héros. — Pierrot a raison, repartit le roi, Il s'est passé aujourd'hui des choses si étranges, que je veux tout voir maintenant par mes propres yeux, LE PERE GIGOGNE Il prit incontinent le billet. : Prompt comme l'éclair, le seigneur Renardino tira de sa poitrine un poignard, et il allait en frapper traitreusement le roi, quand Pierrot, qui avait tou- jours à la main son instrument de combat, enfour- cha par le cou le grand ministre, et le cloua net sur l’estrade. — Maintenant, sire, dit-il, vous pouvez lire tout à l'aise. = Et le roi lut à voix basse ce qui suit : « Au prince Azor, Albertini Renardino. » Prince, toutes mes mesures sont prises. Je vous livrerai cette nuit le roi de Bohême pieds et poings liés. — Le pauvre sire n’y voit pas plus loin que son nez. — Je vous raconterai à votre arrivée toutes les sottises que je lui ai mises dans l’esprit au sujet de la reine et de Pierrot. — Vous en rirez de bon cœur. | » Vite, vite à cheval, bel Azor, et la Bohême est à vous! » Votre amé féal, » RENARDINO. » P.-S. — N'oubliez pas, surtout, d'apporter avec vous ies trois cent mille sequins convenus. » — Ah! traître ! ah! pendard! s’écria le roi, qui se tourna vers Renardino, pourpre de colère, et lui mit le poing sous le nez. — Ah! je suis un pauvre sire! Ah! je n’y yois pas plus loin que mon nez! Par ma barbe, tu me le payeras cher! Et il le fit charger de chaînes et emmener par ses gardes, À Cœur-d'Or et Fleur-d’Amandier, qui causaient ensemble, n'avaient rien vu, rien entendu de ce qui se passait auprès d'eux; la foudre serait tom- bée à leurs pieds qu'ils ne s’en seraient pas aperçus, Maintenant, en route! en route! cria le roi, HI faut # LA JEUNESSE DE PIERROT 111 qu'aujourd'hui même justice soit faite à tous. Cou- rons à la tour délivrer la reine. Au nom de la reine, Fleur-d’Amandier moi O ma bonne mère, dit-elle en joignant les mains, pardonnez-moi, je vous avais oubliée! et, s'appuyant au bras de Cœur-d’Or, elle se réunit au cortége, qui déjà était en marche vers la tour. Le roi tenait la tête et, tout en cheminant, réflé- chissait; il faisait sans doute un calcul, car on le voyait de temps en temps compter sur ses doigts. Tout à coup il s'arrêta, mais si brusquement et si court, qu'il renversa l'officier des gardes qui mar- chait derrière lui, son grand sabre à la main. — L’officier des gardes, en tombant, fit choir un soldat; naturellement le soldat en fit choir un autre, celui-ci un troisième, et ainsi de suite, et, de proche en pro- che, ce ne fut plus sur toute la ligne qu’une jon- chée. — C'est bien, c'est bien, mes enfants, dit le roi, qui crut que ses soldats se prosternaient à terre pour lui rendre hommage. Relevez-vous. Puis, se tournant vers Fleur-d’Amandier : — Mon historiographe est-il ici? — Oui, mon père. Vous savez bien qu'il vous ac- compagne partout où vous allez. — Or çà, qu’il vienne et qu’il apporte ses tablettes, J'ai résolu de faire aujourd’hui une bonne œuvre, et je veux qu'il l’enregistre en lettres d’or, pour que la postérité en garde mémoire, — C'est là une bonne pensée, mon père, et digne de votre bon cœur, — — Flatteuse! répliqua le roi, en lui donnant du bout des doigts une petite tape sur la joue, Mais, j'y songe, c’est toi que je vais charger de faire cette bonne action. — Et vous, mon père? — Moi! ja n'y entends rien, tu le sais bien, Je fais les choses carrément, voilà tout; mais toi, tu as une voix si douce, une parole si émue lorsque tu donnes aux pauvres gens, qu'ils se sentent heureux rien que de t’entendre. Et puis, tu as dans ta manière, ma chère enfant, je ne sais quelle délicatesse qui double le prix du bienfait... — Mon père! dit Fleur-d’Amandier en baissant les yeux. — Voyons, mon enfant, il ne faut pas rougir pour cela. — Ecoute-moi bien : dès l’instant que nous se- rons de retour au palais, tu porteras de ma part mille sequins d’or à cette bonne vieille qui m'a donné au- jourd’hui un si bon conseil, et tu lui diras que c’est le premier quartier de la pension que j'entends lui faire chaque année jusqu’à ma mort... — Roi de Bohême, je vous remercie, dit une voix qui paraissait sorlir d’un buisson voisin. A cette voix bien connue, le roi tressaillit et se serra auprès de Cœur-d’Or, — Qui a parlé? dit-il; n’est-ce pas le petit poisson rouge ? — Non, sire, c’est la vieille mendiante, répondit Cœur-d'Or. — Non, Cœur-d’Or, dit à son tour Fleur-d’Aman- dier en souriant, c’est la fée du lac. — Fleur-d’Amandier dit vrai, reprit la voix du du buisson : je suis la fée du lac; mais rassurez-vous, roi de Bohême, la fée du lac a oublié vos torts envers le petit poisson rouge, et ne se souvient plus que de vos bontés pour la vieille mendiante. Vous en serez récompensé, Je sais que vous désirez ar- demment un fils... — Oh! oui, s'écria le roi, qui ne put s'empêcher d'exprimer lui-même son désir. — Votre vœu sera comblé. Avantun an, la reine mettra au monde un prince, qui sera beau comme le jour, et qui, parvenu à l'âge d'homme, accomplira, par la vertu de ce talisman, des choses merveilleuses. 112 Aces mots, une magnifique bague d’or, ornée de saphirs, tomba sur Je chemin. Le roi ne fit qu’un bond pour ramasser le talisman et, le passant à son doigt, il s’écria : — Oh! bonne petite fée, merci! J'aurai un fils! j'aurai un fils! Et sur ce, il prit ses jambes à son cou, pour an- noncer au plus vite cette incroyable nouvelle à la reine. Pendant ce temps, les soldats du prince Azor étaient restés sur le champ de bataille; jamais on n'avait vu mines plus penaudes : les pauvres diables étaient là, bouches béantes, se tenant tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, ne sachant que faire de leurs corps. — Êtes-vous des soldats de carton? s’écria tout à coup leur capitaine d’une voix vibrante, et faut-il vous mettre dans une boîte pour servir de joujoux aux petits enfants? Comment! on tue votre prince à votre nez et à votre barbe, et vous vous amusez à ronger vos ongles! Sabre de bois! N'’êtes-vous plus la grande armée du grand Azor! Ne l’entendez-vous pas qui vous appelle et vous crie vengeance?... A la bonne heure! voilà vos cœurs qui s’enflamment, eh! allons donc! en avant, marche! A celte harangue, les soldats électrisés partirent du pied gauche, et se mirent, tambour battant, à la poursuite du roi de Bohême. — Soldats du prince Azor, arrêtez ou vous êtes morts! s'écria la vieille mendiante, qui apparut sou- dain sur les murailles de la ville, son bâton blanc à la main. Mais les soldats, unefoislancés, marchaient toujours, La vieille agita alors son baton, prononca quelques paroles, et tout à coup les bétes féroces peintes sur les remparts lancèrent par les yeux, par le nez, par la gueule, par tout, des cascades de flammes. Des cris : Au feul au feul se firent entendre. LE PÈRE GIGOGNE Les bons bourgeois de la ville accoururent sur les murailles, des sceaux pleins d’eau à la main; ils re- gardèrent en bas, mais ils ne virent rien que des cui- rasses, des casques et des fers de lance. Voilà tout ce qui restait de l’armée du prince Azor. CHAPITRE XI LE VŒU DE PIERROT Pendant que le roi courait annoncer à la reine a prophétie de la fée du lac, Pierrot, qui était resté sur le champ de bataille, cherchait de tous côtés son: âne pour le remettre sur pied, s’il soufflait encore, et le ramener à la maisonnette de son père adoptif le bûcheron. Mais il eut beau regarder devant, derrière, à droite, à gauche, en tous sens, il n’apercut pas le moindre petit bout d'oreille de son cher grison. — O mon pauvre Martin! s’écria-t-il tout inquiet, où es-tu? Et dans son désespoir, il se prit à crier à tue-tête : Martin! Martin! — Il retint ensuite son ha- leine pour mieux écouter, mais il n’entendit que la voix moqueuse de l'écho, qui répétait en ricanant : Martin! Martin! comme ferait un enfant espiègle ca- ché derrière le rocher. Il s’apprétait à tenter une seconde épreuve, quand ses yeux tombèrent par hasard sur les groupes d’ani- maux que le roi avait fait peindre sur les murailles de la ville pour épouvanter ses ennemis. — Ces bétes intelligentes avaient pensé, sans doute, que le prince Azor étant mort, leur férocité n'était plus de mise, et toutes s’élaient composé des maintiens si décents, des physionomies tellement débonnaires, qu'on eût dit une caravane de petits agneaux allant rendre vi- site à M, de Florian, be. 2 Mais Pierrot, dont l’esprit était troublé, ne remar- qua pas la métamorphose. — Oh! les monstres! s’é- cria-t-il, ce sont eux qui ont dévoré mon pauvre Martin! Et, s’approchant du pied des murailles pour faire honte à un grand tigre royal qui avait une mine encore plus béate que les autres : — Fil que c’est laid, dit-il, fi! que c’est vilain, monsieur, ce que vous avez fait la! Et, dans son indignation, il allait faire une imper- tinence à ce magnifique animal, lorsqu'il aperçut, au haut d’une colline, son âne qui broutait, avec le flegme impassible particulier à sa race, un bouquet d’ajoncs épineux. Pierrot tressaillit d’aise à cette vue, et laissant là le tigre royal; il fut d’un bond sur la colline; mais Vane, qui n'était pas aussi bête qu'il en avait l'air, ne l’y avait pas attendu; soit qu'il craignit que son maitre ne le ramenat au combat, soit que, rendu depuis quelques heures à la liberté, il commencat à apprécier les douceurs de la vie sauvage, soit enfin qu’il obéît à une force mystérieuse et surnaturelle, il avait pris sa course à travers la plaine, en faisant retentir les airs de ses hi! han! les plus sonores, et en lançant au vent ses ruades les plus triom- phantes. p Notre ami Pierrot se précipita à sa poursuite; mais quelle que fait la longueur de ses enjambées, il ne put l’atteindre. — C'est bon, c'est bon, dit-il au grison qui galo- pait à cent pas devant lui; je ne te savais pas si agile : une autre fois je m'en souviendrai. Après deux heures d'une course inutile, il s'arrêta au pied d'une montagne. Tout autre ane que notre vieux Martin aurait profité de ce temps d’arrét pour s'esquiver au plus vile; mais c'était un animal très- bien élevé et qui connaissait à fond les usages : au lieu de s'enfuir, il s'arrêta, et attendit que son maitre se fût reposé; seulement, pour utiliser ses loisirs, il LA JEUNESSE DE PIERROT 113 cueillit délicatement du bout des lèvres un chardon imprudent, qui passait sottement sa tête à travers les fentes d’un rocher , et se mit à le croquer à belles dents. Après une halte d’une demi-heure, Pierrot se leva : la trêve était expirée, et la poursuite recommenca de plus fort. ¢ Elle dura jusqu’a la nuit, et Pierrot, exténué de fa- tigue, allait abandonner la partie, quand il vit notre quadrupéde entrer dans une cayerne taillée au cœur — de la montagne, — Oh! pour cette fois, tu es à moi! s'écria-t-il, et le voilà qui s’enfonce tête baissée dans les profon- deurs du rocher. Il n'avait pas fait cent pas, qu’il sentit une main qui s’appuyait sur son bras, et qu'il entendit une voix qui lui disait à l'oreille : : — Entre, Pierrot, tu es le bienvenu, j'ai à te parler. — Qui m’appelle? demanda Pierrot gui tremblaii de tous ses membres. — N’aie pas peur, mon ami, reprit la voix, tu es chez la vieille mendiante. — La vieille mendiante! dit Pierrot un peu ras- suré. = Oui, mon ami, et je désire bien vivement causer un instant avec toi. — C'est bien de l'honneur que vous me faites, ma bonne femme, répliqua Pierrot qui ne manquait ja- mais de parler poliment aux pauvres gens mais au- paravant, dites-moi si vous avez vu passer mon âne il n’y a qu’un instant, -- Oui, mon garçon, dit en souriant las vieille mendiante, et je viens même de le faire entrer LL dans une écurie assez bien approvisionnée pour qu'il, puisse attendre, sans trop s'ennuyer, la fin de note entretien, — Oh! quel bonheur! s'écria Pierrot, qui saula de 8 we . ~ {14 joie en apprenant que son âne n'était pas perdu; puis, se tournant vers la vicille : 4 — Parlez, maintenant, ma bonne femme; je suis tout oreilles, quoique à vrai dite, nous ferions peut- “être mieux de remettre l'entretien à un auire jour. Le lieu et l'heure. — Tesemblent mal choisis, n'est-ce pas? mais sois tranquille, mon ami, je t’attendais ce soir, et j'a tout préparé pour te recevoir. A ces mots, la vieille mendiante frappa de son ba- ton le rocher sur lequel elle était appuyée, et, sou- dain, la caverne se fendit en deux et Pierrot vit ap- paraître, à la place de ectte grotte sombre dans laquelle il marchait tout à l’heure à tatons, un palais fantastique, un palais tout blanc, comme on n’en voit qu’en songe, ou dans le pays merveilleux des “fées. C'était un immense édifice creusé tout entier dans un bloc de marbre blanc. Sa vaste coupole, étoilée de diamants, reposait sur un double rang de colonnes d’albatre que reliaient entre elles des guirlandes de perles et d’opales, de lis, de magnolias et de fleurs d'oranger entrelacées. Mille arabesques capricieuses, fantaisies sculptées par la main des génies, se tor- daient en spirales autour des piliers, s’enroulaient autour des chapiteaux, grimpaient aux saillies des corniches et se suspendaient au plafond comme des stalactites de neige. De distance en distance et jusqu'aux dernières li- mites de la perspective, on voyait des fontaines, des eaux jaillisantes qui s’élançaient à perte de vue dans Vair et retombaient en gerbes, en pluie de diamants, dans des bassins en cristal de roche où s@ jovaient, autour de beaux cignes endormis, de petits poissons aux écailles d'argent. Le plancher, formé d'un seul morceau de nacre, élait recouvert d’un lapis d’her- mine jonché de clématites, de jasmins, de myrtes, de narcisses, de pâquerelles et de camélias blancs, LE PERE GIGOGNE Cu he ~ et sur chaque fleur tremblait une goutte de meee. Mais une chose incroyable, et que vous croirez ce- pendant, mes chers enfants, puisque je vous le dis, c'est que tous ces objets avaient une transparence lumineuse : le palais tout entier rayonnaif, mais de rayonnements si doux, mais de lueurs si piles, si calmes, si sereines, qu’on eit cru voir les blanches clartés de la lune endormies, la nuit, sur les gazons verts. Au centre de l'édifice et sur un trône d’argent mas- sif, richement ciselé, siégeait la reine de céans, une une belle fée toute blanche et qui avait un souriresi doux, qu’à la première vue on ne pouvait s’empé- , i C'était la fée du lac : cette bonne fée que vous cher de l’aimer. n’avez encore vue, mes chers enfants, que sous la forme d’un petit poisson rouge, et sous le déguise- ment d’une mendiante. Elle était enveloppée de la tête aux pieds d’un nuage de gaze légère, et son front vensif et rêveur était appuyé sur sa main, Tout à coup elle se redressa. ‘ — Approche, mon ami, dit-elle d’une voix douce à Pierrot, qui se tenait debout à quelques pas de son trône. Mais Pierrot, ébloui par l'éclat de cette magique apparition, demeura immobile, les yeux tout grands ouverts, comme la statue de l’Extase aux portes du a. — Allons, mon ami, reprit la fée, viens auprès de ciel, - moi; et elle lui désigna du doigt la première marche de son trône. | Et, comme Pierrot ne faisait pas un mouye- | ment : — As-tu peur de moi, lui dit-elle, et me trouves-tu moins bien sous mon riche costume de fée que sous | les haillons de la pauvre mendiante? — Oh! non, ne changez pas! s'écria Pierrot en jot LA SEUNESSE SDE PIERROT 115 gnant les mains; vous êtes si belle ainsi! et, fai- sant quelques pas en avant, il se prosterna à ses pieds. — Relève-toi, mon ami, dit la fée en souriant, et causons. — J'ai à te demander un grand sacrifice; te sens-tu le courage de l’accomplir? — Jesuisvotreesclave,répondit Pierrot, et tout ce que vous me direz de faire, je le ferai pour l’amour de vous. — Trés-bien, mon cher Pierrot, je n’attendais pas moins de ton bon cœur; mais écoute, avant de ten- gager davantage, — et souriant de ce doux sourire qui allait si bien à son pâle visage : — tu vois en moi, dit-elle, l’amie des petits enfants. — Veux-tu les ai- mer aussi? — Bien volontiers et de toute mon âme, repartit Pierrot, qui se rappela en ce moment l'épisode du pourpoint qui lui avait été donné dans sa prison par les enfants de la ville du prince Azor. — Veux-tu dévouer ta vie à leur amusement et à leur bonheur ? — Oui, je le veux, répondit résoliment Pierrot. — Mais, prends-y garde! ils ne sont pas toujours sages, ces chers petits; ils ont comme nous, qui sommes grands, leurs bons et leurs mauvais jours : parfois, ils sont capricieux, fantasques et mutins; ils te feront souffrir, — Je souffrirai, dit héroiquement Pierrot, — Mais songe bien, mon ami, qu'il le faudra dès demain commencer ton œuvre de résignation et de sacrifice, te séparer de tout ce que tu as aimé jus- qu'à ce jour, quitter la Bohême, les vieilles gens qui t'ont élevé, le roi et la reine, Fleur-d’Amandier... — Fleur-d’Amandier | RS Pierrot à voix basse, elle aussi! | — Tu hésites maintenant, mon pauvre garçon, dit la fée d'une voix émue, en pressant tendrement dans les mains la main blanche de Pierrot, nt Pierrot ne répondit pas, — Mais rassure-toi, mon ami, reprit la fée, je se- rai là pour te protéger, pour te consoler, et tu seras bien récompensé aussi de toutes tes soulfrances par l'amour des petits enfants. Pierrot resta silencieux. — Tu souffres déjà, je le vois; eh bien! mon ami, loi dit-elle en lui touchantl’épaule, regarde devant toi. Pierrot leva les yeux, et son visage rêveur se trans- figura tout à coup. Il voyait devant lui, pratiqué dans un enfoncement de la muraille, un joli théâtre, ruisselant d’or et de lumière, et tout rempli, depuis le plancher jusqu’au comble, de petits enfants. Et c'était en vérité un spectacle ravissant à voir que toutes ces têtes blondes, ces figures blanches et roses, aux yeux bleux et noirs, qui riaient et s’épanouissaient au mi- lieu de cette atmosphère dorée, comme une corbeille de fleurs éclatantes sous les chauds rayons du soleil. Entrainé par une force irrésistible, Pierrot s’avança sur la scène. A sa vue, tous les petits enfants poussèrent des cris de joie et battirent des mains; puis ce furent des éclats de rire qui retentirent dans toute la salle, frais et argentins comme des gazouillements d’oiseaux au lever du jour. — Puis des bouquets, des couronnes tombèrent en pluie de fleurs autour de Pierrot. Pierrot voulut parler, mais l'émotivn étouffa sa voix ; il ne put que poser sa main sur ses lèvres et en- yoyer mille baisers aux petits enfants. Aussitôt le théâtre disparut. — Eh bien! mon ami, dit la fée, hésites-tu encore? — Oh non! répondit vivement Pierrot en essuyant une larme qui tremblait au bord de sa paupière. — Je partirai demain, Il avait à peine dit ces mots que le palais: de marbre s'écroula, et qu'il se trouva assis sur le dos de son âne, à l'entrée de la caverne, . Le sacrifice élait consommé, Pierrot avait fait vœu d’amuser les petils enfants, = CHAPITRE XII ( Conclusion ) PRETE-MOI TA PLUME POUR ECRIRE UN MOT Le soir du même jour, la reine fut ramenée en triomphe au palais, portée par les trente-deux es- claves noirs, qui s’étaient fait tirer l’oreille pour re- prendre, après plusieurs mois de repos, l’exercice pénible du palanquin. = Sa Majesté tenait 4 la main une jolie cage en fils d’argent, où chantait tristement, en regardant du coin de l’œil l’azur_du ciel, le petit oiseau qu’elle avait enfin retrouvé. Monté sur un grand cheval blanc que ses écuyers lui avaient amené à la tour, le roi marchait à l’amble, serrant au plus près le palanquin; il se sentait si heureux de revoir la reine après une si longue sépa- ration, qu’il ne la quitta pas des yeux un seul instant pendant toute la route. Le lendemain, Cœur-d’'Or épousa Fleur-d’Aman- dier, et reçut en apanage les États du prince Azor. Les noces furent célébrées avec la magnificence qui 1 est d’usage dans les contes de fées, ‘>rsqu’un roi épouse une bergère, ou qu’une princesse épouse un berger. La fée du lac, qui s'était rendue dès le malin au palais sur un char de diamant traîné par deux beaux-cygnes blancs comme l’albâtre, présida à la cérémonie nuptiale et bénit les deux amants de sa baguette d'or, en leur promettant solennellement devant toute la cour d'être marraine de leur pre- mier-né. Le seigneur Renardino fut puni comme il le méri- lait de sa méchanceté et de sa trahison : tous ses bens furent confisqués, rendus aux malheureux qu'il avait injustement dépouillés; lui-même, desti- lué de tous ses titres, fut revêtu d’habits grossiers, et voué aux plus viles fonctions de la domesticité. LE PERE GIGOGNE Le roi de Bohême, en reconnaissance des bienfaits de la fée, donna l’ordre à son trésorier de distribuer de riches aumônes à tous les mendiants du pays, et ft construire dans les jardins du palais un magni- fique bassin de porphyre, où de charmants petits poissons rouges furent logés et entretenus aux frais du gouvernement. Quant à Pierrot, mes chers enfants, il n’avait eu garde de se montrer pendant la cérémonie du ma- riage de Cœur-d’Or et de Fleur-d’Amandier, tant il avait peur que la résolution qu’il avait prise la veille n'en fat ébranlée ; mais à Vheure du festin il reparut, prit sa place au banquet, et sa blanche figure, voilée jusqu'alors d'un léger nuage de tristesse, rayonna comme aux plus beaux jours. Quand le repas fut ter- miné, il se leva de table avec un grand effort, des- cendit à la maisonnette du bücheron, et le pria de lui prêter sa plume pour écrire un mot. Par ce mot, il donnait aux bonnes gens, pour amé- liorer leur vieillesse, trois cent mille sequins d’or, ceux-là même qu'il avait si subtilement escamotés au prince Azor, et que le roi l'avait prié de conserver pour prix de ses services. L'acte dressé, il se jeta au cou du vieux et de la vieille qui pleuraient, les embrassa tendrement; puis, s’essuyant les yeux avec la manche de son pour- point, il mit à son bras son panier de voyage et sor- tit de la maisonnette. Alors on entendit une voix qui chantait dans l'ave- nue du palais lair dont je vous ai déjà tant parlé. Le roi, la reine, et tous les gens de la cour écou- térent, mais Ja voix allait s’affaiblissant, et s’éteignit bientôt dans l'éloignement. 1 C'était Pierrot qui venait de partir à la recher- che d’une autre patrie, et de nouvelles aventures que je vous conterai une autre fois, mes chers enfants, PR nd 1) um à Il ÿ avait une fois un jeune paysan qui s'appelait Pierre. Son père et sa mère, en mourant, l'avaient laissé orphelin. I résulta de cet événement que, n'ayant plus de parents, il demeura complétement son maitre; et | quoiqu'il fût trés-affligé de la perte de l'auteur de ses jours, il se sentait néanmoins très-fier de son indé- pendance, et surtout il était charmé que personne n’eût le droit de lui assigner des tâches, et de passer son temps à fläner dans les champs, en s’abandon- nant à la paresse, péché auquel il élait particulière- ment enclin. Au reste, s’il élait permis de se livrer à ce défaut, un des plus grands, mes chers enfants, que l’on puisse reprocher à l’homme, Pierre eût eu le droit d’user de la permission; son père et sa mère avaient été fort économes, et lui avaient laissé une jolie petite ferme, bien montée en toutes sortes de besliaux, sans compter les poulets, les canards e t les oies. I] avait aussi des granges pleines de blé, et tout au- tour de la ferme des meules de foin hautes comme des montagnes. Mais maître Pierre, — car c'était ainsi qu'on l'ap- pelait depuis la mort de ses parents, — mais maitre LA PIERRE ET SON OIE Pierre avait sans doute oublié que toutes ces choses doivent nécessairement dépérir si elles ne sont point entretenues par les soins d'un maitre laborieux; en conséquence, il vivait à l’aise, sans jamais s'inquiéter du lendemain; son plus grand plaisir, et de ce plaisir il faisait à peu près sa seule occupation, c'était de dormir dans son lit de huit heures du soir à huit heures du matin; et sur le gazon, de huit heures du. matin à huit heures du soir. Il va sans dire qu'il se réveillait régulièrement qua- tre fois par jour : à dix heures, à midi, à trois heures et à cinq heures, c'est-à-dire aux heures des repas. D'après cela vous voyez, mes chers enfants, qu'il n'ya pas grand'chose à dire de Pierre. Mais vous allez voir ce qu'il advint de tout cela, et comment il ful puni, Un jour, que selon son habitude il était étendu au soleil, s'efforçant autant que possible de ne penser à rien, une vieille oie couveuse s'approcha de lui, lui fit un salut avec son long col, et lui dit d'une voix calme, claire et distincte : — Maître Pierre, Pomment yous portez-vous ? Pierre se retourna et ouvrit de grand yeux, car, pour être sincère, nous devons avouer qu'il fut on 118 LE PERE GIGOGNE ne peut plus surpris d’entendre parler une oie. Cependant cette surprise pialla point jusqu’à la crainte, et comme s’il ny avait pas quelque chose de surnaturel dans ce qui lui arrivait, il ré- pondit: — Grand merci, madame l’oie, je me porte assez bien. Et il referma les yeux, sans lui demander : ef yous? ce qu’exigeait la plus simple politesse. Mais l’oie, aprés un instant de silence, et s’aper- cevant qu’il commencait de ronfler : — Ne vous endormez pas, lui dit-elle, maître Pierre, car j'ai longuement à causer avec vous, et cela, croyez- moi, tout à fait dans vos intérêts. — Ah! ah! fit Pierre; voyons, mais ne soyez pas trop bavarde, car j'ai bien envie de dormir. — Eh bien, maître Pierre, vous saurez donc que je suis une oie. — Parbleu! dit maitre Pierre, je le vois bien que vous êtes une oie, et il faut être ce que vous êtes pour me réveiller dans mon premier sommeil quand vous n’avez rien de plus intéressant à me dire. + À — Attendez donc, maître Pierre, non-seulement je suis une oie, mais encore une fée. — Oh! oh! fit maître Pierre, qui avait entendu parler de fée quand sa pauvre mère l’endormait avec degtenten en le berçant sur ses genoux. — Je suis une fée, continua l'oie, et chaque œuf que je ponds donne à celui qui le possède le pou- voir de souhaiter ce qu'il désire en le cassant. Toute- fois, je ne puis pondre que ‘quinze œufs pour une même personne, J'en ai précisément ce nombre en ce moment dans mon nid; ainsi donc, heureux mortel que vous êtes, puisque je vous offre mes quinze œufs, vous pouvez commencer vos souhaits sur-le-champ, A peine Voie ayait-elle cessé de parler que maitre Pierre oubliait son envie de dormir, et, chassant sa paresse, était sur pied, cherchant le nid, le trouyait, comptait les œufs qui s’y trouvaient, et, quant au nombre, reconnaissait que l’oie avait dit la vérité. — Eh bien, demanda l’oie qui l’avait suivi en tor- tillon, ai-je menti? ; — Jusqu’a présent, non, répondit Pierre; mais il n’y a rien de bien étonnant à ce que vous ayez pondu quinze œufs. Le miracle serait qu’ils eussent le pou- voir que vous dites. — Essayez! répliqua l’oie. Pierre prit vivement un œuf dans le nid, et s’ap- préta à le lancer à terre, — Attendez, attendez, maitre Pierre, dit l’oie; il faut d’abord faire un souhait, sans quoi vous auriez cassé un œuf en pure perte. k — Bon! que vais-je souhaiter? demanda Pierre tout pensif. — Suivez mon conseil, dit l’oie, souhaitez de de- venir oiseau; c’est une chose fort agréable, je vous assure. — Ah! ma foi oui, dit Pierre, et vous me rappelez que bien des fois, en voyant passer, aussi haut que les nuages, les grues, les oies et même les hiron- delles, j'ai souhaité de devenir oiseau; done, je dé- sire être oiseau! En disant ces paroles, il lança l’œuf contre un pavé et le brisa, Aussitôt ses sabots furent lancés au loin, son cha- peau se balança un instant dans les airs et disparut; de la commotion qui se fit en lui, iltomba sur le dos. ” oe Mais aussitôt il se releva, se regarda dans le ruis- seau et reconnut qu'il avait pris la forme d'une grue gigantesque. a Or, Pierre se sentait très-mal à son aise sous cette nouvelle enveloppe; il n'osait marcher sur ses lon- + . ? PIERRE ET SON OIE 119 gues jambes, son grand bec claquait, et tout en cla- quant laissait échapper des cris de terreur. — Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria-t-il, car il avait conservé la faculté de parler, je ne pourrai ja- mais y tenir; je ne veux pas ¢tre un oiseau : je désire redevenir Pierre comme auparavant. Au bout d'une minute, il était redeyenu Pierre comme il l'avait désiré, Il regarda autour de lui, vit ses souliers à dix pas, son chapeau à vingt; mit les uns à ses pieds, l’autre sur sa tête. Puis il toussa, cracha, fit aller ses bras en moulin à vent pour s’as- surer qu'il était redevenu lui-même, et toutes les fonctions qui appartiennent plus particulièrement à l’homme qu'aux autres animaux étant accomplies, il commença de se rassurer. — Ouf! dit-il, c'était un piége. — Vous vous trompez, lui dit l’oie, ce n’était pas un piége le moins du monde; seulement, vous vous êtes tant pressé dans votre désir, que vous n’avez pas pris le temps de préciser votre souhait. Le génie chargé de l’accomplir venait de vous entendre parler de grue, il a cru que devenir une grue était l’unique objet de votre ambition, et il vous a servi selon ce qu’il a cru être à votre goût. — Non-seulement je ne veux pas être une grue, s’écria Pierre, mais même je ne veux plus être oi- seau, Oh! la la! je me sens encore tout endolori; j'entendais craquer mes os que c’était pitié. Non, non! je veux être un personnage important, un soldat. Ah! oui, un soldat, un officier, comme ceux qui, dernièrement, ont traversé le village il y a huit jours, Et prenant un autre œuf, il le lança de toute volée bots une pierre, L'œuf éclata, ét l'on eût dit qu'en éclatant il met- tait le feu à toute une batterie de canons. Ce" brtit, si terrible qu'il fot, alla encore en s'aug- mentant, C'était en effet celui du canon. * Pierre, en habit d’officier, était au milieu d’une grande bataille, ou plutôt faisait partie d’une armée assiégeante qui batfait une ville en brèche: les balles sifflaient à ses oreilles, les boulets ricochaient autour de lui, les obus soulevaient la terre sous ses pieds, et lui sautait à droite, à gauche, ou gambadait sur place, selon que ies projectiles lancés de la ville le menacaient sur ses flancs ou à sa base. Pierre avait l’habit d’un soldat, mais il n’en avait point le courage, — Oh! s’écria-t-il, quel horrible état que celui de militaire, et que je voudrais donc être hors de tout ceci. Au moment où il proférait ce souhait, un boulet mettait le haut de son casque en pièces et le renver- sait sur le dos. Pierre se crut mort, et resta un instant dans la po- sition où il était; mais n’entendant plus aucun bruit, il sé hasarda à relever la tête et à regarder autour de lui. Il était couché sur la paille au milieu de la cour de sa ferme, et sa vieille oie, aboyant à ses côtés, semblait le regarder avec surprise. Pierre fit un effort et se trouva assis. Il essuya la sueur qui coulait de son front, il humecta ses lèvres, car sa bouche était desséchée par la poudre, par la fumée et surtout par la frayeur. En ce moment il aperçut dans le jardin de son yoisin un arbre couvert de pommes. — Oh! dit-il, que je serais heureux si je me trou- vais tout à coup au haut de ce pommier avec des pommes plein mon chapeau. Et, sans consulter son oie cette fois, il prit un œuf et le cassa. Au même instant, älmse trouva sur la plus haute branche de l'arbre, avec des pommes plein son chapeau, à Mais le pauvre Pierre n'eut pag le temps de jouir “= 120 du butin qu'il venait de faire. A vingt pas de lui ap- _ parut, furieux, le propriétaire du verger, armé d'une _ énorme gaule dont il appliqua une effroyable volée sur les épaules de l'infortuné maraudeur, lequel, sans perdre de temps, se souhaita chez lui, où il re= vint immédiatement. — Pourquoi done tournes-tu ainsi le dos, et se- coues-tu ainsi les épaules? lui demanda l'oie. Mais lui, au lieu de répondre à cette question : — Viens, dit-il, j'ai à te parler. Et tous deux rentrèrent dans la salle principale de la ferme, où ils veillèrent ensemble, réfléchissant sérieusement, et discutant sur ce qu'il y avait de “mieux à faire. — Une bonne idée! dit tout à coup Pierre. , — Laquelle? demanda l’oie. — Je vais, dit Pierre en prenant un œuf, souhaiter des masses d'argent; et pour le coup, par ma foi, nous serons heureux, il me semble. Il n'avait point achevé que l'œuf était cassé, et que le couvercle de la huche où d'ordinaire on mettait le pain se soulevait, repoussé par les écus. Pierre courut à la buche, dressa le couvercle contre le mur, et, avec de grandes exclamations, se mit à contempler le trésor qu’elle contenait. L'oie, de son côté, monta sur une chaise, et, allon- geant le cou, se mit à en faire autant de son côté. Tous deux restèrent absorbés, jusqu’à la fin du jour, dans cette contemplation. © Puis, le soir venu, Pierre chercha le plus grand cadenas qu'il put trouver, afin de le mettre à sa porte, car la crainte des voleurs commençait à le prendre, ce qui ne lui élait jamais arrivé auparavant, Vers minuit, il se jeta sur son lit pour essayer de dormir, tandis que l'oie se promenait de long en large devant la huche pleine d'argent, comme une sentinelle devant la Banque, Enfin, vers deux heures du matin, voyant que le sommeil ne venait pas, il LA LE PERE GIGOGNE _ s'en alla à la fenêtre, où il resta à compter les étoiles jusqu'à ce que parût le jour. Quoique Pierre, comme il vous a été facile de vous en apercevoir, ne fût pas un garçon de beaucoup d'esprit, il commença de reconnaître, cependant, que c'était une facon très-sotte @utiliserla bonne for- tune qui lui était arrivée que de désirer être oiseau, être soldat et manger des pommes. Son dernier sou- hait lui paraissait moins déraisonnable que les au- =. tres. Mais depuis que la réalisation s’en était opérée, il avait déjà éprouvé de grands soucis à l'endroit de & sa fortune. j Aussi, lorsque Voie, placée en faction devant la porte, s’approcha de la fenétre : — Je vous avouerai, madame l’oie, dit-il, que je pense que tout ce que nous avons fait ou plutôt tout ce que j’ai fait jusqu’ici est absurbe. Ne connaissez- vous pas un autre moyen d'être riche“d’avoir quel- qu'un pour garder nos trésors, et de les regarder seulement lorsque nous aurions besoin d’y prendre une poignée d’or ou d'argent. L’oie regarda Pierre d’un air narquois. +, — Eh! pourquoi ne seriez-vous pas roi? lui dit- elle. Les rois, d’ordinaire, n’ont d’autres embarras que de dépenser leur argent, attendu qu'ils ont un ministre des finances qui en répond et des soldats qui le gardent. — Ah! peste, dit Pierre, je n'avais pas encore pensé à cela, Je serai roi, je vous en réponds, et pas plus tard qu’à l'instant même. Et prenant aussitôt un des œufs, qui, par miracle, se trouvaient toujours à la portée de sa main, il le jeta sur le seuil de la porte, En un clin d'œil la métamorphose s’opéra, et Pierre se trouya au milieu d’une grande salle, avec avec une fraise trés-roide au cou, une couronne très- lourde sur la tête et une longue queue à son man- (eau, L4 of er er Fs “a tz, PIERRE ET SON OJE 121 Autour de lui, tout le monde saluait profondé- ment. > Pierre, ne sachant que répondre à tous ces saluts, se leva et demanda à quelle heure le déjeuner serait prêt. Il lui fut répondu que Sa Majesté serait servie à neuf heures du matin. Pierre avait grand’faim; d'habitude, comme nous “avons dit, il se réveillait à huit heures, et, en gé- néral, il ouvrait la bouche en même temps que les yeux. Il demanda si, en attendant, il ne pourrait pas prendre une tasse de café ou manger un morceau de _ fromage. Mais aussitôt, il lui fut répondu que, quant à son - café, il l'avait déjà pris, et que, quant à un morceau de fromage, c'était une nourriture un peu bien vul- gaire pour un prince de son rang, En ce moment Pierre vit son oie qui lui faisait la révérence, et qui lui demandait avec ce petit ton go- guenard qu'il avait déjà remarqué en elle : — Comment vous trouvez-vous, sire? — Peuh! fit Pierre, si le métier de roi signifie faire les volontés des autres et ne pas faire les siennes; ne pas manger quand on a faim, ou diner avec cette fraise au cou, laquelle m’empéchera d’ap procher ma cuiller ou ma fourchette de ma bouche, je vous déclare, madame l’oie, que je suis prêt à ab- diquer. Mais comme il fait, au reste, un beau soleil, je vais descendre dans mon jardin et m’étendre sur . le gazon. Mais à peine le roi Pierre avait-il prononcé ces paroles, qu'un homme s'approcha de lui tout effaré, en disant : — Ne faites ‘pas cela, sire, si vous ne voulez pas risquer votre précieuse vie, — Eht pourquoi, demanda Pierre, risquerais-je ma | 3 ieuse vie à m’étendre sur le gazon ? — Mais, parce que je viens de découvrir un complot terrible contre Votre Majesté. — Vous? — Oui, moi. — Vous êtes donc mon ministre de la police? — Votre Majesté veut rire; elle doit bien me connaître, puisque c’est elle-même qui m'a nommé, — Ah diable! fit Pierre; ainsi, l’on veut m’assas- siner? — Trente conjurés se sont réunis cette nuit et ont juré avec les imprécations les plus horribles que si vous échappiez à la balle, vous n’échapperiez pas au poignard, et que si vous échappiez au poignard, yous n’échapperiez pas au poison. — Eh! madame Voie, fit Pierre en se retournant du côté de son conseiller emplumé, que dites-vous de tout ceci? — Je dis, répliqua l’oie que je trouve la position fort grave, à moins que cette conspiration ne soit une invention de yotre préfet de police. — Et dans quel but inventerait-il une pareille fable? — Dans le but de faire croire qu’il est nécessaire, J'ai connu des ministres de la police qui ne se main- tenaient à leur place qu’à l’aide d'un complot qu'ils inventaient chaque semaine; quelques-uns sont res- tés huit ou dix ans en place par ce moyen, tout naif qu'il semble au premier abord, — Ob! oh! oh! fit Pierre; rangez-yous, ma mie. — Pourquoi faire? — Pour me laisser passer, donc! — El où allez-vous? — J'ai envie de déjeuner à l'instant même avec un morceau de jambon, couché au soleil, sur le gazon, Or, comme j'ai un morceau de jambon pendu à la poutre de ma cuisine, comme j'ai un magnifique 122 LE PÈRE GIGOGNE . gazon à la porte de ma ferme, je m’en retourne simplement chez moi. — Attendez, sire, dit dE en venant ce matin avec vous, j'ai eu soin de prendre mes œufs avec moi; ainsi, dans le cas où vous auriez envie, avant de retourner chez vous, d’essayer de l’accomplisse- int de quelque autre souhait, passez-vous-en la fantaisie plutôt que de retourner tout simplement chez vous, pour ronger un os de jambon, ce qui me parait, au bout du compte, un assez triste dé- jeuner. — Sur mon âme, dit Pierre, je ne sais trop que désirer, et je me sens fort combattu, — Ody a-t-il un œuf? — Sous le fauteuil de Votre Majesté. Pierre se baissa avec beaucoup de difficultés, parce que ses habits étaient empesés, et prit un œuf. — Au bout du compte, dit-il, je crois que l'amiral commandant une flotte est l’homme le plus indépen- dant qui soit au monde, attendu qu'il passe sa vie à naviguer sur des mers lointaines où aucun contrôle ne le peut poursuivre; d’ailleurs, autant que je puis m'en souvenir, l'uniforme d’un amiral est très-ma- jestueux, , | Et, comme Pierre n’était pas long, une fois qu’une détermination était prise, à la mettre à exécution, l'œuf qu'il tenait à la main fut brisé incontinent; et, aussitôt, Pierre se transforma en un amiral de soixante-dix ans, avec un emplâtre sur l'œil, une canne à bec de corbin, et une jambe de bois; tous ces inconvénients étaient rachetés par une magnifique béquille en bois d'acajou. — Ah! jarnibleu! s'écria Pierre, je voulais deve- nir un amiral, mais non pas un amiral en retraite, avec un œil et une jambe de moins, sans compter que j'ai soixante-dix ans, et que, par conséquent, je ’ ’ ] > puis mourir d'un moment à l'autre. ” @ “— Mais, dit oie, permettez-moi de faire observer … à Votre Seigneurie que l’habitude n’est pas de nom- mer des amiraux de vingt ans, et l’on n’atteint guère à ce grade que lorsque l’on n’est plus bon qu’à res= ter chez soi. * — Allez au diable! dit Pierre tout en gémissant; vous êtes une sotte, ma mie, et de peur qu'il ne m'arrive malheur sous cette misérable enveloppe, je bird moi-même, + Et, l'ayant souhaité, il se retrouva dans la cuisine de sa ferme, avec son oie perchée sur sa table de- vant lui. - Mais une chose à laquelle l’oie ne s’attendait pas, _ c'était à la colère de Pierre; Pierre était furieux dr: ‘à la table était un Gace il le prit et se mit à courir après la méchante bête qui l’avait entraîné dans une | succession d'aventures si désagréables: mais Voie n’était pas d'humeur à se laisser tuer si facilement: tout en courant, elle se mit à crier plus haut que lui, lui reprochant son ingratitude, lui rappelant les immenses faveurs qu’elle lui avait accordées, et dont vingt autres, qui eussent eu le bon sens qui lui manquait, à Jui, n’eussent pas manqué de pro- fiter. - à Elle lui démontra enfin si clairement que c'était lui qui était une oie, et elle une créature d'esprit, qu'il finit par se donner des coups de poing dans le visage, et avouer que c’élait lui qui avait tort. — Écoutez, lui dit l'oie; il faut vous instruire en voyageant, mon ami. Je vous ai souvent vu lire des L livres de voyage. — En effet, dit Pierre, ce sont les seuls qui m’a- musent; il y en a deux surtout dont je ne puis me lasser : Robinson et Gulliver. ; — Eh bien done! fit Voie, pourquoi ne devien- driez-vous pas le héros d'un livre semblable? — Eh! eh! ceci n’est point une mauyaise idée, fit Pierre; supposons que je devienne wre - rs £ ee es af + ®t. ts | : Robinson Crusoé et que j'aie une ile tout entière à moi. Je le veux, je le veux, je le veux! s’écria-t-il avec s # Et il prit un œuf et l’écrasa sous son pied. enthousiasme. PIERRE ET SON OIE Par malheur, Pierre avait oublié de désigner la | dimension dont il voulait son île assis sur un simple rocher; — le vent et la mer fai- ‘saient rage, et les ‘oiseaux des tempétes voltigeaient autour de lui en poussant des cris lamentables et discordants. Comme Robinson, Pierre était abandonné dans une île déserte. 7 is quelle île, bon Dieu! une roche de six pieds 4 carrés, juste assez d’espace pour dire qu'il était ” ree. e $ Mais le serait-il longtemps? Les vagues semblaient furieuses de l’avoir laissé échapper, et elles heurtaient en se brisant contre l’écueil, comme si elles eussent juré de le ressaisir et de l’entrainer dans les profon- deurs de la mer. — Oh! malheureux que je suis! s’écria Pierre tout grelottant de froid et de frayeur; comment vais-je retourner à la maison maintenant? Je ne pourrai vrai- ment le faire que s’il me pousse une queue et des nageoires, et encore, je crains tellement l’eau que, tout poisson que je serais, je n’oserais me hasarder dans lamer. A péine eut-il achevé cette phrase qu'il entendit un certain cancannement qui ne lui était pas inconnu, Il se retourna du côté d'où venait le bruit, et vit son oie qui $e Balançait sur les vagues. — Eh! lui dit-elle, mon cher Pierre, il y a poisson et poisson. — Mais c'est vrai, dit Pierre, il y a les poissons volants, + Pi. — Allons done, dit l'oie d'un air gouailleur, à quoi “ous servirait d'avoir lu tant de voyages pour savoir * » - & : il se trouva done 123 cela, ou, les ayant lus, de ne pas vous en souvenir dans l’occasion. — Où sont les œufs? demanda Pierre. — À votre droite, dans le creux du rocher. — Ah diable! fit-il, savez-vous qu’il n’y en a plus guère, ma mie. — Libre à vous de les ménager et de rester sur votre île. — Non, par ma foi! et pas un ne peut être mieux employé qu’à me tirer d'ici. Donc, encore clarté, Et il cassa l’œuf, en souhaitant de devenir un pois- son volant. Aussitôt il sentit ses oreilles s’allonger en inter- minables nageoires transparentes, tandis que ses jambes se collaient l’une à l’autre en s’amincissant, et que ses pieds, se mettant à ce que l’on appelle, en terme de danse, la première position, devenaiert une magnifique queue. En même temps une irrésistible puissance le poussa à l’eau. Pendant quelques instants, quelque peur qu’ett eue Pierre un instant auparavant de l’élément liquide, il y flotta fort agréablement, et il commençait à trouver que l'existence d’un poisson volant était une : existence pleine de sensualité, lorsqu'il vit monter des profondeurs de la mer un monstre cinquante fois plus gros que lui, qui, la gueule ouverte, menaçait de l’engloutir. Alors, aussi vivement qu'il s'était jeté à la mer et s'était servi de ses nageoires, le pauvre Pierre sauta en l'air et se servit de ses ailes, et cela’avec tant de succès, qu'au bout d'un instant il se trouva élevé de plusieurs mètres au-dessus des flots, Mais, à peine était-il là, se félicitant de cette na- ture amphibie de laquelle il avait fait choix, effleu- rant de temps en temps les sommets dune vague pour Prafraichir ses ailes, qu'un cri pergant, parti 124 ; ae de la région des nuages, vint le faire tressaillir; 11 se tourna de côté pour regarder en l’air, et vit un point blanc qui allait grossissant avec une effrayante rapi- dité à mesure qu'il se rapprochait de Jui. C'était un albatros, genre d'oiseau trés-friand de poissons vo- lants. Il avait le bec tout ouvert, les serres toutes étendues ; le pauvre hére se sentait déjà à moitié dévoré. Par bonheur, la crainte le paralysa, et, au lieu de se servir de ses ailes pour essayer de fuir, il les plia, ou plutôt elles se replièrent sur elles-mêmes, et il tomba si rapidement lui-même à la mer, que, quelle que fût la rapidité de son ennemi, il était déjà à cing ou six pieds sous l’eau, lorsque le bec de celui- ci er effleura la surface Mais à peine avait-il retrouvé dans l’élément li- quide l’usage de ses nageoires, qu'il vit remonter du fond de la mer ce même monstre marin auquel il avait déjà échappé une fois, et qui, cette fois, ne le manqua que parce qu'ayant mal pris ses mesures, sa gueule se referma à deux ou trois centimètres de sa queue. — Malédiction sur moi, s’écria Pierre, si je reste cing minutes de plus dans l’eau ou à lair ! Vite, vite la terre ferme. Je veux être à cent pas de ma maison. Ce souhait était à peine formulé que Pierre se re- trouvait sur la grande route qui passait devant sa ferme, au seuil de laquelle il venait tomber, épuisé de fatigue. Il se releva, et enfonça la porte d’un coup de pied, La porte s’ouvrit avec violence, et Pierre aperçut dans la cuisine sa vieille oie, qui pensa tomber à la renverse de saisissement; et en effet la pauvre béte ut bien quelque raison d'être épouvantée, car Pierre avait couru d'an tel train pour rentrer chez lui, que la mélamorphose n'avait pas eu le temps de s'opére 3 complétement, et que Pierre, redevenu homme par tout le reste du corps, avait encore sa LE PÈRE GIGOGNE in téte de poisson, ce qui lui donnait l'aspect le plus à étrange du monde. Cette dernière aventure avait presque guéri Pierre de la manie dé casser des œufs d’oie. Il passa done sept ou huit jours assez tranquille, se remettant au coin d’un bon feu, ou étendu sur le gazon, des fati- gues deses métamorphoses et surtout de ses voles: Cependant, de temps en temps sa pensée vaga- bonde se rattachait à l’idée de faire quelque nouvel essai, ne fat-ce que pour voir s’il lui réussirait mieux que les anciens. Et tout bas, sans toucher aux œufs, il formulait, au sujet de choses inconnues, des souhaits plus bizarres les uns que les autres. Com e tous les gens oisifs, il rêvait à toutes Qu de p jets imaginaires; mais hâtons-nous de dire que, . fidèle à sa paresse, aucune intention de travail nee mélait jamais à ses projets. Seulement, comme il ne pouvait plus dormir ainsi qu’autrefois, il flanait toute la journée dans sa ferme, suivi de sa vieille oie, qui se tortillait derrière lui, et lui débitait une foule de bétises, ainsi que les vieilles oies ont l’habitude de le faire ; mais, à la fin, cette flânerie et les cancans de son oie le fatiguèrent de telle façon qu'il résolut de casser encore un œuf, Mais que désirer? Il ignorait ce qu’il voulait être, mais pour rien au monde il n’eût voulu redevenir ce qu'il avait été. Plus d'oiseau à longues pattes, plus deysoldat risquant d'être tué à chaque instant, plus @argent à garder pour vivre dans l'inquiétude, plus de roi, ne mangeant pas à son heure et plus gêné dans ses habits de soie que les vieux paladins dans leur ar- mure de fer, plus d’amiral estropié, borgne, boiteux et marchant avec une béquille, plus de rocher battu par les vagues el usurpant insolemment le nom | d'ile, plus de poisson volant poursuivi par les re- quins dans l'eau et par les albatros dans l'air, Non, non, il lui fallait un posle tranquille, une positions “ , ” PIERRE ET SON OIE 125 solide où il y eût bien à boire, bien à manger et rien à faire. C'était difficile à trouver. Au moment où il cherchait, plongé dans ses ré- flexions les plus profondes, il entendit près oe un grognement qui lui sembla plein de jubilation. 0 partait d’un toit à porc, placé derrière lui. Pierre s’approcha, se dressa sur la pointe du pied, regarda par une solution de continuité qui s’étendait entre la couverture et la muraille, et put contempler le tableau d’une séduisante paresse et d’un bonheur aussi parfait qu'il est possible de le goûter dans ce monde. P 1 etre de ce bonheur était personnifiée dans un cockon gras à lard, couché sur la paille fraiche, les yeux à demi clos, et ne remuant les oreilles et la gnéae que juste ce qu'il fallait pour effrayer les mouches, — Ah, pardieu! dit Pierre, comment n’avais-je point pensé à cela? Sur ma foi, voilà un être heu- reux, Où je ne m’y connais pas. Il a une nourriture abondante sans être obligé de prendre la peine de Ja gagner. Il dort tant qu'il veut; la mobilité de ses oreilles et de sa queue lui permet de chasser les mouches sans même avoir besoin de se réveiller. Vite un œuf, un œuf, un œuf! On sait qu’en ce cas Pierre n'avait qu’à étendre la main, el que les œufs étaient toujours là, Il prit un œufet le brisa, Aussitôt il se trouva étendu sur la paille frat- che, avec une auge pleine de son à portée de son groin, Il est juste de dire que, pour cette fois, le premier sentiment qu'il éprouva fut celui d’une félicité par- faite, Il étira délicieusement ses membres à la bien- faisante chaleur du soleil, il dévora avec infiniment de satisfaction quelques belles pommes tombées d'un arbre voisin, puis il s’abandonna à ce délicieux état de somnolence qui l'avait séduit, un instant aupara- vant, chez son congénère. Mais à peine avait-il eu le temps de se plonger dans cet état de délicieuses réveries, qui n’est plus la veille et qui n’est pas encore le sommeil, qu'un homme, d’une mine fort peu gracieuse, entra sans cérémonie dans le toit de Pierre et commença par lui fourrer les doigts entre les côtes, pour s’assurer de la quantité de chair et de graisse qui les recou- yrait. Cela fut d'autant plus désagréable à Pierre, que du temps qu’il était Pierre, il était fort chatouilleux ; aussi eût-il bien voulu lui dire : ce que vous me faites la, non-seulement est inconvenant, mais encore très- désagréable; pour être devenu cochon, on n’en a pas moins les côtes sensibles ; laissez-moi tranquille ! laissez-moi tranquille ! Mais l’homme, qui paraissait peu se préoccuper de ce a pouvait être agréable ou désagréable à Pierre, continuait à le tater aux endroits les plus secrets avec un sentiment de satisfaction croissante. Enfin, tout en chantonnant un petit air des plus gais, il commença de relever ses manches comme quelqu'un qui serait sur le point d'entreprendre un ouvrage quelconque. Comme cet ouvrage paraissait trés-évi- demment se rapporter à Pierre le cochon, celui-ci ouvrit un œil, pour ne pas être pris à l'improviste. Mais l'homme ne s'inquiéta aucunement de ce sur- croît d'attention, et, à l’indicible terreur de notre héros, il tira de sa ceinture un couteau de l'aspect le plus effrayant, puis, le couteau entre ses dents, prit Pierre par une oreille et par une patte, le retourna de façon à le maintenir entre ses genoux; lui tata le cou pour découvrir le bon endroit, et, l'ayant trouvé, il y posa le pouce, tandis qu'il tirait de ses dents son couteau avec l'autre main. Pierre comprit que s'il tardait un instant à se faire reconnaitre, i allait re égorgé sur place, 126 LE PÈRE GIGOGNE — Eh morbleu ! s’écria-t-il d’une voix aussi dis- tincte qu'il était possible de l’exiger sortant du groin d'u porc, je ne suis pas un cochon, animal! Le charcutier laissa échapper son couteau, ses genoux tremble cessèrent de retenir Pierre; il rampa à reculons, sur ses mains et sur ses genoux, jusqu’à ce qu’il fut sorti du toit; alors, il se releva, et s'enfuit à toutes jambes. Pierre saisit le couteau, et comme ses mains etses pieds d'homme lui étaient déjà revenus et qu'il ne lui restait que sa tête de cochon, il se mit à le pour- suivre, bien déterminé à lui faire faire connaissance avec la trempe de sa lame. Le charcutier se retourna, et, se voyant poursuivi par un monstre ayant le corps d’un homme et la tête d’un cochon, il poussa, @effroyables cris, et alla se jeter tout droit dans une rivière où il faillit se noyer, et dont il ne se retira qu’avec des efforts si burles- ques, que Pierre, qui venait enfin de retrouver sa téte d’homme, éclata de rire, et laissa tomber son couteau, forcé qu'il était de tenir ses côtes des deux mains. Pierre retourna à sa maison et y rentra riant en- core, ce qui fit que la vieille oie, qui n’était pas habi- tuée à le voir revenir avec ce visage, vint à lui pleine de confiance, lui demandant quelle chose lui était arrivée qui put le mettre dans une telle gaieté. Pierre lui raconta l’histoire du charcutier. Après quoi tous deux soupérent en tête-à-tête. Au dessert, Pierre, qui était d'excellente humeur, dit à sa convive : — Madame l’oie, à la prochaine fois, je veux être quelque chose de joli, car je suis dégoûté des oi- Seaux, des poissons et des quadrupèdes. Donc, oyons, parlez-moi en amie : quel conseil me donnez- vous pour que les choses ne tournent pas à mon déplaisir? — Sur ma parole, dit l’oie, je n’en sais vraiment rien; car, quelque choix que vous fassiez, yous devez vous apercevoir que plus les œufs tirent à leur fin, plus vous changez lentement, et il y a des cas où il pourrait être insupportable de prendre peu à peu le for d'une créature singulière. . — Vous avez raison, dit Pierre, et j’ai, en effet, trouvé mes métamorphoses, soit pour me transfor- mer, soit pour redevenir moi-même, plus 1ehtes à chaque fois; seulement je pensais que ce serait joli et léger d’être papillon. Il n’y a pas de fatigue à vol- tiger au-dessus des fleurs. Ils ont un charmant logis, puisque d'habitude c’est le calice d’une rose ou la corolle d’un lis. Voyons, que pensez-vous d’un beau papillon ? je me tiendrais dans mon jardin et je l’em- bellirais de ma propre présence. — Ma foi, répendit Voie, qui commençait ac ~ a dre la responsabilité qu’elle prenait en donnant conseil, je suis d’avis, mon cher Pierre, que vous agis- siez d’après vos propres inspirations ; quant à moi, je désire autant que possible ne plus me mêler désor- mais de ces sortes d’affaires. Mais, quand Pierre avait une chose dans la fée, il fallait qu’il s’en passat la fantaisie : il prit done l’a- vant-dernier œuf et le cassa sans hésiter souhaitant de devenir un superbe papillon. Pierre était assis sur un escabeau boiteux, avec la d vieille oie en face de lui. — Ah! dit la vieille oie, voici vos cornes qui pous- sent, voici vos pattes qui poussent, voici vos ailes qui poussent: elles sont vraiment splendides" Mais Pierre faisait d’effroyables grimaces. à — Est-ce que vous souffrez? demanda la vieille oie. — Je me sens très-mal à mon aise, répondit Pierre. Aïe! comme cela me fait mal à jgpoitrinel Oh! la, la, mon dos! est-ce que je deviendrais bossu? Oh! mes bras, oh! mes jambes, oh! mon... Pierre s'arrêta là sans que la vieille oie pdt savoir ce qu'il allait dire, car sa téle élant devenue celle PIERRE ET SON OIE api Pierre éprouva une grande fatigue à e parler. F La métamorphose, au reste, fut bientôt compléte- ment achevée; tout son corps se couvrit de duvet. Il était devenu ce magnifique papillon bleu, jaune et A que l’on appelle le porte-queue. Comme la fenêtre était ouverte, il s’envola par la enétre, voltigea un instant au soleil, passa par-dessus le toit et se trouva dans le jardin. L’oie, qui lui avait entendu dire que c'était là qu’il comptait demeurer, ay attendait. Elle l'y trouva donc, et quoiqu’elle fat loin d’être une fleur, il vint voltiger autour d’elle. — Voila qui est charmant, disait le papillon; os adorable existence, se laisser flotter dans l’air, irella rosée, vivre de miel et de parfums. Je ne suis plus un homme, je ne suis plus même un papillon, je suis un dieu! — Il y a cependant une chose qu'il faut vous rap- peler, lui dit l’oie; certainement votre vie sera gaie. et agréable, mais elle sera courte, car les papillons, à ce que j'ai entendu dire, sont rangés par les hom- mes au rang des créatures éphéméres, ce qui vous donne un jour de vie, vingt-quatre heures peut-être. fl est vrai que le bonheur ne se mesure pas à la durée, et que l’on peut être plus heureux en douze heures que pendant toute une longue vie. — Peste! s’éeria Pierre, vous m’y faites songer. Moi aussi, corbleu! j'ai entendu dire cela; imbécile que je suis, si javais encore mes poings, je me co- gnerafflln'tetc. M'être donné l'embarras d’un chan- gement qui durera si peu, et peut-être encore, par le temps que j'ai mis à prendre cette charmante forme, aurai-je celui de mourir avant de la quitter! — En ce cas, Pierre, dit l’oie, il n’y a pas une À minute à perdre ; mon ami, souhaitez de redevenir vous-même : alerte! alerte il me semble que vous LE faiblissez} 127 ~ En effet, la peur avait paralysé Pierre, et il était tombé sur le gazon. _ — Je yeux redevenir moi! je veux redevenir moi ! s’écriait Pierre. ’ Mais, comme nous I’avons dit, les métamorphoses deyenaient de plus lentes en plus lentes; plusieurs heures s’écoulérent avant qu’il put se débarrasser de son costume de papillon, et le soleil commençait à disparaître lorsque Pierre rentra dans sa maison ac- compagné de l’oie, Pierre. était tellement brisé, qu'il se coucha et s ‘endormit aussitôt. Le lendemain, lorsqu'il se leva, il se rappela qu'il ne lui restait plus qu'un œuf, aussi éprouvait-il une grande répugnance à employer celui-là légèrement. Ce dernier œuf, c'était toute Ja fortune de Pierre. Aussi alla-t-il s'asseoir sur un bane, à la porte de la ferme, et se mit-il à méditer sérieusement, L'oie l'avait suivi sans qu’il y fit attention. Tout à coup Pierre tressaillit en entendant sa voix. ‘ — A quoi pensez-vous, Pierre? lui demanda l’oie. — Je pense à quel souhait je dois employer mon dernier œuf, répondit celui-ci. — Oh! ne vous tourmentez pas decela, mon pauvre Pierre, répondit l'oie; vous casserez votre dernier œuf sans savoir d'avance ce que vous de- viendrez. Vous n’y pouvez rien, et votre volonté a maintenant perdu toute son influence. Seulement vous pouvez renoncer à le casser, et par conséquent renoncer au bénéfice ou à la perte de la chose in- connue. Quant à moi, ne me demandez. pas de conseils; j'aurais trop peur d’influencer votre déci- cision, et que, cassant l'œuf sur mon avis, il ne vous arrival malheur. — En tous cas, demanda Pierre, en supposant que je sois mécontent de ma transformation, pourrais-je redevenir moi-même? 128 s — Sans doute; mais, qui sait le temps que vous y mettrez! — Eh bien! quoi qu'il arrive, je m’en mogue, dit Pierre, et puisque j’ai si mal choisi jusqu'ici, peut- être vaut-il mieux que je n’aie pas le choix. La cu- riosité l'emporte chez moi sur la frayeur; si je ne cassais pas ce dernier œuf, toute ma vie je me répé- lerais qu’il contenait peut-être mon bonheur. Je l’ai ici dans ma poche, sous ma main; je vais donc le casser sur-le-champ. Et, tout en parlant, il lança l'œuf contre la mu- raille, A l'instant même il sentit des milliers de plumes qui commencaient de lui percer la peau. Il glissa du banc sur lequel il était assis et se trouva sur une paire de larges pattes emmanchées de jambes très- courtes; ses yeux lui montrèrent un long bec jaune qui le fit loucher, si bien que, hors de lui-même, il cria à sa vieille amie : — Au nom du bon Dieu! mais quelle bête suis-je donc? — Une oie! une oie! une oie! s’écria celle-ci. Et elle tomba dans les convulsions d’un fou rire, tandis que le sang de Pierre bouillait d’une furieuse indignation. — Que signifie cela? s’écria-t-il. Je crois, Dieu me pardonne, que yous yous moquez de moi. — Oh! mais c’est qu’en vérité, reprit l’oie aussitôt qu’elle put reprendre haleine, c’est que non-seulement vous êles une oie, mais encore c’est que vous êtes Voie la plus horriblement gauche qu'il soit possible de voir, Vous vous tortillez ridiculement, vous avez la voix criarde, vous louchez à faire peur; excusez- moi donc si je ris, mon cher Pierre, mais je vous as- sure que si vous pouviez vous voir, vous ririez aussi. Pierre, tout déconcerté, s'en alla en tortillant la queue dans la basse-cour, de laquelle il ne sortit que —————— | LE PERE GIGOGNE lorsqu’il fut, & force de volonté, 16 ou lui-même. La leçon avait élé rude; aussi ne ferma-t-il pas Veil de toute la nuit suivante, et le lendemain, jetant sa faucille sur son épaule, il se prépara à aller tra- vailler dans les champs que lui avaient légués ses bons parents. e — Bonjour, Pierre, dit la vieille oie, qui barbotait à la porte; où allearons si matin? — Vous le voyez, répondit Pierre assez brusque- ment, je vais travailler. — Mon Dieu! mon Dieu! fitloie d’un ton gogue- nard, nous n’en finirons donc jamais avec les mer- veilles. Mais Pierre, se redressant : — Sot oiseau, lui dit-il, va-t’en rejoindre tes pa- reils dans ma basse-cour. Moi, je suis revenu à la raison. Je vois d'aujourd'hui seulement combien j'avais été fou de négliger les biens que m'avait donnés la Providence, pour perdre mon temps à des recherches qui ne m'ont donné que des déceptions et des ennuis, désirant toujours être ce que je ne suis pas, au lieu de tirer parti de ce que je pus et par-dessus tout, pour comble de sottise, demandant des conseils à une oie qui avait fini par me faire aussi bête qu’elle. Mais écoutez bien, ma mie, ma & résolution est inébranlable : je ne veux plus rêver aux choses impossibles; je suivrai les laborieux exemples qui m'ont été donnés par mes bons parents, et je tiens pour assuré qu'en marchant dans cette voie je n’aurai rien à désirer dans l'avenir, En disant ces mots, Pierre s’en alla aux champs, où, de ce jour, il travailla assidûment, comme doit le faire un jeune fermier laborieux; et lorsque, | devenu grand, il arriva à l’âge d'homme, il évita tou- jours les mauvaises sociétés et les sots conseils, ne cassant plus jamais d'autres œufs que ceux qu'il mangeait à son déjeuner, BLANCHE DE NEIGE à ie Un jour d’hiver, la neige tombait par flocons, comme si le ciel semait des fleurs d’argent sur la | terre. Il y avait une reine, qui était assise et qui cousait prés d’une fenétre de son palais. Cette fenêtre était de bois d’ébéne du plus beau noir. Et, comme la reine était occupée à regarder tom- ber la neige, elle se piqua le doigt avec son ai- guille. Trois gouttes de son sang coulèrent sur la neige, et firent trois taches rouges. En voyant combien ce sang de pourpre tranchait avec la blancheur de la neige, la reine dit : — Je voudrais avoir un enfant dont la peau fût ausel blanche que cette neige, dont les joues et les lèvres fussent aussi rouges que ce sang, et dont les yeux, les cils et les cheveux fussent aussi noirs que celle ébène. Juste en ce moment, la fée des Neiges passait, dans sa robe de givre; elle entendit la prière de la reine et l’exauea, Neuf mois après, la reine mit au monde une fille, blanche de peau comme la neige, rouge de lèvres et de joues comme le sang, noire d'yeux, de cils et de cheveux comme l'ébène. Mais la reine n’eut que le temps d’embrasser sa fille, et elle mourut, en disant qu’elle désirait que Venfant s’appelat Blanche de Neige. Un an après, le roi prit une autre femme. Celle-ci était fort belle, mais aussi orgueilleuse et aussi vaine que la première était humble et douce. Elle ne pouvait supporter cette idée qu'aucune femme du monde put l’égaler en beauté. Elle avait eu une fée pour marraine; cette fée Jui avait donné un miroir qui avait une étrange fa- cullé. Quand la reine se regardait dans ce miroir et di- sait : « Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus belle de tout le pays? » le petit miroir répondait : « Belle reine, c'est toi qui es la plus belle. » Et l'orgueilleuse reine était satislaile, car elle sa- vait que le miroir disait toujours la vérité. Cependant Blanche de Neige grandissail et deve- nait de jour en jour plus jolie; si bien qu'à dix ans, elle était belle comme le plus beau jour; plus bell même que la reine. Or, un jour que celle dernière disait & son mi- 9 130 roir : « Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus belle de tout le pays? » le miroir, au lieu de lui répondre comme d'habitude : « C’est toi, » lui ré- pondit : « C’est Blanche de Neige. » La reine fut toute bouleversée : elle devint verte de jalousie; ce qui ne l’embellit pas. A partir de ce moment, chaque fois que la reine rencontrait Blanche de Neige, son eceur se retour- nait dans sa poitrine, tant elle haissait la jeune fille. Or, l’orgueil et la jalousie, ces deux mauvaises plantes de l’âme, allèrent toujours croissant dans son cœur, comme l’ivraie dans un champ; de sorte que, ne pouvant plus reposer ni jour ni nuit, un matin, | elle fit venir un chasseur et lui dit : — Emporte cette enfant dans la forêt, afin qu’elle | ne reparaisse jamais devant mes yeux. Tu la tueras et tu m’apporteras son cœur, comme preuve qu’elle est bien morte, et je ferai manger son cœur à mes chiens; il y a assez longtemps que ceux de la jalou- sie mangent le mien. — Mais le roi? demanda le chasseur. …— Le roi est à l’armée; je lui écrirai que Blanche de Neige est morte, et il n’en demandera pas davan- tage. Le chasseur obéit, emmena l'enfant dans la forêt; mais, lorsqu’il eut tiré son couteau de chasse pour tuer Blanche de Neige, celle-ci, voyant qu’elle cou- rait danger de mort, tomba à genoux et se mit à pleurer en disant : — Ab! cher chasseur, je t'en prie, laisse-moi la vie; je courrai dans la forêt si loin, si loin, que per- sonne ne saura que j’existe, et je ne reviendrai ja- mais à la maison. Et Blanche de Neige était si belle, que le chasseur en eut pilié. — Allons, va, cours dans la forêt, pauvre enfant! lui il, LE PÈRE GIGOGNE Et, en disant cela, il pensait : — La forét est pleine de bêtes fauves: elles l’auront bientôt dévorée. , Cependant un poids bien lourd lui était enlevé de dessus le cœur. Un jeune daim se leva : le chasseur lui envoya une | flèche et le tua; puis il l’ouyrit, lui prit le cœur, et l’apporta à la reine. La reine, croyant que c'était le cœur de Blanche de Neige, le fit manger à ses chiens, ainsi qu’elle l'avait dit. . Quant à la pauvre enfant, elle était donc restée seule dans la forêt, comme elle l'avait promis : elle se mit à fuir, et courut tant qu’elle eut de forces. Mais les ronces s’écartaient devant ses pas, et les bôtes féroces la regardaient passer sans lui faire Pi cun mal. Vers le soir, elle aperçut une petite maisonnette. Il était temps; ses jambes ne pouyaient plus la porter, 4 La maisonnette était charmante : située dans un site pittoresque, avec une source à dix pas d’elle et de beaux arbres fruitiers dans un jardin. La jeune fille but quelques gouttes d’eau à la | source dans le creux de sa main, et entra dans la maisonnette pour se reposer, La porte en était poussée seulement. Tout était petit dans cette maison, mais tout y élait propre et net au dernier point. Il y avait une petite table couverte d’une nappe, et, sur cette nappe, sept petites assiettes. Chaque assiette avait sa petite cuiller, son petit couteau, sa petite fourchete et son petit gobelet. A la muraille étaient adossés sept petits lits, avec des draps blancs comme neige, La jeune fugitive, qui avait grand’faim, mangea, | sur une des petiles assietles, un peu de légumes BLANCHE DE NEIGE et du pain, but une goutte de vin dans un gobelet; car elle ne voulait pas tout manger et tout boire, ce qu’elle n’eût point eu de peine à faire, si elle eût mangé et bu à son appétit. Puis, comme elle était fatiguée, elle s’avisa à se coucher dans un des lits. Mais aucun des six premiers lits ne lui convenait : l’un était trop court, l’autre était trop étroit, Il n’y eut que le septième qui lui allat bien. Elle s’y coucha, et, après s'être recommandée à Dieu, elle s’endormit. Quand la nuit fut tout à fait venue, les sept mai- tres rentrérent. C’étaient sept nains, qui exercaient la profession de chercheurs de minerai dans la montagne, Ils allumérent sept lumières, et alors ils virent que quelqu’un était venu, car rien n’était plus dans le même ordre où ils l’avaient laissé. Le premier dit : — Qui s’est donc assis sur ma chaise? Le second dit : — Qui donc a mangé dans mon assiette? Le troisième dit : — Qui done a grignoté mon pain? Le quatriéme : — Qui donc a mangé ma part de légumes ? Le cinquiéme : — Qui s’est servi de ma fourchette? Le sixième : — Qui a coupé avec mon couteau ? Et le septième : — Qui a bu dans mon gobelet? Alors le premier regarda tout autour de lui, et s’aperçut que quelqu'un était couché dans le lit du septième nain, qui était le plus grand de tous. — Tiens! demanda-t-il à son camarade, qui done est couché dans ton lit Tous les autres nains accoururent et dirent : mm ment th 131 Le Dans le mien aussi l’on a essayé de se coucher. Mais le septième, regardant Blanche de Neige qui dormait, appela les autres, Les sept nains restèrent saisis d’admiration en voyant la jeune fille, qu'éclairaient leurs sept lu- mières. — Oh! mon Dieu! s’écriérent-ils en chœur, que cette enfant est donc belle! Etils en étaient si réjouis, qu’au lieu de l’éveiller, ils la laissèrent couchée dans le lit. Celui dont Blanche de Neige avait pris le lit coucha à terre sur une jonchée de fougères sèches. Le lendemain, quand vint le jour, Blanche de Neige s’éveilla, et fut fort effrayée en voyant les sept nains grouiller dans la maisonnette. Ceux-ci s’approchèrent d'elle et lui demandèrent : — Comment t’appelles-tu? — Je m'appelle Blanche de Neige, répondit la jeune fille. — Comment es-tu venue dans notre maison? lui demandèrent encore les nains. Alors elle leur raconta que sa belle-mère avait voulu la faire mourir, mais que, le chasseur lui ayant, sur sa prière, laissé la vie, elle avait trouvé la maisonnette, y était entrée, et, ayant faim et étant fatiguée, y avait soupé, s'était couchée et s’élait endormie. Les sept nains lui dirent : — Si tu veux faire notre ménage, notre cuisine et nos lits, laver, coudre, tricoter, enfin tenir Ja maison propre et nelle, alors tu pourras rester avec nous, et rien ne Le manquera. — Trés-volontiers, dit Blanche de Neige. Et, toute lille de roi et de reine qu’elle était, ell’ uais de resta chez les sept nains, fil leur ménage et vune, en ordre, l'événement que Le matin, lesnains parlaient pour ne se plaga de nou- ilscherchaient leur minerai d'or, ¢ 132 di LE PÈRE GIGOGNE Le soir, ils revenaient et trouvaient leur repas servi. Tout le long du jour, la jeune fille restait donc seule, et il y avait peu de matins où les nains, qui l’aimaient comme leur enfant, ne lui dissent en la quittant : — Ne laisse entrer personne, Blanche de Neige; défie-toi de ta belle-mère; un jour ou l'autre, elle | apprendra que tu es vivante et te poursuivra jus- qu'ici. Et, en effet, la reine, croyant être débarrassée de Blanche de Neige, était restée deux ans, à peu près, sans consulter son miroir. Et, pendant ces deux ans, l'enfant, devenant jeune fille et embellissant cha-: Elle partit pour la montagne des sept nains, arriva à la maisonnette et frappa à la porte en disant : — Belle marchandise à vendre... eta bon marché! Blanche de Neige, qui, ainsi que d’habitude, avait fermé la porte en dedans, regarda par la fenétre et dit : — Bonjour, bonne femme ! Qu’avez-vous à vendre? — De bonnes marchandises, ma belle enfant, ré- | pondit-elle; de jolis lacets pour les brodequins, de que jour, était restée bien tranquille et, disons plus, | bicn heureuse chez les nains. jolies ceintures pour la taille, de jolis velours pour les colliers. — Ab! pensa Blanche de Neige, je puis bien faire entrer celte honnête marchande. Et elle ôta le verrou de la porte. La vieille entra, lui montra sa marchandise, el | Blanche de Neige lui acheta un beau petit velours Mais enfin, un jour la reine fut prise d'une | vague inquiétude, se placa devant son miroir et dit : — Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus belle de tout le pays? Et le miroir répondit : — Belle reine, tu es la plus belle dans toutes les villes de ton royaume ; mais Blanche de Neige, dans la montagne, chez les sept nains, est mille fois plus belle que toi. La reine fut effrayée; elle savait que le miroir ne pouvait mentir; elle vit donc bien que le chasseur l'avait trompée, dès que Blanche de Neige était vivante. Alors elle se mit à songer comment elle parvien- drait à faire mourir Blanche de Neige; car sa jalousie, elle le sentait bien, ne lui laisserait aucun repos tant Mu ‘elle ne serait pas la plus belle du pays. Et Blanvsavina done de se grimer la figure et de se en eut pilié, eille marchande foraine. — Allons, va, Cot déguisée, elle était méconnais- noir pour mettre en collier. — Ah! mon enfant, dit la vieille, que vous êtes | belle! mais vousserez bien plus belle encore avec ce collier, Laissez-moi done vous le nouer derrière le cou, que j'aie le plaisir de voir comme il vous va bien. Blanche de Neige, ne se défiant de rien, se mil devant elle pour qu’elle lui passat au cou le ruban. Mais la vicille le lui serra si fort, que Blanche de Neige, sans ayoir le temps de pousser un cri, en perdit la respiration et tomba comme morte. La reine la crut morte tout à fait. — Ah! dit-elle, tu as été la plus belle, mais tu ne l'es plus. Et elle sortit vivement, Vers le soir, les sept nains revinrent au logis, et furent fort effrayés en trouvant leur chère Blanche de Neige étendue sur le sol et comme morte. Ils virent bien tout d’abord que c'était le velours noir qui l'étranglait : ils le coupèrent; et Blanche de Neige, commençant à respirer, revint à elle peu à peu, ae BLANCHE DE NEIGE Les sept nains lui dirent alors ; — La vieille marchande foraine n’est autre que la reine ta belle-mère. Prends donc bien garde à toi, maintenant que te voila averlie, et ne laisse entrer personne dans la maison quand nous n’y serons pas. Il La méchante reine, rentrée chez elle, demeura elques jours tranquille, car elle se regardait, maintenant qu’elle croyait Blanche de Neige morte, comme la plus belle du pays. Cependant, un beau matin, elle alla en minaudant à son miroir, et lui dit, plutôt par habitude que par doute : — Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus belle de tout le pays? ‘Et le miroir lui répondit : — Belle reine, tu es la plus belle dans toutes les villes de ton royaume; mais Blanche de Neige, dans la montagne, chez les sept nains, est dix mille fois plus belle que toi. En entendant cela, la reine jeta un cri de rage, et tout son sang reflua vers son cœur. Et, en effet, elle était très-effrayée, car elle voyait bien que Blanche de Neige était encore en vie. — Ah! maintenant, dit-elle, je veux imaginer quelque chose qui anéantisse à tout jamais ma rivale en beauté, Et, comme elle connaissait la magie, elle fit un peigne empoisonné, Alors elle se déguisa de nouveau, revétit l'aspect d’une autre vieille femme, quitta la ville, gagna la montagne, arriva à la maisonnelte et frappa à la porte en criant : — Belle marchandise à vendre, et pas cher! pis ww to Blanche de Neige regarda à la fenêtre et dit : — Passez votre chemin, bonne femme; je ne dois pas vous laisser entrer. — Mais tu peux au moins regarder, dit la vieille. Et elle tira son peigne, qui relyisait comme s’il était d’or, et l’éleva en l'air. — Oh! dit l'enfant, comme mes cheveux noirs pa- raîtraient bien plus noirs encore s’ils étaient relevés par ce beau peigne d’or! Blanche de Neige et la vieille femme ne tardèrent pas à tomber d’accord sur le prix. Mais alors la vieille lui dit : — Maintenant, laisse-moi entrer, afin que je te pose ce peigne à la mode de la ville d'où je viens. La pauvre Blanche de Neige, sans défiance aucune, laissa entrer la vieille. Mais à peine celle-ci eut-elle mis le peigne dans les cheveux de la jeune fille que le peigne fit son effet et que Blanche de Neige tomba sans connaissance, — Chef-d’ceuyre de beauté, dit la méchante reine en sortant, j'espère maintenant que c'est fait de toil... Par bonheur, cela se passait vers le soir. La mé- chante reine n’était donc pas sortie depuis dix mi- nutes, que les nains rentrèrent. En voyant Blanche de Neige étendue sur le sol, et soupçonnant de nouveau sa belle-mère, ils aperçurent dans ses cheveux un peigne d'or qu'ils ne lui con- naissaient pas, et se hätèrent de l’enlever. A peine le peigne fut-il hors des cheveux de la jeune fille, que Blanche de Neige revint à elle et ra- conta à ses bons amis les sept nains ce qui s'était passé. Alors ils lui recommandèrent plus que jamais de se tenir en garde et de n'ouvrir à personne. Une quinzaine de jours après l'événement que nous venons de raconter, la reine se plaça de nou- veau devant son miroir, et dit: 134 LE PERE GIGOGNE — Petit miroir pendu ati mur, quelle est la plus belle de tout le pays? Le miroir répondit : — Belle reine, tu es la plus belle dans toutes les villes de ton royaume; mais Blanche de Neige, dans la montagne, chez les sept nains, est cent mille fois plus belle que toi. En entendant cette réponse, la reine se mit à trem- bler de colère. — Oh! cette fois, s’écria-t-elle, il faut que Blan- che de Neige meure, dût-il m’en coûter ma propre vie. Alors elle s’enferma dans une chambre isolée où ne pénétrait jamais personne, et qui était le labora- toire où elle préparait ses poisons; et, là, elle fit une pomme de calville qui avait une splendide appa- rence : blanche d’un côté, ronge de l’autre. Blanche de Neige n'avait pas le teint plus blanc; Blanche de Neige n’ayait pas les joues plus roses. Mais quiconque mangeait le plus petit morceau de cette pomme devait mourir en l’avalant. Quand la pomme fut terminée, la reine se déguisa en paysanne, et, quittant la ville, gagna la montagne et arriva devant la maisonnette des sept nains. Elle frappa à la porte. Blanche de Neige se mit à la fenêtre et dit: — Oh! cette fois-ci, je n’ouvre pas; les sept nains me Vont trop bien défendu, et, d’ailleurs, j'ai été moi-même trop bien punie d’avoir ouvert. — Bon! dit la paysanne, je ne voulais qué te don- ner celle pomme, que j'ai cueillie à ton intention, Blanche de Neige, — Je n'en veux pas, dit celle-ci, car peut-être est- elle empoisonnée, — Ah! quant à cela, tu vas bien voir le contraire, Jit la paysanne. Et, prenant son couteau, elle la coupa en deux, — Tiens, dit-elle, je mange le côté blanc, mange le côté rouge. Mais cette pomme avait été faite avec tant d’art, que le côté rouge seulement était empoi- sonné. | Blanche de Neige lorgnait la pomme, et, quand elle vit que la paysanne mangeait le côté blane, elle ne put résister à son désir; elle tendit la main et prit le côté rouge. Mais à peine eut-elle mordu dedans, qu’elle tomba morte à terre. La paysanne monta sur le banc, regarda par la fenêtre, et, la voyant étendue sans souffle, elle la contempla avec des yeux cruels, et dit: ; — Blanche de Neige, rouge comme sang, noire comme ébéne, cette fois les sept nains ne te réveil- leront plus. Et quand, reyenue au palais, elle consulta son miroir en demandant : — Petit miroir pendu au mur, quelle est la plus belle de tout le pays? Le miroir lui répondit : — Belle reine, tu es la plus belle non-seulement du pays, mais de toute la terre. ; Et son cœur jaloux eut enfin du repos, autant tou- tefois qu’un cœur jaloux peut en avoir. Quand les nains revinrent à la fin de leur journée, qu'ils trouvèrent Blanche de Neige à terre, et qu'ils virent que cette fois elle ne respirait plus, ils la rele- vèrent, la délacèrent, la peignèrent, la lavèrent avec de l’eau et du vin, et, l'ayant couchée dans sa robe blanche, ils se mirent à la pleurer pendant trois jours. Alors ils songèrent à lV’enterrer; mais, comme elle avait la mine aussi fraiche qu'une personne vivante, comme elle avait toujours ses belles couleurs roses, ils se dirent: — Nous ne pouvons pourlant pas mettre en terre un pareil Lrésor de beauté, s * Et ils s’en allèrent chez des verriers de leurs amis, nains comme eux, et ils leur firent faire un cercueil tout de glaces transparentes comme une chasse de saint; puis ils couchèrent la jeune fille dedans sur un lit de fleurs, écrivirent en lettres d’or son nom sur le Pees et y inscrivirent sa qualité de fille de roi. Après quoi, ils déposèrent le cercueil sur le point le plus élevé de la montagne, et l'un d’eux resta au- près pour le garder. Et les animaux sauvages s’approchérent eux-mêmes du cercueil de Blanche de Neige et la pleurèrent. Le premier animal qui vint fut un hibou; le se- cond, un corbeau, et le troisiéme, un pigeon. Blanche de Neige resta trois ans dans le cercueil sans dépérir en rien. Les fleurs sur lesquelles elle était couchée se fa- nérent; mais elle resta fraiche comme si elle était une fleur immortelle. Au bout de trois ans, celui des nains qui gardait le cercueil, — ils se relayaient tour à tour pour rem- plir ce soin pieux, —au bout de trois ans, celui des mains qui gardait le cercueil entendit de grands sons de trompe et de grands abois de chiens. C'était le fils unique du roi d’un royaume voisin qui chassait, et que l’ardeur de la chasse avait en- trainé au delà de sa frontière et jusque dans le bois des nains, Il vit le cercueil; dans le cercueil la belle Blanche de Neige, et, sur le cercueil, ce que les nains y avaient écrit, " Alors il dit au nain qui le gardait ; — Laisse-moi emporter ce cercueil, et je Le don- nerai ce que Lu voudras. Mais le nain répondit : — Ni moi ni mes six frères ne le voudrions pour tout l'or du monde, — Alors, faites-m’en cadeau, dit le fils du roi; car BLANCHE DE NEIGE 135 je sens que, puisque Blanche de Neige est morte, je ne me marierai plus jamais. Je veux done l'emporter dans mon palais et la respecter et l’honorer comme ma bien-aimée. — Eh bien, dit le nain, revenez demain; j'aurai consulté mes frères, et j'aurai vu quelle est leur intention. Il consulta ses frères, qui eurent pitié de l'amour du prince; de sorte que, le lendemain, quand le jeune homme revint, le nain lui dit : — Prenez Blanche de Neige, elle est à vous. Le prince fit placer le cercueil sur les épaules de ses serviteurs, et, les accompagnant à cheval, les yeux toujours fixés sur Blanche de Neige, il reprit le chemin de ses États. Mais il arriva que les deux premiers porteurs tré- buchèrent sur une racine, et que, dans la secousse imprimée à Blanche de Neige, celle-ci rejeta la bou- chée de pomme qu’elle avait mordue, sais que, par bonheur, elle n'ayait pas eu le temps d’avaler. A peine le morceau de pomme fut-il sorti de la bouche de Blanche de Neige, que celle-ci rouvrit les yeux, poussa du front le couvercle du cercueil et se dressa tout debout, Elle était redevenue vivante. Le prince jeta un cri de joie. A ce cri, Blanche de Neige regarda autour d'elle. — Oh! mon Dieu! demanda-t-elle, où suis-je? — Tu es près de moi s'écria le fils du roi tout joyeux. Et alors il lui raconta ce qui s'était passé, ajoutant : — Blanche de Neige, je l'aime plus que quoi que ce soit au monde; viens avec moi au palais de mon père, et Lu seras ma femme. Le prince avait dix-huit ans, I était le plus beau prince, comme Blanche était la plus belle princesse qu'il y eût au monde, Il n'eut done pas de peine à se faire aimer de celle qu'il aimait. 136 LE PERE GIGOGNE ¥ ¢ Blanche de Neige arriva au palais du prince. Et, comme c'était une jeune personne accomplie, le père du prince l’accueillit pour fille. Un mois après, le mariage se fit avec grande pompe et grande magnificence. Le mariage fait, le prince voulait déclarer la guerre à la méchante reine qui avait si fort persé- cuté Blanche de Neige; mais celle-ci dit : — Si ma belle-mère mérite punition, c’est au bon Dieu et non à moi de la punir. La punition ne se fit pas attendre : la petite vérole se déclara dans les États de la méchante reine, et elle fut atteinte de la contagion. Elle n’en mourut pas, mais ce fut bien pis, elle en fut défigurée. Or, comme pas un courtisan n’avait osé lui dire le malheur qui lui était arrivé, il advint que, lorsqu'elle put se lever, la première chose qu'elle fit fut de se trainer vers sou miroir. — Petit miroir pendu au mur, lui demanda-t-elle, quelle est \a plus belle de tout le pays? — Autrefois, répondit le miroir, c'était toi; mais, aujourd’hui, tu en es la plus laide. En entendant ces mots terribles, la reine se re- garda, et, en effet, elle se trouva si hideuse, qu'elle poussa un cri et tomba à la renverse. On accourut, on la ramassa, on essaya de la faire revenir à elle, mais elle était morte. Restait le vieux roi. ll ne regretta pas fort sa femme, qui l'avait rendu trés-malheureux, Seulement, de temps en temps, on l'entendait soupirer ; — A qui laisserai-je mon beau royaume? Ab! si ma pauvre Blanche de Neige n'était pas morte! — On rapporta à Blanche de Neige ce qui se pas- sait, et combien elle était regretiée par son vieux père. Alors elle se mit en route, accompagnée du jeune prince son époux, et, comme elle attendait à la porte du vieux roi tandis qu’on était allé lui demander s’il voulait recevoir la femme du jeune prince son voisin, qui était la plus belle princesse que l’on püt voir, elle lui entendit dire en soupirant : — Ah!si ma pauvre Blanche de Neige vivait en- core, nulle autre princesse qu’elle ne pourrait dire : « Je suis la plus belle princesse du monde. » Blanche de Neige n’eut pas besoin d'en entendre davantage, elle s’élanca dans la chambre du vieux roi en s’écriant : | — O mon bon père, Blanche de Neige n’est pas | morte, elle est dans tes bras! Mon bon père, em- brasse ta fille! i Et, quoique le vieux roi n’eût pas vu Blanche de Neige depuis quatre ans, il la reconnut à Vinstant méme; et, avec unaccent qui fit pleurer de joie les anges, il s’écria : — Ma fille bien-aimée! mon enfant chérie! ma Blanche de Neige 1... Le lendemain, le vieux roi, las de régner, laissait ses États à son gendre, lequel, à la mort de son père, réunit les deux États en un seul, de sorte qu'il se trouva pouvoir laisser au fils qu’il eut de Blanche de | Neige un des plus grands et des plus beaux royau- | mes de la terre, Fe = al EME ee —— ~ LE SIFFLET ENCHANTE U y avait une fois un roi riche et puissant qui avait une fille d’une beauté remarquable. Lorsque celle-ci arriva à l’âge de se marier, il fut enjoint par une ordonnance criée à son de trompe et affichée sur tous les murs, à ceux qui avaient des prétentions à l’épouser, de se réunir dans une vaste prairie. Là, la princesse jellerait en l'air une pomme d'or, et celui qui parviendrait à s’en emparer n’au- rait plus qu’à résoudre trois problèmes, après quoi il deviendrait l'époux de la princesse, el, par conséquent, le roi n’ayant point de fils, l'héritier du royaume. Le jour fixé, la réunion eut lieu : la princesse jeta la pomme en l'air, mais les trois premiers qui s’en emparérent n’ayaient accompli que la tâche la plus facile, et aucun des trois n’essaya méme d’entre- prendre ce qui reslait à faire. Enfin, la pomme lancée une quatriéme fois par la princesse, tomba aux, mains d'un jeune berger, qui était le plus beau, mais aussi le plus pauvre de tous les prétendants, Le premier probléme, bien autrement difficile & résoudre qu'un problème de mathématiques, était celui-ci ; Le roi avait fait enfermer dans une écurie cent lièvres; celui qui parviendrait à les mener pailre dans la prairie où avait lieu l’assemblée, et, les y ayant conduits le matin, les ramènerait tous le soir, aurait résolu le premier problème. Lorsque cette proposition eut été faite au jeune berger, il demanda un jour pour réfléchir; le lende- main, il répondrait affirmativement ou négative- ment, Le demande parut si juste au roi, qu’elle lui fut accordée. . Il prit aussitôt le chemin de la forêt, pour y mé- diter à son aise sur les moyens à employer pour réussir, Il suivait lentement et la tête baissée un sentier étroit, longeant un ruisseau, lorsque, sur ce sentier même, il rencontra une petite vieille aux cheveux tout blancs, mais à l'œil encore vif, qui lui demanda la cause de sa tristesse, Mais le jeune berger répondit en secouant la tôte : ’ — Hélas! personne ne peut me venir en aide, et, cependant, j'ai bien envie d’épouser la fille du roi, . 138 LE PÈRE GIGOGNE — Ne te désespère pas si vite, répondit la petite vieille; raconte-moi ce qui te chagrine, et peut-être pourrai-je te tirer d’embarras. Notre berger avait le cœur si gros, qu'il ne se fit aucunement prier et lui raconta tout. — N'est-ce que cela? demanda la petite vieille, en ce cas, tu es bien bon de te désoler. Et elle prit dans sa poche un sifflet d'ivoire et le lui donna. Ce sifflet ressemblait à tous les sifflets ; aussi le berger, pensant qu'il y avait sans doute une façon particulière de s’en servir, se retourna-t-il du côté de la petite vieille pour lui faire quelques questions, mais elle avait déjà disparu. Mais, plein de confiance dans celle qu'il regardait comme un bon génie, il alla le lendemain au palais, et dit au roi : — J'accepte, sire, et viens chercher les lièvres pour les mener paitre dans la prairie. Alors le roi se leva et dit à son ministre de l’inté- rieur: Li — Faites sortir tous les lièvres de l'écurie. Le jeune berger se mit sur le seuil de la porte pour les compter; mais le premier était déjà bien loin quand le dernier fut mis en liberté; si bien que, lorsque le berger arriva dans la prairie, il n'avait plus un seul lièvre avec lui. Il s’assit tout pensif, n’osant croire à la vertu de son sifflet. Mais, cependant, il lui fallut recou- rir à cette dernière ressource; il l’appuya donc à ses lèvres et souffla dedans de toutes ses forces. Le sifflet rendit un son aigu et prolongé. Aussitôt, à son grand étonnement, de droite, de gauche, devant, derrière, de tous côtés enfin, accou- . rurent les cent lièvres, qui se mirent tranquillement à pailre autour de lui. On vint annoncer au roi ce qui se passait, el com- * ment le jeune berger allait probablement résoudre le problème des cent lièvres. Le roi en référa à sa fille. Tous deux furent fort contrariés, car si le jeune berger réussissait dans les deux autres problèmes comme il allait sans doute réussir dans le premier, la princesse devenait la femme d’un simple paysan, ce qui était on ne peut plus humiliant pour l’orgueil royal. — C'est bien, dit la princesse à son père, avisez de votre côté, je vais aviser du mien. La princesse rentra chez elle, se déguisa de facon à se rendre méconnaissable ; après quoi elle fit venir un cheval, monta dessus, et se rendit près du jeune berger. Les cent lièvres caracolaient joyeusement autour de lui. — Voulez-vous me vendre un de vos lièvres? de- manda la jeune princesse. — Je ne vous vendrais pas un de mes lièvres pour tout l’or du monde, répondit le berger, mais vous pouvez en gagner un, — A quel prix? demanda la princesse. — En descendant de votre cheval, en vous as- seyant sur le gazon et en passant un quart d'heure avec moi. La princesse fit quelques difficultés; mais comme il n’y avait que ce moyen d’obtenir le lièvre, elle mit pied à terre et s’assit près du jeune berger... Au bout d'un quart d'heure, pendant lequel le jeune berger lui conta mille choses tendres, elle se leva, réclamant son lièvre, et, fidèle à sa promesse, le jeune berger le lui donna, La princesse l’enferma avec joie dans un panier at- laché à l'argon de sa selle et repritle chemin du palais. Mais à peine eut-elle fait une quart de lieue, que le berger approcha le sifflet de ses lèvres et quil et qu'à ce bruit, qui le rappelait impéricusement, le LE SIFFLET ENCHANTE 139 liévre souleva le couvercle du panier, sauta à terre, et se sauva à toutes jambes. Un instant après, le berger vit venir à lui un paysan monté sur un âne; c'était le vieux roi qui's’était aussi déguisé, et qui était sorti de son palais dans le même but que sa fille. Un grand sac pendait au bat de son ane. — Veux-tu me vendre un de tes liévres? demanda- t-il au berger. — Mes lièvres ne sont point à vendre, dit le patre; dpt à gagner. — Et que faut-il faire pour en gagner un? Le pâtre chercha un instant. — Il faut baiser trois fois le derrière de votre ane, dit-il. Cette condition bizarre répugnait fort au vieux roi, qui ne voulait pas, à toute force, s’y soumettre. Il offrit jusqu’à cinquante mille francs d’un des lièvres, mais le berger tint bon. Enfin le roi, qui voulait absolument son lièvre, en passa par la condition imposée, si humiliante qu’elle fat pour un roi. Il baisa trois fois le derrière de son ane, fort étonné qu’un roi lui fit un pareil honneur, et le berger, fidèle à sa promesse, lui donna le lièvre demandé avec tant d’insistance. Le roi fourra le lièvre dans son sac et partit au grand trot de son âne, Mais à peine eut-il fait un quart de lieue, qu’un coup de sifflet se fit entendre, et qu’à ce coup de sifflet le lièvre gratta si bien qu'il fit un trou à son sac et s'enfuit. — Eh bien? demanda la princesse au roi en voyant celui-ci revenir au palais, — Que vous dirai-je, ma fille, répondit le roi, C'est un garçon fort entété, qui à aucun prix n’a voulu me vendre un lièvre, Mais soyez tranquille, il ne sortira pas aussi facilement des deux autres LL 4 épreuves que de celles-ci, » Il va sans dire que le roi ne parla pas plus de la condition à l’aide laquelle il avait un instant tenu son lièvre que la princesse n’en avait parlé elle- même. — C’est absolument comme moi, dit la princesse, je n’ai pu obtenir un de ses liévres ni pour or ni pour argent. Le soir, le berger revint avec ses liévres; il les compta devant le roi: il n’y en avait ni un de plus ni un de moins; ils furent remis au ministre de l'in- térieur, qui les fit rentrer dans leur écurie. Le roi dit alors: — La première épreuve est résolue. Il s’agit main: tenant de triompher de la seconde, Fais bien attention, jeune homme, Le berger préta l’oreille. — J'ai là-haut, dans mon grenier, continua le roi, cent mesures de petits pois et cent mesures de len- tilles; lentilles et pois sont mélés les uns avee les autres; si tu parviens cette nuit à les séparer sans lumière, tu auras résolu le second problème. — J'en fais mon affaire, répondit le berger. Et le roi appela son ministre de l'intérieur, qui le conduisit au grenier, l'yenfenmaiet remit la clef au roi. Comme il faisait déjà nuit et que, pour une pareille besogne, il n’y avait pas de temps à perdre, le berger prit son sifflet et siffla, Aussitôt accoururent cing mille fourmis, qui se mirent à remuer les lentilles et les pois jusqu'à ce qu'ils fussent séparés en deux tas. Le lendemain, le roi, à son grand étonnement, vit que le travail était accompli; il eût bien voulu faire des difficultés, mais il n'y avait pas la plus petite ob- jection à élever. I Jui fallait done compter sur cette chance passa- blement douteuse, après les deux premières vic- loires, que le berger succomberait dans la troisième épreuve, 140 Cependant, comme elle était la plus rude de toutes, le roi ne désespéra point. — J) s’agit maintenant, lui dit-il, de te rendre, à la nuit tombante, à la paneterie du palais, et de manger en une nuit le pain cuit pour toute la semaine; si demain matin il n’en reste pas une miette, je serai content de toi et tu épouseras ma fille. Le soir même, le jeune berger fut conduit à la pa- neterie, laquelle était tellement pleine, qu'il n’y restait qu'une toute petite place vide près de la porte. Mais à minuit, lorsque tout fut tranquille dans le palais, le berger prit son sifflet et siffla. Aussitôt accoururent dix mille souris qui se mirent à ronger le pain de telle façon, que le lendemain il n’en restait plus une miette. Alors le jeune homme frappa de toutes ses forces à la porte, et cria : — Dépêchez-vous d'ouvrir, s'il vous plait; j'ai faim. La troisième épreuve était donc aussi victorieuse- ment accomplie que les deux autres, Cependant, le roi tenta de lui chercher quelque chicane, Il se fit apporter un sac contenant six mesures de blé, et, ayant réuni bon nombre de ses cour- lisans : — Raconte-nous, lui dit-il, autant de mensonges LE PERE GIGOGNE qu'il en pourra entrer dans ce sac, et quand ce sae sera plein, tu auras ma fille. Alors le berger raconta tous les mensonges qu'il put trouver; mais il était à la moitié de la journée et au bout de ses mensonges que le sac était loin d’être plein. — Eh bien, continua-t-il, tandis que j'étais en train de garder mes lièvres, la princesse est venue me trouver déguisée en paysanne, et, pour avoir un de mes lièvres, elle m’a permis de lui prendre un baiser, La princesse, qui, ne se doutant pas de ce qu'il allait dire, n'avait pu lui fermer la bouche, devint rouge comme une cerise, si bien que le roi com- menca de croire que le mensonge du jeune berger pourrait bien être une vérité. — Le sac n’est pas encore plein, s’écria le roi, quoique tu viennes d’y laisser tomber un bien gros mensonge; continue. Le berger salua et reprit : — Un instant après que la princesse a été partie, j'ai vu Sa Majesté, déguisée en paysan et montée sur un ane. Elle aussi venait pour m'acheter un lièvre; or, quand j'ai vu qu'il en avait si grande envie, figurez- yous que j'ai forcé le roi de... — Assez, assez! s’écria le roi, le sac est plein, Huit jours après, le jeune berger épousa la prin- cesse, RS L'HOMME SANS LARMES Il y avait dans une charmante maison, à quelques licues de la petite ville de Hombourg, un homme fort riche, qu’on appelait le comte Baldrick. Il possédait plusieurs maisons à Francfort, des châteaux dans tous les environs, et l’on pouvait, à ce que l’on disait, marcher une journée entière sans mettre le pied hors de ses domaines. Il avait un grand nombre de domestiques, des équipages de chasse dont il ne se servait jamais, et une table toujours admirablement servie, de la- quelle il se levait souvent sans avoir entamé un seul plat. Sa cave passait pour contenir les meilleurs vins du Rhin, de la France et de la Hongrie; ces vins, on les lui servait dans des coupes d'argent et de vermeil; ces coupes, souvent il les portait à ses lèvres, mais presque toujours il les reposait sur la table les ayant à peine effleurées du bout des lèvres. C'est qu'il lui manquait une chose, à cel homme, pour lequel la fortune semblait avoir épuisé ses tré- sors, Il ne pouvait pas pleurer. Ni joie ni douleur ne pouvait lui faire monter une larme aux yeux. Il avait perdu son père, et n'avait pu pleurer; il avait perdu sa mère, et n'avait pu pleurer; il avait perdu deux de ses frères, et n’avait pu pleurer, Enfin, après dix ans de stérilité, sa femme lui avait donné une fille, objet de tous ses désirs, et il n'avait pu pleurer. Cette fille avait quatorze ans et se nommait Lia. Un jour, elle entra dans la chambre de son père, et le trouva dans le coin le plus sombre de cette chambre, assis et soupirant. — Qu’as-tu done, père? demanda l'enfant. Il me semble que tu es bien triste. — Bien triste, en effet, dit le comte; car je viens de perdre le dernier de mes frères : ton oncle Kar! est mort. Lia aimait fort son oncle Karl, qui, à la Noël, lui envoyait toujours de charmants cadeaux. Aussi, à la nouvelle que lui annonçait son père, les larmes jaillirent-elles de ses yeux. — Oh! mon pauvre oncle! s'écria-t-elle en san- glotant. — Bienheureuse enfant, qui peut pleurer! mur- mura le comte en regardant sa fille d'un œil d'envie. — Mais, puisque tu as tant de chagrin, toi, pour. quoi ne pleures-tu pas? demanda-t-elle à son père, — Hélas ! répondit le père, les larmes sont un don 142 LE PERE GIGOGNE du ciel que le Seigneur m’a refusé; la miséricorde infinie est avec celui qui pleure, car celui qui peut pleurer pleure sa douleur en méme temps que ses larmes, tandis que, moi, il faut que mon cœur se brise, — Mais, pourquoi cela ? — Parce que Dieu m'a refusé ce qu'il accorde à la dernière des créatures : des larmes. — Si Dieu te les a refusées, Dieu peut les ac- corder, et je le prierai tant et si fort, qu'il te les endra. Mais le comte secoua la tête. — Mon sort est fixé, dit-il, etje dois mourir faute de pouvoir pleurer. Quand mon cœur sera plein des armes que mes yeux eussent dû verser, il se brisera, et tout sera dit. Lia se mit à genoux devant son père, et, lui pre- nant les deux mains : | — Oh!non, non, père, dit-elle, tu ne mourras pas; il doit y avoir un moyen de te rendre les larmes que tu as perdues; dis-moi ce moyen, et le reste me regardera. Le comte hésita un instant comme si, en effet, il avait un moyen; mais, sans doute, ce moyen présen- tait de trop grandes difficultés pour un enfant de de l’âge de la jeune fille; car, sans répondre, il se leva et sortit. Lia ne revit pas son père de la soirée, Le lende- main, au déjeuner, elle l’attendit encore inutilement, ll ne descendit pas, Mais il lui fit dire de monter chez lui quand elle aurait déjeuné elle-même, Elle se leva aussitôt de table et monta à la chambre de son père, Il était, comme la veille, moilié assis, moitié cou- ché duus son fauteuil, et avait le visage aussi pâle que s'il était déjà mort, — Chère enfant, lui dit-il, mon cœur est déjà si plein et si lourd, qu’il me semble près d’éclater : je sens les larmes se soulever et gronder en moi comme un torrent près de briser sa digue, et, comme il me semble que je vais mourir, je t'ai appelée pour que tu saches bien que je porte la peine d'un crime qui n’a pas été commis par moi. — Oh! parlez, parlez, mon pèrel s’écria l’enfant; peut-être qu’en racontant vos malheurs, les larmes vous viendront. “a Le comte secoua la tête comme un homme qui désespère, mais il n’en continua pas moins. — Je vais donc te raconter, ma chère enfant, dit- il, comment il se fait que Dieu m'ait refusé des larmes. « Mon grand-père était un homme dur, qui était arrivé à l’âge de cinquante ans sans avoir eu pitié d’un seul malheureux. Il était d’une santé robuste, et fort riche, si bien que, n'ayant jamais connu ni la maladie ni la misère, il disait que la maladie était un effet de l'imagination, et la misère le résultat du dés- ordre. Ou, s’il était forcé de reconnaître que la ma- ladie existait réellement, il disait que le malade s’é- tait attiré son mal par sa vie irrégulière ou par un mauvais régime. De sorte que ni pauvre ni malade ne trouvant pitié près de lui, n’y trouvaient non plus des secours. » Il y avait plus : l'aspect seul des gens malheureux lui était insupportable, et la vue des larmes lui don- nait des fureurs pendant lesquelles, ayant compléte- ment perdu la raison, il était capable de tout, » Un jour on signala, aux environs du château, un loup qui faisait d'énormes dégâts. Il avait étranglé des moutons et des chevaux, et même souvent atta- qué des hommes; de sorte que, bien plus encore pour ne plus entendre les plaintes et ne plus yoir les larmes des vietimes du terrible animal que par un sentiment de philanthropie, mon grand-père résolut de purger la contrée du monstre qui la désolait. eee L'HOMME SANS LARMES 143 » Il partit avec plusieurs chasseurs du voisinage. Dans la nuit, le loup avait été détourné par un très- - | TA piqueur, de sorte que l’on alla droit à son fort, et que l’animal prit chasse. » Au bout d'une heure d’une course enragée, le loup, pressé par les chiens, au lieu de prendre un grand parti, comme c’est l’habitude de ces animaux, “se réfugia dans la cabane d’un charbonnier. » Par malheur, l’enfant du charbonnier, qui avait trois ou quatre ans, jouait sur la porte. » Le loup, furieux, se jeta sur l'enfant et l’étran- gla. » La mère, qui était dans l’intérieur de la cabane, vit ce quise passait; mais, avant qu’elle eût pu por- ter secours à son enfant, le pauvre petit était déjà mort. » Elle jeta de grands cris. Le père, qui abattait un arbre à vingt pas de là, accourut avec sa hache, et fendit la tête du loup. _ » Sur ces entrefaites, mon grand-père, monté sur un cheval ruisselant de sueur, aussi échauffé que son cheval, arrivait avec ses rudes allures. » Il vit le loup mort, le paysan sa hache sanglante à la main, et la femme qui sanglotait en tenant son enfant mort entre ses bras. » — Pourquoi pleures-tu, femme, lui cria-t-il, quand le malheur qui t’arrive est de ta faute? Si tu n'avais pas laissé vagabonder ton enfant, le loup ne edt point rencontré sur son chemin, et ne l’eût point étranglé. — Et toi, demanda-t-il à l'homme, comment as-tu eu l'audace de tuer le loup que je chassais? » — Ah! seigneur, ayez pitié! s'écrièrent le char- bonnier et sa femme, en pleurant tous les deux À chaudes larmes, » — Par les cornes du diable! en avéz-vons bientôt fini avec toutes vos pleurnicheries? fit mon grand- père, » Et, comme la femme lui montrait, pleurant tou- jours, le cadavre de son enfant, croyant que cette vue Vattendrirait, exaspéré par cette vue, au contraire, il donna sur la tête de la pauvre femme un tel coup de manche de son fouet, qu’elle tomba à la renverse, roulant d’un côté, tandis que le cadavre de son enfant roulait de l’autre: » Alors le charbonnier fit un mouvement de me- nace ; mais, jetant presque aussitôt la hache loin de lui, et levant son bras désarmé sur mon grand-père : » — Ah! cœur de marbre! dit-il, tu ne peux pas voir couler les larmes d’une mère et d’un père qui pleurent leur enfant; eh bien, au nom du Seigneur, je te dis: Il viendra pour toi une heure où tu voudras pleurer, où tu ne le pourras pas, où les larmes ren- fermées en toi te briseront le cœur. Va, et que cette punition de ta dureté pèse sur toi et sur tes enfants, jusqu’à la troisième génération! » Si peu impressionnable qu’il fût, mon grand-père s’épouvanta de cette malédiction, et, tournant le dos à cette cabane maudite, il s‘éloigna au grand galop de son cheval. » Il avait quatre fils. » L’ainé fut joueur, dilapida la fortune dont il lui avait rendu compte, s’embarqua pour l'Amérique, et fut noyé dans un naufrage. » En apprenant cette nouvelle, mon grand-père eut bien envie de pleurer, mais il ne put pas. » Son second fils entra dans une conspiration poli- tique; la conspiration échoua, et il eut la tête tran- chée comme traître, » En le voyant marcher à l'échafaud, la tête haute, mais déjà pâle de sa mort prochaine, mon grand-père eût bien voulu pleurer, mais il ne put pas. A » Son troisième fils, qui était son fils bien-aimé, était grand chasseur comme lui. Un jour, comm: tous deux couraient le sanglier, le cheval du jeune 122 LE PÈRE GIGOGNE homme fit un écart, et lança le cavalier contre un arbre où il se brisa la tête. » Mon grand-père avait vu l'accident; il sauta à bas de son cheval, mais n’arriva que pour recevoir le dernier soupir de son fils. Mon grand-père leva les mains au ciel, et, avec un effroyable accent de dés- espoir : » — O mon Dieu! s’écria-t-il, une larme, une larme ! » Mais la malédiction était là, et, comme il ne pouvait pleurer, son cœur se brisa et il mourut. » Restait le plus jeune de ses fils, qui fut mon père. » Celui-là était un jeune homme doux et bon; mais il n’en fut pas moins frappé par le sort, et comme, malgré sa bonté, il ne trouva point de larmes à chaque malheur qui lui arriva, il mourut jeune et quelque temps seulement après que ma mère m’eut mis au monde. » Maintenant le châtiment pèse sur moi; car, dans sa malédiction, le charbonnier, d'accord avec les paroles de l’Écriture, a dit: » — Je te maudis, toi et tes enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération! » Donc, je vais mourir bientôt, puisque je ne puis pas pleurer. » — Mais, mon père, demanda Lia, ne savez-vous done pas un moyen d'être relevé de cette terrible malédiction? — Oui, répondit le comte, il y en a un, mais si difficile, qu'il ne me laisse aucun espoir. — N'importe, mon père, s'écria Lia, dites, quel est-il? — Le charbonnier qui a prononcé Ja malédiction vit encore; c’est aujourd'hui un vieillard de quatre- vingls ans. Après la mort de sa femme et de son en- fant, il s’est retiré bien avant dans la montagne, du côté de Falkenstein. Cet homme, qui a fait le mal, sait seul le secret qui le peut guérir; depuis long- temps, lui-même, en voyant les résultats produits par elle, a regretté la malédiction qu’il avait pro- noncée, et il l’eût retirée si cela lui eût été possible; mais la chose lui est interdite. Je l’ai cherché, et, à genoux devant lui, je l’ai supplié de m'indiquer un moyen de retrouver mes larmes. Mais lui, secouant la tête: « Le moyen, dit-il, oui, je le connais; mais il m'est défendu de te l'indiquer, et il n’y a qu’un cœur d'enfant innocent et pur qui puisse trouver la perle qui a le don précieux de rendre les larmes à ceux qui les ont perdues. » — Eh! n’as-tu done pas, dit Lia en regardant son père avec amour, n’as-tu donc pas près de toi ce coeur innocent et pur? — Oui, sans doute, je l’ai, dit-il; mais, pour moi, Dieu fera-t-il un miracle? — Pourquoi douter? dit l'enfant; Dieu ne peut-il done pas tout ce qu’il veut? Pére, indique-moi le chemin qui conduit à la cabane du vieillard, et je me charge de te rapporter la perle qui fait pleurer. Le comte regarda Lia, et, après un moment de réflexion : — Eh bien, va donc, lui dit-il, pauvre enfant, pè- lerine du bon Dieu; le Seigneur t’a choisie pour m’ap- porter aide et consolation, et, pour la première fois, j'ai confiance et j'espère, Puis il la bénit, et la jeune fille partit pour son ayenlureux voyage. On lui avait fait faire un petit costume de paysanne pour qu'on ne s’étonnat point de la voir aller à pied. Au bout de quatre jours de marche, où la pauvre petite fit de cing à six lieues par jour, elle arriva à la cabane du charbonnier, Elle frappa, car la nuit était arrivée. Le charbon- nier vint ouvrir. Comme le lui avait dit son père, c'élait un beau vicillard de quatre-vingts ans, à la barbe et aux che a ee L'HOMME SANS LARMES 145 yeux blancs; la solitude et la tristesse avaient donné à son visage une sorte de majesté. Le vieillard la regarda longtemps avant de lui adresser la parole; car il voyait bien que ses traits fins et délicats, son teint blanc, ses petites mains fines aux ongles roses, n'étaient point en harmonie avec son costume de paysanne. Enfin, il lui demanda qui elle était et ce qu’elle vou- lait, Alors Lia lui raconta tout : comment elle avait pro- mis à son père de venir demander au vieillard la perle qui fait pleurer, et comment, son père ayant eu con- fiance en elie, elle était venue. — Ah! dit le vieillard, cen’est point une petite af- faire que vous avez entreprise là, ma pauvre enfant, et qui, par malheur, ne dépend pas de moi seul; mais, enfin, je ferai du moins tout ce que je pour- ral. Il ouvrit alors une armoire pratiquée dans la mu- raille et qui était toute remplie de flacons de diffé- rentes grandeurs; car le vieillard faisait des élixirs tirés de plantes salutaires, qu’il donnait gratuitement aux malades qui, abandonnés des médecins, s’adres- saient à lui. Parmi tous ces flacons, il en choisit un si petit, qu'il contenait à peine un verre à liqueur. Il renfer- mait un breuvage couleur de pourpre, que le vieil- lard donna à la jeune fille. — Prends ce flacon, mon enfant, lui dit-il, et bois- en le contenu au moment de Vendormir; et ce que tu verras en rêve, c’est ce qu'il te faudra faire pour venir en aide à ton père, Lia remercia le vieillard de tout son cœur, — Mais, lui demanda-t-elle avec inquiétude, où passerai-je la nuit? Je ne puis me remettre en mar- che dans les ténèbres : je me perdrais; d’ailleurs, il ‘ait froid dehors, et je pourrais rencontrer sur mon chemin des bêtes féroces, ou des hommes méchants, — Tu coucheras ici, mon enfant, lui dit le vieil- lard. Je donne souvent, dans ma pauvre cabane, l’hos- pitalité à des voyageurs égarés. Moi, je dors d’ha- bitude dans un hamac; toi, tu dormiras dans ma chambre, sur un lit frais de fougère et de mousse. Et, en effet; il prépara dans un coin de la chambre le lit de l'enfant; après quoi il lui servit, pour sou- per, du pain, du lait et d’excellentes fraises. Lia fit un des meilleurs repas qu’elle eût jamais faits de sa vie; puis, se retirant dans sa chambre, elle vida son flacon, et tout aussitôt tomba sur son lit de mousse et de fougère, accablée de sommeil. Alors commenca pour elle, et dès qu’elle eut les yeux fermés, un spectacle merveilleux. Elle se trouvait dans un immense jardin émaillé de fleurs si splendides, que, n’en ayant jamais vu de pareilles, elle comprit qu’elle n’était pas sur la terre, et que, si elle n'était pas encore au ciel, elle était du moins dans quelque planète intermédiaire, De grands et magnifiques papillons aux ailes d’or et d'azur vol- tigeaient de fleur en fieur; du calice des roses et des lis s’élancaient des jels d’eau qui avaient la couleur et le parfum des fleurs d’où ils sortaient; chacun de ces jets d’eau formait un arc-en-ciel aux vives nuan- ces, et réflélait un soleil, et les yeux de Lia pou- vaient se fixer sur tous ces soleils sans être éblouis, Mais ce qu’elle vit de plas beau et de plus extraor- dinaire, ce fut une troupe d’anges avec des robes d’azur et des ailes d’argent: les uns avaient des cou- ronnes de fleurs, les aulres des couronnes d’étoiles, et quelques-uns une seule flamme au-dessus du front : c'élaient ceux-là qui, moins nombreux, semblaient commander aux autres, Tous ces anges étaient beaux à ravir, et l'expres- sion particulière de leur physionomie était une inef- fable douceur. Chacun d’eux était chargé d'une besogne qui lui élait propre, 10 146 L’un remuait la terre du bout de son aile d’argent, et là où la terre était remuée, poussaient des plantes et des fleurs. C'était l'ange du printemps. L'autre passait dans le ciel, trainant après lui un long crêpe tout constellé a’étoiles. C'était ange de la nuit. Celui-ci montait comme une alouette au plus haut des airs, touchant l’orient du bout de son doigt, et lorient s’enflammait de teintes roses. C'était l’ange de l’aurore. Celui-là, avec un sourire triste, mais d’une admi- rable sérénité, se précipitait dans le vide comme dans un abime, tenant une croix à la main. C'était l’ange de la mort. Un ange couronné de fleurs expliquait tout cela à Lia. — Oh! que tout cela est beau, grand, magnifique! s'écriait-elle. Mais dites-moi, mon bon ange, je vois là-bas un de vos frères qui tient à la main une ba- lance d’or remplie de perles; qu’a-t-il à faire, celui- à? Il a l'air bien sérieux; mais, en même temps, ce- pendant, il paraît bien bon? — C'est l'ange des larmes, répondit eclui qu'on interrogeait. — L'ange des larmes! s’écria Lia; oh! c’est celui- a que je cherchais! Et elle s’avança vers le bel ange, les mains jointes, dans l'attitude de la prière et en lui souriant avec af- fabilité. — Je sais ce que tu veux, lui dit l’ange; mais crois-tu fermement que je puisse t'aider? En un mot, as-tu la foi? — Je crois que tu peux m'aider, si toutefois Dieu te le permet. — C'est la vraie foi qui remonte au Seigneur, dit l'ange, Vois ces perles qui sont pures et{ransparentes comme le cristal : ce sont les larmes d'amour que LE PERE GiGOGNE les hommes répandent sur une bien-aimée perdue, vois ces perles sombres: ce sontleslarmes que versent les victimes de l'injustice et de la persécution; vois ces perles roses: ce sont les larmes de la pilié que ver- _sent les hommes bons sur les souffrances des autres hommes; vois enfin ces perles dorées: ce sont les larmes du repentir, les plus précieuses de toutes aux yeux du Seigneur. C’est par l’ordre de Dieu que je rassemble toutes ces larmes, qui, un jour, lorsque viendra le moment de la récompense, seront posées dans la balance éternelle, dont l’un des plateaux s'appelle justice et l’autre muséricorde. O bel et bon ange, toi qui sais tout, tu’sais pour- quoi je viens; toi qui es l’ange des larmes, tu dois être le meilleur des anges: fais donc, je t'en prie, que mon père, qui n’est point coupable des fautes de son aïeul, puisse pleurer pour que son cœur ne se brise point ! — Ce sera difficile, dit l’ange ; mais Dieunous aidera. — Et en quoi Dieu peut-il nous aider? demanda Venfant. — En te faisant trouver une larme, réunion de deux larmes : l'une de repentir, l’autre d'amour, et ver- sées par deux personnes différentes; ces deux larmes réunies forment la plus précieuse de toutes les perles, et celle perle est la seule qui puisse sauver ton père. — Oh! indique-moi donc alors où je puis la trou- ver! s’écria Lia. — Prie Dieu, et il te conduira, ditl’ange. Lia, dans son réye, se mit à genoux et pria. Mais elle se réveilla en terminant sa priére; la vi- sion était évanouie. Le jour venu, elle raconta au charbonnier ce qu’elle avail vu en songe, et lui demanda ce qu'elle devait faire. uf — Reprends la route de chez toi, mon enfant, ré- pondit le vieillard. L'ange Va p'omis que Dieu te L'HOMME SANS LARMES viendrait en aide ; attends avec confiance: les anges ne mentent pas. ‘Lia remercia le vieillard, déjeuna et se remit en chemin. Mais, vers la moitié du second jour, survint un. épais brouillard, qui non-seulement fit que peu à peu Lia cessa de voir les montagnes au milieu des- quelles elle voyageait, et dont la double cime lui servait en quelque sorte de direction, mais qui bien- tôt couvrit jusqu’au chemin. Tout à coup le chemin se trouva coupé par un pré- cipice. Au fond du précipice, on entendait gronder un torrent. Lia s'arrêta; il était évident qu’elle s’était trompée de route, puisque, en venant, elle n’avait pas vu ce précipice. Elle regarda de tous côtés; impossible de rien voir. Elle appela : une voix lui répondit. Elle marcha alors dans la direction de la voix. Bientôt elle aperçut une vieille femme qui était venue pour ramasser du bois mort dans la forêt, Le brouillard l'avait interrompue dans sa besogne; mais, comme sa charge éfait à peu près complète, elle s’ap- prétait à regagner la maison au moment où elle avait entendu la voix de Lia et où elle avait répondu, com- prenant que c'était l'appel d’une personne en dé- tresse. Lia, qui était pressée de continuer son chemin, lui demando s'il y avait moyen de descendre dans le précipiceet de le traverser. — Oh! pour l'amour de Dieu, mon enfant, s'écria la vieille, ne faites pas cela! c'est un abime à pie et qui se creuse de plus en plus. Il faudrait, pour sau- ter par-dessus, avoir les ailes d’un oiseau, ou, pour le traverser, les pieds d’un chamois. — Alors, bonne femme, ditLia, indiquez-moi done un autre chemin qui me ramène chez mon père 147 Elle lui nomma Hombourg, disant que c’était là qu'elle désirait revenir. — Oh! que vous êtes loin de votre route, ma pau- vre enfant! répondit la bonne femme. — N'importe, répondit l'enfant, j'ai du courage, — dites toujours. — Par cet affreux brouillard, vous ne vous re- trouverez jamais, chère petite; mieux vaut attendre que ce brouillard soit dissipé, il ne dure jamais plus de vingt-quatre heures, — Mais, en attendant que.ce brouillard soit dis sipé, où irai-je? Y a-t-il au moins une auberge dans les environs ? — Il n’y en a pas à quatre lieues à la ronde, répon- dit la femme; mais je vous donnerai volontiers l’hos— pitalité chez moi, si vous agréez ma pauvre cabane. Lia accepta avec reconnaissance, et suivit la vieille, qui, malgré l’épaisseur du brouillard, la con- duisit tout droit chez elle. Elle habitaitune petite hutte au pied de lamontagne. La hutte n’ayait qu’une chambre unique et de l'aspect le plus misérable. Lia cherchait où se reposer. — Asseyez-vous sur cette natte, lui dit la vieille en lui présentant une tasse de lait et un morceau de pain noir. Puis, avec un soupir : — Voilà tout ce que je puis vous offrir, dit-elle, et cependant je ne fus pas toujours si pauvre. Dans le village, de l’autre côté de la montagne, je possé- dais maisons, jardins, champs et prairies, des brebis, des vaches; en un mot, on me disait riche, J'avais un fils unique qui m'a dissipé toute cette fortune, Mais, continua-t-elle, Dieu m'est témoin que ce n'est pas mon bien que je regrette, et que les larmes que je verse sont des larmes d'amour, — C'était un méchant homme alors, que votre fils? demanda Lia, 148 LE PERE GIGOGNE — Oh! non, non! s’écria la pauvre mére. On ne me fera jamais élever la voix contre mon enfant; non, c'était un bon cœur, au contraire ; seulement, il était léger, et c’est plutôt ma faute que la sienne, s'il n’a pas réussi. Enfant, je négligeais de le punir quand il avait commis quelque faute. Dieu m'avait donné un bon terrain; c’est ma trop grande faiblesse qui a semé l'ivraie. Et elle éclata en sanglots. Lia en eut grande pitié et chercha à la consoler, tout en mangeant son pain et son lait. Mais, essuyant ses yeux, la femme commença de lui préparer un lit de feuilles sèches, tout en mur- murant : — Dieu l'a voulu ainsi; ce que Dieu fait est bien fait. Lia était déjà couchée sur son lit et sur le point de s'endormir, quand, tout à coup, on frappa à la porte. — Qui êtes-vous? interrogea la vieille. — Un voyageur qui demande l'hospitalité, inter- rompit une voix d'homme venant du dehors. — Oh! ma chère femme, pour l'amour de Dieu, dit Lia, n’ouvrez point; cet homme est peut-être un voleur qui vient nous assassiner. — Soyez tranquille, ma pauvre enfant, répondit la bonne femme; que viendrait chercher un voleur dans cette pauvre hutte? Et, quant à nous assassiner, qui est-ce qui voudrait commettre un crime si inu- lile que de tuer un enfant et une vieille femme? C’est quelque pauvre voyageur égaré dans le bois, qui ris- que de tomber dans le précipice, si je ne le reçois pas; pe pas le recevoir serait donc agir peu chré- tiennuernent, Et la bonne femme ouvrit la porte. L'étranger entra; il était enveloppé d'un grand manteau qui cachait presque entièrement son visage; la vicille raviva le feu dans la cheminée, lui présenta du lait et du pain, comme elle avait fait à l’enfant, et l'invita à manger. Mais lui secoua la tête en signe de refus, tout en regardant la vieille à la lueur du foyer qui lui éclai- rait le visage. — Pourquoi donc ne mangez-vous point? demanda la bonne femme. Vous devez avoir faim, et ce que je vous offre, je vous l’offre de bon cœur. Mangez donc. — Pas avant que vous m’ayez pardonné, dit l'étranger en rejetant son manteau, en ouvrant ses bras et en montrant son visage baigné de larmes. — Mon fils! s’écria la bonne femme. — Ma mère! ma mère! fit le voyageur. Et tous deux se jetèrent dans-les bras l’un de l’autre. C'était, en effet, le fils perdu, l’enfant prodigue, qui revenait près de sa mère. Le premier moment fut tout entier à la joie, à l'é- motion et aux larmes. Puis, le fils raconta à sa mère ce qui lui était ar- riyé. Nous dirons son histoire en deux mots. Tant qu'il lui était resté quelque chose de l'argent emporté & sa mére, le jeune homme avait mené une vie légère et dissipée; puis, après la dissipation était venue la misère, et, enfin, une maladie qui l'avait conduit aux portes du tombeau, Là, il avait trouvé le repentir; là, il avait compris combien il avait péché contre Dieu et sa mère. Il pria Dieu de lui pardonner et jura de revenir près de sa mère s’il guérissait. Dieu entendit sa prière et lui rendit la santé. Alors il songea à accomplir son vœu et à revenir près de sa mère; mais il avait tout dissipé et avait honte de revenir pauvre et dénué de tout, comme un mendiant, L'HOMME SANS LARMES Or, un jour, il était près du Danube, révant au moyen de gagner quelque argent pour retourner près de sa mère, et suivant machinalement des yeux un jeune homme qui s’amusait à nager. Le père, lui aussi, était sur le bord et admirait la force et l'adresse de son fils. Tout à coup, le nageur se mit à crier au secours; il venait d’être pris d’une crampe et se noyait. Le père se jeta à l'eau; mais, au lieu de sauver son fils, il l’entrainait au fond, ne sachant pas nager lui- même. Frantz, au contraire, — c'était le nom du fils de la bonne femme, — était un excellent nageur, s'étant dès son enfance exercé dans le Rhin. Un instant après, le père et le fils étaient sauvés. Le lendemain, Frantz reçut douze mille francs d’une main inconnue. Son premier mouvement fut de les rendre, ne trouvant pas qu'il dat permettre qu'on lui payat une bonne action. Mais le père et le fils avaient quitté le pays; c'étaient deux voyageurs qui passaient, et nul ne savait d’où ils venaient ni où ils étaient allés. Alors Frantz ne s'était plus fait serupule, et, riche de ses douze mille francs, plus riche encore de son repentir, il était revenu chez sa mère. La mère et le fils causèrent encore longtemps près du feu; car ils avaient tant de choses à se dire, qu'ils ne songeaient point au sommeil. Il n’en était pas ainsi de Lia. A peine le jeune homme avait-il achevé son récit, qu'elle s’en- dormit, Alors elle fit le même rêve qu'elle avait déjà fait; elle vit le même jardin, les mêmes fleurs, les mêmes papillons, les mêmes anges. Seulement, cette fois, l'ange des larmes lui fit signe de venir à lui, Elle y alla. Il lui tendit alors une perle, 149 — Tiens, lui dit-il, voici la perle précieuse dont je t'avais parlé; elle est composée de deux larmes : larme d'amour maternel, larme de repentir filial, Mets cette perle sur le cœur de ton père, et ton père pourra pleurer, et ton père sera guéri. L'enfant éprouva une telle joie, qu’elle se réveilla. Le rêve disparut. Lia crut que c'était un rêve vain comme tous les rêves, et elle attendit tristement le jour. Le jour vint; le soleil, en se levant, avait dissipé le brouillard. Lia voulut quitter la cabane à l'instant même. — Non, dit la bonne femme; il faut, mon enfant, que vous acceptiez à déjeuner; nous pouvons vous le donner maintenant, et nous vous le donnons vo- lontiers, car nous ne sommes plus si pauvres à pré- sent, Le déjeuner fini, Frantz vous remettra sur votre chemin. Pendant que Lia déjeunait, la vieille arrangea pour son fils, qui n'avait point dormi, le lit que Lia avait occupé. En l’arrangeant, elle trouva une perle. — Tenez, mon enfant, dit-elle, voilà ce que vous avez perdu; c’est bien heureux que j'aie trouvé cette perle, qui me paraît être d’un grand prix. — Ah! s’écria Lia, c'est la perle de l'ange! Et, tombant à genoux, elle remercia Dieu. Sa prière faite, elle insista pour partir à l'instant même, Frantz la remit dans son chemin, comme la vieille le lui avait promis, et, le lendemain, elle ar- riva à la maison paternelle. La vieille femme de charge, qui avait été la nour- rice de son père, vint à sa rencontre tout en larmes. — Oh! mon Dieu! s'écria Lia, mon père serait-il mort? — Non; mais il touche au tombeau. Il vous atlen- dait hier; il a cru, ou que vous aviez été dévorée par quelque bête féroce, ou que vous étiez tombée dans 450 LE PERE GIGOGNE un précipice. Sa douleur a été immense, et, comme il ne peat pleurer, il a failli mourir étouffé par ses larmes. — Où est-il? demanda Lia. — Dans sa chambre, répondit la vieille femme de charge. Dieu veuille que vous arriviez à temps pour recevoir sa suprême bénédiction etson dernier baiser! Lia était déjà dans les escaliers. Elle ouvrit la cham- bre de son père en criant : — Mon père, me voilà! Le mourant fit un effort, et tendit les bras à son enfant, en balbutiant : — Pardonnez-moi, mon Dieu, je meurs! Mais en même temps qu'il prononçait ces pa- roles, Lia posait la perle sur le cœur de son père. Il jeta un grand cri, et un double torrent de pleurs s’élanca de ses yeux. Puis, avec un accent d’ineffable joie: — Quel bienfait que les larmes! s’écria-t-il. Dieu en soit remercié, et toi aussi, mon enfant! Et il vécut encore de longues années, versant dé- sormais des larmes dans la peine comme dans la joie. TINY LA VANITEUSE Tiny était la plus petite créature qu'il fût possible de voir; c’est pourquoi elle avait été nommée Tiny, ce qui signifie, en réalité, le superlatif de la petitesse. Vous auriez eu grand’peine à introduire votre pouce dans son soulier, et son fourreau était une vraie merveille, En vérité, une poupée de cire, de dimen- sion ordinaire, l'aurait prise en pitié. Sa mère lui tricotait elle-même des bas, car aucun bonnetier n'aurait voulu se charger de confectionner de si pe- lits objets; vous voyez bien qu’on était parfaitement en droit de l'appeler Tiny, et il en arriva qu'on finit par oublier tout à fait son véritable nom; pour ma part, je ne l'ai jamais su, Cette ignorance, d’ailleurs, est sans portée, puisque mon histoire traitera de son caractère, et n’a rien à déméler avec son nom, les- quels étaient diamétralement opposés l’un à l’autre, car si son nom était petit, en revanche, sa vanité était immense; ce défaut, du reste, était la faute de sa mère, qui perdait beaucoup de temps à parer la petite personne de la pauvre Tiny. Dès qu’elle était habillée, elle se promenait, de long en large, devant les chaumières les plus proches, afin de provoquer les louanges des voisins, lesquels, par bienveillance, ne manquaient pas de s’é- crier : — Oh! voilà qui est vraiment beau! quels superbes yeux! quels ravissants cheveux! elle est réellement une petite perfection de beauté! Tiny prenait tout cela pour argent complant, et sa vanité en augmen tait d’une façon alarmante, TINY LA VANITEUSE 151 Non contente de ces compliments et de beaucoup d’autres, elle s’imagina, un béau matin, qu'il fallait qu’elle s’admirat elle-même; et, n’ayant point de mi- roir à la maison, elle alla se contempler sur La sur- face claire et limpide d’une source voisine. Comme elle demeurait charmée de l’image qui se réfléchissait dans l’onde, elle tressaillit, en entendant une voix qui lui criait : — Bonjour, grande vanité! Elle leva lesyeux, et apercut, sur l’autre rive, une belle dame avec des ailes éclatantes, accompagnée d’un horrible petit nain; tous deux se riaient et se moquaient d’elle. — Il n’est pas douteux que yous yous trouviez par- faite, reprit la dame, après avoir triomphé de son envie de rire; n’est-ce pas? et peut-être même sur- prenante par la beauté de vos formes; mais, petite créature, vous foulez sous votre petit pied des cho- ses bien plus belles et bien plus parfaites que vous; si vous continuez toute votre vie à être aussi orgueil- leuse de vous-même, vous ne serez jamais heureuse, et vous servirez de plastron à tout le monde, Je veux pourtant essayer de vous donner une leçon, qui pourra avoir une influence matérielle qui vous corri- gera : je vais vous offrir une paire d’ailes, qui vous aideront à rechercher la vérité. Elles ne dureront que quelques heures, mais, par leur moyen, vous serez à même de juger combien l’amour-propre est mal- séant, en le voyant chez les autres. Tiny tressaillit, car elle sentit des ailes lui pousser aux épaules et l'enlever de terre. Quoique assez effrayée d’abord de leur vitesse, elle commença bientôt à jouir de la nouvelle et agréable sensation de se trouver transportée dans les airs; elle ferma ses ailes, et descendit au milieu d’une toulle superbe de fleurs sauvages, tout auprès d'un gros hibou qui, probablement, s'était égaré au grand jour. — Qui êles-vous? dit-il d’une voix enrouée, en es- sayant de la distinguer, malgré le soleil qui l’aveu- glait. — S'il vous plait, monsieur, répondit-elle, je suis une petite fille. — Oh ciel! quoi! seulement une petite fille? dit-il; je pensais que vous étiez un oiseau. Cependant vous avez des ailes? — Oui, monsieur, j'ai des aïles, dit-elle humble- ment, en découvrant combien le hibou faisait peu de cas d’une petite fille; une bonne fée me lesa don- nées, afin que je puisse voir le monde. — Ah! ah! ah! fiten riant le hibou ; voirle monde! en vérité, à quoi cela sert-il? Voyez-moi, je passe ma vie presque tout entière dans le creux d’un ar- bre, et pourtant je suis le plus sage des oiseaux. — Serait-il vrai, monsieur? demanda avidement Tiny ; alors, peut-être voudrez-vous consentir à me communiquer votre science ? — Bon! dit le hibou en fermant les yeux, comme s’il voulait chercher sa sagesse en dedans de sa tête, Je ne sais pas trop, je n’ai pas grande envie de deve- nir maître d'école ; toutefois, je puis facilement vous dire une chose que je sais, c’est-à-dire que je suis sur d’être fort sage, car tout le monde en convient; et je le crois, puisque les gens les plus habiles me proclament l'emblème de la sagesse; ainsi donc, de- meurez-en conyaincue comme les autres, et conti- nuez votre chemin, tandis que je vais faire mes ef- forts pour retrouver mon trou. A ces mots, prenant l'air plus capable que jamais, il se mit à pouffer de rire de sa propre plaisanterie. — Quelle vieille béte stupide et vaniteuse! dit Tiny pendant que le hibou s'éloignait en sautillant; je n'ai rien appris de bon avec lui. Comme elle voltigeait dans un bois voisin, elle fut très-surprise d'apercevair un kanguroo gigantesque, qui faisait de fortgrands sauts à l'aide de son énorme queue, Elle Je suivit attentivement des yeux, Tout à coup, une grande cigogne bleue sortit d’un coin humide rempli de roseaux, et s’approcha du kanguroo. — Oh! oh! vous voilà donc, monsieur le sauteur, dit la cigogne. Quelle énorme queue vous avez! pour- quoi ne la portez-vous pas coquettement, au lieu de vous en servir comme d’une jambe ? Au fait, est-ce que ces misérables petites choses que je vois 14, sont vos pattes de devant? je veux parler de ces deux petits bouts qui pendent par devant. — Impudent oiseau ! répliqua le kanguroo d’un ton de mépris, auriez-vous la prétention de critiquer la perfection et la beauté de mes formes, supérieures de toutes façons à celles de tous les autres animaux ? Ma queue magnifique, qui, à elle seule, est une mer- veille; mes charmantes petites pattes de devant, si admirablement adaptées pour l'usage qu’elles me font? Retourne, 6 le plus sot des oiseaux, dans le ma- rais où tu seras le mieux caché, et dérobe à tous les yeux ces longues perches que tu appelles des pattes, et qui, en t’élevant dans le monde d’une manière ri- dicule, mettent davantage ta laideur en évidence. Si tu trouves assez d’eau dans les alentours, va contem- pler tes membres maigres et disproportionnés, et rougis, si tu peux, au travers de tes plumes, en re- connaissant la différence incommensurable qui existe entre toi et une créature aussi parfaite que moi. Et, sans attendre la réponse de la cigogne, il poussa un cri sauvage, et d’un bond s’élanca dans le bois. — Bien, dit Tiny, quand la cigogne se fut enyolée à son tour; voilà qui va bien des deux côtés. Ils sont également clairvoyants pour exalter leurs propres avantages et pour se mépriser l’un l’autre, Tiny s'envola et se posa près du tronc d’un grand arbre aux branches étendues, sur une desquelles était perché un superbe écureuil du Malabar, qui se chauf- fait au soleil en croquant des noix. — Je serais curieuse de savoir s'il sait parler, pensa LE PÈRE GIGOGNE Tiny; je suis sûre qu'il parle, car il a l'air trés-avisé. Elle avait à peine formulé mentalement cette pensée, qu’elle vit sortir des broussailles, à ses pieds, un petit cochon d'Inde le plus drôle du monde, qui trottait en reniflant et marchait avec beaucoup de précau- tion. L’écureuil cessa de casser ses noix ; il en jeta plu- sieurs coquilles sur le cochon d'Inde en l'appelant à haute voix : — Hola! hé! ridicule petit être, où vas- tu? comment t’appelles-tu? et aussi, sans t’offenser, permets-moi de te demander avec une affectueuse sympathie ce qu'est devenue ta queue? Le cochon d'Inde, fort interdit, regarda de tous côtés afin de découvrir où le questionneur si poli s’était caché; à la fin, il aperçut l’écureuil, et lui dit d’un ton fort humble : — En vérité, mon très-cher monsieur, je ne me rappelle pas d’avoir jamais été importuné d’une queue. — Que voulez-vous dire par la? dit l’écureuil fan- faron ; puis il sauta à terre et vint regarder en face le cochon surpris. — Ce que je veux dire, répliqua le cochon, qui ne s’intimida nullement; je veux dire que si j'avais, comme vous, une longue et lourde brosse, je m'en trouverais excessivement ennuyé et incommodé; j'a- jouterai même que je la trouverais, selon ma mauière de voir, très-dangereuse; car vous, imbécile casse- noisettes, vous seriez bien plus à l'abri du danger, si à cause de votre intolérable amour-propre, vous n’agiliez pas sans cesse celte queue autour de vous, inconvénient qui vous signale au chasseur et qui est, je le répète, une grande calamité pour vous. Vous vivriez bien plus longtemps, si vous aviez la queue plus courte. Ainsi donc, je vous souhaite bien le bonjour et moins d'orgueil. Le cochon disparut dans la terre, et l'écureuil retourna d'un saut sur son arbre afin de s'y cacher, TINY LA VANITEUSE Tiny voltigea plus loin; la subtile réponse du co- chon, en apparence si stupide, l’avait fort amusée. Bientôt, un magnifique papillon passa tout près d’elle; il ralentit sa course à son aspect extraordi- naire, et en conséquence vint se poser tout auprès de l’endroit où elle mit pied à terre. — Bonjour, ma chère, dit-il poliment; sur mon hon- neur, vous m'avez d’abord tout à fait embarrassé. Je yous prenais pour un papillon de ma connaissance, mais j’ai été promptement détrompé en voyant com- bien vos jambes sont grosses, et comme en général votre tournure est empétrée; toutefois, malgré ces disgracieuses imperfections, je suis content de vous voir; ainsi donc, causons, mais prenez garde de mar- cher sur moi avec vos gros pieds. Tiny, rien moins que flattée de cette impertinente invitation, allait répondre lorsqu'un escargot se traîna sur le lieu de la scène. — Ciel! s’écria le papillon, voici une horrible chose! Pauvre créature! quelle destinée ! ramper éternelle- ment sur la terre, en portant sur son dos cette affreuse coquille ! — Qui plaignez-vous de la sorte, petit badin? dit l’es- cargot. Est-ce à vous à insulter un individu de ma sorte, parce que vous avez sur le dos une couverture aux couleurs éclatantes ; mais vous n’éliez hier qu’un misérable objet informe, infiniment plus laid que quoi que ce soil dont je puisse me souvenir en ce mo- ment, Vous qui avez une si courte vie, assez longue, du reste pour un être inutile, vous osez parler de pitié! vous, un paria, sans logis que vous puissiez appeler le vôtre, puisque vous demeurez çà et là, et n'importe où, vous osez même adresser la pa- role à un propriélaire comme moi, qui porte sa mai- son partout avec lui? Allez, allez, continuez vos lar- cins chez les fleurs qui sont assez impréyoyantes pour vous accueillir ! — Vile créature, répliqua le papillon, je souillerais 153 mes ailes en restant plus longtemps près de vous, pour être couvert de votre bave impure. À ces mots, après quelques jolies évolutions pour faire valoir les brillantes couleurs de ses ailes, le pa- pillon prit son vol et se dirigea vers un endroit où le soleil donnait en plein. — Oh! oh! dit Tiny en s’envolant de son côté, il me semble qu'ici la vanité a reçu une bonne lecon. Le soleil devint bientôt dévorant, et Tiny se trouva sur des sables brülants, où elle vit étendue une énorme tortue noire, Elle était si immobile, qu’elle crut d’abord que c'était une grosse pierre noire; mais un imperceptible mouvement de la tête lui prouva qu’elle vivait. Tandis qu’elle restait debout à la considérer, elle la vit tout à coup enveloppée d’une ombre interminable; elle leva les yeux, et s’aperçut que cette ombre était causée par l'approche d’une immense girafe. — Eh bien! ma belle petite, dit la girafe, êtes-vous donc occupée à contempler cette misérable créature, qui en vérité pourrait tout aussi bien être une pierre, à laquelle elle ressemble à s’y méprendre. Je ne crois pas qu’elle ait bougé de place depuis des mois, pauvre paquet presque insensible! On ne saurait certes exiger, continua-t-elle en rengorgeant orgueil- leusement son long cou, que tout le monde soit créé aussi beau et aussi gracieux que moi. Non, non! sans doute, Toutefois il est impossible de s'abstenir de plaindre une créature aussi complétement déshéritée que celle qui est à nos pieds, qui semble avoir été jetée sur le sable sans pieds pour la porter ailleurs. La tortue remua la téte, leva les yeux, et dit à la girafe d'une voix lente et solennelle : — Animal disgracieux et inutile, avec tes longues jambes et ton long cou! il est vraiment triste d’en- tendre un être, qui n'existe que quelques années, parler de sa supériorité! Mes jambes ne sont pas très-longues, mais je puis les ranger à l'abri, de sors 154 que personne ne me marche sur les orteils. Mon cou est assez long pour me permettre de regarder en de- hors de ma porte, et pourtant assez court pour que je puisse rentrer ma tête à l'approche du danger, et ma vie est si longue, que je me rappelle fort bien avoir vu dix ou douze générations de votre famille, dont les os blanchissent sur les sables du désert. Ainsi donc, que vos longues jambes vous em- portent loin de moi, afin que votre vanité n’offense plus mes regards. Comme les distances n’effrayaient plus Tiny depuis qu’elle avait des ailes, elle vola vers une autre partie du monde où l’air était plus frais. Elle se posa sur des rochers, où se tenait un vieux pingouin, en ad- miration devant les vagues éeumantes qui venaient se briser à ses pieds. — Voici un petit vent bien frais, dit Tiny. — Et très-fortifiant, répliqua le pingouin. — Et comme preuve de ce qu'il avançait, il battit des ailes, de petites ailes qui ressemblaient à du cuir. — Cet endroit, continua-t-il, est le plus sain et le plus agréable qui soit au monde. — Vraiment! fit Tiny, ne sachant que dire, — Ne perdez pas votre temps, petite fille, cria un aigle du haut d’une colline escarpée; ne perdez pas volre temps en mauyaise compagnie; cet animal, moilié oiseau, moilié poisson, a une, insupportable conversalion qui sent l’eau salée. Il est l’opprobre de la grande famille des oiseaux. D'abord, il marche tout debout comme un homme; secondement, en dépit de ses prétentions, il n’a pas ce qui s'appelle une aile; moi, par exemple, je suis le roi des oiseaux, el je puis causer royalement ayec vous. Volez done jusqu'à moi, afin que je vous fasse l'honneur de vous accorder quelques minutes d'entretien, — Restez où vous êtes, mon enfant, dit le pingouin, je puis étre humble et sans grâce, ainsi que l’obserye irés-pen royalement ce roi des oiseaux; mais après LE PÈRE GIGOGNE | tout j'ai de la probité, tandis que lui, qui déshonore son titre de roi, est un pillard et un voleur; un oi- seau de proie sans remords, qui se souille de sang innocent, et prend plaisir à commettre toutes sortes de cruautés. — Oses-tu dire cela, oiseau plus poisson qu’oiseau, hurla l’aigle, qui fit un prodigieux effort pour saisir le pingouin entre ses griffes. Mais le pingouin, qui connaissait son caractère vindicatif, chercha un re- fuge sous les vagues de la mer; l’aigle se soutint au- dessus de l’eau, décrivant de larges cercles, dans l'espoir de parvenir à assouvir sa vengeance; mais le pingouin ne parut pas, et l’aigle furieux, se vit obligé de retourner chez lui sans- avoir puni l’insulte qui, selon lui, portait atteinte à sa dignité royale. Tiny frémissait en entendant les cris de l'aigle im- périeux; elle s'enfuit et vola au loin, jusqu’a ce qu’elle: put prendre terre dans une ravissante vallée fleurie; où ses yeux furent charmés par des myriades de fleurs qui embaumaient l’air autour d’elle. Un ma- gnifique lis odoriférant portait bien haut au-dessus: de sa tête son cornet de neige et son calice doré; elle contemplait avec admiration sa forme gracieuse et son port de reine, En s’approchant davaniage, elle aperçut de brillantes gouttes d’eau que distillaient ses feuilles, et qui scintillaient comme des joyaux avant de tomber. — Petit enfant, dit le lis d’un ton fier et hautain, approche; je ne suis point timide; je suis né pour êlre admiré : il est dans ma destinée de faire les dé- lices de lous ceux qui me contemplent. Tiny s'approcha, et elle essaya avec beaucoup de timidité de savourer le parfum de la fleur superbe; mais elle se retira vivement, car elle ne sentit qu'une odeur Acre et désagréable, dont elle ne put se débar- rasser qu’à l'aide de quelques violettes qu’elle cueillit à ses pieds — Merci, chère enfant, dirent les violettes, de PR ee es TINY LA VANITEUSE 155 nous avoir mises dans votre sein, sans que nous ayons eu besoin de chanter nous-mêmes nos louan- ges. Qu’il en soit toujours ainsi avec vous. Ne mé- prisez jamais les humbles, lorsque vous étes en compagnie des grands et des haufains. Regardez bien ce lis imposant, son extérieur aftire notre at- attention et nos égards, mais il ne possède aucune qualité réelle qui puisse rendre durable la première impression. On l’évite dès qu’on le connaît de près. Ces diamants étincelants, qui pendent après ses feuilles comme autant de gouttes de rosée, ne sont, en réalité, que les pleurs qu'il verse sur sa complète indignité. Une grande apparence, sans valeur réelle, est un don inutile, impuissant à procurer l’estime ou à assurer le bonheur. Tiny pressa les violettes sur son cœur pour les remercier de leur douce lecon, et continua sa route, qui la conduisit dans un jardin admirablement cultivé, oùuntrès-beau chat se récréait à l’aise, accroupi sur une terrasse au bord d’une allée. — Matou! matou! dit Tiny, qui s’'approcha de la jolie bête endormie, bonjour ! — Oh! bonjour, comment vous portez-vous? répli- qua le chat; en vérité, je ne vous voyais pas, car j'étais # moitié assoupi, ayant veillé une partie de Ja nuit # une soirée de souris. — Vraiment ! dit Tiny; était-ce amusant? — Pour moi, oni; dit le chat malicieusement en clignant de l'œil légèrement, mais pas pour elles. — Ah! je comprends ! fit Tiny; oh! matou, matou! — M'avez-vous appelé? dit un jeune lièvre fort éveillé, quise montra soudain sous les larges feuilles d'une plante, — Vous! dit le chat en lui jetant un regard mé- prisant; vous, matou ! . — Oui, on m'appelle matou dans les cereles les plus distingués, répondit sèchement le lièvre. — Vous êtes un bohémien, un aventurier campa- gnard, répliqua le chat, Vous ne possédez pas un seul attribut de la race féline, Où est votre queue, Vami? Vous, un chat! en vérité!... — Une queue? fi donc! dit le lièvre; à quoi cela me servirait-il? Mais, regardez mes superbes oreilles; montrez-moi donc les vôtres, je vous en prie? Le chat ne daigna pas répondre, mais il se mit à se frotter le nez avec sa patte, — Vous osez me parler, à moi! poursuivit le lièvre, moi qui suis recherché par les personnages les plus distingués du voisinage, et qui suis l’ornement de la plupart de leurs tables! Je vis grandement sur mes propres domaines, absolument comme le meilleur gentilhomme campagnard de la contrée ; tandis que vous, valet à courtes oreilles et à longue queue, vous vivez de souris et de tout ce que vous pouvez attra- per, et vous n’étes bon, après votre mort, à confec- tionner aucun mets connu. Ah! ab! ah! un matou, en vérité! Vous êtes une trappe à souris. A ces mots, il frappa la terre de son pied et s'é- loigna au trot. Le chat se parlant à lui-même, mur- mura : — Une espèce! —Croa ! croa! fit une grenouille non loin dela; Tiny fut à sa recherche et la trouva assise sur un petit monticule et se chauffant au soleil. Tandis qu’elle l'examinait, un poisson aux yeux brillants et: aux écailles d'argent sortit son nez de l’eau, et adressa la parole au gros crapaud en ces termes : Pour l'amour du ciel, vous, vilaine bête, finissez ce tintamarre ; l'horrible bruit que vous faites em- pêche mes pelits de s'endormir, — Fadaise ! dit la grenouille qui jouait négligem- ment avec un bull-rush, si vous me rompez la tête au sujet de vos petits, je vous chasserai de mon élang. — Votre étang! en vérité, reptile! repartit l'or- gueilleux poisson; pourquoi n’en prenez-vous pas possession, s’il est à vous? Mais non ! vous ne sauriez y demeurer longtemps, l’eaa en est trop pure pour vous, monstre immonde! " 156 — Ne vous mettez pas en colére, mon brave pois- son, répondit la grenouille ; si vous étiez un homme comme il faut, vous sortiriez de l’eau pour venir causer; mais vous n’avez pas sur quoi vous tenir, aussi je vous prends en pitié. Vous êtes une création incomplète, et par conséquent indigne qu'une per- sonne qui se trouve sur son propre terrain s'occupe de vous. Je vous permets de dire que l'étang est à yous, Car je ne m’en sers que pour me laver. Le poisson disparut sans riposter à cette imper- tinence. Le vol de Tiny la conduisit de nouveau au bord de la mer, où elle fut un peu interdite par l'apparition . C a x 6 d’un crabe énorme qui paraissait se hater, comme s’il était préoccupé de quelque importante affaire ; néanmoins un obstacle imprévu rencontra une de ses pattes, et il fut renversé sur le dos ; en se relevant, il vit que c'était une huitre que le flux avait déposée sur la rive. — 0 le plus stupide des poissons! s’écria le crabe irrité, ne pouviez-vous vous ranger de côté lorsque vous m'avez vu venir? Je vous proteste que vous êtes cause qu’une de mes griffes a été cruellement blessée. L’huitre, s’entr’ouvrant aveclenteur pour répondre, dit : — Qui donc êtes-vous, monsieur, je vous prie ? — Ne voyez-vous pas que je suis un crabe magni- fique ? répliqua-t-il, — Ah! oui! je vois? fit ’huitre, un coquillage! un des nôtres! — Un des nôtres! reprit le crabe avec dédain, Un des nôtres! prétendez-vous vous mettre sur le même rang que moi? Une superbe création, ornée de griffes de rechange, avec des yeux qui voient clair, et une armure de la construction la plus admirable; un étre tout à fait exceptionnel et hors ugne dans ta grande famille des coquillages. Se trouver classé, après (out, avec une espèce comme yous, un paquel, LE PÈRE GIGOGNE une pierre! ballottée par la mer sans pouvoir se diriger elle-même! rien de plus enfin, la plupart du temps, qu’une parcelle de rocher attachée à un autre rocher! —Ah! ah! ah!fitl’huître en éclatant de rire; imbé- cile et vanileuse créature, je ne puis en vérité m’em- pêcher de rire de vous. Voyez done, en dépit de toutes vos perfections, vous vous traînez toujours de travers, et il vous est impossible de marcher droit devant vous. Ah! ah! ah! fit encore l’huitre, qui re- ferma sa coquille en continuant de rire. Le crabe plongea dans l’eau sans ajouter un mot. Tiny s’éloigna de la mer ets’envola vers les champs, où elle se trouva presque aussitôt en compagnie d’une belle sauterelle dont les yeux d’or reluisaient dans le gazon. — Comment vous portez-vous, ma chère? gazouilla- t-elle. Je suis ravie de vous voir, car voici une sotte taupe qui m'ennuie à la mort. — Tout en parlant, elle désignait à Tiny le nez d’une taupe, qui pointait pré- cisément en dehors d’un petit monticule qu’elle avait souleyé. — Vous voyez, continua la sauterelle, au lieu de porter comme moi la verte livrée des champs, et d’étre magnifiquement dorée, elle est pauvre, elle vit sous terre, ne connaît rien, et n’est pour cette rai- son qu’une trés-maussade société, une vraie motte. —Si une robe éclatante et de la dorure, sont des choses uliles, je dirai certainement que vous êtes un objet sans prix, dit la taupe; mais comme vous ne faites pas autre chose que de babiller, je ne puis vous accorder les louanges que vous désirez, et suis forcée tout naturellement de m'avouer que je suis la plus estimable de nous deux; car je dévore la ver- mine qui mangerait le blé et détruirait le gazon qui vous abrite ; de sorte qué, quoique ensevelie sous la terre, je suis très-vivante lorsqu'il s'agit des intérêts des autres, et dois être appréciée en conséquence des services que je rends, TINY LA VANITEUSE — Voici encore l’honnéteté qui combat la vanité! pensa Tiny en s’enyolant loin des deux antagonistes. —Où volez-vous si vite? dit une petite mésange bleue qui frétillait sur un tronc d’arbre. — Je me dépêche pour voir autant de choses que je puis, répondit Tiny, car mes ailes doivent me quit- ter au coucher du soleil. — Elles viennent justement de tomber, dit l'oiseau, etje vous ai préservée d’une chute. —Tandis qu’il parlait, Tiny fut fort étonnée de voir ses ailes par terre. — Merci, bon petit oiseau! dit tristement Tiny. Mais comment ferai-je pour retourner à la maison? — Prenez courage, dit la mésange, la bonne petite fée vous protégera, aussi marchez avec confiance, Il dit et s’envola. Une grande autruche à la démarche pompeuse, étalant avec un orgueil visible ses plumes magnifi- ques, s’approcha de l’enfant prête à pleurer et lui dit: — Petite fille, peut-être pourrez-vous décider quel est le plus beau de moi ou de ce vilain oiseau qui est perché dans l’arbre que vous voyez là-bas? — Unyilainoiseau! vraiment? dit un singulier toucan, en faisant claquerson bec, quiétait presque aussi grand que toute sa personne. Je voudrais bien savoir où on pourrait rencontrer un oiseau aussi bête que l’autru- che, dont le corps est couvert en profusion d’une surabondance de plumes, tandis que ses jambes sont tout à fait dépouillées; ses ailes, par leur beauté, servent d’appât aux ennemis qui veulent le détruire, mais elles n’ont pas le pouvoir de l’emporter loin du danger. En vérité, mon bec ravissant a plus de valeur à lui seul que toute sa personne, — Eh bien, c’est à la petite fille à décider, répon- a dit Vautruche. Tiny, qui par le fait admirait beaucoup la belle au- truche, et avait grand’peine à s'empêcher de rire FIN DU PÈRE 157 au nez du bizarre toucan, prit enfin courage et dit: — Cest vous, autruche, que je trouve de beaucoup le plus beau des deux. Le toucan indigné s’envola au loin; l’autruche, ravie de la décision de l’enfant, se tourna fièrement vers elle, et lui dit : — Où allez-vous, ma belle petite? — Oh! à bien des milles, loin, loin! fit-elle, et je crains de ne jamais reyoir ma maison, car j'ai vol- tigé si longtemps de côté et d’autre! — Montez sur mon dos, dit Vautruche, qui se baissa afin qu’elle pat se blottir entre ses ailes. Dès qu’elle y fut confortablement établie, elle prit sa course, et courut comme le vent, à travers les colli- nes, les vallées, les sables, jusqu’à ee qu’elles se trouvassent au bord dela mer; ici l’autruche s’arréta, comme de juste, incapable qu’elle était d’aller plus loin avec sa petite protégée. — Et maintenant, ma bonne autruche, que dois-je faire? dit Tiny. — Attendez un peu, repartit l’oiseau, voici venir un superbe coquillage qui, j’en suis sire, vous fera tra- verser la mer. Le coquillage dansa sur les vagues, jusqu’à ce qu'il touchàt la grève. — Entrez, petite fille, dit-il, et je vous transporte- rai saine et sauve chez vous, de l’autre côté de l’eau, car la bonne fée me l’a ordonné. Tiny n’hésita pas un instant. Elle monta dans la coquille, qui la porta légèrement au milieu des vagues écumantes, et avant la chûte du jour, elle débarqua tout près de chez elle. Tout en marchant, guidée par la lumière qui brillait à la fenêtre de sa chau- mière, elle songeait que la fée avait été bien bonne, de vouloir qu'elle apprit combien il est facile de voir les défauts des autres, tandis que l’amour-pro- pre fait croire qu'on est parfait soi-même, GIGOGNE Paris Imp. de Édouard Blot, rue Safnt-Louis, 46, $ k as Le tà ÉERNT4 ha vs mh Die “Ms PRerwoe Mao Jey so sures it uso NN Te n / ‘ canes oo i ap ottoeniirs 1S ALOR a fl à; i rs wn à ey , > Li “ey y yy FR ir É | LES : ~ rr sgnpsl saioire ER tof imme 38 sitrol, CR dé LE um wet amt - its: cali i Ne Ore Ve ot Ip iollsctf lait; * : 4 tre 4 RE ty é Nre a? Se re eas sili has, ja él La a Hark Ji Sexist Lamy, 17hb8L, aa Lf iy Tito Pr adata | Gage at fi 59 Ane AT ig uteier cris got done “aha dE evox ey ei iro}, iap pasilinoc adie que 1 à u hago ve 4 | tag 4} sept, ne uen Loi of aera ee = ip a9 d'in b - Ms as F ba x dagnntroilogaia andy an x te ay? sanaloseiiunos a ' bag issus up {din nu an Ts 3 al téonot | no Go Alovas A situer ais 2: * hey i v's che nc + Fr he p 60, sg ed si set t iv VP OD CUS artis + Migs add eee te dise 107 Bedi ui robe ar bn ES afro a: Doe Accum) 208 00D wibired term sh va rod etant AUX de nu sen ea di only | : ‘ , Ui Shey Bon qi L2 MIDE GG ahi, 29m we Dodi oritenin ot ger ott aod! of ren ta * . 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SoCal à é, | Mira Depp + : wt ° a” we LL Lo ¢ LS | “* ere es ome * . | ¥ LES BALEINIERS VOYAGE AUX TERRES JOURNAL DU DOCTEUR ANTIPODIO-NES MAYNARD REDIGE PAR ALEXANDRE DUMAS — Tous droits réservés — LA TERRE DE VAN-DIEMEN Nous avions pêché des baleines pendant un long semestre sur les côtes de la Nouvelle-Hollande, et nous étions depuis un mois en relâche à Hobart- Town, principal port de la Tasmanie, lorsque le capitaine nous prévint que le départ était fixé au X-5 mars, c'est-à-dire dans trois jours. C'était juste le temps de m'acquitter d'une pro- messe que j'avais faite. On sait que la terre de Van-Diémen, découverte par Abel-Jansen Tasman (d'où lui vient le nom de Tasmanie que lui donnent les Anglais), découverte, disons-nous, par Abel-Jansen ‘Tasman, le 24 no- vembre 1642, est maintenant une colonie péniten- tiaire. Elle se divise en deux grands comtés : cet de Buckingham et celui de Cornouailles. La mère patrie, qui est bien quelquefois une maratre, y dé- porte ses criminels; mais, comme le sol y est d'une grande fertilité, la plupart des convicts (on appelle ainsi les déportés), les Irlandais surtout, au lieu de. retourner mourir de faim dans leur pays, préfèrent, quand la liberté leur est rendue, s'établir dans la colonie, sur les terres que le gouvernement leur concède, Ces Irlandais, captifs ou libres, riches où pauvres, ont une grande affection pour nous autres Français, Ils s'enorgueillissent de toucher la main d'un Français, et le plus elfronté de nos mousses, le plus infime de nos matelots est pour ces braves gens un être supérieur, non-seulement parce qu'il est Français, mais surtout parce qu'il est catho- lique. i 2 LES BALEINIERS Un colonirlandais établi dans une crique de Double- Bay venait chaque semaine vendre ses légumes, ses fruits et ses fourrages à Hobart-Town, et prenait ses repas à Victoria-Tavern, restaurant que les officiers des navires en relâche fréquentent habituellement. Quand il nous rencontrait, c’étaient mille démons— trations d'amitié, et il nous engageait à venir le voir, et à chasser aux environs de sa ferme en nous pro- mettant bonne réception sous son toit. Nous réso- limes de mettre à l'épreuve l'hospitalité du brave O'Neid, — c'était le nom de notre Irlandais, — et, le 2 mars au matin, le bateau à vapeur qui fait en une demi-heure le trajet d'Hobart-Town à Kanguroo- Pointe, nous emporta, mon ami Merveilleux et moi, vers le but de notre excursion. Quatre ans auparayant, nous nous étions rencon- trés au sud de Sainte-Héléne, moi montant la Pal- las, Merveilleux montant le Cachalot. Les navires s'accostérent; il y eut game, comme disent les An- glais, c'est-à-dire réunion des capitaines et visites mutuelles. Merveilleux vint me voir en sa qualité de confrère, ayant appris que j'étais un peu souffrant ; de là notre connaissance, notre amitié. Ce jour-là, nous échangeämes des livres. C’est un bonne habi- tude: on renouvelle ainsi sa bibliothèque en pleine | mer. Il me donna un Montaigne en quatre volumes. charmante édition de Crapelet; moi, je lui donna une douzaine de volumes des Mémoires secrets sur Louis XV et les Mémoires de Dangeau, puis uous nous séparämes, -Nous ne nous étions pas revus depuis lors, quand nous nous retrouvâmes à Sullivan-Cove, dans la ri- vière d'Hobart-Town, où nous montions, lui la Sala- mandre et moi l'Asie. Là, je lui remis trois de Ses volumes, le quatrième était perdu; lui, il ne savegt pas même ce qu'il avait fait des miens. C’était doné avec ce vieux compagnon que nous allions mettre à @xécution nos projets de chasse chez O'Neid. A Kanguroo-Pointe S'élève un joli village bâti avec une pierre superbe| qui ressemble à notre pierre alors que les indigènes les habitaient encore, n’a pu, malgré toute la poésie de ses descriptions, qu'en donner une esquisse au-dessous de la vérité. Je ren- verrai à lui, n'espérant pas mieux faire que lui. J'aurais bien voulu rencontrer quelques membres de ces noires tribus que les Anglais ont expulsées de Vile et déportées sur les ilots ‘du détroit de Bass, où l'on cherche à leur inoculer par la force les bienfaits de la civilisation. Cette variété de nègres océaniens disparaît de jour en jour. Un faible bras de mer sé- pare la Tasmanie de la nouvelle Hollande, et cepen- dant, si l’on en croit M. Lesson, les deux peuples, si voisins l’un de l'autre, ont une origine difitrente. Sous les mêmes latitudes, à quatre ou cinq cents lieues vers l’est, les peuplades de la Nouvelle-Zélande sont pour ainsi dire blanches. Plus au nord, on re- trouve l’espèce nègre, rouge, cuivrée et malaise ; ce cinquième monde, composé peut-être des fragments d'un immense continent broyé par quelque grande révolution géologique, offre dans ses enfants tous les types humains des quatre mondes anciens. N'ayant pas rencontré de Tasmaniens, je n'ai pu vérifier ce qu’en a dit Péron. « Les femmes, raconte- t-il, ont le crane si dur, que, quand elles veulent allu- me: le feu, elles cassent les branches d'arbre sur leur tête, au lieu de les casser sur le genau, comme fout nos ménagères. » Les aborigènes de la Tasmanie disparaissent de jour en jour, non pas comme les Indiens de l'Amé- rique du Nord, par la maladie et les luttes entre leur race et la nôtre, mais Pores un système arrêté par le gouvernement anglais. On leur fait une chasse con- tinuelle, on les traque comme des bêtes fauves, et, une fois capturés, on les déporte individuellement ou par bandes sur les îles du détroit de Bass. La, on les habille, on les nourrit, on leur fait cultiver la terre et on leur apprend des métiers. Malgré tous ces bien- faits, dès qu'ils peuvent se sauver, jeler bas leurs ha- bits et revenir tout nus dans leurs forêts natives, ils disent adieu à ce petit bourg forcé et demandent un asile à leurs grands bois, où on les traque de nouveau de liais, et de la briqae rouge, ce qui donne à ce | pour les ramener de nouveau dans ce paradis qu ils ont village tout neuf un certain air de fraternité avec les maisons du temps de/ Henri IV. Cette ville future commande la tête de la grande route conduisant aux défrichements de la côte est. Nous quittames bientôt cette grande route, et, nous dirigeant sur les indica- cations que l'on nous avait données et sur le soleil, nous tirames à vol d'oiseau vers la ferme de O'Neid, distante de six kilomètres à peu près, disait-on, A cinq cents pas de là route, nous nous trouvions déjà perdus au milieu! des forêts que la hache et le feu commengaient à peine d'éclaircir. Leur aspect est indescriptible ; le crayon serait impuissant et le pin- ceau n'en donnerait qu'une faible idée, Comment rendre les effets d'ombre et de lumière, de verdure et de terre retournée? Comment faire comprendre le pittoresque de ces troncs d'arbres fiaichement déchi- rés, de ces souches noireies par le feu, de ces mousses couleur d'émeraude, de ces broussailles fantastiques et de ces fougères colossales ? Ce n'est plus ni l'aspect des bois d'Europe, ni celui des foréls vierges de l'A- mériques; — d'espace en espace, la main de l'homme a respecté quelques fourrés impéaétrables, spécimens de ce qu'ét vient ces solitudes il ya cinquante années, Notre grand naturaliste Péron, qui les a visité le mauvais goût de ne pas apprécier à sa juste valeur. Les Anglais y ont mis un tel entétement, qu'il ne restait plus guère, de notre temps, qu'une tribu de ces malheureux dans un canton boisé de la pointe du nord-ouest, et qu'aujourd'hui les survivants de cette tribu sont allés, selon toute probabilité, rejoindre leurs compagnons à l'écolè mutuelle des îlots du détroit, Je reviens à notre chasse. Le gibier était rare : pas de kanguroo, pas d’opposum, pas de dasyures (thy- lacinus cynocephalus), pas de phascolones, ni d'é- chidnés, ni de phalangers, ni d'écureuils, ni de wom- bat, ni de dewils-natives, espèces de loup-hyène au- tochthone de Van-Diémen, et qu'on ne retrouve plus de l'autre côté du détroit de Bass, de même qu'on ne retrouve pas sur la terre de Van-Diémen loi seau-lyre (menwra superba), autochthone de l'Aus- tralie. D'ailleurs, il eût été difficile que notre chasse fût meilleure, chassant sans chiens, dans un pays incon- nu, où, à chaque pas, les fleurs, les herbes et les arbres s’offvaient à nos yeux sous d'étranges aspects et provoquaient notre Clonnement et nos investiga- tions, En France, Ja lougère dépasse à peine notre ceinture; en ‘Tasmanie, sous le nom d'alsophilla dieksonnia, elle grandit de près de cent pieds. La hache a jonché le sol d’eucalyptus globosus et d’euca- lyptus résinifère, magnifiques bois de construction ; les lepto spermon ne sont plus des espèces de genêts, mais des arbres gigantesques, et nous nous arrétions sans cesse devant des massifs d’arbustes pour cueil- lir la glycida, les limodorum, la richea glauca et des espèces incroyables de sensitives, plus sensitives en- core que celles d'Europe, puisqu'elles se referment non-seulement au toucher, mais au seul bruit de l'insecte qui passe ou du papillon qui vole. Les premiers voyageurs qui ont visité cette terre n'ont pu pénétrer dans ces forêts, où, grâce à la co- gnée, nous chassons maintenant. « Elles étaient alors si épaisses, dit Péron, que leur ombre était mor- telle, et qu'en certains endroits jamais les rayons du soleil n'avaient pénétré jusqu’au sol. » Je tire de temps en temps un coup de fusil inutile sur quelques-unes de ces jolies perruches cateitas qu'on vend aujourd’hui cent francs pièce à Paris, et qui, du temps du navigateur Flinder, tra- versaient Stoymbay par bandes si longues et si épaisses, qu'un jour, assure-t-il, elles l'empêchèrent de prendre la hauteur du soleil à midi. Il y avait bien un peu de ma faute ; j'étais, ce jour-là, d’une mala- dresse remarquable. Enfin, je parvins à me glisser à Ja portée d'un de ces charmants animaux qui becque- {ait les sporules d’une diksonnia. Je fis feu, et elle tomba à mes pieds couchée sur le dos, brillante, co- quette et gracieuse encore, repliant dans son agonie ses pattes et son col bleu de ciel sur son plastron de carmin. J'allongeais la main pour la ramasser, lorsque je vis s’agiter la mousse qui couvrait le sol, et sortir de dessous ce tapis vert la tête hideuse d'un serpent noir, F l'aire un bond en arrière et frapper cette tête de la crosse de mon fusil, fut l'affaire d'un instant; le corps du reptile se contracta et se tordit : je lui avais cassé les vertèbres cervicales sans endommager la tête, et prudemment je le maintins pressé contre le sol pen- dant cinq minutes au moins. Mort, je l’examinai : c'était bien le terrible black-snake, le serpent noir, dont la morsure passe pour être toujours mortelle. I n'avait que trois pieds de longueur et, dans sa par- tie la plus grosse, un pouce de diamètre, Je ne sais à quelle famille d'ophydiens il appartient ; j'ai seule- ment remarqué qu'il portait au-dessous de chaque œil une glande remplie d'une humeur visqueuse, et que deux crochets mobiles et percés d'un canal com- muniquant avec cette glande sont implantés dans sa mâchoire supérieure. Cette organisation est semblable à celle de la vi- père, quoique ce reptile ne soit pas une vipère, Je l'enveloppai dans mon mouchoir et le mis dans mon carnicr, près de la perruche. La perruche dort aujourd'hui, imprégnée de su- blimé corrosif et roulée dans une feuille de vélin, et elle dormira ainsi jusqu'à ce que, les ailes éten- dues, la tête haute, les paupières illumintes par deux perles et les pattes crochetées sur un moritoir d'ébène, elle se réveille en France. Quant au black-snake, il est non moins précieu- sement conservé; plongé dans son bocal plein d'ul- cool, il fait partie des prinepaux ornements dé ma LES BALEINIERS 3 cabine, et, de temps en temps, il me donne le frisson, quand inopinément mon regard tombe sur lui; je me souviens alors que sa téte ef ma main se sont HUE à deux ou trois pouces de distance l’une de “autre. Il 2 MERVEILLEUX Ces deux exploits m'avaient retenu en arrière, tandis que mon compagnon continuait d'aller en avant; de sorte que, lorsque j’eus fini d’empaqueter soigneusement la perruche et prudemment le black- snake, j’eus beau regarder autour de moi, je ne vis plus Merveilleux, Quoique bien meilleur tireur que moi, il avait manqué deux ou trois coups à belle portée. J'avoue- rai que je ne lui avais pas ménagé les plaisanteries que l’on se fait ‘entre chasseurs. Mais elles devaient d'autant moins le blesser que, sous le rapport de l'adresse, j'étais resté son cadet. Et cependant j'avais cru m’apercevoir que mes railleries l'avaient blessé. | Je ne doutai pas qu’il ne se füt éloigné à dessein, Cela me contrariait doublement : d'abord, parce que cela prouvait qu’il prenait au sériéux une plai- santerie de chasseur; ensuite, parce que, ne sachant notre chemin ni l'un ni l’autre, nous pouvions nous perdre, et faire, séparés, un long voyage qu'au bout du compte il était plus agréable de faire ensemble, J’appelai de toutes mes forces; il ne répondit pas. Cela ne m'inquiéta pas trop; il pouvait bien m'avoir entendu et ne pas vouloir me répondre. Mais, d'un moment à l’autre, il trouverait occa- sion de tirer, et il tirerait. C'est ce qui arriva. Un coup de feu retentit à cinq cents pas de moi; je courus dans la direction du bruit, Comme j'arrivais, Merveilleux venait de rechar- ger et de tirer de nouveau, et, de nouveau, il avait manqué; mais, en m’apercevant, il voulut avoir l'air d'avoir au moins touché une perruche qui s'envo+ lait à tire d'ailes, et il se mit, en conséquence, à courir après elle; mais, en courant, il rencontra une racine d'arbre, tomba et déchira son pantalon. Ce dernier accident l'exaspéra, et, comme j'avais l'indiscrétion d'en rire, enchanté de trouver un gail- lard aussi maladroit que moi, ce que je croyais chose impossible, il se retourna de mon côté, pâle de co- lère, et, dans un accès de folie, il me mit en joue... Je crus qu'il voulait rire, et je le mis en joue moi- mème, Il fit trois ou quatre pas vers moi. Je fis trois ou quatre pas vers lui. Tout à coup, il jeta loin de lui son fusil comme pour ne pas céder à une tentation maudite, vint à moi ot me serra convulsivement la main, Il était livide et tremblant. — (ju'avez-vous donc? lui dis-je. — Klien, dit-il; seulement, je evois que, dans un moment de colère, j'ai failli vous tuer. Pardonnez- Moi, I n'avait point voulu plaisanter; c'était facile à L LES BALEINIERS voir à la pâleur de son visage, à la contraction de ses muscles, à ses paroles brèves et serrées. Ceux dont les belles années de la jeunesse se sont écoulées entre le ciel et l’eau, ceux dont le caractère s’est aigri sous l'influence d'un long et monotone séjour à la mer, ceux dont le sang s’est brûlé à man- ger de la viande salée et du biscuit de mer, ceux-là seuls comprendront comment, à quatre mille cing cents lieues du pays natal, dans une forêt de la Tas- manie, pareille chose peut arriver, non-seulement entre deux compatriotes,mais encore entre deux amis. Trois ans après cet événement, j'étais de retour à Paris, et m'étais refait étudiant. En ma qualité d'étudiant, je prenais mon café et fumais mon ci- gare, un soir, au café de la Rotonde, rue de l'École- de-Médecine, et je racontais à deux ou trois amis cet épisode de mon existence. | Tout en racontant, je laissai éteindre mon cigare. — Oh! la bonne histoire! cria l’un des auditeurs tandis que je me levais et que, dans la demi-obscu- rité, je me dirigeais vers la lampe qui brüle sur l’au- tel de Vesta des fumeurs. — L'imprimerez-vous? me dit un autre. — Pourquoi pas, répondis-je, puisqu'elle est vraie? — Allons donc! dit un troisième, tu vas me faire accroire qu'il y a un homme qui en puisse tuer un autre parce qu'il a manqué une perruche et déchiré son pantalon! — Que voulez-vous! c’est comme cela. En ce moment, un inconnu, qui, au reste, comme on va le voir, ne devait pas rester longtemps inconnu pour moi, se leva, et, pour m'épargner la peine d'aller jusqu’à la lampe, fit ce que l’on fait souvent entre fumeurs, me présenta son cigare {out allumé. Nous approchames nos deux têtes, nous aspirâmes en même temps nos deux cigares, nos deux cigares jetèrent une lueur sur nos deux visages, et je poussai une exclamation d’étonnement. — Eh! Merveilleux! m’écriai-je. — Eh! mon Dieu, oui, Merveilleux, en personne! Présente-moi à ces messieurs, mon cher, que je puisse leur affirmer que ce que tu leur as dit était l'exacte vérité, et que jamais, dans ta vie aventu- reuse, tu n'as été si près de la mort que pendant celte seconde où je t’ai tenu au bout de mon fusil, C'était, en effet, mon ami Merveilleux, qui répéta mot pour mot à mes amis le récit que je venais de leur faire. Revenons au fait et sautons de trois années en ar- rière, de France en Tasmanie, du café de la Rotonde à cette forêt de la terre de Van-Diémen. Nous y ver- rons Merveilleux qui ramasse, tout honteux, son fu- sil, et qui, sans savoir où il est, s'oriente tant bien que mal pour arriver à la ferme de notre ami O'Neid, Nous marchâämes longtemps sans échanger une seule parole, faisant de la botanique par contenance. Nous sentions l'un et l'autre Je besoin qu'un tiers in- tervint pour briser la glace entre nous, et nous re- mettre un peu en joie, Mais qui diable rencontrer hors de la grande route que nous avions eu l'impru- dence de quitter pour faire une chasse maussade ? qui donc, si ce n'est quelque groupe de forçats tra- vaillant sous le fouet des argousins? Nous n’etimes pas même cette distraction, . Mais nous en eûmes une autre, comme on Va voir. Tout en continuant notre route à travers la forêt, je trouvai un petit sentier frayé, indiquant trace de civilisation. Merveilleux me suivit. Le sentier faisait un coude. Je courus à ce coude, et, à trois cents pas devant moi, j’apercus un gentleman en habit bleu qui marchait devant nous. Il entendit le bruit de nos pas, se retourna, nous vit, comprit que c'était à lui que nous en voulions, et s'arrêta pour nous at- tendre. Puis, quand nous fiimes à dix pas, nous recon- naissant pour Français : — Bonjour, messieurs, dit-il en estropiant notre langue avec une confiance qui prouvait son désir de nous être utile; la chasse est-elle bonne? Merveilleux, encore honteux de ce qui venait de se passer entre nous, garda le silence. Ce fut done moi qui fis les frais de la conversation tout en suivant le sentier. Je lui répondis que la chasse était exécrable, en. mettant, bien entendu, la platitude de notre carnas- sière sur le compte, non pas de notre maladresse, mais du manque de gibier. —- Ah! dit-il écorchant toujours rfotre langue et avec plus d'humanité que jamais, oh! yes, plus d’opossuni, plus de kanguroos, plus de dyasures, plus de natives-dewils. Les défrichements les ont fait fuir dans les forêts encore inexplorées du nord- ouest; — en revanche, si vous aviez eu des chiens, vous auriez fait lever les lapins à chaque pas. Ces lapins sont d’origine civilisée; mais ils sont devenus sauvages, et, dans vingt ans, ils seront marsu- piaux. Cela voulait dire qu’il pousserait une poche aux lapins, une poche sous le ventre comme à l'opossum, comme au rat à ventre rouge. comme, en général, à tous les animaux mammifères de l'Australie et de la Tasmanie. C’est peut-être exagérer cette puissance de trans- formation qu’une terre nouvelle exerce sur les ani- maux qu’on y importe; aussi, je donne cette opinion, non pas comme la mienne, mais comme celle du gentilhomme à Vhabit bleu. J'étais tout prêt à me brouiller avec lui à propos de ce puff de naturaliste qu'il comptait me faire ava- ler, lorsque, tirant de sa poche un charmant petit oiseau, moins brillant peut-être, mais plus délicat, plus mignon que l’oiseau—mouche des tropiques, et gros comme cette fève parfumée que les priseurs enferment dans leur tabatière : — Tenez, me dit-il, voilà pour vous consoler le diamant de la Tasmanie ; passez un fil dans ses na- rines, attachez une balle de petit calibre à ce fil, et pendez l'oiseau par les pattes dans un flacon d'alcool; la pesanteur du plomb fera qu'il se tiendra droit dans le liquide qui baignera son plumage sans le soulever ni le maculer; puis, quand vous serez à Paris, un habile préparateur en fera une merveil- leuse miniature. Ne le videz pas, c'est inutile; il a été tué ce matin par wn de mes hommes. — Un de vos hommes ? — Oui, un de mes hommes, et, sur ce, bon voyage! suivez ce sentier, vous verrez bientôt Dou- ble-Bay, et, puisque vous allez chez O'Neid, vous n'aurez qu'à tourner sur la gauche, à un quart de lieue d'ici; au bout de quelques pas, vuos rejoindrez LES BALEINIERS 5 oo la grande route et vous la suivrez ensuite jusqu’à sa ferme. Et, ce disant, il disparut dans un taillis d’euca- lyptes. Je me retournai vers Merveilleux pour l’interroger de l'œil. : Quel était donc ce gentleman si complaisant, si gracieux, si aimable et dont les allures semblaient cependant empreintes d’une certaine géne? Ce n’était point un déporté, un convict, comme on dit; il n’en avait pas le costume. C’était, selon toute probabi- lité, un riche planteur des environs, puisqu il avait parlé de ses hommes. Toujours est-il qu'il joignait à ses manières polies un certain langage scientifique de bon aloi; car, dans quelques paroles qu'il avait dites en employant une langue qui n’était point la sienne et qu'il parlait assez mal, il avait esquissé à grands traits l'assiette géologique de la terre de Van- Diémen. Il était deux heures de l’aprés-midi quand nous aperçümes les eaux de Double-Bay, sillonnées par quelques sloops et par des chaloupes baleiniéres. Depuis six heures, nous voguions dans la*forét ; la chaleur nous écrasait; il n’y avait pas moyen d’aller plus loin sans se reposer. É Nous nous assimes à quelques cents pas du rivage, sous l'ombre d’un podocarpus aspleniifolius, et bien- tôt, en dépit de mes souvenirs du terrible serpent noir, le sommeil me prit. Merveilleux se hâta de me rejoindre dans le pays des songes, où je venais de me lancer à corps perdu. J'aurais dormi jusqu’au lendemain, je crois, si mon compagnon ne m'avait pas réveillé. Il était nuit close, et nous crevions de faim tous les deux, n'ayant rien mangé depuis le matin sept heures. Il n’y avait pas de temps à perdre si nous vou- lions trouver un souper et un gîte, Nous nous secouâmes, et nous tournâmes à gau- che, comme nous avait dit de le faire le gentleman à Vhabit bleu, espérant trouver, selon ses indications topographiques, la grande route à quelques pas. Mais nous étions dans un jour de malheur; la grande route semblait reculer devant nous. Si j'avais eu seulement une galette de biscuit, j’eusse préféré attendre le retour du soleil, plutôt que de marcher au hasard sur ce terrain inconnu et accidenté où chaque pas ressemblait à une chute, L'air était doux et tiède et le sol couvert d'un moelleux tapis de mousse, et j'aurais pu vérifier si les bruits qui retentissent dans le silence des nuits de la Tasmanie sont d'une autre nature que les bruits du vieux monde, Les intonations de la brise sont-elles pa- reilles ? La mer qui déferle sur. les basaltes du cap de Tasman mugit-elle comme l'Océan mugit sur les côtes de l'Amérique ou contre les falaises d'Etretat? Les oiseaux se taisent-ils comme chez nous pendant toute la nuit pour ne s'éveiller qu'au point du jour? Enfin, n’y a-t-il pas des voix, des chansons, des mélodies, qui ne résonnent que sur cette terre, der- nier promontoire des continents vers le pole Antare- tique ? C'est que je conserve encore aujourd'hui, que me voilà rejeté au milieu du tumulte des villes, les sou venirs de plus d'une belle nuit passée sans sommeil et en plein air sous différentes latitudes, Au Brésil, ce sont des bruits mystérieux sortant | des profondeurs des forêts vierges qui entourent la baie de Sainte-Catherine; puis des souffles de la- mantins errants sur les flots et se confondant avec les hurlements des jaguars, qui descendent la nuit sur le rivage pour y dévorer les poissons que la marée abandonne en se retirant. Aux îles Malouines, dépourvues de collines et d'arbres, le vent n’a qu'un rhythme; il passe bruyant et monotone, et porte au loin les cris mélancoliques et plaintifs des pingouins. Dans le golfe de Talcuhana, au Chili, on entend les vagissements des veaux marins de la Quirine, les remous de la Mocha et le vol des grands oiseaux de proie nocturnes! A la Nouvelle-Zélande, on est saisi d’une terreur involontaire quand d'innombrables chiens sauvages hurlent sur les rochers de port Cooper. Plus d’une fois j'ai dormi sous la hutte des indigènes de Tavai- Pounamou, et je frissonnais quand j’entendais la voix stridente d’une vieille femme qui, au lever de la lune, quittait son tarala (4) et adressait une longue prière au Big-Man, au Grand-Étre, à Dieu. C'est encore à la Nouvelle-Zélande, sur la lisière des forêts du port Olive, que j'ai oui ces mélodieux concerts donnés par les oiseaux, deux heures avant que le jour paraisse. Quand le ciel est bleu et la brise caressante, le philédon à cravate, le merveilleux toui, le roi des rossignols de tous les pays, fait alors jaillir de sa gorge, éparpille, égrène, des milliers de roulades plus souples, plus trillées, plus sonores que celles du gosier de la Persiani, et le kaeu-kaou-pa, la grosse palombe, roucoule en contre-basse ; la pie de mer, l’oiseau-moqueur, le perroquet Nestor accom- pagnent ce chant, et l'oiseau vert à sonnette marque la mesure avec un fin fin lin pareil à celui d'un triangle. Et le concert dure jusqu’à ce que le soleil s’al- lume comme un phare, au sommet des monts Kaï- kaldas. Voilà à quoi je songeais en marchant pensif à côté de Merveilleux, quand tout à coup un feu brillant comme un feu de bivac apparut à cent pas de nous. Nous nous dirigions rapidement de ce côté, quand une voix bien connue se fit entendre. ‘était celle de notre gentleman à l'habit bleu, qui, lui aussi, marchait dans la direction du feu. Il rit beaucoup de notre sommeil trop prolongé, et offrit de nous mettre lui-même dans le bon chemin si nous voulions l'attendre un instant. — Mais nous allons vous suivre, lui dis-je, c'est bien plus simple. — Non, répondit-il, c'est impossible; je vais vie siter mes hommes. — Pourquoi impossible? Et quels sont vos hommes ? — Le feu que vous voyez est celui d'un poste de convicts occupés aux défrichements de eette con- trée; ces convicts sont des Canadiens, et les gardiens ont ordre de ne laisser approcher d'eux aucun l'rançais ; mais attendez-moi ici, Attendezen silence; j'ai, chaque fois, plusieurs postes à visiter : je suis médecin. (1) Lit de jones. LES BALEINIERS Cela tombait à merveille. — Ah! confrère, m'écriai-je, pourquoi ne Rous l'avoir pas dit plus tôt? Il était déjà loin. Un quart d'heure après, il re- vint. — Tous les ouvriers des clearing-gangs (ateliers de défrichement) jouissent d'une bonne santé, dit-il en nous rejoignant, et, si vous avez faim, suiyez-moi. Quelques minutes après, nous étions sur la route. — Bonsoir, messieurs, dit-il alors ; je suis forcé de vous tourner le dos. Vous serez chez O’Neid dans une heure; la première maison que vous trouverez à votre gauche est la sienne. Et il disparut de nouveau sans que nos instances aient pu le retenir un moment de plus. C'était un confrère, en effet. Un confrère qui, malgré son air dégagé et son ton tranchant, avait quelque chose en lui de timide, de gêné, de honteux... On nous dit plus tard qu'il était convict lui-même, Tl avait eu des malheurs à Londres; mais, arrivé À Ja colonie, on utilisa ses talents, et, muni d’un fiket- of-leavi (un permis de circuler), il parcourait les postes de défrichement de ce comté de l’île. Ill : LES HOMMES DU GOUVERNEMENT Il était dix heures du soir quand nous arrivimes à la ferme de O’Neid. Les bâtiments bordaient la route ; la porte et les fenêtres étaient protégées par une grille de fer formant une petite cour, où deux grands chiens lévriers, de cette race que les Anglais de la Nouvelle-Galles du Sud ont perfectionnée et entraînée pour chasser le kanguroo, montaient la garde en aboyant à chaque bruit insolite. Hs nous accueillirent avec tant de fureur, qu'ils donnèrent l'alarme à la maison, de sorte qu'avant même que nous eussions sonné, un guichet s’ouvrit à l'un des contrevents du premier étage, Il fallut parlementer avec madame O'Neid. Ces précautions ne sont pas inutiles dans un pays encore à moitié couvert de forêts où rôdent des bush- rangers (coureurs de buissons) échappés soit des pri- sons d'Hobart-Town, soit du pénitentiaire de Ma- quarie, soit des autres ateliers de correction de la colonie, Enfin, sur l'ordre de sa maîtresse, une servante vint nous ouvrir, Les chiens, apaisés d'abord par la voix de la servante, puis nous reconnaissant pour chasseurs, nous suivirent jusque devant une énorme cheminée où brûlait une vieille souche de chêne rouge. Mistress O'Neid descendit; elle venait nous faire les honneurs de la maison en l'absence de son mari, qui n'était pas encore de retour d'une excur- sion dans le Haut-Derwent. C'était une charmante jeune femme que mistress O'Neid; mais elle avait pour nous un grand défaut,.. elle ne savait pas un mot de francais. Heureusement, à notre pantomime, aussi expressive que celle des tomains dans le ballet des Sabines, elle comprit que nous mourions de faim, et bientôt un immense rosbif, un grand pot dale et un pain cuit du jourapparurent sur la table. Merveilleux n’attendait probablement que ccla pour perdre un reste de mauvaise humeur qu'il avait conservé. Il redevint bon camarade, et le souper commençait le plus gaiement du monde quand les aboiements des chiens annoncèrent un nouvel arri- vant. — C'est le maître de la maison qui revient, dit mistress O’Neid; les chiens sont joyeux. En effet, au bout de quelques instants, la porte s’ouvrit, et O’Neid entra. : L’accueil fut d’abord aussi cordial que nous pouvions le désirer; mais, tout à coup, ayant apercu le rosbif sur la table, il prit un air sé- vere ; — Vendredi! s’écria-t-il; de la viande un ven- dredi | Et, s’élançant sur le plat, il l’enieva maleré nos efforts, est le déposa dans une armoirequ'il ferma à clef, et, pour plus grande sûreté, il mit la clef dans sa poche. Il est vrai qu’il ordonna à la servante de faire une omelette, — Catholique! rosbif! catholique! murmura-t-il en arpentant la chambre à grands pas. Maitre O’Neid, ce soir-l}, perdit beaucoup dans notre estime. Je ne sais si ce fut par préyention, mais nous trouvames l’omelette exécrable. Et, comme nous étions éreintés, nous allämes nous cou- cher immédiatement. Ma chambre communiquait, par un petit escalier de service, avec la salle à manger, où nous avions si bien commencé et si mal fini notre malheureux souper. De cette chambre, j’entendais une conversation très-animée entre le colon et sa femme, Jeus la curiosité, non pas d'écouter ce qu'ils di- saient, je ne comprenais point assez l'anglais pour cela, mais de voir ce qu’ils faisaient. J'étais intrigué par un bruit de fourchettes accom- pagnant leur dialogue. Je sortis done du lit et regardai par le trou de la serrure, ÿ Notre brigand d’frlandais ¢fait attelé à son ros- bif et mordait à belles dents dans la chair sai- gnante. J’eus un instant l'envie de rentrer dans la salle, comme si j'avais oublié quelque chose; mais les hypocrites me révoltent, ils me font honte, et je re- montai, Je racontai la chose à Merveilleux, et nous résolûmes, tant la conduite de notre hôte nous pa- raissait révoltante, de partir le lendemain avant le jour sans lui dire adieu, En effet, à cing heures du matin, nous quittions Ja maison sans avoir réyeillé personne, sauf un des lévriers qui vint nous faire la conduite jusqu'à la porte, : Nous n'avions pas le temps de chasser; il fallait regagner au plus vite le débarcadère du bateau à vapeur. Cette fois, nous suivimes tout simplement la grande route, de sorte qu'après une heure de marche, nous étions de retour 4 Kanguroo-Pointe. Nous avions fait, en einquante minutes, le chemin qui nous avait pris quatorze heures la veille. A sept heures, nous débarquions au quai de la Douane. Du quai de la Douane, nous aperçümes un grand concours de peuple qui se dirigeait vers la prison. LES BALEINIERS 7 Des £ — Nous nous informâmes, et nous apprimes qu'on | allait pendre quatre hommes du gouvernement ; par politesse, on ne dit jamais : un convict, un déporté. Comme nous ne devions appareiller qu’a onze heures, nous avions tout le temps d'assister à l'exé- cution. J'avais vu pendre au Brésil; je n'étais pas faché d'étudier la différence qui devait naturellement exis- ter entre une pendaison portugaise et une pendaison anglaise. Au Brésil, on pend comme on pendait autrefois en France, avec l'échelle et la potence classiques ; je ne m'étendrai donc pas sur cette sorte de supplice; je n’apprendrais rien à personne. Aux colonies anglaises, l'appareil est différent. Nous allons, au reste, essayer de rendre ce que nous avons vu. L’impression fut assez vive pour qu'aujourd'hui encore aucun détail de l'exécution ne m’échappe. Si l’on n’a pas oublié le rosbif de la veille, on se souviendra que nous étions au samedi matin. L'échafaud avait été dressé pendant la nuit. Ce qui m’étonna en arrivant sur la place, c’est que cet échafaud occupait la cour de la prison ; seu- lement, sa hauteur était calculée de façon à ce que les condamnés apparussent à mi-corps derrière le faite de la muraille. J'interrogeai mon voisin. — Pourquoi, lui demandai-je, au lieu de dresser l’échafaud sur la place publique, le dresse-t-on dans la cour même de la prison ? — Oh! me dit-il, vous n’y perdrez rien pour cela, Vous les verrez pendre du dehors, mais ils mourront derrière le rideau de la muraille; l'agonie à lieu ici dans la coulisse; c’est bien plus décent que par l'an- cien mode, d’après lequel, en Espagne, au Brésil et en Portugal, le patient est lancé en plein vent dans l'éternité; et puis, ajouta mon voisin, croyez-vous qu'il ne soit pas prudent, au milieu d’une population comme la nôtre, et quand on dispose d'aussi peu de forces militaires, de mettre une muraille entre le supplice et la populace? En effet, une poutre supportée par deux piliers placés en dedans du mur de la prison apparaissait posée parallèlement au faite du mur, un peu en ar- rière de lui, et s'étendant à cinq pieds environ au- dessus. A cette poutre, on voyait attachés séparément quatre bouts de corde neufs, bien savonnés et relui- sant au soleil, Des quatre condamnés, trois étaient des bush-ran- gers, coureurs de buissons, prisonniers évadés qui pillaient et incendiaient les fermes et les cottages isolés. Le quatrième travaillait à Port-Arthur, et avait assassiné un gardien pour lui voler un peu de tabac. Cette privation de tabac avait déjà engendré plu- sieurs rixes graves, mais pas encore de meurtres, et l'on disait qu'une fois la punition intligée, le gouver- neur, dans la crainte de voir se renouveler un pa- reil crime, accordait désormais comme récompense une certaine ration de tabac à tout condamné qui s'en rendrait digne par sa conduite. L'obligeant voisin qui m'avait déjà donné ces dé- tails eût la bonté, à mia sollicitation, de continuer son métier de cicerone, Il m’expliqua que, derrière la muraille, et caché par elle, il y avait un plancher à bascule sur lequel monteraient les condamnés, de manière à ce que le haut de la muraille leur servit de rampe ; et, quand ils auraient la corde au côu, le plancher ferait bas- cule. — Vous comprenez alors ce qui arrivera, ajouta mon voisin. Je comprenais parfaitement. Cependant il y avait retard. L’exécution était annoncée pour neuf heures, et il était neuf heures cinq minutes. La foule commençait à pousser ces ignobles gro- gnements qui n'appartiennent qu'aux multitudes anglaises. Enfin, à neuf heures dix minutes, les tambours résonnent. Trente soldats habillés de rouge, trente, colosses irlandais, commandés par un frêle gentleman en tunique bleue, débouchent par David street et se ‘Tangent en bataille sur la place, au pied du mur de la prison et au-dessous du gibet. L'officier glapit un commandement : les Irlandais prennent le port d'arme, et un monsieur en paletot jaune et en cha- peau gris apparaît sur l'échafaud et salue gracieu- sement la foule. — C’est Je bourreau ! Il dépose son chapeau sur le parapet, passe sa main dans ses cheveux pour les ramener coquette- ment d'un côté de son visage, tire de sa poche un petit paquet de linge blane qu'il place dans le chapeau, se penche vers l'intérieur de la prison et fait un signe. En ce moment, je sens que l’on me frappe sur l’éprule. Je me retourne : c’est le capitaine Jay, mon capitaine, qui, lui aussi, a eu la curiosité de voir une exécution australienne. Il a dans la bouche une énorme chique, ce qui in- dique qu'il s'attend à de grandes émotions. Les matelots, dans la tempête, reconnaissent, en général, l'opinion que le capitaine Jay a du danger à la grosseur de sa chique. La chique du capitaine Jay est plus ou moins grosse; mais On aurait autant de peine à le prendre sans chique qu'on a de peine à prendre sans vert un écolier qui joue au vert au mois de mai. Au reste, nous ferons bien plus ample connaissance avec le capitaine Jay. Une rumeur s'élève. Disons quelle est la cause de cette rumeur. Le signe que le bourreau venait de faire avait pour but de prévenir le directeur de la prison que tout était prêt, et que l’on n’attendait plus que les condamnés. En vertu de cet avertissement, les condamnés ap- parurent lentement et les uns après les autres derrière la muraille, C'étaient quatre jeunes hommes, dont le plus vieux pouvait compter trente ans. Ils avaient les mains libres, mais les coudes atta- chés derrière le dos. Le bourreau les place les uns aprèsles autres sous le bout de corde qui leur est destiné; il enroule chaque bout de corde autour de leur cou, et, l'extrémité libre des bouts de corde étant terminée par un gros nœud en forme de pomme de pin, i fixe ce nœud sous l'oreille droite de chacun, de sorte que, dès que le plancher aura basculé et fait son jeu, et que le corps sans appui sera abandonné à sa propre pesan- 8 LES BALEINIERS a EE AS UC GT teur, le nœud se heurtera violemment contre Yapo- physe mastoide, la tête sera déjetée de côté, il y aura luxation des premières vertèbres cervicales, rupture de la moelle épinière, et mort instantanée, sans les convulsions, sans les gambades de la pendaison strangulatoire. C’est un perfectionnement qui fait honneur au génie anglais. C’est le confortable introduit en ma- tière de peine de mort. Le bourreau adressa un nouveau signal du côté de la prison. Aussitôt arrivèrent, en murmurant des prières, un ministre presbytérien qui se plaça der- rière les deux premiers patients ; un méthodiste, qui eut affaire au troisième, et, pour le quatrième, un prêtre catholique en surplis blanc. Vint ensuite le noir personnage d’un shérif avec sa grosse perruque et les dossiers du procès. Lofficier irlandais leva son épée, les tambours résonnèrent, les bruits de la foule s’éteignirent, et le magistrat lut à haute voix les condamnations. A la fin de chaque acte, sa voix stridente répétait lentement cette formule anglaise : « Et le condamné sera pendu, pendu, pendu, jus- qu'à ce que mort s’en suive. » Dans l'intervalle des lectures, on entendait les prières des prêtres. Le premier de ceux qui allaient mourir était déjà pâle comme un mort. Les trois autres s’efforcaient de sourire, mais d’un sourire hideux, qui leur faisait une physiono- mie pareille à celle de Thomas Idle d’Hoggart, et ils inclinaient la tête comme pour répondre à ceux qui, dans la foule, leur criaient : — Bravo, Peter!... Bravo, John}... Thom |... Farewel! farewell! Pendant ce temps, le bourreau, automate terrible, accomplissait son œuvre avec l’insensibilité d’une mécanique. Il prit et déplia les linges blancs. C’étaient quatre serviettes ayant un cordon cousu aux quatre angles. Il placa une serviette sous le menton de chacun de ces hommes, comme s’il allait leur faire la barbe. Puis il releva cette serviette sur la figure et Ja rat- tacha sur la nuque pour envelopper la tête du pa- tient, de sorte que ces quatre têtes ressemblèrent à quatre boules blanches informes. Alors les exhortations des prêtres devinrent plus pressantes, et le regret de la vie ou le repentir sem- blèrent s’éveiller dans le cœur des condamnés : des sanglots étouffés soulevèrent les voiles; des larmes les tachèrent aux environs des yeux, et le catholique essaya, mais vainement, de porter la main à son front pour faire le signe de la croix. Je regardai le capitaine Jay; il était pâle comme les servieltes qui couvraient le visage des con- damnés. Mais la foule commença à s'irriter des lenteurs de l'exécution : cette parodie de mort est hideuse et fait frissonner les plus endurcis. Elle dure depuis plus d'un quart à'heure. Le bourreau comprend ce murmure: il inspecte ses cordes, congédie le shérif et les prêtres, salue et se couvre,,, Puis, saisissant à bras-le-corps un des poteaux, il frappe du pied, et tout disparait, Bravo, Pendant une seconde, les cordes brandillérent ; mais, presque aussitôt, elles se tendirent et devin- rent roides et immobiles comme des cordes de plomb de sonde. Parmi les cris poussés dans la foule, j'avais recon- nu le cri du capitaine Jay. Je me retournai de son côté. 1 avait lair d’étrangler. — Qu’avez-vous donc, capitaine? lui deman- dai-je. — Mille tonnerres! dit-il, j'en ai avalé ma chique. Je crus qu'il plaisantait. Le geôlier ouvrait les grandes portes de la prison, pour que les assistants pussent s’assurer de la mort des suppliciés. — Venez-vous les voir, capitaine ? demandai-je à Jay. — Non, merci, j'en ai assez comme cela; je re- tourne à bord. Ne vous faites pas attendre. — Dans dix minutes, capitaine. Et le capitaine Jay tira à grands pas du côté du port. Je suivis la foule. Je vis alors les quatre pendus droits et roides, les pieds à un mètre du sol, à peu près. Le gentleman exécuteur se tenait près d’eux en chef de file, et semblait dire aux curieux : — Voyez comme ils ont peu souffert!... Voïlà ce qui s’appelle de la besogne bien faite, j'espère ! En effet, on n’apercevait aucune trace de convul- sions ; la tête seulement s’inclinait fortement sur l’é- paule gauche, par suite de l’action du fameux nœud en pomme de pin. La langue sortait d’un demi-pouce hors l'angle de la bouche. En quittant la cour de la prison, je passai près d’une femme et de quatre enfants qui pleuraient, accroupis au pied d'une borne; près d'eux, sur un plat d’étain, brillaient quelques pièces de monnaie de cuivre. — C’est la famille d’un des pendus, disait l'un. — C’est une banquet disait l’autre. Je pris congé de mon ami Merveilleux, que ce spectacle avait fort impressionné; peut-être songeait- il que, si la veille il m'avait envoyé son coup de fusil, il aurait pu lui en arriver autant qu'aux quatre mes- sieurs du gouvernement. Au bout de dix minutes, comme j'en avais pris l'engagement, j'étais à bord de l'Asia. IV RÉGIONS ANTIPODIQUES Ce n'était point une plaisanterie ; le capitaine Jay avait bien réellement avalé sa chique. En arrivant à bord, je le trouyai très-malade : il faut bien peu de nicotine pour empoisonner un homme, et le capi- taine Jay était tout simplement empoisonné, Je commeneai par lui faire prendre un vomitif pour expulser la cause, et je combattis les effets avec du lait et du café, Deux heures après notre retour à bord, il était assez fort pour commander en personne l'appareil- lage. Nous descendimes le Derwent, ce fleuve qui se LES BALEINIERS 9 oo ee UE EEE ES EnSEEnS En nn Renner RU ERE nomma d’abord la rivière des Français, lorsque Bruni d’Entrecasteaux le découvrit. Le pilote qui nous reconduisait au large était un colosse que n’oublieront jamais ceux qui l'ont vu une seule fois... Un jour, il eut, je ne sais pour quel motif, la fantaisie de se tuer d’un coup de pistolet, L'explosion lui enleva la mâchoire inférieure, creusant une effroyable cicatrice qui défigure cette tête énorme dont le sourire épouvante. Les bords du Derwent sont partout défrichés et cultivés. Des cottages, comme les Anglais seuls sa- vent les bâtir, égaient les plantations; chaque cot- tage est l'embryon d’un village futur. Le courant nous entrainait rapidement vers l'île Bruni, dont la pointe nord vient mourir en pente douce et sablonneuse au milieu de l'embouchure du fleuve. Le tronc gigantesque d’un arbre mort la si- gnale de loin sur notre droite, à peu près à la hau- teur de Vilot des Lapins, sur lequel s'élève une haute tour à feu à éclipses de cinquante-neuf se- condes. Ces îlots dépassés, nous entrons dans Storm-bay (la baie des Tempétes). Disons, en passant, que ja- mais baie ne fut mieux nommée. Pendant que le tangage commence, jetons un re- gard sur celte terre que nous allons quitter, et em- brassons d’un regard les contours, les baies et les montagnes de cette nouvelle Angleterre. La terre de Van-Diémen, ou de la Tasmanie (on lui donne indifféremment ces deux noms), est au grand continent australien ce que l'Angleterre est au continent de l’Europe, le détroit de Bass est le Pas- de-Calais de l’hémisphère sud. | Nous laissons à droite le détroit d’Entrecas- teaux. Le passage est difficile et nécessite un bon pilote. La première frégate française qui ait osé le franchir était commandée par M. Laplace et pilo- tée par le méme monstre humam qui nous reconduit au large. Notre pilote nous quitta par le travers de la baie de l’Aventure, cette baie où Fourncaux devait re- joindre Cook quand leurs deux navires se séparèrent dans une tempéte, alors que le grand navigateur avait pris à tâche de révéler au monde, avec ses propres découvertes, les découvertes de Tasman; — décou- vertes que l'esprit étroit, égoiste et ambitieux des marchands de la Compagnie des Indes voulait ense- velir dans le plus profond secret, comme si elle eût craint que des compagnies rivales ne vinssent s'y en- richir à son détriment. Nous rangeons de près l’île Pingouin, et, à l'aide de la longue-vue, nous pouvons entrevoir à la fois, et le cap Fluted et le cap Frédéric-Henry, ses deux limites nord et sud. La mer du détroit et la mer de Storm-bay étran- glent l'ile Bruny par le milieu, en formant un isthme étroit, mais long de six milles, qui relic entre elles les deux grandes parties de l'île, Le cap Fluted tire son nom d'une agglomération de rochers dont les assises, au lieu d'être horizon- tales, sont verticales et canneltes, Un rocher gigantesque, cannelé comme les précé- dents et nettement séparé de la côte, sert de vigie au ap Frédéric-Henry, A quatorze lieues de nous, à bäbord, de l'autre côté de Storm-bay, apparaissaient les basaltes du cap Raoul et de Vile de Tasman, Cette ile fut la première terre que découvrit Tas- man sous ces latitudes. Le cap Raoul, avec ses curieuses masses basal- tiques, taillées en colonnades, ressemble de loin à un temple grec qui aurait perdu ses murailles et sa toi- ture, — au temple du cap Sunium, par exemple. La baie Mauvaise, la rivale de Storm-bay, s'étend entre la tête de Tasman et l'île Bruny. Arrivé li, le pilote nous quitte, et nous gagnons le large, en perdant de vue Pedra-Bianca et le rocher d'Eldystone, les deux premières vigies qui signalent l'approche de la terre de Van-Diémen. Il est temps, je crois, de dire maintenant un mot de l’Asia et de son équipage. L’ Asia est un navire à trois mats, sans perroquet de fougue, — ce qu’on appelle un trois-mdts pieu. Sa capacité est de six cents tonneaux ; son équi- page se compose de trente-six hommes, compris les mousses. On construit aujourd'hui des navires élégants et grands marcheurs, mais qui, après quinze ou vingt ans de voyage, sont éreintés, cassés, rapiécés, et . dignes tout au plus de servir de pontons, ou bons à être dépécés pour en vendre le cuivre et la fer- raille. Notre Asia ne connait point ce danger et ne le connaîtra pas de longtemps; le jour où elle cessera de torcher de la toile, comme on dit en langage de matelot, c’est qu’elle aura sombré sous voile, ou se sera brisée sur quelque écueil. Car le bois de teck, ce bois de l'Inde que les tarets ne peuvent perforer et quine pourrit jamais, a été employé pour confectionner sa membrure, ses cour- bes et sa quille. Des Américains l'ont mise sur chantier voilà plus de soixante ans ; elle a été naturalisée française après 1815, et nos arrière-petits-enfants la reverront en- core dans quelque bassin de l’un de nos ports, de même qu'à Marseille nous admirons, au retour de sa campagne, la vieille barque l'Indus, vénérable trois- mats construit aux environs de l'an 1600. L’ Asia a été armée pour la pêche depuis longues années. Auparavant, elle faisait les voyages des co- lonies de l'Amérique du Nord et des Indes; elle a done rendu à son armateur M, Winslow, du Havre, dix fois le prix de son achat, et elle lui rapportera probablement encore le double et le triple de ce qu'elle lui a déjà rapporté, si quelque sinistre ne l'ar- rête pas en route. C’est une marcheuse de moyenne force; mais elle se comporte admirablement dans les gros temps, et nous n'avons jamais craint qu'une baleine morte ou vivante pit la blesser en faisant bélier sur ses flancs. Et cependant, combien de navires moins faibles d'échantillon ont été endommagés par les coups des cétacés en fureur ! En 1836, la Lydia, navire de Nantucket, a coulé bas par suite d'une voie d'eau qui s'élait déclarée, à quelques pieds au-dessous de la flottaison, un jour qu'un cachalot la frappa de son large museau carn. Le navire Anu-Alexander, capitaine John de Blois, de New-Bedfort, a été défoncé par une baleine blessée, Elle se rua la tête la première sur les bancs furins du mit d'artimon : il s'ensuivit une large voie d'eau, et 40 ; LES BALEINIERS Je navire coula bas le 30 avril 1854; vous voyez que l'accident est encore tout frais. Les hommes de l'équipage, réfugiés dans leurs embarcations, furent recueillis deux jours après, par un navire qui croisait dans ces parages et conduits à Paita, côte du Pérou. Le journal qui raconte ce fait a sans doute été mal traduit; on aura écrit baleine pour cachalot, car l’ac- cident a eu lieu vers le 5° degré de latitude sud, et Jes cachalots seuls habitent les mers tropicales : les baleines ne fréquentent que les zones tempérées froides et glaciales, En i850, le navire baleinier l'Esseæ, commandé par le capitaine Parker Cook, eut son taille-mer em- porté par un.cétacé. Je me souviens qu’étant en croisière sur la Pallas, aux alentours de Juan-Fernandez, Vile de Robinson Crusoé, unebaleinefranche, cherchant son petit qu’on avait harponné, et devenue folle de douleur en re- connaissant les traces du sang qu'il perdait par sa blessure, donna un coup de tête sur nos bordages ; le navire tressaillit au choc, et dans sa quille, et dans sa mature, etl’on reconnut plus tard, en déchargeant les pièces d’huile, qu'un bordage avait été fracassé : par bonheur, aucune voie d’eau ne se déclara. Le Journal du Havre raconte, dans son numéro du 3 juillet i852, que le brick la Pauline, du Havre, a sombré sous voile, après avoir reçu plusieurs coups de queue de baleine par le bossoir de tribord ; le na- vire courait alors avec une vitesse de sept nœuds et demi par bonne brise ouest-sud-ouest. L’équipage, de neuf hommes et un passager, erra pendant trois jours au gré des vents et des flots, et fut recueilli dans un complet état d’épuisement par le Crusador. La Pauline était cependant un navire tout neuf et qui effectuait le retour de son premier voyage. Je passe sous silence beaucoup d'autres sinistres. Or, je le répète, nous n'avions point pareille crainte à bord de l’Asia. Or choisit d'ordinaire, pour la pêche, des navires neufs et très-solides ; comme je le disais plus haut, l'équipage varie detrente-six à quarante-six hommes, selon que l’on doit armer quatre ou cing embarca- tions. Le capitaine Jay, qui nous commandait et dont j'ai dit deux mots à propos de l'exécution des quatre bush-rangers, avait été du nombre de ces moniteurs de pêche que les armateurs du Havre appelèrent en France pour servir de guide à nos marins. Jeune, vi- goureux, intrépide, adroit, il avait fait son chemin pas à pas. De mousse, il était devenu harponneur, puis chef de pirogue, puis capitaine. Mais au prix de quelles fatigues, de quelles mi- sères, de quels dangers ! Plus loin, je vous dirai combien de ceux que j'ai connus sont morts à la tâche Si je pouvais me”ren- scigner sur tous mes anciens compagnons de voyage, je crois que sur les cent vingt-six ou cent trente hommes que j'ai connus dans le cours de trois cam- pagnes de sept années, il n'y en a peut-être pas une douzaine de survivants parmi ceux qui ont continué le métier, Le capitaine Jay n'épargnait pas ses peines, I pre- nuit véritablement à cœur son métier de tueur de baleines; il est vrai que, sur une baleine tuée, qui vaut! de huit à dix mille francs, il avait la plus belle part ; car nous avions tous notre part proportionnelle dans le produit de l'expédition ; mais, quand méme il se-. rait resté à bord tandis que l’on donnait la chasse aux cétacés, il n’en aurait pas moins eu son dixième d'huile et de fanons. Il fallait donc lui savoir gré de s’exposer comme le dernier de ses matelots. Nous ayons passé du batiment au capitaine, pas- sons du capitaine aux embarcations. Nous armions quatre embarcations pour courir sus au gibier. Chaque émbarcation était montée par six hommes: le harponneur devant, l'officier derrière, les quatre rameurs entre eux. L’officier gouvernait l'embarca- tion, longue de vingt-six pieds, large, dans son bau, de quatre pieds dix pouces, épaisse comme le petit doigt dans ses bordages. Il la gouvernait avec un aviron de queue aussi long que l’embarcation, et ce gouvernail avait l'avantage de faire tourner, pivoter la pirogue sur son centre, sans qu’elle perdit du ter- rain comme elle en perdrait en laissant arriver pour. virer de bord, avec le gouvernail ordinaire. Les hommes maniaient un aviron de quinze pieds, excepté celui du milieu, qui en avait dix-huit, et le harponneur ne quittait son siége de rameur que lors- . qu’il lui était ordonné de saisir le harpon pour atta- quer la baleine. Ces embarcations, si légères, si minces, pointues à l'avant comme à l'arrière, et cin- trées comme un chapeau à claque, bondissent de lames en lames, taillant la cime des vagues sans en toucher le creux, et volent comme volerait un jave- lot lancé par une machine, comme volerait un cail- lou ricochant sur l’eau d’un lac, comme volerait une bombe tirée à ras de terre. - Le fond de la pirogue est percé d’un trou, que maintient bouché un morceau de liége garni de toile, le nable. Quand la pirogue est hissée sur ses palans, on enlève le nable, et l’eau qu’elle contient s'écoule. Elles sont cependant lourdement chargées, ces pi- rogues; vous allez voir; d'abord, un baquet circu- laire placé entre les deux banes du milieu et contenant quatre cents pieds de cordes. — Ligne de pêche, grosse comme le pouce, bien flexible, bien goudron- née, bien solide surtout, car elle est formée de trois torons, réunion-de seize fils carrets fabriqués avec le meilleur chanvre de Norwége et de l'Amérique du Nord. La ligne de pêche américaine était, de mon temps, la plus estimée; mais il paraîtrait que, depuis lors, les cordiers de Normandie ont fait de grands progrès, et peuvent lutter avec avantage contre tous les cordiers du monde. Près de la baille à ligne, on place une ancre à grappins pesant une cinquantaine de livres, puis une drague carrée de planches de chêne fortement bar- dées de fer, et que l'on amarre au bout de la ligne lorsque la baleine, s'enfuyant, en a épuisé toute la longueur, Cette drague suffit A modérer la vitesse de la ba- leine ou du cachalot par la résistance qu'elle offre en coupant perpendiculairement le sillage de l'animal qui s'enfuit. Vient ensuite un baril fermé qui con- tent trente livres de biscuit, même plus, et un fanal préparé avec bougies, briquet, mèches, amadou et allumettes placées dans une boîte en fer-blane herme= tiquement fermée, L'équipage d'une embareation perdant le navire de vue et s'égarant dans la nuit a dû plus d’une fois ae < ae oe sl italia um Gal LES BALEINIERS 11 son salut à ce baril de précaution et au petit tonne- Jet d’eau qui l'accompagne. Joignez à tout cet attirail un bidon d’eau douce, un ou deux petits baquets, une voile avee son mate- o oi . . reau et sa livarde, une hachette, un couteau à gaine, | deux sébiles pour verser hors du canot l’eau qui peut s’y embarquer, puis des harpons, des lances, des louchets tout emmanchés et prêts à fonctionner. Le harpon est un dard en fer formant un angle obtus d'environ 120°, dont deux côtés ont trois pouces de long et sont aiguisés sur leurs bords. Le troisième côté forme un angle rentrant du sommet duquel part une tige de fer de trois ou quatre pieds de long, et qui se termine par une douille dans la- quelle s’emboîte le manche qui sert à le lancer. Le fer de la tige doit être malléable et se tordre sans se casser, La lance a la forme d’une spatule ou d’une feuille | de laurier d’un pouee et demi de largeur dans son _ plus grand diamètre, sur deux et demi de longueur. Elle est finement aiguisée et peut sortir facilement de la plaie qu'elle a faite, ce qui est le contraire du harpon. Comme le harpon, elle s’emmanche à l’aide d'une douille. Le louchet a la forme d’un trapèze aiguisé sur trois côtés et ayant sa douille sur le côté le plus petit. On peut admettre que chaque pirogue tout armée pèse un millier de kilogrammes. La pirogue du capitaine est placée sur l'arrière, à tribord. Elle est maintenue au-dessus des bastingages à l'aide de pistolets, daviers ou porte manteaux gar- nis de poulies et de palans. Le second officier du bord commande la seconde embarcation placée à babord, le long des haubans d’artimon. La troisième embarcation, sous les ordres du lieu- tenant, ou troisième officier, a ses pistolets de sus- pension entre le grand mât et le mât de misaine, à bâbord. Enfin, le dernier officier dirige le quatrième canot, qui se hisse au-dessus du pavois mobile à tribord, par où entrent sur le pont les lanières de gras enle- vées au cadavre de la baleine. Quand une baleine est signalée et que les pirogues sont descendues à la mer pour lui appuyer une chasse, comme vous le verrez plus tard, vingt-quatre hommes manquent à bord, et nous sommes à peine une douzaine de manœuvriers pour tenir toujours le navire au vent des chasseurs, — Tristes manceu- vriers ! un médecin, des malades, un mousse, un novice, un maitre d'hôtel et un cuisinier, Et maintenant que tout est dit sur l'Asia, sur son capitaine et sur ses embarcations, en route, et au hasard du bon Dieu ! V UN CACUALOT DE HASARD I arrive parfois qu'en cherchant des baleines. on trouve des cachalots, Disons, en quelques mots, la différence qu'il y a entre le cachalot et la baleine, Le cachalot est un cétacé comme la baleine, mais d'une espèce dillérente, La baleine a le museau pointu, le cachalot a le museau Carré. La mâchoire inférieure du cachalot est garnie de dents, et le bout de ces dents s'implante däns des trous de la voûte palatine, chaque dent ayant son trou correspondant comme un couteau a son étui, un poignard sa gaine. L'ouverture du gosier du cachalot est large; ses évents doubles sont placés à l’angle supérieur du museau ; sa langue est plate comme une sole, La langue de la baleine est grosse, rebondie et grasse; ses évents doubles s'ouvrent sur la nuque; notre petit doigt pénétrerait à peine par l’isthme de son gosier ; des fanons, longs depuis un pied jusqu'à" dix, et barbus à leur bord interne, sont implantés dans le palais et renfermés par deux immenses lèvres ou lippes qui s'élèvent de chaque côté des maxillai- res inférieurs. Bref, la baleine a la forme d’une navette de soixante et dix à quatre-vingts pieds de long, et se torminant par une queue très-agile à deux lobes horizontaux. Le cachalot est encore plus long qu’elle. Il possède aussi une queue bilobée, mais presque inerte ; son corps est aplati, sauf des bosses irrégulières commu- niquant avec le réservoir qui surmonte son crane, réservoir et bosses contenant le spermaceti, impro- prement nommé blanc de baleine, puisque la baleine n’en produit pas. Ce qui n’empéche pas que le dernier décret du 1% février 4855, fixant le droit que payera à l’impor- ‘tion le spermaceti, s'exprime en ces termes : « Le blanc de baleine et de cachalot. » Mais le décret veut peut-être parler de Ja cétine, que les chimistes re- trouvent dans l'huile de baleine. Plus loin, quand je vous raconterai mon séjour à la Nouvelle-Zélande, je vous ferai part de quelques études sur l'anatomie et la physiologie de la baleine et du cachalot, Je raconterai aussi la rencontre que nous fimes d'une bande de plus de trois cents jeunes cachalots en voyage d'émigration. Je ne veux consigner ici que notre combat contre un vieux cachalot, un de ces solitaires que l'on nomme empereurs et qui voyagentsans compagnons, comme si les mers n'étaient point assez grandes pour leurs gizantesques allures, J'ai nommé ce cachalot, un cachalot de hasard, attendu que, d'habitude, on ne pêche les cachalots que sous les latitudes tropicales ; ce fut done par hasard que nous en rencontrâmes un entre Van-Dicmen et Auckland, allant je ne sais où. Les navires qui font cette pêche reçoivent un équi- page différent du nôtre; leurs campagnes durent quelquefois quatre années; mais, si les frais sont énormes, les bénéfices le sont aussi, car l'huile de cachalot se vend un prix double de l'huile de baleine. Done, comme je l'ai dit, nous louvoyions par 48° latitude sud et 470° longitude est; la mer était dé- serle; pas de navires en vue; rien que la solitude et l'immensité, Je dis l'immensité, et, enedisant cela, jè tombe dans l'erreur commune, Rien n'est étroit, rien n'est petit comme la pleine mer! Is mentent, ceux qui décrivent aveo tant d'enthousiasme et de poésie les majestueuses, les incommensurables solitudes de a — 42 LES BALEINIERS —_———————————————————————————— l'Océan. Enthousiasme factice ! poésie de conven- tion! Cette immensité de l'Océan n’est que relative : elle s'étend pour celui qui a une vue puissante; elle se restreint pour celui qui est myope, surtout quand, perdu entre le ciel et l'eau, on n’apercoit à l'horizon ni terre ni étoiles. Mais que la vigie signale au loin un rocher, un navire, une pirogue, oht alors, la pleine mer est véritablement immense, sublime, com- parée à la petitesse des objets qui surgissent au-dessus de ses vagues t Vers le soir, on signala le souffle d’un cachalot. Je dis le souffle d’un cachalot, parce que son souffle est reconnaissable, en ce qu'il prend la forme d’une aigrette double et penchée en avant, et qu'il s'élève moins haut que le souffle de la baleine franche. Nous n’avions garde de laisser échapper une pa- rejlle aubaine. Nos intrépides canotiers s’élancérent donc à sa poursuite, et l'animal plongea au moment où ils allaient l’accoster. Son coup de sonde dura une heure. Puis la mer se fendit, et il reparut à quelques mètres de la pirogue de notre troisième lieutenant, M. Seigle, qui ordonna immédiatement à son piqueur de lui envoyer un harpon dans le flane. Le harpon, lancé avec vigueur, mordit solidement, et le cachalot, blessé, prit la fuite, entrainant au loin la pirogue. C'était le soir, et le dernier rayon-du soleil, selon la belle expression de Lamartine, mettait des crinières de flamme aux coursiers de la mer. Le capitaine, encore malade de son empoison— nement, gardait le lit; il se fit rendre compte de la situation, et, voyant que la nuit commençait, ordonna de hisser le pavillon bleu à la tête du grand mât. A ce signal, le chef de la pirogue amarrée doit cou- per sa ligne et revenir au plus vite vers le bâtiment. Mais le lieutenant et ses compagnons ne virent pas, ou firent semblant de ne pas voir le pavillon de rappel, et bientôt un vigoureux coup de lance tra- versa les poumons du cétacé, qui avait ralenti sa course et s'était laissé accoster sans danger du côté de la queue. Le coup de lance fit sur le cachalot l'effet qu'un coup de fouet produit sur un cheval généreux. L’ani- mal blessé reprit de nouveau sa course en vomis- sant le sang, et les deux pirogues de conserve n’o- sèrent abandonner la pirogue qu'il remorquait. L’ar- deur de la chasse, l'enivrement, la folie, le délire que produisait l'odeur du sang dont les arrosait le géant qu'ils avaient eu la gloire de blesser à mort; l'indomptable amour-propre du pêcheur voulant ac- complir à tout prix l'œuvre commence, tout cela fit oublier à nos braves les plus simples lois de la prudence, et tout à coup, comme si la nuit fût ve- nue aussi rapidement que rapidement encore fuyait le cachalot, nous perdimes de vue les hommes et les embareations. Tout s'enfonça days le gouflre de l'obscurité, Nous n'étions plus que dix-huit hommes à bord; mais nos bras orientèrent les voiles du navire dans la direction des pirogut et Ventrain qu'y eussent mis les cent cinquante ma- telots de bordées sur un vaisseau de guerre ; disparues, avec la rapidité Notre capitaine hurlait de désespoir; il était res- ponsable de la vie de son équipage; c’est donc lui qui serait puni, privé à jamais de tout commande- ment, si la fatalité nous séparait pour toujours de nos trois pirogues. Il ordonna dilluminer la tête de chaque mit et de verser de l'huile dans les chaudières du fourneau où l'on fait fondre le gras de baleine. On mit le feu à cette huileet aussitôt la flamme, comme une flamme de punch, s’élança jusqu’à la vergue de misaine. La nuit, quoique noire et sans lune, n’était point épais- sie par le brouillard ; on pouvait donc espérer que les camarades égarés apercevraient nos illuminations. De notre côté, des matelots perchés sur les barres de perroquet et des cacatois interrogeaient inces- samment l'obscurité pour y découvrir les fanaux des pirogues. Nous louvoydmes ainsi jusqu’à minuit, en cou- rant de petites bordées. A minuit, le capitaine calcula qu'il était temps de mettre en panne. Malgré sa maladie, il restait sur le pont, et, de minute en minute, interpellait les hommes de vigie. Des baleiniers seuls peuvent se faire une idée de nos anxiétés, de nos terreurs, de notre désespoir ; alors que nous, sains et saufs sur letillac, nous pen- sions à nos frères égarés en plein Océan, la nuit, et moitié nus dans de fréles esquifs, et n’ayant à peine que pour un jour de vivres et d'eau douce | Et si le cachalot, se débattant dans les dernières convulsions de la mort, brise les canots d’un coup de tête, — pas de sauvetage possible ! Nos amis se- ront noyés, — dix huit amis, — dix-huit frères, — en péril de mort! comprenez-vous cela? Ou bien, que le cachalot meure sans se venger, que feront-ils demain, si la brume obscurcit l’atmo- sphère, si la tempête arrive, si, croyant faire voile vers eux, la fatalité nous emporte dans une direc- tion opposée ? Ils mourront lentement de soif et de faim. Ces terribles préoccupations nous poursuivaient, et nous allions vaguant sur le pont, de l'avant à l'arrière, Ou montant sans cesse et redescendant, mornes et désespérés, les enfléchures des hau- bans. . Le capitaine, debout sur la drome du couronne- ment, demandait sans cesse aux vigies : — Voyez-vous les feux des pirogues ? Et les vigies répondaient : — Rient.., Nous ne voyons que la nuit. Vers une heure du matin, le capitaine fit amurer la grande voile et orienter au plus près le grand hu- nier, afin de remonter contre une brise qui venait de de l'endroit où les pirogues avaient. été vues pour la dernière fois. Son inspiration lui disait de gagner dans la racine du vent. Le cœur des marins s'ouvre facilement aux plus folles espérances. Non-seulement cette manœuvre eut l'assentiment général, mais encore il nous sem- blait que quelque chose comme un instinct nous disait que nous allions revoir nos frères; si bien que nous nous avancions au milieu de l'obscurité comme si nous faisions une route sûre, On redevint gais et causeurs: on parla du cachalot, qui devait être mort et produire plus de cent barils d'huile; on caleula — ee ee LES BALEINIERS 43 combien il faudrait de temps pour le dépecer, pour fondre son gras, et l’on se vit d'avance rentrant au Havre avec une cargaison à couler bas. Mais un quart d'heure, mais une demi-heure, mais une heure se passèrent, - et les vigies conti- nuaient de répondre : : — Rien! — Rien encore! — Rien toujours ! On masqua de nouveau le grand hunier: on laissa de nouveau le navire s’en aller en dérive, et ceux qui avaient le plus de confiance en Dieu, le plus de foi dans la Providence, prièrent en silence pour les pauvres abandonnés. Tout à coup, du haut du mât d’artimon et du grand mât, retentissent simultanément ces cris : — Un feu! deux feux! trois feux! Alors cette nuit si triste, si noire, si affreuse, si pleine de deuil, s’illumine et redevient belle comme une nuit des tropiques. Trois étoiles brillaient, et le navire, comme s’il eit partagé notre impatience, marcha vers ces étoiles plus rapidement qu’il n'avait jamais marché. Les vigies nous indiquaient la route, et, un quart d'heure après, la pirogue du second et la pirogue du lieutenant nous accostaient. Mais qu'était devenue la pirogue du troisième lieu- tenant, M. Seigle? 4 Notre joie baissa immédiatement d’un ton. La vigie s'était peut-être trompée; elle n'avait sans doute aperçu que deux fanaux dansant et se croi- sant sur la houle. — Qu'est devenu Seigle ? demanda le capitaine au premier officier qui accrochait sa pirogue aux ga- rauts. — Parbleu! répondit celui-ci, ça ne se demande pas : il est resté sur le cachalot. — Et pourquoi ne lui avez-vous pas ordonné de revenir avec vous ? — Ah bien, oui, il n’y avait pas de danger qu'il abandonnat son gibier ! Il a pris l'avis de ses hommes, et ils ont décidé à l’unanimité que, si vous ne pouviez pas aller les chercher, ils attendraient le passage d’un autre navire. Ils ont de quoi manger, allez. Vous pouvez être tranquille, ils ne mourront pas de faim, Le cachalot est gros ! — Mais vous plaisantez, monsieur, dit le capitaine, qui commençait à se facher. — Oui, capitaine, répondit le second, et je vous demande pardon, excuse, Vous ne refuserez pas, je l'espère, excuse et pardon à un homme qui vient vous annoncer que, dans huit jours, il y aura deux cents barriques d'huile de plus à bord. — Mais enfin, Seigle, pourquoi ne le voit-on pas? à — Parce que son fanal s’est éleint, capitaine; mais je sais où il est, et, si vous voulez gouverner au nord- ouest, là, vous le trouverez à un mille de nous, C'était vrai. Les heures qui s'écoulèrent ensuite furent des heures de joie, et, en même temps que le soleil montait à l'horizon, notre brave lieutenant, retrouvé côte à côle avec son cachalot, montait à bord. Vous croirez peut-être qu'après une pareille nuit d'angoisses et de fatigues, nos pêcheurs se livrèrent aux douceurs du sommeil ? Ah bien, oui! la merétait calme, la brise soulevait à peine les plis des voiles cargudes, et, jusqu'à midi, nos hommes, à l’envi les uns des autres, travaillérent à débarrasser de sa houppelande de graisse le digne physétermacrocéphalus, qui avait près de cent pieds de longueur. Il nous donna cent cinquante barils d'huile et deux cents kilogrammes de spermaceta. Après midi, on alluma les fourneaux, et on gou- verna vers la Nouvelle-Zélande, en déviant au sud, dans la direction des îles Auckland et des îles Mac- quaries, où nous espérions rencontrer quelques ba- leines. VI LE BARIL DE TAFIA Un mot sur mes précédents voyages. Avant de naviguer sur Asia, j'avais déjà fait une campagne de pêche à la baleine, — Je n’ai pas besoin de dire à la suite de quel roman amoureux je quittai inopiné- ment Paris, sur cette nouvelle qu'un navire baleinier était en partance, ni comment j'arrivai au Havre, ni comment, devant la commission de santé, je subis un examen dont je me tirai à mon honneur. On daigna me reconnaître quelque aptitude au grand art de guérir, et, à défaut de docteur en mé- decine ou d’oflicier de santé postulant un embarque- ment, on me délivra un brevet provisoire de chirur- gien. Notre campagne dura vingt-six mois. Le navire revint au port chargé d'huile à couler bas. C'était le produit de trente et une baleines tuées aux environs de Vile de Tristan-d’Acunha, du Brésil-Banc, du lit- toral Patagon, de l’archipel des Chonos, de la Mocha, de Juan-Fernandez et du Chili, jusqu’à Coquimbo. Ce voyage, que l’on pourrait appeler heureux au point de vue de la spéculation, n'avait été pour nous qu'un enchainement de souffrances et de misères. M. Winslow, notre armateur, homme très-hono- rable, mais véritable puritain d'Amérique, se mon- trait alors grand partisan des réformes du révérend père Mathews, et voulait mettre en vigueur sur ses navires les statuts de la Société de tempérance. On convint que nos appointements seraient aug- mentés, mais que nous n’exigerions en voyage au- cune ration de vin ni d’eau-de-vie, Le navire partit donc avec de l'eau douce, du bis- cuit, du lard et du bœuf salés, des légumes secs et des pommes de terre, — Qu'en advint-il ? Des mala- dies, du scorbut, des décès et des désertions, mais nullement ce qu'en espérait le digne armateur, — c'est-à-dire la moralisation des officiers et des mate- lots. Je n’oublierai jamais ces vingt-six mois de misère, dont j'aurai plus tard l'occasion de raconter un épi- sode, et, si la vie de mer n'avait pas des entraine- ments secrets, entraînements que subit toujours celui qui a navigué, et qui ne lui permettent plus de de- meurer longtemps prisonnier sur la terre ferme, ja- mais, je l'avoue, je n'eusse osé entreprendre la nou- velle campagne que je vais raconter. Malgré les ordres de l'armateur, le commandant de la Pallas avait fait sa petite provision de rhum, et, comme nous le disait le loustie du bord, qui cumu- lait cette joyeuse fonction avec celle, non moins ap- 4h LES BALEINIERS préciée, de maitre cook, il prenait chaque jour la hauteur du soleil avec un flacon de cognac. Et, en effet, pour boire à même un flacon, ne faut-il pas lever le flacon en l'air comme. on lève un octant pour les calculs de latitude? De leur côté, le second et le lieutenant avaient placé furtivement un baril de rhum dans le cul-de- lampe du navire. Le cul-de-lampe , remarquez-le bien, est ce petit compartiment de la cale situé sous la chambre de l'état-major, et où l’on emmagasine les objets les plus précieux du chargement. Tous les jours, dans l’après-dinée, on s’apercevait que ces messieurs affichaient une gaieté excentrique. Cette gaieté, poussée à son paroxysme, prit bientét les allures de l'ivresse, et, comme l'ivresse des ma- rins, et des marins américains surtout, n’est pas tou- jours caressante, il ÿ eut un jour une scène de pu- gilat. Le capitaine trouva cette représentation des jeux antiques très-bien placée sur le tombeau d’Anchise, mais trés-mal sur son bâtiment, Il s’informa, et, ayant appris où ces messieurs puisaient leurs stimulations, il ordonna au charpen- tier de descendre dans le cul-de-lampe et de défoncer le baril de rhum à coups de hache. Le charpentier obéit et rapporta sur le tillac, comme preuve que l’exécution était faite et bien faite, le fond brisé du baril. Mais, au grand étonnement de tout l'équipage, le lendemain de l'exécution, pareille scène de gmieté, d'ivresse et de boxe se renouvela, et cette fois avec l'adjonction d’un nouvel acteur : le charpentier. Alors le capitaine descendit lui-même dans le cul- de-lampe, et il reconnut que le charpentier lui avait bien obéi en défonçant le baril de rhum + mais, libre de défoncer l'un ou l'autre fond, il avait défoncé le fond d'en haut et laissé le baril debout. De sorte que, moins le demi-verre de rhura que le charpentier avait bu pour prix de son intelligente interprétation des ordres du capitaine, le baril, ou plutôt la liqueur qu'il contenait, était toujours là. Aussi le charpentier avait-il eu permission de trem- per sa moque dans le baril. Il l'avait trempée plutôt deux fois qu’une, et c'est ce qui causa la perte du baril de rhum. Le capitaine le jeta à la mer. L'ordre ne fut plus troublé à bord ; mais, à chaque relâche, quels désordres! quelles cra- puleuses orgies ! J'ai vu l'équipage brûler l'effigie du révérend père Mathews dans un bol de punch de cent litres d’aguardiente,à Sainte-Catherine du Brésil. Quelle vie l'on mène sur un de ces navires aven- tureux qui partent lestés d'eau douce, battent les mers pendant trois ans et reviennent après avoir échangé leur eau contre de l'huile de baleine! C'est. un rude métier, je vous jure! Chaque bâtiment est une école normale de matelots. Misère et tempétes, tempêtes et misère, telle est la ration quotidienne du pêcheur baleinier; celui-la, dès son premier voyage, rentre au port, marin de premier ordre, je vous en réponds, si le scorbut, le naufrage ou le géant des mers ne l'ont pas tué, Voilà pourquoi l'État donne cent soixante mille francs de prime à tout navire armé pour la poche de la baleine qui revient à son port d'armement après avoir fait le tour du monde, en doublant les deux grands caps qui semblent destinés à servir de bar- rière à des océans mystérieux, Mais, maintenant que le cachalot est tué, que son spermaceta est recueilli, que son huile est fondue, il est temps de reprendre notre route. Voyons, où en sommes-nous? ) Le 9 mars 48..., 50 degrés 24 minutés latitude sud; 160 degrés 25 minutes longitude est du méri- dien de Paris. Et, maintenant, déployez la carte de l'océan Paci- fique. Nous faisons route est-sud-est; nous venons de quitter la terre de Van-Diémen... la! vous y êtes, n'est-ce pas ? à l'extrémité sud de l'Australie ; nous avons fait relâche devant Hobart-Town, et, avant hier, enfin, nous avons perdu de vue le dernier ro- cher de cette sentinelle avancée de la cinquième par- tie du monde, dont l’Angleterre a fait une colonie pénitentiaire. Nous faisons route vers la Nouv elle-Zélande, tout — en cherchant fortune, c’est-à-dire tout en regar- dant, aussi loin que notre regard peut s'étendre, si nous n’aperceyrons paint, quelque baleine à l'ho- rizon. Le soir, nous one de route et nous gouver- nons au nord-est; sans quoi, nous pourrions bien, dans l'obscurité, heurter quelque rocher égrené du chapelet des îles Auckland. I fait froid; le pôle antarctique nous envoie une brise glacée; le thermomètre est descendu à deux de- grés au-dessous de zéro, Au soleil couchant, calme plat. Depuis hier, nous avons franchi cette ligne imagi- naire, que les géographes ont tracée sur le globe terrestre, et qui sépare la Mélanésie de la Polynésie. Au sud de nous, vers le 54° degré de latitude, surgit le groupe des îles Macquaries, avec deux ro- chers pour v vigies du nord et deux autres rochers pour vigies du: sud. Les rochers du nord s’appellent le Juge et son Clerc. Les rochers du sud, l'Évêque et son Diacre, Le groupe tout entier a été découvert, en 1811, par un pêcheur américain, qui y récolta quatre-vingt mille peaux de phoque. On voit que ces dignes animaux ne firent pas con- naissance d’une manière agréable avec l'espèce hu- maine, Bellinghausen en 4820, et Kingdom en 1822, ont fait les relèvements des Macquari ies. L'ile principale a dix lieues de long sur trois de large; les mouillages, sans étre sûrs, sont assez bons. é On y trouve une charmante espèce de petites perruches vertes, grosses comme le pouce, qui ne perchent pas sur Tes arbres, et vivent par bandes dans les hautes herbes des prairies, comme chez nous les moineaux franes dans les blés, les chardonnerets dans les chardons. Le sol est accidenté et montueux; mais le plus haut sommet de l'ile s'élève à peine à trois cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Des naviga- teurs ont prétendu que cette ile manquait compléte- ment d'arbres; cependant un pêcheur de loups ma- wins m'a affiriné qu'il yavait fabriqué des plane shes pour réparer! son sloop. On trouve dans l'intérieur LES BALEINIERS A5 de nombreux lacs peuplés de truites, et l'on pourrait ensemencer l'ile pendant un siècle sans aller em- prunter ailleurs l’engrais nécessaire, tant les roches de la côte sont couvertes d’épaisses couches de guano que les pluies lavent et que le soleil sèche et réduit en poudre. Ce pêcheur — celui qui me disait avoir trouvé des planches et, par conséquent, des arbres dans l'ile, — me montrait de grosses jarres en terre que lui et ses compagnons avaient fabriquées avec une espèce d'ar- gile qui oceupe le lit des ruisseaux ; cette argile avait été cuite dans un feu de tourbe, laquelle est très- abondante dans les bas-fonds; ils avaient ainsi rem- placé leur modeste vaisselle, brisée lors de l'échouage du sloop. Un jour, selon toute probabilité, ces gisements. argileux, véritable kaolin, fourniront aux tables de Sydney, de Hobart-Town, de Victoria et d'Adélaïde, des porcelaines rivales, je ne dirai‘pas de celles de Creil et de Choisy, dont je fais assez peu de cas, mais de celles de Chine et du Japon que j'estime beaucoup. Dans notre nord-est sont les îles Snarres ou des Piéges, et celles de Stewart ou du Maître-d'hôtel, que le détroit des Fovreaux sépare de Vile de Tavai- Pounamou, la grande terre sud de la nouvelle-Zé- lande. | * Cette ile de Stewart est presque aussi grande que la Corse; elle a des ports nombreux, des ancrages solides, des forêts exploitables dont la mer baigne: les racines; des légions de veaux marins à double poil se traînaient jadis sur les rivages: mais ils ont disparu depuis que des aventuriers américains, et quelques prisonniers anglais échappés des gedles de la Nouvelle-Galles du Sud sont venus s’y établir. Ceux- ci cultivent des légumes qu’ils vendent très-cher aux baleiniers qui y relächent; ceux-là essayent d'y con- struire des chaloupes pontées et même des goélettes, avec lesquelles ils espèrent regagner leur ancienne patrie, ou bien entreprendre un commerce plus ou moins honnête dans l'Océanie tropicale. Il y a cela de remarquable qu'à côté de la Nou- velle-Zélande, où la nature a placé des bois propres à Ja construction des navires, mais trop lourds pour faire des mats, on rencontre les îles Stewart, de Dampbell et d’Auckland, qui offrent une espèce de sapins droits et légers, si propres, eux, à être trans- formés en mâts, que des navires de Sydney, de Ho- bart et de Nicholson s'y rendent dans le but spécial d'y recueillir des cargaisons d’esparres. v La future république australienne pourra done, sous le rapport de la marine, se suflire à elle-même, et n'aura aucun besoin de recourir aux merrains de Suède et de Norvége. J'oubliais de dire que nous faisons voile pour Ta- yai-Pounamou, la grande terre de la Nouvelle-Zélande, où nous comptons prendre nos quartiers d'hiver, Vit FANTASSIN 5 mars, — Môme froid, même calme qu'hier : brume épaisse sans éclaircies : pas de soleil à midi, et, par conséquent, pas de latitude, =f" ee Une houle venant du nord nous pousse en dérive: Vers une heure, plusieurs baleines viennent s’éver- tuer autour de nous, une d'elles s’élance tout entière hors de l’eau et s'élève à plus d'un mètre au-dessus de la houle, On a vu à horizon son ventre émerger. Puis la masse énorme, longue de plus de quatre- vingt pieds, et, par son milieu, aussi grosse que longue, est retombée dans l'Océan avec un efiroyable bruit. Le vaisseau a été ébranlé comme une maison dans un tremblement de terre, et la houle, que le monstre a broyée en rentrant dans labime d’où il était sorti un instant comme une vision de l’Apocalypse, a re- jailli en pluie sur le navire. Depuis le temps que je navigue à bord des balei- niers, je n'ai jamais vu si étrange et si terrible spec- tacle. Nos vieux pêcheurs prétendent qu'un saut de ba- leine signifie tempête : plus le saut est élevé, plus la tempète sera grande. En ce cas, gare à nous f et, comme disait Bailly, un Romain rentrerait à la maison. Par malheur, je suis à plus de quatre mille cinq cents lieues de la maison, et j'ai entre elle et moi le diamètre tout entier du globe. : Les vieux pécheurs pourraient bien avoir raison : je consulte mon journal des années précédentes, à propos d'une danse de baleines à laquelle j'ai assisté vers les parages du sud de la Plata, mais dans la- quelle, je dois le dire, les artistes s'étaient à peine élevés au-dessus du niveau de la mer; or, le lende- main du ballet, je vois que nous avons failli être victimes d'un pampero. A demain donc quelque belle tempête de laquelle ceux qui échapperont garderont le souvenir. Et puis qui nous dit que la tempête qui éclate à la surface de la mer n'est pas depuis longtemps cou- vée dans la profondeur des eaux, et que les habitants de l'Océan, la pressentant venir et monter, ne témoi- gnent point, par des mouvements désordonnés, leurs angoisses et leurs craintes? Toute tempête est un orage, et tout orage développe une immense quantité d'électricité. D'après quelques physiciens modernes, les poissons, les cétacés surtout, sont très-sensibles aux courants électriques et dégagent eux-mêmes une quantité incalculable d'électricité. De là ces présages qui paraissent de magiques prédictions, et qui sont purement et simplement des effets naturels de l'organisation des individus, Ce qui rend notre humeur encore plus triste, c'est cette miserable brume qui nous empêche de courir sus aux baleines, qui passent par bandes daus nos eaux ; mais, avec une telle brume, il serait trop im- prudent de mettre une chaloupe à la mer; elle est si épaisse, qu'à deux longueurs du navire, on ne distinguerait pas un rocher, fat-il blanc et élevé comme celui dont parle Horace, et qui domine la blanche Anxur... Et puis la nuit arrive épaisse, froide et longue ; notre Asia semble sommeiller lourdement dans les ténèbres ; la lumière du fanal du grand mat nous éclaire comme une lampe sépulcrale; une longue houle, serpent invisible dont on aperçoit de temps en temps une écaille blanchatves nous berce traitreu= sement, tandis que partout, devant, derrière nous, à 46 LES BALEINIERS bäbord, à tribord, partout, enfin, retentissent inces- samment les crismonotones et plaintifs des pingouins: on dirait des âmes en peine qui passent invisibles, portées au milieu de l'obscurité sur les ailes du vent. Le pingouin est un oiseau sans ailes, mais un na- geur infatigable; il est gros comme une jeune oie, Depuis que je navigue, et il ya déjà longtemps, je n’ai jamais été si triste. Je me jette tout habillé sur mon cadre; mais, au lieu de dormir, je rêve. Je rêve que je suis mineur, mineur infatigable ; que je perce la terre en passant par son centre, et que je vais sourdre sur la région de France, où, à l'heure qu'il est, brille une aurore de printemps, où germent les feuilles, où s’épanouissent les premières fleurs, où les oiseaux, prêts à s’accoupler, chantent leurs prochaines amours. 46 mars. — Us disaient vrai, les vieux pêcheurs : décidément, un entrechat de baleine annonce un gros temps ; brise carabinée de l’est-sud-est. Nous te- nions la cape debout au vent avec le grand hunier “aux bas ris, le petit foe et Vartimon pour toute voilure. Plus de baleines en vue, plus de pingeuins. Le froid augmente : pas de soleil à midi. 17 mars. — Le vent a faibli pendant la nuit, et, au point du jour, ila passé au nord-nord-est; le temps s’est éclairci; la matinée est assez belle ; nous faisons route à l’est-quart-nord-est sous petite voilure; nous nous nous attendons à prendre connaissance de terre dans la journée ; car nous traversons de vastes bancs de varechs et les pingouins ont reparu nombreux et bruyants comme avant-hier. Il en est qui viennent nager jusque sous l’étambot du navire, et qui lèvent la tête vers nous comme pour nous demander l'’au- torisation de monter à bord. Cela donna l'idée aux matelots de pêcher un de ces solliciteurs : le piége, un cerceau garni de treillis de filet, dans le genre d’un verveux, fut bientôt fa- briqué et jeté à la mer, amorcé d’un lopin de lard. Un instant après, un pingouin y mordait, et, captif dans le treillis du cerceau, traversait rapidement l'espace qui séparait la surface de la mer du pont du bâtiment. A peine le prisonnier, que le défaut d’ailes empéchait de prendre son vol, se trouva-t-il sur le tillac, qu'il se dressa sur ses pattes, se secoua tel qu'un chien qui sort de l'eau, et gravement s’ache- mina vers la cuisine, comme si les localités lui étaient parfaitement connues, Arrivé au seuil, la vue du feu, au lieu de Veflrayer, parut le réjouir tout à fait; il s'approcha encore du fourneau et fit sécher au feu de la houille son poitrail blanc. On comprend facilement le succès que valut à notre nouveau commensal cette familiarité à laquelle personne ne s'attendait. Le capitaine Jay prétend re- connaitre, aux allures familières du pauvre man- chot, qu'il a déjà vécu à bord d'un bâtiment dont quelque coup de mer l'aura fait déguerpir. En effet, quand le déjeuner sonna, le pingouin lissa son poitrail el parut comprendre parfaitement ce dontil s'agissait: nous descendimes dans la cabine, le Pingouin nous y suivit; chacun prit sa place accoutumte, le pingouin choisit la sienne entre les jambes du capitaine, lui donnant de temps en temps de petits coups de bec sur les tibias pour lui réclamer sa ration de vivres, Cette intelligence, pareille à celle des agamis du Chili, lui valut l'honneur d'être reçu matelot à l’una- nimité et porté sur le rôle à partir du 17 mars. Fan- tassin — c’est le nom de guerre que lui a donné le capitaine — fera partie de l’équipage; il recevra chaque jour son morceau du biscuit trempé, son lopin de lard et sa part des douceurs que, par des moyens plus ou moins ingénieux, on pourra se pro- curer à bord. 2 Décidément, Fantassin a déjà servi : l'approche de l'heure du diner le préoccupe; au son de la cloche, il pousse un cri de joie qui indique qu'il sait parfai- tement de quoi il est question; puis, ce qui indique une éducation tout à fait aristocratique, ayant à satis- faire un besoin naturel, il respecte le tillac du gail- lard d’arriére et se réfugie mystérieusement sous les bittes du beaupré. Cette conduite, on le comprend, lui a valu les féli- citations des officiers et une ovation de la part des matelots. Quant à moi, cette drôlerie de Fantassin m’a grandement attristé. — Oh! Fantassin! me suis-je dit en le regardant avec tristesse, si tu pouvais parler, tu ne démenti- rais pas, j'en suis sûr, notre capitaine, qui prétend que l’Asia n’est point le premier navire sur lequel tu sers. Oui, je commence à croire qu'il dit vrai, et que quelque coup de mer t’a enlevé du pont du navire que tu habitais, ou, plutôt, n’es-tu pas le seul et dernier survivant de quelque équipage qui aura péri dans la dernière tempête ? Ch! situ pouvais parler, Fantassin ! quel drame plein de poignantes douleurs et d’angoisses suprèmes ne nous raconterais-tu pas | Sans doute, c’est une prévention, et je déclare que je me le reproche sans pouvoir la vaincre, mais la vue de Fantassin m/attriste ; je ne sympathise pas avec lui. d Il me semble qu’il nous a été envoyé comme un oiseau de mauvais augure, et que sa présence à bord nous portera malheur. . Cette sociabilité du pingouin, souvent remarquée par les naturalistes, est de notoriété publique chez les matelots. Au bout de cing minutes, le premier marin venu et le premier pingouin venu sont liés comme s'ils , se connaissaient depuis vingt ans, Le secrétaire de M. Dumont-d'Urville, M. Desgras, dit dans une note : « Une station sur un îlot des îles Auckland nous procura la capture de deux manchots à huppe jaune et de quelques canards de la petite espèce. Un de ces pingouins trahit, à notre approche, une inquictude qui n'est pas dans l'habitude de ces paisibles ani- maux, On le captura néanmoins, et, en le ramenant, on trouva un bout de ficelle étroitement serré autour de sa jambe gauche: le malheureux avait déjà subi les rigueurs de la captivité, et l'expérience acquise lui inspivait sans doute l'agitation que nous avions remarquée ; mais il était dans sa destinée de tomber au pouvoir des hommes, et, qui pis est, de devenir la proie de l'histoire naturelle, » Cette décence que j'ai déjà signalée dans notre pingouin, à l'endroit de ses besoins naturels, il la pro- fesse même en liberté, L'amiral Cécile raconte, dans son rapport sur sa campagne dans les mers du Sud, qu'il a remarqué que, lorsque le pingouin entre en mue, il devient triste et se retire à l'écart, loin de sa LES BALEINIERS 17 CT — ——— RAR A aR ES femelle et de ses compagnons, comme s’il était honteux de sa nudité, comme si sa pudeur en souf- frait. Vers midi, Fantassin fut un peu oublié. Le soleil se montra à deux heures, et les calculs du capitaine nous placèrent par 50° 40’ latitude sud et 166° 41° Jongitude est du méridien de Paris. Ainsi, pendant le gros temps et la brume, nous avions dépassé les îles Auckland en longitude, et nous étions à peu près à dix milles dans le nord de leur gisement, La nuit venue, le capitaine laissa courir ses petites voilures, avec le cap au nord-quart-nord-est demi- bordée en haut et un homme au bossoir d'avant. Je restai tard sur le pont; le temps était beau; vers onze heures seulement, je rejoignis mon cadre. Je dormais depuis trois heures, à peu près, quand je fus réveillé par un bruit infernal. Je sautai à bas de mon cadre et m'élançai sur le pont, Tout le monde était aux manœuvres, et l’Asia virait de bord à la hâte. On préparait les embarcations comme pour les mettre à l'eau. — Que diable arrive-t-il? demandai-je au premier matelot que je rencontrai; que se passe-t-il done? — Ah! pardieu! docteur, ce qui se passe, c’est que nous avons manqué d'y passer tous. En effet, en jetant les yeux autour de nous, j'a- perçus de tous côtés, et dans un horizon circulaire très-rapproché, de grandes masses sombres, plus sombres encore que l'obscurité. C'étaient des rochers, e’étaient des falaises, c'était la terre contre laquelle, une longueur de navire de plus, nous allions nous briser. Comment cet accident avait-il failli arriver? Par faux calcul, malgré l'habileté de notre capi- taine, et parce que notre mousse, maître Pastille, envoyé au bossoir d'avant, avait jugé à propos de s'endormir sur le giundeau, juste au moment où il aurait dû ouvrir l'œil. Heureusement, l'officier de quart, M. Seigle, s'aperçut que M. Pastille, au lieu de veiller les yeux ouverts, dormait les poings fer- més ; il prit la drisse du grand foe et en chatouilla lé- gèrement les reins du dormeur, qui se réveilla en sursaut et se frotta les yeux. — Ce n'est rien, lui cria M. Seigle; c’est seule- ment pour te prier de regarder devant toi. — Bon! monsieur Seigle; j'y regarde, répondit Pastille. e Et, en effet, en y regardant, il s'aperçut que le ba- timent allait toucher, — Terre! terre! s'écria-t-il, Et, à ce cri, qui. prononcé d'une certaine façon, au lieu de répandre la joie, sème l'épouvante, chacun s'éveilla : le capitaine, le premier, bondit sur le pont, el avec lui tous ceux qui étaient de quart en bas, comme ont dit en parlant des dormeurs, Pas un marin ne manqua à la manœuvre, et, si ja- mais un navire vira lestement de bord cul sur pointe, ce fut l'Asia, au moment où j'appparaissais sur le pont, C'est qu'en effet il y allait de la vie de tous, Si nous avions fait naufrage sur cette partie de la côte, pas de sauvetage possible : corps et biens, tout y pas- Sail, Puis, yeût-ileu sauvetage pour quelques privilégiés . du sort, je vous demande, ou plutôt je demande à Dieu, si mieux ne valait point la mort qu’un exil peut- être éternel sur un de ces ilots déserts, visités de loin en loin seulement par les pêcheurs de baleines. Ceci se passait dans la nui: du 49 au 20 mars. Au jour, le capitaine remit le cap sur la terre, afin d'en prendre exactement connaissance et d'essayer de passer au vent. Nous courûmes jusqu’à dix heures du matin sans rien voir, car la brume était alors très- épaisse. Nous nous promenions sur le pont avec le capitaine, quand tout à coup nous aperçûmes, à dix encablures de nous, au vent, sous le vent, des cimes de rochers qui surgissaient çà et à en déchirant le brouillard. Un tonnerre de Dieu ! du capitaine an- nonça à tout le moude, et même à Fantassin, qui, à ce cri d'appel pris par lui pour un cri de menace, se sauva sous un banc, qu'il se passait quelque chose de nouveau. C'est que la situation était au moins aussi péril- leuse que pendant la nuit. — Attrape à virer de bord, cria le capitaine; au large! — Mais le calme nous arrête. — Sonde! — Pas de fond! — Et le courant? — Le courant porte à terre, Et peut-être aussi la marée. — Diable de pingouin, va! J'avais bien le pressen- timent qu'il nous porterait malheur. Allons! à la grâce de Dieu! Où étions-nous ? D'abord, dans une mauvaise situation; cela était incontestable. Mais uelles étaient ces terres ? Les îles Auckland, probablement. Nous croyions cependant bien les avoir dépas- sees. Mais alors, si ce sont les îles Auckland, où est l'entrée du havre Carntley ? Sommes-nous au nord, sommes-nous au sud du groupe ? Midi vint et, par bonheur, avec lui, un petit rayon de soleil, c'est-à-dire un regard de Dieu! Ah! c’est quand on est en mer, perdu dans la brume, faisant fausse route, prêt à se briser sur le premier rocher venu, que l’on apprécie ce rayon du suleil de midi que nous laissons, à terre, passer dé- daigneusement et sans y faire attention! Le capitaine avait son sextant tout prèt. ll prend hauteur... L’équipage s’est groupé non loin de lui, et garde respectueusement le silence. Fantassin est dans le cercle des officiers et paraît prendre le plus grand intérêt à ce qui va se passer, La latitude nous place droit vers le milieu de la côte ouest de la principale terre des îles Auckland. Il est impossible de courir au nord et au vent de la côte, En conséquence, on laisse arriver pour s'échapper vers le sud, Par bonheur, la brise fraichit, et, en fraîchissant, emporte le brouillard, Tout le monde respire : on s'en tirera encore celte fois-ci. L'atmosphère, en vingt minutes, est redevenue limpide comme en nos plus beaux jours de printemps; le ciel est d'un bleu magnifique, et, vers quatre heures du soir, nous reconnai-sons l'entrée du havre » _ 18 LES BALEINIERS a A UE TS SDR ee ee ap eam eee ee sean Carntley, situé au sud-sud-ouest de la grande île, et abrité par Pilot d'Adam. La côte ouest parait entièrement muraillée par des rochers perpendiculaires. C’est un gigantesque rem- part bâti par le divin ingénieur. Le plomb de la sonde ne trouve pas de fond à cinq milles au large. ‘ Devant I’ilot d’Adam, le paysage change d’aspect, et les derniers rayons du soleil nous laissent entre- voir des grèves semées de galets blancs et des tapis de sable étendus jusqu'aux pieds de verdoyantes collines que, de temps en temps, pourfendent brus- quement de sobres vallées. L’intention du capitaine est de faire route, en doublant sans retard le cap de Bennett, à l’est de Vilot d'Adam. Mais, vers la tombée de la nuit, il vient tant de joyeuses et grosses baleines nous souhaiter la bien venue et s’ébaltre autour de nous, qu’il ordonne de mettre en panne jusqu'au jour, afin de tenter fortune. Il était trop tard pour rien entreprendre ce même soir. La nuit était descendue splendide et toute chargée d'étoiles. La lune se jevait tard. Je dis à maitre Pastille de m'éveiller quand la lune se serait éveillée. A une heure, maitre Pastille, qui était naturelle- ment farceur, chantait : Veux-tu voir la lune, mon gars? Veux-tu voir la lune? Comme c'était, en effet, mon intention, je me levai et montai sur le pont. Nous étions entrés, depuis une heure un quart, dans la matinée du 22 mars. L'aspect de la terre était encore plus pittoresque au clair de la lune que pendant le jour. Le sable des côtes ressemblait à du minerai d'argent. On enten- dait de tous côtés des souflles de baleine et des cris de pingouin, auxquels, tout en dormant, en révant peut-être, Fantassin répondait. Au lever du soleil, nos pirogues se mettent en chasse, n'ayant litiéralement que l'embarras du choix, tant la mer était sillonnée en tous sens par les gigantesque célacés. Il ya dix queues de baleines dans chaque aire du vent. Nos rameurs abandonnent une baleine pour en suivre une autre. On choisit les plus grosses ; on devient dédaigneux comme le héron de la fable. Mais fatalité ! les baleines semblent littéralement se moquer de nous, Elles paraissent n'avoir jamais été chasses, et pourtant elles ont l'œil si vif et l’ouie si chatouilleuse, qu'au bruit de nos pirogues, elles disparaissent sournoisement entre deux eaux; ou bien, au moment où le harponneur, debout à l'a- vant, brandit Ie manche de son arme, elles coulent à fond comme des plombs de sonde, comme des masses inertes; nos matelots prétendent qu'elles ont le ventre plein de cailloux, Et, dix brasses plus loin, la mer se fend; elle reparaissent plus alertes et plus fringantes, jetant jroniquement par leurs évents, à ceux qui les poursuivent, de longs jets d'eau salée qui retombent en panache écumeux, A Tristan-d’ Acuna, aux iles Gouges, sur le faux Dine et sur Le grand bane du Brésil, aux atterrages de la Patagonie, des Îles Malouines, du Chili, du Japon, de la Californie, partout, enfin, où les années préed- dentes, Ja quête des baleines m'avait entraîné, jamais je n’en avais vu pareille foison. C’était aujourd’hui comme une friture de goujons dans une immense poêle. Bien certainement, si le capitaine Jay voulait croiser dans ces parages, pendant un mois seule- ment, la bonne chance, qui semblait nous avoiraban- donnés, nous reviendrait, et la cale et lentre-pont ne tarderaient pas à regorger d'huile. à Mais, pour le moment, il fallait en faire notre deuil ; nos rameurs avaiént beau nager avec rage, la même manœuvre des baleines se reproduisait. On mania ainsi l'aviron toute la journée; on leva le harpon cent fois, et la nuit tomba sans qu’oh eût pu atta- quer un seul cétacé. La colère que ressentait le capitaine influa sans doute sur sa détermination ; car, à peine la dernière pirogue fut-elle hissée, et le dernier matelot remonté à bord, qu'il ordonna de larguer toutes les voiles pour faire route en plein vers la Nouvelle-Zélande. VIII L'ANTIPODE Le 23 mars, le vent, qui nous affalait de plus en plus vers le sud-est. nous força de dire adieu aux parages des Auckland. A midi, nous étions déjà descendus jusqu'au 52: degré de latitude sud et par le 165° de longitude est. . Vers une heure, la vigie signala une terre : c'était Pile Campbell, découverte en 4810 par le capitaine du navire baleinier américain la Persé- verance. Le capitaine Freycinet, en 1890, a relevé sa position géographique et celle des flots ses satel- lites. . C'est par une erreur de nom, peut-être, mais que je erois bon de signaler, que la Géographie de Malte-Brun, sixième volume, cinquième édition, page 545, donne à l'île Campbell deux mille cing cents habitants, qui, dit cette Géographie, par leur extérieur et leurs coutumes, sembleraient avoir la même origine que les Nouveaux-Zélandais. C’est le capitaine danois Hardembourg qui a découvert cette ile et qui, par galanterie, lui.a donné le nom de la femme de sir Macquarie, gouverneur de la Nou- velle-Hollande, comme on avait déjà donné le nom de Macquarie à un groupe d'îles situé un peu plus à l'ouest. Je pense que les continuateurs de Malte- Brun auront confondu l'île principale des Ohatam avec cette terre de Campbell, sur laquelle le capi- taine Freycinet, pas plus que ceux qui ont visité l'île après lui, n'a ouvé aucune trace d'habitations humaines, Quant à nous, nous nous en sommes approchés à une très-faible distance, et lo télescope ne nous y a laissé voir qu'une grande masse de rochers ba- riolés par de grandes lignes blanchâtres et hori- zontales. Quelle est la cause de l'aspect que présentent ces lignes? Je Vignore. Posant le problème, je laisse à un autre le soin de le résoudre, Toujours est-il que celle terre n'offre pas un atome de verdure; on LES BALEINIERS i9 croirait, si de noirs rochers n’en faussaient pas la ressemblance, apercevoir Ja grève stérile et désolée de l'He-Dieu, quand, avant d’entrer en Loire, on perd de vue la pointe de Noirmoutiers. Ut, cependant, les continuateurs de Malte-Brun placent bien leur île Campbell à deux cent vingt- cing lieues au sud de la Nouvelle-Zélande; mais ils font une nouvelle erreur en disant : sud-est. Nous n’avions rien à faire de ce côté; aussi, la brise s'étant améliorée, abandonnâmes-nous rapide- ment les parages de Campbell pour gouverner au nord. F'AN0 Le lendemain 2% mars, le vent fraichit et fe temps menaca de devenir méchant; nous sommes à 50° 36’ de latitude sud-et 169° 40’ de longitude est. - Le baromètre descendit pendant toute la soirée. Le lendemain, nous étions travaillés par un coup de vent qui pouvait passer pour une tempête d'a- mateur. Le 25, le gros temps persévéra. Nous étions presque habitués à cette irritabilité de la mer : de- puis le cap de Bonne-Espérance jusqu’à ce point du globe, pas une semaine ne s'était écoulée sans être accidentée par le mauvais temps. Le navire de com- merce ou le bâtiment de guerre qui va ordinaire- ment d’un endroit déterminé à un autre, etlectue sa traversée avec lenteur ou rapidité, selon les circon- stances; mais, en résumé, il ne fait que passer, tandis que, nous autres pécheurs, nous croisons, croisons sans cesse, allant, venant, pour quéter le poisson. Aussi, notre navigation est-elle rude et dangereuse; car, depuis le premier jusqu'au der- nier, nous essuyons tous les coups de vent de ces vastes mers. Puis ajoutez à cela qu'une tempête, chose qui n’est jamais (rés-amusante, est plus fastidieuse en- core à bord d’un navire baleinier qu'à bord de tout autre bâtiment. Que faire, pendant une tempête, à bord d’un tel navire? Les coups de mer inondent le pont, que ne pro- tégent point contre la lame de hauts pavois et des bastingages; il faut rester en bas, inutile que l'on est à la manœuvre, seul, bien seul, sans amis, sans passagers, sans jeux, sans causeries, seul avec soi ; pas même avec des livres; car, depuis deux ans que l'on a quitté la France, on a lu et relu coux qu'on avait emportés. Une seule lecture, pendant ces longues et interminables soirées, m'oflrait encore un peu d'in- térêt, c'était celle du Dictionnaire français, et encore ‘n’avais-je qu'un tout petit dictionnsire de poche. Ne riez pas, vous qui me lisez, chaudement en- veloppé l'hiver dans votre robe de chambre, les pieds sur vos chenets, en face d'un feu qui flambe, le coude appuyé sur une table à tapis vert, et éclairé par une lampe à globe d'albätre. Ne riez pas, vous qui me lisez l'élé, près de votre fenêtre ou- verte pour laisser arriver jusqu'à vous la briso du soir, et qui, d'alinéa en alinéa, vous arrétez dans votre lecture, pour voir les différentes phases d'un beau soleil couchant. Peut-être me lisez-vous par fantaisie ou par ca- price; peut-être avez-vous lu tous les chels-d'œuvre de l'antiquité, tous les poëmes du moyen âge, tous les contes du vaut sièele.et tous les romans du xix°; alors vous vous dites : — Quel intérêt le docteur peut-il trouver à la lecture d’un dictionnaire? Pardieu ! aujourd'hui, le docteur, de retour en France, ne lit plus son dictionnaire. Mais je vous jure qu'il était bien heureux d'avoir ee dictionnaire les jours de tempête, sous le 50° 36’ de latitude sud, et sous le 469° 40’ de longitude est. Et remarquez que ce n'était pas un dictionnaire de FAcadémie, pas un dictionnaire de Napoléon Landais, pas même de Wailly, pas mème de Boiste, mais un diclionnaire de Peigné, je crois, où le mot est donré sec ef sans commentaire! Ceux qui n'ont pas éprouvé ce que j’éprouyais alors auront peine à comprendre qu’une pareille lecture soit intéressante. Elle l’est cependant, et beaucoup. Il y 2 une multitude de mots que nous ne con- naissons pas, et dont nous ne nous doufons mème pas; eh bien, ces mots, ce sont des visages nou- veaux qu'on défigure, des caractères nouveaux que Yon étudie. En quittant la terre de Van-Diémen, et en partant d’Hobart-Town, j'avais emporté quelques journaux et quelques brochures; les journaux donnant des nouvelles de la colonie en général, les brochures traitant particulièrement de la colonie pénale, J’es- sayai alors.de les traduire pour me faire une occupa- tion, mais ce fut inutilement, je ne pus y parvenir. Personne n’est moins que moi doué du don des lan- gues, et jamais je n’ai pu oi ne pourrai apprendre l'anglais. Lors d'un voyage de deux ans que je fis sur la côte du Chili, j'étais chirurgien à bord d'un na- vire dont l'état-major, anglo-américain, ne sayait pas un mot de français, Eh bien, plutôt que d’ap- prendre l'anglais, je préférai garder avec mes com- pagnons un silence de deux années, et, quand mon service m'obligeait de communiquer avec eux, ce n'était jamais que par signes ou par interprète. J'ai quelquelois dit que c'était par patriotisme et par haine nationale que je n’essayais pas à parler an- glais ; mais on jugera du degré de vérité que l'on trouvera dans tout le cours de ce récit, puisque j'avoue que, si je n'ai jamais parlé anglais, c'est tout simplement parce que je n’ai jamais pu l'apprendre. Le soir du 26, le baromètre remonta un peu, la mer se calma, les vagues écumèrent de moins en moins, et la houle s’allongea. Tout cela nous promettait du beau temps pour le lendemain; le lendemain tint consciencieusement les promesses de la veille. Le 27.—:Beau temps, belle mer, ronde brise, route au nord-est, c'est-à-dire vers la Nouvelle-Zélande. A midi, 47° 37’ de latitude; à deux heures, 170° lon- gilude est. De nombreuses baleines nous escortent, mais elles ne mérilent pas up coup de lance; ce sont des ba, leines maigres et méchantes, des baleines à nageoires do sales. A la première baleine que nous rencontrerons et que nous harponnerons, je dirai quelques mots de la - différence qu'il y a entre cette baleine et la baleine franche, à nageoires pectorales, et à dos sans bosse et sans aileron, La journée fut assez bonne; mais le lendemain nous réservait un coup de vent de premier ordre. L'hiver commence; cela devient d'une assommante 20 LES BALEINIERS ee eee monoionie, aux antipodes de la France surtout, car nous y serons bientôt. Les calculs de midi et de deux heures nous placent par 47°34’ latitude sud et4 76° 10° longitude est du méridien de l'Observatoire de Paris. Demain, si le temps est clair, nous verrons peut-être Vile que le capitaine Pendleton, commandant le na- vire l'Union, visita en 4800, et sur laquelle il laissa, pendant quelques mois, un détachement de matelots pour y tuer des phoques. Il nomma cet îlot Anti- pode, attendu que c’est le point de la terre qui se trouve le plus près des antipodes de Londres, par 49° 40’ latitude sud, et 177° 20’ longitude est. Jetez les yeux sur la carte, vous la trouverez au nord-est de l’île Campbell, et au sud-est de la Nou- velle-Zélande. Les brouillards empêchèrent sans doute, en 1773, le capitaine Cook de prendre connaissance de cette vigie, lorsqu’il mentionna dans son journal, à la date de décembre 4773, 4 six heures du soir, les obser- vations suivantes, C’était à l'occasion de ce passage aux Antipodes : « Chacun donnaau souvenir dela patrie un tendre soupir. Nous étions peut-être les seuls Européens qui fussent parvenus à ce point. On dit vulgairement que sir Francis Drake, du temps de la reine Elisa- beth, a passé sous l’arche du milieu du pont de Lon- dres; mais c’est une erreur, puisqu'il longea la côte ouest de l'Amérique du Nord. Cette fausse opi- nion vient de ce qu’il a passé les Périocéi, ou le 450° de lonsitude nord, dans le même cercle de la- titude septentrionale, sur la côte de la Californie. » Quant au point indiqué sur les cartes comme l'an- tipode de Paris, ce n’est qu'un point de convention : il n’existe là aucune terre, aucun rocher, ni même aucun bas-fond. J'en sais quelque chose, notre bâtiment ayant passé juste sur ce point antipodique. Le 27 mars, comme nous faisions petite route au nord plein, nous eûmes connaissance de ce groupe de treize îlots découvert, en 1788, par le commodore Bligh, et nommé par lui îles Bounty, du nom de la frégate qu'il commandait alors. On sait les dangers que courut pendant cette cam- pagne, et quelque temps après avoir découvert ces îles, ce hasardeux maïs inflexible capitaine. Son lieu- tenant Christian est un des héros de lord Byron. IX UNE PÊCHE À LA BALEINE Nous sommes enfin arrivés sur de véritables lieux de pêche. Pendant toute la nuit, on a vu, à l'horizon, flamber les fourneaux des navires pêcheurs. Aussi, dès la pointe du jour, on fait de la toile et les vigies ouvrent l'œil, La mer n'est plus une in- commensurable solitude. Sept navires apparaissent, et mille souffles de baleine surgissent dans toutes les aires du compas. Nos pirogues s'élancent à la mer, et la chasse commence, acharnée, incessanie, mais sans résultat ; du matin au soir, nos hommes ont ramé, Une seule baleine a été harponnée et s'est échap- pée, emportant à son flanc trois lignes attachées les unes aux autres, c'est-à-dire douze cents pieds de corde. Nos hommes rentrent furieux et bredouilles. Le soir, nous accostons le navire américain Ja Mary-Martha. 11 a vingt-six mois de mer et deux mille cing cents barils d'huile. Nous sommes par 44° 50’ de latitude sud, 175° 8 de longitude est. emake Le lendemain, en nous éveillant, beau spectacle. Huitnavires à trois mats croisent, toutes voiles lar- guées et enveloppés de nuages de fumée qui s’élévent de leurs fourneaux en ébullition, et, hors de ces nua- ges, se balancent les pavillons de reconnaissance; on échange les signaux; quatre drapeaux français ‘et quatre drapeaux américains se saluent tour à tour. On se promet des visites dans la soirée. . Vers une heure, comme nous achevions de mettre en cale l'huile de notre grand cachalot, la vigie si- gnala un souffle de baleine franche. Le capitaine Jay, l'âme du voyage, la principale cheville ouvrière de la campagne, le pêcheur le plus expérimenté de tous les pêcheurs, eut bientôt reconnu que l'animal qui tournoyait à trois milles sous le vent à nous, en jouant des nageoires et de la gueule, était une véritable right-wahle, baleine franche, qui péchait tranquillement son diner, au milieu d’un immense bane d'animalcules, petits insectes gélatineux, gros comme une puce, qu'elle reçoit dans sa gueule avec la vague. La vague est rejetée par les évents, mais les insectes sont retenus dans cette épaisse chevelure que forme la réunion des poils bordant les fanons. Sa langue les ramasse, puis en forme un bol alimen- taire qui se moule et s'allonge pour traverserl'isthme étroit de son gosier. Il faut un ou deux milliards de pucerons pour chacune de ces bouchées. Le cétacé avale aussi les galères, les méduses et les jeunes encornets ; quant aux grands encornets, mas- ses gélatineuses, monstres inertes, dit-on, qui gisent au fund de l'Octan, c’est une proie réservée à ia dent des cachalots, et j'ai vu bien souvent leurs débris monter à la surface de la mer. Nous reparierons de ces géants des abimes. Tl était done certain, d'après l'estime du capitame, l'homme de son équipage qui s'y connaissait le mieux, que le cétacé en vue n'était niun hann-bach, baleine à bosse, ni un fin-bach, baleine à aileron dorsal, ni un solf- botum, baleine de fond, espèces très-dangereuses au combat, et si maigres d'ordinaire, que le danger que l'on court, en les attaquant, dépasse de beau- coup le profit qu’elles donnent après leurmort, Aussi le branle-bas des pirogues fut-il plein d’en- thousiasme, — Quelle chance ! notre fourneau n'au- rait pas le temps de se refroidir. Les nageurs saisis- sent l'aviron et centuplent la souplesse de leurs reins, la vigueur de leurs bras, et nos quatre boats S'élan- cent rapides comme quatre steamers. L'animal entend bientôt le bruit des avirons. In- quiet, il écoute ce bruit, qui, sans doute, ne retentit pas pour la première fois à son oreille, et il l'étudie en soulevant sa t¢te au-clessus de l'eau, de manidre à ce que les ondes sonores, ricochant À la surface montueuse de la mer, arrivent jusqu'à l'orilice ex- terne de son conduit auditif, orilics dépourvu de pavillon, et si étroit, qu'il est presque invisible, et qu'un fil de soie peut à peine y pénétrer. LES, BALEINIERS 21 Son instinct lui donne à l'instant même un bon conseil; si bien servi que soit le râtelier auquel il mange, il quitte immédiatement son repas et prend la fuite, d’abord en ligne droite, puis en zig-zag ; puis enfin, fouettant l'air de sa queue, il plonge. Mais il est déjà trop tard. Les habiles pêcheurs reconnaissent, à l'arc de cercle que son small (4) décrit en plongeant, la di- rection de sa course sous-marine ; ils savent que le monstre ne demeurera pas enseveli sous l’eau pendant plus d’un quart d'heure; ils calculent, à peu de mètres près, l'endroit où il reparaitra pour respirer, et ils se séparent et se placent aux quatre points iso- lés d’un immense carré. Les rameurs ont quitté les avirons, dont les pelles sèchent au soleil, maintenues en l'air par le bout des manches enfoncés dans un trou du soufflage. L’officier veille debout sur le gaillard d’arrière, tandis que le harponneur veille sur le gaillard d'avant. Cinq, dix, quinze minutes s’écoulent, et la baleine ne revient pas. Aucune émotion de chasseur, excepté peut-être celle de Gérard attendant le lion, n'est aussi poignante que celle de nos matelots. Patience! la baleine est douée du même appareil respiratoire que nous, et sa provision d’air doit être bientôt épuisée ; il faut qu’elle meure asphyxiée ou que son sang s’hématose de nouveau. Patience } elle va reparaître | Soudain les évents mugissent au centre des quatre embarcations, et rejettent à vingt pieds de haut le liquide qui les obstrue ; soudain aussi les canots s’é- lancent, et chaque officier s’écrie : — Debout, piqueur t debout ! Il est debout le piqueur ; il a saisi le manche de son harpon, qu'un bout de ligne réunit par un nœud coulant à la grande ligne de pêche ; sa main gauche presse le manche à la hauteur de la douille de fer; sa main droite, à l’autre extrémité du manche, donnera l'impulsion à l'arme terrible. — Tout son corps se roidit contre le roulis; il s’arc-boute en écartant les jambes, en appuyant sa cuisse gauche sur le rebord du gaillard et son pied droit sur son bane de rameur; — il est vraiment splendide à voir ainsi, dans la po- sition du soldat antique qui va lancer le javelot. Il n’a pas peur, et, si parfois son corps frémit, c'est d'impatienee. ll vise, — il attend... Il attend que l'officier. qui manœuvre la pirogue avec le grand aviron, dé manière à éviter les mouli- nets de la queue du cétacé et les caresses de ses na- geoires, accoste l'animal par le milieu du flane et lui ordonne de frapper. — l'rappe t s'écrie d'une voix stridente l'officier, Le dard frais émuolu oscille en reflétant les rayons du soleil, et je vois, du bord de l'Asia, où je suis resté, contemplant, chaque fois qu'il se joue, les péri- péties de ce drame, avec une anxiété nouvelle, je vois comme un éclair frapper l'animal et s'éclipser dans sa peau noire. Instantanément lapirogue disparait, enveloppte par l'écume de la mer que soulève la baleine en secouant (1) Partie wa pou plus petite du corps ayant les lobes de la queue, sa blessure; et, du milieu de ce nuage d’embrun, s’é- lèvent les hourras de nos hommes. Le coup est bien frappé ! car, déjà, loin du nuage qui se dissipe, je revois la pirogue emportée à la suite de l'animal furieux. La ligne a été d’abord filée à moitié, puis contournée autour d'une bitte sur le gaillard d'arrière, où un homme, le couteau à la main et courbé sur elle, se tient prêt à la couper, si le cas l'exige. L’embarcation arrive bientôt aux confins de l’ho- rizon, avec les avirons en l'air, les hommes assis, les bras croisés; cette course effrénée qui dépasse celle de la locomotive lancée à pleine vapeur, leur plaît beaucoup, et ils l'appellent la promenade en char à bancs: La ligne est neuve et forte, le harpon est entré si profondément, qu'il se briserait plutôt que de déra- per, et, si la puissante locomotive, dont la marche continue atteindrait une vitesse de quinze lieues à l'heure, ne se lassait pas de fuir ainsi, nous pourrions dire adieu pour toujours aux six hommes du canot. Elle ralentit enfin sa vitesse ; elle sent qu’elle re- morque un traîneau trop lourd ; elle s'arrête, puis tourne, tourne, tourne, en décrivant à chaque fois un cercle moins étendu, tandis que nos hommes, halant sur la ligne que le novice relove dans la balle, se rapprochent delle peu à peu. L’officier a changé de piace avec le harponneur. A lui l'honneur de porter les coups mortels : il redresse le fer de sa lance dans une rainure du plat-bord ; il regarde si la spatule en est bien aiguisée, et, profitant du moment où la baleine relève une de ses nageoires, il lui plonge dans le corps les six pieds de ce fer de lance, qui, ne rencontrant pas d'os sur son passage, pénètre jusqu'au cœur, ou, tout au moins, jusqu’au ailieu du poumon. Hourra! hourra! elle est entrée droite, et droite elle est ressortie, la lance ; et cependant elle n’est pas rouge de sang. né est que la graisse a essuyé le sang, et l’on ne dévinerait pas que la blessure est mortelle, si de l'évent ne jaillissait soudain une colonne de sang au lieu d’une colonne d'eau. Oui, elle est blessée 4 mort. Alors elle fuit de nouveau, mais cette fois en in- sensée; elle parcourt quelques milles en tournoyant, plongeant, frappant l'eau de ses nageoires et de sa queue, et poussant vers le ciel une épaisse colonne de liquide rutilant, qui retombe en pluie sur les embar- cations. En quelques secondes, les matelots ont les bras, les mains et le visage aussi rouges que leur chemise dé laine rouge. Parfois, l'animal dresse, mâte sa queue, c'est le mot, hors de la mer, à plus de quinze pieds de lau- teur, la balance comme un fléau prêt à s'abattre sur les gerbes, et cherche, dans son instinet de vengeance, à écraser les frêles canots qui voltigent téméraire- ment autour de lui, Ce moment de la chasse est le plus dangereux. L'homme qui tient l'aviron de gouverne doit avoir alors autant d'adresse que de sang-froid : il faut qu'il manie la pirogue comme il ferait d'un cheval dressé par Pellier, qu'il la conduise aussi près que possible de la baleine, et que la pirogue avance, recule, se re- jette à droite, se rejette à gauche, voltige enlin sous Je fléau qui menace de l'écraser, tandis qu’armé d'un louchet, c'est ainsi que l’on nomme une pelle tran- chante comme un rasoir, l’officicr cherche à couper les tendons du small. Duel terrible! S'il réussit, les mouvements de la queue ne sont plus à craindre, puisque la queue n'emprunte sa flexibilité et sa force qu’à la réunion des tendons de tous les muscles du corps; s’il manque son coup, six hommes, douze hommes peu- vent être broyés, noyés, perdus. O chasseurs de sangliers, de lions, de panthères et de tigres, dans tous vos exploits de chasse, il n’est pas une scène qui l'emporte comme dramatique sur cette scène du louchef, lancé en l'air comme le harpon est lancé en bas. Le lieutenant a visé juste : le small reçoit une en- taille qui apparaît béante ; les lobes de la queue re- tombent lourdement en accolade et à plat sur l’eau, et la pirogue, filant quelques mètres de sa ligne, s’é- carte sous un coup d’aviron afin que l'animal mori- bond fleurisse tout À son aise. Fleurir! les matelots appellent ainsi, dans leur argot de pêche, cette succession des mouvements convulsifs de l’animal à l’agonie, ces tiraillements, ces soubresauts du corps, quand il vomit ses derniers soupirs, en vomissant les derniers flots de son sang. Mais, auparavant, le géant disparait encore unefois, ou plutôt il coule bas un instant, puis reparait, tourne sa gueule ouverte du côté du soleil, pousse un faible mugissement, qui s'éteint en râle, se couche sur le flanc, et meurt, la nageoire inerte et roide hors de l'eau. On échappeaux dangers de la chasse et de la lutte, on n'échappe pas toujours à cette dernière lutte de l'animal contre la mort. Voyez Cooper, cet admirable peintre; lisez le Pi- lote, et vous vous ferez une idée de ce que sont ces derniers tressaillements de la baleine, Les pêcheurs impatients, croyant qu'elle a perdu toutes ses forces, s’approchent imprudemment, et une seule caresse de ses nageoires brise ou chavire une embarcation. Une semblable catastrophe vint assombrir la joie que nous ressentions d’avoir tué en si peu de jours un cachalot et une baleine. Tout à coup, je vis, du bord de I’ Asia, le canot * du troisième lieutenant, soulevé et jeté à plus de deux mètres de haut, par une des nageoires de la baleine, qui, après avoir plongé pour la dernière fois, repa- raissait sur l'eau avant que de mourir. J'avais une longue-vue à la main; je vis les hom- mes sauter et retomber éparpillés dans la mer, et la pirogue, éventrée, flotter la quille en l'air. Les autres pirogues s'élancèrent aussitôt vers l'en- droit du sinistre, comme des chevaux de course vers un but, On recueillit cinq hommes. Je les comptais avec anxiété à mesure qu'on les recueillait. Mais cing hommes seulement, Qu'était devenu le sixième ? Un plongeur se dévoua, et je le vis ramener un corps inerte, Quelques instants après, une des pirogues, laissant les deux autres occupées à remorquer la baleine, s'a vonea vers le navires elle amenait à bord les victimes de Vaceident, 92 LES BALEINIERS Pas de blessures, grâce à Dieu! Seulement, un pauvre diable de novice, un Gascon, celui qu'on avait sauvé en plongeant À sa recherche, gisait inanimé, froid et bleuâtre comme un noyé! Chose étrange! oubli impardonnable | nous n’a- vions pas à bord de boîtes de secours pour les as- phyxiés ; mais j’improvisai à l'instant même les petits instruments utiles en pareille circonstance. Trois ou quatre tuyaux de plume d’albatros formèrent un tube avec lequel j'insufflai ma propre haleine dans les bronches du noyé, préalablement débarrassées de l'écume d'eau de mer. Je le fis énergiquement et longuement frictionner sur le trajet de la colonne vertébrale, puis envelopper dans des couvertures de laine bien chaudes. Je pratiquai aussi des titillations réitérées sur la muqueuse des fosses nasales, et, après un quart d'heure de tentatives couronnées d'un heu- reux succès, mon Gascon avalait une grande tasse de vin chaud, dans laquelle le cook — lui aussi, mais à mon insu, faisant de la médecine, — avait jeté deux ou trois pincées de poivre. Les accidents du genre de celui que je viens de raconter, mais finissant parfois d’une façon plus triste, ne sont point rares à bord des navires baleiniers, A chaque voyage, on perd plusieurs hommes. Les mar- tyrs dela pêche sont nombreux. Le capitaine Jay vit encore; mais aussi, depuis deux ans, il ne navigue plus, et il marche dans les rues du Havre, tout plié par les rhumatismes. Le second de l’Asia, M. Le- flems, qui prit, après le capitaine Jay, le commande- ment du navire l’Asia, a péri, tué d’un coup de queue à la cinquième baleine pêchée. Son harponneur, franc et brave matelot, s’il en était, fut tué du même coup. Rivallon, chef de notre troisième pirogue, s’est noyé après avoir eu son embarcation brisée, Seigle, de la quatrième pirogue, est mort du scorbut. Voilà pour un seul bâtiment, et pour mes seuls compagnons de voyage. O femmes! que les baleines de vos corsets coûtent cher! X TAILLEVENT L'aspect d’une nuit sur un lieu de pêche fréquenté par un grand nombre de navires est tout à fait féeri- que. Sitôt le soleil couché, des méléores illuminent tous les points de l'horizon. On dirait des lampes éclaivant des travailleurs. Seulement, ces lampes sont les vastes fourneaux dans la chaudière desquels bouillonne la panne des hetos; et les joyeux piqueurs, devenus fondeurs, la face noireie par la nuit ot par la fumée, mais fantas- tiquement éclairée par la réverbiration du foyer, chantent, eausent ot racontent les ehroniques de ta pêche, tantôt accondés sur le manche d'une pique à tisonner, tantôt bélant l'huile bouillante, e'est-à- dire tranavasant, avec un bidon emmanché, l'huile de la chaudière dans le réservoir, où elle se relroidira avant d'être mise en barrique. Et, si quelque navire baleinier, surle pont duquel tout est obseur et silencieux, prouve que la journée n'a pas été heureuse, vient à passer par à, un mate LES BALEINIERS 23 i a RS vais plaisant épanche sur le feu une coupe d'huile, et la flamme, qui monte en tourbillonnant jusqu'au grand étai; annonce de sa partau sombre louvoyeur une ironique commisération. Mais les destins et les flots sont changeants, comme dit notre immortel Béranger, et il arrive qu’à leur tour les berneurs sont bernés. . Ces petites railleries de baleiniers ont parfois des conséquences funestes. L'huile enflammée peut en- flammer celle des chaudières, et le feu gagner la ma- ture. | | Ce soir-li, nul navire n'apparaissait encore, et nous éclairions seuls un point de l'Océan. Vers le quart de minuit, j'entendis qu’on venait réveiller le capitaine. Un grand feu apparaissait par le travers au vent à nous. . Curieux de jouir de ce spectacle, je montai sur le pont, et je vis, en effet, un feu bien autrement fort, bien autrement énergique, eu égard à la distance qui nous en séparait, qu'un feu de fourneau. Il n’y avait pas à en douter, c'était un incen- die et, selon toute probabilité, l'incendie d’un ba- leinier, Je m'étonne que ces sinistres ne soient pas plus fréquents. à A toute heure denuit et de jour, pendant la pèche, l'incendie nous menace. Les hommes qui travaillent dans l’entre-pont à tailler des moellons de gras de baleine se font une lampe avec l'extrémité du museau de l'animal, ex- trémité qu'ils creusent et dans laquelle ils brûlent de vieilles étoupes imbibées d'huile, Ce mode d'éclairage carbonise presque toujours les traverses en bois qui soutiennent le tillac. Au fourneau, c’est encore plus dangereux; ce fourneau est construit en briques, et repose sur un lit de briques, au-dessous duquel on a ménagé, entre sa votite et le plancher du pont, un réservoir haut de six pouces environ, et qu'on maintient toujours plein d’eau. L'eau s'évapore rapidement, et, si l'on oublie de la renouveler, le plancher s’échauffe, prend feu, et nepeutplus supporter la masse des fourneaux ; de sorte que chaudière et brasier peuvent tout à coup tomber dans l’entre-pont. Dans ce cas, on comprend qu'il faut un miracle pour que le navire ne périsse pas. Pareille catastrophe arrivait sans doute à notre confrère que l'on venait de découvrir à quinze milles au vent. Le feu de la fonte s'était transformé en une gigan- tesque gerbe de flamme. L’horizon s'éclairait, et, à Ja base des flammes, on découvrait, à l'aide de Ja lon- gue-vue, une masse en ignition, un Charbon colossal sur lequel s’opéraient des déchirements subits qui alimentaient encore l'incendie, ét donnaient au sinis- tre les recrudescences d'éclats d'un immense phare à éclipses. A la surface de la mer, on voyait, s'étendant do notre côté, un triangle lumineux, comme lorsque le soleil se lève ou se couche; nos voiles en étaient éclairées ; nous avions un crépuscule au milieu de la nuit la plus épaisse, Oh! si les malheureux qui peut-ttre vont tous’ Nr ‘ , ’ péri se trouvaient sous notre vent, comme F Asia déploierait ses voiles, et, bonne marehense qu'elle est, s'élancerail à leur secours : i t] Nas th ¥ i Hts par notre travers ! mais à cinq lieues de nous! — ils auront le temps de mourir tous dix fois, avant que nous soyons assez près d’eux pour contribuer à leur salut. Cependant, notre capitaine, voulant tenter tout ce qu'il était possible de tenter pour opérer un sauve tage, fit orienter au plus près, forca de toile et or- donna qu’on hissät les fanaux à tête de mat. En même temps, il fit activer les flammes de no- tre foyer, dans l'espoir que, si le navireen perdition mettait ses pirogues à la mer, les pirogues se diri- geraient de notre côté. Peu à peu l'incendie sembla changer de place; nous avions gagné dans le vent; l’Asia boulinait très- bien, et tout espoir de sauver nos frères inconnus n’était pas encore perdu, : Mais tout à coup une lueur plus yive s’épancha sur l'Océan, puis les flammes perdirent peu à peu de leur intensité, et nous apercumes le colossal char- bon qui diminuait de grosseur et qui s’éteignait en s’enfonçant dans la mer... Nous continuâmes à courir des bordées, espérant À chaque instant nous entendre héler par des piro- gues ; mais, hélas ! rien ne vint, et, au jour, nous na- viguions au milieu des débris de bois flottants et carbonisés. Nul être humain ne s'était accroché à ces débris, et vainement nos vigies explorèrent l'horizon pen- dant toute la journée. Les malheureux pêcheurs avait-ils tous péri? Ja- mais nous n'avons rien appris du sort de cet équi- page, sinon qu’il était américain, car les Américains n’emploient que du coton, et nous avions ramassé un morceau de toile de coton à moitié brûlé, en navi- guant au milieu des épaves. Le 30, bataille à bord. Jepanse le blessé, qui a reçu un coup de couteau ; après moi, on met les deux adversaires aux fers. Le 34, nous nous éveillons avec un temps magni- fique. Nous voyons huit navires en mer, nous chas- sons encore une baleine que nous tuons. Nous sommes en veine, Cependant, cette fois encore, notre joie est alté- rée par un grave accident, Nous avons dit que la baleine vivante était terri- ble; mourante, plus terrible encore, et que, morte, elle pouvait le devenir, Sur deux cent trente ou deux cent quarante pé- cheurs que j'ai connus personnellement, pendant mes courses sur l'Océan, une douzaine peut-être vi- vent encore, et, parmi ces douze survivants, plus d'un a laissé quelque membre en route. Le 4% avril, on vire la baleine que nous avons tuée la veille, Afin que le lecteur comprenne bien ce que signifie le mot virer la baleine, il faut que nous lui donnions l'explication de ce mot, Aussitôt la baleine morte, elle est remorquée par les canots Vers le navire, qui, de son côté, vient au- devant d'elle; puis on la maintient à flot, sur le tri- bord, à l'aide d'une forte chaine en fer entourant le small comme l'entourerail une corde à nœud coulant, Cette chaîne passe par l'écubier et va s'amarrer aux bittes de beaupré, Une portière du pavois, qui sort d'enceinte au til- hae, est enlevée éntre lé mit de misainé et le grand 2% LES BALEINIERS SO mât, vis-à-vis le grand panneau et droit au-dessus de l'animal. Alors, le capitaine et son second. retenus par une ceinture, se placent sur de petits établis suspendus en dehors du navire, afin de tailler avec des louchets des lames de graisse qu’enléveront ensuite des câbles solides, mis en mouvement par le guindeau, et pas- sant par un jeu de fortes poulies accouplées au-des- sus de la grande hune. Le guindeau est placé en travers du mât de beau- pré : c'est une lourde pièce de bois cerclée de fer et mise en jeu par des anspects, leviers de bois, ou par une manivelle. Il sert d'habitude à lever l'ancre, dont la chaîne s’enroule autour de lui, à mesure qu'il est mis en mouvement, et l’on comprendra que, puis- qu'il soulève l'ancre, il peut soulever d’autres fardeaux. La puissance se compose donc du guin- deau et du moufle avec les cables; le point d'appui est à la tête du grand bas mât, et la baleine représente la résistance. On dépouille une baleine de sa graisse, comme on dépouille circulairement une orange de son écorce. L'orange tourne dans la main, la baleine tourne dans l'eau ; on saisit d’abord une de ses na- geoires, qui, percée d'un trou, reçoit un croc de fer attaché à l'extrémité du câble d’une des poulies. En même temps, le capitaine et le second coupent la panne avec leur louchet, en tranches cireulaires d'un mètre de largeur à peu près, et, sollicitée par la tenson du câble que le guindeau attire à lui, la panne se détache et monte en longue bande, faisant tourner la baleine à mesure qu’elle se détache du corps et qu'elle s'élève. Puis, quand elle a monté de vingt pieds de haut, on pratique dans la partie basse, et assez près du tilac, un autre trou par lequel on fait passer le câble de l’autre poulie; ce câble est terminé par un ceillet. Arrivé de l'autre côté de la panne, cet œillet reçoit une cheville de bois; la cheville empêche lwillet de sortir du trou; puis un harponneur coupe la panne au-dessus. Alors le premier câble se dévide du guindean, et la première lanière de graisse descend d'elle-même daus l'entre-pont par l'ouverture du grand panneau, tandis que la deuxième lanière monte à son tour ; et la même manœuvre se pratique pour la troisième fois, pour la quatrième et jusqu'à la dernière enfin. L'animal dépouillé, on défait le nœud coulant de la chaîne, et l'on abandonne à la dérive cette masse informe de chair, sur laquelle s'abattent des millicrs d'oiseaux de mer, tandis que, par-dessous, les pois- sons carnassiers font ripaille. Comp'e,-vous maintenant la manière dont on vire un baleine? Je crains bien que non, et je re- grette de ne pouvoir vous en faire un croquis : cette opération n'offre pas grand danger ; mais c'est autre chose quand on veut couper la tête du cétacé, afin de recuvillir les fanons de la mâchoire supérieure, Admettons que nous en soyons arrivés à; les crocs en fer nou; ont livré successivement les deux lippes ou lèvres, et le plancher du maxillaire infé- rieur, sur lequel repose la langue, et la langue elle- même, — cette langue spongicuse, grosse comme un éléphant de moyenne taille, et où l'appareil cireu- latoire est si développé, qu'on y retrouve la chaleur vilale vingt-quatre heures après la mort, — cette langue énorme dont le tissu cellulaire est si riche en matières grasses, qu’elle fournit à elle seule pour plus d’un millier de francs d'huile: — eh bien, il s’agit maintenant: de la dernière opération, c'est-à- dire de séparer le crâne des verlèbres cervicrles ; le museau avec ses fanous suivra le erâne: si les ver- tèbres cervicales étaient articulées et mobiles comme celles de l'homme, des quadrupèdes et de beaucoup d’autres animaux, le louchet les séparerait sans dif- ficulté du reste de la colonne vertébrale; mais eiles sont soudées ensemble et ne peuvent se disjoindre que sous les coups redoublés d’une lourde hache manœuvrée à tour de bras. \ Il eût été malheureux, on le comprend, de laisser perdre onze ou douze cents magnitiques fanous, et Taillevent, le plus adroit et le plus intrépide de nos harponneurs. descendit armé d’une hache sur la nuque glissante de l'animal ; une corde était liée au- tour du corps de notre camarade et amarrée sur un cabillot de fer ; cette corde, s'il venait à perdre pied, l’'empècherait de disparaître entre les flancs du na- vire et de la baleine. É Taillevent se mit à l’œuvre. Le capitaine et quelques hommes de l’équipage le regardaieut faire en lui criant : — Courage, Taillevent! courage! encore un coup ! encore un bon coup! Et, à ces encouragements, la hache, espèce de massue tranchante représentant un coin à fendre le bois qu’on aurait aiguisé à fin tranchant, tombait, tombait encore, et, à chaque coup, mordait sec sur l'os, tandis que, pour activer la séparation des ver- tèbres, cing ou six vigoureux matelots pratiquaient une pesée sur l'extrémité du museau à l'aide d’un long épieu. Et les exclamations de redoubler : — Courage, Taillevent ! hourra, Taillevent! Tout à coup, au milieu de ces cris d'encourage- ment, retentit un effroyable cri de douleur. Ce cri, je l’entendis de l’arriére, où j'étais à rêver à je ne sais à quoi, comme Horace, qui eût bien autre- ment rêvé, sur le tillac d'un navire baleinier, que sur le forum de Rome, — à des bagatelles, peut-étre, Je jetai les yeux du côté d'où venait le cri. Des hommes s'élançaient et saisissaient la corde qui rete- nait le harponneur, Je m’élance aussi vers le pavois, je regarde, et je vois Taillevent qu'on retire d'entre le navire et la baleine. Sa tête apparaît d'abord, pâle comme si le pauvre Taillevent était déjà mort. Cette tête est penchée sur l'épaule, ses bras pendent inertes le long du corps! Je crus d'abord qu'il avait glissé et qu’il s'était évanoui de saisissement; mais je fus bientôt dé- trompé : le pied droit, d'où coulait un ruisseau de sang, ne tenait plus à la jambe que par un lambeau de chair et par le tendon d'Achille. Le dernier coup de hache lui avait tranché l'articulation tibiotai- sienne, Exprimer ma douleur, exprimer le désespoir de nos compagnons, du capitaine, des officiers, serait chose impossible ! Nous eussions été moins territiés, je crois, si Taillevent eût été Lué en tuant la baleine; si, dans la lutte, il eût disparu pour toujours, euse- veli sous les vagues. C'est le sort du pêcheur, il s'y attend; mais se LES BALEINIERS 25 ee mutiler ainsi soi-même, se mutiler en dépeçant une charogne, c’est horrible! . Le travail fut suspendu. A moi maintenant le premier rôle à bord ! Je pla- gai sur la blessure un appareil provisoire ; on des- cendit Taillevent dans la chambre de l'état-major, et je me préparai à pratiquer à l'instant même l'ampu- tion de la jambe, qui ne pouvait être retardée. Nous avions à bord une boîte à amputation. Je me recueillis en moi-même. . Une crainte terrible faisait perler la sueur sur mon front. Je n’avais jamais pratiqué d’amputation que sur des cadavres, à l’amphithéâtre, Sans aide et sans conseils, pouvais je réussir ? Dieu mettait la vie d’un homme entre mes mains, et j'étais obligé de m’ayouer à moi-même mon inexpérience | Et cependant, non-seulement il n’y avait pas à reculer, mais il ne fallait pas même exprimer un doute sur la réussite. - Je désespérais le blessé et mes camarades s’ils remarquaient en moi le moindre symptôme d'hési- tation. Je rassérénai donc mon visage, j'affermis mes muscles, je calmai mes nerfs, et j opérai... Le cui- sinier, le maitre d'hôtel et un vieux matelot me scrvirent d’aides. | Je sciai le tibia à son lieu d'élection, à quatre travers de doigt à peu près au-dessous du genou; je liai les artères, et, une heure après, Taillevent, trés-affaibli, mais tranquille, reposait dans un cadre suspendu aux traverses de notre grande chambre, et l'équipage avait repris son service habituel. Je dirai de lui ce que disait, du duc de Guise, Am- broise Paré, notre vieux maitre : — Je le pansai, Dieu le guarit. Nous retrouverons Taillevent remettant pied à terre ; hélas ! jamais le singulier ne fut mieux em- pluyé que dans cette circonstance, remettant pied à terre sur Ja péninsule de Banck. Ceci arrivait le 4° avril. Le 1‘ avril, les baleines avaient disparu, ainsi que les navires. Le 2 avril, tempête. Le 3 avril, tempéte. Le 4 avril, tempête. Le 5 avril, nous communiquons avec un navire au éricain de Nantucket, le Master. Dans la matinée, une de ses pirogues a été écrasée par un coup de queue de baleine, et deux matelots se sont noyés. Ces trois jours de tempête nous ont rejetés dans le sud est, par 48° 50’ de latitude et 182° de longitude est, presque sous le méridien de Paris, tout près du point idéal indiqué sur les cartes comme l'antipode de Paris. En franchissant le méridien, je retrauche un jour du calendrier de mon journal et j'écris pour la se= conde fois : — 5 avril, Sans quoi, à mon retour en Europe, je me trou- verais en avance d'un jour, A cette heure, je suis à la plus grande distance possible de tout ce que j'ai aimé et de tout ce que j'aime encore, XI SUPERSTITIONS Je demeurerai longtemps sous l'impression d’une mystérieuse aventure qui vient de nous arriver et qui a mis tout l'équipage en émoi. Croie qui voudra l’étrange événement que je vais raconter. J'ai vu, — j’affirme. Lorsque nous partimes du Havre, le chef de la quatrième pirogue manqua à l'appel. Nous restimes en rade jusqu'au soir pour l’attendre. Il ne vint pas, et l’armateur nous envoya M. Seigle pour le rem- placer. Quoique M. Seigle fût un excellent marin, le capitaine regretta fort le jeune homme qui man- quait. C'était son élève; il avait en lui toute con- fiance, et son adresse et son courage étaient, disait- on, à toute épreuve. Il se nommait Trélot. Bref, Trélot remplacé par M. Seigle, et rien ne nous relenant plus en rade, nous gagnâmes le large, sans savoir ce que deviendrait plus tard Trélot. Au- jourd’hui, 6 avril, à peine le navire américain s’est-il éloigné, qu'un autre navire, pavillon français à la corne d’artimon, laisse arriver sur nous vent ar- rière. Le capitaine ordonne de masquer le grand hunier pour attendre. Le navire passe rapide derrière notre couron- nement, et les porte-voix des capitaines retentis- sent. À C'était un navire du Havre, la Ville-de-Rennes, parti de France depuis six mois. A cent pieds de distance, les amis n’eurent pas besoin de lunette pour se reconnaître. On échangea d'un bord à l’autre force saluts et force bonjours. Tout à coup le capitaine Jay s’écrie : — Eh! voilà Trélot ! Et, en effet, tous ceux qui ont voyagé avec le jeune chef de pirogue reconnaissent Trélot, et s'é- crient comme le capitaine : « Bonjour, Trélot 1 » et font de la télégraphie avec leurs chapeaux. Trélot répond dle son côté avec son bonnet. Je ne le connais point; on me le montre, et je le vois comme les autres. — C'est cela, dit le capitaine ; nous ayant man- qué, il aura trouvé un autre engagement, Pardieu ! il pourrait croire que je lui en veux tandis qu'il n’en est rien. Vite, enfants, une émbarcation à la mer. Je veux aller serrer la main du brave Trélot. — Et nous aussi, capitaine, disent deux ou trois matelots ; permettez... — Inutile, riposte le capitaine Jay; je vais le cher- cher et je le ramène, Le capitaine saute dans son embareation, les ma- telots nagent vigoureusement, On aborde le navire. ( Les deux commandants se saluent et échangent les } compliments d'usage. lui, — (Jue cherchez-vous ? demanda le capitaine de lu Ville-de-Rennes. — Je cherche un de vos hommes, un ami à moi, Puis, à haute voix, il ajoute : Puis M. Jay regarde avec inquiétude autour de | o Le) ¢ 26 LES BALEINIERS om “nn — Hé! Trélot ! ne te cache donc point ; je ne t'en veux pas. Viens done donner une poignéé de main à ton vieil ami. Trélot ! ohé ! Trélot ! Et le capitaine se penche sur lécoutille de la chambre. L’équipage de la Ville-de-Rennes regarde M. Jay avec un étonnement qui ressemble à de la terreur. — Que cherchez-vous? qui appelez-vous? de- mande encore son confrère. — Mais, pardieu ! Trélot, qui était R avec vous tout à l'heure, qui m’a fait un signe avec son bonnet. — Trélot était 14, avec nous, tout à l'heure? dit le capitaine. — Sans doute. — Il vous a fait un signe avec son bonnet ? — Oui. — Vous en êtes stir? — Parbleu ! je l'ai vu, et tout mon équipage l'a vu comme moi. Trélot n'est-il pas à votre bord? — Il y était. — Comment, il y était ? — Oui; mais, hier, à neuf heures du soir, il est tombé à la mer; le navire a passé, et le pauvre Tré- lot, à l'heure qu'il est, dort dans le ventre des re- quins. M. Jay baissa la tête, tendit la main au capitaine, et revint à bord. — Enfants, dit-il, attendez-vous à quelque mal- heur ; ce n’est pas le corps de Trélot que vous avez yu, c’est son ombre |! On comprend la terreur que ces quelques mots répandirent à bord. Personne d’entre nous ne savait si Trélot était em- barqué depuis notre départ sur la Ville-de-Rennes. Personne naturellement ne connaissait l'accident fu- neste qui, la veille, lui avait coûté la vie, et cepen- dant tous ceux qui l'avaient connu étaient prèts à af- firmer par serment qu'ils venaient de le voir au- dessus des pavois du navire arrivant de France. Que l'on s'étonne de la superstition des marins après cette étrange aventure: Bien souvent, pendant les longues nuits des tro- piques, nuits douces comme devaient être celles de l'Éden, couché sur le pont, j'ai entendu raconter aux hommes de quart des histoires d'un fantastique in- croyable. Les grands caps dela terre ont chacun leur légende, où la marine hollandaise joue toujours son rôle de dimnés. Telle est, par exemple, la chronique du Grand-Vol- tigeur hollandais, ce navire infernal qui met sept ans à virer de bord, et qui est condamné à croiser pour l'éternité dans les parages du cap de Bonne- Espérance. Le mousse qui part pour aller larguer le grand cacatois en revient matelot à cheveux blancs. Les morts de l'équipage sont enfouis dans des char- niers pleins de sel, et le rôle du bord se recrute avec les matelots des autres navires qui tombent à la mer. Quand le Grand-Voltigeur hollandais rencontre un bâtiment, il le hèle, et demande des nouvelles de marchands d'Amsterdam morts depuis trois cents ans. Après quoi, il envoie des lettres à bord à l'a— dresse de ces mémes marchands, Mais le capitaine du navire hélé se garde bien de prendre les lettres, Il ordonne au messager de les déposer au pied du grand mât, et, aussitôt que le messager est parti, une flamme bleue, qui serpente autour du grand étai. descend sur le pont, et dévore les papiers du maudit. Quelle est l’origine de cette légende et de beaucoup d’autres, où les Hollandais ne jouent pas le beau rôle ? Il est vrai qu'il y a un temps où ils étaient les maîtres des deux Océans, où ils s’intitulaient les ba- layeurs des mers et mettaient, au lieu de drapeau, un balai au haut de leur grand mât. A yant étéles plus riches negociants, les plus hardis navigateurs de l'univers, ces Phéniciens du monde moderne ont été aussi les plus enviés et les plus haïs de leurs rivaux. A‘outez à cela qu'ils étaient huguenots, pleins de répulsion pour leurs confrères catholiques, et qu’en- fin leur histoire navale, bien plus que celle des au- tres peuples, offre des sinistres terribles, des aven- tures effrayantes. ‘ La Compagnie hollandaise n’ayant presque jamais publié les relations officielles de ses agents, les récits de leurs campagnes, restés à l’état de tradition orale, ont di s’altérer en passant de bouche en bouche, et le mystérieux n’a pas manqué de se mêler à la vérité. C’est un marchand d'Amsterdam qui, le premier, a pénétré dans l’océan Pacifique, en doublant les ro- chers de la pointe méridionale de la terre de Feu, et il n’a jamais revu sa patrie, et ce: n’est point son nom que portent ces rochers. C'est celui de son yacht, le Horn, incendié quelque temps après. Jacob l’Ermite, après avoir reconnu et étudié les terres de ces hautes latitudes et donné son nom à l'un de leurs îlots, est mort soixante jours plus tard, et, des onze navires que lui avait confiés Maurice d'Orange, un seul est revenu au Texel. C'est au cap Horn que l'Anglais Cowley, pilote flibustier de la Virginie, a reconnu, depuis plus d'un siècle, qu'il était dangereux de parler des femmes en mer. lla payé de la vie son indiscrétion. La feinme dont il avait parlé lui est apparue se débattant dans les flots, ef, en se penchant par dessus le bord pour lui envoyer un câble, il a perdu l'équilibre, il est tombé à la mer, et jamais n’a reparu. Cette croyance s’est conservée chez nos marins, mais avec une variante’ qui n'existait pas du temps de Cowley. Aujourd’hui, il n’est dangereux de par- ler des femmes en mer que quand on parle des femmes honnêtes; et, pour faire souffler le bon vent, il suffit, au contraire de parler de celles qui ont jeté leur bonnet par-dessus les moulins. C'est encore dans le voisinage du cap Horn, et pendant les longues et froides nuits polaires, qu'ap- paraissent sur le pont ces matelots qui ne font point partie de l'équipage, et dont la présence annonce toujours la mort de quelqu'un, quand elle ne présage pas la perte du navire. A bord d'un navire hollandais, il y avait un no- vice que l'on envoyait d'ordinaire larguer la voile du petit perroquet. Une nuit qu'il revenait de faire sa besogne habituelle, l'oficier de quart lui demanda pourquoi il n'y était pas allé seul ? Le novice regarda l'oMicier d'un air étonné ; celui- ci renouyela sa question, Le novice jura ses grands dieux qu'il y était allé seul, et que personne ne l'avait aidé à carguer le ra- ban de la voile, A l'instant même, l'officier appela deux hommes, et fit appliquer vingt coups de garcette sur les reins LES BALEINIERS 27 du novice pour lui apprendre à ne pas mentir une autre fois. i En effet, l'officier et les gens de quart avaient par- faitement vu deux formes humaines sur le marche- pied de la vergue. ~ Un novice est si peu de chose à bord d’un navire, qu'on ne demanda même point quel était Vobligeant matelot qui avait aidé celui-ei dans sa besogne, La nuit suivante, on envoya le même novice lar- guer la même voile, fl avait les coups de garcette sur Je cœur, le pauvre diable, et, une fois penché sur Ja vergue, il regarda au vent et sous le vent si personne ne l'avait devancé, et si personne n’y était avec lui. Il ne vit personne, largua la voile, et, tout joyeux, descendit. Mais l'officier et tous les hommes de quart avaient vu les deux mêmes formes humaines sur le marche- pied dela vergue, et le malheureux eut beau crier, pleurer, protester, il reçut dix coups de garcette de plus que la veille, Le novice, au désespoir, s’adressa à tous les mate- lots, les adjurant de dire quel était celui d’entre eux qui lui avait jouéle mauvais tour d'être invisible pour lui, tout en demeurant visible pour ses camarades, Aucun d'eux ne répondit, et le mérite du farceur anonyme en augmenta. Chacun, dès lors, se promit de travailler à découvrir quel était ce bon camarade, la première fois que, la nuit, on enyerrait le mousse en haut, Cette prochaine fois ne se fit pas attendre; mais le jeune homme, qui commençait à soupconner que ce mystère renfermait quelque chose de terrible, re- fusa d’obéir. On Je gontraignit à monter, Les hommes de quart se comptèrent, et s’assu- rèrent ainsi que, si l’obligeant matelot paraissait en- core, ce ne pouvait étre qu’un particulier de l’autre bordée. 2 Mais par où monterait-il? Tout le monde faisait le bossoir, c'est-à-dire avait l'œil ouvert sur les en- fléchures de bâbord et de tribord, sur les étais et les hunes, Le diable seul pouvait grimper là-haut sans que l'on s'en aperçût. Cependant l'étonnement des matelots fut terrible, quand, en détournant les yeux du novice qui larguait Vempointure du vent, ils découvrirent à l'autre bout de la vergue un second individu qui paraissait tra— vailler d'aussi bon cœur que le premier. Aussitôt quelques-uns sautèrent dans la hune pour saisir au passage celui qui leur avait échappé en montant. Pendant ce temps, le mousse allait de tribord à bâbord, afin de larguer l'autre empointure ; et, à sa manière d'agir, on devinait qu'il ignorait encore la présence de son voisin, qui avait exactement la même taille et la même tournure que lui. Soudain ces deux individus se rapprochent, se re- dressent et se contemplent ; leurs bras quittent la vergue, ils s'embrassent, leurs poitvines se serrent l'une contre l'autre, et voilà que, comme s'il allaient marcher sur un terrain solide, ils partent ensemble de la jambe gauche et tombent A la mer. On masqua le grand hunier, on jeta des cordages à la mer, mais pas nn d'eux ne reparut, et ni l'un ni l'autre ne poussèrent mame un eri de détresse, Aussitôt le capitaine, apprenant ce qui venait de se passer, fit l'appel des hommes de l’équipage pour savoir quel était celui qui venait de se noyer avec le novice. Nul autre que le novice ne manquait à l’appel. . = Enfants, dit d’un air sombre l’un des plus vieux loups de mer du bord, c'est son matelot de l’autre monde qui est yenu le chercher. Je connais ce tour- lt Chacun de nous verra arriver son matelot un beau jour ou un belle nuit. Enfants, tenons notre gréement bien spalmé, si nous voulons que le grand amiral qui navigue au-dessus des nuages nous donne la ration de biscuit des bienheureux, le lard du pa- radis et les fayots des archanges. Autre histoire. Un navire du New-Bedfield faisait route pour la pêche du cachalot; une nuit, en doubiant le cap iforn, on envoya deux hommes sur le beaupré pour serrer le grand foc. L’un deux tomba à la mer et disparut, Le navire poursuivit sa route, se chargea d'huile, revint à son port d'armement par le cap de Bonne- ispérance, et repartit bientôt après pour une nou- velle expédition. Or, il advint que, pendant une nuit, en doublant encore le cap Horn, un grain menaca la mature, et l'oficier ordonna par hasard au camarade de celui qui s'était noyé là, trois ans auparayant, d'aller ser- rer le grand foe. Le matelot s’élança sur le bâton de la voile, et il se préparait à exécuter l’ordre donné, quand il aper- cut devant lui un autre individu qui en faisait au- tant. — Qui t'a prié de venir m'aider? s’écria-t-il croyant avoir affaire à un homme de l'équipage ; crois-tu donc que je ne sois pas capable de faire tout seul mon mêtier ? —— Harry, ne te fiche pas, répliqua le second ma- telot ; je suis John, John ton ami, qui est tombé à la mer voilà trois ans, et, depuis lors, j'attendais ici le passage du navire pour achever ma besogne, que j'a- vais laissée à moitié faite. Adieu maintenant! Et le matelot vivant revint sur le pont; mais. dès le lendemain, il tomba à la mer et se noya. XII LE SCORDUT Nous sommes menacés du seorbut. Il est temps de relâcher. A propos de scorbut, je me souviens d'en avoir cruellement souflert, voici quelques an- nées, sur le navire la Pallas. Nous avions dix mois et dix jours de mer. Nos hommes se plaignaient de lassitude et de douleurs insolites dans les membres. On murmurait contre la durée de notre séjour à Ja mer, Les caractères s'aigrissaient ou devenaient har- gneux ; le travail se faisait sans entrain, sans énergie ; moi-même, je n'avais plus le courage d'inscrire mes observations sur mou journal, Plus de jeux, le soir, après le souper, plus de cau- series, plus de terribles contes fantastiques autour du grand panneau, pendant le premier quart, Plus do fumeurs assis cote à edte sur le guindoau en par- lant de leurs amours de France, de leurs plaisirs 28 LES BALEINIERS SS Sa ee passés et futurs, et de leur bonne famille, qui les attend et prie Dieu, chaque jour, de les préserver du naufrage. Les liens de sociabilité et d'amitié se relachaient insensiblement ; chaque individu cherchait à s'’isoler, à tracer autour de sa personne un cercle infranchis- sable, à se faire un désert à soi; et je reconnaissais la vérité de cette phrase d'un vieux livre écrit, il y a deux cents ans, par Falconnet, médecin de Lyon: « Ceux attaqués du scorbut se privent de la con- versation d'autrui et se réduisent à une vie soli- taire. » On a beaucoup écrit sur le scorbut, sur ses causes, sur ses ravages et sur les moyens de s’en préserver ou de s’en guérir ; à la fin de ces brillantes et pro- fondes théories, soutenues et développées par nos premiers médecins de la marine de l'Etat, reparait toujours le même axiome de guérison : « Terre et vivres frais. » Double remède qu'il est parfois impossible de se procurer. La terre ?... Nous étions à trois cents lieues de la plus proche. _Les vivres frais?... Il n’y en avait plus un atome sur notre navire. Le capitaine, seul maitre à bord après Dieu, ne voulait point, d’ailleurs, nous conduire encore à terre. Il exploitait impitoyablement, à la recherche des ba- leines et des cachalots, les forces défaillantes de son équipage, Le changement de température activa les progrès du mal, et le nombre des malades augmenta avec le froid, car, dans l'océan Pacifique, les mois de mars et d'avril sont les deux premiers mois d'hiver: Ce fut le cuisinier qui débuta dans la voie sinistre; ce fut chez lui, le premier, que je reconnus les signes incontestables du scorbut. Enfin, le capitaine, voyant que, chaque jour, de nouveaux bras manquaient aux manœuvres, et que le pont du navire se transformait en un véritable pro- m oir d'infirmerie, résolut de clore la campagne du large et fit route vers San-Carlos de Chiloé. Ii était probable qu'avant d’atteindre le mouillage de Punta-Arena, nous serions forcés de coudre quel- que—uns de nos camarades dans un sac de toile, et de les jeter à la mer. Nos volailles et nos moutons n'étaient plus. Depuis longtemps, nous avions fêté la mort de notre dernier cochon avec la dernière lie fermentée de notre der- nière barrique. Notre ration de pommes de terre, cet antiscorbutique, vanté comme infaillible par les philanthropes du continent, était épuisée ; le café n'existait plus qu'à l'état de souvenir; la caisse à thé montrait à nu les quatre feuilles de plomb qui tapis- saient son intérieur, et surtout celle qui en faisait le fond; les insectes s'étaient creusé des habitations dans nos légumes secs: on mesurait pour chacun de nous, par jour, un litre d'eau fétide; nos pipes, veuves de tabac, étaient froides ; seule, la viande sa- lée, demeurait abondante, immuable et entourée de biscuits pourris et verdoyants, et, je l'ai dit, nous étions éloignés de plus de trois cents lieues d'un port de relâche, avec le scorbut pour compagnon de voyage, Si la mort nous arrête tous en chemin, qui en sera justiciable devant Dieu ? L'homme de la spéculation, l'armateur; et, après l'armateur, l'homme qui lui obéit et nous commande, le capitaine. Le vent était bon, le navire marchait bien; mais que les jours et les nuits s’écoulaient lente- ment | Le visage blafard de nos malades se revêtit peu à peu d’une teinte de bronze; la flamme du regard s’é- teignit, les dents tremblèrent dans leurs gencives putréfiées, les articulations s’emplirent de bourrelets et de nodosités, les jambes s’arquérent, les os se ra- mollirent; personne ne pouvait plus se tenir cinq minutes debout; et, quand les plus malades voulaient monter sur le pont pour y boire un peu de lumière et de grand air, jamais on ne leur tendait la main, car je voulais qu'ils essayassent d’escalader seuls l'é- chelle du capot, si rapide qu'elle fût. Ces mouve- ments, quoique difficiles et douloureux, leur étaient moins funestes qu’une immobilité continuelle. Sans cesse ils tournaient leurs yeux hébétés et jaunis vers le point de l'Océan où on leur disait qu'apparaîtrait bientôt la terre tant désirée, et, si quelque nuage im- mobile à la base du ciel se modelait comme une montagne, un tressaillement de joie agitait ces cada- vres vivants, jusqu’à ce que la brise qui enflait les voiles du navire eût emporté le nuage dans les pro- fondeurs de l’espace. Je savais déjà que le scorbut agissait diversement sur le moral des malades; mais, là, j’eus la triste oc- casion de vérifier le fait par moi-même. Chez les uns, la sensibilité, la mémoire, le juge- ment, sont anéantis. Ils ne distinguent plus l’injure d'avec la louange, ils semblent avoir perdu la con- science de leur position, le sentiment de leur être. Ceux-Rà sont les moins malheureux. Ils se décomposent, insouciants comme s’ils étaient déjà morts. Chez d’autres, au contraire, jugement, mémoire et sensibilité se développent au plus haut degré. Ils pleurent, ils sourient, ils rêvent maîtresse, amis, pa- trie. Mais, en même temps, ils se sentent souffrir e€ mourir. Nous avions avec nous un enfant de quinze ans, un mousse sans aucune intelligence. Ce vaurien du bord, le collègue de Pascareau enfin, frappé par le scorbut. dépérissait rapidement. Un soir, je veillais près de son grabat, craignant qu'il ne trépassât dans le délire d’un violent accès de fièvre. Or, il advint que son matelot, son camarade d’or- dinaire, eut besoin d'ouvrir son coffre pour me don- ner du linge que je lui demandais. Ce matelot mit d’abord la main sur un chiffon de papier. — ‘Tiens, dit-il, voilà une lettre de sa grand’-mère. Un voisin aurait eu de la peine à entendre ces mots prononcés à voix basse; mais le mousse en dé- lire les entendit, souleva la tête et s’écria : — Unelettre de ma grand'mère ?... Oh 1 donnez- la-moi, donnez-la-moi! Le matelot la lui donna ; mais vainement le malade essaya-t-il de la déchiffrer, Alors, il me pria de la lire à haute voix. J'obéis, croyant obéir à la volonté dernière d’un mourant. L'enfant pleura en m'écoutant, LES BALEINIERS 29 ——— eee —iww ev Lorsque j’eus fini, il pleura encore, et enfin s’en- dormit en sanglotant. ; De toute la nuit, qu'il passa sans se réveiller, il n’eut ni fièvre ni délire. Le lendemain, le délire et la fièvre revinrent. Je ne savais plus quel remède employer; j'a- vais usé de tout ce que m'offrait la pharmacie du bord. J'eus une inspiration : je recommençai à lui lire tout haut la lettre de sa grand’ mere. L'enfant pleura encore comme il avait pleuré la veille, et de nouveau s’endormit d’un sommeil tran- quille. J'avais trouvé le fébrifuge, et je l’employai avec succès jusqu'à notre arrivée au mouillage, chaque fois qu'il eut un accès de fièvre. Je crois lui avoir ainsi sauvé la vie avec cette lettre, qu'un navire venant du Havre lui apportait quelques mois auparavant, et qu'il jetait au fond de son coffre sans se donner la peine de la lire. On lui recommandait, dans cette missive naïve et touchante, d’être sage, bon marin, et de faire des économies, afin de pouvoir habiller de neuf sa jeune sœur, qui attendait son retour pour se présenter à la première communion. É La bonne grand’mére ajoutait qu’elle avait, à son intention, offert un cierge à Notre-Dame-de-Grace, d'Honfleur! Par malheur, tout le monde ne devait point, à bord, s'en tirer aussi heureusement que ce mousse, La maladie faisait chaque jour des progrès ef- frayants, et les moins écloppés d’entre nous avaient les dents branlantes et les gencives en décomposition. J'ai vu plusieurs fois des canines sur le point de tomber, tant elles étaient déchaussées ; un de nos hommes arracha deux des siennes et me les présenta dans le creux de sa main; mais je lui fis aussitôt ou- vrir la bouche et les replaçai dans leurs alvéoles, les replantant en quelque sorte plus solidement qu'elles n'étaient auparavant, et lui recommandant de ne plus les laisser tomber, mais, au contraire, de peser de temps en temps sur elles avee le doigt. C'était d'autant plus facile que ces deux canines étaient celles de la mâchoire inférieure. Grâce à cette ordonnance, suivie à la lettre, j'ob- tins un succès complet, auquel ne voudraient proba- blement pas croire MM. les dentistes. Si bien que, plus tard, quand toute influence scorbutique eut disparu, les dents se maintinrent aussi solides que si jamais elles n'avaient eu l'idée de faire un voyage au long cours dans la main de leur propriétaire, On comprend qu'avec de pareilles dents il nous était impossible de mastiquer le biscuit; il fallait préalablement le faire tremper dans l'eau pour le ra- mollir, et l'eau était visqueuse et nauséabonde, ayant déjà passé par une période de putréfaction, Or, ce biscuit trempé nous semblait encore trop dur, et l'on fabriquait de la turlutine, Qu'est-ce que la turlutine? Ah! vous ne savez pas cela, cher lecteur! Dieu vous garde de le savoir jamais que par la description que je vais vous en donner, La turlutine, c'est une épaisse bouillie de biscuit pilé et assaisonné, non pas avec du beurre (les barils de beurre étaient vides depuis longtemps), maisavec la graisse qui surnage dans la chaudière où cuisent les viandes salées de bœuf et de pore. Cette bouillie était si compacte, qu'une cuillère pouvait s’y mater sans tomber au roulis. Une telle alimentation activait les progrès du scor- but. Une pomme de terre, une seule, eût valu son pesant d'or; je l’eusse partagée entre nous tous, oui, partagée; j’eusse râpé sa chair crue avec la pointe de mon couteau; chacun en eût reçu gros comme un pois, chacun eût frictionné ses gencives avec ce to- pique âcre, mais bienfaisant. De vieux pêcheurs américains m'ont souvent ra- conté les merveilleux effets de la pomme de terre crue employée comme médicament. Hélas ! il m’é- tait impossible de vérifier leurs assertions! Mais pourquoi auraient-ils menti ? Les ressources de la na- ture sont infinies, et cet axiome : « Aux grands maux les grands remèdes, » est loin d'être toujours vrai. Autre privation, privation terrible pour des ma- rins : le tabac allait manquer, et le tabac est un anti- scorbutique, non pas quand le scorbut s'est déve- loppé, mais comme préservatif. À peine nous en res- tait-il encore quelques tablettes, et le progrès du mal tenait surtout à l'économie avec laquelle, depuis un mois, on avait été forcé de le distribuer. Je dis qu'il ne nous en restait plus que quelques tablettes; car, en mer, on ne s’approvisionne point de tabac tout haché comme celui que vend la Régie, mais de tabac en carotte, en figue, en tablette enfin. Ces tablettes sont grosses comme des tablettes de chocolat. ° Les priseurs les râpent, les chiqueurs les coupent en petits morceaux. les fumeurs les taillent menu et frisent les copeaux en les frottant dans leurs mains avant de bourrer la pipe. Les appareils masticatoires étaient en si mauvais état, que, pour diminuer le travail des molaires, on laissait le tabac se ramollir longtemps dans la sa- live. Puis, pour tirer tout le parti possible du peu de tabac qui lui restait encore, le chiqueur faisait sécher sa chique au soleil; puis, séchée, hachée et frisée, elle remplissait le fourneau de sa pipe et donnait encore un instant de bonheur, d'espérance et d'ou- bli. Pardon du détail, cher lecteur, et, surtout, chère lectrice. Il faut avoir été marin, et marin baleinier, pour savoir tout ce que valent une chique de tabac et une pomme de terre crue. Nous n’avions done à bord ni vin, ni eau-de-vie, ni thé, ni café, ni même de bière. Cette bière, ou plutôt cette boisson, ce breuvage, ce liquide que les Anglais et les Américains ont in- venté et qu'ils appellent sprucebeer, se fabrique à bord par les mains du cook. Un tonneau à moitié plein d'eau, et qu'on achève de remplir avec une décoction de houblon dans la- quelle ont été délayées de la mélasse et une espèce de résine brune, liquide et amère, extraite des baies d'une certaine espèce de sapins communs dans nos Pyrénées et dans les forêts de l'Amérique du Nord, voilà la recette, à - Ce n'est pas difficile, comme on voit; il est vrai que le produit n'est pas bon, 50 = LES BALEINIERS Eh bien, cette affreuse boisson, affreuse quand notre eau était pure, quand Je thé et le café abon- daient, et dont, depuis les jours de disette, nous avions appris à attendre avec impatience la distribu- tion hebdomadaire, eh bien, cette affreuse boisson, elle avait fini par manquer à son tour, et la diseite était telle, que nous la regrettions. Au reste, le cook avait abandonné la direction de ses chaudières, Ce malheureux était cependant celui de nous qui avait le moins souflert pendant cette longue cam- pagne, puisqu'il avait pu choisir pour lui les meil- leurs morceaux, se fabriquer des petits plats et ré- chauffer sa précieuse personne au feu de la cuisine, tandis que le froid nous engourdissait aux environs du pole; sans compter qu'il passait bien tièdement dans son lit les heures de quart de nuit que les autres passaient sur le pont. Ce malheureux, dis-je, tomba dans une décom- position complète. Nous eussions compati à son sort, nous eussions tenté de soulager ses maux, nous nous fussions attendris sur ses souffrances, si la maladie ne nous elit pas rendus égoistes, froids et insensibles. C’est alors que, sans verser une larme, on verrait mourir père, mère, frère, amante, époux, amis. C'est non-seulement le corps, mais le cœur lui- mme qui est attaqué du scorbut. Puis, d’ailleurs, les matelots se disaient tout bas que le cook n’ayait que ce qu'il méritait, et que c'était bien le moins, puisqu'il était la cause du fléau, que le fléau pesât sur lui (4). Le pauvre cook n'avait pas seulement les os des membres ramollis et cintrés, mais encore son ventre élait si démesurément tendu, ballonné, grossi, qu'il faisait hernie au travers de son pantalon de coton- nade bleue. Sa poitrine, aplatie, affaissée sur elle- mème, était zébrée de lignes verdâtres au-dessous de chaque côte; on aurait dit les brandebourgs d'une redingole polonaise. La bouffissure de sa face oblité- rait ses yeux; sa langue gonflée outre-passait les lt- vres; il ne pouvait plus rien avaler, ni solides ni liquides; il n'avait même pas la force de räler : il gisait sur son grabat, masse infecte et inerte; il allait trépasser. Nous en étions là de notre agonie, quand, un jour, nous découvrimes un navire courant vers le nord, Grande joie, on le comprend; notre capitaine ma- nœuvra afin de lui couper la route, et hissa le pa- villon à la corne d’artimon. Le navire devait nous voir de même que nous Je voyions, et cependant il ne répondit point à notre signal, ct cependant il eut l'air de ne pas nous apercevoir; bien plus, il cut l'air de vouloir nous éviter en portant au sud-est, : Alors, notre pavillon fut hissé et halé bas, succes- sivement au mât de misaine, C'était demander assis- tance, c'était cricr ; « Au secours! » c'était annoncer que nous étions en détresse, Malgré tout cela, il continua sa course ct disparut bientôt, Un boisseau de pommes de terre, une volaille pour faire du bouillon, une bouteille d'eau-de-vie cussent fait tant de bien à nos pauvres palaces! (1) On saura plus loin pourquoi. — OS ——— Nous ayions autrefois secouru des malheureux en mer, nous! | Pourquoi donc nous abandonnait-on aujour- d'hui? Nous envoyâmes un million de malédictions au capitaine de cet impitoyable navire, et il fut décidé qu'il était Anglais. : Sept hommes de l'équipage avaient encore assez de force pour manœuvrer le bâtiment. Enfin, vers le déclin d’une belle journée, on crie : « Terre! terre! » , A ce cri, les moribonds, qui n'avaient pas encore perdu toute sensibilité, sortent de leur torpeur habi- tuelle, viennent s’accouder sur les pavois, et leurs narines se dilatent convulsivement pour respirer l’o- deur de ceite terre qu’ils ne voient pas encore de leurs yeux aflaiblis. ; Hs accusent la vigie de mensonge. Mais la vigie fait serment que la terre est bien 1a, à l’est, dans la direction du navire. En effet, bientôt la mer perdit sa teinte profondé- ment bleue et devint verte; des paquets de goëmons * passèrent le long du bord; les agonisants ne dou- térent plus et ils saluèrent ces misérables herbes avec de folles acclamations. Je compris alors que l'on pouvait mourir de joie! Ape Pri ii était trop tard pour entrer dans la baie: nous nous en éloignames, afin d’attendre le jour au large. Mais voila que, pendant la nuit, un terrible coup de vent du sud-ouest nous rejette vers le nord et dure trois jours. Trois jours, entendez-vous! et nous avions déjà touché au port. Mon Dieu! je mesouviendrai toujours des craintes qui nous torturaient, et que nous nous dissimulions les uns aux autres, avec un sourire forcé et un vernis de sang-froid sur le visage, pendant ces trois jours d’ouragan. A force de louvoyer, nous évitimes le naufrage sur la côte de Chiloé; mais il était temps! il y eut un moment où le capitaine me dit tout bas : …— Ti faut le mouillage ou le naufrage, docteur : il n’y a plus moyen de reculer. it c'était au naufrage que nous étions ou que, du moins, nous paraissions destinés : nous nous trou- vâmes un instant à une centaine de mètres des ro- chers, et le navire, ne pouvant porter que son petit foc et son grand hunier au bas ris, s’en allait en dérive. due faire? quel sauvetage esptrer, avec des hommes terrassés par la maladie? Nous n'étions plus que sept ayant un peu de vigueur dans les poignets. La mer était si haute, que l’écume de ses vagues dominait notre couronnement, et, quand lenavire, après avoir traversé une de ces vallées creusées en— tre deux lames, remontait sur la pente d’une autre lame, le flot embarquait par-dessus les, pavois et bon- dissait sur le tillac. Ce qu'il y avait de pis, c'est que, marée, vent et courant, tout nous était contraire et portait à la cole, Parlout, à quelques mètres de nous, nous entre- voyions des rochers à fleur d'eau qui semblaient mugir et se plaindre sous les coups de la vague, et demander, les bons charpentiers qu'ils étaient, à tra- vailler la carcasse de notre bâtiment, LES BALEINIERS 31 Cependant restait un espoir : à un moment donné, la grande terre devait nous abriter. En effet, en lou- voyant 4 trois métres des brisants, nous dépassimes un cap placé là comme un brise-lames, et nous nous préparâmes à laisser tomber l'ancre. Nous étions sauvés. Oh ! quelle sensation nous éprouvâmes alors ! On eût dit que c’était la première fois que nous échap- pions à un danger de mort: être assourdi depuis trois jours par les hurlements de la mer et les mu- gissements de la tempête; être poursuivi depuis trois semaines par les plaintes de trente pauvres martyrs * que l’on se sent impuissant à soulager, et tout à coup, sans quitter le tillac de son navire, ne plus entendre la mer qui déferle, la tempête qui gronde et voir sourire ceux qui gémissaient | + Ainsi, demain, nos malades auront de l’eau fraîche, du poisson frais, des pommes de terre, ces pommes de terre si enviées, des légumes, et, deplus, le bienfai- sant cochléaria, que j'irai cueillir moi-même, près de ce ruisseau que je vois là-bas descendre de la mon- tagne, et qui brille au soleil comme un fil d'argent. Puis, dans quinze jours, bien portants, bien ravi- taillés, nous recommencerons la pêche. ll est vrai que la terre devant laquelle nous sommes mouillés est nue et désolée; mais c’est un véritable paradis pour des yeux qui n’ont vu que la mer de- puis trois grands mois. Maintenant, il me reste une crainte, c’est que l’o- deur seule de la côte ne réagisse trop fortement sur nos thalades, J’ai entendu dire que le scorbutique qui descend trop tôt sur le rivage tombe parfois dans un accès mortel de délire. Aussi, par précaution, je fais consigner tout le monde à bord. Demain, ceux qui pourront marcher viendront avec moi, et je veillerai à ce qu'ils ne touchent la terre qu'avec les précautions les plus sévères. En attendant, pour les habituer aux émanations du rivage, j'invite le capitaine à aller, avec deux hommes, deux des plus robustes, deux des mieux conservés, au fond de la baie, et à remplir sa pirogue de terre, de bonne terre fraiche et humide, que j'é- parpillerai autour des couchettes de mes hommes les plus malades. ; Cela vous paraît étrange. Mais, si vous saviez comme elle sent bon, cette terre que l’on n’a pas fou- lée du pied depuis si longtemps ! elle redonne l’es- poir, rien qu'à la voir de loin, la vie, rien qu’à la flairer, et l’on oublie que l’on pourrira un jour en- seveli dans son sein, Je restai un instant à reconnaître cette côte devant laquelle j'avais déjà croisé tant de fois. A travers les éclaircies de la tempête qui allait se calmant, je dis- tinguai bientôt les montagnes appelées les mamelles d'Huchupulli etle cap nord dela péninsule de Lucayes. En l'absence du capitaine, déjà parti avec les élus de son choix, le second gouvernait droit sur les l'aral- lones de Carelmapu, et je remerciai Dieu de ce qu'il permettait que, malgré nos souflrances, nous arri- yassions tous vivants au mouillage de Punta de Arenas. Je me souvins alors de notre pauvre cook, que je ne voyais point au milieu de tous ces spectres qui avaient quitté leurs cadres pour contempler d'un œil avide cette terre bienfaisante. Éprouvant par moi- même ce que la seule vue de la côte peut donner de soulagement, j’ordonnai qu’on l’allit prendre dans son lit et qu’on l’apportat sur le pont. Mais aussitôt on m'appelle à grands cris à l’avant du navire. Je cours aussi vite que je puis courir, c'est-à-dire que je me traine au poste des matelots, je descends, je me penche sur la couchette du cook... Plus de respiration; il était mort; mort depuis un quart d’heure à peu près, car il était encore chaud; mort au moment où, par une espèce de miracle du Seigneur, le reste de l'équipage était sauvé: mort, sans avoir vu la terre et en entendant, à travers les éblouissements de l’agonie, les cris de joie de ceux qui la voyaient! A ton tour, pauvre cook, prends place dans l’embarcation du capitaine; toi aussi, tu auras les honneurs du pavillon de la France! Que mes lecteurs me pardonnent cette digression; mais j'ai voulu, moi aussi, ajouter une page au re— cueil de ces sombres légendes que Jes matelots de quart se racontent la nuit, couchés ou assis près du grand panneau. A propos, il va sans dire que le cook seul mourut, et qu'au bout de quinze jours l'équipage, parfaite- ment guéri, se remettait en mer. di Revenons à l’Asia et aux futurs malheurs dont nous menagait l'apparition du pauvre Trélot. XIII LE CAPITAINE PERDU Le lendemain du jour où l'ombre du pauvre Trélot, qui a donné lieu à cette digression, nous apparut, était le 10 avril. En nous éveillant, nous nous trouvames, grâce au vent, remontés au nord, et nous avions une trentaine de baleines en vue. Nous les chassimes pendant toute la journée sans pouvoir en harponner une seule, et nos matelots se consolèrent en disant : « Poisson d’avril. » Vers le soir, un navire du Havre, le Gange, nous accosta ; il allait faire route pour France, chargé de deux mille quatre cents barriques d'huile. Avec la permission du capitaine, je fis mettre une embarcation à la mer, et j'allai à bord du Gange porter mes lettres. Le hasard fit que j'y rencontrai un de mes anciens camarades de l'École de médecine de Rochefort; nous échangeimes des livres, bonne fortune pour l'un et pour l’autre, avec promesse de nous les rendre dans l’autre monde, si nous y étions engagés sur le mème bord. Nous nous quittâmes à huit heures ; nous ne nous sommes jamais revus depuis, et nous ne nous rever- rons probablement qu'au rendez-vous général. Le lendemain, rien de nouveau ; c'est une phrase qu'en mer on écrit souvent sur son journal de voyage. — 44° latitude et 174° longitude ouest; la tempéra- ture s'adoucit, et le thermomètre marque 15 degrés centigrades. Le 42 avril, la mer se couserva belle, mais la journée se passa sans que nous vissions ni une ba- leine, ni un navire; on louvoie, on guette, Le lendemain, navire en vue, — pavillon améri- cain, — c'était le Good-Return de New-Bedfort, ll 32 . LES BALEINIERS avait deux mille barils d'huile à bord et trente mois de mer. L'équipage était attaqué du scorbut. J’allai à bord pour donner quelques soins aux malades et leur porter deux poules maigres, dernières survivantes de la cargaison que nous avions prises en partant d’Hobart-Town. Le lendemain 43, calme plat, mais de mauvais augure; — un de ces calmes qui vous font la grimace derrière leur masque de bonhomie. — Le soleil se coucha dans un horizon de sang, et l'orage qui gron- dait au loin s'approcha rapidement. Les 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, tempête, — mais tempête infernale, et chacun de dire que c’est l'ombre du pauvre Trélot qui nous vaut cela. Le navire danse pendant ces sept jours presqu’à sec de toile, et se tient à peine debout à la lame avec la barre dessous et le petit foc. Les vagues nous secouent d’une si rude façon, que, moi qui navigue depuis six ans, j’en ai le mal de mer; ce qui me con- sole, si quelque chose peut consoler du mal de mer, c’est que je ne suis pas seul à en souffrir. Les plus vieux matelots n’ont plus le cœur de mâcher du tabac. Qu’ai-je fait pendant cette longue semaine? Je‘me suis trainé de mon cadre à l’écoutille et de l’écoutille à mon cadre. Voilà tout! J'ai maudit la mer, j'ai maudit mon sort, j'ai juré que je ne m’embarquerais jamais, si j'avais le bonheur de remettre le pied sur la terre ferme. Puis j'ai souri; j'ai rallumé ma pipe aussitôt que l’embellie est revenue, et mon serment s’en est allé en fumée. Le 21, trois navires en vue et bon nombre de baleines; mais la houle était encore trop forte pour oser mettre des pirogues à la mer. Le 22, nous communiquons avec le navire le Ru- bens, du Havre, et le Jonas, de Nantes. Le 23, brume épaisse et calme plat; dans la nuit et vers une heure du matin, nous sommes réveillés par des bruits de souffle, et le frôiement sourd et prolongé d'une bande innombrable de cachalots qui passent dans les eaux du uavire. C est une musique bizarre qu'on n'oublie pas, je vous en réponds, quand une fois on l’a entendue. Quel beau spectacle cela ferait si le temps était clair et la mer phosphorescente comme pendant les nuits d'été. Le 2%, un lambeau de vieux ciel bleu reparait, mais des banquises de brouillard apportées et rem- portées par la brise nous entourent à chaque instant, Le capitaine Jay se rend, pour se distraire, à bord d'un navire américain qui, depuis le malin, marche de conserve avec nous. Il est dix heures, le temps est clair; mais à peine le capitaine nous a-t-il quittés, que le brouillard, commie 8'il n'avait attendu que cela, fond sur nous et nous enveloppe d'une zone de vapeur. Les navires en profitent naturellement pour se perdre de vue. On espère que la brume va disparaître. Une heure, deux heures, trois heures se passent dans cette attente, et la brume, au lieu de s'envoler, 6 épaissit de plus en plus, Au milieu de cette brume. on sent fraîchir la brise; mais nous restous immobiles avec le grand hunier sur le mât, afin de ne pas nous éloigner de notre conserve. | Cependant, malgré tous nos efforts pour demeurer à la même place, nous dérivons ; on s’en aperçoit au mouvement relatif d'un tronc d'arbre à moitié pourri qui flotte dans nos eaux; c'est une preuve que nous ne sommes pas éloignés de terre, ou bien dans une - ligne indépendante du grand courant qui sort du détroit de Foveaux, entre Vile Tavai-Pounamou et Vile Stewart. Il va sans dire que l'opinion de l'équipage est qu’on ne reverra jamais le capitaine, et que c’est son ami Trélot qui le retient dans l’autre monde, lui, le canot et les canotiers. Seulement, il faut s’en assurer en rejoignant le Montano; c’est le nom du bâtiment américain. Mais comment y arriver? Quand nous l'avons perdu de vue, il nous restait par la hanche de tribord ; s’il n’a pas fait plus de toile que nous, il doit s’y trouver encore, à moins pourtant que ses formes et son chargement ne lui -donnent une dérive plus forte ou plus faible que la notre. Sur cette possibilité, le chef dela seconde pirogue, auquel, en l'absence du capitaine, revient de droit le commandement du navire, M. Leflem fait virer de bord, et court pendant dix minutes dans la di- rection présumée du Montano. Pendant que l’on tirait cette bordée, tout ce qui, à bord, peut faire un bruit quelconque, est mis en réquisition; le vieux canon rouillé, relégué d’ordi- naire sous les bittes du beaupré, allonge sa gueule en dehors du sabord de chasse, et tonne de cing mi- nutes en cing minutes. Les vingt-cinq mousquets d'armement font des décharges incessantes. Dix hommes frappent à coup de maillet et de bûche sur des barriques vides; d’autres hurlent en cœur de tonte la force de leurs poumons et sifflent comme une bande de merles de la Nouvelle - Zélande, Je prends le grand porte-voix de trois mètres de longueur, et, appliquant son large pavillon à la sur- face de l’eau, je braille, je hurle, je mugis, jusqu'à ce que la respiration me manqüe; puis alors je me jette sur la cloche, que je sonne de toute la force de mon bras... Quasimodo ne faisait pas mieux. Puis, de temps en temps, sur un signe de M. Le- flem, le tapage infernal cesse comme par magie, il se fait un grand silence, et on écoute attentivement, penchés en dehors du navire... Chut! un bruit sourd et lointain nous arrivet C'est le Montano, sans doute, qui répond. Non. Silence encore. Ce n'est que le bruit fait par nous. qui. parti de chez nous, ricoche à la surface de la mer, jusqu'à ce qu'une bande de brouillard plus épaisse se dresse de- vant la commune muraille, lui résiste et nous le ren- voie en écho. Nous sommes tristes; non pas que tout le monde partage cette superstition, que Trélot a emporté le capitaine et ses six rameurs; mais supposons que les choses se soient passées naturellement. que le capi- taine et ses hommes, restés à bord du Montano, où nous l'avons vu monter, s'y trouvent en sûreté, et qu'ils n'aient pas commis Vimprudence de vouloir nous rejoindre au milieu de la brume, Si nous som~- — «=< late PO sine sin ate LES BALEINIERS t 33 mes séparés du Montano, si nous ne le retrouvons plus, la réussite de notre voyage est singulitrement compromise. Six hommes demoins à bord d’unnavire qui n’a que trente-six hommes d’équipage, et quine posstde encore que son demi-chargement d’huile, c’est une perte irréparable. Surtout lorsque, avec ces six hommes, se trouve un capitaine comme le nôtre, vaillant, habile, et actif baleinier. Leflem prend un parti décisif : il nous annonce qu'il va stationner pendant quarante-huit heures dans ces parages, et que, si le Montano ne reparait pas, il fera route pour la Nouvelle-Zélande. Le capitaine s’y fera sans doute conduire, et nous le rejoindrons au port Cooper, que, dans ses con- versations, il nous a souvent désigné comme station d’hivernage. Sur ces entrefaites, la nuit vient; on allume tous les fourneaux, on fait brûler de l'huile dans les chau- dières, et les flammes de ce punch s’élèvent presque aussi haut que la vergue de misaine. Et puis le canon, les mousquets, les barriques, le porte-voix, les hurlements, les sifflets, la cloche re- commencent à effaroucher les baleines à trois quarts de lieue à la ronde. En mème temps, nous tenons la cape, tout en ma- nœuvrant cependant de manière à corriger la dérive. Déjà on a consommé un baril de poudre. J'ai pli, j'ai frissonné quand on a retiré ce baril de poudre de Ja cachette où on l'avait placé au départ du Havre; imaginez-vous qu'il était enfermé sous mon cadre, et séparé de mon matelas par une simple toile formant le fond de mon lit. Je l'ignorais ; et, Jean-Bart sans le savoir, je fu- mais tranquillement ma pipe depuis dix-huit mois sur un volcan inconnu. Non pas une étincelle, mais mille étincelles, un papier flamboyant, non pas une fois, mais cent fois, pouvaient tomber en tournoyant sous mon cadre et allumer un commencement d'incendie; — ce qui ar- rive souvent à bord, quand le navire est bercé par Ja lame et que le courant d’air, passant du capot de la chambre aux fenêtres de l'arrière, fait sans cesse va- ciller la mèche de nos lampes à roulis... Alors tout le bâtiment sautait. On eut d’abord beaucoup de peine à retrouver ce malheureux baril de poudre, qui, par prudence, surtout à bord des bâtiments baleiniers, où il y a presque toujours du feu sur le pont et dans l’entre-pont, aurait dû être amarré dans la hune d’artimon, ou bien relégué dans le fond du cul-de-lampe. Bizarre coïncidence ! quelques années plus tard, l’Asia a péri par Vex- plosion d'un baril de poudre placé dans le cul-de- lampe. L'équipage entier passa la nuit sur le pont, et M. Pastille, ce même marin dont la négligence avait failli nous jouer un si vilain tour lors de l'atterrissage des îles Auckland, fut placé à califourchon sur l’ex- tyémité du boute-hors du grand foe. Tout à coup, sa voix grêle mais stridente, reten- lit en sifflant au milieu du tapage infernal que nous faisions à bord. — Navire! navire! navire! s'écria-t-il. — Où cela? demandèrent toutes les voix, en même temps que le silence le plus complet s'établissait à bord, — Un quart au vent à nous! — Hourra ! hoürra ! hourrat répondit tout l’équi- page. Car, au même instant, tous les yeux s'étaient fixés dans la direction indiquée; nous apercevions des fanaux qui montaient et descendaient rapidement, sans doute à l’aide de drisses groupées à l'extrémité des vergues; puis un tintement de cloche répondait au tintement de la nôtre. C'était bien le Montano; sa grande masse noire, plus noire que la nuit, apparut bientôt à quelques brasses dans le vent, et, un instant après, nos compa- gnons sautaient à bord, et l’on s’embrassait comme si l’on ne s’était pas vu depuis longues années. Une distribution extraordinaire de bouyarrons de tafia arrosa l’heureux retour du capitaine, et I’ Asia, ayant fait un signe d’adieu au Montano, se couvrit de toile et reprit sa route vers le nord. XIV LA NOUVELLE-ZÉLANDE Voici la pédinsule de Banck, où nous passerons l'hiver, au fond d’une baie, en guettant les baleines mères qui fréquentent le rivage. La péninsule de Banck, que Cook lui-même pre- nait pour une île, est un immense pâté de terre, moitié plaines, moitié montagnes, entrecoupé de vallées, dentelé par des baies nombreuses, assez boisé, et relié, par une étroite bande de sable, à Ta- vai-Pounamou, la grande île sud de la Nouvelle- Zélande. Les Anglais, au mépris des droits acquis, se sont emparés de cette péninsule et y ont fondé la colo- nie de Canterbury, dont la prospérité rivalisera bien- tôt avec celle des établissements d’Ika-na-ma-vi, ile nord, où s'élèvent déjà des cités peuplées de cing à dix mille habitants, telles que Auckland, port Ni- cholson, Vangaroa-Kororarèka, etc. Nous aurons occasion de reparler de cette affaire, qui méritait d'avoir un bien autre retentissement que celle de Pritchard. - Le 30 avril, au point du jour, le cri: « Terre! » appelle tout le monde sur le pont. Le ciel est si pur, qu’à trente lieues de distance, nous reconnais- sons les sommets neigeux de cette chaîne de mon- tagnes qui domine la péninsule, et qui court du sud au nord presque parallèlement aux Cordillères de l'Amérique méridionale, Dix-huits cents lieues séparent ces deux grandes poutres de la charpente du globe. L'Océan a respecté la base des Andes et submergé presque entièrement celle des Kaikaldas de la Nouvelle-Zélande. De Mon- tévidéo à Mendoza, c'est-à-dire du rivage de l'At- lautique au pied des Andes, on compte plus de quatre cents lieues; c'est à peine si, dans sa plus grande largeur, la Nouvelle-Zélande, en compte cinquante ou soixante, Nous avançons sous l'impulsion d'une jolie brisequi nous pousse grand largue. Dès midi, la vigie signale la pointe de rochers derrière laquelle s'ouvrela petite baie de Martha et Pireka, que s'empressent d'occu- per les pêcheurs arrivant les premiers à l'hivernage. Nous laissons à gauche une échancrure de la cole, qui indique l'entrée du port d'Alharoa, et nous dé- 3 3% LES BALEINIERS passons les criques de Pahatoupa, de Wakarimoa, de Kokarourou, de Putakolo, la baie de Boue et le cap du Caiman, pour traverser, dans la direction du ouest-nord-ouest, le grand golfe de Pegasus, et nous tenir préts à jeter ’ancre demain, au point du jour, dans le petit havre d’Oéteta, ce cabinet particulier du port Cooper. Le soir, la brise tombe, et nous mettons en panne au soleil couchant. Je compte cette journée au nombre de mes plus belles journées de mer; tout était gai, joyeux, riant dans l’air, dans le ciel, dans la ronde brise de nord-est, dans l'aspect de cette terre nouvelle dont les mornes grandissaient et ver- dissaient d'heure en heure. Pendant une partie de cette journée, assis sur la drôme de I’ Asia, j'ai pêché à la ligne de grands poissons très-goulus qui ava- laient avec délices des hamecons amorcés d'un mor- ceau de chemise de laine rouge. Cet hamecon, sans plomb de sonde, sautillait, entrainé dans le sillage du bâtiment, et les sabres — nos matelots appelaient ainsi ces poissons, plats et longs de plus d’un mètre, — s'élançaient à sa poursuite. Ces sabres, que j’a- vais déjà vus, pris et mangés sur la côte de Chili, appartiennent, je crois, à la famille des characins odoës, et leur chair a beaucoup d'analogie avec celle du brochet. Aussitôt les voiles serrées, les matelots jetèrent les lignes de fond, et les morues affluèrent sur le pont. Ces morues, plus petites que celles de Terre- Neuve, avaient les écailles du dos très-rosées et se rapprochaient beaucoup de ce qu'on appelle en Eu- rope le lieu. Tout nous annonce que les atterrissages sont riches en poisson, Tant mieux, le régime de l'hiver- nage nous consolera de celui de la haute mer. Ainsi done, demain, je mettrai le pied sur la terre du phormium tenax, ce chanvre plus soyeux que la soie; demain, je verrai ces charmants cannibales qui boivent le sang de l'homme comme nous buvons le vin! Et, révant aventures, suets-k-pens et com- bats, j'oublie qu'il est temps d'aller dormir. Il est vrai que j'écoute la suite d’une longue dis- cussion qui vient de s'élever entre nos matelots. Sur le plus haut piton de la chaîne de montagnes qui s'étend devant nous, il y a un petit nuage blane de la grosseur et de la forme d’un ballon; un nuage isolé, perdu dans le désert du ciel. Or, le premier qui l'avait vu, ou plutôt qui y avait fait attention, c'est le père Marsouin. — Qu'est-ce que le père Marsouin ? Ah! c'est vrai, vous ne le connaissez pas. Le père Marsouin est le doyen de nos matelots, l'oracle du bord et du mauvais temps. Or, en voyant le nuage, il a secoué la tête. — Qu'avez-vous, père Marsouin? lui ai-je de- niandé, — Vous voyez bien ce nuage, major? — Oui. — Lh bien, je ne vous dis que cela. Et ila coupé à sa carotte une chique grosse comme line noix, se Vest introduite dans le côté gauche de la bouche, et a commencé philosophiquement sa mas- tication. Alors une discussion, comme je le disais, s'est levée à propos du petit nuage, Pour les uns, c'était un signe infaillible de beau temps, d’autant plus que la lune brillait sans halo, et qu'il était, par conséquent, injuste d'appliquer à la présente circonstance le quatrain météorologique : Charme à la lune Ne casse pas mât d’hune, Mais va les ébranlant Bien souvent. Pour d’autres, — et à la tôle de ces pessimistes était le père Marsouin, qui, le premier, avait émis celte opinion, le nuage ne présageait rien de bon, et ils racontaient des histoires de grains blancs des tro- piques et des pamperas de la Plata, terribles oura- gans que riea n’annonce à l'avance, sinon quelques petites nuées floconneuses tout à fait dans le genre de celle qui flottait alors au sommet de la montagne, et qui semblait voltiger là comme un albatros. La petite nuée grossit peu à peu, grossit encore, grossit toujours, non pas à l'instar de la boule de neige qu grossit par juxta-position, mais en vertu de la force d'expansion qui réside en elle-même; et tout à coup elle envahit le ciel et l'horizon, puis se dé- chire en mille endroits, sème les vents et la fou- dre, et soulève en montagnes d'écume la mer, qui, une heure auparavant, conseryait les niveaux du calme. Malheur au navire surpris par un pareil grain | Voilà done où on en élait de la discussion, lors— que l'officier de quart cria : — Pique huit. Le mousse frappa sur la eloche les huit coups de minuit. ll était l'heure de s’emboiter dans son cadre, Je m'acheminai done vers ma cabine; mais ce fut, je l'a- voue, à regret. Je ne pouvais m'arracher au spectacle de cette mer calme et sans houle, sur laquelle notre Asia se balançait avec langucur. Je ne pouvais détourner les yeux de ce rivage où m'avaient conduit de mysté- rieuses influences. H me semblait, maintenant que nous n'avançcions plus vers lui, que c'était lui qui avançait vers nous. Et les falaises et les rochers pre- naient sous les rayons de la lune des grandeurs in- commensurables qui se confondaient avec celles des Alpes du sud et du Kaikaldas. Je rentrai done dans ma cabine, tout enchanté de la bonne journée qui m'attendait le lendemain; car il avait été décidé que, dès quatre heures du matin, on ferait route vers Oéteta. J'avais si grande hâte de frapper du pied cette terre longtemps révée par moi daus mes aspirations vers l'inconnu, que ce ne fut qu'une heure après m'èlre jeté sur mon lit que je parvins à m’endormir. Mes yeux s’élaient done fermés à grand'peine de puis quelques instants, et mon esprit commençait À voyager dans la grise contrée des songes, quand le bruit des pas de l'équipage courant sur le pont, et la voix de stentor du capitaine, commandant les ma- nœuvres, me réveillèrent en sursaut. Un instaut, je crus que l'Asia, comme aux îles Auckland, avalt failli donner du nez sur un roc, et je m'élançai vers le capot de la chambre. Tout était bien changé : la nuit n'était plus silen= cieuse, la mer n'était plus calme, le firmament n'é- i tait plus bleu... Le vent siffait par tourbillons, les LES BALEINIERS 35 vagues étaient blanches d'écume, et de gros nuages noirs planaient sur notre mâture. L'ouragan, descendu des gorges des Kaikaldas, s’épanchait furieux sur Ja baie de Pégase. — Vite au large! au large! Force de voile, en- fants! et hâtons-nous de gagner la pleine mer pour ne pas périr corps et biens sur les côtes escarpées du nord-est, où pas un navire, pas une baie, pas une crique ne nous offre un abri, depuis Togolabo jus- qu'au détroit de Cook. Tandis que l’on chargeait le navire de toile, et que, lofant et gouvernant au plus près, nous nous éloi- gnions dela péninsule, maitre Marsouin, qui se ren- dait à la barre, se pencha vers moi, et, faisant de sa main un couvercle à sa bouche, jeta rapidement ces mots à mon oreille : — Je vous l'avais bien dit, major. Oui, c’est vrai, il me l'avait bien dit, le vieux loup de mer, et, cette fois, il ne s’était pas trompé. J'avais oubiié la phrase de maître Marsouin, et il venait de me la rappeler avec orgueil, car il préten- dait avoir deviné Ja tempête. Ainsi font les pilotes normands, quand on leur demande leur avis sur le temps à venir; ils choisissent un nuage entre tous les nuages, et le montrent mys- térieusement du doigt en disant : — Vous voyez bien ce chifion, blanc, gris ou noir ? — Oui. — Eh bien, je ne vous en dis pas davantage. Alors, qu'il vente, qu'il pleuve, qu’il tonne, ou que le beau temps continue, peu importe ; l'élasticité de la réponse, toute normande, n’a pas compromis leur réputation de sagacité. Cette fois, au reste, le père Marsouin s'était expli- qué plus clairement que ne font d'habitude ses con- frères, et il ne s'était pas trompé; nous étions en pleine tempête, Le soleil du 4° maise lève, éclairant l'orient d'une teinte pâle et jaune, et, à mesure qu’il monte, ses rayons, que la poussière des vagues obscurcit, descendent vers la mer comme les haubans d'une mature; les coups de tonnerre ricochent sur la côte, une pluie pesante et serrée tombe, le ciel et l'eau se confondent dans un même horizon, et Tavai-Pouna- mou disparait. Notre but est de nous maintenir assez au large pour ne plus craindre que la dérive au nord et les raz de marée ne nous entraînent vers les rochers de Lookers-Soons; — si nous laissions arriver en fuyant devant le temps, ce danger serait évité plus facilement encore; mais, après l'ouragan, nous nous retrouverions à une centaine de lieues des edtes, et il faudrait longtemps louvoyer pour rentrer dans la baie Pégase. Malheureusement, nous ne pouvons lutter au plus près contre le vent; le mât du grand perroquet se brise, la misaine se déralingue, et il faut laisser arri- ver pour réparer les avaries. Nous laissons donc arriver ; mais, tandis quel’ Asia, obéissant au gouvernail, décrit une portion de cir- conférence et présente carrément le flanc aux vagues, une masse d'eau escalade les parois, roule en mugis- sant sor le pont, et renverse tout sur son passage jusqu'à ce qu'elle se soit lentement écoulée par les dalots, les éeubiers et sabords. A midi, l'ouragan, dont la fureur ne cesse de s’ac- croître, change de physionomie. Les nuages ont fui, et le ciel se revêt d'un azur limpide, vif et sans tache; les flots, qui s’entre-choquent et sepulvérisent, remplacent par une pluie ascendante la pluie qui tombait ce matin, et, comme par ironie, le soleil resplendit aussi beau que dans les plus beaux jours d'été. Ce phénomène du ciel pur avec un brillant soleil pendant une tempête, n'est pas rare, et le vent ne souflle jamais si violemment que lorsqu'il traverse une atmosphère dépouillée de nuages. La nuit fut longue, non-seulement pour moi, mais, je le déclare, pour les plus vieux matelots. L’ouragan, pendant cette nuit, atteignit son maxi- mum d'intensité; toutes nos voiles furent défoncées, déchirées ; le petit foc seul résista; deux hommes manœuvrèrent incessamment la barre du gouvernail ; c’étaient les deux meilleurs timoniers du bord, et ils employèrent toute leur adresse, toute l'énergie de leurs bras pour maintenir dans sa route l’Asia, qui labourait péniblement la mer; les vagues, comme un troupeau de loups marins, nous poursuivaient à l'ar- rière et menacaient de nous dévorer si le navire, fai- sant des embardées, eût ralenti sa course. La phosphorescence de la mer était si grande, qu'on aurait cru qu’un incendie s’allumait dans notre sillage, Les vagues flamboyaient comme un punch. Au point du jour, un dernier coup de mer brisa la pirogue du capitaine; on avait rentré les autres. Ce coup de mer fut le dernier soupir de la tem- pete, dernier soupir terrible, agonie pareille à celle de la baleine qui fleurit. Puis, aussi soudainement qu’elle s'était élevée, la tempôte s’apaisa, et, dès midi, l'on put enverguer de nouveaux huniers et une nouvelle misaine. Le vent, quoiqu'il soufllât encore du sud-ouest, était maniable, et l’on rectifia la route. XV LES ILES CHATAM A midi, on fit les calculs de latitude; à deux heures, ceux de longitude. Où étions-nous? A vingt lieues, à trente lieues de la Nouvelle-Zélande, peut- être. - Non, non! La dérive, les courants, les raz de ma- rée nous avaient tellement drossés dans l'est, que l'ar chipel des îles Chatam ne devait pas se trouver à plus de trente milles sous le vent; et, sans la brume qui chargeait l'horizon, on les découvrirait certaine- ment du haut de la mature. Le capitaine hésita un moment s'il gouvernerait sur les îles Chatam, ou s'il mettrait le cap sur la pè- ninsule de Bank. Une baleine, deux baleines, trois baleines qui vinrent, joyeuses après l'orage, jouer, folâtrer autour du navire, firent taire ses irrésolutions. On arma en toute hâte les pirogues, et on prit chasse ; mais la nuit vint avant qu'aucune d'entre elles pat être frap- péo d'un eoup de harpon. Ordinairement, les navires baleiniers, une fois 36 LES BALEINIERS O00 rendus sur les lieux de pêche, ne marchent pas pen- dant la nuit. Ils risqueraient, dans l'obscunté, de s'éloigner des parages où le poisson séjourne tant qu'il y trouve sa nourriture. Or, les baleines auxquelles nous avions donné la chasse, nous paraissaient sérieusement occupées à pêcher leur souper. Il était done probable que, le len- demain matin, elles seraient, sinon à la même piace, du moins dans les environs. Nous passames la nuit en panne. Au point du jour, au lieu de crier : « Baleine! » la vigie cria : « Terre!» En effet, le courant nous avait rapprochés des îles Chatam. Nous nous préparons alors à croiser autour de cet archipel. Les baleines de la veille ne sont plus là; mais peut-être les retrouverons-nous sur les bas- fonds de la côte. Une brise qui s'élève par risée nous permet d’avan- cer vers la plus grande des iles, dans la direction du mouillage de Wai-Tangui. Des souffles de baleine sont signalés, et nos canots prennent chasse, tandis que le navire louvoie sous pe- tite voilure, Al entrée d’une baie qui paraît avoir trois ou quatre milles de profondeur, sur autant de largeur. Vers midi, un des cétacés que l’on poursuivait, est harponné et tué, et les pirogues le remorquent dans cette baie, où le navire ne tarde pas à mouiller le long de son cadavre. Ce fut le capitaine Brougthon, compagnon de Vancouver, qui signala le premier ces terres, le 23 novembre 4791. ll jeta l'ancre au nord, dans une petite baie qu’il nomma la baie de l'Escarmouche, et prit possession de ces contrées au nom du roi de la Grande-Bretagne. L'île principale est située par les 43° 52’ de latitude méridionale, et 479° 4%’ de longi- tude ouest. Les montagnes de ces îles, qui atteignent à peine une hauteur de deux cent cinquante mètres, sont d’origine volcanique. On y trouve aussi des conglomérations de grès vert avec des coquilles bri- sées, et la plupart de ces dépôts sédimentaires sont antérieurs à l’épanchement des rochers pyrogènes, Ce groupe, indifféremment nommé Chatam ou Brougthon, se compose des îles de l’Attente, de la Cloche, de la Table, de Pitt et de Chatam. Hi est en- touré de divers flots dont les gisements géographiques ne sont pas encore bien déterminés, tels que ceux du nord-ouest, de Double-Full,des Sœurs, du Solitaire, de la Vierge, de la Cathédrale, des Zélandais, ete., etc. La plus grande terre a douze lieues de longueur sur autant de largeur; elle est fertile et colonisable, et possède des ports nombreux et sûrs, Ceux de Four- nier et de Dubraye, auxquels, par exemple, les car- tes ne donnent que le nom de criques ou d’anses, peuvent recevoir les bâtiments du plus fort tonnage. En 1838, M. le vice-amiral Cécile, commandant alors la corvette l'Héroïine, et ayant pour officiers MM. Dubraye et Fournier, a relevé les plans d’une partie des côtes. Les atterrissages sont faciles, en gé- néral, mais des brumes très-fréquentes les rendent parfois dangereux. Comme je le dirai plus bas, les habitants sont de la même famille que les Nouveaux- Lélandais, ou plutôt ce sont de véritables Nouveaux- Zélandais, que des migrations ont conduits dans cet archipel. J'ai dit que Brougthon, qui les découvrit, les avait réunies aux possessions des trois-royaumes; mais c’est à nous qu’elles appartiennent de droit. Elles nous coûtent cher; nous les avons payées du sang de trente-deux de nos matelots, et, si jamais nous en- voyons la population de nos bagnes dans l’hémi- sphère sud, les îles Chatam devront être à notre co- lonie pénale ce que l'ile Norfolk est à l'Australie et à la terre de Van-Diémen, i En effet, au lieu d’un drapeau planté à comme um signe de suzeraineté, comme une preuve de prise de possession, on peut voir encore, échouée sur le sable d’une des baies de Chatam, la quille à demi brûlée du navire français le Jean-Burt, baleinier du port de Dunkerque. Le capitaine Gautrau le com- mandait en 1838. Après avoir battu la mer pendant de longs mois sans succès, il vint relâcher à Cha- tam pour y faire de l’eau et du bois. Mais, à peine l'ancre mouillée, il se fit, pourquoi? nul ne le sait, sauter la cervelle d’un coup de pistolet. Ce qu'il venait de faire tranquille dans un port, il ne l’eût certes pas fait en pleine mer. Esclave du de- voir, il avait voulu, avant tout, conduire son na- vire en sûreté et le mettre à l’abri du mauvais temps. Mais la fatalité pesait à la fois sur le capitaine et sur le bâtiment. La mort du capitaine constatée, son premier lieu- tenant prit aussitôt le commandement, On célébra les funérailles du suicidé ; on l’enterra sur un petit monticule au fond de la baie, et l'équipage but à son souvenir, ainsi qu’à la santé du nouveau capitaine. Mais il but trop largement sans doute, et son ivresse fut mortelle. Comme c’est l’usage en Océanie, où la prostitu- tion n’est point une honte, des femmes de la tribu voisine vinrent passer la nuit à bord. Des femmes! je me trompe et je pourrais induire en erreur ceux qui me lisent en disant des femmes; non! des jeunes filles, et moins que des jeunes filles, de pauvres en- fants que les insulaires vendent aux matelots pour quelques hardes en lambeaux, pour un morceau de tabac, pour un fragment de biscuit! Je n’ose vraiment écrire ici ce que Eitouna, chef de la tribu, conduit en France prisonnier, a révélé sur les causes du massacre de l'équipage du Jean- Bart. Ul paraît, cet homme l’a affirmé du moins, qu'un matelot ivre, éprouvant une invincible diffi- culté à assouvir sa brutalité sur une petite fille de cinq ans, l'éventra d'un coup de couteau. L'enfant poussa un eri terrible, À ce eri, qui an- nonçait un assassinat, pis encore, toutes les femmes qui étaient alors sur le bâtiment sautèrent à la mer pour gagner le rivage. Le lendemain, pas un naturel ne vint à bord; quelque vengeance terrible se préparait. Aussi le nouveau capitaine voulut-il mettre tout de suite à la voile; mais lamer avait calmi; et ce calme le retint au mouillage, Alors on essaya de touer le navire; mais les courants se déclarèrent contre lui, et il fallut res- ter près terre, Pendant ce temps, les naturels, prévenus par des messagers, accouraient de toutes parts en armes vers le rivage de la baie. L'équipage du Jean- Bart voyait du bord tous ces préparatifs de guerre, et, enchainé comme par une vengeance du ciel, il ne pouvait pas faire un pas pour s'éloigner. A chaque instant, l'assemblée des sauvages s'aug- LES BALEINIERS 37 mentait. Le soir, elle était nombreuse. Le lende- main, grace aux feux allumés sur la plage pour con- voquer les guerriers des îles voisines, elle était formidable. : Il n’y avait plus à en douter, dans un instant le Jean-Bart allait être attaqué, et la fuite seule, une prompte fuite pouvait le préserver d’une immense catastrophe. On espérait, ce qui arrive souvent dans ces pa- rages, qu'il s’élèverait vers cing heures une brise du soir qui pousserait le navire au large. Mais, comme si le Jean-Bart eût été condamné d'avance par Dieu lui-même, la brise du soir fit com- plétement défaut, et l'équipage, descendu dans cinq embarcations, et ramant avec toute l'énergie da dé- sespoir pour remorquer le navire au large, ne put maîtriser les courants. Il fallut donc se résigner et attendre le lendemain, en faisant bonne garde. Des matelots armés de fusils furent placés dans chaque porte-haubans, au bos- soir et sur l'arrière; la consigne était de faire feu sur tout ce qui approcherait du bord pendant la nuit. Vers une heure du matin, l'homme de garde au bossoir entendit un bruit semblable à celui d’un na- geur. Au lieu d'attendre, puisque le bruit était isolé et ne présageait, par conséquent, rien de bien dange- reux, il exécuta brutalement sa consigne, et tira vers le point lumineux où se trouvait le nageur, trahi par la phosphorescence des vagues. Au jour, on aperçut sur un flot voisin le cadavre d'un homme que la marée y avait déposé. La poi- trine était traversée d'une balle. Je mentionne ces détails d'après les récits d’ Kitouna lui-même, car, sans lui, le plus impénétrable mystère régnerait encore sur les causes de ce terrible drame. Eitouna ajouta que ce cadavre était celui d'un chef qui se rendait furtivement à bord du Jean-Bart, pour avertir le capitaine qu’au lever du soleil il serait at- laqué. — Il trahissait les siens, dit Eitouna dans l'inter- rogatoire qu'on lui fit subir, et le grand Atoua (Dieu) J'en a puni. XVI MASSACRE Le soleil se leva. Vingt pirogues, chargées de trois cents guerriers accourus de tous les points de l’Archipel, gouvernèrent vers le Jean-Bart. De loin on avait vu l'ensemble; au fur et à me- sure qu'ils approchaient on distinguait les détails, Les guerriers élaient en tenue de combat : che- veux ébourillés et emplumés; corps frottés d’ocre rouge; tatouage national illuminé des plus ardentes couleurs. Ils brandissaient des massues, des ferrailles aiguisées, des armes inconnues, hurlant leur chant de guerre et l'interrompant pour rire en chœur d'un rire impitoyable et féroce ; car ils voyaient le déses- poir de ces marins qui bordaient et étarquaient, étarquaient et bordaient sans cesse leurs voiles, que le plus léger souflle de vent ne fit pas fasier. Il fal- lait donc combattre pour défendre sa vie. On avait amoncelé sur le pont, outre les fusils et les mous- quets, les armes terribles des marins : harpons, lan- ces, louchets et haches. — Z Les munitions épuisées, on y aurait recours. Le combat fut long et terrible, dit Eitouna. Les Français se défendirent avec le courage du désespoir, mais ils succombèrent, s’affaissant un à un sur des monceaux de cadavres. — © Ils étaient trente contre trois cents. Quand le dernier matelot du Jean-Bart eut rendu le dernier soupir, tous payant cruellement le crime d'un seul, les vainqueurs halèrent le navire sur la grève et l’incendiérent. Puis la victoire fut célébrée par une orge de sang, par un festin de chair humaine. Quelques mois aprés, le navire américain la Re- becca-Sims s'arrêta à Chatam. Un des insulaires offrit alors au capitaine de lui échanger une montre marine, un ckronométre contre quelques livres de poudre. Es possédaient les fusils du Jean-Bart ; mais l'équipage du Jean-Bart avait brûlé sa poudre jus- qu’au dernier grain, L’Américain examina les objets qu’on lui présentait, et les reconnut pour avoir appar- tenu à un navire français. Alors il prit quelques ren- seignements, et, ne doutant plus qu'un grand mas- sacre n’eût été commis, il se hata de faire voile pour la baie des îles, où il espérait trouver le comman- dant Cécile de la corvette l’Héroïing. Il l’y trouva en effet. Immédiatement, M. Cécile s’adjoignit trois navires baleiniers, l’ Adèle, du Havre, et deux autres améri- cains; puis il fit une descente à Chatam, avec l'es- poir de tirer de l'esclavage ceux de nos malheureux compatriotes qui auraient survécu à la catastrophe. Il est inutile de dire que cet espoir fut bien vite perdu. Les naturels s’enfuirent dans l’intérieur des terres et sur les îlots environnants. On ne put s’emparer que d’un seul d’entre eux: c'était leur chef, Eitouna. Il affirma que tous les Français avaient été tués et mangés, et l'expédition gagna la pleine mer, après s'être donné la stérile satisfaction d'incendier les vil- lages. Aucun naturel ne vint à bord de l'Héroïne. Mais les femmes des tribus y furent admises. Je crois qu'on lira avec intérêt les fragments que je joins ici du rapport du commandant de la corvette l'Héroïine, M. Cécile, aujourd’hui vice-amiral. J'y ajouterai quelques réflexions suscitées en moi par un entretien que j'eus, un jour, sur la péninsule de Bank, avec les naturels qui avaient fréquenté et connu plusieurs habitants de Ghatam, acteurs dans ce terrible drame. Ce que je viens d'en dire déjà ne concorde pas complétement avec la narration de M, Cécile, Rapport de M. Cécile. | desis Au moment où je faisais mes dispositions pour mettre à la voile et me rendre à Taïti, le balei- nier américain la Rebecca-Sims entra dans la baie des iles. Le capitaine Ray, qui le coramandait, m'an- nonça la triste et déplorable nouvelle du massacre de l'équipage du Jean-Bart, et de la destruction de ce navire par les naturels de l'île Chatam. Voici en quels termes le capitaine rendait compte de cet 38 LES BALEINIERS événement sur son journal de bord, à la date du A1 juin 1836 : « A quatre heures de l'après-midi, étant à Vembou- chure de la baie, grande île Chatam, nous allames mouiller par quatre brasses d’eau avec le navire la Rose, qui nous accompagnait, La, nous apprimes qu’un mois auparavant un navire français avait été pris, pillé, détruit et brûlé par les indigènes, » Nous allames aux informations, et nous sûmes _que les naturels se rendirent à bord du navire de la même manière qu'ils vinrent à bord de mon bâ- timent, sans aucune intention de faire mal, mais que les Français, trouvant qu'ils étaient trop nombreux à bord, tentèrent de les renvoyer à terre. Les insulaires, ne comprenant pas ce qu'on voulait leur dire et désirant faire un peu de com- merce, hésitèrent à s’en aller. » Les Français, croyant leurs intentions hostiles, employèrent des moyens violents pour se débar- rasser d'eux, et les attaquèrent à coups de lance et de louchet. Nous apprimes qu'il y eut deux Français tués, que vingt-sept natifs perdirent aussi la vie, et qu'un nombre encore plus grand fut blessé. » Maintenant, comme j'ai visité deux fois cette ile, et que, chaque fois, je n’y ai éprouvé que de bons traitements, je ne puis m'empêcher de croire que les Français ont été très à blamer. Nous res- times au mouillage depuis le 41 jusqu’au 23 juin. Nous y fimes du bois et de l’eau, et, en traversant la baie pour en sortir, nous vimes les restes du navire qui avait été brülé. » Tel est le récit bref et succinct du capitaine Ray. C'est celui qu'il tient de la bouche des sauvages, intéressés, on le comprend bien, à se disculper. En outre, il y a rivalité entre les baleiniers américains et les nôtres, et, comme on peut le voir, le ton de ce récit est peu bienveillant pour les Français, qui n'ont pas voulu laisser les insulaires se livrer à leur commerce. Au reste, nous avons depuis, en mer, rencontré le capitaine Ray. Il conduisait son na- vire, la Rebecca-Sims, avec le chronomètre du Jean- Bart. Je reprends le récit du vice-amiral Cécile : « Je fis tout de suite mes dispositions pour me ren- dre à Chatam et venger sur les insulaires le massacre de nos compatriotes. Y aller seul présentait peu de chances de succès. Je profitai de la bonne volonté du capitaine Welch, commandant le baleinier français l'Adèle, de celle du capitaine de la Rebecca, qui m'ofrit de m'accompagnér, et nous mines à la voile le 6 octobre pour cette destination. » Nous nous.présentames dans la grande baie de Chatam le 17 octobre. Je fis passer à bord des deux navires qui m'accompagnaient vingt-deux hommes commandés par un oflicier. Ils eurent ordre de se tenir cachés et de faire prisonniers tous les insulaires que les capitaines parviendraient à attirer à leur bord. » Le but que je me proposais en agissant ainsi Gait d'avoir des otages pour me faire rendre les l'rançais en cas qu'il y en eût encore dans l'ile, et de saisir les chefs pour en faire justice, Les navires se rendivvat au mouillage et je manœuvyrai pour sor- Ur de la baie, alin d'éviter les soupçons que pourrai- Es à» vw % fw 5 %Yy ww v % % % v YU vw ww 5 % ww © y vw faire naître aux Zélandais la vue de la corvette, quoi que j'eusse pris soin de la déguiser. » Les naturels, très-défiants, résistèrent aux in- vitations des capitaines. Je revins le lendemain, » Néanmoins le principal chef, nommé Eitouna, cédant aux sollicitations du capitaine Ray, et malgré les remontrances de ses gens, particulièrement des anciens qui voulaient s’y opposer, alla à bord de Ia Rebecca, avec sa femme, deux hommes et plusieurs jeunes filles. L’Anglais Coffee s’y rendit aussi avec sa femme. Il était alors huit heures du matin. Dès que la corvelte parut, onles arréta. Dans le tumulte, la femme d’Eitouna parvint à s’échapper et à se je- ter à la mer, Un matelot, la voyant gagner la terre à la nage, et la prenant pour un homme, la tua d’un coup de fusil, » Ce coup de fusil donna l'éveil aux insulaires, qui, inquicts de voir leur chef rester si longtemps à bord, s'étaient répandus et cachés dans les buissons sar une hauteur qui domine le mouillage, De ce point, ils tirèrent sur les deux navires qui étaient à portée de fusil. Quelques balles percèrent les pi- rogues, mais personne ne fut atteint, » Il résulta de Vinterrogatoire subi par Eitouna que le Jean-Bart, arrivé à Chatam dans les pre- miers jours du mois, n’était pas encore au mouillage, que déjà il avait été accosté par plusieurs pirogues des deux tribus établies dans cette ile. Il était à peu près deux heures quand ce navire mouilla dans la petite baie de Wai-Tangui, sur les bords de laquelle est établie la tribu de Eitouna. Le capitaine, effrayé de voir son navire envahi par un si grand nombre de sauvages, demanda aux chefs de les renvoyer à terre. Hitouna donna ordre aux siens de partir. Plu- sieurs obéirent, d’autres restèrent à faire des échanges avec les matelots. Les compagnons d’Himaré, chef de l’autre tribu, restèrent aussi, de sorte qu’il s’en trouva de soixante et dix à soixante et quinze à bord. Le capitaine, ne se croyant pas en süreté, appareilla aussitôt pour quitter la baie, et refusa de lireles cer- tificats qu'Eitouna lui présenta pour lui inspirer de la confiance. » Kitouna et plusieurs chefs étaient dans la chambre du Jean-Burt, quand tout à coup ils enten- dirent un grand tumulte sur le pont. A l'instant où ils se présentèrent à l'échelle du drome pour monter, un naturel blessé tomba du pont dans l'escalier. Us rentrèrent dans la chambre pour s’y mettre à l'abri : mais bientôt la claire-voie s’ouvrit, et l'on chercha, dit Litouna, à les tuer à coups de lance et de lou- chet dirigés dans tous les coins de la chambre; beaucoup d’entre eux furent blessés, quelques-uns tués. Ils cherchèrent alors des armes pour se dé- fendre, trouvèrent un fusil à deux coups et des pis- tolets dans la chambre du capitaine; mais ces armes élaient à percussion, et sans capsules : ils ne purent s’enservir, Hs découvrirent enfin, dans une soute, des mousquets et des cartouches dont ils s'emparèrent pour se défendre, et parvinrent à tuer deux hommes de l'équipage, Aussitôt la claire-voie de l'escalier tut barricadée par les hommes du dehors, et bientôt ils u’entendirent plus rien, » Eitouna suppose que l'équipage, effrayé de les voir maitres des armes à feu, avait barricadé les ouvertures, afin d'avoir le temps d'amener les pi- rogues et de se sauver ; car, dès qu'il arriva, lui et LES BALEINIERS 39 les siens, sur le pont, ils n’y trouvèrent plus personne. I] assure que vingt-huit Zélandais et une femme furent tués, et vingt personnes blessées. Ce chef croit que le combat a été provoqué par les hommes d'Eimaré, qui auraient voulu s'emparer de quel- ques objets et qu'on aurait repoussés. Il dit aussi que, sans les armes à feu qu'ils ont trouvées, ils eussent été tous tués par les Français, Le combat aurait duré depuis deux heures après le coucher du soleil jusqu'à deux heures du matin. » Tel est Vinterrogatoire d’Eitouna rapporté par M. Cécile. C'est un document très-obscur. Eitouna cherché à se disculper en accusant son collègue Eimaré. Mais admettons qu'il soit vrai qu’en remon- tant sur le pont, à deux heures du matin, il n’y ait plus trouvé personne; qu'étaiént devenus ou que de- vinrent alors les Français qui étaient dans la chambre du Jean-Bart avec lui et ses hommes? Certes, les naturels n'étaient ni descendus ni restés seuls dans la cabine du navire. Il est à remarquer qu’Eitouna ne parle pas des préparalifs faits par les naturels deux jours ayant le combat, et de l'attaque du na- vire, qu'ils exécutèrent en troupe. Comme je le di- rai plus loin, j'ai souvent entendu raconter cet hor- rible événement pendant mon séjour à la Nouvelle- | Zélande, et j'ai recueilli la tradition, qui nous apprend qué lés choses se sont passées telles que je l'ai dit au commencement de ce chapitre. Eitouna, dans son in- terrogatoire, avait intérêt à nier toute préméditation. Je reprends le récit du commandant Cécile. Le comimandant Cécile, ayant fait donner des armés aux hommes du navire l’Adèle, fit une des- cente avec une compagnie de débarquement et dé- tr isit plusieurs villages. Les naturels s'étaient réfugiés dans l’intérieur des terres; on incendia leurs cabanes, on brüla leurs pirogues et on ramenaà bord un canot du Jean-Burt, ainsi que quelques objets ayant appartenu à ce même bâtiment. Eitouna était dans une grande perplexité, deman- dant toujours quand on lé mettrait à mort. Le com- mandant lui fit annoncer qu'on allait le conduire en France, et que le roi des Français déciderait de son sort. L'île Pal ne put être visitée À cause du mauvais temps et du brouillard. Peut-être quelques survi- vants du malheureux équipage y étaient-ils cepen- Gant réfusits. Peu de jours après, l'Héroïne alla à Van-Garon pour tomber à l'improviste sur la tribu d'Eimaré ; mais les naturels la virent venir et s’enfuirent dans l'intérieur, On détruisit leurs cabanes et on enleya leurs pro- visions. Eitouna, prisonnier, était un objet d'étude pour tous. Une exquise sensibilité temptrait la sauvage énergie de ce chef, Quand le commandant Cécile lui eut fait savoir qu'il ne serait pas mis à mort et mangé, mais qu'on le condüirait on France, où le roi lui fe- rait sans doute grâce de la vie, sa première pensée fut pour sa femme, et il supplia qu'on la laissât ve- nir à bord de la corvette et qu'on l'emmenit en France avec lui. Le malheureux ignorait qu'au mo- ment mème où il fut fait prisonnier à bord de la Re- becea-Sims, sa femme, qui s'était jelée à la mer, avait EE tuée d'un coup de feu. Comme il paraissait ado- rer celle pauvre créature, on lui laissa ignorer sa mort, et on lui dit que les règlements de la marine française s'opposaient à ce qu'une femme prit pas- sage sur un bâtiment de guerre. On défendit aussi aux femmes de sa tribu qui furent admises à le voir, del'instruire de la perte qu’il avait faite. Eimoka, sa nièce, belle jeune fille de quinze ans, déclara que cette défense était inulile, et que ni elle ni aucune de ses amies ne ferait part à Eitouna de ce malheur. — Car, ajouta-t-elle, s’il vénait à connaitre le sort de sa fémme, il se tuerait de désespoir. C'est ce qui arriva plus fard. Eimoka avait prédit la vérité, Les adieux d'Eitouna furent déchirants. Tandis que la corvette apparcillait pour quitter les Chatam, il réunit avtour de lui plusieurs femmes de sa tribu, et, quoiqu’on ne püût comprendre ce qu’il leur disait, on vit bien que ses paroles devaient être touchantes, puisqu’en l'écoutant ces femmes pleu- raient et poussaient des cris de désespoir. Puis, au moment de se séparer d'elles, il se fit couper par un des matelots une mèche de sés chéveux, la divisa en trois portions, qu'il bénit avec des prières et une pantomime expliquant clairement l'acte religieux qu'il accomplissait. La première part de la mèche dé cheveux était d stinée à sa femme, la seconde à son frère; la troi- sième à Eimoka. : Eitouna ne devait point voir la France. Deux jours après l'arrivée de la corvette à Taleahuna (Chili), on le trouva un matin étranglé dans les porte-haubans. Il était assis, et une courroie à bouele, dont le bout -s'attachait à tm piton du bord, lui serrait le cou. Hi lui avait fallu une force de volonté extraordi- naire pour se suicider ainsi. Depuis plusieurs jours, on avait remarqué sa grande tristesse, son air sombre et les larmes qui Coulaient au bas de son vi- sage quand il couvrait ses yeux avec sa main. Le commandant Cécile, étonné, procéda à une en- quête et sut que, malsré sa recommandation, on avait appris à Eitouna la mort de sa femme. C’est depuis ce moment qu'il s'était décidé à mourir. diteuna avait toujours cru qu'il serait pendu aussitôt son arrivée en France, puis rôti à la broche, et servi sur la table du roi Louis-Philippe. Quelques mauvais plaisants de l'équipage, aux- quels il faisait part de ses craintes et montrait ses esquisses, le confirmaient dans cette croyance au licu de la combattre. Il commençait à savoir lire, écrire et dessiner, et ses croquis, faits avec assez d'intelligence, représen- tient le plus souvent un homme pendu à une branche d'arbre. Il était si fier, comme chef de tribu, que, lorsqu'on lui donna des vétements de matelot, il exigea positi- vement que l'on prit en échange plusieurs belles nattes de phormium qu'il avait emportées avee lui. Pendant les premiers jours de la traversée, il se tint constamment sur le gaillard d'arrière pour ne pas être confondu avec ces matelots dont il portait le costume, ll était né au cap est de la Nouvelle-Zélande ; sa taille était au-dessus de la moyenne, sa complexion forte et nerveuse; sa figure, entièrement tatouce, 40 LES BALEINIERS i avait trois expressions bien distinctes qui, parfois, se fondaient en une seule, et qui donnaient alors à sa physionomie une expression étrange : le courage, l'intelligence, la ruse. Selon lui, son suicide devait honorer sa mémoire; car, pour un chef zélandais, c’est une honte de mourir de la main de ses vain- queurs ou de vivre leur esclave. Voilà tout ce qu’on sait sur la catastrophe du Jean- Bart.Peut-étre que, arrivé en Europe, Eitouna eût fait de nouvelles révélations sur les causes du massacre. Celles que j'ai indiquées sont, à mon avis, non-seu- lement les plus répandues, mais encore les plus pro- bables, et, comme tous les marins qui ont voyagé en Océanie, je suis porté à croire que la conduite de nos matelots a provoqué les terribles représailles de ces naturels, pour qui la vengeance est un devoir religieux. Un de mes confrères et bons amis, le doc- teur Assollant, embarqué sur le Jean-Bart, fut alors tué et mangé, XVII LE ROI THY-GA-RIT Notre visite forcée aux îles Chatam ne fut pas sans profit ; nous y tuâmes deux baleines, et, sans les ordres précis de l’armateur, qui avait décidé que nous exploiterions la saison des baies sur la pénin- sule de Bank, notre capitaine eût établi le quartier d'hiver dans l’anse du Jean-Bart. Quand un capitaine a reçu des instructions, ce n’est qu’à la condition de réussir qu'il peut s’en écar- ter. Or, quoi de plus incertain que le succès d’un voyage comme le nôtre, et quelle responsabilité pèse sur le capitaine qui change, ou même qui modilie son itinéraire? Nous quittâmes donc les Chatam avec regret, de même qu'avec regret nous avions quitté les îles Auc- kland. J’employai la matinée du jour de notre départ à parcourir les rives d’un lac d’eau salée, qui s’étend à deux kilomètres à peu près de la côte, mais sans chasser, voulant ménager mes munitions de chasse, et je ne me donnais pas la peine de fusiller les pies de mer, au corsage noir et au bec rouge, les courlis à bec jaune et à robe mouchetée de noir et de blanc, et les canards à crête rubiconde que je devais retrou- ver au port Olive. Je me reposai un instant sur les restes carbonisés du Jean-Bart, dont une extrémité n'était pas encore ensablée, et, jetant un regard de tristesse sur les cases effondrées et désertes du village de Vanga-Roa et de Wai-Tangui, je revins à bord au moment de l'appa- reillage. Le 8 mai, nous revoyons Tavaï-Pounamou à la hauteur du Lookers-Soons. 1 est midi, et nous se- rons encore obligés de passer la nuit dehors, car la brise du sud est faible, et nous ne ferons pas grand chemin de midi à ce soir. D'ailleurs, il serait im- prudent d'aller prendre le mouillage pendant l'obs- curilé, A demain done, si l'ouragan, comme l'autre nuit, ne descend pas des montagnes. Cook a donné le nom de Lookers-Soons (Speeta- teurs) à deux pics élevés qui dominent la côte en cet endroit, et qu’une profonde vallée sépare l’un de l'autre; ce grand navigateur prit l'ouverture de cette valiée pour une baie. Une pirogue montée par des naturels parut en sortir. Ils vinrent silencieusement contempler le navire, puis s'éloignèrent en poussant un grand cri. Les anciennes cartes indiquent donc à tort une baie de Lookers-Soons sur ce parallèle, et plus d’un navire affalé vers la côte a cru trouver un bon port 14 où une pelite catangue peut à peine recevoir quel- ques embarcations. Le 9 au matin, nous obliquâmes un peu vers le sud; nous marchions lentement en exploitant la mer; car nous n'avions encore que dix-huit baleines dans la cale et dans l’entre-pont, et il en fallait trente et une ou trente-deux pour compléter le chargement. Ainsi, nous rangeons de près l’ilot de la Table, gros rocher plat, planté comme une borne à l'entrée nord de la baie de Pegasus. De cet endroit, la langue de sable qui relie les terres de la péninsule, apparaît presque au niveau de la mer. À mesure que nous avançons, nous découvrons des pirogues baleinières croisant au dehors des caps nombreux dont la côte est hérissée depuis Akaroa jusqu'au port Cooper, et, vers quatre heures, nous laissons tomber l’ancre dans la crique de Oëtn, où nous ont devancés le baleinier le Neptune, de Nantes, et les navires le Grétry, l'Angehna, le Courrier et le Cousin, du Havre. La Nouvelle-Zélande n’est point la terre fleurie, la terre aux rives joyeuses que des récits mensongers m’avaient dépeinte comme un Eden; non: tout y est triste, âpre et sévère, et le rideau des montagnes dé- robe à nos regards les splendeurs et les beautés de ses vallées. Partout des murailles de rochers et des remblais naturels de terre que tapisse une seule plante, la criste-marine, Quand, pour pénétrer dans l’anse de l'Héroïne (Oététa), on gouverne à quelques enci- blures du morne d’Olimaroa, on est effrayé de voir surplomber au-dessus de la mature, et à plus de deux milie piéds de hauteur, une falaise coupée à pic et bariolée par les couleurs de zones horizon- tales de différents terrains mis à nu par quelque ca- taclysme, Je prends note des principaux aspects et des ca- ractères les plus saillants de ce vaste atlas de révolu- tions géologiques : par malheur, la science me man- que pour utiliser ces souvenirs. Du pied de cette falaise, on découvre en entier la golle de Togolabo, qui renferme plusieurs baies à bâbord, et dont le côté de tribord est séparé de la baie de Pégasus par une étroite langue de terre qui commence au cap Cachalot, entassement de rochus ainsi nommé depuis que le nayire baleinier le Gaclu- lot, du Havre, faillit s'y briser. La perspective de ce golfe est un peu plus riante que celle d'Oététa. Elle se contourne, fuit aw loin, et se perd dans des massifs de verdure, Rien n'est triste et désolé comme le havre de notre mouillage. Il est invisible au large. On dirait une échancrure profonde et circulaire, un vaste entonnoir pratiqué dans les terres, Quand on est à l'ancre, il faut lever la tête pour voir le ciel. Il est déjà dix heures, que le soleil commence à peine à rayonner au- dessus de la falaise d'Olimaroa, et, dès trois heures LES BALEINIERS KA de l'après-midi, il disparaît derrière le cap Cachalot. Ici, l'œil cherche en vain un bouquet d’arbres ; l'oreille, le chant si vanté des oiseaux ; l’odorat, les pénétrants aromates des synanthérées qui foisonnent dans les baies voisines. Rien ici, rien que ‘des brassiques sauvages, des lichens, des cristes et des mousses ; rien que les cris aigus des pics de mer et des moueltes, et les aboie- ments des chiens vagabonds; rien enfin que les mias- mes infects qui se dégagent des cétacés pourrissant sur le rivage. Cette baie a deux plages de débarquement. Sur l’une, fume le camp des naturels. L'entrepôt des navires ét le cimetière des marins occupent l'autre. Le camp des naturels (et je le nomme ainsi parce que la tribu ne Vhabite que quand les Européens y viennent hiverner) est plein d'animation et de bizarreries. : Des pirogues halées à sec sur le sable; des cases bâties péle-méle, couvertes et lambrissées d’herbes jaunes; des plateaux-garde-manger, élevés sur quatre piliers de bois et chargés de sacs de patates, de poissons desséchés et bottelés, et de gâteaux de fou- gère; des hommes enveloppés de nattes de chanvre ou de couvertures de laine blanche, tantôt marchant gravement, tantôt couchés en groupes, ou isolés sur les premiers plans dela colline; des femmes accrou- pies devant le foyer du ménage allumé en plein air, d’autres femmes lavant et battant entre deux pierres le phormium macéré dans le courant de Vaiguade; des enfants nus et frottés d’ocre rouge gambadant au bord de la mer, au milieu d’un chaos d’ossements de baleine que le retrait de la marée a abandonnés sur le rivage, dépouillés de leurs chairs et blanchis par le temps; des chiens hurlant et vaguant de rochers en rochers, et, pour fond au tableau, la montagne stérile à laquelle le village est adossé et qui semble, inculte et roide, s'élever jusqu'au ciel; tels sont les princi- paux traits du croquis de ce douar océanien, L'autre plage présente un aspect bien différent, Elle est silencieuse; derrière les tentes élevées pour recevoir le gréement des mâtures légères, qui ne servent plus pendant l'hivernage, et les tonnes et les barriques qui ont besoin d’être réparées, se dres- sent plusieurs croix de bois au milieu des toufles d’arcreks et des colzas sauvages à fleurs dorées ; chaque année, la baleine des baies tue un certain nombre de pauvres marins, et voilà leur champ de repos. Pendant sept mois, le déme de terre des tombes se hérisse d'herbes folles. Les bras des croix, foucttés par le vent et par la pluie, se déjettent et se brisent ; mais, quand reparaissent les navires, les amis vivants se ressouviennent des amis morts; les croix sont restaurées, repeintes en noir avec des larmes blan- ches, et couronnées de gnaphalies ; l'herbe des mau- solées est émondée : on y sème quelques fleurs, et, tant que dure la saison de la pêche, l'alouette des sables peut becqueter la terre fraiche des plates-ban- des, et la solitude de cette crique, que nous nomme- rons la crique du Souvenir, est égayée par les chansons et les coups de marteau des tonneliers de l'escadre, Les voiles de l'Asia sont à peine cargutes, que de grandes pirogues, chargées à couler bas d'hommes et de femmes, nous accostent. Je m'attendais à voir, dans une de ces embarcations quelque chef-d'œuvre de la sculpture océanienne, dont on a tant parlé; mais ce n'étaient que de vieilles nacelles de baleiniers que les insulaires avaient sans doute achetées au prix de plusieurs sacs de pommes de terre. Le roi du district, le roi des Mahouris et des Wa- hines (hommes et femmes), sauta le premier sur le pont et s’avanga vers le capitaine pour lui souhaiter la bienvenue. Je m'attendais naturellement à voir Sa Majesté Océanienne frotter, selon le rit national, son nez contre le nez du capitaine Jay, ancienne connaissance des hivernages précédents. Je me trompais, Une simple et brève parole, et une rude poignée de main à l'anglaise, ratifièrent l'échange de ce bon- jour officiel. Le royal personnage daigna ensuite saluer gra- cieusement les officiers du bord, au nombre desquels je me trouvais, et, comme je le contemplais avec un étonnement dans lequel son regard investigateur ne reconnaissait pas une assez large part de respect, il s’indigna, en pensant probablement que je révoquais en doute sa haute position sociale. Il m'interpella donc en se frappant la poitrine et en montrant de la main la terre, la mer et les gens de sa suite, et s’é- cria avec emphase, en mauvais anglais: * — Apprends que je suis ici la même chose que, chez toi, Touititi french (ce qui voulait dire : Louis- Philippe roi des Français). Je m'inelinai très humblement, à cette déclaration si péremptoire, et un traité d'amitié fut conclu entre nous, Ce prince, bel homme de cinq pieds six pouces environ et âgé d'une cinquantaine d'années, n’est pas entièrement dépourvu d’une certaine majesté qui le distingue du commun de ses sujets; mais un sou- rire, involontairement enfantin, et un clignotement continuel des yeux tempèrent l'expression de sa phy- sionomie, et sa figure ne serait pas plus bronzée que celle d’un paysan provençal, si elle ne se rembrunis- sait sous les linéaments noirs et rouges d'un épais tatouage ciselé dans la peau. Son vêtement a subi le sort des pirogues sculptées et des saluts nationaux : il s’est europanisé, il est approprié aux rigueurs de la saison. Mais ce digne roi en est plus fier que du plus magnifique costume national! Si vous pouviez voir comme il se promène et compte ses pas sur l'arrière du bâtiment, comme il les cadence, comme il les mesure, tout en prenant garde de ne point dépasser le grand mât, car l'avant du grand mât appartient aux matelots, aux gens de peu, aux esclaves. Son costume est vraiment original. Il se compose d'un large pantalon bleu, d'un chapeau goudronné et galonné d'argent et d'un earrick jaune à rotonde de six étages de collets superposés les uns aux autres. On dirait une contrefaçon chargée du costume d'Odry dans les Saltimbanques. Malheureusement, avec ce torse princier, les pieds sont nus. | Il paraissait attendre quelque chose, et regardait de temps en temps avec impatience du côté de la terre. Une pirogue venait de s'en détacher et faisait force de rames vers le bâtiment. L9 LES BALEINIERS Dès que le bateau fut à portée de la voix, il jeta une espèce d’appel, auquel une femme répondit, Cette femme était la reine. Il me fit l'honneur de me la présenter. Cette vénérable matrone, coiffée à la Titus, abri- . tait à grand’peine ses royales nudités sous une natte de phormium-tenax. Elle m’accorda un long sourire en hochant la tête, et croisa pudiquement sur ses seins les plis de ce cachemire indigène, qu’une ai- guillette de dent de cachalot retenait agrafée sous le menton. Les autres Mahouris et Wahines vinrent ensuite m'offrir leurs salutations; — salutations intéressées qu’il fallut payer d’un morceau de biscuit ou d’une pipe de tabac. J'avoue que j'éprouvais, à la vue de ces mendiants sauvages, un triple sentiment de dégoût, de tristesse et de honte : De dégoût, parce qu'ils étaient couverts de ver- mine et de malpropreté ; De tristesse, car naguère leur tribu était noble et puissante; De honte, car, après tout, ce sont encore des hommes. Seulement, ces hommes s’enlaidissent de jour en jour ; ils copient nos manières. Les femmes, au moins, conservent leur nudité; mais les hommes surchargent de haillons sordides et incohérents leurs corps si souples, si vigoureux ét si beaux sous les plis flottants de leur grande tunique d'herbe. J'ai vu l'un d’eux, quelque ministre de Sa Majesté, proba- blement, porter un pantalon auquel manquait une jambe, Un autre se contenter d’une chemise de laine déchirée à la hauteur du nombril, Celui-ci s'est chaussé d’une visille paire de bottes et s’est coifft d'un casque de marin en cuir bouilli, et le resté du corps, compris entre le casqué et les bottes, est ha- billé d’un rayon de soleil. Celui-là, sauf un vieil habit noir, se montre dans la tenue céleste de l'Apol- lon vu Belvéder. en’en finirais pas si j’entreprenais de passer en revue toutes ces toilettes excentriques. Mais les costumes nationaux, les ornements de guerre et de fête, ils ont disparu ! A peine ai-je en- trevu quelques femmes et quelques vieillards portant le mantelet végétal, le collier de dénts de requin, les pendants d'oreille de jade vert, le scapulaire en pierre de touche noire, et les cheveux touffus, ébouriffés et hérissés en porc-épic, avec de longues plumes blan- ches d'oiseaux de mer, XVI LES COLLÈGUES DU ROI THY-GA-RIT Cinq minutes à peine se sont ¢coulées depuis que Thy-ga-rit — c'est le nom du roi d'Oététa == m'a si- gnilié sa toute-puissance, qu'un autre Zélandais, aussi bien vêtu que lui, et arrivé sur une embarca- tion de pareil genre, m’annonce à son tour que lui, Ha-vy-ko, est ici la méme chose que Touititi en Vrance, Puis un troisième personnage, Tha-Lé, vient à son tour revendiquer le méme titre, Puis le grand, le magnifique, le colossal The-suy de Iko-ko-kiva vient me faire une pareille déclara- tion. C’est le quatrième depuis une heure. Puis vient un cinquième roi, puis enfin un sixième, tous tatoués, tous écussonnés, tous rois, enfin. Quelle polymonarchie quecette péninsuléde Banks, où je ne savais pas même qu'il y eût un royaume! D'où viennent les sceptres de tous ces rois inconnus? Est-ce du droit divin? est-ce du droit populaire ? est-ce de la légitimité ? est-ce de la majorité ? Je posai cette question politico-sociale au capitaine Jay, qui visitait ces tribus pour la quatrième fois. Il la résolut ainsi : Les chefs des différentes tribus de la péninsule de Banks, et de la côte voisine du nord et du sud, se ré= unissent à Oététa ou à Akaroa, chaque année, pen- dant l’hivernage des baleiniers. Ils s’y rendent, allé- chés par le désir de trafiquer avec les équipages eu- ropéens, et ils enlèvent ainsi à Thy-ga-rit, véritable et seul chef des parages de port Cooper, la fleur des bonnes aubaines et des rentes que produit le mono- pole du commerce des jeunes filles et des pommes de terre, ces deux grands moyens d'échange des Nou- veaux-Zélandais. Si Thy-ga-rit avait assez de poudre ct de fusils, de sabres et de soldats pour faire respecter ses volontés, il engagerait ses illustres cousins à rester dans leurs royaumes ; mais il est faible, trop faible. Aussi fait-il contre fortune bon cœur, et invite-t-il cordialement, en apparence du moins, ses collègues à venir passer l'hiver dans ses domaines, où il les reçoit avec de grandes, sinon avec de sincères démonstrations d’a- milié. Voilà pourquoi un congrès annuel de souverains tatoués tient ses séances au port Cooper. Quant à moi,.me voilà donc installé pour cing à six mois sur cette terre, la plus grande, la plus belle et la plus fertile des terres antipodiques. J'aurai le temps de pêcher, de chasser, d’herbo- riser, d’étudier enfin sur toutes ses faces cette nature pleine de mystères que les illustres ou les plus har- dis voyageurs n’ont encore entrevue qu'à vol doi- seau. On appelle Nouvelle-Zélande les terres australes comprises entre les 34° et 48° de latitude sud, et lés 16% et 176° de longitude est du méridien de Paris, On peut aussi les nommer terres antipodiques, car elles touchent presque à ce point du globe où viendrait aboutir un puits ouvert dans la cour de notre Obser- vatoire et passant en ligne droite par le centre de la terre, Leur superficie équivaut à une zone de quatre cents lieues de long, sur une largeur très-variable, dont la moyenne ne serait que de vingt-cinq à trente licues. Le détroit de Cook, vaste entonnoir dont la grande ouverture est tournée à l’ouest, sépare les deux îles, On ne sait À quel propos elles ont reçu de Cook le nom de Nouvelle-Zélande, En jetant un coup d'œil sur mon journal, je vois que, depuis que nous haviguons dans ces patages, après le départ de Van-Diémen et jusqu'à notre en- trée à Oététa, c'est-à-dire depuis le 3 mars jusqu'au 7 mai, soit soixante-cing jours, nous avots eu vingt- neuf jours de tempête, de coups de vent qui pour- raient compter pour de véritables tempôtes, à bord d'un autre navire qu'un pauvre navire baleinier, LES BALEINIERS 43 er Ajoutez à ces viugt-neuf jours de tempête, des brumes presque quotidiennes, un froid noir et triste et des houles formidables, même pendant les plus beaux jours, et vous n'aurez encore qu'une faible idée des misères de la navigation sous ces latitudes antipodiques. La vapeur, un jour, nous afranchira de ces misères. XIX TAILLEVENT SUR PIED Dès le lendemain de notre arrivée, on dégréa l'A- sia de sa mature légère; les tonneliers installérent leur atelier sur la crique du cimetière, où furent em- magasinés, sous une tente, tous les objets inutiles à bord. Anrès quoi, nous nous préparames à com- pléter activement notre cargaison d'huile. Il nous manquait alors dix ou douze baleines, et, si nous pouvions les tuer avant le commencement du mois d'août, nous ferions aussitôt voile pour la 'rance, Cet espoir de revoir bientôt la patrie, de la revoir pour le mois de janvier, pour le jour des étrennes, ce charmant souvenir d'enfance, centupla le cou- rage et l'énergie de nos homines, et ils se préparèrent gaiement à supporter les fatigues de la pêche des baies, fatigues bien autrement grandes que celles de la péche au large. Au large, on attend patiemment ou impatiemment que la baleine paraisse; on chasse, on tue ou on ne tue pas; sil’on ne tue pas, on re- vient à bord et on attend encore; si l’on tue, le navire s'approche lui-même du cétacé, et les opéra- tions continuent, Dans les baies, c’est autre chose. Le navire demeure au mouillage; mais, bien avant le lever du soleil, les hommes montent sur le pont, avalent à la hâte une tasse de café chaud et partent six par six dans les pirogues. Ils vont, hors de la baie, battre la mer le long des côtes et guetter des souffles de baleine; ils ont em- porté avec eux du lard, du biscuit et de l'eau et ils mangent quand vient la faim ou quand ils ont le temps. Ils passent ainsi des journées entières. tantôt animés par la vue du gibier qu'ils poursuivent, tan- tôt faisant inutilement la chasse, et, le soir, ils rentrent à bord, harassés, éreintés, désespérés, mais prêts à recommencer le lendemain, Si la chance est pour eux, le travail est plus grand encore, car il faut remorquer la baleine morte jus- que dans le fond de la baie, d’où le navire ne peut sortir, puisqu'il y est mouillé et affourché, Ainsi, j'ai vu quelquelois des baleines tuées dès le matin au point du jour, et à plusieurs milles au large, n'arri- ver qu'à la nuit close le long du flanc de U Asia. Moi, j'étais l'homme heureux du bord. J'assistais au départ des pêcheurs, afin de rece- voir les plaintes et les réclamations des malades ou des paresseux ; puis je redescendais dans ma cabine, et je dormais jusqu'au grand jour. Alors, quand le temps me souriait, quand je me sentais dispos, le ca- not de service, manœuvré par les novices, me dépo- sait à terre, C'était alors une longue promenade de tout un jour, soit que je m'arrêtasse dans le village, soit que je franchisse la montagne pour aller ch sser dans La forêt qui s'étend sus le versant du sud, Mais, avant d'aller plus loin dans mes excursions, que le lecteur me permette de le ramener à un pauvre blessé que nous avons laissé sur son lit de douleur, au brave Taillevent. Soixante jours à peu près s’élaient écoulés depuis amputation du pied; je pensais qu'il était assez fort pour descendre à terre; je comptais énormément sur la vue des objets nouveaux, sur le mouvement qu'il allait progressivement pouvoir se donner, pour gué- rir la blessure morale, bien autrement dangereuse chez lui que la blessure physique. Depuis quelques jours, jelepréparais à cette grande aflaive du premier transbordement d'un amputé; le charpentier du bord lui avait fabriqué la jambe sup- plémentaire. Taillevent avait voulu que la tige en fût faite avec le manche en chêne de la hache qui lui avait coupé le pied; je me chargeai moi-même de matelasser la genouillère avec toute la ouate que je pus arracher à la doublure de mes habits, et une peau de loup marin à double poil. Ce fut à la fois un jour de joie et de tristesse que celui où je lui permis de descendre à terre, pour y respirer la bonne odeur des herbes, des synanthérées qui tapissaient les bords de notre aiguade. J'aimais Taillevent. On comprend done toutes les précautions dont j’entourais sa première sortie, tous les soins que je pris pour adoucir ses premières dou- leurs et modérer les premières fatigues ‘de ses mou- vements ; mais, enfin, je ne pouvais pas toujours être près de lui. Il le comprit parfaitement, et, de lui- même, il m’invita à continuer ma vie de naturaliste, de botaniste et de chasseur. Mais bientôt je m’apercus qu’une sombre mélan- colie s'était emparée du pauvre blessé : il pensait à l'avenir, il regrettait le passé, il se voyait face à face avec la misère et la vieillesse; il pensait surtout à cet er gagné jadis pendant des années de pêche tou- jours heureuse, à cet or qui lui eût été si utile, pauvre mutilé, à son retour au Havre, et qu'il avait folle- ment dépensé en quelques heures d’orgie. Le*capitaine Jay, de son côté, lui faisait espérer, cependant, que l'armateur lui donnerait une place de garde-magasin; mais cette espérance ne le consola point, et, sans un hasard providentiel qui vint chan- ger pour lui la face des choses, il se serait laissé, j'en ai bien peur, couler à l'éau, par quelque nuit sombre, pour en finir avec la vie, Mais voici ce qui arriva : lui prit fantaisie, un jour, d'exposer à l'air ot au soleil les hardes renfermées dans son cofre; les dames du village étaient justement venues oe jour-là rendre visite à leurs galants du bord, et maître Tail- levent mit un certain orgueil à étaler complaisam- ment au grand jour, ses rechanges de terre, sa veste bleue de fin drap, son pantalon bleu, son gilet bleu, sa chemise bleue, son parapluie rouge et ses bretelles brodées, et bien d'autres choses encore. C'est que maitre Taillevent, pour me servir de la langue des matelots, n'était point un des pannés, un de ces raffalés qui partent à la mer avec un coflre si peu garni, qu'un ral qui tomberait dedans se casserait les quatre pattes. Je passais alors auprès de lui, et je lui fis mes compliments sur ses jeux de voiles, sur ses habits de rechange. — Hélas! major, répondit-il, à quoi bon désor- hh LES BALEINIERS mais enverguer ma veste neuve, puisque je ne puis plus ni bouliner, ni courir grand largue? Tenez, en voilà encore une, de mes folies, et une bonne; c’est ma derniére. Et, en disant cela, il ouvrait une boîte de carton qui contenait, soigneusement enveloppés dans un papier de soie, reposant sur des coussins de coton cardés, une assez grande quantité de médaillons, de boucles d'oreilles, de bagues, de chaînes de montre, tout un assortiment enfin de fausse bijouterie. Je regrettai, alors, de ne pas avoir su plus tôt qu'il possédait ce trésor de coton cardé, je n’eusse pas allégé mes habits de leur ouate. — Oui, c'est une de mes folies, répétait-il, et la dernière. Tenez, major, croiriez-vous que tout ce fa- tras de chrysocale me coûte vingt francs, un beau louis d’or! Figurez-vous, major, que, sauf votre res- pect (au reste, vous devez le savoir comme moi), le pont de la citadelle du Havre est encombré de faillis chiens qui, lorsque nous appareillons, nous embé- tent avec leur commerce de bijoux, couteaux, ra- soirs, miroirs et flageolets, grâce auxquels, à les en- tendre, on peut, moyennant une pacotille de vingt francs et de la chance, revenir millionnaire. Nous allions partir et je revenais vers l’Asia, poussé de bon vent, quand une jeune fille me prit à l'abordage en me criant : » — Capitaine, capitaine, achetez mes bijoux! achatez mes bijoux, capitaine » C'était bien à propos, car je venais de me faire celle réflexion : » — Taillevent, mon ami, tu possèdes encore vaigt francs, et tu n’as plus soif. Tu as encore un louis d’or, et les amis ne sont plus là, et ’ Asia se dé- hale à l’avant-port. Que vas-tu faire, Taillevent? ‘Tu ne peux pas décemment partir avec vingt francs dans ta poche... On peut tomber à l'eau et l'or se perd tandis qu’on prend une demi-tasse dans l'O- céan et qu'on boit son bain de pieds. Non, pardieu! il n'en sera pas ainsi, et, comme dit la chanson : I] faut qu'un baleinier Parte ayant mangé son dernier Denier. Que faire donc? Reboire? Mais tu en as déjà par dessus les écoutilles. » Et je me grattai l'orcille. » Il me sembla qu'il me venait une inspiration du ciel. Je me trompais joliment 1 » — Taillevent, me dis-je, avant que de monter à bord, il faut que tu arrimes une bonne action dans ta conscience. » Et la jeune fille me poursuivait toujours avec tes bijoux; seulement, comme, jusque-là, je ne lui avais pas répondu, de capitaine, j'étais devenucom- mandant, et, de commandant, amiral, : » — Est-ce une pacotille que tu m’oflres en con- signation, la belle fille? lui demandai-je agréable- ment. » — Ob! au lieu de la prendre en consignation, achetez-la moi, mon amiral! — cela vous portera bonheur, et ma pauvre grand'mère, qui est malade, aura de quoi payer les médecins et les drogues, » J'aurais envoyé au diable les drogues, les mé- decins et la grand'mère, si sa fille n'avait pas lé 8j jolie ; et, en même temps, elle avait une voix si char- mante, si douce, si caressante, qu'il me semblait que chaque mot qu’elie me disait me chatouillait le cœur. Je tournais et retournais mon louis d’or dans ma po- che; je l'en sortis avec un : » — Ah bah! après moi le déluget » Et je le donnai à la belle marchande, et je sau- tai sur l’Asia en emportant sa boîte. » Et voilà, major, voilà la boîte! C'est-à-dire ma dernière folie! Oh! mon pauvre argent! comme je t'eusse gardé, si j'avais pu deviner que je revien- drais au Havre avec des avaries majeures dans mes œuvres basses! Tandis que Taillevent s’apitoyait ainsi sur sa pro- digalité passée, tout en faisant sautiller au soleil les facettes des verres coloriés de sa bijouterie, une de ces dames, la grande coquette d'Oététa, la femme légitime et peu sévère du tayo (4) de l’Asia, jetait de longs regards de convoitise sur la pacotille du matelot et tendait la main pour recevoir soit une paire de boucles d'oreilles, soit une bague, soit une chaîne de montre. — Elle n’est pas dégoûtée, madame Kar-Kar la blonde; on t’en donnera, de la bijouterie du Havre, prends garde! Mais la Kar-Kar n’était pas femme à reculer de- vant un refus; la passion de l'échange est très-dé- veloppée chez les Océaniens et surtout chez les Océa- niennes ; elle proposa au harponneur de troquer ses boucles d'oreilles à elle contre une paire de celles contenues dans la boîte. Je fis signe à Taillevent d'accepter sans marchan- der, et de donner ce qu'il avait de mieux à madame Kar-Kar. Taillevent, plein de confiance en moi, lui présenta des poires en fausses perles qui valaient bien cinq sous la pièce. Madame Kar-Kar, en échange, détacha ses bou- cles d'oreilles et les lui donna. C'était tout bonnement de grosses pièces d’or es- pagnoles, connues sous le nom d’onces. En effet, les insulaires n’emploient pas autrement la monnaie des peuples civilisés, dont ils ne connais- sent la valeur que comme ornement. A peine possè- dent-ils une pièce d’or ou d'argent qu'ils la per- forent, Venfilent avec un lacet de phormium et en font des colliers, des boucles d'oreilles, des brace- lets. Chaque tribu possède ainsi une énorme capital, produit du commerce, mais surtout des meurtres et du pillage. ‘Tailleyent ne pouvait croire À sa bonne fortune. Je fus obligé de lui répéter vingt fois que ces deux pièces étaient de l'or le plus pur, et qu’elles valaient, à elles deux, cent soixante-huit francs, c'est-à-dire qu'il avait déjà plus que huit fois doublé son capital. Madame Kar-Kar, de son côté, alla se pavaner avec ses poires de fausses perles parmi ses compa- gnes. L’exemple fut contagieux : les femmes d’Odtéta et des autres tribus de la péninsule accoururent à qui mieux mieux pour proposer à Taillevent des échan- (1) Chaque navire en relâche a son tayo: c'est l'ami, le com- missaire, lo fournisseur acercdité du bord, Le nôtre se nommaut Kar-Kaur, LES BALEINIERS 45 ges semblables, et le cuivre de ia pacotille devint or, ce qui ne contribua pas peu à guérir Œaillevent de sa mélancolie. J'ai oui dire que, depuis notre retour, se prome- nant sur les quais du Havre, Taillevent retrouva sa jolie marchande avec un petit éventaire devant elle; alors il se rappela qu’elle avait été son bon ange, et considéra les cing ou six mille francs, produits par l’échange des bijoux faux contre les pièces d’or, des Nouveaux-Zélandais, comme étant la dot naturelle de la jeune fille. Il l’épousa, et madame Taillevent est aujourd’hui reine du comptoir d’un petit café que fréquentent les marins, et surtout les marins baleiniers du port, XX LE PORT OLIVE Un matin, mon ami le roi Thy-ga-rit, qui, lors- qu'il venait nous rendre visite, ne manquait jamais d'arriver quelques instants avant nos repas, afin d’honorer notre table de sa présence, apparut le long du bord avec sa grande pirogue. Quinze femmes parfaitement nues lui servaient de canotiers, et l’em- barcation était chargée de paniers de jones vides. Le capitaine invita Thy-ga-rit à déjeuner avec lui. Il accepta, et, tout en déjeunant, il nous annonça qu'il se rendait à sa maison de campagne, à son palais d'été, situé dans le port Olive, afin d'y faire une moisson de patates, — Parbleu! pensai-je en moi-même, voilà une belle occasion qui se présente de visiter le pays, et de faire connaissance avec ces gros ramiers de la Nou- velle-Zélande, que nos marins gourmets osent préférer à nos faisans d'Europe. Juste en ce moment, comme s'il devinait ma pensée : — Eh! docteur, me dit le capitaine, si vous n’a- vez pas peur d'être patou-patoud (rôti et mangé), partez avec Thy-ga-rit, Je ne répondis rien; mais, enchanté de la permis- sion qui m'était donnée, sans que je la demandasse, je courus à ma chambre et reparus, un instant après, devant notre état-major, avec mon escopette sous le bras, ma carnassière sur le dos, et mon couteau de chasse passé à la ceinture. Thy-ga-rit comprit mon intention, m'invita A prendre place dans sa pirogue, et nous partimes, aux grands élans de ses rameuses, tandis que, d'un ton goguenard, le capitaine, de dessus le tillac, eviait à mon nouveau patron de chaloupe : — Bon appétit ! le docteur a la chair tendre! Thy-ga-rit, qui entendait admirablement la plai- santerie, tendit la main, me pinga la cuisse, et ajouta en jargon anglais : — You all seem beef ! (Vous étes:-la même chose que du boeuf!) Les rameuses entonnèrent bientôt un hymne d'a- mour ou de guerre, je ne sais, dont le chant était in- compréhensible pour moi, mais, en somme, mélo- dicusement sauvage et triste, et dont chaque mesure était marquée par le bruit cadencé de la chute des avirons dans l'eau, Mais, tout à coup, 6 profanation t qui entrevis-e parmi ces femmes? Ma reine de l’autre jour, la reine d'Oététa, qui, ne croisant plus sur sa poitrine les plis de son cachemire indigène, l'avait jeté bas et ma- niait un aviron comme la dernière des koukies (es- claves). La pauvre femme baissait tristement la tête; les autres la relevaient orgueilleusement. Leurs bras souples et vigoureux manœuvraient avec énergie; leurs regards obliques ne quittaient pas la pelle des avirons, et la pirogue volait comme une flèche, tan- dis que, moi, fumant gravement ma pipe, et jouant au pacha au milieu de ce harem, j’admirais ces filles de la nature, dont la peau reluisait au soleil comme un beau cuivre jaune. Une étoile en tatouage ornait leur front. Une bande de laine rouge encerclait leurs cheveux noirs, et de bizarres linéaments bleus marquetaient leur poitrine _ et leurs épaules. Thy-ga-rit prenait plaisir à me faire les honneurs de son canot royal. Ne sachant trop que lui dire, je lui demandai, par signes, pourquoi il ne se servait pas d’une de ces longues pirogues à proue et à bordages sculptés, qu'ils fabriquent eux-mêmes, avec le tronc d'un ko- ridy peur carène. il me répondit avec une énergique grimace de dé- dain, qu'il était trop civilisé pour employer encore un moyen de transport aussi primitif que la pirogue indigène. Nous arrivames en peu d’instants sous l'immense falaise d'Olimaroa. Nous étions escortés par une troupe de mouettes blanches et de cormorans à ai- grettes. C’est I que j'aperçus pour la première fois, sautillant sur les roches, la vraie pie de mer australe, si belle à voir avec sa robe de moire noire et son bec de corail. Le port Olive s’ouvrit alors devant nous. C'était bien quelque chose de plus vaste et de plus profond que la baie d'Oététa, mais ce n'était pas encore grand’chose. Un bouquet de bois que domi- naicnt des pies isolés ornait le fond de l'amphithéâtre, et les atterrissages de droite et de gauche étaient par- tout abruptes, presque taillés & pie et sans verdure. Le roi me montra, en passant, un îlot sur le bord duquel des milliers de grosses huîtres attendaient, en bayant au soleil, l'heure de la haute marée, J’étais loin de me douter, en jetant un regard de complai- sance sur cet ilot, que, trois mois plus tard, j'y serais déporté à Ja suite d'un coup de queue de baleine. Jusqu'à présent, rien ne flattait ma vus dans cette baie. out était morne, triste, pauvre et désert; mais mon chef de pirogue, qui souriait avec mystère en comprenant mon désenchantement, ayant gouverné à gauche, et doublé un cap qui s'avançait dans la baie, me prévint que, ce cap doublé, j'eusso à ouvrir les yeux. Je les ouvris, en effet, et bien grands, car le rideau qui me masquait tout à l'heure un riant paysage, venant soudain à être dépassé, j'aperçus un large bassin, fermé du côté de la pleine mer par le massif de ce dernier promontoire; à droite, par une ile longue, basse et sablonneuse ; et, à gauche et de vant nous, par un immense et verdoyant éventail de forêts. Il était midi environ, Les rayons du soleil inon- daient la berge et faisaient étinceler joyeusement les galets et le chaume doré do trois ou quatre jolies cases, dont les pignons étaient caressés par les bran- 4G LES BALEINIERS ches fleuries des génestroles géantes. Notre canot fut bientôt amarré à un tronc d’arbre, et je sautai à terre plein d’orgneil et de joie, car enfin je me voyais à la Nouvelle-Zélande, je m’y voyais seul, loin de mes compagnons et de mes mats de l'Asie. Seul, tout seul sur la lisière de ces forêts, seul et abandonné à la merci de ees féroces enfants de la nature, seul enfin, sans autre défenseur que mon courage, mon sang-froid et les deux canons de mon fusil. | A peine avais-je fait quelques pas, que la popu- lation de ce petit royaume s'émut en mon honneur, je puis le dire sans fatuité, bien plus tôt qu'en celui de Thy-ga-rit. Des hommes qui travaillaient à la construction d’un hangar d’une forme particulière, et que les in- digènes appellent kownare ; des femmes qui fendaient avec l'ongle du pouce des feuilles de phormium, des enfants et des chiens qui vaguaient le long du bois, vinrent avec empressement à notre rencontre. Les chiens aboyèrent, les femmes et les enfants crièrent : — Poulo-0 ! poulo-o! ce qui veut dire: « Du pain! du paint » Et les hommes, avec un frane sourire, me 5a- luèrent en disant : — Sois le bienvenu! Mais je m’enfoncai aussitôt dans la forêt, pour échapper aux caresses insensées et aux demandes importunes de mes nouvelles connaissances, et pour utiliser en chassant le reste de la journée. Le mois de mai est à la Nouvelle-Zélande ce que le mois de décembre est à l'Europe. La forêt, cepen- dant, avait conservé ses feuilles d'été, et des fourrés de berbéridées me barraient le chemin à chaque in- stant, À mesure que je m’éloiznais de la côte, la na- lure redevenait vierge. Ici, plus de sentiers battus par les glaneuses de branches mortes, plus de troncs d'arbre hachés par les matelots-bûcherons. Je res- sentais peu à peu la fraicheur d'un isolement com- plet. Les oiseaux voltigeaient moins craintifs, les rarniers ne s'enfuyaient plus au bruit de mes pas, et les philédons, cachés dans les touffes d’acacias, ne cessaient de vomir, — je ne connais pas de mot qui rende mieux ma pensée, — ne cessaient, dis-je, de vomir dans l'air leur mélodieux ramage, Quelle mer- veilleusecréation du bon Dieu dans un jour de gaicté, que cet oiseau chanteur} C'est le premier ténor de l'Océanie ! Toujours en habit noir, à reflets bleus et brillants. Une toufle de plumes blanches, soyeuses et frisées, orne son cou comme d’une cravate bro- dée et d'un jabot à plis. Les indigènes l'ont biennom- mé en l'appelant le toui. Car il commence toutes ses symphonies par ce premier motet : Toui toui toui lou! D'espace en espace, des troncs de kaikateas, im- menses podocarpes, démâtés par la vicillesse, gisaient sur le so}. Une claivitve entourait presque toujours les débris de ces arbres gigantesques, et les lianes qui jadis se balancaicnt liées A leurs branches, couchées maiilenant avec eux ct rampant à leur surface, les enveloppaient d'un linceul de verdure, C'était au milieu de ces clairitves que je faisais ordinairement halie, Les pins et les platanes des environs y étaient en vue, et ma carnassière pouvait facilement s'y rem plir de pigeéns. Les ramiers de la Nouvelle-Ztlaude sont magnifiques. Un plastron blanc les trahit aux veux des chasseurs, quand ils s’abritent dans le feuil- lage, et ils ont une gorge plus gorge de pigeon que la plus chatoyante ¢toffe de soie. En ai-je tué, mon Dieu! de ces beaux ramicrs | vous seul savez le nombre de mes victimes. Je me reproche aujourd'hui leur mort inutile, car je ne les tuais pas pour apporter en France leur dépouille, digne de briller dans les plus magnifiques collec- tions ornithologiques. Non! je les tuais pour qu’on les plumat, pour qu'on les rôtit et qu'on les man- geat. à La journée touche à sa fin; demain, je reprendrai ma course. Je ferai le tour de la baie, et je reviendrai à bord en franchissant la montagne qui sépare le port Olive du fond de la crique d'Oététa. Je revins donc au point d’où j'étais parti à midi. hy-ga-rit m'invita à passer la nuit sous son toit. XXI NUIT D'ANGOISSE a La case de Thy-ga-rit avait vingt-cing pieds de long sur quinze de large ct cing de haut, autant que je puis me le rappeler. La porte était basse, si basse, que je fus obligé de ramper pour en franchir le seuil. De chaque côté de la chambre s’étendait un lit de camp, que les indigènes appellent une tarala. Ce lit de camp est formé d’un treillis de branches de ko- ko-la-mouka, branches droites, légères et flexibles comme le bambou ; il est pareil pour la forme à ceux de nos corps de garde, et descend en pente jusqu'au foyer qui flambe au milieu de Ja case, de sorte que, étant couché, on peut se réchauffer les pieds à des tisons ardents qui brûlent sans fumée. On dirait que Dieu a poussé la condescendance pour ces enfants de la nature, jusqu’à leur donner un bois particulier qui peut brûler au milieu d’une case sans asphyxier par la famée ceux qui l’habitent, Quand nous parlerons des productions de cette terre nouvelle, je vous dirai quel est ce bois, dont la combustion diffère tant de celle de nos bois d'Eu- rope. Je pris place sur la tarala, auprès de mon hôte royal, et j’apercus, de l'autre côté du foyer, cing ou six grands gaillards nonchalamment étendus sur uh lit pareil, A leur silence, j'aurais pu eroire qu'ils dormaient; mais leurs yeux, étincelant aux réverbérations du foyer, tombaient d'aplomb sur moi. Au-dessous de leurs yeux brillaient dans l'ombre, d'un reflet presque aussi sinistre, leurs dents blan- ches, plus longues que larges, étroites, aiguës, véri- tables dents d'antropophages. Je ne pouvais pas détourner mon regard de ces yeux et de ces dents. La féroce plaisanterie de Vall seem beef tintait sans cesse à mon oreille. Les femmes au dehors chantaient doucement, (ristement, une chanson monotone, dont le refrain était toujours : — Poulo-o! poulo-o! (Du pain! du pain!) Moi, sans avoir l'air de remarquer la convoitise de LES BALEINIERS hq mes voisins, qui me regardaient du même ceil qu'un gourmand à la porte de Chevet, regarde un dindon truffé, je cherchais des yeux la pauvre reine, dont j'occupais sans doute la place. Je la cherchais pour partager avec elle seule mon biscuit. Mais Thy-ga-rit, qui, lui non plus, ne me perdait pas de vue, vit que je cherchais quelque chose, et devina ce que je cherchais. ll se hâta donc de me signifier par une pantomime expressive que les femines ne mangeaient jamais devant les hommes, et que tout ce que l'homme choisissait pour sa nour- riture était taboué pour elles. Taboué, c’est-à-dire sacré, prohibé, défendu. H est même défendu aux pauvres femines d'entrer li où les hommes prennent leur repas, J'avais déjà lu cela dans quelques récifs de voya- geurs; mais je croyais que les Mahouries avaicnl renoncé au fabou, comme ils avaient renoncé à leurs armes primitives, à leurs costumes nationaux. Point. La gourmandise faisait revivre le tabou. Jem’exeusai donc, et le roi reçut la portion de ma galette, qui était destinée à sa femme. Un de ces faux dormeurs dont les yeux et les dents m'inquiétaient tant, placés comme ils l'étaient, vis- à-vis de moi, avait sans doute remarqué que ma çar- nassière contenait encore d’autres biscuits, car il se leva de sa place et vint à moi, non pas comme un vil mendiant, mais comme un trafiquant qui se eroit le droit de proposer un échange. Il parlait un peu l'anglais. I m'offrit un morceau de jade vert pour un morceau de biscuit. Je refusai. Il en offrit deux. Et cependant le jade vert est pour les Nouveaux- Zélandais bien plus précieux que Vor ne l’est pour nous. Le jade vert! cette mystérieuse pierre qu’ils révèrent comme une image de la divinilé, et qu’iis vont chercher, à travers mille fatigues et mille dan- gers, dans lesprofondewrs dulacde Tawai-Pounamou. Plus tard, je parlerai du jade vert. Je tenais bon. Je ne voulais pas céder. Le capi- taine Jay m'avait prévenu que céder une seule fois au caprice d’un Manhourie, c'était se déshonorer en quelque sorte, Dans un échange, il ne faut jamais accepter ce qu'ils vous offrent. Il faut toujours les forcer d'ajouter quelque chose à ce qu'ils ont offert ne fiit-ce qu'une bagatelle. J'exigeai donc quelque chose en plus des deux jades. L’insulaive tenait à sa main un petit cahier de papier. Je le lui demandai sans savoir ce que c'était. Il hésita. Je remis alors ma galette de biscuit dans ma car- nassière, et me préparai à allumer ma pipe, Lui me tourna Le dos, comme décidé À se passer de mon biscuit, et alla se recoucher près de ses com- pagnons. Je ne voulais pas avoir l'air de faire attention à lui, et, quand ses yeux se fixèrent de nouveau sur les miens, mes yeux étaient déjà tournés d'u autre colt, au dehors de la case. Que regardais-je? Un spectacle assez peu attrayant, ma foi! Accroupie devant une grande marmite de (ou'e, dont la base reposait sur un fourneau de galets, pa- reille à cette sorcière de Macbeth cuisant son ragoût infernal, une femme, la plus noire, la plus hideuse d’entre toutes les femmes que j’eusse encore entre- vues depuis que j'avais mis le pied sur la Nouvelle- Zélarde, une koukie, une esclave, sans doute, — car c'est un déshonneur chez ces insulaires que de faire Ja cuisine, — remuait avec un bâton les choses in- connues qui bouillannaient dans cette marmite. Un fumet acre, une odeur de fraichin, comme di- sent nos matelots lorsqu'ils veulent qualifier cette odeur queles grands poissons de mer laissent après eux, me mordait à la gorge, et, quoiquela promenade eit développé mon appétit outre mesure, je devinai avec dégoût que l'heure du souper arrivait, et qu'il me faudrait sans doute y faire honneur. En effet, Thy-ga-rit m'adressa un signe expressif qui voulait clairement diye: « Allons, mon hôte, il est l'heure de souper. » Et il poussa uneexelamationrauque maissensuelle. C'était un ordre, le roi voulait être servi. Ausitôt, la koukie rampa jusqu’au pied de la {a- rala et y déposa deux paniers de jonc, l'un rempli de pommes de terre fumantes, l’autre de poisson bouilli. Sa Majesté entr’ouvrit le cabas, m'ofirit gracieu- sement de partager son repas, et, quand elle se fut servie elle-même, elle octroya le reste à ses aides de camp. J’appelai alors à mon aide tout le stoïcisme dont un médecin est capable, pour avaler ces patates, auxquelles le poisson séché et rance avait commu- niqué un goût infernal et une odeur nauséabonde. Par bonheur, je fis assez adroitement glisser entre les fentes du lit de camp des lopins de morue et de congre qui, si j'avais eu le malheur de les avaler, eussent bien certainement produit sur moi l'effet du plus violent émétique. Le gna-doua, cette pâte qu'ils fabriquent avec la racine d’une espèce de fougère (le pleris esculenta), passa un peu mieux, et, pour dessert, je tirai hors de mon carnier une jolie galette de biscuit, A la vue de cette galette, Thy-ga-rit, qui avait déjà dévoré mon premier morceau de biscuit, m'en- voya un gros hoquet de joie. IL savait bien que je ne le mangerais pas sans en briser quelques morceaux pour lui et les hommes du fond de la case, dont les yeux redoublèrent de flamme et qui firent claquer leurs dents blanches, mâchoire contre mâchoire, en murmurant : — Poulo-o! poulo-o! (Du paint du paint) Alors Vinsulaire qui était déjà venu à moi se leva de nouveau, et, tourmenté para passion du poulo-0, vint jeter sur mes genoux les deux morceaux de jade et le cahier de papier. J'ouvris le cahier. C'était un petit livret de papier blanc, comme en ont les euisinières et les blanchisseuses. Celui auquel il avait appartenu était un compa- triote, et il y avait copié des romances et des chansons. Des chansons de Béranger surtout. La promière feuille avait été déchire; la dernièro l'était à moitié; mais, dans ce qu'il en restait, j'aperçus ces mots : « J'appartiens à... ma... à bord... nay... le Jean-Bavt, » Les intervalles où manquait l'écriture semblaient avoir été mouillés, puis frottés avec le doigt. Je montrai ce mot Jean-Bart à la socictt, lo prononçant en même temps, el poussant une excla- mation, 48 LES BALEINIERS A l'instant même, un grand silence se fit, comme si la possession de ce carnet accusait chacun des assistants d’avoir pris part au massacre de nos mal- heureux compatriotes. Je ne saurais dire l'impression que fit sur moi cette feuille de carnet moitié effacée, moitié déchirée. Le combat, le massacre, l'incendie, le festin de la victoire, toutes les horreurs de la baie de Chatam, comme un panorama, se déroulaient devant moi, et je vis, en fermant les yeux et en frissonnant des pieds à la tête, je vis le sauvage qui dévorait la main qui avait écrit ces chansons; je vis les têtes dépouillées de leurs chairs, et les beuches à moitié rougies de ceux qui les avaient si joyeusement chan- tées la veille, quand ils célébraient l'élévation de leur nouveau capitaine. Les Zélandais qui m’entouraient devinaient pour- quoi je paraissais si douloureusement affecté. Cepen- dant ils gardaient un morne silence. Ce silence m’é- pouvanta. : Je craignais presque qu'ils ne voulussent se débar- rasser de moi, de peur que je ne me rendisse leur accusateur devant un navire de gucrre. Ce fut sans doute ce qui détermina celui qui m’a- vait donné le carnet, et qui parlait assez bien l'anglais à expliquer comment ce carnet se trouvait à Koko- Ra-ra-Ta (port Olive). Son explication, donnée avec une aisance et un laisser aller parfaits, m’apprit que les vents avaient fait échouer sur la péninsule de Bank une pirogue de Chatam, et qu'eux, habitants de la péninsule, étant amis des Français, ils avaient cru bien faire en s’emparant des naufragés, en les tuant, en les faisant rôtir et en les mangeant, comme ceux-ci avaient mangé les Oui-Oui, nom sous lequel ils nous dési- gnent, à cause de notre habitude de répondre : « Oui, oui, » à tout propos. J'applaudis tant bien que mal à cette peine du ta- lion; mais, croyant devoir faire un sacrifice à ma propre sûreté, je rendis le carnet à son propriétaire, et la joie reparut dans notre cercle. J'aurais bien voulu le garder, ce pauvre carnet qui me parlait d'un compatriote; mais c’eût été une grande imprudence. Ils eussent cru que je voulais m'en servir comme d'un témoin accusateur; ces gens-là conservent éternellement la mémoire des faits à venger, ils croient que nous leur ressemblons, et qu'une fois offensés ou irrités, nous ne pardonnons jamais. Le souvenir des meurtres se perpétue ainsi chez eux par tradition, et, chaque fois qu'un navire français aborde à la Baie-des-fles, les Nouveaux- Zélandais se demandent avec inquiétude s'il ne vient pas tirer vengeance de l'assassinat de Marion Dufresne tué dans cette baie voilà tantôt quatre-vingt-dix ans. Toutes ces idées terribles m’avaient tant soit peu bouleversé l'esprit; si j'eusse pu me lever, sortir, m'en retourner à travers terres, au risque de me perdre dans les forêts, jusqu'à l'Asie, je l'eusse fait à l'instant même, et sans hésiter, Mais il n’y avait pas moyen de fuir; j'étais venu là volontairement, je de- vais avoir l'air d'y rester volontairement, Je fermai donc les yeux pour ne pas voir l'effroyable socitté dans laquelle je me trouvais; mais, les yeux formés, je voyais une chose plus effrayante encore, c'est-à- dire le rêve au lieu de la réalité, Je pourrais passer cette nuit sous silence, ou bien dire que je l’employai en philosophe intrépide, en observateur courageux, à étudier la physionomie des lieux et les allures des individus. Et cela sans sourciller, pourrais-je ajouter. Oui, mais je mentirais, et je ne veux pas mentir. | Je dirai donc la vérité. Oui, j'ai grelotté, non pas de froid, mais de peur. Et cependant, lorsque je pense aux folles terreurs quim’assaillirent pendant cette nuit passée à la merci de ces gourmets de chair humaine, je ris de moi- même et me prends en pitié. Qu’avais-je donc à craindre réellement? Est-ce que je n'avais pas quitté l’Asia, au vu et . au su de tout l'équipage? est-ce que le capitaine Jay ne savait pas où j'étais et avec qui j'étais? est-ce que la tribu de la Péninsule eût osé se mettre en guerre contre les navires qui fréquentaient les baies, et commencer les hostilités en m’offrant en holocauste au grand Atoua, à Dieu? Est-ce que le capitaine Jay, en permettant que je passasse une nuit loin du navire ne connaissait pas, depuis longue date, le caractère pacifique de Thy- ga-rit et de ses rangatiras, c’est-à-dire de ses sujets nobles, et de ses ioukies, c'est-à-dire de ses sujets esclaves. Il eût fallu que je devinsse agresseur pour courir quelque danger, et, certes, j'étais bien inoffensif et je calculais facilement que mon fusil et mon couteau ne me seraient pas d’une grande utilité, bloqué comme je l’étais au fond de la cabane. Qui, mais la peur ne calcule pas, et, je l'avoue, j'avais peur. La nuit s’écoula done lentement et pleine de réves horribles : toute une épopée de cannibalisme se dé- roula sous mes yeux; — ma mémoire évoqua les souvenirs les plus formidables. l Les spectres des voyageurs assassinés jaillirent des lèvres qui racontaient ces assassinats; c'était une es- pèce de folie, que je n'ai éprouvée qu’une fois, une hallucination. Tout à coup des chants de femmes retentirent non loin de nous dans le silence de la nuit. Le roi, qui dormait, ainsi que tout le personnel de sa c@ar, se réveilla en sursaut au bruit de ces voix. I] se mit sur son séant, et parut écouter reli- gieusement, _ De temps en temps, le chœur se taisait, et une femme seule chantait des paroles rapides et caden- eées sur un ton clair, élevé, sonore. Je demandai d’un signe, à Thy-ga-rit, ce que si- gnifiait ce chant, — To-bigman, me répondit-il, to-bigman, (C'est pour Dieu, c’est une prière à Dieu.) J'avais peu à peu, à force de raisonnement et de volonté, repris un certain courage. Il est vrai que la curiosité était venue à mon aide. J'espérais assister à quelque cérémonie religieuse et nocturne de ee peuple, Je quittai done le lit de camp et sortis. Mais, une fois hors de la case, je ne vis ni prêtre ni lévite. La cabane était adossée à la forêt, et une aire s'6- tendait devant elle jusqu'au bord du rivage. La voix ne retentissait pas entre les arbres, et ce- pendant je cherchais vainement à voir d'où elle par- 2 LES BALEINIERS 49 0 tait; mais, en regardant du côté de la mer, 1h où le grand promontoire finit et permet d’entrevoir quel- ques mètres d’horizon, j'aperçus, se détachant en noir sur le disque de la pleine lune, qui sortait lente- ment de l’eau, j’apercus, dis-je, une silhouette de femme agerouillée, levant la tête vers le firmament, priant tout haut de cette voix claire et sonore, et saluant avec ses grands bras nus le lever de la lune. Je reconnus l’une de nos rameuses, je reconnus la reine, qui cessa sa prière aussitôt que l’orbe de la lune parut se détacher de la terre pour s’élancer dans le ciel, J'étais hors de la cabane, et n’avais pas envie d'y rentrer. Je me promenai donc sur l'aire, allant de fa forêt à la mer et de la mer à la forêt, fort ennuyé que j'étais de ne pas savoir heure, Mais, en me rappelant celle du lever de la lune dés nuits précédentes et en la comparant avec l'heure du lever de celle-ci, j’es- timai que le soleil ne paraitrait pas avant deux heures. Pour peu qu’on passe quelques mois à la mer, on devient astronome pratique malgré soi. La position des principales étoiles, leurs noms, leurs chroniques, nous sont familiers. On étudie sur- tout la lune, cette reine des nuits. J'ai vu des gens si expérimentés, qu'ils annonçaient, sans jamais com- mettre d'erreur, ia continuation ou la venue du beau ou du mauvais temps, du froid ou de la chaleur. Ils prédisaient les vents et les orages ; ils disaient l'heure présente, à cing minutes près. J'étais devenu moi-même un de ces prophètes, Je calculai done que la nuit durerait encore deux heures; que faire pendant deux heures? — Eh! mon Dieu! rêver à la patrie, penser à la France! penser aux amis, à la mère, à l'amante, réver à tout cela et frapper du pied en révant, Tout à coup... Je m'arrètai, j’écoutai... Que venais-je donc d’entendre au bord de la forét? Une clochette, sans doute, — la clochette d’une chèvre, et, sans que je visse la chèvre, la clochette tintait, tintait lentement d'abord, puis plus vite, puis partout à la fois... Non, ce n'était pas la clochette d’une chèvre, c'était la clochette d’un oiseau, cet oiseau qui, cha- que nuit, donne le signal du concert magique que les artistes emplumés des terres australes exécutent avant le lever du soleil. Le premier qui vint interrompre le tintement ar- gentin de cette clochette fut le toui, Il jeta dans la nuit et au milieu du silence une fusée de notes ra- pides et continues comme un bouquet de feu d'arti- fice. C'était le premier ténor qui s'emparait de la scène. Bientôt vinrent les chapelets égrenés, perle à perle, du glaucope, suivies des notes brillantes du troupiale. Puis il y eut comme un solo de flûte de cristal ; c'était la fauvette de Tangara qui chantait son hymne nocturne. Les autres oiscaux s'arrétèrent un instant comme pour l'écouter. Et tous ensemble reprirent comme un chœur im- mense, chacun faisant sa partie : , La mésange brodant sur l'harmonieux concert avec des triples et des quadruples croches ; La colombe roucoulant en basse ; Le traquet à tête bleu de ciel, habile baryton, al- lant de la colombe au toui, dela basse au ténor ; Enfin le trichoglosse, à son tour, sema ses trilles savantes au milieu de cette merveilleuse mélodie, tandis que le perroquet trigops, le cimbalier de la forêt, mélait ses frémissements de cuivre au-timbre de la sonnette d’argent. Je ne me demandais plus ce que j'allais faire en attendant le jour : j'écoutai. J’écoutai pendant deux heures ainsi; puis le con- cert cessa peu à peu, et le toui seul continua de chanter. Le soleil était levé. J'avais cinq heures de marche au moins pour ar- river jusqu’au village d'Oéteta, et je tenais à arriver avant midi, car un malade m’attendait. Jé quittai la case, souriant de mes terreurs de la nuit; mais c’est chose facile que de sourire des ter- reurs de la nuit quand il fait jour. Je donnai à Thy-ga-rit la moitié de mon biscuit, ne me réservant que ce qu'il m'en fallait pour dé= jeuner. Puis je distribuai, à chacun de ces insulaires aux yeux flamboyants et aux dents blanches et aiguës, un morceau de tabac, et, comblé de leurs bénédic- tions, je suivis le rivage dans la direction du fond de la baie, pour rencontrer ensuite la lisière de la forêt qui s'étend jusqu’à l'autre côlé de la montagne. Jarrivai en vue de l’Asia vers midi, car j'avais marché vite sans chasser et sans herboriser. XXII UNE LÉGENDE ZÉLANDAISE Le pays où nous hivernions a ses légendes, lé- gendes terribles et sanglantes, légendes de meurtres et de vengeances, qui peuvent se comparer à ce que nous avons de mieux en ce genre dans les annales de nos temps de barbarie. Six mois de cohabitation familière avec les natu- rels, le prestige de mon état de médecin, les services rendus à quelques-uns d'entre eux, m'ont permis d'entrer plus avant que personne dans cette formi- dable arcane historique, fermée aux Européens. Je vais done dire sur l’antropophagie tout ce que l’on a dit avant moi, et j’ajouterai à ce résumé si- nistre ce que personne n’en a dit encore et ce que jen ai appris par mes propres études, Les naturels de la péninsule de Bank et des baies voisines vers le sud, ceux avec lesquels j'ai des rela- tions de tous les jours, de toutes les heures et de tous les moments, ne sont plus que les faibles débris d'une nation jadis puissante, détruite en partie par les excursions de ce terrible Taraboulo dont ils re- doutent encore à chaque instant l'apparition. Cet infatigable ennemi vient périodiquement dé- truire leurs récoltes; il choisit, pour entrer en cam- pagne, le moment où les navires baleiniers se tiennent au large et où le bâtiment de guerre qui les protége a fuit voile pour la Tasmanie ou pour tout autre port de ravitaillement. Les habitants de la péninsule, qui savent ce que présage le désarmement de leurs côtes, s'enfuient alors vers Olago. Mais ils n'échappent pas toujours à Taraboulo, le vautour de Cloudy-Bay. 4 50 LES BALEINIERS Les malheurs de cette tribu, dont Thy-ga-rit est le véritable chef, datent de 1828. En 1898. le chef de l'île de Kapiti, située dans le détroit de Cook, se nommait Topahai. C'était un homme énergiqne et aventureux. Emerveillé des mi- racles de la civilisation, il demanda à un capitaine anglais de le conduire en Europe, et, sur son refus. il se cramponna à la misaine, jurant qu'on le hacherait plutôt que de le faire retourner à Kapiti sans qu'il eût vu l'Angleterre. Le capitaine consentit enfin à emmener. Au bout de deux ans, il revint. Le capitaine et les matelots avaient pris Topahai en amitié, l'avaient comblé de soins et d’attentions, l'avaient ramené enfin dans son île, dans sa famille, où il avait été reçu avec de grandes démonstrations de joie. Il raconta comment, ayant eu, en Angleterre, une maladie grave, ses amis l'avaient fait soigner, le veillant tour à tour, et, à force de tendres attentions, d’attentions comme en ont seuls ces grands et su- blimes enfants qu’on appelle les soldats et les ma- rins, ils lui avaient sauvé la vie. Que ferait, en échange, Topahai pour ses bienfai- teurs? comment leur prouverait-il sa reconnaissance? En leur donnant tout ce qu'il pourrait recueillir de jade vert, car le jade vert est la pierre que les Nouveaux-Zélandais tiennent pour la plus précieuse, Et le jade vert ne se recueille que sur les bords d'un lac sacré, situé au milieu de Vile de Tavaï-Pouna- mou, dans le sud-ouest de la péninsule de Bank. Topahai partit done de Kapiti à la recherche du jade vert, comme les anciens héros mythologiques qui allaient à la recherche de la toison d’or, ou des pommes des Hespérides. I] passa par Akaroa. Les habitants le connaissaient de réputation et savaient son voyage en Europe : ils le retinrent et le fétèrent pendant quelques jours. Cette fete et cette violence amicale avaient les plus cordiales apparences ; mais au fond s’agitait un autre sentiment. Les Akaroens né pouvaient comprendre qu'un sentiment de reconnaissance fit seul entreprendre à Topahai un si long et si pénible voyage, et ils soup- connèrent que ce chef aventureux, ce guerrier terri- ble, n'était venu chez eux que pour les espionner, reconnaitre leurs forces et étudier le terrain, afin de revenir ensuite avec ses guerriers pour les réduire en csclavage. Sa mort fut donc résolue, et ils l’assassi- nèrent pendant les fêtes du départ. Mais quelques-uns des guerriers de la suite de To- pahai échappérent au massacre, et, revenant à Kapiti, annoncèrent le meurtre de leur chef, Ce fut un grand désespoir dans l'île, d'autant plus que le fils de Topahai était encore trop jeune pour conduire la tribu au combat de la vengeance. C'est alors que se révéla Taraboulo. C'était un esclave affranchi de Topahai, un homme acti, rusé, énergique, courageux et reconnaissant, I] se dit que c'était à lui qu'appartenait la vengeance, et il fit le serment de venger l'illustre mort sur Ma- ramvai et son fils, le chef présent et le chef futur de la tribu où Topahai avait été assassiné. I offrit done ses services aux Kapitiens. Ceux-ci le reconnaissaient pour leur maitre en fait de ruse el de courage, ils le reconnurent pour chef et lui laisse pT rent le soin de tout préparer pour arriver au but dé- siré. Taraboulo était trop habile pour aller attaquer ou- vertement une tribu nombreuse, et qui, après le crime qu'elle avait commis, devait se tenir sur ses gardes. Il médita l’entreprise, arréta son plan, et at- tendit avec la patience d'un sauvage le moment de Vexécuter. Cette occasion se présenta en 1830. En 1830, le brick anglais l’Elisabeth, expédié de Sidney à la Nouvelle-Zélande pour acheter du phor- _ mium-tenax, vint mouiller à Cloudv-Bay. Taraboulo offrit alors au capitaine Stewart dix tonneaux de phormium s’il voulait le laisser embar- quer sur le brick avec cent guerriers, et le conduire à Akaroa. : Stewart accepta le marché, embarqua Jes Kapitiens, et entra à Akaroa comme s’il venait pour yt'afiquer. Maramvaï, chef d’Akaroa, sa femme, son fils et ses deux filles, se rendirent aussitôt à bord du brick, où le capitaine Stewart les reçut avec de grandes dé- monstrations d'amitié; mais à peine furent-ils descen- dus dans la chambre où on les avait conviés à un repas, que Taraboulo s’empara d'eux, les fit prison- niers, puis, à la tête de ses cent guerriers, tomba à l'improviste sur les mttheureux habitants qui avaient suivi leur chef ef qui encombraient déjà le pont du navire. Ce fut une horrible boucherie. On dit même que c’est à la vue du sang — l'o- deur du sang produit l'ivresse comme celle du vin, — que les matelots anglais, prenant parti pour Ta- raboulo, se mélèrent à ces terribles représailles et fu- sillérent les Zélandais qui se jetaient à la mer pour regagner la côte à la nage. Ce massacre accompli, les Kapitiens s’embarqué- rent dans les canots de leurs victimes, et, comme la catastrophe s'était passée presque hors de vue du ri- vage, les habitants des villages situés autour de la baie laisstrent aborder tranquillement leurs ennemis, croyant au retour de leurs compatriotes. Nouveaux massacres encore! Puls, quand la nuit vint, les fourneaux du brick s'allumèrent, les chaudières s’emplirent de mem- bres humains, et, sous les yeux de l'équipago et du capitaine anglais, les anthropophages mangè- rent}... Le lendemain, le capitaine Stewart reprit la route du détroit de Cook, emportant les vainqueurs et leurs esclaves. Maramvaï avait été jeté, pieds et poings liés, sur le pont, au milieu des morts et des mourants. Son fils, grièvement blessé, gisait à quelques pas de lui; pendant que les vainqueurs se livraient aux joies du festin, le fils approcha sa bouche de l'oreille du père et lui dit: — Vous êles vieux, vous, mon père; on vous {uera; mais, moi, on me laissera vivre, el je serai condamné à remplir quelque honteux emploi. Tara- boul» fera de moi son esclave, son cuisinier peut- être! Préservez-moi de cette infamie : à deux pas de vous est une hache, prenez-la et tuez-moi... Le père, sans répondre, montra les cordes qui re- tenaient ses mains; mais, de la tête, il approuya lé projet de son fils. Le fils alors rampa insensiblement ra Le] | jusqu'à la hache, s'en empara, conpa los liens de Ma- TR ES" LES BALEINIERS 51 = + ramvyai, lui mit la hache entre les mains, et, comme s'il cût voulu reposer plus doucement, il plaça sa tête sur la caisse d'un des bas mats. NMaramvaï, alors, se releva avec un cri de triom- phe, et l’on vit tournoyer la hache entre ses mains, et, en même temps, la tête de son fils rouler à dix pas de lui. Cette action qui, si elle était racontée par Tite- Live ou Plutarque, et attribuée à un Romain ou à un Spartiate, serait de l'héroïsme; cette action qui, racontée par moi, ct attribuée à un chef de la Nou- velle-Ztlande, n'est que de la barbarie, excita l’en- thousiasme des compagnons de Maramvai. Ils pous- strent des cris d'admiration; Taraboulo accournt, ct, furieux de voir le plus beau trophée de sa vic- toire lui évhiappcr, il fit lier de nouveau les mains à Maramiyai, enfonga un croc de fer dans le plafond de la cabine, et y accrocha son ennemi par la mâchoire inférienre. Ainsi suspendu, Maramvai arriva vivant à Kapiti. Pendant la route, une de ses filles ayant osé le prendre à bras-le-corps afin de soulager ses souf- franees, un matelot anglais, de garde auprès du supplicié, la rcpoussa si violemment, qu’clie alla tomber contre un angle des boiseries, et se tua du coup. Son autre sœur succomba sous les brutalités de l'équipage. Leur mère se jeta par-dessus le bord et se noya. Le jour même de son arrivée à Kapiti, Maramvaï fut mis à mort. Taraboulo lui-même servit de bour- reau. Ii lui ouvrit l'artère carotide, reçut dans le creux de ses deux mains le sang qui s’en échappait, etle but... Puis il lui arracha les yeux et les avala, afin de se rendre la vue plus percante et de s’inoculer le cou- rage du vaincu, auquel lui-même, le vainqueur, il lait forcé d'accorder sa sauvage admiration. Le capitaine Stewart, de retour à Sidney, fut mis cn jugement et acquitté. Les récits des voyageurs sont remplis de contra- dictions sur le cannibalisme, qu'ils regardent tantôt comme permis par les lois religieuses de tel ou tel pays, tantôt comme provoqué par un sentiment de vengeance implacable, tantôt enfin comme le résultat dé la disette et méme de la sensualité. De ces divers mobiles, ils en choisissent un seul, selon leurs con= venances, et y rattachent exclusivement cette hor- tible coutume, tandis qu'én réalité, d'après les cir- constances, le mobile varie ou se complique avec un autre, Ces erreurs ont surtout été commises pat les navigateurs qui passent rapidement d'une terre à l'autre en Océanie, et n'ont eu, par conséquent, que quelques heures de contact avec les indigènes, heures trop courtes pour étudier leurs mœurs et leurs usages. Us ont done été forcés de répéter cé qu'avaient déjà dit leurs devanciers et de recucillir au Vol quelques traditions déjà énoncées ct falsifices encore par les difficultés d'interprétation du lan- Lag0. Le cannibatisme, de nos jours, n'existe, à l'état de coutume, qu'en Ocdéanie, On en trouve des exémples chez les peuples anciens et modernes, il est vrai, mais ce ne sont que des cas exceptionnels, Un séjour de six mois sur la péninsule de Bank, c'est-à-dire au cœur dé Vile sud de la Nouvelle-Zélande, une existence presque constamment mêlée à celle des tri- bus de la côte, m'ont permis de recueillir sur l’an- thropophagie quelques détails assez neufs, auxquels j'ajoutcrai ce qu’en ont dit de plus curieux et de plus réel d'autres voyageurs. : XXIII TARABOULO Un jour, pendant notre relache, une petite goélette mouilla dans la erique d’Oéteta. Elle annonçait que le terrible Taraboulo, chef supréme de Vile, venait d’embrasser !a religion chrétienne, et ordonnait que les tribus du Sud suivissent son exemple. Il défendait en même temps de manger de Ja chair humaine, et menaçait, si ses ordres n'étaient pas exécutés, de venir exterminer, depuis le premier jusqu'au dernier, ceux qui auraient osé y contre- ‘venir. . La goëlette était entrée dans le port à onze heures du matin, et, dès le même jour, vers deux heures, les habitants venaient en foule à bord pour nous deman- der des Bibles. Nous n’en possédions pas une seule; mais tout ce qui avait la forme d’un livre était bon. Ils n'en de- mandaient pas davantage, et nos matelots échangè- rent, contre des nattes et des coquillages, leurs re- cueils de chansons et leurs dietionnaires poissards. J'en fus personnellement quitte pour un volume des Odes d'Horace, que je ne donnai pas pour une Bible, mais qui me fut volé. Thy-ga-rit, à cette nouvelle inattendue, avait quitté sa maison d'été et était revenu à Oéteta, et, 1a, ilavait réuni tout son peuple, avait signifié, Atous, les ordres de l'autorité supérieure, et invité les habitants à se réunir, le matin et le soir, pour écouter l'office divin. Dès le lendemain, les rites chrétiens commen- cèrent. Un canon de fusil fut suspendu en travers d'un poteau; on frappait dessus avec un morceau de fer quelconque. C'était la cloche qui sonnait la messe. Alors, tous les habitants se mettaient 4 genoux, faisaient le signe de la croix, ouvraient leurs livres qu'ils tenaient renversés où de travers, et avaient l'air d'y live les versets des psaumes qu'ils chantaient à tue-tête. J'ai encore dans les oreilles cette incroyable musi- que qui durait une heure le matin et uneheure le soir. Tout cela dans l'attente de Taraboulo, le croque- mitaine d'Ika-na-Mavi. Et tout cela fut perdu, car Taraboulo ne vint pas: Mais, À sa place, quelques semaines plus tard, vinrent des missionnaires. Les saints hommes furent admirablement accueil- lis, et se mirent immédiatement à leur œuvre de salut. Les Bibles apocryphes furent dénoncées, et l'ordre donné de les confisquer ; mais les insulaires obtinrent ly permission de garder les livres pour en faire des bourres de fusil, Le bruit courait, parmi les équipages des navires balciniers péchant dans les eaux de la péninsule, que la menace de cette venue de Taraboulo avait 52 LES BALEINIERS SS sauvé la vie à une pauvre femme qui devait être man- gée à Oéteta à la fin de la présente lune. Je n'ai pu vérifier le fait, mais j'ai la conviction qu'il est exact, Voici sur quoi j'appuie ma croyance : Un jour que nous croisions dans la grande baie Pégasus, une pirogue, commandée par Ivico, un des chefs de Vile, passa le long de notre bord. Il conduisait à bord d’un navire de Van-Diémen qui se tenait sous voile aux environs de l’île Tablé, un déserteur anglais arrêlé au port Olive, et, pendant letrajet, mouillait la nuit, à l'abri deterre, chaque fois que le temps le lui permettait. Le capitaine de ce navire faisait grande pêche, et, comme les tonneaux manquaient, il avait établi ses tonneliers sur la lisière d’une forêt du port Olive, afin de fabriquer des pièces à huile, C'était de là que le déserteur s’était enfui, après s'être battu avec un de ses compagnons qu’il avait grièvement blessé. Ivico, comme nous venons de le dire, le ramena et reçut du capitaine anglais une bonne récompense, puis il reprit le chemin de la presqu'île; mais un coup de vent le rejeta sur la grande terre. Alors, s'étant mis à l'abri dans une anse, il y ren- contra un homme et deux femmes. _ Comment étaient-ils venus là ? Quels étaient-ils ? Etaient-ce des naufragés? Étaient-ce des espions d'une tribu du Nord? Cette dernière supposition prévalut, et l’on s’em- para d'eux. L'homme fut assez agile pour s'enfuir dans la montagne; le temps pressait, on ne put l'y pour- suivre; mais les deux femmes, moins heureuses, furent prises et jetées, pieds et poings liés, dans la pi- rogue, qui reprit sa route, : Ivyico repassa près de nous, mais ne nous aborda point au retour ; seulement, on remarqua, à l’aide de longues-vues, que son équipage s’était accru de deux femmes. Le lendemain nous rentrâmes à Ofteta à la nuit close. Le dernier quartier de la lune était à son dé- clin. ; Les feux du village nous guidèrent pour gagner notre ancrage habituel, et, contre l'habitude, pas un naturel ne vint à bord. Vers minuit, nous entendimes des coups de fusil et un bruit infernal dans la direction des cases. Un grand feu brillait devant la maison de Thy-ga-rit; les hurlements des chiens se mélaient aux hurlements des femmes, et l’on voyait ces dernières gambader sur la grève en secouant des torches d'herbes sèches imprégnées d'huile de baleine. Il y avait, je vous le jure, de l'horrible et du fan- lastique dans cette scène incompréhensible pour nous. Nous n’y pûmes tenir, le second du bâtiment et moi. Nous vinmes trouver le capitaine et lui deman- dâmes la permission d'aller à terre; mais il nous re- fusa obstinément, nous donnant pour raison que les naturels célébraient sans doute quelque fête reli- gieuse et que notre visite indiscrète engendrerait peut-être une querelle. Le tumulle ne s'apaisa qu'à la fin de la nuit. Quand j'allai à terre le matin, je n'y remarquai rien d'extraordinaire : tout était rentré dans le calme: la place du brasier, noire ét chaude encore, témoignait seule de la fête nocturne. J'nterrogeai mes meilleurs amis insulaires; j’in- terrogeai le roi, ses fils, sa femme; j'interrogeai des enfants, et toujours il me fut répondu avec un sang-froid et uneindifférencetels — que jelesreconnus facilement pour être affectés, que la tribu avait c¢- Iébré la nuit dernière une de leurs fêtes sacrées, la- quelle, comme d'habitude, s’était terminée par le sacrifice au grand Atoua, et par un festin où l'on avait mangé des chiens engraissés dans ce but. Tout dans cette réponse était vraisemblable, car les chiens, à l’état sauvage, pullulent sur la côte, et les naturels ont l'habitude d’en capturer quelques- uns et de les enfermer dans d’étroites cabanes, d’où ils les tirent pour les manger après les avoir engrais- sés avec du poisson. Ces chiens deviennent méme une ressource im- portante quand le poisson est atteint d’une maladie particulière aux mers de la Nouvelle-Zélande, et que la récolte des pommes de terre n’a pas été abondante. Mais une fille de la tribu fut moins discrète. A quelques jours de là, dans un moment d’oubli, elle confia à un matelot, son amant, que, pendant cette mystérieuse nuit, on avait massacré, rôti et dé- voré une des deux femmes rencontrées par Ivico; que la survivante était captive et à l’engrais dans une cabane tabouée, et que son'sacrifice aurait lieu lors du dernier quartier de la lune prochaine, Selon leur croyance, la lune est en colère quand elle ne brilie pas, et il faut des prières et des sacri- fices pour l’apaiser, afin qu’elle consente de nouveau à éclairer les nuits. ~ Il y avait plusieurs maisons tabouées dans le vil- lage. On nous en éloignait par de grands cris et avec des menaces aussitôt que nous en approchions; il me fut done impossible de découvrir la prison de la malheureuse victime. Les capitaines des navires pré- sents dans les différentes baies de l’île du Sud par- laient de réunir leurs équipages pour délivrer cette infortunée, quand arriva, par bonheur, la goëlette porteur du manifeste de Taraboulo. Je crois que, précédemment, M. le commandant Cécile avait enlevé à cette même tribu une ou deux femmes destinées à être mangées et déjà mises à l’en- grais. Thy-ga-rit, que M. le commandant Cécile nomme Thégaré, est, comme je l'ai dit, le véritable chef de Togolabo. Les parents aiment beaucoup leurs enfants, mais en bas âge seulement. Le commandant Cécile ra- conte qu’en 1839, il avait remarqué à Togolabo une petite fille de cinq ans, d'un physionomie admirable- ment belle, Réfléchissant au sort qui attendait la malheureuse enfant dans ce pays de prostitution, il désira l'y soustraire en l'adoptant et en la conduisant en Europe. ll oflrit done, en échange de l'enfant, un uniforme et beaucoup d'autres objets, et il essaya de faire comprendre aux naturels que lui, nayant pas d'en- fant, il aurait soin d'elle comme si elle était sa fille, Mais la mère ne voulut rien entendre et refusa toutes ces propositions, Cependant, quelques jours avant le départ de la corvelte, le père fit dire qu'il consentait à livrer sa fille, et le commandant se rendit avec lui chez le chef de wibu Thy-ga-rit pour y conclure le marché. LES BALEINIERS 52 oo a TR Tr Mais à peine venaient-ils d’entrer en pourparler, qu'un naturel, d'ordinaire très-doux, entra, pâle de colère, et s’écria en anglais : — Non, non, je ne le veux pas, la fille ne partira as. : Le commandant lui fit alors observer que cette affaire ne le regardait en aucune façon. Mais il ré- pliqua que le père de l’enfant était son beau-frère, et que la mère, sa sœur, lui avait juré que, s’il lais- sait partir la jeune Heloï, elle se vengerait en le tuant, Pendant cette altercation, l'enfant, entraînée par sa mère, avait gagné en toute hâte la montagne, ct le commandant Cécile ne la revitplus. Thy-ga-rit lui dit que, si la fille eût été nubile, le marché se fat con- clu sans difficulté. Cette Heloi, ou plutôt Heloa, et même euphoni- quement Eoa, je l'ai revue quelques années plus tard. - La prostitution l'avait déjà flétrie, et Thy-ga-rit m'aflirma que c'était la même que le rangaturo oui-oui, c’est-à-dire le chef français, avait voulu em- mener au delà des mers, Pauvre fille! j'ai conservé son portrait au doux profil, et je la revois encore dans mes souvenirs avec sa noire chevelure tombant en boucles sur ses épaules, Comme elle était svelte, légère et gracieuse, mar- chant pieds nus sur le gaillard d’arrière, respectée des matelots par l'influence seule de sa beauté! partout reine, partout déesse! fière de sa toilette improvi- sée, de son jupon fabriqué avec des chemises de laine rouge et de son corsage de calicot blanc, qui laissait voir ses bras et ses épaules aux chairs fermes et polies, et colorées d’un rose "mat comme une cer- taine espèce de marbre. Elle portait, au milieu du front, une étoile de tatouage bleu. La figure des jo- lies bohémiennes qui parcourent les contrées du midi de l'Europe était plus bistrée que la sienne; et je n'ai jamais vu, en opposition sur le même visage, dents si blanches et yeux si noirs que les yeux et les dents d'Eoa. La pauvre enfant! elle fut vendue pour une cou- verture de laine rouge, un vieux sabre de cavalerie et une paire de bottes, et ce prix enrichit toute sa famille, Le père et la mère se partagèrent la couverture et s’en firent chacun une espèce de chile; l'oncle s’ac- commoda des bottes, mais il en enleva la semelle et ne porta que les tiges, attendu que son pied était trop fort; et son fiancé, le fiancé d’Eoa | jeune gail- lard de dix-huit ans, haut de cinq pieds six pouces, vifet ardent, mais n'étant point encore allé au com- bat, s’empara du sabre, et jura qu'avec ce sabre il tuerait Taraboulo à la première descente que Tara- boulo tenterait sur la presqu’tle, Mais j'ai promis à mes lecteurs d'être vrai; je suis donc forcé de leur avouer que, toute charmante qu'elle était, Eoa avait un grand défaut, que le sultan, son maitre, ne lui pardonna jamais : Elle se livrait au péché de gourmandise. Péché mortel, vilain péché, surtout quand nous aurons dit l’objet de la tentation. Sachez d'abord que chaque officier éclaire sa ca- bine avec une petite lampe à roulis que le maitre d'hôtel entretient et remplit d'huile de baleine, Un soir, l'heureux maître d'Eoa, revenant d'une excursion de chasse ou d’herborisation, voulut allu- mer sa lampe. Pas de coton, pas d'huile. Grande colère du mai- tre d'hôtel, lequel jure qu’il a préparé la lampe comme à l'ordinaire, et, malgré ses serments, est obligé de la rééquiper de nouveau. Le lendemain, même aventure. Le troisième jour, pas plus d'huile et de coton que la veille. : Et c'était toujours sur le maitre d'hôtel que tom- bait la colère de notre camarade. Mais voilà-t-il pas que, tandis qu’il jure, maugrée et tempête, un petit ricanement résonne dans le coin de la cabane où Eoa avait coutume de s’accroupir en attendant le retour de son seigneur. Le seigneur et maître abaisse sa bougie vers elle. Bon Dieu ! que voit-il? que découvre-t-il? quel mys- tère lui est-il dévoilé? Un bout de mèche de la lampe sortait par la commissure des jolies lèvres de la charmante Ma- houri. Oui, c’était Hoa, la belle Zélandaise au doux nom, aux yeux noirs, aux dents blanches, à l'étoile bleue, c'était Eoa qui, chaque soir, avalait l'huile de la lampe et en gardait la mèche dans la bouche pour en savourer plus longtemps le délicieux nectar! Hatons-nous de dire qu’elle fut corrigée, et soyons assez franc pour ajouter que cela ne la corrigea point. Quelles mœurs, hélas ! que celles de ces enfants de la nature, tant vantées par les philosophes du xvin® siècle. Les filles deviennent, jusqu'à leur mariage, un objet de commerce; elles sont fiancées dès leur bas âge, mais le fiancé ne les épouse que lorsqu'il a été à la guerre, ou bien qu'il s’est battu pour sa défense personnelle ou pour celle de la tribu. Ces fiançailles n’empéchent pasqu’onnelivrela fille aux étrangers, et j'ai vu des parents oser mettre en vente des enfants de six à sept ans. La chose se passa à bord de l’Asia : un père of- frait sa fille, âgée de sept ans à peine, Le capitaine Jay lui défendit de remettre jamais le pied à bord. Malheureusement, l'exemple du capitaine Jay n'a pas toujours été suivi, et peu de navires restent dans les mouillages de la péninsule, sans que de pareilles infamies y aient été souffertes. IL est vrai que plusieurs voyageurs prétendent que si les jeunes filles se livrent à la prostitution, les femmes mariées, au contraire, peuvent passer pour des modèles de fidélité conjugale. J'ai vu bien souvent le contraire. Kao-Kao, notre pourvoyeur de patates, le tayo du navire, mon com- pagnon de chasse, était un mari trés-complaisant, et sa jeune femme, aux épaules et aux seins ornés de petites étoiles en tatouage bleu, a souvent pro- mené ses faveurs du gaillard d'avant au gaillard d'ar- rière. La femme mariée est plutôt forcément fidèle à son mari que naturellement sage. La jeunesse et la beauté des Zélandaises est éphémère, Les plus rudes tra- vaux accomplis en plein air, la pêche des crustacés sous les galets du rivage, la préparation fatigante du phormium, la récolte du bois mort dans les forêts de la montagne, et, plus que tout cela, les fréquentes grossesses enlèvent, avant vingt ans, aux mallieu- 54 LES BALEINIERS reuses créatures, leurs charmes si vantés des Euro- péens. Les suites de la grossesse, surtout, achèvent de les flétrir. À peine la femme zélandaise a-t-elle donné le jour à son enfant, qu’elle devient tabouée, pendant un mois au moins. Elle ne fait plus en quelque sorte par- tie de la tribu. *eléguée au seuil d’une masure, accroupie près d’un poteau, espèce de tronc d’arbre mort, aux branches duquel on suspend quelques paniers en uattes, remplis de patates, de racines de fougère et de poissons secs, elle allaite son enfant en plein air, dans l'isoiement et la misère, et per- sonne ne lui adresse Ja parole; si les provisions lui manquent, on les lui présente au bout d'une perche. Puis, quand cette rude quarantaine est terminée, elle rentre dans la société et y reprend sa laborieuse existence. Tel est son sort, qu’elle soit femme d’un chef ou d'un simple insulaire, ou même d’un esclave | KXIV L’ ANTHROPOPHAGIE Les Papouas ne mangent que les vaincus. Hs dé- pècent les cadavres avec des couteaux de forme par- ticulière et qui ne servent qu'à cela. Autrefois, ces couteaux étaient en pierre dure ; depuis leurs rela- tions avec les Européens, ils sont en fer de feuil- lards. M. Morell, ce capitaine américain dont j'ai déjà parlé à propos des îles Auckland et des amours des phoques, faillit être victime d’un guet-apens aux iles Fidji. Jl ne dut son salut qu’à son sang-froid, mais il per- dit quatorze de ses compagnons. De retour à grand'peine sur son bâtiment, il prit une longue-vue et la dirigea vers la plage. « A l’aide de cette longue-vue, vaconte-t-il, je vis les barbares couper les membres de mes malheureux malelots qui vivaient encore, et plus d’un d'entre eux vit rotir et dévorer sa jambe ou son bras ayant que de mourir,» M. Morell se réfugia à Manille, où il compléta et augmenta son équipage; puis il revint tirer vengeance de ces insulaires, qui, lors de sa première visite, l'a- vaient cordialement accueiili. M: Morell commandait alors son joli schooner l'Antarctique. Wparcourait l'Océanie pour recueillir la biche de mer, le tripang, dont les astronomes chi- nois font un si grand usage, Ce mollusque, le gdliero-pedo-pulmonifero de Gu- vier, habiteles rochers à fleur d'eau de presque toutes les îles de l'Océanie; mais, selon le navigateur amtri- cain, letripang des îles du Massacre est le meilleur qu'il ait jamais rencontré, Les Chinois l'emploient comme lomiliant et aphrodisiaque, et le mangent indilié- remment avec le bœuf, la volaille et les légumes, Selon moi, la religion, la vengeance, la sensualité, la disetle, séparément et collectivement, ont pou: CL poussent encore | homme à dévorer l'homme, ct, malheureusement, on peut trouver des exemples d'anthropophagie ailleurs que chez les Océaniens. Passons en revue ces mobiles divers : LA DISETTE Le sol de la Nouvelle-Zélande est très-fertile, Il abonde en patates, en racines de fougères, dont on fait une pâte nutritive, et ses baies fournissent une im- mense quantité de poisson, qu’on fait sécher pour le conserver. Mais il arrive quelquefois que cette dernière res- source vient à manquer, surtout quand une certaine maladie attaque le poisson. Cette maladie est produite par de longs vers blanes filamenteux qui traversent les chairs, et alors le poisson ne peut être séché et mis en réserve. Ces îles ne contenant aucun quadrupède, mais seulement ceux qui y ont été importés, comme les pores, les chiens et quelques espèces de gros volatiles, Ja chasse n'offre qu'une ressource bien insuffisante, Que la guerre survienne, la troupe en marche n’a plus, pour se soutenir, que le ngoua-doué, pâte com- posée avec la racine de la fougère, le pteris esculenta. Aussi, les armées en viennent-elles souvent aux mains en mourant de faim. Elles combattent non-seule- ment alors par haine, par vengeance, mais surtout par besoin. Les guerriers soupent après l& victoire, pourse dédommager, aux dépens descadavres de leurs ennemis, de la diète forcée qu'ils viennent de subir. En 4835, des Nouveaux-Zélandais, partis du port ‘ Nicholson sur le brick anglais le Rodney, capitaine Hard- Wood, qui recut en payement cent cinquante tonnes de phormitim-tenax et cinquante tonnes de pore salé, descendirent aux îles Chatam avec l’inten- tion de s’y établir. ls apportèrent des pommes de terre et défrichèrent le terrain; mais, les: provisions ayant manqué avant la récolte, et le poisson étant malade, ils firent main basse sur les habitants primi- tits de l’île, et en dévorèrent plus de deux cents. ‘Toutes les peuplades australiennes voisines du dé- troit de Torrès et celles de plusieurs groupes d'îles aux environs de la Nouvelle-Calédonie, remédient à la famine par ce terrible moyen, et, quand les enne- mis vaincus ou à vaincre manquent, ils immolent des esclaves ou des enfants. Je pourrais multipher les exemples ; ceux-À sufli- ront, je crois. LA SENSUALITÉ Il faut l'avouer, à la honte de l'espèce humaine, il y a des cannibales qui, par goût, par plaisir, par sensualité, massacrent de sang-froid l'esclave et l Eu- ropéen sans défense, que le naufrage, la curiosité du voyageur, ou la cupidité du trafiquant font tomber entre leurs mains. Touai, un chef zélandais qui fut conduit à Londres, y résida longtemps et s'y civilisa presque, ayouait, dans ses moments de nostalgie, que ce qu'il regrettait le plus de la patrie absente, c'était le festin de chair humaine, le festin de la yietowe! Il était las de man- eer les rosbils de la vieille Angleterre; il assurait qu'il y avait une grande analogie entre la chair du pore et celle de l'homme, et cotte dernière déclara- tion, il l'a faite devant une table somptueusement servie, La clair de femme et d'enfant, voilà ce quill ¥ LES BALEINIERS 55 to a de plus délicieux pour lui et pour ses compatriotes, tandis que certains Malais préfèrent celle d’un homme de cinquaute ans, et celle d’un noir à celle d’un blanc. Ses compatriotes, disait-il, ne mangent jamais la chair crue, et conservent la graisse des fesses pour assaisonner leurs patates. Marsden raconte que des missionnaires ayant ma- nifesté la crainte d’être mangés, des chefs zélandais répondirent, pour les rassurer, que, s’ils étaient affa- més de chair humaine, ils préféreraient la chair de leurs ennemis des tribus voisines, qui était d’un goût bien plus agréable que celle des Européens, lesquels ont l'habitude d’user de trop de sel, assaisonnement qui leur déplait. Les naturels de la Nouvelle-Zélande témoignèrent à M. Lesson, naturaliste de la corvette la Coquille, le plaisir qu'ils auraient eu à le goûter. C’est M. Les- son qui, dans la relation de son voyage, a posé cet axiome : « Le premier art que l’on doive examiner chez tous les peuples, quelle que soit leur civilisation, est celui de Ja cuisine.» * Je ne sais plus dans quelle île un chef crut faire un grand honneur à Dumont d’Urville en lui servant à son repas un jeune enfant rôti dans des feuilles de bananier, comme un perdreau bardé de lard. Nousretrouverons plus loin de nombreux exemples de sensualité unie à la vengeance et à la religion. LA VENGEANCE Le massacre des Européens mis à mort sans com- bat, traîtreusement abattus et dévorés, ne devrait jamais avoir eu pour but qu’une horrible cupidité, si la conduite des étrangers, arrivant au milieu de ces enfants de la nature, avait toujours été exempte de reproches. Mais, dans la plupart des cas, les barbares ont usé de représailles, et la race civilisée a toujours eu les premiers torts. Il advient aussi parfois que l'équipage d'un navire, à peine au mouillage, attire sur lui, sans le savoir, la vengeance destinée à un autre bâtiment qui a été assez heureux pour fuir, surtout quand le pavillon est le même. Ces peuplades féroces n’oublient jamais, ne par- donnent jamais. Il serait trop long de dérouler ici le martyrologe des navigateurs océaniens. Depuis les quatre hommes de l'équipage de Tas- man qui, les premiers des Européens, tomberent sous le meré des Zélandais, chaque année, les archipels de l'Océanie sont ensanglantés par de semblables cata- strophes, et les navires quêteurs de tripang, d'écailles do tortue, de phormium, de perles, de bois de san- dal, de cachalots y payent fréquemment le tribut du sang, Les navires de guerre n'en sont pas exempts, té- moin la mort de deux jeunes officiers de marine, MM. de Varennes et de Maynard, et des hommes qui montaient leurs embarcations. C'est le commandant Surville qui, en 1772, a ou- vert cette série de représailles qui ne sera épuisée que lorsque la race européo-américaine aura englouti dans son grand courant d'émigration les autochtho- hes océaniens, qui ne peuvent être domptés qu'à con- dition d'être anéantis. D’Entreeasteaux, Marion Dufresne, Crozet, La Peyrouse, auquel on pourrait reprocher des senti- ments d'humanité par trop méticuleux avec de pa- reils ennemis, laissa impuni — et ce fut un grand tort quand on connaît les sauvages de l'Océanie — laissa impuni, disons-nous, le massacre de son collègue le capitaine Delangle, que les naturels de Mahouna (ar- chipel de Samoa) dévorèrent le 23 décembre 1787, ainsi que le naturaliste Lamanon et neufautres marins ou soldats de l’ Astrolabe. J'oublie le nom de l'ile où M. Hyène, que j'ai connu commandant le navire baleinier du Havre l'Angélina, a péri en 1845 ou 4846. Le navire de- meurant sous voile, il descendi£ à terre pour y ache- ter des fruits et des pores. Il était accompagné de cinq matelots et de mon ami Réncque, chirurgien du bord, Pas un G’eux ne reparut, et le navire croisa vai- nement pendant huit jours en vue de l’île. MM. de Maynard et de Varennes ont été massa- crés dans une des baies de la Nouvelle-Calédonie. Cela se passa du temps où M. d’Harcourt comman- dait l’Aleméne. Peters Dillon raconte un terrible si¢ge qu’il soutint dans la baie Nacléar (Fidji). Peters Dillon était un capitaine anglais qui recut mission du consul général de Sidney d’aller à la re cherche de La Peyrouse et de rapatrier, s'il était possible, les survivants de l’Aimable-Joséphine, com- mandée par Bureau, de Nantes. Disons d'abord ce que c’est que l'archipel des: Fidji. L’archipel des Viti ou Fidji, l’un des moins con- nus et cependant des plus curieux del'Océanie, pos- sède de nombreuses légendes de cannibalisme. Les aventuriers anglais et américains y ont trouvé de ma- gnifiques chargements de bois de sandal, qu'ils ont exploités depuis le commencement du siècle. Mais la plupart ont chèrement payé cette facilité apparente avec laquelleles naturels les ont laissés pénétrer dans leurs forêts. Bureau, de Nantes, fut une de leurs victimes. Commandant l’Aimable-Joséphine, il arriva en 1833 à Ambou, l’une de cesiles, avec l'intention d'y trafiquer du carret : c’est ainsi qu'on nomme l'écaille de tortue. Pendant qu'il était au mouillage, un chef vitien et quatre hommes vinrent lui rendre visite à bord, au moment où il expédiait un canot à terre. Le chef laissa le canot s'éloigner d'un demi-kilo- mètre; puis tout à coup il eria à Bureau : — Capitaine, votre canot coule bast Bureau prit sa longue-vue pour vérifier le fait, et, tandis qu'il relevait la position du canot, le chef le frappa à la nuque d'un coup de massue de bois de fer, et l'étendit roide mort à ses pieds. Le second oficier et la plupurt des matelots, n'étant pas sur leurs gardes, furent assommés. Les naturels conduisirent ensuite le navire au fond d'une baie pour le vendre à des Américains. Après quoi, ils dévorèrent Bureau et ses compagnons. L'Aimable-Joséphine était une petite goëlette qui n'avait que huit à dix hommes d'équipage. C'étaient les hommes du canot, qui avaient échap- pé à ce massacre, qu'il s'agissait de rapatrier, dans le cas où ils auraient survécu. 86 LES BALEINIERS tt LLL ALLL LL LT Chargé de cette double mission. M. Dillon partit donc de Sidney et vint jeter l’ancre dans la baie de Nacléar, où, à son tour, il faillit perdre la vie. ll était descendu à terre près de la roche Noire, avec dix-huit ou vingt hommes, dans l'intention d’ex- plorer la côte et de couper du bois de sandal. Tout en cherchant ces essences d'arbres, ses homines se séparèrent, Soudain Dillon se vit entouré par un grand nombre de naturels. Il n’y avait pas moyen de regagner la mer. Dillon se réfugia, lui cinquième, sur un rocher à pic. Par bonheur, lui et ses compagnons avaient leurs armes, Maintenant, laissons parler Dillon lui-même. « Nous étions, dit-il, cinq réfugiés sur un rocher, et la place était couvertede plusieurs milliers de sau- vages. » Au pied du rocher, on allumait des feux et l’on chauffait des fours pour faire rôtir les membres de mes malheureux compagnons. Leurs cadavres, ainsi que ceux des deux chefs d'Eïboa, ile voisine, furent apportés devant les feux de la manière suivante : deux des naturels de Nacléar formèrent avec des branches d'arbre une espèce de civière qu’ils placè- rent sur leurs épaules. » Les cadavres de leurs victimes furent étendus en travers sur cette litière, de façon que la tête pendait d’un côté et les jambes de l’autre, » On les porta ainsi en triomphe jusque devant les fours; là, on les plaça sur l'herbe, dans la position d'hommes assis. Les sauvages se mirent alors à chan- ter et à danser autour d’eux avec des démonstrations de la joie la plus féroce. Ils traversèrent de plusieurs balles les corps inanimés, se servant, pour cette exécution posthume, des fusils qui venaient de tom- ber entre leurs mains. Quand cette cérémonie fut terminée, les prêtres commencèrent à dépecer les ca- davres sous nos yeux, et les morceaux furent mis au four. » Pendant ce temps, nous étions cernés de toute part, excepté du côté d'un fourré de mangliers qui bordait la rivière. » La position était assez mauvaise pour le pauvre Dillon; maisil était résolu, sachant qu'il n’y avait pas de salut à espérer, à se faire tuer sur place en se dé-. fendant. Il tenait done bon, toujours prêt à mettre le fusil à l'épaule, faisant feu, de temps en temps, et abattant le sauvage qui s’avançait le plus près de lui, sur le sentier conduisant au haut du rocher, Deux de ses compagnons, Savage et Louis le Chi- nois, l'abandonnèrent, et, se fiant aux sauvages qui les engageaient à descendre, en leur promettant qu'il ne leur serait point fait de mal, descendirent effecti- vement. Je cède la parole à Dillon et lui laisse continuer son récit : « Savage, dit-il, fut bientôt au milieu d’eux, ét Louis m'abandonna en se sauvant de l'autre côté avec ses armes, » — Descends, Peters, me criaient les cannibales, descends, nous ne te ferons pas plus de mal qu'à Sa- vage, » En effet, ils l'entouraient en riant, et avaient l'air de le féliciter ; mais, tout à coup, les naturels pousstrent un grand eri, et, au même moment, Sa- vage fut saisi par les jambes, et six hommes le tin- rent suspendu la téte en bas et plongée dans un trou plein d’eau, jusqu'à ce qu’il fût suffoqué. Pendant ce temps, un naturel, s’approchant par derrière du Chinois, lui fit sauter le crâne d’un coup de massue. » Puis les deux malheureux furent dépecés et mis au four comme leurs compagnons. » Hs n'étaient plus que trois contre trois mille, et cependant Peters Dillon échappa à ce terrible danger. Tandis qu’il faisait face à cette foule de furies, abattant, comme nous l'avons dit, un à un les plus hardis des indigènes qui s’aventuraient sur ce véri- table sentier de la guerre, une embarcation du Hun- ter, qui se tenait au large, entendit les coups de feu, se douta des dangers que courait le capitaine et se rapprocha de la côte. Elle ramenait à terre huit na- turels qui avaient été à bord et qu’on avait retenus en ôtage pendant que les embarcations faisaient du bois. On les renvoyait libres avec une caisse de verro- teries et de coutellerie, pour racheter la vie des an- glais survivants. Un ambetti (prêtre) s’avanca à leur tête vers Dil- lon, et lui promit la vie sauve et la faculté de re- tourner à bord du Hunter, s’il voulait mettre bas les armes. Dillon refusa, et, comme il n’avait pas de temps à perdre, lui et ses compagnons se retirèrent à recu- lions, menaçant à chaque instant de casser la tête du prêtre, s’il osait faire un pas en avant vers les indi- gènes. La vie de Vambetti était sacrée, et le peuple, plu- tôt que de la compromettre, laissa le capitaine et ses deux compagnons effectuer leur retraite sans faire aucune démonstration hostile, Mais, dès que les trois Européens eurent sauté dans le canot, les sauvages accoururent en foule et sa- luèrent les fugitifs d’une grèle de pierres et de flèches. Par bonheur, les Anglais étaient déjà hors de la portée des flèches et de la fronde, et ce fut en remer- ciant la divine Providence qu'ils atteignirent à force de rames le Hunter, qui s'éloigua au moment où le soleil cessait d'éclairer ce terrible spectacle. Le cannibalisme disparaît de l'Océanie à mesure que l'influence des Européens grandit dans la mer Pacifique... Déjà dans beaucoup de pays, et particu- lièrement aux fles Sandwich, aux Marquises, à Taili, il est passé à l'état de souvenir. A la honte de l'humanité, l'histoire nous revèle que des peuples civilisés ont immolé et mangé des hommes... J'ai laissé de côté les Amériques, l'Afrique et l’A- sie; mais le lecteur doit être las de m’entendre par- ler si longtemps de ces orgies de sang et de ces bom- bances de chair humaine en Océanie. La Peyrouse, Delangle, La Place, Dumont d'Ur- ville, d'Harcourt, etc., etc., y ont essuyé de terribles catastrophes, qui, toutes regretiables qu'elles sont, n'approchent pas cependant de celles qui ont si sou- vent frappé d'humbles aventuriers, pioniers inlati- gables du commerce et de la navigation, tels que les baleiniers français, anglais et américains, et ces bali- ments à cargaison recueillie d'ilot en ilot, tels qu'en commandaient Morell l'Américain, Dillon-Peters l'Anglais, etc., ete. L'équipage du baleinier l'Union a été rôti en entier aux îles Vili. , LES BALEINIERS 57 cm Le célèbre baleinier Powel du Ramcler est mort à Vavas avec un grand nombre de ses compagnons, en voulant arracher des mains des naturels son aîné, John, dont Ozéla, fille d’Aouloulala, principal chef, était tellement amoureuse, qu’elle voulait s’opposer à son départ. Pendant que nous péchions à la Nouvelle-Zélande, le navire le Liancourt, du Havre, n’a dû son salut qu'à une bonne brise qui l’emporta loin de Eloudy- Bay. Depuis, il s’est perdu dans la mer d’Otschoke. Il n’y a pas une.baie, pas une crique de la Nouvelle- Zélande qui n’ait été témoin d’un de ces horribles drames. Chaque numéro des journaux anglais qui se pu- blient à la baie des îles, à Wellington-Tower, à Ni- cholson, à Cantorbéry, contiennent des récits de combats que les tribus refoulées à l’intérieur se li- vrent entre elles, et des saturnales qui suivent la vic- tore. - Malheur à l’homme blanc qui tombe entre leurs mains, Il y a deux ans, des naturels du détroit de Cook dévorèrent en entier un poste nombreux de colons anglais qui avaient entrepris le défrichement de je ne sais plus quelle partie du littoral, La fréquentation des Européens, la colonisation de ces grandes terres que les Anglais ont entrepris sur une vaste échelle font disparaître peu à peu ces horribles coutumes qui, néanmoins, je crois, n’af- fligeront plus l'humanité que lorsque la race euro- péenne se sera complétement substituée aux indi- gènes. Quand le vainqueur mange son ennemi après le combat, il ne croit pas seulement manger son corps, mais aussi manger son âme : c’est un outrage de manger le corps, et c’est un avantage de manger la waidoua, Yâme du vaincu, car ils pensent l’assimiler à leur âme propre. Cette superstition est toute-puis- sante en temps de guerre, surtout chez les Zélandais : le courage du vaincu s’ajoutera à leur courage, ils hé- ritent ainsi de ses nobles facultés. D’ordinaire, après le combat, on commence par dévorer le corps des guerriers les plus vieux et les plus courageux, les plus tatoués, laissant de côté les corps des jeunes gens qui débutent à la guerre, quoique cependant leurs masses musculaires soient plus appétissantes, Les vainqueurs veulent donc avant tout s’assimi- ler, s’inoculer, s’inféoder la vie, le courage des plus grands guerriers, quelque maigres et décharnés qu'ils soient. Considéré à ce point de vue, le cannibalisme serait presque excusable chez des peuples barbares. Les Zélandais estiment particulièrement la cervelle et rejettent le reste de la tête. Nikols, un missionnaire anglican, dit cependant que Pomaré, de la baie des Îles, mangea six têtes en- tières. Habituellement, les têtes des chefs sont desstchées, et parfaitement conservées à l'aide d’ingénieux procé- dés, et, quand une tribu veut faire la paix, elle offre à la tribu vaincue, pour gage de ses bonnes intentions, la tite des chefs qu'elle a perdus. On en trafique aussi aux environs de la baie des les, et on en apporte un certain nombre en Europe très-bien momifites. Les os des chefs sont soigneusement ramasats, et on en fabrique des couteaux, des hameçons, des pointes de flèche, de lance, de javelot, et des orne- ments de toilette. Je possède des hameçons armés de fragments d'os humains trés-pointus. Parfois, on détache la main et l’avant-bras, et on les fait sécher à la fumée d’un feu d’herbes aroma- tiques. Les muscles, les tendons et les doigts se rac- cornissent, et le tout forme un croe qu'ils placent dans leur cabane pour y suspendre des paniers, des armes, J’ai vu plusieurs de ces patères. Ils utilisent ainsi les débris du cadavre pour faire sentir à la fa- mille du chef qui n’est plus, que, même après la mort, il est encore l’esclave du vainqueur. Avant le repas du triomphe, chaque guerrier boit du sang de l'ennemi qu'il a tué de sa main. L’atoua, le dieu des vaincus, est alors soumis à Vatoua du vainqueur. Kandalle rapporte que, vers le territoire de Soukianga, Schongui mangea l'œil gauche d’un grand chef. L’ceil gauche, selon leur croyance, devient une étoile au firmament, et Schon- gui croyait que, désormais, son étoile serait plus brillante, et que la puissance de sa vue s’augmente- rait de toute la puissance de la vue du défunt. LA RELIGION Me voici arrivé aux contradictions. Quelques voya- geurs prétendent que les Nouveaux-Zélandais croient que l’âme de celui qui a été mangé est, ainsi que son corps, condamnée à un feu éternel. Je n’ai jamais eu la confirmation d’une pareille croyance. Comme elle se rencontre chez d’autres peuples océaniens, on aura commis ure erreur en la leur attribuant. A Bornéo, à Sumatra, et sur d’autres grandes terres, ainsi que chez l’Australien, l'âme en peine de celui qui a été dévoré, erre sans cesse et sans repos autour du tombeau (l’ondoupa) de ses pères. Quelques peuples même ont un Elysée (le Balaton hyppa, Y Ata myra), d'où les âmes des vaincus sont à jamais proscrites. Les Zélandais, tout en croyant à la survivance de l’âme-du corps, ne parlent pas du séjour des bienheureux. Ils ont plusieurs dieux outre le grand Atoua, le principal; mais le nombre de ces dieux est illimité, et chaque chef qui meurt victorieux devient dieu à son tour. Voilà, du moins, ce que j'ai pu comprendre de plus clair dans leur barbare théologie; et l'action de couper la tête de son adversaire, l'élever par les che- veux au-dessus de sa bouche, afin de boire le sang chaud qui s'échappe des jugulaires et de la carotide; l’action d'avaler son œil gauche, de mâcher ses mus- cles avec enthousiasme afin d'hériter d'une étoile, d'une âme, n'est-ce pas se préparer à être dieu, quand Ja mort surviendra, dans la paix ou dans le combat? Il ya toujours des sacrifices humains après la mort d'un chef, et les Zélandais mangent les victimes, quoique ce ne soit pas obligatoire. Le nombre des esclaves immolés varie selon le rang du chef qu'on pleure, car la tribu redoute la puissance du chef qu'elle a perdu, La mort n'a pas affaibli le principe d'autorité, Ce sacrifice a lieu alin d'apaiser la waidoua, l'âme du mort, d'arrêter sa colère, qui tomberait sur les survivants de sa famille et de lin procurer des esclaves pour le servir parmi 58 LES BALEINIERS les dieux dans l'autre monde. Un coup de massue (meré) abat les victimes désignées au moment ou elles y pensent le moins. La religion ordonne alors que les corps des esclaves soient déposés sur celui du chef; mais il arrive sou- vent que les sacrificateurs préfèrent les manger. A l'exemple de nos ancétres du vieux continent, les Gaulois et les Germains, ils sacrifient des hommes au commencement de la guerre et pendant ses dernières péripéties. Quoique les Zclandais ne se cachent pas d’être can- nibales, leurs chefs cherchent parfois cependant à s’en excuser. Ainsi, Marsden dit qu'ils se font le raisonne- ment suivant : — Les grands poissons de la mer se mangent entre eux; les grands poissons mangent les petits poissons ; les petits poissons mangent les insectes; les chiens mangent les hommes; les hommes mangent les chiens, et les chiens se mangent entre eux; les oiseaux de lair s’entre-dévorent aussi ;.enfin, les dieux dévorent un autre dieu. Pourquoi, entre ennemis, ne nous mangerions-nous pas?... — Mais, répondit Marsden au chef qui discou- rait ainsi, je ne vois pas qu’un dieu ait jamais dévoré un autre dieu. Schongui, le grand chef, qui était présent, ré- pondit : — Cela s'est vu, se voit et se verra. Quand je suis allé en guerre vers le Sud, j'ai tué une grande partie des habitants, puis j'ai eu peur que leur dieu ne voulüt me tuer pour me manger, car je suis un dieu; alors j'ai tué le dieu de ces étrangers : c'était un reptile; j'en ai mangé une partie, et j'ai réservé l'autre pour mes amis. Cette nourriture sacrée nous a mis à l'abri de son ressentiment. Outre le grand dieu, l’Atoua. outre les chefs vain- queurs qui deviennent dieux après leur mort, il ya encore un dieu pénate pour chaque tribu, dieu repré- senté tantôt sous la forme d’une plante, tantôt sous celle d’un animal, d’un reptile, d'un insecte, d'un oiseau, C'est ce même Schongui que Dumont-d’Urville a interrogé sur les sacrifices humains et sur l'habitude de manger les vaincus et les victimes; mais Villustre navigateur n’a pu recueillir que des faits déjà confus, faux ou falsifiés pour la plupart ; il a passé trop rapi- dement devant cette terre, ce qui ne l’a pas empêché de laisser un travail qui seul suffirait à la gloire d'un navigateur : les reconnaissances, les plans, l'hydrographie de quatre cents lieues de côtes sur les deux îles Ikana-mawi et Tavai-Pounama. Il ya, d'ordinaire, suspension d'armes après la mort du chef qui tombe le premier dans le combat, Il arrive que le parti qui n’a pas perdu son chef réclame le corps du défunt; si la tribu est intimidée, elle livre le corps, ainsi que la femme du chef, qui est mise A mort aussitôt, et qui même se livre vo- lontairement aux ennemis, si elle aime son mari. Les prétres et les prétresses dépècent les cadavres, les divisent en morceaux, en mangent quelques-uns, offrent le plus grand nombre à leurs idoles, et con- sultent les dieux sur l'issue de la guerre actuelle, Pendant leurs cérémonies et leurs prières, les autres chefs et le peuple s'accroupissent autour des avikis (prêtres) et gardent un profond silence en se cou- vrant la téte avec leur natte de phormium, de peur que leurs regards profanes ne troublent des saints mystères. Puis le combat recommence ou la paix se fait, se- lon les augures; dans ce cas, il n’y a pas de déshon- neur à ce que la tribu livre le corps de son chef, car ce n'est que dans un but religieux, et le cadavre n’est pas dévoré. Dans d’autres circonstances, après la mort d’un chef, il est d'usage que la tribu victorieuse suspende le combat pour offrir un sacrifice à ses dieux, surtout si elle s’est emparée du cadavre du chef. La femme de ce chef vient se livrer d'elle-même aux vainqueurs et est mise à mort. Alors les principaux prêtres et les principaux chefs préparent le corps du défunt. Fan- dis que la grande prétresse et les femmes des chefs préparent de leur côté celui de la femme, les corps dépecés sont rôtis devant des brasiers; certaines portions sont offertes aux dieux, selon des rites par— ticuliers. Les arikis, par intervalie, prennent de pe- tits fragments de cette chair sacrée, et les mangent dans un grand recueillement, en ayant l'air de con- sulter les dieux sur l'issue de la guerre. Si les dieux se montrent favorables à la tribu, le combat recommence, sinon la tribu, quelle que soit sa force numérique, et malgré les avantagos déjà remportés, retourne dans ses pus (villages fortifiés). Comme plus haut, les guerriers, pendant cette cé- rémonie, se voilent la face et gardent un profond silence. La cérémonie religieuse terminée, le festin com- mence, les chairs rôties sont partagées entre les chefs et les principaux guerriers, qui les mangent avec fer- veur surtout. Si la guerre n’est pas interrompue, les plus grands chefs font la provision de plusieurs mor- ceaux d'élite qu’à leur retour ils distribueront à leurs amis absents. C’est un honneur insigne, c’est une haute marque de distinction. Quand les distances à parcourir pour le retour sont considérables, et qu'il est à craindre que la viande sacrée ne se corrompe, on opère une espèce de transubstantiation. Le grand-prètre prend un morceau de bois nommé rakau-tapou, et le met en con- tact avec les chairs consacrées, tandis qu'ilrécite de longues prières. Ce morceau de bois est ensuite soigneusement en- veloppé dans une natte et confié aux soins d'un per- sonnage {aboué (sacré, inviolable). Quand les guer- riers sont arrivés au chef-lieu de la tribu, le grand- prêtre reprend le rakau-tapou, le couvre d'un mon- ceau de tranches de pore et de patales et récite en- core de longues oraisons. Puis le morceau de hois est enlevé, jeté au loin dans un endroit solitaire, où, aucun regard profane ne le reconnaitra ; alors cette chair de pore et les patates ont reçu qualité de chair humaine, de chair sacrée, et les habitants qui n'ont pas été à la guerro les dévorent avec délices. Deux Anglais racontent qu'ils ont assisté à lim molation d'un esclave des îles Kedji. L’oreille étant un morceau trés-estimé, deux des chels se les résor- vèrent ; ils en prirent chacun une et la mangèrent, après l'avoir trempée dans le sanboul, mélange de sel et d'épices. Les assistants se précipitèrent ensuite sur le con damné, qui respirait encore, et chacun coupa à méme le corps, le morceau qui lui convenait, Bientôt après, mais seulement par déférence pour les deux Anglais qui assistaient à cette exécution, on frappa la viclime au cœur afin de lui donner le coup de grâce. Le code des Battas condamne à être mangés vi- yants ceux qui se rendent coupables d’aduliére, ceux qui commettent un vol de nuit, les prisonniers de guerre, ceux qui, étant de la même famille ou de la même tribu, contractent mariage entre eux; enfin ceux qui attaquent traitreusement les habitants d’une maison ou ua homme isolé. Un tribunal institué ad hoe prononce sur ces crimes. Après les débats et le jugement, les juges boivent chacun un verre de kawa ou d'autre boisson fermentée, comme pour ratifier la sentence, et l'exécution a lieu, sans délai, en présence .de tout le peuple. Mais, en cas d'adultère, une dernière formalité est nécessaire, indispensable: il faut que les parents du coupable ou des coupables assistent au supplice. Comme je le disais plus haut, le mari, la femme, ou les personnes le pius directement offensées, ont te droit de s‘adjuger les oreilles du condamné: chacun selon son rang, choisit son morceau, le chef des juges coupe ensuite la tête et la suspend comme un tro- phée à l'entrée de sa cabane, La cervelle, à laquelle on attribue des vertus ma- giques, est conservée dans une courge. Les intestins ne sont pas dévorés ; mais la plante des pieds et le cœur,accommodés avec du riz et du sel,sontregardés comme un plat délicieux. Les chairs sont toujours mangées crues ou grillées sur le lieu du supplice, et l’usage du vin de palmier et des autres liqueurs fortes est sévèrement interdit dans ces festins judiciaires, auxquels les hommes seuls ont le droit d'assister ; parfois aussi on recueille le sang dans des tiges de bambou. Les femmes, au mépris de la loi, usent de mille subterfuges, et emploient toutes leurs séductions pour participer en secret à cette horrible curée. Quelques voyageurs affirment que les Battas pré- fèrent la chair humaine à toute autre, mais qu'ils ne s’en repaissent que pendant la guerre et après des condamnations à mort. D'autres narrateurs les accusent d’immoler, en temps de paix, de soixante à cent individus esclaves par année, Le christianisme, qui n’a pas encore fait dis- paraître le cannibalisme de Sumatra, a cependant diminué le nombre des pratiques les plus bar- bares. Ainsi, aujourd'hui, les Battas ne mettent plus à mort leurs parents quand l’âge les a reudus inutiles comme trayailleurs ou comme guerricrs. Jadis, chaque année, à l'époque de la maturité des citrons, on voyait des vieillards se soumettre d’eux- mêmes au supplice. La famille s'assemblait, la vic- time, allnissde par l'âge, recueillait toute son énergie, s'élançait vers une branche d'axhre, et y demeurait suspendue par les deux bras jusqu'à ce que, ses lorces l'abandonnant, elle tombat sur le sol.’ Alors, les eufants et les voisins qui avaient dansé on rond autour d'elle en chantant le refrain : Quand le fruit est mir, il faut qu'il tombe, se précipitaicnt sur elle, Vassommeaient, dépeçaient ses membres et dévoraient ses muscles, trempés dans le samboul ou saupoudrés de kart! 59 Quand un Anglais offre du thé’et du lait à un Bat- tas, souvent le Battas repousse le lait avec mépris et répond : — Les enfants seuls boivent du lait; les Battas boivent du sang. Quelques-uns de ces détails sont empruntés aux récits de Siamford-Raffles, ancien gouverneur des établissements anglais de Sumatra, et qui, parmi ses compatriotes, passe pour étre un narrateur assez digne de foi. La plupart des voyageurs assurent que les Malais ne sont plus anthropophages; mais je me souviens qu’un capitaine baleinier américain, qui me fil ca- deau d’une fiolé d'huile de Cajeput recueillie & Ombaï, dans l'archipel des Moluques, m'a dit que trois de ses matelots, en 4846, étant descendus furtivement à terre à Ombai, attirés par des femmes, disparurent, et que, le lendemain, quand il alla à leur recherche, avec tout son équipage armé jusqu'aux dents, il ac- quit la conviction qu'ils avaient été massacrés et dé- vorés pendant la nuit; il trouva dans une cabane des lambeaux ensanglantés de leurs vêtements et des os- sements frais et neltoyés, comme si des chiens en avaient fait curce, étaient éparpillés autour d’un foyer encore chaud. Les Dayac-Kayangs, les Tidouns, les Badjous, tri- bus indépendantes qui vivent dans l'intérieur de la grande terre de Bornéo, sont encore anthropophages, tandis que les Dayac musulmans et les populations malaises du littoral, qui se livrent à une continuelle piraterie, ont renoncé depuis longtemps au eauniba- lisme. Seuls, les peuples de l’intérieur mangent leurs prisonniers de guerre, qu'ils offrent en holocauste à la Divinité pour la remercier de leur avoir accordé la victoire. y Un chef meurt-il, des sacrifices humains ensan- glantent les funérailles. L'homme et la femme adul- teres sont condamnés à mort, comme chez les Battas. Mais ils peuvent se racheter du supplice en mettant à mort plusieurs de leurs esclaves qu'ils donnent en- suite à dévorer au peuple, en expiation du crime. Malgré leur canuibalisme, les Badjous du district de Maladou sont les indigènes les plus avilisés de Bornéo. On prétend que les hohémiens zingaris qui errent de nos jours dans toutes les contrées ce l'Eu- rope, et dont nous voyons souvent les escouades vagabondes traverser nos campagnes, vivant de rayines et exerçant un mystérieux commerce, sont originaires de la côte nord-ouest de Bornéo, où ils forment plusieurs tribus, connues sous le nom de biadjak-xingaris. Leur religion est mélangée de rites musulmans et de rites sanguinaires. M. de Rienzi rapporte qu'un biadjak-zingaris lui disait que, d'après un radjah de son pays, les mor- ceaux du corps humain les plus délicats étaient, crus ou rôtis, les oreilles, la paume des mains, la plante des pieds, les mollets et les joues, et qu'on préférait les hommes noirs aux blancs ; — que la chair des jeunes gens était douce, succulente, mais que cello d'un homme de quavante-cing à cinquante ans élait de plus haut goût, ll ajoutait qu'après le combat, les chefs avaiont seuls le privilége de couper la tête des prisonnieys pour en boire le sang eucore chaud qui s'échappait des ve nes eb des artères, 60 LES BALEINIERS oo Nous avons vu les mêmes préférences, les mêmes délicatesses chez les Nouveaux-Zélandais. XIII LA MODE La mode est une souveraine aussi despotique aux antipodes qu’en France. Les pendants d'oreilles en hippocampe, bizarre petit animal péché sur les algues et qui se conserve desséché, avec sa téte de cheval et son corps composé d’anneaux carrés et terminé en queue recourbée comme celle de la sirène, ne flattent plus les coquettes d’Oéteta. ~ Elles méprisent aussi maintenant le jade vert et la dent de requin, qu’elles portaient fichée dans un trou du lobe de l’oreille, trou qui, du reste, leur est fort commode, car les hommes et les femmes y pas- sent le tuyau de leur pipe quand ils ont fini de fu- mer. : Les ornements primitifs ont été remplacés par des pièces de monnaie transformées en pendants d’oreil les et en médaillons, et vous savez déjà que Taille- vent plaça avantageusement sa fausse bijouterie en faisant rafle de toute cette monnaie de la péninsule. Au désir des boucles d'oreilles et des colliers suc- céda le désir des robes et des châles. Un jour qu'il pleuvait par torrents et que la pé- che, la chasse ou la promenade au village étaient im- possibles, le capitaine nous offrit un thé dans la grande chambre, et les naturels présents à bord y furent admis. Le capitaine ménageait une surprise. Deux matelots, sur un signe qu'il leur fit, appor- tèrent une caisse que les naturels commencèrent àre- garder avec curiosité. C'était un orgue de Barbarie. Quand le capitaine les eut laissés regarder tout à leur aise la mystérieuse machine, il empoigna la ma- nivelle et commença à moudre un air à tour de bras, Les Mahouris jetèrent un cri de stupéfaction et, peu à peu, se reculèrent, cherchant un appui, comme si, dans le ravissement où ils étaient, ils craignaient de ne pouvoir se tenir sur leurs jambes. Puis, ayant rencontré le lambris de la chambre, ils s'accroupi- rent. Le roi, la reine, les ministres, les nobles, tous les grands du royaume étaient là, et tous demeuraient en extase, la pupille dilatée pour mieux voir, et les mains tendues et prêtes à applaudir. Pendant le concert, je dépouillais un gros perro- quet nestor, au plumage roux, espèce moins belle, mais plus rare que celle des perroquets verts. J’allais réparer ainsi un orthongi hétéroclite, c'est-à-dire un des oiseaux à clochette qui donnent le signal de cette symphonie nocturne que j'avais entendue au port Olive. Lorsque j'eus fini d'ensevelir entre des feuilles de papier mon nestor, ma clochette et in glaucope cen- dré à caroncules, genre de merle gris qui porte, en arrière de la commissure du bec, deux petits mor- ceaux pendants de chair, rouges comme la crête du coq, je croisai les bras et réfléchis profondément à ce que je pourrais entreprendre de nouveau pour me désennuyer, car l'orgue de Barbarie, tout an con- traire des Mahouris qu'il ravissait, m'agaçait effroya- blement le système nerveux. Il faut le dire aussi, dans nos Jongs jours d’ennui, nous avions tant de fois vu et entendu tourner ces trois peignes à carder qu'on appelle des eylindres, et qui ne sortaient pas de la Dame Blanche, du Devin du village et du Postillon de Longjumeau, qu'il y avait de quoi faire prendre en horreur trois de nos compositeurs les plus célèbres : Auber, Rousseau et Adam. Tandis que je méditais sur l’avenir de cette jour- née, qui promettait d’être d’une impitoyable lon- gueur, mes yeux s’arrêtèrent sur cette belle enfant que vous connaissez, et qui s'appelle Koa, et je remar- quai, il faut bien que je l'avoue, que, malgré sa pas- sion pour les mèches de lampe et l'huile de baleine, c'était non-seulement la plus belle filie dela péninsule, mais encore la plus charmante créature de la terre. Le hasard — mettons, s’il vous plait, la chose sur le compte du hasard — le hasard avait voulu qu’elle se trouvât alors couchée à mes pieds, appuyée sur son coude et à moitié enveloppée dans sa natte de phormium; elle paraissait moins sensible que ses compagnes aux harmonies de l'orgue, Cette indifférence faisait que par sympathie, je l'en estimais d'avantage; elle promenait des regards cu- rieux sur deux ou trois lithographies coloriées appen- dues aux eloisons de la grande cabine. Ces dessins étaient de Gavarpi. Les Américains les estiment fort, ctils ont raison. J'ai cherché long- temps d'où leur pouvait venir cette finesse de goût; mais, ayant cherché inutilement, je me borne à con- stater le fait. Or, le fait était si bien connu, que nous empor- tions toujours un grand nombre de ces dessins à chaque voyage, et, avec ces dessins, nous faisions des échanges. Gavarni ne sait peut-être pas le chiffre auquel ses œuvres sont cotées dans le nouveau monde. Nous allons le lui dire : Une femme de Gavarni vaut dix livres de tabae, sans être coloriée; vingt, si elle l’est. Je dois aux charmantes lorettes de cet éminent artiste la plus grande partie de ma collection de co- quillages. Je suppose donc que Gavarni veuille faire un voyage autour du monde, — je lui garantis qu’il n'a pas d'autre pacotille à emporter qu’un chargement de ses albums. J'ai reçu pour prix de l’un d’eux une caisse entière de coquillages, non pas décolorés et roulés, mais brillant des couleurs les plus vives, et ramassés dans les bas-fonds de l'archipel Indien où l’on rencontre les plus belles espèces. Je reviens aux yeux d'Eoa. Ils étaient fixés sur une lithographie coloriée re- présentant une femme en robe de velours rouge avec un châle de crêpe de Chine. — Voudrais-tu être habillée comme cette dame? demandai-je à Koa. Elle ne me répondit qu'une seule parole, — Kapai (c'est-à-dire beau ?) Cette réponse, comme on voit, était plus affirma- tive qu'un oui millo fois répété, et elle me jeta dans une profonde tristesse. Je m'apitoyai sur le sort de cotte pauvre enfant, —————— ns LES BALEINIERS 61 dont l’amiral Cécile avait voulu changer la vie, et qu'une fatalité avait condamnée à vivre comme elle était née : pauvre et nue, paupera et nuda. Et mes désirs, ces messagers capricieux de notre imagination, la transportèrent en France. Et je calculai quel magique changement produi- raient sur elle la robe de soie où se cambrerait sa taille souple et déliée, le cachemire qui remplacerait sa mantille d'herbes, les brodequins qui chausse- raient ses petits pieds nus, qui tenaient tous deux dans une de mes mains; — et je me la figurais vi- vant au milieu de nous, toujours pâle, mais, grâce à sa päleur, aussi blanche que nos plus belles Pari- siennes; — toujours belle, mais plus jolie; — tou- jours jeune fille, mais grande dame avec une ottomane pour siége, et pour cadre un cercle d’admi- rateurs; — je la voyais dans une avant-scène de l'Opéra, faisant murmurer d’admiration deux mille spectateurs, « Oh! dirait-on, c’est Eoa, la belle Océa- nienne! » Je la voyais se promenant sous les oran- gers de nos Tuileries, poursuivie par les regards de ceux qui, passant près d'elle, s’arréteraient pour la re- garder, et, immobiles, l’accompagneraient longtemps des yeux. Que n’étais-je Merlin ou Prospero! que n’avais-je la baguette magique des enchanteurs du Tasse ou des sorciers de Perrault! D'un coup de baguette, j'eusse fait venir à moi, sur les rochers de Tavai-Pounamou, la meilleure couturière de Paris, la plus fashionable marchande de modes, le bijoutier le plus célèbre, et j'eusse dit, en leur jetant une poignée d'or à chacun : —Eoaest une reine; habillez-la, coillez-la, parez-la, comme les reines se parent, se coiffent et s’habillent. Mais, hélas! la réalité étouflait le rêve, et ma ca- bine, eût-elle contenu tout l’or de l'Australie, le rêve n'aurait pu être réalisé. Et cependant le désir que j'avais de la voir vêtue à l’européenne s’accroissait en moi au point d’ab- sorber toutes mes pensées, et je cherchais dans mon imagination quelque moyen d'arriver à la satisfac- tion de mon caprice. Le capitaine, au bout du répertoire de ses trois cylindres, bäilla longuement, et, me voyant préoc- cupé, me dit : — Vous êtes bien heureux, vous, majort Je tressaillis et sortis de mon rêve. — Lt pourquoi donc, mon capitaine? lui deman- dai-je. — Vous ne vous ennuyez pas? —Non, lui répondis-je, je pense. — À quoi? me demanda-t-il, — A faire une robe à Loa. Il se mit à rire, — C'est à cela que vous pensez? reprit-il, — Pas à autre chose, et vous voyez que j'ai de l'occupation pour tout le voyage. — Comment cela? — Sans doute, puisqu'il n'y a qu'à mon retour en l'rance que je pourrai me passer cette fantaisie. — Vous croyez? — Pardieut — Et comment voudriez-vous votre robe? — Comme celle de cette estampe, — In velours rouge? — Oh! je passerais sur l'étoffe. nr tn ey — Mais vous tenez à la couleur? — Vous voyez bien, commandant, que c’est la couleur rouge qui séduit Eoa. — Eh bien, que diriez-vous, major, si je vous la donnais, cette robe ? — Vous, commandant? — Moi, oui, l’étoffe du moins et le chale avec. — Ah! pardieu! commandant, vous me feriez un énorme plaisir ; mais comment cela? — Vai dix ballots d’indienne de toutes couleurs dans un coin du bâtiment, et, avec ces dix ballots d’indienne, j'ai de quoi faire cing cents robes et trois cents châles. — Commandant, vons êtes le magicien que je cherchais. — Voulez-vous du bleu, du rouge, du jaune, du vert ou du guilloché? — Va pour le rouge, commandant. — Passez dans ma cabine, et faites-vous donner par le maître d'hôtel un ballot d’indienne rouge. Il ne manquait plus qu'une couturière; mais baht je n’aurais point, pour si peu, renoncé à un si beau projet; d’ailleurs, la couturière était trouvée... La couturiére... c'était moi. Tout marin doit savoir coudre peu ou prou, et ne me prenais-je point pour un marin? Je devais done avoir un certain talent de coutu- ritre. Le soir du même jour, un peignoir à vaste jupon était à moitié confectionné. Le lendemain, il pleuvait encore, Je taillai les manches, et les manches à gigot se gonfièrent sous mes doigts. Le troisième jour, il pleuvait encore plus fort. J'adaptai une ceinture au peignoir, de sorte qu’en l'attachant aux reins, les plis flottants du caraco se réuniraient en corsage froncé et formeraient tour- nure, Puis je taillai un châle long dans une autre pièce d’indienne; mais celle-ci blanche à fleurs bleues. Enfin, au milieu des rires du capitaine et des of- ficiers, je parvins à déméler les cheveux d'Eoa, à y passer le peigne et à les faire tomber en longues bou- cles noires sur ses belles épaules. Le lendemain fut un grand jour : il éclaira le triomphe d’Eoa. Je la revétis de sa robe de pourpre de coton; je la drapai dans son cachemire d'indienne; je relevai ses cheveux à la chinoise et la coiffai d’une toufle de ru- bans tourbillonnant sur sa nuque. Et, lorsqu'elle descendit sur le rivage, je vous jure que le peuple la salua avec des acclamations qui n'ac- cueillaient pas toujours l'auguste épouse du roi Thy- ga-rit; elle fut jalousée par toutes les femmes ce la tribu. Bien certainement, ce jour-là, il ne tenait qu'à Eoa d'être reine. La parure d'Eoa devint bientôt à la mode sur la péninsule de Bank; chaque indigène femelle exigea que son bien-simé du navire lui donnât une robe et un châle pareil à celui d'Eoa, et le commandant écoula une partie de sa pacotille. La robe d'Eoa servit de modèle, et, pendant les longues soirées de l'hivernage, le poste des matelots fut changé en un atelier de couturières dont j'étais la directrice ea chef, 62 LES BALEINIERS 0 SE C’était un curieux spectacle, je vous jure, que de voir es rudes marins, ces enfants de l'Océan et de la tempête, confectionnant avec leurs mains calleuses et goudronnées, sous un feu roulant de quolibets, à la lueur blafarde des lampes à roulis, les robes de ces darnes, qui se penchaient sur leurs épaules, et suivaient l'aller et le retour des aiguilles. Longtemps se passèrent, dans ce jeu, les premiè- res heuies du quart de nuit. Le jour venu, nos marins prenaient l’aviron, au ‘lieu de Vaiauille, et ils jouaient avec la baleine. XXVI UNE BALEINE PAR SURPRISE Une fois, j'ai rempli mon rôle dans le meurtre d'une baleine, et j'avoue que je l’ai rempli par force. Ce n'est pas que la peur ra’ait jamais arrêté au mo- ment de descendre dans une pirogue partant pour la chasse; mais le décorum etma qualité de médecin le défendaient, et je devais rester à bord, prêt à me porter partout où l’on réclamerait mes soins. La main qui venait de manier l’aviron serait trop lourde pour opérer. Et cependant j'aurais regretté de revenir en France sans avoir coudoyé une baleine: Un matin que nos embarcations étaient parties en croisière, le capitaine me proposa d'aller rendre vi- site à un bane d’huitres, situé au fond du golfe de Togolabo. Nous devions déjeuner sur la grève, puis chasser ensuite aux ramiers. Que de courses inutiles ai-je faitgs en cherchant les ramicrs, avant que l’ex- périence m’ait enseigné où les trouver! Le ramier ne fréquente que les endroits à l'abri du vent. Aujourd’hui, il perche dans les grands arbres de cette forêt dont la brise du sud-ouest ne secoue pas les branches... Ma chasse sera heureuse; de- main, j'y retournerai. — Demain! la brise du nord- est y arrivait en plein, et je ne trouvais pas à tirer un coup de fusil Ces gros ramiers, essentiellement organisés pour voyager, parcourent de grandes distances, J’ai trouvé ici la colombe rosée de la Nouvelle-Guinée, la co— lombe amarante de la Nouvelle-Zélande, la colombe magnifique de la Nouvelle-Hollande, ot le ramier au plastron blanc, au col chatoyant de vert et de bleu, au dos oendyé. Je n'aurais jamais pu découvrir, caché au sommet d'un podocarpus, le ramier au plastron blane, le plus commun de tous, sans l’aide d’un jeune enfant d'Oé- Leta, qui m’accompagnait quelquefois dans mes cour- ses, et dont l'œil exercé et subtil dépistait la tache blanche de l'oiseau, au milieu des feuilles, comme le télescope de l'astronome e@lioisit une étoile au milieu de la voie lactée, Quand l'enfant ne pouvait venir avec moi, je me laisais suivre d'un petit roquet blanc, drôle de chien qui savait quel gibier je cherchais, et ne manquait jamais d'aboyer et de gratter au pied de l'arbre, où se cachait une colombe, J'avais beau regarder dans l'arbre, jo ne dévou- vrais rien, et le roquet aboyail toujours, Je tirais alors un coup de fusil au hasard dans le massif du feuillage ; la colombe, épouvantéo, prenait son vol, et alors je l’abattais ou je la manquais d'un second coup. Dans mes jours heureux, je revenais à bord avec cing, six, dix ramicrs, autant de touis et de glau- copes. Ce n'était pas la passion du chasseur qui m'entraînait chaque jour ainsi dans les forêts de la, péninsule; e’était plutôt le hesoin d'améliorer notre ordinaire, composé, comme vous le savez, de lard, de pore, de salé et de cochon. Quand je voulais faire de Vhistoive naturelle, je chargeais mon fusil avec de petites grames de myrte... L'oiseau, frappé, tombait étourdi, et sa robe, sans blessure, sans déchirure, était digne d’étra conservée, Je fis appel &-mes souvenirs d'enfance pour organi- ser des piéges, des trappes, des engins d’oiscleur; mais j'y renonçai bientôt, car le jeune Mahouri qui me servait de limier, était lui-même un oiseleur acs compli. Voici comment il procédait : I prenait une branche d’arbuste bien fle:ible, bien légère, Velleuiliait et cordonnait l'extrémité de écorce, de manière à en faire un lagel végétal qu'il agengail ensuite en nœud coulant; puis il se couchait dans les hauts gazons qui bordent Ies ruisseaux, et, li, immobile, muet, méeonnaissable, grâce à son manteau couleur d'herbes sèches, il attendait que les moucherolles, les bergeronnettes, vinssent sautilier à sa portée. Alors, d'un petit mouvement de poignet, il abat- {ait sa branche vers l’oisillon de son choix, lui pre- nait le col dans ce lasso d’un nouveau genre, et l'at- tivait à lui, sans bruit, sans agilation, de peur d'é- pouvanter les autres voltigeurs d’alentour. | C'est à lui que je dois les oiseaux les mieux con- servés de ma collection. Mais revenons à ma baleine, Nous faisions done route vers le bane d'huitres, dans une pirogue désarmée, c’est-à-dire déchargée de ses harpons, de ses lances et de sa ligne. Nous étions sept : les cinq rameurs, le capitaine et moi: A peine avions-nous atteint le milieu du chenal par le travers du cap Cachalot, qu'une énorme baleine, accompa- gnée de son nourrisson, de son cafre, vint sourdre à l'avant du canot, et nous asperger d'eau salée, Oh! quelle figure fit le capitaine Jay, en vue de cette baleine qui lui passait devant le nez, sans pou- voir l’amarrer. Pas de harpon, pas de ligne, et pas moyen de la signaler à nos canots, partis depuis long- temps. : Et, cependant, il ne pouvait se résigner à laisser échapper une si belle proie, — Capitaine, voilà une lance, s’écria le harpon- neur, une lance que j'ai prise pour fusiller les cochons de la baie de Togolabo. D'un bond, le capitaine sauta à l'avant du canot, et, brandissant sa lance, s'écria : — Attention, enfants ! attention t Le harponneur prit l'aviron de queue, et, selon ses ordres, les matelots nagdrent, seièrent, nagèreut et scièrent encore. Moi, content, heureux d'assister À pareil tournoi, je me croisai les bras, n'ayant pas d'aviron à ma- nier ; mais, avant de les eroisgy, j'eus la précaution d'allacher, avec un bout de bilord, mon fusil au bane sur lequel j'étais assis, LES BALEINIERS 63 ESS RE SEE RENE EEE EE SE EVE Ne POI VU Sr een À Si l’embarcation chavirait, le fusil ne serait pas erdu. : La mère baleine ne semblait pas s’effaroucher de notre voisinage : elle folâtrait, tournoyait sur elle- même, soulevant de sa nageoire le petit cafre qui se faticuait à la suivre. M. Jay, sa lance en arrêt, attendait l'instant favo- rable pour frapper. Le moment vint, et la lance transperea, non pas la baleine, mais le cafre. Je crus d’abord que mor capitaine n’avait pas visé juste... mais je compris bientôt sa prudence et son adresse. I] savait que, si le premier coup de lance ne tuait pas la mère, la mère s'enfuirait au loin et serait perdue pour nous; mais, en tuant le nourrisson, c'était arrêter, immobiliser en quelque sorie la mère; elie se laisserait massacrer sur la place, plutôt que d'abandonner son cafre. Et c'est ce qui arriva. — M. Jay put à loisir frap- per un coup, deux coups, trois coups, dix coups... Le monstre se débattit, soufila le sang, fleurit et mourut... sans plus s’loigner que s’il eût été amar- ré du harpon le plus solide. Admirable puissance de l'amour maternel qui do- mine l'instinct de la conservation ! Je pouvais donc dire enfin que j'avais vu et tou- ché une balcine vivante, et même au plus fort du combat. Je l'avais vue, et de si près, que j'étais couvert de son sang. Je l'avais touchée, et si bien, que mon bras faillit être broyé entre elle et le plat-bord du canot, alors que, faisant un élan à fleur d’eau pour se rap- procher du jeune biessé, elle longea la pirogue, jeta bas nos avirons posés en lève-rames, et, de même qu'un mouton abandonne un peu de sa toison au buisson qu'il côtoie, laissa, sur la peinture grise des bordages, les lamelles noires et pelliculeuses de son épiderme. La manche de mor paletot était tapissée de ces pellicules, Je les secouai avec orgueil. Nous äbandonnâmes, bien entendu, la chasse aux ramiers et le bane d’huitres. On planta un guidon de reconnaissance sur le dos de ja baleine morte, et nous retournimes à bord pour préparer les appareils du virage, tandis qu’un homme montant au sommet de la falaise d’Oli-Maroa, donnait, à l’aide d'un pavillon placé là tout exprès, un signal convenu pour ordon- ner à nos pirogues de rallier l’Asia. On employa une partie de la journée à remorquer la baleine, et l’on se hata de la virer. Les Mahouris vinrent en foule donner un coup de main à nos hommos, et l'œuvre fut accomplie avant la tombée de la nuit. A peine le dernier morceau de gras était-il monté sur le pont, que les canots des naturels se précipi- térent vers la carcasse flottante de la baleine, et la remorquèrent à sec sur la grève, Ce fut alors un spectacle burlesque et dégoûtant à la fois, que de voir cette tourbe d'hommes nus et armés de cou- aux, les uns suspendus aux flancs de l'animal, les autres enfouis dans son flanc entr'ouvert, tailladant ses chairs en tout sens, et se choisissant d'énormes billecks, que les femmes déposaient sur l'herbe, aux rayons du soleil. Le soir, le feu du pauvre, comme celui du riche, s'allumait pour cuire ces friands morceaux. Le festin commença d'abord par des cris de joie et des chansons improvisées en l'honneur des bealeie niers, et, le lendemain. les prudentes ménagères suse pendirent aux poteaux de leur koumura les pièces da viande réservées pour les temps de diselle. XXVIL LA PECHE PAR ASSOCIATION Les capitaines baleiniers ont calculé qu'ils recueil leraiept plus rapidement leur cargaison d'huile en s’associant deux par deux. Le Neptune, de Nantes, travaillera désormais avec le Gréiry, du Havre, et lV Asia va courir les mêmes chances que le Cousin, capitaine Vasselin. Chaque associé, à tour de rôle, restera au moui'lage, tandis que l'autre ira louvoyer dans la grande baie Pegaïe, et l'équipage du lou- voyeur sera renforcé de douze hommes empruntés au stationnaire; puis, à la fin de la saison, on comp- teva les barils d'huile récoltés pour en faire le par- tage. Le sort décida que I’ Asia n’abandonnerait pas en- core le havre d'Oéteta, et le Neptune alla s'embosser à l'entrée de la baie d'Octeta, tandis que le Grétry suivit au large notre confrère le Cousin. Le lendemain de cette séparation, mon capitaine partit dès le point du jour, et alla rôder le long des rochers avec nos deux dernières pirogues, et, à mon réveil, je me trouvai seul officier à bord, n'ayant plus sous mes ordres que trois hommes : le cuæinier, le maître d'hôtel et le mousse. J'ai oublié de vous dire que quatre de nos hommes avaient déserté à Hobart- Town, et qu'un navire américain nous en avait en- levé quatre autres, ces jours derniers. Le temps était incertain ; mais, quand même il eût été très-beau, je ne pouvais me permettre de partir pour la chasse dans une pareille circonstance. Je résolus done de remplir, à bord, l'intérim de maître après Dieu, et j'armai cing ou six lignes de fond pour pêcher mon déjeuner et charmer mes en- nuis. Le poisson mordit avec tant de facilité, que je n'é- prouvai plus bientôt aucun plaisir à cette espèce de pêche miraculeuse, et que, abandonnant les engins au mousse, je me mis, par désœuvrement, à interroger avec ma longue-vue les collines en amphithéâtre du pourtour de la baie. Quelle prison que cette crique! quel entonnoir | une banderole de verdure remonte derrière le village jusqu'au sommet de la montagne; ce sont les seuls arbres que l’on découvre du mouillage; ils ombra- gent le ruisseau de l'aiguade dont j'ai si souvent suivi les bordspour tuer des koukeupas, grossescolom- bes qui viennent s’y abriter contre le soleil et le vent. Je marqais alors, sans prendre garde à mes picds, et trébuchais sans cesse, au milieu des pierres du tor- rent, et mes yeux cherchaient, dans le dôme de feuil- lage, le plastron miroitant des colombes, comme l'astronome cherche les astres au firmament. J'ai dressé une nomenclature de toutes les espèces de ramiers qui fréquentent les terres antipodiques ; mais à quoi bon vous en faire part? Elle n'est plus à la lrauteur de la science, depuis que le prince de Canino a remanié les classifications ornithologiques. Allez visiter la galerie des oiseaux, au Jardin des [er] Es Plantes, et vous resterez ébahi devant les vitrines qui contiennent la merveilleuse encyclopédie des ramiers aux uniformes si variés, si simples et si splendides. Toutes les espèces, tous les genres y ont pris place, depuis l’humble pigeon fuyard, à la robe de bure, jusqu’à la colombe de la Nouvelle-Zélande, la co- lombe amarante, à pélerine de velours brodée de plumes étincelantes comme des pierreries. Selon l'habitude, le roi vint chercher à midi mes- dames les épouses provisoires de nos matelots pour les conduire à la pêche, sur la grève. Une pirogue, chargée de naturels que je n’avais pas encore vus à notre bord, accompagnait Sa Majesté, Sa Majesté me présenta les nouveaux venus, ha- bitants d'un petit village situé au nord de l'isthme sablonneux qui relie, comme je vous l'ai dit, la pé- ninsule à la grande terre. Les Zélandais, dignes imilateurs des naturels de la Grande-Bretagne, tiennent beaucoup aux ridicules formalités de la présentation officielle, et je dus alors ajouter à mes ennuis l'ennui de ce cérémonial, que j'abrégeai autant que possible par une brusque dis- tribution de pouloa, de biscuit et de pain. Je fumais une longue pipe, une de ces pipes de terre à tuyau cintré et enduit de vernis rouge à son extrémité, une pipe américaine, et j'avais lair de ne pas comprendre que mes visiteurs imploraient l’un après l’autre la faveur d’aspirer à ma pipe quelques bouffées de tabac. Oter une pipe de ses lèvres, la porter à celles du Polynésien et la reprendre ensuite, sans essuyer la salive, c’est le plus grand honneur qu’on puisse faire à un chef, à un rangatira. Ainsi, l’on devient pour toujours fayo (ami); ainsi est ratifié le contrat de fraternité qu'on a dressé en se frottant le bout du nez l’un contre l’autre, et en fusionnant sa waidona (son âme), par le mélange de la respiration, bouche contre bouche. Aux premiers temps de mon séjour, j'avais eu la faiblesse de me soumettre docilement à ces rites dé- gotitants; mais je me révoltai bientôt et j’avisai un moyen de ne plus prostituer mon souffle, mon nez et ma pipe, ma pipe surtout. J'instituai alors un bureau de tabac, sur le ratelier du mât d’artimon. Je plaçai dans les trous de cabil- lols trois ou quatre vieilles pipes culottées, que je bourrais à l'avance, et, quand un sauvage me deman- dait à fumer, je lui indiquais, avec toute la gracieu- seté dont je suis capable, la pipe providentielle qui lui était destinée. 1 paraît que mon expédient ne reçut pas l'approba- tion de tous les Mahouris, et je compris que ce n'était pas ma fumée de tabac seulement qu'ils ambition- naient, mais, en même temps, l'honneur de presser entre leurs lèvres ce que je pressais entre les miennes. Je tins bon. Je relusai net ma pipe à mes nouveaux visiteurs, ct je renvoyai même un grand gaillard qui, plus que tous ses compagnons, insistait pour fumer avec ma pipe, et allongeait la main pour me la ra- vir... Ah! je fus beau de colère, ct, en l'absence de mon capitaine, de l'équipage et de Thy-ga-rit, qui sans doute serait intervenu pour me protéger, je ré- solus de me protéger moi-même, Je tirai de dessous ma vareuse un petit coup-de-poing, chargé de trois chevrotines, et menacai de faire feu si quelqu'un portait la main sur moi, LES BALEINIERS oo PT mnt Aujourd’hui, en colligeant mes souvenirs, je me demande si vraiment j'aurais osé décharger mon pis- tolet, à bout portant, sur un homme dont tout le crime consistait à vouloir goûter à ma pipe... Au- jourd’hui, je me réponds à moi-même que, bien cer- tainent, je l’eusse fait! ; Et quelle folie! quel malheur! quel attentat! La plupart des drames sanglants de l'Océanie n’ont pas eu de prologue plus sérieux, et il est douloureux de penser qu'une colère isolée a maintes fois provoqué de terribles représailles. I ne faut cependant pas se laisser jamais intimi- der par les sauvages : il faut, au contraire, les do- miner par l'énergie, Ils tiennent toujours en grande estime quiconque se défend avec bravoure. Ils ne se croient pas humiliés s’ils ne peuvent vaincre une ré- sistance héroïque. C'est ce qui arriva quand je menaçai de casser la tête à mon convoiteur de pipe... Il s’esquiva et dis- parut derrière ses compagnons, qui riaient de sa mé= saventure... Et moi, voyant les rieurs de mon côté, je me pris à rire encore plus fort qu’eux, enchanté, que j'étais du dénoûment pacifique de cette petite aventure. Un long séjour à la mer, toujours sur le même bi- timent et toujours avec les mêmes physionomies, en voilà plus qu’il ne faut pour aigrir le caractère et rendre irascible une nature quelque placide qu'elle soit. J'étais done tombé sous la maligne influence d'un voyage monotone et interminable, et les relations quotidiennes avec mes compagnons de route m’é- taient peu à peu devenues insupportables. On croit dans le monde que rien n’est plus acci- denté, plus varié, qu’un voyage de long cours! Hé- las! il y a presque toujours disette d'aventures, ct l’on achève le tour du monde avec moins d'épisodes romanesques qu'il n’en peut survenir dans la cir- cumnavigation du lac d’Enghien ou de celui du bois de Boulogne. J'eusse done commis un crime par ennui pur et simple, si la Providence ne m’etit désarmé en inspi- rant des sourires aux spectateurs, et en me faisant rire moi-même. La position eût pu devenir dangereuse ; nous n’é- tions plus que quatre hommes à bord contre des sau- vages, au nombre d’une vingtaine, et tous étrangers à la tribu d'Oéteta. Avant que nos embarcations ou nos amis du village accourussent à notre secours, ces bandits pouvaient nous assommer, piller l’Asia, et s'enfuir impunément par delà l'isthme de sable. Le sort en décida autrement. La confiance s'établit entre nous, et, tandis que mes Mahouris bourdonnaient autour du mât d'arti- mon, je descendis précipitamment fermer à double tour la porte de la grande chambre, et remontai sur le pont avec la clef dans ma poche. Je cadenassai aussi furtivement l'écoutille du grand panneau, et j'envoyai le mousse en faire autant au lo- gement des harponneurs et des matelots. Je prenais toutes ces précautions, car j'avais la certitude que ces étrangers commettraient quelques vols, non pas d'objets apparents sur le pont, et fai- sant partie du gréement, mais de ces futilités si utiles aux matelots, des couteaux, des pipes, du tabac, des images, du papier, etc. vorer tre, LES BALEINIERS 65 (a J’étais dans une si mauyaise disposition d’esprit, qu'il me semblait par instants que les Mahouvis, rieurs d’abord, deyenaient de plus en plus turbu- lents et tramaient quelque complot; plein d'anxiété, j'étudiai leurs allures. Enfin Thy-ga-rit reconduisit les femmes à bord, et je respirai plus librement en apercevant, à la pointe du cap Cachalot, nos embarcations revenant de la chasse, | Le capitaine se railla de mes terreurs, distribua du biscuit aux Mahouris et les renvoya à terre. Le soir, après souper, je voulus reprendre ma pipe, qu’au moment de descendre fermer la porte de la grande chambre j'avais déposée dans un coin de l'habitacle. Plus de pipe ! En vain je fouillai les coins et recoins de l'arrière; j'éprouvai un regret que des fumeurs seuls compren- dront ; il était évident qu’on me l'avait volée. Mais où trouver le voleur ? Pendant plus d’une semaine, je ne traversai pas une seule fois le village sans étudier les groupes d’in- digénes, afin de reconnaître à la bouche de l’un d'eux ma vieille pipe, que j'aimais tant, et en l'honneur de laquelle j'avais même fait des vers. Je portai plainte au roi, qui promit de punir le tangata tae hae (voleur), si on le découvrait, La pu- nition devait consister tout simplement à lui briser le crane d’un coup de meré. Puis la tête, desséchée, pré- parée selon les procédés habituels, me serait donnée, et je l'emporterais en France, pour faire voir aux gens de mon pays comment le roi Thy-ga-rit punit les vo- leurs. — J'étais si furieux d’avoir perdu ma pipe, que, vraiment, je crois que j’eusse permis qu’on in fiigeât un pareil châtiment à mon voleur. — Pardon- nez-moi, mon Dieu! on devient cruel malgré sci, en vivant au milieu des anthropophages. Le tangata tae hae dissimula si bien son larcin, que les mois s'écoulèrent sans qu’on le découvrit et que j'oubliai presque ma pipe en en culottant une nouvelle. / Mais il était écrit que je la retrouverais un jour. et, depuis, je l’ai religieusement conservée. Je ne m'en suis même plus servi, de peur de la casser, et elle fait partie maintenant d'une panoplie de pipes collection- nées par mon frère. Un soir que, revenu par terre de la forêt du port Olive, et descendant la montagne qui domine le vil- lage d'Oéteta, j'attendais, auprès de l’aiguade, qu'un canot vint me chercher, des Mahouris, qui causaient assis en rond sur un tertre Voisin, m'appelèrent à eux, et je me rendis volontiers à leur invitation. C’é- taient de jeunes Rangatiras, déjà presque entièrement tatoudés,., Nous avions vécu depuis cing mois en tres- bonne intelligence. Tandis qu'ils me plaisantaient sur ma chasse, qui n'avait pas été très-heureuse, qu'ils me demandaient si ma poudre était bonne, et si j'avais encore du biscuit dans ma curnassière, j'en- trevis aux lèvres de l’un deux une pipe qui ressem- blait parfaitement à ma pipe volée, saul le tuyau, long à la mienne, court à celle-ci, J'examinai donc furti- vement l'objet, et plus je l'examinai, plus je me cou- vainquis que c'était bien 1A ma pauvre vicille pipe. Mais comment rentrer en sa possession ? Si je la réclame, il n'avouera jamais qu'il a commis un larcin, et ne voudra pas la rendre, Si je l’arrache, par surprise, de ses lèvres, c’est -une insulte pour lui et pour ses compagnons, et gare à ma peau! Plus j'hésitais sur la marche à suivre, plus je de- venais certain que ma pauvre pipe était bien là, de- vant mes yeux, là, souillée, polluée par la salive d’un horrible mangeur d'hommes. Ah! si une mère brave tous les dangers pour re- prendre l'enfant qu’on lui enlève, le fumeur, le vrai fumeur, le fumeur marin surtout ne con- nait plus €’obstacles quand il s’asit de sauver sa pipe. Et, emporté par la passion, en proie à une exalta- tion soudaine qui me fit oublier au milieu de qui j’é- _tais, et quelles terribles conséquences pouvaient ré- sulter de ma conduite, j’allongeai soudainement le bras vers le Mahouri voleur et lui arrachai ma pipe d’entre les dents, en criant en anglais : — Thief! thief! (Voleur ! voleur t) Le Mahouri, se dressant d'un bond, dégainait le long couteau qu'il portait en ceinture à l'in- star des baleiniers, et se préparait à en larder ma poririne. Mais, moi, galvanisé par l'instinct de la conservation, j'avais déjà sauté à dix pas du cercle des sauvage:, et, ma pipe en sürelé dans ma carnassière, je me tenais sur la défensive, mais le fusil, seulement tenu dans la position du fusil à baionnette, en avant. Hs savaient bien tous, ces gaillards, que le canon de droite était seul chargé de cendrée et de poudre d'un faible numéro, mais que le canon de gauche re- celait trois chevrotines à l'usage des cochons sauva- geots et des méchants. Je n'avais plus à balancer. Si le Mahouri au cou- teau, soutenu par ses camarades, fondait sur moi, j'étais perdu et devais alors vendre ma vie aussi chèrement que possible. Mais, si ses camarades ne le soutenaient pas, oh! alors quelle partie pour moi!... Mes mains ne tremblaient pas, mon ceil y voyait clair, et la cible était grosse et proche. Heureusement, le voleur fut abandonné à lui- même. Je demeurai donc stupéfait, lorsque ses com- pagnons ne s’élancèrent pas avec lui vers moi, et se contentèrent de pousser des exclamations de surprise, nous laissant tous deux aux prises. Il était 1a, brandissant son couteau; mais j'étais 1d aussi, et je le tenais en joue, Je ne sais si Thy-ga-rit nous aperçut de loin, ou s’il vint à passer par 14, au hasard ; toujours est-il qu'il s'interposa entre nous deux, et que je lui remis l'obiet de la dispute, en déclarant que, puisqu'on m'avait volé ma pipe, j'avais cru devoir la reprendre partout où je la trouvais. Sa Majesté considéra la pipe, la tourna et retourna entre ses doigts, interrogea le coupable, qui, sans doute, ne répondit pas d'une manière salisfaisante, puis prononga ainsi son jugement : — Vous voyez, dit-il à ses sujets en mauvais an- glais, afin que je pusse le comprendre, vous voyez là, sur le tuyau, ces petites lettres ; eh bien, ces lettres forment le nom du docteur ; cette pipe est à lui, et cet homme est un voleur, Et il me rendit la pipe. J'avouerai que jamais je ne me serais imaginé de Cire à ces hommes, qui ne savent pas lire, que les lettres gravées sur le tuyau de la pipe, lettres qui for- 5 66 LES BALEINIERS LL CL maient le nom du fabricant, contenaient mon nom, mon titre de propriétaire. Thy-ga-rit était doublement adroit en prononçant une telle sentence; d’abord, il faisait preuve de bonne justice, et puis il montrait à ses sujets qu'il était bien plus savant qu'eux. : Les Mahouris applaudirent à ce jugement sans ap- pel, et poursuivirent de leurs huées le voleur, qui disparut derrière les cases voisines. Le lendemain, je rappelai au roi qu'il m'avait promis la tête de mon voleur; il me répondit sans sourciller qu'il allait s'occuper de cette affaire, et qu'avant vingt-quatre heures, je serais satisfait. Le surlendemain, il vint à bord et m’expliqua avec beaucoup d’embarras que le thief n’appartenait pas à sa tribu, et qu'il avait pris la fuite dès le soir même de la découverte du vol. Je ne voulus pas dire à Thy-ga-rit que, si je lui avais rappelé sa promesse de punition, ce n’était que pour avoir l'occasion de faire grâce au coupable. — Non, il faut, avec ces gens-là, se montrer, en projets, aussi cruel, aussi barbare qu’eux-mémes, afin de conserver plus d'influence sur eux, et pouvoir les adoucir ensuite au moment décisif. XXVIIE LE GRAND BALEINIER DE SAG-HARBOUR L’hiver, sans étre rude, empéchait parfois nos canots de chasser, et l'équipage, forcément consigné à bord, s’ingéniait à combattre l'ennui. L'atelier de couture, qui avait fourni des robes de cotonnade à ces dames, chémait. Que faire? L'amour était sans attraits, et l’oisiveté fatigue plus nos hom- mes qu'une journée entière passée à manier l’aviron. Les uns faisaient la lessive, d’autres raccommo- daient leurs hardes, d’autres causaient en cercle ou écoutaient les histoires racontées par quelque ancien pêcheur. La lessive des baleiniers est assez curieuse : ils trouvent dans la baleine la quantité de potasse néces- saire pour saponifier l’épaisse couche d'huile placar- dée sur leurs vêtements. Vous savez, ou vous ne savez pas que le feu d’un fourneau où l'on fait fondre le gras, est alimenté par le résidu spongieux des fragments de graisse jetés dans les chaudières. Ce résidu, formé des mailles du tissu cellulaire renfermant l'huile, brûle rapidement et dégage beaucoup de calorique, et ses cendres sont riches en sel de soude et en potasse. On recueille ces cendres et on les place dans une barrique maintenue debout, défoncée par en haut, mais ayant au bas un double fond, Ce double fond supplémentaire est perforé de trous nombreux, et séparé du fond ordinaire par un vide de quinze à viugt centimètres de hauteur, On verse de l'eau douce par-dessusles cendres; l'eau les traverse et en- traîne les sels, et alors on pratique une ouverture au bas de la barrique, on recucille un liquide rougeatre, bien plus énergique que celui que nos ménagères ap- pellent du lessif. Ce lessif de baleine émulsionne complétement le corps gras et l'huile, et telle vareuse qui se tenait debout, tant elle était j aprégnée de e, devient, après cinq minutes de friction, aussi souple et aussi nette que si elle n'eût jamais été trempée que dans l'eau pure. Le capitaine permet ce nettoyage après chaque série d'huile mise en cale. - Voilà donc où nous en sommes : les uns blanchis- sent, raccommodent leurs hardes, et d’autres, oisifs, causent ou écoutent des contes. Ces derniers font un cercle autour du maitre cook, qui a établi son mou- lin à café au bout d'un anspect emmanché dans le guindeau, et prépare à grands tours de bras nos ra- tions de la semaine. Maître cook, je vous l’ai dit, était le conteur bre- veté du bord. Il expliquait les rêves, glosait sur des pressentiments, présageait les coups de vent, savait par cœur le Petit Albert, et pratiquait adroitement certains tours de physique amusante, tels que la fa- brication du poil à gratter, le moyen de mettre le feu à un bout de fil caret sans le brûler, et bien d’autres encore. On le vénérait; on faisait mieux, on J’aimait. Quand le capitaine et lui pesaient, chaque soir, la viande salée destinée au lendemain, il imprimait, sans scrupule, un frauduleux coup de bascule à la romaine, et la ration de Jard des matelots grossis- sait aux dépens de l’armateur. En outre, il donnait toujours la solution des questions débattues dans le poste de l'équipage, et, quand il jugeait, c'était sans retour, c'était sans appel. Cejourd’hui, la conversation était d'autant plus animée autour du moulin à café, que quelques esprits forts osaient contredire maître cook. — Oui, oui, disait-il en suspendant la rotation du moulin, et retenant d’une main son bonnet, que le vent, tombé de la ralingue de misaine, menacait de jeter à la mer... Oui, oui! que l’arc-en-ciel du Nord me serve de cravate, et que je les fasse fondre dans le boîtier de ma montre, si vous en tuez une seule de ces baleines. Entendez-vous ? — Il a raison, maître Cook, murmurèrent quel- ques hommes, découragés par huit jours de nage continuelle et inutile : il a raison. — lla tort, et c’est moi que je vous le dis, moi que je suis un ancien du baleinier le Souvenir-de- Marseille... et que nous en tuerons!... et que ca sera bientôt, et que ce sera plus d’une, s’écria un harponneur provencal. Seul, entre nos matelots, le Proveneal s'était tou- jours montré rétif à la voix prophétique du vieux cook. Celui-ci, pour toute réplique, secoua la tête, le poignarda d’un regard de travers, et recommença stoiquement à moudre le café. — faut croire qu'elles ont le ventre bondé de cailloux, ajouta timidement un novice, Quand nous les accostons, elles se laissent couler bas, sans mon- trer Ja queue, Pas vrai, maître, qu'elles ont leur cale pleine de cailloux t — Silence, Fatras! si tu n'as que ça à dire, si- lence ! s'écria d'une voix de tonnerre le cook, heu- reux de saisir l'occasion de décharger sa mauvaise humeur sur le pauvre novice; silence! — Tu as vu, tu as touché, tu as senti, tu as goûté du manger de baleine, cette sauce rousse qui flotte sur le bouillon de la mer, et tu prétends qu'elles avaient des cail- loux? Allons done!,.. ce n'est pas ça qui les fait cou- ler... Je le sais bien, moi... Je n'ai pas navigué pen- A LES BALEINIERS 67 dant dix ans avec les plus fameux capitaines du Havre, sans apprendre à connaître ces baleines-la... Elles sont aussi rouées que les baleines du Brésil Blanc; vous ne leur passerez pas le faux croc, mes petits enfants! — elles ont déjà fait voir le tour à des malins plus malins que les malins du Grand-Souve- nir-de-Marseille ! — Eh! que c'est vrai qu’elles sont un peu volages, mais que nous les aborderons tout de même, et que je crève, moi, si je ne leur enfonce cinquante centi- mètres de fer dedans le flanc, reprit le Marseillais. — Tu crèveras peut-être, je ne m’y oppose pas, bien au contraire, répliqua le cook. Mais, si tu mets tes centimètres de fer queique part, ce ne sera que dans l’eau. L'assistance se prit à rire, et le cook, joyeux d’a- voir toujours l'approbation générale, abandonna le manche du moulin, s’assit sur le guindeau, exhuma sa chique, la placa au frais, derrière son oreille, qu’il recouvrit de son bonnet, et, se croisant les bras, se prépara à satisfaire les curieux qui lui demandaient à grands cris pourquoi les baleines nous échappaient ainsi, en sondant, au premier bruit des avirons. — Yous voulez done que je vous dise pourquoi vous n’en tuerez pas une seule, de ces baleines ? — Oui, oui... — Eh bien, je vas vous le dire... — Attention}... attention ! » Peigne de buis, » Peigne de bois, » Peigne de corne, » Qui crèvent les yeux à ceux qui dorment. Et le public répondit en chœur à cette invita- tion : — Attention ! attention! » Cuir de peau, » Sous-pieds de guétres, » Talons de bottes! Et le maitre cook de débiter le prologue obligé de tous les conteurs de bord... Je passe quelques-unes de ses meilleurs invocations, mais des plus épicées, beaucoup trop épicées, même... Et il termina le préambule par cette série de coq-a-l'dne... — Traverse montagnes, perruques et calogans ! » Arrive cing cents pieds au-dessus du soleil le- vant, » Dans un pays charmant, » Où les enfants de quatre ans » Jouent au petit palet avec des meules de moulins à vent. » Etoù quatre hommes et un caporal font lever le soleil à grands coups de perche. » Attention! attention!… Ce burlesque prologue est à un conte ce qu'est à une piece de théâtre l'ouverture qu'exécute l'orches- tre. Un auditoire de matelots, étendus pendant le quart de nuit autour du grand panneau, sur lequel s'est accroupi un loustie conteur, cet auditoire, dis- je, a besoin d'être réveillé, stimulé, secoué, afin de prêter mieux l'oreille, Or, ce prologue a pour but de secouer, stimuler et réveiller l'auditoire. Maitre cook, n’ayant pas dédaigné ce coup de fouet, continua sérieusement en ces termes : — Je vous disais donc que vous ne piqueriez pas une seule de ces baleines ! — Pourquoi? — Ah! vous êtes curieux. — Soit! — Vous n’en piquerez pas, à cause de... de la... coquin de mot! ils’en va toujours quand j'ai besoin de lui... enfin, c'est à cause de la chose... qui disait... comme quoi... que quand on est défunt... ça consiste à être mort et 4 revenir dans le-gabarit d’un autre parti- culier..; Vous comprenez, n’est-ce pas?... Ce début attira singulièrement l'attention des ma- telots. Le cook chercha encore un instant, mais inu- tilement, ce mot qui le fuyait, et, se promettant de me le demander quand j'irais allumer ma pipe à la cuisine, il poursuivit : — Enfants, vous comprenez bien ce que je veux dire; vous ne piquerez pas une seule de ces baleines, parce que, autrefois, elles ont été de vieux balei- niers! — Oh! oh! oht s’écria tout l'équipage. — Oh! que je dis que ce n’est pas vrail... et que en voilà une de blaguet voulut s’écrier le Provençal. Mais un murmure d indignation couvrit sa voix. — Ah! vous riez... C’est pourtant connu dans tout le Nord-Amérique. Des baleiniers, des satanés baleiniers d’autrefois sont condamnés, pour leurs péchés, à revivre en baleines. Aussi, examinez-les bien, les vieux roués, quand ça s'amuse à soufiler un mille au vent à nous, et que ça n’a pas l'air d’al- ler de l'avant, ça vous entend, aussi bien que je l'entends, le cri de notre vigie, le grand hunier que l'on masse et le branie-bas de pirogues. Ça se laisse approcher à une longueur d’aviron, puis ça vous regarde en dessous, et, quand le harponneur selève, ça s’affale sans rien dire, à je ne sais combien de brasses de fond, et ça va se relever un mille plus loin, en soufflant et en riant... Va les chercher, jeune orgucilleux du Souvenir-de-Marseille... Oui, oui, mes enfants, ces baleines ne sont que des ci-devant baleiniers, et pas des Francais encore; ce sont des Américains, des anciens de Sag-Harbour. Hs flairent et reconnaissent l'odeur du goudron à trente milles dans le vent, et ne se laissent approcher que pour se distraire en nous entendant goddemmer. » Je vous dis ça, moi, parce que c'est vrai et que je le tiens de personnages respectables qui sont tou- jours revenus au {lavre avec un complet chargement d'huile, et n'ont jamais menti, J'ai pêché pendant dix ans avec eux, et, si nous n'avions jamais chassé que du poisson de cette espèce, on aurait pu, cha que fois que j'ai débarqué, au retour, sur les quais du Havre, on aurait pu me prendre par les pieds et secouer mon individu la tête en bas... Bien sûr que les pièces de cent sous ne seraient pas tombées de mes poches... tout comme si j'avais fait un voyage à la part sur le Grand-Souvenir-de-Marseille. — Attrape, Provençal! — Oui, je me ferais un cure-dents avec le mât de beaupré et un mouchoir avec la grande voile (car, à terre, c'est malhonnôte de se moucher avec les doigts), plutôt que d'acheter, pour un verre de talia qui ne me mettrait pas la langue à flot, toutes vos parts d'huile que nous ferons ici jusqu'à la fin de la saison, 68 LES BALEINIERS ES Et, cela disant, maitre cook reprit la manceuvre du moulin, tandis que ses auditeurs, découragés, le regardaient, bouche béante. Ils semblaient attendre de nouvelles révélations. _ — Eh bien, qu’avez-vous donc à me regarder, ‘vous autres?... reprit-il. Est-ce que vous ne me croyez pas? Parbleu! vous avez raison; je ne suis pas payé pour vous dire la vérité... Demandez-la à mossieu du Grand-Souvenir-de-Marseille... Mais que le feu du ciel m’élingue, qu'il vente la peau du dia- ble à chavirer le bateau, à décorner les bœufs et à faire ployer mon pouce, si la cabousse (le fourneau) s'allume jamais pour fondre seulement une livre du gras de ces baleines. — Pardon, maître cook, vous avez raison; mais dites-nous donc pourquoi, sans vous commander, pourquoi les anciens de Sag-Harbour sont devenus baleines... sans vous commander... — Ah! c’est toi qui m’interroges, failli chenapan de novice... Vraiment, tu as des sentiments et de l'honnêteté. Je te dirai cela plus tard... quand ces messieurs seront las d'amener sur ces bêtes, et que nous ferons route pour la France... Apprends seu- lement, pour ta gouverne, que la chose s’est opérée il y a quinze ans, alors que tu étais encore au bossoir de ta maman... Oui, il y a quinze ans que toute une famille de Sag-Harbour, garçons, filles, mari et femme, toute la sainte famille, enfin, a été mise à l’eau... Et, depuis quinze ans, elle doit avoir pondu des petits... Voila pourquoi il y a tant de baleines de cette espèce, — Racontez, racontez! fut le cri général des au- diteurs. — Racontez! Le cook se fit longtemps prier; mais enfin il céda. — Le Provençal, aussi curieux que les autres, ne s'éloigna pas; au contraire, il offrit au cook pour se réconcilier avec lui, une énorme chique neuve; mais celui-ci la refusa. — Merci, dit-il, la mienne est 14, au frais, et, si je ne la travaille pas, c’est que l’histoire que je vais vous raconter est si épouvantable, que, dans le sai- sissement qu’elle ne saurait manquer de me causer à moi-même, j'aurais peur d'avaler le pruneau. — Je disais donc que tous les membres d’une famille de Sag-Harbourg avaient été gratifiés d'une queue et d'une paire de nageoires... Mais, d’abord, apprenez ce que c’est que Sag-Harbour. » Sag-Harbour est le grand port baleinier de Long- Island, une ile du Nord-Amérique, une fameuse ile, entourée d'eau comme I’ Asia, et où il n’y a pas un seul particulier qui ne soit marin et baleinier, tou- jours commesur l’ Asia. Les femmes y sontsensibles. Quand un Frangais met le cap sur elles et laisse arri- ver, car le Français doit toujours se tenir dans le vent, elles masquent leur grand hunier pour l’attendre.…. Je sais cela, moi, j'en suis sûr, parce que, entre paren- thèses, j'y airelaché, dans Long-Island, voilà dixans, en allant à New-York, par suite d'un satané coup de vent, et, comme alors ma perruque était plus noire que le coltar, et que je pouvais influencer avec avan- tage toutes les beautés qu'il me plaisait de relever avec mon compas, j'aibeaucoup navigué avec ces charman- tes insulaires, qui portent fort bien la toile, et n'ont jamais le mal de mer que quand elles font un enfant. » Mais lofe d'un quart pour elles. Ce n'est plus de mes scélératesses passées que j'ai à vous entretenir, Je vous disais donc que le Sag-Harbour, un trois-mâts, un magnifique trois-mâts, jaugeant autant de ton- neaux que je puis avaler de petits verres de genièvre (sans perdre la raison, par parenthèse), pendant la semaine des décomptes (1), — sept cents! — Ce trois-mats se nommait le Sag-Harbour, et, soit dit en passant, c’est une belle chose que de naviguer sur un navire portant lenom du pays. Chaque fois qu’on parle du bateau, on parle de la patrie, et le biscuit, tout pourri qu'il est, vous semble aussi bon que du pain frais; en parlant dela patrie, on tortille son morceau de lard salé, comme si c’était une tranche du cochon de Noél, et les fayots que je vous fais cuire avec tant de sollicitude, on les trouve aussi tendres que les petits pois du jardin de son vieux bonhomme de pére! et cette bière, cette bière au spruce, spruce-beer, pour laquelle je devrais obtenir un brevet de perfectionnement, il n’y a pas, dans toute notre Normandie, un quartaut de cidre qui la vaille. Ah! oui, tout y est bon quand le navire porte le nom du pays!... — Au reste, mes enfants, ce que je vous en dis, ce n’est pas pour vous indisposer contre l’Asia... Ne croyez pas non plus que j'aie de la rancune contre notre armateur. Non, non! mais j’a- vouerai avec vous que nous sommes traités comme des nègres, comme des chiens, et je vous garantis que, si j'avais un millier de petits écus de rente, il n'yaurait plus de capitaine ni d’amiral assez roués pour me donner deux cent cinquante francs d'avan- ces et me faire signer l'engagement de manceuvrer les chaudières de son bord. Adieu la turlutine, si j'avais un millier de petits écust » Mais reparlons du trois-mits de Sag-Harbour. * » À son premier voyage, il revint avec cent barils d'huile, tandis que les autres en avaient deux mille. L’armateur fit une grimace au capitaine, mais ne le congédia pas. — Ils étaient cousins, et le cousinage, mes enfants, est très-utile en ce bas monde. Aussi, moi qui vous parle, jamais je n’aurais fait mon pre- mier voyage de maitre cook sur l’Archimède, du Ha- vre, voilà douze ans, si ma mére-grand (que Dieu ait son âme en paix), si ma mère-grand, vous dis- je, n’eût pas été la bonne amie présumée du grand- père du capitaine de l’Archimède, et, soit dit en pas- sant, c’est de ce même capitaine de l’Archimède que je tiens les détails de l’histoire que vous avez l'hon- neur d'entendre raconter. » Au second voyage du Sag-Harbour, même chance. Alors l'amateur fit deux grimaces eb demanda au ca- pitaine s’il n'avait pas été faire la pêche aux piments sur la côte du Brésil, façon spirituelle de lui repro- cher son malheur. » — Look-Sharp, — et, soit dit en passant, le capitaine se nommait Look-Sharp, ce qui signifie bon œil, œil de vigie, — maitre Look-Sharp, ajouta poliment Varmateur, vous pouvez maintenant, si cela vous convient, aller prendre le commande- ment du Grand-Voltigeur-Hollandais. » Le pauvre capitaine dégommé s’en alla, content comme une poule qui a trouvé un couteau; ne sa- chant plus dans quel aire de vent gouverner, il rentra au domicile de sa conjugale, » — Petit, lui dit madame en l’embrassant, al- (1) Le décompte est la somme qui rovient à chaque matelot pour sa part d'huile, au retour de la campagne, LES BALEINIERS 69 lons acheter cette robe de soie que tu m'as promise, » Look-Sharp, sans répondre, secoua la tête. » — Petit, poursuivit-elle, petit, je veux ma robe de soie. » Ces coquines de femmes ne dérdpent jamais! » — Eh! va donc plutôt chercher ta vieille robe de coton. Nous la vendrons pour acheter du biscuit. Je suis coulé, madame Look-Sharp, coulé, et je n'ai plus qu’à prendre le commandement du Grand-Vol- tigeur-Hollandais. » Voili-t-il pas qu’à cette déclaration madame la capitainesse se laisse tomber en pagaye sur le tillac de son appartement, et demeure immobile comme une drôme, l’écoutille des yeux fermée et poussant des soupirs par le grand panneau de sa bouche. » Maitre Look-Sharp, au cœur sensible, s’élance vers la demeure du pharmaco voisin, et revient aus- sitôt avec un chargement de terre sulfurique pour tirer madame de cette bordée d’évanouissement » Ah! le pauvre homme! n’aurait-il pas mieux fait de lui administrer une décoction de bois tordu (coups de bout de corde). La coquine venait d’appa- reiller pendant son absence... Elle avait filé son cable, la voleuse, emportant sa tirelire et les bijoux du mé- nage. » — Ah! Look-Sharp! Look-Sharp, tu es un homme perdu, se dit à lui-même l’infortuné capi- taine; plus de femme; plus de navire, plus d’ar- gent!... Où mettre le Cap, maintenant, si ce n’est au large?... » Et le malheureux, bien décidé à avaler sa gaffe (à mourir), se dirigea du côté de la mer. » — Rien de plus facile que de faire un trou dans l'eau, pensait-il ; quand même je sais nager. — Dix livres de galets dans un mouchoir, et le mouchoir pendu à mon cou avec un morceau de bitord pour chaîne de montre, ça suffira. » Le pauvre ci-devant capitaine chemina donc le long du rivage, jusqu'à ce qu'il arrivât à un endroit écarté; la marée était basse, ça ne lui fit pas plaisir, car il lui faudrait se mouiller les pieds et s’empétrer dans le goëmon avant que de rejoindre la pleine eau. » Le soleil, sur le point de se coucher, avait déjà défrisé sa grande perruque de feu, et il ne lui restait plus qu'à décapeler sa culotte et ses bas pour des- cendre se rafraîchir dans le grand bassin. Look-Sharp prépara donc son portemanteau de voyage, en rem- plissant sa cravate de galets, et, tout en la remplis- sant, il soupirait, sanglotait, et levait les yeux au ciel, Mais ne voilà-t-il pas que, tout à coup, il voit venir vers lui, du côté dela pleine mer, un grand monsieur qui sort du rouleau des vagues, un grand monsieur en habit noir et en gants noirs, mais à la figure ver- dâtre et au nez en forme de patte d’ancre. » — Voici, pensa le capitaine, un particulier qui me troublera dans mon opération. Mais quel drôle de chemin prend-il done pour m'accoster ? En tout cas, il ne doit pas avoir besoin d'une brosse pour en- lever la poussière de dessus ses habits. » Le grand monsieur noir s’avançait toujours, et Look-Sharp continuait toujours l'arrimage de ses galets. Il se lestait comme se lestent souvent les na- vires du Havre, » Quand il n'y eut plus qu'une longeur d'aviron entre eux deux, le grand monsieur noir dit, sans ôter son chapeau : » — Bonjour, capitaine Look-Sharp t » — Bonjour, monsieur. » — Ah! le particulier me connaît, pensa Look- Sharp; mais, moi, je ne le connais pas. Quel singulier personnage! Ce n’est donc pas un naufragé? Il vient à pied de la pleine mer, et il n’est pas mouillé, Oht ~ oh! ; » — Que faites-vous ici, capitaine ? » — Et vous, qui étes-vous donc, vous qui avez la propriété des canards; celle de traverser l’eau sans vous mouiller ? Qui diable êtes-vous donc ? » Le grand monsieur noir fit une grimace avant de répondre, et il essaya derire. » — Capitaine, est-ce que vous cherchez du pois- son sous les galets ? reprit-il. » — Je cherche ce qu’il me convient de chercher. Laissez-moi tranquille, que diable ! » Le grand monsieur noir fit une nouvelle grimace, et essaya encore de rire. » — Le temps est beau, ce soir, capitaine. » — Allons, retournez d'où vous venez. Si vous me connaissez, vous devez savoir qu'on n’a jamais beau jeu à se railler de moi. » — Capitaine, ne nous fâchons pas. Je ne suis pas un railleur, et, si je vous connais, je connais aussi votre position et vos projets. Vousavez eu des mal- heurs; eh bien, si vous consentez à traiter avec moi, je puis vous rendre service. » — Encore une fois, virez de bord, et donnez- moi la paix ; je n’ai pas d’argent pour payer vos ser- -vices, que diable ! | » — Et le grand monsieur noir fit une troisième grimace, et essaya, toujours en vain, de rire. » — L’armateur qui vous a été le commande- ment du Sag-Harbour, est un de mes amis; il peut vous le rendre, si je veux. » — In ce cas, dites que vous le voulez, s’écria bien vite Look-Sharp en jetant bas les galets de sa cravate. J'aurais peut-être meilleure chance à mon troisième voyage, » — Ah! ah! vous vous radoucissez ; vous m'é- coutez, vous ne voulez plus vous jeter à l’eau. » — Mais, pour savoir si bien, et ce que j'ai fait, et ce que je voulais faire, êtes-vous done le diable ? » Quatrième grimace du grand monsieur noir, et inutile tentative pour rire. » — Je suis ce que je suis, et vous êtes ce que vous êtes, riposta aigrement l'inconnu, Bref, voulez-vous, oui ou non, reprendre le commandement du Sag- Harbour? Répondez sans louvoyer ! » — Oui, » — Voulez-vous revenir avec un complet char- gement d'huile de baleine à chaque voyage? Répon- dez encore sans louvoyer et sans embardées, » — Oui. » — Voulez-vous acquérir une immense fortune? \épondez toujours sans louvoyer, sans embardées et le cap en route. » — Oui, oui, mille fois oui. » — Eh bien, tout cela sera ainsi que je le pro- mets. » — De grâce, dites-moi qui vous êtes. Etes- vous le bon Dieu? » À ce mot de bon Dieu, le grand monsieur noir ne fit plus de grimace, et n'essaya plus de rire; mais il bondit comme un poisson volant... 70 » — De par Jésus-Christ! dites-moi votre nom. | » A ce mot de Jésus-Christ, le poisson volant fit plus que de bondir, il se tordit comme une anguille de buisson. > — Vraiment, on vendrait le bon Dieu pour être votre ami, ajouta Look-Sharp. » Cette fois-ci, le grand monsieur noir salua le capitaine jusqu’à terre et lui sourit avec tant d’ama- bilité, que celui-ci, ne remarquant pas qu'il avait un œil vert et l’autre rouge, lui demanda ses conditions. » — Mes conditions sont que tous les membres de votre famille, et vous-même, capitaine, vous de- veniez baleines après votre mort. » Look-Sharp, épouvanté, scia deux ou trois pas en arrière, et recommença sa chanson : » — Mais d’abord, dites-moi qui vous êtes? » — Tu le sauras après. » — Non, je veux le savoir d’abord! » — Eh bien, je suis le roi des baleines, l’em- pereur des cachalots, et, sur tous les océans, ilne se donne pas un seul coup de harpon, un seul coup de lance, sans que je le permette, afin de punir quel- ques-uns de ces animaux, mes sujets, rebelles ou mauvaises têtes. Y consens-tu? » — Avant de mourir, ferai-je fortune? » — Oui, etj’oubliais de te dire que tu ne mour- ras que lorsqu’il y aura quelqu’un de mort dans ta famille, et que, sans le savoir, tu auras fait soufiler le gros sang à ce personnage, devenu baleine ou cacha- lot. » — Marché conclut s’écria Look-Sharp rassuré par cette dernière clause du traité. » Et il tendit la main au grand homme noir, qui lui tendit aussi la sienne. » Look-Sharp trembla malgré lui en pressant la main du grand homme noir, car, sous le gant noir du particulier, il sentit quelque chose de plus dur que des doigts et de plus pointu que des ongles. » — Maintenant, il faut que je te marque, afin de te reconnaitre; c’est ma méthode; il y a tant d’in- dividus qui font des aflaires avec moi, que je ne pourrais pas me rappeler les noms de tous. » Et il étendit sa grande main gauche, qu'il posa sur la tête de Look-Sharp, et il le fit tourner vers le soleil, qui ne montrait déjà plus que le bout de son nez, en lui disant : » — l'erme les deux yeux! » Le capitaine ferma les yeux. » Alors il posa deux grands doigts de sa grande main droite sur chaque œil de l'aspirant, et, après avoir marmotté quelques mots à voix basse, il lui dit: » — Ouvre l'œil gauche et regarde à Vest. » Look-Sharp ouvrit l'œil et regarda. » — Ouvre l'œil droit et regarde à l'ouest. » Look-Sharp obéit encore, » Ensuite le grand monsieur noir passa sous le vent à lui, et s'inclina jusqu'à terre, en disant : » — Je te salue et le nomme le grand baleinier du Sag- Harbour ! » — Où m'avez-vous marqué? demanda le capi- taine, qui se frollait les yeux. » — La première personne que tu rencontreras sur le port te le dira... Mais, avant de nous séparer, il faut que je te montre quelque chose, » |i ramassa un galet, cracha dessus, et dit à Look -Sharp : LES BALEINIERS » Regarde, et raconte-moi ce que tu vois dans ce crachat ! » — Je vois trois embarcations qui chassent une baleine : les embarcations sont aussi larges qu'un cheveu, et quatre ou cinq fois plus longues que le cheveu n’est large. La baleine est grosse comme une jeune puce. Elle souffle à un quart de mille sous le vent à eux, et son soufile est moins épais que le filet de vin qui sortirait d’une barrique percée avec un poil de cochon. « Nage, nage de l'avant! nage dur, » mes enfants, » crie l'officier quia une chemise de laine rouge, des mains sales et un pantalon taillé dans une vieille voile de grand hunier, « nage dur! >» nage encore un coup. — Debout! debout! harpon- » neur! Scie à culer, enfants, scie à culer ! — Pique, » pique donc!... Amarrée! amarrée! et la baleine » piquée file son nœud.— Ah ! quelle course en char » à bancs, mille dieux! Hale la ligne, maintenant, et » puis un bon coup de lance... Hourra ! hourra! Elle » soufile déjà le sang... C'est le harpon qui l’a tuée... » Enfoncé l'officier ! » » Look-Sharp allait continuer l'historique de cette pêche à la baleine dans un crachat, mais le grand monsieur noir ne lui en laissa pas le temps. — Il lança au loin le galet merveilleux, et dit: » — Que conclues-tu de ce que tu viens de voir? » — Ma foi! j'en conclus qu'il faut que j'y voie furieusement clair. — Je n'ai pas de lunette d’ap- proche devant les yeux, mais je crois que vous m'en avez arrimé une demi-douzaine dans chaque œil, » — Non. Désormais, tu y verras clair, et tu seras bien nommé Look-Sharp; je suis content de toi. Tu verras la baleine à cent milles de distance et à cent brasses de fond. Au revoir, grand baleinier du Sag- Harbour! rentre à ton domicile, et tu auras dès ce soir, des nouvelles de ton armateur. » Et, cela disant, le grand monsieur noir s'en alla, en prenant le chemin de la marée qui montait, » Look-Sharp, en traversant la ville, trouva, sur son passage, plusieurs matelots de son équipage et beaucoup de ses amis; mais ils avaient l'air de le mépriser, depuis qu'il n'était plus capitaine. » — Pauvre homme! se disaient-ils, il a tant pleuré, qu'il en est devenu louche. » Dès le même soir, la voiture de l’armateur s’ar- réta devant sa porte, et, l'armateur qui, sans savoir pourquoi, avait réfléchi, depuis le matin, lui fit signer un nouvel engagement de capitaine. » Madame Look-Sharp vint demander pardon et s’excusa en meltant sur le compte de ses nerfs sa fuite du matin. Elles sont ainsi faites, ces dames de baleiniers. Elles ressemblent aux lampes de cambuse; elles ne brûlent que quand elles ont de l'huile. » Le mari pardonna, partit, et revint, après huit mois de voyage, avee son nayire plein d'huile jusque par-dessus les barres de cacatois. Le tonnelier du bord fut décoré pour avoir inventé la manière de foncer les pirogues, alin de les remplir d'huile, et le maitre charpentier dressa des plans pour construire, au prochain voyage, une cale supplémentaire dans chaque hune, » La réputation de Look-Sharp s‘ctendit, comme un coup de veut, dans tout le Nord-Amérique. Les armateurs se le disputérent au poids de l'or, elles capitaines ne parlèrent plus qu'avec jalousie du grand LES BALEINIERS 71 ——<—<—<—$—<—— nn ———————— confrère du Sag-Harbour. Ml exécuta quatre voyages, tous aussi heureux que le premier, et sa femme, pen- dant les quatre voyages, lui apporta quatre petits enfants, » UH voulait déjà se mettre à quai (se retirer du service) pour toujours, car il se sentait assez riche «pour ne plus risquer d'aller prendre une demi-tasse dans le grand bassin; mais madame, qui avait mis le cap sur un palais de New-York, le pria tant et tant de filer ’écoute du grand foc encore une fois, qu'il céda et se prépara à partir. » Mais ne voilà-t-il pas que, la veille de l'ap- pareillage, le choléra emporte ses quatre enfants. » — Stop, minute! s'écria-t-il, je ne pars pas, » — Tu partiras. Je te les remplacerai. » — Je ne pars pas. » — Tu partiras. Je t'en ferai plutôt huit. » — Je ne pars pas. » Elle ignorait, la malheureuse, que son époux était inscrit au registre matricule du roi dés baleines et de l'empereur des cachalots! Elle Pignorait, et fit si bien, que Look-Sharp, entortillé, obéit, et partit en faisant cette réflexion : » — Je ne cours pas plus de dangers qu’autre- fois ; l’aiué de mes enfants morts avait quatre ans ; puisqu'ils sont devenus baleines, ils ne sont encore que des baleineaux, des cafres. Eh bien, je ne pique- rai pas de cafres. » Il ne chassa done pas de cafres, et fit un voyage très-heureux. » Son épouse, qui, pendant son absence, naviguait avec un jeune commis aux écritures, l’entortilla de nouveau, el le contraignit à partir, mais pour la der- nière fois, pour la clôture définitive et sans remise. » Pendant qu'on réarmait Je navire, le père Look- Sharp, vieillard de quatre-vingts ans, rompit son câble (mourut), Look-Sharp résolut d'abord de ne pas partir, mais il réfléchit, comme il avait réfléchi a la mort de ses enfants. » — Mon père, se dit-il, élait bossu de son vivant; il doit done être baleine à bosse après sa mort. Or, nous ne pêchons jamais Ja baleine à bosse, elle est trop maigre; il n'y a donc pas de danger que je tue mon père baleine, File l'écoute du grand foc! — Adieu! va pour la dernière fois. » Six mois après, Look-Sharp n'avait plus be- soin que d'une seule baleine pour retourner chargé à Sag-Harbour, et il amena sa pirogue sur une grosse mère qui jouait avec son cafre à un mille du bord. » — Sauve la vie au cafre! cria-t-il au harpon- neur. » Trois heures après, le pauvre petit cafre nageait autour du navire, et Îairait avec anxiété les bordages de la calé, où sa maman était descendue, coupée en morecaux, » — Enfants, tout est dit, s'écria alors Look- Sliarp; en route pour chez nous, — Au vent la barre, timonnier ! — Brasse carré, et arrive pour Sag-Har- bour! » EL il se disait à luieméme : » — Si maintenant le grand monsieur noir, qui m'a rendu louche et m'a fait faire ma fortune, me raltrape jamais à espeller des baleines, je veux que les cochons rôlis Courent dans les rues de Sog-Har- bour, la fourchetle sur le dos, et Li moutarde sous la queue! AW! oui, ce sera un fameux roué, si ja— mais il me voit reprendre un harpon et une lance}... » Et, se frottant les mains, il descendit se coucher. Mais, avant de se coucher, on écrit toujours le jour- nal du bord. Il écrivit donc. » — Croissez, croissez, mes petits-enfants, mes bons cafres, murmurait-il en écrivant; poussez- vous du gras jusqu’à deux cents baleines; j'irai vous rejoindre quand je me mettrai en dérive, comme mon père, à quatre-vingts ans | » Mais ne voilà-t-il pas que, tandis qu'il écrivait, il entendit un bruit comme un grattement à l'un des sabords de l'arrière de la chambre. D'abord, il n’y fit pas grande attention, pensant qu'un bout de corde à la traîne chatouillait le couronnement du navire. Mais le bruit redoubla, I’écoutille du sabord se sou- leva, et une figure se montra... Une figure avec un nez aplati, en forme de patte d’ancre, une figure avec un œil vert et un œil rouge, une figure, enfin, pa- reille à celle du grand monsieur noir de la marée montante. » Et, de cette figure, il sortit une voix qui pro- nonça ces mots : » — Sans vous déranger, pardon, excuse, maitre Look-Sharp: écrivez ceci sur le livre du bord : « Cejourd’hui, tant et tant, le capitaine du Sag-Har- » bour est tombé à la mer, et n’a pu être repéché... » Ecrivez ceci, et donnez-moi la main. | » Et le grand monsieur noir allongea le bras, et, au bout de ce bras, il avait une griffe en forme de foene, laquelle se cramponna sur l'épaule du capitaine. » — Hold! s'écria celui-ci, que siguitie cette poi- gnée de main? Est-ce que j'aurais fait souffler le sang à l’un des membres de ma famille? » — Oui. | = » — Pas possible? » — C'est plus que possible, — c'est vrai, — tu viens de tuer ta femme, qui, ce matin, était accou- chée d'un petit garçon. » — Ah! Ja satanée femelle! Il était done écrit quelle ferait toujours mon malheur, J'avais recom- mandé d'épargner le cafre. » — Celui-là, tu pouvais le tuer, » — Pourquoi ? » — Parce qu'il est à la consignation d’un com- mis aux écritures. Allons, dépêche ! il vente bonhe brise, et je ne suis pas à mon aise, ainsi cahoté à l'ar- rière de ton bateau. » Le pauvre Look-Sharp n'était pas d'humeur à obéir; mais le grand monsieur noir le hala en dehors, comme un paquet d'étoupes, et fit avec lui un plon- ‘geon que jé ne voudrais pas faire, mes enfants | » Le lendemain matin, pas plus de capitaine dans la grand'chambre que dans le gousset de montre de ma culotte des dimanches, et l'équipage se demanda : » — Où donc est-il? » Le second du bâtiment prit le commandement, et on fit route pour Sag-Harbour. » Longtemps on vit une grosse baleine qui na- geait dans les eaux du batiment; mais le bâtiment n'en avait plus besoin, tout chargé qu'ifétait… » Telle est l'histoire du grand baleinier de Sag- Harbour, Lui et sa famille habitent les parages où us bourlinguons; vous devez bien penser qu'il a fait connaissance avec toutes les baleines de la loca- lité, et qu'il leur a enseigné la manière d'échapper aux harpons, aux lances et aux louchets. 72 ~ LES BALEINIERS oo » Voilà donc pourquoi vous n'en piquerez pas une seule, eussiez-vous navigué déjà sur le Grand-Sou- venir de Marseille! » Et maître cook, tournant le dos à ses auditeurs ébahis, remit sa chique à flot, et recommença à moudre son café. XXIX LA CARABINE BALEINIÈRE ET LA BALEINE MÈRE C'était pendant ces longues journées de mauvais temps que nous envisagions avec effroi et les dangers et les lenteurs de la péche. C’était alors que nous passions en revue les différents systèmes proposés pour tuer la baleine autrement qu’avec la lance : soit le canon-harpon ou le fusil-harpon de M. François de Nantes et des Américains, soit le harpon assai- sonné à l’acide prussique de M. Gervais, etc., etc... Nous ne connaissions pas encore les projectiles De- visme et sa carabine baleinière. Des expériences presque quotidiennes depuis un an, expériences tentées sur des animaux vivants et sur des corps inertes d’une grande profondeur et d'une pénétrabilité résistante, ne permettent plus de douter que ce projectile foudroyant et sa carabine d’un calibre spécial, ne puissent être employés à la pêche des grands cétacés. La carabine est aussi facile à manier qu’un fusil ordinaire ; le transport des projectiles dans les pi- rogues n'offre aucun danger, et l’on est en droit d'af- firmer, sans crainte d'être démenti, que désormais la chasse aux baleines ressemblera à une chasse aux canards sur les étangs. L'invention de M. Devisme provoquera non-seule- ment des modifications radicales dans l'armement des navires commissionnés pour la grande pêche, mais elle influera encore sur l'avenir de cette indus- trie, naguère si florissante, aujourd’hui lañguissante et pleine de mécomptes. Un navire baleinier, ayant trente-six ou quarante hommes d'équipage, ne peut mettre à la mer que quatre pirogues. Chacune de ces pirogues est montée par six hommes : un officier, un harponneur et quatre rameurs. Ce nombre de bras est indispensable avec tout l'attirail actuel de la pêche, Au harponneur le harpon; à l'officier la lance; aux rameurs les avirons et les soins à donner au développement d'une ligne,de plus de quatre cents pieds de longueur, L’embarca- tion est, en outre, surchargée et encombrée par la baille à ligne, par des harpons et des lances de re- change, par des louchets, par une drague, Substi- tuons à tout cela la carabine et son projectile fou- droyant : cing hommes sufliront dans une pirogue, et le navire, pouvant alors armer cinq embarcations au lieu de quatre, aura des chances de réussite bien plus nombreuses, L'attaque de la baleine est des plus compliquées avec le harpon, la lance et la ligne ; il faut que le har- pon pénètre dans un endroit d'élection, et pénètre si avant, que, retenu par les fibres musculaires, il ne puisse sortir ou déraper en déchirant la couche de graisse qu'il vient de traverser, Il faut que la ligne soit surveillée avec une minulieuse attention; il faut ensuite, outre l'intervention du louchet souvent in- dispensable, il faut que la lance perfore soit Jes pou- mons, sois l’aorte, soit le cœur de l’animal, et, quand cette lutte de pygmée à géant est terminée, il faut encore que les vainqueurs attendent pendant quelques minutes remplies d'un anxiété terrible, que la baleine cesse de se débattre dans les convulsions de l’agonie. Abstraction faite des dangers souvent inévitables, on comprendra sans peine combien nos marins dé- pensent de sang-froid, d'adresse, d’agilité et de cou- rage, pour harponner une baleine, la suivre ou la rete- nir quand elle fuit, la blesser à mort d’un coup de lance, et la laisser mourir sans qu’elle parvienne à se venger ! Et souvent, à la fin de cette lutte surhumaine, cette proie si ardemment convoitée, si habilement conquise, leur échappe et descend dans les profon- deurs de l'Océan comme y descendrait le plomb d’une sonde. Avec la carabine et son projectile foudroyant, toute cette mise en scène devient inutile ; la lutte est simplifiée, le résultat immanquahle, le danger pres- que nul. Quatre rameurs prennent place dans la pirogue, gouvernée par une main habile; la pirogue est allé- gée de ses harpons, de ses lances, de ses louchets et de sa baille à ligne; elle vole, elle arrive près du cé- tacé; le harponneurse lève, saisit sa carabine chargée à l'avance et placée en veille sur la fourchette qui soutenait jadis le manche du harpon, vise le monstre de haut en bas, de manière à l’atteindre à quelques centimètres en arrière de l'articulation des nageoires, et fait feu... Le projectile pénètre dans la couche de graisse, la traverse, éclate, se divise et s'égrène en quelque sorte par toute la cavité du thorax, perfo- rant, cilacérant, déchirant, détruisant les organes essentiels à la vie. Autant de fragments, autant de causes de mort auxquelles vient se joindre l’asphyxie ou l’empoisonnement du sang par l’oxyde de car- bone qui se dégage pendant la conflagration de la poudre. C'est en vain que la routine s’efforcera de nier les résultats immenses que les pêcheurs baleiniers ob- tiendront en utilisant dans toute sa rigoureuse sim- plicité l'invention de M. Devisme, Les gens du mé- tier comprendront instantanément que l'avenir de la grande péche dépend de la vulgarisation et de la mise en œuvre de ce nouveau procédé. En vain arguera-t-on des difficultés à transformer un harponneur en carabinier. Est-ce que, sur une pirogue balancée par les vagues, il sera plus difficile de bien tirer un coup de fusil que de projeter le fer d’un harpon ou d'une lance vers un point,sans cesse mobile et tour à tour visible et invisible? Et, d’ail- leurs, si ce n'était l'intérêt, la question d'humanité ne devrait-elle pas imposer aux armateurs et aux ca- pitaines l'obligation de substituer la carabine balei- nière à tous ces vieux engins qui ont causé, causent encore et causeront, tant qu'on les emploiera, la mort de nos plus intrépides marins? Le port du Havre expédiait naguère soixante ou soixante et dix navires à la pêche de la baleine; c'est à peine aujourd'hui si l'on en compte huit ou dix en cours de voyage. Les Américains des Etats-Unis armaient autrefois plus de six cents navires ; ils n’en ont pas deux cents maintenant, Les Anglais, les Russes, les Brésiliens, les Chiliens avaient établi des pêcheries dans les baies de l'Amérique du Sud, de LES BALEINIERS 73 LL l'Afrique, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, sur les côtes nord-ouest de l'Amérique du Nord et de la Tartarie, et dans les îles Kouriles et Aléoutiennes, etc., etc. Ces pêcheries, après avoir produit abon- damment, sont presque abandonnées. Bref, la baleine franche a disparu des latitudes tempérées, et, pour Ja retrouver, il faut affronter le voisinage des pôles. Or, est-il possible de pêcher fructueusement au mi- lieu des glaces, avec une ligne qui s'engage sans cesse au milieu de ces obstacles flottants? La carabine seule peut avoir raison des cétacés qui se réfugient dans les banquises en débâcle. L'avenir de la grande pêche, à l’encouragement de laquelle le gouvernement français consacre, de- puis plus de vingt années, des primes en numéraire très-importantes, est donc sérieusement menacé par suite de la destruction des baleines dites baleines franches, regardées jusqu'alors comme étant seules susceptibles de fournir au commerce ce qu'on ap- pelle l'huile de poisson. Mais les Océans sont peuplés de plusieurs autres grandes espèces de cétacés, dont la dépouille, sans être aussi riche que celle de la baleine franche, n’est cependant pas à dédaigner. Nous voulons parler de la baleine à aileron et de la baleine à bosse. On les rencontre partout et on ne les attaque jamais. — Pourquoi? — C’est qu’elles se dé- fendent avec furie : autant de pirogues amarrées sur elles avec le harpon, autant de pirogues brisées! Aussi leurs générations se succèdent-elles paisiblement dans toutes les mers; elles fréquentent même nos côtes de la Manche, de l'Océan et de la Méditerranée. La carabine de M. Devisme permettra désormais de les attaquer avec succès. Foudroyées par le pro- jectile, elles n’auront plus ni le temps de fuir, ni la possibilité de briser, à coups de queue ou de na- geoires, la pirogue, qui, n'étant pas retenue près d'elles par une ligne, s’isole dès que le coup mortel est porté. Sauvegarder la vie des hommes, provoquer de nouveaux et nombreux armements pour la pêche de Ja baleine, et garantir le succès de ces entreprises, telles seront les conséquences de l'invention de M. Devisme, invention des plus simples comme toutes celles qui sont sublimes Je reviens à la Nouvelle-Zélande. Un coup de vent avait repoussé le navire le Cousin, notre associé, dans Oéteta, et, dès que le temps le permit, nous al- James à notre tour croiser dans la baie Pegasus. Tous les navires mouillés dans les diverses baies de la pé- ninsule s’y étaient donné rendez-Vous. (Jueb magnifique spectacle! La baic de Pegasus est un hippodrome où les chars marchent sans essieux et sans roues, où les rênes ont quatre cents mètres de longueur, où les coursiers, excités par laiguillon qui les tue, ne s'arrêtent que pour mourir... Le soleil apparaît du côté de la pleine mer; il monte à l'extrême horizon de cet Océan qui, sous ces latitudes, roule des vagues de deux mille lieues d'élendue, c'est-à-dire depuis la péninsule de Bank jusqu'aux rivages de I'gmérique méridionale, sans qu'une ile, un flot, un rocher, apparaissent à la sur- face. L'Asia, s'il plaît à Dieu, traversera bientôt ces in- commensurables solitudes, En obliquant au nord, elle traverserait les îles Chatam, et, plus au nord encore et à l’est, les archi- ples océaniens; mais plus n’est besoin de courir de nouvelles aventures : encore deux baleines, deux grosses baleines de quatre-vingt barils d'huile cha- cune, et alors en route pour France, comme on dit, en route pour la patriet Mais, avant de doubler le cap Horn, nous irons danser un fandango avec les belles filles de San- Carlos, de Chiloë, ce paradis des pêcheurs balei- niers. Le soleil nous éclaira donc. = Hier soir, nous étions seuls mouillés au milieu dé la grande baie. Ce matin, nous comptons quatorze navires en vue. Tous les baromètres ont annoncé sans doute ce beau temps, et les navires, qui s'étaient réfugiés à l'abri des vents du sud-ouest, dans les différentes criques de la péninsule, se sont hâtés de venir réparer le temps perdu. Les uns carguent leurs voiles et se laissent aller à la dérive, tandis que leurs embarcations, parties dès le crépuscule, rôdent le long de ce ruban de sable qui relie la presqu'île à la grande terre. D'autres, à l'ancre, ont expédié leurs canots sous les rochers de Tavaï et jusque vers l’île Table. D’autres enfin, sous toute voilure, mais les em- barcations parées, croisent à l’entrée de la baie, afin de couper la route aux méres baleines qui reviennent du large. Voici /’ Angelina, la fine marcheuse : elle tire une bordée du côté de l’ilot Table et salue le Grétry, qui s’avance lourdement et se laisse dépasser par le Ru- bens, luttant de vitesse avec l’Aglaé. Le Liancourt, le Neptume, le Cosmopolite, le Duc- d'Orléans, le Havre, labourent en tous sens ce bas- sin, que la tempête des jours derniers rendait si dangereux, et qui ressemble aujourd'hui à un étang paisible, Chaque tête de mât porte son homme de vigie, et les équipages attendent impatiemment que le cri américain : À jet belows (elle pousse un jet d'eau)! retentisse. Et partout, à l’est, à l’ouest, au nord, au sud, dans toutes les aires du vent, apparaissent des piro- gues isolées, se balançant aux ondulations de la houle, et dont les avirons apiqués les font ressembler de loin à des araignées couchées sur le dos et les pattes en l'air. Elles sont longues, bien longues, les heures qui s'écoulent ainsi, sans qu’un souflle de baleine pro- jette son double panache aux regards des pêcheurs! Mais, là-bas, là-bas, une tache noire paraît et dis- paraît à la surface de l'eau, et la queue ou la na- geoire du célacé décrit au-dessus de l'eau une énorme virgule. Aussitôt les avirons apiqués retombent à la mer. Les navires masquent leurs grands huniers et amè— nent leurs pirogues, et la chasse acharnée, sans re- lâche, sans trêve, jusqu'à la mort de l'animal, ou bien jusqu'à la nuit, commence... Le pocte n’accorde qu'une triple euirasse d'airain à l'homme qui, sans défaillir, osa le premicr s'aban— donner à la merci des flots, Ce n'est pas assez pour celui qui donna le premier coup de harpon à ces géants de la nature. Ce ne sont plus des matelots, des hommes, des 7h LES BALBINIURS êtres comme nous, qui s’élancent ainsi dans cette ardne mouvante, déjipleine de dangers inouis par elle- même; ce sont des fous, j’oserai dire, presque des déros | Aventurés sur de fréles planches de sapin que la vague menace sans cesse de broyer, ils osent assail- lir un être auquel le Créateur a donné l'Océan pour domaine, et qui résume en lui tout ce que notre ima- gination peut concevoir de forces musculaires en ac- tivité. Je m'effraye encore au souvenir de ces grandes luttes. Je revois le fantôme de la mort cherchant à écra— ser mes compagnons sous la queue flexible de Ja baleine, qu’il promène comme un fléau; un rideau de sang me dérobe la scène, et, quand le drame est joué, quand les belluaires reviennent à bord en re— morquant avec des hourras de victoire ce Léviathan que leurs mains de pygmée ont frappé au cœur, alors je suis fier d'être homme, et je m’enorgueillis d’avoir recu de la Divinité une étincelle de ce cou- rage et de cette intelligence qui suffisent à dompter la matière la plus indomptable. Connaissez-vous ces vers de l'évêque de Grasse, monseigneur Godeau ? Pour la beauté de l'univers, Dé monstres, en formes divers, Il peupla les humides plaines, Et voulut qu'en leur vaste enclos Tous rendissent hommage à ces lourdes baleines, Qu'on prend pour des écueils sur la face des flots. En voici d’autres, relatifs à cet instant du combat, où, comme je vous l'ai déjà dit, l'animal, blessé à mort, cherche instinctivement à se venger en se dé— battant dans les convulsions de l’agonie. Malheur au nautonier, dans ce moment funeste, Si l’aviron léger n’emportait ses canots Loin de l'orage affreux qui tourmente les flots! Tout s'éloigne, tout fuit; la baleine expirante Plonge, revient, surnage, et sa masse effrayante, Qui semble encor braver les ondes et les vents, D'un sang déjà glacé rougit les flots mouvants. (La Navigation, poëme, par Esménard.) J'aime mieux la poésie de Godeau que celle d'Es- ménard. Nautonier pour balcinier me parait plus poétique peut-être, mais à coup sûr moins exact, L'épithète affreux, appliquée à l'orage, est bien vague pour celui qui a risqué vingt fois de faire nau- frage, Expirante et effrayante riment par adjectifs, et encore par adjectils qui rimeut mal, La baleine qui brave les ondes et les vents me semble, à moi, braver les deux choses au milieu des- quelles clle est le plus à l'aise, et sans lesquelles elle he pourrait vivre, Mais revenons à notre chasse de la baie Pegasus. De tous les pêcheurs présents à cette pêche, nous étions peut-être les seuls intéressés à ne pas faire uve croisière inutile; car, avec deux baleines fondues, notre chargement, je l'ai déjà dit, était complet, et, le chargement complet, le cap était aussitôt mis sur le pont de la citadelle du Havre, Nos antagonistes, nos rivaux, auraient dû nous donner un coup de main et chasser à notre bénéfice; seuls nous étions en partance, et seuls nous pouvions donner bientôt de leurs nouvelles en France. ils avaient donc intérêt Ace que notre chargement fût complété le plus tôt possible. Mais ils ne raisonnaient pas ainsi, et, certes, je crois qu'à leur place nous eussions été aussi égoistes qu'eux. La fraternité n’est qu’un rêve... en pareille cit constance. Une baleine vaut dix mille francs en moyenne. Ce qui fait pour le capitaine, au dixième, mille francs. Pour le second, au quarantième, deux cent cin— quante francs. : Pour les autres officiers, au soixantième, de cen soixante-cinq à cent soixante-huit francs. Pour lé quipage, les uns au deux centième, les autres au deux cent quarantième, de quarante à cinquante francs, A la pèche, on n'est pas payé au mois, mais à la part. Cette part est calculée proportionnellement pour chacun, d’après les conditions de l’engage- ment, au nombre de litres d'huile recueillis pen- dant la campagne, et au prix de cette huile, sur la place du Havre, au moment de-sa vente ou de sa li- vraison. Vous voyez done que, pour tous les pêcheurs, quelle que soit leur solde, une baleine vaut la peine qu’on patine lestement les avirons. Puis, ajoutez au bénéfice réel, la gloire du triom— phe t Surtout quand le navire n’est pas seul au milieu de l’Octan, et qu'une meute de vingt pirogues re- lancent, comme aujourd'hui, une pauvre mère fuyar- de, qui se fera tuer plutôt que d'abandonner sa pro- géniture, et deviendra la proie du plus agile limier de la flotte. A ce souffle, à cet A jet bellows ! que vocifèré la vigie en indiquant sa direction aux officiers éloignés du bord, à l’aide d'un ballon noir emmanché d'un bâton, les pirogues se transforment en traînéaux, et glissent sur les eaux vertes et calmes de la baie, comme sur un plateau de neige durcie. La baleine joue avec son cafre dans le remous d’un courant; on dirait qu’elle lui donne une leçon de na— tation, ou bien que, couchée sur le flanc, elle per— met au nourrisson de se frotter le corps le long de ses mamelles. Le petit être, qui ne peut saisir le bout du sein de sa mère agec sa bouche, organisée ainsi que je Vai décrite plus haut, — cette bouche qui n'a qu'une lèvre inférieure et, pour compartiment sups— rieur, un museau pointu et garni de fanons naissants, — le petit être, dis-je, obéit à l'instinet en frottant son corps sur les mamelles de sa nourrice, de manière à en faire jaillir le lait, Ce lait est blanc, épais et huileux, et ne se mé- lange pas avec l'eau de la mer, il flotte. Le cafre le laisse s'introduire dans sa gueule avec une demi- tonne d'eau ; puis il rejette cette eau par les évents, et ramasse, et avale avec sf langue le lait qui s’ést at- taché entre les crins de ses fanons. Quelle admirable méthode d'allaitement! quelle merveilleuse utilisation d'organes qui, au premier aspect, nous semblent si imparlaits | J'ai goûté plusieurs fois le lait de baleine, nou pas LES BALEINIERS 75 i a a que je sois allé me frotter le dos sur son bout de sein, mais après qu’en virant une mère le louchet avait coupé le bout d’une de ses mamelles ; le lait surnageant alors, je le recueillais à l’aide d’un seau jeté à la mer et retenu par un bout de corde. Ce lait avait un goût âcre et nauséabond; il pre- nait à la langue et au gosier. et provoquait des envies de vomir. Ses principes constitutifs sont sans doute les mêmes que chez les autres mammifères, sauf une no‘able quantité d’iode se révélant à l’odorat. La baleine allaite donc son cafre, ou plutôt le cafre s’allaite lui-même. Les chasseurs s’en aperçoivent à temps, et, pour ne pas troubler, par le bruit de leur approche tumultueuse, la quiétude de cette scène de famille et mettre en fuite une si belle proie, ils désar- ment aussitôt leurs avirons, et, manœuvrant à la pa- gaie, ils s’avancent silencieux, mais toujours rapi- des, les uns en droite ligne, les autres décrivant un circuit, de manière à enfermer le couple au milieu d’un cercle infranchissable, L’officier qui manie toujours le grand aviron de gouverne ne danse plus sur son gaillard d’arrière pour imprimer à la pirogue un élan plus complet, il ne se penche plus pour activer de la main le travail du rameur assis à ses pieds ; il ne gourmande plus l’entrain de ses matelots; il ne leur déroule plus sa litanie de promesses fantastiques; il ne leur crie plus: « Nage, nage, mes fils! nage, nage! Si nous pi- quons les premiers, je vous donne un tonneau de tafia! un tonneau d'or ! une chique neuvel je vous donne ma femme !... ma femme !.., nage! » Non, il est muet, il a peur d’être entendu en res- pirant trop fort, et, comme lui, ils sont muets et sans haleine, les pagayeurs, et, à mesureque s’ébruite, de plus près en plus près, le clapotement des vagues, que la baleine émiette en jouant avec sa queue et ses nageoires, le piqueur, déjà debout et le harpon en arrêt, roidit les jambes, étend les bras et vise... Mon capitaine a devancé tous ses rivaux; il n’est déjà plus qu’à deux mètres du cétacé, et, avec une longue-vue, je le vois qui se pelotonne sur le gou- vernail, calculant la distance, préchant de la main le silence et l'activité à ses hommes, et faisant glisser sa pirogue comme sur un ber, de manière à accoster l'animal par le travers sans éveiller sa méfiance. En toute autre circonstance, si nous étions seuls, par exemple, seuls ou travaillant de conserve avec notre associé, tant de précautions seraient inutiles. L'attaque s'exécuterait au fracas des avirons bat- tant entre leurs tollets comme des crécelles ; la poi- trine des nageurs geindrait en toute liberté; le har- ponneur, surexcité par les énergiques abjurations de l'officier, brandirait le fer en rugissant, ou choisi- rait le cafre, et le cafre, frappé d'un coup mortel, nous servirait désormais de garantie pour la posses- sion de sa mère. Car, je l'ai déjà dit, une mère n'abandonne jamais son baleineau; elle oublie le danger qui la menace elle-même pour suivre ses traces; elle faire les vagues que les remorqueurs du cafre expiré ont traversées ; elle reconnait les gouttes de son propre sang qui ne s'est pas encore mélangé tout entier avec l'eau de la mer, et, folle, éperdue, rôdant le long du navire, sur lequel on a hissé le cadavre de son enfant, elle reçoit un coup de lance en cherchant instinetivement à escalader les parois de ce navire! Tuer un baleineau, c’est donc tuer une baleine. Mais ici le cas change. La baleine n'appartient pas à celui qui la tue d’un coup de lance; elle doit être la propriété de celui qui, le premier, a enfoncé dans son enveloppe de graisse un harpon qui résiste sans déraper à la fuite de l’a- nimal, et à la résistance qu’offrent les pirogues re- morquées à l’aide de cette longue ligne de pêche dont nous avons parlé, Si la tige du harpon casse et que le dard demeure dans la plaie, la baleine appartient toujours au pos- sesseur du harpon. Mais, si le harpon dérape, démarre, elle peut alors devenir la proie d’un autre pêcheur, Ainsi, quand même l'officier d’une pirogue, ve- nant d'un autre navire, viendrait à tuer, d’un coup de lance, la baleine dans laquelle vous avez logé un har- pon, cela n’empécherait pas qu'elle ne vous appartint toujours. Mon capitaine, entouré de tant de concurrents, était donc obligé de jeter son dévolu sur la mère, car un autre que lui pouvait la harponner tandis qu'il s'amuserait à la bagatelle du nourrisson. » Je voyais, dis-je, son canot ramper, arriver à la hauteur de la tête du monstre, puis obliquer à droite en descendant vers la nageoire... Encore une ou deux caresses de pagayes, encore un élan, et le fer du harpon, étincelant au soleil, tomberait comme un éclair sur la peau du cétacé. La mère, dans sa sécurité, ne pressentait pas le danger et se laissait toujours frictionner les ma- melles. Mais, jalousie de métier, envieuse et ignoble colère de compétiteurs attardés, ne voilà-t-il pas que les ca- notiers des autres navires, dans l’espoir de ressaisir la proie qui leur échappe, poussent des hurlements effroyables et s’élancent à {oc d’ayirons dans le sil- -lage de notre pirogue! L’animal, réveillé, bondit d’épouvante, perçoit le danger qui le menace, pirouette convulsivement sur lui-même, puis, emporté par l'instinct et l'amour maternel, plonge avec son nourrisson, parcourt un mille sous-marin de distance, revient à la surface de l'eau, se hâte d’hématoser son sang, plonge de nou- veau, et ne s'arrête que bien loin, quand il n'entend plus les aboiements de la meute qui le poursuit. Elles en semèrent, de par la baie Pegasus, des malédictions et des jurons les lèvres du capitaine Jay. I fallut jeter bas les pagayes et armer les avirons, et une nouvelle chasse à courre recommença avec une indicible frénésie de part et d'autre. La baleine, fûtée, déploya une agilité merveil- leuse, mais sans abandonner le cafre, qui ne la sui- vait qu'avec peine, Elle passa plusieurs fois assez près du bord, et je la vis qui, pour soulager son petit, le portait pendant quelques instants sur une de ses nageoires, sans que cependant la rapidité de la course en {it diminuée. Siles pêcheurs n'eussent point agi chacun pour leur compte, si l'association eût dirigé leur route et leurs efforts, la baleine suecombait en moins d'une heure, Mais, au lieu de se poster aux différents points d'une vaste circonférence et d'attendre patiemment que l'animal, en faisant des crochets, vint s'offrir de 76 LES BALEINIERS aaa ii ei II are ee aaa entense esas lui-même à leurs coups, ils le poursuivirent en droite ligne, luttant à qui arriverait le premier, et le soleil commençait à descendre derrière la presqu’ile, qu’ils n'avaient pu encore l’attaquer au harpon. La pauvre bête, cependant, était bien plus ha- rassée que ses ennemis. Son cafre ne quittait une nageoire que pour se reposer sur l’autre; et, si elle échappait toujours aux piqueurs, ce n'était plus en fuyant, mais en se lais- sant couler bas. Seule, elle eit trouvé son salut en gagnant au large; mais il ne lui était pas permis de quitter les bas-fonds avec un être qui n'avait encore que quel- ques jours d'existence. Elle se rapprocha de l’isthme de sable et suivit les rochers de Togolabo, comme si elle espérait trou- ver, dans les anfractuosités de la côte, un asile pour la nuit, un lieu de refuge inconnu à ses bourreaux. Moi, si fier, le matin, d’appartenir à cette race d'hommes qui osent combattre en gladiateurs, contre ces formidables créatures de l'Océan, j'étais honteux, le soir, d'assister à la péripétie de ce drame de pé- che, où vingt pirogues, comme vingt vautours, avaient harcelé, traqué pendant douze heures un être que l'amour maternel aurait dû protéger contre leur cupidité. C'était vraiment une belle victoire à inscrire sur le livre de bord! Le sort décida enfin que les bourreaux de cette journée ne se désaltéreraient pas dans le sang de la victime. La baleine, après avoir en vain cherché un abri le long des sables et des rochers du golfe, doubla tout à coup le cap Cachalot en sondant, et alla se relever de l’autre côté du cap, au milieu du golfe de Togo- labo et en vue de notre associé le navire le Cousin, qui avait gardé le mouillage d’Oéteta et se préparait à hisser ses deux pirogues, qui revenaient de faire du bois dans la forêt du port Olive. Les vingt pirogues des chasseurs de la baie Pega- sus, ne voyant plus l'animal et ignorant où il s'était réfugié, regagnaient déjà les navires croiseurs. Sans la présence du Cousin, le cafre et sa mère se trouvaient en sûreté, et, comme le mauvais temps est presque quotidien pendant l'hivernage, ils avaient chance d'échapper à la mort le lendemain et les jours suivants. Mais, tant que le jour les éclaire, les baleiniers ou- vrent l'œil. Les hommes du Cousin souhaitèrent donc la bien- venue à cette malheureuse famille; les deux pirogues, déchargées rapidement de leur cargaison de bûches, s’élancèrent vers elle, et le premier coup de lance fut un coup de mort, Elie ne se défendit pas, elle ne fleurit pas, la pau- vre nourrice; elle expira, frappant à peine l’eau du golfe, du plat de ses nageoires, et de sa queue, comme si elle eût eu peur d'écraser dans les convul- sions de son agonie le cafre insouciant qui folâtrait encore autour d'elle, Et la nuit commençait à peine, que déjà une chaine de fer retenait son cadavre le long du navire, XXX LE TABOU J'ai pu observer les effets du fabou, cette loi reli- gieuse dont les tribus du Sud reconnaissent encore la puissance, et que celles du Nord, tribus d’esprits forts, civilisées à l'anglaise, ont déjà mis au rang des vieilleries. Je me trompe : elles subissent encore la loi du tabou ; mais cette loi est changée, et le tabou évan- gélique s’est substitué à l’ancien. J'ai eu trois exemples du tabou, à Oéteta, à pro- pos d’une femme en couches, du couteau d’un Mahouri décédé et d’un tison de foyer. Mais disons d’abord ce que c’est que le tabou. Ce mot, traduit en français, signifie interdiction reli- gieuse; il est en usage dans toute l’Océanié et s'écrit indifféremment tapou ou tabou. Le tabou, avant l’arrivée des Européens, imposait à ces peuples une foule de privations, et ceux qui méconnaissaient ses ordres étaient souvent punis de mort. Cette loi défendait aux femmes de manger telle ou telle substance, d'entrer dans l'endroit où des hom- mes prenaient leurs repas, et de faire usage d’un feu allumé par ceux-ci. Quelques grands chefs se sont taboués eux-mêmes; un Tamehamea des Sandwich se taboua pour la durée du jour, et quiconque jetait les yeux sur lui par hasard était puni de mort. Le but primitif du tabou fut d’être agréable à Dieu et d’apaiser sa colère en s'imposant des priva- tions, et, plutôt que de travailler à se rendre meil- leurs,-les hommes espérèrent obtenir le pardon de leurs crimes et de leurs fautes en le pratiquant avec exactitude. L'homme prête toujours à Dieu ses ca- prices el ses passions. Les prètres employèrent ensuite le tabou pour commander et être ohéis, et tout objet vivant ou ina- nimé qui est frappé d'interdiction par un prêtre, se trouve alors au pouvoir de la Divinité et à l'abri de tout contact profane, Les naturels s’empressent de punir eux-mêmes le sacrilége qui contrevient à la loi du tabou; ils croient éloigner les effets de la colère divine. Un chef touai prévint M. Dumont-d’Urville que les arikis (les pré- tres), réunis en conseil, avaient décidé que l'Euro- péen arrivant pour la première fois dans leurs con- trées serait excusable de violer ces saintes lois parce qu'il péchait alors par ignorance, mais qu’à un se- cond voyage il serait puni s’il commettait pareille faute, Si un Zélandais s'imagine, d’après un pressen- timent, un rêve, une parole d'un vieillard, d'un chef ou d’un prêtre que son Atoua est irrité, aussitôt il taboue sa maison, sa pirogue, ses armes, son feu, tout ce qu'il possède enfin, c'est-à-dire qu'il se prive complétement de leur usage et qu'il erre en détresse, dormant sans abri, tout nu et mourant de faim, jus= qu'à ce qu'il lui soit révélé que l'Atoua n'est plus en courroux, : Tantôt le tabou est infligé A la tribu, À la nation entière, et malheur à celui qui ose le méconnailre | Tantôt il est relatif et ne regarde qu'un ou plusieurs individus, L’individu taboud est sequestré, sans com- LES BALEINIERS 77 munication aucune avec ses compatriotes ; il n’a pas méme le droit de se servir de ses mains pour pren- dre ses aliments. On dépose la nourriture près de lui à l’aide d’une longue perche; il broute son morceau de fougère, ses patates, son poisson, et s’abreuve au ruisseau, bien loin de l'endroit où la tribu a établi son aiguade. Le tabou est d’autant plus solennel et inviolable qu'il a été prononcé par un chef tout-puissant. Le pauvre diable dépendant des supérieurs et des pré- tres ne peut se l’imposer qu’à lui-même. Un ranga- tira, un noble, l’impose à ses koukies, à ses esclaves, et la peuplade se soumet à celui de son chef prin- cipal. ; On comprendra combien une pareille institution favorise la tyrannie et permet dés abus de pouvoir; la politique, je puis même dire la bonne politique, le met en œuvre en certaines circonstances. Qu'un chef redoute la famine, qu’il craigne que, par suite d’une consommation trop grande, les poissons, les coquil- lages, les patates, ne manquent bientôt à ses sujets, il tabouera le voisinage d’alentour. Veut-il s'assurer le monopole des échanges avec le navire étranger qui vient mouiller dans la baie, le tabou excluera du bord tous ses sujets, excepté lui et les siens. Veut-il se venger d’un capitaine et l'empêcher de s’approvi- sionner, il interdira toute communication avec les pakokas (les blancs). Les chefs qui manient adroite- ment cette arme mystique et terrible, se font obéir aveuglément. Les prêtres ont le même pouvoir; mais il ne s'élève jamais aucun conflit d'autorité en- tre ces personnages; ils appartiennent ordinairement à la même famille et ont intérêt à se soutenir mu- tuellement. Des cérémonies, des paroles, des prières, jusqu’ici inconnues, précèdent et suivent la promulgation et la suspension du tabou. D'après M, Nicholas, et j'ai eu la preuve du fait, comme vous le verrez plus loin, un objet serait détaboué à l’aide de certaines passes magnétiques qui lui enlèveraient sa qualité, et la re- porteraient sur un morceau de bois, sur un caillou que l'opérateur irait ensuite enterrer dans un lieu secret, Certaines choses sont essentiellement sacrées par Jeur nature propre ou par le rôle qu'elles ont joué, telles que les dépouilles d’un mort, surtout quand ce mort a occupé une haute position sociale. Les cheveux de l’homme sont sacrés. L'insulaire qui les fait couper veille attentivement à ce que per- sonne ne marche sur eux; il les recueille avec soin et les ensevelit dans un endroit connu de lui seul, et, de temps en temps, il les visite, Cette crainte de la pro- fanation des cheveux existe chez nous. Ne croit-on pas dans le peuple que celui dont les cheveux sont jetés au feu ne tardera pas à mourir? Les cheveux ne nous représentent-ils pas une personne absente? Ne portons-nous pas en amulette les cheveux d'une tête bien-aimée? Une femme qui donne de ses cheveux ne se donne-t-elle pas?... Qui d'entre nous n'a pas une boucle de cheveux : cheveux blanes d'un vieux père, cheveux blonds d'un enfant envolé aux cieux, cheveux de femme oublieuse ou fidèle? Chè=— res boucles de chevéux que le souvenir ou le verre du médaillon rendent tabouées pour nous | L'homme nouvellement tondu est taboué pour trois jours, ainsi que celui qui a subi l'opération du tatouage. J'ai déjà dit que les provisions de bou- che des Mahouris, leurs victuailles, étaient emmagasi- nées à la Nouvelle-Zélande, sur des plateaux élevés au-dessus du sol à l’aide de poteaux ; ils construisent ainsi leurs koumaras en plein air pour deux motifs : d’abord, afin de préserver les vivres de l'humidité de la terreet de la voracité des chiens; ensuite, parce qu'ils croient que des substances animales placées dans leur cabane et au-dessus de leur tête leur porteraient infailliblement malheur. On utilise cette superstition pour se débarrasser des Nouveaux-Zélandais, quand ils encombrent la cabine d’un navire, et, si l’on veut les renvoyer sans user de vielence, il suffit d’attacher à une poutrelle du plafond un morceau de viande salée : ils déguer- pissent immédiatement. Aux premiers temps de leurs communications avec les étrangers, ils refusaient de descendre dans l'entre-pont, parce qu'ils redoutaient qu’on ne passat sur leur tête en marchant sur le pont. Je n’ai pas observé qu'ils refusassent de prendre leur repas dans l’intérieur de leurs cabanes, en pré- sence des Européens; mon souper dans la hutte de Thy-ga-rit, au port Olive, prouve le contraire. Un homme d’un rang inférieur n’a pas le droit de se chauffer là où un noble se chauffe. Le tison d'un foyer où cuisent les aliments est sacré et ne peut être employé à un autre usage. On n’allume jamais son feu à un autre fea; le grand Atoua punit ceux qui méconnaissent ces lois. En réfléchissant sur le motif et l’origine de ces prescriptions, on ne peut s'empêcher de recon- naitre qu’elles n’ont pas été inspirées au législa- teur par la superstition seule et le préjugé religieux. Chaque tribu étant en guerre perpétuelle avec une tribu voisine doit, pour combattre avec avantage, reconnaitre l'autorité absolue d’un chef. Elle s’ha- bitue donc, pendant les heures de la paix, à cette autorité qui se manifeste dans tous les actes de ia vie commune, Or, la préséance au foyer, à ce foyer qu'une étin- celle émanée de la Divinité enflamma pour l'entretien de leur existence, cette préséance n'est-elle pas un signe irrécusable de la puissance de celui qui en jouit? Et la défense d'allumer son feu au feu de son voi- sin, n'indique-t-elle pas à ces hommes qu'ils ne doi- vent compter que sur eux-mêmes, et apprendre à se servir seuls de la faculté que le Créateur leur accorde de produire le feu ? Il n'est pas une religion des temps antiques où le feu n'ait été plus ou moins vénéré, adoré, déitiémême, Si les voyageurs, au lieu de rechercher préten- tieusement des analogies qui souvent n'existent que dans leur imagination, entre la religion de ces peu- ples nouveaux et les textes de nos livres saints, es- sayaient de se rendre compte du motif qui a pu in- spirer, àcesenfantsde la nature, telle ou telle prescrip- tion religieuse, ils découvriraient que toutes ces prescriptions ont leur raison d'être dans la constitu- lion politique de ces tribus, et qu'elles ne sont pas des imitations grossières de dogmes et de rites em- pruntés au vieux monde. Ainsi que je l'ai dit, les malades et les femmes en couches subissent la loi du tabou. Ces pauvres êtres passent alors les journées et les nuits, couchés en 78 plein air, entre les piliers d’un hangar, et parfois ils sont condamnés à une diète absolue, ou ne reçoivent que du gna doue (du pain de fougère), que, de loin, on jette à leurs pieds, et qu'ils ramassent avec leur bouche. Les riches et les grands, quoique soumis aux mèmes règles, sont assistés de leurs esclaves, qu'ils font tabouer par l'ariki, afin d'utiliser leurs services sans enfreindre la loi. Les malades que j'ai visités et auxquels j'ai offert mes services m’ont presque toujours repoussé. J'appris, un jour, que le tayo, l'ami, le commis- sionnaire, le factotum, l’approvisionneur du navire le Neptune, de Nantes, qui était alors parti en croi- sière dans la grande baie Pegasus, venait de se blesser grièvement à l'épaule : la crosse d’un fusil de muni- tion, trop -chargé sans doute, lui avait fracturé la clavicule par un mouvement de recul, et il gisait tout sanglant sous son hangar. Il appartenait à mon confrère du Neptune de lui porter secours; mais, en son absence, j'accourus près du blessé. Lemalheureux soutirait horriblement ; une coquille de la clavieule faisait saillie hors la peau contusionnée et noiratre, et, couché sur le dos, les bras allongés le long du corps, etles yeux levés au ciel, comme pour implorer la miséricorde de l’Atoua, il attendait, en silence, le remède qu'un ariki était allé chercher au loin, tandis que sa femme, agenouillée à distance, poussait des cris de désespoir, se meurtrissait la tête sur le sol, et déchirait la peau de sa figure et de sa poitrine avec ses ongles et des cailloux tranchants qu'elle rejetait eusuile derrière son dos. Je voulus exercer mon ministère; mais les voisins, qui faisaient cercle à vingt pas de Rà, s’exclamèrent en chœur pour m'arrêter, et je dus abandonner le blessé à son malheureux sort. Le lendemain, je passai le long du hangar; le tayo était toujours là, immobile, et sa femme gémissait toujours ; mais la blessure n’était plus à nu, le plu- mage vert d'un oiseau la recouvrait, et le pauvre homme m’envoya un sourire. Ilme remerciait, avec ce sourire, de ce que j'avais voulu faire pour lui, et dans ce sourire perçait aussi l'espérance d’être bien- tôt guéri, 7 En effet, après un mois d’immobilité, de station horizontale sous le hangar, et de pansements à l'oi- seau vert, il reparut parmi nous, aussi alerte, aussi actif qu'auparavant, n’ayant plus aucune trace de l'accident, qu'une cicatrice informe, sans mauyaises conséquences. Je n'ai jamais pu savoir ni le nom de cet oiseau, ni à quelle famille il appartenait, et, quand je deman- dais des renseignements sur lui, on me répondait mystérieusement que le grand Atoua envoyait ex- près cet oiseau vert dans les forêts des montagnes, pour guérir les blessés qu'il voulait sauver de la mort, ’ Quand, en me promenant dans le village, j’allumais ma pipe à un feu où l’on se chaufle, je pouvais re- mettre le tison dans l'âtre; mais, si le tison provenait d'un loyer dressé pour la cuisine, letison, désormais impur, élait rejeté au loin, Les vêtements, les armes, tout enfin, tout ce qui à appartenu à un défunt, est taboué, détruit, rejeté au loin, et ne peut plus désormais appartenir à per- sonne, LES BALEINIERS Un de nos matelots trouva, aux environs de l’ai- guade, un vieux couteau à gaine, un de ces couteaux que les baleiniers portent à la ceinture, et le ramassa. Revenu 4 bord, il enlevait la rouille et l’aiguisait à la meule, quand un des Mahouris en visite reconnut ce couteau, poussa un cri de terreur, et, saisissant le matelot par les épaules, voulut lui empêcher de con- tinuer son repassage. Le matelot, peu patient, riposta par un temps de boxe, et déjà l’on faisait cercle autour des combat- tants, quand le capitaine intervint. On s’expliqua, on se calma, on comprit que le Mahouri n'avait agi ainsi que poussé par la superstition, par le senti- ment religieux, et le matelot qui avait trouvé ce cou- teau, couteau taboué, héritage perdu d’un naturel, mort quelques moisavant notre arrivée, renonça à sa possession. Mais que deviendrait le couteau? Il restait À sur le pont, et personne n’osait le ramasser; le Zélandais qui l'avait reconnu, demandait une embarcation pour aller à terre chercher un ariki; on lui refusa le ca— noi; il se jeta alors à la nage, et revint au soir, dans une pirogue de la tribu, avec un vieux Mahouri, un pontife à barbe blanche, vètu du grand manteau de cérémonie, la natte de phormium frangée de peau de chien, et les cheveux ébouriilés et lardés de plumes blanches de goélands. Le pontife s’approcha du couteau, que personne n'avait. osé toucher depuis qu'on le savait taboué ; puis, après avoir murmuré des prières à voix basse, longuement et énergiquement gesticulé et opéré une série de passes magnétiques sur le mancheet sur lala-. me, il saisit délicatement le couteau entre le pouce et l'index, et le lança à la mer par-dessus son épaule. Et les femmes, accroupies sur le suindeau, enton- nèrent un chant d’actions de grâces, pendant que Variki redescendait dans sa pirogue, L’ouvrier qui batit une maison, le charpentier qui construit une pirogue, le planteur de kowmaras (pa- tates douces), sont soumis au tabou, mais moins strictement que dans d’autres circonstances: ils peu- vent se mêler à la société de leursamis; mais ils n’ont pas le droit de se servir de leurs mains pour man- ger. L'accès des plantations des terrains ensemencés est interdit pendant l'époque de la germination, et des gardicns veillent jour et nuit pour en éloigner les chiens, les pores et les poules, Les animaux domestiques, les volailles, que Cook donna à ces naturels, furent tués aussitôt après son départ; les naturels ne voulurent pas les laisser se propager, parce que ces nouveaux hôtes violaient continuellement les endroits défendus et pénétraient dans les cultures et les morais (cimetières). Ici, l'agriculture, encore en enfance, a ses fêtes, ses cérémonies mystiques, ses rites religieux, comme dans le vieil empire dela Chine, Le missionnaire Kendal, qui demandait à un chef de la baie des Iles pourquoi les chefs de la tribu assistaient, revé- tus de leurs habits de féte, à l’ensemencement des terrains, reçut cette réponse : — Voyez le ciel, quand de petits nuages, tas par tas, le recouvrent, et que le soleil brille sur eux ; eh bien : il y a fête Tà-haut, c'est le grand Atoua qui plante ses patates... et nous devons faire comme lui. nous réjouir quand nous plantons les nôtres, LES BALEINIERS 79 M. d’Urville raconte qu'à Kayva-Kavva, il ne put jamais obtenir la permission de passer auprès des cultures sacrées. Un Zélandais entreprend-il un voyage par terre ou par mer, sa femme, ses enfants, ses amis, se ta- bouent pendant le jour qui suit son départ, afin d’at- tirer sur l'absent la protection de la Divinité. Quand nous quittimes la péninsule, mon ami le roi Thy-ga-rit me fit entendre qu'il allait se tabouer aussitôtque Asia aurait doublé la falaise d'Olimaroa. La mère de Schongui, ce grand chef dont j'ai parlé à propos del'anthropophagie, demeura tabouée pendant tout le temps du voyage de son fils‘en An- gleterre. Une femme esclave la faisait manger à l'aide d’une espèce de spatule emmanchée d'un morceau de bois de plus de trois mètres de long. Si la tribu part en guerre, un prêtre se soumet aux rigueurs de ceite interdiction jusqu'au retour des guerriers. Le poisson pêché en automne, quand on en fait des provisions d'hiver, est taboué; sans celte absti- nence forcée, on n’en emmagasinerait pas des quan- tités suffisantes, les pêcheurs le mangeraient à me- sure qu'il sortirait de l'eau. Quelques auteurs, de ceux qui veulent tout sys- tématiser, ont prétendu que les Zélandais prouvaient leur origine judaïque, par le type de la physionomie, la cireoncision, que j'avouerai n'avoir jamais ob- servée, et le refus de manger de la viande de pore. Cette dernière preuve est aussi peu solide que les deux autres, Que de fois n’ai-je pas vu les roitelets de la péninsule et leurs sujets dévorer avec délices le porc salé qu'on leur offrait. Si les naturels ont re- poussé quelquefois cet aliment, ce n’est que dans les premiers temps de leurs relations avec les Européens, et non parce que c'était du pore, mais parce que ce pore était salé, et qu'ils n'avaient jamais fait usage de sel, ainsi que je l'ai déjà mentionné. Mais j'ai souvent élé témoin d'une petite cérémo- nie prélimipaire que ne manquait jamais d'accomplir un Zélandais de la vieille roche, quand le capitaine Jay Vadmettait à notre table. Les missionnaires an- glais ont aussi remarqué cette habitude chez divers convives. Le bonhomme, avant de dévorer sa por- tion de lard, en mâcbait un petit morceau entre ses dents et le jetait ensuite sous la table en disant une prière. Le tabou intervient aussi dans les transactions com- mereiales, Si uu naturel achète quelque chose, et qu'il n'ait pas en main de quoi payer comptant, il attache à l'objet acquis un fil de phormium en pro- nongaut le mot sacré, part, et revient bientôt retirer son gage. Il n'est jamais prudent de leur vendre à crédit, surtout quand on n'a pas pris soin d'engager leur conscience par le tabou. Le tabou joue donc un rôle important dans la vie de ces déshérités de la civilisation ; il dirige, modifie et détermine tous leurs actes, et fait intervenir sans cesse la divinité. J'avais toujours entendu dire que les morts étaient enterrés, chacun dans un endrait isolé, entouré de pa- lissades, et taboué, puis qu'après un certain temps, la famille du mort venait relever les os, c'est-à-dire déterrer le cadavre, enlever de dessus ses os les chairs putréfides et encore adhérentes, nettoyer avec soin ces os et les porter en grande cérémonie dans le ~ —= morai de sa famille, espèce d’enclos éloigné du pas- sage des vivants, où ils blanchiront désormais, ex- posés au grand air, sur des plates-formes élevées de quelques pieds au-dessus du sol. Je fus donc étonné de trouver un jour, auprès du village de Togolabo, un cercueil de bois, peint en rouge, attaché au sommet d’un poteau; une femme pleurait, accroupie au bas de ce poteau. et me faisait signe de m’éloigner bien vite. Je demandai ce que si- cnifiait cette exposition de cercueil, à un individu qui parlait un peu l'anglais et fabriqnait, non loin de là, des corbeilles de jonc; il me dit que cette femme, veuve d’un chef tué depuis quelques mois en allant chercher du jone vert au lac de Tavai, avait perdu son enfant tout récemment: qu'au lieu de l'en- terrer, elle l'avait soumis à des fumigations de sy— nanthérées pour le conserver entier comme on con- serveles têtes. Elledemeurait là tabouée pendant toute une année, jusqu’à ce que le wai doua, c'est-à-dire que l'âme de l'enfant se fût bien séparée du corps; puis elle partirait, emportant le petit cercueil sur son dos, à la recherche des ossements de son époux. Si elle avait le bonheur de les découvrir, elle les rapporterait au morai de sa famille. Cette religion des morts a souvent mis en verve la sensiblerie des écrivains du xvin siècle, Qui ne se rappelle le tableau de Lebarbier, peintre du roi, les Canadiens au tombeau de leurs enfants? Le sujet ou Ja légende est emprunté au livre de l'abbé Raynal, l'Histoire philosophique et politique des In- des. L'abbé, peu physiologiste, s’attendrit à propos d'une Canadienne qui, siz mois après ses couches, vient faire couler le lait de ses mamelles sur le tom- beau de l'enfant mort-né. Il faut du sang pour vengerda violation des tom- beaux. On vint prévenir Schongui que les habitants d’une tribu voisine de Wangaroa avaient enlevé les os- sements du père de sa femme du moraï où ils étaient déposés. Schongui ne voulut pas croire à une telle profanation avant d'avoir vérifié par lui-même si le fait était vrai. Il partit donc pour le morai et n'y trouva plus que quelques côtes et la partie supé- rieure du crâne brisé : les os des bras, des jambes et des mâchoires avaient été mis en pièces, et transfor- més en hameçons; en proie à la fureur, il s’avanea seul vers le village des profanateurs, et, s'arrèlant à portée de fusil, il déclara aux Mahouris qu'il venait les châtier. Les coupables gardèrent le silence, et le terrible chef tua à coups de fusil cing d’entre eux, sans que la tribu fit le moindre mouvement pour les défendre. Le cadavre des esclaves est abandonné sans sépul- ture et jeté à la mer. Mais, ne vous l’ai-je déjà pas dit? tout s'en va; le tabou dégénère. L'ile nord est anglaise; la péninsule l'est déjà de nom, et, de mon temps, il y avait, au port Cooper, des esprits forts qui mangeaient sous leurs toits, et qui ne se tabouaient plus, après s'être fait couper les cheveux, XXXI LE LAG DU JADE VERT Depuis mon arrivée sur la presqu'ile, j'étais tra- raillé du désir de pousser une reconnaissance vers le 80 LES BALEINIERS x lac mystérieux, le Tavai-Pounamou, qui donne son nom à la grande terre du Sud, et sur les bords du- quel les indigènes recueillent le jade vert, le pouna- mou, dont ils fabriquaient des pointes de javelots et des hachettes avant que les Européens leur eus- sent apporté le fer et l'acier; aujourd’hui, ils n'en font plus que des talismans, des amulettes ou des ornements qu'ils portent appendus au cou et aux oreilles. Is n’ont même plus lair d’y tenir beaucoup et échangent facilement ces curieuses bagatelles contre de la poudre ou des bijoux de cuivre. Le pounamou, jade vert, jade oriental néphrite ou jade néphritique, se rencontre souvent en veines éparses sur les nombreux rochers de tale grisâtre de Vile sud. Mais le plus estimé, le plus vénéré, pro- vient du grand lac intérieur situé à deux journées de marche au sud-ouest du détroit de Cook. Celui-là a une origine sacrée. Un divin poisson habite les eaux du lac, et, quand il échoue sur le rivage, il se trans- forme en jade vert au lieu de se corrompre. La famille des poissons devait indubitablement fournir des dieux à ce peuple d’insulaires, qui naît, vit et meurt en face de l'Océan. La terre du Nord, vous le savez, cette terre volcanique dont le sol tremble si souvent, c'est Ka-na-mawai, le monstre marin qui s’agite en colère sous les flots. La terre du Sud, plus froide, plus rassise, c’est Pou-na-mou, le poisson pétrifié, Les nombreux morceaux de jade que j'ai vus, tenus dans mes mains et rapportés en France, va— riaient en longueur de cinq à vingt centimètres, sur une épaisseur uniforme de quatre à cing. On dit qu'il en existe de bien plus volumineux. Les uns étaient opaques, d’autres veinés, striés de tons verts plus ou moins foncés. Les jours, les semaines, les mois s’écoulèrent, sans qu'il me fût possible d'abandonner le bord pendant quelques vingt-quatre heures; mon guide, le tayo, l'ami du bord, calculait que nous emploierions deux jours et deux nuits au moins à ce pèlerinage, et, au moment de me mettre en route, survenait toujours quelque incident fâcheux. Un blessé, un malade, ré- clamait mes soins, ou bien le temps se mettait à la pluie, ou bien encore l’Asia retournait en croisière dans la baie Pegasus. Parfois le capitaine Jay pro- mettait de m'accompagner si je voulais attendre qu'une baleine fût tuée, fondue et emmagasinée dans Ja cale. J’attendais alors, et il n’était jamais prêt, Entin, un beau matin, il me donna la liberté, et nous partimes à trois : un mien confrère, le chirur- gien du navire l'Angélina, notre tayo Kao-Kao et moi. Outre nos armes, fusil et couteau de baleinier au ceinturon, nous emportions chacun une couver- ture de laine rouge en bandoulière, et une bonne provision de poudre et de plomb en grains et en balles. Le tayo s'était chargé d'un sac de biscuit et de viande salée cuite à l'avance; et son chien, hum- ble mais intelligente bête, le suivait clopin-clopant. On prétend que cette race de chiens, qui ressemblent aux chiens parias de l'Inde, est particulière à la Nou- velle-Zélande. Il serait difficile de prouver aujour- d'hui la vérité de cette assertion. Le type pur, si ja- mais ila existé, en est perdu depuis longtemps; car les meutes sauvages qui hurlent sur les côtes, dans les landes de la baie des îles, et qui fournissent aux indigènes les mets les plus estimés de leurs galas re- ligieux, proviennent des croisements successifs des différentes espèces apportées depuis quatre-vingts ans par les navires de l'Europe. Cook, à son premier voyage, y a trouvé des chiens; mais Tasman était venu là avant lui, et sans doute avant Tasman quel- que autre navigateur ou naufragé inconnu. En général, les chiens d’Oéteta ressemblent à nos chiens de berger. La tête est démesurément grosse, l'œil très-petit, les oreilles pointues, le poil long, jaunâtre, moucheté de blanc presque toujours, et la queue courte et touffue. Ils sont paresseux, leur odorat est faible, mais la puissance de leur vue obvie à ce défaut. D'anciens voyageurs racontent que les chiens d'Europe perdent la voix après quelque temps de séjour à la Nouvelle- Orléans et dans les Amériques. Certes, rien n’est plus faux pour les chiens de la Nouvelle-Zélande. J'ai déjà dit que je ne trouvais aucuns caractères spéciaux à cette foule de molosses, de dogues, de roquets, de carlins hideux, aflamés et féroces, qui m'ont si souvent empêché de dormir avec leurs noc- turnes hurlements. Le chien de l’Australien a quel- que chose de plus original au moins : la queue, la patience et le silence. Sa queue ressemble à celle du renard, et sa patience est telle, qu’il peut demeurer suspendu par la queue, muet et immobile, pendant plus d’une heure. Quand je chassais aux environs du cap Lewig, sur la côte sud de l'Australie, et que je rencontrais quelque noir Alfourous rôdant avec son chien au milieu des halliers de mimosées, le sauvage, craignant sans doute que je ne lui enlevasse sa bête, l'empoignait par la queue, le rejetait par-dessus son épaule et le gardait ainsi pendu et caché derrière son dos, tant que durait notre entrevue. Les chiens n'ayant pas pullulé à la Nouvelle-Hollande comme à la Nouvelle-Zélande, les Australiens tiennent à ne pas perdre le petit nombre de ceux qu’ils possèdent. Is ne les mangent pas et préfèrent la chair visqueuse du lézard, qu'ils chassent et tuent d'un coup de ja- velot, après l'avoir fait sortir des broussailles où il s’est remisé. Leurs chiens ne se donnent même pas la peine de quêter le reptile; l'homme met le feu aux broussailles, et le reptile trahit sa présence en fuyant l'incendie. Nous quittâmes donc l’Asia au point du jour, et le capitaine fut assez galant pour nous permettre de profiter du départ d’une embarcation du bord qui conduisait les hômmes en vigie du côté des sables. Nous pouvions ainsi nous épargner une demi- journée de marche en gagnant par mer l'embouchure du Teo-ne-poto, petite rivière qui se déverse dans la baie Pegasus, à l’ouest du cap Cachalot, à où s’ensevelissent, dans les sables d'une immense grève qui remonte vers le nord, les pentes rocheuses du lambris septentrional du golfe de Togalobo. Cette traversée en canot n'épuiserait pas nos forces au début du voyage, et nous esquivions ainsi la pé- nible escalade de la montagne qui domine Oéteta. Le matelot en corvée est toujours maussade et hargneux. C’est bien pis encore quand cette corvée commence dès l'aurore, et que la cloche qui pique huit, et l'antienne du novice de quart, appellent en haut les tribordais ou les bâbordais : « Hola hét tribordais ! misérables figures d'escargots ! les bibor- dais aimables mangeront votre fricot ! Hola hét en haut! en haut! » l'arrachent brutalement aux douceurs LES BALEINIERS sf d’un sommeil, hélas ! toujours trop court, toujours trop divisé. Si le navire fait route, le temps du re- pos alterne, pour les bordées, de quatre heures en quatre heures; si le navire est en pleine pêche, les deux bordées travaillent tant que le soleil les éclaire, et dorment à peine quatre heures de nuit, chacune se relevant tour à tour. Ils étaient donc de mauvaise humeur, nos cano- tiers, encore endormis... La pirogue marchait comme une boiteuse, et les avirons avaient peur de se faire mal 4 la houle. M. Seigle commandait et ne donnait pas Vexemple de l’amabilité... On aurait dit que, parce que nous étions trois personnages supplémen- taires dans le canot, ces messieurs s’éreintaient !... Je connaissais mon monde, et je savais que de joyeu- ses paroles et des rires provocateurs de ma part n’auraient pas raison de cette maussaderie générale... Ce n’était pas une blague, mais une gourde qu'il fal- Jait pour fouetter ces tortues, et, sans dire mot, je présentai ma gourde débouchée à l'officier, et, lui aussi, sans dire mot, la porta à ses lèvres, et l’y maintint aussi longtemps que dure un tour du sa- blier de l'habitacle, — une minute, — tandis que les canotiers suivaient d’un ceil de convoitise les mou- vements de déglutition du gosier. Scigle, pour tout remerciment, passa le revers de sa main sur ses lè- vres et me rendit la gourde, que j’envoyai au har- ponneur. Le harponneur, plus éloquent que Seigle, fit hum! après avoir bu; — l’homme du grand aviron du mi- lieu savoura sa gorgée, et, murmurant un Grand merci! passa la gourde de chasse-brouillard à son voi- sin, qui déclara trouver à son goût la médecine du major ; — les deux autres canotiers se nettoyèrent pareillement le canon de fusil. La glace était rompue, et le tafia opéra si bien, que, même avant d'avoir atteint les trois rochers à fleur d’eau du cap Cachalot, le babillage, la gaieté, l’en- train des beaux jours étaient révenus, et qu'un ba- ryton facétieux entonnait une de ces barcaroles qui stimulent les nageurs, harmonisent leurs forces et les aident à parcourir, sans lassitude et avec une rapi- dité merveilleuse, des espaces qu’en silence ils ne franchiraient que lentement et péniblement. Certes, quand ils chassent une baleine, ils ne peuvent chan- ter; maisalors l’émulation, l'appât du gain, la gloire, remplacent les barcaroles. Je savais beaucoup de ces barcaroles, je me sou- viens encore de quelques-unes ; mais les plus belles, les plus pittoresques, je ne puis vous les dire, Elles sont trop épicées, elles ont trop de montant pour les terriens qui me lisent. Le matelot appelleterrien celui qui ne navigue pas et ne quitte jamais ce que vous appelez, vous, le plancher des vaches. Le tafia donnait done de la voix A nos canotiers, et l’un d'eux, un Breton, se mit à chanter à tue-tête cette naive chanson dont voici quelques couplets. L'air, aussi naif que les paroles, s’adaptait ad- mirablement aux mouvements des avirons. Le Breton disait seul le premier vers, que le chœur répétait ensuite avec lui, Il en était de même du se- cond ; puis le chœur se taisait pendant les deux der- niers vers de chaque quatrain. Adieu la belle, je m'en r'va (bis) Puisque mon bâtiment s'en va (his) Adieu, je pars rejoindre à Nantes, Puisque le roi me le commande. Là, j'omets plusieurs couplets où l’'amoureux es quisse à sa manière ses adieux... On se promet fidé- lité mutuelle... Mais le matelot ne se croit lié par ce serment que tant qu'il naviguera au nord delaligne... Au sud de la ligne, tout lui est permis... Il demande à sa belle si elle a des commissions à lui donner pour la ville de Nantes, et la belle éplorée, qui, malgré sa douleur, n’oublie pas que les toilettes du village se fabriquent à la ville, répond : Ah! quand à Nantes vous serez (bis), Un beau corset yous m'enverrez (bis); Qu'il soit doublé de satin rose, Je ne demand’ pas autre chose. Le matelot promet et part... Mais le scélérat ou- blie bientôt qu'il n’a le droit d’être infidèle qu’au sud de la ligne... Dès qu'à Nantes il est arrivé (bis), Au corset il n’a plus pensé (bis); Tl a pensé à la débauche, A la boisson comme les autrest... Il se désespère, il se repent, il redoute la colère de sa bien-aimée, et demande conseil À un mauvais su- jet... Il s’écrie : Ah! quoi done qué la bellé dira (bis)? Et le mauvais conseiller lui répond : . Tu mentiras, tu lui diras (bis) Qu'il n’y a pas d’étoffe à Nantes De la couleur qu'elle demande! Mais le loyal Breton s'indigne à l'idée de tromper sa bien-aimée... Il lui avouera tout, et, si elle l'aime, elle pardonnera. — Non, non, s’écrie-t-il en repoussant le Méphis- tophélès qui lui souffle la perfidie, non ! Plutôt voir la mer sans poissons, Plutôt voir la mer sans poissons, Et les montagnes sans vallons, Et les montagnes sans vallons, Et le printemps sans violettes, Que de mentir à ma maitresse ! Notre troubadour méritait un nouveau coup de tafia ; le docteur de l’Angélina en fit les frais, et le harponneur, pour ne pas laisser refroidir l’entrain des canotiers, ou plutôt pour gagner, lui aussi, le droit de teter à la gourde, entonna cette ballade ma- ritime, qui rappelle la ballade du Pécheur de Schiller : C'était un quartier-maitre, Lan la, C'était un quartier-mattre Qui savait bien nager. Vogue, beau baleinier, vogue, Qui savait bien nager, Vogue, beau baleinier. 82 LES BALEINIERS rm RT Le chœur répète alternativement : C'était un quartier-maitre, Lan la, et les deux derniers vers du couplet. Je regrette beaucoup de ne pouvoir en tracer ici la musique ; la facture du motif en est très-originale et on ne peut plus enlevante. — Continuons. Il s’en alla-t-à terre, Lan la, Afin de s'y promener. Vogue... Il rencontre une fille, Lan la, Assise et à pleurer. Vogue... Qu’avez-vous done, la belle? Lan la, La belle, à tant pleurer? Vogue. A ce que j'ai, dit-elle, Lan la, Vous ne pouvez rien changer. Vogue... Les clefs de ma ceinture, Lan la, Dans la mer sont tombées, Vogue... Consolez-vous, la belle, Lan la, Trai vous les chercher. Vogue... Mon père, à qui les trouve, Lan Ja, Me donne à marier. Vogue... Le quartier-maître aimable, Lan la, Se pare pour plonger. Vogue... A la première plonge, Lan la, Il n'a rien pu trouver, Vogue... A la seconde plonge, Lan la, Le fond il a dragué. Vogue... A la troisiéme plonge, Lan Ia, Hélas! il y est restét oS) PISTE 6 De Je vous fais grâce des autres couplets, où éclate le désespoir de la vieille mère du quartier-maitre. La pauvre femme ya s'écriant le long du rivage : Maudites soient les filles, Lan la, Maudites soient les filles Qui sont à marier! Et les amis, les compagnons de l’infortuné plon- geur, demandent aux pêcheurs de la côte si la belle, au trousseau de clefs tombé dans le gouflre, était brune ou blonde, et, selon que la maîtresse du chan- teur est blonde ou brune, le chanteur termine la ballade par un souvenir de ses amours de France, et dit : Si c'était pour ma blonde (ou ma brune) Lan la, Si c’était pour ma blonde, Je s'rais prêt à plonger, Vogue, beau baleinier, vogue, Je s’rais prot à plonger! : Vogue, beau baleinier. Le harponneur était bien digne de donner un bai- ser à la gourde de mon confrère. — Nous avions parcouru plus de deux milles pendant la chanson, et nous apercevions déjà ces gigantesques franges d’é- cume que la mer, déferlant par rouleaux, étend sur Vhémycicle sablonneux du fond du port Cooper. Longuement done, bien longuement s’abreuva-t-il à la gourde, à cette mamelle qui contenait ce que les Anglais appellent du french-milk, du lait français, et il fallut que Seigle intervint en lui ordonnant de re- mettre le nable N son gosier. Le nable est un tampon de li¢ége, garni de linge ou d’étoupe, avec lequel on bouche une ouverture pratiquée dans la partie la plus déclive d’une piro- gue. Ce nable oblitère le trou, quand la pirogue est amenée, et le laisse ouvert, quand elle est hissée sur ses pistolets, afin que les eaux de mer et de pluie s’é- coulent, Il mit done le nable au dallot de son gosier, et, plein de verve, continua par une autre villanelle éro- tique qu’on ne pourrait ouir sans que la pudeur s’ef- farouchât, à moins d'être cabillot ou mathurin. Un mathurin, c’est le matelot, le véritable matelot, qui est né matelot, qui vit et bourlingue matelot, et qui mourra matelot. Le cabillot, un taquet, un piquet de bois ou de fer qu’on plante sur la lisse du bâti- ment, et auquel on amarre les cordes des manœu- vres; le cabillot, c'est un soldat, et ce sobriquet rend assez bien l'image de Ia tenue et de la roideur du soldat sous les armes. Done, le plus grand reproche qu'un capitaine, qu'un oflicier de quart puisse faire au marin qui n'exécute pas proprement un ouvrage où un ordre, la plus grande injure qu'un ma itelot puisse cracher au visage d'un autre, c'est de le qualifier de soldat. Soldat! failli soldat! voilà l'expression la plus complète du mépris le plus intense. La villanelleau grossel nous aurait conduits jusqu'à l'embouchure du Teo-ne-poto, car mon harponneur n'était pas embarrassé pour la prolonger à volonté. Ce gargon-l\ avait un véritable talent d'improvisa- teur, Je ne crois pas que la ballade des clefs soit de son cru. Toujours est-il qu'il n’en a pas volé l'idée à Schiller. I connaissait si peu Schiller, que, mon contrère ayant prononcé, ce nom, il nous demanda si ce n'était pas un gps vine baleinier américain, Ce harponneur, Cochinchinois de Honfleur (c'est ainsi que les Havrais surnomment les habitants de ce petit port), ce harponneur, dis-je, était né poste. [n'avait pas étudié ailleurs qu'à l'école primaire. Il passait la majeure partie de Son quart en bas à rimer LES BALEINIERS 83 D RE ns et à faire des chansons. Il me montrait souvent ses œuvres, et je fui causais un violent dépit quand je me refusais à l'entendre. | Un jour, je le surpris ageñouillé devant son cofire, et cachant, entre les plis d’une ceinture de laine rouge, un petit cadre d’ébéne, renfermé dans un sac de toile à voile, cousu de ses mains. Une boucle de cheveux blonds, placée en ellipse sous le verre du cadre, y tenait lieu de portrait, et il avait écrit sur le vélin du fond ce quatrain dont je me souviens encore : Quand je contemple en mer cette boucle si blonde, Je suis heureux et fier, et je me dis, joyeux : « Nalle femme que toi n’a d'aussi longs cheveux ; Car les tiens, Virginie, ils font le tour du monde! » et — Bien touché ! n’est-ce pas docteur ? s’écria-t-i} en me montrant avec orgueil le cadre d'ébène. Et, depuis lors, Dieu lui seul sait combien de fois il me le montra pendant le voyage! — Bien touché! hein? Oh! j'en ai fait d’autres ; tenez, ceux-li, par exemple. Ecoutez... Je suis de quart, et je vais vous réciter mon grand poëme : le Baleinier vainqueur. Mais, moi, je me sauvais derrière le mât d’artimon, et le poîte, vexé, irrité de me trouver toujours ré- fractaire à la sainte poésie, se croisait les bras avec une dignilé sombre, et recommencait à battre silen- cieusement son quart sur la coursine, Je yous dirai un mot sur l'existence aventureuse de ce pauyre diable, quand nous aurons quitté la Nouvelle-Zélande et que nous trayerserons l'Octan Pacifique, tevenons à mon pèlerinage d’aujourd’hui. Vers sept heures, Seigle nous déposa, moi et mes compagnons, sur la rive gauche de la rivière, et, nous souhaitant hon voyage, s'en alla faire sa croisière. Le temps était beau mais froid, et nous mar- châmes d’abord à grands pas sur ce terrain sablon- eux , semé de coquilles roulées, brisées, hachées par les marées ; mais bientôt il fallut ralentir le pas malgré nous ; car le tayo, au lieu de suivre le sentier battu qui serpentait avec le cours d'eau, coupa en droite ligne vers l'ouest , à travers les broussailles. Comme nous avions une distance de dix kilomètres à parcourir avant que d'atteindre le cottage d'un co- Jon anglais désigné pour notre première halte, la halte du déjeunér, nous dédaignimes de perdre du temps à tirer des canards que le roquet faisait lever À cha- que instant, fl y avait là le canard peint, si bien dé- crit par le naturaliste de Cook ; le canard musqué, au plumage gris, aux ailes tachées de blane, au col et à la tête d'albâtre, et qui, en s'envolant, répand autour de lui des effluyes odorantes; le canard gris bleu, qui siffle comme un merle et fouille dans le sa- ble pour y chercher des vers; le canard à crête rouge, à robe noire et luisante, aux pieds et au bec plom- bés, à l'iris couleur d'or ; il Ÿ avait 14 enfin tout ut Musée vivant de canards auxquels if fallut dire au revoir, Le tayo, avant que nous quittassions les sables, demenrait souvent en arriére et ramassdit de petits morceaux de bois mort. Ces morceaux de bois, que je crus d'abord être des fétichés, nous ten dirent plus tard un grand service, Vers dix heures, nous atteignimes des champs cultivés ; nous entrions sur les domaines de M, Deen. Ce M. Deen est le véritable roi de la contrée. Il a bâti sa ferme au bord du Teo-ne-poto, qui coupe en deux parties une forêt de je ne sais com- bien de milliers d’acres : il a défriché la lisière de ces grands bois ; converti en grasses prairies le sol marécageux et plat où serpente la rivière, et semé des céréales sur les collines des environs; il peut ainsi, sans aucuns frais de déplacement, exporter les produits de son agriculture et de ses futaies, et déjà des caboteurs attendent, mouillés dans la grande baie, les bateaux plats et les trains de bois qui des- cendent le Teo-ne-poto. M. Deen nous accueillitavec tant de cordialité, que, malgré notre désir de pousser en avant, nous pas- simes la journée À visiter ses travaux de colon infa- tigable ; la soirée, à écouter le récit des tribulations de ses débuts, et le programme de ses travaux futurs et de ses espérances, et la nuit, à savourer les dé- lices d’un bon lit en duvet d'oiseaux de mer, — dé- lices si souvent révées par nous sur la dure cou- chette d’une cabine de baleinier. Le logis du colon et de sa famille forme un grand quadrilatère à un seul étage. Une miuraille s'élève à deux mètres du sol, et, sur cette muraille, repose la carcasse du bâtiment, composée de poutres et de tor- chis et blanchie à la chaux. Quatre autres grands bâtiments s'élèvent sur les quatre faces d’une tour immense, entourée d’une fosse profonde hérissée de palissades. Les étables regardent l’est, Le magasin aux fourrages et aux grains s'étend au nord, et les autres bâtiments servent, l'un d'ateliers et de re- mises, l’autre de logement aux domestiques et aux Mahouris mâles et femelles des tribus voisines, qui visitent, presque chaque jour, cet intrépide fermier, Je fus témoin, avant diner, d'une scène assez cu- rieuse. Une dizaine de vicilles femmes étaient accrou- pies en cercle à la parte d’une grañge, et, au miliet d'elles, on voyait deux hommes; l'un d'eux, très- âgé, assis Sur une souche d'arbre, tenait, entre ses genoux, la tête d'un autre Zélandais beaucoup plus jeune que lui. Je m'approchiai d'eux ; c'était un gra- veur en tatouage qui blasoniait le visage d'un jeune guerrier. La mode du tatouage, répandue dans la Polyné- sie, prouverait, peut-être, à elle seule, que les insu- laires les plus éloignés les uns des autres ont eu une origine commune,ou de fréquentes occasions de con- tact; à moins, cependant, que nous n’admettions que le désir d’orner son corps, de l'embellir, de le marquer à tel où tel cachet, ne soit un besoin inné chez l'homme, Le tatouage dont nos ouvriers, nos soldats, nos marins, ornent leurs bras et leur poitrine, n'est pas le même que Ie tatouage octañien, Le prethier, pratiqué À l'aide de piqüres à l'aiguille, par où l'on introduit, sous la peau, des substances co- lorantes, noires et rouges, ne provoque pis d'aspé- rités sur l'épiderme; le dessin est inelfaçable et vi- sible, Mais impercéptible au toucher. Le second, au contraire, se touche du doigt; les contours et sont creusts dans la peau, et Vor dirait un véritable travail de ciselure. Le tatouage plat n'était pas inconnu aux peuples de l'antiquité : à Thè- bes, en Egypte, on a trouvé des images sur le tom- beau d’Osiris f°", images où des hommes sont repré- Sk LES BALEINIERS sentés, la figure ornée de linéaments bizarres, et Jules César, dans ses Commentaires, parle des habitants de la Grande-Bretagne, qui ornaient ainsi leur épi- derme. Cette opération est difficile et douloureuse, et l’é- rysipèle de la face se déclare quelquefois à 1a suite du tatouage des ailes du nez. Un jeune garçon d'Oé- teta, qui en reçut les premières marques au coin des lèvres, faillit mourir par suite d’inflammation; le tabou, qui ordonne une diète sévère aux nouveaux opérés, leur épargne les dangers d’une fièvre consé- cutive. Les Zélandais‘et les habitants des Marquises sont les mieux tatoués de tous les Océaniens. L'origine du mot fatou semblerait venir de Taiti. Le jeune chef, qui se faisait tatouer, revenait d’un voyage au Nord, avait été attaqué par des hommes du détroit de Cook, s'était vaillamment défendu, et méritait cette décoration, en récompense de son cou- rage. C'est que les guerriers seuls peuvent porter sur eux ces marques indélébiles de courage et de vic- toire. Une nouvelle série de linéaments s'ajoute aux linéaments anciens, après chaque combat, et, plus le chef est vieux et puissant, plus il est tatoué. La vie n’est quelquefois pas assez longue pour que le blason soit complété. Ars longa, vita brevis. L'outillage se composait d’un petit os long, plat et dentelé vers son extrémité très-pointue; d’une ba- guette ou plutôt d’un maillet, et de deux coquilles d’huître, où l’on avait délayé, dans l’une du char- bon pilé, dans l’autre de l’ocre. Le burin, enduit de cette peinture, s’enfoncait dans la peau, à chaque coup de maillet, et s’avançait, dent par dent, en contour- nant les narines. Le jeune homme, aussi muet, aussi impassible que la planche de cuivre entaillée par le burin du graveur, souffrait stoiquement cette dou- loureuse opération. Le ciselage dura une heure. Le lendemain, la tête serait enflée, et, quelques jours après, on observerait, me dit-on, sur les bords des rainures, un ourlet de chair morte qui seflétrirait et disparaitrait peu à peu. Un mois après, les narines auraient repris leur forme naturelle, et se dilateraient orgueilleusement, sous leurs insignes de virilité. Les épines très-dures du toumatou kourou, axbrisseau du genre discaria, rem- placent quelquefois le barin en os,et les piqûres sont frottées avec le charbon du podocarpus dacrydo ou du dummaria Australis. D'après d’Urville, l'opération du tatouage est si douloureuse, qu'elle ne peut être supportée en une seule fois. J'ai déjà dit que le tatouage d’un chef de- mandait plusieurs années de travail, non point parce qu'il produisait une douleur si intense, qu'elle ne pou- ait être supportée en une seule fois, mais parce qu'elle était,en quelque sorte, l'histoire chronologique des exploits qui le rendaient célèbre. On ne peut se faire une idée exacte du tatouage complet du visage d'un chef zélandais qu’en exami- nant au Musée une de ces têtes desséchées que les Européens achetèrent pendant longtemps au prix d'un fusil de munition ou d'une couverture de laine. Ce commerce diminue de jour en jour, non parce que le christianisme fait des progrès ou parce que les Luropéens ne l’encouragent plus, mais faute de guerricrs et de combats, On m'a offert trois têtes pen- dant mon séjour, et je ne me rappelle pas si je refu- sai de les acheter faute d’argent ou par humanité, afin de ne pas encourager les trafiquants. Vous pouvez aller voir, chez quelques marchands de curiosités du quai Malaquais ou du quai Voltaire, ces trophées de l’anthropophagie. Le masque est sou- riant, la peau reluit comme reluit le parchemin ; les arabesques du tatouage ont conservé leurs bizarres lméaments noirs et rouges ; la barbe crépue et les cheveux de jais se hérissent comme pendant la vie; les lèvres amincies laissent voir des rangées de dents blanches, véritables dents de carnassiers ; et l’on di- rait que cette tête va penser, va parler, malgré le vide noir qui s'étend derrière ces paupières endurcies et immobiles, malgré ces orbites éteints, d’où le vain- queur a arraché l'œil pour l’avaler ensuite, de peur que cet œil ne monte aux cieux et ne devienne, pour les descendans du vaincu, l'étoile de la ven- geance. Seuls entre tous les Polynésiens, les Nouveaux- Zélandais ont la coutume de conserver les tétes de leurs ennemis comme trophées de victoire et comme objet de mépris. Ils nomment ces têtes moko-mokai, — moko, tête tatouée — mokai, tête de misérable, On dit aussi qu'ils conservent les têtes de leurs amis et des grands hommes, par respect pour leur mémoire, et pour les faire figurer dans certaines cé- rémonies funèbres. J'ai souvent interrogé à ce propos un vieux chef, Thémi, et toujours il m’a répondu que l’on ne con- servait jamais que la tête d’un ennemi, afin de démontrer que, même après la mort, il était encore esclave. Le mode de préparation des moko-mokai est si parfait, que nulle décomposition n’est à craindre, et que les traits du visage sont à peine altérés. Quand la tête est séparée du tronc, l'opérateur arrache les yeux, entaille le cuir chevelu à son sommet, brise la voûte du crâne avec une pierre, comme on attaque un œuf à la coque, vide la cervelle, nettoie minu- tieusement la cavité et y verse de l’eau bouillante, afin que les membranes du cerveau se détachent des parois osseuses. La chevelure est garantie du contact de l’eau bouillante; sans quoi, elle tomberait; il re- met ensuite en place les fragments de la voûte du crâne, et les recouvre avec le lambeau de cuir che- velu, qui, en séchant, adhère de nouveau sur l'os; il remplit les narines et la bouche d’étoupe de phor- mium, et réunit entre elles les paupières et les lèvres à l’aide de quelques points de suture, de peur qu’elles ne se raccornissent,et il conserve la forme du nez, en le maintenant comprimé entre deux petites attelles de bois. Ensuite un four, creusé dans la terre, est rempli d'herbes aromatiques; des galets chauflés à rouge le surmontent en pyramide, et, au sommet de cette pyramide, une ouverture a été ménagée, ouver- ture dans laquelle la base de la tête en préparation peut s'adapter parfaitement. De temps en temps, on verse de l’eau sur les pierres et sur les herbes, et, la chaleur et la fumée pénétrant dans la boîte du crâne, les différents tissus s'en imprègnent et se dessèchent peu à peu. Le préparateur a soin de caresser fré- quemment le visage, de peur que la peau ne se ride, et, après vingt-quatre heures de fumigations conti- nuelles, la tête est retirée du feu et exposée, au bout d’un bâton, aux rayons du soleil, Là, tandis que la LES BALEINIERS $5 EEE dessiccation s’achève, on enduit la peau d'huile de poisson, afin de lui donner un brillant vernis, et les sutures des lèvres et des paupières sont enlevées, quand le retrait des tissus n’est plus à craindre. Il est facheux qu’une méthode si simple et si bonne ne puisse être suivie pour collectionner les types de toutes les races humaines. Un mot encore du moko zélandais, le seul que j'aie observé pendant mes voyages ; car les Australiens, les indiens Aroucans, les Patagons, les Puelches, les Bougros du Brésil et les noirs d'Afrique, que j'ai fréquentés, n’ont pas l'habitude de ciseler ainsi leur individu. Celui qui n’a pas subi les épreuves douloureuses du burin, est regardé comme un être pusillanime, efféminé, et indigne de recevoir aucun honneur, quand même il appartiendrait à une famille d’un haut rang. Les insulaires du Nord y renoncent cependant peu à peu, à mesure qu'ils adoptent les mœurs et les vices des colons anglais. L'usage des vêtements tend surtout à neutraliser cette coutume nationale : le ta- touage général du corps n’était-il pas autrefois leur plus beau vêtement ? A quoi bon maintenant se faire martyriser la périphérie du corps, si des haillons la recouvrent ? | A la première vue, il semblerait que les sillons du moko sont identiquement les mêmes sur la figure et sur le corps de tous les guerriers ; mais, en les exa- minant avec attention, on reconnaît qu'ils diffèrent par les détails; chaque famille a ses tatouages spé- ciaux ; ce sont de véritables armoiries, — Touai, le chef de la tribu de Koro-Koro, disait que sa famille avait seule le droit de porter le tatouage qui ornait son front, et que la tribu de Schongui, toute puis- sante qu'elle était, ne pouvait en imiter les dessins. Un chef, examinant le cachet d’un officier de ma- rine, demanda si les armoiries gravées sur ce cachet étaient le moko de la tribu de l'officier. Les Zélandais reproduisent très-fidèlement sur le papier le moko compliqué de leur visage : le chef qui nous vendit une baie, au capitaine Jay et à moi (car je suis un des grands propriétaires de la Nouvelle- Zélande), apposa ce genre de signature au bas du contrat. Je regretterai toujours d’avoir perdu un carnet sur lequel plusieurs individus avaient tracé leur ta- touage. Le moko a aussi son utilité hygiénique; il aug- mente l'épaisseur et la résistance du système cutané, qui, plus solide alors, est moins sensible aux intem- péries de l'air, aux piqûres des insectes etdes plantes épineuses des forêts, et à tous les accidents auxquels l'homme sauvage est exposé; les traces de la mala- die, ainsi que les rides de l'âge, n'altèrent que très- peu ces masques endurcis. L'homme tatoué, depuis le sommet du front jusqu'aux malléoles, connait tous les traits de ce labyrinthe : sa mémoire peut les dé- tailler un à un; il les a étudiés comme en Europe on étudie le blason de sa famille. — Il ya très-peu de temps, me dit un jour Ivico, qu'un de mes voisins, ayant tué un chef tatoué par tout le corps, trouva le tatouage si beau, qu'il (anna la peau des cuisses, afin de la conserver et d'en couvrir son étui A cartouches, comme si c'était du maroquin, Un nommé Aranghui passe pour le plus habile tatoueur des deux grandes îles : c’est un véritable artiste em son genre. J'ai admiré moi-même la hardiesse et la précision avec lesquelles il dessinait sur la peau; la beauté de ses illustrations est vraiment extraordinaire. On ne trace pas des lignes plus droites avec une règle, et des cercles plus parfaits avec un compas. Telles sont la réputation et la vogue de cet artiste, qu’une tête de chef, tatouée par lui, a plus de prix, aux yeux d'un Anglais, qu'un portrait de sir Thomas Law- rence. De misérable esclave qu'il était, Aranghui s’est élevé par son talent à la hauteur des chefs les plus distingués du pays, et, comme tous les chefs qu'il tatoue lui font un cadeau, il est devenu extrêmement riche. M. Deen nous invita à faire une hécatombe de touis, si nous voulions manger à diner un rôti plus délicat encore qu’une brochette d’ortolans, J'avoue que j’éprouyais des remords à fusiller ces pauvres artistes, qui, à chaque détonation, s’enfuyaient épou- vantés du côté de la forêt et revenaient insouciants et joyeux, recommencer leurs chansons, aussitôt que la brise avait balayé au loin le bruit et la fumée de la poudre. Ces oiseaux vivent à la manière des abeilles ; ils perforent avec leur bec pointu les fleurs en sacoche et à peine épanouies du genîût, et trem- pent leur langue dans le miel qu’elles renferment. Us sont si friands de cette sucrerie, que, loin d’imiter les autres oiseaux du pays qui désertent les défriche- ments pour ne plus reparaitre, ils viennent s’abattre en troupes sur les genêts, dont tout cottage est en- touré ; ici, la hache du colon a respecté ce bel arbre, qui, chez nous, n’est qu’un chétif arbrisseau. Le philédon à cravate, le toui ou le merle des An- tipodes, vêtu de son bel habit de velours noir et gros bleu chatoyant, secoue son magnifique jabot, dont la dentelle est une touffe de plumes grisitres, fines, soyeuses et frisées comme les plumes de l’au- truche, et chante caché au milieu des feuilles et des fleurs jaunes d’une futaie de genéts qui, sous ces la- titudes, atteignent la hauteur de nos ormes. Le banquet du colon anglais fut un banquet ho- mérique, non pas par le nombre, mais par l'ampleur des plats; etcependant les bœufs, les veaux, les pores, les moutons et les volailles de la ferme n’en faisaient pas les frais. L’étable et la basse-cour étaient de fondation trop récente pour pouvoir faire vivre le fermier, à moins qu'il ne voulût manger son blé en herbe. Une énorme culotte de bœuf fumé de Hambourg, un jambon d@’York, un kiuglish, poisson royal, pres- que aussi gros qu'un esturgeon, et pêché le matin au port Cooper; une anguille aussi longue et aussi forte que le matereau d'une pirogue, et capturée dans le Teo-ne-poto; une pyramide de pommes de terre à l'étuvée, farineuses et blanches comme des boules de fine fleur de froment; des pieds de céleri qui auraient pu nous servir de batons, et pour rôtis un escadron de ramiers, une couple de coqs de bruyère jouant le rôle de dindons, et dix ou quinze brochettes de touis, tel est le menu du festin, où la galette de biscuit remplagait le pain, et que nous arrosimes à volonté de vrai genièvre de Hollande et de protoxide d'hy- drogène, puisé à une source voisine. 86 LES BALEINIERS Vous voyez qu'on peut vivre dans une ferme de la Nouvelle-Zélande, et bien vivre, sans priver les ya- ches de leur lait, sans empêcher les veaux de deve- nir bœufs de labour ayant d'être abattus, les mou- tons de donner leur laine, les porcs de multiplier, les poules de pondre, les œufs d’éclore et les poulets de grandir. La contrée aurait pu nous fournir bien d’autres victuailles. Les cours d’eau sont aussi poissonneux et aussi riches en espèces variées que les baies. La perdrix antarctique, la perdrix à queue, foisonne ainsi qu’une espèce de caille beaucoup plus grosse que la nôtre. Les halliers sont peuplés de glaucopes cendrés à caroncules, genre de rales de la taille d'un coq de grande race, et, sur les plateaux déboisés qui s'étendent du port Olive au havre Pireka, on fait le- ver des bandes immenses de volatiles, que nous nom- mons en France canespetières; l'oie et le canard sau- vages y sont aussi trés-communs, et l'on dit que la chair du grand-cheyalier, qui habite l'isthme de Sable, n’est pas indigeste et nauséabonde, comme celle des oiseaux de mer, des procellaires qui fré- quentent les atterrissages de la péninsule. Les mam- milères manquent dans cet inyentaire des richesses gastronomiques de la Nouvelle-Zélande, sauf le co- chon de Cook et le chien d’origine inconnue, qui se sont depuis longtemps affranchis de l'esclavage. Ce chien, vous savez combien il a dégénéré, yous savez aussi que les rangatiras l’immolent et le dévorent aux jours de fête. Le cochon, lui aussi, n’a rien ga- gné à respirer lair de la liberté ; sa vilaine colonne vertébrale de Chinois est moins concave et s'est re- dressée; mais ses dents sont devenues des défenses, son poil s'est hérisse comme le poil du sanglier, et les poissons morts et pourris qu'il vient manger, la nuit, sur les grèves, au retrait de la marée, commu— niquent à ses chairs un goût acre, huileux et insup- portable ; on ne le chasse que pour l’écorcher, tant son cuir est solide et bon pour doubler les coffres. Cependant, aujourd'hui, quelques chefs, à l'exemple des colons, élèvent des troupeaux de pores. Jadis les naturels massacraient impitoyablement les chèvres et les moutons qui commettaient des sacriléges et leur causaient des terreurs superstitieuses en brou- tant, sans discernement, l'herbe tabouée des morais. Longtemps ils traitèrent ainsi les poules qui pico- raient sur les terrains sacrés ; mais ils leur ont fait grace depuis, à cause des coqs, qu'ils estiment beau— coup. Si jamais le coq fut quelque part et avec rai- son l'emblème de la valeur, c'est à la Nouvelle-Zé- lande, Il s'y livre, entre coqs, des combats comme la vieille Angleterre n'en voit plus, et une pirogue de guerre ne part jamais pour une expédition, sans qu'un cog soit fièrement campé à l'extrémité de la proue. Le rat à ventre rouge et à poche de marsupiau est le seul quadrupède reconnu comme véritablement indigène, C'est un mets recherché. Un chef vit un jour, à bord du navire, un de ces gros rats gris, habitants de la cale, et qui, pour le malheur de l'équipage et de la cargaison, entrepren- nent souvent des voyages de long cours. Il pensa que celle Cspece de rats servait bien plus succulente que celle du petit rat de sou pays, le rat vermillonné, et il résolut d'en doter sa tuba. 1 n'a que trop bien réussi, cl, aujourd'hui, dau chaque pu, des femmes sont obligées de monter la garde auprès des hangars à provisions. ; La mer offre des ressources plus abondantes, plus assurées. Les immenses filets de phormium ramas- sent d’incroyables quantités de poissons. Ils ont per- fectionné leurs lignes et leurs autres instruments de pêche, et l'hameçon d’acier remplace l’hameçon pri- mitif, racine d’arbuste contournée en forme de ver- misseau, et ayant pour crochet un petit os pointu. J'ai conservé par hasard un de ces curieux hame- cons: c’est le seul objet qui me reste de toute une collection glanée pendant deux longs voyages autour du monde. Je le pose devant moi en écrivant ceci. La racine dure, flexible, longue de trente centi- mètres, est ronde et grosse comme le petit doigt, et se termine en pointe recourbée, imitant la queue d'un aspic ou d'une vipére; voilà le corps de l’hameçon en forme de lyre. Au gros bout est attaché obliquement, et faisant angle de quarante à cinquante degrés, un os de dix centimètres, qu’à ses deux faces, l’une convexe, l'au- tre concaye, il est facile de reconnaître pour une es- quille d'humerus ou de tibia humain. Cet os pofatu retient très-bien l'appât, et malheur au poisson qui Vavale ! Un brin d'osier aplati réunit l'os et la racine aussi solidement que la soudure de la dent et du corps d'un hamegon d'acier, et une corde en boyau d'homme, d'où suinte encore une matière huileuse, me permet de le suspendre à la colonnette d’une étagère. C'est par déduction et non par fantaisie que j'at- tribue à mon hamecon une origine humaine. N'ai-je pas déjà dit, à propos de l’anthropophagie, que, pour perpétuer la vengeance, même après la mort, les restes du vaincu devaient servir au vainqueur ? Ainsi l'on fabriquait des flûtes avec des os; ainsi l'on clouait, aux parois de la hutte, des mains desséchées et raccornies en guise de crochets. L'été, les Zélandais mangent le poisson frais, grillé sur le feu ou bouilli dans de petites marmites de fonte, que nous avons importées en Océanie. En au- tomne, ils le sèchent au soleil et s’approvisionnent pour l'hiver. Les coquillages et les crustacés ne leur manquent pas. Mais, qu'une baleine échoue sur le rivage, grande fête, alors! grande ripaille ! et l’on a yu des tribus se livrer de sanglants combats, pour la posses- sion d'une carcasse de cétacé. La chair du mango, du requin, n’est pas moins estimée, et l'huile de poisson, la graisse liquéfiée des phoques, flatte plus agréablement leurs rudes palais que les vins de nos meilleurs crus. Crozet, le compagnon de Marion Dufresne, et, après eux eux, Dumont d’Uryille, signalent une cer- taine gomme verte que les naturels machent avec délices. J'ai vainement cherché à reconnaître cette gomme, Ce n'est pas celle du koudi, et je suis tenté de croire qu'il y a eu erreur de Jeur part. et qu'ils ont pris pour une gomme des morceaux de moelle fraiche du cyathea medullaris. Ona prétendu que le sel était un gonliment in- dispensable pour que la digestion s'opérât régulière ment, Les Zélandais n'en font jamais usage, pas plus que des épices, et, certes, ils n'ont pas lestomag paresseux. Le poisson, qui forme Ja base de leur alis mentation, est très-riche en phosphore, et le plios- LES BALEINIERS 87 phore contre-balance sans doute le mangue de sel. Seuls, entre tous les Océaniens, ils ne buvaient que de l’eau pure et ne fabriquaient pas de boissons fermentées avec les racines, les feuilles, les baies ou les fruits de plantes indigènes. Ils auraient pu cependant user du peper excelsum, qui croît en abondance sur leurs terres et produit par infusion une liqueur enivrante, identique au kava polynésien. On avait cru aussi qu'ils préparaient une liqueur avec les baies du coriara sarmentosa ; mais on a re- connu, depuis, que ces baies étaient yénéneuses. Ils se sont difficilement habitués aux boissons al- cooliques ; mais, hélas! leur sobriété d'autrefois n'est plus aujourd'hui qu'un vain mot, et ils sont passés maîtres en ivrognerie. La cuisine se faisait d’une manière tout à fait pri- mitive avant l'introduction des chaudières de fonte. Une lanière de viande, un poisson, un oiseau rôtis- saient embrochés par une baguette de bois perpen- diculairement fichée en terre. Le four servait pour les gros morceaux, les patates et le taro. Ce four n’est qu'un trou creusé dans le sol et rempli de tisons enflammés et de galets. Quand les galets ont acquis la température rouge, on retire les charbons et on étend sur ces galets un lit de feuilles vertes sur lequelreposeront les viandes. On recouvre les viandes de nouvelles feuilles, et, de temps en temps, on verse sur le tout quelques litres d'eau. Le repas cuit ainsi... à la vapeur. Un homme préférerait mourir de faim plutôt que de faire sa cuisine lui-même. Le loulie, Veselaye, (corruption du mot anglais cook, cuisinier), remplit cet office, et, à son défaut, la femme... véritable koukie elle-même. XXXH TREIZE A TABLE Nos convives gardèrent longtemps un mutisme de circonstance, absorbés qu'ils étaient par leur travail de mangeurs. Moi, je ne sais pourquoi je ne man- geais pas, pourquoi je les regardais faire, cherchant à analyser quel genre d'impression éveillait en moi cetle réunion d'hommes qui, tous, excepté mon con- frère, m'élaient inconnus. Tous jeunes, tous pleins de force et de santé, mais lous marqués de ce sceau ineflagable qu'une exis- lence vagabonde et aventureuse imprime sur la phy- sionomie de quiconque a renié ses dieux lares. Le re- gard et le sourire du voyageur ne ressemblent plus au sourire et au regard de l'homme casanier. Le voyageur n'abaisse jamais sa paupière que pour dormir; sa pupille se dilate sans relâche, en quête de Duconnu qu'il poursuit; il marche de désillusions en désillusions ; la nouvelle contrée qu'il découvre vst toujours moins belle que celle qu'il vient de quit- ter; il se souvient... et les souvenirs mutilent son sourire, L'homme de la famille, le résident, s'assied carré- rément et consciencieusement; le cosmopolite, le vagabond, lui, ne sait pas remplir un fauteuil; les coussins, au lieu de s'aflaisser sous lui, le repoussent comme un tremplin repousse le sauteur. Ce petit homme, maigrelet, bronzé, à face pointue mais énergique et rusée, et qui occupe la place d’hon- neur près du maitre de la maison, c’est le capitaine d'une goélette de Baltimore. Il parcourt l'Océanie pour ramasser des perles, des écailles de tortue, des nids d’hirondelle et des biches de mer (tripang-ho- loturies) qu’il portera à Canton. H est venu traiter d’un chargement de phormium en destination d’Ho- nolulu, et il fait son commerce sur un bateau dans lequel j'aurais peur, moi qui ne sais pas nager, de traverser la Seine. Il est de l’école des Morell, de New- York, et des Bureau, de Nantes. Si les Océaniens ne le mangent pas ou si sa goélette ne s'accroche pas à un banc de corail, il compte revenir, dans deux ou trois ans, sur les bords de la Delawarre, et y bâtir un cottage avec les dollars qu'il récolte aujourd'hui. Il le fera comme il le dit. Mais, un mois après que le cottage aura été bâti, et qu'il s’y sera installé avec sa famille, s'il en a une, il arrivera qu’un beau matin une brise de mer, remontant le cours du fleuve cha- touillera ses narines... Oh! alors, adieu la famille! adieu le cottage!... car cette brise ne retournera pas à la mer sans qu'il y retourne avec elle. Cet autre Yankee, à l'encolure épaisse, a établi une pêcherie de baleines dans une baie du détroit de Cook ; il commandait un navire ; le navire a fait nau- frage dans cette même baie, voilà deux ou trois ans ; ila sauvé les pirogues, les instruments de pêche, toutes les épaves enfin, et travaille niaintenant pour son propre compte. Les médisants prétendent que ce naufrage n’est pas un accident. C’est possible. Mais, aux Antipodes, on n'y regarde pas de si près. Pendant son séjour à la ferme de M. Deen, il cher- che à nouer des relations avec les baleiniers du port Cooper, afin d’embaucher un maitre tonnelier et des harponneurs. Ce beau parleur, qui raconte ses excursions sur le littoral du sud de l'Australie, et prétend qu'aux environs du port Melbourne il existe des gisements aurifères, m'a tout à fait l'air d'un homme du gou- vernement échappé des clearing-gangs de Sydney ou d'Hobart Town. I propose à M. Deen de prendre des actions dans une socicté dont il est le représentant, Cette sogiélé doit exploiter les mines de Melbourne, et, pour al- lécher notre hôte incrédule, il lui montre des pépites d'or qui proviennent, dit-il, de ces terrains ; mais il ne montre pas leur certificat d'origine. J'avais déjà vu, à Hobart-lown, des industriels qui parcouraient les tavernes et les hôtels ayee des échantillons des richesses futures de l'Australie et de la Tasmanie, Avouons que l'avenir leur a donné rai- son. C’étaient de véritables fripons, mais ils ne men- taient pas. Ces deux individus à roide tenue, yétus de noir et court tondus, qui engloutissent leur pitance sans prendre haleine, ces deux hommes, véritables gens à visage pale, comme disent les sauvages, ce sont deux missionnaires wesleyiens, taillés sur le gabarit de Pritchard, Ils parcourent les établissements de Vile sud, une bible d'une main et un prix courant de marchandises de l'autre, semant la parole évangé- lique et récoltant des dollars. Ces révérends avaient fait un long sermon aux indigènes de la ferme, pen- dant que nous étions allés tuer les touis, dont ils dé- voraient maintenant avec délices la chair, aussi blan- 88 LES BALEINIERS nn en nee che et aussi grasse que celle d’une caille de septembre, et, pour payer l'hospitalité de notre hôte, ils lui ont vendu, avant diner, un assortiment de socs de char- rue, de feuillards et de haches, le tout livrable par un navire attendu fin courant, et payable en une traite sur l’une des premières maisons de Sidney. Comme vous voyez, ces bons apôtres menaient de front, à la plus grande gloire de Dieu et à leur plus grand bénéfice à eux, les choses du temporel et du spirituel, Je ne sais si cela tient à ce que je suis né dans le giron de l'Église catholique, mais les missionnaires anglicans, méthodistes, wesleyens et autres protes- tants que j'ai rencontrés au temps de mes voyages, m'ont semblé toujours être des négations vivantes de l'Evangile. J'ai vainement résumé, par la pensée, les fatigues, ies privations et les dangers auxquels ils s’exposent en portant la parole de Dieu au milieu des popula- tions des cannibales. Je n’ai pu admirer ni leur cou- rage ni leur dévouement, tant leur soif de gain est in- satiable ! Pour eux, chaque nouveau converti est un nouveau consommateur. et ils n’officient sur l’au- tel du vrai Dieu que pour officier simultanément sur l'autel du veau d'or. Et cependant eux seuls ont été, sont encore et se- ront longtemps les vrais civilisateurs de l'Océanie ; car il faut à l'Océanie enfant autre chose que des conférences, des sermons et des prières. Laissons-les donc aller et agir en paix; ils ont eur œuvre à accomplir, et les véritables ministres de l'Évangile viendront plus tard précher la foi et la charité, dans ces mêmes contrées où leurs devanciers auront préché le négoce et le travail. J'aurais di commencer cette série de portraits par celui de M. Deen et de son associé; mais je ne trou- vais rien d’extraordinaire, de spécial, de caractéris- tique dans leur physionomie et dans leur maintien. D'ailleurs, y eût-il eu quelque chose, que cela se fut dissimulé pour le moment sous ces apparences de cordialité que tout maitre de maison doit afficher devant ses invités. C’étaient deux hommes d’une trentaine d'années , aux robustes allures de fermiers anglais, et ils avaient pour aides un squatter arpen- teur, un agronome et un maitre charpentier, jeunes gens du port Jackson. Mon confrère de l'Angélina, Henoque, qui par- lait anglais aussi bien qu'un Anglais de Londres, rompit le premier la glace et donna le branle aux conversations, qui devinrent tour à tour générales ou particulières, sérieuses ou joyeuses, modérées ou bruyantes. Il commença par faire remarquer que nous étions treize à table, et nous nous comptâmes en riant. On se moque partout et beaucoup de ceux qui s'épouvantent de la réunion de treize convives à la même table, et cependant chacun ressent alors une terreur involontaire, et ne peut s'empêcher de redou- ter qu'avant la fin de l'année présente, cette épée, suspendue au-dessus de la table du festin, ne tombe sur sa tête. L'esprit fort le mieux trempé prête l'oreille aux histoires lugubres qui se racontent: il en subit la mystérieuse influence, et ce n'est qu'en riant du bout des lèvres qu'il traite de billevestes et de stupides folies ces craintes, hélas | trop souvent justiliées, Certes, je ne prétends pas affirmer que, parce que l’on est treize à table, un convive doit mourir dans le courant de l’année, Je veux dire seulement que pareille coincidence est très-fréquente, qu’elle a été observée de tout temps, que chacun de nous, en fouillant dans ses souvenirs, peut en retrouver des exemples, et qu'il est tout naturel qu’on évite, autant que possible, de concourir à former ce nombre fatal, ne serait-ce même que parce qu'il réveille l'idée de la mort au milieu des joies d’une fête. Pauvre Henoque ! bon confrère qui serait aujour- d’hui mon vieux compagnon de voyage; c’est lui qui nous révèle que nous sommes treize à table, et qui boit treize fois à notre longue vie et A la sienne, et c'est lui qui, le premier d’entre nous, subira la loi fatale. Voici quelle fut la destinée de ce joyeux ami que je ne devais plus revoir quand l’Asia appareilla du port Cooper pour France : Henoque m'avait juré ses grands dieux qu’aussi- tôt l’arrivée de l’Angélina au Havre, il partirait pour Paris, achèverait ses études médicales, échangerait son brevet d’officier de santé contre un diplôme de docteur, puis, comme je l'avais déjà fait, s’en irait prendre un bon mouillage dans son village natal, et filerait cent brasses de chaînes, de peur de chasser sur ses ancres pendant les ras de marée et les tem- pêtes de la vie civile. L’Angélina ventra donc au Havre quelques se- maines après l’Asia. Henoque m’écrivit pour m’an- noncer son arrivée à Paris d’un jour à l’autre ; mais, au lieu de le revoir, lui, je reçus une seconde lettre dans laquelle il me disait adieu... adieu pour deux ou trois ans... Le malheureux n'avait pas eu, comme moi, assez d'énergie pour rompre avec cette cruelle maitresse qu’on appelle la mer... et il partit, tou- jours sur l’Angélina, toujours avec son capitaine, M. Hyéné, un intrépide baleinier comme il y en a tant, un galant homme, ce qui est très-rare, très- rare dans cette classe de marins. Un an après, je lus dans les journaux, un extrait du Courrier du Havre, annonçant que le capitaine Hyéné de l’Angélina, le chirurgien et onze mate- lots, avaient été massacrés et dévorés par les natu- rels de l'île de Cayanne, la Galleleup de l'archipel des Mulgraves. Ces malheureux, descendus à terre pour chasser et faire des échanges avec les insulaires, tandis que le navire croisait sous voile en vue de terre, n'avaient plus reparu à bord. Le second de l'Angélint, devenu capitaine, eroisa autour de Vile pendant plusieurs jours. Rien ne parut, ni la pirogue de M. Hyéné, ni aucune de celles du pays, de sorte que le nouveau commandant du navire, n'étant pas assez fort pour risquer l'envoi à terre d'une nouvelle escouade de matelots à la recherche de leurs com- pagnons, prit le parti de rallier au plus tôt quelque bâtiment de guerre afin de revenir ensuite faire des recherches à Cayanne. I n'y avait plus aucun espoir de retrouver jamais vivants les absents de l’Angélina; sans nul doute, une rixe survint à la suite d'une fraude ou d'une brutalité de matelot, et M, Hyéné, d'un caractère violent et d'un courage à toute épreuve, voulut faire tête à l'orage. Mais que pouvaient faire treize com- battants contre plusieurs centaines de sauvages ? Toujours est-il que, jusqu'à présent, on n'a rien su LES BALEINIERS 89 des détails de ce terrible drame où Henoque perdit la vie, moins d’un an après notre diner de treize personnes chez M. Deen. Huit mois après cette catastrophe, M. Bérard, commandant la corvette le Rhin, se transporta aux Mulgraves pour punir les assassins et sauver ceux de nos compatriotes dont la vie aurait été épargnée. Il eut connaissance de Cayanne vers le soir, et communiqua avec une pirogue, chargée de treize in- digènes ; ces derniers montrèrent d'abord beaucoup de méfiance; mais M. Bérard ayant paru ignorer la catastrophe du baleinicr, ils se rassurèrent et pro- mirent de revenir à bord de la corvette le lendemain matin. Le plan du commandant était de s'emparer d’un certain nombre de sauvages, afin de les échan- ger contre les survivants de l’Angélina. Le lende- main, il réussit à saisir sept Océaniens et les fit mettre aux fers. Ces hommes prétendirent ne rien savoir, et il les renvoya. Il espérait que d'autres naturels, voyant qu'on relâchait les premiers captifs, reviendraient encore à bord. Mauvais calcul. Pas un indigène ne revint le lendemain. Une femme, qui avait passé la nuit à bord, et qu’on avait comblée de cadeaux, fit entendre, par signes, que treize Français étaient morts et enterrés sur un ilot du sud de Cayanne. Évidemment, les premiers prisonniers, mis à tort en liberté, nous avaient trompés en faisant les ignorants. Trois jours après, M. Bérard envoya à terre un détachement de marins, sous le commandement du lieutenant Reynaud. On demolit un village, on en incendia les débris, ainsi que les pirogues qu’on put découvrir, et on tua plusieurs des naturels qui se sauvaient dans les bois. Inutile vengeance ! N’efit-il pas mieux valu suivre l'exemple de M. Cécile, qui, nous l'avons raconté, emmena prisonnier Eitouna, un des chefs des îles Chatam, dont les habitants massacrèrent l'équipage du baleinier le Jean-Bart. Ces hommes auraient fini par déclarer ce qu’ils savaient. L'expéédtion du Rhin, mal conduite et mal termi- née, ne nous a donc rien appris, — sinon ce que l'on savait déjà : le meurtre de M, Hyéné, d'Henoque et des autres matelots. On découvrit, en outre, dans les cases plusieurs objets ayant appartenu à nos infortunés compa- triotes : Une semelle de bottes fines de M. Hyéné; Le fusil du docteur ; Jn louchet et un harpon marqués au chiffre de l’Angélina ; Une ligne de pêche; Un bouton d'équipage de ligne, enfilé d'un cor- donnet pour être porté en collier, — Ce bouton provenait de la veste du charpentier de l'Angélina, récemment congédié du service de l'Etat, XXXIII COMMIS VOYAGEUR EN GANARDS ET DENTISTE Mais revenons à la table du fermier de Teo-ne- topo. — Henoque, qui est à ma gauche, continue à plaisanter sur le nombre treize, et l'on vit de ses plaisanteries ; moi seul, je ne ris pas; la gaieté de mon ami me fait mal, il me semble qu’il gouaille aux dépens de son avenir; j'essaye vainement de don- ner un autrecours à sa faconde joyeuse, et, de guerre lasse, je me rabats sur mon voisin de droite. Ce voisin, robuste et blond gentleman tasmanien d'une trentaine d’années, était un specimen splendide de ce monde anglais des Nouvelles-Galles du Sud, où revivent, au xix" siècle, les types depuis longtemps perdus de la vieille race saxonne. L'Anglo-Saxon d’outre-Manche, vulgarisé par le crayon des caricaturistes, est, sauf exception, telle- ment dégénéré, tellement étriqué, qu’on pourrait croire que ses aptitudes industrielles et commerciales nese sont développées qu’au détriment de ses or- ganes. L’Anglo-Saxon australien, lui, est charpenté comme devait l’étre notre premier père Adam; ils’est régénéré sur cette terre vierge, dont l’atmosphére est sans souillure, et où un semis d'hommes nouveaux promet pour l'avenir une suite de générations puis- santes par la force et par l'intelligence. Cependant on n’avait exproprié les sauvages habi- tants de ces contrées que pour y déporter te fumier, les scories, les déjections de la Grande-Bretagne, et l'ivraie aurait di germer à où Vivraie avait été jetée; mais, n'en déplaise à certains économistes, la dépor- {ation non politique et l’émigration volontaire, obli- gatoire, agissent comme le feu : elles purifient ! Gn m'avait présenté ce voisin de table comme étant un personnage de haute science, et je compris, après quelques mots échangés entre nous, que j'avais affaire à un commis voyageur en histoire naturelle. Le British-Museum envoie ses mandataires par tout l'univers. Des sociétés scientifiques, de riches particuliers font aussi voyager à leurs frais, et Lon- dres, Edimbourg et Dublin accaparent tout ce qu'on découvre de rare sous le soleil. Ce naturaliste profitait alors de l'hospitalité de M. Deen pour collectionner les canards indigènes de ‘Tavai-Pounamou, Un lord (j'ai oublié. son nom), grand propriétaire d'Écosse, qui voulait établir dans sa ferme modèle une basse-cour normale de canards, entretenait, dans les cinq parties du monde, des agents chargés de recueillir un double exemplaire, l'un mort, l'autre vivant, de toutes les espèces, de toutes les familles, de toutes les variétés de canards, connues et inconnues. Le Tasmanien, trés-fort en ornithologie, parlait un peu français, et j'aimais mieux l'écouter que de cau- ser avec les autres convives. Il m'énuméra ses tra- vaux et me dit avoir exécuté le périple entier de l'Aus- tralie et celui de la Nouvelle-Zélande, qu'il achevait à cette dernière station, toujours en voyageant pour la partie des canards. Il avait déjà expédié à son lord d'Écosse plusieurs caisses et plusieurs cages de pal- mipèdes empaillés et vivants, et il comptait rendre bieutôt visite au capitaine Jay, pour s'informer com- bien coûtait le fret de l'Asie. Je l'aurais eu pour com- pagnon de route, s'il m'eût été permis de quitter le port Cooper trois jours auparavant, ear il revenait aujourd'hui même d'une excursion au lac du Jade vert. Je lui demandai s'il avait pu se procurer des ¢chan- tillons de l'oiseau sans ailes, de l'apteryx, qui est en petit ce que furent en grand les dinornis du temps jadis; ces dinornis, grands comme quatre fois les plus grandes autruches d'Afrique, c'est-à-dire ayant 90 LES BALEINIERS NS au moins huit mètres de hauteur prise sur le dos, quatorze ou seize mètres des pattes au sommet de la tête, le cou tendu; vingt-cinq autres mètres de long depuis l'extrémité du bec jusqu'au croupion, et né- cessairement une circonférence proportionnelle! Ah ! le bel oiseau ! Mais il ne volait pas... Notre apteryx contemporain ne vole pas non plus ; il est manchot comme Fantassin, notre aimable pingouin que vous connaissez. Le créateur de toutes choses s’est dis- pensé de lui donner les facultés complètes du vola- tile, puisqu'il n’en a pas besoin pour rechercher sa nourriture. Son- bec long et pointu, véritable instru- ment de bécasse, lui permet d’extirper les. vers du fond de la vase des lacs qu'il fréquente. Il est gros comme une oie, et son plumage est roux ; les conser- vateurs des musées d’Europe en faisaient jadis grand cas, à cause de sa rareté. Dumont-d’Urville acheta un seul individu de cette espèce au prix de trois cents francs. Mon naturaliste répondit dédaigneusement que, l’apteryx n'étant pas un canard, il n'avait pas à s’en occuper. Ce personnage, dont quelques verres de porto avaient délié la langue, se leva tout à coup de table et disparut comme une ombre. Les autres convives parlaient commerce, Evangile et politique; l'ennui me prit ; je sortis de la salle et me mis à errer sur le préau devant la ferme. Une grange illuminée attira mon attention. Je voyais le foyer petiller à travers la porte. J’entrai par curiosité et pour me chauffer, et je fus agréablement surpris de trouver à mon Tas- manien. Cette grange servait ordinairement d'atelier le jour et de lieu de veillée le soir, Mon naturaliste paraissait très occupé. Une dou- zaine de femmes et d'enfants et trois ou quatre hommes avaient déserté le foyer et entouraient le Tasmanien, qui se tenait penché vers un Mahouri as- sis sur une souche. D’instant en instant, le Tasma- nien se redressait et montrait aux sauvages un objet qu'il tenait délicatement entre le pouce et l'index; et les sauvages riaient et criaient : « Kapai! kapai! » Curieux de connaître ce qui se passait dans le groupe, je m’approchai. Un paquet d’étoupes flamboyant dans une grande coquille de moule pleine d'huile éclairait la scène, Et que vis-je alors, grand Dieu! Je vous le donne à deviner en cent, en mille et en cent mille, — Je vis le naturaliste qui arrachait une dent à un Ma- houri assis devant lui, puis une seconde dent, puis une troisième, une quatrième, une cinquième, une sixième, enfin toutes les canines et les incisives de la mâchoire supérieure... et l'on aurait dit que l’arra- cheur de dents opérait sur un cadavre, tant le Ma- houri, la tête rejetée en arrière et la bouche baveuse de sang, gardait stoiquement une immobilité silen- cieuse. Ah } il était bien digne de montrer, ciselé dans la peau de sa figure, un épais tatouage, symbole de courage et de résignation dans la douleur, celui qui, sans trahir ses souffrances, supportait un pareil mar- tyre. Après lui, un autre Mahouri prit place sur la sel- lette, et ses dents tombèrent ; puis vint le tour d'un troisième, auquel succédèrent quelques femmes. — Ah! me disais-je, ils ont done tous les dents gâtéest Je croyais cependant leur avoir vu une magnifique dentition! Le bourreau, comme s'il n'eñt pas été las d'extir- per tant de canines et d'incisives, essuyait impiloya- blement son davier et quétait encore du regard de nouvelles victimes; mais, voyant bientôt que nul pa- tient ne se détachait du groupe, il enfouit dans un petit sac de peau sa récolte et se prépara à quitter la grange, me laissant tout ébahi et fort indigné. Evidemment, ces Mahouris ne se fasiaient pas tra- vailler ainsi la mâchoire par suite de carie; — pour- quoi donc alors? Etait-ce par plaisir? singulière jouis- sance! ou bien par coquetterie? — Non; les plus beaux hommes et les plus belles femmes, le grand monde, l'aristocratie d'Oéteta, du port Olive et d’A- karoa, etc., etc., ne se font pas bréche-dents pour obéir à la mode. Et lui, le naturaliste dentiste, pourquoi opérait-il sans nécessité, sans urgence ? Etait-ce dans le but de se faire la main, de s’entretenir le coup d'œil, et de parvenir aux extrêmes limites de la prestesse et de l'habileté ? Non, non, car alors il ferait fi des dents qu’il vient d’arracher et les abandonnerait R où elles tombent, tandis qu’au contraire il les recueille avec sollicitude et les compte avant deles emporter. Mon confrère de l'Angélina, s'il n’était pas de- meuré à tosler avec les autres convives, me donue- rait peut-être le mot de cette énigme. Et j'allais aller le lui demander quand mon tayo s'élança au milieu du cercle, et, arrétant le Tasma- nien, qui partait, ouvrit démesurément la bouche et lui montra un magnifique clavier de dents plus blan- ches que l'ivoire le plus blanc. Mon étonnement redoubla. Lui aussi, le tayo, qui croquait si lestement une galette de biscuit sans la faire d'abord ramollir dans l’eau, il voulait désarmer ses maxillaires. Ah! quelle rage de dents les a tous pris, les malheureux ! Les a-t-il donc ensorcelés, cet homme aux canards? Que leur donne-t-il, que leur promet-il en échange des douleurs qu'ils endurent et de la dévastation de leur bouche? Le marché ne se conclut pas sans longues diseus- sions entre l'Anglais et le tayo. Ge dernier débaitait ses intérêts comme un bas Normand débattrait les siens. Je ne comprenais pas un mot de leur dialogue; mais, à leurs gestes, je devinais que le motif principal de cette polémique était la fixation du prix de chaque dent. L'un offrait tant; l’autre demandait tant, Si l'a- cheteur consentait à une hausse de prix, le vendeur rognait de ses prétentions, mais peu, bien peu, très peu... Des deux côtés il y eut des concessions, et on finit par s'entendre : l'Anglais, toutelois, ayant monté beaucoup plus que ne descendit le Mahouri. Je n'avais plus aucun doute sur la nature de cet honnête trafic. I se faisait ici une traite d'un autre genre que la traite de l'ivoire d'éléphant à la côte d'A frique. Une traite d'ivoire humain | Le dentiste, prêt à opérer, appuyait done sa large main sur l'épaule du tayo pour le faire asseoir devant lui et lui entr'ouvrait déjà les lèvres, du pouce de la main gauche, quand le tayo, subitement atteint d’un accès de méfiance, se redressa, se dégagea des grilles du Tasmanien, et exigea que le prix de ses dents lui fût compté à l'avance, Le Tasmanien refusa d'abord de payer par antici- pation, alléguant qu'il solderait ce nouveau client le lendemain matin, en même temps que ses autres compatriotes, Mais le tayo tint bon, et mvoqua mon témoignage pour prouver que, dès le lendemain avant le point du jour, il quitterait la ferme avee moi. Il fal- LES BALEINIERS 91 VE ee le Jait donc aller lui chercher ce qu'il exigeait avec tant d’opinidtreté, car il avait de si belles dents, que le ra- coleur se fût bien donné de garde de laisser échapper une telle aubaine. Je fus alors témoin d'une scène où l’enfant de la nature en remontra à l’homme de la civilisation. Le tayo vendait ses dents pour une certaine quan- tité de poudre de chasse; une écaille d’huitre dix fois pleine de poudre lui serait livrée en échange de cha- que dent. L’Anglais apporta donc dans la grange un petit ba- ril de poudre, et commença à mesurer les quantités convenues. Le tayo suivait tous ses mouvements d’un œil avide et scrutateur, et lui arrétait le bras chaque fois qu'après avoir rempli l’écaille de poudre, il voulait la verser dans la calebasse du Mahouri; le tayo y faisait ajouter encore de la poudre, et passait par-dessus un petit morceau de bois à l'instar des mesureurs de froment. Une fois les dix premières écailles pleines, accep-: tées, l'Anglais, sans doute pour se venger du peu de confiance qu’on lui témoignait, déclara qu'avant de continuer à livrer sa marchandise, il voulait arracher une dent. Le tayo se trouva pris. Son adversaire avait rai- son, il le sentait. Aussi, après un instant de réflexion pour découvrir quelques moyens dilatoires, vint-il s'asseoir piteusement sur la fatale sellette. Et j’enten- dis le fer du davier crépiter le long de ses dents... C’en était fait, elles allaient tomber... et tomber len- tement une à une. Mais, inspiration soudaine! le sauvage se releve tout à coup, repousse l'Anglais, et, souriant comme sourit un plaideur qui vient de dé- couvrir une fin de non-recevoir, saisit une pincée de Ja poudre qui était livrée comme poudre de chasse, étend cette pincée dans le creux de sa main, et en examine attentivement la granulation, en se rappro- chant sans trembler du foyer d’étoupes qui éclaire la grange; puis, s’éloignant du feu, il souffle fortement avec sa bouche sur cette poudre qui s'envole, et, pre- nant une pose majestueuse d'indignation, s'avance en face de l'Anglais et lui montre une grande tache noire qui remplit le creux de sa main, tandis que la poudre n'y est plus. Cela voulait dire qu'on leur vendait de la poudre à canon qu'on avait écrasée pour lui donner l'appa- rence de la poudre de chasse. Un cri d'indignation retentit dans le groupe des Mahouris, et les femmes, comme des furies, s'élan- cèrent vers le Tasmanien, qui batlit en retraite et s'esquiva, poursuivi par leurs clameurs, Le tayo gesticulait, pérorait et semblait les convoquer à Ja vengeance. Mais ils n'étaient ici que trois ou quatre hommes, et n'auraient pas eu beau jeu en attaquant Ja colonie, M. Deen, prévenu par le fuyard, intervint aussi- tôt et harangua les mécontents, I fit et dit si bien qu'ils se calmèrent, et regardèrent comme erreur ce qui était vraiment une fraude, Un domestique euro- péen se dévoua et encourut publiquement les repro- ches de son maitre pour s'être trompé en prenant dans ls magasin un baril de poudre à canon au lieu d'un baril de poudre de chasse. Les Mahouris ont appris à leurs dépens à connai tre la qualité des poudres, et, comme vient de le dé- mon'rer le (ayo, ils ont une pierre de touche, Si la poudre est de bonne qualité, sises granules, quoique trés-fines, sont entières, elle ne macule pas le creux de la main, et un souffle la balaye tout entière, Le contraire a lieu si l’on expérimente avec de la poudre à canon, dont les gros grains ont été écrasés sur une feuille de papier, à l’aide d’une bouteille faisant cy- lindre, méthode que j’employais souvent moi-même quand les munitions me manquaient. Comme ils sont changeants et inconstants, comme ils passent facilement des larmes aux rires, de l’ex- trême méfiance à l’extrème confiance, ces grands en- fants de Mahouris | Le dentiste, qui ne se rebutait pas pour si peu, ap- parut de nouveau parmi eux, mais cette fois-ci avec un baril de poudre véritablement poudre de chasse. Et le tayo, après avoir échangé sa première livrai- son contre une nouvelle, reprit place sur la souche. La cupidité de l'acheteur et du vendeur me cau- sèrent alors un tel dégoût, que je résolus de m’oppo- ser à ce commerce. J'avais pris le tayo à mes gages; je l’avais enrôlé vigoureux, bien portant et jouissant de toutes ses facultés; j'étais donc en droit d'exiger qu'il remplit ses engagements sans qu'il lui fût per- mis de se défaire volontairement de tel ou tel moyen d'action. Or, perdant ses dents, il perdait la faculté de se nourrir de nos viyres pendant cette excursion; car nos vivres, vous le savez, étaient durs et difficiles à mâcher, et, en ne se nourrissant pas suffisamment, il ne pouvait résister aux fatigues d’un long voyage à travers les montagnes. Que ferions-nous ensuite sans guide? Et puis ne risquait-il pas d'être attaqué, dès demain matin, d'une énorme fluxion qu'il au- rait, du reste, bien méritée, mais qui ne faisait pas notre compte, puisque nous n’aurions pu continuer notre roule. — Tayo, je veux que tu gardes tontes tes dents, m'écriai-je en m’ayancant sur lui. Et yous, mon- sieur, dis-je à l'Anglais. épargnez, je vous prie, la mâchoire de ce pauvre diable. Le tayo, qui ne comprenait pas mes paroles, com- prenait fort bien ma pantomime. et répliqua par un signe qu'il avait plus grand besoin de poudre que de ses dents pour vivre. Et l'Anglais répondit grave- ment qu'il ne violentait pas cet homme, que cet homme avait son libre arbitre que nous devions res- pecter, et qu'il allait opérer, puisque cet homme de- maudait l'opération. Je calculai aussitôt que mes tentatives ne seraient couronnées de succès que si j'offrais au tayo une surenchère du prix de ses dents. — Tayo, si tu veux garder tes dents, je te donne ta pleine calebasse de poudre fine, de la vraie poudre de la république française... le veux-tu? Voyons, lève-toi, et songes-y bien, tu auras, à notre retour, À bord de l'Asia, ta grande calebasse, oui, ta grande calebasse toute pleine de poudre... Et je te promets, en plus, de te laisser charger dix fois ton fusil ayec ma poudre. Le sauvage hésita, sourit, puis se leva, s'éloigna de l'Anglais quand il vit que je levais la main droite en signe de serment. — Monsieur, dit l'Anglais vexé, ce que vous faites n'est pas cordial; vous ignorez, sans doute, qu'outre la mission de naturaliste qui m'est contice, j'ai aussi mandat de recueillir des dents pour le compte de la maison Wils and Son's de Regent street, le plus 92 LES BALEINIERS eS célèbre physicien dentiste de la Grande-Bretague. — Eh! que m'importent vos dentistes physiciens de Regent street? Puisque vous invoquiez tout à l'heure le libre arbitre de ce Mahouri pour lui arra- cher ses dents, moi, je l’invoque à mon tour pour qu'il les conserve. Mon confrère et deux ou trois autres personnes, qui avaient suivi M. Deen dans la grange, au moment où il était venu calmer la colère des Mahouris, s’in- terposèrent entre le Tasmanien et moi, et, grâce à leurs bons offices, il n’y eut pas pour le moment de concours ouvert entre la boxe et la savate. - On croira peut-être que ce que je viens de racon- ter doit être mis au rang de ces épisodes dont l’ima-— gination et le caprice du voyageur émaillent le récit souvent monotone des pérégrinations. Non, non, rien n’est plus vrai. Beaucoup de dentistes anglais, au lieu de pétrir, de composer des dents artificielles avec des substances imitant plus ou moins bien la substance dentaire, préfèrent employer des dents na- turelles, et, comme nul être humain ne les a plus blanches, plus saines que le cannibale de la Nou- velle-Zélande, ils ont là-bas des agents chargés de défricher pour leur compte les mâchoires mahou- riennes. Certes, plus d’un grand personnage, lord ou lady, ne sait pas encore d’où lui viennent les dents du ra- telier qu'il a payé au poids de lor; et, s’il venait à le savoir, je ne serais pas étonné que son imagination s'égarât au point de lui faire prendre pour des fibres de chair humaine celles que le tooth pick extrait, après diner, d’entre leurs interstices. Les convives reprirent place à table, mais les cau- series et les toasts ne revinrent plus. Ma dispute avec le Tasmanien avait mis du froid et de la contrainte dans la société. D'ailleurs, il se faisait déjà tard. Nous allâmes donc dormir dans de bons lits, après avoir ordonné au tayo de nous ré— veiller dès quatre heures da matin. Dès avant l'aube, le tayo déclamait et gesticulait entre nos deux lits, et, comme alors je dormais plus solidement que je ne dors aujourd'hui, il lui fallut beaucoup d'éloquence pour me réveiller, et pas mal d'efforts pour me faire déraper de ce fond de laine et de plumes où je metrouvais si bien ancré. La veille, nous avions dit adieu au maître de la maison et aux convives, qui ne devaient plus s'en souvenir, car les tostes à l'Angleterre font perdre la mémoire. Nul devoir de politesse ne nous retenait done à la ferme, et, aussitôt levés, nous partimes aler- Les et ragaillardis par un verre de gin que le maitre d'hôtel de M, Deen nous offrit en échange du pour- boire habituel, Y Lechien du tayo ouvrait la marche; le tayo suivait sou chien ; [leuoque suivait le tayo, et je suivais He- noque, Notre caravane manceuyrait ainsi, car nous (lions obligés de tenir un étroit sentier, tracé entre les champs de blé et d'avoine et un morceau de forêt impénétrable, que la hache et le feu n'avaient pas attaqué, et qui protégeait les plantations contre le vent du nord-est, lequelcharrie des nuages de sable eulevés aux bas-fonds de l'isthme. Nous atteigni- mes cet isthme après une heure de marche, et il nous fallut encore une heure au moins pour le tra- verser, La tâche était rude : tantôt nous enfoncions dans ce sable jusqu'aux genoux, tantôt nous trébuchions sur des bancs de coquilles sèches et friables que broyaient nos chaussures; la marée lançait sur la grève ses immenses rouleaux d’écume; l’embrun se condensait sur nos vêtements en une poussière blan— che et saline; les procellaires, effarés, s’envolaient au large, et une brise froide et âpre nous faisait courber le dos et croiser les bras sur nos fusils, à mesure que nous avancions sur ce trait d’union qui relie la péninsule à la grande terre de Tavai-Pounamou. On s’étomnera peut-être de ce que je ne profitai pas de la circonstance pour ramasser des coquillages; mais on ne sait pas que ces magnifiques porcelai- nes, ces lyres dont la spirale se termine en un fin diamant, ces coquilles de Vénus à conque si cha- toyante, ces casques aux teintes rosées, aux reflets d'aurore et de soleil couchant, toutes ces merveilles enfin de la conchyliologie, que le savant collectionne avec tant d'amour, et que nous plaçons comme des fleurs au milieu des chinoiseries de nos étagères, on ne sait pas, dis-je, qu'on ne les recueille jamais sur le sable des plages. Celles que le flot y abandonne n'ont aucun prix; elles sont roulées, pour me servir du mot technique. L'animal qui a secrété les émaux de son enveloppe est mort depuis longtemps; l'éclat de ces émaux s’est terni sous l’incandescence des rayons solaires, et le bijou marin s’est usé aux ballo- tages du flux et du reflux, au frottement continuel des graviers et des vagues. Le véritable coquillage, celui que nous admirons, a été recueilli vivant dans les profondeurs de la mer, ou entre les roches qui le protégeaient contre les in- fluences atmosphériques. Tant s’en faut alors qu'il révèle à travers les eaux bleues ou vertes les splen- deurs de sa robe : une couche de limon, une sou- quenille de mousses et de filicules l'enveloppent, et il n’est beau que lorsque la main de l'homme le net- toie et le démasque. ; Nous ne devions done pas perdre notre temps à ramasser des coquilles défuntes. Un naturaliste stu- dieux aurait pu cependant se livrer à la recherche d'espèces inconnues jusqu'alors ; mais nous étions plus vagabons que studieux, et nous passimes.., Le tayo seul s’arrétait de temps en temps pour cher- cher dans le sable de petits morceaux de bois pa- reils à ceux qu'il avait recueillis la veille. On a reproché à Cook d'avoir indiqué sur ses cartes la péninsule de Bank comme étant une île. Mais qui nous prouvera que ce grand navigateur a mal tenu son journal, et que, de son temps, la mer ne recouvrait pas cette langue de sable qui n'est élevée au-dessus du niveau de l'Océan que dun mètre, un mètre et demi à peine? La mer, sur certains points des côtes de France, se retire chaque année de plusieurs centimètres ; il ne lui a donc pas fallu bien longtemps pour transformer ici une fle en presqu'ile. Arrivés sur la grande terre, nous pénétrimes dans la région des montagnes en nous dirigeant au nord- nord-est, La plaine qui sépare les montagnes de la mer est très-étroite et boisée, et n'est sans doute qu'un des plateaux de ces Alpes antipodiques, dont la base est submergée. Au pied de ces montagnes aussi majestucuses que les Pyrénées, je me serais cru dans la vallée de Grip, en route pour lé Tourmalet : mêmes accidents de LES BALEINIERS 95 0 terrain; une vallée profonde, et un Adour qui en suit la pente; partout des rochers, des forèts et des landes. Mais les fougères se sont substituées aux sa- pins, et le cèdre à feuilles d’olivier, les koudi mons- trueux et le buis géant toujours vert, remplacent les platanes, les bouleaux et les chênes du midi de la France. La neige elle-même ne manque pas au paysage; ce qui lui manque, c’est la couleur du lambeau de terre remué par la béche et la prairie conquise sur la lande; c’est la fumée d’une chau- mière, c’est la vie. Le guide nous conduisit le long de la crête d’une profonde vallée; nous n’avancions qu'avec peine au milieu des broussailles et des hautes herbes, et il fallut faire un long détour pour pénétrer dans une autre vallée perpendiculaire à celle-ci, afin d'éviter les premiers contre-forts de la montagne, que nous n'aurions escaladés qu'avec peine. Notre première halte eut lieu vers dix heures, après avoir traversé le torrent qui me rappelait ’Adour et qui, grâce au ciel, était alors presque à sec. Nous remontimes sur les hauteurs, et nous nous arrêtämes près d’un petit bassin formé par la chute d'un filet d’eau. Un rocher tapissé de capillaires sur- plombait au-dessus de nos têtes et nous garantissait du vent, De là, assis sur une épaisse moquette de mousse, nous pouvions contempler à la fois, et la vallée que nous venions de quitter, et celle que nous allions côtoyer. Cette dernière, plus étroite, plus sauvage que la première, n'était, à proprement parler, qu'une gorge, qu'une déchirure du granit des montagnes; un horizon sans borne apparais- sait au fond de la perspective, et, si jamais la civi- lisation établit des rapports entre les habitants de la côte orientale et ceux de la côte occidentale de Tayai-Pounamou, le chemin de fer devra passer par là. En attendant que le bruit des locomotives bon- disse, répercuté par les échos de ces solitudes, mon fusil troubla cet éternel silence en abbattant un gros coq de bruyère qui, monté sur le tronc d’un arbre mort, se prélassait au soleil et se rengorgeait volup- tueusement à mesure que les caroncules de son cou s’injectaient de sang. Ces caroncules, placées de cha- que côté de la tête comme une paire de favoris, sont pour le coq de bruyère de Zélande ce que la crête est pour notre coq domestique, Le tayo, qui avait allumé du feu sous l'auvent du rocher, ne voulut pas se charger de faire rôtir le coq. Je l'ai déjà dit, il n'y a que les koukies, les esclaves, qui fassent la cuisine, et le tayo n’est pas koukie ; il n'est cependant pas un vrai rangatira, mais il en a l'orgueil, Un prisonnier de guerre zlandais, con- darané à faire la cuisine du vainqueur, préfère mou- rir... Aussi, l'homme de notre bord le plus méprisé par nos amis d'Oéteta était-il le maître coq. Henoque pluma et vida le gibier, tandis que, moi, j'installais une broche avec manivelle, Voici ma ma- nivelle: deux fourchettes de bois sont fichées en terre de chaque côté du foyer; le gibier est embro- ché par une branche de bois, et cette branche est placée sur les deux fourchettes, de manière que la viande ne soit pas trop éloignée du feu, A la grosse extrémité de la branche, on attache à angle droit, à l'aide d'un cordonnet d'herbes ou d'un fil caret, un morceau de bois ; un autre morceau de bois est atta- ché à ce dernier toujours à angle droit, mais alors dans un sens parallèle à la broche; la manivelle est faite et l’on tourne. Le tayo était émevreillé de notre adresse; il ne connaissait pas ce procédé, et eût fait cuire le coq enveloppé de feuilles et couvert de cailloux rougis au feu. — Nous, nous préférions le rôti. Nous ne restâmes pas longtemps au repos, crainte de nous engourdir les jambes. Le temps, d’ailleurs, était froid et la mousse humide. Le tayo, avant de partir, plaça au milieu des tisons deux ou trois petits morceaux de ce bois qu’il avait ramassé dans le sable. Je iui demandai pourquoi. Il ne répondit pas. C'était assez son habitude quand il nous ménageait une sur- prise. Je lui demandai aussi dans quel endroit il comptait nous faire passer la nuit. Nous savions pertinemment qu'il n’y avait plus sur la route une ferme comme la ferme de M. Deen, mais nous espérions du moins rencontrer quelque village ou tout au moins quelque hutte abandonnée. Là, enveloppés dans nos couvertures, nous dormi— rions plus confortablement qu’à la belle étoile. Au reste, il nous avait fait entendre par signes, avant le départ, que nous aurions un abri pour la nuit: était- ce l'abri d’un arbre, d'un rocher, d’une cabane? Henoque , à mesure que la journée avançait, s'inquiétait beaucoup plus que moi de notre rési- dence nocturne. Ce voyage à pied, par monts et par vaux (c’est le cas de le dire), car nous ne suivions aucune route tracée, celte escapade de touristes à travers les solitudes presque vierges de la Nouvelle- Zélande, souriront peut-être à l’imagination de plus d’un de nos lecteurs. Mais, pour moi, c'était encore une désillusion à ajouter à toutes mes désillusions de juif errant. Le sol, tantôt obstrué de lichens, de lycopodes et de plantes folles, tantôt boueux comme un marais, tantôt rocailleux comme le lit d’un torrent, ne nous permettait de progresser qu'avec peine. Un ciel gri- sâtre et nébuleux, sans nul rayon de soleil qui l'illu- minât, pesait sur nos têtes, et le vent qui s'engouf- frait dans les ravins et secouait lugubrement les forêts dont nous suivions la lisière, nous attristait comme le mistral attriste les riverains de Provence. Faites donc de l'histoire naturelle, étudiez done cette flore qui ne ressemble à nulle autre flore des continents connus; émerveillez-vous done à chaque pas devant la bizarrerie de cette nature antipodique, qui déjoue toutes les règles, tous les principes admis dans les méthodes de nos savants ; collectionnez donc des fleurs,des graines, des insectes, des oiseaux, des reptiles, — abrutis que vous êtes par la fatigue et le froid, Vraiment, je me croyais alors condamné à fournir une étape au milieu de la province la plus prosaique de France, Et cependant que de trésors s'oflraient à ma vue et que de précieux contrastes j'eusse pu observer en- tre la flore zélandaise et la flore européenne. lei, le nombre des espèces cryplogames est le double des phanérogames, et, quand les fleurs de nos champs et de nos jardins sont annuelles, ici les mêmes flours sont vivaces, et, à température égale, traversent sans se flélrir, sans mourir, la période de Vhivernage. Voilà des orchidées qui seraient les reines de nos parterres ; voilà des géraniums aux fleurs tristes et 9% LES BALEINIERS ED sans éclat, mais si parfumés d’ambre, que, dix mois après, le manteau dans les plis duquel j'avais caché quelques-unes de leurs feuilles, était encore imprégné de leurs suaves odeurs. Je me baisse et j'arrache de dessus un plateau de genêts mousseux une touffe d'herbe que je froisse entre mes doigts, et je croirais que je viens de trem- per mes doigts dans une liqueur musquée. Et les sy- nanthérées, les labiées remplissent l’air de vives sen- teurs, comme pour corriger les émanations de la clé- matite fétide, particulière à ces contrées. Si je ne craignais d'être taxé de mensonge, j'oserais dire que j'ai trouvé sur le bord d’un fourré des véroniques li- sneuses et arborescentes, des églantiers à roses ver- tes, oui, à roses vertes, bien vertes, non à cause de la mousse qui les recouvrait, mais vertes naturellement. J'ai coupé des boutures de cette espèce d’églantiers pour les naturaliser plus tard en France. Mais, en ar- rivant au Havre, mes boutures étaient devenues aussi sèches qu'un vieux sarment de vigne. En écrivant mes souvenirs, je lis dans le Siècle, numéro du 13 mai 1855, qu'un floriculteur de Manuheim vient d'ob- tenir des roses vertes. Peut-être a-t-il fait venir de Tayai-Pounamou des boutures d’églantier. Mon ancien professeur, Achille Richard, ainsi que plusieurs naturalistes anglais, ont publié de grands travaux sur la végétation de la Nouvelle-Zélande, M. Raoul, chirurgien-major de la corvette l'Aube, a ajouté à leurs catalogues neuf cent vingt nouvelles espèces, et la mine n’est pas encore épuisée, tant s'en faut. J'ai vainement cherché dans les œuvres de ces messieurs la description de nombreuses essences qu’on rencontre à chaque pas, et dont les naturels me signalaient l'importance, comme bois d’exploita- tion et d'exportation : tels que le toujou-toupou, es- pèce de manglier, le maé-06, le maido, le miro, le poutou-kawa, le taraï-da, toutes espèces de haute venue à tige droite, à contexture tine et serrée, et bonnes, soit pour la mature des navires, soit pour les charpentes, soit pour lébénisterie. Ces genres difièrent entièrement des genres dacrydium et podo- carpe auxquels appartiennent les plus grands arbres des forêts, et que l'on connait le mieux. Le koudi, au tronc droit et sans branches jusqu’à plus de qua- rante mètres de hauteur, et qui fournit une gomme verte que nous devions voir à l'Exposition univer- selle de l'Industrie; le karaka, grand arbre touffu à feuilles d'oranger et à fruits en olives. M. Deen ré- colte ces fruits et essaye de les conserver comme on conserve les olives en Provence. Il espère réus- sir. Les Anglais exploitent depuis longtemps les foréts de Vile Nord, Le tour de celles de Vile Sud vien- dra, et les coupes en seront longtemps inépui- sables, ” Un peu de culture civiliserait les légumineuses, et rendrait domestiques et nutritives une foule de plantes et de racines indigènes, telles que le panax simplex où navet sauvage, le lepidium olearum (cé- leri sanvage) que les naturels nomment nai-puto; le tétragohia expansa où épinard : la criste marine, qui rampe sur les collines au bord de la mer, et que M. Raoul nomme leucopogon bellignanus, en l'hon- neur de M. Belligni, le consolateur des anciens co- lons français d'Akaroa, Cette criste marine, dont les Uges rampantes sont recouvertes d'appendices sem- blables aux cornichons, forment, confites dans le vi- naigre, un de ces condiments que les Anglais dési- gnent sous le nom de pikle. Mais j'abuse de votre patience ayec ma botanique, Passons outre, XXXIV LA DERNIÈRE BALEINE Depuis une heure, nous avions quitté le défilé qui s'étend d'une mer à l’autre, et nous obliquions à gauche en gravissant la montagne. Déjà des bancs de brume nous enveloppent et la pluie nous menace. La mélancolie d’Henoque me gagne. Je me repens d’avoir entrepris ce voyage, qui ne réalise pas mes rêves d’aventurier, et je regrette la monotonie des soirées de I’ Asia. Mais que faire? Reculer? Nous ne saurions où passer la nuit. — Avancer? Oui, avançons, puisque le tayo, toujours alerte, toujours gai, nous promet un gite sclon nos souhaits. Nous en étions à l'ascension d’une pente rapide, qu'une avalanche de roches brisées et concasstes avait rendue presque impraticable, et nous marchions de front, car il y eût eu danger à nous suivre les uns les autres, le dernier de la bande pouvant à chaque instant être atteint par les rochers mobiles qui rou- laient sous nos pieds. La montagne, aussi loin que noire vue s’étendait au-devant de nous, était nue, dépouillée de végétation, et divisée en plusieurs gra- dins par d'immenses assises de granit parallèles entre elles, et, à chaque gradin, il fallait faire œuvre des mains aussi bien que des pieds pour escalader la bar- rière; et, la barrière escaladée, nous en apercevions une autre, et puis une autre encore, que nous croyions être la dernière, et qui ne l'était jamais. Ceux qui ont couru les Pyrénées me comprendront. On croit toujours être sur le point d'atteindre le som- met de la montagne dénudée qu'on essaye de fran- chir. On calcule le temps et l'espace; mais l'espace et le temps se raillent des calculs, et le but désiré s'é- loigne à mesure qu'on en approche, Le tayo nous indiquait de la main un bouquet d'arbustes, unique massif de verdure attaché aux flanes de cette infernale montagne. fl nous le mon- trait avec insistance, et, plaçant la paume de sa main sur son oreille droite, puis penchant la tête et fer- mant les yeux, semblait nous dire que RÀ-haut était le bois sacré où nous trouverions nos lits. — Allons, camarade, encore un coup de collier, encore une traite, encore un quart de lieue, cent pas encore. Le soleil doit être bien près du niveau del'O- céan, Nous n'avons même pas la consolation, en le- vant la tête, de saluer ses derniers rayons, qui rougi- raient le sommet de la montagne, si le firmament couvert denuages ne nous boudait pas... Hatons-nous donc! — Mais cette auberge n'a pas d’enscigne, disait Henoque. — (Qui sait ? répliquai-je. Quelque philosophe 2é- landais s'est peut-être réfugié R-haut dans cetle oasis, d'un désert de pierres, et nous ne voyons pas sa chau- mière, masquée sans doute par le louillase, Tiens! le ruisseau qui descend dans cette rigole semble sortir du fourré. Nous aurons du Moins de l'eau fraiche à volonté, si nous n'avons pas de li. LES BALEINIER: 95 RL ee rere err nee ee ee re a Henoque poussa un gros soupir de résignation. La conversation s'arrêta, et nous atteignimes en silence le bouquet d'arbres, autour duquel, avant d’y péné- trer, le tayo tourna jusqu’à ce qu'il eût rencontré des branches cassées d’une certaine façon. Ces branches indiquaient l'entrée du fourré, partout ailleurs impé- nétrable, et nous nous engageâmes aussitôt dans un sentier très-étroit, mais parfaitement battu. Ce bois, qui nous paraissait si petit du bas de la montagne, semblait s’agrandir démesurément depuis que nous avañcions dans son intérieur, et se développait au loin, masqué par un accident de terrain. Le chien du tayo, qui connaissait les détours, dis- parut en avant, et le tayo joyeux; gambadant, frap- pant des Mains et roucoulant des phrases incompré- hensibles, nous invitait à hater le pas. Tout à coup nous nous arrétames au pied d'une muraille de ro- chers 4 pic d’une cinquantaine de pieds de haut. Le sentier n’allait pas plus loin, et même on n'aurait pu comprendre pourquoi il conduisait jusqu'ici, sans trois ou quatre cèdres qui avaient grandi au bas de cette muraille, et dont les troncs, en- taillés de distance en distance, pouvaient servir d'échelles. Le Mahouri, leste comme un chat, s’élanca d’une entaille à l’autre, et, parvenu à la dernière, enjamba le vide, et, prenant pied sur une plate-forme que nous ne pouvions découvrir d’en bas, se pencha vers nous et nous fit signe de le suivre. Henoque, plus fort en gymnastique que moi, répondit à l'appel, et, arrivé près du tayo, m'annonça qu'un magnifique palais nous abriterait cette nuit. Était-ce fatigue, était-ce crainte de choir, était-ce manque de souplesse des reins ou impuissance des muscles des bras? Je ne sais: toujours est-il qu'une fois le pied sur la premiere entaille de l'arbre et les mains au niveau de la seconde, je ne pus me hisser plus haut et retombai lourdement au pied du cèdre. Il riaient, eux, du sommet de leur gran- deur; ils riaient de ma tentative d'invalide, et le ro- quet, lui aussi, comme pour me narguer, jappait après moi de toutes ses forces. Evidemment, je me sentais incapable de conquérir une hospitalité qui m'était offerte comme on offre une timbale d'argent au sommet d'un mât de Cocagne, et jé ne voulais pourtant pas me morfondre toute la nuit loin de mes compagnons, non pas même à la belle étoile, mais arrosé par une pluie qui commençait déjà à tomber, glaciale, fine et serrée. Les aboiements du roquet me sauvèrent, Je calculai judicieusement que cet animal avait dû, pour arriver -haut, pren- dre ane route autre que celle d'Henoque et du tayo, et j'en conclus que je devais chercher à la découvrir, espérant passer là où il aurait passé, Je cherchai done. A droite, la muraille de rochers s'étendait indéfini- ment, et toujours à pic et nue, ou tapissée çà et Id d'épais buissons plantés dans les fissures et de supple- jack, lianes immenses. Il fallait renoncer à prendre celte divection, A gauche, c'était différent. La falaise donot peu à peu de hauteur et se transformait en talus de terre recouvert de broussailles et parcouru par le ruisseau dont j'ai déjà parlé. Le lit de ce ruis- seau me sembla praticable; j'y entrai et commeneai mon ascension; il faisait déjà presque nuit, et j'au- rais pu m'égarer; mais mes compagnons, pour me guider, mélérent si bien leurs voix à celles du chien, que je ne tardai pas à les rejoindre. Notre palais de nuit, c'était une grotte, une grotte creusée par la nature et agrandie par la main de l'homme, Le feuillage des cèdres en masquait l’en- trée, qu'on ne pouvait reconnaitre du dehors, tandis que, de l’intérieur, on découvrait au loin toute la contrée environnante, Il existe à la Nouvelle-Zélande beaucoup de ca- vernes semblables où les femmes, les vieillards et les enfants d’une tribu en guerre se réfugient pour échapper à l'ennemi. Ces cavernes servent aussi d'embuscade ; leurs abords sont toujours difliciles et cachés, et la vigie placée à son entrée peut signaler tous ceux qui s’en approchent. Je me suis souvent mis à l'affüt pour tuer des colombes, dans une petite grotte à mi-côte du ravin boisé qui domine le village d'Oéteta. Un cours d’eau avoisine toujours ces cachettes, la plupart très-spa- cieuses. Le feu qu'on y allume est alimenté par un combustible qui ne donne pas de fumée, de sorte que ceux quis’y réfugient emmagasinent leurs provisions et peuvent y rester pendant des mois entiers, ou tant que dure la guerre. Tasman, qui le premier, visita la terre de Van-Diémen, parle de troncs d'arbres sur lesquels il remarqua des entailles semblables à celles qui servirent d’escaliers à mes compagnons. J'avoue que, dans les circonstances présentes, cette caverne était un véritable palais pour nous. Le tayo se hata de fourrager sur le talus que j'avais esca- ladé, et, bientôt après, un épais fagot de bois mort flamboyait sur la plate-forme en dehors du réduit, de sorte que la fumée, emportée par la brise ne vint pas nous asphyxier. Je n’ai pas lu une seule relation de touriste d’ou- tre-mer sans y retrouver la scène sempiternelle du sauvage qui frotte deux morceaux de bois mort l’un contre l’autre pour obtenir du feu. L'emploi du silex et de l’amadou a remplacé depuis longtemps cette méthode primitive. Le silex et l’amadou sont eux- mêmes distancés aujourd'hui, et le briquet phospho- rique et les allumettes chimiques se disputent la pré- éminence dans les gourbis d'Afrique, dans les wig- wams des Amériques et dans les pahs océaniens, Notre Mahouri donnait la préférence aux allumettes chimiques. Pour lui, chacune de ces petites aiguil- lettes était un véritable génie, et M. Lanacastels, le fabricant, un dieu, Mais il s’attristait en pensant que les boîtes qui les renfermaient n'étaient pas inépuisa- bles, et que, si les baleiniers ne revenaient pas tous les hivers visiter la péninsule, la disette d'allumettes se ferait bientôt sentir. Aussi gardait-il précieusement, enveloppés dans un petit paquet d'étoupe de phor- mium, une feuille d’agaric, une pierre à fusil et un fragment de l'acier d'une vieille lime. Quand les bûches du foyer furent réduites en char- bon, le tayo roula ces charbons dans l'intérieur de la caverne, au fond d'une anfractuosité du sol, et y ajouta quelques fragments de ce bois qu'il avait ra- massé la veille et le matin sur la plage. Je ne lui de- mandai plus alors pourquoi. Je vis ce bois devenir peu à peu incandescent sans fumée, et une douce chaleur rayonna dans toute l'étendue de notre re- paire. Ce bois qui brûle ainsi sans fumée, les Zélandais le nomment pate. (Les naturalistes n'ont pu le rattacher 96 LES BALEINIERS NLC LE EAA encore à aucune famille connue). Le pate est blan- chitre et friable comme le bois pourri. On le trouve par branches et par fragments échoués dans le fond des baies, sur le sable du rivage, ou enfoui dans les grèves. La marée l'y apporte et l’abandomne en se re- tirant, et les naturels, qui attribuent tout 4 la puis- sance de Mawi, leur Dieu-poisson, prétendent que cette divinité bienfaisante exploite exprès pour eux les forêts qu’elle possède au fond de l'Océan. Ce pate, alors que l’amadou, le phosphore et les allumeîtes chimiques ne leur étaient pas connus, leur procurait du feu par le frottement. Aujourd’hui qu'il ne remplit plus ce rôle, il en remplit plusieurs autres non moins importants : celui de brûler sans fu- mée, de dégager beaucoup de calorique et de secon- server incandescent un temps indéfini. Ainsi, quand nous reviendrons, demain ou après- demain, à l'endroit où nous avons fait rôtir notre coq de bruyère, nous n'aurons plus besoin de rallumer le feu. Le pate que notre tayo a jeté dans le foyer sera encore ardent, et, dussions-nous ne repasser par 14 que dans un mois, nous trouverions toujours des étincelles cachées sous ses cendres blanches et com- pactes comme les cendres d’un cigare, et conservant la forme qu'avait le morceau de bois avant d'être iis au feu. Je pense que le pate peut appartenir indistincte- ment à toute espèce d'arbres, et qu'il n’acquiert ses précieuses qualités qu'après avoir été longuement ballotté sur les grèves par le flux et le reflux des ma- rées. Alors il s’est dépouillé peu à peu de tous les principes propres aux végétaux en général, en s’im- prégnant sans cesse d’eau de mer; puis, à chaque fois que le retrait des marées le laisse à découvert sur la plage, cette eau de mer s’est évaporée aux rayons du soleil, etles phosphates, les chlorures, les iodites et les autres sels qu’elle contient sont restés attachés aux fibres ligneuses. Quand ces fibres brûlent à la façon de l’amadou, les sels marins se vitrifient sous leurs cendres et y conservent le feu un temps inde- fini, surtout si la combustion est garantie contre la pluie. Cette caverne, de forme presque circulaire, pou- vait avoir de dix à quinze mètres de diamètre, et le cintre de son entrée était masqué par le sommet touf- fu des cèdres. Le sol de l'intérieur était jonché de roseaux, de feuilles de typha et de débris de nattes, et les parois noircies çà et là par la flamme de plu- sieurs foyers; des piquets enfoncés dans les fissures de la roche, des coquilles, des débris de poissons, et, j'en frémis encore, des ossements humains des- séchés et brisés, tout indiquait que cette tanière avait servi d'asile, non-seulement à quelque tribu fugitive, mais encore à des guerriers au retour du combat. Pendant que nous installions nos couchettes, le Mahouri fouilla les coins ‘et recoins de l'antre, et nous montra triomphant une petite marmite de fonte qu'il venait de découvrir cachée sous des herbes; cette marmite avait été laissée là par les derniers lo- cataires. I la remplit au ruisseau voisin, et, aussitôt l'eau en ébullition, il y jeta une poignée de feuilles de melaleuca scoparia, qu'ilavait recueillies en route. Le melaleuca scoparia est le thé indigène de la Nou- velle-Zélande, de même que le mathé est celui de l'Amérique du Sud, Cette boisson chaude, et largement alcoolisée par une forte dose de genièvre, nous aida à secouer les torpeurs de la fatigue et du froid, et, après avoir mangé une tranche de lard salé, lentement fumé une pipe et causé sans entrain de notre vie de baleinier, de la France que j'allais revoir bientôt, et qu'il ne re- verrait jamais, lui, Henoque (il en avait le pressenti- ment), nous nous endormimes les pieds devant le feu du pate, le corps enseveli dans nos couvertures et la tête exhaussée à l’aide d’un morceau de rocher et de — nos carnassières faisant fonctions d'oreiller. Je ne sais si Henoque, le tayo et le roquet passè- rent agréablement cette veillée du Jade vert, toujours est-il que je dormis comme on dort quand on est jeune, vigoureux et insouciant, et que je ne me ré- veillai qu’au grand jour. Mais quel réveil ! 1 t Henoque, assis et adossé à l'entrée de la caverne, le tayo accroupi près de lui, les coudes sur les ge- noux et le menton au creux des mains, et le roquet wmmobiles faisant statuette, le museau en l'air, tous trois, contemplaient mélancoliquement l’épaisse on- dée de pluie qui tombait comme un rideau au-devant de la caverne. Nous étions prisonniers, et prisonniers pour la journée, sans doute! Que faire? Poursuivre notre pèlerinage? Mais nous avions encore cinq grandes heures de marche pour atteindre le lac, et comment marcher sur un terrain déjà si difficile en temps de sécheresse, et impraticable après la pluie? Chacun calcula en silence ce qu'il y aurait de mieux à faire, et, quand nous délibérâmes, l'avis général fut de rebrousser chemin, et nous partimes aussitôt, es— pérant gagner avant la nuit la ferme de M. Deen. Nous dévallâmes en une heure de la montagne que nous avions mis quatre heures à escalader la veille. Nous ne fimes halte qu’un instant devant le pate d'hier, que la pluie n’avait pas encore éteint, et, gre- lottant de froid et trempés comme si nous sortions de parcourir le lac à la nage, nous retrouvâmes avec bonheur l'hospitalité du colon anglais. e Le lendemain, nous continuâmes à battre en re- traite, toujours escortés par la pluie, et, au lieu de descendre le cours du Teo-ne-poto, il fallut gravirles hauteurs qui dominent à la fois le golfe de Togolabo, l’anse d’Oéteta et le port Olive. A midi, nous étions arrivés au point culminant de Ja contrée, et ce ne fut pas sans une Vive joie que nous aperçümes à nos pieds l’Asia et l'Angélina paisiblement mouillées où nous les avions quitiées lavant-veille. Marin ou passager, celui qui demeure longtemps prisonnier sur un navire s'éprend d'amour pour ce navire, Souvent, dégoûté de la vie monotone de la pleine mer, il se hâte de descendre à terre partout où ce navire s’arréte; mais à peine a-t-il entrevu en courant les aspects et les détails d'un pays nouveau pour lui, que, faisant amende honorable, il n'a plus qu'un désir... le désir de revenir s’ennuyer à bord. Sans doute, c'est parce que le pavillon de la patrie flotte aux mâts du navire qui nous emporte que, sur toute autre terre que la terre natale, nous nous sen- tons atteints de la nostalgie du bord. A mesure que je descendais les pentes rapides de la baie en entonnoir d'Oéleta, il me semblait recon- naitre que l'Asia était pleine de bruit et d'agitation. Nos quatre pirogues, revenues de la chasse, se balan- caient derrière à la traîne; les hommes aflairés, cou- raient sur le pont, et, comme je n'avais pas de lon- sue-vue, je croyais que notre pavillon était hissé À LES BALEINIERS 97 —_———_— Owe errno moitié et noué par le milieu. Signal lugubre! ! Quel- qu'un de blessé, de mort peut-être, ou bien une lutte avec les Mahouris ? Mais je réfléchis que, si l’A- sia était en détresse, les hommes de l’Angélina leur auraient porté secours, et tout pa:aissait tranquille sur l'Angélina. ; Tout à coup mes perplexités cesstrent. Un petit nuage de fumée s’éleva au pied du mat de misaine, puis grossit, grossit, et, rabattu par le vent, enve- loppa le navire. Le capitaine Jay avait do:c tué et dépouillé une baleine depuis notre départ, et, comme cett: baleine complétait son chargement, il saluait les navires, ses compagnons de pêche, en tirant un coup de canon et en hissant à la corne d’artimon un morceau de gras de baleine, à la place du pavillon national. Cette plaisanterie, tout à fait dans le genre yankee, ne manque jamais son effet. Elle centuple l’entrain des travailleurs, et inoleste les rivaux déshérités du sort. Ah! je traversai rapidement le village, je n’atten- dis pas qu’une pirogue du bord vint me chercher, je m'élançai dans une vieille embarcation de Mahouri, frétée au prix d’une figue de tabac, et quelques mi- nutes après, j’écoutais religieusement le capitaine qui, sortant de dessus son étabii en dehors du navire, et quittant son louchet, me disait : — Docteur, cette baleine est notre dernière. Nous en avons tué trente et une, et les trente et une produi- sent deux mille six cents barils d'huile. C’est autant que l Asia peuten porter, et adieu; en routepourla France! Le dernier morceau de gras de baleine est donc fondu. Le marteau, la chasse des tonneliers retentit joyeusement sur les cercles de fer des dernières pipes à huile qu’on va placer debout dans l’entre-pont, car la cale est chargée jusqu’au ras des écoutilles. Mais l'entre-pont lui-même est trop petit pour rece- voir toutes les pipes, et deux grands réservoirs, deux tonnes immenses sont placées, l’une à tribord, l'au- tre à bâbord du grand panneau, deux charniers en- fin, comme on les appelle, et qui peuvent contenir chacun plus de cinq mille litres de liquide, pour re- ceyoir l'huile que fournit notre dernière baleine. Ces charniers, qui s’emplissent par une ouverture prati- quée sur le tillac, ont servi pendant le voyage à trans- vaser l'huile, dans ce premier plan de barriques, du fond de la cale, qui ne doit jamais être désarimé. Cette espèce de drainage s’opérait à l'aide d’une lon- gue manche de cuir qui, semblable à une manche de pompe, est adaptée au bas des charniers, et commu- nique à volonté avec la bonde des tonnes infé- rieures. Ils sont fiers, les baleiuiers qui reviennent au port d'armement avec les charniers pleins d'huile. Et, s'ils osaient , ils essayeraient, comme le grand baleinier de Sag-Harbour, de foncer les pirogues et de cons- truire une cale supplémentaire dans chaque hune. La baleine fondue, on ne laissa pas le temps à la cabousse (ensemble du fourneau et des chaudières) de se reroidir, et le capitaine, armé d'une barre de fer, donna le signal de sa démolition, En un clin d'œil, cette masse de briques fut jetée à la mer, et, sous prétexte d'essayer la solidité des chaudières et d'étudier si quelque félure ne s'opposait pas à ce qu'on les conservât pour un prochain voyage, les harponneurs sonuèrent Ja cloche avec elles à grands coups de marteau, et sonnèrent si bien et si fort, qu’elles se fendirent, aux grands applaudissements de l'équipage, et qu’au lieu de les descendre dans l’en- tre-pont, on les descendit à la mer, — histoire de voir si elles flotteraient sans prendre eau. D'un jour à l’autre, Asia allait prendre une phy- sionomie nouvelle. — Le tillac, les pavois, les bas mats, le gréement, les manœuvres dormantes et lé- gères, tout enfin, l'équipage et l'état-major compris, tout se dépouillerait de cette crasse huileuse, amas- sée pendant les rudes labeurs d’une aussi longue campagne de péche. Le temps nous favorisait dans cette ceuvre de purification. Quinze jours aprés notre départ de la péninsule, nous ne serions plus recon- naissables, et le navire de guerre ou de commerce le plus faraud, le plus coquet, le mieux spalmé serait à peine digne de passer sous le vent à nous. Nos bons amis les Mahouris et nos bonnes amies les Wahines entonnèrent un chant d’adieu pendant que l'ancre remontait en veille, puis l’on se sépara... comme on s'était connu... Les femmes mariées re- tournèrent à leur mari, les jeunes filles à leur fiancé, et jene-sache pas avoir vu une seule larme aux pau- pières d’une seule veuve. Thy-ga-rit, pris à l’improviste par l’annonce de notre départ, accourut en toute hâte demander au capitaine Jay un certificat comme quoi, lui, capi- taine, et son équipage, n'avaient eu qu’à se louer de Sa Majesté. Le capitaine le lui donna, parce qu'il le mé- ritait, Mais Iviko, du port Olive, que M. Jay soup- çonnait fort d'avoir favorisé la désertion de deux de nos hommes, qui sans doute seront employés à la ferme de M. Deen après notre départ, lviko ayant, lui aussi, demandé un certificat, en reçut un que je rédigeai en ces termes : « Je soussigné déclare que le chef du port Olive et de la baie des Pigeons, est un fieflé coquin, auquel les commandants ce navires fréquentant la péninsule, feront bien de n’accorder aucune confiance. Je dé- clare aussi que sa femme est très-aimable. En foi de quoi, j'ai délivré le présent certificat pour servir et va- loir ce que de droit. » Signé : Jay, capitaine de l'Asie. » Et Iviko, enchanté, voulut frotter son nez contre le nez du capitaine. | Le tayo n'eut garde d'oublier la poudre de chasse que je lui avais promise pour la conservation de ses dents ; le fin matois ne m'avait pas quitté d'une mi- nute. M. Jay avait ses raisons pour improviser son appareillage. Dès l'avant-dernière balcine tuée, il avait donné ordre de rentrer à bord le matériel dé- posé sur la crique du Souvenir, et de gréer les mats de perroquet, calés depuis le commencement de l'hi- vernage. Si le départ eût été annoncé à l'avance, les colons anglais de la péninsule et les émissaires de ceux de l'ile Nord eussent pu pratiquer en grand l'embauchage de nos matelots, et, certes, nous avions besoin des bras d° tous nos hommes pour effectuer le plus rapidement possible notre retour au Havre. Le Havre, le pont de la citadelle, le bassin de la Barre, quand les reverrons-nous? Le soir, en sou- pant, nous parlions des lenteurs présumées du voyage; nous faisions la part du mauvais temps, des calines et des avaries possibles, et nos calculs nous 98 LES BALEINIERS donnaient de cent quarante à cent cinquante jours de navigation, y compris une relâche de dix jours à Tal- cahuana, sur la côte du Chili. Nous devions marcher pendant quarante fois ou quarante-quatre fois vingt-quatre heures avant de dé- couvrir les Mammelles de Bio-Bio, ce double sommet d’une montagne qui indique anx navires arrivant du large la position de la baie de la Conception. Jamais début de voyage ne fut plus gai. Une ronde brise du sud-est nous poussait rapidement vers l’est, sur le 45° degré de latitude, et, en tenant cette direction, tout compte fait de la dérive, des cou- rants et des variations du compas, nous arriverions en vue de l'Amérique méridionale, sans qu’une ile, un îlot, un rocher apparussent dans cette zone so- litaire du Pacifique. Je me trompe. Le lendemain soir, au soleil cou- chant, les masses bleuâtres des îles Chatam acciden- tèrent l'horizon. Adieu, la dernière de nos terres antipodiques FIN. TABLE DES La terre de Van-Diémen, . . . . . . . Merveilleux. . . Les hommes du gouvernement. . . , . Régions antipodiques. Un cachalot de hasard. Le baril de tafia. . . Fantassin. . . . . . L’antipode. . . . . . . Une pèche à la baleine. . Maieyentss. 0,712 Superstitions: ........6 cee Le scorbut. . . . . . Le capitaine perdu. . La Nouvelle-Zélande, . . Les iles Chatam. . . . ECC Made ets Le roi Thy-ga-rit. . . ai 6) (6) Sy.0) EN Sert eos Le POISSY, — Pages. . 1 . 3 . 6 . 8 eet! - 13 AD : 48 20 22 25 27 31 33 35 107 40 MATIÈRES XXI. XXII. XXIII. XXIV. XXV. XXVI. XXVII. XXVIIT. XXIX. XXX. XXXI. XXXII. XXXII. XXXIV. Pages, Les collègues du roi Thy-ga-rit....... 42 Tailleyent-sur pied... .sccecscacee AS Lemon ONE. NC AD Nuit d'angoisse. wie) is sue. fee netetiehie’ te, 46 Une légende zélandaise. . . . . . . « - 49 PaTADONIG rues is Ce ce ete ere 51 L’anthropophagie . . . . , . . Polo 54 Lasmode; à 0. sae) Sin tents . 60 Une baleine par surprise. . . . . . . . . . 62 La pèche par association. . . . . . he -. 63, Le grand baleinier de Sag-Harbour . .« . . . 66 La carabine baleinière et les baleines mères . 72 LOAOU- eee rene A TA ES 76 Léflac Ana verts coy Modus es ok 79 Lreire tables el. 22 eue 000 87 Commis voyageur en canards et dentiste. .« . 89 La dernière baleine . . 2. ew ew ee 94 COR CIE BAe. “ial oe L'ARABIE HEUREUS SOUVENIRS DE VOYAGES PAR EN AFRIQUE ET ar EN ASIE HADJI-ABD-EL-HAMID BEY PUBLIES PAR ALEXANDRE DUMAS [ .... Au retour de mon pèlerinage à la Mecque, je m'embarquai donc à Djedda, un des ports de la mer Rouge, le 15 septembre 1843, sur un bowtre (chasse- marée arabe) en destination pour Abou-Arich, rési- dence habituelle du chérif de Yemen. Ce boutre appartenait & Reis-Ali, un des plus riches négociants de Djedda. Reis-Ali avait reçu des ordres du chérif pour qu'il mit ce petit bâtiment à ma disposition. J'avais quitté la Mecque, riche relativement : j'em- portais trente-cing à quarante mille francs, somme qui en Arabie équivaut à celle de cent vingt mille francs en France. Elle provenait de mes appointements comme bey, elsurtout comme médecin, quoique en cette der niére qualité je ne demandasse jamais rien. Mais on allait, par les cadeaux, au delà de mes désirs, les uns m'envoyant des armes, les autres des diamants, les autres des bijoux, quelques-uns de l'argent. Puis ma dépense à la Mecque était à peu près nulle. Avec mes deux domestiques, mes dix chevaux, mon portier el un petit esclave, je n'ai jamais pu dépenser plus de trente francs par mois, c'est-à-dire, toujours pour garder la proportion, quelque chose comme cent vingt francs. Au moment du départ, j'avais réalisé tout ce qui élait réalisable, Excepté mes diamants que je portais sous l'aisselle enfermés dans une petite sacoche de peau, j'avais vendu ce que j'avais de trop en armes, en costumes, en meubles. J'alfectais l'air d'un simple pèlerin, En Orient, lors- qu'on voyage surlout, il ne faut point paraître trop riche, principalement lorsqu'on ne voyage pas avec un caractère ofliciel. En arrivant sur le boutre, je trouvai mon campe- ment tout préparé. On avait d'abord voulu, pour me faire honneur, me donner la dunette, mais je savais 2 L’'ARABIE HEUREUSE. trop que je ne l’habiterais pas seul pour accepter cette distinction. Mes tapis étaient donc étendus sur un cadre près de la boussole. ; J'avais mon pelit nègre qui était chargé du départe- ment des pipes. Il s'appelait Bellal. J'avais en outre mes deux domestiques, Sélim et Mohammed. Sélim était cuisinier et chargé de l’inté- rieur de la maison. Mohammed avait soin de mes chevaux et faisait mes courses. Tous les deux étaient Arabes; seulement, Sélim, qui avait été longiemps au Carre, où je l'avais engagé, parlait parfaitement le turc. C'était mon confident. Il était trés-adroit, très= insinuant et trés-discret. Cette dernière qualité est inappréciable chez un Arabe, à cause de sa rareté. Ces gens-là sont toujours causeurs comme au temps des Mille et une Nuits. Quant à Mohammed, c'était l'Arabe vulgaire dans toute l'acception du mot. Son seul mérite était son aplilude à soigner les chevaux. Ces deux hommes et Bellal composaient toute ma suite. Ce dernier était un petit nègre Zanguébarien. Il avait été pris dans les environs de Monbaz, petite ville située sur la côte du Zanguebar, et qui fait partie des Etats de l’imam de Mascate. Il était très- fin, très-intelligent, et je dirai presque qu'il avait quelque chose de distingué dans les manières. Celle distinction, et ce que je pus lirer de ses souvenirs, me portaient à croire qu'il était le fils de quelque chef. Il avait les goûts les plus aristocratiques : il aimait les chevaux, les armes, les bijoux, et surtout la musique; je pourrais même dire qu'il était l'inventeur d’un ins- trument : il s'était fait un arc mélodieux : une corde à boyaux, extrêmement tendue, faisait les frais de ce luth à une corde. La nuit, au clair de la lune, il se posait comme un barde, et tirait de son.arc trois ou quatre notes différentes qui se perdaient en gémissant dans le bruissement des vagues. Cela avait quelque chose de mélancolique qui plaisait à Bellal et à léqui- page, et qui ne me déplaisait pas. Toutes les nuits, à l'heure fixe, aussitôt la prière du soir terminée, il passait à l'avant du navire, là où la proue brise les lots, et se mettait a pincer sa corde. Cela durait jus- qu'à minuit. Mais ses auditeurs les plus assidus étaient les do- rades et les dauphins, qu jouaient à l'avant du bâti- ment, et qui, bien certainement, eussent renouvelé l'histoire d’Amphion si Bellal fût tombé ala mer. Les musulmans ne doulaient pas que tous ces poissons ne vinssent là pour écouter Bellâl. Cette croyance avait dans leur esprit d'autant plus de fondement que, pour eux, les dauphins sont des sirènes. A minuit, la musique de Bellal cessait et était rem- placée par un concert de grillons qui avaient leur logement dans les trous de la cale, A minuit, on s'en- dormait insensiblement, à l'exception des hommes de quart et de vedette, qui se tenaient à l'avant, et qui, invisibles à l'extérieur, exploraient la mer à des dis- tances inouies. En Nobie, j'avais eu un exemple non moins éton- nant de cette acuité de l'œil, ou plutôt de cet instinct qui a quelque chose de celui du chien de chasse, Un Nubien rejoindra un voleur à quelque distance qu'il soit, du moment où il est mis sur la trace de son pied. De temps en temps, au milieu de l'obscurité, on croisait de petits bâtiments qui passaient silencieux avec une flamme à l'avant du navire. C'est une double précaution pour éviter les bancs de corail et les rencontres de bâtiments. En outre, celte flamme, entretenne avec soin, em- pêche d'abord l'individu qui l'entretientdes'endormir, et ensuite indique aux pirates que l'on est sur ses gardes, Car ces veilleurs de nuit ne sont placés là qu'en vue des pirates, qui, déguisés en pêcheurs, ou plutôt qui sont des pêcheurs, cumulant ces deux états, dévalisent en un tour de main le bâtiment qui a le malheur de s'endormir. Une nuit, nous vimes un bâtiment qui avait l'air de se conduire tout seul. Le feu de ce bâtiment était éteint. Le navire gouvernait droit sur des récifs; nous le hélames pour le prévenir du danger qu'il courat. Personne ne nous répondit, et le bâtiment alla heurter un bane de corail. Deux hommes sautèrent dans la chaloupe qui nous suivait à la prolonge, et gouvernèrent sur le bâtiment. Le bâtiment était vide, taché de sang et pillé. Reis-Ali déclara que c'était l'œuvre des pirates, qui, de peur d’être découverts, avaient laissé le bâtimentsuivre son chemin, après avoir tué les hommes, les femmes et les enfants, et pillé les marchandises. La surveillance en redoubla à notre bord, non-seu- lement pour cette nuit-là, mais pour les nuits sui- vantes. Pendant le jour, grâce à la chaleur étouffante qu'il faisait, on dormait bien autrement encore que la nuit. Les négres seuls supportaient cette chaleur avec dé- lices. Tandis que nous cherchions l'ombre partout où elle Glait, pour nous y réfugier, eux se couchaient au grand soleil, nayant pour toute couverture que la monsseline de leurs turbans qui leur servait de drap de lit; de même que c'était leur seul abri contre le soleil, c'était aussi leur seule défense contre la rosée. D'autress'amusaientà pêcher au trident. Le pêcheur, à cet effet, se plaçait à l'avant, lançait son trident retenu par une corde, et manquait rarement la bonite ou la dorade contre laquelle il était lancé. D'autres se baignaient au milieu des requins. La première fois que j'avais vu cet effrayant spec- tacle, j'eus la bonhomie de leur crier de prendre garde. Le capitaine me rassura. — Bon! me dit-il, sois tranquille, ils mangeront le requin avant que le requin ne les mange. — En effet, les nègres m'ont toujours, dans mes tra- versées de la mer Rouge et de la mer des Indes, paru plus friands de requins que les requins friands de nègres. J'ai vu, au reste, plus d’un duel entre homme et requin, dans lequel l'homme était toujours vain- queur. Ainsi, le nègre ne quitte jamais une espèce de bra- celet en cuir qu'il porte au bras gauche; à ce bracelet est attaché un large couteau recourbé. Quand il se sent flairer de trop près par le requin, le nègre tire son | couteau el passe comme un éclair sous son ventre. Seulement, en passant, il lui a ouvert le ventre, quel- quefois dans une longueur de trois ou quatre pieds. Le requin poursuit l'homme en trainant ses entrailles; mais l’homme, qui nage aussi vite que lui, évite les effroyables coups de queue qui l'anéantiraient. Quant à la gueule, c'est le moindre de ses soucis. II faut que le requin se retourne pour happer, et toujours il met dans ce mouvement une certaine lenteur. Pendant qu'il se retourne, l'homme a passé de l'autre côté du bâtiment, faisant quelquefois en passant une nou- velle victime. Les requins, blessès ainsi à mort, plon- gent et disparaissent comme la baleine. Mais tout blessés qu'ils sont, ils suivent sous l'eau le navire, souvent une heure, deux heures, trois heures; après ils remontent à la surface. Alors ils ont perdu leur sang. Ace moment, on leur passe un nœud coulant au cou, on les laisse suspendus jusqu'à cequ'ils soient bien morts; puis on les amène sur le pont, où on les dépèce, et où chacun tire au plus gros morceau. Les uns font bouillir, les autres font frire, les autres enfin font sécher au soleil leur part. La meilleure de ces trois préparations estexécrable, Cependant c'est la nourriture la plus habituelle des L’ARABIE HEUREUSE. 3 habitants de Mascate et de Zanzibar, et surtout des marins, pour qui c’est un morceau des plus délicieux. Aussi, dès le lendemain denotre départ, comme deux nègres s'apercurent que trois ou quatre requins fola- traient dans le sillage de notre boutre, ils jetèrent à la mer un hamecon avec une chaîne de fer, l’hamecon amorcé d'un morceau de suif. Cinq minutes après, un des requins se débattait à briser la chaîne. Heureu- sement, celle du boutre avait été mise à l'épreuve par des nêches du même genre. Aux cris poussés par le marin ep védette pour surveiller la ligne, cing ou six de ses camarades accoururent et se mirent à tirer le squale. Ces hommes étaient naturellement les plus vigoureux, c’est-à-dire des nègres du Zanguébar. Rien n’eût été plus beau pour un peintre que la vue de ces colosses d’ébéne aux muscles tendus comme ceux des lutteurs antiques. Après quelques minutes d'efforts réunis, ils parvin- rent à faire perdre au requin le point d'appui que lui offrait l’eau, et à lui donner une position verticale. Un instant on laissa l'animal pendu ainsi pour lui donner le temps de se pamer. C'était un beau requin bleu, un peu plus foncé que l’azur du ciel, de l'espèce de ceux que les Arabes nomment elazserac (peau bleue). Quant au requin, il s'appelle damphir en langue du Hedjaz. Après vingt minutes de suspension pendant lesquelles le drôle faisait le mort, on le hissa Sur le pont en prévenant tout le monde de s’écarter. Mais la curiosité fut plus forte que la crainte du dan- ger. On fit un grand cercle autour de l’animal, cercle qui s'élargit rapidement lorsque, se sentant de nou- veau un point d'appui, grâce au pont du bâtiment, le requin se mit à jouer de la queue et à montrer en bâillant sa double rangée de crocs, inclinés en dedans de manière à ce qu'ils ne lachent plus la proie, une fois la proie happée. La gueule, qui semble petite à première vue, prend, lorsqu'elle s'ouvre dans les con- vulsions de l'agonie, une effroyable dimension. Cependant notre requin n’était pas de grande taille: il pouvait avoir huit ou neuf pieds. Les requins bleus ont jusqu'à douze pieds ; les requins blancs, quinze et même plus. Dès le même jour, le requin fut dépecé, bouilli, frit, rou. J'avais la plus profonde répugnance pour ce mets. Sur les instances de Sélim, qui prétendait qu'il avait une maniére de préparer le requin à m’en faire lécher les doigts, je me hasardai encore à goûter son ragoût. Sélim en fut pour ses oignons, son piment, sun ail, son gingembre, son girofle, son huile et son vinaigre. A la première bouchée le cœur me leva. Pour ce jour-là, je dinai en regardant diner les matelots. {1 est vrai que ce jour-là ils dinèrent pour eux et pour moi. Le requin y passa tout entier, à l'exception du foie, qu'ils conservent pour faire de l'huile. Un foie de requin contient de vingt-cinq à trente livres d'huile. Cette huile leur servit à Bene re le boutre, et, tout en peignant le navire, à se frictionner le corps. Grâce à ces frictions, les nègres infectent, mais ils peuvent rester nus au soleil. C'est aussi à ces frictions qu'ils doivent de pouvoir rester des heures entières à l'eau. C'est un reste du massage antique; seulement les an- ciens se frottaient d'huile parfumée, Au reste, je défie Guerlain lui-même de AE l'huile que l'on trouve dans la mer Rouge et dans l'Yémen. Les seules huiles que l'on y récolte sont l'huile de palme, l'huile de sé- same et l'huile de poisson. Comme moi, Reis-Ali avait un petit nègre attaché à son service particulier. Je me trompe en le désignant sous le nom générique de nègre : c'était un Abyssin, marqué au type de la vieille Égypte. Son teint était olivatre, son nez plutôt aquilin qu'aplati, Iavait les yeux grenat, doux comme du velours, et des lèvres européennes pour la torme, sinon pour la couleur. Une particularité me frappa, c'est que l’Abyssin de Reis-Ali portait le même nom que le nègre de Robin- son Crusoé. Il s'appelait Djoûma, c’est-à-dire Ven- dredi. Je doute cependant que Reis-Ali ait jamais lu le chef-d'œuvre de Daniel Foé. Djoûma était à la fois le secrétaire, le valet de chambre et le garcon de confiance de Reis-Ali; il avait la clef de toutes les armoires de son patron, jus- qu'à celle de la caisse. Reis-Ali qui, défiant comme tous les Arabes, avait des secrets pour son fils, n'en avait pas pour Djoûma ; Djoûma était le favori le plus influent que j'aie jamais connu. Il se disait de Gondar et se donnait pour musulman. Peut-être, en effet, était-il de Gondar, mais à coup sur il n'élait pas mu- sulman. Un musulman ne peut jamais être réduit en esclavage par un autre musulman. Seulement, lors- qu'un infidèle, quel qu’il soit, altend qu'il soit esclave pour se convertir, il reste esclave. Mais qu'est-ce que l'esclavage chez les Arabes? L'esclave, chez l'Arabe, devient l'enfant de la famille, et souvent même, comme Djotma, le maitre de la maison. Djotma n’eût pas échangé sa posilion d’es- clave contre la liberté la plus étendue. Quand lesclave devient riche, il peut racheter sa liberté. Mais, s'ilredevient pauvre, sa place est toujours marquée dans la famille, et non-seulement sa place à lui, mais celle de ses enfants. Si le maître, ce qui est rare, est mal pour lui, il réclame auprès des amis de sou maitre. Alors les amis adjurés par l’esclave invi- tent le maître à le vendre. Si le maitre résiste, l’esclave s'adresse au Cadi, qui intervient et Voblige. Il y a plus, si un musulman compte au nombre de ses femmes deux esclaves, si ces deux esclaves, de caractère opposé ou de nation différente, ue peuvent vivre ensemble, elles s'adressent d'abord aux amis, afin que le maître vende l’une d'elles. Sur son refus, elles, à leur tour, ont recours au cadi, qui tranche la ques- tion. Si le maître n’a eu d'enfant ni de l’une ni de l'autre, il peut les vendre indifféremment. Si l'une d'elles seulement n’a pas d'enfant de lui, c'est celle-là que le maître est forcé de vendre. L'enfant né du maitre est libre, et la mère, qui ne peut plus être vendue, ne reste esclave que de nom. Le maître venant à mourir, elle est libre tout à fait. L’Arabe, qui sait si bien combien u est doux de ne rien faire, n'exige jamais de son esclave un travail au-dessus de ses forces. Il veille à ce que rien ne lui manque, et se prive parfois du nécessaire pour donner un peu plus de bien-être à son esclave ou à ses es- claves. Maintenant il faut faire la part des défauts de l'es- ‘clave, qui sont souvent des défauts de race. Le Cafre, relativement aux autres, est presque idiot. Le Magûa est à peine au-dessus du Cafre comme intelligence, et, de plus, il est méchant. Les Gengirour et les Machidas sont féroces. Les Maracatos, appelés Bibis à Bourbon, sont anthropophages. J'ai vai Bourbon, conservée sous un verre, la tête d'un Bibi qui avait tué son enfant, l'avait fait cuire et l'avait mangé : tout ce qu'il avait gagné à la civilisation, c'était de ne pas le manger cru; les Fertits et les Niams-Niams ne se fussent pas donné la peine de le faire cuire, On comprend que ces différents défauts doivent modifier le bien-être de l'esclave qui, si jeune qu'il ait été pris, conserve ses instincts primilifs. Les Nigritiens, par exemple, appelés Takrouris à la Mecque, sont habitués, femmes et hommes, à aller nus dans leur pays natal, Eh bien! quelque part qu'ils soient transportés, le moindre yélement les gêne, et ils tendent toujours à la nudité, Revenons à Djodma, qui, le troisième jour après notre départ, se roulait sur le pont en poussant des 4 L'ARABIE HEUREUSE. oe cris que j'entends encore. J'accourus à ses cris. Il avait la bave à la bouche, ses yeux étaient injectés de sang, ses dents étaient serrées à se briser. Je crus qu’il avait une attaque d’épilepsie ou de rage. Tousles autres Ventouraient et essayaient de le maintenir; seulement, pour en arriver 1a, il fallait la force de quatre de nos hercules nègres. J'ai dit quelle avait été ma première impression. Mais, à la jambe de Djoûma, serrée fortement par une corde à la hauteur de la cheville et horriblement gonflée, je compris qu'il y avait une piqûre quelconque là- dessous. En effet, à trois pas du pauvre Djoûma, un scor- pion était en train de se suicider dans un cercle de feu. C'était un scorpion jaune. Les scorpions jaunes sont les plus dangereux dans toute l'Arabie. Dans l'Afrique septentrionale, ce sont les noirs. Sur la côte orientale, à Quiloa et à Mozambique, ce sont les rouges. J'appelai Sélim, lui criant du plus loin que je l’aperçus, de m'apporter ma trousse. Djotima, en descendant à la cale puiser de l’eau, avait été piqué par un scorpion entre l’orteil et le se- cond doigt du pied gauche. La douleur avait été ex- cessivement vive, cependant moindre que du moment où il avait appris qu'il n’y avait pas d'espoir de le sauver. En effet, nos médecins du bord, et tout le monde est médecin sur un boutre, étaient à bout de ressources. Ils avaient d’abord lié la jambe, puis cautérisé la plaie avec un fer rougi. Tout cela n'avait rien fait. L'enfant était pris d’un tremblement ner- veux qui, sion ne lui appliquait pas de véritables spécifiques, devait le conduire au tétanos. On en était à la magie. On lui faisait avaler de l’eau dans laquelle on avait détrempé des versets du Coran. Mais le mal résistait à ce remède infaillible. Reïs-Ali se désespérait. En voyant le désespoir de son patron, Djoûma avait commencé à comprendre le danger. C'était celte con- viction qu'il allait mourir qui, bien plus encore que Ja douleur, faisait pousser des cris de possédé au pau- vre enfant. Sélim arriva avec ma trousse, et l’ouvrit devant tout Je monde. La vue des divers instruments produisit une grande sensation, et le mot de hakim passa de bouche en bouche et fit renaître un peu d'espoir. Hakim veut dire médecin. Mon premier soin fut de chercher, au milieu de toutes ces cautérisations, la blessure primi- tive, qui n’était pas plus considérable qu'une piqûre daiguille. Un petit cercle livide me la dénonça. Je débridai la plaie, mais le sang ne sortait point malgré l'ouverture. Il fallut l'attirer en sucant la plaie, ce que fit un des premiers psylles. Au bout de quelques secondes, le sang arriva abondamment, Pendant ce temps, Mohammed m'avait apporté un flacon d'alcali. Je laissa tomber plusieurs gouttes de la liqueur dans l'ouverture pratiquée par la lancette. Ce fut une nouvelle cautérisation qui, lui faisant éprouver une douleur aigué, redoubla ses cris et ses contorsions. Je ne fis attention ni aux uns ni aux autres, el con- tinuai le traitement. Sélim tenait.tout prêt un verre d'eau rempli à moitié. J'y versai cing ou six goulles d'alcali et forçai Djoûma à boire le tout. Au bout d'un quart d'heure, le traitement avait pro- duit un effet qui mettait tout le monde en admiration. Le calme dans lequel Djoûma tomba fut en raison inverse de l'agitation à laquelle il avait été en proie. Son pouls, après avoir donné quatre-vingl-cing pul- sations par minute, n'en donnait plus que soixante- huit ou soixante-dix, ieis-All était enchanté. Seulement ce sommeil l'inquiétait; n'était-ce pas le sommeil de la mort, ce sommeil si profond qu'il semblait une léthargie? Puis | Djotima était insensible au toucher. J'avais beau dire à Reis-Ali que je répondais de tout, le pouls, surtout pour un Arabe, était insensible. Je fis apporter la glace de mon nécessaire, je la mis devant la bouche du malade. La glace se couvrit de vapeur, et Reïs-Ali, ainsi que les assistants, furent convaincus que Djotima n’était pas mort. Seulement en reviendrait-il? Une piqüre de scorpion jaune est presque toujours mortelle en Arabie, surtout avec le mode de traitement appliqué par les indigènes. J'avais fait préparer à l'ombreet avec des voiles une espèce de couche. On étendit Djotima sur ce lit im- provisé. Je mis un nègre de planton pour chasser les mouches et les fourmis, que les pâtes de dattes avaient attirés par milliers, et qui rivalisaient de gourman- dise avec les rats et les souris. Je plaçai Sélim en sen- tinelle, avec charge de veiller, et de m'appeler aussitôt que le malade ouvrirait les yeux. Sachant que ce som- meil durerait au moins deux ou trois heures, j'invitai Reis-Ali à faire préparer sous mes yeux, et par les soins de Mohammed, éléve de Sélim au point de vue culinaire, une bonne poule au riz. Il va sans dire qu'on voulait échauder et dépouiller l'animal. Je m’y opposai. Il fut brûlé et flambé à la manière française, après avoir toutefois été saigné à la manière musul- mane. Ce point fut, comme je m'y attendais, l’objet d’une discussion. Je déclarai que le cordial qui devait reconforter le malade était justement dans la peau. Cette aflir- mation, qui d’ailleurs n'avait rien de contraire à la loi musulmane, laquelle, même dans certains cas, dans les cas de maladie surtout, permet l'emploi des choses prohibées, cette affirmation leva tous les scrupules. Cing minutes aprés son réveil, Djotima était ac- croupi avec sa poule de riz entre ses jambes. Il parais- sait trouver le traitement fort à son gout. Le lendemain, il était guéri de la piqûre. Ce qui fut plus long à guérir, ce fut la cautérisation. J'aurais pu demander à Reis-Ali toutce que j'eusse voulu, même son boutre : il m’eût certainement tout donné. Aussi, pendant toute la route, et même à terre, il n’y eut sorte de prévenances dont je ne fusse l'objet de sa part. Sélim et Mohammed reçurent chacun, et selon leur importance, une splendide gratification. Cette grati- fication était bien certainement le double du prix qu'avait coûté Djoûma lorsqu'il avait été vendu. Cette cure, comme on comprend bien, me donna une fort belle clientèle à bord du boutre, et il n’y eut pas un passager ni un marin qui ne vint me de- mander une consultation. Nous avions encore six jours de traversée pour arriver à Confoda, dernière ville de la province du Hedjaz. Je me fis apporter mon fusil et me mis à tirer des mouettes, des goëlands et des pailles-en- queue. Quand je tuais, les nègres se jetaient à la mer à l'envi l'un de l'autre et rapportaient l'animal. Seu- lement il arrivait parfois qu’un requin était Ja avant le nègre, et que, quand le nageur allongeait le bras, l'oiseau était avalé. Alors le nègre regardait la chose comme une insulte, et il s’ensuivait entre l'homme et le poisson un duel dans lequel le poisson avait tou- jours le dessous. Pendant ma chasse, je m’apercus qu'il se faisait un grand mouvement à bord. Tout le monde se pressait à l'avant. J'étais resté à peu près seul sur la dunette. Je regardai du côté où regardait tout le monde. Je vis à l'horizon une espèce de barque, laquelle semblait chasser devant elle une ligne de brisans. Mais ce qu'il y avait d’extraordinaire, c'est que ces brisants étaient mobiles et semblaient marcher devant la barque. Je me lis apporter une lunette par Sélim. Sélim, qui L’ARABIE HEUREUSE. 5 voyait dans quel butj’avais demandé ma lunette, es- sayait de me donner des explications. Maisilavait beau faire, je ne comprenais pas le mot arabe, qu'il me répétait cependant à satiété. Je portai la lunette à mon œil, et tout me fut expliqué. La barque était une ba- leine. Le récif mouvant était un banc de sardines qui fuyait devant elle. Le monstre ouvrait d'un mouve- ment régulier une gueule grande comme un four, et Ja refermait avec la même régularité. Elle lancait l’eau par ses deux évents. La présence d’une baleine dans la mer Rouge est un événement assez rare pour préoccuper des marins arabes. Aussi, comme on l’a vu, tout notre équipage était il-fort préoccupé. Si l’on pouvait joindre et prendre la baleine, c'était la fortune de l'équipage. Le capitaine aurait pris une part, deux parts peut-être; le reste eût été pour les matelots. Ce n’eût plus été vingt-cinq ou trente livres que l’on eût recueillies, comme on avait fait dans le foie du requin, mais bien deux mille à deux mille cinq cents. Notre baleine, bien entendu, était petite, mais, telle qu’elle était, on s’en füt contenté. On gouverna pour s’en approcher. En même temps, on mettait les deux canots à la mer. Quatre hommes etun harponneur, dépouillés de tout vêtement, des- cendirent dans chaque canot. Nous regardions, du pont, cette chasse avec le plus grand intérêt. Mais je compris bientôt que nos hommes étaient plus inquiets que joyeux de leur bonne fortune. La baleine, qui porte le nom de semeck-yoiines, je me le rappelle à l'instant même, c'est-à-dire poisson de Jonas, la baleine, quoique innocentée, au point de vue de la science moderne, du crime de gloutonnerie dont on l'avait accusée, la baleine, dis-je, représentait à leurs yeux une trop terrible tradition pour qu'il n’y eût pas quelque hésitation dans le combat qu'on allait lui livrer. Une des barques s’approcha du terrible cétacé. Elle était montée par nos vainqueurs de requins. Mais le requin était pour eux un ennemi habituel, un ennemi de tous les jours, un ennemi connu avec lequel chacun de ces hommes s'était mesuré vingt fois, tandis qu’il n’en était pas ainsi de la baleine. La baleine était l'inconnu. Une des barques cepen- dant s’approcha assez résolûment de l'animal, lequel, toujours occupé de mordre des bouchées dans son banc de sardines, ne paraissait faire aucune attention aux deux coquilles de noix qui s’approchaient de lui. IL Quoique la baleine, grâce à la couche de graisse dont elle est couverte, et pour laquelle elle est recher- chée, ait l'épiderme assez peu sensible, il paraît que l'égratignure fit son effet, car elle plongea aussitôt. Les deux bateaux se trouvèrent entraînés dans labime que creusa l'énorme cétacé. Toutefois ni lun ni l'autre, par bonheur, ne fut englouti. Nous les vimes rester seuls sur la mer bouillonnante et couverte d’é- cume. La baleine avait disparu en fouillant l'eau de sa queue. On attendit avec une certaine anxiété pour savoir l'endroit où elle reparaitrait. Les regards embrassaient tout le cercle de l'horizon, chacun fixant ses yeux dans la direction qu'il croyait que le monstre avait prise. Elle reparut, au bout de dix minutes, à trois cents métres à l'arrière du bâtiment. Les deux barques, qui avaient vu qu'il ne leur était point arrivé malheur à celle première attaque, s'élaient enhardies, Elles se mirent à la poursuite de l'animal, et le boutre abaissa sa voile de manière à demeurer en panne, Nous nous trouvions dans le dernier mouillage du lerriloire de la Mecque. Nous étions assez près de terre pour dis- tinguer les maisons, comme des points blancs sur- montés de panaches verts. Les panaches verts, c’é- taient les palmiers. Nous étions au milieu du petit archipel des Sœurs, en face de Vile que les Arabes appellent Diebel-Serchen. Ces îles, qui ont toutes des criques où l’on peut se réfugier en cas de mauvais temps, sonttoutes habitées, mais momentanément et capricieusement, par des pêcheurs. J'eus l’idée, pendant que les marins chasseraient la baleine, de profiter de l'heure qu’ils emploieraient à cet exercice pour chasser la gazelle, dont ces îles sont trés-bien garnies. J’appelai une des deux barques et lui fis donner l’ordre par Reis-Ali de me déposer sur Vile Abbléd, qui était la plus rapprochée de nous. Je pris mor fusil, et me fis suivre par Sélim et un négre du bord. Je n’avais pas de plomb à chevreuil, mais, selon la coutume arabe, j'avais des balles coupées en sept ou huit morceaux. La barque me conduisit à l’île, et se hâta de remet- tre le cap sur la baleine. Je restai dans l'ile et me mis en chasse. Ces îles, à la base de corail et à la sommité calcaire, sont couvertes d’une espèce de maquis (taillis), de gommiers et de mimosas, qui eux-mêmes apparlien- nent à la famille des gommiers. Il n'y a dans ces îles d'autre sentier que celui qui est tracé au bord du rivage par les pêcheurs. Elles sont assez élevées pour qu’on les voie de dix-huit à vingt milles en mer. Outre les pêcheurs dont j'ai parlé, et qui tracent le chemin du bord de la mer, l'ile est peuplée d’autres indus- triels qui font aux poissons une guerre acharnée, Il semble que tous les cormorans, tous les pélicans, tous les goélands, toutes les mouettes, tous les ibis, toutes les cigognes de la mer Rouge se soient donné rendez-vous à Abbléd. Mais comme aucune de ces espèces n'était, à mon avis, meilleure à manger que le requin, je les laissai me regarder gravement, sans m'occuper de les trou- bler dans leur contemplation. Au milieu de tous ces oiseaux, je fis lever une bande d’oies sauvages. J’envoyai mes deux coups de fusil à travers la bande; il en tomba trois. Sélim en chargea notre nègre, qui fut presque fâché, au mo- ment où les oies s'étaient levées, de m'avoir crié : Ouis ! Outs! puisque cet éveil lui valait la peine de porter un poids de douze ou quinze livres. Je voyais en outre de temps en temps des animaux de la grosseur d'un chat sauter agilement d'un arbre à l'autre. J'ignorais à quelle espèce ils appartenaient, et croyais avoir affaire à de gros écureuils. J'envoyai un coup de fusil à Tun d’eux; il tomba. Sélim courut pour le ramasser, mais il arriva trop tard. Trois ou quatre individus de la même espèce s'étaient emparés du blessé ou du mort et l’emportaient avec de grands cris. Le nègre alors me cria : — Girth! Girth! Ce qui voulait dire: — Singe! Singe | J'en avais déjà tiré en Nubie, du côté de Sennaar, mais ils étaient beaucoup plus gros, et de l'espèce des cynocéphales, ce qui fait qu'à la première vue je n'a- vais pas reconnu ceux-ci. Je remarquai alors qu'ils se tenaient plus particulièrement sur les papayers, étant fort friands de papayes, fruit excellent au goût, rafraichissant quoique sucré, ressemblant à un concombre, avec des pépins noirs et ronds comme des grains de poivre. Souvent j'avais voulu faire comme faisaient mes singes, me laisser aller à ma sympathie pour les papayes. Mais les Arabes m'a- vaient toujours arrêté en me disant que les papayes donnaient la fièvre, Comme je ne connaissais pas l'espèce de singe à laquelle j'avais affaire, j'invitai Sélim à mettre plus de 6 L’ARABIE HEUREUSE. rapidité dans ses évolutions, afin d'arriver avant les amis ou parents du prochain blessé ou du pro- chain mort. L'occasion ne se fit pas attendre. Je tirai un second singe, qui tomba comme le premier. Sélim s’élanca et le ramassa en effet avant qu’il fût secouru par ses Compagnons. Mais, dans son empressement, il ne s’apercut pas qu'il n’était que blessé, de sorte que celui-ci lui fit, en termes de combat, une prise à la main. Sélim, en véritable Arabe qu'il était, voyant que le singe ne voulait pas desserrer la mâchoire, prit à sa ceinture son djembie (poignard), et, sans se plaindre lé moins du monde, sans jeter les hauts cris comme eût fait un domestique français, tranchä la tête du singe aussi adroitetyent que fait un bourreau ture à l'endroit d’un condamné à mort. Puis, il lui desserra les dents à l'aide de son poignard, et, cette double opération ter- minée, il me rapporta animal en deux morceaux. Je voulus bander la plaie, mais Sélim me pria de le laisser la traiter à sa manière, disant que cé n’était pas la peine de me déranger pour si peu. Il suga le sang pendant cing minutes, et, déchirant un morceau de sa manche de chemise, il banda sa main, et il n’en fut plus question. Cependant le temps passait, et je n’avais pas encore tiré une seule gazelle, quand, à travers les arbres, japercus la réflexion d’un petit étang. Je m’appro- chai. C'était le déversoir de toutes les eaux de Vile, et, sur ses bords, je vis des traces fraiches de pied de gazelle. à Je cherchai à avoir le vent bon, et nous nous cou- chames dans les gommiers. Au bout d’un quart d'heure, deux gazelles, l'une mâle, l’autre femelle, l'œil inquiet, l'oreille ouverte, sortirent d’un massif ets’approchèérent du bord de l'étang. Elles étaient à soixante pas à peine. Je mis en joue, espérant les tuer toutes les deux; je lachai le coup, une seule tomba, quoique l'autre pardtblessée; mais elle rentra dans le bois, et je la perdis de vue. Le nègre courut et ramassa la gazelle morte. C'était le mâle. J’arrivai derrière lui et suivis la trace de la femelle. Quelques goutles de sang, que je reconnus dans sa passée, me prouvérent qu'en effet elle avait reçu un de mes quar- tiers de balle, J’allais me mettre à sa recherche, espé- rant la trouver, lorsque je m’entendis héler par les gens de la barque. La péche était finie. Reis-Ali désirait se remettre en route, ef il m’en- voyait prendre. Je hélai à mon tour les rameurs, qui vinrent me rejoindre en laissant un homme a la garde du bateau. Je leur montrai le sang de animal, et, nous mettant en ligne, nous fimes une espèce de battue dans la direction où je pensais retrouver la gazelle blessée. En effet, au bout d'une centaine de pas, un de mes hommes cria : — Rizel! Et, levant la main, il nous fit voir au-dessus du maquis l'animal, qu'il tenait par les deux pattes de derrière, J'avais fait, comme on voit, une superbe chasse en peu de temps. J'avais tué trois oies, un singe et deux gazelles La chasse fut complétée par une outarde de la pe- lile espèce, que je rencontrai sur mon chemin, et que les Avabesappellent houbara. Un quart d'heureaprès, nous élions sur le boutre. Pendant la traversée, mes rameurs me mirent au courant sur le résultat de la pêche à la baleine, La pêche avail été moins heureuse que la chasse Une des barques s'était approchée à environ deux mètres de l'animal, et le harponneur avait lancé son harpon, qui, cette fois, était entré profondément, La baleine avait plongé, emportant la corde de palmier altachée au harpon él qui pouvait avoir uné soixan- tune de métres. Au bout de la corde fait attrelde ul lebusse, qui, en surnageant à la surface deVeau, devait indiquer la direction que prendrait la baleine. Mais la baleine avait plongé au plus profond de la mer et la calebasse avait disparu. Peut-être la baleine allait-elle faire une ou deux lieues avant de respirer. De quel côté reparaîtrait-elle? reparaîtrait-elleen vue? Impossible de résoudre ces questions, surtout pour. des Arabes, dont ce n’est point l’état de pêcher la ba- leine. Aussi les nôtres avaient-ils perdu courage, et, après une demi-heure d'attente, pendant laquelle ils n'avaient rien vu, ils étaient revenus au boutre:C'é- tait alors que Reis-Ali m'avait envoyé chercher. On n’attendait que mon arrivée pour remettre à la voile; opération qui s’exécuta, selon l'habitude arabe, en poussant de grands cris et en invoquant le nom de Dieu et de Mahomet. Mon retour produisit une grande joie à bord du boutre. Je rapportais pour deux ou trois jours de viande fraiche, en prenant la précaution de la pendre au mat. Si j'eusse été chrétien, personne à bord n’eût mangé une bouchée d’un animal tué par moi. Mais j'étais musulman, l’interdit se trouvait levé. Fe En effet, en tirant sur le gibier, un musulman doit ire : — Bismillah, Allah akhbar ! C'est-à-dire : Aunom de Dieu! Dieu est grand ! « Je te tue » est sous-entendu. Il serait en effet assez difficile de dire : — Je te tue au nom de Dieu! Dieu est grand! Lorsque le gibier est encore vivant, le chasseur le saigne a la carotide, selon le rite religieux; mais il faut que le couteau coupe admirablement, afin de ne pas faire souffrir l'animal. Aussi les chasseurs s’exer= cent-ils à repasser leurs couteaux, de manière à leur donner un fil aussi tranchant que celui du rasoir. fs en ont deux d'habitude : un grand, et, dans la poi- gnée du grand, un petit. C'est avec le grand qu'ils combattent, attaquent, se défendent, coupent les têtes et saignent les grands animaux. C'est avec les pelits qu'ils saignent les animaux de faible taille et achèvent de couper les tétes récalcitrantes. Au reste les Arabes sont peu chasseurs. Leur nour- riture ne repose jamais sur des viandes exception- nelles. Ils mangent habituellement le mouton, le chameau, la chèvre et la poule. Ils ne chassent donc pas essentiellement pour man- ger; cependant ils mangent leur chasse. S'ils tuent une hyène, ils mangent l'hyène; s'ils tuent un lion, ils mangent le lion. Même en le man- geant, ils croient se rendre plus courageux. S'ils ne mangent pas de la panthère, c'est que la panthère ressemble au chat. Ils mangent le hérisson et le porc- épic. Certaines tribus sont même acharnées à cette chasse; elles ont des chiens exprès pour le pore-épie. Ils chassent en général la gazelle, l'autruche et le liévre & courre, soit & cheval, soit & dromadaire. Ils mangent la gazelle et l'autruche; mais, en général, ils ne mangent pas le liévre. Ils gardent avec soin la moelle des pattes d’autruche pour s'en frotter en cas de rhumatisme; ils en étendent sur leurs bles- sures; dans certains cas, ils en prennent intérieu=- rement. Ils chassent avec des lévriers qu'ils appellent slow- quis. Aussitôt l'animal forcé, ils le saignent. L'ani- mal le plus difficile à forcer, de la gazelle, de l'autruche et du lièvre, c'est la gazelle. Elle est très- craintive, a sans cesse l'œil et l'oreille au guet, et fuit au moindre sujet de crainte avec une fabuleuse rapi- dité, Du plus loin que les lévriers la voient, ils s’élan- cent sur elle. Hs en ont quelquefois pour une demi- journée, non pas qu'ils soient ce temps-là à la joindre, mais avec ses bonds prodigieux, ses écarts gigantes- ques, la gazelle leur échappe jusqu'au moment où ses jambes raidies refusent de plier, L’ARABIE HEUREUSE: 7 Si le chasseur, qui suit à cheval ou à dromadaire, n'arrive point-à temps, il ne trouve plus que les cornes. S'il arrive à temps, il saigne l'animal, toujours avec les paroles sacramentelles, il lui ouvre le ventre et fait la curée comme un chatelain francais. att où il y a de la gazelle, on est sûr qu'il ya du lion ou de la panthère. * Après la gazelle vient l’autruche. ~ L’autruche est l’aninial qui excite le plus la cupi- dité du chasseur arabe. L’autruche en effet donne sa plume, sa chair et sa moelle pour les rhumatismes. Les patres arabes connmaissent les nids d’autruche comme nos bergers les nids de perdrix. Le nid indi- qué, le chasseur fait un trou, s’enterre dans le sable et tue les autruches à l'affût. C’est un des moyens de les chasser. Dans les saisons de l’année où l’autruche n’est point en ponte, on relève leur trace comme on fait de celle d’un loup ou d'un sanglier. On arrive ainsi à les faire lever. L’autruche, surprise, fuit d'un seul trait, et droit devant elle, pendant plusieurs lieues. A moins d'obstacles, elle fuit dans la même ligne. Si le chasseur la perd de vue, il la suit à la piste. Tout en fuyant, elle lance des pierres. Mais c'est parce qu'il se trouve des pierres sous ses pieds et non comme moyen de défense. L’autruche a une force énorme dans le jarret et dans l’aile. D’un coup de pied elle casserait la jambe d’un homme, d’un coup d’aile elle le renverserait. Dans toute la contrée qui se trouve au sud de la Nubie, si un nègre a besoin de faire une course trés-pressée, il monte une autruche comme il monterait un cheval, se tient au cou etla dirige avec un baton. Au bout de deux heures de chasse, l'autruche est fatiguée, alors elle s’arréte, trébuche et tombe. On l'étourdit d'un coup de baton et on la saigne. Le mâle est noir et la femelle est grise C’est le male qui porte ces belles plumes dont on fait tant de cas en Europe. Le male, surtout quand il a des petits, se défend, et, comme on dit du sanglier et du cerf, dans certains cas, tient tête aux chasseurs. Aussitôt mort, on dépouille l'animal, en garantis- sant les plumes le plus possible. Une belle peau d’autruche mâle se vend de 75 à 80 fr., le prix d'une peau de panthére dans les pays où il n’y a pas beau- coup de panthères. Au reste, l’autruche tend non-seulement à diminuer, mais à disparaitre. Non-seulement aujourd’hui on chasse l’autruche, mais on recherche ses œufs, d'abord pour les manger, ensuite pour en faire des ornements de mosquées, des narghiléhs, des tasses pour boire. Reste le lièvre. Le lièvre arabe est un peu plus petit que le lièvre français. Les Arabes le chassent à courre avec des ae et à l'affût. Cette chasse ne diffère pas de la notre, Gérard, dans son livre intitulé le Tueur de lions, a décrit admirablement la chasse à faucon. J'aurai comme lui à parler du lion et de la pan- there, puis d'autres animaux encore qui ne se trou- vent pas en Afrique, comme l'éléphant, que j'ai rencontré dans le Dâr-Bouroûm et le pays des Barrys; la girafe, que j'ai rencontrée dans le Dongolah; le tigre, que j'ai rencontré en Abyssinie; le lynx, que j'ai rencontré en Perse. Je dirai alors, non-seulement ce que j'ai pu remarquer par mes yeux, mais encore ce qué l'on m'a dit sur ces différents animaux, Si, sur certains points, je me trouve en désaccord avec l'il- lustre chasseur, c'est qué les climats ne sont pas les mêmes, et que le lion et la panthère de l'Allas, c'est- i-dire du 33°, du 34° ét du 35° degrés du nord, ne peuvent pas avoir les mêmes mœurs que ceux qui se rapprochent de l'équaleur el gui vivent sous les 12° et 13° degrés. Ainsi les animaux d'uné même espèce sont plus féroces sous les latitudes rigoureuses que sous les latitudes chaudes. L’ours du pôle est bien plus féroce que l'ours des Alpes et des Pyrénées, Il en est de même du lion de l'Atlas, du lion du Cap, qui se trou- vent lun sous le 35e degré de latitudé nord, l'autre sous le 35° degré de latitude sud, qui tous deux con- naissent le froid et la neigé. ‘Ils sont bien-autrement féroces que les lions de la Nigritie, qui vivent sous uné chaleur qui atteint et dépasse cinquante degrés. C’est tout le contraire pour les reptiles, dont le venin semble avoir besoin, pour être tiûri, de tous les feux de l'équateur. La vipère cornue (céraste), que j'ai rapportée au muséum, vient déjà du Grand-Désert, cest-a-dire @une chaleur de 40 degrés. Vingt-cing lieues avant d'arriver à l'endroit où les Bédouins me lapportèrent, j'ai vu un dé mes fusils partir seul sous l'effet de la chaleur. Dans le Kordo- fan, où la chaleur monte à cinquante-quatre degrés et les dépasse, j'ai trouvé une variété de serpent-mi- nute qui tue presque instäntanément. Les Arabes l'appellent hannèche-el-ajel, le serpent rapide, c’est- à-dire le serpent qui tue rapidement. Voyez les scor- pions : en Italie, ils font une blessure douloureuse, mais sans gravilé; en Tunisie et en Ezypte, on en meurt quelquefois; à la Mecque, il est rare qu'on survive, à moins de cautérisation et de révulsifs violents. Dans le pays des dattes, à Bassora et à Bagdad, j'ai été piqué par deux grosses guépes dont la piqüre Sait presque aussi grave que celle du scorpion. Cette piqûre avait eu lieu près de la cheville; ma jambe devint grosse comme un fort tuyau de poêle. Je fus plus de quinze jours sans pouvoir marcher. La piqûre a laissé une marque noire comme l’ébène, et aujour- @hui, en France, dans les grandes chaleurs, je souffre encore de celte piqüre. È Dans le Kordofan, j'ai été mordu au jarret par un céraste que les Arabes appellent lefäa; je faillis en mourir. La place est restée noire, et, comme de la piqûre de ma guépe, j'en souffre de temps en temps. Le lézard, qui chez nous est tout à fait inoffensif, devient venimeux aux bords de la mer Rouge et de la mer des Indes. Le moustique, supportable en France, déjà désa- gréable en Italie, fait en Arabie des piqûres qui amènent quelquefois amputation du doigt. Il n’y a pas jusqu’à notre mouche, la mouche inof- fensive, qui, en se posant sur les plaies des malades ou des blessés, ne détermine la gangréne. Au reste, il en est de méme des blessures d'armes à feu, qui, sous les latitudes chaudes, sont dix fois plus difliciles a guérir que sous les latitudes tempérées. Mordu par un singe en France, Sélim en eût eu pour huit jours à avoir sa main emmaillottée, Mordu par un singe à Abblèd, ilen eu pour trois mois à porter son bras en écharpe. Revenons à notre boutre, bien loin duquel nos sou- venirs nous ont emporté. Reis-Ali m'avait envoyé chercher parce que tons les jours, vers trois heures, le vent de terre se levait. Ce jour-là il se levait plus fort que les jours préce- dents. Reis-Ali ne voulait rien perdre du chemin qu'il pouvait nous faire faire. En effet, depuis six jours que nous étions partis, nous avions fait cent lieues a peine, Au reste, cette lenteur est complétement indillé- rente aux vrais musulmaüs. {1 n'y a qu'en Europe où le lemps soit coté à la Bourse. Les musulmans sont partis quand Dieu a voulu, ils arriveront quand Dieu voudra, Jamais un musulman ne s'ennuie, Quand il se sent près de s'ennuyer, il fume, Quand il a fumé, il joué aux dames ou aux échecs. Quand il a joué aux dames et aux échecs, il dort. 8 L’ARABIE HEUREUSE. ee —" Le sommeil est pour lui la seconde vie, si elle n'est pas la premiére. Quand il est éveillé, rarement il pense. Quand il est endormi, souvent il rêve. Les rêves sont la grande préoccupation des Orientaux. Voyez le rêve de Pharaon expliqué par Joseph. Voyez dans Homère Jupiter envoyant un rêve à Agamemnon. Voyez toutes les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d'Euripide. Il y a des rêves partout. Le rêve est si agréable pour les musulmans qu'ils ont inventé le hachich, le kiéf et le caq, c'est-à-dire des moyens de rèver tout éveillé. Le hachich que nous connaissons en Europe, le hachich de Monte-Christo, est une confiture faite avec la feuille de chanvre; mais le commun des Arabes se dispense de faire des confitures : il fait sécher la feuille, la réduit en poudre et la mélange à son tabac. Il va sans dire que les effets en sont bien autrement puissants: c’est alors le kiéf. Quant au caq, c’est la feuille d’un arbrisseau pareil à celui qui produit le thé. La feuille ne se sèche pas et ne se fume pas, elle se mache et produit le même enivrement que le hachich. Dans les rues de Moka et d’Hodeida, on voit les amateurs se promener avec une branche de caq sous le bras. Ils en arrachent les feuilles, une à une, et les mâchent. La feuille est épaisse, d’un vert foncé et luisant, et ressemble à celle du camellia. Quant aux marins, il y a toujours dans l'équipage un conteur d'histoires qui se charge d’amuser la so- ciété. Puis il y a un bouffon qui fait des farces. Avec les farces, les histoires, le caq, le kiéf, les rêves, les échecs et les dames, un musulman ferait le tour du monde sans s’ennuyer un seul instant. J'étais mauvais musulman sous ce rapport, je l’a- voue, Je jouais aux dames de troisième force, pas du tout aux échecs. Je ne fumais pas de kiéf, je ne ma- chais pas le caq. Mes seules distractions étaient ma chibouque et mon fusil. Je passais mon temps assis sur la dunette, mon bou- quin d’ambre à la bouche, mon fusil à portée de ma main. Siun oiseau passait en lair, si un poisson mon- trail son arête dorsale hors de l’eau, je luienvoyais mon coup de fusil; je me soulevais pour voir ce qui en élait résulté, et me recouchais sur ma natte. J'avais donc salué avec joie la recrudescence du vent. J'oubliais une distraction que je n’ai jamais bien comprise. Peut-être est-ce pour cela que je l’oubliais. Presque tous les musulmans de l’Yémen font usage d'une branche de mossoudk, — le ziziphus lotus, — qu'ils dépouillent de son écorce et dont ils écrasent le bout avec une pierre ou un marteau, jusqu'à ce que ce bout prenne la forme d’un pinceau. Puis ils pren- nent une pincée de tabac très-fin, qu'ils appellent Portugal, el prononcent Bordougal, se l'introduisent dans la bouche, et font avec leur langue reparaitre cetle poudre à Ja surface extérieure, où ils Ja frottent avec leur pinceau de mossoudk, Cet usage est aussi répandu parmi les Bedouins de l’Yémen que la pipe, Je narghiléh, le béthel, l'opium, le caq chez les autres Orientaux. On reconnaît les amateurs de Portugal à la petite branche de mossouâk, qu'ils portent suspendue à leur turban, à leur chapelet où à leur cou. Les femmes elles-mêmes sont friandes de cette sensualité, et les deux sexes lui donnent tout le temps dont ils peuvent disposer Comment voulez-vous qu'on s'ennuie jamais avec dé semblables distractions ? Cependant le vent continuait à grossir, et, contre tous nos précédents, nous faisait faire huit ou dix nœuds à l'heure, Vers le coucher du soleil, nous pas- simes devant Confoda, dernier poste occupé par les Turcs, qui avaient derri¢re les remparts une garni- sou de trois ou qualre cents Albanat Confoda est le débouché des marchandises de l’As- sir, c'est-à-dire du millet, de la gomme, de l'essence et des étoffes de laine. Vers Confoda disparaissent les déserts de l'Arabie-Pétrée et commencent les verdures de l’Arabie-Heureuse. Le sol se modifie : on y trouve de la terre végétale, un peu d'eau descendue des montagnes, et l’on cesse d’en être exclusivement réduit aux puits. Au fur et à mesure qu'on avance vers Aden, les montagnes pren- nent un aspect de plus en plus volcanique. Quelques- unes ont un aspect ferrugineux. En effet, elle contien- nent du fer, du cuivre, de la houille, du sel gemme. Le sel gemme est la seule exploitation à laquelle se livrent les Arabes. Et encore comment s’y livrent-ils ? Chaque Arabe va à la mine, et emporte ce qu'il lui faut dans des paniers et des sacs, sur des ânes et des chameaux. Nous marchions toujours et très-vite, malgré la nuit. IL est vrai que nous avions moins de récifs que sur les côles du Hedjaz. Aux feux qui brillaient sur le rivage, nous reconnaissions Hali, dernier petit port, limite extrême de l’Arabie-Pétrée. De temps en temps, nous étions tirés, non pas de notre sommeil, mais de notre engourdissement, par un bruit pareil à celui que ferait un piston d’une forte machine à vapeur. C’étaient des souffleurs qui passaient près de nous et nous souhaitaient bon voyage à leur manière. Les Arabes les appellent semeck-monfoch, poissons soufflet. Au reste, je voyais dans l'ombre nos marins très-occupés à jeter une espèce d’épervier à la mer, et à en lirer, avec de grands efforts, des objets qu'ils disposaient sur le pont. J'eus la curiosité de me lever et d’aller voir ce dont il était question. Le hasard nous avait fait passer assez près de trois ou quatre grosses tortues pour que nos marins pussent leur jeter le filet. Ils venaient d’en prendre deux, larges comme des capotes de cabriolet. Plusieurs fois, au moment où il en passait en vue du navire, j'avais essayé de leur briser la tête avec une balle; mais ce n’était pas chose facile. A mon coup, les tortues plongeaient, ou plutôt, pour me servir d’un terme plus expressif et qui rend mieux leur action, les tortues sombraient. On en prit dans la nuit trois, dont la moindre pouvait peser de 75 à 80 livres, et la plus grosse de 450 à 200. J'ai vu des tortues de 400 livres. J’élais enchanté pour mon compte; c'était de la viande fraiche pour le lende- main. La tortue était le triomphe de Sélim. Il apprè- tait une fricassée qu'il faisait cuire dans ces marmites en cuivre que les Arabes appellent dendjera et qui ont une forme particulière, se rapprochant de celle d’une calebasse dont on aurait scié le goulot. IL y mettait du beurre, du piment, du gingembre, du poivre, du sel, du girofle. Il faisait bouillir le tout, mouillant de temps en temps avec de l'eau, puis, au moment de ja sortie du feu, liant le tout avec des jaunes d'œuf. Dans la saison des tomates, il y ajoutait des tomates ; l'aspect est celui d'une fricassée de poulet à la sauce blanche. Le goût est celui d’une tête de veau en tor- tue, très-épicée. Les Arabes mangeaient les tortues, au contraire, les uns avec des pâtes d'abricots, c'est-à-dire à l'acide; les autres au doux, avec des raisins secs, des amandes et des dattes, le tout nageant dans le beurre. I va sans dire que de celte façon la tortue est détestable. Une de nos tortues avait une cinquantaine d'œufs dans le ventre. Les Arabes en prirent une partie pour les sécher, L'autre partie nous fut abandonnée pour les manger à notre caprice. Je n'avais pas de préférence pour les œufs. Je vis nos nègres faire rôtir les leurs sur des charbons ardents. J'en fis rôtir trois ou quatre que je mangeai durs avec du sel, du poivre el du piment. Ah ABIE Je me suis laissé aller à parler cuisine, et j'ai anti- cipé sur la journée du lendemain. Lil Le lendemain de ce jour, que je marquai sur mon carnet sous le nom de jour des tortues, nous étions en vue de la grande ile de Gasser-Farsan, qui peut avoir sept lieues de tour, sur laquelle on trouve des ruines, et qui est entourée de petits îlots, lesquels, du côté du nord, semblent en défendre l'approche. Des montagnes à pic trés-irréguliéres, ou plutôt très-sau- vages de forme, s'élèvent au milieu de I’ ile, couverte de ces petits arbrisseaux dont les Arabes font ces fameuses brosses à dents en forme de pinceau dont nous avons parlé. Nous longions la côte orientale à un kilomètre à peu près, de sorte que je distinguais, même sans lu- nettes, les cabanes des pêcheurs et les champs de mais. Le vent nous poussait sur Vile. Nous fûmes forcés de virer de bord et de nous diriger à l’est. D'ail- leurs, je voulais descendre au port de Djézan. C'était Ja que je comptais trouver les moyens de gagner Abou-Arich, résidence habituelle du chérif Hussein, auprès duquel je me rendais. Abou-Arich n'est éloigné de Djézan que de sept lieues. Nous entrâmes sans difficulté dans le port, ou plu- tôt dans la crique de Djézan, qui est commandée par une citadelle contenant une douzaine d'hommes de garnison. Le village, situé au pied d'une chaîne de mon- tagnes renfermant de l'or, du cuivre, du fer et de la houille, se compose d'une centaine de maisons. Sur un des premiers mamelons de la chaîne de montagnes s'élève une seconde citadelle, de forme carrée. La montagne sur laquelle s'élève cette seconde cita- delle est de main d’ homme et taillée à pic. Un chemin creux est tracé dans la montagne, et conduit à une petite porte basse et étroite où un seul homme peut passer à la fois en se courbant. 1. ‘envoyai Sélim au gouverneur qui habite ce fort. Il n'avait reçu aucun ordre, et par conséquent ne pou- vait pas me donner les moyens de transport néces- saires pour aller à Abou-Arich. D'un autre côté, il ne voulait point me laisser passer sans une permission en régle du chérif Hussein, son parent. Force m'était done de reprendre la mer, et d’aller jusqu'à Loheia. Au reste, c'est l'habitude arabe, qui ne doute de rien et ne prévoit rien Le chérif Hussein me faisait perdre cing jours el faire cent lieues de plus. Un messager qui pouvait, à drom: idaire, aller en une heure d’Abou-Arich à Djé- zan, m'eût épargné celle course. Au reste, je ne la regrette point, puisque, grâce à celte course, je vis le splendide tableau d'un volcan en éruption. Nous repartimes aussitôt que la réponse de Sélim m'eut convaincu de l'impossibilité de gagner Abou- Arich. Je connaissais assez les musulmans pour être certain de l'inutilité de mes instances, Le vent soufllait toujours. La crainte que nous avions eue de le voir dégénérer en bourrasque avait disparu, Contrarié d'abord de ce retard que je venais ad éprous er, j'avais fini par en prendre mon parti, et je m'étais recouché sur ma dunette, appelant le sommeil à mon aide, non pas pour rêver, je révais assez tout éveillé, Dien merci! mais pour dormir, mais pour tuer le temps, qui me paraissait d'autant plus long que je faisais un trajet inutile. Aucun événement ne signala cette nuit, Quelques bateaux qui passèrent, en criant leur éternel sa/aim- HEUREUSE. 9 a-leikum, salut soit à vous, me firent TO CN laps an temps en temps rouvrir l'œil que je m "éfforçais de fermer. Nous naviguions au milieu des écueils, mais je savais Reïs- Ali si familier avec eux que je ne m'en inquiélais plus. Vers deux heures du matin, au moment où je commencais à m'endormir réellement, Reis-Ali me réveilla. J'ouvris les yeux et le reconnus. Pour qu'il se dérangeat, ou plutôt pour qu'il me dérangeat, il fallait qu il se passat quelque chose de grave. Je m'assis et lui demandai la cause de ce réveil. — Djebel-Ndar! me dit-il. Montagne de feu ! Je regardai dans la direction qu’il m’indiquait, et je vis en effet le ciel rougi par la réverbération de la flamme. Je compris que nous avancions vers le volcan de Djebel-Tarr, que j'avais vu marqué sur ma carte. Djebel-Tarr, comme Stromboli, n’a que de trés- courtes érupions. C’est un volcan trés-sage, très-bien élevé, qui, pourvu qu “il fasse tranquillement ses affaires, n’en demande pas davantage, et ne s'amuse pas, comme le Vésuve et l'Etna, à faire trembler la terre tout autour de lui. Les Arabes, comme on le comprend bien, n'ont pas lu l'ouvrage de notre savant compatriote Étie de Beau- montsur les volcans. Ils en ignorent donc compléte- ment les causes, tout en en constatant les effets. Les effets de celui-là sont de cracher de la fumée, de lancer des nuages de cendres et de rouler de la lave jusqu’à la mer. Un pareil phénomène au milieu de la mer Rouge exerce, on n'en doutera point, l'imagination des Arabes. Chacun a sa tradition sur le volcan. Les uns prétendent qu "Eve, après le péché originel, vint mourir au sommet du Djebel-Tarr, et que c’est de la tombe de la mère du genre humain que jaillit toute cette flamme, toute cette cendre, toute cette fumée. Si c’est un emblème, il est assez bien choisi. Qu'est-il en effet sorti de la tombe de notre aïeule à tous depuis six mille ans qu’elle est enterrée, si ce n’est un peu de flamme et beaucoup de cendre et de fumée ! Les autres regardent tout simplement le cratère comme une bouche de l'enfer, de laquelle sortent le soir, aux époques où doivent surgir quelques événe- ments, des diables qui parcourent la contrée sous la forme de feux follets. Nous le vimes à l'état de flamme jusqu’au jour, puis ce ne fut plus qu'une fumée, que nous lais- simes à notre droite pour aller jeter l'ancre dans le petit mouillage de Loheïa. Loheia est le deuxième port de la province de l'Yé- men en venant du nord. Il offre, quoique presque ensablé, le golfe le plus beau, le plus grand, le plus vaste de la mer Rouge. Des canons placés à Loheia, à l'île d'Ormouck au nord, à l'île Caméran à l'ouest, et à Saphida au sud, en défendraient complétement l'entrée. Toutes ces peliles iles, quoique couvertes de ver- dure, ont un principe vole: unique. L'ile Caméran elle- même, toute plate qu'elle est, a une source d'eau chaude. Ces îles sont peuplées de lièvres beaucoup plus pe ut que les nôtres. Les perdrix, les cailles, les pintades, les bécasses, les oies sauvages et les canards y sont en quantité; des chacals leur font la guerre. On y trouve aussi des vipères, des couleuvres, et, dans les vieux murs, l'aspic et une espèce de scorpion rougedtre dont la piqûre, même soignée avec tout l'art européen, est presque toujours morte lle. ll y a en oulre celle e spèce de fourmis blanches qui dévorent tout, même le fer, et que l'on nomme les thermates, Elles vont par iriBus ruidées par des chefs qui les commandent, avec di Vant-gardes et des sentinelles; dans un chemin parallèle à cel du corps d'armée et des travailleurs, qui marchent en- 10 L'ARABIE HEUREUSE. EE Eee eee semble, s'avancent les provisions. C’est une véritable migration pareille à celles des barbares, et qui sèche et dévore tout. : Si une de ces troupes innombrables s’introduit dans un silo, elle le vide, chaque fourmi emportant son grain. Selon la grosseur du fardeau, elles se met- tent deux, quatre, six, dix, vingt, cent s’il le faut, les unes tirant, les autres poussant, celles-ci soulevant, celles-la déblayant le chemin. Si l'obstacle est trop lourd pour disparaître, avec des combinaisons dyna- miques qui suffiraient à la renommée d'un architecte, elles font franchir l'obstacle au fardeau. Cela rap- pelle Antoine essayant de transporter sa floite et celle de Cléopâtre à travers les lacs Salés et le canal de Pé- luse, dans la mer Rouge. Le roi des fourmis marche en tête avec sa garde, qui est formée des plus fortes fourmis de la tribu. Le roi lui-même est plus gros qu'aucune des fourmis de sa garde. Cette garde, chargée de la police, porte les ordres du roi. Quand un des messagers rencontre celui auquel il a affaire, il s'arrête, lui commu- nique sa mission, qui change quelquefois à l'ins- tant même la marche des deux animaux, et qui semble quelquefois à l'instant même encore provo- quer dans le reste de la troupe des mouvements différents. Le roi est polygame et a plusieurs reines, qui sont elles-mêmes choisies parmi les plus fortes fourmis. Ces reines ne se livrent à aucun travail et regardent faire les autres. Dans leur marche les thermites s'arrêtent de pré- férence dans les lieux déserts. S'ils sont fatigués et qu'ils aient une grande course à faire, ils posent des relais. La fonrmi chargée dépose son fardeau, qui est repris par une autre, et revient à vide chercher une autre charge, Tout le long de la route sont les inspecteurs chargés de surveiller l’ensemble des tra- vaux; ils gourmandent les fainéants, font donner un coup de main à ceux qui sont dans l'embarras, et en- voient des messagers demander du renfort si besoin est. Toute fourmi incorrigible dans sa paresse est condamnée à mort et exécutée comme inutile à la société. Quand il y en a un trop grand nombre de jeunes, les générations nouvelles essaiment comme les abeilles et vont former une colonie. Ces fourmis, jointes aux rats, qui comme elles dévorent tout, font la désolation du pays. Les rats sont énormes. Ils ont jusqu’à trente centi- mètres de long. Ils vivent dans la plus grande inti- milé avec les chats, qui ne leur font aucun mal, et qui dorment et mangent avec eux. Ce sont des rats domestiques, de véritables rats de ville, seulement ils ne s'éffrayent de rien. Au réste, en Orient, on tue peu les animaux. Le crime est moins grand de tuer un homme qu'un quadrupède quelconque. L'homme qui tue un autre homme est toujours considéré comme l'ayant tué pour sa défense; c'est à la famille à juger dans ce cas le procès et à déclarer la guerre où à ac- cepter le prix du sang. La plupart de ces rats sont musqués. Ils ont d’é- normes mouslaches et des queues gigantesques. C'est surtout aux dattes que les rats s'en prennent, Ils vont aussi par bandes, et dans une nuit dévalisent un magasin tout entier. Ils ont des taniéres com- munes, et transportent là tout ce qu'ils peuvent trouver, Au nombre des insectes qui peuplent Vile se trouve quelquefois, et particulièrement sur la sommité des bananiers el des palmiers fleuris, le goliath, c'est-à- dire le roi des insectes. Il ressemble à un cerf-volant sans cornes, el peut atteindre deux fois la grosseur de cet animal. l'en ai vu dans Vile de Gaméran, mais ne connais- saut pas la rarelé de cet animal, je n'avais pas fait grande attention à lui. J'en ai retrouvé depuis un sur les palmiers du Djérid tunisien, quia élé adressé, avec mes collections, par l’agent consulaire de France à Sfax, au Muséum. On récolte dans ces îles du miel excellent, qui est tiré, par les abeilles, particulièrement des roses, du jasmin et de la myrrhe; dont la fleur est à peu près pareille au lilas. Les Arabes l’appellent rihan. La myrrhe, selon les Arabes, est une des plantes privilégiées du paradis de Mahomet. L’arbrisseau qui la produit ressemble au romarin. Le romarin lui- même est en grande quantité. Il va sans dire que les thermites et les rats, ces deux grandes familles déprédatrices, font une guerre acharnée aux possesseurs de ce miel, soit que ce miel soit encore la propriété des abeilles libres, soit que l'industrie des hommes lait récolté et mis en magasin. Ce miel se conserve dans des peaux de bouc, que trouent à qui mieux mieux les rats et les fourmis. Les riches, qui en font un grand usage, y mettent un ob- stacle en les conservant dans des jarres de grès fer- mées avec du plâtre. Dans un des voyages que je fis en barque, de Loheïa à Vile Caméran, et ce pendant que je me trouvais à Hodeida, je fis la rencontre d'un animal bien autre- ment rare et bien autrement curieux que tous ceux que je viens de nommer et même de décrire. J'étais assis à l'arrière de la barque, lorsque tout à coup les rameurs s'arrétérent. On m’appela à l'avant et l’on me montra, à vingt ou trente mètres de nous, flottant sur la vague et suivant son ondulation, un énorme serpent euroulé sur lui-même. Il formait un cercle parfait au milieu duquel se dressait une tête à aigrette. J'avais mon fusil, je voulus faire avancer les rameurs ; mais ils refasérent obstinément. Tout ce que je pus obtenir d’eux, ce fut qu'ils ne fuiraient pas. Ils sta- tionnèrent donc, et je pus examiner l’animal à mon aise. Il pouvait avoir de cinquante à soixante pieds de long, dix-huit ou vingt pouces de grosseur. Sa tête avait le volume d’une tête d'enfant. Les trois couleurs les plus apparentes étaient le rouge, le noir et le blanc. Il avait le ventre jaune et noir, ses écailles étaient vi- sibles. Les Arabes connaissent cette espèce de serpent. Ils prétendaient qu'il avait deux pattes ou deux nageoires. Malgré l'attention que je mis à l’examiner, je ne vis rien de pareil. Is prétendaient, en outre, que ces deux pattes l’aidaient à venir à terre. Selon eux, l'ani- mal est amphibie et carnassier. Dans ses excursions sur le rivage, c'est surtout aux moutons et aux chè- vres qu'il en veut. Seulemement, les chèvres lui sont plus indigestes à cause des cornes. On se rappelle le serpent de Régulus, qui avait 165 pieds de long, et que Von fut forcé de tuer avec des machines de guerre, Ne serait-ce pas quelque ser- pent dans le genre de celui-ci qui s'était attardé sur le rivage, et à qui l'armée romaine en débarquant avait coupé la retraite ? Le nôtre ne paraissait aucunement préoccupé de notre présence; il était tout entier à une foule d'oi- sceaux de mer qui voltigeaient au-dessus de lui. Us finirent par s'approcher tellement que sa tête s'allon- gea comme par un ressort, et cela si rapidement qu'il saisit un goëland dont il ne tit qu'une bouchée. Alors sa gueule s'ouvrit, et l’on en put voir l'effroyable rictus tout garni de dents. Puis il rentra dans son repos. Les oiseaux, qui s'étaient écartés au mouve- ment qu'il avait fait, revinrent de nouveau tournoyer autour de lui, et le même acte se renouvela trois ou quatre fois, toujours avec la même stupidité de la part des oiseaux et la même adresse de la part du serpent. Je profitai d'un moment où il était en train d’en- L’ARABIE HEUREUSE. 44 gloutir son troisième ou quatrième oiseau pour lui envoyer une balle. Je ne sais où je le touchai ni si je le touchai, mais à l'instant même il se déroula et se mit à nager à la surface de l’eau. Les Arabes pous- sèrent un cri de terreur et se mirent à ramer de toutes leurs forces vers Caméran. Quant au serpent, il se dirigea vers l'ile de Djebel-Sebair, où sans doute était son domicile. Nous l’avions trouvé à la hauteur du cap (ras) Israël. Plus tard, dans la mer des Indes, à bord de la cor- velle le Cormoran, qui était allée recueillir les bas- reliefs trouvés dans les ruines de Ninive, et qui était commandée par le lieutenant de vaisseau Cabaret, nous eûmes une seconde apparition pareille à celle-ci. C'était par le travers des Maldives; seulement le rep- tile, quoique de la même espèce, pouvait avoir une vingtaine de pieds de moins. J'en vis un troisième dans le canal Mozambique. J'étäis cette fois sur un brick de l'imam de Mascate nommé le Tage et commandé par le capitaine Hus- sein. Ce troisième, à son tour, était plus gros que celui que j'avais vu dans la mer Rouge. … Auparavant, dans le Sennaar et le Kordofan; depuis, dans le Sahara, à Tuggurt et à Biskra, on m'a sou- vent parlé, et ceux qui m’en parlèrent n'avaient au- cun intérêt à m’en imposer, on m’a souvent parlé de serpents à crinière et qui avaient aussi deux pattes de devant. Ils étaient courts, et pourraient bien être les dragons des anciens. Quoi qu'on meat pu dire sur existence de cet ani- mal, j'en doutais encore; mais beaucoup d’Arabes w’allirmérent en avoir vu, et me citèrent de leurs compagnons qui avaient été dévorés par des mons- tres de celle espèce, lesquels, selon eux, pouvaient devancer un cheval à la course. Le sultan de Tug- gurt, Abd’el-Raliman-Ben-Djellab, me confirma leurs récits. Je sais bien que les savants traiteront de fable mon serpent de mer et le serpent à crinière du sultan de Tuggurt. Mais n’ont-ils pas traité de fables les hommes à queue et les licornes! Les hommes à queue sont un fait constaté aujourd'hui. Même chose regarde les licornes, dont j'ai vu aussi un spécimen à l'île Bourbon (hotel Lannoë) et dont, par suite, j'ai examiné la fameuse corne avec laquelle Hérodote prétend qu'elles percent les arbres. Ce n’est point une corne, mais une excroissance charnue qui se durcit quand l'animal est en colère, et qui devient pour lui une arme défen- sive des plus dangereuses. La licorne que j'ai vue ouvait être de la grandeur d’un tout petit âne. Seu- ement, comme les animaux à cornes, elle avait les sabots fendus. C'est dans le Mandara, dans le Log- goum et dans le Donga, à peu près sous l'équateur, que se trouve cet animal prétendu fabuleux. Sous la même latitude et dans les mêmes contrées se trouve l'age, quadrupède complétement inconnu à nos savants d'Europe, et qui, au lieu de défenses, comme l'éléphant et l'hippopotame, porte des cornes d'ivoire. Un prince arabe, que j'avais ramené de mon voyage à Tuggurt, qui s'appelait Mohammed-Ben- Sultan-Abd’el-Djellil, qui était fils du dernier roi du Fezzan, et qui, naguère, a été le héros des événe- ments de Tripoli, en avait vu, en avait chassé, en avait lué, et eu laissa un dessin à M. Isidore Geolfroy Saint- Hilaire. Au reste le mot age, en arabe, veut dire ivoire. Du Mandara et du Loggoum, du Mandara surtout, se tirent les négresses les plus estimées des Tures. Ce sont de véritables Vénus du plus beau noir d'ébène qui se puisse voir, Outre cette qualité qui fait leur principal mérite aux yeux des Orientaux, elles au- raient à ceux des Européens celui d'un visage régu- lier, qui se rapproche du type nubien, l'un des plus beaux de l'espèce nègre, Seulement les Turcs ont des rivaux fort actifs et surtout fort téméraires dans les singes qui habitent les forêts du Loggoum et du Mandara. J'ai connu un marchand d’esclaves qui faisait tout particulièrement son commerce dans le Soudan, et qui chaque année y accomplissait un voyage en partant du Sennaar, sa patrie. Il m’a dit avoir eu au nombre de ses esclaves une femme qui avait été enlevée à l'âge de huit ou neuf ans par une bande de singes, et qui était restée sept ans avec eux dans la forél. Elle ne se plaignait d'aucun mauvais traitement, les singes ayant pour elle, au contraire, toutes sortes de prévenances. Elle - avait été retrouvée par une bande de femmes qui allait faire du bois dans ces forêts, où les femmes ne vont que par bandes nombreuses et armées de batons, pour qu’il ne leur arrive pas ce qui était arrivé à leur jeune compatriote. Ces esclaves, qui sont paiennes, arrivent sur les marchés de la Mecque et du Caire, par la conquête qu’en font les sultans du Boursou, du Bourgou et du Darfour, continuellement en guerre avec eux sous prétexte de paganisme, mais en réalité parce que ces esclaves sont pour eux une monnaie courante qu'ils n'ont point la peine de faire frapper, et à l'aide de laquelle ils se procurent tout ce dont ils ont besoin. Revenons à Loheia, dont nous ont écarté le ser- pent de mer, les dragons à crinière, les ages el les négresses. A Loheia, j'avais enfin Je pied dans l’Yémen. L’Yémen se divise en deux parties : la partie de la plaine qu’on appelle le Théama, la partie de la mon- tagne qu'on appelle le Djcbel. La partie de la plaine a pour capitale Moka et pour chef le chérif Hussein, La partie de la montagne a pour capitale Sana et pour chef imam de Sana. La montagne est cultivée et productive; c’est ce que l’on appelle à proprement parler, aujourd'hui, l'Arabie heureuse. La plaine a moins de titres à cette appellation. La moitié, c'est-à-dire tout ce qui longe la mer, est in- cultivable et ne produit que les plantes qui viennent dans les terrains stériles. Cependant, autour des villes principales de la côte, Hodeida, Moka, Loheia, se trouvent des bouquets de palmiers, quelques gommiers, des sycomores, l'arbre qui produit le baume de la Mecque, el l'arbre à manne. Moka particulièrement a toute une forêt de pal- miers, Hodeïda a une forêt de gommiers. A Loheia, j'étais attendu par le chérif Hagan, gendre du chérif Hussein, qui lui avait donné des ordres pour me recevoir et m’acheminer jusqu'à lui. Le chérif Haçan était un bel Arabe de vingt-cinq ans, qui me fit uneexcellente réception, et décida que nous partirions le même soir. tl n’y avail pas de temps à perdre pour faire transporter les bagages de la mer a son palais. En conséquence, on envoya un expres à Reis-Ali. Celui-ci arriva une heure après avec son inséparable Djodma. Derrière eux venaient Sélim et Mohammed, et, derrière Sélim et Mohammed, mes bagages portés par les nègres du boutre et par les portefaix de la localité. Je pris congé de Reis-Ali, qui me renouvela toutes ses protestations d'amitié, Djoûma était à peu prés guéri, mais, contre l'habitude, la reconnaissance avail survécu au danger. Reis-Ali, son Abyssin et ses ne gres retournérent & leur bord. Je restai au palais, ou je devins l'objet de la curiosité générale. Le bruit s'était déjà répandu que je venais de la Mecque, que j'élais médecin, et que j'avais en outre un caractère politique et militaire, et que c'était avec toutes ces recommandations que, sur la demande du chérif Hussein, je venais dans l'Yémen. Lempressement que mettait le chénf Hagan à me 42 L'ARABIE HEUREUSE. ~ recevoir, à me faire toutes sortes de fêtes malgré le Ra- madan, et ameréunir une escorte, ajoutait encore à la curiosité et au respect que me portait la population. En effet, malgré le Ramadan, je trouvai un excel- lent repas préparé. Il est vrai qu'en ma qualité de voyageur la loi de Mahomet me permettait de vivre comme d'habitude, à la condition qu’une fois arrivé à destination je jeünerais autant de jours que je n’au- rais pas observé mon Ramadan, ou que je rachèterais mon péché par des aumôûnes. Après le repas, je pris congé de mon hôte et de tout son entourage. Mais il voulut absolument m’accom- pagner, ce qu'il fit pendant plus d’une lieue, avec sa famille dont tous les membres étaient chérifs comme lui, et qui portaient les deux signes distinctifs de cette dignité, c’est-à-dire la sommada (voile de tête pour garantir du soleil) à fils d'or et de soie et la lance ornée de plumes d’autruche. Ces lances en leurs mains sont des armes terribles. A quarante ou cin- quante pas, j'en ai vu qui manquaient rarement un talari. Ces lances leur servent dans leurs combats et dans leurs chasses. Une fois à cheval, ils ne la quit- tent jamais. A pied, ils sont armés seulement de leurs sabres et de leurs poignards. Ces sabres et ces poignards, à fourreau d'argent, sont faits dans le pays. Cependant j'ai trouvé un jour un sabre damassé bleu avec des fleurs de lis d'or, et les mots : Vive le roi ! écrits sur le dos de la lame. Cette lame passait pour avoir appartenu à l’un des nababs les plus célèbres de l'Inde. J’eus grand’peine à les détromper, et finis enfin par leur faire com- prendre qu’elle venait de France, et avait appartenu à un garde d'un roi de France. Au reste, la lance est pour les Arabes une arme symbolique et sacrée. En marche ou au repos, dans le camp ou au douar, quand la lance du chef est plantée devant sa tente, personne n’y entre plus. Cette famille du chérif Haçan se composait bien dune soixantaine d'hommes, tous montés sur des chevaux magnifiques, avec des selles d’une richesse merveilleuse et auxquelles adhère le fourreau du sabre, qui, au lieu de battre sur la jambe, passe des- sous. On voulut me faire des fantasias, mais tous les cavaliers de cette belle escorte jetinaient depuis vingt- huit jours; j'exigeai d'eux qu'ils ne fissent point un exercice au-dessus de leurs forces. Enfin, à une lieue de Loheia, je les suppliai de rentrer dans leur ville. Ils finirent par céder à mes instances. Nous mimes pied à terre, le chérif et moi, et nous nous embrassämes les deux épaules en signe de congé. Les Arabes ne s'embrassent jamais à la figure. Les autres membres de la famille me donnèrent des poignées de main. Au reste, comme ces adieux avaient lieu près d’une citerne, et que l'heure du maghreb, c'est-à-dire où l'on ne peut plus distinguer un fil noir d’un fil blanc, élait arrivée, cet adieu se convertit en halte. Nou fimes tous notre prière, qui, dans la circonstance, élail un échange de souhaits de prospérités. Mes compagnons burent quelques vouttes d'eau et man- gèrent quelques dattes, à-compte sur le repas qui les attendait en rentrant chez eux. Cette collation dura un quart d'heure à peu près; après quoi, les adieux se renouvelérent, mais verbalement et sans gestes. Je refusai le cheval que voulait me donner le chérif Hacan, qui, par ce don, croyait se mettre dans les bonnes grâces de son beau-père. Je montai sur mon dromadaire, ceux qui devaient m'accompagner se rangèrent autour de moi, et nous pointâämes vers le nord, tandis que le chérif Hagan et les siens retour- naient du côté du sud Celle licue faite, il nous restailencore vingt-deux lieues à parcourif pour arriver à Abou-Arich. Grace au dromadaire de course que le chérif Hacan avait mis à ma disposition, j'aurais pu faire celle traite en cing ou six heures, mais il ett fallu me séparer de mes bagages, et c’est ce que je ne voulais pas. Le pays est sillonné de tribus errantes et particu- lièrement de Juifs reéchabites, indépendants et no- mades, qui auraient pu mettre la main dessus, et tout le pouvoir du chérif Hussein eût, dans ce cas, été im- puissant à les tirer de leurs mains. Je savais, par les gens de mon escorte, que je trou- verais sur ma route cing ou six baraques de jonc et de chaume habitées par des chameliers; c'était là que nous devions prendre quelques heures de repos. Ces baraques nous furent annoncées de loin par de grands feux qui leur servaient d’enseigne; à plus dune lieue nous les aperçûmes, attendu que nous marchions dans un pays plat, tenant toujours la mer à deux ou trois kilomètres à notre gauche. La nuit était très-froide; il tombait une rosée qui équivalait à une pluie fine, et, comme toujours, cette bruine était glacée. Je fis presser la marche des chameaux porteurs, et vers minuit nous arrivames aux chaumières — eschès, — c’est le nom que donnent les Arabes à ces baraques circulaires, presque toujours surmontées d’un cône. IV Les eschès ne sont aérés que par une porte basse et par une petite fenêtre carrée; leur diamètre peut être de dix à douze pieds; au centre est un trou dans lequel on fait du feu, et par extension la cuisine. Les hommes et les femmes ont leurs eschès séparés. Le lieu où nous faisions halte s'appelle Starrad, et prend son nom d’un petit village qui se trouvait à un quart de lieue sur notre droite, c’est-à-dire du côté des montagnes, et qui pouvait être habité par cing cents àmes à peu près. Nous trouvames, dans des puits creusés à la pro- fondeur de soixante à soixante-dix pieds, de l’eau en abondance et assez bonne. Cependant elle offre un singulier phénomène. Au moment où on la tire du puits, elle semble parfaitement limpide, mais sion la laisse exposée seulement une demi-heure dans un vase de verre, on s'aperçoit qu’elle précipite une ma- tière noire et compacte qui, sans lui donner aucun mauvais goût, la rend de trés-diflicile digestion. Les Bédouins prennent un très-grand soin de ces puits. On en tire l'eau à l’aide de bœufs ou de cha- meaux. Ce tirage fait un très-grand bruit, comme les norias d'Espagne ; la corde, en roulant sur la poulie, jette des plaintes lugubres qui s'entendent à plus d’une lieue. Un triple bruit avait, pendant cette marche de nuit, attiré mon attention. A gauche, la mer Rouge se brisant sur les coraux avec des mugissements réguliers ; A droite, dans la montagne, les sanglots du chacal, précédant le rauquement du lion, qui, pareil à un ton- nerre, retentit d’échos en échos ; Devant nous, les plaintes mélancoliques des puits, qui semblent les cris d'appel de quelque géant qu'on égorge. Quant aux feux qui nous avaient guidés vers les baraques, ces feux avaient un triple but : celui de rechercher les voyageurs; celui de préparer le café ; celui d'éloigner les animaux féroces. Nous avions grand besoin de nous réchauffer ; aussi, les chameaux soulagés et accroupis, nous groupàmes-nous autour du feu. Notre café pris, le chef de mon escorte, le chérif Mansour, s'approcha de moi et m'invita à regarder L’ARABIE HEUREUSE. 13 PP Na Se certaines figure d’Arabes qui, tout en faisant cercle autour de nous, ne perdaient pas de vue mes bagages. C’étaient des Béni-Moréan, c’est-à-dire les Arabes les plus voleurs de la montagne. Nous étions trop forts et trop bien armés pour qu'ils entreprissent sur nous autre chose qu’un vol par surprise. [l s'agissait donc seulement d’avoir l'œil sur les bagages et sur eux. Les chameliers, qui sont responsables des bagages, ouvrirent cet ceil-la. Quant à moi, je m'enveloppai dans mon manteau et m'endormis. A quatre heures du matin, nous nous réveillames. C'est l'affaire des chameaux de réveiller leurs voya- geurs. A l'approche du jour, ils soufflent, et, quand on les charge, ils jettent des cris percants et qui s’en- tendent de fort loin. Je parle ici des chameaux de la ville, des chameaux civilisés. C'est un grand in- convénient qu'ils ont dans le désert : leurs cris révèlent aux Arabes voleurs la présence d’une ca- ravane. Les chameaux du désert ne crient jamais. Au point du jour nous étions sur pied. Toutes les figures suspectes avaient disparu. Cette disparition inquiéta quelque peu notre escorte. Nous n’étions, avec les deux domestiques et les chameliers, qu'une douzaine d'hommes en tout. Mais à notre petite caravane se joignirent deux ou trois mar- chands montés sur des ânes et bien armés, faisant même route que nous. Leurs chameaux les suivaient avec leurs marchandises. Au bout d’un quart de lieue, les Arabes, les yeux fixés sur le sol sablonneux, se montrèrent les uns aux autres des traces qui parurent les préoccuper. Je les interrogeai. C'étaient les traces d’une panthère, qui était des- cendue de la montagne, qui avait rôdé autour de nous et que les feux avaient tenue à distance. J'en avais chassé en Nubie et dans le Sennaär, je n’élais donc pas étranger à ces brisées. Nous recon- nûmes que les empreintes étaient récentes; d’ailleurs les chameaux renaclaient. Nous voyagions à travers des espèces de dunes de sable, déplacées pendant toute la nuit par le vent, et l'hiver par les torrents qui se précipitent de la mon- tagne vers la mer Rouge. De place en place, au milieu de cette mer de sable, s’élevaient, comme des îles, de petites oasis de arfs (tamarix), de nabacks et de gommiers. Chaque oasis se composail d'une cinquantaine, d'une centaine ou même de cent cinquante arbres, qui, liés entre eux par une plante parasite, espèce de stramonium, en rend l'entrée très-difficile, si difficile que les gens du pays s’y réfugient pendant leurs guerres, et en font desespèces de forteresses dont il est presque impossible de les déloger. Outre les bouquets de bois, les rosées et les pluies font croître de place en place des lacs de verdure, composés de coloquintes, de #énés et d'herbes ordi- naires. D'immenses troupeaux de moutons et de chèvres, conduits par des pâtres, descendent de la montagne et viennent brouter cette herbe. Les animaux de la mon- tagne, loups, panthères, chacals, hyènes et même lions les y suivent. Ces bouquets de bois offrent une admirable retraite à ces animaux. Outre les moutons et les chèvres privés, ces trou- peaux se composent aussi de gazelles sauvages. Ces Charmantes petites bêtes sont chassées si rarement, que, voyant des animaux qui se rapprochent de leur espèce, elles viennent sans crainte se joindre à eux et paissent dans leurs rangs. Les pâtres les y laissent paitre, et, quand ils ont besoin d’un rôti, ils choisis- sent celle qui leur convient et la prennent en l'enfer- mant dans le troupeau. Ces pâtres sont armés de grands fusils à mèche, à canon génois; ces mèches, qui ont quelquefois trente à quarante pieds de longueur, sont faites avec des filaments d’écorce d'arbre qui brülent comme de Yamadou. Elles leur servent à serrer autour de leur front un morceau de calicot bleu foncé, qui, avec une chemise de même couleur s’arrêtant au-dessus du genou, forme toute leur garde-robe. Ils marchent constamment pieds nus. Les cartouches qui servent à charger ces longs fusils sont serrées autour de leur ceinture par une cartouchière de roseaux dans le genre de celle des Cir- cassiens, ce qui ne les empêche pas d’avoir une poudrière en bois, un sac à balles et un amorcoir. Si un animal féroce attaque le troupeau de lun d’entre eux, maigré les feux qu'ils allument, celui dont le troupeau est attaqué appelle ses camarades à l'aide d’une petite corne; alors tous se réunissent et font face à l'ennemi. Leurs slouguis dans ce cas, leur servent d’auxiliaires. Ces bergers, qui veillent constamment sur leurs troupeaux, tantôt dans un canton, tantôt dans un autre, vivent du laitage de leurs chèvres et de leurs brebis, et de pain qu'ils se font eux-mêmes sur un couvercle de marmite en tôle posé sur trois pierres. Tous les deux ou troisjours, des femmes des douars auxquels ils appartiennent viennent chercher le lait qu’elles emportent dans des outres. Au détour d’une de ces oasis dont nous avons parlé, nous trouvâmes deux de ces bergers qui suivaient la même trace que nous. La panthère leur avait enlevé un mouton pendant la nuit, et ils voulaient avoir rai- son de la panthère. Dès lors il y avait plus de chances de la trouver. La panthère à jeun continue de vaguer, et regagne parfois la montagne avant le jour. La panthère qui a fait une proie l’enlève sur son épaule comme le lion, l'emporte dans un fourré où elle a ses habitudes, lui brise la nuque et mange à sa faim, commençant par le cœur et le foie. Elle abandonne les intestins, cache ce qu'elle n’a pas mangé, s'étend dans son repaire et s'endort. Les deux pâtres étaient un renfort précieux. Sélim, qui était un chasseur enragé, mit pied à terre, et commenca de suivre la piste en leur compa- enie. Il avait un de mes fusils à deux coups, chargé d'un côté avec des balles coupées, et de l'autre côté avec une balle franche; ses deux pistolets et son poi- gnard à la ceinture. On fit ainsi, en marchant pas à pas sur la trace de l'animal, qui paraissait être seul et que les Arabes prétendaient être un mâle, le tour de deux ou trois oasis; mais, toujours, à l'endroit opposé à son entrée, on reconnut sa sortie. Enfin, un de ces bouquets de bois de moyenne grandeur, mais plus fourré que les autres, nous pa- rut servir de fort à l'animal. Trois fois nous en fimes, ou plutôt nos hommes en firent le tour: trois fois ils reconnurent l'entrée de la bête, mais nulle part sa sortie. La panthère s'était arrêtée là. Des flocons de la laine du mouton étaient restés accrochés aux épines. Nous commençämes par entourer le bouquet de bois, et par pousser de grands cris pour essayer de la délo- ger. Tout resta muet et tranquille dans l'intérieur de l'oasis. Alors Sélim et les deux pâtres se mirent à lancer des pierres dans l'endroit qui paraissait le plus fourre, Tout resta dans le plus profond silence. | Quelques serpents et quelqueslièvres seuls sortirent des grandes herbes, Quelques oiseaux, et surtout des pigeons, s'envolèrent. Mais ce fut tout. Ce n'était point à eux que nous avions affaire, Alors on décida que l'on ferait une décharge de la moitié des fusils. Avec ceux qui resleraient charges, tk L’ARABIE HEUREUSE. LL on attendrait la sortie de la bête. Elle était là; il n'y avait point à en douter : les slouguis des pâtres, excilés par nos cris et par les pierres lancées, se hasardaient jusqu’à la lisière du bois, mais, arrivés la, ils refusaient d'aller plus loin, et revenaiept tout tremblants se cacher dans les jambes de leurs maitres. Les pâtres nous faisaient signe de Ja téte, et nous indiquaient de la main l'endroit du bois où, selon leur appréciation, la panthère devait être. On visa à l'endroit indiqué, et cing ou six coups de fusil partirent en même temps. Il y eut un moment d'attente fiévreuse. Chacun tenait son fusil prêt à épauler. Rien ne pa- rut que de nouveanx lièvres et de nouveaux oiseaux. Il y avait déjà une demi-heure à peu près que nous perdions notre temps ainsi. — Voyons, dis-je en arabe, n’y aura-t-il pas un brave qui entre dans le buisson et qui fasse sortir cette bête? On eût dit que Sélim n’attendait que cette invi- talion. — Moi! dit-il, j'y vais entrer. Cette bonne volonté fit honte aux deux pâtres. — Nous aussi, dirent-ils, nous entrerons. — Moi aussi, dit un nègre du Darfour; j'ai tué des panthères dans mon pays, et je sais comment on s'y prend. Nous avions donc quatre hommes de bonne volonté pour un. Ils se placérent aux quatre points cardinaux de l’oasis, de manière à se rejoindre au milieu. Chacun, tout en s’avancant, devait siffler, de ma- nière à ce qu'il ne tirat point les uns sur les autres croyant tirer sur la panthére. Les deux pâtres se pla- cèrent, l'un à l'est, l’autre à l'ouest, tirant leurs chiens après eux. Sélim, armé de son fusil, de ses pistolets et de son poignard, et le nègre, armé du seul couteau qu'il portait à son bras, entrèrent, l'un au sud, l’autre au nord. Au bout d'un instant, les pâtres furent obligés de lâcher leurs chiens qui reparurent à la lisière du bois, tout frissonnants et la queue entre les jambes. Ils em- barrassaient plus qu'ils n’aidaient. C'était une nouvelle preuve de la présence de l’ani- mal. Les fusils déchargés avaient été rechargés, et chacun se tenait prêt. Je crois que le cœur du plus brave d’entre nous donnait quelques pulsations de plus que d'habitude. à Au bout de cinq minutes, on entendit une excla- mation. — Qu'y a-t-il? demandai-je. — Le mouton, répondit un des deux pâtres. Il venait de retrouver les restes de l'animal enlevé. La panthère ne devait pas être Join. Il s’écoula en- core cing minutes à peu près pendant lesquelles on n'entendit rien, pas même le froissement des herbes et des broussailles au milieu desquelles s’avancaient les fouleurs, ni le sifflement convenu qui indiquait leur marche. Pour se faire une idée de la scène qui se passait, 11 faut que nous pénétrions dans l'intérieur de J'oasis. Soil crainte, soit espérance que la panthère serait demeurée proche de sa proie, le patre qui avait re- trouvé les restes du mouton était resté à la place où il les avait retrouvés, explorant seulement les alen- tours. L'autre avait dévié, Suivre le droit chemin était difficile au milieu de ces herbes et de ces buissons. L'autre avait donc dévié eLavail reparu à la lisière, Voyant qu'il avait fait fausse route, il était rentré, Seuls, Sélim et le nègre avaient bravement pénétré jusqu'au centre. Là, ils ‘étaient reconnus, s'étaient rejoints, et avaient poussé des cris en frappant contre les arbres, le nègre avec ie DES de son couteau, Sélim avec la crosse de son usil. Les deux pâtres avaient répondu à ces cris, mais la panthère n'avait donné aucun signe d'existence. Ils erraient donc à l'aventure, fouillant du regard tous les buissons, quand tout à coup le nègre poussa une exclamation. Sélim, qui était à quelques pas de lui, accourut ou plutôt se traîna jusqu’à lui. Le nègre, silencieux, l'œil fixe, lui montrait de son bras étendu les branches d’un tarf. L'arbre était si feuillu que Sélim ne voyait rien dans ses branches. Alors lenègre prit à la ceinture de Sélim un pistolet et monta sur les premières branches d’un baumier. Pendant qu'il montait, Sélim vit à travers les feuilles briller quelque chose comme deux charbons ardents: il comprit que c’étaient les yeux de la panthère. Il ajusta entre les deux yeux. Le coup de fusil et le coup de pistolet ne firent qu'une seule détonation. La déto- nation fut suivie d’un rugissement terrible. La pan- there bondit de la branche à terre. Sélim lui envoya son second coup de fusil en criant: — À vous! à vous! La panthère sortit du bouquet de bois, à trente pas de moi. Elle était comme folle. Je lui envoyai mon coup de fusil chargé de balles coupées. J'étais bien sûr del’avoir touchée; mais, pour avoir les deux mains libres, j'avais passé la bride de mon dromadaire à mon bras. Mon dromadaire prit peur, s’élança et se trouva à cing cents pas de l'endroit où j'avais tiré avant que j'eusse pu voir l'effet du coup. Je tirai la bride à lui arracher le nez. Il se retourna. Je pus alors voir tous nos chasseurs. Ils étaient en train d’entourer un se- cond bouquet de bois. La panthère, délogée du pre- mier, y avait cherché un refuge. Cinq à six coups de fusil avaient accompagné le mien. On pouvait suivre le trajet de la panthère de l’une à l’autre oasis, à la trace du sang. Les chiens, encouragés par la fuite de l'animal, étaient entrés dans le second bouquet de bois, et aboyaient furieusement. Le nègre et Sélim s'étaient glissés comme des serpents à travers les lianes et avaient disparu. Sélim n'avait pris que le temps de recharger son fusil, et le nègre son pistolet. Les deux pâtres les appuyaient par derrière, mais avec moins dardeur qu'eux. Bientôt les aboiements devinrent terribles, et un effroyable rugissement leur répondit: puis on enten- dit un coup de feu, puis un cride douleur; immédia- tement, un second coup de feu, et entin la voix de Sélim qui criait : — Morte! Les Arabes poussérent un cri de triomphe qui cor- respond à notre hallali. Puis, un instant après, on vit sortir Sélim, tirant la panthère par la queue, puis le nègre ruisselant de sang. Les deux pâtres fermaient la marche, suivis d’un seul lévrier. Voici ce qui s'était passé : La panthère, qui avait eu la patte de devant cassée, par le coup de pistolet du nègre, avait bien pu, en bondissant à l’aide des pattes de derrière, franchir l'espace qui séparait un bouquet de bois de l'autre; mais, entrée dans ce second bouquet de bois, elle avait essayé vainement de grimper à un arbre. Convaincue de l'impossibilité de ses eflorts, elle s'était acculée au tronc. Là, elle avait attendu ses ennemis. Les chiens avaient paru les premiers. L'un d'eux s'était aventuré trop près de l'animal, qui avait sauté sur lui en rugissant, et d'un coup de dent Ini avait brisé le crâne. Puis avait paru le nègre. Il avait dé- chargé son coup de pistolet sur la panthère presque à bout portant, Celle-ci s'était élancée sur le nègre, qui l'avait bravement reçue sur la pointe de son couteau, L’ARABIE HEUREUSE. 45 mt Le couteau était entré de toute la longueur de la lame dans le corps de l'animal, qui ne lui en avait pas moins jeté sa patte sur l'épaule, en lui en- fonçant sa griffe dans la chair. De là le cri de dou- leur. * Puis Ja panthère, la gueule ouverte, avait saisi le nègre à la gorge. Mais dans cette gueule ouverte, avant qu'elle eût eu le temps de resserrer les machoires, Sélim avait introduit le canon de son fusil et lâché le coup. La balle avait fait sauter la cervelle de la pan- thère. Elle s'était détachée du nègre et était tombée morte. Nous l’examinames à loisir. C'était une superbe bête, ayant sept pieds et demi du museau à l'extrémité de la queue. On retrouvait la trace de tous les coups qu’elle avait reçus. L Nous avons dit que le coup de pistolet du nègre lui avait cassé une patte de devant, en même temps que la balle de Sélim qui, on se le rappelle, avait tiré au jugé entre les deux yeux, lui avait labouré le crâne, mais sans pénétrer dans l’intérieur. De là l'espèce de vertige dont elle m'avait paru atteinte. Deux frag- ments de mes balles l'avaient frappée, un au flanc, l'autre dans les reins. Une autre balle lui ayait traversé les chairs de la cuisse. Elle avait un œil crevé par le second coup de pistolet du nègre, une large blessure dans la poitrine provenant de la lame du couteau sur lequel elle s'était jetée, et enfin la tête broyée par le dernier coup de feu de Sélim. Quant au nègre, il avait quatre profondes dé- chirures à l'épaule. Dans chacune des rigoles creu- sées par l’ongle de l'animal le sang coulait, mais il ne voulut pas même que je lui bandasse le bras. — Bon! dit-il, il fait du vent; dans une heure ce sera sec. ; \y Sélim dépouilla la panthère, saupoudra la peau de sel, la roula, la placa en porte-manteau derrière lui, et remonta sur son dromadaire. Nous nous dirigions vers le pays d’Assir. A dix heures, nous nous arrétimes. Le temps devenait tellement chaud, qu'il était impossible de voyager sous une telle température. Nous fimes halle dans un de ces petits bois dont j'ai parlé. A quatre heures, nous nous remimes en route, en nous rapprochant toujours un peu de la montagne. A mesure que nous avancions, le pays se peuplait, nous rencontrions des bergers. Vers six heures du soir (il faisait nuit depuis une heure), nous entrâmes dans une vallée longue et étroite qui prend son nom de la montagne, et que l'on appelle El-Sedj. Chez les Arabes, cet endroit passe pour être très-dangereux, au point de vue tant des animaux féroces qui y font leur repaire, que des bandes d'Arabes voleurs qui le parcourent et qui viennent du pays de Sahan. Nous entendimes force rauquements de lions, ru- gissements de panthères, glapissements de chacals autour de nous. Mais nous ne vimes que quelques- uns de ces animaux qui traversaient le chemin, rapides et se coulant comme des renards. En fait de gens, nous ne rencontrames qu'une petite carayane qui venait de l'Assir et se dirigeait vers Moka. A celle clarté qui ne s'éteint jamais sous le ciel d'Orient, même en l'absence de la lune, nous les reconnûmes pour des guerriers, Ils étaient armés jusqu'aux dents, En général, les hommesde l'Assir sont très-braves: ce sont les Tyroliens de l'Orient, Méhémet-Ali a usé contre eux ses dents et ses grilles de lion. Sur quel- ques-uns il a réussi par l'argent: mais, généralement, il a échoué par le fer. Ia perdu cent mille hommes et son fils Toussoum-Pacha, Nous nous mimes en communication avec eux. Ils venaient de Kalataï, et, comme nous l'avons dit, se rendaient à Moka. Leur chef s'appelait Abd’el- Wahab. C'était un homme d'aspect imposant et qui parlait avec beaucoup de dignité. Il montait un ma- gnifique dromadaire blanc, qu'il manœuvrait avec une étonnante perfection. Contre l'habitude, il avait des étriers à sa selle. Il servait encore non-seulement de chef, mais d’éclaireur à sa petite troupe, composée d'une quinzaine d'hommes y compris la domesticité. Vi se renseigna beaucoup auprès de nous du che- min, des obstacles, des forces qui se trouvaient dans les villes où nous avions passé, des vaisseaux étrangers stationnant dans les ports; il nous demanda d'où nous venions et où nous allions. Nous ne répondimes à toutes ces questions que les seules paroles qui peuyent être versées dans l'o- reille d’un ennemi ou d’un inconnu. Il avait reconnu que je n'avais point l'accent arabe : en outre, mon costume égyptien l'intriguait fort. IL avait fait la guerre contre des costumes pareils ; j'étais à ses yeux un agent du pacha d'Egypte ou du gou- vernement turc, Il prit le chérif Mansour à part pour lui faire toutes ces questions, interrogeant, quoiqu'il fût à vingt-cinq lieues de son pays, comme s’il eût été sur ses propres terres. Mansour lui fit observer que nous étions dans la principauté du chérif Hussein, que la police de cetle principauté appartenait donc au chérif. Cela arut une assez mauvaise raison à Abd'el-Wahab, e chérif Hussein payant au chef de la république assirienne un tribu annuel de vingt-cinq mille talaris, afin de conserver sa bonne amitié et d'empêcher les tribus errantes de l’Assir de venir faire des razzias sur ses terres. Nous nous séparâmes enfin d’Abd’el-Wahab, fort enchantés d’en être quittes sans avoir été obligés de tirer le sabre. Mais je suis conyaincu que le chef assi- rien envoya un courrier pour me signaler aux fron- tières de son pays. Vers dix heures du soir, nous arrivâmes à un petit village appelé Sabbea, Ce petit village se composait de quelques huttes en terre, en roseaux et en fiente de vache, ayant toutes la forme conique et circulaire. Une chose qui me frappa, c'est qu'elles avaient des uits à la manière française, avec des perches formant pea A Nous nous arrêlâmes et mimes pied à terre. On nous apporta à l'instant même un mouton rôti à la manière arabe; on nous reconnaissait pour des hommes appartenant au chérif Hussein dont la for- leresse n’était plus qu'à sept ou huit lieues. On joignit au mouton rôti du lait aigre, des dattes et du pain frais que les femmes se hâtèrent de poser devant nous. Nos chameaux eurent part à lalibéralité et obtinrent de l’eau en abondance. C'était un tableau des plus pittoresques que celui de notre halte avec le concours empressé des hommes, des femmes et des enfants, tout cela à demi nu, éclairé par la réverbération des feux. Quelques-unes de ces femmes me parurent très- jolies. Elles portaient comme ornement des bracelets en ébène, en ivoire, en cuivre, en argent, presque toutes à la cheville des pieds et aux poignets, quel- ques-unes, — et je remarquai que c’élaient les plus jolies, — au-dessus du coude. Leurs cheveux étaient séparés en une multitude de petiles tresses qui pen- daient sur leur dos avec des ornements de coquillages ot do verroteries. Quelques-unes avaient des colliers de verre. Leurs poignets étaient, à l'intérieur du bras et jusqu'à la saignde, tatouts avec de l'indigo, Le ta- louage représentait une espèce de dentelle d'un très- Joli dessin, La figure avait quelque trace de ce lalouage au menton et entre les deux yeux; quel- 46 L’ARABIE HEUREUSE. EL ques-unes s'étaient fait sur les joues ce que nous appelons des grains de beauté; d’autres avaient les narines percées par le cartilage du milieu, et por- taient, soit à gauche, soit à droite, jamais des deux côtés, une petite lentille d’une pierre bleue ressem- blant au lapis-lazuli. : Les plus vêtues de ces femmes portaient une che- mise en toile bleue, à longues manches, presque aussi amples que la chemise elle-même. Elles retrous- sent ces manches et les lient derrière leurs têtes quand elles travaillent. Cette tunique est jusqu’à la cein- ture ouverte par devant comme la chemise d'un homme. a Les moins vétues portent une espéce de voile dans lequel elles se drapent, mais les bras et les épaules restent nus. Ce sont en somme de fort belles créatures, avec des yeux magnifiques, bordés de koh’o/ (galéne au sul- fure de plomb pulvérisé), des dents blanches et bien alignées, le nez aquilin, les joues rondes, le col long, des bras et des jambes qui pourraient servir de mo- déles & des statuaires. Les enfants, filles et garcons, au-dessous de sept ans, n’ont pas de vétements. La halte dura deux ou trois heures. Pendant ces deux ou trois heures, les femmes nous apportèrent des gâteaux, du pain frais, du bassida, du lait, et allumèrent nos pipes. Il fallut remonter à dromadaire. Hommes et femmes nous donnèrent la main et nous souhaitèrent bon voyage. Dès notre arrivée, un courrier avait été envoyé au chérif pour lui annoncer que j’approchais, et que le lendemain matin nous serions à Abou-Arich. Le reste de la nuit se passa sans accident. Le pays que nous traversions changeait d'aspect. Nous passions tout doucement, de la solitude de la montagne et du désert de la plaine, à une contrée cultivée et habitée. À deux lieues de distance, au milieu des arbres do- minant une plaine d’un aspect tourmenté, nous aper- cûmes les forts d'Abou-Arich, forts qui rappellent de loin ces châteaux du moyen àge dont on re- trouve les ruines dans les Vosges et sur les bords du Rhin. Au milieu de ces forts, on reconnaît à son impor- tance la maison de récente construction habitée par le chérif, son fils et ses femmes. Les autres forts sont habités par ses frères. Ces bâtiments sont de construction arabe. Rien n'a changé depuis Grenade et Cordoue; c’est un spé- cimen très-curieux de l'architecture du douzième siècle. A une lieue d’Abou-Arich à peu près, le chérif Mansour ralentit à dessein le pas. J'ignorais qu’il eût envoyé un messager, mais je connaissais assez les Arabes pour me douter qu'il attendait quelque chose. De mon côté, pour ne point donner ces signes d'impa- tience qui chez les Arabes sont indignes d'un homme, je me gardai d'interroger. Tout à coup le chérif étendit la main dans la direc- tion d'Abou-Arich, et me montra un nuage de pous- sière en me disant : — Voici le chérif Hussein qui vient te recevoir. Je m'inclhinai devant cet honneur, et nous nous remimes en marche assez rapidement pour épargner à sa seigneurie le plus de chemin possible, Au bout d'un quart d'heure, les deux troupes s'étaient re- jointes ou plutôt s'étaient arrêtées à cinquante pas l'une de l'autre. Je mis pied à terre, le chérif Hussein en fit autant; je m'avançai ver’ lui, Jui vers moi; nous nous don- nimes la poignée de main maçonnique et l'accolade en usage, . Le chérif Husseïn était un homme de quarante- cinq ans, au visage basané et plein de caractère. IL avait le front très-élevé et couvert de rides, les yeux noirs et trés-percants, occhi griffani, comme dit Dante; le nez droit, petit, bien fait, peu de barbe, quoiqu'il la portât entière; ce peu de barbe gri- sonnait. Il portait un beau cachemire rouge, roulé en forme de turban autour de sa téte; il était vétu d’une abbaia en drap écarlate, dont le collet était brodé et la dou- blure galonnée. Sous cette abbaia, il portait une che- mise en étoffe de Trébizonde, claire comme une gaze, avec des manches brodées à la façon de la dentelle. Cette chemise trainait jusqu’à terre. Le tout était serré autour du corps par une cein- ture de maroquin rouge, brodée d'or, large de six doigts. A cette ceinture étaient, d’un côté, son poi- gnard, et près du poignard la petite sacoche où il en- fermait son Coran. Il tenaità la main, selon la coutume des Arabes de l'Yémen, son sabre dans le fourreau. Il était entouré de plus de cent cavaliers. Ces cent cavaliers étaient tous de sa famille. C’étaient son fils, ses frères, ses neveux, ses cousins. Tous étaient splen- didement vétus, et portaient des lances, des sabres, des poignards. Les fusils étaient abandonnés aux domestiques. Is avaient tous de trés-beaux chevaux. Le chérif montait une jument, les juments ayant Vallure plus douce. Derrière cette troupe d’hommes venaient une quin- zaine de négres magnifiques, armés de fusils garnis dargent. Ils étaient vétus d’une simple chemise en étoffe bleue, avec turban pareil. Le cortége était complété par cing ou six eunuques abyssins. Un de ces eunuques tenait un parasol en étoffe rouge, dont il ombrageait le chérif Hussein, nains près de lui, faisant autant de pas qu'il en aisait. Ils étaient vêtus en étoffe de nankin des Indes. Ils avaient la tête couverte d’un turban de mousseline des Indes blanche très-coquettement roulée; une des extrémités de l’écharpe leur passait sous le menton et pendait derrière leur épaule. Ce turban ajoutait au caractère féminin de leur visage. C'était, avant ses parents mêmes, la garde person- nelle du chérif. C’étaient ses ordinaires, comme on disait des quarante-cing du roi Henri III, les exécu- teurs de ses ordres les plus secrets, au besoin ses bourreaux, ses muets. La férocité de ces espèces de monstres ne pourrait se comparer qu’à celle du serpent, dont ils avaient le mouvement souple et le caractère rampan'. Le chérif Hussein leur eût ordonné de tuer tous ses parents, depuis le premier jusqu'au dernier, son fils compris, qu'ils eussent obéi sans sourciller. C'était parmi eux qu'il avait choisi son khesnadar, ministre des finances; son sahab-el-tàba, garde des sceaux; son vizir, ministre de l’intérieur et de la police. Au reste, ces malheureux étaient d'une bra- voure inouie; dévoués jusqu'à la mort, ils se fussent fait tuer pour leur maître. La nuit, ce sont eux qui montent la garde près du chérif; le jour, ce sont les introducteurs des étrangers. Si une femme du chérif désire lui parler, elle n’y parvient que par l'entremise d'un de ses eunuques. Il en est de même de ses fils et de ses parents. Ces eunuques sont en général des Abyssins qu'on achète esclaves et tout enfants. Ce sont des prêtres cophtes qui les vendent. ; Toutes les cérémonies de ma réception accomplies, on fitapprocher un cheval que le chérif Hussein avait amené avec lui, Je me mis en selle, et nous nous acheminâmes vers Abou-Arich. Aux portes de la ville, hommes, femmes, enfants, qui avaient vu sortir le chérif, attendaient sa rentrée. Nous étions au 4°° octobre. L’ARABIE HEUREUSE. 17 On m'installa provisoirement dans un kiosque bâti au milieu d’un jardin près de la forteresse. J'y restai un jour seulement. ee Tout en laissant le kiosque à ma disposition, le chérif fiussein me fit conduire, le 3 octobre, à ma véritable demeure. C'était une forteresse aussi, pres- que aussi considérable que celle du chérif lui-même. J'y trouvai plusieurs grands appartements décorés de pattes posées sur le parquet, d’arabesques sculptées dans la muraille, de peintures, de fleurs et d’étagéres, le tout brillant de ces couleurs que les Arabes ont seuls le secret de conserver vives sans les faire crues. Dans les antichambres se tenaient les gardes et la domesticité. La garde se composail de Kobailles (Ka- byles) des montagnes; la domesticité, de nègres. De ces antichambres on passait dans un divan ou salle de réception. Ce divar était beaucoup plus grand et beaucoup plus orné. Il était dallé en marbre, le plafond se composait d’arabesques dont le fond était une petite glace. Posé sur le sol et adhérent de tous côtés aux murs, s'étendait le siège qui donne son nom à l’appartement, — le divan; — il était recouvert en très-belle étoffe de l'Inde, soie et laine, et supportait des coussins divisibles, mais posés l’un sur l’autre sans inter- ruption. Dans ce divan quatre portes étaient percées. Elles se faisaient face, formant la croix grecque. L'une de ces portes était celle par laquelle on entrait. Celle qui lui faisait face donnait dans la chambre à coucher. Tout cela était dominé par une terrasse d'où on découvrait entièrement le pays, et au pied des mu- railles la ville d’Abou-Arich. Du haut de cette terrasse, je comptai les citadelles. Y compris la mienne, non compris celle du chérif, il yen avait vingt-deux. Hors de la ville était la citadelle du chérif Hussein, qui, près des autres, semblait un géant. En- effet, on eût pu y loger dix mille hommes. En cas de révolte, le chérif Hussein pouvait de la sienne pulvé- riser toutes les autres. La ville est couchée dans une vaste plaine ouatée de moussoudks et de jasmins. A deux lieues à peu près de la ville s'étendent des forêts de ces deux ar- bustes. Les intervalles sont remplis de hautes herbes qui servent de pâturage aux animaux domestiques, ct tachetés de champs de trèfle et de luzerne dont =a sombre tranche avec leur vert maladif et CA La ville se compose de constructions en pierre et de constructions en bambous. Ces constructions se divisent en maisons particulières et en carayansérails, en maisons d'été et en maisons d'hiver. Les caravansérails, où les marchands déposent leurs colis, sont construits en brique cuite, et n'ont qu'un seul étage au-dessus du rez-de-chaussée. Comme architecture, ils n'ont rien de remar- quable. Les maisons sont ou rondes ou carrées ou rectan- gulaires. Elles sont construites en charpente, et re- couvertes, au lieu de chaume, en toulles de hachich qu'on lie avec des cordes. Le chérif Hussein n'avait pour habitation que sa citadelle, Le récit du principal épisode de sa vie fera comprendre ce culle de la forteresse. Hussein, suc- cesseur d'Ali, roi de l'Yémen, était l'ainé d'une quin- zaine de frères. Dix Ventouraient comme une garde à Abou-Arich. Au nombre de ces dix frères était le chérif Hammoud, Hussein était fils d'une négresse. Ses autres frères, tous fils de blanches, se voyaient avec peine primés par le mulâtre. En même temps les Anglais, qui possédaient Aden depuis 4839, avaient les yeux sur tout le pays, et principalement sur le littoral de la mer Rouge. Hammoud, qui avait l'intention de se révolter, se mit en communication avec eux. Hussein, pour traiter ses fréres en princes, et en même temps pour les avoir sous sa main, leur avait donné à chacun, aux appointements de 500 talaris par mois, l'administration d’un des districts de ses états. Ainsi l’un commandait à Loheïa, l'autre à Djézan, un troisième à Hodeïda, un quatrième à Moka, et ainsi de suite. En cas de révolte de l’un, les neuf autres étant à sa solde, il pouvait les réunir contre lui. Hammoud, ayant fait son traité avec les Anglais, se révolta. Chaque année, à l'époque du Ramadan, toute la famille se réunit à Abou-Arich. Cette année-là, Ham- moud, qui n’avait encore rien laissé transpirer de ses projets, se réunit avec les autres. Seulement, Hussein connaissait les dispositions de son frère : il savait ses relations avec les Anglais: il savait que les Anglais lui avaient promis le chérifat d’Abou-Arich et lui avaient fourni de la poudre et des boulets ; qu’il avait fait des conventions secrètes avec des tribus de Kobailles, qui s'étaient mises à son ser- vice; qu'il avait enfin engagé des Turcs, surtout des artilleurs. Il ne lui en fit pas plus mauvaise mine, mais il se tint sur ses gardes et s’assura le concours de ses autres frères. Chérif-Hammoud fut appelé près de Chérif-Hus- sein pour lui rendre compte de sa conduite. Ham- moud nia tout, et fità son frère mille protestations de dévouement. Hussein, qui voulait voir jusqu'où irait sa trahison, feignit de le croire, ‘tout en faisant un signe convenu à ses eunuques. Ce signe était l'ordre de charger les canons de sa terrasse. Les autres frères, qui avaient assisté à la conférence et qui s'é- taient engagés envers Hussein, se retirèrent aussi sur un signe, chacun dans sa forteresse. Rentré dans la sienne, Hammoud signala haute- ment sa trahison en faisant feu sur la citadelle de son frère. Il avait introduit dans la sienne 500 Kobailles et une douzaine de canonniers tures et arabes. Le chérif Hussein était prêt à repousser l'altaque. Sa riposte au feu de Hammoud’ fut le signal pour les neuf autres frères de faire feu à leur tour. On tira tout un jour et toute une nuit, les boulets se croisant au-dessus de la population d’Abou-Arich. Enfin, au bout de vingt-quatre heures de canon- nade, la citadelle d'Hammoud s’écroula, et le rebelle fut obligé de venir à discrétion demander le pardon de son frère. Contre toutes les traditions de la politique arabe, Chérif-Hussein se contenta de lui enlever son com- mandement, qu'il donna à un autre de ses frères, le chérif Heider. 1i lui fit grâce de la vie; seulement il le forcade se fixer à Abou-Arich, et l'appauvrit au point qu'il ne fût plus à craindre. Dans cette position, Hammoud feignait de se repen- tir. Je le vis pendant mon séjour à Abou-Arich, et je suis convaincu que ce repentir n'élait pas vrai, C'était un an après ces événements, à l'anni- versaire même du Ramadan, que j'arrivais chez le chérif Hussein, et que celui-ci m'inilia à ses projets. Une fois arrivé à Abou-Arich, lo voyage terminé, je commençai mon jeûne au moment où les autres allaient finir le leur. Je n'ignorais pas qu'en ma qua- lité de nouveau converti tous les veux étaient fixés sur moi, Jene devais done, sous le rapport de l'exé- cution de mes devoirs religieux, laisser aucune prise à la critique, pis que cela, à la défiance. Tous les soirs, je faisais la prière Magh'reb avec le 2 48 L'ARABIE HEUREUSE. chérif et sa famille. Cette prière était suivie du repas du soir. Après le souper on se dédommageait du silence qui avait régné pendant le repas. Je ne sais quels étaient les sujets d'entretien avant mon arrivée, mais depuis cette arrivée les deux grands textes de conversation étaient la religion chrétienne etla France. Ces deux sujets de conversation, non pas épuisés, car ils étaient inépuisables, mais remis au lendemain, on parlait science. Le chérif Hussein étaitexcellent astronome. Selon les Arabes, il lisait non-seulement dans les cieux, mais encore dans l'avenir. Le terme du Ramadan arriva pour tout le monde, excepté pour moi. Il fut annoncé par vingt et un coups de canon, et les trois jours de fête qu'on nomme chez les Turcs le Koutehéc-Beiram, et chez les Arabes Atd-el-Segh’ir, c'est-à-dire la petite féte, com- mencérent. Cette petete fête est la Pâque des musul- mans. A. propos du Koutchéch-Beiram, toute la population musulmane s’émeut, du Caucase à la côte de Zanguébar. Les musulmans mettent leurs plus beaux habits et font faire des habits neufs à leurs enfants. Ils se visitent, comme nous faisions au jour de l’an avant l'invention des cartes, pauvres et riches indistinctement, ne faisant pas de différence. On prend du café, on vous offre des confitures et des bonbons. Les grands retiennent auprès d’eux les per- sonnes de leur intimité, et l'on dine et soupe en- semble. Chérif-Husseïn était excessivement généreux pen- dant ces trois jours. Ces trois jours devaient lui coûter une cinquantaine de mille francs, qui ici en repré- senleraient deux cent mille : à Abou-Arich, on vit grandement avec cinq sous par jour. Le Beïram est le jour des présents; mais, au lieu que ces présents se fassent de supérieur à inférieur, comme chez nous, ils se font d'inférieur à supérieur. C'est que ces présents sont intéressés : comme on dit chez nous, on donne un œuf pour avoir un bœuf. Des gens complétement étrangers à son principalat, entièrement hors de sa juridiction, des gens attirés par la réputation de générosité du chérif Hussein, venaient de trente, quarante, cinquante lieues. Ils amenaient avec eux des bœufs, des chameaux, des dromadaires, des moutons, des mules. Le chérif recevait les donateurs, les gardait quinze jours, trois semaines, un mois, le temps qu'ils voulaient rester. Puis, lorsqu'ils venaient prendre congé, on leur don- nait quatre fois la valeur de leur présent. J'ai vu des Arabes lui amener leur fille. Le cadeau dans ce cas était proportionné à la beauté de l'enfant et à la condition du père. C'était un double calcul. Si la fille devenait favorite du chérif, le père s'en ressentait. Mon cadeau à moi fut l'investiture. Le premier jour du Beiram, Chérif-Hussein m’en- voya son vizir et plusieurs membres de sa famille pour m'accompagner dans la visite que je devais lui faire. Artivé chez lui, il me reçut au milieu de toute sa cour, me fil offrir pipe et café, non pas comme à un inférieur, mais comme à un égal, sinon en pouvoir, du moins en connaissances. Je me doutai qu'il avait quelque bonne intention à mon égard ; mais, comme nous n'avions eu encore aucune conférence à l'endroit des services qu'il pouvait attendre de moi, j'ignorais quelle était celte intention. Lorsque la foule fut un peu écoulée et qu'il ne se trouva plus entouré que de sa famille et de ses princi- paux employés , il me fil asseoir à côté de lui et me dit : — Hadji, je l'ai fait venir de la Mecque parce que je connaissais ta science, ton courage el (a sagesse; je Vai fail venir non pas pour te donner près de moi une place inférieure ; je sais ce que tu vaux, tu es des miens. Je vais donc te conférer un commandement qui te fera ici l’égal de tous, et, en mon absence, le supérieur de tous. Il fitunsigne, et ses eunuques apportèrent mou cadeau. C'était un sabre de vermeil très-riche, un turban de cachemire, et le manteau rouge de serdar, titre correspondant a celui de généralissime de ses troupes. ; Revélu de ce costume, j'avais le pas sur tout le monde, même sur ses frères. J'étais son second. Tandis que l’un de ses ministres lisait aux assis- tants le firman qui m'élevait à celte dignité, je fus écrasé des compliments de tous ceux qui mentou- ralent. Lorsque j’eus le sabre à mon côté, le turban sur la tête, le manteau sur les épaules, le chérif Hussein me donna l’accolade, ses frères en firent autant, et nous passämes dans la salle du déjeuner, où ne res- tèrent rigoureusement que sa famille et ses ministres. En me quittant, Chérif-Hussein me prit à part. Il me dit : = — Hadji, j'ai de grands projets; nous en causerons avec détail dans un moment plus favorable; je compte d’ayance sur ta prudence et ta discrétion. Je sortis, accompagné du jeune Hussein, son fils, et de ses frères et neveux, qui me reconduisirent avec mon escorte jusqu’à ma forteresse, distante d’un quart de lieue à peu près de celle du chérif. À partir de ce moment, j'eus une garde d'honneur. Le lendemain, le chérif me rendit ma visite avec : tous ses frères. Le mois d'octobre se passa en visites et en causerics. Mais, le Ramadan terminé, le chérif me fit inspecter à cheval Abou-Arich et ses forléresses. Le tour de la ville achevé, nous rentrâmes dans la citadelle de Husseïn. Là, il me demanda mon avis sur la défense d’Abou- Arich, me priant de lui parler sincèrement. Tl avait, disait-il, des projets pour lesquels l'appréciation exacie de la force qu'il pouvait opposer à une armée européenne lui était nécessaire. Je lui fis répéter une seconde fois qu'il désirait que je fusse sincère. Il ne m'en pria pas, il lexigea. C'était grave à lui dire. VI Le chérif croyait Abou-Arich beaucoup plus fort qu'il ne l'était réellement. Il avait trois ennemis principaux. . Le premier, l'imam de Sana, mécontent de voir l'Yémen entre les mains d'un rival; le second Ait d’Assir, qui pouvait faire, du jour au lendemain, in- vasion dans les Etats du chérif; enfin, troisièmement, les Tures, qui en étaient aux pourparlers pour recon- quérir l'Yémen, mais qui pouvaient en venir à la force ouverte. Tant qu'on n'aurait affaire qu’à Pimam de Sana et à Ail d’Assir, à moins d’on déploiement considérable de forces de la part de l'un ou de l'autre de ces deux princes, on pouvait encore les repousser. Mais si l'on arrivait à avoir affaire à des troupes régulières, ins- truiles à l'européenne, il était évident qu’Abou-Arich ne pouvait résister à notre stratégie moderne. Cette affirmation à l'endroit des troupes régulières, instruites à l'européenng, paraissait singulièrement le préoccuper. Il essaya alors de défendre sa ville. Il me vantait la hauteur de ses murailles, la force de ses vingt-deux citadelles. Je lui répondis que c'était justement cela qui fai- sail sa faiblesse. Hussein fronça le soureil et crut que je voulais me moquer de lui, J'essayai de lui expliquer alors que, — is L’ARABIE HEUREUSE. 19 ———————————————————————————————————— EE 0.000 depuis l'invention du canon, le système de défense des villes avait complétement changé. Abou-Arich était une véritable cité du moyen âge, construite pour résister aux traits, aux machines de guerre et à l'escalade, mais facile à incendier avec la plus petite fusée, à battre en brèche avec du canon, ses murailles, dans leur plus grande épaisseur, n'ayant pas plus de trois pieds. Le chérif me demanda alors comment étaient faits les remparts des villes européennes. Je lui dis que la France avait produit, il y avait deux cents ans, un homme de génie nommé Vauban, qui avait compris que plus les murailles étaient éle- vées, plus elles étaient faibles, puisque par leur élé- vation même elles donnaient prise au canon. Dès lors, on avait creusé au lieu de bâtir. Puis, complétant son propre système, Vauban avait inventé les paral- lèles, les cavaliers de tranchée, le tir à ricochet. Il avait changé la marche des sapes, il avait fait de l'attaque et de la défense d’une ville une espèce de partie d'échecs, dont on pouvait d'avance, non-seule- ment prédire le résultat, mais du résultat indiquer le jour et l'heure. Je voyais que, sans repousser entièrement ce que je lui disais, mes paroles produisaient en lui un étonnement qui approchait du doute. Il me pria de lui rendre, si la chose était en mon pouvoir, la démonstration sensible. Je demandai à remettre la chose au lendemain, mais son imagination était montée. — Pourquoi pas aujourd'hui? me demanda-t-il. — Alors, lui répondis-je, je dois aller prendre cer- tains instruments chez moi. — Va, me dit-il, et reviens. Je sortis, non pas pour aller chez moi, où je n'avais rien à prendre, mais pour lui faire dire par un de ses eunuques que je désirais, pour les explications que j'avais à lui donner, rester seul avec lui, ou du moins n'avoir pour témoin de notre entrelien que les per- sonnes dans lesquelles il avait toute confiance. L'heure de la sieste approchait. Il pouvait donc sans affectation se débarrasser des importuns, Quand je rentrai près du chérif, je vis que son frère et son neveu Abou-Taleb et Abd’el-Mélek étaient res- tés seuls avec lui dans son appartement. Le chérif Hussein me demanda alors pourquoi j'avais employé celle ruse pour demeurer seul avec Jui et quelle cause m'avait empêché de parler devant les autres assistants. Je m'inclinai devant lui, et d’un signe lui montrai son frère et son neveu. — Tu peux parler devant eux, me dit-il; je suis seul quand je suis avec Abou-Taleb et son fils. — Seigneur, lui dis-je, comme rotre entretien doit avoirpour but de te montrer la faiblesse d’Abou-Arich, toujours au point de vue européen, je n'ai point voulu te signaler les points faibles devant des élrangers. — Ceux qui étaient là n'étaient point des étran- gers, répondit le chérif Hussein ; c'étaient mes frères. — Des frères sont quelquefois plus dangereux que des élrangers, lui répondis-je; témoin le chérif Hammoud. Hussein réfléchit un instant, puis, me tendant la main : — Tu es un homme sage, dit-il; parle, nous sommes seuls. Hussein était assis sur des lapis, Abou-Taleb et son fils se tenaient debout, Abou-Taleb était un homme trés-distingué. Le ché- vif le traitait d’égal à égal, S'il y avait en lui quelque impatience d'entendre mes explications, celle impa- tience ne paraissait dans aucun des traits de son visage. Le jeune homme n'était point aussi complétement maître de lui-même. Ses grands yeux vifs et intelli- gents témoignaient de sa curiosité. Un coup d'œil me suffit pour me rendre compte de tout. Je me retournai, et voyant que, selon son habi- tude, Sélim m'avait accompagné et se tenait debout à la porte, je lui ordonnai d’aller me chercher la valeur d'une couffe, c'est-à-dire un boisseau et demi, de ce sable rougeatre et argileux avec lequel les Arabes font de la poterie et des briques. Il obéit. Hussein atten- dait trés-tranquillement. Dix minutes après, l'argile était à ma disposition. — Montons sur la terrasse, dis-je au chérif. Nous montämes. Celte terrasse était un immense carré, avec un vide au milieu éclairant la cour. En Arabie, le sable remplace les cartes; à l’aide du sable on prédit l'avenir. Aussi, quand le chérif Hussein me vit demander du sable, crut-il naturellement que c’était pour me livrer à quelque opération magique; ce qui ne l’étonnait aucunement. Il fut bientôt détrompé. Ce que je veu- lais faire avec cesable, c'était la circonvallation d'une forteresse. Je pris sa citadelle pour base. Je fis un plan en re- lief des fortifications que j'y eusse appliquées comme ingénieur, si j'eusse été chargé de la fortifier. Je figurai les fossés s'enfonçant au pied des rem- parts, les remparts ne dépassant les talus extérieurs que de deux ou trois pieds. J’essayai de lui faire comprendre ce que c’est qu'un redan, et comment les feux se croisent; ce que c’est qu'un cavalier, une demi-lune, une redoute, une lunette. Après lui avoir expliqué le système de défense, je lui démontrai le système d'attaque. Je traçai une tranchée, je figurai une sape, je parvins à Jui faire comprendre ce que c'était que le tir à ricochets. Enfin je fis le plus concisément et le plus simplement pos- sible la théorie d’un siége, attaque et défense. A partir du moment où j'avais commencé ma dé- monstration, Hussein avait été tout yeux, lout oreilles. Il ne comprenait pas tout, mais le peu qu'il comper- nait lui donnait le désir de comprendre davantage. Alors il insistait, me faisait répéter jusqu'à ce qu'il comprit parfaitement. La démonstration dura jusqu’à l'heure de la prière. Il n'y eut ce jour-là ni sieste ni visites ; il renvoya toutle monde. J'étais en ce moment l'univers à ses yeux. Chérif-Abou-Taleb et son fils ne prenaient pas moins d'intérêt que Hussein à cette lecon de stratégie. J'ai dit que tout ce travail avait été fait au point de vue de sa citadelle, qui, de cette façon, pouvait dé- fendre la ville, et, en cas de rébellion, s'imposer à elle. Il comprit parfaitement quelle supériorité un pareil travail exécuté lui donnerait comme défense contre l'étranger et comme domination sur sa ville. Sa première demande fut : — Combien te faudrait-il de temps peur exécuter ce que tu viens de me montrer? — Avant de te satisfaire sur ce point, répondis-je, il est nécessaire que je connaisse tes moyens d'action, c'est-à-dire les bras, les matériaux et l'argent. — Explique-toi, demanda-t-il, — Je désire savoir combien de terrassiers tu peux mettre & ma disposition, — Autant que tu en voudras, me répondit-il. — Quel salaire leur donneras-tu? Chérif-Hussein ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre. J'insistai. — Je leur donnerai la nourriture, dit-il. Celle nourriture consistait en un pain de millet, un peu de riz, un peu de beurre, quelques dattes, et cing ou six pipes de tabac, Cela faisait à peu près cing sous par homine, où L'ARABIE HEUREUSE. — Pour de pareils travaux, lui répondis-je, cela ne suffit pas. — Enfin, ajouta-t-il, le travail fini, je leur donnerai un habit. C'était, après deux ou trois ans de travaux, leur promettre une prime de quarante sous. Je lui répondis encore que cela ne suffisait pas; que, surtout sous ma direction, à moi étranger, il y aurait des révoltes. Il m'interrompit. — Je ferai couper le cou aux révoltés. — Chaque cou coupé, lui répondis-je, fera deux bras de moins, sans compter que tes ennemis, en voyant les travaux que tu feras, auront l'idée d’en faire de pareils, ou, s'ils ne l'ont pas, au moins de tenlever ton monde. — Mais combien te faudrait-il d'hommes? me de- manda-t-il. — Cinq mille, répondis-je. — En combien de temps auront-ils achevé? — Quelles sont les heures de travail constituant une journée? — Depuis le lever du soleil jusqu'à dix heures ; depuis trois heures jusqu’à la prière du soir. — C'est trop pour la nourriture que tu leur offres. Ils mourront à la peine, et les fortifications s’arréteront faute de bras et tu ne trouveras peut-être pas à les renouveler. — Mais, pour qu’ils travaillent dix heures, que faut-il donc leur donner? — Double ration et une solde régulièrement payée. Il regarda son frère comme pour l’interroger. — Hadji me semble dans le vrai, répondit celui-ci. — Eh bien! reprit le chérif Hussein, supposons que j'accorde ce que tu demandes, combien de temps te faudra-t-il? — Il me faut des aides, je ne saurais entreprendre seul un pareil travail. — Quels sont ces auxiliaires dont tuas besoin? — Des conducteurs de travaux. — Où comptes-tu les prendre? — En France. — Comment feras-tu pour les avoir? — J'irai les chercher. Son regard se fixa de nouveau sur son frère. — Cet homme ne peut tout faire par ses mains, répondit Abou-Taleb. Hussein se retourna de mon côté. — Et situ partais, demanda-t-il, reviendrais-tu ? — Sans doule, puisque je l'aurais donné ma parole. Mais encore te faudrait-ilremplir certaines conditions. — Lesquelles? — Assurer une solde convenable à mes hommes, leur payer leurs frais de voyage, leur faire quelques avances d'argent pour qu'ils puissent quitter le pays, et enfin, une fois arrivés ici, leur assurer la liberté de leur culle et toutes sortes de protections au cas où ils seraient tourmentés. — À ton départ de la Mecque, le chérif Soliman, ton ami et le mien, ne L'a-til pas satisfait sur ce point? — Oui; il m'a même remis une note dont j'ai laissé copie au consul de France de Djedda ; mais je tiens à ce que la promesse me soit rénouvelée et aflirmée par lol. — Soil; mais combien te faudra-t-il d’ Européens? — Une vingtaine. — Combien leur faudra-t-il donner à chacun? — Mille talaris par an; de plus, cinquante francs au moins d'argent de poche en partant, leur passage payé jusqu'à Suez, leur logement assuré à leur arrivée, — Moyennant cela, se nourriront-ils ? — |ls sé nourriront. — Je te répondrai demain; mais, si je l'accorde tout cela, dans combien de temps tes hommes peu- vent-ils étre ici? — Dans quatre mois, car il me faut le temps de les aller chercher. — N'as-tu donc pas conservé en France quelques relations qui te dispensent de faire ce vovage? — Si fait, j'y ai ma famille et de nombreux amis. — Si tu chargeais tes amis de ’envoyer les hommes dont tu as besoin, n’obtiendrais-tu pas le même ré- sultat? — Ce serait plus long et moins sûr. Le chérif Hussein réfléchit, et sembla de nouveau demander conseil à son frère. Puis, secouant la tête : — Jamais, dit-il, jene consentirai à te laisser partir. — Pourquoi? douterais-tu de ma parole? — Non, mais un accident peut tempécher de re- venir. Choisis parmi {es amis un homme qui puisse te remplacer. £ — Ce n’est pas facile; et il faudra toujours lui envoyer de l'argent. — Nous le lui enverrons. — Il faut à cet ami de pleins pouvoirs signés de toi, il faut aux hommes qui se déplaceront la garantie qu'ils seront payés. — Par quel moyen arriver à ce résultat? — Tu désigneras un correspondant solvable à Alexandrie, et chez lequel on puisse se renseigner et prendre l'argent nécessaire. — N’es-tu pas là pour leur répondre? — Ma caution ne leur donnera point l'argent nécessaire à leur voyage. Hussein réfléchit encore. Puis il ajouta : — Mais enfin, quand j'aurai fait tout ce que tu désires, combien de temps te faudra-t-il pour exécuter celte œuvre, qui, pour nous autres Arabes, n'aura pas besoin d’être aussi formidable que dans ton pays. — Il me faudra trois ans. Avec les Arabes on ne doit jamais hésiter. — Trois ans! répéta-t-il, c’est bien long. Et il se mit à marchander le délai. : — Je ne crois pas, répondis-je, que l'on puiss arriver plus vile. Au reste, tu seras la pour inspecter les travaux. Si, au bout d’un an, tout est fini, tant mieux ! — Mais enfin tu ne comptes pas faire ces travaux- là avec le même soin que tu les ferais dans ton pays? — Je comple les faire le mieux possible, afin que si, par hasard, les Anglais venaient Vatlaquer, tu pusses résister même aux Anglais. Au mot Anglais, je vis que j'avais touché juste. Il tressaillit, et, comme lorsquele briquet frappe sur la pierre, une étincelle jaillit de ses yeux. — Car enfin, continuai-je, ton intention, en for- lifiant ta citadelle, est de te rendre inexpugnable. Les Anglais sont d'autres hommes que les gens de Sana, les gens d’Assir et même les Égyptiens. Ils ont des ressources contre lesquellesil faut que tu te prépares. Tes murs une fois construits, il te faudra des canons, il te faudra des projectiles. — J'en ai, des canons. — En mauvais état. — Nous en achèlerons d'autres. ; — Où? l'Iude ne Ven fournira pas, l'Egypte pas davantage. — Mais la France? l'Amérique ? — Cela, c'est autre chose. Puis, quand tu auras les pièces, tu n'auras que le bronze ou la fonte; il te faudra des ouvriers pour faire tes affûts. — J'ai des menuisiers. — Quels menuisiers? — Tu les dirigeras. — Et du bois, et du fer? — Nousen tirerons d'Europe, : L'ARABIE HEUREUSE. 21 mm — Il faut de l'argent pour cela, beaucoup d’ar- gent. — Combien ? — Je ne puis évaluer la dépense que les mesures prises, que le devis de chaque chose dressé. —- Mais enfin, à peu près? — Mets un million. ; C’était bien peu qu'un million, mais j'espérais que, une fois engagé dans l'affaire, il la pousserait jusqu'au bout. — Un million, répéta-t-il, c'est beaucoup; ne peut- on pas faire la chose à meilleur marché? ; — Ton pays te rapporte dix millions; bien admi- nistré il peut ten rapporter quinze; ce n’est pas trop de dépenser un million ou deux pour le conserver. | — Qui La dit que mon pays rapportat dix mil- lions ? — Je le sais. — N'importe! c'est beaucoup, un million. — La dépense se fera sous tes yeux; tu la surveil- leras toi-même. Du reste, en te disant un million, j'ai la conviction que cette somme sera insuffisante. — Hum! fit Hussein, toujours regardant son frère. — Et je ne te dis rien des soldats, continuai-je; ce sera l’objet d’une autre conférence, et je Ven par- lerai plus tard. — Un million! répéta-t-il. En ce moment la priére sonna. — Écoute, me dit-il, je te rendrai réponse sur tout cela. D'ailleurs, j'ai à te parler d’autres choses encore. — Je le sais, lui répondis-je. Il me regarda avec étonnement; mais, comme la prière du soir était criée, nous nous mimes à la prière, à laquelle le repas succéda. Le repas fini, le chérif Hussein prit congé de moi sans me dire un mot de plus. Je connaissais les Arabes, leur avarice, leur défiance. Les questions d'Hussein ne m'avaient donc point élonné; mais, en revanche, elles m'avaient énormément fatigué. Le même soir, je reçus la visite de plusieurs des frères, et entre autres du chérif Hammoud, qui, sa- chant ma longue conférence avec leur aîné, venaient pour tacher de tirer de moi quelque renseignement, tandis que leurs domestiques essayaient de faire par- ler Sélim et Hadji-Soliman, troisième serviteur qui me fut imposé à mon arrivée, ainsi qu'au chérif, par le parti fanalique ou ture, autrement dit le parti anglais. Le lendemain, le chérif Hussein me fit appeler. Je crus que c'était pour continuer la conversation sur l'attaque et la défense des places. Je me trompais. C'était pour me faire visiter un camp peu éloigné de sa forteresse, et où stationnaient une partie de ses Kobailles. Comme d'habitude, quelques-uns de ses frères l'accompagnaient. Ce camp était une agglomération d'une quaran- taine de douars, habités par trois mille hommes à peu près, avec leurs femmes et leurs enfants, une espèce de colonie militaire plutôt qu'un camp. Tous por- taient le même uniforme, si l'on peut appeler uni- forme une chemise en toile bleue et une somada qu'ils fixent à leur front au moyen des mèches de leurs fusils. Leurs armes étaient pour la plupart un fusil à mèche, un petitsabre qu'ils pendent, non pas au côté, mais à l'épaule, etun poignard à la ceinture. D'autres avaient la sagaye et le petit bouclier de bois. C'étaient les moins bien armés, mais les plus dangereux dans le combat. La sagaye, au reste, est une espèce d'arme d'honneur, un milieu entre la lance et le fusil. Tous ces hommes étaient des fantassins, Ils étaient organisés ou à peu près par compagnies de cent hommes, sous le commandement d’un naghib (capi- taine). Ce naghib subdivisait sa compagnie en petites escouades de dix hommes, auxquels il donnait pour chef un chaousse. Ces soldats et ces chaousses étaient les hommes du capitaine engagé, el tous loués par lui. Le chérif Husseïn les prenait pour un an, deux ans et trois ans. C’étaient, comme on voit, de véritables condottieri. Les douars qu'ils habitaient étaient composés de trente à quarante eschès. Chacun de ces douars, for- mant presque un cercle parfait, moins l'ouverture, qui pouvait se fermer par des branches de nabacks, était divisé en deux parties. La tente du chef occupe le milieu de la ligne. Il a les femmes à sa gauche, les hommes à sa droite. Les eschés sont séparés entre eux par un certain espace, le méme pour tous, et sont reliés par une palissade. Les cours circulaires, fermées par la ligne des tentes, sont occupées par les chèvres, les poules, les bestiaux. La tente du chef est naturellement beaucoup plus grande que les autres. La première qui se trouve en tête de la file droite est toujours vide. Elle attend le voyageur qui vient demander l'hospi talité. Tous ces hommes font le commerce d'éleveurs de bestiaux. Leur solde est si faible qu'ils n’en sauraient point vivre. Leur seul bénéfice est le pillage. Au repos, ils sont misérables, ayant peu ou point d'industrie. Les femmes sont aussi pauvrement vêlues que les hommes. Moins encore; elles se couvrent à peine. Elles sont chargées de faire la farine, d'aller chercher de l’eau, le bois, quelquefois à des distances très- grandes; d'entretenir la garde-robe de leur mari, entretien facile quand on a vu de quoi elle se com- pose; de faire leur cuisine, toujours très-frugale, et d'élever leurs enfants, c'est-à-dire de les laisser se rouler dans le sable. Tout cela pouvait être réjouis- sant à l'œil d’Hussein, mais avait fort peu de charme pour le mien. Je ne pus m'empêcher de demander à Hussein si c'était avec de pareils vagabonds qu'il comptait faire peur à ses ennemis, et surlout aux Anglais. J'appuyais toujours sur ce dernier mot, devinant que c'était contre les Anglais surtout que le chérif Hussein avait l'intention dese fortifier. — Mais, me dit-il, tu juges mal mes hommes; au combat, ce sont des lions. — C'est possible, contre des hommes pareils à eux, mais contre des troupes européennes, ils ne lien- draient pas dix minutes. En as-tu beaucoup comme cela ? — Je puis disposer de cent soixante-quinze mille hommes, me dit-il. C'était l'effectif de son armée. Il est vrai qu'avec les femmes et les enfants cela faisait près d'un million d'individus; les femmes, disons-le en passant, sui- vent leurs maris au combat, les excitent par leurs cris, leur portent de l'eau dans la mêlée et pansent les blessures, Tout cela n'était que de l'infanterie. — Mais ta cavalerie, mais ton artillerie, lui deman- dai-je, où sont-elles ? — J'ai une vingtaine d'Arnautes et de Tures déser- teurs; chacun de mes frères en a à peu près autant : voilà pour l'artillerie. J'ai ma famille, cing cents hommes à peu près; j'ai mes nègres et ceux de mes frères, cing cents autres; j'ai mes courtisans et ceux 22 L'ARABIE HEUREUSE. de mes frères, un millier d'hommes; j'ai en outre les gens riches des villes, qui montent à cheval quand je les appelle à la guerre, trois mille à trois mille cing cents cavaliers. — Soit: mais tout cela n’est pas suffisant, ou plu- tôt ne le serait que dans le cas où l’on adopterait une sévère discipline. Hussein secoua la tête. — Oui, dit-il, jai souvent entendu parler par des Européens de la discipline; mais la discipline est chose impossible avec de pareils hommes. A peine obéissent-ils à des chefs qu’ils connaissent depuis l'en- fance ; comment obéiraient-ils à des gens qu’ils ne con- naissent pas. — Eh bien! il faut arriver à exercer les Arabes à la manière européenne. Husseïn secoua la tête. — Jamais nous ne réussirons, dit-il. — Essayons du moins, formons un noyau ; opérons sur un petit nombre d'hommes qui nous donneront une école de chefs. Chacun de ces chefs opérera à son tour sur dix, vingt, trente, cinquante, cent hommes, et peut-être vaincrons-nous la résistance. Engageons nous-mêmes des volontaires : donne-leur une somme double, triple; prends, si besoin est, le contingent dans ta propre famille, chez tes cousins, tes arrière-cousins, ce sera autant de naghibs futurs. Husseïn secoua encore la tête. — Dans ma famille? non! dit-il. Je compris qu'il craignait de masser contre lui- même ces forces, qui seraient d'autant plus dange- reuses qu’elles se trouveraient dans sa famille. En Orient, c’est encore dans la famille que se fomentent les révolutions. — Mais, ajouta-t-il, je trouverai cela parmi les grands de mes Etats. Puis, après une pause : — Combien penses-tu qu’il faudraitde millehommes disciplinés ? — Pour garder tout ton pays, qui se compose non- seulement de la province d'Abou-Arich, mais encore de tout le Théama, jusqu'au pays d’Aden, j'évalue qu'il te faut quinze mille hommes. Avec ces quinze mille hommes, tu pourras te faire craindre par les gens d’Assir et de Sana, et, bien plus, te faire respec- ter par les Anglais. Cela ne Vempéchera point d’avoir ta milice de réserve. — J'y penserai, répondit Hussein. A L'inspection faite, nous reprimes le chemin d’Abou- rich, VIT En approchant de la ville, nous traversdmes un de ses cimetières; c'était le cimetière commun. Les chérifs ont leur cimetière à eux, ou se font bà- tir des marabouts sur leur corps, afin de se sanctifier dans l'avenir. Les tombes sont creusées à trois pieds de profondeur. Les morts, après avoir élé lavés, les pauvres avec de l’eau, les riches avec des essences, y sont déposés, la téte tournée vers la Mecque, par conséquent au nord. Les tombes des gens riches sont indiquées par une pierre sur-laquelle est gravé un verset du Coran, Les gens pauvres jettent seulement un peu de terre sur les morts, ce qui permet aux chacals et aux hyènes d'en prendre leur part. A la tête et aux pieds, ils plantent une branche de palmier ou de naback. Les morts sont portés à lear dernière demeure sur un brancard ; ils sont couverts, si ce sont des chérifs, c'est-à-dire des descendants d'Ali, d'un cachemire vert ou rouge. Si ce sont des gens du commun, ils sont couverts de l'étoffe la plus riche qu'aient pu se procurer les parents. Riches ou pauvres, ils sont portés sur les épaules des parents, des amis ou même des étrangers. Les morts sont à peine froids qu’on les enterre. Il est vrai que, si on les enterrait vivants, ils n’auraient pas de peine à sortir. En été, ces cimetières répandent une odeur infecte. Tous les amis suivent le cortége, de la maison mortuaire à la mosquée. Comme on n’enterre plus aussitôt le coucher du soleil, si le trépassé est mort le soir, on allume une cire près de la natte où il est couché, et des pleureurs si Cestun homme, des pleureuses si c’est unefemme, viennent se Jamenter près du cadavre et réciter des versets du Coran. Plus l'homme ou la femme est riche, plus il y a de pleureurs ou de pleureuses. Les parents mâles se tiennent avec tous les amis mâles dans un apparte- ment voisin, où ils récitent des prières, tandis que les parents femmes sont dans un autre appartement, oc- cupés à se rouler par terre et à se déchirer le visage, les bras et la poitrine, de manière à faire supposer à des étrangers un désespoir digne d’ Artémise. Il va sans dire que si la veuve est jeune et jolie, trois mois et dix jours après, à moins que la femme ne soit enceinte, presque toujours elle convole en se- condes noces, en troisièmes, en quatrièmes. Il n’est point rare de voir une femme à ses dixièmes noces. IL est vrai qu'avec la faculté de répudiation, plus d'un mari en est à sa cinquantiéme ou soixantiéme femme. La moyenne est de quarante. En sortant du cimetiére, mon cheval butta dans le sable. Les chevaux arabes ont le pied si sur, qu’un cheval qui butte est un événement. Je regardai ce qui avait fait butter le mien. Il avait heurté une culasse de canon en fonte. — Qu'est cela? demandai-je tout étonné au chérif. — Mat fa, (un canon), répondit Hussein. — Comment un canon se vrouve-t-il à? deman- dai-je. — Il y a eu ici, me répondit-il, un combat très- sanglant entre les troupes du pacha d'Egypte et les gens de l'Assir; beaucoup de canons ont été détruits et brisés & coups de masse par les Assiriens restés maitres du champ de bataille, et par les Egyptiens eux-mêmes, qui s’étaient trouvés forcés de les aban- donner. — Mais, dis-je, pourquoi, au lieu de conserver ceux qui étaient tombés intacls entre leurs mains, les Assiriens les ont-ils détruits ? — Ils n'avaient personne pour les desservir et n'en connaissaient pas toute la valeur. — Il serait à désirer que tu eusses beaucoup de fragments de celte espèce. — Oh! me répondit-il, je puis ten fournir tant que tu voudras: il y en a des quantités à Abou-Arich, à Moka, à Tâëés, qui ont été abandonnés, ne pouvant plus servir. — El tous sont en matière pareille à celle-ci? — Oui, je crois. — Y at-il du cuivre? — Je sais certain endroit où les troupes égyp- tiennes en ont enterré. — Te serait-il possible de me réunir tous ces frag- ments de fonte ? — Où cela? — Dans la cour du fort que j'habite. — Pourquoi faire? [ls ne pourraient te servir à rien, puisqu'ils sont brisés. — Pour te faire des canons peut-être, mais des boulets sûrement. Hussein me regarda avec étonnement, — Comment! demanda-t-il, tu pourrais refaire des canons et des boulels ? — Sans doute. — De quelle manière? — En les fondant, L'ARABIE HEUREUSE. _ 23 rer — Mais, dit-il, tu te charges de la fonte? — Oui, maisil me faut des fondeurs expérimentés; il me faut du sable apte à la fonte, et il faut me faire briser tous ces fragments en petits morceaux. Nous pouvons faire tout cela dans ta cour. — Soit. Et quand nous y mettrons-nous ? — Demain. En effet, dès le lendemain, on envoya l’ordre de prendre de la terre dans les montagnes de Has. à Cette promesse que j'avais faite à Hussein de lui fondre sa fonte le préoccupait énormément, quoiqu'il n’y ajoulat point une grande croyance. Aussi ne vou- lut-il point tarder à s'assurer de ce que je pouvais faire. Nous rentrames chez lui. Il me conduisit dans son salon. — Maintenant, dit-il, puisque nous y sommes, nous allons voir tout de suite si tu as dit vrai. — As-tu des fondeurs d’or ou d’argent à Abou- Arich ? — Oui. — Fais-les venir, et qu’ils apportent avec eux leurs creusets et leurs soufilets. Hussein donna l’ordre. — Maintenant, envoie un esclave briser le plus menu possible quelques morceaux de celte fonte, et qu’il les apporte ici. Pendant que d’un côté on allait chercher les fon- deurs et de l’autre la fonte, je demandai à voir les boulets dont il se servait, et qui, m’avait-il dit, étaient forgés et arrondis au marteau. On m’apporta des spé- cimens, les uns longs, les autres ovales, les autres car- rés, hors de tout calibre, et ayant la forme de tout ce que l’on voudra, excepté d’un boulet. Comme il faisait venir le fer de l'Inde, chacun de ces boulets lui coùû- tait de douze à quinze francs. C'était donc une ef- froyable dépense en temps de guerre, d'autant plus que, les arlilleurs n'étant point habiles, les dix-neuf vingliémes de ces boulets étaient perdus. Sans compler qu'ils détérioraientles canons, quand ils ne les faisaient pas éclater. Je lui témoignai mon étonnement sur l'ignorance complète de ses forgerons. — Alors tu vas me fondre des boulets? dit-il. — Je vais Ven fondre. — Des boulets ronds ? — Parfaitement ronds. — Et du calibre de mes pièces ? — De tout calibre. En mème temps on m'avait apporté des espingoles en cuivre qui étaient fort belles, cing surtout. On eût dit de petites caronades de quatre. Il les chargeait avec des biscaiens qu’il avait ache- tés en méme temps que les espingoles. Il me montra ces biscaiens. oe aa boulets seront-ils aussi ronds que ceux-là ? — Oui. — Mais comment feras-tu des boulets ronds? — Avec des moules. — En quoi seront ces moules? — En sable. — Mais pour avoir du sable de Has, il faut un mois; serons-nous obligés d'attendre un mois? — Non, je Ven ferai avec d'autre sable; seulement, il me faut un tourneur. Mes ordres étaient exécutés avec une promptitude i faisait plaisir à voir. Abou-Taleb, son fils, et eux ou trois frères qui étaient présents à l'entretien, partageaient le doute du chérif. Les fondeurs arrivèrent les premiers. Je leur fis dresser leur fourneau, C'était ce qu'il y avait de plus simple comme mécanisme, Ils avaient deux soufflets en peau de bouc, On enterra le creuset dans du char- bon. — [ls savent faire le charbon de bois et le font excellent. — On alluma le charbon, on le fit rougir à vide, et, comme l’esclave à la fonte arrivait en ce moment, je mis une demi-livre à peu près de fonte dans le creuset. Cela fut long; le doute des assistants allait crois- sant; je ne m'en inquiétais point, je savais que la fonte ne se liquéfiait qu’à onze ou douze cents degrés centigrades. Je redoublai la masse de charbon. Les deux fondeurs, encouragés par mes promesses, souf- flaient comme des enragés. Enfin, après deux ou trois heures d’incandescence croissante, j'aperçus, dansant au-dessus du feu, la petite vapeur bleuâtre qui indiquait que le métal se mettait en fusion. J'avais envoyé de mon côté chercher par Sélim du borax. Avec mes pinces je dégageai le couvercle et je glissai dans l'intérieur une forte pincée de borax; puis je refermai le couvercle. — Qu’as-tu mis dans le boka ? me demanda-til. C’est le nom que les Arabes donnent au creuset. —Une poudre particulière qui provoquera la fusion. — Et quand la chose sera-t-elle fondue? Je tirai ma montre. — Dans cinq minutes. Le chérif tira la sienne et ne la quitta plus des yeux. — Les cinq minutes sont passées! dit-il au bout d’un instant. Je soulevai le couvercle du creuset, pour voir où en était le métal. Il était en pleine fusion; le borax était évanoui, la fonte restait seule. Je soulevai tout à fait le couvercle. Avec une baguette de fer, le chérif s’as- sura que la fonte était liquide. Les fondeurs étaient dans la stupéfaction; Hussein comprit de quelle utilité je pouvais être à ses projets; il resta extasié. Quant aux autres, ils me regardaient comme un sorcier. Abd-el-Mélek, quisemblait m'aimer beaucoup et prendre un vif intérêt à mon succès, rayonnait de joie. Hussein me saula au cou et m'em- brassa. — A partir de ce moment, dit-il, je crois à tout ce que tu m'as dit et à tout ce que tu me diras. Puis, s'arrétant : — Cependant, dit-il, comment vas-tu faire des boulets ronds ? — Tu vas voir. Les tourneurs étaient arrivés. On n’a pas idée de la simplicité d'un tour arabe. [l se maintient avec le pied et on le fait tourner avec un archet. Je leur demandai une boule comme pour jouer aux quilles. Ils me firent une espèce de sian. Je leur dis qu'il la fallait trés-ronde; ils recommencèrent, mais sans résullat. Je vis bien que je serais obligé de faire ma boule moi-même. Je soulevai done leur tour que j'assujettis sur deux grosses pierres. Je m'accroupis à la manière arabe, j'engageai mon morceau de chène entre les deux solives, je pris le ciseau, et je me mis à tourner. Jeune, je passais tout mon temps à tour ner. J'avais tourné l'ivoire, le bois, le fer, le cuivre, l'albâtre. J'étais donc d'une certaine force. Mon habileté commença par élonner les assistants et les tourneurseux-mêmes. — Mais tu sais donc tout faire? me dit Hussein. — [ln'ya que Dieu qui sache tout faire, lui répon- dis-je; mais je sais faire beaucoup de choses, tu verras, Hussein ne demandait pas mieux que de voir. Il frémissait d'impatience, les autres assistants retenaient leur haleine; on les eût crus pétrifiés. A l'aide d'un compas, instrument qui leur est & peu près complète- ment inconnu, je parvins à faire une boule parfai- tement ronde, Je lui avais ménagé ce que l'on appelle une amorce, d'expliquai à Hussein le mécanisme à l'aide duquel j'allais procéder, Mais il me fallait un châssis, double et à mortaise, afin qu'en se divisant il permit de prendre le boulet. 2! L'ARABIE HEUREUSE. Dn ll ER — Combien de temps faudra-t-il pour faire le chassis? demanda Hussein. — Cela regarde les menuisiers. — Veux-tu leur donner tes ordres? — Soit. J'en ai vu un qui travaillait en bas; fais-le monter. Les menuisiers viennent presque tous du Caire, et sont excessivement adroits. Le menuisier monta avec son apprenti. Je dessinai au menuisier avec un char- bon la forme de l’objet que je désirais. Par bonheur, celui-là avait été employé à la fonderie de canons du Caire, dirigée par le commandant Bruneau. Il com- prit donc tout de suite. — Demain, me dit-il, tu auras ton moule. — Ne le fais pas trop grand, insistai-je. C'est pour üne simple démonstration. Nous ne ferons des châssis sérieux que quand j'aurai convaincu le chérif du parti qu'il peut tirer de la fonte qui git de tous les côtés : Puis, me tournant vers Hussein : — Maintenant, lui dis-je, il me faut un tuilier ou un poiier. — Pourquoi faire? demanda Hussein. — Pour me procurer du sable bon à faire des moules. — Quelle espèce de sable veux-tu? Je le lui expliquai. Cinq minutes après, les nègres m'apportaient, les uns du sable friable, les autres de la terre glaise, les autres de la terre végétale. Je m'adressai à mon menuisier. — Tu sais le sable qu’il me faut, lui dis-je. Le menuisier partit, et revint dix minutes après m’apportant de la terre à briques. Ce n’était point précisément cela qu’il me fallait. La terre à briques contient presque toujours des matières calcaires qui ne supportent pas la chaleur de lafonte en fusion. — Va me chercher, lui dis-je, tous les vieux pots cassés que tu trouveras. _ C'était un homme précieux, qui avait pris en Egypte l'habitude d’obéir. Il partit et revint avec un plein panier de tessons de casseroles et de marmites. Hussein regardait tout cela avec des yeux de plus en plus effarés. Parmi les assistants, les uns riaient, les autres étaient confondus. — (ue vas-tu faire de tous ces vieux pots? me dit Hussein, — Fais-les-moi réduire en poudre, aussi fine que possible, et tu verras. Les fondeurs d'or et d’argent comprirent ce que cela allait donner. — Taib melech kitir! Ce qui voulait dire : parfaitement. — Il réussira donc? demanda Hussein. — Avec l'aide de Dieu, oui, répondirent les fon- deurs. Le temps s'était écoulé, la prière du magh'reb avait été criée, et Chérif-Hussein, et les autres, pas plus que lui, n'y avaient fait attention. Les esclaves vinrent lui dire que le souper était prét. Il avait oublié le souper. Je lui fis signe d'attendre encore un instant. — Vas-tu donc me faire un boulet ce soir? — Non, mais comme je veux que tu dormes tran- quille, je vais te faire un lingot. A défaut de la poussiére pilée que je ne devais avoir que le lendemain, je réunis l'argile en masse com- pacte, jo la tapai sur le parquet, je fis une rigole avec le coupant de ma main, et, prenant le creuset avec des pinces, je versai dans la rigole la fonte en IUSION, A l'instant même elle prit la forme de la rigole. — Allons souper maintenant, dis-je à Hussein. Je laissai Sélim près du moule, avec ordre de nous apporter le lingot dès qu'il serait assez refroidi pour pouvoir le prendre. Avant la fin du diner, Hussein, touten se brülant encore un peu les doigts, tournait et retournait son lingot, et le passait à tous ses frères, qui, déjà au courant de l'expérience que je tentais, étaient venus voir si elle avait réussi. Il était dix heures; nous nous séparâmes, en re- metlant au lendemain la fonte du boulet spécimen. En rentrant chez moi, je trouvai mon appartement encombré de paniers de raisins, de corbeilles de fruits et de terrines de pâtes sucrées, que le chérif m'avait, en signe de satisfaction, envoyés par son khasnadar, pendant mon absence. Il avait joint au tout une charmante petite esclave abyssine qui pouvait avoir de douze à treize ans. En se retirant, le khasnadar, auquel je fis, de mon côté, un cadeau en argent qu'il prit sans façon, tout ministre qu'il était, me dit que ces présents n'étaient que le prélude de faveurs bien autrement impor- tantes. L’Abyssine était voilée d'une étoffe de laine qui ne permettait pas de voir un seul trait de son visage. Deux négresses l'accompagnaient. Aussitôt acceptée par moi, elle avait été conduite dans l'appartement supérieur, qui jusque-là était resté vide, et tout à l'instant même avait été mis en ordre par les négresses, qui lui avaient apporté son trousseau. Le khasnadar et les femmes étant sortis, je restai avec Hadji-Soliman. — Eh bien! seigneur, dit-il, te voilà bien heureux. — Pourquoi bien heureux? — Parce que Chérif-Husseïn vient de te faire un magnifique cadeau. En effet, une belle Abyssine a dans l'Yémen la valeur d'un beau cheval de quinze à dix-huit cents francs. — Oui, lui dis-je, elle doit être belle; Hussein ne m'aurait pas donné une laide esclave. Hadji-Soliman parti à son tour, je montai près de mon Abyssine. Cestici le lieu de placer quelques observations générales. La femme esclave devenant la propriété absolue d'un maitre, elle lui doit son amour, comme elle lui doit les autres services de sa condition. Ce maitre, qui n’a pas besoin de se faire aimer, ne s'en donne naturellement pas la peine. A quoi bon! n’a-t-il pas acheté l’esclave? L’esclave n'est-elle pas sa propriété? La femme, même mariée, ne l’appelle-t-elle pas toujours mon maitre, Side? Lorsqu'il rentre ou qu’il sort, au lieu que ce soit lui qui, comme chez nous, embrasse tendrement sa femme, c’est la femme qui lui baise respectueusement la main. Jamais en Orient, lorsqu'on aborde un ami, on ne lui demande des nouvelles de sa femme ou de ses femmes. On demande des nouvelles du fils, du père, du frère : ce sont des mâles, par conséquent des êtres importants; mais la femme! qu'est-ce que la femme? un des meubles de la maison. On demande de ses nouvelles en demandant des nouvelles de la maison même, ddr. Dir rek bikher ? comment va ta maison? Un homme qui donnerait en public une marque de tendresse quelconque à sa femme serait traité de chrétien, Souvent, un musulman qui aime réellement sa femme affecte pour elle en public la plus profonde indifférence. Etcependant la femme dont nous parlons n'est point l'esclave, mais la femme. Qu'on juge de la condition de l'esclave! La naissance d'un fils est toujours, pour les femmes comme pour les hommes une cause de joie, el rien n'est épargné comme dépense. La naissance d'une fille passe complétement inaperçue. Quand un garçon vient de naître, ce sont des cris poussés en chœur par les femmes, qui tiennent à la L'ARABIE HEUREUSE. 25 ——_—_—_—_—_——_———— fois du gloussement du dindon et du houhoulement du hibou. Grand signe de joie. Si c'est une fille, tout se tait. Dès que l'enfant est né, si c'est un garçon, la sage- femme s'empresse d'aller prévenir le père, qui, dans une salle située à l’autre bout de la maison, fume gravement sa pipe et prend du café avec ses amis. Dans le cas d’un enfant mâle, l'annonce se fait à haute voix, etchacun souhaite toute sorte de bonheurs au père du nouveau-né. Si c'est une fille, au con- traire, l'annonce se fait tout bas, timidement, à l'o- reille, et les amis n'ont pas lair de s’en occuper. L'annonce d'un garçon est toujours l'occasion d’un cadeau à la sage-femme. Le père donne le nom que doit porter l'enfant, la sage-femme va lui soufiler ce nom à l'oreille. Chez les riches, l'enfant est emmaillotté comme chez nous. On lui frotte la téte avec du beurre frais, onle parfume avec du benjoin, de ’ambre et du musc; on le couche dans une espéce de lit, et sous son petit oreiller on lui met un poignard, des bijoux, des mon- naies d’argent et des amulettes. Les Bédouins seuls laissent leurs enfants nus se roulant sur une couverture de laine. Les femmes musulmanes ne prennent jamais de nourrice. Elles allaitent leur enfant quelquefois jus- qu’à l’âge de quatre ans. Quand le garcon atteint qua- torze ou quinze ans, le père lui achète une esclave pour le fixer à la maison. Revenons à mon Abyssine. C'était, au point de vue musulman, un charmant cadeau qu’Hussein n'avait fait en me donnant cette jeune esclave. Je montai près d’elle et la trouvai as- sise dans un coin sur un tapis. Je m’assis à ses côtés, et m’apercus qu'elle tremblait. Quoique née en Abys- sinie, elle avait été prise si jeune à ses parents qu'elle parlait parfaitement arabe. Mes premiers mots furent pour la rassurer. Elle leva son voile, et, à la lueur des bougies brülant dans des globes de verre pour les préserver des moucherons, je vis une enfant de dix à douze ans, aux traits réguliers et fins, au teint -de bronze clair, aux yeux magnifiques, aux dents blanches comme de l'émail, aux cheveux arlistement nallés. Elle avait d'énormes boucles d'oreilles, un collier en verroteries et en ambre, et de ces bra- celets d'argent que l’on met aux pieds et qui s'appel- lent des chevillières. Ses doigts étaient chargés de bagues, elle avait les paupières peintes avec du ko- h’o! et les ongles colorés avec du henneé (lawsonia inermis). Je connaissais l'extrême douceur de caractère des Abyssines, et cette particularité ne me donnait qu'une piuë plus grande pour la pauvre esclave. IL était fa- cile de voir que je lui inspirais la terreur la plus pro- fonde. Je résolus de la faire cesser. — De quel pays es-tu, mon enfant? lui demandai- je en donnant à ma voix toute la douceur qu'elle était capable d'acquérir. — Du royaume de Tigré, répondit-elle. J'avais passé dans le royaume de Tigré, je connais- sais son pays. — Te rappelles-tu le nom de ton village? — Je suis d'un village appelé Gally-Bouddha, — ‘Te rappelles-tu comment tu l'as quitté ? — Oui. — Raconte-moi cela, mon enfant. — Mon père était le chef du village. Comme nous élions chréliens, — les Abyssins sont jacobites, — les musulmans changallas firent une razzia et m'en- levèrent avec d'autres enfants. — Elton père? — Je crois qu'il fut tué avec mon frère ainé; je fus prise avec le plus jeune, — Qu'est-il devenu? — Je ne sais? — Dis-moi ce que l'on fit de toi. — Je fus transportée à Gondar, et, de là, par ca- ravane, sur le marché du Caire, achetée et conduite à la Mecque, et, à la Mecque, revendue et achetée par les agents du chérif Hussein. — Combien t'a-t-on payée? — Cinquante-cing talaris. — Et combien y a-t-il de cela? Elle essaya de compter. — Jene pourrais dire, répondit-elle; mais c'était au moment où tombaient les feuilles, et elles ont tombé trois fois depuis. — Quand on ta amenéeici, t'a-t-on dit où tu venais ? — Oui, on m'a dit que je n’appartenais plus au chérif Hussein et que je Vappartenais. En ce moment, elle tira de son pagne un feskéret revêtu du sceau du chérif Hussein, qui la libérait quant à lui et me la donnait. — Et tu as eu peur de moi? Elle me regarda timidement avec ses grands yeux rendus plus grands encore par le koh’ol. Je lui pris la main, une main charmante; — les Abyssines ont des mains et des pieds admirables. Elle tremblait toujours. — Tu vois, tu as peur encore. — J'ai peur, dit-elle, c’est vrai. Je la rassurai... La pauvre petite me regardait avec un certain étonnement. Les esclaves ne sont point ha- bituées à ces manières chevaleresques. Je la quittai. J'avais déjà pour mon service intérieur deux Nubiennes. Le lendemain matin, je les lui en- voyai pour prendre soin d'elle. C'était inutile. Les femmes qui l'avaient amenée de la part du chérif Hussein étaient déjà arrivées. Ce fut à moi qu'elles s'adressèrent d'abord. Je les renvoyai à l'Abyssine elle-même. L'enfant pleurait; elle craignait que je ne la reven- disse. Je rassurai les matrones sur ce point. Puis, comme l'heure était venue d'aller chez le chérif, et que j'entendais mon cheval piétiner dans la cour, je descendis et sautai en selle. Vill Je trouvai le chérif très-préoccupé des questions importantes que nous avions à résoudre ce jour-là. Il s'agissait, au moyen du moule que j'avais commandé, de la fonte d'un boulet. Ce boulet ne devait pas être plus gros qu'un biscaien. Mais il était évident que si je réussissais en petit, je réussirais en grand. Les fondeurs étaient à la besogne, le moule était pret et enfermé dans son cadre. Seulement, pour qu’il séchât, on l'avait laissé tout ouvert. Une goutte d'eau dans le moule ferait tout éclater, au grand danger de la vie de ceux qui assisteraient à l'opération. Je saupoudrai l'intérieur de poussière de charbon, pour combattre l'adhérence, et fis réunir les deux parties; puis je pré- vins le chérif que nous en avions pour une heure au moins à attendre la liquéfaction du métal. — Alors, me dit-il, visitons ma citadelle. C'était une grande marque de confiance qu'il me donnait. Je lui en témoignai ma reconnaissance. — Il faut bien que tu l'étudies, me dit-il, afin de la défendre en mon absence, s'il y avait lieu. Je le regardai avec un certain étonnement. — Oui, dit-il, comme je te crois le plus capable de tous ceux qui m'entourent, si je m'absente, c'est tol qui commanderas ici. Je lesuivis. La citadelle dominait tout le pays. De sa terrasse 26 L’ARABIE HEUREUSE. I Hussein pouvait, nous l'avons vu, détruire les vingt- deux autres. . | Après avoir visité l'intérieur de la citadelle, il me fit visiter l'intérieur des murs, car les murs étaient creux. Rien que dans les couloirs des murs, couloirs super- posés et qui s’élendaient comme une ceinture autour des trois étages, on pouvait mettre au moins irois mille hommes. [ls avaient huit pieds de large sur six de haut. Que l’on juge de l'épaisseur des murailles. Chaque face du bâtiment avait deux cents mêtres de long. Les couloirs avaient donc la même longueur, et dans toute cette longueur étaient des trophées de fu- sils, d’espingoles, de sabres à deux tranchants, de lances et de casse-têtes, placés à la portée de la main. Des élagères creusées dans la muraillesupportaientdes cartouches et des balles. Par des escaliers, on corres- pondait d’un étage à l’autre. Sur la terrasse était un cadran solaire. Je n’eus sur tout cela qu'une observation à faire, c’est que le pivot de chaque tour devait faire tourner deux canons au lieu d’un, afin de tirer à la fois de deux côtés opposés. Seulement il s'agissait de monter de nouveaux canons sur les tours, ce qui était tou- jours une grande affaire. Je lui dis que je m’en char- geais. En effet, le même jour, je lui fis un petit mo- dèle de cabestan, que ses menuisiers, très-habiles, exécutèrent en grand. Moyennant quoi, au grand ébahissement toujours du chérif Hussein et de ses frères, trois semaines après, les canons étaient sur les tours. La poudrière pouvait renfermer deux cents quin- taux de poudre. J'en pris des échantillons. Je voulais l'éprouver. Il avait de la poudre anglaise et de la poudre qu'il faisait lui-même. J'avais, moi, de la poudre française. J'envoyai chercher par Sélim une éprouvele chez moi, et lui dis de rapporter en même temps de la poudre francaise. L’éprouvette était un instrument inconnu d'Hussein. La poudre anglaise donna onze degrés et demi, la poudre française onze, et la poudre arabe neuf et demi. Hussein fut stupéfait en voyant que sa poudre était la moins forte des trois. Il avait des artificiers arabes. Ils pouvaient lui faire un quintal de poudre par jour. En outre, sa poudre crassait beaucoup. Il me demanda d’où venait cette crasse et le peu de force de sa poudre. — Quel est le bois que tu emploies pour la confec- tion du charbon? lui demandai-je. — Du laurier rose (deffld), me répondit-il. — Le bois est bon, lui dis-je alors. Seulement, tes artificiers emploient trop de charbon et pas assez de salpétre. On fit venir les artificiers, qui apportèrent avec eux, non-seulement les échantillons de leur poudre, mais tous les ingrédients dont ils la composaient. Chaque ingrédient était à l'état simple. Je fis alors moi-même le mélange devant lui, et dans les proportions européennes. La poudre donna dix degrés. C'était déjà un progrès. En outre, la poudre crassait déjà moins. Il comprit que mon observation élait juste. Seulement, ce qui m'intriguait, c'était le brillant que les Arabes donnaient à leur poudre, Je sus seulement alors que ce brillant venait de l'introduction du blanc d'œuf. On vint nous avertir que le mélal était en fusion. Nous nous empressimes de descendre. J'introduisis dans le creuset une pincée de poudre de borax afin de rendre le métal plus liquide encore, et, sûr du de- gré de fusion où la fonte élait arrivée, après l'avoir écumée, je la versai dans le moule. L'opération réussit parfaitement, et, à part quelques légères fissures qui ne pouvaient être altribuées qu'à la mauvaise qualité du sable dont se composait le moule, j'obtins un petit boulet parfaitement rond et pesant une livre, Au comble de lajoie, Hussein me demanda alors de lui faire un petit travail pour son armée. Je m’enga- geai à le lui donner le lendemain. Lui, de son côté, donna des ordres pour qu'un atelier de fondeurs fut annexé au Fort-du-Serpent. C'était le nom de ma citadelle. Le jour même, les ouvriers se mirent à la besogne. Au bout de quinze jours tout était fini, et il ne manquait plus que les soufllets, dont j'avais donné les modèles, et la terre que Chérif-Hussein avait envoyé chercher à Has. 4 Ainsi que je l'avais promis, je portai le lendemain au chérif Hussein mon plan d'organisation. J'avais compris qu'il était impossible de créer une armée - permanente. Il fallait se contenter de compagnies de cent hommes. Seulement on pourrait élever au chiffre que l’on voudrait le nombre de ces compagnies. La puissance territoriale et la puissance pécuniaire du Chérif lui permettaient de lever cent mille Kobails. En les fanatisant, ces cent mille Kobaïls devenaient cent mille héros. Tous sont d’admirables tireurs. Ils passent une partie de leur temps à tirer à la cible. Maintenant, de discipline et d'organisation, pas l'apparence. Exiger d'eux ces deux mebiles de la force européenne, ce serait se les aliéner à tout jamais. Il fallait leur laisser leur liberté, la nomina- tion de leurs chefs, les bien payer, les bien nourrir. Il fallait surtout faire venir de France des ouvriers pour m'aider dans mes projets d'amélioration, mais d'amélioration toute matérielle. Le chérif approuva toutes celles de mes idées qu’il jugea applicables, et repoussa celles qui heurtaient le génie de son peuple. La question d'argent était capitale. C’est toujours, au reste, la question capitale avec les Arabes. Cependant, il m'aulorisa à écrire en France pour savoir si je pourrais réunir les hommes dont j'avais besoin. C'était bien du temps perdu, mais, je l'ai dit, le temps n'existe pas pour les Arabes. Le mieux eut été de me donner de l’argent et de m'envoyer en France. Mais, pour employer ce moyen si simple, il craignait que je ne revinsse plus. Tous ces préparatifs ne se faisaient pas sans cause, et nous conduisaient tout naturellement au but que se proposait Hussein. Il était évident qu’il couvait de grands projets. Ces projets, ce jour-là même, il les aborda. Il me retint jusqu’à une heure. A une heure, nous étions sur la terrasse; tout le monde dormait autour de nous. Nous nous étions accroupis sur des tapis; une lente nous garantissait de la trop grande ardeur du soleil. Il regarda autour de nous, et, voyant tous les yeux fermés : — Je l'ai étudié, me dit-il, tant au point de vue religieux qu'au point de vue de la confiance que je puis Uaccorder. Tu es Français, et, bien qu'Européen, je sais que tu as accepté le culte musulman avec fran- chise, et que mes intérêts sont les tiens; tu es donc l'homme auquel j'ai résolu de tout dire. Je m'inclinai. — Parle, seigneur, lui dis-je. — Ce que je vais te communiquer, je ne voudrais le dire ni à mon fils ni à mes frères. Chez nous, c'est dans la famille surtout qu'est la trahison. — Je l'écoute. — Tu sais que les Anglais possèdent Aden? — Je sais qu'ils l'ont acheté, vers 1839, du chef qui y commandait, — L'imam de Sana est devenu leur allié, limam de Sana est mon ennemi, par conséquent les Anglais sont mes ennemis. — Tes ennemis directs ? — Non, mais ils fournissent à l'imam de Sana les moyens de me faire la guerre. — Te la fait-il? — Non, mais il n'attend qu'une occasion, et, en attendant, il a des afliliations dans toutes les villes du LARABIE HEUREUSE. A>) =| Théama, affiliations qui ont pour but de soulever les populaticns contre moi. — Et tout cela à l’instigation des Anglais? — A l'instigation des Anglais, qui suivent ici le système qu'ils ont adopté dans l'Inde et qui leur a si bien réussi, savoir : l’art de protéger pour s'emparer plus tard. Mais je ne suis pas leur dupe; ils ont dû le voir quand j'ai chassé le résident anglais de Moka, et que j'ai fait abattre leur pavillon d’un coup de canon. — Ils ne te l'ont point pardonné, quoique, à mon grand étonnement, ils n’en aient point tiré vengeance. — Et la révolte de mon frère, le chérif Hammoud, Voublies-tu? Ft les tentatives faites auprès de mes autres frères, les oublies-tu? Non, entre les Anglais et moi, vois-tu, c’est une guerre sourde, mais une guerre à mort. — Que comptes-tu faire contre eux ? Il me regarda comme s’il eût voulu lire au fond de mon cœur. — Les Anglais sont non-seulement nos ennemis politiques, mais nos ennemis religieux, dit-il. — Que comptes-tu faire contre eux ? répétai-je. — Si, quoique Français, tu es un bon musulman, tu dois les détester autant que mor. — Ajoute qu'ils ont tué mon père en 1813 (retraite de Vittoria). — Je puis donc avoir confiance en toi et compter sur ta discrétion ? — Entièrement. — Eh bien! alors, je n'hésite plus à te dire tous mes projets, qui, s'ils sont favorisés par le Prophète, fermeront avant six mois la mer Rouge aux Anglais et sauveront Vislamisme. — Par quel moyen? — En barrant le détroit de Bab-el-Mandeb. Jeus lair stupéfait, quoique de longue main je connusse ce projet par les confidences du chérif Soliman. — Et comment ty prendras-tu ? lui demandai-je. — Connais-tu Aden ? — Non, mais je sais comment est fait le détroit. — Tu sais alors que les grands bâtiments ne peu- vent passer qu'entre Aden et Périm. — Je sais cela. — Eh bien! je coulerai, s’il le faut, cent boutres chargés de pierres qui barreront le passage. — Tu sais combien la mer a de profondeur entre Aden et Périm ? — Non. — Elle a de trente-quatre à trente-cing brasses. — Comment sais-tu cela ? — Je le sais. IL te faudra, non point cent boutres, mais trois cents, — J'en coulerai trois cents, j'en coulerai six cents s’il le faut. — Mais il faudra les fixer avec des ancres et des chaines, tes navires, sans quoi la marée et le courant les entraineront. — Je les fixerai. — Alors tu fermeras non-seulement la mer Rouge aux Anglais, mais à toutes les autres nations, C'est tout simplement la ruine de ton pays que tu rêves. 1l resta un instant pensif. — Sans compter, ajoutai-je, qu'outre les Anglais, tu vas te brouiller avec tous les autres peuples euro- péens, qui se donneront la main, non-seulement pour rouvrir le passage, ce qui ne sera pas dillicile, mais pour Vexpulser. — Alors, dit Hussein, ce serait la guerre sainte (djehad), et trois millions d'Arabes prendraient les armes, sans compter deux auxiliaires contre lesquels tous les soldats de l'Occident ne pourront jamais rien, — la fièvre et la soif. — Ainsi, pour venger ta rancune particulière contre les Anglais, tu vas mettre la péninsule à feu et à sang? — J'ai fait un vœu! Quand un musulman dit : J'ai fait un vœu! il n’y a plus rien à lui répondre. Aussi ne lui répondis-je rien. Il vit que je me taisais, mais non point par con- viction. Il continua. — Ce sont les Anglais qui empêchent le Grand-Sei- gneur de reconnaitre ma souveraineté; ce sont les Anglais qui l'engagent à me déposséder des villes du litioral, et à y remplacer mes frères et mes soldats par des pachas et des garnisons. Ce sont les Anglais qui offrent de payer ces pachas et ces garnisons, la Porte n'étant pas assez riche pour les payer. Enfin, tous mes préparatifs sont faits sur divers points de la mer Rouge, et quelques semaines suffiront à mettre mon projet à exécution. — Mais, lui dis-je alors, sans barrer la mer Rouge, ne pourrais-tu, en te réunissant aux Wahabytes, aux gens de l’Assir et aux Hadramites, chasser les Anglais d’Aden ? — J’y compte bien, dit-il. — À ce point de vue-là, compte sur moi. — Tu m'aideras ? — De tout mon pouvoir, et je me ferai tuer avec toi s’il le faut; mais pas de barrage. — Pourquoi? — J'ai la conviction que ce serait ta perte. — J'ai fait un vœu! répéta encore Hussein d’un air sombre. — Mais si tu arrives au même résultat par un autre moyen, ton vœu se trouve accompli. — L'autre moyen n’est pas si sur, dit-il. — Voyons. — J'ai des intelligences dans la place, je ferai ré- volter les nègres sommaliens et les habitants musul- mans. Ils incendieront la ville. Pendant que les An- glais éteindront, j'attaquerai avec cinquante mille hommes. — Connais-tu la ville? P — Oui, par les rapports que les Arabes m'en ont alt. — Sais-tu par quel point elle est abordable ? — Par l’est et par le nord. — Et lartillerie? — Je prendrai Aden d’assaut; je sacrifierai dix mille hommes, s’il le faut. — C'est chanceux. — Je marcherai au nom du Prophète. — Je te dis que je te seconderai de tout mon pou- voir. — Tu me l'as dit. — Veux-tu que je te seconde? — Oui. — Envoie-moi à Aden, nous n'avons rien à faire tant que les fours ne seront point prêts et que la terre ne sera pas arrivée. Dans quinze jours je serai de retour. — Tu reviendras ? — Foi de musulman ! — Sur la tête de ton père, que les Anglais ont tué? — Sur la tête de mon père, que les Anglais ont tué! — Dans quinze jours? — Dans quinze jours! — Je ten donne vingt. Puis, comme il avait l'air de douter : — Seulement, ajoutai-je, pour me secourir en cas de besoin et me servir de guides s'il le faut, donne- moi deux hommes de confiance. Cette proposition parut charmer le chérif Hussein. — Je te les donnerai, dit-il, comme s'il m'accor- dait une grâce; mais comment entreras-lu à Aden ? ajouta-t-il, — Comme un marchand ture venant y faire des emplettes, 28 L'ARABIE HEUREUSE. mm) — C'est bien! à — Tu m'as dit que tu avais des intelligences dans Aden? — J'en ai. : d — Tl sera bon que tu m’accrédites auprès de celui en qui tu auras le plus de confiance. Tu comprends que c’est ma tête que Je Joue. : y — Une lettre de moi te compromettrait trop. Mieux vaut que tu prennes ici des lettres d’un négociant, d'un Banian, par exemple. De cette facon, celui au- quel tu seras adressé ne saura pas même le but de ton voyage, et comme j'ai besoin moi-même, vu l'ap- proche du grand Beiram, époque à laquelle je fais des cadeaux à tout le monde, de beaucoup de mar- chandises, tu seras mon courtier. — Soit! mais l'achat de ces marchandises prendra un assez long temps. Ne sois donc pas étonné, si je puis ne pas faire d'emplettes, que je n’en fasse pas. — Tu feras comme tu voudras; les marchandises ne sont qu’un moyen. — Ne puis-je me déguiser en Bédouin et entrer dans la ville comme si j'allais au marché? — Ce sera difficile. Ta as le teint, mais pas la figure arabe. Les Arabes te reconnailtront pour étran- ger et te dénonceront. — Bien; je prendrai conseil des circonstances. — Quand partiras-tu ? — Quand tu voudras. Hussein regarda le ciel. Quelques nuages couraient assez rapidement dans la direction du sud. — Le vent est bon, dit-il. — Eh bien! — Eh bien! dans une heure, avec un de mes dro- madaires, tu peux être à Djézan. Je te remettrai une lettre pour le chérif Ali, mon neveu, qui mettra im- médiatement à ta disposition le meilleur marcheur qu'il y aura dans le port. — Et mes lettres? — C'est juste; tu ne partiras que demain matin. — A quelle heure? — Au point du jour. — Demain, au point du jour, je viendrai prendre les lettres et la note des articles que tu veux que jachéte pour toi. — Ne viens ici que quand tu verras un drapeau rouge sur un des coins de ma terrasse. — C’est convenu. Le lendemain, au point du jour, le drapeau rouge flottait sur la terrasse, le chemdl soufflait toujours. Dix minutes après avoir vu le signal, j'étais chez Hussein. — Souviens-toi de ce signal, me dit-il. Désormais quand, le jour, tu verras flotter le drapeau rouge, c'est que j'ai besoin de te voir. La nuit, deux lan- ternes, placées à l'angle est, le remplaceront. Ce fut, en effet, ainsi qu’à l'avenir nous correspon- dimes. Mes lettres étaient prétes. Les dromadaires étaient sellés, deux eunwques abyssins étaient équipés pour partir avec moi, Je pris congé de Hussein. A la porte, le khasnadar m’attendait. Il me remit une bourse pleine d'or de la part du chérif. — Le seigneur, dit-il, l'invite à ne pas Uinquiéter de ta maison : il veillera sur elle. Comme on m'avait donné la bourse sans compter, je la remis sans compter à Sélim. — Serre cet argent, lui dis-je, il doit être employé aux emplettes du seigneur. — Ou à les besoins personnels, dit le khasnadar. Il pouvail y avoir dans cette bourse une quinztine de mille francs en guinées anglaises et en guinées du pacha d'Egypte, qui sont une contre-fagon des pre- mières, Sélim la pesa dans sa main. — C'est bien lourd, dit-il, où vais-je mettre cela? — Dans ta djebbirah. La djebbirah est une espèce de sabredache qui s’ac- croche au pommeau de la selle, Il y en a d'un travail extrêmement remarquable. — Elle ne peut pas y entrer. — Divise la somme. Tl m'en donna une partie et prit l’autre, toujours sans compter. J'avais la plus grande confiance dans Sélim, et je n’ai jamais eu à m'en repentir. Nous avions sept lieues à faire au milieu d’un pays plat parsemé de petites oasis, avec des nappes bril- lantes qui indiquaient la présence du sel. Nous tra- versâmes tout ce pays en une heure et demie. A une lieve de Djézan, nous aperctimes la mer, et nous entendimes le mugissement des vagues. La mer nous apparaissait à travers les échancrures d’une chaîne de montagnes nommée Djebel-Ibn-Yaküb. Vers sept heures du matin, nous mimes pied à terre devant le seuil de la douane. Les deux Abyssins me laissèrent là et s'empressèrent d'aller trouver, avec la lettre du chérif, Ali, qui vint immédiatement me rece- voir. C'était lui qui, faute d'ordres, m'avait, on se le rappelle, deux ou trois mois auparavant, refusé une escorte. Il me conduisit à l'instant même chez lui, me fit servir des rafraichissements, et ordonna de me fréter un pelit bateau et de le choisir le meilleur marcheur possible. Dans ce cas-là, ce sont les bâtiments pé- cheurs qu'il faut prendre. D’ailleurs, ce sont eux qui passent le plus facilement inapercus. Il va sans dire que je ne racontai rien au chérif du but de mon voyage. L'ordre était donné de me fournir un bateau, mais cet ordre ne disait même pas où ce bateau devait me transporter. Je laissai tomber dans la con- versation le nom de Djedda. Le bateau fut trouvé et mis à ma disposition vers neuf heures du matin. Seulement il dut rester à l'ancre jusqu’à midi, le vent ne se levant ordinaire- ment que de dix à onze heures. Quand à cette heure il n’est pas levé, ily a calme pour toute la journée. Comme toujours, ma présence produisit son effet. Mes deux eunuques abyssins redoublaient la curiosité ; je passais toujours pour médecin. Soit maladie réelle, soit curiosité, cing ou six malades vinrent me consul- ter. Le chérif lui-même avait aussi son indisposition. Tl va sans dire encore que je n’eus le temps d’entre- prendre aucune cure. Vers deux heures, je montai dans mon saya avec les eunuques du chérif et Sélim. J'avais profité de ce temps pour l'approvisionner, La brise, qui était nord- est, nous avantageait pour sortir de la rade. Une fois sortis, nous fûmes obligés, pour éviter les récifs et franchir les passes, de marcher droit vers l'ouest. Nous avions l'air de courir des bordées et de gagner la haute mer pour aller à Djedda. Quand nous fûmes cachés par la grande île Segid, j'ordonnai de mettre le cap sur Moka. Le reis, qui comptait aller à Djedda, fut tout stupéfait. IL va sans dire que je ne m'inquiétai aucunement de sa stupéfaction, et que je lui réitérai l'ordre de marcher au sud-est. Comme il était à mon entière disposition, il obéit. Mais il fallut l'interven- tion des deux Abyssins pour le déterminer à se sou- mettre. La promesse d'une récompense raisonnable adoucit sa mauvaise humeur d'être obligé de tourner au sud quand il croyait tourner au nord. Un autre détail le tracassait encore, c'est que j'exigeais qu'il gardât la haute mer. En haute mer, la marche est toujours plus rapide, et nécessite moins de pré- cautions à cause des récifs qui sont, ainsi que les iles, en moins grand nombre que le long des côtes. Au reste, notre pelit saya méritait son titre de cour- rier (saya veut dire courrier), IL semblait défier le vent, qui nous poussait, et nous filions quelque chose L’'ARABIE HEUREUSE. 99 comme douze à treize nœuds à l'heure. Il est vrai que ces courriers, n'étant point pontés et n'ayant qu'une petite dunette, risquent à chaque instant de chavirer. Au reste, notre patron était un excellent pilote, con- naissant l'usage de la boussole, et manœuvrant admi- rablement sa coquille de noix avec ses trois ou quatre noirs. Il s'appelait Abd’el-Latif. Vers le soir, la brise grandit et nous poussa si vigoureusement que, le lendemain matin, au point du jour, à cette heure où l'atmosphère est si pureet la vue si claire, nous nous trouvions par le travers de Hodeida. Nous avions fait à peu près cinquante lieues. Le volcan de Djebel-Tarr était doublé, ainsi que toutes les petites îles de Sabugar. Comme si le hasard avait su que j'étais pressé et eût résolu de me traiter en ami, aucun incident ne retarda notreroute. Seulement la mer commençait à se rétrécir à vue d'œii. D’une rive à l’autre, elle n'avait plus guère que trente lieues de large. On ne voyait pas encore les deux bords, mais, le matin, celte espèce de vapeur qui indique la présence de la terre. À midi, au moment de la chaleur, nous avions presque chaque jour un calme complet. Il fallait en prendre son parti pendant deux ou trois heures. Comme je n’ai jamais pu m’habituer à dormir dans le jour, je m’amusais pendant deux ou trois heures & tirer des goélands et des dorades. Les négres dor- maient comme des hommes de plomb, et je n’avais pas méme le remords de les réveiller par la détonation de mon fusil. Pendant la nuit, au contraire, quand je dormais à mon tour, l'équipage veillait, chantait, dansait, fumait et prenait son café. Mais la préoccupation à mon égard subsistait. Où allais-je et dans quel but allais-je? c’était l'objet de toutes les conversations nocturnes. Si j'avais un conseil à donner à un voyageur qui part pour l'Orient, ce serait de rester autant que pos- sible un mystère pour tout ce qui l'entoure. Plus le voyageur est mystérieux, plus il est respecté. Vers l’avant-dernier jour de notre navigation, nous doublâmes les îles de Djebel-Sokar, où je devais, quelques mois plus tard, faire un séjour forcé de dix- huit jours; puis les îles d’Aroé; nous approchions de Moka. Mon reis s'était mis dans l'esprit que c'était là que j'allais. Le soir, pour tirer quelque chose de moi: — Demain matin, me dit-il, nous serons à Moka. — S'il plait à Dieu! répondis-je. Il prit ou fitsemblant de prendre ces mots pour une aflirmation. Pendant la nuit, je m’apercus que le reis se rapprochait de terre. Les feux ne me paraissaient qu'à trois lieues ou trois lieues et demie de nous. D’ail- leurs la boussole confirmait ma croyance; le ciel était magnilique, tout sillonné la nuit d'étoiles filantes; l'eau était phosphorescente, et l'on pouvait distin- £guer à une grande distance sur la mer. Le lendemain, nous nous trouvions en effet en vue de Moka. IX Nous distinguions très-facilement et à l'œil nu Ja forêt de palmiers dont Moka est entourée, ainsi que les principaux édifices. Moka, vue de loin, a un aspect des plus pittores- ques. [ly avait une grande salisfaction à bord. Per- sonne ne doutait plus, effectivement, que nous n'al- lassions à Moka, et c'était chose toute naturelle que le reis, son équipage et même mes Abyssins se fussent mis cette idée en tête, Moka étant la capitale oflicielle de l'émir Hussein. J'ai déjà employé, je crois, le mot d'émér au lieu du mot chérif; ces deux mots sont à peu près équiva- lents : chérif veut dire noble, c'est-à-dire descendant de Mahomet; émir veut dire chef, prince surtout. Nous naviguions donc vers Moka, quand je donnai tout a coup l’ordre de reprendre la haute mer et de nous diriger sur le cap Ras-Firmah. Or, le cap Ras- Firmäh-est sur la côte d'Abyssinie. C’est une monta= gene très-élevée, qui a la forme et l’échancrure d'une selle : aussi les Arabes l’appellent-ils Djebel-Serge, — montagne-selle. L'étonnement de mes hommes à cet ordre fut inex- primable. Il fallut encore l'intervention de mes Abys- sins pour forcer le patron à m’obéir. €e qu'il y a de curieux, c’est que, tout en maintenant la police à mon bord, mes Abyssins étaient pour le moins aussi fâchés que les autres de ne point aller à Moka. À cet endroit de notre navigation, la mer s'était fort resserrée. Elle n'avait pas plus de dix à douze lieues de large. Il nous suffit donc de deux heures et demie pour nous trouver au Ras-Firmah. Commençons par dire qu’il n'existe pas une seule maison au Ras-Fir- mah, ce qui redoublal’étonnement de tout mon équi- page. Sélim seul restait fort tranquille au milieu de l'agitation générale. Il allait où j'allais, peu lui im- portait où. Une des raisons que le reis m'avait données pour descendre à Moka, c'était la nécessité de faire de l'eau, notre provision d’eau étant épuisée. Comme on croyait à une courte navigation, le patron el son équi- page s'étaient servis de notre eau pour les ablutions. Il en résultait que l'eau manquait. Or, je savais que, dans une petite anse du Ras-Firmäh, il y avait tou- jours de l’eau douce conservée dans les excavations des rochers. Cette eau venait des orages et des pluies équatoriales. L'eau ne tombe pas souvent dans la mer Rouge, mais, quand elle y tombe, le ciel n’en est point avare. J'annonçai donc au reis que j'abordais au Ras-Fir- mah pour faire de l’eau. — Mais cette eau faite, me demanda-t-il, où irons- nous? — Où jete conduirai, répondis-je. Le reis secoua la tête; il était évident que ce n'était déjà plus de la curiosité, mais de l'inquiétude. Lors- que nous fûmes à terre, j'annonçai que nous passe- rions la nuit là. Si j'eusse continué mon chemin, je traversais le détroit pendant l'obscurité; c’est ce que je ne voulais pas. J'étais venu pour vorr, et la nuit, j'eusse mal vu. L'ordre donné de passer la nuit à terre faillit faire éclater une révolte. Le pays d'Anakil, sur lequel nous venions de mettre le pied, est sillonné par diverses tribus de Gallas pas- teurs, ou plutôt de Gallas pillards, et de Dumhoëtas, plus pillards encore, s’il est possible, que les Gallas. C'est le pays des lions noirs. Les troupeaux, dont ces lions sont les véritables seigneurs, se composent d'une race de moutons à tête noire et à grosse queue ter- minée par un fouet roulé en trompette comme la queue du pore. Au reste, leur chair a quelque aflinité avec celle de ce dernier animal, dont il porte la soie au lieu de laine. Je vis autour du réservoir des traces de gazelles et de lions. Règle commune en Orient : partout où il y a de la gazelle, il y a du lion. On trouve aussi, aux environs du Ras-Firmâh, une espèce de vache qui a des cornes aussi larges que des bois de cerfs; des bre- bis entièrement blanches, dont la queue, longue d'une aune, est tournée sur elle-méme comme un cep de vigne; elles ont de plus le cou gonflé par une espèce de fanon qui pend jusqu'à terre, et qui leur donne quelque ressemblance avec la brebis d'Ajan. Les montagnes sont peuplées de béliers sauvages. On récolte dans le pays la myrrhe, l'encens, la casse, la cannelle et quelques résines odoriférantes ; le caftier pousse dans la partie centrale, 50 L’ARABIE HEUREUSE. Comme les craintes de nos hommes n'étaient pas tout à fait dénuées de fondement, après avoir fait l'eau nécessaire, nous nous rembarquâmes, mais je fis jeter ancre à une centaine de mètres du rivage. : Au moment du coucher du soleil, une particularité me frappa. Le soleil ne se coucha point comme un globe de feu, mais sous la forme d'une colonne. Était-ce l'effet d'un mirage, ou cela tenait-il au degré de latitude sous lequel nous nous trouvions? Nous étions par le 13° degré nord. Pendant la nuit, nous entendimes le rugissement des lions qui se rapprochaient du rivage. Sans doute ils venaient faire de Peau à leur tour. Les cent mètres qui nous séparaient de la terrene rassuraient pas mes marins contre les attaques du roi du désert. Au reste, quiconque a entendu le rauquement du lion ne l’ou- bliera jamais. À part ce rauquement, la nuit fut parfaitement calme. Dès le lever du soleil, et aussitôt la prière faite, je donnai le signal du départ. — Mais enfin, demanda le reïs, où veux-tu que je te conduise ? — Droit devant nous, lui répondis-je. Et nous mimes le cap sur l’île Périm. Vers deux heures de l'après-midi, nous avions l’île Périm à trois ou quatre lieues en face. A ce point de la mer Rouge, les deux rives, qui vont toujours se rapprochant jusqu’au détroit, où elles ne sont plus éloignées l’une de l’autre que d'environ quatre lieues, sont visibles à l'œil nu. Cependant une espèce de vapeur qui les couvre empêche de distinguer com- pléiement les objets. L'aspect de ce double rivage est triste et décharné. Du sable, des dunes, quelques rochers, presque pas de verdure. A la hauteur de Vile Périm, un peu plus verdoyante que le reste du paysage, je donnai l’ordre au patron de se préparer à la pêche. Il ne comprenait pas quelle était mon intention en venant pêcher aussi loin, ni quelle espèce de poisson je comptais prendre. Cepen- dant, comme toujours, il fallut obéir. Je craignais d’être vu par quelque navire anglais et inquiété si notre bâtiment n'était pas considéré comme bâtiment pêcheur. D'ailleurs, je ne voulais pas qu'il fit une mar- che trop rapide, espérant pouvoir sonder, et voulant ‘ne rendre compte de la possibilité de réalisation des projets du chérif. Vers cing,heures, nous doublions le détroit et ce bouquet d'iles que les Arabes appellent les Huit- Frères. Nous entrions dans l'Océan Indien. L'éton- nement de mon reis devenait de la stupéfaction. Je Jui ordonnai de serrer la côte d'Arabie de manière à ne pas m'en éloigner de plus d’une lieue ou une licue et demie. La nuit était venue. Le lendemain, au point du jour, nous doublions le cap Ras-Arimora, le cap San-Antonio des Européens, Enfin, vers cing heures du soir, je donnai l'ordre de mouïler dans l'anse de Bir-Ahmed (du puits d'Alhmed). Elle n'a pas de nom sur les cartes euro- péennes. Je dépêchai à l'instant même un de mes eunuques vers le petit village de Lahadj, lui donnant l'ordre de me ramener des mulets ou des ânes pour faire le trajet. Je comptais résider à Lahadj, et entrer à Aden en voisin. Je n'atlendais mon eunuque que le lendemain assez avant dans la matinée, attendu qu'aller et retour, il availau moins seize hieues à faire, dont moitié à pied, lorsqu'à mon grand étonnement j'entendis du bruit sur le rivage, et reconnus sa voix mêlée à celle de plusieurs Arabes, Au lien d'aller jusqu'à Lahadj, il s'élail arrôté à Bir-Ahmed, qui était sur sa route, et, autour du puits, ayant trouvé un petit village de Bédouins charbonniers, il avait loué les ânes néces- saires à notre transport, Ce retour m'arrangeait à merveille, A deux heures du matin, j'étais prêt à partir. J'em- menai avec moi un seul eunuque, pour ne pas prendre trop d'importance par ma suite; je pris Sélim à part, et, tandis qu'il m’aidait à me travestir en homme du peuple, je lui recommandai de ne pas — quitter la barque, qui devait rester dans le golfe et faire semblant de pêcher. Vers neuf heures du matin, nous entrions à Lahadj. Lahadj est traversé par un des fleuves dont on gra- tifie l'Arabie, l Wadi-Meidan; le second, le troisième et le quatrième sont le Schab, l'Wadi-Masora et l'Aftan. Je ne sais si, pour mériter le nom de fleuve, il est besoin d’une humidité quelconque, mais je sais que PWadi-Meidan, au moment de mon arrivée à Lahadj, ne possédait pas une goutte d'eau. Les Arabes pré- tendent qu’en creusant dans son lit on en trou- verait. Je laisse le problème aux chercheurs de puits artésiens. Je descendis dans le premier caravansérail venu. C’est une chose excessivement commode que ces hôtelleries circulaires, avec leur puits au centre et leurs cinquante chambres à la circonférence, où l’on entre sans dire autre chose que bonjour, sans avoir à rendre compte d’où Von vient ni où lon va, où l'hôtelier, cafetier, barbier, chirurgien, répond à toutes les questions sans avoir le droit den faire une seule, et, quand son hôte s’en va, se contente toujours de la modique pièce de monnaie qui lui estofferte. Le café est extérieur; on y veille, on y boit du café et du gueucher; on y joue, on y fume surtout le bourri. C'est là le rendez-vous des voyageurs. Le gueucher est une boisson faite avec la cosse du café. Cette boisson est infiniment meilleure que celle faite avec le grain. C'est ce que l’on appelle le café à la sultane. Le bourri est une pipe faile avec une noix de coco. C'est une espèce de hucca où l'on fume le tumbac de Perse. à Toute la société funre à la même pipe, que l'on se passe après chaque troisième ou quatrième bouflée. On avale la fumée du bourri; les uns ont avarice de la garder dans leur estomac, les autres, après un temps plus ou moins long, la rendent ad libitum par la bouche ou par le nez. Le tumbac vient de Chiraz. Il est compatriote du fameux vin de ce nom. Il arrive roulé en boule de la grosseur d’un échaudé, et s'écrase presque aussi facilement qu'un échaudé. Réduit en poussière, on le lave à une ou deux eaux, selon qu'on le veut plus ou moins fort, puis on le passe et serre dans un linge. Enfin, tout humide encore, on en charge le bourri, et sur le fourneau — schoukouf — on pose un char- bon, qui y reste jusqu’à ce que le tumbac soit com- plétement épuisé. Si un étranger entre, la première chose que l'on fait dans le cercle où il s’accroupit est de lui offrir le bourri. Bien entendu il n’est pas besoin qu'on le connaisse le moins du monde pour cela. Les riches fument le hucca. Le hucca appartient, en général, à celui quile fume, mais en général aussi le bourri appartient au cafetier. : Celui quia un hucca a un esclave nègre qui le lui porte partout où il va, qui le lui bourre, qui le lui allume, et qui lui renouvelle son charbon si par hasard il s'éteint. Quelques-uns, plus riches encore, ont non-seulement le hucca qu'ils fument, mais encore le paillasson sur lequel ils s'asscoient. Le nègre alors porte le hucca d'une main et le paillasson de l'autre, à moins que le nabab ne porte le luxe jus- qu'à avoir deux nègres, l'un qui porte son hucca, l'autre son paillasson. On reconnaît les gens riches à ce qu'ils ont une chemise, et une bague d'argent au petit doigt de la main droite. Getlo bague leur sert de cachet. Ils ne L’ARABIE HEUREUSE. | 34 portent jamais ce cachet a la main gauche, pas plus qu'ils ne mangent avec la main gauche. La main gauche est impure. C’est la Cendrillon chargée de tous les détails de la toilette. Chez les Persans, on ne la montre même pas. Ces cafés ont leurs âtres en flammes qui éclairent fumeurs, buveurs et joueurs, et sont de l'effet le plus pittoresque à cause des parties d'ombre et de lumière qui flottent sur eux. Les joueurs sont en général des joueurs de dames ou d'échecs. à Il y a quelques grands joueurs qui font des parties d’un jour, d'une semaine, d’un mois, qui ont descer- cles comme en avaient Philidor au café de la Re- gence, et M. de Labourdonnaye au club de la rue de Grammont. Ils sont silencieux comme des disciples de Pythagore. Les enfants, petites filles et petits gar- cons, courent tout nus au milieu des groupes, Ils ont es ventres gros comme des barriques, et sucent du matin au soir la canne à sucre. Puis viennent les danseuses. Dans la rue, à trente ou quarante pas du café, elles dansent pour elles, pour leur plaisir. Elles s’accompagnent de tambours debasque et de dabourkas. Elles chantent des refrains, et à chaque refrain frappent dans leurs mains. Ces. danses sont dialoguées. Deux ou trois sociétés se placent à dix ou quinze pas les unes des autres et dansent en quelque sorte de compte à demi. Ces yech- tacha dansent entre elles et sans admettre d'hommes dans les figures qu'elles exécutent. Dans un cercle plus éloigné s'agitent, gambadent, cancanent les nègres. La, hommes et femmes sont mêlés. Tout en dansant, les nègres mâchent du bétel, les femmes du maslic en larmes ou de l’encens. Les uns et les autres font également usage de la noix de gourou, qui a le privilège de faire abondamment saliver. La noix de gourou tient lieu de rafraîchissement. Les vieux tiennent leurs chapelets ef récitent des prières, ou expliquent certains versets du Coran. Les jeunes gens se préoccupent de politique, de chasse, de guerre, de commerce, d'amour. N'oublions pas les danseuses de profession. Donnez à ce mot de danseuses toute l'extension possible. Elles ont un costume qui correspond, comme signification symbolique, à l'absence de la ceinture dorée du moyen âge. Non-seulement celles-la dansent, mais elles fument, boivent et mâchent le hachich, et alors les danses des nègres sont des menuets d'Exaudet com- parées à leurs danses. Chacun leur donne selon ses moyens. Seulement, ce serait les humilier que de leur donner l'offrande dans la main. On leur colle la piece d'argent ou d'or contre le visage. Toutes ces Lis d'or passent en ornement à leur chevelure, en yracelets à leurs bras, en chevilliéres à leurs pieds, en boucles d'oreilles, en collier, en bagues. Tout cela rend, lorsqu'elles marchent ou qu'elles dansent, un etit bruit charmant, qui les annonce de loin comme es grelots annoncent la mule. Puis, enfin, il y a le derviche. Celui-li-est charla- tan, médecin, sorcier, danseur, hurleur, diseur de bonne aventure, espion, tout enfin, excepté homme. Il a toutes sortes de priviléges. Partout où il va, il lui est dû quelque chose. Si c'est dans une hôtellerie, lo- gement gratis; si c'est dans un café, café gratis. _ Un marchand qui refuserait la pratique d'un der- viche hurleur ou tourneur, — ce sont les deux occu- pations principales des derviches, — serait un homme ruiné, On ne prendrait plus rien chez lui; sans comp- ler que, s'il avait affaire à un derviche rancunier, ce derviche n'aurait qu'un mot à dire pour le faire lapider. Demandez à mon ami Arnaud, qui avait eu le malheur de refuser une bougie à un derviche, Il y avait alors des incendies de tous côtés, le derviche l'accusa d'être l'incendiaire. On crut le derviche, on poursuivit Arnaud de rue en rue. Iallait périr sous les pierres, la boue et les batons, si la porte d’un Turc un peu moins fanatique que les autres ne se fat ouverte devant lui. Il y entra. Il était temps! Le Turc s'appelait Hadji-Jusuf; il eut toutes les peines du monde, non-seulement à sauver Arnaud, mais à se sauver lui-même. Cela se passait à la fin de 4849, à Hodeida. Voilà donc comment les nuits, au moment où l’on commence à vivre dans J'Yémen, s’écoulent de huit heures du soir à six heures du matin. Avous-nous bien parlé de tout : hôtelleries, joueurs, buveurs, fumeurs, danseuses, nègres, almées et der- viches? Nous avons oublié les chameaux se prome- nant avec gravité au milieu des différents groupes, et le chant du coq, remplaçant les horloges et sonnant régulièrement les heures. En arrivant au caravansérail, je pris ma chambre comme les autres, mais je ne la gardai pas toujours, chaque chambre n'ayant d'autre ouverture que la porte, par conséquent pas de courant d'air. Circons- lance grave dans un pays où, par la saison chaude, le thermomètre monte de 42° à 50°. Cette tempéra- ture, un tiers au-dessus de celle qui fait éclore les vers à soie, fait par malheur éclore bien d’autres animaux. A peine fus-je entré dans cette malheureuse cham- bre, que je me sentis piqué par des milliers d’épingles. Je passai l’inspection de ma chambre avec une cire. C'était effrayant à voir. IL y avait une collection de tous les insectes, depuis le moustique jusqu’au scor- pion, à la tarentule et au millepieds, mais non point par couples comme dans l'arche, par milliers, par millions, par milliards. Je me réfugiai dans la cour, au milieu des cha- meaux. Là, j'eus un autre agrément. J’altrapai un animal qui fait particulièrement la cour au chameau, et qui, quand le chameau lui manque, se contente de l’homme. Je ne connais pas son nom scientifique, mais je ne crains pas de l’humilier en le comparant à ces tiquets d'Europe qui se font si dodus aux dépens de nos chiens de chasse. J'appelai mon eunuque. Mon eunuque se nommait Osman, ni plus ni moins que dans une tragédie de Racine. — Osman, lui dis-je, il est impossible de rester cing minutes de plus ici. — Pourquoi cela, seigneur pèlerin? me deman- da-t-il. Tout musulman qui est allé à la Mecque est hadji (pèlerin), et est salué de ce titre. — Mais regarde donc, lui dis-je en lui montrant un coin de ma chemise où se trouvait réunie une collection de vermine qui ett fait envie à un Espagnol. Osman regarda, mais ne comprit point. — Des puces, des punaises, lui dis-je. — Eh bien? — Eh bien! je veux aller quelque part où il n'y ait point de celte vermine-la. Cherche-moi un logement; Je neresterai pas une heure ici. — Prends garde qu'une si grande délicatesse te fasse reconnaître pour ce que tu es, — Que peut-il m'arriver de pis, si l'on me recon- naît, que d'être pendu ? j'aime mieux être pendu que dévoré vivant par ces horribles bêtes. Osman m'expliqua que partout où j'irais, ce serait la même chose, et peut-être pis encore. Mais il prit un terme moyen, Il sortit en me faisant signe de prendre patience, Un instant après, je le vis revenir avec un siri et un sac en toile de coton gommé. Un sirir est un cadre supporté par quatre pieds représen- fant assez bien un fond sanglé, excepté que les san- gles sont remplacées par des cordes en feuilles de palmier, C'était la couchetle, Le sac en toile de co- ton gommé était à la fois le matelas, la couverture et les draps. / 32 L'ARABILC HEUREUSE. Tl dressa le cadre en dehors et près du café, tout en me montrant une dizaine de voyageurs qui avaient eu recours à l’expédient qu'il m'offrait, et qui me prouvaient par leurs ronflements qu'ils ne s’en étaient pas mal trouvés. L Il s'agissait pour le moment de me dépouiller de mes vêtements et de ma fouta (mon pagne), et de m’introduire le plus discrètement possible dans mon sac. Mais mon sac me paraissait d'une propreté équi- voque. Je me contentai donc, au grand étonnement d'Osman, de le convertir en oreiller, et de me coucher tout habillé sur mon cadre. Il est vrai que mon owe habillé n’avait pas là-bas la signification qu'il a ici. Il me fut impossible de dormir. Mes délicatesses européennes, jointes aux différents dangers que j'ai presque toujours courus et qui me forcaient de ne dormir que d’un cil, m'ont tellement habitué à la veille, qu'aujourd'hui en France, où ni ennemis ni insectes ne troublent mon sommeil, je dors à peine et suis toujours prêt à sauter à bas de mon lit au moin- dre bruit. Je n'étais pas précisément venu au reste pour dor- mir, fumer, prendre du café et voir danser des al- mées: mais un des caractères du tempérament musulman est de ne jamais se presser. Un musul- man a du temps pour tout. Ce sont les juifs, les chré- tiens et les Grecs qui se pressent. Et encore à la longue subissent-ils cet empâtement général. Je devais donc, comme tout musulman, et là plus qu'ailleurs, rem- plir tous mes devoirs religieux. Aussi, réuni à mon groupe, fis-je la prière avec toutle monde. La prière faite, tout le monde mange. Osman m'a- vait préparé une poule au riz. Je mangeai ma poule, et, comme l'heure des affaires était venue, je pensai à mes affaires. D'abord je devais me rendre compte de la position de Lahadj. De son côté, Osman devait, pour satisfaire ma curiosité de voyageur, s'informer du total de la population et des noms des principaux négociants. Lahadj est un gros village, ni fort peuplé, ni fort étendu. Les habitants naturels sont des cultivateurs et des artisans. Sa population flottante se compose des Bédouins marchands, venant vendre leurs pro- duits, — des troupeaux, du beurre, du café, de la laine. Cette population flottante, toujours en hostilité avec les Anglais, s'éloigne ou se rapproche selon la guerre où l'armistice. Si les Anglais se plaignent des hommes qu'on leur a tués et se fachent, les Bédouins se retirent dans les montagnes au milieu desquelles Lahadj est situé. Alors les Anglais ne sont plus assas- sinés; ils meurent de faim. Les Anglais alors doivent aller chercher leurs vivres indigènes sur la côte orientale d'Afrique, à Maurice et à Ceylan. Quand ils oublient les assassinats et proclament la paix, les vivres reparaissent et les marchés d'Aden regorgent. L'avantage des Anglais est donc de ne pas faire l'appel de leurs hommes trop scrupuleusement. Une fois l'argent entré dans les mains des Bédouins, il n’en sort plus jamais. Cepen- dant, si la guerre est proclamée, s’il faut acheter des armes et de la poudre, alors l'argent anglais revoit le jour. Lahadj est à dix-huit ou vingt milles au nord d’A- den, six à sept lieues. Au nombre des insectes qui peuplent le pays, nous n'avons point parlé d'un animal à lui seul aussi désa- gréable que tous. C'est un frelon gros comme une forte noix, qui pique avec la queue, comme les gué- pes, et dont la piqûre est aussi grave que celle du scorpion. Ces frelons adorent les dattes. Quand on les recueille, c'est une guerre à soutenir, souvent contre toute une bande. Quoique sèches, ils reconnaissent les dattes pour un vol qui leur a été fait, et viennent vous les disputer jus que dans les mains, Jusque dans la bouche. ils ont un bourdonnement avec lequel ils sonnent leur déclaration de guerre. Je retrouvai celte même abominable mouche à Mascate et à Bassora, en Perse et sur tous les cours d’eau bordés de palmiers dattiers. J'ai vu trois de ces mouches tuer un cha- meau. Je crois que j'en ai déjà parlé; mais je n’en dirai jamais le mal que j'en pense. J'ai été piqué par une vipère et par une de ces mouches. Je ne fais pas de différence dans la douleur ni dans le danger couru. Le village est généralement bâti en bambous et en torchis. On y voit cependant quelques maisons bâties en pierres, et une forte citadelle habitée par le cheik de l'endroit. Le reste de la journée fut occupé par moi à faire ces observations. J'ai raconté ce qui se passait la nuit. Le soir, je me rendis chez le cheik, visite de poli- tesse. Il s'appelait Sidi-Ahmed. Ahmed est le dimi- nutif de Mahomet. Mon titre de hadji me faisait bien venir partout; mon turban vert le proclamait quand mon Abyssin n'était pas 1a pour m’annoncer. Le cheik voulut savoir ce qui m’amenait à Lahadj. Mon but était tout commercial. Je venais directement de la Mecque, j'é- tais un marchand ture. Il me demanda des nouvelles du chérif de la Mec- que et de sa famille, des nouvelles du pacha de Djedda. J'étais ferré sur le pacha et sur le chérif. Puis il entama la question politique, et me demanda ce qu'il y avait de nouveau au point de vue des Anglais. Mes affaires commerciales m’em- péchaient de me préoccuper d'affaires politiques. Cependant, par cela même que je semblais mal ren- seigné, je poussai le cheik et l'espèce de cour qui l'entourait, son conseil municipal, la djemda, à par- ler. Chacun alors donna sa nouvelle. Le fond de tout cela était une haine profonde pour les Anglais. Seu- lement, chez le cheik, cette haine était tempérée par la cupidité. Au boutdu compte, ces Anglais tant hais enrichissaient tout le monde. On leur faisait tout payer au cours de Londres. Voler un Anglais, c'était un acte méritoire; moins méritoire cependant que de le tuer. Mais ne pouvant pas faire ce qu’on veut, on fait ce que l’on peut. Seulement on se vantait de les voler, mais on ne se vantait pas de les tuer. Quand ce malheur arrivait, qu'on trouvât un An- glais assassiné, les habitants de Lahadj déploraient ce malheur, se mettaient à la recherche de l'assassin, et comme, le plus souvent, c'était l'assassin qui était chargé de la recherche, l'assassin, bien en- tendu, ne se trouvait pas. On rejetait alors le péché sur les Béni-Sobach, les Béni-Ayas et les Fadélis. C'étaient d'abominables brigands qui ne vivaient que de meurtres et de rapines; mais on ne pouvait rien contre eux, et cela se passait ainsi. Au reste, le cheik écoutait toutes les malédictions sans s’y mêler. Il affectait même d'être au mieux avec le gouverneur d'Aden, le capitaine Haines, homme très-remarquable, qui commande encore aujourd'hui. Le capitaine Haines à Aden, le consul Hamilton à Zanzibar, et le major Hennel résidant à Bender-Bou- chir, sont les principaux rouages de cette superbe mécanique appelée la puissance anglaise, et qui domine dans la mer Rouge, sur le golfe Persique et sur les mers de l'Inde. Chaque fois qu'au point de vue arabe on racontait les faits du capitaine Haines, le cheik prenait le parti du capitaine Haines. — Aly! disait-il de temps en temps, quel malheur que le capitaine Haines ne soit pas musulman! Puis, par extension : — Et même tous les Anglais! ajoutait-il avec un soupir. ' Les Anglais dépensent des sommes folles pour s al- 4 L’ARABIE HEUREUSE. 33 lier les Arabes. Ils y trouvent de temps en temps un trailre, jamais un ami. Pour épouvanter les hommes de la montagne, de temps en temps les Anglais met- tent la main sur un Arabe et le pendent. Tout pendu est un martyr, un schaède : dix Anglais meurent pour ce pendu. Le cheik me fit des questions sur le genre de com- merce que je venais faire. Je venais acheter des laines de chèvres et des poils de chameaux. Je comptais prendre aussi quelques balies de café. — Quand veux-tu aller 4 Aden? me demanda-t-il. — Demain, s’il plait à Dieu. — Eh bien! je te donnerai un de mes esclaves pour t’accompagner, il te mettra de ma part en relation avec les Banians. Sur cetle offre et mes remerciments qui en furent la suite, nous nous séparames, xX Aden est situé au pied des montagnes. Il faut done arriver au dernier sommet de la derniére montagne pour voir Aden. Du sommet de cette montagne on pourrait tirer sur Aden avec des fusils de rempart. Aden est bâti sur le cap qui lui a donné son nom ou qui a reçu son nom de lui. Beaucoup d’auteurs ont vu dans le nom d’Aden une désignation géographique du paradis terrestre. En effet, entre Aden et Eden, la différence n’estque d'une lettre. Il est à vingt-cinq lieues environ du détroit de Bab-el-Mandeb. La ville, quoique en partie ruinée par le séjour des Anglais, qui, en faisant d’Aden une ville, et surtout un fort européen, en ont chassé les indigènes, conserve encore quelques traces de son an- cienne splendeur arabe. Tout ce qui y est construction nouvelle est cons- truclion anglaise. Aden et ses environs sont l’aridité personnifiée. Les monts Schemsan, au milieu desquels ils se trouvent, montrent partout, comme des sque- lettes mal enterrés au désert, leurs ossements de gra- nit dénudés par le souflle du simoûn. L’air y est insalubre, l’eau malfaisante, corrompue, détestable. Ces deux éléments de destruction réunis produisent les dyssenteries, les hépatites, les hydropisies, les éléphantiasis, enfin toutes les variétés des affections de la peau. La population, même indigène, qui devrait être habituée au climat et à l'eau, est chétive et dévo- rée par la fièvre; que l’on juge de l'effet produit sur les Européens! Les Anglais, chaque année, renou- vellent au moins les deux tiers de leur garnison. Depuis que le commerce arabe est à peu près dé- truit, la seule chose qui donne un peu de vie et de mouvement à Aden, c'est la halte qu’y fait pendant quelques heures la malle des Indes. Les quelques négociants musulmans qui habitent encore la ville trouvent dans cette circonstance un moyen d'écouler quelques-unes de leurs marchandises, Mais ils ont à lutter contre les marchands anglais; aussi le com- merce est-il presque entièrement dans des mains an- glaises et indiennes. Presque toute la population d’Aden est une popula- tion de réfugiés, les uns fuyant l'imam de Sana, les autres le chérif Hussein, ceux-ci le pacha d'Égypte, ceux-là la Porte. Elle peut s'élever à six mille habi- tants. La garnison anglaise peut monter à deux mille hommes d'infanterie, quatre cents hommes de cavale- rie, cent hommes du génie, el cent hommes d'artillerie, Je jetai en passant un coup d'œil sur les forlifica- tions. [l faut rendre justice aux Anglais, ils s’entendent à foruilier, Témoins Gibraltar et Malle, Au reste, ces fortifications sont bien plutôt élevées contre les Fran- çais et les Américains que contre les Arabes. Ainsi, par mer, la ville est presque impossible à prendre. Il est vrai que Chérif-Hussein ne comptait point atlaquer Aden par mer. Ce côté des fortifica- tions m’occupa donc médiocrement. Ce qui mefrappa, ce fut la possibilité d'enlever la ville d'un coup de main à l’aide des Sommaliens qui travaillent dans la place, ou de la réduire en cendres en mettant le feu aux maisons de bambou, qui, grillées par le soleil, brdleraient comme des allumettes. I] suffirait pour cela de deux ou trois fusées ou de cing ou six balles incendiaires. La population indigène secondant l'at- taque extérieure, on aurait raison en une heure de trois ou quatre mille hommes de garnison. Ll est vrai que le résultat ne serait gu’éphémére, les flottilles anglaises qui stationnent dans l'Inde reprendraient Aden avec la même promptitude qu’Aden leur au- rait été pris; mais elles ne reprendraient qu’Aden. Au reste, ma position dans Aden, au moment où Jy mettais le pied, était d'autant plus précaire que Yon venait d'arrêter trente-neuf Arabes, agents des montagnards. On devait les pendre d’un moment à l’autre, et le hasard eût pu faire que pour mon en- trée j'assistasse à cette exécution. D'ailleurs, les pri- sonniers avaient, avec une constance inoule, supporlé la bastonnade et la détention. On espérait encore quel- que chose de la vue du supplice; mais il n’était pas probable que cordes ni potences pussent les faire parler. Le cheik Ahmed avait eu, à propos des trente-neuf prisonniers, des pourparlers avec le capitaine Haines. Siles prisonniers étaient exécutés, avait-il dit, les Anglais devaient s'attendre à de terribles représailles. Que cette menace eût ou non porté ses fruits, les pri- sonniers n'avaient pas été exécutés. Mais, dans l’at- tente, la population était agitée, et les espions arabes parcouraient tous les groupes pour écouter ce qui S'y disait, et faire, le cas échéant, de nouvelles arresta- tions. Je fus moi-même l'objet d’une surveillance assidue. Par bonheur, à Aden comme dans tout l'Orient, il ya une population qui parle ce mauvais italien qu'on ap- pelle la langue franque (frengz). Ce fut parce que J'entendais la langue franque que je connus le véri- table état des choses et appris que le capitaine Haines attendait des renforts, et que les exécutions n'auraient lieu que quand ces renforts seraient arrivés. J'affectai doncla plus grande indifférence pour tout ce qui n'était point affaire commerciale. Je suivis l’es- clave du cheik chez les amis de son maître, auxquels il l'avait chargé de me recommander, et je leur ache- tai pour quatre ou cing mille francs de marchandises de l'Inde : étoffes de coton, mousseline, nankin, un certain nombre de somadas, — articles qui se fabri- quent dans l'Hadramout, — enfin une ou deux grosses de sandales de maroquin venant de Bombay et de Calcutta. Quant au café, je ne m'en préoccupai pas, puisque le cheik avait dit qu'il pouvait m'en fournir. J'achevai mes emplettes en achetant deux ou trois balles de cassonade. Les Arabes repoussent le sucre en pains, ayant ce préjugé que le sucre en pains est cla- rifié avec du sang et des os de charogne. Je pris quelques couffes de dattes et d'épices, et, avant la fermeture des portes, j'étais sur mon ane avec mon eunuque à droite, mon guide à gauche, très-heureux de sortir d'Aden avec mes deux oreilles, J'arrivai à Lahadj dans la nuit, Remarquez que toutes les routes sont très-sûres, excepté pour des enne- mis et des hommes que l'on croit des espions. Tout le long de la route, au reste, on est reconnu par des Bédouins qui font des espèces de patrouilles. Ils nous arrétaient à peu près de lieue en lieue, échangeaient avec mon guide quelques paroles en langue kabyle que je ne comprenais pas, et nous J 34 L'ARABIE HEUREUSE. OO ——pZ laissaient continuer notre chemin. Inutile de dire que rien n’était moins rassurant comme aspect que l’ap- parition et même la disparition de ces honnêtes gens. Vers deux heures du matin, je rentrais à Lahadj. Depuis plus d’une heure, les aboiements des chiens, le bruit des tam-tams et des darboukas nous annon- çaent que le village venait en quelque sorte au devant de nous. J’eusse autant aimé le silence, je l'avoue; j'étais éreinté de mes veilles successives, et surtout de certaines émotions éprouvées dans la journée et dont je n'avais pas élé le maître. Vu de loin, Lahadj ressemblait à un village de pos- sédés. La ressemblance était d'autant plus frappante, que cette nuit les danses étaient éclairées par la lueur de deux ou trois cases qui brûlaient, ce qui n’empé- chait pas les danseurs de danser, les joueurs de jouer, les buveurs de boire. J'errivai à mon caravansérail, et je me jetai sur mon cadre. Le voyage avait un peu secoué ma ver- mine; mals restatetit les moustiques, les danseurs, et les brûlés, qui faisaient un tel bacchanal que je renon- £ais à fermer l'œil, quand par bonheur les cris de dba dha! se firent entendre. C'était une hyène qui venait d’enlever un petit ânon. Toutela population, joueurs, danseurs, femmes, enfants, se mit à la poursuite de la voleuse. Il va sans dire qu’on ne vit pas même le bout de sa queue, pas plus que celle de l’ânon; mais la chose eut pour moi un grand avantage, c'est que je n’eus plus affaire qu'aux moustiques et aux chants des cugs. J'étais si fatigué que, malgré le bourdonnement des uns et la trompette des autres, je finis par m’as- soupir. Mais l’assoupissement ne fut pas long : vers cing heures du matin, j’entendis le rugissement de la panthère. J’ouvris un œil, pour voir l’effet que ce rugissement produisait sur les hommes et sur les bétes. Les hommes ne sourcillérent pas, mais les ani- maux, les chameaux entre autres, donnaient les mêmes signes de crainte que s'ils eussent couru quelque dan- ger. [ls se levérent sur trois pattes: la quatrième est attachée repliée sur elle-même, par précaution ; c’est ce qui remplace le licou. Quelques-uns s’élevérent avec une telle rapidité qu'ils brisérent leur lien, et se mirent à courir coniine des enragés. Au bruit qu'ils firent en courant ét en bramant, les hommes se ré- veillérent el se mirent à leur poursuite. Enfin le jour fut annoncé par lé muezzin. Les femmes sortirent des maisons, leur urne sur la tête. Elles allaient chercher de l'eau, et en même temps faire leurs ablutions. Les filles se reconnaissaient à leurs voiles blancs, les femmes mariées à leurs voiles foncés. Les hommes, de leur côlé, allérent aussi faire leurs ablutions, et, après la prière, à laquelle les femmes, excepté les viëilles, ne prirént aucune part, chacun alla à ses occupations, Je cobi plais passer encore toute la journée à Lahadj, el ne me reméllre en route que la nuit. Dans laprés- midi, on devait m'envoyer les emplettes que j'avais failes la veille a Aden, Puis j'avais à les compléler par l'achat de mon café moka el de mes laines. C'était, on se le rappelle, l'affaire du cheik. J'étais chez lui vers dix heures; 4 onze heures, nos hégociations étaient lerminées. J'avais acheté trois balles de café et douze à quinze ballots de belle laine filée; j'en avais pour un millier de roupies. La roupie vaut vingt-huit sous de notre monnaie. Je dinai avec le cheik, qui me fit une espèce de fête, Mon tilre de pélerin et mon titre d'hole lui en faisaient un double devoir. Un mouton tout entier y passa, couché sur un plat de cinquante livres de riz. Toute la famille, lous les parents, tous les amis furent du festin, dont les débris furentensuite partagés, non- seulement par la domesticité, mais par les assistants, Le chameau peut rester huit jours sans boire, lArabe peut rester trois jours sans manger. Le cha- meau alteré, quand il boit, boit pour huit jours; quand Sr affamé mange, il a l'air de manger pour toute a vie. Nous fumâmes et primes du café jusqu'au moment du départ. J'avais dit au cheik que je retournais à la Mecque. fl me chargea d’une offrande pour le temple. Cette offrande consistait en un ballot de parfums et en une somme de cent cinquante roupies pour les pauvres. J'étais assez embarrassé, mais refuser c'était avouer que j'avais menti. Je pris donc roupies et par- fums, et, à inon arrivée à Abou-Arich, je fis passer le tout à mon ami le chérif Soliman. Vers cing heures, mes ballots étaient arrivés d'Aden. Ils eussent da payer un droit comme venant de l'Inde anglaise. Le cheik me fit la gracieuseté de m’exemp- ter de ce droit. C'était une chose fort extraordinaire chez un Arabe. Je donnai l’ordre à Osman de faire charger ma marchandise sur vingt-deux chameaux. Je fis prix pour le transport moyennant quatre rou- pies par chameau. A sept heures, les chameaux partirent avec leurs guides. À neuf heures, je me mis en route moi-même, Au petit jour, après avoir fait une halte d’un instant à Bir-Ahmed, j'étais rendu à l’anse où m’attendait Sélim, le second eunuque et le reis. Le chargement dura environ uae heure et demie. Vers dix ou onze heures, nous levames l'ancre. Seu= lement le retour devenait plus difficile. Nous avions le vent contraire; les matelots furent obligés de nous haler jusqu’au cap Antonio, où nous arrivames vers deux heures dn matin. Ils avaient fait une dizaine de lieues depuis le départ, Nous mimes pied à terre et passdmes la nuit dans des huttes de pêcheurs, où, à ma grande satisfaction, je pus manger du poisson frais et nie reposer un peu. Deux nègres et l’un des eunuques veillaient à bord. Ces pêcheurs, hoinmes et femmes, étaient superbes. Sélim m’apprit que pendant mon absence il avait été visité par des canots anglais qui faisaient la police des côtes. Interrogé sur ce qu il faisait là, il avaitren- voyé au reis, qui avait répondu : — Je pêche en attendant le patron, qui est allé chercher des provisions et des marchandises à Lahadj: Ceux qui montaient les canots s'étaient contentés de cette réponse. 4 Nous mimes quatre jours et demi à repasser le cap de Bab-el-Mandeb. C'était à peine quatre lieues par jour. Une fois l'île Périm dépassée, nous marchâmes à la voile. Le vent, sans être tout à fait contraire, nous favorisait peu. Par bonheur, nous avions le courant, Le soir du second jour, nous parvenions à mouiller devant Moka. Je ne parlerai point de Moka cette fois, attendu que je me gardai bien d'y descendre. Nous n'avions fait cette halte que pour prendre de l'eau et quelques vivres. Nous repartimes le lendemain matin. Seize joursaprès, nous étions à Djezan. Le lendemain malin, j'étais à Abou-Arich. Mon voyage avait duré vingt-cinq ou vingt-six jours. Chérif-Hussein m'attendait avec une grande impa- tience. [1 me laissa à peine le temps de descendre de mon dromadaire et m'emmena sur sa terrasse. La, il me fit redire mot pour mot ce que sait déjà le lecteur. Ayant vu Aden du haut de la montagne et l'ayant examiné attentivement à vol d'oiseau, je pus lui en tracer un plan sur le parquet, Mais la question n'était pas précisément dans la force d'Aden. Il était incon- testable, comme nous l'avons déjà dit, qu'Aden pou- vait être enlevé par un coup de main, surlont si les tribus en hostilité avec les Anglais faisaient alliance avec lui. Mais Aden, dans un temps donné, devait être incontéstablement repris. Quant au barrage, je lui en expliquai la presque impossibilité, en Jui traçant à terre la configuration a du col de la mer Rouge avec son cap Bab-el-Mandeb, son Ras-Bir, son ile Périm et sa petite ile Pilote. Le chérif me demanda le temps de réfléchir et me fit signe de la main que j'étais libre de rentrer chez moi. Je me retirais, quand il me rappela. — A propos, dit-il, nous avons fait pendant ton absence bien de la besogne. Etudie tout cela, je pense que tu seras content. Si quelque chose n’est pas bien, on corrigéra selon ton ordre. En effet, ma citadelle avait acquis une nouvelle en- ceinte, dans l’intérieur de laquelle on avait construit un fourneau tout à fait simple, mais répondant à mes besoins. A une certaine distance des fourneaux, élaient réunis en grande quantité des troncs et des bran- chages de nabacks destinés à chauffer ce fourneau. D'un autre côté, se trouvaient en monceaux deux ou trois cents pièces de canon de fonte brisée en petits morceaux, prêts à être mis dans les creusets. Sous un hangar se trouvait amoncelé le sable qu'il avait fait venir de Has. Tout cela, y compris l'enceinte fermée par une porte parfaitement solide, avait élé exéculé pendant mon absence, XI Je rentrai chez moi. J'étais si fatigué que je remis le bain après le sommeil, Qand je me réveillai, on m’annonga que mon bain élait prêt. Tachons de faire comprendre ce que c’est qu'un bain à Abou-Arich et dans tout l'Yémen. D'abord, dans tout l'Yémen, il n’y a pas une seule baignoire comme nous l’entendons. Il y a des trous et des jarres. Les trous, comme on le pense bien, ne sont aucunement portatifs : il faul aller les trouver, Ils sont dans le voisinage des puits, pour que l'eau n'ait pas trop loin à couler. Une rigole, garnie d'un bambou creux, conduit l’eau où elle doit aller. Chaque famille un peu importante a son trou, qui sert à tout son monde. Ce trou es! fabriqué en briques, les unes cuiles au four, les autres séchées au soleil, Ils sontenvironnés de plantes grimpantes ou d'arbres garnissant comme le jasmin et le myrthe. C’est une récantion prise pour que les femmes puissent s’y aigner; elles s'y baignent à trois où quatre en- semble. Parfois ces trous sont revêlus de marbre brut; à l'user, il se polit. Quant aux jarres, ce sont d'énormes vases ayant forme d’urnes. Ce sont de ces pots dans lesquels se cachaient les quarante voleurs d'Ali-Baba. Elles sont hautes d'un mètre trente ou quarante centimètres. Quand elles sont à demeure, on y arrive par un talus de gazon. Un robinet fixé au bas de la jarre rend aux jardins l'eau que la jarre a reçue, Dans les maisons un peu aisées, il y a cinq ou six jarres placées sur une seule ligne, et à un mètre l'une de l'autre. On y prend son bain en compagnie, et, comiie la tête en Sort en guise dé bouchon de carafe, on a, tout en su baignant, les douceurs de la conversation, Ces jarres sont abritées put des tonnelles en jonc couvertes de jasmins, de rosiers et de chévrefeuilles, C'est surtout le matin, et ensuite pendant la sieste, ue se prénnent les bains. Passons aux jarres porta- tives, Les Jarres portälives sont, conitie forme, exac- tement pareilles aux autres. Seulement, elles sont assujettiés dans une espèce de construction en bois comme on en établit atitour des enfants que l'on veut apprendre à marcher seuls. On les porte à volonté. Quand edt y est versée à une hauteur convenable, on monte sur tin meuble quelconque, et du meuble on s'introduit dans la jarre, L'aspect d'un baigneur faisant ative dvec ses bras nus et ara sa tile rasée est souvent des plus grotesques. Je jouissais en participation des bains du jardin et L'ARABIE HEUREUSE. 3 du kiosque du chérif Hussein, qui se trouvaiententre ma forteresse et la sienne, à cinq minutes de chemin l'une de l’autre. C'était de la part de l’émir une gra- cieuseté qu'il n’actordait pas même à son fils. Seule- ment, quand je prenais un bain, je devais en informer le chérif, afin que je ne lv rencontrasse point avec ses femmes. Cela, c'était l'affaire de Sélim. On me pré- vint done que mon bain était prêl. Je me levai et me rendis au postan. Le mot postan correspond presque à Eden. C’est un lieu de plaisir, de récréalion. En rentrant chez moi, je fus informé que j'allais recevoir la visite du chérif. Hadji-Soliman, en mon absence, avait tout mis en ordre pour le recevoir. Au reste, c'était chose facile, le mobilier se réduisant à des tapis et à des coussins. En effet, Cinq minutes après, le chérif entrait, précédé de ses nègres et ac- compagné de ses principaux ofliciers. Sa visite était à la fois une visite de politesse et de curiosité. Il ne con- naissait rien de tout mon petit bazar. Mon retour élait une occasion pour lui de satisfaire un désir qu'il avait depuis longtemps, et qui était stimulé par ceux qui étaient venus chez moi, et qui lui avaient parlé de mon arrangement intérieur. En effet, j'avais beaucoup de choses curieuses pour un Arabe. D'abord mes instruments de chirurgie; puis ma petite pharmacie; puis mes instruments d'astronomie, mon baromètre, mon thermomètre, et surtout un petit sextant de poche à l'aide duquel je lui faisais mouvoir le soleil sur 16 plancher de la salle. J'avais en outre un graphomètre, qui lui mon- trait les hommes la têle en bas, les arbres la cime par terre, et les maisons sens dessus dessous. Je fus obligé de lui faire un véritable cours. J'avais un globe en peau blanche qui se soufflaitet qui repré- sentait la terre. Hussein consentait à en admettre la rotondité, sauf laplatissement des pôles; mais il refusait d’en reconnaître le mouvement. Pour lui, la terre était fixée sur un axe et n'avait qu'un mouve- ment de va et vient de l'est à l'ouest. Il me parla beaucoup de Platon, d’Aristote et d'Avi- cenne, me disant qu'il avail leurs ouvrages en arabe. Il en était là de la sciénce. En sortant, il vit un petit établi de limes, un étau, un tour. — A quoi tout cela sert-il? me demanda Hussein. Est-ce que tu fais des montres ? — Je m'amuse à toutes sortes de travaux méca- niques, lui répondis-je. Ne dormant pas aux heures des siestes, je les occupe à un travail d’amusement, Il me montra sa montre, vieille montre anglaise, massive, très-épaisse, marchant bien. Je l'examinai. Elle était bonne. Il prit congé de moi sans m'avoir dit un mot de mon voyage d’Aden ni des Anglais. Un quart d'heure après, deux eunuques, dont l'un, son eunuque favori Mansour, m'apportèrent une pen- dite à faire marcher. Je m'excusai sur mon ignorance, mais promis ce- pendant de faire ce que je pourrais. Après la visite du chérif vinrent la visite du fils, et celles des frères et des notables de l'endroit. Chacun voulait voir ce qu'avait vu le chérif. Le lendemain, vers les onze heures, Sélitn vint m'a- verlir que lo drapena rouge flottait à l'angle est de la forteresse du chérif. On se rappelle que c'était le si- gnal de jour indiquant que le chérif m'attendait, Je m'empressai de me rendre à son signal, mais, avant de partir, je fis mes comptes et remis à Sélim tout cé qui restait de la somme donnée à mon départ par le chérif. Lorsque j'arrivai chez toi, il était seul ave son Indien, C'était son homme de conliance intime, [s'appelait Yachya. Je fus parfaitement accueilli par l'émir; sa visite de lu veille l'avait mis de bonne humeur, Seulement, ‘il fronça le sourcil lorsqu'il vit Sélim, qui n'avait, 36 L'ARABIE HEUREUSE. contre son habitude, accompagné jusque dans la chambre, déposer sur le divan le reste du sac. — Qu'est-ce que cela? me demanda-t-il. — C'est le reste de l’argent que tu m'as donné. Quant aux marchandises, elles doivent être arrivées. Yachya fit un mouvement qui correspondait à notre haussement d'épaules. — Mais, dit l'émir, je ne t'ai pas demandé de comptes. — L'habitude de mon pays est d’en rendre. — L’habitude du nôtre est de n’en pas recevoir. Puis il donna l’ordre à Sélim de remporter le sacen lui disant: — Emporte cela, parce que je me mettrais en colère. Sélim obéit. — Maintenant, dit Hussein, parlons d’autre chose. Sélim sortit. Husseïn revint à la charge au sujet du détroit, et je vis qu’il était vivement excité par les fa- natiques à persister dans son projet de barrer le dé- troit. J’essayai de combattre ses idées par les mêmes arguments, et je revins sur la dépense effroyable qu’aménerait une semblable entreprise, qui, à mon avis, serait sans résultat. C'était le prendre par son côté faible. Bien que Chérif-Hussein faut généreux en beaucoup de circonstances, il avait, comme tous les Arabes, un grand amour de lor, et le million de rou- pies auquel j’estimais environ cette dépense, sans compter les accessoires, méritait bien, à mon avis, la peine que l’on y regardat à deux fois. Cette consi- dération, et surtout celle de se créer des inimitiés avec la France, me parurent l'impressionner le plus. Il ne me dit point qu'il abandonnait positivement le projet, mais il répéta : — Nous verrons! Yachya, qui était un de ses conseillers les plus in- fluents, et qui, comme je l'ai dit, avait toute sa con- fiance, Yachya me fit signe de ne pas insister davan- tage, et je me tus, persuadé que j'aurais un jour en lui un auxiliaire. Je résolus donc, après la séance, de le voir chez lui en particulier. Nous en revinmes, ou plutôt Chérif-Hussein en re- vint à la fonte des projectiles. I me demanda quand je comptais commencer; car je crois, me dit-il, que pour la simple fonte des boulets tu n'auras pas besoin de faire venir des auxiliaires de France; je puis mettre à ta disposition les plus habiles fondeurs d’Hodeida et de Moka. Je lui répondis qu'il avait parfaitement raison, et que pour le moment je n'avais besoin que de potiers pour confectionner les moules etles creusets. Il avait fait apporter d'avance un échan- tillon de cette fameuse argile de Has que j'avais vu la veille dans ma cour, et sur lequel j'avais déjà porté mon jugement. — Voici la terre, dit-il, la trouves-tu bonne ? — Excellente pour faire des poteries, répondis-je, mais peut-être un peu légère et un peu friable pour des creusets et des moules. — Mais, me dit-il avec une certaine impatience, explique-moi donc bien quel est le sable qu’emploient les Européens pour la fonte de leurs boulets. — C'est difficile à t'expliquer, répondis-je. C'est un sable rougedtre, que tu ne pourrais, je crois, te procurer qu'en Europe. Mais j'espère que je réussirai au moyen d'un alliage argileux que je compte tenter pour obtenir des résultats, sinon complets, du moins satisfaisants. Alors Hussein fit apporter un certain nombre de creusels que, sur le modèle que j'avais laissé, il avait fait faire avec ce sable. Je les examinai. — Ils sont trés-beaux, lui dis-je, ils sont trés-bien fails, mais supporteront-ils l'ébullition du métal, sur- tout porté à un si puissant volume ? Nous allons en faire l'essai à l'instant même, me dit-il, Il frappa dans ses mains, et tous ses esclaves arri- vèrent au galop. Il ordonna de faire un grand feu au milieu de sa chambre et envoya chercher les fondeurs. On mitdeux ou trois de ces moules en plein feu, on les fit rougir; tous éclatérent. — Mais peut-étre, me dit le chérif, ont-ils éclaté ainsi parce qu’ils sont vides? — Mais pour la fonte des métaux, lui dis-je, ils doivent toujours subir cette épreuve. S'ils éclataient pendant le coulage, sans compter le danger que cour- raient les fondeurs, ce serait une perte de temps et de matière. Donc, avant de commencer notre travail, nous nous assurerons, s’il te plait, des récipients qui doivent nous servir. — Subhen Allah! s'écria le chérif, je suis faché de cela ; j'ai cru gagner du temps en en faisant faire une cinquantaine. — Oh! lui dis-je, ce temps sera bien vite rat- trappé, et, en rentrant chez moi je vais m’occuper den faire confectionner qui, je l'espère, seront plus solides, et, dans le courant de la semaine prochaine, nous nous mettrons sérieusement à l'œuvre. — Pourquoi pas plus tôt? — Parce qu’une des conditions de leur solidité est qu’ils sèchent à l'ombre. — Bien... Et ma pendule? — Je n’ai pas encore eu le temps de m’en occuper, puis je crains de ne pas avoir tous les instruments né- cessaires pour la mettre en état, attendu que je ne suis pas venu dans l’Yémen dans le but de faire des horloges. — Alors tu la démonteras? — Certainement. — Mais, après l'avoir démontée, pourras-tu la re- monter? — Je l'espère. — Serai-je là? — Si tu veux. — Je serais bien aise de voir le mécanisme d’une pendule et de m’en rendre compte, sic’est possible, — Tu Ven rendras parfaitement compte, — Et quand la démonteras-tu? — Quand tu voudras. — Ce soir? — A la lumière, c’est difficile. — Demain matin, donc? Ainsi était Hussein, curieux comme un enfant et comme un sauvage. — Veux-tu que je la fasse apporter ici? lui de- mandai-je. — Non, dit-il, j'irai chez toi immédiatement après le fec'jer. Le fec'jer est la prière du matin comme le ma- ghreb est la prière du soir. L'heure de la sieste était arrivée. Le chérif prit congé de moi. Yachya resta près du chérif. Mais il m'avait fait un signe de l'œil qui signifiait qu'il avait quelque chose à me dire. Il en résulta que je ne pres- sai pas trop le pas de mon cheval. Effectivement, au bout de quelques minutes, je fus rejoint par l'Indien, qui m'emmena chez lui. En arrivant, on nous offrit des pipes et du café. Chez le chérif, on offrait du café, mais pas de pipes. En général, les chérifs, les imams, les cadis, les muftis, les ulémas, enfin tous les hommes occupant une position élevée ou se rattachant au culte religieux, ne fument pas. Les Turcs font excep- tion quant aux dignitaires. Ces pipes et ce café nous étaient apportés par des nogres, Il me conduisit dans le postan. La, quand nous fûmes bien seuls : — ‘Ju as eu tort, me dit-il, de rendre de l'argent au chérif, C'est une chose qui ne se fait jamais et qu'il eût pu prendre pour une insulte, Quant au bar- + L’ARABIE HEUREUSE. 37 et rage du détroit, tu as eu raison. Je suis de ton avis, et le soutiendrai au besoin. Probablement l'Indien du chérif Hussein était un peu anglais. Les pipes fumées, le café bu, Yachya me fit voir ses magasins ou plutôt ceux de lémir. Mes marchandises étaient déja casées. Tout en me faisant des compliments sur le choix de chacune d’elles, il me demandait, avec assez d’adresse pour que jé ne pusse pas me blesser de la question, les prix auxquels j'a- a traité. IL trouva que je les avais payées un peu cher. — Si j'eusse été chargé de leur emplette, me dit-il, j'aurais fait une économie plus grande. ya C'est-à-dire un bénétice plus grand, lui répon- is-je. nous revinmes chez lui, et je vis que Yachya cher- chait à entrer avec moi dans une certaine intimité par toutes les offres obligeantes qu’il me fit, mettant sa maison et tout ce qu’il possédait à ma disposition, de manière à me forcer à mon tour de l'inviter à venir me voir. Il me donna bon nombre de conseils excel- lents au fond, et relatifs à la ligne de conduite que je devais tenir vis-à-vis du chérif Hussein, et entre autres celui de ne pas manquer de le voir chaque jour, sans attendre qu’il m’appelat, et de lui exprimer dans l'intimité mes moindres désirs, le chérif aimant ge eût confiance en lui. C'était le meilleur moyen, isait Yachya, de souder une intimité entre le chérif et moi. Je le remerciai de ses bons conseils, et me retirai, me demandant à moi-même si je devais être satisfait ou m'inquiéter de ces ouvertures inattendues de la part d’un homme que je savais être, avec Mansour, le confident le plus intime du chérif. En rentrant, j'appris par Hadji-Soliman que les femmes du chérif, conduites par deux eunuques, étaient venues visiter mon domicile. Il ne me lett pas dit que je m'en fusse aperçu, tout ayant été mis sens dessus dessous par ces dames. XII Ceux qui ont parlé des femmes arabes ont presque toujours confondu lesclave avec la maîtresse, la fellah avec la femme distinguée. Puis il faut encore faire une distinction entre les femmes des villes et les femmes du désert. La femme esclave, enlevée jeune de son pays, le Darfour, le Bournou, le Mandara, le Congo, le Zan- guébar, l'Abyssinie, est presque toujours négresse ou cuivrée. A quelque religion qu'elle appartienne, paienne, cophte, jacobite, aussitôt vendue à un mar- chand musulman elle devient musulmane. C'est une des lois du Coran. Il y a une exception en faveur de la chrétienne et de la Juive, qui adorent le même Dieu que les musulmans. Enlevées dès leur enfance, soit par la conquête, soit pe la cupidité des chefs, soit par la vente qu'en font es parents eux-mémes, les esclaves voient se rompre, avant même de connaître leur valeur, tous les liens de parenté. Elles ne reçoivent aucune éducation. C'est, non pas la femme, mais l'animal féminin dans l'état de nature. Elles sont divisées en plusieurs clas- ses : les belles et les laides, les vieilles et les jeunes ; les malades de corps ou d'esprit sont le rebut. On leur fait faire d'abord, à pied et par caravanes, des trajets immenses; ainsi du Darfour au Caire, 400 lieues; du Bournou à la Mecque, 600 lieues; du Mandara à Tripoli, 350 lieues. Celles qui viennent de l'Abyssinie, du Congo et du Zanguébar à la Mecque vont par mer, On sait comment sont entassces les esclaves dans les cales des navires, Tant qu'elles sont entre les mains du dyellab, quel que soit leur age, elles n’ont pour vêtements que les chiffons qui peuvent leur tomber sous la main. Arrivées au marché, le djellab leur donne un morceau de calicot écru de deux à trois mètres avec lequel elles se font un pagne. Le temps qu’elles restent entre les maius du djellab dépend en général de leur beauté. Les moins jolies sont achetées pour devenir nourrices, bonnes d’en- fants, cuisinières, femmes de ménage, travailleuses enfin. Les belles valent une centaine de talaris (quatre à cinq cents francs). Les autres valent seu- lement de trente à cinquante talaris. Comme elle a été constamment malheureuse, les instincts de la nouvelle esclave se développeront selon les bons ou mauvais traitements qu’elle éprou- vera. Maltraitée, elle restera rétive, entêtée, infidèle. Bien traitée, elle deviendra femme, elle deviendra mère, elle acquerra par l'instinct les qualités que donne l’éducation. Dans une question toute physiologique comme celle-ci, on comprend qu’on ne peut rien délimiter. Voilà pour l’esclave négresse ou cuivrée. La fellah, — on appele felldh la femme du culti- vateur, la paysanne, — est élevée dans la famille, on lui apprend tant bien que mal à faire une tunique et un pilaw, à moudre du blé et à faire du pain. On joint à cela des conseils sur la soumission qu’elle doit à son mari, on lui apprend la prière, les ablutions religieuses, et l'éducation est terminée. Dès lors elle attend le mari. Comme chez tous les musulmans, le mariage se fait par entremetteur ou entremetteuse, mais les fian- cés ne peuvent se voir, nous ne disons pas qu'ils ne se voient pas. [ls font au contraire, tout en affectant une extrême réserve, tout ce qu'ils peuvent pour se voir. S'ils y parviennent ce sera au puits ou à la rivière. Voyez le rôle que jouent ies puits dans la Bible. Les conventions du mariage sont excessivement simples. Aucune femme n’y assiste jamais. Elles se débattent devant le cadi entre le mari, ses parents males et les parents mâles de la future. Ces conven- tions arrêtées, le cadi en dresse un acte. C'est le con- trat de mariage. Deux témoins posent le cachet avec le cadi. L'acte de mariage est déposé entre les mains du mari. La femme reçoit un douaire, dont les parents perçoivent la plus grande partie possible. On pourrait à la rigueur dire que le fellah vend sa fille. Ce douaire consiste en argent, en bijoux, en vêtements, en trou- peaux, en meubles. La femme qui n'a pas été vue du mari lui plait ou ne lui plaît pas quand il la voit. Si elle ne lui plait pas, il peut la renvoyer avec la moitié de son douaire. Une fois mariée et acceptée par le mari, la femme est confisquée. Le mari va à ses affaires, la femme soigne la maison, ses enfants, ses chameaux, ses buflles. Elle file la laine et tisse ses étoffes. Elle peut avoir jusqu'à trois compagnes légitimes. Ces quatre femmes légitimes se traitent de sœurs. Chez les fellâhs, il y a parfois jalousie entre les femmes. Lorsque ces jalou- sies prennent un caractère de gravité, le mari y met le hola, mais illes frappe à peine qu'elles jettent des cris à ameuter tout le village. Ces quatre femmes vivent ordinairement ensemble. La plus âgée a la direction des plus jeunes. Lorsque les femmes sortent avec le mari, elles marchent une à une, la plus âgée la première, ainsi de suite, L'enfant, qu'il soit d'une esclave ou d'une femme légitime, est égal en droits. Seulement, le père, s'il occupe une position, a le droit de choisir son succes- seur; s'il meurt sans avoir fait son choix, ce sera l'ainé qui lui succédera, Dans le partage des biens du défunt, les filles n'ont qu'une demi-part, Cette inéga- lité apparente se compense par la dot que les femmes 38 L'ARABIE HEUREUSE. ——_ rTnEnnnTNESEnnnEEITnTnrnererrrrnrere reçoivent et que les hommes donnent. La felläh, comme intelligence et comme condition sociale, est d'un degré plus élevé que l’esclave. Voila pour la fellah. La femme noble reçoit à sa naissance un signe quelconque qui constate son identité et la fait reconnaître de tous les membres de sa famille. Elle est nourrie, emmaillotée et bercée comme l'enfant européen. En sortant du maillot, au lien de rester nue comme la négresse ou la fellah, on l'habille de petits vêlements en#soie Ou en cachemire brodés d’or, on la couvre d'amulettes, on lui teint les mains, les pieds et les yeux, on la parfume, lui pose des mouches, et on la baigne très-sonvent. Dès l'enfance, elle a plusieurs esclaves qui la soignent. Son éducation se borne à sa langue et &des prières. On lui apprend à jouer d’une espèce de mandoline, à chanter des chansonsd'amour, on lui raconte les Mille et une Nuits. On évite de lui apprendre à lire, pour ne pas donner une trop grande pature à l’imagination. On lui inculque ses devoirs à venir. A lage nubile, elle est sequestrée; il n’y a plus en hommes que son père et ses frères qui la voient; mariée, il n’y a plus que le mari. Le mariage se fait comme pour la fellah. Seulement la dot est plus considérable, les cadeaux sont plus riches, les aumônes plus splendides, les fêtes plus bruyantes. Une fois mariée, elle est confisquée. La conimencent ses intrigues, si elle est de caractère à avoir des intrigites, Elle séduit unenégresse, qui porte ses mouchmoûn (bouquets parlants), et qui arrange pour elle ses rendez-vous. Ses rendez-vous sont pres- gue toujours avec des hommes à qui elle n’a jamais parlé, qu'elle a vus passer, qu’elle a suivis des yeux à travers les grilles de ses moucharabies, et dont elle va risquer la vie tout en exposant la sienne. Voir dans les Mille et une Nuits les femmes arabes qui cachent leurs amants dans des coffres ou dans des souterrains. L'immuable Orient n’a pas changé depuis le Calife Haroûn-al-Raschid. Mais, il faut le dire, ces sortes d'événements sont rares; les femmes mariées qui trompent leurs waris sont une exception.-Cela ne sé rencontre que dans les plus hautes classes. Voilà pour la femme noble. Nous voici arrivé à la femme du désert. Celle-ci est la vraie femme. Sa jeunesse est complétement libre. Jeunes ou nubiles, elles n'ont pour vêtement qu'un fichu posé sur l'épaule droite ou gauche. Elles luttent contre toutes les intempéries des saisons, contre tou- tes les fatigues des marches. Elles voyagent à pied, à cheval, à dromadaire; quelquefois, quand elles ont des enfants, dans des atouches (palanquins). Leur main appartient à leur père, mais elles n’at- tendent pas que leur père en dispose. Quelque intrigue amoureuse, souvent sanglante, précède le mariage. La femme veut connaître son futur mari; elle veut qu'il soit beau, jeune, brave, Elle lui donne une tresse de ses cheveux qu'il porte à sa lance. S'il y a deux prétendants, il y a combat, mais sans règle de combat. Assassine qui peut. L'enlèvement de la fille est un coup d'adresse, el la fille ge prête presque tou- jours à cet enlèvement, Le cavalier passe au galop avec son cheval, la jeune fille est prévenue de son passage, elle l'attend. Lui, en passant, la soulève dans ses bras, la pose sur les arçons de la selle, tive un coup de fusil en l'air en signe de victoire, et lâche la bride à son cheval, La fenime jette des cris, mais pour faire croire qu'on l'enlève malgré elle, Le lendemain, elle eat la ferme du ravisseur et la protégée de toute la tribu, Alors se traitent les conditions du mariage, Si l'on ne s'entend point, on se bat, C'est en petit l'histoire d'Hélène, Celui à qui l'on a enlevé sa fiancee lait tout son possible, non pas pour la reprendre, conne Ménélus, mais pour se venger, Il assassine, s'il peut, l'inconstante, de près d’un coup de poignard, de loin d’un coup de fusil. Mariée, celle femme-là, c'est la vraie femme, la femme qui suit son mari à la guerre, à la chasse, qui confectionne ses vêtements, qui soigne ses armes, ses chevaux, la famille. C'est, dans les classes inférieures, la femme qui, une outre sur le dos, va au milieu du combat et donne à hoire aux combattants, amis ou ennemis; la femme qui ramasse les blessés et les panse. Dans les classes élevées du moyen âge, c'est la femme du tournoi, la femme qui a civilisé PEs- pagne, la femme qui est la fée des Alhambra et. des Alcazar. , Chez les Wahabytes et les Anèzes, c'est de plus la déesse de la paix. Quand ils désirent une tréve, ils prennent la plus belle fille de la tribu, lui mettent une palme dans une main, un pigeon dans l'autre, la font monter sur un dromadaire blane, et la lancent dans les rangs ennemis, qui, à cette apparition, ces= sent immédiatement le feu. L’ennemi, à son tour, envoie le plus beau cavalier de la tribu au devant de la parlementaire. IL reçoit la communication et la rapporte à sa tribu. La jeune fille connaît l’ultima= tum; elle sait ce qu’elle a à demander, les concessions qu'elle peut faire. Le jeune homme est autorisé à entrer en pourparlers avec elle ou chargé de rejeter les ouvertures. Quand les propositions sont acceptées, elle lâche sa colombe. A la vue de l'oiseau qui prend son vol, les deux tribus se rapprochent; les notables s'abouchent, posent les préliminaires de la paix. La jeune fille remet la palme au jeune homme, et devient sa fiancée. Vous le voyez, c'est tout un poéme. Il est extrêmement rare que la femme nomade soit infidèle à son mari. La femme nomade est le conseil- ler, le soutien, le mentor de son mari. Le mari ne fait rien sans la consulter. Beaucoup d'Arabes nomades n'ont qu’une femme. Certaines tribus, comme une ruche dabeilles, ont une reine; reine non proclamée, mais reine de fait, dont la voix est un oracle. C'est presque toujours une vieille femme. Ici, vous le voyez, elle est bien femme, puisque l'intelligence survit à la jeunesse eta . la beauté. Le sultan de Tuggurt ne faisait rien sans consulter sa mère, qu'on appelait Lella-Aïchoucha (prin- cesse Aichoucha). Un criminel qui parvenait à s'éva- der et à atteindre le seuil de sa porte était sauvé. Lorsque j'étais à Tuggurt, un domestique dés îles Kerkenna me vola un cheval. Lesultan Abd’el-Rahman- ben-Djellab fit courir ses esclaves après lui. On le suivit à la piste sur le sable, on le rejoignit au point du jour. Une lutte s'ensuivit, dans laquelle il perdit une oreille et fut pris. Garrotté, il fut placé en travers sur un cheval. On le ramenait prisonnier, et sa tête allait certainement suivre son oreille, lorsqu'en lon- geant la maison de Lella-Aichoucha, ileut l'intelligence de se laisser tomber sous le vestibule. Le vestibule était lieu d'asile; il fut sauvé, Cela se passait en 1851. Depuis, Lella-Aïchoucha a été assassinée par son neveu, Mais revenons à mon ami le chérif Hussein, dont les femmes étaient venues visiter les curiosités de mon domicile pendant mon absence. Aussitôt la priére dite, je le vis entrer chez moi. Il venait voir démonter sa pendule, Après les com= pliments d'usage, je commençai l'opération. J'avais réuni tous mes petits instruments, élaux, tourne- vis, limes. Au bout d'un quart d'heure, tous les rouages étaient étalés sur l'établi, La spirale, c'est-à-dire le petit ressort qui sert de régulateur & l'échappement, était brisée. Je fis voir au chérif les morceaux du ressort et par conséquent la blessure de la pendule, Je n'avais pas de spirale; L’ARABIE HEUREUSE. 39 —— je dis donc à Hussein qu’il me serait bien difficile de faire marcher sa pendule. Il tenait énormément à ce quelle marchât. Il m’offrait du fer-blanc. Je lui fis comprendre, en roulant du fer-blanc entre mes doigts, que le fer-blanc roulé ne se redressait pas, et par con- séquent manquait d’élasticité. Il était au désespoir. Je cherchai dans ma boîte à outils. Cette boîte à outils était l'objet de la curiosité générale. C'était un coffre d'un pied carré à peu près, tout garni de fer, se soulevant sur des charnières de fer. Comme il renfermait toutes sortes d'outils, il était trés-pesant, et chacun disait que c'était mon trésor. Or, ce trésor était à la merci de tout le monde. Plus d'une fois le chérif Husseïn avait fait allusion à ce coffre, et m'avait donné les avis les plus paternels à son endroit. Il m'avait même engagé à le déposer chez lui, ignorant ce qu'il contenait. Comme tout le monde, il croyait à un trésor. Quand il le vit apporter, il ouvrit de grands yeux. Il allait donc savoir ce qu'il y avait dans le fameux coffre. Il y avait des outils de toute espèce. J’eus le bonheur de trouver un vieux ressort de montre, trop fort pour l'usage que j'en voulais faire. Je le détrem- pai à l’aide d'une lampe à esprit-de-vin, je le coupai avec des ciseaux, et je le diminuai à la lime jusqu'à ce qu’il fit arrivé au degré de force des morceaux survivants de l'ancienne spirale. Puis, je le retrempai, lui fis prendre sa place, en donnant au chérif l'expli- cation de son utilité, puis je remontai la pendule pièce par pièce. Le tout avait pris à peu près deux heures. Maintenant il voulait la voir marcher. Les aiguilles firent le tour du cadran jusqu’à ce qu'elles marquas- sent l'heure, et, après avoir donné à l'aile de la clef le nombre de tours voulus, la pendule marcha. La sonnerie et le mouvement des aiguilles marchant toutes seules firent sur le chérif un effet merveilleux. Il y avait dix ans que la pendule n'avait ni sonné, ni marché. — Décidément, dit-il, tu es un osta, tu es un mohendis ! Ce qui, traduit en français, voulait dire : — Tu es un maitre, tu es un vrai savant! En conséquence, il voulut emporter son horloge. Alors je lui expliquai qu'elle n’était encore qu'en con- valescence, et qu'elle avait besoin de quelques jours encore de mon régime pour aller bien tout à fait. I insista pour l'emporter ; je cédai en promettant de lui donner des soins à domicile. La grande insistance pour la possession de la pen- dole venait du désir de faire voir à ses frères quelle précieuse acquisition il avait faite en moi. Ce fut pour toute la soirée l'objet d'une longue conférence entre lui et ses frères. En me quitlant, il me dit : — J'ai encore bien autre chose à te donner à PL a viens chez moi, et je te ferai voir tout cela. Il n’y avait pas à reculer, Nous parttmes, le chérif et moi devil: Yachya sur son âne et portant l'hor- loge. Les esclaves nous suivaient à pied. Nous arri- vimes à la citadelle et nous montâmes à sa chambre. Il donna immédiatement des ordres. Les esclaves partirent comme une volée d'oiseaux. Les premiers qui rentrèrent apportaient le café, Les autres appor- taient, qui un tourne-broche, qui des serinettes, qui des orgues de Barbarie, qui des ombres chinoises, des musiques de la Chaux-de-Fonds, enfin une ascule, enfin tout un bazar. Le tourne-broche, qu'il avait reçu en cadenu d'un capitaine de navire, représentait pour lui une machine complétement inconnue, Il avait cependant une cer- taine idée de ce que cela pouvait étre. Il prenait la broche pour un pal, et la mécanique pour une hor- loge dont le cadran aurait été égaré, Je lui dis que jemporterais la machine chez moi, et que je la lui montrerais en fonction. : — Jet'enverrai non-seulement cela, dit-il, mais tout le reste. Je veux que tu me fasses marcher tout cela. Après le tourne-broche, la machine qui l’inquiétait était la bascule. Il la prenait pour une potence per- fectionnée. Tout cela prit le chemin de ma forteresse. J'oubliais : il y avait aussi une lampe carcel. Il l'avait chargée jusqu’à la gueule avec du beurre, de l'huile, du suif, et enfin avec une bougie. La carcel était rabaissée au rang de chandelier; seulement elle était bien plus incommode qu'un chandelier ordinaire. Celuiqui avait donné la lampe avait aussi donné douze ou quinze douzaines de mèches; mais il avait oublié d'en indiquer l'emploi. Je jetai plus particulièrement mon dévolu sur le tourne-broche, sur la bascule et sur la lampe. — Mais, lui dis-je, ces objets emportés, tu dois avoir bien autre chose? — Oui, dit-il, et tu vas m'être bien utile. Viens avec moi, Je le suivis. Tl me fit entrer dans une chambre qui était une véritable exposition des produits de l'indus- trie de l'Europe. Il y avait des fusils de Lepage, des fusils Le Faucheux, des fusils Gosset, des pistolets de Versailles et de Londres, des porcelaines de Sèvres etde Chine, des verres de Venise, des boîtes à liqueurs pour des gens qui ne boivent pas de liqueurs; des fourchettes et des cuillers, pour des gens qui man- gent avec leurs doigts; des services de Saxe et de Bohême, des nappes et des serviettes pour des gens quiont pour table un paillasson; plus, dix-huit cents exemplaires du Coran saisis sur un bâliment anglais qui comptait en faire le commerce dans la mer Rouge; deux ou trois cents exemplaires de la Bible, en anglais et en arabe; que sais-je encore! Je commencai à mettre les fusils et les pistolets à part. Ils étaient à piston et à bascule. L’émir n'avait jamais pu s'en servir, n'ayant ni cartouches ni cap- sules. Je ne pouvais faire ni cartouches ni capsules, les cheminées en cuivre me manquant; mais, en pre- nant les calibres, je pouvais faire venir tout cela d'Europe. Puis, je nie retournai vers le reste de la boutique. — Mais que fais-tu de tout cela? lui dis-je. — Rien, tu vois bien. Que veux-tu que j'en fasse ? — Un musée, — Qu'est-ce que c'est que cela un musée? Je lui expliquai ce que c'était. — Eh bien, je vais l'envoyer tout cela, tu en feras un musée, toi! Je fus effrayé. J'en aurais eu pour un mois, rien qu'à mettre chaque chose à sa place. Cependant j'avi- sai une pelite tente, une tente du Bazar du voyage, une tente de Godillot. I l'avait bien reconnue pour une tente, mais n'avait jamais pu la faire monter, Je pris la tente. Il y avait des glaces, des vases avec des fleurs arti- ficielles, du corail, des grains d'ambre, des aiguilles à coudre, des cadenas, tout jusqu'à des cornes à mettre les souliers ; le tout par douzaines. Dans un coin, je découvris six fontaines à filtre. Jejetai un cri de joie. — Qu'ya-t-il? me demanda Hussein. — Des fontaines à filtre! lui dis-je. — Qu'est-ce que des fontaines à tiltre ? — Tu verras! Fais-en porter une dans la salle à manger, el surtout une chez moi. — Mais j'ai des gargoulettes, me dit-il. — l'ais toujours porter les deux fontaines où je te dis, Hussein appela ses esclaves ; il fit porter chez moi tout ce que je lui indiquais, paraissant profondément peiné que je refusasse le reste, 40 L’ARABIE HEUREUSE. — J'en ai encore trois chambres pleines comme celle-ci, me dit-il. Je découvris en outre trois caisses de bougies de l'Étoile. Le chérif connaissait parfaitement l’usage de ces bougies; seulement, les croyant faites avec de la graisse de pore, il refusait de les brûler. Je fis ce que je pus pour le faire revenir de cette erreur. Ce fut chose impossible. Puis, sur un rayon, j'aperçus en- viron deux cents bocaux de fruits à l’eau-de-vie. Pour le coup, je demandai à Husseïn quel était le paien qui avait osé faire cadeau, à un homme aussi connu que lui pour sa dévotion, de deux cents bocaux de cerises, de pêches, de chinois et de prunes à l’eau- de-vie. C'était lui qui les avait commandés. Un commis-voyageur américain faisant commerce dans les toiles et les eaux-de-vie, après lui avoir vendu trois ou quatre mille mètres de toile, lui avait offert des fruits confits. Hussein avait cru que ces fruits étaient confits dans le sucre (il aimait beau- coup les fruits confits dans le sucre ); il avait répondu oui et fait sa commande. Vous savez le résultat. C’eût été à mourir de rire, si un musulman riait jamais. Il avait aussi des tapisseries superbes, mais il n’a- vait pas de tapissiers. En attendant, les rats et les vers mangeaient tout cela. En outre, comme on n’entrait jamais dans ces chambres, elles étaient habitées par des scorpions, des mille-pieds, des salamandres, et cette espèce inoffen- sive de serpents qui recherche le voisinage del homme. La famille du chérif Hussein en avait à peu près autant. Je dus passer la revue de tous ces caravansé- rails. Le chérif d'Hodéïda avait un billard, avec billes, queues à procédés, queues ordinaires, blanc et bleu. Il n’y manquait qu’une chose, c'était le tapis, qui avait été complétement mangé par les rats. Le fils du chérif Hussein avait une flûte en ébène, montée en argent, et un polichinelle qu'il prenait pour un fétiche indien. Le chérif Hammoud avait un violon sans cordes et un fusil à vent sans vent. À Le chérif Hasçan avait une paire de patins. Des patins, sous le 16° degré de latitude! En somme, il y avait dans tout cela pour plus de six cent mille francs de cadeaux. J'avoue que ce fut pour moi une journée originale. En dépit du chérif Husseïn et de tous les chérifs du monde, je me rappelai que j'étais Français, et je ris tout à mon aise. De temps en temps j'étais rappelé à la gravité musulmane par les visages sérieux de Hussein et de Yachya. Il y avait en outre des quantités de caisses de cho- colat et de dragées, mais les caisses étaient vides. Le chérif aimait énormément les dragées et le cho- colat, Bon nombre de cadeaux avaient été faits de bonne foi, mais il y en avait bien quelques-uns aussi qui l'avaient été par malice. Je rentrai chez moi trés-tard, et la rate tout à fait désopilée, Mon inspection m'avait pris les trois quarts de la journée. Le premier objet que je comptais utiliser était le tourne-broche. Je cherchai un endroit où je pusse faire établir une cheminée. Ce n'était pas difficile à trouver dans ma forteresse. J'avais des maçons la main : en deux jours, sur le modèle que je onnai la cheminée fut faite, et le tourne-broche monté. l'oublie de dire qu'avant de quitter la forteresse du cl f, j'avais débarrassé Yachya de son horloge. Je voulais la placer à une hauteur de six ou sept pieds, mais Hussein voulut absolument l'avoir à la portée de sa main, Je fis selon son désir. Eu cing heures elle avait avancé de trois. Le lendemain, le chérif Hussein m'envoya la pen dule. Il était sept heures du matin, elle marquait minuit. On aurait pu croire qu'elle ne retardait que de cinq heures. Point! elle avançait de treize. Je répondis que je savais parfaitement qu’elle devait agir ainsi, et que c'était pour cela qne j'avais voulu la garder. Et je commençai l'opération du règlement de la pendule du chérif Hussein. Xill Ma position avait un côté grotesque qui ne me laissait pas tout à fait sans inquiétude. Je n'étais précisément pas venu dans l’Yémen pour raccommoder des pendules, monter des tourne-broches et faire aller des serinettes. Il est vrai que j'allais avoir une bien autre besogne! J'avais fait dans la journée mes visites habituelles au chérif, mais je n'avais pas trouvé en lui la gaieté de la veille. En outre, il m'avait semblé qu'il avait quelque chose à me communiquer. Une ou deux fois, la chose, quelle qu’elle fat, était venue jusque sur ses lèvres, mais toujours il avaitretenu la confidence prête à se faire jour. Le soir, après la prière, après le souper, je vis entrer Hadji-Soliman. Il m'annonçait Yachya. Je pen- sai tout naturellement que c'était le secret du chérif qui s'était fait homme et qui m’arrivait; je le reçus avec toutes les politesses que j'avais l'habitude de faire aux messagers de l’émir. Le café fut apporté à l'instant par Sélim. Yachya s’accroupit près de moi el nous restames seuls. Il paraissait tout aussi embar- rassé le soir que Hussein l'avait été le matin. Après avoir parlé de choses indifférentes, il aborda la ques- tion. Depuis qu’il était arrivé, il n’avait pas cessé de faire l'éloge du chérif, de son courage, de son grand cœur, de sa générosité, de ses exploits passés. À l'entendre, il me portaitle plus grand intérêt, et n’attendait qu’une occasion de faire pour moi quelque grande chose qui réalisàt mes désirs. Puis il me parla de la famille, comme s’il eût été chargé de m'en faire la biographie. Ne pas confondre biographie avec apologie. Je ren- chérissais sur tout ce qu’il me disait, et ce n’était pas chose difficile. Je n'avais qu'à me louer du chérif, et il avait été avec moi d'une libéralité qui allait jusqu'à la prodigalité. Quant à la famille, je m’excusais sur ce que, la connaissant moins et n'ayant point affaire à elle, je n'avais pas sur son compte d'opinion bien arrêtée. Ce n'était évidemment pas tout cela qu’il avait à me dire, mais comme un musulman ne doit jamais mon- (rer d'impatience, j'écoutais avec le calme de la rési- gnation. Enfin, au moment du départ, il me dit tout bas à l'oreille, et comme si sans cette précaution quelqu'un pouvait nous entendre: — Le chérif m'a chargé de te demander un conseil? — À moi? — Oui. — Je suis un trop humble serviteur du chérif pour me permettre de le lui donner, — Alors tu refuserais? — Le chérif est mon seigneur, il peut ordonner. — Le chérif est malade. J'avoue qu'à cette ouverture je me sentis frissonner de la tête aux pieds. J'avais quelques notions de médecine, mais je n'avais pas une assez grande con- fiance en moi pour entreprendre résolûment la cure du premier personnage du pays. — Malade ? répétai-je, Je l'ai vu aujourd'hui etilne m'a rien dit de cetle maladie, — Il n'a pas osé, L'ARABIE HEUREUSE. 4A A en nL ci — Comment il n’a pas osé? Ma crainte redoubla. En Orient, la médecinea contre elle tous les désavantages qu’elle a dans les autres pays; elle a de plus les préjugés. Il y a toujours à craindre que le malade ne suive pas les prescriptions dudocteur, ou que quelque charlatan, quelque fanati- que, quelque derviche, quelque sorcière, ne substitue une drogue de sa pharmacie à la vôtre. ‘ Le malade continue d’être malade, guérit ou meurt. * S'il continue d’être malade, cest la faute du médecin. S'il guérit, son heure n'était pas venue. S'il meurt, le médecin l’a empoisonné. Il est vrai que le chérif Hussein ne m'avait pas paru disposé à mourir. Je rappelai tout mon courage. — Voyons, dis-je à Yachya, qu’a-t-il? Yachya s’expliqua. Le chérif digérait mal depuis quelque temps. Cela me soulagea beaucoup. — N'est-ce que cela? m’écriai-je. Yachya me regarda. — Comment, n’est-ce que cela? En effet, il me venait une crainte. Ces gens d'Orient ne disent jamais qu'à demi, qu'au quart ce qu'ils ont à dire. Il faut deviner tout ce qu'ils taisent, et d’habi- tude ils taisent toujours le plus important. — Hé bien! lui demandai-je, après? — Ii demande que tu le soulages. — Il faut que je le voie. Yachya sortit. Au bout de dix minutes, Sélim m'annonça le signal. Immédiatement je pris le che- min de la forteresse, disant à Sélim de m’amener mon cheval pour le retour. Je trouvai le chérif couché sur son sirir, et parais- sant souffrir beaucoup. Yachya était près de lui. — Me voilà, seigneur, lui dis-je. Tl me tendit la main. Je gardai la main dans la mienne : elle était brûlante ; le pouls était intermittent. Il y avait pléthore. — Depuis quand as-tu cessé de bien digérer? lui demandai-je sans sourciller. — Depuis deux ou trois jours. — Hé bien! pour recommencer à digérer bien, tu vas jusqu'à nouvel ordre te résigner à ne plus digérer du tout. -— Comment cela? dit Hussein avec une sorte d’é- pouvante. — Quelques jours de diète absolue, des bains, des frictions sur l'épigastre, et cinq ou six pincées d’aloes, il n'en faudra pas davantage pour te guérir. Le chérif suivit mon ordonnance, non sans regret, et au bout de très-peu de jours il digérait de nouveau, infiniment mieux qu'aucun de ses sujets. La cure me fit la plus grande renommée près de ses frères, près de ses parents, près de tout le monde. Je vis bientôt les effets de cette renommée. — Hadji, meditun matin le chérif, une de mes fem- mes est malade; il faut que tu la guérisses comme moi. Ce fut un bien autre frisson que le premier. Quel- ques détails en feront comprendre la cause. Prenons pour type le harem du chérif Hussein. Tout musulman, nous l'avons dit, a droit à quatre femmes légilitnes et à autant de concubines qu'il en peut nourrir. L'Orient, on le voit, n'a pas beaucoup changé depuis le roi Salomon. Le divorce lui donne la faculté de renouveler à discrétion ses quatre femmes légilimes. Au reste, ce divorce, si commun chez les gens vulgaires, est très-rare chez les nobles, et ne s'opère que dans des circonstances de la plus haute gravité, Le musulman qui a quatre femmes et un nombre plus ou moins grand de concubines a deux harems séparés. LL y a olus, si les quatre femmes légitimes ne s'entendent pas entre elles, il arrive qu'il leur donne à chacune son harem. La vie des femmes et des concubines est exactement la méme. Seulement le mari est engagé envers les femmes, tandis que le maitre ne l’est pas envers les concubines. Un article du Coran dit ceci : « O croyants! il ne vous est pas permis de vous constituer héritier de yos femmes contre leur gré, ni de les empécher de se marier afin de leur ravir une partie de ce que vous leur avez donné, à moins qu’elles ne soient coupables d’un crime manifeste. Soyez hon- nétes dans vos procédés à leur égard. » (Chap. IV, V. 23.) La femme qui croit sous ce rapport avoir à se plaindre, se plaint d’abord a ses parents, puis, si cela ne suffit pas, se plaint au cadi, qui prononce le di- vorce. Cependant la femme a plus de peine à divorcer que l'homme. L'homme n'a qu’à dire ces paroles devant deux témoins ou le cadi : — Je te répudie! Il est vrai qu'il ne prononce presque jamais ces pa- roles que dans un moment de colère. Revenons à l'intérieur des harems. Nous avons dit que la vie des femmes légitimes et celle des concubines était exactement la même. Disons de quoi se compose cette vie. Les femmes ont leur costume de nuit et leur cos- tume de jour. Elles couchent tout habillées sur des divans ou des tapis. Lorsqu’elles sont en bonne intel- ligence, elles couchent généralement dans le même appartement, Quant aux concubines, quand elles sont en trop grand nombre, on les divise. En même temps que le jour, elles se lèvent. De même, presque en même temps que lui, elles se couchent. A peine levées, elles reçoivent les ordres de l’ainée des femmes, de la Validé. Celle-ci a presque toujours son apparte- mentséparé des autres. Ces ordres de la Validé, hatons- nous de le dire, sont toujours pleins de convenance. La Validé légitime ne commande qu'aux femmes légitimes et aux esclaves de sa section. Les concu- bines ont leur Validé comme les femmes légitimes, et de plus la favorite. Quelquefois la Validé et la favo- rite sont là même femme. , La Validé des concubines a ses esclaves auxquelles elle commande de son côté. Les unes alors s'occupent de la nourriture de la journée. Cette nourriture se compose en général de riz, de viande de mouton bouilli ou rôti, de viandes en sauces sucrées, où les corps gras sont prodigués d'une manière supertlue, de légumes et de concombres en quantité, de patis- series de toute sorte, de crêmes à la rose, à la fleur d'oranger; de fruits : oranges, raisins, grenades, pêches, melons excellents; de confitures de toute espèce, de dragées, d'amandes sucrées, enfin du plat de prédilection : l'acida. L'acida est un gâteau de froment cuit à l'eau, sans croûte, ayant la forme d'un baba, avec un trou au milieu. Ce trou est rempli de miel blanc. On recouvre le tout de beurre ou d'huile d'olive. Les convives se placent autour, puisent avec les deux doigts dans le trou à miel et tirent à eux. Les femmes en général sont trés-gourmandes, Ce sont les esclaves qui font la cuisine, Les femmes ne s'en mêlent que pour diriger, ou en amateurs, Sou- vent elles se chargent cependant de certains petits plats fins destinés au mari. Seulement le mari se défie presque toujours de ces plats fins, Les femmes parfois, à l'aide de leurs esclaves nègres, se procurent des poisons trés-subtils. Cect s'applique surtout aux femmes turques et aux femmes persanes, qui, à l'aide du poison, se débarrassent quelquefois de leur mari, souvent de leurs rivales, Seulement, lors- qu'il arrive à une femme d'empoisonner son mari, 42 L'ARABIE HEUREUSE. NN as pacha, vizir, etc., elle n’est que l'instrument d'une puissance supérieure. f : C’est ainsi gue la fille de Méhémet-Ali empoisonna son mari le defterdär (ministre d’État), le premier jour de ses noces. C'était l'ordre du pacha. En effet, le defterdar n’était pas un ministre com- mode, Il passait pour l’homme le plus cruel de I’E- gypte, et en était bien certainement l'homme le plus détesté en même temps que le plus craint. Son seul ami était un lion, lion charmant pour lui, caressant comme un chat pourson maitre, mais qui, sur un signe de ce maître, mettaiten pièces celui quiluiétaitdésigné. Le pacha eut peur du deflerdar et le maria à sa fille. Le lendemain, il n'y avait plus de defterdar, et le lion était dans l’une des cages de la ciladelle du Caire. C’est ainsi aussi qu'une des sultanes de Sélim em- poisonna la favorite dans une orange, qu’elle parlagea avec un couteau dont un côté de la lame était empoi- sonné, mangeant elle-même la partie qu'avait touchée le côté innocent de la lame. Mais revenons. Le repas du matin terminé à neuf ou dix heures, les femmes se préoccupent de leur toilette. En général, pour cette toilette, elles se rendent l'une à l'autre le service de femme de chambre, se natiant les cheveux et se parfumant, s’épilant, se peignant les yeux, se peignant les ongles, et se met- tant des mouches mutuellement. Ce sont des enfants qui jouent à la poupée l'une avec l’autre. ; Lorsque tout cela est fini, viennent le café, les chi- bouques, les narghiléhs, les sorbets, les cassolettes, Puis les unes se racontent des histoires; les autres regardent par les grilles de leurs moucharabies, aga- cant les passants quand elles peuvent. D’autres bro- dent, d’autres jouent de la guzla et chantent. Ces différents divertissements sont coupés par les visites de leurs amies. Les femmes des harems ne sont point prisonnières comme on le croit. Elles sortent quand elles veulent, mais voilées, et accompagnées d'eunuques. Remar- quez que le voile n’est point une gêne, et que l'eu- nuque n’est point un gedlier. Le voile est une coquet- terie; l'eunuque est un défenseur. Quand une visite arrive, on se fait des salamalecs, on s’embrasse, on bavarde, on danse. Les danses sont charmantes. Pendant la présence des étrangères chez les femmes, Ja porte est interdite au mari, Les babouches sont à la porte, indiquant qu'il y a visite. On arrive ainsi à la sieste. Quand il y a visite, les visiteuses font souvent la sieste avec les visitées. La sieste dure jusqu'à trois heures. Pendant ces trois heures, le silence le plus profond règne dans le palais; personne n'est visible, tout est suspendu : c'est le chateau de la Belle au bois dormant. La prière de l'asser est le signal du réveil. Tout le monde fait ses ablutions. Après la prière, — l'ablution vient auparavant, — on dine, les femmes chez elles, les hommes chez eux. Les enfants dinent avec les femmes, les esclaves dinent après tout le monde et mangent les restes, Les diners sont loujours excessivement copieux ; il faut qu'il y ait de quoi manger pour les maîtres, les mailresses, les enfants, les esclaves et les pauvres. Le diner fini, les visites recommencent, et la soirée se passe en musique, en danses, en chants, en jeux d'échecs, en jeu de dames. Toujours quelque his- toire serpente au milieu de tout cela. La nuit venue, les femmes à leur gré se couchent ou veillent, Celles qui se couchent dorment ou rêvent, Celles qui veillent, brodent, continuent une partie commencée, bavardent ou lisent, Celles-ci sont wes- rares. Ce sont des Européennes ou des créoles. La mère du sultan Abdul-Medjid était une créole de la Martinique. Elle avait été prise par un corsaire et vendue au dey d'Alger, qui l'avait envoyée en pré- sent à Mahmoud. De même, la mère de l’imam de Mascate actuelle- ment régnant élait une créole. L'histoire de cette créole est assez bizarre. Elle avait épousé un Anglais de la Réunion. L’Anglais voyageait pour son plaisir. Arrivé à Mascate, et ayant épuisé son argent et son crédit, il proposa à feu l'imam Séid-Séid de lui vendre sa femme. L’imam demanda à voir la marchandise. Il fut convenu que, si celte marchandise plaisait à limam, il payerait trente mille thalaris à l'époux et que la femme lui appartiendrait. Les uns disent trente mille, les autres quarante mille. La femme alla au-devant des projets du mari. Elle exprima la curiosité de voir un harem, L’Anglais s’olfrit à lui procurer ce plaisir. En effet, à obtint de l'imam de Mascate une permission pour sa femme. La créole entra dans le harem. Le harem se referma sur elle; on ne la revit jamais. Le lendemain, l'Anglais partit, on ne le revit jamais non plus, à Mascate, du moins. Un jour, dans un moment d'intimité, et comme je disais a Séid-Séid qu'il devait envoyer en France ses enfants pour les faire instruire, j'eus l'occasion de lui demander des nouvelles de cette créole. Elle élait morte depuis 1843, et il la regreltait beaucoup. Mais n’anticipons pas déjà sur cet épisode auquel nous revenons tout au long dans nos Mystères du Désert". Maintenant on s’apitoye en France sur le sort des femmes du harem. On a parfaitement tort. Est-ce la rivalité qui peut les rendre malheureuses ? On ne sait pas en Orient ce que c’est que la rivalité à la facon dont nous l’entendons. D’ailleurs la rivalité de l'Européen devenant amoureux de toutes les femmes qu'il rencontre est bien autrement grave pour la mai- tresse ou pour la femme que la rivalité du harem; chaque femme au moins connait sa rivale. Puis la maternité les dédommage. En Orient, l’in- fanticide, celte plaie de notre société moderne, cette suprême et effroyable ressource des filles-mères contre le déshonneur, Vinfanticide est à peu près inconnu. Enfin, là-bas, toute femme qui est mère ne peut plus être vendue. Un garçon met la favorite au- dessus de toutes les autres, et l'épouse devient sultane. Cela posé, parlons de la malade dont Hussein vou- lait me faire entreprendre la guérison. J'ai dit que la chose était bien plus grave encore à l'endroit d'une des femmes du chérif qu’à l'endroit du chérif lui-même. Je lui exposai à l'instant même et sans détours la situation. — Hcoute, lui dis-je, tu me proposes une chose que, comme musulman, je ne dois pas accepter. Dispense- moi donc de cette cure. — C'est que c'est ma plus jeune femme et celle que j'aime le mieux. — Si tu veux absolument, je ferai ce que tu vou- dras; mais, encore une fois, je ne réponds de rien. — Je vais te conduire chez elle. Il n'y avait rien à dire à cela. Je m'inclinai. Un eunuque fut envoyé pour prévenir la malade de se tenir prête à me recevoir. A notre arrivée, nous la trouvâmes couchée sur un lit, un véritable lit, un lit de fer. Elle était compléte- ment enfermée sous une moustiquaire. La chambre n'avait qu'un demi-jour, ce qui fait qu'il était impossible de rien voir. Je fus dans la né= cessité de demander de la lumière, ce qui étonna beau- coup la malade et les eunuques; aussi hésitaient-ils. 1 Chez Dentu, éditeur, Paluis-Royal, L’ARABIE HEUREUSE. 43 Le chérif leur donna l'ordre d'apporter des chemda. C'est le nom arabe de la cire. Ils approchèrent des sièges du lit de la malade et se retirèrent. Ceite chambre, tout en conservant le luxe arabe, était meublée à l’européenne. Les divans qui ré- gnaient tout autour de la chambre, les tapis de Perse étendus sur le plancher, protestaient contre les siéges et le lit à la française. Ce lit était placé entre quatre colonnes de granit grosses comme moi par le milieu du corps, qui, tout en formant un dais, supportaient le plafond. Entre chaque colonne il y avait des dra- _ peries d’éloffes de l’Inde extrémement riches. Sur des élagéres européennes, placées entre les fenêtres, élaient des élagères arabes supportant des porce- laines de Chine et du Japon. Dans tous les coins de l'appartement, il y avait de petites tables en nacre de perle. Sur chacune de ces petites tables étaient placées des aiguières en cuivre avec leurs bassins. Ces aiguières sont, on le sait, d’une forme charmante. Des parfums brüûlaient dans des cassolettes. C'était non-seulement du luxe, mais de la super- stition. Les parfums neutralisent l'effet du mauvais ceil; dain en Arabie et en Afrique, nazar dans l'Inde. Les parfums qui brûlaient étaient les parfums usités en pareil cas : la myrrhe, Vencens, le benjoin, le sty- rax. La myrrhe sent la violette, le styrax, la rose. Les murs étaient ornés, outre les étagères, de grands éven- tails de plumes d’autruche. Le plafond était en bois sculpté, peint de couleurs vives, avecdes incrustations en glace. Nous étions vraiment dans l'Orient des Mille et une Nuits. Maintenant, cette chambre, était-ce celle de la favorite? était-ce celle du maitre? Je restai indécis pour le moment. Plus tard, je le demandai à Yachya. C'élait la chambre du maitre. Elle avait quatre portes découpées dans la muraille, invisibles derrière des rideaux. L'une conduisait chez les concubines du chérif, l’autre chez ses femmes légitimes, la troisième à son trésor, et la quatrième lui servait d’issue. à Les chemäas apportés, on nous laissa seuls, ai-je it. Alors s'établit entre le chérif etsa femme un dialogue préparatoire dans lequel il lui disait de ne point avoir peur. C'était moi qui l'avais guéri de ses lenteurs de digestion, et j'allais probablement pouvoir en faire autant pour elle. Elle répondait à peine, et par ce léger gazouillement naturel aux femmes arabes, et qui semble plutôt le chant d'un oiseau qu'une langue humaine. Je priai le chérif de lui demander sa main, Le chérif la lui demanda. Mais, bien que celui-ci insistat pour que cetle main me fût donnée, il y eut une longue hésitation, et, quand elle se décida à la passer sous la moustiquaire, ce ne fut en réalité que le bout des doigts qu'elle me donna, Je fus obligé d'attirer le bras vers moi afin d'arriver jusqu'au pouls, ce qui lui fil jeter un petit cri, moitié dimpatience, moitié de peur. Le cherif la calma du mieux qu'il put, Le pouls était extrêmement agité, mais il me fut impossible de faire la part de la maladie et la part de l'émotion. Je fis quelques questions au chérif. Il me parut évident qu'elle était atteinte d'hydro- pisie, ou malade d'un squirre. Dans l'un ou l'autre cas, la maladie était mortelle, surtout avec le peu de ressources qui étaient à ma disposition, Jem abstins de faire partager mes craintes à la femme, me réservant de dire à Hussein ce que j'en pensais. Cependant je demandai à voir la langue, C'était une grande affaire. Comment me montrer la langue sans me montrer le visage? et montrer son visage c’élait pour la femme du chérif plus que péché mortel. On trouva un expédient. On fit un trou au voile, et et à travers le-voile la malade fit passer sa langue. Elle était très-blanche et très-chargée. Elle me con- firma dans mes craintes. Je demandai à voir les pieds. Je m'attendais à les trouver gonflés. Ce fut une nouvelle négociation à entreprendre, mais moins difficile à mener au but que celle de la main et de la langue. C'était bien une hydropisie arrivée au second degré, En France, grâce à la ponction, la femme eût pu vivre encore un an ou deux, guérir même. Là-bas c'était impossible, et, sous cette latitude tropicale, elle avait à peine pour six mois d'existence. Je me retirai avec Hussein. De retour chez lui, ilm’interrogea. Je ne lui cachai point la position dans laquelle se trouvait sa femme; je lui dis que mes connaissances médicales et mes moyens d'action sur la maladie étaient insuffisants, et qu'il fallait tout remettre entre les mains de la Pro- vidence. Je lui expliquai de quelle façon on eût en France traité la maladie. Je lui donnai une idée de la ponc- tion. Mais je lui déclarai que je ne me regardais pas comme un chirurgien assez habile pour en faire usage. — Ainsi, me demanda-t-il, il n’y a pas d'autre moyen ? — Je n’en connais pas. — Ettu ne peux rien lui donner qui la soulage? — Qui la soulage, si; mais qui la guérisse, non. — Fais ce que tu pourras. — Je te préviens que ma pharmacie est trop pau- vre pour donner à {a femme un long soulagement. Il me faudrait aller à Djedda, ou tout au moins y envoyer quelqu'un de confiance. — Tu peux disposer de Mansour, c’est le plus in- telligent et le meilleur de mes serviteurs. — Mansour partant immédiatement, ma pharmacie suffira jusqu'au moment de son retour. z — Fais une note, non-seulement de ce qu'il te fau- dra pour elle, mais encore de ce qu'il te faudra pour toi et pour mol. J'écrivis à M. Serkis, établi médecin et pharmacien à Djedda, le même qui m'avait servi d'intermédiaire avec Osman-Pacha pour me convertir à l'islamisme, Le même soir, Mansour partait à dromadaire. Il de- vait faire le voyage par terre. En distance directe, il y avait d’Abou-Arich à Djedda environ cent vingt- cing heues. C'était l'affaire de quinze jours, aller et revenir. En attendant, j'ordonnai des teintures de scille et de digitale en compresses; puis des pilules de même composition, J'ordonnai les plus grandes précautions dans l'adininistration de ces pilules. Dès le lendemain, il y eut soulagement. Au bout de quelques jours, l'hydropisie diminuait sensiblement. Le chéril était heureux et croyait sa femme guérie, Je ne voulais pas qu'il le crdt. Je le ramenais donc in- cessamment à la réalité. Les médicaments arrivèrent de Djedda le seizième jour el furent employés. Mais ce que j'avais prévu arriva. Après des alternatives de bien et de mal, la femme mourut au grand désespoir de Hussein, Cependant le chérif et moi nous avions pu reprendre nos travaux. Nos travaux, on sait quels ils étaient, Je ne m'y appesantirai done pas davantage, Nous fimes faire des quantités immenses de poudre, et je tis fondre à peu près quatre à cing mille boulets de tout calibre. L'argile que j'avais mélangée à sa terre l'avait rendue excellente, Le projet de barrage du détroit fut complétement kh LARABIE HEUREUSE. Se À ee eee abandonné, et j'écrivis à mes amis en France pour avoir des ouvriers fondeurs et mécaniciens, et arriver à mes fontes de canons. Je ne reçus jamais de réponse, et le chérif Hussein attend encore ses ouvriers et ses mécaniciens. XIV Je reçus un matin la visite du jeune Abd’el-Mélek, neveu de l’émir, et fils du chérif Abou-Taleb. J'ai dit combien m'avait paru intelligent ce jeune et bel Arabe. J'ai dit avec quelle attention il avait suivi toutes mes démonstrations, et l'intérêt qu'il avait pris à la réussite. Il avait suivi avec la même attention tous les travaux qui s'étaient exécutés à la suite de ces essais. Pendant mon absence, il n’avait pas quitté pour ainsi dire les ouvriers, et j'avais su qu’en toute occasion il avait pris chaudement mon parti. Cependant il n’était jamais venu qu'avec son père. Je connaissais assez les Arabes pour savoir que sa visite ainsi isolée signifiait quelque chose. Je le reçus avec toute la considération que je devais au neveu du chérif et à un jeune homme dont Yachya m'avait fait l'éloge. Jen étais arrivé à une certaine intimité avec Yachya. J’eus du reste à me louer constamment de lui. Le jeune homme vint droit à moi, et, contre l’habi- tude arabe, aborda franchement la question. — Hadji, medit-il, j'ai besoin de tes conseils. — Ce n’est point pour maladie, je l’espére, lui ré- pondis-je. Ta figure, en ce cas, donnerait un démenti a tes paroles. — Non, me répondit-il, le corps se porte bien, mais le cœur est malade. Je compris qu'il allait être question d’amour. Je craignais qu'il ne vint me demander quelque talis- man, quelque filtre, quelque amulette. Je fus vite détrompé. — J'aime, me dit-il, une jeune fille d’une des tribus du Djebel-Orra. — Noble? Il rougit. — Non, dit-il en baissant les yeux. — Eh bien! lui dis-je, que vas-tu faire? — C’est là-dessus que je viens te consulter. — Il faut d'abord que je sache comment tu l'as connue, Alors il me raconta toute l'histoire; histoire d’a- mour, la même partout, excepté dans les détails, trame sombre relevée de broderies d’or. Le jeune homme était chasseur, chasseur téméraire même. Souvent avec ses nègres il disparaissail pen- dant trois ou quatre jours dans les montagnes, el revenait avec des bouquetins ou quelque panthère. Chasse périlleuse dans l’un et l'autre cas. Pendant une de ces chasses, il avait vu Quemar. (C'est un des noms les plus resplendissants des Arabes : il veut dire la lune.) Il l'avait rencontrée portant à manger à son frère qui gardait des troupeaux, et au moment où il venait de tuer une panthére qui lui avait enlevé une brebis. C'était une simple famille de pasteurs. Mais, toute fille de laboureur, toute sœur de pâtre qu'elle était, elle avait de beaux sourcils qui se joi- goarent au-dessus du nez, de beaux et grands yeux qui éincelaient comme des diamants noirs, un nez droit, une bouche ornée de dents magnifiques, une taille souple comme la tige d'un palmier, et des che- veux qui, lorsqu'elle les dénouait, tombatent jusqu'à terre. Son costume était celui de la fille de Laban, le cos- tume de la Bible. , Les deux jeunes gens, s'étant rencontrés une fois, se rencontrérent souvent, Les rendez-vous de chasse devinrent des rendez-vous d'amour. Souvent elle se risquait avec lui, le suivant dans là montagne, ne revenant que le soir quand elle eût dQ revenir avant la sieste, et s'exposant alors à toute la mauvaise hu- meur de son père. Les troupeaux étaient à quatre ou cinq lieues du douar, et le frère ne revenait qu’au bout de trois mois. Tant que le frère ne revint pas, le père ne put pas être renseigné, mais, le frère de retour, il apprif tout. Dès lors Quemar fut séquestrée et les jeunes gens ne se virent plus, ou plutôt ne se parlèrent plus; car ils se revirent, mais de loin. Les jeunes gens du douar prévenus faisaient le guet avec le père et les autres frères. Et chacun faisait ce guet avec d'autant plus d'acharnement que la tribu était hostile au chérif Hussein. Or, le jeune homme était pris et bien pris; il voulait, à quelque prix que ce fût, épouser Quemar. Maintenant, ce qu’il attendait de moi, c’est que je parlasse en sa faveur au chérif Hussein, afin que le chérif Hussein en parlat à son père. Lui n'avait encore rien dit à personne de toute cette idylle. Je l'interro- geai à l'endroit de la jeune fille. Elle éprouvait, de la part de son père et de ses frères, et même de la tribu, les mêmes obstacles qu’Abd’el-Mélek craignait d’éprouver de la part de sa famille. Il avait, lui, en outre de l’inimitié, à vaincre la distance. Au reste, j'ai baptisé ce roman du nom W@idylle. Abd’el-Mélek déclarait qu'il fuirait avec Que- mar, et que, s’il le fallait, il se ferait berger. Sa confiance en moi m'honorait infiniment, mais il me chargeait la d’une mission on ne peut plus déli- cate. Il est rare que les hommes dans la position du chérif Hussein n'aient pas des projets de mariage arrétés d’avance sur les membres de leur famille. — Laisse-moi quelques jours de réflexion, lui dis-je. — Combien de jours veux-tu ? — Laisse-moi trois jours et la permission de con- sulter un ami. — Dis-moi le nom de l’ami. — Yachya. Ilréfléchit un instant, puis : — Fais comme tu voudras, dit-il. Il fit quelques pas vers la porte et revint. — Je n'ai d'espoir qu’en toi, me dit-il; si tu ne réussis pas, je ne prendrai plus conseil que de moi. Et il sortit. Je me rendis chez le chérif comme d'habitude. J'étais en retard ; aussi, au moment où je sortais, vis- je le drapeau rouge qui m’appelait. Lorsque j'arrivai, le chérif était avec son fils et Yachya. A peine fus-je entré, que le fils du chérif salua et se retira. En le voyant se retirer si tôt, je craignis que le jeune prince n'eût quelque jalousie contre moi. Rien n'eût été plus naturel. Le commandement que son père m'avait donné me faisait son égal au point de vue moral, et au point de vue politique son supé- rieur, [Lest vrai qu'il me donna la main en sortant, et qu'il accompagna celte marque d'amitié du plus gra- cieux sourire. Mais tout cela ne prouve rien de la part d'un Arabe, Je résolus de ne pas tarder à lui faire ma visite. Dans ma précipitation, je le suivis des yeux jusqu'à ce qu'il fût sorti. Quand je me retournai, je vis les regards d'Yachya fixés sur moi. — Eh bien! ma pendule? demanda le chérif. — Elle n'avance plus que d'une heure sur vingt- quatre, lui dis-je; tu vois que c'estun grand progrès. — Quand pourras-tu me l'envoyer? — Dans deux ou trois jours. Outre la réparation que j'y ai faite, je l'habille d'une boîte. — Tu es donc tailleur aussi? dit-il on riant. L'ARABIE HEUREUSE. 45 po — Tailleur pour pendules. Yachya se mit à rire à l'exemple de son maitre. En sa qualité d’Indien, il était infiniment plus rieur que ne le sont les Arabes. he — Par exemple, ajoutai-je, si tu veux me faire l'honneur de me venir voir après-demain matin, tu pourras la faire emporter. ; — Tu as quelque chose a me faire voir? — Ce que j'ai à te faire voir ne sera prêt que dans quarante-huit heures. ee — J'irai; à quelle heure veux-tu que je vienne? — A dix heures. — Avant mon déjeuner? Il appuya sur le mot. t On voit que je l'avais complétement guéri de ses lenteurs de digestion. — Avant ton déjeuner. Yachya sera des nôtres, ainsi que ton fils, si tu veux le permettre. — Nous irons. — Tu connais, continua-t-il ensuite, les affuts de mes canons? — Oui, et même je les trouve horribles. — Connais-tu un modéle plus commode? — Je comptais t'en parler et te proposer des affûts dans le genre de ceux dont on se sert dans mon pays. Seulement, il me faut des madriers et des poutrelles en chéne, et, de plus, tes meilleurs menuisiers. — Jai tout cela, me dit-il, et vais donner des ordres pour que tu puisses en disposer. — Désires-tu des affûts de rempart ou des affats de campagne? — Des affüts qui puissent servir aux deux usages à la fois; mais il les faut aussi légers que possible, de façon à ce qu’un chameau, deux au plus, puissent les trainer. — Combien ten faut-il? — Une douzaine. — Je les ferai confectionner. — Mais les roues, comment les fera-t-on? — Dans ce pays, oùil fait trés-chaud, les roues en bois se brisent vite; si l'on pouvait s'en procurer en fonte? Le chérif alors, s'adressant à Yachya, lui demanda si l’on ne pourrait pas faire venir des roues de l'Inde. Il en fallait quarante-huit en tout: vingt-quatre grandes et vingt-quatre petites. Yachya ne répondit rien. Alors le chérif Hussein eut une idée lumineuse. — Mais, dit-il, pourquoi nous préoccuper des roues? Pourquoi ne pas placer nos canons sur des traineaux ? En effet, les traineaux glissent admirablement sur les sables, tandis que les roues s’y enfoncent jusqu'au moyeu. — Par ma foi! lui dis-je, tu as plus d'esprit que moi; je n’y eusse jamais pensé. — D'autantmieux, ajouta-t-il, que dans la mon- tagne on placera les canons tout montés entre deux chameaux de file. — Mais, dis-je, si tu veux ce que nous appelons, nous, de l'artillerie de campagne, nous pourrons pla- cer tes cing ou six plerriers de cuivre et les faire pivo- ter sur des selles élastiques. Les Persans ont toute une artillerie ainsi équipée. — Tuas donc été en Perse? — Pas encore, mais je sais cela. Nous laisserions tes grosses pièces sur leurs affûts ordinaires pour la défense de tes villes, et nous uliliserions seulement tes pièces de quatre et tes pierriers. La chose fut arrêtée ainsi. Croyant qu'il n'avait plus rien à dire, je me retirais. Il m'arréta. — Attends, dit-il, j'ai quelque chose à te montrer, Il sortit, Je profitai de ce moment où il nous laissait seuls pour me retourner vers Yachya. — J'ai à te parler, lui dis-je. — Veux-tu que je passe chez toi? — Viens partager mon diner. — J'irai. Le chérif rentra; il tenait à la main un petit sac. Ce petit sac renfermait plusieurs échantillons de mi- nerais et de cristaux. Ces échantillons provenaient des montagnes de Djézan; il y avait de la houille et du fer. Mais ce qu’il avait à me montrer, c'était un fragment de roche, couleur d’or. — Qu'est-ce que cela? me dit-il. Je regardai l'échantillon et compris l'espoir d'Hus- sein. — Cela ressemble à de l'or, lui dis-je, mais je doute que cela en soit. — Si ce n’est pas de lor, qu'est-ce donc? — Il n’est impossible de te le dire, n’ayant point le médicament nécessaire. J'aurais dû dire réactif, mais le mot n’a pas son équivalent dans l’Yémen. — Qu'est-ce que ce médicament? — Une certaine eau que nous appelons l’eau forte, et une certaine pierre que nous appelons la pierre de touche. — Comment opeére-t-on ? — On frotte le métal sur la pierre, puis on y met une goutte de cette eau, qui, lorsque c’est de l'or, lui laisse tout son brillant; lorsque c’est de l'argent, pro- duit un bouillonnement qui l’efface, et qui, lorsque c'est du cuivre, produit le vert-de-gris. — Hum! fit Hussein. — Si tu veux, continuai-je, fenverrai cet échan- tillon a Djedda pour le faire analyser. — Soit, dit-il. Puis il me remit l'échantillon. Alors, les uns après les autres, il me fit voir tous les fragments que renfermait le sac, m’interrogeant sur chacun d'eux. Je lui montrai la houille. — Voilà ce que tu as de plus précieux. Il me regarda avec étonnement. — Plus précieux que lor? dit-il. — Plus précieux. — Il y ena des couches, je ne sais pas en quelle quantité, mais mes travailleurs me disent qu'il y en a beaucoup. — Tu sais que c’est avec cela que les Anglais font marcher leurs bateaux à vapeur? — Oui, c'est du fahhm-el-hadyer (du charbon de pierre). J'avais déjà constaté la présence de la houille dans Vile Djebel-Hagan, et, d'après les habitants du pays, il devait en exister au Djebel-Tarr, à Pile Caméran et à Vile Zobéir. Les autres échantillons étaient du sel gemme, du cristal de roche, des cailloux et des agates. Lorsque j'eus passé en revue tous ces fragments: — Maintenant, dit-il, j'ai bien autre chose à te dire. Comme on le voit, c'était le jour des confidences. — Parle! — On a trouvé une source de lait dans la mon- lagne, Je le regardai en face, — Tu plaisantes? — Non, sur ma parole, — Ou-Allah. — Et quia trouvé cela? — Un vieillard respectable. — De quel pays? — Un musulman des montagnes de Nedjèd. — El c'est dans les montagnes de Nedjéd qu'est la source de lait? — Ouil 46 L'ARABIE — Ton vieillard est un imposteur. — Comment, un imposleur? _ : — Il est impossible qu'il y ait du lait dans la montagne. — Il yen a cependant. — Jln'yen a pas! — Il l'a vu. — Il ne l'a pas vu! — C'est un homme à barbe blanche. — Cela prouve qu'il ment depuis longtemps. — Quel intérêt aurait-il à mentir? — L'intérêt de te soutirer de l'argent. Combien lui as-tu donné ? — Qui l'a dit quejelui avais donné quelque chose? — Ta persistance à le croire. — Je lui ai donné comme aumône. É — L'aumône n’en est pas tne aux mains des intrigants. — Alors tu ne crois pas? — Je fais plus que de ne pas croire, je nie. Et je lui citai l'article du Coran : ; « Quand tu les vois (les hypocrites), leur extérieur te plait; quand ils parlent, tu les écoutes volontiers... Ce sont tes ennemis. Evite-!es. Que Dieu les exter- mine! Qu'ils sont faux! (Ch. Lxm, v. 4). » La citation parut le faire réfléchir. ° — Tuas raison, dit-il, mais tout est possible à Dieu. — Oui, mais Dieu est logique. Du moment où ila mis le lait dans les mamelles des animaux et dans le sein de la femme, il n’a pas dû le faire couler à flots de la terre. — Je te dis que le vieillard l'a vu. — Écoute, lui dis-je, je te parie ma tête contre la sienne que cela n'existe pas. — Hum! fil encore Hussein. — Le vieillard est-il ici? demandai-je. — Il est devant mon palais. — Veux-tu le faire appeler ? Hussein frappa dans ses mains; un esclave entra. — Va, dit-il, me chercher un vieillard à barbe blanche que tu trouveras devant la porte. Dix minutes aprés, un homme de soixante-dix ans, d'une figure vénérable, ayant une longue barbe blanche qui pendait jusqu'à la ceinture, futintroduit. Il s'approcha d'Husseïn et voulut lui baiser la main: Hussein la lui retira, non pas qu'il le tint pour im- posteur, mais à cause de son grand age. Pendant notre conversation, les frères étaient venus peu à peu et le divan était complet. — C’estloi qui as vu la source de lait? dis-je en m'adressant au vieillard. — Oui, répondit-il avec un merveilleux aplomb. — Tul'as vue? — Non-seulement je l'ai vue, mais j'y ai bu. — Eh bien? demanda Hussein. — Cethomme n'est peut-être pas un imposteur, dis-je au chérif; mais, én ce cas, c’est un fou. — Je ne suis ni un fou ni un imposteur, dit le vieillard ; j'ai dit la vérité, et d’autres que moi ont vu la source. Je me tournai vers le chérif. — Tu crois à la source de lait? lui demandai-je. — Je dis que tout est possible à Dieu, répéta-t-il. — Eh bien! que ce vicillard dise exactement où est la source et indique les personnes qui l'ont vue avec lui. Le vieillard indiqua son fils. — Ft oti est ton fils? — Il est devant le palais. — ais venir ton fils. Le vicillard sortit et rentra avec un jeune garçon d'une quinzaine d'années, alerte et à l'œil rusé, HEUREUSE. Tu as vu la source de lait avec ton père? Oui, dit-il. Tu en as bu? Oui. Tu sais bien où elle est ? J'irais les yeux fermés. Eh bien! vas-y les yeux ouverts, et conduis un Kobail que le chérif va te donner, et qui reviendra attester que lui aussi il l'a vue, et mieux que cela même. Je me retournai vers Hussein. — Tu entends? lui dis-je. Ordonne à un de tes Kobails de partir à dromadaire avec ce jeune homme ; il prendra une bouteille, puisera du lait à la source et te l'apportera. Le chérif appela un de ses eunuques, lui donna l'ordre dicté par moi, et, dix minutes après, le Kobail, ayant le fils du vieillard en croupe, partait pour la montagne au grand trot d’un dromadaire. Yachya élait chez moi à l'heure convenue. Le diner n’élait qu'un prétexte; la véritable cause du rendez= vous était l'affaire du jeune chérif Abd’el-Mélek. Comme je l’avais prévu, la confidence avait Sa gra- vité. Yachya hocha la tête. — Jamas, dit-il, le chérif Hussein ne consentira à ce mariage. — Mais, lui dis-je, il faudrait au moins tenter de l'y faire consentir. Yachya me regarda fixement. id Et tu Ves chargé de la négociation ? me demanda- t-il. Je regardai à mon tour Yachya. — C'est-à-dire, répondis-je, que je complais en charger un homme qui a toute la confiance de l’émir, Yachya comprit à l'instant même. — Si c'est sur moi que tu as compté... dit-il Et il secoua la tête. — Eh bien? demandai-je. — Tu as eu tort. — Tu refuses? 4 fil — Je connais les projets du chérif à l'égard de son neveu ; je n'oserai jamais. 5 i — Voilà quiembrouille terriblement les affaires du pauvre garçon. | — C'est facheux, car c’est ce qu'il y a de mieux dans la famille. — Mais enfin, d'où viendra cette résistance si acharnée ? — D'abord la tribu à laquelle appartient la jeune fille est particulièrement hostile à lémir. Pas une année le tribut n'est payé par elle sans coups de fusil, Le chérif craindra que son neveu ne puise, dans le contact de ces Kobails, des idées de rébellion dans le genre de celles de son oncle Hammond. Bref, je doute de son consentement. — Et tu ne veux pas même tenter de l'obtenir? — Je n'ose essayer, Mais toi, ajouta Yachya, si tu tiens à rendre service au jeune homme, pourquoi ne te charges-tu pas de la négociation ? — Mais je suis un étranger venu d'hier. — Le chérif t'aime beaucoup, Je regardai Yachya. — Je l'en réponds! dit-il, — C'est possible, mais il me semble qu'il n'y a pas assez longtemps que je suis de la famille pour me mêler de ses affaires. D'ailleurs, passant par ma bou- che, la demande prendra une certaine gravité, — Oui, dit Yachya en souriant, tandis que par la mienne on la croira une plaisanterie. — Je ne dis pas cela. Le jeune homme est sérieu- sement amoureux, et je connais assez les Arabes pour savoir qu'on ne plaisaute pas avec leur premier amour. Yachya hocha la tête. L’ARABIE HEUREUSE. 47 Ee ea a a ee — Non, décidément, dit-il, je ne me charge point de cela. — Que faire alors? — Pourquoi n'en parles-tu pas au père? — Parce que le père sera probablement plus sévère encore que le chérif, et que le jeune homme compte au contraire sur le chérif pour décider son père. Yachya réfléchit un instant. np — Il y aurait peut-être un moyen, dit-il. — Lequel? — Ce serait que j'en parlasse à une de mes femmes ; elle en parlerait à une des femmes du chérif, laquelle en parlerait au chérif. Je secouai la téte à mon tour. — Ne mélons point de femmes à toute cette affaire, ce serait un moyen de l'ébruiter. Peut-être as-tu raison, dit Yachya. Voyonsdonc. Et il réfléchit de nouveau. — Ne fehem ! dit-il enfin. Ne fehem est une locution arabe qui corrrespond aux deux mots français : J’y suis! — Eh bien! parle. — Il faut arriver par celui qui a intérêt à ce que le fils de son oncle fasse une sottise. — Pourquoi cela? — Parce qu'il poussera son père à la lui laisser faire. — Tu veux parler du jeune Hussein? — Oui, tu comprends; le chérif aimé beaucoup son neveu ; il le croit destiné à soutenir l'honneur de la famille; il lui accorde peut-être plus d’intellizence qu'à son propre fils. Eh bien! en dessous, le jeune Hussein est jaloux de son cousin; il craint qu'un jour son père ne fasse pour son cousin ce qu'il ne ferait peut-être pas pour lui. Le mariage de son cousin relroidira naturellement le chérif Hussein pour son neveu Abd'el-Mélek. Le jeune chérif sera donc tout feu pour le mariage, ettu peux te confier à lui. — Ah! ah! fis-je en regardant Yachya, voilà de la diplomatie! — C'est celle d'un pauvre Indien, dit Yachya avec une fausse et comique humilité, mais c'est celle d’un homme qui a vécu vingt ans avec les Arabes. Parles- en au fils. — 11 ny a qu'un malheur dans tout cela, répon- dis-je. — Lequel? — C'est que je crois que le jeune Hussein ne m'aime pas et est jaloux de moi. — Eh bien! en cela tu te trompes. — Cependant, aujourd'hui, tu as vu que, lorsque je suis entré chez son père, il est sorti. — Que veut dire cela? — Que ma présence lui était désagréable. — J'ai bien vu au regard dont tu le suivais à son départ que quelque chose de pareil te passait par l'esprit, — Tu as vu cela? — Oui! — Eh bien! — Eh bien! tu te trompais. J'étais là présent à la conversation du père et du fils quand tu es entré et que tu as interrompu la conversation. Je sais de quoi il était question et de quelle façon on parlait € toi. — Tu peux donc me rassurer sur ce point. — Touta fait. — Tant mieux. Ilya un proverbe arabe qui dit qu'il ne faut mépriser personne, pas même le ver, à plus forte raison le lionceau, J'aurais été désespéré d'avoir le jeune chérif pour ennemi. — fRassure-toi donc, loin d'élre ton ennemi, il pousserait son père à... Mais ceci n'est point mon secret. Je serai probablement chargé un de ces jours près de toi d'une mission à peu près semblable à celle dont aujourd’hui tu voulais me charger près du chérif; alors nous en causerons. Quoique j’éprouvasse une vive curiosité de con- naître cette mission, je gardai l'impassibilité d'un Arabe et me contentai de répondre : _ — Situ m’affirmes que le jeune chérif est mon ami, Je croirai à son amitié. — Je te l’affirme! — Eh bien! alors, j'irai lui faire une visite et je lui en parlerai. — Écoute, dit Yachya, autant j'hésitais à en parler au père parce que je savais lui être désagréable, au- tant je suis prêt à en parler au fils sachant que je lui ferai plaisir. Charge-moi de la négociation ; veux-tu ? — Certainement je le veux, mais auparavant. — Quoi? — Je n'avais autorisation d’Abd’el-Mélek que d’en parler & une premiére persontie. Cette premiére per- sonne, dans mon esprit, C'était toi. Nous allons en parler à une seconde personne, il me faut une autori- sation nouvelle. — C'est bien, dit Yachya. Fais-le venir et demande- lui cette autorisation. — Non, vas-y, toi. Lechérif a l'habitude de t'en- voyer chez ses fréres; ta présence ne sera pas remar- quée ; tandis que moi, si l’on me voyait aller chez le jeune chérif, cé serait toute une affaire: — Tu as raison. Yachya partit. Un quart d'heure après il avait l'au- torisation et il était de retour. — Maintenant, dit-il, voilà comment la chose va se passer. Tu as prévenu le chérif que tu comptais faire une visite à son fils; tu vas lui faire cétte visite, tu lui racontes loute l'aventure, il en parle le méme jour à son pére. Aprés-demain le chérif vient te voir, il Ven parlera. Je tirai ma montre : j'avais juste le temps de lui faire une visite avant qu'il se rendit chez son père. Je le trouvai chez lui. Il éconta ma confidence avec la plus grande attention, et se chargea de la commission avec empressement. Je revins à la forteresse. Yachya m'y attendait. — Tout s'est passé à merveille ! lui dis-je. — En effet, répondit Yachya, nous avons pris, je crois, le bon moyen. J'avais vu le chérif Husseïn le matin ; je pensai que son fils aurait à parler avec lui d'Abd’el-Mélek ; je me dispensai de la visité du soir. Le lendemain, j'étais chez l'émir à l'heure habi- tuelle. Il ne me dit pas un mot qui pdt me faire croire qu'il avait même vu son fils. La journée et la matinée du lendemain se passèrent sans rien amener dé nou- veau. Les travaux ordinaires s'accomplirent, et à l'heure du déjeuner, c'est-à-dire à dix heures du matin, je vis arriver le chérif, son fils et Yachya. XV J'attendais le chérif chez moi à l'heure conve nie Le tourne-broche lournait, la tente était dressée su la terrasse, un déjeuner était servi sous la tente, et de l'eau filtrée remplissait les gargoulettes. Le chérif Hussein était accompagné de son fils et d'Yachya. Il commença par me faire des compliments sur les travaux, qui marchaient de mieux én mieux; puis, incapable de modérer sa curiosité: — Tu avais quelque chose à me faire voir? me dit-il. — Oui, Veux-tu venir avec moi? - Volontiers, J'ouvris la porte, je le fis passer le premier, puis, 48 L’ARABIE HEUREUSE. a lui demandant la permission de servir de guide, je le conduisis à la cuisine. Un spectacle inattendu l'y attendait. Le tourne- broche fonctionnait avec bruit et tic-tac de roues, faisant rôtir devant un brasier immense un mouton tout entier. Un immense récipient en fer battu, des- tiné à faire de la pâtisserie, recevait le jus et la graisse du mouton. Sélim arrosait le rôti avec une gigan- tesque cuiller de bois, faite par lui-même. C'était un beau spectacle, même pour celui qui ne l'aurait pas vu pour la première fois. Il produisit son effet sur le chérif; mais je dois lui rendre cette justice que ce fut la mécanique du tourne-broche qui le préoccupa le plus. — C'est une horloge à rôtir la viande, dit-il; seu- lement, il y manque le cadran pour voir quand elle est cuite. Je m'inclinai. Un Européen n’eût pas trouvé cela. — Si je retourne dans mon pays, lui dis-je, je fe- rai part de ton observation aux marchands de tourne- broches. Mais ce qui attira ensuite son attention, ce fut la cheminée. La cheminée est tout aussi inconnue dans l'Yémen que l’est le tourne-broche. Il se pencha dans l'intérieur et regarda de quelle facon la flamme et la fumée s’élevaient. Je lui développai une théorie du vide produit par la chaleur. Je ne sais pas s'il me comprit parfaite- ment, mais il me pria de lui envoyer les ouvriers qui avaient confectionné ma cheminée, pour qu'il en fit faire une pareille dans son matebkäh, c'est-à-dire dans sa cuisine. Après avoir été serdar, tourneur, mouleur, fon- deur, diplomate, négociant, horloger, médecin, maçon, je m'élevais enfin au grade de fumiste. — Est-ce tout ce que tu avais à me montrer? de- manda le chérif Hussein, que la vue du mouton rôlissant avait sans doute mis en appétit. On voit que la cure avait été complète. — Si tu veux monter sur la terrasse, je te ferai voir autre chose. — Allons ! dit le chérif. Nous montâmes sur la terrasse. La tente était dressée. — Ah! dit-il, tu as réussi. EL il alla voir de quelle façon je m’y étais pris pour uliliser tous les objets. Il y avait dans la confection de la tente parisienne une grande supériorité sur la tente arabe. Il en examina tous les détails. — Peux-tu me faire faire une grande tente pareille à celle-ci ? — Sans doute. —- Eltu veux bien ten charger? — Avec grand plaisir. Je devenais aussi tapissier ! Les naltes élaient préparées sous la tente pour re- cevoir le déjeuner. On apporta les aiguières à laver les mains, avec du savon parfumé, Chérif-Hussein comprit que, ne pouvant l'invitér à déjeuner, la cou- lume européenne n'existant point chez les Arabes, je méllais un déjeuner à sa disposition. En même temps deux esclaves, conduits par Sélim, apportèrent le mouton loutentier dans son plat de fer. Le chérif s’assit devant le mouton. Nous restames debout, Yachya, le fils du chérif et moi, moi m’ap- prélant à le servir. — Assieds-toi! dit-il. — J'obéis. Puis, se tournant vers son fils et Yachya : — Asseyez-vous aussil Ils s'assirent, Alors le chérif Hussein, avec ses doigts, entama le moulon, nous en servit à Chacun un morceau, et prit la tête, fendue d'avance pour qu'il püt, outre les chairs, en manger facilement Ja cervelle. La tête est le morceau d'honneur. Une dernière surprise l’attendait. Quand l’esclave versa l’eau dans le verre de cristal du chérif, celui-ci sapercut qu'au lieu d’être trouble et bourbeuse commie la sienne, mon eau à moi était claire et lim- ide. Il la godta. — Je n'ai jamais bu d’aussi bonne eau, dit-il. Où la prends-tu ? — C'est la même que la tienne, lui répondis-je; seulement, grâce à l’alambic que tu m'as donné, elle est devenue telle que tu la vois. — Pourrai-je avoir de l’eau pareille à celle-ci? - — Oui, et cing fois autant, puisqu'il te reste cing fontaines et que je n’en ai qu'une. — Allons, dit-il, tu es décidément un savant. Ainsi que l'avait prévu Yachya, le chérif me prit ; à part après le déjeuner, m’emmenant vers un angle fe ‘ 4 : , « de la terrasse et laissant son fils avec l'Indien. —Mon fils, me dit-il, m'a entretenu de la communi- cation que tu lui as faite. Qu’y a-t-il de vrai dans ce qu'il m'a dit? — S'il ta dit que ton neveu Abd'el-Mélek était amoureux d'une jeune fille de la tribu des Bégams,. et qu'il désirait obtenir ton consentement pour l’épou- ser, il t'a dit la vérité. i — Pourquoi ne m'en as-tu point parlé toi-même? , — Parce que c'est une affaire de famille et que je suis étranger à ta famille. Le chérif me regarda. — Lami n’est point un étranger, dit-il. Je m'iuclinai. — Eh bien? lui demandai-je. . — Eh bien! je crains que ce ne soit une chose im- possible. Je me tus. — La jeune fille n’est pas noble? dit-il. — C'est la fille d’un laboureur et la sœur d’un pâtre. — Ni moi ni mes frères n’y consentirons jamais. — Tu vas désespérer ton neveu. — Jen suis faché, car c'est un brave jeune homme que j'aime beaucoup. — Il avait compté sur cette amitié, et la preuve, c'est qu'il aimait mieux s'adresser à toi qu'à son père. — Tu sais que la tribu des Bégams est une des tri- bus les plus hostiles du Djebel-Orra ? — Je sais cela, et cela m'avait paru une raison pour que tu donnasses ton consentement. — Je ne te comprends pas... — Ton neveu, par son influence, pouvait ramener cette tribu à toi. — Mais cette tribu, parson influence, peut éloigner de moi mon neveu. — Tu penses trop souvent au chérif Hammoud. Hussein fronça le sourcil. — J'y pense toujours, dit-il. — Réfléchis bien, Sidi, avant de faire le malheur de ce jeune homme. — Je réfléchirai! — Et tu me rendras réponse? — Oui, mais, je te le répète, j'ai des vues sur mon neveu. — Tu es le maitre! lui dis-je. Il me tendit la main, C'était signe qu'il se retirait. — Et la pendule? lui dis-je. — Ah! c'est vrai, je Poubliats. {I fallait que la préoccupation du chérif Hussein fit bien grande pour qu'il oubliât sa pendule. Yachya la prit entre ses bras et l'emporta. En sortant, le jeune homme me dit tout bas: L’ARABIE HEUREUSE. 49 oo + — Mon père consent-il ? — Non! répondis-je. — Je lui en reparlerai. Et il suivit son pére. Décidément j'étais un savant, mais Yachya était un profond politique. Le soir, j'allai faire ma visite au chérif; mais il ne me parla de rien. En rentrant chez moi, je trouvai notre amoureux; il venait chercher sa réponse. On sait ce que j'avais à lui dire. — Ils n’y consentiront pas! dit-il. — Alors que feras-tu ? — Ma résolution est prise. — Tu l’enlèveras ? — Jel’enlèverai. — Au risque de la colère de ton père et de ton oncle ? — Mon oncle a le bras long, mais mon cheval a les pieds rapides; je serai hors du pouvoir de mon oncle avant que mon oncle ne sache même que j'ai enlevé Quemar. Nous en étions là de la conversation quand Sélim entra. — Le chérif Hussein désire te voir, dit-il. — Il m'envoie chercher ? — Non, il te fait le signal de nuit. — Les deux lanternes? — Les deux lanternes. Que pouvait-il y avoir de nouveau? Je me hâtai de me rendre auprès du chérif Hussein. — Eh bien! me dit-il tout joyeux, la source existe. — Quelle source? — La source de lait! — Ton Kobail l’a vue? — Il l'a vue. — Et il t'a rapporté une bouteille de lait puisé à la source? — Il la rapportait quand, à une lieue d'ici, il l'a laissé tomber. — Etelle s’est brisée ? — Oui! — Où est ton Kobaïl? — Ilest là. — Puis-je lui parler? Hussein frappa dans ses mains. Un negre entra. — Fais venir Mabrouck, dit-il. — Je souhaite que son nom le protége! dis-je en riant. Mabrouck veut dire bonheur. Mabrouck entra. Je l'interrogeai. Sans sourciller, il répéta la même fable qu'il avait dite à Hussein. — Est-ce bien vrai? — Ras bouk ! (sur la tête de ton père!) C'est, après le nom de Dieu, le grand serment arabe. — C'est bien, lui dis-je, je te crois. Et je lui fis signe de sorur. — Tu vois? dit Hussein. — Je vois que Mabrouck est un infâme menteur. — Tu crois? — J'en suis sûr. As-tu fait donner un baschich au vieillard? — Je lui ai fait donner cinquante talaris. — Fais fouiller Mabrouck, et tu en trouveras vingt- cinq dans sa poche. — Comment cela? — Ils ont partagé. — Pourquoi auraient-ils partagé? — Parce que Mabrouck est son complice, et que, sur la promesse que lui a faite le vieillard de lui don- ner la moitié de ce qu'il tirerait de toi, il l'a aidé à te tromper. Hussein devint bléme et frappa du pied, C'étaient ses deux grands signes de colère, — Ecoute, lui dis-je, je veux voir par mes yeux et toucher par mes mains. Fais garder Mabrouck cette nuit; demain je le prendrai pour guide, et il me con- duira à la fameuse source. — Pourquoi pas le vieillard ou son fils ? — Parce que le vieillard et son fils sont déjà loin. —- Comment! ils sont déjà loin? — Fais-les appeler, tu verras. Chérif-Hussein frappa de nouveau dans ses mains. Un négreentra. — Faisentrer Mabrouck dans le skiffa (vestibule), et qu’on le garde à vue jasqu’à demain. Puis, tu amè- neras le vieillard et son fils. — Veux-tu me faire une partie d'échecs, Sidi? — Je ne joue pas! — Tant pis ! nous aurions eu le temps de la finir, dût-elle durer huit jours, avant qu’on retrouvât les deux découvreurs de la source. Hussein frappa du pied avec plus d'impatience en- core que la première fois. Nous attendimes un quart d'heure. Plus nous attendions, plus l'impauence du chérif croissait. Enfin le nègre reparut. — Mabrouck est dans le skiffa, dit-il. — Bien, et le vieillard? — On le cherche! — Il n’est donc plus en face du palais? — Il n'y est plus! — Je veux qu'on mel’amènel Le nègre sortit. — Tu permets, n'est-ce pas, dis-je au chérif, que j'aille demain avec Mabrouck à la recherche de la source ? — Oui, répondit-il. Puis, après un instant: — J'irai avec toi. — Tu viendras avec moi? 6 — Oui. Cet homme est un Kobaïl ; s’ilse voyait pris en flagrant délit de mensonge, il te tuerait ou te ferait tuer par des gens de sa tribu. J'irai. D'ailleurs, je suis bien aise de voir de mes yeux. — Soit! mais je te demanderai une grâce. — Laquelle? — Je ne te la demande pas encore; je dis que je te la demanderai. — Dans quel cas? — Si j'ai raison contre Mabrouck. L — Ce que tu me demanderas sera en mon'pouvoir ? 4 — Ce que je te demanderai dépendra entièrement etoi. — Alors je t'accorderai ce que tu me demanderas. — A quelle heure partons-nous demain? = a" 2 lever du soleil. C'était # trois ou quatre heures du matin. Le na rentra. : — On ne trouve pas le vieillard, dit-il, il faut qu'il se soit sauvé. — Que l'on continue de le chercher, et, si on le trouve, qu'on le mette, lui et son fils, dans les cachots de la citadelle. Je pris congé du chérif Hussein, et me retirai bien tranquille sur le sort du vieillard et de son fils. J'étais certain qu'on ne les retrouverait pas. En effet, ils ne re- parurent jamais à Abou-Arich, de mon temps du moins. En rentrant chez moi, j'avais dit à Hadji-Soliman de me réveiller à deux heures. Cette nuit, je m'étais couché sur ma terrasse. J'avais là un cadre, un tapis et une grande couverture de laine. Je dormais le visage caché sous ma couverture de laine, à cause de la rosée et des effets de lune. J'appelle Les effets de lune l'influence fatale que la lune a sur ce qu'elle regarde de son pâle visage, chair ou granit. Les effets de lune, qui ont été long- temps regardés comme un préjugé, sont maintenant 4 50 L'ARABIE HEUREUSE. admis par la science. La dégradation des Pyramides est attribüée au sourire pale et rongeur de la reine des nuits. Je ne voulais pas être rongé comme une pyramide. J'avais donc ma couverture par-dessus la tête, quand à deux heures du matin Hadji-Soliman vint la sou- lever. Seulement, je ne dormais pas, je révais. Je ré- vais à quelques mots que m'avait dits Yachya. Je songeais à cette conversation qui avait lieu entre le père et le fils quand j'étais entré; à ce secret que Yachya n'avait pu me dire parce qu'il n’était pas le sien; à cette mission pareille à celle dont je voulais le charger pour le chérif, et dont il serait probable- ment un jour chargé près de moi. Je me cretisais donc la téte pour tacher de voir quelque chose dahs cette obscurité, füt-ce un fantôme. Il en résulta que, lorsque Hadji-Solimäñ leva la couverture, i] metrouva les veux tout grands ouverts. Un quart d'heure après, j élais à la porte de la for- teresse du chérif. Bile était fermée, mais au prenvier coup de marteau elle s'ouvrit. J’élais attendu. Le chérif était éveillé, les Chevaux et les droma- daires étaient tout sellés, toute la famille était dé la course, frères, neveux, cousins. Yath\a et son âne étaient arrivés des premiers au rendez-Vous. Dans un angle du vestibule, Mabrouëk ‘attendait, gardé par deux nègres. Notre course devenait une excursion armée. En effet, elle avait lieu dans les montagnes, et certaines tribus des monlagnes étaient hostiles au chérif. Le chérif s'était informé d'avance de l'endroit où se devait trouver la fameuse source. C'était dans le Dje- bel-Sabbéah. Mabrouck avait donné tous ces détails d’un ton positif et en affectant la plus grande tran- quillité. On partit, comme l'avait dit Hussein, un peu avant le lever du soleil. Les nuits sont trés-claires en Orient, trés-froides et trés-humides. Le matin, la terte sémble couverte d'une gelée blanche, et, quand lé soleil commence 4 darder, ellé reluit comme une glace. Nous nous dirigions vers le sud-est. Le nom général de la montagne, à laquelle nous avons donné le nom de la localité la plus rapprochée, est le Djebel-Béni-Seid (la montagne des fils du Sei- gneur). Comme il n’y avait que des sentlers, et que trois ou quatre cents hommes ne peuvent suivre un senlier, nous occupions un certain espace dans la plaine, Lien résultait que nous faisions une espèce de battue, et que devant nous, des champs de trèfle, de sésame et de douräh (sarrasin), se levaient dés volées de pintades et de poules de Numidie, Les pintades,se levaient avec grand bruit, ainsi que les poules de Numidie: les pintades par bandes de vingt-cinq ou trente, les poules de Numidie isolées. Puis. venaient des bandes de perdrix et de cailles, qui Chantaient par milliers, et des outardes qui cou- raient péle-méle avec les liévres et les. chacals sans quitter la terre, battant l'air de leurs ailes, Des hyénes rôdaient au milien de tout cela, L'air élait presque aussi peuplé que la terre. Il y passait des bandes d'oies sauvages, de pluviers, de cigognes, de corbeaux. Au reste, le pays était magnifique pour la latitude, vert et cultivé comme un pays d’Burope. Le sésame étaiten fleur, et secouail dans l'air une odeur agréable qu’emportait fe vent de la nuit, ou plutôt du matin, car, là-bas, le matin commencé avant l& jour, et la nature s'évaillé avint lé soleil. Le soleil de leva dertibre les montagnes. Leurs pies, extrémement accitentés, se détachaient en vigueur sur on ciel d'argent glacé de rose, brun sombre dans le haut, bleu indigo dans le bas, Le chérif ordonna de faire halte. Toute la troupe s'arrêta et mit pied à terre. Limam Khatib fit l'appel à la prière. Les dromadaires etles chevaux. furent abarïdonnés aux sais. On fit les ablutions. Le chérif avait apporté de l’eau, non-seulement: pour boire pendant la marche, mais pour faire les ablutions. Il partagea cette eau avec moi et son fils. Les autres firent les ablutions au sable, ou plutôt le simulacre des ablutions. Puis la caravane se disposa sur une seule file, le! chérif au milieu, les serviteurs derrière. Point de hiérarchie pour le reste. Celui qui se trouve près du chérif y reste. | L'imam, placé en face du chérif, à quelques pas devant luiet tourné vers la Mecque, comrieriça la prière. Elle n’est que de deux prostrations. Deux fois chacun toucha du front la terre humide. Salone Les Persans ont cette différance avec les Sunnetes ou orthodoxes, qu'au lieu de peser la tête contre la: terre, ils la posent sur uné espèce de palet en argile, cuite, et qui vient du tombeau d’Hagan, fils d'Al Ce tombeau est situé à Meschéd-Ali. Cette terre vient aussi de Kerbeläh, la Grande-Chartreuse des Persans. | La prière faite, chacun remonta à cheval, à droma- daire et à âne, pour continuer sa route: | J'ai oublié de dire que l'on avait attaché Mabrouck sur un dromadaire. Pour la prière, on le détacha: Il pria avec les autres, puis on le rattacha de nouveau en lui laissant lés mains libres afin qu'il pûtindiquer dans quelle direction on devait marcher. On se remit en marche: Nous étions encore & deux ou trois lieues de la montagne. Nous rencontrames un douar sur notre chemin. Lés chiens nous añnon- cérent. Quelques hommes vinrent voir & qui ils aVaient affaire. Ils reconnurent le chérif et donnèrent avis au village de l'arrivée du maître. Aussi, tout en laissant le douar sur le côté, trouvames-nous une douzaine dé femmes et de jeunes filles qui venaient apporter du lait et de l’acida à Pémir. ; serie Nous avons dit que l’acida était le plat national. L'émir mit pied à terre, invita trois ou quatre per- sonnes à manger avec lui une bouchée d'acida et à boire un verre de lait. Les invités mirent pied ad terre à leur tour; je descendis de moh cheval, Yachya de son âne: Il s’approcha de moi. — Je vois un drôle, dit-ilen me montrant Mabrouck du coin de l'œil, qui n'aura pas trop ce soir de ses deux mains pour maintenir sa tête sur ses épaules. Pendant cette espèce d'aparté, le chérif causait avec les notables du douat. IL parlait agriculture, ré« colte, politique. Il donnait des conseils sur l'irniga- tion. Il s'informait dés dégâts que venaient de faire les panthéres qui descendent des montagnes. Un pe- titenfant avait disparu, que l'on supposait dévoré. Pendant ce temps, la suite du chérif Hussein fumait le bourri. Tout ce qui n'était pas chérif tirait au méme bourti deux ou trois bouffées de fumée. Les Arabes de ce douar avaient des puits à bascule, ils nous offrirent de l'eau: On remplaga dans les outres celle qui avait servi aux ablutions. On se remit en route. Alors les jeunes gens commencèrent une chasse à courre. Les uns poursuivirent les outardes à la lance: Les autres lancèrent leurs lévriers sur les gazelles. Les lévriers sont très-coquettement vôtus. Abd'el-Mélek etle jeune Hussein avaient apporté leurs faucohs. Un sais (paletrenier) tenait chaque faucon chaperonné surson poing. Les uns lancèrent les leurs sur des outardes, les autres sur des pigeons ramiers. Une chasse générale commenca. C'était un admirable spectacle que cette plaine sil- lonnée par les lévricrs et les cavaliers, que ce ciel rayé par le vol des faucons, des outardes et des ra- miers. Le rendez-vous pour le déjeuner était au pied des montagnes. C'était non-seulement le rendez-vous pour le déjeuner, mais la station de la sieste. Nous arrivimes vers les dix heures et demie. Les chasseurs nous rejoignirent peu à peu. Ils avaient fait bonne chasse; les uns rapportaient des gazelles, les autres des outardes, les autres des ra- miers. Nous étions à cent pas à peu près du village de Sabbéah. Ce nom, on le voit, a quelque rapport avec celui des Sabbéens, qui habitent à cinquante lieues à Vest. L'ancienne Saba,— Saba la Blanche, — la Saba de cette reine Nicaulis, grande appréciatrice de Salo- mon, n’est qu'à soixante lieues de là. On vida ét l'on embrocha les gazelles avec des baguettes de fusil. On trempa dans l’eau bouillante et on dépouilla comme des lapins, après leur avoir coupé la tête, les pattes et le bout des ailes, les ou- tardes et les ramiers. Puis, le tout cuit, on groupa ce ut An du plat de riz traditionnel et de l'acida ha: onal. _ Les gazelles sont un excellent manger. Leur viande est noiratre, ayant à peu près le gout du chevreuil, avec un léger parfum de musc. Dans quelques espèces, ce parfum devient trop fort et est désagréable, Joutarde, quoique la chair en soit bonne, tient comme goût le milieu entre Voie et là dinde, de Voie sauvage, bien entendu. Le riz se cuit à l’eau sans sel; puis, lorsqu'il est cuit ft que l'eau en est évaporée, on y verse du beurre bouillant. Quélques-uns y mélent des lentilles, d'autres des pois, d'autres enfin dés amandes où des raisins secs, comme dans un plum-pudding. On saupoudre le tout avec du gingefnbre, des clous de girofle et du piment. Après le déjeuner, on recut les députations. Le bruit dela présence du chérif s'était répandu dans les douars. Le chérif était là dans son domaine privé. La plupart des terres lui-appartenaient, les troupeaux étaient les siens, les habitants étaient ses fermiers. Tout ce monde-là relevait directement de lui. Aussi élait-ce Ini que l'on venait consulter pour les diffé- rends; c'élait à lui qu'on venait demander justice pour les crimes commis. à, comme saint Louis, le chérif rendait justice en plein air et sous un palmier, Au reste, un certain air de bien-être régnait partout. Le sang semblait plus Qu les hommes étaient plus forts, les femmes plus elles, tous étaiént mieux vêtus. Le chérif occupa lout letemps de la sieste à rendre justice et à conver- ser avec les uns et les autres. C'élait une femme qui venait se plaindre de son mari, un mari de sa femme, un père de son fils. C'é- taient des vols, des coups de couteau donnés, des coups de fusil tirés. Le chérif, avec une équité admi- rable, faisait la part de chacun; puis, comme le cadi voyage toujours avec le chérif, le châtiment était im- nédiatement appliqué, Les grosses affaires réglées, vinrent les plaintes contre les panthères et les sangliers. On promit aux habitants une grande battue au retour, Moyennant quoi tout le monde fut content, méme ceux qu'on venait de punir, Deux ou trois bAtonnés, enchantés d'être sortis d'affaire à si bon marché, apportèrent des fruits, des daltés sèches au chérif, qui les prit des coupables comme des autres. Ils n’élaient plus coupables puisqu'ils avaient été punis. Vers trois heures on se remit en route. Au dire de Mabrouck, on n'avaitplus qu'une heure ou deux pour arriver à la source de lait, Mabrouck avail mañgé avec les autres domestiques, et n'avait point paru manifester le moindre doute que la source L’ARABIE HEUREUSE. 51 fût toujours à sa place. Beaucoup, parmi les domes- tiques, y croyaient fermement. Nous marchames encore une heure et demie à peu près. Nous étions en pleines gorges de montagnes. Au sommet des pics, se penchant pour nous regarder, on voyait pâtres et troupeaux. Les pâtres chantaient se répondant d'üné montagne à l’âuire, et lon entendait les voix passer au-dessus de nos têtes; puis de temps en temps un coup de fusil répercuté par l'écho de la montagne. C'était quelque jeune Arabe chassant le bouquetin ou le vau- tour. fl y a des vautours si gros, = les vautours, dans toute l'Arabie, sont plus gros et beaucoup plus communs que les aigles, — il y a des vautours si gros qu'ils enlèvent de jeunes agneaux. On détruit done lé vautonr comme un animal de proie. Vers cing heures, Mabrouck déclara qu'il reconnais: sait le sentier qu'il avait suivi avec lé fils du vieillard, mais qu'il fallait quitter chevaux et dromadaires, pour marcher à pied. — Soit! dit Hussein, nous marcherons à pied. — Quoi, seigneur, dit Mabrouck, tu prendras la peine de venir toi-même avec moi? — Je veux voir de mes yeux et toucher de mes mains, répondit Hussein. XVI On délia Mabrouck, et nous mtmes pied à terre. Le chérif désigna pour venir avec lui son fils, son ne= veu, deux de ses frères, Yachya et moi, Deux nègres ne dévaient pas perdre Mabrouck de vie. Cinq où six autres portaient nos fusils et ceux des chérifs. Les chérifs ne portent jamais eux-mêmes leurs armes à fen. Le chérif faisait porter cette fois un fusil anglais & piston. J’avais par hasard des capsules de calibre et j'avais pu lui en donner. Nous nous engagednies dans la montagne. L'ascension était pour moi chose assez grave. Les Arabes courent dans les montagnes nu-jambes et souvent nu-pieds; dès l'enfânée leur peau s'est trouvée en contact avec les cailloux, les ronces, ets'est familiarisée avec eux. Ils n'y font plus attention. Mais il n’en était pas ainsi de moi. Tout chasseur que je fusse, ma peau avait été pro- tégée dans ma jeunesse par de bons souliers et de bonnes guétres, de sorte que, quoique nue depuis quelque temps, elle était encore fort, sensible au contact des corps tranchants, déchirants et même contondants. Il n’en fallait pas moins suivre Mabrouck partout où il allait; d'ailleurs ce n'était pas Mabrouck que je Suivais, C'était le chérif. Mabrouck était monté le pre- mier, toujours accompagné de ses deux nègres. Le chérif s'était bravement mis à sa suite à travers la montagne. Je m'élançai après lui, et le reste de nos compagnons ne vint qu'après moi. Je ne m'étais pas trompé dans mes prévisions. Ma- brouck, qui espérait nous dégoûter, choisissait lés chemins les plus rapides et les pe fourrés, Mais il avail dans lechérif Hussein tin chasseur de chamois et de bouquetins qui edt rendu des points aux Tyroliens et aux Oberlandais les plus agiles. Je n'ai jamais vu grimper comme grimpait le chérif, Mabrouck n'avait vérilablement pas eu de chance. Cependant il ne désespéra point tout d'abord. Il pa- rut s'orienter, prétendit s'être trompé, nous fit passer d'une montagne à l'autre, nous montrant un pic à peu près inaccessible, et nous disant que c'éluit presqte au sommet de ce pic qué nous trouverions la source de lait L'émir le regarda en face, 52 L'ARABIE HEUREUSE. — Tu en es bien sûr? dit-il d'une voix dans la- quelle il était impossible de reconnaître la moindre impatience. — J'en suis sûr, dit Mabrouck. — Allons! dit le chérif, la course m'a fatigué, et je serais content de me rafraichir à la source même. Yachya s’approcha de moi. — Voila un homme, dit-il, de la tête duquel je ne donnerais pas un para. Yachya ne risquait pas grand'chose: un para est la quarantième partie de cinq sous. Mabrouck reprit sa course, et nous le suivimes. Il marcha avec la constance du désespoir, jusqu’au moment où le pic de la montagne devint parfaitement impraticable. J'admirais le chérif. Là où les autres, les nègres eux-mêmes, s'aidaient des mains, lui marchait debout et sans se courber. Enfin Mabrouck se rendit. — J'ai perdu mon chemin, dit-il, je ne sais plus où cela est. — Bien, dit le chérif, cherchons un endroit où passer la nuit. L'obscurité était venue, et il était impossible, en effet, même pour le plus adroit et le plus hardi mon- tagnard, de repasser par les chemins que nous avions suivis pour venir, sans risquer dix fois de se casser le cou. On chercha un campement ou plutôt un bivouac. L'on trouva une espèce de plateau au-dessus d’un abime. Nous nous arrangeâmes pour y passer la nuit. Les deux nègres n’eurent même pas besoin qu’on leur en donnât l'ordre, ils garrottèrent d'eux-mêmes Mabrouck. Le chérif les vit faire du coin de l'œil. Il n'approuva ni ne blama la précaution. Pendant ce temps, d'autres faisaient du feu. Puis on visita les cantines. Les nègres de la suite avaient apporté un mouton sur leur dos. Le malheu- reux mouton, touten bélant, avait fait l'ascension avec nous. L'heure de sa mort était arrivée. On l’égorgea. Mabrouck le regardait saigner d’un air assez mé- Jancolique. C'était pour lui une espèce de répétition d'une scène qui devait lui être plus personnelle et surtout plus désagréable que celle qui s'achevait. Saigné, on lava le mouton de manière à lui enlever tout le sang. Puis on le fit cuire, selon la méthode ordinaire, dans un trou. Deux heures après, tant bien que mal, le souper était servi. Il se composait du mouton, de pain fait pour la circonstance, de riz, de dattes et de lait. Il va sans dire que ce lait ne venait pas de la source. On avait allumé un grand feu. Puis, comme à l'odeur du four, toutes sortes d'animaux carnassiers, chacals, hyénes, caracals, lynx et même panthères étaient venus voir ce qui se passait, on avait allumé tout autour de nous un cercle de petits feux pour les lenir a distance. Deux ou trois fois cependant des rugissements se firent entendre de si près, qu'on eit pu croire que les bêtes féroces avaient enfin pris en conseil la décision de nous attaquer. Tout à coup, à une cinquantaine de pas de nous, nous entendimes retentir un coup de fusil, puis un second. Nous regardimes autour de nous: il nous manquait Abd'el-Mélek et son nègre. Nous les vimes revenir trainant après eux un animal que je ne re- connus pas d'abord, et que je pris pour une panthère. C'était un caracal. Abd'el-Mélek vint se rasseoir près de nous sans dire un mot. Le nègre, à quelques pas de nous, se mit à dé- pouiller le caracal, dont la peau est presque aussi estimée que celle de la panthère. —_—_—— to tt tm Le bruit des deux coups de feu éloigna pour un instant hyènes et chacals. Mais, lorsque le mouton fut tiré du four et que le chérif eut commencé de le dé- pecer, l'odeur les rappela, et les apparitions et les ru- gissements recommencérent; mais, celte fois, on n'y fit pas attention : on mangeait. Il va sans dire qu'avant le souper le chérif avait de nouveau fait faire la prière. Après le souper, on prit le café. En Arabie, on prend du café partout. Le chérif avait un homme exprès pour son café. En prenant le café, on conta. Mais il ne fut pas dit un seul mot du motif qui nous avait amenés là. Mabrouck avait dîné avec les autres domestiques, et comme eux. Ainsi qu'au déjeuner, on lui avait délié les mains pour qu’il pit manger tout à son aise. Puis, le souper fini, on les lui avait liées de nouveau. Il semblait être d’une indifférence complète à ce qui se faisait. On n’eut jamais, les cordes cachées, deviné qu’il était le personnage principal du drame qui se jouait ou plutôt qui allait se jouer. Jusqu'à minuit on causa. Vers minuit, le chérif s’enveloppa dansson abbaïe (par-dessus), et s'étendit sur son tapis. Chacun en fitautant. Seulement tout le monde n’avait pas de tapis. Les nègres veillèrent ou plutôt se partagèrent la veillée, les uns gardant Mabrouck, les autres alimen- tant le feu. Dire que l’on dormit bien, au milieu des glapissements, des lamentations de tous les horribles animaux qui rôdaient autour de nous, ce serait men- tir impudemment. Les hyènes surtout, aussi voraces que lâches, ne nous laissaient pas un instant de repos. Une d’elles se glissa jusqu’à l'endroit où l'on avait jeté les intestins du mouton. Une balle que lui envoya Abd’el-Mélek la coucha morte à côté de la proie qu'elle convoitait. Une autre essaya de s'emparer de la carcasse, où cependant les dents des nègres n'avaient rien laissé que pussentenvier les dents des chacals et des hyènes. Elle était venue sur quatre pattes; un second coup de fusil du jeune Arabe la renvoya sur trois. Mais il ne daigna se lever ni pour la hyéne morte ni pour la hyéne blessée. Yachya, le moins rassuré de nous tous, s'était glissé près du jeune chérif comme un confident de tragédie près de son prince. Il avait pensé qu’ Abd’el- Mélek paraissant, d’après les trois coups de fusil tirés, du même naturel que les bêtes féroces, il était mieux près de ce Thésée arabe que partout ailleurs. Ce que j'aurais autant aimé qu’Abd’el-Mélek tirât que ses hyènes et ses caracals, c'était une chouette qui était venue se percher à une cinquantaine de pas de nous, et qui, avec la régularité d'un pendule, faisait entendre de minute en minute son cri monotone et plaintif. Au reste, la chouette est pour les Arabes, comme pour nous, un oiseau de mauvais augure; seulement ils craignaient de la tuer, de peur de se porter, en la tuant, malheur à eux-mêmes. Pendant toute la nuit on avait entendu, bien au delà des cris et des rugissements des animaux de la mon- tagne, les aboiements des chiens. Vers une heure on entendit le chant des coqs, qui se succédèrent d'heure en heure jusqu'au jour. Au fur et à mesure quele jour approchait, les aboiements des chiens diminuatent. Bien avant les horlogers, Dieu avait fait de la création une immense pendule, où, pendant le jour comme pendant la nuit, l'homme pouvait lire l'heure. On fut obligé d'attendre le point du jour. On l'atten- dit en faisant la prière. Puis, la prière faite et le jour venu, on se mit en route pour redescendre. Si l'ascension avait été difficile, on comprend que la descente était presque impossible. Ce fut par des miracles d'équilibre et d'adresse que nous arrivames en deux heures au point où nous avions quitté che- vaux, mules, chameaux et dromadaires. L'ARABIE HEUREUSE. 53 Yachya relrouva son âne avec bonheur. Je crois même que, dans un moment où il crut que personne ne le regardait, il lui donna, comme Sancho faisait, l'accolade du retour. ; A notre vue, tout le monde se leva. Mais pas une voix ne se permit d'interroger. Il est vrai que la vue de Mabrouck, garrotté plus étroitement qu’au départ, répondait à toutes les questions. On le replaça sur son chameau. Nous reprimes notre route vers le village de Sabbéah, où nous arrivâmes entre neuf et dix heures du matin. La, le chérif Hussein s’arréta, déclarant que la battue promise serait pour le lendemain. En conséquence, on expédia de Sabbéäh, qui est le chef- lieu de tous les douars qui se trouvent sur le versant ouest de la montagne, des messagers pour annoncer que, le lendemain, au point du jour, une grande bat- tue commencerait du Djebel-Chérif jusqu'au Djebel- Orra, le Djebel-Chérif étant l'extrémité sud et le Djebel-Orra l'extrémité nord du demi-cercle. En profondenr, la battue devait s'étendre jusqu’au village de Harrad. Les habitants de Harrad et les douars dépendant du village étaient chargés de con- duire la chasse au centre. Les habitants de Djebel- Chérif, de Habur, de Doffin et de Wadeij étaient chargés de se souder à leur droite. Les Béni-Sereem, les gens de Sabbéah, ceux de Bédoui devaient se souder à leur gauche. Le demi-cercle embrassé par les rabatteurs devait être d’une quinzaine de lieues. Les tireurs devaient former la corde de l'arc, et, placés au pied des mon- tagnes et dans les ouvertures des vallées, empêcher les animaux de regagner leurs repaires. Les messagers partirent dans toutes les directions, répondant que dès dix heures du soir les traqueurs seraient à leur poste. Chacun y mettait joyeusement du sien, chacun élant intéressé à ce que la chose réussit. Les animaux féroces, comme les bandits à deux pieds, ont leur heure pour exercer le brigandage. Ils descendent de la montagne de dix heures à minuit. Ils y rentrent de deux à trois heures du matin. Il fut donc convenu que dans la journée on gagne- rait par groupes les douars des Béni-Moréan, des Béni-Sereem, de Zada et de Habur. Un groupe devait rester à Sabbéah. Vers minuit, chaque groupe descendrait de son douar et se mettrait en ligne en s'étendant à droite et à gauche, de manière à donner la main aux deux groupes qui seraient à sa droite et à sa gauche. Chaque groupe en feraitautant; en peu de temps, la chaine serait tendue et la montagne fermée. La montagne fermée, les tireurs fermant la mon- tagne allumeraient des feux pour empêcher les ani- maux d'y rentrer. Ces feux seraient un signal aux traqueurs d'allumer les leurs. Les animaux ainsi enfermés n'oseraient point s'échapper par la plaine, et ne pourraient point ren- trer dans la montagne. Tous ceux qui seraient sortis appartiendraient aux chasseurs, sauf quelques-uns qui forceraent l'enceinte. La journée se passa en préparatifs. Le chérif, trois ou quatre de ses frères, son fils, son neveu, Yachya el mol, nous gagnimes le centre, c'est-à-dire le village des Béni-Sereem. Ses autres frères et la suite se sépa- rérent en groupes d'une centaine d'hommes. Chaque groupe joiguit son poste. A onze heures à peu près, chacun se mit en marche. A minuil, la ligne élaitfor- mée sur une largeur de huit à neuf lieues. Les meilleurs tireurs des Béni-Moréan, des Béni- Sereem, des habitants de Zada et de Habur s'étaient joints à nous. Nous formions une ligne de quatre mille hommes à peu près, tous armés du fusil, à l'exception des chérifs, armés de leurs lances. El devait y avoir quinze mille rabatteurs. Les rabatteurs se trouvaient à quatre mètres les uns des autres. Ils finiraient par ne plus se trouver qu'à deux mètres au fur et à mesure qu’ils se rapproche- raient du centre. Les tireurs se trouveraient à huit ou dix mètres les uns des autres, c'est-à-dire à même de se porter, en cas de besoin, mutuellement secours. Nous allumâmes les feux, le chérif, placé au centre, ayant allumé les siens le premier. A l'instant même, à droite et à gauche, les feux brillèrent comme une trainée de poudre; puis l'in- cendie gagna le cercle de la plaine. Ces feux étaient à dix mètres à peu près les uns des autres. Les animaux qui tenteraient de forcer le cercle des rabatteurs ou la ligne des tireurs seraient vus comme en plein jour. Rien de plus facile donc que de tirer sur eux. Nous ne pouvions, à cause des accidents de terrain, distinguer toute la ligne circulaire des feux, mais nous apercevions tous ceux qui étaient placés sur les hauteurs. De cent mètres en cent mètres, un homme veilla, prêt à donner l'alarme si quelque animal féroce vou- lait rentrer. On n’entendit dans le courant de la nuit que deux ou trois coups de fusil. Les chevaux et les dromadaires, car chacun avait conservé sa monture, étaient tenus un peu en arrière par les sais et les kobails. Mabrouck, toujours prisonnier, continuait à faire partie de notre groupe. Quelques rugissements que nous entendimes dans le cercle enflammé nous annoncéreat que nous aurions affaire, le lendemain, à des bandits de pre- mier ordre. On se réveilla avant le jour. Les jeunes gens avaient dormi à peine, Abd’el-Mélek surtout, qui se faisait une fête de cette chasse. Les sentinelles avaient vu errer une assez grande quantité d'animaux qui tentaient de rentrer; mais les feux leur avaient barré le passage. Parmi ces ani- maux, ils avaient cru disunguer trois ou quatre pan- thères. Au point du jour, un coup de fusil fut tiré au centre. C'était le signal. De cent pas en cent pas les coups de fusil reten- tirent, à droite, à gauche, s'éloignant du centre et gagnant les extrémités. Puis, des deux extrémités, les coups de fusil continuèrent à s'étendre sur toute la ligne, se rapprochant du centre de la courbe. Alors, avec de grands cris, les traqueurs commencèrent à rabattre. On comprend qu'ils étaient à trop grande distance pour être vus et entendus. Les premiers animaux qui nous donnèrent de leurs nouvelles furent les gazelles. Une avant-garde de deux ou trois gazelles effrayées vint nous annoncer que la battue était commencée. Mats, en nous voyant, elles rebroussérent chemin. Puis les liévres; mais les lièvres nous forcèrent. On ne s'inquiéta point d'eux. On ne les mange pas en Arabie, et eux ne mangent pas les autres. Puis passèrent sur nos tétes des volées d'oiseaux, pintades, perdrix, outardes. Nous vimes quelques antilopes courant çà et lr, s'arrélant pour prendre le vent, et rebroussant che min. Puis les chacals, puis les hyènes, puis un trou peau d'onagres, Vers sept où huit heures du matin, on commença de voir, comme un point blanc, la fumée des coups de fusil, sans les entendre et sans distinguer encore ceux qui les liraient. Abd'el-Mélek n'eut pas la patience d'attendre que le gibier viot à lui, LE monta sur son cheval, prit su 2 SE L’ARABIE HEUREUSE. es nea lance, et, suivi de trois nègres à dromadaire, dont Yun portait une seconde lance et les deux autres des - fusils, ils’élança vers le centre. F — Veux-tu me permettre de suivre ton neveu? demandai-je au chérif. — Tu aimes donc la chasse? me dit-il. — Oui, mais j'aime aussi beaucoup ton neveu. — Va, fit-il. Je m’élancai à mon tour dans Je cercle, faisant signe à Sélim, à Mohammed et à Hadji-Soliman de me suivre. Sélim me suivit à cheval. Mohammed et Hadji-Soliman me suivirent à dromadaire. J’ayais mon fusil à deux coups, mes pistolets, mon sabre et mon poignard. Sélim, Mohammed et Hadji-Soliman avaient des fusils à deux coups et leurs poignards. Nous allions au grand galop à travers la plaine, comme dans un steeple-chase. Au fur et à mesure que nous ayancions, nous commencions à entendre les coups de fusil. Puis, de loin, à perte de vue dans l'air, nous voyions des bandes de vautours, gros comme des hirondelles, tourner en cercle. Ils nous indiquaient le point où étaient les chasseurs. Puis ces animaux nous apparaissaient plus effarés, profitant de tous les accidents de terrain pour passer inapercus et fuyant d’oasis en oasis. Au bout de trois quarts d'heure de course, nous nous trouvions au plus fort de la mêlée. C'était un curieux spectacle à voir que celui des rabatteurs, les uns à pied, les autres à cheval; les cavaliers armés de leurs grands fusils à méche; les piétons de casse- têtes, de hallebardes, de sagayes, de lances, de sabres emmanchés au bout de perches, Chacun avait fait arme de ce qu'il avait trouvé. Pendant un instant, nous ne sûmes à quel animal faire face. Des sangliers fuyaient par centaines. Les grandes herbes étaient remuées par eux comme les flots de la mer. Abd'el-Mélek dédaigna tous ces fuyards. Deux ou trois cents de nos rabatteurs s’acharnaient sur une oasis qui devait, si l’on en jugeait par leurs cris, renfermer quelque chose de sérieux. Nous arri- vames à l'oasis. On venait d’y faire entrer une pan- thère. A la vue du jeune chérif, les cris redoublévent. Chacun s’anima au danger. Quelques nègres, leurs couteaux à la main, entrérent dans l'oasis ep rampant comme des couleuvres. Une douzaine de Kobails les suivaient avec leurs fusils. Au bout de dix minutes on entendit de grands cris; puis trois ou quatre coups de fusil, puis des cris encore. La panthére fuyait et venait à nous naturellement, puisque nous étions du côté opposéoù l'on fouillait le bois. Elle sortit à trente pas environ du jeune chérif. Il s'élança sur elle au galop, en criant, et la lance en arrêt de la main droite, La panthére avait une patte de devant cassée. Elle essaya de fuir. Mais, voyant que le cheval gagnait sur elle, elle s'accula à une souche d'arbre, Le jeune chérif piqua droit sur elle. Il lâcha les rênes de son cheval, et prit son pistolet de la main gauche. Au reste, j'eus à peine le temps de voir ce qui $e passa. Abd'el-Mélek était à dix pas encore de la panthère L'animal bondit sur lui. Je la vis cramponnée un instant au cou du cheval du jeune homme. Il me sembla que le cheval se cabra; puis cheval, cavalier el panthere furent enveloppés d'un nuage de fumée. Je lançai mon cheval, pour aller, s'il était besoin, au secours d’Abd'el-Mélek, Tout était déjà fini, La panthére gisait, la tête fracassée; le cheval d'Abd'el-Mélek ruisselait de sang, De la patte dedevant qui lui restait, elle s'était eramponnée au cou du cheval; par bonheur, la seconde étant brisée était retombée inerte. à Le cheval, grièvement blessé, jetait le feu par les yeux, le sang par la bouche. I] se cabrait, et tournait presque debout sur ses pieds de derrière. Le jeune homme ne pouyait le retenir, la bride ayant glissé par-dessus la têle. Je courus au prince. — Es-tu blessé? jui dis-je. A — Non, répondit-il, mais j'ai peur que mon cheval ne le soit mortellement, Nos domestiques. étaient arrivés. Mohammed et Hadji-Soliman sautèrent à bas de leurs dromadaires, Les trois nègres en firent autant et santèrentàleurtour, On saisit le cheyal au mors, puis on rendit la bride au jeune homme. On ne pouvait calmer le cheval ; le rale de la panthére l’épouvantait. Abd'el-Mélek mit pied à terre. Il déchira un morceau de sa ceinture et essuya lui-même les blessures. Elles étaient profondes mais n'avaient point attaqué l'artère. 4) Je rassurai le jeune homme. Un des nègres ayait une outre à son dromadaire. Il détacha l’outre, et imbiba d’eau le fragment de cein- ture déchiré par son maitre. Le cheval se laissa fair indiquant le soulagement que lui procurait la fraicheur fe l'eau ; mais il avait toujours l'œil fixé sur la pan- thère, qui agonisait. Pendant ce temps, j'envoyai une balle à un sanglier qui me tentait en passant à vingt pas de moi. Blessé, le sanglier chargea mon cheval. Je fis bondir mon cheval par-dessus lui, et lui en- voyai ma seconde balle. Sélim, qui était resté à che- val, courut sur lui; il lacheva d'une troisième balle. Au feu que nous faisions, nos rabatteurs accou- rurent. On trouva les deux cadavres. On laissa le sanglier où il était. Il était bon pour des hyénes et des chacals, non pour des musulmans. Quant à la pan- thère, on l'éventra et on la dépouilla presque vivante encore. : On brila des feuilles sèches, onen frotta les bles- sures du cheval d’Abd’el-Mélek afin d’arréter le sang, et l’on se remit en chasse. Pendant plus d’une heure nous n'eûmes affaire qu'à des animaux fuyards: antilopes, hyénes, chacals et ce Je tuai cependant un lynx et deux ou trois yènes. Le jeune chérif faisait merveille avec sa lance. Une fois qu’il s'était précipité, aucun accident de terrain ne sauvait l'ennemi. Il est vrai que son cheval, tout blessé qu’il était, le secondait prodigieusement. On eût dit qu’ilavait une revanche à prendre, tant il se prétait aux caprices de son cavalier. Au milieu de cette chasse monstre, un épisode moitié grotesque, moitié terrrible, attira particuliè- rement mon attention. Un Kobaïl avait blessé un onagre d'un coup de fu- sil. L'animal, furieux, était revenu sur lui. Le Kobaïl avait voulu fuir, mais il avait été bien vite rejoint par son adversaire, qui l'avait saisi à l'épaule. Le Kobail avaitappeléau secours; ses camarades étaient accourus; mais, plus rapidement qu'aucun d'eux, le jeune chérif. Le Kobail était renversé; l'onagre le foulait aux pieds. Abd'el-Mélek blessa l'onagre d’un coup de lance. L'onagre se retourna. Il mordit à belles dents le che- val du jeune homme; mais ce n'était plus une pan- thère; le cheval se défendit. Rien n'était beau comme la lutte de cet âne sau- vage, de ce cheval et de ce cavalier. On eût dit d’une trombe, tantils soulevaient de poussière autour d'eux. Le jeune homme déchargea sur l'animal son second coup de pistolet. Pendant ce temps, un nègre se glissa derrière l'onagre. I lui coupa le jarret avec son cou- teau. L'onagre se renversa en arrière, essaya de se re- tirer et de fuir; mais il relomba, Le jeune chérif alors le cloua contre le sol avec sa lance, Aussitôt on se jeta sur Vonagre; en un clin d'œil, on le dépouilla comme our nt pre mg été as: épis Satie - ‘ ln D Mens - L'ARABIE HEUREUSE. 53 L ‘= PSS CEE on avait fait de la panthère, comme on faisait des chacals, des hyénes, comme on fait enfin de tous les animaux à fourrure, Puis on laissa le corps. g Voilà pourquoi les vautours suivent si fidèlement les chasseurs. à Pendant ce temps, nous avancions toujours. Nous commencions à entendre les coups de fusil des tireurs placès au pied des montagnes; bientôt ces coups de fusil se rapprochèrent. Le chérif avait donné l'ordre de se mettre en mou- vement et dé repousser les animaux vers le centre. Il arriva un moment où les dix-huit où yingt mille hommes formant la battue se trouvèrent réunis, dé- crivant un cercle de trois ou quatre lieues de circon- férence et d'une lieue de diamètre. Au milieu de ce cercle erraient, rugissant, glapissant, bramant, bélant, tous les animaux que l’on avait mis sur pied. Deux ou trois oasis étaient enfermées dans ce cercle. C’étaient les derniers refuges du gibier. Les chasseurs se touchaient. Il n’y avait plus moyen de les forcer. Tout ce qui se trouvait pris était bien pris. Dans le cercle galopaient les chérifs et les chefs de tribu. Tl arriva un moment où, comme les chasseurs, les animaux se touchérent. Entourés de toutes parts, ahuris par les cris, aveuglés par les coups de fusil, décimés par les balles, ils semblaient avoir perdu, du moins à l'égard les uns des autres, leur férocité native. Les hyénes coudoyaient les gazelles, les lynx les antilopes, les chacals les lièvres, et les panthères les sangliers. Le cercle se resserrait toujours. Alors la boucherie commença. Il y avait dans le cercle trois ou quatre anthéres, deux caracals, six lynx, une dizaine de yènes, cinq ou six onagres, une vinglaine de san- gliers, trente ou quarante gazelles, et deux ou trois cents lièvres, Tout fut tué. La chasse dura jusqu'à quatre heures du soir. Les morts comptés, on trouva trois panthéres fe- melles, deux panthéres mâles; on avait pris vivants deux petits. On trouva trois caracals, sept lynx, vingt hyénes, trente chacals, sept onagres, cinquante ga- zelles, trois cent cinquante liévres, le tout compté par les peaux. Quant aux sangliers, on ne les comptait pas. En fait d'hommes, nous avions deux morts et douze ou quinze blessés, Un des deux morts avait élé tué d'une balle, par accident. Lautre mort avait été piqué par un /e/ad (vipere-céraste). Il avait eu beau lier la jambe au-dessus de la morsure, les denis ayant frappé sur une veine, le poison s'était rapidement mélé au sang. En moins d'une heure, l'homnie était mort. Parmi les douze ou quinze blessés était notre Kobail: foulé aux pieds par l'onagre, il avait eu une cuisse cassée, une effroyable morsure à l'épaule, et cinq ou six meurtrissures causées par des ruades. Les autres avaient reçu des coups de griffes de panthère, des coups de boutoir de sanglier, des coups de dents de caracal; deux ou trois élareut piqués par des scorpions. Ceux qui pouvaient marcher suivirent clopin clo- pant, ceux qui étaient trop malades pour faire le trajet à pied furent mis sur des chameaux. rentra vers sept heures du soir à Sabbédh. XVII Chaque maison du village avait un feu devant sa orle. Les chiens annonçaient notre arrivée depuis onglemps. A l'entrée du village, nous nous annonçâmes nous- mêmes en faisant une décharge générale. Les Ko- bails et les fellähs étaient retournés à leurs tribus et à leurs douars. Les chefs seuls avaient accompagné le chérif. Nous étions six à sept cents en tout. Comme on nous avait attendus, les préparatifs étaient faits. On avait tué une cinquantaine de moutons. On avait fait des galettes, d'effroyables sébiles de riz, des yre/f- nas (Compotes de fruits), de l'acida, des palisseries. Le lait était conservé datis des paniers de feuilles de palmiers, si bien serrés qu'ils contenaient même l'eau. Il y avait du lait de chamelle, du lait de chèvre, du lait de brebis, des monceaux de dattes, des ruis- seaux de café. Les chevaux n’avaient pas été oubliés. Ils nageaient dans l'orge et le hachich. Abdel-Mélek pansa le sien lui-même. Le coura- geux animal semblait avoir oubhé déjà ses blessures. Les honneurs de la chasse étaient au neveu du chérif. Il avait tué deux panthères, un caracal et trois lynx. IL n'avait compté ni les hyènes, ni les sangliers, ni les chacals. Yachya avait assisté à la chasse en amateur. Il n'avait pas quitté le jeune chérif tant que celui-ci était resté en place. Mais quand le jeune chérif avait pris part à la bataille, il s'était reliré près des hommes qui gardaient Mabrouck. Les chasseurs s’étaient réunis par groupes de dou= zaine. Hs formaient par conséquent soixante-dix à quatre-vingts groupes. Tout cela mangeait à sa faim, ce qui arrive rarement chez les Arabes. C’étaient de yéritables noces de Gamache. Après le souper il y eut ballef. Les nègres et les Kobails en furent les principaux acteurs. On sait que ces sortes de danses ne peuvent guère se décrire. On atteignit ainsi environ detix heures du matin. A deux heures du matin, le chérif donna le signal du départ, Chacun remonta à cheval. Il y avait près de trois jours que personne n'avait dormi. Aussi cha- cun avait-il hâte de rentrer, excepté Mabrouck, qui se doutait probablement de ce qui l’altendait à l'ar- rivée. Nous refimes, en nous en allant, le même chemin que nous avions fait pour venir. Mais, cette fois, la plaine était solitaire. Plus de volées de perdreaux, de de pintades, d'outardes. Plus d'antilopes, de gazelles, de chacals, d'hyènes et de lièvres: La battue de la journée avait tout tué ou tout chassé. Au leyer du soleil, la prière se ft, comme nous avons déja dit, et dans les mêmes formes que nous avons raconices, On délia Mabrouck pour qu'il ptt faire ses ablutions, Seulement deux nègres le gar- daient le sabre à la main. On remonta à cheval, et l'on arriva vers les huit heures à la citadelle. Les notables de la ville atten- daient le chérf à un demi-quart de lieue, avec les clefs. C'est une politesse que l'on faisait à Hussein chaque fois qu'il revenait d'unéexpédilion. Le mupht, dans ce cas, débitait une harangue de circonstance. Le chérif eut sa harangue, Ll fallait ou faire un grand détour circulaire, ou traverser un coin de la ville, Le chérif donna l'exemple en franchissant la porte. A l'instant où on le vit, les femmes tirent entendre cette espèce de gloussement dont nous avons déjà parlé, Il se répandit d'un bout à l'autre de la ville, qui sut ainsi que son chérif rental, Le discours était un long éloge sur les hauts faits des chasseurs et sur la paternité du gouvernement du chérif, Tout le monde accompagna le chérif jus- qu'à sa forteresse. Le chérif salua : on prit congé; seulement il donna rendez-vous aux principaux pour trois heures. Mabrouck fut réintégré dans la skiffa. 86 L'ARABIE HEUREUSE. D ren ene ve UP ae Le chérif rentra chez lui et donna ordre de lâcher les pigeons. Pour que le lecteur comprenne cet ordre, il est besoin d’une explication. Les pigeons sont des pigeons messagers. Le chérif correspond par ces pi- geons, soit avec ses frères, soit avec les chefs. Il tient enfermés dans un endroit sombre des pigeons appor- tés de Moka, de Taés, d’Hodeida, de Djézan, de tous les districts enfin. De méme toutes les villes tiennent enfermés des pigeons apportés d’Abou-Arich. Lorsque le chérif part, il lâche des pigeons annonçant ce dé- part et la cause de ce départ, s’il désire qu'il soit connu. Lorsqu'il arrive, il annonce son retour par le même moyen. On lui répond, s’il y a réponse, par des messagers semblables. Cette facon de correspondre n’est pas aussi rapide que le télégraphe électrique; mais le télégraphe électrique n’était pas connu, même en France, à cette époque. Jusqu'à la découverte du télégraphe, c'était ce que l’on avait trouvé de mieux. Le pigeon fail seize lieues à l'heure. Les chemins de fer anglais en font vingt. La sieste commenca. A trois heures, tout le monde revint à l'audience du chérif. Lorsque chacun fut réuni : — Mes enfants dit-il, un homme nous a trompé pour nousSoutirer un argent que nous lui eussions donné ‘s’il fat venu nous le demander franchement. Il nous a fait un mensonge, nous y avons cru. Il a juré par la tête du père d’Hadji; il a juré par le Pro- phète; et nous l'avons convaincu à la fois de men- songe et de parjure. Je me sens irrité; je voudrais être juste : quelle est la punition que mérite cet homme? C’est vous qui prononcerez sur son chati- ment. Le mupbti fit un pas en avant! — Sidi, dit-il, d'après les usages musulmans, il mérite la mort. Le chérif se retourna vers les autres notables pré- sents. Il voulait connaître le sentiment de sa cour. Excepté moi, qui m’abstins, tout le monde vota pour la mort. — Qu'on amène Mabrouck, dit le chérif. On amena Mabrouck. Mabrouch était calme jusqu'à Vinsolence. — Tu es accusé et coupable d’imposture et de sacri- lége, tu as menti et juré pour induire ton maitre en erreur et le voler; l'avis unanime est que tu as mérité la mort. Au mot de mort, tous les assistants se levèrent. C'était le signe de l'assentiment. Le coupable resta impassible. Le muphti alors prit la parole à son tour : — Tu es condamné, dit-il, à avoir la tête séparée du corps. — C'était écrit! dit le coupable. Les eunuques qui avaient amené Mabrouck le remmentrent. I les suivit, ou plutôt les accompagna sans difficulté. A la porte se tenait l'exécuteur. C'était un nègre de haute stature, absolument nu, à l’excep- tion de la fouta, d'un turban et d'une ceinture rouge. Dans la ceinture était passé le s4/ (sabre) des arnautes, recourbé en dedans. C'est l'arme avec laquelle l'exé- culeur tranche la tête, en tirant à lui. On emmena le coupable dans la cour sur laquelle donnaient les fenêtres du divan d'Hussein. Chacun se mit à prier le fatha. Seul, je m'approchai de ta fenêtre, Mabrouck était déjà dans la cour, au milieu d'un cerclede nègres. A vingt pas de lui, des Kobails, des nègres et des Arabes, jouaient aux dames et au irictrac, sans que ce qui allait se passer les dérangeal le moins du monde de leur partie. On donna de l'eau à Mabrouck pour faire ses ablu tions, puis on voulut le faire mettre à genoux pour dire son fatha. Il refusa de se mettre à genoux, en disant qu'il n'y avait que les chrétiens qui s'agenouil laient. Il dit son fatha debout. Le fatha est le Pater noster des chrétiens. Puis on le fit asseoir à terre. L’exécuteur tira son couteau de sa ceinture, atten- dant que le patient eût fini sa prière pour l’exécuter. De l’autre côté du mur on entendait des gémissements de femmes. Ces gémissements, selon toute pro- babilité, étaient ceux de la mère et de la sœur du coupable. La prière finit. Le bourreau alors roula autour de sa main gauche la natte de cheveux que Mabrouck avait au milieu de la tête. Cet homme n’était plus séparé de l’éternité que par la durée d’un éclair. — Arrête! criai-je au bourreau. Le bourreau leva la tête. Reconnaissant que c'était le serdar du chérif qui lui parlait, il s'arrêta. Le mot Arrête! prononcé par un homme qui n’avait pas droit de vie et de mort avait produit une sensation profonde sur l’assemblée. — De quel droit as-tu dit « Arrête»? demanda le chérif. sun Parce que la vie de cet homme m’appartient, idi. — Comment tappartient-elle? — J'ai ta parole. Tu as promis, si la source de lait n’existait pas, de m'accorder la grace que je te deman- derais; et Hussein n’a jamais manqué a sa parole. Eh bien! je te demande la vie de cet homme. C’est moi qui l'ai accusé; c'est moi qui serais cause de sa mort; ce serait un chagrin pour moi. Au nom de ta parole engagée, Sidi, ordonne qu'on fasse grace à Mabrouck. Un murmure d'approbation accueillit mes paroles. Le chérif s'approcha de la fenêtre. — Je change la peine de cet homme, dit-il, en une année de détention. — Sidi, lui dis-je, j'ai demandé la grâce entière. — Laissez aller cethomme où il voudra, dit le chérif. Le bourreau lacha la natte de cheveux et se recula de deux pas. Mabrouck se releva. Il secoua la tête comme pour voir si elle tenait encore sur ses épaules. Puis rassuré : : — C'était écrit! dit-il de nouveau. Et, cela dit, il sortit de la cour. Seul, le bourreau restait penaud : le bourreau a vingt-cinq roupies par exécution. Je lui jetai deux guinées. — Que fais-tu? me demanda Hussein. — Sidi, lui répondis-je, il ne faut priver personne de son salaire. En rentrant chez moi, je trouvai Abd’el-Mélek qui m'attendait. Quoique pendant tout le voyage nous nous fussions trouvés seuls, quoiqu'il eût pu me parler facilement, sans être écouté ni entendu, de ses affaires d'amour, il ne m'en avait pas dit une parole. Un homme étranger à ce qui se passait dans le cœur du jeune homme n'eût vu en lut et dans toutes ses actions que les actes d'un chasseur passionné. Moi, j'y voyais la passion d’un homme amoureux qui cherche, non point à échapper à ses amours, mais à donner une pâture quelconque à son activité. Pendant cette chasse, il s'était jeté avec une insou- ciance profonde au milieu du danger. C'était non pas l'iussuciance, mais l'assurance de "homme qui sent qu'il n'a pas besoin Je sauvegarder sa vie. Sa vie est sous la protection de la plus fraiche de toutes les déesses et du plus puissant de tous les dieux, la Jeunesse et l'Amour. [| m'attendait pour me demander si j'avais reçu de son oncle une réponse définitive. On sait de nouveau ce que j'avais a lui dire. Son oncle m'avait fait la réponse ordinaire des Arabes: — Dieu verra! (Eschodf Rabbi!) L'ARABIE HEUREUSE. 57 LT CE Ce n’était pas une réponse. Le jeune homme me pria de tirer de son oncle quelque chose de plus positif avant l’Aid-el-Kébir, c'est-à-dire avant la grande fête Courban-Beiram. En effet, nous nous approchions de l’époque où la grande fêle allait avoir lieu. Disons ce que c’est que la grande fête. La grande fête a lieu à propos du pèlerinage au Djebel-Arafat. Elle est instituée en l'honneur du sacrifice qui a lieu le 40 du mois de El-Hadj. Le mois de E|-Hadj est le douzième mois de l’année, notre mois de décembre. Faisons observer en passant que les mois musulmans sont lunaires, ce qui nous donne onze jours de différence. L'année musulmane n'est que de 354 jours dans les années ordinaires, et de 355 dans les années bissextiles. A l’occasion de cette fête, — nous parlons ici de ce qui se fait à Abou-Arich, — à l’occasion de cette fête, la prière du matin est d’abord annoncée par une salve d'artillerie. La veille, tous les minarets et l’intérieur de la mosquée ont été illuminés. A cette occasion, les principaux habitants de la contrée arrivent, de toutes les parties du principalat, avec des présents pour le chérif. Nous avons dit ailleurs que ces présents sont toujours intéressés. Nous avons un proverbe en France qui dit: « Donner un ceuf pour recevoir un beeuf. » Les Arabes disent : « Donner une mouche pour recevoir un éléphant. » Je crois que l'avantage, comme comparaison, reste au proverbe arabe. Ll est vrai que le proverbe français rime et que le proverbe arabe ne rime pas. C’estle nouvel an des chrétiens. Supposez seulement qu'au lieu de commencer le 1° janvier, il commence au 40 décembre. Ce jour-là, comme à l’Aïd-el-Seghir, c’est-à-dire à la petite fête qui succède au mois de jeûne, l'aumône est obligatoire, ainsi que le sacrifice, pour tous ceux ui ont moyen de les faire. Le sacrifice est l'immola- tion que doit faire tout musulman riche d'un ou plu- sieurs moutons, d’un ou plusieurs chameaux. Les chefs, à cette occasion, font à leurs inférieurs, mais à leurs inférieurs ayant une certaine influence, des envois d'animaux destinés à être immolés. Ainsi, à l'occasion de la fête dont je parle, l’Aid-el-Kébir, le chérif m’envoya dix moutons. Il en avait envoyé quarante à son frère d’Hoeida, le personnage le plus important après lui. Lui, pour son sacrifice per- sonnel, immola quinze chameaux. Toute cette viande se distribue aux pauvres. Quant aux cadeaux, ils se rendent en cadeaux. Nous avons déjà dit quelle était, sous ce rapport, la libéralité non-seulement du chérif Hussein, mais encore de tous les chefs musulmans à propos des achats que j'avais été faire à Aden, et qui ne furent point la dixième partie de ce qu'il donna. Ces dons montent et descendent tous les étages de la société. Revenons à la fête. La prière une fois annoncée par l'artillerie, on se rend dans la plaine que domine la citadelle du chérif, Là se réunissent, non-seulement les habitants de la ville, mais encore ceux des montagnes et des tribu environnantes, vingt-cinq à trente mille hommes à peu près (nous disons hommes parce qu'en effet il n'y à pas une femme), chacun dans ses plus magni- fiques habits. Le chérif et sa famille sont au centre. La domes ticilé, arnautes, nègres, abyssins, eunuques, sont derrière lui, Toute cette population rassemblée dans la plaine se place sur deux files, Entre ces deux files est un espace assez grand pour que la seconde file puisse se prosterner, Le muphti se tient à vingt pas à peu près de la première file, et, tourné vers la foule, qui est tournée, elle, du côté de la Mecque, il fait un sermon appro- prié à la circonstance. Après quoi, il chante en nazil- Jant une invocation pour le sultan. Cela a lieu dans toutes les mosquées. Cette invocation faite, la prière commence. La prière achevée, on accompagne le chérif chez lui. Ce jour-là, il reçoit tout le monde, pauvre comme riche, inférieur comme supérieur. C’est alors, au fur et à mesure que l’on vient, qu'il distribue les cadeaux. Les gens importants restent à diner avec lui, ou, pour mieux dire, passent dans un appartement où un diner permanent est sans cesse servi, sans cesse renouvelé. Le repas dure trois jours. Cela rappelle les grands repas de Rome. Après la visite chez le chérif, viennent les visites entre particuliers, et voila comment se passent les fêtes de l’Aïd-el-Kébir, qui durent pendant trois Jours pour les riches, pendant cinq jours pour les pauvres. Les femmes, exclues de la fête des hommes, font la fête entre elles. Elles reçoivent et donnent leurs cadeaux, elles se traitent entre elles, font de la mu- sique, dansent, s’enivrent avec de l'opium et du hachich. C’est quelque chose qui rappelle les fameux mystères de la bonne déesse à Rome. C'était donc avant cette fête que le jeune Abd’el- Mélek désirait avoir une réponse. A la première occa- sion, je ramenai le chérif sur ce sujet. Le chérif s’était concerté avec son frère et sa famille: il avait été décidé que le mariage était impossible. Le jeune homme, de son côté, m'avait dit qu'il éprouverait de grandes difficultés du côté de la tribu. En recevant la réponse du chérif, Abd’el-Mélek me remercia : — Il n’y a pas de ta faute, me dit-il, je le sais. — Eh bien! lui demandai-je, que feras-tu ? — Je l'épouserai, ou j'y laisserai ma tête. Et il sortit. Je le suivis des yeux. Il était impossible de ne pas lire sur chacun de ses traits et dans chacun de ses mouvements celte fermeté qui indique une décision irrévocable. Je m'attendis a tout. Cependant, je n'en parlai à personne, pas même à Yachya. Yachya était trop avant dans les confidences du chérif; il n’edt pu lui cacher la détermination de son neveu, et reporter celte détermination à Hussein, c’edt été, au bout du compte, trahir le jeune homme. Je laissai donc aller les choses. Le jour de l'Aïd-el-Kébir arriva. Je remarquai avec étonnement qu’Abd’el-Mélek manquait à la prière. Le chérif le remarqua comme moi, — Où est ton fils? demanda le chérif à Abou- Taleb. — Je ne sais pas, répondit celui-ci ; il était là tout à l'heure. Le chérif fronça le sourcil. On rentra à la forteresse, chacun défila devant le chérif déposant ses présents, Abd'el-Mélek ne détila point avec les autres. — Où est ton fils’demanda pour la seconde fois le chérif à son frère. — Je ne sais pas, répondit de nouveau celui-ci. La malinée s'écoula, l'heure du diner vint, Le chérif traitait toute sa famille. Il regarda autour de lui avec un œil sévère, puis, pour la troisième fois, il demanda à Abou-Tuleb : — Où est ton fils? Et, pour la troisième fois, celui-ci répondit: — Jene sais pas. Le chôrif appela un eunuque et donna tout bas des ordres que personne n'entendit. Vers sept heures, un Kobail arriva au grand galop, saula en bas de son cheval, et, profitant de la liberté donnée à tout le monde de pénelrer, ce jour-là, jus- 88 L'ARAPIE HEUREUSE. qu'au chérif, il traversa les appartements et se présenta à la porte de la salle où Hussein prenait son repas. {1 s’adressa justément à l'eunuque qui venait de recevoir les ordres du chérif. — Jai, dit-il à l'eunuque, une nouvelle de ta plus haute importance à communiquer au chérif Hussein. — Dis-la-moi, répondit l’eunuque, et je la lui com- muniquerai. — C'est lui qu’elle intéresse, je ne puis donc la communiquer qu’a lui. La réponse avait été faite rudement, les Kobails étant gens fort peu civilisés. L’eunuque hésitait a déranger son maitre. — Au reste, dit le Kobail, j'ai fait quinze lieues pour lui parler; refuse-t-il de me recevoir? je m'en vais. Il est chérif et moi simple Kobail, mais je suis fils d'Adam comme lui. — Attends, dit l'eunuque, je vais lui communiquer ton désir. L'eunuque s’approcha de chérif Hussein et lui parla bas à l'oreille. — Fais entrer cet homme, dit le chérif. On introduisit le Kobail. Après le Salam-a-leikum d'usage, — Qui es-tu ? demanda le chérif. — Je suis Isak, de la tribu de Kohlan. — D'où viens-tu ? — De Säad. — Que veux-tu? — Dois-je parler devant tous ou à toi seul? — Parle devant tous, répondit le chérif. — Je viens l'annôncer que ce matin, à l'heure de la prièro, ton neves a enlevé Quemar, fille d’Abou- Bekr, de la tribu des Bégam. Tout le monde se leva. L'absence du jeune homme élait expliquée. ï On se rendit au divan, on fit entrer le messager, et on lui demanda des détails. Abd@el-Mélek, avec deux de ses nègres, était arrivé dans la nuit. Il s'était tenu à l'écart pour ne pas éveiller les soupcons de la tribu. Au point du jour, Quemar avait été au puits comme d'habitude; Ja, elle avait trouvé un des nègres d'Abd'el-Mélek, qui lui avait demandé à se rafraichir, et lui avait annoncé qu Abd’el-Mélek était là pour l'enlever. — C’est bien! avait-elle répondu. Dans une heure, je serai à l'entrée de la tente. Une heure après, Abd'el-Mélék, passait au grand galop dans le douar, tenant de la main droite son fusil tout armé. Puis, arrivé devant la tente, de la main gauche il avait soulevé Quemar comme il eût fait d’un oiseau, l'avait posée sur te devant de sa selle, avait tiré son coup de fusil en manière de défi, et avait disparu dans le désert, c'est-à-dire à l'est, Personne ne savait ce qu'il était devenu. Seulement tout ce qui était resté d'hommes dans la tribu avait pris les armes et s’élait mis à sa poursuite. Probable- ment les notables de la triba demanderont-ils justice au chérif. Voila ce qu'avait à dire le Kobail Isak de Sad. Le chérif lui fit servir à diner et lui donna une urse, en lui disant de ne partir qu'après l'avoir vu. Le chérif nous retint seuls, Abou-Taleb, Yachya et 11. Ce qui était un événement pour la famille ne evait pas troubler les fêtes. IL s'agissait de prendre une décision, voila tout. Mais auparavant, il fallait savoir où s’élait retiré Abd'el-el=Mélek, Il y avait deux choses graves à craindre et qui eussent fait de sa faute un crime, C'est qu'il se fût retiré dans l'Assir ou à Sana, c'est-à-dire chez un des mortels ennemis de son oncle. Tant qu'on ignorerait sa retraite, il était impossible de rien arrêter. On prit cependant un parti; c'était d'envoyer des éclaireurs dans le Djebel-Orra, dans le Saban, dans l'Abybda, dans P Wadi-Nedjeran et jus- qu'à Barrad, c'est-à-dire aux limites du pays de Djof ou de Mareb. : Ces éclaireurs devaient aller aux ‘enseisnements et tâcher de savoir quelle direction pouvait avoir prise le jeune prince. Il était évident que plusieurs jours étaient nécessaires à ces recherches. Abou-Taleb se retira doublement consterné, ou tout au moins affectant de l'être. A peine fut-il sorti, que le chérif, dans un moment d'expansion, nous demanda, à Yachya et & moi; si nous ne pensions pas que l’un ou l’autre de ses frères, Hammoud où Abou-Taleb, fussent complices. Je lui répondis que je croyais pouvoir'afliriner le contraire. Le chérif me demanda sur quelle preuve reposait mon affirmation. Je lui répondis : — Sur une conviction toute personnelle. — N'importe! dit Chérif-Hussein, un pressenti- ment me dit que les Anglais doivent être pour quelque chose là-dedans. Chérif-Hussein voyait les Anglais partout. Cette fois encore, je le dissuadai. — Quel intérét, lui demandai-je, les Anglais peu- vent-ils avoir ici? tee — De me créer des embarras au moment ow ils savent que je m’occupe d'eux. à Nous nous reltirèmes à notre tour, lui sur ses craintes, moi sur ma certitude. Pendant ce temps, la fête allait son train. On tirait des coups de fusil, on brülait des feux d'artifice, on buvait, on mangeait; les almées mimaient, les nègres dansaient. Voulez-vous connaître une de ces danses, dont voici la liste: la dallowkka, la gyl, la linqui, la scheken- déry, la bendaldh et la towzy ? ouvrez le Voyage au Darfour da cheik Mohammed-Ebn-Omar-el-Tounsi, publié par les soins de M. Jomard, pages 227 et sui- vantes, , « Les filles se rangent en ligne sur différents points, et, en face de chaque ligne, se forme une ligne de jeunes gens. ; ë » Viennent alors les femmes, qui, au bruit cadencé des tambourins, entament leurs chansons. ad » Soudain toutes les lignes des filles se mettent en danse. » Elles s’avancent d'un pas lent et mesuré, en exé- cutant des mouvements variés d’épaules, et en se ra- massant sur elles-mémes par de bizarres contorsions et inflexions du corps. » Elles arrivent ainsi jusque contre le rang des jeunes garcons, de manière que chacune d'elles se trouve en face d’un jeune homme, nez à nez avec lui. » Alors toutes ensemble, balançant et tournoyant la tête, font volliger, chacune sur la figure de son danseur, les boucles de leurs cheveux, qui, à l'avance, ont été soigneusement parfumés et oints de graisses odorantes. » Les danseurs, animés par ces sortes d’agacements, brandissent alors leurs lances en les élevant plusieurs fois presque horizontalementau-dessus des danseuses. » Celles-ci ensuite se retournent pour regagner, toujours en dansant, leur place première. » Mais aussitôt chaque jeune homme, s’avancant du même mouvement de danse, suit ainsi sa belle jusqu'à l'endroit d'où la ligne féminine est partie d'abord. Ils s'y arrêtent, et les jeunes filles vont, en reculant et sans interrompre leur danse, reprendre la ligne où élaient primitivement les danseurs. » Toutes les places ont ainsi été échangées mu- (ucllement, L’ARABIE HEUREUSE. 59 es » Sil y a hors des lignes quelque jeune homme qu'une fille désire voir partager la danse et avoir pour - vis-a-vis, cette fille sort de son rang, se dirige en dan- sant jusque vers l’heureux élu, et, arrivée vers lui, elle lui verse, en tournant et balancant la téte, sa cheve- lure sur le visage. » A cette invitation amoureuse, le jeune homme pousse quelques exclamations de joie, brandit sa lance en l’air et suit sa danseuse. : A » S'il ne se rendait pas à cette invitation, il serait regardé comme incivil, et blimé par tous les autres. » De plus, cette manifestation de la part de la jeune fille impose au jeune homme l'obligation d’un repas de féte. à » Une fois que les deux lignes se sont substituées Tune à l'autre, elles s’avancent face à face, toujours ‘en dansant, chaque danseur étant vis-à-vis d'une danseuse. Les deux lignes se rapprochent et se ren- contrent au milieu de l’espace qui les séparait; cha- que danseuse, de nouveau, par une sorte de tournoie- ment de tête, fait jouer sa chevelure sur sa poitrine etsur le visage de celui qui se trouve devant elle; et, à ce mouvement, le danseur, encore une fois, élève et brandit sa lance au dessus de la tête de sa danseuse, en poussant de grands cris de joie. » XVIII Outre ces danses, il y a le grand amusement, l'amusement général, l’'amusement national, Kara- ous. : Karagous, c’est le Polichinel arabe, c’est le Guignol de l'Orient. Il est en honneur depuis le Caucase jusqu’à da pointe du Zanguébar. C’est le Pasquin et L Marforio de Rome. Il peut tout dire. Non-seule- ment il peut tout dire, mais il peut tout faire. Pour ragous, dans les pays les plus absolus, il n’y a pas e censure. La Bruyère a dit : « Quand on veut changer, dans une république, c'est moins les choses que le temps qu’on considère, Yous pouvez ler aujourd'hui à cette ville ses fran- chises, ses droits, ses priviléges; demain ne songez pas même à réformer ses enseignes. » Cela semble écrit pour les musulmans. Vous pouvez leur trancher la tête, les condamner aux galères, les bâtonner sur les reins et sous la plante es pieds; ils remercieront le bourreau avant ou après e supplice. Mais ne leur dtez pointKaragous, ne tou- chez point à Karagous. Karagous est le principal personnage d'une pièce improvisée qui varie selon le caprice de l’improvisateur et les circonstances dans lesquelles se trouve la contrée. Notre Polichinelle, impudique, ivrogne, cynique, mauvaise tête, battant tout le monde, même le com- missaire, même sa femme, ce quiest, entre nous, une autorilé bien autrement grave que celle du commis- saire; notre Polichinelle a invariablement deux bosses, l'une devant, l'autre derrière, Le Polichinelle napolitain, sans bosse, habillé comme Pierrot, a invariablement un masque noir. Karagous n'a pas de vêlement national, c'est un simple farceur venu au monde solus, pauper el nu- dus, qui revêt tous les costumes, même ceux de fem- mes. Si parmi tous ces costumes il y a une partie de costume qu'ilaffectionne, c'est le bonnet de derviche, Seulement, il y ajoute un ornement de sa façon, des prolate, des sonnettes : sa pièce est toujours une pièce ouffonne et surtout satirique. A Constantinople, il ridiculise le sultan; à Alexan- drie etau Caire, le pacha; dans les principautés et en Asie, les hospodars et les chérifs; il va sans dire que les hauts dignitaires ne sont pas non plus épar- gnés. Les actes de la vie privée, eux-mêmes, sont mis à jour. Rappelez-vous ces soldats gaulois, romains et espagnols, qui chantaient derrière César, qui criaient aux maris de la porte Capène et de la Via-Sacra de cacher leurs femmes, et qui disaient sous le nez du triomphateur : — César a vaincu les Gaules, mais Nicoméde a vaincu César. Eh bien! Karagous regarde aussi profondément dans la vie des sultans, des pachas, des hospodars et des chérifs que les soldats antiques regardaient dans la vie du triomphateur. Ce qu’il y a de plus curieux, c'est que Karagous raille non-seulement en paroles, mais en actions. Ainsi les actions que cet autre Caton le Censeur reproche aux autres, il les accomplit par manière de raillerie. Karagous est presque toujours poéte, de sorte que non-seulement il agit, mais il célèbre ses actions. Comme le coq, il chante ses victoires, aussitôt ses vic- toires remportées. On y voit des enlévements de jeune fille qui rappellent la Galére-Capitane de Victor Hugo. Seulement on voit les suites de l'enlèvement dans toutes leurs phases. Ce sont toujours des chrétiennes qu'on enlève. Ce sont les israélites que l’on bat. Un des moyens comiques dé Karagous est de livrer un ou plusieurs juifs à toutes sortes d’avanies. Quant aux Grecs, ils sont chargés de la garde du sérail de Karagous. s Mais c'est aux Anglais qu'est réservé le dernier supplice. Karagous enlève un général anglais avec son grand chapeau à plumes, ses épaulettes, son habit rouge, et sa femme. D'abord Karagous s’approprie la femme. Quantau mari, il le garde, comme César gar- dait Vercingetorix : pour son triomphe. La mylady est mise dans le harem de Karagous. Quant au mari, ni son chapeau à plumes, ni ses épaulettes, ni son grand sabre, ne le peuvent sauver. C’est toute la littérature dramatique turque. Je crois que nous n’ayons point encore parlé des jongleurs. Les jongleurs sont nègres on Indiens. Ils se livrent à tous les tours que nous connaissons, et à d'autres encore que nous ne connaissons pas. D'abord, mettons au premier rang les charmeurs de serpenis. J'ai vu maintes fois par moi-même opérer les charmeurs de serpents, Parmi les charmeurs, mettons au premier rang la sécle religieuse des Atya- ouas, Quand nous disons religieuse, nous entendons dire religieuse et politique. Sidna-Aiser, patron des charmeurs de serpents, des mangeurs de scorpions, enfin des mangeurs de feu, — ne pas confondre avec Sidna-Aica, qui est le nom que les mahométans donnent à Jésus-Christ, — Sidna-Aiser vivait il y a deux siècles environ. C'éhit un savant, un sage, un apdlre fuyant les villes et voyageant dans le désert de Sous. Il y fut suivi par une grande multitude. Celle multitude eut faim, Comme Dieu ne faisait pas pleuvoir la manne, comme l'apôtre n'avait pas la faculté de multiplier les pains et les poissons, à ces cris de la multitude allamée : — Du pain! du pain! Il répondit, probablement avec plus d'impatience que de foi : — Koûlsim. — Mangez du poison. La foule prit la réponse au pied de la lettre, On était dans la patrie des reptiles à la morsure mor- telle. La foule se jeta sur ces serponts et les dévora, Les descendants de ceux qui ont suivi le saint au désert, et qui, en le suivant, ont mange mpunément 60 L’ARABIE HEUREUSE. les reptiles venimeux, forment la terrible secte des Aisaouas. Nous disons terrible, car lorsqu'elle se répand dans les villes, conduite par son mukaddem, et qu'elle roule, pareille a une vague furieuse, au bruit de l'aynal et du tébel, c'est-à-dire de la musette et du tanibourin, sa fureur va jusqu’à la frénésie, sa folie jusqu'au vertige. Elle se jette sur les animaux, qu’elle égorge, qu’elle déchire avec ses ongles, qu’elle mange crus et sanglants. A défaut d'animaux, si elle trouve un chrétien ou un juif, malheur au chrétien ou au juif ! Plus tard, les Aïsaouas se sont civilisés. De ces processions terribles el souvent sanglantes, ils ont fait des soirées où l’on entre en payant, et où, moyennant un demi-boudjou, on leur voit lécher des pelles rouges, comme un enfant lèche le fond d'une assielte, et manger des scorpions comme un Havrais mange des crevettes. Comment font-ils? quel est leur secrel? qui leur donne cette puissance? C’est ce qu’au- cun traître n'a encore révélé, c'est ce qu'aucun savant n’a encore découvert. Le secret est aussi bien gardé que celui de la liquéfaction du sang de saint Jan- vier. J'ai vu les charmeurs de serpents. Je les ai fréquen- tés, j'ai observé leurs opérations, j'ai essuyé le sang de leurs plaies, et j'en suis encore à me demander comment le venin qui tue en deux minutes une poule, el en cing minutes un chien, est impuissant sur eux, tandis qu'il tue en un quart d'heure tout homme, quel qu'il soit. Un jour, j'en aperçus quatre sur la place d'EI- Ezbekiéh, au Caire. C'étaient des Amazirgues du Maroc, et, parmi ces quatre, il y avait trois musiciens et un charmeur. J'entrai en conversation avec eux, en commencant par examiner leurs instruments de musique. C’étaient de longs roseaux en forme de flûtes, dans lesquels ils soufflaient, et dont ils tiraient des sons mélanco- liques, qu'ils prolongeaient d’une façon assez harmo- nieuse. Au bout de quelques instants, je demandai à voir les serpents. Les Aïsaouas ne firent aucune difficulté a m'accorder cette demande. D'abord, ils élevérent tous les quatre les mains comme s'ils tenaient un livre ouvert; ils murmurèrent une prière adressée à Sidna-Aiser; puis, l'invocation finie, les musiciens prirent leur flûte et leur tambourin, et commencèrent leur concert. Le quatrième exécuta alors une danse frénétique qui avait quelque chose de celle des der- viches tourneurs de Constantinople. Il enfermait dans un cercle toujours plus rapproché un panier de jonc recouvert d’une peau de chèvre. Tout à coup il se baissa, plongea la main dans le panier et en Ura un serpent. C était un cobra capello! un horrible reptile qui est la terreur des Hollandais au Cap, et que,. dans la langue des Arabes, on appelle buska. Au moment où le serpent vit le jour, il s’enroula autour du bras nu du charmeur. Mais celui-ci, comme il eût fait d'une anguille ou d'une couleuvre grise, conlourna son corps vert el noir, et en entoura son front comme d'une couronne d'Euménide. Le ser- penl demeura autour du front du dompteur. I y demeura comme contraint d'obéir à la volonté de cet homme, comme s'il n'avait pas le pouvoir de se dérou- ler, Le charmeur le pril sur son front et le posa à terre, Seulement alors le charme parut rompu. Le buska, redevenu libre de ses mouvements, se dressa sur sa queue comme lorsqu'il se prépare à l'atlaque ou à la défense. Ilse mit à se balancer à droite et à gauche, en obéissant à la mesure de l'air. Alors, sans s'occuper davantage de lui, Venchanteur recommenca ses cercles autour du panier. Il y plon- gea deux fois encore son bras nu, et, a chaque fois, en retira un des plus venimeux serpents du désert. C’étaient des lefaas. Il les déposa à terre près du serpent danseur. Mais eux, malgré la sollicitation de la musique, se tinrent enroulés. Ils suivaient d’un œil morne, qui de temps en temps s’allumait pour lancer un éclair, les monve- ments du charmeur. Dès que celui-ci se trouvait à leur portée, ils s’élancaient sur lui, essayant de mordre ses jambes nues. Lui leur donnait son haïck, dans lequel ils faisaient une prise. Puis, lorsqu'ils le lâchaient, on voyait le vêtement imprégné de poison. Après les avoir ainsi excités pendant quelques minutes, l’Aïsaoua saisit l’un d'eux par le cou. Tou- jours en dansant, il lui desserra les mâchoires avec une baguette. Le serpent fut forcé d'ouvrir la gueule, et l'on put voir suinter des crochets la bave veni- meuse. Alors, et quand les spectateurs eurent bien regardé l’Aïsaoua, il approcha le serpent de son bras. Celui-ci aussitôt mordit la chair, et l’on vit couler le sang. Le charmeur cependant continuait de danser. Mais ses traits, et la mesure même de la musique indiquaient la douleur atroce qu'il ressentait. Il parut entrer alors en convulsions, et, pendant ces convulsions, il appela trois fois : — Sidna-Aïser ! Sidna-Aïser ! Sidna-Aiser ! Il arracha, à la troisième invocation, la tête du ser- pent de la blessure. Aussitôt, rejetant le serpent à terre, il appliqua sa bouche à la blessure, mordant et sucant son bras tout à la fois, sans doute pour en extraire le venin. Puis, toujours mordant et suçant son bras, il dansa encore pendant une minute ou deux, et enfin tomba épuisé. J'émis alors cette idée que les crocs que le char- meur avait fait voir aux assistants élaient des crocs inoffensifs et non des crocs venimeux; que moi-même je pourrais être aussi inoffensivement mordu que l'enchanteur lui-même. Mais celui-ci, me voyant étendre la main vers le reptile, m'en écarta vivement ; puis, ayant fait apporter un coq, il lui arracha quel- ques plumes à l'aile et présenta l’aileron déplumé au leffaa qui le mordit. L’enchanteur lâcha le coq. Celui-ci tourna sur lui- même convulsivement, et, au bout d'une minute, chancela, agonisa et mourut. En somme, je crois que les charmeurs de serpents connaissent quelque plante antidotique dont ils mâchent les feuilles ou la racine, tout en dansant et tout en tournant, et dont ils appliquent le suc à la blessure, en ayant l'air de la mordre et de la sucer. Ajoutons une particularité assez étrange. C'est que ces Aisaouas sont parlagés en fractions animales. Il y a la fraction des lions, la fraction des pan- thères, la fraction des chameaux, la fraction des chiens, la fraction des chats, la fraction des moutons, la fraction des porcs, etc. etc. Ces fractions sont une espèce d'échelle macon- nique: le lion est la fraction la plus élevée; le porc est la fraction la plus basse. Ce qu'il y a de curieux, c'est que chaque fraction est obligée, non-seulement d'imiter, autant que cela est dans la nature humaine, les gestes et le langage de l'animal auquel elle appartient, mais encore de se nourrir, ostensiblement du moins, de sa nourrilure. Ainsi, les lions et les panthères rugissent et mangent de la viande crue. Les chameaux brament et mangent des feuilles de cactus. Les chiens aboient et mangent la nourriture de l'homme. Les chats miaulent et mangent des rats et des souris vivants. Les moutons bélent et ruminent du trèfle, Enfin, les porcs grognent et mangent des inmondices. Ces messieurs ont des séances publiques aux- L’ARABIE HEUREUSE. 61 quelles assistent, sur invitation, les hommes et les femmes. Ces Aïsaouas ont des affiliations dans toutes les contrées musulmanes. Les étrangers, et même les gens du pays qui ne font point partie de leur secte, ne les connaissent pas plus que nous ne connaissons les francs-maçons et les affiliés des sociétés secrètes. Quand nous serons en Perse, nous parlerons de la secte des Hadji-Abd’el-Kader. Elle a beaucoup de ressemblance avec celle des Aisaouas. A Sfax, en 1850, mon fils a failli être assassiné par un de ces fana- tiques. Il fut sauvé par un homme de la même secte qui était à mon service, nommé Ennebi. Il faisait par- tie de la section des chameaux. 5 Le coupable fut au reste puni, par une correction que lui fit administrer le délégué du grand maître à Sfax. Le grand maitre babite le Maroc. Les Aïsaouas font la chasse, non seulement aux serpents, comme nous l'avons dit, mais aux scor- pions. Comme ils en consomment beaucoup dans leurs exercices, ils sont obligés d'en recruter quand la marchandise leur manque. C'est la nuit que se fait la chasse. On rencontre dans toutes les rues des villes où il y a des Aisaouas des bandes de ces bommes qui se promènent avec de longues perches surmon- tées de torches enflammées. Avec ces torches, ils éclairent les murs des maisons et en font tomber les scorpions. Le scorpion tombe, ils lui présentent la main, le scorpion monte dans leur main. De leur main, il passe dans leur bonnet ou dans leur chemise, où il va joindre ses camarades. Il va sans dire que le scorpion ne les pique pas; ou bien, s’il les pique, ils n'y font guère attention. Ces scorpions sont destinés à être avalés en séance publique. Les mangeurs de scorpions procèdent ainsi: ils tirent la langue; ils mettent le scorpion sur leur langue, puis ils l'avaient comme ils feraient d'une pilule. Pendant la chasse aux scorpions, les chasseurs sont en général suivis de tambourins, de tambours de basque et de fifres. [ls font un bacchanal affreux. Outre les fêtes musulmanes recommandées par le Coran, ils ont, comme nous l'avons dit, leurs séances particulières ; de plus, des séances extraordinaires. C'est dans ces séances extraordinaires qu'ils se font mordre par les leffaas. Alors, ils mangent aussi du feu et avalent des scorpions. Ces séances sont des réu- nions où les Aisaouas se rassemblent de tous les points. J'ai souvent cru et je crois encore que ces hommes ne sont rien autre chose que les Assassins modernes, et que leur grand maitre est le successeur du Vieux de la Montagne. C'est dans cette persuasion que, dans mes voyages, j'ai eu de fréquentes relations avec eux. J'avais acquis parmi eux une assez grande influence. Dans un moment donné, j'eusse pu utiliser cette influence au profit du gouvernement français. Je suis sûr que, rien que dans la régence de Tunis, il y a plus de qua- rante mille Aisaouas. Outre les Aisaouas qui font la chasse des scorpions au dehors, il ya les Psylles qui font la chasse des serpents à l'intérieur, Ces Psylles vont dans les mai- sons, regardant, furetant, flairant, et annonçant aux propriétaires dessusdites maisons, avec une inquiétude toute philanthropique, qu'ilsont chez eux des serpents. En général, le voisinage des animaux rampouts est peu apprécié, Les femmes qui se sont amusées à jouer avec eux, à commencer par Eve et à finir par Cléopâtre, ont été assez mal récompensées de leur familiarité. Il en résulte donc que, quand un Psylle en réputa- tion a déclaré qu'une maison est hantée par un ou plusieurs de ces reptiles, en général, on le fait venir, et on lui donne pour chaque serpent, plus ou moins gros, — on sait qu’en fait de serpents les plus petits sont quelquefois les plus dangereux, — on lui donne par chaque serpent une vingtaine de piastres; plus l'animal lui-même, qui, à partir de ce moment, entre dans le sac du charmeur et fait partie de son corps de ballet. Plusieurs fois, le doyen des Psylles d’Abou-Arich, nommé Abd’Allah, avait tourné autour de ma forte- resse. Il flairait portes et fenêtres, et secouait la tête d’un air qui n'avait rien de rassurant pour mes hôtes. Des bruits sinistres me revinrent de plusieurs côtés. Le bruit courait que la forteresse était infestée de ser- pents. J'avais, dans mes investigations, trouvé beau- coup de iille-pieds. J'avais aussi rencontré bon nombre de scorpions, mais pas le plus petit aspic. IL en résultait que je doutais fort de la perspicacilé d'Abd’Allah. Cependant, cédant aux instances de mes amis, je me décidai à faire venir Sidi-Abd'Allah. C'était un homme d’une cinquantaine d'années. Il portait le turban vert des descendants de Fatime. Son vêtementétaitune grande chemise noire, serrée autour du corps par une ceinture de corde en poil de cha- meau. Il avait lair grave qui convient à l’état qu'il exercait. Il me salua en croisant ses deux mains sur sa poitrine, et en s'inclinant devant moi très-profon- dément. Puis il attendit que je l’interrogeasse. — Je t'ai fait venir, lui dis-je, parce qu'on prétend qu'il y a ici, dans la forteresse, force serpents. Abd’Allah prit le vent et flaira à plusieurs reprises. Puis gravement : — Il yen a, dit-il. — Ah! il yena. — Oui. — En es-tu bien stir? 0 me regarda d'une façon qui semblait dire : — Quand je l’affirme, est-ce qu'on peut en douter? Je vis que j'avais blessé la dignité du doyen des Psylles. — Je te crois, lui dis-je avec un air de vénération simulé dont il fut la dupe. Dans mon for intérieur, j'en doutais beaucoup. — Non-seulement je sais qu'il y en a, poursuivit Abd'Allah, mais je puis dire à peu près quel en est le nombre. Puis il flaira une seconde fois. Et & chaque aspira- tion il ajoutait: — 11 y en a un, ily ena deux, trois, quatre, cinq, six au moins. Au sixième il s'arrêta. — Diable ! fis-je. Cette exclamation semblait exprimer un doute. — Si tu ne me crois pas, dit-il, je me retire. Et déjà il s'éloignait, après m'avoir jeté un regard qui signifiait : — Je Vabandonne à ton incrédulité. — Reste, Abd'Allabh, m'écriai-je; ne prends pas mon étonnement, mon admiration pour un manque de foi en tes paroles. — Je reste, me répondit-il. — Et tu te charges de détruire les serpents qui sont dans ma forteresse? lui demandai-je. — Jeles appellerai, et ils viendront. — Je voudrais bien voir cela, — Tu vas le voir. Ceci se passait dans ma salle à manger. Abd'Allah sortit, et alla quérir ses compagnons restés dans la cour, Trois hommes entrèrent derrière lui. Ces trois hommes s'assirent en cercle, mirent leurs tambourins entre leurs jambes, emplirent leur bouche d'herbes odoriférantes, et se mirent à crier ; — Allah! Allah! Allah! 62 L’ARABIE HEUREUSE, Tout en criant ils lancaient des bouffées d'haleine paifumée. Pendant ce temps, Abd'Allah faisait en- tendre-un certain sifflement qui avait pour but de le meltre en rapportavec les reptiles. La chose ne fut pas longue. Elle dura trois ou quatre minutes à peu près sans résultat véritable. Mais, au bout de cé temps, je com- mençai à voir descendre des murailles ef sortir de des- sous les meubles une vingtaine dé scorpions qui, obéissant à l'appel d’Abd’Allah, venaient à lui de tous les coins de la salle, Celle étrange procession commença de m’ébranler dans mon incrédulité. Il y en avait qui descendaient le long de la mu- raille, d'autres le long des buffets, d’autres enfin le long dés rideaux de la fenêtre. Si bien qu’un moment it me sembla qu'il les appelait et les faisait venir du dehors; c'était à craindre de voir la salle envahie par tous les scorpions d’Abou-Arich. Vraiment, il y avait à frémir d'avoir osé manger dans une pareille chambre. Tous les scorpions vinrent à Abd’Allah comme les moutons viennent au berger, mieux encore, car le berger a souvent besoin des chiens pour rassembler son troupeau, tandis qu'Abd’Allah semblait attirer les scorpions comme l'aimant attire le fer. Tous les scorpions venus, Abd’Allah les ramassa à pleines mains et les mit dans un sac de peau de bouc, — Vois-tu ? me demanda-t-il. — Je vois. — En crois-tu tes yeux, au moins? — Je vois des scorpions, et même beaucoup; mais je ne vois pas de serpents encore. — Eh bien! doute encore, si tu veux, répondit Abd’Allah, je saurai bien te forcer à reconnailre ma puissance. Tu vas en voir des serpents. Et il se mit de nouveau à siffler, tandis que ses compagnons. redoublaient leurs bouffées d'air et criaient désespérément : — Allah! Allah! Allah! En effet, à mon grand étonnement, un sifflement à peu près pareil à celui d’Abd’Allah se fit entendre. — Commences-tu a croire maintenant? me dit le doyen des charmeurs, 1 Je ne répondis pas: je tâchais de savoir d'où était paré le sifflement qui avait répondu à ses sifflements à lui. — Ah! tu as vu des scorpions et tu n’as pas vu de serpents encore! Eh bien! regatde! ajouta-t-il en me désignant du doigt le dessous d'un bahut, J'aperçus un serpent de quatre pieds de long, qui, la têle haute et déroulant ses anneaux verts et jaunes, s'avança vers Abd’Allah, et Abd’Allah riait comme un esprit puissant qui a pitié d’un simple mortel. Puis, il me dit : — Eh bien! vois-tu maintenant? — Cerlainement, je vois, — El tu ne crois pas, peut-être? — Je crois. Je reconnus l'espèce du reptile : c'était toujours le fameux cobra-capello, le taban des habitants du Caire, Abd'Allah le pritsans façon par le cou, et allait le fourrer dans sa peau de bouc, quand je le réclamai, — Un instant! dis-je, — Quoi? demanda Abd’Allah. — Ce serpent était bien chez moi. — Esi-ce que tu ne l'as pus vu, bien vu? — Fort bien, mais tout ce qui est ches moi esta moi. Fais-moi done le plaisir, au lieu de mettre le serpent dans ton sac de peau, de le mettre dans ce bocal, Et je présentai à Abd'Allah un bocal d'esprit de se qui attendait dans un coin quelque curiosilé z00- Ogique, — Mais... dit Abd’Allah. — Il n'ya pas de mais, répliquai-je; le serpent était chez moi, donc il est & moi; en outre, je le paye trente piastres. Prends garde! si {u fais des difficultés pour me le laisser, je te dirai qu'il n'était pas là, que tu l'y avais mis d'avance, et qu’il n’est venu que parce qu'il est apprivoisé. — Oh! c'est trop fort! s’écria Abd’ Allah. — C'est comme cela, lui répondis-je avec flegme. Abd’Allah, avec humeur, fit glisser sans dire mot le serpent deses mains dans le bocal. LEE J'étais tout prêt, avec un bouchon et une ficelle. Le bouchon futassujetti sur le bocal, et le serpent, malgré ses bonds et ses sifflements, fut contraint de demeurer dans son nouveau domicile. — Y en a-t-il encore! demandai-je. — Il y en a, dit Abd’Allah. — Hé bien! voyons. { — Certainement il y en a encore, continua le doyen, qui ne voulait pas avoir la honte de s'avouer vaincu, et tu mériterais bien qu’on te laissât en si mauvaise compagnie, mais {u irais dire que je t'ai menti. — Je pourrais bien le dire et le croire. al XIX Les bouffées d'air, les sifflements et les cris d'Allah recommencérent. Un second serpent, mais, moins gros que le premier, sortit de dessous un sitir, et Ps dirigéa directement vers Abd’Allah. . fle Je pris un second bocal, — Bon! dis-je, cela va me faire la paire. Abd’Allah fit la grimace, mais il était pris, il n’y avait pas a répliquer. Force lui fut d’abandonner le second serpent comme le premier. La cérémonie de l'introduction du reptile dans le bocal achevée, — Y en a-t-il encore? demandai-je. — Non, pas ici. — Où en sens-tu? Le Psylle se tourna du côté de l'atelier, — J'en sens un là, me dit-il. C'était dans l'atelier. — Allons-y alors, répondis-je. Je pris un bocal sous chaque bras, j'en mis deux autres sous les bras de Sélim, et je passai dans l'a- telier. Ll y en avait un effectivement. Celui-la, c'était probablement un serpent tourneur ; il s'était rélugié sous le tour. Malgré la répugnance bien visible d'Abd’Allah pout s’en emparer, un instant après il était dans, le cal. — La! Maintenant, demandai-je, y en a-t-il encore ? — Il yen a encore, dit en soupirant Abd’Allah. ~— Eh bien! je les veux; où sont-ils. — Il yen a trois dans la cuisine, répondit triste= ment le Psylle. — Bon! fis-je, cela fera bien ma demi-douzaine. Allons à la cuisine. Au premier appel, un serpent sortit de dessous la fontaine que m'avait donnée Hussein, Abd'Allah, après l'avoir quelques instants remué dans ses mains, finitentin par le mettre dans le quatrième bocal, mais en roulant des yeux tout à fait désespérés, Allons ! allons! dis-je, du courage, il me faut ma demi-douzaitie: — Décidément, tu es un gûte-métier ! s'écria Abd'- Allah. Le charmeur de serpents s'avoua vaincu, et, pour sauver les deux derniers, aurait consenti à se perdre de réputation à mes yeux, J'eus piüé du bonhomme, et lui donnai cent rou- L'ARABIE HEUREUSE. 63 rm rene rnge pin en pies. Il les mit dans sa poche, mais en murmurant avec un profond regret : — Quatre serpents qui dansaient si bien! cela va- lait mieux que cent talaris. - Pout le consoler, je lui promis le secret. - Vous voyez comme je le lui garde. Nous avons dit que la fête de l’Aïd-el-Kébir (la grande fête) durait trois jours pour les riches et cing Jours pour les pauvres. Le troisième jour, un peu avant l'heure de la prière, un Arabe Bédouin demanda à me parler. Sélim l’an- nonça ; il ne le connaissait point, ne se rappelait pas l'avoir jamais vu. Seulement, à son costume, il avait cru reconnaître qu’il venait de la montagne. J'ordonnai qu'on le fit entrer. AE et bien El-Hadji-Abd’el-Hamid? me deman- -t-il. -— Oui, c’estbien moi, répondis-je; que me veux-tu ? — J'ai à te parler, mais à toi seul. Sans attendre que je lui fisse signe, Sélim sortit. Je jetai un regard rapide sur mon hommé. Il était complétement hâlé par le soleil; il portait un fusil à mèche suspendu à son épaule, le turban de corde serrant une vieille sommada sur ses tempes et une blouse de toile bleue fixée à sa taille par un simulacre de ceinture. Il portait à son autre épaule un sabre court et un petit bouclier tourné. La blouse était sans nches et laissait les bras complétement nus. Un e ses bras portait la cicatrice d’une balle; une ba- lafre lui séparait en deux le nez et la joue. Bien certain que j'étais l'homme à qui il avait af- faire, il déposa son fusil sur le plancher et s’assit sur ses talons en face de moi. : Plusieurs billets pendaient aux cordons de sa som- mada. Il en détacha en qu'il me présenta. Les autres avaient sans doute leur destination, F — Hadji, dit-il, voici de la part d’Abd’el-Mélek, Je pris vivement le billet, C'était en effet une lettre de notre fugitif. Il me disait : » Abd’el-Mélek, fils d’Abou-Taleb, chérif et gou- verneur de Hodeida, » Au trés-honoré, très-puissant, trés-précieux, très- vénérable Sid-El-Hadji-Abd’el-Hamid-Bey. » Que le salut soit avec toi, avec toutes les miséri- cordes et toutes les bénédictions de Dieu! » Je t'ai confié autrelois mes relations amoureuses avec Quemar. Mon oncle et mon père s'étant refusés à me la donner pour femme, et sa tribu étant égale- ment hostile à nos projets, je l'ai enlevée et transpor- tée, le premier jour de l'Aid-el-Kébir, parce que je ne pouvais pas renoncer à elle, et qu'il état écrit qu'élle serait à moi. bon » Ne voulant pas rentrer à Abou-Atich, ne pouvant pas rester dans une tribu hostile, je me suis retird à Mineschéd, au milieu de tribus qui me regardent comme un ami et comme un frère, ét qui n'ont ac- cueillide manière à ne me laisser alicun doute, si j'a- vais besoin de leur concours pour me protéger et me défendre. » C'est donc du milieu des douârs du pays de Koh- lan que je viens te demander des nouvelles de la chère santé, car je ne cesse de penser à toi et Ue faire des vœux pour ton succès et pour ton bonheur. » Pour ce qui me concerne, el sachant tout l'in- térêt que tu me portes, el ne pouvant mieux me con- fier qu'à ton savoir et à ton influence auprès de ma famille et de mon oncle Hussein surtout, je te prie de leur faire part de l'endroit où je suis retiré et des causes qui m'ont fait choisir cetle retraite provisoire; J'espère, parce qu'avec ton concours je ne sauriis penser. que mon oncle et mon père dicnt l'intention, quant à ma destinée, de lutler contre ce qui était cuit. » Voilà tout ce que, pour le moment, j'avais à te faire savoir. » Salut de la part de celui qui espère en la bonté du Suprême Donateur. > ABD'EL-MÉLEK, » fils d’Abou-Taleb, fils d'Ati. » Que Dieu te protége! Amin. » Il était évident que cette lettre m'était éerite pour que j'en fisse part au chérif. J'invitai le courrier à attendre ma réponse, et je sortis en le recommandant à Sélim et à Hadji-Soliman. Dix minutes après, j'élais chez le chérif, On allait se mettre à la prière. Je fis la prière avec lui, puis, après la prière, pro- filant d’un instant où il n’était entouré par personne. — Sidi, lui dis-je, fai reçu une lettre de ton neveu. Et je la lui donnai. — C'était done cela que te voulait le Bédouin qui est entré chez toi? — C'était cela. j Comme le jour baissait, il fit apporter une cire et lut. Sa physionomie resta la même, et il m'eût été impossible; la lecture faite, de dire quelle impres- sion elle avait produite sur lui. Il revint à moi, et; sans prononcer aucune parole, me rendit la lettre, On dina comme d'habitude: Après le diner, le chérif reçut ses visites habituelles; Yachya vint, ainsi qu Abou-Paleb. Je vis Yachya lé prendre à part, et lui aussi, com- muniquer au chérif une lettre dont il prit lecture, Cummeà moi, il rendit la lettre sans rien dire. Lorsque toutes les visites élrangères se furent reti- rées, et qu'il ne resta plus que le chérif, Abou-Taleb, Yachya et moi, il dit à son frère: — Eh bien! j'ai des nouvelles de ton fils! — Moi aussi ! Et alors il remit en communication au chérif une troisième lettre. Le chérif la lut comme les deux pre- mières. Puis : — Qu'il ait enlevé une femme dont il est amou- reux, le malheur n'est pas grand, mais qu'il ait ens levé cette femme à une tribu hostile, là est le mal. — Mais, hasardai-je, cette tribu n'est pas tellement importante que tu doives t'en préoccuper à ce point. — Importante ou non, reprit le Chérif, elle a déjà fait une razzia sur les tribus de Sabbéâh, Il ya eu des morts et des blessés. Moi aussi, j'ai des nouvelles! — Maintenant, demanda Abou-Taleb, que yeux-tu faire? châtier cette tribu ou te montrer clément en- vers elle ? — Il ya eu du sang répandu, répéta le chérif ; qui payera le prix du sang ? — Moi, s'il le faut, dit Abou-Taleb. — La question n'est pas seulement une question d'argent, elle ést encore Une question de dignité. — Sidi, tu es un homme sage, lui dis-je, tout bon conseil vient avec la réflexion. Remets la chose à demain. Chacun de nous songera celle nuit, et tape portera sa pensée, si loutefois la tienne ne sul)! yas. — Oui, répondit le chérif, mais, dès ce soir, il faut envoyer du renfort sur les points qui, dans une lutte, pourraient être trop faibles. Puis appelant Mansour : — Que deux mille Kobails, dit-il, marchent aveo toi vers le Dyebel-Orra et Sabhüâh, qu'on n'entre pas sur les terres dés voisins, mais qu'on les chatie vigous reusement s'ils entrent sur les hôtres | Puis rappelant Mansour, qui s'éloignait sans méme répondre. — Qué Mes hommes he tirent pas les premiers; tal, 65 L'ARABIE HEUREUSE. —— eee Il revint à nous. Abou-Taleb l’entratna dans un coin du divan. Les deux frères parlèrent bas pendant cinq minutes. — Il n’est point besoin d'attendre jusqu’à demain pour la question de l'enlèvement, dit tout haut et après un instant de réflexion le chérif; l'enlèvement est tout pardonné. Mais reste la question de la tribu. Écris à mon neveu que c'est une affaire de tribu à tribu. Si celle chez laquelle il s’est réfugié veut faire les démarches, je les appuierai. Recommande-lui une grande prudence dans le cas où les hostilités seraient commencées entre les Kohlans et les Bégams. Quant au reste, Dieu y pourvoira. J'avais obtenu plus que je n’espérais. Je rentrai chez moi, où je trouvai mon messager. Je lui donnai une lettre pour Abd’el-Mélek, je lui remis dix tala- ris, et il me promit gu’Abd’el-Mélek aurait la lettre le surlendemain. Il avait à peu près cinquante lieues à faire, il venait d’en faire cinquante : il était venu à pied et s’en re- tournait à pied. Les courses que font les courriers arabes (sayars) sont inimaginables. J'ai vu de ces courriers, dans un cas pressé, parlir d'Alexandrie le matin et arriver au Caire le soir. Il y a cinquante à cinquante-cing lieues du Caire à Alexan- drie. [ls emportent pour toutes provisions une petite outre de beurre liquide et une petite outre d’eau, quelques dattes et une poignée de zamzéh (c'est de la farine d'orge qu'ils font griller). Mélangée aux dattes et liée avec du beurre, cela devient une espèce de chocolat très-nourrissant, dont ils font des boulettes. Le messager porte une clochette sur sa tête. La clochette indique le caractère sacré du messager. On ne tue jamais un messager. Pour arriver à faire ces courses immenses, ils ne marchent pas, ils trottent toujours du même trot, et portent derrière la tête, à la manière des ours, un baton court qui, en leur écartant les bras, aide à la respiration. Quand le courrier vient de la montagne et tient à garder son fusil, 11 se sert de son fusil en guise de bâton. Si la course est trés-longue, il s'arrête, selon la longueur de la course, une ou deux fois, mais jamais pour autre chose que pour renouveler ses pro- visions. Il ne dort pas, ou plutôt, comme le préten- dent les Arabes, il dort en marchant. Dans la nuit, je fus réveillé par Sélim. Il avait été avisé par les gardes qui tenaient le bas de la citadelle. Le chérif faisait le signal. Je me jetai à bas de mon cadre et courus à la forteresse. Il m’attendait couché sur sa terrasse. — Eh bien! me dit-il, ce que j'avais prévu est ar- rivé, on est en plein combat. — Comment cela? lui demandai-je. — J'ai des nouvelles. Cinq ou six de mes Kobails ont été tués, on a incendié deux douars et enlevé les femmes. Lienlévement des femmes était ce qui compliquait surtout la situation. — Y puis-je quelque chose? lui demandai-je. — Pour le moment, non; mais que penses-tu qu'il faille faire? — Assembler quelques pierriers et de la cavalerie. — Tu es donc d'avis que j'en use avec rigueur ? — C'est mon avis. Tu n'obtiendras rien de ces gens-là sans les effrayer. — L'ordre est déja donné à deux cents cavaliers de monter à cheval. Je vais faire charger sur des cha- meaux une douzaine d'espingoles — Ne crains-tu pas les gens de l'Assir ? Je leur ai déja envoyé un courrier pour m’assu- rer de leur neutralité à défaut de leur concours, et j'ai envoyé deux de mes plus beaux chevaux à Aït, — À qui vas-tu donner le commandement de ton artillerie et de ta cavalerie ? — À mon neveu Farah. C'était, comme soldat et comme courage person- nel, un des hommes les plus distingués, après Abd'el- Mélek, de l'entourage de l’émir. C’était le fils de Ha- can, son frère aîné, auquel lui, Hussein, avait succédé dans le principalat d'Abou-Arich. Une heure après, Farah partait à la tête de deux cents cavaliers, de cinquante chameaux portant les uns l'artillerie de campagne du chérif, les autres les munitions de guerre, et de vingt-cinq artilleurs turcs. et arnautes. Le lendemain, Sélim m’annonca un homme que j'avais connu à la Mecque. C'était un mograbin du côté du Maroc. Il avait été au service de l'Égypte, à celui de Turki-Bil-Més et à celui d’Osman-Pacha. Il se nommait Ibrahim-Aga, et pouvait avoir de cin- quante à cinquante-cinq ans. C'était un véritable condottiere, portant sa recom- mandation sur son visage : une énorme balafre lui coupant le visage en deux, avec des amulettes au cou, des amulettes aux bras, des amulettes partout; son Coran dans sa sabredache brodée en or. Il commandait quatre cents Arnautes, et, mécon- tent de son inaction dans le Hedjaz, il venait offrir ses services au chérif Hussein, et voulait me prier d’être son intermédiaire. L'offre ne pouvait venir en meilleur temps. — Dans combien de temps tes hommes peuvent-ils être ici ? lui demandai-je. — Par terre, il leur faut quinze jours ; par eau, le temps qu'il plaira à Dieu. Le vent était nord-est et par conséquent excellent. — Attends-moi ici, lui dis-je. Mon cheval était toujours sellé le matin; en deux minutes je fus chez le chérif. Je lui dis de quoi il était question et le secours que le hasard nous en- voyait. ‘— Connais-tu l’homme? me dit-il. — Oui. — Me réponds-tu de lui? — Autant qu'un homme peut répondre d’un autre homme. — Combien demande-t-il de solde? — Je n'ai pas été jusque-là avec lui, ne sachant pas quelles pouvaient être tes intentions. — Je donnerai la nourriture des hommes et des chevaux, je fournirai le café, le tabac, les souliers, un vêtement pour l'hiver et un pour l'été. — Et en argent? — Je leur donnerai huit paras par jour. C'était à peu près un sou de notre monnaie. — Et tu veux que pour huit paras par jour ils se fassent tuer ? — C'est ce que je paye à mes Kohails. — Tes Kobails sont tes Kobails, tandis que les Ar- nautes appartiennent à eux-mêmes, et, n'étant pas forcés de servir, ne se loueront qu'à de bonnes con- ditions. — Combien demandent-ils donc ? — Je Vai déjà dit que je n'étais entré dans aucun détail, mais, si tu veux être bien servi, il faut bien payer. — Je donnerai seize paras. C'était deux sous. Jamais Hussein n'avait donné une pareille somme. — Je vais l'envoyer le capitaine, tu termineras avec lui. Un quart d'heure après, Tbrahim-Aga était chez le chérif. Le même jour, ils traitèrent pour un an. Le chérif payait deux sous par jour par homme, trente- cing francs quarante centimes par an, année musul- # L’ARABIE HEUREUSE. 65 mane, bien entendu. Seulement il remplacait les che- vaux tués. ; La solde devait étre payée a la fin de chaque mois. Le commandant (binbachi) était, lui, engagé a raison de trois roupies par jour (six francs soixante et quinze centimes); le capitaine, a raison de deux roupies (quatre francs cinquante centimes) ; les lieu- tenants, a raison d’une roupie et demie; les sous- lieutenants, à raison d’une roupie; les chaousses, à raison d’une demi-roupie; enfin, les onbachis, les commandants de dix, les décurions antiques, nos ca- poraux modernes, à raison d'un quart de roupie. Tout cela eût été assez convenable si tout le monde eût touché la solde promise. Mais l'argent devait pas- ser par les mains d'fbrahim-Aga, qui achetait à son tour ses hommes comme on l'achetait, lui; et il est probable qu'il s’arrangea de manière à gagner sur chaque homme, sinon les deux tiers, au moins la moilié. On envoya immédiatement à Confonda un mes- sager sur un dromadaire, avec ordre de faire venir sans retard Jes hommes à cheval par terre, et de fréter un bâtiment pour ceux qui étaient démontés. ibrahim-Aga abandonnait le service d'Osman-Pa- cha, parce que, depuis trois ans, celui-ci avait oublié de lui payer sa solde. La mesure que venait de prendre le chérif Hussein était prudente, On apprenait des nouvelles fâcheuses de la révolte, plusieurs douârs avaient été brûlés par les hommes d'Hussein, mais Farah avait été tué. On avail eu ces détails par une escorte qui ramenait cinquante ou soixante prisonniers. Parmi ces prisonniers se trou- vaient quelques hommes de qualité qui pouvaient être très-utiles quand on en serait à la question de la paix. Malheureusement on n’en était pas là. Les hommes d'Husseïn avaient enlevé, puis, selon les ordres reçus, relâché les femmbs. La tribu dans laquelle s'était réfugié le jeune Abd’el- Mélek avait été attaquée à son tour, et, Abd’el-Mélek en tête, avait repoussé l'attaque. Peut-être, après une cinquantaine de morts, une centaine de blessés et autant de prisonniers, y avait-il aussi grand désir de paix du côté des adversaires que du côté du chérif Hussein, mais, en pareil cas, c'est à qui ne fera pas les premières avances. Les révoltés avaient essayé d'amener à leur cause deux alliés, le cheik de l'Assir et Vimam de Sana. L'imam de Sana avait accueilli avec empressement leurs propositions, étant hostile à Hussein. Quoique hostile aussi au fond, le cheik de l’Assir avait résisté et s'était posé en médiateur. Il avait de son côté envoyé des courriers à Hussein, et lui avait fait la proposition de lui fournir un contingent de deux ou trois mille hommes pour dompter les re- belles, avec lesquels il fallait en finir une bonne fois. En effet, ils jouaient Le rôle de la chauve-souris de la fable. Placés sur les frontières de l’Assir et de la princi- pauté d'Abou-Arich, quand ils étaient en guerre avec Hussein, ils se réfugiaient sur le territoire de l'Assir. Mais, quand Aït voulait les soumettre au tribut, ils se réfugiaient sur le territoire de Hussein. Le chérif Hussein avait accepté la proposition avec d'autant plus d'empressement que l'influence du chef de l'Assir était réellement plus grande sur les tribus que la sienne propre. Tout avait donc été convenu entre eux. Limam de Sana, de son côté, toujours prot aux hostilités contre Hussein, avail envoyé aux révoltés deux mille hommes et des munitions, Il en résulta que le chérif fut obligé de prendre la chose tout à fait au sérieux, I écrivit à chacun de ses frères de lui en- voyer leur contingent. Quelques jours après, quinze ou vingt mille hommes étaient réunis à Sabbéâh. Le chérif alla en personne se mettre à leur tête. Il avait avec lui son fils, les chérifs de Moka, de Taés, de Zébid et de Djézan. Le chérif Hamoud suivait en amateur. Il va sans dire que j'étais là, près du chérif, à sa disposition pour toutes les éventualités. L'événement avait fait trainée de poudre, comme on voit. Au bout de trois semaines, le chérif, ses troupes personnelles, ses Arnautes, ses alliés de l’Assir, les tribus de Kholans qui avaient pris fait et cause pour Abd’el-Mélek, présentaient, disposés en triangle au- tour des tribus révoltées, les Kholans à lest, les gens de l’Assir au nord, et les gens du chérif à l’ouest, un effectif d’une trentaine de mille hommes. Les révoltés, en réunissant tous leurs efforts, pou- vaient en opposer seize ou dix-sept mille. Mais ils avaient un auxiliaire puissant et qui balançait l’iné- galité du nombre. C’étaient les montagnes de l'Wadi- Nedjéran. Les révoltés s’y étaient retirés comme dans un cirque. Ils s’en élancaient la nuit pour leurs razzias. Les Arabes en général ne cherchent pas les combats de nuit, mais leurs razzias se font toujours la nuit. Pour faciliter les razzias, ils envoient des éclaireurs, deux, trois, cing, dix. Ces éclaireurs attirent l'atten- tion des chiens. [ls se mettent tout nus pour se glisser le plus près possible du douàr. Ils sont appuyés par dix ou vingt, trente hommes à cheval. Le douar se porte vers les faux assaillants. Pendant ce temps, du côté opposé, la véritable attaque a lieu et la razzia se fait. Dans ces attaques, les femmes jouent un grand rôle. Surprises, elles se font des armes de tout ce qui leur tombe sous la main. J'en ai vu, en poussant des cris effrayants, charger les cavaliers avec des tisons enflammés qui faisaient cabrer et fuir les chevaux. Mais il va sans dire que si les hommes n'arrivent pas promptement à leur se- cours, ou si les hommes n’ont pas élé assez nombreux pour laisser une garde, elles succombent malgré leur résistance. Alors on les force à livrer troupeaux, ar- gent, bijoux, tout ce que possèdent leurs maris, tout ce qu’elles possèdent elles-mêmes. Puis, quand elles ont tout livré, on les enlève. On a vu que le chérif Hussein avait fait relâcher celles que ses hommes avaient enlevées. Nous étions campés, avec le fort de l'armée, dans la plaine de Boghafa, pays de Sahan. On comptait attaquer le lendemain. Hussein, après le souper, me demanda mon avis sur la manière dont je conduirais l'attaque. Je lui de mandai la permission de visiter d'abord les localités. Li m'offrit son fils pour faire avec lui la reconnais- sance. Je pris cent chevaux, et, vers huit heures du soir, ayant devant moi des éclaiveurs à pied, précédés eux- mémes de chouafs et de kabargis, c'est-à-dire de voyants et d'espions, je m'engageui dans l'espèce de désert qui s'étend depuis Boghâfa jusqu'à Minescheéd. J'appelle cette localité désert par extension, parce que je ne trouve pas d'autre mot pour la désigner. Le sol se compose de dunes de sable parsemées d'une quantité d'oasis de nabacks, de tarefs et de gominiers qui peuvent servir d'embuscades aux uraiileurs. Celle contrée est parcourue, non-seulement par toutes les fractions de l'importante tribu des Kholans, mais en- core par la tribu moins importante des Begams. Ces deux tribus, en paix habituellement, n'étaient brout- lées que par la circonstance. Ce désert sûpare les possessions de l'imam de Sana, I'Haschid-U-Bekil, du Wadia, que réclament tantôt le cheik Aït, tantôt l'émir Hussein. Nous allimes jusqu'à Dobian, Nos éclaireurs allè- 5 86 L'ARABIE HEUREUSE. oo rent jusqu'à Saad. Tout cet espace était libre. Je re- vins vers minuit. Le chérif m'attendait. MURS J'expliquai au chérif qu'il me paraissait important de garder le passage qui conduisait du Wadaa à l'Has- chid-U-Bekil, attendu que, puisque les révoltés avaient un appui chez l'imam de Sana, c'était chez l'imam de Sana qu'ils tenteraient de se réfugier. Puis, je lui donnai le conseil d'attaquer les révoltés sur trois points, tout en conservant une réserve de cinq ou six mille hommes. Des messagers partiraient cette nuit-même pour combiner, avec les gens de l’Assir et avec les cheiks des Kholans, une attaque pour le surlendemain, à la pointe du jour. fl leur fallait bien la journée du len- demain pour se préparer. Nous employames cette journée à garder tous les défilés et à disposer notre monde. Nous disposames une réserve de cing à six mille hommes, qui ne de- vaient prendré part au combat que s’il était absolu- ment nécessaire. Le lendemain, au point du jour, nous nous enga- geàmes dans la montagne. Les premiers plateaux franchis, nous apérçümes les hauteurs garnies d'Arabes avec leurs drapeaux et leur musique. Leur cavalerie gardait le défilé qui conduisait de l’autre côté de la montagne. Les deux frères du chérif Hussein, le chérf Ali et le chérif Heider, avaient longé la base et devaient se réunir avec deux mille cinq cents hommes aux Kholans. L'engagement commença par quelques décharges de notre artillerie de montagne, qui, à dos de cha- meaux, pouvait passer partout où nous passerions nous-mêmes. Elle avait du reste un avantage, c’est que, faisant plus grand bruit que la fusillade, elle devait être entendue de nos alliés et leur donner le signal. En effet, l'attaque commença sur les trois points indiqués. On sait la manière de combattre des Arabes, leur attaque impétueuse, presque irrésistible, le danger de leur lutte corps à corps, la rapidité et le peu de vergogne de leur fuite, la difficulté de les rallier. Nous eûmes pendant deux heures que dura le com- i un échantillon de tout ce que nous venons de ire. XX Enfin, vers onze heures du matin, nous vimes un certain trouble se manifester parmi lés gens qui gar- daient le passage, et qui avaient déjà repoussé trois de nos attaqués. Je crus que le moment était venu de tenter l'effort véritable. Je demandai à Hussein la né- cessité de faire mes preuves devant tous ces hommes que peut-être un jour j'allais être appelé à com- mander. {| me l'accorda. Les Arnautes n'avaient point encore donné. J’allai trouver [brahim-Aga. — Allons, lui dis-je, c'est à notre tour! montre à Hussein ce que tes hommes savent faire. — Tu es des nôtrés? me demanda-t-il. — À moins que tu ne veuilles pas de moi pour com- pagnon. Ibrahim-Aga se relourna vers ses hommes. — J Allah! cria-t-il. En avant, au nom dé Dieu! Les Arnautes partirent comme une trombe. Cette première charge est celle que l'on peut appeler la charge au fusil. Au fur et & mesure que nos hommes se rappro- chaient de leurs ennemis, ils se montaient la tête en les insultant de paroles, les appelant chiens, fils de chiens, pores, etc. etc. Puis, arrivés à la distance de cinquante pas, le premier rang déchargea ses fusils et défila le long des flancs. Puis le second rang, puis le troisième, puis tous les rangs en firent autant les uns après les autres, si l'on peut appeler rang cette cohue armée. Quant aux ennemis, ils profitaient de tous les acci- dents de terrain, rampant derrière les buissons, s’a= britant derrière les rochers, tirant tantôt 1solément, tantôt par groupes de cinq, dix, quinze, vingt hommes. Les uns comme les autres combattaient presque nus afin que, s'ils étaient tués et que leurs corps tom- bassent entre les mains de l'ennemi, l'ennemi n’eût rien à leur prendre. Seul, je portais mon costume complet, et, comme il était facile, a mon costume et surtout à mon turban rouge, de me reconnaître pour un chef, j'eus bonne part des coups de fusil de l'ennemi, dont aucun, par miracle, ne m’atteignit. Je vis ce trouble que j'avais déjà remarqué chez eux augmenter sensiblement. Je compris que l’une ou l’autre des deux attaques avait l'avantage. Je laissai les Arnautes, que j'avais engagés avec l'ennemi, combattre; puis, revenant vers Hussein en- touré de ses drapeaux, je lui fis en deux mots part de ce qui se passait selon toute probabilité. — Je crois, lui dis-je, que le moment est venu de faire charger tes fantassins et tes nègres. Tes nègres vont charger devant; fais-les soutenir par tes fantas- sins. Il appela Mansour. — Prends les nègres, dit-il, et suis Abd’el-Hamid. Puis à ses frères : — Allons, dit-il, prenez chacun vos fantassins, et chargez. Les trois ou quatre chérifs s’élancèrent à l'instant même en tête de leurs contingents, tandis que les ca= valiers noirs se réunissaient derrière Mansour. Le plateau était rapide, mais point tellement que les che- vaux ne pussent le gravir. J'étais sûr deux et de Mansour. Ils n'avaient pas besoin d'encouragement. Je courus au milieu des balles à Tbrahim-A6a. — Allons, lui dis-je, assez tiraillé comaie cela. Le sabre à la main, ou les nègres vont avoir l'honneur de la journée! . Ibrahim se retourna, et vit en effet les négres qui partaient au grand galop de leurs chevaux, tandis que derrière eux s’élançaient les fantassins excités par la grosse caisse. En un tour de main, il eut appelé à lui capitaine, lieutenants, sous-lieutenants, chaousses et onbachis. Il leur montra du doigt les nègres qui, montés sur les magnifiques chevaux du chénf, étaient déjà à moitié du plateau. Ceux-ci comprirent ce que l'on attendait deux. Les officiers tirèrent leurs sabres. Les Arnautes ré= jetèrent leurs fusils derrière leurs épaules, prirent la bride aux dents, leur sabré d'une main, et l’un do leurs longs pistolets de l'autre. L’émir Hussein dut alors voir une belle chose : cette charge de cavalerie escaladant une montagne. Beaucoup de cavaliers n’arrivérent pas au sommet, bien des chevaux revinrent en arrière à vide ou sui- virent la charge sans cavaliers. Mais on joignit l'ennemi. Là, au milieu des cris des femmes, eut lieu une affreuse mêlée, Mais au bout de quelques instants nous entendimes des cris qui semblaient venir du ciel, et, en levant la tôle, nous vimes le plateau supérieur occupé par les Kholans ; je reconnus à leur tête lé jeune chérif Abd’= el-Mélek. Les nôtres, à leur tour, reconnurent des alliés ct poussèrent de grands cris, L’ARABIE HEUREUSE. . 67 TR TT TETE TR OT TTL UN PTT TIC Tete RTS CT TN TTL TT Te Alors, sur là pente rapide du coteau, descendit, pa- reil à une avalanche, le jeune chérif, à la tête de trois ou quatre cents cavaliers. La course était si rapide, et fut si irrésistible, que nos révoltés n’eurent pas le temps de fuir. [ls furent heurtés, renversés, ouverts par cette trombe d'hommes et de chevaux qui descen- dait de la nue. Alors les Bégams et leurs alliés n’eurent plus même l'idée de fuir. Chacun parmi eux songea à sa sûrelé ersonnelle, et se laissa, pour ainsi dire, rouler sur a pente la plus proche de lui. Arnautes et nègres se mirent à leur poursuite. Moi, je courus au jeune prince; il me reconnut et m'ouvrit les bras. — Allons, lui dis-je, viens annoncer la victoire à ton oncle. [l regarda autour de lui comme pour s'assurer qu'il ne donnerait pas une fausse nouvelle. En ce moment, à six ou huit cents pas du champ de bataille, on entendit des coups de fusil vers le nord-est. C'était un gros de fuyards qui était allé donner dans les gens de l’Assir et qui était reçu par une fusillade. — Allons ! dis-je à Abd’el-Mélek. — Mais, demanda-t-il avec un reste d'inquiétude, erois-tu qu'il me recevra bien? — Je réponds de tout! Nous partimes au galop. A dix pas de son oncle, sans arrêter son cheval, le jeune homme sauta à terre. Le chérif lui tendit la main. Abd’el-Mélek prit cette main et la serra contre ses lèvres. La paix était faite entre l'oncle et le neveu. Restait à la faire avec l'ennemi. It était midi, c'était l'heure de la moitié du jour, Sutat-el-Dohor, le muezzin, qui était près du chérif, commença de chanter à haute voix l'appel à la prière. Alors, on put Voir un spectacle élrange : vain- queurs et vaincus s’arrétérent, les vaincus dans leur fuite, les vainqueurs dans leur poursuite. Chacun se mit à genoux où il était, le visage tourné vers la Mec- que, et, se prosternant quatre fois contre terre, com- menca de prier. Les armes étaient restées à la portée de la main. Un musulman ne prie pas avec ses armes. A défaut d’eau on fit les ablutions avec du sable. Le plus grand si- lence régna aussitôt sur tout cet espace, si plein un instant auparavant de bruit et de tumulte. On n’en- tendait plus que la voix du muezzin. La voix semblait plus grave et plus solennelle que jamais, les circon= stances lui prélant leur gravié et leur solennité. La priére dura un quart d’heure. Aux derniéres mi- nutes de la prière, les femmes parurent. Elles profi- taient du temps d'arrêt qui suit toujours la prière, à velque heure du jour qu'elle soit faite, pour apporter e l'eau aux combattants. Elles apportaient cette eau dans des peaux de bouc goudronnées à l'intérieur, Chacun but. Une espèce de hurra annônça la reprise dés hos- tililés. Mais, au même moment, au sommet de la mon- fagne, apparut une jeune fille, montée sur un dro- madaire blanc et portant à la main une branche de palmier. C'était la paix en personne sous les traits de la fille du cheik des Kholans, accompagnée de plusieurs notables de la tribu. Il est d'usage, je l'ai dit, qu'un jeune homme aille au devant de cette mes- sagère de la paix. Le chérif se tourna de mon côté. Je compris qu'il désirait mon avis, et me rapprochai de lui. — Tu vois? me dit-il. — Oui, répondis-je, je vois que si tu veux, la paix est faite. — Que me conseilles-tu? — Ne la désirais-tu pas? — Oui. — Eh bien? — Mais qui vais-je envoyer au devant de celte jeune fille? Tu sais qu’il est d'usage que celui qu'on en- voie en celte occasion devienne l'époux de celle qu'il reçoit. — Quelle est cette jeune fille? demandai-je à Abd’- el-Mélek. — La fille du cheik des Kholans, répondit-il. — Est-elle noble? est-elle belle? — Elle est brillante comme une étoile, et comme nous elle descend du Prophète. Je me retournai vers Hussein. — Tu as entendu ? lui dis-je. — Oui. — Veux-tu sérieusement et sincèrement la paix? Il réfléchit un instant. — Je la veux sérieusement et sincèrement, dit-il. — Eh bien! lui dis-je, envoie-lui ton fils, — Mou fils! — Ce sera répondre grandement et dignement à l'honneur qu’on te fait. — Mon fils a déjà deux femmes. — Il a le droit d'en prendre jusqu’à quatre. D’ail- leurs, réfléchis. —Il est inutile que je réfléchisse, dit-il; tu as raison. Et il appela son fils. — Hussein, lui dit-il, va recevoir cette jeune fille. Le fils du chérif tressaillit : tous ceux qui enten- dirent cet ordre inattendu regardèrent l’émir avec étonnement. — Mais, mon père, dit le jeune homme, vous savez que celui qui ira au-devant de cette jeune fille doit devenir son époux? — Je le sais. — Et vous renouvelez l’ordre que vous m'avez donné? — Je ne puis faire trop d'honneur à la tribu qui a donné l'hospitalité au fils de mon frère. Il était prêt à obéir. Hussein désigna quatre nota- bles pour accompagner son fils: Parmi eux se trou- vait le cadi, Une douzaine de nègres et deux eunuques servaient d’escorte au jeune chérif et aux notables qui marchaient derrière lui. A l'instant même, et comme par enchantement, le combat, qui venait de reprendre, cessa sur tous les points. Pas un coup de fusil ne retentit. XXI Le jeune homme ét son escorte traversèrent le champ de bataille tout jonché de cadavres nus, Aussi- tôt tombé, l'Arabe est dépouillé, soit par son en- némi, Soit par son ami. Il n’est pas besoin qu'il soit mort pour cela. Arrivée aux deux tiers de la montagne, l'escorte s'arrêta. Le jeune chérif continua son chemin seul: la jeune fille s'avança de son côté. Sur le point culminant de la colline, ils se trouvèrent en face l'un de l'autre, A dix pas de distance, Hussein arrêta son cheval, la jeune fille son dromadaire. — Vierge, dit le jeune chérif, que demandes-tu? — Je demande la paix. — Au nom de qui la demandes-tu? — Au nom d'Allah etde ma patrie, — Quelle est ta tribu? — La tribu la plus noble et la plus puissante de la contrée, — Comment la nommes-tu? — La tribu des Kholans, — La tribu des Kholans est notre plus fidèle alliée, Sois la bienvenue, 63 L'ARABIE HEUREUSE. = eos La jeune fille alors tendit sa branche de palmier au jeune homme. Hussein, qui avait pu voir une jeune fille dela plus grande beauté, fit faire un bond à son cheval, et, rapide comme l'éclair, se trouva à portée de sa main. Il reçut la branche. — Que Dieu tentende, lui dit-il, car nous-mêmes nous ne désirons que la paix, et moi, personnellement, je désire la paix et l'alliance ! Et, levant la branche de palmier en l'air : — Il y a trêve, cria le fils du chérif. Puis appelant un des eunuques de sa suite : — Informe mon père, lui dit-il, que je reconduis la vierge de la paix dans sa tribu, et que là j'attendrai ses ordres. L'eunuque alla porter cette réponse au chérif. Ce- lui-ci envoya des courriers pour suspendre les hos- tilités sur tous les points. Abd’el-Mélek, renvoyé à la tribu des Kholans, fut chargé de dire au cheik que Jes conférences pour la paix seraient établies dans sa tribu à partir du vendredi suivant. Les bases arré- tées, le chérif viendraitnon-seulement les ratitier lui- méme, mais encore cimenter par de nouveax liens l'union qui depuis si longtemps existait entre la tribu des Kholans et lui. La vierge dela paix rentra chez son pére. Le jeune Hussein recut l'hospitalité chez un des notables; mais tous les notables contribuaient pour leur part à cette hospitalité. Dans toute autre circonstance, il eût logé chez le cheik des Kholans, le chérif Ibrahim; mais dans la situation présente, et devant épouser la jeune Ouarda (Rose), c'était le nom de la fille d'Ibrahim, il ne pouvait convenablement loger chez son beau-père. Au reste, tout en ayant l'air de faire une concession, le chérif Hussein se créait une puissante alliance. Soit qu'il fût attaqué, soit qu'il attaquat, les Kholans pouvaient lui fournir un contingent de cinq à six mille combattants. Chacun se retira dans son camp. La trêve était proclamée. Mais, chez les Arabes, le plus petit inci- dent peut faire rompre une trêve. On se tint donc sur la défensive. C’est une chose bien simple qu’un camp arabe en temps de guerre. De grandes pièces d’étoffes fixées sur des pieux forment les tentes des chefs. Ces tentes ont de loin la silhouette d’un énorme chameau. Les autres couchent à terre sur le sable dans leurs abbaies. On fait des feux pour combattre le froid, la rosée, les animaux féroces et les serpents, et tout est dit. Les femmes et les enfants viennent faire des visites aleurs maris. Si les maris ne sont point au camp, c'est qu'ils sont sur les champs de bataille. Alors, au lieu de cris de joie, ce sont des lamentations. Les fem- mes s'arrachent les cheveux et se déchirent les joues et le sein avec leurs ongles. Les enfants se contentent de pleurer. Souvent la recherche se continue jasqu'à des heures assez avancées de la nuit. Rien de lugubre comme de voir ces femmes errer avec des gestes déses- pérés et pareilles à des fantômes, au milieu de ces morts et de ces blessés. Il va sans dire que les hyénes et les chacals mêlent leurs plaintes à celles qui s'élèvent de ce champ de mort. Cette fois, les recherches ne purent durer qu'une nuit, Sur mes instigations, et dans la crainte de quelque épidémie, le chérif avait donné l'ordre d'enterrer les morts dès le point du jour. L'ordre fut exécuté, non-seulement par les sujets de l'émir Hus- sein, mais encore par les différentes parties belli- gérantes. Les fossoyeurs eurent alors à se disputer avec les femmes. Celles-ci ne voulaient pas renoncer aux Ca- davres de leurs maris. Vers sept heures du matin, la funébre cérémonie était terminée. Sur chaque grande fosse nous fimes un amas de pierres pour les sauve- garder des griffes des hyènes et des chacals. Les no- tables furent transportés au village de Dohian et enterrés dans le cimetière commun. : Le vendredi suivant, comme il avait été dit, les plénipotentiaires se réunirent chez le chefdes Kholans, a Mineschéd, sous la présidence de celui-ci, vieillard de soixante-dix ans. Après avoir débattu les causes de la guerre et les propositions de la paix, on posa les conditions de cette paix. Ce fut ce vieillard qui dirigeala conférence avec une autorilé toute patriarcale. La principale résistance vint de la tribu des Bégams et de la famille de Quemar. ; — C'est vrai, dit le vieux conciliateur, lorsqu'il eut épuisé toutes les bonnes raisons qu’il avait à donner : Abd’el-Mélek a enlevé une jeune fille de votre tribu ; c'est un acte répréhensible, qui méritait sans doute une réparation au point de vue de l'honneur, mais, cette réparation, le chérif l'a donnée en permettant le mariage d’un jeune homme de haute extraction avec yee cone fille du peuple; et puis d’ailleurs. c'était écrit. A cette raison, il n’y a d'habitude plus rien à répondre; répondre serait même unefaute, presqu'un sacrilége, au point de vue de la fatalité musulmane. Restait à discuter les conditions des réparations matérielles; les indemnités dues pour les razzias et le prix du sang. Quant à la dot de la femme, on ne s'en préoccupa point, laissant cela à la générosité du ché- rif, qui ne pouvait manquer de faire grandement les choses. Il va sans dire que le jeune Hussein et son cousin Abd’el-Mélek, quoique n’assistant point au congrès, usèrent largement de leur influence. Au bout de huit jours, toutes les conférences furent terminées. Le chérif, pour prix du sang, fit grâce aux Bégams de leurs contributions, qui depuis trois ans n'étaient point payées. Pour les razzias, on nomma des arbitres chargés d'estimer les dégâts et les indemnités à allouer de part et d'autre, moyennant quoi les alliés’se jurèrent foi et alliance éternelles, sauf ratification du chérif Hussein, qui, nous l'avons dit, s'était réservé cette faculté, et auquel on n'eut garde de la discuter, vu l'honneur qu'il faisait aux Kholans en venant chez eux. Les conférences arrivées à ce point, le chérif fut informé qu’on n'attendait plus que sa présence. Il partit dans la nuit, et le lendemain matin fut à Mines- chéd. Vingt-quatre heures après, toutes les conditions étaient mises par écrit et scellées des cachets des chefs et des notables. Alors les fétes commencérent. Au milieu de ces fêtes, eurent lieu les mariages d'Abd'el-Mélek avec la belle Quemar, et du jeune Hussein avec la vierge de la paix. Il est inutile de dire que le chérif Hussein, chargé des cadeaux de noces, se surpassa en celle occasion. Le retour se fit par petites étapes, et les fêtes nons suivirent tout le long de la route. Chacun élait heu- reux et satisfait du dénoûment de celte aventure, qui avait failli mettre en feu toute la principauté d'Abou- Atich. J'avais remarqué pendant tout le retour une recru- descence des bons sentiments du chérif Hussein et de sa famille vis-à-vis de moi. Yachya, le thermomètre de ses bonnes grâces, ne m'avait pas quitté. L'ou- nuque Mansour ne perdait pas une occasion de me faire sa révérence, E était évident que l'on avait sur moi certaines vues dont je ne merendais pas compte. Mais chez les Arabes il ne faut jamais interroger, il faut attendre. Savoir attendre est une des sciences de l'Orient, Le soir, après la prière, Sélim m'annonga la visite L'ARABIE HEUREUSE. 69 d'Yachya. Je me doutai que nous allions entrer dans la sphère des éclaircissements. Je fis un signe de tête à Sélim, et Yachya fut introduit. Sa figure, ordinaire- ment riante, ce soir-la presque joyeuse, avait un caractère particulier. Ses petits yeux, brillants comme des escarboucles sous ses sourcils grisonnants, se fixaient sur moi, bienveillants comme toujours, mais interrogateurs. Après le Salam-a-leikum d'usage, je lui fis signe de prendre place près de moi. Il s’accroupit, tira sa taba- tière de sa ceinture, m’offrit une prise de tabac que je refusai, en prit une, la huma voluptueusement, tout cela sans dire une parole, et remit la tabatière dans sa poche. — Eh bien! me dit-il, par la grâce de Dieu tout s’est bien terminé. Je fis un signe approbatif. — Je quitte le chérif, continua-t-il. Second signe de ma part. — Nous nous sommes longuement entretenus de toi. — Le chérif est mon père, répondis-je en m'incli- nant. Yachya sourit d’un singulier sourire. — Je pense que tu dois être satisfait, dit-il, de tous ses bons traitements. — Je seraisdifficile, répondis-je, car ils ont, et bien au delà, dépassé mes mérites. — Eh bien! il veut faire pour toi davantage qu'il n’a fait encore. — Que pourrait-il faire de plus? — T’attacher à lui d'une façon indissoluble. — Comment cela? — En Valliant à sa famille. Je le regardai. — Oui, dit-il, et puisque nous sommes sur ce cha- pitre, je vais te faire une confidence, convaincu que je suis que tu ne me trahiras pas. Comme tu le sais, le chérif a plusieurs enfants. — Oui, deux garcons. — Deux garcons et cinq filles. — Eh bien? — Eh bien! il désire te donner en mariage une de ses filles. Je restai impassible. — Je ne puis te dire laquelle, continua Yachya, mais ce que je puis te dire, c'est qu’elles sont toutes belles. Je pense que si le chérif te fait quelque ouver- ture ou Ven fait faire, tu ne les repousseras pas; ce serait une insulte de ta part, insulte qui pour toi aurait probablement de très-graves conséquences. — C'est un grand honneur, en effet, que me fait l'émir, répondis-je à Yachya. Seulement, je dois te dire tout d'abord que mon intention a été de me fixer, non pas dans l’Yémen, mais à Bagdad. L'Yémen était ma route, le chérif Hussein était sur celte route; il était l'ami de mon ami le chérif Soliman-ben-Abd'Al- lah-Ebné-Fehet; j'ai pensé que je pouvais, dans un séjour près du chérif Hussein, lui rendre quelque service; je me suis en conséquence, el sans autre pro- jet, arrêté à Abou-Arich. Maintenant un mariage estun événement qui change souvent tout le cours d'une vie, surlout dans les cir- conslances où celui dont tu me parles se présente, J'y - réfléchirai mûrement, quoique je ne dusse pas peut- être m'en préoccuper, tant que l'émir ne m'aura point fait faire d'ouverture oflicielle. — Réfléchis bien; l'ouverture n'est pas oflicielle, c'est Vrai, mais elle est faite par un ami qui oe vou- rail pas te tromper, — Aussi est-ce à un ami que je vais répondre, mon cher Yachya, C'est un dangereux honneur que celui que vous me proposez là, et l'on ne devient pas impunément le gendre d’un émir. D'abord sa fille est un espion intro- duit dans la famille; puis, sous prétexte de sa nais- sance, elle vous impose toutes sortes d'obligations ; toute autorité du côté de la femme, aucune du côté du mari; on n’a plus une femme, on a un maitre; on n'est plus époux, on est esclave. Faites maintenant, mon cher Yachya, la part du défaut d'éducation qui la soumet à tous les préjugés, et ne vous étonnez plus des subites disparitions des gendres de certains pachas, de certains émirs. — Tu n’as rien à craindre sous ce rapport : le ché- rif t'aime tant-qu’il te préfère à ses propres enfants. — Puis ce n’est pas tout. Tu sais queje suis musul- man de conviction, mais Français de naissance: eh bien! en France, nous avons l'habitude de connaître nos femmes avant de les épouser; nous étudions, non- seulement leur visage, mais encore leurs qualités et leurs défauts, et, malgré toutes ces précautions, à peine sur trois mariages un seul tient-il la moitié de ce qu'il a promis. Je suis loin de me révolter contre les usages de ce pays, mais je te déclare que jamais je n'épouserai une femme sur laquelle je n’aurai pas de donnée certaine. — Tu sais que la voir et lui parler sont des choses impossibles; étudier son caractère l’est encore bien plus; mais, écoute : l'émir t'a envoyé une esclave. — Hafza? ; — Oui! Hafza était dans le harem. Hafza servait toute la famille, comme servent les Abyssines, tu sais? c'est-à-dire dans la condition de femmes souvent destinées à devenir les épouses du maitre. Interroge Hafza. — Hafza m'aime, je crois, et, quoique la jalousie soit rare en Orient, elle peut être jalouse et par con- séquent être injuste. — Hafza sera reconnaissante des bontés que les filles du chérif ont eues pour elle. — Alors nous tombons dans l'inconvénient opposé: Hafza, par reconnaissance, peut me faire un éloge exagéré de ses anciennes maîtresses, et le désappoin- tement sera d'autant plus cruel que l'éloge aura été plus grand. Yachya secoua la tête. — Je vois, dit-il, que c’est d'avance un parti pris. Mais réfléchis à une chose, c’est que, d'un moment à l'autre, le chérif peut te faire la proposition que je viens de te faire moi-même. Ne crois-tu pas qu'aucun danger n’est plus grand que celui du refus? — Le chérif Hussein est un homme d'un grand esprit; quand je lui dirai mes raisons, il les com- prendra, je l'espère. — Sans doute, s'il se trouvait seul intéressé dans la question. Mais, l'ouverture faite, cela deviendra une affaire de famille. Songe aux ennemis que tu te feras. — Mais toi, qui as de l'influence sur le chérif et qui te dis mon ami, empêche qu'il m'en parle, et dis-lui franchement que tu m'as sondé, el que je ne me sens pas digne d’un pareil honneur. Yachya secoua la tête. — On a de l'influence sur les grands, et sur les grands Arabes, quand on dit comme eux. Si le chérif a bien arrêté ce projet dans son esprit, il ne m'écou- tera pas, et, en insistant pour te défendre, j'encourrais moi-même sa disgrace. Sa volonté est un ordre, et j'aime mieux me conserver, pour te soulenir en cas de besoin. — Conserve-toi, Yachya. — Au reste, si c'est écrit, tu n'y échapperas pas. — Je doute que cela soit écrit. — En tout cas, Hadji, te voilà prévenu. Seule- ment, lu ne sais rien; si le chérif ou un des membres de sa famille te parle de ce projet, fais l'étonné. — Sois tranquille. — Je comprends Là position, couple sur moi. — J'y compte, Yachya. Yachyase retira. Demeuré seul, je restai un moment profondément inquiet. L’impression avait été d'autant plus désagréable, que mes souvenirs me rappelaient différents mariages du même genre qui avaient assez mal tourné. : La facilité avec laquelle, en Orient, un chef se débarrasse de l'homme qui le gène est devenue pro- verbiale, et si je ne génais pas Hussein, au contraire, je devais évidemment gêner ses frères, qui, me jalou- sant déjà comme étranger, devraient naturellement me jalouser bien autrement quand je serais de la famille. Puis il yavait la question anglaise. Les Anglais me savaient au service d’Hussein. Ils devinaient, par les services que je lui avais rendus, ceux que je pouvais lui rendre encore. J'étais bien autrement dangereux en devenant son gendre. Puis enfin, il y avait la patrie et la famille, aux- quelles il fallait dire adieu, tandis que, dans tout ce gue j'avais fait jusque-là, j'avais été dirigé surtout par l'amour de la patrie et de Ja famille. Or, une fois marié, et marié à la fille du chérif, il fallait dire adieu à ma femme, à mes enfants, à ma mère, à la France. Et, je l'avoue, au fond de tout cela il y avait une certaine curiosité, plus qu'une curiosité; un désir de pénétrer dans ce labyrinthe de mystères féminins qui font en Arabie le côté poëlique de la vie. Mon carac- tère entreprenant me poussait aux aventures dange- reuses. J’élais, sous ce rapport, servi à souhait. Je résolus donc de m'informer auprès de mon Abyssine. Mais encore fallait-il m'informer avec pru- dence. L’Abyssine be m’avait-elle pasété donnée dans le Lutdem'espionner? Quisaitsielle nerendait pas compte de toutes mes actions au chérif Hussein? Plus d’une fois, en effet, elle avaitdemandéa revoir ses anciennes maîtresses, et je l’avais fait conduire au harem du chérif par un de mes eunuques. Je montai donc auprès delle. Quant à la jalousie dont j'avais manifesté la crainte à Yachya, c'était un cas peu probable. Qu’une Cir- cassienne, qu'une Géorgienne, qu'une Persane, qu'une Arménienne, qu'une Grecque, élevée au rang d’epouse, soit quelquefois jalouse, c'est chose rare, mais C’est cependant chose qui arrive. Mais qu'une .egresse ou qu'une Abyssine esclave, habituée à se soumettre sans réflexion à toutes les volontés du maitre, ait l'idée d'être jalouse, c'était presque impos- sible. Néanmoins, je comptais ne me fier à elle que tont juste. Je Vabordai comme d'habitude. Je lui tendis ma sain qu'elle me baisa. Toute femme en Orient, quelle soit esclave, concubine ou épouse, baise la in du mari, qu'elle traite de sidi, maître. Je m'assis Sur mon divan, et elle se coucha à mes iets, - Hafza, lui dis-je, es-tu contente de moi? Out, maître, bien contente. - Es-lu heureuse de m'appartenir ? - Bien heureuse. Me se mit à pleurer. — Pourquoi pleures-tu? lui demandai-je. - Voudrais-tu donc me renvoyer, maitre? — Moi? — Pardonne! j'avais peur. — Rassure-toi, Hafza. Elle me baisa les mains et se mit à sourire. Sourire lorientale, qui est si charmant. — Alors, 81 tu crains de me quitter, tu ne voudrais nt me trahir? Jamais. — Que Va-t-on recommandé lorsqu'on l'a envoyée chez moi? 70 L'ARABIE HEUREUSE. — D’obéir à toutes tes volontés. — C’est le chérif qui l'a dit cela? — Oui. — Mais, dans le harem, les femmes et les filles, que Vont-elles dit? — Elles m'ont fait la même recommandation que le maître. — Etleurs recommandations n’ont porté sur aucun autre sujet ? — Elles m'ont donné des conseils pour te plaire. — Et depuis, lorsque tues retournée pour les voir, elles ne t'ont rien dit? — Elles savent que je Vaime, et elles n'ont fait que stimuler mon amour pour toi. — Voyons, rappelle-toi bien, net’ont-ellesfaitaucune question sur... monintérieur... ma manière de vivre? — Jamais elles n’ont eu besoin de me faire ces questions. J'étais heureuse, et je leur racontais mon bonheur. — Me connaissent-elles? m’ont-elles vu à travers leurs moucharabies? — Elles tont vu et te connaissent parfaitement, même au bain, à la prière et dans ton harem. — Comment ont-elles appris tous ces délails? — Par tes eunuques. — Combien le chérif a-t-il de femmes? — Quatre, dont une est mourante. — Combien a-t-il de filles? ; — Cing, dont une est mariée au chérif Hagan, de Loheia. — Comment s'appellent les quatre autres? — Fathma, c’est l’ainée; la seconde s'appelle Kadi- dja; la troisiéme Alima et la quatriéme Zeinab. — Quelage ont-elles? — Je ne sais pas. — Sont-elles jolies ? — L'ainée est marquée de petite vérole, la seconde a une taie sur l'œil, la troisième est superbe, la qua- trième est encore toute jeune, mais cependant elle a l’âge de se marier. — Laquelle des quatre t'a fait le plus de questions sur moi? — Alima. — Que t’a-t-elle demandé? — Si tu étais bon. — Et encore? — Si tu étais brave. — Que lui as-tu répondu ? — Que pour ta bonté je pouvais lui en répondre; que pour ton courage, elle pouvait consulter son père, — Maintenant, détaille-moi la beauté d'Alima. Elle ta fait des questions sur moi, je puis bien Ven faire sur elle. — Alima est blanche comme du lait, ses cheveux sont longs et noirs, ses yeux sont noirs et grands, ses sourcils se réunissent au-dessus du nez, ses cils sont longs comme cela, — et elle me montra la première phalange de son petit doigt; — son front est élevé, son nez est droit, sa bouche petite, ses dents sont magnifiques, elle a de petits pieds, de petites mains, des bras bien faits, et la taille admirablement prise. — Voilà pour le physique. — Que veux-tu savoir? — Je veux connaître son caractère. — Elle est gaie, elle est bonne, charitable, cou- rageuse. — Que sait-elle faire? — Elle brode, elle joue du luth, elle sait faire les pâtisseries, elle sait distiller les essences, elle sait confectionner les confitures, elle sait soigner les flours. — Comment passe-t-elle son temps? — Wile fume, elle soigne sa toilette, prend son L’ARABIE HEUREUSE. 71 D RP ST ee ee ee café, des bains, danse et regarde les passants par ses moucharabies, se teint les yeux avec du koleul, les ongles des pieds et des mains avec du henné, et se fait des bonnets de sequins. C'était, comme on le voit, au point de vue arabe, une grande travailleuse qu’Alima et qui pouvait prétendre à infiniment mieux que moi. $ $ Mais était-ce Alima que l'on me destinait, ou bien la petite Zeinab, car je ne supposais pas qu’il put en- trer dansles intentions du chérif de me donner Fathma la grélée ou Kadidja la borgne? je devais supposer qu'il réservait celles-là pour les placer en famille. La conversation, malgré la résolution bien prise de n’épouser ni l’une ni l’autre des filles du chérif, avait cependant un énorme intérêt pour moi. On ne s’éton- nera donc point que, trouvant mon Abyssine si bien disposée à répondre à mes questions, je ne m’arrélasse pas en si beau chemin. _ Je passai donc d’Alima à Zeinab. — Et la plus jeune? lui demandai-je. — Elle peut avoir dix ans. : — N'ai-je pas ‘entendu dire qu'elle était de cou- leur ? — Oui. — Bon! et comme le chérif lui-même est mulâtre, elle ne doit pas être d’une éclatante blancheur. — Alors, moi, qui suis encore plus noire qu’elle, tu ne m'aimes donc pas? — Au contraire, lui dis-je, j’ai toujours beaucoup aimé les femmes au teint foncé. — La fille du chérif est très-jolie. Elle est en outre la bien-aimée du père. — Et à quoi s’occupe-t-elle, celle-là? — Elle s'occupe de sa toilette comme sa sœur, joue du darbouka et danse merveilleusement. — Alors, elle est aussi coquette qu’Alima? — Non, ses goûts sont beaucoup plus simples; elle est moins orgueilleuse, plus charitable encore, plus douce et plus charmante dans ses relations. — Eh bien! voyons, continuai-je. Si par hasard le chérif me proposait une de ses filles cadettes, soil Alima, soit Zeinab, laquelle penses-tu qui soit la plus convenable pour moi? Sous sa couleur cuivrée, je visrougir Hafza. Enfin, après un moment de réflexion : — Si j'avais à choisir, dit-elle, je préférerais la plus jeune. La blanche est plus belle, mais la mulâtresse est meilleure. Alors, à son tour, après m'avoir regardé un instant avec hésitation : — Pourquoi me fais-tu toutes ces questions? me demanda-t-elle. T’aurait-on fait quelque proposition? — Directement, non; indirectement, oui. — Eh bien! écoute-moi, dit-elle, et crois que je parle selon mon cœur. S'il m'est permis de donner un avis à mon maitre, c'est de n’épouser ni l’une ni l'autre. — Tu ne parles point par jalousie, Hafza? Elle secoua la tête. — Je parle par dévouement, et je te dis : Seigneur, la dernière des Bédouines de la plus pauvre des tribus te vaudra mieux qu'une des filles du chérif, dont tu ne seras pas le mari, mais l'esclave. Je la regardai. — Mais comment faire pour te tirer de là? conti- nua-t-elle en frappant ses mains l'une dans l'autre: car s’il est décidé dans l'esprit du chérif et dans celui de son harem de l'allier à sa famille, il n'y aura pas moyen pour Loi d'y échapper. — Si j'élais Arabe ou Turc, la chose serait peut-être vraie, mais je suis Français, et il me considérera, je l'espère, comme un Français. Elle secoua encore la lôte. — Tu seras empoisonné, dit-elle. — Mais toi, lui demandai-je, ne pourrais-tu, la pre- mière fois que tu iras dans le harem, savoir quelque chose, soit directement par toi-même, soit par tes sœurs d’Abyssinie? — Oh! si fait, et non-seulement je saurai quelque chose, mais encore, sois tranquille, je veillerai sur toi. La conversation avait lieu dans la nuit. Ce n’était pas l'heure pour Hafza d'aller au harem. On remit la visite au lendemain. XXII Le lendemain, vers dix heures, je fis conduire Hafza à la forteresse d’Hussein par les eunuques. Quand on va au harem, ce n'est point, on l’a vu, pour y faire une simple visite, c'est pour y passer une partie de la journée. Vers trois heures après midi, Hafza revint. Deux nègres marchaient devant elle portant des bonbons et des pâtisseries qui lui avaient été donnés par les femmes du harem. Je l'altenduis avec Impatience. Je la fis monter avec moi dans son apparlement. — Eh bien? lui demandai-je. — Eh bien! j’ai causé avec les femmes. — Quelle est celle que l'on me destine ? — Alima. — Tu en es sûre? — Le chérif s'est prononcé, et lui-même compte ten parler très-incessamment, peut-être ce soir, peut- être demain. C'est un grand malheur pour toi. — En quoi le malheur est-il si grand? — Alima a tous les défauts d'un enfant gâté. Elle est volontaire, capricieuse, dépensière. Le chérif a toujours fait ses volontés; tu seras obligé de faire comme le chérif. — Voyons, n'y aurait-il pas moyen de rompre cette affaire ? — Ce sera difficile. Alima paraît amoureuse de toi. — Où m'a-t-elle va? Il me semble impossible qu'elle l'ait pu. — Oh! les femmes trouvent toujours moyen de voir, et surtout les femmes arabes. — Eh bien, soit! dis-je en m’avangant vers la porte. — De la prudence! — Sois tranquille. Je sortis, mon intention était d'aller consulter le fils du chérif Abou-Taleb, mon ami Abd'el-Mélek. La forteresse de son père, que l'on venait de construire depuis un an ou deux tout au plus, était à un quart de lieue à peine. Je montai à cheval avec Sélim, et nous partimes au galop. Lorsque j'arrivat chez lui, il était avec son cousin, le fils du chérif Hussein, et avec notre ami commun Yachya. Mon arrivée coupa court à la conversation. Il en résulta que je fus à peu près sûr que l'on parlait de moi. Abd’el-Mélek et ses hôtes ne m'en reçurent pas moins bien; même les deux jeunes gens me firent plus d'amitiés que jamais, Les polilesses commencèrent. On prit le café, l'on apporta des tapis et des pipes; car, si l'on ne fumait pas chez le chérif, on s'en dédommageait fort chez son neveu, Le jeune Hussein sortit le premier, Yachya voulut le suivre. Je le retins. — Reste, lui dis-je; je viens pour affaire grave, et les conseils ne sont pas de trop. Alors, m'adressant à Abd'el-Mélek : — Seigneur, tu sais déjà pourquoi je viens; je n'ai donc pas besoin de te le dire, IL fit un signe de tête. — Un jour, tu étais inquiet et embarrassé ; tu eus confiance en moi, et tu vins me trouver. Je suis in- quiet et embarrassé, et je viens te trouver à mon tour, 72 L'ARABIE HEUREUSE. mom — Je sais pourquoi tu viens, je l'ai su par ma mère et par mon cousin, et, lorsque tu es entré, nous parlions, Hussein, Yachya et moi, de ion prochain mariage avec ma cousine Alima. ; i 9 ees — Cest justement ce prochain mariage qui min- quiète. d — Ah! fit le jeune homme, et pourquoi? — Si tu étais à ma place, prendrais-tu Alima pour femme? Abd’el-Mélek resta un instant pensif. — Non, dit-il. — Tu vois! — Je désire que tu sois de ma famille, car je t'aime comme un frère; mais... — Mais tu ne voudrais pas me voir épouser Alima ? Le jeune homme secoua la tête. — Comment faire pour ne pas l’épouser? — La refuser de son père très-franchement. Je connais mon oncle ; la franchise est ce qu’il y a de mieux avec lui. — Et il ne se formalisera pas? — Tu es musulman de religion, mais tu es Franc de naissance. Les Francs ont la parole dorée; tu trou- veras bien moyen de faire valoir tes raisons sans qu'elles aient rien de blessant. En ce moment Yachya intervint. — Mais, dit-il, la jeune fille ne se rendra pas aussi facilement que son père, et gare les intrigues et le poison. Le jeune homme fit un mouvement de lèvres qui voulait dire : — Il y a beaucoup de vrai là-dedans. Le mouvement de lèvres voulait si bien dire cela, qu'il ajouta sans transition, et comme complément de sa pensée: — il faudra prendre des précautions. — Lesquelles ? — Une fois que ton refus sera connu d’Alima, ne plus accepter chez mon oncle ni café ni pâtisserie. Le conseil n’était pas ambigu, comme on voit. Le résultat de la conférence fut qu’il fallait être franc avec le chérif, mais attendre qu'il en parlât. Quand à Abd’el-Mélek et à Yachya, je pouvais compter sur leur concours et leur surveillance. Je sortis, les lais- sant ensemble. Sélim avait éventé quelque chose de tout cela. En revenant, je m’apercus qu'il eit été assez aise d’enta- mer une conversation avec moi. Quelques mots furent échangés entre nous, mais je jugeai inutile pour le moment d'entrer dans aucun délail. Ce que je crus voir, c'est que, dans l’occasion, je pouvais aussi comp- ter sur Sélim. J'avais donc quatre alliés sincères et fidèles : Abd’el- Mélek, Yachya, Hafza et Sélim. Au moment où je rentrais, le chérif me faisait ap- peler. Je crus que le moment de l'explication était venu, et je partis, résolu a l’affronter franchement. Je me trompais. Ce qui nécessitait ma présence, c’é- {ait l'arrivée de quarante paiens se rendant à Abou- Arich dans le but d’embrasser l'islamisme. Ils étaient de tous les âges, depuis huit jusqu'à quarante ans. Tout cela parlait une langue qui nous était à peu près inconnue, Leur costume était celui de saint Jean au désert, Quant à leur pays, ils ne donnaient pas d’au- tres renseignements sur lui que de nous dire qu'il élait à trente ou trente-cing journées au levant d'Abou- Arich, ce qui supposait, dans un pays où la journée est de six heures, une distance de 250 lieues à peu res. Le chérif, qui m'attribuait beaucoup plus de con- naissances que je n'en avais, m'avait fau venir, espé- rant que je comprendrais quelque chose à leur dialecte et que je parviendrais à connaître les motifs de leur couversion. Je descendis au milieu d'eux. Ils étaient entourés par toute la population. Ils étaient nus, à l'exception d’une petite fouta roulée autour des reins. Ils avaient tous un bracelet au bras gauche; ils avaient de longs cheveux noirs, qui tombaient sur leurs épaules, de beaux yeux, des dents magnifiques, des figures caractérisées chez les vieux, pleines de grace et de fierté chez les jeunes. Leurs armes étaient la sagaie abyssine et le casse-tête africain, plus un petit couteau droit et très-pointu, non pas aiguisé à la meule, mais battu à froid au marteau comme on bat les faux. Les uns portaient ces couteaux au bras gauche, les autres au mollet du même côté. A l’une ou l’autre place, ils reposaient dans une gaine en cuir. On ignorait encore ce qu’ils venaient faire. Je descendis au milieu d'eux, comme je Vai dit, par ordre du chérif et commencai une conversation par gestes, la langue qu’ils me parlaient m’étant aussi in- connue qu’au reste de la population. Après deux heures de travail, je parvins à com- prendre qu’ils étaient paiens et adoraient le feu et les astres ; qu'à la suite d’une guerre avec leurs voisins, leur tribu avait été détruite, à l'exception des quarante hommes que j'avais sous les yeux, et enfin qu’ils ve- paient pour adopter la religion musulmane. Tous les cadis, les muphtis, les ulémas, les savants du pays passèrent après moi et ne purent en tirer autre chose. Cela s’accordait au reste avec les notions géographiques du chérif : il savait que, bien loin à Pest de son pays, il y avait des peuplades adorant le feu. Ce que j'avais compris surtout, c’est que ces mal- heureux mouraient de faim. Aussi dis-je au chérif que ce qu'il y avait de plus urgent ponr le moment, c'était de leur donner à manger. Le chérif ordonna que l’on fit amener une dizaine de moutons et qu’on les leur donnat, en leur faisant comprendre que c'était pour eux. {ls les égorgérent à l'instant même, et à la manière des juifs et des musulmans, c'est-à-dire en leur tranchant le larynx et la carotide en trois coups. Mais ils étaient si affamés que beaucoup n’attendirent pas que la viande fût cuite pour en manger. Un des moutons fut dépecé à l'instant même, et plusieurs se jetèrent sur les lambeaux sanglants qu'ils mangèrent tout crus. Les autres firent griller la viande sur le feu avec une broche en bois. On leur donna en outre du riz, du beurre et du millet, dont ils firent plus tard des pâtes en y joignant des dattes. Ils reçurent aussi dix ou douze cases en manière de logement. Le soir, ils firent leur prière en commun, adorant les astres. J'avais élé convaincu, au reste, qu'ils étaient Guébres en les voyant allumer leur feu, ce qu'ils avaient fait ayec une multitude de gestes myslérieux. ; Le chérif était inquict de cette irruption de paiens. Ce pouvait être une conspiration. Il assembla le con- seil le soir. On avait adjoint au conseil tous les vieil= lards et tous les hommes un peu remarquables par leur intelligence. Pendant ce temps, toute la population, intriguée, disculait devant chaque maison, les uns prétendant que j'avais dit la vérité et que c'étaient tout simple- ment des malheureux chassés de leur pays, les autres prélendant que c'étaient des espions qui faisaient semblant de ne pas savoir la langue. D'autres entin soutenaient que c'étaient des Wahabyles, parce qu'ils avaient les cheveux longs, tandis que les autres Arabes se rasent la tête. Au conseil, on les fit entrer. Ils examinèrent en entrant l'endroit de la salle qui leur paraissait libre, et, avisant un coin où il n'y avait personne, sans saluer, sans essayer de prononcer une parole, ils allérent s'y ranger en s’accroupissant sur leurs talons, mais sans s'asseoir, Le chérif leur fit apporter quarante chemises de À { > L 1 } | 4 1 L’ARABIE HEUREUSE, 73 a toile bleue, lear état de nudité complète choquant sa susceptibilité, Ils acceptèrent ce vêtement avec une répugnance visible, mais ils refusèrent de le mettre. Le chérif regarda ce refus comme une preuve de mé- pris, et il commençait à se facher tout rouge, lorsque Jintervins et lui fis comprendre que c'était au con- traire lui qui, en exigeant qu’ils se vêtissent, choquait probablement leurs idées sociales ou religieuses. Cette explication calma le chérif. Nous fimes la priére. Cette cérémonie ne produisit sur les nouveaux venus aucune espèce d'effet. Cela nous confirma seule- ment dans la croyance qu'ils devaient être compléte- ment étrangers à Vislamisme. Ce qui paraissait les préoccuper, c’élaient l’ameublement des chambres, les costumes de ceux qui l’habitaient, les armes que nous portions, les armures qui étaient suspendues à la muraille. Après la prière, comme on vit qu'il était impossible de en tirer d’eux, ou les renvoya, à l'exception d’un seul. Celui qu’on avait retenu était un jeune homme qui paraissait avoir dix-huit ans. [l était beau, semblait intelligent, et l’on espérait pouvoir tirer de lui ce que Yon n’espérait plus tirer des autres. Mais à toutes les interrogations, il répondit par signes qu’il n’entendait as. ; On résolut alors des les initier, non pas aux dogmes, puisqu'on ne pouvait pas leur faire com- prendre la langue, mais aux pratiques de l’islamisme. Ne pouvant rien tirer du jeune homme, le chérif le fit reconduire près de ses compagnons, qui tous se rangèrent autour de lui et écoutèrent le récit de ce qui s'était passé en leur absence. Le lendemain, au lever du jour, les étrangers firent une prière analogue à celle de la veille. On avait en outre remarqué que, dans la case du plus ancien, qui avait une longue barbe blanche et qui paraissait leur prêtre, une lampe avait brûlé toute la nuit. . Pendant plusieurs jours on les traita avec la même hospitalité. Seulement, la populace se pressait autour de leurs huttes et parfois les enfants les appelaient Djhehael, mot dont les Turcs ont fait Giaour, et qui veut dire adorateur des idoles. Le même jour on remarqua que deux des étrangers se détachaïent de la troupe et se dirigeaient vers l’est. On fit à l'instant même un rapport au chérif. Le chérif les fit suivre par des hommes montés sur des dromadaires. Le lendemain, dans la nuit, les hommes revinrent. Les deux étrangers s'étaient arrêtés à une journée de là, et avaient tiré, d'une grotte des mon- tagnes nommées Maden-el-Afrit, la Hine-du-Diable, une cinquantaine de femmes et d'enfants de tous les âges. Ces malheureux attendaient là pour savoir com- ment seraient reçus à Abou-Arich leurs fils et leurs pères. Il n'y avait plus de doute pour le chérif, c'était une émigration qui venait se jeter dans ses bras, et, comme le chérif Hussein avait la grandeur de la superstition, il résolut de les traiter de son mieux et de ne s'arrêter à aucun sacrifice. Du moment où les élrangers émi- graient, ils venaient de la part de Dieu. Seulement les femmes n'étaient guère plus vélues que les hom- mes: c'élait un grave inconvénient pour leur admis- sion dans la ville. En conséquence, on envoya au-devant d'elles des femmes et des jeunes filles arabes avec toutes sortes de vélements. Celle mesure avait été prise en pelt comité entre le chérif, son frére Abou-Taleb, Yachya ot moi. Pour que les femmes élrangères ne s'ef- frayassent pas, on avait adjoint aux femmes arabes plusieurs des paiens, qui devaient leur aflirmer qu'on n'avait pour eux que de lrès-honnes intentions. Le lendemain on annonça que les femmes paicunes approchaient. Le chérif avait fait inviter tous les in- fidèles à se vêtir de leurs chemises et leur avait en- voyé en même temps des écharpes rouges; puis il avait mis en réquisition des chevaux qu'il avait fait harnacher. Mais là se présenta un nouvel embarras. Sans doute ils élaient médiocres cavaliers, car on ne put jamais les décider à monter à cheval. La seule chose à laquelle ils consentirent, ce fut d’endosser le vêtement biblique qu'on venait de leur donner. A leur intention, le chérif avait fait déménager tout un camp d'infanterie formant un douar au de- hors de la ville. Ce déménagement laissait vides une centaine de huttes dans lesquelles on avait brûlé d'abord de la fiente de vache pour en faire disparaître les insectes, puis de l’encens pour les parfumer et surtout en chasser les mauvais esprits. Ces huttes étaient donc en état de recevoir leurs nouveaux hôtes. Le chérif, toute sa famille, toutes ses troupes pré- sentes à Abou-Arich étaient sur pied. Derrière eux, toute la population. Cette entrée d’une centaine de misérables paiens était devenue une fête. Les fem- mes leur portaient des fruits, du lait, du miel. On alla à leur rencontre jusqu’à une demi-lieue de la ville. Malgré le nombre considérable des assistants, — il y avait peut-être vingt mille individus, — tout se passa avec beaucoup de calme et presque en silence. La cérémonie avait avant tout le caractère religieux. On rentra dans la ville, musique en tête, bannières déployées, chaque cavalier faisant la fantasia devant le chérif. Les femmes avaient endossé les vêtements qu’on leur avait envoyés; mais on n'avait pu obtenir d'elles qu'elles se couvrissent le visage. Quant à moi, l'effet que me produisit la tribu fut celui que m'eüt fait en France ou en Espagne une bande de Bohémiens ou de Djingalis. Mon opinion, encore aujourd'hui, est qu'ils appartenaient à des tribus indiennes correspon- dant à celles de nos Gitanos d'Europe. En entrant à Abou-Arich, les infidèles prirent la tète de la colonne, traversèrent la ville aux cris de réjouissance de toutes les femmes, et se rendirent à leur camp, situé à la porte de Djézan, c'est-à-dire à l'ouest, dans l'intervalle qui séparait la citadelle du chérif de la ville. Toute la tribu prit immédiatement domicile. Il ne s'agissait plus que de les convertir. Cette con- version fut surtout l'affaire des femmes et des bons traitements dont le chérif Hussein et sa famille les entourèrent, Le miracle ne fut pas long à opérer. D'abord les enfants, mâles et femelles, baragouinèrent promptement et facilement l'arabe; ensuite, la sim- plicité des pratiques religieuses opéra son effet. De sorte qu'un beau jour, les principaux des paiens, ayant à leur tête le vieux à barbe blanche, se présen- tèrent au chérif en lui faisant comprendre, non-seule- ment la reconnaissance qu'ils avaient des bons traite- ments reçus, mais encore leur désir de s'identilier complétement à la famille de leur bienfaiteur. C'élait là qu'on voulait en arriver, [ls furent ensuite tous circoncis. A l'occasion de celle conversion, on les avait pro- menés par la ville sur des chevaux richement enhar- nachés, tandis que des quéteurs faisaient une collecte en leur faveur. Tout le monde, pauvre et riche, con- . Wibua à cette collecte, et y contribua si bien qu'elle produisit en deux heures une cinquantaine de mille francs. Il est vrai de dire que Juifs et Banians, pour faire leur cour au chénf, contribuèrent de leur côté. De son cole, le chérif, devenu leur parrain, leur as- sura un revenu journalier suflisant pour les nourrir, leur douna des terres à cultiver, el insensiblement les plaça dans ses villes et près de ses frères, Les filles se mariérent avec des Arabes, el les jeunes gens avec des femmes d'Abou-Arich. 1h L'ARABIE HEUREUSE. On finit par apprendre qu'ils venaient du centre de l'Arabie. ils avaient été chassés de Wadi Neijéran par des tribus ennemies et paiennes qui leur avaient tué les trois quarts de leurs frères et enlevé tout ce qu'ils possédaient. Des sorciers leur avaient dit alors de se diriger vers l’ouest, et que là ils trouveraient des populations amies. Sur la foi de la prophétie, ils s'étaient mis en route, et la prophétie s'était réalisée. Ce qu'il y eut de plus difficile à leur faire com- prendre, c’est qu’ils ne pouvaient devenir musulmans en conservant leurs pratiques paiennes. Ils eussent voulu combiner les deux croyances, du moins dans l'exercice du culte. Sept de leurs compagnons étaient morts des suites de la circoncision, et il fallut employer la force pour qu'ils ne les brülassent pas. Le refus d’un bûcher les chagrina à ce point qu’alors seulement on put remar- quer chez eux quelques regrets de s'être faits musul- mans. Ne pouvant brûler leurs morts, ils brülèrent les hutles qu'ils avaient habitées ; ce qui faillit incendier tout le douar. Mais, dans la manière dont ils élevaient leurs en- fants, dans la façon de préparer leurs aliments, ilscon- servèrent leurs anciennes habitudes. Dans leur inté- rieur, ils restaient pus. Seulement, pour sortir, ils revêlaient la fameuse chemise bleue et lécharpe rouge. Le chérif voulut d’abord s'interposer ; mais il vit bientôt qu'il serait obligé d’user d’une contrariété de tous les instants, et il y renonça. Dans leur pays, ils étaient tribu guerrière purement et simplement; mais à Abou-Arich, n'ayant plus de guerre à faire, chacun adopta l'état qui lui convint. Les uns se firent charpentiers, les autres boulangers, serruriers, potiers, maçons, laboureurs, et, grâce à une intelligence réelle, et qui s’exercait pour la pre- mière fois, chacun fit de grands progrès dans l’état qu'il avait embrassé. Dans l'intervalle qui s'écoula entre l’arrivée des paiens et leur conversion, un autre fugilif venait de- mander une hospitalité qui lui fut accordée avec beau- coup d’empressement, et qui devait amener des évé- nements de la plus haute gravité. : Un neveu de l'imam de Sana, chassé des Etats de son oncle à la suite d’une révolte, arrivait à Abou- Arich: c’élaient des nouvelles fraiches quiarrivaientau chérif Hussein de son plus mortel ennemi. Le chérif Hussein était l'ennemi de l'imam de Sanaa double titre, limam de Sana ayant déjà été dépossédé par le chéri! Hussein d'une partie de ses Etats et étant l’allié le plus important que les Anglais eussent dans! Yémen. Le chérif Hussein reçut le fugitif, non pas en hôte, mais en prince. Il lui abandonna un de ses chateaux, mit des chevaux et des esclaves à sa disposition, et lui affecta un traitement d'une vingtaine de mille francs par an. Il y avait un grand projet politique caché sous celle générosité. Le projet était commun au fu- giuf et à celui qui le recevait; le jeune imam voulait détrôner son oncle; Hussein voulait agrandir ses pos- sessions, tout en aidant le jeune imam dans sa con- quête, Il va sans dire que la condition de rupture complète avec l'Angleterre faisait la base du traité. Dès le lendemain de l’arrivée du prétendant, je fus appelé par Hussein à faire partie de leurs conférences eta émetire mon opinion. Dès le premier jour, je vis parfaitement qu'une expédition contre l'imam était immimnente. Au reste, en ce moment méme, il était & ma con- naissance, — la révélation me venait de la Mecque, — que Vimam de Sana, à l'instigation de l'Angleterre, concluait un traité avec la Turquie, traité en vertu duquel la Porte allait Ini prêter toute espèce de con- cours contre le chérif Hussein, qu'elle considérait comme un ennemi. Voici le plan qu'on adopta: réunir le plus de troupes possible. Nous disposions de vingt mille hommes. De leur côté, les frères du chérif dans leurs gouverne- ments de Moka, d'Hodeïda, de Loheïa, de Zébid, de Beit-el-Fakib et de Taés pouvaient nous seconder avec trente mille hommes. Le jeune Ahmed, qui avait un parti dans l’imamat de Sana, prétendait pouvoir disposer d'une dizaine de mille hommes qui d'avance lui étaient acquis. Mais, en cas de succès, ce nombre devait se dou- bler, se tripler, atteindre la majorité, puis la tota- lité de la population. C’est en Arabie surtout que le droit du plus fort est incontestable. Je proposai done au chérif de marcher hardiment sur Sana même, sans s’arréter ni aux places fortes ni aux citadelles. L'invasion se faisait de deux côtés différents: au nord d’abord, par les contingents venant d'Abou- Arich, de manière à attirer de ce côlé toute la défense, tandis que les contingents des autres districts, c'est- a-dire des frères de Hussein, après s’étre emparés des routes par lesquelles Sana aurait pu recevoir quelques secours anglais, aidés des partisans du jeune imam, facilités dans leur mouvement par la puissance du chérif, qui s’étendait sur tout le Théama jusqu’à Aden, entreraient par le sud-ouest et essayeraient, grâce aux intelligences que l’on aurait dans la capi- tale, d’emporter Sana par surprise. Il fallait, pour la réussite d'un pareil projet, de Vhabileté, de la promptitude, et surtout de la diseré- tion. Il fallait de plus, à la tête des deux expéditions, des hommes supérieurs et résolus. Le chérif était bien décidé à prendre le commande- ment des troupes d’Abou-Arich, mais il n’osait confier le commandement en chef de la seconde expédition au jeune imam. El s’en défait sous deux rapports. Il pouvait être nuisible à la fois : comme trop habile, ou comme trop inexpérimenté. Chaque contingent, à parlir du jour de l'entrée en marche, avait une cinquantaine de lieues à faire pour atteindre Sana. Ces cinquante lieues ne pouvaient pas se faire à moins de huit à dix jours. Sana est, comme antiquité, à peu près la sœur de la Mecque. Comme importance maiérielle, elle est six fois grande comme elle. Comme importance pro- ductive, c’est un paradis terrestre, tandis que la Mec- que est un désert à qui le législateur musulman n'a donné de vie et d'importance que par la prescription du pèlerinage, qui a aussi bien un but commercial qu’un but religieux, et qui, pendant le mois de sa durée, infiltre dans la population des moyens d’exis- tence pour tout le reste de Pannée. L Ahmed était un beau jeune homme de vingt-cinq ans, parfaitement intelligent, s'intéressant beaucoup à ce qui était art, industrie et science. Il était fils de la sœur de l'imam. Un parti l'avait choisi pour chef, et lui, de son côté, s'était laissé choisir. A Sana, comme partout dans l'extrême Orient, les prétendants à la couronne sont comme des ennemis et gardés comme des prisonniers. Cela s'explique par les révol- tes même qui surgissent malgré (es pre qui changent d'un jour à l'autre la face des Etats, et qui livrent au poison, au lacet ou à la prison le roi d'hier, vaincu aujourd'hui. Malgré la captivité rigoureuse du jeune imam, mal- gré la surveillance qui l'entourait, il était parvenu, grâce à sa nourrice, vieille négresse du Soudan, qui l'avait revêtu d'habits de femme, à tromper la vigi- lance de ses gardes et à se jeter dans les bras du parti qui l'avait choisi pour chef. On l'avait alors caché avec le plus grand soin. Mal- gré toutes les perquisitions, on n'avait pu s'emparer de lui, Pendant ce temps, son parti grossissait, Enfin, un jour, il se crut assez fort pour en prendre le com- mandement et risquer une bataille; mais parmi ses partisans, affublés d'une fausse fidélité, se faufilèrent LARABIE HEUREUSE. 75 EEE des traîtres, qui, un beau jour, s’emparérent de lui et Venfermérent dans un château de Sana nommé Dâr-Deheb, la Maison d'Or. C'était l'habitation même de son oncle, l’imam de Sana. Le rez-de-chaussée des forteresses arabes est, nous l'avons déjà dit, je crois, en général presque toujours consacré à un bagne, et plus ils’y trouve de galériens, plus le maitre du logis est important aux yeux des populations. é adie Mais là, cette même négresse qui, une première fois déjà l'avait sauvé, entreprit de le sauver une seconde. Elle y parvint à l’aide d’un eunuque de son pays, pris dans le Soudan en même temps qu'elle, vendu avec elle, qui avait été ramené avec elle, et qui, par un hasard providentiel, avait été acheté par le même maitre. L'eunuque parvint à s'emparer de la clef de bois qui fermait le cachot du prince, et à la garder assez longtemps pour en faire une pareille. : L'évasion pressait ; l'exécution, sans avoir de jour fixé, était imminente; imam n'avait qu'un signe à faire pour que la tête du prisonnier tombât ; les bons offices de quelque intrigant pouvaient hâter cette chute. La méme nuit on risqua le tout pour le tout. L'eunuque était de garde. Il s'introduisit dans la prison du jeune homme, lui peignit en noir la figure et les mains, l’affubla de son costume et le fit sortir à sa place. La négresse l’attendait à un endroit dési- gné, avec des hommes et des chevaux. Il passa sans obstacle à travers toutes les cours, rejoignit la né- gresse, sauta en selle, et prit la direction du nord. Vingt heures après, il franchissait les frontières des Etats de l’imam de Sana et entrait dans ceux du chérif Hussein. Le lendemain matin, on vint pour exécuter le jeune homme. On ne trouva que l'eunuque. L’eunuque avoua tout. Il fallut bien que l'imam se contentat de celle substitution. Seulement, il fit exécuter l'eunu- que à la place de son neveu. XXIII Pendant que ces événements se passaient d'un côté à Sana, ci de l'autre à Abou-Arich, les Anglais d’A- den faisaient pendre leurs trente-neuf prisonniers arabes. Nous avons parlé de ces prisonniers à pro- pos du voyage que je fis dans cette ville. Ils les faisaient pendre ostensiblement, afin qu’ils servissent d'exemples aux Arabes de la montagne. C'était en même temps une sorte de défi. Si c'était ce dernier but qu'ils cherchaient, ils l’atteignirent. Les Arabes n'en devinrent que plus haineux à l’en- droit des Anglais. Quelques jours aprés, en signe de représailles, le sultan de la tribu des Fadélis plantait une douzaine de têtes d’ofliciers et de soldats sur des perches dressées en vue d'Aden. C'était dire au capi- taine Haines que l'on acceptait la déclaration de guerre. Le bruit de cette exécution se répandit immédiate- ment dans tout le Théama, et porta à son comble l'exaspération des Arabes, et surtout celle du chérif Hussein. Sa guerre contre les Anglais était devenue une guerre presque religieuse, et faire la guerre à Vimam de Sana était un commencement d'hostilité contre l'Angleterre. De son côté, le jeune Ahmed avait appris la mort de l'eunuque qui s'était dévoué pour lui. I était en- ragé de vengeance. IL avait appris cette mort par sa nourrice elle-même, qui avait pris la fuite, et qui était parvenue à le rejoindre à Abou-Arich, et lui appor- tait des lettres de ses partisans. Beaucoup de ceux-ci, plus de cinquante, avaient été arrétés et exécutés. Les autres demaudaient l'hospitalité au chérif Hussein, en attendant qu'ils pussent rentrer à Sana avec leur chef, oe L'expédition fut donc définitivement résolue. Il ne s'agissait plus pour se mettre en route que de réunir les contingents des frères du chérif. Des courriers furent expédiés à chacun d'eux. Ces courriers por- taient, non pas des ordres, — le chérif avait toujours peur de blesser ses frères, — mais des invitations à se rendre près de lui. Aux yeux de ses frères, nous l'avons dit, le chérif était entaché de péché originel. Il était fils d’une négresse, ils étaient fils de blanche. Il est vrai qu'il n’y avait qu'un coup d'œil à jeter sur lui et sur eux pour compreudre de combien il leur était supérieur. Le chérif Hammoud au reste lui avait donné la mesure de la confiance qu'il pouvait avoir dans ses parents, tandis que le chérif Abou-Taleb ne laissait ignorer à personne son intention de profiter de la première occasion de se substituer à son frère. Tous, au bout d’un délai proportionné aux distan- ces, se rendirent à l'invitation du chérif Hussein. Celui-ci leur fit de magnifiques réceptions. Chacun, la réception faite, entra dans la forteresse, et les con- férences commencèrent. Ces conférences avaient gé- néralement lieu le soir, après la prière. Elles se com- posaient exclusivement des frères; Yachya seul, parmi les étrangers, y était admis. Moi-même je n'y fus appelé qu'après un certain nombre de réunions. Le chérif ne rencontra aucune opposition patente chez ses frères, mais une nonchalance malveillante qui venait mettre une entrave spécieuse à toutes ses propositions. IL était impossible qu’il n’y eût pas un parti pris entre eux. Je m'étais abstenu de les voir, pour n'être point accusé d’avoir intrigué près d'eux d’une façon ou de l’autre. Tous mes avis, s’ils.étaient demandés, apparte- naient franchement et hautement au chérif Hussein. Au reste, à plusieurs reprises pendant mon séjour dans ses Etats, j'eus l’occasion de faire sentir à ses frères qu'il m'était interdit, par ma position auprès de leur souverain, de leur souffler, à eux, aucune dé- termination. ‘ Hammoud, entre autres, avait, soit directement, soil indirectement, fait ou fait faire plusieurs tenta- lives près de moi. Par Sélim, qui avait des relations avec la domesticité, et surtout avec les eunuques et les esclaves des princes, je savais à peu près tout ce qui se passait dans ces conférences, si bien closes qu'elles fussent. Il faut le dire, en Orient, il n'est point de secret qui ne transpire, ayant toujours quel- que esclave ou quelque euuuque pour confident ou pour auditeur. Le proverbe qui dit que les murs ont des yeux et des oreilles a été fait particulièrement pour les murs orientaux. A la cinquième ou sixième conférence, le jeune imam fut appelé à son tour. Mais autant il avait été reçu avec bienveillance par le chérif, autant il fut reçu avec froideur par sa famille. Le chérif Hussein, avec son esprit chevaleresque et le sentiment de sa force, se meltait au-dessus de tout, Mais il n'en était pas ainsi des princes ses frères. Ils ne voyaient dans l'arrivée du jeune homme qu'une source d'embarras politiques qui, dans un temps donné, pouvaient amener le renversement d'Hussein et la destruction de leur puissance. Pour eux, Ahmed n'était pas autre chose qu'un ambitieux qui n'avait plus rien à perdre et qui avait tout à gagner. Les séances continuèrent et n'amenèrent aucun ré- sullat. C'est alors que je fus appelé à mon tour, mais isolément, en dehors des conférences. Ce fut Yachya qui vint me chercher, Je me rendis à l'instant même à l'invitation, Je trouvai le chérif à la fois triste et fatigué. Il va sans dire qu'Yachya demeura en tiers avec nous, — Hadji, me dit-il, je Vai fait appeler pour te con- suller dans la situation grave où je me trouve. 76 L’ARABIE HEUREUSE. TT Nh Je m'inclinai. : — Je compte, continua-t-il, comme d'habitude, sur ton dévouement et ta discrétion. é — Tu fais bien, seigneur, lui dis-je; depuis que je suis ici, mon dévouement pour toi a toujours égalé ma reconnaissance, et plus d’une fois tu tes plu a reconnaître que tu n’avais pas de serviteur plus dé- voué que moi. — Tu es informé, n’est-ce pas, de l’arrivée de mes frères, et tu sais que des conférences ont eu lieu au sujet de l’imam de Sana ? — J'ai vu tes frères, et j'ai entendu parler des con- férences. — Mais tu ne sais pas qu’au lieu d’avoir trouvé dans mes frères des amis, des alliés, je n'ai ren- contré que des ingrats et des hypocrites. Chose fatale dans la position où je me suis mis à l'égard du jeune imam, à qui j'ai engagé ma parole. — J'ignore tout, seigneur. Les conférences ont été secrètes. — Oh! tu n’es pas sans savoir que tout ne va pas comme je l’espérais. — En voyant les conférences traîner en longueur, j'ai pensé qu'il y avait quelque embarras. — Que faut-il faire à l'égard de mes frères? Me passer d'eux ? — Te passer d’eux serait ven faire autant d’enne- mis et d’ennemis dangereux. ” — Mais comment les amener, si ce n’est pas leur envie, à me fournir les contingents dont j'ai besoin ? — Il faut les trouver dans ton trésor, et surtout dans ta volonté. — Comment, dans mon trésor? — Tout est là, crois-moi, seigneur; paye-leur les contingents et ils te les fourniront. Le chérif secoua la tête. — Ce serait trop coûteux. N’ont-ils pas leurs pro- vinces ? Et qui leur a donné leurs provinces? n'est-ce pas moi? . — Sans doute, mais ils sont habitués à les con- sidérer comme leurs domaines. Rafraîchis leur mémoire, et s'ils ont oublié, force-les de se souvenir. — Agir ainsi, dit le chérif, serait m’exposer à être trahi par eux à mon premier échec. — Tes frères sont avides d’honneurs et derichesses; je crois moi-même qu’il ne faut pas faire grand fond sur eux ; cependant je ne crois pas qu'ils te trahissent tant qu'ils te croiront en état de les payer. — Ala fin de la guerre je serai ruiné. — Tu imposeras au jeune imam le remboursement des sommes que tu auras avancées pour lui. — Oui, si je réussis; mais si j échoue? — Tu en feras le sacrifice. Tes soldats te cod- tent peu de chose, leur entretien presque rien, la dépense ne sera donc pas aussi énorme que tu le Cr'ains. — Comment proposer des indemnités à mes frères ? Ils sont fiers, ma proposition les blesserait. — Garde-en bien, en effet, non point parce que ta proposition les blesserait, mais parce qu’elle Vattaibli- rail à leurs propres yeux. — Alors, Wouve un moyen. — Oblige le futur imam à te déclarer par écrit que tous les frais de la guerre seront à sa charge, ainsi que les indemnités de campagne à payer à tes frères. Le chérif me regarda avec admiration. — Ali! dit-il, en elfet, c'est une excellente idée, n'est-ce pas, Yachya? - Merveilleuse, seigneur. Hussein reprit: — Oui, mais le même cas se représente si nous ne réussissons pas? — Alors ce sera un malhour que vous supporlerez en commun, tandis qu’au contraire si vous réussissez, ce sera une économie énorme pour ton trésor. - — Et si j'essayais seul? — J'aurais peur que tu ne réussisses pas. Le chérif garda un instant le silence. — Ht toi, dit-il, voudrais-tu te charger des pre- mières négociations avec le prétendant ? — Avec de pleins pouvoirs signés de toi et le con- cours d’Yachya, oui. — Pourquoi avec des pouvoirs signés de moi ? — Parce que c’est plus prudent, et que, si je ne pre- nais pas cette précaution, il se pourrait qu'un jour je fusse désapprouvé. — Tu n'as donc pas confiance en ma parole? — Si fait, pour les choses ordinaires de la vie; mais pour les choses qui, comme celles-ci, ont une gravité politique, et qui marchent avec un cortége d'intrigues, non. Il s’assit immédiatement devant une table, écrivit ce pouyoir et me le remit. Je le passai à Yachya afin qu'il le lit. Il était concu en ces termes : > « J’autorise El-Hadji-Abd’el-Hamid-Bey à traiter en mon lieu et place des conditions d’intervention de ma part dans les affaires de Séid-Ahmed de Sana, déclarant en conséquence que tout ce qu'il fera, je le considérerai comme bien fait et conforme à mes intentions. » Nous faisons grâce au lecteur de tous les préam- bules qui se mettent invariablement au haut des lettres musulmanes. — Mais, lui dis-je, ce pouvoir ne parle point d’ar- gent. — N'ai-je point écrit que tout ce que tu ferais je le considérerais comme bien fait. — Les questions d'argent, seigneur, brouillent les hommes, et, comme j'ai le désir de rester ton ami, les questions d’argent ne sauraient jamais être assez claires entre nous. Hussein prit le papier et y ajouta ces mots : « Il est bien entendu que toutes les questions d’ar- gent se trouvent comprises dans ces pleins pou- voirs. » Puis, il me rendit mon papier. Je jetai les yeux dessus. — Que veux-tu que je fasse de cela, lui deman- dai-je? Il parut tout stupéfait. — Mais, dit-il, j'ai mis ce que tu désirais. Que te faut-il encore ? - à — Spécifier d'une manière formelle que toutes les conférences que j'aurai avec le prétendant auront lieu en présence de Yachya. z Le chérif devint rouge de colère. — Mais, fil-il, tu m'imposes bien des conditions! — Ce n'est pas encore assez; sidi, écris, je te prie! Hussein déchira le premier papier et en écrivit un autre à peu près dans les mêmes termes, mais auquel il ajouta ce que j'avais demandé. Cette fois, il le remit lui-même à Yachya, pour qu'il eut à le lire. Yachya le lut et me passa le papier. — Eh bien! es-tu content? me demanda le chérif, pensant que c'était une affaire terminée. Mais, après avoir lu, je le tendis à Hussein en lui disant : — Il manque encore quelque chose. Cette fois, le chérif devint bleu. D'assis qu'il était, il se leva pour se promener à grands pas dans son salon, Yachya tremblait, ne sachant pas quel serait le résultat de cette colère. Moi, je n'assis au contraire trosfroidement, attendant qu'il plat au chérif de me répondre. Après avoir fait deux ou trois fois le tour de sa chambre, et lu à chaque fois son pouvoir dun bout à l'autre : *, PR TE L'ARABIEHEUREUSE. 77 a ——————— ————— © © — Mais enfin, me demanda-t-il, que manque-t-il donc à ce pouvoir ? — Presque rien en effet, lui dis-je, l'empreinte de ton cachet, qui seul le rend valable. — Je lai signé. — Tout le monde peut contrefaire ta signature, — Je n’y pensais pas, dit-il. — Oh! lui dis-je, ce n'est point pour toi que je demande cela, mais, si tu venais à mourir, quels ne seraient pas mes déboires avec tes frères ! Sa gaieté Jui revint, et, tirant son sceau de son doigt, il le frotta sur un bâton d’encre de Chine. Les chefs arabes ont toujours dans une de leurs poches ce petit bâton. Alors, mouillant son papier du bout de la langue, il appliqua son sceau au haut du papier, Je pris alors mon plein pouvoir, je le roulai et le passai dans ma ceinture. La sérénité était revenue sur le front du chérif, la joie sur celui de Yachya. J'allais me retirer lorsque le chérif me relint par le bras et me dit : — Reste, Hadji, nous avons encore à causer d’une autre chose qui t'intéresse plus particulièrement. — Tu te trompes, sidi, lui répondis-je, rien ne saurait m'intéresser plus que tes intérêts et mon devoir. Yachya voulut se retirer, mais à son tour le ché- rifle retint, lui disant qu'il n'était pas de trop. Comme je me doutais de ce qu’allait me dire le chérif, je fus enchanté que Yachya assistat à notre conférence, bien qu’il ne fût jamais qu'un témoin passif et pres- que muet. Mais enfin, c'était un témoin. Le chérif alors se tournant vers moi me dit : — Mon cher Hadji, voilà un an que nous sommes ensemble, tu m'as rendu bien des services, tandis que je n'ai encore fait pour toi que bien peu des choses que j'avais envie de faire. Je tai fait mon lieutenant, ce n'est pas assez, je voudrais te faire mon égal. Je m'inclinai. — Mais pour arriver à ce résultat sans choquer mes frères, que tu connais si bien, je dois te faire de ma famille. Je regardai le chérif et feignis le plus grand éton- nement. — Hadji, dit-il, j'ai quatre filles, je ne puis pas te dire de choisir celle qui te convieni, puisque dans notre pays l’homme ne voit pas sa femme avant d'être son mari; mais je l'ai choisi moi-même, non-seule- ment celle que je crois te convenir le mieux, mais encore celle que je préfère. Généralement, chez les Arabes et chez tous les autres musulmans, une pareille offre est non-seule- ment une immense faveur, mais encore un ordre, et il y aurait le plus grand danger à l'homme honoré d’un pareil choix à refuser, si haut placé qu'il puisse être, car ce serait froisser l'amour-propre du père et du chef d'une façon terrible. Un musulman haut placé pardonne rarement à un inférieur d’avoir froissé son amour-propre. J'étais cependant bien décidé à refuser, quoi qu'il pal arriver. — Séid, lui dis-je, tu me combles de tes grâces avant même qu'il m'ait été possible d'achever la tâche que je m'étais imposée près de toi; ne vaudrait-il pas mieux attendre que des services bien constatés me donnassent des titres à une pareille faveur ? Le chérif, qui croyait me combler de joie, me regarda avec étonnement, Un coup d'œil que je jetai de côté sur Yachya me le montra très-effaré, Il craignait qu'un refus trop net ne gâlüt ma position. Le chérif reprit: — Je ne demande pas mieux, Hadji, que de l'accor- der le temps de la réflexion; d'ailleurs, comprends- moi bien, c'est une proposition que je te fais, et non 3 pas un ordre que je te donne; sois done franc et loyal avec moi comme tu l'as toujours élé, et dis-moi tout de suite ta pensée. — Eh bien! séid, écoute-moi, et crois bien que c'est ton intérêt et non le mien que je plaide en ce moment; je ne serai pas plutôt ton gendre que l'honneur que tu m/’auras fait portera ses fruits; je suis déjà jalousé par tes frères et tes neveux. * — Pas par tous. — Je le sais, mais par la majeure partie. — Quels sont ceux gue tu crois tes ennemis? — Hammoud, d’abord. — C’est l'ennemi de tout le monde, excepté des Anglais. — Abou-Taleb. — Je crois bien, tu es un obstacle à ses desscins. — Heïder. — Ce n’est pas toi qu'il déteste, c'est moi. — Quant aux autres, je n’ai pas personnellement à m'en plaindre. Mais si tu pouvais lire au fond de leur pensée, tu les trouverais plutôt malveillants que bienveillants. Tu travailles à donner ta survivance à ton fils; or, comme en Orient ce n’est pas le fils, mais lainé de la famille qui succède, ils voient en moi un instrument qui, me rangeant du côté de Vintelli- gence, l’aidera à consolider l'usurpation de ton fils. Si je suis ton gendre, ils se défieront bien autrement de moi encore. Alors je n'aurai plus un instant de repos; je serai espionné, menacé; je serai sans cesse entrele poignard etle poison, Crois-moi, séid, prends- moi comme je suis, sers-toi de moi, prends-en ce que je puis te donner, mais ne me fais pas plus grand que Je ne le suis, pas plus grand que je ne veux l'être. Tes filles doivent épouser un prince autant que possible de ta famille, afin de ne pas éparpiller vos intéréts com- muns; moi je dois te seconder, mais comme serviteur fidéle et non comme allié intéressé. Et puis, lajsse- moi te dire autre chose. J'ai quitté la France pour venir en Egypte; j'ai quilté l'Egypte pour venir en Arabie; peut-étre le désir me prendra-t-il de quitter bientôt l'Arabie pour l'Inde, pour la Perse, pour l'Asie-Mineure, que sais-je? Ce qui distingue l'homme de l'arbre et de la plante, c'est que l'arbre et la plante meurent où la main de Dieu a fait tomber leur semence ; mais aux deux jambes de l'homme, Dieu a permis qu'il ajoutat les quatre jambes du cheval ou du dromadaire; l’homme est done né pour parcourir le monde. Voyager est surtout ma vocation. Une fois que je serai ton gendre, adieu mon libre arbitre; je devrai rester près de toi, près de ma femme; je ne reverrai pas les pays que j'ai connus; je ne verrai pas les pays que je ne connais pas encore. Je porte près de toi une chaîne que je ne sens pas, attendu que c'est moi quien ai la clef et non pas toi. Du moment où jo serais lon gendre, la clef passerait de mes mains aux tiennes, el ma chaîne deviendrait pesante. — Jamais ! interrompit Hussein. — Séid, je préfère être libre. — Mais tu veux donc me quitter ? — Non, mais il peut se présenter des circonstances plus puissantes que ma volonté. — Ecoute, reprit-il, tout ce que tu viens de me dire me parait excessivement grave. Je nourris ce projet depuis longtemps, depuis longtemps c'était le désir de mon harem et de l'enfant que je te destinais, je ne puis donc y renoncer ainsi tout à coup. Prenons chacun noire temps, toi pour réfléchir, moi pour peser tes paroles, et que ce qui vient de se passer resto strictement entre nous trois. — Je l'en supplierai le premier, Sid; ma vie y est intéressée, — Occupe-toi de la mission que je tai donnée relativement à Ahmed ; je vais laisser de leur cols mes 78 L'ARABIE HEUREUSE. frèrés couver leurs projets pendant quelques jours ; je veux, avant de les réunir, avoir une réponse de toi. Dieu fera le reste. Je le quittai en l'embrassant. C'était une faveur qu'il p’accordait à aucun des membres de sa famille, à moins qu'il ne les revit après une longue absence. Je sortis. Yachya resta. Je rentrai chez moi et mon- tai à l'instant même chez mon Abyssine, à qui je ra- contai tout. — Ainsi tu as refusé? me dit Hafza. — À peu près. — À partir de ce moment, veille sur toi. — As-tu donc quelque chose de nouveau de ton côté ? — Non: mais je suis sûre qu'il y aura quelque chose de nouveau demain. — Le chérif m'a promis de n’en point parler au harem. — Qui, mais il ne tiendra pas sa promesse. Le ché- rif dit tout à sa vieille femme, qui a une grande in- fluence sur ses décisions. — Iras-tu au harem? — Non, j'attendrai mes sœurs d'Abyssinie; elles viendront se promener dans le jardin. En ce moment Sélim, de la chambre à côté, vint m'annoncer Yachya. Je sortis. Yachya m'attendait sur la terrasse du premier étage. Il venait me rendre compte de l'impression réelle que ma conversation avait produite sur le chérif. — Tu as été parfait dans tes répliques, me dit-il. Que le mariage se fasse ou ne se fasse pas, elles ont donné de toi la plus haule opinion à Hussein, Il a vu en toi un homme sage et modeste, et sa confiance pour toi s'en est augmentée au point que si la guerre se fait avec l’imam de Sana, et que le chérif prenne le commandement de ses troupes, il est décidé à ne confier qu’à toi le gouvernement du Théama, attendu, dit-il, que tu es le seul homme auquel il se fie entiè- rement. > — C'est à la fois trop beau et trop difficile pour que cela réussisse. Je n'y compte donc pas plus que sur la réussite de la mission dont il m'a chargé. Le chérif Hussein m'a paru trop ardent à accepter les propositions du jeune homme. Il n’a pas réfléchi aux conséquences qui doivent ressortir de cette guerre. Ne pouvant m’y opposer ouvertement sans m'exposer à sa défiance, j'ai proposé un moyen qui nous fera gagner le temps que le chérif eût dû donner à la ré- flexion. Au surplus, tu connais les Arabes. Il ne faut pas qu'aux yeux du jeune imam je sois le fondé de pouvoirs d'Husseïn, il faut que ce soit lui, au con- trairé, qui me chargé de ses intérêts près du chérif; il ne faut pas que ce soit moi qui aille chez lui, il faut que ce soit lui qui vienne chez moi. C'est à toi, Yachya, d'avisér au moyen de le faire venir. Je n'ai pas besoin de te tracer un plan, tu sais mieux que personne les zigzags des négociations arabes. Yachya demenura un instant pensif. — C'est difficile, dit-il; mais on tachera. Sur ces mots, il se leva. Je fe reconduisis jusqu’à la porte de l'escaliér, La, il s’arreéla, - Écoute, me dit-il, je crois que tu réussiras à toute chose, excepté à ne pas épouser Ja fille du her Le lendemain, Hafza avait eu la visite de ses an- ciennes amies, qui l'avaient emmenée au harem. A peine avait-on su son arrivée, que les femmes s’6- tent emparées d'elle, lui avaient parlé de mon hési- tation, et lui en avaient demandé les motifs. Elle avait raison; le chérif n'avail pu se taire, — Que leur as-tu répondu? lui demandai-je. — Je leur ai dit que jé ne savais absolument rien de ce qui s'était passé, Alors elles m'ont tout raconté. — El sur quel ton? — En y metiant beaucoup d’amertume. — Et Alima, l’as-tu vue? — Elle m'a paru affligée comme une femme amou- reuse, et blessée comme une femme qu'on méprise. — Et tu crois qu’elle se vengera ? — Elle fera le possible, sa mère l'y pousse. — Voyons, Hafza, lui demandai-je en la régardant en face, est-ce bien vrai, tout ce qué tu me dis la? Malgré sa couleur cuivrée, elle rougit. — Tu fais, pauvre Hafza, un autre métier que celui dont on l'avait chargée, ce me semble? — Je ne comprends pas. — Conviens que, lorsque le chérif t'a donnée à moi, tu avais, sinon de lui, du moins de son harem, reçu des instructions particulières ? — Ecoute, me dit-elle, pour te prouver que je l'aime, que je ne te trompe pas et que je te suis dé- vouée, trouve-toi ce soir, après le coucher du soleil et la prière du soir, sous la partie la plus ombragée du jardin. Les femmes et les filles du chérif seront là; tu pourras les entendre. Maintenant tu sais ce que tu risques si tu es découvert ? La proposition était grave. J'eusse autant aimé épouser Alima. Spel _ ——Je ne veux pas courir un pareil danger, lui dis- Je; mais toi, vas-y, et ne me cache rien de ce que tu entendras. XXIV Le soir, à huit heures, Hafza descendit au jardin, -el j'attendis son retour, m'en remettant à Dieu de me tirer de l'étrange situation où je me trouvais engagé. Abd’el-Mélek arriva sur ces entrefaites. Depuis son mariage surtout, il m'était parfaitement dévoué. Ll m'annonça la visite de son cousin Hussein. Le fils du chérif allait venir le rejoindre. Il était évident qu'il faudrait parler du mariage. Cela me contrariait fort. Quoique je n’eusse jamais eu qu'à me louer du jeune Hussein, je ne comptais pas d’une façon bien positive sur son amitié. Je n'avais pas vu Abd’el-Mélek depuis qu'il avait été décidé entre nous que je reluserais sa cousine. Mais au reste, par Yachya d'une part et par sa mère de l'autre, il était à peu près au courant de l'affaire. Une chose inouie, c’est la rapidité avec laquelle les nouvelles se répandent par le moyen des harems, et, ce qu'il y a de curieux, c’est que les nouvelles ne restent pas seulement dans la sphère où elles sont écloses : et par les esclaves, qui en Arabie ne sont point considérées comme de la domesticité, mais de Ja famille, et dont par conséquent on ne se cache pas, les nouvelles descendent, grossies et défigurées, jus= qu'au peuple. ; Abd’el-Mélek approuva, comme Yachya, les obser- valions que j'avais présentées à Hussein à l'endroit de mon entrée dans la famille, et relativement au projet de guerre avec Sana. Malheureusement, au moment où nous allions entrer dans le cœur de la question, arriva Hussein fils, avec tout l’attirail de sa domesticité, et me faisant par conséquent une visile d'apparat. } Après les salutations d'usage et les compliments ha- bituels, il s’assit et se mit à causer du jeune imam et des projets de son père à l'effet de lui conquérir le siége de Sana. Ufitle portrait morald’Alimed, le ke beaucoup. Selon lui, c'était non-seulement un homme trés-instruit, mais un prince chevaleresque et brave, qui dans ses jeunes années avait eu des aventures Wros-brillantes au point de vue de la fortune, avant que ses biens fussent confisqués. Il le fit tres-riche el très-généreux. S'il était tel que le peignait le jeune chérif, ma négociation avec lui devenait plus facile que je ne L’ARABIE HEUREUSE. 79 l'avais cru d'abord. Mais il était à craiudre que Hus- sein, comme son père, eût été ébloui par les appa- rences et surtout par les avantages que promettait au chérif Hussein la réussite d’un pareil projet. Seule- ment, pour que ce projet réussit, il semblait déjà beaucoup trop ébruité. A la manière dont les nou- velles marchaient quand elles sortaient de la forte- resse d’Hussein, elles pouvaient, si elles prenaient la route d’Aden, y arriver avant que l’expédition même fût arrêtée. 3 Or, les Anglais prévenus, il n’y avait plus d’expé- dition possible. Soit que la présence d’Abd’el-Mélek le retint, soit qu'il ne jugeât point encore l'heure arrivée d'aborder cette question importante, il ne fit que des allusions au mariage projeté par le chérif entre sa sœur et moi. Puis enfin, après une demi-heure, il se leva. Sans doute Abd’él-Mélek craignit, en prolongeant sa vi- site, de porter ombrage à son cousin, car, en voyant celui-ci se lever, il se leva à son tour. Les deux jeunes gens prirent donc congé de moi. Mais, en me disant adieu, Hussein resta en arrière, et mé dit de façon à ce que son cousin ne l’entendit oint : A — Hadii, j'ai besoin de causer avec toi. Je vis qu’il n’y avait pas moyen d’éviter une expli- cation de ce côté. — Quand tu voudras, sidi, lui dis-je. Mais, sans me fixer le moment de cette explication, Hussein rejoignit son cousin, et tous deux remon- térent à cheval et s’éloignérent. Mon eunuque nvattendait, Hafza était rentrée. Je montai chez elle. — Et bien! lui demandai-je, quoi de nouveau? — Presque rien, répondit-elle, sinon qu’Alima ne renonce nullement à ses projets. Le lendemain, les affaires me paraissaient tellement engagées que je ne quittai pas la maison, pensant que d’un côté ou de l’autre il allait arriver quelques nouvelles, soit d’Abd’el-Mélek, soit du jeune Hussein, soit d'Alima, soit d’Ahmed. Vers midi, Sélim m'annonca Yachya. — Eh bien! lui demandai-je, m’aménes-tu Ahmed? — Bon! dit Yachya, il nous arrive bien autre chose ! — Que nous arrive-t-il? — Eschref-Bey et Abd’el-Kérim-Effendi sont à la forteresse du chérif. — Arrivant de Sana? — Comment sais-tu qu'ils arrivent de Sana? — Je le sais, qu'importe comment. — Le chérif te fait dire de venir chez lui à l'instant même, J'aurais mis plus de temps à me faire seller un cheval qu'à y aller à pied. | — Allons ! dis-je à Yachya, et nous parlimes. En effet, je trouvai Hussein avec les deux en- voyés. L'un était Turc et envoyé par le sultan Ini- même; l'autre était Arabe, et adjoint à l'envoyé ture par le chérif de la Mecque. A mon entrée, tous deux manifestèrentun grand étonnement, Tous deux me connaissaient, ayanteu de fréquents rapports avec moi à la Mecque, mais en dehors de celte question; el comme ils m'avaient vu partant pour Bagdad, qu'ils i aient que je me fusse arrêté à Abou-Arich, ma présence fut pour eux une espèce d'apparition, Hadji, me dit le chérif, voici des envoyés tures qui viennent de chez l'imam de Sana. Comme tu as habité la Mecque, twdois les connaitre. — Parfaitement, lui répondis-je; ce sont de vieux amis. Je les accostai alors en les appelant par leur nom, et, de leur côté, remis de leur premier élounement, ils parurent enchantés de me voir. Alors, se retour- nant de mon côté, le chérif me dit : — Ces personnages viennent, au nom du sultan, me proposer un traité d'alliance dans le genre de celui qu'ils ont signé avecl'imam de Sana. Seulement ils voudraient que je consentisse à leur livrer la garde de mes ports. — Qu'en dis-tu, Hadji? Je connaissais à cet égard les dispositions de Hussein. — L'imam de Sana les a-t-il livrés, tes ports? de- mandai-je. a Il ne pouvait pas livrer ce qui ne lui appartient plus. — Non, il pouvait, les ayant possédés et s’en regar- dant encore comme le légitime propriétaire malgré ta conquête, approuver qu'iis fussent repris sur toi par les Anglais et les Turcs. — Avez-vous discuté avec lui une concession de ce genre? demanda Hussein aux envoyés. — Non, répondit hardiment Eschref-Bey. — Je croyais cependant, lui dis-je, que c'était une négociation de ce genre que tu avais été chargé de mener à bien par le capitaine Haines, en passant à Aden. — Ah! dit Hussein, tu as passé à Aden pour te rendre a Sana? — Nous avons pris cette route, dit Abd’el-Kérim, comme étant la plus directe. — Ou plutôt la plus rapide, dit Eschref-Bey, puis- que nous pouvions, le vent étant bon, faire en cing jours la route de Djedda & Aden. ù — Puis, je te le répète, tu avais des instructions à prendre du capitaine Haines. Les deux envoyés se turent. — Voilà ce qui estarrivé, dis-je à Hussein ; Eschref- Bey et Abd'el-Kérim sont allés proposer à l’imam de Sana, au nom de l'Angleterre et de la Turquie, de leur céder tout ton littoral, qui ne lui appartient plus, mais qui lui a appartenu. Dans le cas où l'imam eùt voulu te faire la guerre, ils eussent profité de ce moment-là pour s'emparer de tes ports, que tu n'eusses plus été assez fort pour défendre. L'imam de Sana s'emparait même du reste de tes ports qui ne lui avaient pas appartenu. Ainsi juge, toi à qui ils ap- partiennent, si tu dois les céder. — Mais tu savais donc tout ce que tu viens de dire? — J'en savais une partie; je savais le départ d'Eschref-Bey et d’Abd'el-Kérim de la Mecque; je savais leur passage à Aden; je savais leur présence à Sana. J'ignorais encore comment se terminerait la négociation ; tu viens de me l'apprendre. Tu vois que l'imam de Sana n’est pas aussi mauvais voisin que tu le pensais. Maintenant, véux-tu faire contre (toi-même plus que n'a fait ton ennemi? — Jene veux dans mes ports, dit Hussein, ni Turcs ni Anglais. — Alors les conférences ne séront pas longues ; tu entends, Eschref-Bey? tu entends, Abd'el-Kérim ? leur dis-je en m'adressant successivement à l'un et à l'autre. — Pardon, dit Eschref-Bey ; maisune première de- mande refusée, chérif Hussein, je dois l'en adresser une seconde. Hussein échangea avec moi un regard d'intel- ligence. — Parle, dit-il. — Avant que les rivages de la mer Rouge fussent conquis par Méhémet-Ali, repris à Mühémet-Ali par Turki- Bil-Mès, et repris enfin à Turki-Bil-Mès par Aït d’Assir, par tot et par l'inam de Sana, l'Arabie Heureuse payait un tribut au sultan; ce tribut, c'était la totalité du café qui se récolle dans le Djebel-el- Ishuik et le Djebel-Sana. Le Djebel-el-Ishiuik Vap- 80 L'ARABIE HEUREUSE. parlient: consens-tu à payer le tribut comme avant la conquête ? — Je ne puis payer un tribut pour un pays que la Providence a donné à mon père et que mon père m'a légué. — Alors, dit Eschref-Bey, nous n'avons plus rien à faire ici, et nous prenons congé de toi. — Non pas, dit Hussein ; j'en ai fini avec les am- bassadeurs de la Porte et les alliés des Anglais, mais j'offre l'hospitalité aux voyageurs de distinction qui traversent mes Etats. Hadji Abd’el-Hamid, en ta qua- lité de mon serdar, charge-toi de faire les honneurs d’Abou-Arich à tes amis. Je compris l'intention d@’Hussein. Toujours géné- reux et chevaleresque, il trouvait une occasion de faire preuve de libéralité et ne voulait point la laisser échapper, quoiqu’elle s’exercat envers des ennemis. J invitai donc les deux envoyés à me suivre chez moi, et je partageai mon appartement avec eux. Der- rière eux arrivèrent les vivres, se composant de mou- tons, de riz, de beurre, d'huile, de sucre, de café, etc., tout cela, quoiqu’ils ne fussent que quatre, deux maitres et deux domestiques, était compté sur le pied de quarante personnes. Le surplus, on le sait, devait être, selon l'usage musulman, distribué aux pauvres. Au moment du repas arrivèrent sur des plateaux en cuivre les pâtés et les confitures. Le lendemain, le chérif leur fit une visite officielle avec toute sa maison et tout son élat-major. Il s'agis- sait, tout en refusant les demandes faites, de ne point rompre complétement avec le sultan. C'était une des recommandations d’Ali, mourant. « Mieux vaut, lui avait-il dit, dans un cas désespéré, te jeter dans les bras des Turcs que dans ceux de Pi- mam de Sana. » Immédiatement après la visite du chérif arrivèrent Jes cadeaux. C’étaient d’abord quatre chevaux arabes pour le sultan, tout ce que Hussein avait trouvé de plus beau dans la race du Nedjéd, c'est-à-dire dans la plus belle race des chevaux de l'Arabie; deux cents balles de café moka du meilleur cru, mais à titre de cadeau et non d'impôt; des raisins secs de Zébid en énorme quantité; des perles, des bracelets, des col- liers, des bijoux de toute espèce. Tout cela était pour le sultan Abdul-Medjid. Les deux envoyés reçurent des sabres, des poignards, des bourses. On sait qu’en Orient chaque bourse est de cing cents piastres tur- ques. Faisons observer en passant que le chérif se débar- rassait d'une monnaie qui, n'ayant pas cours dans son pays, n'avait de valeur que celle de son poids. Les envoyés restèrent huit jours chez moi. Le neu- vième jour, un vendredi, après la prière de midi, ils prirent congé du chérif, qui les escorta à plus d'une lieue sur la route de Djézan. Ils devaient reprendre la mer à Djézan, et, selon le vent, arriver à Djedda; de Djedda, continuer leur chemin vers la Mecque, où ils avaient à rendre compte de leur mission. Disons tout de suite ce qui arriva d'eux, ou plutôt de l’un d'eux. Eschref-Bey, qui relevait directement du sultan, parlit pour Constantinople, et alla rendre compte de sa mission à Abdul-Medjid. Jignore comment il fut reçu et de quelle façon il s'excusa, Quant à Abd’el- Kérim, malgré sa naissance, — c'était le fils d'un marabout très-estimé à la Mecque, — il fut arrêté par Ybn-Aoun et décapilé par ses ordres, La chose se fit chez lui sans bruit et sans scandale, On sut l'événe- ment le lendemain, La veille, il prenaitencore le café et fumait lachibouque avec son chérif, Abd'el-Kérim était un homme Wes-supérieur. Il était accusé de s'êlre laissé corrompre. En Orient, on n'admet jamais que l’on échoue, Seulement, on suppose toujours que l’on peut se vendre. Revenons au chérif Husseïn. Les deux envoyés partis, il comprit parfaitement que ce n’était pas au moment où l'imam de Sana ve- nait de se brouiller avec les Tures et les Anglais qu'il fallait lui déclarer la guerre. D'un autre côté, nous avons dit l'embarras de la situation au point de vue de ses frères. IL fut donc décidé que, pour le mo- ment, je n’ouvrirais aucun pourparler avec le jeune Ahmed. Seulement, toujours généreux, le chérif Hus- sein se proposait de lui fixer un revenu provisoire qui Vassimilait aux membres de la famille et lui permet- tait d'attendre les événements avec patience. La situation redevenait donc parfaitement calme, et mes seuls intérêts, au point de vue de la fille du _ chérif, continuaient d'être en jeu. Un matin, le chérif me fit appeler par Yachya. Je crus l'heure venue d’une explication définitive. Mais ce n’était point de cela qu’il s'agissait. Des fellahs de Sahan étaient venus le trouver pour lui annoncer qu’ils avaient découvert, non plus cette fois une source de lait, mais une source d’eau vive. Sahan était un chef-lieu de district situé dans une vallée cultivée avec des plantations magnifiques de cannes à sucre, de chanvre, de mais, de dourah. Cette vallée faisait partie des domaines personnels du chérif; elle était arrosée par un torrent qui, l'hiver, la dévastait parfois, mais qui l'été se desséchait tou- jours, étant le résultat des averses d’automne. Or, une source dans une pareille localité, c'était toute une fortune. A la première nouvelle, le chérif avait donc eu l’es- poir que, soit par un aqueduc, soit par un canal sou- terrain, il parviendrait à amener cette eau jusqu'à Abou-Arich, qui alors deviendrait parfaitement fer- tile, la chose qui lui manquait étant l’eau. Ce que Abou- Arich en usait était puisé à grande peine et à grande dépense dans des citernes. Une source d’eau vive donnait en sorte à Abou-Arich un aspect de fertilité que voyait en rêve l'imagination féconde du chérif. Eu arrivant chez lui, et avant même qu'il fat ques- tion de la précieuse découverte, mon premier soin fut de rendre au chérif les pleins pouvoirs relatifs au jeune imam. Puis j'appris ce dont il était question. Connaissant la nature du sol et les divers gisements des mon- tagnes, je ne crus pas un mot de la nouvelle, et je là le pendant de la fameuse source de lait. Cependant, celte fois, si la chose n'était pas probable, elle était au moins possible. Je ne fis donc que le metire en garde contre une déception. — Au surplus, dit-il, depuis quelque temps je vis tellement renferiné et ennuyé, que je pardonnerais presque à mes paysans de n'avoir induit en erreur, puisque cette erreur nous fera monter à cheval et vi- siter une des plus fraîches parties de mon douaire. — Il fut convenu que nous partirions dès le lende- main, avec le jeune Hussein, son cousin Abd’el-Mélek et ce qu'il restait dela famille du chérif à Abou-Arich. La plus grande partie avait quitté cette résidence dès que la résolution avait été prise de remettre la guerre à une autre époque. Je me tins prêt pour le lendemain. Le voyage de- vait durer plusieurs jours. Sélim, Mohammed et Hadji- Soliman devaient m'acompagner. Le même jour, ou plutôt dans la nuit, Sélim croyant profondément endormi, tandis que je songe toujours comme le lièvre de Lafontaine dans son gile, Sélim, dis-je, vint soulever le coin de la couverture dans laquelle J'étais enveloppé. Le chérif me faisait dire que l'on partait à deux heures da matin. Nous en étions, je viens de le dire, aux plus fortes chaleurs de l'été, eb nous ne pouvions compiler marcher que L'ARABIE HEUREUSE. 81 jusqu'à neuf ou dix heures du matin. Arrivés à ce moment du jour, on serait forcé de faire halte, de dresser les tentes, si l’on était sur un terrain décou- vert, ou de se coucher à l'ombre, si l'on était dans un lieu boisé. Ce n’était qu’à trois heures de l'après-midi que la course pouvait se reprendre, pour durer, en se soumettant cependant à quelques haltes partielles, jusqu’à huit ou neuf heures du soir. j Nous partimes à heure dite. Nous étions une cin- quantaine de cavaliers, la domesticité comprise. Les domestiques étaient à dromadaire et les maîtres à cheval. Yachya qui, comme toujours, faisait partie de l'expédition, était, comme toujours encore, monté sur son âne. L Il faisait froid. Toutes les herbes au milieu des- quelles nous passions ruisselaient de rosée, tous les arbres que nous heurtions nous couvraient de pluie. Le voisinage de la ville empêchait tout incident, la nuit empéchait les chiens du chérif d'entrer en chasse. D'ailleurs ils étaient couplés, tenus en laisse par un noir, et couverts de leurs housses. De temps en temps ils levaient le nez, éventaient quelque chacal qui glis- sait sous les herbes, quelque gazelle qui bondissait et disparaissait comme une ombre, et s’élancaient de toute la longueur de leur laisse dans la direction que l’un ou l’autre de ces animaux avait prise. Une chose remarquable en Orient, c’est le profond silence des nuits. Le moindre bruit qui s’y fait s'en- tend à des distances énormes. Ainsi, on entendait distinctement l'aboiement des chiens dont les douärs étaient à plusieurs lieues de la route. De temps en temps, nous faisions lever des com- pagnies d’outardes et de poules de Numidie. Nous nous arrétames au lever du soleil pour faire la prière, puis l’on se remit en marche en découplant les lévriers et en préparant les fusils. Les lévriers se Jancérent sur le premier groupe de gazelles qui partit d'une pièce de trèfle. Elles étaient quatre ou cing. En quelques bonds, les lévriers les eurent non- seulement atteintes, mais dépassées. Si légères qu'elles soient, les gazelles ne peuvent pas lulter de vitesse avec eux, mais elles luttent de ruse. Rien de charmant et de gracieux comme de voir ces gazelles, près d'être gueuletées, faire un bond à droite où à gauche, tandis que le lévrier, emporté par sa course, les dépasse de cinquante pas, cent pas, deux cents pas. Elles, pendant ce temps, gagnent une e partie de la plaine, et comme la plaine est acci- dentée, couverte de cultures élevées de mais, de chanvre, de cannes à sucre, les lévriers les perdent de vue. Alors les esclaves à dromadaire se mettent à leur piste en appelant les chiens; quelquelois, grâce à la hauteur à laquelle ils sont juchés, ils ne perdent pas de vue la gazelle chassée. Mais la chose est rare. Au reste, la gazelle chassée, dès qu'elle se croit hors de vue, rentre dans une tranquillité parfaite, s'arrête dans un buisson, dans de hautes herbes, et se remet à brouter. Lorsqu'elles sonten bande elles se séparent diffici- lement. L'une fait têle de colonne, les autres la sui- vent. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'elles marchent à la file, une à une, jamais de front, Quand elles se séparent et qu'elles n'ont plus leur guide, elles sont perdues. Lorsque le slougi parvient à les gueuleter, il leur donne le même coup de dent que le loup donne aux . [l leur casse les reins, puis il s'amuse à les l'air, Quand le chasseur est en vue, en géné- rapporte la béle. Quand le chasseur est trop éloigné, il la mange. Si la gazelle n'est pas tout à fait morte, le musulman s'empresse de lui couper l'artère du cou, selon les prescriptions du Coran, sans quoi il ne la pourrait point manger; nous parlons des vrais musulmans, Lorsque l'animal est tué roide au fusil, ce qu’un musulman ne fait jamais sans dire en même temps : « Je te tue au nom du Dieu miséricordieux, » le mu- sulman peut en manger; sinon, il doit lui couper l'artère, comme lorsque l’animal a été pris par le lé- vrier. Il en résulte queles cavaliers suivent avec achar- nement le chien, se tenant le plus près de lui pos- sible afin d'arriver à temps pour saigner l'animal. Au reste, les chevaux ne tardent pas à se lasser. Un cheval, monté par un cavalier inexpérimenté, est mis hors d’haleine par la meilleure gazelle. Les cavaliers habiles se contentent de marcher d’abord au pas re- levé. Ils ne mettent leurs chevaux au galop que lors- qu'ils voient la gazelle près d’être forcée. Le dromadaire vaut done mieux que le cheval dans ce cas. Son trot allongé, qui est son allure la plus douce, dépasse le galop du cheval le plus leste et suit les lévriers. Or, comme il peut faire jusqu'à dix lieues à ce pas, on comprend qu'avant d’être fatigué il peut conduire son maître à l'hallali de trois ou quatre gazelles. Trois ou quatre gazelles furent forcées en moins d’une demi-heure. C'était une lutte d'adresse entre Abd’el-Mélek et son cousin Hussein. De leur côté, les autres chasseurs, le chérif en tête, chassaient l'ou- tarde et la perdrix. On rencontre aussi des bandes de rameaux etde sansonnels, mais il va sans dire qne l'on ne s'occupe pas d'eux. Il y a plus, ces oiseaux sont l'objet d’un préjugé religieux dont ils profitent pour être envers les voyageurs aussi imper nents que possible. La chasse du matin fournit le rôti du diner. Nous campames vers les onze heures Mifés dun puits nommé Bir-el-Hadj, le puits du pélerin. C'était un immense puits à bascule, avec un pa- nier de feuilles de palmier et non un seau. Au reste les feuilles sont tressées si hermétiquement que l'eau même ne peut pas s'en échapper. En Abyssinie, c’est dans de semblables vases que l'on transporte tous les liquides. Autour de ce puits, la culture redoublait de vie et de vigueur. Une population d'agriculteurs, abritée par d'épais bouquets de palmiers, s'était agglomérée autour de ce puits. Leurs huttes étaient enveloppées de puis- sanls ceps de vigne enlacés à des chèvre-feuilles et à des jasmins, ce qui emplissait toute l'atmosphère d'un délicieux parfum. Cette population pouvait se composer d'une trentaine d'hommes et d'une centaine de femmes et d'enfants. A notre approche, les chiens entrèrent en émoi, et vinrent à notre rencontre. Leurs maîtres les suivaient. Du plus loin qu'ils aperçurent Hussein, ils prirent leur course; puis, arrivés à lui, se prosternèrent d'abord, puis se relevèrent lui bai- sant le pied et la main, après lui avoir fait, bien en- tendu, les salamalecs d'usage et demandé où Le con- duisaient ses pas. Le chérif donna pour prétexte une promenade et le désir de voir par lui-même où en était leur récolte, On continua de marcher, les uns à cheval, les autres à pied, jusqu'aux huttes. Le chérif s'arrèta devant la hutte du plus ancien, Les Arabes ne savent jamais leur age. Us l'estiment d'après l'événement le plus saillant qui a précédé ou suivi leur naissance, Le vieillard, devant la hutte duquel nous nous arré- times, ne savait pas plus son âge que les autres, Mais la chronique du pays lui donnait au moins cent dix ans. Tandis que les hommes et les enfants mâles s'oc- cupaient des chevaux, les femmes et les filles prépa- raient le déjeuner. Les unes étaient occupées à traire les chèvres et les vaches, les autres à moudre le blé pour faire les galettes, les autres cueillaient du raisin, d'autres enfin écrasaient dans un mortier de bois les épices nécessaires au pilaw. On abandonna aux cuisiniers et ouisinières les ga- ÿ 82 L’ARABIE HEUREUSE. zelles, les outardes et les perdrix. Ces derniéres avaient été plus particulièrement tuées par moi. Mon habitude de tirer les oiseaux au vol et une certaine habileté dans cet exercice excitaient toujours l’admi- ration. Abd’el-Mélek et Hussein étaient fort adroits au posé, Abd’el-Mélek surtout, qui coupait un fil d'aussi loin que la distance permettait de le voir. Tous deux essayaient souvent de m'imiter; mais pres- que jamais ils ne réussissaient. A peine fûmes-nous assis sur les tapis que les plus belles jeunes filles vinrent nous apporter du lait, de l’eau et des fruits. Ces filles sont char- mantes, avec leurs robes ouvertes sur le côté et adhérentes sur l'épaule par une agrafe en argent. C était le préliminaire de la réception. Le diner ne vient que lorsque moutons, gazelles, outardes et perdrix seraient rôtis. Après le diner, le chérif se coucha et s’endormit. Les uns suivirent son exemple et firent la sieste, d’autres se réunirent pour former des groupes de causeurs et de fumeurs. On attendit ainsi que la grande chaleur fût passée pour se remettre en route. XXV Vers trois heures de l'après-midi, nous nous re- mimes en route. i Cette is le jeune Husseïn laissa se lancer son cousin i-Ahmed à la poursuite des gazelles, et vint appuyer cheval au mien. Je compris qu’il voulait causer avec moi; je ne doutai que ce ne fût des pro- jets de s re. En effet, après quelques mots préli- minaires échangés : — Hadji, me dit-il, mon père m'a fait part de ses bonnes intentions à ton égard. Je m'inclinai. — Le chérif, lui répondis-je, me comble bien au delà de mes mérites. — Et cependant il m'a dit qu’il avait à se plaindre de toi. — À se plaindre de moi! Séid, permets-moi de te dire que je doute que ce soit là le sens de ses paroles. Le jeune homme se reprit: — Il m'a dit du moins que tu avais refusé sa pro- position de Vallier à notre famille. — J'ai demandé du temps pour réfléchir. — Tu sais, Hadji, qu'il n’y a pas d'exemple qu'une proposition pareille à celle que t'a faite mon père ait été refusée. — Je sais cela, mais comme étranger je me trouve dans une position exceptionnelle. — Tu nes pas étranger, puisque tu es musulman. — Oui, mais je suis étranger de nation; j'ai une famille en France, j'ai une mère à qui je n’ai pas dit, je l'espère, mon dernier adieu. — Qui l'empêche de la faire venir? — Elle ne pourrait supporter le voyage ni lé climat, — Une femme est plus pour toi que ta mère elle- même, car c'est la mère de tes enfants. — Séid, j'ai dogné au chérif encore d’autres rai- sons. — Je le sais; tu Ini as dit que tu étais un voyageur comme les oiseaux qui traversent le ciel, tantôt pour aller au nord, tantot pour aller au midi; mats les oiseaux ont une femelle et voyagent avec elle, Je souris. — Les oiseaux ont dés ailes, lui dis-je, et le ciel est à eux, — L'homme a le cheval et le dromadaire, et la terre est à lui. Je ne répondis point, attendant qu'il me parlât de nouveau, — Tu sais, continua-til, qu’Alima est deux fois ma ee sœur, sœur par mon père et par ma mère, tu serais donc tout à fait mon frère. R — Ce serait un grand honneur et une grande joie pour moi, Séid, mais pourrait-on en dire autant de tes oncles et de tes cousins ? —Ce que mon père fait est bien fait, dit le jeune homme, et Allah lui seul a le droit de le reprendre de ses actions. Je me tus. — Pour te prouver combien nous avons confiance en toi, Hadji, je vais te dire une chose que je ne di-’ rais point à un Arabe de naissance : ma sœur taime ~~ Impossible, Séid. À XAOU — Comment, impossible! Pourquoi cela? — Elle ne me connaît pas. Hussein se mit à rire. — Dis cela à l’eunuque qui la garde, mais ne me dis pas cela à moi; elle t'a vu non pas une fois, mais dix fois. | Je m'inclinai. be — Mon père m'a dit ce matin : « Hussein, pendant le voyage, aussi souvent que tu le pourras, tu Vap- procheras de Hadji, et tu lui diras que je le prie de réfléchir à la proposition que je lui ai faite; tu ajou- teras que tu serais aussi heureux de l'avoir pour frère que je serais heureux de l'avoir pour gen- dre. » —- Et tu as répondu? ~« J'obéirai à tes ordres, non-seulement parce que ce sont tes ordres, mais encore parce que ces ordres sont d'accord avec mon plus vif désir. » — Je ne puis, de mon côté, te répondre, Séid, que ce que j'ai déjà répondu au chérif : « Mes regrets seuls égalent ma reconnaissance, » — Et comme mon père, je te dirai à mon tour: « Ce n’est point ton dernier mot, Hadji, et j'espère que tu reviendras sur celte détermination, » Et sur ces mots il alla rejoindre son père, près dus quel il marcha pendant quelque temps. [lest évident qu'il lui rendait compte de la conversation qu’il ve- nail d’avoir avec moi. as A peine m’avail-il quitté, qu’ Yachya manœuvra son âne de manière à se trouver a sou ioura mes edtés. Yachya, avec ses joues maigres, ses rides prononcées, ses lèvres serrées, ses yeux brillants, son nez pointu, sa barbe rare et inégalement plantée, son cos tume de calicot blanc et sa monture biblique, était toujours pour moi une curiosité nouvelle. Le côté grotesque de son visage, de son accoutrement, de toute sa personne enfin, échappait complétement aux Arabes, mais me rappelait, à moi, non pas Sancho, mais don Quichotte lui-même ayant emprunté pour un instant la monture de son écuyer. Il est vrai que j'étais bientôt ramené au sérieux par le respect que chacun lui portait comme à l'homme du prince. En effet, c'était le confident, c'était Vintime, c'était le né cessaire du chérif. Si jamais le chérif Hussein a perdu Yachya, il a dû être l’homme le plus désorienté et le plus désolé de la terre. J'ai déjà dit combien Yachya m'aimait. Or, l'amitié d'un pareil homme eût été une véritable fortune pour quelqu'un qui eût voulu l'exploiter. Je n’en eus ja- mais l'idée, et cela devait bien élonner Yachya, habi= tué comme il l'était, sans paraître s'en prévaloir, au reste, à ce que tout le monde tui fit la cour. Il ve- nait tout naturellement savoir ce qui s'était pass entre le jeune Hussein et moi. Je lui racontai La chose l'inquiétait énormément. Il né pouvait pas me donner tort, car il appréciait parfaitement mes raisons. D'un autre côté, il voyait le guépier dans le- quel je me fourrais en refusant, Je suis sûr que, tout avare qu'il était, il eût donné cent roupies pour que la proposition ne m'eût point été faite, Mais elle était L'ARABIE HEUREUSE. 83 faite, la malheureuse proposition! Il fallait subir toutes les conséquences de la situation. Nous n'avions pas encore épuisé, Yachya et moi, l'énumération des événements qui pouvaient surgir, lorsque nous arrivames à la halte du soir. La halte était marquée, comme celle du matin, par un puits. Celui-la se nommait Bir-el-Djedid, le puits nouveau. Le paysage était encore plus riche, plus verdoyant et plus pittoresque que celui où nous avions fait halte Je matin. Les fellahs aussi étaient plus nombreux. On pouvait y compter deux cents huttes peut-être et une population dé trois ou quatre cents hommes et le triple en femmes et enfants. outes les rues, ou plutôt tout l'espace compris entre les huttes était encombré de moutons. Le village tout entier, la nuit venue, se transformait en une im- mense bergerie, gardée par des chiens dont la vigi- lance se traduisait en aboiements continuels. Malheur à l'étranger qui se fût hasardé à poriée de leurs dents. Il eût été mis en pièces. Nous fûmes reçus non moins gracieusement que le matin. L'aspect seulement de notre halle était rendu infiniment plus pittoresque que pendant le jour. La nuit et le feu, ces deux grands éléments de la poésie prétaient leur magie à ce tableau. A la réver- ération de la flamme, et avec les puissantes ombres portées du côté qui lui était opposé, hommes et fem- mes prenaient des aspects fantastiques auxquels les Arabes ne prétaient aucune attention, mais qui agis- saient puissamment sur moi. La, ce ne fut pas seule- ment des moutons que l’on égorgea, mais plusieurs jeunes chameaux que l'on mit à mort, ce qui est le nec plus ultra de l'hospitalité, et ce qui ne sé pra- tique en Orient que pour des gens tout à fait consi- dérables. Il va sans dire que toute la tribu, depuis les ainés jusqu'aux plus jeunes, profitèrent de celle dis- tribution extraordinaire de vivres. Le lendemain matin, nous arrivames de très-bonne heure à Sahan. C’étaita Sahan que les guides devaient venir nous prendre pour nous conduire à la fameuse source, qui, s’il fallait en croire les renseignements, se trouvait sur les premiers degrés ouest de la grande chaîne de montagnes appelée Djebel-Béni-Séid. Ces montagnes sont tout ce qu'il y a de plus volca- nique. Elles se composent de roches de granit, ger- cées, fendues, brisées par l'intensité du feu. Dans les interstices formés par les gerçures pousse une labo- rieuse, mais active végétation. Il y a peu de terre. Mais dans ce peu de terre, tout ce qui peut venir vient. Ces premiers degrés séparent le pays d’Abou-Arich de celui de Kholan. Bien que ce soient les premiers de- grés de la grande chaîne qui, traversant toute l’Ara- bie comme une épine dorsale, va de Bab-el-Mandeb au Sinai, ces premiers degrés sont déjà à plus de quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Il est vrai qu'à la vue ils paraissent moins élevés que nous le disons, étant précédés de petits mamelons qui leur dtent de leur hauteur apparente. Ces montagnes sont habitées par des légions de singes qui font la désolation des tribus environ- nantes. Ces singes ont l'industrie, pour rendre la Maraude plus commode et surtout plus fructueuse, de tresser des espèces de paniers ou plutôt de couffes, comme les appellent es Arabes Ils remplissent ces t paniers et se les passent de main en main, de sorte nen int minutes les fruits sont cueillis et trans- portés dans la montagne. Les fruits qu'ils emportent sont des dattes, des papayes, des noix de coco, du mais, des pêches, des melons, du raisin; tout ce que les Arabes enfin cultivent pour eux-mêmes. Le résul- tat de ces razzias est emimagasiné dans des grottes connues d'eux seuls. C'est quelques instants avant Je lever du soltil que ces intelligents animaux se livrent à cet exercice. La veille, rien ne prévient le propriétaire du complot qui se forme contre lui. Le matin, le propriétaire est dévalisé. Pour que la chose se pratique sans dérangement, ils posent des sentinelles sur les points les plus élevés, arbres ou rochers. Ces sentinelles donnent l'éveil par un cri d'alarme. Selon la distance plus ou moins longue, selon les accidents plus ou moins multipliés du ter- rain, elles sont plus ou moins nombreuses, Toute la bande de voleurs, qui se compose quelquefois de cinq cents singes, se divise par groupes, nous n’osons pas dire par escouades, ayant chacune son chef. Ils se répartissent sur tout un district, se doutant bien que, S'ils n’enlevaient pas tout dans une seule nuit, ils se- raient mal reçus la nuit suivante. Les Arabes, de leur côté, lorsqu’arrive l’époque de la moisson, meltent aussi des sentinelles. Mais ces sentinelles finissent par se lasser et s'endormir: Les singes ne se lassent jamais, ne s’endorment jamais. Lorsqu'ils ont complétement dépouillé un district, ils passent au district voisin. On les attend à un endroit, ils sont à un autre. Puis enfin, si le lieu qu’ils comp- tent exploiter est gardé, ou s’ils soupconnent quelque embüûche, la troupe tout entière se met en route, et, dans une seule étape, se trouve à dix lieues de là, Rien n’est plus curieux que de voir au point du jour, si par hasard on se trouve sur le chemin, tous ces maraudeurs, leurs couffes à la main ou sur le dos, pareils à des contrebandiers qui passent is on Quelquefois les Arabes, lassés, font une levée dans les douârs et leur déclarent la guerre. Les chercher dans les montagnes serait chose impossible. Is gagneraient des sommets que l'homme n’atteindra jamais. Alors, il faut, à force de ruse, leur couper la retraite, ce qui n'est pas chose facile. Si l'on y par- vient, c’est une bataille à livrer. Très-désireux de fuir, s'ils ont l'espoir d'échapper aux traqueurs, les bandits commelaea titi gagner au pied. Mais s'ils s’apercoi- vent qu'ils sont cernés, ils deviennent alors très-belli- queux, ramassent des pierres, font face, se relran- chent de leur mieux et engagent le combat. On à vu souvent les Arabes, ayant affaire à une troupe plus considérable qu'ils ne s’y élaient atten- dus, obligés de battre en retraite. S'ils sont les plus faibles, les singes perdent la tête, la déroute se met parmi eux. Mais, acculés, chacun combat pour son comple et jusqu'au dernier moment. Leur morsure est terrible. La plupart du temps elle dégénère en gangrene. Les Arabes la traitent comme nous traitons en Europe celle d'un chien enragé, par cautérisation. Comme les Arabes qui emportent leurs morts et se font tuer autour des cadavres, les singes font tout ce qu'ils peuvent pour les emporter, et souvent aussi se font tuer près d'eux. Les guenons se lamentent près de leurs enfants morts comme une mère se lamente sur le corps de son enfant. Malheur au meurtrier qui dans ce cas-là se rapprocherait de la guenon désespérée à la dis- tance de dix où quinze pieds! D'un seul bond, elle serait à son visage, déchirant et mordant, XXVI Nous étions arrivés au village où nous devions prendre des guidés qui nous conduiraient à la source. Ils se tenaient prêts, attendant notre arrivée et parais- sant pleins de confiance en eux-mêmes. Nous avions encore à peu près quatre ou cinq lieues à faire pour arriver à l'endroit indiqué, Cet endroit s'appelait Hannouh-el-Nemr (la boutique du tigre ou de la panthére), Les Arabes n'out qu'un soul el 84 L’ARABIE HEUREUSE. méme nom pour ces deux animaux, qui du reste, en Arabie, ne sont qu’un seul et même animal. Je demandai au chérif si nous devions nous appré- ter à conquérir la source sur les terribles animaux qui lui avaient donné son nom. Il me répondit que, il y a une vingtaine d'années, nous eussions eu, selon toute probabilité, occasion de fairele coup de fusil avec eux. Mais, depuis toutes les guerres avec l'Assir et les Égyptiens, ils sont devenus fort rares. Les passages de troupes les avaient éloignés. En outre, d’intré- ides chasseurs étaient allés les chercher jusque dans es gorges les plus reculées des montagnes, de sorte que, à part les rares exceptions que j'ai dites, on n’en rencontre plus. Cependant une panthère avait été signalée dans les environs de l'endroit que nous devions visiter. Cela regardait particulièrement Abd’ el-Mélek et le jeune imam de Sana. Is firent venir les Arabes qui préten- daient l'avoir vue, et prirent leurs renseignements. Un guide se chargea de les mettre sur les traces de la panthére, tandis que nos guides nous conduiraient vers la source. Nous partimes vers les sept heures du matin. Entre ledouàr etles premières rampes de la montagne, nous vimes quelques-uns de ces énormes lézards que les Arabes mangent avec délices, une grande quantité de rats, de souris, de musaraignes et de gerboises. Au soleil et sur le sable reluit la fourmi argentée, qui n’est ni la fourmi noire ni le termite. À mon der- nier voyage d'Afrique, jai rencontré dans l’'Ouad- Souf, c’est-à-dire dans le grand désert, celte même fourmi argentée. Je l'ai rapportée au Jardin des Plantes. Là aussi je trouvai le fennec, c'est-à-dire le plus petit des renards, que j'avais vu en Arabie et en Abyssinie. J'en rapportai ou plutôt jen envoyai un vivant aux Jardin des Plantes. Il fit pendant un an les délices des Parisiens. C’était le premier que l’on voyait vivant en France. Si j'avais su à cette époque avoir affaire à un animal si rare et si curieux, J'aurais pu en envoyer par douzaines. Ils sont gros comme de gros rats, ont la queue pendante et à longues soies, des oreilles déme- surées. Les Arabes les prennent avec des pièges qui viennent d'Europe. Aussi, presque tous ceux qu’on me présentait avaient la patte cassée ou abimée. Ils sont carnivores, et, lorsqu'ils ne peuvent pas manger toute leur proie, ils en cachent le reste. Comme les rats, ils se mangent entre eux. J'en rapportais quatre. Trois furent mangés, le quatrième se sauva. Il existe dans la même région un autre animal fort curieux, que je ne puis comparer qu'à notre furet. Il a le pelage gris cendré, barré de bandes transver- sales ; des oreilles à peine visibles dans sa fourrure, de pelits yeux noirs et brillants, gros comme des grains de plomb n° 7. De plus, il a la patte et la queue très-courtes. Au moment d'être pris, il lance une liqueur qui sent le mauvais côté du musc. Du bruit qu'il fait en accomplissant cette opération, les Arabes l'appellent le svitch. On ferait, comme pellete- rie, quelque chose de charmant de sa fourrure. Nous vimes alors les serpents et les couleuvres qui, ainsi que nous l'avons dit, sont fort communs dans ces parages, faire la chasse aux rats, aux souris et aux autres pelits rongeurs que nous avons indiqués. Les couleuvres les joignent à la course. Les serpents, lents et lourds, se contentent de les fasciner quand ils se trouvent à la portée de leurs regards. Les Arabes prétendent que ces serpents fascinentaussi les oiseaux. J'ai vu des exemples de fascination sur les rats et les souris dans l'Arabie Heureuse, mais ce n'est qu'en Abyssinie que j'ai vu la même opéralion pra- tiquée sur des oiseaux. J'ai tué plus d'une fois le repltile au moment où, la gueule ouverte, les veux fixés el le cou tendu, il n’atlendait plus que la chute de l'oiseau. Si je tuais le serpent roide, presque tou- jours l'oiseau tombait près de lui. Seulement le ser- pent n’en revenait pas; mais l'oiseau en revenait, pas toujours cependant; parfois le volatile mourait, sans blessure aucune, de la terreur qu'il avait éprou= vée, puis peut-être aussi d’asphyxie. Ces gros serpents courts dont je viens de parler, la couleuvre ordinaire et le céraste, c’est-à-dire les trois principaux serpents de l'Arabie, ont dans ce gros lézard que mangent les Arabes un ennemi acharné. Chaque fois que le saurien et l’ophidien se ren- contrent, il y a duel. J’ai été bien souvent témoin de ces combats. Voici en général comment la chose se passait. Dès que Vouaran (le lézard), — il y en a qui ont trois pieds de long, — dès que l’ouaran aperçoit le serpent, il s’aplatit sur le sable, tout son corps y dis- paraît presque; sa gueule se tourne entr'ouverte vers son adversaire, sur lequel ses yeux demeurent obsti- nément fixés. Dans sa gueule, armée de dents comme celles du crocodile, s’agite un dard pareil à celui de la couleuvre. Du moment où le serpent Papercoit, il s'élance sur lui. Le serpent est toujours lagresseur. Il essaye de saisir l'ouaran à l'endroit où la queue s'attache aux reins; louaran pare l'attaque avec un violent coup de queue qui lance le serpent à deux ou trois pas, et quelquefois le tue. Quelque part qu'il ait jeté le serpent, l’ouaran lui fait face aussitôt. Si le serpent n’est pas tué, il demeure toujours un instant étourdi. Mais il revient prompte- ment à lui et se met sur la défensive. Il devient plus prudent, ou plutôt sa première attaque n’a été qu’une ruse. Cette ruse a eu pour but d'attirer toute l’atten- tion de l’ouaran sur sa queue. Le serpent n’a rien à faire en réalité à la queue de l’ouaran. Il n’a que deux intentions : ou de mordre l'ouaran sous la gorge et de l’étrangler sous le cou, ou de saisir entre ses deux machoires les deux extrémités des mâchoires de son adversaire. Une fois que l’ouaran est pris par les deux mâchoires, il est perdu. Il se défend bien avec des griffes formidables qui rappellent celles du blai- reau; mais le serpent enfonce de plus en plus ses cro- chets dans la mâchoire supérieure et dans la mâchoire inférieure. L’ouaran privé d'air meurt étouffé. Mais il arrive parfois que le serpent manque son coup, et que l'ouaran ne manque pas le sien. C’est dans ce cas l’ouaran qui attrape le serpent par le museau ou par le cou. Alors le serpent se roule au- tour de lui, et, grâce à la force constrictive qu'il a reçue de la nature, l’étouffe en le comprimant. Mais comme, de son côté, l'ouaran n’a garde de làcher, tous deux meurent ensemble enlacés comme de bons amis. Quant aux autres petits animaux, depuis la mouche jusqu’à la gerboise, l’ouaran les dévore sans qu'il y ait plus de lutte qu’il n'y en a entre le crocodile et l'homme quand l’homme est pris une fois entre les machoires du crocodile. Il existe aussi, dans les montagnes des Beni-Seid, plusieurs autres variétés dophidiens, et entre autres le serpent que les Arabes appellent £t-Agel, l'éclair, le rapide, l’agile. C'est un serpent brun-chocolat, avec des raies longitudinales étendues tout le long du dos comme celles de la sangsue. El est long d'un mètre et demi, et très-mince, de la grosseur du doigt à peine; la vitesse avec laquelle il s'élance est telle- ment grande que les Arabes, dont la poésie exagère toujours les défauts comme les qualités, prétendent qu'il traverse sans s'arrêter l'étrier d’un cavalier et le corps d'un cheval. J'ai retrouvé du côté de Tuggurt, en Afrique, le même serpent et la même légende. Nous nous arrélimes pour déjeuner sous un bou- quel de tamariniers et de grenadiers. A une demi- lieue de nous gisaieut les ruines de quelque ancienne L’ARABIE HEUREUSE. 85 eT TL ville inconnue que les Arabes appellent la cité des ldoles. Je laisse à un plus savant que moi le soin de découvrir le véritable nom de cette ville. Après le déjeuner et la sieste indispensable qui le suit, le chérif donna l'ordre d'entrer dans la mon- tagne. Comme le jour où nous avions cherché la source de lait, il y eut beaucoup d’appelés et peu d'élus. Le chérif, Yachya, moi, deux ou trois hommes de la suite et les guides, nous entrames seuls dans la montagne. Depuis plus d’une heure, Abd’el-Mélek et le jeune eu de Sana étaient partis à la recherche de la pan- thére. La montagne était extrêmement difficile à explorer. Outre la rapidité, de tous les interstices de rocher jail- lissaient comme des haies d’épines. C’étaient des mi- mosas, des euphorbes, et une espèce de lotus. Il fal- lait passer au milieu de tout cela. Le chérif Hussein, qui n'avait jamais su ce que c'était qu'un obstacle matériel ou moral, passait, m'indiquant le chemin, à travers tous ces porte-lances qui eussent dû le déchi- rer vingt fois, s’il n’y avait une espèce de pacte entre la nature d’un pays et ses habitants. Enfin nous arrivames au plateau faisant face à l’excavation que l’on appelait la Boutique des pan- théres. En effet, c'était un lieu sombre et sauvage. Cependant, en dehors des préjugés du pays, je voulus entrer dans cette caverne et la visiter. Mais le chérif m'arrêla par le bras. — N'entre point dans cette caverne, Hadji, dit-il, tu n’en sortirais pas. Avec d'autres hommes queles Arabes j'eusseinsisté. Avec eux, c'eût élé tenter Dieu. — Mais, demandai-je, si la source est au fond de cette grotte, il faudra bien y aller. — Par bonheur, elle n'y est pas, répondirent les guides. — Où est-elle? voyons! fit le chérif avec impa- tience. — Nous y sommes, Séid, dirent les Arabes. Et nous faisant faire un détour, ils nous conduisi- rent à une espèce de puits de trois ou quatre pieds de circonférence creusé dans un bloc énorme de granit. L'eau montait presque à fleur de pierre. Mais elle était si claire, si limpide, si reposée, que je déclarai à pre- mière vue que ce ne pouvait être une source. Je coupai un petit arbre avec mon poignard, pour sonder la profondeur du puits. La branche me donna deux pieds et demi à trois pieds de profondeur. Par- tout le fond était solide. Cela confirmait mon opinion. Mais les guides prétendaient qu'il y avait écoulement, et que, par conséquent, puisque l’eau s’écoulait, elle se renouvelait. A l'appui de cette assertion, ils me firent descendre à quelques pieds au-dessous de la prétendue source, et me montrèrent un suintement, qui en effet indiquait une fuite. — Eh bien! soit, dis-je au chérif, épuisons la source; nous verrons comment elle se remplira. Alors, avec des sébiles en noix de coco, nous nous mimes à rejeter l'eau jusqu'à ce que nous fussions arrivés à dessécher le puits. En effet, l'eau se renouvelait, mais par un filet im- perceptible, glissant par une fissure qui ne donnait pas une demi-ligne d'eau. I eût fallu un jour et une nuit pour remplir le puits. Il contenait trois ou quatre voies d'eau. Ce n'était point la peine de construire un aqueduc pour cela. La nature avait déposé là cette grande tasse pour désallérer les pâtres de la mon- lagne, et pas pour autre chose. Le chérif était fort désappointé. Th avait déjà bâti tout un Alhambra et tout un Alcazar avec ses jardins pleins d'eau jaillissante, sur l'existence de cette source. fl lui fallait dire adieu à ses rêves, frais mirages de son imagination. La fable de Pérette et de son pot au lait est aussi vraie sur les montagnes de l'Arabie que sur la butte Montmartre. Le chérif était furieux. C'était la seconde course du même genre qu’il faisait. On se rappelle notre voyage aux sources de lait. Cette fois cepen- dant il était évident que ces hommes n'avaient pas voulu letromper. Ils étaient de bonne foi. Seulement, l'importance de leur découverte avait été exagérée. Ce fut ce qu’avec son admirable intelligence le chérif comprit parfaitement. Aussi, loin de punir les guides comme il avait fait aux sources de lait, il leur fit don- ner à son retour quelques centaines de piastres. XXVII Il s'agissait de revenir à Abou-Arich. Nous descen- dîmes en vingt minutes la montagne que nous avions mis deux heures à escalader. Puis nous regagnâmes le village où nous nous étions arrêtés le matin. La journée avait été suffisamment fatigante. Nous nous reposämes jusqu'à deux heures du matin. Vers minuit arrivèrent Abd’el-Mélek et Ahmed. Ils ne ramenaient qu'un des deux chiens. L'autre avait été tué par la panthère. Par compensation, ils appor- taient deux outed-el-nemr, deux enfants de tigre, comme disentles Arabes. En outre, Abd’el-Mélek avait été mordu, ou plutôt frappé par une vipère. Mais à l'instant même, avec son sik, il avait enlevé deux doigts et demi de chair. Puis il s'était pansé avec des feuilles d'arbre et des herbes connues par leur efficacité contre la frappure du serpent. Le pauvre garçon au reste était fort pâle et horriblement fatigué. Jl avait dû marcher pendant plus de deux heures avec cette blessure. Les deux petites panthères étaient charmantes. Elles n'étaient nullement effrayées, et jouaient ensemble comme deux chats. Ils étaient revenus rapi- dement, de peur que leur mère ne les poursuivit. On fit venir une chèvre, et les petites panthères se mirent à téter comme si c’eût été leur mère. Au reste, elles vinrent à merveille, et, quand je quittai Abou-Arich, elles étaient privées comme des chiens. Aussitôt son retour, Abd’el-Mélek me demanda. Il était fort impressionné de sa blessure, et, malgré son héroïque résolution, il craignait encore que le venin n'eût pénétré dans les veines. Je le rassurai. Je connaissais assez la frappure de la vipère cornue pour lui dire que, puisqu'il n’en était pas mort, il n'en mourrait pas, Je visitai la bles- sure, Il n’y avait pour le moment qu’à la laver avec de l’eau et du sel. Les Arabes voulaient la cautériser au feu. Je m'y opposai. A trois heures du matin, nous montimes à cheval et nous nous remimes en route. Abd'el-Mélek ne put remonter à cheval. On lui fabriqua une litière et on le plaça sur le dos d'un chameau. Je remarquai que le fils du chérif prenait avec une grande philosophie la blessure de son cousin, Cette activité, ce courage, celle aspiration aux grandes choses qui faisaient le fond du caractère et du tem- pérament du jeune Arabe promettuent au fils du ché- rif un concurrent dangereux. Le chérif était visiblement de mauvaise humeur, Il marchait en têle de la cavalcade, solitaire et sans par- ler à personne, pas même à moi. Cette mauvaise humeur du chérif fit que l'on résolut de revenir à Abou-Arich tout d'une traite, On ne s'arrêta que pour les prières, et encore, faute d'eau, les ablutions se firent-elles avec le sable, Deux ou trois fois, je m'approchai du chérif pour causer avec lui. Mais, convaincu qu'il désirait être seul avec ses pensées, je me relirai en arrière, et, me trouvant près du jeune imam de Sana, je lat conver- 86 L’'ARABIE HEUREUSE. sation avec lui. A peine l’avais-je vu, à peine lui avais-je parlé. C'était un garçon très-distingué, mais qui me déplut à cause de son fanatisme. Il est vrai que son fanatisme n'était qu'un calcul. ‘ Il savait que je n'avais point été opposé à l’expédi- tion, et que si elle avait manqué ce n’était point par ma faute. Il me remercia donc et me fit toutes sortes de promesses pour le cas où un jour il deviendrait imam de Sana. Je lui dis quelques mots des conseils que j'avais donnés au chérif, et. je m'informai auprès de lui de la part pécuniaire qu'il pourrait apporter à l’entre- prise dont le résultat devait être pour lui le siége de l'imamat. Il me répondit très-franchement qu’il pour- rait, il le pensait du moins, grâce à ses partisans et à ses ressources personnelles, faire la moitié ou même les deux tiers de la somme nécessaire à l'entrée en campagne. Puis, une fois établi à la place de son oncle, il parachèverait le total. Je lui recommandai le plus-grand secret sur cette affaire, et le mis en garde contre quelques-uns des frères du chérif dont, à mon avis, il ne se défiait pas assez. Il était au contraire inquiet du côté du chérif; il se croyait plutôt son prisonnier que son hôle. Sur ce point je le rassurai, lui répondant du chérif Hus- sein comme de moi-même. Nous causions ainsi sous l’ardeur du soleil à son zénith. Habitués l'un et l’autre aux chaleurs de l'Yé- men, nous n’y faisions pas attention. Peut-être aussi cet oubli nous venait-il de l'intérêt que nous mettions à la conversation. Par hasard, ce jour-là, j'avais voulu faire comme les Arabes : j'avais la tête seulement couverte d'un tarbouch et le visage garanti par ma sommada. C'é- tait, pour un soleil comme celui qui versait sa flamme sur nos têtes, une coiffure beaucoup trop légère. Le chérif m'en avait prévenu. Dans l’Yémen, il y a un proverbe qui dit: « Va tout nu, mais couvre-toi la tête. » Cependant j'arrivai à Abou-Arich sans éprou- ver aucun malaise. Seulement, en me quittant, le chérif me dit: — Tu as le visage bien rouge, Hadji, je crois que tu as eu tort de ne point prendre de turban. — Séid, lui répondis-je, j'ai bu dans une peau de bouc qui sentait la résine, de l'eau que j'ai trouvée excellente dans le moment, mais détestable après. Sans doute c'est cette eau qui me fait mal. Puis je rentrai chez moi pour changer de tout, me laver et retourner diner chez le chérif. Je fus accueilli par le même compliment. Hafza me demanda d’où venait cette rougeur inaccoutumée. Je Vattribuai à la grande ardeur du soleil. Je ne sentais encore rien qu'un tiraillement de la peau. J'allai diner chez le chérif. Mais, vers les neuf heures du soir, me trouvant souffrant, je lui deman- dai la permission de me retirer. — Va, me dif-il, mais prends garde d'avoir attrapé un coup de soleil. ¢ Jerentrai chez moi et me regardai dans une glace. J'avais le visage violet, J'éprouvais en même temps des frissons de fièvre, une grande lourdeur de tête et des co- liques, Je fus presque aussitôt pris par dés vomisse- ments. Un instant, Hafza crata un empoisonnement. — Je l'avais pourtant recommandé, me dit-elle, de ne pas manger chez le chérif. J'entendis ces mots à peine, Le délire commençait à me prendre avec une effroyable violence. Tout le monde perdit la téte autour de moi, excepté Sélim. Sélim me fit prendre du café noir dans lequel il avait mis infuser de l'écorce de grenade, C’élait une exé- crable boisson, mais qui passe là-bas pour un con- tre-poison eflicace. Je demandais à grands cris de l'eau que Von se gardait bien de me donner, Au milieu de mon délire \ me semblait voir Hadji Soliman se réjouir dans un coin. Imagination ou réalité, il m'en resta contre lui une suprême dé- fiance. Dès le lendemain, le bruit s'était répandu que j'é- tais très-malade; d'autres disaient que j'étais mort; les naifs s’écriaient: — Oh! mais nous l'avons vu passer hier, il se portait à merveille. i Les autres levaient les yeux au ciel et disaient : — Dieu est grand ! Dès que le chérif sut ma maladie, il m’envoya ses deux eunuques de prédilection. En cas de mort, ils devaient veiller à ce que ma maison ne fût pas mise au pillage. Le matin venu, la fièvre tomba, mais j'étais tombé avec la fièvre. Quoique j'entendisse tout ce qui se disait autour de moi, le mal comme le bien, les sup= positions probables comme les suppositions absurdes; je ne pouvais donner aucun signe de vie. Les fanatiques du pays, convaincus que j'allais tré= passer, s'étaient emparés de moi. On me traitait, comme les malades désespérés, par des versets du Coran. Dans la chambre à côté, j'entendais réciter la! prière des agonisants. Malgré tout cela, je me sentais vivre. Je n'étais, en effet, si je puis m’exprimer ainsi, mort qu’à la surface. D'ailleurs, des douleurs d'en- trailles très-vives me rappelaient que je n'étais pas mort à l'intérieur. | Vers le soir, jerevinsun peu à moi. J’appelai Sélim. Je lui recommandai de ne pas me quitter et de ne laisser approcher de moi, comme garde-malade, que Hafza. La pauvre enfant était au désespoir et ne ces- sait de pleurer. Je demandai qui était venu me voir. J'avais recu la visite de Yachya, des frères du chérif et du jeune Hus- sein. Abd’el-Mélek avait fait demander de mes nou- velles, mais lui-même était sur son lit avec une fièvre effroyable et ne pouvait bouger. Je me fis apporter ma pharmacie sur mon sirir, j’y pris un flacon de quinine, je puisaidans le flacon avec une cuiller à café, j’avalai tout ce que la cuiller con- tenait de la substance fébrifuge, et j'ordonnai que, quand même je ne pourrais pas en demander, on m'en donnat le lendemain une dose égale. Une heure après, la fièvre et le délire m'avaient repris. L'accès cessa vers deux heures du matin. Hafza et Sélim étaient près de moi et ne m’avaient point quitté! Je n’eus au reste qu'un instant de luci- dité, Brisé de fatigue, je m’endormis. Un esclave d’Abd’el-Mélek était venu pendant mon sommeil, et avait dit qu’il reviendrait. Il était revenu et attendait, J'ordonnai de le faire entrer. Il s’appro- cha de mon lit et me glissa un billet dans la main en me disant: — Dela part de mon maitre. Je pris le billet. — N'avale rien de qui que ce soit, me dit-il tout bas. Et il sortit, Lui parti, je frappai contre la cloison pour appeler Sélim. Sélim entra. Je lui donnai le billet à live. J'avais confiance dans Sélim comme dans un frère, Le billet contenait ces mots : « On en veut à ta vie, je viens de le savoir. Défie- toi de tout le monde, excepté de Sélim. Je veille et ne puis Ven dire davantage, » Ce billet n'était ni signé ni scellé. Mon nom n'y était pas même prononcé, Le même jour, mon cuisinier en second, Abd'Allah, honnête garcon s'ilen fat, était venu me trouver, me demandant de quitter mon service. Le prétexte de ce départ était la mort de son père et la nécessité où il se trouvait de régler des intérêts de famille. Le prétexte était spécieux et ne permettait point la discussion. J'appelai Sélim, et lui fis faire le compte d'Abd- L’ARABIE HEUREUSE. 87 — Allah. Le compte fait, j'appelai Abd’Allah lui-même. Au moment où je lui donnais son argent, il se pencha vers moi, et, de manière à n’étre entendu de personne: — Fuis aussitôt que tu le pourras, me dit-il, c’est un ami qui te donne ce conseil. Puis il sortit, et je ne le revis jamais. Les quelques mots qu'il avait prononcés me confirmèrent dans cette pensée, c'est qu'il avait reçu des propositions pour m’empoisonner. Sélim et Hafza, à qui je racontai ce qui s'était passé, furent de mon avis et devinrent d'autant plus vigilants. : Les esclaves du chérif venaient deux fois par jour demander de mes nouvelles. Mais ni le chérif ni le neveu de l’imam ne venaient eux-mêmes. Yachya ve- nait tous les jours, plutôt deux fois qu'une. Une fièvre cérébrale se déclara, excessivement in- tense. Je ne pouvais juger de mon état, j'avais tous les jours une crise dans laquelle je perdais compléte- ment le sentiment de moi-même. Je fus probablement sauvé par une inspiration de Hafza. Voyant ma têle brûlante, elle y versait des douches d’eau tirées du uils. 3 L'opération se faisait de la façon la plus simple. On memettait dans une immense jarre que l’on remplissait d’eau, puis l’on suspendait au-dessus de ma tête rasée une autre jarre pleine d'eau également. On enlevait le fausset de la jarre supérieure, et elle se vidait sur ma tête par un filet d’eau de la grosseur d’un roseau à écrire. Puis, on me frictionnait avec un gant de erin jusqu'à ce que la chaleur fût revenue à la peau ; puis encore on me faisait transpirer à force de couvertures de laine. Pendant tout ce temps, on brûlait de l’encens pour éloigner le mauvais œil. L'encens ne chassait pas le mauvais œil, mais me rendait un bien autre service : il chassait les mouches. Hadji-Soliman avait de fréquents entretiens avec tous ces messagers des différents chérifs qui venaient demander tous les jours de mes nouvelles, non pas pour savoir si j'allais mieux, mais pour savoir si j'étais mort. Le dixième jour, il parvint à s’approcher de moi, me demandant avec beaucoup de paroles mielleuses ce que j'éprouvais et où jé souffrais. Il n’eut pas le courage de me donner un coup de couteau, pour le- quel il eût eu, selon toute probabilité, une bonne récompense, mais il eut celui de me donner un petit paquet qu'il garantissait comme unerecette infaillible. Je le remerciai et pris le paquet. Je devais mettre Ja poudre blanche qu’il contenait dans de l'eau, tourner jusqu'à ce qu'elle fût fondue, et avaler le tout. Je remis le paquet à Sélim en lui disant de le con- server avec soin. — Oh! maître, dit-il, swm el thar. Ce qui voulait dire : — Oh! maitre, de la mort aux rats. Sélim ne m’apprenait rien de nouveau. Seulement il confirmait mes soupçons sur Hadji-Soliman. Le treizième jour de ma maladie, le chérif vint enfin me voir. Il était accompagné du jeune imam. Il eut l'air Glonné de me trouver vivant encore. En effet, on lui avait dit tant de fois que je nen reviendrais pas, qu'il en était arrivé à trouver que j'abusais de la force de ma constitution. J'ai tort, au reste, de dire cela, et c'est le reste d'un mauvais doute que je n'eusse pas dû conserver. Le chérif me fit toutes sortes de protestations d'a- milié et de dévouement, Tl mit sa maison tout entière à ma disposition, et me quitta en me disant de m'a- dresser à lui pour tout ce dont j'aurais besoin, Je me gardai bien de demander quoi que ce fût, I sortit fort étonné que l'on pdt avoir été si malade et n'être pas mort, Pendant qu'il était là, Sélim lui fit voir la poudre blanche renfermée dans le petit papier qui venait de Hadji-Soliman. Immédiatement, Hadji-Soliman fut arrêté. L'avis de Sélim était qu'il ne donnerait pas un pard de la peau de son camarade. Cependant le chérif se contenta pour le moment de le faire mettre en pri- son. On avait résolu d'attendre ma convalescence ou ma mort pour prendre un parti. Puis le chérif voulait savoir au nom de qui l'empoisonneur agissait. Le lendemain de la visite du chérif, jeus celle d’Abd’el-Mélek. Celui-là venait avec des sentiments qui n'étaient point douteux. Nous restames seuls. — Tu as reçu mon billet? me dit-il. — Oui, répondis-je, je (en remercie. — Le moment n’est pas encore venu, me dit-il, de te rendre compte de ce qui s’est passé, mais quand tu seras rétabli, tu sauras tout. Je lui dis que, la veille, j'avais vu son oncle. — Oui, me dit-il, je savais qu'il l'avait fait visite, comment a-t-il été pour toi? — Bien. — Tu dis cela d'une singulière façon. — Je l'ai trouvé froid. — Si tu savais de quelles intrigues il est entouré! si tu savais ce qu'on lui a dit contre toi! Tous ces charlatans qui ont voulu te guérir avec des versets du Coran t'ont accusé de tiédeur religieuse, voyant que tu n’avais pas voulu avaler leurs talismans. En outre, on a reçu des lettres de la Mecque: le parti ture de- mande tout simplement ta mort. Eschref-Bey ne t'a point pardonné d’avoir dévoilé à mon oncle son pas- sage par Aden et toutes les conséquences de son traité avec l'Angleterre. Au reste, ne inquiète point autre- ment de tout cela; mon oncle a tenu et tiendra bon: tu lui as rendu trop de services pour qu'il les oublie si légèrement. Rétablis-toi d'abord, continue à ne rien prendre que de la main de Sélim; une fois ré- tabli, tu aviseras. Quant à moi, tu sais que je Vappar- tiens corps et âme. Au bout de quelques minutes, il me quitta, s'aper- cevant que je faiblissais. Je n'étais pas encore assez fort pour suivre une conversation un peu longue et surtout un peu sérieuse. Sélim et Hafza continuaient de m’entourer de tous leurs soins, ce qui les avait mis assez mal avec tout le monde. Il était à craindre que l'un ou Pautre, ou peut-étre tous les deux, ne portassent la peine de leur fidélité. Cependant ma santé se rétablissait peu à peu. Le seizième jour, je me leyai; le dix-septiéme, je me trainai à l'ombre sur ma terrasse. La nouvelle se répandit que j'élais sauvé, ce qui parut prodigieux à tout le monde. Il n'y avait pas un homme dans tout Abou-Arich qui eût donné de ma peau plus que Sélim n’offraitde celle de Hadji-Soliman. Le dix-huitième jour, le chérif revint me voir. Il me trouva debout. Je dois le dire, il me parut très- joyeux, et, au fond du cœur, ma conviction est qu'il e fut en effet. La conversation fut vague et sans importance. On lui annonça que je commencais à manger, Seulement on ne lui dit pas que, de peur d'être empoisonné, je ne mangeais que des œufs à la coque, dénichés par Hafza, cuits par Sélim. Comme les Arabes ne mangent yas beaucoup d'œufs, ils s'étonnaient de ma predi- ection pour ce mets. Sélim répondait avec aplomb que j'étais médecin, et très-bon médecin, puisque je m'étais guéri, et que je savais mieux que personne la nourrilure qui m'était salutaire, Le soir de la visite du chérif, on m'apporta de sa part toutes sortes de confitures, de sirops et de pa- lisseries. Il va sans dire que je ne touchai à rien de tout cela, non pas que je me défiasse du chérif, mais je me dé- fiais de son harem. 88 L’ARABIE. HEUREUSE. CALA ONCOL OLCOTT om Le vingt-deuxiéme jour, je pus, le soir, descendre au petit jardin. Le harem du chérif en sortait. On me vit passer, appuyé au bras de Sélim. Une des femmes, drapée dans son melaya, se retourna deux fois pour me voir. A en juger par ses pendants doreille en or et par son melaya en soie, ce devait être Alima. Le même soir, le chérif sut que j'étais sorti. Il m’envoya son fils pour me féliciter et me dire combien son père et sa famille étaient heureux de ma conva- lescence. Dès le lendemain, j'eusse pu, à la rigueur, aller chez le chérif; mais j'étais en train de changer de peau, et je n'étais point fâché que l'opération fut en- tiérement terminée avant de faire une sortie sérieuse. Les bains y aidèrent ; le massage aux essences acheva ce que les bains avaient commencé. Tout le monde sait ce que c’est que le massage. Seulement, tout le monde ne sait pas qu'il y a, en Orient, deux espèces de massages: le massage arabe, le massage indien. Le massage indien se compose de petits coups de poing appuyés sèchement sur toutes les parties du corps. Le massage arabe se fait par la compression de toutes les parties de l'individu, mais particulièrement des jointures. Le 2%, je fis demander au chérif si je pourrais le voir Je lendemain. Avant le retour de mon messager, le jeune Hussein était à la maison. Le chérif me fai- sait répondre que je pouvais le voir à l’instant même, si je voulais. Pendant la durée de ma maladie, Sélim avait eu le soin de faire énormément d'aumônes, de sorte que les pauvres gens d’Abou-Arich m'élaient très-sympa- thiques. Lorsque, le lendemain, je sortis pour aller au cha- teau du chérif, appuyé d’un côté au bras de Sélim, de l'autresur celuid’ Yachya, les pauvresmefirent cortége. Lechérif me vit venir de loin. Il envoya son fils au de- vantde moi; à mon arrivée, je trouvai tous ses officiers groupés pour me recevoir, vizir et khasnadar en tête. Le chérif vint au devant de moi jusqu’à la porte de son salon. Il me présenta les deux mains avec beau- coup d’effusion, riant et me disant : — Par ma foi! Hadji, je ne m'attendais pas à te re- voir sitôt, je te fais tous mes compliments; c'était écrit. Dans cette séance, la question d’Hadji-Soliman fut décidée. — Puisque tu es rétabli, me dit Hussein, occupons- nous un peu de Hadji-Soliman. — Puisque je suis rétabli, lui répondis-je, et que tu veux bien me consulter, Séid, je demande qu’il ne lui soit fait aucun mal. — Mais enfin, 1l a voulu Vempoisonner. Or, si son projet avait réussi, on n'aurait pas manqué de dire que Le coup venait de moi. — Mais on eût eu beau me le dire à moi, je ne l'aurais pas cru. ’ — Je l'espère, me dit le chérif en me tendant la main. — Je le prie donc, continuai-je, de ne faire aucun mal à Hadji-Soliman ; qu'il aille se faire pendre ail- leurs, comme on dit en Europe. — ‘Tu le veux? me dit-il. — Je ven prie, Séid. — Attends, alors. Il frappa dans ses mains. Un esclave entra. —Quonameéne le prisonnier Hadji-Soliman, dit-il, Nous n'eûmes pas longtemps à attendre; il l'avait déja fait amener au château, fl entra avec les fers aux pieds, Dès que Hadji-Soliman vit le chérif et moi réunis, il s'inclina devant le chérif et voulut lui prendre la main pour la baiser. Mais le chérif lui retira sa main, U vint alors à moi. J'en fis autant que le chérif, Ne pouvant pas me baiser la main, il voulut au moins me baiser les pieds, Je me reculai, Il resta À genoux. Le chérif tira de sa ceinture le petit paquet conte- nant arsenic. — Connais-tu cela? lui demanda-t-il. — Oui, Séid, répondit le misérable. — Est-ce toi qui as remis cela à Hadji? — Je le lui ai remis. — Comme poison ou comme médicament ? — Comme médicament. — Et savais-tu que ce médicament était du poison ? — Je lesavais. — Tu voulais donc l'empoisonner ? — J'avais reçu mission de le faire. — De qui? — D'hommes influents, mais étrangers au pays. — De chrétiens ou de musulmans? — De musulmans. — D’Arabes ? — Non, de Turcs. — Quels étaient ces Tures ? — Je ne puis le dire, j'ai prêté serment de garder le silence. — Ne peux-tu rien ajouter? — Si fait, je puis dire que ce sont des ennemis per- sonnels du Hadji, qui, du moment où je n’ai pas réussi, le poursuivront partout où il ira. — As-tu du regret d'avoir été l'instrument de ces hommes? — J'ai le regret de ne pas avoir réussi. Le chérif me regarda. — C’est un Turc fanatisé par les siens, lui dis-je. — Alors, si tu étais libre, continua Hussein, tu recommencerais ? — À l'instant même, mais je tâcherais de m'y prendre mieux. Le chérif se tourna de mon côté. — Tu vois bien, me dit-il, que ce serait une faute que de lui donner sa liberté. — N'importe, j'insiste, Séid. Il ne fera autre chose que ce qui est écrit. — Tu le veux absolument ? — Je te répète que je le désire. — Va, dit le chérif, tu es libre. Hadji-Soliman fit un mouvement de surprise. — Seulement, remercie le Hadji. Il revint pour me baiser la main et les pieds. Je le repoussai; il sortit. Aussitôt et derrière lui, le chérif donna ordre à son vizir qu'on eût à faire quitter immédiatement Abou-Arich à ce malheureux. Il devait en outre le prévenir que ce serait au péril de sa vie qu'il y reparaitrait. J'appelai Sélim et lui donnai l'ordre de remettre à Hadji-Soliman vingt-cinq talaris. IL les refusa. On les distribua aux pauvres, qui poursuivirent Hadji- Soliman de leurs huées au moment où il sortit du palais du chérif. Il va sans dire que tout le monde blima ma générosité, même les pauvres qui en profi- taient. Le pardon que j'avais obtenu pour lui fut généralement traité de faiblesse ; mais je m'étais sou- venu que ce malheureux avait femme et enfants. Le même soir, il avait quitté Abou-Arich, prenant la route de Djézan. Je rentrai chez moi et reçus la visite de tous les hauts personnages du pays; le bruit s'était répandu que non-seulement j'élais sauvé, mais encore que j'é- tais plus en faveur que jamais. Le soir du même jour, Sélim m'annonça Abd'el- Mélek : c'était sa seconde visite. Cette fois, il venait causer d'une façon plus sérieuse. Il s'agissait tout simplement de trouver un prétexte pour demander mon congé au chérif, Abd'el-Mélek me conseillait de quitter Abou-Arich à l'insu même du chérif; le plus tot serail le mieux. Il avait la conviction que son oncle, tout affectionné qu'il me fût, finirait par céder aux suggestions du L'ARABIE HEUREUSE. 89 Do A © ©, harem et aux intrigues turques. Il ne savait trop me dire de quel côté j'avais le plus à craindre. C'était assez mon avis, et, depuis que j'étais entré en conva- lescence, ma résolution était prise à cet endroit. Abd’el-Mélek savait que l’on avait fortement insisté près du chérif pour qu'il m/incarcérat. Je voulus savoir quel était lofficieux conseiller. Abd’el-Mélek refusa de me l’apprendre, se bornant à me dire que c'était un des hommes que j'avais le plus obligé pen- dant mon séjour à Abou-Arich. Restait à savoir comment j’arriverais à ne pas bles- ser la susceptibilité du chérif en lui demandant mon congé. Je devais m’attendre, m’assurait Abd’el-Mélek, à une grande résistance de sa part. Je lui étais encore indispensable, à ce que prétendait le jeune homme, dans les derniers projets qu’il méditait. C’élait, à son avis, ce qui m'avait sauvé. — En tout cas, acheva Abd’el-Mélek, quel que soit le moyen que tu choisisses, compte sur moi. Et il sortit sur cette nouvelle promesse. Inutile de dire qu’il me laissa livré à des réflexions d'autant plus tristes qu’elles portaient sur l'injustice du chérif à mon égard. Mais, je l'ai dit, je n’avais pas attendu son avis pour prendre ma résolution. Le lendemain, on envoya chercher Hafza, du harem. Elle revint tout en pleurs. Je voulus savoir ce qui lui causait cette émotion ; je vis qu’elle n’osait me le dire. J'avais une si entière confiance en elle que je p'insistai pas. — Quand tu croiras que je dois être averti, lui dis-je, tu m’avertiras. Je me doutais bien de ce qui se passait. On l’envoya chercher plusieurs fois ainsi. A chaque fois elle reve- pait plus triste. Enfin, un soir, elle m’avoua tout. On l'envoyait chercher pour la corrompre; d’abord on voulait en faire un instrument; mais comme on vil que c’était même inutile de le tenter, on se contentait de son éloignement. Si elle voulait fuir ou me quitter, on lui en fournirait tous les moyens. Elle avait refusé, Alors on l'avait menacée. Ce fut sous l'empire de celte menace et de la crainte qu'à une autre visile on ne s'emparat d'elle, qu'elle m'avoua tout. Alors je lui défendis de sortir, et chargeai Sélim de veiller parti- culiérement sur elle. Au reste, à son avis, c'était une affaire de harem; le chérif ignorait tout. Jecrus qu'il serait imprudent à moi de lui dénoncer ce petitcomplot. Yachya à qui j'en parlai fut de mon avis. La silua- tion, il l’avouait lui-même, devenait grave. Il fallait ou revenir sur mes pas et accepler franchement le mariage, ou me retirer. Si je prenais ce dernier parti, le plus tôt serait le mieux. Revenir au mariage élait impossible. J'eusse hésité, que tout ce qui se passait autour de moi m'eût confirmé dans ma résolution. XXVIII IL me restait donc à partir. J'écrivis au chérif. Je fais, comme toujours, grâce du préambule. « Seigneur, » Ma santé s’altére, le climat m'accable. Je perds tout espoir de me guérir si je demeure plus long- temps dans l'Yémen, Dieu a permis que ma santé se soulint pendant tout le temps que j'ai pu l'élre utile, La certitude de la paix m'enhardit à te demander mon congé. Venu dans ton pays avec l'intention de m'y arréler quelques jours seulement, j'y suis rests plus d'une année. Tu le désirais, je dus obéir, Ji lais parli pour Bagdad, laisse-moi continuer mon voyage, _» Que le salui soit avec toi ainsi que la bénédic- tion du Très-Haut. » HADJI ABD'EL-HAMID BEY. » Je scellai la lettre, la cachetai, et la remis à Yachya, qui la porta immédiatement au chérif. Je n’eus au- cune réponse ce soir-là. Le même soir, le jeune Hus- sein vint me voir, mais sans me dire un seul mot de ma lettre. Il parla, au contraire, de mon alliance avec sa famille comme d'une chose dont chacun conservait l'espoir. Dans la nuit, Hafza se plaignit d'être indisposée. Si légère que fût son indisposition, j'en conçus une vive alarme. Elle n'avait pas voulu m’empoisonner, elle n'avait pas voulu me quitter. N’aurait-on pas trouvé un moyen de me séparer d'elle et de la punir en même temps? La pauvre enfant avait des douleurs d’en- trailles. La traiter moi-même était chose délicate. Cependant je ne me fiais à aucun des charlatans de l'Yémen. Je fis appeler une espèce de sage-femme qui avait quelque connaissance des simples. Elle l’exa- mina, l'interrogea, la palpa, et me dit que la malade avait le ténia. Les Abyssins, on le sait, sont fort sujets à cette ma- ladie, qu'ils appellent le serpent du corps. En Abyssinie, la nature a mis le remède près du mal. Le pays produit le cosso. J'en cherchai de tous côtés, j'en demandai partout. Il n'y en avait point à Abou-Arich. J'essayai de remplacer le cosso par la seconde écorce de la racine du grenadier. Mais ce remède est loin d’être aussi efficace que le premier. Les souffrances de Hafza augmentaient cruellement. A mon avis, la maladie descendait une pente plus ra- pide et plus douloureuse que la voie ordinaire. Mon soupcon était peut-être inju.te, mais elle-même se sentait mourir et me le disait. Elle était convaincue, ainsi que moi, qu'elle était empoisonnée. Je lui donnai tout ce que l'on donne en ce cas, de l'huile, du lait, des blancs d'œufs battus. Tout fut inutile. De temps en temps elle me disait — C'est Alima. La maladie dura deux jours. Vers la fin du second jour, elle me fit ses adieux, me demandant pardon sil lui était jamais arrivé de me déplaire ou de me désobéir. Je pleurais comme un enfant. Ses dernières paroles furent des recommandations. Elle me recom- mandait de veiller sur moi, de ne me fier qu'à Sélim et qu'à une de mes négresses nommée Saida, qui me servait de chambrière. — Prends garde, me répétait-elle sans cesse, prends garde, on m'a tuée parce que l’on sait que je l'aime. Il n'est point d'usage que les hommes restent dans l'appartement où meurent les femmes. Puis j'étais désespéré. Je dis un dernier adieu à Hafza, et je sortis. Une demi-heure après, elle mourut dans les bras de Saida. On vint m’annoncer cette nouvelle dans le jar- din du Postan. Je m'empressai de rentrer. Je n'avais pu la voir mourir; je voulais du moins la voir morte. Sur mon chemin, je rencontrai Yachya. En France, et rencontrant un Français, je me fusse jeté dans ses bras en plearant et en lui disant : - Plaignez-moi! Mais en Arabie, mais entre musulmans, on serait déshonoré de pleurer une femme, à plus forte raison une esclave, Et cependant cela m'eût bien soulagé de pleurc — Kh bien? lui demandai-je. — Eh bien, dit-il, j'ai remis ta lettre au chérif qui l'a lue, | \ dans sa ceinture, et n'a pas fait la plus ret l'ast-il écrit? — Non, 1 ndis-je, - Alors il l'écrira ou Venverra chercher, 90 L'ARABIE HEUREUSE. ————_———__—_—— eee — Il fera bien, car avant d’avoir reçu une réponse je n’irai pas. — Tu aurais tort, me dit Yachya. Je haussai les épaules. Dans la disposition d'esprit où j'étais, tout m'était indifférent, j'eusse accepté un danger avec joie. Un danger faisait distraction à ma douleur. — Il est le chef, après tout, me dit-il. — Oui, sans doute, mais il n’est qu’un homme. — Cette fois, je ne puis être de ton avis, et tu es un entélé. — C'est un parti pris, Yachya; il est donc inutile d'en parler. =: Yachya voyait ma profonde tristesse. Il en comprit la cause, et, rompant le premier la conversation : — Ne comptes-tu pas sortir un instant pour te distraire ? — Non! — Sortons ensemble. — Merci! — Qu’as-tu donc? — Rien, je suis mal à mon aise, je souffre. à Yachya vit qu’il n’y avait rien de bon à tirer de moi pour le moment, et se retira. La nuit vint. Hafza était morte vers les trois heures de l'après-midi. On devait Venterrer le lendemain ma- tin de très-bonne heure. Je chargeai Sélim de tous les détails funèbres. Puis jerentrai dans ma chambre, où jerecus quelques visites de personnes de la ville. Ii était évident que les visiteurs connaissaient la mort d'Hafza et venaient pour me distraire. A dix heures, je me retrouvai seul. Près de la pauvre Hafza étaient restées quelques femmes qui priaient. Les hommes récitaient des chapitres du Coran. Le lendemain matin, au lever du soleil, les porleurs arrivèrent. Les cadavres se portent sur une civière et enveloppés d’un linceul. On porta Hafza à la mosquée. Les personnes qui rencontrent les porteurs d’un mort les remplacent pendant quelques instants, puis rendent le brancard à celui qui en soutenait le poids. Limam récila quelques prières. Les prières termi- nées, nous reprimes notre marche vers le cimetière. Les fosses sont peu profondes. On enterre les morts la tête lournée vers la Mecque. Au-dessus de leur visage, on pratique, nous l'avons déjà dit, je crois, une voûte en briques ou en dalles. C’est pour que le cadavre puisse respirer s’il n’était pas mort. Ces sortes de résurrections arrivent quelquefois en Orient, où l'on enterre les morts presque aussitôt que la vie est éleinte en eux. Il est vrai que les cimetières élant ouverls à lousles vents et sans muraille aucune, dés la nuit qui suit l'enterrement, les chacals et les hyénes font leur œuvre. J'accompagnai le corps de la pauvre enfant qui me précédait dans ce monde inconnu qu'on appelle la mort, probablement pour m'avoir trop aimé. Je trouvai en rentrant chez moi Yachya et Abd’el- Mélek. Le chérif leur avait parlé de ma lettre. Il était, à les en croire, désespéré de ma résolution. — N'avez-vous pas insisté comme je vous en avais priés, leur dis-je, sur l'influence fatale du cli- mat. — Oui, dit Yachya. Mais le chérif a répondu : Si l'air d'Abou-Arich lui est mauvais, qu'il choisisse dans le Théama telle résidence qui lui conviendra, mais qu'il reste mon homme, mais qu'il nesorte point de mes Etats. — Alors, dis-je à Yachya, ta visile est une visite ofliciclle. — Oui! Tu es chargé par le chérif de me faire cette ou- verlure? — Par lui-même. — Eh bien! officiellement, dis-lui, mon cher Yachya, que ma décision est irrévocable, et que j'ai la conviction profonde que, dans la situation qui m'est faite, si je prolongeais mon séjour, le chérif n'aurait que du regret de cette prolongation. On m'en veut, J'ai des ennemis, et tu sais, Yachya, ce que c’est qu'une haine d'Orient. J'y laisserais mes os, et, ma foi! je suis jeune, j'ai trente et un ans, je veux encore vivre. — Et le Hadji a raison, dit Abd’el-Mélek. Yachya alla porter ma réponse au chérif. — Tu sais, me dit Abd’el-Mélek, que si tu as besoin d’une bourse pour partir, d'une lance pour Vescorter, je suis là. Puis s'adressant à Sélim : —Tu as vu, Sélim, ce qui vient d'arriver à la pauvre Hafza. Prends garde! mon cher ami, qu'il ne Ven ar- rive autant. Sélim fit le rodomont. — Bon, dit-il, j'en ai vu bien d'autres, et toutes les femmes du chérif, au lieu d’être des femmes, fussent- a des démons, je n'en aurais pas plus peur que de cela. Et il fit claquer ses doigts. ; — Maintenant, me dit Abd’el-Mélek, je doute que le chérif te laisse partir ainsi, ne fût-ce que pour couvrir ton départ d’un motif plausible. 7 — En tout cas, répondis-je, mes préparatifs sont faits, et dans huit jours je ne serai plus ici. — Prendras-tu la voie de terre ou celle de mer? — Je ne sais encore, lui répondis-je. J'avais la plus grande confiance dans le cœur @ Abd’el-Mélek, mais il était jeune et pouvait être in- discret. Avec le chérif, je savais qu'il faudrait m’ou- vrir davantage, mais je savais aussi que, m’ouvrant avec lui, ce que je lui dirais serait sous la sauvegarde de son honneur. Le chérif était un de ces hommes re lesquels on ne saurait jamais être trop con- ant. Resté seul avec Sélim, je pris toutes mes disposi- tions de départ. Ce n'était pas dans les huit jours que je comptais partir, la chose une fois décidée avec le chérif, c'était dans les vingt-quatre heures. Je donnai l’ordre à Sélim de tout emballer, sauf la cham- bre de réception, qu'il fallait laisser toujours la même pour que l’on ne se doutàt de rien. — Est-ce que nous fuyons? me demanda Sélim, plus humilié qu'inquiet. — Non, lui dis-je, sois tranquille, nous sortirons d’Abou-Arich la tête haute et comme nous y sommes entrés. Dans l'après-midi, le chérif me fit prier de passer chez lui. Je m'y rendis un peu avant la prière du soir. Il élail avec Sidi-Ahmed. Leur conversation s'arrêta dès que je parus. — Ah! c'est toi enfin, Hadji, me dit le chérif, tu ne l'es pas pressé de venir. — Etais-tu davantage pressé de me répondre? — J'en ai 66 empêché, mais je l'ai envoyé Yachya. — Quelque confiance que l'on ait dans le servi- teur, il y a des choses qu'on ne peutdire qu'au maitre. Ahmed se retira par déférence, Mais il était évident qu'il eût mieux aimé rester. Le chérif, de son côté, enchanté de se débarrasser d'un témoin gênant, ne le retint pas. Lorsque Sidi- Ahmed se fut éloigné, il donna l'ordre à ses eu- nuques de ne plus laisser entrer personne, pas même Yachya. — Ne tétonne point de toutes ces précautions, Hadji; mais, je n'y comprends rien, malgré toutes les précautions que je prends, tout ce qui se dit et se fait ici est su des gens qui surtout ne devraient pas le savoir, L'ARABIE HEUREUSE. 95 Puis, avec un désespoir qui ne manquait point d’un côté comique à notre point de vue européen : — Oh! les femmes, les femmes! dit-il, je ne m'étonne pas que le genre humain ait été perdu par les femmes... Voyons, revenons à nos affaires. Tu m'as écrit une lettre dans laquelle tu m’annonces ton départ. — Oui, séid. — Pourquoi veux-tu partir? Mise — Ne me suis-je pas suffisamment expliqué dans ma lettre? — Non, car tu ne me dis pas la véritable cause de ton départ. Tu prends pour prétexte ta santé. — Ma santé est en effet un des motifs qui me for- cent de partir. — Mais ce n'est pas le seul. Tu refuses donc les propositions que je t'ai faites? ; — Elles sont si belles, séid, qu’elles en deviennent inacceptables. à } — Voyons, ne me quitte point tout à fait; retire-toi pendant quelque temps à Taés ou à Moka; je ne puis me décider à te laisser parur. — Séid, lui dis-je, tu as vu passer et tu vois passer tous les ans les bandes d'oiseaux voyageurs. Quand l'heure de leur départ a sonné, rien ne saurait les retenir. [l en est de même de moi, le vent me pousse loin de toi, et je pars. — Laisse-moi au moins quelques jours de réflexion. —- Dans ces sortes de choses, scid, c’est l'instinct quil faut consulter, et non la réflexion. Me retenir avantage serait me prouver que tu n’as pour moi aucune espèce d'amitié, que je n’ai été pour toi qu'un instrument que tu eusses voulu user, et que tu ne retiens que dans Ja crainte de le livrer a d’autres. Ces paroles firent sur lui une vive impression. Tl y cul un moment où son visage parut hésiter entre la colère et la dissimulation. — Ce que tu me dis là, répliqua-t-il, me fait beau- coup de peine. Il ne m'est plus possible de te dis- simuler les luttes que j'ai eu à soutenir à ton endroit. Quoique tout puissant, je nele suis pas assez pour résister à cet enchevétrement d'intrigues qui m’en- toure, car il a ses racines jusque dans ma propre vie. C'est une mauvaise herbe que je ne puis arracher. En restant, tu m’y eusses aidé peut-être; en partant, tu ne me quittes pas, tu m'abandonnes. — Il est impossible que je reste davantage. — Alors, dit le chérif avec un soupir, sil n'y a pas moyen, pars, mais rappelle-toique c'est maleré moi; retarde ton départ tant que tu pourras, c'est mainte- nant tout ce que je te demande. — Je partirai demain, séid. — A quelle heure? — A celle que tu fixeras toi-méme. — Après le coucher du soleil? Je m'inclinai. — Quelle direction suivras-tu? La voie de mer, celle de la plaine ou celle des montagnes? Pour l'une comme pour l'autre, lous mes moyens sont à ta dis- position; tous mes gouverneurs seront à tes ordres. S'il te manque la moindre chose, s'il Varrive le moindre accident, leur tête m'en répondra. — Je pars par la voie des montagnes; c'est une partie de tes Blats que je n'ai pas vue. (C'est la voie la plus agréable ; à pone instant, sur ta route, tu trouveras des villages et des champs cultivés; mais c'est aussi la plus faugante. Au reste, mon fils et mon neveu l'accompagneront jusqu'à Moka. — Oh! lui dis-je, c'est inutile. — Je ne suis pas de lon avis, c'est nécessaire; tu ne ferais pas dix lieues sans être assassiné; rappelle- toi ce qu'a dit Hadji-Soliman. — Jladji-Soliman est parti. et — C'est-à-dire qu'il n’est plus à Abou-Arich, mais il peut être ailleurs. — Eh bien! j'accepte, séid. En effet, la présence d’Abd’el-Mélek compensait pour moi ce qu'avait de désagréable celle du jeune Hussein. — Maintenant, ajouta le chérif, une fois rendu a Moka, que comptes-tu faire? — Jen’en ai aucune idée. — Mon frère Heider ty recevra comme je t’y rece- vrais moi-même; tu y resteras tout le temps que tu voudras; Dieu veuille que tu changes d'idée et t'y établisses. Je ne répondis pas à l'invitation. _— Je partirai, lui dis-je; mais auparavant je dé- sire une chose. — Dis laquelle. — Je l'ai écrit; réponds à ma lettre, afin que ta lettre me serve de firman; je ne veux pas que l’on croie que je m’enfuis comme un voleur. — Tu auras la lettre demain matin; je vais donner ordre pour que tout ce qui est nécessaire à la forma- tion de ta caravane soit préparé pour huit heures du soir. Yachya réglera avec toi toutes les affaires d'ar- gent. Si tu as le plus petit besoin de quoi que ce soit, ne te gêne pas. Ce qui est à moi est à toi; au reste, je ie Pai déjà dit, cela regarde Yachya. Je m'inclinai pour prendre congé du chérif. — Ne restes-tu pas à diner avec moi? me deman- da-t-il. — Merci, mais tu comprendras facilement que j'ai une foule de choses à terminer encore. — Retarde ton départ d’un jour. — Une décision prise est prise, séid; je partirai demain. Il insista. — Je dinerai avec toi, séid, lui dis-je. Je restai en effet. Mais j'eus le soin, pendant le diner, de ne manger que du même plat que lui. Sans doute il comprit ma défiance et ne la crut point exa- gérée, car il me servit lui-même. Après le diner je me retirai. En me quittant, il me dit non pas adieu, mais au revoir. Le lendemain, j'eus la visite de Yachya. Il m'ap- portait des provisions de bouche, la réponse du ché- rif, à laguelle, cette fois, il avait eu le soin de ne pas oublier de mettre son cachet, et un sac d'or. J'avais du monde près de moi. Yachya me fit signe. Je pas- sai dans la chambre à côté. — Hadji, me dit-il, le chérif était en retard avec toi pour tes appointements. Il a compris ta délicatesse à ne pas les lui demander. Voilà ce qu'il me charge de te donner pour boire le café le long de la route jus- qu'à Moka. C'est le terme dont les Arabes se servent pour colo- rer un don. En même temps, il me remettait une lettre cachetée pour le gouverneur de Moka. — Tu remetiras, ajouta Yachya, cette lettre à Hei- der; elle contient les ordres de son frère, Je pris la bourse et la pesai. — C'est beaucoup, lui dis-je, etle chérif ne me doit pas cela. — Le chérif, au contraire, craignait que tu ne trou- vasses que c'élait trop peu. — Sais-tu ce que contient la lettre adressée au ché rif Heider? — Non. Mais je suppose qu'ayant à faire une route longue et dangereuse, le chérf t'en facilite les moyens, Au reste, le chérif te fait prier de lui aban- donner certaines choses dont, aprés ton départ, il pourrait avoir besoin. — Tout ce que j'ai est à lui; qu'il me désigne seu- lement les objets qui peuvent lui être agréables. 92 L'ARABIE HEUREUSE. i ET TT 1000000 — C'est une trousse de chirurgie, un thermomètre, une boussole et une lunette d'approche. Je remis à l'instant même ces différents objets à Yachya, en y joignantun beau fusil à deux coups monté en argent, plusieurs rames de papier et un petit baro- mètre. Toutes ces choses, qui n'avaient pas un grand prix pour moi, étaient inestimables pour le chérif. A midi, les caravaniers vinrent me demander l'heure précise à laquelle ils pouvaient venir charger mes bagages. C'était toujours la voie de la montagne que l'on devait prendre. Les caravaniers désiraient prendre l'avance. Toutes leurs provisions étaient prêtes; ils n’attendaient plus que mon ordre. Je leur dis qu'ils pouvaient charger quand ils voudraient, pourvu qu'ils nous attendissent à Saad. Comme c’é- taient des gens au service du chérif Hussein, je ne courais aucun danger. D'un autre côté, me séparer de mon bagage était témoigner toute ma confiance envers le chérif. Ils chargèrent à l'instant même, et, une demi-heure après, on m'annonça qu'ils parlaient. Dans l'intervalle, je recus la visite des notables d’Abou-Arich. Selon l'usage, ils venaient me faire leurs adieux et m’expri- mer leur étonnement. L'état de ma santé me fournit une excuse. Je fis mon courrier pour la Mecque, afin de préve- nir mes amis de mon départ et leur donner les moyens de correspondre avec moi. Ils devaient m'écrire à Mascate, chez un nommé Seid-Ben-Calfen. C’était un Arabe de la famille de imam, presque Européen, ayant été longtemps en Angleterre et parlant anglais comme un Anglais, — de plus, franc-macon, — mais ivrogne, ivrogne dans l'âme. J’en dis quelques mots, attendu que nous le retrouverons plus tard et qu’il jouera un certain rôle dans mes relations avec l'imam de Mascate. Au moment de partir, je partageai entre mes meil- leurs amis mes esclaves et mes armes. Je donnai mes deux eunuques à Abd’el-Mélek. Je ne gardai que Sélim, Mohammed et Saïda. Yachya eut l’autre. Le procédé les charma. Un autre eût vendu ce que je donnais. A huit heures moins un quart, le chérif et sa fa- mille arrivèrent. Il mit pied à terre à ma porte et monta chez moi. J'étais prêt. Je le reçus sur ma terrasse. Puis après un instant nous descendimes et montames à cheval. Plusieurs courtisans du chérif grossirent notre cortége. Yachya et son âne étaient du nombre. Le chérif m'accompagna à plus d’une demi-licue. La il me fit ses adieux, toujours en me disant qu'il espérait me revoir un jour. Il m’embrassa. J'avoue que je le regrettais profondément. Yachya pleurait. Le chérif et moi en eussions fait autant que Yachya, ns le décorum que nous imposaient les assistants. En me donnant une dernière fois sa main : — N'oublie pas de m'écrire, me dit-il. Mon fils et mon neveu sont responsables de toi. A Moka, c'est à mon frère à enrépondre. Adieu, sois heureux, Hadji, et n'oublie jamais que, si tu n'es pas mon fils, c'est que tu as refusé de l'être! Nous récitimes d'une voix commune le fatha. Et, mellant son cheval au galop, comme pour échapper à son émotion, il reprit sans se retourner le chemin de la ville, Yachya de son côté avait complétement perdu la tête, Il ne savait pas s'il devait me suivre ou s'en re- tourner avec le chérif. Enfin il se décida. IL prit avec son âne la route que le chérif suivait avec son cheval. C'élait un excellent homme que ce pauvre Yachya, Jo né sais ce qu'il est devenu. Quant à moi, ma route était toute tracée, el, tandis que le chérif tournait vers Abou-Arich, je marchais vers Sad, où m'atlendait ma caravane. XXIX Mon intention, en quittant Abou-Arich, avait d’a- bord été de me rendre à Hodeida, que je n'avais pas encore vue. Mais nous élions à cette époque de l’an- née où l'azieb, c'est-à-dire le vent du sud-est, accourt de la mer des Indes avec une violence terrible, s’en- gouffre dans le détroit de Bab-el-Mandeb, et souffle sur la mer Rouge, entre la chaîne lybique et la chaine arabique. Il était donc impossible, surtout avec les petits batiments du pays, de naviguer au sud. Puis, je ne connaissais, je crois l'avoir déjà dit, ni la curieuse ville de Saad, ni tout le pays des montagnes compris entre le 18° et le 43° degré de latitude, c’est-à-dire depuis Saad jusqu'à Moka. Peut-être d’ailleurs, dans mon esprit, une fois arrivé à Moka, ferais-je une pointe vers le nord-est ou lest, c’est-a-dire vers Mareb ou Mascate. Ceux qui prendront la peine de me suivre sur la carte trouveront que je prenais le plus long en pas- sant par Saad; mais, dans un pays comme I’ Arabie, où il n’y a pas de routes, mais seulement des chemins qui se tracent à force d’être suivis par les caravanes ou creusés par les torrents, on ne regarde pas à cent lieues de plus ou de moins. D'ailleurs, pour les Arabes, le temps et la dépense n'existent pas. Ils vivent pour rien et ne sont jamais pressés que s'ils marchent cependant pour affaire lucrative. J'étais devenu Aarabe. Je ne voyageais pas pour affaires, mais par curiosité et pour mon plaisir. J’a- vais trente ans, environ quatre-vingt mille francs avec moi, convertis en valeurs sur les banians de Mascate et les Arméniens de Bassora; je savais qu’à mon arrivée à Moka, grace aux lettres du chérif, je ne manquerais de rien. Quant à la route, si longue quelle fat, les frais en étaient faits, et par les usages de l'Arabie, et par la présence des deux princes qui m'accompagnaient, et surtout par mes connaissances médicales, qui, si peu profondes qu’elles fussent en Europe, suflisaient pour faire de moi, en Orient, un important personnage. Abd’el-Mélek notamment, par ses chasses aventu- reuses, par ses excursions lointaines dans les mon- tagnes, par sa réputation de courage, celle de toutes les réputations qui se répand le plus vite et le plus avantageusement en Arabie, Abd'el-Mélek était un compagnon précieux. Le fils du chérif complétait par la crainte ce qu'Abd’el-Mélek commençait par l'enthousiasme. Nous avions trente lieues à faire avant d'arriver à Sûad; c'était une affaire de trois jours seulement, grâce à nos excellents chevaux. Chaque soir, nous nous arrétions près de tentes d’Arabes agriculteurs qui, jusqu'au pays de Beléd-Amr, fai- saient partie des sujets du chérif Hussein. Le pays de Beléd-Amr, sans lui être soumis maté- riellement, lui obéissait, dans la crainte de ses armes. Son influence s'étendait donc jusqu'aux limites de l'imamat de Sâad. Là commençait une autre puis- sance, plutôt morale que matérielle. Sdad est consi- dérée comme une ville sainte, Elle renferme en effet le tombeau de l'imam Hadie, descendant de Maho- met. Hadie est un saint extrêmement vénéré dans la montagne, qui ne suit plus le rit des quatre sectes orthodoxes, mais celle des Zeidiyé. En outre, selon les Arabes, le tombeau de Job, qu'ils reconnais- sent comme un de leurs patriarches les plus impor- tants, est situé à Lois lieues est de celui de l'imam Hadie, De plas, Shad est une grande, ancienne et bello ville de la même époque, et même, prétendent quel- ques savants, antérieure à la Mecque. Elle est entou- L'ARABIE HEUREUSE: 93 rée d'un mur percé de trois portes : Bab-Hadie, Bad-Mansour et Bab-el-Kassr (porte de Hadie, porte de Mansour et porte du chateau). Cette dernière, comme l'indique son nom, conduit à une forteresse imposante, pour le pays, bien entendu. Elle possède plusieurs mosquées, qui toutes le cèdent à celle qui renferme le corps de l'imam. 5 Vers le soir, nous y fimes notre entrée. C'était le 93 janvier 1844. Comme toujours, un des domes- tiques du chérif Hussein nous avait devancés, et Yimam était venu nous recevoir a un quart de lieue en avant de la porte de Hadie. Je restai un jour à Saad. C'était tout ce qu'il me fallait pour juger de son importance. Je constatai, autant qu’il est possible de le faire dans une ville arabe, une population de 25,000 habitants. Elle est le chef-lieu de Sahan, pays de collines, rapportant d'excellents fruits et surtout du raisin. Quatre ou cing mines de fer, renfermées dans ses limites, pourraient être d’une certaine valeur, exploitées par d’autres que par des Arabes. Les habitants du pays se reconnaissent facilement dans tout le Théama, étant les seuls qui portent leurs cheveux dans toute leur longueur. En outre, au lieu d'établir, comme les hommes du Théama, des rap- ports commerciaux avec les étrangers, ils ne commu- niquent qu'avec une répugnance visible. Leur isole- ment fait {eur langage plus pur que celui du Théama corrompu par le contact avec les Turcs, les Juifs, les gyptiens et les Francs. Les mœurs de Saad et de son district diffèrent en outre des autres villes de l'Arabie, où les jeunes filles se marient de neuf à dix ans. Chez les Saadites, elles ne se marient qu'à quinze. Peu d'habitants ont les quatre femmes permises par le Coran. Beaucoup n’en ont qu’une seule. Leur sobriété est proverbiale; on Jui attribue la longévité dont jouissent plusieurs de leurs vieillards. Les imams qui les gouvernent des- cendent de l'imam Hadie, où prennent d’ailleurs leur origine plusieurs cheiks et imams de l’Yémen, tels que, par exemple, l’imam de Sana et le cheik de Koblan. Immédiatement après être sortis de Säad et de son territoire, nous arrivämes aux limites d'un désert qu'on appelk le désert d'Amasia. Ce désert est un pays de dunes mobiles que le vent transporte d’un endroit à un autre, selon qu'il est de l’est ou de l'ouest. Il met en communication le Théama ave le pays des Haschid-Békil, c'est-à-dire avec les Suisses et les Tyroliens de l'Arabie, lesquels se louent aux différents princes importants de l'Asie, et ne font entre eux d'autre choix que de préférer ceux qui payent bien à ceux qui payent mal. Au coin est de ce désert s'élève la montagne de Om-el-Lejlé, célèbre par lesiége qu'y soutint pendant sept ans, contre les Turcs, un des imams de Saad. Son sommet est couronné d'un fort, où en temps de révolution se réfugient les imams. En partant de Siad, nous nous étions remis en marche du nord au sud; à trois lieues de Sdad, nous renconträmes un grand réservoir d'eau qui, s'il est fait de main d'homme, est tellement ancien qu'on n'y voit aucune trace de travail, L'eau n'en est pas mau- vaise. Ses bords sont garnis de jones comme un de nos élangs. Il s'appelle Birket-Soudan, ce qui veut dire lac noir. Son ean est en effet de couleur foncée. Les Arabes le prétendent poissonneux; je ne vérifiai pas le fait. Nous restämes sur ses rives pendant les heures de la chaleur, Elles sont fréquentées d'habitude par des Bédouins voleurs; mais, outre que nous étions déjà assez nombreux en quittant Abou-Arich, notre troupe s'était encore augmentée à Sdad d'une vinglaine de marchands se rendant, soit à Sana, soit à Aden. Or, le marchand arabe est le meilleur compagnon que lon puisse désirer. Il est toujours admirablement armé, et, pour défendre sa marchandise, il devient très-belliqueux. Le soir, vers huit heures, nous arrivimes à Kheï- Wan, gros village du district de Sephian. Nousétions au pied de la montagne Noire, et hors du désert. A partir du lendemain, nous allions entrer dans la montagne, pour ne la plus quitter jusqu'à Sefakin. Grace à notre escorte et surtout aux deux princes qui la commandaient, aucun événement ne pouvait retar- der notre marche. Chaque nuit, trois heures avant notre réveil, partaient des courriers destinés à aplanir toutes les difficultés que nous pourrions rencontrer sur notre route et à préparer nos logements. Si nous descendions près de quelque camp de Bédouins, nous en obtenions tous les soins que l’on pouvait attendre des facultés bornées de ceux qui nous recevaient. Nous nous contenterons donc de dire, pour éviter la monotonie d'un journal qui n'aurait à consigner que la fertilité des vallées, que Varidité des monta- gnes, que l'hospitalité des habitants. sous nous con- tenterons donc de dire que le voyage dura douze jours, el que nos principales haltes, après Kheïwan, furent Scharres, Kbamir, Affar, Kaahlan, Loma, Redjum, Mehauied, Djebi, Sefakin, Kataja et Hodeida. Kataja était déjà hors de la montagne et redescen- dait vers la mer. Pour y arriver, il fallait traverser une portion déserte du Théama. Le 4 février, nous faisions halte dans cette ville, Le 6, nous entrions à Hodeida. La route à travers la montagne m'avait énormé- ment fatigué ; j'espérais que le vent aurait changé, et que je pourrais m’y embarquer pour Mascale ou tout au moins pour Moka. Abou-Taleb, le père d’Abd’el-Mélek, vint à notre rencontre. Comme je ne complais point venir à Ho- deida, je ne m'étais pas muni de lettre pour le frère du chérif, mais j'avais pour lui deux lettres vivantes qui étaient Abd'el-Mélek, son fils, et le jeune Hussein, son neveu. Nous avions une maison qui nous atten, dait toute préparée. En France, il faudrait à un intendant, si diligent qu'il fût, huit jours pour préparer une maison; en Orient, la besogne est faite dans deux heures. On étend des tapis, on jette des coussins sur ces tapis, on installe un esclave à la porte pour servir de con- cierge, on en lâche deux autres dans les appartements, dont l'un est chargé des pipes et l'autre du café, et tout est dit. Quant à la nourriture, elle vous est en- voyée abondamment deux fois par jour par celui qui se charge de vous donner l'hospitalité. Enfin, les bêtes et les gens de votre suite sont traités de la même façon. Notre maison était une des plus belles de la ville. Elle était située en face de la douane, l'un des bati- ments les plus importants du pays, et donnait sur la rade, où l'on pouvait voir à l'ancre une vingtaine de houtres, cing ou six bâtiments hollandais, deux na- vires américains et un anglais. A peine arrivés, on nous servit le café. Hodeïda est le pays où on le prend bon par excellence. Il vient principalement du pays de Hadie-Där-Reyt-el- Fakih, qui veut dire la maison du pauvre ou la mai- son du savant, ce qui, à ce qu'il paraît, dans tous les pays du monde, veut dire la même chose. La plus grande partie de la première récolte est envoyée en tribut au pacha d'Egyple et aux sultans ollomans. Ce quiest livré au commerce n'est absolument que ce qui glisse entre les mains des agents chars de lever la contribution, et qui s'élève à deux mille balles à peu près, On voit done que l'on n'a guère plus de chance à Paris de prendre du vrai café Moka que de boire du vrai vin de Constance. Au resle, ce n'est point le grain que nous pulvéri- ; Ey, 9% L'ARABIE HEUREUSE. sons, nous autres Européens, qui sert aux Arabes à préparer une boisson parfumée plus délicate que la nôtre, de même que l'on assure que les Chinois ne nous donnent que le rebut de leur thé: c’est la pulpe du café qu'ils prennent pour eux et qu’ils avalent en infusion, après avoir torréfiée et non pas moulue, mais concassée seulement, et mélangée avec du gi- rofle et de la cannelle. On sucre ce café avec de la cassonade. Les Arabes, convaincus qu’il entre dans l'épuration du sucre des os et du sang, repoussent avec obstination le sucre raffiné. Au reste, hommes et femmes font un usage prodi- zienx du café; ils en boivent toujours et avec tout. IL est vrai que, vu son peu de force, ce n’est qu'une es- pèce de tisane. Les femmes comme les hommes vont au gawa, espèce d'établissement qui se trouve jusque dans les plus petits douars et même dans les routes du désert. C’est là qu’on va prendre la liqueur favorite. Avide de nouvelles, lArabe, curieux et jaseur, reste rarement chez lui. il passe donc sa vie au gawa. La, chacun a son petit pot en terre charmante, pareille à celle du foyer des pipes turques. La forme de ce petit pot est antique et à peu près celle des lacrymatoires qu'on retrouve dans les tombeaux étrusques; seule- ment le ventre est plus rond et plus gros. A côté du petit pot est une petite tasse sans anse. Moyennant un centime, on a le droit de rester au gawa toute la jour- née. Le gawa fournit le feu, l’eau etles bancs sur les- quels le consommateur s’assied. Le consommateur fournit la cassonade, le café et les épices. Pour oc- cuper le temps, hommes et femmes tréssent des nat- tes, confectionnent des couffes et des éventails en feuilles de palmier. Au milieu de ces buveurs de café, quelques-uns se distinguent en mâchant du cad. Ceux-là se bornent a cette friandise, qui les enivre comme le cad et le hachich et leur enléve tout désir d’autre boisson. Cette mastication a pour ceux qui s’y adonnent un effet énervant. Souvent j'ai voulu macher du cad pour con- naitre à fond une des jouissances de l'Orient; j'avoue que j'ai toujours jeté la portion de cad que j'avais mise dans ma bouche sans pouvoir me faire idée du plaisir qu'éprouvent les Arabes à presser entre leurs dents une matière si insipide. Le cad, c’est-à-dire ce que l’on mâche, est la feuille d’un arbuste, comme le café, d'origine abyssinienne. Il aura sans doute été importé dans l'Yémen du temps de la puissance abyssinienne, qui dura une soixantaine d'années à peu près. Preneurs de café, mâcheurs de cad, tout le monde fume, chérifs, cheiks, bauts personnages exceptés. Chacun, comme il avale son café, ou le jus du cad, avale la fumée de son bouri. Il y a dans ces gawas des sortes de cabinets particuliers où l’on boit de l’eau- de-vie de dattes anisée. Cette eau-de-vie se boit, non pas par petits verres, mais par bouteilles. En buvant le café, en mâchant le cad, ou en s’enivrant d’eau-de- vie, on joue aux dames ou aux échecs. Les élégants jouent avec des échiquiers et des damiers pareils aux nôtres et qui viennent, tablettes, figures ou pions, de l'Inde et de la Chine. Les pauvres tracent un échiquier ou un damier sur la terre et jouent avec de petits cailloux. Les gawas sont pleins jour et nuit. Le jour seule- ment, les consommateurs s'accroupissent sous le poids de la chaleur. Mais le soir tout cela se réveille, et la nuit tout cela grouille. Le maitre du café est, en général, un homme de probité reconnue; on peut lui confler argent et bijoux, Un des accessoires les plus importants d'un café bien achalandé est un potte ou un historien : il y remplit les fonctions de l'improvisateur du Môle a Naples. C'est presque toujours la nuit que ces impro- visalions ou ces lectures ont lieu. La lecture ou l'im- provisation finie, umpetit mendiant, attaché au poéte comme le caniche à l’aveugle, fait la quête pour lui. Chacun donne ce qu’il veut et suivant ses moyens, ta- bac, pain, café ou cad. Les maisons en général sont bâties en pierre; elles ne sont point belles extérieurement, mais sont d’une propreté remarquable. A l’intérieur, chez les hommes, les planchers sont recouverts de nattes ; on n’y entre qu'en laissant sa chaussure 1 4 porte. Les apparte- ments des femmes, au contraife, sont très-élégants, garnis de tapis, de sofas, de meubles incrustés de nacre et d’écaille. Quelques-unes poussent le luxe jusqu’à garnir des chambres tout entières, plafond, plancher, murailles, de petits miroirs. A Bagdad, au consulat français, j'ai vu une de ces chambres qui avait peut-être coûté cinquante mille francs. Toutes ces maisons sont à plusieurs étages et à terrasses. Chaque terrasse a un petit appartement sé- paré. Cet appartement correspond aux boudoirs de nôs petites maisons. Les escaliers ne sont point en spirale, mais carrément disposés ; cette forme absolue a pour but de permettre aux femmes de parler aux esclaves ou aux étrangers du sexe masculin sans être vues d'eux. L'appartement des femmes est, en général, au pre- mier. De ce point dominant, à travers les mouchara- bies, toujours d’un -charmant travail, les femmes voient ce qui se passe dans la rue sans que de la rue on puisse les voir. Chaque moucharabie a son petit volet où on ne peut passer la fête, mais où peut passer la main. Le prétexte de cette ouverture est l'aumône : il faut pouvoir jeter une pièce de monnaie ou du pain à un pauvre. Il est vrai que, par la même ouverture, peuvent également passer un billet, un mouchoir, des fleurs. La moucharabie, qui surplombe toujours la rue, est garnie à l'intérieur de coussins et de divans sur lesquels les femmes sont assises ou couchées. Le cordon de la porte, qui ne se ferme à l’intérieur que par un loquet en bois, est à la portée de leur main; si elles n’ont pas vu la personne qui frappe, elles de+ mandent: — Min? — Qui est la? - Le visiteur répond qui il est et ce qui l'amène. Le visiteur frappe toujours, que la porte soit ou- verte ou fermée; si le maitre est absent, la même voix qui a demandé qui est là! répond: — Il n’y a personne. On n’insiste jamais. Le chérif Abou-Taleb fut on ne peut plus surpris de notre arrivée. Il ignorait complétement que j'eusse quitté Abou-Arich et dans quelle circonstance je l’a- ais quitté. Quand je dis qu'il ignorait complétement, peut-être aurais-je dQ dire qu’il affectait de Pignorer. En effet, en suivant le Théama, un homme monté sur un bon dromadaire peut aller en trois jours d'Abou= Arich à Hodeïda, et j'ai dit que nous avions mis, nous, quinze jours à faire ce trajet, Il est donc présu- mable, ou que le chérif Hussein ou que le jeune Abd'el-Mélek l'avaient informé. En tous cas, dès le lendemain, Abou-Taleb eut une conversation avec moi. Dans ce but, il m'avait invité à diner chez lui. Cette conversation avait pour cause de me faire rester auprès de lui. I savait les services que j'avais rendus à son frère et il connaissait ceux que je pouvais lui rendre. : Après avoir quitté Hussein, c'eût été lui faire injure que de rester auprès d'un de sés frères, quel qu'il fût. Non-seulement je refusai donc toutes les offres qu'il me fit, mais encore j'insistai pour quitter Hodeida dans le plus bref délai. J'étais décidé à me rendre le plus tôt possible à Moka. Le port était plein de petits navires qui n'attendaient qu'un bon vent pour metire a L’ARABIE HEUREUSE. 95 la voile. Ce bon vent pouvait soufller d’un moment l’autre et me fournir une occasion. AT _J’eus dans l'intervalle une visite à laquelle je ne m'attendais guère: c'était celle de ce Hadji-Soliman qui avait tenté de m’empoisonner. Comme si le drôle n'avait aucun reproche à se faire et comme si rien ne s'était passé entre nous, il venait mettre ses services à ma disposition. Il était engagé comme artilleur dans les troupes d’Abou-Taleb. Lorsque je racontai l’anec- dote au chérif qui, selon toute probabilité, Pignorait, il voulut le renvoyer. Mais, de même que je m'étais op- posé asa mort, jem’opposaiason renvol. Je devais, plus tard, le retrouver à Moka, à Mokailah et à Mascate. . Ibrahim-Pacha, qu’on appelait, comme neveu d'I- brahim, fils de Méhémet-Ali, Ibrahim le Petit, avait été gouverneur de cette partie de l Yémen. Intelligent et aclif, il avait fait reconstruire en partie la ville, ba- tir des édifices remarquables, l'avait entourée de mu- railles et défendue par un fossé. Il y avait de plus, au détriment de Moka et de Loheïa, appelé tout le com- merce des montagnes. Ce qui militait en faveur de ce choix, c’étaient un bon port et d'excellente eau que l'on puisait dans des citernes creusées à une demi- lieue à peu près de la ville. 5 Il en résultait que toute la population d'une cité autrefois très-célèbre nommée Ghalefka, et située à cing lieues sud de Hodeïda, était venue se fondre avec celle de cette ville et l'avait presque doublée. Da, son côlé, Ghalefka était restée vide. Le désert avait profité de cet abandon pour l’envahir, et à peine reslait-il de ses deux mille maisons une douzaine de huttes de pêcheurs. Aussi Hodeïda, comme toules les villes ma- ritimes d’une certaine importance, était-elle devenue une ville de plaisirs. Ce n’est point que la ville inté- rieure ne fût soumise à une police assez rigoureuse; mais restait le faubourg, qui, une fois les cafés fermés et les rues devenues désertes et silencieuses, héritait des promeneurs et du bruit exilés de celte ville inté- rieure. Dans ce faubourg appelé El-Rabat, se renouve- laient chaque nuit toutes ces scènes de danses, de jeux et de poésies que nous avons racontées, et cela avec une liberté toute primitive. Abou-Taleb, reli- gieux jusgu’au fanatisme le plus outré, Abou-Taleb qui faisait bâtonner ceux de ses administrés qui man- quaient trois fois de suite à la prière, Abou-Taleb qui, ne se contentant pas des muezzins pour appeler les fidèles à la prière, faisait frapper a leur porte pour diligenter les retardataires, Abou-Taleb lâchait complétement la main à toutes les licences du Rabat; aussi la licence s'en donnait-elle sous toutes les formes. C'élait, au reste, un beau type physique qn’Abou- Taleb, C'était un de ces beaux Koulouglis, comme on en rencontre sur les côtes d'Afrique, Il était fils d'une blanche et d’Ali. Cetle noblesse maternelle le rendait trés-fier, et, comme il était en même temps très- ambitieux, le chérif Hussein savait qu'il ne le conte- nait qu'à force de faveurs. C'est pourquoi il avait obtenu le gouvernement d'Hodeida, qui était alors et qui est encore aujourd'hui, quoique le terriloire en soit très-restreint, le plus beau et le plus riche de tout le Théama. En toute chose, Abou-Taleb, personnellement très- riche, singeait son frère avec plus d'ostentalion appa- rente et moins de charité réelle, Tout élait calcul chez lui, et, s'il donnait beaucoup, ce n'était pas par générosité, mais pour se faire un parti. Le gouverne- ment d'Hodeïda, outre ses simples appoiutements, lui rapportait plus de dix mille francs par mois. Joi- guez à cela quinze cent mille francs à peu près de fortune personnelle, les impôts illégaux, les avances et les cadeaux qui, de la part des Européens, sont considérés en Orient comme obligatoires, et cela vous à à représentera un revenu de plus de cing cent mille francs qui, là-bas, équivalent à peu près à un million et demi. Aussi Abou-Taleb déployait un grand luxe d’ap- parlements. Ses antichambres étaient ornées d'armes magnifiques, ses planchers étaient recouveris des plus beaux tapis et ses divans revétus de cachemires. Les plafonds étaient partout dorés et garnis d'ara- besques; les fenétres étaient en verres de couleur; son siège, à lui, recouvert de brocart, dominait tou- jours tous les autres siéges. Ses vêtements personnels étaient en harmonie avec ce luxe d'appartements. Quoique l'or et la soie appartinssent plutôt aux véte- ments des femmes qu'à ceux des hommes, il était toujours vêtu d’or et de soie. Sa manière de se coiffer était élégante. Sa calotte, au lieu d'être un simple fez comme celui des Turcs ou des Arabes du Hedjaz, était un tissu de petites lanières de différentes cou- leurs dont le travail remarquable représentait un damier. Dans les grandes fêtes, autour de cette calotte il roulait un turban vert ou rouge et du plus beau cachemire. Dans les temps ordinaires, il ne mettait qu’une simple sommada, mais une sommada en soie et en filigrane d’or. Sa chemise, trainant jusqu'à terre, était en étoffe de Trébizonde. Les manches en étaient brodées de soie, comme la dentelle des femmes européennes. Le collet ou plutôt le tour du cou, ainsi que l'ouverture de la poitrine, était enjolivé de soie rouge. Par- dessus cette chemise, il portait une tunique en soie de Damas. Cette tunique, ouverte du haut en bas comme une redingote sans manches, se croise par- devant à volonté et se fixe autour des reins par une ceinture de maroquin brodée d’or et du plus beau travail. C’est dans cette ceinture que l’on passe le djembie, poignard recourbé, arme indigène, que les chérifs ne quittent pas qu’en se couchant et dont le manche et le fourreau sont d'une richesse extrême. Aucun chérif ne sort jamais sans tenir à la main, au lieu de canne, son sabre dans son fourreau. Les plus petits chérifs, fils, neveux, cousins, ont leurs sabres. Quand ils prient, ils les déposent devant eux. Les lames, comme on pourrait le penser, ne sont point toutes tirées de Damas ou de Hamadan. J'en ai vu beaucoup venant de France et portant cette légende : Vive le roi! 94 Ce sont en général des sabres d'officiers de la garde qui, après la révolution de 1830, sont allés chercher du service en Egypte. Les lames ont été adoptées par les indigènes; mais les poignées ou les fourreaux appartiennent à la localité. Fourreaux et poignées sont presque toujours en argent, d'un précieux tra- vail, qui sort des mains des juifs et des banians. La loi musulmane défendant le luxe de la personne, les chefs musulmans reportent d'habitude toute leur richesse dans leurs armes et dans les équipements de leurs chevaux. Chérif Hussein avait plusieurs sabres montés en or massif et garnis de pierreries. Son frère, qui l'imitait en toutes choses, l'imutait aussi sur ce point. J'avais dit que je voulais partir le plus tôt possible et prendre la voie de mer. Je profitat donc de la pre- miére espérance de beau temps pour m'embarquer sur un boutre persan qui devait toucher à Moka, se rendant au golfe Persique. J'étais si pressé que je ne réfléchis pas, ou plutô! que jé ne voulus pas réfléchir que le boutre était hor- riblement chargé d'hommes et de marchandises, En effet, les marchandises débordaient sur le pont, et la ligne de flottaison était si près de l'eau que l'on avait dû faire un faux bordage pour que la mer n'envahit pas le pont. Le faux bordage était maintenu au moyen de chevilles et d'une espèce de lacet en corde de palmier, 96 L’ARABIE HEUREUSE. a aan Les passagers étaientau moins au nombre de quaire- vingts, et, parmi ces quatre-vingts, il y avait au moins trente femmes et une dizaine d'enfants. Ajou- tez à cela vingt ou vingt-cinq hommes d'équipage. La cabine avait été divisée pour donner asile à quelques femmes de distinction revenant du pèleri- nage de la Mecque. Au devant de la cabine on avait étendu une tente en toile : c'était le domaine d’un djellab et de sa marchandise. Outre une douzaine d’Abyssines esclaves dont la plus âgée avait à peine douze ans, et qui n'avaient pour tout vêtement qu’un pagne, il avait avec lui une Géorgienne, fort belle, disait-on, et qui habitait la cabine avec les femmes. Les petits esclaves mâles se mélaient à l'équipage et, selon leur degré de force, servaient de mousses ou de matelots. Ils gagnaient deux choses à ce service : ils faisaient de l'exercice et étaient mieux nourris. Deux derviches, aux costumes fantastiques, secondés par un savant à encrier, s'étaient emparés du grand mât. Le savant portait le turban vert, ce qui lui don- nait. comme descendant de Mahomet, une position particulière à bord du boutre. Quant à nous, c’est-à- dire au jeune Hussein, à Abd’el-Melek et moi, nous occupions la dunette avec notre suite. Nous y avions étendu nos tapis, et, à l'heure de la chaleur, on dé- ployait une tente sur notre tête. Nous avions pour commensal le timonier et sa boussole, plus le capi- taine, nommé Hunji-Habib Allah, ce qui veut dire : le pèlerin ami de Dieu. XXX Le capitaine de notre navire était un homme fort remarquable sous le rapport du physique. Sang arabe mêlé de persan, il était d’une propreté exemplaire, ef, quoiqu'il n’eût que trente ans, il avait une barbe noirequi tombait jusque sur sa poitrine. A terre, il se promenait avec sa belle robe, sa belle ceinture, son beau poignard et son beau turban rayé de blanc et de bleu aves ses bouts frangés de soie rouge. Mais une fois à bord, il se mettait à son aise et ne gardait qu'une chemise de nankin à manches, très-étroite du poignet. Cette chemise était elle-même très-élégante, maintenue qu'elle était par une ceinture de coton rayée bleu et blanc; elle était brodée en soie autour du cou, sur le devant et aux manches. Le chérif Abou-Taleb avait pourvu aux approvi- sionnements de bouche, et, quoique d'habitude le trajet se fasse en deux jours, nous avions, grâce à sa profusion, des vivres pour une semaine, ces vivres consistaient surtout en riz, en dattes, en beurre et en farine; nous avions de*plus deux moutons vivants destinés à être tués à bord et à nous donner de la viande fraîche; nous avions en outre de l’eau douce, ce qui nous permettait de ne pas toucher aux deux énormes caisses renfermant le liquide des passagers et de l'équipage, et qui tenaient les deux côtés du grand mât. C'était sur ces caisses que les deux der- viches avaient établi leur domicile. Le costume des derviches se composait d’un large pantalon de cotonnade jadis blanc, d’une veste très- ample, composée d'un millier de morceaux de drap de toutes couleurs imitant fort bien certain costume de folie, de mise dans nos jours de carnaval; leur bon- net était pointu, dans le genre de celui que nos ar- chéologues d'almanach donnent à Nostradamus ; leur corps élail entouré de chapelets dont les grains étaient gros comme des noix; une ceinture leur serrait la taille, et soutenail un énorme poignard et une petite hachette qui leur sert à fendre du bois et leur donne en même temps un aspect plus formidable. Ils avaient en outre, et comme dernier ornement, trois noix de coco : une première, énorme, coupée en manière de sébile, qui leur pendait sur le dos; elle leur servait à mendier; une seconde, plus petite, pendue à leur côté; elle leur servait pour boire; une troisième, qui pendue près de la seconde et tiquetaquant avec elle, leur servait à prendre leur café. Ils passaient leur temps à priser, à fumer et à dire leur chapelet. Leur tabatiére était en bois et leur pipe en cuivre. Au lieu de canne, ils portaient à la main l'os nasal du poisson qu’on appelle la seve. Leur costume était complété par une foule d’amu- lettes, se composant de dents de requins, de dé- fenses de sangliers et de coquillages comme nos char- latans en mettent à leurs chevaux. Ajoutez à cela une peau de tigre ou de lion jetée sur leurs épaules le jour et leur servant de natte la nuit; une chevelure et une barbe noires, longues et épaisses, des dents blanches, des yeux de lynx, et vous aurez une idée des deux saints personnages. L'un de ces derviches avait une sacoche en cuir qui servait de domicile à une dizaine de serpents ve- nimeux avec lesquels il jonglait. Sa ménagerie se complétait d'une cinquantaine de scorpions plus gros et plus hideux les uns que les autres, rouges jaunes et noirs, et dont quelques-uns prenaient toujours l'air sur ses mains, ses bras ou sa figure. L'autre derviche, qui jonglait aussi à sa manière, au lieu de scorpions ou de serpents, avait un boulet de canon auquel était fixé un énorme clou de sept à huit pouces de long et une multitude de petits grelots. IL s’enfonçait le clou dans l'œil et tenait le boulet en équilibre en faisant sonner les grelots à peu près comme nos paillasses tiennent une échelle sur leur menton ou sur leur nez. L'un et l’autre disaient la bonne aventure. Le soir, ils allumaient des lanternes, et, après une espèce de parade pour réunir autour d'eux équipage et passa- gers, ils donnaient leur représentation. On sait que ces derviches mahométans, et surtout ceux qui exercent leur industrie en Perse, peuvent aller du Caucase au Zanguébar et de Tanger aux li- mites de la Chine sans avoir à s'occuper de rien; la crédulité publique fait les frais de leur voyage. D’ail- leurs, nous l'avons déjà dit, quand on ne leur donne pas, ils prennent. Ce qui n’est permis à personne, l'entrée des harems, leur est permis à eux. Les grands de Turquie, de Perse et d'Arabie ont presque tous un derviche à eux, ou plutôt sont à un derviche qui joue auprès d’eux le rôle que les anciens astrologues jouaient auprès des rois et des seigneurs du moyen age. Osman-Pacha avait un derviche du nom d’Ibrahim- Effendi, qui possédait plus de 30,000 livres de rente. Les bonnes grâces du pacha, qui ne faisait rien sans son avis, étaient subordonnées aux siennes. Aussi lui faisait-on une cour plus assidue qu’à son maitre. Ce fut un derviche favori de Mahmoud qui déter- mina l'extermination des janissaires. Ceux qui voyagent sont ordinairement des espions envoyés par les princes orientaux, et qui à leur retour leur rendent compte de ce qu'ils ont vu. Ce sont en- fin, parfois, mieux que des mouchards : ce sont des bourreaux qui vont tuer à distance, comme faisaient les allidés du Vieux de la Montagne, Celle réputation, les animaux dont ils étaient por- tours, la vermine qui les couvrait, tout concourait à éloigner d'eux les passagers. Disons en passant qu'ils avaient, comme M. Tartuffe, le teint fleuri et le men- ton élagé. Nous avions le bonheur, outre les deux derviches, de posséder un santon, espèce @idiot qui se tenait immobile et restait muet, I s'était, forgat volontaire, enchaîné les pieds. I élait gardé par une vieille femme qui l'appelait mon fils, ce qui, en Orient, n'était pas tout à fait une raison pour qu'elle fût sa mère. On L’ARABIE HEUREUSE. 97 l'avait relégué à la proue du navire, où étaient obli- gés daller le trouver les dévots qui avaient affaire à lui. Tout le monde contribuait à son entretien ainsi qu’à celui des deux derviches. Hommes et femmes étaient pêle-mêle sur le pont; seulement les femmes avaientle visage couvert d’un voile, ce qui ne les empéchait pas de se livrer à la conversation, soit particulière, soit générale. J'ai déjà dit que, si nous étions favorisés par une bonne brise, nous pouvions espérer être en deux jours à Moka. Nous nous étions embarqués le 42 février, à dix heures du matin. La première journée et la première nuit s'étaient passées de façon à nous donner les plus heureuses espérances; tout le monde était joyeux et satisfait à bord. Les uns chantaient, les autres faisaient de la musique; ceux-ci préparaient leur café, ceux- l& mâchaient leur cad. Les derviches fumaient de l'opium. De la cabine on entendait sortir les sons d’une es- pèce de guzla. C'était notre Géorgienne qui payait par un concert l'hospitalité qu'on lui donnait. Le lendemain matin, le soleil se leva au milieu d'une brume qui annonçait au capitaine que letemps n’était pas solidement accroché au beau fixe. En le voyant forcer ses voiles, installer une espèce de bri- gantine pour tacher de marcher plus vite, je compris qu'il avait hate d'arriver à Moka. Je l’interrogeai; il m’avoua ses craintes; mais il paraissait bon marin et avoir foi dans sa science. — Si à deux heures, me dit-il, le vent n’est pas changé, tout ira bien. A neuf heures et demie, nous tombimes dans un calme plat. Tout le monde était dans la désolation. Vers midi, la brise du sud-est se fit sentir. C'était justement le vent que nous craignions. Le capitaine commenca de courir des bordées, essayant de lutter contre le vent et les vagues. La mer devenait effroya- blement houleuse; les lames passaient par-dessus le bordage, et, au lieu de nous laisser avancer du côté de Moka, nous repoussaient vers Hodeïda. Les cris des femmes, le tumulte répandu parmi les hommes qui tous voulaient se mêler d’une besogne qu'ils ne connaissaient pas, mon influence, celle du jeune Hussein et du jeune Abd’el-Mélek, tout cela finit par obtenir du patron qu'il revint sur ses pas. L'eau montait par-dessus le bordage, s’infiltrait dans la cale et faisait insensiblement enfoncer le petit bateau. C'était la première fois que le jeune Hussein et Abd'el-Mélek naviguaient; ils se croyaient perdus. Ils avaient une peur horrible de la mort par l’eau; comme les anciens Pompéiens, ils furent sur le point de se suicider pour éviter cette mort qui élait si peu de leur goût. Les femmes étaient sorties des cabines et couraient sur le pont, jetant de grands cris et re- doublant la confusion. Il était impossible de tenir plus longtemps la mer avec le vent debout. Le capitaine commençait à perdre la tête au milieu de tout ce tumulte, lorsque, comme je l'ai dit, nous oblinmes de lui qu'il virât de bord et courût vent arrière, Nous étions d'avis qu'il reprit le chemin d'Hodeïda. Mais comme nous étions environnés d'iles et que nous avions fait plus des deux tiers de notre route, il préféra s'abriter dans une de ces îles. 11 alla au hasard, mettant le cap sur la première. La première, c'était Djebel-Sokar, la montagne de sucre, déjà citée, on se le rappelle. C'était une grande Île qui se trouvait par le quatorzième degré de latitude, défendue en quelque sorte par deux grands rochers qui semblaient veiller sur elle comme deux fantômes blancs, Elle est suivie comme une reine de ses dames d'honneur, par cing ou six autres îles plus petites. Nous tr'ouvâmes une anse où nous pümes nous res mettre à l'abri, sinon du vent, du moins de la mer. On débarqua au moyen de petites chaloupes. Puis, les hommes à terre, on s’occupa de la cargai- son qu'il fallait sécher. Tout était trempé d’eau de mer; les vivres étaient en grande partie avariés; l'eau seule avait échappé au désastre. L'île était inhabitée et pouvait avoir dix lieues de circonférence. De temps en temps, des pêcheurs y abordaient ou péchaient sur les côtes, mais le mau- vais temps qui durait depuis un mois la faisait com- plétement solitaire. Toutes les femmes étaient horriblement malades. Nos deux princes ne leur cédaienten rien; ils ju- raient qu'on ne les prendrait jamais à remettre le pied sur une barque. On s’accommoda comme on put sur le rivage : avec les voiles on dressa des tentes pour les femmes; les hommes choisirent leur place et la marquèrent par leurs nattes et leurs tapis. Au reste, les meilleures nattes, les tapis les plus moelleux, c'était le sable de la mer, ce sable doux et fin, qui le jour était brûlant, et le soir, quand venait le froid de la nuit, conservait une douce tiédeur. Nous abordames vers les quatre heures du soir: le sauvetage dura une partie de la nuit; tout le monde y mit la main, exepté les femmes, bien entendu. On ne pensa à dormir que vers les trois heures du matin. Comme toujours, la nuit était claire, étoilée et froide. On se roula dans ses couvertures, dans ses manteaux, dans ses abbayes. On alluma de grands feux qu'on entretint, grace aux buissons du rivage. Le plus gros de nos vivres était un ‘de nos deux moutons. On le tua, on le fit cuire dans la terre, on le mangea avec des patates douces, cuites dans la cendre et qui faisaient partie de nos provisions. Toutes les marchandises, emballées dans des couffes, étaient avariées et immangeables. Par bon- heur il y avait dans la cargaison une trentaine de grosses jarres de grés pleines de dattes. Le beurre et la farine avaient été également conservés dans leurs messuéd (peaux de bouc). Tout cela devait durer à peu près huit jours. Il est vrai qu’on espérait bien dire avant huit jours adieu au Djebel-Sokar. A tout événement on rationna les naufragés, au désespoir des nègres qui sont les plus gros mangeurs que j'aie jamais vus. Le lendemain fut employé à donner de l'air aux marchandises et à les étendre sur le sable et les brous- sailles. Vue de loin, l’île était ou du moins paraissait être blanche; c'était probablement cet aspect qui lui avait fait donner le nom de montagne de sucre. Deux ou trois jours s’écoulérent pendant lesquels il ne se fit aucun changement dans l'atmosphère. Tout rationnés que nous étions, les vivres diminuaient à vue d'œil. Je proposai alors aux deux jeunes gens un voyage d'exploration dansl'ile. C’était véritablement pour nous un voyage d'exploration. Nul des naufragés n'avait mis le pied sur ce sol. Inhabité à la première vue, il pouvait renfermer une population qui eût intérêt à se cacher. La mer Rouge était infestée de corsaires, si des voleurs à la barque méritent ce nom. D'un autre côté, il fallait laisser bonne garde autour des mar- chandises. Il fut convenu que les deux jeunes princes et moi nous nous mettrions à la tête de la colonne d'explo- ration. On nous donna une vinglaine de nègres qui prirent chacun une lance dans le cas où nous rencon- trerions l'ennemi, et une outre dans le cas où nous trouverions de l'eau, Ces nègres, Nigritiens pour la plupart, étaient de force herculéenne, très-braves et surtout excellents nageurs. Trois ou quatre passagers, armés aussi de lances, vinrent avec nous. Les deux princes, Stlim et moi, avions seuls des armes de chasse. Ma poudre, au reste, ne s'était conservée que a 98 L’ARABIE HEUREUSE. parce quelle était dans des boîtes de fer-blanc. Nous nous mimes en marche vers quatre ou cing heures du matin, et nous commencames pendant une bonne demi-lieue au moms à gravir la montagne sur un terrain trés-accidenté. Le sol se composait de silex et de calcaire, ce quirendait la marche trés- difficile. Dans les interstices des roches poussaient des mimosas et des jujubiers. J’y reconnus beaucoup de jusquiames que les Arabes appellent sekran, — ivresse. ; On comprend qu’il n’y avait pas de route tracée. Chacun marchait à sa fantaisie, à peu près d’ailleurs comme on marche en chasse, Pendant deux ou irois heures nous ne fimes lever que des pelits oiseaux, des gerboises, et des rats de Pharaon. De place en place nous trouvions d'immenses fourmilières habitées par d'énormes fourmis noires tachetées de blanc. Puis, dans des creux de rochers, des ruches à miel. C'était déjà pour nous une grande trouvaille. On dé- chira des morceaux de linge, on les attacha aux broussailles environnantes pour les retrouver au besoin. Un peu pius loin, nous trouvames des empreintes d’hyène et de chacal. C'était un joyeux signe. S'il y avait des carnivores, il y avait du gibier et de l’eau. On connaît l'adresse des nègres à suivre les pistes, Celles des hyènes et des chacalsles conduisirentcomme je m’y atlendais, sur des traces de gazelles. Au bout d’un certain temps, elles devinrent très-nombreuses. Devant nous s'élendaient des vallées couvertes d'avoine sauvage que les Arabes désignent du nom gé- nérigue de hachich. Nous entrames dans ces avoines, et à deux cents pas de nous bondit une bande d’une trentaine de gazelles qui disparurent en quelques instants. On suivit leur trace, qui nous conduisit à l'endroit le plus profond de la vallée; nous y trou- vames un petit lac adossé à une montagne à pic, et qui semblait par une voûte pencher sous celte mon- tagne. L'eau était excellente. Toute la rive de ce pelit lac, qui pouvait avoir une centaine de mètres de long, était labourée par les pieds des oiseaux aqua- tiques et par les pattes des gazelles, des hyènes et des chacals ; tout autour poussaient d'immenses jones et des préles touffus; la voûte qui surplombait pouvait avoir douze ou quinze pieds de haut. Nous jetames des pierres dans le lac pour sonder sa profondeur, nos nègres n’osaient point se mettre à la nage, Nous fimes envoler plusieurs oiseaux ich- thyophages, preuve que le lac nourrissait du poisson. Nous tuames deux ou trois poules d’eau. Il y en avait des quantités. Mais, au bruit de nos coups de fusil, elles s’enfoncérent et disparurent sous la voûte. Nous trouvames aussi des crabes de toute dimension, de- puis l’araignée jusqu'au tourteau, et de peliles tor- tues pas plus grosses que le pouce. Le coup d'œil était des plus pilloresques. Si nous avions pu nous installer là, nous eussions été d'une facon bien autrement confortable qu'au bord de la mer. Nous entendimes aussi siffler quelques merles, mais sans les voir. On commenca par remplir les outres, et l'on coupa des perches pour les suspendre. Les perehes, rendues au campement, nous fourniraient en outre du bois à brüler. Ce jour là nous n'allâmes pas plus loin; nous avions trouvé ce que nous cherchions, de l'eau et du gibier. Nous avions hile de reporter celte bonne nouvelle à nos compagnons d'infortune. Nous revinmes par le méme chemin et en suivant notre propre piste, Notre arrivée fut un triomphe. Nous apportions cette grande nécessité de l'Orient, que ne comprendront jamais les hommes du Nord ; nous apportions de l'eau. Quant à Sélim, toujours enragé chasseur et mar- cheur infaligable, il nous avait demandé la perinis- sion de poursuivre sa Chasse, et il était resté avec un nésre. 3 Une partie de l’eau que nous apportions servit à laver le riz gâté par l’eau de mer, et les femmes se mirent au pilaw et aux galettes de millet. Le repas fut excellent et des plus joyeux, les femmes chantant et dansant, les hommes fumant et les regardant, La Géorgienne, objet d’une déférence toute particulière, semblait la reine des esclaves et faisait de la musique avec sa guzla. Le Djebel-Sokar n'avait jamais vu pa= reille fête. Elle dura jusqu’à deux heures du matin. Sélim arriva au jour. il rapportait deux gazelles qu'il avait tuées à l'affût près du lac. Il en avait vu plus de cent. Chacun se contenta d'un petit morceau de gazelle. Les esclaves rongérent les os. Le lendemain, je restai pour faire prendre l'air à mes malles; mais je donnai de la poudre et des chevrotines à Sélim, qui répartit avec trois ou quatre Arabes et autant de négres. Le capitaine, qui voulait voir le lac, fut de l'expédition. Cette fois, sans aller jusqu'à l'extrémité de Pile, on poussa cependant une lieue ou deux au delà du lac. On trouva en- core de grandes mares d'eau visitées aussi par du gibier et par des carnivores. On rapporta des gazelles et deux ou trois petits singes, de l’espèce des singes voleurs dont j'ai parlé. On avait en outre tué quelques oiseaux qui appartenaient ata famille des échassiers. Le retour fut le signal d’une nouvelle fête pareille à celle de la veille. Quelques esclaves étaient malades, atteints de ces fièvres qui ne pardonnent guère, aux nègres surtout. Le mal de mer avait redoublé leur maladie. Deux ou trois moururent et furent enterrés sur ce coin de terre qui semblait réclamer le payement de son hospitalité. Pendant que les chasseurs rapportaient des gazelles et des poules d’eau, les pêcheurs s'étaient mis en campagne, les uns avec des lignes improvisées, les autres avec ces filets dont il y a toujours un certain nombre à bord des petits bâtiments arabes. Seule- ment ils avaient maille à partir avec les goëlands, qui venaient littéralement leur arracher le poisson des mains. C'étaient au reste de véritables pêche miraculeuses : on avait du poisson à n’en savoir di faire. La façon de le cuire était on ne peut plus pri- mitive : on le faisait griller sur le charbon. Les déli- cats, dont je faisais partie, ainsi que les deux chérifs, inventaient des sauces avec des oignons, du vinaigre, du sel, du poivre, du gingembre, du piment et de l'ail. J'étais le seul qui eût du vinaigre. Les Arabes tolèrent le vin du moment où il est devenu vinaigre, Ils étaient très-friands du mien, et le buvaient par petits verres. Le vin qui entre en Algérie, en Afrique eten Egypte, est inscrit comme vinaigre, et paye l'entrée sous ce titre modeste. « La Géorgienne voulut fournir son contingent de douceurs. Elle fit des crêpes. Le dixième ou onzième jour, le vent étant toujours contraire, je repris la conduite d'une nouvelle expé- dition destinée a s'avancer plus profondément vers l'ouest, Nous fimes une halte et nous déjeundmes au lac. Rien de plus frugal qu'un semblable déjeuner. Il se compose d'une galette de pain frais, de quel- ques dattes et d'une tasse de café, Vers trois heures, nous nous remimes en roule, suivant toujours des pistes de gazelles, mais sans jamais en pouvoir tirer au départ. A deux lieues au dela du lac, à peu près, un de nos hommes nous appela, Un pied d'homme était marqué sur le sable, C'était un pied nu, Les nègres accoururent, éntourèrent la trace et l'examinérent. Les nègres connaissent tous les pieds, ils peuvent dire, à l'inspection d'une trace, si c'est un nègre, un Arabe ou un Européen qui a passé par la. Et cependant les nôlres n'étaient point d'accord sur ce pied. Ce n'était L'ARAPIE HEUREUSE. 99 pas non plus un pied dé nègre. Sans la distance qui nous séparait de Souakem, cirquante lieues à peu près, ils eussent juré que c'était un pied de Bar- bérin. Nous résolûmes de vérifier le mystère. L’empreinte était fraîche, et, venantde l’ouest, retournait à l’ouest. C'était évidemment un homme qui, comme nous, poussait une reconnaissance. Nos nègres se mirent sur sa trace. Arrivés sur une hauteur, nous vimes la mer à une demi-lieue devant nous. Le long de la côte, nous distinguâmes d’abord de petites embarca- tions péchant sur les côtes. La disposition de l’île les abritait. Nous descendimes vers elles. A leurs voiles en nattes et à la forme de leurs embarcations, nos nègres reconnurent des pécheurs de Souakem. En nous voyant arriver, ils eurent de nous la méme peur que nous avions ene deux, etils se mirent sur leurs gardes. En Orient, on ne saborde jamais qu’a- vec Certaines précautions. On se héla, on échangea des explications, et l'on finit par se connaitre. Ils faisaient cinquante lieues pour venir pêcher au Djebel-Sokar. Surpris par la tempête, ils ne pouvaient pas retourner chez eux. Plus malheureux que nous, ils avaient épuisé toute leur eau et ne connaissaient pas le lac. Le Barbérin dont nous avions découvert la trace était allé à la déconverte d’une source, d'un ruisseau, dune citerne, d'un puits quelconque, mais il n'avait rien trouvé. Comme nous ne craignions pas qu'ils épuisassent le lac, nous leur fimes part de notre secret. C'était tout simplement la vie pour ces braves gens, qui ne pouvaient retourner sur la côte de Nubie et qui mouraient de soif. : Nous ftimes dans cette excursion deux jours absents. Lorsque nous revinmes au campement, nous trou- vämes toutes les provisions épnisées. Toutes nos ressources furent donc la Chasse et fa pêche. Enfin, le dix-seplième jour, le vent faiblit et parut devenir favorable. Le nacoda, de son côté, prétendit que, selon ses calculs, nous nedevions plus rien avoir à craindre du vent du sud-est, et que nous souperions le soir à Moka. ~ Le 29 février, nous mimes donc à la voile dès le point du jour. Tout parut en effet, jusqu'à trois heures de l'après- midi, seconder les prédictions du nacoda. Nous apercevions déjà Moka et sa forêt de palmiers, quand tout à, coup un ouragan, accompagné d'une pluie battante, fondit sur nous venant de la mer des Indes. I] y eut une heure d’effroyable lutte, une heure pen- dant laquelle nous fûmes tous entre la vie et la mort. Au premier coup de vent, les voiles avaient élé déchi- rées, les focs enlevés. Une lame démonta le gouver- nail de ses gonds. Le bâtiment commença à tourner sur lui-même. Pendant ce temps, la nuit venait et Jes ténèbres redoublaient le danger. Malgré la haute mer, deux nègres, excellents nageurs, se dévoutrent, Le gouvernail fut ratlrapé et remis en place. Alors comme la premiére fois, on forca le nacoda à virer de bord et à courir avec le vent. La tempête nous emporla comme une boue. La mer était furicuse, Un fait donnera idée de la violence des vagues. Une chaloupe que nous trainions à la remorque avec une corde fut lancée de l'arrière à l'avant par dessus le boulre, et, dans sa course ra pide comme celle d'un boulet, atteignit le timonier, u'elle tua raide, Le timonier était sur la dunetle près enous, au milieu de nous; seulement il était de- Hout et nous couchés. C'est ce qui le perdit et nous sauva. On releva le malheureux, mais, comme je l'ai dit, il était mort. Le cadavre fut transporté à l'avant, on le conservait pour l'enterrer à la pre- miére terre où l'on aborderait, Les deux derviches en eurent la garde, et le nacoda, qui avait perdu la tôle où à peu près, et qui ne cessait de répôter qu'il était victimedu mauvais œil, prit la place du timonier. La nuit se passa ainsi. Le lendemain au jour, nous reconntiines que nous avions passé Hodeida dans fa nuit; al n'y avait pas dautre parti à prendre que de rentrer à Hodeida. Seulement, ce n’était pas chose facile. Enfin, vers ‘es trois heures de l'après-midi, nous arrivames au mouillage d'Hodeïda. Le chérif nous attendait sur le quai. Il était dans de mortelles angoisses. Il avait recu des nouvelles de Moka où naturellement on ne nous avait pas vus. Abou-Taleb nous croyait donc naufragés, noyés, mangés par les poissons. Comme l'angoisse des deux jeunes gens avait été non moins grande que la sienne, ils jurèrent entre les mains de leur père et de leur oncle que c'était la première, mais aussi la dernière fois que, pouvant aller à un endroit quelconque par terre, ils se risqueraient à y aller par eau. XXXI Nous voilà donc de nouveau revenus à Hodeïda et réinstallés dans notre maison de Dér-el-Dief, c'est-à- dire dans la maison de l'hospitalité. Le lendemain du jour de mon arrivée, Hadji-Soli- man se présenta de nouveau devant moi. Le drôle, comme on voit, avait la rage de me poursuivre. Cette fois, il venait m’annoncer qu'un de, mes compatriotes, vénant de l’intérieur, se trouvait à Hodeïda. Je lui de- inandai ce qu’il était; il me répondit qu'il était méde- cin. Je lui demandai comment il s'appelait; il s'appe- lait Yusuf. Cela ne m’apprenait absolument rien. En Orient, tous les Francs sont médecins, et tous les Joseph s'appellent Yusuf. Je lui demandai où il logeait. Sur ce point, j'eus une réponse plus satisfai- sante : il logeait chez un Turc de ma connaissance, nommé lui-même Yusuf-Effendi. Ce Ture était très- riche. Ancien employé du pacha d'Egypte à Moka, il aimait beaucoup les Européens. Il s'était fixé à Ho- deida, et était le chef de la douane. Il possédait une parfaite réputation de charité. Il avait plusieurs habi- tations à Hodeïda, et avait logé mon compatriote dans une de ses maisons. J'étais curieux de revoir un compatriote. Je pris donc Hadji-Soliman pour guide et me rendis à la maison de Yusuf-Effendi, Le Français était non-seule- ment un compatriote, mais une connaissance. C'élait Arnaud, le célébre et intrépide voyageur qui a le premier visité les ruines de l’ancienne Saba. Je l'avais vu à Djedda, revenant déjà d'un premier voyage dans l'Yémen, 11 habitait seul avec un domestique l'im- mense maison. Je le trouvai couché sur une natte, les yeux couverts d'une étolfe noire; le soleil et la réverbération du sable l'avaient presque aveuglé. IL était convaincu que sa vue était perdue à tout jamais. Il élait en ouWe atteint d'une de ces affections mo- roles bien autrement dangereuses que les affections physiques, attendu qu'elles ont leur siège, non pas même dans l'imaginalion, mais dans le cœur, Il s'en allait mourant, Ma présence lui fat une grande consolation. Tl ne pouvait plus me voir, mais il pouvait encore m'en- tendre, A ma voix il se ranima, Il venait de faire un voyage périlleux, terrible, presque impossible. Il ve- nail de visiter dans le Mareb l'emplacement de l'an- cienne Saba, la Saba de la reine Nicaulis, qui, nous le répétons, je crois, fit le fameux voyage de Jérusa- lem pour visiter Salomon. Il avait recueilli plusieurs inscriptions himmya- rites, c'est-üdire datant des premiers Arabes; puis, régularisant la science, il était remonté à cet alphabet 100 L’ARABIE HEUREUSE. EE M MI TT inconnu. Il en avait, à Sana, fait graver par un juif chaque lettre sur un petit cachet de cuivre. Pour arriver là, il avait, comme Caillé dans son voyage à Tombouctou, non-seulement affronté des dangers dont on ne peut avoir l'idée, mais encore subi toutes les tortures que le peuple le plus fanatique de l'Orient peut faire subir à un roum, c'est-à-dire à un chrétien. Il s'était fait le médecin des uns, le valet des autres. Pris plus d’une fois pour espion, surtout quand on le vit copier les inscriptions des ruines, il avait failli vingt fois être décapité, empalé, assassiné. Limam de Sana l'avait exploité comme médecin, et lui avait fait traiter toute sa famille, puis, au lieu de lui ouvrir les chemins du Mareb, il lui avait suscité mille obstacles qu’Arnaud avait vaincus à force de courage et de ruse. Les Arabes, qui ne peuvent pas comprendre notre curiosité pour les ruines, prennent chaque voyageur pour un chercheur de trésors. Selon eux, les Francs ne vont en Orient que pour fouiller la terre, profaner les tombeaux, piller le sol. Les Arabes distingués ont l'air de rire de ce préjugé populaire, et le partagent comme les autres, de sorte que le voyageur franc ne peut altendre de soutien d'aucune classe de la société, tandis qu’il trouve la persécution dans toutes. A son retour, les chérifs des localités où il avait passé l'avaient exploité à leur tour, les uns en se ser- vant de lui comme médecin, les autres en obtenant de lui des renseignements politiques. A Beit-el-Fakih, il avait été retenu de force par le chérif Ali, malade d’une inflammation d’entrailles, Enfinils’étaitéchappé par ruse. Annonçant une excursion dans les monta- nes, où il devait trouver des simples nécessaires à la guérison du chérif Ali, il avait mis son âne au galop, et avait fui à Hodeïda, distante de sept lieues de Beit- el-Fakih. Mais là il était sous la pression d'une crainte inces- sante : c’est que le chérif Ali, frère du chérif Hussein, et par conséquent du chérif Abou-Taleb, ne le récla- mat, et que le chérif Abou-Taleb ne fit droit à cette réclamation. On juge donc combien, en pareille cir- constance, mon intermédiaire était chose importante pour Arnaud. Déjà il avait pu s’apercevoir du mau- vais vouloir d’Abou-Taleb, et il s'attendait à tout mo- ment à être arrêté. Le vent était bon pour Djedda, où il voulait aller, puisqu'il était mauvais pour nous qui voulions aller à Moka; eh bien! quoique depuis trois jours il fit toutes sortes d'instances pour avoir une barque, il n'en pou- vait venir à bout. Je le quittai en lui offrant ma bourse, dont il n'avait pas besoin, et ma protection près du chérif, qui lui était bien autrement nécessaire. J'abordai franchement la question avec Abou-Taleb. Les soupçons d’Arnaud étaient parfaitement motivés. Abou-Taleb fut très-contrarié que mon intention pa- rût être de me mêler de cette affaire. — Tu connais donc le roumi? — Oui, lui répondis-je. — Et tu L'y intéresses? — C'est non-seulement un compatriote, mais un savant homme, mais un excellent homme. — S'il est si savant, comment n'a-t-1l pas guéri mon frère? — Parce que ton frère n'a pas suivi ses ordon- nances. Il secoua la téte. — Tiens, dit-il, ne me demande rien pour le roumi, je serais forcé de te refuser. — Mais, enfin, pourquoi cela? — Non-seulement mon frère n'a pas élè guéri, mais encore il est mort. — Mort? — Oui, j'en reçois la nouvelle ce matin. — Maktoub! c'était écrit, répondis-je. Mais cet axiome du fatalisme ne consolait pas Abou- Taleb. Je vis qu’en tout cas mon temps serait mal choisi pour insister. Je me retirai, me promettant de revenir à la charge. J'allai trouver Yusuf-Effendi, que les Arabes appe- laient plus spécialement Hadji-Yusuf. Par bonheur pour Arnaud, c'était l’homme le plus influent sur la population. Lui me montra la vérité sous son point de vue réel. La position d'Arnaud était en effet très-mauvaise, plus mauvaise qu’il ne se l’imaginait lui-même, quoi- que, comme nous l'avons vu, il ne s’illusionnât pas. De tous côtés il y avait clameur publique contre lui. Pour justifier de moyens d'existence, il faisait tenir par son domestique une petite boutique au bazar. Cette petite boutique offrait pour deux ou trois cents francs de valeurs. La marchandise qui la meublait consistait en cire de l'Yémen, en allumettes chimi- ques, en cardes à carder la laine, en briquets, en san- dales, en pierres à feu et autres babioles de ce genre. Or, le malheur voulut que sur ces entrefaites on si- gnalat dans le faubourg d’Hodeida sept ou huit incen- dies dont les causes restaient inconnues. On sait ce que c’est que les incendies en Orient. Per- sonne ne s'occupe d’éteindre; on ne songe qu'à sauver les effets les plus précieux, tandis que les femmes jettent des cris effroyables et sur un mode étrange et sauvage on ne peut plus saisissant, plus que saisis sant, accablant. Rien ne peut donner en France une idée de ces maisons qui flambent, de ces femmes qui s'arrachent les cheveux en emportant leurs enfants comme {a Medée de Delacroix, de toute cette popula- tion qui craignant que l'incendie ne gagne, ce que l'incendie ne manque jamais de faire, se jette tout en émoi hors des maisons, crie et hurle à son tour. C’est un effroyable spectacle, un sabbat, une vue de l'enfer. A ces cris des femmes, les hommes accourent, et, comme l’eau manque toujours, à coups de hache on tombe sur la première maison venue, pour l’abattre, eten l’abattant couper l'incendie. Alors les cris des propriétaires de la maison qu'on abat se mêlent aux cris des propriétaires des maisons qui brûlent. Or, on comprend que dans toute cette échauffourée, si l'on désigne quelqu'un, coupable ou non, ce quelqu'un, avant d'avoir pu placer un mot de justification, est d’abord mis en pièces. Maintenant, voici ce qui arriva. Un jour qu’Arnaud était au bazar, un derviche, qui voulait s’éclairer le soir, mais qui ne voulait pas payer son éclairage, profita du privilége qu'ont les derviches, de tout prendre pour rien, et prit un paquet de bougies à la boutique d’Arnaud. Arnaud avait vu beaucoup de derviches dans sa vie, et les individus n'avaient pas gagné à l'étude de la masse; il connaissait leur hardiesse à s'imposer comme personnages saints, mais, n'ayant aucun motif de croire à leur sainteté, il était résolu à ne pas souffrir leur maraudage. Ll en résulla qu’il réclama à son derviche le prix de son paquet de bou- gies. Le derviche trouva la réclamation on ne peut plus impertinente. Il se mit à crier au sacrilége. Aux cris du derviche, la population s'amassa. Mais, avant qu'elle se fût amassée, Arnaud lui avait déjà caressé les épaules de quelques coups de canne. Ce traitement inoui ne calma point le voleur, mais au contraire l'exas- péra outre mesure. Une idée heureuse lui passa par l'esprit : c'était d'accuser Arnaud d'être l'incendiaire. Arnaud allait tous les jours faire une pelile prome- nade au faubourg, et là il était, comme partout, connu sous le nom de rowme. A peine l'accusation fut-elle formulée contre lui, qu'il vit bien qu'il n'y avait pour lui d'autre salut que dans la fuite. De là à la maison de Yusuf-Effendi, ily L’ARABIE HEUREUSE. 101 om mt avait au moins un quart de lieue. Il s'agissait pour un homme affaibli, presque aveugle, de gagner cet asile. Arnaud s’élanga par les rues tortueuses qu'il conuaissait heureusement, allant presque tous les jours au bazar. Mais hommes, femmes, enfants, chiens se mirent à sa poursuite. Les hommes vocifé- raient, les femmes criaient, les enfants piaillaient, les chiens aboyaient. Les sandales d’Arnaud, qui ne sont pas la chaus- sure habituelle des Européens, retardaient sa marche. On n'osait l'assassiner, tout roumi qu'il fût, mais chacun lui jetait ce qu'il avait sous la main, celui-ci des bouteilles, celui-là des pierres ; qui un vieux pot, qui des œufs. Ce fut une providence qu'il parvint à gagner la maison de Yusuf-Effendi, où on le laissa entrer et dont il s'empressa de fermer la porte der- rière lui. Alors les cris redoublèrent. Plus de cinq mille per- sonnes encombraient la place, demandant le roumi, le sacrilége, l’incendiaire. Par bonheur, Yusuf-Effendi n'était pas superstitieux et était brave. Il parut à la fenêtre, déclara qu’il connaissait Arnaud, que c'était un honnête homme et non pas un sacrilége et un in- cendiaire, qu’il le prenait en conséquence sous sa protection, et que quiconque le toucherait l'aurait frappé lui-même. On insistait de la rue. Arnaud était décidé à se livrer pour ne pas compromettre son hôte. Mais celui- ci s’y opposa absolument, disant qu'il répondait de tout, et que dans une heure il n’y aurait pas une seule personne sur la place. En effet, à force de rai- sonnements, de supplications, de menaces, la place fut évacuée. Seulement, pendant ce temps, on pillait Ja boutique, et l'on mettait en morceaux les pauvres planches qui la composaient. Le chérif, déjà mal disposé, comme on sait, contre Arnaud, entendit tout ce bruit, s’informa et apprit ce qui s'était passé. Seulement il l'apprit, non pas au point de vue de la vérité, mais au point de vue de l'accusation. [1 envoya des chaousses chez Yusuf- Effendi pour prendre Arnaud et l’amener au palais. Il n’y avait pas moyen de retenir Arnaud, mais Yusuf- Effendi l'accompagna. {I fallut traverser une seconde fois une partie de la ville, de sorte que l’émeute, dispersée, se groupa de nouveau autour d’Arnaud et de Yusuf-Effendi. Ceux- ci entrérent au palais. Toute la populace attendit. Elle ne doutait pas qu’Abou-Taleb ne lui donnat le roumi pour le pendre. Abou-Taleb, au fond du cœur, ne demandait pas mieux. Hadji-Soliman était accouru chez moi, m'avait pré- venu, amplifiant encore le danger, si c'était possible. J'accourus au palais. J’arrivai d'un côté, tandis que Yusuf-Effendi et Arnaud arrivaient de l'autre. Abou-Taleb fit conduire Arnaud devant lui et Vinter- rogea. Pourquoi étatt-il venu en Egypte? Pourquoi était-il venu dans l'Yémen? Pourquoi était-il allé dans le Mareb? . Arnaud répondit qu'il était venu en Egypte appelé par Méhémet-Ali, qui l'avait attaché en qualité de médecin à un de ses régiments ; que lorsque Méhémet- Ali avait été obligé de quitter le Hedjaz et l'Yémen, il était reslé et avait établi à Djedda un petit commerce; que son associé l'avait ruiné; qu'alors il avail résolu d'aller s'établir à Sana; qu'à Sana, n'ayant rien trouvé à faire, il élait revenu pour retourner à Djedda, d'où, grâce à des amis qu'il avait dans celte ville, il espé- rail pouvoir gagner son pays, c'est-à-dire la France, Ce furent ces derniers mots qui firent le plus d'effet sur Abou-Taleb. Les Français jouissent en Orient d'une certaine supériorité sur les autres Europrens. IL savait combien le cheérif Hussein estimait les Fran cais, et, en présence du jeune prince son fils, il hési- tait à être lout à fait injuste envers Arnaud. Il fut donc décidé qu’Arnaud resterait chez Yusuf- Effendi jusqu’au moment où l’on trouverait une occa- sion de lui faire gagner Djedda. De plus, comme Yusuf-Effendi et moi lui avions raconté la science d’Arnaud, il résolut d'y avoir recours. Il le garda un instant près de lui, et lui demanda un remède contre un mal dont il était affecté. Arnaud était habitué à ces sortes de demandes. Il lui répondit qu’il lui con fectionnerait des pilules et les lui enverrait le lende- main : ce fut ma pharmacie qui fournit les ingrédients nécessaires. Le lendemain, il jui porta les pilules lui- même; les pilules avaient besoin d’être accompa- gnées d’un régime sévère. Le surlendemain, je me trouvai avec Abou-Taleb. Il me raconta la consultation, que je savais aussi bien que lui. Je renchéris sur toutes les recommandations d’Arnaud, lui assurant que, s’il voulait les suivre, il s’en trouverait à merveille. Abou-Taleb le promit. Puisque nous avons raconté l'aventure d'Arnaud, suivons-le tout de suite jusqu’en France. L’entrevue entre Arnaud et le chérif Abou-Taleb avait porté ses fruits. D’irrilé que le prince était d’a- bord contre lui, il était passé à une apparence d’in- térét. Un mieux qui se manifesta dans la santé du chérif acheva de relever la cause du médecin franc. Cependant, comme il n’y avait dans le port d'Ho- deida que des bâtiments allant dans le sens opposé à celui que devait suivre Arnaud, il fut forcé d'attendre, Ce fut un bonheur pour moi au reste. La fièvre dont J'avais failli mourir à Abou-Arich me reprit avec une effroyable violence. Arnaud accourut près de mon lit et me soigna. Comme jignorais pour combien de temps j'étais au lit, je priai les deux jeunes princes de ne pas se croire obligés de prendre racine à Ho- deida. En conséquence, ils serendirent à mes instances et partirent pour Moka, afin de m’y précéder près de leur oncle, le chérif Heïder, qui nous attendait depuis plus d’un mois. On ne peut se faire une idée du bien que fait au chevet dun malade luttant avec la mort, à cinq ou six cents lieues de son pays, la présence d'un compa- triole. Le désir de parler la langue maternelle devient alors un irrésistible besoin, et je suis convaincu que la moitié des voyageurs, morts loin de leur pays, sont morts de tristesse et d'isolement. Aujourd'hui encore, je me souviens de ces longues et douces causeries avec bonheur. La souffrance a disparu, mais le bien- être que répandait en moi celle voix consolatrice est aussi présent à ma pensée que si j’entendais encore Arnaud me parler de notre chère France. Je ne sau- rais comparer la sensation que j'éprouvais qu'à celte ravivante fraîcheur qui s'infiltre dans les veines d'un homme harassé de fatigue, au moment où 1l se plonge, à l'ombre de grands arbres, dans une eau fraiche, murmurante et limpide. Mon indisposition dura une quinzaine de jours. Pendant ces quinze jours, Arnaud eut pour moi des soins fraternels, me servant le jour, passant auprès de moi ses nuils comme une garde-malade, et, au milieu de tout cela, me parlant de son voyage avec un en- thousiasme que moi seul, qui connaissais sa froideur habituelle, pouvais comprendre, et que je compris si bien que la rage m’en prità mon tour et que je le fis plus tard, à travers mille dangers, tout musulman que j'étais. Eofin je me retrouvai sur pied, à la grande salis= faction d'Abou-Taleb. Pendant ma maladie, j'avais eu, par Yusuf-Effendi, des nouvelles d'Abou-Arich. Le chérif Hussein n'avait point renoncé à l'espoir de me voir revenir à lui, et avait employé Yusul-Effendt à celle négociation, Mais mon paru était parlatement urroté, d'élus pris d'une fièvre bien autrement ai 402 L’ARABIE HEUREUSE. dente et irrésistible que celle que je venais de couper avec du sulfate de quinine : j'étais pris de la rage des voyages. ue Lorsque je me trouvai assez bien pour partir, j'an- noncai au chérif mon désir de me mettre en route et de rejoindre les deux jeunes princes dont nous avions appris l'heureuse arrivée à Moka. Cette fois, il était bien décidé que j'irais par terre, et, comme mes che- vaux étaient partis pour Moka avec Mohammed, Abou- Taleb mit ses dromadaires à ma disposition. Je partis le 45 mars, laissant à Hodeida Arnaud en parfaite sûreté. Le chérif m'avait engagé sa parole qu'il le laisserait partir à la première occasion. Cette occasion se fit encore attendre dix ou douze jours après mon départ. Enfin un petit bâtiment de la localité appareilla pour Djedda, et, sur la demande du chérif, denna passage à Arnaud, et à son âne et à ses inscriptions. Son ane et ses inscriptions, C'était tout ce qu'il avait sauvé du pillage de sa boutique. Il est vrai que, sur son estimation, le chérif lui avait fait rendre la valeur des objets volés, brisés ou gâtés. Mais Arnaud était tellement homme de conscience que, rendu maitre des indemnités qui lui étaient dues, il avait tout es- timé au-dessous plutôt qu'au-dessus de sa valeur. La mer élait mauvaise. Le boutre était un coureur, saya. Sa faiblesse l'empêchait de prendre la haute mer: il devait donc suivre les côtes, marcher plus lentement, et s'arrêter tous les soirs dans quelque crique, de peur de donner, dans les ténèbres, sur les récifs à fleur d’eau dont les côtes sont hérissées. Il mit dix jours à aller d'Hodeïda à Djedda. Là il trouva M. Fulgence Fresnel, le consul de France, qui l’atten- dait impatiemment. En effet, c'était presque sur les indications du pauvre Fresnel, cet admirable savant qui vient de mourir à Mossoul, après avoir rendu aux Européens des services dont on ne peut se faire une idée en Europe, c'était, disons-nous, presque sur ses indications qu’ Arnaud était parti. Arnaud revenait et rapportait plus que n’avait es- péré M. Fresnel, non-seulement sous le rapport de ses inscriptions et de son alphabet, mais encore au point de vue des renseignements statistiques de toute la contrée qu’il venait de parcourir, et que je fus étonné qu'il eût pu parcourir quand je repassai à peu près par les mêmes chemins que lui. Tout cela était si important au point de vue de l'archéologie et de la géographie pratique, que M. Fresnel en fit l'objet d’un rapport à l'Académie des inscriptions et helles- lettres, dont il était correspondant. Le rapport fut lu, à ce que je crois, par M. Mohl. Quant à Arnaud, il était personnellement dans un état déplorable, et il fallait se hater de le faire chan- ger de climat. A Djedda, tous les moyens de guérison ayant échoué, il fut résolu qu’Arnaud partirait d'abord pour Alexandrie, puis pour la France, si le consul général le jugeait à propos. M. Fresnel et ses amis de Djedda l'embarquèrent donc en le recommandant tout particulièrement au patron du boutre, Il avait en outre de M. Fresnel les leltres les plus pressantes pour le consul du Caire, qui était à cette époque M. Vattier de Bourville. Au Caire, le mal continua d'empirer. On Venvoya à Alexandrie. Là, le consul général lui fit avoir son passage pour la France, et pourvut à tous ses besoins. Arnaud débarqua à Marseille avec son âne. Quant à ses inscriptions et à son alphabet, ils étaient déjà à l'Académie, I était des environs de Montpellier, je crois. Il regagna son pays, et retrouva sa famille. Alors tout alla de mieux en mieux, moral et phy- sique, L'Académie avait fait un rapport favorable. Son al- phabet avait été imprimé à l'imprimerie royale, et ses inscriptions reproduites. Arnaud partit pour Paris. ignore comment l'âne y vint; mais ce que je sais, c’est que le Jardin des Plantes s'en enrichit. Je l'y ai vu, et je crois même qu'il y est encore. Assez bien accueilli, Arnaud resta deux ou trois mois à Paris. On reconnut en lui un homme modeste qui avait énor- mément vu et qui cependant n'avait aucun orgueil. 0 onna une mission politique et commerciale dans les contrées qui avoisinent la mer Rouge. Ar- naud repartit, et s'acquilta honorablement de sa mission. En 1849, nous nous retrouvames à Paris, Arnaud, Wayssières et moi. Ils venaient rendre compte de tout ce qu'ils avaient fait, rapportant une magnifique col- lection de quadrupèdes, d'oiseaux, de coquillages et de végétaux. j A l'époque où nous nous retrouvâmes, ils étaient en querelle avec le Jardin des Plantes, qui, après avoir puisé à pleines mains dans leur collection, ne leur offrait pas, selon eux, un prix suflisant des objets choisis par messieurs les savants. Leur séjour cepen- dant s'était prolongé au dela de leurs prévisions. Il en résulta qu'ils furent bientôt dans la nécessité de vendre à des particuliers, et à quelque prix que ce fût, les objets qu’ils avaient refusés au Jardin des Plantes, et que le Jardin des Plantes, au reste, racheta presque immédiatement de ceux qui s’en étaient ren- dus acquéreurs. ; Je les laissai à Paris. Je partais pour Tunis avec l'intention de traverser l'Afrique, de la Méditerranée au cap de Bonne-Espérance. Je les avais quittés en leur souhaitant un succès qu'ils avaient, Dieu merci, largement mérité. Mais mon souhait ne leur porta point bonheur. | A mon retour en 4852, j'appris qu’Arnaud avait rejoint son frère à Médeah, où il habitait avec lui. Et, en effet, tel est le sort des voyageurs, de ces missionnaires de la science qui, sans avoir le but cé- leste des missionnaires de la religion, ont si souvent la même fin qu'eux : le martyre. Jetez les yeux sur les mers de l'Océanie, jetez les yeux sur les sables de l'Afrique! Cook est assassiné à Owyhee; La Peyrouse disparaît dans l'archipel Wani- koro; Levaillant ruine sa fortune et sa santé pour se voir nier toutes ses découvertes, même l'existence de la girafe; Mungo-Park cesse de donner de ses nou- velles aux environs de la ville de Boussa, et l'on n’en entend jamais reparler; Bruce engloutit sur le che- min des sources du Nil, vainement cherchées, sa for- tune, amassée dans le commerce, et meurt fou; Caillé pénètre le premier jusqu’à Tombouctou; après dix ans de fatigues, d'obstacles, d'abandom il revient en France, et meurt des suites d'une maladie rapportée d'Afrique; Oudney est mort de fièvre pernicieuse dans le Soudan; un des frères Lander tombe sur les rives du Niger, et ne se relève pas; le major Ling et Denham entrent en Nigritie, et n’en sortent plus; Richardson parvient jusqu'au lac Tchad, et meurt; Sainte-Croix Pajot a sa tombe à Tâës, Victor Jacque- mont à Bombay, Hommaire de Hell à Ispahan; Mai- zans est torturé sur la côte du Zanguébar; Franklin est pris dans les glaces du pore Nord; Bellot perd la vie en le cherchant; Arnaud vit misérablement près de son frère, sans lequel it ne vivrait plus. On pourrait en citer cent autres encore. La liste est longue et douloureuse! Dieu fasse paix aux morts et donne courage aux vivants! Tl faut que l'œuvre s'accomplisse, malgré lingratitude des contemporains et l'insouciance de la publicité. Il y a des hommes qui voient et qui verront éter- nellement, la nuit, la colonne de feu; le jour, la co- lonne de fumée, et qui la suivront, à travers tous les obstacles, jusqu'à celte terre promise et toujours don- née : la tombel Revenons à la route d’ Hodeida à Moka, sur laquelle, L’ARABIE HEUREUSE. 103 le 15 mars, je chemine avec les dromadaires d’Abou- Taleb. Une petite caravane de marchands, me voyant sous la protection immédiate du chérif, s'était ad- jointe à moi. Comme toujours, nous partimes le soir, suivant la direction de Beit-el-Fakih. Après avoir quitté le Rabat, qui s'étend de ce côté, et qui ne se compose que d’une longue rue, siége d’un marché plus important que celui de la ville, at- tendu que les marchands n’ont pas de droils à payer, nous entrames dans une vaste plaine, ou plutôt dans un immense maquis couvert de nabaks et de mi- mosas. Le lieu est célébre par les assassinats qui y ont eu lieu à plusieurs époques. C’est à | Yémen ce que Vi- terbe est à la route de Rome. Il est rare qu’une cara- vane y passe sans avoir un coup de fusil à faire. Au reste, nous étions prévenus. Le chérif Abou-Taleb m'avait donné une escorte de quinze hommes; notre caravane se composait d'une vingtaine de marchands; nous élions bien armés et nous tenions sur nos gardes. On ne pouvait marcher qu'un à un, mais dans un sentier parfaitement tracé. En certains endroits, nos dromadaires traversaient des mares d’eau, résultat d'un grand orage qui avait éclaté la veille. Au fur et à mesure que nous nous éloignions, la nuit s'épais- sissait, et l’on entendait le bruit des vagues qui allait s’éleignant. Il était rare que l’on fit un quart de lieue sans que l’on rencontrât quelque tas de pierres indiquant une sépulture. Ces tumuli vont toujours s’augmentant, chaque passant regardant comme devoir religieux d’y jeter son caillou. On peut, d'après la hauteur de ces tumuli, calculer l'époque de l'assassinat. Presque toujours, près de ces sépultures sauvages, s'élève un petit arbre couvert de chiffons bariolés, qui prend sous ce bariolage l'aspect d’un arbre de mai. Ce sont les offrandes funèbres des femmes, qui dé- chirent un morceau de leur chemise, de leur jupe, de leur voile, pour le déposer sur l'autel de la mort. L'histoire des malheureux qui dormaient sur notre route étant connue, les hommes de notre escorte se disaient entre eux, ou nous disaient & nous : — C'est là qu’a été assassiné un tel. Puis venait la cause de la mort. La cause la plus fréquente était le vol, Mais, outre le vol, il y avait les rixes particulières; puis la jalousie. Toutes sortes de préjugés se rapportent aux tombes des assassinés. A certaines heures de la nuit, les spec- tres en sortent, les fantômes s'en échappent. Il y a pen d’Arabes qui ne vous disent, de la meilleure foi du monde, qu'ils ont vu des revenants ou des djinn. Un individu qui sifflerait la nuit dans un pareil en- droit serait à l'instant même soupçonné d'évoquer les morts ou d'appeler le diable; on lui imposerait si- lence aussitôt. XXXII Nous ne pouvions, bien que nos montures fussent des dromadaires de course, qu'aller au petit pas. Pour que le dromadaire marche vite, il lui faut non- seulement l'espace devant lui, mais encore l'espace à ses côtés. De temps à autre, notre caravane grossissait. Un homme à cheval ou à dromadaire apparaissait tout à coup, sans que l'on sit d'où il sortait, suivait le même chemin que nous pendant dix minutes ou un quart d'heure, échangeait quelques mots avec les soldats de notre escorle, et disparaissait tout à coup aussi ino- pinément qu'il avait paru. Ces hommes, qui tous s'approchaient de nous avec une raison de s'approcher, élaient évidemment des éclaireurs. Mais il n’y avait rien à leur dire; ils avaient leur prétexte. Il est vrai qu'ils n’en avaient pas pour nous quitter; mais, quand ils nous avaient quittés, il n'était plus temps de leur chercher querelle. Le naib, lieutenant, quicommandait l’escorte, était un homme aussi brave qu'intelligent, et qui avait l'habitude de ces courses. — Il se nommait Ali. — Le naib nous mettait sur nos gardes et nous engageait à amorcer nos armes. Cette invitation s'adressait par- ticulièrement aux Arabes. Ceux-ci, ayant des fusils à mèche, allument d'ordinaire leur mèche à mesure qu'ils amorcent. Les Arabes, avons-nous déjà dit, je crois, portent ces mèches en turban. Ellessont tressées dans le genre des fouets et faites d’une écorce d’arbre qui correspond à l’amadou. Selon qu'ils en ont besoin, ils en coupent un bout plus ou moins long. On comprend les accidents qui arrivent avec ces sortes d'armes. Le plus fréquent, c’est que le fusil parte sans que l’homme le veuille. Le plus souvent il arrive alors qu'il tue ou blesse un chameau ou un homme de la caravane. _Nos hommes, prévenus, amorcérent donc leurs fu- sils et allumèrent leurs mèches. Au bout de quelques instants après cette précaution prise, Ali me dit : — Je te laisse le commandement de mes hommes, et vais me porter en avant; je crois que nous appro- chons d’un mauvais passage, et, selon toute proba- bilité, nous allons avoir quelque chose à débatlre. Je lui fis observer qu’il était fort imprudent à lui, qu'à son costume on reconnaissait pour un officier du chérif, de faire ainsi une pointe sans personne pour le soutenir. Mais il me répondit : — Dans la situation où nous sommes, ce qu'il ya de plus prudent, c’est la témérité. Il prit aussitôt les devants, et en quelques secondes disparut dans l'obscurité. Au bout d'un quart d'heure, nous entendimes un coup de fusil. Un autre suivit im- médiatement. Il était évident qu'on avait tiré sur Ali etqu'ilavaitrépondu au feu en rendant coup pour coup. Dans la nuit, dans un lieu désert, dans les cir- constances où nous nous trouvions, le bruit d'une arme à feu a son écho dans le cœur. Nous accélérames la marche. Nous arrivämes dans une espèce de carrefour que l'on appelle Assel (le Vieux). Là, nous vimes Ali qui se débattait entre cing ou six Bédouins, à dromadaire comme lui. Ceux qui l'attaquaient avaient le visage noirci pour ne pas être reconnus. Ali était démonté et blessé, A côté de lui, sur l'herbe, gisait un cadavre déjà dépouillé de tous ses vêtements. Nous arrivames au galop sur eux. Les brigands, à notre vue, prirent la fuite, essayant d'entraîner Ali avec eux. Plusieurs coups de fusil partirent dans les ténèbres. Portérent-ils? j'en doute; on dirait plutôt sur des ombres que sur des hommes, Nous entendions leurs cris. Ils s'encourageaient à tuer Ali, que l’un d’entre eux avait mis devant lui sur son dromadaire. Mais Ali n'était pas homme à se laisser tuer comme cela. Il avait tiré son poignard et conti- nuait de lutter. Je laissai huit hommes à la garde des bagages. Avec le reste de l'escorte et cing ou six hommes de bonne volonté, je me mis à la poursuite des fuyards. Seulement les localités leur étaient plus familiéres qu'à moi. Ils avaient sur nous le double avantage de la connaissance des lieux et de l'obs- curité. Deux des nègres de l'escorte avaient remardns celui des Arabes qui emportait Ali. Leurs yeux habi- tués à l'obscurité avaient vu la lutte des deux hommes. Les deux nègres se mirent spécialement à la poursuite du Bédouin, qu'ils supposaient emporter leur chef, Ils l'atleignirent, Vattaquérent, le firent prisonnier et, triomphants, le ramenèrent avec Ali. Les autres se battaient dans plusieurs directions. 404% L'ARABIE HEUREUSE. Se _ wae —— On entendait les coups de fusil, qui allaient tou- jours s’éloignant, preuve que les voleurs continuaient de fuir. Sans nous préoccuper du mort, nous conti- nuâmes notre route vers Drehmi; nous étions trop éloignés d’Hodeida pour y retourner. à L'état d’Ali nécessitait de prompts secours. Il avait le bras droit cassé par une balle et un coup de lance au-dessous de l’omoplate. Le mieux était donc, comme je l'ai dit, de gagner le prochain village. Après le maquis, venaient un pays de dunes et le lit d’un torrent nommé Wadi-Abassi. De l’autre côté du torrent est un de ces cafés solitaires dont j'ai parlé. Celui-ci se nommait Abassi, comme le torrent. Nous nous y arrétames pour donner le temps à la caravane de nous rejoindre, et à ceux de nos compagnons qui s'étaient mis à la poursuite des Bédouins de nous rallier. H était environ minuit lorsque nous mimes pied à terre à la porte du café. Nous nous groupames, tout transis, autour d’un énorme feu. Nous descendimes Ali, qui svuffrait affreusement. Par malheur, je n’avais rien sous la main que du linge, de l’eau et du sel. J'avais bien mes lanceites, mais comme, par la nature des blessures, il n’y avait point d’épanchement à craindre, il était inutile de le saigner. : La balle avait traversé le bras; il n’y avait donc pas d’extraction à faire. Je fis des clavettes avec des bran- ches de palmier. Je les réunis côte à côte avec des cordes, et lui en enveloppai le bras, après l'avoir re- mis, et avoir le mieux possible enlevé les esquilles. J'appliquai de la charpie à la double plaie, et je lui bandaiï le bras. * : Quant au coup de lance, c'était une simple bles- sure. Elle était douloureuse en ce qu'elle était au défaut de l'épaule, mais elle ne présentait aucun danger. Arrivé au carrefour où nous l’avions rejoint, il avait été attaqué par cing ou six hommes, dont lun lui avait tiré le coup de fusil qui lui avait cassé le bras et fait tomber son arme. Mais avec la main gauche il avait tiré un pistolet de sa ceinture et avait tué son adversaire. Tous alors s'étaient rués sur lui. Il allait succomber sous lenombre lorsque nous étions arrivés. Nous restâämes trois heures à Abassi. Pendant ces trois heures, la caravane et la portion de l'escorte laissée à la poursuite des fuyards nous rallièrent. Nos hommes avaient fait un nouveau captif et repris le dromadaire d’Ali; mais il manquait deux hommes à l'appel. On essaya de les rallier par des coups de fusil tirés en l'air; personne ne répondit. Plus tard, on re- trouva les deux cadavres ayant la tête détachée du tronc et placée entre les jambes. Ces cadavres élaient à moitié dévorés par les hyénes et les chacals. Vers trois heures du matin, nous nous remimes en route. Au point du jour, nous nous trouvames dans un pays d’agricullure, plein d'accidents de terrain. (i et la se groupaient des huttes, des bandes de mou- tons, des troupes de chameaux. De place en place blanchissaient des coupoles de marabouts, tombeaux de chefs ou de santons. Chacun de ces tombeaux est une espèce d'asile de bienfaisance gardé par quelque parent du mort, et à défaut par un agent délégué de la famille, Le voyageur, en échange de sa prière pou le mort, y trouve un asile et de quoi apaiser sa faim, Cbincher sa soif, Quelques-unes de ces sépultures out des fondations de gens riches, bâties en l'hon- near de tel ou tel saint. Pendant trois jours, les voya urs peuvent y resier. Il y a dans l'Yémen des gen | parcourent d'énormes distances sans rien dépen ser, logeant de tombeaux en tombeaux, et passant I | untt 'L l'autre, | imes le village de Drehmi, que nou ms di nommé, à notre droite, l'intention d'Ali Glant de ne s'arrêter qu'à Beïlel-Fakih, Le pays dé venait de plus en plus pittoresque, de plus en plus riant, de plus en plus peuplé. La population y était belle et paraissait heureuse. De charmantes filles aux yeux de gazelle venaient à nous en souriant, nous offraient du lait avec leurs bras nus ornés de brace- lets. Des fellahs tracaient des sillons avec cette charrue primitive qui, depuis Abraham, n’a pas dû changer de forme. On eût dit qu'on entrait dans un de ces pays fabuleux dont parlent les poétes et qui n'ont point de portes pour le péché et la mort. Vers midi, nous entrames à Beït-el-Fakih. Beit-el- Fakih, ou la maison du savant, est une charmante petite ville d’une lieue de tour à peu près, bâtie en amphithéatre sur le penchant d’une colline, ombra- gée par les verts panaches des bananiers, des man- gliers et des cocotiers. Ce fut là que, pour la première fois depuis que j'étais dans l'Yémen, je rencontrai ce dernier arbre, si précieux pour les pays où la Provi- dence l’a semé. Beit-el-Fakih est arrosé par un torrent qui porte le titre de Wadi-Gawa, torrent du café. En effet, par cette ville passe comme un inépuisable torrent tout le café de l'Yémen. Sa situation géographique est de 44°29 de latitude nord, et de 40°44 longitude est. Elle doit son origine à un saint sunnite nommé Ahmed-Ibn-Mussa, Ahmed, fils de Moise. Il est enterré hors de la ville, sous un dôme d’un élégant travail. Il s’y fait des pèlerinages, et l’on jure par lui, au dé- triment des noms de Mohammed et d'Allah. Le blé, la canne à sucre, le café, le coton, le millet, le mais, le lin, le chanvre, l'indigo, ie pavot y réussissent à merveille. On y voit d'immenses champs de rosiers dont on recueille la fleur pour faire de l'essence. Plu- sieurs puissances européennes y ont des résidences. Tous les commerçants en café du Maroc, de l'Egypte, de la Syrie, de Mascate, de Bassora, d'Ispahan, de Bombay et de Chandernagor s'y donnaient rendez- vous. fl y en avait de très-riches. J'ai connu cing ou six millionnaires dans cette ville, peuplée de quinze mille âmes tout au plus. La population se compose d’Arabes d’abord, puis de banians, puis de juifs. Elle offre des constructions qui datent de l’époque de la plus belle architecture arabe, et est dominée par une immense citadelle, que l'on croirait bâtie par un seigneur féodal du moyen âge. Cette citadelle avait servi de demeure, pendant tout le temps de son gouvernement, au chérif Ali. IL venait de mourir, comme nous l'avons dit, et avait été remplacé par le chérif Amr, son neveu, jeune homme de vingt-cinq ans à peine. Dans cette citadelle, outre la famille d'Ali et celle du nouveau chérif, outre les femmes, les esclaves, la garnison, logent encore, occupant le rez-de-chaussée, dans des bouges fermés de grilles, cinq ou six cents forcals, enchainés, non pas comme chez nous avec des chaînes, mais attachés l'un à l’autre avec des barres de fer. Au moment où nous passdmes près d'eux, ils nous tendirent les mains en nous deman- dant du pain et du tabac. La plupart de ces malheu- reux n'avaient commis d'autre crime que d'avoir déplu à plus puissant qu'eux. Je vis, en me rendant à la citadelle, —car nous allions loger chez le chérif, — plusieurs délicieuses fontaines ombragées par des noyers, des cyprès et des tamarins. On peut, où sucer un petit tube en cuivre, ou boire dans une sébile enchainée à l'urne qui con- tient l'eau. Presque toutes ces fontaines élaient or- nées d'inscriptions. L'eau en était délicieuse. A droite et à gauche, je laissai aussi sur mon che- iin de très-belles mosquées, dont une seule avait un minaret. Les savants du pays prétendent que ces mosquées datent des premières années de lisla- misme, D'autres, les trouvant encore trop modernes, les font remonter jusqu'à Abraham, L'ARABIE HEUREUSE. 405 tt a a NN + RE Quant à la ville, du moment où ses mosquées re- montent à Abraham, on comprend que son origine, à elle, se perd dans la nuit des temps. Ce qu'il y a de certain, c'est qu’au septième siècle elle fut témoin d’un combat avec des tribus païennes. Ali resta vain- queur. Une autre légende dit qu’à cette époque une seule maison, la première, était bâtie; c'était la maison d’un écrivain dont l’industrie se bornait à copier le Koran. De là vient le nom de maison du savant. Cetle maison, à ce que l'on prétend, existe encore. On me la fit voir. C’est un lieu révéré par tout le pays. Les pieux musulmans y portent des offrandes. Et il s’est trouvé, malgré près de douze siècles écou- lés, des descendants de l'écrivain pour les recevoir et en profiter. Les rues, comme celles du Caire, sont étroites et tortueuses, bâties contre le jour et la chaleur. Celles qui sont un peu larges sont recouvertes avec des nattes. Chaque maison a un ou deux élages, sa ter- rasse, son jardin; chaque jardin a son petit kiosque en jonc. Les habitants sont peut-être les plus hospitaliers de tout ’Yémen, et sont doués d’une distinction par- ticulière. J'y trouvai plus d'abandon social que par- tout ailleurs. Nous avons parlé du grand commerce de café qui se fait à Beih-el-Fakih. De Beih-el-Fakih seul il est exporté de trente-cinq à quarante mille sacs, chaque sac contenant de soixante-quinze à quatre-vingts li- vres. Disons quelques mots de l'arbuste quile produit. De même qu'au delà de Valence, et en approchant de Mornas, on commence à voir des oliviers, de même, au dela d’Abassi et à une demi-lieue à peu près de Beih-el-Fakih, on rencontre les premiers plants de café. Plus on s'élève dans la montagne de Hadie, plus leur importance augmente. C’est un immense travail que la culture du café, et qui rappelle en méme temps la culture du raisin aux bords du Rhin et celle des pêches à Montreuil. Elle se fait par terrasses super- posées les unes aux autres et soutenues par des es- pèces de dalles. Au-dessus de la plantation s'étend un réservoir qu'on remplit par toutes sorles de moyens plus ingé- nieux les uns que les autres, et qui, en laissant échap- per l’eau, produit une irrigation par petites cascades, laquelle, reçue dans de petites rigoles, s'infiltre jus- qu'aux racines. Rien n'est ravissant comme une plantation de café en fleur, et rien n'est piltoresque comme ces monta- ges, chauves à leur sommet, mais chevelues, ver- doyantes et embaumées à leur base. La récolle donne lieu à des fêtes pareilles à celles des vendanges chez nous. Le chef du pays donne le signal, et chacun se met à l'œuvre, en secouant d'a- bord le caféier, qui laisse échapper son fruit mar, comme le chéne le gland, comme le hêlre la faine. Le café qui tombe naturellement avant la secousse, et que l'on ramasse comme chez nous lachâlaigne, est le meil- leur. Celui-làestencaissé séparément. Ilse vend comme fleur de café. Puis vient celui qui tombe à la secousse et qui forme la seconde qualité. Puis enfin vient celui qu'on arrache sur l'arbre, et qui est le moins bon de tous, ne pouvant jamais se débarrasser d'un goût de vert. C'est celui qu'on donne ou vend à tout le monde, Mais l'autre, la première qualité, il faut bien le dire, vient rarement en Europe. Il est accaparé par le sul tan, le pacha d'Egypte et les grands du pays. La se- conde qualité est déjà plus facile à exporter, C'est celle qui passe chez nous pour être la première, Maintenant il existe dans les qualités de café ce qui existe dans les qualités de vin. Tel cru est supe- rieur à lel autre, comme tel champagne ou tel bor- deaux est supérieur à tel autre. Cela tient à l'expo- sition. Le chérif Amr nous attendait. Il était venu à notre rencontre à quelques centaines de pas de sa citadelle, située à l’est de la ville. Il connaissait mon ancienne position auprès de son oncle Hussein, et il m’accueillit comme si je l’occupais encore. D’ailleurs il m'avait vu précédé par les deux chérifs ses cousins, et cela lui avait donné une haute idée de mon importance. Le soir, après le coucher du soleil, nous eûmes la mu- sique militaire. Allah, quelle musique! Le lendemain soir, après avoir séjourné trente-six heures à Beih-el-Fakih; nous partimes, laissant notre blessé chez le chérif. Je lui avais remis une certaine somme pour se faire soigner par le médecin du pays. J'ignore ce qu’est devenu ce pauvre diable. Le chérif nous avait donné une nouvelle escorte. En sortant de Beih-el-Fakih, nous appuyâmes au sud el primes la route de Zébid. La distance qui sépare les deux villes est un désert de douze lieues, peuplé seulement de quelques hameaux. L'espace était devant nous. Nous pûmes done mar- cher plus rapidement que nous ne l’avions fait jus- qu'alors. A onze heures du soir, nous campions à Arbajin, petit hameau de sept ou huit huttes. Tout cela vit de ses troupeaux, qui vivent eux-mêmes en cherchant leur pâturage partout où ils le trouvent. Les pâtres suivent les animaux, abandonnant leurs huttes à ceux qui viennent après eux. Arbajin se trouve à cheval sur un torrent, sec l'été, bondissant l'hiver, et se perdant sous les sables, pour aller reparaître plus loin et se jeter dans la mer. C’est dans le lit de ce torrent, tout planté de lauriers roses, que les troupeaux vont paissant et trouvent leur nour- riture. A une heure du matin, nous nous remîmes en route. Aux premières lueurs du jour, nous etimes de- vant nous des troupeaux de gazelles qui venaient pour brouter, et qui, tout en broutant, se mélaient aux troupeaux. Les bergers parviennent parfois a les faire environner par leurs moutons et à les prendre toutes vivantes. La, je rencontrai un oiseau que je retrouvai plus tard en Afrique; les Arabes lui donnent un nom qui correspond à celui de gammier, sa voix donnant tous les tons de la gamme. De place en place nous faisions lever de petits liè- vres; quelquefois des chacals s’élancaient à leur pour- suilè en aboyant, comme font chez nous les renards. Je tuai deux ou trois de ces petits liévres, quoique les Arabes n'en mangent point, mais Sélim et moi nous les mangedmes. Nous n'avions pas pu joindre les gazelles. Nous déjeunâmes vers les huit heures du matin, en faisant halte à un charmant village nommé El- Mahad. L'hospitalité nous était donnée par le cheik et les notables du pays. Cette hospitalité cotta la vie à deux ou trois moulons et à une vinglaine de poules. J'ai dit que nous avions mangé nos lèvres, mais j'ai oublié de dire que nous avions été obligés de les dépouiller et de les faire cuire nous-mêmes. Les femmes refusèrent absolument d'y toucher. A l'heure habituelle, nous repartimes., Nous n'a- vions plus qu'une élape pour arriver à Zébid. Vers la fin de la journée, nous commencimes à voir briller au soleil couchant les minarets de la ville recouverts en tuiles vernies. La ville, aussi blanche que de la craie, s'apercevait de loin. C'est au reste l'habitude des Arabes de blanchir leurs monuments à la chaux après le Ramadan. Nous entrames à Zébid à la nuit fermée, Mais des cavaliers élaient partis d'avance pour prévenir le ché- rif Salêh, Le chérif Saléh était neveu d'Hussem; nous ne Cessions done pas d'être en famille, Bieg qual fit 106 L'ARABIE HEUREUSE. LT complétement nuit, le chérif n’en vint pas moins nous recévoir à la porte de la ville et nous conduisit à sa forteresse. Zébid est une ville scientifique. Elle renferme une université musulmane où l'on apprend le Coran, les mathématiques, l'astronomie et la médecine. Il y vient des élèves de tous les pays musulmans, nubiens, afri- cains, égyptiens, tures, naturels du Zanguébar, habi- tants de Mascate. ll en sort des tolbas, des muftis et des imams. Lorsque nous arrivames à Zébid, les murs qui for- maient l’ancienne enceinte de la ville étaient en partie écroulés, et il n’y avait plus de fortifications sérieuses que la citadelle. Comme à Beih-el-Fakih, les rues sont rafraichies par des fontaines alimentées par un torrent qui déborde à une époque, et devient alors presque aussi large que le Nil. Il fertilise une vingtaine de petits villages qui forment le district de Zébid. Comme le Nil, il fertilise tout ce qu’il arrose, mais, comme le Nil, il est limité par le désert. Les meilleurs chevaux de [a contrée, les ânes les plus forts et les plus patients de l’Yémen, les mules les plus fermes et les plus sûres de toute l'Arabie, se trouvent à Zébid. Les cimetières sont remarquables par leurs magni- fiques cyprès et leurs énormes tamarix, autour des- quels s’enroulent des lianes et des vignes qui courent d’un arbre à l’autre comme d'interminables serpents. Zébid est la plus vaste des villes du Théama, et celle qui s'offre aux voyageurs sous l'aspect Je plus pitloresque. Les rues, contre l'ordinaire des rues arabes, sont propres comme les rues européennes. Elle & eu huit portes, dont pas une n’est restée debout. Ce sont les ‘Tures qui, sous Sinan-Pacha, l'ont réduite à l'état où elle se trouve. ” Il existe près de la ville les restes d’un ancien aque- duc. Sans doule autrefois amenait-il l'eau des mon- tagnes. Qui l'a bali? C'est le secret des temps écoulés. L'année qui avait précédé mon passage à Zébid, la ville avail été complétement inondée. La population est d'à peu près dix mille âmes, Ja même, au reste, comme composition, que celle de Beih-el-Fakih. Tous les Zébidites se livrent ou au commerce ou à l’agriculture. Les meilleurs melons, les meilleures pastéques et les meilleurs raisins que j'aie mangés de ma vie, je les ai mangés à Zébid. Il cn est de méme des mandarines et des grenades. Une singularité de certains raisins du pays est de n'avoir pas de pépins. La fameuse grappe rapportée de la terre promise devait avoir poussé sur un plant tiré de Zébid. J'y ai vu des grappes de raisin qui pesaient jusqu'à vingt-cinq et trente livres. Comme à Beih-el-Fakih, la population est bien- veillante, hospitalière, peu fanatique. Elle se partage en plusieurs sectes. La majorité est sunnite. On y rencontre quelques Chafaites; le reste est Zeidiyé. Le Zeidisme est la religion de l'Etat. La réception fut la même qu'à Beih-el-Fakih, tou- jours cérémoniense et prévenante. On sentait qu'une grande puissance, respectée partout, nous couvrait de son aile. Nous repartimes le lendemain soir avec une nou- velle escorte, chacun de nous emportant de la farine, des dattes et de l'eau, attendu l'espace désert que nous avions à traverser de Zébid à Ties. Nous mar- châmes toute la nuit. Vers les onze heures, nous nous croisimes avec une forte caravane venant de Moka. On se hèle dans le désert comme sur l'océan. Nous primes langue, et nous sûmes que la caravane se ren- dait à Sûad. Les questions faites franchement de nuit ou de jour obtiennent toujours des réponses franches. Ii n'y a pas d'exemple qu'en pareille occasion on ait CE lrompé. Quand deux caravanes se déclarent la guerre, elles s'envoient des hérauts avant de commen- cer les hostilités. Vers minuit, nous traversämes un vaste torrent qui a nom d’ Wadi-Scherds). Uy avait de l’eau jusqu'aux genoux de nos chameaux. Beaucoup d'oiseaux aqua- tiques, éveillés par le bruit que nous faisions en le traversant, partirent du milieu des lauriers roses. Autant que nous en pümes juger, ses rives étaient ferliles, Les hurlements de nombreux chiens nous annon- cèrent, vers deux heures du matin, La, présence de populations, et quelques feux nous indiquèrent la place où elles se trouvaient momentanément. Nous ,Bous dirigedmes vers ces feux, en ayant bien soin de contourner les huttes de manière ane pas avoir l’in- discrétion de nous trouver devant leurs portes. Nous avions affaire à de riches propriétaires. Tout autour du campement s'élendaient de nombreux trou- peaux de moutons, d’anes et de chameaux. Notre approche les avait éveillés, et ils s'étaient mis sur la défensive. Un des leurs s’ayanga vers nous pour savoir qui nous étions. De son côté, le naib qui commandait notre escorte alla à sa rencontre. Après avoir échangé quelques paroles et s'être reconnus, chacun retourna vers les siens, le messager leur reportant qui nous étions et notre naib nous disant que nous pouvions avancer. Les chiens seuls ne nous donnaient cette permission qu'en grognant. Nous trouyames tout le monde sur pied, hommes, femmes et enfants. Les femmes frent accroupir nos chameaux, ct les notables nous recurent à la descente de nos selles. i Un petit cri, modulé dune certaine façon, suffit pour faire accroupir le dromadaire. On se trouve alors sur une pente de soixante à soixante-cing degrés. Il faut s’y faire, mais on ne s’y fait qu'après avoir saulé plusieurs fois par-dessus la tête de animal, Les chameaux mal dressés crient en s’accroupis- sant. Ce cri a deux inconvénients graves. Le premier, c'est qu’il est horriblement désagréable; le second, c'est qu'il prévient les Arabes voleurs de votre pré- sence. Ll en résulte que les dromadaires et les cha- meaux qui n'ont point cet inconvénient valent un tiers de plus que les autres. Une fois accroupis, on leur lie les deux genoux afin qu'ils ne puissent pas se relever, on leur jette de la paille ou on leur donne des dattes avec de l'orge. Comme le bœuf, le chameau rumine toute la nuit. Nous étions gelés. On jeta de nouvelles broussailles sur le feu et nous nous réchauffames. Puis on nous offrit du miel arrosé de beurre, et du pain frais. Je me contentai d'un morceau de pain que je trempai dans du lait de chamelle. La confiance un peu établie, on parla politique. La conversation politique des Ara- bes roule toujours sur les impôts qui les écrasent, sur le fisc qui les ruine. On sut que j'étais médecin. En un instant, j'eus une magnifique clientèle. Qui dit médecin, dit sorcier, Les uns me demandaient des consultations, les autres des philtres. On m'amena un lépreux. Le malheureux élait atteint d'éléphantiasis. On m’amena des aveu gles. Je n'étais ni prophète ni apdtre pour les guérir. Les jeunes filles étaient superbes. Ces Arabes no- mades sont en général de merveilleuses créatures. Et cependant, il y avait dans tout cela plus de malades que de bien portants. Les maladies ordinaires sont des ophthalmies, des lèpres, des plaies invétérées, surtout ce ver (dragonneaw ou fertyt) qui vient dans les articulations et que l'on roule sur une allumette. À quatre heures du matin, malgré leurs instances, nous primes congé de nos hôtes, lesquels nous ac- compagnérent, les hommes, bien entendu, pendant près d'une demi-lieve, en nous souhaitant toutes sor- L’ARABIE HEUREUSE. 107 tes de prospérités. Cette tribu était toute primitive; c'était la famille antique comme la raconte la Bible. On sentait que, moralement du moins, elle n’était * point encore gatée par le contact de l'étranger. XXXIIT é Vers les onze heures, quoique nous fussions en mars, la chaleur devint insupportable. Cependant, comme nous approchions de Täës, nous ne voulûmes point faire halte. Une heure aprés, nous entrions dans cette petite ville, bâtie sur le versant d’une montagne. Elle est dominée par sa citadelle, où réside un ché- rif, toujours parent à un degré plusou moins éloigné d'Hussein. C’esta Taës que l’on trouve la poterie dont D les petites tasses à café que l'on nomme /in- als. 9 Nous étions au milieu de plaines arrosées par de petits torrents qui descendent des montagnes, de sorte que nous avions des récoltes de toute espèce autour de nous. La population est d'un millier d’âmes, Nous logedmes chez le chérif, qui me fit voir avec orgueil sur son fort douze belles pièces de canon en bronze qui appartenaient au chérif Hussein. Ces beaux ca- nons avaient été enterrés etabandonnés par les Turcs ; mais Hussein avait flairé la cachette et les avait tirés de terre, placés sur leurs affûts, et tournés du côté du terriloire de Sana, dont Taés est ville limitrophe. La ville est sans murailles et sans portes; mais la citadelle est assez forte pour la défendre, et les canons peuvent porter par-dessus elle. Le même soir, nous nous remimes en route dans la direction de la mer. Les montagnes nous forcèrent : d'obliquer. Toute la nuit fut employée à traverser un désert très-tourmenté par le labour de torrents qui re- naissent et se déplacent à chaque saison de pluie, se pré- cipitant des montagnes et roulant avec eux vers la mer d'énormes blocs de rochers. A la première vue, au reste, le pays ne semble pas aussi aride qu'il Vest en effet. Il y a des espèces de lacs d'herbe si drue que, même affamés, les animaux ne la mangent qu'à grand’peine. Ces lacs d'herbes sont habités par des pintades, des perdrix, des poules de Numidie, des lièvres et des chacals. Les vipères cor- nues y abondent; nous les entendions glisser entre les pieds de nos chameaux. Par bonheur, aucun ne fut San. Vers la moitié de notre route, nous tombâmes au milieu d’une tribu de bohémiens, sans tentes, sans hulles, sans abri, ayant seulement quelques maigres animaux pour porter leurs bagages. Ils étaientcouchés autour de grands feux. L'industrie de ces misérables, comme lorsqu'ils traversent nos pays de l'Ouest et du Nord, est de dire la bonne aventure, de préparer des hiltres, de tresser des couffes et de sculpter des cuil- ers en bois. Quand l’occasion s'en présente, ils volent. C'est pour eux qu'a été fait le proverbe: « L'oc- casion fait le larron. » Les femmes étaient magni- fiques, mais couvertes de haillons et de vermine. Là, comme en Europe, l'opinion publique les pour- suit, Les Arabes les appellent Djngali ; nous en avons fait Zingari. Ils furent très-effrayés en nous apercevant. Nous, de notre côté, voyant des feux de loin, nous avions cru avoir affaire à des Arabes nomades. Aussi fûmes- nous tout désappointés, reconnaissance faite. Nous ne nous arrétimes que le temps de laisser soufiler nos animaux, les yeux sur nos bagages, nos mains sur nos poches. Vers neuf heures du matin, nous arrivames à un grand village que l'on appelle Muschid. Il s'offre au voyageur qui vient des montagnes sous un aspect char- mant, perdu qu'il est à moitié dans une forêt de pal- miers. _ Dès le point du jour, nous avions vu à l'horizon la ligne argentée de la mer dont nous nous rapprochions. On distinguait sur cetie ligne quelques bâtiments filant vers le nord. Nous mimes pied à terre près d’un immense cara- vansérail construit en joncet en bambous. Ce caravan- sérail formait un dôme immense, grand comme la coupole de Sainte-Sophie de Constantinople. Tout au- tour de ses parois extérieures étaient ménagées des niches au nombre de cent peut-être. Chaque niche servait de logement à un marchand. L'intérieur était soutenu par des troncs de palmier, et, grâce à la légèreté de la toiture, toute la charpente élait d’une élégance et d’une délicatesse féeriques , et cependant assez so- lide pour avoir supporté depuis vingt ans peut-être la colère du simoüûn et les averses tropicales. Toutes les marchandises étaient sous la sauvegarde du maitre du caravansérail, sur lequel le cheik exercait une sur- veillance très-active. A la porte du caravansérail se trouvait un café, en face du café un barbier. Une cour commune recevait toutes les bêtes de somme, chameaux , mules, ânes, - chevaux. Plusieurs des cases destinées aux marchands se trouvant vides, nous nous installames jusqu'à l'heure du repas. Vers onze heures le cheik vint lui-même avec ses domestiques nous apporter notre collation. Elle se composait de mouton bouilli, de pilaw, de dattes et de lait frais et aigre. Lelaitaigre estassaisonné d’anis et de cumin, substances que les Arabes prétendent être préservatrices de la fièvre. Nos montures, de leur côté, étaient aussi abondamment défrayéesque les maîtres. Le cheik et ses esclaves, en signe d'infériorité, s'ob- stinaient à se tenir à l'écart tandis que nous mangions. J'insistai si fort qu'il finit par s'accroupir avec nous. Ces repas durent un quart d'heure. D’habitude on mange sans boire. Après le repas on avale, tous dans la même tasse, comme on a mangé tous dans le même plat, la valeur d’an verre d’eau. Il est poli d'en boire une partie et de passer le reste à son voisin. Les Es- pagnols, et particulièrement les femmes espagnoles, ont conservé cette habitude qu'elles tiennent certaine- ment des Arabes. - Après le repas, vinrent le café et les pipes; avec le café et les pipes, la conversation. Celle du cheik et des habitants de la localité roulait particulièrement sur une espèce de prophète qui se disait le mahadi an- noncé par Mahomet. Le mahadi, c'est un nouveau messie. Ce prophète et ses disciples se tenaient dans les montagnes de Djobla. Il faisait de nombreux pro- sélyles, préchant la guerre sainte contre les chérifs, et particulièrement contre imam de Sana, qu'il trai- tait d'usurpateur. IL se disait, lui, un des premiers imams, c'est-à-dire descendant d’Ali. L’imagination des Arabes donnait de la réalité aux récits les plus fantastiques sur ce nouveau prophète. C'était la pre- mière fois que nous en entendions parler. A entendre nos interlocuteurs, le mahadi devait faire la conquête de tout le pays. Il ne fut question que de cette con- quête, peu probable, jusqu'au moment où nous re- partimes, c'est-à-dire jusqu'à sept heures du soir. J'ai dit ailleurs que tout le Théama avait dû être autrefois le lit d'une mer qui alors ajoutait un tiers de largeur à la mer Rouge. Mes observations pendant la route que je venais de faire m'avaient confirmé dans celte opinion, Partout, au flanc des montagnes, j'avais vu, st je puis parler ainsi, la silhouette des vagues; partout j'avais trouvé des coquillages roulés qui indiquaient qu'à une époque certaine la mer avait séjourné là; enfin partout j'avais rencontré des nappes de sel recouvrant le sable, luisant au soleil et s'en- fonçant sous les pieds. / 408 L’ARABIE HEUREUSE. Deux choses venaient encore corroborer le fait: la ‘maigreur dela végétation et le goutsaumatre de l’eau. A Muschid nous avions rejoint le chemin de la mer, qui traverse tout le Théama et s’élend d’Aden au sommet du golfe Arabique. Nous suivimes ce chemin ayant la mer à droite, à deux lieues à peu près de nous. Plus le terriloire se rapproche de la mer, plus il devient stérile et sablonneux. Lair était sillonné d'oiseaux aquatiques qu'on ne voyait pas, mais dont on entendait le cri. Après deux heures de marche, nous fimes souffler nos bêtes sans mettre pied à terre, et primes langue avec les habitants d’un pelit groupe de huttes nommé Mamlah. Ces habitants étaient des bergers qui allaient faire paturer leurs troupeaux sur les collines que nous venions de quitter. Au fur et à mesure que nous approchions de Moka, la route se peuplait, comme il arrive aux environs d’une ville de commerce. Nous rencontrames lrois ou quatre petites caravanes marchant au nord. Comme d'habitude, on s'arrêtait, on se reconnaissait, puis chacun continuait son chemin. Ces Arabes, tout en marchant, chantent des chan- sons. Il y à un solo auquel répond le chœur en frap- pant des mains. La nuit, ces chants ont un certain charme. Le mullah, ou chef de la caravane, est monté sur un ane. C’est toujours un ane qui dirige la caravane. Les chameaux viennent après lui, attachés de dix en dix et par la queue. Le mullah est l’éclaireur naturel. C’est lui qui fait arrêter les chameaux et s’avance de cinquante ou cent pas pour reconnaitre le mullah de la caravane qui le croise. Outre les caravanes, nous rencontrions des cour- riers qui passaient ventre à terre, et qui, en passant, nous jelaient le salut musulman, ou nous disaient l'heure, ou nous apprenaient une nouvelle; enfin les agents du fisc à cheval, qui parcourent la route pour faire la police et assurer la tranquillité des caravanes. Des ossements de chameaux morts et abandonnés tracent la roule et annoncent combien elle est fré- quentée. Avant le lever du soleil, nous arrivames au village de Ruâs. On y fit une halte de quelques minutes seu- lement. Puis, voulant profiter de la fraicheur du matin, qui à neuf heures disparait, nous nous re- mimes en route. A neuf heures du matin, nous mettions pied a terre au caravansérail de Yachtillo. C'est un lieu d'étape. Même scène du cheik apportant le repas, de peuple grouillant et nous regardant; mêmes nouvelles du mahadi; même départ enfin à l'heure fraiche de la nuit, la seule pendant laquelle on puisse voyager dans le Théama. Nous n'avions plus que sept lieues à faire pour at- tendre Moka. Plus nous approchious, plus la vie aliluait. C'était le sang plus pressé el plus épais près du cœur, Notre caravane elle-même s'était énormé- ment grossie, Partis à vingt-cinq ou trente, nous élions plus de deux mille, Nos nouveaux compagnons étaient des marchands de chévaux, des marchands de dailes, des marchands de poules, des marchands de lait, des faimilles entières; tout cela à cheval, à chameau, à Ane, à inule, et formant un spectacle des plu } pilloresque 3. Au point du jour, à celte heure où la clarté des (loiles se mêle à celle de l'aube, nous comimengimes d'ipercevoir Moka à travers un horizon d'opale liquide. oka se compose de deux villes : la ville fortifiée, la ville ouverte, Nous ne pues entrer que dans la ville ouverte; les portes de l'autre élaient fermeécs encore, Elles ne s'ouvrent qu'après le lever du soleil, cl encore n'ouvre-t-on que la pelile porté pratiquée dans la grande. Les premières personnes qui entrent dans la ville sont les laitières et les porteurs d’eau. La ville ouverte est excessivement pittoresque. Ce sont pour la plupart des maisons en jonc entourées de jardins. On y compte à peu près trente caravansé- rails, des cafés en masse. Là est la vie réelle de Moka, et, comme partout, la vie s’y traduit par le mouve- ment. Un torrent immense qu’on appelle l Wadi-el-Kébir descend des montagnes situées à quatre ou cing lieues à peu près, et vient arroser une forêt de pal- miers et les jardins de Moka. Une vieille citadelle, agglomération de tours, domine tout cela. Ce fort sert de prison et de bagne, et il est tout particulière- ment ombragé par la forêt de palmiers; ce qui donne à toute cette portion de la viile l'aspect le plus pitto- resque. L'été, le chérif Heider va s’y mettre au frais. Di- sons en passant qu'il est plus que gouverseur. Moka est la capitale réelle du Théama, la capitale politique. Elle devrait être la résidence officielle d'Hussein. Hussein, par je ne sais quelle supersti- tion, préfère rester à Abou-Arich, qui est le berceau de ses ancêtres. Peut-être, comme l'aigle, est-il tout simplement fidèle à son nid. Son absence fait Heïder plus que gouverneur, comme nous le disions. Elle le fait vice-roi. Il ya dans la ville ouverte un immense puits qui fournit à la consommation des deux villes. Des dniers et des chameliers y vont chercher de l’eau dans des jattes en terre et la distribuent dans toutes les maisons. Ce puits s'appelle Bir-el-Belerl. Nous nous arrélimes dans un caravansérail à quelque distance de ce puits. Ce caravansérail est ombragé par les branches entrelacées de sycomores et de tamarix. Nous attendimes la que les portes s’ouvrissent, et que le chérif fut prévenu de notre arrivée. Le chef de notre escorte était entré à pied, dès que les portes avaient été ouvertes pour les laitières et les porteurs d’eau. Le chérif s'était recouché après la prière du matin, de sorte que notre naib fut obligé d'attendre, aucun des esclaves du chérif n'osant pé- nétrer dans ses appartements. Ce ne fut que vers neuf heures du matin que nous vimes revenir notre envoyé accompagné de quelques officiers du chérif chargés de ses compliments. Ils avaient en outre mission de nous prier d'attendre en- core quelques instants, le chérif voulant, pour nous faire honneur, venir au-devant de nous avec ses deux neveux. En réalité, il voulait que ses gens eussent le temps de nous préparer des chambres. Nous nous fussions bien passé, éreintés comme nous l'étions, de cet excès de courtoisie. Mais nous n’étions pas les maîtres de faire à notre volonté. A onze heures, nous le vimes apparaître avec ses neveux à ses côtés et suivi d'une centaine d'hommes. À peine nous eut-on signalé le chérif, que nous re- montimes à dromadaire, et que nous nous avancames au-devant de lui. A vingt pas l'un de l’autre, nous nous détachâmes chacun de notre côté pour nous faire le salut d'usage et nous donner l'accolade accoutumée. Puis nous continuâmes notre chemin, le chérif et moi, jusqu'à ce que nous fissions tête de colonne, et nous entrames dans la ville, Il va sans dire que tous les habitants étaient dans les rues, lui baisant les pieds, touchant le bas de sa robe et l'accablant de salam-a-leikum. Tout cela en- combrail les rues de telle façon, que nous mimes une demi-heure à atteindre son palais, quoique nous n'en fussions qu'à trois ou quatre cents pas. Ge palais était fort simple d'architecture, et e'clait en réalité plutôt une maison qu'un palais. Seulement elle avait une vue magnilique, donnant sur la mir eb sur la douane. L'ARABIE HEUREUSE. 109 Sur la place qui précédait sa maison étaient huit ou dix pièces de canon, dont deux en bronze. Le premier soin qui suivit notre installation fut de nous rendre aux bains publics. Nous les trouvimes libres, le chérif ayant eu l'attention de faire prévenir leur chef que nous allions nous y rendre. On les avait donc fait évacuer à notre intention. On a vingt fois raconté les détails intérieurs d’un bain d'Orient. Nous en épargnerons donc la descrip- tion à nos lecteurs. Ces bains, massage, café et chi- bouques compris, nous prirent près d’une heure et demie. En rentrant, nous trouvames un véritable festin : viandes, pilaw, pâtes, crémes, bonbons, confitures, tout y était à profusion. La collation finie, chacun n’eut plus qu'une aspi- ration : le repos. En conséquence, chacun se retira pour faire la sieste. Moka est une de ces villes aux noms harmonieux que l'on désire voir comme véritable spécimen d'une ville arabe. Elle est de construction moderne, et date de cinq cents ans à peine. Une légende se rattache à sa création. Un solitaire, qui avait la réputation d’un saint homme, habitait dans une hutte à ’ombrage de cette forêt de palmiers qui fait encore aujourd’hui la parure de cette ville, à laquelle elle verse en profusion ce qui manque sou- vent aux villes arabes, l'ombre. Il avait le premier découvert les propriétés du café en remarquant que les chèvres qui broutaient les gousses parfumées de l'arbuste étaient les plus vives, les plus gaies, les plus gambadantes qu'il eût jamais vues. Il se nommaif Cheik-Schaedeli. Un jour, un bâtiment venant de l'Inde et allant à Djedda jetait l'ancre dans la rade encore solitaire à cette époque. De loin, l'équipage apercut une cabane isolée et ombragée de jeunes palmiers. La curiosité poussa les Indiens à descendre à terre et à visiter celui qui habitait cette cabane. Ils y trouvèrent Cheik- Schaedeli. Celui-ci, hospitalier selon ses moyens, leur fit boire la liqueur qu'il avait inventée et sur le mérite de laquelle il ne tarissait pas. Effectivement, les Indiens, à qui l’usage de celte liqueur était inconnu, la trouvérent délicieuse, et remarquant le changement qu’elle produisait en eux, et comment tous leurs sens s'ouvraient, après l'avoir bue, à des sensations nouvelles, imaginérent qu'elle se- rait peut-être salutaire au capitaine de leur bâtiment, qui souffrait d'un mal auquel tout l'art de la méde- cine ne pouvait apporter aucun remède. En consé- quence ils allèrent chercher leur capitaine, lui dirent les merveilles de la liqueur inconnue et l’amenérent à Cheik-Schaedeli. Celui-ci lui donna une tasse de café. A peine le capitaine l’eut-il bu, que l'influence bien- faisante de la liqueur se fit sentir. Le capitaine craignait seulement une chose, c'est qu'en s'éloignant, et en cessant de faire usage de la liqueur, le mieux momentané qu'il venait de ressentir ne disparût, Mais alors le solitaire lui dit : — Débarquez ici vos marchandises, établissez-y un entrepôt, je vous promets qu'une grande ville s'élè- vera autour de la cargaison que vous aurez dé- chargée. Le capitaine eut foi. Tl fit ce que disait Cheik- Schaedelh, et la ville de Moka, qui avait commencé par une hutte, fut fondée, et, comme l'avait prédit son fondateur, devintune grande et riche cité. Le tombeau de Cheik-Schaedeli est placé sous la coupole d'une grande mosquée du faubourg, coupole qui porte son nom, devenu sacré pour tous les habi- tants, qui, au lieu de jurer par Mahomet on par Allah, jurent par Cheik-Schaedeli. Les cafetiers sur- tout de la secte des Sunnites, c'est-à-dire de la secte qui fait usage du café jusqu'à l'abus, tes cafeliers surtout ont pour lui un culte tout particulier, et qui s'explique tout naturellement par la légende que nous venons de raconter. Rappclons'en passant que, comme en France, au moyen âge, chaque corporation musulmane a son pa- tron. Ainsi les barbiers ont Soliman, dont ils visitent encore le tombeau à El-Madein, ville située près de Bagdad; Daouëd est celui des forgerons; Ibrahim est celui des maçons et des cuisiniers; Edris celui des tailleurs; Habib celui des menuisiers ; Djerdjin celui des chaudronniers; Mohammed-Ion-el-Iemani celui des bouchers, etc. etc. Comme l'avait prédit son fondateur, Moka fut une des villes les plus florissantes de l'Yémen. Elle eut jusqu'à cinquante mille âmes. Mais, depuis la faveur accordée à Hodeïda par Sinan-Pacha et par les commandants turcs de l'occupation égyptienne, Moka a beaucoup perdu de son importance com- merciale. Le dépeuplement de Moka tient à plusieurs causes. La première, à l’exaltation d’flodeida; la seconde, à l'occupation des Turcs; la troisième, aux émigrations qui eurent lieu à la suite de la révolte du chérif Ha- moud, dont nous avons parlé pendant notre séjour chez Hussein; enfin la quatrième, au choléra, qui a cruellement sévi dans toute la mer Rouge, et particu- lièrement à Moka. Aujourd'hui la population de la ville fermée n’est plus que de cinq mille âmes. Quant à celle de la ville ouverte, il est difficile de l'apprécier, cette population étant flottante. Cependant, on peut l’estimer à dix mille âmes. Elle se compose d’Arabes, de Banians et de quelques vieux Turcs, et de dix ou douze juifs auxquels on fait toutes les ava- nies possibles. Après la sieste, j'allai faire ma visite et remettre mes lettres au chérif Heïder. Là, les instances pour me faire rester au service d’Hussein ou tout au moins d’un membre de sa famille recommencérent. Il alla jusqu’à m'offrir le gouvernement de Zébid ou de Taes. Paces est la dernière ville faisant frontière du côté des Etats de Vimam. Je refusai obstinément, en disant que mon rôle était accompli à l'endroit de l'Yémen, et que je voulais voir si je n’en avais pas un autre à jouer du côte de Bagdad et de Bassora. Pendant que j'étais à causer avec le chérif Heïder, un homme entra, que, à mon grand étonnement, je reconnus pour Eschref-Bey. On se rappelle que son compagnon, Abd’el-Kerim, avait eu la tête tranchée à la Mecque, et que tous deux avaient fait un séjour d'une semaine à peu près à Abou-Arich. Eschref-Bey ne fut pas moins étonné de me trouver chez le chérif Heider que je n'étais étonné de l'y voir moi-même. Il revenait de nouveau d’Aden. Il continuait ses intrigues, au détriment de Hussein et de l'imam de Sana, et au bénélice de la Turquie. En le voyant, je me retirai. Eschref-Bey me salua et m'annonça sa prochaine visite. Rentré chez moi, je reçus celle du jeune Hussein et d'Abd'el-Mélek, C'é- tait la première fois que nous nous retrouvions en- semble depuis notre séparation. Les deux jeunes gens comptaient retourner incessamment à Abou-Arich. Ils paraissaient en être très-enchantés. Le climat de Moka était trop chaud pour eux, et ce mouvement commercial de la ville les fatiguait. En outre Abd'el-Mélek s'ennuyait fort loin de sa femme, Le pauvre garçon n'avait pas encore épuisé sa lune de miel, Au bout de quelques jours, je compris partai- tement leur ennui, Pendant que les deux jeunes princes étaient là, on m'annonça Hadji-Soliman. Décidément, le drôle te- nait à s'altacher bon gré mal gré à ma personne, Je lui demandai quelle aflaire l'amenait de nouveau à 410 L’ARABIE HEUREUSE. Moka, commencant presque à croire qu’il avait l’ordre de ne pas me perdre de vue. à Tl me répondit que graces aux bons renseignements que j'avais donnés sur lui, aussitôt mon départ, le chérif d’Hodeida l'avait prié de chercher fortune ail- leurs. Cette fortune il était venu la chercher à Moka. Mais il n’était point probable que cette fois encore il mit la main dessus. Au reste il remplissait à Moka les mêmes fonctions d'arlilleur qu’à Hodeïda ; cela à rai- son de quatre talaris par mois, el la nourriture. La place était bonne, comme on voit. Il est vrai qu'on ne le nourrissait pas, et qu’on oubliait de le payer. Il comptait sur moi pour subvenir à ses besoins les plus pressants. Ses besoins les plus pressants étaient de manger. Je lui donaai sa paye d'un mois. Comme toujours, il me baisa la main en dedans, en dehors, et se retira enchanté. * Il faut direune chose à la louange de Hadji-Soliman: c'était un coquin, prêt à recevoir de l'argent d'une main et à poignarder de l’autre, mais c’était un joyeux drôle, plein d'esprit, et qui ett fait rire un ago- nisant. Je reçus ce même jour la visite de mes guides. Ils venaient me faire leurs adieux, ce qui voulait dire en toutes lettres : « Nous n’avons le droit de‘rien exiger pour. le ser- vice que nous l'avons rendu, attendu que l’ordre nous était donné de te le rendre, mais ce que tu voudras bien nous offrir, nous l’actepterons. » Et, en effet, ils acceptèrent quinze talaris ; c'était le moins queje pusse donner, cinq francs par homme! Il est vrai qu'en voyageant à mes frais cela ne m'eût point coulé la moitié de ce que cela me coûtaiten voyageant aux frais du chérif. J'en avais, au reste, fait de même à l'endroit des escortes que j'avais successivement quiltées sur la roule. Je passai deux ou trois jours à visiter Moka. Jen’ai guère autre chose à en dire que ce que j'en ai dit. Un matin, Hadji-Soliman reparut- Je crus qu’il avait mangé son mois en trois jours. Je le calomniais. Il venait de nouveau m’annoncer qu'un de mes compa- triotes avait débarqué à Moka. Quel élait ce compa- triote? C'est ce que Hadji-Soliman ne pouvait me dire précisément. Il me fit le portrait d’un homme de trente-cing ans, maigre, bruni par la soleil, ayant la croix de la Légion d'honneur et vêtu à l’européenne.~ [l venait d’Abyssinie, et avait avec lui beaucoup de bagages demeurés à la douane. Il avait quelques diffi- cultés avec celle-ci, qui l’arrêtait. Il paraissait trés- contrarié dé ce retard. Au reste, Hadji-Soliman lui avait déjà parlé de moi et lui avait dit mon nom. {i était évident que mon nom, du moins mon nou- veau nom, devait être inconnu même à mon ami le plus intime, puisque ce nom je l'avais pris à Djedda en me faisant musulman. Mon compatriote témoignait le plus grand désir de me voir, et Hadji-Soliman s'était chargé de préparer l'entrevue. Seulement ici se soulevait une question d'éliquetle. L'inconnu, à ce que je pus comprendre, avail une mission du gouvernement français. Moi j'a- vdis un caractère ofliciel que je (enais du gouverne- ment local, de sorte que je ne pouvais pas faire la première visite, ni mon compatriote non plus. En outre, c'eût été froisser l'étiquelle musulmane, bien autrement sévère que la nôlre sur les initiatives. On parla de la chose au chérif Heider, quiimagina un biais en nous invitant à prendre le café chez lui tous les deux, Cependant, pour l'inviter, il fallait sa- voir qui il était. Je m'informai auprès d'un riche né- gociant du pays nommé Abd'el-Ressoul, qui, tour à our, avait élé à Moka résident français et anglais, Abd'el-Ressoul, parlant français, était naturellement visité par tous les Français Waversant le pays. Sa bourse avait été utile à beaucoup. Il m’apprit le nom de mon compatriote. C'était Rochet d'Héricourt, qui revenait de son second voyage dans le royaume de Choa, XXXIV rg J'avais connu autrefois Rochet d'Héricourtau Caire, au moment où par un moyen chimique il était arrivé. à doubler la force des teintures à l'indigo. A cette époque, le pacha d'Egypte l'avait employé. Nous nous trouvames donc chez le chérif Heider. Rochet d’Héricourt, que j'ai retrouvé depuis à Paris en 1849, et qui depuis est allé mourir consul à Djedda, venail de faire signer un traité de commerce très-avan- tageux pour la France au roi Oubié, qui, probablement, avait signé quelque traité pareil avec l'Angleterre. Par malheur, Rochet d'Héricourt avait été, pendant son voyage, surpris par les pluies. Son traité, qui avait été écrit avec une encre rouge particulière aux Abyssins, avait été mouillé, et des phrases entières avaient disparu. , Rochet d@’Héricourt revinten France ayec son traité en bon état, et y fut parfaitement accueilli. Outre ce traité, Rochet d’Héricourt rapportait des manuscrits fort anciens ; de plus, l'écorce et la feuille du kosso, plante mortelle au ver solitaire, et qui, introduile par lui, estmaintenant en usage en France. De plus, il rap- portait un herbier trés-garni de plantes, des collections d'histoire naturelle, et un portefeuille garni de notes, dont il fit plus tard une excellente publication. Nos rapports furent ceux de deux compatriotes. Ceux qui ont vécu à l'étranger comprendront seuls le bon- heur de retrouver un frère de la même langue et de la même terre, au milieu d'hommes parlant une autre langue et sur une terre étrangère. ET Il fit au chérif Heider quelques cadeaux d'armes françaises. Ces cadeaux avaient pour but d'aplanir les diflicultés de douane dont nous avons parlé. Le costume de Rochet d’Héricourt était étrange, et n’appartenait à aucune nation. Il portait un large pantalon de calicot rouge à la mameluck; des san- dales à la mameluck ; une petite veste bariolée sur un gilet boutonné; une ceinture bleu de ciel, et une calotte en maroquin rouge plissée, avec une pointe sur le haut de la tête. Élait-ce son costume de général abyssin ? Rochet d'Héricourt avait été fait général par le roi abyssia, à la suite d'un combat où il s'était signalé. Etait-ce son costume d’enyoyé français ? Au reste, à son insu, j'intervins dans ses démélés avec la douane, et j'obtins qu'on ne ferait qu'effleurer de l'œil ses bagages. La chose eut lieu ainsi, et Rochet d'Héricourt passa sans autres contrariétés.. Notre liaison dura tout le temps qu'il resta à Moka, et son séjour fut assez long, aucun bâtiment ne se trouvant en parlance pour le Nord. Par des circonstances atmosphériques que l'on ne s'explique pas, l'ordre des saisons semblait être bou- leversé dans tout le bassin de la mer Rouge. Ainsi on cuisait à Moka comme aux jours les plus chauds de l'été, le thermomètre centigrade montait jusqu'à qua- rante-deux degrés, le simoun avait déjà donné de ses nouvelles, et cependant on n'était encore qu'à la fin de mars, Derrière Rochet d'Héricourt vint Hadji-Soliman, Il venait demander son batchis pour m'avoir fait trouver avec un compatriote, Sans doute en avait-il déjà des mandé autant à Rochet d'Héricourt. Je lui donnai comme d'habitude quelques pièces de monnaie. Hadji-Soliman commençait à voir qu'il avait plus : gagaë en manquant son empoisonnement sur moi que s'il m'eût empoisonné, i Une chose que j'ignorais et que j'appris sur ces en- L'ARABIE HEUREUSE. {Mi an ———— — ———— trefaites, ce fut le mariage du jeune Hussein avec la fille du chérif Heider. _Les chérifs essayent toujours de resserrer entre eux les liens de parenté. Ces mariages sont des solennités. £i quelque famille bourgeoise a, de son cole, quelque mariage à faire, elle choisit le même jour et la même heure que ceux de ces mariages princiers. Les infé- rieurs trouvent continuellement quelque bénéfice à se mêler dans ces circonstances a leurs supérieurs, La fille du chérif Heider était d’ailleurs ua fort grand parti. Elle était à la fois belleet riche. Hussein la con- paissait depuislongtemps personnellement. Entre cou- sins, on se voit. -Nous ne nous arrêterions point sur les détails d'un mariage musulman, qui sont connus de nos lecteurs, si celui-ci n'avait point été signalé par une circons- tance particulière. Mg Le mariage eut lieu au commencement de la lune. Après les cérémonies religieuses en usage dans ces sortie de solennités, la mariée, entièrement couverte de voiles, fut promenée sous un dais de brocart dans les rues de Moka. Dans ces promenades, où la mariée estentiérement aveuglée par les voiles qui la couvrent, ce sont des femmes voilées elles-mêmes, mais moins strictement qu’elle, qui la dirigent. Une musique la précède. Des bannières flotient devant elle. On jeitedes parfums sur ses vêtements, des fleurs sous ses pieds, Quand la nuit vient, la promenade continue, seulement on allume des torches. Des cavaliers, parents, amis, serviteurs, esclaves, suivent le cortège, qui parcourt ainsi toutes les prin- cipales rues. Par tous ces détours, la mariée, sortant de la mosquée, se rend au domicile de son père, On la place sur une estrade, où elle reste sept jours en évi- dence, immobile et les yeux fermés, camme unestalue de pagode indienne. Pendant celle immobililé et cet aveuglement, elle est vêtue de ses plus riches habits et parée de ses plus beaux bijoux. N'oublions pas de signaler une opération prépara- toire. Un mois avant le mariage, rigoureusement neuf jours, on commence à engraisser la mariée, Cela se fait au moyen de farine de maïs, de fruits de carou- bier, de beurre et de sucre. On compose avec ces diffé- rentes substances une espèce de pate dont on lui fait avaler une dose calculée, qui, au bout d'un certain temps, amène l'obésité, celte qualité si fort appréciée des Arabes. Pendant ce temps, les pauvres créatures ont beau demander à boire, on le leur refuse obsting- ment. Quelques gouttes d'eau, juste ce qu'il en faut pour qu'elles ne neural pas de soif, sont tout ce qu'elles peuvent obtenir de leurs engraisseurs. Chez les pauvres où les moyens, plus restreints que chez les riches, ne permettent point de pratiquer l'opération pendant un si long temps, on se contente, comme nous l'avons dit, de neuf jours. Aussi les pau- vres n’ont-ils jamais de femmes aussi grasses que les riches. Aux gueux la besace | Nous avons dit que la mariée restait sept jours sur la sellette. Pendant celte exposition, toutes les fem- mes de la ville viennent la voir, pauvres comme riches. Après l'avoir visitée, elle, on visite son trous- soau. Des danseurs et des musiciens remplissent la cour, chacun exerçant son état. Aux danseuses, les rodigues ou les amateurs collent une pièce d'or sur e front ou sur les joues, Aux musiciens, on jette une pièce de monnaie dans une sébile. Beaucoup d'Arabes peu riches, mais tenant à le paraitre, ou riches el avares, jellent ou une pièce d'or ou un tilari dans la sébile, Mais il est convenu qu'après la cérémonie, ce- lui qui se repent de sa largesse peut la reprendre en la troquant contre une autre pièce de monnaie, si in- fime qu'elle soit. Au moment où la mère livrela femme au mari, elle lui fait comme chez nous toutes sortes de reconuman- dations de soumission et d’obéissance afin que l'époux trouve le paradis sur la terre. Mais, comme chez nous, ces recommandations, par malheur, ne portent pas toujours leurs fruits. A l’occasion du mariage de la fille du chérif Heider, avaient eu lieu trois ou quatre autres mariages, et entre autres le mariage d’un riche Indien avec une jeune Indienne, musulmans tous deux. Les cortéges s'étaient suivis dans les rues de ta ville, éclairés aux flambeaux, comme nous savons, marchant à la file l'un de l’autre, chaque mariée sous son dais. Tout Moka, bien entendu, affluait autour des per- sonnages principaux. Les terrasses étaient couvertes de femmes. Des coups de fusil et de pistolet étaient tirés sur les flancs des cortéges ; tout le moude était en joie. : Tout à coup, au coin d’une rue, un homme, une espèce de derviche, tenant une bouteille à la main, se précipita sur lejeune marié indien et lui plongea son cangiar dans le cou, coupa la carotide et brisa sa bou- teille. Le jeune homme marcha encore cing ou six pas et roula par terre. Il élait mort et avait laissé derrière lui un long jet de sang. On transporta le mort dans une mosquée voisine, où on le prépara pour le cercueil. La mariée, à moitié évanouie, fut transpor- iée chez elle. La cause de l'assassinat était la jalousie. Le der- viche avait été élevé près de la jeune fille, était amou- reux Welle, l'avait demandée en mariage, et avait été refusé. La jeune fille, de son côté, laimait. Elle lett épousé volontiers, mais le père s’élait opposé al’ union. Aussitôt l'opinion publique déclara que, le sang ayant coulé, tous les mariages faits en même temps que celui qui avait fini d'une manière si tragique se- raient malheureux. Quant à l'assassin, quand je quittai Moka, on le cherchait encore, En effet, le ma- riage du jeune Hussein n'eut point d'heureuse suite. La jeune femme mouruten couches; puis, comme si, dès le lendemain de l'assassinat, l'influence néfaste avait dû s'en faire sentir, des courriers arrivèrent, an- nonçant que le nouveau mahadi venait de faire une deseente sur le territoire du chérif, et mettait tout à feu et à sang. [l traitait toutes les sectes actuellement existantes d'infidèles. Plus sévère que Wahab lui-même, au- cune ne trouvait grâce devant lui, etil voulait rame- ner le mahométisme à sa rigidité primitive, c'est-à- dire le rendre impossible aux musulmans de nos jours. Il n'était pas à plus de quatre lieues de Moka. En deux heures, il pouvait être aux portes de la ville. IL passait pour être à la tête d’une troupe nombreuse et de l'artillerie. A l'instant même, des courriers furent envoyés, non-seulement à Hussein, mais aux autres chérifs pour appeler du secours. Puis, en même temps, et pour courir au plus pressé, on transporta des projectiles sur les remparts, on rassembla sur la place les hommes de la garnison, infanterie et cavalerie, et l'on s'apprêla au combat. J'étais accouru au palais au premier bruit de cette invasion. La chose était si inattendue que le chérif Heider avait à peu près perdu la tête, A chaque ins- fant, comme il arrive en pareille circonstance, les nouvelles non-seulement se croisaient, mais se con- tredisaient, La population extérieure commençait à so presser aux portes on se lamentant, pressée elle-même par la population des campagues qui aflluait, L'en- combrement état d'autant plus grand que, de crainte d'ouvrir les portes aux partisans du faux prophète, on n'ouvrait que les poternes, et on ne laissait passer les fugitifs qu'un à un. _Le premier soin du chérif, sur mon avis, fut d'en- voyer des éclaireurs qui rapportassent des nouvelles certaines. Mais comme ces sortes de gens sont très- 112 L'ARABIE HEUREUSE. ER Ter pierres nee er disposés à amplifier ou à travestir toutes choses, Abd’el-Mélek partit avec eux. Au reste, Moka était assez fortement défendue pour ne pas être enlevée d'un coup de main, et le nouveau prophète, selon toute probabilité, n'était pas assez profond stratégiste pour conduire un siége en règle. Les éclaireurs revinrent. Ils annoncèrent que le prophète, au lieu de continuer son chemin, s'était re- plié vers les montagnes de Sabber, en évitant d’atta- quer Taés. Au reste, Ja razzia était terrible et le bu- tin qu’il en rapportait immense. Tout ce qu’il y avait de belles filles sur son chemin était enlevé. Le chérif donna l’ordre de le poursuivre. C'était trop tard, il est vrai, mais la population avait besoin de ce gage d'énergie, et cependant le chérif avait da hésiter à envoyer les kobails contre lui, attendu que la parole de ces sortes d’aventuriers a surtout de l'influence sur les montagnards , et que les kobaïls étant monta- gnards auraient bien pu déserter. La garnison se sépara en deux corps. L'un resta pour garder la ville, et l’autre en sortit, comme nous l'avons dit, pour poursuivre les ravisseurs, qui, au moment où les troupes d’Hussein atteignaient Dore- bât, point extrême de leur excursion, rentraient déjà dans la montagne. Ce petit corps expéditionnaire traînait à sa suite toute cette population des campagnes qui avait un instant encombré la ville et qui allait reprendre pos- session chacun de sa demeure. Il est vrai que chacun ne retrouva pas cette demeure. Une multitude de mai- sons avaient été incendiées, et l’on pouvait suivre à la trace du sang et des cadavres la marche du prophète. J'étais parvenu à décider le chérif Heïder à laisser ses cinq mille kobaïls dans les garnisons extérieures, afin d’intimider le mahadi, dans le cas où il aurait une nouvelle velléité d’excursion et de pillage. Les cing mille hommes restants allérent, aussi sur mon avis, rejoindre leurs compagnons au fur et à mesure que la ville vit arriver les secours demandés. Ces pré- cautions étaient d'autant plus urgentes, qu'il était évident que Moka avait une grande importance aux yeux du nouveau prophète, dont le véritable nom élait Haçan-el-Kébir. La tranquillité rétablie, le jeune Hussein et Abdel- Mélek se préparèrent à retourner à Abou-Arich. Il va sans dire que le nouveau marié emmenait sa femme. Le jour de leur départ arrivé, nous les accompa- gnâmes l’espace d’une lieue. Ils prenaient, comme étant le plus sûr, le chemin du bord de la mer. il était dangereux, dans l’état des choses actuel, de prendre le chemin des montagnes, Le mahadi eût été trop joyeux de tenir captifs deux fils de chérif. Nos adieux furent assez tristes, avec Abd’el-Mélek surtout. Le jeune homme avait toutes les qualités généreuses qui prennent les cœurs, et je lui étais pour mon comple sincèrement attaché. Cependant on faisait, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de la ville, de nom- breuses arrestations. Le mahadi avait des ramifica- lions non-seulement parmi les gens du peuple, mais encore parmi les notables. La situation de la ville, l'éloignement de mes jeunes amis, le peu de sympathie que j'éprouvais pour le chénf, qui n'ayant ni Vintelligence ni le coour de Hus- fein, avail quatre fois plus d’orgueil que lui, tout me faisait un besoin de continuer ma route. Un nouveau mouf fut encore le départ de mon compatriote Rochet ( Héricourt, qui, ses affaires terminées, favorisé par un bon vent, partit vers le 45 avril. Enfin la chaleur allait s'augmentant toujours, les maladies contagieuses venaient à sa suile, Je sentais que, sous celle température, je relomberais bientôt mialade, de sorte que je présentai, sous forme de con- scil, ma requête de congé au chérif Heider. Nous eûmes à ce sujet une assez longue conférence. S'il n’est pas facile de s'impatroniser près des grands sei- gneurs musulmans, il est plus difficile encore de s’en éloigner. Je lui dis que mon désir était d'aller à Sana, et lui demandai sa protection jusqu'aux frontières. Cette ouverture le rendit fort soucieux. C'était la pre- mière fois que je manifestais cette intention. Chez tous les peuples orientaux, il faut demeurer très-mystérieux et annoncer que l'on va au sud quand on veut aller au nord. J'avais donc, pour me confor- mer à celte maxime, annoncé que je me rendais à Bagdad et à Bassora. Or, Sana ne pouvait pas être le chemin de Bassora ni de Bagdad, si l'on songeait que de l'autre côté de Sana se trouvait un désert de sable de plus de trois cents lieues. Ma route la plus natu- relle était donc de m’embarquer, soit à Moka, soit à Aden; de là, pour aller par la mer des Indes à Mas- cate. Mais ce n’était pas pour le moment la mer des Indes que je désirais voir; c'était Sana et les ruines qui gisent à Mareb, c’est-à-dire le pays de l’ancienne Saba, qu'avec tant de peine Arnaud avait visité quel- que temps auparavant. Le chérif Heïder me fit remarquer que j'étais en contradiction avec moi-même. Je lui répondis que le vent continuait de souffler du sud, et que, par con- séquent, je ne pouvais m'en aller par Bab’el-Mandeb. Quant à gagner Aden par terre, c'était plus difficile encore. Les Beni-Sobbaëh tenaient tous les défilés qui yconduisent. J’insistai donc pour m’en aller par Sana. — Mais, me demanda le chérif, de Sana, où iras- tu ? le désert est impossible à traverser. * — Si je rencontre l'impossible, répondis-je, je re- viendrai. — Allons, dit le chérif, avoue que c'est non pas Bassora ou Bagdad que tu veux voir, mais Sana; si telle était ton intention, pourquoi n’y es-tu pas allé directement d’Abou-Arich ? : — Parce que l'idée d'aller à Sana ne m’est venue que des difficultés que j'ai éprouvées d'aller à Aden. — Mais le vent du sud cessera. — C'est possible; mais il est possible qu’il se main- tienne indéfiniment, et je ne veux point courir cette chance. ' — Si tu insistes, je vais dépécher des courriers à mon frére Hussein, pour le prévenir de ta nouvelle résolution. 3 — Les courriers mettront dix jours à aller et à re- venir. — Je n'ai pas de moyens plus prompts. — Si fait, tu as les pigeons, écris à ton frère par ce moyen. On sait comment se fait cette poste aux pigeons. — Soit! dit-il. : Le même jour il lui écrivit. Devant moi les pigeons furent expédiés. En le quittant, je lui exprimai mon étonnement de ce que, lui chérif, gouverneur, vice~ roi de Moka, se croyait obligé d'écrire à son frère avant de me donner, à moi musulman, la permission d'aller à Sana, où tant de gens allaient tous les ours. — Ce que j'en fais, dit-il, c'est pour ta propre sù- reté. La position dans laquelle se trouvent vis-à-vis l'un de l'autre, mon frère et imam de Sana, l'appa- rition du soi-disant mahadi, le peu de sûreté des montagnes qu'il te faudrait traverser, m'imposent de mettre ma responsabilité à couvert. Qu'aurais-je à ré- pondre si tu étais assassiné sur ta route ou emprisonné à Sana? Tu connais le despotisme de l'imam, qui n'i- gnore probablement ni ton nom, ni le rôle que tu as joué à Abou-Arich, ni ta présence à Moka, Ne te pren- dra-t-1l pas pour un espion ou tout au moins pour un agent de ses ennemis? Attends que j'aie reçu la ré- ponse de mon frère, et nous verrons, Je m'inclinai, et sortis. U fallait bien que j'atten- L'ARABIE HEUREUSE. TE disse. Ce qu'il y avait de vrai dans tout cela, c’est que les chérifs craignaient que je n’allasse me mettre à la disposition de l’imam, et qu'après m'avoir eu pour eux ils ne m’eussent contre eux. Le lendemain, les pigeons arrivèrent. La réponse était celle que j'attendais moi-même. Hussein renché- rissait sur les craintes de son frère, etcontinuait d’in- sister pour que je restasse près de lui. Je n'attendais pas celte réponse évasive pour voir clair dans les craintes du chérif. Seulement elle me rendit service en m'offrant l'occasion de m'expliquer positivement. Je déclarai qu'à moins d'être retenu comme prison- nier, je partirals le 25 avril, c’est-à-dire dans six jours. J'employai ces six jours à me débarrasser d’une partie de mon matériel, beaucoup trop considérable pour la manière dont je comptais voyager. De plus, dans ce pays de montagnes, où je pouvais rencontrer un vo- leur à chaque pas, je ne voulais point paraître trop riche; Sélim et Mohammed ne seraient plus mes do- mestiques, mais, le premier, un voyageur qui m’au- rait rencontré, et le second, le propriétaire de mes dromadaires. Ma négresse devenait l’esclave de lun ou de l’autre. Je vendis donc mes trois chevaux, mes tapis, mes coussins, enfin tout le mobilier musulman que je trai- nais derrière moi. Je ne conservai que mes trois dro- madaires et le matériel indispensable à un voyage de cette nature. Quant à mes vêtements, dont quelques- uns étaient d’une grande richesse, je les déposai chez Abd’el-Ressoul pour m'être envoyés chez Seid-Ben- Calfen, à Mascate. Quant à l'argent monnayé que je possédais, je le convertis en une traite, payable égale- ment à Mascate, chez un banian qui élait fermier de la douane. La lettre de crédit était signée de son confrère de Moka. J’espérais, ainsi dénudé, pou- voir voyager incognito, et ne tenter la cupidité de personne. Maintenant, restait à savoir si l’on me permettrait de partir. J'avais fixé, comme je l'ai dit, le jour de mon départ au 26. Le 24, j'étais encore sans réponse. Seu- lement, il n'était pas difficile de voir que le chérif me traitait avec plus de froideur. Cette froideur s'étendait naturellement à son entourage. Le 24, je reçus une lettre d’Abd’el-Mélek. Il me disait qu'il doutait que son oncle m’accordat jamais la permission ostensible de partir; que, dans l'espèce d'impasse où j'étais enfermé, il me donnaitleconseil, si j'étais bien résolu à quitter Moka, de partir sans per- mission et sans bruit. Son avis était que son oncle n'oserait point s'opposer ouvertement à mon départ. Le 25, le chérif Heider me fit prier de passer chez lui. Je m'empressai de me rendre à cette invitation. — Hadji, me dit-il, je viens de recevoir des lettres demon frère qui me défendent expressément de m'op- poser à ton départ, mais qui, aussi, m'ordonnent de ne prendre aucune responsabilité pour la sûreté de ta personne. Nous espérons tousdeux que tuarriverassans accident à Sana, et, surtout, qu'une fois à Sana, en présence des difficultés d’un voyage à travers le désert, tu reviendras sur tes pas, non pas à Moka, où tu serais toujours le bienvenu, mais à Abou-Arich, où tu seras mieux venu encore. Je remerciai beaucoup Heider, je le chargeai de re mercier son frère en mon nom, et je lui annonçai que je partirais le lendemain soir après la prière. — C'est bien, me dit-il; maintenant j'ai ordre de mon frère de mettre à ta disposition tout ce que tu pourras désirer en escortes, en montures, en vivres, en armes, en argent. Tant que tu seras dans ses Etats, je dois veiller sur toi. Seulement tu sais que ces Etats ne s'étendent point au deli de Taés. Maintenant en- core, personnellement, je te recommanderai au gou- verneur de cette dernière ville, qui, de proche en proche, pourra peut-être te recommander lui-même, Je le remerciai, mais en réfusant toutes ces offres. Du moment où je quittais le service du chérif, c'était à moi de faire mon apprentissage de dangers. Nous primes, sur ce refus, congé l’un de l’autre. Le lendemain, il m’envoya de trés-bon matin une lettre cachetée pour Taés, lettre dont je me promis de ne pas faire usage et que j'ai encore. Hälons-nous de dire que plus d’un an après je l'ouvris. J'étais à Bour- bon alors. La lettre était courte, mais péremptoire. Elle ordonnait au gouverneur de Taés de me bien ac- cueillir, de mettre à ma disposition tout ce que je pourrais désirer, même de l'argent, mais de me faire suivre par un agent invisible tout le long de ma route jusqu’à Sana, où cet agent trouverait un confrère qui le relayerait. A onze heures du matin, j’allai prendre mon dernier congé du chérif Heider. Il me recut à merveille, me renouvela l’expression de ses regrets, et me souhaita toutes sortes de prospérités. Il voulait absolument me conduire une lieue ou deux hors de la ville. Je lui fis observer que cet honneur s’accordait peu avec mon désir de garder l' incognito. Si les dangers qu'il m'avait signalés étaient réels, il était nécessaire que je partisse de Moka sans bruit. D'ailleurs je n'avais plus droit à aucune escorte, ayant résigné toute fonction civile ou militaire. Je le priai même, dans le cas où on le ques- tionnerait à mon endroit, d'être très-circonspect et de laisser ignorer à tout le monde la direction que j'avais prise. — Je consens à tout, me dit-il ; seulement, laisse- moi te donner un guide sûr qui a fait dix fois le voyage. J'avais bonne envie de refuser, mais je compris que ce serait pousser trop loin la défiance. J’acceptai donc. A six heures du soir, le 26 avril, je quittai en consé- quence Moka, précédé de mon guide et accompagné de Sélim, de Mohammed et de ma négresse Saida. XXXV En quittant Moka, nous suivimes la rive droite de Wadi-el-Kébir; mais, à un quart de lieue, nous tra~ versames le torrent, et nous nous trouvames sur la rive gauche. Deux heures après, nous étions au grand village de Mussa, qui probablement est la Mesa de Moise. Le législateur des Hébreux désigne cette ville comme un port de la mer Rouge. Elle en est aujour- d'hui à quatre lieues et demie. Mussa est bâti en jonc et en pierre, au milieu de jardins fruitiers. Sa population est d'environ quinze ou dix-huit cents âmes. Un peu au-dessus de Mussa, nous entrâmes dans les montagnes pour ne plus les quitter jusqu'à Sana. Vers le matin, après douze heures de marche, saut une demi-heure de halte à Mussa, nous alleignimes Dorebât. Nous n'avions plus que quatre lieues à faire pour atteindre la limite des Etats du chérif Hussein. Nous restames toute la journée à Dorebat. Puis, vers sept heures du soir, nous nous remimes en route, Deux heures après, nous étions à Tâës. Les portes élaient fermées. Mais, comme si l'hospitalité arabe prévoyait que, vu la chaleur des jours, on marchérait plutôt la nuit, chaque ville fermée est accolée à une ville ou- verte qui tend ses bras au voyageur atlardé, Nous nous arrétames donc dans la ville extérieure. Dès le lendemain matin, on se présenta chez moi de la part du chérif. Il envoyait prendre de mes nou- velles, quoique je ne l'eusse pas informé de mon ar- rivée, J'acceptai la politesse sans lui faire de question, et j'annonçai au messager que j'allais me rendre près de son maitre. En effet, une heure après, j'entrais dans la ville et me rendais au château accompagné de 8 114 L'ARABIE HEUREUSE. Sélim. Le chérif était un neveu d'Husseïn. Il s'appe- lait Ismaël. On avait choisi pour cette place importante, geôle de toute la contrée et clef de la frontière, une des plus rudes natures de ce rude pays. J'ai rarement vu un homme plus dur d'aspect et de forme que le chérif Ismaël. On comprendit, én le voyart, qu'un pareil homme ne demanderait pas plus grâce pour lui- même qu’il ne la ferait aux autres. Disons, au reste, en passant, que, pour des Arabes, Tâés est à peu près imprenable. Elle était cependant dominée au sud par l'inimeñse montagne Sabber, c’est-à-dire de la Patience, à la cime de laquelle se trouve une vieille tour qui sert de prison. Dans cette tour est creusé une espèce dé puits. Dans ce puits sont les prisonniets les plus redoutablés. C'est en Orient que l'on @ fait les essais les plus approfondis sur ce que peut souffrir une créature humaine. Au nombre de ces caplits était un parent de l'imam de Sana et un autre neveu du chérif Hus- sein, cousin de son gardien. Ismaël parut éprouver pour moi les plus grandes craintes. Comment irais-je à Sana? comment passerais-je? quelle route comptais-je suivre? Je lui répondis que je prendrais la plus courte, celle de Djobla. Djobla était tne ville de l'imamat de Sana, située à peu près à douze lieues de Taés. Mais, à la parole da faux prophète, cette ville s'était révoltée et formait le centre des Etats dû nouveau mahadi, lequel était à peu près le maître de la contrée la plus fertile du pays. L'étonnement d'[smaël fut grand, et il ne le cacha point, lorsque je lui dis que je passerais par Djobla. A son avis, je ne devais pas faire quatre Heues sans être arrêté, et, une fois arrêté, Dieu seul savait ce qu'il adviendrait de moi. Je lui répondis que c’était justement parce que ma vie était entre les mains de Dieu que je ne me détournerais pas d’un pas pour éviter le faux prophète. — Tu feras ce que tu voudras, me dit-il: c'était de mon devoir de te mettre en garde contre ce qui peut arriver. Tu méprises mes avis, faisdonc selontes désirs. Je restai un jour à Taés, excitant fort Ta curiosité publique, quoiqu’on ne sit pas qui j'étais, et que Sélim et Moharimed eussent eu la précaution de me faire passer pour un marchand turc allant à Sana dans l'intention d'y faire des affaires de coinmerée. Le 28 au soir, nous repartimes, et je pris, comme je l'avais dit, la route de Djobla, qui conduisait droit au cœur de l'usurpation, étendant déji son réseau sur un diamètre d'une cinquantaine de fetes. Voici la réflexion que je m'étais faite. Lorsqu'un danger réel existé sur un poifit, on ne se fistite ja- mais que l'on osera affronter ce potnt-la. ‘Foul au contraire, l'on pense qu'on essayera de 8’y soustraire en faisant un détour. Dés lors, c'est dans le détour qu'est le danger et non point stir le poifit où il était d'abord. Les Espagnols ont lit-dessis un proverbé caractéristique : c’est qu'il faut prendre le tttréau par les cornes. J'étais bien résolu à ne pas m’écarter d'uñ pas dé mon chemin, dussé-je trouver le mahadi en travers de ma route. Nous avidtis à peine fait trois où qüatre lieues, en suivant la vallée qui se rend de Taës à KaAade, lorsque nous renconträmes plusietirs groupes d’Arabes qui paraissaient étoñhnés de voir une aussi petite caravane que la nôtre se hasarder dans tn lièu que tout le monde évitait. Quelques-utis des hommes formant ces groupes s'approchèrent de Sélim et lui demandérent qui nous étions et où nous allions. Sélim leur répondit que nous étions des marchands tures et que nous allions à Sana pour les affaires de notre corimerce. [ls nous laissérent passér sans autre réflexion, Plus loin, nous rencontrâmes une espèce de campement. Nous fûmes arrêlés de nouveau, et l’on nous fit des questions à peu près analogues Nous fimes les mêmes ré- ponses. — Comment alors, une fois arrivés à Tâës, vous a-t-on laissé prendre la route que vous suivez? de- mandèrent nos interlocuteurs. — Cette route étant la plus directe, nous l'avons prise sans consulter personne. — Mais vous n'ignoriez pas cependant qu’il y avait du danger à la suivre? — S'il y a danger, comment vous y trouvez-vous? — Connaissez-vous le chef du gouvernement de ce pays ? — Nous ne le connaissons pas, mais nous présu- mons que, puisqu'il fait partie du territoire de Pimam de Sana, ce chef est un dôla nommé par lui. _ — Vous vous trompez; l'imam ne commande plus ici. — Vous voulez vous railler de nous; l’imam est-il donc ou mort ou dépossédé ? — Il est dépossédé par un nouvel imam. — El quel est cetimam? Son fils, son cousin, son gendre? — Non. — Qui donc enfin? — Haçan-el-Kébir, c'est-à-dire le mahadi annoncé: par notre seigneur Mahomet. Nous nous inclinâmes à ce nom de Mahomet, ré- pondant en même temps par une locution arabe qui veut dire : « Dieu soit loué!» Alors commenca une longtie énumération des ver= tus, de la sainteté, du mérite, de la puissance du nou-: ye imam, par le nom duquel tows le monde jurait éjà. Nous répondimes à cela que nous entendions ces nouvelles pour la première fois, et que nous étions heureux de les apprendre, puisqu'elles devaient être le triomphe du culte musulman. — Vous êtes des Turcs, le mabadi vous recevra done à merveille; au reste, vous n'avez plus grand chemin à faire pour le rencontrer. — N'est-il done point à Sana? demandâmes-nous. Il y a encore une terrible distance, ce nous semble, de Sana ici. — Point du tout, il a placé sa résidence dans le paradis terrestre de la contrée. Par le paradis terrestre ils entendaient Djobla et ses environs , c'est-à-dire le pays le plus riche de tout l'Yémen. — Mais de quel pays est done le mahadi? conti- nudimes-nous, Comme si nous entendions parler de lui pour la première fois: — De Saad et de la famille de Pimam Sâadi. — Mais, repris-je, j'ai passé à Sdad il y a quelques mois, et l'on ne m'a point parlé de cela. — Ce n’est pas étonnant. Jeune encore, il alla à la Mecque, et de la Mecque, voyageant comme Mahomet, il parcourut l'Égypte, la Syrie, la Perse et une grande partie de l'Efde, où il futinspiré de venir dans! Yémen, sa patrie, pour y régénérer le culte Hrosulnran. L'individu avec lequel j'avais ce colloque était un beau vieillard, très-simplement, mais très-proprement vêtu. La fatigue de son visage attestart des fatrèues morales plutôt que physiques ; ses rides avaiëht leurs racines au cœur. Par la déférence dont il étaitentouré, je pus juger en outre qu'il était un des plus notables du pays. Sa physionomie était ouverte, ses manières élaient courtoises, je d'hésitai pas à prolonger l'en+ trélien. — Cheik, lui demandai-je, réponds-moi comme un musulman à un musulman, C'est-à-dire comme un frère à un frère, Vois-tu quelque inconvénient à ce que je parle aa mahadi avant de contintrer ma route? — Pas le moins du monde; au contraire, le ma- L’ARABIE HEUREUSE. 415 hadi ne peut que te bien accueillir. Ses ennemis font courir le bruit qu’il est terrible à tous les musulmans qui n’adoptent pas la foi pure. C’est une calomnie : il ne cherche qu’à les ramener à la vérité. Ton titre de Turc sera pour toi une excellente recommandation, et ta qualité de marchand te protégera près de lui. — Et quelle distance ai-je encore à parcourir pour le rencontrer ? — Cinq heures de route peut-être. Mais, dans sa résidence officielle, tu ne trouveras que son lieutenant. — Mais lui, où le trouverai-je ? — Dans les grottes de Djebel-Mharras, qui sont à moitié chemin de la capitale, mais où l’on ne peut ar- river qu’en passant par la ville, c’est-à-dire en faisant un immense détour. — Comment! il habite dans des grottes? mais il y a donc un palais dans ces grottes ? — Non; à l'instar de son prédécesseur Mahomet, il vit à la manière des cénobites, de privations et de recueillement. Ces groites sont deja le but du péleri- nage d’un grand nombre de fidéles. Je dois te pré- venir, au reste, que tu ne seras pas reçu de prime abord, et, avant d'arriver dans sa capitale, tu trouveras ub nouveau camp, comme celui-ci, où l'on Varrétera Si tu parais suspect. — Pourquoi paraitrais-je suspect la-bas si je ne pa- rais pas suspect ici? — Parce que la maniére de voir des hommes n’est point la même partout, et qu’à plusieurs reprises se sont présentés des gèns qui ont voulu Vassassiner. Or, les précautions qu'il né prend pas, c’est à nous de les prendre pour lui. . — S'il est le mahadi, comment pourrait-on l'assas- siner ? 6 — Mahomet n’a pas dit que le mahadi serait autre chose qu'un homme. — Mais, pour mériter ce titre de Mahadi-Cheik, il faut qu'il ait fait de bien grandes choses. — fla brisé les fers des captifs, il a rendu Pusage de leurs membres à des eben ey ie guéri des aveu- gles, rendu fécondes des femmes stériles, fait tomberla pluie pour étancher la soif de la terre; enfin il aopéré tant de miracles, qu'il faudrait être plus aveugle que ceux qu'il a guéris pour douter de la réalité de son caractère. Sa fuite même des prisons de Damas est un prodige. Je m'inclinai. — M'est-il permis, demandai-je, de m'arrêtér ici et d'y faire le repas du matin? — Nous allons faire nous-mêmes la collation, et nous réservons toujours la part de l'hôte de Diet. C'était une invitation à déjeuner dans toutes les règles, et je n'eus garde de refuser. Avoir rompu le pain et partagé le sel avec un musulman, c'est lui être devenu sacré, Dès lors, la protection dé mon hôte m'élaitacquise ; puis, dans la rusticité de ses manières, le vieillard avait quelque chose de si franc et de si bon, que l'on se sentait entraîné vers lui. Pendant tout ce terhps, mon guide de Moka, qui nous suivait toujours, se fanfilait, de son côté, auprès des nouveaux adeptes. J'étais deveriu trés-défiant et je ne le perdais pas de vue. J'avais deux Opinions sur cel homme: la première, c’est que sa mission spéciale était de m’espionner; la seconde — ef sa conduite en ce mo- ment me faisait pencher vers célle-ci— c’est qu'il était pe spécialement encore chargé d'éspionner le ma- adi. Dans l'un ou l'autre cas, il dévait garder mon secret. Trahir mon secret, c'était se livrer lui-méme., Le repas terminé, nous réenfourcliimes nos mon- lures et primes congé de nos holes. Le vicillard ne me donna ni guide ni mot de pisse. H me dit seulement: — Bon voyage, et que Dieu soit avec toi |! Ati resté, moi qui connaissais les musulmans, je me doulis bien que mon mot de passe était parti depuis longtemps. Nous marchames, pendant l'espace d'une demi-lieue encore, dans la vallée ; puis nous nous trou- vames à l'entrée d’une gorge étroite, rocailleuse, aride, creusée entre deux montagnes coupées à pic. Cinquante hommes pourraient défendre ce passage contre toute une armée. Cependant, nous n’y rencontrames aucun obstacle, Les gens qui le traversaient, allant et venant, étaient des gens du pays. De l’autre côté du défilé, nous arrivames à un vil- lage nommé Duschruk. Il est situé de la façon la plus pitioresque sur des collines cultivées. Nous y entrions au moment de la prière, et nous fûmes trés-surpris de voir tout le peuple assemblé dans une espèce de prai- rie et priant en masse au lieu de prier isolément. C’é- tait déjà une des réformes imposées par le nouveau prophète. Nous nous mélames à la prière. La prière finie, notre interrogatoire recommenga. Cette fois le questionneur était plus rude et plus défiant que l'autre. Le résuitat de la conférence ful une invitation de rester où nous étions. De pareilles invi- lations équivalent à des ordres. Aussi demeurames- nous. On dessella les dromadaires, on nous donna l'hospitalité comme à des hôtes de distinction, et l'on veilla sur nous sans que cette surveillance fût im- portune. Au reste, celui qui nous avait interrogés nous tint compagnie, avec les principaux du village, nous fai- sant eauser le plus possible, probablement dans le but de voir si nous nous trahirions. A neuf heures du soir arriva un cavalier porteur de dépêches pour le cheik. Cavalier et cheik se reti- rèrent à l'écart. Deux ou trois notables s'adjoignirent à eux. Un entretien assez vif s'établit, dont nous ne pouvions pas entendre un seul mot. Cependant, aux gestes et au jeu des physionomies, nous jugions qu'il était question de nous. Le cheik se rapprocha de moi. — Nous allons nous meltre en route, me dit-il. — Et où allons-nous ? demandai-je. — ADjobla; le naib du mahadi nous y attend. Comme c'était ce que je désirais, je ne lis aucune ob- servation et donnai l’ordre de resseller les droma- daires. A dix heures, après avoir pris congé de nos hôtes, nous nous remimes en route. Le chemin était très- diflicile, tantôt s’enfongant dans des défilés où nous étions obligés de passer un à un, tantôt s'escarpant au flanc des montagnes. Autant que l'obscurité nous permettait de le voir, le pays était très-cultivé et très- peuplé. De tous côlés on entendait le bélement des troupeaux et l’'aboiement des chiens. Vers une heure du matin, nous arrivames à Djobla. Les portes en étaient fermées, Nous mimes , comme d'habitude, pied à terre dans un des faubourgs. Une fois les portes d'une ville arabe fermées, rien ne les fait ouvrir que les affaires de première importance. Nous étions horriblement fatigués. Nous nous cou- chimes sur des sirirs en attendant le jour. Mais, à peine le soleil levé, nous élions aux portes pour en- trer des premiers. Nous arrivames chez le naib, qui nous fit attendre jusque vers onze heures. I était évident qu'à son tour il attendait des ordres , car, dès le point du jour, il était prévenu, non-seulement de notre arrivée, mais encore de notre présence chez lui, Nous avions, pen- dant cette attente, été, de la façon la plus désagréable, l'objet de la curiosité générale. Enfin, à onze heures, il nous fut permis d'entrer. On ne nous faisait pas de grâce : c'était l'heure de l'audience générale, Nous trouvâmes le naib entouré de ses gardes. Tout ce qui avait quelque chose à dire au naib passa devant nous. Quand nous fûmes seuls, il me fit signe d'approcher en me nommant par mon nom. Ce n'était point rassurant, Cependant je tis bonne contenance et m'approchai, 116 L'ARAPIE HEUREUSE. à : en — Comment, Hadji-Abd'el-Hamid, me demanda- til, as-tu pu exposer à venir ici en sortant des Etats d’Abou-Arich et du service du chérif Hussein, où tu as dû apprendre ce qui se passait dans la montagne? — Sans doute j'ai été informé, lui dis-je, et voila justement pourquoi j'ai voulu venir. — Quel intérêt pouvais-tu avoir ? — On m'a parlé du mahadi d’un manière si prodi- gieuse, que j'ai voulu le voir. — Pourquoi faire ? — Pour m’entretenir avec lui; est-il donc invi- sible ? — Le mahadi est informé de ton arrivée, me ré- pondit le naib. Depuis ta sortie de Moka, il ne te perd pas de vue; je dirai même plus : ta présence à Abou- Arich l'a beaucoup préoccupé, et tes projets de visi- ter Sana l’inquiètent. Tu es Turc, mais tu es Euro- péen, et, comme tel, on comprend que tu aies le désir de voir ; tes compatriotes sont curieux; mais, comme Turc, quel intérêt le mahadi peut-il avoir pour toi? Je fus assez étourdi de cette apostrophe. — Eneffet, lui dis-je, je suis Européen de nais- sance, mais essentiellement musulman, et, comme tel, j'ai droit à m’instruire dans une religion que j'ai adoptée. Si par mon contact avec le mahadi je par- viens à m'éclairer, je serai un de ses plus chauds par- tisans, un de ses plus fervents apôtres. ; — Soit; mais tu ne serais pas le premier qui se présentat avec de mauvaises intentions sous un sem- blable prétexte. Ne l'étonne donc point si l'on te sou- met à quelques épreuves. — A quelles épreuves dois-je être soumis ? Je suis prêt ! — À l'initiation complète de la morale du mahadi; puis, quand nous aurons acquis la certitude de ta sin- cérité, nous te présenterons. — Oui, répliquai-je; mais ce noviciat, dépendant de la bienveillance plus ou moins grande des indivi- dus dans les mains desquels je me trouverai, peut du- rer longtemps, et je n'ai pas le temps d'attendre. — C'est l'affaire d’une huitaine de jours, répondit le naib. Huit jours ne sont rien dans la vie d'un musulman ; huit jours étaient beaucoup pour moi, mais je n'avais pas mon libre arbitre, et, comme la ville était jolie et que j'avais une situation curieuse à étudier sous le rapport religieux et politique, j'en pris promptement mon parti. Au reste, l'initiation n'était pas difficile : je n'avais qu'à imiter ce que faisaient les autres et suivre les conférences des mollâhs, qui enseignaient l'abolition des mosquées et des marabouls, sans en excepter ceux de Mahomet et de ses successeurs. Les wahabytes s'élaient contentés de refuser le culte aux mausolées, mais n'avaient jamais été jus- qu'à les détruire. Les ablutions aussi étaient différentes des autres sectes musulmanes. Au lieu de commencer par la têle, ceux-là commençaient par les pieds. Pour le reste des exercices, ils étaient identiquement les mêmes. On voit qu'il n'avait point fallu une grande imagination au prophète pour inventer cela. Le pélerinage et le ra- madan continuaient de subsister comme loi fonda- mentale, Mahomet conservait son caractère de fonda- teur; seulement, on proscrivait de la façon la plus rigoureuse les vêtements recherchés, l'or etles bijoux ; on n'admettait que les habits de laine dans toute leur simplicité. L'usage du tabac était aboli sous peine de mort. Tl va sans dire que tous les mâcheurs de kâad et d'opium étaientcompris dans la proscription. Les cing prières étaient forcées. La polygamie conti- nuail à subsister. Tout cela était facile à observer et à apprendre, Je me soumis à cette consigne, et j'eus en outre tous les jours des conférences avec le naib, nommé Ibrahim, qui, au bout du compte, était un brave homme assez intelligent. J'acquis rapidement la conyiction que ce schisme avait pour but de détruire l'influence des imams. [l yavaitencoreune autre probabilité : c’est que quelque puissance étrangère fomentait cette rébellion. Je m’apercus alors que le fantôme gigantesque qui m'élait apparu dans le Théama avec le titre de ré- forme prenait, au fur et à mesure que je me rap- prochais de lui, des proportions beaucoup moins ef- frayantes. Probablement que, lorsque nous allions nous trouver face à face, je n'aurais plus affaire qu'à un homme s’entourant de mystère et réchauffaut par larigidité de son culte la superstition de ses parti- sans, auxquels, au bout du compte, il coûtait fort cher. La ville de Djobla, où j'étais forcé de séjourner, enferme une assez grande étendue de terrain, bâtie qu'elle est, deux tiers sur la colline, un tiers dans la vallée. Les maisons en sont construites en pierre el n'ont qu'un étage surmonté d'une terrasse. Chaque maison a son jardin planté d'arbres fruitiers. Les rues, chose rare en Arabie, sont pavées. Le tout est dominé par des montagnes gigantesques, très-acci- dentées, cultivées en partie et décharnées à leur cime. Au milieu de cette aridité se trouvent des ruines de vieux chateaux qui, selon les légendes populaires, dateraient de temps antérieurs à l’islamisme. Cette ville est habitée par environ vingt mille âmes. Elle est le chef-lieu du pays d'Yemen-Ala, qu'on ap- pelle en général le grenier de l'Yémen. Elle fait un grand commerce avec Mascate au moyen d'une herbe nominée wars, de laquelle on tire une belle teinture jaune. Une grande rivière passe à côté: c'est l'Ouadi- Zébid, qui prend sa source dans les montagnes du Djebel, et, courant à l’ouest, va se jeter dans la mer Rouge, tandis que lOuadi-Meidan, qui sort des mêmes montagnes et qui roule beaucoup plus d’eau, s'étend vers le sud et va, près d’Aden, se jeter dans l'océan Indien. Deux énormes citadelles donnent à la ville la forme d'un amphithéâtre. Le mur qui l'entoure est moderne et date de l'occupation turque. Hors de la ville s'éle- vail le tombeau d'un saint homme nommé Omar Ibn- Seid; ce tombeau était fermé pour le moment. La population est excellente, affable et hospitalière. Les femmes y sont d'une beauté remarquable. Je n’eus pendant tout mon séjour à Djobla qua me louer de ces excellentes gens. Leur commerce de café, de blé et de savon répand une visible abondance parmi eux. Ils vendent aussi des pierres précieuses, spé- ciales à l'Yémen, que l’on appelle akaki-yémanr et qu’on trouve dans toutes les montagnes de la contrée, mais surtout dans celles de Damar. C'est une espèce de cornaline d'un brun clair. Les Arabes la font en- châsser, la portent au petit doigt, en bracelet, au-des- sus du coude et à la ceinture. En cas de blessure, l'application de cette pierre sur la plaie arrête, selon eux, l'hémorrhagie. Pour s'assurer qu'elle est véri- table, ils l'entourent de papier et approchent un char- bon de ce papier; si elle est véritable, le papier doit rester intact. Acicha, la femme bien-aimée de Maho- met, portait toujours un collier de ces pierres, qui se transportent notamment à Surate et en Chine. Les Arabes prétendent aussi qu'il existe dans les mêmes montagnes des mines d'éreraudes qui ont été exploitées autrefois, mais dont la trace est perdue, Le septième jour, le mahadi fil demander de mes nouvelles par des envoyés particuliers qui eurent plu- tôt l'air de venir pour pénétrer ma pensée que pour s'enquérir de mon état, IIS me prévinrent en même temps que, selon toute probabilité, j'aurais l'insigne honneur d'être présenté le lendemain à leur chef, mais seul, Je ne tenais nullement à ce que Sélim et Mohammed le vissent. Je ne tis donc aucune obser- L’ARABIE HEUREUSE. tm UR ES Bee — — 47 vation. A cel effet, ajoutèrent-ils, je devais me mettre en route la nuit. C'était assez notre habitude; ce fut donc ce que nous fimes. Nous primes le chemin des montagnes Mbarras. Au fur età mesure que nous approchions, nous trouvions le chemin encombré de mendiants, d'aveugles, de lépreux, de bancals, de paralytiques. Les femmes et les filles étaient au moins pour moitié dans cette foule. Tous ces malheureux étaient fanati- sés. Ils se préparaient par le jeûne et par la prière aux miracles qui devaient s’opérer sur eux. Nous pas- sâmes au milieu de tous ces pèlerins, dont quelques- uns, pour être encore plus agréables au prophète, se mortifiaient en se mettant des colliers de fer au cou et des chaines aux pieds. J’en vis plusieurs qui se faisaient flageller avec des lanières de cuir. Nous atteignimes enfin le petit village qui porte le même nom que la montagne et qui se “trouve sur les premiers mamelons. Nous mimes pied à terre à la porte d’un immense caravansérail bâti pour la cir- constance. Il était comble et nous ne pumes y trouver de place. Nous fimes obligés de camper dehors, en attendant que les messagers qui étaient venus me prendre, et qui s'étaient immédiatement rendus près du mahadi, vinssent me reprendre. Deux élaient res- tés près de moi. XXX VI Les grottes étaient situées aux deux tiers de la hau- teur de la montagne; la route qui y conduisait était large et bien frayée. De place en place des escaliers, faits de main d'homme, facilitaient l'ascension. Ces grottes paraissaient fort anciennes. Elles élaient évi- demment de vieilles mines abandonnées, et le chemin qui conduisait jusqu’à la cime, où tombait en ruines un vieux fort, avait servi à la fois aux mineurs qui creusaient les mines et au seigneur qui habitait ce fort. Une fois arrivés aux grottes, le mahadi ne nous fit point attendre. Nous fûmes introduits à travers plu- sieurs grottes trés-vastes, servant d’antichambre, et nous arrivames enfin a celle qui servait de demeure au mahadi, et qui n’était éclairée que par une espèce de soupirail communiquant avec l'extérieur. Le prophète était entouré de ses apôtres, assis à terre sur un simple paillasson, et plus simplement mis que tous ceux qui l’entouraient. Il était vêtu d'un caftan vert et coillé d’un turban blanc; quoique ue (il était âgé de trente-cing ans à peine), il avait la barbe complé tement blanche. Sa parole était à la fois douce et harmonieuse, parfaite ment à Punisson de ses beaux yeux et de sa physionomie calme et bien- veillante, imposante cependant. Les Arabes, en Je re- gardant, s'inclinaient et le disaient illuminé d'une flamme intérieure. Lui, comme le naib, me nomma par mon nom. — Approche, Hadji-Abd'el-Hamid, me dit-il, et sois le bienvenu devant moi. Depuis quelque temps, . le sais, tu manifestes le désir de me voir; si je ne l'ai point reçu plus tol, c'est que je suis accablé d'af- faires. Regarde el juge. En effet, il était entouré d'une véritable barricade de lettres auxquelles cinq ou six tolbas répondaient, écrivant sur leurs genoux et trempant leur plume de bambou dans l'encrier qu'ils portaient à leur ceinture, Chaque lettre était ensuite mise sous les yeux du ma- hadi. I y appliquait un énorme cachet entouré d'une légende arabe et portant son nom au milieu : Hacan-el-Mahadi, ou Hacan le Messie. Au lieu de passer son cachet à l'encre de Chine, comme Cest l'habitude, il le noircissait à la fumée ane ep I CA ELEC ELEC ea une lampe qui brülait près de lui, et l'appliquait au bas de la lettre. Tous ces écrivains étaient courbés bien plus sous la sainteté du lieu et sous la vénération que leur in- spirait la présence du mahadi, que par l'importance de leur besogne. Comme s'ils eussent été sourds et muets, le prophète ne s'inquiétait pas le moins du monde de leur présence. Il parlait, interrogeait, or- donnait devant eux. ls semblaient n’avoir ni yeux ni oreilles. Le mahadi, au contraire, ne perdait pas une syllabe de ce qui se disait autour de lui. Tout l'auditoire était debout. Comme il m’ y avait invité, je jetai un coup d'œil autour de moi, et je vis qu’en effet il ne perdait pas de temps. J'indiquai par une inclination de tête que j'appré- ciais la façon dont il employait ses journées. Alors il commença de me questionner sur le chérif Hussein, sur le chérif Heïder, sur les villes du littoral et sur l'opinion des populations à son égard, disant lui- même qu'on devait, dans le Théama, le désigner comme un brigand et un assassin, tandis que, ajou- tait-il, il n ‘était en réalité que le messager du Sei- gneur, chargé de châtier les méchants et “de récom- penser les justes. Je me gardai bien de contester sa prétention. Je m'inclinai, au contraire, en signe d’assentiment. — Lorsque je quittai Abou- “Arich, lui répondis-je, le chérif ignorait complétement ton existence. Dans toutes les villes où j'ai passé, j'ai trouvé la même ignorance. A Has, pour la premiere fois, j'ai entendu prononcer ton nom; a Moka, j'ai élé témoin de la terreur qu'il inspirait. Il sourit. — En effet, dit-il, avec toutes leurs armées, toutes leurs munitions, toutes leurs armes, toutes leurs villes fortifiées, les chérifs ne me résisteront pas plus que limam, car je les frapperai tous avec l'épée de Dieu. L'imam de Sana et les chérifs sont des Lyrans qui ont usurpé le pouvoir et dont il est temps que justice soit faite. Hussein est encore le plus fort et le meilleur de tous; avec lui, peut-être, pourrai-je m'entendre; mais avec l'imam de Sana, jamais. Je compris comment le mahadi ne s'entendrait ja- mais avec l’imam de Sana, qui prenait lui-même le titre d'apôtre, comme les sultans de Constantinople et du Maroc. — Au reste, je tiens ce dernier, continua-t-il. Outre ce que j'ai demandé, les populations de l'Hadramont et du Mareb se réuniront immédiatement à moi. Hus- sein, qui a intérêt à la chute de’ imam, ne lui prétera aucun secours; au contraire, il m'aidera à l'écraser, sauf ensuite à nousentendre ensemble; ma conviction est done que je réussirai dans mon entre prise. — Je ne doute aucunement de son succès, lui ré- pondis-je; cependant je doute que tu puisses faire marcher sous la même bannière les populations de l'Hadramont et du Mareb, qui sont continuellement en guerre les unes avec les autres, D’ ailleurs, tous ces pelits princes n’admettent pas de supérieurs. — Ils admettront une puissance qui viendra au nom d'Allah; si je marche à leur tête, ce ne sera point comme chef, ce sera comme prophète, En tout cas, nous nous reverrons et nous causerons plus a l'aise de toutes ces questions-la. Je désire te garder encore quelques jours, — Jedemanderai, malgré l'honneur que tu me fais en me retenant près de toi, que tu me retiennes le moins longtemps possible; j'ai besoin de me rendre promptement à Sana. — Et de Sana? demanda le Jui ahadi. — De Sana, probablement &la Mecque. — Mais tu Cennuies done ici? Que te manque-t-il? — Kien, lui répondis-je. 118 L’ARABIE HEUREUSE. om NANA — Nous pourvoirons à tes besoins de manière à y satisfaire en toutes choses. D'ailleurs, à quoi bon aller à Sana? à quoi bon aller à la Mecque? Ne peux-tu faire ici ce que tu ferais là-bas? fia’ ee — Ce serait avec plaisir, lui répondis-je; mais j'ai une famille, et je ne saurais vivre loin d'elle. — Soit; mais je veux te revoir. ‘ — Quand cela? — Demain. A Je me retirai. Mes guides me ramenèrent au petit village qui est au pied de la montagne. Cette fois nous n'eùmes pas besoin de disputer notre place dans le caravansérail. ‘ On nous avait préparé une petite maison dont le cheik du village avait l’ordre de nous faire les hon- neurs. On sait au resle à quoi s’en tenir sur ces sortes d'hospitalités qui coûtent toujours plus cher que si l'on faisait soi-même la dépense. Cette journée n’offrit rien autre chose de remar- quable, si ce n’est que, sans attendre le lendemain, le mahadi me fit venir. brut Cette fois il était seul, avec deux ou trois intimes seulement, et dans un compartiment plus écarté des mêmes grottes. 2 Il était éclairé par d'énormes bougies jaunes qui donnaient à la grotte l'aspect d'une chapelle. La lu- mière des bougies faisait reluire l'humidité des parois, et Yon entendait l'eau qui tombait goutte à goutte dans un angle. Le mahadi m’accueillit très-affectueusement, et comme si nous n’étions pas, lui un prophète et moi un simple mortel. C'était à l'heure de la dernière prière. Nous la fimes ensemble, en petit comité. Après la prière vint une collation. La frugalité des mets cor- respondait à la simplicité des vêtements et à la rusti- cité du domicile. Après ce repas, silencieux comme le sont ordinairement les repas arabes, les intimes se relirérent, et je restai seul avec le prophète. — Tu vois, me dit-il, que je te sers selon tes sou- haits, et je n’ai pas voulu te faire attendre. Je sais que ton temps est précieux ; je connais le projet qui te fait parcourir nos montagnes; plusieurs de tes compatriotes déjà les ont visitées à différentes épo- ques. Je n’approuve pas ton intention d'aller à Sana, non point personnellement à cause de moi, mais parce qu'il pourrait arriver malheur. L'imam de Sana est un maboul idiot, un behein, un âne; il ne respectera ni toi, ni ton intelligence européenne, ni ton caractère musulman; il né verra dans ta personne qu'un agent d’Hussein. Si tu insistes pour aller à sa cour, veille sur toi. Je sais que ton intention est de te rendre à Bagdad, bien que tu m’aies dit que tu allais à la Mecque. Si tu vas de Sana à Bagdad, tu seras obligé de traverser le désert, et tu y resteras; de quel- que titre que tu te pares, de quelque travestissement que tu te couvres, tu n’en seras pas moins reconnu. Tes pieds européens te vendront partout; leurs doigts ont été trop longtemps serrés par des bottes pour que tu puisses faire croire que tu as toujours porté la sandale. » À l'est de Sana, tu trouveras des populations tout à fait barbares qui ne te pardonneront pas les tentatives que tu pourras faire pour passer sur leur territoire, et sois bien sûr en tout cas d'une chose, c'est que, quand imam ne te maltraiterait pas dans ses propres Elats, il trouverait moyen de se débarrasser de toi une fois que tu en serais sorti. [l sait, comme j'ai pu le savoir moi-même, ton séjour à Abou-Arich, ton passage dans tout le Théama; je dirai plus : il sait que dans ce moment-ci tu es auprès de moi; ses agents pénè- trent jusqu'au milieu de mes familiers. » Eh bien! crois-tu qu'avec toutes ces raisons de lui être suspect, il te reçoive sans défiance? Certes son abord sera bienveillant; il paraitra s'intéresser à toi, vouloir te seconder dans tes recherches, et te demander des conseils; il les suivra méme s’il les trouve bons, mais il te sacrifiera à ses premières craintes, et tous ses officiers applaudiront, car cha- cun, en te voyant venir, craindra que tu ne viennes prendre sa place. Pars donc pour Sana si tu le veux absolument; non-seulement je ne m’y oppose pas, mais encore je te donnerai toute protection jusqu'aux limites de mon territoire. Mais, encore une fois, si tu étais un homme sage, tout en continuant ton voyage, tu éviterais Sana, tu gagnerais le Mareb avec des let- tres de moi qui y faciliteraient ton passage, et, puis- que tu veux voir, tu trouverais là des villes inconnues aux Européens, et la ligne de ces villes te conduirait, à travers l'Hadramont et en longeant les mers de sable, jusqu'à Mokallah, dans la mer des Indes, où tu trouverais toutes les occasions possibles pour te con- duire à Mascate. De Mascate à Bagdad, tu n'aurais plus qu’un pas. J'ai vu tout ce que tu veux voir, crois donc en mon expérience de voyageur. » Maintenant, que ce que tu vas voir ne te fasse pas oublier ce que tu vois. Musulman par l'habit et par le cœur, peut-être tu n’en es pas moins Européen par les habitudes. Je connais la curiosité des Européens, et je comprends ce qu’un autre que moi ne compren- drait point peut-être. Sache donc ce que nul ne sait que moi, c'est que nous sommes ici dans un lieu sacré dont parle le Coran. Ces grottes que j'habite ne sont autres que les cavernes des Sept-Dormants. Tous les forts que tu vois sur les montagnes environnantes sont des forts sabéens. Tu trouveras les restes de leur ancienne capitale dans le Mareb, et sur ces restes des caractères que personne ne peut lire et qui appartien- nent à la langue himyarite. » À Damar et à Sana, tu trouveras des caractères coufiques. Je les ai lus, car je connais la vieille lan- gue arabe. Sur le mont Hirran, près de Damar, tu trouveras d’autres grottes pareilles à celles-ci, plus grandes même. Ce sont d'anciennes carrières qui mé- ritent d’être visitées, parce qu'avant de devenir car- rières elles ont été minées et qu’on en a tiré du sou- fre et du fer avant d’en extraire de la pierre. Tu y trouveras encore des filons de minerai, mais de cui- vre, et une source d'eau chaude. Ces mines, comme ces carrières et comme les carrières de Taës ont été, il y à cent ans à peu près, occupées par des faux mon- noyeurs qui se sont emparés de tout le bon argent de limam qui régnait à cette époque et lui ont rendu de l'argent faux. Tu vois que, quoique je ne sois pas Eu- ropéen, je n’ai point voyagé les yeux fermés. Ouvre les tiens, et surtout sur le danger. » Je le remerciai beaucoup pour ses conseils et pour l'intérêt qu'il prenait à ma sûreté personnelle. — Mais, lui dis-je, comme mahadi, tu dois savoir que ce qui est écrit est écrit, et que l'homme ne sau- rail rien changer à sa destinée? — Tu as raison : ce qui est écrit est écrit. Mainte- nant, avant que tu me quittes, jai à mon tour un renseignement à te demander. En Europe, s’occupe- t-on de magnétisme ? — Oui, répondis-je, et quelques savants même s'en occupent d'une manière très-sérieuse. — Peux-tu me dire de quelle façon on procède? — Mais comme en Orient, je présume. — T'es-tu occupé de magnétisme? : — En France, oui; mais pas depuis que je suis en Orient. — Tu sais que le magnétisme remonte à la plus haute antiquité ? — Je le sais. — Croit-on en France au magnétisme? — Les uns croient, les autres nient. — Et à quoi Vapplique-t-on? . — Un savant français l'a appliqué à la chirurgie et L’ARABIE HEUREUSE. 419 oo mm a fait des opérations pendant le sommeil des magné- lisés. — A-t-il opéré sur des hommes ou sur des femmes? — Sur des femmes particulièrement. Les femmes, étant plus nerveuses, sont plus facilement soumises a l'action du magnétisme. — Et quel genre d'opérations at-il faites ? — Toutes, mais particulièrement Vablation du sein dans les cas de cancer. Le mahadi réfléchit un instant. — Tu es médecin? me demanda-t-il. — Oui. — Peux-tu faire quelqu’une de ces expériences de- vant moi? — Je suis médecin, mais non chirurgien. Il ne comprenait pas bien la différence qui existait entre les deux professions. Je la lui expliquai. — Quelle expérience peux-tu me faire? — Celle de l’insensibilité contre la douleur. — J'ai des esclaves des deux sexes. Sur quel sexe préfères-tu faire cette expérience ? — J'aimerais mieux la faire sur une jeune fille. — De quelle race ? — As-tu une Abyssine? Ce sont des sujets excel- lents. Le mahadi frappa dans ses mains et ordonna qu’on lui amenat une esclave qu'il appela par son nom. Cinq minutes après, une jeune fille entrait voilée. — Est-il besoin qu'elle 6te son voile? demanda-t-il. — C'est inutile, répondis-je. L'enfant tremblait. Le mahadi lui dit de sa voix la plus douce quelques mots pour la rassurer. La jeune fille s'accroupit sur une natte. Je me plaçai devant elle. Je n’ai jamais, dans mes expériences de magné- tisme, employé les passes. Je me suis contenté de prendre les deux mains du sujet, de les envelopper des deux miennes, et de commander fortement au sommeil de s'emparer de lui. Il est rare, quand j'opère sur une femme jeune et nerveuse, qu'au bout de cing minutes elle ne dorme pas. Au bout de cing minutes notre sujet dormait donc du plus profond sommeil magnétique. : — Quel moyen as-tu employé? me dit le mahadi. — Aucun autre que ma volonté, un ordre muet et doux pour ne point irriter le sujet. Au reste, habituée à obéir, Vesclave réagit moins par la volonté qu'une Européenne. Celle-ci, qui ignorait ce que l’on voulait d'elle, n'a pas réagi du tout, et, tu le vois, elle a subi complétement et rapidement l'influence de ma volonté. — Oui, je le vois, dit le mahadi très-attentif à l’opé- ration. Je compris qu'il avait quelques notions du magné- tisme, mais que, ces notions élant peu avancées, il désirait se mettre au courant. Une jeune et belle esclave, subissant sa volonté et manifestant devant ses adeptes les différents prodiges du magnétisme, pouvait lui être très-utile dans son rôle de prophète. — Maintenant, veux-tu que je la fasse passer par les différentes phases du magnétisme ? — Oui; tu peux la mettre en extase ? — Parfaitement; seulement il faut, pour que tu voies l'effet de l’extase, qu'elle ait le visage découvert, — Ole-lui son voile. — Allends, nous allons voir si elle entend. Com- ment se nomme-t-elle ? — Nedjina. — Appelle-la de son nom. — Nedjina? dit Hacan. La jeune fille tressaillit. — Appelle une seconde fois, elle a entendu. Il répéta le nom de Nedjina avec un accent plus im- pératif. — Sidi, répondit la jeune fille, c'est-à-dire mattre. — Tu vois, lui dis-je, elle entend, — Oui. — Ordonne-lui d'ôter son voile, et elle obéira. Le mahadi donna l'ordre, Nedjina obéit, C'était une enfant de douze à treize ans} au nez fin et droit, aux cheveux crépus et tressés en une multitude de petites nattes, aux joues légèrement saillantes, au teint bronzé, aux sourcils noirs, aux cils longs. Ses lèvres entr’ouvertes laissaient voir des dents blanches comme des perles. — Je voudrais bien, dis-je au mahadi, avoir quel- ques-uns de ces coussins pour lui en faire un appui, et cependant je ne voudrais pas quitter ses mains de peur de perdre mon influence sur elle. Le mahadi alla chercher les coussins lui-même et les appuya contre les reins de la jeune esclave. Sans la toucher, et du geste, en poussant l'air devant moi, je la renversai la tête en arrière. Le hasard m'avait fait rencontrer un sujet admirable. Sur un second geste de ma main, accompagné de l'expression muette de ma volonté, les yeux s’ouvrirent. Ils étaient si beaux qu'on eût cru que l'état dans lequel se trouvait la jeune fille doublat leur grandeur. ; Elle était en extase. On eut beau lui approcher des yeux la flamme d’un flambeau, ses paupières ne bou- gèrent point. Une goutte de cire brûlante tomba sur sa joue; elle y fut insensible. — Peut-elle parler dans cet état? demanda le mahadi. — Je le crois; parle toi-même, et elle répétera tes paroles. — Il n’est pas d'autre Dieu que Dieu, dit le ma- hadi, et Mahomet est son prophète. L'enfant répéta les paroles du mahadi, mais d'une voix automatique, sans timbre et sans accent, pareille à celle des sourds-muets quand ils répètent des paroles devinées d'après le mouvement des lèvres. — Oh! s’écria le mahadi, très-bien | — Maintenant, lui dis-je, tu as vu que la cire bouil- Jante l'a touchée sans qu’elle s’en aperçüt. — Oui, dit-il. — As-tu un sikin ? Le sikin est un canif avec lequel les Arabes tail- lent leurs plumes de roseau. — Oui, dit-il. Et de l'étui d’un des talebs, il tira un sikin et me le présenta. Je choisis un endroit du bras où je ne pouvais endommager ni nerf, ni veine, ni artère, et fis glisser la lame du sikin entre les muscles de l'en- fant jusqu'à ce que la lame disparût à moitié. La dor- meuse ne donna aucun signe de douleur, et continua de rester les yeux démesurément ouverts et la tête renversée. Le sang sortit à peine de la blessure. — Tu vois, lui dis-je, elle n'a rien senti. Je tirai le sikin de la plaie, L'enfant ne bougea pas plus à la sortie qu'à l'entrée du fer. Le bras était en catalepsie. — Maintenant, dis-je au mahadi, essaye de lui faire plier le bras. ; Il y employa toutes ses forces et échoua. Pendant ce temps, la figure restait impassible. Dans l'état de veille, il est évident que ces diverses tentatives eus- sent fait horriblement souffrir l'enfant. — Tu as vu? lui dis-je. — Oui. Il parut hésiter à me faire une question. Je le re- gardai. — Crois-tu, me dit-il, que je pourrai sur elle ce que tu peux, toi? — Demande-le-lui. Je mis les deux mains de l'enfant dans celles du mahadi. A cette substitution, la dormeuse poussa une espèce de gémissement, comme si quelque chose se brisait en elle, 420 L'ARABIE HEUREUSE. om — Mobéiras-tu comme tu obéis au hadji, Ned- jina ? lui demanda-t-il. ~ | Il fut obligé de renouveler une seconde fois sa question. Potins — Oui, dit-elle, mais il faut que ce soit toi qui m’endormes. — Et pourrai-je tendormir? — N’es-tu pas mon maitre ? — Puis-je t'interroger, et veux-tu me répondre ? — Dis au hadji de me tirer du boutelli, cela me fatigue. Par le mot bowtellz, elle entendait un état partici- pant du cauchemar et de l’extase. Je me hâtai de lui fermer les yeux et de rendre la souplesse à ses membres. Alors, avec un soupir, elle porta la main à la blessure de son bras. Mais je touchai la plaie avec le doigt, et la douleur disparut. — Crois-tu qu'elle verra? me demanda le mahadi. — Je le crois. Demande-le-lui. — Verras-tu? demanda le mahadi. — Oui, dit la jeune fille, mais endormie par toi; maintenant je ne verrais que pour lui. — Fais-lui deux ou trois questions, me dit le ma- hadi. Je repris les mains de l'enfant, qui poussa une exclamation de bien-être. Elle semblait rentrer dans son état normal. — D'où viens-je? lui demandai-je. Elle s'orienta et tendit la main vers le sud. — Tu viens de là, dit-elle. En effet, Taës était au sud de Djobla. — Et où vais-je? Elle étendit la main vers le nord. — Tu vas là, dit-elle. En effet, j'allais à Sana. — Ai-je quelque danger à craindre sur ma route? — Tu as couru un grand danger, mais il est passé. Je me retournai en souriant vers le niahadi. — Tu sais mieux que personne, lui demandai-je, si elle dit vrai. — Il est passé, répéta-t-il. Puis, aprés un instant : — Réveille Nedjina, me dit-il. L'enfant fut aussi facile à éveiller qu’elle avait été facile à endormir. Elle ouvrit ses grands yeux, qui s’élaient refermés après l’extase, regarda avec étonne- ment autour d'elle, vit deux personnes, sentit qu’elle avait le visage découvert, prit son voile et s’en enve- loppa. — Maintenant, lui demandai-je, puis-je partir ? — Tu le peux, et si à ton tour tu désires de moi quelque chose avant ton départ, demande. — Je te remercie, je n'ai besoin que d'un sauf-con- duit ou d’un mot de passe. — Attends encore, me dit-il, c'est dans ton inlérel que je vais te faire celle question. — J'écoute. XXXVII — Es-tu franc-maçon ? me demanda le mabadi. — ()1]1] — Quel grade occupes-tu dans la compagnie ? Je suis simple maçon, mais mon père élail vé- nérable —— MOI, JE SUIS rOSe-Crolix. Il me fit voir ses insignes. - J'ai été reçu à Malte, ajouta-t-il, en 4236 de l'hé- “ive. Dans tous les Etats de Vimnam, et dans le ThGama, tu ne trouveras pas de franc-maçon; mais dans les tribus indépendantes, et dans tous les pays à l'est de l'Yémen, dans l'Hadramont, dans l'Oman, dans le Ne djéxl el chez les Antz , tu trouveras des irel — Je le sais. — Mais sais-tu de quelle façon se font les épreuves ? — Je présume qu'elles se font comme chez nous, en Europe. — Non pas, et voila l'erreur contre laquelle je veux te prémunir ; service pour service. — Soit; parle, je técoute. — Eh bien! les épreuves se font au moment où l’on s’y attend le moins, en plein air, avec le premier venu, à l’arrivée, au départ, pendant le séjour; toute la po- pulation prend part à l'épreuve, tout sera épreuve. Considére donc chaque chose qui Uarrivera comme une épreuve. On criera aux armes au milieu de la nuit, on te surprendra, on tarrétera, on feindra de vouloir t'assassiner; tout cela, épreuve. Il y aura des dangers réels au milieu de tout cela ; traite le danger lui-même comme une épreuve, et tu auras une chance de plus d'échapper au danger. Là, la franc-maconne- rie est merveilleusement établie; elle correspond avec l'Inde, la Perse, la Syrie, l'Asie Mineure et Constan- tinople. — Mais dans quel but cette franc-maçonnerie est- elle établie? lui demandai-je. Quel en est le fonda- teur ? — C'est un nagib nommé Mohammed-[bn-Abd’Al- lah, seigneur de Wadaa, dont la famille prend son origine dans le Haschid-el-Békil; tu trouveras encore les ruines de son palais sur le mont Sumata, la plus haute montagne de l’Yémen. Quant à son but, elle a pour objet principal de surveiller les étrangers, de les empêcher de venir espionner les tribus nomades, de s’insinuer dans leur vie, de s’immiscer dans leurs affaires et de communiquer le venin de leur civilisa- tion aux enfants d'Abraham. — Avez-vous un grand maître? — Non, Mahomet et ses successeurs eussent seuls été dignes d'être les grands maitres d'une pareille institution. ~~ Mais, lui dis-je, voilà ton affaire, à toi; puisque tu es le mahadi, c'est-à-dire le successeur prédit de Mahomet, tu n'as qu'à te proclamer grand maitre. — Laisse-moi renverser l'imam de Sana et nous verrons après. Mais, ajouta-t-il, le temps s'écoule; tu es pressé de partir; je Vai dit ce qu’il t'était impor- tant de savoir; avec cet avis, et en t'y conformant, tu peux faire ce que jusqu'ici aucun Européen n'a pu faire. Seulement, cache bien ta science et ne l'en sers que dans les grandes occasions. Quant à la façon dont je l'ai reçu, quant à la confiance que tu m'as inspirée, ne Ven élonne point. J'ai obéi à Pnispiration, Main- {tenant voici lon sauf-conduit. Bon voyage et Dieu te garde ! Nous nous embrassimes à la manière orientale ; nous échangeñmes le signe maçonnique; je le laissat dans la grotte avec Nedjina, et j'allai rejoindre Sélim et Mohammed, qui m’attendaient à Djobla. Nous étions dans la nuit du 42 au 43 juin. A peine nous mettions-nous en route avec mon guide de Moka el le sauf-conduit du mahadi, qu'un orage épouvan- table éclata en pluie et en tonnerre. A l'instant même, les torrents se remplirent et roulèrent leurs eaux. Notre route devint le lit d'une rivière ; nos chameaux étaient dans l'eau jusqu'au ventre. Nous fûmes obli- wos de hisser sur un de nos dromadaires notre guide qui élait à pied. Par bonheur, nous n'avions qu'une courte distance à parcourir pour arriver à Abb, la seconde ville de la province après Djobla. Nous y arrivames vers minuit, mais suns pouvoir aller plus loin. Tout voyage était devenu impossible par un pareil temps. Le lendemain malin, nous nous remimes en route, Le pays était complélement ravagé par l'orage de la veille, Au resté, un conslrucleur inconnu, voulant L’ARABIE HEUREUSE. 121 eee meer eee me ere ereeeeermeeeereeerer utiliser les fréquents orages qui ontlieu dans le pays, avait bâti un aqueduc de trois ou quatre cents pas de long, pour recueillir les eaux de pluie et les conduire dans une immense citerne située près d'une mos- quée. Plus nous avancions vers le village de Suk, plus nôtre route devenait impraticable, encombrée quelle était par des arbres déracinés, des roches et des éboulements de terrain. Suk veut dire foire. Il y a peut-être dans l’Yémen vingt villages que l’on désigne sous le nom de Suk, et qui tirent ce nom du marché qui y a lieu chaque semaine. Nous nous arrétames dans ce grand village, dont la population est de deux mille âmes à peu près. A deux hêures, nous nous mettions en route pour Méchader, petite ville dominée par une montagne et par sa citadelle. La pluie n'avait fait que raviver la verdure. Nous fimes halte dans un caravansérail extérieur. Nous y rencontrames une quarantaine de voyageurs prêts a se mettre en route en caravane pour Damar. Tout le monde était fort préoccupé des événements du pays. Je me gardai bien de dire que je venais de voir le mahadi, pour n'être pas forcé de répondre aux questions que l’on m’etit faites. A minuit, nous partimes en carayane. L'étape était longue. En partant, nous laissames à notre droite les ruines du Dhafar. (était la que, selon le mahadi, je trouverais, si j'avais le temps de m'écarter de ma route, des inscriptions himyarites. Cette ville passe pour avoir été l’ancienne capitale des rois himyärites. En laissant à notre gauche les monts Sumara, nous traversimes successivement les villes et les villages de Iérim, Hobasch, Dikesstib, Molos, et enfin nous arri- vames dans le pàté des montagnes d’Hiran, où se trouve située Damar. A Damar, nous sortions du pays révolté et nous rentrions dans les Etats de l’imam. Damar était encore fidèle à l'imam. Sur les limites des Etats révoltés, l'homme que, sur les ordres du mahadi, nous avait donné le naib, nous quitta. A Damar, les contrariétés commencèrent. D'où ve- nions-nous? qui étions-nous ? comment avions-nous traversé le pays du mahadi? Le dôla nous fit venir. L'interrogatoire fut long. A la suite de l’interrogatoire, il nous fut permis de continuer notre route. Le dôla savait bien que nous serions arrêtés plus loin. Ce qu'il y ade remarquable à Damar, c'est une aca- démie seidiyé, où beaucoup de jeunes Arabes appren- nent le Coran, les mathématiques et l'astronomie. Damar est une ville de dix à douze mille âmes. Nous traversimes Kodda, petite ville fortifiée. Les champs et le désert qui l’avoisinent foisonnent de vipères. Nous avions été prévenus de cette circonstance el nous avions évilé de mettre pied à terre. Vers le soir, nous arrivames à Doran; nous y couchâmes après avoir subi un second interrogatoire du dola, qui finit par prendre sur lui la responsabilité de notre passage. Vers minuit, nous nous remimes en route. Vers dix heures du matin, nous étions à Kodda, petit village situé à trois lieues au sud de Sana. Nous fimes halte pour laisser passer la chaleur et nous remettre en route dans l'après-midi. A trois heures nous partimes. À six heures nous entrions dans le faubourg de Sana. Ce faubourg se nomme Bir-el-Assab, puits des Jones. 1 n'était point possible d'entrer dans la ville sans une autorisation de Vimam de Sana. La défense était surtout rigoureuse pour les voyageurs venantde Djobla. Nous descendimes comme d'habitude dans un cura- vansérail. Ivasans dire que, comme toujours, la popu lation, avide de nouvelles, s’amassa autour de nous. Nous cons très-faligués et par conséquent peu dispo- sés à faire la conversation. Je soupai et me couchai en recommandant à Sélim de ne‘me réveiller que pour affaire importante. . Lelendemain matin, de trés-bonneheure, un des offi- ciers du palais se présentait à moi et m'invitait à le suivre chez le vizir. L’invitation, du reste, était faite de la facon la plus polie du monde. Dix minutes après, j'élais dans l’antichambre de Sa Seigneurie. J'y restai deux heures. Ce n'était point pour me faire attendre, mais pour donner audience aux personnes arrivées avant moi. Enfin, mon tour vint et je fus introduit. Le vizir avait toutsimplement l'air d'un gredin. Maigre, chétif, insolent, avec des doigtscrochus et faits pour la rapine ; ayant le type juif plutôt qu’arabe, vêtu d'habits rapés destinés à cacher ses richesses, précaution qui n'est pas inutile dans un pays où il faut des années pour s'enrichir et où le caprice du maitre vous fait pauvre en une heure. Ce vizir était accroupi sur une vieille natte de paille de riz, machant du kaad, et fumant de temps à autre une bouffée dans un narghillé. L’habi- tude est qu’on lui baise la main. Je me contentai de le saluer à la manière turque, et de lui demander à quelle occasion il m'avait fait l'honneur de m'appeler. — Qui es-tu ? me demanda-t-il. — Pour te répondre, il faudrait que jesusse d’abord moi-même qui tu es. — Je suis le fakih de Sana. — C'est bien. Maintenant je suis prêt à te répondre. Les gardes paraissaient fort scandalisés de ma ma- niére de parler à un si grand seigneur. — Je tai demandé qui tu étais ? — Hadji-Abd’el-Hamid. — D'où viens-tu ? — De Moka. — Quelle route as-tu suivie ? — La route ordinaire. — Et tu n'as pas rencontré d'obstacle dans ton voyage? — J'ai rencontré des hommes qui m'ont arrêté, qui, comme toi, m'ont demandé qui j'étais et ce que je fai- Sais, et qui, voyant que je n'étais qu'un marchand, m'ont laissé passer. — Est-ce au nom de l’imam que l’on t'a arrêté? — Oui, mais au nom de l’imam El-Mahadi. — Comment, au nom de l'imam El-Mahadi? L'imam de Sana ne se nomme pas ainsi. Son nom est Nassr- ed-Din. — Je n'en sais rien, je suis un marchand, — Tu n’es donc jamais venu à Sana? — Jamais. — Et as-tu vu l'imam? — Non, je n'ai vu que son naïb, qui se trouve à Djobla, où l'on m'a retenu plusieurs jours. — T'a-t-on maltraité ? — Non, on s'est contenté de me faire des ques- tions auxquelles je n'ai pu répondre, n'étant pas du pays et n'ayant qu'une idée bien vague de la façon dont le gouvernement est constitué. — Tu n'es point nauf de Moka, alors? — Je suis Turc. — De quelle partie de la Turquie ? — De la Mecque. — Comment de la Mecque! Tues né à la Mecque ? — Oui. Mais tu es Français ? — J'ai dit que j'étais né à la Mecque, parce que c'est à la Mecque que je suis devenu musulman. Tu n'es donc pas Frat cats, alors ? — Je suis toujours Français de naissance, mais je suis musulman et Turc de religion. — ‘Pu viens ici pour voir l'imam — Je viens {Ci pour mon commerce; si je Vois Liman, > 122 L'ARABIE HEUREUSE. te LL LN je remercierai la Providence du bonheur que je lui devrai. — Alors, tu es marchand ? répéta-t-il. — Oul. — Tu viens ici pour affaire de commerce? — Oui, — Que comptes-tu acheter ? — Du café et de l’encens. — Ta aurais trouvé ces marchandises à bien meil- leur marché à Beit-el-Fakih ou à Hodeida; tu aurais eu là, d'ailleurs, la protection de ton ancien maitre Hussein d’Abou-Arich, où tu as été sardar et médecin. Ne viendrais-tu pas plutôt ici à la recherche de quelque plante? — Si j'en trouvais de salutaires, je les recueillerais certes sur mon chemin. Puisque tu es si bien instruit de tout ce qui me concerne, tu ne dois pas ignorer comment et pourquoi j'ai quitté Husseïn ? — Nous savons dans les plus petits détails toute ton existence près de Hussein, ainsi que ses projets sur le neveu de imam. Peut-être viens-tu ici avec mission de réconcilier l'oncle avec le neveu. Ne tente pas cette démarche, tu échouerais. — Tu te trompes, lui dis-je, je n’ai aucun caractère officiel ni officieux ; je viens pour mes propres affaires, et j'en ai assez sans m'occuper de celles des autres. D'ailleurs, j'ai apprisen servant les princes orientaux qu'il y a plus de danger que de profit à leur service ; et jesuis bien décidé à n’avoir plus d'autre maitre que moi-même. C'est dans ce but queje me fais simple mar- chand, ne demandant rien et n’offrant rien à personne. — Cependantsi l'imam te faisait des offres, les refu- serais-tu ? — A l'instant même, sachant bien que, quand même il daignerait me demander mon avis, ilse garderait bien de le suivre. — En quittant Sanä, que comptes-tu faire ? — Me rendre à Bagdad. — Par quel chemin? — Je ne sais pas encore. Un immensesablier qui se retourne toutes les douze heures marquait onze heures. C'était l'heure à laquelle le fakih avait l'habitude de se rendre chez l’imam. Il se leva, et en selevant il me donna la main. — Au revoir, hadji, me dit-il. Te voilà à Sana pour quelquetemps; mes esclaves ont ordre de te conduire au logement que je te destine. A propos... une recom- mandation... Puis, baissant la voix : — Avant que tu voies l'imam, si tu es appelé à le voir, tu feras bien de n'avoir de relations chez toi avec personne. Sur ces mots, le fakth sortit. Un de ses esclaves portait sa lance, les autres le suivaient à pied. A la porte de son palais, le fakih monta à cheval après avoir reçu les salutations des passants, el se dirigea vers la citadelle, tandis que, guidé par deux beaux esclaves nègres, je m’acheminais vers une des nombreuses mai- sons dont le fisc dépossède les habitants au profit de leur doux maitre. A Sana seule, l'imam possède peut- être deux mille maisons qui lui viennent toutes de la meme source, Mon nouveau logement se composait d'une maison tout entiére, vide comme une maison arabe; bien construite, du reste, proprement dallée et blanchie à Ja chaux, avec une petite cour au milieu et un divan donnant sur celle cour. L'appartement dont je fis choix était l'appartement réservé d'habitude aux femmes. Nous fimes déloger une douzaine de rats du premier élage, et deux ou trois couleuvres du rez-de-chaussée. L'habilude est, quand on les chasse, de les mettre le plus poliment possible à la porte. Les tuer porterait malheur. Les appartements étaient peints à une certaine hau- teur ; les plafonds, très-élevés, étaient boisés et peints. Dans chaque appartement il y avait un ventilateur tournant sur des gonds. Les portes, comme d'habitude, fermiaient avec des serrures en bois. Au-dessus de la terrasse s'élevait une petite maisonnette en joncs des- tinée à être le boudoir de la maison. Les murs, à la hauteur de quatre pieds, étaient tapissés de nattes. La natte est la tapisserie la plus fraiche pour les mu- railles. | ; Il y avait des écuries pour six chevaux, écuries à ciel découvert. Jamais le cheval arabe ne couche sous un toit. On le laisse au plus fort soleil comme à la pluie. J'avais été conduit directement à la maison sans avoir le temps de reprendre ni Sélim ni Mohammed. Pendant que je m'installais, un des esclaves, à qui je donnai leur signalement, alla les chércher. Sélim fit quelque difficulté. Il voulait savoir si le nègre venait bien en mon nom, ce qu’il était, ce que j'étais devenu. Le nègre lui parlait très-brutalement, el Sélim lui ré- pondait plus brutalement encore. Mais Mohammed intervint, et mes deux serviteurs se décidèrent à suivre l’esclave avec mes dromadaires, qui, éreintés de la route, se faisaient tirer l'oreille bien autrement encore que Sélim. Ils arrivèrentavec mes bagages. On installa les dro- madaires dans l'écurie, on déplia les tapis, on jeta les coussins dessus, on sortit les pipes des étuis, la vais- selle des sacoches, les vêtements des coutfes, les provi- sions des mezzones, et nous nous trouvames installés. Pour avoir de l’eau fraiche, Sélim acheta aussitôt des jarres poreuses et les fit remplir. Ces jarres sont de forme antique et couvertes d’arabesques. Elles sont transparentes comme la plus fine porcelaine. On en acheta d’autres destinées à prendredes bains. J'ai déjà dit comment les bains se prenaient à Abou-Arich. Avant de meltre l'eau dans un vase neuf, on le parfume avec du benjoin ou de l'encens. Tous les vendredis, on renouvelle cette fumigation, qui, tout en parfumant l’eau, la rend plus saine. Cetlepremièreinstallation accomplie, j'envoyaiSélim et Mohammed en reconnaissance par la ville. En Jeur qualité de nationaux, ilsétaient excellents fureteurs. Je ne venais guèrequ'après eux etsur leurs indications. Selon l'usage musulman, tous mes voisins arrivaient me souhaiter bon séjour et me serrer la main, et, maigré l'avis du vizir, je fus forcé de les recevoir et de causer avec eux beaucoup plus que je ne l'eusse voulu. Tous ces visiteurs me faisaient en venant des offres de service. C'étaient des gens riches pour la plupart, ayant jardins, maisons decampagne, magasins en ville, banque et comptoirs. Bien qu’à peine installé, je dus leur offrir la pipe et le café. La conversation roula sur l'imam. Il va sans dire que la moitié des visiteurs eût certes voulu le voir pendu ; on ne tarissait pas en éloges. Rien n'est cu- rieux comme l'Arabe, celui des villes surtout; il veut tout savoir, et, pour tout savoir, fait semblant de savoir tout. Pendant que je subissais un second interrogatoire, arriva le vizir, toujours affectant la simplicité et la pauvreté, En entrant chez moi, il parut froissé de me voir une cour si nombreuse. Chacun se leva. Après les compliments d'usage, il me demanda si j'étais déjà sorti. Je lui répondis que je n'avais pas mis le pied dehors, mais que j'avais été bien dédom- magé ae celle reclusion par l'obligeance qu’avaient mises les personnes qu'il voyait à me venir offrir leurs services. [l s'accroupitsur un tapis ; tout le monde en fit autant, à l'exceplion des Israéliles qui se trouvaient là et qui restèrent debout, les genoux pliés, les mains presque jointes. Nulle part, dans aucune ville d'Orient peut-être, les Israclites ne sont plus maltraités qu'à Sana. Le gou- FE L’ARABIE HEUREUSE. 193 te ne et PR be ED + he LL ER A A Ng vernement les laisses’enrichir, il les engraisse en quel- que sorte, sachant que c’est de l'argent qui dort et qui, touten dormant, porte d’énormes intéréts. Puis, un beau jour, il les met sous presse et leur fait rendre _jusqu’a la dernière pièce d’or de leur coffre-fort. Is sont solidaires les uns des autres. Lorsque l'un n'a pas les moyens de payer, tous doivent payer pour Ini. Ls ne peuvent point habiter dans la ville. Leur domicile est a l'extérieur. C'est un village tout entier auquel ona donné le nom de A4rd-el-Yoûd. — terre des juifs. Ls vivent là au nombre d'environ cing ou six mille. Les vexations sont grandes. Ils ne peuyent avoir plus de deux synagogues, leurs maisons ne doivent pas s'élever au-dessus de sept mètres. Cette rigueur vient de ce qu’un nommé Oraki, ayant, dans les temps passés, déplu à l’'imam, fut condamné à une amende de cinquante mille talaris et à la prison. La prison, il la fit. Mais quant aux cinquante mille talaris, qui faisaient sept cent cinquante mille francs, s'étant déclaré trop pauvre pour les payer, et la compagnie, de son côté, ayant déposé son bilan, on démolit douze des quatorze temples qui existaient. Depuis ce temps, il n’a point été permis de les rebätir. Le vizir venait m'inviter à diner et à aller passer Ja soirée chez lui, et, en prenant congé de moi, il me fit signe de le reconduire. Je compris qu'il avait quel- que chose de particulier à me dire, et je Le suivis jus- que dans le vestibule. La, il me dit que j'avais tort de recevoir si nombreuse compagnie; que ceux qui la composaient étaient des curieux et pas autre chose; qu'ils venaient pour étudier mon caractère et espion- ner les causes de ma venue à Sana. Il ajouta de plus que l’imam était disposé à me recevoir quand cela me ferait plaisir. Européen et chrétien, j'ensse été obligé de subir un cérémonial; mais en ma qualité de mu- sulman, je pouvais à toute heure du jour jouir du droit de voir sa gracieuse figure. Il me prévenait que d'habitude l’imam donnait ses audiences dans le Pos- tan-el-Metwok-kel, c'est-à-dire dans le jardin du sultan (imam a deux résidences à Sana), celle où l'on me prévenait que je pouvais être reçu et qui était sa résidence d'été. De plus, il avait palais à la cita- telle, et c'était sa résidence d'hiver et des jours de mauvaise humeur. Quand il y avait révolle à Sana, par exemple, et cela arrivait quelquefois, c'était la qu'il se retirait. Cette invitation, qu'on me transmet- tait de sa part, équivalait à un ordre. Cependant, comme je voulais maintenir mon indépendance, je répondis qu'aussitôt que je serais reposé, j'irais. — Tu feras bien de ne pas trop tarder, me dit le vizir; mais, au reste, puisque ce soir tu viens chez moi, nous reparlerons de tout cela. Vers les quatre heures de l'après-midi, Sélim et Mohammed revinrent. Ils étaient enchantés de la ville, et surtout de l'affabilité et de la bonté des habi- tants. La ville était fort peuplée, ornée de beaux pa- lais, de belles mosquées, de beaux jardins. Brel, Sé- lim et Mohammed, qui avaient tout vu, m'invitaient à tout voir à mon tour, surtout les bazars, qui élaient d'une merveilleuse richesse. Comme dans toutes les villes d'Orient, les rues sont bâties contre le soleil; elles sont étroites et tortueuses mais propres. Des fontaines, alimentées par des aqueducs qui amènent l'eau des montagnes, les rafraichissent. Un torrent coupe la ville dans un tiers de sa lar- geur. Il est vrai que, vers le mois de juillet, il se des- sèche, et que la vase qu'il laisse à découvert donne des fièvres paludéennes. Elle est entourée de murs bosselés, de cinquante en cinquante pas, d'une tour. Son enceinte peut avoir de six à sept kilomètres, et est percée de sept portes dont quatre principales. On compte douze mosquées, toutes ornées de mi- narels. La principale, nommée Djemma-cl-Kébira, en a deux. Elle occupe le centre de la ville, Les anciens rois du pays étaient paiens et adoraient le feu. D'après les savants du pays, de même qu’on nommait les rois d'Egypte des pharaons, on nommait ceux de | Yémen des thoubas. La famille régnante a Sana, au moment de mon passage, et qui est encore la même aujourd’hui, descend de Kacem-el-Kébir, qui lui-même prenait son origine dans celle de 1’imam Hadic, dont nous avons vu le tombeau a Saad. Le climat est infiniment plus agréable que celui du Théama. La hauteur de Sana au-dessus du nivean de la mer étant de trois ou quatre cents mètres, sa tem- pérature, en juin, c’est-a-direau moment de la grande chaleur, monte le jour, vers midi, de 39 à 40 degrés, et a trois heures, de 40 à 42. C’estle moment de la sieste ; Ja ville, pendant trois heures, a lair de la ca- pitale de la Belle au Bois dormant. Les nuits y sont froides et humides; la température y descend à 10 degrés centigrades. Rarement deux jours se passent sans tonnerre. On dirait qu'il y a dans les monlagnes environnantes quelques phéno- mènes atmosphériques qui y appellent, y concentrent et y font éclater les orages. En automne, il y grêle, chose rare dans les autres villes de l’Yémen ; j'y ai ramassé des grêlons gros comme des noisettes. Sana est distante de soixante-deux lieues de Moka, à vol d'oiseau, bien entendu. Au milieu de sa population se trouvent à peu près deux cents familles de Banians. Ils ont leur quartier à eux, mais peuvent rester dans la ville. Ils s'occupent de commerce et d'industrie. Ce sont d'excellents or- févres, bijoutiers, serruriers, tisserands et tailleurs. Ils payent comme droit deséjour une petite redevance qui varie de deux à trois cents talaris par an. Quand un des membres de la famille meurt, l'imam perçoit un droit de succession de quarante à cinquante talaris. Si le mort ne laisse pas d'héritiers, Pimam s'empare de tout, même quand la succession échéerait dans l'Inde. Comme dans l’Yémen les Banians ne peuvent brûler leurs morts, ils s’arrangent à n'y être que de passage. Ils viennent, y font fortune et s'en vont. Peu de femmes les suivent: Dans le pays de Mascate, au contraire, ils vivent en famille nombreuse. Là, ils peuvent suivre clandestinement les rites de leur reli- gion. Le gouvernement ferme les yeux, et, si la rede- vance est bonne, il ne les rouvre pas, même pour voir la flamme des bûchers. XXXVIII Outre que Sana est la capitale de l Yémen, elle est encore celle des seidiyé. Cette secte, dont imam de Sana est le patriarche, a pour fondateur Séid-{bn-Ali- Ibn-Hosseih-Ibn-Ali, c'est-à-dire Séid, fils d’Ali, petit- fils d'Hosseih, arrière petit-fils d’Ali. Les seidiyé, comme toutes les autres secles, prétendent enseigner seuls la vraie religion. Ils se considèrent comme les musulmans les plus purs et les plus sincères, et comme les sunnites, qui se composent des quatre sectes or- thodoxes, se sont partagé le temple de la Mecque, sans permettre à aucun autre rite d'y construire une chaire, les seidiyé s’en font une imaginaire, qu'ils placent dans l'éther et qui flotte au-dessus de la Kaaba. De leur côlé, les sunniles, ne pouvant empêcher cette chaire aérienne, ont mis un impôt sur chaque pèlerin qui vient prier dans la Kaaba au-dessous de sa chaire. Cet impôt est arbitraire, et proportionné à la fortune du pèlerin, Les seidiyé reconnaissent, avec les sunnites et les schites, la suprématie de Mahomet sur tous les autres prophètes. Mais ils déclarent que ce n'était point Abou- Bekr qui devait lui succéder : c'était Ali. Les scidiyé ne croient pas non plus à la succession des douze imams, quoiqu'ils aient conservé une vünéralion assez 124 L’ARABIE HEUREUSE: mo grande pour les quatre premiers. Comme on me l'a- vait déjà assuré dans le Théama, ils ne professent pas une grande vénération pour ces petites coupoles qui marquent la demeure et la tombe des santons et des marabouts. Aussi ne rencontre-t-on à Sana et dans tout le pays occupé par les seidiyé aucun derviche, santon ou marabout. li ne se passa rien de remarquable au diner du vi- zir. Je me trouvai avec les principaux officiers de la cour de Sana. Mais les premiers entre ces officiers élaient, au bout du compte, des laquais et des men- diants, et aucun d'eux ne vaut la peine d’une mention particulière. Je trouvai l’occasion de dire au vizir que, le lende- main, après la prière, je me présenterais chez ’imam. Le vizir me fit observer que le lendemain était un vendredi, c’est-à-dire ie dimanche des musulmans. Il me donna le conseil de me trouver sur le passage de Son Altesse à son retour de la mosquée. Le vendredi, limam, qui est en même temps un patriarche, et qui prend même le titre de kake, et, sur ses monnaies, celui d’émer el moumenin, c'est- à-dire commandeur des croyants, le vendredi l’imam officie. Dès qu'il est entré dans la mosquée, les portes de la ville, les cafés et les caravansérails se fer- ment. C’est vers onze heures et demie qu’il se rend à la mosquée, toujours entouré d’une grande pompe. Il a son porte-parasol; le parasol est le signe du com- mandement. Plus de mille personnes de sa famille et les notables le suivent, les uns a cheval, les autres a pied. L'imam est toujours monté sur un cheval ma- enifique. A la porte de la mosquée, les domestiques se précipitent et prennent les chevaux. Des drapeaux marchent devant lui, surmontés de cassolettes d'ar- gent, renfermant, au lieu de parfums, des amulettes ayant pour but de rendre le prince invulnérable. A la porte de la mosquée s’agslomèrent les droma- daires portant dans des litières les femmes du harem. Dromadaires et femmes restent à la porte. Ces litières sont entourées de soldats qui maintiennent le peuple à une distance respectueuse. Je fus prévenu de la sortie de l'imam par une dé- charge de coups de fusil; et, comme il sort par une des portes de la ville pour rentrer par l’autre, jeus le temps d'aller me joindre à la foule qui se trouvait sur la place de la grande mosquée. L'imam, en passant devant moi, parut me recon- naitre. Cela tenait-il à mon costume égyptien, qui faisait de moi un étranger? On se pressait pour lui baiser les pieds, les mains, ce qui paraissait l’'amuser modérément. lL me fit un salut des plus gracieux, puis s’entretint avec le vizir, qui marchait près de lui. De l'un des minarets (la mosquée en a deux), on avait annoncé sa sortie du palais: de l'autre, on annonça son arrivée à la mosquée. [l entra d’un pas hardi, et marcha vers un cabinet qui est aux mos- quées ce que la sacristie est aux églises chrétiennes. Lu, il se couvrit des vêlements sacerdotaux, prit à la main une grande canne, et rentra à la mosquée pré- cédé de deux bannières. Une espèce de suisse le pré- cédait; deux aides le suivaient. Il alla prendre place dans une sorte de niche pratiquée dans le mur, et dé- sivnée sous le nom de mischrab. Là, il s'assit sur un fauteuil de bois, tandis qu'une façon de diacre mon- lait en chaire pour faire lecture d'un chapitre du Coran, Ce chapitre terminé, on chante en arabe le Saloum fae vmperatorem au profit de l'imam. Dans les autres Elats musulmans, celle invocation, nous l'avons dit, se fait en partie pour Abdul Wid, en partie pour l'empereur du Maroc. Puis vient la prière, L'imam la récite en se proslernant, Tous li assistants se prosternent en meme temps que lui, La prière terminée, on récite quelques litanies pour le repos des morts; après quoi, imam sort de la mos- quée, remonte sur son cheval, et rentre au palais dans le même ordre et en suivant la même route qu’il a prise pour venir à la mosquée. A la porte, un des officiers vint à moi et m'offrit son cheval. Je suivis donc le corlége. Des hérauts criaient dans les rues les titres et les mérites de l'i- mam. La foule applaudissait. Arrivé au château, tout le monde mit pied à terre. Les principaux suivirent l’imam, et j'entrai avec eux, tandis que les cavaliers faisaient l'exercice du djerid dans la cour, en manière de fantasia. Les jeunes gens de la famille de imam s’adjoignaient à cetle course et disputaient d'adresse avec les autres cavaliers. Le palais se compose d’un principal corps de bati- ment flanqué de chaque côté d'un harem: harem pour les femmes légitimes, harem pour les concubines. Nous fûmes introduits dans le bâtiment principal. Le ves- tibule était plein de soldats, de kobails et de nègres. On monte au premier étage par un large escalier. Trois ou quatre personnes peuvent y monter de front. Ces maisons sont très-fraîches le jour; la chaleur n’y entre que par d’étroites ouvertures, et les dalles en sont arrosées deux ou trois fois par jour. La salle était encombrée des principaux officiers de l’imam, qui, lorsque celui-ci entra, se levèrent avec des acclama- tions. L’imam les salua de la tête, et, entouré de ses frères et de ses fils, s’assit sur une estrade fermée comme une balustrade dans le chœur d’une église. Sa famille, rangée à sa gauche, était sur des estrades moins éle- vées de deux pieds que lasienne. Les ministres étaient debout derrière la famille. Au milieu de l'appartement se trouvaient trois bassins d’où s’élancaient des jets d’eau qui atteignaient à une hauteur d'une quinzaine de pieds. Tout cela fonctionnait à l’aide de machines hydrauliques mues par des chameaux, des bœufs ou des esclaves. Le parquet secomposait de dalles en marbre formant damier. Les côtés tout à l’entour étaient couverts de natles; sur ces nattes on avait étendu des tapis de Perse doux et moelleux, de véritables matelas d’un pouce d’é- paisseur. La couleur et les dessins en étaient magni- fiques. Les coussins sur lesquels ’imam, ses frères et ses enfants étaient assis étaient en cachemire et en soie. Le cafetan dont le premier était revêtu était vert clair, avec de larges manches, et des broderies d’or cou- vraient la poitrine. Tl portait sur la tête un large tur- ban de mousseline blanche. On défila devant lui pour lui baiser les deux côtés de la main, le dos et la paume. A chaque courtisan accomplissant cette cérémonie, il adressait en pas- sant un mot gracieux. Il va sans dire que tout le monde avait laissé sa chaussure à la porte. Les uns étaient nu-pieds, les autres avaient des chaussettes. C'étaient les riches qui se passaient ce luxe. J'avais, moi, de petites babouches de maroquin jaune, qui gantent le pied et que l’on met dans des babouches plus grandes. Les petites s'appellent mackla, les grandes, marhkoub. Je me rapprochai de lui à mon tour, me contentant de m'incliner, les deux mains sur la poitrine, et lui demandant des nouvelles de sa santé. — Sois le bienvenu, medit-il; je suis heureux, hadji, de te: voir dans mes Llats, où je mets tout à ta disposition. Demande, et mon vizir, qui est là, a ordre de te satisfaire en toutes choses. Je le remerciai. — Au reste, continua-t-il, nous aurons à causer ensemble. J'ai à l'entrelenir d'une multitude de choses; tu as tant voyagé et tant vu, que je ne pourrai que in'inswuire en parlant avec toi, mais dans l'intimité. L'ARABIE HEUREUSE. 425 Je me félicite que la Providence tait amené a ma cour. Je m’inclinai de nouveau , passai devant lui, saluai sa famille et sortis. A la porte, on voulut me donner un cheval, mais je remerciai en disant que j'aimais mieux aller à pied, afin de mieux voir la ville. Cela parut fort extraordinaire à ceux à qui s’adressait cette réponse. Ils ne comprenaient pas qu’à une heure de l'après-midi on put faire autre chose que dormir. J'essayai souvent de faire la sieste comme les autres, je ne pus jamais. C'élait l'heure où je faisais mes ob- servations météorologiques et prenais mes notes. — Mais tu ne verras rien que le soleil etles murs, m’objectérent les ofliciers. C'est le soir, à quatre heures, à cing heures, que la ville est belle, et c'est la nuit qu’elle est gaie et vivante. Je ne voulus pas avoir le démenti de mon projet. Je parcourus la ville, où en effet je ne rencontrai per- sonne. Les boutiques étaient toutes ouvertes, fermées d’un simple filet à grosses mailles. Les cafés étaient encombrés de gens dormant sur des sirirs. Les bains étaient vides. Ce qu'il y a de cu- rieux, c'est que, dans toutes ces boutiques, où l'on n'a qu’à prendre, personne ne prend. {l n’y avait en effet dehors que moi et les mouches. Celles-ci étaient, par celte effroyable chaleur, atteintes d’une surexcitation qui les rendait insupportables. De temps en temps l’odorat était désagréablement affecté. Presque immédiatement l'œil apercevait le ca- davre d’un chameau, d’un chien ou d’un chat. Ce qui rend odieux le séjour des villes musulmanes , c’est la présence des corps d'animaux en putréfaction. Nulle part on n'enlève les cadavres. Là où l'animal meurt, ou est jeté mort, il pourrit, infectant lair. Je rentrai chez moi, accablé de cette chaleur. Je me couchai à mon tour sur un tapis, attendant que la pre- mière brise du soir me rendit la vie comme au reste de cette nature calcinée par le soleil. Vers quatre heures, je reçus la visite du vizir. Il était accompagné de deux ofliciers de l’imam. Les of- ficiers m'apporlaient des cadeaux. Ces cadeaux con- sistaient en dix ou douze moutons vivants, en deux couffes de bonbons, et en vingt petites bourses renfer- mant de l'argent. Chaque bourse contenait à peu près vingt-cinq à trente francs. Avec une bourse comme celle-là, un bourgeois de Sana peut vivre deux mois. La monnaie qu'elle renferme se compose de petites pièces grosses comme nos pièces de dix sous. On les appelle des kbirs. Un thalari, la plus grosse monnaie d'argent ayant cours dans l'Yémen, vaut trente-deux /birs, soixante-quatre kamaris, soixante pali, cent soixante harffs et six cents neijés. Par conséquent, le neijé est un peu moins qu'un de nos centimes. La plus forte monnaie d'or est le sequin de Venise. Les Arabes le nomment mergas. Le talari vaut cinq francs cinq sous; le sequin vaut onze francs. Les imams battent monnaie dans la citadelle et convertissent les sequins de Venise en monnaie d'or, valant sept francs dix sous. La monnaie porte un chiffre, Je nom du prince régnant, la date de l'époque où elle a été frappée, mais jamais de figure, La plus grande monnaie frappée par imam vaut deux francs cinquante centimes. Je n'ai jamais rencontré qu'une seule piècede cing francs: c'était à la Mecque; elle por- tail l'effigie de Bonaparte, premier consul. On la gar- dait comme curiosité. Je voulus l'avoir, on ne voulut pas me la donner à moins d'une guinte. Les vingt bourses que m'avait envoyées l'imam va- laient donc à peu près deux cent cinquante francs. [1 y avaitaussi des fruits du pays. Je donnai quarante francs à ceux qui m'avaient apporté ces cadeaux, Le vizirs'empressa de me dire que ce que m'envoyait l'imam, c'était pour mon charbon et mon café, mais que chaque jour il Complait se charger de mon en- tretien. Je le remerciai en disant que je n'avais besoin de rien. Mais le vizir insista, disant que j'étais l'hôte de l’imam , et que, tant que je resterais dans la capi- tale, c'était à lui de pourvoir à mes besoins. En effet, tous les matins, à neuf heures et à six heures du soir, je voyais arriver deux plateaux, l’un chargé de viandes, l'autre de fruits et de sucreries. Les viandes étaient toutes coupées en petits morceaux, afin que l’on put les prendre avec les doigts. Le pilau forme toujours la base d’un repas en Arabie. Ces vivres m'étaient apportés par des nègres magnifiques, à la peau luisante comme si elle eût été vernie. La première fois qu'ils m’apportérent mon repas, ils me présentèrent en même temps un sac de tabac en feuilles préparé en partie pour la chibouque, en partie pour le narghillé. Ils s'informèrent en même temps près de moi pour savoir si je ne fumais pas le yucca. Sélim, qui aimait beaucoup le yucca, se hâta de ré- pondre que oui. A dater de ce moment, le vizir me fit deux visites par jour. Toutes ces politesses semblaient indiquer de la part de l’imam le désir de me garder indéfiniment à Sana. Ce n’était point une manifestation qui me fût le moins du monde agréable. Je voulais , au contraire, partir le plus vite possible pour le Mareb ; mais je ne le pou- vais pas sans la protection de l’imam. Or, pour obte- nir cette protection, il me fallait lutter de courtoisie avec lui. Bien que le Mareb soit un Etat indépendant, l'imam n'y exerce pas moins une certaine influence morale. Je ne pouvais, dès les premiers jours de mon arrivée, lui parler de mon projet; je devais en laisser naître l’occasion et attendre le jour de sa naissance avec une patience toute musulmane. En attendant, je passais mes heures perdues avec plusieurs notables de la ville, qui me faisaient leur cour croyant la faire à l’imam, et qui memmenaient, soit dans leurs jardins de la ville, soit dans leurs mai- sons de campagne. Les jardins étaient magnifiques, rafraichis par des jets d’eau, ef riches des plus beaux arbres fruitiers. Il y avait aussi des champs de roses et des charmilles de jasmins. Ces jardins attenaient en général à des maisons oùles richeslogeaient leurs mai- tresses. C'élaient ce qu'au xviu® siècle nous appe-= lions des petites maisons. Dans ces petites maisons, les Arabes oublient en général qu'ils sont musul- mans, et ils boivent du vin et des liqueurs que leur fournissent les juifs. Les femmes de Sana sont certainement les plus belles de tout l'Yémen. Les juives sont généralement grandes, ont de heaux cheveux, et sont d'un blanc mat qui les fait ressembler à de belles poupées de cire. Les femmes arabes ont le teint plus foncé, et plusdedispositions à devenirobèses. La secte des seidiyé étant beaucoup plus tolérante que les autres sectes, il en résulte une intinilé d'in- trigues amoureuses , où, de part et d'autre, l'intelli- gence la plus raflinée est mise en œuvre, Comme Sana est une ville extrêmement fréquentée par les Ctran- gers, c'est surtout aux étrangers que s'adressent les agaceries féminines. Voici en général comment une intrigue se noue. Une femme, cachée derrière sa jalousie, qu'elle fait crier pour que celui dont elle veut aturer l'attention lève la tête, etil doit la lever prudemment, une femme laisse tomber une fleur, son mouchoir, un billet, Ce billet, ce mouchoir, cette fleur, ne sont point encore un rendez-vous; mais c'est une invilalion à revenir vers le même lieu, Presque toujours, au moment où vous vous éloignez, la porte s'ouvre, et une femme parfaitement voilée vous suit, C'est ordinairement une juive où une négresse. Vous la voyez ou vous ne la voyez pas. Cette femme est chargée de savoir où vous restez, de s'informer de votre nom, de votre con- 126 L’ARABIE HEUREUSE. EEE mm dition, de votre fortune. La femme ne vous parle pas, et se dérobe plutôt qu'elle ne vous cherche. Le lendemain, ou même le soir, vous repassez sous la même fenêtre. Une nouvelle amorce vous est jetée. Vous savez dès lors à quoi vous en tenir. La femme a fait son rapport et le rapport vous a été favorable. Cette fois, en rentrant chez vous, vous avez la visite de la messagère. Alors commence l'éloge de la femme qui vous aime. Elle est princesse, elle est tout ce qui peut tenter votre imagination. Malgré ce séduisant tableau, vous hésitez. Toute intrigue est grave avec une femme mu- sulmane. C’est le seul cas où votre consul n’ait pas le droit de yous réclamer. Je me trompe, il y en a deux. Le second cas, c’est la fabrication clandestine de la poudre. Cependant, vous consentez à une entrevue. Il faut au moins se connaître avant de s'aimer. La meilleure occasion est celle des bains ou de la mosquée. Dans une bousculade, et une bousculade est facile à pro- voquer, la femme écartera son voile; on verra son Vi- sage; ou plutôt c'est la confidente qui écartera le voile de sa protégée. Celle-ci, au contraire, se plaindra, criera, pleurera, afin que les voisines, Yeunuque ou lesclave nègre n’aient rien à dire. Voilà pour la mos- quée. Au bain, c’est plus facile. La patronne des bains est presque toujours dans l'intrigue. Il y a deux bat- chis à gagner pour elle : un de la part de la femme, un de la part de l'amant. Les eunuques ou les esclaves restent à la porte de l'établissement. Les bains ont une coupole percée de petits jours, fermés par des vitraux. Le curieux, conduit par la patronne; monte sur la terrasse de la maison. Maintenant il a vu la femme qui l'aime, c’est à lui de juger si elle vaut la peine que l’on risque un coup de couteau pour elle. La femme noble n’a pas besoin d’aller au bain, ayant son bain chez elle. Celle-là, l’homme la voit quand elle va à son jardin. Seulement, il doit risquer les coups de courbach de l’eunuque. Celle-là, il devra l'aller trouver chez elle. Là, le péril est double. Il faut entrer déguisé en femme, déguisement qui rend la défense difficile etlamort ridicule. Parfois, la femme exige que on se noircisse le visage et les mains. Ce- lui qui se prête à cette fantaisie court deux dangers : le premier, d'être tué par le mari; le second, de trop bien plaire à la femme et d’être gardé par elle. Que faire si la femme vous déclare que vous êtes son pri- sonnier ? Crier? Si vous criez, vous étes découvert ; découvert, vous êtes mort. I} faut se cacher. La femme vous cache dansun de ces grands coffres dont il est tant question dans les Mille et une Nuits; dans quelque cabinet de débarras où personne ne va jamais, ou bien dans quelque trappe qu’elle a fait construire. Mais l'ouvrier qui a construit la trappe ne peut-il pas la dénoncer ? son! au dernier coup de rabot, l'ouvrier est mort, Le cas était prévu. Dans les villes comme Alexandrie, où l'on a la mer sous la main; comme Constantinople, où l’on à le Bosphore au pied de sa maison; comme le Caire, où passe le Nil, quand on est lasse de l'amant; on le coud dans un sac et on le jette à l'eau. Il est vrai qu'à la femme surprise il en arrive autant. Seulement, on lui fait une société : on met avec elle dans le même sac un cog, un chat et une vipère. Mais à Sana, où il ne passe qu'untorrent, à sec pendant six mois de l'année, il n'est point facile de noyer l'homme qui gène; on relrouve done le cadavre en tout ou en partie, et cela fait causer, C'est la matrone qui a introduit le vivant qui est chargée de faire disparaître le tort. Au reste, di le meurtre est découvert, la loi est in- flexible, fût-ce la fille de l'imam. Si le prix du sang est refusé, la mort payera la mort. La mort de la femme est l'étranglement par le lacet. Si c'est un mu- sulman qui est surpris chez la femme, celui qui le surprend a le droit de le tuer ; seulement, cette catas- trophe devient la honte de toute la famille. Il en ré- sulte que parfois un musulman se tait comme ferait un Européen. Ces transactions n’ont pas lieu lorsque c’est le père ou le frère qui surprend, au lieu du mari. Si c’est un juif qui est surpris avec une femme mu- sulmane, il est d’abord promené à l'envers sur un âne dans toute la ville. On lui met la queue entre les mains au lieu de bride; puis, descendu de son âne, on le mutile et on le pend. Quant aux Banians, de pareilles aventures ne leur arrivent presque jamais, les Banians étant trop pru- dents pour se laisser prendre à de pareilles amorees., Ce n'est point que les tentations leur marquent. Les Banians riches, beaux de visage, font de nombreuses passions. Mais ils ne viennent dans l Yémen que pour faire fortune. Au surplus, les Banians sont presque de la famille. Chaque maison a son Banian qui fait les affaires du père, du mari ou des frères. Il n’y aurait rien d'étonnant qu’il fit les siennes en même temps. Nous ne parlons pas des Sabéens. Les Sabéens ap= partiennent à une race trop méprisée des musulmans pour qu'il y ait jamais intrigue entre un Sabéen et une femme musulmane. Si un Sabéen demande à boire à un musulman, le musulman lui donne un vase plein d'eau, mais, quand le Sabéen a bu, le mu- sulman brise le vase. L’imam m'avait dit qu’il me parlerait en particulier. C'était une obligation pour moi d'aller au devant de celle conversation. J'y allais d'autant plus volontiers que je m'apercevais que l’imam était au fond um excellent homme, et que, chaque fois qu'il faisait une sollise, il y était poussé par son entourage. Je profitai d’un moment où il était à sa citadelle pour l'y aller trouver. Nous avons dit que la citadelle est située du côté apposé au postan. Elle est bâtie sur la colline de Chomdan. La colline de Chomdan est domimée eble= même par la montagne de Nikkom, où sont lès ruines d'un vieux fort qui, s’il faut en croire les archéologues arabes, fut bâti par Sem, fils de Noë. Le lecteur com- prend que je ne le force aucunement à croire à celte origine. La citadelle est séparée de la ville par une muraille. Limam était fort aimé des habitants de sa capitale, et la cause de cet amour tenait à son accessibilité. Un homme, musulman, chrétien ou juif, pourvu qu’il fàt du pays, pouvait à toute heure du jour, et presque sans retard, arriver jusqu'à lui et lui exposer sa plainte, à laquelle il faisait droit à l'instant même, par un arrêt presque toujours plein de bon sens et d'é= quité. J'avais, avant moi, envoyé Sélim pour lui demander à quelle heure je le dérangerais le moins. Sélim l'avait abordé comme s'il ett été un grand; l'imam Jui avait répondu : — À l'heure où ton maître voudra, je serai à sa disposition, et, si je suis occupé, je lui ferai dire de m'attendre un instant. Au reste, l'heure la plus com mode pour un entretien comme celui que je désire avoir me semble être le soir, après la prière. Je l'at- tendrai donc ce soir. En vertu de cette invitation, je me rendis à la cita- delle, Limam était dans son divan. J'avais traversé, pour arriver jusqu'à lui, un immense vestibule dans lequel était toute une garnison, Son divan était situé au premier étage. Limam, lorsque j'arrivai, était en conférence pri- vée avec deux de ses frères, et, ce qu'il n'avait pas fait lors de ma première visite, 1l se leva pour me rece- L'ARABIE HEUREUSE. 427 —— voir. C'était la plus grande marque de considération qu’il put me donner. ¥ XXXIX — Je te remercie de ta visite, me dit ’imam; j'au- rais désiré que tu vinsses plus tôt, car j'ai à te parler de bien des choses qui ne peavent se dire qu’en téte- a-téte. Les frères, en entendant Ce que me disait imam, se retirèrent à l'instant même. Nous restames seuls. Tl fit apporter du café et une pipe. Lui ne fumait pas; les Arabes de distinction fument rarement; par cour- toisie, je refusai la pipe. — Eh bien! me dit-il, entamant la conversation comme eut fait un Européen, tu viens donc d Abou- Arich? — Oui, sidi. — Tu y as éprouvé bien des ennuis? — Quelques-uns, en effet. — Hussein voudrait donc fairé la conqüête, non- seulement de tout le pays, mais encore de tous les hommes qui oht une valeur ? Tu lui as prouvé qu’un homme était plus difficile à prendre qu'un royaume. Mais je lui pardonne tout, parce qu’il est inteiligetit et brave. — Et ajoute généreux. — Oui, oui, très-rénéreux ; mais il sait choisir son temps et son monde pour être généreux. — C’est un mérite de plus. — Allons, je vois que tu ne veux pas dire de mal de l'homme que tu as servi, et je Pen sais gré. Cepen- dant, tu n’as pas voulu faire partie dé sa famille? — Ce n’était point que je ne trouvasse l'honneur grand; je le trotivais trop grand méme; mais je suis voyageur avant tout. Je fe métais arrêté à Abou- Arich qu’accidentellement; je m'y étais arrêté surtott parce que je crois l'influence de P Angleterre datige- reuse à l’islamisme, et que je voyais dans Husseift un ennemi de l'Angleterre. Mon père est mort en combat- tant contre les Anglais. — Qu'élait ton père? — Mon père était un pacha du service de Bona- parte, ef ila combattu avec lui en Egypte. — Où est-il mort? — En Espagne, pendant la retraite de Vittoria. — Hussein, reprit imam, est non-seulement l’en- nemi des Anglais, mais dans son ambition il avait aussi des projets contre moi. Je ne cherche cepen- dant à lui faire aucun malt! Au lieu de tious faire la guerre, guerre qui ne peut être profitable qu'aux An- glaïs, nous ferions bien mieux de nous donner la main. Ah! si les Arabes ne se fussent pas divisés, que ne seraient-ils pas comme ptissance, et quelles forces ne trouveraient-ils pas dans leur unité ! — C'est Ja mon avis aussi. Quaht à Hussein, en effet, il a eu l’idée de te faire la guerre, mais cette idée lui a été suscitée par l'arrivée de toh neveu. — Oui, je sais que mon neveu s'est réfugié à Abou- Arich, et c'ést bien & Hussein d'avoir donné à un prince une hospitalité princière. J'aime mieux qu'il soit là que de m'avoir forcé à le faire décapiter. Mais ce qui m'étonne, c'ést qu'il s'attache à là fortune d'un enfant qui n'a aucune chatice dé succès, et qui, en supposant même qu'il réussit, serait un ingrat C'était prédire à Husseitt Ce qui lui arriva quelque temps après. Je n'avais rich & répondre et he répon- dis rien. L'imam continua : — N'importe, tu lui as bien organisé ses troupes; tu lui as montré à fondre des boulets, tu [ui as fait des moules à canon. Et qu'as-tu igné & tout cela? — Le bonheur d'êtré agréable à tn homme brave, intelligent et généreux, comme tu disais tout à heure. A ma place, et en se donnant Ja peine de chercher, il eût trouvé un homme bien autrement ca- pable, et qui lui eût rendu bien d’autres services. — Il faut que Hussein ait été bien fou ou bien mal conseillé lorsqu'il eut un instant l'idée de fermer le détroit de Bab-elMandeb. C'était tout simplement la rüine de l'Arabie. — Et de l'islam, ajoutai-je ; je le lui ai dit. — Il pensait par ce moyen écarter de nous les An- glais ; ils l’eussent bloqué chez lui, et rién ne venait plus dans la mer Rouge, rien n'en sortait plus. Il n’y eût pas eu, en ce cas, une ville de l'Yémen qui ne lent maudit. Hussein ferait bien mieux, puisqu'il possède à peu près tous les ports de! Yémen, et qu’à ce point de vue il peut nous dicter des lois, Hussein ferait bien mieux de mettre de côté son fanatisme et de fa- voriser, au contraire, non pas seulement le commerce de l'Angleterre, mais encore celui de l'Europe, en for= gant ses frères a être plus équitables, à l'égard des indigènes, aussi bien qu’à l'égard des étrangers. IL ferait bien mieux encore, au lieu de bâtonñer les gens qui négligent d'aller à la mosquée, de les éncourager au travail. Le fanatisme, vois-tu, c’est la pauvreté, tandis que la tolérance, c'est la richesse. L'observation me parut curieuse de la part d'un prince spirituel en même temps que temporel. El est vrai que, ce qu'il disait & mo?, il ne Pett pas dit à an de ses sujets, et probablement pas même à un des membres de sa famille. Passant alors à un autre ordre d'idées : — Mais, me dit-il, tu as mis bien du temps, ce me semble, pour venir d'Abou-Arich à Sana? — C'est que j'ai été forcé de prendre le plus long et de passer par Moka? — Qui le forcait de passer par Moka? — Hussein, qui m'avait donné son fils et son neveu pour escorte, et qui m'avait adressé à son frère, le chérif Heïder. — Et de Moka ici, tu as suivi la route ordinaire ? — Sans m'en écarter d'une ligne. — Mais comment as-tu fait pour passer sur le (r= ritoire des révoltés ? — Comme je fais toujours; j'ai marché droit à l’ob- stacle. — Et que t'a dit le faux prophète? — fl m'a laissé passer, comme tu vois. — Lui as-tu parlé ? — Oui, après un séjour forcé d'üne semaine à Djobla. — Tu étais donc son prisonnier? — A peu près, puisqu'il m'était défendu de conti- nuer mon chemin. — Et qui l'a rouvert la route? — Haçan lui-même. — Où Va-t-il reçu? — Dans les grottes de Mharras. — Et crois-tu à sa mission? — Je crois à son audace. L'imam réfléchit un instant. — Nous mettrons fin à tout cela. Comprends-tu qu'il y a quelques jours il a eu l'audace, comme tu dis, de s'avañcer jusqu'à trois ou quatre lieues de Sana! — Je l'ai su; il a meme fait, je crois, beaucoup de ravages. — Oui, depuis un an il dévaste tout; mais, je le répéte, je prends mes mesures pour mettre fin à ce brigandage. On le dit sorcier. — Je crois peu aux sorciers, lui dis-je, mais fo crois aux savants, — Tu le crois savant, alors? — Oh! quant à cela, j'en suis sûr, et, au miliett de tes populations ignorantes, un savant peat passer pour sorcier, 428 L'ARABIE HEUREUSE. - eae - = LE — Oui, je sais qu'il a été en contact avec des Pari- siens. Paris pour les Arabes est la Sodome moderne. — Ce qu'il y a cependant de remarquable dans ce coquin-là, s’il n’est pas sorcier, c'est que, il y a sept ou huit mois, je l'ai pris, l'ai enfermé dans un cachot parfaitement solide, et que de ce cachot il s’est échappé sans que j'aie jamais su par ou, la veiile du jour où il devait être exécuté. — Cela ne prouve pas précisément qu'il soit sor- cier ; il avait parmi ses gardes quelque affidé qui lui aura ouvert la porte. — C'est ton opinion? — Oui. — Tu crois qu'ici, dans ma ville, il aura pu avoir des alliés ? — Comment expliquerais-tu autrement sa fuite ? Qui sait si dans ta famille même il n’a pas quelque ami ? — Le crois-tu ? — Je n’en sais rien; mais enfin sa fuite re pour- rait-elle pas coincider avec celle d’Ahmed, ton neveu? A ces mots, une idée lumineuse sembla traverser son esprit. — Mais, en effet, dit-il, cela se rapporte si bien à la révolte de mon neveu, que les deux fuites furent pres- que simultanées. Puis, ayant réfléchi un instant : — Mais si cela était ainsi, dit-il, comment mon neveu ne serait-il pas allé rejoindre le mahadi? — Et si aucun des deux ne veut consentir à être le lieutenant de l’autre ? — C’est possible. — Puis, séparés, et en supposant une alliance, un des deux pris, et même exécuté, laisse debout tous les projets de l'autre. — Tu dois avoir raison; au reste, tu sais que ce nom de Hacan-el-Kébir n’est pas le nom du mahadi, et qu'il ne l’a pris que par circonstance. — Sais-tu son vrai nom ? — Je ne le sais pas; mais ce que je sais, c’est qu'il est d’une branche éloignée de notre famille, branche qui a régné autrefois et depuis a été dépossédée. Je m'inclinai. — Au reste, continua-t-il, je te remercie, non pas des renseignements que tu me donnes, mais de l’idée que tu as émise; je ferai mon profit de tout cela. Ce dont je puis te répondre, c’est que, sorcier ou non, avant qu'il soit trois mois, j'en aurai fini avec le ma- hadi. Maintenant tu as vu une portion de mon terri- toire, une partie de mes soldats, crois-tu que je puisse résister à Hussein? — Oui, situ n'es pas victime de quelque trahison intérieure. — Viens avec moi, me dit-il. Il s'appuya sur mon bras et nous sortimes. Les esclaves nous suivirent, mais à une distance assez grande pour ne pas entendre notre conversation. [| me mena voir alors les ouvrages de défense de sa citadelle, son arsenal el ses palais, dont chacun elait une forteresse. Tout cela fût tombé presque ins résistance devant la stratégie européenne, mais pouvait résister à un siége conduit par une armée arabe, Dans ce parcours, je passai près d'une centaine de pièces de canon en fonte el en bronze, rangées, sans affûüt ou avec affût, dans une des cours de la citadelle, Ces pièces de canon étaient de fabrique anglaise; elles venaient ou des Turcs ou des Égyptiens, qui les avaient abandonnées en quittant le pays ; ou peut-être avaient-elles été données par les Anglais eux-meémes. De là, nous passimes au trésor, Le souterrain dans lequel il était enfermé était clos par trois portes de fer, et la clef de fer qui ouvrait ces portes pouvait bien peser cinquante livres. Il fallut deux esclaves pour la fourrer et la faire manceuvrer dans la serrure. Un des esclaves éclairait avec une lampe. n La chambre qui le renfermait, et à la voûte de la- quelle nous touchions presque avec nos turbans, était divisée en trois compartiments. Dans l'un de ces compartiments était un tas d’or, dans l’autre un tas d'argent, dans le troisième un tas de cuivre. A pre- mière vue et dans l'obscurité, il me sembla que je pouvais bien avoir dix ou douze millions devant les yeux. Limam est immensément riche, et de sa fortune personnelle il peutavoir dixou douze millions de rente à lui. Son revenu comme prince est au moins du double. A son avénement, il a tout trouvé en bon état, de sorte qu’il règne sans dépenser. Ce qu'il me faisait voir était, non pas son trésor particulier, mais le trésor de l'Etat. Dans la même forteresse se trouvait la fabrique de monnaie. [l me montra des masses d’or et d'argent. — Là-dessous, me dit-il, sont d'immenses caveaux qui contiennent plus du triple de ce que tu vois. Nous quittâmes ce bâtiment pour entrer dans un autre nommé Dér-Amr. C'est dans ce dernier qu'il fait sa résidence. Il voulait me montrer ses apparte- ments, sculptés comme l’Alhambra et l’Alcazar de Grenade. En face de ce palais était son harem. On y parvenait en traversant un charmant jardin. Ce harem contient au rez-de-chaussée les eunuques et les gardes. Au premier, les femmes légitimes et les favorites ; au second, les esclaves blanches et de cou- leur. La terrasse ne sert qu’à imam. Chaque appar- tement et chaque étage ont leur escalier séparé con- duisant à celte terrasse, ombragée par un tonnelle de vigne. Du milieu de la terrasse s’élance un jet d'eau. C'est l'eau de ce jet d’eau qui fait marcher ceux de tous les appartements du dessous. Le jardin qui se trouve entre les deux palais est garni de kiosques et de volières. Ce jardin n’est fré- quenté que par l’imam et la femme à qui il accorde ce privilége ce jour-là. [Il y a dans ce jardin un grand bassin recouvert qui sert de salle de bains. De leurs chambres, les femmes n’ont pas vue sur le jardin principal; mais, du côté opposé, ellesont vuesur un autre jardin qu'ellesse partagent et qui estdiviséen trois compartiments : un pour les femmes légitimes, un pour les favorites, un troisième pour les esclaves. Tous ces détails me furent donnés par ma négresse, qui avait trouvé le moyen de pénétrer dans le harem. Selon son appréciation, l’imam devait avoir une cen- taine de femmes. Il n’a plus que deux femmes légi- times vivantes, une quinzaine de favorites et quatre- vingts esclaves à peu près, parmi lesquelles se trouve une favorite géorgienne qui exerce sur lui une très- grande influence. Vers neuf heures, je quittai l'imam. Ma présence Jui avait fait oublier la dernière prière. En rentrant chez moi, je trouvai toute une société qui m'attendait. C'était ma visite à l’imam qui me valait cette petite cour, Je trailai mes visiteurs en courtisans, el leur fis comprendre que je désirais être seul. Le lendemain, la matinée fut signalée par un de ces orages effroyables dont j'ai déjà parlé; mais celui- ci présenta une circonstance particulière : il tomba une pluie de crapauds et de reptiles. Cette pluie dura une demi-heure, assez pour que la terre en fût cou- verte, À cette vue, les savants pronostiquèrent toutes sortes de malheurs. Le premier de ces malheurs fut l'arrivée d’une 16- gion de sauterelles, On sait quel effroyable dégât fait une légion de sauterelles en Orient. On les entendait de loin comme on entendrait venir le vent. Un im- mense nuage noir accourait de l'ouest, suivant les L’ARABIE HEUREUSE. 129 sinuosités de la montagne ets’avancant rapide comme l'ouragan. En une seconde, on se trouva sous une voûte mouvante et obscure, qui, de place en place, se déchirait aux flèches des mosquées et laissait passer le jour. Elles venaient d'Afrique, suivant leur route de l’ouest à l’est; elles avaient traversé la mer Rouge el le Théama. Les plaines, les jardins et les monta- gnes de Sana en furent littéralement couverts. Les sauterelles ont un chef qui les dirige, comme les grues, comme les oies sauvages, comme tous les animaux voyageurs. Les Arabes les mangent. C'est une pelite compensalion du tort qu'elles font. Ils ont plusieurs sauces où ils les accommodent. Les _ uns les font bouillir, les autres les font sécher au four, les autres les font sécher au soleil. On les vend sur les marchés, enfilées comme des chapelets de gre- nouilles. 11 y en a de plusieurs espèces; mais la plus estimée comme friandise se nomme djérad-mukken. Puis vient la sauterelle grasse, que l’on nomme dyé- rad-semän ; la sauterelle maigre que l’on nomme djérad-cheitan ; enfin la sauterelle qui donne la co- lique et que l’on nomme djérad-soûm. Les juifs les mangent aussi bien que les Arabes. [l n’y a pas que les Arabes et les juifs qui apprécient cette étrange manne. [l y a les singes, les cochons, les poules, et un oiseau noir un peu plus gros que le moineau. On nomme ce dernier samarmar. Il y a done lutte entre ces différents appétits ; chacun y dé- ploie son adresse et fait de son mieux. Les Arabes les ramassent dans des couffes et des sacs. Aussitôt que la sauterelle a dévoré son champ, elle se remet en route. Les Arabes, en décrivant la saule- relle, ont l'habitude de dire qu’elle a la tête du cheval, la poitrine du lion, les pieds du chameau, le corps du serpent. Au milieu de cette catastrophe publique, il m’ar- riva une catastrophe particulière. Sélim disparut. Depuis notre arrivée à Sana, il m'avait fait le confi- dent de plusieurs succès amoureux qu'il avait eus. Sélim était fort aventureux; qu’était-il devenu? Je J'ignorai pendant huit jours. Le troisième jour, au comble de l'inquiétude, je m'adressai à l'imam lui-même, qui le fit chercher par sa police féminine, L’imam a une police de chaque sexe. C'était Mohammed qui était venu me prévenir de Ja disparition de son camarade. Malgré les recher- ches de l'imam, Sélim resta absent le quatrième, le cinquième, le sixième etle septième jour. Le huitième jour, il revint, mais dans un état déplorable; huit jours de bagne et un mois de rhamadan l’eussent moins changé. Sélim me raconta son histoire. Elle est toujours la même. Sélim avait été attiré dans un harem. Au moment où il allait y entrer, on lui avait bandé les yeux afin qu'il ne lereconnût pas, si par hasard il en sortait. La femme était fort belle et fort riche, et pendant trois ou quatre jours, Sélim avait été l'homme le plus heureux de la terre. Puis, cette longue claustration commen- cant à Vinquiéter, il demanda à sortir, les bons trai- tements disparurent; il se plaignit, on le mit sous la garde de quatre nègres. Sélim n'était point facile à mener, il avait voulu se défendre, tl avait été battu, garrotté et jeté dans un caveau très-malsain, où il s'était trouvé en compagnie de serpents, de scorpions, de tarentules et de cancrelats, s'attendant à être poi- gardé d'un moment à l'autre. Il était resté là environ deux jours et deux nuits, pendant lesquels on oublia complétement de lui don- ner à manger et à boire, Le troisième jour (l'oreille de Sélim était devenue extrêmement fine), le troisième jour, il entendit des pas légers qui s'approchaient de la porte de son caveau; puis on mit une clef dans la serrure, la clef gringa doucement, la porte s'ouvrit, U etait une négresse qui avait eu pitié de lui et venait le chercher. Ma conviction personnelle fut que cet ange noir ap- partenait a la police de imam. Ce qui m'affermit dans cette conviction, c'est que la dame qui m'avait enlevé mon domestique était la nièce de l’imam, jeune veuve fort belle et fort riche. De peur qu'il ne m'arri- val malheur à moi-même si je bavardais, limam me raconta la chose en me nommant les masques et en m'invitant à garder le silence. Je recommandai à Sélim d'être plus circonspect à l'avenir. Mais je dois dire que Sélim n’avait pas besoin de ma recomman- dation. Au bout de cing ou six jours, il était complétement remis. Cependant le temps s’écoulait chez l'imam comme chez Hussein, comme chez les chérifs Abou-Taleb et Heider. Il était évident que c’était à contre-cœur que l'on me laissait partir. J'avais revu l’iman plusieurs fois, et, chaque fois, la conversation avait roulé sur les mêmes questions politiques. Ces questions étaient la mauvaise foi d’Hussein à son égard ei les hostilités sans cesse renaissantes du mabadi. Il est vrai que l’imam faisait des préparatifs pour repousser l’un et s'emparer de l’autre. Un matin, je fus réveillé par une émente en faveur du mahadi. Mais l’émeute n’eut pas d'autre suite que de faire pendre une vingtaine d’émeutiers, parmi les- quels un cousin de l’imam. Ce mouvement l'affecta beaucoup. Il croyait pouvoir se fier à tous les mem- bres de sa famille restant à Sana. Il s'agissait de hater les dispositions et d'opposer une sérieuse résistance. Son contingent futaugmenté, et tout ce qu'il avait de troupes fut divisé en trois corps : l’un, destiné à garder le pays, et deux corps mobiles qui devaient être occupés, l’un à battre le mahadi au sud, et l’autre à surveiller Husseïn le long du Théama. Le commandement de ces troupes fut donné à trois deses frères. Il pouvait, après cet effort, avoir réuni de cinquante à soixante mille hommes. Il avait désiré avoir mon concours, j'avais refusé. IL avait voulu au moins avoir mes conseils. Je le sup- pliai de considérer quelle était ma position vis-à-vis de Hussein, et de me dire lui-même si tout conseil contre lui ne serait point une trahison. L’imam com- menca par s’emporter, et finit par me frapper dans la main. — Allons, dit-il, décidément tu as raison. Je com- prends ta répugnance, et je n’insisterai plus. Cepen- dant, si tu avais pu la surmonter, j'eusse pu t'offrir des avantages que personne ne l'eût offerts. — Si quelque chose eût pu me décider, sidi, lui dis-je, ce sont les faveurs dont tu m'as comblé. Mais, de ces faveurs, je me souviendrai du moins toute ma vie. Quant à la destinée, tu sais qu'écrite là-haut avant la naissance de l'homme, rien ne peut la faire dévier de la route que lui a tracée la fatalité. Ma des- tinée est de voyager, d'aller de privations en priva- tions, de dangers en dangers. Donne-moi congé. Que Dieu te garde, et que ma destinée s'accomplisse ! Mais, avec un homme comme l'imam, ce n'était as le tout que d'avoir sa sympathie personnelle, il allait encore avoir celle de son entourage. Ma con- duite qui, à lui, avait paru franche et loyale, parais- sait tortueuse à ses conseillers, [ls voulaient lui faire voir en moi un agent de Hussein, de Heïder et même du mahadi. Je m'aperçus du refroidissement de l'imam, Ce qui se passait à la cour de Sana n'était point nouveau pour moi; c'élait ce qui S'étail passe a la cour d'Abou-Arich; je retrouvais les mêmes influences extérieures; mais, je dois le dire aussi, la même bienveillance tenace de la partdu prince, Entin, il me fit venir. — Décidément, me dit-il, tu veux done me quitter? 0 130 L’ARABIE HEUREUSE. — Oui, sidi; il y a plus d’un mois que je suis près de toi; le temps se passe, les heures du voyageur sont comptées, et je devrais déjà être dans le Mareb. — Je n'ai pas besoin de te répéter pour la dixième fois que j'aimerais mieux que tu restasses près de moi. Je le remerciai. — Je voudrais rester, lui dis-je, mais juge toi- même ; je veux gagner la mer des Indes en traversant le Mareb : j'ai tout le désert à franchir, et plus j'at- tendrai, plus le soleil sera chaud. — Tu voyageras la nuit, les nuits sont fraiches. Mais la question n’est plus là. Mon intention n’a ja- mais été de mettre d’entraves à ta volonté; mon désir a été de te convaincre que tu avais une fortune à faire, une position à prendre, des amis à acquérir ici, et voilà tout. Maintenant, que puis-je faire pour toi? — Pour moi, rien. Tu as fait plus que je ne pouvais attendre; je profiterai de la première cara- vane qui partira pour le Mareb. Tu me donneras un teskérêt. Le teskérêt est le passe-port. — Laisse-moi au moins te choisir tes compagnons de voyage et ton guide. — J’accepte avec reconnaissance, répondis-je. Il frappa dans ses mains. — Qu'on aille me chercher le marchand Abou-Bekr- el-Doani, dit-il. Il doit être au grand caravansérail. Puis, se retournant vers moi : — Pendant ce lemps-là, causons; j'ai différentes choses a te demander. Nous étions restés debout jusque-là. Nous nous ac- croupimes. — Tu toccupes de médecine, et ce sera une excel- lente protection pour toi dans le désert. Tu as des médicaments européens. — J'ai dans mes bagages une petite pharmacie. — Veux-tu me la faire voir? J'appelai Sélim et lui dis de m'apporter mon coffre à médicaments. XL — Est-ce là l’homme à l'aventure? me demanda l'imam en regardant s'éloigner Sélim. — Justement. — Tu es sûr de lui? — Comme de moi-même. — Et de tes autres domestiques ? — Je n’en ai qu'un, et, s’il n'a pas le même cou- rage et la même intelligence que Sélim, il a le même dévouement, — Mais tu as aussi une négresse? — Oui. — Qu’en vas-tu faire dans un pareil voyage? Elle te génera horriblement. — En voyage, les soins d'une femme, quelle que soit sa couleur, sont préférables à ceux d'un homme. Puis elle est du Soudan, habituée a la chaleur; elle me sert depuis près de deux ans; elle sait d’avance ce que je désire sans que j'aie même besoin de le deman- der; elle n'est pas Ë nature à lenter par sa beauté les populations au milieu desquelles nous allons passer. Tout ira bien, je l'espère. D'ailleurs, si elle était fati- guée, je lui rendrais la liberté et la laisserais dans quelque ville. — Pourquoi ne la vends-tu pas ici? — Sidi, lui dis-je, nous autres Européens, nous achetons parfois des femmes, mais nous n'en vendons jamais, — Mais puisque tu es musulman? — Je suis attaché à Saida, et craindrais qu'elle n'eûl un mauvais maitre. Sur ces entrefailes, Sélim arriva avec ma pharma- cie. Jel’ouvris. Puis nous passames la revue de chaque petite fiole, lui me demandant à quelle maladie elle pouvait servir, moi lui répondant tant bien que mal. Au reste, les fioles étaient fort entamées, n'ayant point été renouvelées depuis Abou-Arich. Ce qui fixa sur- tout son attention, ce fut le sulfate de quinine, Valcali volatil, le bicarbonate de soude allié à l'acide tar- trique pour faire de la limonade, le sulfate de zinc pour les maux d’yeux, et le calomel pour la même cause; enfin l’émétique comme vomitif. Tl me demanda si je ne pouvais pas lui donner une parcelle de mon trésor. — Partageons, lui dis-je; à Mascate, ou plus loin même, je trouverai peut-être l'occasion de remplacer ce que je t’aurai donné. Il fit apporter de petites fioles par un de ses es- claves, transyasa, dans l’une du quinine en poudre, dans l’autre de l’alcali, dans une troisième du sulfate de zinc, dans une quatrième de la poudre à eau de Seltz et à limonade, enfin dans une cinquième de l’é- métique. L’imam fit de petites étiquettes où il écrivit de sa main le nom des médicaments, la manière de s'en servir, et les maladies auxquelles ils étaient propres. On annonça Abou-Bekr-el-Doani. C'était un mar- chand du pays de Doan, comme l'indiquait son nom, marchand colporteur de son état. Il faisait le com- merce entre Sana et la ville de Doan, située à vingt- cing ou vingt-huit journées à l’est de Sana. La route qu'il avait l'habitude de suivre traversait le Mareb, puis le désert, Comme ces sortes de voyages ne pou- vaient se faire qu’en caravanes, ses voyages élaient périodiques, et il arrivait à Sana et en partait à des époques fixes qui, départ et retour, se renouvelaient quatre fois dans l’année. Sa caravane, dont il devenait lerevs (capitaine), variait, comme importance, de deux à trois cents chameaux. Il va sans dire que ces cha- meaux, qui marchaient sous sa conduite, apparte- naient aux marchands qu’il guidait. L'imam eut avec lui une conférence. — Voici un personnage de mes amis auquel je m'intéresse beaucoup, que je te recommande, lui dit-il. Il désire visiter ton pays; j'ai pensé que je ne pouvais le confier à de meilleures mains que les tiennes. Tu as l'habitude de venir chez moi, je te con- nais depuis longtemps, ta réputation est honnête. — Sidi, répondit le marchand, je suis on ne peut plus honoré de ta confiance. Je prendrai soin de ton ami comme s’il était mon frère, et j'accepte vis-à-vis de toi toute la responsabilité de son voyage, qui sera très-fatigant et très-désagréable, et qui même pré- sentera quelques dangers, mais dont, avec l’aide de Dieu, on se tirera bien. — Avec l'aide de Dieuet des francs-magons, ajouta l'imam. Le réisse mit à rire. — Ce Ture, dit-il en me désignant, n’est probable- ment pas venu de si loin sans les connaître, — Est-ce vrai, cela, me demanda l'imam, et sais- tu ce que c'est que les francs-magons? — Oui, lui répondis-je, j'en ai beaucoup entendu parler en Europe, mais j'ignorais qu'ils existassent en Arabie, En Europe, ils ont un but moral. Quel but ont-ils ici ? — Le désordre, dit l'imam. — Il yen a donc beaucoup dans le pays? lui de- mandai-je. — Ne m'en parle pas! l'Yémen en est infesté et le désert en est sillonné. — Comment! le désert est donc peuplé en Arabie? — Oh! oui, très-peuplé, plein d'oasis, plein de grandes villes habitées par des coquins qui n'ont ni foi ni loi, et qui s’attaquent à tout le monde, excepté à leurs frères les franes-magons. Tu dois être franc- maçon, toi, dit-il en s'adressant au réis. L'ARABIE HEUREUSE. 131 Le réis se défendit avec vigueur. — C’est bien, c’est bien; tu nies, mais je sais que tu les. Il te serait impossible autrement d'avoir fait tous les voyages que tu as effectués déjà. Mais vous ne rencontrerez pas que des francs-macons dans le pays de Dsjof: vous rencontrerez les Arabes errants et guerriers, très-hostiles aux musulmans, les paiens qu'ils sont! Dans l'Hadramont, vous trouverez les tri- oe pillardes, et dans le pays de Nehhm mes ennemis moi. — Nous rencontrerons tous ces gens-là, c'est vrai, sidi; mais, parmi eux tous, j'ai, moi, comme mar- chand humble et inoffensif, de nombreux amis, et tout indépendantes, guerriéres et pillardes que sont ces populations, il y a toujours moyen de s’entendre avec elles. Leurs besoins les forcent à se procurer le nécessaire dont manque leur pays, et c’est ce qui les pousse a dépouiller le voyageur et même à l’assas- siner quand il résiste. Mais quand le voyageur a l’in- telligence d’aller au devant d’elles en leur proposant la paix et en leur faisant un cadeau en harmonie avec son importance ou avec la valeur de ses marchan- dises, non-seulement les tribus le laissent passer, mais encore elles le prennent sous leur protection et lui donnent des guides en se le recommandant les unes aux autres. Ce point convenu, c'est au voyageur à ne pas blesser les susceptibilités de ceux avec les- quels il vit. — Et quelles sont ces susceptibilités? demanda limam. — Il ne doit ni dessiner, ni prendre de notes, ni chercher à pénétrer dans les endroits défendus. Je dis cela pour ton ami, qui m'a tout lair d’être un sa- vant, et, en sa qualité de savant, d’être en même temps un curieux. Chez nous, il faut voir sans regarder et entendre sans écouter. — Mais, dit l’imam, en payant le double, ne peut- on pas prendre des notes et dessiner? — Non, il ne faut pas même essayer. Celui qui fe- rait cela, non-seulement je ne pourrais pas le prolé- ger, mais moi-même j'y perdrais toute protection. — Oh! sois parfaitement tranquille, interrompis- je. Seulement, on me permettra bien, je l'espère, de recueillir quelques plantes. — Quant à des plantes, des charges de chameaux si tu veux. Tu trouveras du hachich et du derin à foison, et puis des nabacks. — Maintenant, tu l'as dit tout à l'heure à propos des Arabes, toute peine mérite salaire. Que demandes- tu pour conduire le hadji ? — Jusqu'où, sidi? Jusqu'à Doin? L'imam se retourna de mon côté. — Vas-tu jusqu'à Doin ? me demanda-t-il. — C'est possible, quoique ce soit bien loin, mais j'irai certainement jusqu'à Mareb. — Mais, dit le réis, Mareb n'est qu'à cing ou six journées de Sana, et, recommandé par toi, je n'ai pas, pour un si petit service, de salaire à demander. L'imam, habitué à tout faire faire pour rien, allait reconnaître la justesse de ce raisonnement, mais j'in- sislai. — Eh bien! puisque tu insistes, dit Abou-Bekr, ee fois à Mareb, tu me donneras ce que tu vou- ras. ‘ — Non pas, dis-je, je veux faire avec toi un marché crit, — Tu te défies done de moi? = Pas le moins du monde; mais, comme il peut marriver un accident, il vaut mieux prendre ses pré- cautions. D'ailleurs, je ne suis pas seul. — Comment, tu n'es pas seul? — Non, j'ai deux domestiques mâles et une né- gresse. — De combien de chameaux se compose ta suite? — De quatre chameaux. — Tu n’as pas de cheval ni de mule? — Je ne crois pas que ces animaux solent conve- nables pour traverser le désert. — Dois-je te fournir les chameaux, ou les as-tu? — Je n’en ai plus, les miens sont morts; mais j’en achéterai. En effet, mes chameaux étaient morts de fatigue depuis leur arrivée à Sana. — Je donne les chameaux, dit ’imam. Le réis secoua la tête. — Tu n'en veux pas? dit imam. — Non, répondit le réis; tes chameaux sont trop bien nourris; ce sont des chameaux pour la ville; ils crient quand on les charge et compromettent le salut des caravanes. — Je Vachéterai les chameaux, alors, dit l’imam ; tu fourniras au hadji les quatre meilleurs que tu pourras trouver. Le réis fit la grimace. Il aimait mieux m'avoir pour débiteur que l'imam. L'imam remarqua le mouve- ment et me regarda en riant. — Ces coquins de Bédouins, me dit-il, ils n’ont pas confiance en nous. Il est vrai que nous leur rendons bien la pareille. Voyons, combien veux-tu pour les quatre chameaux ? — Cinq cents talaris. — Ta protection comprise? — Non;,si tu veux me payer ma protection, il faut me la payer ce qu’elle vaut. — Mais, malheureux! dit imam, tes chameaux sont trop chers. Je vais envoyer un de mes esclaves au marché, et, pour cinquante ou soixante talaris, il m'achèlera des chameaux qui vaudront les tiens. Le réis secoua de nouveau la tête. — Les miens, dit-il, sont des chameaux qui ont déjà fait huit ou dix fois la route; ils connaissent le chemin, ils savent les haltes, ils trouvent les citernes, ils flairent le danger. Nos chameaux valent le double des autres chameaux, sans compter qu'ils vont plus vite, et sauvent au besoin leur cavalier. — Eh bien! dit l’imam, c'est convenu, je vais te donner quatre cents talaris pour tes quatre chameaux. Le réis m'interrogea du regard. Je lui fis signe d'accepter. — Eh bien! soit, dit-il; va pour quatre cents talaris. C'était largement cent talaris de trop que le brave réis se résignait à recevoir. L'imam appela son khas- nadar et lui donna ordre de compter devant moi les quatre cents talaris. Les quatre cents talaris furent comptés à l'instant même devant moi, et contre un recu qu'il me remit. Le réis empocha son argent, après l'avoir compté pièce à pièce et avoir bien examiné si les douros n'étaient pas rognés ou troués, et si sur les couronnes de Marie-Thérèse se trouvaient bien exac- tement les petits points voulus. Il en trouva une douzaine qui étaient, à son avis, dans des condilions défectueuses et qu'il rendit à l'imam. Celui-ci les exa- mina à son tour, discuta leur valeur, et insisla pour les lui faire prendre — Pour toi, dit-il à l'imam, ils valent le prix que tu leur attribues; mais, pour moi, ils ne valent rien du tout. L'imam lui en fit donner d'autres. Puis, appelant son fakih, il lui ordonna d'écrire le marché de pro- tection. Le réis était fort blessé de toutes ces précau- tions. — Tu me prends donc pour un homme de mau- vaise foi? Puisque je réponds sur ma tête de ton ami, il ne lui arrivera pas malheur. — Oui; mais s'il lui arrivait malheur, où irais-je te chercher? — Et quelle sécurité de plus te donnera ma pro- messe ? 432 L’ARABIE HEUREUSE. Sh — Ta signature, en ce cas, sera envoyée dans ton pays, et prouvera à tes compatriotes que tu es un gredin. Alors le chérif dicta au fakih. Nous faisons tou- jours grâce des préliminaires. « Le soussigné, Hadji-Abd’el-Hamid, déclare avoir l'intention de se rendre de Sana à Mareb, avec faculté, s’il lui convient, de se rendre de cette ville à Doân, et accepter pour guide et protecteur le nommé Abou-Bekr-el-Doani, auquel il promet de se conformer aux usages des pays qu'il doit parcourir. Celte protection d'Abou-Bekr-el-Doûni lui sera accor- dée moyennant une somme de dix talaris... » Abou-Bekr interrompit l'imam au milieu de sa diclée. — Dix talaris, dit-il, ce n’est pas raisonnable pour un homme que l'imam de Sana appelle son ami. — Aimes-tu mieux que je t'appelle mon ennemi ? dit l’imam. — Pourquoi ne laisses-tu pas ton ami faire direc- tement ses affaires, sidi? — Oui, cela ferait mieux les tiennes, n’est-ce pas? Et imam répéta: « Dix talaris. » — Mais au moins, dit l'Arabe, tu me donneras un cafetan? L’imam, habitué à faire des cadeaux impromptus, a toujours des cafetans confectionnés, tout prêts et à tous prix. — Soit, dit-il tu auras ton cafetan... Et il continua: « De dix talaris. » On ajouta la date du jour, du mois et de l’année. Puisje mis mon cachet, l’imam apposa le sien, et celui du fakih qui avait écrit le sous seing privé vint en troisième. Ce fut le tour du réis de donner son adhé- sion. Elle était la contre-partie de la mienne. Comme il ne savait pas lire, on la lui lut à haute voix. Mais quand il eut écouté la lecture : — Attends, sidi, fit-il. Et il sortit. — Tu vois, me dit l’imam, le drôle ne se fie pas à nous; il est allé chercher un de ses compagnons qui sache lire. Et, en effet, cing minutes après, Abou-Bekr-el-Doani revenait avec son correspondant. Ni l’un ni l'autre ne paraissaient le moins du monde embarrassés de leur défiance. Abou-Bekr fit lire à son correspondant les deux sous seings privés, pour savoir si le mien était bien conforme au sien. Seulement, une chose le blessa: c'est qu'il y avait dans le sous seing privé les mots: Protection accordée moyennant dix talaris. - Les Arabes se font payer comme guides, dit-il, inais non pas comme protecteurs; on mettra donc sur le teskérêt que je recevrai dix talaris comme guide, mais que je protégerai pour rien. Aprés une discussion qui dura plus de dix minutes, on fut obligé de changer la rédaction et de faire comme voulait Abou-Bekr. En conséquence, les ca- chets furent mis, le correspondant fut obligé de mettre le sien, ce qu'il fit de la meilleure grace du monde, et il ful convenu que nous partirions dans Ja huitaine. L'imam fit remettre son cafetan au réis. Il était de drap noir. — Je te remercie, dit-il à l'imam; mais comme il n'y a que les chrétiens et les juifs qui portent de cafelans noirs, en entrant à Doin on dirait que j'ai abjuré, et les femmes et les enfants me lapidi ratent, L'imam se mit à rire et lui fit donner un cafetar vert; c'était la couleur du prophète, Abou-Bekr n'a vait plus rien à dire; seulement, i leût préféré rouge Mais comme Abou-Bekr n'étail ni général ni ministre, Yimam ne jugea point à propos de lui accorder cette distinction. A peine rentré chez moi, je reçus une nouvelle am- bassade de l'imam. Il m’envoyait mes provisions de route, café, sucre, confitures, farine, etc. etc.; plus cent bourses, c'est-à-dire environ deux mille cing cents francs. Ces bourses sont de petits sacs de toile cachetés et scellés du cachet du trésor. Au nombre des cadeaux étaient cinq ou six bou- teilles de vinaigre. L’imam y avait joint l’objet de l’am- bition de tous les Arabes, c’est-à-dire un fort beau cafetan rouge brodé dor, et plusieurs pièces de nan- kin et de mousseline ; enfin un trés-beau dromadaire coureur, tout caparaçonné, lequel, au dire du nègre qui l’amenait, pouvait faire vingt lieues d’une seule traite et en moins de cinq heures. C'était un très-beau cadeau, et qui me mit dans un très-grand embarras. Je n'avais rien fait pour li- mam, et ne savais de mon côté que lui offrir. D’ail- leurs, n’avait-il pas de tout en abondance ? J'avais, moi, une magnifique montre à répétition, de plus, il me restait une petite musique de Genève ; j'avais en- core de beaux fusils à deux coups, et une carte géo- graphique en arabe. Je pris ma montre, ma boîte à musique, mon plus beau fusil, mon atlas, et j'en- voyai le tout par Sélim à l’imam. J'y joignis trois ou quatre boîtes d’afrits (capsules), attendu qu'on ne trouve les capsules au sud qu’à Aden, et au nord qu'au Caire. Il me renvoya mon fusil, en me remerciant et en me demandant une lancette. Je m’empressai de lui envoyer un étui où il y en avait six. Par malheur, il ne savait pas s’en servir. Il m’envoya chercher le len- demain. — Hadji, me dit-il, tu m'avais envoyé un fusil qui peut l'être, à toi voyageur, bien plus utile qu'à moi qui ai des fusils de toute espèce. Je tai fait demander une lancette, tu m'en as envoyé six; maintenant je voudrais connaître la manière de m'en servir. — Fais venir quelqu'un, sidi, lui dis-je, et je te montrerai comment il faut s’y prendre. — Non, dit-il, essaye l'instrument sur moi-même. — Comment, lui demandai-je, tu veux que je te saigne ? — Oui, si tu veux. — Tu n’es point malade, pourquoi te saigner? Cela peut te faire mal. — Ne me saigne pas alors, mais montre-moi com- ment on saigne. J'avais toujours sur moi mon ruban rouge à liga- ture, je lui serrai le bras, et, les veines gonflées, je lui montrai les trois veines principales que l'on peut at- taquer sans danger. Quant à la montre, il en était enchanté; seulement, comme il y avait un ressort pour arrêter la sonnerie et que le ressort était fermé, il n'avait pas pu faire agir Je timbre. Je lui montrai comment on faisait manceuvrer le ressort, placé pour empêcher la mon- tre, dans un faux mouvement, de sonner toute seule, comme on désarme un pistolet pour l'empêcher de vartir. Après la montre et même avant la montre, la mu- sique fut ce qui lui fit le plus de plaisir. Je lui indi- quai aussi la façon de la remonter et tut fis jouer ses trois airs. Il appela alors tout son monde, et l'expé- rience se renouvela devant un auditoire d'une ving- laine de personnes. Après s'être bien amuse avec la musique, il la donna à l'un de ses esclaves pour la porter dans son harem. Il ne me restait plus qu'à le remercier de toutes ses bontés, qui, d'après ma posi- tion près de Hussein, dépassaient en réalité tout ce que j'avais espéré de lui. — A propos, me dit-il, tu sais que le mahadi vient de faire de nouvelles excursions dans les montagnes L’ARABIE HEUREUSE. 433 d'Amrän. Mes troupes sont parties, et, si tu restais encore huit jours seulement, j'aurais probablement . des nouvelles à te donner. Il faut que le bandit ait . des ailes. Quand je le crois à l'ouest, il est à l'est. Je finis par croire qu'il est vraiment sorcier et qu'il se dédouble. De son côté, le chérif Hussein me me- nace. On vient d'arrêter un espion porteur de lettres de lui et de mon neveu. Ces lettres étaient adressées au mahadi, et prouvent qu'ils faisaient cause commune ensemble. Il est clair, d’après ces lettres, que d'ici à un mois nous serons en guerre avec Hussein. Pen- dant que le mahadi m’attaquera par le sud, lui m’at- taquera sur trois points, par l’ouest, le nord et l’est. L'imam me faisait toutes ces confidences à voix basse. D'ailleurs, tous les assistants, voyant qu'il avait à me parler, s'étaient retirés à l'écart. Je n'avais rien à répondre à tous ces projets du mahadi et d’Hussein. Seulement, ils redoublaient mon désir de partir le plus tôt possible. Voyant que je me contentais de m'incli- ner à toutes ces ouvertures, il comprit mon embarras, et changeant de conversation : — Décidément, me demanda-t-il, quel jour pars- tu? — Samedi, après la prière du soir. — Tu as donc reva Abou-Bekr ? — Il est venu ce matin me dire de me tenir prêt, et je le suis. . — C'est. bien. Demain viens prendre ton passe- ort. : ' ‘ Ce n’était qu’un moyen de me faire, le lendemain, de nouvelles confidences. Au moment où il venait de me donner mon teskérêt, el où j'allais définitivement prendre congé de lui, un messager arriva. Un des frères de l'imam en était venu aux mains avec le mahadi. Après une lutte acharnée, les troupes du mahadi s'étaient repliées, en laissant beaucoup de morts, mais en tuant aussi beaucoup de monde. On poursuivait le. mahadi dans les montagnes. Je n’eus pas le courage de souhaiter à l’imam un heureux suc- cès. Le mahadi, tout faux prophète et imposteur qu'il était, m'avait paru ce qu'il était en réalité, c'est-à- dire un homme supérieur. Le jour du départ arriva. L'imam, pour me faire FIN. honneur, voulut que quelques membres de sa famille me donnassent la conduite jusqu’à un quart de lieue de la ville. Je lui fis observer que ce serait m’honorer, aux yeux de mes compagnons de voyage, plus que je ne méritais. Je ne craignais rien tant que de paraitre un grand personnage au moment de partir pour le désert. Il comprit mes observations. — Cependant, me dit-il, avant de nous quitter, nous devons partager ensemble le pain et le sel. Il frappa dans ses mains, et ses esclaves apportèrent une petite collation composée de viandes, et particu- lièrement de fruits, de crème et de confitures. Tout cela était propre et élégant comme je n’avais encore rien vu dans l'Yémen. Le repas terminé et le café pris, nous nous embrassames à la manière arabe. Il récita le fatha qui me recommandait à Dieu et me souhaita toutes sortes de prospérités. Sa dernière parole fut pour me prier de lui écrire aussitôt mon arrivée à Mareb et pour m'inviter à me défier des francs-ma- cons du désert. Ses fils et ses frères, qui avaient fait collation avec nous, m’accompagnérent jusqu’au de- hors de la maison. Je les quittai à l'entrée de la ville. Chez moi, je trouvai toutes mes connaissances de Sana, et entre autres le vizir, qui m’attendaient pour me demander les mêmes médicaments que j'avais donnés à l'imam. Ma réponse fut bien simple : j'avais tout donné à l'imam. Vers le soir, le réis revint me trouver. Il m’annon- çait qu'à huit heures ses chameaux seraient à ma porte. L’imam l’avait fait venir de nouveau, et, d'une manière toute particulière, m'avait encore recom- mandé à lui. A huit heures et demie, les chameaux étaient char- gés. A neuf heures, nous sortions de la ville par la porte de Saba. Le gros de la caravane, se composant de deux cents chameaux, nous y attendait. On échangea les adieux, au milieu des coups de fusil des hommes et des lamentations. des femmes, et l’on se mit en route sur une seule file, dans la direc- tion de Rodda. Quatre jours après, nous quittions l'Arabie Heu- reuse à Kasser-el-Nad, et, le même jour, appuyant à lest, nous entrions dans le désert. o. wre ee “eee .. eee see TABLE DES MATIERES. CHAPITRE XXI. — XXII. _— XXII. — XXIV. . — XXV. — XXL, « — XXVII. . _ XXVIII. _ XXIX. . — XXX, — XXXI. _ XXXII. . — XXXII. — XXXIV. — XXXV. _— XXXVI. _ XXXVII. — XXXVIII. . _ XXXIX. - XL. FIN DE LA TABLB ot, ruo Saint-Louis, 46, 103 107 110 115 117 120 123 427 130 SS = eee LLL DAME DE — LT TR VOLUPTE PUBLIÉE PAR ALEXANDRE DUMAS — Tous droits réservés. — AVANT-PROPOS Nos lecteurs se rappellent peut-être la publication des Mémoires de la princesse de Monaco dans le Mousquetaire, et la façon, aussi inattendue qu’ex- traordinaire, dont ces Mémoires étaient tombés dans mes mains. Ne m'occupant point d'habitude de ce genre de publication, je les donnai à revoir à une dame de mes amies, femme de beaucoup d'esprit; cette amie n'a qu'un défaut, qui, pour cette circonstance, devenait une qualité : c'est de se croire vieille, parce qu'à force d'avoir lu les chroniques et mémoires des siècles pas- sés, elle s'imagiue avoir connu les gens qui figurent dans ces mémoires, Les Mémoires de la princesse de Monaco, revus par elle et publiés par moi dans le Mousquetaire, eurent le plus grand succès, Il en résulta que je fus instamment prié par elle de me mettre en quête de nouveaux mémoires, Je me rappelai qu'un jour, traversant la ville de ***, où j'étais forcé de m’arréter cinq heures, et ne sachant que faire de ces cinq heures, j'étais allé visiter un de mes amis, employé à la bibliothèque de cette ville. Sachant mon goût pour les vieilles écritures, il me mit à même de ses vieilles écritures les plus précieu- ses, et, avec le flair qui caractérise l’homme habitué à ces sortes de recherches, je tombai presque du premier coup sur un manuscrit intitulé : Mémoires de Jeanne d'Albert de Luynes, comtesse de Verrue, surnommée la Dame de Volupté. Par malheur, je n'en pus lire que le premier volume mais ce premier volume suffit pour laisser une pro- fonde impression dans mon esprit. [Len résulta que, lorsque mon amie me demanda de nouveaux mémoires à revoir, comme elle avait fait de ceux de la princesse de Monaco, je me souvins des Mémoires de la comtesse de Verrue, J'écrivis donc à mon bibliothécaire pour le prier, non pas de m'envoyer ces Mémoires, je savais que, par un arrêté du conseil municipal de la ville, aucun manuscrit ne pouvait sortir de la bibliothèque, mais de me le faire copier à l'instant même, 2 LA DAME BE VOLUPTÉ. U’était une trouyaille que ce manuscrit! La comtesse de Verrue avait, joué un grand rôle à la cour de Savoie et à la cour de France. Elle ayait yécu sous huit papes : Clément X, Innocent XI, Alexandre | VIII, Innocent XI, Clé- ment XI, Innocent XIE, Benoit XIII et Clément XIE sous trois empereufs : Léopold Ter. Joseph °F et Charles VI; sous deux rois de France : Louis XIV et Louis XV; sous deux rois d'Espagne : Charles IT et Philippe Y: Sous ing ras d Angleterre : Charles I, Jacques II, Guillaume I et George T°", Elle avait connu le due de Vendome, Villeroi, Gati- nat, Villars, le prince Eugène, Voltaire, Marivaux, le égent, le duc du Maine, la duchesse du Maine, tout ce qu’il y avait de grand, de spirituel, de vaillant en France, : Elle avait été dix ou douze ans la maitresse en titre de Victor-Amédée. Elle avait, après sa fuite du Piémont, eonseryé ses vieilles relations à Turin, et noué des relations nouvelles ayec |’ Espagne. Sa vie, enfin, avait un côté romanesque qui allait admirablement au genre de publication qu’ te ectionne ma vieille amie. Trois semaines après, j'avais le manuscrit. Pendant ce temps, et pour me faire prendre patience, j'avais rouvert mon Saint- -Simon. Je me rappelais qu'il consagrait un paragraphe en- lier, presque un Chapitre à madame la comtesse de Verrue. Je relus ce qu'il avait écrit sur elle, et, comme ce que je relus se trouvait parfaitement cn harmonie avec ce que je me rappelais du manuscrit, je déchirai les trois ou quatre pages de § Saint-Simon où il est question de cette dame, et les envoyai, pour lui servir de préface, à mon amie, qui, du reste, les connaissait aussi bien et même mieux que moi. Voici ces pages : « Parmi tant de choses importantes qui préparaient les plus grands événements, il en arriva une fort par- üculière, mais dont la singularité mérite ce court récit. » Il y avait bien des années que la comtesse de Verrue vivait à Turin, maitresse publique de M. de Savoie : elle était fille du'duc de Luynes etfde sa seconde femme, qui était aussi sa tante, sœur du père de sa mère, la fameuse duchesse de Chevreuse. » Le nombre d'enfants de ce second lit du duc de Luynes, qui n'était pas riche, l'avait engagé à se défaire de ses filles comme il avait pu. La plupart étaient belles; celle-ci l'était fort; elle fut mariée toute jeune en Piémont, en 1683, et n'avait pas quatorze ans lors- qu'elle y alla, Sa belle-mère était dame d'honneur de madame de Savoie; elle était veuve et fort considérée, Le comte de Verrue était tout jeune, beau, bien fait, riche, avait de l'esprit et était fort honnête homme. » Elle aussi avait beaucoup d'esprit, et un esprit suivi, appliqué à tout, tourné à gouverner. Ts s’aime- rent fort et passèrent quelques années heureuses, » M. de Savoie, jeune aussi, et qui voyait souvent la jeune Verrue, par la charge de la douairièré, la trouva à son gré; elle sen apergut et le dit à son mari et à sa belle-mère, qui se contentèrent de Ja louer et n’en firent aucun compte, > M. de Sayoie redoubla de soins, ordonna des fêtes contre Sa Coutume et son gol. Laj jeune Verrue sentit que c’était pour elle, et fit tout cé qu'elle put pour ne sy point trouver; mais la vieille s’ en facha, la querella, Iu dit qu'elle voulait faire l'importante, et que Célait une imagination que lui ‘ou son amouF- propre. » Le mari, plus doux, voulut aussi qu elle fit de ces fetes, et que, sir d'elle, quand bien même M. de Sayoie en serait amoureux, il ne conyenait ni à son honneur ni à sa fortune qu'elle mangquat de rien. » M. de Savoie lui fit parler; elle Je dit à son mari et à sa belle- -mbre, et fit toutes les instances possibles pour aller à la campagne passer du temps. Jamais ils ne voulurent, et ils commencèrent à la rudoyer ; si bien que, ne sachant plus que devenir, clle fit la ma- lade, se fit ordonner les eaux de at an et manda au duc de Luynes, à qui elle n’avait osé écrire sa dure situation, qu’elle le conjurait de se trouver à Bourhon, où elle avait à Ventretenir des choses qui lui impor- taient le plus sensiblement, parce qu’on ne lui permet- tait pas Waller jusqu'à Paris. M. de Luynes s’y rendit en même temps qu'elle, conduite par l'abbé de Verrue, frère du père de son mari, qu’ on appelait aussi l'abbé de la Scaglia, du nom de sa maison. Ilavait de l’âge; il avait passé par des emplois considérables et par des ambassades, et devint enfin ministre d'État. » M. de Luynes, grand homme de bien et @hon- neur, frémit, au récit de sa fille, du double danger qu'elle courait par l'amour de M. de Savoie et par la folle conduite de Ja belle-mère et du mari. Il pensa à faire aller sa fille à Paris pour y passer quelque temps, jusqu'à ce que M. de Savoie l’eût oubliée ou se fût pris ailleurs. Rien n’était plus sage ni plus con- venable que le comte de Verrue vint chez lui voir la France et la cour, à son âge, dans un temps de paix en Savoie. Il crut qu'un vieillard important et rompu dans les affaires, comme était l'abbé de »Verrue, entrerait dans cette vue et la ferait réussir. Il lui en parla avec cette force, cette éloquence et cette dou- ceur qui lui étaient naturelles, que la sagesse et la piété dont il était rempli devaient rendre encore plus per- suasives; mais il n'avait garde de se douter qu'il se confessait au renard et au loup, qui ne voulaient rien moins que dérober sa brebis, à » Le vieil abbé était devenu fou d'amour pour sa niece; il n'avait done garde de s’en laisser séparer. La crainte du duc de ÉUVRES l'avait retenu en allant à Bourbon; il avait eu peur qu'il ne sût son désordre; il s'était contenté de se préparer les voies par tous les soins et les complaisances possibles; mais le due de Luynes, éconduit et retourné à Paris, le vilain vieillard découvrit sa passion, qui, n'ayant pu deve= nir heureuse, se tourna en rage. I maltraita sa nièce tant qu'il put, et, au retour à Turin, il n'oublia rien auprès de la belle-mère et du mari pour la rendre malheureuse; elle soufrit encore quelque temps; mais, la vertu cédant enfin à la démence et aux mauvais LA DAME DE VOLUPTÉ, 3 se livra à lui pour se délivrer des persécutions. » Voilà un vrai roman; mais il s'est passé de notre temps, au vu et au su de tout le monde. » L'éclat fait, voilà tous les Verrue au désespoir, et qui n'avaient pourtant à s’en prendre qu'à eux- mêmes. | » Bientôt la nouvelle maitresse domina impérieuse- ment tonte la cour de Savoie, dont le souverain était à ses pieds avec des respects comme devant une déesse. Elle avait part aux grâces, disposait des fa- veurs de son amant, et se faisait craindre et compter par les ministres. Sa hauteur la fit haïr. » Elle fut empoisonnée ; M. de Savoie lui fit prendre d’un contre-poison exquis qu’on lui avait donné. » Elle guérit; sa beauté n’en souffrit point ; mais il lui en resta des incommodités facheuses, qui pour- tant n'altérèrent point le fond de sa santé, » Son règne durait toujours. » Elle eut enfin la petite vérole; M. de Savoie la vit, et servit durant cette maladie comme aurait servi une garde, et, quoique son visage en eût souffert, il ne l’aima pas moins après. Mais il Paimait à sa ma- nière : il la tenait fort enfermée, parce qu'il aimait, lui, à l’être, et, bien qu'il trayaillat souvent chez elle avec ses ministres, il la tenait fort de court sur ses affaires. » Il lui avait beaucoup donné; en sorte que, outre les pensions, les pierreries belles et en grand nom- bre, les joyaux et les meubles, elle était devenue riche. » En cet état, elle s’ennuya de la gêne où elle se trouvait et médita une retraite; pour la faciliter, elle pressa le chevalier de Luynes, son frère, qui servait dans la marine avec distinction, de Valier voir. » Pendant son séjour à Turin, ils concertèrent leur fuite, et Pexécutérent après avoir mis à couvert et en sûreté tout ce qu'elle put. » [ls prirent leur temps que M. de Savoie était allé, vers le 14 octobre, faire un tour à Chambéry, et sor- tirent furtivement de ses Etats, avant qu'il en eût le” moindre soupeon et sans qu'elle lui eût même laissé une lettre. [lle manda ainsi à Vernon, son ambas- sadeur ici, en homme extrêmement piqué. » Elle arriva sur notre frontière avec son frère, puis 4 Paris, où elle se mit d'abord dans un couvent. » La famille de son mari ni la sienne n’en surent rien que par l'événement. » Apès avoir été reine en Piémont pendant douze ou quinze ans, elle se trouva ici une fort petite par- ticulière, M. et madame de Chevreuse ne la voulurent point voir d'abord, gagnés ensuite par tout ce qu'elle fit de démarches auprès d'eux, et par les gens de bien qui leur firent un serupule de ne pas tendre la main à une personne «ui se retire du désordre et du scan- dale, ils consentirent à la voir. » Peu à peu, d'autres la virent, et, lorsqu'elle se fut un peu ancrée, elle prit une maison, fit bonne chère, et, comme elle avait beaucoup d'esprit de fa- mille et d'usage du monde, elle s'en attiva bientôt, et peu à peu elle reprit ses airs de supériorité auxquels elle était si accoutumée; et, à foree d'esprit, de mé- nagements et de politesses, elle y accoutuma tout le monde, » Son opulence, dans la suite, lui fit une cour de leurs plus proches et de leurs amis, et, de là, elle sai- sit si bien les conjonctures, qu'elle s’en fit une pres- que générale et influa. beaucoup dans le gouverne- ment; mais ce temps passe celui de mes Mémoires. » Elle laissa à Turin un fils fort bien fait et une . fille, tous deux reconnus par M. de Savoie, sur l'exem- ple du roi. » Le fils mourut sans alliance ; M. de Savoie Faimait fort et ne pensait qu'à Yagrandir. La fille épousa le prince de Carignan, qui devint amoureux delle. C'était le fils unique de ce fameux muet, frère ainé du comte de Soissons, père du dernier comte de Soissons et du prince Eugène. » Ainsi, M. de Carignan était l'héritier des Etats de M. de Savoie, si celui-ei n'avait point eu d'enfants. » M. de Savoie aimait assez passionnément cette bâtarde pour qu'il en usat comme le roi avait fait pour madame la duchesse d'Orléans. » Ils vinrent grossir ici la cour de madame de Ver- rue après la mort du roi, et piller la France sans mé- nagement. » Ce sont les Mémoires de cette femme, chers lec- teurs, que ma savante amie met sous vos yeux, non point comme une ceuyre delle ou de moi, mais comme celle de madame de Verrue elle-méme. Avex. Dumas. Je dois d’abord compte à mes lecteurs, quoique, en réalité, je n’écrive que pour moi et quelques amis, des causes qui me font entreprendre ces Mémoires et de la façon dont ils viennent d’être entrepris. M. de Voltaire partit hier de chez moi à une heure du matin.Il y avait soupé en compagnie de deux beaux esprits subalternes qu’il m'avait priée de recevoir une fois, pour qu'ils pussent l'aller dire et que cela leur* donnât une espèce d'entrée À où ils ne fussent pas entrés seuls. M. de Voltaire a toujours ainsi à sa suite deux ov trois protégés de second ordre, qu'il pousse tant qu'il peut, d’abord pour maintenir sa popularité, et ensuite parce qu'il sait que, bien que poussés par lui, ilsn'iront jamais loin. De mon côté, j'aime à protéger ces pauvres gens qui vivent de leur plume. On ne sait pas ce qu'ils deviennent plus tard : s'ils restent des cuistres ou des fesse-cahiers, cela fait une bonne action en réserve; s'ils arrivent eahin-caha à gravir le Parnasse, la bonne action vous peut rapporter des intérêts. Geci soit dit en passant; car je ne me soucie guère de cette espèce, à moins que, comme M. de Voltaire, elle ne soit arrivée à des sommités; quant à ceux dont je parle, je ne les reverral probablement de ma vie et serais bien embar- rassée de retrouver leurs noms. Ils restèrent, pendant les deux heures qu'ils passèrent chez moi, plantés comme des termes en face de mes beaux chenets du 4 LA DAME DE VOLUPTE. temps de François I*", que j'ai payés si cher l’autre jour à un juif, et qui me tiennent si bonne et si brave compagnie quand je suis seule, rappelant mes souve- nirs et tisonnant mon feu. La physionomie et ’humeur de M. de Voltaire ne plaisaient pas toujours; mais il rachetait ce désavan- tage par un talent bien rare et qui a manqué a plu- sieurs beaux esprits : par l’agrément de la conversa- tion. La sienne était vive et saillante; ceux qui n’en ont pas élé témoins s’en formeront une idée en lisant queiques-unes des bonnes scènes de Nanine et de l’En- fant prodique. C'était un mélange agréable de bons mots piquants, de réflexions intéressantes, d’applica- tions heureuses, de discussions savantes sans apprêt et sans pédanterie. Ce ton est celui de plusieurs de ses lettres; et il faut avouer que ses entretiens leur res- semblaient beaucoup. Sa conversation avait encore la supériorité, parce que, lorsqu’il était de bonne humeur ou que la société devant laquelle il parlait lui plai- sait, il animait tout ce qu'il disait par la vivacité de ses yeux, de ses gestes, et par l’air de gaieté, de poli- tesse et @indulgence qu'il prenait alors. Plusieurs qui étaient venus chez lui avec de fortes préventions se retiraient émus et saisis. M. de Voltaire et moi, nous causàmes comme si nous eussions été en tête-à-tête ; il me fit des vers que j'eus lair de trouver excellents, et qui ne me parais- saient pas beaucoup meilleurs que ceux que m’a- dressaient [es poëtes italiens du temps que j'étais duchesse, ou à peu près. C’est qu’alors je voyais tout à travers le prisme de la jeunesse et de l’enchantement. Il me lut,. croyant me faire grand plaisir, un pas- sage d’une brochure d’un certain Melon qui a été secrétaire du régent, laquelle brochure a pour titre : Essar politique sur le commerce, et dans laquelle se trouve cette louangerie adressée à moi : « … Je yous regarde, madame, comme un des plus grands exemples de cette vérité. Combien de familles subsistent uniquement par la protection que vous donnez aux arts! Que l’on cesse d'aimer les tableaux, les estampes, les curiosités en toute sorte de geures, voilà vingt mille hommes au moins ruinés tout d’un coup dans Paris, et qui sont forcés d'aller chercher de l'emploi chez l'étranger. » En ceci, M. Melon me paraissait avoir raison parfai- tement, et je suis d’avis que nous autres gens de nais- sance, ne nous occupant pas assez des gens d'art et ne leur faisant pas une assez bonne place dans la société, cela pourrait bien leur donner un jour l’idée de se la faire meilleure, résultat auquel ils n’arriveront pas sans nous géner un peu. Mais revenons à M. de Voltaire. 1 m'a donc fait des vers, il m'a lu quelques lignes de la brochure de M. Me- lon, puis il a causé avec beaucoup d'esprit et de finesse du temps présent, auquel je ne comprends plus grand’- chose, peut-être parce que je suis vieille; il ne me par- lait sans doute du temps présent que pour que je lui parlasse du temps passé, où tout allait bien mieux, elon moi, peut-être parce que j'étais jeune, Je fis selon son désir, et me mis à voyager à reculons dans le jardin fleuri de ma jeunesse. Il m'éconta avec la plus grande attention, — (C'était, lui racontai-je, pendant la guerre que le due de Savoie, allié aux impériaux, soutint contre la France, » Les armées de Louis XIV avaient envahi le Pié- mont, et M. de la Feuillade avait mis le siége devant Turin. Son Altesse royale monseigneur le duc d'Orléans avait un commandement dans l'armée. » de prince envoya, dès le premier jour, un officier en parlementaire pour s'informer du quartier choisi par le duc de Savoie, pour qu'on ne tirat pas dessus. Il offrait, de plus, des passe-ports pour les princesses, pour les enfants de Son Altesse royale, afin qu'ils pus- sent se retirer sans danger où il leur conviendrait de se rendre. Le roi avait eu toutes ces générosités dans le but de plaire à madame la duchesse de Bourgogne, sans nuire en rien au succès de ses armes ou à ses intérêts politiques. » Le duc reçut le parlementaire, » — Monsieur, dit-il, répondez à M. le duc d'Orléans et à M. de la Feuillade que je suis sensible, comme je le dois, au procédé du roi votre maitre. Je n'accepte rien de tout cela. Mon quartier est partout où ma pré- | sence sera nécessaire à la défense de la ville; d’ailleurs, je ne consentirais pas à ce qu'on m’épargnat en acca- blant mes sujets. Quant à ma mère, à ma femme et à mes enfants, le jour où il me conviendra de les faire sortir, ils sortiront sans qu’il soit besoin d’autre pro- tection que la mienne. Remerciez, en mon uom, le gé- néral, monsieur, je vous en prie. » Lofficier s’inclina respectueusement. » — Maintenant, nous allons à l’église rendre grace à Dieu pour la levée du siége de Barcelone, et, ensuite, nous aurons une petite fête à laquelle vous nous ferez la grace d'assister. Vous pourrez dire que la tour de Turin n’est pas moins brillante sous les boulets français qu'au temps de sa splendeur. On vous montrera aussi que les dames de ce pays peuvent rivaliser avec les plus belles de ce monde, et j'espère que vous en rens drez témoignage à nos amis comme à nos ennemis. » Le parlementaire a retenu ces fiéres paroles et les a rendues à M. le duc d'Orléans, de qui je les tiens. Il assista aux fêtes, il y fit bon visage, avec cette merveil- leuse facilité des Français à se ployer à toute chose. Les dames déployèrent leurs plus beaux atours et leurs plus séduisants sourires ; il fut recu comme un galant par toutes : elles prétendaient qu'il devait emporter avec lui un parfum de leur beauté à rendre toutes les femmes de France jalouses, et tous les seigneurs fran- cais amoureux. » Ce qui est sûr, c’est qu'il en rapporta une char- mante aventure pour M. le duc d'Orléans, qui me la raconta et ne me fit pas défense de la répéter, Le pauvre prince, d’ailleurs, en eut bien. d’autres depuis que tout le monde sait, et qui ne furent ni aussi char- mantes, ni aussi parfumées. » IL avait grande envie de voir la princesse sa sœur, qu'il aimait fort. On a commencé par la lui donner pour maitresse avant de lui donner ses filles : ce n'était peut-être pas plus vrai pour l’une que pour les autres. Jamais prince ne fut plus calomnié que le régent; il avait cependant bien assez de vices pour qu'on ne lui en prélàt pas. » En ce temps-là, c'était un beau prince, tout jeune, déjà corrompu, mais encore romanesque, très-spiri- tuel, trés-instruit, très-brave et trés-bon; celui des descendants de Henri IV qui lui ressemble le plus, meme au physique. On ne saurait le flatter davantage que de lui dire cela. » IL fit demander à son beau-frère un sauf-conduit pour aller passer la journée chez la princesse Marianne, LA DAME DE VOLUPTE. 5 en donnant sa parole d'honneur qu'il ne verrait rien que ce qu'il devait voir, et qu'il n’y aurait personne dans sa confidence. Il devait se déguiser de facon à n'être pas reconnu. » Le duc connaissait la loyauté de ce pauvre calom- aié; il lui envoya le sauf-conduit, en ajoutant qu’il espérait le voir plus d’une fois en faire usage. M. le duc d'Orléans, dès le soir même, prit un costume de miquelet (il y en avait dans les deux armées), se pré- senta à la porte, absolument seul, avec son sauf-con- duit, et demanda le chemin du palais. » On ne l’attendait que le lendemain, aucun ordre n’était donné pour son introduction; comment arriver jusqu’à la duchesse, à une pareille heure, sous un pa- reil costume, sans étre soupçonné? » Le prince s’abandonna au hasard, entra dans les jardins du palais encore ouverts, à cause de la chaleur, et parce que Victor-Amédée donnait asile à ceux dont les maisons étaient les plus menacées; il y avait donc une foule considérable. 1 » Il passa inaperçu, allant toujours, cherchant, parmi ces visages, celui qui lui inspirerait assez de confiance pour s'adresser à lui. » M. le régent a toujours aimé les aventures, celles surtout qui ne ressemblent point aux autres. Il lui sem- plait trés-amusant d’être ainsi perdu au milieu de ces gens qui l’ignoraient en le détestant. L'effet que son nom prononcé eût produit dans ces groupes, si agités déjà de leurs cralistes, ne peut se calculer. U en eût peut-être été victime, la duchesse avec lui, et la con- fiance aveugle que ces peuples avaient en leur souve- rain en edt certainement été ébranlée. Aussi M. de Savoie tremblait-il à l’idée d’une imprudence. » A force de regarder parmi les jolies filles qu'il avait grande envie d’aborder, il en avisa deux assez leste- ment mises, fort agréables, quicheminaient ensemble en causant. Il les suivit, écoutant leur caquetage, non pour y puiser des renseignements sur ce qu'il cher- chait, mais pour y puiser des renseignements sur elles- mêmes. » Il trouva l’un et l'autre, et le hasard, bon Dieu! le servit à merveille. C’étaient justement deux filles attachées à la duchesse; elles étaient à la chambre, et l’une d'elles surtout, la plus jolie, semblait tout à fait dans ses bonnes ‘graces. » Elles racontaient mille petites aventures du palais, riant a gorge déployée, malgré la tristesse générale, habillant la Saint-Sébastien, la maitresse du roi, en fidèles servantes, plus jalouses du bonheur de leur maitresse qu'elle ne l'était elle-même. » Au bout du jardin, elles se séparérent; la plus jolie embrassa sa compagne et retourna au palais, pendant que l'autre continuait sa route. » Le prince attendait ce moment et l'aborda. » Bien que d'une naïveté relative, elle n'était pas sau- vage, elle ne se sauva pas devant ce beau jeune homme, très-poli, qui lui demanda chapeau bas si elle ne pouvait pas Vintroduire dans l'appartement de ma- dame la duchesse, et lui faire parler à une de ses filles d'honneur ou à une des personnes de son service in- time, » L'enfant le regarda avec soupçon, et répondit en hésitant : »— J'en suis, moi, de son gervice intime; mais que lu) voulez-vous, monsieur, à Son Altesse royale? » — Elle récompensera certainement la personne qui ee ——————"———— mintroduira chez elle; j’apporte un message qu’elle attend. » — Une lettre? »— Non,un message verbal; il faut quejeluiparle à elle-même. » — De la part de qui venez-vous? » — De la part de son frère, dit-il très-bas. »— Chut! Suivez-moi et taisez-vous. » — Voiciun sauf-conduit de M.le duc de Savoie, pour que je puisse entrer dans la ville et en sortir libre- ment. Vous voyez que je ne vous trompe point. » La jeune fille fit un sourire, ce qui signifiait beau- coup. Elle prenait de importance à ses propres yeux, par l'idée d’être liée à un grand secret. Elle marcha devant, faisant signe au prince de la suivre; et ils ar- rivèrent ainsi à un escalierconduisaot chez la duchesse, et descendant directement dans le parterre. » La jeune fille passa la première, lui recommandant de marcher doucement: elle monta deux étages, l’in- troduisit dans une petite chambre toute blanche, en ferma la porte derrière elle, et lui demanda alors d’un ton décidé: »— Voyons, maintenant, que lui voulez-vous, à ma- dame la duchesse? » Le prince se mit à rire. »— C'est à elle que je dois parler, non pas à vous, a] belle enfant. » —On ne lui parle pas comme cela si facilement, à votre princesse, toute bonne qu’elle est. » —Je viens de la part de M.le duc d'Orléans, je suis porteur d’un message verbal pour madame la duchesse, elle m'attend; il s’agit seulement de la prévetur que je suis là, petite curieuse. » L'enfant hésitait toujours et faisait une moue qui Vembellissait. Le prince la trouvant plus jolie que les grandes dames, il se mourait du désir de le lui dire, et Philippe d'Orléans n'était pas homme à ne point satis- faire un désir quand il rencontrait une bonne occasion. »— Mademoiselle, votre nom, s’il. vous plait? de- manda-t-il. » — Josepha, monsieur. » — Mademoiselle Josepha, vous me paraissez aussi obligeante que vous êtes jolie, et j'ai grande envie de me confier à vous, si vous êtes aussi discrète que vous me paraissez obligeante et que vous êtes jolie. »— Oh! oui, monsieur, je suis bien discrète. »— Alors vous saurez tout. Mais mon message n’esl pas tellement pressé que je ne puisse songer à mo! avant de le remplir. Depuis longtemps, je vogue par la ville, je suis fatigué, je me meurs de faim. N’y aurait il pas moyen de souper un peu avant d'aller chez Son Altesse royale, qui me retiendra longtemps peut-être et ne me renverra à mon maitre que fort tard? »— Je vais sur-le-champ vous conduire à loflice »— C'est cela. » — Alors, venez. »— Je le veux bien... Mais, à l'office, on se deman- Quel est donc cet étranger? que vient-il \ « dera faire? * »— C'est vrai. » — Et alors de deux choses l’une : vous compromet- trez votre maitresse ou vous-même, »— Vous avez raison. » — Que faire? »— Dame! allez souper, ailleurs. » — Non pas : on ne doit pas me voir ailleurs, Si on 6 LA DAME DE VOLUPTE. t me reconnaisseit pour Français, on me mettrait en Morceaux. »— Ah! mon Dieu! fitla jeune fille effrayée à cette idée. » — Il y a bien un autre moyen..., fit le prince avec hésitation. » — Lequel? demanda Josepha ayec ‘empressement. » — Vous ne le voudrez jamais. ù » — Dites fout de même, reprit-elle avec résolution. » — Si vous alliez me chercher à manger, et si vous m'en donniez ici? » — Dans ma chambre, monsieur! fit Josepha en rougissant. » — Oui, dans votre chambre, belle Josepha; et où est le mal? My voilà bien en te moment: il importe peu que j'y sois assis où que j'y sois debout. » Le raisonnement fut appuyé d’un sourire, d’un re- gard croisé avec le rebard de la jeune fille, qui se fixait sur un beau visage bien franc, bien loyal, bien ouvert, rempli de promesses, &t disant dussi tlairement que les plus belles phrases » Je vous trouve charmante et je vous aime. » Josepha était tne honnête fille; mais elle était co- quette, elle aimait à plaire, elle avait grande confiance en elle-méme, Et pis eile jouissait à ses propres yeux d'une certaine importance, en traitant chez elle le messager de M. le‘duc d'Orléans, son confident peut- être. L'imagihation d’une jeune fille fait beaucoup de chemin en peu de temps, et le mariage est au bout de tous Ses rêves. Le Francais si bien tourné pouvait être un bon parti; sa maitresse et son auguste frère pouvaient les unir, les doter, que sais-je? » — Enfin,se dite elle, c’est une excellente action que d'empêcher ce jeune nomme de souffrir ou de tomber entre les mains de ces méchants, qui veulent tüer les Français. Tuer les Français! II y en a de trés-aima~ bles, pourtant. » Êlle se décida. » Le prince Sinstalla près d’une fenétre ouverte sur le parc. La nuit tomba tout à fait. Une nuit em- bäumée, Ctincelante, une nuit d'Italie au mois de juin. Il jeta de côté et manteau et chapeau pour ètre plus à son aise, et remercia li jeune fille avec une ardeur dont éllé ile Seffrayd pas, et qui la réjouit, au contraire. » Ses projets prenaient une apparence de réussite; qu'un dé ses pareils songeat à la séduire, cela ne lui vint pas mème à l'esprit; un seigneur, à la bonne heure, elle sen fût défiée; mais un si jeune cadet, et qui paraissait fort pauvre, un miquele t! quelle apparence! » — Attendezici, fit-elle au prince, je reviens bientot, je vais voler pour yous. J’apporterai ce que je pourrai, il faudra vous en contenter. Par exemple, yous souperez sans lumière, au clair de la June; une lumière nous trahirait et je serais perdue. Attendez! » Elle laissa M.le duc d'Orléans seul une demi-heure à peine, et revint chargée d'un souper délicat, qu’elle avail maraudé à l'office; elle lui raconta avec toute la grâce et la gentillesse de son age, ployées pour se procurer les mets qu'elle plaçait à mesure sur la petite table devant lui, et Philippe se confondait en remerciments. Vous mettez deux couverts, j'espère? dit-il. » — ]1 le faut bien, ou je me coucherais à jeun. Jai annoncé que je dans les cabinets de Son Altesse à attendre ses ordres, et que je ne descendrais point, les ruses em- restera] » Ils s’établirent tous les deux, jeunes; beaux, riants; l’un si corrompu, qu'il jouait innocence à s’y mépren- dre; l’autre si innocente, qu’elle ne soupçonnait même rien. » Il l'étourditde compliments, de folies; il Vintéressa, il la fit rire, il la toucha ensuite; il ‘lui parla des” dangers qu'il courait, de la mort suspendue sur sa tête pendant ce siége terrible; il lui représenta la vie qu'il allait perdre comme si belle et si riche à son âge. » — Etsi j'étais heureux encore! Si j'avais quelques doux moments en ce monde avant de le quitter? » La pauvre enfant avait monté, pour son malheur, une bouteille de vin de Sicile, ce vin qui porte si vite au cœur et au cerveau. Pour son malheur encore, elle en avait bu, elle, accoutumée à la sobriété; pour son imalheur surtout, le jeune et beau prince était éloquent et passionne. » La soirée avait de ces émanations eniyrantes que les climats chauds connaissent seuls; elle pensait que ce jeune homme avait bien droit à un peu de bonheur sur la terre, et qwil serait cruel, barbare, de lui refuser le baiser qu'il demandait avéc tant d’instances. Et puis il lui persuada qu'il Vaimait, qu'il ne vivrait pas sans elle désormais; il lui persuäda ¢e que les amoureux persuadent si bien aux filles qui les écoutent, et qui Se laissent tromper parce qu’elles cottimencent par se tromper elles-mémes. » Il en résulta qu’au lieu d’aller Souper avec ma- dame sa sœur, de la voir ce soir-là, il ne parut que le lendemain, comme #il arrivait. » Il Wosait plus lever les yeux sur Josepha, qui, en apprenant son rang, fut bien confuse et bien malheu- reuse. Le prince n’en vint pas moins chez elle en se- cret, fort souvent même, au milieu des batailles ou de la mousqueterie. Son caprice pour elle fut assaisonné par ce sel dangereux, qui le rendait plus violent et plus durable. » IL paraît que la jeune fille s’humanisa. » En quittant l'Italie, 11 se confessaà la duchesse et la pria de la marier, en se chargeant de la dot. » Josepha épousa un certain Paolo Mariani. » Ge Mariani avait été fortriche; il avaitdes passions ruineuses, et, dès sa jeunesse, il avait dévoré en grande partie sa fortune. » Du reste, l'histoire de cet homme estétrange ; j'écri= rai, dans le cours de ces Mémoires, le réci it terrible, sangläht, des événements qui composent la destinée e Sa famille. » Quant à lui, il étaitentré dans la maison du prince de Carignan, et il vint avec lui à Paris, où il logea longtemps à l'hôtel de Soissons, On sait que le prince obtint le privilége de fournir le local pour la vente des actions de la banque de Law. Mariani fut préposé dla location des baraques où avaient lieu les transactions, et il fit la, en peu de temps, grace à des traits peu scrupuleux, une rapide fortune. Il était devenu un des complaisants du cardinal Dubois; il servait ses plaisirs et partageait quelquefois ses débauches. Du- bois venait chez cet Italien, et il y vit Josepha, qui était alors dans tout le luxe d’une beauté de trente ans, bien opulente et bien conservée, ll y vit aussi une charmante jeune personne de quatorze ansy fruit des amours de Josepha et du due d'Orléans. Le ministre du régent, qui ignorait l'aventure de Turin, combina immédiatement un plan séducteur contre les BA DAME DE VOLUPTE. ~ i er ee deux jeunes one A lui la mère; a d'Orléans la fille. (était là un fait assez habituel à à ce vil pour- voyeur. » La tit lle de Josepha. sé nommait Teresa; elle ‘était ai ime beauté pure et ingélique deux grands yeux noirs brûlant d’un feu ingénu, un } front ‘Suave, un sourire divin, une taille a depiter ¢ de jalousie vingt coquettes des mieux faites. — » Josephaavait étéde mœurs légères , elle était peut- être « encore ; car je sais qu elle n "a jamais aimé le mari qu’elle avait dû épouser, et celui-ci, du res te, trouvait aillelirs compensation à l'amour qu'il n ‘inspirait pas à sa femme. Mais Josepha aimait sa fille, et elle eût ieux aimé la voir morte que de la voir fa maitresse même d’un prince. ~ » Le tœur à de ces anomalies : il n° y a pas | de plus 2016 partisan de la vertu que celui qui ne la met pas eb pratique. ~ » Dubois, quisavait quel facile acces on pouvait ayeir auprès de Ttaliénhe, —,0ù nommait dinsi Josepha, = dépécha vers elle Te rove Ia Fare. La Mariani recut le capitaine dans un charmant boudoir, tendu, décoré et meublé comme celui d’une petite maitresse à la iaode » Disons, à la louange de l’Italienne ou à la honte de la Fare, que les propositions échouérent. » Le capitaine se leva pour sortir. » — Ré écliissez-Y bien, fit-il » — Il est tard, c’en est assez, répondit Josepha; ma maison m *dnpelle: je yous laisse. } — Ah! pul he pourrait supposer pour qui et pour quelle causé vous êtes retenue dans ce boudoir secret. 3 — Dés qu’on Süppose, on suppose le mal, et votre présence. » — Souvenez-vous potir qui je viens supplier. » — Je veux l'oublier : un sot gagne pour un ami le cœur d’une ferme; tn infämée Pachéte pour un grand Seigneur. 5 — Craignez le cardinal. »— Moi! » —Vous savez commentil se venge de ses ennemis. 3 — De ses erinemis, soit, fit Josepha avec dédain et assurance; mais de mol... » — Vous, il votis aime. L’amourdédaigné se change étihäine. » — Bah! les verrous de la Bastille ne tiendraient pas contre moi; d’ailleurs, il est tard. » —Oui, madame, il est ‘tard, Seulement, un dernier mot. Vous connaissez la devise du cardinal : «Ce qu'on ne te donne pas, prends-le.» Vous refusez; il prendra. » La Fare sortit. » Quelques jours après, Mariani, qui génait, futjetéa la Bastille; les prétextes ne manquaient pas. Josepha fut enlevée en sortänt un soir de chez madame dé Tencin. La Fare vint consoler la petite Teresa, et lui conseilia Waller se jeter aux pieds de Dubois pour demander la grâce de sa mére et de Mariani, quelle nommait son père. » Dubois regut & merveille la jolie énfant, et Tui promit deli conduire le soir même chez le prince. En #ttendant, on la retint dans les appartements du minis- tré; et, la nuit venue, on la conduisit, en effet, dang une petite maison où le régeut passait quelquefois de ces soirées où la vertu S'immolait souvent. » La petite Teresa, qui s'était éprise aux belles pa- roles de la Fare, suivait le capitaine avec tn charme secret; celui-ci n’eût pas mieux demandé que de déve- lopper dans le cœur de la jeune fille le germe d’amour qui y poussait; mais le régent... — Mais le régent aimait les primeurs, surtout celles qu'il avait semées, fit Voltajre en m'interrompant et en faisant allusion à la paternité du duc a l’égard de Teresa. . — Vous calomniez comme les autres, VOUS, monsieur de Voltaire, qui écrivez l’histoire! ai-je répondu. — L'histoire vit de mensonges et de calomnies. -— Dans ce cas, vous n’avez pas besoin de connaitre la fin de ce récit. — J'aurai le plaisir de lire le dénoûment dans vos Mémoires. — Vous youlez donc que j’écrive mes Mémoires? —Jl y a longtemps que vous auriez dû les commen- cer; c’est un vol à faire à l’histoire que de garder pour vous de tels secrets. Assez de gens raconteront à l’a- venir les batailles, les négociations, les grands événe- ments de la politique; mais les particularités des ruelles, des alcôves et des cabinets, les acteurs seuls qui y ont joué un rôle peuvent les connaître et les révéler, — Les écrire, moi? La bonne plaisanterie! — Pourquoi pas? — Mais je ne saurais jamais. — N'écrivez-vous point tous les jours des lettres charmantes ? — Des lettres ne sont pas des mémoires. <= Ne faites-vous pas des vers ädorables ? — Je nen ai jamais fait que quatre, — N'y a-t-il pas à PAcadémié des gens qui n’en ont pu faire qu'üti, et qui, par cbusedtattt. en ont fait trois de inoins que yous? — Dites-moi d'abord comment on fait pour écrire. — Ali! Comtesse, comment faisait madame de Coù- latiges? comment faisait madame de Sévigné? com- inent faites-vous vous-même ? — N'importe, donhez-moi une leçon. — Mettez Str le papier tout ce que vous venez de me raconter ce soir, et béaucoup d’atitres choses, et encore, et encore, tout ce dont vous vous souviendrez enfin; il n’en faut pas davantage, je vous jure. Votre style est sans prétention, comm votre esprit; vous direz ce que vous avez vu Woriginal, ce que vous avez su de cu- rieux, et si, par hasard, vous ënt veniez à mentir, vous n’en seriez que plus digne de ressembler aux historiens de tous les siècles, lesquels ne s’en sont ja- mais génés dans le passé, ne s’en génent pas dans le pre- sent, et ne s’en géneront pas davantage dans l'avenir. Et, sur ce, M. de Voltaire s’est levé, m’a saluée, et est parti, suivi de ses deux protégés, aboyanta ses chausses pour qu'il les récüt dans son logis, qui passe, selon le style académique, pour Pantichambre des Muses. Restée seule, j'ai appelé mes femmes et je me suis couchée; mais, au lieu de dormir comme j'eusse dû faire, j'ai pensé toute la nuit à ces dernières paroles de M. de Voltaire. Je dors peu maintenant, ainsi que cela est d'usage chez ceux qui ont beaucoup vécu dans le passé et qui ont peu à vivre dans l'avenir, J'ai senti battre mon vieux cœur à l'idée de mettre sur le papier, devant mes yeux, devant ceux des autres, cette jeu- nesse que je ne reverrat plus désormais, ailleurs que dans mes souvenirs, et, encouragée par les suffrages de cet homme qui, d'ordinaire, ne distribue que des in- jurés ou des flatteries, je me suis décidée à commencer 8 LA DAME DE VOLUPTE. ces Mémoires. Je les haterai le plus possible, afin de les conduire jusqu’au bout ou, du moins, jusqu’a l'époque où fai cessé de vivre par les autres et pour les autres. Le reste n’appartient qu'à Dieu et à moi. Donc, aujourd’hui, 8 octobre 1734, je commence cette histoire de ma vie; je dirai tout ce qui sera intéressant à savoir, sans plus m’inquiéter des gouvernements que des particuliers. La vérité est douce à penser, elle le serait bien plus encore à jeter à la face de ceux qui nous génent : c’est une satisfaction que l’on n’a guère en ce monde que dans certaines conditions ; probable- ment, ce sera une des réjouissances du paradis, quoi- qu’elle ne nous ait pas été promise. Je ne sais si les rares lecteurs qui seront appelés a jeter les yeux sur ces Mémoires connaitront, méme aprés ma mort, les quatre vers auxquels M. de Voltaire, le Parthe qui, en fuyant, m'a lancé la flèche de l’orgueil dans le cœur ; je ne sais pas, dis-je, si les rares lec- teurs appelés à jeter les yeux sur ces Mémoires con- naitront, même après ma mort, les quatre vers auxquels M. de Voltaire faisait allusion et qui ne sont rien autre chose qu’un quatrain, composé il y a quelque huit jours par moi pour me servir d’épitaphe, et que voici : Ci-git, dans une paix profonde, Cette Dame de Volupté Qui, pour plus grande sûreté, Fit son paradis en ce monde. Mais, qu'ils les connaissent ou ne les connaissent pas, il est bon qu’ils sachent que je n'ai pas toujours été la Dame de Volupté qu’on a tant célébrée à Paris depuis trente ans. Comment je le suis devenue, c’est la ce qu'il faut expliquer. Il y a loin, en effet, de Jeanne d'Albert de Luynes à cette comtesse de Verrue, Dame de Voluptéd'aprésent. Elles ne se ressemblent pas plus, par la pen:ée et les sentiments, qu’elles ne se ressem- blent par le visage; et Dieu sait ce que j’ai été et ce que je suis devenue. Ce que j'ai été, les autres s’en souviennent peut-être; quant à moi, je lai oublié, grâce au ciel. C’est un regret de moins. Quant à ce que je suis devenue, mon miroir se charge de me le dire tous les jours. C'est un ami brutal, mais sincère, et j'en suis venue lentement, je le sais, mais enfin j'en suis venue à lui pardonner ce défaut en fa- veur de cette qualité. Il Je suis née le 18 septembre 1670, l'année mème où M. de Bossuet, que j'ai encore vu étant enfant, jeta ce grand cri : Madame se meurt, Madame est morte! ce qui me constitue à l'heure qu'il est, c’est-à-dire au 8 octobre 1734, jour où je commence ces Mémoires, soixante-quatre ans bien comptés. Mon père, le duc de Luynes, favori de Louis XII et acteur dans la terrible tragédie de Concini, mon père, dis-je, tifs du due de Luynes et de Marie de Rohan, plus connue sous le de Chevreuse, qu'elle tenait de son second mari, que sous celui de duchesse de nom de duchesse Luynes ou de madame la connétable , qu'elle tenait du premier, mon père n'eut point d'autres frères, mais seulement une sœur utérine, ma- demoiselle de Chevreuse, fort connue dans la Fronde x par ses amours avec le coadjuteur, devenu plus tard le célèbre et tracassier cardinal de Retz. Comme ce n’est point à moi de dire du mal de ma famille, on ne s'attend pas, je l'espère, à ce que je raconte les aventures scandaleuses de ma tante. D’ail- leurs, les mémoires du temps s’en sont chargés, Or, soit rivalité, soit froideur maternelle à l'endroit de sa fille, toute la tendresse de ma grand’mére, la du- chesse de Luynes-Chevreuse, se reporta sur mon père, auquel elle fit donner par son second mari le duché de Chevreuse, bien qu’il n’y eût aucun droit. Entre nous, nous ne nous en faisons pas accroire sur notre origine, et nous savons à merveille que la maison d'Albert ne remonte pas plus haut que la faveur de Louis XIII, faveur conquise par l'adresse qu'avait mon grand-père à dresser les pies-grièches avec lesquelles le jeune roi chassait aux petits oiseaux dans les jardins du Louvre. C'était donc pour mon père un grand honneur, sans compter le profit, non moins grand, de toucher à la maison de Lorraine, même par cette éloignée succes- sion. Pour le mieux ancrer dans le monde, elle lui fit, en outre, épouser sa sœur consanguine, fille de son père, le duc de Montbason, et de cette fameuse duchesse de Montbason qui eut toute sorte de querelles avec madame de Longueville, et dont la mort mystérieuse et sanglante fut cause que M. de Rancé se fit trappiste, de simple abbé qu'il était, et même plus frivole que ne le comportait l'habit. On voit maintenant de qui je descends et que mes deux aïeules ont commencé à la manière du Cid de M. Corneille, c’est-à-dire par des coups de maitre, l'illustration galante et politique des femmes de notre race; il ne faut donc pas trop me blamer: si j'ai marché dans la même voie, je ne faisais qu’y suivre la trace de leurs pas; d’ailleurs, à cette époque, cette voie était si battue, qu’elle ressemblait fort à une grande route. Ma mère, en dépit de cette parenté, était une sainte et digne femme. Mon père, plus qu’elle encore, si cela se peut, avait toutes les vertus qui manquaient à la ma- jorité de nos ancêtres. Il résulta de cette double sévérité de mœurs une fidélité conjugale qui donna naissance à une grande quantité d'enfants. On les éleva dans des principes derigidité qu'on trouverait fort ridicules au- jourd’hui, mais qui, par hasard, se trouvèrent de mise sous le règne de madame de Maintenon. Mon père etma mère suivirent en cela non pas la mode, mais, au contraire, leur propre inclination vers le bien. Le roi lui-même commençait, dès l’époque de ma naissance, à donner, non pas encore l'exemple, mais la pente de cette réforme, par les sévères prélats et les savants chrétiens qu'il plaça près de monseigneur. Mon père n’était pas très-riche, et, comme ce n'était pas son goût de nous mettre malgré nous en religion, il songea donc à nous pourvoir de son mieux et à se défaire de nous selon notre condition et malgré les oppositions que le manque de bien apportait à notre établissement. Nous étions belles, et particulièrement, moi, j'étais plus belle que mes sœurs, disait-on; nos amis s’efforcaient de prouver que cette beauté, la vertu et les alliances formaient une dot suffisante, Gt que, si pauvres que nous fussions, le fussions-nous mêrne das yantage encore, nous pouvions prétendre à tout, = Or, il arriva que, vers le temps où fatleignais ma treizième année, un parent de ma mère fut envoyé en mission en Savoie: il y vit la comtesse de Verrue et son fils pendant la négociation dont il était chargé, LA DAME DE VOLUPTE. 9 L’occasion s’offrit de parler de moi; je ne sais comment il se fit qu’il traca de ma petite personne un portrait dont le comte sexalta, et voila cet abbé de Léon (le parent de ma mère s’appelait ainsi) enchanté de l’idée qu’i) m'allai marier par-dessus le marché de son ambassade. La comtesse de Verrue était dame d'honneur de madame de Savoie et veuve; elle comptait fort à la cour, elle et son fils étaient riches de leurs biens et de leurs charges. L'alliance était belle : elle fut propo- sée à mes parents, qui l’acceptèrent, ct, quant à moi, qu’on n'avait aucunement pris la peine de consulter, un beau jour, on me prévint de faire faire mes habits de noces et de me tenir prête à partir. On ne se croyait pas obligé naturellement à plus de précau- tions vis-à-vis de moi, Je n'avais jamais songé au mariage, et le premier chagrin que me causa le prochain changement dans mon état fut qu'ayant une grande poupée de ma taille à peu de chose près, que j'avais l'habitude de faire habiller des mêmes robes que moi, je voulais absolu- ment qu’on lui fit un trousseau pareil au mien; ce qui équivalait, pour mon père, à une fille de plus à marier. Or, comme nous n’étions pas riches à faire des folies, mon père mit fin à cet enfantillage par un je ne veux pas solennellement prononcé. s Mon père eût dû raisonnablement s'opposer à ce que Yon me mariàät si jeune, et surtout à ce que l’on m’enyoyat si loin. Nos craintes d’exil matrimonial, à mes sœurs et à moi, n’atlaient pas au-delà de la pro- vince, en guelque chateau ou quelque gouvernement éloigné, avec un voyage à la cour tous les deux ans, des demoiselles, un chapelain etun écuyer pour suite. C'était déjà bien dur. Mais l'étranger, mais la Savoie, il me sembla que c’était le purgatoire anticipé : je ne m'attendais guére, je Payoue, à ce que je devais y trouver. Je ne hasardai point @observations à l'endroit du mariage, sachaut que je ne gagnerais rien a répliquer. Je pleurai seule, avec ma gouvernante Babette, qui ne youlait pas me quitter, et que jai, en effet, emmenée partout; mes parents y consentirent volontiers et je m'en trouvai bien, car la bonne fille m’a souvent soi- gnée et consolée, et je lui dois la vie, ainsi qu'on le verra plus tard. On me montra le portrait de M. de Verrue : il était jeune, bien fait, beau de visage, et m’écrivait une lettre toute pleine du désir de me plaire. Ma gouvernante me montra qu'il fallait considérer tout cela et ne plus me désoler si fort. Or, ma gouvernante ayant plus d'expérience que moi, je la crus, et je me mis à regarder chaque soir ce doux visage que je devais tant aimer plus tard et tant regretter chaque jour de ma vie. Peut-être bien peu de gens croiront-ils cela : c'est cepen- dant la vérité. Mes parents, sauf le refus fait des présents de noces à ma poupée, et M. de Verrue, se montrèrent fort géné- reux envers moi. Ma mère me donna une superbe garni- ture de point de Venise qu'elle tenait de la sienne et où les armes de la maison étaient brodées ; elle passait pour la plus belle que l'on eût vue depuis long- temps. M. de Verrue m'envoya les magnifiques pierreries de sa maison: j'en fus éblouie; en regardant d’un œil les joyaux, et de l’autre son portrait, je trouvais les joyaux superbes, et lui plus beau encore, Le méme soir, mes sœurs montérent dans ma chambre, tirérent les diamants de leurs écrins, et m’en couvrirent ; j'en étais écrasée, mais si fière, que je me trouvai plus grands se toute la tête. — Oh! ma chère Jeanne, s’écria ma sœur cadette, vous voilà parée comme une reine, et, bien sûr, vous le serez un jour. J'ai souvent pensé depuis à cette parole, qui était presque une prophétie. — J'ai été quasi reine, en effet. M. de Verrue arriva la veille du contrat; il s’'annonça chez mon père par un beau présent sur lequel on ne comptait point; ma mère me fil alors venir chez elle, et je me souviens encore aujourd’hui de ses paroles, comme si elles les eût prononcées hier. — Ma file, me dit-elle, préparez-vous à recevoir, ce soir, M. le comte de Verrue en qualité de futur époux; nous avons admis sa recherche, non-seulement parce qu'il est riche et de bonne maison, mais encore parce qu'il est honnête homme, pieux, qu'il a de l'esprit et qu'il doit vous rendre heureuse, si vous savez l'être. Vous retrouverez dans madame sa mère bien plus de mérite que dans la vôtre, une tendresse aussi sincère et aussi éclairée. Remplissez vos devoirs envers elle et en- vers votre mari, soyez très-humble servante de la mai- son de Savoie, qui va vous gouverner. Ces princes sont de grands princes et qui viennent immédiatement après le roi. Oubliez que vous êtes Française, et aimez votre nouveau pays ainsi que vous avez aimé celui où vous êtes née. Vous ne nous reverrez pas de longtemps sans doute. Souvenez-vous de l'éducation que l’on vous a donnée, et ne nous forcez jamais à déplorer l'amour que nous vous portons. Nos vœux et nos bénédictions suivront la fille que nous allons perdre, le ‘Aeil- leur et le plus à souhaiter est que vous ne reveniez jamais. En écoutant ces paroles, javais grande envie de pleu- rer; je me contins, cependant; mamère, toute-puissante sur elle-même, me paraissait si calme, si tranquille, que je ne la crus point émue, et mes larmes se glacè- rent sans couler. — Allez, maintenant, ma fille, ajouta-t-elle pour finir, et faites-vous parer ainsi qu'il convient; on vous avertira quand il sera temps. Je retournai dans mon appartement, où mes sœurs m'altendaient avec impatience pour savoir de moi quels sont les discours que l’on tient à une jeune fille sur le point de se marier. Pour passer le temps, elles avaient paré ma grande poupée avec sa plus belle robe et tous mes diamants; elle avait ma coiffure, mes dentelles, et se tenait droite en face d’un grand portrait du roi Louis XIII. Pauvre poupée ! pauvre Jacqueline! qu’elle était superbe et qu'elle était aimée! — Jacqueline de Bavière, rien que cela! à cause d'une belle his- toire que nous avions lue. En trouvant ma poupée à mon image et à ma res- semblance, les larmes que ma mère avait refoulées au fond de mon cœur coulèrent le long de mes joues et bientôt sur celles de Jacqueline, que j'embrassai en san- glotant. Les rôles étaient changés : j'étais la mère et Jacqueline la fille. — Ah! ma chère Jacqueline! ma bonne Jacqueline! m'écriai-je, me faudra-t-il vous quitter? Pourquoi ma mère ne m'avait-elle point parlé comme cela? C'eût été bien moins raisonnable, mais bien plus maternel, à ce qu'il me semble. Mes sœurs, en me voyant pleurer, pleurèrent aussi et m’entourérent de leurs bras. 10 LA DAME DE VOLUPTÉ. = Non, ma Sœur, Sécria laînée généreusement ; puisque vous partez, vous aurez Jacqueline à vous toute seule. Jai besoin d'expliquer cet advèrbe ÿénéreusement ; que j'ai souligné: Jacqueline était ma propriété indivise; comme disait Pintendant de Dampierre; à propos d’un petit champ qui nous avait appartenu ef qui, je d’ai jamais su com- ment, était devenu la propriété de ses trois fils. — Vous aurez Jacqueline à vous toute seule ; nous vous la donnons: — Ah! du moins, répondis-je, je ne quitterai pas tout à la fois. — Mais yous avez un mari, vous, répondit hargneu- sement la seconde de mes sœurs, et nous n’en avons pas. Un mari qui donne de pareils diamants vaut bien Jacqueline, qui ne donne jamais rien, et à qui il faut toujours, au contraire, donner quelque chose. Les deux adverbes soulignés peignent mes deux sœurs au naturel. Ill Sur ces lamentations et ces récriminations, Babette et nos femmes entrérent pour commencer notre toi- Jette. Il fallut dépouiller la princesse de Bavière à mon profit. En vérité, une fois parée, je n'étais guère plus grande qu’elle, et je n’avais pas si bien lair d’une fiancée. Cependant, ma petite personne me sembla plus importante de moitié. Je me tournai en face de mon miroir. Je fis la révérence au portrait du roi. Je tachai dallonger ma queue en me baissant, et de prendre les airs de la duchesse de Richelieu, quand eflé nommait Jes dames a Ja reine, et tout cela pour que le temps passat plus vite. [| me semblait que M. de Verrue ne se montrerait jamais. On me vint avertir. Je me sentis d’abord intimidée ; mais je repris cou- rage en songeant que j'avais, comme ma mère, une gorgerette de point de F lande, un corps de jupe et un bas de robe, ce qui faisait nécéssdirement de moi un personnage. Je suivis l’écuyer de la duchesse, qu’on appelait M. de Magloire, et ma gouvernante Babette, qui m’ouvraient les portes; enfin jarrivai à la salle du dais, où l’on s'était établi, selon les usages des grandes réceptions. Mes condttcteurs s’effacèrent. Sentra. Ma thère vint au-devant de moi; elle me prit la main tandis que je faisais la révérence, et me mena devant un grand homme maigre, habillé de violet, avec des cheveux négligés, le nez en bee de faucon, la mine haute et sévère, et l'œil fouilleur et à fleur de tête, ce qui lui donnait l'apparence la plus impertinente du monde. J'eus un instant de terreur, je crus que Von m'avait donné un faux portrait et que j'étais devant mon mari. L'hébit Violet eût di me rassurer; mais je n'avais point, à cette époque, .dit étude des costumes; quoi qu'il en soit, je frissonnät. Avais-je le pressentiment des mal- heure dont cet homme devait chercher un jour à m’ac- cabler?... Monsieur l'abbé de la Scaglia, dit ma mère, voici mademoiselle d'Albert, ma fille. Je ne levai pas les yeux; jé compris que ce HUE Violet était l'oncle du comte de Verrue, le fhéte dé son père; l’abbé dela Scaglia de Vérrue, qui dévait nenétébh neveu en France, et le conduire a l'autel, accompagné de l’ émbässidéür du duc de Savoie et ‘de vlusietirs personnes de qualité ayant l’hontieur de lui appartetiir. L'abbé avait whe voix voilée, qui semblait totjotrs éme ét qui trompait fort : à Pentendré, on l'aurait cha bon; en le voyant, on le croyait moins; efi le ebtitlais- sant, on ne le croyait plus du tout. _Aüreste, je n’en donne ici que le crayon. “Nous tà- cherons de le peindte plus tard. — Mademoiselle est bien plus belle que son portrait, dit-il, et je suis sûr aussi qu’elle a beaucoup plus d’es- prit que ses lettres. Nous avions cependant été émer- veillés de tout cela; maintenant, nous serons plus heureux que nous ne le supposions encore. C'est mon frère qui m’a, plus tard, répété ce compli- ment; car, pour moi, je n’entendais rien, J’attendais ce (ui allait suivre. D'ailleurs, ce prêtre me regardait d’une façon singulière et son regard me troublait. L’abbé prit à son tour M. de Verrüe par la main, et le mena en face de moi. — Mademoiselle, voici le plus fortuné des mortels, dit-il avec un demi-sourire d’amére ironie, Cette manière de présenter un futur époux était au moins hardie : que s’en devait-il suivre? Le bonheur annoncé viendrait-il réellement? Hélas! l'abbé de la Scaglia n'a jamais passé pour un grand prophète. Ces révérences et ces préliminaires terminés, nous nous assimes en cercle et la conversation commença. L'abbé m'adressa plusieurs questions entortillées de louanges; ma mère ne me laissa point le temps de rés pondre. On craignait ma timidité, ou ma hardiesse. Ma mère ne me connaissait point assez pour être sûre de moi. Les soins de la cour, les affaires du monde et mille autres choses ne lui ayant jamais permis de nous suivre et de nous étudier comme elle l'aurait fait sans doute en tout autre état. M. de Verrue me parla ; je le regardai, pour lui ré- pondre, et je restai toute charmée, et, par conséquent, toute muette. Il avait alors vingt-deux ans à peu près, les plus beaux yeux et les plus beaux cheveux de toute Vitalie, une taille à souhait, un sourire frangé de per- les et des mains à servir une reine. Son babil était du dernier galant; on y voyait tout le soin de me plaire, à moi,qui n'avais jusque-là reçu de soins de personne. Ma petite vanité ne fut donc pas peu flattée de ce char- mant mari. J'avais grande envie de le quitter pour aller le dire, comme faisait M. le chevalier de Guise pendant ses bonnes fortunes; mais on ne sort pas aussi facilement que cela d'une soirée de fiançailles et de contrat. Nous en etimes jusqu'à dix heures, Le lendemain fut consacré aux visites de famille, le surlendemain aux visites des amis particuliers, le jour suivant fut celui de Versailles et de MM. les princes du sang, où mon père conduisit partout son futur gen- dre. Ce fut un tourbillon étourdissant, et, depuis ce moment jusqu'au jour du mariage, je n’eus pas le temps de me reconnaitre, J'avais quitté appartement de mes sœurs pour prendre, avec Babette, celai de madame de Chevreuse, lequel ne seryail que dans les grandes oc casions. La messe fut dite à la chapelle de l'hôtel, Le roi Waimait point que Pon mariit les étrangers chez lui. L'assemblée était nombreuse, L'abbé de Verrue se LA DAME DE VOLUPTE. 11 scene Wofficier par sa parente proche. Le fait est qu'il n'officiait guère et que son état de prétre ne Voc- cupait qu'à ses moments perdus ; il avait au moins cette conscience-là. Ter | Après le diner, le souper et le reste, le coucher eut jeu suivant les usages habituels, et la chemise nous fut donnée*en pompe chacun de notre côté. Nous restames seuls. | | à Gé fut pour moi une grande nouveauté que d’être débarrasse de mes lisiéres. M. de Verrue se montra honnéte homme et hortme des; rit. J'éfais trop jeune ét trop ignorante pour songer à Tabou ou méme pour y faire songer. Cependant, j'en suis stire, celui que js pour lui dans la suite prit ses racines en cé jour- là. Nous causämes fort, je eus plus peur de lui; je lui Ouvris Mon petit Cœur Palgiat Je lui promis de ne rien fegretter dérrière moi, en le suivant dans son beat pays d'Italie; d’aimer sa mère autant que jé l’aimais lui- Mmétne. Hélas! j'ignorais combien cette promesse-li me éonduirait 10in et ine Coûterait À tent. ; J'étais donc, aux yeux dti monde, sinon en Kalité, la cottitesst de Verrue; il né mé restait rien dé made- moiselle d’Albert, pas même le nom, que notre mariage létudit À mid Scent cddétte. Oh mé garda fhélques jours encore à Paris, à Versailles et à Dampierre pour me montrer. Enishite, On parla de faire les coffres et le jour de mon départ fut fixé. M. de Verrué avait dmené un fort grand se Nous devions voyager dans üné ¢aléche à six chevaux. L'abbé avait 14 sienne déertiére, et une troisième suivait pour iney femmes; et puis quantité de gens à Cheval ét même des pages, ce qui n'allait, eri France, qh’aux fens titrés, mais ce dont les Seigneurs de Savoie he se privaient point. Je fus embrassée et pleurée de toute tia famille: ma there, et mon pèré lui-méine, mirent le décorum de côté et s'attendtiretits mes sœurs fondaient éfi eau, ét, comme j'étais déjä en carrosse, je vis ac- tourir la der#li¢re, erifant dé six à sept ans, träinanit à Ptatid’peine dans ses bras Jacitieline de Bavière, én habits de wild, les memes qi’ot li avait mis le jour de mes fotes, avec des cheveux fort épars. Elle essaya dé montér sn le marchepied pout artiver jusqu'à nous, ét, commie éllé t’y potvait parveriir, éllé sé mit A crier : | + étiez, thadatne la comtessé de Verrte, 4ÿéz Soïn de Jäcquetihe, je vous ef conjure. M. de Verrue se récria à son tour, défhandant cé que si#nifiait Cette entrée. — OW! Motisiétir, m’éeriai-je tout éplorée; est Jac- queline. Jamais on ett pris un ton plus tragique pour annoriter à Philippe lé Bon Ke vtdie princesse aw mii- lieu dé ses milletitg. —Ph! qu’ivons-rous besoin de Jacqueline en voyage? me dit le comté le plas gravement du monde, Paites- Jui vos adiet£, madimeé, 6% séparez-Vvous Welle courd- fensement. — Monsieur, repris-je, mes sœurs m'ont dofiné Jae- queline, Pemmeéne Jdéqueline, Misséz-tioi Jaequetine! Hahette, qui entendait mes bris de la voiture oir blle était dejo montée, sauta à terre, accourut et vit de quoi il était question. Je servais Jacqueline contre mon com. — Madanié Ia comtedse, dit Babette, M. le comte n'a que faire de cet enfantillage-lvy songer done à ce qa’ vous tes et ott vous allez! Je me mis à pleurer de plus belle, Mais M. de Verrié, loin de s’en facher, fut, tout au contraire, touché de Ina peine. | anne Be demande pas mieux que de prendre Jac- queline, madame, dit-il, puisque vous la souhaitez si ardemment. Seulement, avec votre permission, on la pourrait mettre en un coffre ; car il ne mé paraît pas absolument nécessaire de l’avoir en carrosse avec nous. — Dans un coffre! m’écriai-je. Oh! monsieur, elle sera bien mal dans un coffre. | M. dé Verrue ne put s'empêcher de rire et proposa un terme moyen : c'était de mettre facquéline dans le carrosse de nos gens. Je consentis à ce sacrifice, à cause de la manière dont il me fut demandé de la bouche et surtout dès yeux. M. de Verrue avait un de ces regards auxquels on ne résiste pas. Jacqueline, bien énveloppée, fut confiée À Babette, qui S’éhgagea & avoir d’ellè le plus grand soin tout le long de la route. ; J'étais tranquille; — avec Babette, Jacqueline ne manquerait de rien. | : Voilà ce que j'étais quand on me maria! IV Pendantla route, l'abbé delaScaglia vintsouvent dans notrè caléche. Il me combla de bonbons, de friandises ët de morale; les ans he me plaisaient pas plus que Pautre. Il est des gens dont les parfums n’ont point d’odeur, dont les diamants n’ont point @’éclat, dont les Soins n’ont point de charme, Ils rendent tout désa- gréäblé, mémeé Pamiour. Mon réyérend oncle avait la chance d’être un de ceux-là. Mon itistinet né me trompait pas. Quant à mot Mari, il n'eut qu'un défaut, c’est sa famille; sans sa famille; c'était un être parfait; C’était un homme à se faire aimer des plus rebelles. Sa pa- tience et sa dotceur, perdant cette longue route, né se démentirent point un instant, et cependant, maintenant tue j'Y pense, je devais être une insupportable compa- erie de voyage. Il allaau-devant de mes moindres fantai- sies, il prévitif mes moindres désirs sil veilla sur mon Sommeil, it fat gai; enfant) aithable; jouant avee moi comme sil ett eit mon âge: Ib placa méme, un beau jour, Jacqueline à côté de lui, et, comme il me parut qu'il lai faisait trop dé tendresses, ce fut moi qui la renvoyai dans l’äutré voiture. Je trois que j'en deve- nais jalouse, Tout alla dont pour le mieux, et, dès le troisième du le quatritmie jour de route, jé ne regrettais plus rien du tout, Nous traversämes les Alpes att mont Genis, Pambi- tionnais bien sincèrement le moment où je serais au fond de cette vallée que je voytis s'ouvrir à deux on trois mille pieds au-dessous de mot. J'y afrivai comme on arrive, hélas! aux choses les plus éloiwhées, et bientôt s'ouvrit cette splendide con- trée où rêgre Turin, J'étais ravie, ayant toujours aimé les beaux piysages, Mais, aU contruire de mot, je trouvai mon mari tout triste et tout dolent. Il ne répondait plus à mes plai- santeries, il me reprentit méme de ma gaieté; ilfit plus: 42 LA DAME DE VOLUPTE. il rudoya la princesse de Baviére, et, comme je lui demandais la raison de tout cela, il me répondit qu’il n'y en avait aucune autre qu'un changement d’hu- meur. Une de mes femmes nommée Marion, qui était celle qué j'aimais le mieux après Babette, et que je consultai à un relais de poste, me dit qu’elle allait étudier cela, et qu’à la prochaine halte elle me don- nerait son ayis sur ce changement. Jattendais avec impatience. L'abbé de la Scaglia, lui, paraissait plus gai, plus ironique, à mesure que croissaient la tristesse et la préoccupation de mon mari. A la dernière couchée, Marion accourut tout effrayée dans ma chambre. , — Oh! ma bonne Marion, lui demandai-je, qu'y a-t-il done, et d’où vient que tu es si effarouchée? — Madame, madame, me répondit la pauvre fille, il y a bien du nouveau, allez, et vous n’aviez pas tort d’être inquiète. — Bah!et qu’est-il donc arrivé? —M. le comte vient de donner l’ordre d’enfermer Jacqueline dans un coffre cloué. —. Mais un coffre cloué, c’est un cercueil! — Mon Dieu, oui! sans compter le reste. — Le reste! qu’est-ce que le reste? Dis-le-moi, je le veux. — Eh bien, il parait que madame la comtesse douai- rière est perpétuellement de mauvaise humeur, qu’elle gronde du ratin au soir, que M. le comte en a une frayeur épouvantable, et que M. l’abbéde la Scaglia se met toujours du parti de madame sa sœur. — Es-tu sûre de cela, Marion? — Aussi sûre que de ma mort à venir, madame la comtesse; le valet de chambre de M. l’abbé s’est dé- boutonné à l’instant même sur toutes ces choses, ce qui ne lui était pas arrivé depuis son départ de Paris. — Miséricorde! que deviendrons-nous alors? Voilà donc pourquoi M. le comte est, depuis hier, si dif- férent! il approche de sa mère : il en sent déjà l'influence. A partir de ce moment, j’eus beaucoup de peine à cacher que j'étais instruite. Je pris des façons de petite fille en pénitence. Je ne daignai pas me plaindre de l'enlèvement de Jacqueline dont j’enrageais, et je me résignai à être maussade pour me former. Oh! que tout cela est aujourd’hui loin de moi! que d'événements depuis lors, que de souffrances, que de larmes, que de craintes, que de sacrifices, que de fautes aussi! Je ne puis m'empêcher de m'arrêter complai- samment sur ces derniers moments d'enfance, sur cette limite posée entre deux époques. Le soir même, j'arrivai à Turin. Je fus reçue en haut du degré de son palais par ma belle-mère, madame la comtesse douairière de Verrue. J'aime peu les portraits, ils sont rarement fidèles : les gens agissent et se révèlent. Vous verrez madame de Verrue à l'œuvre et vous la jugerez. Quant à sa figure, elle était une belle et imposante personne âgée de cinquante ans; elle s'était mariée tard et avait conservé le roide et l'aigre des vieilles filles. Elle avait un port de tête royal ; des yeux fauves qui commandaient; un geste lent mais impérieux; tout ce qu'i faut pour régir et dominer les autres, — les enfants surtout Elle m'embrassa froidement et en vraie belle-mère. Mon mari lui prit la main; il en approcha ses lèvres plutôt qu'il ne la baisa, et il me parut qu’il tremblait. Je me demandai si c’était pour lui ou pour moi. Plus tard, je vis bien que c'était pour tous deux, L'abbé recut un signe d'amitié auquel il répondit par un salut hautain. [ls ne s’aimaient pus, je le comprenais dès cet instant. Mais ils se ménageaient, je le compris ensuite. Cette femme et cet homme échangèrent un regard dont je me suis rendu compte plus tard. L'abbé sem- blait dire : « Voici une rivale que j’améne, plus que ja- mais vous avez besoin de moi. » Madame de Verrue ac- ceptait l’appui avec un dépitamer, mais elle l’acceptait. — Soyez la bienvenue, madame, me dit ma belle- mère, quoique vous vous soyez fait attendre. — Madame, les chemins étaient mauvais, et ne se- condaient pas notre impatience, avança mon mari pour nous exCuser. — C'est égal, vous avez été quatre jours de trop en route; on pouvait venir plus tôt : madame Royale me le disait encore hier au soir. — Quand on joue par les sentiers, dit l’abbé, on peut s’oublier quelquefois. — Qui done a joué? demanda madame de Verrue d’un air enflammé. — C’est moi, madame, dit vivement le comte. — Ce sont eux, ajouta le bon abbé. — Oh! oh! quel empressement à venir rejoindre sa mère! Je m’en souviendrai. Le comte de Verrue baissa la tête et n’eut garde de répliquer. J'étais encore plus étonnée et plus interdite que lui, la chose m’étant plus nouvelle : mon père et ma mère, si rigides et si réguliers, n’eussent jamais parlé ainsi à aucun de nous, Cette maison, grande, immense, sombre, avec son dallage et ses degrés de marbre, me glaçait le cœur; comme il faisait nuit, on portait devant nous des tor- ches fumantes qui nous éclairaient de près, mais qui laissaient dans l'ombre les immenses galeries et les rendaient véritablement effrayantes. Madame de Verrue marchait près de moi et m’examinait comme une mar- chandise achetée ou un cheval de parade que l’on doit monter Je lendemain. Elle entra la première dans une salle immense où se trouvaient réunies vingt ou trente personnes, toutes parentes à un degré plus ou moins éloigné de la maison de Verrue et auxquelles il fallait faire la révérence. Je trouvai les costumes étranges et les airs sérieux : on eût dit des portraits de famille, ayant reçu de l’in- tendant du château la permission de descendre mo mentanément de leurs cadres. C’étaient presque tous, au reste, des gens de la plus haute qualité et tenant les premières charges de la cour. Ma belle-mère était elle- méme dame @honneur de madame de Savoie, encore régente, ou du moins en ayant gardé Pautorité; ce qui donnait & madame de Verrue un grand crédit dontelle usait largement, moins pour servir ses amis que pour nuire à ceux qui ne lui plaisaient pas. Je neremarquai point complétement, ce jour-là, les gens auxquels on me présentait; mes regards s’em- brouillaient, tant ma belle-mère me faisait peur avec ses grands yeux. En me conduisant devant chaque personne, on me la nommait et l’on me disait : — Saluez, comtesse! c’est monsieur votre oncle... Saluez, comtesse! c'est madame votre cousine... Oh! que j'en avais, mon Dieu! de ces oncles et de LA DAME DE VOLUPTÉ, 13 ces cousines à révérences ! Cela dura plus d’une heure et demie. Je mourais de faim et je me sentais une irré- sistible envie de pleurer. Mon mari nous suivait comme un enfant attaché à nos jupes. IL me sembla bien petit, et je ne sais par quelle folie de petite fille ou de femme imbécile je m'y attachai fortement à cause de cela, et plus que je n’eusse fait, peut-être, s’il avait commandé dans toute cette assemblée au lieu Wobéir. Cependant, je tournais un œil d'envie vers un buffet chargé de glaces et de fruits dont tous les autres s’ap- prochaient, excepté moi, en l’honneur de qui il était dressé. C'était un vrai supplice de Tantale. J'eus alors un moment de révolte, et jene comprends pas encore comment je m'y décidai; je laissai mon sep- tième cousin issu de germain, planté comme un piquet, au milieu de la salle, et je m'en allai droit au bout de cette grande pièce où se trouvait un gentilhomme fort propre et fort bien posé debout en face des plateaux et des verres, et je lui demandai de me servir. Il s’em- pressa de me présenter une orange et je ne sais plus quoi dans la plus belle argenterie que l’on put voir. Ma belle-mère me regardait stupéfaite; je suis sûre que, d’après ce trait, elle me crut capable de tout. Get acte la mit en garde contre moi, et fit qu’elle se prépara à un gouvernement rigoureux comme étant la seule manière de me conduire. J'ai peut-être dû à cette rage que m'avait faite l’es- tomac besogneux le malheur de toute ma vie! Lorsque eus dévoré mon orange et ce je ne sais plus quoi qui l’accompagnait, je retournai vers madame de Verrue, qui m’attendait avec une bouche sans lèvres à force de les mordre. — Je ne sais, madame, me dit-elle, si, à la cour de France, on a Vhabitude de ne point rendre les saluts que l’on recoit de ses parents; mais, à la cour de Turin, nous tenons à ces choses-là, je vous en avertis. L'abbé de la Scaglia fit une mine et un geste qui signifiaent : « Que vous avais-je dit? » Je ne sais ce qui serait arrivé si les officiers n’avaient annoncé le souper, ce qui me fit pousser un grand soupir de joie. Je trouvais la grandeur lourde à sup- porter, et j'envoyais un regard fort tendre en arrière, vers ma petite chambre, mes sœurs, nos bons réves et notre liberté! Le repas fut interminable : il était servi avec une magnificence encore plus princière que dans nos grandes maisons; la noblesse de Savoie n'était pas épuisée comme la nôtre par les guerres de la Ligue, par les échafauds de M. de Richelieu et par les com- bats de la Fronde; et beaucoup d'entre ces familles pouvaient puiser à même des trésors amassés pendant des générations. Enfin, nous nous levâmes et l’on songea à rentrer chez soi. Je fus conduite en cérémonie à l’apparte- ment d'honneur: ma belle-mère me le cédait, et elle eut soin de me faire savoir que je devais lui rendre cet honneur en obéissance. Voici les propres paroles de ma belle-mère : — je ne suis rien dans cette maison à dater de ce jour, me dit-elle, et c'est vous qui y commanderez. Puis, comme je fis un mouvement : — Je ne vous refuserai pas mes conseils, ajouta- telle; et, quand je vous les donnerai, je yous demande de vouloir bien les suivre, Je connais ce pays et je le counais bien; vous l'ignorez, vous êtes jeune et je suis | | vieille : il y a donc de grandes raisons pour que vous m écoutiez. J'étais interdite; je ne savais que répondre. Mon mari vint à MON secours. — Madame de Verrue sera trop heureuse de yous obéir comme moi, ma mère, et vous trouverez en nous deux la méme soumission, la méme déférence. J'étais surprise, tant ce que je voyais me confon- dait : cette magnificence, cette richesse, à côt5 d'un esclavage sans appel, me paraissait une singulière con- dition malgré ma jeunesse. Je comprenais que ce n’était pas pour M. de Verrue la véritable attitude. Je le sen- tais géné devant moi, il devait l'être encore bien plus devant les autres. J’avais hâte d’être seule avec lui pour m'expliquer. Il suivit sa mère; mais je comptais le voir revenir. J’attendis quelque temps debout et levée; puis, minuit ayant sonné, mes femmes me dés- habillèrent. Je gardai Marion près de moi, elle me mit au lit et nous causimes jusqu’à près de deux heures du matin. La pauvre fille tombait de lassitude. Je la renvoyai. Je luttai encore quelques instants contre le sommeil. Enfin mes yeux se fermèrent malgré moi. M. de Verrue ne vint pas. A mon réveil, je regardai tout autour de moi; j'étais seule, bien seule. Je sonnai. Marion entra et donna du jour, La mae tinée était déjà assez avancée. Marion regarda autour d'elle avec autant de curio- sité, au moins, et plus d'inquiétude que je n’avais fait; puis elle s’approcha de mon lit surla pointe des pieds, comme si elle craignait que l'on n’entendit le bruit de ses pas, et, d’un air fort mystérieux, elle m’apprit que M. de Verrue occupait un appartement voisin du mien et presque semblable, et qu'avant notre arrivée, la douairière de Verrue avait fait murer les portes de communication depuis la première jusqu’à la dernière. — Ah! madame, me dit la pauvre Marion d’un air tout effaré, vous allez être ici bien plus petite fille qu'à l’hôtel de Luynes! — Comment devines-tu cela, Marion? lui deman- dai-je. — Madame, je ne devine point, et ma pénétration n'est pas si grande : je le sais par les gens de la mai- son. Madame la comtesse douairière n’entend pas que rien lui résiste; elle veut commander en souveraine, et M. le comte est le premier de ses domestiques. — Et moi donc! m'écriai-je, que serais-je alors? Puis, les larmes aux yeux : — Oh! mon Dieu! mon Dieu! continuai-je, que je vais donc m'ennuyer ici! Si je pouvais seulement de- meurer enfermée dans ma chambre! Mais non, il me faut être prête pour le déjeuner, m'habiller ensuite en grand habit pour aller à la cour saluer madame Royale et le duc de Savoie. — Que voulez-vous, madame! on n’est pas mariée pour s'amuser, — Oh! non, va, je l'en réponds, ma pauvre Marion! Maintenant tu sais quelle jupe, quel bas de robe, quelles pierreries il me faut; prépare-moi tout cela, et rap- porte-moi Jacqueline, cela me consolera un peu. Je lui parlerai de la France, Oh! mon Dieu, que n'y suis- 44 LA DAME DE VOLUPTE. je encore, dans ma pauvre ! France Babette est-elle levée? — Je crois que oui, mademoiselle. — Qu'elle vienne aussi, alors. Marion sortit pour m’obéir. Ma pauvre Babette m’évitait depuis le commencement du voyage; jignorais la raison de cette apparente in différence. Je Pai sue depuis : cette excellente femme se gardait pour les mauyais jours. Elle craignait de se mettre en influence étrangère entre mon mari et moi; elle prévoyait de longues douleurs pour la jeune fille éloignée de tous les siens, livrée à des inconnus. Mais, avant de donner ses conseils, elle voulait savoir les diri- ger. Aussi, ce matin-la, ne parut-elle encore que pour s'informer de ma santé et pour inspecter ma parure; en vain je Jui adressai mille questions. Elle se renferma dans des réponses courtes et banales lorsque sa sollici- tude fut satisfaite. — Mais M. de Verrue, mais M. de Verrue, répétais-je impatientée, ne l’apercevrais-je donc point? Va me le chercher, Babette; va lui dire que je Vattends. Trois fois j’envoyaiinutilement; enfin, à la quatrième ambassade, Babette revint me dire que le comte était chez sa mère et me viendrait visiter en la quittant. — Toujours sa mère, Babette! pourtant il n’est pas le mari de sa mère. — M. le comte a sans doute des affaires importantes à traiter avecelle, me dit Babette ; il faut un peu son- gera cela, madame, et ne pas vous tourmenter afin de ne pas le tourmenter lui-même. — Hélas! javais peu de cette vertu si nécessaire aux femmes, dans ma condition surtout. J’étais vive, em- portée, jalouse, mais jalouse à faire honte aux tigres. En ce temps-là, j'aimais déjà M. de Verrue d’un sentiment assez fort pour annoncer ce qu'il deviendrait plus tard et pour développer chez moi le penchant à la jalousie, auquel j’ai dû peut-être toutes mes erreurs. Je séchais d’impatience et de colère en face de cette usurpation de mon bonheur, et j'allais peut-être faire une autre équipée dans le genre de la yeille, aller chercher moi-même M. de Verrue jusque chez sa mère, lorsque enfin il parut. Il me baisa froidement au front; je fis signe a Babette el à Mari d nous laisser seuls. Il se promenait par la chambre et semblait très-embarrassé. Je le regardais aller et venir en lui adressant tout à la fois vingt questions. Mais lui marchait toujours sans me répondre. — Mais, monsieur, expliquez-vous donc, continuai- je, tout en chiffonnant Jacqueline, qui n'en pouvait mais, et sur qui je passais le trop plein de ma colère. Pourquoi ne vous ai-je pas yu depuis hier? Pourquoi madame votre mèré, qui m'a déclarée maîtresse au logis, a-t-elle retenu sur yous Vautorité de nous sépa- rer? Que lui ai-je done fait? Dites! — Chère comtesse, me répondit mon mari, il fau- dra rentrer la princesse de-Bayière, — Pourquoi cela? Je n'ai qu'une amie et yous vou- lez m'en séparer! — Qu'elle habite un de vos cabinets les plus reculés où vous ¢* moi pénétrions seuls, je le veux bien, j'y consens volontiers ; mais gardez qu'elle ne soit vue, méme de vos femmes italiennes. — Pourquoi? M. de Verrue se mit à rire. — Qui, pourquoi! Je vous demande pourquoi. — Mon Dieu, pourquol, je vuis vous le dire, chère comtesse : parce qu’en Piémont les femmes mariées ne jouent point à la poupée. — Cela suffit, monsieur. Il ne s’agit point ici de Jac- queline; il s’agit de vous; il s’agit de votre change- ment à mon égard. Me croyez-vous assez petite fille pour ne pas le remarquer, pour n’en pas deviner la cause? Madame votre mère ne m'aime pas; madame votre mère veut vous empêcher d'être avec moi; madame votre mère veut être la dame de ce palais, et que je sois, moi, la très-obéissante servante de sa grandeur. Eh bien, cela ne sera pas, entendez-vous, monsieur le comte; sa grandeur, qu'elle la garde, je n’y tiens pas, j'aimerais mieux plus de-liberté. Mais vous, vous! vous êtes mon mari, je suis votre femme; c’est moi que vous devez aimer et non pas votre mère, et, à moins que vous n'ayez pris votre parti de me rendre malheureuse, yous allez être ayec moi comme vous étiez à Paris, comme yous étiez au commencement et non-a la fin du voyage. Le voulez-vous? Je n’ai jamais vu d'homme plus embarrassé que ne le fut le pauvre comte à cette échappée conjugale. Il allait peut-être, cependant, s'expliquer avec moi, lors- que madame de Verrue entra, précédée de son écuyer ouvrant les portes devant elle et suivie de deux de- moiselles. Elle était en grand habit et partait pour la cour. Je ne songeai pas même à m’excuser de ne l'avoir point vue encore, de ne lui ayoir point rendu mes devoirs du matin; elle m'était en ce moment parfai- tement odieuse, et je lui aurais plutôt jeté à la tête des injures que des compliments. — J'espère, ma fille, dit-elle en entrant, que yous serez bientôt prête, et que vous ne ferez point at- tendre Son Allesse royale. Je me rends au palais; mais je vous préviens que, dans deux heures, il faut m'y avoir rejointe. L Ce mot ma fille fut lancé comme une pointe, et le il faut acheva la signification. Si j'avais eu seulement trois ou quatre ans de plus, j'aurais mieux compris; j'aurais répondu au lieu de me taire, et j'aurais sauvé peut-être mon ayenir. Mais que vouliez-vous que je répondisse, à treize ans et demi? Dans le moment de silence qui suivit la recomman- dation, les regards de ma belle-mère tombèrent sur ma pauvre Jacqueline, et je vis frissonner mon mari, qui suivait avec anxiété les yeux de la comtesse. La douairière marcha vivement vers le canapé où était coychée Pinnocente princesse, et, la soulevant dun air (le mépris, elle me demanda si je comptais bientôt avoir une fille. — La précaution est bonne, continua-t-elle, et prouve que yous réfléchissez : apporter de Paris des jouets pour yos enfants lorsque vous vous mariez à peine. Allons! allons! je vois que vous ferez une excellente mûre : tant mieux pour mes petils-fils, En attendant, ajouta-t-clle en se retournant: vers un page, emportes cela dans quelque chambre écartée, et qu'on enferme ce joujou jusqu'à ce qu'il e& woit besoin. Le ton de madame de Verrue n’admettait pas de ré- plique, On prit, on emporta la princesse de Bavière, et je ne Vai jamais revue. Dieu sait ce qui est arrivé à la pauvre Jacqueline, Si j'insiste comme je le fais sur cette civconstance, en apparence si futile, c'est qu'elle eut sur le reste de LA DAME DE VOLUPTÉ. 15 ma vic une influence grave; c’est qu'à tout prendre ce coup de volonté de ma belle- mère fut le premier alon dé Ja | haine qu, à partir de ce jour- “là, s'établit entre nous. En m'énlev ant ce dernier gage de l'affection de mes SŒurs, ce souvenir de mon “enfance: en me fai- sant entrer dans ma vie de femme par la porte des larmes, ma belle- -mere me blessa vivement : elle me montra sa résolution de ne me ménager jamais, de me courber à son joug, de me priver enfin, les uns aprés les autres, de tous mes bonheurs. Je ne fus point, de mon côté, assez habile a dissi- muicr cette haine, à cacher cette disposition réyoltée, et, de ce jour, le dernier mot de l’indulgence fut dit entre ma beile-mêre et moi. Et voilà comment un grain de sable devient un écueil. Nous allons maintenant laisser un peu ce qui con: cerne M. de Verrue, Jacqueline de Bayière epinoi, pour nous occuper de la cour de Savoie, de ce qui Sy pas- sait alors; des différents personnages que l’on y voyait, et surtout du grand prince qui illustrait son règne a peine commencé. ' VI Victor-Amédée II, que nous appelions en France M. de Savoie, était encore sous la tutelle de madame Royale, sa mére, dont nous ‘allons parler d ‘abord ; car madame Roy ale était la principale figure de cette cour. Elle avait pris ce titre de madame Royale, je ne sais trop pourquol, puisqu’elle n était point fille du roi, mais bien de ce charmant duc de Nemours que toutes les femmes adoraient au temps de la premiére régence; — ce bon temps où Von s'oceupait du matin au soir a se battre et à se faire l'amour, où l’on changeait de parti en changeant dW’amant ou de maîtresse, et où on soupirait ensemble, sans compter le reste, sauf à s’envoyer le lendemain une arquebusaüe, en lecommandant de ne pas tirer au visage; car on tenait bien plus à ses yeux qu'à sa vie, et un homme défiguré navait plus rien a espérer de la fortune, témoin M. de la Rochefoucauld. Il en devint misanthrope et écrivit ces belles maximes que n'eût jamais écrites le prince de Marsillac. M. de Némours se battit avec son beau-frère M. de Beaufort, qui le tua bel et bien d’un pistolet chargé de trois balles sans s'inquiéter de la parenté, M. de Nemours laissa deux filles, dont l’uné épousa M. de Savoie, fils de madame Christine de France, et l'autre don Alphonse VI, roi de Portugal. Cette dernière était une personne entendue, Il se trouva que son mari n'était capable d'être, à son gré, ni mari ni roi. Elle fit casser le mariage, reléguer Alphonse dans un couvent, et épousa le propre frère de ce déposé, l'héritier du trône, Elle y gagna de garder la même couronne et d’avoir un autre mari, Les deux Sœurs s'aimaient fort: elles avaient dès longtemps formé le projet d'unir leurs enfants et leurs États lu plus étroitémént possible. Madame Royale, régente, la reine de Portugal, toute-puissante chet elle, résolurent donc de marier Victor-Amédée à Pin- fante de Portugal, supposée héritière, A peine le jeune due avait-i quinze ans, Le conseil de régence y fit d'abord Guelques difficultés; ce conseil,composéd ‘aprés le testament ae feu duc, renfermait des hommes in- tègres, savants et capables, parmi d des médiocrités. Le plus opposant à cette mécanique a le princi- pal acteur, le jeune duc lui-même. L'idée d'aller régner en Portugal ne lui souriait pas; fallajt quitter ses sujets, son pays et surtout s spn premier amour, Ce= lui qui devait plus tard reparaitre encore d'une façon si étrange : la marquise de Saint-Sébastien, alors jeune et belle, alors dans tout l'éclat de cet esprit terrible d’intrigues et d’ambition qui Jui fit jouer un si grand rôle. Madame de Saint- Sébastien était d’une adresse et d’une finesse sans pareilles. Elle était fille du comte de Cumiana, grand maitre de la maison du duc et che- valier de VAnnonciade: elle comptait parmi les filles d'honneur de la régente. Brune et leste, elle semblait beaucoup plus jeune qu *elle ne l'était réellement, et lon nett jamais deviné les vues profondes qui se cachajent dans cette jolie tête. Mademoiselle de Gumiana fut placée par son père près de madame Royale comme fille d'honneur. Le prince était bien jeune encore; elle, aussi. Le duc commença de la remarquer et s’occupa @elle de façon à alarmer sa famille et la régente. Les filles d'honneur avaient, dans le palais, des chambres indépendantes les unes des autres ; on pré- tend qn" elles ey On et mademoiselle de Cumjana ne fut pas plus sévère que ses compagnes ; mais elle eut peul-étre une excuse de plus qu’elles. Celui qu ’elle aimait, qu'elle aima toute sa vie, — mon témoignage n’est pas suspect, — était non- -seulement le maître de tous, non- seulement un des plus grands princes de if Europe, mais encore un homme remarquable en toute chose. La pauyre Cumiana, xoyant que tout le monde flé- chissait devant le prince, céda comme ies autres; elle eut la faiblesse de montrer le chemin de sa chambre au jeune duc; il se garda bien de l oublier, et, dès la se- conde visite, l'imprudente n'avait plus rien à lui refuser. Victor-Amédée était dans toute la primeur oF pas- sions, et commençait à peine à les connaitre, Sa mpai- tresse l'aimait uniquement, et, bien que très- épris. ils eurent tous les deux assez de finesse pour cacher leurs intelligences jusqu'au jour où les suites en devinrent danger euses et visibles. Ge fut alors une grande frayeur. Cumiana connaissait son père; chez lui, l'ambition ne pouvait éteindre l’honnèteté, et le séducteur de sa fille, füt-il princ e ou goujat, ne pouvait attendre ni indul- gence ni pardon. Dans cette extrémité, comme la pauyre fille avait un grand caractère, elle résolut de recourir à un grand remêde. Elle fit d'abord venir le médecin Petechia pour étre certaine de son malheur, et, quand elle ne con- serva plus de doute, elle se décida, sans rien dire de sa décision à son amant, qui s’y fût opposé peut-être. Victor-Amédée était en ce moment tout à son amour pour la jeune Cumiana, et il était loin de soupgonner le dessein de la demoiselle d'honneur, C'est cet amour qui le faisait résister aux projets d'union de sa mûre, Ce motif, il ne Payouait point; il en donnait mille autres excepté celui-là; i] prenait madame Royale par latendressé même, par celle qu'il lui portait, Elle ex était fort attendrie, sans cependant se gentir ébranlée ; la couronné chafoyait à ses regards, ot iss rayons aveuglaient méme son cœur. Avant de raconter l'aventure par laquelle mademoi 16 LA DAME DE VOLUPTE. selle de Cumiana tâcha desortir de la difficile position dans laquelle l'avait mise son amour, disons quelques mots de cette fameuse comédie politique que Victor- Amédée joua et fit jouer à sa mère a propos de ce ma- riage projeté avec l’infante de Portugat. Victor-Amédée annoncait déja le caractére de ténacite qu'il montra depuis, qui domina lui-même et les autres. I commença par gagner du temps; puis il chercha des prétextes, il ne refusa pas directement, il iouvoya. Madame Royale fut patiente d’abord, puis elle parla haut; elle dit qu’elle était régente et mère; le jeune prince, ce jour-là, joua franchement avec elle, et dé- masqua ses batteries. — Vous êtes ma mère, et j'en suis heureux, madame, lui dit-il d’un ton où, pour la première fois, le respect le cédait à la volonté; mais vous n’étes régente que parce qu'il ne me plait pas de régner encore. Depuis l’âge de quatorze ans, je suis majeur; c’est donc vous annoncer que votre dernier argument n’a plus de force aujourd'hui. La duchesse le regarda effrayée. — Quoi donc! lui dit-elle, qu'est-ce cela? — C'est, madame, que je ne veux pas épouser l’in- fante, puisque vous me le demandez; c’est que je ne veux point quitter ces peuples qui m’aiment et que jaime; c’est que les États héréditaires de la mai- son de Savoie doivent être gouvernés par l’ainé de la maison de Savoie, et que je ne faillirai point à ma maison. — Cependant, mon fils, cette alliance est belle, elle est inespérée, elle comble mes vœux les plus chers; je ne comprends point votre résistance; pour la première fois, vous me parlez ainsi. La rébellion ne vousest pas naturelle, elle ne vient pas de vous. — Ce que vous appelez ma rébellion, madame, et ce que j'appelle mon droit, ne m’a été inspiré par per- sonne : elle vient de moi et de nul autre. Je suis ce même enfant qui, à deux ans, prit lui-même le collier de l’Annonciade, au lieu d’attendre qu’il lui fût donné ; seulement, je suis devenu jeune homme, c’est assez vous dire. — Mais, monsieur, la France! Louis XIV!... — Madame, vous êtes Française et vous avez plus de respect pour Louis XIV qu’il n’appartiendrait à la du- chesse de Savoie. Mais je suis Italien; je suis prince souverain, indépendant; je n’ai relevé jusqu'ici que de Dieu et de vous. J'espère, à l’avenir, ne relever que de Dieu et de mon épée. Madame de Savoie était trop fine pour insister ; elle ré- fléchit; elle sentit à merveillequ’elle ne conduirait point son fils comme elle l'avait supposé, qu’il lui résisterait d'abord sourdement et entre eux deux, pour lever plus tard l’étendard de la révolte et se diriger à sa fantaisie. Malgré son désir extréme de réaliser son projet chéri, elle se demanda si la confiance et la tendresse de son fils ne valaient pas un grand sacrifice, et si mieux n'était pas de régner en Savoie quelques années encore tranquillement, que d’aventurer ce pouvoir et de res- ter ensuite dépossédée de tout, Cette résolution une fois prise, restait l’embarras des proraesses faites, restait surtout la France dont la volonté s'était prononcée; il fallait, à force d'adresse, pallier ces difficultés diverses et ne point payer les morceaux brisés. Madame Royale était de ces personnes qui se décident vite et qui savent choisir leurs moyens. Elle en imagina un qui lui fit honneur parmi les politi- ques, que l’on connaît peu et que l’histoire n’enregis- trera probablement pas. Je tiens tous ces faits de Victor-Amédée lui-même. Elle fit prier, le lendemain, monsieur son fils de passer chez elle. En sortant de la messe, elle voulait Ventretenir de choses importantes. Il vint avec cette même cuirasse qu'il avait mise la veille dans ses dé- cisions. En Je voyant ainsi résolu, elle ne put se défendre d’un étonnement nouveau. Ce chétif enfant devenait homme, cet enfant qu’elle avait failli voir mourir entre ses bras, victime de sa tendresse aveugle et des remèdes extravagants qu'il avait pris. Depuis sa naissance jusqu’à l’âge de neuf ans, la duchesse consulta les médecins les plus célè- bres de l’Europe; elle fit, les uns après les autres, tous les remèdes qu'ils ordonnaient : le jeune prince s’étei- gnait. Un jour, don Gabriel, son oncle, le bâtard de sonaieul, qui l’aimait fort, vint trouver madame Royale, et lui proposa un homme inconnu, qui Vavait guéri d’une maladie d'estomac grave, avec des soins et un régime tout particuliers. — C’est un parfait, un excellentissime docteur, qui n’a point de réputation parmi les savants, mais qui en a une grande à Turin parmi le peuple, je vous en réponds. Madame, vous savez combien j’aime monsieur mon ne- veu, combien je suis occupé de sa santé si précieuse, et vous me croirez quand je vous dirai de me croire, essayez mon Petechia. Madame de Savoie, enchantée de découvrir encore un médecin qu’elle n’eût pas consulté, et confiante comme M. Argan aux oracles de la Faculté illustrissime, madame de Savoie, donc, demanda le Petechia à grands cris. Don Gabriel le tenait tout prés et le présenta le soir même. Il examina, regarda, retourna le petit ma- lade et, pour toutes drogues, pour tout séné et élixir, il lui fit manger, au lieu de bouillie, ces excellents petits pains en bâtons appelés à Turin grissini. En deux mois de temps, les remèdes écartés, les grissini en faveur, le poupon royal redevint fort et vigoureux et promit cent ans de vie. Par reconnaissance, le duc Amédée avait conservé pour ces pains un goût tout particulier, il n’en mangeait guère d’autres. Madame la régente se voyait donc appelée pour la première fois, après la conversation que j’ai rapportée, à compter avec son fils. Elle le recut avec un cérémonial inaccoutumé, dont il feignit de ne pas s’apercevoir, afin de ne le point re- fuser et de ne pas faire de remerciments. — J'ai beaucoup réfléchi depuis hier, mon fifs. — J'en suis heureux madame; vous êtes trop sage pour que vos réflexions ne soient pas salutaires. — Vous êtes fort décidé, monsieur, et fort volontaire, à ce qu'il parait. — Madame, je m’essaye à ce que je dois être un jour, à commander aux autres; pour cela, je commande à moi- mème ; n'est-ce pas le meilleur moyen? — Vous commandez à vous-même? Gependant, en cette circonstance, vous me résistez; vous refusez une couronne, parce qu'une fille ambitieuse et coquette s'amuse à faire naître vos jeunes désirs alin de vous gouverner et de vous conduire. Ne croyez pas me trom- per; je suis votre mère, je suis la maitresse à Turin, je sais tout : on ne me cache rien. Le prince rougit en se voyant découvert, mais il ne se déconcerta point. — Eh bien, madame, demanda-t-il, qu’avez-vous donc à me dire? C'était lui montrer qu’elle n’avait point parlé jus- que-là ou, du moins, que ses paroles étaient oiseuses. Elle le comprit; mais, dans cette entreyue, chacun jouait au plus fin. — Je voulais en effet vous parler, monsieur; j'avais à cœur de vous satisfaire, et, puisque, absolument, ce mariage avec votre cousine vous déplait, vous ne le ferez point. Le duc s’inclina. — Je n'avais pas besoin du consentement de Votre Altesse pour en être sûr, dit-il. C'était encore une manière de repousser sa mère que celle-ci dut avaler avec le reste. Il ne lui laissait même pas la permission de lui accorder une grace, il la pre- nait lui-même. — Je ne sais si vous étiez aussi sûr que vous le croyez, monsieur; en tout cas, les moyens d'exécution m’ap- partiennent, je pense, et vous me ferez l’honneur d’en convenir. Le prince s’inclina encore, mais en silence cette fois. — Vous plait-il de le reconnaitre? ajouta madame Royale en voyant qu'on ne lui répondait point. — À vos ordres, madame. — ll nous faut être contraints, puisque notre parole est engagée, n'est-ce pas? — Votre parole, oui, madame. — Soit! mais ma parole, c’est la vôtre jusqu’à pré- sent; c’est celle du duc de Savoie, ne l’oubliez pas. Il nous faut donc être contraints, et, pour l'être honnéte- ment, mes sujets seuls peuvent en prendre la charge. — Je le pense comme vous. —Soyons donc contraints. Le roi de France ne nous pardonnerait pas; il est bien proche voisin, il est fort, il est redoutable! — Je n'aime pas le roi de France, ma mère; il a Vine solence du succès, parce qu'on ne sait pas le combattre; laissez-moi, bientôt j'y essayerai. — Ah! prenez garde! — Je nai pas encore régné par moi-même, ma- dame; attendez de me voir à l'œuvre pour vous épou- vanter, Repoussée de toute part, la régente se renferma dans le projet qu’elle avait conçu ; elle le présenta à son fils sous toutes les faces, avec ana ¢larté, une mesure dont il ne put s'empêcher de la louer ensuite. Il l'approuva et raisonna longuement avec elle à cet égard. Les rôles furent distribués : excepté elle et lui, lesacteurs étaient de bonne foi et agirent en conscience, convaincus qu'ils étaient entièrement libres et qu'ils obéissaient à leurs propres sentiments. M. de Savoie fit en cette occasion son apprentissage politique, dirigé par son habile maîtresse et son habile mère; il était là à bonne école. Ces événements se pas- sèrent un an seulement avant mon arrivée, et j'en ai eu les détails les plus précis par les dupes et par les dupeurs, Vil Vers la fa de 1680, les états de Portugal envoyérent solennelement leur adhésion au mariage, Quand cette nouvelle se répandit dans Turin c'était quelques jours LA DAME DE VOLUPTÉ. 17 avant la conversation que j'ai rapportée, quand, dis-je, cette nouvelle se répandit dans Turin, l'alarme fut en tout le pays. On voyait la facon dont les vieux rois es- pagnols gouvernaient Naples et Milan, et l’on compre- nait ce que devait attendre le Piémont d’un vice- roi portugais. Ces rumeurs avaient d’abord été comprimées avec soin par la régente. Mais, à partir de ce moment, au contraire, des agents adroits répandirent partout, et sous main, que l’on ne pouvait point laisser partir le prince; qu’il fallait protester avec force contre son éloi- gnement; qu’enfin Victor-Amédée, le fils de leurs ducs, appartenait à son peuple; qu'on n'avait pas le droit de le lui enlever, et que Piémontais et Savoyards devaient se révolter tous plutôt que de souffrir l'exil de leur prince. Le marquis de Piangia et le marquis de Parola se fi- rent les chefs de cette résistance : c’étaient deux seigneurs de nom et fort influents. Madame Royale et le jeune duc ne pouvaient demander mieux, et juste- ment ce furent ceux-là qui y vinrent d’eux-mémes. lls intriguèrent tant et si bien, que les états de Piémont et ceux de Savoie s’assemblérent pour ré- clamer, et vinrent en corps au palais présenter leur supplique à la régente, qui n’en tint compte, et répon- dit que le mariage était arrangé, que toute l’Europe le savait et l’approuvait, et qu'elle n’entendait aucune observation. — Oui, madame, s’écria le marquis de Pangia, toute l'Europe s'est prononcée, mais non le Piémont et la Savoie, que cela regarde seuls. Ainsi donc, madame, si yous ne voulez pas qu'il arrive quelque grand malheur, ayez pitié de nous, et ne persistez-pas dans une si cruelle résolution. Madame Royale répondit, au contraire, que cette ré- solution était prise et qu’elle y persisterait; les dé putés des états sortirent désespérés et presque furieux pour se réunir chez Parola, où cent avis contradictoires furent ouverts. — C'est la régente, c’est elle seule qui ordonne ce mariage, criait-on de tous les côtés; mais notre duc ne veut pas nous quitter, lui. — Oui, disait un autre, avez-vous vu? il avait ies larmes aux yeux pendant que madame Royale nous traitait ainsi. — Il faut le voir seul, crièrent deux ou trois voix. — Oui, seul, et qu'il nous entende, répéta la majo- rité, et qu'il s'explique sur son véritable désir; après tout, ilest le maître, et, s’il nous ordonne de le retenir nous le retiendrons, même malgré madame Royale. Et tous en chœur, comme des forcenés, se mirent à crier : — Notre duc! notre duc! Ces cris retentirent par toute la ville; le prince et la régente suivirent le mouvement, et, lorsqu'ils le sentirent mari à point, ils frappèrent le dernier coup. Madame Royale s'en alla passer huit jours chez ma belle-mère à Verrue, sous prétexte de lui faire hon- neur et aussi pour bien voir la forteresse qu'il fau- drait défendre en cas de guerre probable, Quant à Victor-Amédée, il demeura à Turin, et, le soir méme, une députation des seigneurs, conduits par ce bon Piangia et par cet excellent Parola, nobles pantins dont madame Royale tenait les fils, se présenta au palais et demanda à voir le jeune prince, Celui-ci se fit beaucoup prier, bien qu'il les edt vus arriver caché 2 48 derrière un rideau et qu'il les attendit impatiemment. lls forcèrent presque la porte, tant ils étaient ardents, et, se jetant à ses pieds en suppliants : — Oh! monseigneur! monseigneur! s’écriérent-ils tous d’une seule voix, par grace, restez avec nous! au nom du ciel, ne nous abandonnez pas! Au milieu ‘de toutes ces voix, on entendait celle du marquis de Piangia disant d’un accent lamentable : — Monseigneur, madame la régente aime trop Votre Altesse; elle a pour elle des ambitions qui perdent la Savoie, vous-même, monseigneur. Dans ce pays étran- ger, yous vous repentirez sans doute d’avoir délaissé vos peuples, les fidèles serviteurs de votre maison. Mon- seigneur, songez à nous! monseigneur, songez à nous! Le duc paraissait profondément touché; il s'essuyait les yeux comme s’il pleurait, il balbutiait comme s’il ne pouvait parler. —Messieurs! mes amis! marquis de Piangia! disait-il; je comprends, je sais... Mais, mais... que faire? — Vous étes le maitre, monseigneur, le maitre tout- puissant; votre volonté décide ici en dernier ressort. Dites que yous ne consentez point. — Ce mariage est arrangé, messieurs, reprit le prince; tout est d’accord; les paroles sont échangées. Les vais- Seaux qui doivent m’emmener en Portugal sont déjà partis. Le duc de Cordoue va bientôt descendre à Nice pour m'attendre et me conduire à Lisbonne. Messieurs, je vous le demande, n’est-il pas trop tard? — Refusez, monseigneur, répliqua le prince de la Cisterne: la Savoie et le Piémont se lèveront en masse pour yous retenir. — Mais, ma mère, messieurs? s’écria le prince. — Nous le savons, répondit avec force lé marquis de Simiane, c’est madame Royale qui vous force. — Qui me force?... Messieurs, dit Victor-Amédée, le mot est violent. — Pardon, monseigneur, pardon, reprit le comte de Provana de Bruin, ex-gouverneur du duc, excusez M. de Simiane; i] a été trop loin peut-être, mais sa pensée est la nôtre. Votre illustre mère a daigné me confier l’édu- cation de Votre Altesse : j’ai mis tout en œuvre pour développer des dispositions ni iturelles et pour faire de mon souverain un grand prince et un honnéte homme. Jai travaillé pour nous; j'ai préparé le bonheur et la gloire de mon pays. C’est donc à mon pays de profiter de sa fortune, et ceux qui tenteront d'y mettre obstacle doivent étre écartés, quels qu'ils soient. — Monsieur mon gouverneur, dit le jeune duc, attention que vous me préchez la désobéissance. — Je vous préche le devoir, monseigneur, je vous préche la loi que vous impose Dieu lui-méme. Un prince n’appartient point à sa mère, il appartient à son peuple. Vous n'êtes pas libre de déposer le fardeau: il vous faut le porter jusqu’à la fin. Vous répondez de vos sujets devant notre maitre à tous, devant Dieu! vous resterez! — Vous resterez, vous resterez! répétèrent-ils. Je ne puis, messieurs; en vérité, je ne puis. — Il vous faut, cependant, nous le promettre. Et tous se mirent à genoux, en tendant les bras vers leur prince et en criant : - Restez! restez! Il se fit encore prier quelques instants, le bon jeune prince ; puis il fit semblant de céder et se laissa enfin arracher la promesse qu'il mourait d'envie de pro- noncer, La joie se répandit du palais dans la rue, et faites | LA DAME DE VOLUPTE. de la rue hors de la ville, et, de là, par toute la Savoie et le Piémont. La promesse arrachée, ce n’était pas tout. Le duc eut l'air de songer tout à coup à sa mère et de trembler rien qu’à ce souvenir. — Et la régente? se prit-il à dire. Messieurs, mes- sieurs, quand ellereviendra, commentluiapprendre...? — Madame la régente? reprit le gouverneur du duc. — Oui, monsieur de Provana. — Votre Altesse me permettra-t-elle de lui donner un conseil ? — Je les accueille toujours, vous le savez, monsieur, répondit le prince en riant, quitte à ne pas les suivre. — Eh bien, monsieur, madame la régeme a dès longtemps grand pouvoir sur votre esprit; elle est accoulumée à vous dominer, à vous conduire; quand vous la reverrez, son influence l’emportera, vous nous oublierez. — Que faire alors? demanda le prince. — Il faut ne pas la revoir. — C’est impossible, monsieur : elle revient dans deux jours. — Elle ne reviendra pas si vous daignez consentir à ma proposition. — Dites. — La forteresse de Verrue est une des mieux gar- dées de la Savoie. Quelques lignes de vous, monsei- gneur, et la régente est, non pas arrêtée, mais consti- tuée prisonniére, soit dans la forteresse, soit même chez elle, où on la retient jusqu’à ce que le refus soit envoyé aux Portugais. — Ah! messieurs, ma mère! —Croyez, monseigneur, que nos respects entoureront madame Royale, qu’elle sera traitée comme dans son palais, et qu’excepté la liberté, rien ne lui manquera. — Excepté la liberté! — L'attachement que porte madame Royale à Votre Altesse est trop connu pour qu’on puisse douter qu’elle vous pardonne. — Non, messieurs, non; je ne puis consentir, reprit le duc. Ces dernières paroles étaient prononcées faiblement; les gentilshommes comprirent qu'il n'était besoin que d’insister ; si le prince se défendait, c'était pour avoir les honneurs de la résistance. Enfin le prince de la Cisterne, son ami particulier, eut l’idée d'écrire l’ordre, à la eomtesse de Verrue et au comte son fils, de retenir madame la duchesse douairière de Savoie jusqu’à nou- velle injonction dans leur forteresse; de ne la laisser sortir sous aucun prétexte, et de n’obéir en toute chose qu'à la signature de Victor-Amédée déposée sur un parchemin, revêtu du sceau de l’État. L'ordre écrit, il n'y avait plus qu’à signer. Le prince signa en détournant les yeux et en poussant un soupir. Un courrier reçut la dépêche : il fut envoyé par la route directe, Pendant ce temps, la régente revenait par un chemin de traverse; elle arriva à Turin huit heures après que l’assemblée fut dissoute, Pour mener la comédie à son dénoûment, le due eut l'air surpris, atterré; il se jeta à ses genoux en pleurant, devant témoins, bien entendu, lui avoua la faute qu'il avait commise et se confia à sa merci pour en tirer telle ven geance qu'il lui conviendrait. — Le refus est parti pour le Portugal? demanda la régente, LA DAME DE VOLUPTE. — Oui, madame, répondit le jeune prince en baissant les yeux. —- Alors, il n’y a plus rien a faire? — C’est impossible, ila trop d’avance. — Eh bien, mon fils, s’il en est ainsi, que votre vo- fonté soit faite! Puissiez-yous ne jamais vous en re- pentir! seulement, j’exige de vous une marque d’obéis- sance. — Tout, madame, tout pour rentrer dans vos bonnes graces. — Les coupables, ceux-là qui vous ont égaré, doi- vent expier votre faute et la leur. Je les ferai arréter dés demain. | — Oh! madame, prenez garde! leur partiest bien fort. — Il y ades Français à Pignerol; ils vous aideront. - —Necraignez-vous pas de leurmontrer le chemin de nos villes? Ce chemin, ils ne l’oublieront plus ensuite. — Mon fils, je vous ai remis l'épée de votre père; c’est à vous de vous en servir contre les ennemis de votre maison; moi, j'accueille des amis, j'appelle des allés; je ne saurais donc Jes craindre. Les marquis de Piangia et de Parola et le comte Provana de Bruin furent arrêtés et entrèrent en prison, furieux et maudissant la faiblesse de leur prince. — Quel avenir et quel règne cela nous annonce! ‘disait-on de toute part. Livrer ses amis! Plus tard, amis et ennemis virent bien a quel prince ils avaient affaire; celui qui les avait livrés savait les conduire et les défendre. Ce tour d’adresse et de politique fut un des plus habiles, et le duc s’en glori- fiait comme de sa meilleure inspiration. — Voyez, me disait-il plus tard, à l’époque où il me disait tout, voyez la belle œuvre que j’eusse faite en épousant cette infante Isabelle. Deux ans après, la reine de Portugal accoucha d’un fils, et il m’eut fallu revenir chez mes marmottes Gros-Jean comme devant, ce qui m'eût donné une singulière attitude en Europe. Je ne sais rien de plus sot qu’un roi chassé, surtout devant un poupon. J’aurais eu de la peine à m'y ré- soudre. J'aurais peut-Ctre renié le petit beau-frère : de Ja, guerre avec le genre humain; de là, mes Etats com- promis. Il est vrai que j’eusse été veuf, puisque ma pauvre cousine est morte en 1690, et qu’elle eût em- porté mes droits avec elle. Ne vaut-il pas mieux que cela se soit passé ainsi? Ce qu'il y a de piquant, car le côté plaisant est tou- jours caché derrière le côté grave, c'est que le cardinal dEstrées, ambassadeur de France à Turin, envoya à madame Royale, juste le jour où l'affaire fut manquée, une sapata de circonstance dont ils furent très-em- barrassés tous les deux : il Pavait fait venir de Paris, et c'était madame de la Fayette, l'auteur de Zaïde et de la Princesse de Clèves, qui l'avait imaginée. Cette sapata, c'était un écran où madame Royale était peinte entourée de toutes les Vertüs avec leurs at: tribuls particuliers, En face était M. le duc de Savoie, plus beau que nature. Au milieu des Ris, des Jeux et des Amours (apparemment madame de Saint-Sébas- ticn), la princesse lui montrait, dans le lointain, Lis- bonne et la mer, et, au-dessus, la Gloire et la Renom- née sonnant leurs trompettes, agitant leurs lauriers autour de cette devise, empruntée, à ce qu'on m’adit, au poëte Virgile: Matre ded monstrante viam. L'écran était enrichi des diamants les plus précieux et de perles les plus rares, 49 Ce qui fit que le cardinal d’Estrées dépensa beaucoup dargent pour une maladresse. VIII Cependant, malgré la sapata de M. le cardinal, mal- gré les verrous qui tenaient en gage les chefs des gentilshommes rebelles, malgré les soldats français de Pignerol, le mariage de Portugal ne se fit pas, et le Piémont garda son prince. C'était où l’on en voulait venir. Seulement, comme M. le marquis de Piangia et ses compagnons d’infortune étaient toujours en prison, leurs amis, restés libres, tourmentaient le duc du ma- tin au soir, pour qu’il ordonnat leur élargissement. — Personne ne vous servira plus, monscigneur, criait a tue-téte le prince de la Cisterne, si telle est la ré- compense que l’on obtient pour vous avoir servi. — Vraiment, mon cher prince, répondait Victor- Amédée avec son fin sourire, croyez-vous cela? Je compte bien sur vous, cependant. — Si vous vouliez m’accorder la grâce des prison- niers, monseigneur ? — Ge n’est pas moi que cela regarde, prince; c’est ma mère. — Eh bien, sollicitez auprès de madame Royale. — Puisque vous me le demandez, mon cher prince, je m'y emploierai dès ce soir. Dès le soir même, en effet, le duc alla, avec une suite nombreuse, chez madame Royale, et, reprenant cet air embarrassé dont il savaitsi bien envelopper sa finesse : — Madame, lui dit-il, je viens, comme une faveur personnelle, vous demander la liberté des seigneurs qui m'ont servi contre mon devoir. — Ne me refusez pas : je suis assez puni par le malheur de vous avoir déplu, et il n’est pas juste que d’autres souffrent à cause de moi. Madame Royale comprit que son fils était hors de pages; qu'il s'était révélé, en prenant son petit rôlet, comme disait le roi Charles IX, le lendemain de la Saint-Barthélemy, de façon à montrer ce qu'il pouvait faire. Seulement, lorsque les prisonniers allèrent saluer le prince, Son Altesse les trouva très-contraints, très- froids et presque hautains avec elle. — Eh bien, messieurs, dit Victor-Amédée sans avoir l'air de rien remarquer, il me semble que je ne vais plus en Portugal et qu'il n’y a plus de régente. Les seigneurs comprirent apparemment, car leurs visages changérent du tout au tout, et, depuis lors, ils se montrérent aussi assidus, aussi dévoués près de leur maître que s'ils ne lui eussent pas dû une prison de quelques mois. Jamais Victor-Amédée ne s’expliqua davantage avec eux; jamais il ne montra le dessous des cartes de cette intrigue, et le secret en resta bien gardé, quoique des femmes en fussent dépositaires : la régénte, madame de Saint-Sébastien et moi. Duc ou roi, Victor-Amédée ne fut communicatif qu'avec ses maitvesses. Quant à madame sa mère, elle avait le droit de ne rien ignorer, Je viens de nommer madame Revenons à la position délicate dan trouvait et à l'aventure que j'ai annoncée, de Saint-Sébastien laquelle elle se 20 LA DAME DE VOLUPTE. Je tiens cette aventure de Petechia, lequel en fut con- fident, et pour cause. — Le duc ne m’en parla pas. — Ce fut toujours un secret muré entre nous. Il avait ses raisons pour cela, et l’a bien prouvé depuis. La jeune Cumiana fut déterminée à son dessein par trois considérations : La première était celle de sauver son honneur à tout prix, afin de ne pas briser à jamais sa position, et de pouvoir un jour reparaitre à la cour avec tous les avan- tages d’une réputation inattaquable ouvertement, et sous le couvert du nom d’un mari honoré et placé haut parmi les grandes familles. La seconde considération prouve que, si jeune que fut la demoiselle d'honneur; elle avait de la profondeur et de l'expérience. Elle réfléchit que le duc était alors bien jeune pour ne pas épuiser rapidement un pre- mier amour dont tous les obstaclesétaient vaincus, au milieu d'une cour où les plus beiles femmes ne man- queraient pas de prodiguer leurs faveurs à un prince puissant, jeune et beau. Un amour qui se dénoue, se dit-elle, ne se relie jamais; tandis que l’on rattache plus fortement et de plus près un amour qui se brise. La troisième considération, c’est qu'avant tout elle devait faire en sorte que le ducet madame Royale crus- sent à un amour vrai et désintéressé, à une faiblesse du cœur et non à un calcul de l'esprit. La décision de la jeune ambitieuse fut prise résolü- merit. Un matin, après la messe, elle demanda à la régente de vouloir bien l'écouter pendant quelques instants. La princesse la fit passer dans son cabinet. — Parlez, mademoiselle, dit la princesse. Son aspect était sévère, car elle pressentait quelque faute; les mœurs de madame Royale étaient rigou- reuses; elle avait peu d'indulgence pour des faiblesses qu'elle ignora toute sa vie. Mademoiselle de Gumiana se jeta à ses pieds en san- glotant : — Madame, s’écria-t-elle, ayez pitié de moi! — Que j'aie pitié de vous! et à quel propos? de- manda la régente. — Madame, madame, je viens vous avouer une grande faute, — Une faute, à moi, mademoiselle ? Je ne suis pas votre confesseur. Le début n’était pas encourageant; mais mademoi- selle de Cumiana ne reculait pas devant un parti pris: Elle continua, pleurant toujours : — Madame, vous êtes la mère de tous vos sujets; au nom du ciel, protégez-moi! sauvez-moi! — Vous sauver! et de quoi? — De moi-même, madame, et du prince votre fils. — Ah! s'écria madame Royale, n'est-il pas déjà trop tard? Ici, Vhumiliation de Ja pauvre créature redoubla; celle baissa les yeux davantage, joignit les mains en suppliant, et reprit au milieu de ses larmes: — Sans doute, madame, il est trop tard pour sauver ma vert; mais il n'est pas trop tard pour sauver ma réputation, l'honneur d’un des plus vieux noms de l'Italie, et aussi peut-être le repos du prince Amédée. Je vous en conjure, ne me repoussez pas! Et, tout de suite, elle raconta à sa maîtresse les pro- ves et les désastres de cet amour, l'embarras où elle son cœur était atteint, qu'il pouvait avoir. : trouvait, le désespoir dont terrible et ti il — Madame, lui dit-elle, jugez-moi comme vous voudrez; mais je n’abandonnerai point mon enfant. Si on ne lui trouve un père, je proclamerai à la face de toute l'Europe quel est le père véritable. Je ne crain- drai point l'éclat pour consacrer à ce triste fruit de mon crime les soins que je lui dois. M. le duc de Savoie est un prince loyal, un gentilhomme sans reproche; il a parlé de reconnaître cet enfant, et de donner à sa cour un rang inattaquable à la mère. Les exemples ne lui manqueront pas, et en France notamment. — Que me demandez-vous donc alors, mademoiselle, puisque votre sort est décidé, dit madame Royale, puis- que mon fils l’a réglé d'avance? Vous l’avez détourné d’un mariage objet de tous mes vœux; vous l'avez rendu rebelle et désobéissant envers moi; vous avez, enfin, essayé votre pouvoir sur lui. Que voulez-vous de plus ? — Ce que je veux, madame, ce que je demande, c’est justement qu'il rentre dans cette obéissance dont il n'aurait jamais du sortir; c’est qu'il abjure cette rébellion dont vous m/’accusez à tort. Ge que je de- mande, madame, c’est un mari qui me sépare à jamais de lui, qui couvre ma faute de son nom, et qui rende à mon enfant le père que je lui ai 6té. Excusez-moi donc, madame, par respect pour vous-même, par tendresse pour mon père et pour moi, et par amour pour le pays dont monseigneur est le seui espoir?... La supplique était étrange, et peu de filles, malgré les exemples donnés par la cour de France, en eussent été capables. Il y avait là-dedans un mélange de gran- deur et d’ambition, de hauteur et de bassesse, d’im- pudence et de vergoëne qui peignait tout le caractère de la marquise. Le plus fort était fait, elle s’enhardit et continua. — Je ne me dissimule pas qu’à vos yeux peut-être mon projet lui-même est une faute de plus. En effet, tromper un honnéte homme, c’est plus qu'une faute, c’est un crime ; et pourtant il faut qu'il soit trompé! Je ne voudrais pas, pour mon compte, toucher du pied un homme capable d’épouser la maîtresse du prince en sachant la vérité; mais cette faute, mais ce crime, madame, ce sera le dernier de ma vie. Je vous le jure, du moment que j'aurai promis au pied des autels de consacrer mon existence au bonheur de cet homme, je serai toute à lui, toute à mon enfant; j’oublierai jus- qu'à mon amant; je réparerai, à force de vertu, les erreurs que je déplore et auxquelles une faiblesse cou- pable m'a entraînée, Oh! madame, croyez-moi, le sacri- fice sera assez grand pour qu'on n'ait rien à me deman- der de plus. Je ne reverrai jamais le prince; la femme assez malheureuse pour porter à un autre le déshon- neur du passé, doit laisser au seuil du logis nuptial le passé tout entier, et répondre de l’ayenir sur Phonneur dont elle se charge. Ah! eroyez-moi, madame! daignez me croire, je ne*suis point méprisable et ne suis point pervertie! Je fus égarée, sans doute; mais je reviens, mais je demande à genoux votre pardon, mais je vous rends votre fils, mais je le fais libre au prix de ma li- berté et de mon bonheur. Gela vaut bien que vous me pardonniez; pardonnez-moi donc, madame, pardon- nez-moi! Madame Royale, en écoutant sa fille d'honneur, ne put se défendre d'un mouvement de pitié et même d'admiration. Visiblement, la franchise était entière et le repentir profond, Elle releva la jeune fille, la fit asseoir, chercha à la consoler, et lui dit enfin qu'elle se LA DAME DE VOLUPTE. 21 chargeait de tout vis-à-vis du duc et de M. de Cumiana, mais qu'il fallait rompre dès ce jour avec le duc et ne plus le revoir que dans les occasions indispensables, ne pas même lui annoncer la résolution qu’elle venait de prendre, et laisser madame de Savoie maitresse de tout régler selon son bon plaisir. — Mais, madame, s’écria la pauvre enfant, il m’ac cusera! — Tant mieux!... S'il vous croit coupable, il vous oubliera plus vite. — Ah! madame, que je commence bien à expier ma faiblesse!... Je yous obéirai. — J'aurai choisi, désigné, d'ici à demain, l'époux que je vous destine, continua madame Royale, Songez- y, mademoiselle, je deviens complice de votre four- berie, je m’associe à votre fraude; c’est à vous de nous justifier toutes les deux. — Ne craignez rien, madame, je n’ai qu'une parole, et Votre Altesse peut compter sur moi!... Le mème soir, madame Royale fit venir chez elle son premier écuyer, M. le comte de Saint-Sébastien, hon- néte homme, assez brusque et un peu rogue, quoique connu pour son bon cœur et sa loyauté; elle Pavait choisien conséquence, n’étant pas de ceux qui tergiver- sent avec l’honneur et qui acceptent des tempéraments. Elle lui vanta mademoiselledeCumiana; elle lui parlade sa famille, de sa fortune, de sa beauté, même de sa ver- tu... Les princes et les gens de cour ne doutent derien ! M. de Saint-Sébastien écouta avec sa gravité accou- tumée ce que lui disait la duchesse. Il ne lui fit aucune objection. Lorsqu'elle eut fini, il se tourna vers elle et lui demanda si elle lui faisait l'honneur de lui proposer la main de mademoiselle de Cumiana. — Oui, monsieur, et je crois vous faire à la fois un grand honneur et un grand plaisir. — M. le comte de Cumiana a-t-il consenti à cette alliance? Madame Royale se redressa de toute sa hauteur. — Je vous dis, monsieur, que je désire ce mariage : je ne sais si cela vous suffit, à vous; mais, à coup sûr, cela suffira au comte de Gumiana, Et ces paroles furent plutôt jetées comme un ordre que prononcées comme une explication. M. de Saint-Sébastien s’inclina avec ce sang-froid magnifique d’un homme sûr de lui-même et dont la vie est sans reproche. — Le jour où j'épouserai mademoiselle de Cumiana, dit-il, j'aurai le regret d'offrir à Votre Altesse la dé- mission de ma charge, — lit pourquoi cela, monsieur? demanda la duchesse tremblant qu'il n'eût un soupçon. — Parce que la comtesse de Saint-Sébastien, jeune et belle, mariée par ordre de Votre Altesse, et non du choix de son cœur, aimera peut-être son mari par ha- sard, si elle ne voit point les muguets de votre cour; mais si, par hasard aussi, elle ne l'aimait point, et qu'elle en aimit un autre, vous le savez, madame, dans notre race on mendurerait point le train d'au- jourd’hui... ll vaut done mieux nous retirer, ma femme ot moi, en quelqu'un de nos châteaux, jusqu'à ce que l'on m'aime assez pour que je ne craigne plus... Le comte de Saint-Sébastien allait au-devant des désirs de madame Royale, — Vous avez raison, monsieur, dit-elle, et vous êtos libre, En quelques heures, tout fut convenu : le comte de Cumiana ne fit aucune objection, mademoiselle sa fille encore moins. Le lendemain, le duc de Savoie, à son réveil, apprit tout par madame Royale; elle vint le trouver chez lui, et eut bien de la peine à le soumettre. Il fallut lui montrer l'immense intérêt qu'il avait à ne point mar- cher sur les traces de Louis XIV,et à ne pas recom- mencer mademoiselle de Mancini; tous ces amours-là finissent par des débats humiliants, des ruptures, des avenirs détruits ou fort compromis du moins, et enfin le malheur d’une jeune princesse venant, naive et in- connue, régner sur tous ces débris. Le prince se laissa vaincre par l’habileté de sa mère, par dépit peut-être aussi; pourtant, ce commerce rompu laissa dans son cœur une trace ineffacable, cette trace qui demeure après les sentiments coupés dans leur fraicheur, que rien n’a usés, que le dégoût et la satiété n’ont point touchés de leurs ailes noires. Ils sont toujours prêts à se rallumer; l’étincelle est là, il ne faut qu'un regard pour la faire jaillir. Huit jours après, le mariage eut lieu. Le soir, la ma- riée fut présentée à Leurs Altesses selon le cérémonial. Le lendemain, les époux partirent pour leurs terres, où ils restèrent jusqu'à la mort de M. de Saint- Sébastien, arrivée en 1703. Il ne se crut jamais assez aimé, sans doute, pour se hasarder à revenir à la cour. L'enfant mourut en venant au monde. La conduite de la comtesse futirréprochable; elle garda une dignité et une sagesse au-dessus de tout éloge, Nul ne se souvint d'elle, que celui qui ne devait plus l'oublier. Cette anecdote et ces particularités sur madame de Saint-Sébastien sont peu connues. Elle m'ont été con- fiées par Petechia, qui ne savait rien me taire, et qui, cependant, était si discret pour les autres. Quant à Victor-Amédée, jamais une seule fois il n’a prononcé devant moi le nom de madame de Saint: Sébastien. IX Voilà où en était la cour de Savoie lorsque j’y arrivai, sauf quelques détails qui trouveront leur place en temps et lieu. Maintenant, revenons à moi et à mon état chez ma helle-mère, à ce qui m'arriva et à mes étonnements successifs, Cela ne ressemblait guère à lhôtel de Luynes ! J'en étais restée à ma présentation ; elle fit son effet ordinaire, Une étrangère est toujours fort examinée, fort critiquée et surtout fort interrogée; je m'en tirai de mon mieux; par bonheur, tout le monde parlait francais. Mon beau point de Venise fut très-admiré, ainsi que mes picrreries, Madame Royale m'aceueillit à merveille; elle me fit nombre de questions sur la cour de France, questions auxquelles je ne répondis guére, ne sachant de la cour que ce que l’on en disait par hasard devant mes sœurs et moi, lorsque nous descendions au salon; ce qui nous était rarement permis. La cour élait grave, cérémonieuse, compassée. Je n'y retrouvais point l'esprit et l'aisance de notre cour francaise, Madame Royale donnait cette impulsion par 22 LA DAME DE VOLUPTE. le sérieux de ses manières; elle était tort pieuse, et, comme de,raison, ses courtisans s’efforçaient de l'être plus qu’elle. Il va sans dire que ma belle-mère ren- chérissait sur Je tout. Madame Royale, de souche savoyarde, était devenue tout à fait Italienne; elle ne regrettait point Paris, ou, si elle l'avait regretté ou le regrettait encore, elle n’en laissait rien paraitre. Elle ne m’intimida pas; mais M. de Savoie m’intimida fort et me déplut même passable- ment. I] me regarda de ses yeux fixes pendant que la régente me parlait, puis m’adressa à son tour quelques mots, et, comme je m’en allais, j’entendis qu'il disait as- sez haut à M. de Santina, un des officiers de sa maison : — Oh! ce pauvre comte de Verrue! Qui donc a eu la sottise de le marier à cette petite fille? Ce mot de petite fille m'humilia au point que j’en pleurai de rage derrière mon éventail. — Eh! eh! fit l'abbé de la Scaglia, qui avait aussi en- tendu le mot, petite fille pourra grandir; on oublie qu'elle a dans les veines du sang des d'Albert, des Chevreuse et des Longueville. L'abbé de la Scaglia ressentait déjà les premiers feux de cet amour fatal dont il me poursuivit plus tard avec tant d’acharnement. Je ne l’aimais pas; et la réflexion, au lieu de me calmer, augmenta mon dépit. Mystères du cœur! rien ne plaît d’une bouche détes- tée; tout est adorable sur des lèvres aimées! Non loin de Turin est une petite ville appelée Chivas. Le nem de cette petite ville reviendra dans ces Mé- moires, à propos d'événements sombres et terribles que nous avons déjà fait pressentir au commencement de ce livre, et dont quelques membres de la famille Mariani furent les héros ou les victimes. Mais il ne s’agit pas encore de ce drame sanglant. Il s’agit d’un de ces petits événements que fit surgir au- tour de nous, pour arriver à un but inique, l'abbé de la Scaglia, le séide intéressé de ma belle-mère. Un couvent de capucins s'élève au milieu de la ville. Les religieux qui l’habitent ont fait vœu de pauvreté: ce qui n’a pas empêché les ducs de Savoie et un grand nombre de seigneurs d'enrichir la maison de ces moines de nombreuses offrandes. Ces capucins vivent dans le luxe et dans Vabondance. Néanmoins le peuple croit à leur pauvreté ; car, tous les matins, un frère quéteur, un certain Luigi, homme intelligent, astucieux, éner- gique, en sort en habits sordides, la besace sur le dos, pour implorer largesse auprès des fidèles. Ce système de quêtes est souvent une occasion d’intrigues de diverses natures, et il entretient en même temps le dévouement et la piété des fidèles. Ce Luigi est un cadet d’une des bonnes familles du Piémont. Une ambition déçue le jeta dans les ordres. Il exerçait alors, dans des menées d’alcôve et de bou- doir, l'intelligence inquiète et remuante dont le sort l'avait doué. Je ne sais dans quelle circonstance il avait connu l'abbé de la Scagha. Toujours est-il qu'ils étaient liés assez intimement, Ces deux hommes étaient bien faits pour se comprendre. J'étais arrivée à Turin depuis peu de temps. Il s'agis- sait de donner un directeur à ma conscience, et l'abbé de la Scaglia voulut se charger du soin de choisir mon eur. Gest la une chose fort délicate, et, à cette époque, mont, un Coufesseur prenait aisément influence sur le cœur d'une jeune femme, con! en P On sait que j'avais à peine quatorze ans. L'abbé craignait mon inexpérience, et il ne voulait pas livrer mon esprit à une influence absolue qui eût complé- tement exclu la sienne. Il menait ma belle-mère, il voulait aussi mener mon directeur. Cet homme avait son dessein. Il se fit conduire au couvent de Chivas et demanda à parler au frère quêteur. ll se nomma et fut sur-le- champ introduit avec grande déférence. La cellule de frère Luigi était d’un aspect étrange. C'était une sorte de laboratoire tout meublé de cornues et de fioles bizarres. Luigi était soupçonné de se livrer au grand œuvre. Je doute qu’il eût jamais fait de Vor. Mais ce qu'il y a de certain, c’est qu'il fabriquait une foule de liqueurs merveilleuses ou terribles. Ges spécifi- ques rendaient la santé, la beauté (au moins le disait- on), prolongeaient la jeunesse, la vie, amenaient à volonté le sommeil, une mort lente ou foudroyante. Je ne sais plus quels simples traitait Luigi pour en extraire la précieuse essence lorsqu’entra l'abbé de la Scaglia. Lemoine, généralement hautain, assouplit son orgueil et devint même obséquieux avec Voncle de mon mari, — Vous ici, monsieur l'abbé? — Cela t’étonne ? — Oui; car il faut, pour que vous veniez dans cette pauvre cellule, ou que j'aie besoin de vous, ou... — Que j'aie moi-même besoin de toi, — Vous l'avez dit. — Eh bien, j'ai besoin de toi. — Ah! dit Luigi avec un sourire imperceptible. — Tu sais que je tai sauvé la vie. - Oui, j'étais jeune, j'avais des passions... des pas- sionsque je ne savais pas contenir ! j'aimais une femme; elle m avait trompé, je la tuai. — Et, grace à moi, au lieu d’un crime, on constataun suicide. — Oui; je vous dois la vie, l'honneur! Plus tard, j'aimai encore; c'était une grande dame. J'étais trop mince gentilhomme. Elle a épousé un grand seigneur. Jai voulu me tuer. J'ai réfléchi, et j'ai embrassé une mort apparente, et une vie certaine. Et le moine eut un singulier éclair dans le regard en disant ces deux derniers mots. — Oui, oui, Luigi ; entrer dans les ordres, ils appel- lent ça mourir au monde, les imbéciles! Ils ne savent pas qu'à l'abri de la robe de capucin, on a tous les plai- sirs du monde au sein de la plus grande sécurité et de la plus profonde quiétude. litle moine avec une expression dou- teuse. Mais que puis-je pour vous? — Trois choses. — La première ? — Parmi ces liqueurs mystérieuses que tu sais com- poser, pourrais-tu m'en donner une qui enlaidit en quelques jours le plus beau visage”? Le capucin sourit. — Vous hantez la cour, monsieur l'abbé? lui de- manda-il. — Ma famille y occupe les premières charges. — Eh bien, un jour de fête, regardez bien tous ces beaux visages sur lesquels brillent la jeunesse, l'élé: gance, la pureté des lignes, la blancheur éblouissante d’une peau satinée, l'esprit, la coquetterie de la femme qui se sent belle et adorée, et dites-vous : « Le moine LA DAME DE VOLUPTE. 23 Luigi pourrait répandre sur tous ces traits la laideur ja plus repoussante. » LaScaglia fit un mouvement. — Oh! ne craignez rien! Ici, dans ces flacons de cris- #1 habitent toutes les horreurs que l'enfer peut dis- filler. La fatalité a versé dans mon cœur un poison qui n’a pas d’antidote ; je suis, moi, aussi fort que la fatalité, et j'ai la, sous ce froc qui m’ouvre toutes les portes, des poisons pour lame, et dans ces plantes que je distille, dans ces sucs minéraux ou animaux que je prépare, des poisons pour le corps contre lesquels la science vulgaire ne connaît pas de remèdes. La Scaglia fut presque effrayé de l’expression éner- gique et fourbe dont Luigi prononça ces paroles. Il demeura un instant interdit. Luigi prit ce silence pour de l’incrédulité. — Vous doutez? fit-il avec un sourire amer. Eh bien, écoutez-moi ; écoutez cette histoire. Elle est la mienne; vous savez assez d'événements de ma vie pour que je ne vous cache pas ceux que vous ignorez. — Je t’écoute, fit l’abbé de la Scaglia, qu’intéressaient toujours les intrigues ténébreuses, toi, l’homme des sourdes menées. Voici cette histoire, que je raconte moi-même : elle était alors secrète; un procès scandaleux la révéla plus tard. Luigi fut sans doute plus concis que je ne le serai moi-même; mais je me laisse aller un peu complaisam- ment au détail de tous mes souvenirs; j'écris des mé- moires et non un précis historique. Peut-être aussi raconté-je un peu sans ordre; mais que l’on considère que je glane çà et là dans le vaste champ de mon passé. x Le jour commençait à poindre et quatre heures son- paient au couvent des capucins de Chivas au moment où un frère quéteur, la besace sur l'épaule, sortait de ce monastère, — Vous vous mettez en route de bonne heure, frère Luigi? lui dit en bâillant le portier qui venait de lui livrer passage. —Ille faut bien, Pietro; la charité chrétienne se re- roidil de plus en plus, et ce ne sera pas trop de douze heures pour recueillir une proyende suffisante. Le temps est passé où l’on eût récolté en use mati- née la charge d’une mule, et je m’estimerai heureux si ma besace est à moitié pleine ayant la fin du jour. — Et Dieu sait pourtant que ce n’est pas la parole qui vous manque ; vous avez de l'éloquence à l’usage de tous, petits et grands. Sainte Vierge ! comme ça vous réussissait autrefois! I n'y avait pas à six milles à la ronde une ménagère qui ne mit chaque jour quel- que chose de côté à votre intention, et l’eau me vient encore à la bouche au souvenir de toutes ces bonnes provisions que yous récoltiez en quelques heures... Ce n'esbpas en ce temps-là que frère Luigi serait rentré Sans graisser le marteau de la porte! - Bavard’ quelle antienne me viens-tu chanter | apres malines ? — Ah! frère, c'est que j'ai la mémoire du cœur — Tu veux dire de l'estomac. — Aussi comme je vous étais dévoué! Le religieux se retourna et fit deux pas vers le frère portier. — Pietro, lui dit-il à demi-voix, garde-moi ce dé- youement, et peut-être nous reviendra-t-il queiques- uns de ces beaux jours... Sois discret surtout. — Muet comme une tombe. — Et toujours à mes ordres? — Toujours, frère Luigi... Pour vous, le pied sur la règle et les clefs à la main. — À ce soir donc. Et le frère quéteur s’éloigna d’un pas agile; car, bien qu’il eût atteint la cinquantaine, il semblait être encore dans toute la force de l’âge. Ce religieux avait à peine perdu de vue les murs du couvent lorsqu'il apercut, à une centaine de pas devant lui, un homme de haute taille s’avangant rapidement ; sa main droite était armée d’un lourd baton; de la main gauche, il tenait un mouchoir avec lequel il essuyait fréquem- ment son visage, ruisselant de sueur. — Ah! se dit le moine, je l'avais deviné : c’est Ber- nardo Gavazza. Cela est tout simple : le comte de Ma- riani s'étant résigné à vivre seul à Turin, Bernardo est naturellement devenu le maitre à la villa Santoni. Mal- heureusement pour lui, il a compté sans moi, et il s’est cru assez fort pour mépriser mes avis. Il faut pourtant un dénoûment à ce long mystère d’iniquité, et je crois que nous y touchons. Puis, élevant la voix et s'adressant au voyageur ra- rivé près de lui, le frère quéteur reprit : — Te voici en chemin de bonne heure, ami Bernardo! — Qu’y a-t-il la d’extraordinaire? Vous y êtes bien, vous, mon révérend père, sans que personne songe a s'en étonner. — Moi, c’est tout naturel : le couvent est sans pain, et il y a longtemps que Dieu n’envoie plus la manne à ses enfants en guise de rosée. Je sors donc du monas- tère, asile que m’accorde le Seigneur, tandis que tu as tout l’air de venir de la villa Santoni, dont le comte Mariani t'a chassé depuis plus de dix mois, et où je t'avais défendu de reparaitre... Tu en viens, ayoue-le! ~ — Vous êtes bien curieux, ce matin, mon réyérend, répliqua Bernardo en fronçant le sourcil, tandis que ses doigts se crispaient sur le court bâton dont il était armé, — Que veux-tu, mon cher fils! on ne change pas d'habitude à mon âge, et j'ai celle de deviner ce qu'on ne veut pas me dire. — Prenez garde, père; ily a des cas où cela pour- rait vous porter malheur, — Enfant! dit le religieux en se redressant fière- ment, Dieu te garde de vouloir lutter contre moi, accepte et suis plutôt le sage conseil que je te donne de ne plus reparaitre à la villa Santoni, d'où tu viens et où tu as passé la nuit, j'en suis sûr. A ces mots, un nuage passa sur le front de Bernardo; sous leurs sourcils noirs ses veux lancérent des éclairs, et le baton dont il était armé sifla dans l'air: mais déjà le religieux s'était mis en défense : d'une main, garantié par la besace qu'il portait, il para le coup qui lui était destiné, en même temps que, de l’autre main, il saisissait Son adversaire à la gorge et le renversuil à ses pieds, — Je pourrais te tuer, misérable! dit-il on sortancun long couteau de dessous sa robe; je le devrais mme... Bernardo était éperdu, haletant; la mort lui apparais- 24 sait dans son horreur : il n’avait que vingt-cing ans. — Grice! grace! murmura-t-il d’une voix étouffée. — Eh bien, oui, je te ferai grace, mais a condition que tu répondras sincèrement à toutes les questions que je vais t’adresser. —Révérend père, je vous ferai maconfession générale. — Ce serait trop long, et le grand chemin est bien peu commode pour une telle opération. Lève-toi, as- seyons-nous sur le revers de ce fossé, et réponds nettement à mes questions; je ne t'en demande pas davantage. Le moine, à ces mots, tendit la main eu jeunehomme, qui se releva lestement, et tous deux allèrent s'asseoir au lieu indiqué par le terrible frère quéteur. — D'abord, dit ce dernier, qui tenait toujours à la main son long couteau, il me paraît évident qu'il s’est passé quelque chose d’extraordinaire à la villa Santoni. — Révérend père, il ne s'y est passé qu'une chose fort ordinaire et toute naturelle : madame la comtesse Mariani y a donné le jour à un enfant du sexe mas- culin. — Dont tues le pére? — Oh! mon révérend, quelle énormité! — Tu vas voir, au contraire, que cela est excessive- ment simple. Il y a deux ans, M. le comte Carlo Mariani épousa Angela, fille du marquis Spenzzo, lequel mourut peu de mois après. De cette union naquit un fils qui a aujourd'hui un peu plus d’un an... Tu n'étais alors qu’un simple gardeur de bestiaux au ser- vice de la famille Spenzzo... — Tout cela est vrai, mio padre : je gardais les bes- tiaux; mais j'étais capable de mieux faire, et je lai prouvé. — Un peu mieux et beaucoup plus mal, Bernardo! Ne nous pressons pas : le soleil se montre à peine à l’ho- rizon, écoute donc et sois patient, je le veux! Angela Spenzzo, à seize ans, était vive, ardente, passionnée pour le plaisir. Son pére élait presque mourant, et ne pouvait la conduire dans le monde. Dès lors, les aspi- rations de la jeune fille se modifièrent; au lieu d'élever ses regards, elle les abaissa, et ils tombèrent sur toi... — Oh! padre! padre! — Dès lors tu cessas d’être gardeur de bestiaux : on Penseigna à lire, à écrire, et tu devins l’homme de con- fiance de Santoni. — C'est vrai, révérend père; mais où est le mal? — Nous allons y arriver, mon fils. Sur ces entrefaites, lecomte Marjani demanda la main d’Angela, l’obtint, et, comme je viens de le dire, un enfant naquit à la fin de la première année de cette union; mais, depuis longtemps déjà, la bonne intelligence avait cessé d’exis- ter entre les époux; le comte était parti pour un long voyage, et il y a aujourd'hui méme sept mois qu'il reparut à la villa Santoni, qu'il quitta de nouveau trois iours après, pour aller vivre à Turin, où il est encore en ce moment... Tout cela est-il exact, Bernardo? — Hélas! révérend père... — Oui, tout cela est vrai; mais tout cela doit cesser d'être ; il faut que l'enfant adultère disparaisse, On! oh! — Il le faut, Bernardo; tout sera fini ainsi, et peut- (tre alors Ja paix, le bonheur intérieur renaitront-ils dans cette famille, Oh! père! mais c'est un enfant plein de vie, de vigueur et de santé... — L'est l'enfant da crime, Bernardo, et Dieu l'avait LA DAME DE VOLUPTE. condamné avant qu'il fit né; c’est mon dernier mot. Et puis, qu'est-ce que la vie d’un enfant qui vient de naître, qui ne s’appartient pas?... — Je te donnerai ce soir ce qu'il faut pour qu'il n’en soit plus question; tu te présen- teras à la porte du couvent, et tuy viendras, n'est-ce pas? — Il faut bien que j’obéisse à mon maitre absolu. — Et tu disparaitras de la villa Santoni pour n’y ja- mais revenir? A ces dernières paroles, Bernardo bondit comme un tigre; mais le frère quéteur se trouva debout en même temps que lui. — Je le veux et il faut que cela soit, reprit-il en bran- dissant son couteau. — Cela,sera donc, répondit Bernardo en laissant tomber sa tête sur sa poitrine en homme découragé; mais il n’en faut pas moins que je me rende maintenant à Chivas, ne füt-ce que pour détourner les soupçons. — Va donc; je ne te retiens plus. — Ah! révérend père, je sais bien que je vous appar- tiens, depuis un quart d'heure, je ne me sens plus que Pombre de moi-même, — C'est ainsi que tu dois être, Bernardo; reste dans cette condition, si tu veux vivre. A ces mots, le frère quéteur se leva : d’un geste, il indiqua à Bernardo la route conduisant à Chivas, et lui- mème se dirigea en même temps vers la villa Santoni. Quel sentiment, quel intérêt guidait Luigi dans cette affaire? Pourquoi entrait-il avec tant d'énergie et de passion dans la destinée de Bernardo et des Santoni? Gest ce que les événements vont nous apprendre. Le calme le plus profond régnait à Santoni lorsque le frère quêteur y arriva; on lui dit tout d’abord que ma- dame la comtesse Mariani était trop gravement indis- posée pour pouvoir le recevoir comme elle en avait l'habitude. — Bien, bien, fit-il en écartant de la main le yalet qui lui parlait; c'est la marquise Spenzzo que je veux voir, et vous savez bien qu'il n’est besoin ni de m’an- noncer, ni de me montrer le chemin. En parlant ainsi, il s’'élança dans l’escalier, et, moins d’une minute après, il entrait chez la marquise de Spenzzo, mère de la comtesse Mariani, si gravement in= disposée en ce moment. — Quelle peur vous m'avez faite! s’écria la douairière en le voyant entrer; c’est affreux de prendre les gens d'assaut. — Eh! ma chère Paola, n’étes-vous pas habituée à me voir apparaître ainsi dans toutes les circonstances graves ? — Je ne sais trop... Mais aujourd’hui. — Aujourd'hui, madame, est jour solennel ; car c’est l'anniversaire de celui où, à la face du ciel et sous linvocation de Dieu, vous vous êtes donnée à moi, comme je me donnais à vous... Pour vous, c’est un souvenir confus, peut-être; mais il n’a pas vieilli dans ma mémoire, — Ah! Luigi, que vous êtes cruel de me tenir ce langage en un pareil moment ! — Mais ce langage, Paola, est celui de ma vie entière; vie d'abnégalion et de dévouement, Faut-il une fois encore préciser les choses?... I y a vingt ans, j’eus le bonheur ou le malheur.de vous rencontrer dans le pa- lais du doge de Venise: vous étiez la fille d’un grand seigneur, et je n'étais qu'un simple attaché d’ambas- sade; l'amour nous fit franchir la distance qui nous séparait, vous {ites à moi; mais, malédiction ! deux LA DAME DE VOLUPTE. 25 mois plus tard, pour obéir à votre père, vous épousiez le marquis de Spenzzo... Oh! ce fut pour moi un hor- rible supplice!... Mais tou! n’était pas dit entre nous : vous portiez en vos entrailles un fruit de notre amour, et, en absence de votre mari, chargé d’une importante mission diplomatique, j'étais seul près de vous lorsque vous mites au monde votre Angela. — Oh! grâce, grace! Luigi, cela est affreux. — Pour vous, madame, il en est ainsi, je le crois; quant à moi, c’est le seul souvenir qui me fasse main- tenant tenir à la vie... Vous étiez là, faible mais souriante; les premiers vagissements de l'enfant ve- naient de se faire entendre lorsqu'une pensée étrange me traversa le cerveau, à moi qui vous assistais se- crètement : sans hésiter, je tirai de dessous mes vête- ments ce cachet portant les armes de la famille dont je suis le dernier rejeton ; je le suspendis sur la flamme d’une bougie, et, lorsqu'il fut incandescent, je l’ap pliquai au-dessous du sein droit de notre enfant — Vous avez fait cela!... — Je l'ai fait, madame, en prévision de ce qui arrive aujourd'hui ; à quoi serviraient, en effet, mes conseils et mes prières s'ils n'avaient pas cet appui? — Luigi, je vous en conjure, ne soyez pas impi- toyable! — Eh! madame, ne sentez-vous pas que le bonheur de notre enfant est ma pensée la plus chère? Serais-je ici, s’il en était autrement? — Soyez-nous donc en aide, mon bon Luigi; car je vois que vous savez toute la vérité. — Je redeviens donc votre bon Luigi ? — Ah! Luigi, pouvez-vous croire que vous ayez jamais cessé de m'être cher? N’existe-t-il pas entre nous un de ces liens que rien ne saurait rompre, pas même la mort? Oui, Angela est coupable, bien coupable. mais est-ce moi, est-ce nous qui aurons le courage de . Ja condamner? La voix suppliante de cette femme qu'il avait tant aimée fit sur le frère quêteur un effet puissant. — Calmez-vous, Paola, dit-il à la marquise en lui prenant les mains et les serrant tendrement; je la sau- veral... L'enfant n'est pas né à-terme; donc... — C'est une erreur, Luigi... — Il faut que cela soit vrai. — Mon ami, yous me faites peur. — Ah! voilà bien les femmes! Vous m'avez vu, sans pälir, vous sacrifier ma liberté, mon avenir, ma vie tout entière; et vous voilà saisie d’effroi à propos d'un fœtus qui n'a pas vu la lumière du jour et qui ne doit pas la voir, vous le comprenez sans doute. Luigi prononga ces dernières paroles avec un tel ton d'autorité, que la marquise n'eut pas le courage d'insister; elle attendait, tremblante, que le religieux dit son dernier mot sur le sort du malheureux enfant qui venait de naître et dont l'arrêt de mort était déjà prononcé; mais Luigi se tut, et ce fut après un long silence qu'il demanda si l'on avait écrit au comte Ma- riani pour lui annoncer Vaccouchement d’Angela; la marquise Ini ayant répondu qu'elle n'en avait pas encore eu le temps! — Eh bien, répliqua-i-il, n'écrivez pas aujourd'hui; demain, votre lettre sera plus longue de quelques lignes, et vous n'aurez plus ensuite à vous occuper de cela. — Nesterez-vous ici jusqu'à demain afin de me gui- der complétement dans ces déplorables circonstances ? — Non, Paola; cela n'est pas nécessaire; mais un homme sur le dévouement duquel vous êtes habituée à compter passera la nuit dans cette demeure pour la dernière fois ; puis il retournera dans votre domaine de Chivas, qu'il administre en maitre, à ce qu’il parait, à moins qu'il ne vous plaise de lui donner l’intendance de votre demeure princière, à Turin, jusqu'à ce que les circonstances permettent de le faire rentrer com- plétement dans son obscurité primitive, dont vous Pavez si malencontreusement tiré. — Oh! je comprends; c’est de Bernardo Gavazza que vous voulez parler... De grace, Luigi, soyez plus in- dulgent pour cet homme qui nous est si dévoué ; qui, j'en suis sûre, ferait, sans se plaindre, le sacrifice de sa vie pour nous servir. N'est-ce pas assez que le comte de Mariani, mon gendre, lait chassé d'ici en Ini défen- dant d’y reparaitre jamais? — Défense dont Bernardo a tenu grand compte, n’est-ce pas? — Non, il ne s’y est pas conformé : il savait qu’An- gela souffrait; il savait qu’en certains cas nous ne pouvions compter que sur sa force, sa résolution, son dévouement, et il est revenu... Oh! ne vous pressez pas de nous condamner; vous ne savez pas ce que c’est que ce prétendu comte Carlo Mariani, qui s’est présenté à nous comme un gentilhomme et qui n’a jamais été qu'un manant du dernier ordre. N’a-t-il pas voulu tout d’abord nous imposer la vie bourgeoise de bas étage à laquelle il était habitué? C'était avec des chaussures toutes souillées du fumier de ses étables qu'il se pré sentait devant sa jeune femme et qu'il se mettait à table; il ne parlait que de labours, engrais, bœufs et moutons, et les fermiers de ses domaines étaient ses amis les plus intimes, pourvu qu'ils payassent réguliè- rement; Car jamais son avarice sordide n’a laissé en lui de place pour la pitié. Aussi avec quelle joie nous avons découvert qu'il n’est pas gentilhomme ; que le nom dont il se pare n’est que celui d’une terre achetée par son père, qu'on a vu pendant vingt ans trafiquer en plein vent sur le port de Gênes. Un procès suivit cette décou- verte : nous demandàmes à la justice d'annuler cétte odieuse alliance, et une requête fut par nous présentée à notre saint-père le pape, qui, seul, peut rompre complé- tement les nœuds formés au pied de lautel. Dédaignant de se défendre, Mariani partit tout à coup pour un long voyage ; puis il revint il y a quelques mois; il eut l'au- dace de s'établir de nouveau dans cette villa, qui fait partie de la dot de ma fille, et il tenta de reconquérir les bonnes grâces d’Angela. N'y pouvant parvenir, il fit à la pauvre enfant les plus grossières menaces; Gavazza, qui Ventendit un jour, cédant à l’indignation qu'il éprouvait, osa lui dire que ses paroles étaient la meil- leure preuve de l'absence de sang noble dans ses veines. Mariani le chassa; mais, moi qui étais indépendante, je le repris et lui confiai l'administration de mes biens à Chivas. Aujourd'hui, Mariani nous menace de revenir prendre possession de Santoni, qui est, dit-il, le centre de ses biens et de ceux de sa femme, qu'il entend admi- nistrer en personne... Jugez-nous maintenant, Luigi : pouvions-nous, dans des circonstances si graves, renon- cer à l'appui d'un homme de cœur capable de nous défendre contre les violences matérielles dont nous étions ménacées ? - Je comprends tout cela, marquise; mais c’est jus- tement parce que Mariani se montre menaçant qu'il importe d'avoir raison contre lui sur tous les points ; 26 LA DAME DE VOLUPTE. LL eee c’est pour cela qu'après avoir passé encore la nuit pro- chaine a Santoni, Gavazza doit en partir pour n’y plus revenir. Il le faut, Paola, et il le fera sans que vous soyez obligée de l’en prier, je puis vous en donner l'as- surance... Et maintenant, madame la marquise, Luigi disparaît; il n’y a plus ici qu'un pauvre frère queteur qui vous supplie de faire garnir le mieux possible la besace qu'il porte en expiation de ses fautes. — Cest déjà fait, cher frère, et j'espère que rien n’y manque; mais vous quittez-nous donc si promptement? — A l'instant même, Paola; il faut au moins qu’a- vant de rentrer au monastère, je me montre dans quelque village voisin. Ces détails ne sont pas à négliger; yous le reconnaitrez un jour. En ce moment, un domestique apportait la besace lourdement chargée; le moine ne l'en mit pas moins lestement sur son épaule; puis, étendant la main, il dit à voix basse des paroles de bénédiction, et il sortit. XI — Allons, Pietro, disait le révérend père Luigi en entrant chez le portier du couvent, je taccorde la dime sur tout cela; mais dépéche-toi de la lever; car le reste doit être attendu avec impatience à l'office. Pictro se mit à l’œuvre avec toute l’ardeur d’un chasseur qui saisit une proie longtemps attendue. Pourtant il ne tarda pas à se trouver quelque peu em- barrassé. — Cinq bouteilles de vin fin, se disait-il, comment prendre la dime la-dessus?... Je n’ai pas le temps de faire des fractions; j’en pose une là, el je ne retiens rien sur les autres, par discrétion... Cinq jambons, trois chapons, deux liévres; en tout six pièces : c’est une qui me revient; mais laquelle?... en prends une de chaque sorte, crainte d’erreur... Il en était là de ce consciencieux partage, lorsqu'un coup de marteau retentit; Pietro s’empressa d'ouvrir la porte, non sans faire une assez laide grimace, et Von vit paraître Bernardo Gavazza : il était pale; ses regards, plus sombres que de coutume, semblaient annoncer une résolution pénible mais bien arrètée. — Me voici, dit-il d'une voix ferme et brève. — Bien, répondit Luigi; cette exactitude est de bon augure... Allons, Pietro, que tout cela disparaisse; tu compteras plus régulièrement un autre jour. — Gomme il vous plaira, révérend père, répondit le portier en vidant lestement dans un coin la moitié du contenu de la besace. Et, cette consciencicuse opération terminée, il s’em- pressa de porter le reste du contenu à l'office, tandis que Luigi,suivide Bernardo, se dirigeait vers l'infirmerie, où ge trouvaient un grand nombre de médicaments confiés à ses connaissances scientifiques. Gar Luigi était très- instruit : bien que la chimie fit encore dans l'enfance, il en possédait les éléments les plus importants, et il avait souvent obtenu des produits dont lui seul pou- vait apprécier la valeur. — 'Jiens, dit-il à Bernardo en prenant dans une ar- moire une petite fiole haute d’un travers de doigt, il ne faudra qu'une goutte de la liqueur que contient ce flacon posée sur les lèvres de l'enfant, pour que ce qui s'est fait hier se défasse aujourd'hui, — Ah! père, fit Gavazza d'une voix nayrée, vous ne lui pardonnez donc pas, à ce malheureux enfant? — C'est impossible, Bernardo! Il faut, dans l'intérêt de tous, et plus particulièrement dans Le tien, qu'il disparaisse le plus promptement possible. Ne sais-tu pas que le comte Mariani est sur ses gardes, et qu'il sait presque toute la vérité? Qu’arrivera-t-il, si nous ne tranchons dans le vif? La naissance de l'enfant est patente; on constatera qu'il est né viable, qu'il est venu à terme, c’est-à-dire moins de sept mois après le re- tour de Mariani, qui, à l’époque de la conception, se trouvait à plus de huit cents lieues de l'Italie. Qu’op- poserons-nous à toutes ces preuves?... Tu as fait le mal, Bernardo, à toi d’appliquer le remède ; or, le re- méde, le voici; il n’y en apas d'autre. C'est, j'en con- viens,une extrémité devant laquelle reculerait un cœur faible; mais, j’en suis sûr, Gavazza, tu n’es pas un lèche. Bernardo passa la main sur son front comme pour chasser une pensée importune. — Non, dit-il après un instant de silence, je nesuis pas lâche; et puisqu'elle ne peut être sauvée qu’à ce prix... — Tu la sauveras, n'est-ce pas? — J'espère en avoir le courage. — Prends donc cette fiole, et retiens ceei : c’est que, quoi qu'il puisse arriver par ta faute, tu seras dans la tombe avant qu'un cheveu ait pu tomber de la tête d’Angela. — Père! vous l’aimez tant, qu'il est impossible que nous ne nous entendions pas; je vais donc vous obéir comme à elle-même; que Dieu me pardonne si je me trompe. Luigi prit la petite fiole, et il s’éloigna; mais il mit un temps bien long a parcourir le chemin du couvent à la villa. C’est qu'il marchait lentement, en donnant carrière à ses tristes pensées. Parfois il s’arreétait et il sentait toute sa force de volonté se révolter contre le sacrifice qui lui était imposé; puis bientôt il lui sem- blait qu’un mur d’airain se dressait entre son cœur et sa raison, ct la nécessité d’obéir à la fatalité se montrait plus impérieuse et plus implaçable. Il était tard lorsqu'il arriva à la villa Santoni, non encore résolu, et pourtant se sentant au cœur toute la force et l'énergie nécessaires pour obéir à la fatalité lorsqu'elle se montrerait absolue et invincible. Minuit sonnait; mais l'heure ne pouvait être un obstacle à cet homme qui depuis longtemps avait les coudées franches dans l'habitation, dont les êtres lui étaient parfaitement connus. Le front pensif, les paupières mouillées de lar- mes brülantes, il traversa silencicusement plusieurs pièces, et arriva bientôt dans une chambre où dormait une nourrice, près du berceau du nouveau-né. Là, il fut obligé de s'arrêter ; ses genoux fléchissaient. Pour- tant, après un temps d'arrêt, il parvint à se trainer jusqu'au berceau, et, à la pale lueur d’une lampe qui brûlait sur un meuble voisin, il contempla avec une effusion qui lui avait été inconnue jusque-là l'enfant profondément endormi; puis, tombant à genoux : — Non, se dit-il les mains jointes et les yeux baignés de larmes, Dieu ne peut vouloir m'imposer un si hor- rible sacrifice... Tu vivras, souvre enfant qui ne dois jamais connaitre ton père... Et, n'écoutantque la voix de son cœur, Bernardo quitta cette chambre où il était venu pour comimettreun crime. Toutefois, troisheuresaprès, 1 revint. Ses bras étaient chargés d’un frèle fardeau qu'il déposa dans le berceau où reposait l'enfant d'Angela, son enfant. LA DAME DE VOLUPTE. 27 Un instant après, jil disparaissait, emportant un objet semblable à ceiui qu’il avait laissé. Il gagna à travers champs une ferme située à deux lieues de la villa Santoni ; une femme l’attendait sur le seuil de la maison rustique ; il lui remit son fardeau, lui compta de Vor, lui parla à voix basse, Puis, se retournant : — Je vous recommande le secret le plus absolu; votre enfant n’est pas mort; un spécifique miraculeux l’a sauvé cette nuit aux portes du trépas. Vous ne parlerez et vous ne direz la vérité que quand je vous préviendrai. Et il partit. Lelendemain, à la villa Santoni, on disait que le fils d’Angela était mort dans la nuit; et, en effet, le ca- davre d’un enfant nouveau-né gisait dans son berceau. En même temps que l’on constatait cette mort inat- tendue,un nouveau malheur frappait la famille Marian1. Le fils ainé du comte expirait subitement, emporte par un mal inconnu. Le poison de Luigi n’était pas étranger à cette mort, et c'était Gavazza qui avait médité ce crime et Vavait furtivement accompli. — Ah! pére Luigi, avait murmuré Bernardo, tu n’as parlé que du mien ; pourquoi l’autre te serait-il plus cher? Mariani apprit donc presque en méme temps la mort de son fils ainé et celle du pauvre enfant qui était né depuis son retour en Italie. Le comte fut d’abord frappé de terreur; la mortsem- blait planer aulour de lui; mais il ne tarda pas à se- couer cette frayeur passagère. — On veut m'intimider, se disait-il, on n’y réussira pas; de mon côté sont les bons procédés et le bon droit, c’est à la justice de faire le reste, et elle n’y faillira pas. Dans huit jours, je serai à la villa Santoni; et que les coupables tremblent! Je chercherai sans repos ces gens qui sont devenus mes ennemis, sans que je sache pour- quoi. Il faudra bien que la lumière se fasse. Je n'ai rien à en redouter, moi qui n'ai cessé d’agir au grand jour. Ah! on me méprise et on me conteste ce titre de comte, bien qu'il ait été accordé à mon oncle, dont je suis Punique héritier? Je serai toujours prêt à en faire bon marché; le père Mariani était marchand à Gênes, soit; je ne le conteste pas; mais c'était un homme de cœur et d'honneur, et les illustrations de la famille Spenzzo seraient impuissantes à faire pàlir un Mariani. Virai à la villa Santoni, au milieu de ces crimes et de ces infamies, et nous verrons si l'honnéteté et le con- rage ne seront pas plus forts! XII La résolution de M. Mariani était trop sérieuse pour que rien pit l'empêcher de s’accomplir; il fit done ses dispositions, et partit de Turin pour aller s'établir dé- finitivement à la villa Santoni, sans trop s’occuperdes criaiueries et des récriminations qui pourraient l'ac- cueillir, Il se sentait, d'ailleurs, appuyé sur l'estime des gens du pays et des servileurs qu'il devait em- ployer; ses connaissances en agriculture, en adminis- tration rurale, (ai avaient fait de nombreux amis parmi les petits propriélaires des environs de Santoni, lors du premier séjour qu'il avait fait dans cette habila- } | tion. On l’aimait, on Vestimait, non comme un sei- gneur, mais les uns comme un bon voisin, ses autres comme un bon maître, parlant volontiers le patois des pauvres gens pour en étre mieux compris, et ne fai- sant pas difficulté, aux heures de repos, de s'asseoir, en vrai patriarche, à Ja table de ses serviteurs. Donc, M. Mariani savait comment il serait reçu par les gens du pays et les travailleurs de ses domaines; seulement, il était un peu moins tranquille sur la ré- ception que lui feraient sa belle-mère et sa femme; mais ces deux dernières n’attendirent pas son arrivée : averties de son départ de Turin, elles quittèrent la villa Santoni el se retirèrent à Chivas, se plaçant ainsi sous la protection de Bernardo Gavazza, devenuleur intendant. Dès lors la situation était nette; les positions diver- ses étaient bien tranchées; mais elles étaient malheu- reusement dominées par une question d’argent, la pire de toutes les questions qu’on puisse avoir à débattre en famille. La marquise de Spenzzo, bien qu’elle se fût dépouillée de la plus grande partie de ses bieus en mariantsa fille au comte Mariani,était encore trés-riche; mais les dépenses qu’elle faisait excédaient toujours ses revenus, de sorte que la géne ne tarda pas ase faire sentir à Chivas, tandis que l’abondance régnait a San- toni, sous l'administration sage etéclairée de M. Marian. Bernardo Gavazza était au désespoir; c’était un homme adroit, intelligent, très-capable de faire rendre aux domaines dont il avait l’administration tout le revenu qu'on en pouvait espérer, et il le faisait; mais cela était insuffisant, et il fallait recourir aux emprunts. — Après tout, s’écria un jour Bernardo, alors que la marquise et sa fille se plaignaient amèrement de la situation de leurs finances, est-ce ma faute à moi si les trois quarts de vos revenus sont aux mains de ce Mariani, que le diable confonde! Ce procès en nullité de mariage ne finira donc point? — Le saint-père, répondit la marquise, a malheureu- sement renvoyé l'examen de l'affaire à la consulte d'État, qui ne l’examinera guèré, selon l'usage, que dans une dizaine d'années: et comme les juges de Turin ont résolu d'attendre la décision de la cour de Rome... —Sangue mio! il me faudra done voir ‘oyjours votre bien grippé par ces mains de singe?... Oh! corpo di Dio! ce serait trop de souffrance; il faut que cela finisse; il suffirait pour cela d’une balle bénite, et ça nest pas chose si rare... — Silence, Bernardo! interrompit la marquise; votre zèle vous fait oublier le respect que vous nous devez. — C'est vrai, madame Ja marquise, répliqua Gayazza, dont ces paroles n'avaient point calmé l’exaspération, je vous dois tant !.. mais je lui dois aussi quelque chose, à lui, et,sur mon âme, il ne l’atlendra pas long- temps!... IL parlait encore lorsque parut le capucin Luigi, qui avait conservé l'habitude d'entrer sans se faire an- noncer. — Oh! révérend père, si vous saviez... — Je sais tout ce qu'il faut que je sache, et je dis que mieux vaudrait un sage ennemi qu'un ami de votre trempe. Vous ne serez done jamais sage? Ces dernières paroles furent accompagnées d'un regard tellement signilicatif, que Bernardo trembla — Est-on donc coupable pour aimer ses maitres? demanda-t-il humblement, — |] en peut être ainsi, Gavazza, et c'est le cos ou vous vous trouvez en ce moment, 28 LA DAME DE VOLUPTE. — Oh! révérend père, voulez-vous donc me chasser d'ici comme vous m'avez chassé de la villa Santoni? — Je le devrais peut-être! s’écria le moine, dont le regard devint étincelant. ; — Grace pour lui, s’empressa de dire la marquise. Puis, se penchant à Voreille de Luigi, elle ajouta : — C'est le seul défenseur que nous ayons ici; au nom de Dieu, ne nous l’ôtez pas! Le regard du religieux s’éteignit aussitôt. — Noubliez done jamais, dit-il avec abandon, que fa colère est mauvaise conseillère, et rappelez-le sou- vent à ce serviteur trop zélé... Et maintenant, maitre Bernardo, j'espère que vous ne parlerez plus de balle bénite? Gavazza ne répondit point; il avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, et il semblait réfléchir profon- dément. Luigi devina aussitôt ce qui se passait en lui. — Il veut tuer Mariani, se dit-il; c’est une idée fixe que les moyens ordinaires ne pourraient mainte- nant lui faire abandonner; et pourtant il faut qu'il y renonce. C’est qu’en effet, il n’entrait pas dans les vues dure- ligieux de perpétuer la haine entre les Spenzzo et les Mariani: tous ses vœux, au contraire, tendaient main- tenant à une réconciliation complète; il se proposait, dès qu’elle aurait eu lieu, de solliciter du pape la rési- liation de ses vœux, et de devenir, en épousant la mar- quise de Spenzzo, le chef de deux familles puissantes, honorées, chef d'autant plus absolu que son omnipo- tence serait appuyée sur des secrets terribles lui assu- rant ane obéissance absolue. C'était une assez belle fin pour un pauvre attaché d’ambassade qu'un chagrin d'amour avait poussé à se faire capucin; Luigi se berçait de ce rêve comme d’une revanche que lui devait la fortune et qui ne pouvait lui échapper. Il supposait que Bernardo Gavazza devait en faire un semblable de son côté. Bernardo, en effet, possédait le cœur d'Angela; le comte Mariani mort, il devenait maitre absolu à Santoni et à Chivas; car Gavazza aussi possédait un secret terrible. On comprend aisément, d’après cela, que la balle bénite dont parlait Gavazza ne pit être du goût de Luigi; il fallait à tout prix qu'il mit Bernardo dans l’im- possibilité d'exécuter sa funeste résolution la science qu'il avait acquise lui en fournit sur-le-champ le moyen. Gavazza était descendu à l'office pour faire remplir la besace du capucin; celui-ci prit alors le bâton dont il était toujours armé et y pratiqua avec un instrument tranchant de nombreuses petites entailles de manière à soulever de petits éclats de bois et à hérisser de pi- quants toute la surface. Cela fait, le moine déposa son bâton dans un des coins de la salle où il avait demandé à demeurer seul un instant pour faire, disait-il, des priè- res particulières, et il pénétra dans les appartements de la marquise de Spenzzo. I était là depuis un quart d'heure lorsque Bernardo, qui avait hâte de voir partir le capucin, Jui rapporta sa besace toute rebondie par les provisions de bouche qui Pencombraient. — Je vous remercie, mon fils; mais veuillez appeler pour qu'on m'apporte le bâton que j'ai laissé dans Is pièce où j'ai lu mes priéres. — Je vais vous le chercher moi-même, dit vivement Bernardo, qui revint immédiatement remettre à Luigi ce qu'il avait demandé, Le capucin prit brusquement, en tirant par un bout, son bâton des mains de Gavazza. Les petits éclats de sois firent alors leur office, et quelques-uns s’enfoncè- rent dans les doigts de Bernardo. — Corpo di Baccho! fit Gavazza avec un mouvement douloureux, il y a des épines à ce baton; j'ai les doigts tout piqués. — Je suis un maladroit, fit Luigi; veuillez m’excu- ser. Voyons votre main; si quelque écharde a pénétré dans l’épiderme, je m’en vais vous l’extraire. — Oh! ce n'est rien. — Montrez donc; il y a quelquefois du danger & laisser un corps étranger dans Jes chairs. Eh! tenez, continua Luigi en saisissant la main de Bernardo, la main vous saigne en plusieurs endroits. Je vais vous guérir en deux secondes. En parlant ainsi, le moine sortit d’une de ses po- ches un étui de cristal, y prit une aiguille d’une ex- tréme finesse et en fit pénétrer la pointe sous l'épi- derme de la main de Gavazza. — La voici, reprit-il en simulant l’extraction d’une écharde, qu'il feignit de jeter sur le parquet; il n’en fal- lait pas davantage pour vous débarrasser de cet hôte incommode. - Bernardo remercia le révérend père; mais, quelques instants apres, il se sentit atteint d’un tel malaise, qu'il fut obligé de s’aller mettre au lit. Le lendemain, une fièvre terrible le dévorait; son visage était empourpré, et une éruption de pustules commençait à se produire sur toutes les parties de son corps... Le frère quéteur lui avait inoculé la petite vérole dans toute sa vio- Jence! XIII On était alors au milieu de l'été; sous l'influence d’une température brûlante, la terrible maladie dont Gavazza était atteint se développa rapidement, et, mal- gré les soins qui lui étaient prodigués, le malheureux fut bientôt en danger de mort. C'était, comme on l’a vu, un homme hardi, résolu, capable de tout braver pour satisfaire sa vengeance et sa cupidité; mais il avait néanmoins conservé des sentiments religieux qui se trouvèrent bientôt avivés par le danger qu'il courait ; Luigi, qui le voyait tous les jours, ne tarda pas à s'in- quiéter de ses dispositions, car il y avait entre lui et cet Homine un secret dont la révélation pouvait avoir les conséquences les plus terribles, et déjà, à plusieurs reprises, le malade avait parlé de se confesser. — Calmez-vous, Bernardo, lui disait le moine ; vous avez le temps de penser à cela. Ces paroles, loin de rassurer Gavazza, doublaient sa terreur religieuse. — Cethomme, pensait-il, ne veut pas que je me con- fesse, parce qu'il craint que le prètre ne veuille savoir d'où me venait le poison dont il m'a forcé de faireun si terrible usage, Tant pis pour lui, sil en est ainsi; chacun, là-haut, doit répondre de ses œuvres, à moins d'en avoir obtenu le pardon, et je ne puis braver la damnation éternelle pour lui assurer l'impunité, Je ne parlerai plus de cela devant lui; car les moyens ne lui manqueraient pas pour me faire mourir sans confes- sion, LA DAME DE VOLUPTE. 29 De son côté, Luigi crut avoir suffisamment rassuré pour qu'il ne songeàt plus à la mort; aussi fut-il à la fois frappé de surprise et d’effroi lorsque, le lende- main matin, au moment où il se disposait à entrer chez le malade, la femme qui gardait ce dernier le pria d'attendre un instant. — Ce pauvre Bernardo achève de se confesser, ajouta cette femme; c’est un vrai martyr, et il mourra comme un saint... —Il se confesse en ce moment? s’écriale moine, qui ne put complétement dissimuler son effroi. — Mon Dieu, c'est moi qui, sur sa demande, Jui ai amené un des vicaires de la paroisse, un saint homme, soyez-en sûr, qui mieux qu'aucun autre le mettra sur le chemin du ciel... Elle parlait encore, que déjà le moine, qui ne l'é coutait plus, avait ouvert la porte et s'était élancé vers le lit de Gavazza. — Eh! mon père, s’écria-t-il en s'adressant au prêtre vénérable qui prétait une oreille attentive aux paroles de son pénitent, ne voyez-vous point que ce malheu- reux, en proie au délire, n’a pas conscience de ce qu’il vous dit ? — ll est parfaitement sain d'esprit, répondit le con- fesseur, qui paraissait vivement ému; sa mémoire ne lui fait défaut sur aucun point, et c’est mal à vous, ré- yérend, de venir l’interrompre au moment où il ache- yait de soulager sa conscience d’un poids terrible. Luigi comprit que Bernardo avait tout dit. — Je répète qu'il est en délire, reprit-il, et votre zèle vous sera funeste; car vous avez respiré pendant un quart d'heure les émanations de son corps, et c’est pour vous un arrêt de mort. Le vieillard palit; car Luigi parlait avec un tel ac- cent de conviction, qu’il ne semblait pas possible de douter de la réalité de ce qu'il disait. — Et, tenez, continua le moine sans laisser au vieil- lard le temps de se reconnaitre, voici déjà la sueur visqueuse, indice fatal, qui perle sur votre front... Pourtant, laissez-moi tenter de vous secourir. Et, tirant un mouchoir de sa poche, il s’empressa d’essuyer les tempes du confesseur, mouillées en effet d'une sueur froide due à la frayeur que lui avait cau- sée les paroles qu'il venait d'entendre; mais, chose étrange! à mesure que ce mouchoir s’agitait sur le front humide du prêtre, il s’en échappait une sorte de pous- sière qui s'élevait en nuage à travers l'appartement. — J'étouffe, dit le confesseur d’une voix défaillante ; la respiration me manque ! Le moine courut vers une des fenêtres qu'il ou- vrit; au même instant, un bruit sourd se produisit; c'était le vieux prêtre qui tombait inanimé sur le parquet. — Il le fallait! se disait mentalement Luigi en ai- dant la vicille garde-malade ; désormais, je ne doute- rai plus de l'efficacité de cette poudre; elle est certai- nement une de mes plus précieuses découvertes, Pendant ce monologue, il était parvenu, avec l’aide de la garde, à remettre le vieillard sur son siège; mais ce fut inutilement qu'on lui prodigua tous Les secours possibles : il avait cessé de vivre, et lagarde, éperdue, courut annoncer aux maitresses de la maison ce dé- plorabie événement. Alors Luigi, resté seul avec le malade, s'approcha de ce dernier, et, lui montrant du doigt le cudavre du prêtre : — Bernardo, dit-il, c'est toi qui l'as tué, Si tu m'avais | laissé le soin de te choisir un confesseur, celui-ci ne serait pas mort... — Ah! fit Bernardo terrifié, il ne m’a pas denné l’ab- solution, el je me sens mourir! — Non, tu ne mourras pas si tu me restes scumis partout et toujours... 7 — Révérend père, seriez-vous donc l’ange du mal en personne? — Je suis ce que je veux être, Gavazza, et moins qu'à personne il t'appartient d’en douter; je vais toute- fois te donner une nouvelle preuve de ce que je puis. Veux-tu mourir? Je m’en vais te laisser dans ton lit, où, avant une heure, tu auras rendu |’ame... Veux-tu vivre? Prends ce sachet, que j'ai préparé pour toi; place- le sur ta poitrine et reste immobile pendant quelques instants; la fièvre qui te brüle s’éteindra; les pustules dont ton corps est couvert vont s’amortir; tes jambes et tes bras reprendront de l’élasticité, et, dans huit jours, tu pourras vaquer à tes occupations ordinaires. Cela Vétonne, n’est-ce pas? — Non, mon révérend ; celam’effraye; car je suis bien forcé de reconnaître que vous avez sur les gens qui vous entourent droit de vie et de mort. Au moment où le malade prononçait ces derniers mots, un bruit de pas se fit entendre dans l'escalier. — (est ce malheureux qu'on vient enlever, reprit le moine. Qu'il s’en aille en paix... Quant à toi, Bernardo, hate-toi de guérir, et marche ensuite dans la route que je Vindiquerai sans en dévier en aucun cas; à ces conditions, ma protection ne cessera de s’étendre sur toi. Gavazza ne put que murmurer une sorte de remerci- ment ; car à sa faiblesse extrême se joignait Ja terreur résultant de ce qu'il venait de voir et d'entendre. Luigi se retira. Le cadavre du prêtre fut enlevé. Bernardo put alors respirer avec plus de liberté et moins de terreur. Il lui semblait que le remède du moine opérait déjà. — Mon Dieu, fit-il, il me semble que la vie me re- vient!... — Doutez-vous maintenant de la puissance de ces poisons, monsieur de Ja Scaglia, dit alors le moine, qui voulut clore là son récit, et qui tendait à son in- terlocuteur un flacon de cristal plein d’un terrible toxique et un petit étui renfermant une aiguille sem- blable à celle dont Gavazza avait éprouvé les horribles effets. L'abbé de la Scaglia avait peur, et il hésitait à pren- dre ces dangereux agents de mal et de destruction. — Ne craignez rien, monsieur l'abbé, fit Luigi avec un léger sourire; ce n’est pas un scrupule qui vous arrête, et ces poisons ne sont destinés qu'à vos enne- mis, car, si j'ai bien deviné, des trois choses qu'il vous faut, l’une, c’est un poison qui tue la beauté, l’autre un poison qui tue le corps tout entier, Mais quelle est la troisième? — [a troisième? — Oui? — C'est un poison qui tue l'âme, - Vous croyez donc aux philtres ? demanda le moine avec une ironie imperceptible, — Non, — Aux influences du démon? — Pas davantage, — Quel venin done espérez-vous obtenir pour line filtrer dans une Ame? 20 LA DAME DE VOLUPTE. nn nnn —————————— — Le venin de la parole. — La parole écrite, les livres? — Non, la paroïe parlée; il me faut un homme ha- bile, un esprit surprenant qui puisse s'emparer du cœur d’une jeune fille. — Un confesseur ? — Oui, un confesseur... jésuite. — Je vous comprends. Demain,je vous adresserai homme qui sait le mieux prendre à la glu de ses in- sidieuses paroles le cœur et l'âme de ses ouailles et les diriger ensuite à sa guise. — Et vous nommez cet homme? — Le père d’Aubenton. — Cest bien; comptez sur mon appui et sur ma reconnaissance. , Et Pabbé de la Scaglia quitta le couvent de Chivas muni de son triple poison. Le père Luigi tint sa promesse. Le lendemain de ma visite à Leurs Altesses, je reçus Vabbé d’Aubenton, le confesseur que l’on me destinait. Ce père d’Aubenton était un révérend jésuite qui fut depuis bien célèbre en France et en Espagne. Il ne me plut pas; c'était un vilain moine, chiche et cras- seux, baissant les veux et regardant hypocritement par-dessous ses paupières. Il me salua, les bras croisés sur la poitrine, selon la facon de son ordre; ce qui donne à tous ces froeards un air encore plus sournois qu'aux autres, bien qu'il y ait parmi eux de grands saints et des hommes éminents. lJ était fort connu du confesseur du duc, le père gardien des grands jésuites, bon et excellent homme, mort depuis dans des circonstances singulières. Le roi — Victor-Amédée l'était en ce temps-là — le comblait de bontés et l’aimait sincèrement. Le père tomba malade, le roi Valla voir. Comme il touchait à sa dernière heure, après les premiers com- pliments, mue la situation abrégea fort, comme on pense, le moribond pria son royal pénitent de faire éloigner tout le monde. Le roi fit un signe; tous sortirent. Alors, se soulevant avec effort sur son bras : —Sire, dit le jésuite, vous avez été bon, excellent pour moi, je ne puis mieux vous marquer ma reconnaissance qu’en vous donnant un dernier conseil, mais un conseil d’une telle importance, que peut-être il suffit pour m’ac quitterenvers vous : N'ayez jamais de confesseur jésuite! Puis, comme le roi faisait un mouvement : — Ne me demandez point les motifs de ce conseil, dit-il, il ne me serait pas permis de vous les donner. Il retomba sur son oreiller, et, le soir, il était mort. C'était à peu près ce que M. de Mazarin avait dit à Louis XIV, à propos des premiers ministres. Je tiens ce fait de Victor-Amédée lui-même; il me la raconté maintes fois. Et, en effet, depuis ce temps, le roi n'eut plus de confesseur de cet ordre, et ne voulut pas permettre aux jésuites de tenir l'instruction des colléges. Le père d’Aubenton était jeune, bien jeune pour un confesseur; à peine avait-il trente ans; je ne sais pourquoi on me l'avait choisi, ou plutôt je le sais bien. 11 fallait qu'il eût de grands rapports avec ma belle- mère, et qu'elle fût bien sûre de me dominer par lui. IL m'adressa deux ou trois phrases dont il écouta la réponse longtemps après qu'elle était faite. II sem- blait y chercher un sens caché et m'étudier dans mes paroles, Ensuite, il me demanda si j’approchais sou- vent du saint tribunal. Ma mère était fort pieuse, et nous y conduisait tous les mois; je le lui dis, il fit un signe de satisfaction en regardant madame de Verrue; car madame de Verrue assistait à l’entretien; mais elle ne bougea pas plus ace signe que pendant tout le reste de la conversation. Mon mari me semblait le plus petit garçon du monde en présence de tous ces gens-la: il n’avait pas eu un mot à placer, ou plutôt on ne lui laissait pas placer un mot : il souffrait bien, mais il n’osait le laisser voir. Cet état Vesprit et de cœur m'a toujours paru le plus malheureux qui fut sur la terre ; cette lutte de la faiblesse et de la timidité contre la volonté, l'esprit et l’orgueil, est pour moi insoutenable el me semble un véritable enfer. Le père d’Aubenton demeura jusqu’à l'heure du diner, où on le retint, ainsi qu'un compagnon moine qu'il avait amené, lequel mangeait à faire peur et m’amusa fort : il trouvait là meilleure chère qu'au couvent. A ce diner, on agita ce que l’on ferait à l'égard d’un certain abbé Petit, curé de Saint-Léger, fort considéré dans la famille, et qui s'était attendu à diriger ma conscience. — Feu M. de Verrue le regardait comme un oracle, dit ma belle-mère, et l’a placé sur le pied de tout tenir au logis; je me suis toujours adressée à lui. Mon fils, dès son plus jeune age, a été remis par son père entre les mains de l’abbé Petit; il attendait ma bru avec impatience pour la diriger. Que vais-je lui dire? Je gage qu'il viendra ce soir. — Madame, répondit le père d’Aubenton en prenant un de ces airs qui ne se traduisent point, je m'em- presserai de me retirer, pour peu que ma présence vous soit un embarras. Les révérends pères ont dé- siré s'attacher madame la comtesse de Verrue et vous, pour le plus grand bien de la religion ev dans Pes- poir de contribuer au vôtre; mais M. Petit est un saint prêtre, très-digne et très-religieux, fort capable de vous guider toutes deux dans ce monde et dans l’autre, Je me retirerai donc. Seulement, il eût fallu, je crois, prévenir auparavant nos pères de la maison professe; ils n’eussent sans doute pas jugé convenable de s’a- vancer autant pour être repoussés. Je ne saurais peindre son visage tandis qu'il parlait, ni ce qu'il y avait de promesses et de menaces dans le mouvement de ses lèvres et dans ses narines, qui se dila- taient et se resserraient comme un soufllet. Quant à ses yeux, on n’en voyait rien du tout, ni le blanc ni la prunelle; il les voilait de ses longs cils comme d’un rideau de crêpe. Ma belle-mère en frissonnait. La compagnie était alors toute-puissante en Savoie. Elle avait trouvé fort à propos, grace à l'abbé de la Sea- elia, l'occasion de s'établir en notre logis, comme en un ouvrage avancé d’où elle surveillait la cour, et de nous mettre au nombre de ceux qu’elle désirait gouverner, sans doute à cause de la comtesse douairière et de sa charge de dame d'honneur, dont la survivance me re- venait, croyait-on. Ilsayaient done demandé comme une faveur que ma conscience fût confiée au père d'Aubenton, une de leurs lumières; ce qu'il prouva bien, par la suite, en donnant à la terre la bulle Uni- genitus, de moitié avec le cardinal Saprani. Ma belle-mère ne put refuser, elle cut peur, Cette femme si altière plia comme un roseau; Pabbé de la Scaglia lui avait laissé entrevoir quelques-unes des LA DAME DE VOLUPTE. 34 conséquences d’un refus ; le curé Petit et l'amitié qu’elle lui portait ne pouvaient lutter contre la puissance de cet ordre, que Victor-Amédée seul eut la force de tenir en bride, sans néanmoins entièrement rompre avec lui. J'étais tout à fait passive à cet égard, je n'avais qu’à accepter. Lors même que l’on m'aurait permis de ré- pondre, je n’aurais su que dire. Pour moi, le confes- seur ne représentait que la confession, par consé- quent qu'une idée assez peu agréable en elle-même; je ne voyais que la grille avec la planchette mena- cante, les péchés à avouer; les pénitences à faire. L'abbé, lui (mon oncle), voyait autre chose dans la confession : une influence occulte, sans rivale, irrésis- tible; et plus d’une fois j'ai été surprise et troublée des choses étranges que l’on jetait dans mon imagination et des sentiments dissolvants que l’on distillait dans mon ame. Car l'abbé de la Scaglia a essayé sur moi de tous les poisons qu'il tenait de Luigi, le terrible capucin. Le débat dura assez longtemps; le père en vint à se faire prier avec instance de demeurer. Mon mari lui-même rompit le silence sur un signe de sa mère, et demanda cette faveur pour ma jeunesse. Le père s’inclina enfin en signe d’assentiment, et dit : — Souvenez-vous, au moins, monsieur, que vous nous y avez forcés. Quelques personnes vinrent dans l’après-dinée. Ha- bituellement, madame de Verrue était au palais à cette heure; mais, pour les premiers jours de mon arrivée, Son Altesse lui permit de s’absenter. On joua au rever- si, et fort cher; j'étais intéressée dans le jeu de l'abbé de la Scaglia, un des beaux joueurs de son temps, malgré sa robe. Il possédait de fort gros revenus provenant des emplois qu'il avait occupés sous le feu duc, et qu'il occupaic encore sous le duc régnant, et de plusieurs abbayes. On l’estimait à cause de sa position de secré- taire d'État, on lui accordait une grande capacité dans les affaires ; mais il était peu aimé du monde et des siens. Pour moi, j'en avais peur. Une heure avant le souper, un vieux majordome né dans la maison, qu'il aimait comme la sienne, vint annoncer à ma belle-mère que M. le curé de Saint-Lé- ger arriverait tout à l'heure, et avait d’avance fait de- mander si la comtesse le voulait bien recevoir. La comtesse s’empressa de répondre que oui. — Sans doute, il soupera céans ? demanda le major- dome. — Certainement, répondit avec humeur ma belle- mère, à qui l’on forçait le quinola. En effet, quelques instants après, M. Petit entra, Sa bonne et vénérable figure me prévint tout de suite en sa faveur ; ses cheveux, déjà presque blancs, quoi- qu'il eût quarante-cing ou cinquante ans à peine, enca- draient une véritable physionomie de patriarche; son sourire placide, son regard calme et doux révélaient son humeur et son caractère. Il salua madame de Verrue avec un mélange de fami- liarité et de respect qui me toucha. Il prit la main de mon mari pour l'attirer de son côté et se faire mener par lui jusqu'à moi qui ne disais mot, mais qui regar- dais, omme on comprend bien, de tous mes yeux — Soyez la bienvenue, madame, me dit-il, et puisse Dieu vous rendre toutes les bénédictions que votre présence apporte en ce logis! Ces paroles, évidemment, sortaient du cœur le plus paternel que j'eusse encore rencontré depuis mon dé- part de France, et elles me pénétrèrent. Je me levai en pied et fis au digne prêtre la même révérence qu'à Son Altesse. Il ajouta quelques mots gracieux sur moi, sur ma famille, sur la réputation bien connue de ma mère, et alla ensuite se placer près du comte, lequel, pour la première fois, me parut à son aise et disposé à causer sans contrainte. A côté du curé se trouvait une petite figure qui ne tarda pas à attirer mon attention, bien que personne ne lui dit mot, qu’elle restat debout et qu’elle ne sem- blat être dans la chambre que pour tenir le chapeau de M. Petit et une grande canne dont la pomme dépas- sait la tête de celui qui la porta f. C'était un jeune garçon de huit ou dix ans à peu près, gros, boulfi, avec des cheveux taillésen boudin, un bon large nez tout rond et tout rouge, une bouche riante et moqueuse, bordée de dents magnifiques, des yeux à peine visibles, mais brillants comme des escar- boucles et d’une mobilité incessante. On eût juré qu'il voyait de tous les côtés à la fois. Il était vêtu d’un jus- taucorps noir bien pincé; son haut-de-chausses, de la même couleur que son justaucorps, et ses bas violets dessinaient des jambes dodues et des mollets insolents. C'était enfin un véritable diminutif d’abbé ou plutôt de chanoine bien gras, bien fleuri, bien drôlatique. On ne pouvait pas dire qu'il fût poupin, il était trop laid pour cela; mais il était impossible de conserver sa ruau- vaise humeur en le regardant. Du reste, personne dans la salle ne portait attec- tion à lui; il était là comme une chose convenue, ac- coutumée, qui n’occupait point. M. Petit le poussaitde temps en temps, pour qu'il int droit sans doute; et alors il sautait d’un pied sur l’autre, comme un oiseau qui va s'endormir et que l'on réveille à temps. Dès que je l’eus découvert, je ne cessai plus de l’exa- miner, et je trouvai ses prunelles brillantes et miroi- tantes qui m’examinaient aussi. Je me penchai vers l'abbé de la Scaglia et lui demandai tout bas, pendant que ma belle-mère donnait les cartes, ce que c'était que ce petit bonhomme. — (a? dit-il avec un léger mouvement d'épaules. C’est Michon. — Oui; mais qu'est-ce que Michon? — Michon, parbleu! c’est Michon... Prenez garde, monsieur le commandeur, vous baissez votre écart. Et ce fut tout ce que j'en pus tirer. Mais je n’en étais pas moins fort curieuse de cette manière d’énigme dont on ne me donnait pas le mot. J'attendis encore quelques instants; puis, comme on dit aux enfants ce qu'il faut faire quand ils ont peur, je me levai bravement, et j'allai droit vers l’objet de ma cu- riosité, qui ne se dérangea aucunement en me voyant venir. M. le curé pensa que je voulais m'adresser à lui et se leva d'un air de bienveillante déférence, qui ne me plut point en cet instant où j'avais mieux à faire. A l'âge que j'avais, on est téméraire, et l’on réfléchit peu. Je fis à M. Petit une révérence pour lui rendre son accueil, et je m'adressai à l'enfant lui-même en lui demandant qui il était, et comment il s'appelait, Il me répondit par une inclination de tête qui ne me sembla point de mise de la part d’un être si éloigné de ma con- dition, Voyant alors mon étonnement, le bon curé tourna vers lui un regard d'une bienveillance et d’une affection paternelles. — Qui il est, madame? C'est mon fils, mon cher Mi- chon! Pardonnez-lui s'il manque aux façons de la cour ; 32 LA DAME DE VOLUPTE. il n’a jamais vu que de vieux prêtres, ma servante et les seigneursqu’il rencontre dans les salons de madame la comtesse de Verrue, où on a daigné l’admettre, mais où 4ul ne fait attention à lui. — J'y fais attention, moi, monsieur, répondis-je, et je veux lui parler. Il m'intéresse et a tout l'air d'avoir de l'esprit. Le visage du bon curé s’épanouit à cet éloge d’un enfant qu’il aimait comme le sien propre. — De l'esprit, madame? Oui, il en a, et, s’il n’en avait pas autant, je n’en conviendrais pas devant lui; mais il sait bien qu'il ne faut pas avoir d’orgueil des dons octroyés par le bon Dieu; on doit l’en louer, s’en servit pour sa gloire, et tacher d’en faire le bien des autres en ce monde et son salut dans l’autre. Michon prit la main de son protecteur et la baisa avec un respect qui prouvait sa tendresse; mais il ne parla point davantage, ce qui me frappa et me piqua au jeu. Était-ce un muet, ou y mettait-il de Pobstination? — Monsieur le curé, repris-je, d’où vient donc que non-seulement votre protégé ne dit rien, mais encore qu'il ne répond point à ce qu'on lui dit? — Madame, il n'ose; je lui ai défendu de se méler en quoi que ce soit de la conversation. — Je voudrais cependant qu’il me répondit, à moi, monsieur le curé; déliez-lui, je vous prie, la langue en ma faveur. — En votre faveur, madame! Il sera comblé que vous le vouliez bien entendre. Je m'assis près du bon prêtre. Le petit garcon immo- bile ne branla point; pourtant ses yeux disaient bien des choses, et je me mis à l’interroger. Il rougit faible- ment; et tout de suite, d’une voix gréle et pointue, il répondit avec une netteté et une précision auxquelles je ne m'attendais point. Le curé souriait et paraissait on ne peut plus heureux. — Madame, interrompit-il comme je demandais à Mi- chon s'il était parent de M. Petit, permettez-moi de parler à sa place; je sais mieux que lui ce qui s’est passé autrefois. Le pauvre enfant ne se souvient que de mon affection pour lui, et il en a oublié la source. Michon mest point de ma famille; c'est mon enfant d'adoption. Il est né d’une pauvre veuve bien digne et bien bonne, qui venait, chaque matin, entendre ma messe avant d'aller à son travail : elle n’y manquait jamais et se mettait à la même place, toujours à gau- che de l'autel ; si bien que je ne pouvais m'empêcher de la voir. Quand son fils naquit, elle me l’apporta au baptéme et me pria de lui choisir son patron. Je lui donnai celui de mon père, espérant qu'il lui porterait bonheur, A dater de ce moment, la mère ne vint plus seule, et j'admirais comme le bon gros enfant se te- pait tranquille et ne faisait jamais entendre un cri. Cela dura ainsi près d’un an. Tout à coup, je ne vis plus la pauvre femme, et trois jours se passèrent sans qu'elle parût, Je connaissais son grenier, elle était parmi les plus misérables de ma paroisse. En sortant de l'église, je me rendis chez elle, je la trouvai étendue, presque mourante, sur un grabat, serrant sur son cœur ce petit innocent, qui n'avait pas ces belles joues roses. À mon aspect, elle poussa un cri de joie. » — Ah! monsieur le curé, s'écria-t-clle, le ciel exauce ma prière, puisque vous voilà, »— Il fallait donc me faire prévenir, ma bonne femme, lui dis-je, Qu’ayez-yous? » — Ah! monsieur le curé!... fit-elle en soupirant. »— Vous avez besoin de secours, continuai-je ; pourquoi ne m’en avoir pas demandé ? » —Il est trop tard, monsieur le curé! je le sais depuis longtemps, mon mal est incurable ; la mort de mon pauvre mari n'a frappée d’un coup dont je ne reléverai point. C’est tout ce que j'ai pu faire que de mettre au monde cet orphelin et de veiller sur ses pre- micrs pas; maintenant, je vais le quitter et le laisser sous la garde de Dieu et sous la vôtre, monsieur le curé, puisque vous voilà. » Il eût fallu avoir un cœur de bronze pour résis- tera cette prière, et, depuis lors... — Depuis lors, madame, interrompit vivement le petit bonhomme, je n’ai quitté M. Je curé ni jour ni nuit, et je ne le quitterai qu'à la mort. Il est devenu mon père ; il m'a aimé, soigné, chéri, autant que je l'aime et le chéris moi-même. Voilà pourquoi je suis ici et pourquoi vous avez entendu tout ce que mon bon père vient de vous dire. Vous comprenez bien que le pauvre petit Michon ne fût jamais venu sans cela chez madame la douairière. A compter de ce jour, l’abbé Petit et son protégé Michon le joufflu m'intéressèrent prodigieusement. Si j'avais été libre et que j’eusse su ce qu'était devenue la pauvre Jacqueline de Bavicre, je lui eusse certaine- ment présenté mon petit Michon. C'était, sans nul doute, de toutes les connaissances que j'avais faites depuis mon arrivée à la cour de Savoie, celle qui m’intéres- sait le plus. j'allais pourtant en faire une autre, et celle-là devait marquer dans l’histoire de mes sentiments. XIV Je ne sais si l’on se rappelle un certain gentilhomme auquel, le jour de mon arrivée, j'avais, mourante de faim, demandé une orange : le voyant si simplement vêtu, je l'avais pris, malgré sa bonne mine, pour un officier de la maison. Personne ne m'avait désabusée. Je n'avais, il est vrai, interrogé personne, jusqu'au moment où je le vis se mettre à table, et à une des places d'honneur encore; ce qui n’étonna fort, je l’a- voue. Je ne pus m’empécher alors den faire l’obser- vation et de demander à mon mari si, en Italie, il était d'usage que les officiers mangeassent à la table des maitres. Il se mit à sourire. Le sourire de M. de Verrue ne ressemblait au sourire de personne. Ses lèvres s'entr'ouvraient à peine; ce ‘sourire était triste, et il ne s'était pas plus tôt dessiné sur sa bouche, qu'on eût dit qu'il se repentait d’avoir souri. — Ce seigneur, me répondit M. de Verrue (et il appuya sur les mols ce seigneur) est bien loin de res- sembler à un officier, madame : c’est un jeune Alle- mand de grande naissance, qui voyage pour son in- struction. On le destine, à Vienne, à de hauts emplois, et ila été justementrecommandé à mon oncle l'abbé de la Scaglia. Voilà pourquoi vous l'avez trouvé chez ma | mère en ce jour de réunion de famille, G'est le prince | de Darmstadt, Sa famille a beaucoup de scigneuries, | qu’on lui garde pour le moment où il deviendra un LA DAME DE VOLUPTE. 33 personnage. Notre cour, la sienne, et Sa Sainteté font grand cas de lui. Je ne sais si j'ai raconté que j'avais été frappée de la bonne mine de ce jeune homme, de la beauté de son visage et du grand air de sa tournure. On eut dit un prince déguisé, d’autant plus qu'il affectait de por- ter les vêtements les plus unis, les plus simples et sans aucune broderie, les rubans les plus modestes, et toujours des étoffes sombres ; ce qui donnait un mer- veilleux éclat à son teint pale et à ses yeux bleus. On Vappelait à la cour le Beau Ténébreux, en sou- venir d’Amadis, auquel il ressemblait de plus d’une maniére; il ne m'avait absolument rien dit la veille et je n’y songeais plus. Lorsqu'on l’annonça au milieu de mes conversations avec le curé, son nom me fit lever la tête; il entra d’un air tout à fait cavalier et cepen- dant modeste. Son salut s’adressa à tout le monde, mais à moi en particulier; au moins me sembla-t-il ainsi. En effet, après quelques mots échangés avec madame de Verrue et avec Vabbé, il vint vers la place où j'étais et me fit de nouveau une profonde révérence, en même temps qu'il faisait un signe de respect à M. Petit. Michon, duquel je me détournai, se mit sur sa patte et ne donna plus signe de vie. Mais, le prince de Darmstadt ayant commencé une conversation entre nous trois, je vis*que le petit Michon écoutait de toutes ses oreilles. Il fut question de tout, de la France, de l’Empire, de la Savoie, de la Toscane, beaucoup aussi de ce qui se passait à Turin dans certains cercles de la cour. Le prince était aussi caustique que le bon curé était me- suré et indulgent : l’un avait la fougue et le mouvement de la première jeunesse, l'autre la quiétude de Page mûr, sur lequel plane un cœur tranquille, une con- science irréprochable. — Monsieur le curé, dit-il, vous savez qu'on esmye de marier M. le duc de Savoie avec uncprincesse de Parme, maintenant qu'il est certain que le mariage du Portugal est rompu ? — Cela se peut, mon prince, répondit le curé; j'ai même vu certain drôle qui se vante de pré- céder ici un ambassadeur et d'être le factotwm de monseigneur l’évêque. — Ah! ah! je sais‘qui vous voulez dire, — Un certain abbé... Albero... — Alberoni! — C'est cela. — Ah! vous le connaissez? — Il m'obsède de visites ; il me croit plus influent que je ne le suis. Malgré toute sa puissance, il ne serait pas fiché, je crois, de trouver condition à Turin; il vaque un petit canonicat dans ma paroisse; il l’a écumé, et il le désire comme le nec plus ultrà de son ambition. — Je le crois pardieu bien! un sonneur de cloches! A-t-il seulement regu les ordres? — Quant à cela, je Vignore; néanmoins, il Passure. Au reste, il wa pas cherché à m'en faire accroire : il s’est dit fils d'un jardinier des environs de Parme; et, comme naissance, il ne pouvait guère s'en donner une plus humble, Dans le doute, nous ne lui avons pas permis d’officier. Le canonicat est une fondation Wun prince dé la Cisterne, à cause d'un sacrilége commis par ses gens à cette sainte place, il y à à peu près cent ans; il a élevé une petite chapelle, desservie, quand elle l’est, par un chanoine qui n'a rien à faire, qui possède une jolie maison, un jardin, et qui reçoit un casuel assez rond; vrai métier de fainéant! vrai cul- de-sac, aussi! on est là oublié, enterré. Ce pauvre dia- ble d’Alberoni n’en demande pas davantage, etil l'aurait déjà, s’il avait pu prouver son ordination. Le prince a laissé ce bénéfice à ma disposition; c’est moi qui choisis. — Prenez garde, monsieur le curé! le drôle est fin et retors comme dix chapitres de jésuites. Assurez- vous bien à bonnes sources, et ne vous en rapportez pas à son témoignage. Ce que c’est que le hasard et à quoi tiennent les destinées! Si le prince de Darmstadt n’eût pas mis le curé Petit en garde contre Alberoni, Alberoni eût proba- blement obtenu son canonicat, il ne serait point arrivé où nous Vayons vu, et une partie des événements de ce siécle etit tourné autrement. Eu regardant en arrière dans ma vie, j'ai trouvé ainsi nombre de grands effets ayant de petites causes; celle-ci n’est pas une des moins remarquables et des moins curieuses. L'esprit de M. de Darmstadt était d’une grande sou- plesse et d’une grande variété; mais il était en même temps teinté en noir, suivant son expression; il ne voyait rien comme les autres, il n'avait ni les espé- rances ni les gaietés de son age, et, en ce temps, il n’a- vait guère que vingt ans, à peu près; enfin il montrait déjà un sérieux et une raison dont les autres jeunes seigneurs se moquaient. Il refusait toujours d’aller faire la débauche avec eux, et vivait seul, retiré, au milieu de ses livres, allant le soir à la cour ou chez les dames, ou bien encore à des entretiens graves avec des hommes d'Etat. Jentendais dire quelquefois que le prince n’aimait pas les femmes, qu'il était trop sage pour un si jeune âge, et qu'il y avait certainement des raisons souterraines à cette conduite inexplicable et inexpliquée; — plus tard, j'aurais pu répondre à ces doutes, et tout expliquer, moi. Celle année 1683 vit commencer plusieurs gloires. Cest ainsi qu'en même temps que moi arrivait à Tu- rin, pour y rester quelques semaines seulement, un personnage qui, depuis, a bien occupé la renommée et qui & appris à Louis XIV, pour la première fois, qu'il n'était pas invincible et qu'il pouvait se tromper ; deux choses auxquelles Sa Majesté n'avait pas cru jusque-là. Je veux parler du prince Eugène de Savoie; il n'avait que vingt ans à cette époque, il allait offrir ses ser- vices à l’empereur. Je le yis à la cour, lorsqu'il y fut reçu par madame Royale, et il resta presque tout le temps auprès de moi à me parler de la France, de son regret de la quitter et des amis qu'il y avait laissés. Il s’en allait à la guerre contre les Turcs, où se ren- daient aussi MM. les princes de Conti, malgré le roi, qui ne leur pardonna point cette fugue; ils s'en sont repentis toute leur vie. Le prince Eugène est fils de la fameuse madame de Soissons, nièce du cardinal Mazarin, tant aimée pur Louis XIV dans sa jeunesse, et tant trompée par lui plus tard, Elle avait dû quitter la France en 1680, lors du procès de la Voisin et de la Vigoureux, accusées de sorcellerie et de pis encore, Madame de Soissons, com- promise par elles, fut soupconnée de plusieurs empoi- sonmements, et, si le roi, en considération de leurs anciens rapports, n'avait point autorisé sa fuite, elle eût été jugée par la chambre de l'Arsenal, qui, assure- t-on, trouva, dans ce qu'elle apprit, de quoi la faire 3 34 brûler vive. Le roi en était si persuadé, qu'il dit un jour au duc de Bouillon, son beau-frère, devant ma mère, à qui je l’ai maintes fois entendu conter: — J'ai permis à madame la comtesse— on l’appelait ainsi — de s'échapper de France ; fasse le ciel que je n’aie point un compte à rendre devant Dieu et devant mes propres peuples pour ne l'avoir pas fait juger! Par ce quelle a fait depuis et ce que nous verrons, on devine de quoi elle était capable, et on ne peut sup- poser en conscience que la Voisin Vait calomniée. Mon- sieur son fils en faisait bon marché. Elle était a cette époque à Bruxelles, et se disposait à partir pour lEs- pagne. Comme je demandais au prince Eugène s’il n’irait point la voir : — Non, me répondit-il, je me rends directement à Vienne, et, de 1a, à l’armée, Je n’ai point envie d’être lapidé dans les églises, à côté de madame de Soissons, ainsi que cela est arrivé à d’autres. Les Flamands ne plaisantent pas, à ce qu'il parait, à l'endroit du diable et de ses suppôts. Le prince Eugène, sans être d'une taille haute, était bien fait de sa personne, quoique maigre ct très-brun, etilavait un visage fort agréable, de beaux traits et des yeux pleins de feu. Il portait ses cheveux noirs, sans perruque, ce qui semblait une singularité. Ses succès galants étaient nombreux à la cour de France, il triom- phait dans toutes les ruelles ; mais cela ne lui suffisait pas ; il voulait se faire un nom, et se créer un état plus brillant qne celui des cadets de la maison souveraine, ainsi que l'était monsieur son père, dont la considéra- tion était mince. Ildemandad’abord une compagnie de cavalerie, il fal- lait lui entendre raconter tout cela! Etil s’adressa, pour réussir, directement au roi. Ge fut ce qui le perdit. M. de Louvois,alorstout puissant, et accoutume aux bassesses des courtisans, trouva le jeune homme bien hardi d’oser se passer de son autorisation et de son appui, et lui voua une haine à mort. Lorsque le maitre lui en parla, il prit un air méprisant et répondit en secouant la tête, geste que connaissaient tous les officiers de l’armée et * qui ne pressentait rien de bon : — Le prince Eugène de Savoie, sire! mais Votre Ma- jesté n’y songe point; il est trop faible, trop délicat pour faire un militaire, il ne supporterait pas une campagne. — Cependant, monsieur, on ne peut guère refuser au fils de la comtesse de Soissons, au neveu du cardi- nal Mazarin, cette légère faveur d'une compagnie. I] faut bien qu'il ait au moins un os à ronger, si pelit qu'il soit. — Votre Majesté ne connait pas ce jeune homme; il est dangereux, ila une ambition de gloire et de répu- lation qu'il veut acquérir à tout prix. - A tout prix! répondit le voi. Gest pourtant un pelit compagnon, je crois? — Non, il appartient aux Dunois et touche à la maison de Savoie ; et les étrangers ne portent jamais bonheur aux emplois qu'ils occupent, Ce peu de mots suflirent, et détournérent Louis XIV, déjà mal porté pour le prince Eugène, Lorsque celui-ci se présenta devañt Sa Majesté et implora sa réponse par une révercace silencieuse, ainsi que cela se praliquait à la cour de France, le roi lui répondit conséquemment : J'en suis fâché, mousicur, mais vous éles trop faible pour mou service, LA DAME DE VOLUPTÉ, Et il passu. Le jeune homme ne se tint pas pour battu; il tourna ses idées d’un autre cole, et, tout en FR Roua se dé- cida à entrer dans l'Église. — Si je ne suis point assez fort pour le service du roi, se dit-il, je serai bien assez fort pour le service de Dieu. Le voilà dans les antichambres du pére Lachaise, qui tenait la feuille des bénéfices, confondu avec des abbés de toute sorte, et faisant en ce cercle, une sin- geulière figure. Il y vint souvent, tant et si bien, que M. de Louyois, le plus vindicatif des hommes, le démicha sous la soutane, et lui barra encore le chemin. Il avait une revanche à prendre contre sa mère, qui, au temps de sa puissance, lui avait donné bien du fil à retordre. Lorsque Vabbé de Savoie parvint jusqu’au confesseur, il trouva encore un obstacle, et, pour celui-là, il n'avait guère le droit de parler. — Monsieur, lui dit le père Lachaise, vous êtes trop libertin pour le service de Dieu. — Ah! pardon, mon père, il faudrait bien s'entendre, répliqua le prince impatienté et mis hors de mesure par sa réponse: le roi m'a dit que j'étais trop capucin pour l'aire un soldat, et vous, vous me dites mainte- nant que je suis trop soldat pour faire un capucin. Le- quel des deux à raison? Ils l’eurent l’un et l’autre, car ils n’en démordirent pas. En vain le postulant fit jouer toutes ses cordes, il ne trouva que des refus; ce qui l’exaspéra de la belle manicre et lui fit prendre le roi, notre sire, vs une haine épouvantable. MM. les princes de Conti méditaient leur équipée vu Hongrie, il résolut de les suivre. — Seulement, dit-il à ses amis,je ne reviendrai sis Il partit ainsi, sans en demander davantage et las des avanies essuyées. Quand M. de Louvois l'apprit, il grommela en goguenardant : — Tant mieux! il ne nous génera plus en ce pays=ci! — Ah! s’éeria le prince lorsqu'il eut oui le propos, qu'on lui répéta, je le génerai bien autrement ailleurs, Je reviendrai en ce pays d’où il me chasse, et j'y reviens drai les armes à la main! Il a tenu parole; Louis XIV et Louvois ont dû se repentir plus d’une fois de n'avoir point deviné quel capitaine ils envoyaient à leur ennemi. Le prince Eugène avait particulièrement une abomi- nation sans pareille pour madame de Maintenon. Je Vai reyusouyent et dans des circonstances bien différentes; ce fut toujours dans les mêmes sentiments et avec les mèmes cris de vengeance contre elle et contre Le roi. — Et si j'avais pu arriver jusqu'à Paris, me disait-il la dernière fois que je Pai vu, si le maréchal de Villars ne m'eût pas arrêté à Denain, si les Anglais ne n'eus- sent pas faussé compagnie, je donnais la loi dans la capitale du grand monarque; je faisais enfermer la Maintenon dans un couvent pour le reste de ses jours. Dieu ne la pas voulu ! Vai parlé beaucoup peut-être du prince Eugène, et avant le temps où il fut célèbre; mais j'ai eru qu'il était bon, dès à présent, d'indiquer sa source et ses commen» cements si difficiles, puisque nous devons le retrouver grand et illustve. J'eus et j'ai encore pour lui une véritable amitié, qu'il me rend bien, j'en suis sûre, Nous nous écrivons quelquelois., Quand j'en serai à raconter ses batulles ‘ . et ses grandes victoires, je tacherai de faire de mon mieux, bien que les femmes ne s'entendent guère à ces récits guerriers; il est vrai que j'en ai retenu des autres, et de M. de Savoie surtout, qui les aimait fort. La tendance de tuer son prochain est celle qui fait le plus d'honneur aux héros. On apprend la guerre, les ruses et les stratagèmes, comme on apprend le téorbe; c’est à la fois une science et un art. Quant à moi, j'aime trop mon repos, j'aime trop l'aisance et la paix de mon logis, mon bien-être, pour ne pas détester ces troubles et ces combats. XV M. le et encore tout à son amour pour mademoiselle de Cumiana; de sorte qu'il ne me regarda point, le premier jour passé; quant à moi, je ne songeais pas à Jui. Deux choses m'occupaient : mon mari d’abord, ma belle-mère ensuite. - Je dois faire un aveu sincère et bien naïf. Peut-être, si madame de Verrue eût été bonne et douce, si elle m'eût laissée aimer son fils, si elle ne fit revenue se placer entre nous avec son autorité ct ses caprices, peut-être cé sentiment fût-il resté calme, sans orage et sans exagération; mais les efforts de ma belle-mère pour m’enleyer la place qui m’appartenait dans le cœur et dans l'existence de M. de Verrue, furent justement ce qui me piqua au jeu et me rendit plus exigeante. Mon mari, dominé et gouverné par elle, me payait en froi- deur de ma tendresse. C'étaitune vraie lutte entre mon coeur et ses craintes. [L avait été élevé par sa mère dès le berceau; habitué à lui obéir en tout, à ne pas concevoir une pensée qui ne fit approuvée par elle, il n’osait pas même lever les yeux qu’elle ne le lui edt permis, Jusque dans le secret de notre appartement, il trem- blait devant son souvenir. Cependant on s’accoutume à tout, surtout dans la jeunesse ; après six mois de séjour à Turin, je m'étais ployée moi-méme sous le joug. Je ne pensais point à le secouer, et, si quelquefois je le trouvais lourd, je m'ef- forçais de m’étourdir en me répélant que cela devait étre ainsi, Nous étions de l'intimité particulière de ma- dame Royale, qui me montrait une bonté maternelle et sinquiétaitde me voirsérieuse, Elle me disait souvent : — Qu'avez-vous fait de votre gaieté, contessina? Ce nom me resta longtemps pour me distinguer de ma belle-mère. Je n'osais répondre à la princesse : « Hélas! madame, j'ailaissé ma gaieté avec ma liberté, qu'on n'a prise, avec mes illusions d'enfant, qu'on à détruites! Je suis bien contessina; mais je ne suis Jeanne d'Albert que devant Dieu et mon mari! » «Ces derniéres lignes renferment uo mystère difficile à expliquer, mais que je serai obligée d'aborder tout à l'heure, Le fait est assez curieux pour mériter qu'on le dise, malgré la délicatesse d'un pareil sujet, surtout quand j'en suis l'héroïne, Je ne suis point prude, que Dieu m'en garde) en ce pays-ci et par le temps qui court, ce serait un ridicule de la pire espèce, Cependant il est des choses que je ne puis raconter, que je ne sais point écrire surtout, On les risque tout au plus entre deux sourires, entre deux pluisanteries duc de Savoie était encore bien jeune LA DAME DE VOLUPTÉ. L 35 pour les faire passer sous le sérieux d’une confession, Si M. de Verrue m'était pas mort, il m’en coûterait da- vantage de parler de lui, ainsi que je l'ai fait, et que je le ferai par la suite ; bien que ces Mémoires ne soient pas destinés à voir le jour de longtemps, j’aurais peut- être pour lui la pudeur des regrets. il suffit que j'aie été entraînée, que j'aie été poussée méme dans cette voie que je suis, et qui lui fut un outrage, pour que je res- pecte davantage sa mémoire. Si je suis la dame de volupté, c’est que je les ai toutes, même celles des délicatesses de sentiment, qui ne sont pas les moin- dres. M. de Savoie était presque toujours avec nous; il ne cherchait aucune femme, etla cour s’ennuyait qu'il ne fat pas plus galant avec les dames. Son oncle, don Gabriel, les prisait fort, et ne cessait de le plaisanter sur sa constance en lui donnant son aïeul pour modèle, — Si mon glorieux père vous eût ressemblé, mon- sieur mon neveu, je ne serais pas en ce moment licute- nant général de votre cavalerie, et je n'aurais point passé les bons moments que j'ai eus en ce monde. Ilest naturel d’avoir une dame et de l'aimer par-dessus tout; mais, lorsqu'elle nous laisse, on fait comme elle. Puis- que madame de Saint-Sébastien a préféré ce grand bé- litre à un jeune ct joli prince tel que vous, elle ne vaut pas d'être regrettée. Il Ja faut jeter aux oubliettes. En manque-t-il d’autres à votre cour? Jamais elle ne fut si bien garnie. Ah ! si j'avais votre âge! — Monsieur, je ne songe point à l'amour: je songe que j'ai bientôt vingt ans, que je suis majeur et hors Wage de tutelle, et je voudrais bien commander moi- meme. — Qui vous en empêche? Vous n’avez qu'un mot à dire, la régence cessera, j'en suis garant; madame Royale n’est point de ces ambitieuses à conserver le pouvoir malgré tout. Si vous voulez, je lui en par- lerai, moi! — Non, pas encore, — Toujours attendre et temporisér, c’est un mauvais système, Don Gabriel était un singulier homme. Il avait Pair d’être bossu et il ne l'était point; mais une blessure reçue dès sa jeunesse (il était fort brave) le faisait pen- cher d’un côté, avait un goût prononcé pour la mu- sique et payait cher des violons qui lui donnaient la symphonie pendantson diner, Son autre manie était de dresser des petits chiens. Il en faisait chercher dans tous les pays et on lui en amenait quantité chaque année, parmi lesquels il choisissait ses sujets. Les chiens de don Gabriel étaient vraiment instruits etfeurieux à voir. Ils dansaient, il jouaient selon le com- mandement de leur maitre, vêtus d'habits fort propres et munis des plus beaux noms de l'histoire ; c’étaient des Gésars, des Pompces, des Charlemagnes et des Bayards. Pour les femelles, c’étaiont des déesses, Vénus, Junon, Flore, Pomone, Minerve, tout Olympe, Chacun des personnages avait une niche élégante; le favori était Idoménée, dont la niche s'appelait Pile de Grete. Hs habitaient une grande pièce, d'où ils ne sortaient que pour visiter leur maître, La cour tout en- tière allait losadmirer, le grand prieur, — on nommait ainsi don Gabriel, destiné à la grande-croix de Malte — le grand prieur était ravi du succès de ses élèves; il remerciail eb saluait comme les quand le public est content d'eux, C'était pourtant un homme histrions 36 desprit et un véritable capitaine que ce brave bâtard; il s’est battu comme un lansquenet! Il aimait mes enfants et leur en a donné des preuves à sa mort. M. de Savoie resta huit ans encore dans ce même état, qui lui pesait pourtant. Il ne disait sa pensée à per- sonne; mais il méditait le parti qu’il eut l'air de se faire inspirer par le prince de la Gisterne et deux ou trois jeunes cervelles qu'il dominait de toute la hauteur de son génie. Ce grand parti de gouvernement, il le prit en 1688, et nous y arrivons. XVI Jai dit que mademoiselle de Gumiana avait dû ca- cher sous l'abri d’un prompt mariage les suites de ses amours avec le duc de Savoie. Depuis son départ de la cour, elle vivait fort isolée et fort ignorée dans un des chateaux du comte de Saint-Sébastien. On parlait peu Welle à la cour, soit par circonspection, soit pour faire oublier le plus possible une femme qui aurait pu deve- air une favorite toute-puissante. Un jour, le duc de Savoie recut un message secret, et il fut fort troublé des nouvelles qu'il apprit. Don Ga- briel était au courant des aventures de son neveu, et il m'a raconté tout cela. — (est bien, dit-il à l’envoyé, j'aviserai. L’envoyé partit, et Victor-Amédée demeura tout agité, se promenant à grands pas dans son cabinet, et formant mille projets aussitôt abandonnés que conçus. Voici ce qui arrivait : IL y avait à peine six mois que mademoiselle de Cu- miana étaitdevenue madame de Saint-Sébastien, et elle était sur le point de mettre au monde un fruit venu après tous les délais qu'exige la nature, et capable, par conséquent, de trahir l’époque de sa conception. Madame de Saint-Sébastien suppliait le duc de lui venir en aide et de la sauver. Elle aurait pu, avec l'habileté qu’elle possédait, se sau- ver elle-même. Mais elle n'avait garde de laisser échap- per une occasion si opportune de raviver, dans le cœur de Victor-Amédée, un souvenir, un amour que le temps finit toujours par éteindre quand on n’a pas le soin de le remuer. La lettre qu'elle avait envoyée au duc était, du reste, fort bien tournée, et bien faite pour soulever une vive émotion dans un cœur encore épris. ëlle lui disait qu'elle eût sacrifié la vie à son amour, mais qa'il y avail une chose au-dessus de son amour, était l'honneur. Que si autrefois, vaincue par la pas- sion, elle avait pu aventurer sa réputation, elle ne le pouvait plus, aujourd’hui que son honneur était en méme temps l'honneur de M, de Saint-Sébastien. Si elle souffrait, c'était en expiation de sa faute: ce sacri- fice rachetait sa faiblesse, Mais elle ne devait plus exposer à la honte où au désespoir celui qui avait eu foi en elle et qui lui avait tache, « Vous me devez de me sauver, continuait-elle, à moi qui vous ai Wop aimé; vous le devez à M. de Saint- Sébastien, dont tout le dévouement a été au service de li muison de Savoie, » donné un nom sans | LA DAME DE VOLUPTE. Le duc était à cet âge où Von est fertile en expé-- dients, parce que l’on ose tout. Son plan fut donc bien- tôt tracé. Il manda immédiatement à Turin M. de Saint-Sébas- tien, qui fut assez surpris de cet ordre de son souverain. Le vieux comte se hata pourtant de venir à un ren- dez-vous secret que lui avait indiqué le duc de Savoie. Celui-ci, averti de son arrivée, se rendit seul et déguisé, le soir venu, dans une maison isolée d’un des fau- bourgs de Turin. M. de Saint-Sébastien l’attendait. — Votre Altesse m'a fait appeler, dit le comte, et j'attends ses ordres, en la remerciant de s’étre sou- venue d’un vieux serviteur. — Non, d’un ami dévoué, comte, et ce n’est pas un ordre, c’est une prière que j'ai à vous adresser. — Une prière est un ordre pour moi. — Je connais votre dévouement, et vous en remer- cie. Aussi mai-je pas hésité à vous considérer comme le gentilhomme le plus digne de remplir une mission qui intéresse la grandeur de la maison de Savoie. — Une mission, à moi, qui vis seul, oubliant les affaires et la diplomatie ? — (C'est parce que vous vivez retiré de la cour, que vous étes plus à même que personne de vous charger de la mission que je vous ai destinée. Je vous envoie à Venise auprès du doge; mais vous n'aurez pas de titre officiel. Supposez un voyage d'agrément pour madame de Saint-Sébastien. 3 — Altesse, son état ne lui permet pas d'affronter un long voyage. — Prétextez alors des affaires d'intérêt; tout ce que vous voudrez. Voici une lettre pour le doge de la République; vous attendrez mon arrivée à Venise. J’y arriverai ostensiblement dans peu de jours pour assister aux fêtes du carnaval. Vous comprenez... M. de Saint-Sébastien partit sans défiance, chargé des instructions de Victor-Amédée. La comtesse de Saint-Sébastien, pleine de sollicitude pour son mari le força d'emmener avec lui son méde- cin. Il pouvait lui être utile; et il aurait pu devenir très-dangereux pour elle. Deux jours après le départ du comte, la comtesse éprouva les premières douleurs. Le duc en fut pré- venu. [avait quitté Turin et s'était rapproché du chà- teau de madame de Saint-Sébastien. Il envoya à la comtesse un médecin qu'il avait choisi lui-même, un homme sûr et dévoué. Madame de Saint- Sébastien accoucha d’un gros garçon de la plus belle venue. On tint secret l'accouchement pendant long- temps : le duc de Savoie eut soin de retenir le comte à Venise pendant plus de trois mois, car il n’alla pas cette année aux fêtes du carnaval, comme il l'avait an- noncé, et ce ne fut que quelques jours avant son retour dans son château, que M. de Saint-Sébastien apprit qu'il était né un héritier de ses titres et de ses ri- chesses. f La comtesse avait eu lesprit de garder le lit ou de se montrer peu à ses gens; une seule de ses femmes était dans le secret. Le comte fut émerveillé du prompt rétablissement de sa femme et du rapide développement de son fils. Get enfant n'a que huit jours, disait-il en contem- plant le beau rejeton des Saint-Sébastien; à le voir si fort, on lui donnerait trois mois ! I ne pensait pas deviner si juste, On dit que madame de Saint-Sébastien ne put pas LA DAME DE VOLUPTE. réprimer un sourire que le comte prit pour un sourire de satisfaction et d’orgueil maternel. Je n'ai pas dit que le duc de Savoie, en l'absence du comte, avait eu une entrevue secrète avec son ancienne amante. L’entrevue fut déchirante et passionnée. Jai parlé de la profonde habileté de mademoiselle de Gumiana. Habileté et passion jouérent ici leur jeu le plus con- sommeé, Le due rappela leur amour si fatalement brisé; il parla de ces nuits d’autrefois si remplies de charmes et de délices. IL voulut faire revivre le passé, et il se montra plus brûlant qu’autrefois. La comtesse se montrait agitée, palpitante, outra- gée. Elle avait de faux élans réprimés par de subits remords. Elle s’abandonnait, éperdue, puis elle s’arra- chait aux étreintes du duc, appelant à son secours Dieu, l'honneur, la vertu. Elle se jetait aux pieds du duc; elle avait des larmes, de vraies larmes, se frappant la poitrine, s’arrachant les cheveux, suppliant le duc d’avoir pitié de sa faiblesse et de sa vertu chan- celante. Le duc hésitait; mais il l’admirait de plus en plus, et elle était bien séduisante ainsi. Il supplia à son tour et parla de ses longs fourments, de ses souffrances incessantes, de ses nuits sans som- meil depuis son abandon. — Vous dites que vous m’aimez, soupirait le duc, et vous voulez me laisser mourir! Elle eut alors un beau mouvement, qui certainement dût faire impression sur Victor-Amédée. — Mourir! vous pour qui je donnerais tout mon sang, tout mon être? Eh! que m'importe la vertu pourvu que vous viviez ! — Tu m'aimes et tu es à moi! — Oui, àtoi, à toi encore une fois; mais une grâce! je te demande une grace! — Oh! parle! parle! Veux-tu mes États, ma vie? — Non, non. Mais, quand j’aurai ¢té encore a toi, voilà un poignard, tue-moi! Elle eut un mouvement plein d’énergique résolu- tion. Elle vit encore. Ainsi furent jetées les premières racines de cette confiance sans bornes que, plus tard, Victor-Amédée eut en cette nouvelle Maintenon XVII Pour aujourd'hui, je ne sais pourquoi, j'ai envie de laisser là la cour et la politique, et de vous parler de ma maison à moi, de mon mari, de ces commence- ments de mon mariage qui eurent une si grande influence sur le reste de ma vie, M. de Verrue était loin de se douter qu'il m’dtait mon bonheur et qu'il travaillait à nous désunir à jamais... Et puis ma belle-mère — je le déclare ici, et plaise à Dieu que cette déclaration tombe sous les yeux de toutes les femmes qui se placent entre leur fils et la jeune épouse qu'elles lui ont donnée! — ina belle-mère fut l'auteur direct, la cause positive de notre séparation et du tort que j'ai fuit à M, de | 37 Dieu peut être juge; quant à moi, je n’en sais rien. J'ai dit la façon dont j'avais commencé à prendre mon parti de mon esclavage, et comment, moi, petite fille, je ne fus pas plus difficile sur l'autorité de ma- dame de Verrue que monsieur son fils, très en age de se conduire, et très-capable de nous conduire tous les deux. J'étais accoutumée à la soumission à l'hôtel de Luynes, mais à une soumission ornée, si je puis m’ex- primer ainsi. On ne me commandait jamais qu’en ayant l'air de trouver tout simple que je fisse ce qu'on me commandait comme un devoir : je semblais faire ma volonté et cela ne me coûtait pas. Ma mère était sévère, imposante, mais bonne et affable. Madame de Verrue prenait la rigueur pour la dignité, ce qui ne se ressemble guère pourtant : elle ployait tout autour Welle; d'un geste, elle se faisait obéir... Elle avait décidé que, jusqu'à un âge plus avancé, je resterais petite fille, et petite fille dans toute la force du mot. L’abbé de la Scaglia n’était pas étranger, du reste, à cette résolution; l'amour étrange qu'il avait conçu pour moi le poussait à écarter toute influence qui eût pu s'emparer de mon cœur ef de mes sens. Et il comprenait que j'étais encore trop jeune pour qu'il tentat une séduction. Il attendait aussi que le père d’Aubenton eût fait son œuvre sur mon cœur et sur ma raison... Il espérait encore, en faisant la solitude, la con- trainte et l'ennui autour de moi, que j’accepterais un jour toute ouverture que l’on m'offrirait pour sortir de cette situation. De son côté, madame de Verrue craignait l'empire que l'amour devait prendre sur le cœur de son fils; elle retardait le plus possible la lutte qu'elle pré- voyait, et dans laquelle elle était sûre de ne pas avoir l'avantage; elle espérait, en gagnant du temps, établir son empire d’une manière certaine, et se faire tellement forte, qu’elle ne ptt être renversée. J'étais un obstacle : elle me trouvait moins sotte quelle ne l'eût souhaité; j'étais assez jolie déjà pour annoncer ce que je deviendrais plus tard, et la tête lui tournait à l’idée de se voir, chez elle, au second rang; d’être contrainte d’accepter une vraie comtesse de Ver- rue, maîtresse du logis, régnante, pendant qu'elle serait réduite au métier de conseillère, méconnue bien souvent. Elle essaya donc de m'éteindre, de m'étouffer. Elle y serait, je crois, parvenue, sans une circon- stance que je ne fis point naître, j’en étais incapable, mais que l’occasion et la nature amenérent. Il en est ainsi des desseins et des combinaisons humaines : il ne faut qu'une seconde pour les déjouer. J'avais près de quatorze ans lorsque: j'arrivai à Turin. J'y passai les deux premières années dans une contrainte qui n'allait à guère moins que me rendre idiote, et le système de ma belle-mère menaçait de réussir, Notre vie était réglée comme celle d'un cou- vent. Mon mari s'occupait chez lui de minéralogie, dont il avait pris le goût dès son enfance en courant les montagnes; il ne venait chez moi qu'à de certaines heures, et jamais le soir. Nous avions deux appartements réunis par une antichambre commune, Bien que j'aimasse mon mari, mon imagination n'allait pas au delà d'une conversa- tion assez tendre, d'un serrement de main, d'un regard échangé, enfin tous les menus profits de l'innocence, Quant à M. de Verrue, il était certainement plus in- Verrue, si tant est que je lui aie fait du tort, ce dont | struit; mais cette instruction était comme un livre 38 LA DAME DE VOLUPTÉ. scellé et qui ne s’ouyre que suivant = ordres du maitre. : Nous mangions seuls presque chaque jour, ma belle- mère étant retenue par sa charge au palais. Quelque- fois, nous avions des convives : l’abbé de la Scaglia, le plus souvent; le bon curé Petit, mon petit Michon, fiché derriére sa chaise ; quelques parents ou amis, et puis cette quantité d'officiers et de laquais qu’on trouve dans les grandes maisons d'Italie, — C'était done fort solennel. — Lorsque nous n’allions point à la cour, nous recevions quantité de visites. J'apprenais à tenir un cercle, science assez rare, surtout hors de France, où le feu roi, par sa dignité et sa grandeur, avait incul- qué de force un peu de ces qualités à toutes les dames. Je m’ennuyais à périr! je vivais, si cela s'appelle vivré, dans un entourage de glace. Mes seuls bons moments étaient ceux où Michon venait, de la part de son maitre, prendre de mes nouvelles ou m/’ap- porter quelque message; j’en faisais comme de Jac- queline : je le retenais, je jouais avec lui quand of ne me voyait pas; je riais en le regardant, et avec délices, moi qui n’osais plus rire que devant mon miroir. Il m'aimait presque autant qu'il aimait le bon abbé lui- même ; je crois qu'il l’eût quitté pour moi, sauf à s’en repentir ensuite. Babette et Marion ne me reconnaissaient plus : je les faisais taire quand elles me parlaient de la France; j'avais peur de mes regrets et de la comparaison, Ba- bette redoutait de m'interroger; elle comprenait mon malheur mieux que je ne le comprenais moi- même, car je ne le devinais pas encore. Cependant, j’arriyais à un âge où les pensées se mé- tamorphosent et deviennent des sentiments. J'avais seize ans, j'étais belle, j'aimais la parure, j'aimais mon visage, qui me semblait joli et de bonne humeur. J’au- rais voulu l’entendre dire aux autres; ils le pensaient, saus doute; mais le respect! On ne se soucie guère de ce mot-la, à cet âge. Je commençai à passer plus de temps à ma toilette, à soigner mon ajustement, à en changer trois fois par jour, et à soupirer de me voir toute seule dans ma grande chambre, si gaie, pourtant, lorsque le soleil en- trait par l'immense fenêtre et dorait les cheveux des beaux chevaliers croisés peints sur les murs à fresque, selon Ja mode de ce pays-là. Souvent je passais mes heures de solitude à examiner ces personnages et à composer leur histoire à ma fantaisie, J'avais envie de les interroger; il me semblait qu'ils allaient me ré- pondre; — jen faisais des amis, des compagnons, et je poussais même l'illusion jusqu'à me figurer qu'ils Agiasaient, Parmi ces figures, deux surtout m’étaient particu- liérement chères, bien que ce fussent peut-tre les brillantes : deux pauvres enfants, un berger et une bergère, gardant tranquillement un troupeau, assis au pied d'un chêne, leur chien à côté deux. Ils se tenaient embrassés et regardaient passer le magnifique sais quel roi de France, dans la.suite duquel se remarquaient trois la Scaglia, leur écusson sur la hanche et sur la poitrine, Mes amants ne se sou- claient gui ou des manteaux de brocarl! — ils s'aimaivnt ; leurs lèvres se chevchaient, [ls jeluiont un regard de superbe dé- dain sur ces grands de la terre allant quéter bien loin os honueurs et la fortune, tandis qu'ils avaient, eux, Mmoiwe cortége de je ne @ des culrasses d'or — leurs mains, pauvres habitants @unechaumiere, 1es oies de l'amour en partage. Ah! qu’ils étaient plus riches ! Je m’en dou- tais bien, je le sentais; — et, faute de pouvoir l’expri- mer, je contemplais ces gens heureux; je les enviais, je leur demandais un peu de leur bonheur, sans savoir quel était ce bonheur que j'attendais si mia os et qui ne venait pas. Il m’arrivait aussi, dans les belles nuits d’été, qui commencèrent de bonne heure cette année-là, d’aller songer, au clair de la lune, sous de grands arbres en- tourés de senteurs pénétrantes qui me parlaient à l’âme. Je me créais des chimères, des visions; je m’amusais à suivre une longue allée brillante de lumière, et puis je me retournais au bout, comme si des pas aimés eussent marché sur mes traces ; j’écoutais le bruit des feuilles et le mouvement des petits oiseaux s’agitaient dans leur nid pendant que le rossignol chantait ; j'écoutais. les jets d’eau des bassins et les cascades qui tombaient sur les coquilles; j'écoutais surtout mon cœur, quimur- murait la chanson du rossignol, et j'étais seule! Je cueillais mes fleurs favorites, j’en formais des bou- quets con amore, et puis je les jetais loin de moi, faute de pouvoir me répondre quand je me Ve 50 «A qui donc cela? » | Ensuite, je rentrais. Pessayais de dormir ; je ne pou- vais clore mes yeux ; ils voyaient toujours ces ombres, ces paillettes de la lune sur les eaux, ces allées sans fin où nullé voix ne se joignait à la mienne, et ces grands arbres qui gémissaient, doucementagités. Ges fantômes se mélaient à mes rèves et me spelen ri ensuite jusque dans mon sommeil. Il n'était plus question ds Jacqueline de FI à présent! Madame Royale devait bientôt donner une grande fête dans les jardins du palais, pour célébrer les fian- cailles de son auguste fils avec notre princesse Anne- Marie d'Orléans, nièce de Louis XIV, fille de Monsieur, par conséquent sœur de M, le régent, — mais non de la même mère,celte princesse étant sœur de la reine d'Es- pagne et fille, comme elle, de cette infortunée madame Henriette d’Angleterre, empoisonnée par le chevalier de Lorraine et le marquis d'Effiat. Cette alliance comblait les vœux de tous; elle: était en même temps solide et avantageuse, Le jeune duc, sans la désirer très-vivement, l'avait acceptée, tout en se réservant d'agir suivant sa politique et ses intérêts: I penchait pour la maison d'Autriche, et il l'a prouvé depuis cette époque. Cependant, madame la duchesse douairière voulut donner à ce mariage tout l'éclat possible, A cette pre- mière fête où la princesse n’assistait pas encore, de- vaient commencer les plaisirs. A cette occasion, il fut presque ordonné de s'habiller le plus richement du monde, Ma belle-mère ne manqua pas de me prévenir! que le point de Venise de la duchesse de Monthazon serait tout à fait séant ce jour-là, avec des picrreries et de belles perles que Son Altesse la régente m'avait données peu de temps auparavant, Elle voulut me faire préparer cela suivant son goût, dont je me défiais, et avec raison, Comune il s'agissait d’être jolie, je pris du courage ; je fis wa coup d'autorité, et jallai chez la faiseuse lui bouleverser toute son ordonnance; mas dame de Verrue ne me vit point habiller, étant depuis la veille près de madame la duchesse, et j'en profitai pour m'altiler à ma fantaisie, Hélas! je on souviens encore, Je vois cette parure, LA DAME DE VOLUPTE. la première que j'aie mise avec le désir de iia la première que j'aie portée avec la juie d’une femme dE. barrassée des langes de la petite fille! C’élait d’abord une jupe de gros moiré d’un blanc de neige, avec des bouquets en broché pareil. Sur cette jupe, se posait un bas de robe à queue fort longue, re- troussé sur le côté, en brocart d’argent et couleur de rose, avec le beau point de Venise en draperie du haut en bas, retenu et drapé par des agrafes de diamants entourées de girandoles, Cette garniture faisait tout le four sur plusieurs rangs. Le collier et les pendants d'oreilles étaient semblables, ainsi que les ornements de la tête. Parmi les cheveux s’égrenait un fil de perles de trente mille livres, qui semblaient semées, et qui se jouaient au milieu des brillants et des émeraudes. Cette parure me seyait fort, me dit-on, et, lorsque j'entrai, j’entendis ce petit murmure d'approbation qui s’écoute ayec joie et orgueil. Je trayersai la salle pour allier jusqu’à Leurs Altesses, quise tenaient à l'extrémité. Ma belle-mère, en m’apercevant ainsi, devint rouge de colère : elle ne me reconnaissait pas le bourrelet qu'elle avait médité, et sur lequel on devait poser en symétrie une douzaine de gros pois plus ou moins entourés, et qu’elle appelait les mazarins de la maison de Verrue, en imitation des douze mazarins sans doute. Je les avais laissés prudemment dans leur écrin, . Madame Royale fit presque une exclamation. — Ah! que voilà bien une Française! dit-elle, Les yeux de madame de Verrue lançaient des éclairs. Elle reçut le compliment de Leurs Altesses avec la même bonne grâce qu'un chat buvant du vinaigre sucré, M. de Savoie {it trois pas au-devant de moi et m’adressa le premier compliment qu’il eût fait à une dame depuis le départ de la marquise de Saint-Sébastien. Ce ful une rumeur à la cour, — (C'est pour s’essayer, en attendant madame sa femme, disait don Gabriel; nous en aurons donc raison alors, et le voilà redevenu jeune homme après avoir été barbon. Mon, mari fut ébloui; il en eut la tête tournée, De toutes parts, on ne parlait que de moi; j'étais l'événe- ment du jour. J’eus Vhonneur d'être menée deux fois par Victor-Amédée, et, lorsque je lui rendis son der- ier menuet, il me salua d’un air qui me fit penser, Plus tard, il m’ayoua que, dès ce jour, il avait ressenti la première impression de cet amour qui a fait tant de bruit en Europe. A dater de ce moment, il fut décidé que j'étais la plus jolie femme de la cour, On le proclama, on le ré- péta sur-tous les tons de la gamme. Je commengai à le croire, M, de Verrue en fut étouné, ilen fut charmé peut-être, et ma belle-mère commenga de perdre son temps avec ses sermons et ses exigences, elle avait trouvé son maitre, désormais, Après le bal, nous rentrames, mais non pas seuls ; madame de Verrue, rendue libre, nous accompagna; elle craignait les conséquences du triomphe. Jétais fatiguée, j'avais besoin d'être seule ; je saluai madame de Verrue, je fis un signe d’adiéu à mon mari; il prit ma main, la baisa, la retint un peu plus longtemps qu'il n'était nécessaire; puis il me suivit des yeux pendant que je retournais chez moi et que sa mère l'entralnait, sous prétexte de lui moutrer une lettre importante, — à trois heures du matin! Elle se coucha tranquille, mais de longues années Ja séparaient de sa première jeunesse, si jamais elle 39 eut une prétière Etes El c oublia le lendemain, elle oublia qu’on fait bien du chemin en pensée et que les obstacles comptent double en amour. Elle se leva à son heure habituelle et reprit les devoirs de sa charge auprès de Son Altesse; elle nous laissa donc libres. Il était écrit qu’elle s'en repentirait longtemps. Marion entra dans ma chambre et ouvrit mesrideaux ; les rayons du soleil me vinrent inonder dans mon lit : j'en fus toute réjouie, et le premier mot qui vint à mes lèvres fut une chanson. | — Ah! madame, qu'il fait beau! s’écria ma servante; regardez le parterre, il est tout brillant de fleurs et de rosée. Si vous êtes encore fatiguce, un tour de pro- menade vous rafraichira. — Tu as raison, Marion, et, sans mettre rien que cette coiffe de linon sur ma robe de toilette, j'irai courir un peu par les allées. Je sautai précipitamment à bas du lit; je m’enve- loppai de la première chose venue, et je m’échappai, riant comme un oiseau qui sort de la cage. Devant mes fenêtres, il y avait un parterre et ensuite une charmille, précédant un bois taillé et coupé sui- vant la mode française. J’y allai tout droit pour avoir de l'ombre et me jouer à mon aise. Gomme je tournais un bosquet, je reconnus M. de Verrue, qui venait vers moi sans me voir. Je ne sais pourquoi je devins rouge malgré moi, ou plutôt sans m'en apercevoir qu'après, au feu qui brülait mes joues. Mon premier mouvement fut de me retirer en arrière, afin de ne pas être vue, comme si j'étais coupable et "qu'il me dit réprimander. il s'avançait vers moi la tête baissée, les bras tom- bauts, dans Pattitude d’un homme qui réfléchit et qui songe. Je le regardais à travers les feuilles ; le cœur me battait! IL venait lentement, mais il venait ; il allait passer près de moi. Il ne m'avait peut-être pas apercue: j'allongeai la main et je le touchai; il tressaillit comme s'il eût reçu un coup violent, et nos yeux se rencon- trèrent. Nous rougimes tous les deux en même temps. — Ah! vous voilà, madame? me dit-il d'une voix tremblante. —- Qui, monsieur, et yous aussi! Nous étious aussi bêtes qu'il est permis à des amou- reux de l'être, C’est une douce et charmante bêtise que celle-là. On la regrette toujours, surtout lorsqu'on à repris L'esprit qu'elle vous ote, Il nous semblait nous voir pour la première fois; nous découyrions en nous des choses que nous n'y soupçonnions pas, et cela d’une façon instantanée. Il nous surgit mille idées subites; nous voulions nous parler el nous commengimes par nous faire, parce que uous avions trop à dire, Nous marchions à côté l’un de l’autre, je comptais les grains de sable, Lui me re: gardait, à ce qu'il paraît, mais sans en avoir l'air. — Madame, me dit-il tout à coup, comme un homme qui prend une résolution désespérée, yous étiez bien belle hier! Voilà-t-il pas uo grand parti, que de faire un com- pliment à sa femme! Je lui répondis par une grande révérence et par un coup de tête qui signifiait ; « Vous êtes trop bon, monsieur! » Autre bétise, si naturelle et si facile à commettre, que lout le monde tombe dans ce guépier-là. Il reprit alors ; — Mais vous êtes encore bien plus belle aujourd'hui. 40 LA DAME DE VOLUPTE. Voila pourquoi je vous ai dit qu'il me regardait, apparemment. Pour cette fois, je ne fis pas de révérence, je ne dis pas de bêtise, je ne dis rien du tout; j'étais charmée. Il y eut un moment de silence. Ce fut encore M. de Verrue qui le rompit. — Ma mère ne reviendra pas aujourd’hui. Cela signifiait : « Nous sommes libres, et nous pou- vons ne pas nous quitter. » Je ae demandais pas mieux, et le plus frais de mes sourires lui en donna l'assurance. — Vous plait-il vous aller promener en carrosse jus- qu’à la villa d’été? me demanda-t-il avec hésitation. Vous avez besoin de prendre l'air, et les bois, les jardins sont bien beaux en cette saison. — Je le veux bien; mais. — Me permettrez-vous d’avoir l'honneur de vous ac- compagner? — Si vous n'avez rien à faire. — Oh! nous irons tout à l'heure, après déjeuner; je vais donner des ordres. Vous consentez, n’est-ce pas? Je me pris à rire comme une folle, et je commis une maladresse d'enfant qui faillit tout faire manquer. Je n'avais ni l’expérience ni la finesse de savoir que, lors- que les gens oublient leur chaine, il ne faut pas la secouer à côté d'eux : le bruit les réveille et les fait souvenir. — Ah! m'écriai-je, si madame de Verrue apprend cette promenade-là, elle ne s’en consolera point et nous fera un beau bruit en revenant au palais ! Ce fut comme un seau de glace jeté sur la tête de. M. de Verrue; ils’éloigna de moi, devint tout pale et ne répondit point 4 ma plaisanterie. J’en compris la portée alors, et je me serais mordu la langue. Il demeura ainsi quelques minutes, et cela pouvait durer longtemps encore, quand je m’avisai d’un strata- géme. Les plus sottes et les plus innocentes ont l'in- stinct de la coquetterie et de la conservation de leur conquête. Je jetai adroitement le bas de mon déshabillé de linon sur une branche d’épine et je fis un pas en avant. Le linon se déchira ; je voulus le reprendre ; je me piquai la main bien légèrement sans doute, assez néanmoins pour qu'il y vint une goutte de sang et que j’eusse le droit de pousser un cri. Mon mari se retourna. — Voyez, lui dis-je, je me suis blessée. Il fallait bien qu'il me regardât. Ce regard décida notre situation et amena tout le reste; car, lorsqu'il m’eut regardée, ses yeux ne se baissèrent plus. Il prit le doigt blessé, il le prit en tremblant, il le baisa, il le voulut entourer de son mouchoir, qu'il eût mis en pièces, si je Peusse laissé faire. Dès lors, sa mère fut oubliée à son tour et je devins la maîtresse absolue. Il reprit son assurance. I] devint gai, libre, amusant, Il me conduisit à mon appartement, où i] me laissa très-respectueusement à ma toilette, pour s'occuper de la sienne, et donna l'ordre d’atteler les chevaux. J'étais aussi bien folle et bien gaie, et, dès que je fus seule avec mes femmes, je me mis à battre des mains en faisant le tour de ma chambre et en disant à Marion: — Je vais aller aux champs, seule avec M. de Verrue; ma belle-mère ne le sait pas, elle ne le saura pas: nous serons seuls, nous serons tranquilles, Je thel rai d'y rester jusqu'à demain, pour qu'en arrivant, elle ne nous trouve plus et qu’elle nous fasse chercher, Vous la verrez, vous, et ce sera bien drôle, Vous me conterez cela au retour. ‘ Je ne trouvais là qu'une niche à faire à madame de Verrue, qu'une vengeance à exercer contre elle, et ce- pendant mon cœur se serrait, j'éprouvais une émo- tion inconnue et charmante ; j'avais en même temps de Ja joie et de la douleur, de la crainte et de l’espoir; j'attendais. je ne sais quoi, mais j'attendais quelque chose ; je me sentais à la veille d’un changement heu- reux pour mon destin ; M. de Verrue me paraissait plus beau, mieux fait, plus spirituel que jamais, depuis qu’il me trouvait belle. Oh! la douce journée que nous allions passer!... Cependant je n'étais pas encore au bout des obsta- cles, et un incident facheux vint encore nous contre- carrer. Le ciel s’acharnait-il donc à nous désunir à jamais! On annonça l'oncle de M. de Verrue, l'abbé de la Scaglia. Le diable lui avait-il donc fait part de notre projet, et venait-il pour le mettre à néant? Il s'informa de madame de Verrue ; on lui dit qu’elle était chez madame Royale, retenue toute la journée par les exigences de sa charge. Il vit qu'on attelait et demanda qui allait sortir. On lui dit que M. de Verrue avait commandé les chevaux. Il parut satisfait de ce qu'on lui apprenait. Après quel- ques hésitations, il vint dans mon appartement et se fit annoncer. On doit savoir si j'avais envie de le recevoir. Je lui fis dire que j'étais au lit, en proie à une affreuse mi- graine, — la migraine a toujours été la planche de salut des femmes! — et que j'avais besoin d’un repos absolu. J'avais hate qu'il partit. Je tremblais surtout qu'il ne rencontrat M. de Verrue. La présence de son oncle aurait peut-être remis en mémoire à mon mari le souvenir de ma belle-mère, dont Pabbé était le digne représentant, et adieu alors mon influence et mon pouvoir! adieu surtout notre promenade aux champs etles douces et charmantes choses qu’une mystérieuse intuition me faisait entrevoir! Je ne sais pas s’il soupçonnait une défaite dans ma réponse ; la passion vit de doutes et ne marche que sur des mystères. Toujours est-il qu'il tourna quelques instants dans mon antichambre. Enfin il partit. Je respirai. Mon mari n'avait pas vu l'abbé. Nous déjeunûmes chacun chez nous, à la hate; je mangeai à peine et je cowrus jusqu'à la salle ot mat- tendait M. de Verrue. II était en justaucorps mordoré, avec des fleurs @arabesques bleues, une ceinture blan- che à franges de perles, et la plus jolie perruque de toute la Savoie. Moi, j'étais en négligé, bleu de ciel aussi, sans que nous nous fussions donné le mot. Je m'enveloppai dans une mante fort riche pour traver- ser la ville dans notre carrosse à glaces transparentes. Un de mes principes, que partageait bien M. de Savoie, c’est qu'on ne doit jamais se montrer au peuple sans représentation, pour ne pas lui donner envie de nous manquer de respect. Otez à Jupiter son nuage doré, qui le soutiendra ? Nous allâmes done, comme toujours, en grand équi- page. Nous traversimes la ville, nous parlant tres-peu ; trop de gens nous regardaient ; nous avions la pudeur d'un premier sentiment accoutumé à se cacher, comme s’il était coupable. Le diable se méle souvent des affaires des mortels : il voulut une seconde fois fourrer ses griffes en celle-ci. Au moment où nous allions franchir la porte qui con duisait à notre villa, nous vimes un tourbillon de poussière, un grand train de chevaux et de domesti- ques; le peuple cria de se ranger; c'était Son Altesse le duc. Mon mari pensa à sa mère, qui certainement suivait madame Royale, et le voilà tremblant de nouveau. — Ah! me dit-il, pensant tout haut, ma mère est lal... — Eh bien, quel mal est-ce donc, monsieur? Ne pouvez-vous prendre l’air sur cette route ? x Il ne répondit point, et descendit, ainsi que C'était l'ordonnance, afin d'assister au passage du prince et de le saluer. M. de Savoie en avait dispensé les dames; le carrosse passa comme un éclair près de nous, et ma belle-mère ne vit pas que nous étions là; si elle s’en fût doutée, je crois qu’elle aurait fait arrêter les gens de Leurs Altesses, pour nous morigéner à son aise sur le grand chemin. Le bruit passé, la poussière disparue, M. de Verrue respira. Nous continuimes notre route, et nous com- mencames à nous rapprocher l’un de l’autre. Je riais, j'avais peine à contenir ma joie d’avoir si bien joué notre argus. Nous allions très-vite; le temps était admirable, nous parcourions un pays enchanteur; où trouver de meilleures conditions que celles-là pour être heureux ? A vingt ans, la vie est belle. Nous la voyions parce de mille charmes; elle Gtincelait à nos regards comme ces prismes que le soleil frappe de ses riches cou- leurs. Hélas! souvent les couleurs seffacent, le prisme se brise; il n’en reste rien qu’une vaine image, un vain souvenir. La maison où nous nous rendions est belle et agréable, bâtie au pied d’une montagne, sur le bord d'une rivière, entourée de bosquets touffus, d'arbres élevés et de fleurs parfumées. On y trouve une fral- cheur trés-précieuse en ces climats et en cette saison de l’année. M. de Verrue avait toujours les domesti- ques suffisants à chacun de ses chateaux; il pouvait y arriver à toute heure sans prévenir ; il n’y manquait de rien, Ce n’était pas même un embarras. Il dépen- sait ainsi des sommes énormes ct inutilisées; mais on ne devait pas faire autrement. Ce jour-là, je n’eus qu'à dire un mot: diner et souper nous attendaient. Je me souviens de la moindre circonstance; car ce fut proprement mon soir de noces, et assurément un des plus heureux de ma vie, XVIII Notre villa, je l'ai dit, était située sur les bords de la rivière, au pied des montagnes, dans un endroil charmant, où l’on trouvait tout à la fois une vue déli- cieuse, l'air adorable, le pays enchanteur, Il faisait un temps et un soleil à donner la vie au marbre, — Jamais je n'ai ressenti d'impression semblable, Quant à M. de Verrue, je crois bien que c'était la LA DAME DE VOLUPTE. A même chose pour lui. — La nouveauté était presque la même : excepté quelques échappées pour des filles de chambre ou des suivantes, c'était la première fois qu’il se trouvait en face d’une femme jeune, belle, de qua- lité, d’une femme à laquelle il fallait plaire pour l’ob- tenir, et cette femme était la sienne depuis trois ans. — On conviendra qu’en fait d’intrigues, celle-là était piquante. Pour un commencant, c’était du bonheur. Le diner fut vite préparé; — nous avons dans nos grandes maisons d'Italie des en cas à tous nos chà- teaux, comme le duc de Mazarin, en France. Jen sais même un où j'ai vu quelque chose de véritablement touchant. Le maitre fut exilé par Victor-Amédée pour une conspiration, ou plutôt pour une indiscrétion en- vers le roi de France. Je ne le nomme point, parce que je lai promis au duc d’une façon toute particu- lière et que je n’oserais enfreindre ce serment; ce seigneur vit encore ; il y a là-dessous un de ces mys- tères qui perdent une maison sans qu’elle se relève jamais, et j’ai pour mes enfants des obligations à celle-là. Ge seigneur donc était exilé; et cependant, chaque jour, aux beures habituelles, le couvert était mis, le repas servi par le maitre d'hôtel et les officiers. On posait les plats sur la table, on les y laissait un in- stant dans le plus grand silence et le plus grand res- pect, absolument comme si le marquis eût été présent; on les retirait ensuite, on les distribuait aux pauvres, en leur recommandant de prier pour Son Excellence ; et, le lendemain, cela recOmmencait. Le fait fut ra- conté à M. de Savoie; il en fut si réellement frappé, que, fort peu de temps après, il rappela lexilé, disant qu'un si bon maître ne pouvait étre pour lui un mauvais serviteur. Je reviens à notre diner. Nous nous promenimes en attendant, et le comte se fit un plaisir de me mon- trer les beautés de sa maison, que je connaissais peu; notis n’y étions venus qu'avec madame de Verrue, ce qui signifie que nous étions restés immobiles sur nos siéges à recevoir des compliments après avoir fait des révérences. Elle appelait cela représenter. Je vis les tableaux, nécessité obligée de tout palais italien; je vis des meubles magnifiques; je vis des trésors d’ar- genterie et de joyaux ; je vis surtout un appartement dont la tenture, toute en point de Hongrie surune broca- telle rose, était encore aussi fraiche que le premier jour. — Ah! me dit le comte en souriant, cette chambre est toute neuve, parce que mon père en a eu peur. — Pourquoi peur, monsieur? et de quoi? — Elle a été arrangée ainsi par mon aïeul pour ses noces avec une jeune et belle comtesse de la Spezzia, dont il était passionnément amoureux. — Eh bien? — Eh bien, la veille du mariage, il vint ici une femme fort vieille, qui demanda à visiter le logis et surtout la chambre nuptiale, sous le prétexte d'y réciter dès prières ct de composer un charme pour éloigner les mauvais esprits ; mon grand-père le permit : il était trop amoureux pour ne pas tre crédule. La vieille fit le tour du palais du haut en bas, conjurant, marmot- tant, disant je ne sais quelles paroles, jusqu'à ce qu'elle rencontrât le fiancé joyeux et enchanté de son sort, qu'il trouvait le plus heureux du monde, — Puisqu'il aimait tant cette belle dame, c'était tout simple. — Oui; mais la vieille se prit à le regarder on pid, 42 LA DAME DE VOLUPTE. à faire des hélas! des Dieu! est-il possible! ques ce qu'il lui demandat à qui elle en avait. » — Gest ce que je vois, répliqua-t-elle. » — Et que voyez-vous de si effrayant? » — Votre malheur, Excellence, et vous ne le mé- ritez pas. » — Mon malheur! du malheur pour moi, aujour- Whui? Ab! cela ne se peut point. » — Cela ne se peut que trop! Vous n’épouserez pas la fiancée chérie, et... » — Je n’épouserai point ma fiancée, lorsque demain je la conduis à Vautel? » — Non : quand vous irez la chercher, vous ne la trouverez plus; et cette belle chambre... » — Quoi! vieille maudite! cette chambre ?... » — Ne servira jamais qu'à des amours infidèles. Les femmes qui l’habiteront tromperont leur mari. » Mon aïeul, furieux, fit jeter la vieille à la porte. » Le lendemain, dès l'aurore, il courut chez la comtesse, qui s’étaitenfuie, de son côté, sous les habits d’un-page, ayec son cousin. Il en est résulté que ce beau lit, que cette magnifique toilette, que ces riches meubles n’ont encore servi à personne, tant mon père et mon aïeul ont eu frayeur de la prédiction. Les draps de fine batiste étendus pour l’ingrate comtesse de la Spezzia y sontencore, Tout est dans le même état que lors du mariage manqué. Voyez plutôt. — Cela est curieux, et je désire occuper cet appar- tement. — Vous, madame? répliqua-t-il tout ému. — Qui; je ne crois pas aux présages, et, d’ailleurs, je suis assez sûre de moi et de vous pour les faire mentir. On nous avertit en ce moment que le- diner était prèt, Nous descendimes. Le repas fut silencieux comme un diner de mariés; nous n'avions rien à nous dire devant tout ce monde qui nous servait; aussi, cela ne fut pas long : je me hitai de lever le siége et de re- prendre cette promenade que je trouvais si douce. Cette fois, nous montâmes en bateau; nous étions comme des écoliers hors de leur classe qui se hatent d'essayer dé tout en l’absence de leur régent. M. de Verrue avait une jolie voix, et ce goût pour la musique que possèdent tous les Italiens, Il com- mença une chanson des gondoliers de Venise, quand ils vont sur les lagunes. Jen ai entendu beaucoup dans le voyage que je fis plus tard avec Victor-Amédée, et peu d'aussi bien chantées, — Ce chant et le mouve- ment de la barque me bergaient. J'appuyai ma tête sur des coussins posés tout autour, à la manière turque; mes yeux se fermérent; une lan- gueur s'empara de moi; je ne dormais point, mais je n'étais plus sur la terre, Cette voix qui murmurait, qui répétait le mot d'amour si tendrement et dans cette langue italienne, laquelle est elle-même tout amour et toute mélodie; ces senteurs des plantes bai- gnées dans le fleuve, ces haies parfumées bordant la rive, ces branches d'arbre chargées de fleurs tombant en festons sur les ondes, ces insectes qui volligeaient, bourdonnant autour de nous, ces petits oiseaux cachés dans les feuilles, jetant au hasard, entre deux som- meils, quelques notes de leurs harmonies, la chaleur du jour qui m'accablait, tout, jusqu'au bruit de la rame fendant les vagues paisibles, lout m'enchantait, tout me transportait en des délices inconnues que je u'ai jamais retrouvées peut-être depuis que j'ai vécu | dans la vie de ce monde, où tout est réel, où à Von n’a plus de ces songes éveillés que j’appellerais volontiers des révélations! Mon mari s’approcha de moi, approcha ses lèvres de mon oreille et me dit... Quoi? Je ne sais... Mais il parla longtemps; mais les paroles entraient dans mon coeur, et le pénétraient, le vivifiaient, comme i pénètre les fleurs. | Je ne répondais point, j'écoutais, j'écontais encore, Sa main chercha la mienne et la pressa. Je m’appuyai sur lui; nos gens étaient loin, à l'autre bout de la barque; les rideaux de brocart du pavillon nous ca- chaient, et je recus de lui ce premier baiser dont Pim- pression ne saurait s’oublier ni se renouveler jamais. De toutes les virginités, c'est la plus vite envolée, et c’est aussi la plus douce à prendre et à donner! — Je n'ai point conté celà à M, de Voltaire, il se serait moqué de moi. Ge siècle ne comprendrait pas que nous eussions émictté notre jeunesse de la sorte. Il vit plus vite et plus largement. La régence l’a guéri des langueurs amoureuses ; M. le régent était un "of cellent médecin de ces sortes de ee A mon avis, C’est ua malheur, mais je n’y saurais rien faire et ne puis rendre à ce temps ce qu'il n’a pas, c’est-à-dire le sen- timent des finesses du cœur; il ne cherche que les faits et les certitudes, et ne donnerait pas six deniers de nos réveries. Ghacun son goût. Pour moi, ces volup- tés passent les autres, et des longues années de ma jeunesse, fort peu bien employées a ailleurs, ces mié- yreries-la sont ce que je regrette le plus. La nuit était tombée; c'était le moment de retourner à Turin, de reprendre nos habitudes guindées et nos chaines si lourdes. M. de Verrue me regardait toujours, et, moi, je ne détournais plus les yeux. Il m'était venu en tête un projet qui tenait encore de la petite fille, uue espièglerie à faire à madame de Verrue, un bon- heur à nous donner aussi. — Mon ami, dis-je (josais dire : Mon amit), s si nous restions pour souper ici? — Le voulez-vous bien? répliqua-t-il d’un air joyeux et embarrassé en même temps. — J'en serai ravie ! Commandez donc. Les ordres furent promptement donnés et prompte- ment exécutés, Nous fùmes servis, non pas dans la salle à manger de gala, mais sous une treille en fleurs, avec des flam- beaux, une musique lointaine, le Fa coulant à nos pieds et réfléchissant les lumières : c'était charmau!1 Nous bümes du vin de HUE -christi, dans des coupes de cristal taillées auroc de nos terres, et, après le fruit, quand nous nous leyames, il était onze heures, (était bien tard pour retourner A Turin! Madame de Verrue serait couchée, ou bien elle resterait au palais ; à quoi bon alors? Nous serions grondés ni plus ni moins. Donnons-nous ces chers moments de liberté, le plus longtemps possible. Ges réflexions se firent än/petto, sans rien dire; le résultat ful le même et la communication spontanée, — Si nous restions! nous écrièmes-nous en même temps. — (ela ost-il possible? ajoutal-je. — Vous risquez-yous à la chambre de ma grand- mère? répliqua mon mari. = Sur-le-champ. Ces beaux points de Hongrie, cette toilette d’or, ce lit d'ange reeurent, pour la premiere fois, une jeune LA DAME DR," VOLUPTE, 43 femme, une fiancée de la maison de Verrue. — Hélas! il me le faut ayouer, la prédiction de la vieille se réalisa dans toute sa vérité. —Si elle eût menti, probablement ces Mémoires n’eussent point été faits. Qu’aurais-je eu à raconter ? — Les femmes stricte- ment vertueuses ont peu à dire sur elles-mêmes. — Elles ne peuvent s'occuper des autres que dans des circogstances particulières, dans des états ou des charges qui les mettent à même de s'initier à des se- crets intéressants. Les lettres de madame de Sévigné ne seraient pas si charmantes si elle n’y parlait que Welle et de cette madame de Grignan que je n'ai jamais pu souffrir. Heureusement, Louis XIV avait des maîtresses, les dames des amants, et elle était très au fait de tout cela. Le lendemain, nous fûmes éveillés par un message de ma belle-mère en furie, Elle envoyait sa première femme, laquelle avait toute sa confiance, pour s’infor- mer de mes faits et gestes, maudissant sa charge, qui la forçait à rester près de Son Altesse, sans pouvoir s'assurer, par ses yeux, de ce qu’elle redoutait le plus. Cette fille, qui s'appelait mamselle Luce, et qui était Suissesse, s'était rendue digne de sa maitresse par son caractère et son air reyéches, copiés trait pour trait sur ceux de la douairière. Marion ne la pouvait souffrir. — Dès qu'elle la vit arriver, ce matin-là, Marion, que nous avions emme- née, lui répondit qu’elle allait savoir si M.le comte et madame la comtesse étaient éveillés, afin de porter son message. _— Éveillés! reprit Luce. Se seront-ils éveillés en même temps? Cela ne leur arrixe guère. — Cela leur arrivera probablement aujourd’hui, ré- pliqua Marion d'un air de triomphe; quand on habite le méme appartement... — M. le comte est-il doné dans le même appartement que madame la comtesse? — N'’est-il pas dans l’ordre qu'il y soit? — C'est bien, ma mie, répondit Luce, qui se contenait mieux; cela ne nous regarde ni l’une ni l'autre; ce sont les affaires de nos maitres, Voyez, je vous prie, si l’on peut me recevoir, Marion n’eut rien à répondre. Elle se trouvait Ja parce que j'en faisais une sorte de demoiselle suivante, lorsque Babette, souvent malade, restait au logis. Jen avais assez, des Italiennes. Je ne les prenais que dans les circonstances d’étiquette; elles m’ennuyaient fort; je les croyais espions de ma belle-mère, et je ne me trompais point, Marion, ce matin-là, ouvrit avec précaution les ri- deaux dorés de ce lit d'ange, et nous fit une belle ré- vérence, en ajoutant : — Madame la comtesse douairière envoie prendre des nouvelles de Vos Excellences, Mamselle Luce est là qui vient de ga part. 0 puissance de l'amour! mon mari n'eut pas peur, il se mit à rire, — Faites entrer mamselle Luce, Marion, afin qu'elle puisse dire à ma mère que je ne me suis jamais mieux porté dé ma vie. Mamselle Luce entra, plus jaune que le ruban de sa cornette, et resta stupéfaite, ébahie, — Monsieur le comte!... balbutia-t-olle, madame la comtesse |... — Douairiére! reprit mon mari en appuyant sur le mot, douairière, mamselle Luce, — ee la comtesse douairière, répéta la confi- dente d’un air de crème tournée, désire savoir si Vos Excellences ont bien passé la nuit, et pourquoi elles ne sont pas revenues hier au soir à Turin; si c’est une raison de santé?... — C’est une raison de plaisir, mamselle Luce, pas autre chose, répondis-je. Nous nous amusions ici; nous y sommes restés, voilà tout, Assurez bien madame de Verrue de notre profond respect, et dites-lui que, d'ici à. deux ou trois jours, nous retournerons assuré- ment à Turin. — Cependant, madame, Son Altesse madame Royale n’est pas prévenue. — J’enverrai un de mes gentilshommes à madame la duchesse, interrompit mon mari, dont l'absence de la douairiére avait fait un comte de Verrue, dans toute la force du mot, vous n’avez que faire de vousinquiéter, mamselle Luce. Je me cachai le visage sous la couverture, tant j'a- vais envie de rire, et tant le nez allongé de mamselle Luce me divertissait, Mon mari me semblait haut de trente coudées, comme la statue de Nabuchodonosor dans PEcriture. Mamselle Luce se retira à reculons, confondue, et se préparant a un rapport sur nous qui devait faire une révolution chez madame de Verrue. Marion l’accompagna, en ouvrant presque les deux battants, avec une cérémonie ironique et moqueuse, Nos éclats de rire la poursuivirent et achevèrent de l’exaspérer. Nous devions le payer plus tard; mais Ja jeunesse calcule-t-elle? Cette journée passa comme un songe, puis la sui- vante, puis une autre encore. Nous avions envoyé un gentilhomme à Leurs Altesses ; madame de Verrue n’a- vait donc rien à dire, madame Royale ayant répondu TEA était charmée de nous sayoir à notre villa de la Smalta, et qu’elle nous autorisait à y rester suivant notre fantaisie. Il fallut cependant rentrer, non pas Lyk moi, mais chez la comtesse douairière ; car l'autorité tout entière était entre ses mains. Satisfaite d'avoir conquis mon mari, je ne songeais pas à la lui reprendre; ce fut une grande faute. Elle nett point gardé le pouvoir qu'elle eut toujours, et, qui sait? M, de Verrue serait peut-être encore heureux auprès de moi, qui ne serais certainement pas la dame de volupté. Ma belle-mère nous recut comme à l'ordinaire, Son, œil scrutateur épiait seulement jusqu'à nos moindres sourires; — elle était trop fine pour démasquer ses batteries et se plaindre, Elle ne parlait que de choses générales, du mariage de Son Altesse le duc, des toi- lettes de la princesse, des devoirs à vendre, de tout, enfin, excepté de ce qui l'occupait, Pourtant, elle me demanda si je voudrais ètre dame d'honneur de la jeune duchesse, — Je vous ferai nommer si cela vous convient. Comme la princesse est Française, elle vous aurait pour trés-agrdable, j'en suis sûre, et vous n'avez qu'à parler, Je refusai net, — Les esclavages de Ja cour, tout dgrés qu'ils sont, n'ont jamais été mon fait, Je n'aime à servie personne, el j'aime fort qu'on mo serve ; deux choses incompatibles auprès des princes, M. de Savoie ne fut pour moi qu'un amant semblable aux autres pendant longtemps. Dès qu'il eut pris des airs d'ans torité, je rompis les liens qui devennient des chaines. Nous verrons cela plus tard, Rovenous, si vous le L 44 LA DAME DE VOLUPTE. voulez, à la cour que nous avons quittée, au mariage du prince et à tout ce qui précéda ou suivit cet événe- ment. Il est temps de parler de Victor-Amédée, de nous occuper de son caractére, plus extraordinaire encore qu'on ne l’a dit, et que les historiens futurs ne le pourront représenter. Je lai connu mieux que per- sonne, je le puis !bien peindre, et je le peindrai sans partialité. Jai été pour lui en même temps une amie et un conseil; il m’écoutait quelquefois; je dirai tout: s’il était encore de ce monde, il ne me pardonnerait pas. Hélas! il m’a précédée ! XIX Avant de parler du duc de Savoie, ou plutôt du pre- mier roi de Sardaigne, il est un personnage dont nous n'avons rien dit encore et qui, cependant, mérite une attention toute particulière par la curiosité de son ca- ractère et de son état. Il est facile de comprendre que c’est le prince Philibert-Amédée, chef de la branche des Carignan et cousin germain de Victor-Amédée. Le ciel lui refusa Pouie et la parole : le malheureux prince naquit sourd et muet ; mais il lui accorda tous les autres dons, et, sans cette infirmité, nul doute qu'il ne fût devenu un des hommes les plus éminents de ce siècle. C'était un prodige d'intelligence et de saga- cité; il eut une grande part à la confiance de son cou- sin, qui le consultait, surtout dans sa jeunesse, pour les choses secrètes; il suffisait de lui écrire un mot, il lisait le reste dans le regard, aussitôt qu’on l'avait mis un peu au courant. Il était déjà âgé lorsque jarrivai en Piémont, et je Vai cependant bien connu. Son filsa épousé ma fille : ce qui nous ramenera vers eux dans la suite. L'éducation qu'on donna à ce prince, par les ordres du prince Thomas, son père, fut si bien dirigée et tomba en terrain si fertile, qu'il comprenait presque tout à l’aide du mouvement des lèvres et de quelques gestes, Pai dit exprès ce peu de mots sur son compte avant d'aborder Victor-Amédée, parce qu'il se méla à presque tous les événements du commencement de ce règne. Venons au héros principal de ces Mé- moires. Victor-Amédée, dès qu'il prit possession de la cou- ronne, affecta de la dédaigner. Il commença, dès lors, à jouer un rôle et à cacher sa pensée, par système, C'était un prince adroit et fin jusqu’à la dissimulation : d’autres disent jusqu'à la ruse et à la perfidie; il met- tait de Vorgueil à ne point être deviné, à voiler ses desseins, à jouer ses adversaires et même ses amis. Affectant une grande haine pour Louis XIV, le mépri- sant même en son particulier, il Pimita en toutes cho- ses, jusque dans les moins louables. Ce ne fut pas sa faute s'il ne fit pas la cour de Turin en tout point semblable à celle de Versailles; il y tâcha sans cesse: il eut d'abord sa Montespan, ce fut moi; sa Maintenon, tout le monde la connaît. Il eut son duc du Maine, ce fut mon fils; sa duchesse d'Orléans, c'ést ma fille. JI eut Monseigneur dans son fils alné. La seule chose qu'il se soit imposée de lui-même, c’est son abdication ; et il s'en repentit plus d'une fois. Encore a-t-il pensé à Charles-Quint. I aimait les grands modèles, Il était assez ladre dans ses façons, bien que géné- eux et grand dans ses idées, Pour son compte, il ne } ! | \ dépensait même pas le nécessaire à son rang. Excepté lorsqu'il voulut me plaire, et qu’il se montra magni- fique, il était d’une simplicité peu digne d’un si grand prince. Après mon départ, il alla jusqu'à la lésinerie. Il ne portait, et des années entières, qu'un hahit cou- leur café, sans or ni argent, de gros souliers comme un paysan; l'hiver, des bas drapés; l’été, des bas de fil; jamais de soie, même pour les occasions d’apparat. Quant aux dentelles, il ne voulait pas en entendre parler, sous prétexte que les fabriques de ses États n’en fournissaient point, et qu'il fallait les acheter à Pétran- ger. Il n’entendait choisir pour ses chemises que de la forte toile de Guibert. On les garnissait de batiste plissée, comme pour les séminaristes. Lorsque je lui faisais quelques observations à ce sujet : — Ma santé ne s’accommode que de cela, répondait-il. Son épée, si souvent victorieuse, était d'acier rouillé. Il défendait qu'on la nettoyat. Fncore la fai- sait-il garnir d’un cuir le long de la poignée, pour ne pas user les basques de habit. Il ne se servait jamais que d’une canne en jonc, avec une pomme de coco; et sa tabatière, la seule qu'il possédät, était en écaille garnie d’un cercle d'ivoire. Je lui en voulais donner quelquefois une en rondin, prétendant que celle-ci était trop belle. La seule partie de son ajustement dont il prit soin était sa perruque et son chapeau. Sa perruque était à la brigadière, des cheveux les plus choisis et les mieux ajustés du monde. Son chapeau, de fin castor, garni de plumes et de galons, surmontait bizarrement sa toilette, avec laquelle il jurait. ; Dans les promenades, il s’affublait d’un surtout bleu, pour les jours de pluie. C'était un de ces vête- ments sans forme qui couvrent et ne parent point les gens. j Il ne possédait qu'une seule robe de chambre pour l'été et pour l'hiver. Elle était de taffetas vert, dou- blée d'ours blanc. L'hiver, l'ours était en dessous ; l'été, il était par-dessus, ce qui lui donnait une étrange figure. Il n'était pas rare de le voir tout en nage, par les fortes chaleurs, sous ce balandran. Jamais il ne voulut le quitter, quelque gêne qu'il en éprouvât. La dépense de sa table était fixée comme celle des petits bourgeois. A Turin, c'était dix louis par jour; à ses maisons de campagne, c'était quinze louis, parce qu'il nourrissait les ministres, les premiers gentils- hommes de sa chambre et les étrangers. Encore, pour plus d'économie, ne leur apportait-on que la desserte de son couvert, les pièces tout entamées, sans plus de vergogne, On a vu qu'elles manquaient parfois et qu'on leur ajoutait à la hâte un rôti de plus. Le roi (il l'était alors) en plaisantait ensuite avec ses commensaux. — Je vous traite mal, messieurs; mais je ne suis pas Louis XIV : il ne faut pas me demander au-dessus de mes forces. Son fils aîné était loin d’avoir les mêmes goûts, et le roi régnant encore davantage. Aussi le trouvait-il très-mauvais. brillerez-vous plus avec vos diamants? leur disuil-il, Groyez-vous qu'un prince mesure sa gran- deur à ses dépenses? Que vos peuples soient riches, qu'ils soient heureux, et portez Phabit de ratine des bacheliers, vous serez plus grands que les rois de l'Inde avec toutes leurs picrreries, On assure que le roi d'aujourd'hui finit par le LA DAME DE VOLUPTE. 45 croire; mais son frère aîné, qui est si tristement mort, ne se fit point arrangé de ces ratines et de ces por- tions congrues. Il y avait en lui l’étoffe d’un grand prince, et, en le perdant, le Piémont a fait une véri- table perte. Les qualités éminentes de Victor-Amédée resplen- dissaient dans la paix comme dans la guerre. IL était à la fois habile administrateur, fin politique et brave général. Il tint en Europe une place que nul n'aurait occupée comme lui. Personne n’en connaissait aussi bien les cabinets et les intrigues. Il savait les carac- tères, les habitudes, les mœurs de tous les princes, de toutes leurs maitresses, de tous les secrétaires d'État, de tous les personnages influents. Lorsque cette si re- grettable duchesse de Bourgogne, sa fille, partit pour la France, il Vinstruisit et la dressa à la mécanique de cette cour, comme s’il y eût vécu de toute éternité. Elle domina le roi, madame de Maintenon, et fut la mai tresse en ce pays-ci, à un moment où il était si difficile à gouverner, et cela, par les conseils du roi, son père. J'ai souvent eu des preuves de cette finesse et de cette grande connaissance des autres. Nous en serons plus instruits par la suite. Ainsi que nous l'avons déjà vu, le prince de la Cis- terne, le comte Provana, son gouverneur; don Gabriel, même le prince de Carignan, le harcelaient tous les jours pour qu'il prit les rênes de l'État. Il en avait certainement grande envie; mais il voulait se faire violenter, afin de ne point blesser madame Royale, et d’avoir Vair d’obéir seulement aux vœux de ses sujets et aux circonstances. C'était chaque matin des con- ciliabules interminables, dans lesquels il leur soufflait ce qu'ils devaient lui dire pour le décider. Il élevait des objections afin qu'on les détruisit; il faisait par- ler sournoisement à madame sa mère, et recevait les réponses ayec modestie. Le comte de la Tour, un de ses principaux confidents, esprit ardent, courage impatient et téméraire, après une conférence de plusieurs heures avec son jeune maitre, le quitta en disant au prince de la Cisterne : — Je vois qu'il faut le forcer, je le forcerai, et, si vous voulez m’en croire, Ils allérent ensemble à Rivoli, et rédigérent une cir- culaire aux ministres d'État, aux grands de la cou- ronne, aux généraux, aux commandants des places de guerre, pour leur notifier que, dès ce jour, il était décidé à revendiquer les droits que son âge et sa nais- sauce lui donnaient. Puis ils revinrent triomphants, le titre à la main, et l'apportèrent à la signature du prince. Celui-ci les Na tendait impatiemment; il n'en fit pas moins mille dif- ficullés avant de se rendre, — Et ma mére! répétait-il sans cesse, et ma mère! C'est pour elle une blessure dont je ne puis être l’au- teur, Je la connais. — N'est-ce que cela? interrompitsans cérémonie don Gabriel. Je vais trouver madame Royale, et je vous apporte le consentement; moi aussi, je la connais. Il y courut, en effet. Madame la régente l’'écoutu saus sourciller; quelles que fussent les tempeétes de son cœur, elle ne lui laissa pas moins achever sa harangue, — Mon fils souhaite de régner, dit-elle, et il n'ose point me montrer ce désir, Ses sujets le sollicitent, et, dans la crainte de m'affliger, il se refuse à leurs prières, Vous uvicz raison, monsieur, vous me connaissez cela sera fait dès demain. ' mieux qu'eux, et je vais bientôt mettre tout le monde d'accord. Elle prit une plume, et écrivit à monsieur son filsune lettre, véritable chef-d'œuvre d'adresse et de désinté- ressement. Je l'ai longtemps conservée ; mais M. de Sa- voie me l’a fait reprendre. J’en suis doublement fachée, aujourd’hui qu’elle deviendrait un document histori- que. Elle la fit d’un trait de plume et sans la relire. Elle lui disait qu'à leur âge à tous les deux, il était fait, lui, pour gouverner lui-même, et elle pour répa- rer sa santé détruite. Elle lui demandait instamment ce repos et le conjurait de lui permettre d'abandonner la chose publique, qu’elle avait menée si longtemps en son nom et dans l'espoir de ce jour tant souhaité. Rien de plus tendre, de plus modeste que ses expres- sions ; rien de plus noble que son langage. Don Gabriel revint triomphant. La conspiration avait réussi. Victor-Amédée entrait en possession de la cou- ronne de ses pères. — Vous le voulez, messieurs; ma mère le demande , j'y consens donc. Puissé-je régner d’une façon aussi glorieuse qu’elle, et rendre mes peuples aussi heureux qu'ils Pont été sous sa loi! Tels sont mes vœux; que le ciel les exauce ! J'étais déjà à Turin à cette époque. Je me souviens de l'effet produit par cette nouvelle et de l'humeur héris- sonne de ma belle-mère, dont la puissance déchéait avec celle de sa maîtresse. Elle trouvait M. deSavoie trés-ingrat et très-outrecuidant de venir remplacer une princesse qui, depuis tant d'années, l’entourait de sa sollicitude et de son habileté. Elle se plaignait fortement dans nos entretiens par- ticuliers, bien qu’elle n’en montrat rien en public. Mon mari, encore en tutelle comme le jeune prince, n'osait rien répondre ; mais il aurait bien voulu limiter et secouer le joug. j Madame de Verrue eut beaucoup de peine à se con- soler. L'idée surtout de voir une dame d'honneur a Ja future duchesse, tandis qu’elle serait reléguée avec la douairière, la mettait hors des gonds. C’est pour- quoi elle désirait tant que je prisse cette place; elle aurait conservé sa domination, et, par moi, elle au- rait tout conduit. Tout enfant que j'étais, je compris cela et je ne me fourrai point dans ce guépier. Une fois le prince maitre de l'État, son mariage dé- cidé, madame Royale n'avait plus qu'à rester dans le palais et à s'occuper d'œuvres pies. Elle connaissait assez son fils pour savoir qu'il ne permettrait point qu'elle se mélat en rien de ses affaires désormais, Elle eut le bon esprit de se retirer Welle-méme et d'attendre qu'il lui demandat un conseil; ce qu'il ne fit que dans les occasions où il était trés-décidé à agir suivant sa guise. J'ai déjà annoncé le mariage de Victor-Amédée avec la princesse Marie-Anne d'Orléans. ; IL ne m’appartient pas de juger cette princesse, j'en parlerai très-peu ; ma position est trop délicate, non que je lui aie jamais manqué de respect, non que j'aie eu d'autres torts envers elle que ceux de ma faute et de l'amour de son mari pour moi. Je sais qu'elle ne m'en a point voulu de ce vol; elle tenait peu à l'amour, elle tenait peu à la puissance, Regrettant Ja France, regrettant sa “famille, elle n'aima véritablement en Savoie que ses enfants, Lors- qu'elle arriva, elle fut pour moi bonne et prévenante; 46° LA DAME DE VOLUPTÉ. elle me souhaitait toujours auprès Welle, et nous pas- sions des heures interminables à parler de Versailles, de Paris, de Saint-Cloud, de la cour enfin, où mon âge ne m'avait pas permis d'aller, mais que je con- naissais néanmoins par mes parents et mes amis. En outre, j'avais eu l'honneur d’être assez souvent con- duite au Palais-Royal pour jouer avec les filles de Mon- sieur, dont madame de Savoie était la plus jeune; Vainée avait épousé le roi d'Espagne, pour son mal- heur, hélas! malgré la grandeur de l’alliance. Les princesses françaises font toujours une grande difficulté pour les alliances étrangères. Ces deux filles de Monsieur avaient l'espérance d’é- pouser Monseigneur; elles s'en étaient monté la tête, et toutes les deux l’aimaient en secret, sans se l’avouer mutuellement. La pauvre reine d'Espagne se traina pendant un mois au pied du trône de Louis XIV pour le supplier de ne point l'envoyer à ce supplice d’un mariage abhorré! — De quoi vous plaignez-vous, madame? lui dit-il. Je ne pourrais rien faire de plus pour ma fille. — Non, sire; mais vous pourriez faire davantage pour votre nièce. Madame de Savoie était tout aussi désolée qu'elle, et plus encore, car la Savoie n’est pas l'Espagne. Je recus ses confidences à cette époque. Elle me conjura de devenir sa dame d'honneur. Je refusai, et j'en ai été bien heureuse depuis. Ce qui s’est passé fût arrivé également, et je me regarderais comme coupable d’un abus de confiance envers celle qui eût été ma maîtresse: c'est sur la même ligne qu'un vol do- meslique. La princesse n'était pas jolie comme la reine d’Es- pagne. Elle avait cependant pris, de la pauvre madame Henriette, une grâce charmante. Elle dansait mieux que personne; elle avait une voix touchante et douce; son accent, en italien surtout, allait au cœur. Son au- guste époux ne Vaimait point, elle était trop bonne et trop simple. Elle le prenait trop droit. Lui, qui so- phistiquait sans cesse, ne croyait pas à la franchise des autres. Il cherchait un sens caché aux paroles même les plus simples, et, par cette raison-là, par mille autres aussi, le mariage ne fut pas heureux. La princesse eut cependant six enfants. Excepté le roi actuel, jusqu'ici ils sont tous morts jeunes. XX Je crois avoir dit que M. de Sayoie avait pour Louis XIV des sentiments bien divers. IL l’admirait malgré lui; ce qui ne Vempécha pas de chercher à lui nuire, toutes et quantes fois cela lui fut pos- sible; ses affections étaient pour la maison d'Autriche; i! efit voulu son élévation et l’abaissement du roi de France, ce qui me fit penser souvent, je l'avoue, qu'il l'admirait jusqu'à l'envie, J'étais, on Je sait, au nombre des dames familières des deux duchesses; je rencontrais done souvent M. de Savoie chez elles. I n'avait point de maîtresse en ce temps-là; par conséquent, il quittait peu leur cer- cle, Bien qu'il ne s'occupät de personne en particulier, UJ avait dès lors une préférence pour moi. Celle préférence ne s’uperceyail pas encore, nul ne s’en doutait: je ne me Vavouais point; c'était comme une manière instinct qui me la faisait découvrir. On parlait des plaisirs de Venise, du carnaval, de la somptuosité des habits et de l'agrément qu'on aurait à voir cela. — J'y compte aller, quant à moi, dit tout à coup M. de Savoie. : — Vous, mon fils? dit la duchesse avec étonnement: — Moi-méme, madame; ne m’est-il pas permis de m’amuser un peu, à mon Age? — Je ne dis pas que cela vous soit défendu; cepen- dant, cela est étrange; n’y verra-t-on pas un but poli- tique? — On voit un but politique dans toutes les actions des princes, madame; bien fou celui qui S'obrapsie de ces miévretés-la. — Mais, mon fils, si le roi de France... © — Mais, madame, le roi de France ne saurait m’em- pêcher d'aller au bal; je ne l'empêche pas aller à confesse et de cajoler madame de Maintenon. Vous oubliez toujours que vous n’étes plus mademoiselle de Nemours et que vous êtes la mère d’un duc de Savoie qui espère compter en Europe. — Voyons, mesdames, lesquelles de vous se laisseront séduire par les belles promesses de la seigneurie de Venise? qui viendra ayec moi? — Moi, répondit la duchesse régnante, si vous le voulez bien. 5 — Vous, madame, cela va sans dire, puisque j’y suis; mais ces dames ? La duchesse se tourna vers moi. — Madame de Verrue, m'y voulez-vous accompagner? me dit-elle. A mon tour, je me tournai vers ma belle-mère, ce qui fit rire tout le monde, et je répondis : — De tout mon cœur, madame ; mais... — Mais qui peut vous en empêcher, si vous en avez tant d'envie? reprit aigrement la douairière. Mon fils et moi, serions-nous assez peu séants pour ne pas = tir l'honneur que nous fait Son Altesse? — Jirai done, madame. Oh! bonheur! Madame de Verrue me lança un regard foudroyant. Cette exclamation de petite fille en vacances révélait trop mon esclavage. Je n’en tins compte, et ma jour- née se ressentit de ma joie. En rentrant, j’eus à subir un discours tout entier. — Vous irez seule, madame; mon fils reste ici. Son Altesse ne l'a point convié à la suivre. IL vous faudra tacher de surveiller votre conduite, et d'être ce qu’il convient à une personne de votre qualité. Je ne répondis que par une révérence. (était ma facon de m'en tirer toutes les fois que je ne voulais pas faire mieux. Quant à M. de Verrue, il ne répondait jamais, Trois jours après cette conversation, nous étions en route pour Venise. Les préparatifs de M. de Savoie n'étaient jamais plus longs. Madame la duchesse conduisit cinq ou six jeunes dames; néanmoins, cela ne menait pas grand train, et l'on meat jamais reconnu, dans cepauvre équipage, un souverain allant visiter une république. Le dernier des patriciens de Venise était plus somptueux en sa suite, La route s’égaya fort; pour moi, je fus triste. L'ab- sence de ma belle-mère ne me compensait point celle de mon mari, Après quelques licues cependant, le cha- grin se dissipa, Ee LA DAME DE VOLUPTÉ. Nous entrames à Venise par une belle matinée de février, et nous allames descendre chez l'ambassadeur de Son Altesse, qui nous reçut magnifiquement. Dès le même soir, on parla d’aller en masques à la place Saint-Marc. — Mesdames, nous dit le prince, nous sommes ici pour nous amuser, et nous nous amuserons beaucoup. Quant à moi, je compte attaquer tout le monde, et je vous engage à en faire autant. — Monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers l’ambassadeur de France, qui s'était empressé d’accourir pour saluer la princesse, yous donnerez la main à madame la duchesse de Savoie. Je veux que chacun sache combien je suis honoré de Valliance de Sa Majesté Louis XIV, et com- bien je tiens à en perpétuer les conséquences. M. d’Avaux ne fut pas dupe de ces compliments : fin diplomate lui-même, il découvrit facilement les desseins cachés du roi; ou, du moins, il les soup- conna, et dès lors la lutte s'établit entre eux. Nous allämes en gondole à la place Saint-Marc, où cette foule noire et de toutes les couleurs nous étour- dit bien vite, nous qui n’en avions pas l'habitude. On était venu complimenter Son Altesse de la part du doge et de la sérénissime république; de sorte que, son arrivée étant connue, la police de Vinquisition nous entourait déjà. Victor-Amédée resta longtemps près de la duchesse et de l'ambassadeur; puis il commença à lutiner quel- ques masques sans conséquence. lls lui répondirent fort honnétement, comme si on le connaissait. Il s’en impatienta, et il s'impatienta aussi de trouver sans cesse Jes yeux du comte d’Avaux fixés sur lui. Tout en folâtrant, il me prit par le bras et m’emmena plus loin, — Madame, me dit-il, vous qui êtes Francaise, ne sauriez-vous occuper les regards de M. d’Avaux ail- leurs que de mon côté? Je ne suis point venu à Venise pour ne parler à aucune dame, et, sans manquer à la duchesse, je serais pourtant charmé de savoir si les pitriciennes ont tout l'esprit qu'on leur prête, — Qui vous en empêche, monscigneur ? Le comte d’Ayaux ne dirige pas votre conscience apparemment, — Non; mais, en France, aujourd’hui, on est pointil- leux à cet égard, et, s’il prenait une plaisanterie pour des infidélités, Pillustre oncle de madame ma femme m'en pourrait réprimander. Tout cela, entre nous, madame de Verrue, et comme un service d’ami. Les yeux du comte d’Avaux m'interrogeaient, ou plutôt cherchaient à lire dans ma pensée. Je crus être impénétrable, et je me sentais fière de la confiance du prince. Nous restimes ainsi toute la nuit; Victor-Amédée de plus en plus entreprenant, s'en prenant même aux colombines et aux arlequins qu'il rencontrait en route, et sémancipant avec eux. Vers le matin, un messager du doge vint annoncer que le médianoche de Son Altesse était pret au palais ducal, la République ayant coutume de défrayer ses hôtes couronnés. — Mais je n'ai point encore vu le doge, dit le prince i'M. d'Avaux, — Votre Altesse ne le verra pas non plus, monsei- uneur, Vous serez servi daus une chambre où vous trouverez peut-être quelque provéditeur où bien mes- sire Grande, accompagné de quelques patriciens; on yous recevra avec une magnificence royale, on veillera 47 à ce que vous ayez en abondance les recherches et les primeurs de tous les pays, que l’on ne peut trouver qu’à Venise; mais on ne yous importunera point. Tout se fait ici en silence et avec mystère : vous serez seul en apparence, et pourtant vingt regards épieront, vingt oreilles écouteront jusqu'à la moindre de vos paroles. Quant au doge, vous vous verrez en cérémonie, avec une étiquette et des difficultés plus nombreuses que si vous étiez chez le roi mon maître. Vous êtes ici inconnu, comme voyageur. Ainsi l’on vous recevra ce qu'ils ap- pellent simpiement, Mais quelle pompe, si vous étiez entré à Venise votre couronne en téte et vos gardes autour de vous! — Ces nobles marchands sont donc bien riches? — Plus nobles que les princes, plus marchands que les juifs, plus riches que les trésors de l’Inde ! IL faut vivre à Venise pour la bien connaitre. — Je n’en ai malheureusement pas le temps, répli- qua le prince avec regret, M. d’Avaux le regarda de façon à lui faire compren- dre qu’il ne croyait guère à ce regret-là. Nous entrions alors dans ce magnifique et curieux palais des doges; nous montions l'escalier des Géants, nous passions à côté des bouches de lion où l’on jette les dénonciations au conseil des Dix, ces terribles dénonciations dont la pensée seule fait trembler. Je ne puis me défendre encore d’un sentiment de terreur en songeant à cette ville terrible, où tout se sait, où l'on n'ose pas même penser, enfermé dans sa chambre. Je ne me souviens qu’en frissonnant de ces noires gondoles, hermétiquement fermées, contenant on ne sait qui, allant on ne sait où. J’ enfends ¢ ces cris plain- tifs des bateliers à chaque canai lorsqu'ils se rencon- trent, et ces sbires qui viennent vous arréter tout a coup au bal, au milieu d’une fête, de la part de Son Altesse le doge et de la sérénissime république; et ces cachots que l’on ignore toujours, et où l’on ne pénètre que pour n’en plus sortir, Cela est mortel. Malgré tous les charmes de ce pays, je ne le voudrais point habiter, Je n'ai pas à rendre compte de notre voyage à Venise, ui de la réception que le doge et la dogaresse firent à Leurs Altesses royales. Cela serait trop long et sortirait de mon cadre, Deux choses seulement sont dignes de remarque, et je les dirai. La première est toute politique et je la puis dévoiler aujourd’hui; les suites ne sont plus à craindre, M de Savoie y avait rendez-vous avec plusieurs membres de la ligue @Augsbourg, qu'il parvint à joindre, malgré le double espionnage du doge et de Vam- bussadeur, Le masque et le carnaval le servirent mer- yeilleusement bien en ceci. Je n'ai su Le longtemps après le rôle involontaire que madame la duchesse et moi avions joué dans cette comédie, Ua soir, nous avons occupé M. d'Avaux pen- dant que le duc, masqué, nous suivait sous les habits d'un laquais à sa livrée, accompagné de deux députés déguisés de la mème manière ; nous allames escortées ainsi plus de deux heures autour de tous les théâtres et de tous les fantoccini de la place Saint-Mare, Pen- dant ce temps, le prince de la Gisterne, enveloppé du balruta de Son Altesse et absolument de la même taille que lui, paradait sous nos yeux avec les masques, Il ue nous parlait point et feignuit de ne pas être de note compagnie, — alin de se mieux divertir, nous avait-il annoucé en partant, Nous y fümes Wompees, l'ambassadeur aussi, Gepen- 48 dant, il apprit plus tard la vérité, et l’on en verra fes suites. L'autre fait est plus étrange et plus inconnu. Je le rapporte d’abord pour ces raisons, et puis parce qu'il fera paraitre le caractère de M. de Savoie sous un jour nouveau, que peu de gens ont découvert. Ce grand esprit, ce profond politique, ce brave euerrier tait crédule comme un enfant et sujet aux superstitions les plus ridicules. Il ne faisait rien le ven- dredi qu'il n’y fût contraint; il ne sortait jamais du pied gauche, il palissait devant un grain de sel ré- pandu sur la ‘table, et croyait aux sortiléges et aux sorciers. Dans beaucoup d'occasions de sa vie, il se laissait guider par eux. C’est même une histoire de ce genre que je veux vous raconter. Elle est restée dans mon souvenir en dépit de moi, etje ne puis m'empêcher d'y songer encore. C’est, en effet, un singulier rapprochement. Pai déjà dit que le prince me marquait quelque atten- tion; pendant le voyage, il semblait occupé d’autres idées, et, les deux premières semaines, rien n'y parut. Un soir, nous nous étions promenés dans la gondole découverte avec la dogaresse. Nous allions nous mettre à table lorsque le duc, que nous n'avions pas vu depuis le matin, arriva. Il semblait préoccupé ; ses sourcils se froncaient in- volontairement; il ne parla guère, et, quand le sou- per fut fini, il rentra chez lui sans rien dire, ce qui ne lui arrivait jamais. — Qu'a donc monseigneur? dit assez sottement la sotte dame d'honneur de Son Altesse. — Il se sera laissé prendre par une belle inhumaine qui se sera moquée de lui et qui Paura abandonné au moment décisif, répondit la princesse en riant. Elle n’était point jalouse. — Il aura été au Ghetto ou au quai des Esclavons, reprit un jeune Contarini, le plus étourdi de tous les étourdis de Venise. — Kt quoi faire, monsieur? demanda M. d'Avaux, plongeant son regard daus cette tête de linotte. — Ma foi, monsieur l'ambassadeur, c’est ce que le conseil des Dix et vous savez mieux que moi, car vous l’y faites suivre tous les jours. Il y avait là de quoi déconcerter tout le monde. Ce fut ce qui arriva, Excepté M. d’Avaux, chacun resta béant. Celui-ci avait trop d'habitude et de présence d'esprit pour se troubler. — En vérité, monsieur, répliqua-t-il en riant de l'air le plus naturel, j'ignore si le conseil des Dix vous a chargé de pareille mission; pour moi, je moserais. Vous avez trop besoin d’être espionné vous-même, à ce qu'il paraît, puisque le mot d'espionner est mis à la mode de ce pays. — Quoi! on Wépie pas M. de Savoie au Ghetto et au quai des Esclavons? Ah! cela est un peu fort, monsieur l'ambassadeur, Mon père le disait hier en confidence à messire Grande, qui lui a fait signe de ne pas con- tinuer, g'apercevant que j'étais là. — Eh bien, monsieur, si je devais gager, je gagerais que cela n'est point, du moment que le seigneur votre père Va dit à messire Grande sans s’aperceyoir que vous étiez là, comme si on ne s'apercevait pas de tout à Venise! La chose cn resti sur ce point, ce qui n’empécha LA DAME DE VOLUPTÉ. pas chacun d’y penser. On se sépara peu à peu. Comme je rentrais dans mon appartement, jy trou- vai Marion attendant d’un air de mystère. Elle mit un doigt sur ses lèvres et me pria de la suivre jusqu’à une petite chambre qu’elle habitait dans les en- tresols. Quand nous fûmes au seuil, elle me dit tout bas : — Madame, Son Altesse monseigneur le duc vous attend depuis longtemps ici. — Moi? . — Oui, madame, et il m’a ordonné de rester à la porte pour vous garder quand je vous aurais intro- duite. Entrez vite, je vous en prie, il est tard. Jentrai, étonnée et interdite. Le duc se leva à mon approche. IL était assis près d'une table, le coude appuyé et la tête dans sa main. — Madame, me dit-il, ne trouvez point étrange ce que je vais vous demander. Jenne doute point de votre attachement pour ma maison, et j'en attends de yous une preuve. Voulez-vous me suivre demain, bien mas- quée et bien dissimulée, et vous laisser conduire où je désire vous mener ? — Monseigneur, je ne sais si je comprends bien, mais il me semble... — Ne craignez rien, madame, vous êtes en sûreté sous ma garde, et je vous donne ma foi de prince qu'il ne vous sera rien dit ni rien fait dont vous puissiez être blessée. — En vérité, monseigneur... — Consentez, madame, consentez : il s’agit des inté- réts les plus graves, il s'agit de l’État, il s’agit de mon bonheur. Nulle personne au monde ne le saura, croyez-le. Je me.fis prier longtemps; mais il insista, il me pressa de façon à m’obliger de promettre. Il fut convenu que, le lendemain, je me dirais ma- lade, que je resterais chez moi, et qu'à la nuit close, je me tiendrais -toute prête et masquée a la porte de terre du palais, où il m'attendrait. Le reste ‘le regardait. ; Vous jugez que, toute la nuit, toute la journée, je fus inquiète. J'étais surtout curieuse, je létais beau- coup. Je n’éprouvais pour le duc aucun penchant; mais il m'avait assez révélé le sien, et je le craignais. Nous ne nous parlimes que selon l’accoutumée, et j'aurais oublié ma maladie préparatoire si un de ses regards ne m'eût ayerlic. Nous étions restés fort longtemps dès l'aube à l’église pour un sermon et un office. Je prétextai une grande fatigue et je me dispensai de la promenade. Victor-Amédée fut exact, et moi aussi; il m'attendait déjà et me présenta la main; je lui donnai la mienne, Nous nous mimes en chemin sans prononcer une parole, suivis d’un vieux valet de chambre du prince qui ne le quittait jamais. Nous traversimes deux ou trois passages obscurs, puis nous arrivames à un petit canal sombre où une gondole se présenta. Nous y montimes, toujours sans rien dire, Le prince me fit signe de nvasseoir près de lui, et bientôt nous fendimes les eaux avec la rapidité d'une flèche perçant la nue, Pen perdais presque la respiration, Le voyage ne dura guère ; la gondole s'arrêta, et le laquais ouvrit le rideau en disant à voix basse : — Monscigneur, nous sommes arrivés. LA DAME DE VOLUPTÉ, XXI Nous descendimes ainsi que nous étions montés, dans le mème silence. Dans ce canal, ¢troit et sombre comme un souterrain, les eaux clapotaient contre une grande muraille noire percée d’une seule porte, avec deux sales poteaux de chaque côté. On se fût cru à mille lieues de cette brillante place Saint-Marc, si remplie de foule et de lumières, sans le bruit des instruments et des éclats de voix qui, de temps en temps, rompaient le silence de cette solitude. La porte s’ouvrit après que Beppo y eut frappé d’une certaine façon. Nous entrames dans un corridor où uve lampe fumeuse nous éclairait à peine. Il fallait avoir seize ans; il fallait être Jeanne d’Albert, si bien serrée et si bien gardée, depuis sa transformation apocryphe en comtesse de Verrue, pour s’étre ainsi laissé conduire par un jeune prince dans un pareil bouge. Je ne congois plus à présent comment j'y ai pu consentir. Je tremblais bien un peu; mais j'ai toujours été hardie. Je me remis promptement, et je suivis Son Al- tesse, qui marchait devant, en homme sûr de sa route. je ne puis vous dire ce qu'était ce logis. L’humidité suintait de haut en bas ; les murailles étaient verdatres, et moussues ; on y marchait sur je ne sais quelles sales terres grasses et glissantes. Je fus obligée de m’appuyer au bras que Son Altesse m'avait tendu. Au bout de ce corridor se trouvait une autre porte à moitié à jour, tant la vétusté l'avait rongée. Cette porte tourna au bruit que nous fimes, et un vieillard à barbe blanche, enveloppé d’une longue robe verte, parut devant nous. Il dit au prince quelques paroles dans une langue étrangère, et auxquelles celui-ci ré- pondit en me montrant, Le vieillard éleva jusqu'à mon visage une lampe qu'il tenait à la main, et se montra déconcerté à la vue de mon masque. Il se re- tourna vers le prince tout en colère. Celui-ci s’humi- lia profondément, et je compris qu'il s’excusait. Le vieillard frappa du pied comme un homme qui ne veut pas entendre , et M. de Savoie se retourna de mon côté en hésitant. Gependant il me dit : — Pardonnez-moi, madame, si je vous prie de vous démasquer; mais le docte personnage a besoin de voir vos traits et de les connaitre avant de vous laisser pénétrer chez lui. Depuis un instant, depuis mon entrée dans cette maison lamentable, la peur m'avait saisie, La vue du grand vieillard ne fit que l’augmenter encore. Aussi cxagérée dans ma terreur que je l'avais été dans ma confiance, j'en étais venue à craindre pour ma vie. J'avais entendu parler des magiciens, qui, pour ac- complir leurs charmes, ont besoin du sang d’une jeune femme; je me pris à trembler comme une feuille, et l'invitation de me démasquer ne me rassura point. — Monsei..., balbutiai-je. Le duc ne me laissa pas le temps d'achever le mot. — Vous n'avez rien à redouter ici, madame; vous éles sous la protection de mon honneur, et le la- boratoire de ce savant n'est hunté ni par le diable ui par les patriciens de Venise : lorsque je m'y trouve surtout, yous pouvez vous démasquer, 43 J'hésitais encore; mais, sur une nouvelle demande, ! je cédai. Le vieillard remonta sa lampe et m’examina longtemps, rougissante sous son regerd ; puis il se mit à sourire, en disant en italien, sans doute par distraction : 2 — Bene! Quel sourire que le sien! deux rangs de perles d’Ophir! et quelle ironie! quel sarcasme! quelle su- préme moquerie dans ses lévres pincées et rouges comme du corail! Je ne sais comment Victor-Amédée put s’y laisser prendre. A dater de ce moment, je n’eus plus peur. Nous entrames dans une chambre immense et dé- labrée, entourée des échantillons de tous les oly’ :ts pos- sibles, depuis les diamants jusqu'aux ordures. On x voyait des armes, des pierreries, des tableaux, des étoffes, des animaux empaillés, des statues. de: bêtes vivantes, des faïences, des cristaux, des pièces d'ar- genterie, des chiffons, des médailles, de tout enfin. Il s'y faisait des bruits incroyables, dans les coins où là lumière ne pénétrait pas; je ne sais quels étres pou- vaient y grouiller. Nous nous avangames vers une table boiteuse, en- tourée de trois escabeaux luisants de vieillesse. Notre hôte y déposa sa lampe et nous fit signe de nous asseoir. La conversation continua dans cette langue incou- nue que j'ai dite. Le docteur parlait beaucoup. M. de Savoie écoutait, interrogeait, approuvait quelquefois. Jai su depuis que c'était du grec. Le prince avait unc grande facilité pour les langues, et les parlait presque toutes aussi bien que la sienne. Mon tour vint: le sorcier prit ma main, l’ouvrit, un peu malgré moi, la regarda longtemps et sembla l’étu- dier avec attention. Il fit remarquer différents signes à son élève, dévoré d’impatience et de curiosité. Puis il alla chercher une manière de fouine morte dont il me fit toucher la téte. Il regarda ensuite dans son intérieur, consulta ses entrailles, son cœur, ses veux, écrivit quelques lignes cabalistiques, et, se tournant vers M. de Savoie et lui montrant un écusson de France pendu contre la muraille, il lui dit, cette fois, ou bon français : — Malgré tout, vous y reviendrez. Le prince ne fit aucune réponse. Nous restämes plus de deux heures dans cette con- sultation, à laquelle je ne comprenais rien et dont je fus cependant le sujet et le but. Lorsqu'ils eurent épuisé la matière, uous nous levames, et le duc parla en langue vulgaire en s'adressant à moi. — Je n'oublierai jamais cet acte de complaisance et de bonté, madame, me dit-il; je n'ai qu'une chose à attendre de vous: c'est un silence absolu sur ce qui vient de se passer. Vous avez rendu, sans vous en dou- ter, un grand service à la Savoie. — Jeune dame, ajouta le devin en français, souhui- tez-vous savoir votre fortune? — Oui, si elle doit être bonne. — Bonne et mauvaise, comme tout en ce monde; plutôt bonne que mauvaise: vous étes née sous une étoile singulière, vous n'y pouvez échapper. Il vous faudra, malgré vous, devenir ce que vous nauricg pas voulu étre, IL vous faudra quitter qui vous aimerez, et accepter une existence tout éloignée de celle que vous deviez mener. Je veux vous faire un présent, un pre: sent inestimable, ct tel que nul autre ne le pourrait 3 50 : LA DAME DE VOLUPTÉ. offrir. Prenez ce paquet de poudre, et ur plus précieusement que vos yeux ; car il y a là-dedans votre vie à vous” d’abord, et puis celle dun enfant que vous sauverez du poison par lequel la famille entière périra. Cet enfantsera le plus cher, le plus nécessaire au monde entier, et, sans vous, il disparaitrait comme tous les siens. Conservez bien cette poudre, entendez-vous ? Je pris le petit sachet de papier avec une sorte de re- gret etde crainte; je le mis dans ma poche et je suivis M. de Savoie, qui m’entrainait en me répétant qu'il moublierait jamais le service immense que j'avais rendu à lui et à ses États. g i J'étais tout ahurie, tout étonnée, je ne sus que ré- pondre; je serrai machinalement le divin antidote dans ma main, et nous regagnames le canal sans que j'eusse pu trouver une parole à répondre à mon royal conducteur. Les abords de la maison du devin paraissaient déserts; tout sur l’eau tait silencieux, la nuit était profonde et rien ne se montrait autour de nous. Toutefois, comme notre barque s’éloignait, j'enten- dis à notre droite une sorte de cri de rage étouffé, et à notre gauche un soupir, qui me firent frissonner et qui parurent contrarier le prince. — Avons-nous été suivis? murmura le duc. Ah! bah! je ne puis être en ce point surveillé par la police de M. d’Avaux ou par celle de la soupçonneuse Répu- blique. Et puis Venise est la ville des mystères et des drames nocturnes: Tout cela ne nous regarde sans doute pas. Je sus plus tard qui avait poussé ce cri et ce soupir. Deux hommes étaient la qui me suivaient comme leur ombre. L'un pénétré d'un amour tendre, muet, plein @abnégation et de dévouement. L'autre brûlant d’une passion orageuse qui s’irrite contre Jes obstacles, qui va où Vardeur du sang le pousse, même à travers les crimes! Oh! souvenirs émouvants! étrange oentrastel ange et démon, que de consolations, que de déboires. je vous dus! Le prince me reconduisit jusque chez moi. Nous nous scpardames à la porte. Je regagnai ma chambre et mon lit, où je ne dormis pas plus que la nuit pré- cédente, tant je me sentais singulièrement émue de tout cela. C'était ma première aventure; elle était semée de nombreux incidents; il faut bien payer son tribut. J'eus depuis l'explication de ce qui s'était passé chez le devin. La voici : fe devin était un de ces vieux juifs cosmopolites qui ont couru les quatre coins de Punivers: Je ne puis nier sa véritable science, et j'ai de bonnes raisons pour cela: tout ce qu'ila prédit est arrivé, sans compter que je lui dois la vie. Il avait annoncé à Victor-Amédée ses guerres, ses irrésolutions dans ses alliances, tous de son règne enfin. Mais il le surprit bien davantage en lui disant : — Il est des 8 que je ne puis absolument dis- tinguer, présentent confuses à mon esprit. Nous pouvons les éclaircir si vous êtes de bonne foi avec moi. Une grande partie do ces faits se passeront ous l'influence lemme que vous devez aimer, que vous aimes déj, Sa main seule peut m'apporter la clef de ces mystères et me mettre à même de vous donner le conseil que vous de moi, Faites discret, les événement cho et qui se d'une gollicitez | | que je la voie, que je lui parle, et je saurai, après, tout ce qu'il faudra savoir. * Le prince était encore assez jeune pourrougir. Il ne se rendait pas compte de ce sentiment qu’il eut plus tard pour moi; mais, en sondant son cœur, il luisembla que j'étais désignée, et, moitié curiosité politique, 1 moi- tié désir d’amour, il s’en voulut assurer. Il me demanda done de le suivre, ainsi que je Pai raconté tout à | Phe eure. Le magicien lui assura que j'étais bien la persoune supposée, -qu'il m’aimait fort, que je l'aimerais aussi, que nous aurions ensemble des “enfants, | et is ce serait moi qui le quitterais. ; Je m'étends beaucoup. sur cette prédiction, parce qu’elle eut une vraie influence sur l'avenir qui. i malle n- dait et que j'aurai à en parler plus d’une fois. ms Le lendemain de cette excursion , Marion, me ‘reinil, de la part de Son Altesse, une fort belle” p tite “boite en filigrane d'or, De de pierreries. Li oublée de cristal de roche. Elle était suspendue à à un anneau et à une chaine d’un métal perdu, brillant comme de LA cier poli. C'était un présent du juif pour y. enferme ma. poudre et lavoir toujours à mon cou. “Ce UL était d’une ancienneté sans date, et des PE se pussent your. d sirhemus Je l'ai encore; il ne m'a point quil depuis, XXII Wad of dite Quelques jours après son retour à Turin, Victor- Amédée eut la preuve de la perspicacité de M. d’Avaux. Il sut qu'on avait épié ses actions, qu'on connaissait -ses rapports avec le roi Guillaume d'Angleterre «et avec l'électeur de Bavière également. Son ambassadeur à Venise lui fit part d’un de ses entretiens avec M. d’A- vaux, entretien dans lequel ce dernier lui avait rendu compte, jour par jour, de ses démarches, qu’il supposait si cachées, preuve que le seigneur Contarini était bien informé. ambassadeur ne lui dissimulait pas, en méme temps, qu'on avait de profondes méfiances à la cour de Versailles et qu'il aurait beaucoup à faire pour les détruire, I devait s'attendre à des demandes exage- rées et slappréter néanmoins à y'satisfaire, s’il ne comptait pas rompre entièrement: DENT LE 4109 itt Ceci devenait grave. Déjà, pour donner un gage de uauquillité a Louis XIV, le duc avait recommencé, contre les Vaudois ow Bar- bets, la guerre impolitique et impopulaire dont son pore avait vu les abus ruineux. Ge prétexte, car een était: un véritable, lui fournit le moyen de lever des troupes et Warmer des sujets, sans donner à son. eur sant voisin le sujet de se plaindre. + IL avait, depuis longtemps, en vue de lui rai dre Pignerol et Casal. I n'en cherchait que Poûca- sion, et-s’efforeait de la faire naitre sans avoir Pair de la chercher. axe) De son côté, Louis XIV, qui ne connaissait pas en- core sou jeune allié, croyait sa domination facile, et se contentait d'étendre sx griffe de Lion vers les États qu'il: protégeait, pour les saisi plus tard peut-être. IL croyait avoimalflaive à un homme de vingt ans, sans expérience, sans talent. Latfaire de Venise tui donna à réfléchis il commença à examiner de plus pres, et ses ambassadeurs reçurent des ordres. sé+ veres pour surveiller M, de Savoie et ses desseins. a LA DAME DE VOLUPTE. Celui-ci ne s’endormait point, en sachant Casal, la plus forte position de l'Italie, entre les mains du roi de France, et sous le commandement de M. de Tressan, homme aussi brave qu’habile. + Casal avait été vendu au roi par le duc de Mantoue, prince fainéant et voluptueux. Il eût vendu de méme Je reste de ses États pour satisfaire à ses plaisirs et à ses maîtresses, lesquelles étaient de la pire façon et tout à fait indignes de lui. -Victor-Amédée eût bien voulu s'emparer de ce gà- teau, mais les forces lui manquaient. Il n’était encore str de rien avec l’empereur et les confédérés, et il ne songeait à se déclarer qu'avec la certitude d’un appui et d'un secours efficace. Aussi se risqua-t-il à toutes choses avant de se brouiller, sans profit, avec loncle de la duchesse, qui pouvait si facilement l'anéautir. Sa prudence éclatait déjà. + Le maréchal de Gatinat commandait pour le roi en. | Dauphiné et dans les Cévennes. Il écrivit à M. de e et lui témoigna le désir de le voir el de s’en- tendre avec lui sur bien des closes. « Non pas de Ja part de son maitre, lui disait-il, mais de la sienne propre, et dans la jcie dé coihuitre un prince de si belle espérance. » M. de Savoie reçut cette lettre, la montra à madame sa mère, el lui deman si elle ne serait pas bien aise de recevoir à Turin M. de Étélinat — Le ferez-vous donc venir? …— Peut-être, madame; mais le connaissez-vous? ooo Je ne le connais pas. Lorsque j'étais à la cour de France, M. de Catinat ne marquait point. W’était un petit gentilhomme parvenu par son mérile, : , ….—desouhaiterais beaucoup de petits geutilshommes semblables à mon. service. S'il viewt, du reste, sa visite sera singulière, car j’en allends une autre en même temps : celle de mon cousin Eugène, qui s’est couvert de gloire en Hongrie, et qui sera le premier héros de l'Europe, si Dieu Je permet. Mon fils, prenez garde! Il y a uu proverbe demon pays ui, m'a toujours paru fort sage : « Qui trop em- brasse, mal étreint. » Le prince sourit, ce fut tout. li ne répondait point quandibneluiconvenait pas dele faire. Madame Royale raconta devant moi ses inquiétudes à ma belle-mère: je sus ainsi la chose d'origine, et je me réjouis fort de voir le. maréchal et le prince Eugène, avee lequol J'avais fait connaissance à sou dernier voyage, et qui mic semblait un prince fort disliugué. Quant au maré- chal, ime parlerait de lu France, de mes patents, de la cour, de tout ce que lane aime et que je regretlais encore. | “Sur. ces ontrefaites, ua vmnatin que je jouais avec mon petit Michon, il me demanda tout à coup si le comte et moi ferions bientôt à M. Petit la visite que nous lui avions promise. Pourquoi cela, petit Michow? Nous n'y avons plus pensé, je l’'avoue, = Parce que M. lo curé youl vous préparer une col- lation friande et que j'eu prendrai ma part, — C'est done toi qui ea prossé? — C'est moi, et puis-c'est aussi cet abbé otbevoni, qui doit faire les chatterics et Les bonucs ehoses. Il vient chaque jour ches M, le curé et lui demande quand cela sera décidé, parce quec'est, dit, le chomin de la fortune qui s'ouvriuu duvuut lui, Lo chemin de la fomuuv s'ouvre dove par une | | | | ÿ1 porte de sucre ef de biscuit? m'écriai-je en riant. —Je ne comprends rien à cet homme-la, madame ; il fait des thèses et des discours auxquels on ne voit pas clair. C’est le fils dun jardinier, assure-t-on, et il parle de devenir premier ministre. Un devin le luia annoncé et il y croit. — Compte-t-il done être premier ministre de M. le duc de Savoie? — Bab! c’est trop peu de chose! Ii sera, dit-il, pre- Mier ministre d'un grand royaume. — Je ne soupçonne pas trop, alors, en quoi notre col- lation et notre présence peuvent Je servir. — Enfin, madame, il ne réve qu’a cela. Il vit tout seul dans sa chapelle, et il invente des plats nouveaux tous les matins, afin d’en composer dont Vos Excel- lences soient satisfaites Je parlai, le soir même, chez Son Altesse, de mon pelit Michon, qui y était fort connu ainsi que de Pabbé Alberoni et, de ses friandises. Madame Royale était gourmande : depuis qu’elle ne s’occupait plus du gou- vernement, elle avait de grandes séances ‘avec ses officiers et ses marmitons. Eile se mit à rire de cet abbé et de ses préparatifs de fourneaux. Madame Royale était simple et fayait souvent Jes exigences de son état pour vivre en particulière. Elle aimait fort les aparlés avec ses favoris et ses favorites. Tant qu'elle fut régente, elle sacrifia ce goût. Mais, depuis son abdication , elle s’en dédommageait. — L'abbé Petit n’a-til pas une maison des champs? demanda-t-elle à madame de Verrue. — Qui, madame, ileu a une charmante, où se trou- vent quantité de tableaux et decuriosités. Elle est tout près de celle de mon fils. — Eh bien, eontessina, prévenez votre Michon que, mardi pr oebain, nous irons tous nous promener de ce cole, que je me reposerai à sa villa, et, que s’il sy Louve quelque collation préparée, je ne refuserai pas d'y faire houneur, Je ne fus point surprise : madame Royale faisait souvent de ces promenades. Ma belle-mère et moi, ous en avions la jouissance, que la cour recherchait fort. Bien qu'elle n’eût plus de pouvoir établi, elle en avait encore un très-réel sur l'opinion de son auguste fils. Il se faisait un devoir de lui étre agréable, et lui refusait peu de choses en ce qui concernait les faveurs de cour, Quant au gouvernement, i écoutait ses conseils; mais il se réservait Wen étre le juge, et ne faisait que ce qu'il lui convenait de faire, sans jamuis eu vendre raison, Le curé fut prévenu dès le lendemain, et, au jour désigné, il nous reçut avec sa bonté et sa modesticordi- naires, Alberoni se distingua. Nous ne le vimes qu'as pres la collation; au moment du fruit;il vint recevoir les compliments de Son Aliesse et réchauffer ses espée rances d'avenir. Madume Royale, instruite pur moi, le fil causer, Elle se-plut à l'iuterroger et à l'entendre. tl avait iufinimeat d'esprit, du plus fin et du plus bouf- fon; en sondantson regard, on y trouvait une profon- dour inationdue, que cette folle enveloppe cachait au vulguire, A l'âge que j'avais alors, je n'en vis pas davantage, je le pris pour ua Pasquin. Plus tard, lorsqu'il se fit connaitre et quil parvint à une autre situation, je me rappalui les particularités de cette première entrevue, Madame Royale pril plaisir à lui faire racoauter aa vie ot ses projets. I lui dit tout net qu'il Gait Gls dua jardinier de Parme, et qu'il avait désiré monter tres- haut, dès l’âge le plus tendre. — J'ai pris le petit collet pour aborder où mon sar- rau de toile ne m'aurait pas introduit, madame. Mon père et ma mère me traitaient de fou ;. mais, si je n'étais l'abbé Alberoni; si, au licu de grefter des poires, je n’avais su inventer des sauces, je ne serais pas au- jourd'hui aux pieds de Votre Altesse royale, à la re- mercier de ses bontés, à Ini en demander la conti- nuation et la suite. Voila ce que c’est que Vhabilete. — Vous avez raison, l'abbé, tout cela est juste ; mais je voudrais savoir, pour vous bien servir, ce que vous comptez étre un jour. — Hélas! madame, premier ministre, rien que pre- wier ministre, répliqua-t-il d’un air humble et soumis. — De mon fils? — Oh! non, madame, d’un plus grand potentat. Soit l'Empereur, soit le roi de France, ou le roi d'Espagne, je ne sais pas. — Ah! vous n'avez pas encore choisi; je comprends. Mais ne trouvez-vous pas le saut bien grand, de votre canonicat à une semblable position? N'y a t-il point des échelons pour y arriver? et quel est celui que vous désirez choisir en ce moment? — Ah! madame, le plus difficile, car c’est le premier. — Ne peut-on vous aider? Voyons, je vous promets de parler au duc. — Au duc de Parme? demanda-t-il vivement. — Ah! il s'agit du duc de Parme?... Je serai peut- étre moins puissante. Pourtant, je tacherai. La princesse riait fort en lui parlant, et le fin com- père comprit qu’il pouvait oser. — Le canonicat de Son Excellence est un bon petit poste, madame; on y gagne sa vie à ne rien faire, que dire quelques prières bien douces et bien faciles; on y chante vépres, seul avec son clerc; on y dit la messe devant trois vieilles femmes et leurs chiens de Bologne, et l'on s’en va tout doucement au paradis, escorté des regrets de ses voisins, à qui l’on donne un joli repas chaque semaine, sans se gèner. C’est un bénéfice en- viable de toutes les façons, excepté. — Excepté pour les premiers ministres en herbe, je le comprends. Ensuite ? — Ensuite, madame, puisque Volre Altesse daigue comprendre si vite, elle comprendra bien aussi que je voudrais sortir de là, — Parfaitement, — J'ai deux ambitious, madame: celle d’être premier ministre, qui ne peut pas me manquer, et celle de me promener dans les rues de Parme dans le carrosse de mouseigneur l’évêque : c'est par celle-ci qu'il faudrait commencer. — Voulez-vous que je demande à monseigneur de Parme de vous promener en carrosse dans la ville de Parme à ses côtés? Je ne vous promets pas de l'obtenir car il faut une raison à cette promenade. — Aussi je la trouverai, si madame a l’extréme bonté de m'écouter jusqu'au bout. Il vaque un office de chapelain dang sa maison; si je puis avoir cette place, Je premier échelon est franchi, et je tiens mon rôle de premier ministre. — Si j'étais la duchesse de Parme, je vous la don- nerais ; la duchesse de Savoie ne peut que vous pro- mettre de la demander dès demain. Ainsi fait-elle, J'espère que monseigneur de Parme ne me refusera pas; il a de l'esprit, il aimera un homme d'esprit, se pré- 52 LA DAME DE XOLUPTE. » sentant comme vous, j'en suis sûre, L'abbé, vous serez chapelain. — Que Dieu vous entende et vous bénisse, madame la duchesse ! Vous aurez commencé une belle fortune, et vous n'aurez pas à yous en repentir. Il accompagnait ces paroles de mille grimaces et de mille singeries, dont la compagnie se pamait, Son Altesse plus que personne. Elle en raffola sur-le-champ, elle lui fit répéter ses folies, et rit aux larmes de la composition de sa maison et de son gouvernement quand il serait premier ministre. S’est-il souvenu de cette journée lorsqu'il l’est devenu tout de bon? J'ai souvent eu envie de le lui demander. Madame Royale fit écrire à l’évêque de Parme; il donna Ja place de chapelain à Alberoni et commença en effet son élévation. Avant de partir, celui-ci vint saluer madame la du- chesse, ma belle-mère et moi. Il nous envoya de Parme d'excellentes conserves, et cela jusqu’au jour où il quitta l'Italie. Je me suis toujours étonnée qu'il ait pu arriver à la grandeur, étant si reconnaissant. D’ordi- naire, la première condition, C’est d’être ingrat en- vers ccuX qui yous ont servi. XXIII J'ai maintenant, il me semble, bien parlé des af- faires des autres. Il est temps de retourner aux miennes et de vous tenir au courant. Pai vu tout ce que je viens de raconter. J'ai vu beaucoup d’autres choses ; mais, quant à ce que j'ai éprouvé, quant aux secrets de mon cœur, il m'est doux de les rappe- ler; il m'est doux de les tracer sur ce papier, confi- dent innocent et fidèle, qui ne gronde pas, qui ne me fait aucun reproche, qui accucille tout de la méme façon, et qui ne me trahira pas, de mon vivant, du moins. S'il me trahit après ma mort, je ne serai pas là pour le savoir, et je me soucie assez peu de la pos- térité: je n'y crois point. D'ailleurs, ces pages tomberont peut-étre entre les inains d’un bon cœur, d'un charmant esprit qui saura deviner pourquoi je les ai tracées, qui appréciera les sentiments et les idées de la pauvre créature dont les fautes n’ont jamais fait de mal qu’à elle-même. Cette idée m'est douce ; je voudrais connaitre cet ami futur que le ciel me destine, je le bénis d'avance et je lui dis : Merci à vous qui apprendrez aux autres à me mieux connaitre ; à vous qui direz aux siècles futurs que la dume de volupté ne fut ni ambitieuse ni avide de richesses; elle fut tendre, elle fut malheureuse, sou- vent, bien qu'on en ait pu penser, et, si Dieu edt donné au comte de Verrue le même cœur qu'à elle, ils eus- sent offert un modèle et un exemple aux époux de ce monde; je l'ai déjà répété, et je pourrai bien le répéter encore. Je n'ai pas besoin de dire qu'après le séjour à Ta cam- pagne, notre bonheur fut très-grand et trés-complet. Madame de Verrue ferma les yeux, elle feignit de ne s'apercevoir de rien et n’entra plus ni chez son fils ni chez moi sans nous avoir fait prévenir, L'abbé de la Scaglia était absent pour quelque mis- sion : madame Royale lui en donnait souvent ; elle le tenait en grande estime, et le chargeait de beaucoup de secrets, Nous Hons calmes et tranquilles, mon mar PR, LA DAME DE VOLUPTE. 53 et moi ; nous tachions de ne point montrer notre ten- dresse et d’être ensemble devant les autres comme auparavant C'était le plus difficile. Ma belle-mère voyait moins son fils ; elle affectaif une froideur sévère, espérant le ramener ainsi et le conduire à l'amende honorable. Jl commençait à trembler, en effet, loin de moi; mais, dès que je paraisSais, dés que mon regard rencontrait le sien, il reprenait du cou- rage et de l’espoir. Nous allions partout ensemble; nous retournions souvent à notre chère villa et à la chambre en point de Hongrie. Nous nous rappelions sans cesse ces premiers moments de bonheur, et nous en croyions la durée éternelle. Un événement trés-naturel, qui d’or- dinaire comble de joie les familles, et qui pour nous était la révélation publique de notre union renouvelée ou plutôt formée, vint redoubler nos embarras. Il fallait l'avouer à madame de Verrue. Nous n’avions point dérobé ce pauvre petit; c’élait l'enfant de notre amour; nous étions heureux de lavoir ; encore fallait- il qu’il fût reçu par son aïeule comme une bénédiction du bon Dieu qu'il était pour nous tous, et je ne savais trop si elle y consentirait. Nous le cachâmes tant que cela fut possible. Une fille coupable d’une faute ne prend pas des précautions plus minutieuses. Ma souffrance me trahit. Madame de Verrue devina tout à ma paleur, à mes incommo- dités continuelles. Chaque fois qu’elle me regardait, je rougissais. Mon mari rougissait davantage encore; il détournait la tête et levait le siége. Il craignait les explications. Je ne tardais pas à le suivre, j'en avais aussi grand’peur que lui. Un jour, comme j'étais déjà détalée, madame de Verrue me rappela. Je n’osai pas aller plus loin; je sentis qu'il fallait revenir et que le moment de la révélation arrivait. Ma belle-mère me rappela encore ; je retournai vers elle. Son regard me toisa avec un éclair de haine, et sans préambule elle me dit : — Vous êtes grosse, madame ? Je ne répondis point, tant la déclaration à brile- pourpoint me semblait brusque. — Quand donc le comptez-vous avouer? quand donc comptez-vous en faire part à Leurs Altesses ? Est-ce que vous prétendez vous cacher, par hasard?.., — Madame... — Tout ceci est très-ridicule, je vous en avertis. Après vous étre comportée avec mon fils d’une façon inqua- lifiable pour votre dge; après avoir mené une exis- tence qu'une effrontée désavouerait certainement, ne voulez-vous point faire la prude et dissimuler ce qui s’en est suivi? Voilà une belle modestie, vraiment! Comme si vous ne deviez pas ètre fière de donner un héritier à la maison de Verrue! A quoi seriez-vous bonne sans cela ? Je me regimbai, lorsque je m’entendis injurier ainsi. — Ne suis-je pas mariée, madame, s’il vous plait? En quoi ai-je manqué à la modestie? En quoi ai-je montré des façons d'effrontée ? Si je donne un héri- tier à la maison de Verrue, il me semble que je suis de la maison d’Albert, et que... — La maison d'Albert! s'écria-t-elle, enchantée d’avoir trouvé un sujet véritable de m'humilier. Vrai- ment, la maison d'Albert ? Ah! vous croyez que cela se ressemble ? Qu'est-ce donc que la maison d'Albert ? D'ailleurs, est-ce une maison, et, dans pareille classe, donne-t-on ce nom aux familles? Votre grand-pére était un fauconnier, ma belle demoiselle de Luynes : | | votre aïeul était moins encore, apprenez-le, si vous Vignorez, et chacun sait ce qui a fait de ce fauconnier un duc, n’en pouvant faire un gentilhomme. — Alors, madame, repris-je, toute pale de colère, pourquoi la petite-fille de ce fauconnier a-t-elle été arra- chée à son pays, à cet hôtel de Luynes où l’on vit si beureux, à cette famille que tant de respects entou- rent, pour venir souffrir auprès de vous? Pourquoi l’hé- ritier de la maison de Verrue est-il devenu mon mari ? Ce n’est pas ma dot qui vous a tentée, je n’en ai point reçu. Ce n’est ni ma beauté, ni le charme de mon es- prit : à treize ans, on n’a ni l'un ni l’autre. D'ailleurs, vous ne me connaissiez pas. Qui donc vous a pu con- duire à une alliance avec ce duc de Luynes, qui n'est pas gentilhomme et que vous méprisez tant? L’étonnement tua, chez madame de Verrue, la colère. Dans le premier moment, elle me laissa dire, parce qu'elle ne comprenait point mon audace. Soumise jus- qu'ici, je me relevais pour la première fois. J'étais la mère de l’ainé de sa maison en ce moment; j'étais la femme du comte de Verrue, et non une étrangère que l’on peut impunément offenser. Elle pressentitun adver- saire qu’elle aurait de la peine à vaincre, et dès lors ma perte fut jurée, je n’en doute pas. Cependant, elle voulut combattre et ne pas me quitter sans avoir épuisé tout son fiel. — Si je vous avais connue, madame, si j'avais prévu ce que la fille de treize ans deviendrait plus tard, vous ne seriez point ici, je vous le jure. Mais je crus cet abbé de Léon; confiante en son amitié, désirant surtout assurer le bonheur d’un fils que j'aime par-dessus tout, j'ai consenti à vous recevoir ici, en mendiante, vous venez de le dire, à vous tout donner, n’exigeant en échange que votre jeunesse, votre vertu, votre beauté pour l'héritier d’une des plus vieillesmaisons del'Italie, me disant, pour excuser la mésalliance, que le comte de Verrue était bien assez grand seigneur pour faire une grande dame sans le secours de sa noblesse à elle, et qu'il était plus noble de tont offrir sans rien recevoir. Puisque vous le demandez, voilà pourquoi je vous ai prise, madame, et pourquoi vous m'insultez aujour- d'hui, en reconnaissance de mes bontés. J'étais retombée sur mon siége, suffoquée par la rage, par l'impuissance, par toutes les passions contenues et dans l'impossibilité d'éclater. Elle eût continué ainsi deux heures, que je n'aurais pas répondu davantage; j’étouffais, je me sentis mourir. Elle n’eut aucune pitié de moi; se levant, au contraire, et enchantée de m'avoir réduite au silence, elle me fit une révérence ironique en me disant : — Je vais vous envoyer vos femmes pour délacer votre corps de jupe, madame, et je vous engage à n’en plus porter. Gela devient inutile, je sais tout. Marion et Babette, qu'elle fit mander en me quittant, accoururent, poussant des cris et des exclamations sans fin, Marion alla chercher M. de Verrue dès que je fus reconduite à mon appartement, en lui annonçant que la méchante douairière nous allait tuer, mon enfant et moi, s'il n'y voulait mettre ordre, M. de Verrue se lamenta fort; mais il n'était point homme à mettre ordre à rien en face de sa mère, Il se trouva trés-empéché entre nous deux, Je lui déclarai queje ne resterais pas une heure de plus en son palais, après le traitement que j'avais reçu; que j'allais écrire à ma famille, et prier mon père de me venir chercher. — J'attendrai son arrivée en quelque couvent, ajou- 54 LA DAME DE VOLUPTÉ. tai-je; il serait peu séant que j’habitasse cette maison où madame votre mère m'a reçue par charité. Les filles de duc et pair de France n’endurent point de pareils traitements. —Et moi! et moi! que deviendrai-je? répétait-il en : “pleurant ; et mon fils? — Vous, monsieur, vous aurez madame votre mère _ pour vous consoler. Quant à votre fils, soyez tranquille, je vous le renverrai dès que j'aurai pu m'en débar- rasser. Ma furie était semblable à la malédiction del'Écriture, elle allait jusqu'à la troisième génération. M. de Verrue se jeta à mes genoux, il me supplia, il me demanda pardon, il pleura, il baisa mes mains, il parvint à tou- cher mon cœur qui Vaimait; je le baisai à mon tour, je mélai mes larmes aux siennes, je lui pardonnai, je pardonnai à son fils ; mais, à l'endroit de la douairiére, rien ne pouvait m’apaiser. Tl fallait lui signifier sur-le-champ qu'elle eût à cher- cher un autre logis, qu’elle nous laissat libres chez nous en ne nous embarrassant pas davantage de sa présence et de sa domination. Mon mari serait plutôt mort que de faire une sem- blable levée d'armes: il se remit à pleurer de plus belle et à me As sur tous les tons. Je ne me laissai point attendrir, et, tout en Vembrassant, je lui répétais: — Pen suis aussi désolée que vous, ce n’est pas ma faute ; il faut choisir entre nous deux; si elle reste, je sortirai. Après cette scène, je m’endormis, fatiguée que j'étais. M. de Verrue ne se vit pas d'autre refuge que notre bon abbé Petit; il n’espéra qu’en lui seul, et, dès que j’eus fermé les yeux, il courut chez lui, trouvant cette ma- nière plus courte et plus sûre que de l’envoyer cher- cher. Le curé écouta tout, il se doutait de cette situa- tion. Il connaissait depuis longtemps madame de Ver- rue; il m'avait devinée, il prévoyait cette zizanie et s'était préparé à la combattre. — La personne à employer dans fout ceci, c'est madame Royale, dit-il. Elle seule aura le pouvoir et la volonté de dominer madame votre mère, Elle seule en- trera dans les sentiments de madame votre femme, sa compatriote et la fille d’une maison quelle à toujours honorée de ses préférences. Allez près de la princesse, monsieur, ou, si vous ne vous en sentez pas le cou- rage, j'irai pour vous, je vous l'offre dé grand cœur. Mon mari accepla avec reconnaissance, avec bon- heur ; il remit tous ses pouvoirs à l'excellent prêtre, qui, en le quittant, s’en alla droit au palais, avec sa simpli- cité habituelle, avec ses modestes habits et son placide visage, bien plus connu des malheureux que des riches. Aussitôt qu'elle sut qu'il était là, madame Royale donna ordre de Vintroduire, elle qui refusait souvent les dames et les seigneurs les plus brillants. M. Petit g'exprima, comme toujours, en fort bons ter- mes. Il raconta à Son Altesse Ja révolution intestine arrivée ehez nous, il Ini exposa la position que me fai- sait madame de Verrue, et la supplia d’apaiser la tem- péte qui, sans elle, menacait de tout bouleverser, La duchesse connaissait ma belle-mère, Elle ne 8'6- tonna point; elle promit à l'abbé Petit de s'intéresser à sa demande, et, comme elle me supposait la plus facile à séduire, elle voulut commencer par moi, æ& ans s'inquiéter des facons ni de l'étiquette, dont elle faisait bon marché depuis la fin de la régence, elle prit son écuyer, une demoiselle suivante, et vint chez moi tout de suite, en carrosse de ville. ; Je ne l’attendais pas, on le pense bien, je Curent encore, Elle ne souffrit pas qu'on m’éveillat; et voulut, au contraire, m'éveiller elle-même. Jamais surprise n'é- gala la mienne, lorsque je la vis supres de mon lit; j'en perdis la parole. (on — (est hien moi, dit-elle en riant; ne soyeh point si étonnée. Nous allons causer un peu ensemble, si vous voulez m’entendre, ow plutôt si vous le pouvez; on dit que yous étes malade rg ne sera Tien; je l'espère. MR OR Elle ne souffrit point que je me tabs et s'installa auprès de mon lit. Avec son charmant esprit et toute sa bonté, elle me fit raconter ma situation, mes dou- leurs, mes coières, mes résolutions de quitter la maison de mon mari, si ma belle-mére persistait à y demeurer avec nous. i ne me fallait point être PHARES jeter tout mon feu. if —Vous connaissez ma mére, vous, tata m'écriai- je; vous connaissez le duc de Luynes, et vous savezsi leur fille est venue en ce pays comme une mendiante! La princesse m’écouta avec patience, sans m’inter- rompre. C'était le seul moyen d'obtenir sur moi quel- que empire. TH Lorsque jeus terminé, elle reprit mon discours d’un bout à l’autre, et jeta bas mes raisons une à une. Elle me représenta mes torts, tout en ne cherchant point à excuser ceux de la comtesse; elle me parla de mon mari, de mon enfant, de marenommée, de tout ce qui pouvait m'émouvoir. wi Pyfus d'abord insensible; mais, comme elle insistait avec une véritable tendresse, je m’y laissai prendre, et m’attendris. Elle en profita pour m’arracher la pro- messe que je ne partirais point et que je ferais avec madame de Verrue comme sil m'était rien advenu. Je ne sais ce que madame Royale dit à madame de Verrue, mais elle la calma tout à fait. Depuis lors, nous Wavons plus eu aucune discussion; elle m’en a bien plus détestée pour cela, et elle s’est bornée à se venger sourdement. Elle agit avec une finesse et une adresse si shige rieures en me cajolant et en cajolant son fils, qu’elle reprit en fort peu de temps tout son empire. Elle le retint sous sa loi, ainsi que disent les poëtes; d’abord, en flattant le sentiment qu'il me portait; ensuite en l'inquiétant sur celui que je lui portais moi-même. IL fut done successivement, et suivant la volonté de sa mère, tendre, empressé, confiant ét jaloux. Tl fut mon amant d'abord, mon mari ensuite, mon ami ja- mais. Bile ta dans son cœur cet attachement qui survit à tout, en Ini inspirant peu à péu dés ‘craintes sur mon caractère, en me peignant, — et cela avec des nuances et des précautions infinies, — enme peignant, dis-je, comme une étourdie, une folle, une visionnaire d'amour-propre, enragée de domination, naspirant qu'à Vhomilier, à Pamoindrir, à faire tout ployer | sous ma volonté. tl en résulta qu'après les phéifters moments passés, i} ment plus d'amour, i n'eut plus tien du tout. Je lui devins, mon pas odiense, ce serail trop dire, cola au- rait dépassé, sans Patteindre, le but de la douairidre, mais eompléfement ‘indifférente, Ine vit en moi qu'une fémine portant son nom, tenant sa place à table et près des princes, assez belle et assez spi- a ms ge = oe pour ne pas blesser sa vanité de mari, mais incapable de rien ‘autre chose, et un ve- r zéro pour. la fortune et tla gloire | de sa maison. es belles espérances. énvolèrent une à une; car, moi, je l’a aimais toujours, mais je l'aurais aimé bien da- yantage encore s’il Pedt voulu, car il fat | demeuré. le ae mour de ma. yie, en dépit dés apparences, en i fe, fautes et de mes erreurs. Il Il aurait. fall hélas! je nef Pétais point. dae madame de Verrue a fait de nous deux, qu delle a prépar ées à la séduction qui mar- mi moi. Ah! les belles-mères, Dieu. vous en garde pat is, 3 elie À yp? 36a) sitet =) Cele a: turc fa Af 7h th 6an1 20). x97 5300 À 1 tineir? TR A db Sehomiaio® fus eur ch 1 ing Petometqintie yt te nn , aft . de Verrue fut bien vite rentré sous la adame sa mère. Malheureusement, mon enfant ne vint pa à terme. J'acconchai dans de gra louleurs à cinq mois, Sans impradence, sans pro gyocation, simplement, dit le médecin, parce que ah $ pas force de le porter: ‘davantage. t ADS malheur, je le répète; si j'avais pu sci un fils » ma belle-mere ett perdu tout son pou- voir sur mo mari, j'étais puissante. Sans lui, je fus va Nee ae de l'esclavage l’emporta. e cherchais à m'en consoler par les distractions. Je site les bals et les fêtes; j'allais à tous les cér- e fis constamment la cour à Leurs Altesses Dp ae maison, où je ne trouvais que des ennuis. e voit, M pe oie commencait à me regarder de plus près vint même deux ou trois fois me sur prendre à campagne, Jorsque, par hasard, je m’y retirais endre un peu de repos. en parla sourdement ; mais le soin que je mis 7 a “thal. point répondre fit tomber” ces rumeurs dès Le or que j'étais assise dans un salon où passait monde, je me jouais avec un petit singe qu'on onné à madame Royale et qui était le plus joli du mo e; ; j'entendis auprès de moi le bruit que faisait 16 pri ce dé Carignan, lorsqu'il désirait qu'on le regardat. Je me retournai aussitôt; il me fit signe de venir sseoir sur un canapé dans une manitre de niche, c des glaces, et, la, notre conversation muette com- a. 1 waaiasatt de son auguste cousin, et il voulait isha de l'amour qu'on lui supposait pour moi, mine je m'écriai que cela n'était point vrai, il tapa qe pied avee impatience; I] me répéta que cela était très-sûr et qu'il le savait bien. me Non, monsieur, répétai-je à mou tour. — Son Altesse vous aime, Gcrivit-il très-vité, je Le sais; mais, si vous étés sage, vous ne l'écouterez point, vous Jui montrerez que yous n'entendez point man- er à votre mari, Tl faut, madame, regler dans l'ôrdre : oo , On est toujours malheureux. C’estun homme aux réflexions foreées qui vous donne ce Con- sil Suivez, ih eur, soyez tranquille, répondis-je ; je veux igter fidèle à M, de Verruo, non-seulement par devoir, ïais Cacore par amilid, _— Mors tout est bien, etje suis tranquille, en effet. al ni LA DAME DE, VOLUPTÉ, | 58 — D'ailleurs, M. le duc de Savoie a une épouse aussi jeune et plus belle que mot; il doit l’aimer sans doute, et il Paime ; pourquoi aurai-je la hardiesse de croire qu'il puisse’ tourner les yeux de mon côté? Le muet secoua Ia tête et traca dans son langage ex- traordinaire et figuré deux ou trois lignes où il disait que les plus beaux fruits d’un arbre semblaient tou- jours étre ceux que l’on ne pouvait pas atteindre. ©" Cet illustre muet me “portait un intérêt véritable; plus tard, il me rappela ces avertissements: je me les rappelais “bien sans lui; ils ne pouvaient plus servir à rien, hélas! Victor- Amédée ne me dit pas un seul mot que je ne pusse entendre. Mais: il prit l'habitude de partager mon jeu et de s’asseoir auprès de moi, de me faire de- mander de mes nouvelles par ses gentilshommes, lors- que je manquais un jour à me trouver au cerele de Leurs Altesses. Cela n'était guère marqué que pour moi et les courtisans au nez fin; es autres y pouvaient voir un attrait d'esprit ou une enyie d’être agréable à ma- dame sa femme, qui me voulait traiter en amie et en compatriote, Je ne m’y frompais point, je m’écartai peu a peu. Le prince me demanda tout haut à madame de Verrue, qui ne manqua pas la belle occasion de noter mes caprices, mon humeur désagréable, et la peine qu'elle avait à vivre avec moi. * | Madame Royale n’était pas présente; sans quoi, elle n'eût pas osé parler ainsi devant elle, qui savait le fond des choses, Le duc n’essaya pas de me défendre; il avait trop de finesse déjà. Le lendemain commençait la semaine sainte , époque à laquelle tout le monde s’enferme en des couvents, ou fait la retraite chez soi en passant Ja moitié de son temps dans les églises. Les offices et les yépres durent fort tard. Chacun a une lanterne ou une chandelle allumée pour Lire ses prières; mais, au moment de sortir, on les éteint toutes en même temps: il en ré- sulle une obscurité et une infection incroyables. De bonnes âmes restent à prier dans ces ténèbres, ou bien des Ames tendres en profitent pour se réunir eLse faire, an pied des autels, des serments clandestins qui n’en sont pas mieux gardés pour cela. Le jeudi saint surtout, les chants se prolongent infiniment, et, 1a, on veille toute Ta nuit près du saint tombeau. J'étais triste et je voulus aller prier à mon tour, accompagnéeseulement de mes gens et de Marion, qui, pour ce jour-là, devint tout à fait demoiselle suivante, car je n’emmenai qu'elle. Nous allâmes dans une chapelle appartenant à la maison de Verrue, où il nv avait personne, à ce que nous croyions, du moins, Le coufessionnal de ma belle-mère s'y trouvait: il était placé dans la partie la plus obscure, Elle ne suppor- tait pas qu'on la vit agenouillée, même devant le re- présentant de Dieu, J'allai me placer dans le fond et je me mis à prier, Marion un peu éloignée de moi. Pétais tout À éôté du confessionnal, énfoncée dans mes patenôtres. Pen- tendis quelqu'un Venir, mais je my pris pas garde, et, sans rotourner la tte, j'aporous une robe noire sem- blable à celle d'un pélérin ou Wun moine qui passait fort vite, ‘ IL y où avail lant aux dglises ce jour-là, que cela n'avait rien d'extraordinaire, An bout d'un instant, une voix sembla sortir du confessionnal qui, me fit peur, el j'allais crier, lorsque colle voix me dit 36 LA DAME DE — Ne craignez rien et écoutez-moi. Il s’agit de vos intérêts. Je me retournai pour tècher de voir qui me parlait ainsi; mais tout était si sombre, que je ne distinguai rien. C'était effrayant. — Vous êtes malheureuse, reprit-on ; vous avez une méchante belle-mère. Je ne répondis rien, je pensai que-c’était là son ccn- fessionnal et qu’elle y pourrait bien être cachée, elle ou quelqu'un chargé de m'épier de sa part. — Vous vous défiez de moi, vous avez tort : je suis un ami. Si vous le voulez, le bonheur peut vous être rendu. J'ouvris l'oreille un peu plus grande, mais je ne ré- pondis toujours pas. — Vous pouvez vous débarrasser de ce Verrue ct trouver un meilleur sort, ajouta la voix mystériense. — Qui-da! répliquai-je en colère et plus vivement que jen’aurais dû, je ne veux point me débarrasser de mon mari. — Quoi! vous l’aimez? — Je l'aime, certainement, je l'aime; et qui est-ce qui en doute? — Ainsi, vous ne permettriez pas qu’on vous aimat? — Je donue tonte permission de prendre de amour, à condition que je ne le devrai point rendre. — Comment! si un galant, riche, puissant, jeune, amoureux, venait vers vous, vous le repousseriez? — Je ne sais qui vous êtes ni pourquoi j'ai la fai- blesse de vous répondre. Je devrais vous faire prendre par mes gens et mettre hors de cette chapelle, qui appartient à mon mari, et où vous n’avez pas le droit d’enirer. — Soyez cruelle jusqu'au bout; faites-le, et vous vous en repentirez après. Cette assurance me donna à penser que cet inconnu pouvait bien étre M. de Savoie lui-même, qui me vou- lait sonder, et qu’en le faisant mettre dehors, j'al- jais amener un événement qui me conduirait ensuite plus loin que je ne voudrais, et qu'il ne faudrait pour Ja fortune de ma maison. Je me décidai done à lever le siége sans rien ajouter davantage. L'homme du confessionnal s’en apercut et s’em- pressa d'ajouter : — De grace! restez encore, je n’ai pas tout dit. — J'en ai assez, j'en ai trop entendu. — Non, un instant, je vous en supplie! ne me laissez pas ainsi. r —Je ne parle pas à des inconnus, à des malfaiteurs, peut-être. — Ah! madame, vous ferez mourir les gens! mais nous nous retrouverons, malgré vous, et alors... Je men voulus pas écouter davantage; j’appelai Marion, je fis avertir ma livrée et je sortis. Mon écuyer voulut aller tourner la clef et fermer la chapelle; c'était un bon moyen de vengeance, sans doute, mais ma gioire en pouvait souffrir; on me pou- vaitaccuser de l'avoir caché là et d’en être la complice. Je fis signe de laisser la grille ouverte, en ajoutant qu'un pèlerin m'avait demandé la permission de prier le saint patron de Verrue, et que, d’ailleurs, le comte ou sa mère pouvait arriver également. Je rentrai chez moi fort intriguée, l'esprit occupé, et me demandant quel était cat étranger ct dans quel but il m'aurait interrogée, si ce n'était de la part de Son Altesse. - Un autre n’oserait point, ajoutai-je. Il faut être VOLUPTÉ. tout-puissant pour s'attaquer à moi, qui ne cherche personne, et s’y attaquer de cette manière. Je me trompais cependant, j'étais moins inatta- quable que je ne le pensais. J’en eus bientôt la preuve. La semaine sainte tombait, cette année-là, à la fin d'avril; le printemps, à cette époque de l’année, est, en Italie, dans toute sa beauté. Ce ne sont que fleurs de toute sorte, avec cette jeune verdure si fraîche qui apporte de bonnes senteurs et de douces pensées. La veille de Paques, j'étais restée presque toute la soirée à l’église, au milieu des chants, de l’encens, des prières ferventes. J'étais dolente et fatiguée. Je sou- pai seule chez moi, et, comme un clair de lune char- mant faisait rire devant mes yeux les roses du par- terre où M. de Verrue avait commencé de me trouver belle, je me laissai tenter, et m'y allai promener par les allées. Je m'y promenai tant et si bien, que le jour arriva, ce jour de résurrection, salué dès l’aube par les clo- ches, par le canon, par les acclamations de la foule, déjà répandue dans toutes les rues. Le peuple va se décarêmer dans les cabarets et chez les petits marchands qui bordent les maisons. Rien n’est plus gai que ce coup d'œil. Beaucoup de dames et de seigneurs en jouissent, inconnus, cachés sous des mantes et de grands feutres espagnols. C’est une des récréations du bel air. L’enyie m'en prit. Jappelai Marion, qui n’avait guère plus dormi que moi, et qui était en compagnie du petit Michon, le- quel accourait pour me souhaiter le premier les bon- nes fêtes. : Je me fis habiller ainsi qu'il convenait pour cette escapade. Je pris, pour toute escorte, ma suivante et mon abbé poupin, et je me lançai parmi la canaille, enchantée de n’étrespas reconnue et de pouvoir m’amu- ser, en vraie petite fille, de tout ce que j'allais voir. Michon riait et sautait. On le connaissait partout, sa bonne figure réjouie prétait à rire dès qu’elle parais- sait. Je lui donnai quelque monnaie qu'il dépensa en saucissons et en lard salé de toutes les espèces. Je m'arrêtai avec lui auprès d’une boutique de pâtisse- ries, où il s’en trouvait d'excellentes, et j’en allais manger une, lorsque je vis un bras s’ayancer de mon côté pour écarter une manière de bélitre qui me gé- nait en passant. Je me retournai pour remercier mon libérateur, et, sous les grands bords d’un feutre noir, je vis briller les veux du prince de Hesse, un de mes plus fidèles et de mes plus assidus courtisans, Il me demanda de rester avec moi pour me préserver; je ne le refusai point, et nous nous mimes à marcher près l'un de l’autre, ayant Michon et ma suivante derrière nous. Il commença à parler de lui d’abord, selon la cou- tume de tous les hommes, et de moi ensuite, et puis de tous les deux, c’est-à-dire qu'il me voulut faire entendre qu'il se mourait d'amour pour moi, qu'il n’a- vait jamais trouvé l’occasion de me l’apprendre, et qu'il prenait celle-ci aux cheveux dans la crainte de la laisser échapper et quelque singulier que je pusse trouver ce parti-là. C'était un moment hors de saison, me semblait-il, à moi, Française, que la semaine sainte, pour me vou loir faire pécher; et cependant, eu Italie, c’est un des plus opportuns, à cause de la facilité de se rencontrer à l'église sous des habits qui déguisent les gens, Mais, semaine sainte ou carnaval, n'étant pas disposée à accueillir la demande, je la trouvai fort mauvaise, et je rudoyai ce pauvre Hesse de la bonne façon. C'était une excellente créature, il ne m'en voulut point, se contenta de soupirer et de me répondre : — Le moment n’est peut-être pas venu; je repas- serai plus tard. Il n’en continua pas moins, pendant toute la prome- nade, à soupirer très-haut, si bien que je le quittai et que je rentrai beaucoup plus tôt que je n’eusse souhaité de le faire. Ma fatigue était extrême, je me jetai sur mon lit pour me reposer jusqu’à l'heure de la messe, où je devais assister en grande pompe à la cathédrale avec toute la cour. Je ne dormis pas. Ces deux hommes et leur parole dorée ne me sortaient pas de la mémoire. Peut-être ne faisaient-ils qu'un ; peut-être le prince était-il, en effet, le mystérieux inconnu de la chapelle. Pourtant, si c'était lui, quelle apparence qu'il ne m'en eût pas parlé? Et si ce n’était pas lui, qui ce pouvait-il étre? Je répondis mal à ces questions. Il faut bien l'avouer, je fus plus longtemps à ma toilette, je la soignai davantage. Je voulus être charmante et je me trouvai plus belle que je n'avais cru l'être jusque-là. Mon mari m'avait si vite délaissée, que j'en prenais défiance de moi-même. Je partis avec lui et ma belle-mère. Nous nous ren- dimes au palais. Nous avions Vhonneur de suivre Leurs Altesses et nous devions les attendre selon leur bon plaisir. Je ne paraissais plus à la cour, depuis plusieurs semaines. Lorsque M. de Savoie m/’apercut, je vis très-bien une expression de joie sur son visage; je détournai le mien, car je rougissais. Les cérémonies eurent lieu comme à l'accoutumée. Les princes avaient communié la veille, et presque tous les courtisans aussi. En ce pays, on communie plus facilement que chez nous; on ne se fait pas un scrupule de l’amour. Presque toutes les dames ont un galant pour le moins; les plus sévères s’en tiennent là, mais les autres ne s’en génent guère, et on ne pense pas faire mal. Si les prêtres refusaient l’absolution de ce péché-la, les églises seraient vides, On alla ensuite chez madame la duchesse, où était servie une magnifique collation, les dames à table. On west pas exigeant pour les rangs comme ici, et, heu- reusement, il n’y a point là de ducs et pairs qui fassent de la tyrannie comme les nôtres. Victor-Amédée ne s’assit point; il fit le tour de la table, parlant à chaque dame. Quand ce fut à moi, il me demanda, avec une voix très-émue, si ma santé était meilleure et si je pourrais prendre ma part des fêtes qu'il comptait donner, et cela bientôt, entre-ci et la Pentecôte. Il ajouta que, d'ailleurs, il les remettrait si je n'étais pas assez bien, ne voulant absolument pas que j'y manquasse et qu'elles perdissent leur plus hel ornement. Le due, fort sur son épargne, n'avait pas coutume de prodiguer les fêtes ; il ne pouvait me dire plus clai- rement qu'il me les destinait. J'en demeurai songeuse le reste de la collation, malgré ce que je fis pour avoir mon air habituel, et j'en enrageais, M. de Savoie me re- gardant sans cesse et semblant jouir de cette préoccupa- tion. Elle n'était pas ce qu'il croyait, Je cherchais sim- plement le moyen de me débarrasser de lui sans porter dommage à notre état à la cour, Je le connaissais bien: LA DAME DE VOLUPTÉ. il } 57 il avait de la rancune, comme tous les hommes de ce caractére-la. Cette séance finit, à ma grande joie, par les vépres, auxquelles il fallut aller. J’y réfléchis tout le temps, et, voyant ce bon M. Petit à l’autel, l’idée me vint de lui conter l'affaire, et cela incontinent. Je le fis done demander aussitôt après son office; je prétextai la fatigue pour ne pas aller au souper de Leurs Altesses, et je restai seule dans ma chambre, très-impatiente d'ouvrir mon cœur au digne abbé. ll ne se fit pas attendre. Jamais aucune misère ne Pattendait, et, me trouvant pale et triste, il m’en de- manda promptement le sujet. — Hélas! je suis tourmentée, mon bon père, et c'est là ce que j'ai voulu vous dire tout de suite. — Parlez, madame; ayez confiance, Dieu vous en- tend. Je lui contai l’histoire, depuis le premier jour où je l'avais devinée, y compris le confessionnal et le prince de Hesse. Il m'écouta sans m’interrompre ; ensuite, il me loua de mon honnéteté, de mes craintes, d’étre venue à lui sur-le-champ, sans laisser le temps au mal de gagner du terrain. — Il n’y a qu'une chose à faire en ce moment, car le plus dangereux de tout ceci, c’est l'amour de Son Altesse; qu'elle sache qu’elle perd son temps, elle cherchera ailleurs. Refusez les fêtes. — Hélas ! je ne demande pas mieux; mais comment les refuser? — Il n'est pas besoin de subterfuge; faites qu'il vous les offre de nouveau et dites non, hardiment. — Et sil s'en prend à moi, s’il s'en prend sur- tout à M. de Verrue, s’il ruine son crédit et son avenir? — C'est difficile, je le sais; si vous étiez plus âgée, il faudrait louvoyer peut-être ; mais une si jeune personne ne peut s’exposer au danger; soyez droite et franche. — Ai-je le droit de perdre mon mari, sans qu'il en sache le motif? — Prenez garde, madame, de marchander avec le de- voir; c'est un péché que d’en supposer M. de Verrue capable. — Je n'y songe méme pas; mais, s’il était instruit, il trouverait peut-être un moyen que nous ignorons. Le curé secoua la tête. — Temporiser, c'est tout perdre, madame. Songez à la qualité du galant, songez à son pouvoir, songez à son mérite, — J'aime mon mari, monsieur, répliquai-je simples ment, — C'est la meilleure raison, madame; cependant l'ab- sence ne nuit pas. Nous causimes longteinps, retournant la question de toutes les manières. La conclusion fut qu'il fallait ôter l'espoir au prince, et, si l'on me forgait d'assister à ces fêtes, tout avouer à ma belle-mère, ma meil- leure défense, et ma meilleure barrière en ceci. En conséquence, dès le lendemain, je pris un air grave et j'attendis M. de Savoie de pied ferme pour lui faire mon compliment de congé. Il vint à moi dans un moment où je m'étais retirée près d'une fenêtre, et me demanda si j'étais remise de cette fatigue subite qui m'avait empéchée de repas rattre la veille au souper. 58 LA DAME DE VOLUPTE. — Non, monseigneur, au contraire, je suis plus fati- guée que jamais. — ll faut vous guérir pour les fêtes qui commence- rout bientôt, madame. — Je serai plus malade en ce temps-là, monseigneur. — Qu'est-ce à dire, madame? Je voyais dans ses yeux une ironie et une facon d’être certain de son fait qui me révoltaient. Je lui répondis avec une hauteur suprême : — Cela veut dire, monseigneur, que je n'aime pas les fêtes et que je ne compte pas y assister. — Mais si on attend que votre santé vous le permette? — Oui, monseigneur, même en ce cas-là, et surtout dans ce cas-là, — C'est bien, madame, répliqua-t-il d'un ton piqué. Je crus en avoir assez dit, ef, sans attendre qu'il me congédiat, je fis une révérence des plus humbles, et je me retirai. Cette énormité parlait plus haut que tout. Il resta encore un instant près de la fenêtre pour se remettre. Il était fort en colère; il revint près des dames, et fit Vagréable tout en enrageant. Il en eut assez pour ce jour-là; il ne me parla plus, et resta plusieurs se- maines à bouder. Je n’avais pas confié, mon secret à mon confesseur en titre, le père d’Aubenton. Je n'avais que de la répul- sion pour ce jésuite, et ses airs de cafard n’étaient pas faits pour me séduire et m’engager à me dévoiler à lui. Bien souvent il avait cherché à sonder tous les replis de mon âme. Mais il n'avait vu que ce que j'avais bien voulu laisser voir. Il avait eu des insinuations singu- lières. Il voulait voir ce dont j'étais capable et dans quel sens on pouvait me diriger. Je ne sais pas s’il travaillait au profit de l'influence de la Compagnie ou bien au profit des amours de l’abbé de la Seaglia. Quoi qu'il en soit, il m’initia à des intrigues de cour queje ne connaissais pas encore, en me supposant capable d'y être mêlée et me demandant si je n’y participais pas. Tl me parla aussi des passions secrètes qui s’allu- maient entre divers membres d’une même famille. — Frère et sœur, cousin et cousine, oncle et nièce, n’en sont pas exempts quelquefois, me dit-il. Voyant que je demeurais stupéfaite et indignée de ces révélations, il n’alla pas plus loin. Mais il avait appuyé sur ces deux mots oncle et nièce. Jl termina en me disant de tenir mon cœur contre toutes ces amours illicites. Infamie! Je sus plus tard qu'à l'issue de cette conversation, il eut un entretien avec l'abbé de la Scaglia. {ls en eurent une plus significative à l’époque où ye suis de mes Mémoires. Le d’Aubenton avait, malgré mon silence et ma ré- serve, éventé les amours du duc de Savoie, et on con- çoit de quelle importance était pour Ini et la Compa- gnie la découverte d'un pareil secret. Désormais, je pouvais devenir un instrument de la puissance des jésuites. Aussi le Je re d’Aubenton s'était constitué Pauxiliaire de M, de Savoie, et il préchait mon cœur d’un amour qui n'était pag tout à fait celui de Dieu. L'abbé de la Scaglia, avec ses passions surannées, fut éconduit d'une belle façon. Le père confesseur pritun air indigné et lui fit honte de ses desseins. L'abbé com- prit que le vent soufflait d'un autre côté, et il se promit bien de chercher à connaître à quelles influences étran- gères obéissait le directeur de mes conférences, qu'il avait pourtant choisi lui-même, sur la foi du moine Luigi. s Puis, après avoir longtemps songé : — Je perds le poison de l’âme, se dit-il; mais jai au moins d’autres poisons terribles. Ah! pére d’Aubenton, vous prétendez diriger au profit seul de votre puissance le cœur de la contessina ; eh bien, avant que vous puissiez utiliser, je briserai; janéantivai Vinstrament que yous espérez faire agir. A t Je crois qu’à cette époque l’abbé de la Senate’ n ge: rait pas les secrètes aspirations de M. de Savoie. L’oncle de mon mari était un peu diplomate, etil avait vécu au milieu des intrigues. Il avait donc l'œil sûr et exercé. Revenons maintenant à Victor-Amédée. Un soir, madame de Pezzia, jouant avec lui fort fa- milièrement, se mit à rire et lui demanda ce qu'étaient devenues ces fameuses fêtes qu'il annoncait mes si longtemps, et si l'on n'aurait jamais la Joie dy assister? — Ceci n’est pas ma faute, madame ; la divinité à qui je les offre, les refuse. — Monseigneur , elle les prendra bien lorsque vous les lui offrirez tout de bon. Ge sera le moyen de Pattendrir et de l’amener à vous écouter. — Le croyez-vous, madame? * — En doutez-vous, monseigneur ? Je vous supped plus instruit en ce qui touche les dames. Elle refuse pour se faire prier. Votre inhumaine n’est pas ule in- vincible que les autres. ii Madame de Pezzia était une vieille femme de beau- coup @esprit, en possession de son franc parler à la cour. Elle avait été fort galante et ne s’en cachait que tout juste ce qu’il fallait pour n'être point | cynique. Elle racontait volontiers sa jeunesse et excusait celle des autres. Elle ne s'était point faite dévote de profes- sion; seulement, elle priait Dieu, elle allait à église et disait que le Seigneur valait mieux que ses créatures et que cet amour-la était le seul qui nett point de lendemain pénible et d'abandon à déplorer. Le” duc Paimait et la mettait de ses parties. J'entendis cette conversation en tremblant. Je me croyais délivrée, je ne l’étais point; j'allais recom- mencer les combats, et certainement ceux de l'intérieur s’ensuivraient. Je tichai de ne pas m'en déconcerter. J'y réussis assez bien. Quant à M. de Savoie, il ne me regarda point, ilue fit semblant de rien, et l'observateur le plus attentif n'aurait pu penser qu'il ne songeait qu'à moi seule, Deux jours après, nous fimes RE comme toute la cour, que Son Altesse allait donner des fétes splendides et qu'il fallait s'appréter à y paraitre eta xy faire honneur. La situation devenait critique. J’eus de nouveau re- cours à mon abbé. Nous tinmes un long chapitre dans lequel il fut décidé que je mirais pas à ces bals, que je prendrais ma santé pour prétexte, que je tiendrais bon envers et contre tous. Madame de Verrue ne manqua pas de me demander, dés le lendemain, quel habit j'allais préparer. — Aucun, madame, répondis-je. — Comment, aucun? s'écria-t-elle, Vous voulez done (tre autrement que les autres et faire honte à notre maison ? — Non, madame; mais jé ne compte aller à aucun de ces bals. | de (me? A Nb Ve Sees ; LA DAME DE VOLUPTÉ, 59 » — D'où yient cette fantaisie, madame, s’il yous plait? — Je suis malade depuis longtemps, les veilles me fa- tiguent et la chaleur des salles où l’on danse m'est fort nuisible. : — En vérité, je ne vous puis concevoir. Quoi! vous vous donnez des façcns de vous faire prier, et vous oubliez qu'une inyitation de Son Altesse est un ordre! Je yous avertis que nous n'y consentirons point et qu il vous faudra venir avec moi, sans tous ces grands + airs de France, qui ne sont point de mise ici, entendez vous? | PT en Je vous demande pardon, madame, je n’irai point. f — Vous irez, vous dis-je! - — Je wirai point, répétai-je ayec tant de fermeté, BE ils se regardèrent remplis d’étonnement. _ Je ne les avais pas accoutumés à cette décision. _ — Yous n'irez point et votre santé seule s’y oppose? ‘pet Oui, madame. _— Vous n'avez pas d’autres raisons? — Je n’en ai pas d’autres, et lors même que j'en aurais, je saurais les taire. _. — Vous vous défiez de notre discrétion ? — Non, madame, mais de votre bonne volonté pour moi. * Nous nous attaquimes ainsi de propos aigres-doux pendant un instant; mon mari ne disait mot, selon _ son habitude. En pensait-il davantage? Je ne le crois _ pas; il s’était habitué à rester si bien neutre dans mes - discussions ayec sa mère, qu'il le devenait tout à fait. … L'heure appelait la douairière au palais. Eile me - lança en partant un trait de Parthe. _ — Souvenez-yous, madame, que vous viendrez au hal de Leurs Altesses,. parce que vous le devez et que _ je le veux. Je ne répondis pas. A quoi bon? M. de Verrue regarda partir sa mère, ensuite il se tourna nonchalamment de mon côté et dit : — Tout de bon, ma chère comtesse, vous ne voulez pas aller au bal de Ja cour? Pourquoi cela? Quelle fantaisie! qui vous en empêche? .… Je vous l'ai dit, monsieur, c’est ma santé. 1 .…#= Vous étes blanche et couleur de rose, madame; vous ne persuaderez à personne que vous êtes malade. — Qu'importe qu'on ne le croie pas, si cela est? — Pourtant, préparez votre toilette; ma mère saura bien vous y faire aller, dût-elle demander à Son Altesse des carabiniers de son régiment pour yous y con- _duire. _ Bt, tournant sur ses talons, selon une mode qu'avait donnée le prince de Hesse à tous les jeunes seigneurs du temps, il me laissa seule. » Je persistai à ne m'occuper de rien. Cependant tail- eurs et brodeuses, joailliers et orfévres, tout était en _ combustion; on ne dormait nulle part. . Nous étions au lundi; la fete avait lieu le lundi sni- vant, J'avais vu dix dames dans In matinée; toutes venaient savoir des nouvelles de ma parure. ~ — J'ai un habit tout prêt, répondis-je. D'ailleurs, je me sens si malade, que je n'irai satis doute point. Je serai déjà forcée de manquer ce soir au cercle de ma- dame Royale, . On me plaignait, on me faisait des compliments plug ou moins sincères. Chacun se répéta que j'étais W malade, que je n'irais point à la cour, et cela tant et wt si bien, que ce fut la nouvelle du cercle, et que le duc Pentendit répéter comme les autres. La marquise de Pezzia, qui observait tout, devina le fait et les conséquences. Elle tenait Victor-Amédée dans un coin et tachait de lui arracher un aveu, le rôle de confidente lui plaisant par caractère; et puis les Italiennes accordent à l'amour tant de charmes, qu’a- près Payoir perdu, elles ne songent qu’à le retrouver, pour le compte des autres. — Le prince ne dit rien, il souriait; elle n’en demandait pas davantage. — Monseigneur, ajouta-t-elle, continuons notre con- seil, s’il vous plait. La dame qui refuse les fêtes pourrait bien persister malgrétout.Savez-vous ce qu’on fait alors? — Non, madame, apprenez-le-moi, j’aime à m’in- struire. — Elle ne s’occupera d’aucuns préparatifs, elle se fera céler huit jours d'avance: elle dira qu’elle est à la mort, jusqu'au moment de partir, où les sollicita- tions la pourraient vaincre; mais point de joyaux, point d’habits, rien de prêt, il faut rester. Il est un moyen de parer à cela quand on est habile. — Mais dites-le donc, marquise! j'attends depuis deux heures. — Eh bien, monseigneur, cela est facile : on a une sœur, une mère, une femme à laquelle on persuade que le bal ne peut avoir lieu sans cette belle, qu'il la faut faire venir, qu'il lui faut faire faire à son insu un bel habit bien ¢tincelant, bien éclatant: les fai- seuses ont sa mesure, on le lui envoie de la part de la princesse deux heures avant le bal. Dès lors point d’excuse possible, et, dût-on crever, il faut paraître. — Le conseil est bon, marquise. — Je n'en donne pas d’autres à monseigneur. fut suivi de point en point. Madame lu duchesse régente m’enyoya, deux heures avant le bal, un de ses pages avec trois estafiers, portant une corbeille dans laquelle repogaient, sur un lit de ouate, une jupe, un corps de jupe, un bas de robe couleur bleu de ciel, avec une broderie de perles fines; les dentelles mêmes en étaient semées, ce qui formait la plus riche et la plus charmante nouveauté qu'on put voir. Ma belle-mère resta stupéfaite, en face d’un pareil présent; puis elle me jeta avec sa voix criarde : — J'espère que maintenant vous irez au bal, madame! Y Je me trouvais indécise, contrariée; je dirai plus, furieuse. J'étais forcée, j'étais vaincue. Mon mari me regardait en riant et soulevait, l’un après l'autre, les glands de perles qui garnissaient mon habit, et s’amu- sait à les faire jouer. — C'est fort beau, madame, fort beau! En vérité, madame la duchesse vous a traitée royalement; on voit que vous les une compatriote et une amie. Habilles- vous promptement, yous arriverez après Leurs Altesses. Je ne répondis point. Il n'y avait pas à reculer : il fallait obéir ou bien employer un moyen héroïque, tel que de me faire saigner, par exemple; sans cela, pas d'apparence de m'en dispenser. Je pris mon parti, et, mé tournant vers M. de Verrue : — Monsieur, lui dis-je, envoyez promptement quérir le médecin; je suis fort malade, il faut me tirer du gong à Vinstent mème, 60 LA DAME DE VOLUPTE. Le comte éclata de rire. — Le médecin ? vous saigner? A d’autres, à d’autres, ma belle comtesse ! Vous avez fait une gageure sans doute, et vous la voulez gagner. Je ne puis vous aider à cette folie. $ — Eh! monsieur, m’écriai-je impatientée, ce n’est pas moi qui perdrai, ce sera vous. — Moi! et comment puis-je perdre? Je n’y suis pas intéressé, je suppose. Je levai les épaules et me tournai d’un autre côté sans répondre. — Ne baraguignons plus, madame, et finissons-en. Je vais appeler vos femmes. — Comme il vous plaira : elles m’aideront à me mettre au lit. Nous discutimes longtemps; je me défendais. Enfin, il m'arracha que j'avais un motif grave, et sur-le- champ il me demanda lequel. Je cherchai à reprendre mes paroles; il n’était plus temps. — Maintenant, madame, je ne vous quitte pas, je ne vous laisse pas que vous ne m’ayez tout dit. Ce fut une persécution complete. La patience n’était point ma qualité. Je répliquai en colère : — Eh bien, monsieur, puisque vous l'exigez, ap- prenez donc ce qui se passe. M. le duc de Savoie a dai- gné jeter les yeux sur moi; il me veut pour sa mai- tresse, et ces fêtes où vous vous obstinez à me con- duire sont les préliminaires de nos accords. M. de Verrue eut un instant de saisissement dont il se remit très-vite. Il n’en resta qu’une petite rougeur. — Êtes-vous sûre de cela, madame ? —Si je n’en étais pas sûre, vous le dirais-je, monsicur? — Cela est d'une honnête femme, d’une très-honnête femme, madame, et, à votre âge, c'est faire preuve (une raison peu commune, je vous en remercie. — Mon Dieu! monsieur, c’est que je vous aime et que ma mère m'a enseigné A aimer aussi le devoir que j'ai promis de remplir. Il ne faut ni me louer ni me remercier pour cela. — Oui, c’est d’une honnête femme, reprit-il comme sil ne m’edt point entendue, et d’une si honnête femme, qu'il n'y a rien à redouter et que l’on peut vous exposer au péril : vous n’y succomberez point. Pré- parez-vous et allons à ce bal. Mon étonnement fut grand, je le laissai voir; il in- sista plus sérieusement, disant qu’il avait toute con- fiance, qu'il était sûr de moi, et que, par conséquent, il croirait me manquer de respect en ne me conduisant pas lui-même au-deyant de ce danger qui n’en pouvait être un pour moi. — Quoi! monsieur, vous savez tout et vous vou- lez. ? — Je veux vous prouver que vous méritez tous les éloges, que je vous remets le soin de mon honneur et que vous êtes une des plus parfaites personnes du monde entier, — Monsieur, je n’ai pas si bonne opinion de moi que vous-même, et je vous supplie de m’en dis- penser. — Madame,. vous me désobligerez par votre obsti- nation, et je compte que cela cessera tout à l'heure. — Monsieur, vous y tenez donc absolument? Gest au moins singulier, convenez-en, — Je tiens à ne pas me mettre en lutte ouverte avec mon souverain, madame, et il ne convient ni à mon | | | | | i | | } { honneur ni à ma fortune que vous manquiez rien en tout ceci. Vous irez. — J'obéis donc, monsieur. Jai raconté cette scène en détail pour montrer com- ment j'ai été conduite, presque forcée, et comment j’en suis venue où l’on m’a envoyée malgré moi. Je m’habillai selon l’ordre. Je dois avouer que j'étais belle et que j’eus avec mon miroir un petit colloque de quelques minutes, qui finit par un sourire et un compliment. M. de Savoie, toujours maitre de lui, me recut comme les autres. A peine une légère rougeur me fil- elle deviner son émotion. Il ne me dit rien de ma pa- rure, et il fut le seul. C'était pour que je le remar- quasse et que je susse bien d’où elle arrivait. Je fus très-maussade à cette fête. Je me retirai de bonne heure, Je fus menée par M. de Hesse, auquel je pensai ne pas rendre son menuet. Je refusai les cou- rantes et les cotillons, ce qui étonna toute la cour, car jy faisais fort bien, et l’on aimait à me voir. Enfin, je marquai, autant que je le pus, ma mauvaise humeur. M. de Verrue revint avec moi et me bläma, douce- ment il est vrai, mais il me blama. C'était, selon lui, donner trop d'importance à une chose qui n'en avait point; c'était laisser croire au prince que je le. crai- enais, et il en pourrait abuser. — Du reste, ajouta-t-il, j'en parlerai à ma mère, — Au nom de Dieu! monsieur, n’en faites rien; c’est là ce que je redoute,et voilà pourquoi je ne vous ai rien dit plus tôt. J’ai l'honneur de connaître madame votre mère, elle tournera tout contre moi. Il me promit presque de se taire; mais j'étais cer- taine qu'il ne le ferait point ; et je ne dormis pas, dans la prévision de ce qui arriverait et de ce qui ne manqua pas, en effet, d'arriver dès le lendemain. Aussitôt que madame de Verrue fut revenue du palais, elle entra dans mon appartement, ce quelle avait recommencé à faire depuis que son fils n’y entrait plus. Elle parut la tête haute, les yeux étincelants, pleins d'ironie et de cette moquerie doucereuse qui cachait chez elle la rage et la furie. — Qu'ai-je appris, madame? fit-elle. Nous devons à des visions cornues votre belle maussaderie d'hier! Vous voilà convaincue que M. de Savoie, époux d’une princesse accomplie, n’a rien trouvé de plus glorieux que de soupirer pour vos charmes! — C’est à vous qu'il offre ses fêtes! c'est vous qui changez ses goûts, ses habitudes, ses idées! Comment ne nous sommes- nous pas doutés de cela? Comment vous seule avez- vous découvert ce grand événement? Je vous aime trop pour ne pas vous engager à perdre ces sottes pensées, madame, etsurtout à ne les laisser voir à personne. Non-seulement vous vous couvririez de ridi- cule, ce qui vous serait permis à la rigueur, mais vous apporteriez la honte sur votre nom, sur la maison de votre mari. Vous empécheriez sa fortune et la nôtre, et c’est ce que je ne vous pardonnerais pas. Je yous engage donc à revenir au bon sens, à ce que vous devez, à ne point rechercher ces distinctions stupides, en vous rangeant aux obligations de votre état, Je voulus répliquer, j'étais outrée. Elle ne m'en laissa pas le temps, et sortit, Je dois ajouter que, si M. de Savoie edt été pré- sent, s'il m'eût été possible, même en ce moment, de m’approcher de lui, j'eusse été capable de tout pour prouver que je n’avais point de visions cornues, et que ces visions-là pouvaient se montrer à d’autres yeux que les miens. Heureusement, j'eus le temps de réfléchir, et je me promis, au contraire, de prouver par ma réserve ct ma conduite, que, si je m'étais trompée, du moins ce n'était ni par prévention, ni par envie de mal faire, il sen fallait. M. de Verrue ne me parla point de cet incident; je retournai sans difficulté à trois fetes données par Son Altesse, et les choses se passèrent comme à la première. Je commençai à penser que M. de Savoie portait ailieurs ses vœux, bien qu'il n’y pardt point, ou que, du moins, il avait renoncé à me les adresser. Ou annonça une quatrième féte avec un carrousel, et beaucoup d’autres maguificences. Je m’y préparai sans crainte, et cependant elle devait être bien importante dans ma vie. « VI Cette fete nouvelle fut criée à grand renfort de trom- pettes et de hérauts dans les rues de Turin. Son Al- tesse ayant résolu de la faire sur le modèle des anciens champs clos du temps des chevaliers, on y devait jouter à armes courtoises, comme aux carrousels de Louis XIV en sa jeunesse, avec des quadrilles de dif- férentes nations. Le duc, sans qu’on en devinat le mo- tif, se voulut faire Bohémien. Ce fut donc a qui entre- rait dans ce quadrille-la, qui devait étre magnifique. M.de Verrue fut désigné comme un des chefs par Victor- Amédée lui-même. Les dames avaient aussi l'ordre de choisir des habits de caractère; on les avait engagées à se mettre plusieurs ensemble pour former des groupes de personnages d'histoire et de roman. La duchesse avait choisi le costume d’une des héroïnes de ce beau poëme du Tasse, qui est un sujet tout à fait italien, et souhaita que j'en prisse un analogue. Ainsi elle se fit Clorinde, et voulut absolument que je représentasse Armide. Lorsque M. de Savoie Vapprit, il demanda si le paladin Renaud n'avait pas ¢té un peu combattre le Ture en Bohème, à quoi madame de Pezzia répondit que cela était certain. Excepté moi, persoune ne re- marqua cela, Mais je remarquais tout. Cette Armide est une manière de magicienne, une palenne qui séduit les chrétiens et qui veut les faire damper, quoi qu'il en coûte. Elle a pour cela des philtres et des charmes ; elle est éternellement belle, éternellement jeune, et dispose des diables de l'enfer, Pour ce personnage, il fallait une magnificence tout orientale, Ma belle-mère me préta ses pierrerics, on les joignit aux miennes, à celles de deux vicilles tantes qui en avaient véritablement des trésors, de sorte que Vétincelais. Ma robe était une sultuue en drap d'or et d'argent, brodée du haut en bas de roses en rubis avec des feuillages d'émeraudes, Cela pesait tant, que j'eusse soubaité trois personnes pour le soutenir, Je n'avais que mon petit Michon, toudu, teint en noir, vêtu en Ture, c'est-à-dire avec des trousses, des colliers et une fraise comme dans les tubleuix vénitiens, Toute la cour remarqua ses mollets, Le curieux est qu'il ne graudissait point ct qu'il avait toujours l'air d'un LA DAME DE VOLUPTE. 61 enfant de sept ans, mème lorsqu'ilen avait douze. On saura plus tard pourquoi j’insiste là-dessus. Ma robe était ouverte par en bas sur le côté, à la facon des chasseresses; elle laissait voir ma jambe bien tournée et mon pied chaussé d’un cothurne an- tique avec une infinité de pierreries brodées dessus. J'avais une jaquette en toile d’argent garnie de petits talismans en ces pierres bleues incrustées d’or qu'on appelle, je crois, des turquoises. Il y en a beaucoup dans ce pays-là. Ma coiffure était singulière. Mes che- veux, en boucles, tombaient sur mes épaules, à moitié retenus dans un réseau de diamants ; j'avais un (ia- dème des joyaux les plus rares, et une escarboucle digne d’une reine. Au milieu se trouvait un hibou, l'oiseau des sorcières, admirablement travaillé avec des pierres imitant les plumes et des veux de rubis balais. Je l'ai encore. De ce diadème sortaient des plumes élevées pour montrer la sauvagerie de cette Armide; et tout le reste, mes oreilles, mes bras, mon cou, ruisselait de pierreries. Ma ceinture seule en était cousue. Lorsque je parus sur l'estrade, on m'ap- plaudit. C'était, après celui de madame de Savoie, le plus beau et Ie plus seyant habit qu’il y eût dans la mascarade. Encore le mien était-il préférable, je le crois. Les femmes en crevaient de dépit et de jalousie. Le duc entra dans l’arène, à la tête de ses Bohémes, sur un magnifique cheval blanc dont la housse et tous les harnais n’étaient qu’orfévrerie et diamants. L'habit du prince ne se pouvait également regarder au soleil. Je compris le secret de son déguisement en voyant sur sa poitrine une boite absolument semblable à celle que j'avais moi-méme et que m'avait donnée le sorcier de Venise; seulement, elle était un peu plus grande ct portait pour devise : Je préserve de tout. Celle amulette était le plus bel ornement de ce cos- tume, si riche pourtant, Chacun le remarqua et les courtisans y cherchèrent un mystère. Ils ont le nez si fin, qu'ils les savent flairer de loin. En passant devant nous, Victor-Amédée baissa sa lance et salua les princesses et les dames. Nous vimes alors les lettres brodées sur sa bannière. Elles étaient de nature à donner de l'occupation aux sphinx de la cour. A l'inconnue! Puis uve moutre avec cette légende : Tranquille au dehors, agitée au dedans. Madame de Savoie se retourna de mon côté — J'étais debout auprès de son fauteuil —et me dit tout bas : — Contessina, il faudra chercher cette inconnue ce soir et savoir à qui le duc me sacrifie. L'accent qu'elle donna à ce mot me prouva que sa rancuoe n'était pas grande, Quant à moi, je ne pou- vais plus m'v tromper : l’amnulette était la déclaration inuette qu'il ne m'était pas permis d'ignorer et que je ne pouvais repousser davantage. Ainsi cet étalage, cette magniflcence, ce monde, cette fête spleniide, si en dehors des goûts de M. de Savoie, tout était pour moi, J'étais l'héroïne, la reine 62... LA DAME DE VOLUPTE. de cette cour; un mot de moi, et tous se jetaient à mes pieds avec le souverain lui-même. J’eus un moment il me sembla d’étourdissement; je fermai les yeux; que j'allais tomber de bien haut. Pour la première fois, l'ambition, l'amour de la puissance s’éveillaient en moi, j'en ressentais une atteinte ignorée jusque-là, et mon regard suivit le prince, qui s’éloignait, avec un regret et une expression qu'il eût été fort heureux de saisir: é Le carrousel fut beau et dura longtemps. M. de Savoie fut vainqueur, ainsi que cela devait être, les souverains ne cèdent aucune victoire. Le prince Eugène était en ce moment à Turin et commandait le groupe des Indiens. Il dut se soumettre au chef de sa maison comme les autres ; mais, après lui, il fut le mieux cou- ronné. Victor-Amédée se servit lui-même pour arriver à ce qu'il avait résolu. Lorsqu'ils vinrent tous les deux à l’estrade des dames recevoir le prix de leur courage, M. de Savoie prit le prince Eugène par la main et dit à Clorinde : — Belle guerrière! voici un jeune étranger auquel je cède le bonheur insigne d’être couronné par vous, malgré le regret que j'en éprouve. IL vient de si loin et il en est si digne, que je n’oserais essayer de le lui ravir. Permettez done qu'une de ces dames, dont les yeux brillentautour de yous, me remette cette écharpe, don si précieux à mon cœur et à mon souvenir. La princesse lui répondit par un petit discours fort bien tourné, qu’elle termina en disant à Renaud quelle lui désignerait elle-même la belle dame à laquelle il devait s'adresser, afin de lui ¢pargner l'embarras du choix au milieu de tant de merveilles. De toutes celles qui l’entouraient, j'étais, je n'en doute pas, la plus belle et la mieux parée; elle me remit le gage de la victoire. Le prince avança la téle, aeeengtilty, je lui passai l’écharpe par-dessus la cuirasse. I était baissé, on ne le pouvait voir. IL prit ma main, qui tremblait un peu, et la baisa avec une ardeur qui ne pouvait rien laisser ignorer à la plus novice. Je me retirai vivement ; mon air sévère n'allait point à l'office qu'on me faisait remplir. Madame Royale, un peu malade, n’était point présente ; sans quoi, elle ett bien deviné tout. On entra dans la salle du banquet, Sous prétexte qu'il était mon chevalier, le duc me voulut servir ; c'était dans l’ordre et selon les usages que nous cher- chions à représenter, Nul ne le trouva extraordinaire; mais quelques-uns déjà démélérent la vérité, etje me vis entourée plus que jamais. Si ma belle-mère ett eu ses plans, est-il vraisemblable qu'une femme aussi rompue aux intrigues de la cour eit hésité à com- prendre ce qui devenait clair, étant prévenue comme elle l'était ? Quant à M. de Verrue, il n'en croyait que sa mère, ct si, par hasard, un doute se présentait à son esprit, il avait tant de conilatic een moi, son respect était tellement profond, qu'il n'aurait jamais songé à m'ac- cuser ni à craindre. Moi, j'étais flotiaute entre la colère et l orgueil; pour la tendresse, elle était toute à mon mari. Cette journée ine parut longue. Je souhaitais d’être chez moi, en liberté, à songer, M. de Savoie ne se per- mit ni un mot, ni un geste, ni un regard dont je pusse me plaindre ; dis Ce fureut des allusions répétées, des manières de me louer sans s'adresser à moi, et de façon à se faire comprendre de moi seule, qui en di- saicnt plus que toutes choses, ll me mena deux fois pendant le bal, je ne lui rendis qu'un menuet, et je le priai, la seconde fois, de trouver bon que je n’eusse pas cet honneur, parce que le poids de ma robe me fatiguait extrêmement. 5 «8 He ai i ne répondit rien. “US HS RIGIETY A partir de ce jour, je fus en brute à aux phisanteriess: aux railleries de madame de Verrue, quine m'en épar- gna aucune et qui m’accabla de quolibets. G'étaient de continuels lardons sur les orgueilleuses qui , se croient adorées des plus illustres, dont Ja vanité 6 est insatiable et qui se font tigresses alors qu'on .ne songe point à les attaquer. Tout cela ait dit a tainement dans l'unique but de me pousser à bout Elle voulait se défaire de moi à tout prix. La Raves femme a élé bien punie de cette visée EL long- temps chérie, par tout ce qui est arrivé dans sa maison, et quelle se serait épargné en me soutenant. Jai négligé de dire que, pendant ces années Re tation conjugale avec M. de Verrue, j'étais accouchée presque coup sur coup de mes filles et de mon fils. C’est ici le seul lieu où je veuille parler des enfants nés de mon mariage, car C’est le côté pénible de mon cœur, le seul qui me soit un regret, presque un remords. Je les ai quittés avec douleur et je ne les ai plus revus. Mon fils mourut peu après son père, et mes filles, élevées au couvent, y demeurèrent. sue Leur aïeule, par haine pour moi, je le crois, ne les put souflrir et les rendit malheureuses; elles s’attachè- rent à leurs béguines et ne les voulurent plus quitter. Ce fut entre nous une séparation complète. + = 4 Ces pauvres enfants ont contre moi des sentiments que je ne leur reproche pas: on ne leur a dit que ce qui pouvait me nuire. Cependant la dernière m'a écrit quelquefois, aux jours de devoir; je lui ai répondu fort amicalement; elle ena été touchée, etje ne doute pas que, si nous pouvions nous voir, nous ne finis“ sions par nous aimer, elle du moins, car moi, je l'aime fort. Nous n'en parlerons plus maintenant. Deux ou trois mois se passèrent de la même façon. L'abbé de la Scaglia était revenu habiter le logis.Devant lui, madame de Verrue ne dit plus rien dont jeusse à me plaindre. Elle me traita avee autant de froideur et de sécheresse, mais sans rien exprimer. Les fétes. ces- sèrent, non pas les occasions de voir M. de Savoie, Nous passames même, par son ordre, plusieurs semaines avec lui et mesdames les duchesses à la maison de üvoli. I se montra fort attentif et fort aimable. Ll avait infiniment d'esprit et du plus agréable, du plus varié. Il savait beaucoup de langues et avait lu tous les livres. Madame Royale était fière de ce fils, et avec raison. - — Et puis, me disait-elle souvent, sa grandimère était la fille de Henri IV; madame, il est aussi près de lui que le roi votre sire. C'est ce qui me fait! Das v4 ‘il lui ressemblera aussi. Ge prince était, en effet, arrière-petit-fils de Henri IV ct tenait à la maison de France de plusieurs côlés; bien qu'il affectat de n’y attacher aucune importance, il en était au fond très-enchanté ; on lui entendait souvent répéter : — Mon aïeul Henri IV disait ceci... Ou bien : — Comme a fait mon aieul Henri IV, Il ne pouvait choisir un meilleur modèle, Je me croyais hors de danger, voyant ce Tong temps écoulé sans nouvelles tentatives, où du moins j’es- pérais que le prince avait renoncé à une entreprise LA DAME DE VOLUPTE. 63 ~ . impossible, lorsqu’un soir que je me promenais en carrosse, seule, avec deux demoiselles italiennes, une Welles, s’étant trouvée malade, me demanda Ja permis- sion d’entrer dans une maison au bord du Po, où elle avait sa sœur. Je demeurai seule avec l'autre, qui aussitôt sortit une lettre de sa poche et me la donna. — Madame, me dit-elle, on m’a commandé de vous remettre ceci. — Et qui donc, mademoiselle? — Madame, lisez, je vous prie, et vous verrez bien. J'ouvris sans le moindre soupçon, la voie ne me pa- raissant pas suspecte. Je vis une page fort tendre et fort respectueuse, sans signature, il est vrai, et avec une écriture qui n’était pas tout à fait celle du prince. Cependant la lettre était concue de facon à ne pouvoir laisser de doute sur celui qui l'avait écrite. Il se plai- ait de ce que je ne comprenais ni son silence ni sa retenue. Les expressions étaient arrangées de telle sorte, qu'il était impossible d’y rien reprendre, ni de s’en offenser. J'interrogeai sur-le-champ la demoiselle, qui s’appe- lait Julia Mascarone, et je lui demandai sévèrement si elle connaissait le contenu de cette lettre; elle me répondit qu’elle n’en savait absolument rien. — Alors, qui vous l’a remise? — Une des filles de chambre de Son Altesse madame Royale, qui l’a trouvée, m'a-t-elle assuré, dans le cabinet de la princesse, la dernière fois que yous avez assisté à sa toilette; elle a pensé que vous l'aviez perdue et m'en à chargée. — Pourquoi attendre d’être seule avec moi, en ce cas? pourquoi ne me l'avoir pas donnée tout à l'heure? "Elle s'interloqua un peu de la question, et, pressée enfin, elle avoua que la fille de chambre, qui était son amie, Je lui avait fait promettre ainsi. Quant à elle, elle ae savait pas davantage. — Eh bien, Mascarone, votre amie s’est jouée de vous ét yous a fait servir de courrier à une fort mé- oats. plaisanterie. Si elle vous demande comment je ecue, cé qu'elle ne marquera pas de faire, vous aurez. soin de lui dire que j'ai déchiré ce poulet, ainsi que je Ie fais, et que je vous ai commändé dene jamais Re charger’ de sémblables commissions, sous pee tre chassée sur-le-champ. ” On juge que cette affaire m’occupa fort. Le prince n'était pas homme à en rester à cette tentative man- quée. Il allait certainement recommencer à me pour- suivre, et, sil se mettait dans l'esprit de me vouloir tourmenter, c'était bien facile. Je n’eus pas plus tôt déchiré cette lettre, que je m'en repentis. C'était une preuve à montrer à ceux qui doutaient, J'en retrouvai un assez grand morceau dans le pli de ma mante, je le serrai DUREE pour le cag où il me faudrait persuader les incrédules et me faire aider dans ma défense. En attendant, je me ré- solus au silence, c'était le parti le plus prudent. Jene me trompais point : les tentatives recommen- cèrent ; jusqu'à Pambassade de France, qui, sans s'en douter. gervitde boîte aux lettres! Le cardinal d'Estrées men envoya une, un matin, arrivant de Paris et qu'il croyait de mon père. C'était encore le prince qui choi- sissait ce biais. Ce furent des craintes de toutes les minutes. Je gardai ces lettres jusqu'à ce que je me visse assez obsédée pour en perdre le courage et pour vouloir à tout prix sortir de là. Je ne dormis point de plusicuré nuits, J6 savais quelles difficultés j'aurais à vaincre. Je savais quels ennemis j'aurais à combattre et combien, au lieu de m'aider, on chercherait à me nuire et à me décourager. [l me fallait une résclution bien ferme; avant de la prendre, j’allai trouver chez lui, en secret, mon saint pasteur. Je lui montrai ces lettres. Je lui dis que j'étais décidée à la fuite, et que, le soir même, je découvrirais tout à mon mari, en lui demandant de m’emmener. — Cest, me dit-il, Ie seul moyen. Si vous échouez, jessayerai ensuite; et enfin, si nous échouons l’un et Pautre, il vous restera votre famille et la France. Ce sera le dernier parti. Je rentrai plus vaillante; madame de Verrue était partie avec Son Altesse pour passer quelques semaines de retraite dans un couvent de Chambéry. Je ne la craignais pas, le moment était favorable; et, dès que nous eûmes diné, avant l'heure où nous avions cou- tume de recevoir, je priai mon mari de venir avec moi dans mon cabinet des livres, où je désirais avoir avec lui un entretien sérieux. Vil M. de Verrue était trop bon gentilhomme pour ne pas remplir ses obligations envers une femme. Il s’in- clina à ma demande, et marcha sur mes pas; il en était visiblement contrarié, bien qu’il ne le dit pas; cela se devinait par ses gestes. Dès que nous fùmes seuls, il m’avanea un fauteuil, et s’assit à côté de moi. En voyant que je me taisais, il me dit avec beaucoup de politesse : — Eh bien, madame, en quoi puis-je vous étre agréable? J'attends que vous daigniez m'en instruire. J'étais émue, on le comprend. Je me taisais encore; enfin, je compris qu'il fallait m'expliquer. — Monsieur, dis-je, c’est que j'ai cru devoir vous montrer ceci. Et, tirant toutes les lettres de ma poche, y compris le morceau de la première, je les lui remis entre les mains. Il les prit et commença de les lire les unes après les autres. — Qu'est cela, instant, — Vous le voyez bien, monsieur : ce sont des lettres d'amour. — Et de qui, s'il vous plaît? — De Son Altesse monscigneur le duc de Savoie à votre épouse indigne, la comtesse de Verrue. I fit un mouvement de surprise et @impatience. — Encore! s’écria-t-il. — Ce n'est pas ma faute; et, si vous m’aviez écoutde, depuis longtemps il n’en serait plus question. On a pour exemple madame de Saint-Sébastien. — Kt que prétendez-vous que j'y fasse, madame? Cette question m’exaspéra, Il était done bien abruti par son servage, que son honneur même, à défaut de son cœur, ne répondait pas à cette question! Je mo contins cependant. — Je prétends que vous me permettiez de me retirer à Verruc, où dans vos terres de Savoie, jusqu'à ce que Son Altesse veuille bien oublier l'attention dont elle a daigné m'honorer, — Madame, c'est impossible; ma mére... — Encore! m'écriai-je à mon tour, Madame votre madame? demandait-il à chaque 64 LA DAME DE VOLUPTE. mère asa charge, elle s’en peut occuper, et nous laisser libres de nos actions, monsieur. Ecoutez, et sachez ma pensée, car je n’y reviendrai plus ; c’est pour la der- niére fois que je m'explique avec vous à ce sujet. Madame votre mère a sur yous les droits et l'empire que devait avoir la mère de vos enfants : elle m'a pris votre cœur, votre tendresse, elle m’a pris jusqu'à vos pensées, et cependant, après m'avoir dépouillée ainsi. madame votre mère me hait, elle est. jalouse de moi; l'ombre même de notre union, qu’elle a longtemps empéchée et qu’elle est parvenue à briser, cette ombre lui fait peur. C’est elle qui, vous rendant sourd à vos intérêts, à la voix de votre honneur même, vous a dé tourné d'entendre mes plaintes et mes supplications. C’est à elle que je dois mon malheur, c’est à elle que vous devrez le vôtre, si vous persistez à l'écouter de préférence à moi. — Madame! — Il en esttemps encore, exaucez ma prière, écrivez à madame de Verrue que vous lui abandonnez entière- ment ce palais, jusqu’au moment où il vous conviendra d’y revenir, avec vos enfants et votre femme; que vous quittez la cour ; que vous allez vivre pour vous pen- dant quelques années. Qu’avez-vous besoin de Son Altesse? Que vous font ses bienfaits et ses faveurs ? En quoi pouvez-vous craindre sa puissance? Vous êtes riche, vous êtes grand seigneur ; dans vos terres, vous êtes tout-puissant aussi, Vous avez des courtisans, au lieu d’être courtisan vous-même. Je vous aime d’une affection que rien ne saurait changer. Vos enfants s'élèvent, ils sont beaux, ils sont forts, intelligents, charmants enfin ; ils vous aimeront aussi et vous serez le maître à votre tour, et vous secouerez ce joug qui, depuis si longtemps vous pèse et vous humilic. Ah! monsieur, le bonheur est près de vous, vous n'avez qu'à étendre la main pour le saisir. Pourquoi le repousseriez-vous, au contraire ? Mon mari me regardait sans m'interrompre : mais je voyais ses yeux briller, mais je voyais des larmes trembler à ses paupières : je crus avoir remporté la victoire et je m’approchai de lui. Il me laissa venir, il ne m'attira pas. — Mon ami, mon cher comte, lui dis-je, écoutez ma voix ; sauvez votre honneur, sauvez votre bonheur et le nôtre, je vous le demande à genoux. — Ah! relevez-vous, madame, s'écria-t-1l, car j'avais fait le geste de m’agenouiller; relevez-vous ; je ne souf- frirai jamais que vous vous abaissiez, même devant moi. — Je supplie pour tout ce qui m'est cher, je ne in’humilie point, mon ami! trop heureuse si je parviens à vous persuader. — Certes, vous dites vrai... Mais ma mere? — Ah! que l'habitude de l’esclavage est difficile à perdre! A quel point un homme est amoindri devant une obéissance servile! Que je vous plains, si votre cœur n'est pas plus fort que vos craintes ! ll ne répondit rien, J'étais bien tentée de me retirer, d'abandonner une cause qui était la sienne et qu'il dé- fendait si ped; la colère me dominait. — Ah! monsieur, m'écriai-je, prenez garde! madame de Montespan a commencé ainsi! — Grice à Dieu! vous n'êtes pas madame de Montes- pan, madame, - Non, monsieur ; mais je suis une femme, et Ja patience humaine a sus bornes, les forces s’usent düus la lutte, — Non pas celles d'une honnéte femme, luttant pour l'honneur de son mari et pour son devoir. Cette belle phrase lui parut le superlatif de l'élo- quence ; il se détourna ensuite comme pour me cacher ses larmes. Je ne me contentais guère de mots, en une circonstance aussi grave ; j’en voulais finir. — Eh bien, monsieur, que décidez-vous? re- pris-je. — Je vais écrire à ma mère, et je vous transmettrai sa réponse; d'ici là, croyez-moi, ne changeons rien à nos habitudes et ne montrons rien de ce qui nous occupe, ne prétons à rire à personne. — Cest votre dernier mot, monsieur ? — Absolument. — Fort bien ; j'y renonce, et je sais ce qui me reste à essayer. Je lui fis la méme révérence qu’à la reine et je sortis dans une indignation que je ne puis rendre et que l’on comprendra. J'écrivis en hôte à Pabbé Petit; il vint à l'instant mème. | Je lui contai tout; il alla repreadre M. de Verru et ne fut pas plus heureux que moi. — À la grace de Dieu, madame! me dit-il tout décou- ragé; écrivez à votre famille. Il m'est odieux d’avoir à rapporter ces combats, de montrer comment ma défaite a été marchandée, et comment on m'a jetée de force au péril où j'ai suc- combé. Je ne veux pas suivre jour par jour cette his- toire pénible. Madame de Verrue persuada a son fils que les lettres n’étaient pas de Son Altesse. Elle alla jusqu'à insinuer que je fuyais uit faux galant pour nv’en ménager un véritable. Il ne le crut peut-être pas, mais il eut Pair de le croire, pour se préparer une excuse et un moyen. } Vaincue en Piémont, il me restait la France. Je priai ina mère de me demander à mon mari pour quelques mois. IL va sans dire qu'on déclina cette invitation. J'étais réellement malade, car en même temps les per- sécutions continuaient, et du côté du prince, qui m'ob- sédait, et du côté des autres, qui ne me laissaient plus un instant de repos. Ma belle-mère avait éventé l'amour de M. de Darm- stadt et l’affubla sur-le-champ du personnage @amant préféré. Il fallut lui interdire l'entrée du logis, ce qui Pétonna fort, et ce qui réjouit M. de Savoie, lequel avait la bonté d'en ètre jaloux. Madame de Verrue avait l'air de travailler pour Son Altesse, et, qui sait? elle en était bien capable. Mon médecin était un homme d'esprit : un jour, il vint chez moi, il m’échappa de lui dire que J'avais le mal du pays. Cette parole-ne tomba pas à terre. Il avait deviné quelque chose de ce qui se passait sans en soupgonuer la cause. Le lendemain, il m’ordonna les eaux dé Bourbon. — Ah! docteur, m'écriai-je, vous me sauvez la vie! — Je le sais bien, madame, et c’est là mon métier, Je le fais toujours en conscience, Dieu merci! Jécrivis à mon père que j'étais condamnée à prendre les eaux, et je le suppliai de se trouver à Bourbon, où j'avais à l'entretenir de choses qui m'importaient le plus sensiblement, puisqu'on ne me permettait pas Waller jusqu'à Paris. Gette lettre fut envoyée par Babette, pour plus de sû- relé, et je ne doutai pas que le due de Luynes ne se rendit à ma prière; Babette, à mon insu, y ajouta quel- LA DAME DE VOLUPTE. ques mots des plus pressants. Ils étaient de nature a inquiéter beaucoup ma famille, et la bonne fille espéra que, de cette façon, on viendrait à mon appel. Elle souffrait autant que moi; je n’avais pu me ca- cher d’elle ni de Marion, et elles me plaignaient sou- vent ensemble. Madame de Verrue n’osa pas m'empêcher d'aller à Bourbon ; elle en avait pourtant grande envie. Elle imagina seulement que son fils ne m’y pouvait conduire et qu’il n'était pas séant que j'y allasse seule avec mes gens. La-dessus, au moment où l’on s’y attendait le moins, l'abbé de la Scaglia s’offrit à m’accompagner. — Je veux faire ce plaisir à ma chère nièce, dit-il. Je me hatai d'accepter; le moyen m'était indifférent pourvu que j’arrivasse au but. Ma belle-mère en fut toute déconcertée. M. de Savoie palit en apprenant mon départ; M. de Darmstadt avait justement pris congé de lui la veille ; il se rendait en Espagne pour quelques mois. Le prince s’imagina que c’était concerté entre nous. Lorsque j’allai lui faire mes révérences d’adieu, ainsi qu’a mesdames les duchesses, je le trouvai triste et grave. Il me demanda si je reviendrais bientôt, je répondis que je ne savais pas. — Ah ! vous allez revoir notre belle France ; ne la regardez pas trop, vous qui l’avez presque oubliée, vous ne la pourriez plus quitter. Cette exclamation, échappée à la jeune duchesse, dé- concerta le sérieux du cercle. On me trouvait pale, défaite; on comprenait que j'avais besoin d’être soignée ; on me plaignait, on me regrettait : tous souhaits de cour, auxquels on ne croit point Icrsqu'on en connaît la portée et qui se distri- buent en manière de jetons d'échange. Madame de Verrue me fit rester la dernière, sous prétexte de me reconduire elle-même. Je vis le duc jusqu'à la fin; adieu se prolongea donc autant qu'il put durer. Je ne fus pas touchée de sa mélancolie, il était cependant bien respectueux. Vill Le lendemain, je montai en carrosse avec l'abbé de la Scaglia, Babette, Mascarone et mon écuyer. Marion et mes femmes suivaient dans une calèche au devait me servir au retour, après ma guérison. Mon oncle fut aux petits soins pour moi pendant tout le voyage. J’eus une des plus sensibles joies de ma vie en tombant dans les bras de mon excellent père, à mon arrivée daus ce pays de Bourbon, où j'avais tant souhaité de me trouver transportée. M. de la Scaglia ne me laissa pas seule avec mon père, pendant toute la première journée, Avait-il ses instructions? Agissait-il de lui-même ? Je crois que c’est Pun et l'autre; il écoutait juste aguez sa belle-sœur pour me tourmenter avec elle, chacun à un point de vue différent. Mon père était impatient de m'interroger, et moi plus impatiente encore de lui ouvrir mon cœur ; aussi, lors- quentin je fus rentrée chez moi, je lui envoyai Babette, pour Le prier) de venir dang machambre, malgré l'heure avancée, alll que nous pussions causer cu liberté, 2 | | 65 C'était un fort homme de bien que mon père, un homme d’une vertu rigide, chacun le savais, et ma famille entière professait des mœurs et des principes aussi sévères qu'irréprochables. Cependant, M. de Luynes était aussi bon, aussi indulgent, aussi juste que pieux. Ma mère n'avait pas le même cœur; clle était sèche et prude, j'étais bien plus sûre de m’entendre avec mon père. Il ne manqua pas d’accourir aussitôt qu’on Peut appelé, et, s’asseyant vite auprès de mon lit, ilme demanda incontinent de quoi il s'agissait. — Monsieur, m'écriai-je, je suis perdue, si vous ne parvenez à me secourir! — Perdue?... Ma fille, n’avez-vous point un bon mari que vous aimez, un état magnifique, au-dessus. des es- pérances du bien que nous pouvions vous donner? N’avez-vous pas des enfants bien venus, bien portants, Dieu merci ? — Oui, mon père, oui, tout cela est vrai ; pourtant, écoutez-moi, et vous verrez. Je lui racontai de point en point ce qui s’était passé depuis mon mariage, ce que j'avais souffert, les humi- liations et les mauvais traitements que j'avais endurés. Je lui peignis les hauteurs de madame de Verrue, les insultes dont elle m'avait abreuvée, et j'en vins ensuite à l'amour du prince, à ce que j'avais fait pour le fuir, à ses poursuites réitérées, à l'incroyable aveu- glement de mon mari et de sa mère, qui m'avait forcée de recourir à lui pour me protéger. M. de Luynes m'interrompit, en me félicitant ce ma prudence; il m’embrassa et s’exclama str ma posi ion difficile et sur ce qu'il ne voyait d'autre moyen d’en sortir que de le suivre à Paris, où M. de Verrue me viendrait rejoindre. Cétait la chose Ja plus naturelle du monde; mon mari ne connaissait la France et ia cour que pour les avoir vues quinze jours, au moment de notre mariage. La paix en Savoie ne lappelait point au régiment qu'il commandait : il pouvait, il devait venir ; cepen- dant, j'assurai à mon père qu'il ne viendrait point. — Sa mère ne lui laissera jamais quitter sa férule, elle craindrait qu’il ne se révoltit; et puis, si j'ose vous le dire, je ne sais si elle serait bien fâchée que je succombasse; elle voudrait me trouver un tort, elle me hait. - Pas à ce point-là! car ce serait se natr elle-même, apporter le déshonneur dans sa maison, il est impos- sible que vous ne vou trompiez pas, ma fille, Je n'insistai point, c'était mon idée, etla suite a mon- tré combien elle était juste, hélas! Mais mon père n'était pas homme à supposer un pareil calcul. Nous causàmes ainsi plus de deux heures. Je ne lui cachai rien de ce que j'éprouvais, de ma tendresse si mal ré- compensée par mon mari. mé plaignit fort; pourtant, il bénit le ciel qui me donnait cette défense. Sa con- clusion fut qu'il parlerait à l'abbé de Verrue, très-sûr de trouver en lui un aide et un approbateur, C'est un vieillard important et rompu dans les affaires; il a passé par des emplois considérables ; il a été ambassadeur, ministre &'État ; il doit voir les faits tels qu'ils sont, et trembler du péril qui nous menace tous. - Je n'ai pas grande foi en ses reliques, mon père, Il me quitta, malheureux et désolé; il était si bon, mon père! Il tint sa promesse et entra chez l'abbé de la Scaglia aussitôt qu'il le put avec décence, Il lui raconta 06 LA DAME DE VOLUPTE. tout au log ce qui se passait, sur quoi Pabbé se récria fort, ef dif qu'il ne se doutait point de ceci, qu'il n’en avait jamais entendu parler, et que sa belle-sceur et son neveu lui paraissaient du dernier coupable en agis- sant de la sorte. — Laisser une jeune femme exposée aux séductions d’un prince tel que celui-là, auquel il ne manque rien pour piaire d’abord, et qui a, de plus, une ténacité de vues que rien ne déconcerte! Je ne comprends pas... Heureusement, me voilà prévenu et j'y saurai mettre ordre. — Le meilleur ordre à y mettre est l’absence. M. de Savoie, ne voyant plus ma fille, Voubliera ou se prendra ailleurs; cela ne peut manquer. J’emmè- nerai madame de Verrue à Paris; son mari la rejoin- dra incontinent; ils y passeront une année ou deux, et, à leur retour, il ne sera plus question de rien. IX {ls discutèrent longtemps: mon père, avec la droi- ture et la loyauté du plus honnète homme du monde; l'abbé, avec sa finesse et sa perspicacité italienne, jointes à une perversité profonde et à une méchan- ceté calculée. Ils se firent l’un à l’autre des concessions que M. de Luynes eût observées, tandis que M. de la Scaglia ne cherchait qu’à gagner du temps. On convint qu'il annoncerait à madame de Verrue notre projet de pousser jusqu'à Paris, et que mon mari en serait prévenu par moi. S'ils y consentaient, tout était pour le mieux: s'ils s’y refusaient, nous partirions pour Turin, et l'influence de l'abbé, jointe à mes prières, obtien drait très-certainement ce que nous désirions. M. de Luynes crut à ce leurre; je ne m'y laissai point prendre; je connaissais trop Pabbé, et je commencais à me défier de cet oncie, si facile à tout accepter et si prodigue de belles paroles. Je tachai pourtant de me tranquilliser, de reprendre la confiance et Pespoir, de jouir en paix de la présence de mon père etde quelques autres personnes de ma famille, qui m’étaient venues voir. On me trouva fort belle; ma réputation alla jusqu'à la cour de France, où le roi eut la bonté de dire à mon frère, le duc de Chevreuse, qu'il eût désiré me voir. Je le désirais bien plus que lui encore, mais le moyen! Six semaines passèrent comme un songe. Les lettres g'échangérent avec Turin assez vivement. Mon père avait écrit lui-même, afin de ne pas essuyer un refus, qui ne lui manqua pas néanmoins ; tout déguisé qu'il était, il s’y laissa prendre, On le priait de me venir reconduire, au licu de m'emmener; mon mari ne pouvait quitter la cour de Savoie, sous aucin prétexte, et sa tendresse s’alarmait à la seule pensée d’une absence déjà si longue, Il ne pouvait vivre plas longtemps loin de moi; mais, si M. de Luynes voulait venir, s'il élait assez bon pour accepter l'invitation offerte, on pourrait s'entendre et préparer Payenir. A force de répéter la meme chose à ce bon et noble vieillard, on le lui persuada. fl ne pouvait me Suivre ; mais il promit de me rejoindre avant qu'ub mois se fût écoulé, Je seconuis la téte, et je fe croyis point; mon pere | me blamait, il m’accusait tout de bon, et je fus réduite au silence. Le moment de la séparation approchait; ce fut pénible de m’arracher des bras de M. de Luynes, qui s’attendrissait à mes sanglots. — Ah! mon père, lui dis-je, je ne vous reverrai jamais ! Il parut avec le duc de Chevreuse, avec mes sœurs, qui étaient venues aussi; ils comptaient tous que nous passerions l'hiver ensemble; mais, moi, j'étais sûre que nous étions séparés pour bien longtemps, et le destin s’est chargé de réaliser ma croyance. Le soir même de leur départ, je demandai à l'abbé si nous n’allions point nous en aller aussi; il me ré- pondit que rien ne pressait, que nous avions encore quelques jours favorables pour les eaux et qu'il en fallait profiter. Comme j'insistais, il changea de maz tière, et s’enquit de mon goût pour les voyages, pour les beaux endroits.Il me proposa de nous en aller par le pays, lentement, pour voir et pour bayer. Je ne de- mandais pas mieux, moi qui ne cherchais qu'à ne point retourner en Savoie, qu'à rester le plus longtemps pos- sible en France, et loin de mes persécuteurs. Et puis j'espérais donner à mon mari quelque inquiétude et Pobliger à me rappeler ; j'aurais risqué le due si j'avais compté sur M. de Verrue. Notre voyage se passa à merveille, pendant deux ou trois jours. Ainsi qu'il n'avait cessé de le faire depuis notre départ de Turin, mon oncle me combla de tous les soins, de toutes les attentions imagi- nables. On eût dit un amant près de sa maitresse, plutôt qu'un vieil abbé près de la femme de son neyeu. A Lyon, où nous séjournämes une semaine entière, il me fi; quantité de présents en pierreries, en étoffes magniliques, en meubles même, qu'il envoya à Turin par le chemin le plus court. Il me donna, entre autres, la plus belle montre que l’on ett faite depuis qu'on fait des montres, avec des émaux, des aciers fins, des turquoises et des diamants en quantité. @était une fort magnifique pièce, que j'ai encore, qu'on admire tou- jours, que ma fille voudrait bien tenir, mais qu'elle n'aura qu'après ma mort; je compte la lui faire attendre le plus longtemps possible. Il n'avait semblé plusieurs fors que les yeux de Pabbé prenaient, en me regardant, des flammes juvéniles qui n'étaient ni de son élat, ni de son age. Pourtant je ne voulus pas y croire moi-même, et je Chassai ces soupcons jusqu'au moment où ils se changèrent en certitude, par un rapport que me fit Marion, dans l'in- dignation de son ame. La veille de notre départ de Lyon, M. de la Scaglia lui proposa une grosse soinme pour Vintroduire, ta nuit, dans ma chambre; elle devait ensuite faire le guet afin qu'on ne le troublat point et qu'il eût tout le temps de me persuader ou de me vaincre. Elle l'avait hautement refusé, le menaçant de me prévenir, à quoi il lui fut répondu que, si elle avait cette insolence, elle ne res- terait pas deux heures à mon service; il la chasserait. Je tombai de mon haut à ce discours, Qui edt soup- donné Pamour dans ce Vicux prêtre, si froid en appa- rence, si faible, si dénué de charmes? Comment espé- raitil le fâire accepter? Comment pouvait-h croire qu'après avoir résisté à M. de Savoie, j'écouterais un homme qui né pouvait me plaire d'aucune façon? Je fus pourtant désespérée de cette entrave nouvelle, et je compris pourquoi il avait faitde si beaux discours LA DAME DE VOLUPIE. à mon père, afin de ne me pointlaisser partir. ll me vou- lait garder, le loup, le renard qu'il était, espérant que je me jetterais dans ses bras pour me sauver des autres. — Il ne savait guère à qui il s’adressait. Après un peu de réflexion, je me résolus à ne point savoir ce que je savais, à ne rien changer à mes ma- nières, et à me jeter plutôt dans un couvent, si, à Turin, les persécutions recommencaient, et si je me trouvais en butte à un nouvel enmemi. L'essentiel était d'arriver. Je contrefis la malade, et je refusai de continuer plus loin le voyage. L'abbé de la Scaglia sen montra fort contrarié; il fit venir trois médecins qui, semblables à ceux de Molière, ordonnèrent chacun un remède différent. Hs ne saccordérent que sur une chose: si je ne voulais pas absolument demeurer à Lyon, afin de recevoir leurs bons soins, ce qui serait néanmoins de plus sage, il fallait me hater de retourner chez moi, de me renoser et de vivre dans un parfait repos. — Ce qu'il faut à madame la comtesse, dit le Purgon dela bande, c’est un bon bateau pour descendre le Rhône, et ensuite un vaisseau qui la conduise à Genes, sans qu’elle ait besoin de se fatiguer. Voila mon avis. Je J'aurais battu. On juge si l'amoureux Thiton- | accepta vite cette manière d'aller, qui nous laissait tête à tête pendant la journée, et qui nous rapprochait forcément pendant la nuit! J'eus beau dire, beau me plaindre, beau me faire ordonner par les acolytes de prendre un autre chemin, il n’en voulut pas démordre; on planta notre carrosse dans un bateau, celui de mes femmes dans un second, et nous voila tous les deux seuls en cette grande waisse, où il ne voulut point souffrir que Marion ni Babette demeurassent avec nous durant le jour. Dès le preinier moment, aussitôt que nous fümes assis et installés et que le bateau fut en marche, il eommenca par me lancer quelques mots, espérant que je les allais comprendre; je fis la sourde oreille; ce qui le forea à s'expliquer plus clairement. Il ne chercha point à me persuader que je le devais aimer pour mon plaisir, mais bien pour le sien et dans mon intérêt, me faisant un tableau épouvantable du sort qui m’atten- dait, si je refusais de l'entendre, et me promettant, au contraire, tout ce qui me pouvait agréer, si je l’écoutais. — Vous haïssez M. de Savoie, me dit-il, vous dési- rez retourner en France, vous serez servie selon vos vœux. Je vous promets de vous emmener, et in- continent même, si vous voulez, nous rebrousserons chemin jusqu'à Paris, et, de là, je me charge de mori- géner ma belle-sœur et mon neveu, de teile sorte qu'ils ne songent plus à vous lourmenter, — Vous le pouvez donc? — Si jele peux! Vous avez apparemment oublié que je suis respecté, honoré, craint au palais de Vorrue; qu'il mest resté de beaux biens que votre mari et sa mère s'estimeraient fort heureux d'avoir, En faisant sonner haut l'honneur, ils seront forces de m'enten- dre; ils se feraient assommer en me résistant. — Eh bien, monsieur, puisque vous pouvez tout, pourquoi avoir refusé mon père? Il fut un instant déconcerté, La question était directe, ll se remit bien vite. — Est-ce gue je pouvais consentir à vous perdre; Est-ce que je pouvais vous laisser sans moi, si loin? Vous ne connaissez donc pas l'amour, vous qui pré- bendes cependant aimer votre nigaud de mari, qui n'a ! 67 seulement pas l'esprit de le voir et de vous le rendre? Je le laissai dire, je lui laissai défiler ses promesses, ses menaces, sans être plus pénétrée des unes que des autres; lorsqu'il eut tout raconté, je m’enfonçai dans le carrosse, je fermai les yeux, et, me tournant un peu de son côté : j — Bonsoir, monsieur! je vais dormir, répliquai-je. — Comment, dormir! c'est là le cas que vous faites de mes paroles? — Monsieur, le sommeil fait oublier, et tout ce que je puis faire pour vous en ce moment, c’est d’oublier ce que je viens d'entendre. Autrement, il me faudrait yous répondre d’une autre façon, et c’est ce que le respect dû à votre âge, à votre qualité, à votre état, ivinterdit de faire. Pourtant, ne recommencez plus, car ma patience ne saurait supporter deux fois un pareil discours. Jamais je ne vis furie pareille à la sienne. Il devint rouge, à faire croire qu'il aurait une apoplexie; ses yeux s’animérent de façon à me tuer, s’ils en eussent eu le pouvoir. Il commença à me menacer de nouveau, avec une véhémence tout italienne ; puis, se radou- cissant tout à coup, il sejeta à mes pieds, pleura, sanglota, m’assura qu'il mourrait de chagrin si je le repoussais, me demanda pardon d’avoir osé se servir de termes qu’il regrettait, m’assura qu'il était mon esclave, et que la moindre dé mes volontés serait pour lui une loi suprême. Il fit ensuite toutes les extrava- gances qu'une grande passion explique et excuse, mais qui, à plus de soixante ans, wont qu'un côté frappant, c’est le ridicule. Peus si grande envie de rive, que je n’y pus résister, et que j’éclatar au nez du vieux paillard, mais d’un rire si franc, si gai, que je serais morte plutôt que de le retenir. Il me regarda avec des yeux encore plus féroces qu'auparavant, ce qui ne me calma point; au con- traire, je m'en ris que plus haut et plus fort, me lais- sant aller à mon entrainement. Je voulus enfin lui répondre, lorsque cela me fut possible, mais tui répondre de la bonne manière, pour qu'il ne fat pas tenté d'y revenir — Quoi! lui dis-je en essuyant les larmes que ma gaieté démesurée faisait couler; quoi! monsieur, vous qui seriez mon grand-père, vous pouvez croire un in- stant que j'ai résisté à M. de Savoie, que je veux le fuir, lui et tous les autres, pour me conserver à l’honneurde vos bonnes graces? En vérité, vous croyez cela? Ah! si vous étiez Français, je vous renverrais à Molière et à l'£cole des femmes ;. mais vous vous gar- deriez bien de regarder ce tableau fidèle; on fuit les miroirs, lorsqu'on est sûr de s'y voir en laid. Rentrez done en vous-même, monsieur ; songez à ce queje suis, à ce que vous les, et ne me rompez plus la tête de vos sornettes amoureuses, Faites pénitence ; songez à bien mourir et non pas à pécher et à faire pécher les autres. Il était à mes genoux ; lorsque je commençai àrire, il se recula d'abord, puis il se releva jentement, les veux sur moi, et, à mesure qu'iline rogardait, l'expres- sion de ses traits et de ce regard changeait du tout au tout, Pendant que je parlais, il mlécouta sans chercher à m'interrompre ; lorsque j'eusfini, il se mit à sourire, mais d'un sourire terrible, effeayant, qui: me glaga. Puis il se releva tout à fait, et s'assit à la place qu'il avail quitiée, à coté de mot, 68 LA DAME DE VOLUPTÉ. — Est-ce votre dernier mot, madame? me demanda- t-il avec une tranquillité dont je fus épouvantée, en le voyant si pâle et la physionomie si bouleversée. — Oui, monsieur, certainement. — Irrévovablement? — Irrévocablement. Je n’avais plusenvie derire, je vousen réponds. Il se rejeta dans le fond du carrosse, croisa les bras, baissa la tête et réfléchit pendant au moins un quart d'heure. Ce temps lui suffit pour combiner un infame dessein. Il s'était rappelé que le moine Luigi lui avait remis, en même temps qu’un poison foudroyant, un puissant narcotique. Il résolut de se servir de ce somnifère pour vaincre toute résistance. A l’aide d’un breuvage préparé, il pouvait satisfaire son horrible passion, me dominer ensuite, et arrêter sur mes lèvres toute résolution accusatrice. Il attendit la nuit suivante pour accomplir ce projet. Je viens de nommer le moine Luigi. Je m’apergois que depuis longtemps je n’ai point parlé de lui et que j'ai oublié de donner la suite du récit de son histoire. Laissons done un instant l’abbé de la Scaglia à sec noires combinaisons et revenons au capucin. XXX La domination de l’audacieux moine s’était accrue et s’étendait sur toute la maison des Spenzzo. Il s’en fallait pourtant de beaucoup que Bernardo lui fût aussi soumis qu'il paraissait l'être. Cet homme se sentait hu- milié; il avait vu avec une vive douleur diminuer son influence depuis que les apparitions du moine chez les dames de Spenzzo étaient devenues plus fréquentes : il n’était plus l’homme indispensable, le seul sur lequel ces deux femmes pussent s'appuyer pour soutenir la lutte contre Mariani, lequel, d’un autre côté, se mon- trait plus résolu que jamais à ne rien céder de son autorité et à faire respecter ses droits. Et puis cette horrible maladie dont Gavazza était atteint n’allait- elle pas laisser des traces hideuses? Angela, qui ne s'était donnée à lui que par caprice, par penchant aux plaisirs faciles, ne le repousserait-eile pas en le voyant tout stigmatisé des traces cutanées laissées par l'invasion variolique qu'il avait subie? Il sentait donc la nécessité de se relever dans l'esprit de ces femmes frivoles, dont la prodigalité toujours crois- sante menaçait l'avenir en augmentant le déficit qui existait dans leurs finances. Pour consolider sa position chancelante, pour repren- dre Pascendant qu’il avait eu et qui s'était sensiblement amoindri dans ces derniers temps, il fallait frapper un coup décisif capable d'établir entre ces femmes et lui un lien de solidarité qu'il leur fût désormais impossible de rompre. Tel fut dès ce moment l'unique objet de ses pensées; rien ne put Ven distraire. Sans doute le ter- rible frère quéteur était toujours à ses yeux une puis- sance redoutable; mais, à mesure que l'énergie lui revenait avec la santé, cette puissance lui paraissait moins invincible, et bientôt sa résolution fut prise. — Ali! mon pauvre Bernardo, comme vous voilà fait! s'écria Angela la première fois que Gavazza con- valescent parut devant elle; pourquoi cette affreuse maladie n’a-t-elle pas atteint de préférence ce manant qui trône là-bas dang les étables de nos domaines ? — Ne soyez pas en peine, répondit Bernardo; on guérit, comme vous voyez, du mal que j'ai eu; mais j'en sais un dont on ne guérit pas, et qui pourra bien ne pas tarder à le visiter. Angela frémit, car, quelque coupable qu’elle fût, la pensée du crime auquel Gavazza faisait allusion n'était — peut-être pas encore entrée dans son esprit; toutefois, elle ne repoussa point cette terrible pensée, et elle ne montra ni surprise ni colère en l’entendant formuler. Angela n’était pas forte pour méditer un crime; mais, âme dépravée, elle n’était pas forte non plus pour en repousser le profit ou la complicité. — Achevez bien vite de guérir, mon ami, se borna- t-elle à dire, et ne vous exposez pas à une rechute en vous tourmentant l'esprit. On ne sait pas ce qui peut arriver; qui vivra verra! — Oui, mais, en attendant, l’année ayant été mau- vaise, nos fermiers payent difficilement; il ne me reste plus à vendre qu'une coupe de bois, et il nous faudra faire un nouvel emprunt pour payer les intérêts du dernier que nous avons contracté, tandis que ce marcassin qui vous a si indignement trompée et dé- pouillée empoche de gros fermages et se moque de vous avec les valets dont il fait sa société, ce gentil- homme manqué dont le père marchait sans souliers dans les rues de Gênes. Oh! 11 faut que cela finisse, et, si je connaissais un prêtre qui voulût bien bénir les balles que j'ai fondues à son intention... — Parlez plus bas, Bernardo! interrompit vivement la comtesse; ne sentez-vous point que de si impru- dentes paroles peuvent nous compromettre? Il se fit un instant de silence; puis Angela reprit en souriant, comme s'il ne s'agissait que d’une plai- santerie : — Je ne crois pas, d’ailleurs, que des balles bénites soient indispensables pour améliorer notre situation. — Cela est vrai, répliqua Bernardo, à la pensée du- quel ces paroles venaient rappeler un terrible sou- venir; il y a bien d’autres choses dont on meurt vite!... — Mon ami, soyez prudent, je vous en conjure !... songez que nous n’avons que vous pour nous défen- dre, et qu'une démarche trop hasardée pourrait vous perdre. Ges paroles prouvèrent à Gavazza qu'il était compris, et qu'il ne s'agissait plus que du choix des moyens. — Angela, dit-il à demi-voix en tombant aux pieds de la comtesse, ma vie vous appartient, vous le savez; la dernière goutte de mon sang sera toujours prête à couler pour yous; eh bien, dites, dites seulement que vous acceptez mon dévouement, et que, quelque chose qui puisse arriver, je conserverai, mort ou vivant, une place dans votre cœur, La comtesse était tremblante; mais déjà son mari lui avait fait signifier l’ordre de rentrer au domicile conjugal, et la seule pensée de se remettre en la puis- sance de cet homme lui faisait horreur ; son imagi- nation s’exalta subitement, — Qui! s'écria-t-elle, à toi mon cœur et à lui ma haine ! — L'arrêt est prononcé, dit Bernardo en se relevant; le reste ne regarde que moi. Et il sortit, laissant Angela en proie à la plus vive émotion, Deux jours après celle scène, un jeune berger en- Lait à la villa Santoni, venant, disait-il, demander les LA DAME DE VOLUPTE. . — = x = ——— — ordres de son maître. C’est qu'en effet M. Mariani ne dédaignait pas de s’occuper des moindres détails de l'exploitation agricole, et il était toujours prêt à donner audience à ses gens, qui l’aimaient tous à cause de cette familiarité patriarcale. Le berger put donc entrer dans la salle à manger du rez-de-chaussée, où son maître attendait qu’on lui servit à déjeuner. — Tu dois avoir chaud, mon brave Zarca, lui dit le comte; car je Vai vu parquer, hier au soir, près du champ Catano, à plus d’un mille d'ici. Mais tu n'étais pas seul; quel est donc l’homme avec lequel tu causais en ce moment? Zarca rougit, balbutia en roulant son bonnet dans ses mains, et finit par dire que c'était un voyageur qui lui demandait son chemin. Le comte attribua l'embarras du jeune homme à sa timidité, et, après lui avoir donné des ordres pour la conduite de son trou- peau, il lui dit d’aller à l'office et de se faire donner à déjeuner. Zarca obéit avec un satisfaction marquée; il pénétra dans la cuisine, et, au lieu de demander à manger, il rôda autour du fourneau sur lequel se préparait le déjeuner de son maître. Il y avait dans son allure, dans ses mouvements, quelque chose d’em- barrassé qu’un observateur attentif aurait pu remar- quer, mais dont les gens de la maison ne s'étaient pas aperçus; lorsqu’au moment où il allongeait le bras vers un yase posé sur le feu, un gros singe, aussi familier avec les serviteurs qu’avec le maitre, s’élanca sur le bras du berger, qui jeta un cri de surprise et laissa tomber sur le sol un petit flacon qui se brisa. Le singe alors sauta sur les débris de cristal; mais à peine les eut-il flairés, qu'il fut pris de convulsions violentes, et, après s'être débattu pendant quelques secondes, il expira. Ce qui parut le plus extraordinaire dans cet accident, c’est que Zarca fut subitement pris d’un accès de frayeur qui parut un instant lui avoir ôté la raison: les muscles de son visage se contractèrent violem ment; ses cheveux se hérissèrent; ses yeux hagards semblaient se tourner attentivement vers la porte, et il s'élançait pour prendre la fuite, lorsque parut M. Ma- riani, attiré par la rumeur de cet événement. Il voulut interroger Zarca; mais déjà ce dermier avait eu le temps de se remettre : il répondit qu'il avait trouvé le flacon sur le grand chemin ; qu'il ne l'avait approché du feu du fourneau que dans l'intention de parvenir à le déboucher, ce qu'il n'avait pu faire jus- qu'alors, et qu'il ignorait complétement quel en était le contenu. M. Mariani ne parvint pas à obtenir de renseigne- ments plus précis, et, ne pouvant se résoudre à accor- der la moindre importance à cet accident qui semblait tout fortuit, il renvoya le pâtre à ses troupeaux. Toutefois, un sombre pressentiment resta malgré lui dans sa pensée, et, ce jour-là même, après le repas du soir, qu'il avait l'habitude de prendre à la même table que ses serviteurs, il disait à ces derniers: — Je ne sais ce qui arrivera; je crois qu'on en veut à ma vie, et je suis bien résolu à la défendre envers et contre tous. Je puis succomber pourtant; dans ce cas, mes amis, vengez-moi; car on aura frappé un honnéte homme qui ne yous veut que du bien. Et il rentra chez lui triste, abattu, presque découragé. - Qu'ai-je donc fait à cette femme? se demandait- il. Je Vaimais de toute mon âme : pourquoi cette haine dont elle me poursuit en échange du désir si ardent que j'avais... que j'aurais encore de la rendre heureuse? 69 A cette même heure, la réponse à ces questions se faisait près de la cabane du berger Zarca. — Tu n’es qu'un sot et un poltron ! disait au jeune berger un homme de haute taille dont le visage était tuméfié et criblé de marques pustuleuses, et mal t'en 2 pris d’avoir eu peur au moment décisif; car, si tu avais été brave, je te donnerais en ce moment plus d’écus que tu n’en pourrais gagner en dix ans. — C'est vrai, répondit Zarca, le cœur m'a manqué. — Et il te manquera toujours! — Non, j'en suis sûr, maintenant que j'ai subi l'épreuve. Essayez un peu; mettez-moi à l’œuvre et vous verrez! — Eh bien, oui, nous verrons! Trois heures plus tard, Bernardo disait à la comtesse Marion : — Les balles bénites ne sont pas tant à dédaigner que vous le pensiez; si j'en avais eu une aujourd'hui, toutes vos souffrances seraient finies. — J'y ai pensé, mon ami, répondit résolàment An- gela, et en voici deux, dont mon confesseur m'a ga- ranti linfaillibilité. Bernardo les prit avec une indicible expression de joie. — Oh! merci! merci! dit-il; vous avez fait mainte- nant la moitié du chemin; à moi seul le reste. Etil partit comme un trait, emportant ces balles, en la puissance desquelles il avait foi. XXXI Bien que la convalescence de Bernardo semblât de- voir être très-rapide, les traces de la dangereuse maladie dont il avait été atteint étaient encore fraîches, fort vives et presque repoussantes. Un autre se fût affligé de cette dernière circonstance, lui s’en félicita; il lui importait, après ce qui venait de se passer entre lui et Angela, qu'on le crût toujours malade, faible, wmcapable de vaquer à aucune affaire. Ce fut done très péniblement en apparence qu'il regagna sa chambre, et à peine y fut-il rentré, qu'il se laissa tomber tout haletant sur son lit. — Ah! sainte Vierge! s’écria la garde en l’aperce- Vous être leyé dans un tel état!... Vous avez juré de n’en pas revenir ! — C'est vrai, Martha, répondit-il d'une voix mou- rante, j'ai été bien imprudent; mais vous savez qu'on ne s’accommode guère d'un serviteur obligé de rester au lit... J'ai voulu essayer mes forces... Aussi ai-je les pieds bien malades, — Oh! Jésus Maria! reprit la garde en s’empressant de le déchausser, est-il possible que yous ayez pu mettre un pied devant l'autre ! — Cela ne m'arrivera plus, ma bonne Martha. Je le crois bien ! Vous ne serez pas capable, avant six semaines au moins, de marcher sans béquilles, — Que la volonté de Dieu soit faite! Oh! signor Gavazza, vous êtes un trop digne homme pour que le bon Dieu n'ait pas pitié de vous, reprit la vieille Martha en accommodant le plus dou- cement possible le malade dans son lit; mais il est certain, malgré cela, que, s'il se passe d'ici à un mois quelque chose d'extraordinaire à Chivas, ce ne sera pas vous qui l'irez dire à Rome, 70 Il y avait quelques instants que la vieille s’étut retirée après avoir tout mis en ordre, lorsque le frère Luigi entra doucement et à pas comptés. — Hum! fit-il en voyant le malade se soulever avec effort, je croyais te trouver sur pied, Bernardo. — Révérend père, c’est justement parce que j'ai essayé de m'y mettre que me voici de nouveau obligé de garder le lit... Et cela me met au désespoir; car l'argent ne doit pas tarder à manquer ici, tandis qu'à Santoni, ce marcassin de comte entasse largent en traitant nos domaines en pays conquis. — Cela, dit le moine d’une voix grave, prouve que l’on est sage là-bas et qu'on est fou ici, où l’on dépense à tout propos des sommes fabuleuses. Quoi! madame la marquise de Spenzzo possède, indépendamment de ce qu’elle a donné à sa fille, des terres valant plus de trois millions d’écus romains, et elle manque d’ar- gent! — Au moins, révérend père, vous me rendrez cette justice de reconnaître que ce n’est pas ma faute, s’il en est ainsi. — Soit, Gavazza; mais il me parait que Von con- voite ardemment ici l’argent qui se gagne là-bas. Tiens, mon ami, un bon conseil : ne joue pas au plus fin avec moi. Tu couves, j'en suis sûr, quelque mauvaise pensée. — Oh! mio padre! que puis-je, en l'état où je suis? — Je comprends parfaitement ce que tu veux, et je sais au juste ce que tu peux; mais je veux, moi, que le comte soit maître absolu à Santoni, tandis que tu te contenteras de jouer ici le rôle de cheville ouvrière. Plus tard, on te fera une position indépendante; mais il faut attendre; c’est mon dernier mot. Gavazza était furieux; il se mordait les lèvres pour ne pas éclater; mais il se dit enfin que ce moine, quel- que fort qu'il fit, n'était pas invincible; que sa qualité de religieux le rendait, dans l’état présent des choses, plus vulnérable que tout, autre, et il promit de se conformer au programine que Luigi venait de lui imposer. En même temps, il prenait mentalement avec lui-même l'engagement de briser le plus promp- tement possible les liens dans lesquels le moine essayait de l’envelopper. — Révérend père, se disait-il mentalement, vous avec beau faire, je sens bien que nous sommes enne- mis; mais pourquoi”... Vous ne sauriez rien posséder en propre, votre qualité de religieux s’y oppose; la marquise est soumise à votre volonté, sans que vous en puissiez tirer aucun avantage, et vous n’osez pas contrarier Angela, même dans ses plus minimes yo- lontés.. Tout bien examiné, mon révérend père, je suis plus fort que vous, et yous sere bientôt forcé de le reconnaître. Dès le lendemain, et en dépit des représentations de la garde Martha, Bernardo, appuyé sur deux béquilles se montrait dans les rues de Chivas, rece- vant les félicitations des uns, les compliments de eondoléance des autres, mais laissant soigneusement croire qu'il ne pouvait marcher, et paraissant en quelque sorte cloué au sol par la faiblesse et la dou- leur. Ce soir-la méme, un violent oragé éclatait sur la petite ville de Chivas ; le ciel était en feu; le tonnerre fendait les nues avec fracas; la gréle et l'eau tombaient a torrents, Le berger Zarea gardait troupeaux dans la montagne, Effrayé par ces convulsions de l'atmosphère, 805 LA DAME DE VOLUPTE, au bruit desquelles se mélaient le bélement de se moutons et les aboiements de ses chiens, il se tenait, morne et silencieux, assis dans sa cabane, lorsque, à la vive lumière d’un long éclair, il crut voir au loin un homme marchant à travers champs, et se dirigeant vers lui. — Jésus! se dit-il en faisant, avec un redoublement Weffroi, le signe de la croix, on dirait Bernardo Ga- vazza! Que vient-il faire ici... Le bon Dieu n'est-il pas assez en colére?... Non, non, je ne bouge pas d'ici. Et pourtant il me traite mal, le bon Dieu: le toit de ma cabane, à moitié effondré, livre passage à la pluie; je Wai pas une poignée de paille sèche; je viens de manger mon dernier morceau de pain, et ma faim n’est pas apaisée... Ces plaintes furent interrompues par un coup de tonnerre qui fit trembler le so’. — Oh! reprit Zarca en tombant À genoux, je sais bien que j'ai tort de me plaindre; car il y a beaucoup de gens plus malheureux que moi. — Eh bien, dit une voix au milieu des ténèbres, mentre-toi fort et rien ne te manquera. Au même instant, un éclair jaillit des nues, et Zarca reconnut Bernardo Gavazza. —- Ah! maitre Bernardo, reprit le jeune berger, vous m'avez fait peur! — Tant pis! car, corpodi Dio! les gens qui ont peur ne sont bons à rien, et, avec ce défaut-là, tu garderas les moutons en plein vent, jusqu'à ce que tu erèves de misère, d’ennui ou de frayeur. — Ah! c'est qu'il fait un temps. — Ne ten plains pas, Zarca; je l'aurais commandé qu’il ne serait pas plus à mon gré. — Alors, maitre Gavazza, nous n'avons pas les mêmes goûts. — Peut-être! il ne s’agit que de s'entendre... Mais j'ai là quelques beaux écus romains qui ne demandent qu'à passer de ma poche dans la tienne. — Qu'ils fassent done vite le chemin, dit le jeune berger, dont un nouvel éclair montra le visage rayon: nant de joie. — Is le feront, Zarca, si tu montres assez de cœur pour ne pas les effaroucher... Tiens, vois, ils sont tout prêts à se mettre joyeusement en marche. — Oh! maître Bernardo, je suis un homme mainte- nant... Et, tenez, voici que l'orage ne m'effraye pas plus que la chute d'une étoile filante. Chacun pour soi, san Dio! et le bon Dieu pour tous. — Très-bien! maintenant, ne parlons plus en Pair: d'ici à Ja villa Santoni, il ne doit pas y avoir pour plus (le dix minutes de chemin? — Pour cing minutes au plus. — Et M. Mariani doit être à table, dans la grande salle, au milieu de ses serviteurs. — C'est certain, il n'y manque jamais... Oh! c'est un vrai bon maitre, celui-là! — (Oh! les dames de Spenzzo sont autrement bonnes maîtresses, et les Gcus que voici ne sont qu'un échan- lillon de ceux qu'elles donneront à qui les servira. — fit que faut-il faire pour eela?... Parlez done, maitre Bernardo. - Il faut me jurer obéissance, Zarea, et tenir ton serment: — Je le veux bien, dit le jeune berger dominé par une avidilé précoce, — Tu le jures? LA DAME bias VOLUPTE. it = Je le jure —Eh bien, fit Gavazza en tirant de dessous son manteau un fusil à deux coups, voici le juge qui doit prononcer ce soir mème entre les dames de Spenzzo et le Mariani. — Ah! séeria Zarca saisi d’effroi, — Eh bien, qu’est-ce ? reprit tranquillement Ber- nardo ; crois-tu ce compagnon-la capable de se trom- per d’adresse?... Secoue donc cette faiblesse d'enfant. D'ailleurs, Cest moi qui agirai. Marchons. — Oui, dit Zarca toujours tremblant. — Nous allons donc nous rendre à Santoni. Il y a là un chien de garde qui te connaît, car il a été le compagnon des tiens. — Mirco?... Oh! oui, bonne bête! dès qu'il peut s'échapper, cest pour venir me retrouver aux champs. — Je le savais, ¢t voilà pourquoi je viens chercher ton concours. Tu pourras donc facilement passer par- dessus le petit mur de Ja première cour, l’emparer du chien et l'empêcher @aboyer lorsque jarriverai. Je te suivrai de près, tu ouvriras une des petites por- tes de manière à ne faire aucun bruit, et l'affaire sera vite terminée, Prends donc le devant et hate-toi! Moins rassuré que jamais, Zarca ne bougeait pas. — Est-ce que tu refuserais de marcher, maintenant que tu en sais assez pour me faire pendre? reprit Bernardo d'une voix menacante. Prends garde! car, sur les deux coups dont mon fusil est chargé, il v en a un pour le traître qui essayerait de me vendre. Et, comme, en parlant ainsi, il abaissait horizon- talement son armé, Zarca s’éeria : — Non, non, maitre Bernardo, je ne vous trahirai jamais; mais je croyais qu'avant de nous mettre en route, vous vouliez me faire faire connaissance avec ces écus romains que je n'ai pu encore apercevoir qu'à la lueur des éclairs. — Tiens, dit Gavazsa en lui remettant une bourse, en voici un pelit échantillon; Je reste de Ja bande viendra bientôt; mais nous avons déjà perdu bien du temps; partons. Le berger prit la bourse, l’ouvrit, en examina le con- tenu, et, bondissant de joie, il se dirigea vers la villa où son maîtreétaitalors à tableau milieu de ses serviteurs. XXXII L'orage était apaisé; mais la pluie continuait à tom- ber fine et serrée, Deux hommes le havre-sac sur le dos marchaient péniblement à travers champs: e’étaient deux soldats déserteurs de l'armée du due de Savoie qui traversaient le Piémont pour aller se réfugier à Venise. — Par saint Janvier! disait l'un, je commence à croire, Lorenzo, que nous avons eu tort de quitter le égiment, On y est mal, c'éstyrai, mais encore y mange- t-on quelquefois, et il y a plus de douze heures que nous marchons l'estomuc vide: il n'est pas possible que nous allions loin on suivant ce régime-là. Pour moi, je ne dépasserai certainement pas l'habitation que Von aperçoit d'ici sans y faire halte. — Tu as tort, Giacomo, répondit l'autre : je connais le pays; cette habitation appartient à une famille alliée i celle du due de Garignan; ce serait nous mettre dans la gueule du loup, tandis que nous wouveraus aisément un asile à Chivas, dont nous ne sommes pas éloignés de plus de quatre milles. — Quatre milles! c'est énorme. Ne pourrions-nous tenter, sans nous adresser aux maîtres, d'obtenir de quelque domestique charitable de cette maisen un morceau de pain et une poignée de paille dans quel: que écurie? — Nous en courrons la chance, si tu le yeux ahsolu- ment. — Etjele veux d’eutant plus qu’il me semble qwune des portes est entr’ou yerte.. — Entrons done, ré liqua Lorenzo. Et il franchit le premier le seuil de la porté; mais il avait à peine fait un pas-à l'intérieur, qu'il se retourna Vers son camarade en lui disant à yoix basse : — Silence ! il y a des gens à quelques pas de qui causent et paraissent craindre au moins autant que nous d’être entendus. Us s’arrétèrent d'abord, puis ils ue à seglisser doucement à l'intérieur, dans l’angle formé par la porte à demi ouverte et le mur qui servait d'appui. De là, la pluie ayant cessé et le temps s'étant éclarci, ils purent entrevoir deux hommes dont l’un était armé Wun fusil et dont l’autre tenait en laisse un chien de garde qu'il caressait pour l'empêcher de gronder. — Tiens-le bien, Zarca, disait l’homme au fusil, et, dans une minute, les dames de Spenzzo seront débar- rassées pour toujours de ce pourceau que le marquis a eu la faiblesse de laisser entrer dans sa famille, — C'est pourtant un noble homme! fit Zarca en sou- pirant. — Noble, lui?... Il a volé la noblesse, comme il vole depuis trop longtemps les revenus de ces do- maines; mais il n’en fera pas davantage. je le tiens! A ces mots, il épaula son fusil, ajusta dans la direc- tion d’une hante fenêtre lu rez-de-chaussée; puis un éclair jaillit et fut suivi d’une explosion, à laquelle succédérent des gris d'elroi partant de l'intérieur de la maison. - Fuyons! dit à demi-voix l’homme au fusil, et, quelque chose qu'il arrive, n'oublie pas que les dames de Spenszo te donneront toujours plus pour te taire qu'on ne Uoflrirait pour te faire parler. Et ils s’enfuirent à toutes jambes. — Si nous restons ici un instant de plus, dit & son tour Lorenzo, nous sommes perdus! Et, de même que les meurtriers, ils s'élancèrent dans la campagne et gagnèrent le large le plus rapidement possible, — Voilà une singulière aventure! dit Giacomo lors- qu'ils se crurent assez Cloignés pour faire halte et re- prendre haleine. — Et qui pourra poutètre nous être utile, répondit Lorenzo; car j'ai retonu le nom do celui qui tenait te chien, et, à la lumière produite par le coup de feu, j'ai vu que le visage de Pautre était couvert de pustulos à peine amortios, Un erime vient rortninement d'être commis, ot peut-être donncraiton une bonne récom pense à qui ferait connaitre les coupables. — Il faudra voir; Wehons, avant tout, de trouver à souper et uu gite pour cette nuit. Tandis que tout. cela se passait, lo révévond frère Luigi se dirigeait vers son couvent, Bien que ea hoguce fût HUflisamment garnie, il pardissail inquiet ; à plusieurs 72 LA DAME DE VOLUPTE. reprises il s’était présenté à l’hétel de Spenzzo, sans y trouver Bernardo, qui, lui avait-on dit, se promenait dans le voisinage à l’aide de ses béquilles, et cela avait suffi pour lui faire craindre quelque grave événement. — Cet homme-là est audacieux, se disait-il, impa- tient d’atteindre le but qu’il se propose, et il n’est que trop encouragé par la marquise et Angela à tenter la fortune en frappantun grand coup. Ges femmes-là ne veulent pas voir qu’elles se perdront en même temps que lui, en le lançant dans cette voie. Heureusement, je sais attendre, moi, etil n’est pas facile de me tromper. Tuterrompu dans ses réflexions par le bruit de pas pesants, le religieux releva subitement sa tête, penchée vers la terre en signe @’humilité, et il se trouva subite- ment en face des deux soldats, qui continuaient à s’en- tretenir de leur aventure à Santoni. A l’aspect de la besace si dodue que portait le moine, Giacomo, qui était le plus affamé, ne put se contenir. — Révérend père, dit-il, ayez pitié, nous vous en supplions, de deux pauvres soldats qui se sont égarés en chemin et n’ont pas mangé depuis hier! — Et comment se fait-il que vous soyez arrivés jus- qu'ici sans trouver de secours? repartit Luigi. D’après le chemin que vous suivez, vous avez dû passer, vers la fin du jour, devant la villa Santoni, aux portes de laquelle un malheureux n’a jamais frappé en vain. A ces mots, les deux soldats se regardèrent comme pour se consulter; puis Giacomo reprit : — Nous nous sommes en effet arrêtés à cette habita- tion; mais nous n’avons pu y rien recevoir, la frayeur nous en ayant fait sortir plus vite que nous n’y étions entrés. — Peur! vous, des soldats?... — hévérend père, répéta à sen tour Lorenzo blessé par ces paroles, de bons soldats peuvent ne pas vouloir se mesurer contre des assassi is. — Vous avez trouvé des assassins à Santoni? de- manda avec anxiété le frère quéteur, qui déposa sa besace à ses pieds comme pour écouter avec plus d’at- tention. — Oh! frère, ce ne sont pas choses à raconter sur le grand chemin... — Surtout quand on meurt de faim, ajouta Giacomo. — C'est vrai, mes enfants, dit Luigi en remettant sa besace sur son épaule. Heureusement, nous ne sommes qu'à cent pas du couvent, où, à ma recommandation, vous allez trouver de quoi réparer complétement vos forces, Tous trois se dirigérent vers le couvent; le portier, qui reconnaissait Luigi au coup de marteau, ouvrit sur-le-champ, bien que l'heure réglementaire fut passée; mais ce ne fut pas sans quelque frayeur qu’il vitentrer les deux soldats à la suite du frère quéteur. — Tiens, Pietro, dit ce dernier en posant sa besace sur une table, prélève double ou triple dime s’il le faut; mais donne-nous à souper promptement, et ne ménage pas la réserve de ton caveau; j'aurai soin de combler promptement les vides que nous pourrons y faire. Pietro apporta d’abord des verres et du vin; puis, explorant la besace, il se mit à préparer le souper avec d'autant plus de zèle qu'il en devait prendre sa part Tandis pil était ainsi occupé, le frère quéteur repre- nait, avec les deux soldats, l'entretien commencé sur le grand chemin, etqui se continua avec d'autant plus dabondance que les rasades se auccédaient plus rapi- dement. Les deux déserteurs devinrent, dés la seconde bouteille, très-expansifs; la troisième était à peine entamée, que Luigi n'avait plus rien à apprendre de ce qui s'était passé à Santoni deux heures auparavant, et l'ivresse des deux narrateurs était déjà telle, que le frère quêteur put, à plusieurs reprises, échanger son verre contre les leurs sans qu’ils s’en apercussent. — Mon révérend, cria tout à couple portier en appor- tant un plat d’où s'élevait un fumet tentateur, voici une omelette dont vous me direz de bonnes nouvelles. Mais il s’arréta tout à coup en voyant les deux sol- dats la tête appuyée sur la table et profondément en- dormis. — Révérend père, dit-il après un instant de silence, je gagerais bien que ces gens-là ne se sont pas en- dormis sans votre permission. — C’est vrai, Pietro: il m'est toujours facile de faire dormir les gens que je trouve trop éveillés. Mais nous causerons de cela une autre fois; pour le moment, nous n'avons pas un instant à perdre : il s’agit de garrotter solidement ces deux hommes... L’in pace est vide, n'est-ce pas? — Toujours, mon révérend; est-ce que le pére pro- cureur voudrait se donner la peine d’user de cette vi- laine chose! Cela serait capable de l’empécher de di- gérer. Il est donc vide, ce vilain cachot, à preuve que j'en ai la clef, dont je me suis emparé parce que, entre nous, j'ai découvert dans ce trou un passage secret qui le fait communiquer avec la cave particulière du père supérieur... — Je le savais, Pietro, interrompit Luigi en souriant. Mal avisé serait celui qui voudrait ici me cacher quel- que chose. Maintenant, apporte des cordes. — Une omelette si bien réussie! exclama Pietro en joignant douloureusement les mains. — Nous la mangerons un quart d'heure plus tard, voilà tout, et nous en aurons chacun double part qui pourra être d'autant mieux arrosée que, de l’in pace où nous allons transporter ces dormeurs, tu pourras faire une courte visite à la cave particulière du père supérieur, dont tu as si habilement trouvé le chemin. En parlant ainsi, Luigi s'était emparé des cordes ap- portées par le frère portier; aidé de ce dernier, il ne lui fallut que quelques minutes pour garrotter solide- ment les deux soldats endormis, qu'ils transportèrent ensuite sans beaucoup de peine dans un de ces horribles cachots appelés in pace, qui existaient alors dans pres- que tous les couvents, et d’où les religieux qu'on y mettait après un semblant de jugement à huis clos ne devaient plus sortir vivants. On n’en usait plus depuis longtemps au couvent des capucins de Ghivas, où l’on était en général d'humeur très-débonnaire en temps d’abondance, XXXIII La nuit avait été pleine de terrible anxiété à l'hôtel Spenzzo; assises et serrées Pune contre Pautre sur un sofa, la marquise et sa fille n’osaient échanger un mot; toutes deux savaient que Gavazza était parti se- crétement pendant l'orage; elles avaient d'abord voulu prier pour le succès de son entreprise; mais la terreur leur avait fait, dés les premiers mots, rentrer dans la gorge cette prière sacrilége, et, depuis ce moment, en proie à une indicible terreur, elles étaient demeurées muettes et tremblantes, prétant l'oreille au moindre bruit. Vers minuit, elles avaient entendu ouvrir et fermer la porte extérieure; puis un bruit de pas était arrivé jusqu’à elles et s’était bientôt évanoui, et les heures avaient continué à s’écouler lentes et terribles pour ces deux coupables dont le châtiment commençait. Enfin, au point du jour, on gratta doucement à la porte de la comtesse Mariani, qui s’empressa d'ouvrir. — Cest lui! dit-elle d’une voix altérée. Ah! Ber- nardo, vous nous avez fait bien souffrir! Elle continuait à trembler en parlant ainsi, et son émotion était si violente, qu’il fallut que Gavazza la sou- tint pour qu’elle pit retourner s’asseoir près de sa mère. — Est-ce donc ainsi, dit-il en s’efforçant de sou- rire, qu’on sait accueillir un messager de bonnes nou- velles?... Vous êtes libre, madame! le misérable qui vous avait imposé son nom pour vous dépouiller im- punément ne vous causera désormais aucun chagrin. — Quoi ! balbutia la marquise, Mariani... ? — Est mort, madame! et ainsi mourront tous ceux qui oseraient attenter 4 votre bonheur. Mais pourquoi cet effroi qui se peint sur vos traits? Qui done oserait faire remonter jusqu’à vous la responsabilité d’un acte dont je suis seul l’auteur? Ne savez-vous pas que je vous ai fait le sacrifice de ma vie? Elle est à vous, et, quoi qu'il arrive, je ne la défendrai qu’autant qu'il le faudra pour que votre honneur reste intact. Mais pourquoi s'occuper d’éventualités impossibles? Au- cune preuve ne saurait s'élever contre moi; mes me- sures ont été soigneusement prises; C’est un secret entre Dieu et nous; malheur à qui oserait tenter de le pénétrer! — Dis plutôt malheur à toi-même! s’écria le moine Luigi, qui apparut tout à coup comme l'ange vengeur. La foudre tombant aux pieds des trois complices ne les eût pas plus terrifiés que l'apparition de ce moine au regard étincelant, plein de menaces et de malédictions. Les deux femmes demeurèrent immo- biles et muettes; il s’écoula quelques instants sans que Bernardo eût conscience de ce qui se passait au- tour de lui; mais il avait trop d’audace pour que son saisissement ne fit pas promptement place à cette as- surance qui ne l’abandonnait presque jamais. — Révérend, dit-il en reprenant tout à coup un caime apparent, cet emportement, qu'il me soit per- mis de le dire, est peu digne de votre caractère et de votre robe, et je crois qu'il vous serait difficile de jus- tifier Vapostrophe que vous venez de m'adresser. — Oh! c’est trop d'impudence! répondit le moine, et je ne sais à quoi il tient que je ne te laisse aller au gibet! A quelle heure es-tu sorti hier au soir? Quelle heure était-il quand tu es rentré cette nuit? Qu’as-tu fait dans l'intervalle? Tu te tais? Eh bien, je vais te le dire. Et Luigi raconta l'assassinat du comte Mariani sans en omettre la moindre circonstance, Cette fois, Gavazza était vaincu; il voulait répondre, et la parole expirait sur ses lèvres, — Et tu osais dire tout à l'heure à ces malheureuses, reprit le moine, que ce crime était un secret entre Dieu, elles et toil... Ne sais-tu pas que j'ai l'habitude de deviner ce que Von veut me taire? Mais ici je n'ai pas ou à faire usage de cette faculté : tu as si folle- LA DAME DE VOLUPTÉ. | | | 73 Ment agi, tu as laissé tant de traces de ton passage, que, si je n’étais parvenu à arrêter dans leur marche les deux principaux témoins de tes crimes lorsqu'ils se rendaient chez le procureur criminel, cet hôtel serait déjà investi par la force armée, ces malheureuses femmes, qui Pont comblé de biens, te suivraient bien- tôt jusqu’à l’échafaud. avait à peine prononcé ces mots, qu’Angela poussa un cri aigu et roula sur le parquet en se tordant les membres. — Luigi, s’écria en même temps la marquise en se mettant à genoux devant le moine, sauvez-nous, je vous en conjure! — N'est-ce pas pour cela que je suis ici à cette heure, Paola? répondit-il en la relevant. | Puis,se penchant vers la comtesse en proie à une violente attaque de nerfs, il lui fit respirer certain sel particulier, et il parvint ainsi à la calmer comme par enchantement. — Maintenant, reprit-il, repoussons toute vaine ter- reur, afin de soutenir victorieusement la lutte si imprudemment commencée. Cette lutte sera longue; car, quelle que soit l’origine des Mariani, leur famille est nombreuse et puissante. Ainsi que je le disais tout à l’heure, les deux principaux témoins sont en mon pouvoir, ils ne parleront pas sans ma permission. — Luigi, dit avec effusion la marquise en lui pre- nant les mains, vous avez notre foi, et vous êtes notre seule, espérance. — La foi, l'espérance sont choses bien fragiles, vous le savez, Paola, répliqua le moine en souriant amère- ment; mais je n’en accomplirai pas moins courageu- sement la mission que je me suis imposée, et, j’en suis sûr, le succès couronnera mes efforts, si, comme je l'espère, vous suivez scrupuleusement mes conseils. — Révérend père, dit Bernardo, dont cette scène semblait avoir affaibli l’énergie, je vous ai désobéi, et je m'en repens sincèrement. Pardonnez-moi, et je jure d'être désormais à vous corps et âme. — Assez, dit impérieusement Luigi; voilà déjà trop de temps perdu. Dans quelques instants on viendra bien certainement annoncer aux dames Spenzzo la mort du comte Mariani. Personne n'ignorant la mésintelli- gence qui régnait entre elles et le comte, il faudra recevoir cette nouvelle dignement, gravement, sans montrer une douleur démentie à l'avance, mais seu- lement de la surprise et une tristesse contenue; puis, sans crainte, sans hésitation, on abordera la question des mes matériels. Madame la comtesse, madame la marquise, sa mère, appelleront leur notaire, et le chargeront d'assister à Vapposition des scellés qui certainement se fera aujourd’hui même à Santoni. Toi, Bernardo, tu accompagneras le notaire, comme homme de confiance de ces dames. Oh! révérend père, dans l'état où je suis! — Là est justement la planche de salut : tu iras en voiture à Santoni avec le notaire; là, tu participeras dans une certaine mesure aux actes qui s'accompliront ; puis, vaincu en apparence par la fatigue, tu Cévanouiras après avoir mis à nu tes pieds ensanglantés, — Et puis? demanda Bernardo avec résignation. — Et puis tu reviendras ici te mettre au lit, et tu 4 resteras pendant huit jours au moins, — Révérend père, c'est une terrible thehe ! — A ton Bernardo : d'aller à la potence... aise, s'il te semble plus doux 74 Gayazza pouss2 un cri deffroi; la marquise et sa fille éclatérent en sanglots. —Silence! ditimpérieusement Luigi en se levant; on frappe à la porte de l'hôtel ; l'heure suprême est arrivée. Mais il ne faut pas que l’on me trouve ici... A bientôt! et que mes paroles demeurent dans votre mémoire. A ces mots, il s’élanca hors de l’appartement, et sor- tit de l’hôtel nar une des portes du jardin. XXXIV On éprouvait à l'hôtel Spenzzo un trop grand besoin de l'appui du moine Luigi, pour ne pas lui obéir aveuglé- ment ; nul n’eùt osé s’écarter du programme qu'il avait tracé ; il fut done fait comme il l'avait dit : la marquise et la comtesse se montrèrent à la fois tristes et calmes à l'annonce qu’on leur fit de la mort du comte Mariani, qui fut par elles reçue de la manière la plus convena- ble ; Bernardo lui-même parut attristé dans une juste mesure par ce lugubre événement, de sorte qu’il ne put s'élever d’abord le moindre soupçon, car on avait vu, la veille, Gayazza se trainer péniblement à l’aide de ses béquilles dans les rues voisines de l’hôtel. Cependant l'instruction judiciaire de cette mysté- rieuse affaire n’en suivait pas moins son cours, activée qu'elle état par le signor Marco Mariani. Celui-ci, en effet, avait juré de venger son frère, et il était par- vepu à grouper les plus terribles présomptions. D'autr> part, Zarca couvrait les cabarets de Chivas, tirant ae ses poches de l'argent à pleines mains, et criant dans ses accès d'ivresse : — Buvons! buvons! quand il n'y en aura plus, il y en aura encore. Enfin les balles extraites du corps de la victime, et marquées toutes deux d’une croix, furent reconnues par un enfant de chœur, qui déclara les avoir dépo- sées sur l'autel où devait se célébrer le saint sacrilice de la messe, afin qu’elles fussent bénites par Vofficiant. De tout cela, Marco Mariani avait fait un faisceau qui, grossissant chaque jour, devint trop imposant pour que la justice pit demeurer inactive. Un matin, alors que Jes maîtresses de la maison étaient encore au lit, la villa Santoni fut investie par une troupe Warchers; puis plusieurs officiers judi- cinives pénélrèrent à Vintéricur et semparerent de Ja personne de Bernardo Gavazza. Ce dernic® se récrie; il proteste de son innocence; il invoque le témoignage de la marquise, de la comtesse, qui, réveillées par tout le bruit qui se fait autour d'elles, arrivent à peine vêlues et tentent d’interposer leur autoritd, Les circonstances sont graves, mesdames, leur dit l'officier supérieur de justice, et elles pourraient étre encore aggravées par une intervontion intempestive. — Me cote Bernardo, quiaffectait de montrer une tranquillité voz aussi bien que moi que Pon m'ac- cuse injustement; il s'ost fait une tempeéte qui a aveu- glé et aveugle encore les plus clairvoyants, La justice s¢ trompe; mais elle reconnuitra bientôt son erreur. En attendant, j'aimerais mieux souffrir mille morts que ‘une lavme tomber de vos yeux, ét ce sentiment, quoi qu'il puisse arriver, je le garderai jusqu'à la chères et bonnes mailresses, disait de son pariatie, vou aey | LA DAME DE VOLUPTE. mort. Conservez-moi votre estime, et ne vous occupez pas autrement de moi, c’est la seule grâce qué js vous demande... Maintenant, ajouta-t-il en se tourpant vers les gardes qui l’entouraient, je suis prêt, marchons. Pendant que lon conduisait Gavazza aux prisons de Turin, où il devait attendre la fin de Pinstruction qui se poursuivait, le moine Luigi faisait, au couvent des capucins de Chivas, une découverte accablante sil avait constitué le portier Pietro gedlier des deux sol- dats enfermés dans l'in pace, et il était parfaitement tranquille de ce côté : ce lieu de détention était sûr, il my avait pas même d'exemple qu'un des moines qu'on y avait renfermés autrefois edt jamais tenté de s'évader, tant la chose semblait impos- sible. Voyant la tournure facheuse que prenaient les choses, Luigi pensa que, au lieu de faire disparaitre complétement ces hommes, que le hasard lui avait li- yrés, il ne serait peut-être pas impossible de les faire tourner contre laccusation, en leur imposant une déposition toute contraire, quant aux faits dont ils avaient été témoins. A cette condition, on pouvait leur promettre leur grace comme déserteurs, leur mise en liberté trés-prochaine, et une samme suffisante pour qu'ils pussent retourner tranquillement dans leur famille. —- Dans la position où ils se trouvent, se disait le moine, il est impossible qu'on n'accepte pas avec em- pressement la moindre planche de salut. Ce fut done axec la certitude de ne pas rencon- trer d'obstacle sur ce point, qu'un soir il invita Pietro à se munir d’une lanterne pour descendre avec lui dans l'in pace. Mais, quand il eut pénétré dans le souterrain et promené la Jumiére autour des murs, quelle ne fut pas sa stupéfaction : Je caveau était vide!... Expliquons comment les deux prisonniers avaient quitté lin pace où les avait enfermés Luigi, et ce qu'ils étaient devenus. Lorsque les deux soldats déserteurs, Lorenzo et Gia- como, sortirent du sommeil de plomb dans lequel les avait jetés la substance narcotique que le frère Luigi avait mélée à leur vin, ils essayèrent d'abord instineti- vement de se mettre hors du contact de la terre humide sur laquelle ils étaient étendus. Mais grande fut leur surprise de se trouver, au milieu des ténèbres les plus profondes, dans l'impossibilité de faire un pas, en- chainés qu'ils étaient par le milieu du corps à deux anneaux scellés dans le mur de leur cachot. —Ah!fit Giacomo en s'adressant à son compagnon, je te Payais bien dit, que nous regretterions le régiment. — (est toi qui parles, Giacomo?... Bh bien, mon garçon, j'avoue que je me trouve dans d'assez vilains draps, et, si l'on ne t'a pas mieux traité que moi... — Je suis enchainé. — Comme moi... Mais qu'avons-nous done fait à ce maudit moine pour qu'il nous truile ainsi? En y réflé- chissant, je ne suis pas éloigné de croire que nous avons eu la langue trop longue. — Tu crois? et moi, j'en suis sûr; je me rappelle maintenant que hous avons raconté à ce maudit frèpe quéteur toute notre aventure de Ta villa Santohi, et, en cela, nous avons té bétes comme dos huitres, Le frère quéteur, maitre de notre secret, à voulu on liver part, etil a trouvé moven de nous faire mettre N° Nombre, — Tu dois avoir raison, dit borcuso mais alors tout nest pas désespéré ; d'abord, si Pon avait voulu : LA DAME DE VOLUPTÉ. T5 — as se débarrasser complétement de nous; nous serions morts; c'était si facile! Ce qui prouve ensuite quel’on veut que nous vivions, c'est que voici une cruche pleine d’eau que j’ai failli renverser d’un coup de pied, ce qui eût été très-facheux, car je meurs de soif. — Cest absolument comme moi: — Eh bien, tends les bras par ici... Tiens, voici la dame-jeanne, et je sens à mes pieds quelque chose comme un pain d'assez belle dimension... Je le tiens! Buvons et mangeons! Par le diable, nousn'en pouvions pas dire autant tous les jours au régiment! — (est vrai, dit tristement Giacomo; mais la lu- mière du soleil nous éclairait et nous pouyions mar- cher. Ah!... —iIl ne s’agit pas de se désoler, mille diables! fit Lorenzo. Voyons, tu es comme moi, enchaîné par le milieu du corps? — Kt si solidement, que les anneaux de la chaine- . entrent dans la peau au-dessus des hanches. — Cest justement le plaisir que je ressens en ce moment;mais, vrai Dieu! cela ne durera pas longtemps. — En qui espéres-tu donc? — En moi seul, mille tonnerres! Allons donc, du cœur au ventre; on ne meurt qu'une fois; tachons que ce soit le plus tard possible. Ce disant, Lorenzo, sans plus écouter les jérémiades de son compagnon, trempa dans l'eau un des anneaux de sa chaine et commença à Je frotter avec ardeur contre la eruche de grès. — Entends-tu cette musique? demanda-t-il à Gia- . como après quelques instants. ( — Parfaitement: mais je ne vois pas à quoi cela nous servira: tu n'as probablement pas l'espoir de Venvoler au travers de la voûte de cette cave? — Je ne sais ce qui arrivera. L'important, c’est que nos mouvements soient libres, et je suis sûr mainte- nant que, dans deux heures, il en sera ainsi. En effet, en moins d’une heure, Lorenzo usa si bien surle grès un des anneaux de sa chaîne, qu'il Ini fut facile de la briser ; après quoi, il dégagea Giacomo par le méme procédé. Au moment où il achevait cette opération, une sorte de bruit sourd et lointain se fit entendre. — Tenons-nous sur nos gardes, reprit Lorenzo, et tombons résolûment sur le premier individu qui se montrera, afin de le faire parler et de l’obliger à nous livrer passage. Le bruit continua; il dévint même plus intense: puis il Sy mela un cliquetis de clefs, et une voix hu- maine murmura quelques paroles que les soldats ne’ purent entendre distinctement; mais personne ne parut, et les deux soldats sentaient déjà s'évanonir Pespoir que cet incident avait fait naître en eux, lorsqu'un mince rayon de lumière traversa tout A coup les ténébres qui les environnaient. Lorenzo ®avanen avec précaution dans la direction de cette lumière et i! reconnut bientôt qu'elle venait d’un lieu voisin de celui où on les avait emprisonnés, et qu'elle arrivait à eux par une fissure qui existait dans la muraille vil examina soigneusement cette fissure. = Maintenant, dit-il tout bas à son compagnon, je jurerais sur ma tête qu'il y a eu là quelque ouverture bonuvou? plus grande que celle qui existe en ce mo- ment, — C'est neut-ire la porte de ce eachot, répondit Giacomo, — Non, la porte est à Pextrémité opposée: j'en ai senti les ferrures et ce n’est pas un ancien forgeron comme moi qui peut se tromper sur ce point... Ah! si j'avais seulement un morceau de fer, ne fut-il long que comme le doigt!... — Jour de Dieu! fit Giacomo, voilà qui tombe bien! Je viens justementde m’apercevoir que ces coquins de moines ont oublié de me prendre mon couteau. — Donne, donne vite... Par le sang de saint Janvier! nous allons voir du nouveau. Lorenzo prit le couteau, il en introduisit doucement la lame dans la fissure qui donnait passage au rayon de lumière, et bientôt, par cette fente élargie, ses re- gards plongèrent dans une vaste cave où tonneaux et bouteilles, admirablement rangés, offraient un coup d'œil des plus séduisants. Un des moines du couvent, portant un trousseau de clefs à la ceinture, et tenant une Jampe à la main, marchait lentement entre les rangs de cette silencieuse et liquide armée, qu’il ayait l'air de passer en revue. De temps en temps, il s’arrétait pour compter les rangs des compagnies les moins nombreuses, et il hochait Ja téte d’un air mécontent, et, bien qu'il ne parlat qu'à demi-voix, la fente ména- gée par le soldat était assez large pour que les paroles fussent distinctement entendues par les prisonniers, — Voilà qui est bien surprenant ! disait-il ; il y avait certainement dans ce coin trois douzaines de bouteilles de madère; je n'en trouve que trente, et il y a plus de huit jours que je n’y ai goùté... Ma dernière pièce de vin du Rhin est en vidange, et il y a des vides dans les rangs de nos meilleurs vins de France! IL est im- possible que j'aie été aussi vite que cela, et puis je ne prends jamais sans compter. Je suis sûr maintenant que quelque frère usurpe en cachette mes fonctions de sommelier... Mais je le découvrirai et malheur à lui!... En écoutant ces paroles, Lorenzo continuait à faire jouer doucement son couteau dans la fente du mur; tout à coup la lame rencontra une résistance nette et solide: Il y à du fer la, se dit l’ancien forgeron; tachons de savoir si c’est péne ou verrou. A ces mots, il appuya de toutes ses forces sur la lame, en même temps qu'un de ses genoux pressait le mur. Tout à coup l'obstacle rencontré par la lame céda, et une large pierre tourna sur elle-même. — Suis-moi! cria Lorenzo à son compagnon. Et tous deux s’élancèrent par l'ouverture qui venait de se produire et s'emparèrent du frère sommelier, de- venu subitement muet et immobile de frayeur, — Remettez-vous, frère, dit Lorenzo ; nous ne sommes pas aussi diables que nous en avons l'air, et ce n'est pas dans un enfer meublé comme celui-ci qu'il pour- rait nous venir du noir dans l'âme, à l'intention d'un bon vivant comme vous paraissez l'être, — Que voulez-vous ? qui étes-vous?... fit le moine effaré, — fe que nous voulons, c'est que vous vous calmiez d'abord, car vous n'avez view à craindre de nous; en- suile, que vous nous disiez où nous nous trouvons, - Gelieu, mes enfants, répondit le frère, qui se re- mit quelque peu, n'est autre que la cave particulière de notre révérond pére supérieur, dont je ne suis, moi, que le sommelier indigne... Mais, enfin, qui êtes- vous vous-mûmes, et comment avez-vous péuctré ici? — Qui nous sommes, mon révérend ? Cela, soit dit sans vous offenser, ne regarde que nous; quant à la nanière dont nous avons pénétré dans ces souterraines 76 LA DAME DE VOLUPTE. demeures, j'allais vous prier de vouloir bien nous le dire; car, je vous le jure, je ignore complétement, et mon compagnon n’en sait pas plus que moi là-dessus. — II faut pourtant bien que vous y soyez venus, puisque vous y êtes? — Etsi l’on nous y a transportés malgré nous! dit Giacomo. — Silence! fit Lorenzo en lançant en arrière un soup de pied à son compagnon. Ce bon père n’est pour rien, j'en suis sûr, dans la violence qui nous a été faite; mais tous les habitants d’un saint lieu comme celui-ci Goivent être solidaires : je ne doute pas que le révérend ne consente à nous faire sortir d'ici le plus secrètement possible, ce dont nous Jui serons éternellement reconnaissants. — Permettez au moins que je me reconnaisse, dit le père sommelier ; je n’en puis croire mes yeux et mes oreilles : il me semble que je fais un mauvais rêve. Le frère était dans une grande perplexité : il avait évidemment affaire à trop forte partie pour songer à résister; s’il appelait du secours, il courait risque d’être égorgé au premier cri par ces hommes, dont l'un tenait un couteau à la main; mais comment, d'autre part, se résoudre à laisser piller cette riche cave, ses seules amours depuis tant d’années! — Voyons, mon révérend, reprit Lorenzo, qui ne per- dait pas de vue le moine et suivait tous ses mouve- mens, soyons de part et d’autre de bonne composi- tion. Outre ces quatre bouteilles que nous emportons, nous allons en vider deux autres, afin d’avoir l’hon- neur de trinquer avec Votre Révérence; puis vous nous conduirez hors du couvent à l'insu de tout le monde, et nous prendrons le large, munis de votre sainte bénédiction. Que gagneriez-vous à nous livrer à des ennemis que uous ne connaissons pas et que, probablement, vous ne connaissez pas plus que nous? Il vous faudrait avouer vos visites nocturnes à Ja cave particulière du père supérieur. Le frère sommelier semblait enfoncé dans de pro- fondes méditations. — Voici tout ce que je puis faire, dit-il après un assez long silence : je vais vous introduire dans l’église par la sacristie ; dans une heure, les portes s’ouvriront au publie pour la première messe, il fera à peine jour, et il vous sera facile de sortir sans être remar- qués de personne. — J'avais deviné en yous notre sauveur, frère! dit Lorenzo. Buyons; on ne sait pas ce qui peut arriver : peut-être, un jour, nous reverrons-nous dans des cir- constances différentes, et vous reconnaitrez alors que nous sommes meilleurs compagnons que nous le pa- raissons aujourd'hui. Suivez-moi done, reprit le père sommelier; mar- chez doucement, n’échangez pas une parole, et, une fois hors d'ici, que Dieu vous conduise ! Un instant après, les deux soldats déserteurs sortaient du couvent, et ils gagnaient au large à travers champs. XXXV fl est temps, je crois, de revenir à ce qui m'est per- sonnel et de raconter la suite de l'aventure menée par amour de l'abbé de la Scaglia. L'abbé avait attendu la nuit pour mettre à exécution son infàme projet. Nous descendions le Rhône, on le sait. Le temps était magnifique. L’air était chaud; mais un léger souffle de vent courant le long de la vallée du Rhône rafraichissait un peu l’atmosphère. Le soleil était près de disparaître à l'horizon. Tout était calme autour de nous. On n’entendait que le hélement des bateliers et les craquements de la barre du gouvernail, que, de temps en temps, poussait le timonier. Peu à peu le soleil disparut, les ombres s’épais- sirent, et le vent tomba tout à fait. L'air devint lourd et tiède. Préoccupé de ses sinistres desseins, l’abbé ne parlait pas. — Oppressée par l’état de l’atmosphère, j'étais muette aussi. — J'étais prise d’une grande fatigue et d’une soif ardente. Je demandai Marion pour qu'elle m’apportat une orange. L'abbé se leva vivement et alla vers le bateau dans lequel se trouvaient mes femmes et nos gens. Il revint m'offrir lui-même quel- ques fruits rafraichissants et une limonade glacée. Je bus avec délices. Mon engourdissement ne cessa pas; il devint, au contraire, plus profond, et bientôt je ne pus résister au besoin de dormir qui s’empara de moi, irrésisti- blement. C'était là l’œuvre de l’abbé, et il attendait ce moment avec l’impatience du crime. I] prit mon bras, le secoua pour s’assurer de la soli- dité de mon sommeil; je ne remuai pas; il sourit étrangement, et me regarda d’un ceil lutrique et dévo- rant; il couvait sa victime, prêt à l’étreindre et à assouvir son odieuse passion. Tout à coup la portière s’ouvrit; un homme masqué saisit le bras de l’abbé, qui bondit avec un cri de rage. — Pas de bruit! dit l'inconnu d’une voix impé- rieuse... Et si vous ne voulez pas vous perdre, sortez! L'abbé se dressa, furieux et grinçant des dents. Il vit d’un côté son espoir déçu, et de l’autre un abime creusé sous ses pas. Mais il avait une grande force de volonté, une grande habitude de dissimulation, et il se remit bientôt, — Qui êtes-vous et que voulez-vous? demanda-t-il à l'inconnu. Et il portait la main à des pistolets placés près de lui. — Qui je suis? répondit l’homme masqué. Vous ne le saurez jamais. Qu'il vous suffise d’apprenûre que je donnerais mon sang pour sauver la vie ou la répu- tation de la femme que vous vouliez souiller. L’at- tentat que vous méditiez, mon intervention, doivent demeurer à jamais ensevelis dans l'oubli. Ainsi ne craignez rien. Mais je veille sur cette malheureuse victime des mauvaises passions de sa famille, et si, avant son arrivée à Turin, vous tentez encore quelque chose sur elle, je crois que je vous tuerai comme un chien. L'abbé, déterminé par la parole ferme et incisive de l'inconnu, baissa le front et sortit sang répliquer un seul mot. Marion vint s'asseoir auprès de moi et protéger mon sommeil. L'homme masqué demeura un instant, triste et rêveur, à me contempler; des larmes silencieuses coulérent le long de son visage, I pleurait sur mon malheur, sur mon abandon, sur LA DAME DE VOLUPTE. 77 oo les injustices de la famille de mon mari et sur l’aveu- glement du comte de Verrue. — Comme il est indigne d’elle!... soupira-t-il. Pauvre femme ! Il surmonta enfin sa douleur, essuya ses yeux, prit une de mes mains, la baisa avec une respectueuse ardeur, et disparut, en se faisant violence, comme si on Varrachait à tout son bonheur. Lorsque je me réveillai, Marion me raconta tout; elle m’apprit le nom de mon sauveur. C'était le prince de Darmstadt. Le Scaglia revint prés de moi dés que le jour parut. Il était calme et riant; son visage n’avait pas gardé trace des émotions de la nuit. Le prince de Darmstadt m’avait sauvée! Mais cette aventure me mettait à la merci du Scaglia. Il lui était en effet facile de faire croirea des relations coupables entre le prince et moi, tandis que personne ne voudrait ajouter foi à son crime, que son caractère, son age, sa position rendaient invraisemblable. — Madame, me dit-il d’une voix ferme et accentuée, je ne vous crains pas et vous avez tout a craindre de moi. Je commence par vous prévenir, afin que, si vous nourrissiez la fantaisie de m’accuser, ou d’aller rire a mes dépens avec votre mari, vous sachiez bien que vous trouverez à qui parler. Vous pouvez raconter des scènes qui paraitront ridicules, j'en conviens, des faits que vous dites infàmes peut-être. Racontez-les, et le ridicule et la honte retomberont sur vous ; car je re- pousserai vos allégations de telle sorte, que nul ne sera tenté d’y croire. Ecoutez le reste à présent et ne l’oubliez pas. Je m’inclinai en faisant la fière, car je voulais le braver et ne pas lui laisser voir ma terreur. — J'écoute, monsieur, — Vous avez en moi un ennemi mortel, un ennemi qui ne yous pardonnera jamais, qui vous fera tout le mal qu'il est possible de faire à un être détesté! Ce sera dé- sormais ma seule étude, et rien ne me coûtera pour cela, Je vous reconduirai à Turin par le chemin le plus court. Votre maladie m'occupe peu, et votre vue est pour moi un supplice. Si vous me connaissiez davantage, vous frémiriez de crainte, à l’idée de cette haine dont vous m'avez doté aujourd’hui. C’est désormais entre nous une affaire de vie ou de mort. Je ne vous prends pas en traitre; vous êtes prévenue, garez-vous ! — Vos paroles répondent à vos actes, monsieur; mais je ne vous crains plus, et je fais cas de vos me- naces comme de vos flatteries. Attaquez, je me défen- drai. J'ai mes armes. Dès le premier soir, le bateau fut abandonné et nous reprimes la route de terre. Je fis monter une de mes femmes dans ma voiture. L'abbé nous suivait dans une autre voiture. Nous passämes par le mont Genis, et, peu de jours après, nous arrivames à Turin, Ma santé couvrit tout, Le prince ayant pris définitivement la route d'Espa- ne en nous voyant quitter le Rhône, j'avais trouvé le moyen de lui envoyer un regard et un sourire qui lui parurent sans doute renfermer bien des choses, car ses traits rayonnèrent de bonheur, IL m'aimait bien, lui... comme on doit aimer! Dès le soir de notre arrivée, j'eus lieu de connaitre que les menées de l'abbé de la Seaglia seraient suivies d'effets prompts et terribles, Ma belle-mère revint du palais si bien endoctrinée, que je fus reçue par elle en ennemie, et en ennemie sans merci. L'abbé avait été la chercher jusque chez madame Royale, qu'il avait vue sans doute aussi ef qu'il avait disposée en consé- quence. Des persécutions m’attendaient encore de ce côté-là. Madame de Verrue, lorsque je m’approchai pour Pembrasser, me repoussa. — Non, madame, non, je ne puis accueillir de Ja sorte une personne qui médile la ruine de ma maison, qui veut porter à l’étranger les biens de nos ancêtres. Avant de vous laisser concevoir de plus coupables espérances, je vous déclare que ni vous ni mon fils ne sortirez plus d'ici; je vous déclare que vous êtes prisonnière de l’honneur, de la fortune des Verrue, et que je vous garderai bien ! Vous êtes maintenant la maitresse de m’embrasser, si vous le désirez encore. — Tout autant qu'avant de vous avoir entendue, madame, répliquai-je. Puisque vous n’avez rien à me dire, permettez-moi d'aller rejoindre M. de Verrue qui m'attend. Et je sortis, plus fière qu’elle. Ges gens-là oubliaient toujours que j'avais dans les veines du sang de la duchesse de Chevreuse. Les filles de la maison de Rohan n’ont pas coutume de se laisser ainsi manquer, même par leurs belles-mères, etje ne voulus pas que madame de Verrue eût le dernier. — Mon père viendra bientôt, pensai-je, et rien ne m'empéchera de partir avec lui. Je ferais plutôt agir le roi de France; il est puissant, lui! Lorsque j’allai saluer madame Royale, elle me fit l'honneur de me dire, presque sérieusement, qu’on lui avait raconté beaucoup de mal de moi. — Je le croirai, si vous me forcez à le croire; cela dépendra de vous, ajouta-t-elle; lorsqu'on devient comtesse de Verrue, il faut oublier qu'on a été made- moiselle d'Albert. Puis, sans me laisser le temps de lui répondre, elle m'interrogea sur ses amis de France, sur le roi, sur la cour de Versailles, en duchesse de Savoie, qui se rappelait cependant avoir été mademoiselle de Nemours. Quant au prince, dès qu'il m’aperçut, malgré sa puissance sur lui-même, il changea de couleur; il fut sérieux et presque sévère. Evidemment, il avait aussi entendu les plaintes, et il feignait de les accueillir. Je pe me trompai pas à son é;gard; il était heureux de me revoir; il voulait que je m'en aperçusse et que je fusse la seule à m'en apercevoir . Ce devoir rendu, je me dis malade, et je sortis le moins possible. Les persécutions et les tourments re- commencèrent avec plus d’iacharnement, avec plus de cruauté; de son côté, Victo.r-Amédée continuait à me faire circonvenir par tous ceux en qui il croyait pou- voir mettre sa confiance, J’ét tis entre ces deux écueils, seule, sans amis, sans app. à espérer de personne que de mon père. Le bon M, Petit avait quitté Turin pour Chambéry, ainsi que mon petit Michon. Is devaient y rester plu- sieurs mois; des affaires importantes, relatives à sa cure, y appelaient le zélé pasteur, M. de Darmstadt était à Madrid, très-distingué, di sait-on, de la reine d'Espagne. Il avait le vol pour les reines ! J'attendais mon père avec une impatience qui prenait sur ma santé; lui seul pouvait m’ar racher de cet enfer, Bientôt cette seule et unique espérance me fut en- levée : il fit une chute à la chasse vu roi, il se blessa LA DAME DE VOLUPTE. ee fortement à la jambe, et il lui fallut garder ledit plu- sieurs mois. En recevant cette nouvelle, je tombai dans le déses- poir, et je pris, malgré moi, une terreur superstitieuse de Vabbé de la Scaglia, qui, huit jours auparavant, m’ayant rercontrée dans Ja galerie, seul à seule, n'avait dit ces mots en passant : — Vous attendez votre père; votre père ne viendra pas. Le savait-il donc? le devinait-il? tes événements lui étaient-ils connus avant même qu'ils arrivassent, ou plutôt les préparait-il? C’est ce queje n’ai jamais su; mais je l'ai toujours soupçonné! Que faire? que devenir, à présent? Je me consultai avec mes fidèles domestiques, que Vinfortune élevait aw rang d'amis. Babette pleurait avec moi; Marion, plus hardie, m’ehortait à me défendre, à sortir moi-même du goufre où Von voulait me jeter. — {n'y a qu'un moyen, madame: M. le duc ne peut venir ; M. le duc de Chevreuse ou M. te chevalier de Luynes viendra. Écrivez ; je porterai la lettre à la poste, et, dans quelques semaines, Pun ou Vautre sera ici. I nous faudra alors nous sauver avec cette assistance; autrement, tous ces méchants vous feront mourir de chagrin. J'écrivis, ainsi que la brave fille me conseillait de le faire, au duc de Chevreuse et au chevalier de Luynes. Je les conjurais, avec larmes, de me secourir, et je chargeai Marion, pour plus de sûreté, de porter les lettres à l'ambassade de France : de cette manière, j'espérais qu’on ne Jes arréterait point. J'avais compté sans l'abbé de la Scaglia, il faisait guet- ter nuit et jour mes femmes, surtout celles qui étaient le plus dans mes confidences. On vit sortir Marion, te- nant un paquet à la main, et, sur-le-champ, les let- tres furent confisquées, et la pauvre fille fut chassée du logis, avec défense d’y ; "emettre les pieds, sous pré- texte qu’elle servait ma dés tobéissance et ma rébellion. Elle cria, elle pleura, elle r aenaga, elle jura qu’elle ne quitterait point Turin, et q elle saurait bien me dé- livrer, en dépit d'eux; ils 1 de firent que rire de ces menaces, et la firent jeter ¢ \ehors par des valets ita- liens, qui n’eurent aucune p itié d'elle. La scène avait fait du bri ait, Babette accourut ; elle fut témoin de cette cruauté, et revint, tout en larmes, me Vannoncer, avec les no uveiles craintes dont elle était saisie, On menacait de faire chasser Marion de la ville et de l'envoyer en Amérique avec les dé- portés, afin qu'elle nallit j point se plaindre à mes pa- rents du traitement qu’e! de avait subi, et de celui qu'on me destinait. - Marion est perdue, e’ ¢ nous aussi, madame ! Qu’al- lons-nous devenir, mon Dieu! et qu'y pouvons-nous faire maintenant? Je ne savais; cependa nt j'espérais en Marion ; c'était une fille d'esprit, hari Jie, déyouée, infatigable, et je me doutais de quelqu a tour de sa façon; j'étais loin de penser à celui qu’e {le imagina. On me retenait pre gque prisonnière, en me faisant passer pour malade ; Pavais refusé de retourner au palais, et madame de Verrue voulait me bout, Mon malheur était wu comble; je voyais à peine mes enfants, c'était mon plus grand chagrin, Quant à mon mari, j'étais P jonteuge de l'aimer et j'employais pousser a | tous les moyens pour m'en guérir. Je dois dire que je n’y suis pas parvenue et que j'aime encore son sou- venir, ne le pouvant aimer lui-même. Il me fut ordonné d'aller à cette villa où javais passé mes premiers, presque mes seuls instants de bonheur. Quelques personnes s'étaient inquiétées de moi; madame Royale m'avait demandée; on craignait apparemment une curiosité qu'on ne voulait pas satisfaire. M. de Verrue s’informa si je ne voulais point passer quelques semaines à la campagne. Tout m'était indiffé- rent, dans la douleur où j'étais; je pensai aussi que jy verrais moins ma belle-mère; je consentis done à partir, malgré les cris de Babette, qui répétait incessamment : — On nous mène là pour nous faire disparaître. Je savais M. de Verrue incapable dune lacheté ou dune scélératesse. Il déplorait certainement ces infa- mies: mais, à cause de sa faiblesse, il ne Jes pouvait empêcher. Et cependant, il est mort sur le champ de bataille, en honnéte homme. Il était fort brave; il n'avait pas peur d’un canon, il avait peur de sa mère ! Nous partimes; il me conduisit lui-même, et s’en re- tourna le soir; j'étais gardée et recommandée dans ma petite bastille. Babette était avec moi; pour Masca- rone, on la eraignait; elle était du pays et pouvait se creer des intelligences. Babette faisait rage ; mais on ne Pécoutait point. Je ne pouvais me fier qu’à elle ; tous mes gens étaient vendus à leur maitre, les wns par intérét, les autres par la peur. Nous ne savions ce qu'était devenue Marion, nous n’en avions plus ouf parler, et je tremblais que madame de Verrue et l'abbé de la Scaglia n’eussent exécuté leurs menaces. J'ai su, depuis, qu'on me donnait pour folle, afin d'expliquer ce qui se passait; mes domestiques le croyaient, et le public le croyait bien plus encore : on croit toujours le mal. Tant que ma belle-mère seule m’avait haïe,la situa- tion se pouvait supporter, bien que difficilement; depuis que cette rancune monacale s’en mélait, était un combat à outrance, au-dessus de mes forces, et dans lequel je n'étais pas la plus rusée. Je me laissais aller au chagrin. Je crois que je serais devenue folle tout de bon, si la Providence ne m'eñt secourue. D'autres disent que le diable fut plutôt en jeu ; celwest possible, je ne me chargerai pas de les contredire. M. de Verrue, ainsi que je Pai dit, s'en retourna le soir même à la ville; il était d’un conseil de guerre qui ne lui permettait pas de s’absenter. Nous restions donc seules, Babette et moi; elle ne me quittait point, ni jour ni nuit. Les soirées étaient fraîches; il fait souvent très-froid en ce pays, à cause des montagnes.W’admi- rais de ma fenêtre la vue magnifique de la vallée et de la ville, se déroulant devant moi. Enveloppée dans ma mante, j'étais assez déguiséepour qu'on ne me reconndt pas de loin. J’écoutats les bruits faits, autour du logis, par les domestiques, qui cou raient en se poursuivant; je voyais s’éteindre peu à peu les lumières, et la nuit pénétrer jusqu'au fond des bocages et des allées. @était triste; néanmoins était beau, j'avais envie de pleurer et de prier Dieu Babette se tenait au fond de la chambre, Mon balcon en saillie m'isolait de tous; le calme se faisait autour de moi : les gens rentraient chez eux et setaisaient; je trouvais ce moment doux et pénible en même temps, LA DAME DE VOLUPTE. 79 Une voix connue perca tout à coup ce silence : c'était celle de Marjon, qui m'avertissait d’en bas qu'elle allait monter par un degré intérieur de service, donnant dans mes cabinets; elle me priait de n’en être pas effrayée. Je fis presque un cri de joie, et je me précipitai dans la chambre, à sa rencontre. Ma porte s’ouvrit, et, au lieu de Marion, je vis entrer un homme enve- loppé dans un manteau, à la façon des Espagnols. Jugez! XXXVI Je reculai, tout effrayée ; je me crus envahie par une troupe de bandits! Heureusement, la terreur me rendait muette; sans quoi, j'aurais assemblé toute la maison. L’inconnu ota respectueusement son chapeau à larges bords, et, 4 la lueur du crépuscule, je reconnus M. de Savoie... Je me mis à trembler de tous mes membres; encore aujourd’hui, je ne saurais dire pourquoi. (était pour beaucoup de raisons sans doute; je ne suis pas sûre d’a- voir été trés-fachée, bien que j eusse montré, jusque-là, toute la sévérité d’une vertu qu'on offense, Le prince commença par me supplier de l’excuser, et de ne rien craindre, ni de lui, ni de qui que ce fut. — Moi, je suis le premier de vos serviteurs; vos désirs sont mes lois ; quant aux autres, je suis là pour vous défendre. Jétais fort embarrassée ; je n’osais ni ne désirais me facher ; il Petit fallu pourtant : la démarche était un peu bien hardie, un peu bien insultante. Je restais debout, attendant qu'il s’expliquat; il ne me fit pas lan- guir longtemps. — Je suis venu vous sauver, dit-il; vous n'avez que moi; et, si yous ne voulez point perdre votre beauté, votre jeunesse, votre vie peut-être, vous vous confierez à un prince qui sera votre ami, ayant tout, — Monseigneur... — Asseyons-nous et écoutez-moi. Je sais tout. Votre Marion, que l’on comptait tout simplement envoyer mourir en Amérique, a trouvé le moyen de me prévenir eu se jetant à ma rencontre avec un placet, au nom de la comtesse de Verrue ; ce qui me l'a fait lire tout au long. Le soir même, elle était en sûreté au palais, où je l'ai cachée chez un de mes valets de chambre, et, depuis lors, je l'ai vue chaque jour ; chaque jour, je lui faisais raconter jusqu'à la moindre circonstance de votre supplice, qui me causait mille morts, et je cherchais les moyens de vous y soustraire, — Je les cherchais sans espoir de succès, — car, d’abord, il fallait vous les faire accepter, — lorsque heureusement vous êtes venue ici; dès lors, j'étais certain, avec l’aide de la fidèle ser- vante, de parvenir jusqu'à vous, J'écoutais, et je pensais cependant, et mes pensées faisaient bien du chemin ! Le due m'expliqua, par des raisonnements trûs- clairs et trés-posilifs, qu'il avait seul le pouvoir de me soustraire à mon malheur, et que je le devais satisfaire, en Ini permettant de se dévouer à mon service, Profitant de Povension qu'il attendait depuis long- temps, il m'entretint d'un amour que rien n'avait pu éteindre, I m'offrit son cœur, sa puissance, sa gloire, ses richesses: ii me supplia de jes accepter, de venir régner auprès de lui, d'occuper le premier rang dans ses États et de me venger de mes ennemis en les hu- miliant. Il me peignit en traits frappants la vie à laquelle j'étais condamnée désormais et celle qu'il me xoulait offrir. Il employa enfin cette éloquence et cette persuasion qui devaient le rendre justement célèbre, et, se jetant à mes genoux, il déclara qu'il ne se relè- verait point que je n’eusse consenti à ce qu’il désirait avec tant de passion. Je n’aimais pas M. de Savoie, j'avais encore le cœur tout plein de mon mari; j'étais dans cette fameuse chambre au point de Hongrie, sur laquelle il existait une prophétie si effrayante.. Que de motifs pour ré- sister ! Mais j'étais outrée, malheureuse, poussée à bout; mais je voyais, d’un côté, la ruine, la misère, les souf- frances ; de l’autre, l'éclat d’une couronne et la ven- geance en perspective ; j'hésitais… C'était déjà beaucoup! Victor-Amédée s’en apercut, il redoubla d’instances. — Ah! venez, suivez-moi! me disait-il en prenant mes mains, que je retirais faiblement; nul ne nous observe ; ils ont oublié cette voie, et dorment tran- quilles à l'abri de leurs sentinelles. J'ai mes gens près d'ici, un Carrosse à trois pas. Un palais vous sttend ; demain, vos persécuteurs apprendront que vous êtes Pamie du duc de Savoie ; vous triompherez d'eux, vous les forcerez à se courber devant vous, à être les té- moins de votre bonheur! — Je ne vous parle pas du mien; vous ne m'aimez pas assez pour que cette consi- dération vous décide ; mais que je serais heureux, mon Dieu ! et comme rien ne me coûterait pour vous le prouver à chaque instant de notre vie! Je ne répondais point ; je tremblais de refuser, et accepter, c'était mon déshonneur, celui de mon mari, de tous les miens! Le prince devina que cette pensée m’arrétait presque seule maintenant, et.se mit à la battre en brèche. H me vanta les amours de Louis XIV, étala devant mes yeux l'illustration, la gloire dont ses maitresses étaient en- tourées, me peignit leurs joies, leurs succès, leurs plaisirs. Il me montra madame de Montespan adorée de sa famille, honorée, considérée de tous, recevant même la rigide abbesse de lontevrault, sa sœur; enfin il agita, sous toutes ses faces, ce prisme brillant de l'ambition, qui ne m'éblouissait que trop, et parvint à m'étourdir, à ce point que je n’essayais plus qu'une faible défense, —Mais, monseigneur, balbutiais-je (et c'était le dernier cri de l'honnêteté mourante), j'aime encore mon mari! — Votre mari! votre bourreau ! Est-il digne de vous ? Vous aime-t-il, lui?... Ah! que je saurai bien vous le faire oublier ! H me montra le caractère de M. de Verrue dans toute su vérité, sous ses couleurs réelles, sans y rien ajouter, mais avee une habileté de maître: it le buat en tout, en ayant Vair de lui rendre justice. La comtesse de Verrue était séduite, le cœur de la femme allait céder, celui de la méve résiste plus long- tormps, - Et mes enfants! mes enfants! m'écriai-je, je no los verrai plus! - Vous le lea enlever?,,. D'ailleurs, los y you-V Où sont-ils? Les avez-vous près de yous?.., Je vous vorreg toujours! Qui done oserait vous us, à présent? 80 LA DAME DE VOLUPTE. es ferai rendre. On ne refusera pas de m’obéir, soyez tranquille ! j'ai déjà prouvé que je suis le maitre ici. Ne résistez pas plus longtemps, abandonnez-vous à l'amour qui vous appelle... Venez! venez! Que vous dirai-je? ll m’entraina... Sans presque savoir comment cela s'était fait, je me trouvai à côté de lui, dans son carrosse; Marion suivait, avec Babette, dans celui qui l'avait amenée. Nous étions seuls, par une belle nuit d'Italie; le prince m'adorait, il était tout-puissant, et, néan- moins, son respect égala sa tendresse; il ne prit même plus ma main, ainsi qu'il l'avait fait dans cette mal- heureuse chambre, qui ne pouvait mentir à sa destinée. Il me conta ce qu'il voulait faire de moi, la pro- tection dont il m’entourerait et les hommages qui m'attendaient. Il me conduirait dans une délicieuse villa que, depuis longtemps, on préparait en secret, près de son palais de Rivoli. Il voulait, dès ce jour, annoncer lui-même à ma belle-mère que j'étais désor- mais sous sa garde, qu’elle n’avait plus à s'inquiéter de moi, etqu’il regarderait comme une attaque personnelle toute atteinte portée à ma tranquillité et à mon repos. Je baissai les yeux; — le visage si noble et si digne de mon père m’apparut comme par enchantement; mes joues se couvrirent de rougeur; à côté du brillant ave- nir qui m'était promis, je vis la honte et l’infamie, et, cachant ma figure dans mes mains, je m'écriai pleu- rant à chaudes larmes : — Ah! je suis perdue! ll fallut toute l’éloquence, tout l'amour de Victor- Amédée, pour sécher mes pleurs; ils coulaient mal- gré ses prières, ses supplications et ses promesses. Il me montra des sentiments auxquels je ne pouvais rester insensible, et je promis d’élre, à l'avenir, plus calme et plus raisonnée. Il m'installa lui-même dans cette maison charmante que j'ai longtemps habitée; il y mit des gardes à lui. Py trouvai quantité de laquais et de filles; jy trouvai les plus belles pierreries, du linge magnifique, des habits merveilleux faits à ma taille, des meubles à profusion et des plus superbes; j'y trouvai tout ce que j'aimais, les recherches de mes goûts, enfin ce qu’un amour véritable pouvait inspirer à un homme dont la puissance est sans limites. Babette et Marion demeurèrent près de moi le reste de la nuit, Je continuai à pleurer; le prince m'avait quittée, sur ina prière, et, quoi qu'il lui en coutat, afin de me prouver son obéissance et son désir de me complaire en tout. Dès le matin, je reçus, par un courrier, une lettre de lui, la plus tendre et la plus respectueuse du monde, accompagnée dun fort beau présent de pierreries et d’un bouquet de fleurs admirables. IL me demandait humblement la permission de venir souper avec moi. ll va sans dire que je le reçus, qu'il vint avec ’em- pressement qui désire, et qu'il fut aussi tendre, aussi empressé, aussi soumis que lannoncait sa lettre. I avait déclaré à madame de Verrue qu'elle nett plus à me chercher, et ce qui me confirma davantage encore dans mes soupcons, il m’avoua qu'il l'avait re- gardée et qu'il avait été frappé d’un sourire à peine retenu, sur ce visage qu'il s'attendait à trouver si sé- vère, Elle avait simplement répondu : - Cela ne m'étonne pas, Monseigneur ; nous devions nous y attendre! J'avais sur les lèvres le nom de mon mari; je n’osai pas le prononcer. Pappris par dom Gabriel qu'il avait été désespéré; que sa mère, après avoir tout fait pour apaiser sa douleur, r’avait réussi qu’à la tourner contre elle en furie. Il l'avait accusée; il s’était rappelé mes efforts, mes combats, mes souffrances. Il ne pouvait maintenant nier qu'on ne m’etit poussée dans les bras du prince malgré moi. — Ce n’est pas elle qui est coupable, ajouta-t-il ; c’est moi, c’est vous surtout, qui m'avez aveuglé, qui avez fermé mon oreille et mon cœur à ses prières et à ses plaintes! Me voilà veuf, mes enfants sont orphelins; moi-même, je suis déshonoré, et cela, parce que vous avez réduit une honnête femme au désespoir. Que Dieu vous le pardonne, s’il le veut ; moi, je ne vous le par- donnerai jamais, et je ne vous reverrai plus! Il prit ensuite une plume et écrivit au duc de Savoie une lettre pleine de dignité et de noblesse, par laquelle il lui remettait tous ses emplois, et lui annonçait l’in- tention de s’expatrier. Il n’en disait pas le motif, mais la moindre de ses expressions en était empreinte. Je nai malheureusement eu connaissance de cette lettre et des circonstances qui l’accompagnaient que longtemps après; peut-être, si je l’eusse appris alors, eussions- nous tous été sauvés. Ilen était temps encore, j'étais toujours digne de lui, malgré les apparences ; le prince n'avait obtenu de moi ni aveux ni promesses. J'avais accepté un appui, un sauveur, non encore un amant. M. de Savoie s’en doutait bien! aussi défendit-il expressément de me rien apprendre à cet égard. Ce mest qu'après une année, au moins, que dom Gabriel me raconta tout cela. Je sus le départ du comte et je le regardai comme un soulagement. Je ne supportais pas l’idée de le ren- contrer et de rougir devant lui. Quant à madame de Verrue, je la haïssais de toute la grandeur de ma faute. Je suis vindicative, je Pavoue, et je n’accordai à M. de Savoie ce qu'il sollicitait avec tant d'instance, qu'après l'avoir fait chasser de chez madame Royale et exiler dans une de ses terres, la plus éloignée de la cour. Elle emmena mes enfants, malgré mes prières ; armée Wun ordre de mon mari, elle refusa de les rendre lors- que je les envoyai chercher. Victor- Amédée, jaloux jusqu'à la rage, désormais sûr de son triomphe, prétendit ne pas oser passer outre; ilfut, dans le fond, enchanté de cetéloignement. Il m’ett voulu isoler de tout et surtout du souvenir de son rival, de celui que j'avais tant aimé, que j'aimais encore! — Ah! que ne puis-je donner à M. de Verrue la moi- tié de mes États, pour la part de votre cœur et de votre vie qu'il m'a prise! Je le ferais avec passion, me répétait-ile Madame la duchesse apprit la première ce qui ar- rivait, — Puisque M. le duc doit avoir une maitresse, dit elle simplement, je suis charmée qu'il ait pris madame de Verrue, je ne lui en veux pas pour cela! XXXVII Madame la duchesse de Savoie n’oubliait point, elle, quelle avait été mademoiselle d'Orléans; je vous ai dit, je crois, qu'elle avait espéré, ainsi que sa sœur, LA DAME DE VOLUPTE. Re la reine d'Espagne, devenir reine a son {tour en épou- sant Monseigneur. Ce que je ne vous ai pas dit, c’est que, même après son mariage avec Victor-Amédée, même après celui de son cousin avec la princesse Victoire de Bavière, elle conserva cet amour dans son cœur. La reine d’Espagne se laissait distraire; elle, jamais. Elle ne pensait qu’à M. le dauphin; sa chambre était remplie de ses portraits; elle en portait un, jour et nuit, caché dans un bracelet, sous une grosse émeraude garnie de brillants. Elle lui écrivait presque tous les ordinaires, bien qu’il lui répondit fort rarement. M. de Savoie le savait, et lui, si jaloux en toute chose, il lui passait cette innocente distraction, très- sûr qu’elle ne pouvait avoir de suites, et tenant peu, d’ailleurs, aux sentiments exclusifs d’une femme qu’il n’aimait point. Madame de Savoie tremblait qu’il ne tombat entre les mains de quelque impérieuse créature qui lui rendrait, a elle, la vie désagréable, qui chercherait à lui nuire et à la supplanter. Elle ne craignait rien de cela avec moi et me fit parler secrètement pour me tranquilliser et me prier de lui laisser filer en repos son roman par correspondance; elle n’en demandait pas davantage. Ma situation à la cour de Turin était donc aussi bonne que possible. Le prince, au lieu de se dégoûter par la possession et par l'habitude, devenait de plus en plus épris. Il était à mes pieds avec le même respect que si j'eusse été une déesse, et m'obéissait au moindre signe. J'étais ambitieuse, je ne l'ai point caché ; je donnai donc en plein dans cette nouvelle voie, et, pour com- bler le vide que je ressentais, malgré les soins em- pressés de mon amant, je me mis à m'occuper du gouvernement. N En peu de temps, j'eus acquis une expérience et une habitude dont les ministres eux-mêmes s’étonnérent. Pour M. de Savoie, il était confondu d’admiration et ne pouvait s'en taire. J'avais, par un raffinement de vengeance, gardé l'abbé de la Scaglia à Turin. Je refusai de le laisser exiler, afin de braver sa haine, afin de jouir de son impuissance, et de lui bien montrer le mépris qu'il m'inspirait. Il intriguait contre moi du matin au soir, il me cherchait des enne- mis et tichait de me nuire, sans y réussir, bien entendu. J'étais toute-puissante! C'était la couleuvre que j'écrasais sous mes pieds sans daigner même la voir. Elle répandait sa bave et son venin, mais ne pouvait m'atteindre, Le prince Thomas continuait à me venir voir assi- dûment; il me donnait d'excellents conseils; plusieurs fois il me fut bien utile, j'en dois convenir. J'avais appris son langage, je le comprenais à merveille, Lui et dom Gabriel venaient chez moi tous les jours, Le duc aimait à Les y rencontrer et à me trouver entourée de sa famille, Lorsque mon fils vint au monde, il fut reçu comme l'héritier de la couronne, M. de Savoie le reconnut; à l'exemple du feu roi, il le légitima sans nommer la mère, I lui donna le titre de marquis de Suze avec un fort gros apanage, dont la jouissance me resta jusqu'à l'époque de sa majorité, si La villa que j’habitais, et qui avait été construite pour la mère de dom Gabriel, me fut donnée égale- ment. Enfin je ne puis dire tout ce que l'amour du prince lui inspira pour moi, tout ce qu'il fit et tout ve qu’il me laissa faire : je n’en finirais jamais. Il ne me refusait rien, je disposais des places; les ministres comptaient fort avec moi, et les ambassa- deurs même me faisaient leur cour. J’inspirais à Victor- Amédée mes affections et mes rancunes. Il me consul- tait sur tout; lorsque madame Royale ou madame sa femme en voulaient obtenir quelque chose, elles com- mencaient par m'en prévenir. J'étais enfin la maîtresse absolue de la Savoie. J’y régnais sous le nom de Victor- Amédée, ce politique si fin, si adroit, si difficile à con- duire, et ce n’était pas une petite victoire pour une femme ! En ai-je abusé? Beaucoup disent que oui; moi, je ne le crois pas. J'ai été hautaine, impérieuse, c’est vrai ; mais j'ai été juste toujours et bonne lorsque j'ai pu l'être, sans compromettre mon pouvoir et ma situation. J'avais de grands ennemis à combattre, j'avais des in- fluences malfaisantes à écarter, j'avais une position à défendre : je l’aurais perdue avec une politique plus facile et plus accueillante. J'ai tenté d'inspirer au due de Savoie des sentiments dignes de lui, ou, pour parler plus juste, j’ai tout em- ployé pour qu'il les conseryat tels qu'il les avait conçus lui-même, Ce prince était d’une bravoure personnelle très remarquable, et son habileté ne saurait être révoquée en doute. Il se trouvait placé entre son secret penchant vers la maison d'Autriche et la nécessité qui l’attachait à la France. Il fallait conduire de loin les négociations. On a vu comment il s’en était tiré à Venise; on a vu cette guerre des barbets entreprise pour contenter Louis XIV, et aussi pour servir de prétexte à la levée de troupes qu'il méditait. Pendant ce temps, les intrigues secrètes marchaient à l'ombre ; il avait des envoyés déguisés à toutes les cours, et préparait les traités qui devaient éclater plus tard. J'étais dans ses confidences, ce qui me plaisait fort et me faisait une vie occupée grandement. L’ambassadeur de France eut vent de tout cela, en rendit compte à son maitre, et, peu après, il vintune demande du roi de France d’envoyer les régiments d'infanterie du Piémont en Flandre, pour servir contre l’empereur. Le jour où le duc recut cette lettre, il était chez moi; on annonça l'ambassadeur de France avec des dépêches. — Oh! oh! me dit-il, quelque nouvelle exigence de notre oncle bien-aimé! Ferai-je entrer ici l’ambassa- deur? Verrons-nous cela ensemble? J'acceptai, bien entendu. L’ambassadeur entra et remit les dépêches après quelques paroles échangées, En les lisant, le duc palis- sait et se mordait les lèvres, deux signes de grande émotion chez lui, — Quoi done, monsieur! dit-il en los refermant, le roi votre maitre exige des garanties de moi, de son neveu ? — Des garanties? Non, monseigneur; un secours seulement, ce que l'on demande à un bon allié. Votre Altesse prête à Sa Majesté des intentions qu'elle n'a point, —Mon auguste oncle veut me désarmer entièrement, pour être bien certain de ma neutralité dans la guerre 82 LA DAME DE VOLUPTÉ. qu'il a entreprise. Soit! J’enverrai trois régiments en Flandre ; c’est tout ce que je puis en ce moment. — Je crains que Sa Majesté, parfaitement instruite des forces dont Votre Altesse a la disposition, ne se contente voint de si peu de chose. — La Savoie est un pays pauvre, monsieur. Son duc n’a point, comme le roi de France, des sujets et des trésors à semer sur les champs de bataille. Prenez ce que je puis donner, en me réservant ce qui est néces- saire pour ma défense personnelle. Ma position géogra- phique m’expose à bien des contre-coups; j'ai de puis- sanis voisins; ils peuvent venir, un jour ou l’autre, se frapper sur mon dos; je ne veux pas succomber sans combattre; je sauverai ma gloire, si je ne puis sauver que cela. L’ambassadeur n'avait rien à faire qu’à accepter; ainsi fit-il. Après quelques autres menus propos, il prit congé, mais il demanda dans mon antichambre quelles étaient mes heures de solitude, ayant besoin de m’en- tretenir sans témoins. Mon écuyer lui répondit que je n’en avais pas de fixes, Son Altesse venant plusieurs fois par jour et souvent ne quittant point les Délices, nom qu’elle avait donné ame maison. L’ambassadeur répliqua qu'il enverrait prendre mes ordres. On ne manqua pas de me répéter tout cela, et moi, je m’empressai de le redire à M. de Savoie. Il m’enga- gea fort à recevoir l’envoyé de France et à le sonder. Nous pourrions ainsi apprendre beaucoup de détails bons à connaître et marcher plus sûrement. L’audience fut demandée dès le même soir et accor- dée tout de suite, On me priait, pour mieux jouer la comédie, de ne point parler à M. de Savoie de cette lettre et de ses conséquences; je répondis avec la même franchise. Il en est souvent ainsi dans la politique : on se trompe en sachant qu’on est deviné, et l’on met un masque que l’on arrache soi-méme, en fcignant de croire qu'il y est toujours. L’ambassadeur me venait parler officicusemert de la part du roi son maitre. Sa Majesté désirait savoir positivement les intentions du duc. ti lui en cotitait de croire qu'un parent, un allié, se détournat delle ; il luien coûtait d'agir de rigueur, et elle avait pensé qu étant née sa sujette, j'aurais pour la France lin- clination naturelle à tous les cœurs bien nés, et que e ferais cause Commune avec mon pays. — Mon illustre maître connaît VPintérét dont Son Allesse royale vous honore, madame; il sait combien vous le méritez, combien vous êtes supérieure par votre sagesse et les hautes qualités-qui brillent en vous. Il compte donc sur votre dévouement, sur votre raison, pour représenter à M. le due de Savoie de quel côté se trouvent pour lui la gloire ef la fortune. Tl a déjà recu bien des grâces de Sa Majesté le roi de France, il Ini doit beaucoup, je ne suppose pas qu'il Poublie, mais enfin... — Monsieur, je suis reconnaissanté, comme je le dois, de l'honneur que veut bien me faire Sa Majesté le roi de France. Je suis trés-étrangère aux grandes ques- tions qui se traitent en ce fnoment; mais, soyez-en trés-convaincen, monsieur, si monscigneur le due de Sa- voie daignait me demander mon humble avis, je ne Tui en donnerais aucun dont sa gloire ou ses intérûts cussent à souffrir, ~~ Je n'ai pas actievé ma mission ; permeltez que je la termine. Le roi mon maître a particulièrement le désir de vous être agréable, tant à cause de votre mérite que pour la grande estime où il tient M le duc de Luynes et toute sa maison; il m'a done ordonné de vous remettre son portrait enrichi de diamants, tel qu'il l'envoie aux personnes qu’il veut singulièrement honorer. Voici ce portrait; vous le reconnaitrez, sans doute, car vous avez plus d’une fois, dans votre enfance, été admise à l'honneur de voir Sa Majesté, n'est-il pas vrai ? | Je reçus le présent comme il méritait d’être reçu; mais je ne donnai rien en échange, ni promesses ni révélations. En se levant, l'ambassadeur, peu satisfait, me placa cette phrase entre ses deux saluts, en manière de post-scriptum. — La guerre de Flandre sera longue et meurtriére sans doute; trois régiments sont bien peu de chose ; je crois que M. le due de Savoie eu devrait préparer quel- ques autres; ils ne tarderont point à lui être demandés. Ces mots étaient Pappoint du présent; je le compris, mais je n’eus garde de le laisser voir, ni de répondre; M. l'ambassadeur n’eut qu'un Sourire pour doubler le sien. Jattendis impatiemment le prince, qui sentit, comme moi, la portée de l'avertissement. — Ilme veut désarmer, c’est clair; il me redoute. Il a deviné mes intentions, peut-être, ou j'ai été trahi quelque part. Mais, de par le ciel, il n’en sera pas ainsi. Mon Etat est un petit État, j'en conviens: mais, quel qu'il soit, je Pai reçu de mes ancêtres, à qui Dieu et leur épée l'avaient donné ; je le défendrai contre toutes les ambitions, contre tous les envahissements. Je le léguerai à mes enfants sans qu'il y manque un cha- teau ; je l’agrandirai, au contraire, si la vie m’est oc- troyée, etje me montrerai digne du nom que je porte. mon cher oncle me rendra mes trés-bonnes forte- resses de Barraux, de Pignerol et de Casal; je les re- prendrai, ou ils les démoliront, je vous le jure, et yous savez qu’on peut se fier & mon serment. Papplaudissais à cette fierté, je l'avoue ; sans avoir pour Victor-Amédée le même amour qu'il avait pour moi, je m'étais fort attachée à lui. Je l'aimais assez pour être de son parti contre mon roi, contre ma pa- trie, contre tous les miens. Padoraïs nos enfants; à défaut de ceux qu'on m'avait enlevés, je reportais sur eux toute ma tendresse; leur patrie était la mienne; leur père était mon intérêt le plus cher et le plus naturel. Je ne pouvais done qu’applaudir à ses dispositions et les encourager de toute mon influence. Louis XIV voulait la Savoie, il la guignait, elle était à sa convenance ; c'était un joli joyau pour sa couronne, et, nous, nous la comptions garder. Nous la gardèmes, grace au ciel! Voilà que je parle comme J'aurais parlé alors, comme si j'étais encore aux Délices... J'oublie mes soixante-cing ans, j'oublie que je suis à Paris, que mes énfants m'ont payée d'ingratitude, que Vietor-Amédée est allé rendre compte au Dieu qui juge les rois. Le souvenir est wn grand magicien. Les régiments partirent, en effet; celui de M, de Verrue fut div nombre. Pour Ini, il avait pris du service en France, où il jouissait d’une considération dont la mienne souffrait d'autant plus; on m'accusait de tout, et cela est ainsi, lorsqu'un homme n'a point de ces vices que tout le monde voit, et lorsqu'il faudrait LA DAME DE VOLUPTE. 83 être instruit du secret des cœurs pour juger saine- ment. J'ai été perdue par la faute de mon mari, cela est plus que certain; pourtant, c’est moi qu’on a blamée. Heureusement, la justice de Dieu est là. Je n’appelle point M. de Verrue à son tribunal pour le faire chatier; mais je demande à partager la faute et la punition avec qui de droit; et je me suis assez repentie de l'avoir commise pour en espérer le pardon. x Pendant ces trompeuses marques de bonne intelli- gence avec Louis XIV, nos négociations allaient leur train. Des courriers s’échangeaient perpétuellement ; deux furent interceptés avec des paquets insignifiants; mais c’en fut assez pour exciter de nouveau les soupçons mal assoupis; nous nous en doutimes sur-le-champ ; nous n’étions pas tout a fait en mesure de lever le masque, et nous ne savions comment gagner du temps jusqu’a ce que les difficultés fussent aplanies. Nous étions un soir chez moi à discourir, le duc, dom Gabriel, le prince de Carignan et quelques amis particuliers de Son Altesse, lorsque la porte s’ouyrit tout à coup et que nous vimes entrer un homme tout botté, enveloppé d’un manteau, crotté jusqu’à l’échine, en vrai courrier malencontreux. M. de Savoie, qui tenait par-dessus tout à ce que nul ne me manquât de respect, se leva tout en colère, et demanda quel insolent osait se présenter devant moi en cet équipage. — Ma foi, monsieur, c’est moi, répondit une voix que nous reconnûümes sur-le-champ. Je nai pas pris le le temps de changer de costume, c’est vrai; j'en fais mes excuses à yous et à madame; mais j'ai pensé qu'on ne m’accueillerait pas moins bien pour cela, à cause de la circonstance. C'était le prince Eugène. Il arrivait de Vienne, tout d’une traite, et, à la der- nière poste, ne pouvant modérer son impatience, il avait pris un cheval pour aller plus vite, et dans l’es- poir de nous trouver tous réunis. — J'apporte de grandes nouvelles! dit-il ; les puis- je dire à présent, ou faut-il vous emmener dans quel- que cabinet secret? — Mon cousin, Dieu me garde d’oser me comparer à Charlemagne; cependant j'ai, comme lui, ma tableronde etmes preux, sans lesquels je ne saurais rien entre- prendre et auxquels je ne puis rien cacher. Parlez donc. — Je n’attendais pas moins de vous, mon vaillant cousin ; aussi vais-je vous obéir à l'instant même, à condition cependant que madame la comtesse me fera servir quelque chose de plus substantiel que ces brim- borions-là. Je meurs de faim, je puis manger et conter, je suis homme à faire plusieurs choses à la fois. On se hâta de le satisfaire. Aussitôt que les officiers se furent retirés, il se tourna vers le duc, dont l'impatience se contenait à grand'- peine. — Monsieur, dit-il, vous avez envoyé trois régiments au roi de France, n'est-ce pas? — Il est vrai. — Étes-vous d'humeur à dégarnir vos villes, et à lui offrir le reste de votre armée? — Je ne le crois pas. — Vous plait-il de lui remettre les forteresses de Turin et de Verrue, comme gage de la neutralité ou de l'alliance que yous lui avez jurée? — Pardieu, non! — Eh bien, alors attendez-vous à voir le maréchal de Catinat sortir de Casal avec un bon corps d’armée te venir prendre lui-méme ce que vous lui aurez refusé ; seulement, on ne vous le rendra plus, et, au lieu de places de sûreté, vos chateaux deviendront des con- quêtes. — Tout cela est-il certain? — Je suis parti de Vienne exprès pour vous en pré- venir. Le roi de France est bien servi; l'empereur l’est encore mieux, parce qu'il ne se croit pas encore tout à fait le soleil, et qu’il daigne payer les petits services aussi bien que les grands. — Cela arrivera-t-il bientôt? — Demain, ce soir... Je suis étonné que cela ne soit pas arrivé encore. — Eh bien, mon cousin, tout est perdu, fors l’hon- neur! car je jure Dieu que je me défendrai, que je ne céderai pas. — J'en étais sûr. — Je ne suis pas absolument prêt, j'attends. — Vous attendez ce que je vous apporte, monsieur. Je ne fais pas le service de courrier pour peu de chose. Notre ligue avec le roi d’Espagne est conclue depuis trois jours; voici le double du traité expédié de Vienne à Madrid; celui de l’empereur y est annexé, et voici les promesses de l'Angleterre et de la Hollande. Aus- sitôt que vous vous serez déclaré pour l'alliance, ils signeront les leurs. — Mais, monsieur, le roi de France est à ma porte, et l'Espagne, l'empire, sout loin de moi; comment aller jusque-là ? — Homme de peu de foi! attendez le reste. Le gou- verneur du Milanais a déjà reçu ordre de vous ame- ner six mille chevaux et huit mille fantassins. La quadruple alliance vous assure, en outre, trente mille écus par mois de subside pour solder les troupes que vous pouvez lever. Enfin, votre servileur et cousin est désigné pour commander cette petite armée, si toute- fois vous ne vous y opposez pas. — Dieu soit béni! tout est à souhait! Je ne puis cependant abandonner nos braves gens, même à vous, mon cousin, et rester inutile lorsque tant d'amis se chargent de me défendre. — Vous, monsieur, vous occuperez un poste digne du chef de la maison de Savoie, digne de votre mérite supérieur. Vous êtes généralissime des troupes alliées; en voici le brevet, que Sa Majesté l’empereur m'a chargé de vous présenter. Ce fut comme un coup de baguette; toutes ces choses se tramaient depuis longtemps; on avait grand espoir de les voir réussir; mais, qu'elles arrivassent ainsi à la fois dans le moment opportun, cela tenait du miracle, Aussi la joie éclata sur tous les visages; les convives se levérent, leur verre à la main, et crièrent spontanément : — Vive monseigneur le duc! Victor-Amédée leur fit signe de se taire. — L'enthousiasme vous égare, dit-il; nous ne sommes pas seuls, et ceci doit rester secret. — J'ai besoin de négocier; attendons Catinat de pied ferme; nous nous connaissons déjà et nous savons nous attaquer l'un l'autre en paroles courtoises, Mais comment se fait-il, mon beau cousin, que vous soyez chargé de cette mission, et que mon envoyé de Vienne ne tn’en ait pas prévenu ? 84 | LA DAME DE VOLUPTÉ. — Et où diable en aurait-il eu le temps? A peine quelques jours se sont-ils écoulés depuis qu'on a appris les intentions du roi de France et qu’on a décidé ce que je viens de vous apprendre; on doutait de votre assen- timent; j'en ai répondu; j'ai donné pour vous ma pa- role, et je suis venu vous demander de l’acquitter. .- Merci, mon cousin, je vous reconnais la. — Et j'espère que vous me reconnaitrez toujours; je ne suis qu’un cadet de votre illustre race, un cadet mis à la porte par le grand roi, et jugé incapable de le servir; mais, de par le ciel, ou je perdrai mon nom auquel je tiens plus qu’à la vie, ou je le placerai si haut, que je forcerai l’univers à adopter les cadets de Savoie, comme les aînés des autres maisons. Celui qui parlait ainsi a glorieusement tenu parole, on le sait. Le reste de la nuit se passa à discourir, à combiner les moyens d'attaque et de défense. J’assistais à tout; je ne voulus pas quitter le prince. Dès le matin, on vint annoncer l’envoyé de Catinat. M. de Savoie retourna à Turin pour le recevoir au palais, à cause de madame Royale et de madame la duchesse, qu'il demanderait à voir certainement; je me mis en devoir de le suivre, c’est-à-dire jallai à ma maison de Turin, où l’on ne me voyait guère que dans les occasions de ce genre. Je voulais être à même de tout savoir. L’enyoyé fut recu, en apparence, comme un ami, mais on le surveilla de toute part. Il apportait les pro- positions annoncées; seulement, la manière de les énoncer n’était pas la même. Catinat, débouchant du Dauphiné, avançait jusqu’à Avilane, où il campait en ce moment, et, de là, il sommait le duc de Savoie de lui envoyer un ministre d'État pour entendre les volontés du roi de France. La formule était de dure digestion; aussi Victor- Amédée ne la digéra-t-il point. Il répondit, avec une grande fierté, que ni Sa Majesté Louis XIV niles autres rois ses prédécesseurs n'avaient accoutumé les ducs de Savoie à des hauteurs si inatten- dues. Il ajouta qu'il enverrait volontiers un ministre d’État au maréchal, non pour recevoir desordres, mais pour entendre des propositions et en faire de son côté. L’envoyé n’était point chargé d’en demander davan- tage. Il retourna près du maréchal, auquel on dépêcha le ministre pour gagner du temps. Celui-ci fit exprès des offres inacceptables, jusqu’au moment où les ordres parvenus à Milan et le traité signé le 3 juin avec les confédérés @Augsbourg purent recevoir leur exécu- tion. Comme les préliminaires tardaient un peu, mal- gré le zèle et les lumières du comte de Brandis, plé- nipotentiaire du duc à Milan, et malgré les efforts du prince Eugène, on décida, pour rendre la comédie complète, d'envoyer à Paris le vieux marquis de Saint- Thomas, ministre aussi souple qu'habile, afin de donner le change et de détourner les soupçons. Il avait ordre de tout faire pour ne pas réussir, en affi- chant, au contraire, les prétentions les plus hum- bles et les plus repentantes. Le marquis ne put même obtenir audience, tant le roi élaitirrité. Il eut soin de se plaindre beaucoup, de déplorer le malheur de son maitre, qui ne pou- vait, en conscience, abandonner les intérêts de ses peuples, qu'il avait juré de défendre, et qui, pour cela, se devait brouiller avec un oncle si cher et si illustre, Quand il eut reçu l'ordre de partir, il se mit en mar- = — © che avec beaucoup de fracas et s’éloigna comme à r&æ gret et lentement, pendant les deux premiers jours. Mais, dès qu'il se vit hors d'atteinte, il courut la poste en traversant la Suisse pour ne pas être inquiété, et vint tomber à Turin, où nous l’attendions avec im- patience. Jamais je n’oublierai ce jour; ce fut un des plus beaux de ma vie. M. de Savoie avait fait pratiquer pour moi un escalier secret par lequel je me rendais dans ses appar- tements sans être vue de personne. En ces jours de crise, il n’avait pas le temps de demeurer aux Délices. Je restais dans ma cachette, composée de deux pièces prises dans un de ses cabinets. Il était avec moi lors- que le marquis de Saint-Thomas arriva. Le prince alla au-devant de lui jusqu’à la porte, aus- sitôt qu'il fut annoncé. — Eh bien? demanda-t-il. — Eh bien, monseigneur, tout va à merveille; on m'a chassé. Jai mis les procédés du côté de Votre Altesse; j'ai attendu qu'on me rappelat, on n'a eu garde de le faire; je m'en doutais, et me voilà. — Bravo, marquis! s’écria le duc l'œil rayonnant de joie, bravo! Et les renforts sont partis de Milan; et mon brave cousin les conduit et nous les amène. Je ne tarderai pas plus longtemps à me déclarer. Le pa- lais est ce soir rempli d'une grosse foule de noblesse: ils m’attendent dans la salle de parade; j'y vais sur l'heure, et mes peuples apprendront de moi ce qui ya se passer. Suivez-moi, marquis, je puis avoir be- soin de vous. Et vous, contessina, yous, mon ange gardien et mon Égérie, allez à votre tribune, nul ne vous verra, et vous verrez tout le monde. Je saurai que vous êtes près de moi, que vous m’entendez, j'en aurai plus de courage et plus de volonté. Il m'avait fait arranger une tribune grillée, où je me plaçais dans toutes les cérémonies et où je restais invisible. Je me hatai d'y courir afin de l'y précé- der. Il avait passé chez madame Royale et chez la duchesse régnante pour s’excuser auprès @elles de rompre, bien malgré lui, la paix qui durait depuis soixante ans entre les maisons de Savoie et de France. Il leur demanda pardon de blesser ainsi leurs affections de famille; mais le soin de sa gloire et l'intérêt de ses États Pexigeaient. Pendant ce temps, j'étais entrée dans la salle. Je fus d’abord étourdie du bruit qui s’y faisait. Tous parlaient à la fois, et c'était la confusion universelle ; les yeux brillaient, les gestes s’animaient ; j'entendais fort mal, le tapage était grand; mais il me sembla distinguer des menaces, des cris de rage contre le roi et des provocations près desquelles les fanfaronnades des Gascons passeraient pour des compliments. Bientôt un cri domina tous les autres : — Leduc! le duc! Son Altesse ! Il vient pour déclarer la guerre; qu'il soit béni! Nous autres Français, nous ne nous figurons pas les peuples du Midi dans leurs fureurs ou dans leurs joies : ce sont des violences qui nous paraitraient insensées et dont nous nous effrayons toujours, lorsque nous en sommes témoins. En ce moment, toutefois, le respect l'emporta sur l'enthousiasme, et, lorsque Victor-Amédée parut, le silence se fitde tous les côtés; mais quel silence! qu'il (tail éloquent! comme ces yeux parlaient! comme ces attitudes étaient provoquantes et martiales! quelle im- » patience dans ces gestes! LA DAME DE VOLUPTE. 85 Le duc était digne et fier; son regard étincelait. Il monta sur son trône avec une résolution inaccou- tumée, et, au lieu de s’asseoir, ainsi que le voulait l'étiquette, et qu’il en avait l'habitude, il resta debout, se découvrit, et, setournant vers deux ou trois évêques qui avoisinaient son fauteuil : —Messieurs, leur dit-il, priez pour nous le Dieu des armées; je vais déclarer la guerre au roi de France. Un seul cri partit à la fois de cette multitude tout à l'heure si tumultueuse, si divisée. — Viva! viva! Je sentis mes larmes couler malgré moi, car, en ce moment, princes et sujets étaient admirables. Victor- Amédée avait tiré son épée, qu'il éleva d’un geste sou- verain. Ce fut pendant quelques moments une agita- tion à rendre fous ceux qui la regardaient sans y prendre part. Enfin on annonca que le duc voulait parler, et le silence se fit aussi promptement qu'il avait été rompu. — Messieurs, dit Victor-Amédée, je vous dois compte des motifs qui m'ont décidé à une démarche aussi im- portante. Par la grace de Dieu et la succession de mes pères, ce bon duché m’appartient. Jamais homme vi- vant n’a humilié la maison de Savoie ni ses fidèles su- jets; jamais homme vivant ne l’humiliera, quelque grand qu’il soit, du reste. Le roi de France veut me prendre mon honneur, qui est le vôtre. Il veut me trainer à son char comme un esclave; il veut m’en- lever mes villes et mes chateaux ; il veut que je prodi- gue mes trésors et ie sang de mes enfants pour les que- relles de son ambition, et que je me soumette a ses ordres hautains. Que pouvais-je faire? Accepter les in- sultes et rester attaché à ses intérêts, parce que nous sommes voisins et qu'il est plus puissant que moi! Mon sang bout, rien qu’à cette pensée. Il fut interrompu par cinq minutes d’exclamations qui lui prouvérent une exaltation encore plus violente que Ja sienne dans son auditoire. — J1 m'a menacé parce que j'avais refusé de me sou- mettre, et, moi, j'ai bravé ses menaces; je me suis re- posé sur le zèle et le dévouement de ma brave no- blesse; je me sens le plus fort en m’appuyant sur elle. Me suis-je trompé, messieurs! — Non! non! à l’armée! aux frontières! Partons sur l'heure! — Pas encore! Nos alliés s’avancent; mon cousin, le prince Eugène de Savoie amène avec lui un se- cours à marches forcées. Je trouve chez mes confédé- rés des troupes et de l'argent; le peuple n’aura que peu à me donner. — Monseigneur, pardon, interrompit le prince de la Cisterne; bien que le Piémont soit un petit État, puis- qu'il se bat pour son honneur, il ne doit recevoir l’au- mone d'aucune puissance. Votre noblesse est riche; nous autres grands seigneurs, nous avons des terres et des revenus considérables. Nous pouvons suffire à tout; rendez le subside à vos alliés. Nous payerons, n'est-il pas vrai, messieurs? En ce moment, on leur eût demandé la lune, qu'ils eussent été la décrocher du ciel. Ils crièrent encore à qui mieux mieux; mais ils firent plus: en un clin d'œil, toutes les poches furent vidées, toutes les bour- ses tombérent au pied du trône avec les joyaux, les montres, les bagues, jusqu'aux croix de l'Annonciade en diamants. Après s'être dépouillé, un d'eux eut l'idée de grif- fonner sur un mauvais papier une obligation considé- rable à payer sur ses terres; aussitôt les autres se mi- rent à en faire autant. Jamais contribution ne futsi vite levée. À Le chancelier, qui recueillait ces dons, en avait sa charge. Le duc, ne sachant comment témoigner sa joie et sa reconnaissance, laissait baiser ses mains a tout le monde ; d’autres portaient a leurs lévres le bas de son manteau: c’était un spectacle touchant et fait pour émouvoir profondément le cœur. Cette séance dura une demi-heure à peine. Elle fut plus remplie que bien d’autres qui ne finissent point. Victor-Amédée fut presque porté en triomphe dans son appartement, où je m’empressai de me rendre et où il vint me retrouver bien heureux. Dès qu'il m’apercut, il vint se jeter dans mes bras en criant: — Tout cela est votre ouvrage ; vous m'avez rendu brave et courageux, vous m'avez appris à aimer mes peuples, à les défendre; jouissez donc de mon bon- heur et de ce que je vous dois. L'amour rapporte tout à l'amour, et, si le prince dé- sirait être grand, c’était pour moi, c’était pour étre aimé davantage; un pareil! sentiment enfante des héros. Le même soir, un manifeste instruisit le peuple, et ce fut bien mieux encore. La foule parcourait les rues en criant : « Mort aux Français! » brandissant ses armes, et menacant les banquiers, les commerçants de toute espèce que la France envoyait perpétuellement à Turin. Il fallut ôter les fusils et les épées à tout ce qui n'était ni milicien ni soldat; autrement, la guerre edt commencé par une seconde répétition des vépres sici- liennes. Je cachai chez moi, à Turin et aux Délices, quantité de nos compatriotes, auxquels je facilitai les moyens de quitter le Piémont; dans ce premier moment, la ca- naille les aurait massacrés, sans la précaution prise. Le duc ne s’en fût point consolé, et moi moins que lui encore, XXXVIII Le due allait partir, me quitter pour la première fois depuis le commencement de nos amours. Au milieu de sa gloire et de son délire, ce fut une douleur cruelle. Il me proposa d'imiter Louis XIV au temps de sa jeunesse, d'emmener les dames à l’armée et de com- battre sous mes yeux; je savais combien celte manière d'agir avait été blimée chez le grand roi, je ne la voulus point imiter. I] fut convenu que je resterais à Turin, que je n’en sortirais point, que je veillerais à tout, et que je le préviendrais de tout ce qui arriverait pendant son ab- sence, Il n'avait encore vu ni la guerre ni les batailles, et cependant il courait à ces dangers avec cette valeur tranquille, la plus rare et la plus estimable, en ce qu'elle vient de la réflexion. Il sentait bien ce qui le menacait et il le déplorait avec moi, Enfin le jour fatal arriva, le due partit! Je me sentis presque aussi émue que lui-même, lorsqu'il m'em- brassa et me fit des adieux déchirants et passionnés, en répétant qu'il ne me reverrait peut-être plus. 86 LA DAME DE VOLUPTE. Ce fut le seul instant de faiblesse qu'il montra; sa dernière parole à sa mère fut celle-ci : — Madame, si je ne reviens point, soyez bonne pour la comtesse de Verrue. Nous avions été, pendant ce temps, fort malheureux à Turin, d'inquiétude surtout; car la ville était bien gardée, les milices animées d’un grand courage, et tout se préparait à merveille autour des murs. Cependant javaiz prévu les malheurs qui devaient arriver, lorsque je vis les dispositions changées, lors- que je vis le prince Eugène retourner à Vienne, au lieu de commander nos troupes, lorsque je vis le gé- néral Caraffa 4 sa place, — provisoirement, disait-on, il est vrai, — lorsque je vis surtout l’autorité du duc, prétendu généralissime, rester nulle et tout à fait illu- soire. J'appris, en effet, bientôt la défaite du prince à la bataille de Staffarda. Mon premier mouvement fut de courir à lui; mais je n’osai point. Je craignais toujours les zizanies avec les princes, et, moi que l'on taxait d’une hauteur si vaine, j'étais humble et soumise de- vant madame de Savoie et j'évitais avec soin toute oc- casion de lui être désagréable; en cette circonstance encore, je m’abstins pour ne pas la blesser. On avait conduit l'ambassadeur de France au chà- teau d’lvrée, en représailles de ce que le marquis d'Oglaini, envoyé du duc, avait subi le même traite- ment à Paris, Je fus un peu tourmentée à cet égard ; mais tous les tourments cédaient devant celui de la défaite. Les lettres du prince étaient déchirantes ; il Jui fallut toute sa force d'âme, toute sa puissance de vues pour résister à la mauvaise fortune. Il n'avait d'espoir et de confiance qu’en Dieu et en son épée. Hélas ! on ne lui en prit pas moins Suze, la clef de ses États; on ne lui fit pas moins sauter plusieurs for- teresses dont la perte était regrettable: ce fut une série non interrompue de désastres, bien décourageante pour un début. Quand je le revis, il était méconnaissable, tant sa douleur Vavait changé. — Accueillerez-vous un vaincu? me demanda-t-il en arrivant. — Avec plus d’empressement qu’un vainqueur, ré- pondis-je, puisque je puis espérer qu'il a besoin de moi. {l me tint longtemps embrassée, et, lorsqu'il se re- tira, je crus voir ses yeux pleins de larmes, — Je suis malheureux, ajouta-t-il, mais non décou- ragé ; malgré la saison, nos troupes tiennent encore la campagne, et quelles troupes! Ces malheureux Vau- dois et barbets que mon père et moi avons persécutés à l'instigation de notre ennemi commun, aujourd’hui ils ont surpris Barcelonnette et Mont-Dauphin; ils vont partout levant des contributions et pillant le Dauphiné, que je leur abandonne. A-t-on respecté mes vallées de la Savoie? Ah! madame, que l'ambition de Louis XIV est coupable en tout ceci, et à quoi ne nous force-t-il pas pour nou; défendre! L'hiver se passa tristement, en préparatifs, en tra- vaux de toute sorte; le duc était partout à la fois. Catinat essaya de surprendre les troupes dans la vallée d'Aoste. La vigilance des officiers piémontais déjoua les projets de l’ennçgmi; mais ses efforts ge réunirent sue Turin, que le maréchal menagait d’un il pronuit cette ville, lout Glaik perdu, On la fortifia donc, on y fit entrer des provisions, on arma tout ce qui pouvait être armé; ce furent des mouye- ments, des marches, des exercices continuels. Je ne quittai pas le duc un instant : habillée en homme, je le suivis ;usque dans ses visites au camp, à cheval à côté de lui; il m'en aya suppliée, je n’eus pas la force de lui résister. Victor-Amédée, naturelle- ment jaloux, l'était devenu davantage encore depuis ses malheurs : il devinait bien que je n’avais pas pour lui un sentiment aussi fort, aussi tendre que celui qu'il me portait lui-même, et il répétait sans cesse que je Vallais abandonner, qu'il perdrait peut-être ses États, et qu'alors il me perdrait aussi. — Ce n’est pas l’homme que vous avez accepté, c’est le souverain, c’est le protecteur : lorsque ma puis- sance me manquera, ne me repousserez-vous point, madame ? Pour le convaincre, il me fallut l’accompagner par- tout. Les soldats me regardaient fort : les uns disaient que j'étais madame la duchesse; d’autres, un page favori. — C'est plutôt sa bonne amie, dit un sergent avisé. — Fille ou diable, reprit un soldat, elle n’a pas peur; car mon mousquet a éclaté à côté delle, et elle n’a pas seulement sourcillé. Je n'avais pas peur, en effet : j'allais jusqu’auprés des vedettes ennemies, lorsque le prince y allait lui- même; il en était fier, tout en tremblant pour moi. Avec le printemps recommencèrent les hostilités. Un malheureux accident, une poudrière qui vint à éclater, livra Nice aux Français et les rendit ainsi maitres du passage des Apennins et des Alpes méri- dionales. Le comte de Vrussaques, le meme brave co- lonel dont j'ai parlé, secondé par le comte Prioura et par le chevalier de Villafallet, tenait dans cette place depuis longtemps, et y ett tenu longtemps encore, sans un pareil désastre; il s’estima heureux d’obtenir une capitulation honorable et de sortir avec armes et bagages, tambour battant, enseignes déployées. Retiré à Oneglia, il y prit vaillamment sa revanche quelques jours après. Il y eut de toutes parts des prodiges de valeur et de courage, en pure perte, malheureu- sement. Le prince Eugène annonçait continuellement son retour, et, continuellement, de nouveaux obstacles l'arrétaient, On le destinait à une autre armée, tandis que lui demandait celle-là : il aimait fort sa maison, et regardait comme un devoir d'en soutemr le chef. Il était venu à cette malheureuse bataille de Staffarda, mais trop tard; il nous avait quittés ensuite, Enfin, il revint, apportant à Victor-Amédée, de la : part de l'empereur, le titre d’altesse royale, que le duc désirait par-dessus tout; on le lui donnait bien par-ci par-là, de courtoisie; mais il n’y avait aucun droit. Gette joie lui préta un peu d'espérance, Île prince Eugène ne lui cacha pas cependant les diffi- cultés de la position, La gaieté cavalière et intaris- sable de celui-ci était nécessaire à Victor-Amédée en ce moment, pour l'aider à supporter son lourd fardeau. Chaque jour, Pennemi lui arrachait un fleuron de sa couronne; il en desséchail de rage et de désespoir, Catinat, maitre de Nice, fit une percée par Avillane, dont il fit sauter les fortifications. Jusqu'à Rivoli, qu'il britla; Rivoli, ce charmant palais, le séjour fayori du duc! LA DAME D E VOLUPTÉ. J'étais avec celui-ci, lorsque, placé sur les hauteurs de Turin et voyant brüler cette villa qu'il aimait tant, il dit ces remarquables paroles : — Plüt à Dieu que tous mes palais fussent ainsi ré- duits en cendres et que l'ennemi épargnat les cabanes de mes paysans! Mais ’ennemi ne les épargnait point; la Savoie n'était plus qu’un monceau de ruines fumantes, et Turin lui-même se trouvait menacé. Aussi l'alarme devint générale. La duchesse régnante, alors grosse de six mois, avait des frayeurs épouvantables; elle partit pour Verceil avec madame Royale, et toutes les bouches inutiles les y suivirent; il ne resta dans la ville que les hommes en état de porter les armes, quelques femmes dévonées et courageuses, et moi qui avais juré de ne pas abandonner mon amant. Le prince Eugène avait eu la joie de battre un peu les Français dans une embuscade; joie bien grande pour lui, car il les détestait sincèrement. — Je les entendais venir en chantant, disait-il, selon leurs habitudes fanfaronnes : ces gens-là ne doutent de rien! Ils ont été vite attrapés; seulement, mes sol- dats les ont traités comme des Tures, ce que je trouve malhonnéte ; je ne cesse pourtant de leur répéter qu’on doit faire quartier aux chrétiens. -Ge jeune homme était d'une bravoure qu’égalait seule son habileté comme général; dans presque tous les combats, il attrapait au moins une blessure en se jetant dans la mélée, trop heureux lorsqu'il rapportait seulement quelques balles dans ses habits. IL avait le coup d’ceil le plus sûr et le plus remarquable qui se puisse rencontrer ; et, sur Vinspection seule du ter- rain, prédisait la défaite ou la victoire. Malheureuse- ment, le duc, moins prudent ou plus vivement offensé, ne le voulut croire ni à Staffarda ni à Marsaglia. Le prince Eugène avait près de lui un de ses amis intimes, le prince de Commercy, de la maison de Lor- raine, qui lui disputait le prix de la bravoure et même de la témérité. En Turquie, au siéce de Belgrade, je crois, ce jeune homme avait reçu une blessure épou- vantable, un coup de zagaie, en enlevant un étendard turc; il était allé chercher ce drapeau au milieu de l’armée ennemie, seul, l'épée aux dents, un pistolet de chaque main, et, cela, parce que le cornette de son régiment s'était laissé prendre le sien! Quelle brillante et folle jeunesse! Les fortins de la colline de Turin furent rendus, pour ainsi dire, imprenables, Vingt mille hommes campèrent autour de la ville : c'était un corps mélé de troupes d’Espagne, de Wurtemberg et de Savoie. On attendait l'électeur de Bavière, le duc de Schomberg et le prince Caraffa : ils arrivèrent, et, lorsque nous comptious chaque jour surune attaque, Catinat, selon sa coutume, nous donna le change et se jeta sur Carmagnole, qu'il emporta après deux jours de tranchée, secondé par la trahison qui nous environnait de toutes parts, Le coup était affreux : Garmagnole était un grenier, une place d'armes, une des positions les plus impor tantes du pays, Viclor-Amédée, en apprenant cette perte, resta d’abord absorbé pendant quelques minu- tes; mais son courage se releva bien vile : il douna l'ordre sur-ie-champ de trancher dans le vif, Les citu- delles qu'on ne peut défendre deviennent des refuges pour ennemi : il fit le sacrifice de celles qui lui sem- blaient inutiles; on démolit Querasque et Chivas, pour voovantrer toute la résistunce dans Coni. ‘ 87 Depuis le commencement de la campagne, cette ville résistait à toutes les attaques, défendue seulement par ses propres ha taits et par quelques troupes de paysans voisins, entre autres par huit cents Vaudois, sous le commandement d’un chef célèbre parmi eux, et qu'on appelait, je m'en souviens, Guillelmo. On racontait à son sujet des histoires de toutes les cou- leurs, fabuleuses et autres; on a même fait des com- plaintes là-dessus. Le comte de la Rovère commandait dans la place assiégée, et le comte de Bernezzo trouva le moyen de sy introduire avec trois régiments sayoyards et des détachements des alliés. Comme les finances de l’État n'avaient pas permis à Son Altesse de réparer les for- tifications, les habitants les réparèrent à leurs frais et de leurs deniers; ce qui prouve tout le dévouement que ces provinces portaient à leur souverain. Le prince Eugène, eflrayé de ces défaites, partit pour Vienne en poste, afin de réclamer des secours : il en obtint immédiatement, et revint en triomphe ; aussi changea-t-il la face des choses. Garmagnole fut reprise; on parla de reprendre Nice, notre diamant, et Warracher Montmeillan à l'ennemi, qui la guettait ; mais Caraffa détestait la maison de Savoie, et en par- ticulier le prince Eugène, dont il était jaloux : il s’op- posa à ces projets, au point que le prince, mécontent et irrité, se retira à Venise. Nous en étions réduits au dernier point : Montmeil- lan, après une défense héroïque, après une famine épouvantable et trente-trois jours de tranchée ouverte, fut obligé de se rendre. Dès lors, la Savoie appartint aux Français. Coni, néanmoins, fut sauvée. Après le comte de Bernezzo, qui y avait introduit les trois régiments que nous avons dits, le comte Costa y pénétra-à son tour, puis le comte Caretto, tous les deux avec de nouveaux renforts et à la faveur d’une sortie des assiégés; les femmes, les enfants, les prêtres, les moines, les vieil- lards, tout concourut à la défense. Quatre mille Fran- çais restèrent couchés sous les murailles ; mais les autres persistèrent cependant, et, si le prince Eugène n’eût imaginé de les tromper par la fausse nouvelle d’un secours prodigieux, ils n’eussent certainement point abandonné la place, comme ils le firent. Après la levée du siége, le duc voulut se reudre en celte ville et me demanda de l'y suivre; il n'était pas plus question de la duchesse que si elle nett jamais existé. J’allai donc avec Son Altesse sons mes habits de cavalier, ce qui n'était pas sans risque; l'anmée ennemie tenait encore la campagne et faisait rage de tous les côtés; à mesure que nous avancions, nous trouvions ce malheureux pays désolé, eb ce spectacle nous fendait le cœur. Nous rencontrdmes des paysans qui fayaient, et qui, reconnaissant leur souverain, se vinrent. jeler à ses pieds et les baigner de larmes. — Monseigneur, monseignour, ayez pitié de nous! ou nous à tout pris, — Heélus} mes enfants, répondit le prinee, plourant uvac eux, ce West pas ma faute, Dinu m'en est témoin ; oh sil ne fallait que mon sung pour payer vos souls lances, je ne vous le marchanderais point, Mais voici tout ce que jo puis... Prenez, prenez. it il versa devant eux une bourse pleine d'or; puis, brisant, son collier de l'Annonciade, qu'il portait au cou, il leur en distribua les morceuux, Ge furent des 88 LA DAME DE VOLUPTÉ. transports d'enthousiasme et d'amour auxquels il était bien accoutumé, car ses peuples l’adoraient. Sans cesse il arrivait des scènes de ce genre; j'en étais attendrie autant que lui. Nous parcourions en- semble les rues de Turin et les campagnes environ- nantes, aulant que la présence de l'ennemi nous le permettait. On était accoutumé a ma présence, et nul ne la remarquait plus. Une fois, cependant, j'éprouvai une bien vive émo- tion. Je rencontrai le bon abbé Petit, revenu a sa pa- roisse, et qui portait le saint-sacrement à un malade, avec mon petit Michon. Je ne les avais pas revus depuis mon élévation, ou ma honte, comme il vous plaira. Je devins très-rouge, et je détournai le visage; ils n’eurent pas lair de m’apercevoir. Le digne curé fit, en ces temps difficiles, des prodi- ges de bonté et de charitable abnégation; on le voyait partout où sa présence pouvait apporter consolations et secours. Mon Michon, près d’être ordonné, restait toujours le petit Michon, comme devant; il ne grandissait guère, et conservait son visage et ses façons d’enfant de chœur. Ses traits poupins ne prenaient pas un jour: j'en ai été frappée de plus en plus en vieillissant ; sans la catastrophe qui le changea tout d’un coup, je suis sûre qu’à l'heure qu’il est, il aurait encore lair d’avoir vingt ans; privilége que bien des femmes lui envie- raient, n’en doutons pas. XXXIX Cette guerre abominable durait depuis Ceux ais. Le due y avait plus perdu, à lui seul, que tous les alliés ensemble: il ne se repentait cependant point de Pavoir entreprise, car +1 y allait de l'honneur de sa couronne. Louis XIV, au contraire, malgré ses victoires, sentait ce que valait un pareil ennemi; il sentait aussi qu'il était plus politique de le ramener que de le pousser à bout. Il lui fit done écrire par Monsieur une de ces épitres de famille dont toutes les expressions sont pesées les unes aprés les autres, et qui sont de vérita- bles contrats. On offrait à Victor-Amédée la restitution de ce qui lui avait été enlevé : on lui cédait Pignerol et Fenestrelles ; enfin, on lui remettait Casal, cette ville vendue au roi de France par le duc de Mantoue, pour en jeter le prix aux courtisanes; Casal, ce joyau que tant de princes enviaient! C'était bien tentant, surtout avec Ja garantie de Messieurs des cantons suisses et de Ja république de Venise. Frappée des malheurs de la guerre, je penchais pour ce parti. L’envoyé secret de la France, M. de Ghamery, avait recu l’ordre de me voir avant tout, de s'entendre avec moi et de me gagner à son bord, soit par les promesses, soit par les menaces. J'y étais déja convertie : la guerre me semblait odieuse. J'employai tous les moyens pour convaincre le prince, il demeura inflexible. M. de Chamery lui parla chez moi, devant moi; je réunis mes efforts aux siens, tout fut inutile. Alors, l'envoyé de France pria le duc d'adopter au moins la neutralité, lui faisant observer que, sil persistait dans son entélement chevaleresque, il se trouverait bientôt dépourvu de troupes, — Monsieur, s'écria Victor-Amédée, je frapperai du pied le sol de mon pays, il en sortira des soldats ! Chamery minsista pas davantage; et. le lendemain, on lui fit répondre officiellement par le marquis de Saint-Thomas que Son Altesse suivrait la fortune de ses alliés, quoi qu'il lui en put advenir. Le prince Eugène, ennemi implacable et personnel de Louis XIV, ne contribua pas peu à cett: décision. Il en rendit compte à l’empereur, dans wi voyage qu'il fit à Vienne, et celui-ci en fut tellement enchanté, qu'il lui remit le brevet de généralissime, — avec les pouvoirs cette fois, —et qu'il nous Gébarrassa du Caraffa, qui nous avait fait tant de mal. C'était déjà la moitié de la victoire. Le prince Eugène était radieux n'ais ironique. Il se défiait des intentions de son cousin à l'endroit de la France. — Madame la comtesse, me disait-il, Son Altesse royale n’est pas de cœur avec nous; ce n’est pas comme moi une belle et bonne haine qui l’a poussé là, c’est la nécessité et la vergogne. Au premier sourire de ‘Louis XIV, il nous làchera. — Vous avez bien vu qu'il y a résisté, monsieur ! — C'est que, derrière le sourire, il a vu les dents; sans cela !... Et puis, vous avez beau dire, vous êtes Française, votre maison est en faveur à Versailles, vous inclinez pour le grand roi, sans vous en douter peut- être, mais cela est. — Je ne veux que le bien de Son Altesse et celui de ses peuples. — J'en suis persuadé; seulement, ce bien, chacun l'entend à sa manière. Il se tint un conseil chez moi, devant moi, dans lequel il fut décidé que, pour profiter des avantages obtenus, il fallait prendre l'offensive à son tour et porter le champ de bataille en Dauphiné. — Le grand roi n’est pas accoutumé à ce qu’on entre chez lui, dit le prince Eugène ; il a posé sa ma- jesté ases frontières, et il pense qu'on ne les peut fran- chir sans lui faire d’abord la révérence ; nous lui prou- verons qu'on sait s’en dispenser. Il appelait toujours Louis XIV le grand rof,et je ne saurais vous rendre le dédain avec lequel il prononçait ces mots. C’était là une rancune de prêtre, et, comme je lui en faisais l'observation : — Que voulez-vous! me répondit-il, jai porté le petit collet; cela déteint sur Padme. Ce qui fut dit, fut fait : les princes de Savoie s’em- parèrent d'Embrun et de Guillastre. La bataille fut rude ; on y perdit quantité de braves gens ; le prince de Com- mercy recut une balle qui lui cassa trois dents, ce dont il fut très-marri. — Mes trois meilleures! répétait-il : les autres tom- beront toutes seules. Et puis ne voilà-t-il pas un joli ealant édenté! Le prince Eugène reçut, lui, une contusion dans la tranchée, à côté de Victor-Amédée, qui en sortit sain et sauf. A la suite de celte première victoire, les princes s'emparèrent de Gap presque sans coup férir, Tout allait à merveille ; on se disposait à marcher sur Lyon par Sisteron, en passant à Aix. La terreur était telle dans la Provence, qu'en se hâtant un peu, on y scraitparvenu avant que les secours fussent arrivés. Alors la France eût été vaineue ; on edt pu faire la paix avec des con- ditions qu'on aurait dictées. Mais la Providence ne le voulait pas, et le soleil ne devait point palir encore... LA DAME DE VOLUPTE. 89 Un soir, aprés une marche forcée, en arrivant dans un petit village, le duc de Savoie se plaignit d'un grand mal de tête, qui Vavait tourmenté toute la journée; il se mit au lit, croyant guérir par le sommeil ; mais il avait une forte fièvre, et, dans la nuit, la petite vérole se déclara. * L’alarme fut grande; que faire? que devenir, en pays ennemi, avec cette terrible maladie, qui pardonne si rarement et qu’il faut soigner d’une façon si particulière? Le prince ne perdit pas la tête; lui seul la conserva. Il donna des ordres pour que tout se passat comme s’il eût été en bonne santé, dépécha des courriers, un à la duchesse et un autre à moi; seulement, il eut soin de m'écrire pour que ie ne m’inquictasse pas et pour que je ne vinsse point près de lui, dans l'ignorance où je serais d’y trouver probablement madame Royale et la duchesse régnante. Ensuite, il s’occupa des affaires de l'État, fit son testament, déclara, en présence de toute l'armée, qu’il nommait le prince Eugène à la régence jusqu’à la majorité de son fils, s’excusant d’en exclure les deux duchesses à cause des circonstances difficiles qui réclamaient une main plus ferme. Cela fait, il donna de nouveaux ordres pour qu'on te transportat en lieu sûr; puis il s’entendit avec le prince Eugène touchant la retraite de l’armée, et le chargea de la reconduire; ce qui n’était pas petite besogne. Les rivalités des généraux surgirent; ils refusèrent presque d’obéir au prince, sous prétexte que Victor-Amédée avait grand tort de ne pas les laisser pousser en avant, malgré l'obstacle de sa santé. Mais Eugène était un habile homme : il savait qu’une armée sans chef se décourage promptement; il savait que Catinat ralliait ses forces, qu'il lui en arrivait de tous les bouts du royaume; il savait que, la surprise man- quée, l'expédition était impossible ; qu’il eût fallu pro- fiter du premier moment de stupeur, malheureusement perdu par la maladie du duc; mais, ce premier mo- ment passé, on devait être écrasé indubitablement. La retraite était donc le seul parti à prendre. Les soldats en gémissaient comme leurs généraux ; mais ils s’en consolaient en disant : — Au moins, nous avons vengé les horreurs des Français dans le Palatinat, et, sans agir tout à fait à leur façon, nous avons bien levé sur eux un million de contributions. Ils étaient, en effet, si chargés de butin, qu'on voyait des cuirassiers mettre vingt louis sur une carte. {I fallut abandonner tout cela et renoncer à augmen- ter la dose; ils s’en allèrent en rechignant. Mais le duc! il fut très-malade, et fort sérieusement. La duchesse accourut près de lui et le trouva un peu mieux ; moi, je mosai pas aller jusque-là : je restai à quelques lieues, afin d'avoir des nouvelles à chaque instant, II en fut profondément touché. Enfin, grâce au ciel, il guérit! Je courus le rejoin- dre dès que la duchesse leut quitté; ce moment fut bien doux pour lui et pour moi. J'avais craint de ne le pas revoir, et, bien que je n’eusse pas pour lui un de ces amours fougueux qui dominent tout dans Ja vie, je l’aimais fort en ce temps-là ; il ne m'avait mon- tré que le beau côté de son cœur, Il rentra en Savoie, puis en Piémont, pour achever son rétablissement, et, aussitôt qu'il lui fut possible de se tenir 9 cheval, il voulut se remettre eu campagne, Le prince Eugène, plus froid en de certaines choses, bien que plus exalté dans beaucoup d'autres, lui con- seillait de ne point livrer de bataille décisive. Les héros se jugent entre eux ; le prince avait ini Catinat et reconnu son génie. Victor-Amédée, d’unc bravoure personnelle singulière, était plutôt mi grand politique qu'un grand général. Il s’entendait admirablement aux négociations; mais il n'avait pas, sur le champ de ba- taille, le coup d'œil aussi prompt, aussi sûr que son illustre cousin. L’ennemi avait brûlé, en manière de représailles, une maison du duc appelée la Vénerie, et une autre au marquis de Saint-Thomas. Victor-Amédée voyait tout s’écrouler autour de lui; il en voulut finir. A la fin de la campagne, terminée par sa maladie, il avait découvert une insurrection dans ses États du Midi; la trahison était partout. M. de Tessé, comman- dant français de Pignerol, avait soudoyé des traitres, et c'était véritablement trop de choses à la fois. Hélas! quelle défaite! c'était bien autre chose que Staffarda! Catinat en eut le bàton, et, ainsi que le disait plaisamment le prince Eugène, ce furent nos épaules qui en recurent les coups. Gelui-ci n’y tenait plus et parlait de quitter PItatie. Il alla, en effet, à Vienne sol- liciter un peu d'aide; on nous l’accorda encore, mais en faisant observer que nous étions battus et qu'il était un peu dur de sacrifier toujours argent et hommes sans résultat. On mit le siége devant Casal; et c’était une chose im- portante que de reprendre cette ville. Elle se défendit un peu : puis M. de Cressau, le gouverneur, capitula. Catinat ne bougea point pour lui porter secours : il le pouvait cependant, et alors l’armée des alliés était per- Ane, Mais déjà le prince, résolu à traiter avec la France, à sauver ses peuples qui gémissaient, à ne pas faire plus longtemps de la Savoie le champ de bataille où se débattaient les jntéréts des autres, le prince avait en- tamé des négocialions secrètes, afin de sortir de cette impasse où on l'avait acculé. Ti n’en parla qu'à mo. et à quelques confidents intimes. Catinat, qui avait des instructions du roi, accueillit les envoyés, c'est-à- dire l’envoyé, et convint avec lui qu'on défendrait Casal à moitié pour donner le temps de conclure, et qu'on la livrerait après, lorsqu'on aurait tout décidé. Les conditions étaient que Casal serait rasée et la place livrée au duc de Mantoue, à qui elle appartenait avant son marché honteux. Ge fut le seul qui y gagna : tant il y a que souvent en ce monde la justice de Dieu favorise ceux qui ne le méritent point; ce qui fait espérer en l'autre! Le bruit se répandit des intentions du duc de Savoie et le prince Eugène en prit de l’ombrage, car sa haine ne se pouvait calmer. Il n'en laissa rien paraitre; mais il fit surveiller secrètement les démarches du duc, afin de les contrecarrer, s’il était possible. Victor- Amédée s'en aperçut et en fut fort irrité. Il voulait cependant voir les plénipotentiaires francais pour s'en- tendre avec eux définitivement, et, quant à les faire entrer dans Turin, il n'y fallait pas penser; il ima- gina un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, Le cousin s’en formalisa encore, — Prenez garde, dit-il au duc, je vous ai déjà averti que je vous surveillais plus que Gatinat, Le prince Eugène en parlait bien à son aise, Il n'a- vait pas charge d’dmes, lui; il n'avait pas un Etat et des sujets à sauver; il n'avait pas surtout des enfants et une maison à soutenir; ses intérêts et le plus vif des sentiments le poussaient vers l'empereur 90 LA DAME DE VOLUPTE. Il fallut donc jouer au fin pour arriver à la conclu- sion, et signer ce traité que nous désirions tant obtenir et après lequel le pays tout entier soupirait. Victor-Amédée partit pour Lorette, sous prétexte d’un vœu fait pendant sa petite vérole. Il y alla seul, avec une suite de laquais assez grosse, mais sans la du- chesse, sans moi, sans courtisans, en vrai pèlerin. Il y trouva les agents du pape, des Vénitiens et des Français; on y discuta les articles du traité, et cela si secrètement, que les espions les plus habiles ne pu- rent obtenir de certitude. On se réunissait la nuit dans la chambre d’un vieux prêtre attaché à la sainte cha- pelle, et qui ne se doutait même pas de ce dont il élait question; il croyait a des prières et à des vœux particuliers. On parlait français, il n’y comprenait rien. On avait commencé d’abord, à Turin, par tremper le duc en lui annonçant la mort du roi Guillaume, qui devait nécessairement rompre la ligue et mettre les alliés dans un grand embarras. Il sut que la nouvelle était fausse; mais il était alors avancé de telle façon, que, dans Vintérét de ses peuples, il ne pouvait plus reculer, Il termine donc à Lorette, et le traité fut signé. En voici les conditions : Pignerol, tous ses forts et le chateau de la Pérouse seraient démantelés, comme l’avait été Casal, et le sol serait rendu au duc de Savoie ; Le prince rentrerait en possession de toutes les places dont les Français Vayaient dépouillé au commencement de la guerre ; Le duc de Bourgogne, petit-fils de France, épou- serait Adélaide de Savoie, fille ainée de Victor-Amédée. Les ambassadeurs de Savoie recevraient désormais ceo France un traitement pareil à celui des ministres de roi. «Enfin, le duc joindrait ses armes à celles de Louis XIV et entrerait immédiatement dans le Milanais pour for- cer l’empereur et l'Espagne à reconnaitre la neutra- lité de Vitalie, laquelle neutralité serait, dans ce cas, reconnue par la France. Ce traité, tout à l'avantage du duc de Savoie battu et malheureux, montrait ce qu'il eût obtenu du roi s'il eût pu mettre à exécution son projet de conquête, et combien on tenait à son alliance. Le mariage de sa lille surtout était pour lui un point capital, celui sur lequel il avait le plus insisté, et Vidée de la savoir reine de France le satisfaisait au delà de tout. - Le premier trône de l’Europe, chère comtesse! me disait-il. Et, avec ce que sera cette enfant, avec ce que l’on m'a appris du duc de Bourgogne, ils auront un règne merveilleux, auquel elle prendra autant de part que lui, Elle ne partira pour la cour de France qu’endoctrinée par moi, et je vous réponds qu'elle y sera la maitresse avant six mois. Le grand embarras de Victor-Amédée était d’ap- prendre au priace Eugène la conclusion du traité. — Il croira que je l'ai trompé; il prendra ma dis- crétion nécessaire pour une perfidie, et tout cela m'est excessivement douloureux. J’aime fort mon cousin; je voudrais que nes besoins, nos opinions, nos néces- sités fussent les mémes. Malheureusement, laine de la maison de Savoie a d'autres obligations à remplir que de faire sa fortune; elle est toute faite, il la faut conserver : c'est là le plus diflivile, avec Louis XIV pour ennemi, I fut convenu que je me chargerais de la commis- sion. Le prince vanait souvent me voir; il avait pour ! moi une sorte d'amitié qui ne céda pas même à sa co- lère contre le duc; nous sommes encore aviourd'hui en commerce de lettres. Je le fis done prier de passer chez moi, et, la, avec des ménagements infinis, je lui annoncai le changement survenu dans les intentions de Son Aitesse. Eugène jeta feu et flamme; je m'y attendais. Il cria, tempéta, jura, — ce qui lui arrivait souvent, en allemand surtout: — il s’emporta même à quelques injures. Je le laissai dire, me réservant de Vapaiser lorsqu'il pourrait entendre mes raisons. Il ne m'en laissa pas le temps. — Madame, je vous quitte; je fais fermer mes cof- fres, et je retourne à Vienne raconter cette trahison. Quant à monsieur mon cousin, il saura ma façon de penser avant de partir. Il sortit de chez moi furieux, alla trouver le prince de Gommercy, son ami, et s’exalter encore de la furie de ce jeune homme. Il était de mode, parmi ces héros, de détester Louis XIV, de le honnir sans cesse et même de le mépriser; ce qui me semblait, de leur part, une exagération un peu ridicule. Commercy cria plus fort qu'Eugène. Celui-ci ne voulut point voir son cousin, il lui écrivit une lettre qu’il a fort regrettée depuis, une de ces lettres qui veulent du sang chez des particuliers, mais qui, en cette circonstance, ne valurent de l’ainé au cadet qu’un généreux pardon. Le prince de Commercy fit mieux : il adressa au prince un cartel dans toutes les formes, assaisonné de ces expressions de pandour auxquelles le due souverain de Savoie n’était pas accoutumé. La colère prit Victor- Amédée à son tour, et, oubliant ce qu'il était, ses obli- gations de prince et de père, il fit répondre au prince de Commercy qu'il Phonorerait d’une rencontre. Le valet de chambre du due vint, tout effaré, m'en prévenir, malgré la défense de son maitre. Je savais que ce serait temps perdu que de sermonner celui-ci ; j'envoyai chercher le marquis de Saint-Thomas, et je lui racontai ce qui se passait, en ajoutant qu'il pou- vait seul empêcher cette folie. — Rappelez à Victor-Amédée qu'il a une famille et des sujets à soutenir, et ne le laissez point aller, comme un enfant perdu, tirailler dans la plaine. Je n'aurais aucun pouvoir en cette affaire-ci, et les femmes ne doivent pas s’entremettre contre les épées à tirer; l'honneur des hommes est aussi délicat que celui des femmes en une autre façon, et l’on a tou- jours peur d’un soupçon, quoique, Dieu merci, la va- leur de Son Altesse soit connue. Saint-Thomas était prudent; il avait grand pouvoir sur son maitre : il le retint, en se faisant aider de tout le conseil, et aussi des généraux de l’armée. Pendant ce temps, le prince Eugène, un peu calmé, faisait entendre raison à Gommerey. Le duel n'eut pas lieu, le traité s'exécuta, et le siège de Valence, sur le Pd, entrepris par les deux armées, en fut le premier résultat. Ce traité amena d'abord ceux de Vigevano et de Pavie, par lesquels toute l'Europe reconnut la neutra- lité de Vitalie, objet de l'ambition presque unique de Victor-Amédée, qui voulait, avant tout, délivrer ses peuples du fléau de la guerre. Enfin arriva la paix de Ryswyck, et ensuite celle de Carlowitz. Tous ces traités furent l'ouvrage du duc de Savoie, ou plutôt le résullat de son influence, ce qui ne fil pas pour lui une petite gloire. Il amena, par sa cou- ee nn ee LA DAME DE VOLUPTÉ. 94 SS duite, la paix générale: elle ne devait pas durer longtemps, il est vrai; mais ce ne fut point sa faute, ni mème celle des autres souverains. Le testament du roi d'Espagne ra!luma les flambeaux de la-discorde ; il ep nouvait pas être autrement. Victor-Amédée donna pour dot à sa fille le comté de Nice, qu'on sut fort bien reprendre plus tard. La royale accordée était impatiemment attendue en France, tandis qu’on déplorait à Vienne le refus fait par le duc de la main de cette princesse au roi des Romains; ce dont l’empereur ne se montra que mé- diocrement blessé. L'allié naturel de la Savoie était le roi de France, et Victor-Amédée ne l’oublia jamais. XL La princesse dont les mains enfantines portaient à la France et au monde l'olivier de la paix, n'avait alors que neuf ans tout au plus. Jamais fiancée aussi jeune n'eut un pareil rôle à jouer et ne le remplit avec autant de perfection que Victoire-Adélaïde de Savoie. Je l'avais toujours suivie depuis des années; elle venait souvent chez moi, — ce que les duchesses ne trouvaient point mauvais, — et j'avais souvent admiré l'intelligence précoce et la finesse extrême de cette jeune créature. Elle ne disait pas un mot de trop, bien qu'elle ne put apprécier, en apparence, la délicatesse de notre position mutuelle; elle ne parlait point de moi à sa mère, et ne prononcait devant moi le nom de la prin- cesse que dans les occasions indispensables. Tout au contraire, lorsqu'elle voyait madame Royale, elle ne manquait pas de lui rapporter les choses flatteuses qu’elle m’entendait débiter sur son compte, ou de me dire, à moi, combien sa grand’mère était bien disposée en ma faveur. Elle répétait souvent à l’ancienne régente : — Mon père aime beaucoup la comtesse de Verrue, madame, et, pour lui plaire, il faut aussi l'aimer. Elle vivait au milicu de ces intrigues et de ces diffi- cultés; elle y prit une souplesse et un esprit d’obser- vation qui la rendirent propre de bonne heure au rôle qu'elle allait remplir. Son père, aussitôt le traité signé, commença à la styler, à lui inculquer chaque jour une lecon pour ce qu'elle allait avoir à entreprendre à l'avenir. Je dis entreprendre, car c'était certainement une grande entreprise que de charmer ce roi si fier, si hautain, si maître de lui, avant de l'être des autres, La princesse vint aussi plus souvent chez moi, alin de m'interroger sur les gens et sur les choses de la cour de Versailles; et, comme elle vit que j'étais peu instruite à cet égard, elle me demanda un jour à quel âge j'étais venue en Piémont. — J'étais bien jeune, madame : je n'avais pas qua- torze ans. — Et vous n'en savez pas davantage sur le roi de France et sur sa cour? A cet âge-là, j'espère bien que nul ne m'en pourra remontrer sur la maniére de m'y conduire — Madame, je ne suis point destinée à monseigneur le duc de Bourgogne, moi; en outre, je ne suis point une enfant extraordinaire comme la princesse Adélaïde de Savoie, — Madame, ne m'appelez point une enfant : mon père m'a assuré qu'il m'était défendu de l'être désor- mais, et j'y vais lâcher. Victoire-Adélaïde, dont il est temps de tracer le portrait, était fort petite, même pour son age; elle n’était point jolie et n’annonçait pas le devoir étre jamais. Elle était régulièrement laide : les joues grosses et les machoires épaisses; le front si bombé, qu'on ne savait, au premier abord, ce que c'était (ce défaut a un peu disparu avec l’âge) ; le nez aplati, sans phy- sionomie et sans noblesse; les lèvres avancées, épaisses et charnues; les dents pourries déjà; plus tard, elles tombèrent presque toutes : elle avait le bon esprit d’en rire la première et de s’en moquer. A côté de cela, les yeux les plus beaux, les plus parlants du monde, des sourcils et des cheveux d’un châtain brun admirable et plantés à la perfection. La était tout le charme de son visage, qui, malgré tous ses défauts, en avait beaucoup. Sa peau était d’ure blancheur et d’une fraicheur merveilleuses; son port de tête, gracieux, galant, majestueux, lui seyait à ravir ; son regard imposait et attirait en même temps; son sourire n'avait point son pareil, elle plaisait plus mille fois que les plus belles, et j'aurais volontiers changé mon visage contre le sien, moi qui passais, dans ma jeunesse, pour un modèle à envier. En gran- dissant, elle eut la taille la plus ronde, la plus aisée qui se puisse voir. Son commencement de goitre ne la déparait pas, au contraire; tout ce qui eût enlaidi une autre devenait pour elle un charme de plus. Sa gorge, peu prononcée, semblaitmoulée sur un marbre antique. Le moment de son départ arrivé, elle vint la veille passer une grande heure auprès de moi. Le duc y était déjà et voulut me donner un échantillon de l’ha- bileté de cette petite fille. Il lui parla de la cour de France, de ce qu'il lui avait enseigné à cet égard, et je vis, avec une surprise sans égale, la future duchesse de Bourgogne développer des plans et des aperçus dignes d’un vieux diplomate rompu à toutes les cours. — Vous n'avez rien oublié, ma fille, lui dit le prince; yous savez comment yous devez commencer dès l'abord avec le roi, avec Monseigneur, avec M. le duc de Bour- gogne, avec madame de Maintenon surtout. — Oh! que oui, monsieur, répondit-elle, armée du plus fin sourire; je ne suis plus une enfant, vous me l'avez dit : je suis une princesse destinée au plus beau trône de l’Europe, et il me faut dès à présent préparer ma place, alin de l'avoir plus tard telle que je la sou- haite et de la remplir avec honneur. Elle répondit cela, non comme un perroquet qui récile sa leçon, Ma's Comme une personne qui sail ce qu'elle dit, qui en sent toute la portée et qui désire la faire sentir aux autres. — Et vous vous rappelez bien ce que je vous disuis hier eucore, au sujet de madame de Maintenon, de ses relations avec le roi, relations légilimées par l'Eglise, dit-on, mais peu goûtécs de sa famille, surtout de Monseigneur ¢ vous aurez à rester bien avec les uns et avec lus autres ; pourtant... … Liessentiel en ce moment, c'est le roi, c’est mas dame de Maintenon; ce sont eux qu'il faut séduire, et ce n'est pas difficile, allez! — Vraiment! comment ferez-vous? reprit M. de Sas voie en souriant d'un air satisfait. — Mon Dieu, monsieur, le roi de France est accons tumé à sa propre majesté, au respect des autres, à Uae 92 LA DAME DE VOLUPTE. sorte de crainte qui l’isole; il s'ennuie, j’en suis sûre, car il west plus jeune, n’est-ce pas, mon père? et il regrette de ne plus l'être. Je l’amuserai, je le traiterai comme si de longues années ne nous séparaient pas; je prendrai sur lui une autorité badine, à laquelle il ne se refusera pas, et qui en amènera ensuite une solide. J'ai retenu tout ce que vous m'avez prescrit et tout ce que vous m'avez raconté; il me sera donc fa- cile de ne me point tromper, soyez tranquille. Le prince me regarda; j'étais confondue de tant d'assurance et de tant de sagesse. — Et madame de Maintenon? — Oh! pour elle, c’est autre chose: la veuve Scarron ne se traite pas comme Sa Majesté Louis XIV, bien qu'il faille en avoir l'air ; elle ne se doutera jamais que je sache la scarronade, et je vous promets, monsieur, de la prendre sur un tel ton d’amitié et de déférence, qu’elle se croira bien sûrement ma grand’mére. — Vous devez tout obtenir, tout établir en vous jouant. Ces gens-là sont pour vous maintenant de grandes poupées, destinées à devenir ensuite vos in- struments. Ne perdez point de vue qu’il vous faut ou- blier Turin et devenir Française; autrement, vous ne réussirez jamais en ce pays-là. — Mon père, vous ne ferez plus la guerre à la France, n'est-ce pas? demanda-t-elle avec un air fûté qui me ravit. Combien il y avait de choses dans ces mots d’un enfant de neuf ans! — Non, si la France ne me la déclare point, ou ne me force pas à la lui déclarer, ma fille. On ne peut répondre de rien quand l'intérêt des États est en jeu. — Je tacherai alors, monsieur, pour ne jamais voir en vous un ennemi, de me souvenir toujours que vous êtes mon père. Et, lui jetant les bras autour du cou, elle ’embrassa avec une tendresse, une grace, une gentillesse, dont il était impossible de n’étre point charmé. — Et moi, lui dis-je, madame, me garderez-vous un petit coin dans votre mémoire ? — Un petit coin dans mon amitié, madame, s’il vous plait! Vous êtes l’amie, vous êtes la confidente de mon père; vous lui faites souvent oublier les chagrins que lui donne un État mal établi; vous lui parlerez de moi, quand je ne serai plus là. Comment pourrais-je né pas vous aimer ? Cette adorable princesse avait le mot juste pour tout, le regard et le geste qu'il fallait au moment précis. Jamais je ne me consolerai de sa perte, que la France et la Savoie déploreront toujours. Je lui demandai la permission de l’embrasser. — Madame, me dit-elle, c'est de tout mon cœur! Je le puis encore, ici entre nous, mais bientôt il me fau- dra calculer et savoir d'avance à qui je dois faire cet honneur; à la cour de France, c'est une grande aven- ture. Les duchesses et les dames titrées ne me pardon- neraient point de prodiguer ma joue. Oh! je le sais bien, allez! et j'y ferai tant d'attention, que j'en veux remontrer bientôt à une dame d'honneur elle-même. Ici, il ne s'agit pas d'honneur; il s'agit d’un vrai plaisir, et je n'ai besoin de la permission de personne. Ce disant, elle me prit la tête et me baisa à plusieurs reprises, pleurant d’un œil, riant de l’autre, jouant avec son chagrin, ét me priant de parler beaucoup delle avec son père lorsqu'elle n'y serait plus. Elle détacha ensuite de son bras un fort beau brace- let et le passa au mien; ce bracelet renfermait son propre portrait, celui du prince et celui de madame Royale, entourés de fort beaux brillants. — Gardez-le pour l’amour de moi et pour l'amour d'eux, madame... ma bonne amie! et ne nous séparez jamais dans votre amitié. On ne me croirait pas, car tout cela est incroyable dans un enfant de cet âge, si les témoignages de tous les contemporains 1’étaient la pour attester ce que javance. La cour entière de France, celle de Savoie, ont connu cette charmante dauphine; on l'a vue nai- tre, on l’a vue grandir, on l’a vue mourir, hélas! dans sa vingt-sixiéme année, ainsi qu'il lui avait été prédit par un devin en Italie, lorsqu'elle était encore toute petite. Le départ de la princesse fut déchirant. Les du- chesses pleuraient à chaudes larmes; le duc pleurait aussi : il vint se renfermer avec moi à son retour à Turin, car il alla reconduire sa fille jusqu’à la pre- mière poste. La princesse de la Gisterne, avec une autre dame, et le marquis de Promero la devaient accompagner jusqu’au pont de Beauvoisin pour la remettre entre les mains de la duchesse de Lude et de l’ambassade française. Arrivée là, l’auguste voya- geuse se reposa quelques instants dans une maison qui lui avait été préparée du côté de la Savoie. Le pont est tout entier à la France; elle fut reçue à l'entrée par le comte de Brienne et les dames, qui la menèrent à un autre logis préparé du côté de la France et où elle coucha deux jours. Les Italiens qui l'avaient accom- pagnée la quittèrent en cet endroit; elle se sépara d'eux sans verser une larme. Elle ne fut suivie d'aucun de son pays, que d'une seule femme de chambre et d’un médecin; encore ne devaient-ils point demeurer près d'elle à Paris : ils la quittéreat, selon les conven- tions, dès qu'elle fut un peu accoutumée aux soins des Français, dont elle parlait la langue peut-être mieux que la sienne propre. Aussitôt son arrivée, elle eut le rang et on lui ren- dit les honneurs qui appartenaient à la duchesse de Bourgogne, comme si le mariage eût déjà été accompli. Son père en sut un gré infini au roi : ce n'était point l'usage, et les autres princesses avaient eu mille diffi- cultés de rang pendant leur voyage. Madame en pensa devenir folle, elle qui se génait si peu et qui pourtant tenait à ce qui lui était dd plus qu’à la vie. Adélaïde de Savoie tint tout ce qu’elle avait promis et même davantage; car, dès ses premières entrevues avec le roi, son empire sur lui fut assuré... Mais cela mest malheureusement point de mon sujet en ce moment ; peut-être aurai-je plus tard Poccasion d'y revenir. XLI Une fois la princesse partie, le cours des négocia- tions partielles recommenga, et les traités de Ryswyck et de Garlowitz, présentés successivement à l'adhésion de chacun des alliés, ne tardérent pas à etre revêtus de la signature de tous. A ce propos, M. de Savoie fut en butte à des récriminations sans nombre : on Paccusa hautement de changer de parti et de se donner à celui qui lui offrait le plus d'avantages. Je ne nierai pas qu'il ne fût très-habile, et qu'il ne LA DAME DE VOLUPTE. 93 1 — ————— ——————— —— ——— sût discerner ses intérêts avec un tact merveilleux; mais ses intérêts n’étaient-ils pas ceux de ses peuples, et son devoir ne lui commandait-il pas d’agir comme il Vavait fait? La façon dont s'était accompli le mariage de madame la duchess2 de Bourgogne, la part que j’y avais prise, et le degré de faveur où j'étais, excitèrent à un tel point mes ennemis, qu'ils firent rage en propos et en discours. L'abbé de Verrue était à Turin, où il pous- sait des cris de chouette, montant sur tous les toits pour me vilipender. Victor-Amédée le sut, et voulut en faire justice; mais je m'y opposai formellement. Quoi qu’on en ait dit, je ne fus ni cruelle, ni vin- dicative, et je n’ai fait d’autre mal que celui qui s’est opéré malgré moi. Un jour, mon petit Michon, devenu abbé, et abbé assez à la mode, me fit demander une audience, ayant, disait-il, à me révéler des choses de la plus grande importance. J'étais toujours heureuse de le retrouver, ainsi que le bon M. Petit, et je les faisais venir à la cour aussi souvent que possible. Michon se présenta done un matin. — Madame, me dit-il, prenez garde ! le dessein est fait de vous empoisonner. On a cherché à séduire un de vos cuisiniers : il est venu me trouver pour me le dire, ne pouvant vous approcher sûrement. — Et qui on, mon petit abbé? Cet on doit avoir un nom, puisqu'il a parlé. — C'est justement ce que ne sait point mon marmi- ton, qui s'appelle Jacquinet, et qui vous fait ces tourtes aux pigeons que vous aimez tant. Il ne connait pas le tentateur, lequel lui offrait de fortes sommes. — Jacquinet est un sot. En pareil cas, on a l'air d'accepter, on accepte même quelques petits rogatons d’arrhes, que son empoche pour la peine; puis on recoit les tentateurs dans quelque bon endroit bien gardé, où on les pince. Où veut-il que nous le péchions, à présent, son tentateur? Il va en résulter que je mour- rai de faim, dans la crainte de mourir de la colique. Mais, j'y songe, ces monstres veulent donc aussi empoi- sonner le prince, qui mange presque toujours avec moi? Ceci ne laissa pas que de me donner de l'inquié- tude : je n'avais pas envie de mourir, bien que je ne fusse pas au comble du bonheur. Je racontai la chose au duc; il me voulut donner des soupçons sur mon mari, dont il était un peu jaloux, car sa finesse démé- lait fort bien dans mon cœur le sentiment que je lui gardais; je le reçus de la belle façon; il n’y revint plus. Ce même soir où nous étions à causer ainsi, il ar- riva un courrier tout botté dans mon cabinet; ce qui ne se faisait point. M. de Savoie se récria, et moi aussi, ct nous crûmes que la paix était rompue et que Ven- nemi venait de nous prendre quelque forteresse. — J'apporte, en effet, à Votre Altesse une très-grande nouvelle qui dérangera certainement la paix, répondit le messager. Le roi d'Espagne est mort, et il a fait son testament en faveur de M. le due d'Anjou. Victor-Amédée, en apprenant cette nouvelle de la mort du roi d'Espagne, fit celte moue que je lui con- naissais bien, et qui signifiait : « J’y vais mettre ma griffe de lion. » Le courrier donna ses dépêches, ajouta quelques détails encore, et nous laissa. Le prince ne dit mot; il éludiait ses lettres une à une, Enfin, se tournant de mon côté : — Allons, ma chère comtesse, s’écria-t-il, encore une noce à célébrer ! encore une instruction à faire, mais moins difficile cette fois. — Comment donc? — Oui, je veux marier ma seconde fille au duc d'Anjou, quand il sera Philippe V. Il faut que l'arbre de ma maison pousse ses racines sous ous les trones. Jai, dès longtemps, formé ce dessein, dans la prévision de ce qui arrive. Je ne me déclarerai qu'à cette condi- tion, et encore faudra-t-il que la France soit la plus forte, car je ne veux pas faire de pas de clerc. Catinat est à mes portes : je ne serais pas étonné d’apprendre ce soir qu'il les a franchics; pourtant, je ne céderai qu'à la certitude, je vous en réponds. Jamais je n’ai connu d'homme ayant le coup d’œil si juste et si prompt, et jugeant si bien toute chose. — J'aurai le prince Eugène sur les bras, ajouta-t-il; mais qu'y faire? IL me faut toujours y porter quel- qu'un, et je choisis la charge la moins lourde. Il ne se trompa pas d’une heure. Le soir, au mo- ment de se mettre au lit, il recut une lettre de M. de Catinat, tui mandant qu'ii entrait en Sayoie avec cinquante mille hommes, afin que M. le duc edt l’ex- treme bonté de méler ses armes aux siennes, selon qu’il l'avait promis. Le maréchal assurait, d’ailleurs, à Son Altesse que rien ne couterait au roi son maitre pour consolider son alliance avec elle, et, en atten- dant, il lui expédiait derechef le brevet de généralis- mise des troupes de Sa Majesté Très-Chrétienne et de Sa Majesté Catholique, — brevet que Victor-Amédée ne pouvait manquer d’avoir, puisqu'on le lui envoyait à chaque instant; et, ce qu'il y a de bon, c’est que, avec tout cela, il ne commandait rien du tout. Je ne puis nier que les inclinations de M. de Savoie ne fussent toutes pour l’empereur et contre la France. Son puissant voisin l’inquiétait bien autrement que l'empire, qui ne le touchait pas. Louis XIV pouvait ne faire qu'une bouchée de cette pauvre Savoie, si fort à sa convenance ! — Mais, parbleu! disait le duc, dont le mot a été souvent répété depuis, je ne me laisserai pas avaler comme cela : je me mettrai en travers, et je l'écorche- rai bien quelque part! Au début de cette nouvelle guerre, on s'inquiétait de ce que ferait le duc de Mantoue. Je ne sais si j'ai parlé de ce prince en détail : il en méritait bien la peine. Il était venu à Turin quelque peu auparavant, accompagné d’un certain abbé Vantoni, son gentil- homme de chambre, lequel remplissait son métier de ruffiano, ainsi qu'on dit en Italie, avec les plus grandes manières. Il me représentait un homme qui prendrait des gants pour toucher des torchons sales. Cet abbé mettait du rouge, et marchait toujours sur la pointe du pied. IL allait partout pour son maitre, et lui choisissait des maîtresses dans tous les rangs. Il y en avait deux régnantes, la comtesse Calori, pour la cour et la représentation, et une certaine fille nommée Mattia, qui suivait le duc partout, et qu'il nommait sa favorite de poche. Nous cimes le bonheur de la voir à Turin; elle était fort jolie, mais effrontée à miracle, et elle portait des bus jaunes; ce qui nous amusait fort, L'abbé prétendait que c'était un vœu; nous vou- lions savoir à quel saint: il ne put pas le dire; M, de Savoie prétendit que c'était au dieu des coucous, 94 ne err ae Le duc de Mantoue était un homme d’appétits glou- tons : il mangeait tout le jour, et il avait, la nuit, des compagnies indispensables, assurait-il gravement. — Je ne sais, madame, pourquoi on ne s’empresse pas de me marier, me disait-il; car mon véritable état, c’est le mariage : je ne suis pas créé pour autre chose. Le fait est qu’il avait un vrai sérail, gardé par de vrais eunuques. Je me fis montrer un de ceux-ci qui passait dans la rue, un matin que j'y regardais par la fenêtre; cette figure-là ne me revenait pas du tout. Depuis, M. de Mantoue épousa mademoiselle d’Elbeuf. Au moment de cette guerre de succession, l’Autriche lui voulait donner une d’Arenberg, afin de Pavoir à elle; mais le Vantoni, gagné par la France, lui donna un si beau renfort de demoiselles et de bons diners, qu'il ne put se résoudre à accorder ses grâces à une seule, quelle qu’elle fût. Louis XIV le conquit ainsi. Les affaires de la France et de l'Espagne réunies allaient déjà bien en Italie; le sage Catinat les eût conduites comme il savait le faire. Il vint à Turin passer vingt-quatre heures pour s’entendre avec le prince, et il ne lui cacha pas que ni Son Altesse ni lui- méme n’élaient bien notés en cour. — Je m'attends à être rappelé d’un instant à l’autre, ajouta le maréchal; on m'en a prévenu : je ne suis point aimé à Versailles. Quant à vous, monsieur, vous y êtes craint. On vous accuse et on vous soupçonne sans cesse. Je ne trahis aucun secret en vous disant cela, et, d’ailleurs, pour agir de concert, il nous faut bien savoir au juste sur quel terrain nous marchons. Jignore ce qu'il adviendra de tout ceci. Catinat était un homme remarquable et estimable de toute façon; il n'avait rien de brillant, rien d’aimable dans le commerce, el, pour ma part, je n’eus pas à m'en louer. Il vint chez moi, de mauvaise grace, et me parla, tout le temps, comme à mademoiselle de Luynes, non pas comme à la comtesse de Verrue, et nullement surtout comme à la maîtresse du duc de Savoie. Il ne voulut jamais, dans son propre pays, faire la cour à aucune maitresse. Ce fut ce qui le per- dit, et il le savait. I] retourna à son armée; une semaine après, il y fut remplacé, Quand je dis remplacé, le mot est inexact : Catinat ne fut pas rappelé encore; mais il recut, comme aide, en apparence, et comme chef, en réalité, le maréchal de Villeroi, qui avait déjà pas mal escarmouché avec le prince Eugène en ce temps-là. Je ne puis m'empêcher de tracer ici le portrait du maréchal de Villeroi, auquel la France et la Savoie ont cu tant d'obligations pour sa vaillance et son habileté! Je l'avais bien connu avant mon mariage, et il était encore fort beau alors. Il avait été du dernier galant et un des petits-maitres les plus recherchés parmi la jeunesse de la cour de France. On l’appelait le char- mant; il eut toutes les belles femmes de la cour, à cette époque, et se fit exiler deux ou trois fois dans son gouvernement de Lyon pour ses entreprises amou- reuses. II ‘\vait été élevé d’enfance avec le roi, dont monsieur son père était gouverneur; ce qui lui valut une faveur constante, sans compter les bonnes grâces de madame de Maintenon. Villeroi, quand il nous fut envoyé, n’était plus que le vieil amant de madame de Ventadour, et il se croyait le charmant. Il était si accoutumé à vain- | LA DAME DE VOLUPTÉ. cre, qu'il se tenait pour sûr de la victoire et de la fortune, comme des belles dames autrefois. Il se figu- rait triompher sous jambe du prince Eugène et de tous les confédérés; il était fat et content de lui en toute chose, entéte comme un sot, bien qu’il ne le fût qu'à moitié, et, au total, le plus piètre général qu’ait eu la France en ce siècle-ci. Il s’habillait du meilleur air, donnant la mode comme un jeune seigneur, et si convaincu de son propre mérite, qu'il ne daignait être jaloux de per- sonne. Jeus sa première visite, bien entendu. Il n'était pas sévère, comme Catinat, à l'endroit de l’amour; sans quoi, il ne se fût jamais regardé au miroir. Il me fit beaucoup de fête, assura que j'étais plus belle que toutes les dames de la cour de France, et que j'y ferais un terrible ravage, si j'y voulais revenir. — Mais, ajouta-t-il, je comprends que vous n’y re= veniez point : vous êtes ici la reine. Vous la seriez partout : cependant, votre royaume ici est dans un bouquet de fleurs, et nos climats glacés ne vous of- friraient rien de suave et @odorant comme elles. Voilà un échantillon du langage du duc de Villeroi; en voici un autre de son tact : — quant à sa capacité, «on en verra les pièces! » comme dit Petit-Jean dans les Plaideurs. Il se mit, dès l’abord, à traiter M. de Savoie avec une familiarité et une égalité dont il ne se départit point, et d'autant plus sensible, qu’il gardait tous ses respects pour madame Royale et pour madame la duchesse ré- gnante, qui étaient de la maison de France, comme on sait. Un jour, à l’armée, M. de Savoie, étant entouré de tous les généraux et de ce qu'il y avait de noblesse, ouvrit sa tabatière en causant; il allait y prendre une prise, lorsque M. de Villeroi, qui se trouvait à côté, lui ote sans façon la tabatière de la main, y met ses doigts tout entiers, ainsi qu'il en avait l'habitude, et la rend à Son Altesse. Victor-Amédée rougit de colère : il ne dit rien pourtant; mais il renversa tranquillement tout le tabac par terre, en appelant un de ses gens, pour qu'on lui en donnat d'autre. Il n’interrompit méme la conversalion que par ce seul mot : — Du tabac. Villeroi en but la honte tout entière. Dès le commencement de son séjour, il se mit à contrecarrer Victor-Amédée dans tout ce que cclui-ei voulait faire. Quand le prince disait : « jé suis géné- ralissime, » l’autre répondait : « Pai un ordre du roi. » Il l'avait en effet, et le montrait. On conçoit quels dégoûts! Catinat et le duc de Savoie, tous les deux aussi capables Pun que l'autre, étaient subordonnés aux caprices et à Pineptie de ce général de carton. Tl west pas étonnant qu'un grand prince comme M. dé Savoie ait eu de la peine à supporter ce joug et s’en soit affranchi dès qu'il a pu le faire. On donna ainsi la bataille de Chiari. Il faut convenir qu'en désirant la victoire aux armées, le prince sou- haitait à Villeroi un bon échec; ce qui n'était pas fa- cile à accorder. Lorsqu'il arriva à l’armée, le prince Eugène, qui ne manquait jamais aux respects exté- ricurs, lénvoya complimenter, comme chef de sa maison. Il lui fit offrir, en même temps, Je beaux chevaux tures, qu'il avait encore de Zante, Le due m'en envoya deux pour mon carrosse de ville; ce dont les duchesses se montrérent fort jalouses, à A © DAME DE VOLUPTÉ. Cette bataille de Chiari fut perdue par la faute de Vil- leroi, qui .’engagea contre l’avis de Victor-Amédée et de Catinat. Le prince s’y battit en héros, au point de forcer l'ennemi d'admirer son courage ; ce qui fit dire au prince Eugène : — Monsieur mon cousin le duc de Savoie voudrait bien que les Français fussent battus; mais ce diable de Victor-Amédée a tant de vaillance, qu'il ne peut sempécher de nous battre de tout son cœur, en attendant ! XLII Me voici arrivée au moment où Victor-Amédée me donna les plus grandes preuves de son attachement, au moment où il m’aima le plus, en effet, et où j’eus le malheur de m’assurer, au contraire, que j'avais pour lui plus de reconnaissance que d’amour. Le prince dinait chez moi à peu près tous les jours, en le sait ; mais il ne manquait jamais d'y souper, et en compagnie de ce que nous pouvions réunir de beaux esprits, de courtisans et de généraux qu'il aimait. Jy souffrais peu de femmes, et elles n’y entraient qu'après un mir examen. Les femmes ne valent guère entre elles, à la cour surtout. L’entrée de ce souper était bien enviée : on tachait de la forcer par tous les moyens possibles; mais je faisais bonne garde, et l’on nadmettait que mes amis. Un soir, par un extraordinaire inoui, M. de Savoie me fit dire qu’il ne viendrait pas : il était retenu par madame Royale, laquelle avait convié une vieille dame qui Vavaut élevé, qui habitait Chambéry, et qu'on avait fait venir exprès pour le voir. J'étais de si mauvaise humeur, que je renvoyai tout le monde, et me mis à souper seule, d’un plat français que je ne mangeais guère avec le duc. Je mangeai, de colère, plus que de coutume; ensuite, je me couchai et ne tardai pas à m’endormir. Il était de bonne heure encore. Sur le minuit, je fus éveillée par des douleurs épouvantables ; il me sembla qu'on me déchirait les entrailles. J’appelai mes femmes, les Françaises, d’abord, — je ne me confiais qu'à elles, — et, l'ayer- tissement du petit Michon m'étant venu en téle, je me mis à crier que j'étais empoisonnée. — Mon Dieu! madame, me dit Marion, cela se peut bien : ce méchant abbé de la Scaglia a tant dit que la main de Dieu vous frapperait bientôt ! —Ma mie, ne nous amusous pas à discourir. Vite un médecin! et vite M. le duc! Le médecin dira si nous ne nous trompons pas, et Son Altesse me donnera le fameux contre-poison de Venise; je veux le tenir de sa main. — Mais, si vous le pre niez tout de suite, madame.. — Avant de savoir si j'en ai réellement besoin? Non, non, Marion : il ne s'agit pas ici de perdre la té te: autrement, je ne la retrouyerais plus. | fais partir deux de mes gens sur-le-champ, et qu'on se hâte ; le temps presse! J'étais à Turin, heureusement, un quart d'heure après, le médecin et le prince étaient chez moi, Le premier déclara que j'étais bel et bien empoisonnée, et le second se dépécha de me faire prendre une dose raisonnable de notre drogue, sans vouloir souffrir que j'en prisse aucune autre, et je puis dire que je lui dois la vie 95 Analyse faite des matiéres rejetées, mon DAG eine as cera PCRS | “ant mie lues, mennleaad déclara ne point connaitre ce poison et ne pouvoir me guérir avec les remèdes ordinaires. Je rus, toute la nuit, entre la vie et la mert; Victor-Amédée ne me quitta pas une minute. Il fit d’abord arrêter et inter- roger les gens de ma cuisine, en les menaçant de la tor ture. Je voulus qu’on exemptat mon faiseur de tourtes, qui nous avait avertis. On eut beau demader, prier, donner des ordres sévères et se facher beaucoup, on n’apprit rien, ce furent lettres closes. Seulement, un de mes chefs raconta qu'un homme, étranger à mon service, était venu le matin, sous prétexte de de- mander un de mes officiers que javais fait chasser la veille. Cet homme avait rôdé autour des fourneaux. et on avait di le mettre à la porte, en conservant cer- taines formes, néanmoins, Tout d’une voix, on l'accusa. A midi, le docteur me déclara hors de danger. Son Altesse en eut une joie dont je lui serai éternelle- ment obligée. Elle fit dire une messe d'actions de grâces, et, en même temps, on donna sous main le conseil à l'abbé de la Scaglia de quitter Turin. Ma belle-mère, en apprenant ce qui s'était passé, m’enyoya une lettre de mon mari, que j’ai relue bien souvent, et que je sais par cœur, je l’ai encore sous les yeux, au moment où j'écris. « Je ne puis me consoler d’avoir perdu cette femme que tout me rappelle et que rien n’efface; je la re- grette toujours et ne garde aucune haine de ce qu’elle m'a fait souffrir. Je souhaité de tout mon cœur qu’elle soit heureuse! Je me surprends à penser que ce prince ne l'aime pas comme je l’aimais et qu’il ne lui donne pas tout le bonheur qu’elle mérite, Vous voyes ma- dame, que je suis loin d’être guéri et que je n’ai nulle envie de revenir en Savoie. » Ces mots me firent à la fois du bien et du mal Pourquoi done avait-il été si faible puisqu'il m’aimait, et pourquoi n’avais-je pas eu de patience? Je me mis à détester ma belle-mère et cet affreux abbé de la Scaglia de toutes mes forces; je déclare que je les détes- terai jusqu’au dernier jour: c’est une de mes voluptés. Je restai près d’un mois au lit, des suites de cette belle équipée. C’est justement en même temps que Crémone l’échappait belle, de la part du prince Eugène. Villeroi y fut fait prisonnier, à la grande joie des deux armées. La sienne se réjouit plus encore, je crois, que les ennemis; ses soldats chantaient publiquement un pont-neuf que M. de Savoie me vint dire, pendant que je gardais encore la chambre, et qui nous amusa beaucoup : Français, rendons grâce à Bellonoÿ Notre bonheur est sans égal 3 Nous avons conservé Crémone Et perdu notre général! — Nous voilà délivrés du Villeroi, ajouta le due. L'empereur le rendra, car il ne le craint guère; mais, en attendant, la France enverra un autre général, et, probablement, l'ancien ne reviendra plus. Rie apprimes, en effet, que nous aurions fe aue » Vendôme. Victor Amaice nen fut qu'à moitié con aa Il avait déjà, je crois, le dessein de faire une volte-face; il eût voulu y être forcé : or, le due de Vendôme était un homme à ne point justifier son chan- gement et à lui donner tort par ses victoires, Quant à moi, j'en fus charmée : toute ma vie, j'a- 96 LA DAME DE VOLUPTE. vais enterdu vanter ce brillant général. Je savais quels étaient sop esprit, ses talents guerriers, et combien le sang de Henri IV dominait dans ses veines. Mon père Vaimait peu, il sen défait; mais ma mère en faisait grand cas, et, toute sainte qu’elle était, lui pas- sait ses débauches. Il faut bien le dire, le duc de Vendome était hors de toute proportion à cet égard. Il dépassait tout ce que les chroniques scandaleuses ra- content des plus paresseux et des plus débauchés; si l'on ajoute des plus sales, on aura mis au jour ses trois vices principaux. A cela près, il était charmant, non point beau, mais d’un grand air et d’une amabi- lité surprenante. Malheureusement, les défauts que j'ai dits le renvoyaient aux amours du ruisseau; au- cune femme n’en voulut, ou, du moins, ne l’avoua ; car, pour la cachette, je ne réponds d'aucune. M. de Vendôme arriva, que j'étais à peine convales- cente. Il vint saluer, à Turin, Son Altesse sérénissime madame Royale et la duchesse régnante ; mais, tout en donnant ce premier jour aux devoirs ofliciels, il n’en glissa pas moins dans l'oreille du prince qu'il brülait de me voir; et, en effet, dès le lendemain, il arriva chez moi sans s'être fait annoncer. — Ah! dit-il en entrant et en se jetant sur un siége sans me saiuer autrement, j'espère qu'ici, du moins, ou est en France, qu'on parle en français, qu'on mange en francais, qu'on aime en français; aussi, me voilà, madame, tout fier d’être chez vous, près de yous, de pouvoir l'écrire, et d'annoncer à l’Europe quelle merveille de beauté nous avons donnée à ce duc, qui devrait nous être à jamais fidèle, ne füt-ce que pour cette raison. Je lui répondis comme je le devais, pesant toutes es paroles, car M. de Vendôme était bien homme a ime faire parler; le duc m'en avait prévenue. Je lui fis servir un excellent diner auquel il fit honneur, et jessayai de le raccommoder avec le fromage, que l’on met à toute sauce en Piémont. Il le trouva bon en cer- tains cas. — Ah! Ini dis-je, si vous aviez goûté d’un certain plat que me faisait un certain abbé Alberoni que nous avons envoyé à Parme, vous seriez bien plus enchanté encore, monsieur. — Madame, je garde ce nom dans ma mémoire, et je vais m’enquérir partout de cet abbé Alberoni et de son plat. Il l’a bien retenu, en effet, et, sans m’en douter, jaidai encore, ce jour-là, à l’une des plus grandes et des plus singulières fortunes de ce siécle-ci, comme on va le voir. Alberoni accompagna l’archevèque de Parme, lors- que celui-ci allait trailer pour son souverain avec M. de Vendôme, victorieux alors. M. de Vendôme avait, entre autres habitudes extraordinaires, celle de rece- voir les ambassadeurs et les personnages les plus graves, sur un siége et dans une occupation où, d'or- dinaire, on m’admet que son apothicaire ou son valet de chambre. L'archevéque fut singulièrement blessé de cette fa- con d'agir, et sen alla furieux; ce qui n’avança pas les négociations. Il fallait cependant les mener à bon port; l'archevéque s’obstinait à ne pas vouloir re- tourner, et, en même temps, à ne point demander un successeur, — J'ai le droit d'exiger que M, de Vendôme me re- çoive décemment, disait-il, Ce en quoi il n'avait pas tort. Et M. de Vendôme répondait : — Je ne me génerai pas pour ce vieux pingre, qui n’a pas seulement un anneau pastoral en pierres fines; j'en ai reçu de plus huppés sur ma chaise, et qui s’en sont contentés : il s’en contentera lui-même, ou bien, au diable son traité et tout son grimoire! La querelle n'était pas près de finir, on le voit, puisque personne ne voulait céder, et l’on ne savait comment sortir de là, lorsque Alberoni s’engagea à tourner la difficulté, si on le laissait faire. IL proposa Waller reprendre la conférence où l'archevêque l'avait laissée. Alberoni avait fait son chemin à petit bruit; depuis son retour de Parme, l’archevèque l'avait donné à son souverain Comme une manière de bouffon très- amusant, et le duc le goutait fort. — Va donc près de ce singulier prince, dit Son Altesse à Pabbé, et ce sera la fable du singe et de la couronne : je suis sûr que ton adresse et ton esprit me serviront mieux que les meilleurs négociateurs. J'ai négligé de noter une circonstance, la principale, cependant, et celle qui fàcha l’archevèque par-dessus toute chose : c’est que je ne sais pas trop comment m'expliquer, ayant le malheur d’être femme et de ne pas savoir parler latin. M. de Vendôme, tout au beau milieu de la conférence, dans le moment le plus important et le plus grave, se leva tout à coup, et montra à l'archevêque, épouvanté, ce que, assurément, il n'avait jamais montré aux en- nemis de la France, et cela dans un accès de propreté bien en dehors de ses habitudes. — Mais, disait-il, il ne faut pas que les étrangers nous accusent d’être des... Vous y mettrez le mot, s’il vous plait. Heureusement, Alberoni n’y regardait pas de si près que l'archevêque. Il arriva, se fit annoncer comme envoyé du duc de Parme, et réclama audience sur-le- champ. — Un envoyé du duc de Parme! fit M. de Vendôme. Est-ce encore cette face bléme d’archevéque? Dites-lui que je suis justement où j'en étais l’autre jour. Comme on lui répondit que c’était un abbé qui sem- blait jovial et sans aucune prétention, M. de Vendôme le recut. Il le regarda quelques instants, de ce coup d'œil sûr qui mesurait si vite les champs de bataille; puis il lui demanda son nom. — Alheroni. — Alberoni! Justes dieux! as-tu été & Turin? — Oui, monseigneur. — Tu connais la comtesse de Verrue? — Sije la connais! je lui dois tout. — Ge serait une raison pour que tune Ja connusses plus, si ton tout était quelque chose; mais tu me feras la fricassée? — Oui, monseigneur, tout ce qu'il vous plaira. — Tu es mon homme, Alberoni, et je veux traiter avec toi, pour toi-môme, plutôt que pour ton maitre. Que ne parlais-tu l'autre jour! nous nous serions déjà entendus, Attends un peu, nous allons aller dans la pièce où sont mes cartes, et nous discuterons. Et, se levant aussi vite que sa position le lui per- mettait, il recommenca la même aventure qu'avec l'archevêque; seulement, Alberoni ne s'en facha point. A dater de ce jour, celui-ci ne quitta plus M. de Ven- dôme, sauf à l'heure de la bataille; il devint son con- fident, son secrétaire, son cuisinier, ete,, etc. ; il le LA DAME DE VOLUPTÉ. 97 suivit en France, et de 1a sa fortune, qui l’a fait de puis cardinal, premier ministre, arbitre de l'Espagne, tout ce que nous avons vu enfin, et ce que chacun sait en ce temps-ci. XLII! M. de Vendôme annonca au duc Varrivée du roi d’Espagne comme très-prochaine, en ajoutant que le désir de Louis XIV: était que Son Altesse allat recevoir Sa Majesté Catholique à Alexandrie. La cour entière s’y devait transporter. Je n'étais pas assez bien portante pour y suivre le prince ; mais il le désirait tant, que je consentis à m'y faire transporter en litière, incognito, et à condition qu'on le dirait le moins possible, Je m'apercevais bien que Victor-Amédée était jaloux : c’est un vilain défaut, selon moi, surtout dans un homme pour qui ona plus d'amitié que d’amour. Je le souffrais déjà impatiemment; mais ce n'était pas au point où cela est venu depuis. Les princesses étaient à Alexandrie avant moi. Ma- dame la duchesse de Savoie se plaignit de ce que l’on m'avait emmenée, non pas à son mari, mais à ses familiers, qui ne manquèrent pas de le répéter. — J'espère bien que le roi d'Espagne ne la verra pas! dit-elle. j Le duc eut vent de ce propos. Il n’était pas dans ses idées gouvernementales qu'on s’occupat de ses actions privées ; aussi réprimanda-t-il sévèrement la princesse, qui en avait encore les yeux tout rouges au moment du diner, — Madame de Verrue est mon amie, madame, avait- ildit; j'entends qu'on la respecte comme telle, et vous autant que les autres. Elle ne vous à jamais manqué, vous n'avez pas à vous plaindre delle : ne l’attaquez pas; elle verra le roi d’Espagne s'il lui convient de le voir et de venir prendre à ma cour la place qu'elle y duit tenir, par sa naissance, son esprit ct sa beauté Je ne vis pas le roi d’Espagne, je n'en étais nulle- ment curieuse, et je restai fort cachée, ce qui m’erran- geait beaucoup mieux. Philippe V, .débarqué à Finale, vint en chaise à Alexandrie. Le duc alla au-devant de lui assez loin, et, dès qu'ils se rencontrérent, ils descendirent de leurs carrosses et s’embrassérent. Les compliments furent courts : le roi s’excusa de ne pouvoir offrir une place à Son Altesse dans une si petite voiture, et lui dit qu’il la recevrait dans peu, se proposant d'aller le soir même lui demander à souper. Ceci bien convenu, M. de Savoie revint à la ville, passa chez moi pour me raconter cette culrevue, puis s’en alla chez le roi son gendre, Il avait bien slipulé, avecles seigneurs du despacho de Sa Majesté Catholique, qu'il aurait un fauteuil, et qu'il renoncçait à deman- der la main, ainsi que l'avait eue Charles-Rmmanuel, en allant épouser en personne la fille de Philippe I, mais que, pour le fauteuil, il y tenait, On fit changer d'avis à M. de Louville, le factotum de vette cour : le duc fut reçu debout, Philippe V dé. commanda son souper, sous prétexte que ses officiers nétaient pas arrivés, Enfin, Viclor-Amédée recut toutes les mortifications possibles: il abrôgon sa visite, et revint à mon logis, outré, me demander un moreeuu à manger, et surtout décharger son cœur, — lls verront! me dit-il, et l’on ne me traitera pas ainsi chez moi sans que je me yenge! Le lendemain, le roi d’Espagne Je vint voir et ne s’assit pas; il alla de même chez les princesses, avec lesquelles il se montra de fort bonne grace, particu- lièrement avec la fille de Monsieur, sa tante et sa belle-mère en même temps. Le duc fut très-poli, très-digne et très-réservé. En prenant congé du roi, qu'il reconduisit seule- ment à un mille de la ville, il lui fit une grande ré- vérence, en lui disant : — - Votre Majesté m'excusera si je ne fais pas la cam- pagne en personne, ainsi que je l’avais résolu; il se peut même que je ne puisse fournir beaucoup de troupes : mes peuples sont fort épuisés d'hommes el d'argent; je ne suis pasriche, nos montagnes ne pro- duisent guère; mais mes vœux suivront toujours les armes de Votre Majesté. Le compliment se termina là, et ceux qui connais- saient le prince purent dès lors en augurer ce qui arriva. Il revint à Turin précipitamment; j'étais partie la veille, pour qu'il nett pas à m'attendre. Gomme je mettais pied à terre en ma maison, Babette, que je n’a- vais pas emmenée, me vint dire que j j'allais y trouver un étranger caché dans le fond de l'appartement de mes enfants; que Son Altesse lui avait envoyé lordre de le recevoir dans le plus grand sécret, de le traiter comme lui-même et de le servir de sou mieux. Un mot du due pour moi éclaireit le fait : c'était le comte d’A- versberg, envoyé secret de l’empereur. J'étais fort désolée de tout cela; je voyais la ruine du pays imminente et le prince en butts à tous les malheurs, aux calomnies de l'Europe entière. Je me promis de le lui dire dès que je le verrais. — Je sais ce que je fais, me répondit-il; il suffit que vous soyez Francaise pour que je ne vous écoute point. Les conférences eurent toutes lien chez moi, en ma présence. Le comte apportait de très-belles conditions ; mais Victor-Amédée voulait davantage. Je ne sais ce qui en serait résullé, si l'ambassadeur de France, M. Phé- lippeaux, n’eût découvert par ses espions un courrier dépéché au prince Eugène. Il vint sur-le-champ trou- ver Son Altesse au palais, et, tout rouge de colère, il commenca des plaintes et des récriminations que M. de Savoie écouta avec un sang-froid méprisant. — Mais, monseigneur, reprit Phélippeaux, quelles sont les intentions de Votre Altesse royale ? — Ai-je des comptes à vous rendre, monsieur? — Non pas à moi, mais à mon maitre. — S'il m'en demande, je saurai sur quel ton lui ré- pondre. — Monseigneur, je serai forcé d'écrire tout cela. — Écrivez, monsieur; qui dit ambassadeur, dit es- pion, je ne lignore pas. — Monseigneur, Leurs Majestés les rois de France et d'Espagne vous renverront les princesses vos filles, si vous les forcez à vous traiter en ennemi. — Qu'ils les renvoient : nous avons besoin de ser- vantes. L'entretien devait s'arrêter là; je le sentis plus vite qu'eux, moi qui n'étais pus en colère, et je fis signe à Phélippeaux de sortir. IL comprit que mon conseil était bon, car il en profite : il salua le prince, qui lui rendit un signe de tête; puis il nous laissa. — Ma chère comtesse, me dit Victor-Amcdée, les 98 vitres sont cassées, et nous allons voir l'Espagne et la France en face de nous. Il arrivera ce que Dieu vou- dra; mais je n’y tenais plus. Envoyez, s’il vous plait, tout à l'heure chercher Aversberg. Le comte vint, et ils s’enfermèrent; je n’ai jamais su ce qui s'était dit dans cette conférence. Jen ai vu les résultats. Phélippeaux écrivit; marqua-t-il le mot sanglant du duc sur ses filles? Ce qui est certain, c’est que les suites furent terribles; le roi envoya l’ordre à M. de Vendôme de désarmer les troupes piémontaises qui se trouvaient avec les siennes et qui venaient de faire des prodiges de valeur à la bataille de Lugara. Cette opération se fit sans résistance, car on ne s’at- tendait à rien. Les soldats désarmés furent incorporés dans les régiments français, et bien entourés, de crainte de désertion. Jamais je ne vis fureur semblable à celle de Victor- Amédée lorsqu'il apprit cette nouvelle; il soupait chez moi avec Aversberg et deux ou trois familiers. Il jeta la dépêche par terre et donna un grand coup sur la table en jurant d’une facon énergique. — Comte d’Aversberg, vous pouvez annoncer à l’em- pereur que je me battrai jusqu'à mon dernier homme et ma dernière ressource, pour m’opposer à l'ambition de Louis XIV. Vous n'avez plus besoin de vous cacher ici; demain, tous mes sujets connaitront ma résolu- tion : je les appellerai à moi, et ils ne me manqueront pas plus qu’autrefois. Je vous réponds d’eux. Son indignation se répandit, comme une trainée de poudre, dans tout le pays; il n’y eut que cris et que rage, partout, dans toutes les classes; le peuple, la bourgeoisie, la noblesse, ils accoururent tous. Le soir même où l’on apprit cet étrange procédé, l'ambassadeur Phélippeaux fut arrêté dans son hotel; tous les Français résidant en Piémont le furent égale- ment et leurs marchandises saisies. Dans la nuit, le duc fit appeler les membres les plus influents de l’assemblée des nobles pour s'entendre avec eux. — Messieurs, leur dit-il, c’est en vous, après Dieu, que j'ai placé ma plus ferme espérance, pour obtenir satisfaction d’une injure qui nous est commune et qui ne peut étre supportée par des gens de cœur. Ce furent des cris et des menaces effrayantes, qui nous firent trembler, madame la duchesse et moi, car nous ne pouvions oublier que nous étions nées Françaises. Quoique ennemies en public, et par position, nous étions loin de nous détester en particulier. Nous avions des rapports fréquents, inconnus même à Victor- Amédée, et je donnais souvent à madame de Savoie des avis dont elle profita dans sa conduite. Cette explosion de fureur ne nous plaisait ni à Pune ni à l’autre. Elle m’enyoya une de ses femmes pour me dire sa désolation de ce qui allait arriver, en ajoutant qu’elle souhaiterait d'être loin alors; à quoi je lui fis répondre que je serais charmée de men aller avec elle. Le prince envoya chercher Phélippeaux, qu'on gar- dait à vue et dont tous les papiers fureut visités. Phélippeaux soutint bien l'honneur de son maître, — Comment, monsieur, lui dit le due, le roi de France a osé commettre une action aussi lâche sans prendre même la précaution de vous mettre en sûreté? I tient donc bien peu à votre liberté, à votre vie! Vous étes cependant un fidèle serviteur. — a Majesté peut disposer de moi : ma liberté et LA DAME DE VOLUPTÉ. ma vie lui appartiennent, répondit Phélippeaux, aussi tranquillement que s’il se fit agi d’une partie de chasse. a — Mais savez-vous que cette action de votre maitre est inféme : désarmer un allié qui dort sur la foi des traités! — Lesquels? ceux de Votre Altesse avec mon sou- verain, Ou ceux qu'elle est en train de conclure avec le prince d’Aversberg, caché chez madame la comtesse de Verrue depuis plus d’un mois? Le duc fut interdit en entendant cette réponse : il se domina assez pour ne rien laisser paraître de son trouble, même aux yeux ciairvoyants de l'ambassadeur; mais il lui vint à l’idée que Babette ou Marion l’avaient trahi, et Dieu sait qu’elles n’y pensaient guère. — Je puis me venger, monsieur, répliqua-t-il : on m'a abreuvé d’assez de dégoûts, et je n’ai à rendre compte de ma vengeance qu'à Dieu seul... Je vous ferai connaitre mes volontés. — Je les exécuterai si je le trouve convenable, mon- seigneur; moi, j’ai à rendre compte de mes actions au roi mon maitre et à l'Europe, qui nous jugera tous les deux. — Oseriez-vous dire, par hasard, que je n'avais pas le droit de vous faire arrêter? — Non, monseigneur, vous ne l'aviez pas; vous n’aviez pas autant de raisons de vous assurer de ma personne que le roi mon maitre de faire désarmer vos troupes; deviez-vous douter qu’étant à sa solde, Sa Majesté ne fit la maîtresse de disposer de vous, de vos soldats et de vos États même, monseigneur ? — Sortez, sortez, monsieur! s’écria le duc hors de lui-même, sortez! ou j'oublicrai votre caractère, et je ne sais... — Il me semble que, depuis plusieurs heures, Votre Altesse ne s'en souvient plus, répliqua froidement Phélippeaux, faisant une révérence et se disposant à sortir; on pourra le lui rappeler. i Le duc eut bien de la peine a se contraindre; il le fit néanmoins, pour ne pas mettre le tort de son côté. Le lendemain matin, il reçut une dépêche de Louis XIV, ainsi conçue : « Monsieur, puisque la religion, l'honneur et votre propre signature ne servent absolument de rien entre nous, j'envoie mon cousin le due de Vendôme vous expliquer mes volontés; il vous donnera vingt-quatre heures pour vous décider, » Les vingt-quatre heures de répit étaient une vraie dérision; le duc répondit sur-le-champ : « Sire,les menaces ne m'épouvantent point; je pren- drai les mesures qui me conviendront le mieux, rela- tivement à Vindigne procédé dont on a usé envers mes troupes; je n'ai que faire de mieux m'expliquer et ne veux entendre aucune proposition, » On lui proposa néanmoins de recevoir garnison fran- caise à Turin et dans les places fortes du Piémont; if ne prit même pas la peine de répondre; mais, en quel- ques semaines, il eut organisé une défense magnifique dans tout le pays. Pour la seconde fois, je fus témoin de l'enthousiasme d'un peuple travaillant pour sa liberté sous les ordres d’un souverain éminemment capable.flest incroyable ce qu'ils firent: les forteresses furent réparées; une armée s'improvisa comme par enchantement; tout Pargent de la noblesse et de la bourgeoisie fut apporté entre les mains du prince, qui sut en tirer un parti merveilleux. LA DAME DE VOLUPTÉ. = _———_ Les soldats que la France avait désarmés et incor- porés dans les régiments désertèrent et revinrent trou- +er leurs drapeaux. Le prince était rayonnant. — Mes peuples m’aiment, me disait-il; vous le voyez, et je suis sûr d'être approuvé de l’Europe, indignée d’un manque de foi, d’une trahison aussi ladigne... Je saurai résister; mais l’empereur me vendra cher son assistance. Ah! pourquoi n’ai-je pas un Etat assez grand pour me passer du secours des autres! Le dessein était pris Varréter le prince et de l’en- voyer en France; j’en fus avertie par quelques lignes d'un ami que je ne nommerai pas, et qui risquait sa tôle pour me rendre service : je ne l’ai jamais oublié. Le duc devait aller visiter les lignes des frontières pour les rendre inattaquables, ou du moins suscepti- bles de résistance : c'était pendant le voyage qu’il devait être enlevé; le duché était envahi, et j'étais proba- blement réclamée par les Verrue. Mes parents en France ne m'auraient pas soutenue contre eux, ils me Pont bien prouvé : j'étais done tout à leur merci, mon ami le savait; voilà pourquoi il me prévint avec tant d’em- pressement, car, pour Victor-Amédée, il w’y tenait guère. Cet avis m’arriva singulièrement. Le prince aimait les devins, je Vai dit; il en avait plusieurs à Turin qu'il allait souvent consulter, et auxquels il accordait sa confiance. J'y allais aussi, moitié par conviction, moitié pour me distraire, car ils m’avaient trompée quelquefois ; ils m'avaient aussi annoncé des choses très-vraics et trés-Gtranges. Quelques jours après tous ces événements, Marion vint annoncer qu'il y avait la un homme se disant Vénilien, qui me demandait et qui assurait que je le verrais avec plaisir. — Dites à madame la comtesse, ajouta-t-il, que c’est * celui qu'elle a été consulter. — Ah! oui, m'écriai-je; qu'il entre, il arrive à propos. C'était, en effet, notre sorcier de Venise : on juge comme je le recus, car la bague m'avait certainement sauvé la vie; il m’écouta tranquillement, avec ce vi- sage impassible qui faisait une de ses grandes puis- sances. — Je suis venu exprès, madame, pour vous rendre un grand service, et j'espère que j’arrive à temps. — Qu'est-ce donc? — Que Son Allesse ne sorte pas de la ville: elle court un grand danger! Une embuscade lui est dresée ; on doit l'enlever et la conduire en France; tout est disposé pour cette expédition. — En êtes-vous bien sûr? ceci est-il une certitude ou une prophétie? — Si j'étais un imposteur, je m'en donnerais le mérite auprès de vous, madame; mais je vous dirai la vérité : c’est un avis que je suis chargé de vous transmettre, Voici quelques lignes d’un ami, pour vous donner confiance, Je lus toute troublée, — Vous voyez qu'on peut et que je ne vous trompe pas. Maintenant, si vous voulez savoir ce que dit la destinée, de grands mal- heurs menacent M. le due de Savoie, bien que cette embuscade ne doive pas réussir; mais le plus grand de tous sera celui qu'il aura de vous perdre, — Je mourrai? — Non pas : vous quitterez ce pays-ci, ajouter foi à mes paroles \ | | 99 — Volontairement ? — Volontairement. — Et sera-ce bientôt? — Vous ne tarderez guère ; je puis, si vous le vou- lez, vous en préciser demain l’époque. — Et pourquoi m’en irai-je? — Je ne veux pas vous le dire, — Je voudrais pourtant bien le savoir. — Écoutez, madame : vous êtes une personne de pa- role; si vous voulez me donner la vôtre de m’obéir en tout, votre curiosité sera satisfaite, mais pas à présent, — Comment cela? — Je regarde comme nuisible à votre bonheur que vous sachiez dès aujourd’hui le sort qui vous attend: seulement, si vous voulez me promettre de ne pas l'ouvrir avant le jour où vous quitterez l'Italie, je vous donnerai un sachet cacheté contenant votre horos- copé. Vous verrez alors si je vous trompe. — Eh bien, j'y consens ; donnez. — Je vous apporterai demain ce sachet. Je m’empressai de congédier cet homme pour cher- cher le prince et lui faire part de l’avis que j'avais reçu ; il ne s’en troubla point. — On ne me prend pas comme cela, me dit-il; je saurai m'en garantir. Ah! si Louis XIV venait en Italie, ou si Philippe V n’était pas hors de mes États, je vous jure que... Enfin, nous allons leur en donner pour leurs frais. — Vous ne ferez pas le voyage que vous projetiez. — Je le ferai, mais précédé d’un manifeste, pour apprendre à mes peuples ce projet du roi de France, et les prier de me garder eux-mêmes ; vous verrez que je serai bien tranquille et que la mine éyentée n’écla- tera pas. Merci, comtesse, votre ami a choisi un mes- sager tout particulier ; que faisait-il donc, notre devin, à courir les armées ? — Il venait ici à Turin pour vous. Ne l’avez-vous pas mandé? — Pas précisément, me répondit le duc avec em- barras. Il y avait des instants où il rougissait d’ayouer sa crédulité; j'ai remarqué que c'était surtout dans les moments difficiles. — Je lui ai seulement fait écrire que je serais bien aise de le voir, ajouta-t-il. — Il vous a compris, et il est venu. Le lendemain, le sorcier m’apporta une manière d’amulette fort proprement arrangée à l'orientale, et il me pria de me la pendre au cou jusqu'au jour promis. — J'ai quelque chose à y ajouter, dit-il; quelque danger que vous couriez, ne yous effrayez pas : ni maladie ni accident ne peuvent vous faire mourir; vous êtes destinée à faire d’abord une grande œuvre, et loin d'ici. — Laquelle? — Vous sauverez la vie à un grand personnage; vous conserverez le dernier bouton de l'arbre le plus illustre et le plus précieux de l’Europe, et vous finirez paisiblement et heureusement vos jours; ceci, je vous le promets. Il a tenu parole, Quant au sachet, je l'ouvris quand j'en eus le droit : j'y trouvai strictement ce qui m'était arrivé depuis. Je n'ai jamais yu devin aussi habile que celui-là, bien que j'en aie consulté beaucoup, car Victor-Amédée m'avait passé sa maladie, 100 EA DAME DE VOLUPTÉ. AE EE EA XXV Le moment des épreuves était venu pour Victor- Amédée; il faut lui rendre la justice de dire qu'il se montra supérieur en foutes choses et qu'il fut plus grand que sa fortune. H signa le traité de Vienne, par lequel l’empereur s'engageait à lé secourir; mais, le maréchal de la Feuillade menvahit pas moins la Savoie, que M. de Vendôme gardait du côté opposé. Chaque jour apportait la nouvelle d'une perte ou dune défaite; tous les courriers qui arrivaient auraient dû mettre un Crepe: car ils menaient un deuil. Le prince était partout; il ne couchait pas trois jours de suite dans le mémé-lieu, et, ce qui est plus fort, i! m’obli- geait à le suivre. Il lui était survenu une jalousie effrénée, sans que j’y eusse donné lieu’ que par un peu de refroidissement dont je m'étais pas la maitresse. On le’sait, je n'avais jamais aimé ce prince ayec une grande passion : c’étaient l’amitié et la reconnaissance qui m’attachaient à lui. Il n’était pas, d’ailleurs, bien aimable en ces temps-là. Cette jalousie‘m’était odieuse, et je n’aspirais qu’à m’y soustraire. Dès cette époque, je formai le projet que j'ai exécuté depuis : deux circonstances le retardèrent. La première fut'une petite vérole des plus malignes, dont je fus Saisie, et qui mit tout le monde dans l'inquiétude, exvepté moi; là prédiction de notre sorcier me don- nait Ia certitude‘ de n’en pas mourir. Heureusement aussi, elle me prit à Turin, et pendant un. repos du duc; sans cela, je ne sais ce qui serait arrivé. Au risque de passer pour ingrate, je lui rendrai la justice, qu'il mérite : aussitôt que je fus attaquée, il s’enferma avec moi, ne me quitta pas, et me soigna lui-même ayec un zèle et une tendresse que je n’oublierai. jamais. En vain lés médecins lui représenttrent le danger qu'il courail; en vain sa mère le vint-elle conjurer, presque à genoux, dé songer à. lui et à. ses peuples: en,vainle priai-jé moi-méme de m’abandonner à mon sort; voici, ce qu'il répondit : — J'ai fait quitter à la comtesse de. Verrue son mari, sa famille et sa maison ; eût-elle envers mai tous les torts possiblés, je ne l'oublierai jamais: Or, elle men 7 auctin, Dieu merci! Je dois done remplacer pour ellé tout cé que je lui ai pris; je ne la quitterai; pas.’ Il tint parole, et, tant que le danger dura, il nessortit pas lé" ma chatnbre, où il’ trayaillait avec ses minis- tres; ce qui ne leur plaisait guére, je Vai su depuis d’enx-meémes. (hand je fas en convalescence, il retourna:chez lui pour la nuit seulement; encore fallut-il de, grandes prières, Mon ogcupation constante était de demander un mirdir, pour savoir si j'étais bien défigurée, et Von meé 1é refnsait impitoyablement. Enfin, quand jens repris mes forces et que je, com- mencai à me lever, il n'y avait plus moyen dese taire. Tous les miroirs de ma, chambre étaient couvertss j'or- dontiara Marion d'oter ces voiles. — Madame, me répondit-elle, monstigneur va venir; Vent Vous parlér lui-même à ce sujet, etul nous, défend de yous obéir dans le cas. où: vous: demande: riez un miroir — Allons, pensai-je, je suis hideuse, et l’on veut me f'éénoncer doucement, Si j j'avais pu aller moi-même déchirer ces malheu- reuses, enveloppes, je ne m’en serais pas fait faute; mais j'étais trop faible. | Le duc arriva enfin, et m ’embrassa. avec la dernière tendresse. — Vous m’étes rendue, ma chére comtesse; que le Dieu miséricordieux en soit béni! __— Je vous remercie, monsieur, de votre attachement; je le sens comme je le dois, m'en doutez pas; mais dités-moi… — Si vous êtes encore belle, n'est-ce pas? Vous serez toujours la plus belle du monde à mes yeux. — Mais, aux yeux des autres, monsieur, comment suis-je ? — Que vous importe? — Dame, on,ne veut pas faire horreur, monsieur; et puis, pour soi-même... — Rassurez-vous, répliqua-t-il plus froidement, il vous reste encore assez de charmes pour contenter les plus délicats. Soyez satisfaite, vous allez vous voir et vous juger. U lalla vers un Brand miroir de Venise, dont ik m’ avait fait présent, et que jai là, en face de moi, au moment où j'écris; puis, Otant la, gaze qu'on y'avait mise, il me dit : — Regardez-vous ! Mon premier mouvement fut de fermer les yeux et d’éloigner cet instant que j'avais tant désiré: — Du courage, reprit le duc, du courage! Gelan’e:t point effrayant. Je regardai enfin, et je vis une FE de squelette tout couturé, avec les yeux rouges, sans sourcils, et de la couleur d’une écrevisse cuite. 6 Je jetai un eri d'horreur et je m’évanouis. : Victor-Amédée ni mes femmes ne me comprenaient > ils m’avaient vue si laide, qu'ils me trouvaient superbe en comparaison, eb ne se souvenaient plus que je n’a- vais pas envisagé, mes traits depuis leur changement. IL.me fallut bien longtemps pour m'y accoutumer. Le prince, cependant, ne se faisait faute de me dire à chaque minute : — Ma chère ame, je vous aime mieux ainsi; je serai plus sûr que vous êtes à moi tout seulet qu'une pen- sée autre que la, mienne ne vous polluera même point. Fétais assez peu flattée du compliment, Il faut aimer un homme plus que je n’aimais M. de Savoie, pour renoncer à admiration de tous. IL commence: à être parlé, en France, d'un parti de philosophes qui veulent connaître toutes les impres- sions, tous les sentiments, et les expliquer: Qu'ils me disent donc pourquoi, à dater de cette époque, moi qui aurais dû aimer le prince de tout ce que je lui devais, je Je pris, au contraire, en aversion, de telle ma- ni¢re que je ne pouvais me souffrir près de lui, est vraiqu'il me fitpayer cher les soins qu'il m'avait donnés. Par une des particularités singulières de cet esprit, qui en avait tant, il s'était faslé que je demeurerais toute ma vie dans le même état et que je ne repren- drais jamais le même visage qu'autrefois; mais, à mesure que, ma convalescence avançait, je redevenais sinon ce que j'avais Cle, au moins un portrait de maoi- même, toujours ressemblant, quoique un peu efface. Victor-Amédée en ful excessivement fâché, et prit une jalousie de plus en plus enragée, qui alla jusqu'aux LA DAME DB VOLUPTÉ. tmhanvais traitetients, ef qui mé fit trouver ma chaine bien lourde. ; J'ai dit que j'avais éu deux raisons dé tester près de Ini, en cé temps-là! je n'ai encore donné que la pré= mière : la seconde et la plus vraie était lé malheur qui Vateablait. Je ne voulais pas l’abandonner dans sa mauvaise fortune : c’éût été pour moi un remords; et puis je fe savais, en vérité, quel moyen prendre pour me soustraire à sa tyrannie. Je n’en voyais aucun; il me suryeillait trop: J'étais strictement enfermée, né recevant absolument personne, n’allant pas à la cour, ne sortant guere que pour quelqué promenade en cärrosse où une course à 1a villa. Il m’emmenait dans tous s&s voyages, me faisant quelquefois passer deux ou trois jours seule, dans uf mauvais Village où je me mourais d’ennui; si bien que la duchesse régnante disait à un intermé- diaire : - — Si j'en avais jamais voulu à la pauvre comtesse, je lui pardonnerais à présent; personne ne peut lui envier la vie qu’elle mèné : @lle me rend un grand service en me l’épargnant. Sous les autres rapports, je n'avais pas à me plain- dre. Le duc, économe pour tout le monde, était pro- digué pour moi; il me comblait de présents. Je le priai ième de s'arrêter: en l’état où était sa fortune, il y pouvait trouver de la gêne. Il me répondit que je le priverais de son seul bonheur. En vérité, maintenant que yy pense de loin, je fus une ingrate; it m’aimait fort à sa manière, laquelle n’était éloignée de la mienne que parce que je ne l’aimais pas autant. Je reçus, en ce temps-là, une lettre qui me donna de fortes tentations d’en fidir, en m'offrant les moyens que je cherchais en vain de tous les côtés. Je ne voyais absolument dame vivante que les minis- trés, qui travaillaieit chez moi avée leur maitre, et le bon M. Petit, accompagné parfois du petit Michon, plus petit Michon que jamais, bien qu'il fat stir le point d'avoir un bénôfice. Je vis arriver, uti jour, le bon cuté, avec un air de mystère qui pinçait sa figure æ:Yerté et mé donna envié dé rire. — Qu'apportez-vous, mon cher curé? lui demandai- jé. Vous semble tenir en réserve la boîte de Paidore. — Madathe, je ne sais ce que j'apporte, ni jusqu'à quel point l'espérance restera au fond; mais voiéi une lettre qu'un commandeur dé Malte étranger m'a prié de vous remettre, Comme j'ai fait quelques difficultés, né sichant trop ce qu'était ce message, il th’a dit du'ellé venait de monñsiéur votre frère, Jespére bien qu'il ne m’a pas trompé. — Dolinez, Véponditjé, ét, quelle qu'elle soit, je vous promets que vous la lirez. J'ouvris Va lettre : elle était, én effet, du chevalier dé Luyhes, lequel se éouvrait de gloire dans là marine di fol, et eroiduit, dans la Méditerranée, éontre les flottes anglaises. NW Avitit Un peu dé loisir eh ce moment, ét me de- diunduit Wil me serait agréablé qu'il vint lé passer près dé moi. Il ne sé fait pas à la poste, aver tüison, et avait prié un de ses Amis, qui venait à Turin, de se charger de ka lettre, On disuit, dune le publié, que j'étais fort malheureuse; il désirait savoir à quoi s'en tehir, m'offrant aon aecdurs pour mé tiver de péine, si, en effet, j'étais dans la peine, I ne doutait pas que 404 son ami, homme fort intelligent, ne parvint à me faire passer son message, quelque bien gardée que je fusse, et me priait de lui répondre par la méme voie. M. Petit me tourmentait depuis longtemps pour met- tre un terme à ün commerce que, religieusement, il né pouvait approuver, et qui, maintenant, faisait le malheur de ma vie. A la lecture de cette lettre, il chanta le Vunc dimil- tas, et s’écria qué Dieu inspirait le chevalier, qu'il fallait accepter sa proposition et sortir de ée péché où je croupissais depuis tant d'années. Jerépondis que je ne demandais pas mieux, maisque, d’abord, je ne pouvais abandonner le duc dans le cha- grin Où il était, et qu’ensuite, je né savais comment faire, car, certainement, il ne me laisserait pas partir. — Faites venir monsieur votre frère, madame : avec lui tout est facile. Quant aux malheurs de Son Altesse, nous sommes généralement d'accord pour Croire que vous en êtes la seulé causé. Le double adultére dans lequel il vit éloigne la protection de Dieu de son État et 16 laisse exposé à toutes ses vengeances. Ainsi, ne vous faites aucun scerupule d’y mettre un terme. — Mais, monsieur, si cela est, en effet, pourquoi le roi Louis XIV a-t-il été heureux tant qu'il a vécu dans ces adultères dont vous parlez, et pourquoi toutes les infortunes fondent-elles sur lui depuis qu'il est rentré dans l’ordré en épowsantmadame de Maintenon? Celà ne me rassure point. Les gens @Belise ne sont jamais embarrassés de rien, ils ont réponse a tout. — Il expie, madame, il expie, et, malheureusement. son royaume expie avec lui. Quant à wos, Croyer- moi, Vous n'avez qu'à accepter la proposition de M. le chevalier, ét nous trouvérons bien moyen arranger le resté. D’ailleurs.. puis-je tout vous dire? + Parlez-moi franchement, je le veux. — Eh bien, j'en aurai le Courage, car lé moment est décisif; vous entendres la vérité, et vous prendrez ensuite, je n'en doute pas, le parti nécessaire... On ne vous aime pas ici. = Ah! repris-je blessée; et pourquoi ? — Dabord, parce qué vous Ôtes Française, et que les Français sont hats. A chaque échec, on vous accuse de trahison, puis on prétend que yous souffle ut prince certaines mesures qui Wort pas Papprobation dés grahds; pour le Menu peuplé, il vous regarde comme une sorefire, et jure que le duc est sous le poids d'un charme que vous lui avez jeté : il vous attribue lés défaites et les pertes successives du pays. Dans certaines églisés de campagne, on fuit des prières pour que vous soyez éloignée, et, sil faut tout vous avouer enfin, il m'est pas jusqu'à madame Royale qui, en pleurant, ne Wait supplié, l'autre jour, de vous engager à partir. — Madame Royale aussi! — Non pas de son chef, mais pour 6bôir à l'opinion. Elle vous aime; cependant, elle est ibfluencée par ma- dame la comtesse douairièré dé Verrue; et puis... — Et puis elle croil que je lui Ote la part de domi- nation qu'elle avait sur l'esprit de son fils, qu'elle ne connait point, ét que persohtic ne domite. Gest MW la vraie raison. Je réflévhirui, mou cher abbé: revenez demain, Vous aurez ma réponse, Je réfléchis, en efter, J'eus une nuit affreuse, Touk tea désite me pot talent vera la Franeu, M, de Verre vu tait: ina famille 102 LA DAME DE VOLUPTE. pourrait peut-étre amener un eee le aie de Chevreuse, mon frère, était en fort bonne posture, et avait toutes les facilités de conclure cette affaire, s’il le voulait. Mon cœur battait de joie, à l'idée de revoir mon mari, le seul homme que j'aimasse, le seul que j'aie aimé dans ma vie; ce que personne ne croira, et ce qui n’en est pas moins vrai. Mais quitter le duc, mon bienfaiteur; quitter mes enfants avec la certitude de ne plus les revoir, c'était affreux. Je fus done dans une perplexité terrible: enfin, je me déci- dai, dans tous les cas, à faire venir le chevalier, pour en causer ayec lui. Je prévins le prince que M. Petit avait appris, d’un voyageur, sa présence à Gênes, el que je le mandais. Victor-Amédée fit quelques difficultés, que je levai avec des prévenances, et il permit qu'il vint, non à Turin, mais à ma maison de campagne; ce qui me convenait bien mieux, du reste. — Vous aimez fort votre frère, madame, me di- sait-il. — Je ne sais si je l'aime, car je ne le connais point, ou très-peu; il y a si longtemps que nous ne nous voyons plus ! Je savais que cette réponse le satisferait, et qu'il ferait ainsi un bon accueil au chevalier; sans cela, il ne l’eût pas voulu voir, peut-être; car il était jaloux de toute chose, même de ma tendresse pour mes parents. Jobtins un peu de liberté, même avant cette arri- vée, qui ne tarda guère, pour aller aux Délices avec mes enfants. Le prince les aimait plus que ceux de la duchesse et ne s’en séparait presque jamais. J'ai dit qu'il les avait légitimés, sans nommer la mere, à l'exemple de Louis XIV. On crut que c'était moi qui l'avais demandé, et la rigidité des dévots ne s’en accommodait point; mais il le fit de lui-même et sans que je m'en fusse même occupée. Il les légitima tous les deux. Mon fils a toujours porté le titre de marquis de Suze; et ma fille fut la princesse Marie-Victoire, qui ne changea point son nom en épousant son cousin Victor-Amédée, fils du prince de Carignan le. muet. Je ne parle plus de ce dernier, ni de dom Gabriel, parce que j'avais cessé de les voir, étant, comme je l'ai dit, strictement enfermée et séparée de tout le monde. Mon frère arriva. IL me vit avec grande peine en j'élais, et traita mes enfants, non pas en neveux, mais en enfants du duc de Savoie; ce qui m’engagea à les renvoyer à Turin. Lorsque Son Altesse vint le soir, le chevalier lui parla avec le respect dû à une tête couronnée, mais trés-froidement et comme un homme très-peu désireux den être traité autrement que comme un étranger. — Vous avez été bien hardi de venir ici, monsieur, lui dit Victor-Amédée : les Francais y sont peu aimés n ce moment, Avec le sanf-conduit de Votre Altesse, je ne ris- quais rien, monseigneur, répliqua le chevalier, Vous êtes un ennemi généreux et osé, monsieur; aime à en avoir en face du semblables, Dans les armées de Sa Majesté, ils sont tous les mêmes, monseigacur ; il n'y a pas de choix. J'étais assez embarrassée, à cesouper, entreeux deux; mon frère y mettaitmoins de grâceencore que le prince, Gelui-ci demanda son carrosse, au lieu de rester, ainsi qu'il en avait l'habitude, — Madame, je reviendrai dans quelques jours, dit-il | } en me regardant. d’un air piqué ; je vous laisse à vos épanchements de famille. Mon frère nous avait quittés un instant ; nous étions seuls. J’essayai de l’apaiser de mon mieux ; il me ré- pondit toujours de la même manière : — Je ne veux point de partage ; vous ne pouvez vous occuper de moi et du chevalier en même temps. Soyez tout à lui, j’y consens, et je ne vous dérongerai point. Au fond, jen’en étais pas fachée; je ie laissai par- tir en faisant mine d’être piquée, à mon tour. Dès qu'il entendit le carrosse s'éloigner, mon frère reparut. — Ma sœur, dit-il, il faut vous tirer d'ici. — Je ne demande pas mieux ; seulement, je ne sais, pas comment m'y prendre. — Si yous avez de la résolution, je m’en charge. — J'aurai tout ce que yous voudrez, mais dépéchez- vous! XLIV Nous fûmes, en effet, bien seuls. ii et eat Jemployai les j jours suivants à montrer au chevalier ce charmant pays, qui lui plut fort : nous courions du matin au soir, trés-gais, très-libres. Après Jes beaux: jours passés avec mon mari, ces moments sont restés dans mon souvenircomme les plus agréables que j'aie passés depuis ma première jeunesse, Nous formames tout notre plan ; il était hardi ; mais, par cela même, il offrait plus de chances de réussite. Nous décidames que je demanderais au prince la per- mission de conduire le chevalier jusqu'à la frontière, et qu'au lieu de revenir, je la traverserais avec lui à la barbe des commis et des soldats, qui n’oseraient pas S'y opposer. Le difficile était d'obtenir l'autorisation : Victor-Amé- dée, j'osai l’espérer, devant venir bientôt de ce CE là, croirait que je voulais Py devancer. Je trouyai une résistance inattendue lorsque j ‘alla voir le duc a Turin pour lui présenter ma demande. —Je ne puis yous accorder cela, me dit-il : ce serait risquer de yous perdre. Les armées ennemies sont trop pres, et vous risqueriez d’étre prise par elles. Jugez done quelle joie pour les troupes royales de saisir la maitresse du due de Savoie! Comme on me ferait payer cher yotre rancon! — Mais, monsieur, je suis prudente ; je ne m’ayan- cerai pas, et l’on ne me prendra point, je vous en réponds. — Ne m'en parlez plus, cela ne se peut; je n’y con- sentirai jamais. Quoi que je fisse, je n’en pus tirer autre chose ; je revins fort contrarice, fort en peine de savoir comment nous sortirions de cet embarras. Le chevalier ne s’en déconcerta point. — Tranquillisez-yous, ma sœur, me dit-il; le duc uous ouvre lui-méme la voie : il va entreprendre une de ses tournées; faites-vous malade pour ne pas le suivre; dites que vous Virez rejoindre; , mottez-vous en roule, et on vous enléyera, c'est moi qui vous en réponds, C'était, en effet, le meilleur moyen, et nous l’em- ployämes tout de suite en commençant à jouer notre LA DAME DE VOLUPTE. 103 pièce. Le chevalier prit congé de lui et partit ostensiblement, Le prince revint le soir même : il fut encore un peu froid, un peu gêné; mais le nuage se dissipa, et je le retrouvai comme de coutume. Il m’annonça son inten- tion de se mettre bientôt en route et sa joie de m’en- mener avec lui. Je n’eus garde de le contredire, et, d’ailleurs, je fus saisie d'un chagrin involontaire; car, malgré tout, je l’aimais, et l’idée de le quitter pour jamais, en le laissant triste et malheureux, me faisait mal. Je fus aussi tendre que d’ordinaire, ce qui le charma. Après son départ, je songeai à ma fuite, à ce que je devais emporter, au sort que j'aurais en France. Mon frère ne m'avait pas caché que mes parents me verraient de mauvais ceil, que je n’avais guère à compter sur eux, que le duc et la duchesse de Che- vreuse étaient sévères et peu obligeants. Lorsque je parlai du raccommodement avec mon mari, il hocha la tête, en disant qu'il n’y fallait penser que de loin. — Sa mère l’effraye même à trois cents lieues, me dit-il, et les dispositions qu’on a pour vous à Paris ne sont pas propres à le ramener; mais venez toujours, emportez ce qui vous appartient, et j'espère vous re- mettre, un peu plus tard, dans une situation heu- reuse. J'étais reine à Turin; j'allais être à Paris simple par- ticulière, dans un couvent sans doute, ce qui ne chan- gerait guère ma vie. J’allais quitter mes enfants, tous mes enfants, madame de Verrue retenant ses petits-fils, et le duc n'étant nullement disposé à me donner le marquis de Suze et Marie-Victoire. C'était triste! et puis j'aimais l'Italie, j'aimais ce pays où j’avais passé de si bons moments, où j'avais vu s’écouler ma jeu- nesse. Ne plus le revoir me semblait cruel; je fus sur le point de rester, et, ce que je puis assurer, c’est que, sans l'espoir de retrouver M. de Verrue, je ne serais pas partie. Après une nuit d’insomnie, mon parti fut pris; J'étais décidée. Je fis emballer secrètement mes joyaux et mes pierreries par Babette et Marion, qui me devaient sui- vre. Je pris mes habits, mes hardes de prix, tout l’ar- gent que je pus réunir et me tins prête. Une circonstance vint me donner du courage. La duchesse me fit dire par notre confidente que le marquis de Saint-Sébastien était mort et que sa veuve était arrivée à Turin. Elle avait écrit au prince, qui l'avait fait appeler, et lui accorda une audience fort longue. Le soir, il demanda à madame Royale si elle ne serait pas contente de revoir une personne qu’elle avait honorée de ses bontés et qui le méritait bien. Il ajouta qu'elle avait été pendant de longues années trés-malheureuse, et que désormais elle se fixerait À la - our, pour y vivre en repos et jouir de la belle fortune qu'elle avait gagnée par ses larmes, — Je la voudrais placer comme autrefois près de Voire Altesse, madame; y consentiriez-vous? de- manda-t-il, La princesse espéra que ce serait pour moi une ri- vale dangereuse, et pour elle une créature dévoute: elle la prit, en se faisant un mérite de sa complaisance, la marquise de Saint-Sébastien était toujours fort belle; elle était encore jeune, et elle avait ce même caractère de finesse et de dissimulation qui l’a conduite où nous la voyons, | Madame Royale l’accueillit à merveille, la présenta elie-meme à la duchesse, pour laquelle elle eut des respects infinis, et qui la trouva fort aimable. La fine ; { mouche évita le prince, qui se souvenait trop du passé | pour ses projets. Elle ne pouvait ni le rebuter, ni Vaccueillir; il était bien plus commode de le tenir à distance à force de respect. Victor-Amédée m'aimait encore avec assez de passion pour ne point forcer cette barrière, bien qu'il y songeat peut-être. La duchesse, qui ne se souciait pas de changer le connu contre l’incertain, me fit prévenir afin que je pusse veiller à mes intérêts et à ma place. Ce fut pour moi un véritable soulagement. Le prince aurait donc une amie, il aurait même une maitresse, car ils ne s’arréteraient pas en si beau chemin : ce sentiment, coupé dès sa racine, devait vivre encore au fond de leurs cœurs. La Saint-Sébastien était ambitieuse, et ma charge à prendre était tentante, elle la pren- drait. Je fis semblant de ne me douter de rien d’abord ; puis l’idée me vint qu'une petite jalousie ne ferait pas mal, et que je pourrais ainsi donner à mon amant Vidée de me tromper, s’il ne l’avait pas. La jalousie sert à cela, en général. En conséquence, la première fois que je le vis, je pris un air pincé qui l’intrigua, je refusai de répondre à ses questions ; enfin, je me laissai emporter jusqu’à lui dire que, lorsqu'on était soi-même si soupçon- neux, il fallait épargner aux autres le chagrin de craindre. — Quoi? que craignez-vous? qu'est-ce que cette folie? — Vous le savez bien, monsieur; à quoi bon vous faire répéter ce que vous n’ignorez pas? — Je veux être pendu si... — Vous avez reçu la marquise de Saint-Sébastien. — Cela est vrai. Eh bien, ensuite? — Comment, ensuite? Mais la marquise de Saint- Sébastien est cette belle fille que vous avez tant aimée, que vous pleuriez encore lorsque je vous ai connu, et dont j'ai eu grand’peine à vous consoler. Elle est toujours belle, et elle est libre; comment ne la crain- drais je pas? Victor-Amédée me jura qu’il n’y songeait point, et moi, je compris qu'il y songeait quelquefois, pas sou- vent encore; mais cela ne pouvait manquer de venir avec le temps. — Allons, pensai-je, il m’oubliera! Et nous sommes faites de telle façon, que cette idée me chagrina, bien que ce fût le plus ardent de mes vœux en ce moment. Je voulais être oubliée et je craignais de l'être tout à la fois, je voulais rompre ces nœuds et je les regrettais pourtant, La dernière fois que je vis le prince, j’eus peine à retenir mes larmes ; je suffoquais, et, cependant, il ne fallait pas montrer que j'étais émue. Il s’inquiéta fort de ma santé, qui me retenait loin de lui quelques jours encore, me fit jurer que je ne tarderais pas à le rejoindre et que je lui enverrais un courrier tous les jours. On eût dit qu'il pressentait un adieu éternel, car il revint trois fois m’embrasser, et ne pouvait s'ar- racher de mes bras; à la fn, je ne fus plus maitresse de moi, et je pleurai abondamment. — Surtout, me répéta-t-il, n'allez pas plus loin que l'endroit convenu; prenez une escorte, et ne vous aven- turez point. Je devrais vous dire de m'attendre ici, 104 LA DAME DE VOLUPTÉ mais je n’en ai pas le courage. Je vous laisse le prince de la Cisterne; vous viendrez avec lui; vous viendrez bientôf, n’es{-ce pas? Je le fui promis; je le regardai partir, et, lorsqu'il m'eut quittée, je m'évanouis. Mes Françaises atten- daient, prévoyant ce qui arriverait. Elles me portèrent dans mon lit; j'y restai toute la soirée, avec mes en- fants près de moi; je ne les voulais pas perdre de vue un instant. Je jetais quelquefois les hauts cris toute seule, en pensant que je les allais quitter et qu'ils m’ac- euseraient peut-être plus tard. Si je ne les avais pas tant aimés, je les eusse pris ayec moi; mais ils au- raient perdu un riche état et un brillant avenir pour n’occuper à Paris que le rang de bâtards inconnus : il fallait faire le sacrifice; je le fis, et rien ne m'a tant coûté en ma vie. Enfin, le jour fixé arriva : dès la veille, et sans me prévenir, Babette avait envoyé mes enfants à Turin, pour que je ne les visse plus et que mon départ fût moins pénible. Le prince de la Gisterne et ses dragons escortérent mon carrosse, chargé de grandes valeurs, et qui eût été une bonne prise; j'en avais deux, aussi précieux l’un que l’autre. Nous n’avions pas prévu les dragons et j’eus quelques inquiétudes : cependant, mon frère était averti par le messager annonçant mon dé- part et la route que j'allais suivre. Je jetai un dernier regard sur cette maison qui m’ap- partenait, où j'avais eu tant d'heures tranquilles et fortunées, où j'avais, la veille encore, embrassé mes enfants pour la dernière fois, et je me laissai tomber dans le fond de mon carrosse, sans répondre à M. de la Cisterne, qui sapprochait chapeau bas près de Ja portière, Il me. crut indisposée, et se retira. A la troisième couchée, je finissais de souper, lors- que Marion entra mystérieusement et m’annonca un messager de mon frère, bien déguisé. On devait nous enlever cette nuit-là, et sans bruit. L'hôte était gagné : du vin soporifique serait versé aux dragons qui gardaient les deux carrosses, ainsi qu'au prince et à ses gens; on sortirait les voitures; on les tiendrait tout attelées, et nous irions les rejoindre par une rue détournée qui nous conduirait hors du bourg sans être vues par personne. Pour se mettre tout à fait à couvert, hotelier se verserait à lui-même de ce vin, une fois la besogne faite; de sorte que, le lende- main, le trouvant endormi comme les autres, on ne le soupconnerait pas. Cet admirable plan avait été conçu à table par cinq ou six seigneurs français, tous plus ou moins mes parents, qui se réjouissaient d'enlever au Savoyard sa maitresse. Je ne pus que l’approuver; pour des élour- dis, il ne manquait pas d’un certain sens. Tout s’exécuta à merveille : on nous fit partir sans FIN DE LA DAME que nul s’en doutat; c'était, comme dans les contes de fées, un véritable enchantement. Les ayant-postes français étaient fort loin de là; on ne s'attendait pasa une surprise de cette hardiesse : il fallait être Francais pour en former le dessein, et pour Vexécuter surtout. Mes ravisseurs auraient pu égorger les dragons endor- mis; j'avais mis pour condition qu'il ne leur serait fait aucun mal. D'ailleurs, le parti qui m’enleyait était peu nombreux : c'était une douzaine d'enfants perdus, ayant traversé le pays comme un ouragan, et se don- nant pour des maraudeurs de l’armée savoyarde; ils avaient pris l'uniforme piémontais, et la conformité de langue empéchait qu'on ne les découvrit. ah Nous courûmes ainsi toute la nuit; il y avait partout des provisions et des cheyaux prêts; on ne s'arrêta pas un seul instant, Au jour, nous ren- contrames un parti considérable qui nous attendait: nous ne craignions plus rien, et je me trouvais enfin au milieu de mes compatriotes, où je reçus force com- pliments. 1 gi Le comte d’Estrées me vint demander où je voulais qu'on me conduisit. Je répondis que j'irais à Paris, aux Carmélites de la rue du Bouloi, où j'avais plusieurs bonnes amies. : f fp [ SN — Touche donc à Paris! dit-il à mon cocher, comme pour les princesses qui viennent de se marier. Je ne voulus pas passer la frontière sans écrire au due de Savoie; voici ma lettre : « Monseigneur, » Je pourrais essayer de tromper Votre Altesse, lui dire qu'on m'a enlevée et que j'ai quitté, .aalgré msi, l'Italie : je me regarderais comme une indigne de yous cacher la vérité. Je suis partie volontairement, aidée par M. le chevalier de Luynes et par nos amis. » Je n’en conserve pas moins une reconnaissance éternelle des bontés que Votre Altesse royale m'a pro- diguées, et je la prie de croire que l’ingratitude est bier loin de mon cœur. Je lui recommande mes enfants qu'il m'a été bien cruel d'abandonner; ils n’ont plu, qu'elle, ils sont éloignés à jamais de leur mère, qui ne peut rien pour eux. Si vous me conservez quelqu, ressentiment, je vous supplie qu'il ne retombe pas su: ces pauvres innocents; ils ne doivent vous rappeler qu'un temps de bonheur qui ne peut plus revenir, hélas! Ne m'oubliez pas tout à fait, et croyez bien, encore une fois, que je vous conserverai un souvenir éternel... » Je ne lui donnai pas te raisons de mon départ. Il aurait fallu nous accuser tous les deux, et pourquoi faire? DE VORUPTÉ, Cuony —Imor, de Maurico Loronos at Cie, rue du Bao-d'Annières, 42, MADAME DE CHAMBLAY ALEXANDRE DUMAS ° — Tous droits réserves — QUELQUES MOTS AU LECTEUR C’est une singulière histoire que celle que je vais vous raconter — où plulôt que celle que l’on va vous raconter, cher lecteur, Elle est écrite par un homme qui n’a jamais rien écrit que cette histoire, C'est une page délachée de sa vie, OU, pour mieux dire, c’est sa vie lout en- tière, La vie de l'homme se mesure, non point par le nombre d'années pendant lesquelles il a existé, mais par les minutes pendant lesquelles son cœur a ballu, À Tel vieillard, mort à quatre-vingts ans, n'a vécu parfois en réalité qu'un an, qu'un mois, qu'un jour, Vivre, c'est êlre heureux ou souffrir. l'ailes passer devant le moribond couché sur son lit d'agonie tous les jours qu'il a traversés, il ne re- connaîtra que ceux qui viendront à lui le rire sur les lèvres ou les larmes dans les yeux. Les autres passeront ternes, voilés, insaisissables ; il ne pourra pas même dire si ces jours font partie de sa vie ou de celle d'un autre; ces jours, il les aura usés, mais il ne les aura pas vécus, L'homme qui a vécu le plus longtemps est l'homme qui a le plus éprouvé. J'avais un ami. Vous savez toute l'extension que l'on donne à cé mot ami. Ami, dans notre langage de convention, ne signi- fle même pas toujours un compagnon, un camarade, Ami signille souvent une simple connaissance, Pour nous, si vous le voulez bien, ce mot ami ne signifiera ni compagnon ni camarade : il signifiera une simple connaissance sympathique, 2 MADAME DE CHAMBEAY. Cet ami se nommait et se nomme encore Max de Villiers. > J'avais rencontré Max au milieu d'une partie de chasse, dans le pare de Compiègne, à l’époque où le duc d'Orléans commandait le camp. C'était en 1836; je faisais Caligula à Saint-Cor- neille. Max était un camarade de collége du due d’Or- léans, plus jeune que moi d’une dizaine d'années, C'était un homme du monde, de vingt-cinq à vingt-six ans, de bonne éducation, de façons excel- lentes, gentleman jusqu'au bout des ongles. — J'em- prunte aux Anglais celte locution qui nous manque, pour exprimer ma pensée, Sans être riche, Max avait quelque fortune; sans étre beau, il était charmant; sans étre savant, il con- naissait beaucoup de choses; enfin, sans être pein- tre, il était artiste, dessinant avec une rapidité et un bonheur incroyables les traits d’une figure ou la sil- houette d’un paysage. ll adorait les voyages ; il connaissait l’Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, la Grèce, Constantinople. Nous nous étions beaucoup plu; pendant les cinq ou six chasses que nous fimes avec le duc d'Or léans, nous nous placdmes à côté l’un de l’autre. Il en fut ainsi aux diners : libres de nous asseoir à notre convenance, nous échangions un coup d’æil, nous nous rapprochions, et, pendant tout le repas, nos deux chaises se touchaient et nous bavardions à qui mieux mieux. Ii était de cette rare espècé d'hommes qui ont de — esprit sans s’en douter. Son voisinage m'allait done à merveille : — à Ja chasse, parce qu'il était prudent; — à table, parce qu'il était spirituel, Je crois que, de son côté, il m’aimait fort. Nous avions, du reste, l’un avec l’autre, une sin- gulière analogie : nous ne jouions pas, nous ne fu- mions pas, nous ne buvions que de l’eau, Il me disait toujours : — Si jamais vous faites un voyage, prévenez-moi, nous le ferons ensemble, # + * En 1838, j'allai en Ilalie, et nous nous perdimes dewue, Max eb moi; En 1842, j’appris à Florence la mort du duc d'Orléans, Je revins en poste, et j'arrivai à temps pour assister au service de Notre- Dame et au convoi de Dfeux, La première personne que j’apergus dans l’église, fut Max, Il me fit signe qu'il avail une place près de lui, sur les gradins, Je montai; nous nous embrassimes en pleurant, et nous nous assimes l'un près de l'autre, la main dans la main, sans rien dire, Il était évident que nous pensions lous deux à la même chose, c'estsh=dire au Lemps ou nous dlions, comme dans cette église sia di de noir, assis côte à côte à la table du pauvre prince, Nous n’échangeames que deux mots pendant la cérémonie. — Vous allez à Dreux, n'est-ce pas? — Oui. — Nous irons ensemble, — Merci. Nous allames à Dreux, et nous ne quittames: le cercueil que les derniers. Cette amitié, que nous portions d’une façon presque égale à un troisième homme, — je ne dirai pas à un prince: pour nous qui n’avions rien à faire avec l'ambition, le duc d'Orléans n'était pas un prince; — cette amitié que nous portions à un troi- sième homme resserra la nôtre; on eût dit que nous reversions l’un sur l'autre la part dent n n ‘avait plus que faire l’illustre mort. Nous revinmes ensemble à Paris, et, enme qui tant, Max me dit pour la seconde ou troisième fois: — Si jamais vous faites un voyage, écrivez-moi. — Mais où vous trouver ? lui demandai-je, ae — Là, on saura toujours où je suis, me répondit Et il me donna l'adresse de sa mère. ns % ** En 1846, c’est-à-dire dix ans après l’époque où j'avais vu Max pour la première fois, je me décidai à fairé mon voyage d'Espagne et d'Afrique. J'écrivis à Max : « Voulez-vous venir avec moi? Je pars, » À. D.» Et j’envoyai ma lettre à l'adresse indiquée. Le surlendemain, je reçus celte réponse : «Impossible, mon ami : ma mère se meurt, » Priez pour elle! ~ » Max. » Je partis. Le voyage dura six mois. A mon retour, on me remit toutes les lettres qui étaient venues pour moi en mon absence, Je jetai au feu, sans les lire, celles dont l'écriture m'élait inconnue, Parmi les écritures connues, il y avait une lettre de Max, Je l’ouvris vivement. Elle ne contenait que cés mots : «Ma mère est miorte ! Plaignez-moi! 5" Max, y) +e Le chateau qu’habitait la mère de Max était situé en Picardie, près de la Fère. : Je partis le même jour, pour aller, sinou consoler, du moins embrasser Max. Je pris une voilüre à la Fère et me fis conduire aux Erieves. C'est ly qu'élait silué le chateau de madame de Villiers, MADAME DE CHAMBLAY. 3 . Le chateau me fut montré de loin par mon con-: | ducteur ; il s'élevait sur le talus d’une colline plantée de très-beaux arbres avec de grandes clairières de gazon. Toutes les fenêtres en élaient fermées. Je me doutai que Max était absent; — je con- tinuai cependant ma route; — c'élait le moins que je m’en assurasse. Je me fis arréter à la porte; un vieux serviteur vint m’ouvrir. Je dis serviteur, et non domestique. — Les vieux serviteurs s’en vont, en France, avec les vieilles mai- sons. — Dans vingt ans, il y aura encore des domes- tiques en France; il-n’y aura plus de serviteurs. Celui-là appartenait à la race qui dit «notre bonne dame » et « notre jeune maitre. » Jelui demandai des nouvelles de Max. Il secoua la tête, - —Trois mois après la mortde notre bonne dame, me dit-il, notre jeune maitre est parti pour voyager, Où est-il? — Je n’en sais rien. — Quand reviendra-t-il ? — Je l’ignore. Je pris mon canif dans ma poche, je creusai une croix dans la muraille, et j’écrivis au-dessous : AINSI SO1T-IL | — Quand votre maitre reviendra, dis-je au vieux serviieur, vous lui direz qu’un de ses amis est venu pour le voir, et vous lui montrerez cela. — Monsieur ne dit pas son nom? — Inutile, il me feconnaitra, Je partis, d'u Je ne revis point Max : plusieurs fois je m’infor- mai de Jui, À des amis communs, nul ne savait ce qu'il était devenu. Le mieux renseigné me dil : — Jé crois qu'il est en Amérique. Il ya quinze jours, je reçus un énorme paquet de la Martinique; je Vouvris, C'était un manuscrit Mon premier mouvement fut un mouvement d’effroi, Je eroyais n'être condamné qu'aux manu- serils d'Europe, et voilà que les manuscrits traver- saient l'Atlantique et me vendient des Antilles! J'allais le jeter avec rage loin de moi, lorsque l'é- pigraphe me frappa, C'était une croix, avec ces mots au-dessous ¢ AINSI SOIT-1L! En tiéme temps, je reconnus l'écriture, — Où !im'écriai-je, c'est de Max! EL jo lus ce que vous alles lire, ALtx. Dumas, MADAME DE CHAMBLAY Tie de la Martinique, Port-Royal, 7 novembre 1856. Du moment qu'il m'est permis de donner signe d'existence, il est juste que ce soit à vous, mon ami, que je me révèle et que je raconte les événements qui m’ont conduit ici. La mort de la personne la plus intéressée à mon silence permet que je vous raconte des choses qui, tant que cette personne vivait, devaient ¢lre enve- loppées du mystére le plus profond, Les dernières nouvelles que vous recûtes directe- ment de moi, ce fut la lettre où je vous disais : «Ma mère est morte! Plaignez-moi! » Comme ce que je vous écris ne sera probable- ment jamais lu que de vous, laissez-moi vous parler toul à mon aise de ma pauvre individualilé, Est-ce confiance en vous? est-ce orgueil de moi? Je n’en sais rien} mais il me semble que je vais faire pour vous, au point de vue de l’anatomie du cœur, ce qu'un homme dévoué à la science ferait pour un médecin, en lui disant! «J'ai été atteint d’une ma- ladié douloureuse et profonde, j'en ai guéri; ou- vréz-moi tout vivant, afin que vous voyiez les traces de cette maladie. Vide manus, vide pedes, vide lutus h Mais; pour que yous me compreniez, cher ami, i! faut que vous me connaissiez bien. Ma seule science est, je crois, de me connaitre moi-même, et, en cela, j'ai suivi le précepte du sage. vob ceautiv. Je vais vous mettre de moitié dans mi science, Quand je vous rencontrai pour la première fois à Compiègné, j'avais vingt-cinq ans, —je suis de 4841: quand je vous vis pour la dernière fois à Dreux, j'en avais trente et un; lorsque je perdis ma mère, J'en avais trente-cinq. Laissez-moi vous dire d'abord ee qu'était ma mère pour moi, — Tout, Mon père, colonel d'un régiment dé lanciers. faisait, à la suite de l'empereur, la campagne à Russie; ma mère, qui, tous les matins, venait m'em: brasser dans mon berceau, mouilla un matin sou baiser de larmes, Mon père avait été tué à Smolensk; elle étai! veuve, j'étais orphelin, J’étais fils unique; elle st consacra tout entière à moi. C'élait une femme tout à fait supérieure, que ma mère, par le cœur Surtout; elle résolut done de ne confier à personne ma première éducation, la plu importante de toutes, celle qui porte les fleurs. Selon les fleurs sont les fruits, Ma mère pouvait, sans l’uide de personne, map prendre à lire, h écrire; elle pouvait me donner lee premiers éléments d'histoire, de géographie, di musique et de dessin. Elle était, dans ce dernier art, nièce et élève d'un homme à qui l'on a rendu justice après sa mort, mais qui faillit mourir de faim de son vivant, — de Prudhon, Le premier souvenir que j'aie dé ma mère est celui d'ane femme vêtue de noir et d'une grande beauté, MADAME DE CHAMBLAY. Elle avait trente ans quand mon père mourut; elle était mariée depuis six ans : une sœur aînée était morte. L Je ne me rappelle pas l'avoir jamais vue ou en- tendue rire; — seulement, elle souriait en m’em- brassant ou en me grondant. C'était à moi de faire la différence-de ces deux sourires.i Ma mère était pieuse, non pas aux hommes, mais aux monuments et aux dogmes. Elle m’inspira le respect des choses symboliques surtout. Je ne crois pas avoir jamais parlé haut dans une église. Je ne crois pas avoir passé près d’une croix sans la saluer. _ Cette religion des images me valut souvent de singuliéres plaisanteries de la part de mes cama- rades de plaisir, Je n’y répondais pas. Quant aux prélres, ma mére me laissa toujours penser d’eux ce que je pensais des autres hommes, c’est-à-dire les juger d’après leurs actes. Loin d’être pour elle un être privilégié, le prêtre était un homme qui, ayant contracté de plus grandes obligations que les autres hommes, les devait scrupuleusement tenir. Elle mettait le prêtre qui ne remplit pas ses de- voirs au même rang que le négociant qui ne remplit Das ses engagements. Seulement, à son avis, pour le négociant, il n’y avait que faillite; pour le prêtre, il y avait banque- roule, Vous connaissez le château des Frières, mon ami; vous y êtes venu, et l’épigraphe même de ce manuscrit yous prouve que j'y ai reconnu votre si- gnature. C’est un chateau du xvue siècle, s’éleyant au mi- lien d’arbres qui datent de la méme époque. Ma première enfance, jusqu’à l’âge de douze ans, s’y écoula, Jamais ma mère ne me dit une fois: « Max, il faut travailler !» Elle attendait toujours que je le lui de- mandasse, — Que veux-tu faire? me disait-elle alors. El, presque toujours, je choisissais moi-même la leçon que je voulais prendre. Ma mère m'avait habitué à ce que mes heures de travail fussent, au contraire,.mes heures de récréa- tion. Elle ne me faisait pas apprendre l’histoire, la géographie, la musique ; elle me les apprenait. Jamais de leçon apprise par cœur; elle me racon- lail un fait historique, ou me faisait la description d’un pays. Ce qu'elle m'avait dit se grayait dans mon esprit, el ce qu'elle m'avait dit la veille, je le lui redisais le lendémain, Elle me jouait un air sur le piano, et il était rare que je ne lui jouasse pas, le lendemain, le meme alr, Vous comprenez, n'est-ce pas, mon ami, que nous passions ainsi du simple au composé ? Les difficultés venaient à leur tour, et elles étaient si bien échelonnées selon ma force, que je ne les reconnaissais pas pour des difficultés, el que je les surmontais sans les avoir vues. Quant au dessin, je l’appris seul, — Dès mon en- fance, ma mère me mit un crayon entre les mains, en me disant ; — Copie! —Wuoi? lui demandai-je; que veux-tu que je copie? Tout ce que tu voudras : cel arbre, ce chien, : poule, Mais je ne sais pas. — Lssaye | ‘ct J’essayai. -— Les premiers essais furent absurdes; puis, peu à peu, la forme se dégagea du bloc, l’em- bryon parut, le contour vint, puis les ombres, puis la perspective. — Vous vous êtes étonné souvent, je me le rappelle, de ma facilité à faire un croquis. — Quel a été votre maître de dessin? me deman- diez-vous. Je répondais : — Personne. 4 Ingrat que j'étais ! J’avais eu deux maîtresses pa- tientes et tendres : ma mère et la nature. Jamais je n’eus les terreurs ordinaires aux enfants. La nuit ou le jour m’élaient parfaitement indiffé- rents. Un cimetière m'inspirait du respect, jamais de la crainte. En somme, je n'ai jamais bien su ce que c’était que la peur. ; ah L’habitude que ma mère m'avait laissé contracter d’errer dans le pare, aussi bien pendant l'obscurité que pendant le jour, m'avait familiarisé avee tons les bruits de la nuit. Je connaissais le monde des ténèbres comme celui de la lumière, le vol de l’en- goulevent comme celui de l’hirondelle, le pas du renard comme celui du chien, le chant du rouge- gorge et du rossignol comme celui du linot et du chardonneret. : Vous m'avez dit souvent : Ê — Pourquoi n’écriyez-yous pas? pourquoi ne faites-vous pas de vers? L— Et je vous répondais naïvement ou orgueilleuse- ment, comme vous voudrez: — Parce qu’en vers, je n’écrirais jamais comme Victor Hugo; parce qu’en prose, je n’écrirais jamais comme Chateaubriand. Mais ce n’était point la poésie qui me manquait, cher ami: c’élait la forme. J’avais le cœur et non la main; je sentais, mais j’hésitais à rendre ma sen- sation, Vous voyez que j'ai fini par m'y mettre, puisque je vous envoie deux cent trente pages de mon écri- ture, Seulement, comme le Métromane, je m'y suis mis tard. Lorsque j’eus atteint l’âge de onze ans, ma mère comprit qu'il était temps que je passasse aux mains des hommes. L'éducation, à son avis, n’était complète qu'à Pa- ris ; or, comme elle ne voulait pas me qüitter, elle se décida à venir habiter Paris. Elle me mit au collége Henri IV et se logea rue de la Vicille-Estrapade, afin que je pusse venir pas- ser auprès d'elle mes jours de congé. y] Or, il m’arriva une chose unique peut-être dans les fastes du collége : c’est que, pendant sept ans que j'y reslai, je n’eus pas un jour de retenue. Je savais que ma mère m’attendait. Les vacances venues, nous nous sauyions, ma mère et moi, aux Frières. | * Oh! c’étuient les véritables joies, celles-là, quand je revoyais lous mes amis de jeunesse, — meubles, chiens, arbres, ruisseaux. Dès mon enfance, ma mère m'avait mis un fusil entre les mains; mais, en même temps, elle m'avait mis moi-méme entre les mains du garde, —homme adroit et prudent, qui fit de moi, comme yous l'avez pu voir, un assez bon chasseur, Vous savez que c'est au collége Henri IV que je fis la connaissance de nolre pauvre cue d'Orléans, chez lequel nous nous rencontrames, 1830 arriva ; son père devint roi, lui prince royal ; j'étais de ses plus intimes, Il me fil venir et me demanda ce qu'il pouvait faire pour moi, Je lui avouai franchement que jamais.mon esprit ne s'était arrêté sur une ambition quelconque. J’a~ vais été l’enfant heureux par excellence; pourquoi ne continuerais-je pas à marcher dans celte voie de bonheur où j’élais entré ? Je lui dis, au reste, que je le remerciais de ses bontés pour moi et que je consulterais ma mère. — Je rentrai et je racontai à ma mère ce qui venait de se passer, | — Eh bien, me demanda-t-elle, que décides-tu? — Rien, ma mère; quel est votre avis? — Je vais peut-être te tenir un singulier langage, me dit-elle; mais je parlerai selon ma conscience et selon mon cœur. 3 Il y avait dans l'accent de ma mère une certaine solennité, à laquelle elle ne m'avait pas habitué. Je relevai la tête et la regardai. Elle sourit. — J'ai, jusqu’à présent, été pour toi une femme, mon ami, c’est-à-dire ta mère; laisse-moi pour un instant être un homme, c’est-à-dire ton père. Je pris ses deux mains, que je baisai. — Parlez, lui dis-je. Elle resta debout. J'étais assis, j'avais la tête ap- puyée sur ma main, les yeux fixés sur la terre. J'écoutais sa voix, qui semblait celle de Dieu ve- nant d’en haut, … — Max, me dit-elle, je sais qu'il existe une espèce d’axiome social qui dit qu'il faut que l’homme em- brasse et suive une carrière quelconque. Je suis une bién faible créature, une bien pauvre intelli- gence pour réagir, füt-ce contre un préjugé ; mais je crois ayant tout qu'il faut que l’homme soit hon- néte homme, évite le mal, fasse le bien. Notre for- tune est parfaitement indépendante ; j'ai quarante mille livres de rente; — à partir d'aujourd'hui, tu en as vingt-quatre, Je m’en réserve seize. — Ma mère ! — C’est assez pour moi... Avec vingt-quatre mille livres de rente, un jeune homme doit toujours être en position de prêter mille ou quinze cent francs à un ami qui en aurait besoin, Si j'ai besoin de mille ou quinze cents francs, je m'adresserai à toi, mon ari. Je secouai la tête, mais n’osai la relever, J'avais des larmes plein les yeux. — Quant à l'état que tu dois embrasser, c’est une affaire de vocation et non de calcul, — Si tu avais e génie, je te dirais : « Sois peintre ou poéle, » — ou plutôt tu le serais sans que je te le disse; si tu avais le cœur froid et l'esprit subtil, je te dirais : « Sois homme politique; » si nous avions la guerre, je te dirais : « Sois soldat, » Tu es un bon cœur et un esprit juste; je te dis tout simplement : « Reste toi et à Loi. » Il y a peu de carrières où il ne faille pas prêter serment ; je te connais, le serment que tu auras prêté, tu le tiendras ; s'il arrive un change- ment de gouvernement, tu donneras la démission, et ta carrière sera brisée... Avec quarante mille livres de rente... — Je fis un mouvement, — Tu les auras un jour; en altendant, avec vingt-qualre mille livres de rente, un homme qui sait bien dépenser son argent n'est pas un homme inutile; tu voya- gers, les voyages sont le complément de toute ducation intelligente, je sais bien que cela me fera de la peine de te quitter; mais je serai la pre- mière à te dire : « Quille-moi, » Solliciter ou ac- cepter une place du gouvernement quand on a une fortune indépendante, c'est voler cette place à quel- que pauvre diable qui en a besoin, L'homme qui aura la place qu'on Ua offerte fera peul-êlre, avec cette place, le bonheur d’une femme et de deux ou MADAME DE CHAMBLAY. 5 trois enfants. S’il y a une révolution, et que tu croies que ta raison, tor éloquence ou ta loyaulé puissent être utiles à ton pays, choisis bien ton parti, pour ne jamais le renier ou le trahir, et offre à ton pays ta loyauté, ton éloquence ou ta raison. Si une inva- sion menace la France, offre à la France ton bras, et si, avec ton bras, elle demande ta vie, donne-les- lui tous deux sans penser à moi. Je ne suis, moi, que ta seconde mére; la femme enfante, non pour elle, mais pour la patrie. L'homme qui a de mau- vais instincts, l’esprit pervers, le cœur corrompu, cet homme a besoin d’être dirigé par un devoir quelconque. L'homme simple, loyal et droit ne re- coit point son devoir tout fait; il le fait lui-même. Au reste, réfléchis, tu as le temps; pèse mes pa- roles : ce sont des conseils et non pas des ordres, Je baisai les mains de ma mère avec une respec- tueuse et reconnaissante tendresse , et, dès le len- - demain, j’allai remercier le duc d'Orléans de ses bontés; mais, en le remerciant, je Jui dis que, ne me sentant de vocation décidée pour aucune car- rière, je désirais demeurer libre et indépendant. Il resta d’abord étonné de rencontrer un refus, lui qui était fatigué de repousser des demandes ; mais, après avoir réfléchi un instant : — Avec le caractère que je vous connais, dit-il, peut-être avez-vous raison; je ne vous demande done plus qu’une chose, c’est de me garder votre amilié. Puis il ajouta, avec le charmant sourire que vous savez : — Tant que j’en serai digne, bien entendu! II J’atteignis mes vingt ans en suivant les différents cours qui complètent une éducation, et, en 1832, je commençai mes voyages. Chacun d’eux me servit me donner l'habitude de la langue du pay dans lequel je voyageais; — j/arrivai ainsi à parler avec une’ grande facilité les langues apprises au collége, l'anglais et l’allemand; quant à l'italien, je avais appris avec ma mère, Ce fut elle qui, la première, altaqua la question des voyages; je n’eusse jamais osé lui en parler, moi; mais, comme elle me l'avait dit un jour, il semblait que, de temps en temps, elle devint homme et père, pour s'affranchir des faiblesses ma- ternelles. Après chaque absence, je revenais passer six mois avec elle, tantôt à Paris, tantôt aux Frières. Ce fut pendant un de ces retours que nous nous connûmes, J'avais essayé, autant que possible, de mettre en pratique le conseil de ma mère : avec mes vingl- quatre mille francs par an, j'étais riche, Il est vrai qu'au lieu que ce fût ma mère qui vint à moi, comme à un ami, C’élait elle qui non-seulement me faisait cadeau de Loutes mes coûteuses fantaisies de jeune homme, chevaux et voilures, mais qui encore m'ouvrait sa bourse quand il ÿ avait à faire quelque bonne action où lexiguité de mon revenu était im- puissante, Je lui rendais compte de tout. — Fais-lu des heureux? me demandait ma mère. — Le plus que je puis, répondais-je. — Es-lu heureux toi-même ? — Oui, ma mère, — T'ennuies-tu ? — Jamais, — Alors, tout va bien, disait-elle à son tour, 6 MADAME DE CHAMBLAY. Et elle m’embrassait. Sur une seule chose, elle était d'une certaine sé- vérité. Elle m'avait fait donner ma parole de ne pas jouer, et, sans que cela me coulal le moins du monde, je lui avais tenu parole. — Mieux vaut signer uhe lettre de change que de toucher une carte, me disait ma mère : en signant une lettre de change, on sait à quoi l’on s'engage, et un honnête homme ne s'engage qu'à ce qu'il peut tenir. En touchant une carte, on entre dans line connu, et l’on ne sait point où l’on va. Le duc d'Orléans, qui connaissait ma manière de vivre, m'appelait en riant le pelit Manteau-Bleu. Mais, lorsqu’on lui parlait de moi, et qu’on lui de- mandait : « Que fait done voire ami Max, monsei- gneur? » il reprenait son sérieux et répondail : — Il est utile. Tl connaissait ma mère et l’appréciait ; lorsqu'il se maria, il voulut l’attacher à la princesse royale; ma mère refusa. Elle avait rompu avec le monde depuis la mort de mon père; c'était une cicatrice fermée qu'elle ne voulait pas rouvrir. En 1842, le prince se tua; ce fut une de mes grandes douleurs,— je puis même dire : ce fut une de nos grandes douleurs, n’est-ce pas? — Je vous vis arriver de Florence ; nous pleurâmes ensemble. C'est à Dreux, qu'après vous avoir de nouveau manifesté le désir dé voyager avee vous, je vous donnai l’adresse de ma mère, en vous disant qu'aux Frières on saurait toujours où j'étais. C'est là, en effet, que votre lettre me trouva. Oh! mon ami, ma mère se mourait. Le matin même, à cing heures, j'avais appris qu’elle avait été atteinte d’une congestion céré- brale. — J'étais venu par le chemin de fer jusqu'à Compiègne, et, de Compiègne aux Frières, à franc élrier. Ma pauvre mère était couchée sans parole et sans mouvement, mais,ses yeux élaient ouverts. Elle semblait attendre quelqu'un. Je n'avais rien demandé à personne. Je m'étais pré- cipité dans sa chambre et jeté sur son lit en criant : — Me voilà, ma mére ! me voila} Puis les pleurs, qui tout le long de la route m'é- touffaient, avaient débordé en sanglots. Alors ses yeux avaient fait un faible mouvement vers le ciel et avaient pris une étrange expression de gratitude, — Oh! m'écriai-je, elle me reconnaît, elle me reconnait! Ma mère, ma pauvre mere ! Par un supréme elfort, elle parvint à agiter ses lèvres d’un faible frémissement. Oh! ce frémissement, j'en suis sûr, voulait dire : « Mon fils! » A partir de ce moment, je m'installai à son che- vet et ne la quittai plus, . C'est là que je recus votre lettre et que j'y ré- pondis, Le médecin avait quittéma mètre un instant ayant que j'arrivasse ; il avait salgnée, lui avait mis des sinapismes aux pieds el aux jambes, Je connaissais assez de médecine pour savoir qu'il n'y avait pas autre chose à faire; néanmoins, j'envoyai chercher le docteur, Lorsque je me lévai et que je m’approchai de la porte pour appeler, il me sémbla que quelque chose d'invisible me faisait retourner vers Ie lit de ma mere Son regard, quoique la tête restit immobile, me suivait avec änxiélé, Je devinai sa crainte, et, revenant me jeter à ge- noux devant son lit : — Oh! sois tranquille, sois tranquille, ma mère, lui dis-je, je ne te quitterai pas, pas une minute, pas une seconde! , ~ Son œil redevint calme. Le médecin arriva et me retrouva à genoux. Aux premiers mots que nous échangeâmes : — Mais, me dit-il, vous avez étudié la médecine? — Un peu, répondissje avec un soupir. — Alors, vous devez savoir que j'ai fait tout ce qu'il y avait à faire, Il ya plus, vous devez savoir ce qu'il y a à espérer ou à craindre. Hélas! oui, je le savais, voilà pourquoi je l'in- - terrogeais; voilà pourquoi je cherchais ailleurs une espérance que je n'avais pas. Pour recevoir le médécin, pour causer avec lui, je m'étais éloigné de ma mère. En me retournant de son Côlé, je relrouvai son œil triste fixé sur moi. : Jl semblait me dire : «Tout cela t’éloigne de moi; à quoi bon?» ; Je revins à son chevet. L'œil reprit sa sérénité. Je passai mon bras sous sa tête, L'œil devint presque joyeux. | Il était évident que, dans ce corps à l'agonie, l'œil et le cœur vivaient seuls, et, par des fibres mystérieuses, communiquaient entre eux. Le médecin s’approcha de ma mère et lui tata le pouls. Je n’avais point osé le faire, je ne eraignais rien tant qu'une cértitude, aay ll fut obligé de le chercher, non pas au poignet, mais & la moitié du bras, q Le pouls remontait vers le cœur, de vis ce signe funeste et mes lirmes redou- blèrent. Mes larmes tonibérent sur le visage de ma mère; je ne cherchais pas à les lui cachets il me semblait qu’elles devaient lui faire du bien. Et, en effet, deux larmes parurent à ses pau- pières. Je lés recueillis avec mes lévres. Le médecin restait debout devant moi ; je le re- gardai à travers mes pleurs; il avait évidemment quelque chose à me dire. à) Seulement, il hésitait. — Parlez, lui dis-je. — Votre mère était une femme pieuse?... de- mandä-t-il. Si elle pouvait parler, elle dirait ce qu'elle désire. = Vous la connaissez mieux que moi; c'est à vous de donner les ordres qu'elle he peut donner, ; — Un prétre, n'est-ce pas? lui dis-je. 4 Il fit signe de la lêle que oui. L Une sueur d'angoisse me prit à la racihe des ché- veux, — Oh! mon Dieu! mon Dieu! m’écridi-je, il ni! a done plus d’espoir? Est-ce que lou te pout t pas essayer de l'électricité? x — Il nous manque un appareil. — Oh! j'en irai chercher un à Saltit-Quentin ou à Soissons, Je m’arrétai court; l'œil de ma pauvre miêré avalt pris une expression désespérée. — Non, non, non, lui dis-je, pas une minute, pas une seconde jé ne Le quilterai, Et je me rejetai sur mon fauteuil, ma tele contre su téte, sur le même oreiller, — Un pretre, dis-je, envoyez chercher un prétré, Le madeaif prit Son chapeau; mais, comme il allait sortir : + — Mon Dieu! lui dis-je, je vois bien qu'elle me recohhail; mais est-ce qu'elle ne me parlert plus? & MADAME DE CHAMBLAY. 7 2 —Tl ariive quelquefois, répondit-il, qu'au moment suprême, ef de même qu'au condamné sur l'écha- faud on accorde cé qu'il demande, il arrive parfois, sans dout à la suprême prière de l'âme qui va quitter le corps, que la mort semble s’adoucir et permettre un dernier adieu; mais... — il secoua la tête — mais c’est rare, ajouta-t-il. Je le regardai avec étonnement. j — Je croyais que les médecins n’admettaient as l'âme? Jui dis-je. ... | h lay Le vrai, pepohal tei ily ena qui la nienl; mais il y en a d’autres qui Vespérent, _. — Monsieur, lui dis-je, vous parliez tout à l'heure d'électricité. i à I sembla deviner cé que j'allais dire. — Eh bien? demanda-t-il. - Ne pourrait-on remplacer maghétisme? Lilla ee ad > crois qu'on le pourrait, dit-il en souriant. Eh bien, lui dis-je, essayez, me mit la main sur le bras, — Ce n’est point en province qu’un médecin peut faire de pareils essais, monsieur, dit-il; à Paris, eut-être, oui, si j'y vais jamais. — Mais, ajouta- il, il n'est pas besoin d'être médecin pour magnéti- ser; yous devez, vous, par voire organisation, avoir une grande puissance magoeliaue: — Essayez; si une chose au monde peut, pour un instant, rendre, non pas la yie, mais la parole à votre mère, c’est le magnétisme. Et il s’éloigna comme effrayé de ce qu’il venait de dire. fs ds af restai seul avec ma mère. J l'électricité par le 1 ’élais non moins effrayé que le docteur. . IUT. ] . 4 e pouvais, disait éet homme, à l’aide du magné- tisme, tirer peut-être une dernière parole, peut- être up suprême adieu du cœur de ma mère. Pour cétte parole, pour cet adieu, le Seigneur, vers lequel j’étendais les bras, savait que j’eusse donné dix ans de ma yie. ais n’était-ce point un sacrilége? N'y ayait-il pas quelque chose de l'évocation de la magie dans l'emploi de ce moyen, déjà réprouyé par la religion et pas encoré récoñnu par la science. Enfin, cette invents apspprestable de l’homme sur la femme pouyait-ellé’$’exercer de la part d’un fils sur sa mère? Non, il me semblait que non. Je m’abimai dans une profonde prière. — O mon Dieu! murmurai-je, vous savez que j'aime ma mère d’un amour aussi profond que yous aimiez votre fils, O mon Dieu! par cet amour, lien commun de là créature avec le Créateur, en cette circonstance Comme toujours, Comme dans le reste de ma vie, ne me laissez point faire une chose qui ne soit pas selon votre sainte Volonté, mon Dien, mon Dieu, je vans en supplie! Et je tombai à genoux avec un de ces élans d’in- dicible amour qui firent les rêves de saint Augustin et les extases de sainte Thérèse, “coulez, mon ami, ce ful sans doute tne halluci- nation; mais, lorsque je restai les bras ainsi ten- dus, les yeux ainsi levés au ciel, parlant à Dieu avec celte foi entière que, dans les grandes douleurs, trouve celui qui croit, là où celui qui ne croit pas ne trouve que le désespoir; mon ami, aussi vrai que nous sommes deux cœurs loyaux, deux dames hon- néles, deux esprits intelligents, je sentis deux lèvres se coller sur ma joue, et une bouche murmurer à mon oreille ; — Adieu, Max, mon cher enfant! Je jelai un eri et me dressai sur mes pieds, Ma mère n'avait pas bougé de sa place, elle était’ toujours immobile et muette. Mais j’eussé juré que son ceil me souriail. O agonie, mystère suprême le jour où l'homme saura ton secrét, il sera dieu. Je serrai ma pauvre mère entre mes bras, en lui: disant : {3 — Oui, tu m'as embrassé; oui, tu m'as parlé ; oui, tu m'as dit adieu; je l'ai sentié, je t'ai enten- due; merci! merci! ~ : pat Et je levais les yeux au ciel, et il semblait que je visse Dieu, assis dans sa gloire, splendide, rayoh- nant, immortel, foyer immense où s’alimentaient non-seulement les Ames des hommes, mais en= core celles des mondes. - à bé Btait-ce du délire? était-ce de la folie? était-ce que l’homme, si infime qu'il soit, peut dans Sa vie, une fois comme Moïse, se trouver en face du buis- son ardent? Je n’en sais rien; mais, à coup sûr, j'ai yu, puisque j'ai eru voir, : a Je fus tiré de cette espèce de vision par le bruit de lasonnette qui annonçait l'arrivée du prêtre ap- portant les derniers secours de la religion, | Je me relevai, je regardai ma mère, Son ceil avait . une expression d’angélique sérénité. Avait-elle entendu comme moi le tintement de celte clochette qui lui annonçait l'approche de son Dieu? à, Percevait-elle encore les sensations, elle qui ne pouyait plus les rendre ? é le crois! e prétre entra. Le porte-croix et les enfants de chœur entrèrent ayec lui. Derrière le prêtre et les enfants de chœur, dans les anlichambres, sur l'escalier, dans la cour, étaient agenouillés les gens du chateau d'abord, “juis les gens du village, qui avaient suivi le prêtre, dans la pieuse intention de mêler leurs prières aux siennes. Ma mèré n'avait pas eu le temps de se confesser; mais l'Église — l'Église intelligente du moins —a, pour ces circonstances suprémes, des miséricordes infinies, |. | j Le prêtre se prépara à lui donner le viatique. Je lui fis signe d'attendre un instant. Dans mon voyage à Rome, j'avais vu le pape Gré- goire XVI, j'avais été reçu par lui, et — riez de moi, mon ami, si vous le voulez, — je portais à mon cou, à une chaine d’or, une pelite croix de nacre trayail- lée par les religieux de la terre sainte, et qui, bénile par Je saint-père, m'avait été donnée par Ini, Je tirai cette croix de mon cou et je la posai sur la poitrine de ma mère. N'était-elle pas le symbole de cet homme-Dieu qui avait ressuscilé la fille de Jaire et le frère de Madeleine? — O Jésus! murmurai-je, divin Sayveur ! vous sa- vez que je crois du fond de l'äme à la mission sainte que yous ayez accowplie, sur Ja terre. O Jésus! vous savez que jamais je n'ai passé deyant le. glo- rieux instrument de votre supplice sans me déceu- vrir et voûs glorifier non-seulement comme le Saup veur des Ames, mais aussi Comma |‘ libévateur des corps, > Jésus, vous savez que j'ai gravé au centre de mon cœur, plus profondément et d'une. fagon plus indélébile qu'ils ne l'ont jamais ole sur Vai- rain, ces trois mots qui doivent faire de l’humanité tout entière un seul peuple : — fiberté, — égaliey — fraternité. -- Jésus, mon Dieu, faites pour mor un miracle : rendez-moi, ma mère! Je ne puis croire qué ma prièreue fab polntassez fervente pour monter à Dieu, car toutes los fibres 8 MADAME DE CHAMBLAY. de mon cœur vibraient en la prononçant; mais je dois croire que les jours des miracles étaient pas- sés, ou que j'étais indigne qu’un miracle se fit pour moi. dike TE — La malade est-elle prête à recevoir le viatique? demanda le prêtre de cette voix sans intonation qui indique, non pas le détachement des choses terres- tres, maisl’accomplissement d’uneœuvre d'habitude, — Oui, monsieur, lui dis-je. 4 J'avais essayé de répondre : « Oui, mon père ; » je n'avais pas pu. i Je me redressai sur mes genoux, je soulevai ma mère ; le prêtre, en prononcant les paroles saintes, lui mit l’hostie sur la langue; la bouche de la mou- rante, gui s’était entr'ouverte, se referma; je lui reposai la tête sur l’oreiller, et ne m’occupai plus de rien. Je priais. ET Vous me comprendriez mal, mon ami, si vous croyiez que je priais les prières écrites ou impri- mées; non, j'improvisais je ne sais quelle langue divine, que l’on ne parle qu’à certaines heures et que l’on oublie après ; langue des puissances céles- tes, qui se compose de mots que l’on invente pour les dire, et que l'on ne retrouve plus après les avoir dits! Je priai ainsi, combien de temps, je ne sau- rais le calculer. Quand je revins à moi, j'étais seul, Le prêtre était parti; — homme, il avait vu un homme. son frère, abimé dans la douleur, et il ne lui avait pas dit: «Pleure! À défaut de mes yeux desséchés, arides, sans larmes, mon cœur pleure avec loi.» P : Il me semblait que, moi qui n’étais pas un pre- tre, si ce prétre m’avail fait appeler et m'avait rendu témoin d’une douleur pareille à celle que j’éprou- vais, je n’eusse pas essayé de le consoler ; oh ! non, certes! — Anathème sur le cœur de bronze qui croi- rait la consolation possible en un pareil moment ! — Mais je |’eusse pris dans mes bras, je lui eusse parlé de Dieu, de l'autre vie, de ce saint abime de bonheur et d’éternité où nous nous réunirons tous ! J'eusse tenté quelque chose enfin. Lui, avait rempli purement et simplement son devoir d'homme d’sglise. Que Puis, ce devoir rempli, il s'était retiré, disant à la mort : «J'ai fait mon œuvre; à ton tour, fais la tienne. » Je sais bien que c’est trop demander que de de- mander à des hommes qui sont en dehors des con- ditions humaines le partage de leur cœur. Il n’y a qu'un père qui fasse le partage de ses en- trailles à ses enfants. Il n’y a qu’un Dieu qui répande son sang pour les hommes. Quand j'en vins à sortir de ce chaos de pensées au milieu duquel j'étais enseveli, et que Je regardai ma mère, ses yeux élaient fermés. Je poussai un cri terrible. Était-elle morte sans qu’elle m’edi vu de son der- nier regard ? Avait-elle expiré sans que j’eusse senti passer son dernier souffle ? Ce n'était pas possible. Elle rouvrit les yeux lentement, avec difficulté. Le regard avail terni. Mon Dieu! mon Dieu! la mort venait. | Ah! du moins, je ne délournerais plus mes yeux des siens. Oh ! si la vie pouvait s'infuser dans le cœur par le regard, ma mère eût vécu, eût-elle dû, en vivant, user ma propre vie, Les paupières retombèrent lentement, lourde- ment, Je les rouvris, et les tins ouvertes du bout de mes doigts. Puis, tout à coup, je pensai qu'il y avait peut- être un mouvement d’impiété dans ce que je faisais. Il y a sans doute un moment où les mourants doivent regarder autre chose que ce qui est sur la terre. Je cherchai le pouls, il ne battait plus; je cher- chai l'artère, je ne la trouvai pas. Je mis la main sur le cœur. Non-seulement le cœur battait, lui, mais il bat- tait d’une façon désordonnée, — Ah! dis-je en sanglotant,'oui, je te comprends, pauvre cœur qui m'as tant aimé, tu luttes pour ne pas me quitter.—Oh! où est la mort, que, moi aussi, je lutte avec elle pour te garder vivant! dir Ce cœur bondissant, c'était pour moi une dou- leur que je ne saurais vous dire, mon ami, et ce- pendant je ne pouvais en éloigner ma main. — Il semblait vouloir se réfugier dans tous les coins de la poitrine, je le suivais partout. — J’eus l’idée, un instant, que c'était sa façon de me parler, qué cha- cun de ses battements me disait : «Je t'aime! » Cela dura deux heures. Puis, tout à coup, l’œil se rouvrit et lança un éclair. La bouche frissonna et laissa échapper un souffle, Le cœur s’éteignit. Ma mère était morte ! Du moins, il n’y avait là personne que moi : der- nier regard des yeux, dernier souffle des lèvres, dernier battement du cceur, j’avais tout pris pour moi. Je ne m’en allai point pour cela. Je m/’assis au chevet du lit, immobile, les mains sur mes genoux, les yeux au ciel. Dans la journée, le médecin vint. Il entr’ouvrit la porte : je lui fis un signe de tête; il comprit. Il s'approcha de moi, et fit ce que n’ayait pas eu l'idée de faire le prêtre, | Jl m'embrassa, nip Le soir, le prétre vint'‘A'son tour, Il fit allumer des cierges et s’assit au pied du lit, tenant son bréviaire ala main. Le matin, deux femmes entrérent. C'étaient les ensevelisseuses. — Je dus m’en aller. Je repris ma croix sur la poitrine de ma mére; je déposai un dernier baiser sur ses lévres; puis, d’un pas ferme, les yeux secs, je rentrai dans ma chambre. Mais, une fois là, je poussai le verrou de ma porte, et me roulai sur le tapis avec des cris et des san- glots, tout en baisant cette petite croix qui avait as- sisté au dernier battement de son cœur. it Ah! cher ami, j'avais besoin de vous dire tout cela: j'ai beaucoup pleuré en yous écrivant, et cela m’a fait du bien. Aussi vous tiendrai-je quitte des douloureux dé- tails qui suivirent ceux que je vous ai donnés. Le premier ordre qui sortit de ma bouche fut qu'on ne changeat rien à la chambre de ma mère, J’y passai les jours qui suivirent sa mort. Le soir venu, j'allais au cimetière; j’y restais une partie de la nuit, je revenais au château, j’entrais dans la chambre de ma mère, sans lumière, toujours ! Pendant les premières nuits, je dormis sur le fauteuil qui était resté au chevet du lit. J’espérais que son ombre m’apparaitrait. Hélas! il n’en fut rien... Une chose me pesait surtout, plus qu’une dou- leur, une chose me pesait comme un remords. Je songeais au temps que j'aurais pu passer près de ma mère et que j'avais passé loin d’elle; à ces voyages inutiles, vides, creux; à ce temps pendant lequel j'avais volontairement renoncé au bonheur de la voir, bonheur que j’eusse payé maintenant du prix que l’on aurait voulu. Une chose me réjouissait cependant : c'était de sentir que mes larmes étaient intarissables et que la source qui les alimentait au fond de mon cœur étail toujours prête à les faire jaillir au dehors. Chaque fois que j'allais visiter sa tombe, je pleu- rais; chaque fois que je rentrais dans sa chambre, je pleurais; chaque fois que je rencontrais le prêtre ou le médecin, — le médecin surtout, — je pleurais. Ii me semblait que ma vie s’écoulerait désormais sans que je me reprisse à aucun des amusements de la vie. L'été se passa sans que j’eusse l’idée de monter à chévai, l’automne vint sans qu’il me prit fantaisie de chasser, Je n’avais pas même songé à rompre avec les connaissances féminines qui, à dé- faut de l'amour, en représentent la monnaie. J'eusse cru commettre un sacrilége, le cœur lein de ma douleur comme il l’état, d’écrire à Pane de ces femmes, méme pour lui dire : « Je ne vous écrirai plus, » Il me semblait surtout que, mort de la mort de ma mère, mon cœur ne pourrait plus jamais aimer. Cela dura quatre mois ainsi. J'avais revu quelquefois le jeune médecin qui, hélas ! sans résultat avait soigné ma mère. Il avait peu à peu pris sur moi une certaine in- fluence : à force de me répéter que je devais faire un voyage, il me décida à quitter les Frières. Mais, résolu à faire le voyage, je fus encore long- temps à me résoudre à partir. Trois fois je partis, et trois fois je revins. Il y avait encore des racines saignantes qui te- naient à cette chambre et à cette tombe. Enfin, je m'éloignai; — mais j’évilai de passer par Paris; j'en étais à cette période où la douleur, n'ayant plus sous les yeux les objets qui l’entrete- naient, ge veut pas de rivaux de ses souvenirs, J'en étais au besoin de la solitude, J'avais résolu d’aller passer un mois ou deux en face de l'Océan, dans quelque pelit port de la Bel- gique ou de la Hollande, là où je ne connaitrais âme qui vive. Je jetai les yeux sur une carte que je trouvai pen- due dans une auberge de Péronne, et je choisis Blankenberghe, à trois lieues de Bruges. Dieu merci, je serais là seul, bien seul. J'étais parti à cheval pour ne me trouver, ni dans une diligence, ni dans un wagon, en contact avec aucun homme, Peu m'importait d'être un jour ou quinze jours en route; — que m'en reviendrait-il quand je serais arrivé ? Je m’arrétais, non pas quand j'étais fatigué, — il me semblait que j'étais infatigable, — mais quand mon cheval était fatigué, Je ne m'informai pas même du nom des trois ou quatre villes où je couchai, et je ne m'aperçus que je franchissais la frontière MADAME DE CHAMBLAY. 9 que parce que l’on me demanda mon passe-port. J'avais couché dans un petit bourg à quelques lieues de Bruxelles, — comptant traverser cette ville sans m’y arrêter, et aller faire halte à quelque village au delà, — lorsque, sur le boulevard du Jardin-Botanique, je m’entendis appeler par mon nom de baptême. Je ne puis vous rendre la sensation douloureuse que j’éprouvai. Je piquais mon cheval — pour fuir — lorsqu'on me barra le chemin. C'était Alfred de Senonches, un de mes bons amis; seulement, vous le savez, mes bons amis eux- mêmes, dans la disposition d’esprit où je me trou- vais, m’étaient insupportables: Cependant, j’avais été tellement lié avec celui-la, que le coup en fut adouci, quand je le reconnus. Il était premier secrétaire d’ambassade a Bruxelles, et je n’avais pas été étranger à la rapidité de sa car- rière. Il me fit questions sur questions; je lui montrai le crêpe de mon chapeau. Il me serra la main. — Je comprends, me dit-il; pauvre ami, plus tard!... — Oui, plus tard, lui dis-je, j’aurai grand plaisir à te revoir. — Tu ne veux pas t’arrêter chez moi? — Je ne m'arrête pas à Bruxelles. — Où vas-tu? — Où je serai seul. — Va! dit-il, tu es encore. trop malade pour qu'on te soigne ; seulement, souviens-toi de ceci : c'est qu’une grande douleur est un grand repos, et que tu sortiras de La tristesse plus fort que tu n'y es entré. Je le regardai avec étonnement. — Aurais-tu été malheureux? lui demandai-je. — Une femme que j'aimais m'a trompé. Je ke regardai et je haussai les épaules, Il me semblait impossible qu'aucun amour put faire souffrir ce que j'avais souffert. — Et maintenant? lui dis-je. — Maintenant, je joue, je fume, je bois, et suis à trés-heureux; je crois qu'on va me faire préfet. — Alors, tu comprends bien, il ne manquera rien à mon bonheur. Cette fois, je le regardai avec tristesse. Se pouvait-il done qu'il y eùt un homme plus malheureux que moi? Il lut dans ma pensée comme si j'avais parlé tout haut. — Mon cher Max, dit-il, outre vingt autres sortes de douleurs dont je ne te parle pas, — il y a la douleur triste, — c'est la tienne, — puis il y a la douleur amère, — c'est la mienne, Je veux bien changer; mais, si tu m'en crois, ne change pas. Adieu! tu viendras me voir dans ma préfecture, n'est-ce pas? Tu seras chez moi comme chez toi, et je te laisserai pleurer tout à lon aise... pourvu que tu me laisses rire, As-tu du feu pour allumer mon cigare? Parbleu! j'oubliais que tu ne fumes pas, Et, accostant un homme du peuple qui fumait dans une pipe d'écume de mer, il alluma son cigare et remonta vers Schaerbeek en poussant sa fumée et en me faisant des signes de tête, Je le suivis des yeux jusqu'à ce que je l'eusse perdu de vue, Puis je continuai mon chemin, remerciant Dieu de m'avoir envoyé cette douleur sainte au lou d'une douleur profane, Deux jours après, j'étais à Blankenherghe. 10 Trois mois, je restai en face de l'Océan, c’est-2- dire de l'infini. , . Toûs les jours, j'allais, en suivant Tes bords de la plage, m’arréter dans un endroit près duquel avait, , quelques jours avant mon arrivée, échoué un bâti= raent. Cinq hommes qui le montaient avaient péri d’a- bord: c'était la machine humaine qui avait été la première détruite. F0 La coque du navire avait été jetée à la côte avec uve telle force, qu’elle s'était, pour ainsi dire, in- crustée dans le sable. Le premier jour où je visilai le navire naufragé, il avait encore un mat debout, son beaupré et la plu- part de ses agrès. Comme nous étions en plein hi- yer, la. mer ne cessait point d'être mauvaise. Chaque jour, je trouvais le batiment désemparé de quelques-uns des agrès que je lui avais vus la veille. Aujourd'hui, e’élait une vergue; demain, c'était un mat; aprés-demain, le gouvernail. Comme fait une troupe de loups sur un cadavre, chaque vague, mordant sur la cafcasse du batiment, en enleväit un morceau. Bientôt il fut complétement rasé. Après les œuvres hautes, vintle tour des œuvres basses. : Le bordage fut brisé, puis le pont éclata, puis Par- rière fut emporté, puis l'avant disparut. , Longtemps encore un fragment du béaupré resta pris par ses cordages. Enfin, pendant une nuit dé tempête, les cordages se rompirent et le mat fut emporté. Le dernier vestigé du naufrage avait disparu sous l'effet de la vague, sous l'aile du vent... Hélas ! mon ami, je fus forcé de m’avouer à moi- même qu'il en était ainsi de ma douleur : comme ce navire échoué, dont chaque jour emportait une épave, chaque jour en emportait un débris. =: Enfin, vint ie moment où rien n'en fut plus visible au dehors, et, de méme qu'à la place où avait été le ba- timent naufragé, il ne redtait TIGE rien, là où s'élait engloutie ma douleur, il ne restait plus qu'un abime. Cet abime, qui le comblerait ? Suffirait-il de l'amitié, ou faudrait-il l'amour ? Jé revins en France. Ma première visite fut au chateau des Frières. En voyant la facade aux fenêtres fermées, en voyant la chambre où était morte ma mère, en voyant la tombe où elle dormait, jé retrouvai les laïthes que je croyais taries, Pendant les premiers jours, je repassai à travers les imères délices dé mon ancienne douleur. On me montra sur la muraille la trace, laissée par vous, de la visite que vous m'aviez faite. Je vous reconnus, quoique votre nom n’y fat pas. J'avais trop présurné de ma douleur en revenant aux Frières : elle n'élait plus assez forte pour que j'y restasse, Je sentis que ces endroits sacrés allaient devenir pour moi ce qu'est l'église pour le prêtre, Jallais m'habitüer aux lieux saints. Je sentis lé besoin de quitter cette demeure dont, quatre Mois auparavant, j'avais eu tant de peine à marracher, Seulement, aa lieu de la quitter celle fois les yeux leins de larmes ella gorge pleine de singlots, je la quittai la gorge serrée et les yeux secs. Je retournai de moi-même à ce Paris que j'avais cru un jour ne jamais revoir. Paris sivait toujours dé sa vie multiple, agitée, fiévreuse, inquiète, insouciante, égoïste, — brisant, dans ce mouvement quotidien, entre les dents de MADAME DE CHAMBLAY. celle roue gigantesque à laquelle s’engréne le monde, les intérêts, les existences, les positions, sociales, les trônes, les dynasties. — Il en était à réaliser votre procès Morcerf avec le procès Teste, et les empoisonnements Villefort avec les assassinats. Praslin. Ph ER _ Je ne sais:si mon absence, si ma douleur, si mon isolement, si mon contact avec les flots, les yents et les tempêtes, avaient mis en moi une intuition de l'avenir; mais il me sembla que, dans tout ce chaos moral, fe dévinais quelque chose de sombre et d’i sondable, quelque Maelstrom politique, où toute une époque allait s’engloutir. CU ie tha Je voyais, comme une vision de Patmos, floiter dans les vagues de lair ce vaisseau qui, porte la pensée et le progrès et que l'on appelte la Feaneet je le voyais, ayant bonne mer sous sa quille, bonne brise dans ses voiles, essayer de naviguer sans € sse contre lé vent, Je voyais au gouyernail ce puritain morose, cet historien rigide, cette Ame sèche, don un pauvre vieux roi, auquel échappaient Ja valeur des hommes et l'intelligence des choses, ayait fait son piloté, et je me rappélais ce qu'un ne d | d'Orléans, cet esprit si juste et si appréciateur ou vait dit de lui : « C’est un homme qui nous met des sinapismes, quand il nous faudrait des calaplasmt s.» Et, en effet, M. Guizot mettait des sinapismes à la iat? pert nine nerveux était dé exaspéré. étais tout étonné de yoir les choses comme avec une double vue. ; aE BBM RP Si le due d'Orléans eût vécu, j'eusse été à lui et je lui eusse dit: « Est-ce moi qui me trompe, et ne voyez-vous pas Ce que je vois? » & Mais il dormait dans son tombeau de famill Dreux: lui, du moins, il était sûr de ne te exilé de celte France qu'il aimail tant. ve ai à Quant & moi, que m’importait! je n'aimais plus rien. x Je pensai à deux hommes, à vous d’abord, puis à Alfred de Senonches. à Vous étiez occupé de la fondalion d’un théâtre ; cela yous jetait dans un ordre d'idées bien éloigné du mien, PE Li Au point de vue de l’art, voire œuvre élait bonne et belle, je vous laissai tout à yolre œuvre. Je m'informai d'Alfred de Senonches; il lait préfet à Évreux. Je ne voulais pas arriver chez lui comme un hôle: je passais et le venais voir en passant. Le reste dé- pendrait de l'accueil qu'il me ferait. à Si je n'étais pas content de lui, j'irais ailleurs, 4 J'arrivai un matin à la préfecture. PNEUS Je demandai M. le préfet. tt On me répondit que M, le préfet était énormé- ment occupé el ne recevait personne, 4 Je répliquai que je ne venais pas pour le déran- ger, que j'étais un de ses amis, que je pas ais par Evreux, où je ne complais rester que deux ea el que je priais qu'on lui remit ma carte seulement, L'huissier se décida. Une seconde après, la porte s’ouvrit, C'était Alfred de Senonches en personne, bous- culant l'huissier, l'appelant idiot, parce qu'il ne m'avait pas reconnu, . — Vous auriez cependant dd reconnailre à la tournure de monsieur, à la coupe de son habit, à la forme de sa carte, que monsieur n'élail pas de mes administrés, eb que je devais, par conséquent, avoir du plaisir à le recevoir, — Ne faites plus, à l'avenir, de ces erteurs-là, enlendez-vous ? Et, me jetant le bras autour du cou, il n'entraina dans son cabinet + MADAME DE CHAMBLAY. i — Ah! dit-il, te voilà! Je t'attendais un jour ou l’autre ; mais je n’espérais pas que j’aurais la chance de t'avoir aujourd'hui. Tuas du bonheur, mon cher Max : tu arrives an jour de conseil général; je traite demain toutes les sommités du département de l'Eure. — Es-tu à la recherche d’orgueilleuses in- capacités, d'incommensurables vanités politiques, de nullités fastueuses? Bteins {a lanterne, Diogéne; iu as trouvé, non pas ton homme, mais tes hommes, —Il me semble, au contraire, lui dis-je, que j'arrive dans un mauvais moment et que je te dé- range; tu avais défendu ta porte, tu t’étais enfermé seul et tu mesurais la gravité des événements qui nous menacent. L ; — Moi, mon ami ? Et pourquoi diable veux-tu que je m'occupe de ces niaiseries-là ? J’ai une vingtaine de mille livres de rente en biens-fonds, que les événements, si graves qu'ils soient, ne m’enléveront jamais; je suis né garçon, j'ai vécu garçon et je mourrai probablement garçon. Une maîtresse a failli me faire brûler la cervelle en me trompant. Juge un peu ce qui serait arrivé si elle eût été ma femme! li est vrai que, si elle eût élé ma femme, elle eût eu cette excellente raison à me donner : « Je ne pouvais pas vous quitter; » tandis que l’autre avait cette raison-là et n’a pas eu l'idée de la mettre en pratique, Les femmes sont si capricieuses! — De sorte que... Mais que me disais-tu? Je n’en sais plus rien, ‘ — Je te disais que tu L'élais enfermé seul en dé- fendant ta porte. — Ah ! oui, c'est vrai; je m'étais enfermé et j'avais défendu ma porte pour faire le menu de mon diner. °æ Abh!lah! — Oui; tu comprends bien que ce n’est pas pour les grossières mâchoires qui vont le dévorer que je prends cette peine; c’est pour moi, On n’est pas de l'école politique des Romieu et des Véron sans avoir une certaine responsabilité morale à l'endroit de la nourriture. On n’a pas connu Courchamp et Montrond sans s'être fait une réputation de gourmet. — Noblesse oblige ! — Je vais donner à mes braves conseillers un diner dans le genre de celui de Monte-Cristo à Auteuil, — moins les slerlels du Volga et les nids d’hirondelle de la Chine, Quand il s’estagi pour moi de passer de la carrière diploma- tique à la carrière administrative, je me suis dit qu'il me faudrait encore, malgré toute mon intelli- gence, dix ou douze ans pour être ministre 4 Bade, ou chargé d’affaires à Rio-Janeiro, tandis qu'une fois nommé préfet, je me faisais nommer député, et qu'une fois nommé député, je me faisais nommer ce que je voudrais; j'ai done mieux aimé êlre préfet, et je l'ai été, comme tu le vois, Alors j'ai obtenu de ma digne mère qu’elle me fit cadeau, hon pas de ma part d’hérilage, Dieu m'en garde! — j'aime bien mieux que mon argent soit entre ses mains que dans les miennes, je suis loujours sûr d’en avoir, — mais qu'elle me fit cadeau de son cuisi- nier, Ah! mon cher Max, pat bonheur, j'avais dix ans de diplomatie! Qu'on me charge d'obtenir de l'Angleterre qu'elle rende l'Écosse aux Stuarts, de la Russie qu'elle rende la Gourlande aux Biren, de l'Autriche nue rende Milan aux Visconti, de la Prusse qu'elle rende les frontières du Hhin à la France, j'y réussirai ; — mais entreprendre une se- conde fois la conquête de Bertrand, — jamais! — Ce grand homme s'appelle Bertrand? — Oui, Mon ami; jé Le présenterai à lui un jour qu'il sera en belle humeur, —‘lache de te rappeler, comme souvenir de voyage, un plat inconnu, et doles-en son répertoire, — Bertrand, comme Bril- lat-Savarin, fait plus de cas de l’homme qui découvre un plat que de celui qui découvre une étoile; car des étoiles, dit-il, pour ce à quoi elles servent et pour ce que l’on connait, : y en a toujours assez. — C’est un grand philcsophe que Bertrand. — Ah! mon ami, je dirai de lui ce que Louis XIN dit, dans Marion de Lorme, de l'Angely : | Si je ne l'avais pas pour m’amuser un peu!... Mais je l'ai, par bonheur; demain, tu goûteras de sa cuisine. En attendant, que vas-tu faire? Voyons! — Mais, mon ami, je comptais passer, t’embras- ser et m’en aller, — Où cela? — Je n’en sais rien, — Tu mens, Max! tu en es à cette période de la douleur qui a besoin de distractions; tu as pensé à mol; et tu es venu à moi, merci! Oh! sois tran- quille, la distraction ne sera pas folle; elle ne heurtera pas les angles encore tant soit peu obtus de ta douleur; car, je le vois bien, les angles aigus ont disparu, Vivent les douleurs honnétes, loyales et dans la nature ! elles se calment lentement, mais elles se calment. Vivent surtout les douleurs sans ressource! on ne les oublie pas, mais on s’y habitue. — Rappelle-toi les vers que Shakspeare met dans la bouche de Glodius, essayant de consoler Hamlet : But you must know, your father lost a father, That father lost his; and the survival bound, In filial obligation, for some term. . . . + + + + « . to do obsequious sorrow. Ici. mon cher Max , tu trouveras cette distraction grave qui ressemble tellement à l'ennui, qu'il faut être très-fort pour s'apercevoir qu’elle n'est que sa sœur, et, quand cette distraction-là ne te suffira plus, tu me quitteras, et tu suivras celle qui sera en harmonie avec la situation de ton cœur. Sois tran- quille, si tu ne t’en apergois pas, je te préviendrai; moi, je m'en apercevrai, je suis médecin en dou- leur, = Pourquoi ne Le guéris-tu pas toi-même, alors, pauvre ami? — Mon cher Max, Laénnec, qui a inventé les meil- leurs instruments d’ausculfation pour les maladies de poitrine, est mort de la poitrine, — Maintenant, je he te demande pas d’avouer si j'ai tort ou raison, Je te dis: J’ai, à une lieue d’ici, sur les bords dé l'Eure, une charmante maison dé campagne que je loue pour le moment, mais qu'à la première révolu- tion j'achètérai. — J'y rentre tous les soirs; comme je Vattendais, tu y trouveras ton pavillon tout pré- paré. Il sonna; je voulus faire une observation: un signe de là main m'imposa silence, L'huissier entra. — Failes mettre le cheval à la voiture, et dites à Georges de Conduire monsieur à Reuilly, puis de re- venir me chereher à cinq heures, L'huissier sortit, — Quand ma journée sera finie, ajouta Alfred. — et ta journée va se passer?... — A compléter miu carte, Mot ami; c'est la près midre affaire véritablement sétieusé qui me soit tombée sous la main depuis que je suis préfet, Tu compronds qu'il ne faut pas que je la manque. Cing minutes après, j'étais sur la route de Reuilly. 12 IV Reuilly, ou plutôt le chateau de Reuilly, était une charmante habitation. — C’était tout à fait la cage de ce misantbrope sybarite qu’on appelait Alfred de Senonches. Jolie bâtisse du xvri siècle, affectant, par ses deux tours aux toits pointus et ardoisés, des airs de seigneurie qui réjouissaient un œil aristo- cratique, il s'élevait sur une colline qui s’étendait en pelouse jusqu’à l'Eure, ombragée par un rideau de peupliers, — ces grandes herbes forestières qui poussent si bien en Normandie, — Aux deux côtés de ce tapis, se massaient, d’une façon pittoresque, des groupes d’arbres de ce vert vivace que l’on ne trouve que dans les localités un peu humides, tandis que les gazons, peignés frais chaque matin par des jardiniers invisibles, pouvaient rivaliser avec les pe- louses les plus moelleuses d'Angleterre. Un petit pavillon, se composant d’un salon, d’une chambre à coucher, d’un cabinet de toilette et d’un cabinet de travail, fut mis à ma disposition comme si, en effet, on m’eut attendu. Il donnait, par un petit perron de quatre marches toutes garnies de géraniums, sur un parterre de fleurs; de sorte qu'à toute heure du jour et de la puit, sans ouvrir une autre porte que celle de mon appartement, je pouvais descendre au jardin, ou rentrer chez moi. Les murailles du cabinet étaient couvertes de dessins de Gavarni et de Raffet, au milieu desquels deux ou trois Meissonnier tiraient l'œil par leur finesse, leur esprit et leur netteté. Trois panneaux, l’un faisant face à la glace de la cheminée et les deux autres aux deux murs laté- raux, formaient trois collections : l’un de fusils et de pistolets modernes, l’autre de fusils et de pistolets d'Orient, le troisième d’armes blanches de tous les pays, depuis le crid malais jusqu'au machete mexi- cain, depuis le couteau-baionnette de Devisme jus- qu’au kandjiar ture. Je me demandais comment un homme pouvait avoir en même temps des goûts artistiques et des iplitudes administratives. Ce fut l'observation que je fis à Alfred lorsqu'il acriva, — Ah! mon cher, me dit-il, tu as été gaté par ta mère, toi; elle a très-bien reconnu qu'il n’élait au- cunement nécessaire d’être quelque chose pour être quelqu'un, et qu'une grande personnalité valait mieux qu'une belle position. Moi, j'ai trois tantes dont je suis l'héritier unique, mais non pas absolu. Ce sont mes trois Parques; elles me filent des jours d’or et de soie; seulement, il y en a une qui est toujours prête à couper le fil, si je ne suis pas une carrière. Or, tu te figures bien, mon cher, que ce n’esl pas avec mes vingt mille livres de rente et avec mes quinze ou dix-huit mille francs d’appointements que j'ai six chevaux dans mon écurie, quatre voilures sans compter mes remises, un cocher, un valet de chambre, un piqueur, un cuisinier, et trois ou quatre autres domestiques dont je ne sais pas même les noms. Non, ce sont mes trois lantes qui se chargent de tout cela, — à la condition que je serai quelque chose. Elles se sont cotisées, elles ont mis une espèce d'intendant près de moi, et, en attendant qu'elles me laissent deux cent mille livres de rente qu'elles possèdent à elles trois, elles consacrent quatre mille francs par mois à l’entrelien de ma les | rente personnelle et mes appointements me restent intacts comme argent de poche. Elles ont du bon, en somme, les trois vieilles dames; bien entendu, tu comprends que je leur fais payer & part mes di- ners ofliciels. J'ai, dans ce cas, pour elles, une at-! tention qui les touche infiniment. Comme uous sommes de race robine, — c’est-à-dire gourmande, — je leur envoie la carte, un dessin de la table que: je fais moi-même, — avec l'ordre du service et le nom des convives aristocratiques auxquels j'ai l'honneur de faire manger leur argent. Moyennant cette attention, je pourrais donner, sans abuser, un diner par semaine; mais je n’ai garde! — Je comprends; cela t’ennuie… — Non, pas précisément; manger n’est pas plus! ennuyeux qu'autre chose, quand on mange bien: Mais je m’userais comme homme politique, et je n’aurais plus de moyens d’action dans les grandes circonstances. Il faut se ménager. Veux-tu voir mon menu? . . — Je suis bien profane, cher ami. — Voyons, suppose que je suis un poéte et que je te dis des vers. — Ce ne sera jamais plus en- nuyeux que des vers, va! — Allons, dis ton menu. — Pauvre victime ! Alfred tira un papier de son portefeuillle admi- nistratif, le déplia gravement et lut : « Menu du diner donné au conseil général de l'Eure par M. le comte Alfred de Senonches, préfet du département. » ) — Tu comprends que c’est pour mes tantes que je me suis livré à cette ambitieuse rédaction, n’est- ce pas? à Je fis signe que oui. TABLE DE VINGT COUVERTS Deux potages. A la reine, aux ayelines. — Bisque rossolis aux poupards. Quatre grosses pièces. Turbot à la purée d’huitres vertes. — Dinde aux truffes de ‘Barbezieux. — Brochet à la Chambord. — Reins de sanglier à la saint Hubert. Quatre entrées. PaAté chaud de pluviers dorés. — Six ailes de poulardes gla- eées aux concombres. — Dix ailes de canetons au jus de bigar- rades. — Matelotte de loltes à la Bourguignonne. Quatre plats de rôt. Deux poules faisines, l'une piquée, l'autre bardée. — Buisson composé d’un brochet fourré d’un chapelet de dix petits ho- mards et de quarante écrevisses au vin de Sillery. — Buisson composé de deux engoulevents, quatre riles, quatre rameaux, deux tourtereaux, dix cailles rdties. — Terrine de foies de ca- nards de Toulouse. Huit entremets. Grosses pointes d’asperges à la Pompadour, au beurre de Rennes. — Croûle aux champignons émineés et aux lames de truffes noires à la Béchamel, — Charlotte de poires à la vanille, — Profiteroles au chocolat, — Fonds d’artichants rouges à la lyonnaise et au coulis de jambon, — Macédoine de patates d'Espagne, de petits pois de serre chaude, et de truffes blan- ches de Piémont à la crème et au blond de veau réduit, — Mousse fouettée au jus d’ananas. — Fanchonnette à Ju gelée de pommes de Rouen. Dessert. Quatre corbeilles de fruits, = Huit corbillons de fines sucre= ries. — Six sorbetiéres garnies de six sortes de glaces. — Huit compotions. — Huit assiettes de confitures et quatre espèces de fromages servis en extra avec porter, pale-ale et seoteb-ale, pour ceux qui, par hasard, aimeraient cos sortes de boissons, Vins., De Lunel paillé avec le potage. De Mercurez de la comète, au relevé et avec les hors- d'œuvre. ; D’Ai de Moét non mousseux, bien frappé, vers la fin des en- rées. De la Romanée-Conti, avec le rôt. De Château-Laffitte 1825, aux entremets. Pacaret sec, malvoisie de Chypre, albano et lacryma-christi, au dessert. Apres le café, tafia de Thor, absinthe au candi et myrobolan de madame Amphoux. En achevant cette savante énumération gastrono- mique, Alfred respira. — Eh bien, cher ami, que dis-tu de ma carte? demanda-t-il. _—J’en suis émerveillé! — Comme l’eau qu'il secoue aveugle un chien mouillé, n'est-ce pas? — Tu dis? i — Rien; je cite Hugo. De temps en temps, je proteste contre Ja province par un souvenir de Pa- ris, — mais tout bas; — peste! tout haut, cela nui- rait à ma carrière. — En attendant, comment trou- ves-tu Reuilly? — Une charmante habitation, cher ami. — C’est 1a que je viendrai me retirer quand j’au- rai été député, ministre, condamné à la prison per- pétuelle et gracié, c’est-a-dire quand ma carrière sera complète. — Diable! comme tu y vas! — Dame, nous avons des antécédents : M. de Po- lignac, M. de Montbel, M. de Peyronnet. C’est l’a- vantage qu'ont les diplomates sur les ministres. Les diplomates se contentent de prêter un nouveau ser- ment; moyennant quoi, ils passent de la branche ai- née à la branche cadette, et tout est dit. On annonça que nous étions servis. — A propos, je n'ai invité personne pour t'avoir tout entier à moi, cher ami; notre seul convive sera mon premier secrétaire, excellent garçon dont j’au- rais déjà fait un sous-préfet, si je n'étais un égoïste. Après le diner, nous trouverons deux chevaux tout sellés,à moins que tu n’aimes mieux aller en voiture, — J'aime mieux aller à cheval, — Je m'en doulais. A table! Et, toujours saccadé, toujours nerveux, toujours soupirant, entre deux rires, Alfred me prit le bras et me conduisit à la salle à manger. La soirée se passa en promenade, A neuf heures, nous rentrames; le thé nous allendait. Après le thé, Alfred me conduisit lui-même à une bibliothèque de deux ou trois mille volumes, — Je sais, me dit-il, que tu as l'habitude de ne jamais l’'endormir sans avoir lu une heure ou deux. — Tu trouveras là un peu de tout, depuis Male- branche jusqu'à Viclor Hugo, — depuis Rabelais jusqu'à Balzac. — J'adore Balzac, il ne vous laisse pas d'illusions, au moins! et celui qui dira ste a flatté son siècle, ne verra pas Jes choses en beau; lis les Parents pauvres, cela vient de paraitre, et c'est lout simplement désespérant, — Sur ce, je te laisse ; bonsoir! Et Alfred sortit. Je pris /ocelyn de Lamartine, et je rentrai dans ma chambre à coucher, Je songeais à une chose singulière, Je songeais à la différence qui peut exister entre une douleur et une autre douleur, selon la source où elle est puisée, Ma douleur à moi, qui avait une source sacrée et MADAME DE CHAMBLAY. 13 une cause irréparable, avait suivila pente ordinaire de la douleur. D'abord aiguë, saignante, trempée de larmes, elle avait passé de cette période convrisive à une pro- fonde tristesse pleine de prostration et d’atonie, puis à la mélancolique contemplation Ges luttes de la nature, puis au désir du changement de lieu, puis, enfin, au besoin, non avoué encore, de la distraction; — c'était là qu’elle en était. Quant à Alfred, je ne sais si sa douleur était plus ou moins poignante, mais c'était le même rire, et, par conséquent, la même souffrance que quand je l’avais rencontré à Bruxelles. Je n'avais eu que le cœur brisé; lui avait eu l’âme mordue. La morsure était venimeuse, sinon mor- telle. Le lendemain, je ne le vis qu’un instant, — à dé- jeuner; — il partait pour la préfecture; il avait le regard du maitre à jeter sur son diner. On m’atten- dait à six heures et demie ; j'étais libre jusque-là. J'avais espéré me dispenser du diner; mais Al- fred n'avait voulu entendre à rien. — En somme, comme c'était une chose nouvelle pour moi qu'un diner d’autorités départementales, j'avais assez fa- cilement cédé, Au moment de passer dans la salle à manger, Alfred me souffla tout bas à l'oreille — Je Uai placé près de M. de Chamblay ; c'est le plus intelligent de la société; avec lui, on peut cau- ser de tout. | Je remerciai Alfred et cherchai mon éliquette. "J'avais, en effet, pour voisin de droite M. de Chamblay, et pour voisin de gauche un monsieur dont j'ai oublié le nom. On connait la carte du diner, — il était splen- dide ; mon voisin de gauche s’absorba dans le tra- vail matériel de la déglutition. Mon voisin de droite rendit à chaque plat une justice complète et intelligente. | Nous parlames voyages, industrie, politique, lit- térature, chasse, et, comme m'avait dit Alfred, je trouvai un homme qui pouvait parler de tout. Ce que je remarquai, c’est que la majorité de ces grands propriétaires élait opposée au gouverne- ment. Au dessert, on porta des toasts. Apres le diner, on passa au salon pour le café. A côté du salon était le fumoir, donnant sur le jar- din de la préfecture, Dans le fumoir, sur de magnifiques plats de por- celaine, élaient des cigares de toute espèce, depuis les puros jusqu'aux manilles. M. de Chamblay ne fumait point. — Cette ab- sence d’un délaut, si commun, qu'il est devenu une habitude de la vie sociale, nous rapprocha encore. Nous laissämes nos fumeurs s'enivrer de tafia, d’absinthe et de myrobolan, et nous allimes nous promener sous les allées de lilleuls du jardin de la préfecture. + M. de Chamblay avait maison de ville à Evreux, et maison de campagne à Bernay. : . Autour de cette maison de campagne s'étendait une chasse magnifique, Il avait là, ou plutôt sa femme, de qui lui venait sa fortune, avait la deux mille arpents de terre d'une seule pièce, ‘ Il m'invita à aller faire l'ouverture chez lui, et je m'y engageai presque, | La nuit vint pendant que nous causions; les sa- lons s'illuminèrent, A partir de ce moment, il me sembla reconnaitre une certaine impatience dans | mon interlocuteur, que la variété de sa conversa- 14 MADAME DE CHAMBLAY, lion et le charme de son esprit me faisaient retenir, autan! que possible, loin de ses collègues, Enfin, il n’y put tenir. ( à — Pardon, me dit-il, je crois que l’on joue. — Oui, lui répondis-je. — Rentrez-vous au salon? — Pour vous suivre; — je ne joue jamais. — Ah! par ma foi, yous êtes bien heureux ou bien malheureux. — Vous jouez, vous ? — Comme un enragé! — Que je ne vous retienne pas. M. de Chamblay rentra au salon; j'y rentrai der- rière lui. En effet, il y avait des tables pour tous les goûts, table de whist, table de piquet, table d’é- carté, table de baccarat. A dix heures, les invités de la soirée commen- cèrent à venir, J'entendis Alfred qui disait à M. de Chamblay : — Est-ce que nous n’aurons point madame ? — Je ne crois pas, répondit celui-ci : elle est souffrante, Un singulier sourire passa sur les lèvres d'Alfred, tandis qu’il répondait cette phrase banale : — Oh! quel malheur ! Vous lui présenterez bien mes regrets, n’est-ce pas? M. de Chamblay s’inclina. Il était déjà tout entier au jeu. Je pris Alfred a part. — Pourquoi done as-tu souri quand M. de Cham- blay Va dit que sa femme était souffrante ? — Ai-je souri? — J’ai cru m’en apercevoir. — Madame de Chamblay ne va pas dans le monde, et l’on tient sur cetle espèce de reclusion, que je crois volontaire, toute sorte de méchants propos. — S'il faut zn croire les caquets des mauvaises langues, ce n’est point un mariage, sinon des mieux assortis, du moins des plus heureux; les deux for- tunes élaient, à ce que l’on dit, à peu près égales, et marié, — séparé de biens, — M. de Chamblay, après avoir mangé son patrimoine, est, dit-on, en train d’entamer la dot de sa femme. — Je comprends : la mère défend la fortune de ses enfants. _— Il n’y en a pas. — Faites-vous vingt louis qui manquent contre moi, monsieur de Senonches? demanda M. de Chamblay, qui tenait les cartes, Alfred fit de la tête signe que oui. Puis, se retournant vers moi : — À rhoins que tu neles fasses, toi, les vingt louis. — Je ne joue jamais, — G’est encore une de mes obligations, à moi, de jouer et de perdre; un préfet qui ne jouerait pas ou qui gagnerait, lu comprends, on dirait que je me fais préfel pour vivre, — Voici vos vingt louis, dit Alfred. Etil me quitla pour aller poser son argent sur la lable. Alfred élait un homme du monde dans toute la force du terme; impossible de faire les honneurs d'un salon avec plus d'élégance qu'il ne le faisait; — aussi Élail-il cité comme modèle dans tous les départements, et les mères ayant des filles à ma rier n'avaient qu'un désir, o’est qu'il daignat jeter les yeux sur leur progéniture, et, quelle que fat la fortune des demoiselles à marier, il n'avait qu'à faire un signe, Mais Alfred ne manquait pas une occasion de manifester son peu de goût pour le mariage, Le luxe du diner se prolongea pendant toute la soirée, ———— Il y eut, à profusion, glaces pour les dames, punch et champagne peut les hommes, jeu d'enfer pour tous. Vers deux heures du matin, Alfred prit une banque de baccarat. ~— Oh! par exemple, me dit-il, à moins qu'il n’y ait serment, tu joueras une fois dans ta vie contre moi ou pour moi, ne fat-ce qu’un louis. — Je ne jouerai pas, lui dis-je avec un sourire triste, en me rappelant l’antipathie de ma mère pour le jeu. — Messieurs, dit Alfred, qui, comme les autres, commençait à subir l'influence du punch et du vin de Champagne, voilà un homme modèle : il ne boit pas, il ne fume pas, il ne joue pas. Le soir de la Saint-Barthélemy, le roi Charles IX dit au roi de Navarre : «Mort, messe ou bastille? » Eh bien, je ten dis autant, Max; seulement, je varie : Jeu, champagne où cigare? — Le roi de Navarre choisit la messe ; que choisis-tu ? : — Je ne veux pas boire, parce que je n’ai pas soif; je ne veux pas fumer, parce que cela me fait mal; je ne veux pas jouer, parce que cela ne m'a- muse pas, répondis-je. — Mais voilà cing louis que tu peux faire valoir pour mon compte au premier appoint qui manquera. EL je posai mes cing louis dans la bobéche d’un chandelier, -— Bravo! dit Alfred; messieurs, j'ai dix mille franes devant moi. . Et Alfred tira de sa poche cing mille francs en billets de banque et cing mille francs en or. Le jeu m/attristait profondément; je ne connais- sais personne ; M, de Chamblay jouait avec acharne- ment et élait passé aux pavillons. — Je priai un do- mestique de me montrer machambre. * Alfred couchait à la préfecture, et je n'avais cru devoir déranger personne, au milieu de la nuit, pour atteler ou seller un cheval. J'avais done dit que je coucherais à la préfecture comme lui. | On me conduisit à ma chambre, / J'étais fatigué de tout le bruit qui s’était fait au- tour de moi depuis six ou sept heures; je ne tardai pas à m’endormir. Le matin, je fus réveillé par ma porte qui s’ou- vrait, et par Alfred qui entrait en riant. - — Ah! mon cher, me dit-il, tu ne diras pas que la fortune ne te vient pas en dormant. Et, lachant trois coins de son mouchoir, qu’il te- nait à là main, il laissa tomber sur mon tapis une cascade d’or. — Qu'est-ce que cela? lui demandai-je, et quelle plaisanterie me fais-tu ? — Ob! c'est on ne peut plus sérieux; il faut te dire, cher ami, que j'ai ruiné tout le monde, si bien que j'ai été obligé d’abaisser ma banque de dix mille francs à trois mille; — avec ces trois mille, j'ai fait une dernière razzia, Toutes les bourses élaient vides; alors, j'ai vu tes cing louis dans la bobèche, « Ah! pardieu! ai-je dil, il faut que Max y passe comme les autres |» Je t'ai mis en jeu, et j'ai taillé poureinq louis; mais sais-tu ce que Lu as fait, entêté? Tu as passé sept coups de suile, et, au septième, Lu as fait sauter la banque! Bonne nuit! Wt Alfred se retira, laissant un tas d'or au milieu de la chambre. MADAME DE CHAMBLAY. 15 ne » J'étais réveillé; j'essayai inulilement de me ren- dormir. Fs H La pendule sonna huit heures. Je me levai. Je complai l'or versé par Alfred sur le tapis : il y avait un peu plus de sept mille francs. Je mis le tout sur la cheminée, dans une coupe | de bronze; puis je m’babillai. Je descendis, et, comme mailre et domestiques se couchaient, je sellai moi-même un cheval, et j’allai faire un tour de promenade. — - Jerentrai yers dix heures. En rentrant, je trouvai Georges, qui me dit que son maître désirait dormir jusqu'à midi, et me fai- sait prier de m’installer dans son cabinet, et de faire le préfet, si cela pouvait m’amuser. \ + Mon déjeuner était prêt. - Je déjeunai. * Pendant que j'étais à table, on vint me dire qu'une dame désirait parler à M. Alfred de Se- nonches. * Je renvoyai le domestique demander le nom de celte dame, + Il revint en disant que c'était madame de Cham- blay, et qu’elle venait pour affaire dé préfeelure, Une curiosité me prit. Je me rappelai qu’Alfred m'avait chargé de son intérim; nous avions parlé de madame de Chamblay la veille, Je dis au do- mestique de la faire passer dans le cabinet officiel. Je jetai les yeux dans la tue; elle était venue dans un élégant. coupé attelé de deux chevaux. Le co- cher étañ en petite livrée. Je sortis de la salle‘ manger, et, en traversant Yantichambre qui conduisait au cabinet, je vis un second domestique à la même livrée que le cocher. avait accompagné sa maitresse à Vintéricur. Ce coupé, ces chevaux, ces domestiques, indi- | quaient bien qu'effectivement madame de Cham- Me vénait pour affaire, et qu'il n’y avait aucune indiserétion 4 moi à user de la procuration qui m’é- tit donnée. Je rentrai dans le cabinet, Une femme était assise à contre-jour. ~ Sa mise était d’une simplicité et d’une distinetion parfaites; c'était ce que l’on appellé une matinée en taffetas gris-perle; le chapeau, moitié paille d'Tta- lie, moitié taffetas de la même couleur que la ma- linée, n'avait pour lout ornement que quelques épis de folle avoine et de bluets, Une yoilette de dentelle noire couvrait la moitié du visage, que madame dé Chamblay laissait dans Ja pénombre, Elle se leva en m’apercevant. — M. Alfred de Senonches?,., demanda-t-elle avéé uné voix hatmonieuse comme un chant, Je la priai par un geste de se rasseoir. — Non, madame, lui dis-je, mais tn de ses amis, ale bonheur, ce matin, de tenir sa place, et qui s'en félicitera toute sa vie, si, dans ce court in- Grim, il peut vous ébre bon à quelque chose. — Pardon, monsi¢ar, dit madame de Chamblay en faisant un mouvement pour se rétirér; mais ce que je venais démander à M. le préfet (et elle ap- puya sur Je fot) était une faveur que seul il pou- vait m'accorder, én supposant même qu'ilme fa pat accorder, Je reviendrai plus tard, lorsqu'il sera libre, — De grâce, madame ! lui dis-je. Elle se rassit. — Si c’est une faveur, madame, et s'il peut vous l’accorder, pourquoi ne pas me prendre pour inter- médiaire? Doutez-vous que je ne plaide chaude- ment la cause dont vous daigneriez me charger? — Pardon, monsieur, mais j'ignore même à qui j'ai l’honneur de parler. — Mon nom ne vous apprendra rien, madame, | car il vous est parfaitement inconnu. Je m'appelle Maximilien de Villiers; je n’ai cependant pas le mal- heur de vous être tout à fait aussi étranger que vous eroyez. J’ai été présenté hier à M. de Cham- blay. J'étais à côté de lui à table; nous ayons beau- coup causé pendant et après le repas; j'ai été in- vité par lui à l'ouverture de la chasse à votre château de Bernay; et, sans me permettre de yous faire une visite, je comptais avoir aujourd’hui même l'hon- neur de vous porter ma carte, Je m'inclinai en ajoutant : — C’est un homme d’une grande distinction que M. de Chamblay, madame. — D'une grande distinction, oui, monsieur, c’est vrai, répondit-elle: Et, en répondant, madame de Chamblay poussa ou plutôt laissa échapper un soupir. Je profitai du moment de silence qui se fit à la suite de ce soupir pour jeter un regard sur madame de Chamblay. C'était une femme de vingt-trois à vingt-quatre ans, plälôl grande que petite, à la taille évidem- ment mince et flexible, sous le mantelet large et flottant de sa matinée; elle avait des yeux d’un bleu d'azur assez foncé pour qu'au premier abord ils pa- russent noirs, des cheveux blonds tombant à l’an- glaise, des sourcils bruns, des dents petites et blanches sous des lèvres carminées, qui faisaient encore mieux ressortir la paleur de son teint. Dans tout l’ensemble du corps se réyélait un air de fatigue ou un sentiment de douleur annonçant Ja femme lasse de lutter contre un mal physique ou moral, Tout cela me donnait le plus grand désir de con- | naître la cause qui amenait madame de Chamblay à la préfecture, | Si je vous inlerrogeais, madame, lui dis-je, sur le motif qui me procure l'honneur de votre vis site, vous croiriz peut-ôtro que je veux abréger les instants où j'ai le bonheur de jouir de votre pré: sence; cependant j'ai hâte, je vous l'avouerai, | de connailre en quoi mon ami pouvait vous êlre . utile, | — Voici toute l'affaire, monsieur: il y a un mois, | le tirage à la conscription a eu lieu; le fiancé de ma | sœur de lait, que j'aime beaucoup, a élé désigné par le sort pour partir; c’est un jeune homme de vingt et un ans, qui soutient sa mère et une plus jeune sœur; en outre, s'il ne fût point tombé à la conscription, il allait épouser la jeune fille qu'il time, Celle mauvaise chance fait done tout à la fois le malheur de quatre personnes. Je m'inclinai comme un homme qui attend, — Eh bien, monsieur, continua madame de Chamblay, le conseil de révision se rassemble di- manche prochain; M, de Senonches le préside ; un mot dit au médecin réviseur, mon pauvre jeune homme est réformé, et votre ami a fait le bonheur de quatre personnes, — Mais le malheur de quatre autres, peul-êlre, madame, répondis-je en souriant, — Comment cela, monsieur? me demanda ma dame de Chumblay étonnée, 16 MADAME DE CHAMBLAY. — Sans doute, madame; combien faut-il de jeunes gens pour le canton qu’habite votre protégé? | — Vingt-cinq. — A-t-il quelque motif de réforme ? Madame de Chamblay rougit. — Je eroyais vous avoir dit, balbutia-t-elle, que c'était une faveur que je venais demander à M. le préfet. — Cette faveur, madame, — excusez la franchise de ma réponse, — est une injustice, du moment où elle pèsera sur une autre famille. — Voilà où je ne vous comprends pas, monsieur. — C’est cependant bien facile à comprendre, madame. Il faut vingt-cinq conscrits; supposez qu'en | ne faisant aucune faveur, un soit bon sur deux? le nombre monte à cinquante, et le numéro 51 est sauvegardé par son chiffre même; me comprenez- vous, madame ? | — Parfaitement. | — Eh bien, que, par faveur, un de ces vingt-cinq | jeunes gens qui doivent partir ne parte pas, le cin- | quante et unième, qui était sauvegardé par son nu- | méro, part à sa place. — C’est vrai, dit madame de Chamblay en tres- | saillant. | — J'avais done raison de vous dire, madame, re- | pris-je, que le bonheur de vos quatre personnes fe- rait le malheur de quatre autres personnes, peut- être, et que la faveur que vous accorderait mon ami serait une injustice. — Vous avez raison, monsieur, dit madame de Chamblay en se levant, et je n’ai plus qu’une prière à vous adresser. | | | — Laquelle, madame? — C’est de mettre la démarche que je viens de risquer si malencontreusement sur le compte de la légéreté de mon esprit, et non sur celui de la dé- faillance ¢e mon cœur. Je n’avais point réfléchi, voilà tout. Je n'avais vu qu’une chose: sauver un pauvre enfant nécessaire à sa famille. Cela ne se peut pas, n’en parlons plus. Il y aura quatre mal- heureux de plus en ce monde, et, sur la quantité, il n'y paraîtra pas. Madame de Chamblay secoua une larme qui trem- blait comme une goutte de rosée aux cils de sa paupière, et, après m'avoir salué, elle s’avança vers la porte, Je la voyais s'éloigner avec un profond serrement de cœur. — Madame, lui dis-je. . Elle s’arréta. — Seriez-vous assez bonne, à votre tour, pour m’accorder une faveur ? — Moi, monsieur ? — Oui, — Laquelle? — De vous asseoir et de m’écouter un instant? Bile sourit tristement et reprit sa place sur son fauteuil, — Je serais inexcusable, madame, lui dis-je, de vous avoir parlé si brutalement, si je n'avais à vous proposer un moyen de tout concilier. — Lequel? — Il ya des commerçants, madame, qui vendent de la chair morte : cela s'appelle des bouchers; il y en a qui vendent de la chair vivante : j'ignore le nom de ceux-là, mais je sais qu'ils existent; on peut acheler un homme à votre prolégé. | Un sourire d'une tristesse profonde glissé sur les | lévres de madame de Chamblay. — J'y ai pensé, monsieur, dit-elle; mais... — Mais?... répélai-je, — On ne peut pas toujours se passer le luxe d’une bonne action. Un remplaçant coûte deux mille francs, monsieur. Je fis un mouvement de tête. — Si ma fortune était à moi, continua madame de Chamblay, je n’hésiterais pas; mais ma fortune est à mon mari, ou plutôt est administrée par mon mari, et, comme ma sœur de lait n’est absolument rien à M. de Chamblay, je doute qu'il me permette de disposer de cette somme. à — Madame, lui demandai-je, permettriez-vous à un étranger de se substituer à vous et de faire la bonne action que vous ne pouvez faire ? — Je ne vous comprends pas, monsieur; Car je ne suppose pas que vous m'offriez d'acheter un rem- plaçant à mon protégé. — Pardon, madame, insistai-je en voyant qu’elle faisait un mouvement pour se lever; seulement, veuillez m’écouter jusqu’au bout. Elle reprit sa place. — Sur un serment, ou plutôt sur une promesse que j'avais faite à ma mère, je n’ai jamais joué; cette nuit, mon ami Alfred de Senonches m'a forcé de lui confier cent francs pour les faire valoir. Avec ces cent francs, il en a gagné six ou sept mille, dont une portion à votre mari, probablement. Cet argent du jeu qu’Alfred m'a compté ce matin, je n’ai con- senti à le recevoir qu’en le consacrant d’avance à une ou plusieurs bonnes actions. Dieu a pris note de cet engagement, puisqu'il vous envoie ce matin, madame, pour que Je fasse à l'instant même l’ap- plication de ma promesse, Madame de Chamblay m’interrompit, et, se levant de nouveau : — Monsieur, dit-elle, vous comprenez, n’est-ce pas, que je ne puisse accepter une pareille offre? — Aussi, madame, répliquai-je, n'est-ce point à vous que je la fais. Vous me signalez où est la dou- leur que je puis guérir, où sont les larmes que je puis essuyer. J'y vais, je guéris cette douleur, j’es- suie ces larmes ; vous n’avez aucune reconnaissance personnelle à me vouer pour cela. A la première quête que l’on fera pour une famille pauvre, pour une église à rebâtir, pour un emplacement de tombe à acheter, j'irai à mon tour chez vous, je vous ten- drai la main, vous y laisserez tomber un louis, et yous m’aurez donné plus que je ne donne aujour- d’hui, madame, puisque vous, m’aurez donné un louis qui vous apparliendra, tandis que je donne, moi, deux mille francs que le hasard (un mot de vous me fera dire la Providence) a mis en dépôt entre mes mains. — Vous me donnez votre parole d’honneur, me dit madame de Chamblay d’une voix émue, que cet argent vient de la source que vous m'indi- quez? — Je vous en donne ma parole d’honneur, ma- dame; je ne mentirais pas, méme pour avoir le droit de faire une bonne action, Elle me tendit la main, Je pris et baisai respectueusement cette main. Au contact de mes lèvres, elle frissonna et se re- tira légèrement, — Je n'ai pas le droit de vous empêcher de sau- ver une famille du désespoir, monsieur, me dit-elle; je vous enyerrai mon prolégé, où plutôt sa fiancée : le bonheur du pauvre garçon sera plus grand lui venant par elle. Cette fois, ce fut moi qui me levai, — eux lois je vous ai retenue, madame, lui dis- je, el maintenant je m’empresse de wus endre votre hiberté, MADAME DE CHAMBLAY. 17 — Ne m’en veuillez pas d’en profiter pour aller annoncer à mes pauvres affligés une bonne nouvelle. Vous allez faire le bonheur de toute une famille, monsieur; Dieu vous le rende ! Je m’inclinai, el j’accompagnai madame de Cham- blay jusqu’à la porte de l’antichambre, où, comme je l'ai dit, l’attendait son domestique. ; : Resté seul, je me trouvai dans une singulière si- tualion d’esprit, ou plulôt de cœur. D’abord, aprés avoir refermé la porte sur ma- dame de Chamblay, je demeurai debout pres de la porte, sans savoir pourquoi je demeurais debout, ni précisément à quoi je pensais. Je pensais à ce qui venait de se passer, et j'étais sous l’empire d’un charme puissant. Sans me rendre compte de la cause, je me sen- tais dans un état de bien-être physique et moral que je n'avais jamais éprouvé. Il me semblait qu'un équilibre inconnu venait de s’élablir entre toutes mes facultés. Tous mes sens avaient acquis un degré d’acuité qui semblait les rapprocher de la perfection. Je me -sentais heureux, sans que rien dans ma vie fal changé qui semblat me promettre le bon- heur. J’eus comme un remords ; car je m’étais dit, à la mort de ma pauvre mère : « Plus jamais je ne serai heureux ! » L : Et voilà que je pensais à cette mort, non plus avec la douleur primitive qu'elle m'avail causée, mais avec une mélancolie sereine qui fixait mon re- gard au ciel, Mes yeux furent éblouis par un rayon de soleil. —O ma bonne mère, ma mère adorée! deman- dai-je à demi-voix, est-ce toi qui me regardes? En ce moment, un léger nuage passa sur le rayon du soleil, qui reparut plus brillant, On eût dit que c’élait l’ombre de la mort qui passail entre lui et moi, Ce rayon de soleil, c’était un sourire : je le saluai en souriant, et je revins m’asseoir dans le fauteuil que j'avais occupé en face du fauteuil de madame de Chamblay, resté vide. Et, là, je passai à rêver une des plus douces demi- heures de ma vie, Je fus tiré de ma rêverie par le domestique d’Al- fred, qui m'annonça qu'une jeune fille vêtue en paysanne normande me demandait, Je devinai que c'élait la sœur de lait de madame de Chamblay, qui venait me remercier. Je dounai au domestique l'ordre de Vintroduire, et, quand il l'aurait introduite, d'aller prendre deux mille francs dans la coupe de bronze qui éluit sur ma cheminée, et de me les apporter. VI C'était, en effet, la sœur de lait de madame de Chamblay. Je vis entrer une charmante paysanne qui sem- blait de deux ou trois ans plus jeune que sa mai- tresse ; je dis sa mailresse, parce que je sus plus tard qu'elle remplissait près d'elle les fonctions de femme de chambre, Elle portait, comme on me l'avait dit, le costume de la paysanue normande, mais dans toule sa co- uellerie, Ce costume, qui allait parfaitement à Pair de son visage, en faisail une des plus jolies filles que j'aie jamais vues, Elle était fort rouge et toute honteuse. — C’est vous, le monsieur que... ? c’est vous, le monsieur qui...? balbutia-t-elle, — Oui, c’est moi, le monsieur qui..., lui dis-je en riant. — C'est que madame m/’a dit une chose qui ne me parail pas possible. — Que vous a dit madame? — Elle m’a dit que vous nous donniez deux mille francs pour acheter un homme a Gratien. En ce moment, le domestique rentrait et me re- mettait les deux mille franes. — C’est si bien possible, lui dis-je, que les voila, ma chère enfant, Tendez votre main. Elle hésitait. — Vous voyez bien que c’est yous qui ne voulez pas. Elle avança timidement la main; j'y déposai les deux mille francs en or. — Oh! mon Dieu! dit-elle, quelle grosse somme cela fait! Si nous ne pouvions pas vous la rendre! — Madame ne vous a-t-elle pas dit, mon enfant, que je ne vous la donnais, au contraire, qu'à la con- dition que vous ne me la rendriez jamais? — Mais, monsieur, vous ne pouvez nous donner une pareille somme pour rien? — Je ne vous la donne pas non plus pour rien, et je vais vous la faire payer. — Qh! mon Dieu, comment cela? — Oh! rassurez-vous : en causant cing minutes avec moi de quelqu'un qui vous aime beaucoup, et que vous n’éles point assez ingrate pour ne pas ai- mer de voire côté. — Je n’aime que deux personnes au monde, à part ma mère el ma pelile sœur : c’est Gratien et madame de Chamblay; et encore, je devrais dire madame de Chamblay et Gralien, car je crois que je l’aime encore mieux que lui. — Eh bien, mais c’est de l’une de ces deux per- sonnes que nous allons causer. — De laquelle? — De madame de Chamblay. — Oh! bien volontiers, monsieur; je l'aime tant, que c’est un bonheur pour moi que de parler d'elle, — Asseyez-vous alors, lui dis-je en poussant une chaise de son côté, et soyez heureuse — Oh! monsieur, fit-elle, J'insistai, elle s'ussit, — Imaginez-vous, dit-elle avec une effusion qui donnail facilement à comprendre que les paroles debordaieat de son cœur, imaginez-vous que je ne l'ai jamais quittée, et qu'elle a toujours été si bonne pour moi, que je ne sais pas si, en priant pour elle toute ma vie, je m’acquilterai jamais. — Vous re- gardez mon costume, et vous le trouvez joli, n'est-ce pas, monsieur? C'est elle qui veut que je sois élé- gante; elle dit que cela la réjouit, et qu'elle joue à la poupée avec moi comme lorsqu'elle était enfant; tout cela, vous le comprenez bien, monsieur, ce sont des prélextes qu'elle prend pour me faire brave, el elle a eu bien souvent des querelles avec monsieur, à cause de l'argent qu'elle dépensuit pour ma toilette, Mais, sous ce rapport, elle a tou- Jours pensé à moi avant de penser à elle. Je l'interrompis. — Mais, lui dis-je, madame de Chamblay m'avait dit que vous éliez sa sœur de lait, je crois ? — Oui, monsieur, je suis sa sœur de lait, en effet. — Cependant elle m'a paru, à la première vue, un peu plus âgée que vous ne paraissez l'être. a 18 MADAME DE CHAMBLAY. — Ah! dame, monsieur, le chagrin, ça vieillit. Je sentis mon cœur se serrer; je ne m’étais done pas trompé : madame de Chamblay était malheu- reuse. — Le chagrin? répétai-je. La jeune fille vit qu’elle en ayait dit plus qu’elle n’en voulait dire. — Oh! le chagrin, quand je dis le chagrin, vous comprenez bien, monsieur, c’est les tracas que je veux dire. Ce n’est pas une raison parce qu’on est riche pour que l'on soit heureux; au contraire, souvent l’argent, quoiqu'il soit bon parfois, — et elle regarda joyeusement l'or qu’elle tenait dans sa main, — il y à d’autres moments où c’est la cause de bien des tourments; enfin, il y a un proverbe, n'est-ce pas? qui dit: «La richesse ne fait pas le bonheur! » — Hélas ! oui, ma pauvre enfant, il y a un pro- verbe qui dit cela, et je suis bien triste, croyez-moi, qu’il s'applique à madame de Chamblay. — Ah! dame, monsieur, le bon Dieu éprouve les bons, — Y a-t-il longtemps, demandai-je comme pour changer la conversation, que madame de Cham- blay est mariée ? —I] ya quatre ans, monsieur; elle avail dix-huil ans, — Ce qui lui en fait vingt-deux ? — Oni, monsieur, vingt-deux. — Et sans doute un mariage d'inclination? La jeune fille secoua la tête, — Non. Puis, baissant la voix : — C'est le prêtre, dit-elle, qui a fait ce ma- riage-là. — Le prêtre ? Qu'est-ce que c’est que le prêtre? — Oh! personne, rien, monsieur! dit la jeune fille, comme épouvantée de ce qu’elle venait de laisser échapper. Et, en même temps, elle se leva, — Mon enfant, dis-je, j’ai voulu causer avec vous de madame de Chamblay, parce qu’elle m’a paru une personne charmante; mais je n'ai jamais eu l'intention de vous demander les secrets de votre bienfaitrice. — Et Dieu me garde, monsieur, de dire sur elle quelque chose qui ne soit point à dire! Mais, quant à ses secrels, que je ne connais pas plus que le reste de la maison, madame ne se plaignant jamais, il se- rait bien heureux qu'elle rencontral quelqu'un à qui les confier ; un ami, un bon cœur, cela la soula- gerail, et je crois qu’elle a grand besoin d’être sou- lagée. Je mourais d'envie d’en savoir davantage; mais je comprenais qu'il y aurait indiscrétion à aller plus loin, et je me fis un scrupule de rien surprendre à la naïvelé ou à la tendresse de la jeune fille, Peut-être élais-je déjà allé trop loin. — Eh bien, mon enfant, lui dis-je, soyez persua- dée d'une chose : c’est que cel ami dont madame de Clamblay, selon vous, a si grand besoin, je se- rais heureux de l'être; c'est que le cœur où elle au- rail du bonheur à verser ses secrets, je serais heu- reux de le lui ouyrir; je ne sais pas si l’occasion s'en presentera jamais, el, se présentant, si ce sera de- main, dans un an, dans dix ans; mais, le jour od elle cherchera cel ami, où elle demandera ce cœur, indiquez-moi à elle. Dieu fera le reste, je l'espère. La jeune fille me regarda avec étonnement, _— Kh bien, oui, monsieur, je le lui indiquerai, dit-elle; car je suis sûre, à la facon dont vous le au que vous Jerez pour elle Lout ce que ferait un rere, Je lui posai la main sur l’épaule. — Garde cetle croyance dans ton cœur, mon -en- fant, lui dis-je, et, à l’heure du besoin, ne l’ou- blie pas. — Soyez tranquille, dit-elle, Elle fit quelques pas vers la porte, et s'arrêta d’un air embarrassé. — Eh bien, voyons, lui demandai-je, qu’y a-t-il? — Oh! dit-elle, c’est que... 2 — Quoi? | — Mais non, je n’oserai jamais... — Ose, mon enfant. — C’esl que ce serait une bien grande faveur, — Parle. : — Non, non; décidément, je chargerai madame de la demander à monsieur, — Eh bien, soit! lui dis-je pensant que la de- mande me vaudrait, soit une lettre, soit une visite de madame de Chamblay. Madame, mais personne autre que madame; à toute autre que madame, je refuse, — Même à moi? demanda-t-elle en riant, — Même à toi, répondis-je, — Eh bien, alors, on obtiendra de madame qu’elle fasse la demande, — lit, à cette condition, d'avance elle est ac- cordée, — Ah! monsieur, s’écria la jeune paysanne, quel malheur gue ce ne soil pas yous qui... — Eh bien, après ? lui demandai-je, — Oh ! rien, rien! Et elle se sauva en courant, Le soir même, je reçus à Reuilly cette lettre de madame de Chamblay : «Monsieur, » Zoé m’assure qu’elle a besoin de mon intermé- diaire pour obtenir de vous une grande faveur. Quoique j'ignore complétement comment et pour- quoi J'aurais une influence sur votre décision, son désir me paraît si palurel, que je me hasarde à vous le transmettre. | » Elle me charge done, monsieur, de yous prier de lui faire l'honneur d'assister à son-mariage. Elle vous doit son bonheur, pauvre enfant! et, chose bien naturelle, elle désire que vous en soyez témoin. » Si vous acceplez son inyilalion, j'en serai per- sonnellement heureuse, puisque ce sera pour mol une occasion de vous adresser de nouveaux remer- ciments. » Votre reconnaissanle, » DMÉE DE CHAMBLAY. » — Qui a apporté cette lettre? demandais-je au domestique. — Un garçon quia Vair d’être de la campagne, répondit celui-ci. — Jeune ? — Vingl-deux à vingl-trois ans. — Faites-le entrer, Le messager parut sur la porte. C’était un solide gars, aux joues roses comme les pommes qui bor- dentles routes de la Normandie, aux cheveux blonds comme les épis qui poussent dans les champs, aux yeux bleus comme les bluets qui poussent dans les épis, vrai descendant des races venues du Nord avec Rollon, Seulement, il paraît que, dans la succession des âges, il avait perdu les instincls guerriers de ses ancêlres, — Wh bien, lui demandai-je, c’est donc vous, conserit? MADAME DE CHAMBLAY. — Oh! conscrit ! répondit-il, c'était bon ce ma- tin ; ce soir, grace à vous, je ne le suis plus ! — Comment! vous ne l’êtes plus? vous avez déjà trouvé un remplaçant ? — Qui-da! avec de l'argent, on trouve tout ce que l’on veut. Il y avait Jean-Pierre, le fils du père Dubois, qui a pris le n° 120. Il n’y a pas de danger que ça monte jusqu’à lui. Son père lui a inculqué dans l’esprit qu'il voulait être soldat, il l’a cru; de sorte que nous avons traité pour dix-sept cents francs : c’est trois cents francs que Zoé aura à vous remettre. à — Comment! demandai-je, son père lui a incul- gué dans l’esprit qu'il voulait être soldat? Qu’en- tendez-vous par ces paroles ? ‘ : — Jentends qu'il lui a fait accroire qu’il avait le gout militaire. — Et dans quel but? — Oh ! c’est un malin, le père Dubois. — C’est un malin? — Oui, un finaud. — Comment cela? — Un madré, quoi! — j'entends bien ; mais pourquoi est-ce un ma- lin, un finaud, un marré ? — Il ne connaît que la terre, lui. — Je ne vous comprends pas davantage, mon ami. | — Oui; mais je me comprends, moi. — Ca ne suffit peut-être pas, puisque nous cau- sons ensemble. — C'est vrai; mais le père Dubois, qu'est-ce que ça vous fait, à vous qui êtes de la ville, un pauvre paysan de la campagne? — Ca me fait beaucoup, j'aime à m’instruire. — Oh! vous vous gaussez! comme si je pouvais apprendre quelque chose à un homme comme vous. — Vous pouvez m’apprendre ce qu’est le père Dubois. — Oh! je vous l’ai dit et je ne m'en dédis pas. — Vous m'avez dit que c'était un malin, un fi- naud, un madré qui ne connaît que la terre. — L'est la’ vérité pure. — Fort bien; mais c’est la vérité dans son puits, faites-l’en sortir. — Oh ! ce n’est pas pour dire du mal de lui, mais c’est son Caractère, à cet homme; e’est le troisième qu'il a sous les drapeaux, ou, pour mieux dire, qu'il avait: les deux premiers ont été tués en Afrique ; mais Ga ne fait rien, ils élaient payés. — Ah ci! mais ce n’est pas le père Dubois, c’est le père Horace, ce gaillard-la, — Non, non, c'est le père Dubois, — Je veux dire qu'il est patriote, — Lui, patriote? Ab bien, oui, il s'inquiète bien de cela} il s'inquiète de la terre, — C'est cela, de la terre de la patrie — Mais non, mais non: de sa terre à luis il s’ar- rondit, cet homme. Ca va lui faire ses douze ar- pents, — Ah! oui, je comprends, — Voyez-vous, sa terre, c'est sa terre, Sa femme, ses enfants, sa famille, qu'est-ce que ea lui fait? Rien de rien, quoi! Sa terre avant tout. Le matin, dès cing heures, il est dans sa terre, jetant dans le champ de son voisin chaque pierre qu'il trouve, Selon Ja saison, il laboure, il ensemence ou il mois- sonne, Vous le rencontrez dans la rue avee une corbeille à la main; il regurde à droite, à gauche, Vous vous dites : « Qu'est-ce qu'il peut done cher cher comme cela, le père Dubois?» Du erottin de cheval pour fumer sa terre, I y déjeuve, il y dine, 19 | sur sa terre : un jour, il y couchera ! Le dimanche, il se fait beau, il va à la messe, Pour qui croyez- vous qu'il prie le bon Dieu? pour les morts, ou pour les vivants ? Bon! il prie pour sa terre, qu'il n’y ait pas d'orage, qu'il n'y ait pas de grêle, que ses pommiers ne soient pas gelés, que ses Dlés ne soient pas versés; puis, la messe dite, quand cha- Sun se repose ou s’amuse, il prend le chemin de sa terre. — Comment! il travaille le dimanche? — Non; il ne travaille pas, il s’amuse; il esherbe, il guette les mulots, il extermine les taupes. C’est sa jouissance, à cet homme; il n’a que celle-là, mais il paraît qu’elle lui suffit, Il a fait vendre ses deux premiers garçons et il a acheté de la terre avec. — Mais ne me dites-vous pas que les malheureux ont été tués en Afrique? — Ca ne fait rien; la terre reste, elle. Il y a trois ans qu’il soigne Jean-Pierre, qu’il le regarde gran- dir et qu'il dit à tout le monde : « Voyez le beau cuirassier que cela fera au roi Louis-Philippe. » C’est au point qu’on n’appelle à Bernay Jean-Pierre que le Cuirassier. Un mois avant le tirage, il met- lait Lous les matins un cierge à Notre-Dame-de-la- Coulure pour qu’elle glissat un bon numéro dans la main de son fils, non point pour qu’il ne partit pas, dame : non, pour qu’il pat se vendre comme ses deux frères s'étaient vendus; et il a une chance, le vieux gueux ! le premier avait pris le 95, le se- cond le 107, le troisième a pris le 120; s’il en avait un quairiéme, il prendrait le 150. — Et, alors, vous avez traité ? c’est fini, signé ? — Parafé par-devant notaire, pour dix-sept cents francs une fois donnés; c’est trois cents franes que Zoé aura à vous remettre. — Et vous, mon ami, êtes-vous aussi un adora- teur de la terre, comme le père Dubois ? — Non; moi, je suis comme les oiseaux du bon Dieu, je vis de ce qui pousse sur la terre des autres. — Et, comme les oiseaux, vous vivez en chantant? — Le plus que je peux; mais, depuis quinze | jours, je dois le dire, je ne chantais plus, je dé- chantais. — Cependant, vous exercez une industrie quel- conque ? Je cultive la varlope et fais fleurir le rabot; je suis garçon menuisier chez le père Guillaume, ot j'at- lends, en gagnant cinquante sous par jour, qu'un oncle que je n’ai pas meure en Amérique ou dans les Indes en me laissant mille écus pour m’élablir à mon comple. — De sorte qu'avec mille écus vous vous élabli- riez ? F — Oh! oui, grandement, et il y aurait encore du reste pour acheter le lit de noces; mais, n'ayant pas d’oncle... — Vous n'avez pas d'oncle, c'est vrai; mais vous avez madame de Chamblay, qui aime beaucoup volre femme et qui est riche, — Oui; seulement, elle ne tient pas les cordons de la bourse, pauvre chère créature! sans cela, ce n'est pas vous qui auriez achelé Jean-Pierre, c'est elle... Je ne vous en suis pas moins reconnaissant pour cela, croyez bien, attendu que dix-sept cents francs ne se rencontrent pas dans un tas de co- peaux; car, au bout du compte, il n'a coûté que dix-sept cents franes, ce qui fait que Zoé aura trois cents lanes... — C'est bien, c'est bien, nôus compterons. En allendant, mon ami, j'oublie que j'ai une réponse à faire à madame de Chamblay. — Et puis à nous, — Et puis à vous... A vous, elle sera courte et précise, la réponse: J'irai. — Ah!-voila une bonne parole! Décidément, vous êtes un brave... Ah! pardon, excuse! fil-il en retirant sa main, qu’il m'avait tendue. — Pourquoi pardon? pourquoi excuse?... de- mandai-je en lui tendant à mon tour la mienne. — Ah! dame, c’est que d’un garçon menuisier à un vicomte, à un baron ou à un comte. Il est vrai que, quand il y a bon cœur des deux cô- tés... — Vous avez raison, c’est un pont sur !’abime. Votre main, mon ami. Gratien me donna une chaude et cordiale poignée de main. — Maintenant, reste la lettre, dit-il. — Dans un instant, vous allez l’avoir. J’écrivis : « Madame, » Vous m'offrez une nonvelle occasion de vous revoir et de vous remercier encore une fois de m’a- voir donné le prétexte de faire un peu de bien. Ré- compensez- moi toujours ainsi et je me fais joueur. » Mes vœux s’uniront aux vôtres, madame, pour le bonheur de vos deux protégés. » Tous les respects du cœur. » MAX DE VILLIERS. » — Tenez, mon ami, dis-je à Gratien, voici votre lettre; remettez-la à madame de Chamblay demain matin, — Oh! pas demain matin : Gratien. Je regardai la pendule, elle marquait neuf heures passées, é — C’est que, comme vous ne serez pas à Évreux ayant dix heures du soir... — Ca ne fait rien; madame m’a dit : « A quelque heure que lu reviennes, Gratien, fais-moi tenir la réponse de M. de Villiers. » Vous comprenez bien qu'après une pareille recommandation, fût-ce à mi- nuit, elle l’aurait tout de même. Evil partit, me laissant tout joyeux de cette idée, que madame de Chamblay altendait ma réponse avec assez d'intérêt pour avoir ordonné qu’on la lui donnat à quelque heure que ce fat. ce soir, répondit VII Je restai trois semaines sans avoir de nouvelles de madame de Chamblay, autrement que pour en- tendre dire que son mari venait de vendre une pe- Ule terre appartenant à sa femme. Celle petite terre, qui valait cent vingt mille francs, disait-on, avait été vendue par lui avec une telle hate, qu'il n'avait point allendu d’en trouver la valeur, mais avait donnée pour quatre-vingt-dix mille francs. Je ne sais pourquoi j’éprouvai l'irrésistible envie d'avoir cette terre, Je m'informai : elle était située dans le départe- ment de l'Orne, et s'appelait la terre de Juvigny. Madame de Chamblay possédait, aux bords de la Mayenne, un pelil chateau; c’est dans ce chateau qu'elle était née et qu'elle avait été élevée, Son nom de jeune fille était Edmée de Ju igny. Le peul chateau avail été vendu tout meublé avec la terre, | MADAME DE CHAMBLAY. Jallai chez le notaire qui avait fait cette vente. Il se nommait maitre Desbrosses et habitait Alen- çon. Par bonheur, l'acheteur n'avait fait cette aequisi- tion qu’à cause du bon marché, pour revendre Ju- vigny et gagner dessus. Le notaire se chargea de lui demander quelles étaient ses prétentions. Deux heures après, j'eus sa réponse : il voulait vingt mille francs de bénéfice net. Cette augmentation ne portait la terre et le cha- teau de Juvigny qu’à la somme de cent dix mille francs; Ce qui la mettait encore à dix mille francs au-dessous de sa valeur. Mais, me l’eût-on faite dix ou vingt mille francs de plus qu'elle ne valait, que je l’eusse encore achetée. Je priai maitre Desbrosses de dresser le contrat, afin qu’on put signer le jour même : je m’engageais à payer dans cing jours. Le même soir, le contrat fut signé. Une heure après, je partais pour Paris, afin de réaliser une somme de cent dix mille francs. Je vendis du cinq pour cent, je complétai mes cent dix mille francs, et je repartis pour Alencon. Maitre Desbrosses me félicita sur l’activité que j’a- vais mise à faire mon acquisition ; car, en mon ab- sence, el le lendemain de mon départ, un prêtre étail venu pour acheter Juvigny. Je ne sais pourquoi ces deux mots, un prétre, à propos de Juvigny, me firent penser à ces deux mots, le prêtre, qu'avait dits Zoé à propos de ma- dame de Chamblay. Il me sembla que le prêtre qui avait fait le ma- riage de madame de Chamblay devait être le même que le prêtre qui était venu pour acheter Juvigny. Je demandai comment s'appelait ce prêtre. Il n’avait pas dit son nom. Je m’enquis de son signalement. C'était un homme de cinquante-cing à cinquante-six ans, d’une taille au-dessous de la moyenne, avec de pelits yeux verts, un nez pointu et des lèvres minces. Il avait des cheveux rares collés sur la tête, et reslés noirs malgré son demi-siècle accompli. Il avail parlé des localités de façon à laisser croire qu'il n’y était point étranger; il avait paru forte- ment contrarié d'arriver trop tard, elavait demandé le nom du nouvel acquéreur. On le lui avait dit; il avait répété deux fois : « Max de Villiers! Max de Villiers! » en homme à qui ce nom n’apprend rien ; puis il était parti. En échange de mes cent dix mille franes et de mes frais de contrat, on me remit les clefs du château. Je demandai à qui je pourrais m'adresser pour me piloter dans mon nouveau domaine, On m'in- diqua unè vieille femme nommee Joséphine Gau- thier, qui demeurait dans une pelile chaumière, à l’une des portes du pare. C'était la seule gardienne qu'eût eue le château depuis qu'après son mariage avec M. de Cham- blay, Edmée l'avait quitté, c’est-à-dire depuis quatre ans, Je pris une voilure à Alençon, et me fis conduire au village de Juvigny. Le chateau élail silué à un quart de lieue du vill ge, J'y arrivai vers trois heures de l'après-midi, - A la porte dune chaumière atlenante au pare, Je vis une bonne femme qui filait au rouet, — N’éles-vous pas Joséphine Gauthier? lui de- mandal-je. Elle releva la (Ale el me regarda, MADAME DE CHAMBLAY. 2x — Oui, monsieur, dit-elle, pour vous servir, si j’en étais capable. — Vous en étes tout à fait capable, ma bonne femme, lui dis-je en sautant à bas de la calèche; je suis le nouvel acquéreur du château et de la terre de Juvigny. — Vous? me dit-elle. Impossible! — Pourquoi cela, impossible ? — Ilest venu, il y a cing ou six jours. C’est un petit vieillot tout jaune qui m'a l’air d’un entasseur d’écus, tandis que vous... — J’ai plutôt air d’un homme qui les fait sauter que d’un homme qui les entasse, n’est-ce pas? — Oh! je ne veux pas dire cela, monsieur. — Vous pourriez le dire sans m’offenser, la bonne mère, attendu que ce ne serait pas vrai; mais, pour mettre votre conscience en repos, je vous-dirai, moi, que le petit vieillot tout jaune qui a l’air d’un en- tasseur d’écus avait, en effet, acheté la terre de Ju- vigny et l'était venu voir; mais, moyennant vingt mille francs de bénéfice que je lui ai donnés, je la lui ai rachetée et la viens voir à mon tour. En tout cas, si vous éprouvez quelque répugnance à me pi- loter, ma bonne femme, je ferai la visite tout seul, allendu que voici les clefs, que m'a remises maitre Desbrosses. — Moi, de la répugnance à vous piloter, moi, monsieur? Bien au contraire, je prélère que le bien de ma pauvre petiote soit à vous plulôt qu'a ce-vieux grigou. — Pardon, ma bonne femme, demandai-je, qui appelez-vous votre pauvre petiote ? — Ma pauvre pelite Edmée, donc. — Est-ce que vous seriez la nourrice de madame de Chamblay, par hasard? —Oui,monsieur; non-seulement sa nourrice, mais encore sa gouvernante. — Alors, vous êtes la mère de Zoé? — La mère de Zoé, avez-vous dit? fit la bonne femme en ouvrant de grands yeux. — Non, je n'ai rien dil. — Si fait, monsieur... Eb bien, moi, voulez-vous | que je vous dise qui vous êles? | — Oh ! je vous en délie bien, ma bonne f: inme. — Vous m'en déliez? dit-elle en s’avancunt vers | moi, vous m'en déliez ? | — Oui. — Eh bien, vous êtes M. Maximilien de Villiers, enlendez-vous? J'avoue que je fus singulièrement étonné. — Ma foi, ma bonne ferme, lui dis-je, je n'ai au- cune raison de garder l'incogoilo vis-à-vis de vous; d'autant plus que si, de mon côté, je vous demande | le secret, vous le garderez, n'est-ce pas? | — Oh! tout ce que vous voudrez, monsieur, — Eh bien, oui, je suis M. Maximilien de Villiers; mais comment le savez-vous ? La bonne femme tira une lettre de son fichu, — Connaissez-vous celle écriture-li? dit-elle, — L'écrilure de madame de Chamblay! — Oui, de madame de Chamblay. — Eh bien, que vous dil celle lettre? — Oh! lisez, lisez, monsieur | Je dépliai la lettre, et je lus: « Ma chère Joséphine, » Je l'annonce une bonne nouvelle, «On a achelé un homme à Gratien; il épouse Zoé aussitôt les formalités accomplies, Je tâcherai de l'envoyer chercher pour venir à la noce, car je serai bien heureuse de Le revoir, » Si Lu me demandes comment tout cela est ar- rivé, je te dirai que c’est par miracle, et jajouterai® Prie pour un bon et noble jeune homme qui s’ap- pelle Maximilien de Villiers. » Ta pauvre MA. » Je regardai la vieille femme. — Eh bien, dit-elle, est-ce cela? — Oui, c’est cela, la mère, lui dis-je les larmes aux yeux. Puis, après un moment d’hésitation: — Voulez-vous me vendre cette lettre? lui de- mandai je. — Non, pas pour tout l'or du monde, répondit la bonne vieille; mais je veux bien vous la donner. — Merci, merci, la mère! lui dis-je. Et, par un mouvement irréfléchi, je portai vive- ment la lettre à mes lèvres. — Ah! dit-elle, vous l’aimez ! — Moi? m'écriai-je. Vous êtes folle, ma bonne femme! je l’ai vue une seule fois dans ma vie. — Eh! monsieur, dit-elle, est-ce qu'il en faut da- vantage quand on a des yeux et un cœur? Et elle accompagna ces mots d’un geste indes- criplüible, Je me repliai sur moi-même. Cette bonne femme, avec son instinct de tendresse, avait lu dans mon propre cœur plus avant que moi-même. — El maintenant, lui dis-je, voulez-vous me mon- trer le château? — Oh! bien volontiers, dit-elle; venez par ici. — Faut-il dételer, monsieur? demanda l’homme qui m'avait amené. — Pour cela, bien certainement; je ne suis pas même sûr de m’en aller ce soir. Puis, me retournant vers la vieille Joséphine: — Pourrai-je coucher au chateau, si l’envie m'en prend ? lui demandai-je. — Certainement, monsieur; je vous ferai un lit. Oh! vous trouverez tout en bon état, allez, et comme monsieur et madame, l'ont quillé. —Maisil y a longtemps, cependant, que monsieur et madame ont quillé le chaleau? — Il y a quatre ans. — Et, depuis ce temps-là, ils y sont revenus? — Madame, oui; deux fois. Jamais monsieur. — El madame y a couché dans ces deux voyages? — Une nuil chaque fois. — Et elle n'avait pas peur ainsi toute seule ? — Et de quoi donc voulez-vous qu'elle eût peur? Pauvre peliote! elle n'a jamais souhaité de mal à personne, pour que le bon Dieu lui en fasse, — Où couchait-clle, dans ce cas-là ? — Dans sa chambre de jeune fille; je vous la montrerai, — Eh bien, allons done voir le château. Nous nous acheminämes, en conséquence, vers le bâtiment. C'élait une de ces jolies petites fabriques qui re- montent au règne de Louis NII et qui sont baties en pierres el en briques, avec des toils couverts en ardoise, On y entrait par un perron de dix ou douze mar- ches, gracieusement arrondi et prolégé par une ba- lustrade d'un beau modèle, Sur le perron s'ouvrait l'antichambre, et, de l'antichambre, on passait, d'un côté, dans la salle à manger, et, de l'autre, dans le salon. A la suite du salon était une bibliothèque. Un grand escalier de pierre à rampe de fer con- duisait au premier élage : c'était la que J'avais hate d'arriver, La porte d'honneur s'ouvrait sur un salon a lapis- 22 MADAME DE CHAMBLAY. series Louis XV trés-bien conservé, donnant sur la plus jolie partie du parc, au travers duquel coulait la Mayenne; un pont conduisait de la rive droite sur la rive gauche. De ce salon, on passait dans une chambre à cou- cher tendue de damas vert. : La bonne femme s’y arréta, et, me posant la main sur l'épaule : — Tenez, monsieur, dit-elle, c’est dans cette chambre qu’elle est née, la pauvre enfant. Il y aura vingt-deux ans au 15 septembre prochain; le lit, qui est encore le même, était à la même place qu’au- jourd'hui; sa mère me la tendit en me disant : « Joséphine, voilà ta fille; j’ai bien peur de n’avoir pas le temps d’être sa mère!» En effet, le surlen- demain, elle était morte, pauvre chère créature du bon Dieu! Deux ans aprés, son pére se remaria et mourut à son tour, laissant à sa seconde femme cing cent mille francs d'argent comptant, trois fois autant à peu près à sa fille, Mais ce qu’il laissait à sa fille, c’étaient de bonnes terres et de bons chateaux dans le genre de celui-ci. Pourquoi M. de Chamblay s’en défait-il? Je n’en sais rien, continua la veille femme en secouant la têle; mais je doute que ce soit pour les remplacer par de plus beaux et de meilleurs. Ab! la pauvre chère petite, quand, quinze ans après, je l’ai vue couchée dans ce lit-!4, la nuitde ses noces, pâle, la tête fendue et ensanglantée, j'ai pensé à sa pauvre mère, qui me l’avait recommandée, et j'ai cru que j'allais mourir de douleur. — Pardon, lui dis-je; mais je ne comprends pas bien. Vous dites, maintenant, quinze ans après sa naissance, la nuit de ses noces, et tout à l'heure vous me disiezque madame de Chamblay avait vinet- deux ans et était mariée depuis quatre; comment a-t-elle pu se marier à la fois à quinze ans et à dix-huit ? — C'est qu’elle a été mariée deux fois, la chère enfant, si cependant, la première fois, cela peut s’ap- peler un mariage... d’entends encore les cris de Zoé; à ses cris, j’accourus; il était trop tard! Edmée était couchée là, monsieur, pâle comme une cire, perdant tout son sang par une blessure qu’elle avait reçue à la tête. — Que lui était-il arrivé? — Ob! quant à cela, c’est un mystère; on n’en a jamais rien su; il n’y avait que Zoé et elle qui pus- sent parler, et ni l’une ni l’autre n’ont jamais voulu rien dire à ce sujet; moi, je crois que c’est ce monstre de M. de Montigny qui avait voulu la tuer. — Qu’était-ce que M. de Montigny? —Son premier mari, un protestant, un hérétique, un parpaillot; c’étail sa belle-mère, qui était une Anglaise, qui l'avait mariée à ce malheureux. Par bonbeur, le prêtre. — Ab! ah! m'écriai-je, voilà le prêtre qui revient, — Oh! oui, par bonheur, comme je disais... Je l’interrompis. — Un pelit homme, n'est-ce pas? de cinquante- cing 4 cinquante-six ans, avec des yeux verts, un nez pointu et des lèvres serrées, des cheveux bruns, rares et collés sur les tempes ? — Ab! vous connaissez donc l'abbé Morin? — C'est l'abbé Morin qu'il s'appelle? Oui; un bien brave homme, qui lui ayait fait faire sa première communion, à la pauvre petiote ! I] plaida pour elle et en son nom, et oblint des tri- hunavx la séparation de corps et de biens. Ge ne fut pas difficile, vous comprenez : un mari qui, la pre- miére nuit de ses noces, fend la tête de sa femme! — Qu'est devenu ce M, de Montigny? — Il est mort deux ans après, comme un en- ragé,en blasphémant contre le pauvre abbé Morin! — De sorte qu’elle se trouva veuve sans avoir été femme ? « — Oh! mon Dieu! oui : c’est alors qu’elle épousa M. de Chamblay. Cette fois-ci, c’est le prêtre qui la maria, et le bon Dieu a béni leur union. — Mais, demandai-je à la bonne femme, vous croyez donc madame de Chamblay beureuse ? — Sans doute : les deux fois que je lai vue, elle m'a parlé de son mari comme d’un homme dont elle n'avait qu’à se louer, et, chaque fois qu’elle m’a écrit, elle n’a pas manqué de me mettre dans sa lettre qu’elle était bien heureuse. Et puis, allez, elle a ce bon abbé Morin qui veille sur elle, et, avec lui, pauvre petiole, elle est bien sûre de son paradis dans ce monde et dans l’autre! — Et lorsqu'elle venait ici, vous m'avez dit qu’elle couchait dans sa chambre de jeune fille? — Oui, — Et vous m'avez promis que vous me la mon- treriez ? — Sans doute ; elle vous appartient, comme tout le reste. : — Eh bien, montrez-la- moi. La bonne femme ouvrit une petite porte qui don- nait de la chambre à coucher de damas vert dans une chambre moitié moins grande que cette der- nière, tapissée de mousseline blanche, tendue sur satin bleu. Contre la muraille était un petit lit de pension- naire de forme Louis XVI, avec les deux dossiers capitonnés de satin bleu: sur la cheminée, recou- verte de velours bleu, étaient une petite pendule, deux vases de Sèvres et deux candélabres plus ou moins en porcelaine de Saxe, avec des fleurs ado- rablement peintes et admirablement travaillées. Un petit bureau de bois de rose était dressé contre la fenêtre; les fauteuils et les chaises étaient recou- verts de satin bleu broché de fleurs aux couleurs naturelles. Enfin, dans un petit enfoncement placé dans un angle, était une espèce de petit autel, ou plutôt de prie-Dieu, surmonté d’une Vierge qu'à la pureté et à la délicatesse de ses formes, on eût pu attri- buer à Jean Goujon. Cette Vierge était de marbre, sans autre orne- ment qu’un léger filet d’or bordant son manteau et cerclant sa tête. Mais ce qui me frappa surtout, c’est qu’autour de son cou elle portail une couronne, et à son coté un bouquet de fleurs d'oranger. La bonne vieille vit que ces deux objets attiraient plus particulièrement mon attention. — C'est sa couronne et son bouquet, qu'elle a consacrés à la Vierge, la chère enfant, dit-elle, Je poussai un soupir. Cetle petite chambre m'inspirait une mélancolie pleine de douceur ; c'était le tombeau de tous les souvenirs, de tous les bonheurs, de toutes les joies de la jeune fille. Là, elle avait déposé sa robe virgi- nale el sa blanche couronne, et, avec elles, tous ces rêves purs, toutes ces visions célestes du malin de la vie, De celle chambre, où elle avait grandi sous l'œil de sa belle madone, elle était sortie pour en- trer dans ce monde de douleurs et de corruption qu'on appelle la société, Elle y avail perdu son sou- rire d’ange et sa fraicheur de rose; elle y avait pris cette pâle teinte des fleurs d'automne qui ont déjà frissonné au vent de l'hiver; elle y avait amassé les larmes, celle amère rosée qui tombe#a l'aube des jours orageux, et elle y était revenue deux fois pour y chercher sans doute, dans son blanc passé, de la foree contre le douloureux présent et le sombre avenir. Sans faire attention que la bonne femme était là, je tombai a genoux sur le prie-Dieu et je baisai les pieds de la Vierge, que sans doute elle avait baisés tant de fois... Le léndemain, je partis, recommandant à José- phine Gauthier le plus grand secret sur ma visile, ainsi que sur mon acquisition, et lui laissant toutes les clefs, excepté celle dela petitechambre virginale. Celle-là, je l’em portai. VIII Je revins à Evreux, ou plutôt au.château de Reuilly. J'étais absent depuis près de six jours; je n'avais pas même dit à Alfred de Senonches que je parlais. J'avais une telle expression de joie et de sérénité sur le visage, qu'il me regarda avec élonnement, mais sans laisser échapper autre chose que cette exclamation : — Heureux homme, va ! Je ne répondis point; je ne voulais ni nier ni avouer que je fusse heureux. — Il y a une chose dont je réponds, continua Alfred, c'est que tu ne viendras pas aujourd’hui avec moi à Evreux. — Et pourquoi cela? demandai-je. — Parce que tu as besoin dé solitude, mon cher ami, du frémissement des grands arbres, du mur- mure de la rivière, des rayons du soleil filtrant à travers le feuillage, toutes choses dont je n’ai plus affaire et que je te cède à mon grand regret. Marche dans tes rêves, égare-loi dans ton paradis, heureux homme ! Moi, je vais être ulile à mon pays, je vais faire de l'administration, je vais gratter mon par- chemin; écris, toi, pendant ce temps-là, sur ton papier couleur de rose. Je ne lui répondis pas, je l’embrassai. — Ah! dit Alfred, tu es encore plus chez les anges que je ne croyais. Et quand on pense que, moi aussi, il y a eu un temps où je ne pouvais ré- sister au désir d’embrasser un ami, où j’appelais les hommes mes frères, et où j'aurais voulu avoir toutes les fleurs du paradis pour les jeter sous les pieds de la femme que j'aimais ! Iléclata de rire. — Par bonheur, j'en suis bien revenu, de ce temps-là ! ajouta-t-il. Promeéne-toi, rêve, soupire; je te donne Reuilly et vais à ma préfecture. Et, sur ces mots, Alfred de Senonches sauta dans son lilbury, prit les rênes des mains de son domes- ” tique, cingla d’un coup de fouet son cheval, qui se cabra, bondit et l'emporta comme s'il était monté sur le char de l'éclair. I] me laissa, comme il me l'avait dit, avec la soli- tude, le frémissement des arbres, le murmure de la rivière, ces véritables amis de l’homme heureux ou malheureux, qui sourient à son bonheur, qui compalissent à sa tristesse. Aussi, la première chose que je fis fut-elle de m'enfoncer dans le pare, d'en chercher l'endroit le plus sombre, l'arbre le plus épais, et de me coucher dans l'herbe comme un écolier en vacances, Depuis combien de temps élais-je là à rêver? Je n'en sais rien; la voix de Georges me tira de ma réyerie. Je me retournai, MADAME DE CHAMBLAY. | 23 — Vous m’excuserez, monsieur, me dit-il, mais c'est M. le curé de Reuilly, qui, en l’absence de M. le comte, désire vous parler, . Et, en effet, à quelques pas en arrière du domes- tique, je vis le curé, qui se tenait attendant, le cha- peau à la main. Rien ne me touche comme l'humilité chez un prêtre, attendu que c'est une vertu de son état, et qu’il est très-rare que l’homme ait la vertu de son état. Je me levai vivement, et j’allai à luile chapeau à la main, et tout en l’observant. . C'était un homme d’une quarantaine d’années, au visage doux et mélancolique; il avait de grands yeux noirs, de belles dents blanches, le teint pâle et un peu maladif. — Je vous demande pardon de vous avoir tiré de votre réverie, monsieur, me dit-il d'une voix douce; mais votre ami m'a dit une fois pour toutes de ne pas craindre de le déranger quand il s'agirait d’une bonne action. — Je reconnais là mon misanthrope, répondis-je en riant, et en faisant signe au bon curé de se cou- vrir. Mais lui, avec un sourire triste : — Je viens au nom des pauvres, monsieur; je dois done étre humble comme ceux que je repré- sente. Etil me fit signe à mon tour de mettre mon cha-. peau sur ma téte. — Vous venez au nom de Dieu, monsieur, lui répondis-je; c’est done à moi de rester découvert devant vous. — Monsieur, continua le prétre, un petit hameau situé à une demi-lieue d'ici, si petit et si pauvre, qu'il n’a pas même de nom et qu'on l’appelle le Hameau, a été brûlé par d'imprudence d’un enfant. On a ouvert une souscription où chacun verse son aumône. C’est aussi peu que l’on veut, monsieur; Dieu voit le fail et ne compte pas la somme. Et il me présenta un papier que je dépliai; sur ce papier se trouvaient déjà quelques signatures. Je tirai dix louis de ma poche. — Monsieur le curé, lui dis-je, voici mon au- mône; soyez assez bon pour me laisser votre liste; je me charge d’y faire souscrire mon ami. — C'est une des choses consolantes de ce monde, monsieur, me dit le curé, que de voir Dieu bien placer la richesse. Dix ou douze cœurs comme le vôlre, et les pauvres gens recueilleraient plus qu’ils n'ont perdu. — Oh ! vous les trouverez, monsieur, n’en doutez pas, lui répondis-je. — Ce sera une grande joie pour moi, mon- sieur, Et il s'inclina pour se retirer, — Pardon, lui dis-je; je vous accompagne jus- qu'au chateau, — Je ne voudrais point vous déranger. — Je vais à la ville. — En ce cas, monsieur, c'est autre chose. Et, comme il ne voulut point remettre son cha- peau sur sa tôle, nous marchâmes l'un à côté de l'autre le chapeau à la main, Arrivé à la porte du château : — Monsieur, me demanda-t-il, quand me per- meltrez-vous de venir reprendre cette liste ? Je fais la quête moi-même, et votre générosité donnera peul êlre aux autres l'idée d'être généreux. Je comple beaucoup sur le bon exemple. — Vous n'osez pas dire sur l’orgueil, monsieur le curé, 2% MADAME DE CHAMBLAY. — Je ne vois que ce que l’on me montre, mon- sieur; à Dien seul appartient de lire dans les cœurs. — Je ne vous donnerai point cette peine de re- passer av château, et j'aurai l’honneur de remetire chez vous la liste et les aumdnes que j’aurai re- cueillies avant ce soir. Qui secourt vite secourt deux fois ; je sais cela. Le curé salua et s ’éloigna. Une fois la grille du château dépassée, il remit son chapeau sur sa tête. Tout cela était fait dignement et simpl«ment. Cet homme, il n’était pas besoin de le regarder à deux fois pour s’en convaincre, cet homme était un prétre selon le cceur de Dieu. Je dis A Georges de mettre le cheval au coupé. Une demi- heure après, j'étais à la préfecture. L’étonnenient d’Alfred fut grand de me revoir. — Ab! par exemple, me dit-il, si l’on m'’eût de- mandé qui frappait à ma porte, je n’eusse point pa- rié pour toi! Qu'arrive-t- il donc? Le feu est-il à Reuilly? Et encore j'espère bien que tu ne te déran- gerais pas pour si peu. — Non, lui répondis-je, le feu n’est point à Reuilly; mais il parait qu'il a été au Hameau. — Qui; j'ai enleudu parler ce cela; il y a cinq ou six maisons brülées. — Quel homme est-ce que ton curé? — Comment! que mon curé? Esl-ce que j'ai un curé, moi ? — Je veux dire le curé de Reuilly. — Oh! un excellent hemme! Du moins, il m’a paru ainsi, — Il le faut bien, puisque tu lui as donné chez toi ses grandes entrées. — C'est vrai. — Il en à profité en venant faire sa quête. — Ah! oui, pour les incendiés. Eh bien, tu vois ce brave hommeJa? 0 — Le curé, toujours? — Oui; — ilest malade : il est poitrinaire. Aussi vrai que, dans deux ans, je serai député, lui, dans , deux ans, il sera mort; eh bien, il va peut-Ctre faire trente ou quarante lieues à pied pour recueillir un billet de mille francs pour les pauvres incendiés. Voilà les vertus que j j'adunire, et non pas celles de nus ausléres Excellences. — kt, moi aussi, je les admire. C'est pourquoi, en Jui donnant mon aumône, je lui ai promis la tienne, — Combien lui as-tu donné? — Dix louis, — Mais Lu me ruines, malheureux ! — Comment cela? — C’est Loi qui donneras le plus de tout le dépar- tement : j'en suis bien sûr ; mais le préfet doit don- ner le double de celui qui donne le plus. Tiens, voila vingt louis pour ma souscriplion; et, une autre fois, quand tu Vaviseras de faire le généreux, comple avec ma bourse avant de compter avec la ticuue | Je me levai, — Eh bien, tu Ven vas? me demanda Alfred, — Oui, j'ai procuration du curé, etj’ai une bonne maison à exploiter, À ce soir à diner, Veux-tu que j'invile le curé à venir diner avec nous? — Jovile; mais il refusera. — Pourquoi cela? — Ji suit un ré giine; je Vai dit qu'il était malade, — Tant pis! j'ai peur d'être forcé de hair un autre prèlre, ét je ne seras point fâché, comme cotupensalion, d'aimer celui-ci, Je saluai Alfred et remontai dans mon coupé, — Chez M, de Chamblay ! dis-je à Georges. Vous comprenez quelle élait ma pensée, n'est-ce pas, cher ami, el pourquoi j'avais pris la liste aux mains du curé? J'avais immédiatement compris que c'élait un moyen tout trouvé dé faire une visile à madame de Chamblay, que je ne comptais revoir que le jour de la noce de Zoé. Je fis demander si M. de Chamblay était chez lui, M. de Chamblay était à Alençon. Je tis demander si i madame de Chamblay était vi- sible. Le domestique revint et me fit passer au salon. Madame me priait de l’attendre quelques se- condes, Pendant ces quelques secondes, je regardai au- tour de moi : glaces magniliques, cheminée admi- rablement garnie, meubles de Boule entre les fe- nélres, tapis moelleux, canapé et fauteuils confor- tables et à la dernière mode; tout indiquait une maison non-seulement riche, mais encore luxueuse, Au milieu de mon examen, la porte s’ouvrit, et madame de Chamblay entra. Elle était coillée en cheveux, avec un petit fichu de dentelle noué sous le menton et un narcisse, pâle et blane comme elle, dans les cheveux. Je m'inclinai devant elle. — Excusez-moi de vous déranger, madame, lui dis-je avee une voix dont je cherchais en vain à dé- guiser l’émotion ; j'avais demandé M. de Chamblay, on ma répondu qu'il était en voyage; — alors, je me suis hasardé à demander si vous étiez visible Je n’espérais point que vous me feriez la grâce de me recevoir. — C'est un véritable plaisir pour moi, monsieur, répondit-elle ; car, depuis que je vous ai vu, je me suis reproché plus d’une fois de ne point vous avoir remercié comme je le devais au nom des bienheu- reux que vous avez fails. — Et maintenant que vous voilà rassuré, asseyez-vous, monsieur, et dites-moi, si loulefois cela peut se dire à la femme, quelle chose vous faisait désirer de voir le mari. — Mon Dieu, madame, lui répondis-je, je vous avouerai qu’en commençant par demander M. de Chambly, j'obéissais à une convenance sociale. C'était vous que je désirais voir. Elle releva vivement la tête. — Aimez-yous mieux que j’emploie une autre 10- culion, madame? C’étaila vous que j'avais affaire. Un sourire m’engagea à continuer. — Quand vous avez bien voulu permeltre, ma- dame, que je fusse pour quelque chose dans le salut de vos prolég és, j'ai eu Vhonneur de vous dire qu’à la première occasion qui se présente- rait de faire une bonne action je penserais à vous, La jeune femme tressaillit. — Celle occasion est venue, madame: un malheur est arrivé à un petit village nommé le Hameau; ila été brûlé, ou à peu près; le curé de Reuilly, qui s’est chargé de faire une quête pour les incendiés, est venu ce malin au petit chateau d'Alfred, Alfred n'y élail pas; j'ai pris la liste des mains du curé; je lui ai remis mon aumône, j'ai passé à Ja préfecture prendre celle d'Alfred, et je viens vous demander la vôtre. Les joues de madame de Chamblay, qui étaient trés-pales, se couvrirent d'une vive rougeur; il me sembla qu'elle tremblait, el je la vis essuyer quel- ques gouttes de sueur qui perlaient à son front. Toul à coup elle sourit comme ayant une idée, et, lirant de son doigt une bague dans laquelle était enchassé uo brillant : — Touez, monsieur, voici mon aumone, me dit-elle en se levant, Je Ja regardai avec étonnement, — Vous me refusez? demanda-t-elle. — Non, madame, répondis-je; mais je ne vous comprends pas. Cette bague vaul cing cents franes, sans compter le travail de la monlure, qui est de Froment Meurice, je crois. Elle ne répondit pas, et continua de me tendre la bague. — Ce que je venais vous demander, madame, continuai-je, c’élail une simple aumône, comme on la met A la messe dans la bourse d’une quéteuse. C'était un louis, par exemple. Elle sourit tristement. Mon ami, je n’oublierai . jamais ce sourire. — Monsieur de Villiers, dit-elle, à un homme comme vous, on peut tout dire; à un cœur comme le vôtre, on peut tout confier. — Dites, madame. — Eh bien. il y a des moments où il est plus fa- cile à une femme qui ne dispose pas de sa fortune de donner une bague de cing cents francs... qu'un louis Et, laissant tomber la bague dans ma main, elle sortit en appuyant son mouchoir sur ses yeux. Avant qu’elle eût refermé la porte, le bruit d’un sanclot était arrivé jusqu’à moi. Je regarda une seconde fois ce salon, presque épouvanté du luxe qui y régnait. — Oh! mon Dieu! murmurai-je, est-il possible qu'une femme qui a apporté deux millions de dot à son mari n'ait pas, au bout de quatre ans de ma- riage, un louis à donner à des incendiés! Oh! mon Dieu ! mon Dieu! une telle femme est plus pauvre, plus misérable, plus à plaindre que ceux à qui elle fait l'aumône! EL j'appuyai la bague sur mes lèvres, et je m’é- Jangai hors du salon; j'avais besoin d'air : j'étouf- fais! Et elle ne s'était jamais plainte, dans toutes ses lettres, à sa nourrice. Elle lui avait laissé entrevoir qu'elle était heu- reuse. > Mais c'était done un ange que cette femme-là !... Le même soir, je portai au curé de Reuilly mille francs : quatre cents francs au nom d’Allred, six cents francs au nom de madame de Chamblay. Ces six cents francs élaient le prix de la bague, à l'estimation du premier joaillier d'Évreux. 1X Je wavais pas oublié ce que Gratien, le futur époux de Zoé, m'avait dit: «J'attends, en gagnant cinquante sous par jour, qu’un oncle que je n'ai pas meure en Amérique ou dans les Indes, en me lais- sant mille écus pour m'établir à mon compte, » Il me restait cinq mille cing cents francs de mon gain, plus les trois cents francs que Zoé me rede- vail, comme disait Gratien, Le lendemain du jour où j'avais fait à madame de Chamblay cette visite qui m'avait si fort impres- sionné, en soulevant un coin du voile qui couvrait sa vie, je partis pour Bernay, toujours sans rien dire à Alfred : je ne voulais pas que l'on sat où j'alluis, Au reste, cher Alfred, je dois lui rendre cette justice, c'était bien l'homme le moins questionneur qu'il y edt au monde, MADAME DE CHAMBLAY. 25 Je me contentai de Ini demander si, pour deux ou trois jours, je pouvais disposer d’un de ses che- vaux de selle, et, sur sa réponse affirmative, je fis seller ma monture, je la chargeai d’un léger porte- _ manteau, et, pour ne pas dénoncer mes intentions, je rejoignis par un détour la route de Bernay. Bernay était le but de mon voyage. Je fis reposer mon cheval à Beaumont-le-Roger : deux heures après, j'étais à Bernay, hôtel du Lion d'or. Je ne connaissais point Bernay; c'était la pre- mière fois que j’y venais: je fus donc obligé de m'informer près de mon hôte. Je demandai d’abord où était situé le château de M. de Chamblay. _ Le chateau de Chamblay était situé sur les col- lines du Cours, dans la vallée de la Charentonne. La charmante petite rivière qui donne son nom à la vallée serpentait à Pextrémilé du pare, auquel elle servait de limite, un peu au-dessous de l'endroit où ses deux bras se séparent en amont de l’éghse de la Coulture, comme on dit là-bas, pour aller se réjuindre au delà de la ville et continuer leur cours vers le midi. Je n’avais pas besoin d’en savoir davantage. Je m'acheminai vers le chateau. C’était une batisse moderne, avec un fronton du temps de l’Empire, et les lignes droites et tristes de Varchiteclure da commencement du xix° siècle, Ce qu’il y avait de remarquable dans le château, c'était le pare au milieu duquel il s'élevait. J] était situé à un demi-kilomètre environ des dernières maisons de la ville, ou plutôt du village qui, se groupe autour de l’église. Parmi ces dernières maisons, une charmante pe- tite bâtisse portait un éeriteau. C'était une de ces jolies et pilloresques chaumières en galandage, construites en pièces de bois et en moellons. Les pièces de bois, peintes en vert, étaient visi- bles; les contrevents étaient peints en vert comme les pièces de bois; il y avait un toit de chaume, et, sur la eréte de ce toil, tout un champ d'iris s'ou- vrait, fleurissant joyeusement au soleil, Portes et volets étaient fermés; seulement, comme je l'ai dit, un écriteau cloué au-dessus de la porte indiquait à qui il fallait s'adresser. ; Il fallait s'adresser à M. Dubois, rue de l'Eglise, n° 12. L La rue de l'Eglise était située à quelques pas de là, J'allai sonner chez M, Dubois. C'était un vieillard : le bonhomme était allé faire sa promenade habituélle; mais, en son absence, une pelile fille que je sus être sa nièce m'olirit de me faire voir la chaumière, J'acceptai. Elle prit la clef et marcha devant moi, de ce pas alerte et alfairé de la jeunesse, toute fière d'être appelée à des fonctions plus avancées que son Age ne le comporte. J'eusse distribué moi-même la petite maison, qu'elle n’edt pas été plus à ma convenance, Le bas se composait d'une grande pièce pouvant servir de boutique ou de magasin, d'une petite pièce faisant salle à manger, et d'une cuisine, A l'étage, il y avait deux chambres. Tout cela naïvement distribué, comme dans les pelites baraques de bois que l'on achèle pour les enfants, el dont vingt-cinq ou trente tiennent dans une boile avec des arbres en papier frisé. Un petit jardin attenait à la maison. Du petit jardin el des fendtres, on voyait le chateau de Cham- blay. Je demandai le prix, par année, de la location : 26 c'était cent cinquante francs, à ce que m'assura la petite fille. Z ; Je m’infurmai si la maison était à vendre. L'enfant me répondit qu’elle n’en savait rien, et que, quant à cela, il fallait le demander à son oncle, M. Dubois. — Ce nom me frappait pour la seconde fois ; il me semblait l'avoir déjà entendu. En ce moment, il se fit du bruit derrière moi. Je me retournai et je vis un vieillard que je reconnus facilement pour le propriétaire. C'était un homme d’une soixantaine d’années, aux yeux petits et vifs, au nez en bec de corbin, aux cheveux grisonnants. Nous nous saluames et je lui renouvelai la ques- tion que j'avais faite à sa nièce. — Dame, me dit-il, c’est selon le prix. Un Normand, on le sait, ne dit jamais ni oui ni non. Q — Quel prix? demandai-je. — Le prix que vous en donneriez. — Ce n’est pas à moi à donner un prix, C’est à vous, qui êtes le vendeur, à en demander un. — L’écriteau ne porte pas que la maison est à vendre; il porte qu’elle est à louer. — Alors, vous ne voulez pas la vendre? — Je ne prélends point cela. Je commencais à m'impalienter. — Oh! lui dis-je, mon brave homme, je suis fort pressé, faisons vite. — Tant mieux! dit-il. — Tant mieux? répétai-je. — Oui; j'aime à faire des affaires avec les gens pressés, moi. — Je ne demande pas mieux que de faire affaire avec vous; mais il faut me répondre calégorique- ment. Le bonhomme me regarda avec inquiétude, — Qu'est-ce que cela veut dire, catégoriquement? me demanda-t-il. — Cela veut dire qu’il faut répondre oui ou non à cette question bien simple : Voulez-vous vendre ou ne pas vendre votre maison ? — Si nous allions chez M. Blanchard ? — Qu'est-ce que c’est que M. Blanchard ? — C'est ie notaire. — Allons chez M. Blanchard. — Allons-y. La petite lille resta sur le seuil de la porte. Son oncle lui avait fail un signe indiquant que, proba- blement, nous allions revenir. Quant à nous, nous primes le chemin de la mai- son du notaire, L’honorable fonctionnaire était chez lui. Nous fûmes introduits dans son cabinet par un jeune saute-ruisseau de douze ou quinze ans, qui me paraissail former tout le personnel de son étude, Le notaire écrivait en cravate blanche, comme il convient à un nolaire, et portait des lunettes vertes, non pas sur son nez, mais à son front, Il les abaissa rapidement à notre entrée, Je compris que les luneltes vertes de maitre Blanchard lui servaient contre ses clients et non pour son papier, Maître Blanchard, lui aussi, était Normand, — Salut, monsieur Blanchard et votre compagnie, dit le paysan, quoique maitre Blanchard fat parfai- lement seul, Voilà monsieur qui veut absolument acheter ma maison, Il me montra du doigt, — Je viens vous demander comme cela si je peux a vendre, MADAME DE CHAMBLAY. Le notaire me salua, Puis, au paysan : — Certainement que vous pouvez la vendre, mon ami, puisqu'elle est à vous. — Ah! c’est que je n’ai pas besoin d'argent, moi, comme vous savez, monsieur Blanchard, et je ne me déciderais à la vendre que si l’on m'en don- nait un bon prix. — Monsieur, dis-je au notaire, je suis très-pressé; ayez la bonté, si cela est en votre pouvoir, de déci- der monsieur à s'expliquer promptement. Sa mai- son n’est probablement pas la seule, à Bernay, qui soit à vendre ou à louer. i — Non, bien certainement, répondit le no- taire. — Ah! oui, c’est sûr qu'il y en a, ditle paysan, mais pas comme Ja mienne. — Pourquoi, pas comme la votre? Le paysan secoua la téte. — Je dis ce que je dis, fit-il. _ — Monsieur, répliquai-je m’adressant au notaire, je sais le prix de la location : cent cinquante franes par an. — Qui vous a dit cela? interrompit le paysan. — La petite qui m'a fait voir la maison. ~ — C’est une petite sotte; d’ailleurs, yous ne vou- lez pas la louer, ma maison, puisque vous voulez l’acheter. — Soit, je veux l’acheter, dis-je au notaire; je vous prie donc, monsieur, d'obtenir de votre client qu’il me dise son prix. — Oh! d’abord, fit le paysan, je l’ai dit à M. Blan- chard, on n’aura pas ma maison à moins de six mille franes..., et encore... encore. C'était le double de ce qu’elle valait. Je me levai, je pris mon chapeau et saluai. — Ah! père Dubois! fit le notaire. _ Ces mots père Dubois me rappelaient mon entre- lien avec Gratien, le fiancé de Zoé. En me voyant prendre mon chapeau, le paysan élendit les bras vers moi comme pour me retenir. — Eh! que diable! monsieur, me dit-il, on ne demande pas un prix pour qu’on vous le donne. Ce mot me frappa, tant il était commercial. — Ecoutez, mon cher monsieur, lui dis-je, un loyer de cent cinquante francs suppose à la maison une valeur de trois mille francs. Je vous donne trois mille francs de votre maison; c’est treize cents frances de plus que vous n’avez vendu Jean-Pierre. — Jean-Pierre!... vendu Jean-Pierre,.., balbutia le père Dubois. — Oui, votre dernier fils, celui qu’on appelait le Cuirassier. , Puis, me retournant vers le notaire : — Monsieur, lui dis-je en tirant ma montre, il est deux heures de l'après-midi; jusqu’à quatre heures, je vais chercher une autre maison à louer ou à vendre; à quatre heures, je repasserai chez vous. Si votre marchand d'enfants veut vendre sa maison pour trois mille franes, je trouverai le con- trat tout dressé el vous promets la préférence sur tout ce que j'aurai yu. Si le prix ne vous convient pas, je traiterai avec un autre. Adieu, monsieur; je laisse à votre client deux heures pour réfléchir, ll je sortis, Je relournai à l'hôtel du Lion d'or, el, certain que le père Dubois me laisserait sa maison pour le prix que je lui en offrais, je fis seller mon cheval et m'en allai par un charmant chemin, toul en remontant la Charentonne jusqu'à Rose-Moray. A quatre heures précises, j'étais à la porte du nclaire, MADAME DE CHAMBLAY. Jappelai une espèce de mendiant à qui je donnai une pièce de monnaie pour tenir mon cheval, et j'entrai dans l’étude. Le saute-ruisseau se leva vivement à ma vue, et alla ouvrir la porte de l’étude. Je trouvai maitre Blanchard à la même place et dans la même position. C’étaient sa position et sa place officielles. -— Eh bien, monsieur, lui demandai-je, le père Dubois...? — Le pére Dubois s’est décidé, monsieur; seule- ment, il yeul cent francs d’épingles pour sa petite nièce. — J’en donne trois cents, monsieur, répondis-je, à la condition que cet argent restera entre vos mains, que vous le ferez fructifier, et que vous le lui remettrez à elle-mêrre le jour où elle aura dix- huit ans, ou le jour où elle se mariera. — Le père Dubois va être bien attrapé, répondit en souriant maître Blanchard, — Oui, je comprends : il comptait garder pour lui les cent francs d’épingles, — C’est bien naturel, dit le notaire, — Je ne suis pas tout à fait de votre avis. Mais n'importe. L'acte est-il prêt ? — Le voici, tout signé par le vendeur. Je pris la plume. — Attendez, monsieur, me dit maître Blanchard; la loi veut, sous peine de nullité, que lecture de Vacte soit faite aux parties. ll me lut l’acte, Il portait naturellement quittance de trois mille francs. Pendant que maître Blanchard lisait, je tirai les mille écus de ma poche et les posai sur la table en trois billets de banque. Puis, la lecture faite, je signai. Restait à régler les honoraires du notaire, C'était, compris l'enregistrement, une affaire de quatre-vingl francs. Je dounai un billet de cent franes, à la condition que les vingt francs d’excédant seraient pour le auvre pelit diable qui, à lui seul, représentait lout e personnel de l’étude. Moyennant quoi, M. Blanchard me remit les clefs de la maison. Je le priai de les garder jusqu’à nouvel ordre. Je saluai et sortis. A la porte, je trouvai mon cheval, gardé non plus par le mendiant, mais par un enfant qui me venait au genou, Je voulus lui prendre la bride des mains. — Cé-ly à té, le cheval? me ditl’enfant dans son palois. — Oni, cé à mé, répondis-je m’efforgant de parler la méme langue. — Faudrait le prouver, répliqua le bonhomme en lirant la bride à lui, J'appelai le notaire, et le priai de certifier au dé- posilaire de mon cheval que le cheval était bien à moi. Le notaire s'interposa, et je rentrai en possession de ma monture, — L'enfant y gagna cent sous, — Maintenant, dit-il, le cheval est à monsié, j'en ferais serment, Je me relournai vers le notaire. : — Voilà, lui dis-je, un bonhomme qui me fait l'effet de devoir être un fier client pour volre suc- cesscur, Je rentrai à l'hôtel; j'y laissai, en le recomman- dant, le cheval d'Alfred, et je partis pour Lisieux par la voiture de Caen, qui passait à cing heures, Le surlendemain, comme je l'avais dit à Alfred, Vélais de retour & Evreux. xX Quinze jours après, je me retrouvais au Lion or. Cette fois, j’élais venu à Bernay pour assister anx noces de Gratien et de Zoé, le domicile du fiancé étant à Bernay, chez le père Guillaume, maitre me- nuisier, établi dans la Grande-Rue. Quant à la fiancée, son domicile naturel était au chateau de Chamblay, dont nous avons dit la situa- tion, et où elle avait suivi sa sœur de lait, La comtesse s’était chargée de la toilette de la mariée, et c’est au château que le cortége devait prendre cette dernière. ‘ Sur les trois cents francs restants de l’achat de Jean-Pierre, Gratien avait commandé un diner au Lion d’or. Madame de Chamblay avait obtenu de son mari la permission d’y assister. Quant à lui, il avail jugé à propos de se dispenser de cette fête, qu'il regardait comme une corvée. Dès le jour de mon arrivée, Gratien était venu me faire sa visite, La veille du jour fixé pour le mariage, madame de Chamblay et Zoé arrivèrent à leur tour. Je m'étais arrangé avec l’aubergiste du Lion dor, afin qu’il envoyat, au nom de madame de Cham- blay, chercher à Juvigny la mère de Zoé. La bonne femme m'avait paru si fort désirer re- voir sa peliole, comme elle “appelait la comtesse, que, doutant, d’après ce qui s'était passé à l'endroit de la quête, que madame de Chamblay put lui pro- curer ce bonheur, je lui avais envoyé la voiture et fait remettre cent francs pour ses pelils achats, en lui écrivant que c'était de la part du nouvel acqué- reur du chateau, mais à la condition qu'elle serait censée venue de ses propres deuiers, et que, sous aucun prétexte, elle ne reconnaitrait cet acqué- reur. Il me fut facile de lui renouveler ces recomman- dations, la bonne femme étant arrivée de Juvigny une heure avant que madame de Chamblay et Zoé arrivassent d’Eyreux. En entrant au château, Zoé y trouva donc sa mère, el la comtesse, sa nourrice. Le soir, j'allais me promener du côté de Notre- Dame-de-la-Culture; je n'avais pas vu madame de Chamblay depuis le jour où elle m'avait donné la bague pour les incendiés du Hameau. Cette bague, que je n'avais pas vendue, comme on s'en doute bien, au bijoutier d'Evreux, mais que je m'élais contenté de payer au prix de l'estimation, je la por- tais sur ma poitrine, pendue à mou cou par une chaine d'or de Venise, mince et flexible comme un fil de soie, Je n'avais pas l'espoir de voir la comtesse; ce- pendant, j'étais malgré moi atliré du côté où elle habitait, Je sortis de la ville à la nuit tombante, je suivis les bords de la Charentonne, et je me trouvai, au bout de quelques instants, au bas de l'escalier qui conduit à Notre-Dame-de-la-Culture, Je montai cet escalier et me trouvai dans un petit cimetière, véritable cimetière de province, mélan- colique comme celui de Gray, A la lueur de ces derniers rayons de soleil qui s'allongent et resplen- dissentcomme des lances de lumière, je lus quelques épilaphes qui attestaient et la simplicité des morts et la naïveté des survivants, 28 MADAME DE CHAMBLAY. Puis j’entrai dans l’église. : Je croyais la trouver solitaire, je me trompais : une femme priait dans un coin. p La vue de cette femme dont je ne pouvais aper- cevoir le visage, enveloppé qu'il était dans les plis d’un grand chale, me fit tressaillir. : E Une voix murmura, non pas à mon oreille, mais à mon cœur: « C’est elle!» Je m’arrétai court, et porlai ma main à ma poi- trine. ; La respiration me manquait. Je repris, non pas mes forces, mais ma volonté, et j'allai, dans le coin le plus sombre de l’église, m’appuyer au pilier voisin de celui qui supportait l’eau bénite dans une coquille de marbre, De là, mon regard s’arrêla sur elle. Un de ces derniers rayons dont j'ai parlé tout à l'heure, et à la lueur desquels j'avais lu les épita- phes, traversaient un des vitraux qui donnaient du jour à l’église, et, passant à travers l’auréole dorée d’un saint, faisait resplendir la jeune femme comme un être qui a déjà cessé d’appartenir à la terre. Mais, comme je lai dit, le jour s’en allait mou- ranl; le rayon commença donc à palir peu à peu, et finit par -’éleindre. Pourquoi mon cœur se serra-t-il à celte vue, comme si cette lumieére, que le ciel jaloux lui repre nait, eût été son âme, qui, exilée un instant en. ce monde, remontail à sa patrie première, le ciel? Bientôt elle ne fut plus éclairée que par la lueur grisätre du crépuscule, et un mouvement qu’eile fit m’annonca que sa prière élait finie ou allait finir. Malgré moi, je me rappelai le vers d’Hamlet : Nymph, in thy orisons, Be al my sins remember d (4). Elle se leva, baisa le pied droit de la statue de la Vierge, celui gui était posé sur la têle du serpent; puis, s’acheminant vers le tronc des pauvres, elle y laissa tomber une pièce de monnaie. Je savais, et le Seigneur le savait aussi, combien une aumone, si faible qu’elle fût, lui était difficile À faire. L’obole donnée aux pauvres, elle s’approcha du pilier pour prendre de l’eau bénite; mais alors je sortis de Vombre qui me cachait, et, élendant la main, je trempai le bout de mes doigts dans la co- quille et les lui présentai humides. Elle me reconnut, laissa échapper une légère exclamation: je crus la voir palir sous son voile; mais elle étendit à son tour sa main dégantée, lou- cha le bout de mes doigts du bout des siens, fit le signe de la croix el sorlit, Je la suivis des yeux jusqu’à ce que la porte se refermat derrière elle et que j’eusse cessé d’en- tendre le bruit de ses pas; alors je fis le signe de la croix à mon tour, et à mon tour j’allai m’agenouil- ler sur la chaise qu'elle venait de quitter. Je ne dirai pas que j'y fis ma prière : je ne sais point de prière. Lorsque j’entre dans une église, c'est plutôt pour méditer que pour prier, Si j'ai une faveur à demander à Dieu, si j'ai à le remercier d'une faveur accordée, c'est avec des paroles, non pas gardées au fond de ma mémoire, non pas em- pruntées à un livre, mais qui s’échappent de mon cœur, souvent à l'état de pensées, et sans même se formuler pur des mots, que je m'adresse à lui. L'6- tat dans lequel j’entre, sans atteindre à J’extase, s'élève au dela du rêve, Pareil à ces enfants qui, (1) Parle de mes péchés, nymphe, dans Les prières, dans un songe, croient voler, mon âme prend des ailes et monte doucement au-dessus de la vie réelle; alors, je m’entretiens avec Dieu, non pas comme Moise au Sinai, en face du buisson ardent et au milieu des éclairs, mais comme fait l’oiseau qui chante, comme fait la fleur qui parfume, comme fait l’eau qui murmure. Je ne suis plus un homme qui prie, je suis un être qui adore, Je ne me tourne pas vers tel point du ciel ou de la terre; je dis: « Que tu viennes du nord ou du midi, de l’orient ou de l’occident, je sais où tu vas. Porte mon souffle au Dieu par lequel je vis et que je bénis pour m’a- voir mis dans le cœur tant d'amour et si peu de haine, » EL je sors le cœur calme et confiant, et cependant plein de mélancolie ; mais cette mélancolie, Dieu le sail, ce n’est point du doute, ce n’est point du re- grel, c’est de l'humilité. Avail-elle pensé à moi, en priant? Je l’ignore; mais ce que je sais. c’est qu'elle ful au fond de tout ce que je dis au Seigneur. Il faisait nuit sombre quand je me levai ; ce n’6- lait plus un rayon de soleil qui passait à travers le vitrage, ¢’étail un rayon de lune; il éclairait la Vierge d’une teinte bleuâtre, qui lui donnait l’ap- parence d’une stalue d'argent. J'approchai mes lèvres de son pied, que je baisai avee une pieuse vénéralion. Puis j'allai au tronc des pauvres. J'avais cru voir que c’élail une pièce de deux francs qu’elle y avait laissée tomber. Je cherchai dans ma poche, j'y trouyai uue pièce pareille, Je donnai ce qu’elle avait donné, et je sortis de l’église, De la paitie la plus élevée du cimetière, je voyais le château, : Une seule fenêtre en était éclairée; c'était évi- demmeut la sienne. Cette fenêtre, on la voyait de l’église, et l’on de- vait la voir de la maison du père Dubois. Je ne sais pourquoi je remarquai ce détail; il ne s’élait pas présenté à mon espril lorsque, quinze jours auparavant, J'avais acheté la maison. En ce moment, il s'y présenta, el, au lieu de me réjouir, celte pensée me serra le cœur. Avais-je le pressentiment de ce que je devais souffrir un jour, en egardant cette lumière ? Je nassis Sur un bane, et je restai là jusqu’à ce qu'elle fat éleinte, Je, retraversai mon petit cimetière, dont les pierres blanchissaient dans la nuit; un rossignol chantait dans un buisson de rosiers qui couvrait la tombe d'une jeune fille, £n m’entendant passer, il se Lul. Les pas d’un vivant effrayaient ce courtisan des morts. Je descendis l'escalier; je me retrouvai près de la Charentonne, et je rentrai à l'hôtel. Il était plus de minuit; cing ou six heures ve- paient de passer avec la rapidité de l'éclair. Je me couchai en pensant à la petite chambre virginale du chateau de Juyigny, et je m’endormis avec la bague d'Edmée sur les lèvres. Pourquoi, à partir de ce soir-là, fut-elle pour moi Edmée, et non plus madame de Chamblay? Le lendemain, à neuf heures du matin, Gratien était à l'hôtel du Lion dor; il me trouva prêt, Le mariage avail lieu à la mairie à dix heures du ma- tin, el à onze heures à l'église. Le brave garçon venait me prier, allendu que j'élais le seul monsieur, de vouloir bien donner mon bras à la comtesse, Je frissonnai, et il dut me voir pälir, L'idée de ce bras s’appuyant sur le mien me bouleversait le sang. Je commencais à comprendre que j’aimais insa- tiablement Edmée, et cependant, chose étrange, je n’élais point jaloux de son mari. — Le comte n’y sera done pas? demandai-je à Gratien. Il se mit à rire. — Oh!M. le comte est trop fier pour venir à la noce de pauvres gens comme nous, répondit-il. — Et lacomlesse n’est pas trop fière, elle? de- mandai-je. — Elle, fit Gratien, c’est une sainte. — Mais, ajoutai-je, je la connais à peine, je n’o- ‘serai pas lui offrir mon bras. — Bon! dit Gratien, laissez donc! ça ira tout seul... Vous ne pouvez donner votre bras à une paysanne, pas plus qu’elle ne peut donner son bras à un paysan. — Sans doute elle ira à léglise en voiture, el je n'aurai pas de bras à lui donner. — Elle, aller en voiture, quand nous irons à pied, pauvre chère dame ! vous ne la connaissez pas. Elle ira à pied comme nous; d’ailleurs, il n’y a qu'un pas du château à l’église. Mais, ajouta Gratien, on nous attend au château à dix heures moins un quart; ne nous faisons pas attendre. — Je comprends : tu es pressé de voir comment la couronne d'oranger va à Zoé. — Oh! je suis tranquille, dit Gratien, elle ne la blessera pas. ù — Alors, partons. Toutlelong delaroute, nous recrutâmesdesjeunes garcons amis de Gratien; les uns nous attendaient sur le pas de leur porte, les autres au coin des rues. Toutes les jeunes filles amies de Zoé s’étaient réunies au chateau. Au bout de la ville, deux joueurs de violon alten- daient avec des rubans à leurs instruments. Ce n’était point la solennilé antique, mais c'était peut-être la tradition. Nous arrivames au château, annoncés par les ac- cords tant soit peu criards de nos musiciens; la grille était ouverte. Cinq ou six jeunes filles impatientes attendaient sur la pelouse, Nous les entendimes crier : « Les voilà! les voila !» et nous les vimes se précipiter vers le perron. — Mais, dis-je à Gratien, j'y pense, je n'ai point à donner le bras à madame de Chamblay : c’est elle qui conduira Zoé, et moi qui vous conduirai, si vous le voulez bien. — Oui, dit-il, en allant; mais, en sortant, une fois que ma femme sera ma femme, est-ce que vous croyez que je ne lui donnerai pas le bras ? — C'est juste, lis-je. Nous élions arrivés; Gratien monta légèrement 6 cinq ou six marches du perron; mais à la porte il s'arrêta. — Bon! dit-il, et moi qui allais entrer avant vous. Entrez, entrez : à tout seigneur, tout honneur, Je poussai la porte, Madame de Chamblay, debout, arrangeait ou fai- sait semblant d’arranger la couronne d'oranger sur la téte de Zod, Il me sembla que la main lui tremblait. Je donnai une poignée de main à Zoé, et saluai respectueusement la comtesse, Zoé jeta les yeux sur la pendule; elle eût eu bien envie de reprocher à Gralien de s'être fait attendre; mais il n'y avail pas moyen, nous élions de deux Hinules en avance, Je regardai aulour de moi; dans un coin du sa- MADAME DE CHAMBLAY. 29 lon, j’apercus la bonne vieille Joséphine qui joi- gnait les mains vers moi en signe de remerciment. On se mit en marche, la mariée en téte, ayant à sa droite sa mére, à sa gauche la comtesse; — celle-ci n'avait voulu que la seconde place; — puis venait le marié entre son oncle et moi; Gratien n’a- vail plus ni pèreni mère. Le reste de la noce suivait, chaque garçon ayant pris le bras de la fille qui lui plaisait le plus. A la campagne, c’est bien souvent aux noces que se nouent les futurs mariages. Selon la coutume, les deux fiancés commen- cèrent à être unis de par la loi; puis, de la mairie, on passa à l’église, Je me mis à la gauche de Gratien, et la comtesse se mit à la droite de Zoé. Ce fut le bedeau qui nous fit prendre nos places. Nous étions de cinq mi- nules en avance ; le prêtre était encore dans la sa- crise. A onze heures sonnantes, il en sorlil ef passa de- vant moi. En le voyant apparaîlre au seuil de la sacristie, j'éprouvai une sensation étrange ; je n'avais jamais vu cet homme, et, cependant, il me sembla que je le reconuaissais. Quelque chose de froid me tuucha le cœur. Je regardais ces lèvres minces, ce nez pointu, ces petits yeux perdus sous leur arcade sourciliére, ces cheveux rares et plats, encore noirs, collés aux ltempes. Je m’approchai du marié. ’ — Est-ce que cet homme ne s’appelle pas l’abbé Morin ? lui demandai-je. — Oui, me répondil-il étonné. — Un brave homme? — Heu! heu! Je regardai madame de Chamblay ; elle était pale comme une morte, En passant, le prétre avait jeté sur elle un singu- lier regard. Un étranger eût juré que c’était un regard de haine ; je ne qualitierai point ce regard; mais com- ment se fil-il que, toul à coup, cette jalousie que, malgré l'amour que je portais à la femme, je n’é- prouvais point pour le mari, comment se fit-il que Je l'éprouvai contre cet homme? Je me rappelai avec quelle intonation Zoé m'avait dit : « C’est le prètre qui a fait ce mariage-là. » A partir de ce moment, je ne vis plus rien, je n’entendis plus rien. Mon esprit était tombé dans l’abime des conjec- tures. Il me sembla seulement que, deux ou trois fois pendant Voflice, cel homme, en se retournant, m’a- vail transpercé de son regard. : A chaque fois, j'avais senti comme une aiguille glacée qui me serait entrée dans le cœur. /: 1 élait évident que, cet homme el moi, nous élions destinés à nous hair. La messe terminée, il repassa devant moi pour rentrer dans la sacristie, comme il y avait passé pour venir à l'autel, Je me reculai instinelivement, le suivant du regard jusqu'à ce qu'il edt disparu. Mais, en son absence, la fascination se continua; je vestai immobile à la meme place, et il fallut que Gratien me poussât du coude en me disant : « Eh bien, nous partons!» pour me lirer de celle espèce de lorpeur, Il venait, comme il me l'avait annoncé, de prendre le bras de sa femme ; madame de Chamblay sem blait attendre le mien, J'allai vivement à elle, je lui pris la main, la mis 30 MADAME DE CHAMBLAY. sur mon bras, et, serrant le bras contre mon cœur, je l’entrainai. — Eh bien, me demanda-t-elle étonnée, que failes-vous donc ? — Je vous emmène loin de cet homme, lui dis-je; cet homme, c’est votre mauvais génie. — Oh! taisez-vous, taisez-vous ! dit-elle. Et je la sentis trembler de tout son corps; mais, comme moi, elle pressa le pas; comme moi, elle sembla avoir hate de s’éloigner du prétre. XI Je ne respirai qu’en sortant de l’église, qu’en sen- tant le grand air, qu’en revoyant le jour. D'ailleurs, un incident se passait qui devait natu- rellement ramener mes idées à la vulgaire réalité, Le facteur attendait Gratien à la sortie de l’église. II lui remit une lettre avec le timbre du Havre. Elle contenait ces mots : « Votre oncle Dominique est mort; il vous a laissé une petite maison, rue de l’Église, n° 12. Le dernier désir qu’il a exprimé, c’est que votre diner de noces se fit dans cette maison. » L’EXECUTEUR TESTAMENTAIRE, » Gratien relut la lettre deux fois. — Ah! par exemple, dit-il, en voilà une farce! Et il passa la lettre à sa femme. Zoé la lut et la passa à la comtesse. La comtesse me regarda; je vis qu’elle avait tout deviné. — Que dites-vous de cela, madame la comtesse ? demanda Zoé. — Oui, qu’en dites-vous? insista Gratien. Quant à moi, je trouve que ce n’est pas une plaisanterie à faire à un mari le jour de sa noce; Ga lui fait venir l’eau à la bouche. — Peut-être n'est-ce point une plaisanterie, dit la comtesse, — Que voulez-vous que ce soit? demanda Gratien. Jamais, au grand jamais, je n’ai eu qu’un oncle; le voila, et il s’est, Dieu merci, gardé de jamais rien me denner. N'est-ce pas, mon oncle? N'importe ! dit la comtesse, passons devant la maison n° 12. — Mais la maison n°42 est au père Dubois! fit Gratien. — |i a bien vendu ses trois fils, dit la comtesse, il a bien pu vendre sa maison. Puis, se retourvant vers moi: — N’est-ce pas volre avis? me dit-elle avec un si charmant sourire, qu'il semblait avoir pour but de chasser tout nuage de mon esprit, de quelque part que ce nuage vint. — Comment oserais-je être d'un autre avis que le vôtre? lui dis-je. Allons au n° 121 — Cependant... dit Gratien. — Fais donc ce qu'on te dit, grosse bête! inter- rompil Zoé; peut-être bien qu'on voudrait et qu'on pourrait se moquer de nous; mais qui pourrai et qui voudrait se moquer de madame la comlesse? Kt Zoé me regardait en disant ces mols. — Dieu mest témoin que ce n’est pas moi, lui dis-je. Aussi, si madame la comtesse veut se risquer avec mol, je vais lui montrer la roule, — Laissez passer M, de Villiers, dit Zoé en se rangeant, | Nous passimes, la comtesse et moi. Au bout de cinq minutes, nous élions à la porte du n°12. La plus grande activité régnait dans la maison; les garcons de l'hôtel du Lion d'or, le patron en tête, achevaient de dresser la table dans l’atelier da rez-de-chaussée, dont les murs étaient tapissés d'outils de menuiserie, scies, rabots, varlopes, ci- seaux, etc., etc. La cuisine élait flamboyante, et la petite salle à manger, transformée en office pour cette occasion extraordinaire, présentait, sur une espèce d’amphithéatre, les vins destinés au repas et le dessert qui devait le clore. 5 — Peste! dit Gratien en jetant un regard rapide sur tous les objets, l’oncle Dominique fait bien les choses ! — Alors, dit gaiement Zoé, le rez-de-chaussée te convient ? — Mais oui, mais oui, répondit Gratien; c’est très- gentil comme cela. — Il faudrait visiter le premier, dis-je, pour sa- voir s’il est autant de voire goût que le rez-de- chaussée. — Ah! oui, dit Zoé en reprenant le bras de son mari, allons voir le premier, —Venez-vous voir le premier, vous autres? ditGra- lien aux jeunes gens el aux jeunes filles de la noce, Puis, à moi et à madame de Chamblay : — Je ne vous pousse pas à prendre cette peine, dit-il ; je présume que vous le connaissez. La comtesse allait répondre que non. Je l’arrêtai. — Laissez-vous mettre de moilié dans le peu que j'ai pu faire, madame, lui dis-je, et, si ce peu mé- rile une récompense, celte récompense sera dou- blée et dépassera de beaucoup le mérite de l’action, — Oui, me dit-elle, mais à la condition que vous me raconterez tout cela, — Oh! tout cela est bien court, madame, lui dis- je en lui montrant la porte du jardin, qui était ou- verte et à travers laquelle on voyait des arbres frui- tiers el des plales-bandes de fleurs. Elle se dirigea vers le jardin, ou plutôt suivit l’im- pulsion que je lui donnai, et, bientôt, nous nous trouvames sous un berceau de vigne si épais, que pas un rayon du soleil n’arrivait jusqu’au sol. — Si court que ce soit, voyons, dit-elle ramenant la conversation sur le cadeau’ que je faisais aux jeunes époux. — J'ai eu l'honneur de vous dire, madame, la première fois que j’eus le bonheur de vous voir, que, sans jouer jamais, j'avais cependant gagné au jeu une somme assez forte. — Celle somme montait a sept mille trois cents francs ? — D'après Ce que vous m’aviez raconté de Zoé et de Gratien, j’eus l'idée d'appliquer cette somme à leur élablissement et de sanctilier ainsi un or dont la source, à mes yeux, n’élail point parfaitement pure. Je donnai, comme vous savez, deux mille francs à Zoé pour le rachat de son mari, j'en em- ployai trois mille à l'achat de celle maison, que je n'ai achetée que comme leur préle-nom commun, atin qu’elle fat un bien de communauté, Enlin, avec les deux mille trois cents francs restants, j'ai acheté les outils etles meubles, Vous voyez qu'il n’en coûte pas cher pour faire deux heureux. — Plus heureux que les heureux, celui qui peut en faire! dit la comtesse en me serrant le bras avec sa main, Puis, quoique en continuant de marcher, elle tomba dans une réverie profonde, qui, dé la mé- lancolie, passa à la tristesse. MADAME DE CHAMBLAY. 31 Bientôt, je vis deux larmes poindre dans ses yeux | et trembler au bout de ses longs cils, puis, pareilles | à deux gouttes de rosée, tomber sur l'herbe, Sans songer que j'étais là, elle porta son mou- choir à ses yeux. ART Je la laissai pendant un instant tout entière à ses pensées. : Puis, le plus doucement que je pus, pour ne pas la tirer brusquement de sa réverie : — J'ai bien envie de hasarder une chose, ma- | dame. Elle leva sur moi ses grands yeux d’azur tout mouillés encore, — Laquelle? — C’est que je sais quel souvenir vous fait pleurer. — Vous? dit-elle. Puis, secouant la tête avec un triste sourire : — C'est impossible! — Vous pensez au château de Juvigny. — Moi? dit-elle en me regardant avec une espèce d’elfroi. 7 — Vous pensez à cette petite chambre tapissée de mousseline blanche tendue sur du satin bleu de ciel. — Mon Dieu! fit la comtesse. Di — Vous faites en pensée votre prière à celte petite Vierge de marbre, dépositaire de votre couronne et de votre bouquet d'oranger. — Qu'elle a gardés fidèlement, dit la comtesse avec un sourire d’une tristesse plus profonde encore que le premier. — J'avais donc raison, repris-je, lorsque je vous disais que je savais ce que vous pensiez. — J'ignore, monsieur, dit la comtesse, engertu de quel don du ciel vous lisez ainsi dans les cœurs; mais ce que je ne mets pas en doute, c’est que ce don vous a été fait pour la consolation des afiligés. — Mais, si les affligés veulent que je les console, madame, encore faut-il qu'ils me disent Ja cause de leur affliction. — Puisque vous la connaissez, qu’ont-ils besoin de vous la dire? — Ne sentez-vous pas, madame, que la première consolation d’une douleur est de la verser dans un cœur ami? La liqueur qui déborde d’une coupe tient facilement dans deux; parlez-moi de Juvigay, ma- dame, des jours bénis que vous y avez passés; pleu- rez en m'en parlant, et vous verrez que vos larmes emporterout la premiéreamertume de votre chagrin. — Oui, je l'avoue, dit la comtesse sans que j’eusse besoin de la prier davantage, Et, comme si elle-même eût éprouvé ce besoin de pleurer auquel je la sollicitais : — Oui, répéta-t-elle, ce fut une grande douleur pour moi lorsque j'appris que Juviguy était vendu, et j'en voulus à M. de Chamblay, nou point d'avoir vendu la terre, non point même d'avoir vendu le château, mais de ne point m'avoir prévenue, afin que j’enlevasse de cette petite chambre, que vous Connaissez je ne sais comment, lous ces objels de mon enfance et de ma jeunesse, dont chacun élait un souvenir pour mon cœur... Si seulement, ajouta la comtesse, si seulement j'avais pu rentrer dans celle chambre une derniére fois, prendre congé pour toujours de ces objets chéris, faire ma prière aux pieds de ma pauvre pelile Vierge, je n'eusse pas été consolée, sans doute, mais ma douleur edt été moins grande, Dieu ne m'a pas même donné celte consolation... — Parlons d'autre chose, monsieur, — Un dernier mot, madame ; ce que vous n'avez CA oblenu de votre mari, ne pouvez-vous donc ‘obtenir de l'acquéreur du domaine? i n'a, pour | tenir aux objets que vous regrettez, aucun des mo- üfs qui les rapprochaient de votre cœur, Il vous permettra de les revoir, de les emporter même. Il faudrait des circonstances particulières el presque impossibles pour que cet acquéreur attachat à ces objets une importance égale à celle que vous y at- tachez vous-même; une démarche de votre part, un mot, une lettre... — Je ne le connais aucunement; il habite Paris, m’a-t-on dil; je ne sais pas même son nom. Jallais insister, lorsque j’entendis une voix de petite fille qui appelait « Maman!» et qui, en se rapprochant, répétait cette appellation. Au méme instant, je vis paraitre au bout du ber- ceau une enfant de cing à six ans qui, accourant, vint se jeter dans les bras de la comtesse, Cette enfant avait appelé la comtesse «Maman !» Je me sentis comme frappé au cœur; je dus de- venir trés-pale, et me soutins en m’appuyant au berceau. La comtesse se baissa pour embrasser la petite fille, mais sans y mettre l’empressement d’une mère, En se relevant, elle jeta les yeux sur moi, el, me voyant pale et tremblant : — Qu’avez-vous done? me dit-elle. Vous souffrez, il me semble! — On m'avait dit que vous n’aviez point d'enfant, madame, dis-je d’une voix à peine intelligible. Elle me regarda d’un air étonné, — Eh bien? demanda-t-elle. — Eh bien, madame, cette enfant vous appelle sa mère, — Sans qu’elle soit ma fille, monsieur; on a mis cette enfant près de moi pour me faire faire une bonne action. Cette fois, la comtesse sourit encore; mais il me sembla qu’il y avait dans ce sourire plus d’amertume que de tristesse, surtout lorsqu'elle appuya sur ces mols : « Pour me faire faire une bonne action. » Mais, de tout cela, je ne vis et n’entendis qu’une chose : c’est que la comtesse n'avait point d'enfant. Par un mouvement irréfléchi, et auquel elle n’eut pas le temps de s'opposer, je saisis sa main, et la portai à mes lèvres, — Oh! merci, m'écriai-je, merci! La comtesse jeta un faible cri et arracha sa main des miennes, — Nathalie! dit-elle. Je regardai autour de moi, et vis, en effet, une femme à celle même extrémité du berceau par la- quelle la petite fille était apparue, M'avait-elle vu prendre la main de la comtesse ? ayail-elle vu le mouvement qui en avait été la suite ? Ce qu'il y a de certain, c'est que sa présence avait causé le cri échappé à la comtesse, et proba- blement aussi la brusquerie du mouvement par le- quel, de son côté, elle m'avait arraché sa main, — Qu’esl-ce que Nathalie? lui demandai-je, — Une femme qui m'est donnée pour m'espion- ner. — Ete’est la mère de cette petite fille? — Oui. Puis, s'adressant à la nouvelle venue : — Venez ici, Nathalie, dit-elle; pourquoi restez- vous li- bas ? — Je ne savais pas si je pouvais m'approcher, dit la femme d'une voix sèche et presque haineuse, de cet accent enfin qu'ont les mauvaises natures qui ne peuvent pardonner le bien qu'on leur a fut, — El pourquoi he pourriez-vous pas vous appro- cher? demauda la comtesse, 32 Nathalie ne répondit pas. — Qui a permis qu’Elisa vint ici? continua la comtesse, — M. l'abbé Morin, qui a dit qu’il fallait donner un pen de plaisir à cette enfant. — Élisa eût eu plus de plaisir à jouer avec les pe- lites filles de son âge qu’à venir à cette noce. — Madame crdonne-l-elle qu’on la reconduise à sa pension? — Non; puisqu'elle est ici, qu’elle y reste. — Remercie madame, Elisa, dit Nathalie en pin- cant ses lèvres minces el bl¢mes. — Merci, maman comtesse, fit la petite fille. La comtesse l’embrassa. — L'enfant restera avec moi, dit la comtesse. — Allez. Nathalie se retira; la petite resta avec nous. En ce moment, on entendit des crix joyeux. C’é- tail toute la noce qui faisait irruption dans le jardin. Je pensai que Gratien et Zoé nous cherchaient, Sans doute, madame de Chamblay pensa la même chose; car. d’un mouvement instinetif, nous sor- times tous deux du berceau qui nous abritait el nous nous montrames. Les mariés vinrent à nous. Zoé était toute rougissante. — Ah! par ma foi, dit Gratien, en voilà un oncle qui n'oublie rien ; il a pensé à tout, même au ber- ceau de son pelit-neveu, qui n’est pas encore fait. — Mais, dil un gros paysan réjoui, — qui se fera. — S'il plait à Dieu et à madame Gratien! dit le marié en levant joyeusement son chapeau en lair. Et maintenant, ajouta-t-il, quand madame la com- tesse voudra, on se meltra à table. La comtesse prit mon bras, irès-simplement. el comme une chose naturelle, et nous nous achemi- names vers la maison. XI Mon intention n’est point de vous raconter, ser- vice par service, lazzi par lazzi, le diner de Gratien. La mère de Zoé et la comtesse furent placées à la droite et à la gauche du marié; on nous mit, l’oncle de Gralien et moi, à la gauche de la mariée. L'abbé Morin n'était pas venu, sous prétexte que, le samedi étant jour maigre, il désirail diner chez lui, son ordinaire des jours maigres élant non-seu- ment frugal, mais même sévère. J'étais placé en face de la comtesse, et, malgré moi, je ne la perdais pas de vue, Zoe se pencha à mon oreille. — Ne regardez pas madame comme cela, dit- elle; Nathalie a les yeux sur vous, Je jetai à mon tour les yeux sur Nathalie, I serait difficile d'exprimer le sentinient d'envie qui se peignait sur le visage de cette créature, en voyant son enfant assise à table, tandis qu’elle, de- bout el servant les autres, était reléguée au rang des comestiques, Le diner lut long, et je sentais la fatigue que j’é- prouvais s’abatire sur la comtesse elle-méme, Lolin, on se leva de table, — Ne yous approchez pas de madame de Cham- blay, me dit Zoe; allez vous promener au jardin, ci, dans un Inslabl, j'irai vous Uire ce qu'il y à d’ar- réle pour le reste de la journee, Je m'éloignai de l'air le plus indifférent possible, | MADAME DE CHAMBLAY. heureux qu'il y eût entre la comtesse espèce de mystère dont Zoé était le fil. J’allai m’asseoir sur un banc au boul du berceau de vigne, el, là, je repassai dans mon esprit tons ces pelils événements à peine perceplibles pour un étranger, et qui cependant avaient une énorme im- portance pour moi. _ Mais ce qui apparaissait comme le contour le plus visible dans les lointains de ma pensée, c'était ce prêtre dont la vue m'avait produit une si étrange sensation, Il n’y avait pas à s’y tromper, la même sensation avail élé produile sur la comtesse; je l'avais sentie frissonner tandis que je l’entretenais, frémir lors- qu’elle m'avait dit : « Taisez-vous! » Puis les autres détails repassaient par ma pen- sée : je me demandais pourquoi cette petite fille appelait madame de Chamblay maman comtesse, à quel propos elle se trouvait, pour ainsi dire, in- troduite dans la famille. «C'est une bonne action que l’on m’a fait faire, » m'avait dit Edmée avec une singulière intonation. Si peu que je la connusse, il me semblait que, lorsqu'il s'agissait de bonnes actions, il n’y avail pas besoin de les lui faire faire. Puis ce mot qu’elle m'avait dit sur Nathalie, lors- que je lui avais demandé qui elle était: «Une femme qui m'est donnée pour m’espionner, » Pour le compte de qui Nathalie espionnait-elle la comilesse ? Pour le compte de son mari, sans doute. Mais M. de Chamblay n’avait pas les allures d’un honime assez jaloux pour faire espionner sa femme. Serait-ce done pour le compte du prêtre? J’en élais là de mes réflexions, et je les creusais aussi profondément que je le pouvais, mon front appuyé dans ma main, lorsqu'il me sembla qu'un corps Opaque s’interposail entre moi et le soleil couchant. Je relevai la tête : Zoé était devant moi. — Eh bien? lui demandai-je. — Voici ce qui est convenu, dit-elle; madame la comtesse, qui ne peul pas avoir Pair de s'amuser avec des paysans Comme nous, est retournée au chateau, et ne reviendra que pour ouvrir le bal. — On danse done? — La belle demande! Est-ce qu’il y a une bonne noce sans cela? — Alors, tu dis que la comtesse revient pour ou- vrir le bal ? — Oui, avec Gratien ; vous lui faites vis-à-vis avec moi, si vous voulez bien me faire l'honneur de m'inviter pour la première conlredanse. — Je crois bien! — Après quoi, vous dansez avec madame la comlesse, el, moi, je vous fais vis-à-vis avec Gra- tien, — Bravo! — Ai-je bien arrangé cela? — Si bien, que je meurs d’envie de t’embrasser, tant je suis content. — Oh! embrassez. — Wt Gratien ? — Gratien sait bien que je l'aime, allez, et vous m’embrasseriez vingt fois, qu'il ne serait pas jaloux. Je tendais le bras, en elfet, pour attirer Zoé à moi, lorsque, en levant la tête, j'aperçus la com- tesse à celte même fenêtre où, la veille, j'avais vu une lumière : e’élait done bien sa chambre, Au mouvement que je fis, Zoé se retourna. — La comtesse! lui dis-je, Zoé lui sourit avec ce bon et doux sourire de et moi une: MADAME DE CHAMBLAY. 33 reconnaissance qui va si bien & un jeune visage. La comtesse lui fit un signe de la main, et me fit, à moi, une inclination de tête. Je me levai, je restai debout, et la regardai im- mobile et muet. - Elle ferma la fenêtre. Je retombai assis sur le banc. Au bout de quelques secondes, j’entendis un sou- pir, je regardai Zoé; elle secoua la tête, et, d’un air triste : — Vous l’aimez, pauvre monsieur! dit-elle. — Oh! comme nn fou! lui répondis-je, compre- nant que je n’avais rien à craindre de la part de celle à qui je faisais un pareil aveu. — Je vous plains, alors, dit Zoé. — Et pourquoi me plains-tu? — Parce que vous vous préparez de grandes dou- leurs. — Tant mieux!...Je préfère souffrir pour elle, plutôt que d’être heureux avec une autre. — Oui; mais peut-être ne souffrirez-vous pas seul. — Veux-lu dire qu’elle pourrait m’aimer, Zoé? m'écriai-je. — Le ciel l’én garde! s’écria Zoé. — Et pourquoi cela? — Mais parce que c’est un malheur, il me sem- ble, d'aimer un autre homme que son mari. — Cependant, quand on n’aime pas son mari... — Qui vous dit que madame la comtesse n’aime pas M. le comte? — Personne, tu as raison. Je restai un instant muet; puis, saisissantles deux mains de la jeune femme : — Tiens, lui dis-je, Zoé, il faut que tu me dises tout. — Tout quoi? demanda-t-elle. — Ce que c’est que ce prétre, ce que c’est que cet enfant qui l’appelle maman comtesse, ce que c’est que cette femme qui la surveille et que l’on appelle Nathalie. — Le prêtre est celui qui a marié madame la comtesse, dit Zoé avec une cerlaine hésitation. — La première ou la seconde fois? — La seconde ?... Vous savez donc que madame a élé mariée une première ? — Est-ce un secret? — Non. — 0 Zoé, Zoé, tu pourrais dire tant de choses si tu voulais ! — Les secrels de madame ne sont pas à moi, dit-elle en hochant la tête. — Tu as raison, et je me mépriserais moi-même si je l'interrogeais. Mais si tu savais combien tous ces mystères me tourmentent ! — Mais où voyez-vous donc des mystères ? — Cetle blessure à la tête, la première nuit de ses noces... — Qui vous a dit cela? demanda Zoé en lressaillaut, — ‘Ju vois que je le sais? — N'en parlez jamais à madame, n'est-ce pas? dit la jeune femme en joignant les mains. — ‘lu vois bien qu'il y a des mystères dans sa vie; c'est comme € | enfant qu'on lua imposé. — La pelite Elisa ? — Oui. — Kien de plus simple: M. de Chamblay, n'ayant pas d'enfant, a désiré que sa femme adoplât cette petite fille pour se faire une distraction. — Oui, et pour que Nathalie pot l'espionner tout à son aise, n'est-ce pas? Zoé ne vépondit point, — Je déteste cette fille, continuai-je ; . c’est le type de l'envie, de la haine, de la fausseté; pendant le diner, elle jalousait son enfant, qui était à table, tandis qu’elle était debout et servait. — Je ne défends pas Nathalie, dit Zoé; mais est- ce dans les choses naturelles que la mère serve Penfant, que l’enfant soit assis à table et que la mère reste deboult? — Prends garde, Zoé! tu fais la crilique de ta maitresse. — Et qui vous dit que c’est madame qui à ar- rangé les choses ainsi ? — Si c’est contre sa volonté, pourquoi le souf- fre-t-elle ? Ë — Jésus Dieu ! croyez-vous done qu'elle fasse ce qu’elle veut, pauvre femme! — Mais, enfin, qu'est-ce que Nathalie? d'où sort-elle ? — Elle sortait de chez l'abbé Morin lorsqu'elle est entrée chez madame. Je frappai du pied. — Oh! ce prêtre! ce prêtre ! on le retrouve donc toujours dans tout et partoul ? Zoé se tut; chaque fois que j’apostrophais l'abbé Morin, elle regardait avec inquiétude autour d'elle, comme si elle eût craint de le voir sortir de terre. — C'est bien, Zoé, lui dis-je; peut-être, un jour, arriverai-je à inspirer assez de contiance à ta mai- tresse pour qu’elle me dise toul ce que tu ne peux me dire, toi. Mais, sois bien persuadée d’une chose, mon enfant: c’est que, si, ce jour-la, elle a besoin de ma vie, ma vie est à elle. Zoé me tendit la main. — A la bonne heure ! voilà une parole qui vient de là, Et elle frappa sur son cœur. — Ma vie aussi est à elle, Oh! elle les connait bien, ceux à qui elle peut se fier, et ceux dont il faut qu’elle se délie, la pauvre chère créature ! Ce que je remarquai, c'est qu'il y avait dans toutes les paroles de Zoé une grande tendresse pour sa maitresse, mais une plus grande pilié encore. C'est une chose profondément attrislante, et qui indique un malheur suprême, que de trouver la pilié là où, d'habitude, on trouve l'envie, c’est-a- dire chez les inférieurs, Je résolus, dès lors, de ne plus rien demander aux autres, mais d'arriver à gagner sa confiance au point qu’elle me dit tout. Je fermai les yeux; je me supposai près d'elle : je sentais sa tête appuyée à mon épaule, ses che- veux effleuraient mon visage, son soufile se mêlait à l'air liède et parfumé que je respirais. D'une voix basse, hésitante, entrecoupée, elle me racontait l'histoire de son cœur, ses espérances, ses joies, ses déceptions, ses tristesses, son mépris des choses réelles, ses aspirations vers l'inconnu; sa parole s’a- languissail ou se pressait selon les péripéties de la narration, Les pleurs qui coulaient de ses paupières atliraient mes pleurs; deux larmes tombaient, l'une de ses yeux, l’autre des miens, sur nos mains entre- lacées, et se méluient ensemble, pures et limpides comme deux gouttes de la rosée de mai. Un senti- ment d'une douceur infinie, chaste comme l'amitié, doux comme l'amour, immatériel comme le dé- vouement, s'allumail dans nos deux Ames el nous enlevait à la terre pour nous donner un aperçu de la vie des anges qui espèrent en Dieu, vivent en Dieu, aiment en Dieu ! — Oh! m'écriai-je en me levant, ce serait le pa- radis sur la terre, ce serait le ciel en ce monde, Je fis quelques pas au hasard sans savoir où j'al- lais; puis, me relournant et rouvrant mes yeux aux | 34 choses de ce monde, je vis à quelque distance de moi Zoé et Gratien qui causaient tout bas en me regardant et en ayant l’air de me plaindre. — Oh! ne me plaignez pas, leur dis-je, vous n’étes qu’heureux, vous, tandis que moi... oh | moi, jai l’ange de l’espérance dans le cœur! XIII A partir de ce moment, je ne sais plus comment le temps passa. J'étais appuyé contre un arbre, perdu dans des rêves d’une douceur infinie, lorsque je fus tiré de mon extase par Gratien, qui venait me dire que ma- dame de Chamblay était arrivée, et que le bal com- mençait. Je m’élançai vers la grande pièce destinée à l’ate- lier, et qui, après avoir servi de salle à manger, allait servir de salle de bal. Elle était éclairée par un lustre et des candé- labres apportés du château. J'avoue que j'avais, pour mon compte, entièrement oublié ce détail ; la comtesse y avait suppléé. Elle causait avec Zoé, peut-être de moi; car les deux femmes cessèrent de parler dès qu’elles me virent; la comtesse souriait de ce sourire triste qui lui était habituel. Il resta sur ses lèvres, mais pâle et infécond, comme un rayon de soleil d'hiver. La comtesse avait changé de toilette : au licu du chapeau de paille de riz, de la robe gris-perle, à volants de dentelle noire, qu’elle portait le matin, elle était coiffée en cheveux, avec une couronne de pervenches naturelles, et était habillée d’une robe de crêpe blanc relevée par une guirlande de fleurs pareilles à celles de la coiffure. Au reste, pas un bijou. Sa mise, à la rigueur, pouvait être celle d’une paysanne ayant du goût, Je m’avançai vers elle; sans doute, ma physio- nomie exprimait la quiétude de mon cœur, car elle me regarda avec étonnement. — On m’a parlé d’arrangements arrêtés à l'avance, madame; ont-ils été approuvés par vous ? lui de- mandai-je. — Pelativement à la contredanse ? — Oui; n'est-ce pas l'affaire importante du mo- ment? Elle sourit avec un mouvement de tète d’un grace suprême, mais en même temps d’une tristesse in- finie. — Je danse avec le marié, dit-elle, et ensuite vous dansez avec moi, — Après quoi, vous vous relirez, n’esl-ce pas? — Je suis d’une mauvaise santé, et l’on me re- commande de ne pas veiller trop tard. Je tirai ma montre, — Il est neuf heures, dis-je, — Oh! fit la comtesse, nous avons deux heures; aujourd'hui, c’est fête; le docteur me pardonnera cet extra, — Le docteur, oui; mais les autres? — Quels autres? demanda-t-elle, — Hélas ! repris-je, vous savez bien ce que je veux dire. Elle poussa un soupir et baissa la tte. — Où est Gratien? dit-elle, Dansons. _ Gratien tirait ses gants, qui avaient grand’peine à entrer; on n'avait pas prévu, chez Provost ni chez Jouvin, une main gantant neuf points et demi, MADAME DE CHAMBLAY. ‘ ll parvint à les mettre, grâce à un crevé entre le pouce et l'index. Il offrit la main à la comtesse avec assez de désin- vollure. La bonté de madame de Chamblay donnait de la grace aux plus humbles, en leur enlevant la gêne. Nous nous mimes en place; un instant nous y fumes seuls. — Eh bien? dit madame de Chamblay en regar= dant le reste des convives de Gratien et de Zoé. — Dame! fit un paysan. — Oh! si madame la comtesse le permet, répli- qua un autre, on dansera tout de même, — Eh! sans doute, qu’elle le permet, dil Gratien. Voyons, tout le monde en place! Chacun se précipita vers sa danseuse. On voyait que, d’avance, les choix étaient faits; la manceuyre s’opéra done sans confusion. Les deux violons, renforcés d’un cornet à pistons, donnèrent le signal; les figures s’entrelacèrent. Quelle étrange chose que ce monde! Parmi les vingt-cinq ou trente personnes qui se trouvaient là, une seule avait, aux yeux du vulgaire, tout ce qu'il fallait pour être heureuse : jeunesse, aristocratie, fortune, beauté, et cependant il n’y avait qu'à jeter un régard sur Ja pauvre créature pour comprendre, sans avoir besoin de l’interroger, qu’elle eût volon- tiers échangé son avenir, s’il eût pu surtout empor- ter avec lui le passé, contre celui de la plus pauvre des paysannes qui la coudoyaient. Cependant, peu à peu, au contact de mes mains, qui frémissaient chaque fois qu’elles touchaient la sienne, il me sembla qu’elle s’animait; elle releva et secoua la tête comme un arbre secoue ses feuilles pour en faire tomber la rosée; son teint pâle prit une légère teinte de carmin, l'œil s’anima, et il fut facile de comprendre que l’étincelle pouvait devenir un rayon. La femme luttait contre la statue, le sang persistait à s’infiltrer dans le marbre. La coniredanse finie, la comtesse, au lieu de dan- ser vis-à-vis de moi, allait danser avec moi. Elle prit mon bras, sans attendre que j’allasse lui demander le sien. Il y avait, de sa part, un effort visible à me traiter comme une connaissance, plus même, comme un ami. Mais, au frissonnement de sa main, au tremble- ment de sa voix, à l’hésilation de son regard, il était facile de voir que je n'étais pas plus pour elle un ami qu’un étranger. Je n’eusse pas osé espérer qu’elle m’aimat encore, mais j'étais sûr qu’elle me craignait déjà. Je comprenais que je pouvais rester près d’elle sans lui parler, plutôt que de lui parler de choses indifférentes. Aussi, à peine échangedmes-nous quelques mots pendant la contredanse, Ges mots, ceux qui les au- raient entendus eussent été bien embarrassés de leur donner un sens. Nous avions déjà une langue à nous, que nous pouvions parler devant les étrangers, sans qu'elle fût comprise par eux. Après la contredanse, je reconduisis la comtesse. — Ainsi, lui demandai-je, vous vous en allez à onze heures, c’est-à-dire dans une heure? ) — Oui, me dit-elle. — Avez-vous votre voiture? — Non. Nous sommes à cing cents pas du eha- teau, el j'ai une pelisse ;d’ailleurs, je ne pouvais pas venir en voiture à la noce d’une pauvre paysanne, — Vous avez, je le sens bien, toutes les délica- tesses du cœur, Comment relournerez-vous au eha- teau? MADAME DE CHAMBLAY. — Je me ferai reconduire par Gratien. — Trouveriez-vous bien inconvenant que je vous reconduisisse ? Elle me regarda. — Pas moi, dit-elle; fai grand bonheur à me trouver avec vous. —Mais d’autres y trouveraient à redire, n’est-ce pas? — Peut-être. — Quelqu'un peut nous accompagner. — Qui cela? — Joséphine, votre nourrice, la gardienne du château de Juvigny. — Vous avez raison. — Ainsi je vous ramène au château, n’est-ce pas ? — Oui. — Merci; il me semble que j'ai des milliers de choses à vous dire, dont je ne trouverai probable- ment pas une seule quand je serai près de vous. — Parlez, où taisez-vous, dit la comtesse en sou- riant : ce qu'il y a de plus doux après les paroles d’un ami, c’est son silence. — Pour cela, il faut comprendre aussi bien le silence que les paroles. — Le silence est quelquefois plus intelligible que les paroles, et c’est pour cela qu’il est quelquefois aussi plus dangereux. — Îl faut, pour admettre cette théorie, supposer entre les individus certains efiluyes magnétiques. — Qui existent, dit la comtesse, — Vous le croyez? — J'en suis sûre. - Si je vous demandais une preuve? — Je vous en donnerais une que je devrais peut- être garder pour moi. — Laquelle. — Hier, lorsque vous êles entré dans l'église, j'étais agenouillée, et je priais. — Oh! je vous ai reconnue à l'instant même où je yous ai aperçue, — Et moi, je vous ai deviné, — Vous m'avez deviné? — Aussi distinctement que si je vous eusse vu dans une chambre obscure, — El cependant, lorsque vous m'avez reconnu avec les yeux du corps, vous avez tressailli comme à l'aspect d’un objet inattendu. — Parce que je m'ellraye parfois des mystères de mon organisalion; si j'étais née en Ecosse, on eût dit que j'avais la double vue. — Alors, vous êles une femme de première sen- sation ? — Tout à fait : on m'est sympathique ou antipa- thique à première vue. — El vous ne revenez point sur celle impression? — Je n'ai jamais eu occasion de reconnaitre que je me fusse trompée. Il y a plus, je presseus ceux- là qui doivent avoir sur ima vie une influence heu- reuse ou fatale. — C'est un don du ciel ; vous pouvez fuir vos en- nemis et vous rapprocher de vos amis, La comtesse secoua la tête, — La place que la femme lient dans notre société est si élroile, dit-elle, qu'il lui est diflicile d'aller à la joie, ou de s'éloigner du malheur. — Puis-je espérer que vos pressentiments m'ont mis au nombre de ceux dont l'influence sur votre vie doit être heureuse? — Il me semble que vous me rendrez un jour un grand service ; lequel, je ne saurais le dire. — Vous ne pouvez point préciser? La comtesse, par un puissant effort de sa volonté, parvint à s'isoler un instant, 35 — L'eau, le feu, le fer...; non, c2 n’est rien de tout cela, murmura-t-elle; el cependant il me semble que vous êtes destiné à me sauver la vie. — Dieu le veuille! m'écriai-je avee un tel élan, que la comtesse mit en souriant un doigt sur sa bouche pour m'indiquer que je parlais à la fois et trop haut, et avec trop de véhémence. — C'est la nuit, c’est l'obscurité... je n’y vois rien, dit-elle; je suis dans une cave ou dans un tom- beau. Puis, souriant : — Il faudrait que je fusse endormie, j'y verrais mieux. — Vous voyez en dormant? lui demandai-je. — Dans ma jeunesse, oui, j'étais une excellente somnambule, à ce que disait ma belle-mère, du moins; il m'est arrivé vingt fois de trouver une bro- derie avancée ou un dessin fini, sans que je pusse m'expliquer le progrès autrement que par un tra- vail nocturne, dont je ne conservais aucun souve- air, — Jai bien envie d'essayer, dis-je, si j'aurais quelque puissance sur vous. — Nessayez jamais, dit-elle, je vous en prie. — Jamais? — À moins que je ne vous le dise moi-même. — Et je puis espérer qu’un jour, vous-même, vous aurez recours à mol? — Peut-être; seulement, donnez-moi votre pa- role d'honneur que jamais, à mon insu, vous n’abu- serez contre moi de la confidence que je viens de vous faire. — Jamais, sur ma parole d'honneur. Elle me tendit la main. Dix heures et demie sonnérent; la comtesse se leva. — Déjà? lui dis-je, . — Vous êtes la seule personne ici avee laquelle j'aie du plaisir à causer, et je ne puis causer éter- nellement avec vous; mieux vaut done que je rentre au château. — Séparé de vous par le corps, serai-je au moins quelques instants encore, après vous avoir quittée, réuni à vous par la pensée? — Je vous répondrais non, que vous ne le croi- riez pas; la pensée est le métal le plus malléable qui existe au monde : la séparation ne la brise pas; contre elle, l'éloignement est impuissant; elle s’é- tend au delà des horizons, elle se prolonge à l'infini, elle traverse les montagnes, les fleuves, les océans: laissez l'extrémité de votre pensée dans ma main, et faites le tour du monde par lorient, vous pourrez, en revenant par l'occident, nouer le bout que rap- portera votre main à celui qu'aura gardé la mienne, — Vous pouvez maintenant m'ordonner de vous quiller et de faire mille lieues; après des paroles comme celles-là, il n'y a plus d'absence, — D'ailleurs, dit la comtesse en faisant un mou- vement pour lever les yeux au eiel, n’existe-t-il pas un lieu où, tôt ou tard, on se réunit pour ne plus se quitter ? — Vous êtes de la nature des anges, et yous aspi- rez au séjour des anges; mais, moi, le poids de mon corps me retient à la terre. Si vous partez avant mot, donnex-moi la main; seul, j'aurais trop de peine à vous rejoindre, Elle s'était levée et avait pris mon bras; Zoé ae- courut à elle. — Vous parlez, madame la comtesse? demanda Ja jeune femme, — Oui, répondit-elle, Puis, posant sa main sur sa tte : 36 MADAME DE CHAMBLAY. — Recois, ma pauvre enfant, dit-elle, le souhait d’une femme qui t'aime comme une sœur, mieux encore, comme une mère. Sois heureuse! La Provi- dence vous a donné le premier et le plus solide élé- ment d'un bonbeur durable : un amour mutuel. Heureux ceux-là qui, la main dans la main, peuvent dire, le jour où le prêtre les bénit au nom du Sei- gneur : «Seigneur, nous nous aimons ! » Elle embrassa Zoé au front, tendit la main à Gra- tien, prit congé des autres invités par une inclina- tion de tête, fit signe à Joséphine de nous suivre, et sortit en s'appuyant à mon bras, XIV Je fis un tiers du chemin sans prononcer une seule parole; elle non plus ne parlait point; mais chacuu de nous, c'était évident, tachait de lire, au- tant que possible, dans le cœur de l’autre. nas — Vous étiez heureux, tout à l'heure; pourquoi êtes-vous triste maintenant? me demanda la com- tesse Loul à coup et sans transition, — Je ne suis pas triste, je suis seulement rêveur, lui répondis-je. — Voulez-vous m'expliquer cela? — Oh! bien volontiers. — Je vous écoute, dit-elle, Et elle ralentit le pas. — Il ya un an à peu près, lui dis-je, que j’éprou- vai une des plus profondes douleurs que l’on puisse éprouver : je vis mourir ma mère. ‘ — Dieu m'a épargné cette douleur, à moi, me dit-elle : ma mère est morte en me donnant le jour. — Sous le poids de cette douleur, je crus qu’il n’y avait plus pour moi une seule joie au monde; il me sembla que la tombe de ma mére s'était ouverte dans mon cœur même, et que dans cette tombe al- laient s’engloutir, au fur el à mesure que Dieu me les enverra, les riantes illusions de la vie. Tout ce que j'avais de larmes dans les yeux, je les ai ver- sées, Je me suis nourri de mon amertume jusqu’à ce que ma main, lassée, en écarlat la coupe de mes lèvres; ce fut la première lassitude qu’éprouva ma douleur, Je m’éloignai des objets qui me rappe- laient la pauvre morte; mais je me mis à la re- cherche de paysages désolés comme mon cœur, je demandai à l'Océan ses tempêtes, pour les compa- rer à celles de mon ame, el je vis des goufires plus profonds, des abimes plus insondables dans l'homme que dans la mer; puis je m’apergus que ces mornes plages lassaient mon regard, que cet Océan boule- versé faliguait mon oreille; je revins chercher les calmes horizons où le vent murmure dans le feuil- lage des trembles, où les ruisseaux coulent à l'ombre des saules pleureurs ; j'y lrouvai, non point l'absence de la tristesse, mais le sommeil de la dou- leur, C’est pendant cette période que je vous con- nus, madame; vous m'apparüles comme le génie de la mélancolie qui eût emprunté les ailes d'azur de l'espérance! ma poitrine retrouva les doux sou- pirs, ma lèvre les sourires désappris, Il est vrai que je croyais alor: que je ne sourirais jamais plus qu'en soupirant; mais encore’ celle fois je me trom- pais, él, un jour, je surpris un sourire sur ma bouche, tandis que le soupir qui ne pouyail monter jusqu'à lui relombait au fond de mon cœur, Enlin, hier, aujourd'hui, ce soir, j'ai lout oublié, et le bonheur, un bonheur inconnu, nouveau, inespéré, a séché jusqu’à la fraîcheur de ma dernière larme, et, chose étrange ! je n’ai pas un remords pour ma douleur oubliée; je me suis retrouvé au milieu du bruit; j'ai pris part à une fête; le son des instru- ments joyeux a résonné à mon oreille; et moi, fils pieux, qui me croyais vêtu d’un deuil éternel, j'ai pris ma part du plaisir et de la gaieté des autres hommes. Voilà à quoi je réfléchissais, madame, | quand, après m'avoir vu heureux, vous avez cru me voir triste; ce qui vous semblait de l'abattement n’était que de la réverie. : 6 — Heureux celui qui n’a reçu du ciel que les douleurs qui peuvent êlre consolées! dit la com- tesse, — lly ena done d’inconsolables? — Il y ena d’inguérissables, du moins. : — J'avais cru que la perte d’une mère était de celles-là. — Non, car vous croyez à l’immorfalité de ’ame, n'est-ce pas? — Je n'ose y croire, je me contente de l’espérer. — Mais, si l'esprit de ceux qui nous ont aimés leur survit, cet esprit, vous n’en doulez pas, a con- servé pour nous tout l'amour qu'éprouvait le cœur. — Oui, en se purifiant encore à la flamme cé- leste, — Votre mère vous aimait? — L'amour d’une mère est la seule chose que l'on puisse comparer à la puissance de Dieu, — Eh bien, comment voulez-vous que cet amour exige une douleur éternelle? Il aimerait mal, celui qui, partant pour toujours, imposerait à celui qui reste un regret qui n’aurait pas d’allégement. C’est votre mère qui, invisible, mais toujours présente, marchant devant vous comme ces divinités que les poétes antiques cachent dans un nuage, c’est votre mère qui vous a éloigné de la chambre mortuaire, qui vous a conduit près des océans, qui vous a mis en face des tempêles et qui, de son souffle impal- pable chassant les nuages de votre front, de sa main invisible séchant les larmes de vos yeux, vous con- duisit, comme sur un tapis toujours plus doux, tou- jours plus riant, des Apres rivages de Ja mer dans nos paysages calmes el verdoyants. Elle avait son but, cette ombre adorée qui vous guérissail ainsi peu à peu : c’élait de vous ramener des portes de son tombeau aux lumineuses splendeurs de la vie; vous y êles, ou vous croyez y être ; eh bien, pensez- vous qu'elle regrette votre tristesse, qu'elle ré- clame vos soupirs, qu’elle aspire à vos larmes? Non; elle est là, près de vous, elle marche à vos côtés, elle sourit à votre bonheur, elle murmure tout bas : «Sois heureux, mon fils! sois heureux !» — Ah! vous aviez bien raison, lui dis-je, vous êtes véritablement douée de la double vue, Et je fus près d'ouvrir les bras et d’étreindre l'air limpide et transparent de la nuit, en disant: « Ma mère! ma mère!» Nous retombames dans notre premier Silence, et nous arrivames ainsi, sans nous être dit une seule parole, jusqu’à la charmante église de Notre-Dame- de-la-Culture, qui, debout sur son piédestal de ro- chers, dressait, au milieu des ténèbres, son clo- cher découpé à jour. — ‘Tournons-nous l'église, où traversons-nous le cimetière? demandai-je à la comtesse, Je crois que, par ces deux routes, on va au château. — 'Lraversons le cimetière, répondit madame de Chamblay ; j'ai quelque chose à vous montrer, Nous meontames les quinze ou vingt marches qui conduisent au rustique campo-santo, ,qu’aucune porte ne ferme, qu'aucune barrière ne elôt; on di- rs D MADAME DE CHAMBLAY. 37 l’a dit un poéte, «il n’y a ni garde, ni grille, ni mu- raille.» A la dixième ou douzième marche, j’arrétai Edmée. — Écoutez, lui dis-je. Des notes d’une admirable sonorité s’égrenaient dans les airs, | — C'est mon rossignol, dit-elle. — Comment! votre rossignol ? — Oui, je l'ai trouvé, il y a deux ans, tombé hors du nid; je l’ai recueilli et élevé. A mesure que les plumes lui sont venues, je l'ai apporté dans le ci- melière et habitué peu à peu à un buisson. Le jour où j'ai cru qu'il pouvait vivre sans mon aide; je l’y ai laissé; tout l'été, je l’y ai vu; il ne chantait pas encore. A l'hiver, il est parti; puis, un matin du printemps suivant, au mois de mai, en venant à l’é- glise, tout à coup j'ai entendu chanter un rossignol : c'était Je mien ! Nous achevames de monter les marches; nous passämes derrière l’église, et nous allames droit au mélodieux buisson. La première fois, à mon approche, l'oiseau s’é- tail tu; mais, celte fois, comme s'il eût reconnu sa mère d’adoplion, il continua de chanter. A quelques pas du mur auquel était adossé le buisson, et en face d’un terrain planté de saules pleureurs et semé de pervenches pareilles à celles qu’elle portait dans ses cheveux et à sa robe, Ed- mée s'arrêta. © — Pourquoi, lui demandai-je, avez-vous choisi plus particulièrement cet endroit pour en faire la patrie de votre rossignol? — Parce que c'est ma patrie, à moi, répondit la comtesse avec son sourire triste. — Je ne vous comprends pas. — Vous ne comprenez pas que, le château de Chamblay élant à deux cents pas d'ici, que l'église de Notre-Dame-de-la-Cullure étant son église, et le cimetière, par conséquent, son cimelière, l'endroit m'ait plu? Vous ne comprenez pas que, dans uno moment de tristesse, j'aie dil: « On doit être bien la, la Lête appuyée à ce mur, couchée à l'ombre de ces saules, sous ces pervenches qui semblent des étoiles; on doit être bien là pour dormir pendant l'éternité, » et que j'aie acheté cette place, et que j'y aie fait faire un caveau, et que j’y aie mis à tout Ford ce rossignol? — O Eämée ! lui dis-je en lui serrant le bras. Elle ne parut point s’aperceyoir que je l'avais ap- pelée par son nom de baplème, el continua : — Bon! ce sont là des précaulions sans consé- quence, comme de faire son testament et de se con- fesser; les prêtres et les notaires vous le diront : on ne meurt point pour cela. — Dans tous les cas, lui dis-je en essayant de sou- rire, volre rossignol vous est infidèle, — Comment cela? — Vous le voyez, ce buisson ne fait point partie de votre terrain, etil a adopté une tombe qui, par bonheur, n'est point la vôtre. — Oui, dit la comtesse, il a adopté la tombe d'une pauvre enfant de quinze ans, douce, belle, char- mante, et qui eût bien voulu ne pas mourir, elle; mais la mort est ainsi faite, non-seulement inflexible, mais haineuse, Nous la couchâmes là, l'année der- nière, Elle m'aimait beaucoup, et, en mourant dans mes bras, elle demanda deux choses : c'était, la pre- miére, de la faire enterrer le plus près possible de l'endroit où je serai un jour enterrée moi-même... Voilà comment mon rossignol chaute sur sa tombe, Je le lui prête ; muis, un jour, je le lui reprendrai, — Oh! mon Dieu ! lui dis-je, pouvez-vous avoir des idées si sombres, si tristes ? , Elle sourit. — Et qui vous dil que ce ne sont point mesidées gaies, à moi? Il sait bien cela, au reste, l’ami des morts, qu'il appartient, non à la pauvre Adèle, mais à moi; vous allez voir, Elle se détacha de mon bras et s'avanea vers la pierre du cayeau qui faisait saillie sur le sol. Je voulus la suivre, — Non, dit-elle, restez là, vous l’effrayeriez. Je restai. 5 La comtesse alla jusqu’à la pierre, et se coucha dessus, accoudée sur son bras. Aussitôt le rossignol quilta le buisson, vint se percher sur une branche de saule directement au- dessus de la comtesse, else mit à chanter. La lune, en ce moment, sortit d’un nuage et jeta un de ses rayons sur ces saules, sur celte tombe ct sur l1 comtesse couchée dessus. Elle était si immobile et me parut si pale, que je frissonnai, et, m'élançant vers elle et la soulevant dans mes bras : ; — Oh! m’écriai-je, pas une minute, pas une se- conde de plus; ne tenlons pas Dieu! Et je l’éloignai de cette terre mortuaire pour la ramener dans le chemin. L'oiseau, effrayé par mon. approche, s'était envolé. - — Partons! partons, repris-je ; je ne veux pas que vous resliez plus longtemps ici. : Edmée appela Joséphine. La bonne emme était ailée s’agenouiller sur une tombe qui n’avait ni pierre, ni croix, ni buisson, ni saule, ni rossignol, mais qu’elle reconnaissait cependant dans l’herbe au milieu des autres. C'était celle de son mari. Elle nous rejoignit à l'entrée ou plutôt à la sortie du cimetière, et nous continuñmes notre chemin vers le château. — Et la seconde chose que vous aviez promise à Adèle, demandai-je au bout d’un instant, quelle élait-elle ? — De lui faire son épilaphe. — Alors ces vers que j'ai lus, que j'ai retenus, qui sont restés dans ma mémoire, ou plutôt dans mon cœur, Ces vers : Elle aurait eu quinze ans à la saison nouvelle Un soir, elle tomba, beau lis battu des vents. O terre de la mort, ne pèse pas sur elle, Elle a si peu pesé sur celle des vivants! — Ces vers, interrompit la comtesse, disent mal ce que j'eusse voulu bien dire, voilà tout. Comprenez-vous, mon ami, quel abime de poésie et de tristesse élait ce cœur? Encore une fois, nous relombämes dans le silence et nous atleignimes la grille du château sans avoir prononcé une parole, Je sentis qu'arrivé là, il fallait prendre congé de la comtesse, — Madame, lui dis-je, au moment de vous quil- ter, — pour combien de temps, hélas! je n'en sais rien, — j'ai une restitution à vous faire, — Laquelle? demanda la comtesse étonnée. Je tirai de ma poitrine la bague qu'elle m'avait donnée pour les habitants du Hameau, j'ouvris le ressort de la chaîne qui soutenait la bague, et je la lui tendis, — Celle bague, lui dis-je. La comlesse tressaillil, et, s'il edt fait-jour, je l'eusse vue rougir, 38 MADAME DE CHAMBLAY. — Cette bague n'est plus à moi, dil-elle, je vous lai donnée. — Oui, lui répondis-je, mais un serupule me retient. — Lequel? — Ce n’est point à moi qu’elle a été donnée, c’est aux incendiés du Hameau. — Ne leur en avez-vous point donné le prix? — Sifait, madame. — Alors, vous avez accompli mes intentions. Quant à la possession actuelle de cette bague, un autre l’eût achetée; vous avez pris les devants : j'aime mieux qu’elle soit entre les mains d’un ami qu'entre celles d’un étranger. — Mais, vous le voyez, lui dis-je, elle n'était pas dans les mains d’un ami... elle était sur son cœur ! — Qu'elle reste où elle était. Et la comtesse fit un mouvement pour passer le seuil de la grille, que Joséphine tenait ouverte, — Pardon, madame, lui dis-je tout tremblant, permettez un échange. Le sourcil de la comtesse se fronça. — Oh ! attendez, lui dis-je. — J'attends. — Prenez celte clef. Et je lui présentai une clef, en etfet. — Qu'est-ce que cette clef? demanda-t-elle, — Celle de celte petite chambre que vous eussiez voulu revoir une dernière fois avant que le comte de Chamblay ett vendu Juvigny. — Je ne comprends pas, dit la comtesse. — Joséphine vous dira tout, lui répliquai-je. Et, la saluant avec un profond respect, je m’é- loignai. ; : A peine avais-je fait trente pas, que j’entendis un doux mot qui traversait doucement l’espace. C'élait la comtesse qui me criail : « Merci! » XV O mon ami, que les premières sensations d’un vé- ritable amour, à quelque âge qu’elles nous pren- nent, sont une enivranté chose ! Peut-être ai-je élé plus vivement heureux, jamais je ne lai été plus complétement que cette nuit où je quittais Edmée avec la certitude de laisser en elle une portion de moi, comme j’emportais en moi une portion d'elle, el où je m'en allais le front ceint de ce mot merci, comme d’une couronne de roses. J'étais arrivé sur cette limite extrême de la terre qui, si on la dépassait, ne serait plus la terre, mais le ciel. Et, chose singulière, c’est qu'aucune pensée char- nelle ne se mélait à cette source d'amour, née dans mon cœur, et qui débordait de mon cœur. Il me semblait qu'il se faisait chez Edmée un partage tout naturel du corps et de l'âme, Le corps élait à son mari, mais l'âme était à moi. Pour le moment, je n’en demandais pas davan- lage; de même que mon esprit élail tout entier sous l'influence des instants que je venais de passer avec elle, j'étais certain que, de mon côté, J'avais laissé dans sa mémoire une empreinte indélébile, ettout ce que j'avais fait d'inspiration, histoire de la bague, achat du château de Juvigny, don de la maison de Gralien, n'eûl pas mieux réussi, quand c'aût été l'effet d'un caleul, Je me trouvais maintenant mêlé non-seulement à ses souvenirs, mais encore à sa vie.4 Elle m'avait déjà parlé du présent; la première fois qu’elle me reverrait, elle me parlerait du passé. Seulement, quand la reverrais-je ? Pour cela, je m'en rapportais à Dieu, qui, par un concours de circonstances si inattendues, avait déjà rapproché et mis en contact nos deux exislences, lesquelles, selon les probabilités, devaient s’écouler loin l’une de l’autre. Je revins par la route que j'avais suivie avec elle; je sentais, pour ainsi dire, son bras appuyé au mien; je repassai à travers le cimetière: le ros- signol chantait, la lune tamisait sa douce lumière à travers les branches des saules; je regardai, les mains jointes et les larmes aux yeux, cette pierre où, un instant auparavant, elle était couchée, et il me semblait que je n’eusse rien demandé de plus au Seigneur que de dormir Ja, côle à côte avec elle, pendant l'éternité. J’entendais les grincements des violons et les éclats métalliques du cornet à pistons. Je pensai qu'il était temps d’aller me montrer aux danseurs : on m'avait vu sorlir avec madame de Chamblay, il était bon que l’on me revit seul. Je rentrai dans un intervalle de repos; je pris congé de Zoé par un baiser sur le front, de Gratien par une poignée de main, et je rentrai au Lion d’or. Rien ne me relenait plus à Bernay; essayer de revoir Edmée eût été une imprudence ; des yeux jaloux et perçants étaient fixés sur nous; il fallait, autant que possible, qu'ils ne yissent rien de plus que ce qu'ils avaient déjà surpris. D'ailleurs, j'emportais assez de bonheur avec moi pour altendre, même dans la plus complète so- litude, qu'un événement quelconque me ramenat en présence de madame de Chamblay. Je n'avais pas oublié l'invitation du comte pour ouvrir la chasse avec lui; mais s’en souviendrait-il? La chasse s’ouvrail le 3 septembre, nous étions au 20 aoûl; ce n’était que treize ou qualorze jours à attendre. \ . ; J’éprouvais une étrange indifférence à l’endroit de M. de Chamblay. Sans être de mœurs austères, j'avais Loujours ressenli une profonde répugnance à faire la cour à une femme mariée ; or, voilà que je m’élais pris d’un amour profond et invincible pour la comtesse, sans même songer qu'elle avait un mari et sans éprouver en rien cet éloignement que j'avais toujours ressenti pour la femme qui n’est pas libre. Je pressentas vaguement qu'il y avait, entre le comte et sa femme, quelque mystère qui _me permettait de Paimer sans jalousie et sans re- mords. D'ailleurs, je l'ai déjà dit, c'était le cœur de la comtesse que j’ambitionnais, c’élait celle douce et tendre portion de l'amour qui touche ata fraternité; el, quand j'avais entendu la petite Elisa l'appeler maman, le sentiment qui m'avait si cruellement étreint le cœur, ce n’élail pas l'idée du rapproche- ment conjugal qui avait donné le jour à cet enfant, c'était le regret qu'une portion de ce cœur, que je voulais posséder tout entier, me fût enlevée par l'amour malernel. Comme j'avais été heureux d'apprendre qu'Ed- mée, orpheline comme fille, à peu près veuve comme femme, ne tenait à rien au monde sur la terre, et, en échange de (oul mon amour, pourrait me donner tout le sien! \ Aussi la sérénité de mon visage frappa-t-elle Alfred, — Bon! dit-il; il ne faut pas demander si la MADAME DE CHASMBLAY. 39 noce était gaie et si la dame de nos pensées y était. — Quelle noce ? demandai-je à Alfred, auquel je n’avais fail aucune confidence. — Bon! la noce de Gratien le menuisier avec Zoé, la sœur de lait de madame de Chamblay. — Comment sais-tu que je viens de la noce ? — Je Vai fait espionner. — Comment! tu m’as fait espionner ? — Oui, je m’essaye. J'ai voulu savoir l’aptitude que j'aurais à commander une escouade de mou- chards. — Je ne te comprends pas; mais, en tout cas, si tu espionnes, j'espère que c’est pour ton compte. — Tu vas comprendre, mon ami. Tu vois un homme qui cultive dans ce moment-ci le champ planté d’arbres à pommes d’or que l’on appelle l'élection : un des députés du département de Eure est mort; je me mels sur les rangs pour le rem- placer. J’ai déjà fait ma circulaire; la voici. Je pro- mets à mes mandataires des chemins de fer, des ponts, des canaux. Je vais faire d’Évreux une Ve- nise et de Louviers un Manchester. Une fois nommé, tu devines bien que je rentrerai dans les bornes modestes d’un budget de huit cents millions. Tu comprends qu’avec mes talents administratifs et mon éloquence tribunilienne, je ne demeurerai pas longtemps simple député; je serai de toutes les commissions, on me nommera du conseil d'Etat; puis, au premier changement de ministère, j’at- traperai un portefeuille. — Le portefeuille qui con- vient à un grand administraleur comme moi, c’est celui de lintérieur? Le véritable préfet de police, celui qui demeure rue de Jérusalem, n’est que son premier commis. Eh bien, mon ami, voici ce que je me suis dit : J’ai reçu avis que M. Max de Villiers — malgré son amilié bien connue pour le pauvre prince que nous avons eu le malheur de perdre — conspire contre le gouvernement... — Comment! interrompis-je, je conspire contre le gouvernement? — Laisse-moi donc continuer ! Je ne dis pas que tu conspires; je suppose que j’aie reçu avis que tu conspirais; eb bien, mon devoir est de te convaincre de conspiration ou de Vinnocenter. Je lâche donc après Loi mes mouchards ; il faut que je sache ce que tu fais jour par jour, heure par heure, minute par minute. Veux-lu voir dans ton dossier le rap- port qui m’a élé envoyé sur tes faits et gestes ? — Ma foi, oui. — Le voilà : « Parti pour Alençon le 29 juillet; le même jour a fait visite à un notaire nommé Des- brosses, fort connu pour ses opinions avancées, » Tu vois que les premiers indices sont contre Loi, — Mais, mon cher Alfred, je w'allais pas chez M. Desbrosses pour parler le moins du monde po- litique ; j'y allais. — Ah! si tu me dis pourquoi tu y allais, je n’au- rai plus le mérite de l'avoir deviné, — Continue alors. — «Comme la conversation a eu lieu léte à tôle, on ne sait pas si le susdit Max de Villiers a parlé ol a le résultat visible de l'entretien a été ‘achat du chateau de Juvigny. Le soir même, M, de Villiers est parti pour Paris et en est revenu avec cent vingt mille francs, » Est-ce exact? — Ma foi, oui, et je Ven fais mon compliment, Voyons, monsieur le fulur ministre de l'intérieur ? Alfred ramena les yeux sur son rapport el con- tinua : — «Pris une voilure à Alençon; s'est fait con- duire au château de Juvigny; y est arrivé vers trois heures de l'après-midi, n Eh bien ? — Mon cher ami, continue; tu es déjà, dans mon esprit, à la hauteur de M. Lenoir. — «A visité le château et y a couché. De retour à Evreux, après six jours d'absence. Le jour même du retour, a fait estimer une bague chez M. Bo- chard, joaillier dans la Grande-Rue; mais, au lieu de la vendre, a acheté une chaine de Venise, eta pendu la susdite bague à son cou. » Je rougis malgré moi. Alfred s’apercut de ma rougeur. — Je ne te demande pas si c’est vrai on non, je et lis mon rapport. « Reparti pour Bernay; loge au Lion Wor, achéte chez maitre Blanchard une petile maison rue de l’Église, moyennant trois mille franes. Parti pour Lisieux, y a achelé des instruments de menuiserie et des meubles. » Suit le détail des instruments de menuiserie et des meubles que tu as achetés. Veux-tu le vérilier ? — Non, inutile. Tu montes, pour moi, à la hau- teur de M. de Sartine. — Attends donc, atlends donc! « Est revenu a Bernay, a fait mettre à leur place, dans la maison achetée, les meubles et les instruments; a com- mandé un repas de noces à l’hôtel du Lion d’or, à la condilion que ce repas de noces serait servi dans la maison de la rue de l'Eglise. » — Je dois dire qu'aucun détail n’a échappé à ta perspicacité. Maintenant, resle à savoir ce que j'ai fait depuis avant-hier. — Tu es arrivé depuis dix minutes, cher ami; conviens qu'il n’y a pas encore de temps perdu; j'attends mon dernier rapport. ‘ En ce moment, la porte du cabinet d’Alfred s’ouvrit, et l’huissier lui remil une lettre de grand format. — Par ma foi, dit-il, tu es servi à souhail, et le voici. — Le rapport sur moi? — Le rapport sur toi. — Veux-tu me permettre d’ouvrir cette lettre ? — Comment donc ! j’allais Ven prier, J’ouvris la lettre et je lus : Rapport sur M. Max de Villiers, journées des 18, 19 et 20 aout. « 18 août, » Reparti pour Bernay; arrivé à l'hôtel à quatre heures de l’après-midi ; à six, est allé visiter l’église de Notre-Dame-de-la-Cullure, n'en est sorti qu'au boul de trois quarts d'heure, dix minutes après la comtesse de Chamblay ; est resté dans le cimetière jusqu'à onze heures el demie du soir, est rentré au Lion d'or à minuit. » 19 août, » A été visité, à neuf heures du malin, par le me- nuisier Gratien Benoit, avec lequel il est sorti à dix heures moins un quart pour se rendre au chateau de Chamblay, où attendait la fiancée du susdit Gra- tien; parti pour la mairie à dix heures et demie, entré dans l'église à onze heures moins cing mi- nutes; donnait, en sortant, le bras à madame la comtesse de Chamblay... » Alfred me regarda. — C'est vrai, lui dis-je; qu'y at-il d'étonnant à cela ? — Rien; continue, Je continual, « Le soir, a ouvert le bal avec la mariée, a dansé la seconde contredanse avec la comtesse de Chani- 40 MADAME DE CHAMBLAY. blay, l’a reconduite à son château, accompagnée d’une vieille femme nommée Joséphine Gauthier, l’a quitiée à minuit, est revenu à la maison de la rue de l'Eglise, a pris congé des jeunes époux, est rentré au Lion dor, et le lendemain, 20 août, c’est- à-dire aujourd'hui à huit heures du matin, est re- parti pour Evreux, où sa premiere visile a élé pour M. le préfet, dans le cabinet duquel il est en ce moment. » — Qu’en dis-tu? — J'ai fort entendu vanter la police de M. Fou- ché; mais je crois qu’elle était bien peu de chose près de la tienne. — Alors, tu altesteras que je ferai un bon mi- nistre de l’intérieur ? — En ce qui concerne la police, oui. Mais, voyons, dis-moi, que signifie celle plaisanterie? — Ce n’est pas une plaisanterie le moins du monde. Quand je t'ai rencontré sur le boulevard du Jardin-Botanique, à Bruxelles, je Vai dit : « Dans trois mois, je serai préfet, » et, au bout de trois mois, j'ai élé préfet. Aujourd’hui, je te dis à Evreux, dans mon cabinet : Dans trois mois, je serai député, et, dans un an, ministre. Aussi vrai que j'ai été pré- fet dans le délai indiqué, dans le délai indiqué je serai député et ministre. — Et tu n'as rien autre chose à ajouter? deman- dai-je à Alfred en le regardant fixement. — Si fait, dit-il. Il baissa la voix et posa la main sur mon bras. — J'ai à ajouter ceci, mon cher Max : Tu aimes madame de Chamblay, et cel amour m'inquiète. — Alfred! — Ami, je suis encore le seul qui le sache, et ton secret est là, ajouta-l-il d’un lon grave et en posant la main sur sa poitrine, plus en sûreté, erois-moi, dans mon cœur que dans le tien; mais ce que je sais, Max, un autre peut le savoir de la même ma- niére. Il suffit de faire ce que j'ai fait, d'écrire au préfet de police d’enyoyer un de ses agents. M. de Chamblay est un esprit lacilurne; je suis comme César, je me défie des faces maigres et pales. Eh bien, suppose que M. de Chamblay congoive quel- ques soupcons, suppose qu'il écrive au préfet de police, suppose que le préfet de police lui envoie un homme aussi habile que celui qu'il m'a envoyé, suppose encore une chose que je ne suppose pas, moi, mais dont je suis sûr, ¢’est que tu sois aimé comme lu aimes. On surprend M. Max de Villliers aux genoux de la comtesse. — Et on leur brûle la cervelle à tous les deux? — Non, — On provoque M, Max de Villiers et l’on se bal avec lui? — Non. — Que fait-on, alors? — On mel la comtesse dans un couvent, on la force de renouveler une procuration générale expi- rée ou près d'expirer, et en vertu de laquelle on a vendu celle terre de Juvigny, qui devait être sacrée au comte comme ayant été le berceau de sa femme, et on la dépouille du peu qui lui reste; etle monde, sans donner raison à M. de Chamblay, n'ose plus lui donner tout à fait tort. Je reslai un instant interdit de celte conclusion. — Ella philosophie de tout cela, demandai-je à Alfred, est-elle que je dois renoncer à madame de Chamblay ? — Ce serait le plus sage, mais c'est tout bonne- ment impossivle; où Lu en es de ton amour, mon pauvre Max, lu renoncerais plutôt à la vie que de renoncer à lui. Non, la philosophie de tout cela est que tu avais besoin d’étre prévenu, convaineu mêmes pour prendre à l'avenir les précautions nécessaires + te voilà prévenu, te voila convaincu, n’est-ce pas? Tu as déjà le courage du lion, ajoutes-y la pru- dence du serpent. Quand tu iras, je ne puis pas te dire où, mais où tu meurs d’envie d’aller, regarde devant toi, derrière toi, autour de toi; quand tu y. seras arrivé, sonde les planchers, explore les cabi- nets, ouvre les armoires; si c’est au rez-de-chaussée, réserve-toi une porte par laquelle tu puisses sortir; si c’est au premier étage, une fenêtre par laquelle tu puisses sauter sur des plates-bandes comme Chérubin; si c’est au second, un escalier dérobé par lequel tu puisses t’évader comme don Carlos; si c’est au troisième, ma foi, arme-toi, défends-toi, et tue le diable avant que le diable te tue. Ce n’est peut-être pas précisément le conseil d’un préfet que je te donne là, mais c’est celui d’un ami. Je serrai la main d'Alfred. — Et je l’accepte comme tel, lui dis-je. — Bien! maintenant, le suivras-tu? — Je ferai de mon mieux pour cela. — On ne peut pas demander davantage à un homme. Et, maintenant que te voilà propriétaire dans le département, je te demande ton influence pour me faire nommer député. — Tu le désires done bien? — Aulant que tu désires revoir madame de Cham- » blay, qui, sur mon honneur, est une adorable femme. Sur quoi, Georges élant venu dire que le coupé élait attelé, Alfred prit son chapeau et ses gants, n'offrit un cigare et en alluma un. — Tu ne viens pas avec moi? dit-il. — Où cela? — Faire une visite d'élection. — Non, merci. — Tu as bien raison! rêve, mon ami, rêve! il n'y dans ce monde de nécessaire que le superflu et de posilif que l'idéal. Et il sortit. | Une seconde après, la porte se rouvrit. — À propos, dit Alfred en passant la téte par l'ouverture, défie-toi d’une certaine Nathalie; c’est une drôlesse capable de tout pour de l’argent. \ XVI £ Ma conversation avec Alfred m'avait laissé une certaine inquiétude dans l'esprit : je dis à Georges de me seller un cheval, et, sans attendre Alfred, je partis pour le château de Reuilly. 1 J'en élais arrivé à adorer la solitude de son pare et les ombrages de ses arbres. Il me semblait, quand je m’y promenais seul et que je laissais mes pensées suivre leur cours, que je voyais parfois clisser une ombre blanche dans l'épaisseur des mas- sifs, que je suivais celle ombre et que, tout à coup, au détour d’une allée, je la voyais assise, réyeuse, sur un bane, ou inclinée, pensive, au bord de la ri- vière, Cette ombre blanche, c'était Edmée ou plutôt l'âme d'Edmée, qui m'apparaissait muctte, impal- pable et fugitive, mais entin qui faisait Loul ce que peut faire une ame pour le corps et pour lame qui Vaiment. \ thie Parfois, je songeais aussi à ce que n'avait dit Al- fred. Sans qu'on pot rien dire de positif contre lui, As dé SEPT ITY D ae PS MADAME DE CHAMBLAY. eel M. de Chamblay avait une étrange réputation dans le département. Il était joueur, cela était bien connu; ‘mais on ajoutait que parfois, soit chagrin secret, soit entrainement naturel, il se laissait aller, dans ses soupers d'amis, à des ivresses pendantlesquelles ses divagations allaient jusqu’à la folie, ses empor- tements jusqu’à la fureur. | Il fallait bien qu'il y eût quelque mystère caché pour que la comtesse, cet ange de vertu, de rési- gnation et de dévouement, fat malheureuse d’un malheur tel, qu’elle n'avait point la force de le cacher, Et, chose singulière ! il me semblait comprendre instinctivement que tout le malheur de la comtesse ne venait pas de son mari, et qu’il y avait dans les gens qui l’entouraient une autre cause à ses tres- saillements subits et à ses tristesses prolongées. Uue voix me disait : « C’est le prêtre!» Et alors je frissonnais. Se défier d’un prêtre, avoir à craindre un prètre me paraissait, à moi, homme d'éducation reli- gieuse, cœur pieux bien plutôt qu’inerédule, une anomalie à laquelle je ne pouvais m’habituer. De temps en temps, les tribunaux nous révélaient bien - quelque exécrable cruaulé, quelque assassinat abo- minable commis par un homme d’uglise :les noms des Maingrat et des La Collonge venaient bien de temps en temps frapper d’épouvante la société; mais ces hommes, à tout prendre, étaient des monstres dans l’ordre physique, et, à quelque classe de la société qu'ils eussent appartenu, ils auraient, comme les Papavoine et les Lacenaire, été des ex- ceplions dans-le crime. Les sévérités de leur état, qui ont fait la vertu des autres, avaient fait leurs dé- réglements à eux; mais, enfin, je m'explique mieux la brutalité de frère Léotade que l'hypocrisie de Tartufe ; je plains l’un, je méprise l’autre. En somme, tout cela restait vague et flottant dans mon esprit; il me semblait que j'étais entré dans un monde où je coudoyais des étres de forme indé- terminée, comme ceux que l’on voit dans les son- ges, Comme dans les songes, j'étais atteint de cer- taines craihles auxquelles je ne pouvais pas assigner une cause matérielle, mais seulement instinctive. Je sentais bien qu'un jour la lumière se ferait dans ce crépuscule; mais, ce jour-là, tout au contraire de ceux qui, en se réyeillant, sont débarrassés du danger imaginaire qu'ils couraient pendant leur sommeil, moi, ce serait au moment où mes yeux pourraient voir, où mon esprit pourrait compren- dre, que j’entrerais dans un danger réel. Trois jours s’écoulérent ainsi «ans que j'eusse même la pensée d'aller à la ville. Le troisième jour, comme je me levais de table, on me dit qu'une paysanne déjà âgée me deman- dait. Ce ne pouvail être que la vieille Joséphine Gau- thier, J'étais seul à table; j’ordonnai à Georges de la faire entrer, Je ne m’étais pas trompé : c'était Joséphine ; je la fis asseoir, Lout joyeux, près de moi. Pour quelque cause qu'elle vint, elle avait quillé madame de Chamblay, la veille, et elle allait me donner de ses nouvelles. Avec celle bonne femme, qui avail été sa nourrice et qui laimait autant qu'elle aimait sa fille, et peut-être davantage, je pouvais parler d'Ed- mée lout à mon aise, el je ne craignais pas d'être trahi, — Eh bien, lui demandai-je, el la noce, où en est-elle? Comme vous pensez bien, répondit-elle, tout est fini. Le lendemain, on a mangé les restes de la veille, et, le surlendemain, ceux du. lendemain; mais Ça ne pouvait pas durer toujours. Chacun s’est remis à son ouvrage, et maintenant il n'y paraît plus. Z — Les jeunes époux sont contents et heureux? — Grace à vous, monsieur le baron, qui êtes leur providence; aussi m’ont-ils bien chargée de vous dire qu'après le bon Dieu et la comtesse, vous êtes ce qu'ils aiment le plus au monde. — Et au château ? — Au château, tout va bien aussi. La petiote est un peu triste. — Madame de Chamblay ? — Oui. — Et vous ne connaissez pas les causes de sa tristesse ? — Non. Tout ce que je sais, c’est que son mari va faire une absence de quelques jours. — Et vous croyez que c’est cela? — Du moins, quand il l’a quittée, après lui avoir annoncé celte nouvelle, je l’ai trouvée les yeux bien rouges : elle avait beaucoup pleuré. — Elle ne vous a rien dit? — Si fait; elle m’a dit: «En l'absence de mon mari, ma bonne Joséphine, j'irai passer un jour et une nuit à Juvigny; je veux revoir ma petite cham- bre. » Je iui ai répondu : « Venez, madame la com- tesse; vous y serez bien reçue par votre vieille José- phine, pour qui ce sera un beau jour que celui où elle vous reverra dans la maison de votre jeunesse. » Alors elle a poussé un gros soupir, et a dit quel- ques mots que je n'ai pas compris. « Ah! lui ai-je dit, il y a quelqu'un qui vous recevrait encore bien mieux que moi là-bas. — Qui donc? a-t-elle de- mandé, — Le propriétaire actuel, M. de Villiers. » — Et qu'a-t-elle répondu à cela? — Rien; seulement, elle a poussé un second sou- pir encore plus gros que le premier... — Etcroyez-vous, demandai-je à Joséphine, qu'il lui serait désagréable de me voir à Juvigny? — Il n’est jamais désagréable de voir les gens qu’on aime. — Vous croyez done, ma chère Joséphine, que madame de Chamblay a de l’amilié pour moi? — Ah! ça, j'en réponds. Si vous saviez comme elle regardait la clef de la petite chambre! Je crois même qu'une ou deux fois elle l’a baisée. — Cela prouve, non pas qu'elle m'aime, mais qu'elle aime sa chambre. — Sans doute; mais il y a une chose dont je suis sûre, c’est qu’elle l'aime encore mieux depuis que vous la connaissez. — Qui vous fait croire cela? — Ses queslions, donc. — ile vous a questionnée? — Ah! jour du bon Dieu! m'en a-t-elle demandé, de ces détails ! EL qu'est-ce que vous avez dit; — et qu'est-ce que vous avez fait; — et comment vous y éles entré; — et comment vous en êles sorti; — dans quelle chambre vous vous êtes assis, dans quel lit vous avez couché; — si vous aviez l'air triste, si vous aviez l'air gai, C'est-à-dire qu'une fois que nous n'élions que nous deux, il n'était plus question que de vous. J'éprouvais un indicible bonheur à entendre par- ler la bonne femme, et bientôt, à mon tour, je l'in- lerrogeai sur Edmée, comme celle-ci Vavail inter rogée sur moi, Ce fut alors que j’eus toute sorte de détails charmants sur sa jeunesse : comment, enfant, elle passail sa vie entre ses fleurs et ses‘ oiseaux; commentelle semblaits'entretenir avec eux dansune 42 MADAME DE CHAMBLAY. langue inconnue, venant raconter tout ce que les oiseaux disaient, tout ce que les fleurs pensaient: n’aimant que la solitude, et passant des heures en- tières à regarder dans l’eau des choses que personne n’y voyait. Puis, la nuit, c'était bien autre chose. La bonne Joséphine couchait dans la chambre à côté de la petite chambre bleue. Elle avait conservé ses habi- tudes de nourrice, et, au moindre mouvement que faisait sa fille, elle s’éveillait, se levait sur la pointe du pied, et allait regarder par la porte entr’ouyerte, Alors l’enfant, tout endormie et aussi souriante, du moment où elle dormait, qu’elle était mélancolique et réveuse une fois éveillée, alors l'enfant répondait à ses questions, la rassurait, la tranquillisait, lui ra- contait qu’elle était en train de voyager dans des contrées inconnues où les feuilles des arbres étaient d’émeraudes, et les corolles des fleurs, de rubis et de saphirs; comment elle rencontrait dans le pays de ses rêves de belles créatures aux yeux bleus, aux cheveux blonds, aux longues robes blanches, aux ailes d’or. Puis la bonne femme ajouta — ce qu'Ed- mée m'avait raconté elle-même — que souvent elle se levait, et, les yeux fermés, allait prendre sa bro- derie et s'asseoir devant une table, et, 1a, sans lu- mière, illuminée par une flamme intérieure, se meltait soit à broder, soit à écrire. Et elle avait grandi ainsi, presque sans autres leçons que celles que lui donnaient ces instituteurs inconnus qui sem- blaient lui désigner les livres où elle avait appris toutes les belles choses qu’elle savait ; si bien que, le matin, elle allait dans la bibkothéque prendre un livre que personne ne connaissait, qu’elle ne con- naissail pas elle-même la veille; ou bien, si elle ne voulait pas se déranger, y enyoyait un domes- tique ou chargeait Joséphine d’y aller, lui désignant si bien le livre, lui disant si bien la place où il était, qu'elle n’avait qu’à étendre le bras el à mettre la main dessus, Tout cela faisait que les domestiques avaient pour elle une sorte de crainte respectueuse comme celle que l’on éprouve pour un être Surnalurel ; mais, par bonheur, d’un autre côté, elle était si bonne, que, celte bonté doublant l'amour qu'on lui portail, celle crainte n’était plus que celle de lui déplaire, Je passai une heure à écouter la bonne femme : je l’eusse écoutée toute la journée, toute la vie, Par malheur, elle devait parur pour Juvigny, ayant déjà fait un détour de ing ou six lieues pour venir me trouver, De tout son récit, ce qui n'avait frappé Je plus, C'élail le point par lequel elle avait commencé, c’est-a-dire Ja visite que la comtesse devait faire au chateau. Passer un jour avec la conitesse dans ce chateau tout plein de son enfance et de sa jeunesse, tout vivant de ses souvenirs de jeune fille, c'était pour moi un bonheur que je n’osais pas rêver, Je le tenterais, et voici comment : Comme je ne sayais point quel jour la comilesse irait au chateau, je parlirais, moi, dès le lende- main, pour le village de Juvigny. Li, je resterais parfaitement inconnu, et comme un paysagisle qui vient faire des croquis, Elle devait passer par le village pour arriver au chateau : je saurais done le jour de son arrivée, Joséphine préviendrait la comtesse que j'élais au village, — je ne voulais pas de surprise, — et lui demanderait si elle yoyail un danger à me re Cevoir, Si elle y voyait même un InConYénient, elle ne me receyrait pas, Dans le cas Contraire, elle mettrait sur la fenêtre De a ae le GE de sa chambre, qui était visible de la route, un vase de Chine avec un bouquet de fleurs dedans. Je sau- rais alors que je pouvais me présenter. Je craignais que la bonne vieille ne fit confusion dans tous ces détails, de sorte que, pour plus grande surelé, je les lui écrivis sur une feuille de papier. Au bas de ma prière, j'avais mis les trois mots que vous aviez un jour gravés à la pointe du cou- teau sur le seuil de ma porte, el qui depuis s’élaient Si souvent présentés 4 mon esprit: Ainsi soit-il f Laissez-moi yous dire en Passant, mon ami, que ces trois mots sont une espèce de talisman qui tou- Jours m’a porté bonheur, Tout étant arrêté, la bonne femme se remit en roule, Comme d'habitude, Alfred rentra à cing heures, Il monta & ma chambre; je reconnus Son pas et n’eus qu'à me retourner lorsqu'il entra, — Ah! par ma foi, dit-il en entrant, je t’améne un convive sur lequel tu ne comptais pas. — Qui done? Il regarda tout autour de la chambre, comme pour S'assurer si j'étais seul. — M. de Chamblay, dit-il. Je tressaillis malgré moi. — M. de Chamblay! et Pourquoi m’aménes-tu M. de Chamblay? lui demandai-je, — Je ne te l'amène Pas Spécialement, à toi: je l'amène à Reuilly. Que diable! quand on a l'ambi- tion d’être député, il faut cultiver l'électeur, M. de Chamblay a vendu Juvigny; mais il a encore Cham- blay, il est encore Srand contribuable, membre du conseil de département. C’est donc un homme pour lequel on doit avoir des égards: en outre, il a une belle chasse à laquelle il La invité pour les premiers jours de septembre, Ty tiens à y aller; je sais cela. Il n'y a pas de mal qu'il te renouvelle son invita- tion; entin, il est mari de Madame de Chamblay. Bref, il est venu me faire une visite à la préfecture, s’est plaint de ce que tu avais été à Bernay sans en- trer au chateau : il Ven voulait fort. J'ai pensé qu'il élait urgent que tu fisses ty paix avec lui; je Vai amené à Reuilly. ‘ — Il quitte done Bernay ? — Oui; il va pour trois où quatre jours à Paris ; il a des affaires à finir avec son notaire. Voyons, n’es-tu pas bien aise d’être Confirmé dans la certi- tude qu’il va pour deux ou trois jours à Paris? — Confirmé? — Sans doute; car je présume que tu le savais déjà et que la vicille bonne femme qui est venue te voir n'avait pas d’autre nouvelle à Vannoncer, — Alfred ! d — Mon cher ami, il est du devoir d’un bon admi- nistraleur de tâcher qu'il n'arrive pas de conflit dans son département. Laisse-moi prendre toules mes précaulions, que ‘diable! Sous un gouverne- ment conslilulionnel, les fonclionnaires sont r'es- ponsables, Je ng yeux pas perdre ma place, Puis tu verras s’il y a certaines choses qu'il faut que M, de Chamblay sache et que nous lui glisserons en dinant entre la poire ct le fromage, j — Quelles choses ? — Oh! des bagatelles auxquelles tu ne songes pas, loi; comme, par exemple, que c'est Loi qui es le propriétaire actuel de duviguy. — Vas-tu done Je lui dire? — Aimes-lu mieux qu'il l'apprenne à Paris par son nolaire, et qu'il fasse toute sorte de réflexions absurdes au-devant desquelles, Moi, j'irai par quatre paroles? Sans compler que des paroles de préfet, il n'ya pas à en douter, c’est officiel comme nad MADAME DE CHAMBLAY. 43 Ja première colonne du Moniteur ; seulement, nous dinerons de bonne heure, comme des bourgeois. Il faut que M. de Chamblay soil à Evreux à huit heures pour prendre la voiture qui correspond avec le che- min de fer de Rouen. Aussi la belle grimace qu'a faite Bertrand quand il a su que son diner était avancé d’une demi-heure ! La mêrne que tu as faite, toi, quand tu as su que tu dinais avec M. de Cham- play. En ce moment, la cloche du diner Alfred tira sa montre. — Cing heures el demie ! ponctuel comme un ca- dran solaire! Grand homme que Bertrand, mon ami, trés-grand homme, que je Le léguerai par tes- tament si je fais la sottise de me laisser mourir avant toi. Descendons ; il ne faut pas qu'un député fasse altendre son électeur; Louis XIV l’a dit: « L’exac- titude est la politesse des rois. » Nous descendimes. M. de Chamblay, qu’Alfred avait laissé dans le parc, Sacheminait vers le per- ron, attiré par le bruit de la cloche. Jallai au-devant de lui. Nous nous fimes les compliments d’usage sans que sa figure, fort belle du reste el tout à fait dis- tinguée, trahit la moindre arrière-pensée. Nous nous mimes à table. Ce fut alors seulement que M. de Chamblay me reprocha gracieusement d’être venu, pour ainsi dire, jusqu'à la porte de son château sans le vi- siter. Je lui répondis que, ne l'ayant pas vu à la noce de Gratien lorsque sa femme y était, je l'avais cru ab- sent; que je n’avais connu sa presence que le soir, de la bouche même de la comtesse, et que, partant Je lendemain au point du jour, je n'avais pu me présenter chez lui. Alors, Alfred entama se fit entendre. l'affaire de la candidature et raconta comme quoi, pour que je pusse lui etre utile en temps el lieu, il n'avait fait acheter, bi n contre mon gré, la terre de Juviguy, que M. de Chamblay venait de faire vendre; j'avais même poussé le dévouement à l'amitié jusqu’à payer cette terre, que je n'avais pas vue, que je ne connaissais pas, vingt mille francs de plus que le remier acquéreur he l'avait achetée de M. de Cham- lay. ; Le comte parut un peu embarrassé, rougit lége- rement, balbutia quelques mols où il se félicitait de ce que celle Lerre de famille, dont certaines copsi- dérations l'avaient poussé a se défaire, fut entre les mains d'uu ami, au lieu d’être entre celles d’un élranger; puis il ajoula avec un sourire : — Ce sera, je l'espère, une raison de plus, cher concitoyen, pour que vous veniez ouvrir la chasse dans la terre que jal conservée. Je lui renouvelai la promesse de ne pas manquer au rendez-vous. La conversation saula de ce sujel hasardeux à des considérations générales, el, comme lors de la première entrevue que nous avions eue ensemble, le comte me fit l'effet d'un homme non- seulement distingué, mais encore instruil, pres- que savant. A sept heures un quart, le le perron, le comte nous fil ses ciant Alfred, s’assit près du cocher rênes des mains. Le cocher, qui lilbury s'arrêta devant adieux en remer- el lui prit les connaissait Le cheval pour lrès- difficile à conduire, heésitait à les lui remettre. — Donne! donne! lui dit Alfred; si Bab-Ali fait le méchant, le comte Lui montrera comment on mel les mauvais sujets à la raison, Georges, qui tenail Bab-Ali au mors, le là ha. Le cheval se cabra et essaya de se jeter à droite, puis à gauche. Mais, à l’aide des rênes et du fouet savamment combinés, le comte remit Bab-Ali dans le bon che- min; de sorte que, lorsqu'il sortit de lagrille, il pa- raissait aussi décidé a être sage que s’il eût été aux mains du cocher ou d'Alfred lui-même. — Sur ma parole, lui dis-je, j'ai cru un instant que tu avais l'intention de faire de madame de Chamblay une veuve! __ Aide-toi et le ciel Vaidera! répondit Alfred. Les proverbes sont la sagesse des nalions. Puis, se tournant vers son groom : — Georges, lui dit-il, M. le baron quilte demain Reuilly pour deux où trois jours; veillez à ce qu'An- trim soit en état de le porter où il va. — Ah ca! demandai-je à Alfred, qui t'a dit que je partais ? — Oh! je m’en doute bien, répondit-il, et tu con- viendras qu’il ne faut pas étre sorcier pour cela. _ Si tu avais l'intention d’espionner, comme la dernière fois, je te dirais tout de suite où je vais; ce serait toujours un peu de peine de moins pour ton homme. Alfred secoua la tête en souriant. _ Non, me dit-il, ce n’est pas de toi que je m'oc- cupe celle fois. — Et de qui — De lui. — Qui appelles-tu lui? _ Eh! pardieu ! M. de Chamblay. Je fis un mouvement. — Que veux-tu ! c’est une manie, me dit-il; mais je tiens à ce qu'il ne Varrive pas malheur. Le soir, en montant à ma chambre, je trouyai sur la table de nuit une charmante petite paire de pis- tolets de poche à canons superposés. Les pistolets étaient tout chargés el reposaient sur un papier où étaient écrits ces mots de la main d'Alfred : « À toul donc? hasard. » XVII huit beures du matin, j'enfour- Le lendemain, à la grille chais Antrim el je sortais au grand trot de de Reuilly. A dix heures, j'avais fait cinq lieues. Je m’arrelal pour faire souffler mon cheval et manger mol- méme un morceau. C'était un beau jour de la seconde quinzaine d'août, rafraicht par une douce pluie tombée pen- dant la nuit. Les arbres, désaltérés, avaient redressé leurs branches reverdies, dans le feuillage des- quelles rougissaient des pommes au vif carmin. De temps en temps, le chemin de traverse que j'avais pris était festonné par un ruisseau clair el murmurant, comme il en jaillit à chaque pas dans les prairies normandes. La terre, divisée en échi- quier, présentait des compartiments de différentes couleurs, depuis le vert vigoureux du gazon jus- qu'au jaune d'or des épis; les vaches, couchées la tole à la brise, les grands bœufs ruminants, les mou- Lous presses en Lroupeauy, les chevres cupricieuses se dressant au tronc des arbres ou contre les tra~ verses des haies, le berger les regardant appuy é sur son baton; toul cela faisait un paysise eavissanl que, temps en temps, dominait une maison longue, 44 MADAME DE CHAMBLAY. basse, à un seul étage, couverte d’ardoises ou de | formulant vivement ce désir dans mon esprit quand chaume, et zébrée de charpentes peintes en noir comme ses contrevents. Et moi, le’cœur joyeux, la tête haute, la poitrine libre, je voyageais au milieu de ce paysage, sou- riant aux animaux, aux champs, aux hommes, à l’azur. Je n'avais jamais été si heureux, je crois. J’arrivai vers onze heures à Juvigny; je m’arrétai à une auberge qui formait l’ayant-derniére maison du village, et d’où, comme je lai dit, on voyait le château, et je demandai une chambre donnant sur Ja rue. J’eus sans difficullé ce que je demandais. Je m'assis près de la fenêtre, et, calme, sans impalience aucune, comme un homme sûr du bon- heur qui l'attend, je me mis à dessiner le chatean, noyé dans son groupe d'arbres. Une partie de la journée s’écoula sans que je visse passer personne; je me fis servir à diner, sans quitter mon poste. Sept heures sonnerent. Comme vibrait encore le dernier tintement, j’en- tendis le roulement d’une voiture venant du côté de Bernay. C'était sans doute celle que j'attendais. Je me rappelai alors ce que m'avait dit la com- tesse de sa double vue. Je voulus essayersd’un de ces merveilleux effluves qu’on appelle influences de volonté. Je me tins debout derrière le rideau. Si c'était la comtesse qui venait dans sa voiture, il fallait done qu’en passant elle me devinat ca- ché derrière cette fenêtre et se retournât de mon côté, La voiture s’avançait rapidement. Je m’effacai de manière à pouvoir regarder sans ôtre vu. Elle était dans un coupé dont les stores de soie étaient baissés; mais, en approchant de l'auberge, elle releva le store qui était de mon côté, passa la tête par la portière, et, sans hésilation aucune, fixa son regard sur la fenêtre où je me tenais debout. Je restai caché, la voiture passa. Je demeurai tout pensif, l'épreuve avait réussi. D'où pouvaient venir ces affinités entre deux êtres séparés par une distance semblable? quels cou- rants magnétiques, s’échappant de l’un, pouvaient aller chercher l’autre, porter le désir, imposer la volonté? Elait-ce seulement l'amour, et fallait-il dire comme Euripide : «O amour, plus puissant que les hommes et que les dieux!» ou bien était-ce une loi générale, une de ces pressions dont on relrouve l'exemple dans le monde physique, comme dans le monde intellectuel, exercée par le plus fort sur le plus faible ? Elait-ce une de ces preuves que les spiritualistes peuvent invoquer en faveur de l'âme, et celte double vue, dont on rencontre, dit-on, tant d'exemples en Ecosse, franchil-elle non-seulement les monta- gnes des Highlands, mais encore le détroit de la Manche? Certes, s'il existail un sujet — je me sers du terme consacré — sur lequel ces incompréhensi- bles phénomènes pussent se produire, c'était bien la comtesse, organisation nerveuse, espril exalté, imagination fiévreuse s'il en fut, Elle-méme m'avait avoué être accessible à ces perceplions inconnues; mais, en même temps, elle m'avait prié de n’exercer mon pouvoir sur elle que de son consentement, | Je le lui avais promis, j'atlendais donc; mais, en je me trouverais près d’elle, sans doute aussi aurais- je l'influence de hater sa décision. 3 Ce fut en faisant toutes ces réflexions que je me remis à la fenêtre. Vous vous rappelez que j'avais un signal à at- tendre. La comtesse devait être arrivée au chateau et devait savoir autrement que par intuition que j’é- tais là. En effet, au bout d’un instant, je vis la fenêtre, sur laquelle j'avais les yeux fixés, s’ouvrir et la com- tesse poser sur le rebord de celte fenêtre un bou- quet de roses dans un vase de Chine. Elle consentail à me recevoir! Je battis des mains comme un enfant, tant j'étais joyeux. ; Je ne sais si elle distingua mon geste, mais elle me vil et me fit une douce et charmante inclination de tête, comme ferait une sœur à un frère. Le crépuscule commençait à tomber, je n’aurais donc pas longtemps à attendre. En effet, la nuit venue, je sortis, et, par un long détour, pour que personne ne put deviner où j’al- lais, je gagnai la petite maison de Joséphine. La bonne femme m/’attendait. — Vous aviez donc écrit à madame? me demanda- t-elle d’abord. — Non, répondis-je ; pourquoi cela? — Mais paree que, quand je lui ai dit : «M. de Villiers est ici, » elle m'a répondu, en faisant comme cela de la téte (et la bonne femme fit un mouyement de la téte de haut en bas) : «Oui, je le sais. » Done, si elle le sait, puisque ce n’est pas par moi qu'elle le sait, c’est par vous. Je souris, sans répondre à la bonne femme. Je jugeai inulile de lui expliquer une chose qu’elle n’eût pas comprise. — Où est madame? — Au château. — Puis-je aller l'y rejoindre ? — Sans doute; elle vous attend. : Je fis un signe d’adieu à Joséphine et je passai la grille. Tout était calme et silencieux sous ces grands ar- bres, dont pas un souffle de vent n’agilail les cimes. De temps en temps, de grandes ombres; puis un rayon de lumière bleuatre descendait du ciel et al- lait se briser dans quelque bassin dont il faisait étinceler l’eau, agitée par les poissons qui venaient se jouer à la surface et qui semblaient des éclairs d'argent. | Il serait impossible de donner une idée du sen- timent, du calme et de la sérénité épanchés sur la terre par celte belle nuit. . Je savais qu’elle m’atlendait; je brûlais du désir de la voir. Dans tout autre temps, à toute autre heure, en toute autre circonstance, je me fusse haté, j’eusse bondi. Non. Par cette belle nuit, par ce doux silence, par celle sérénilé suprême, toute chose hatée ou violente eût été inharmonieuse et choquante. Lorsque j'arrivai au bout de l'allée, je la vis au haut du perron, vêtue d’un long peignoir et blan- chissant sous le rayon de la lune. En m'apercevant, elle descendit, marche à mar- che, l'escalier, Jl semblait que cette tranquillité profondément tendre, mais en même temps profondément sereine de mon cœur, fat passée dans le sien, Elle me tendilt la main, que je pris et que je baisal. MADAME DE CHAMBLAY. 45 En ec moment où j’accomplissais celte action en apparence plus fraternelle que passionnée, j’eusse certainement, sur un geste, sur un mot, sur un si- gne, donné ma vie pour elle. — Vous voila, me dit-elle; je suis heureuse de yous voir. Je la regardai à travers un sourire d’ineffable bonheur. — Et moi donc! lui dis-je, doutez-vous que je sois heureux? — Je voudrais en douter, que cela me serait im- possible; vous savez bien que j'ai le don de double vue. — Je commence à y croire. — À quel propos y croyez-vous? — Ne m’avez-yous pas deviné derrière le rideau - de l'auberge? — Je vous y ai vu; c'était mieux encore que de deviner. — C'est inoui! — Par malheur, avec moi. il faut croire. Je suis précise comme un mathématicien. Vous éliez de- bout, et vous aviez derrière vous un carton avec un dessin commencé; ce dessin élait une vue du chà- leau. — Savez-vous que c'est effrayant, ce que vous me dites 1i?... Et cette facullé de double vue, elle est, selon votre volonté, la même à l'égard de tous? ari — Non; c’est une chose, au contraire, dans la- quelle mon libre arbitre n'est pour rien. Tout à coup, je sens que quelque chose d’élrange se passe en moi, un voile se déchire entre moi et les objets que je dois voir, el cela avec un bruit presque ma- tériel. Les obstacles disparaissent et se fondent somme un brouillard qui se dissipe, et je vois. C'est comme une évocation à laquelle je serais forcée d’obéir. — Alors, dis-je celte fois, j'ai été le magicien. J'ai désiré que vous me vissiez en passant, sans me douter que mon désir aurait celle puissance sur vous. Vous m’aviez parlé de votre susceptibilité ma- gnétique, et j'ai voulu faire un essai. Vous m’y aviez presque autorisé en me disant qu'un jour vous me permettriez de vous endormir. — Oui, nous verrons. — Quand cela? — Peut-être ce soir, peut-être demain... Je vou- drais que l'absence de mon mari se prolongeat pour rester à Juvigny le plus longtemps possible. Si vous saviez quelle joie j'ai éprouvée en me retrouvant ici, et comme je suis heureuse que ma pauvre pelile cabane soit à vous! Il me semble qu'elle est toujours à moi. — Avec un ami de plus, vous avez bien raison. Mais est-ce que vous ne me montrerez pas, en me l'expliquant comme souvenir, ce cher appartement à vous, que j'ai visité seul? — Oui, et je m'en fais une joie. Elle appuya son bras sur le mien, — Comprenez-vous? dil-elle; je n'ai jamais eu un ami! Depuis que je suis malheureuse, — et, depuis que je me connais, je le suis! — mes douleurs sont eras une à une dans mon cœur, sans jamais en sorlir par un aveu ou par une confidence, Le cœur est un abime; mais, si profond que soil un abime, à force d'y jeter les épaves de sa vie, on finit par le combler, Eh bien, aujourd'hui, mon cœur déborde; je trouve un ami à qui faire porter une part de ma croix; cet ami, je ne le repousserai pas. Voulez- vous être mon Simon le Cyrénéen? — Pourquoi ne puis-je pas, puisque je vous ren- LA contre sur la voie douloureuse, vous prendre le fardeau tout entier et vous laisser derrière moi, ra- dieuse et souriante! Oh! comme mes souffrances me paraîtraient douces du moment où ce seraient les vôtres et non ‘pas les miennes que je porte- rails ! — C'est convenu. Vous emporterez, en vous en allant, la partie de ma vie qui m’appartient; quant à l’autre, ce n’est pas moi qui en tiens la clef. — Je saurai ce que vous voudrez bien me dire, et je ne vous demanderai rien de plus. Le peu que vous m’accorderez sera un trésor qui, comme cette maison, apparliendra à nous deux, La comtesse poussa un soupir. — Quoi? lui demandai-je. — Rien. — Eh! oui, repris-je, c’est étrange ! — N'est-ce pas? dit-elle en répondant à ma pen- sée. — On se rencontre toujours trop tard ! — Mais il y a le ciel, dit-elle en levant vers la voûte d’azur qui nous enveloppait un regard de su- préme espérance et de résignalion infinie. ? Puis, prenant mon bras, elle s’enfonça avec Mol dans une des allées du pare, jusqu'à ce que, trou- vant un bane, elle s’assit et me fit signe de m’as~ seoir auprès d'elle. XVIII Il y eut un instant de silence, pendant lequel la comtesse sembla revivre dans le passé. — Je vais vous raconter des choses étranges, dil- elle, et qui, scellées au fond de mon cœur, ne de- vraient peut-être pas sortir de ma bouche; mais vous êLes passé comme je jetais mon cri de détresse: ce cri, vous l'avez entendu: vous êles venu à mol, Je veux croire que vous venez de la part de Dieu. Écoutez done. Je vais vous raconter tout cela sans ordre, n'est-ce pas? Ce n’est pas un récil que je fais: c'est une âme qui déborde et qui se répand au dehors. Ce que vous ne comprendrez pas avec l'esprit, vous le comprendrez avec le cœur. » Je n'ai jamais connu ma mère. Elle est morte, je crois que je vous l'ai dit ou que Joséphine vous l'a dit, en me donnant la naissance. » Mon premier souvenir date de ce bane où nous sommes assis. C'est sans doute pour cela que je vous y ai conduit, et c'est un souvenir de ter- reur, » Joséphine nous promenail, Zoé et moi, lorsque, plusieurs fois, en Ja lirant par sa robe et en essayant de l'entrainer vers la maison, je lui dis : » — Le chien! le chien! » Ma voix avait, à ce qu'il parait, l'expression de la peur. » Elle m'a souvent raconté cette scène depuis, et Zoé, de quatre ou cing mois plus âgée que moi, se la rappelle parfaitement, » Tout à coup, nous entendimes des cris, el un énorme chien de berger, le poil hérissé, les yeux sanglants, la bouche écumante, parut dans cette allée, poursuivi par des paysans armés de fourches et de batons. » Il se dirigeait droit sur nous, » Joséphine comprit qu'il élail enragé. » Elle me prit entre ses bras, cria à Zoë de nous suivre et s'enfuit vers le château. 46 MADAME DE CHAMBLAY. » Le chien dévia de son chemin pour nous don- ner la chasse. » A la façon dont Joséphine me portait, je pouvais voir derrière elle, et ce que je voyais ¢tait terrible. » Dans son accès de rage, le chien nous poursui- vait, et, tout en nous poursuivant, sans ralentir sa course, il ramassait des pierres qu’il broyait entre ses dents. » Les paysans qui couraient après lui, effrayés en voyant la direction que le chien avait prise, s’étaient arrêtés et s’étaient tus, de peur que leurs cris el leur poursuite n’ajoutassent encore à la rapidité de sa course. _» Celte précaution n’y faisait rien, il gagnait sur nous, il allait nous atteindre. » Tout à coup, je vis, à travers les arbres, mon père, pâle comme la mort; il revenait de la chasse avec son fusil, et, se trouvant là par la permission de Dieu, il avait compris l’effroyable danger que nous courions, » Il ajusta le chien et fit feu de son premier coup. » Le chien ne parut pas touché et continua de nous poursuiyre avec la même rapidité. » Il allait atteindre la petite Zoé; il ouvrait déjà la gueule pour la saisir, lorsque le second coup re- tentil. ; » La bête s'arrêta, se mordit l'épaule, voulut re- prendre sa course, tomba, tenta de se relever, puis retomba une seconde fois. : » Mon père était déjà entre nous et le chien. » Il le frappa d’un si violent coup de crosse sur la tête, que la crosse se brisa. » Mais alors il le frappa de l’extrémité du canon et de la batterie. » À la troisième abattée, le chien resta sans mou- vement. » Joséphine m’emportait toujours; elle rentra au chateau, ferma la porte de l’antichambre, passa dans la salle à manger, en ferma aussi la porte; en- fin, elle alla s'asseoir ou plutôt tomber sur le canapé du salon. » Derrière elle, les portes se rouvrirent; mon père entra, plus pale que je ne l'avais vu ‘au mo- ment de lirer sur le chien. Il se précipita sur moi, me saisit entre ses bras, et m’embrassa en me ser- rant à m’étouffer. » Il m’aimait beaucoup, mon pauvre père ! Cette scène, qui était une preuve de son amour pour moi, est restée dans mon souvenir. _ » Peut-être est-ce à la terreur que je ressentis que je dois cette surexcitation nerveuse qui a amené chez moi les singuliers phénomènes dont nous par- lions tout à l'heure. » Je me rappelle mon pèré dans cette circon- stance, Je pouvais avoir trois ou quatre ans. Le dra- malique de cette scène avait triomphé de ma fai- blesse enfantine, et, dans mon cerveau encore plein d'idées confuses, ce souvenir s'était profondément £l'avé, » Quelque temps après; mon pauvre père mourut d'un anévrisme, _» Ilavait prévu sx mort et avait pris ses précau- lions pour séparer entièrement ma fortune de celle de la seconde fémme qu'il avait épousée. Grace aux précautions prises par ce bon père, je devais, par les intérêts composés — comme on dit, je crois, — d'une cerlaine somme placée, je devais, à l'âge de quinze ans, c'est-à-dire à l'âge où je pouvais me marier, être riche de trois millions. » J'élais enfant, Je ne ressentis pas, comme je l'eusse fail si j'avais eu quelques années de plus, la perte terrible que je venais de faire. Je me rappelle seulement quelques détails de la nuit funèbre où mon père mourut. » Cette mort était fort inattendue, puisqu'elle arriva instantanément, produite par la rupture d’une artère; vers deux heures du malin, je m/’éveillai tout à coup en pleurant, presque étouffée par mes larmes et criant : » — Papa est mort! » Et, en même temps, je frottais mes lèvres, où ilme semblait sentir l’impression d’un baïser glacial. » Dans ma pénsée enfantine, mon père élait venu me dire adieu, et ce froid qui avait glacé ma bou= che, c'était le contact de la mort. » Joséphine s'était réveillée à mes cris, et, comme je ne cessais de répéter : « Papa est mort! » elle se leva et courut à la chambre de ma belle-mère, sé + parée de celle de son mari par une simple cloison, el la réveilla. - » Mon père s'était couché la veille comme de coutume, à dix heures du soir; aucun symptôme n'avait pu faire présumer dans son état quelque chose de plus alarmant; il avait eu ses palpitations habituelles, mais voilà tout. » Ma mère ne crut donc point d’abord à ce que lui disait Joséphine; elle se contenta de frapper à la cloison, convaincue qu’au bruit qu’elle faisait, son mari allait s’éveiller et lui répondre; mais au- cun mouvement ne répondit à son appel. » Elle commença à s’effrayer, descendit de son lit et alluma une bougie à la veilleuse, » Puis elle alla à la chambre de son mari et frappa à Ja porte; mais on ne lui répondit pas plus que lorsqu'elle avait frappé à la cloison. » Elle ouvrit la porte alors, et son regard plongea dans l’alcôve: mon père était couché comme s'il dormait, il n'avait fait aucun mouvement; seule- ment, une légère frange d’écume rougeatre bordait ses lèvres. » Il était mort. » Explique qui voudra ce phénomène : l’âme, én s’échappant du corps, avait-elle voulu prendre congé de moi, comme Ja chose qu’elle avait le plus aimée au monde? avait-elle effleuré ma lèvre du . bout de son aile, et, par ce contact, me mit-elle en communication avee ce monde des esprits, invisible pour tous, visible pour moi? » J'ai encore un vague souvenir de quelques dé- tails sombres; du bruit d’un marteau enfonçant des clous; de Joséphine me mettant un rameau bénit à la main et me faisant jeter de l’eau sur le cercueil; du chant des prôtres s’arrêlant devant la maison avec la croix; puis tout retombe dans la nuit pour ne s'éclairer que quand la jeunesse succède à l'en: fance. » Je me retrouve alors dans un pensionnat d'É- vreux avee une foule de jeunes filles dont les visages sont restés dans ma mémoire comme autant de bou- tons de rose éclos dans le céleste jardin des sou- venirs. » Ma belle-mère m'y venait voir deux fois l'an, accompagnée d’un homme noir, au teint pâle, aux cheveux rares, aux tempes concaves, au frant étroit mais protubérant, aux sourcils sombres, à l'œil gris, vif et percant, aux lèvres minces... — C'élait le prêtre, n'est-ce pas? m'écriai-je en interrompant la comtesse. — Oui, dit-elle, c'était lui, A quelle époque cette figure commença-t-elle à se dresser dans ma vie, jé n’en sais rien; il me semble qu'elle y était ombre avant d'y êlre réalité. » Chaque fois que ma belle-mère venait, on me - MADAME DE CHAMBLAY. laissait une heure avec le prétre; il me confessait sérieusement, comme si j’eusse su ce que C'était que le péché. » Lorsque je relournais chez ma belle-mère, aux vacances, je retrouvais toujours le prêlre à ses cô- tés quand j’arrivais. Il me faisait un petit sermon, me menaçant des vengeances du Seigneur, et ne me parlant jamais ni de ses miséricordes, ni de ses bontés. » Il est vrai que toute la nature m’en parlait à sa place. » Sur-ces entrefaites, je gagnai mes treize ans, el le jour de ma première communion arriva. » L'abbé Morin oblint de l’évêque d’uvreux d’as- sister le prêtre chargé de la direction du pensionnat. » J'étais du nombre des jeunes filles dont il eut à faire l’instruction religieuse. » Son amitié. pour ma belle-mère lui donnait le droit de s'occuper tout particulièrement de moi. » Mais c'était une chose étrange : plus il affectail une tendre inquiétude pour mon salut, plus j’éprou- vais une singulière terreur. Je lui obéissais passi- yement, sans que mon intelligence se mélat en rien _ de discuter l’action que j’accomplissais. » Je devins ainsi, en apparence du moins, une des plus ferventes catéchumènes du pensionnat. » Je fus choisie pour dire ies Vœux du baptême. L'abbé Morin me les fit répéter comme un directeur doit faire répéter une actrice, mais non pas, à coup sûr, comme un jeune cœur apprend à parler à Dieu. » Le jour venu, j'étais faible et fiévreuse à la fois, sortant de ma faiblesse pour passer à une suprême exaltation, et retombant de cette exaltation dans ma faiblesse, » Lui, pendant ce temps, et chaque fois que l’oc- casion s’en présentait, me parlait bas à l'oreille. Que me disait-il? Je n’en sais rien; je n’entendais pas, ou plutôt je ne comprenais pas. » J'ai vu depuis un tableau de Scheffer représen- tant Méphistophélès parlant à l’oreille de Margue- rite. Je tressaillis en voyant ce tableau. Il me sem- bla que ce devait être avec cette expression diabo- lique que le prêtre me parlait. » Le grand jour arriva; j'étais dans un état étrange : il me semblait que rien de terrestre n’était plus en moi, et qu'au moment où la sainte hostie toucherait mes lèvres, il me pousserait des ailes d'ange et que je monterais au ciel. » J'ai dit la peine que l'abbé Morin avait prise pour me faire réciter les Vœux d’une certaine facon. Tant qu'il avait été près de moi et m'avait fait répé- ler, j'avais subi son influence et imité ses intona- tions. » Mais, lorsque vint le moment de parler à Dieu lui-même, tout fat oublié. La déclamation disparut pour faire place à l'enthousiasme; ma voix devint rap vibrante, sonore, si bien que, partageant ‘émotion que je faisais éprouver aux autres, lorsque j'achevai, mon visage était inondé de larmes, » Puis, enfin, vint le jour de la communion : ce fut avec un étrange frémissement de joie que je sentis l'hostie sainte toucher mes lèvres. J'éprouvai quelque chose d'un bonheur ineffable, céleste, su- préme, et je m'évanouis. » On m’emporta dans la sacristie, » C’élait un singulier évanouissement que le mien, évanouissement pendant lequel je voyais et j'entendais, comme si j'avais les yeux ouverts, et comme si toutes mes facultés, moins celles du mou- vement, m'élaient conservées, » On m'a dit, depuis, que cet état s'appelait la catalepsie, |» Le prêtre n’avait pas pu quitter la cérémome | pour me suivre; mais, dès qu’elle fut achevée, je | le vis, à travers mes paupières fermées, s'approcher | de moi; je le sentis poser sa main sur mon cœur; ses yeux, ardents et pareils à deux charbons, sem- blaient me transpercer comme deux rayons magné- tiques. Il allait et venait dans la sacristie, mais ne me perdait pas de vue. Les enfants de chœur, qui dépouillaient leurs vêtements, et les personnes | qui entraient et sortaient, ne remarquaient point | cette persistance ; mais, à travers mon évanouisse- | ment, elle me fascinait. | » Enfin, il y eut un moment où le prêtre se trouva seul. » Il regarda autour de lui, puis reporta les yeux sur moi, lança un dernier regard au bout de la chambre, marcha vivement vers la table où l’on m'avait déposée avec un oreiller sous la tête, et s’inclina vers mon visage. » J’éprouvais une telle terreur, que, dans l'effort que je fis pour me soustraire au contact de cet | homme, tous les fils qui liaient mon sommeil se | rompirent. | » Je jetai un cri terrible, et, sans savoir com- ment, je me trouvai debout. » Le prêtre recula vivement. En ce moment, la porte s’ouvrit : c'était le curé du pensionnat qui rentrait à son tour. » Quoique, à l’âge où j'étais arrivée, les impres- sions ne se gravent pas très-profondément dans le souvenir et s’effacent rapidement, la scène que je viens de raconter demeura constamment présente à ma mémoire. Il est vrai que vous êtes le premier à qui j'en fais confidence, et que, n'étant pas sortie de mon cœur, elle ne sortit pas de ma pensée. » Maintenant, expliquez ceci : cet homme, tout en m'inspirant une terreur profonde, avait conservé une suprême influence sur moi; j'étais comme ces fées du moyen âge qui tremblent devant la baguette d’un méchant enchanteur, et qui, cependant, sont foreées de lui obéir. : » Je ne revis l'abbé Morin qu’aux vacances sul- vanles. Il fut pour moi ce qu'il était d'habitude : un directeur plutôt indulgent que sévère. Il ne pouvait se douter que, pendant mon évanouissement, les sens de la vue et de l’ouie me fussent restés, el que, par conséquent, je n’eusse rien perdu de ce qui s'était passé. Il n’y fit aucune allusion, et, quant à moi, j'eusse mieux aimé mourir que de lui parler de celle étrange hallucination. » D'ailleurs, je n'étais pas bien sûre que ce ne fat point un rêve. » L'abbé était directeur d'un couvent d'ursulines, et souvent il me vantait le calme et la tranquillité de ces épouses du Seigneur, en me disant que bien heureuses élaient celles à qui Dieu envoyait la vo- cation. » Mais, chaque fois qu'il me parlait de ce bon- heur, je devenais si pâle, et j'étais si près de m'é- vanouir, que ma belle-mère, qui, au fond, était une excellente femme, évoquant une prétendue aversion que mon père aurait eue pour les communautés re- hgieuses, pria l'abbé Morin de ne jamais revenir | avec moi sur ce sujet de conversation, » L'abbé Morin en prit son parti, et se contenta de faire des allusions aux anticipations de bonheur céleste que pouvait nous donner la terre; mais ces allusions devenaient d'autant plus rares, que ma- dame de Juvigny, sans que je devinasse pourquoi, mettait une certaine affectation à ne pas me laisser seule avec lui, » Pendant l'année qui suivit ma première com- 48 MADAME DE CHAMBLAY. Here munion, ma belle-mère vint me voir trois fois. Chaque fois, selon son habitude, elle était accom- pagnée de l'abbé Morin; mais pas une fois il n’eut l’occasion de me dire un mot qu'elle ne pat pas entendre. » J’atleignis ainsi ma quatorzième année. » Ce fut pendant les vacances qui suivirent celte quatorzième année que j’arrangeai la petite chambre bleue comme elle l’est aujourd’hui. J'avais trouvé, dans un magasin de curiosités d’Evreux, la Vierge que vous avez remarquée; je la dorai moi-même et la plaçai où elle est encore. La petite chambre fut terminée au moment où je relournais à la pension, etje me faisais une fête de la venir habiter dans un an. » Folle espérance ! Vous allez voir ce qui devait se passer dans celte année, » Un jour, ma belle-mère vint me chercher, quoique ce ne fat point l’époque des vacances ; j'avais eu quinze ans la veille du jour de son ar- rivée. » Il y eut une longue conférence entre elle et ma maîtresse de pension; à la suite de cette confé- rence, la bonne madame Leclére — c'était le nom de notre institulrice — m’embrassa et me bénit avec une solennité qui me fit comprendre qu'il se passait, ou du moins qu'il allait se passer quelque chose de trés-important dans mon existence. » Ce quelque chose, je n’osais demander ce que c'était. » Mon premier étonnement avait été, à l’arrivée de ma belle-mère, de ne pas voir le prêtre avec elle. Je m’altendais à le voir paraître d’un moment à l’autre. » Il ne parut pas. » Je me gardai bien de demander ce qu'il était devenu : il m’inspirait une crainte profonde, et je me disais que je le reverrais toujours assez tôt. » Sans doute nous altendait-il à Juvigny. » Nous arrivames à Juvigny. Je regardai de tous côtés, et je ne vis pas la noire apparition; je com- mencai à respirer. » Le soir, rentrée dans ma petite chambre, et la porte de ma petile chambre bien fermée, je me hasardai à demander à Joséphine ce qu'était de- venu l'abbé Morin. » Joséphine élait assez peu instruite à ce sujet; elle déplorait son absence, voilà tout. — Joséphine regardait l'abbé Morin comme un saint, » Tout ce qu'elle avait appris, c'est qu'il y avait eu une querelle entre lui et ma belle-mère; à la suite de celte querelle, on avait su le départ de l'abbé Morin pour Bernay, dont il était nommé curé. » Depuis ce temps — et il y avait de cela trois mois — on ne l'avait pas revu à Juvigny. Il avait été remplacé par un jeune vicaire nommé sous son influence. » Le lendemain de mon arrivée au chateau, on me fit, vers les deux heures de l’aprés-midi, habiller avec des robes que je n’ayais jamais mises, et qui n'avaient plus la forme-de celles que je portais à ma pension. » Je demandai le molif de ce changement à Jo- séphine, qui, d'un air mystérieux, me renvoya À ma belle-mère, » Madame de Juvigny, interrogée par moi à son tour, me répondit que j'étais, non plus une enfant, mais une jeune fille, et que, par conséquent, il était tout naturel que l'on ne m’habillat plus en enfant, mais en jeune lille, » d'élus fort satisfaite, ment; ma coquellerie y au reste, de ce change- gagnait cent pour cent, Au lieu de mon fourreau de pensionnaire, gris avec des rubans bleus, j’avais une jolie robe de mousse- line brodée, décolletée, avec des volants. » On m'habillait, parce qu'il devait venir du monde au chateau. » Je dois dire que, tout en courant dans le pare, j'avais l’oreille aux écoutes et l’œil aux aguets. » Vers quatre heures de l'après-midi, j’entendis le roulement d’une voiture. » Je me glissai à travers les massifs, de manière à voir qui allait franchir la grille et passer dans l’allée de tilleuls. » Je vis une calèche fort élégante, et, dans cette calèche, un homme nonchalamment eouché. Cet homme pouvait avoir une trentaine d'années; il avait une belle figure, un peu sévère peut-être, en- cadrée par une barbe noire parfaitement soignée. Il était vêtu simplement mais élégamment. » La calèche s'arrêta au perron; l'inconnu sauta lestement de la voiture à terre; ma bele-mère s’avança au-devant de lui jusqu'à la première marche. » Je pus remarquer, du massif où j'étais cachée, qu'on le recevait avec beaucoup de prévenances. » Tous deux, ma belle-mère et lui, entrèrent dans l'intérieur de la maison. » Au bout d’un instant, je m’entendis appeler par mon nom d’Edmée, et je reconnus la voix de Jo- séphine. » Je fis en courant un grand tour dans le pare, et répondis seulement lorsque je fus assez éloignée de Vallée de tilleuls pour qu’on ne soupgonnat point ma euriosilé. » Je me décidai enfin à me montrer dans une allée; la bonne femme m’apercut et accourut à moi tout essoufflée. » — Mais venez done. mademoiselle, dit-elle; au nom du bon Dieu, venez done! On vous cherche de tous les côtés, et, depuis dix minutes, on vous ap- pelle à tue-téte, » — Me voilà, ma bonne Joséphine, répondis-je, me voilà. » — Sans doute, vous voilà, mademoiselle, mais dans quel état! avec votre robe froissée, avec vos cheveux défrisés, et cela, quand il vient un beau monsieur pour vous Voir. » — Comment! pour me voir? Tu vas me faire accroire que le monsieur de la calèche vient ici pour moi? » — Pour vous et pour madame de Juvigny. Mais, à propos, dites-moi, vous l'avez done vu, le mon- sieur de la caléche? » — Oui, de loin, à travers les arbres, répondis-je, toute confuse de m'être laissé surprendre en fla- grant délit de curicsité. » — Alors venez vite... Oh! la méchante enfant! » Et Joséphine me suivit ou plutôt me poussa de- vant elle. » En arrivant sur le perron, j'étais tout essouf« fée. : » — Voyons, dit Joséphine, remellez-vous, au nom du bon Dieu, Ne dirail-on pas une pensionnaire qui vient de jouer à la corde? » — Wh bien, dis-je, quand je viendrais de jouer à la corde, quel mal y aurait-il à cela? » — Voulez-vous vous taire! dit Joséphine; une demoiselle bonne à marier! » Toules ces précaulions m'inlriguaient énormé- ment: les derniers mots de Joséphine me suffoquè- rent, Mon cœur ballait de plus en plus fort. » Au lieu d'entrer au salon, je mourais d’enyie de me sauver, Er m » Peut-être allais-je céder à cette envie, lorsque j'entendis violemment retentir la sonnette. » Un domestique passa rapidement, .….» — Eh bien, viendra-t-elle enfin, cette petite fille? s’écria ma belle-mère avec impatience. » — Qui cela, s’il vous plaît, madame? demanda le domestique. » — Mais mademoiselle Edmée, donc. » — Elle est là, sous le vestibule, avec madame Gauthier. » Ce fut pour le coup que la peur me reprit, Je fis un mouvement pour a » Joséphine m'arrêta. » — Allez la chercher, dit madame de Juvi- gny. : » Il n’y avait plus moyen d’échapper; d’ailleurs, Joséphine me poussait. » — Maisallez done! me disait-elle, allez donc! » —Me voici, madame, répondis-je faisant un effort pour répondre à madame de Juvigny, et sur- tout pour lui obéir, » Le visage de ma belle-mère, qui, en me regar- dant, me semblait fort irrité, se radoucit: dans le demi-tour qu’elle ft en me prenant par la main pour me présenter à l’étranger, il était redevenu tout à fait riant. __» — Il faut l’excuser, monsieur, fit madame de Juvigny, elle est «i jeune}... » Puis, sans me donner le temps de me recon- naitre : » — Monsieur, dit-elle, j’ai l’honneur de yous présenter mademoiselle Edmée de Juvigny. » Puis, se tournant vers moi: » — Monsieur Edgard de Montigny, dit-elle. — Mais alors, m’écriai-je, c'était votre premier mari? — Lui-méme, répondit madame de Chamblay. — Oh! continuez, madame, continuez! m’écriai- je. Vous n’avez pas idée de l'intérêt avec lequel je vous écoule, XIX — Le méme soir, lorsque M. de Montigny fut parti, continua madame de Chamblay, ma belle- mère m'annonça que ce gentilhomme me faisait l'honneur de rechercher ma main, et, comme doutes Jes convenances de fortune et de position élaientréunies en lui, elle ne voyait aucun empêche- ment à ce que le mariage s’accomplil. » Pour parler plus clairement, madame de Ju- vigny se trouvait, à vingl-septans, avoir une grande fille de quinze, que les étrangers pouvaient prendre pour sa propre fille, ce qui la vieillissait, et, quoi- qu'elle fat encore jeune, elle n'était pas fachée d’é- loigner d'elle un visage plus jeune que le sien. » Je n'étais pas habituée à avoir des volontés: aussi répondis-je à madame de Juvigny qu'elle était libre de faire de moi ce que bon lui semblerail; que je savais que mon devoir était de lui obéir, et que je lui obéirais. » Cette soumission parut combler tous les vœux de ma belle-mère, qui me fit alors un grand éloge de M. de Montigny, m'aflirma que je serais avec lui la femme la plus heureuse du monde, et m'envoya coucher exactement comme lorsque j'étais une pelite pensionnaire qu'il n'était aucunement ques- ion de marier, » J'obéis sans réplique; dans ma petite chambre, MADAME DE CHAMBLAY. | | 49 j'allais retrouver ma bonne Joséphine, avec laquelle mon cœur s’ouvrait comme avec une mère. » Je me jetai dans ses bras en pleurant. » Joséphine était au courant de la situation. » Elle commença par me laisser épuiser mes larmes. Il était évident que, dans le premier mo- ment, je n’eusse écouté aucune raison, si bonne qu’elle fût; puis, lorsque le premier pafoxysme fut un peu calmé, elle attaqua franchement la question, me demandant tout d’abord, et comme grief prin- cipal, si je trouvais M. de Montigny laid. » Je fus obligée de répondre que non, et même d’avouer qu'il était d’une figure agréable. » Elle me demanda alors si je le tronvais de fa- cons vulgaires. » Je fus de nouveau obligée de répondre qu’au contraire, M. de Montigny m'avait paru de manières extrêmement distinguées, » Elle me demanda si e’était son âge que je trou- vais disproportionné avec le mien. » Là, j'avais bien quelque objection à faire, car M. de Montigny avait juste le double de mon âge; mais à mes objections Joséphine répondit que plus j'étais jeune et enfant, plus j'avais besoin que l’on me donnât, pour me conduire et me diriger, un homme raisonnable, et que, sous ce rapport, je trouverais chez M. de Montigny ce double amour du père et du mari qui assure le bonheur de la femme. » Tout cela était tellement raisonnable, que, ne sachant plus que répondre, je me tus, me couchaj et m’endormis. » Il y a un âge où c’est par là que finissent toutes les douleurs, et j'étais encore dans cet âge-là. » En ouvrant les yeux, je trouvai Joséphine au chevet de mon lit: la bonne femme gueltait mon réveil. » Mon premier mot fut pour lui demander si elle croyait que M. de Montigny reviendrait. » Elle me répondit qu’elle n’en doutait pas, at- tendu que je Jui avais beaucoup plu. » Je soupirai, au désespoir d'avoir produit un effet si éloigné de ma volonté. » Puis je m’habillai et m’en allai me promener dans le parc. » Pour la première fois, je cherchai les endroits les plus sombres et les plus déserts. Je m’arrétai au bord de la source; je m’assis et me mis à rêver, en arrachant dés myosotis et en les jetant au cou- rant, qui les emportait. » Les pensées poéliques qui, depuis, préoccupè- rent parfois ma pensée, naquirent sans doule en ce moment-là. » Je mentirais si je‘n'avouais pas que mon regard, perdu à l'horizon, y suivait pour la première fois une forme huiiaine; et, sans que ma volonté y fat pour rien, celle forme élail celle de M, de Mon- ligny. » Je le voyais, avec ses cheveux noirs; sa figure, dont la sévérilé se tempérait parfois d'un sourire; son teint, dont la pâleur ajoutait encore à sa dis- linction. Je levais sur ce rêve un regard que, la veille, je n'avais pas osé lever sur la réalité, et je n'avais plus besoin de Joséphine pour me faire avouer que M. de Montigny élait un des hommes les plus dis- tingués que J'eusse encore vus, » Il est vrai que, sous ce rapport, mes investiga= tions étaient fort bornées. » Le résultat de toutes ces réflexions fut que, quand la eloche du déjeuner sonna, je me rappro- chai du château plus réveuse que triste. » J'y trouvai ma belle-mère, qui m'embrassa 4 50 comme d'habitude, mais qui ne me dit pas un mot de M. de Montigny. En me levant de table, j’aurais pu croire que j'avais rêvé toute l’histoire de la veille. » J'avais bien envie de lui demander si M. de Monligny reviendrait, mais je n’osai pas; d’ailleurs, j'avais Joséphine à qui adresser ces sortes de ques- tions. » Mais, chose singulière! lorsque je vis José- phine, je n’osai pas plus m’informer auprès d'elle qu’auprés de madame de Juvigny. » En montant dans ma chambre, je trouvai trois ou quatre robes élendues sur mon lit. » J'en choisis une, et j’appelai Joséphine pour qu’elle m’aidat à m’habiller. » — Allons, allons, me dit-elle, je vois que la chère enfant ne veut pas paraîlre trop laide à M. de Montigny. » — Il vient donc aujourd’hui? demandai-je » — Dame, répondit-elle, je ne sais pas. » — Ab! c’est que, s'il ne venait pas, repris-je, ce ne serail point la peine que je m’habillasse. » — Bon! dit-elle en riant, habille-toi toujours, et à toul hasard, : » Je choisis celle des quatre robes qui me parut la plus jolie, et je m’habillai, je dois le dire, avec plus de soin que je n’avais fait la veille. » Puis, ma toilette achevée, je redescendis au pare, non pas celte-fois pour aller, comme la veille, épier l’arrivée du visiteur, mais pour reprendre ma promenade el mes rêves du malin. » Tout à coup, au moment où j'étais le plus pro- fondément perdue dans ces vagues pensées que roule un esprit de quinze ans, j'entendis un bruit de pas et un froissement de branches; je levai la tête : M. de Montigny était à dix pas de moi. » Je ne jelai qu’un regard sur lui; mais il me suffit pour g)’assurer que lui aussi avait donné a sa toilette plus de soin que Ja veille. » En l’apercevant, j'avais fait un mouvement in- volontaire, presque poussé un eri. » — Excusez-moi, mademoiselle, dit-il; je vous ai fail peur? » — Je ne vous attendais pas, monsieur, répon- dis-je. » == J'ai Clé autorisé par madame de Juvigny à yous chercher, me dit-il; et, comme j'ai su que celle parlie du pare élait votre promenade favorite... » — Au contraire, monsieur, je n’y venais jamais, me hatai-je de répondre, et c’est ce matin que, pour la premiére fois, je me suis aperçue, en effet, qu’elle élail une des plus jolies. » M. de Montigny regarda autour de lui, et se rendit compte des moindres détails du paysage. » JI sourit, » Ce sourire me fit passer une flamme sur le vi- sage; il me sembla qu'il voyait dans ce paysage tout ce que J'y avais vu moi-même. » Je me délournai. » de le sentis s'approcher de moi, » — Aimez-vous les poéles? me demanda:t-il, » Je le regardai avee étonnement; je n'avais pas bien compris sa question. n — La poésie ? aurais-je dû dire. » — (in ne m'a jamais laissé lire que les poésies sacrées de Racine, répondis-je, » — Ah! me dil-il; et, n'ayant lu que les poésies sacrées de Racine, vous aimez les endroits sombres, le murmure des sources, le tremblement du soleil sur be gazon, les fleurs suivant le fil de l’eau; alors, vous avez deviné ce que vous n'avez pas lu; vous avez deviné Burns, Gray, Millevoie, André Ché- MADAME DE CHAMBLAY. nier, Goethe, Lamartine, tous vieux amis à moi, que je serai heureux de vous faire connaître. » — Une de mes amies m’a dit un jour des vers de Miilevoie qui m'ont paru si tristes et si beaux, que je les ai appris par cœur. » — La Chute des feuiiles : De la dépouille de nos bois. ..? dit M. de Montigny en souriant. »,— Oui, répondis-je. » — Et ces vers vous ont plu? » — Beancoup! » — Voulez-vous que je vous en dise d'autres? » — Je le veux bien. » Et je lui pris le bras, pleine de curiosité. » Il appuya sa main sur Ja mienne; et, d’une voix douce et harmonieuse, il commença ces vers qui firent la réputation des premières poésies de La- martine : Un ‘soir, t'en souviens-tu? nous voguions en silence... » J’écoutai d’un bout à l’autre, et dans une es- péce d’extase, cette merveilleuse chanson qui éveil- lait en moi une foule de cordes inconnues: ou plu- tôt, muette jusque-là, tout le temps qu’elle avait duré, j'avais retenu mon haleine, comme on fait pour un oiseau qui chante, de peur de l’effaroucher: je ne respirai qu'après que la dernière strophe se fut éteinte, tout à la fois comme une musique et comme un parfum. à » Sans doute, M. de Montigny craignit d’é- mousser mes sensations en les prolongeant; il sa- vait à merveille conserver leur volonté à ces pre- mières fleurs de l'âme dont Dieu fait la couronne de ses anges; de sorte qu’il passa des vers, cette poésie de l’homme, à la nature, cette poésie de Dieu. » En un instant, et sans sortir des limites de 1’in- telligence d’une enfant de quinze ans, il me parla bo- tanique, mythologie, physique, astronomie, science enfin, c’est-à-dire toutes choses que je connaissais à peine de nom, que je regardais comme fort en- nuyeuses, et qui m’apparurent dés lors comme aulant de séduisantes fées dont chacune gardait un trésor plus précieux que ceux des Mille et une Nuits. x » llen résulta que, le soir, lorsque Joséphine, en me déshabillant, m’annonga que mon manage élail fixé à trois semaines, c’est-à-dire au temps strictement nécessaire A l’aceomplissement des formalités, je me contentai de répondre avec un soupir qui, celte fois, n'avait rien de désespéré € » — Que veux-tu, Joséphine! puisque ma belle- mère le veut! ‘ : » — Oui, n’est-ce pas? il faudra bien lui obéir. Pauvre victime ! » Et je m'endormis en répélant ces quatre der- niers vers du Lae: Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, Que le parfum liger de tou air embaumé, Que tout ce qu'on entend, Von voit ou Von respire, Tout dise : « Ils onl aimé! » XX » À partir de ce moment, M. de Montigny re- vint tous les jours, — : à » Je ne vous dirai pas que j'en vins à aimer MADAME DE CHAMBLAY, 51 M, de Montigny; si je l’eusse aimé, certes les événe- ments qu'il me reste à vous raconter ne seraient point arrivés; mais, à travers une certaine crainte respectueuse que m'inspirait l’universalité de ses connaissances, je reconnus vaguement qu'avec un parei! homme, une femme pouyait être parfaite- ment heureuse, F » Supposez-moi vingt ans ef une certaine expé- rience du monde, au lieu de mes quinze ans et de mon inexpérience de tout, et j'eusse regardé comme un bonheur cette union, que je n’envisageai jamais sans une certaine crainte. : » Pendant ces trois semaines, au lieu de me faire sa cour, M. de Montigny ne se préoccupa que d’une chose. t » C’était de découvrir en moj, comme fait un mineur,*tous les filons de mon intelligence, si je puis dire cela. Si je sais quelque ehose aujourd’hui, si je ne suis pas tout à fait étrangère à la musique et à la peinture, cela tient à l’éveil donné par lui à toutes les facultés de mon esprit, facultés qui se dé- . veloppèrent d'abord dans la solitude, ensuile dans le malheur, , » An reste, on pressait le jour de mon union avec M. de Monligny, comme si l’on craignait que quel- que obstacle inconpu ne vint tout à coup s’y oppo- ser. Lui-même paraissail attendre le jour de cette union avec la plus grande impatience, Si je n'avais pas élé à celte époque une enfant à peu près nulle, je dirai même en beauté, d'ayant jamais été préci- sément jolie, j'affirmerais qu'il était amoureux de moi. » Une ou deux fois, au milieu de nos conversa- tious, auxquelles ses connaissances et son genre d'esprit faisaient prendre une tournure graye, il avait abordé Ja question religieuse, sondant, pour ainsi dire, mes principes, et s’inquiélant si je Lenais beau- coup au dogme catholique, ‘ » J’ayoue que ses questions, à cet endroit, dépas- saient les bornes de mon intelligence; mon éduça- tion religieuse, je yous l'ai dil, avait élé faite par l'abbé Morin, j'avais regu ses instructions sans les discuter, el ces instructions se bornaient à deux ou ‘ois préceples : croire et adorer aveuglément les gmes de la religion catholique; craindre et hair ule personne, quels que fussent son pays ef son ucalion, qui professait des dogmes opposés; re- garder une hérésie comme plus Condamwable qu'une séparation complète, L _ » Tout au contraire de ces principes si absolus, M. de Montigny m'avail paru, chaque fois qu'il avait abordé Ja question religieuse, non pas avec moi, bien entendu, mais avec les personnes du voisinage qu'il ayait rencontrées au chateau, d'une tolérance complète, Seulement, un jour, il avait, avec upe science qui m'avait émeryeillée Lout en m'elfrayant, énuméré les malheurs que la France avait dus aux erséculions catholiques de Charles IX et de ouis XIV, ctils’étail hasardé à dive qu'il n’y aurait pas eu de Vendée en 1793 s'il n'y avait pas eu de prêtres etsurloul s'il n'y ayail pas eu de confessionnal, 4» Je n'avais pas lrès-bien compris ce que le con- fessionnal, dans lequel je ne voyais que son cold matériel, pouvait avoir eu à faire dans la guerre de la Vendée, : | PAL est vrai que je savais assez mal ce que c'élait ue la guerre de la Vendée; mais ce qui avail sur- éco dans mon esprit de ces différentes conversa= lions, c'esl que l'esprit de M, de Montigny n'éluit pas exempt d'une certaine impiélé, » Il en résulla que cette crainte vague que m'avait inspirée sa science, à laquelle les bornes de mon | savoir et de mon intelligence donnaient les propor- tions de linfini, prit une consistance qui s’augmenta lorsque, deux ou trois jours avant celui qui avait été fixé pour notre mariage, il me demanda si je tenais énormément à ma religion. » Je le regardai avec des yeux si effarés, qu'il se mit à rire. | » — Écoutez, me dit-il, et surtout ne me prenez pas pour Salan qui vient vous tenter; croyez-vous qu'un cœur lendre puisse faire, par amour, ce qu’un cœur ambitieux peul faire par ambition ? » — Je ne yous comprends pas, lui dis-je. » — Vous ayez lu, dans votre Histoire de France telle qu’on vous l’a apprise, — et je dois yous dire, ma pauvre enfant, qu’on vous l’a apprise assez mal, —Yous ayez lu, dis-je, dans votre Histoire de France, que Henri IV avait abjuré le protestantisme, en di- sant que Paris valait bien une messe ? » — Oui. » — Eh bien, je vous demande si vous ne feriez pas, vous, par amour, ce que Henri IV fit par ambi- lion, el si, arrivant un jour A aimer profondément quelqu'un, yous ne consentiriez pas à abandonner votre religion pour suivre celle de l’homme que yous aimeriez ? » Je jetai un eri de terreur, » — Jamais! lui dis-je, jamais! » Et j'ajoutai vivement : » — D'abord, je n’aimerai jamais un homme ayant une autre-religion que la mienne, » — Diable ! fit M. de Montigny avec un sourire de doute, voilà une résolutien bien précise et bien arrèlée pour une enfant de quinze ans. » — Mais, lui dis-je, je ne suis plus une enfant, puisque je vais me marier. » — Le mariage, me dit toujours en riant M. de Moaligny, peut changer votre situation; mais il ne changera pas yolre age, Nous recauserons de cela quand vous aurez yingl ans, et que, depuis cing ans, vous serez ma femme, » Puis, m’enyeloppant le cou de son bras, il ap- procha doucement mon front de ses lèvres et y dé- posa un baiser en ajoutant : » — Petite fanatique! » Le mouvement avait élé si rapide et si inattendu, que je n'avais pas même eu l'idée de m’y opposer; mais, Quoique la sensation que j'éprouvai n’eût rien de douloureux, je jelai un cri, et, le repoussant, je me sauval, » Celle scène se passait au salon, Dans le corri- dor, je rencontrai madame de Juyigny, » —kh bien, petite, me demanda-t-elle en me voyant Loul ellarée, qu'y a-t-il done? » æ Oh! madame, madame, lui dis-je en trem- blant, M. de Monligny vient de m’embrasser, » — Bah! dit madame de Juvigny, et où cela? » — Au front, madame, » Elle éclata de rire; ce rire me fil relever Ja tête, J'aperçus M. de Montigny à la porte du salon: au lieu d'être confus comme doit l'être un coupable, il souriait, » — Ob! c'est affreux! c'est affreux ! m'éerjai-je en me sauvanl de nouyoan, » Je me rélugiai, cette fois, dans les bras de Jo- séphine. Je m'y jetai en pleurant. » Elle me fit la même question que madame de Juvigny; je lui fis la même réponse que j'avais faite à ma bellesmere, et, à mon grand étonnement, elle se mil à rire, » J'avoue que ce rire me bouleversa, 2 — Al! Joséphine, Joséphine, et Loi aussi? lui dis-je, 52 » Et j'allai me réfugier dans le jardin, près de ma source. » Cependant ma terreur, pour être sans cause, n’élait pas sans excuse. Je vous ai dit que, dès mon enfance, j'avais eu l’abbé Morin pour directeur. Chaque fois que je m'étais confessée à lui, et sur- tout depuis que j'étais jeune fille, il m'avait fait re- garder, même dans les jeux les plus innocents, le ~ contact des lèvres d’un homme comme un énorme péché, et, à part ce baiser glacé que j’eusse juré que mon père avait déposé sur mon front en mou- rant, à part ce baiser étrange que j'avais cru, dans la sacrislie, sentir souiller mes lèvres, jamais le souffle même d’un autre que madame de Juvigny, de Joséphine ou de Zoé n’avait effleuré mon visage. Or, complétement ignorante des nouvelles relations que créait le mariage dans la vie d’une femme, j'avais regardé comme une audace inouïe l’action, moitié paternelle, moitié conjugale, de M. de Montigny. » En outre, ces mots de M. de Montigny : «Soyez » tranquille, je ne suis pas Satan qui vient vous » tromper, » me revenaient sans cesse à l’esprit. » L'abbé Morin m'avait fort parlé des tentations de Satan; le mauvais génie qui perdit notre pre- mière mère jouait toujours un grand rôle dans la péroraison des discours qu’il m’adressait avant de me donner l’absolution; de sorte que je ne fus pas loin de croire que c’était pour mieux se déguiser que M. de Montigny avait dit : « Je ne suis pas Satan. » » J'en étais là de mes réflexions, lorsque j’entendis un léger bruit dans le feuillage, et qu’à travers les branches doucement écartées, j’apercus M. de Mon- tigny. » Je vous ai dit qu'il était beau; sa beauté même en ce moment, et surtout son genre de beauté tout méridional, me rappela celle de l’ange rebelle du Paradis perdu de Milton, poëme qui faisait partie de la bibliothèque du château et dont souvent je m'étais amusée à regarder les gravures. J’éprouyai done une véritable terreur en l’apercevant. » — Ne m’approchez pas! lui criai-je. » — Je venais yous demander pardon, me dit-il, et vous promettre que je ne me permettrai plus une pareille liberté que lorsque je serai votre époux. » — Jamais ! jamais ! répundis-je en m’enfuyant. » Je rentrai au château et courus à la biblio- thèque; je voulais m’assurer de la ressemblance qu'il y avait entre M. de Montigny et le héros du poëme de Milton. » Le hasard fit que la ressemblance était réelle ; je restai absorbée dans celte contemplation une partie de la journée. » On m’appela pour diner; je descendis toute tremblante; M. de Montigny avait quitté le chateau; il ne devait revenir que le surlendemain, c’est-a- dire le jour du mariage. » Madame de Juvigny passa une longue soirée à me faire de la morale ; elle essaya de me faire com- rendre la différence qu'il y avait entre un mari et es autres hommes, et à me donner une idée des droits que donnait le mariage el des priviléges que donnaient les fiançailles, J'écoutai presque sans en- tendre; mes regards élaient fixés sur le point le plus sombre du salon; il me semblait, dans la pé- nombre, voir se dessiner le visage pâle, aux dents blanches et aux yeux brillants, de M, de Montigny. » Comme je ne répondis point, madame de Ju- vigny me quilla, persuadée qu'elle me laissait rai- sonnable el convaincue, » J} va sans dire que je ne lui avais pas soufflé mot de la ressemblance de M. de Montigny avec le prince des ténèbres, MADAME DE CHAMBLAY. » Excusez-moi de m’appesantir sur ces folies, me dit madame de Chamblay, hélas ! elles ont dé- cidé du destin de ma vie. » En rentrant dans ma chambre, je trouvai, sur ma table, un livre, sinon étranger, — Sans doute, c’est moi. Cette nuit, je ne pou- vais pas dormir; tu comprends, tout ce que tu m’a- vais raconté me troltait par l’esprit. Sans que cela y paraisse, je Vaime beaucoup, Max. Je lui serrai la main. — Jai sonné, j'ai fait réveiller Georges, j'ai fait mettre le cheval au coupé, je me suis dit : » — Je vais aller à Bernay; s’il n’est rien arrivé, ce sera tant mieux, et je reviendrai sans rien dire. Si le malheur qu'il craignait est arrivé, au con- traire, eh bien, Max ne sera pas obligé de pleurer seul dans les bras d’un paysan. » J’ai appris l’affreuse uouvellè, j'ai laissé à tes premières douleurs la religion de la solitude; puis je suis venu chez Gratien en lui disant : » — C'est moi; s’il veut de moi, j'irai; s’il n’en veut pas... | » Mais, je te l'avoue, je comptais bien que iu en voudrais... » Oh! mon ami! mon ami! je puis t'aider dans les caprices de ta douleur; je puis, par ma présence, . motiver ta présence ici. Nous sommes venus en- semble, tu comprends, c’est le hasard qui nous améne tous deux; je mets ma carte el la tienne chez M. de Chamblay, et, ce soir, nous assistons à la messe morluaire, nous accompagnons le cercueil jusqu’au dernier moment, ce que tu ne peux pas faire seul, et ce qui, au bout du compte, est encore une consolation. — Merci, merci, m’écriai-je; cela me serait im- possible; mais, sois tranquille, je lui dirai adieu le dernier; sois tranquille, je la verrai après eux tous, — Maintenant, que penses-tu de cette mort-là, en consciente? — Elle est naturelle, mon ami; son mari n'avait rien à espérer de sa mort; d'ailleurs, tu le sais, elle l'avait prévue, — Et de cette inhumation si rapide? — Laisse-les faire, Plus tôt elle sera descendue dans son caveau mortuaire, plus tôt je la reverrui. — Alors, je comprends, Il me prit la main. — Max, dit-il, tu n'as pas de mauvais dessein sur toi? Je secouai la téle en signe de dénégalion. — Dieu m'a fait la grace de pleurer beaucoup, lui dis-je. ; — liemercie Dieu, alors. Maintenant, que fais-tu de moi? — ficoute, je te donne la liberté jusqu'à six heures du soir; à six heures du soir, Lu Le trouveras chez Gratien; j'ai une chambre chez lui; cette chambre donne sur l'église el sur le cimetière, De celle fenêtre, on voit loul, De là, j'assistérai à tout. J'aurai besoin de ta main pour la serrer, de ton épaule pour y appuyer ma lêle; je Uy allendrai; uve fois Edmee descendue au caveau, nous nous dirons adieu, el Lume donneras ta parole de repar- tir pour Evreux, — Kt loi, la lienne, que je n'aurai pas à me re- pentir de t'avoir laissé seul, — Tu j’as déjà. — Alors, au revoir! Tâche de pleurer le plus que | tu pourras; on ne pleure jamais assez; la misan- thropie est faite des larmes qui sont restées dans le fond du cœur. Et, m’embrassant une dernière fois, il sorlit. On eût dit que Zoé attendait le départ d'Alfred pour entrer. — Te voilà, Zoé? lui dis-je. — Oui, répondit-elle ; c’est au tour de Gratien; je ne sais pas comment il aura le. courage... Moi, je n’ai pas pu rester, il me semble que chaque clou me serait entré dans le cœur. Mon Dieu; s’écria-t- élle en sanglotant, est-il done possible qu’il soit si possible de se débarrasser d’elle ! — Qu’apportes-tu là, Zoé? — Ah! ienez, c’est pour vous, c’est la dernière robe qu’elle avait mise, celle qu’elle avait hier pour aller vous voir. Personne ne s’en souciera que vous et moi; seulement, si je la prenais, moi, ils diraient que c’est pour la robe et non pour elle. Je pris la robe des mains de Zoé, ou plutôt je la lui arrachai. — Oh! donne, donne, lui dis-je. __ Et je plongeai ma tête dans les plis du satin, en- core tout imprégné de son suave parfum. —Oh ! Zoé, lui dis-je, que tu es bonne de penser ainsi à moi! Oh! oui, oui, quand j'aurai le courage de revenir ici, je veux vivre au milieu de tout ce qui lui aura appartenu, de tout ce qui l’aura tou- chée. — Oh! ce ne sera pas difficile; M. le comte n’y tient pas, allez; il a dit à M. l'abbé Claudin : » — Vous pouvez prendre tout ce que vous vou- drez pour l’église et pour l'hôpital. » Le fail est qu’on peut faire des nappes d’autel avec ses dentelles, la pauvre martyre! Nous restames plus d’une heure ainsi à parler d'elle; le temps s’écoulait. La nuit vint. — C'est pour six heures, me dil Zoé; où irez- vous pendant ce temps-là, monsieur Max? — J'irai chez toi; de ta chambre, je verrai passer le convoi. Zoé reatra au château: je regagnai sa maison par un détour, J’entendais de confuses rumeurs dans le cimetiére et à la porte de Péglise... Ils étaient en- combrés par les pauvres des environs, auxquels elle avait l'habitude de faire l’aumône et qui avaient ap- pris sa mort. Je montai à la chambre et me mis à la fenêtre. L'église était illuminée comme pour une fête; c'était une fête, en effet : celle de la mort. Comme la veille, une lumière brûlait dans sa chambre. La veille, c'était une bougie; à celte heure, c'était un cierge. Le malheur de toute ma vie était dans ce change- meal, si peu important en apparence. Les cloches de l'église sonnèrent, et je vis passer des ombres devant les rideaux; un surcroil de lu- mière se lit dans la chambre. On venait enlever le corps. Vous avez, mon ami, perdu au moins une fois dans votre vie un être aimé, Alors, vous savez com- bien sont poignants tous ces détails morluaires et avec quelle violence ils vous font jaillir les larmes des yeux. Au moment où je voyais les premiers cierges ap- paraitre sûr le perron, je sentis une main qui se po- sait doucement sur mon. épaule, C'élait celle d’Al- fred, , Je lui serrai la main sans dire une parole; toutes mes facullés étaient concentrées sur celle porte pat laquelle elle allait sortir pour la dernière fois, 414 MADAME DE CHAMBLAY. Enfin parut le cercueil. Il était précédé des en- fants de chœur, de la croix du prêtre et porté par les pauvres. Je vis alors seulement, et à la lueur des cierges, l'immense quantité de monde qui attendait dans la cour du chateau. — Tu vois si elle était aimée! dis-je à Alfred. Le cortége funèbre se mit en marche; le comte de Chamblay conduisait le deuil. Autour de lui étaient quelques-uns des amis avec lesquels, deux mois au- paravant, nous ouvrions si heureusement la chasse. Sur ces deux mois, j'avais eu six semaines de bonheur; il est vrai que c’était d’un bonheur in- connu à la terre. A mesure qu’il se rapprochait de l’église, le cor- tége se rapprochait aussi de moi; mais, comme la chambre d'où je le voyais venir n’était point éelai- rée, nous pouvions tout voir sans être vus. Je me jetai dans les bras d’Alfred. — Ami, murmura-t-il, les anciens disaient : «Ils sont aimés des dieux, ceux qui meurent jeunes. » — Oui, répondis-je, mais ceux qui leur survi- vent? Le cortége traversa le cimetière et entra dans l’é- glise. — Veux-tu y venir? me dit Alfred. Il y a tant de monde que nul ne fera attention à nous. — Viens! lui dis-je en l’entrainant. Nous descendimes et nous nous cachâmes dans un coin obscur, près de la porte. Je tombai à ge- noux. Alfred resta debout, me cachant de l’ombre de son corps. Je ne sais combien de temps dura l'office des morts; j'étais abimé dans ma douleur. Alfred me prit par-dessous l'épaule et me sou- leva, — Il est temps de sortir, dit-il. Je lui obéis comme un enfant; mes jambes trem- blaient, lout mon corps était secoué de mouvements convulsifs. Alfred m’entraina derrière un massif sans feuilles, mais assez épais cependant. joint à l'obscurité, pour nous cacher à tous les regards. La pierre qui cou- vrait l’escalier du caveau était soulevée, et l’on voyait, de ses profondeurs, sortir un rayon de lu- mière; la porte en était done ouverte. On déposa le cercueil au haut de la dernière marche; là, on fit la dernière prière et les dernières libations; puis le prêtre et les porteurs descendirent dans le caveau. M. de Chamblay et ses amis restèrent debout à l'ouverture, Au bout d'un instant, j'entendis le grincement de la serrure; les porteurs sortirent les premiers, puis le prêtre reparut à son tour, On enleva les étais qui soutenaient la pierre; elle s’abaissa et, en s’abais- sant, recouvril l'ouverture, M. de Chamblay dit quel- ques paroles pour remercier les assistants ; il reprit le chemin du chateau, accompagné de quelques amis; la foule se dispersa; quelques pauvres res- térent plus longlemps que les autres à prier près du tombeau ; bientôt ils le quiltérent un à un, et nous reslämes seuls dans le cimetière, Alfred et moi, comme Hamlet et Horatio. La mort venait de baisser le rideau sur le drame de la vie. — Et maintenant?... me dit Alfred. — Maintenant, lui répondis-je, c'est à mon tour; on me l'eût dispulée vivante, personne ne songera à me la disputer morte. Nous nous embrassames. Je promis à Alfred de lui écrire de la première terre que je toucherais en quittant la France; je le mis dans son chemia pour retourner à Bernay, et je montai dans ma chambre, XLVI Gratien me suivit. Le pauvre garçon ne m'avait pas perdu de vue; il venait m'offrir ses services et pleurait en me les offrant. Quant & moi, mes larmes étaient momentanément taries; mais je sentais, avec un amer délice, qu’elles n'avaient besoin que d’une occasion pour jaillir de nouveau, plas abondantes que jamais. : J’avais, en effet, besoin de Gratien. Je lui deman- dai d’abord de l’encre et du papier; puis, le papier et l'encre apportés, je lui dis d’aller commander des chevaux de poste pour minuit, Le postillon prendrait le coupé d'Alfred au Lion d’or et m'’at- tendrait à la petite porte du chateau donnant sur le serre. J'écrivis à M. Loubon que, quittant la France pour un voyage lointain et pour un temps dont je ne pouvais fixer la durée, je le priais de me faire, de ce jour à six mois, ouvrir un crédit de cent mille francs sur la maison Behring et compagnie, de Londres. Je lui récrirais dans un an ou deux, si ce crédit avait besoin d’être renouvelé. Je lui envoyais, en outre, une espèce de testament par lequel, en cas de mort, n'ayant que des parents éloignés et inconnus, je laissais toute ma fortune a Alfred de Senonches. Un legs de quarante mille francs était alloué à Gratien et à sa femme. Comme je pliais les deux lettres, Zoé entra. Le comte de Chamblay venait d'envoyer chercher des chevaux à la poste et partait lui-même à dix heures pour Paris. La nouvelle me fut confirmée par Gratien. A neuf heures et demie, j’entendis les grelots des chevaux de poste, et, à dix heures précises, le roulement de la voiture qui emportait le comte. Je n’attendais que ce départ, Je descendis et demandai & Gratien un marteau et un ciseau. Le brave garçon me regarda d'un œil étonné qui voulail dire : « Pourquoi faire?» — Vous allez venir avee moi, Gratien, lui dis-je. — Et moi, monsieur Max? demanda Zoé, — Toi aussi, mon enfant, si tu veux. Tous deux se regardèrent sans échanger une pa- role; mais ils s'étaient compris. Nous sortimes de la maison par la porte du jardin, et, da jardin, par la porte du cimetiére. J'allai droit à la pierre qui recouvrait le tombeau d'Edmée. Gratien et Zoé échangèrent un signe d’intelli- gence; ils avaient deviné que e’était là que j'allais. Je soulevai la pierre seul, Je me sentais la force d’un géant. Gratien plaça les élais destinés à la sou- tenir; on avail remis au lendemain de les enlever, — Asseyez-vous sur les marches, dis-je, et at- tendez-moi, Zoé me posa la main sur le bras, et, toute trem- blante : $ — Qu'allez-vous faire? me dit-elle, — Rappelle-toi les deux mots, les deux seuls qu'elle a pu prononcer, Zoé. — Max et cheveux ! — Ses cheveux, elle me les avait donnés, Zoé; j'accomplis son dernier désir, MADAME DE CHAMBLAY. 445 — Voici les ciseaux, voici la clef; qu'il soit fait selon sa volonté, monsieur Max. Je me rappelai le mot que vous aviez écrit sur la porte, fermée aussi par la mort, de la maison mater- nelle et je murmutat : — Ainsi soit-il! Puis jé descendis les marches du caveau. J’ouvris la porte et j’entrai, repOussant la porte et laissant la clef engehors. Je n’avais rien à craindre : Gra- tien et Zoé veillaient sur moi. Tout, dans le caveau, était dans la même situation que la nuit où j’y étais venu : la lampe au plafond, Ja Vierge sur l’autel, le canapé sur lequel nous nous étions assis, Où nous avions causé si long- temps, appuyés à la paroi de la muraille qui faisait face à la porte. Il y avait de moins, elle vivante, et, de plus, un cercueil et elle morte. Mon cœur était le méme; seulement, il était brisé par la douleur. Mais, chose étrange! à la vue de tous ces objets qui me rappelaient tant de souvenirs, je ne versai pas une larme; j’étais soutenu par une exaltation inconnue: on eût dit que la main de Dieu me pous- sait. Je baisai les pieds de la Vierge qu’elle avait tant de fois baisés, et je ne pus réprimer un douloureux sourire. Etait-ce la peine d’avoir tant de foi dans cette image sainte et de venir, à l’aurore du bon- heur, en laissant tout ce qu’elle aimait derrière elle, et de venir, à vingt-deux ans, dormir à ses pieds du sommeil éternel? Je me retournai alors vers le cercueil, posé sur deux tréteaux de chêne et récouvert par un drap de velours noir. Je soulevai le drap et mis le cercueil à nu. C'était une bière de bois d’ébéne sur laquelle était inerusté en argent son nom, non pas de femme, mais de jeune fille : EDMÉE DE JUVIGNY. J'avais craint d’éprouver, au point où j’en étais arrivé, un de ces sentiments d’hésilation qui doi- vent accompagner un acte d’impiété; ear c'était peut-être un acte d’impiété que de venir, avec une pensée profane, troubler cette morte dans son tom- beau. Mais, au contraire, j'éprouvais cette satisfaction sainte que donne le sentiment d’une promesse ac- complie. Puis j'allais la revoir, elle, avant que la décomposilion du sépulcre se fût emparée d’eile j'allais la revoir plus belle de la majesté de la mort, et ma mémoire conserverait éternellement l’em- preinte qu’elle allait recevoir, J’appuyai le ciseau contre la jointure des deux parties du cercueil et je frappai. Le ciseau pénétra jusqu’à l’intérieur, et je pesai dessus, Mon Dieu ! c’était vous qui me donniez la force et la confiance ; il me semblait accomplir une œuvre non pas humaine, mais céleste; il me semblait que, par celte élroite ouverture que j'allais faire, j'insuf- flais, dans ce cadavre bien-aimé, l'air, la lumière, la vie! Les coups se succédèrent, le bois cria, les ais se disjoignirent, une ouverture assez grande apparut pour que je pusse introduire ma main. Je pris un point @appui, et, pesant d'un côté, tirant de l'autre, J'arrachai le couvercle du cereucil, que Gratien croyait avoir cloué pour l'éternité, Je demeurai muet, immobile, sans haleine, Elle venait de m’apparaitre, la chère morte, plus belle que je ne l'avais jamais vue dans la vie, trans- ¥ figurée pour ainsi dire, déjà rayonnante de l’au- réole céleste ! Elle était blanche comme une vierge, au milieu d’une jonchée de fleurs qui n’avait pas encore eu le temps de se faner et qui mélaient leur acre odeur à son doux parfum; elle était couchée sur des cous- sins de satin noir, ses mains de marbre croisées sur sa poitrine et tenant un crucifix d’argent. Ses longs cheveux, ses cheveux qu’elle m'avait légués, ces beaux cheveux que je venais prendre et qui étaient le seul héritage de mon amour, ac- compagnaient son corps dans toute sa longueur, en laissant rouler sur le satin noir leurs ondes dorées ! A cette vue, à la vue de mon trésor perdu, mon cœur se serra, toutes les voix de l’amour crièrent en moi et s’élevèrent à Dieu pour lui demander compte de tant de douleur. Mes sanglots revinrent, mes larmes jaillirent, et, incapable de résister plus longtemps à l’altraction funèbre que, malgré la mort, à cause de la mort peut-être, elle exerçait sur moi, j'appuyai mes lèvres sur les lèvres d’Ed- mée, comme pour briser le sceau fatal que le trépas y avait mis. Mais à peine les avais-je touchées, que je poussai un cri et me rejetai en arrière... IL m'avait semblé* sentir ces lèvres aussi frémissantes sous les mien- nes que pendant ces nuits de délire et d'amour où elles me disaient : « Je Vaime! » à travers nos mille baisers, L'illusion avait été réelle jusqu’à l'épouvante, Je restai appuyé à la muraille, les yeux dilatés et fixes, en murmurant : — Edmée ! Edmée ! Edmée ! La porte du tombeau s’ouvrit. Le cri que j'avais poussé avait été entendu de Zoé et de Gratien ; ils craignaient qu'il ne me fût arrivé malheur, — Laissez-moi, leur dis-je, laissez-moi ! Ils obéirent ; mais, par la porte entr’ouverte, l'air froid de la nuit avait pénétré jusqu’à mon front et y avait glacé la sueur qui le couvrait, Je ne savais si je dormais ou si j'étais éveillé, Je jetai les yeux autour du sépulcre ; ils s’arré- térentsur la petite Vierge : elle semblait me sourire, Je me jetai à genoux devant elle, et, levant les yeux avec un geste désespéré : — Oh! Vierge divine, sainte madone, mère de Dieu, source de tant de joie, baume de toute dou- leur, lui criai-je, vous qui voyez ce que je soufre, ayez pitié de moi ! Il se fit un silence, J’attendais les bras étendus, les yeux fixes. Il me semblait qu'à tant de soul- france et à tant de foi un miracle était dû, Tout à coup, au milieu du silence, une voix faible comme le premier murmure de la brise pro- nonça mon nom. Je me redressai comme si l'ange de l'espoir m'a- vait soulevé par les cheveux, et, du même mouve- ment, je me rejélai sur le cercueil, Oh! cette fois, ce n'élait pas une illusion! Au contact de mes lèvres, sous la rosée ardente qui tombait de mes yeux, le cadavre frissonna, Je le pris dans mes bras, je l'arrachai du cercueil, je le soulevai vers la Vierge avec une suprême prière, une de ces prières sans paroles qui traversent l'es- pace et qui montent au ciel aussi vile que la foudre en descend, Mais, à défaut de ma voix, une autre voix répéla pour la seconde fois mon nom, Gette fois, ce n'ü- tail pas une illusion! Non-seulement j'avais en- tendu celte voix, mais je l'avais sentie vibrer dans ce corps que soulenaient mes mains... 116 C'était sur mon cœur que le reste du miracle de- vait s’accomplir. Je me jetai sur le canapé, l’enve- loppant de mes bras; j’appuyal mes lèvres sur ses yeux; sous mes baisers, ses yeux s’ouvrirent; elle me regarda un instant avec l’élonnement d’un en- fant qui sort d’un long sommeil, et, par un dernier effort, rompant tous les liens qui l’attachaient en- core 4 la tombe : — Max, me dit-elle, en me jetant les bras autour du cou, je le savais bien, moi, que tu viendrais |... La porte se rouvrit une seconde fois, et, par l’entre-bâillement, je vis les figures effarées de Gratien et de Zoé. — Oh! venez, venez ! leur criai-je : elle vit ! elle m'aime ! Nous sommes bénis du Seigneur ! Et, sans comprendre ni demander autre chose que ce qu'ils voyaient, ils vinrent tous deux, avec des cris de joie, se jeter aux pieds d’Edmée. CONCLUSION Vous comprenez tout maintenant, mon ami, n'est-ce pas? Edmée, à la suite d’un vomissement de sang qui avait provoqué en elle une violente secousse physique, avait été atteinte d’une attaque de catalepsie pareille à celle qu’elle avait éprouvée le jour de sa première communion, à la suile d’une émotion morale. Les médecins appelés avaient reconnu tous les signes de la mort et avaient constaté le décès. M. de Chamblay, qui avait reçu une lettre de M. Loubon lui disant qu’il tenait à sa disposition cent mille francs, avait eu hâte de quitter le cha- teau, et, par bonheur, n’avait pas, pour l’inhuina- lion, suivi la règle des quarante-huit heures de délai. De son côlé, Edmée, dans ses hallucinations magnétiques, s'était vue couchée sur son lil, en- fermée dans son cercueil, descendue dans son tombeau; elle avait dû crôire ou plutôt faire croire à la mort. C'était là ce danger terrible dont elle avait un vague pressentiment et dont je devais la sauver. Les cheveux qu’elle m'avait recommandé de venir couper sur sa têle au cas où elle n'aurait pas le temps de les couper elle-même et de me les envoyer, furent le moyen dont la Providence se servit. Maintenant, morte au monde et pour le monde, Edmée vivait pour trois personnes seulement. Elle était sûre de la discrétion de Gratien et de Loé. Notre bonheur était entre nos mains; e’était à nous de ne pas le laisser échapper. Partir, Edmée et moi, quitler la France, Tout était préparé pour cela; j'avais mon passe- port écrit de ma main, et, après ces mots: « M. Max de Villiers, » je n'avais qu'à ajouter ceux-ci : « Voyageant avec sa femme, » A wiouil, un coupé tout attelé en poste, atten- dait à la porte extérieure de la maison du jardinier, Dans la chambre de Zoé était un cachemire dont Edmée avait fait mon couvre-pieds,. Zoé donnerait à la comtesse une paire de sou- liers à elle, au lieu des souliers de satin blanc dont elle l'avait chaussée pour la coucher dans son cer- cueil, La toilette de voyage serait complétée ainsi sans qu'on eût besoin de rentrer au château. MADAME DE CHAMBLAY. Gralien garderait la clef du caveau et se char- gerait de reclouer la bière, afin que, si quelqu'un y descendait à l’aide de la seconde clef, on ne s’aper- cut pas que la bière était vide. Zoé courut chercher chez elle les souliers, le ca- chemire et un manteau. J’enveloppai Edmée du cachemire et mis le manteau par-dessus, tandis que Zoé la chaussait et que Gratien, encore tout abasourdi de ce qui venait de se passeg nous re- gardait faire. Puis, après une fervente prière de remerciment à notre petite Vierge protectrice, Gratien et Zoé s’élant assurés que le cimetière et ses environs élaient solitaires, nous sortimes. Ce ne fut que le pied sur la dernière marche et baignés, pour ainsi dire, dans l’air de la vie, que nous respirames. Edmée se pendit à mon cou; je la pressai sur mon cœur. — Tu m'as sauvé la vie, me dit-elle, ma vie est à toi, prends-la. Gratien enleva les étais et abaissa la pierre, tan- dis que j’entrainais Edmée loin de ce domaine de la mort qui semblait me la rendre à regret. Cinq minuies après, nous étions dans cette petite chambre de la serre où, quelques heures aupara- vant, j'avais éprouvé tant d’angoisses mortelles. Là, au lieu de cette robe blanche des noces, que Zoé se chargea de reporter à Juvigny dans la chambre verte où elle devait attendre notre retour, Edmée passa la robe de satin noir encore tout hu- mide de mes larmes. Puis le bruit d’une voiture et les grelots des che- vaux de poste nous firent tressaillir. L'heure était venue de partir. Nous embrassames Zoé et Gratien, qui, du rang de serviteurs, étaient montés à celui d'amis, et qui, au lieu de nous quitter en pleurant comme ils eus- sent fait en une autre circonslance, nous quiliérent en riant; tant les évenements prennent, selon la silualion, un aspect triste ou joyeux ! Trois heures après, nous étions à Villiers; nous primes une barque qui nous conduisit au Havre; au Havre, le paquebot qui fail la traversée de Londres. Il va sans dire que, sur mon passe-port, à ces mots: « M. Max de Villiers, » j'avais ajouté: « Et sa femme. » A Londres, nous étions hors de toute poursuite ; d’ailleurs, personne n’avait intérêt à nous poursuivre, De Londres, nous parlimes pour la Martinique, où nous uchelames une charmante habitation, et ou nous vécümes dans le double paradis de la nature et de l'amour. Gratien et Zoé seuls savaient où nous élions; nous avions laissé la pauvre Joséphine dans son ignorance; nous nous défiions de l’indiserétion de la bonne femme; d’ailleurs, la vieillesse est égoïste; elle pleura quelque temps sa chère petiote, puis les larmes s’arrélérent, el quand, par hasard, elle par- lait d’elle, elle se contentait d’essuyer par habitude le coin de ses yeux avec son mouchoir à carreaux rouges. Un jour, nous recûmes une lettre de Zoé; elle nous annonçait la mort du comte, Après une ruine complete, il s'était jeté dans les basses orgies et élait mort du delirium tremens. y C'est en recevant cette nouvelle que je résolus, cher ami, de faire, pour l’homme du drame, un simple récit tout d'analyse, dans lequel le cœur est l'agent principal, et où les événements ne sont que des agents secondaires. Probablement suivrons-nous ce manuscrit d'aussi près qu’un paquebot suit l'autre, c'est-à-dire qu'un MADAME DE CHAMBLAY. 117 mois après lui, si rien ne retarde notre départ, nous serons en France, Done, au revoir et à bientôt, cher ami! Vous êtes poéte, vous verrez quelle femme est Edmée; vous êles chasseur, vous verrez quelle chasse il y a à Chamblay. Puis je vous ferai faire connaissance avec Alfred de Sendnches, qui est tout ce que l’on peut être guand on ne sait pas être heureux, grand’croix. conseiller d’État, sénateur, etc., etc. Votre bien dévoué, Max DE VILLIERS. Mais, par le paquebot qui suivit le manuscrit, je recus-la lettre suivante : «Mon cher ami, » Au moment de partir, Edmée se trouve si heu- reuse ici, que nous avons résolu de ae jamais re- tourner en France. » Comme je présume que yous mourez d’ennni de publier mon manuscrit, je vous y autorise de grand cœur. » Ex imo corde. » Max DE VILLIERS. » De peur que mon ami Max de Villiers ne se re- pentit de la permission donnée, j'ai laissé s’écouler quatre ans. | Au bout de quatre ans, n’ayant point reçu contr’- ordre, j’envoie son manuscrit à l’imprimeur, en écri- vant sur la première page les trois mots, symbole de résignation si souvent répétés dans le récit : AINSI SOIT-IL ! ALEX. Dumas, Naples, 19 juin 1864. FIN. LAONY — lmprimerte de A. ¥ Soins nse op rit: .# ATARI Lu SRE TS A 5 Lin een eer HPO A, Rte DORE Sia So Li efi ET UT Gus “inside Ph ho TETE pan Den eer = i Babpab equa? chy | Wis ei EN rer eh es ¢ ace hee a MCE ee es TPS Le FRS pi : Macr iar oF LeNEPT à tes. wre: Lae - FHIRALT ‘ Sah - Verger ict pu time ah) AGE ate” age Aas i 22: NBG a aes à craeinog* Ds SRE Thot, eR fs es... go XK dre. lp: 4 D PEAR ro! 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À Rage tor 1h we ‘ Ae 4 A CUP à ‘ 5 , é L'u à ‘ 4 Gy f ar AL, SERGE Sau: uid dk ' LS RAA ! . 0} Od b À we Mi va cr) eve é ‘ ¢ EUR su Laie) EN - i oes ‘ au bi D he di ud ‘A ‘ } GEL od Lio piste ER | CRE ETS CE EAN LU 4 , i Bes Cea: ae | iv ti. de nr c i tatters : } . . A i C «ii - | T ay 4 (a i LENS | £ 4 L L vrE > . f oa J CERN Le a“ " | QE) RE WV L4 3 ' i. " boi pang a. | is, : ‘ ie Joe es LE - * LT] É 7 - dl L IE MICHEL LÉVY FRÈRES, rue Vivienne, 2 bis, et boul? des Italiens, 15, A LA LIBRAIRIE NOUVELLE — soe DE BALZAC, NOUVELLE EDITION COMPLETE EN 45 VOLUMES — Chaque volume se vend séparément. ŒUVRES COMPLÈTES DE H, à 4 franc 25 centimes le volume. IE BUMAINE Le nd A Wie PRIVÉÉ La Maison du itte. Le bal de ourse. La Ven- > Paix du Mé- | t La Messe de iction, Pierre | SCÈNES DE A VIE DE PROVINCE Towe 9. Ursule Mirouet. Your 10.- Eugénie Grandet. Toue 11. — Les Celibatat- res I. Pierrette. Le Curé de Tours. Tome 12. — Les Céliba- taires II. Un Ménage de Gar- | con. pins Une |“ Tome 13. — Les Parisiens en Province. Liillustre Gau- dues I. Les deux Poétes. Un go Homme de province à ‘aris (première partie). Tone 17, — dues Ii. Un grand Homme de rovince (25 partie). Eve et avid. ores DE LA VIE PARISIENNE Tome 18. — Misères des courtisanes, Es- ther heureuse. A combien l'a- mour revient aux Vieillards. Où mènent les mauvais che- mins. Toms 19. — La Dernière Incarnation de Vautrin, Ua Prince de la Bohème. Un Homme d'affaires. Gaudissart II. Les Comédiens saus le sa- voir. Tome 20. — Histoire des Treize. Ferragus La duchesse de Langeais.La Fille aux yeux l'Histoire contemporaine. Ma- dame de la Chautene. L'Iui- vie. Z. Marcas. Tome 28. — Le Député d'Aras. SCÈNES DE LA VIE MILITAIRE Tome 29. — Les Chouans. Une Passion dans le Desert. SCENES DE LA VIE DE CAMPAGNE Tome 30. — Le Médecin de du mariage. grin. Tome 34. — La Recherche de l'absolu. Jésus-Christ en Flandre. Melmoth reconeilié. Le Chef-d'œuvre inconnu. Toue 35.-- L'Enfant maudit. Gambara. Massuuilia Dont. Tome 36, — Les Marana. Adieu, Le Réquisitionnaire. El Verdugo. Un Drameau bord de la mer L'Auberge rouge. L' Elixir de longue vie. Maître Cornélius. Employés. Sarrasine. Facino cane. Tome 24. — Les Parents pauvres, | La Cousine Bette Tome 25.—Les Parents pau- vres, Ll. Le Cousin Pons SCENES DE LA VIE POLITIQUE Tome 26. — Une Téné- breuse affaire. Un Episode sous la Terreur. Tome 27. — L'Envers de mes. lilusions per- d'arme Tome 42 premier. Splendeurs et PUBLICATIONS IN-4°, A 10 CENTIMES LA LIVRAISON MUSÉE LITTÉRAIRE DU SIÈCLE ET MUSÉE CONTEMPORAIN = Tome 37. — Sur Catherine de Medicis. Le Martyr calvi- niste. La Confidence des Rug- gieri. Les deux Keyes. Tome 33.— Louis Lambert. Les Proserits. Seraphita. ÉTUDES ANALYTIQUES Tome 39. — Physiologie Tome 40, — Petites Misè- uuzième La Connestable. La pucelle de Thilouse Le Frère Le Curé d'Azay-le- Rideau. L'Apostrophe. euzième dirain. —Les Trois Cleres de Sainct- Nicolas Le Jeusne Frangoys Les Bons proupos dus religieuses de Poissy.Com- ment feut basty le Chasteau d'Azay. La Faulse Courtisane. | Le dangier d'être trop cocque- . La chiere nuictée d'a mour. Le prosne du joyeulx curé ie Meudon. Le Suceube. Desesperance d'amour. Tome 43. Troisième dirain. --Per-évérauce d'amour.D'ung justiciard qui ne se remem=- broyt les chouses. Sur le moyne Amador, qui feut un glorieux abbé de Turpenay. Berthe la repentie. Comment la belle fille de Portilion qui- Maltresse. | cent La Muse du départe-| gro, campagne. res de la vie coujugale. naulda son iuge. Cy «st re- = ha De A Tes Rivalités. As 21. — Le Père Go- ne 31. — Le Curé de CONTES DROLATIQUES monstré a is Le est ra Vieille Fille. Le Cabinet à : village touiours femelle. D’ung paou« Was Wotianes: ae 22. — César Birot-| Tome 32.— Les Paysans. Tome 41. Premier dixain. | yre qui avoyt nom le vieulx Mémoires Mec} ye ras later de — La belle lmperia. Le Pé-| par-chemins. Dires incongrus Daniées. uns EEE vs dh Tome 23. — La Maison Nu- ETUDES PHILOSOPHIQUES ché véniel. La mye du roy. | de trois pèlerins. Naïveté. La L “Tose 4G, — Illusions per cingen. Les Secrets de la Tome 33. — La Peau de cha- | L'Héritier du diable. Les| belle Impéria mariee. Femme de | 2 bs Per-| nrincesse de Cadignan. Les] gri Joyeulsetés du roy Loys le THEATRE Tome 44. — Vautrin, drame en sactes. Les Ressources de Quinols, comédie en 5 actes etun prologue. Paméla Giraud, piee een 5 actes. Tome 4o. — La Maratre, drame intime en 5 acles et 8 tableaux. Le Faiseur (Mer- cadet) , 0! nédie en 5 actes (entièrement conformeau ma | nuserit de l'auteur.) » 50 BEAUVOIR | Chevalier d'Harmental.. 1 50 | Inzenue., . ete 80 XAVIER EYMA Conspiration au Louvre» 70) Marguerite. . : < -Georges. » 90 | Chev. de Maison-Kouge. | 50 | Jehanne la pucelle. » 90| Les Femmes du nouveau Diam.aux mille facettes. » 60 | Les Mémoires du Diable® » le Charny. » 90 | Le Collier de La reine. 2 50 | John Davys. . 4180 monde. . . » 90 | Histoire de ce qui n'est Les Quatre Napolitaines L 30 La Colombe. — Murat. » 50 | Les Louves de Machecoul 2 50 PAUL FÉVAL + pas arrivé. . » £0] Les Quatre Sœurs . « 50 | Les Compagnons de Jéhu.1 80 La Maison de Glace. . ! 50 | Les Amours de Parts, 1 30| Les Nuits anglaises, . » 90 Si Jeunessesavait, siVieil- | : porte de ree 4 » Ee Maitre VA te » EM Le Bossu ou le ly Les Nuits italiennes. » 90 pouvait. 4 + + + | d'a à Comtesse e Charny 4 50 ariages du père Olifus » 7 Parisien. . 2 50 | Simple Histoire. . » 70 | E La Comtesse de Salisburyt 50 !| Les Medicis . » 70 | Le Fils du Diable. va» HENRY MURGER 2 EMILE AUX BSTUR 90 [ ai 0 | Conscience l'Innocent. 1 30 | Mem. deGaribaldi(Comp. )4 30| Le Tueur de Tigres. » 70 | Les Amours d'Olivier, » 30] L'Homme et l'Argent, » 70 e La Dame de Monsoreau.? 50 | 1re série. Gears » T0 | pHÉOPHILE GAUTIER Le Bonhomme dadis. » 30 | Jean Plebeau,. , « « » 50 | : Les Deux Diane. . . 2 20 2e série ( )» 70 | Constantinople, , + » 90 | Madame Olympe. , » OÙ! Pierre Lanuats. » 50 | Dieu dispose. 4 80 | Mém d'unMed. (Balsamo) 4 » LEON GOZLAN Maitresse aux mainsroug.» 30 | Les Képrouves et las Élus 1 50 r ut Les Drames de ‘la ‘Mer. » 70 | Les Milie et un Fantünes» 70 | Nuits du Pare-Lachaise. » 90 Scènes de la Bohème, . » 90] Souven. d'un Bas-Breton 140 Fem, au coll. de velours » 70 | Les Mohicans de Paris. 3 61 JULES SANDEAU | Une Fille du Régent.. » 90 | Les Morts vont vite. . 150|, RARE HUGO Sales at Peace » 90 _ BU GÈNE SUB f Les Frères corses. . . » 60| Nouvelles. . . = #50 | La Bahème dorée. |. 4 50 |° = “ess Les Sept Pechés capitauxs _» 3 Gabriel Lambert, . . » 90 | Olympe de Clèves. 2 2 60]., CH. JUBEY _ EUGENE SCRIBE L’Orguetl, . + + 50 } Gaule et France. . .» 90|Pauline. , . . .» 50 L'Amour d'un Nègre - » 90 | Carlo Broschy s+ » 50 L'Envie, y 299+ » 20 Georges. . » 90 Le Pare Gixogne. | 480] ALPHONSE KARR _ | Proyerbes. . 5 4 5 » 70| La Colère. , . + » 70 b “iq Un Gil BlasenCalifornie. » 70| Le Père la ruine. » . » 90 Forten thème.. - . » 70 FREDERIC SOULIE La Luxure. , , + » 70 E La Guerre des Femmes. 1 65 | les Quarante-Cinq. « 2 50 La Pénelone Normande » 90} Au Jour le jour. » 70]. Lo Paresse,. « + 2 50 É : L'Horoscope. . . . » 90] La Keine Margot... (1/65 | Sous lestilleuls: : » JO) Avent. de Stturainichet + 90 L'Avarice. . . . » 50 I 3 La Route de Varennes. » 70 A DE LAMARTINE Le Bananier. » 50 La Gourmandise, . » 50 £ mpressions de voyage. El Salteador, 2. °e » 70 | Les Confidences . + » 90! La Comtesse de Monrion » 701 La Bonne Aventure, . 1 50 Une Année à Florence.» 90 Salyator, Vi MES | L'Eufance. . + + « » 20] Confession gay erale, , 1 80] Gilbert et Gilberte, , 2 70 “ L'Arabie heureuse,. 2 10! Souvenirs d’ Antony

Othello «cs Ge. vey hey ne) Let 20 87° SERIE. Paris s'amuse . , | 40 Le Maitre d’Ecola. . . L'invenieur de la poudre « Gaetan il Mammone . . +20 88° SÉRIE. Les Grands Vassaux . . Le Diner de M delon. Fanfan la Tulipe . . . Pan, pan, c'est la fortune, Le Diamant... . . 89°. SERIE. Griscris + 20e Orfas) . a> hte. Quentin Dorwe ardlaieis he La Chèyre de-Pi oërmel Robert, chef de Brizands. 90€ SERIE. Les Comp! de la-Truelle ,} Le Gapitaitis Chérubin ,f Songe d'une Nuit d'été FAN ae ial dans l'œil | 20 40 Uo Fuit-Paris . . . 20 Les Frères à l'Epreuve - 20 91e SERIE. Les Chev. du Pinca-Nez . 40 Le Dada de Paimbœuf, . | Le Sav. dela rue Quine . 40 Tant val'Autruche à l'eau, | Le Philos. sans le savoir. 20 92° SÉRIE, Le Roi de Bohéme , Aimons notre prochain À 40 Le Préteur sur Goxes, Le Chevalier :#s Dames | ae Adolphe et Sophie, . , 20 93° SERIE, Le Marchand de coco, , 40 Une Dame pour voyager . | Sans Quene ni Téte . , 10 Une Boone pourtont faire, Mac Dowel , %+, + , 20 94° SÉRIE. « Les Denx Avengles , .) Les Trois Sultwnés. . . 40 L'Histoire d'un Drapeau, L'Ut dial meme eee | ee Farruck lo Maure. 20 95e sone. Christine à Fontainebleau Orphée, Lo Roi des Ties, NS ‘ Lo Paletot brun, , . | 40 Elodie, «:' «10% ey.» sane oe 96° senie. La Lanterne magique, 40 L'Avoont du Diable . . La Fille du Tintoret., . 40 Madame est aux Eaux , Le Colonel et le Soldat , 20 LAGNY, «= Imprimarle de A, VARIGAULT | ‘il *L'Honuôte Criminel, … 20 97° SÉRIE. Fanchette. , Otez votre ‘fille, S.'v.P. Compèra Guillery . . . M. de Bonne-Ktoile . . Françoise de Rimini. . 98e SERIE. Le Jugement de Dien. .} L'Omelette de Niagara . | Le Sang wélé. oy Le Petit Cousin: !. RS Le Pied de mouton, . . 99° SERIE. La Mére du Coudamné. (etait: Moira nase: me i Cora ou l'E sh Pontoise Les Visitandi Claireite et Cini Simon le voleu 1 16° Les Aventuriers Flamberge ie La Bonguet.d aah ons Is a petite vil su Le Portefeuilles) | La Nouvelle Hy 40 Gharles Vice rs VRET 40 ‘La Fille du payse Je Marie Victoire . , . a ‘Un M.quiabral La Suédoise. «+ . «+ . Les deux Philibe 100° SERIE... La Sirène de Paris. .. Le Sou ds Lise. , . Fils dela B. auB.-Dorm. La Veuve au Camélia. La Bague de fer . . « : 101© SERIE, FLE SE ae Joo | 40: 440 : {40 L'Ecole des Arthur. . Une Pécheresse. . L'Envers d’une€ Feu'le Capitaine” Octave. 8 Re SES f Etreprésenté La Forêt périlleusé :* - 20 LÉVBAFDIES de 102e SERIE. u 420°: La fête des Loups . + -+)40] Valentine Da L'Esprit familier... . Un Drame de famille. ; La Dame de Tre France de Si ign Ce scélérat de “La Meré coupa 1 L'Hôiel'de la’poste. *.: \40 Comme on gâte savie. . 103° SERIE. * La Petite Pologne. #. Les Comediens de salons. Gentith. de la mortagne. Les Baisers . . 5 Les Victimes clofirées. . 1048 SERIE. Mem. de Mimi Bamboche, 40 Gemma. . Les Bourgeois-Gentilsh. 40 Matelot et Fantassin. . Richard Cœur de Lion . 20 105° SERIE. La Maison du pont N.-D.) 45 pecs Amours de in] 124° sk Les A | La chasse aux pa)’ Zemire et Azor, \iadelon Lescaut) Guillaume te deb 122° sk Rose et Colas. . Unhom. qui a per Un Enfant de Pa! Un Carnaval detr 423¢ st La servante mail L'homme quia ve Les Mystères du | Vercingentorixe, 124° sp) Les fausses bont Malapan, ,. . 40° Le Bijou perdu. . 40 Voyage aut. de mamarm Les Francs Juges TO 1068 ‘SERIE. : Jeanne qui pl.tetJ. qui Tit.” 40 Le Rosier... ..t. _| Les Etrangleurs ¢ L'Escamoteur, . + «+149 | P'tit fils, put mit U'est ma femme, . Henrieue Descha Le Prisonnier Vénitien, 20 Ë 125° SE 107° SERIE. Trottman, le touriste Un Muri à l'italenne , La Fille des chiffonniers, Sonrd comme un pot. . Raymond. . . « « « : 1082 SÉRIE. GilsBlag ty Lee pee Je suisimon fils. . ”. . Le’ Chamin le plus long, Mari aux Champignons . La Sorcière . 2 "71, 109° SERIE. La Bague de Thérèse. . L'Amour du Trapèze . . Mare. de Suinte-Gemme, L'Habit de Mylord, «+ . La Cabane de Montainard 110° SÉRIE. La Dame de Mo L'Ecumoire. . Bonaparte en Bg Cocairix. . 126° SE Philidor. .24# 1 heure avant l'or les Fous... .., Ya-Mein- Herr. 4 Ê 127° sei Les Belles de nu} Un j. homme en Le Mariage de F Les Jours gras de | 128° sé T.de Nesle À P.-a- | pa drôle de piste} Les R. du Cuäte |) L'Esclaye du ma 20 Le Bataillon de la Moselle | 49 129° sul LeJeune homme auriflyrd | Mauvais cœur. , Oh! la la! qu’ c'est bête. 40 | Horace et Liline. Après deux ans. . Les Etouffeurs de Londres. 111° SERIE. Maris me font tou) rire Dérance et Mati Les Recruteurs, 130° se François les Bas- 20 Une Ombrella comprom, 40 | Deux mois. Sle | es Gueux de Héranger, 40 Le Château de | La Grotte d'azur . , . Le Lorgnon de Fénulon. . « sf, saw ba 131° si Le père Lefeutre, 2° SERIE. 112 Détoursement de) ee este, . Fe aes La Bal ingoite path ee | 40 Due btp | aS L'Auxe de Minuit » + +} 49 Ana | ROIS Les: Dox Gadis. , , « | 132¢ si La Fille de trente] Le Piège au mari.) Chodrue Duvlos 20 Palmérin '. 6, « , « 113° SÉRIE, A Un Dimanche Rôninson \lonsreur votre fille, ‘, La Boni au Diäble , Rosemonde , . « 133° sir En Loge de }' Opé | | Lo Neveu de Gall Les Pirates defln L'Enlèvoment d'E 134° sti Deux Merles blanc Toute seule, , , Le Bonhomme Jac Los Jarrotidros d'u) 114° sème, Les deux Vouves . , + Alexandra chez Appelle . Los Danses nationules. Le Gardien dus scollés, CA Misanthropie et repontir, 20 ll | | i La F i ‘ si La mort de Buvépllo, : 1 and [LA its : BAL COST UME CHEZ MAD AME LA DUCHESSE DE BERRY. Il yeut, vers la fin du règne de Charles X, une sorte de désarmement et de trève dans la politique. Le ministère Martignac fut comme une concession mutuelle que les partis se firent Yun à l'autre, et les esprits superficiels purent croire un instant la paix scellée entre les tradi- tions du passé et les instin ts de l'avenir. Mais les penseurs ne se laissent pas prendre à ces ap- parences, Ls savent que le progrès et la civilisation ne sarrétent jamais, et que ces réconciliations monk nianées ne sont que le repos qui prec de les grandes crises. Crest oor le ciel bleu qu'il faut s'allendre aux coups de foudre, et quand la révolution sommeille, elle prend des forces pour les luttes prochaines. Monsieur de Marlignac était un esprit souple, délié et CARBONNEAU — k_ conciliant, qui jouait, entre ja cour et la nation, Île rôle des soubrettes de comédie entre les amoureux qui se bou- dent. Ge qui Stait de la valeur à son personnage, C'est qu'ici les amoureur ne s'aimaient pas, et que le rapalriage devait finir par une rupture violente, Mais monsieur de Mar- lignac n'en travaillait pas moins au Marlage, comme s'il n'y avait pas la séparation derrière. I allait du roi à la France, disant à chacun du bien de l'autre, réfulant les griefs, éloignant les rancunes, faisant faire des deux parts Il défendait la liberté aux Tuileries, et la royauté au Palais-Bourbon. un pas vers le rapprochement désirable. Cette tâche de médiateur Lo s'accomplit pas sans risquer un peu de soi-même, On ne se Ji tle pas entre les combat- tants sans attraper les horions de droite et de gauche. Les opinions veulent qu'on les épouse pbsolument, et nadmet- tent pas la bigamie. Monsieur de Marhganac compromettait done son crédit du côté des courtisans et sa popularité du côté des libéraux, et il se faisait des ennemis dans Îles Mais, en revanche, il se doux camps. faisait des amis par mi ceux dont il est surtout charmant d'être aime, parmi les artistes, les Jeunes gens et les femmes, qui lub savant nt 1 gré de l'apaisement qu'il avait mis dans la situation, Tout ant et spirituel, dont la paix, les fates et l'art 1 lo monde el 2 DIEU DISPOSE, LUE sont la vie, lui était reconnaissant du plaisir retrouvé et le remerciait en s'amusant. On se souvient quel ravissant, oublieux et ardent tour- billon fut le carnaval de 1829. Ce fut comme une mer montante de fêtes, de bals et de mascarades, dont la vague s’éleva jusqu'aux plus hautes ré- gions, et atteignit aux marches du {rône. Son Altesse Royale madame la duchesse de Berry, entraînée par le torrent, concut l’idée de recommencer la mode des résurrections des époques historiques. Madame la duchesse de Berry, c'est plus que jamais le moment de le dire, à présent qu'elle est en exil, était une nature charmante et vivante. Aussi brave à la joie au pa- villon Marsan, qu’elle l’a été au péril en Vendée; elle avait dans l'imagination cet entrain, celte verve, cette hardiesse qu’elle a eus dans l’action depuis. Dans toutes les fêtes, qui jetèrent comme les splendeurs du soleil couchant sur la dernière heure de la monarchie expirante, elle fut deux fois la reine, reine par droit de naissance et reine par droit de conquétes. Figure deux fois française; spirituelle et courageuse, capricieuse et chevalcresque, cordiale et virile, devant laquelle les-poétes de l'avenir rêveront bien des romans, lorsque la perspective du temps aura idéalisé quelques parties trop réelles et estompé quelques saillies que nous voyons de trop près maintenant. Donc, en ce bienheureux carnaval de 1829, la duchesse de Berry fut prise d’une velléité qui mélait une fantaisie de femme à une idée d'artiste. L'usage de se masquer était depuis longtemps tombé en désuétude dans les salons. Faire revivre le costume à la cour, devant ce vieillard sé- rieux qui était le roi de France, devant ce‘trône qui res- semblait à un confessionnal, la chose n'était guère possible. Sans doute Louis XIV avait bien figuré en personne dans des ballets, et, à la rigueur, la cour de Charles X ne déro- geait pas en suivant l'exemple du grand roi. Mais celui qui avait dansé aux divertissements de Lulli et de Molière, c'était le Lauis XIV jeune, amoureux et téméraire : et encore, quatre vers de Racine avaient suffi pour le faire renoncer à ces exhibitions compromettantes. Et certes, le roi s'était repenti plus tard de ces accrocs à sa majesté, et le mari de madame de Maintenon n’aurait pas été le der- nier à blâmer sévèrement l'amant de mademoiselle de La Vallière, Il fallait done que la frivolité du costume s’antorisat d'un plaisir plus sérieux, que le déguisement ne fût qu'un moyen et non un but, et que le masque recouyril une pen- sée plus grave. La duchesse de Berry ne fut pas longtemps à trouver son expédient. On commençait alors à se préoccuper du moyen âge. Des poëles et des peintres immortels s'étaient mis, chose inouie jusque-là, à regarder les cathédrales, à étu- dier les chroniques, à fouiller le passé de la France. Le moyen Age fut bien vile à la mode. On ne parla plus que de dagues et de pourpoints; on ne se meubla plus que de bahuts, de vieilles tapisseries, de chêne sculpté et de vi- lraux. Le seizième siècle sourtout fit fureur, et tous les esprils se relournèrent ayec enthousiasme vers la renais- sauce, ce printemps de notre hisloire, cette saison fleuric et féconde où le vent tiède qui soufflait d'Italie semblait apporter en France l'amour de l’art et le goût du beau, Il est peut-être permis à celui qui écrit ces lignes de rappeler qu’il ne fut pas tout à fait étranger à ce mouve- ment des intelligences, et que la représentation @ Henri III date de février 1829, Rouvrir la tombe du seizième siècle, recomposer cette merveilleuse époque, ‘aire marcher au jour des vivants ce siècle éblouissant qui emplissait toutes les pensées, n’était- ce pas là une fantaisie royale et qui amnistiait souverai- nement le masque et le costume ? De cette façon, une idée austère et presque pieuse se joignait à amusement, et le plus rigoureux moraliste ne pouvait accuser de frivolité une fête où, sous les masques, on sentait la figure sévère de l’histoire. La duchesse de Berry résolut donc de reproduire exacte- ment une des principales fêtes du seizième siècle, et il fut décidé que la cour de Charles X représenterait les fiancail- les de François, dauphin de France, avec Marie Stuart, Les rôles furent distribués. Madame se réserva Marie Stuart ; celui du dauphin fut donné au fils aîné du duc d'Orléans, qui s'appelait alors le duc de Chartres. Le reste fut partagé aux plus grands noms et aux plus jolies femmes de la cour. Un détail qui amusa beaucoup la duchesse, ce fut de faire représenter, quand cela se pou- vait, les ancêtres par les descendants. Ainsi, le maréchal de Brissac fut joué par monsieur de Brissac, Biron par monsieur de Biron, et monsieur de Cossé par monsieur de Cossé. On se mit aussitôt à l’œuvre, et pendant un mois toux Paris fut sens dessus dessous pour les appréts de cette nuit splendide. On bouleversa tous ies cartons de la Bibliothé= que et toutes les armoires du Musée pour retrouyer le mo- dèle d’une dague ou le dessin d'une coiffure. Les peintres collaborérent avec les tailleurs, et les archéologues avec lesmodistess Chacun restait chargé, à ses risques et périls, de l’exé- cution de son costume. Dès lors l'amour-propre fut en jeu; il s'agissait de ne pas ¢tre pris en flagrant délit d'anachronisme ; les plus jeunes filles se penchèrent sur les plus vieilles gravures et sur les plus vieux livres. L’é= rudition ne s'était jamais vue à pareille fete ; elle qui n'est habituée à recevoir chez elle que de vieilles barbes grises et mal peignées, elle fut toute décontenancée de cette su- bite invasion de tant de visages frais et roses. Tous les charmants peintres d'alors, Johannot, Devéria, Eugène Lami, furent mis en réquisilion, Duponchel fut appréhendé au corps et traîné dans tous les boudoirs, et mit le sceau à sa réputation d’antiquaire ès hauts-de- chausse et docteur ès pendants d'oreille, Enfin arriva le lundi 2 mars 1829, qui était le jour fixé. Marie Stuart et son corlége devaient être reçus aux Tuileries par la cour de France et le dauphin François, que Marie venait épouser, Le défilé devait commencer à sept heures et demie, Mais, malgré le monde d'ouvriers et la forêt d'aiguilles qu'on avait employés depuis un mois, tout le monde ne fut pas prôt à l'heure dite, et l'on fut forcé d'attendre jnsqu’à dix heures, A dix heures, la marche s'ouvrit, et l'on s'élagea sur l'escalier du pavillon Marsan, dans l'ordre suivant : DIEU DISPOSE. 5 Un garde du corps el un garde-suisse 3 Cing pages du dauphin de France; L'officier des gardes suisses ; Six maréchaux sur deux rangs Le dauphin François. Le dauphin avait derrière lui, d’abord le connétable de Montmorency et le duc de Ferrare. Puis neuf gentilshommes marchant sur trois rangs, Ainsi échelonnée, la cour de France attendit. Presque au même moment, le cortége de Marie Stuart déboucha. Devant la reine marchaient cinq pages, puis huit demoie selles d'honneur. Derrière elles venaient : Quatre dames d'honneur; La reine de Navarre; Quatre princesses du sang $ La reine-mère ; Et, enfin, tout le flot des dames et des seigneurs. Le défilé se fit avec pompe et activité. Cette foule de gen- tilshommes en manteaux courts et en longs pourpoints, la toque au flequet de plumes placée sur l’oreille,fla (éle haute et la moustache relevée, présentant le poing à chaque dame pour lui servir d’appui; les diamants, les pierreries, les éloffes éclatantes, l’inondation des Jumiéres, tout rendait aux yeux les rayonnements des grandes époques éteintes. *Assurément, ce n’était pas là un divertissement vulgaire ; l'illusion était complete, la chaîne se renouait entre Je pré- sent et le passé, entre la vie et la mort; le costume emprunté aux siècles enterrés communiquait aux acteurs de ce drame étrange quelque chose de ceux qui l'avaient porté, et plus d’un sentit sans doute tressaillir dans sa poitrine le cœur de l’aïeul dont il avait l'habit, 2 On se rendit d'abord dans le grand salon de Mademoi- selle, où attendaient les spectateurs invités, les hommes en habit habillé et les femmes toutes vôtues en blanc, pour faire mieux ressortir les couleurs des costumes. Une vaste loge en forme d'amphithéâlre, tapissée de velours nacarat et décorée de cartouches et de gonfanons aux armes et aux devises de France et d'Écosse, avait été préparée pour re- cevoir Marie Stuart. La duchesse de Berry s'assit sur un trône. Les cheveux crépés et relevés en racine droite, la fraise goudronnée et parsemée de pierres précieuses, habillée d'une robe de ve- lours bleu, sous laquelle elle portait un vertugadin, et qu'écrasaient trois millions de diamants, elle rappelait de la manière la plus frappante les portraits de la reine d'É- cosse, qu'ont offert à l'admiration de la postérité Frédérico Zuccheri, Vanderwert et Georgius Vertue. Marie Stuart assise, et sa suite ordonnée autour d'elle, la musique préluda et les danses commencérent, Un quadrille réglé par Gardel, et qui était un composé de la sarabande et d'autres pas du temps, mélangea un moment les plus jeunes filles ot les plus beaux garcons de la cour, Puis il arriva co qui devait arriver, On en eut bientôt as-# 8ez de l'histoire, de la majesté et de la représentation, On se reldcha un peu de la raideur du rôle qu'on jouait, la Sarabande tourna en conlredanse, les costumes et les rol blanches se mélèrent, les acteurs se confondirent avec le public, et le seizième siècle valsa avec le dix-neuvième. La moins intrépide danseuse ne fut pas la duchesse de Berry. Un trait, qui peint bien cette vive et fière nature, c'est qu'ayant laissé tomber, en dansant la galoppe, une frange de diamants de sa ceinture dont le prix pouvait bien mon- ter à 500,000 francs, elle ne voulut pas souffrir qu’on in- terrompit la danse ni qu’on fit écarter personne pour cher- cher le précieux joyau. Elle ne s’en inquiéta pas une se- conde dans toute la nuit. Au reste, ces bijoux furent retrouvés le lendemain. L'exemple ainsi donné par la maîtresse de la maison, Yon comprend sans peine quelle animation et quelle ar- deur devaient régner dans cette fète mémorable, Rien de plus chatoyant que ce fourmillement de richesses, que cette diversité de couleurs, que cette cohue de rayonne- ments. Chaque costume, résultat de longues méditations et d’inspirations qui avaient des millions à leur service, aurait mérité d’être examiné en particulier. Chaque homme, chaque femme était un chef-d'œuvre. Mais personne, excepté peut-être madame la duchessé de Berry, n’edt pu rivaliser, pour la fidélité scrupuleuse des détails et pour la vérité irréprochable, avec un sei- gneur qui avait accompagné la reine-mère d'Écosse, Ce seigneur s'appelait lord Drummond. Son toquet, son manteau, son pourpoint el son haul-de- chausse étaient de velours vert, enrichis de filets d’or qui couraient tout le Jong et formaient une broderie comme on en peut voir une dans le portrait de Charles IX, par Clouet. Autour de la toque était attachée une chaîne com- posée de perles et de pierres précieuses, qui avaient été montées dans l'Inde. Son manteau était doublé d’une élofle grise à fleurs d'or, venue d'Orient, et semblable à celles dont Venise seule fournissait toute l'Europe au sei- zième siècle, Les boutons du pourpoint étaient des perles fines. Une épée d’un travail exquis, conservée depuis (rois cents ans dans sa famille, pendait à son côté, et il portait à sa ceinture une admirable escarcelle ciselée qui avait ap- partenu à Henri IIL. Les yeux, réclamés par cet ajustement si savant et si ris che, s'étaient de toutes parts tournés du côté de lord Drums mond. Lord Drummond n’était pas seul; il élait aceompa- gné d'un personnage sur qui l'attention ne tarda pas à se fixer. Presque tous les seigneurs avaient leur suivant; l'un son page, l'autre son fou, l'autre son capitaine d'armes, figures du second plan, qui contribuaient à la variété de l'ensemble, Celui qui accompagnait lord Drummond était une sorte de médecin ou d’astrologue comme en entretenaient sous” vent les grandes maisons du moyen âge. Il était valu très- simplenttut d'une longue robe de velours noir, que cou- paient seulement une lourde chaine d'argent fin, et uno longue barbe blanche qui s'épanchait à flots sur sa poi- (rine. Ses cheveux non moins blancs s'échappaient d'un bonnet de fourrures, On n'eût peut-Olre pas remarqué cel homme si les ro gards n'eussent été invités par la splendeur de lord Drum- 4 DIEU DISPOSE. mond; mais une fois que l’ceil était tombé sur cette figure, il ne pouvait plus s'en arracher. L’attention venait pour le lord et restait pour l’astrologue. Le costume élait simple; mais, ni pour le goût ni pour la science, la minutie la plus susceptible n’eût trouvé une syllabe à y redire. Pas une seule de ces imperfections de détail, qui sont les fautes d'orthographe de l'archéologie. Un vieux tableau qui se serait mis à vivre et à marcher n’aurait pas différé d’un point dans la robe et d’un pli dans la figure. Mais le costume n'était que l’accessoire. C'était l'homme qui exigeait et concentrait la curiosité. Quelque chose de viril et de puissant éclatait dans toute sa fière et haute sta- ture, Sa barbe et ses cheveux blancs, quand on le regar- dait longtemps, étaient démentis par le jet irrésistible de son œil gris et par la pureté de son grand front sans rides. Au moment où l’étiqueite historique se rompit et où la cérémonie fit place au péle-méle du bal, -plus d’un groupe se préoccupa du suivant de lord Drummond, On s’informa de lui. Mais, soit qu’il fût bien déguisé, soit que personne ne le connût, on ne put savoir son nom. — Pardieu! s'écria le comte de Bellay, il y a un moyen bien simple de le savoir; je vais le demander à lord Drum- mond. — C'est inutile, messieurs, dit une voix à distance. Le comte et ses interlocuteurs se retournèrent. C'était Yastrologue qui parlait de l'autre bout du salon; il avait entendu leur entretien, quoique la musique couvrit leurs voix. — Ne vous dérangez pas pour si peu, monsieur le comte, ajouta-t-il en s'approchant du groupe. Vous voulez savoir mon nom? Eh! ne l'avez-vous pas deviné à mon costume? Je m'appelle Nostradamus. — Le vrai? dit le comte en riant. — Le vrai, répondit gravement l’inconnus Il NOSTRADAMUS, La fière mine et l'assurance originale de l'astrologue eu- rent bientôt attiré autour de lui un groupe curieux et Joyeux, ~ Eh bien! Jui dit le comte de Bellay, si tu es le vrai lradamus, pourquol ne nous dis-tu pas la bonne aven- ture? — Je yous dirai toutes les bonnes aventures que vous voudrez, reprit Nostradamus, et, d'abord, la bonne aven- ture du passé, Car, savez-vous seulement qui vous tes, ot Connaissez-vous la vie de celui dont vous portez le costume? — Ma foi! non, dit le comte. — Eh bien! je vais vous la dire, iit Aussitol Nostradamus de refaire en quelques phrases rapid le Caractère et l'existence du personnage que res- suscilait le comte, La foule s'amassait, de plus en plus EEE ee avide, autour du conteur, et chacun à son tour le ques- tionnait sur son rôle, Nostradamus saisissait au vol toutes les interrogations, et, sans jamais paraître embarrassé, il racontait à tous les déguisements leur histoire ayec une verve et une science surprenantes. Ce qui donna plus de piquant encore à ces improyisa= tions érudites, c’est qu'on ne farda pas à s’apereevoir que, soit hasard, soit malice, Nostradamus prenait dans la vie des morts représentés les aventures qui se rapportaient à la vie des vivants qui les représentaient, et, sous forme de chronique et d'événements anciens, disait les faits d'hier et les intrigues récentes. C'était juste assez voilé pour que les héros ne se recon- nussent pas, et assez transparent pour que la galerie les reconnut. Au fond, pour des observateurs moins frivoles que des gens de cour et de plaisir, il y avait par momens, dans cette verve historique, comme un sentiment d'amère joie à étaler les plaies de la société, les mystères des alcôves et la litanie des scandales. Ces plaisanteries, toujours élégantes et polies, laissaient percer souvent la griffe des allusions amères, Parfois, ceux que le costume faisaient mari et femme étaient mariés en effet par la médisance des salons. Parfois une coincidence curieuse donnait à un marquis trop heu- reux aux cartes le costume d’un mort connu par ses triche- ries au jeu, péché véniel au seizième siècle, et dont les rois eux-mêmes ne se défendaient pas. Parfois, au contraire, un contraste non moins amusant faisait que le personnage d'un mari, célèbre pour avoir tué l'amant de sa femme, était représenté par un de ces maris complaisants qui ap- précient la douceur de la vie à trois. Nostradamus profilait et abusait de ces ressemblances et de ces contradictions. De la, mille éclats de rire et un vivant tumulte, qui fai- saient abonder la foule de tous les coins du bal. Parmi les curieux qu’attirait le joyeux vacarme, il y en eut un dont l’arrivée sembla tout à coup frapper Nostra- damus. C'était l'ambassadeur de Prusse, un homme jeune en- core, quarante ans à peine, mais vieilli, incliné, fatigué, le front sillonné de jeunes rides sous des méches de che- veux blanchis. On devinait, en voyant cette figure plus âgée que son âge, une vie évidemment usée par les deux bouts : d’un côté par la douleur ou la pensée; de l’autre, par le plaisir. Arrivé à Paris depuis cing ou six jours seulement, pré- senté la veille au roi, l'ambassadeur de Prusse n'était pas de la mascarade; il était en habit de cour. Quand il se trouva face à face avec Nostradamus, tous deux tressaillirent. lls se regardèrent un moment, mais ils eurent l'air de ne pas se reconnaitre, S'ils se connaissaient, il y avait sans doute de longues années qu'ils ne s'étaient vus; l'un avait vicilli assez vite, et l’autre était assez déguisé pour qu'ils pussent se retrouver sans se reconnaître s'ils s'étaient per- dus de vue, Néanmoins, un étrange ressouvenir parut les frapper tous deux, Le regard éteint de l'ambassadeur et le regard ardent de l'astrologue se croisèrent avec une émotion sin- — DIEU DISPOSE. ÿ ee gulière. Et quand la foule les sépara, ils se retournerent pour se voir encore. A ce moment, un maitre des cérémonies vint demander le silen :e au groupe moqueur et rieur. Un intermède de chant allait varier le bal. Tous se turent. Presque aussil6t, de derrière un paravent de laque de Chine, une voix de femme s’éleva, chantant la romance du Saule. A la première note de cette voix, Nostradamus tres- saillit. Puis, soudain, il chercha des yeux l'ambassadeur de Prusse. ; L’ambassadeur s'était rapproché pour entendre le chant. _ Par un rapport étrange, il avait éprouvé le même tressail- lement que l’astrologue, et l’on eût dit qu’il venait de re- cevoir une commotion électrique. Au reste, la musique et la voix de la chanteuse étaient de nature à expliquer toutes les émotions et tous les élans. L’ambassadeur et l’astrologue ne furent pas les seuls cer- tainement à être frappés du saisissant contraste que fai- sait, avec le bal joyeux et étincelant, la plainte nocturne de Desdemona. Jamais ce noir pressentiment qui s’abat sur l'âme de la jeune vénitienne, comme l’ombre des ailes de la mort toute proche, jamais ces attendrissements et ces défaillances d'un pauvre cœur de femme qui se sent trop faible contre la destinée, jamais cette lugubre et char- mante agonie n’avait été comprise et rendue avec cette poésie profonde et cette mélancolie poignante. La chan- teuse dépassait Rossini et atteignait Shakespeare. Qui était cette femme dont la voix avait tant d'âme ? Ca- chée derrière le parayent, on l’entendait sans la voir. Ce n'était la voix d'aucune cantatrice connue à Paris, ni celle de madame Malibran, ni celle de mademoiselle Sontag. Comment une voix pareille pouvait-elle être ignorée dans la capitale de l'art? De temps en temps, l’astrologue levait son regard clair et perçant sur l'ambassadeur, qu'il trou- vait absorbé, les yeux fixes et en proie à une anxiété indéfinissable. Mais si l'astrologue avait aperçu en ce moment lord Drummond, le seigneur qui l'avait amené, le sourire d’ex- tase qu'il eût yu éclater sur son visage l'aurait intrigué bien davantage, s'il ne l'eût éclairé un peu. Quand J’admirable voix se tut, madame la duchesse de Berry donna le signal des applaudissements et des bravos, qui ruisselérent de toutes les mains et de toutes les bouches, Puis, il se fit un profond silence, comme si l'émotion du chant pesait encore sur les poitrines oppressées. La douleur de Desdemona avait passé dans toutes ces âmes, tout à l'heure si frivoles et si heureuses. La duchesse de Berry voulut rompre ce charme de tris- tesse, qui menacait d’assombrir sa fôte, — Eh bien! dit-elle, il me semble qu'on riait beau- coup de ce côté tout à l'heure, Qu'est-ce done que disail Nostradamus ? — Madame, répondit monsieur de Damas, il disait la bonne aventure, — Qu'on me lamène, repartit la duchesse. Je suis curieuse qu’il me dise la mienne. — Me voici aux ordres de Votre Altesse, dit l’astrologue, qui avait entendu. La foule s’empressa autour de la duchesse et de l’astro- logue, désirant voir comment celui-ci s’en tirerait cette fois. Jusqu'ici il avait raillé et fait rire; mais le sexe et le rang de la duchesse lui étaient cette ressonrec, ct l'on se demandait comment son esprit résisterait à sa cour- loisie. Mais l'accent et le visage de l’astrologue changèrent su- bitement, et ce fut d’un ton grave et presque solennel qu'il répondit à la duchesse. — Madame, dit-il, je n’ai conté à ces messieurs que la bonne aventure de l’histoire. C’est la seule que je sache en vérité, et Votre Altesse Royale le sait aussi bien que moi. Il lui a plu de jouer avec le nom charmant et le sou- venir terrible de Marie Stuart. Vous êtes Marie Stuart, madame. Que puis-je ajouter ? Si je dis à Votre Altesse Royale que cette féte de fiançailles ne précède que des ca- lamités, que Marie Stuart n’a pas longtemps à demeurer en ce doux pays de France, et qu’elle traversera bientôt l'Océan pour ne plus revenir, je dirai seulement à Votre Altesse ce qu’elle ne peut ignorer. Un pénible embarras se peignit sur quelques visages, La duchesse de Berry n'était pas d’une famille si peu habituée aux exils que ce rapprochement de son avenir avec le passé dont elle portait le costume ne lui fût inté- ricurement douloureux. Elle s'efforça de rire. Mais le ton du devin avait été froid et sinistre, et ce ne fut pas sans un effort qu'elle reprit. — Voilà des présages peu gais. N'en avez-vous pas de moins ténébreux pour mon jeune fiancé ? — Pour monseigneur le due de Chartres? pour mon- seigneur le Dauphin, veux-je dire? demanda Nostra- damus. Le jeune prince tendit gaiement la main — Je l'en prie, Nostradamus, ne me fais point mourir, comme Francois II que je représente, de quelque affreux trou à la tête, en dépit de la science de ton ami Ambroise Paré, à moins que ce ne soit sur un champ de bataille, auquel cas ta prédiction serait la très-bien venue. — Je n'interroge pas la mort, dit l'astrologue, je n'in- terroge que la vie. Je ne me vante pas de prédire, mais de savoir, Or, je répèle à Monseigneur ce que j'ai dit à Madame : regardez volre costume, Comme elle est Marie Stuart, vous êtes le Dauphin. Avez-vous choisi ou subi ce rôle? le fait est que vous le jouez. Monseigneur, votre costume sait que je parle à un héritier de la couronne de France. — À un héritier bien lointain, reprit avec insouciance le fils aîné du due d'Orléans ; et Dieu prôte longue vie à mes trois bien-aimés cousins | — Je parle à l'héritier direct de la couronne, à un fils aîné de roi, insista impérieusement Nostradamus, Une ombre passa sur le front de madame la duchesse de Berry. Quelque insignifiante que fût une prophétie de bal 6 DIEU DISPOSE, masqué, les paroles du devin répondaient a plus d’une secrète pensée. La sourde opposition que faisait le duc d'Orléans à la politique de la Restauralion n'avait pas été sans inquiéter plus d'une fois la branche aînée, et les Tuileries s'étaient souvent défiées du Palais-Royal. La duchesse de Berry voulut secouer ces idées et essayer de mystifier celui qui n’était peut-être au fond qu’un mystiticateur. — Ce n'est pas Nostradamus qui a répondu ces deux fois, dit-elle, c'est le costume. Au tour de Nostradamus maintenant. Voici monsieur l'ambassadeur de Prusse, qui ne nous est arrivé que depuis peu de jours, qui ne joue pas de rôle et qui ne représente que lui. Elle fit un signe gracieux d'intelligence à l'ambassadeur, et reprit : — Nostradamus pourrait-il nous révéler, non pas l’ave- nir, qu’on peut accuser de ce qu’on veut, et qui n’est pas là pour réclamer, mais le passé de monsieur l'ambassa- deur ? Il va sans dire que nous exceptons les choses qui pourraient compromettre quelqu'un, et que Nostradamus demandera l'autorisation de monsieur l'ambassadeur. L’ambassadeur, qui était près de l’estrade, peut-être pour être près de l’astrologue, s’inclina en signe d'assen- timent. Nostradamus le regarda fixement. — Non, madame, dit-il, je n'aurai pas la cruauté de rappeler à monsieur le comte Julius d’Eberbach l’atroce douleur qui est dans son passé. Tout magicien que Votre Altesse Royale me suppose, je ne puis et ne veux pas éyo- quer de l'abîme les fantômes, — Assez, monsieur ! s’écria Julius, palissant. — Vous voyez, madame, reprit l’astrologue, que c’est monsieur le comte qui me défend de continuer et que ce n’est pas ma science qui est en défaut, La duchesse ne put retenir un mouvement de dépit. Frappée malgré elle par les deux prédictions que Nostra damus avait faites à elle et au duc de Chartres, elle eût voulu le prendre en faute et le convaincre de mensonge. Mais le trouble subit de l'ambassadeur de Prusse démon- trait que le devin avait touché à quelque secret terrible, et la superstition de tous les cœurs de femme faisait craindre à la duchesse que celui qui voyait si bien dans les ténèbres du passé, ne vit aussi dans les ténèbres de l'avenir, Elle essaya encore une fois de dérouter sa sagacité, — Grand prophète des faits accomplis, dit-elle, me per- mettez-vous d’ayouer que vous ne m'avez pas entièrement persuadée ? Monsieur l'ambassadeur de Prusse est un per- sonnage éminent, et les existences supérieures sont natu- rellement en vue; il n’y a pas une bien grande magie à con- naître quelque événement qui a pu lui arriver. Tout le monde peut savoir ce qu'est devenu le comte d'Eberbach, Vous voyez sa figure, alors vous racontez sa vie, Pour croire à votre astrologie, je demande que vous deviniez quel- qu'un que personne ici ne connaisse et que vous ne voyiez pas, — II sera difficile, madame, objecta Nostradamus, de trouver, dans cette compagnie illustrée, quelqu’un que per- sonne ne connaisse. — Ilya quelqu’un, répondit la duchesse, dont la voix sublime intriguait tout le monde, tout à l'heure, voulez- vous que je la fasse venir ? — Oh! oui, s’écria Nostradamus avec un tremblement dans la voix. — Oh ! oui, répéta instinctivement Julius. — Seulement, ajouta madame la duchesse de Berry. comme, toute étrangère qu’elle est encore en France, vous pouvez avoir voyagé et la connaître, elle viendra masquée. Un devin qui n’est pas embarrässé de regarder à travers les impénétrables murailles de l'avenir, ne sera pas, sans doute, géné d'un morceau de satin. ‘ — Masquée ou non, qu’elle vienne! répondit précipi- tamment l’astrologue. La duchesse fit un signe à un des ordonnateurs du bal, qui disparut, Une minute après, il revenait amenant la cantatrice. Elle était masquée, C'était une femme de taille souple, élégante et superbe. Elle portait un domino vénitien qui s’accordait à merveille avec ce qu’on voyait de son menton et de son cou dorés évidemment par le soleil d'Italie. Son cou fier et droit était chargé d’une abondance titanesque de cheveux cha- tains parmi lesquels ressortaient quelques boucles blondes encore. Pourquoi, à l'aspect de cette femme, l'astrologue et Ju- lius se sentirent de nouveau tous deux le cœur serré, c'est ce que ni l’un ni l’autre n'aurait pu dire. — Venez, madame, que nous vous remercions, dit la du- chesse à la cantatrice. Et pendant quelques minutes, ce fut une explosion d'é- loges qui rendit à la chanteuse, en-enthousiasme, ce qu’elle avait donné à la fête en émotion. Pour elle, elle saluait avec une grâce fière et charmante ; mais elle ne dit pas un mot. La duchesse se retourna vers l’astrologue. — Eh bien, messire Nostradamus, dit-elle, nous vous avons laissé le temps de regarder madame, et vous en avez profité, ajouta-t-elle en voyant que l'astrologue fixait des yeux avides sur la cantatrice. Après une investigation si scrupuleuse, vous allez sans doute pouvoir nous dire qui est madame? Nostradamus semblait ne pas entendre la duchesse; il regardait eneore la chanteuse. — Voyons, recommença la duchesse de Berry, un devin comme vous ne doit pas avoir besoin d'un siècle, Oui ou non, Connaissez-vous madame. Nostradamus se retourna enfin. — Votre Altesse Royale, dit-il, aura le dernier mot avec ma pénétration comme avec toute chose. Je ne reconnais pas madame, — Ali! vous vous avouez vainen! s'écria la duchesse de Berry, comme ayant un poids de moins sur la pensée, Et après un silence, — Eh! bien! puisque la soreellerie est morte, vive le DIEU DISPOSE. 7 bal! Madame, encore une fois, soyez remerciée. Messieurs, il me semble que je vois là-bas de jolies femmes qui ne dansent pas. Et aussitôt, pour ramener entrain, elle prit en riant le bras qui s’offrait à elle, et se rejeta dans le tourbillon de la danse plus vive et plus gaie que jamais. Dès lors, il n’y eut plus que valse, musique et joie. La fête redoublait d’ardeur à mesure que le jour approchait, comme une bougie qui flamboie largement au moment de s'éteindre. La cantatrice s'était tout à coup perdue dans le courant de la foule. L’astrologue eut l’air de la chercher pendant quelques minutes, puis il demeura quelques temps immobile et pensif à l'écart. à Il s’approcha ensuite d’un des maîtres des cérémonies, — Ii n’y aura plus de chant? demanda-t-il. — Non, monsieur, répondit le maître des cérémonies. — Et cette chanteuse, qui a chanté la romance du Saule? — Elle est partie. ' — Merci. Tl se mêla de nouveau à l’élégante cohue. Aun moment où il passa devant l’ambassadeur de Prusse, celui-ci se pencha à l'oreille d'un jeune homme qui l’avait accompagné. — Lothario, vous voyez bien cet nomme en costume d’astrologue? Ne le perdez pas du regard un seul instant, et quand il partira, vous prendrez une de vos voitures et vous suivrez la sienne. Vous me direz demain oùil loge, — Ce sera fait, excellence, répondit respectueusement Lothario, Comptez absolument sur mci, Mais Votre Excel- lence se fatigue; elle devrait rentrer, — Oui, Lothario, je rentre; mais, va, mon pauvre en- fant, sois tranquille, je n'ai plus rien à fatiguer ni à user en moi, sinon ma peine, lll LA MAISON DE MÉNILMONTANT, Lothario avait alors environ vingt-trois ou vingt-quatre ans. L'enfant rose et blond que nos lecteurs se souvien- nent peut-être d'avoir yu au commencement de cette his- toire, épelant l'alphabet sur les genoux de Christiane, ou admirant avec des tempêtes de joie la prodigieuse Chasse au Porc de Samuel Gelb, était devenu un noble et char- mant jeune homme, qui avait à la fois dans ses yeux sou- riants et résolus la vivacité du Français et la douceur de l'Allemand, À l'empressement avec lequel il avait obéi à la recom- mandation du comte d’Eberbach, et au signe tout ensem— ble affectueux et respectueux qu'il lui avait fait en par- tant, il était facile de voir qu'il y avait entre Julius et Lo- thario d'autres rapports que ceux d'ambassadeur à secré- taire. On eût dit plutôt un père et un fils. De fait, ils étaient l’un à l’autre toute leur famille. Quand nous avons fait connaissance avec Lothario, il était déjà orphelin de père et de mère; puis son grand-père, le pas- teur, élait mort; enfin, la mort de sa tante Christiane l’a- vait laissé absolument seul au monde. La vie de Julius n’était pas moins déserte. Sa femme n’avait pas tardé à re- joindre son petit Wilhelm, et il y avait, en 1829, un an que son père avait rejoint Christiane. Julius n’avait donc plus de parenté qu’en Lothario, et Lothario qu'en Julius, et ils se serraient étroitement l’un contre l’autre pour ne pas voir le grand vide que la mort avait fait entre eux. Ce fut donc avec un soin scrupuleux et comme pour obéir, plus qu’à l’ordre, à la prière d’un supérieur et d’un ami que Lothario suivit des yeux, sans jamais le perdre dans la foule, l’homme sur lequel le comte d’Eberbach l'avait chargé de veiller, Il le vit, après le départ du comte, s'approcher de lord Drummond, et échanger avec lui quelques paroles. Mais Lothario, de loin, ne pouvait et n’eût point voulu, d’ail- leurs, les entendre, L’astrologue disait à lord Drummond : — Voici le beau moment du bal, celui où l’on oublie; ot l'on oublie même la joie, où l’on oublie même la douleur. — Race oublieuse et légère ! en effet, murmura lord Drummond d’un ton de mauvaise humeur. Comme dans l'ivresse, ils n’ont même pas conscience du bonheur. De- mandez-leur seulement s'ils se souviennent de ce merveil- leux chant de tout à l'heure. — Il vous a f. rappé aussi! dit vivement l’astrologue. Lord Drummond ne répondit à cette exclamation que par un souriré, — Il a été bien court! reprit Nostradamus. — Bien court et bien long! une extase et une torture! s'écria lord Drummond. Ab! si tout autre que Madame eût demandé qu’elle chantat, elle n’aurait point chanté, certes! L'astrologue était sans doute au fait des excentriques coutumes de son noble ami; car il ne parut point s’éton- ner de la bizarre contradiction que renfermaient ses pa- roles, Il demanda seulement : — Vous connaissez cette cantatrice, milord ? — Je la connais. — Oh! un mot de grâce. Depuis deux ans, depuis votre séjour dans l'Inde, j'ai perdu de vue votre seigneurie, Y a-t-il longtemps que vous connaissez cette femme? Con- naissez-vous sa famille ? De quel pays est-elle? Lord Drummond regarda fixement celui qui lui faisait ces questions impatientes et rapides, et répondit lentement $ — Il y a dix-huit mois que je connais la signora Olym- pia. Mon père a connu son père, un pauvre diable de bohé- mien, Quant à son origine, je ne vous crois pas assez élran- ger au monde des arts pour avoir besoin de vous dire qu'Olympia est Italienne, Il eût fallu en effêt n'avoir jamais ouvert un journal ou n'avoir jamais causé dans un salon, pour n'avoir pas en- tendu parler de la célèbre prima donna qui avait fait les beaux jours do la Scala et de San Carlo, et qui avait créé plus d'un rôle dans les plus beaux opéras de Rossini, mais 8 DIEU DISPOSE. qui, soit patriotisme, soit caprice, n’avait jamais voulu chanter qu’en Italie et sur les théâtres italiens. — Ah! c'est la Diva Olympia, répéta après lord Drum- mond le devin en défaut. Voila qui est vraisemblable en effet. Il se prit à sourire et dit comme à lui-même — N'importe! la vie a de singulières hallucinations. — La fête m'ennuie maintenant dans ce que vous appe- lez son oubli, reprit lord Drummond. D'ailleurs il va tout à l'heure faire jour. Je vais rentrer. Restez-vous? — Non, dit Nostradamus, je suivrai votre seigneurie, Le bal n’a plus pour moi d'intérêt. Ils se dirigèrent vers le premier salon. Lothario les sui- vit. Ils firent demander leur voiture par un valet. Lothario rappela le valet pour demander en méme temps la sienne. Dans l’enco”;srement d’équipages qui obstruait lagrande cour des Tuileries, dix minutes se passèrent avant que les deux voitures fussent avancées. — Si vous le souhaitez, mon ami, dit pendant ce temps lord Drummond à Nostradamus, je vous ferai un de ces jours dîner avec Olympia, mais à une condition. — Laquelle, mylord? — C’est que vous ne me demanderez pas de la prier de chanter. En ce moment, le valet appela successivement : — Les gens de lord Drummond. — Les gens du baron d'Ehrenstein. Lord Drummond et l’astrologue descendirent ensemble le grand escalier, suivis à dix pas par Lothario. Ils montè- rent dans la même voiture, après laquelle s’avanca celle de Lothario. Lothario, à l'instant où le valet de pied fermait la por- tière, lui dit tout bas un mot que le valet de pied alla ré- péter au cocher. Sa voiture s’élanca derrière celle de lord Drummond, Il faisait encore nuit; mais déjà des taches blanchâtres se plaquaient par endroits dans le ciel gris. L’aube com- mencait à hasarder quelques lueurs pales. L'air était tiède, ct l'on y sentait des bouflées molles qui ressemblaient à des avances du printemps. L Une foule immense, hâve, déguenillée, se pressait aux guichets et aux grilles, criante antithèse de la misère et de la faim devant le plaisir et le superflu. A chaque voi- ture qui sortait, pleine de dorures, de perles et de souri- res, c'élaient des exclamations d'admiration amère et de raillerie envieuse, et la comparaison de ce luxe et de cette splendeur des uns avec le dénûment des autres allait ajouter une rage de plus à la haine sourde de ceux qui n'ont pas de pain sur leur table ni de couverture sur leur grabat, Chose étrange, que tous les soulèvements populaires viennent à la suite de quelque fête célèbre, et que la ré- volution de 1830 ait eu pour préface le bal de la duchesse de Berry aux Tuileries, comme la révolution de 1848 a ou pour préface le bal du duc de Montpensier à Vincennes! La voiture de lord Drummond sortit par la rue de Ri- ——__—_—_—_—_—_—_———_—r voli, et gagna par la place Vendôme la rue de la Ferme- des-Mathurins. | Dans cette rue, elle s'arrêta devant la porte d’un hôtel d'ample et princière apparence. Le cocher de Lothario s'était arrêté à distance. Lothario mit la tête à la portière et vit descendre lord Drummond, Mais l’astrologue ne descendit pas. La voiture du devin se remit en route, gagna les bou- levards, les suivit jusqu'au faubourg Ménilmontant, et s'engagea dans le faubourg. Elle sortit de la barrière, dé- passa les premières maisons, et arriva au bas de la rude montée. Lothario craignit que, dans ce silence des voitures au pas, sa poursuite ne fût remarquée de l'inconnu. Il mit pied à terre, ordonna à son cocher de ne le suivre que de trés-loin, et, s'enveloppant de son manteau marcha sur les traces de l'inconnu. Au haut de la colline, la voiture tourna à gauche et en= tra dans une ruelle déserte. Les chevaux ,reprirent le trot et allèrent jusqu’à une maison isolée dont le jardin était séparé de la rue par une terrasse ombragée d'un berceau de vigne. De là, comme aucune maison en face ne gènait le regard, on pouvait voir, non-seulement la rue et les passants, mais cette glo- rieuse vallée qui s'appelle Paris. A dix pas du sol, une balustrade en pierre, garnie de grands vases à fleurs devait faire l'été, de cette terrasse; une haie de verdure et de parfums. Au bruit de la voiture, quelqu'un s'avança précipitam= ment sur la terrasse, et à la clarté du matin qui commen- çait à jaillir de l'horizon, Lothario, qui avait ralenti son pas, vit tout à coup une ravissante tête de jeune fille se pencher à la balustrade. La vue de cette jeune fille fit à Lothario une impression singulière. Dès qu'il l'eut aperçue, il ne vit plus qu'elle. Il était venu pour l'astrologue ; mais l’astrologue, le bal des Tuileries, l'ambassadeur de Prusse, le monde, en une seconde, rien de tout cela n'exista plus pour lui. Ce ne fut pas seulement à cause de la beauté de la jeune fille. Si elle était belle! c'est ce que les mots ne sauraient dire. Seize ans, plus fraîche que la rosée, plus lumineuse que le premier rayon, plus jeune que l'aube, il semblait à Lothario que c'était elle qui éclairait le ciel, et que la nuit l'avait attendue pour effacer ses étoiles. Le beau et fier jeune homme se sentit brusquement au cœur une douleur immense, comme à l'aspect d'un idéal impossible à atteindre et trop haut pour une misérable créature mor- telle comme lui. Mais en même temps il éprouva, nous le répétons, une émotion étrange, Cette jeune fille, il ne l'avait jamais vue, ine l'avait même jamais révée; et cependant, il lui sem blait qu'il la connaissait, et depuis longtemps, depuis qu’il élait au monde, Ce n'était pourtant pas la révélation visible de ce type antérieur et de ce pressentiment inné que tout grand cœur porte en soi, Ce n'élait pas sa chimére jusqu'alors innommée et indistincte, qui se réalisait et qui se faisait DIEU DISPOSE. 9 ———————————————————————— eee eR eea—OSOOO* vivante par la bonté de Dieu. Non, il y avait plus de réalité que cela dans ses souvenirs ou dans ses pressentiments. Cette jeune filie inconnue, encore une fois, il la reconnais- sait; il y a plus, il l'avait aimée» La vision ne dura qu’une seconde, mais en cette seconde, Lothario vécut plus que dans toute sa vie. L’astrologue était descendu de voiture. La jeune fille, en le reconnaissant, avait joyeusement et naiyement battu des mains, elle était venue lui ouvrir, tous deux étaient entrés dans la maison, la porte s'était refermée, et la yoi- ture était repartie, que Lothario était encore dans la rue, immobile, les yeux cloués sur la place où la rayonnante enfant lui était apparue, et comme foudroyé par cet éclair de grâce, de lumière, de pureté. Enfin, il s'aperçut qu'elle était partie, — Oh! oui, dit-il, je vais noter où il loge. Et croyant seulement obéir aux prescriptions du comte d’Eberbach, il écrivit le nom de la rue et le numéro de la maison. Puis il dit du regard adieu, ou plutôt au revoir à la maison, à la terrasse, à la porte, regagna sa voiture et re- prit le chemin de Paris. Cependant la jeune fille, qui n'avait pas même aperçu le promeneur matinal, entraînait vivement celui dont Lo- thario était déjà jaloux dans son cœur, vers une petite maison de modeste apparence, mais jolie et coquette. La facade, en briques rouges, que variaient des volets verts foncés, s'égayait d’un lierre touffu, L’astrologue, précédé de la jeune fille, monta un perron de quelques marches, et, un moment après, elle le faisait asseoir auprès d’un large feu flambant dans un salon très-simplement, mais très-gracieusement arrangé. — Chauffez-vous bien, ami, dit-elle, pendant que je vais vous regarder à mon aise. Que vous êtes bon d'avoir cédé à mon caprice d'enfant, et d'être venu dans votre costume pour que je puisse le voir! il est sévère et superbe, Il vous sied à merveille. Levez-vous donc un peu. L’astrologue se leva en souriant, — Merci, dit-elle. Ce costume semble fait pour votre haute taille. Cette grande barbe blanche et ces cheveux d'argent donnent à votre gravité, dont j'ai un peu peur parfois, je ne sais quelle douceur. Vous ressemblez ainsi à l'image que je me fais d'un père. — Je ne veux pas! s'écria l'astrologue. Le regard ravi dont il couvait l'enfant s'éteignit brus- quement en un pli sombre qui lui courut sur le front, et, d'un geste prompt et presque violent, il arracha sa barbe et ses cheveux postiches. La jeune fille avait raison : ses cheveux noirs le faisaient plus jeune, mais le faisaient plus dur, et il y avait dans le visage de cet homme quelque chose d'impérieux et d'im- placable, qui pouvait effaroucher plus qu'une enfant, La jeune fille secoua gentiment la tête. — Pourquoi voulez-vous ne pas tre mon père? dit-elle, Vous ne voulez done pas que j'en aie un? Voulez-vous que je sois toute ma vie orpheline, et sans père ni mère? Et vous, vous ne voulez pas que je vous aime? — Moi! ne pas vouloir que vous m'aimiez! s'écria l'as- trologue, dont les yeux prirent une étrange expression de tendresse passionnée, — Eh bien! si vous voulez que je vous aime, commênt vous aimerais-je mieux qu’étant votre fille? Est-ce qu'il existe au monde une affection plus entière et plus douce que la reconnaissance filiale ? Moi, je ne rêve rien audelà. — Vous êtes une pure et sublime créature, Frédérique ! Et vous m’aimez, n'est-ce pas ? — De tout mon cœur, répondit-elle avec effusion. Mais elle ne s’élanea pas vers lui, et, lui, n’effleura mê- me pas son front de ses lèvres. Il se rassit devant le feu, et elle prit place à côté de lui sur un tabouret. — Avez-vous faim ? demanda-t-elle. Il fit signe que non. Elle reprit : — Vous devez plutôt être fatigué! Voulez-vous dormir? Voulez-vous que j'appelle madame Trichter, si vous avez besoin de quelque chose ? Maintenant que je vous ai vu, n’allez-vous pas vous débarrasser de ce costume? C'était magnifique cette fête, hein? Vous auriez voulu y venir, peut-être, Frédérique ? — Peut-être, dit-elle; j'ai encore si peu vu! Mais je sais bien que c'était impossible. Et j’en ai très-bien pris mon parti, soyez tranquille. — C’est vrai, pauvre enfant, que vous n'avez guère eu, jusqu'ici, de fêtes et de plaisirs! Voyons, Frédérique, ajouta-t-il en la regardant fixement, parlez-moi en toute sincérité; ne désirez-vous rien ? — Mon Dieu, répondit-elle, rien et tout. Je voudrais avoir une famille, pour aimer plus ; être riche, pour don- ner plus; être savante, pour comprendre plus, Mais, or- pheline, pauvre et simple comme je suis, je suis heu- reuse. — Frédérique, dit l'astrologue, je veux, moi, que vous ne désiriez rien ; je veux qu’il n'y ait rien et personne au- dessus de vous, et cela sera, je vous en réponds. Oh! pour satisfaire le moindre de vos vœux, je remuerai le monde. Vous êtes ma croyance, ma force, ma vertu. Vous êtes la seule créature humaine que j'aie jamais respectée, Vous avez développé en moi, qui n'avais que la grandeur du mépris, quelque chose d'étrange et de supérieur, Je vous aime et je crois en vous, comme d’autres croient en Dieu. — Oh! ne parlez pas ainsi de Dieu! dit-elle avec un geste de prière, — Pourquoi? reprit-il. Parce qu'au lieu de ladorer comme les prêtres, dans le vide ou dans de puérils svm- boles, je l'adore dans son expression la plus précieuse ? Parce qu'en voyant une âme qui est la perfection et l'idéa même, je n'aspire à rien au-dessus? Parce que partout où je vois beauté, pureté, amour, j'y crois voir Dieu? — Pardonnez-moi, ami, dit Frédérique. Mais ce n'est pas de celle façon qu'on m'a enseigné la religion, — C'est-à-dire, reprit l'astrologue avec un accent qui avait un pou d'amertune, qu'entre la croyance d'une vieille gouvernante supersliliouse commo madame Trichter ot celle d'un homme qui a passé sa vie a penser et à cher cher, vous choisissez la foi de la croyant stupide ? 40 : DIEU DISPOSE. — Je ne choisis pas, repliqua-t-elle simplement. J’obeis aux instincts que Dieu m'envoie. Vous êtes fort, vous n’a- vez pas peur de croire au génie et à la liberté de l'homme. Mais moi, humble cœur que je suis, comment me passe- rais-je de Dieu? ! L’astrologue se leva. — Mon enfant, dit-il avec douceur, vous êtes libre, croyez ce que vous voudrez; je vous prends à témoin que je ne vous ai jamais imposé ni une croyance ni un senti- ment. Mais, sachez-le bien aussi, s’écria-t-il avec énergie, tant que je serai là, vous n’aurez besoin de personne, ni au monde ni au ciel. Vous m’aurez. Et comme elle le regardait, sans doute étonnée d’un blasphème dont elle ne comprenait ni l'impiété ni la gran- deur : — Enfant, reprit-il, vous voyez un homme qui, avant d’être chargé de votre destinée, a déjà fait et entrepris bien des choses; mais à présent qu’il ne s’agit plus de moi seu= lement, je sens mon énergie centuplée. Oh! oui, je veux que vous soyez heureuse. Et quand j'ai un but, je marche jusqu’à ce que j’y arrive. J'ai l'air d’avoir perdu ma vie, puisqu’a près de quarante ans, je n’ai ni fortune, ni posi- tion. Mais rassurez-vous, les fondements sont jetés, l'édifice ya bientôt surgir de terre. J'ai amassé des trésors dont je yous enrichirai. J’ai bien travaillé, allez! Pour vous, je fe- rai tout. Vous verrez ce que c’est que d’avoir pour soi une souveraine volonté qui croit à la souveraineté de l’homme. Je n’ai jamais eu de petits scrupules, mais autrefois j’a~ vais encore de misérables susceptibilités d’amour-propre, une yanilé puérile, une raideur inepte! Pour vous, je sa- crifierai tout, à commencer par mon orgueil. Je ramperai s’il le faut, oui, moil et je me sens capable de ramasser votre bonheur dans ma honte. Oh! dit Frédérique, presque effrayée de ce dévouement. Aujourd'hui même, poursuivit-il, je poserai la pierre an- gulaire de votre fortune, J'attends la désignat'on d’un ren- dez-vous décisif... Il contempla un moment Frédérique avec une expres- sion de tendresse inexprimable. — Oh! vous aurez tout, dit-il, Puis, comme s’il craignait d'en trop dire : — Mais j'ai besoin de prendre quelques instants de re pos. Madame Dorothée! appela-t-il. Une femme d’une cinquantaine d'années, à l'air simple, doux et digne, entra. — Madame Trichter, lui dit-il, un étranger se présentera dans la journée et demandera à parler au maitre de Ja maison. Vous viendrez sur-le-champ m’avertir. A bientôt, Frédérique. Il serra la main de la jeune fille et sortit, la laissant rô- veuse, Vers midi, madame Trichter vint frapper à la porte de sa chambre et le prévenir que quelqu'un demandait, en effet, le maître de la maison, Il se hôta de descendre au salon, où l'on avait fail entrer le visiteur; mais à la vue de celui qui l'attendait, il eut un mouvement de désappointement, {] ne le reconnaissait pas, C'était Lothario, Lothario, qui reconnut, lui, l’astrologue, s’inclina et lui remitune lettre en silence. Pendant qu’il la lisait, Lothario fixait les yeux sur la porte, espérant à chaque instant que l'apparition matinale allait de nouveau luire à ses yeux. Mais il attendit en vain, Son espérance ne fut pas réalisée. Cependant l’astrologue de la nuit achevait de lire : — C'est bien, monsieur, dit-il à Lothario, avec un indé- finissable sourire. Démain matin, à l'ambassade de Prusse; _ j'y serai. Lothario, selon ses instructions, salua et sortit. Une heure après, un autre visiteur se présenta. — Ah! enfin! s’écria le maitre de la maison, reconnais= sant, cette fois, celui qu’il attendait. L'homme lui dit seulement ces mots : — C'est pour ce soir, à onze heures. On compte sur yous, Samuel Gelb. L'ENVOYÉ DU CONSEIL-SUPRÈME, Tl élait onze neures et demie, lorsque Samuel Gelb frappa à la porte d’une maison de la rue Servandoni, der rière Saint-Sulpice, i Le rendez-vous lui avait été indiqué pour onze heures précises; mais Samuel s’était-mis exprès un peu en retard, ne voulant pas attendre, ou, qui sait? voulant être attendu. La maison où il frappait n’avait dans son extérieur rien de particulier qui la dénonçât à l'attention : c'était, comme toutes ses voisines, une maison silencieuse, retirée, indif= férente à la rue et morte au bruit. La porte s’entr’ouyrit. Samuel se glissa et la reforma vite, I] murmurait à part lui : — J'entre comme un voleur, je puis sortir plus qu’un roi. Le portier sortit de sa loge et l’arrêta. — Qui demandez-vous? — Ceux qui ont monté quarante-deux marches, répon= dit Samuel, > Le portier rentra dans sa loge et parut satisfait de cette bizarre réponse. Ce ne devait pas tre un portier! Samuel traversa un couloir, prit un couloir à droite et monta un premier étage de vingt el une marches. Là, un homme s'approcha de lui. — France? lui dit-il à l'oreille. — Et Allemagne, répondit Samuel tout bas, L'homme s'écarta, et Samuel monta encore vingt of uno marches. Il y avait devant lui une porte. I l'ouvrit et entra dans une sorte d'antichambre où un autre homme vint à lui. — Les peuples? dit l'homme à voix basse. — sont les rois, acheva Samuel, DIEU DISPOSE, : 44 a Samuel fut alors introduit dans une salle trés-simple~ ment meubiée. = Il n’y avait profusion que de tapisseries, Murs, plan- chers, fenêtres, plafond, tout élait tendu et couvert d’é- paisses étoffes, destinées évidemment à éteindre le bruit et à emprisonner les voix. Il va sans dire que les portes étaient doubles et que les volets étaient clos. Ni lampes, ni bougies, La salle n’était éclairée que par le feu de la cheminée, dont les grands reflets vacillants semblaient, par moments, faire vivre et remuer les figures des tapisseries. Six hommes étaient assis, attendant Samuel, Cing avaient le visage découvert, le sixième était mas- qué; et, comme si son masque ne suffisait pas encore à le cacher, il se tenait, enveloppé d’un long manteau, dans un angle où la lueur du foyer ne pouvait l’atteindre. Les fauteuils des assistants étaient tournés du côté de l’homme masqué, comme vers le président naturel de l’as- semblée. A l'entrée de Samuel, tous se levèrent, excepté l’homme masqué, Quand Samuel eut salué, son regard alla droit à l'é | tranger. C’est à lui qu’il allait avoir affaire. C'était avec lui qu’il allait lutter. : — Vous êtes, lui dit-il, le membre au Conseil-Suprème qui nous fait l'honneur d’assister à notre séance ? L'homme masqué fit signe que oui. Samuel eut une ex- pression de joie el d’amertume. Il prit place à côlé des au- ‘tres, et reprit : — Notre hôte a sans doute ses lettres de crédit, Sans prononcer un mot, l’homme masqué lui tendit d'une main gantée de noir une lettre cachetée. Samuel s’approcha de la flamme et examina le cachet, — Oui, dit-il, c'est bien le sceau du conseil. Il rompit l'enveloppe et déploya la lettre. | — Ce sont bien les signes et signatures. Il lutalors tout haut : ‘ « Nos frères de Paris admettront à toutes leurs réunions le porteur du présent écrit auquel nous confions pleine- ment tous nos pouvoirs. Il aura voix prépondérante dans les délibérations. Il gardera toujours son masque et il ne parlera jamais. Il répondra aux questions par signes affir- matifs ou négatifs ou par le silence. Car nous voulons que son individualité disparaisse ou s'absorbe dans notre pen- | sée collective; ce ne sera pas un homme, mais le conseil invisible et muet; il cessera d'être lui pour ne plus être que nous, » — C'est bien, dit Samuel en refermant la lettre, .qu'il mit dans sa poche, Messieurs, la séance est ouverte. Tout le monde se rassit, — Puisque le Conseil-Suprôme nous entend cette fois, dit Samuel Gelb, il sera utile, je crois, de commencer par exposer où nous en sommes en France, et de récapituler nos espérances et nos progrès, L'homme masqué fit un signo d'approbation, Samuel reprit : Depuis quatorze ans, depuis la chute de l’empereur Na- poléon, l'Union de Vertu a changé non d'idées, mais de but. Le despote est tombé, elle combat le despotisme. Les rois n'avaient promis la liberté à ’ Allemagne que pour la soulever contre Napoléon : Napoléon mort, ils ont imité ce qu'ils lui reprochaient, et ils se sont faits la monnaie de sa tyrannie. Notre chère nation, maintenue autrefois par un géant, a-t-elle gagné beaucoup à être garottée par les trames subtiles de ces royautés de Lilliput? L'oppression n’en est que plus humiliante. L'union de la force nous a délivrés de la domination étrangère; c'est à l’Union de Vertu à briser le joug intérieur. Après l'indépendance, nous voulons la liberté. — Nous l’aurons! s’écria un des cing. — Voici du moins ce que nous avons déjà fait pour cela, reprit Samuel. Le cœur de la démocratie bat à Paris. Il fallait donc que l'Union fût en rapport direct et incessant avec Paris. Il fallait qu'un groupe intelligent et sûr se tint entre les deux pays, tendant une main au Conseil-Supréme d'Allemagne, et l’autre aux Ventes du Carbonarisme de France, ” C’est le rôle qu'ont accepté les cinq amis qui, à mon re- tour de l'Inde, il y a deux ans, ont bien voulu m'’associer à eux. Et jamais, je l’affirme, propagande ne fut plus vail- lante et plus dévouée que la leur. — Nous avons fait notre devoir, dit un des assistants. — Maintenant, monsieur, reprit Samuel, s'adressant plus directement à son auditeur muet, vous qui peut-être arrivez du dehors, voulez-vous savoir où en est ici la si- tuation? Eh bien! le dénoûment approche. Le ministère à demi libéral qui gouverne la France va tomber tout à l'heure. En voulant réconcilier deux idées, il s’est brouillé avec toutes deux. Le roi et les chambres vont l’attaquer à l'envi, parce qu'il les empêche de se battre. Monsieur de Polignae vient d'arriver de Londres, et est en train de machiner un ministère. Monsieur de Polignac, vous le sa- vez, est un de ces amis terribles des monarchies qui déci- dent l'explosion par l'excès de la compression. Son avéne- ment sera la déclaration de guerre du passé à l'avenir. — Oui! mais qui empochera la victoire? dit un des as- sistants en secouant la tête. — Qui? nous! reprit Samuel avec force, Je sais bien que les hommes qui représentent dans la politique actuelle, l'avenir et la liberté, sont, la plupart, sinon tous, des ambitieux médiocres dont tout Vorgueil tient à l'aise dans le maroquin d'un portefeuille, Je sais bien qu'ils veulent tout simplement la révolution de 1688, et remplacer Char- les X par le duc d'Orléans, Oui, c'est pour cela seulement que ces grands politiques souldveraient les pouples et met- traient l'Europe sens dessus-dessous : pour substituer à un principe pur un principe bâtard! Mais que leur importe ? Ils sernient peut-Atre ministres, et alors le sang versé dans les rues leur semblerait payé. — Eh bien! reprit celui qui avait interrompu, — Eh bien! fit'en ricanant Samuel, l'idée supérieure qui est en nous, en moi, doit nous le dire : ces immenses coleulateurs auront compté sans leur hôte, Les ambitions seront débordées par les idées, Pour passionner le pouple, 12 DIEU DISPOSE. ils seront obligés d’invoquer la liberté et la démocratie. Le peuple les prendra au mot. Il est plus facile de lancer un mouvement que de l'arrêter. Une fois la barre du droit divin ôtée de dessous les roues de la France, il faudra rouler la pente jusqu’à la république. Ou l'autorité abso- lue ou la liberté absolue. Cette noble nation ne se rési- gnera jamais au petit ni au médiocre : elle est faite pour le grand. On ira tout de suite et tout d’une haleine jus- qu'au bout, jusqu’au but. Ah! ah! ah! les honorables tau- pes politiques qui creusent leurs mines sous leurs trônes, et ne se doutent pas du prodigieux éboulement qu’elles préparent; le trône s’engloutira tout entier, et qu’elles prennent garde qu’il ne les entraîne dans le trou! Samuel s'arrêta dans son accès d’ironique gaicté, et con- clut gravement, — Voilà où nous en sommes, voilà ce que nous espé- rons, voila ce que nous avons fait. Qu’il nous soit permis de demander au mystérieux témoin qui nous écoute si l’Union de Vertu sera contente. — Oui, répondit l’homme masqué d’un signe de tête. — Ainsi, nous avons bien rempli les intentions du Con- seil-Supréme? — Oui. Un sourire de satisfaction effleura les lévres minces de Samuel. Il pensait aux promesses qu'il avait faites à Fré- dérique. I allait pouvoir les tenir, Il fit une pause comme pour prendre haleine, et ajouta : — Cela étant, Daniel, l’un de nous peut-il adresser à l’envoyé du Conseil quelques respectueuses questions ? L’envoyé fit un mouvement de téte qui voulait dire : Parlez. — Parle, Daniel, dit Samuel Gelb. Daniel prit en.effet la parole. — Ce que nous avons fait en France pour l’Union, dit- il, le résultat et le progrès de la révolution peuvent le dire. Samuel Gelb pense que si chacun de nous a le devoir d'être humble pour soi, il n’a pas le droit d’être modeste pour ses frères. Or, ceux-ci ont rendu, rendent et ren- dront assez de services pour espérer quelque reconnais- sance, Cependant, sont-ils récompensés? Bien qu’ils aient tous, dans l'Union, des degrés élevés, aucun n’y a le pre- mier degré, aucun n’est du Conseil supérieur, aucun n’y participe à la direction de l’ensemble, aucun n’y voit clair dans l’œuvre qu'il fait, Est-ce juste? est-ce prudent? Dans un temps comme celui-ci, où le feu peut prendre à la po- lilique d'un moment à l’autre, et où toute la vieille société peut sauter brusquement, est-ce une bonne organisation de n'avoir pas sur le lieu même, dans la poudrière, à Pa- ris, quelqu'un qui puisse agir en un moment donné, sans avoir à en référer à deux cents lieues? La situation fié- vreuse et haletante comporte-t-elle ces lenteurs? Pendant qu'on irait chercher le mot d'ordre à Berlin, on perdrait le temps de faire quatre révolutions européennes. L'Union dispose de légions et de sommes considérables, Où pour- rail-on mieux les employer qu'à Paris? Dans l'intérêt même de la cause, nous devons le demander à l'hôte tout-puis- sant qui nous écoule : ne serait-il pas de Loute nécessité qu'au moins un de nous fût du Conseil-Supréme! a pe —… L'homme masqué ne bougea pas. Samuel Gelb retint un mouvement de dépit. — Il me semblait pourtant, dit-il après un instant d’at- tente, que notre demande était assez modérée et assez lé gitime pour mériter au moins l'honneur d’un refus. Un des cinq intervint. — C'est que nos chefs, dit-il, croient peut-être avoir précisément réalisé d'avance le vœu de Samuel Gelb et lo nôtre, en envoyant à Paris 1s membre du Conseil-Suprème ici présent, pour répondre à cette nécessité qu’on vient de signaler ? Cette fois, l’homme masqué fit un signe affirmatit. Samuel se mordit les lèvres. — Soit, dit-il. Nous avons avec nous quelqu'un qui aura le droit d'agir, et, en cas d’alerte, nous n’aurons plus à aller chercher le mot d'ordre en Allemagne. La question d'utilité est résolue, reste la question de reconnaissance. Je demande pardon à notre glorieux hôte, si j'insiste, mais il ne s’agit pas de moi, il s’agit de ceux qui m'ont choisi pour conseiller et dont je ne puis sacrifier l'importance. Nous tous qui nous sommes placés aux avant-gardes de l'action, et qui tenons la mèche allumée auprès du baril de poudre, nous comptera-t-on enfin pour quelque chose ? Le jour où il y aura une place vacante dans le Conseil, la donnera-t-on à l’un de nous? Le silence de l’homme masqué ne répondit que : Peut- être. — Ne croyez pas que je parle pour moi! reprit vivement Samuel, La preuve en est que je désigne Daniel comme le plus capable et le plus méritant. — Et moi, dit Daniel, je désigne Samuel Gelb. — Et nous aussi! s’écriérent les quatre autres d’une seule voix. — Merci, frères, dit Samuel Gelb. Maintenant, je puis parler pour moi, car ce n’est plus pour moi que je parle rai, mais pour votre élu, pour notre cause, pour votre vo- lonté personnifiéeen moi. Eh bien! je le demande à celui qui nous écoute et qui se tait : y aurait-il un obstacle à ce que, le cas échéant, je fusse appelé à faire partie du Con- seil? — Oui, répondit le geste de l'homme masqué. — Oui? répondit Samuel, dont la bouche eut une con= traction aussitôt réprimée. Et nous est-il même interdit de demander pourquoi? — Non. — Je le demanderai done, reprit Samuel. C'est sans doute parce que je n'ai pas la vue assez haute, le cœur assez fort, la volonté assez hardie? — Non, répondit le geste impassibledel’ homme masqué. — Est-ce alors parce qu'on croit qu'il me manque ce mé- rite vulgaire appelé la conscience, la probité, la vertu, que sais-je ? — Non. — Je vous prie de remarquer, objecta Samuel avec un peu d'impatience et de dépit, que nous ne causons pas à armes égales, Le silence vous donne l'avantage de la po- sition. Je suis obligé, avec un interlocuteur muet, de cher- cher, de trouver des raisons contre moi-même, Pour peu DIEU DISPOSE. 13 a que cela continue, nous risquons de répéter la scène de Molière, où le maître laisse le valet s’accuser de toutes les fautes et de tous les défauts avant de lui dire le grief qu'il a contre lui. Je continue donc la litanie de mes crimes. Voyons : celui qui me rend incapable d’être membre du Conseil est-ce de m'avoir pas ce qui éblouit toujours la foule et parfois même les hommes supérieurs, ce qui, je l'avoue à ma honte, m’a produit quelquefois de l'effet, à moi qui parle, à moi, athée de tous les droits divins... Ce qui me manque, est-ce un nom illustre, une naissance souveraine? Suis-je réprouvé pour n’appartenir à aucune maison régnante, ni même à aucune maison particulière ? L’inconnu garda Je silence. — Vous ne dites ni oui ni non. C’est me dire qu’en effet, si j'étais prince, j’aurais de meilleures chances, mais qu'il est des avantages qui pourraient suppléer celui-là ? — Oui. Lesquels? demanda Samuel. En fait de priviléges so- ciaux, je n’en vois guère qu'un qui puisse entrer en ba- lance avec ta naissance : l'argent. Faudrait-il qu’étant bà- tard, je fusse au moins riche. — Oui, dil le hochement de tête de l’homme masqué. — Ah! voila donc, repartit Samuel d’un ton de sar- casme amer, le fond de la pensée de ceux qui prétendent former la liberté! Ils n’estiment que l'aristocratie, celle da nom ou celle de la richesse! Pour eux, tout se traduit en une syllabe ou en un écu! L'homme masqué secoua la tête, comme s’il n’était pas compris. à — Tu as tort, Samuel, interrompit celui des assistants qui avait déjà défendu les intentions du Conseil. Il est dans l'intérêt de la cause que les chefs aient de quoi agir largement sur ces hommes. Les hommes sont encore su- jets des hautes naissances; les syllabes et les chiffres agis- sent toujours sur ces vieux enfants; le Conseil n’a pas fait cet état de choses, mais il est obligé de s'en servir, fût-ce pour le détruire. Ce n’est pas le Conseil qui aime lor, c’est l'humanité. Si nous voulons la diriger, prenons-la par ses goûts. Si nous voulons soulever le vase, prenons- le par l’anse. Toi qui l'appelles Samuel Gelb, tu vaux as- surément mille fois plus que bien des sots chargés de leurs vieux noms comme de reliques; est-ce la faute du Conseil si le vulgaire court plutôt à l'éclat extérieur qu'au génie secret, à l’habit qu’à l'esprit? N’es-tu pas convenu toi-même que tu avais été par moments ému en songeant au rang suprême de ceux auxquels tu obéissais? Recon- nais donc un penchant dont tu n’as pu te défendre, toi qui te dis fort. U faut tenir les hommes par les moyens humains. Outre l'utilité matérielle, l'argent a une in- fluence morale. Nos ennemis en ont et en répandent. Em- ployons contre eux leurs propres armes. La bataille ga- gnée, qu'importe comment nous l'aurons gagnéo ? Je pense comme toi, Auguste, ajouta Daniel, et, dans l'état présent des choses, je ne trouve pas l'Union dimi- nue, je la trouve agrandie, au contraire, parce qu'elle s'efforce d'attirer en elle et de concentrer le plus de no- blesse et de richesse possible, L'Union, comme je la com- prends, c'est l'absorption du passé dans l'avenir, c'est la conquête de tout ce qui est force de vie par la propagande libérale. Eh bien ! puisque le rang et la richesse, à tort ou à raison, sont encore des forces, usons-en et usons-les à notre profit. Soyons comme l'Océan qui absorbera toutes les puissances humaines. L'Union, supérieure par l’idée à toutes les fortunes et à toutes les noblesses du monde, doit pourtant avoir de grands noms et de grands biens pour dominer les riches par l'illustration et les pauvres par l'assistance. Elle doit être le clergé de la liberté. Le personnage masqué secoua plusieurs fois la tête en signe d'approbation. Samuel fut-il piqué de voir que le témoin taciturne s’en- tendait mieux avec ses amis qu'avec lui? Le ‘fait est qu’il répliqua plus brusquement qu'avant : — L'or ! Vous parlez tous de l'or, comme si Vor était une chose bien précieuse et bien difficile à approcher ! Mais si j'en voulais, de Vor, est-ce que vous croyez que je n’en aurais pas autant que je voudrais ? Belle malice de s'enri- chir, et comme c’est bien là un but digne d'un homme! Croyez-vous, par exemple, qu'on me marchanderait si j'allais vendre les secrets de l'Union ? à Un mouvement de surprise et de répulsion se fit parmi les assistants. Samuel s’en aperçut et reprit avec fierté : — Rassurez-vous, et ne vous croyez pas déjà livrés. On me connaît trop, je pense, pour me soupconner d’une telle pensée. D'ailleurs, ceux qui font cela ne le disent pas. Mais je voulais vous montrer, qu’à la rigueur la richesse n’est pas une chose si impossible qu’il n'existe diverses manières de l’acquérir. Et puis, je voulais prouver à ceux qui semblent se défier de nous qu'ils sont pourtant forcés de se fier à nous, et qu'en ne nous disant pas assez de leurs secrets, ils nous en ont dit trop. Maintenant résumons- nous, Voilà donc qui est entendu, et, bien que cela me retarde un peu, je suis aise de le savoir : Tel que je suis désigné par les cing ici présents, après les services que j'ai rendus à la cause, quelque service que je lui rende encore, tel que je suis, je ne peux pas prétendre à être de ceux qui dirigent, _ — Non, répondit énergiquement le signe de l’homme masqué, — Mais ne pouvant avoir un grand nom, puisque je n'ai pas même de nom, si je metlais au service de l'Union et de la patrie des hommes libres, une grande richesse, je pourrais aspirer à ce droit, à ce devoir. — Oui. — Eh bien! s'écria Samuel d'un accent profond, c'est vous qui le voulez, je serai riche. V DEUX ANCIENS AMIS Le lendemain matin, vers dix heures, Samuel achevait de déjeuner avec Frédérique, 1 se leva. — Rentrerez-vous bientôt ? demanda la gracieuse jeune lille. 14 DIEU DISPOSE. —Le plus tôt que je pourrai, répondit-il. Mais, en sortant, je ne vous quitte pas autant que vous croyez. Je ne travaille que pour vous, et vous êtes au fond de toute ma vie. Il prit son manteau ct son chapeau. — Adieu, dit-il à Frédérique. — Oh! fit-elle, je vais au moins vous conduire jusqu’à la grille de la rue. — Prenez garde, chère enfant, vous n’étes pas très-cou- verte, et l’air est vif encore. — Bali! dit-elle en ouvrant la porte et en le précédant dans le jardin, le printemps commence. Voyez le charmant rayon ! Tous les bourgeons sortent, regardez, Je veux sor- tir aussi, moi. — Oh! murmura Samuel, frappé de la mystérieuse harmonie qui appareillait cette ravissante fille et cette ra= dieuse matinée; oh! printemps, jeunesse de l’année; jeunesse, printemps de la vie! Et, comme pour s’arracher à l'émotion qui le gagtiait, il ouvrit précipitamment la grille. Samuel pressa cette petite main blanche et fine avec une apparente tranquillité que démentit la flamme de ses yeux. Puis, il franchit la grille, et marcha rapidement jus- qu’au bout de la rue sans se retourner une seule fois. — Oui, pensait-il en froissant du poing son manteau, elle m'aime comme un père, voilà tout. C’est de ma faute. Je Vai adoptée, je l'ai élevée, je Yai soignée, je me suis conduit en père. Et puis j'ai plus du double de son âge. Quant à mon intelligence, à ma science, à ce que je peux avoir dans l'esprit de supérieur au vil troupeau des hom= mes, ce n’est pas à cela que les femmes se prennent, Qu'est-ce qu’elle en ferait de ma science? Imbécile que je suis! j'ai méprisé la surface, la dorure, ce qui frappe les yeux, ce qui se voit. Belle manière de se faire aimer : se faire invisible ! Elle ne me connaît pas. Jusqu'à co que je lui aie traduit en signes palpables et matériels ma valeur et ma person= nalité, elle est en droit de me dédaigner et de me repousser. D'ailleurs, elle deyinerait ce que je vaux, à quel titre en serait-elle touchée ? Que je sois un ‘grand chimiste, un penseur au-dessus du vulgaire, un génie libre, qu’est-co qu'elle y gagne ? On est savant pour soi. Cela ne donne rien aux autres. Au lieu que la richesse et le pouvoir se parlagent. Si j'étais millionnaire ou ministre, alors je pourrais lui dire : Puise à pleines mains dans ma bourse ou dans mon crédit! Alors je serais quelque chose pour Cle; je luigervirais; elle serait bien forcée de me compter, fiche et puissante, voilà ce qu'il faut qu'elle soit pour mo}, C’est une noble et généreuse nature, elle mesurera la reconnaissance au bienfait, Je lui ai donné le pain et lo vêtement qu'il faut aux enfants, elle m'a rendu une ten= dresse filiale, Je lui donnerai la splendeur et Vorgueil qu'il faut aux femmes; elle me rendra... me rendra-t-ello l'amour? Il marchait A grands pas, au pas de ses pensées ct avail alleint déjà les premières maisons de la chaussée, U atteignait aussi ses plus profonds et ses plus sombres des- seins, et se disait : : — Riche d’abord, c’est par là qu'il faut commencer, puisque les Honorables brutes qui gouvernent l'Union de Vertu évaluent l'âme à zéro et ne donnent lés grades que contre de argent comptant. Mais comment faire fortune tout de suite? Les millionnaires ne s'improvisent pas. J'ai laissé passer bien des occasions, et je me trouve attardé maintenant. Imbécile !... Oh ! mais si je trouve désormais une fortune à ma portée !... x Qui est-ce qui est riche parmi les gens que je connais ? lord Drummond. Bah ! il est veuf, mais il a un fils en An- gleterre. N’a-t-il pas aussi deux frères? Enfin, il traîne après lui toute une famille, Il n’y a donc qu’un Julius! Il ne s’est pas remarié. Alors, ni enfant, ni femme. Quant à son frère, c’est moi. Il me semble que voilà une fortune sur laquelle j'aurais bien quelques droits. La moitié m’appartient en stricte justice, bien que ces honnêtes lois sociales m'en aient dépouillé, Nous verrons. Aurai-je encore quelque influence sur Julius après une séparation si longue? Autrefois je l'aurais mené au bout du monde en lui attachant le fil de malien à la patte. Je suis curieux de le revoir, : Samuel était arrivé a la barriére. Il était si préoccupé qu'il n’aperçut pas une femme du peuple enveloppée d’une sorte de grosse mante qui, se trouvant sur son passage, tressaillit et se hata de cacher son visage derrière son capuchon, Samuel fit signe à une voiture de place, y monta et dit au cocher : — À l'ambassade de Prusse, rue de Lille, Une demi-heure après, il traversait la cour de l'hôtel de l'ambassade, montait le perron et entrait dans une vaste : antichambre où se tenaient plusieurs valets habillés d’une riche livrée, Tl dit son nom. Un des valets sortit et revint aussitôt, Samuel, dirigé par lui, franchit un salon, et fut intro= duit dans un grand et haut cabinet plein de dorures et de peintures. Julius se leva de devant une table chargée de papiers et vint rapidement au devant de lui, Ils se prirent la main et se regardèrent un instant en silence, — Samuel! — Julius! Julius était ému dans ce premier mouvement. Pour Sa muel, il observait déjà Julius. — Tu viens avec Lothario ?'demanda Julius, — Non, je suis venu seul, — Tiens, Lothario m'avait demandé à taller chercher avec une de nos voitures, Il sera arrivé trop tard, Mais que je Le regarde ! Il me semble, en te revoyant, que je revois ma jeunesse. Mais qu’es-tu devenu? Pourquoi as-tu si brusquement quitté l'Allemagne ? Qu’as-tu fait pendant si longtemps? Où élais-tu que nous ne nous sommes pas rencontrés ? Causons, Il le fit asseoir devant la cheminée, — Ce que je suis devenu? répondit Samuel, Oh! mon DIEU DISPOSE. 15 Dieu, je suis resté ce que j'étais. Jai le désagrément de tapprendre que je ne suis ni roi, ni prince, ni ambassa- sadeur. Je suis, comme devant, un pauvre diable de sa— vant, plus soucieux de mon cerveau que de ma fortune. J'ai totalement négligé de me faire une position, et je ne me suis nullement agrandi, sinon en dédain pour ce que tu dois respecter, De ce côté, j'ai poursuivi mon but: ac- croître ma force et ma liberté morales, apprendre les hommes et les choses, savoir. J'ai par-ci par-là, comme médecin, ou par des traductions et des travaux de science, gagné de quoi vivre. Mais j'ai toujours réservé le meilleur de ma pensée pour l’étendre et l’enrichir encore. J'ai étu- dié, voyagé, cherché. Pourquoi nous ne nous sommes pas rencontrés? C'est qu’il y a dix-sept ans j'ai quitté l’Alle- magne à cause d’un grand dessein manqué que mon or- gueil ne veut pas dire, et que, depuis ce temps, retenu à Paris par un sentiment profond que mon cœur veut taire, je ne suis sorti de France que pour sortir d'Europe, il y a cinq ans, — Où donc es-tu allé ? interrompit Julius. . — J'avais toujours eu envie d'aller demander ses secrets à cette terrible et dévorante nature de l’Inde, la terre des tigres e poissons. Or, un beau jour, ayant réuni la somme nécessaire pour réaliser ce rêve, je me suis em- barqué pour Calcutta. Je suis resté trois ans dans l'Inde, et, tu peux m’en croire, je n’y ai pas perdu mon temps. Ah! j'en ai rapporté des secrets et des miracles qui au- raient étonné même ton père, l’illustre chimiste et hono- table baron d’Hermelinfeld. Vois-tu, la nature sait tout, et quand on linterroge, elle répond. Mais les hommes sont distraits par leurs intrigues, par leurs affaires, par leurs ambitions, et cherchent la puissance dans des portefeuilles, lorsqu'il y a dans des brins d’herbe de quoi supprimer les empereurs et abrutir les génies. L'accent calme et froid dont Samuel prononça ces pa- roles impitoyables embarrassa Julius, qui chercha à dé- tourner la conversation. — Je Vai vu avec lord Drummond, dit-il, Tu le connais beaucoup ? — J'ai fait sa connaissance dans l'Inde, repartit Samuel. Je lui ai sauvé la vie. Lord Drummond est un gentleman fantasque. Il avait apprivoisé une panthère dont il était fou, et qu'il ne quittait pas plus qu'une maîtresse, Elle montait dans sa voiture, elle mangeait à sa table, elle cou- chait dans sa chambre. Un jour qu'à demi-étendu sur son canapé il causait avec ton serviteur, sa panthère, couchée À terre à bord du canapé, léchait son bras nu qu'il laissait pendre. Mais, à force de le caresser, n'est-ce pas là le dé- noûment de toute caresse? la bôte sentit du song sous la ripe de sa langue Apre, Tout à coup elle enfonca ses crocs dans le bras de lord Drummond. Il était perdu. Moi, je tirai tranquillement un pistolet de ma poche et je tuai raide la panthere. — Je tonçois qu'il te soit reconnaissant. — Sa reconnaissance a consists d'abord à vouloir me tuer, — Te luer | — Oui, figure toi que, débarrassé de l'élreinte de l'ani= LEZ mal, il me sauta au collet, m’appelant misérable, m’ac- cusant d’avoir assassiné la seule creature à laquelle il tint sur la terre, et me reprochant de ne pas l'avoir laissé manger. Mais comme je ne suis pas plus frêle qu’un autre, je me défendis rudement et je ’envoyai se colleter avec le cadavre de sa bête. Le lendemain, reconnaissant son tort, il vint me faire des excuses, et nous sommes devenus les meilleurs amis du monde. Je suis revenu avec lui en Eu- rope il y a deux ans. Il n’a trouvé à Londres un éditeur qui m’a donné mille livres sterling d’un ouvrage sur la Flore de l'Inde. Mais Londres m’ennuie. Ses brouillards enrhument l'intelligence. Je suis accouru à Paris. Voilà ma vie; elle est simple, comme tu vois. A toi main- tenant. — Oh! moi, dit Julius, depuis que je ne l'ai vu, il n'est arrivé d’abord les choses douloureuses que tu sais. Tu sais Vatroce malheur qui m'a frappé? . — Oui, dit Samuel, qui palit légèrement. Je n’ai quitté Heidelberg qu’un peu après. — J'étais au désespoir, reprit Julius. Mon père essaya de me distraire en m’emmenant voyager. Je fus censé voir l'I- talie, l'Espagne et la France. Au bout d'un an, je revins aussi morne. Pour emplir ma vie, sinon ma pensée, mon père obtint pour moi, du roi de Prusse, une mission à Vienne. Te l’avouerai-je? pour m’étourdir, pour m’eni- vrer, pour oublier, je me jetai, corps et âme perdus, dans la vie matérielle et dans les joies faciles de cette capitale du plaisir. Triste, amer, désolé, je me soulais de débauche. Dans celte cour dépravée, ma dépravation fut un titre. Grave, sérieux et austère, j'aurais été un phénomène, quelque chose dimpossible et d’inapplicable; je ne mon- trai que la bête en moi, alors on me crut de l'esprit. Moins je donnai de mon intelligence et de ma capacité, plus on me jugea intelligent et capable. Les honneurs, les décorations, les richesses se mirent à pleuvoir sur moi, Mon influence fut bientôt telle, que le roi de Prusse, il y a quatre ans et demi, changea ma mission en ambassade, Je suis resté ambassadeur à Vienne un peu moins de cinq ans; depuis six jours je le suis à Paris. Tu vois que les grandeurs me sont venues avec les rides. Je suis puissant et faligué. J'ai trop souffert et trop joui pour n’avoir pas appris quelque chose. Je me défie, Je ne suis plus crédule, Est-ce être plus faible ou plus fort? je n'en sais rien, mais je ne crois pas que personne à présent pdt avoir prise sur moi. Ah! j'oubliais de te dire que ma fortune s'est mise au pas de mes dignilés. Mon père, tu le sais aussi, est mork au commencement de l'année dernière, laissant plus d'ar- gent encore que son frère. Si bien que j'ai quelque choso comme une vingtaine de millions. Samuel n'avait pas perdu son empire sur lui-même; car l'éclair qui passa dans son esprit à ce mot de vingt mil- lions né se refléta pas dans ses yeux. Il avait écouté Julius, le regardant sans l'interrompre, Les dernières paroles de l'ambassadeur sur sa défiance actuelle et sur ses résistances aux entraînements extérieurs, élaient en rapport avec sa physionomie vioillie, usée et in- différente, Par où done Samuel pourrail-il regagner Vas- Cendant qu'il possédait jadis sur son camarade d'« tude? 16 DIEU DISPOSE. SS Ÿ© Julius, il suffisait de voir son visage pour s’en assurer, était plus cette nonchalante et molle nature à qui Samuel ayait eu affaire. Sous son regard éteint, comme sous une eau stagnante un reptile, il cachait l'observation froide d’un diplomate dont Metternich avait été le maitre. Samuel n’avait-il done aucune chance de le ressaisir ? Autrefois, il se serait retiré avec fierté, comptant sur son attraction fatale pour ramener à ses pieds, soumis et re- pentant, ce captif de sa supériorité. Mais lui-même était bien changé, et plus profondément peut-être que Julius. ‘| n’avait plus cette apreté et cette raideur qui ne se serait pas baissée pour ramasser un diamant. Une amère expé- rience lui avait enseigné que la souplesse est plus forte que la force, et que les grandeurs humaines ont la porte trop basse pour qu’on puisse y entrer sans se courber un peu. Au lieu de laisser Julius dans sa froideur et dans son indifférence, Samuel se mit à examiner, à l’épier sous loutes ses faces, à tourner, pour ainsi dire, autour de son nouveau caractère, afin de voir s'il n’y trouverait pas quelque ouverture par laquelle il pit s’y glisser. Il mit la conversation sur tous les sujets: politique, art, plaisir, cherchant, à tort et à travers, une poignée par où il pût reprendre sa domination d’autrefois. Et d’abord, dans quels termes était-il au juste avec Ju- lius? Le baron d’Hermelinfeld n’avait-il rien révélé à son fils qui posât entre eux deux quelque barrière insurmon- fable? Il était important de s’en assurer. Donc, fixant sur Julius son regard profond : — Et le baron d’Hermelinfeld, lui demanda-t-il subite- ment, me haïssait-il toujours ? — Toujours, répondit Julius pensif, A son lit de mort, il me recommandait encore avec de vives instances, si je te retrouyais, de t’éviter avec horreur. — Etc’est comme cela que tu lui obéis ? demanda Samuel en ricanant, — Il ne m’a jamais voulu donner de raisons, répliqua Julius, Je crois à un préjugé injuste, à une antipathie exa- gérée, que lon caractère à toi n’était guère propre à adoucir, L'instinct de l'équité s’est sur ce point toujours révolté ct se révolte encore aujourd’hui en moi contre l'o- béissance filiale. D'ailleurs, dans cet abandon continu de tout ce qui s'appelle la vie, assez de choses nous ont quittés à l’âge où je suis parvenu, pour qu'on ne sacrifie pas sans des molifs plausibles le peu qui nous reste du passé. Hier, je Vai à peu près reconnu sous ton dégui- sement, comme tu m'as reconnu sous mes rides. Je n’ai pu m'empêcher de sentir remuer en moi un ressouyenir des années anciennes, Je l'ai appelé. Merci d'être venu’ Mais je ne m'attendais guère à te retrouver, après dix-sept ans, à un bal des Tuileries ! — C'est lord Drummond qui m'y a conduit, dit Samuel. Tu sais quel antiquaire je suis, Je me suis chargé de son costume, Il n'était pas mal, hein? pour avoir été fait à la hâte; car lord Drummond n'est à Paris que depuis quinze jours, En récompense de ce service, lord Drummond, à la prière de cette vicille curiosité toujours jeune en moi, m'a amenés avec lui, — Nous voilà donc retrouvés, dit Julius. — Nous voilà, dit Samuel, bien près l’un de l’autre, et bien loin tous deux de nous-mêmes. — C'est vrai, reprit Julius. Nos rêves aussi sont morts ou partis. A propos de rêves, demanda-t-il tout à coup qu'est devenue l’Union de Vertu? Samuel, frappé du ton dont cette question lui était faite, leva vivement les yeux et regarda Julius en face, Mais Ju- lius souriait avec insouciance. — Je présume, répliqua Samuel, que ton excellence l'ambassadeur de Prusse n’est plus de l’Union ? — Oh! non, répondit nonchalamment Julius. Il y a longtemps que j'ai rompu avec ces folies de jeunesse. Et puis, Napoléon est mort, dit-il en riant. Pourtant, n’ai-je pas entendu dire que l’Union avait encore des débris ? — C'est possible, dit Samuel. Mais, depuis dix-sept ans que j'ai quitté l'Allemagne, je suis, naturellement, peu au fait de ce qui s’y passe. Il détourna l'entretien. I] lui semblait que Julius épiait son visage, et il se sentait piqué d’être en butte aux inves- gtiations de celui qu'il venait observer. — Ah! fort bien, pensa-t-il ; il joue le même rôle que moi; il me sonde comme je l’observe. Allons, ia gagné ; il faut en prendre mon parti. Soit, nous lutterons. Il fit courir l'entretien sur l'ambition, sur le jeu, sur les femmes, sans trouver dans Julius une fibre sensible. Ou Julius se tenait bien, ou il n’avait pour tout cela qu’indif- férence et dédain. — Par le diable ! se dit Samuel, j’échaufferai cet homme de neige ! — Me suis-je trompé ? dit-il à Julius ; il me semble que l'autre soir, à ce bal, quand la voix de cette femme s’est élevée, la même impression nous a frappés l’un et l'autre. Julius tressaillit. — Oh! reprit-il, C'est vrai, je ne sais pas qui est cette chanteuse, mais elle a touché à une mémoire toujours vi- vante en moi, Pauvre Christiane ! La façon terrible et mys- térieuse dont elle est morte m'est sans cesse présente ; j'ai dans le cœur l'abime sans fond où elle est tombée. Or, c'est étrange ! la voix un peu grèle de Christiane lorsqu'elle chantait au clavecin quelque air de Mozart n’avait, quand j'y réfléchis, aucun rapport avec la voix pleine et sûre do la cantatrice masquée... et cependant, j'ai éprouvé ce soir quelque chose comme si j’entendais la voix de Christiane. — C’est comme moi! dit Samuel. — Et lorsqu’elle est venue recevoir les remerciments do la duchesse de Berry, certes, sa taille haute et ample ne res- semblait guère à la taille svelte et frèle de Christiane. Et cependant quelque chose s'est troublé dans mes entrailles, comme si jo voyais ressusciter la morte. Il eut un mouvement de joie en voyant que cette corde encore vibrait chez Julius. — Eh bien! Julius, reprit-il soudain, veux-tu diner de- main avec celte cantatrice ? — Avec celle? — Avec elle, — Oh? oui, répondit Julius, DiEU DISPOSE. 17 es —— — ———— " —— ——————————— ————— Samuel eut peur des hésitations et des réflexions et vou- jut en rester là pour cette fois. Il se leva. — C’est convenu, dit-il à Julius. Il faut, pour le mo- ment, que je te quitte; mais tu recevras ce soir même une lettre ou une visite de lord Drummond qui te priera de venir diner demain avec moi, et avec elle. PREMIERE RENCONTRE. Lothario était la loyauté et la sincérité méme, et cepen- dant, nous devons reconnaître qu’il n’avait pas dit toute la vérité et rien que la vérité en demandant au comte d’E- berbach la permission d’aller chercher monsieur Samuel Gelb. Il avait pris la liberté de faire remarquer à son oncle qu'ayant à parler à monsieur Samuel Gelb, il était tout simple, sans doute, que l'ambassadeur de Prusse n’allat pas chez lui, et lui fit dire de passer à l'ambassade; mais qu’il serait peut-être convenable de lui atténuer ce déran- gement, en envoyant au devant de lui quelqu'un de sa maison et de sa famille. Julius n'avait vu là qu’une prévoyance de son jeune se- crélaire et dévoué neveu pour son ami d'enfance, et il avait négligemment consenti. Le fait est que depuis vingt-quatre heures, la charmante image d’une lumineuse figure de seize ans se détachant sur le fond d’opale du matin, troublait et bouleversait l'âme et la pensée de Lothario, et qu'il eût payé autrement cher qu'au prix d’une innocente tromperie le céleste bon- heur de la revoir. Lothario partit donc dans une des voitures de l’ambas- sade. Mais au lieu de suivre l'itinéraire qu’il avait vu prendre à Samuel, il ordonna au cocher d'arriver à Ménilmontant par Belleville. C'était évidemment le plus long. Mais il en résulta deux choses : premièrement qu'il arriva après le départ de Sa- mucl, et deuxièmement qu’il ne le rencontra pas en route. Il fit arrèter sa voiture un peu avant la maison, à l'angle d’une rue, dit au cocher de l’attendre là, et se dirigea ré- solument vers la porte souhaitée, Mais à mesure qu'il approchait de cette chère porte, son pas se ralentissait. Son courage fondait, à l'approche de celle qu'il allait revoir, comme la neige au soleil, L'idée de mettre la main à cette petite sonnette qui pendait là, comme pour l'inviter, lui faisait refluer tout le sang au cœur et le glacait de frisson, Il alla jusqu'à la grille, leva {e bras, et s'enfuit précipitamment, Il fut longtemps sans oser sonner, Il rêvait des choses impossibles et absurdes, fl aurait voulu qu'elle vint sur la terrasse et qu'elle lui dit d'entrer. La grille était fermée jusqu'à hauteur d'homme par un auvent en bois qui empéchait de voir ; il se recula do l'au- tre côté de la rue pour tacher de l’apercevoir dans le jar- din. Mais il n’apercut personne. Il revint à la sonnette, et hésita encore. Si Samuel n’était pas parti ? Et s’il était parti, que dirait-il à cette jeune fille? Quand même ce serait elle qui viendrait lui ouvrir, une fois qu’il aurait demandé monsieur Samuel Gelb, de la part du comte d’Eberbach, et qu’elle lui aurait répondu qu’il venait de partir, quel prétexte aurait-il pour rester une seconde de plus? Et d’ailleurs, ce ne serait pas même elle qui viendrait ouvrir, ce serait quelque servante, la vieille femme qui lui avait déjà ouvert la veille. Monsieur Samuel étant sorti, il n’aurait nul motif d'entrer même dans le jardin. Il aurait mieux valu que Samuel ne fût pas sorti. Le pauvre Lothario se repentait d’avoir pris le plus long et se trouvait absurde d’être venu en retard exprès. Au contraire, il fallait arriver trop tôt. Il aurait eu une chance de trou- ver monsieur Samuel non habillé; pendant qu'il aurait passé son habit, elle aurait pu passer par le salon, descen- dre au jardin, elle lui aurait tenu compagnie, il l'aurait vue. Tandis qu’avec sonjhabileté et sa ruse, il s'était arrangé de manière à avoir un tête-à-tète avec une vieille ser- vante. Découragé, il se mit à marcher de long en large dans la ruelle, décidé presque à retourner à Paris sans rien tenter. En marchant, il regardait tout, passants et maisons, et s'arrétait aux moindres choses, croyant s'y arrêter pour elle, et saisissant tout prétexte de retarder d'une minuto sa résolution. Un gros éclat de rire lui fit (tourner les yeux. Cet éclat de rire était poussé par un charretier, auquel une sorte de paysanne tendait un papier. — Eh ! ma commère, disait le charretier, vous êtes une belle femme et vous avez de beaux yeux, que le diable m’emporte! Mais le gouvernement a oublié de m'appren- dre à lire. Quand on veut que je réponde, on ne nvecrit pas, on me parle. La paysanne lui dit quelques mots dans une langue qu'il ne comprit pas. — Parlez une langue chrétienne, si vous désirez qu'on vous enteude, reprit le charretier. Je ne comprends pas votre patois. Et il fouetta ses chevaux. La femme fit un geste d'impatience et de chagrin. Lothario avait entendu ce qu'elle avait dit. Il sapprocha. — Que demandez-vous, ma bonne femme ? dit-il en al- lemand. La paysanne fit un mouvement de joie. — Vous (les d'Allemagne, monsieur ? fit-elle, — Oui. — Dieu soit loué! alors, voulez-vous me dire où est cette adresse ? Lothario prit le papier et lut : Ruo des Lilas, numéro 3 Ruo des Lilas, numéro 3, dit-il, surpris et charme... Vous y êles, Mais c'est donc chez monsieur Samuel Gelb que vous allez? 18 DIEU DISPOSE. i RS — Oui. — Et moi aussi. — En ce cas, soyez assez bon pour me conduire. A ce moment, elle le regarda et parut frappée de sa fi- gure. Etonné des yeux curieux qu'elle fixait sur lui, il la regarda à son tour, et ne trouva rien qui lui rappelât quel- qu'un qu'il eût déjà vu. L’Allemande était une femme d'à peu près trente-quatre ou trente-cinq ans, d’une beauté calme, sérieuse, agreste. Ses yeux noirs profonds, ses épais cheveux noirs et son parler un peu solennel donnaient à toute sa personne quelque chose de fier et d’âpre que ne contrariait pas la simplicité de sa mante brune à raies bleues. Tous deux se dirigeaient vers la porte de Samuel; elle examinait Lothario, lui ne pensant bientôt plus à elle, rayi d’avoir son entrée et d’être contraint à l’audace. En allant, elle lui parlait, peut-être pour le faire parler. — Les Français sont un peuple moqueur. Ce charretier s’est moqué de moi parce qu’il ne sait pas lire. Ordinaire- ment, quand je venais à Paris, j'étais accompagnée d'un brave garçon de mon pays, qui savait un peu de français. Mais il est retourné à Dieu cette année. Cependant, je ne pouvais pas être un an sans venir. Le devoir qui m’appelie ici est trop sacré pour que je ne me mette pas en route, quoi qu'il advienne. Je suis venue. Mais vous ne pouvez pas vous imaginer, monsieur, à combien de peines et de dérisions j'ai été en butte tout le long du chemin. C'est donc bien drôle de ne pas savoir l'allemand, qu’ils se met- tent tous à rire quand je parle! Lothario était trop ému pour répondre ou même pour entendre. Une autre voix parlait en lui, Ils étaient arrivés à la grille. Lothario sonna, tout tremblant, Chaque coup de la son- nette lui retentit dans le cœur. La même vieille femme qui avait reçu Lothario la veille vint ouvrir. Lothario s’effaca et laissa passer l'Allemande. — Mademoiselle Frédérique y est-elle? demanda celle-ci en allemand, — Elle y est, répondit la vicille, en allemand aussi. — Et elle va bien? à — Très-bien, — Dieu soit béni ! s'écria la paysanne avec un accent de joie reconnaissante. Ma bonne madame Trichter, dites-lui, je vous prie, que celle qui vient tous des ans au printemps demande à la voir, — Oh! je vous reconnais bien, répondit madame Trieh- ter. Entrez dans la maison. Entrez, monsieur, Madame ‘Trichter croyait que Lothario était avec la paysanne, Elle les introduisit tous deux dans le salon, et monta avertir Frédérique. Le nom de madame Trichter aura sans doute rappelé à nos lecteurs ce buveur grandiose qu'ils ont vu mourir si brusquement, dans la première partie de cette histoire, en présentant un placet à Napoléon, Ils ont peut ôtre oublié qu'uvant de sacrifier ainsi à ses grand desseins égoïstes son fidèle renard de cœur, Samuel avait demandé à Trich- ter sil donnerait volontiers sa vie pour assurer du pain à sa mère. Trichter avait répondu qu'il mourrait joyeuse- ment pour qu’elle eût de quoi vivre. Trichter mort, Sa- muel s'était cru débiteur de la mère; il l'avait fait venir de Strasbourg, et Vavait installée auprès de Fredérique, pour laquelle la digne et bonne femme avait été plus qu'une servante, presque une mère. Frédérique apparut. Lothario fut obligé de s'appuyer contre un meuble, tant le cœur lui battait. Frédérique courut prendre les mains de la visiteuse. — Asseyez-vous, ma bonne chère dame. * Elle lui avança un fauteuil. La paysanne ne s’assit pas. Laissez-moi d'abord vous voir, dit-elle, et vous admirer à mon aise, Toujours plus jolie, toujours aussi souriante, c’est-à-dire toujours aussi pure. Dieu soit loué | Dieu soit loué! Je viens de loin, mais cela paye le voyage. Frédérique aperçut alors Lothario et rougit un peu. — Monsieur est avec vous, bonne mère? demanda- t-elle. — Non, dit la paysanne. J'ai rencontré monsieur venant ici. Je ne le connais pas. mS Lothario rougit légèrement aussi, lui. — Mademoiselle, balbutia-t-il, je venais chercher mon- sieur Samuel Gelb, de la part de monsieur le comte d’E- berbach. — Le comte d’Eberbach! s’écria l’éfrangère. — Mon ami est parti depuis une grande demi-heure, répondit Frédérique. — Le comte d’Eberbach? recommença vivement la paysanne, en regardant Lothario en face. Vous avez parlé du comte d'Eberbach, + WE — Sans doute, dit Lothario, ne comprenant pas l'émo- tion où ce nom jetait PAllemande. — Il est à Paris? demanda celle-ci. …— Oui, il vient d’être nommé ambassadeur de Prusse, — Et comment va-t-il ? — Dieu merci! mon cher oncle est en bonne sante, — Votre oncle? Êtes-vous Lothario?... Oh! pardon... monsieur Lothario, — Vous me connaissez ? — Si je vous connais, s'écria l’étrangere. — D'où êtes-vous ? de Berlin ? de Vienne? , — Jo suis... Mais que vous importe? Vous n'avez pas besoin de me connaître, moi. Il suffit que je vous con= naisse, vous ebelle. Et couvrant du même regard Lothario et Frédérique : — Eh bien! enfants, la pauvre femme qui vous parle est heureuse de vous voir tous deux avec cette beauté et celle pureté sur le front, et elle remercie encore et tou- jours la Providence d'avoir bien voulu, dans ce peu d’heu- res qu'elle passe à Paris, vous faire rencontrer ensemble devant elle pour qu'elle puisse ensemble vous admirer et vous bénit, Les deux jeunes gons, embarrassés de leur contenanco, «ssavèrent de se regarder et baissèrent les yeux. DIEU DISPOSE, 19 SRE ne nee one — Mais je ne crois pas vous avoir jamais vu, madame, dit Lothario pour dire quelque chose, — Vous ne croyez pas? —Oh!ne l'interrogez pas, monsieur, dit gentiment Frédérique; elle est mystérieuse comme une porte fermée. Il n’y a pas de clef qui ouvre ses secrets, Elle m’a juré sur son âme éternelle qu’elle n’était même pas ma parente, et tous les ans elle fait deux ou trois cents lieues pour me voir quelques minutes. Elle vient en l’absence de mon tu- teur, qu’elle évite toujours, me fait des questions sur ma santé et sur mon bonheur, et s’en retourne. — Elle vous parle toujours quand vous êtes seule ? de- manda Lothario. = Oui, seule, dit Frédérique. — Je me retire, dit tristement Lothario. — Non, non, reprit vivement l’inconnue. Vous, c’est différent, vous pouvez être là. Je n'ai rien à lui dire que vous ne puissiez entendre. Vous n'êtes pas si étrangers Pun à l’autre. — Nous ne sommes pas étrangers! s’écria Lothario joyeux. — Je n’ai jamais vu monsieur, objecta Frédérique, — Et moi, avoua Lothario, j'ai vu pour la première fois mademoiselle, hier matin, sur la terrasse, — Ah! vous m'avez vue? Lothario s'arrêta, confus de sa précipitation. Il lui sem- blait que son cœur allait se lire sur son visage. — L’Allemande sourit en les regardant. — Oh! murmura-t-elle, ils pourraient faire un ciel si l'enfer n'était entre eux. — Eh bien ! Frédérique, dit-elle, que vous est-il arrivé depuis un an que nous ne nous sommes vues ? — Oh! mon Dieu, rien, répondit Frédérique. Toutes mes semaines se ressemblent, C'est toujours la même exis- tence, simple et tranquille. Les mêmes occupations et les mêmes personnes. Pas de nouveau venu dans ma vie. Je travaille, je couds, je lis, je fais de la musique, je prie, et je pense à mon père et à ma mère, que je n'ai jamais connus. — C'estcomme moi, interrompit Lothario. — Et... celui que vous appelez votre tuteur ? demanda la paysanne, dont la figure s’assombrit en faisant cette question. — Il est toujours excellentet dévoué. — Et vous êles heureuse avec lui ? — Tres-heureuse. — C'est étrange, c'est étrange, murmura l'étrangère. Dieu est dans ceci, N'importe! ne lui parlez toujours pas de ma visite. — Vous devriez bien no pas mo demander cela, dit Frédérique, — Comment? 1 — Écoutez done! avec vos mystères, j'ai par instants des scrupules, reprit la charmante fille. Élevée et nourrie par mon tuteur, ai-je le droit de recevoir des visites à son in- su, de lui cacher co qui se passe chez lui, de me défier do lui? Si encore j'avais des raisons extrêmes, Mais quand jo vous questionne, vous vous taisez. Vous ne voulez pas même me nommer mes parents. Mon tuteur dit qu'il ne sait rien de mon origine, Au moins, je vous en prie, par- lez-moi de ma mère. Vous devez la connaître! vous la connaissez Non! non! ne m’interrogez pas, dit la paysanne. Je ne puis pas vous répondre. — Eh bien! si vousné voulez pas me parler de ma mère, je croirai que vous venez dans de mauvais desseins, que vous êtes envoyée par des ennemis peut-être pour m’épier et me perdre. La paysanne se leva. Une larme roulait dans ses yeux. Frédérique ne tint pas contre ce muet reproche. Elle se jeta dans les bras de l’inconnue et lui demanda pardon. — Chère enfant dit la paySanne, ne me soupçonne ja- mais. Tu me ferais bien du mal, mais tu l'en ferais bien plus encore. Pourquoi je m'intéresse à toi? Pour mille raisons que je ne puis te dire. Jai fait, dans une heure de trouble, une chose d’où peut résulter ton malheur. Jusqu'à présent, la bonté divine nous a préservées, et ce qui aurait pu te perdre parait avoir été heureux. Mais qui sait l'avenir? S'il (arrive malheur, C’est moi qui en aurais été la cause, C’est pourquoi ma vie test dévouée. Prends- la le jour où tu voudras ; elle Vappartient. Quand tu auras besoin de moi, ou seulement quand fu auras quelque chose à m’apprendre, quoi que ce soit, un changement de ton sort, un changement de demeure, écris-moi, comme tu as toujours eu la bonté de le faire, à la même adresse, à Heidelberg. Qu’enfin je ne te perde jamais de vue, Oh! je ten supplie, crois en moi. Elle se tourna vers Lothario. — Vous qui restez à Paris, dit-elle, je vous la recom- mande. Veillez sur elle, ne la quittez pas des yeux. Elle peut, d'un jour à l’autre, courir des dangers dont elle ne se doute pas. — Malheureusement, dit Lothario, je n'ai pas le droit de protéger mademoiselle, — Si! vous l'avez! répliqua l'inconnue. Je vous jure que vous l'avez. — Vraiment? Mais mademoiselle Frédérique ne me le reconnailra pas, — Je reconnais, dit Frédérique, à tout bon et honnète cœur, le droit de protéger ceux qui sont en péril. Mais je n'ai pas besoin de personne tant que j'aurai mon tuteur. La paysanne hocha la téle avec un sourire amer. — Nous serons deux, mademoiselle, dit Lothario trans- porté d'aise dese trouver mêlé à la vie de Frédérique, Votre tuteur est un vieil ami de mon oncle; ils vont re- nouer connaissance, et l'on me permettra de venir ici quel- quefois, Mon oncle permettra que monsieur Samuel Gelb m'accueille, Monsieur Samuel Gelb est dans ce moment à l'ambassade, jo l'y trouverai peul-ôtre encore en ren- trant. Je mo ferai présenter à lui, Quel bonheur! — Ah! ils se revoient? dit l'étrangère à voix basse, et comme se parlant à elle-méme. Ab! Samuel a ressaisi Julius? Tant pis! De nouvelles calamités s'apprôtent, Lothario, reprit-elle à voix haulo, veillez sur elle, et veil- lez sur monsieur le comte, Moi, je vais relourner dans 20 ee eee ee ee mon pays, contente du présent, inquiète de lavenir. Adieu, Frédérique, je ne reviendrai pas avant un an. — Ah! moi, dit Lothario, je reviendrai avant deux jours. L'inconnue embrassa Frédérique sur le front, prononça une bénédiction qu’on n’entendit pas et sortit du salon. Frédérique la reconduisit jusqu’à la grille, et la paysanne et Lothario sortirent, laissant Frédérique toute rêveuse et en proie aux nouvelles émotions que devait jeter dans le cœur de la jeune fille cette improvisation d'intimité avec ce doux et élégant jeune homme, le premier qui fût entré dans sa solitude, VIE CHEZ OLYMPIA; Olympia occupait, île Saint-Louis, sur le quai du Midi, le premier étage d’un ancien hôtel d’un air noble et sé- vere. En entrant dans son appartement, on nese serait pas cru, certes, chez une actrice. Nulle part, ces frivolités neuves, ces modes du matin, nécessaires aujourd’hui, demain im- possibles, cette richesse inintelligente de la parvenue. Ni luxe ni coquetterie, L’antichambre donnait sur une salle à manger tendue de vieilles tapisseries. Le salon, tout en bois de chêne sculpté çà et là de roses et de vignes, et dont le plafond était peint par Lebrun, n’était pas contrarié par l'ameublement sobre et digne. Un grand piano d’ébene à filets d’or, placé en face de la cheminée, aurait seul pu dire à quel grand artiste ce loge- ment appartenait; autrement, on se serait moins altendu à une chanteuse qu’à une grande dame. Au moment où nous prenons la liberté d'introduire nos lecteurs chez la cantatrice qui avait remué tant d'émotions au bal de la duchesse de Berry, Olympia, vêtue d’un am- ple peignoir de cachemire blanc, était dans le salon et achevait de donner des instructions à un valet de pied. Olympia pouvait avoir trente-quatre ans. C’est dire qu’elle élait dans toute la puissance d’une beauté chaude et ferme, accentuée par les tons ardents des soleils d'Italie. La dou- ceur de ses yeux, d’un bleu profond et presque noir, se re- levait par moment d'un regard vif et résolu. On y sentait la force sous la bonté, et, sous la grâce de la femme, une décision virile. Une immense profusion de cheyeux d’un or fauve et su- perbe ruisselaient, comme une auréole de flamme, le long de ses tempes; et tourbillonnaient derrière sa tête, Son teint, d'une pâleur rayonnante, avait l'éclat mat d’un mar- bre blond, Des mains d'impératrice, une taille fière et souple, et sur toule sa personne ce signe particulier que l'art imprime à ses élus pour les distinguer de la foule; tout complétait cette belle et sereine créature faite pour passionner les yeux comme les oreilles, La figure était digne de la voix, DIEU DISPOSE. Vous entendez, Paolo, disait Olympia au valet de pied, quand vous aurez remis ces quinze cents francs au maire de l’arrondissement, et ces quinze cents autres à monsieur le curé de Notre-Dame, vous monterez, en revenant, chez cette pauvre femme dont le fils est tombé à la conscription, et vous lui remettrez ces mille francs. On m’a dit que c’é- tait suffisant pour racheter son fils. Elle ne pleurera plus. — Je lui dirai, demanda le valet, que je viens de la part de madame? — Non pas! répondit Olympia. Vous direz, sans nom= mer personne, que vous venez du faubourg Saint-Germain. Le valet partit. Il n'avait pas refermé la porte du salon, que tout à coup, deux ou trois coussins d’un vaste canapé qui était auprès du piano se mirent à s’agiter. Olympia se retourna et vit se dresser entre les oreillers de soie, une tête vive et bi- zarre, aux cheveux noirs bouclés, aux yeux noirs, aux dents blanches. L'homme sur les épaules duquel souriait cette tête, s'était tenu pelotonné et caché sous les coussins. Sans quitter sa position horizontale : — Alors, ma très-chère sœur, dit-il à Olympia, tu ne gardes encore absolument rien pour toi? — Que diable faisais-tu la, Gamba? dit la chanteuse. — Une question n’est pas une réponse, reprit le singu- lier personnage. Madame la duchesse de Berry a eu l’idée intelligente de te faire prier de chanter chez elle, et la gra- cieuse idée de te remercier de ton chant en t'envoyant deux cents louis. Si, sur ces deux cents louis, tu donnes quinze cents francs au maire, quinze cents francs au curé, et mille francs à la vieille, je recommence à te demander ce que tu garderas pour toi. — Je garde, répliqua gravement Olympia, les quatre li- gnes que Madame a dictées et signées. Un remerciment d’une telle main n'est-il pas plus précieux que deux cents misérables louis? Et, à présent que j'ai répondu à ta ques- tion, réponds à la mienne. Que faisais-tu là? — Moi? dit Gamba. Eh! parbleu ! j'espionnais la charité d’un ange sans aîles, et j'exerçais la souplesse d'un homme sans os. Quand tu es entrée tout à l'heure dans le salon, j'étais en train de me dégourdir un peu les muscles, et de repasser quelques-uns de mes anciens sauts de carpe. Ta venue subite m'a interloqué, et, de peur d’être pris en fla- grant délit de saltimbanquerie, je me suis enfoui dans les profondeurs de ce canapé, où je serais resté enterré jusqu’à ton départ sans l'explosion d'horreur que m'a arraché ta vertu. Ce disant, il signor Gamba sauta prestement du canapé, et vint, d'un bond élastique, tomber en arrêt solide et sou- ple devant la table où était assise Olympia. — Etrange garçon! fit-elle en souriant. C'était, en effet, un étrange et curieux être, co Gambal Polit, svelle, la taille mince et les épaules carrées, un cou de jeune taureau, un mélange de délicatesse, et de vi- gueur, nerveux, les attaches fines, il avait des mains de femme et des poignets d'Hercule, Ce qui frappait surtout en le regardant, c'était un contraste flagrant entre son al- lure el son costume, Sa vivacité ordinaire ne savait évidem- ment comment se comporter avec cet habit noir et ce pan- ‘ DIEU DISPOSE. talon qu’il avait pris à larges plis, sans doute, mais dont les bretelles et les sous-pieds le mettaient au martyre. Il semblait dépaysé dans cet accoutrement de tout le monde, et il avait quelque chose d’un clown en cage dans un frac. MOV AU‘ at Un seul détail dans son costume devait ravir sa fantaisie méridionale autant qu’il choquait notre élégance étriquée : c'était une paire de vastes anneaux d'oreille en or qui pen- dajent et battaient le long de ses joues, et qui, dans la prestesse de ses mouvements, ajoutait deux rayons aux rayons de ses yeux. Aucune prière, aucune considération n'avait pu déterminer Gamba à renoncer à cet ornement splendide. Olympia retint le sourire qu'avait amené sur ses lèvres le saut brusque de Gamba, et prit l'air le plus sérieux qu’elle put. — Mon cher frère n’apprendra donc jamais la dignité et la tenue? dit-elle. A quarante ans tout à l'heure, mon cher frère aîné devrait pourtant avoir un peu moins de vif ar- gent dans les veines. — Ah! ma foi, tant pis! s’écria Gamba. Il n’y a là per- sonne. Lord Drummond ne nous regarde pas. Laisse-moi me détirer un peu. Si tu savais comme j'en ai assez du grand monde en général et de Paris en particulier! Quel affreux pays que la France! Le soleil se repose cing jours par semaine de s'être battu les deux autres. Je m'y ennuie et je m’y enrhume. Ajoute à cela lord Drummond, l'homme brouillard. Je crois, corpo di Bacco, que je regrette ici le climat et le séjour de Vienne! Olympia tressaillit douloureusement. — Tu m'avais promis, frère, dit-elle, de ne jamais me reparler de Vienne et des deux mois que nous y avons passés ? — C'est vrai! Oh! pardon, sœur! Je suis un étourdi ba- vard. Parlons de l'Italie, à chère Italie! — Tu aimes donc bien l'Italie, Gamba? — C'est ma mère, dit Gamba, dont la voix s’attendrit, et dont l'œil eut presque une intention de larmes. Et puis, reprit-il plus gaiement, en Italie, il fait chaud et ily a un soleil. De plus, j’y ai des amis dans presque toutes les villes, des allumeurs de quinquets, des figurants, des souffleurs. La nuit, après le spectacle, je m'en vais avec eux dans quelque cabaret, j'ôte mon habit, et il faut me voir me livrer à tout ce que la nature et l'air permet- tent de fantaisies aux hommes désarticulés. Et ce sont des applaudissements, et ce sont des cris de joie. Tandis qu'ici, je ne connais personne. Au lieu de Uengager à un théâtre où je n'aurais pas tardé à faire quelque honorable connais- ZUAAUOMA sance parmi les comparses et les pompiers, tu te liens ma- jestueusement dans un hôtel où je suis réduit à la compa- gnie de lords et de princes. Quel ennui! Il faut que je sois jour et nuit un monsieur, un riche ganlé, guindé, eravate; jamais un salltimbanque! jamais à mon aise! Est-ce une vie? Je l'aime tant que, pour toi, je m'astreins au luxe, je me résigne à coucher dans des apparlements somplueux, je subis des domestiques, je m'assujétis à des repas splen- dides, Mais je regrette ma misère, mon bon sommeil on plein air, le macaroni de la place, et surtout la corde raide | 21 et la pyramide humaine! Ah! penser qu’il y a des pauvres qui envient les riches! Gamba disait ces choses comiques d’un accent si péné- tré qu’Ulympia, tout en souriant, se sentit presque touchée de ses lamentations absurdes. — Ne tafflige pas, mon pauvre Gamba, ton vœu pour- raît bien être réalisé plus tôt que tu ne l’espères et que je ne l'aurais voulu. — Nous retournerions en Italie? — Hélas! oui, reprit Olympia. Je ne suis pas comme toi, moi, j'aime Paris. —Si tu l’aimes, interrompit tristement le pauvre homme, nous y resterons. — Non, répondit-elle. J'aime dans Paris, la ville sacrée des artistes, la capitale des intelligences, la cité qui distri- bue les couronnes définitives. C'est Paris qui baptise et qui nomme les réputations et les talents. Personne n’est sûr de soi tant que la France n’a pas prononcé. Un jour done, je me suis mise à douter de mon inspiration et de ma puis- sance, et j'ai éprouvé l’irrésistible besoin de venir deman- der à ce juge suprême ce que je valais. Justement, lord Drummond me suppliait de venir le rejoindre à Paris. J'es- pérais pouvoir y chanter, bien que lord Drummond, tu sais comme il est jaloux de ma voix! déclarât s'y opposer d'avance. J'ai essayé de m’entendre, sans lui en parler, avec le Théâtre-Italien. Mais il avait prévu sans doute le coup. J'ai eu beau accepter d’avance toutes les conditions possibles, offrir de chanter pour rien, on m’a objecté des engagements pris, le danger de créer des concurrences aux vogues établies. En somme, j'ai trouvé la porte fermée. Eh bien! je retournerai où les portes me sont ouvertes; car, vois-tu, Gamba, j'ai besoin de chanter. — Comme moi de sauter! Oh! je comprends cela! s'é- cria Gamba. Oh! oui, les tours d’agilité du gosier ou des reins! le cercle des bouches béantes, les applaudissements, le triomphe! c’est la vie! — Non, reprit Olympia en secouant sa belle téte noire mélancolique, non. Si j'aime le chant, la musique divine, les grands maîtres et cette supréme consolation de l'art, ce n’est pas pour les bravos, pour la renommée, pour la gloire, mais pour moi-même, pour l'émotion que je res- sens et que je communique, pour répandre au dehors un trop plein que j'ai dans le cœur, J'ai en moi que:que choso qui m’étoufferait, je crois, si je ne l'épanchais pas dans les autres, Je ne chante pas pour être applaudie, frère, mais pour vivre. — N'importe, dit Gamba, tu penses à quitter Paris? — Oui. — Et à retourner en Italie? — Oui, — Bientôt? — Avant quinze jours, — C'est bien vrai? Tu ne dis pas cela pour tromper ton pauvre Zorzi? — Jo te le promets, Ily avait deux fauteuils dorés appuyés dos à dos, Sans répondre un mot, Gamba se renversa brusquement en ar- rière, tomba la colonne vertébrale posée sur le double dos- = °° DIEU DISPOSE. EE sier, et, par un prodigieux saut de carpe, alla retomber de- bout les pieds joints de l’autre côté des fauteuils, C'était sa manière d'exprimer sa joie. Olympia jeta un cri. — Malheureux, dit-elle effrayée en souriant, tu finiras par te casser le cou, sans compter que tu commenceras par casser mes meubles. — Ah! tu n'insultes! répondit Gamba blessé dans son amour-propre d’acrobate. Et, comme pour se venger de cette crainte injurieuse, il sauta sur le canapé, enjamba un bahut, grimpa du bahut sur une sorte de torchère en bois doré qui supportait un énorme vase du Japon, et, de la torchère, sur le sommet du vase, où il se tint en équilibre. — Je l'en prie, descends, s’écria Olympia épouvantée, — Sois tranquille, dit-il, je célèbre notre glorieuse ren trée en Italie. Et, se gonflant les joues et imitant avec son gosier le son, etavec ses mains le mouvement de la trompette, il se mit à chanter bruyamment : Tara! taral tarat Tout à coup la voix lui expira au gosier, et Olympia, étonnée, le vit pâlir et prendre une contenance piteuse. C'était lord Drummond qui entrait. Le vacarme des fanfares de Gamba avait empêché d’en= tendre le valet qui était venu l’annoncer. De sorte que Gamba s'était brusquement trouvé face à face avec la gra- vité froide du rigide gentleman. Le pauvre Gamba se laissa tomber, plutôt qu’il ne sauta, du haut du vase sur le plancher. Olympia ne put retenir un joyeux éclat de rire. Lord Drummond, réprimant un mouvement de mauvaise humeur, regarda la chanteuse d’un air qui lui reprochait d'encourager son frère à ces divertissements de mauvais ton. Mais elle n’en continua pas moins à rire de bon cœur. Gamba, humilié de sa position, hésita s’il ne quitterait pas la place; mais la pensée de traverser le salon devant ce seigneur grave, l'inonda d’une sueur glacée; la porte était loin et le canapé était près. Il opta pour le canapé, et s'y affaissa silencieusement, tâchant d’affecter une pose convenable et décente. Il aurait pu sortir sans inconvénient, lord Drummond ne faisait plus attention à Ini. En voyant Olympia, lord Drum- mond n'avait plus vu qu’elle, Son regard, habituellement froid et poli, s'était, sur elle, fondu en une sympathie inexprimable, en admiration mêlée de tendresse, presque en extase. Elle lui tendit une main qu’il baisa. Puis, elle lui montra un fauteuil, et ils s'assirent près du feu, — Mon cher lord, demanda-t-elle, qui me vaut, do si bonne heure, la joie de votre visite? — Je viens, dit-il, solliciter un service de vous, madame, — Un service de moi? — Oui, je donne A souper aujourd'hui, Je viens yous prier d'y venir... Oh! non pas seule, avec votre frère. VIII L'AMOUREUX D'UNE VOIX. Gamba, à cette invitation à un gala du grand monde, fit une grimace piteuse. Pour Olympia, après un moment de silence : — Mon cher frère, laisse-nous un moment seuls, lord Drummond et moi, dit’elle. Le bohémien en frac ne se le fit pas dire deux fois, sa= lua tôt et s’esquiva vite, sans pouvoir ou vouloir se douter du duel sans témoins qui allait suivre. Olympia reprit froidement : — Est-ce qu'il y aura du monde à votre souper, milord? — Quelques amis, répondit lord Drummond. — J'irai, dit Olympia. — Merci, diva carissima. — Oh! ne me remerciez pas si vite, reprit-elle, Co n'est pas pour vous que j'accepte, c'est pour moi. Je m'ennuie de ne chanter que pour mon piano. On me priera sans doute de dire quelques airs, et je pourrai remuer des cœurs au souffle du mien. Lord Drummond prit subitement une expression d’em- barras et de souffrance. — Pardon, Olympia, mais c'est que précisément je comp- tais vous supplier de ne pas chanter à ce souper, — Ah! encore? fit-elle. — Vous savez la douleur que vous mélez à ma joie quand je ne suis pas seul à vous entendre? — Soit! dit Olympia, je ne chanterai pas; je n’irai pas souper. Lord Drummond, qui avait eu un éclair de joie à la pre- mière partie de la phrase, se récria à la seconde. — J'ai promis que vous viendriez, dit-il. — Eh bien! vous direz que j'ai refusé de tenir votre promesse. — Mais quelle mine ferai-je devant des convives qui ne viennent que pour vous? — Vous ferez la mine qu'il vous plaira. Lord Drummond insista encore. — Si je vous demande cela comme un service? — Choisissez, dit-elle. Ou je n'irai pas, ou je chanterai, Il n’insista plus, et tous deux restèrent un moment en silence, lui gôné, elle déterminée, Ce fut lui qui reprit la parole, — La manière dont vous avez accueilli ma premièro supplique, dit-il, est médiocrement encourageante, et ce pendant j'aurais, yous vous en doutez bien, à vous en adresser une deuxième. — Laquelle? dit-elle gravement, — Vous venez de dire que vous vous ennuyez de ne chanter que pour votre piano. Vous savez bien pourtant qu'il y à au monde un être dont vous faites l'ivresse et l'extase en daignant chanter pour lui, — Vous? DIEU DISPOSE. 23 SS — Puisque c’est votre bonheur de chanter, et que c’est le mien de vous eniendre, pourquoi ne profitons-nous pas de cet instant où nous sommes ensemble? — Je ne suis pas en voix aujourd’hui, répliqua-t-elle. — Parce que nous sommes seuls? — Justement, Tenez, milord, il faut que je vous parle avec franchise, puisque l'occasion s’en présente. Je vous préviens que je suis résolue à ne plus subir cette intoléra- ble domination à laquelle vous m’avez réduite, je ne sais comment. Dieu ne m’a pas donné une voix pour que je me taise, et la puissance d’émouyoir la foule pour que je m’é- loigne de la foule, Il ne me convient plus d’être inspirée à huis-clos. Quand vous voudrez m’entendre, vous inviterez du monde. Je chanterai en public, ou je ne chanterai pas. Je suis bien aise de pouvoir vous refuser la seule chose à quoi vous teniez, à vous qui me refusez la seule chose à quoi je tienne. — Qu'est-ce que je vous refuse, Olympia? — Si vous vous borniez à me refuser de me laisser chan- ter devant vos amis ou à me défendre de paraître sur un théâtre, je ne suis pas, Dieu merci! sous votre tutelle, et je me serais engagée sans votre signature. Mais croyez- vous que je ne devine pas que c’est vous qui avez sour- noisement empêché les Italiens de me prendre? Me croyez- vous assez naïve pour supposer qu'un théâtre repousse une cantatrice comme moi, qui s'offre pour rien? Combien cela vous a-t-il coûté? On a dû vous prendre bien cher, hein? Au moins, donnez cette satisfaction à mon amour- propre, d’ayouer que vous avez plus dépensé pour m’em- pêcher de chanter que vous n’auriez fait pour en faire chanter une autre, Lord Drummond eut aux lèvres un sourire impercepti- ble, — Vous l’avouez, continua Olympia. Alors, que suis-je venue faire à Paris? Donner des concerts, ce n’est plus le théâtre, le drame, la passion, l’art, la vie! Même au bal costumé de madame la duchesse de Berry, où vous avez eu la prodigieuse complaisance de me laisser paraître mas- quée, j'ai senti que ce n’était pas le théâtre, Donc, je vous le répète, il faut que vous en preniez votre parti, il ne me plaît plus de me soumettre à vos fantaisies, Vous êtes no- ble etriche, vous avez des caprices, il entre dans vos goûts d'avoir une chanteuse à vous, qui ne soit qu'à vous, qui n’ait des notes que pour vous. Si c'était de l'amour, je vous comprendrais. Mais vous ne m'aimez pas, Dieu merci! vous ne m'avez jamais fait de déclaration; et si vous m'en aviez fait, vous ne seriez pas chez moi, La femme, et c'est ce qui m'a plu d'abord en vous, n'existe pas pour vous; vous ne Connaissez qué la chanteuse. Vous n'êtes pas jaloux de ma figure, de ma personne, de moi; vous me tourmentez souvent pour me faire diner aveo vos amis, à condition que je ne chanterai pas. On raconte des histoires de millionnaires qui ont eu l'immense égoisme de louer un soir toutes les places d'une salle de spectacle, et d'avoir la représentation pour eux seuls. Vous, votre égoisme va plus loin; ce n'est pas une représentation que vous voulez, il vous faut toutes les représentations, Vous me confisquez. Mais, pour cela, vous avez besoin de mon consentement, et je vous le retire, Lord Drummond palit. — Non, certes, poursuivit-elle, je ne veux plus être la très-humble servante de vos excentricités. Si vous aviez pour moi, non pas de l'amour, je ne vous le permettrais pas, mais de l'affection, vous savez que le chant est ma yie, vous ne voudriez pas plus me priver de chanter que de respirer, Sous prétexte que vous êtes jaloux de ma voix, yous vous metiez entre moi et mon réye, vous me retirez cette noble joie de remuer Paris et de faire palpiter mon âme dans cette âme du monde. Puisque vous avez vos bizarreries, vous devez comprendre celles des autres. Moi, la mienne est de communiquer aux salles combles les inspirations qui m’agitent le cœur, tout ce que j’éprouve, tout ce qui me déborde. Je ne vois pas pourquoi je sacri- fierais ma fantaisie à la vôtre, {Vous n’avez aucun droit sur moi. Je suis libre. Je chanterai où bon me semblera, Un tressaillement plissa la bouche de lord Drummond, comme celle d’Othello lorsque Yago lui dit que Desdemone aime Cassio. — Cest la guerre déclarée? dit-il, =~ La guerre, soit! si vous appelez cela la guerre. — Et nos conventions? — Votre rêve étrange de dilettante a pu d'abord char- mer et toucher en moi l'artiste, Vous aimiez ma voix ja= lousement, comme j'aime l’art, Celte ressemblance m'a plu, et je me suis quelque temps prétée à ce que je croyais une originalité d’enthousiaste. Mais je m’apercois que co n'est qu’un égoisme d'homme blasé, et je me révolte | — Vous chanterez en public? — Oui, certes! — Malgré toutes prières? — Malgré toutes prières. — Je vous en empêcherai, Olympia le regarda en face. — Vous payerez tous les théâtres, comme le Théatre- Italien, pour qu'ils ne m’engagent pas? Votre fortune n'y suffirait pas! — Je ne sais pas ce que je ferai, dit lord Drummond; mais je vous empècherai de chanter en public. — Vous me sifflerez? Lord Drummond ne répondit pas. — Vous parliez de nos conventions, continua Olympia s'animant par degrés; allons, dites donc que yous me re demanderez les cinquante mille francs que vous m'avez prétés? Il fit un geste d'énergique dénégation. Mais elle, avec un mouvement de fierté irrilée, alla à un secrétaire, l'ou- vrit, ÿ prit une masse de billets de banque et les tendit à jord Drummond, Voici vos cinquante mille francs, dit-elle. Et comme il ne les prenait pas, elle les jeta sur la table. — Cela vous étonne? reprit-elle. Sachez que je me suis engagée à Venise pour toute la saison prochaine, et j'ai exigé qu'on me paydt d'avance, Dieu soit loué! je puis vous payer, et je ne vous dois plus rien. Lord Drummond resta consterné et pâlissant. Cette chère passion, à laquelle il tenait plus qu'à sa vie, elle allait lui échapper. 94 DIEU DISPOSE. i ——— ———————————— ——— ‘§‘§n§n¢+n¢+n¢¢¢ — Oui, reprit Olympia, je suis une femme insouciante et prodigue, je ne sais pas compter, ni refuser, l’argent me glisse comme l’eau entre les doigts. Un jour que j'a- vais trop loyalement oublié mes riches créanciers pour les pauvres habitants d'un bourg incendié, vous vous êtes trouvé là pour empêcher qu'on ne saisit mon palais. J'ai accepté de vous ce service, parce que j'ai pensé que vous ne me le vendiez pas. Je vous en ai été reconnaissante, et c'est pour vous remercier que j'ai cédé d’abord en riant à vos singularités. Mais, quand j'avais fait de vous un ami, vous voulez vous faire mon maitre! Je me dégage et je romps. Je vous rends votre argent, et je vous reprends mon amitié. L'argent? si vous avez cru me tenir par ce lien, vous vous êtes trompé. Je n’en ai jamais eu besoin que pour donner. Quand à moi, je ne connais pour luxe et pour vraie richesse que l’art, et je ne serai jamais plus fière que dans une petite chambre, sous les toits, où je chanterai comme un oiseau. Elle se tut. Au ton ferme et résolu dont elle avait parlé, lord Drummond avait compris que c'était là une décision contre laquelle tout se briserait, tout, excepté peut-être l'art même qui lui enlevait son bonheur. — Ainsi, dit-il, mon crime est de vous admirer? Vous, artiste, vous me reprochez de sentir si vivement l’art, que je suis amoureux d’une voix comme on l’est d’une femme, et que j'ai pour l’âme exprimée en chants divins la même jalousie que d’autres ont pour le corps? Je vous ai dit que c'était cela qui m'avait d’abord tou- chée, dit-elle plus doucement. Lord Drummond s’apercut de l'avantage qu'il avait re- pris, et continua : — Oui, c’est vrai, je suis jaloux de votre chant; mais ce n’est pas seulement à cause de moi, c’est aussi à cause de vous. C’est vrai, j'ai des accès de colère quand je vous vois jeter à la foule grossière ces notes où vous mettez tant de votre âme. Le public vous admire brutalement; il ne comprend pas ce que vous êtes : il est indigne de vous entendre. Votre voix, qui m’ouvre le ciel, les laisse sur la terre. Ah! pourquoi promettez-vous cet Eden de pures mélodies à tous ces hommes infirmes et stupides? Pour- quoi rabaissez-vous le firmament au niveau du pavé des rues? Ce que vous appelez une représentation, je l’ap- pelle une profanation. — C’est tout le contraire, dit Olympia. Le théâtre, c'est le piédestal, c'est le trépied enflammé d'où la prétresse rend ses oracles aux multitudes et répand le dieu qui la dévore. Vous voulez que je descende du trépied et que je rampe à terre. Vous voulez que j'éteigne la divinité dans mon âme et que je redevienne femme. — Je ne veux pas, répliqua lord Drummond avec une ardeur étrange dans cet Anglais flegmalique, que vous éteigniez votre divinité; je veux qu'elle ne brûle que pour moi. Je veux être seul à posséder les célestes dons que vous distribuez; je ne veux les partager avec personne. Ob! je vous en conjure, Olympia, ne raillez pas et ne dé- sespcrez pas celle bizarre passion que je ressens auprès de vous, Ne me punissez pas de vous aimer autrement qu'on aime les autres femmes. Voyons : réfléchissez. Je vous aimerais d'un amour vulgaire : à quoi cela m’avance- rait-il, puisque vous êtes plus froide et plus chaste qu’un marbre? N'avez-vous pas dit: non, à toutes les déclara= _ tions et à toutes les prières que vous ont values votre beauté et votre génie? Toutes les recherches, toutes les persistances, tous les efforts, tous les assauts n’ont-ils pas été inutiles? Eh bien! puisque vous ne voulez pas être aimée comme les femmes ordinaires, laissez-moi alors vous aimer autrement. Vous êtes faite pour comprendre un cœur comme le mien, et pour me passer mon amour d'artiste, vous qui ne voulez du monde que l'art, vous, religieuse de l’art, nonne de la musique, pour qui l'Opéra est un couvent, à qui l’on n’a jamais connu de passion que pour les beaux rôles, et d’amants que Mozart et Cimarosa. Au nom de Rossini, comprenez-moi et exaucez-moi ! N'ayez de génie, d'âme et de voix que pour moi seul, et, en échange, prenez de moi tout ce que vous voudrez, de- * puis ma fortune jusqu’à mon nom, jusqu’à mon sang. Oh ! P J J si vous vouliez m'épouser ! Une fois ma femme, vous se- riez bien forcée de m'obéir et de me sacrifier cet affreux rival que vous me préférez, le théâtre! Lord Drummond parlait d'un accent si vrai, quOlympia e sentit émue malgré elle. — Mylord, dit-elle, vous êtes presque aussi touchant qu’absurde. — Voulez-vous m’épouser? reprit-il. — Ne me parlez jamais de cette folie, répondit-elle sé- rieusement. Tenez, ajouta-t-elle en tendant la main, réconcilions- nous. Je ne reviens pas sur ce que je vous ai dit. Je veux être libre. Mais nous pouvons rester amis. Cela vous va-t-il? — J'aime mieux cela que rien, dit lord Drummond. — Donc, c'est entendu. Vous restez mon ami, à deux conditions. La première, c’est que vous allez reprendre votre argent, Elle prit les billets et les lui mit dans la main. — Si j'en ai besoin, je vous les redemanderai, dit-elle, pour lui adoucir ce payement. La seconde condition, c'est que je serai maîtresse de moi, que je chanterai où il me plaira, et que je retournerai passer la saison à Venise. — J'irai avec vous, dit lord Drummond. — Soit, dit-elle. Je chanterai toutes les fois que je vou- drai, devant qui je voudrai, devant vos amis de ce soir, Est-ce dit? — C'est dit, répliqua lord Drummond. — Et vous ne serez pas morose? — Oh! cela, je n’en réponds pas! — Je vous passerai quelques accès d'humeur dans les premiers temps. Et puis, vous vous y ferez, J'aurai, d'ail- leurs, un moyen bien simple de faire que vous soyez con- tent de m'entendre chanter en public, ce sera de ne plus jamais chanter pour vous seul. Vous aimerez encore mioux m'entendre en publie que pas du tout, — Oh! n’employez pas ce moyen, dit-il, Je préfère Ctro content tout de suite. DIEU DISPOSE. a —…—…—"—…" " —…"—_— ——————…— "— _—————…—…—…—…"…"…"—"—"—…" …”"_"—" —"_" —.”" — —"———————— — Voilà que vous vous apprivoisez, dit-elle gaiement. Eh bien! je ne veux pas être en reste avec vous, et, puis- que vous êtes gracieux pour moi, je serai gracieuse pour yous. Je vous octroie deux faveurs qui vont vous char- mer : D'abord je ne chanterai pas ce soir pour vos amis. — Ah! s‘écria lord Drummond avec un cri de joie. — En outre, je vais chanter tout de suite pour vous. Elle alla au piano, et se mit à chanter le grand air final de la Cenerentola : Perche tremar ? Perche? ce cri superbe de triomphe et de pardon d’une âme généreuse et douce qui console dans sa joie ce qui a causé sa peine. Lord Drummond était ravi, transporté, ivre. Chaque note de cette divine musique, si divinement interprétée, vibrait dans tous les échos de ses entrailles. L'âme de cet étrange amoureux d’une voix, était comme un aulre ins- trument qui accompagnait l'accent tout puissant de la chanteuse, et les doigts d’Olympia jouaient à la fois des touches du piano et des fibres de son cœur. Quand la dernière vibration se fut éteinte, il n’applaudit pas et ne dit pas un mot à Olympia. — Etelle ne veut pas que je sois jaloux d’une telle émo- tion! murnura-t-il seulement d'un air sombre. Puis, voulant s'arracher sans doute aux idées qui l’ab- sorbaient : — Ainsi, vous viendrez ce soir? dit-il en se levant, — Oui. Vous ne recevez que vos amis, je présume. Qui aurez-vous? — Des personnes que vous ne devez pas connaître ; l’am- bassadeur de Prusse. — L'ambassadeur de Prusse! s’écria Olympia qui tres- saillit subitement. — Oui, je lui ai été présenté hier soir, et je l’ai invité. — Le comte d’Eberbach? — Oui. — En ce cas, dit olympia, c’est impossible. Je m'irai pas. — Pourquoi donc? demanda lord Drummond étonné. Est-ce que vous avez quelque chose contre le comte d'E- berbach ? Le connaissez-vous? — Non. Eh bien ? — De fait, reprit-elle, comme se parlant à elle-même, pourquoi n'irais-je pas ? Elle réfléchit profondément. Puis, après une lutte qui so refléla sur son beau visage : — Allons, dit-elle, j'irai, — À ce soir, donc, C'est pour onze heures, — À ce soir, IX RÉCIT DE GAMDAY Julius fut exact au souper de lord Drummond. A onze heures moins un quart, il entrail, avec Samuel, dans les vastes et splendides salons de Vhétel de la rue de la Ferme-des-Mathurins. Il allait donc entendre encore la voix, voir enfin le vi- sage de cette cantatrice inconnue qui avait remué si pro- fondément et si douloureusement les souvenirs du passé endormi dans les fibres de son cœur. La réflexion lui di- sait hien que la chanteuse ne pouvait pas être celle qui avait emporté son amour, son bonheur et sa jeunesse dans Vabtme d’Eberbach. Une vague et lointaine ressemblance dans la voix, voilà tout ce qu’il y avait de commun entre cette femme et Christiane. Mais il y avait si longtemps que Julius n'avait tressailli, et qu’il ne s'était senti vivre jusqu’à cette soirée, où les deux spectres d’autrefois, son mauvais génie et son bon ange, lui étaient apparus en- semble! Quant à Samuel, il ne s'était pas trompé, c'était bien lui en chair et en os. Et c'était sans doute cette brusque apparition de Samuel qui l'avait prédisposé à lé- motion que lui avait causé la voix masquée. Voyant re- venir la moitié de sa jeunesse, son imagination avait trouvé tout simple que l’autre revint aussi, Son rêve, depuis le bal de la duchesse de Berry, était d’entendre de nouveau cette voix sympathique et trou- blante, de voir sortir du masque cette tête sans doute charmante et belle. Aussi avait-il reçu à merveille lord Drummond, lorsque celui-ci, amené par Samuel, était venu l'inviter. La connaissance avait été bientôt faite. Outre l'espèce de solidarité et d'intimité de famille de l'aristocratie européenne, lord Drummond avait pour Ju- lius l'immense mérite de connaître la chanteuse. Julius avait accepté "Sans cérémonie l'invitation pour le lendemain même. Ce devait être un diner: mais c'élait justement le jour de réception à l'ambassade. Samuel avait alors proposé de substituer un souper au diner. Le comte d'Eberbach échapperait à.ses hôtes à dix heures et demic. Julius avait mieux aimé cela que de retarder de, vingt- quatre heures le moment qui l'attirait, et le rendez-vous avait: été fixé à onze heures. Julius, nous l'avons dit, devança l'heure. Quand il entra dans le salon de lord Drummond, il jeta autour de lui un coup d'œil avide. Elle n’était pas encore arrivée. Lord Drummond vint à Julius et lui présenta les cinq ou six convives arrivés avant lui. Il y avait deux lords, un duc espagnol et trois Français, aussi peu nobles que possible, mais à qui le prestige de la cause populaire et libérale qu'ils défendaient alors prôtait un certain éclat, C'étaient un banquier bruyamment môlé à la politique, un député grave et sonore de l'opposition, et un petit avocat de province qui publiait alors, avec un énorme succès, une très-médiocre Histoire de la Révo- lution, En les observant et en les écoutant, Julius trouva moyen de dissimuler l'émotion que lui causait l'attente de la si- guora Olympia. Samuel, lui, en entrant, avait salué les trois Françnis des comm connaissances, avec ce re pect de nn-1ronIque 26 DIEU DISPOSE. —_—_———_—<_————— eee eee nan et cette humilité dédaigneuse d’un homme supérieur dans une position inférieure. — Nous n’attendons plus que la signora Olympia et son frère, dit lord Drummond, A ce moment, la porte s’ouyrit, et un valet annonça : — Monsieur Gamba. Julius regarda avec anxiété du côté de la porte. Mais Gamba entré, la porte se referma. — Il était seul. Gamba essaya de saluer. La difficulté pour lui ne fut pas de se plier, au contraire, sa souple échine ne s’y prèta que trop, et ce fut, en propres termes, un salut jusqu'à terre. Mais ce qui, dans ces saluts, était toujours pénible au pauvre Gamba, c'était de résister à cette admirable occasion de passer lestement sa tête entre ses jambes, de lourner sur ses mains et de se retrouver debout, ferme et droit, après avoir fait la roue. Disons-le à son éternelle louange, il eut l’héroïsme de surmonter cette déman- geaison invitante, et de remonter piteusement et direc- tement à la position perpendiculaire, Il fit ce sacrifice aux salons, — Et la signora Olympia? demanda lord Drummond. — Ne va-t-elle pas venir ? ajouta involontairement Ju- lius. — Si fait} elle va venir, messieurs, dit Gamba, fort à l'aise et dégagé dans cette honorable compagnie. Elle m’a envoyé devant pour demander pardon à ces messieurs de les faire attendre. Oh! nous pouvons nous asseoir; nous avons une grande demi-heure devant nous, Elle n’est pas prête, parce qu’elle s’est attardée à déchiffrer je ne sais quelle musique diabolique de je ne sais quel Aliemand inconnu. Et quand elle fait de la musique, voyez-vous, cest comme moi quand je fais... Ici, Gamba s’interrompit, sentant- que ce n’était pas le moment de s'étendre longuement sur la beauté et la diffi- culté de la pyramide humaine. Mais Samuel ne fut pas, sans doute, de cet avis, car il pria Gamba d'achever sa phrase. — C’est comme vous quand vous faites quoi? reprit-il. — Oh! rien, s’empressa de dire lord Drummond. Des choses qui ne nous intéressent guère, je vous jure. — Monsieur Gamba a donc son art aussit insista Sa- muel, voulant à toute force le faire parler, Gamba regarda malicieusement tour à tour Samuel ct lord Drummond, — Art, industrie, manie, comme il vous plaira de l’ap- peler, reprit-il, bien que, à tout prendre, se tenir en équi- libre sur la corde raide ne me paraisse pas un exercice moins ‘élevé que de filer une roulade, et, bien que je ne voie pas ce qu'il y a de plus noble à faire des tours de force avec le gosier qu’à en faire avec les reins, Lord Drummond était au supplico, — Vous auriez été danseur ? interrogea Samuel. — De corde! répondit fièrement Gamba. Mais, ajouta-t-il, ne parlons pas de cela, car j'en parlerais trop, et je con- traricrais peut-être lord Drummond, Une fois lancé sur le tremplin de mes chers souvenirs, je serais capable de no plus pouvoir m’arréter en route et je vous raconterais toute mon histoire et celle de ma sceur. — Parlez! s’écria Julius. — Allons! puisque vous parlez à des gens d’esprit, parlez donc, étourdi bavard ! reprit lord Drummond. — Ne m'en défiez pas, dit Gamba. Quand je repense aux : jours écoulés, à la vie en plein air, à l'admiration de tous les fainéants des places publiques, il me semble que mon cœur recommence à battre. Ah! le soleil d’Italie; ah! la population des carrefours; ah! les rayons d’or sur les paillettes d'argent ! voilà ce qui s'appelle exister! Mais si yous êtes curieux de mon passé ou de celui de ma sœur, elle vous le raconlera mieux que moi tout à l'heure, pourvu qu’elle s’arrache à sa musique; car elle a la rage des notes, je ne dis pas depuis l’âge de raison, mais depuis qu’elle a recouvré la raison. — Comment! elle Vavait donc perdue? demanda Sa= muel. Les fauteuils se rapprochérent, et les convives se pres= sèrent curieusement autout de Gamba. Tous, et surtout Julius et Samuel, étaient avides de détails sur la vie de la célèbre cantatrice. — Oh! dit Gamba, heureux d’avoir, par ses habiles et audacieuses préparations, amorcé son auditoire, je puis bien le dire maintenant, mais ma pauvre sœur a été long- temps comme idiote. Son esprit n'était pas encore venu, ou bien il se cachait. Elle était nonchalante, réveuse, indif- férente à tout; elle vivait en elle-même. fl est vrai que la manière dont notre père la traitait ne l’encourageait pas prodigieusement à l'expansion. Mon père était un homme d’une grande distinction parmi les polichinelles, it avait la parole brève et le geste prolixe ; sa phraséologie écourtée s’allongeait volontiers en coups de poing. J'ai conservé une assez grande vénéralion de ses sauts de carpe pour avoir le droit de confesser qu’il était brutal, Pour moi, le saut de carpe excuse tout, et je le remercie des coups de pied dont il m’a nourri. C’est & cux que je dois les progrés que j’ai faits dans cette noble science de Vacrobate qui nvest, hélas! si inutile maintenant. Tout en parlant, Gamba s'était assis sur une chaise. Instinctivement, il avait relevé ses jambes et les avait croisées sous lui, à la façon des Tures et des tailleurs. — Mon père donc, continua-t-il, ravi de l'attention qu’on lui accordait, mon père était un zingaro, un bohôme, un de ces hommes libres qui vont d'un pays à l’autre, qui ne sont pas enracinés végétalement dans un lieu, et qui prennent toutes les villes comme maîtresses au lieu d’en prendre une comme femme, Il disait la bonne aventure ot montrait les marionnettes, I parcourait toute l'Europe, surtout l'Italie, Il mélangeait trois métiers : danseur, chanteur et sorcier, Mais ce qu'il préférait, c'était la sor- cellerie. C'élait sa faiblesse, Je ne dis pas de mal des sor- ciers, je les respecte, mais je ne concois pas qu’on préfère la carte à la corde, Moi, je préférais la corde. Olympia, elle, ne préférait rien du tout. Elle n'avait de goût à rien. Quand on lui disait de danser, elle pleurait. Alors mon père la battait, Moi, je prenais le parti de ma sœur, parce qu'elle était toute petite, Alors, mon père me battait aussi, DIEU DISPOSE. 27 Au resle, ne croyez pas que mon père fût méchant, C’était le meilleur homme de la terre. Le père de lord Drummond Va connu. — Ah! votre père, milord, a connu le père de la signora Olympia ? demanda Julius. — Oui, dit lord Drummond. Mon père voyageait, il y a quelque vingt ans, dans cette morne et désolée campagne de Rome, quand il fut attaqué la nuit par trois brigands très-convenablement armés, Un d’eux avait jeté le postillon à bas de son cheval, et mon père, à moitié endormi, était seul contre les deux autres, quand un zingaro accourut et se précipita intrépidement sur les deux misérables qui, effrayés de ce secours inattendu, prirent la fuite. Ce cou- rageux auxiliaire avait deux enfants, il signor Gamba, ici présent, et sa sœur, qui fut depuis notre divine Olympia. Mon père ne quitta son sauveur qu'après lui avoir fait promettre de lui donner de ses nouvelles, Mais le zingaro mourut peu de jours après, et mon père ne put retrouver ni sa trace ni celle de ses enfants. J'étais un tout jeune homme, alors. Mon père me parlait très-souvent de cette rencontre, me chargeant de payer sa dette s’il mourait avant d’avoir pu s'acquitter. C’est pourquoi, lorsque j'ai retrouvé plus tard les enfants du sauveur de mon père, je leur ai voué une amitié et un dévouement de frère. Julius évidemment ne pouvait conserver aucune illusion. Pourquoi donc soupira-t-il en entendant lord Drummond ‘s'exprimer avec cette netteté sur les premières année d’O- lympia ? Pour Samuel, il regardait fixement Gamba, et paraissait épier si rien dans sa physionomie ne contredisait la sincé- rité de l’histoire. Mais nous devons dire, à l'éloge de la véracité de Gamba, que pas un pli, si imperceptible qu'il fût, ne dénoncait dans son visage la moquerie sournoise d’un homme qui abuse et raille son auditoire. 1] parlait de l'air le plus placide et le plus candide du monde, mêlant seulement à son récit une pantomime ha- sardée, changeant par instant de siége, et ne s’apercevant pas qu'il quittait sa chaise pour sauter à cheval sur un bras de fauteuil. — Et, votre père mort, demanda Samuel, que devintes- vous? — Naturellement, dit Gamba, je me chargeai de ma sœur, et je me fis en quelque sorte son père, moins les coups. Nous avions une petite carriole d’osier, attelée d'une pauvre haridelle, dans laquelle je la traînais de bourg en ville, Nous avons ainsi visité l'Allemagne du temps do l'empire. Mais il faut que vous sachiez que j'ai une infir- mité. Pour attrouper les passants devant mes tours do force, il était nécessaire de faire du bruit, de jouer d'une trompette ou d'un tambour quelconque. N'ayant pas le sou alors, j'avais l'habitude d'employer le plus économique do tous les instruments: la voix humaine, Je chantais, J'ap- pelle cela chant, faute d'un autre mot pour caractériser un mélange barmonieux de glapissements, de miaulements et d'aboiements. Mais le mal n'est pas là, L'inconvénient est que, dès que j'ontre dans un pays, je perds aussitôt Is mémoire de toutes les nombreuses chansons que je sais pour ne plus me rappeler que les airs interdits par la po- lice de ce pays. Ainsi, depuis que je suis en France, toutes sortes de refrains séditieux, comme la Marseillaise ou le Chant du départ, me montent aux lèvres malgré moi, et, sans le respect qui me retient, je suis sûr que dans ce moment même je m’échapperais à chanter : Allons enfants de la patrie, Le jour de gloire est arrivé f..3 Gamba, qui entonnait à pleine voix l'hymne révolution- naire, s’interrompit tout à coup, honteux de son escapade. Tous se mirent à rire. — Vous voyez, dit-il, c’est plus fort que moi. Eh bien! un jour, à Mayence, je chantais une ehanson contre Napo- téon. Au second couplet, le violon faisait le refrain, Autre- ment dit, et sans jeu de mots vil, on m'interceptait dans la citadelle. Heureusement, j'avais un autre talent que la musique. Le chanteur fut délivré par l’acrobate. Je me sauvai comme un chat, par-dessus les toits de la prison; je rejoignis ma sœur, et nous fûmes bientôt hors de la portée de la police impériale. Voilà, monsieur le comte, dit Gam- ba, s'adressant à Julius, le souvenir que j'ai rapporté de votre patrie ; il est pénible. — Et depuis, demanda Julius, vous avez vécu avec votre sœur en Italie ? — Oui, Excellence; et c’est seulement sur cette terre bénie qu’Olympia a recouvré sa raison et son âme. La mi- raculeuse guérison s'est accomplie un jour de Pâques, à la chapelle Sixtine. La musique, porte ouverte sur l'autre monde, l’a fait rentrer dans celui-ci. En entendant ces psaumes divins, elle pleura de joie et elle fut sauvée. Mar- cello fut son premier médecin, Cimarosa le second. Quand je vis l'effet de révélation, de résurreclion produit sur cette pauvre et grande intelligence par l'harmonie des instruments et des voix, je dépensai toutes mes économies à conduire presque chaque soir Olympia aux théâtres d’Ar- gentina et d’Alberti. Elle retenait tout de suite tous les airs et les chantait elle-même, puis riait ou pleurait, selon son humeur ou sa mélodie, Dès lors, elle avait un bonheur, un rêve, un amour. Elle avait la vie. Et quelle belle et bonne âme, messieurs, avait grandi sous son apparente déraison ! Dans les premiers temps, je fus bien heureux. Nous ga- gnions notre pain sans peine dans les rues, moi dansant et sautant, elle chantant, pour m'éviter toute velléité d'op- position aux gouvernements établis, Elle était vite devenue la prima-donna du peuple, la diva des faubourgs. Tous l'aimaient et la respectaient, et moi, je n'enviais sous le soleil ni empereur ni pape, lorsqu'un événement soudain vint bouleverser toute notre existence et nous précipiter dans la richesse, — Quel événement ? demanda-t-on. Gamba reprit tristement, — C'était à Naples, Olympia venait de chanter une com- plainte populaire, aux chauds applaudissements d'un vrai parterre de dilettanti en haillons. Un homme beaucoup mieux mis, certes, que notre public ordinaire, et qui s'était arrété dans le cercle formé autour d'elle, nous aborda 28 quand la foule se fut écoulée et demanda à Olympia com- bien elle gagnait par an. Elle lui répondit qu’elle gagnait ce qu’il lui fallait pour manger. — Voulez-yous gagner plus de ducats que vous ne ga- gnez de baïoques ? reprit-il. Elle regarda d’un air hautain, car elle a toujours été fière et d’une chasteté inabordable. — À quoi faire ? dit-elle. — À faire ce que vous faites. — À chanter ? — Rien qu’à ehanter. Je suis le directeur du théâtre de San-Carlo. Vous avez une voix admirable, je vous don- nerai des maîtres, et vous serez riche. La pensée de paraître sur un théâtre, d’être applaudie, de connaître et de chanter cette belle musique qu’elle ai- mait tant ravit Olympia. Le directeur lui fit un long traité et lui donna des maîtres, de belles robes, beaucoup d’ar- gent qu’elle partagea avec moi, un palais que j’habitai avec elle. C’est de ce jour que datent tous mes soucis. Gamba, qui avait d'abord parlé avec une volubilité joyeuse et frétillante, prenait maintenant une mine ct un accent de plus en plus mornes. Signe de consternation énorme ! il retourna la chaise où il s'était assis à contre- sens, les jambes écartées et le dossier dans l'estomac, et il s’assit à la mode vulgaire, le dos appuyé au dossier. L’opulence me perdit, poursuivit-il piteusement. Par une complète inintelligence de la valeur respective des professions humaines, le directeur de San-Carlo prétendit que cela ferait du tort au prestige de ma sœur, si elle avait un frère saltimbanque sur les places publiques. Hélas ! il me donna des sommes considérables pour renoncer à la corde raide et à la force du poignet. Je cédai, non pour l'argent, qui m'était bien égal et qu’Olympia dépensait en charités, mais pour ma sœur, qui embellissait, rayonnait et fleurissait depuis qu’elle nageait en pleine musique. Elle avait alors dix-huit ans. En deux ans, elle eut achevé les études nécessaires, et elle débuta dans Tancredi. Hélas! hélas! dire le succès qu’elle eut, c’est inutile pour ceux qui connaissent Naples et la fureur de ses admirations. La manière simple et large d'Olympia, sa voix charmante et puissante, non pas une voix d’un seul timbre, d’un seul metallo, mais qui comprend tous les registres, le mezzo- soprano le plus inouï, et, avec cela, sa passion, son jeu, sa beauté, tout contribua à produire une ovation frénétique qui dépassa tous les triomphes connus, et dont on n'avait jamais eu idée, même à San-Carlo. Ce fut un succès d’en- thousiasme, et qui alla, comme nous disons chez nous, jusqu'aux étoiles. Hélas! hélas!. Dès lors, applaudisse- ments, fête, gloire, richesse, rien ne nous a manqué. Gamba était devenu tout à fait lugubre. — Au moins, ajouta-t-il, comme pour se consoler, elle est heureuse, elle. Moi, je n'existe plus; je ne suis plus que l'ombre du Gamba alerte et saulillant des temps dis- parus; j'ai sacrifié mon art à celui de ma sœur. Mais elle, elle a tout ce qu'elle désire, Indifférente et farouche à ce qui charme les femmes ordinaires, cette fière rebelle à l'a- ho mour des umes a réfugié tout son cœur, toute son Ame, toute sa vie dans l'amour de l’art, Mile adore la musique DIEU DISPOSE. 2 et n’est sensible que par 1a. Eh bien! de ce côté, elle a tout ce qu’on peut avoir. Elle est riche, applaudie, illustres cela me console un peu de ne plus faire la roue, et rem- place pour mon cœur, sinon pour ma vie, les délices des souplesses du corps. Au moment où Gamba achevait cette plainte trop sentie et trop dévouée pour ne pas être touchante, la porte du salon s’ouvrit, et un valet annonça : — La signora Olympia. Tous les yeux se tournèrent vers la porte, Lord Drum mond courut à la rencontre de la cantatrice. Malgré la vraisemblance irrécusable du récit de Gamba, le comte d’Eberbach ne put s'empêcher de ressentir au cœur une étrange commotion. Samuel était immobile, et pas un muscle ne bougeait à son visage; mais ses yeux étaient plus fixes et plus som— bres que jamais, Olympia entra, au bras de lord Dremmord, FIDELIO, La signora Olympia entra donc dans le salon, tranquille, indifférente et causant avec lord Drummond. Julius était à gauche, debout contre la cheminée. Lord Drummond donnant le bras à la cantatrice et marchantjun peu en avant d’elle, la masqua d'abord à Julius et à Sa- muel, debout auprès du comte d’Eberbach. Julius resta à sa place, attendant que la figure si ardem- ment évoquée se tournât vers lui, n’essayant pas un geste pour hater le moment décisif, se laissant faire, le cœur agité, l'attitude immobile. Lord Drummond mena d’abord la chanteuse vers le groupe qui se trouvait à droite dans le salon, et présenta à ses convives Olympia. Elle s’excusa gracieusement de les avoir fait peut-être attendre, d’une voix qui alla remuer les entrailles du comte d'Eberbach. Cependant, ce n’était pas la voix de Chris- tiane! mais c'était quelque chose qui la rappelait irrésis— tiblement. Malgré l'évidence du récit de Gamba, malgré le passé irrévocable, malgré l'abîme, malgré tout, le cœur de Julius s’obstinait à tressaillir. Olympia et lord Drum- mond étaient arrivés à la cheminée, Ils se retournérent. Lord Drummond présenta Olympia et Julius l'un à l'autre. — Le comte d’Eberbach. — La signora Olympia. Julius envisaga la cantatrico. Tout à coup il palit et jeta un cri. Puis, étendant les mains vers elle, et oubliant le lieu, lo monde et lui-même : — Si tu es Christiane, s'écria-t-il éperdu, si c'est toi qui, transfigurée, grandic, idéalisée, reviens pour me consoler DIEU DISPOSE. 29 er nd IS ans ce monde ou pour m’emmener dans l’autre, parle, ordonne, relève-toi. Je Vaime et je suis à toi. Réunissons- nous où tu voudras. Vis avec moi, ou que je meure aves toi! - - Il avait involontairement et instinctivement parlé dans la langue de Christiane et dans la sienne, en allemand. Olympia ne tressaillit pas, ne bougea pas et sembla le regarder d’un air de profond étonnement. * Elle se tourna vers lord Drummond. — N'est-ce pas de l’allemand ? dit-elle. ' — Je le crois, répondit lord Drummond, — Eh bien! reprit-elle en francais, avec un accent ita- lien assez marqué, voulez-vous, mylord, prier monsieur le comte d’Eberbach de m’excuser et lui expliquer que je ne comprends que l'italien et un peu de français, et que je n'ai jamais pu mettre dans mon intelligence ni dans ma voix les syllabes gutturales de l’allemand. Que monsieur le comte veuille bien me parler italien ou français, s’il dé- sire que je lui réponde. Pendant le temps qu’elle prononçait ces mots du ton le plus simple et le plus calme du monde, Julius commençait à revenir de sa première commotion. Au premier aspect, Olympia, c'était Christiane. Mais à mesure qu'on la regardait plus attentivement, la ressem-— blance diminuait. “L'expression et le caractère de la beauté était tout autre ou plutôt mème contraire. Christiane élait délicate, fine, suave, charmante, transparente; c'était le duvet de la jeu- nesse, la fleur de la grâce, Olympia, forte, ferme, beauté éélätante et souveraine, la fierté dans la puissance, la sé- rénité dans le génie, avait la taille bien plus ample, ic teint bien plus brun, les cheveux bien plus foncés, Et d’ailleurs, quand même le changement physique eût pu s'expliquer par le changement d'âge et par le change- ment de climat, il y avait une chose que ni le climat ni l’âge n'eussent pu sans doute donner à Chrisliane: ce sang-froid avec lequel elle s'était trouvée en présence de Julius. La douce et frissonnante nature de Christiane au- rait-elle résisté à cette brusque apparilion du passé, quand Julius, lui un homme, lui trempé à toutes les douleurs de la vie, lui endurci par dix-sept ans de diplomalie et de po- litique n'avait pu en subir le choc sans que tout son cœur se brisMl dans sa poitrine? Ce n'était donc pas Christiane. Julius se remit un peu, et d'une voix émue : — Pardonnez-moi, madame, reprit-il en francais cette fois. En voyant votre beauté, supérieure encore à votre ré- putation, j'ai, je crois, un peu perdu la (ete. — Votre excellence, dit en riant lord Drummond, n'a pas à s'excuser de cela, et la signora est habituée à cet effet. Mais, madame, permettez-moi de vous présenter cet ami, qui m'a sauvé la vie, monsieur Samuel Gelb. Samuel et Olympia se trouvèrent face à face. Samuel, lui aussi, avait été saisi par l'aspect de la chan- teuse, et, pour n'avoir pas exprimé en paroles sa stupé- faction, il n'en avait pout-êlre pas été moins profondément troublé, Et, quand son regard se croisa avec celui de la canta- trice, cet homme de bronze frémit. Olympia, grave et impassible, ne dit pas un mot, et le salua. Mais, sans savoir pourquoi, Samuel se sentit blessé du regard qu’elle laissa tomber sur lui. Qu’y avait-il dans ce coup d'œil? Etait-ce la hauteur dédaigneuse de l'artiste célèbre et adorée qui écrasait de sa supériorité un nom obscur perdu dans la foule? Était- ce la haine de la femme frappée et deshonorée ? Certes, si Olympia était Christiane, @était bien le regard qu’elle de- vait à Samuel ; mais la timide et douce enfant aurait-elle eu ce courage et cette force? Non, ce n'était pas Chris tiane ; Samuel pouvait être tranquille; la hauteur même du regard de cette femme lui prouvait qu’il n'avait rien à craindre. Samuel devait se sentir et se sentit rassuré précisément par la fermeté du defi. Un domestique vint annoncer que lord Drummond était servi. : Lord Drummond offrit le bras à Olympia et l’on passa dans la salle à manger. — J'ai élé fou, n'est-ce pas? dit tout bas Julius à Sa- muel. — Ma foi! j’ai eu encore la méme impression que toi, répondit Samuel, mais la ressemblance ne supporte pas l'examen. — Hélas! dit Julius. Et sur Finvitation de lord Drummond, il s’assit à la droite d’Olympia Au premier service, la conversation resta générale. On causa de tout, surtout de politique. La forme du gouver- nement fut mise sur le tapis, et les Anglais se livrèrent à l'admiration la plus enthousiaste de la monarchie aristo- cratique de leur pays. Le banquier, le député et l'avocat historien s’associaient à cet éloge et convenaient que l’hu- manité n'avait rien à désirer au delà d’une charte qui basait le bien être de quelques milliers de privilégiés sur la misère de tout un peuple. Mais, selon ces révolution- naires à mi-cOte, ce n’était plus seulement la noblesse, c'élaient aussi la richesse et l'habileté qui devaient créer les privilèges, et l'aristocratie devait être hardiment étendue à la bourgeoisie, Samuel Gelb, de ce ton railleur qui lui éait habituel, compléta et exagéra les affirmations de ces avocats popu- laires, Il jura qu'il y avait deux classes d'hommes, ceux qui sont faits pour gouverner, pour jouir, pour êlre dé- putés ou ministres, pour avoir le luxe, les places, l'édu- cation et le loisir, et la populace, qui se compose des trois quarts au moins de la nation, et que la Providence a condamnée à porter le fardeau à perpétuilé, à suer, à ramper dans l'ignorance et dans le dénûment, à ètre le fumier qui engraisse la fortune des autres. Il déclara qu'il comprenait les révolutions, à condition qu'elles auraient pour effet de substituer an ministère à un autre ot mémo un roi à un autre, mais non certes de substituer le peuple au roi et au ministère, et d'élargir lo gouvernemont jus- qu'à y faire tenir la nation tout entière, 30 Le petit historien méridional hocha vivement la tête en signe d’assentiment. A côté de ces pauvretés, le souper était d'un luxe su- perbe et artiste. Des roses et des camélias naturels embau- maient dans les surtouts et parmi les plats d'une fine ar- genterie Louis XY. Les flambeaux étaient de légers feuil- lages d’argent dans lesquels éclataient des fleurs de flamme. Bientôt les mets et les vins rares s'en mêlant, les convives s’animérent; la fantaisie et entrain se mirent dans la conversation, la causerie cessa d’être tendue, et Chacun se laissa aller à sa pensée. Gamba eut de joyeuses saillies. Il raconta l’histoire du souffleur de San-Carlo, lequel lui ayant vu faire des pas sur la corde raide, fut empoigné de l'envie d’en faire aussi, et s'entéta à se casser régulièrement les reins deux ou trois fois par mois pendant un an, sans parvenir à pouvoir se tenir une seconde en équilibre. Malgré la gra- vité des personnages qui étaient à table, Gamba, emporté par l’ardeur du souvenir, ne fut pas maitre de son mau- vais goût jusqu’à ne pas grimper tout à coup sur le dos de sa chaise pour imiter, de la façon la plus comique, les con- torsions et les grimaces du pauvre souffleur vacillant sur la corde. Les convives en étaient à rire de tout, et rirent fort de Gamba. Pour Olympia, pendant tout le souper, elle resta réser= vée et sérieuse. Elle répondait à tous et à tout avec esprit et profondeur, Julius se sentait peu à peu saisi par cette grâce mélancolique et sévère, Quand la chaleur des vins et de la causerie lui eût rendu sa présence d’esprit et son assurance, il lui parla avec admiration, presque avec are deur. — Je vous ai entendue l’autre soir chez madame la du- chessè de Berry, dit-il, et j’ai cru que je n’éprouverais ja= mais de ma vie une émotion pareille; je vous ai vue ce soir, et je me suis aperçu que je m'étais trompé. Le souper fini, on se leva de table, et Pon revint au salon. — Qu'est-ce donc réellement, lui demanda-t-elle, que vous m'avez dit en allemand quand je suis entrée? Il redevint grave et triste. — Ah! ne remuez pas cette pensée, dit-il, Vous m’avez rappelé, fantôme réel et charmant, la seule femme que j'aie jamais aimée. — Oh! la seule! répondit Olympia, avec un sourire dou- teux et dédaigneux, Votre Excellence fait tort à sa xéputa- tion. — Quelle réputation? dit-il, — Je ne suis pas si en dehors des choses du monde, re- prit-elle avec une sorte d’amertume, que je n’aie entendu parler d'un homme à bonnes fortunes et à grandes pas- sions qui a fait rage, pendant quinze ans, à la cour de Vienne. Vous êtes bien oublieux s’il ne vous est rien resté dans la mémoire de toutes les femnes qui se souviennent de vous. — Vous croyez? dit Julius. Eh bien! si je vous répétais, cp ] bl, que mon Coeur n'a jamais appartenu qu'à une femme depuis que j'existe et que sa pensée n’a jamais cle absente de mon souvenir? DIEU DISPOSE. — Même ce soir, dans les galanteries et les protestations dont vous m'avez accablée? demanda Olympia d’une voix {roublée, — Oh! vous, reprit-il, ce n’est pas la même chose! — Eh! c’est là justement ce que vous avez dû dire à tous tes les autres : Avec vous, ce n’est pas la même chose! Mais Olympia eut beau se maintenir dans ce ton de rail lerie et presque de cruauté, Julius se sentit de plus en plus subjugué par la beauté, la grâce et l'esprit de cette femme étrange, qui n’était pas évidemment Christiane, mais qui lui ressemblait comme une sœur aînée. Les autres hôtes de lord Drummond s’approchérent dela cantatrice, et rompirent le téte-a-téte. Puis, la nuit s’avane çant, les convives commencèrent à disparaître un à un, Julius lui-même pensait à s’arracher au charme inconnu qui le retenait près d’Olympia, lorsqu'un valet entra et avertit le comte d’Eberbach qu’un secrétaire de l’ambas= sade demandait à lui parler pour affaire pressante, 9 Lord Drummond voulut qu’on introduisit le secrétaire. Il entra. C’était Lothario. Un courrier de Berlin venait d’apporter une dépêche à remettre à l'instant au comte d’Eberbach. Julius décacheta et lut. — Est-ce que la nouvelle est grave? demanda Samuel. — Non, rien, répondit Julius, en mettant la dépêche dans sa poche; grave relativement. Montagne de la politi= que, grain de sable de l’histoire. Lord Drummond invita Lothario à rester. Il n'y avait plus alors dans le salon que la signora Olympia, Julius, Samuel, lord Drummond et Gamba, Dès l’entrée de Lothario, les yeux d’Olympia s'étaient fixés sur lui avec une sorte de curiosité réveuse. Il était naturellement venu de son côté pour remettre la dépêche à Julius, qui était près d’elle. Tandis que Julius s'était écarté pour lire le message, Lothario était resté près de la cantatrice. — Vous êtes, monsieur, le secrétaire de monsieur l’'am= bassadeur de Prusse? lui avait-elle dit. — Oui, madame. — Vous n’étes pas de sa famille? — Si, madame, je suis son neveu par alliance, — Ah! Olympia n’avait rien ajouté, mais elle avait continué à regarder l’élégant et charmant jeune homme. Julius, tout en lisant, avait remarqué l'impression qu’a= vait paru faire sur Olympia l'apparition de Lothario. Une vague et singulière jalousie, dont il ne se rendait pas compte lui-même, le saisit, et il eut un mouvement de dé- pit en voyant l'intérêt qu’elle semblait prendre à son se- crétaire. IL revint brusquement auprès d'eux, ct, lout à coup, dans le confus dessein peut-être de détourner de Lothario le cœur d’Olympia t — À propos, mon cher Samuel, demanda-t-il le plus paiement qu'il put, quelle est done cette jeune fille-mira= cle que Lothario a vue chez toi, et dont il ne cesse de faire de si merveilleux récits? — Uno jeune fille? dit Samuel, qui palit à son tour. — Oui, mademoiselle Frédérique, je crois, reprit Julius, DIEU DISPOSE. 51 SC ET CORNE DEEE ER ee — Ab! monsieur Lothario est amoureux? dit Olympia en souriant et comme joyeuse. Bonne chance à son amour! — Décidément, se dit Julius, Gamba a raison, elle n’aime personne, et ne veut ef peut aimer personne, ce pauyre Lothario pas plus que d’autres. : En releyant la téte, il surprit un regard défiant et mena- cant que Samuel fixait sur Lothario. Olympia observa-t-elle aussi ce regard, et voulut-elle rompre le cours qu’ayaient pris les idées des assistants ou s’arracher elle-même à ses propres idées? Elle alla subite- ment s'asseoir au piano, et froissa du doigt les touches so- nores, Mais elle s’interrompit aussitôt, et se tourna vers lord Drummond, qui s'était précipitamment avancé. — Pardon, lui dit-elle tout bas. J’oubliais ce qui est con- venu. J’allais chanter. — Oh! par grâce, madame! dit Julius. Elle regarda lord Drummond. — Non, dit-elle, je ne suis pas en voix, Elle se leva. Lord Drummond paraissait en proie à une lutte inté- rieure. — Ma chère Olympia, dit-il après un effort sur lui-même, je ne suis pas sûr de vous entendre assez souvent mainte- nant pour en perdre une occasion par ma faute. Ne faut- il pas, d’ailleurs, que je me fasse à la nécessité? Et enfin je veux que mon hospitalité soit entière, Ainsi, je vous... Oui, je vous supplie de chanter. — C’est vous qui me le demandez? — C'est moi qui vous le demande. — Ala bonne heure! vous vous guérissez, dit-elle, Elle retourna au piano et préluda pendant quelque temps en indécises rêveries dont elle semblait vouloir dé- gager une pensée profonde, Puis, tout à coup, elle se mit à chanter en italien un air que Julius connaissait bien, le grand air de Léonora dans le Fidelio de Beethoven. Mais il sembla à Julius que c'était la première fois qu'il ’enten- dait. Ce n’était pas seulement à cause de l’admirable voix de la chanteuse. Mais il y avait dans le sujet des paroles un rapprochement qui devait troubler étrangement Julius. Cette Léonora, si tendre et si dévouée, qui, pour sauver son mari, se déguise et se fait méconnaissable, interprétée par celle en qui Julius avait un moment retrouvé la chère image disparue! un tel rapport de situation était bien fait pour remuer son âme jusque dans les profondeurs de ses souvenirs. On aurait dit qu'Olympia n’était pas moins palpitante que lui. Jamais émotion parcille n’agita et n’anima les no- tes d'un chant humain. Cela n’était pas chanté avec la voix, mais avec le cœur, Tout ce qu’elle avait amassé et concen- tré, dans cette soirée, de tristesse sévère et d'amertume moqueuse, semblait se consoler et éclater en même temps dans l'effusion de ce cri sublime. Était-ce l'idéal de l'art? élait-co la réalité de la vie? Il fallait, pour arriver à cette Vérité poignante et douloureuse, qu'Olympia eût éprouvé co qu'elle rendait d’une façon si complète et si profonde, ou bien elle était la plus grande tragédienne du monde, II y avait à ce piano où Christiane, ou le génie, Quand Olympia se tut, les auditeurs demeurèrent un instant silencieux et absorbés, noyés dans ce magnétisme de passion et de larmes. à Olympia se leva, alla précipitamment à la porte et sortit du salon, Mais elle ne sortit pas si vite que Julius n’eût vu luire- une larme sur sa joue pâle. — La signora Olympia se trouve mal! s’écria-t-il en so levant. — Oh! dit Gamba, soyez tranquille! cela lui arrive tou- tes les fois qu’elle chante quelque chose de triste. Elle s’i- dentifie tellement à ses personnages qu'elle ressent toutes leurs sensations, et qu’elle souffre réellement avec eux. Dans une minute, ce sera fini, et elle rentrera en souriant, On attendit une minute, puis deux, puis cinq. Olympia ne revenait pas. Lord Drummond sortit pour aller la chercher. Il rentra seul. En quittant le salon, elle avait demandé sa voiture et était partie. XI IAGO-OTHELLO, Le lendemain, dans la petite maison de Ménilmontant, Samuel reprochait durement à madame Trichter de n’avoir jamais été si longtemps à mettre le couvert. La table n’était pas servie, que Frédérique descendit dans la salle à manger. Elle tendit la main à Samuel qui ne tendit pas la sienne, — J'ai cru que vous ne descendriez pas aujourd’hui, lui dit-il d’un ton maussade. — Mais il n’est pas encore l'heure, répondit-elle en re- gardant la pendule, qui, en effet, ne marquait que dix heures moins cing minutes, C’est bien, Asseyez-vous, dit-il brusquement. Elle s’assit, étonnée de cette humeur à laquelle elle n’é- fait pas habituée. Samuel ne mangea pas, Frédérique le questionna avec une inquiétude pleine de grace. — Mon ami, pourquoi êtes-vous triste et grave? Etes- vous malade ? — Non. — Avez-vous quelque souci ? — Non. — Si vous m'en voulez de n'être pas venue ce matin plus tôt qu'à l'heure ordinaire, pourquoi ne m'avez-vous pas fait demander ? Jo ne me pressais pas, supposant qu’a- près la nuit que vous avez passée dehors, vous auriez be- soin de repos; et j'ai été paresseuse uniquement de peur de vous réveiller. ~— Je ne vous en veux pas, dit-il, — Eh bien! alors, mangez, parlez et souriez-mol. Sans lui répondre, il so tourna vers madame Trichter, — Allons, vous! qu'est-ce que vous attendez pour servir le thé? 52 DIEU DISPOSE. Madame Trichter sortit, et reparut presque aussitôt, por- tant la théière et les tasses. — C’est bien, dit Samuel, nous n’avons plus besoin de yous. — Dés que Samuel fut seul avec Frédérique, il la re- garda er face. — Frédérique, dit-il sévèrement, pourquoi ne m’avez- vous point parlé d’un jeune homme qui est venu ici l’autre jour? Frédérique rougit. — Pourquoi rougissez-vous ? ajouta-t-il. — Mais si fait, mon ami, essaya de répondre la pauvre enfant toute tremblante. Je vous ai dit que, le jour où vous êles allé chez monsieur le comte d’Eberbach, un jeune homme était venu vous chercher dans une voiture de l’am- bassade. — Oui, mais vous ne m'avez pas dit qu’il fût resté et qu’il vous eût parlé ? Pourquoi est-il entré, puisque j'étais dehors? Pourquoi est-ce à vous qu’il a parlé et non à ma- dame Trichter ? Que vous a-t-il dit? L’amertume et Virritation qui étaient dans l'accent de Samuel troublaient encore plus Frédérique que les ques- tions mémes. — Répondez, poursuivit-il. Ah! vous êtes étonnée que je sache cela... Mais tout se sait, voyez-vous. Dites-vous bien que vous ne ferez pas un geste et que vous ne direz pas un mot que je ne voie et que je n’entende. Et je n’ai pas accepté dans ma conscience la charge d’une âme, pour supporter que le premier venu soit ici comme dans la rue, et parle de vous en public, et se vante de vous connaître, et vous compromette à son gré. — Me compromettre ! dit la pauvre fille. Je ne puis croire que M. Lothario... — Ah! vous savez déjà son nom! interrompit-il avec colère. — Il m’a dit naturellement son nom pour vous le redire. Mon ami, ne vous exagérez pas cela. Une personne est ve- nue yous chercher; vous veniez de partir; cette personne est restée quelques minutes à peine; voilà bien de quoi vous fâcher. Que pouvais-je faire? J'étais là quand Je jeune homme est entré; devais-je me sauver? Ce ne serait plus de la réserve, ce serait de la niaiserie. Est-ce là ce que vous voulez de moi? Exigez-vous que je m’enferme dans ma chambre et que je n’en sorte jamais? Parlez, je vous dois tout, eb j'obcirai. Je ne vois pourtant pas déjà tant de monde, et je croyais que je menais une vie assez retirée. — Ce n'est pas votre faute, dit Samuel, si vous pouviez, vous iriez partout; vous avez le goût des fètes, vous aime- riez le bal, vous seriez coquette. Ce n’est pas le désir qui vous manque, mais l’occasion. — Je n'en ai que plus de mérite alors à me passer de plaisir, puisque je m'en passe gaiement. Jusqu'ici ma co- quellerie a consisté à vivre en tête-à-têle avec madame Trichter. — El avec monsieur Lothario, répliqua Samuel, — Vous voulez plaisanter, dit-elle, — Non, je ne plaisante pas, reprit-il avec violence, Mi dame Trichter n'a pas 056 me cacher qu'il élait resté p d'un quart d'heure, Il ne faut pas un quart d'heure pou dire : Monsieur Samuel est parti. Qu’avez-vous dit pendant un quari-d’heure avec ce jeune homme ? — D'abord, dit Frédérique, je n’étais pas seule avec lui. Il y avait la... Elle s'arrêta court, s’apercevant qu’elle allait trahir la visiteuse inconnue à laquelle elle avait juré le secret. — Il y avait?... demanda Samuel. — Il y avait une dame qui venait me faire une visite dans un but de charité, et qui est restée tout Ie temps. — Quelque entremetteuse!... murmura Samuel entre ses dents. Mais, si vous vous sentez si innocente, continua-t-il tout haut, pourquoi balbutiez-vous et vous embarrassez- vous dans vos explications, comme si vous mentiez? Tout à coup la sonnette extérieure retentit. Samuel en- tendit dans le jardin un bruit de voix. fl regarda par la fenètre, et vit entrer Julius au bras de Lothario, fl se retourna vers Frédérique, furieux, — Rentrez dans votre chambre tout de suite, dit-il impé- rieusement, et n’en sortez sous aucun prétexte sans mon ordre, Vous m’entendez? — J'obéis, dit la pauvre fille en pleurant. Mais je no vous ai jamais vu si dur. — Voulez-vous bien sortir ! reprit-il. Et, l’entraînant, il referma la porte derrière elle. Elle était à peine sortie, que la porte du salon donnant sur le jardin s’ouvrit. — Il était temps! dit Samuel. Et cet homme de fer tomba, faible et brisé, sur une chaise. Madame Trichter vint demander s'il voulait recevoir monsieur le comte d’Eberbach et son neveu. —, Faites entrer, dit-il. Et il se leva pour aller à la rencontre de Julius. Il se remit un peu, et serra le plus affectueusement qu’il put la main de son ancien camarade. Il accueillit Lothario trés-froidement. — Mon cher Samuel, dit Julius avec un sourire cordial, je viens uniquement chez toi pour t’espionner. — Ah! fit Samuel en regardant Lothario. — Mon Dieu! oui, poursuivit Julius, je viens voir par mes yeux comment !a fortune te traite pour le moment, et si {a vie est aussi large que ton esprit. Je suis trop riche, tu le sais, Samuel; riche pour deux, riche pour plusieurs. — Halte-la! interrompit Samuel. Je te remercie de m'of- frir; mais je n’en suis pas encore à demander, Je sais que tout dépend de la somme, et que la plupart de ceux qui s’offenseraient d’un écu jeté ne se feraient aucun scrupule d'accepter une fortune comme la tienne. Mais je ne suis pas fait comme les autres, Et d’ailleurs, ajouta-t-il d’un ton significatif, tu sais que je suis de ceux qui disent : Tout ou rien | — Ne l'emporte pas, dit amicalement Julius, et ne m'en veux pas de l'avoir parlé comme à un frère. Laissons de côté mon argent; mais si je puis, par la position que j'oc- cupe, l'être bon à quoi que ce soit, permets-moi de t'offrir mes services et de me mettre à la discrétion de notre vieille amitié, — J'accepte, dit Samuel en lui tendant la main, et j'u- serai de toi à l'occasion, Quant à l'argent, ce n'est pas seu- DIEU DISPOSE. 3 mA lement par ficrté que je refuse; mais j'ai ce qu’il me faut. Je ne manque de rien ici. Jusqu'à présent, je n’ai pas mis ma vie dans les choses matérielles, et, à tout prendre, je ne suis pas plus mal qu’un autre. Veux-tu que je te mon- tre ma maison? — Voyons, dit Julius. Lothario se leva avec un empressement qui lui valut un regard oblique de Samuel. Sans doute Lothario ne désirait tant visiter la maison que dans l’espérance d’y rencontrer auelque part Frédérique. Mais si c'était là, en effet, l'attente de Lothario, elle ne Tut pas réalisée. La maison et le jardin furent parcourus d’ün bout à l’autre, sans que le moindre frdlement de robe g:issit au tournant d’une allée et sans que la moindre bou- cle de cheveux blonds s’encadrât dans une fenêtre. Julius, lui aussi, songea à l’absente, peut-être par ha- sard, ef, quand on fut rentré au salon: — Eh bien! et cette jeune fille dont nous parlions cette nuit? demanda-t-il à Samuel, mademoiselle Frédérique ? est-ce que nous n’allons pas la voir? — Elle est souffrante, dit Samuel. — Souffrante ! murmura Lothario. — Oui, dit Samuel, heureux de tourmenter Lothario. Elle est assez gravement indisposée, et elle ne peut quitter sa chambre. — Ce n’est pas une maladie pourtant? demanda Julius. — Je l'espère, répondit Samuel, ne voulant pas dire non. — Tu es attaché à cette jeune fille? reprit Julius. — C’est une pauvre orpheline, dit Samuel, qui n’a que moi au monde, et qui serait bien surprise si elle savait ruelle occupe à ce point le noble comte d’Eberbach. Je i recueillie enfant, et je l'ai élevée. C’est aussi simple ‘ue cela, Es-tu content? Il rompit brusquement la conversation. — Et que dis-tu d’Olympia, maintenant qne tu l'as vue? demanda-t-il. Olympia! reprit virement Julius, ému à ce nom, et ne pensant déjà plus à Frédérique. Justement, je voulais te parler d’elle, et Ven parler sérieusement, en parler seul, peut-être ? demanda Samuel en re- g:rcant Lothario, — Oh! Lothario peut rester, dit Julius. I est pour moi un ami et un fils. Dans cette vie solitaire que le sort nous a faite à tous deux, nous nous consolons et nous nous ai- cons mutuellement, Nous nous communiquons nos moin- dyes pensées et nos moindres sentiments, A ce propos, j'ai un fort. Il m'avait naturellement parlé de mademoiselle Vrcdérique , comme de tout ce qu'il voit de beau, de bon ot d'intéressant, J'ai répété stupidement ce nom tout haut, ct tu as eu l'air mécontent qu'il fat prononcé ainsi. Tu as eu raison, ct je te demande pardon. Mais Lothario n'est pour rien là dedans, I tient à ce que tu le saches. C'est moi seul qui, par je ne sais quel sentiment absurde , ai voulu vous plaisanter, toi et lui, sur cette beauté cachée avarement ct mystérieusement découverte, Ne tiens pas rancune à Lothario ; pardonne-lui mon indiserétion. — Tu me parlais d'Olympia ? reprit Samuel, ~- Oui, Samuel, je voulais te prier do m'obtenir par lord Drummond la permission d'aller chez elle. — Oh! tu n’as pas besoin de permission, à ce qu’il m’a semblé! Vous n’avez pas tardé à être bien ensemble, et elle n’a guère parlé qu’à toi. — Tu crois? dit Julius charmé. _— Tu peux te présenter en toute assurance, je te réponds que tu ne trouveras pas la porte fermée. Donc, le visage ne t’a pas désenchanté du masque, et tes yeux ont ete de l'avis de tes oreilles ? — Oh! dit Julius, la réalité a dépassé l'attente. Depuis dix-sept ans, je n’avais rien éprouvé de pareil à l'émotion que j'ai ressentie près de cette femme étrange. Ses ma- nières, son chant, sa disparition subite, cette ressemblance inouie, tout cela, s’il faut l'avouer, m’absorbe et me trou- ble. Toute la matinée, je n'ai pensé qu’à elle, et il me semble que mon avenir est résumé dans ce mot: la revoir! Où loge-t-elle ? — Je ne sais pas au juste, répondit Samuel; je sais seu- lement que c’est dans l’île Saint-Louis. Mais je pourrai te renseigner plus complétement ce soir. — Merci, dit Julius. Et, reprit-il avec quelque embarras, que sais-tu de ses relations avec lord Drummond ? — Je suis certain qu’elle n’est pas sa maîtresse. — Tu en es certain? s’écria Julius avec un éclair de joie. — Il ya plus, dit Samuel; elle a refusé d’être sa femme, — Mon cher Samuel ! dit Julius. Alors tu crois donc à ce que nous a raconté son frère. 3 — Absolument, dit Samuel en épiant sur la physiono- mie de Julius l’effet que produisaient ses paroles. Lord Drummond ne m’a jamais parlé de la signora Olympia qu'avec respect et vénération. Lords, ducs et princes ont inutilement offert bourse, cœur et main. Sais-tu que c’est une admirable et sublime figure que cette cantatrice amou- reuse seulement du grand art, et plus chaste sur ses plan- ches qu’une impératrice sur son trûne? Sais-tu que ce se- rait une ambition digne d’un homme que celle de faire palpiter et descendre de son piédestal cette statue de mar- bre de la musique ? — Depuis que je la connais, dit Julius, fasciné par le souvenir d’Olympia, et aussi par les paroles de Samuel, il me semble que ma vie recommence à avoir un intérêt et un centre, — Eh pardieu! dit Samuel, nous nous sommes tous in- téressés , plus ou moins, à des réves qui étaient loin do valoir celui-là. — Tu m'auras son adresse pour ce soir? — Tu peux y compter. — Et tu crois que je puis me présenter chez elle sans indiscrétion ? — Elle sera enchantée de te voir — Merci encore! Nous allons retourner à lambosside. Je compte sur toi, Julius serra la main de Samuel avec effusion. Puis, if leva. Samuel était si content de voir partir Lothario, qu'il lui dit adieu presque gracieusement. Il accompagna ses visiteurs jusqu'à la rue, La grille ro- formée, il se mit à marcher, sombre et préoccupé, daus le jardin. — Ainsi, pensait-il, voilà où j'en suis: Moi amoureux, c'était déjh trop; mais moi jaloux à la jalouste * 54 DIEU: DISPOSE Samuel, moi intelligence, pour qui les hommes, tous sans exceptions, les plus grands, Napoléon lui-méme, n’étaient que des instruments, que des oulils, me voilà prosterné, agenouillé, tremblant devant une femme! J’en suis venu à être Pesclave des caprices d’une jeune fille! J'ai failli vaincre Napoléon, pour aboutir à être le prisonnier d’un enfant. - Il est certain que Frédérique peut faire de moi ce qu’elle voudra. Elle n’a qu’à s’éprendre sottement de cette face blonde, qu'y pourrai-je ? Il dépend d’elle de préférer ce Lothario à moi, de faire que la science, l'esprit, le génie ne soient rien devant une boucle de cheveux bien frisés ! Et alors, j'aurais adopté et élevé une orpheline, je me se- rais devoué à elle, j'aurais mis ma vie, ma pensée et mon ame en elle, pour que le premier venu , un passant, un étranger, me l’arrachât d’entre les mains, et me volt mon bien, mon élève, ma créature I... Allons, voila que je fais le raisonnement de tous les Cas- sandres et de tous les tuteurs de comédies. En suis-je la que je n’aie plus à jouer que les rôles d’Arnolphe et de Bar- tholo ? Mais la comédie pourrait bien finir autrement qu’à la grande joie d’Horace et d’Almaviva. Une chose qui n’a toujours renversé, c’est qu’on rie des comédies. Arnolphe élève, nourrit et aime une jeune fille. Passe un imbécille, assez niais pour faire des confidences à son rival. Natu- rellement , la fille l’aime et se sauve avec lui. Arnolphe, vieux , seul, sans personne qui l’aime, s’arrache les che- -veux de désespoir, Comme c’est risible ! Mais moi, je changerai le dénofiment. On ne rira pas. Ce Lothario n’aura pas le dernier mot. Malheur à lui! Et malheur à Julius, qui l'introduit chez moi! Ah! vous venez tous deux dans la tanière du lion! Ah! vous vous livrez! Eh bien! vous ne tarderez pas peut-être à sentir la griffe. La guerre est déclarée, La bataille commence. Nous ver- rons qui aura l'avantage. Ce Julius, qui m’oflre une partie de son argent! J'ai plus d’appétit que cela. Je le lui ai dit : tout ou rien! Quant au jeune homme , qu’a-t-il pour lui? Son âge. Il ne doit avoir que cela. Tout le temps qu'il est reslé ici, il n’a pas trouvé un mot à dire. C’est certain ! il n’a que ses vingt ans et ses gants; je reconnais qu’il élait bien ganté; mais moi, j'aurai la puissance ct l'argent. Dépêchons-nous. Il est temps. Il faut commencer par l'argent, puisque l'Union de Vertu ne prête qu'aux riches. Or, l'argent, c’est Julius qui l'a, Je cherchais par où j’au- rais prise sur lui. Que le diable bénisse la signora Olym- pia! Je vais le tenir par sa passion pour elle. imbécile ! qui aime une femme parce qu'elle ressemble à une autre! Il à toujours son même caractère d'imitation, A présent, il se plagie lui-même, Il rabâche son premier amour. Mais plus une passion est absurde, plus elle a de chance de so- lidité et de profondeur, Puisque tu as, Julius, cet amour puéril, sois tranquille , j'en abuscrai, Ta sottise d'amou- reux me donnera la richesse, comme la sottise de nos me- neurs politiques me donnera le pouvoir, Je tiens ma vie! Et, rentrant dans la maison, Samuel remonta dans sa chambre pour s'habiller, il avait résolu d'aller chez Olympia. — Allons, Yago, se dit-il, sauve Othello Ril UN MARCHE. Le même jour, vers trois heures, Samuel sonnait chez Olympia. Un valet ouvrit. — Voulez-vous demander à la signora Olympia si elle peut recevoir monsieur Samuel Gelb ? Le valet disparut, et revint un moment après. — Madame n'y est pas, dit-il. Samuel fronea le sourcil. Rien n’irritait plus cet esprit hautain que ces misérables obstacles des petites choses. Pourtant il se résigna à insister. — Si madame n'y était pas, reprit-il, vous me l’auriez dit tout de suite, au lieu d'aller demander si elle pouvait me recevoir. Cela signifie qu’elle n’est pas visible. Ayez la complaisance de retourner près d’elle, et de lui dire que je la prie de m’excuser si j’insiste, mais que j'ai à lui com- muniquer des choses de la dernière importance, Le valet repartit, et fut cette fois plusieurs minutes Sans revenir. — Ah! pensaitavecamertumeSamuel, on hésite. Qu'est-ce, en effet, que monsieur Samuel Gelb, pour venir déranger une baladine ! Ah ! tout me le répète, il est temps que je fasse fortune, et que j'aie l'apparence de ce que je suis, L'âme ct l'intelligence ne sont rien tant qu’elles ne sont pas chamarrées de titres, et l'âne qui porte les reliques est plus sûr d’être adoré que le génie qui ne porte rien, Oh! il me faut la grandeur visible, palpable, brutale, Je serai riche, Si cher que le mal me vende de l'argent, je l’achèterai. La porte par où le valetavait disparu se rouvrit, et Sa muel fut introduit dans le salon, Ofympia était assise dans un fauteuil près du feu, et Gamba à califourchon sur une chaise, Samuel s’inclina profondément. Olympia, sans se lever, grave, froide, un peu étonnée, lui fit signe de prendre un siége, — Monsieur, dit-elle, vous prétendez avoir des choses importantes à m’apprendre ? — Les plus importantes qui soient, madame, — Eh bien! je vous écoute. Samuel jeta un regard sur Gamba. — Je vous demande mille pardons, madame, mais ce quo j'ai à vous dire ne peut être entendu que‘de yous. — Gamba est mon frère, répondit Olympia, et jo n'ai pas de secrets pour lui, — Oh! je ne suis pas curieux, se hata de dire Gamba, ravi de pouvoir échapper à une conversation qui menacait d'être sérieuse, Cet entretien s'annonce comme devant êlre grave, et tu sais qu'en fait do grandes phrases jo n'aimo que la pantomime, Je m’esquive, Et il courut vers la porto, DIEU DISPOSE. 35 — Gantba! dit Olympia. “Mais il était déja loin. — Soit, fit Olympia. Maintenant que nous voilà seuls, reprit-elle en regardant Samuel d’un air de hauteur et de commandement, finissons, je vous prie, monsieur. — Je ne demande pas mieux que de parler à cœur ou- vert, répliqua Samuel. Je viens tout bonnement vous pro- poser un marché. Vous ne seriez pas la grande artiste que vous êtes si vous n’avicz pas une âme forte et supérieure - aux préjugés de la foule ct aux scrupules vulgaires. Je crois donc que yous accepterez, et alors, le silence étant la pre- mière condition de la réussite, je suis sûr que vous ne parlerez pas. Mais comme, après tout, il se peut que vous refusiez, el que je ne veux pas être à la merci d’une in- discrétion, je vous prie de me jurer que vous me garderez le secret de ce qui aura été dit entre uous. _— Un serment? — Je vais vous dire lequel. Je suis un sceptique et un douteur, et je n’ai plus l'âge de croire à tous les serments. Cependant je crois que tout être de valeur a quelque chose de sacré, une religion : ceux-ci Dieu, ceux-là l'amour, d'autres eux-mêmes. Je suis de ces derniers. Vous, vous croyez à l’art, Jurez-moi done sur la sainte musique que vous vous lairez à jamais sur ce que je viens vous dire. — Pardon, monsieur, objecta Olympia, mais pourquoi voulez-vous que je m'engage avec yous? Ce n’est pas moi qui ai besoin de vous ct qui vais vous chercher; c’est vous qui avez besoin de moi ct qui venez me trouver. Je ne vous ai pas prié de me faire de proposition ni de confidence. _ Ne m'en faites pas. Vous Ôtes libre de vous taire, mais je veux rester libre de parler. — [th bien, soit, dit Samuel. En somme, que m'importe? I n’y a personne là pour nous entendre, Vous parleriez, je serais toujours maître de nier. Done, le pire inconyé- nient de l'indiscrétion serait de faire manquer l'affaire ; mais comme, si yous parliez, c'est que vous auriez com- meneé par refuser, elle serait déjà manquée, Et puis, me {rabir, cest me déclarer la guerre, et, quand j'ai un ennemi, ce n’est pas à moi à avoir peur. Samuel prononça ces derniers mots en fixant sur Olympia un regard significatif, Mais celle-ci ne baissa pas les yeux, et répondit au regard d'acier de Samuel, par un regard de même trempe. — Au fait! monsieur, reprit-clle avec une sorte d'impa- tience, — Il yous plaît que je sois net et bref, dit Samuel, Lh bien ! à moi aussi, madame, — Parlez donc. — Jo viens vous demander en mariage, — Vous? s'écria la cantatrico d'un ton où la surprise so mêlait au dédain. — Oh! rassurez-vous, madame, Jo viens vous demander en mariage, mais ce n'est pas pour moi. — Jit pour qui donc? reprit-elle, — Je viens vous demander s'il vous conviendrait d'ac= corder yolro main à monsieur le comle d'Eberbach, 0 0 ot — A monsieur le comte d’Eberbach! repéta-t-elle en tressaillant. — Oui, madame, Il y eut un moment de silence, — Monsieur l'ambassadeur de Prusse, reprit Olympia, vous a chargé de me faire celte proposition ? — Pas précisément, dit Samuel. Je dois même vous avouer qu’il ne m'en a pas ouvert la bouche. — Alors, monsieur..., fit-elle en se levant, — Oh! ne vous fachez pas, madame, et daignez vous rasseoir, répondit-il au geste de la chanteuse. Ne croyez pas que j'aie voulu vous offenser d'une raillerie qui serait trop stupide pour être blessante. La proposition que je vous fais est sérieuse, Si vous voulez être la femme du comte d’Eberbach, vous ie serez, Il ne m’en a pas parlé, C'est vrai, et c'est moi qui ai arrangé cela dans ma têle; maisil vaut peut-être mieux que ce soit moi qui le souhaite, que lui-même. C’est de tout cela que je venais vous parler. — Expliquez-vous, monsieur, dit Olympia, et expliquez- vous vite, de grace. Je n'ai pas le temps de deviner des énigmes, ; ° — Je vais donc tout vous dire, reprit Samuel. Et d’abord, il s’agit du destin de trois personnages. Pour que vous me prétiez toute votre attention, je débute par vous affirmer que, de ces trois personnes, la moins intéressée à la l'af- faire, c’est moi, et la plus intéressée, c'est vous. — Pas de préface, si c’est possible | — Vous n'aimez pas les préfaces? dit-il, Vous avez tort; il y a des préfaces qui valent mieux que les livres, ne fût-ce que la préface de l'amour. Au fond qu'est-ce que la vie? la préface de Ja mort. Et pourtant, il n’y a pas grand monde qui s’empresse de tourner le feuillet. Excusez-moi done, je scrai obligé d'être un peu long. La proposition que je viens vous faire est étrange, mais n’en soyez bi mdignée, ni étonnée. Vous ne me connaissez pas, el je ne vous connais pas, et je viens bien brusque- ment faire irruplion dans votre vie. Mais je vous serai bientôt connu, et, quant à moi, je ne tarderai pas à vous connaître, Déjà, je suis certain que je devine: il m'a suffi de vous entendre chanter l'autre soir chez la duchesse de Berry et cette nuit chez lord Drummond, Pour que vous rmayez remué si profondément, pour que votre voix soit arrivée jusqu'à moi, il faut que vous ayez beaucoup soul= fort, et que vous ayez creusé la vie jusqu'au tuf, J'ai vu tout de suite que l’art avait été pour vous ce qu'a été pour moi la science, l'initiation suprème. Nous appartenons l'un et l'autre à cette grande franc-maconnerie des âmes hau= tes, fléves et amères qui savent, qui peuvent et qui voient. Done, nous parlons la même langue, et nous allons sur-le- champ nous comprendre. Eh bien! sœur, que dites-vous des hommes? Ils sont petits et méchants, n'est-ce pas ? Que dites-vous de la vie? Elle est élroilo ot pauvre, n'est-ce pas? Y at-il un êlre ou uno chose qui vaille qu'on se dévoue, qu'on se sacritio, qu'on renonce à une parcelle de soi-même ? Qu'avez-vous trouvé de grand au monde? L'art ot l'amour pout-être? Oui, co serail bien si l'on pouvait no faire qu'aimer ou chanter, Mais il y a mille douleurs, mille tortures, et, qui 36 DIEU DISPOSE. pis est mille ennuis qui se jettent à la traverse. Par com- bien de désenchantements, de jalousies, de scènes violentes, de soupçons dégradants, d’accouplements misérables, on achète les quelques minutes de bonheur vrai que l'amour émiette dans toute une existence! Et de combien de pour- parlers, de flatteries au public, de combien de bassesses dans la coulisse se compose la gloire extérieure des plus grandes chanteuses! Tout se paye. Et le succès, quand il arrive, ne compense pas les transes et les doutes qui l’ont précédé. Le seul enseignement irrécusable que donne l’expé- rience, c’est que l'âme, intelligence, passion, génie, n'existe pas sans le reste, sans la matière, sans le corps, sans le vê- tement. La foule ne voit que ce qui lui frappe les yeux. Et l'on a beau dire : je ne me soucie pas de la foule! les plus fermes convictions hésitent et se troublent quand le succès ne les confirme pas. Tous ont besoin de cet écho de leur pensée, qui prouve son existence en la répétant. Il est donc nécessaire de réussir ; or, ce n’est pas par le talent qu’on réussit, mais par la mise en œuvre. Ce n’est pas par le cœur, Cest par habit. Le plus gros diamant brut est un caillou que le paysan écrasera sous son sabot; mais faites-le tailler, et yous pourrez acheter la clef du cabinet des rois et celle de la chambre à coucher des reines. - Vous auriez chanté dans la rue, entre quatre chandelles, votre sublime mélodie de lautre soir, pas un des sei- gneurs qui vous ont tant applaudie aux Tuileries n'aurait fait arrêter sa voiture pour vous écouter. Et, si un em- barras de charrettes en avait retenu un malgré lui, il ne lui serait certes pas venu à l’esprit de vous trouver admi- rable et de dire, en rentrant chez lui, qu’il venait d’en- tendre la plus grande cantatrice du monde. Ma conclusion est celle-ci : Le génie est un excellent plat qui a besoin d’une sauce. Il ne suffit pas de dominer les hommes par ce qui est en nous, il faut Jes dominer aussi par ce qui est en eux. Il faut faire coup double, avoir ce qu'ils n'ont pas et avoir ce qu’ils ont. Quelque valeur que je puisse avoir, et quelque valeur que vous ayez, nous ne serons réellement quelque chose que quand nous aurons placé notre supériorité morale sur un pié- destal d’une supériorité matérielle. Eh bien! je viens vous offrir une assurance mutuelle contre la bêtise humaine. Pour être tout à fait estimé des hommes, ce n'est rien d’a- voir une grande âme, il est nécessaire d’y joindre une grande position de rang et de fortune, Je vous apporte la fortune et le rang. En voulez-vous ? Olympia avait écouté Samuel attentivement sans l'in terrompre, Que so passait-il dans la pensée de cette femme ? Etait-co assentiment aux idées amères que Samuel exprimait sur la vie, ressouvenir de souffrances anciennes, d’injures subies de la part des riches imbéciles au temps où sa ré- putation n'était pas faite encore? Ou bien la parole cruelle et impitoyable de Samuel avait-elle réveillé en elle des tristesses endormies, la mémoire des serments brisés, l'in crédulité au cœur des hommes, le scepticisme de l'amour, l'athéisme de la passion? Avait-elle dans son passé quel- que chère et poignante douleur qui donnait trop raison à la philosophie méprisante de Samuel Gelb’ Ou bien en- core, la grande cantatrice était-elle tout bonnement une fille d’Eve, que la tentation du rang défendu envahissait et qui s’inquiétait de savoir qu'elle porte allait s'ouvrir pour elle vers la richesse et la puissance ? Ou bien enfin, mais cette supposition était la moins probable, et n’avait pour elle que le tressaillement qui était échappé à Olym- pia, quand Samuel avait prononcé le nom du comte d’E~ berbach; la chanteuse était-elle curieuse de savoir ce que Samuel pouvait machiner contre l’ambassadeur de Prusse, pour le prévenir au besoin ? Quoi qu'il en soit, ce ne fut pas sans une certaine émo- tion qu’elle questionna Samuel. — Vous me donnerez, dit-elle, le rang et la fortune, comment? — Soyez tranquille, répliqua Samuel; je suis sûr de mon fait. Ce qui empéche les nobles natures de s'enrichir, c'est le temps que cela dépense; elles n’ont pas le temps d’être économes et de ramasser des écus en cherchant des idées, Les écus sont à terre, ct les idées sont au ciel; il faut se baisser pour s'enrichir, et c’est une chose qui ne va pas à tout le monde. Comme vous, j'ai vécu pour en- richir mon esprit plutôt que pour remplir ma poche. Mais ici l’occasion est belle, et nous pouvons faire fortune tous deux d’un seul coup. Sans économie sordide, sans passer vingt ans à empiler des liards sur des centimes. Voici ce que je vous propose : Gagner dix milions en deux ans. — Continuez, monsieur, dit Olympia. 8 — Ah! pensa Samuel, elle y mord. Vous savez, reprit- il, le mot de cette reine à qui l’on demandait si elle croyait qu’une femme pdt se vendre, et qui répondit : C’est selon le prix. Ici, le prix est honnête, vous le voyez. Et l'on n’exige rien de vous en échange, rien du moins que de parfaitement légitime devant la loi et même devant la conscience. — Qu’exigez-vous donc? — J'exige que le jour que vous serez veuve du comte d'Eberbach, vous me donniez cing millions. Oh! pas sur les dix qui seront à vous, cing millions en dehors. — Je ne comprends pas, monsieur. — Vous allez comprendre. Le comte d’Eberbach a vingt millions, il n’a pas de famille, sinon un neveu. Suppo- sons qu'il vous épouse et qu’il meure, il faudrait qu’il ne vous eût guère aimée pour ne pas vous laisser ses biens. Nous y aviserions, d'ailleurs. N'exagérons rien; il y a Lothario, faisons-lui la part belle. Donnons-lui le quart de Phéritage : cing millions, Il nous en reste quinze : dix pour vous, cinq pour moi. Vous voyez que rien n’est plus simple. — Le calcul est, en effet, exact, dit Olympia. Mais je vois à votre plan deux obstacles. — Lesquels ? — Le premier, c'est qu'il faudrait que le comte m’ai- mat; le second, c'est qu'il faudrait que le comte mourût. — Le comte yous aimera et mourra, Olympia regarda Samuel avec une expression de ter- reur, DIEU DISPOSE. 37 — Ne vous effarouchez pas, madame, reprit Samuel, et ne prétez pas à mes paroles un sens qu’elles n’ont point. Quant à vous aimer, le comte d’Eberbach a déjà pour vous un véritable commencement d’inclination. Je me charge de la fin. Olympia parut un moment recueillir ses idées. Puis, elle leva tête: — Mais, dit-elle, s’il est vrai que le comte d’Eberbach m'aime déjà, en quoi ai-je besoin de vous? — Ah! s’écria Samuel, ceci est d’une certaine force, et je vois que j’avais bien jugé la trempe de votre caractère, Je suis heureux de ne pas m'être trompé sur votre compte. Pour mener à bien l'affaire, il est indispensable que vous ayez un esprit vigoureux, et je serai heureux de tout ce qui me prouvera votre force, fdt-ce une rébellion contre moi. Vous voulez connaître en quoi je puis vous être né- cessaire. En ceci : Premièrement, le comte d’Eberbach est mon ami d’enfance, et j'ai sur lui une influence souve- raine. Je tiens le fil de ce pantin doré. Je fais de lui ce que je veux, il dépend de moi d’éteindre ou d’attiser son amour. Voyez-vous, c’est un homme incapable d’aimer tout seul, et qui a besoin qu’on remette souvent du bois à sa cheminée, Si je vous exalle devant lui, il ne verra plus que vous au monde; si je vous calomnie, il ne vous sa— luera pas dans Ja rue. Deuxièmement, du moment que jai brûlé mes vaisseaux avec vous, il y aurait de votre part une naivelé puérile à croire que je vous laisserai agir sans moi. Je suis un homme qui ne recule devant rien, entendez-vous, devant rien, pour accomplir ce qu'il a une fois résolu. Or, si vous ne voulez pas m'avoir pour vous, vous m’aurez contre vous. Et, à la guerre comme à la guerre. Vous avez dû réfléchir à toutes les faces de la passion, étudier toutes les formes des caractères. Les rôles que vous avez joués vous ont dit tous quelque chose, et vous n'avez pas revêtu le costume et la vie des grandes criminelles historiques, sans qu'il vous en soit entré quel- que chose dans la poitrine. Vous comprenez tout, n'est-ce pas ? même le crime ! Non pas, sans doute, le crime lâche et vil, mais le crime hardi et grandiose! Eh bien! je le comprends aussi, moi. Vous ne me connaissez pas ; prenez garde de me trop connaître! Tenez, franchement, je ne vous conseille pas de lutter avec moi. Quelque fermeté qu'eût gardé jusque là la chanteuse, elle se sentit trembler devant l'œil menaçant de Samuel, comme si cette menace allait remuer en elle quelque sou- venir terrible, quelqu'un de ses rôles, sans doute, — Voilà pour le premier obstacle, reprit Samuel, d'un accent radouci. Quant à l'autre, il faudrait, disiez-vous, madame, que le comte mourût, — Je n'ai pas dit cela, s'écria-t-elle, — Si fait, madame, vous l'avez dit, et j'ai répondu : le comte mourra. Mais, tranquillisez-vous, il mourra sans que nous soyons pour rien dans sa mort. Je suis médecin, ot je puis vous annoncer une nouvelle : C'est que mon- sieur le comte d'Eberbach, usé et brisé par la fatigue, par la douleur et par le plaisir, n'a plus que peu de temps à vivre. — Ah linterrompit Olympia d'une voix altérée, — Jo vous ai dit deux ans, reprit tranquillement Sa- muel ; j'aurais pu vous dire deux mois. Mais je vous ré- ponds qu’il n’en a pas pour deux ans. — Vous en êtes sûr? fit la chanteuse, en contenant son émotion. — Tellement sûr, dit Samuel, que je ne vous demande les cinq millions que le lendemain de sa mort. Vous voyez, c'est d’un mort que nous parlons, et nous nous partageons l'héritage. Vous êtes toute pâle, el il y a des gouttes de sueur froide sur votre front. Mais ce sont les nerfs en vous qui frémissent. Votre raison doit me donner raison. Spé- culer sur un tombeau est une chose permise, pourvu qu’on ne soit pour rien dans la mort. D’ailleurs, les actions chan- gent selon ceux qui les commettent. Il y a une chose qui, selon moi, est au-dessus de la vertu, c’est l’intelligence. Tout ce qui est grand a droit de mettre sous ses pieds la morale vulgaire. Moi, j’ai un vaste dessein. Cet or, que le comte d’Eberbach emploie niaisement à dorer la livrée de ses laquais et à payer des filles publiques, j'en ferai de grandes œuvres. Savez-vous qu’au fond de lout cela, il y a peut-être un peuple à affranchir. Plus qu’un peuple, un monde? Et nous nous arréterions à des scrupules imbé- ciles ? Depuis quand les grands esprits et les grands pro- jets s’arrétent-ils devant le smayimes du catéchisme ou de la civilité puérile et honnéte? Vous figurez-vous César avec des scrupules? Que dites-vous de Napoléon petite maitresse, et ne voulant pas faire couler le sang d'un poulet? Allons, nous ne tuerons pas cet homme; c’est son mal qui le tuera. Pas de petilesses. La fortune n’aime pas qu’on soit timide, qu’on rougisse et qu'on balbutie avec elle. Accueillez-la fièrement, et n’ayez pas, vous, profonde comédienne, de ces stupeurs de bourgeoise timorée. Vous n'êtes pas, je l'espère, de la race de ces cuistres qui trouvent qu'on n'a pas le droit de voler une province quand on respecte un moulin. Je suis sûr que je parle à mon égale. Voilà pourquoi je vous ai parlé sans masque et sans feinte. Maintenant, répondez. Olympia fit un violent effort sur elle-même, — Un dernier mot seulement, dit-elle, Si je réponds non, si je refuse de mettre l'enjeu de mon âme à cette partie redoutable que vous m'offrez, que ferez-vous ? Per- sisterez-vous dans vos desseins sur la fortune de monsieur le comte d’Eberbach, ou y renoncerez-vous ? — Pardon, madame, reprit froidement Samuel, mais ceci ne vous regarde plus, ce me semble. Vous êtes libre de vous retirer, mais je resterai libre d'agir. Réfléchissez. — Monsieur, dit la chanteuse, je vous demande un jour de réflexion. — Non pas, madame, ces sortes d'affaires n’admettent pas de retard. Elles doivent êlre faites aussitôt que dites. — Si je refuse, recommença-t-clle, vous resterez libre d'agir? — Parfaitement libro, — Eh bien! dit-elle d'un ton de résolution brusque, j'accepte, — Allons donc! s'écria Samuel avec une joie ironique ot triomphante. Il alla vers une table où il y avait un encrier, et tira do sa poche un papier timbré, 38 — Qu'est ceci demanda Olympia. -- Rien, dit-il. Un moyen de nous donner l’un à l’autre des garanties. “Ilse mit à écrire, en lisant tout haut à mesure : « Je, soussigné, declare devoir à monsieur Samuel Gelb la somme de cinq millions. Toutefois, cette dette ne sera exigible qu'après la mort de mon mari... » Il s'interrompit. — Nous sommes au 15 mars. Je date du 15 mai. Done je suis sûr que le 15 mai vous serez mariée au comte, comme je suis sûr que le comte mourra avant vous.Voilà pour votre garantie. Pour ce qui est de la mienne, veuillez écrire là : Approuvé l'écriture, et signez : Comtesse d’E- berbach. Si nous ne réussissons pas, vous n’étes pas com- iesse d'Eberbach, et alors cette lettre n’est qu'un chiffon de papier. Elle ne vous engage donc qu’autant que le ma- riage aura eu lieu. Et puisqu'il n’y a pas de comtesse d’Eberbach, vous ne faites pas un faux. — C'est vrai, dit Olympia. Et elle signa. Samuel mit le papier dans sa poche, et, se levant : — Il ne me reste, madame, qu’à vous remercier et à tous Yéhiciter. Je vous quitte pour aller travailier a notre œuvre. Mais nous nous reverrons bientôt, J'ai l'honneur de vous saluer, madame la comtesse, XI FILS ATTACHES. Si Olympia avait vu l'étrange sourire qui se dessina aux lèvres de Samuel quand ce tentateur sortit de chez elle, quelque ambitieuse ou même perverse que pdt être la cantatrice, certes, elle aurait frémi, et elle se serait repen- lie peut-être d'avoir laissé un tel homme entrer dans sa vie. En descendant l'escalier d'Olympia, Samuel se disait : — Maintenant, atlachons mes fils à mon autre pantin. Et, montant dans la voiture qui J’attendait, il cria au cocher : — À l'ambassade de Prusse ! Quand il arriva à l'ambassade, le comte d'Eberbach ve- nait seulement de rentrer avec Lothario. samuel se fit annoncer, et fut introduit dans le salon, où il trouva Julius seul. Julius eut un moment de surprise en revoyant si tôt Samuel, — Toi! s'écra-t-it, — Tu ne m'attendais que ce soir, répondit Samuel, Mais tu me connais et tu sais co que jo fais des minutes. J'ai trouvé un moyen très-simple de vivre plus longtemps que les autres hommes : c'est de mettre plus d'action dans ma journée, Je vis un jour par heure, Tu n'étais pas parti que je parlais moi-même, Sais-tu d'où je sors maintenant? de chez Olympia, DIEU DISPOSE. STE E k De chez Olympia? répéta Julius, tressaillant à ce nom. — Je suis allé d’abord chez lord Drummond, et j'ai de- | mandé l'adresse de la signora, non à lord Drummond, qui est fort soupçonneux à cet endroit, mais à ses gens. Puis, ma foi! je me suis présenté tout bonnement île Saint- Louis, et j'ai obtenu d’Olympia, sans grand’peine, à vrai dire, qu’elle te recevrait demain soir à neuf heures, — C'est admirable, dit Julius en tendant la main à Sa- muel, Je te remercie de tout mon cœur; car c’est singu= lier comme cette femme me préoccupe. Elle a pour moi l'aimant de l'inconnu. Je n'ai jamais eu un aussi ardent désir de pénétrer une âme. Il y a là quelque chose qui m'attire invinciblement. Peut-être n'est-ce qu’une appa- rence, peut-être, comme cela m'est déjà arrivé tant de fois, m’arréterai-je, désillusionné, sur le seuill... — Oh! non pas, interrompit Samuel, Olympia ne res- semble pas aux autres femmes. C’est une créature digne et capable de retenir un homme. Moi qui ai l’épiderme co- riace, et qui ne me laisse pas entamer facilement, j'éprouve | devant elle la même impression que toi; je subis son in- fluence malgré que j'en aie, et je rougis de me sentir pour la première fois petit devant une femme, Samuel, en parlant, obscrvait l'effet de ses paroles sur la physionomie de Julius. Le comte d’Eberbach écoutait, pensif, heureux de voir son penchant approuvé et exallé par un homme comme Samuel. — Jete remercie encore de ton dévouement et de ton zèle, mon cher Samuel, dit-il avec effusion. Tu vois que j'accepte de bon cœur tes services; pourquoi, de ton côté, refuses-tu d'accepter les miens? — Eh! mais, dit Samuel, je ne les ai pas refusés, ce me semble? — Ce matin, dit Julius, tut’es retranché dans une di- gnité absurde entre nous deux. — J'ai refusé de toi ton argent, c’est vrai. Qu’en ferais- je? Je m’en suis passé toute ma vie. Mais je ne refuse pas ce que je désire, Tu m’as olfertde m’aider de ton crédit; je Vai pris au mot. — Ala bonne heure, dit Julius. Eh bien! voyons, en quel point puis-je te servir? — J'y pensais tout à l'heure en venant. Vois-tu, jus- qu'ici j'ai à peu près perdu mon temps. Si j'ai de l’intelli- gence, à quoi sert-elle ? Qui en sait quelque chose ? L'or n'existe que quand le mineur l’a tiré des entrailles de la terre et que le batteur l'a monnayé. Moi, je n'ai extrait ni monnayé mes idées. Elles sont perdues, si je ne me hâte. Toi qui es plus jeune que moi, tu es arrivé à un rang su- périeur, et tu peux être grandement et noblement utile à ton pays, Je sais bien que je n'ai ni ta naissance ni ta for- | tune; mais j'ai de l'initiative et do l’activité. Si je les avais employées, je pense que je serais devenu quelque chose, Je me suis croisé les bras. Mon ambition du but a eu tort do mépriser les étapes du chemin. J'ai rêvé d'escalader la montagne d'un seul bond, au lieu de la gravir pas à pas, of j'ai consumé ma vie à chercher des ailes, Maintenant, je suis en bas, toi tu es en haut, Tends-moi la main. — Explique-toi, dit Julius. — Julius, reprit Samuel, je suis comme toi un bon Alle- DIEU DISPOSE. . 39 —__E eee eee mand, un sujet du roi de Prusse, Réponds-moi nettement. Puis-je, avec ton aide, aspirer à servir quelque part l'AI- lemagne et à la représenter un jour ? Toi, Samuel, dans la diplomatie | — Pourquoi pas ? — C'est que... dit Julius, qui s'arrêta embarrassé de for- muler sa pensée. — C'est que, compléta Samuel, je n’ai pas un assez glo- rieux nom, n’est-ce pas? Mais je ne demande pas à être ambassadeur tout de suite. — Ce n’est pas cela, reprit Julius. Ce n’est pas de toi que je doute, c’est du métier. La diplomatie est une longue et fastidieuse carrière. Et je tavoue que tu me sembles capa- ble de tout, excepté d’être ambassadeur. Toi, si ficr, si im- périeux, si debout, comment te plierais-tu à toutes les souplesses, à toutes les complaisances, à toutes les habile tés nécessaires! Pardonne-moi mon élonnement ; mais Samuel Gelb dans la diplomatie, cela me fait l'effet d'un loup dans des toiles d'araignées, Samuel sourit, — Mon cher Julius, dit-il, tu me parles d'un ancien Sa- muel Gelb que nous avons connu tous deux à Heidelberg, ilya dix-huit ans. Oui, j'ai été tranchant, cassant, brutal avec la vie; mais je ne suis plus ainsi. Sans changer de caractère, j'ai changé de forme. Je ne méprise pas moins les hommes, au contraire. Être susceptible avec eux, cest avoir besoin de leur estime; c’est soumettre sa con= duite à leur conduite envers vous, Maintenant je les traite comme des instruments; je ne me fâche pas plus de leur hauteur que je ne me réjouis de leur bassesse, Un menui- sier se baisse pour ramasser son rabot ou sa scie qui est à terre; moi, à présent, je me baisserai tant qu’il faudra, et jeme mettrai à plat-vendre pour ramasser une influence qui me sera nécessaire, un titre qui m'aidera, Et je croirai être plus fier en agissant de la sorte que je ne l’éfais en me raidissant et en voulant faire avouer ma valeur par un fas d’imbéciles, Qu'ils pensent ce qu'ils voudront, s'ils pensent, Moi, je sens, et le sentiment que j'ai de moi- même me suffit, sans que personne le partage. Tu vois que, dans mes dispositions actuelles, j'ai tout ce qu’il faut pour faire un diplomate parfait. — Soit, dit Julius réfléchissant, Mais comme tu le disais, on n’est pas embassadeur tout clo suite. It y a un en- nuyeux stage à faire, D'abord, quitterais-tu Paris? — Quant au stage, répliqua Samuel, c’est ici que je to demande ton appui, non pour le supprimer, mais pour l'a- bréger. Pour ce qui est de quitter Paris, tu peux résoudre la difficulté en me prenant avec toi. — T’atlacher à l'ambassade ? dit Julius, — Eh bien? interrogea Samuel. — Excuse-moi, dit Julius hésifant; mais, en vérité, tu m'as trop longtemps habitué à Uadmirer et même à te craindre un peu pour que j'admelle aisément cette bizarre idée de l'avoir pour subordonné, — Mauvaise raison, si ce n'est pas un bon prétexte, ré- pondit Samuel.Tu l'y ferais, Les vrais acteurs sont propres à tous les rôles, Eussé-je un moment joué lo maitre, eh bien! s'il me plaît de jouer le commis? Essaie-moi. Crois- tu que je te serais inutile? Je ne dis pas cela, certes. Samuel reprit, l'œil fixé sur Julius et abordant sans doute le véritable objet de la conversation : — Ecoute, Julius. Tu ne connais pas beaucoup Paris ni la France, puisque tu n’y es que depuis quelques jours. Moi, depuis quinze ans, j'ai pu étudier et connaître bien des choses, bien des hommes. Tu dois avoir une police quelconque qui te coûte fort cher? Sottise. Pour bien faire la police, il faut la faire soi-même. La police, sais-tu que c’est là une chose qui demanderait presque un homme de génie ? A l'heure qu’il est, ce qui effraie ton gouverne- ment, comme tous les gouvernements du monde, c’est ce qu'on nomme le libéralisme, n'est-ce pas? Tu as évidem- ment pour mission de surveiller cette bête noire. Sois tran- quille, va ; je connais le libéralisme, il est moins dangereux que vous ne le croyez, vous autres du monde officiel. Et, quand même il contiendrait un péril, ce ne sont pas les hommes qui le représentent qui sont capables de l’en faire sortir. Il y eut un silence. Samuel regardait Julius, attendant qu'il l'interrogeât, Julius regardait Samuel, attendant qu'il s'expliquât. Cependant Samuel se taisait ; Julius parla le premier : — Tu consentirais à me renseigner sur ces hommes? de- manda-t-il. — Je ne m'offense pas de l’insinuation, dit en riant Sa- muel. Je n’ai jamais été scrupuleux avec les choses, ce n’est pas pour l'être avee les mots. Tout peut s’ennoblir par le danger. L'agent qui réde lichement autour d'un secret est un ignoble mouchard; le soldat qui pénétre hardiment, au risque de sa vie, dans le camp ennemi, est un héros intrépide qui s’attaque seul à toute une armée. Si tu acceptes mes services, je ne te ferai pas de rapports sur les étranges mineurs qui dans ce moment sapent, sous le sol où nous marchons, la monarchie actuelle; non, mais je tintroduirai dans leur machinations. Nous des- cendrons parmi eux ensemble, et nous exposerons notre poitrine à leurs poignards, — Comment feras-tu ? — J'ai été dans le temps, par conviction, et je suis resté, par indifférence, un affilié à la charbonneric francaise. Quand tu voudras risquer d'assister à une de nos ventes. — Mais je ne suis pas reçu, moi. — Je te ferai recevoir ! Ah! nous risquerons nos deux {ôtos, Tu vois que ce n’est pas là une chose méprisable et vile. Il y eut encore un silence. — Veux-tu ? insista Samuel. Julius, à son tour, no répondit pas, Il songoait, Tout à coup, comme s'arrachant à une hésitation pro- fonde et d'une voix où l'émotion se faisait sentir : — Voyons, Samuel, dit-il, tu m'offres ta haute intelli- gence, ta science inépuisable, ton activité et ton audace. Ce sont là, en effet, des qualités précieuses et que je puis utiliser, Je puis te charger, sans titre officiel, de rapports ot de travaux qui donneraient bientôt à Berlin la mes ro de ta valeur, et qui, dans un temps plus ou moins rappro= ché, te yaudraient honneurs et places, Je puis cela; je puis aussi, car je ne tiens guère à la vie, te suivre, moitié 40 DIEU DISPOSE. SE par curiosité, moitié par devoir, dans vos antres du car- bonarisme francais... — Eh bien! dit Samuel. — Laisse-moi achever. Tu dois comprendre, Samucl, que quelque graves que soient indirectement pour nous les tentatives des libéraux de France, c’est surtout dans leurs rapports avec les menées des libéraux d’Allemagne qu’il nous importerait de les connaitre. Il s'interrompit pour interroger du regard Samuel. — Achève, dit Samuel impassible. — Je crois, je sais, reprit Julius, que le carbonarisme étend par toute l'Europe ses ramifications souterraines. Samuel, tu étais autrefois, comme moi, de l’Union de Vertu. Quand, au retour de mes voyages, mon père m'a fait officicllement attacher à la cour de Vienne, j'ai natu- rellement rompu avec ce que j'appelais l’autre jour des folies de jeunesse. Mais toi qui es un carbonaro, toi qui occupais déjà un rang dans la Tugendbund, toi quies resté enfin indépendant, tu as sans doute conservé des re- lations avec nos anciens. complices ? — Après ? dit froidement Samuel. — Après? reprit Julius, qui paraissait comme embar- rassé et oppressé. Après, tu ne dois pas te dissimuler ces deux choses : la première, c’est que des accointances quel- conques avec des conspirateurs n’iraient pas avec la posi- sition à laquelle tu vises ; la seconde, c’est que des rensei- gnements sur la situation actuelle de la Tugendbund alle- mande Uavanceraient plus chez les distributeurs de grades officiels que les plus vaillantes surprises dans le carbo- norisme francais. Julius avait prononcé cette dernière phrase avec une sorte de gêne et comme d’effroi. Il attendait la réponse. Samuel, lui, eut l'air tout à fait à son aise. — Mon cher Julius, répondit-il simplement et tranquil- lement, je croyais l'avoir dit déjà, quand nous avons tou- ché quelques mots à ce sujet, qu’en quittant l'Allemagne, il y a dix-sept ans, j'avais quitté la Tugendbund, et n’en avais plus entendu parler depuis. Je Vai dit la vérité. Je ne puis done ni courir le danger de la complicité, ni me donner le mérite de la trahison. Ne me demande que ce que je l'offre. Je veux bien tout te montrer sur les conspi- rateurs de France, je ne puis rien te dire sur les conspira- teurs d'Allemagne, — A la bonne heure! s’écria Julius comme soulagé d'un poids. S'il n'y a plus rien de commun entre la Tugend- bund et toi, rien ne s'oppose à ce que nous marchions ensemble. Puiqu'il n'y a rien à faire du côté de la Tugend- bund, pensons au carbonarisme, Tu as raison, je scrais charmé de connaître tes libéraux français. — Tu en connais déjà deux ou trois, dit Samuel. — Lesquels ? — Ceux avec qui tu as soupé chez lord Drummond. — Oh! mais ceux-là, je présume, conspirent à ciel dé- couvert, — Peut-être. — Bab ! dit presque gaiement Julius. Eh bien! en avant! mène-moi. J'irai volontiers à eux, et sans scrupule; car, tu J'as dit, tandis que je risquerais ma tête, il ne risque- ront pas un cheveu de la leur, Tu dois bien supposer que l'ambassadeur de Prusse ne se fera pas dénonciateur. — Pas plus que son introdncteur, cela va sans dire, ré- pliqua Samuel, Ainsi, c'est bien résolu, tu acceptes? — Sans hésiter. — En te disant bien que, si tu es reconnu, tu ne dois pas espérer plus de grâce que dans un antre de lions ? — C'est le danger seul qui m’autorise. — Et quand veux-tu que je te présente ? — Quant tu voudras, — Ce soir même ? — Ce soir. — Je ne te supposais pas tant d’ardeur. — C’est l'ardeur de l'ennui, dit Julius : tout ce que je connais me répugne. J’ai soif de l'inconnu. Ces souterrains de la politique me prennent par leur mystère, comme cette Olympia m'a pris par son masque. Tu as mis dans ma vie deux intérêts : Merci, — Prends-garde ! la nuit a ses casse-cou. — C'est ce qui m’en plaît! Ta main, Samuel, et mar- chons ensemble, Et tandis que ces deux hommes, qui venaient de s'épier comme deux ennemis, se serraient cordialement la main, Samuel pensait : — Allons !'il est encore le plus loyal, mais je suis tou- jours le plus fort. Olympia a maintenant de quoi commen- cer mon œuvre, et j'ai de quoi la finir, XIV UN DRAME DANS LA SALLE. Enjambons quelques semaines. Au bout de ce temps, toutes ces trames, si solidement nouées par Samuel Gelb, étaient pourtant, sinon rompues, au moins singulièrement relachées, Un des maîtres de ce temps a dit : « L'événement providentiel apparaît après l'événement humain. Dieu se lève derrière les hommes, Niez tant qu'il vous plaira le suprême conseil, ne consentez pas à son action, disputez sur les mots, appelez force des choses ou raison ce que te vulgaire appelle Providence; regardez à la fin dun fait occompli, et vous verrez qu'il a toujours produit le contraire de ce qu’on attendait quand il n'a point été établi d'abord sur la justice. » Samuel Gelb élait un de ces audacieux et puissants es- prits qui se passent de Dieu. Aussi, malgré sa force et son énergie, plus d'un échec l'avait averti déjà sur sa route qu'une volonté supérieure et invincible dispose des propo- sitions des hommes. Ainsi, il s'était dit : L'Union de Vertu veut la mort de Napoléon ; si je frappe l'empereur, je serai dans l'Union ce que je soubaiterai ; je monterai d'un seul bond l'escalier de l'influence et du commandement ; je serai chef parmi les chefs, I s'était dit cela, et il s'était mis à l'œuvre. Il avait pris toutes ses mesures; il avait calculé le moment areas ES DIEU DISPOSE. 41 où Napoléon, recommencant la guerre, avait contre lui les mères et l’Europe, et où la mort de l’empereur tuait du même coup l'empire. Il avait choisi l'assassin qu’on ne voit pas, qu’on n’arréte pas, qu’on ne surprend pas en flagrant délit du geste, qui s’insinue, qu’on respire avec l'air, le poison. Et, en remettant la lettre à Trichter, il avait pensé: Voila ce qui me fait monter au premier échelon ! C'est ce qui l’avait fait descendre au dernier! Les partis ne pardonnent pas les tentatives avortées. La Tugendbund en avait voulu à Samuel de l'avoir compro- mise sans succès. La réussite eût fait son action gloricuse, l'échec la faisait ignominieuse. Il avait été rejeté comme la pire espèce de criminel : l’auteur d’un crime manqué, Donc, ce qui devait l’élever l'avait fait décheoir; ce qui devait le mettre au sommet de l'Union de Vertu, l'avait mis en dehors ; ce qui devait faire de lui un des rois soulerrains de l'Allemagne l'avait réduit à s'enfuir précipitamment de l'Allemagne et à n’y pas remettre les pieds. Et cependant, avec cette sourde obstination de homme contre les lois inexorables, il revenait à la charge et il re- commençait cette lutte impie et grandiose d’Ajax contre les dieux. Les machinations que nous lui avons vu préparer dans l'intérêt de son ambition et de son amour tourneront-elles cette fois encore contre lui ? Ses plans, si profondément et si ténébreusement combinés d'après la connaissance de l'humanité en général, et du caractère de Julius en parti- culier, sont-ils destinés à lui devenir encore un coup des embarras et des entraves? On va le voir. Nous avons demandé à nos lecteurs la permission de sauter plusieurs semaines, Vers le milieu d'avril 1829, on jouait à l'Opéra la Muette, alors dans sa nouveauté et dans sa vogue. Ce n’était pas seulement la musique d’Auber, si vive et si française, qui faisait courir Paris aux représentations de la Muette. Il y avait, dans le sujet même, un rapport in- time avec la situation politique dont on ne se rendait pas comple, et qui prenait les esprits à leur insu. La révolu- tion prochaine, encore invisible à l'horizon, semblait se réfléter d'avance dans celte révolte du peuple de Naples. Tous les instincts de liberté, qui allaient éclater si formi- dablement tout à l'heure, et jeter par terre un trône sé- culaire, trouvaient leur expression dans les notes insurgées d’Auber. L'air si entraînant : Amour sacré de la patrie, Soutiens l'audace et la fierté; A mon pays je dois la vie, Tl me devra la liberté 1 Gtait chaque fois bissé et acclamé, Un gouvernement intel- ligent aurait étudié ces symptômes de l'esprit public, el so serait conduit en conséquence, Mais les gouverne- ments ne se doutent jamais des révolutions que le len- demain, Samuel, n'étant pas le gouvernement, était venu ce soir- li, à l'Opéra, titer le pouls à l'opinion publique. Le pre- mier acte s’achevait, quand il entra au balcon. Toutes les places étaient prises. Il obtint de l’ouvreuse de rester debout dans un coin, d'où il ne voyait pas la scène ; mais ce n’était pas pour la cène qu’il venait. Le premier acte finit; le balcon se désemplit. Samuel s'avança et regarda dans la salle, comme cherchant quel- qu’un. Olympia était dans une loge de face du premier rang; Lothario était avec elle. Samuel eut un geste de mécon- iontement. — Va-t-il rester là toute la soirée? grommela-t-il entre ses dents. Il faut pourtant que je la voie seule. Il a lair de n'être pas mal avec elle. Ah çà, est-ce qu’il ferait con- currence à son oncle? J'y ferai attention. Il est jeune et beau, qu’il prenne toutes les femmes, excepté deux, Olympia et l’autre. Du reste, je ne sais pas pourquoi je suis toujours si prompt à m’inquiéter. Quant à Frédérique, il ne l’a pas même revue depuis deux mois, et, pour ce qui est d’Olympia, il est venu lui faire une visite de poli- tesse dans l’entr’acte, et voici qu’il la quitte. Lothario, en effet, se levait et prenait congé de la can- tatrice. Au moment où Samuel, croyant Olympia seule, allait sortir pour aller à sa loge, il vit se pencher à côté d’elle la tête de Gamba. — Bon! au frère, à présent ! murmura-t-il. Et il resta au balcon. Le deuxième acte commença. Renfoncé dans son angle, Samuel chercha la loge de l'ambassadeur de Prusse, Julius n’y était pas : Lothario et un autre secrétaire l’occupaient seuls, Aprés l’acte, Samuel, las d'attendre, alla se faire ouvrir la loge d’Olympia. — Elle renverra son frère, se dit-il. Il entra, et salua profondément. Olympia le recut avec une froideur hautaine et une politesse glaciale. Pourtant elle fit ce que Samuel avait prévu. — Mon cher Gamba, dit-elle, tu serais bien bon d'aller voir sur l'affiche qui est-ce qui danse dans le ballet, Gamba comprit sans doute ce que cela voulait dire, car il jeta un regard suppliant à Olympia. — Oui, dit-il, mais à condition que je reviendrai pour l'acte du ballet, Tu sais que c’est le seul que j'apprécie, et je n'ai pas avalé deux actes de musique pour manquer précisément la pantomime, Et il sortit de la loge. — Pardonnez-moi, madame, dit Samuel en s'assoyant, de vous priver un moment de votre frère. Jo sais trop que je ne le remplace pas, Et cependant n'est-on frère que par le sang et par la chair? Ne l'est-on pas aussi par l'esprit, par la parenté des idées qu'on peut avoir sur la vie, ou des projets qu'on peut avoir arrangés ensemble ? J'en jure par l'opinion que j'ai de vous et par celle que j'ai de moi- ome, plus que celui qui vient de nous quitter, je suis votre frère et vous êles ma sœur, — Vous aviez à me parler ? dem inda la cantatrice, cous pant court à celte direction de l'entretien, 42 DIEU DISPOSE. — Je venais, dit Samuel, vous demander des nouvelles de mon très-excellent ami le comte d’Eberbach ? Comment se porte son amour ? — Mal, répondit Olympia. — Allons donc! c’est impossible ! — Non pas, c’est certain. Les premiers jours, il était très- amoureux, très-tendre, très-respectueux, et j’ajouterai très- charmant, Mais depuis une quinzaine de jours surtout, il a changé à ne plus le reconnaître. Il est maintenant iné- gal, capricieux, morose. — C'est que vous n’avez pas voulu vous donner la peine de le prendre, dit Samuel, Les hommes sont si bêtes que ‘la grandeur et la simplicité les repoussent plus qu’elles ne les attirent. C’est par la petitesse et par l’habileté qu’on les relient, Il y a toutes sortes de moyens de les apprivoi- ser, et la beauté ni l'esprit ne sont rien sans la manière de s'en servir. Vous, vous êtes belle et spirituelle, et vous vous laissez faire. C’est insensé! Vous êtes toute char- mante, vous vous prodiguez, vous êtes bonne, vous êtes absurde. Vous avez satisfait ses caprices, au lieu de les irriter par la résistance. Il vous a priée de vous habiller d’une certaine façon qui lui rappelle une femme à laquelle il trouve que vous ressemblez; il vous a demandé de mettre des châles de telle couleur, de vous coiffer de telle manière. Vous vous êtes prétée à toutes ses fantaisies avec une patience et une douceur parfaitement maladroites, permettez-moi de vous le dire. L’obstacle est le principal aimant du désir humain, et c’est même naïf à dire : ce qu’on a, l'on ne le désire plus. — Que voulez-vous? dit Olympia. Ce qu’il aime, ou plutôt ce qu’il a aimé un moment en moi, ce n’est pas moi, c’est ma ressemblance avec une autre femme; c’est une morte, c’est une figure disparue quia emporté avec elle sa vie dans la tombe. Pouvais-je me refuser à contenter ce souvenir sacré ? Je n'étais pas jalouse de cette morte ; il l'aimait, et je Vaidais à l'aimer. Mais, maintenant, je crains bien qu’il ne l'ait oubliée, elle aussi, après tant d’autres, et que la pauvre morte ne soit expirée pour la seconde et dernière fois, — Mais, demanda Samuel, si vous croyez réellement qu'il ne yous aime plus autant que dans les premiers jours, pourquoi n’avez-vous pas suivi mes conscils dans le com- mencement, et pourquoi n’ayez-yous pas profilé de sa passion naissante et ardente pour parler sérieusement ma- riage ct l’engager ? — Je suis bien heureuse de ne l'avoir pas fait, répondit Olympia. Je le connais aujourd’hui, Je sais que ce n'est pas l'homme dont vous m'aviez parlé, Vous me le peigniez doux, triste, accablé d'une mémoire toujours chere, et, à travers cela, plein d’abnégation et de tendresse, dévoué à qui l’aimait, reconnaissant envers qui le comprenait. II a peut-être élé ainsi autrefois, Mais, en ce cas, la vicqu’il a menée a bien flétri en lui cette fleur de sentiment. Il est maintenant égoiste, exigeant, absorbant même, I faut que toute pensée soit à lui, Il a les volontés impéricuses de Ja faiblesse et de la maladie, Il ne donne rien de son âme, et il veut tout de la vôtre. Moi, pour qui l'art est devenu toute la vie, puis-je consentir, par exemple, à renoncor à jamais au théâtre, et peut-être à la musique, comme il le demande? Lord Drummond est moins despotique. — Qu'importe! dit brusquement Samuel, puisqu'il a si peu de temps à vivre. Olympia le regarda en frissonnant. — Ne dites pas cela! s’écria-t-elle. Je ne le crois plus, je ne veux plus le croire et je ne veux pas que vous le croyiez plus que moi. Vous ne pensez pas ce que vous dites, n’est- ce pas? Je vous ai deviné. Vous voulez m’engager. Ne me dites pas qu’il va mourir, parce qu’alors je serais capable de me sacrifier et d’accepter tout. Mais non, le comte d’E- berbach, j'en conjure Dieu, a encore de longues années à vivre. Et je ne suis pas celle qu’il faut pour accompagner ces années, Il y a encore en moi, malheureusement peut= être, trop d’ardeur et trop de vie. Pai bien réfléchi. Ce n’est ni une femme ni une maîtresse qu’il lui faut, c'est quelque chose comme une fille, Tout ce qui ressemble à une volonté, à un désir, à une passion ou à une idée un peu forte, le fatigue non-seulement chez lui, mais chez les autres, Or, il y aura toujours en moi un regret amer qui lirriterait, le regret de Mozart et de Rossini. Je me sacri- fierais sans le sauver, et, au lieu de le consoler, je lui fe- rais du mal, Samuel regardait fixement Olympia. Elle poursuivit : — Dans quelques années, je ne dis pas : Quand je n’au- rai plus la puissance de ma voix, quand je serai moins près de l’enthousiasme de mon parterre de Naples, de Ve- nise ou de Milan, quand j'aurai moins d’aspirations et plus de souvenirs, je serai sans doute moins incapable de ce rôle de sœur de charité que vous voulez me donner près de ce cœur endolori. Mais aujourd’hui, mon âme est trop remuante encore, ef jai les mouvements trop brusques pour ne pas le froisser. Samuel interrompit Olympia. — Vous ne pensez qu’à lui, dit-il. Mais vous? Qu’appe- lez-vous vous sacrifier? Est-ce de gagner dix millions? — Oui, répondit-elle, si ces dix millions me coûtent un mensonge. Tromper le comte d’Eberbach, et le faire croire à un sentiment que je n’éprouverais pas, c’est ce qui me sera toujours impossible. Je suis trop fière, et, si vous vou- lez, trop sauvage, pour me contraindre à une pareille hy- pocrisie, Je ne suis comédienne qu’au théâtre. Samuel s'aperçut qu'il avait pris un mauvais moyen. Il essaya d'un autre. — Ah çà, dit-il, nous discutons sur le vide, Nous par- tons de ce point que Julius est changé. Mais où avez-vous trouvé ce changement? Quant à moi, qui vois le comto d'Eberbach tous les jours, je ne trouve aucune différence dans ses sentiments à votre égard, et il me parle de vous avec la même admiration passionnée que lo premier jour. — Je ne vous crois pas, dit Olympia. — Mais en quoi sa conduite est-elle différente? — Je vous répèle que c'est un autre homme. — Mon Dieu! les hommes ne sont pas tout d’une pièce, et ne se ressemblent pas à toutes les minutes. À moins d'a voir un amoureux en bois, il faut s'attendre à voir l'hommo le plus épris avoir des instants d'humeur et de maussade- DIEU DISPOSE. 43 rie. Les hommes ont leurs affaires qui ne les lâchent pas, leurs soucis qui entrent avec eux partout où ils vont, leurs cnnuis qui les traquent jusqu'aux pieds de leurs maîtres- ses. Julius peut avoir dans ce moment une préoccupation ficheuse qui ne vous touche en rien. Qui sait s’il n’a pas recu de son gouvernement quelque communication qui le tracasse? Il peut lui être arrivé quelque chose de Berlin ou de Vienne. — Oui! s'écria Olympia éclatant, c’est ce qui lui est ar= rivé de Vienne qui me l’arrache! — Qu'est-ce donc qui est arrivé? demanda Samuel. — Une femme? — Une femme! répéta Samuel avec un étonnement qui n'était peut-être pas très-sincère. — Oui, faites semblant de ne pas le savoir, reprit Olym- pia, d’un accent ému, et, malgré elle, amer. Croyez-vous que je sois aveugle ou imbécile, et que je ne m'’aperçoive de rien? Croyez-vous que je n’aie pas mon orgueil aussi, moi, et que je ne me dise pas que, quand on me quitte, il faut qu’on ait une raison? Je sais, ne niez pas, j'en suis sir! je sais, et vous savez comme moi, qu'il y a quinze jours, juste au moment où le comte d’Eberbach a semblé se refroidir pour moi, il est arrivé de Vienne une femme, une veuve, jeune encore, riche, noble, éclatante toujours, une beauté célèbre, une influence puissante en Autriche, Je sais que celte femme a été la maîtresse de Julius, qu'il la aimée et qu’il l’aime toujours. Elle n’a pu rester loin de lui. Et, tout à coup, elle est arrivée à Paris. Je vous dé- fie d’oser dire non. Et alors, elle le tient par tous les côtés, _par son amour non éteint, par son ambition. Niece de qui vous savez, alliée à la famille impériale, elle peut, à son gré, l’élever ou le briser. Elle est venue loger dans le fau- bourg Saint-Germain, à deux pas de l'hôlel de l'ambas- sade de Prusse, Amour ou peur, dès qu'il l'a revue, il s'est détourné de moi. C’est cette impéricuse beauté qu’il aimo, oi, s'il se marie, c’est elle qu’il épousera. Eh bien! qu’il l'épouse, Olympia prononça ce mot avec une sorte de colère dou- loureuse qui alluma dans l'œil de Samuel un éclair de joie et d’ironie. — Ah! s'écria-t-il, yous êtes jalouse ! vous l’aimez! La cantatrice se redressa. — Qu'est-ce que cela vous fait? demanda-t-elle. Je vous trouve hardi de jouer avec mon cœur. Vous n'en tes pas où vous croyez, si vous espérez mo tenir. Il ne s'en faut de rien, je yous en avertis, que je ne quille Paris demain, co soir, tout à l'heure. Depuis dix jours, je suis attendue à Venise. J'ai un engagement que je ne puis rompre. Un création, dans un opéra de Bellini, m'attend là-bas, J’ou- blicrai tout, passé et avenir, bercée par celte grande con lation, la musique, ma vraie vie, mon bonheur, mon idéal réel! Samuel sourit, A ce moment, l'orchestre sa remplissait de musiciens ; on commençait à rentrer dans la salle, l'entr'acte allail finir, — Voilà lo troisième acte qui va commencer, dit Sa muel, et votre frère qui se fait ouvrir la loge. Je reviendra TT ——— dans la soirée, je vous ramènerai Julius, et vous lui par- donnerez. Après ce que vous m'avez dit, j'en suis sûr, Et, saluant la chanteuse, il se croisa avec Gamba, qui rentrait. — Elle aime Julius! pensait-il. Je la tiens, elle. — Qu’as-tu à avoir cet air triomphant ? lui demanda su- bitement une voix. Il leva la tête. C'était Julius. — Tu arrives? dit Samuel, — À l'instant même, repartit Julius. — Tu viens dans la loge d’Olympia? — Non. — Tu vasa ta loge? — Non. Faisons un tour de foyer. Ils se mirent à marcher dans le couloir, accostés çà et là par des amis, diplomates, députés, journalistes, tous portant un nom dans la politique ou dans les lettres. Ils causèrent, de cette conversation leste et vive, propre à la France, qui court d’un sujet à l’autre, et qui fait tenir dans cing minutes l’art et la civilisation, l'humanité et les femmes, Dieu et le diable. Le rang officiel du comte d’Eberbach n’empécha pas qu’on ne parlat politique avec liberté entière, En France, on discute en riant ; les adversaires se serrent la main, les principes ennemis se {utoient dans les foyers des théâtres jusqu’à la veille d’une révolution, et, le lendemain, ils se tirent des coups de fusil sur les barricades. On causait aussi un peu de l'Opéra. Les critiques et les musiciens trouvaient que c'était la plus mauvaise partition d’Auber. Les gens du monde et les bustes du foyer n’a= vaient pas d'opinion. La clochette sonna, et bientôt le foyer et le couloir furent vides, — Viens-tu dans la salle? demanda Samuel à Julius. — Pourquoi faire? dit Julius. Nous sommes bien ici. On est mieux assis, et l'on n'entend pas la musique. Soit, reprit Samuel. D'autant plus que je ne suis pas fa- ché d’être un moment seul avec toi. J'ai à te gronder au sujet d'Olympia. — Je l'en prie, ne me gronde pas. Je hais les disputes, ot toute discussion me fatigue. — Tant pis pour toi, dit Samuel. Il ne fallait pas alors t'embarquer dans une affaire où tu ne voulais pas rester. Tu m'as employé là-dedans; je suis allé de l'avant; je tai précédé, je l'ai annoncé, et maintenant tu me plantes là et tu te retires. Quelle opinion veux-tu que la signora Olym- pia ait de moi? quel personnage m'as-tu fait jouer? Au moins, donne-moi tes raisons. Qu'est-ce qu'elle t'a fait? Elle te tenait tant à cœur; qui diable a pu te désenchanter en un clin d'œil? Elle n'est pas moins belle qu'il y a un mois. Elle a toujours la même figure; pourquoi n'as-tu plus les mêmes yeux? — Est-ce que je le sais? dit Julius impatienté, Je l'ai at- mée ot je ne l'aime plus voilà la vérité, Quant à la cause, demande-la au mystère qui fait pousser les plantes et qui les fait so fétrir, J'ai sans doute aimé cette femme uni- quement parce qu'elle me rappelait Christiane, Tu dis ‘ 44 DIEU DISPOSE. i a ————pZ qu’elle est restée la même; non, elle n’est pas restée la même. Je l’ai aimée tant qu’elle a été pour moi ce qu’elle avait été d’abord, une créature mystérieuse, une image du passé, un souvenir. Mais quand je l'ai vue tous les jours, elle est devenue une femme. Une femme vivante. Un être particulier et distinct, et non plus le reflet et le portrait d’une autre. J'aurais continué à l’adorer; je l'aurais épou- sée, peut-être, si elle avait continué à êlre ce que je la vou- lais. Mais il aurait fallu qu’elle ressemblât toujours à une morte, qu’elle fût immobile, une ombre palpable que j’au- rais regardée et qui n'aurait pas remué, Hélas! elle vit, elle parle, il y a plus, elle chante! O mon cher Samuel, dis que je suis visionnaire, dis que je suis malade; mais ce chant admirable , ce chant divin qui vous transporte me met hors de moi, comme une fausse note horrible; pour moi, cette voix si pure détone, crie et jure! Olympia ne ressemble à ’humble et douce Christiane que de visage. C’est une artiste fière, volontaire, puissante. Un jour que, dans une heure d’illusion, croyant revoir Christiane en elle, je lui ai dit que je la voulais pour femme, t'imagi- nes-tu qu’elle m’a demandé si j’exigerais qu’elle renoncat au théâtre? Et comme, attristé de la question, je ne ré- pondais même pas, figure-toi qu’elle m’a dit que. pour quelques années au moins, ce sacrifice serait au-dessus de ses forces. Alors, sous la fille du pasteur, j’ai vu reparaître brusquement Ja fille du Bohémien. — Ainsi, dit Samuel, tu lui en veux surtout d’être vi- vante? — Oui, dif Julius, c’est la morte seulement que j'aime. — Tu lui en veux ce vivre ? insista Samuel. Tu en veux 2 la statue d'être animée? Et si cette âme que tu lui re- proches étaii pleine de toi? si elle ne vivait qu’en toi? — Que veux-tu dire? demanda Julius. — Je veux cire qu’elle t'aime! — Elle m'eime” dit Julius. — Oui, elle est jalouse de la princesse! poursuivit Sa= muel, décidé à frapper un grand coup, et observant sur Julius l'effet de cette révélation. — Ah! cela te touche enfin? continua-t-il. — Cela m’effraie, repartit Julius. — Comment! reprit Samuel désappointé. — Ii ne me manquerait plus que d’être aimé par une femme comme Olympia. Mon pauyro ami, regarde-moi donc. Je suis trop las, trop triste, trop désabusé pour que la passion ne me fasse pas peur. Ce qu'il me faudrait au- jourd’hui, c'est le calme, c’est l'oubli. Que veux-tu, bon Dieu ! que je fasse d’une femme jalouse, passionnée, vio- lente? Samuel le regarda entre les deux yeux. — Tu aimes donc la princesse? demanda-t-il avec in- quiétude, Tu penses à l'épouser, peut-être? — Je ne me remarierai jamais, Christiane seule aura porté mon nom, Je ne l'aurais donné qu'à celle qui aurait (16 son image parfaite. Mais Olympia, qui a sa figure, n'a pas son âme, Je le garde donc. Quant à la princesse, son arrivée subile m'a surpris et contrarié, Je ne tiens nulle- ment à elle; je ne l'aime pas et je ne la crains pas. Elle peut me faire rappeler. Mais je me soucie médiocrement de ma position. Je suis assez riche pour n’avoir besoin de personne, et le métier d’ambassadeur n’a rien de prodi- gieusement amusant. Il faut ne l’avoir jamais été, comme toi, pour avoir envie de l'être. Rien donc ne me forcait à ménager la princesse, sinon qu’une ruplure ouverte eût amené des luttes et des déchirements. Ma foi, j'ai reculé. Je suis resté lié, non par amour, mais justement par l’in= différence, Samuel fut effrayé de cette apathic. — Allons, dit-il, il est de mon devoir de te secouer. Tu tendors dans la neige, C’est la mort. — Tant mieux, dit Julius. — Mais moi, dit Samuel, je ne puis m’associer à un sui- cide. Voyons, réveille-toi. Viens voir Olympia. Elle n’a ja- mais été plus charmante. — Que m'importe? — Elle n’a jamais tant ressemblé à Christiane. — Raison de plus pour que je n’aille pas la voir. Je me reprendrais à cette apparente ressemblance, et demain la vérité reviendrait me faire payer l'illusion d'un moment, — Alors, pourquoi es-tu venu ici ce soir? — Pour te prendre, répondit Julius. Oublies-tu que nous avons ce soir une {roisième réunion de cette vente à la= quelle tu m’as déjà conduit deux fois? — Il est trop tôt, dit Samuel. Ce n’est que pour minuit, Nous irons après le spectacle. — Partons tout de suite, je t'en prie, insista Julius. Nous irons tuer le temps où tu voudras; mais j'ai une raison pour ne pas rester ici. — Laquelle? — C’est que la princesse doit venir ce soir pour la fin de la Muette, en sortant d’un raout du ministre de Bade. Elle m'a fait dire qu’elle viendrait dans la loge de l'ambassade. Or, si je reste, je serai obligé de lui tenir compagnie. Allons-nous-en. — Tu préferes la politique à la princesse ? dit Samuel, tachant de le trouver vivant au moins par un côl6, — Oui, dit Julius, parce que dans la politique que nous faisons, nous risquons nos vies. — Cadavre! pensa Samuel avec une rage sourde. Mais à quoi bon maintenant le mener là, s’il refuse de me suivre où je veux! Il s’efforça encore de le décider à entrer dans la salle et à ne pas partir sans avoir dit au moins bonsoir à Olympia. Mais ce fut impossible. — Ne me tourmente pas, supplia Julius. Ce bruit et cette lumière me fatiguent. Je n'ai jamais compris le plaisir de l’éblouissement et de l’étourdissement, Je n'ai pas l’ambi- tion de devenir aveugle et sourd. — Lothario avait quelque chose à te dire, essaya encore Samuel, — I) me le dira demain matin, répliqua Julius, — Il s'inquictera de toi. — Jo vais lui faire dire par un valet de pied que je suis obligé de partir, et que je le prie de reconduire la prin- cesse, Sortons, DIEU DISPOSE. ik Qt — Sortons donc, dit Samuel, Ils descendirent l’escalicr. Ils étaient sous le vestibule, et allaient pousser la porte, quand elle s‘ouvrit. Une femme entra, grande, les yeux bleus et durs, les cheveux d’un blond ardent, belle, souriante, hautaine. Elle était au bras d’un vieillard très-quelconque, lequel était le ministre de Bade. — Tu vois, avec tes retards! murmura Julius avec hu- meur à l’oreille de Samuel. La princesse vint droit 4 Julius. — Comment, vous partiez, monsieur le comte ? Il balbutia : — Il est si tard; j’ai cru que vous étiez retenue et que vous ne viendriez pas. — Me voici. Votre bras. Et, quittant sans façon le bras du ministre de Bade, elle prit celui de Julius. — Vous permettez, n’est-ce pas? dit-elle ensuile au mi- nistre assez piteux. Julius jeta à Samuel un regard de victime modérément résignée, — Eh bien! montons-nous? dit la princesse. — Tout de suite, madame, répondit Julius. Et se retournant vers Samuel : — En ce cas, à minuit. Je te rejoindrai. Et il remonta l’escalier avec la princesse, le ministre de Bade à côté d’eux. Samuel hésita un moment, puis se décida à remonter aussi. Il rentrait au balcon, lorsque la princesse et Julius en- trérent dans la loge de l'ambassade. La princesse ne manqua pas à la mode des jolies femmes, qui est de renverser quelques fauteuils quand elles arri- vent au spectacle pendant un acte, Aussi toute la salle se retourna de son côté, et aussitôt toutes les lorgnettes furent braquées sur cette femme, grande comme Diane et blonde comme le soleil. Olympia regarda comme tout le monde. En voyant cette femme avec Julius, elle palit, et mit son bouquet devant son visage pour cacher son trouble. — Qu'avez-vous aonc, lui demanda lord Drummond, qui venait d'entrer dans sa loge. — Rien, dit-elle, Le troisième acte finissait. La toile n'était pas tombée qu’elle se tourna vers lord Drummond, — Voudriez-vous me donner le bras jusau'à ma voi- ture? dit-elle. — Vous partez sans entendre la fin? dit lord Drummond, — Oui, j'en ai assez. Et puis, je me sens un peu fatiguée, — Partons, dit lord Drummond, Samuel avait remarqué l'émotion d'Olympia, I se préci- pita pour la rejoindre, Elle était déjà dans l'escalier, courant et fuyant presque, au bras de lord Drummond, En voyant lord Drummond avee elle, Samuel n'osa pas l'arrêter et lui parler, Mais il aborda Gamba qui les suivait ¢ — Est-ce que la signora se trouve indisposée? demanda- t-il. — Oh! non, signor, répondit joyeusement Gamba ; au contraire, elle ne s’est jamais mieux portée; car, tandis que lord Drummond était sorti une seconde pour deman- der son manteau, elle m'a dit: Gamba, fais nos paquets celte nuit; nous parlons demain au point du jour pour Venise. Et Gamba sortit lentement, laissant Samuel foudroyé. — Ah çà, se dit-il, que diable vais-je aller faire avec lui maintenant à celte vente? XV LA CHARBONNERIC. Samuel Gelb, en sortant seul de l'Opéra, se demandait sérieusement s’il ne ferait pas mieux de ne pas aller à la vente. A quoi bon maintenant? Ce n’était pas de ce côté que les choses pressaient. La nouvelle imprévue que lui avait je- tée en passant ce stupide Gamba avait dérangé et dérouté tous ses desseins. Le plus urgent n’était pas de pousser Julius, c'était de retenir Olympia. i Mais comment la retenir? L’amertume de la cantatrice lorsqu'elle avait parlé de la princesse, son émotion quand elle avait vu entrer dans la loge de l'ambassade l’impé- rieuse maîtresse de Julius, et, plus que tout cela, sa réso- lution de partir tout de suite pour Venise, prouvaient à Sa- muel qu’elle aimait le comte d’Eberbach. Nul doute que si Julius voulait courir chez elle, il ne pit la décider à rester. Mais par quel moyen obtenir de ce Julius, si las et si indifférent, qu’il allât chez Olympia à l'instant même, et qu’il eût l’énergie de tenir à empêcher son départ? Samuel résolut d'essayer, cependant, et se dirigea vers l'endroit où il était convenu entre Julius et lui qu'ils se rejoindraient toujours, au Pont-Neuf, à l'entrée de la rue Dauphine, En arrivant, il trouva, en etfet, Julius qui lattendait. —Tu es en retard, dit Julius. J'ai eu le temps de re- conduire la princesse, et me voici le premier. — C'est que je suis venu à pied, et toi en voiture, ré- pondit Samuel. — Allons ! reprit le comte d'Eberbach, en route! et mène-moi à la vente. — En route! répliqua Samuel ; mais ce n'est pas à la vente que je le mène, — Où est-ce donc ? — Chez Olympia. — Ah! encore! dit Julius avee un mouvement d'hu- mour, — C'est peut-être la dernière fois, dit Samuel. 46 — Comment! que veux-tu dire? demanda Julius étonné. — Je veux dire, reprit Samuel, que, si tu ne vois pas la signora Olympia ce soir, tu ne la reverras probable- ment jamais. — Explique-toi. — Elle part demain pour Venise. — Bah ! ce n’est pas possible. — Cest le contraire qui est impossible. Ne t'ai-je pas | dit, dans le foyer de l'Opéra, qu’elle taimait et qu’elle était jalouse ? Et, cinq minutes après, tu viens Vétaler en public devant elle avec la princesse ! Olympia est trop fière pour assister à tes galanterics, elle te quitte pour son autre amant, qui, lui, ne lui fait pas d’infidélités : PArt. Elle te laisse à {a princesse et retourne à sa musique. — Elle n'aime donc réellement? dit Julius qui, tout blasé qu’il était, ne put se défendre d’un sentiment d’amour- propre. | Et cette pensée le réchauffant et le faisant un peu re- vivre : — Mais c’est que je ne sais pas si je pourrais me passer delle ! ajouta-t-il. Je me suis habitué à l'aller voir. Je ne veux pas qu’elle parte. Tu as raison, courons chez elle. — Courons, répéta Samuel. — Attends pourtant, reprit Julius, se ravisant et s’ar- rétant. D'abord, je te connais : tu me dis peut-être cela pour me rattacher à elle. Conviens que c’est une plaisan- terie ou un moyen, Elle ne doit pas partir, Avoue que ce n'est pas vrai. — Je te donne ma parole, dit gravement Samuel, qu’elle ‘est décidée à partir dès le matin. — Qui te l’a dit? — Gamba, à qui elle a recommandé de tout préparer cette nuit-même. — Gamba! un fou dont ce départ est la marotte ! Elle a peut-être dit cela en l'air, et puis elle aura changé didee. Un moment de dépit féminin. Je te parie que nous la trouverons demain à son hôtel, — Je ne crois pas, répondit sérieusement Samuel. — Bah! tu verras. — Je ne crois pas, — Eh bien ! après tout, dit Julius, il me plait den courir la chance. Quand même elle partirail, j'y gagnerais deux choses : je saurais si elle n'aime, et je saurais si jo l'aime. En attendant, viens nous distraire à la vente. — C’est là une distraction cruelle, objecta Samuel. Pen- dant que tu te distrairas, cetle femme souffrira à causo de toi, et il aura dépendu de toi de la consoler. — C'est toi qui me fais de la morale! s'écria Julius, — De fait, je deviens inepte, pensa Samuel, Et, changeant brusquement de façon : — Ton parti est pris d'aller à la vente? demanda-t-il, — Très-pris, — Jin ce cas, vas-y seul, Moi, je retourne à Ménilmon- tant, — Pourquoi faire? — Pour me coucher, pardien! Jo crois qu'il est bien l'heure de dormir, — Soit, dit Julius, Tu m'as présenté A la vente et m'y DIEU DISPOSE. as accompagné une seconde fois. Je puis bien y aller seul maintenant, Bonsoir. Et il fit quelques pas. — Il ne manquerait plus que cela! murmura Samuel, Vimbécile irait a tort et à travers, et serait capable de se compromettre à contre-temps. je voulais bien qu'il se compromit, mais de la manière et jusqu’au point qui me conviendrait. Bon! voilà que j’en suis à veiller sur lui, à présent ! Attends-moi donc, cria-t-il. Et il rejoignit Julius. — Ah! tu viens? dit eclui-ci, — Puisque tu ne veux pas venir avec moi, il faut bien que j'aille avee toi. — Ala bonne heure! Mais hâtons-nous, car tous ces retards nous ont fait perdre bien du temps; nous arrive- rons qaand tout sera fini. Et ce serait dommage ; ils sont vraiment curieux, ces libéraux ! Ils se mirenten chemin, Julius empressé, Samuel maus- sade. Au moment où se passe cette histoire, la Charbonnerie était loin du degré de puissance et d’ardeur qu’elle avait atteint dans les derniers temps de la Restauration. Née au moment où l'invasion de la France, par la coa- lition étrangère et la popularité de l’empereur, accrue par le martyre de Sainte-Hélène, donnaient une prodigieuse activité aux idées d'opposition contre les Bourbons, la Charbonnerie s’était propagée avec une immense rapidité d’un bout du pays à l’autre. De la vente suprême, présidée par le général Lafayette, et installée à Paris, la volonté commune rayonnait dansun nombreinfini de ventes particulières formées de villeen ville. Ce qui faisait la force et la sécurité de cette vasteassociation, c'est que, tout en agissant en commun sous l'inspiration de la haute verte, les ventes spéciales s'ignoraient réci- proquement et n'avaient aucun rapport entre elles. Tl était interdit, sous peine de mort, & tout Charbonnier apparte- nant à une vente de s’introduire dans une autre. De cette manière, la police pouvait découvrir une, deux, quatre, dix ventes, sans découvrir l’ensemble de l’organisation, Et l'on était en sûreté tant que le secret restait sur la vente suprême. Pourtant, pour faciliter les communications, on forma des ventes centrales. Chaque vente particulière élisait um député, Vingt députés formaient une vente centrale, la- quelle, à son tour, nommait un député pour correspondre avec la haute-vente. Los réceptions des Charbonniers n'avaient rien de Vap= pareil fantastique que leur a prôté l'exagtration de les- prit de parti: Les masques et les poignards sont ici une pure invention, Les admissions, au contraire, Se faisaient avec la plus grande. simplicité, sur la présentation dun ou plusieurs membres, dans le premier local venu, sans aucune espèce do solennité. Le récipiondaire jurait seulement de garder lo silence sur l'existence de la société et de ses actes, de n’en conser- ver aucune trace écrile, de ne garder aucune nole ni au- cune liste, de ne copier même aucun article du règlement, ot l'on s'en vapportail à son honfheur, garanti par celui DIEU DISPOSE. 47 een“ mme de l’affilié qui l’avail présenté et par la peine terrible qui eût suivi la violation de ce serment. Il serait curieux de rechercher aujourd’hui les noms 1} “des Carbonari. La liste comprendrait une grande partie des hommes qui ont occupé pendant les dernières années des positions importantes dans la politique et dans l’adminis- tration. _ Voici la composition d’une seule vente prise au hasard, pour donner une idée du personnel. Il y avait une vente dont le député élait monsieur de Courcelles fils, aujour- d’hui représentant du peuple, et qui comptait, parmi ses membres, messieurs Augustin Thierry, l'historien de la Conquête de l'Angleterre par les Normands ; Jouffroy, de- puis professeur de philosophie, député et membre de l'Institut; Ary et Henri Scheffer, les deux peintres; le co- lonel d’un des régiments de ligne composant la garnison de Paris ; Pierre Leroux, etc. Les membres non militaires, obéissantà une mesure prescrite à toute la Charbonnorie, s’exercaient au manic- ment du fusil. Monsieur de Courcelles fils était linstruc- teur de monsieur Augustin Thierry. Ce ne serait pas une chose sans intérêt de chercher ce que sont devenus, depuis, la plupart de ces conspirateurs, et combien de démentis ont été donnés à ces commence- ments ultra-libéraux. Beaucoup de ces ardents ennemis de la royauté sont aujourd'hui de fougueux réactionnaires, -et n’ont conquis l'influence et les places que pour dépas- ser en absolulisme et en excès de toutes sortes ceux qu'ils ont dépossédés, - Voici quelques-uns des noms des ayocals qui ont plaidé pour les sergents de la Rochelle : Boulay (de la Meurthe), Plougoulm, Delangle, Boinvilliers, Barthe, Mérilhou, Chaix- d'Est-Ange, Mocquart, etc. Parmi ceux qui fravaillèrent, malheureusement sans succès, à l'évasion des quatre sergents, il y avait Ary Scheffer et Horace Vernet, L'exécution des quatre sergents de La Rochelle fut le plus touchant et le plus triste épisode de la Charbonneric. Cette quadruple mort restera comme une tache de sang à la face de la Restauration. Bories et ses camarades fai- saien£ partie d’une société secrète dirigée contre le gou- vernement, c'est vrai; mais l'hostilité ne s'était nulle part traduite en actes; il n’y avait pas eu commencement d'exécution ; aucun fait de révolle ou de résistance, pas même d’indiscipline, ne pouvait leur être reproché, Leur mort fut donc une violence sans excuso et sans motif, Disons-le à l'honneur du progrès et de la République, un procès analogue a été jugé par la cour d'assises, 28 mars 1850, et n'a entraîné qu'une punition insigni flante. Il s'agissait d'une société politique secrète, constitu sous le nom de Légion de Saint-Hubert, organisée en b faillons et en compagnies, ayant ses chefs, ses ofliciers, ainsi que son signe de ralliement, et dont les membi prôlaient un serment ainsi conçu : « Nous jurons devant Dieu de mettre notre vie à la disposition de Henri Bourbon, notre roi légitimo, et de la sacrifier plutôt q de trahir notre serment, » Les acousés avaient été arn au milieu mème d’une de leurs séances. Conspirer pour {a monarchie en République, cela vaut bien conspirer pour la République en monarchie. Eh bien! la République a été plus clémente que la royauté. L’échafaud ne s’est pas re- levé pour cette conspiration : la peine la plus forte a été un mois de prison. Le procès de Saumur suivit de près celui de la Rochelle, et, dans toute la fin de 1822, les supplices ne discontinuè- rent pas. Tous ces échafauds amassèrent des ressentiments et se mèrent des rancunes profondes, qui devaient éclore et éclater en 1830. Mais, en attendant, les timides furent ef- frayés; la Charbonnerie perdit une partie de son prestige, qui avait consisté dans la puissance mystérieuse et irrésis- tible qu'on lui prétait. Les masses affiliées croyaient jus- que-là suivre des influences hautes et souveraines aux- quelles le gouvernement n’oserait jamais toucher, et de- vant lesquelles ja justice reculerait. Quand on vit que les tribunaux condamnaient tout ce qui leur tombait sous la main, la panique se mit dans les rangs, et ce fut une dé- bandade presque complète. L’anarchie s’en mêla. Deux partis se formèrent : l’un, dont étaient Lafayette et Dupont (de l'Eure), voulait la ré- publique; l’autre, patroné par Manuel, voulait qu’on réser- vât à la nation le choix du gouvernement. Les divisions s'aigrirent; on en fut bientôt aux accusations réciproques, et la Charbonnerie, qui avait commencé par le dévoue- ment, s’acheva en intrigues. Avec la Charbonnerie finit Pére des conspirations. Il faut en conyenir, tout en pleurant et cn glorifiant les martyrs qui ont combattu de cette façon pour la cause de la liberté venir, les conspirations sont un anachronisme dans ui femps de représentation nationale et de liberté de la presse. A quoi bon se cacher dans une cave ou s’enfermer dans une chambre pour se dire tout bas qu’on déteste le gouvernement, quand on peut le dire tout haut dans les journaux et à la tribune? Ce sont des précautions perdues, et, ce qui est plus triste, du sang perdu. Combien y a-t-il eu de conspirations sous le Consulat, sous l'Empire, sous Louis XVII? Laquelle a réussi ? La vraie conspiration, c'est lentente, en plein soleil, de toutes les idées, de tous les instincts, de tous les besoins; c'est la sainte croisade de la civilisation contre les ténè- bres, du passé contre l'avenir : c'est le suffrage universel. Et cette conspiration-là ne craint pas d'être découverte, car elle se montre; et elle ne craint pas d'être vaincue, car en tête de sa liste elle écrit le nom du peuple tout entier, Cependant, en 1829, l'approche d'événements qu'on sen- tit déjà vaguement gronder à l'horizon rendait quelque mouvement et quelque animation à la Charbonnerie fran- gaise, Voyons donc ce côté des coulisses d’une révolution ; nous vorrons l'autre ensuile, Julius et Samuel frappèrent à la porte d'une maison de la rue Copeau, et montèrent au troisième élage, Kien, dans la maison ni dans l'escalier n'avait une appa- rence le moins du monde suspecte, Samuel et Julius mon laiont chez un ami qui, tous les mois, donnait un punch à une pelle reunion d'intimes, Quoi de plus naturel? 48 En entrant dans l’antichambre, ils allérent à une table sur laquelle il y avait, à côté d’une chandelle allumée, une feuille de papier où étaient déjà écrits une quinzaine de noms. Samuel signa : Samuel Gelb, et Julius signa : Jules Hermelin. Puis, ils mirent chacun deux francs dans un ti- roir préparé. C'était la cotisation mensuelle qui subvenait peut-être aux frais de la réunion. L’ami qui recevait pou- vait être pauvre, ses amis pouvaient vouloir que leur plai- sir ne lui coutât rien. Quoi de plus légitime? Lorsque Samuel et Julius arrivèrent dans la seconde pièce, ils y trouvèrent quinze ou seize personnes déjà réu- nies. Un des assistants, qui occupait un grade élevé dans Farmée, prenait la peine de donner quelques conseils à un jeune homme qui désirait sinstruire dans le maniement du fusil, et l’on avait eu soin de tendre le plancher de tri- ples paillassons pour que le bruit de la crosse n’allat pas troubler le sommeil des voisins. Quoi de plus méritoire ? On causait bien politique, et méme assez vivement, dans deux ou trois groupes. Mais où ne cause-t-on pas polili- que en France, et de quoi n’y cause-t-on pas vivement? Julius, ou plutôt le commis-voyageur Jules Hermelin, s'approcha d’un de ces groupes et se mêla à la coniversa- tion. XVI UNE VENTE. En metlant le pied dans la réunion, il semblait que Ju- lius fût tout autre, et l’on eût dit qu’il avait laissé sa na- ture à la porte. Une sorte de curiosité passionnée éclatait sur sa figure. Était-ce profonde diplomatie et habileté consommée? Il jouait son rôle à merveille, et il parlait de liberté avec plus de chaleur que le plus ardent de ses in- terlocuteurs. Samuel lui-même se demandait par moments s'il n’était pas sincère, et admirait la réalité de sa joie quand les principes paraissaient prévaloir sur les intrigues, et de sa tristesse quand les mesquines ambitions obscurcissaient la pureté de la cause. — Il est si faible et si vacillant, se disait Samuel, qu’il est bien capable de se laisser empoigner par l'ascendant des idées libérales, Il est venu ici par désœuvrement, par scepticisme, par dédain : il serait bizarre qu’il en sortit convaincu et plus croyant quelles autres! De plus forts que lui ont eu le vertige des idées au fond desquelles ils vou- laient absolument regarder, On commence par imiter, et puis l'on éprouve. L'acteur devient le personnage. I faut un esprit d'une autre lrempe que le sien pour jouer impu- nément le libéralisme. S'il allait devenir le Saint-Genest de la démocratie? Samuel était trop douteur et trop défiant pour s'ar- rôler à cette pensée. midi à qua sh eprenait-il, ja cherche DIEU DISPOSE. res! C’est un diplomate, et voilà tout. C’cst un de ces hom- mes auxquels il est d'autant plus facile de déguiser leur pensée qu'ils ne pensent pas. Samuel n’était pas le seul, d’ailleurs, à observer Julius. Un homme qui ne parlait pas, qui se tenait dans l'ombre ct que Samuel voyait là pour la première fois, ne quittait pas des yeux le prétendu commis-voyageur. La réunion était vivante et remuante. Pas de cérémonie ni d’étiquette. On fumait, on prenait du punch, on discu= fait, on faisait l’exercice, tout cela pêle-mêle; ce qui n’em- pêchait pas d'échanger à voix basse les deux ou trois mots significatifs pour lesquels on s'était réuni. Debout, appuyé contre la cheminée, un homme de haute taille, au front élevé, à l'œil profond, expliquait, d'une parole éloquente, comment les dogmes finissent. Ses actes montrèrent depuis, non moins éloquemment, hélas! com- ment finissent les demi-convictions. Tel était, en général, l'aspect fort simple et très-inoffen- sif de ces ventes si redoutées. Ge soir-la, il n’y avait aucune nouvelle essentielle. On attendait toujours la chute du ministère Martignae, dont ia modération retardait le choc des opinions contraires. On espérait qu’il allait se retirer prochainement et être rem- placé par le ministère Polignac. Tous les vœux de la Char- bonnerie étaient pour monsieur de Polignac, lequel, par son intolérance bien connue et par son absolutisme aveu- gle, ne pourrait manquer de hater la crise et l’écroulement du droit divin. Le mot d'ordre était donc de pousser, par tous les moyens possibles, à la retraite du ministère Martignac. Dans un moment où les groupes étaient le plusanimés, le député de cette vente particulière à la vente centrale, lequel à joué depuis un rôle important dans une des plus solennelles séances de l’Assemblée constituante, fit un si- gne à Samuel, qui le suivit dans un coin. — Eh bien? demanda Samuel. — Eh bien! dit l’autre, tu avais raison, le mois dernicr, de douter de celui que tu as introduit parmi nous. Et, d’un clignement d’yeux imperceptible, il désigna Julius, — Non; j'avais tort! répliqua vivement Samuel. J'ai pris de nouvelles informations, et je réponds de lui. — Fais attention, dit l'interlocuteur; nous avons pris des informations aussi, et elles sont troubles. — Ah! reprit Samuel avec hauteur, quand je m'engage pour quelqu'un, il me semble qu’on ne doit rien lui de- mander au dela de ma parole. Encore une fois, je me fais garant de Jules Hermelin. — Tu peux te tromper. — Qu'on me donne des preuves alors, — On l'en donnera peut-ûtre, — Qui? — Ouelqu’un qui veut te voir, qui te verra demain ; ce= lui qui sert d’intermédiaire et de lien centre nos ventes se= crétes et l'opposition parlementaire, — Ah! vraiment! dit Samuel avec un mouvement de joie. — Oui, il ira s'ontendre avec toi à co sujet, ot sur d'au DIEU DISPOSE. ‘49 ES tres peut-être. Et s’il te prouve que ton Jules Hermelin est un traître? — J'espère lui prouver le contraire, dit Samuel. Je res- terai chez moi demain toute la matinée, jusqu’à deux heures. — C'est bien. Et les deux interlocuteurs se quittèrent. La réunion, au reste, était à peu près finie. La plupart des assistants partaient. Samuel et Julius sortirent en- semble. Samuel était préoccupé. Julius, lui, était en train de bonne humeur et presque d’action. — Tu ne me parles plus d’Olympia? dit-il à Samuel. Crois-tu réellement qu’elle parte. Je l’enverrai savoir dès mon lever, en lui envoyant quelques fleurs. Et si on ne la trouve pas à son hôtel, je suis capable, vois-tu, de pro- filer du chagrin réel que ce départ me causera, pour me procurer la joie non moins réelle de rompre avec la prin- cesse, Samuel ne répondit pas. — Je suis allé trop vite en besogne, pensait-il. Moi qui croyais tenir un tel homme! De son côté ni du mien, rien nest prêt. Sa mort en ce moment ruinerait tout. J'ai été absurde de le compromettre, avant de le voir bien el dûment engagé avec celte chanteuse! Comment faire pour nous dégager, moi et lui, de mon propre piége? Ah çà, vais-je avoir à présent plus de peine à le sauver que je n’en aurais eu à le perdro XVII RENDEZ-VOUS CHEZ DIEU. Samucl Gelb était dans l'erreur quand il croyait que Lo- thario n’avait pas revu Frédérique, Lothario n'était pas revenu, c’est vrai, dans cette maison de Ménilmontant où il avait reçu du maître un si froid accueil. Mais la pure et blonde image de sa compatriote tenait trop sa pensée pour qu’il n’essayat pas de se rap- procher d’elle. S'il ne pouvait pas entrer, elle pouvait sortir, Il venait donc souvent rôder dans la rue où logeait Fré- dérique, pareil à Adam errant aux abords de l'Eden fermé, mais moins heureux que lui, car Adam était avec Eve, au lieu que l'Ëve de Lothario était restée dans lo lieu in- terdit, Le dimanche qui suivit la visite qu'il avait faite avec son oncle à Samuel, était-ce bien à Samuel? il marchait, par une matinée de printemps, froide encore, mais déjà belle, devant cette porte méchante qui le séparait de celle qui, en une minute, semblait avoir pris toute sa vie, Il arpentait la chaussée d'en face, plongeant les yeux dans le jardin, et s'imaginant que Frédérique allait pous- ser subitement parmi les fleurs, Toutes sortes de désirs et de rêves insensés lui traversaient le cerveau. Il fixait sur la maison des regards impérieux, se figurant que le ma- gnétisme de son cœur allait faire sortir Frédérique malgré elle. Ou bien, il se disait qu’elle l’apercevrait peut-être en regardant par hasard dans la rue et qu’elle ouvrirait sa fenêtre et lui ferait signe de monter; ou bien qu'elle viendrait elle-même, qu’enfin elle trouverait un moyen quelconque et qu'ils pourraient se parler au moins un instant. Elle aussi devait souhaiter de le revoir. Ils ne pouvaient plus être étrangers l’un à l’autre; cette Allemande, qui les connaissait mieux qu’ils ne se connaissaient eux-mêmes, le leur avait dit ; elle avait lié leurs destinées d’un nœud indispensable ; ils étaient déjà frère et sœur. Il regardait alors la porte du jardin et les fenêtres de la maison. Mais ni porte ni fenêtre ne s’ouvrait. Alors, le découragement le prenait, et il passait brusquement de la certitude au désespoir. 11 se trouvait bien stupide d’avoir admis une seconde la pensée qu’elle pût venir ou l'appeler à elle. Est-ce qu’elle se souvenait de lui seulement? Elle l'avait vu une fois, un quart d'heure, non pas même seul; il n'avait pas dit quatre paroles; il avait manqué d'esprit, il avait dû lui sembler ridicule avec son émotion et son trouble. C'était la seule impression qu’il eût pa lui laisser en supposant qu’une tête de jeune fille dût garder une impression quelconque d’un inconnu entrevu une fois. Elle le rencontrerait dans la rue qu’elle ne le reconnaitrait même pas | Lothario était là depuis près d’une heure, espérant, désespérant, joyeux, désolé, remué jusqu'aux entrailles pour une porte qui s’ouvrait, pour un rideau qui bougeait dans la maison, il commençait à se rendre compte de li- nutilité de son attente, et à se dire qu’il n’y avait pas de raison pour qu'il n’attendit pas vingt-quatre heures, quand Frédérique sortit. Lothario eut un reflux de tout son sang au cœur. Frédérique était enveloppée d’une mante, et avait la fi- gure couverte d'un voile. Mais Lothario n'avait pas besoin de la voir pour la reconnaître! Elle était accompagnée de madame Trichter. Elle ne vit pas Lothario. Elle allait du côté opposé à celui où il se trouvait. Elle lui tourna done le dos et gagna l'extrenuie de la rue. Lothario restait à sa place, cloué, pétrifié, ne vivant plus que par les yeux. Mais au moment où elle allait dis- paraître à l'angle de la rue, il s'élança après elle. Puis, réfléchissant que si elle le voyait il ne pourrait pas la suivre sans indiscrétion, il ralentit le pas et laissa entre elle et lui une trés-longue distance. Frédérique et madame Trichter descendirent le faubourg jusqu'au boulevard. Alors elles prirent la rue Vieille-du- Temple et arrivèrent au temple protestant des Billettes, où elles entrèrent. Lothario eut, en les voyant entrer, un vif accès do joie. Frédérique était de sa religion: tout ce qui mettait un rapport de plus entre eux, lui paraissait l'unir davantage à elle, et ici c'était Dieu même qui les rapprochait l'un de l'autre. 56 DIEU DISPOSE. Samuel avait toujours laissé pleine liberté à la con- science de Frédérique. Dans les premiers temps, ç’avait été par indifférence. Ne croyant pas plus à une religion qu’à une autre, i! s’occupait médiocrement du sens dans lequel tournerait la foi de sa pupille. Toutes les croyances lui semblaient également bonnes, ou, si l’on veut, égale- ment mauvaises, Il se trouvait que madame Trichter, la gouvernante de Frédérique, était protestante, L’institutrice allemande qu'il lui avait donnée ensuite était protestante aussi. Entre les trois seuls êtres qu’elle connûf, sa gouvernante et son institutrice, qui, en fait de religion, ne lui parlaient que des dogmes luthériens, et son tuteur qui ne lui parlait pas de religion du tout, Frédérique fut naturellement pro- testante. Elle crut ce que croyaient auprès d’elle les deux êtres qui croyaient. Et, chose bizarre! quand Samuel était revenu des In- des, quand son amour pour cette belle enfant de seize ans avait cessé d’être de la paternité, ce docteur ironique, au lieu de s'opposer aux croyances de Frédérique, au lieu de les railler et de les détruire, les avait respectées et presque encouragées. Résolu à en faire sa femme, il avait voulu fortifier autour d’elle tout ce qui pouvait la maintenir dans le sentiment du devoir, tout ce qui pouvait fermer son cœur aux passions volontaires et libres, tout ce qui pourrait la préparer à se soumettre. Cet athée avait essayé de mettre Dieu de son côté. Voilà pourquoi Frédérique, aussi pieuse et aussi chaste que la Marguerite de Goethe, avant sa chute, allait tous les dimanches au préche. Lothario assista à Voffice divin. Il souffrait, lui aussi, de ce grand mal du temps: Vindifference. Il ne haussait pas les épaules comme Samuel devant la foi des autres; il n’offensait pas leur croyance, il ne la raillait pas, il les laissait prier; mais il ne priait pas. Il était de ceux qui n’insultent pas le ciel, mais qui s’en passent. Mais ce jour-là il sentit comme le ciel ressemble à l’a- mour. Il fut pris d’un immense bonheur à songer qu’il avait une patrie commune avec Frédérique, un monde où leurs deux âmes se touchaient, un avenir vers lequel ils tendaient ensemble, et où, quoi qu’il leur arrivât sur la terre, ils se rejoindraient pour Péternité, Les priéres finies, il se mit sur le passage de Frédé- rique. En sortant du temple elle l'aperçut. Elle le reconnut, car un tressaillement imperceptible, que Lothario vit avec les yeux du cœur, agita son corps charmant, La rougeur subile de son beau front resplendit au travers de son voile. O Marguerite! il aurait fallu là ton Faust pour profiter de cette rougeur et pour oser entrer en conversation. Lo- thario n'eut pas celle hardicsse, Sa témérité alla jusqu'à faire à Frédérique un profond salut, que la pauvre jeune fille rendit, toute tremblante. Et puis, elle sortit du temple, Lothario y resta, n'osant pas sortir après elle, de peur d'avoir l'air de la snivro. I enivra lon emps de la contemplation de la chaise où elle s'Glail assise, et retourna ensuile à l'ambassade, Mais le dimanche suivant, la plus vieille puritaine qui accourut au temple, devancant l'heure du prêche, y trouva Lothario déjà installé et priant Dieu que Frédérique ne manquêt pas de venir. Cette prière fut exaucée. Frédérique et madame Trichter arrivèrent bientôt. En demandant à Dieu que Fréderique vint au préche, Lothario avait oublié de demander que madame Trichter vint aussi. Il se trouva trop exaucé, mais il se résigna, sachant que c’est la loi humaine et que tout corps traîne son ombre. Le premier regard de Frédérique tomba sur Lothario. Elle s'attendait peut-être à le trouver là, car, cette fois, elle n’eut pas de tressaillement. Elle monta dans une galerie haute du temple, peut-être par la même raison qui le fit rester en bas. Il avait calculé qu’en se tenant près de la porte, il la voyait plus longtemps à la sortie. Tl passa ainsi une heure charmante, avec elle, la regar= dant, priant pour elle et la priant pour lui. Puis, ce bonheur finit encore. Elle sortit, Il lui sembla qu’elle le regardait à travers son voile, et il se sentit fris- sonner comme s'il avait la fièvre, C’est à peine s’il eut la force de la saluer. Comme le dimanche précédent, elle lui rendit son salut et passa, et il attendit pour sortir qu’elle fût déjà éloi- gnée. Trois dimanches encore ’se passèrent ainsi. Lothario ar- rivait au prêche avant tout le monde, et en partait après tout le monde. Un salut réciproque, à la sortie du temple, | voilà à quoi se bornait la conversation de ces rendez-vous chez Dicu. Que se passait-il dans Pâme de Frédérique? Cette ques- tion résumait la pensée de Lothario. Et Frédérique ne se demandait-elle pas aussi ce qui se passait dans l’âme de ee jeune homme qu’elle avait vu une seule fois ; que celle qui lui parlait de sa mère lui avait présenté comme un ami, comme un frère, et qu’elle n’a= vait pas revu depuis? Pourquoi le trouvait-elle sur son passage tous les diman- ches? Pourquoi venait-il assidûment au préche, contraire- ment aux mœurs des jeunes gens? Etait-ce par piété? I était bien distrait pendant l'office pour y venir par dévo- tion! Quand, par hasard, elle se retournait pour arranger sa chaise, qui, depuis quelque temps, ne pouvait tenir sur ses pieds, elle l’apercevait tourné vers elle, et moins oc cupé bien sûr d'écouter le pasteur que de la regarder Était-ce done pour elle qu'il venait? Mais alors pourquoi ne venait il pas la visiter chez elle, au lieu de venir la sa- luer en public, dans un lieu où il ne pouvait pas lui par- lor? Craignait-il son tuteur ? Ne savait-il comment s’intro- duire ? Mais n’avait-il pas un oncle, ambassadeur de Prusse et ami intime de monsieur Samuel Gelb, et ne pouvait-il pas so faire présenter par lui? Cela vaudrait bien mieux que de venir l'entrevoir une minute par semaine, au ris- que dé finir par étonner et froisser madam Trichter? Après cela, monsieur Samuel Gelb avait sans doute re= fusé de laisser pénétrer un jeune homme dans une mai- on où cll loif sor Go nti pasa’ faute du arcon, il { lai! lui pardonner, Ou bien monsieur DIEU DISPOSE. 54 thario n’avait pas voulu tenter de démarche avant d’a- voir son assentiment à elle. Il venait voir quel effet il lui faisait, quelle impression elle éprouvait pour lui, si elle ‘serait contente de le voir. Dans ce cas, comme elle n'avait aucun motif de lui être hostile, la vérité devait exiger qu'elle l’encourageât un peu et lui fit quelques avances Bi car il avait Pair. bien timide. Et quand elle se disait cela, elle saluait plus amicale- / ment Lothario, et lui adressait un fraternel sourire dont, | hélas ! il avait grand besoin. Car Lothario passait la semaine à se maudire de sa lâ- cheté du dimanche. Du lundi au samedi, il se jurait par tous les serments les plus formidables que, le dimanche suivant, il aurait le courage d'aborder Frédérique et de lui parler. Mais, le dimanche venu, il se donnait mille pré- textes : la crainte de déplaire à Frédérique ou de la com- promettre, ou de donnerdes soupçons à madame Trichter, qui, alors, la ménerait à un autre temple, ou qui même en parlerait à monsieur Samuel Gelb. En somme, chaque dimanche s’écoulait sans qu’il fût plus avancé d’une ligne que le dimanche précédent. Et il s’en voulait d'autant plus de sa timidité puérile qu’il lui semblait que Frédérique Vinvitait à se déclarer et à parler. Etait-ce une illusion? Il avait cru remarquer, les deux dernières fois, qu’elle l'avait salué d’un signe de tête presque intime, et qu’elle s'était éloignée d’un pas plus lent. Même, mais c'était 1a évidemment un pur hasard, le dernier dimanche, au moment de la sortie, le vent qui ve- nait de la porte entr’ouverte avait soulevé un instant son voile, et il avait pu entrevoir, comme un éclair d’espérance, la charmante figure qui dorait ses rêves. ‘Il se résolut à en finir. Elle pourrait se facher à la lon- gue. Elle était en droit de s’étonner qu’il vint ainsi tou- jours la trouver pour ne lui rien dire. Que lui voulait-il ? S'il n'avait rien à lui dire, alors, qu’il la laissât tranquille, Il vint le dimanche suivant, au temple des Billettes, avec la ferme intention de lui parler ou de lui écrire. Avant et pendant le préche, il se démontra qu'il valait mieux parler. Mais quand Frédérique se leva et vint de son côté, présente, immédiate, effrayante de tout son charme, il se dit qu’il valait mieux écrire, Frédérique avait-elle vu dans ses yeux, pendant le prê- che, la résolution qu'il avait formée? Et fut-elle désap- poiniée en voyant sa reculade et son changement? ou bien füt-ce tout simplement préoccupation, mauvaise humeur, souci d’ailleurs ? Le fait est que Lothario s'imagina qu'elle le saluait moins gentiment qne de coutume et qu'elle avait dans son air de la froideur et presque du dédain, Il se sentit frappé au cœur. Mais ce ne fut pas elle qu'il acetisa, co ful lui. Elle avait bien raison! Il y avait assez de dimanches qu’elle Vattondait. Elle lui avait donné le temps de se décider, Depuis cing ou six semaines qu'il al- jait se poster à une porte pour la saluer, elle devait tre rassisi¢e de son salut, ct elle avait le droit de lui dire : Après? Lui-méme, où voulait-il arriver ? Quand méme il irait comme cela tous les dimanches au temple des Billettes, : dovolrs religioux co n'était pas son assiduité à remplir s qui lui ouvrirait lo paradis on ce monde. Pas même, sans doute, dans l’autre monde, r'intention n'y étant pas, L'heure était sonnée de sortir de ce cercle vicieux de la vertu et de la religion. Il fallait rompre avec ces rencontres muettes, et faire une réalité à deux de ces rêves en à parte. Lothario luita et réfléchit toute la semaine. Le samedi, la pensée de retrouver Frédérique le lendemain froide et dure, fut plus forte que tout. Il voulut que le premier re- gard qui tomberait sur lui de ces doux yeux fat un re- gard d’approbation, et, plutôt qu’un reproche de Frédéri- que, il se trouva prét à affronter toutes les colères de tous les tuteurs de la terre. Il se hata de profiter du moment où il était dans ces dis- positions énergiques. Il écrivit deux lettres, l’une à Frédérique, l’autre à mon- sieur Samuel Gelb, et les fit porter à l'instant même par son domestique. Puis il attendit, épouvanté de son courage et se repen- tant presque. Or, ce samedi était le lendemain du jour où Samuel avait rencontré Olympia à la Muetle, et avait mené Julius à Ja vente. Samuel venait de déjeuner, et attendait ’envoyé du car- bonarisme qu’on lui avait annoncé à la réunion. Il était re- monté dans son cabinet, et il attendait impatiemment. Frédérique et madame Trichter étaient dans le jardin. On sonna à la porte intérieure. Toutes deux allèrent ou- vrir. C'était le valet de Lothario. Il remit les deux lettres. Frédérique prit avec embarras la lettre qui lui était adressée. Personne ne lui avait jamais écrit, excepté le pasteur qui lui avait fait faire sa première communion, son ancienne institutrice, et une ou deux amies qu'elle avait connues en pension, et qui avaient quitté Paris. La lettre qu’on venait de lui donner était d’une écriture qu'elle n’avait jamais vue, Et cependant, avertie par un pressen= timent, elle se troubla et devint toute rouge. Elle se tourna yers madame Trichter. — Dois-je lire cette lettre ? demanda-t-elle, — Mais sans doute, dit madame Trichter. Samuel avait-il trouvé cette précaution inutile ou ridi- cule, le fait est qu'il n’ayait jamais défendu que Frédéri- que recut de lettres, Le cœur battit à la pauvre fille en rompant le cachet. Mais il lui battit bien plus fort quand elle vit que la lettre élait signée Lothario, Elle lut : « Mademoiselle, » Permettez-moi de vous adresser un mot plein de crainte ot de respect, pour vous avertir que j'écris et que j'envoio, en même temps que ce billet, une lettre à monsieur Samuel Gelb, une lettre d'où dépend plus que la vie d'un homme, J'ai voulu risquer moi-même cette démarche décisive, avant d'y faire intervenir celui dont j'attends toute ma fortune, mon soul ami, mon second père, monsieur le comte d'E- berbach, Tl est possible que votre tuteur vous consulte sur ma lettre, Dans co cas, mademoiselle, je vous conjure, oh! 52 DIEU DISPOSE. je vous conjure a genoux, de songer qu’une parole de vous peut faire une joie céleste ou un malheur désespéré. Avec un oui, vous pouvez faire descendre le ciel sur la terre. Si vous diles non, au moins ne m’en voulez pas, et par- donnez-moi d’avoir rêvé un instant un avenir où j'ai eu l'audace de vous mêler. » En attendant votre arrêt, mademoiselle, je mets à vos pieds tout ce que j'ai dans le cœur de profond respect et d’inaltérable dévouement. D LOTHARIO. D Tandis que Frédérique lisait cette lettre, une inexprima- ble émotion lui serrait le cœur, et il lui semblait qu’elle allait pleurer. Et cependant, elle se sentait toute joyeuse. — Vous avez une autre lettre? demanda-t-elle au domes- tique. ; — Oui, mademoiselle, pour monsieur Samuel Gelb. — Eh bien! voulez-vous la lui porter, madame Trichter ? La vicille Dorothée prit la lettre. Ah! fit le domestique, pour celle-ci, Pon m'a dit d’atten- dre la réponse. — C’est bon, je vais le dire à monsieur Gelb, dit ma- dame Trichter. Et elle monta au cabinet de Samuel. Elle fut cing minutes sans revenir, puis encore cing mi- nutes; mais C'était tout simple: il fallait bien le temps d'écrire la réponse. Et, à en croire le mot que Lothario avait ecrit à Frédérique, la chose était assez grave pour que Samuel eût le droit de réfléchir à ce qu’il répondrait. Enfin, Dorothée reparut, et alla au domestique. — Monsieur Samuel Gelb, fui dit-elle, répondra plus tard. Le domestique salua et s’en alla. — Pourquoi êtes-vous restée si longtemps alors, dit Fré- dérique à Dorothée, puisque mon ami ne répondait pas? — Parce qu’il avait dit d’abord qu’il répondrait. — Et pourquoi a-t-il changé d'idée? — Je n’en sais rien, dit madame Trichter. — Comment l’avez-vous trouvé? reprit Frédérique. Quel air avait-il? Cette lettre l’a-t-elle donc faché? Avez-vous vu l'impression qu’elle lui faisait? — Je ne crois pas qu’elle lui ait été agréable, répondit madame Trichter. Il l'a ouverte devant moi et a regardé la signature. Aussitôt, son front s’est renfrogné, et sa fi- gure a pris une expressionfd'impatience et de colère. « Lais- sez-moi, » m’a-t-il dit durement. J'ai hazardé de lui dire qu'on attendait la réponse. « Qu’on attende. Allez. Ah! a-t- il ajouté, qui est-ce qui attend? » Un domestique. « C'est bien, a-t-il repris; allez, je vous appellerai. » Je l'ai laissé, Dix minutes après, il m’a rappelée. — Comment était-il ? demanda Frédérique, — Bien- plus calme, mais bien plus pâle. — Et que vous a-t-il dit? — Rien que ces mots: Madame Trichter, dites à ce do- mestique que je répondrai plus tard à monsieur Lothario, — Tout cela est singulier, pensa Frédérique, Que peut donc avoir écrit monsieur Lothario à mon tuteur pour le mécontenter et Virriter’? Je me suis donc trompée, Mais alors, que signifie le mot que monsieur Lothario m'a écrit à moi-même ? Quel est cet avenir auquel il dit que je suis mêlée ? Je m’y perds. Elle remonta dans sa chambre pour rêver plus à son aise à cette énigme, et n’avoir plus sur elle les yeux de madame Trichter, qui pouvait finir par voir sur son front le reflet de sa pensée. Elle s’assit à une table, dans un petit salon qui précédait sa chambre, et ouvrit un livre qu’elle tacha de lire, mais ses yeux lisaient seuls. Elle lisait un autre livre, dont les poëmes des plus grands poëles ne seront jamais que les traductions ; le beau roman de ses seize ans. Elle était plongée dans la lecture de ce chef-d'œuvre écrit par Dieu même quand un coup, frappé discrètement à sa porte, la réveilla en sursaut. — Qui est 1a? fit-elle. — C'est moi, mon enfant, qui voudrais vous parler, dit trés-doucement la voix de Samuel. Frédérique, toute troublée, alla ouvrir, Samuel entra, XVIII DEMANDE EN MARIAGE. Samuel avait réfléchi depuis une demi-heure, et, pen- dant cette demi-heure, il avait pris son parti. Si la lettre que lui avait adressée Lothario n’était pas une demande en mariage expresse, elle en pouvait passer pour la préface. Voici ce que lui écrivait le respectueux et tremblant jeune homme : « Monsieur, » Je viens solliciter de vous une grâce à laquelle j’attache plus de prix qu’à ma vie. C’est de me permettre d'aller vous visiter quelquefois à Ménilmontant. J'ai déjà essayé une fois de me faire présenter chez vous par mon oncle, votre ami d'enfance. Mais, pardonnez-moi de l'avoir remar- qué, il m'a semblé que ma présence vous déplaisait. En quoi puis-je avoir eu le malheur de vous offenser, moi qui donnerais tant pour vous rendre service? Vous ne sauriez croire, monsieur, quelle ambition j'ai de votre amitié. » Pour quelle raison fermeriez - vous votre porte au ne- veu, J'ose presque dire au fils de votre ami? Aurais-jo en- vers vous un tort involontaire ? Vous avez peut-être un motif en dehors de moi. Il y a dans votre maison une jeune fille belle et charmante, Je l'ai vue, et mademoiselle Fré- dérique est de celles qu'il suffit d’avoir entrevues un jour pour ne les oublier jamais. Mais monsieur le comte d'E- berbach a pu vous dire que je suis un honnêlo homme, et que je n'entre nulle part avec des intentions déloyales, S'il existe des gens capables d’abuser d'une porte ouverte, et de voler l'hospitalité, je ne suis pas de ces gons-ld. » Dans le cas trop probable où mademoiselle Frédérique ne ferait pas attention à moi, je serais chez vous un visi- DIEU DISPOSE. 53 —_——— teur, un passant, le premier venu, que vous seriez libre de congédier aussitôt qu’il vous ennuierait. Maissi , par un miracle inespéré, j’avais ce bonheur de ne pas lui déplaire, je suis le neveu du comte d’Eberbach, la bonté de mon oncle m’assure un avenir qui n’est pas indigne d’être offert à une femme, et je serai assez riche pour avoir le droit d'aimer celle qui m’aimerait. » J'attends, monsieur, votre réponse avec une anxiété que vous comprendrez. Tâchez que ce ne soit pas un refus* » Daignez agréer le sincère témoignage du dévouement et du respect de votre plus humble serviteur, D LOTHARIO. D» Lorsque Samuel eut achevé la lecture de cette lettre, il Ta froissa violemment entre ses mains avec colère. - Que répondre à ce jeune homme? Le fond de la réponse n’était pas ce qui l’embarrassait. Il refuserait, cela allait sans dire. Mais quel prétexte donner ? S'il n’y avait que ce Lothario, ce ne serait rien; la pre- mière raison venue serait trop bonne ; Lothario se fâche- rait s’il voulait; tant mieux! Mais il y avait Julius, que Lothario ferait intervenir. Il y avait Julius, qui s'étonnerait que Samuel ne voulût pas recevoir son neveu ; qui en demanderait la cause, qui la discuterait, qui se brouillerait. Et se brouiller avec Julius, c'était se brouiller avec ses millions. Que dire à Julius, pour qu’il ne s’irritât pas du refus? Alléguer la difficulté de laisser un jeune homme s’intro- duire auprès d’une jeune fille, le tort que cela pourrait faire à la réputation de Frédérique ? Mais, puisque Lotha- rio venait précisément pour elle ! Est-ce que le mariage ne ferme pas la bouche à tous les méchants propos? A moins d'avouer qu’il ne voulait pas que Frédérique se mariât, et qu'il so la réservait pour lui-même? Mais était-il maitre de ne pas la laisser choisir ? — Allons, bon! s’écria Samuel en s’accoudant furieuse- ment sur la table; voilà que je vais être obligé de laisser entrer ici cet imbécile en gants blancs et en bottes ver- nies! Voilà que je vais être obligé d’assister à son amour d'enfant, qui touchera plus un cœur de femme qu'une passion amère et sombre comme la mienne! Et je me con- tiendrai pendant que là, sous mes yeux, un voleur s’effor- cera de décrocher la serrure de mon coffre-fort ! Et je roulerai des yeux féroces et risibles dans un coin comme un Bartholo stupide! A la fin, je commence à avoir du malhenr! Rien ne mo réussit plus. Jamais jo n'ai vu les choses plus rebelles et plus lentes à se plier au gré de la volonté humaine. Lo Génie s'y briserait. Les trois Gtres quo je voulais tenir, m'échappent à la fois. A l'heure qu'il est, Olympia es! sans doute en chemin, emportant mes projets dans s matles. Quant à Julius, son incognito dans la Charbon- nerie, soulevé à demi par moi-même, est peut-être maler moi déchiré tout à fait, et l'ambassadeur de Prusse court un récl danger de mort bien avant l'heure et l'occasion que j'avais disposées dans mon esprit! En avance du côté de Julius, je suis en retard du eût de Frédérique. Voici un intrus qui vient me la disputer avant que j'aie pris mes mesures de défense. J'ai voulu ne moffrir à elle qu’avec la puissance et la richesse, qui pour- raient compenser ce qui me manque en jeunesse et en bonne mine; j'ai travaillé pour elle sans le lui dire, ct, pendant que je m’occupais de lui préparer un sort supé- rieur et doré, un sot qui n’a rien fait et qui n’a rien été pour elle, qui est né tout simplement avec tout ce que je tâche de conquérir à force de pensée et d’audace, un en= fant est entré, et m’a peut-être dérobé ce cœur, toute mon espérance, toute ma joie, tout mon rêve! Comme un tisserand mal habile, je n’ai pas tenu ma trame partout égale, j'en ai perdu de vue un côté pour aller plus vite de l’autre, et elle me manque à l'endroit le plus précieux. Il se leva plein d’idées hostiles, fit quelques pas dans son cabinet, et alla se poser devant une glace, où il se re- garda fixement les yeux sur les yeux. — Est-ce que réellement tu baisserais, Samuel! se dit-il avec une sorte de rage et de haine contre lui-même? Com- ment vas-tu faire pour réparer ici le temps perdu , pour retenir là le temps trop pressé? II faut se hater et prendre une décision rapide. Sinon , réfléchis, voici ce qui te me- nace: Julius peut mourir d’un instant à l’autre, frappé par le poignard des Carbonari, ou tomber tout à coup d’é- puisement. Dans l’état des choses, il laisserait évidemment toute sa fortune à ce Lothario. Alors, il ne resterait plus qu'un moyen d’avoir une part de l'héritage : ce serait de marier Frédérique à l'héritier, et de compter, pour vivre, sur la munificence du mari et sur la reconnaissance de la femme. Mort et massacre! s’écria Samuel en marchant à grands pas dans son cabinet : il ne me manquerait plus que de finir de cette façon. I] ne me manquerait plus que d’être le parasite d’un ménage. Ainsi, intelligence, courage, té- mérité, mépris des lojg humaines et divines, et, d’un autre côté, tout le soin que j'ai pris de cette chère créature, toute la tendresse et tout le dévouement que je lui ai voués, tout aboutirait à cette infamie! Je mangerais les mietles qu'ils daigneraient me jeter. Non, je ne m’embourberai pas dans ce vil dénoñment, Je lutlerai. Et d'abord je m’exagère peut-être le péril , je m'inquiète comme s'il m'était démontré que Frédérique fût amoureuse de ce jeune homme. Quelle folie! elle l'a vu un quart d'heure, Elle est trop fière pour se jeter au cou du premier venu. Elle ne l'aime certainement pas. Si elle m’aimait, moi? Elle me connaît, elle me voit tous les jours, elle m'a deviné peut-Clre, Si elle ne m'a pas deviné c'est ma faute, Qu'est-ce qui m’empéchait de lui parler? Je ne lui ai jamais dit que je l'aimais autrement que d'amitié, Quoi d'élonnant qu'elle n'ait jamais vu en moi qu'un protecteur, qu'un père ? C'est à moi de Vavertir de sa méprise, Oui, je lui dirai tout, Pardieu! j'ai en moi assez de flamme pour faire reluire mes paroles, Je l'éblouirai des rûves que j'ai dans l'os prit, Jo ferai resplondir à ses yeux fascinés toutes los illu- minations d'une pensée prôle à foudroyer le monde s'il la 54 DIEU DISPOSE. nL 0 gêne. Je lui apprendrai ce que je suis, et ce que je sens pour elle, Ah ! je la convaincrai, et cile verra la différence de celui qui a sa splendeur dans Pidée de son front, avec celui qui l’a à l’épingle de sa cravate. Oui, je ferai cela; pas demain, mais aujourd'hui, mais tout de suite. Allons! Et c’est alors que, sortant aussitôt de son cabinet, Sa= muel alla frapper à la chambre de Frédérique. Elle ouvrit, comme nous l'avons vu, {out émue et sur= prise. — Je ne vous dérange pas, Frédérique? dit Samuel d’une voix douce et presque suppliante. Frédérique était encore trop troublée pour pouvoir ré- pondre. — C’est que j'ai à vous parler, reprit Samuel, qui n'était pas beaucoup moins troublé qu’elle, Pai à vous par- ler de choses sérieuses. — De choses sérieuses ? répéta la pauvre enfant, dont le cœur battait fort sous son corset. — Ne vous alarmez pas, Frédérique, dit Samuel; ne pâlissez pas. Il n’y a rien dans ce que j'ai à vous dire qui doive vous effrayer. D'ailleurs vous savez, et j'espère n’a- voir jamais manqué une occasion de vous le prouver, que je n’ai pas au monde un plus vif souci que votre bonheur. Frédérique se remettait et se sentait peu à peu rassurée, moins encore par les paroles de Samuel que par le ton de douceur et le regard affectueux qui les attendrissaient. Mais à mesure que Frédérique se rassurait, Samuel, lui, se troublait de plus en plus, et ne savait par où commen- cer ce qu’il avait à dire. Cependant, Frédérique attendait, 11 fallait se décider. — Ma chère Frédérique, dit-il avec un sourire contraint et presque triste, vous ne vous doutez pas, j'en suis bien sûr, de ce dont je veux causer avec vous. — Mais si, je crois que je m’en doute, répondit Frédéri- que. — Comment! dit Samuel soupçonneux. Que croyez- vous? que devinez-vous ? — Je ne devine pas, dit Frédérique, je sais que vous venez de recevoir une lettre. — Et vous savez de qui? — Oui, de monsieur Lothario. Samuel retint un geste de colère. — Oh! je ne sais pas seulement cela, poursuivit Frédé- rique, qui no s’apergut pas de l'émotion de Samuel. Jo sais encore que vous devez me consulter sur ce que ren= ferme la lettre, — Est-ce tout ce que vous savez? demanda Samuel pâle ot les poings crispés. — C'est tout, répondit Frédérique. Je ne sais pas ce que la lettre renferme. — lrédérique, dit Samuel, pour @tre si bien au courant de ce que fait monsieur Lothario, vous l'avez donc revu ? L'accent dont Samuel prononça ces mots était trop cour- rouce pour que Frédérique pdt s’y méprendre, — Mon Dieu! mon ami, dit-elle, voila que vous allez vous irriler encore injustement contre moi, Je vous jure que monsieur Lothario n’est pas revenu ici, et que je ne lui ai pas parlé. — Alors, comment savez-vous qu’il m’a écrit ce matin? — Il ma écrit en même temps qu’à vous, tu — Où est la lettre? demanda Samuel dont les yeux s’ale lumèrent. FF, — La voici. fai Elle lui tendit le billet de Lothario. 11 le prit et le lut rapidement, Il respira. , — Eh bien! dit-il un peu apaisé, que conjecturez=vous — de cette lettre, fort vague et fort banale ? — Mon Dieu ! rien, mon ami, je... — Je suis sûr, interrompit Samuel d’un ton de sarcasme amer, que, sur ces quatre mots de politesse insignifiante, vous vous êtes imaginée subitement que monsieur Lotha= rio, ce blond, cet élégant, ce beau monsieur Lothario, qui. est premier secrétaire d’ambassade à vingt-cinq ans, qu sera millionnaire à trente, était tombé éperdument amou- reux de vous, et venait vous demander pour femme? Avouez que vous l'avez cru. — Mais, mon ami... balbutia la pauvre fille toute dé- contenancée, — Eh bien! si vous Pavez cru, vous vous êtes trompée absolument, je suis fâché de vous en prévenir. Ce n’est nullement votre main que monsieur Lothario me demande. Je regrette d’avoir oublié sa lettre dans mon cabinet, sur ma table, je vous l’aurais montrée, et vous auriez vu que monsieur Lothario ne pense guère à vous. — Mais, mon ami, que vous ai-je donc fait? S'écria Fré- dérique prête à pleurer. Vous avez jamais elé si dur pour moi. — Pardonnez-moi, Frédérique, dit Samuel d'une voix tout à coup émue. Ne m’en voulez pas d'être méchant; ce n’est pas ma faute, c’est que je souffre. — Vous souffrez? demanda la charmante fille oubliant son chagrin pour penser à celui d’un autre. Et qui est-ce qui vous fait souffrir ? — Vous. — Moi} s’éeria Frédérique stupéfaite. — Oui, vous. Pas volontairement, chère 4mo angéli- que. Je ne yous accuse pas. — Comment, alors? — Jo vais vous le dire. Écoutez, Frédérique ! je suis ja- loux de yous. — Jaloux de moi ? — Oui, follemont et désespérément jaloux, Je vous aime. Jo ne voulais pas vous parler de cela encore. J'attendais un anniversaire, un annivorsaire prochain, celui du jour où jo vous ai trouvée, il y aura dans quatorzo jours dix sept ans, Il me semblait que cette date m'était heureuse et bonne, et je voulais Vassocier à ma prière, Et puis, je m'élais imposé à moi-même certaines conditions pour mé- riler d'ôlro accueilli de vous avec quelque bienveillance. Mais l’occasion se présente aujourd’hui, jo ne suis pas libre de toculer, il faut que je laisse déborder mon cours Frédérique écoutait, surprise, presque offrayée, — Frédérique, continua Samuel, depuis dix-sept ans, DIEU a ene rp ee en 55 j'ai travaillé, j'ai étudié, j'ai souffert, j'ai lutté à droite et à gauche, j'ai fait des efforts à décourager cent hommes. Eh bien! au bout de cette persistance et de cette fatigue, il n’y avait pour moi qu'une récompense : votre bonheur. : — je le sais, dit Frédérique. Croyez-le bien, mon ami, j'ai le cœur plein de reconnaissance pour vous. Je ne vous en parle pas souvent, parce que je n’ose pas; mais je sens bien profondément, allez, tout ce que je vous dois. Vous m'avez recueillie, vous m'avez élevée, vous avez été mon père et ma mère; je n’existe que par vous. Mais soyez persuadé au moins, que vous n’avez pas nourri une in- grate, et que, si j'ai jamais une occasion de m’acquitter envers vous, je ne la laisserai pas échapper, — Une occasion? dit Samuel. Vous en avez une au- jourd’hui. Vous en avez une tous les jours. — Que puis-je faire? — WMaimer. Aimez-moi, ef nous sommes quittes, et toute la reconnaissance est désormais de mon côté. Frédérique, m'aimez-vous ? — Oh! de tout mon cœur. — Oui, mais comment m’aimez-vous ? reprit Samuel. On dit aussi à son père et à son frère qu’on les aime de tout son cœur. Frédérique, vous qui me croyez généreux, vous allez me trouver égoiste, vous qui me remerciez de vous avoir donné, de vous avoir prêté, et que je suis un usuriér avide qui ruine ceux qu'il oblige. Frédérique, écoutez : je né vous aime pas comme ma fille et comme ma sœur. Mon espoir, mon rêve, ma passion, est ‘d’obte- nir de vous que nos deux destinées restent unies dans l’a- venir, comme elles l’ont été dans le passé, que nous soyons entièrement l’un à l’autre, que vous deveniez ma femme! Il se tut, tremblant, et attendant l'effet que sa demande produirait sur Frédérique. La jeune fille ne répondait pas une parole. Cette brus- que métamorphose d’une protection paternelle en passion d’amant lui causait surtout un étonnement pénible et profond, Elle s'était habituée à voir dans son tuteur un ami austère et sérieux, supérieur à elle par l’âge et par . l'esprit, et l'idée qu’elle s’en faisait élait précisément le contraire des idées de familiarilé tendre et d'égalité char- mante que suscitait en elle le mot mariage. Liie demeurait done muette, toute pâle et toute glacée. Samuel lut sur son visage toute son impression, et out tin moment de découragement, — Je vous fais peur et pitié? dit-il, — Oh! pas pilié! dit Frédérique. — Peur ! soit, reprit-il en se relevant, fier et presque beau. Peur! parce que je ne suis pas un de ces passants frivoles qui n’ont pas uno idée dans la tote et qui n'ont de plein que leur goussel; parce que j'ai ponsé, parce que j'ai vécu; parco quo jo porte sur ma figure la traco do co que j'ai fait et vu; parce qu'au lieu de mettre à vos piods uno bourse comme pour vous acheter, j'y mots un esprit éprouvé, une Ame trompéo à tous les courants de la vie, un réservoir accumulé de connaissances et d'expérience, Et pourtant, qu'est-ce qui devrait le plus sollicilor et tou- cher une femmo intelligente? Un cœur faible et pucril qui se donne élourdiment à er as | ea eee au seuil de la vie, parce que c’est la première femme qu’il rencontre, ou un cœur viril et puissant qui a tout connu, tout pesé, la puissance, la science, le génie, et qui, de tout ce qu’il ya au monde, ne veut qu’elle, ne cherche qu’elle, n’accepte qu’elle ? la richesse et le pouvoir, c'est pour vous les donner, cest pour être digne de vous. Je me fais une si haute idéé de vous, que je voudrais avoir des montagnes d’or pour mon- ter dessus et pour atteindre à votre hauteur. Voilà comme je vous aime. Il me semble qu’à moi seul je ne vous vau- drais jamais, et que, pour vous égaler, il faut que j'aie avec moi tous les biens du monde. Cependant, je vous assure que je ne suis pas un homme tout à fait à dédaigner. Vai tenté et j'ai fait des choses qui vous paraitraient peut-être grandes, si je vous les ra- contais, J'ai eu dans le cerveau, et j’y ai encore peut-être des desseins qui changeraient la face de l’Europe. Eb bien! je vous apporte tout cela. Tout est à vous. Tout ce que je vaux, tout ce que j'ai été, tout ce que je serai, vous ap~ partient; d'autant plus que, je le sens bien, je ne puis être rien que par vous. Je vous en prie, ne me dédaignez pas. D’autres que vous m'ont méprisé; je les ai brisés. Mais vous, je vous aime, je ne vous briserais pas; je mour- rais, Soyez bonne pour moi. Je vous jure que je ne vous propose pas un mari sans valeur. Je pose sous vos talons un front qui a regardé en face l’empereur, Soyez bonne, voulez-vous ? Cette passion Apre et vaste embarrassait et troublait de plus en plus l’âme candide de Frédérique, La naive enfant se sentait mal à l'aise sous cet amour, comme un pauyre oiseau qui verrait tout à coup s’abattre sur lui l'ombre des grandes ailes d’un aigle. — Mon ami, dit-elle consternée, excusez-moi si je ne sais comment. vous répondre. Je m'attendais si peu à ce que vous me dites! Vous voyez comme je suis émue, Je ne puis rien vous répondre, sinon que je n’existe que par yous, etque par conséquent mon existence est à vous. Fai- tas-en ce que vous voudrez. — Est-ce bien vrai? s’écria Samuel plein de joie. — Oui, reprit Frédérique; mon devoir est de vous obéir ct de faire tout ce qui dépendra de moi pour que vous soyez heureux. Ce que voulait seulement Samuel, c'était de prendre en quelque sorte possession de cette Ame et de cetto vie. A lui ensuite à faire le reste et à changer peu à pou cette doci- lité on amour, La soumission de Frédérique le rendit done presque aussi heureux qu'un aveu. — Vous me parlez aves bonté,mais avec tristesse, ajou-ta- t-il pourtant, Réfléchissez, enfant. Il y a doux choses dans Ie mariage, le mari et la position, Quant à la position, je m’en- gaged vous la faire splendide ethaute, au delà de vos rÔ VOS — Oh! co n'est pas la position, dit Frédérique. — Est-ce le mari alors, dit doucement Samuel. Voyons, ma chère enfant, ajouta-t-il avec un effort, votre vie est si simplo et si pure, on pout l'approfondir sans grand’ peine. Vous n'ôlos: gudre allée dans lo monde, vous n'avez vu personne... Si fait, pourtant, vous avez vu ce jouno homme, un quart d'heure, Frédérique, serais-jo assez malhoureux 56 DIEU DISPOSE. == pour que ce qu’il a pu vous dire pendant un quart d’heure fût mis par vous en balance avec ce que jai fait pour vous pendant dix-sept ans? : — Oh! non, certainement, dit Frédérique, les yeux bais- sés et le cœur palpitant. — Non? Oh! merci! dit Samuel, larrétant à ce mot. Je ne ve veux rien vous dire, rien vous demander de plus au- jourd’hui. Je vous ai ouvert mon cœur, vous avez été bonne et généreuse; c’est beaucoup, C’est plus que je n’es- pérais. Maintenant que je vous ai dit mon rêve et que vous ne l'avez pas repoussé, je suis content. Laissons faire les événements, et laissez-moi faire. Il se leva, et lui prit la main. — C'est à mon tour, dit-il, d’être reconnaissant et de vous le prouver. Il me semble que, quand on est heureux, rier n’est impossible. Et je suis heureux, grâce à vous, Frédé- rique. Merci encore, merci. A bientôt, fl lui baisa la main et sortit brusquement, Jamais, dans les plus grandes choses qu’il eût entrepri= ses, il ne s'était senti une telle émotion au cœur. En com- parant le résultat de son entretien avec Frédérique à ce qu’il avait redouté d’après la lettre de Lothario, il se figu- rait que le plus difficile était fait, et il regardait la ques- tion comme résolue, Il descendit l'escalier, le pas et le cœur légers. Il entra dans la salle à manger et prit son chapeau. Il y trouva madame Trichter qui tricotait. — Ma bonne madame Trichter, lui dit-il, je sors pour dix minutes, nn quart d'heure tout au plus. Quelqu'un vien- dra peut-être pour me demander si je ne le rencontre pas en route. Vous prierez cette personne de vouloir bien m’at- tendre, et lui direz que je ne puis tarder plus de quelques minutes, Il avait besoin de marcher, de s'épanouir au soleil, de respirer le grand air ! Mais Frédérique, elle, avait le cœur hien serré. Monsieur Samuel Gelb son mari! Jamais cette idée ne lui était venue. Il y avait dans la nouvelle et douloureuse si- tuation que cette conversation venait de lui faire, quelque chose qui répugnait à sa pudeur comme à son espérancel Et monsieur Lothario ? Il l'avait donc trompée ? Que si- gnifiaient ses assiduités au temple, que signifiait le mot qu'elle avait reçu de lui le matin? Il l’avait trompée; mais dans quel but? Était-ce possible qu’il eût menti si gratui- tement, quand il devait bien savoir qu’un mot de monsieur Samuel Gelb la préviendrait du mensonge! Que n’cût-elle pas donné pour lire la lettre qu'il avait écrite à monsieur Samuel Gelb? Celui-ci l'avait laissée, avait-il dit, dans son cabinet, sur sa table. Il venait de sor- tir; elle l'avait vu traverser le jardin; elle l'avait entendu fermer sur lui la porte extérieure, Ordinairement, quand il sortait, c'était pour toute la journée, Elle se leva comme instinctivement, — Non, so dit-elle, ce serait mal. Elle hésita, — Mais, pensa-t-elle, mon ami m'a dit qu'il regrettait de ne pas avoir apporté la lettre de monsieur Lothario, ct qu'il mo l'aurait montrée, Elle lutta encore un moment, puis se décida. — Cest justement dans l'intérêt de mon ami que je veux la lire, se dit-elle, pour voir à quei point monsieur Lotha- Tia n’a abusée, et pour ne plus jamais penser à lui. Elle sortit fiévreuse de sa chambre, traversa le palier, et entra dans l’appartement de Samuel. Elle courut à la table et chercha dans les papiers. La lettre n’y était pas. — Il m'a dit : Mon cabinet, pensa-t-elle; il a peut-être voulu dire : Mon laboratoire. Elle entra dans le laboratoire, séparé du cabinet seule= ment par une portière. Mais là encore elle ne trouva rien. Elle chercha haletante, éperdue, absorbée. La lettre n’é- tait pas dans le laboratoire non plus. Tout à coup un bruit de pas la réveilla en sursaut. On entrait dans le cabinet. Elle entendit la voix de Samuel, qui disait : — Donnez-vous, monsieur, la peine de vous asseoir. Il y eut un bruit de chaises, et la voix de Samuel reprit . — À qui dois-je, monsieur, l'honneur de votre visite ? : Frédérique se sentit froide d’épouvante. Le laboratoire n'avait d’issue que par le cabinet. Que dirait monsieur Sa- muel Gelb s’il la surprenait là, et quelle excuse trouverait elle à sa curiosité ? Par bonheur, la portière empêchait qu’on ne la vit. Elle retint son souffle et se blottit dans un coin, pâle d'eftroi. XIX A TRAVERS LA PORTIÈRE. — A quoi, monsieur, dois-je l'honneur de votre visite Frédérique n’entendit pas la réponse à cette question : c'est que la réponse fut muette. En parlant, Samuel avait, sans affectation, étendu trois doigts de la main gauche, Son interlocuteur en avait alors visiblement étendu deux de la main gauche et quatre de la main droite. fl avait ainsi complété le nombre neuf, un des signes maçonniques auxquels les Carbonari se reconnaissent entre eux. — Inutile que je fasse la contre-épreuve, reprit le visi- teur. Vous ne me connaissez pas, monsieur Samuel Gelb ; mais moi, je vous connais, — II me semble pourtant vous reconnaître aussi, mon= sieur, dit Samuel, N’étiez-vous pas, hier soir, rue Copeau ? — Oui, mais je venais à cette Vente pour la premièro fois, je n’y ai guère parlé et je n'ai fait qu’entrer et sortir. B... vous a annoncé ma visite, n'est-il pas vrai? — En effet, Et j'ai 6t6 très-houreux de la nouvelle. Car j'ai à vous parler, — J'ai à vous parler aussi. — Et d'abord ; reprit Samuel, je sais que vous m’appor- DIEU DISPOSE. 57 eS tez, au sujet de quelqu’un que j’ai introduit, des doutes qu’heureusement je crois pouvoir détruire absolument. — Je n'apporte pas de doutes, j’apporte des certitudes, répliqua l'interlocuteur. Mais ce n’est pas là le principal objet de ma visite. Nous y viendrons, s’il vous plaît, tout à l'heure. Commençons par ce qui touche plus directement l’Association. — Je suis a vos ordres, dit Samuel, inquiet pour Julius. — Vous avez reconnu mon visage, monsieur; mais je ne crois pas que yous connaissiez mon nom, Peu de personnes le connaissent, et je vous le dirais qu'il ne vous apprendrait rien. Pourtant, tout obscur que je suis, j'ai été obligé d’ac- cepter un rôle important dans la guerre que nous soute- nons. On a dû vous dire que j'étais l'intermédiaire entre les Carbonari, d’une part, et, de l’autre, les défenseurs au grand jour de la liberté, à la tribune et dans la presse. Poste souterrain et sans éclat, qui n’exige ni grand talent ni grande habileté, mais beaucoup de zèle et d’abnégation. Aussi ai-je accepté ce lot avec joie. Je suis un soldat hum- ble et modeste, mais dévoué, j'ose le dire, qui a peur du premier sang, et qui sert sa cause pour elle-même, prêt à lui donner tout ce qu’il est, tout son temps et tout son sang. Je donne tout sans demander rien, et, au fond de mon désintéressement, il n’y aura jamais la moindre amer- tume, il y a seulement un peu de tristesse. — Tristesse de quoi? dit Samuel. — De voir que si peu de cœurs se dévouent, et que la plupart, en travaillant pour le pays, ne travaillent que pour eux. Presque tous prêtent ce qu’ils donnent, et avancent à la liberté cent francs pour qu’elle leur en rende mille. Samuel vit-il là dedans une allusion à ses propres cal- culs? Soit qu’il fût choqué de la phrase de son visiteur, soit qu’il fût peu porté, de sa nature, à croire au désinté- ressement humain, sa voix prit un accent d’ironie. — il est vrai, dit-il, que la plupart des hommes se font leur part d'avance, et, au grand festin du pouvoir, se ser- vent les premiers; mais il y en a d’autres qui, sous une apparence de discrétion et de réserve, cachent quelquefois un appétit plus avide et plus adroit. C’est souvent une ex- cellente tactique de passer le plat aux autres, qui, par res- pect humain, n’osent pas prendre le bon morceau et vous le laissent, De telle sorte que vous avez le double avantage de la discrétion et du bénéfice, et qu'il vous reste, en défi- nitive, plus que vous n’auriez pu prendre décemment. — Si c'est pour moi que vous dites cela, reprit l’incon- nu, je vous affirme que vous vous trompez sur mon comp- te. Non-seulement je ne demande rien, mais je n'accepterai rien. — Des cérémonies! insista Samuel, poursuivant son in- crédulité railleuse. Alors, on vous suppliera de vous rési- gner aux places que les autres solliciteront à genoux, Exeusez-moi si je ne partage pas tout à fait vos idées, ct si, loin de blûmer l'ambition, je l'honore, Rien que pour la cause elle-même, n'est-ce pas son intérêt le plus essen- tiel que ce soient ses plus ardents serviteurs qui occupent les places ? Faut-il les livrer à ses ennemis? Qui sera plus capable de maintenir la liberté que coux qui l'auron! fondée ? Qui lui sera plus dévoué que ceux qui auront ex- posé leur vie pour elle? Sous prétexte d’abnégation, ce n’est pas soi seulement qu’on sacrifie, c’est la liberté. Vous prouverez votre dévouement en prenant votre part de pou- voir, et je réponds que cette part seraen bonnes mains, car je suis assuré qu’on n’a pu confier une mission déli- cate et périlleuse comme la vôtre qu'à une sentinelle éprouvée, non-seulement par son courage, mais aussi par son mérite. 3 — Mérite de discrétion! voila tout. Je sais beaucoup de choses, et je connais beaucoup d'hommes. Vous-même, monsieur Samuel Gelb, ce n’est pas seulement de figure que je vous connais. — Que savez-vous de moi? demanda Samuel hautajn. — Jesais, par exemple, répondit tranquillement Vin- terlocuteur, qu'en même temps que vous appartenez à la Charbonnerie française, vous appartenez aussi à la Tu- gendbund allemande. — Qui vous a dit cela? s’écria Samuel alarmé. — N'est-ce pas la vérité? dit le visiteur. — C’est possible, répondit Samuel. Mais comment êtes- vous si bien renseigné sur mes affaires personnelles ? Serais-je, par hasard, épié par mes frères ? — Oh! rassurez-vous, monsieur, Je ne suis pas un agent de police, et je n’ai pas la prétention de tout savoir. A nos amis et coreligionnaires, je ne veux et ne dois dire que la vérité. Mes renseignements sur vous se bornent à ce que je viens de dire. Je sais que vous êtes membre de deux sociétés secrètes. Ne croyez pas qu'on vous es- pionne. C’est par hasard, et à propos d'une autre personne, que j'ai recueilli l'information qui semble vous surpren- dre, De votre existence et de votre passé, je ne sais rien et ne veux rien savoir. Au reste, il va sans dire que ce que nous avons appris ne vous a rien fait perdre dans l'estime de chacun de nous, au contraire. Vous n'avez pu qu'y gagner, pour être à la fois de deux sociétés qui poursui- vent le même but en deçà et au delà du Rhin. Mais venons au sujet qui m'amène, J'ai un service à vous demander, — Parlez, monsieur. Cependant, Frédérique, à la fois terrifiée et captivée, voyait avec effroi s'ouvrir devant elle tous ces secrets que Samuel lui avait fermés. Mais que faire ? Elle en avait déjà trop entendu pour pouvoir se montrer, Le visiteur inconnu reprit : — C'est surtout à cause des relations que vous avez gar- dées avec l'Union de Vertu et du rang élevé que vous y occupiez, m’a-t-on dit, que j'ai voulu m'aboucher avoc vous. Vous savez tout ce que la Charbonnerie proprement dite a gagné, il y a quelques années, à se fondre avec l'as- sociation des Chevaliers de la Liberté. L'union et l'unité du libéralisme français ont dès lors été fondées, et l'on a pu, l'on pourra surtout, à un moment donné, agir avec ensemble et vigueur. Nous avons agrandi la ligue en nouant des rapports avec lo Carbonarisme italien. Mais co n'est pas assez encore ; il faudrait que notre croisade Mt européenne. Et quel grand pas vers ce grand but qué des ralations établies entre la Charbonnerie et la Tugendbund | Le moule des vieilles et étroites personnalités so brisera tt où tard, et lo mélal en fusion de la liberté se répandra » 58 DIEU DISPOSE. ren pente ne qe nr nee ee-etremnens par toute YEurope afiranchie. Vous pouvez hater ce beau jour. Soyez entre la Tugendbud et nos Ventes ce que je suis entre nos Ventes et les orateurs ou écrivains de l’op- position, — Je ne demanderais pas mieux, dit Samuel; mais, re- prit-il avec un peu d’amertume, je n’ai bas dans l’Union de Vertu le rang et linfluence que vous voulez bien me supposer. En dépit, ou à cause de services que nul pou- voir humain ne saurait récompenser, je n’ai pas un grade beaucoup plus élevé dans l'association allemande que dans Passociation française, Cependant il y a peut-être un moyen... — Lequel? — Un membre du Conseil Suprême était, il ya deux mois, à Paris. Il y est peut-être encore, bien que, depuis plusieurs semaines, il n’ait pas fait à notre réunion de Paris Phonneur de sa présence. Je puis, par les correspon- dances convenues, le faire avertir qu’un objet d’impor- tance le réclame parmi nous, et je lui transmettrai votre proposition. — Merci de tout cœur ; je ne vous en demande pas da= vantage, Mais Samuel en demandait davantage, lui. I entrevoyait là un moyen d'action et d'influence qu’il n’était pas hom- me à laisser échapper, — Service pour service, dit-il; je vous aboucherai avec les chefs de la Tugendbund. En revanche, je vous de- mande de m’aboucher avec les chefs de l'opposition. Tous ces hommes éminents, l'honneur de notre cause, la gloire de la tribune et de la presse française, je brûle depuis longtemps du désir de les connaître et de les pratiquer, Vous pouvez aisément me mettre en rapport avec eux. — Soit! mais prenez garde, dit ’envoyé en hochant tristement la tête, vous pourrez bien perdre quelque illu- sion en approchant trop ces idoles, En vous initiant à leurs intrigues et à leurs menées, je vous initierai à bien des misères, N'importe, cela vous regarde. Quant à moi, j’at- tends de vous un trop sérieux service pour avoir rien à vous refuser. Ce que vous souhaitez sera fait. — Merci. — Maintenant, parlons de l’autre objet de ma visite. Co sera encore parler de vous et de vos intéréts, comme vous allez voir. Nous avons pleine confiance en vous, vous êtes des nôtres depuis plus de quinze ans, et vos affinités dans la Tugendbund vous ont ancré plus profondément encore dans notre sympathie, Mais si vous êtes incapable de nous tromper vous avez pu être trompé vous-même, — Au fait, dit Samuel. — J'y arrive. Vous vous croyez sûr de connaître ce Jules Hermelin, que vous avez introduit parmi nous? — Sans doute, . — 11 s'est donné à vous pour un commis-voyagour; il vous a chaleureusement parlé de liberté; i) vous a expri- mé Vardent désir de faire quelque chose pour l'émancipa- tion de son pays; il vous a fourni, d'ailleurs, d'excellents renseignements et des répondants indiscutables de sa pro- bilé et de son honneur ? — Assurément, — Eh bien! ce Jules Hermelin s'appelle Julius d’Herme- linfeld, comte d’Eberbach; ce commis-voyageur est l’'am- bassadeur de Prusse ! A une assertion si formellement exprimée, Samuel ne put s'empêcher de pâlir. Mais sa pâleur pouvait s’expliquer par la surprise. — Non, c’est impossible ! s’écria-t-il, — Cest certain, reprit ’envoyé. Je l'ai moi-même re- connu hier pour lavoir vu dans deux ou trois soirées di- plomatiques. i — Vous avez pu être abusé par une ressemblance, dit froidement Samuel, déjà remis de son trouble. — Je suis sûr de mon fait, vous dis-je. Au reste, mon- sieur d’Eberbach ne prend même pas la peine de déguiser son maintien ni sa voix. Il faut qu’il soit bien audacieux ou bien las de la vie pour jouer ainsi avec le péril. Vous aviez vous-même, monsieur Gelb, exprimé quelques soup- cons. On a fait des recherches aux endroits que vous aviez indiqués ; elles ont d’abord été favorables au nouveau venu ; mais, en les approfondissant, jai été, par un hasard que je ne puis vous révéler tout entier, mis sur la trace de la personnalité du comte d’Eberbach, et j'ai découvert, du même coup, vos relations avec la Tugendbund. Encore une fois, j'ai des preuves de l’un comme de l’autre fait. — Et, dit Samuel, que comptez-vous faire ? — Nos règlements sont formels, dit l'interlocuteur : tout traître est puni de mort. Frédérique frissonna. Le comte d’Eberbach, l'ami de monsieur Samuel Gelb, le second père de Lothario, me- nacé du poignard ! Une sueur froide lui perla aux tempes, et elle fut forcée de s'appuyer contre la cloison pour ne pas tomber. Samuel, lui, en avait été quitto pour un tressaillement vite contenu. — Mais, objecta-t-il, en supposant que Jules Hermelin soit, comme vous croyez, le comte d’Eberbach, qui vous prouve que le comte d'Eberbach veuille vous trahir? — (est au moins probable, dans la position qu’il occupe. D'ailleurs, nous le saurons. Et alors... — Et alors? — Je ne suis, monsieur, dans la Charbonnerie, ni le juge, ni l’exécuteur des sentences. Je regretté même ct jo désapprouve les violences. Mais je ne suis pas le maître. Mon devoir sera de dire ce que je sais à ceux qui décide- ront ensuite du sort du comte d’Eberbach. Et, si haut qu'il soit placé, il se trompe s’il pense que la Charbonne- rie ne pourra Patteindre. — Monsieur, supplia presque Samuel, puisque vous dé- sapprouvez toute violence, qui vous force à dénoncer ? Je réponds sur ma tête qu’il n’y a aucun péril, Fût-ce l'am= bassadeur de Prusse, pourquoi ne serait-il pas sincèreg l'ai entendu dire que le comte d’Eberbach, dans sa jeu= sso, avait été do la Tugendbund; qui vous dit qu'il n’en | pas encore ? — Lo savez-vous ? on êtes-vous sûr? demanda l'intor- locuteurs DIEU DISPOSE. Se ee ee . —Je ne Vaffirme pas, dit Samuel, craignant de trop s’avancer. 1 — En ce cas, prenez garde, et ne défendez pas tant un affilié douteux. Nous vous avons tous cru de bonne foi. Nous avons décidé qu’on vous avertirait, parce que nous vous supposions trompé et surveillé, comme membre de la Tugendbund, par l'ambassadeur de Prusse. Mais si vous dites que vous n’éliez pas trompé et que vous saviez ce qu’est Jules Hermelin, ce n’est pas à Jules Hermelin seu- lement que s’en prendraient nos soupçons. Samuel comprit qu’il se compromettait en insistant. — Ne voyez dans mes paroles que mes paroles, dit-il. Je ne trahirai pas plus la Charbonnerie que je n’ai trahi la Tugendbund, que je sers depuis vingt ans. Mais je de- Mande une chose. C’est moi qui ai introduit Jules Her- melin ; il m’appartient. Je demande à être chargé de le surveiller. Soyez tranquille. Je saurai ce qu’il est et ce qu’il veut, et, si c’est un traître et que je ne sois pas le premicr à le punir, c’est moi qu'on punira. — Oh! dit le visiteur, cela ne dépend pas de moi. Je transmettrai votre demande, mais je ne réponds pas qu’elle sera accucillie, Je ne réponds pas que le comte d'Eberbach sera épargné. J’ai fait mon devoir en vous ayertissant; je n’ai plus rien à faire ici. Il se leva, Samuel en fit autant, — Ainsi, c'est bien entendu, reprit Venvoyé : votis me mettrez en rapport avec vos amis de l’Union, je vous met- trai en rapport avec mes amis de l'opposition, Au revoir. Quand vous aurez quelque chose à me communiquer, vous savez comment, — Au revoir, dit Samuel. Frédérique entendit marcher vers la porte; elle enten- dit 1a porte s'ouvrir, les voix et les pas s'éloigner, et puis elle n’entendit plus rien. Elle était plus morte que vive, et ce fut à peine si ello trouva la force de sortir de sa cachette et de traverser le cabinet où s'étaient dites des choses si terribles, Elle se réfugia dans sa chambre. Le comto d'Eberbach et Samuel lui-même, dont Vinti- mité avec lui ne tarderait pas à être connue, couraient un danger mortel ! Sa pensée était toute bouloversée de cette affreuse réalité, Que faire? Elle no pouvait pourtant pas laisser mourir l'homme qui l'avait recucillie et élevée, ni le père de Lothario ! Elle resta une demi-heure en proie aux plus doulou- reuses angoisses, roulant les projets les plus étranges, Tout à coup une idée lui traversa l'esprit, Elle descendit et Wouva madame Trichter dans la salle amanger. — Où est monsieur Samuel Gelb? lui demanda-t-elle. — Il vient de sortir. — A-t-il dit qu'il serait longlemps dehors? — Ila dit qu'il ne rentrerait que ce soir, — C'est bien, Mettez votro mante, je vous prio; nous aussi nous allons sortir, | 59 XX ISOLEMENT. Julins, comme tots les hommes usés par une existence de travail ou de plaisir, ne retrouvait un peu d’action et dentrain que le soir et la nuit, après s'être longuement remis dans le courant de la vie. Le matin, après un som- meil difficile et agité, il se retrouvait las, abattu, brisé. Ce fut ainsi qu’il se réveilla le lendemain de la repré- sentation de la Muette et de la séance de la Vente. Il se retourna vingt fois sur son lit, essayant de se rendormir, énervé, ennuyé, sans résolution et sans énergie. Le jour qui filtrait à travers ses rideaux fermés lui causa une impression de dégoût, et il eut un mouvement d’hu- meur et d’irritation en sentant qu’il fallait se remettre à vivre. Il y avait sur une petite table, à côté de son lit, un flacon de cristal. fl y prit trois ou quatre globules de phosphore, qu’il avala pour se remonter. Cordial mortel, pris à cette dose ! Samuel, à sa prière, lui avait préparé ces globules, en lui recommandant de n’en prendre jamais qu’un à la fois et à de longs intervalles. Mais Julius, peu soucieux de la vie, en prenait presque tous les jours, et en était venu à doubler, tripler la dose, pour que le phosphore conservât son effet, Le physique ranimé, ranima le moral. Un moment après avoir pris les globules, le comte d’Eberbach se sentit pres- que vivant. Il sonna, et son valet de chambre vint l’habiller, I se fit raser, acheva sa toilette à la hâte, demanda sa voiture, et se fit conduire à Vile Saint-Louis, chez Olympia. Il était à peine neuf heures. En route son sang se mit à circuler, grâce au phosphore et aux secousses do la voiture. Il rotrouva en lui presque {tout son amour pour cette image de Christiane. — Oui, par le ciel! pensait-il, co serait un véritable malheur pour moi si Olympia était partie. Tl me semble que mon reste d'âme mo manquerait, La divine étincelle de Christiane serait éteinte, Mais bah! je suis bien bon dé croire qu'Olympia ait pensé seulement à partir, Cost Sa- muel qui m'a dit cela pour m'inquiéter et pour m'exciter. En eût-elle eu un moment l'idéo, son projet so sera dva= noui à l'aube avec les rêves. Je vais la déranger, et ello no concévra pas pourquoi je viens la troubler si mati Quand il arriva, Julius vit une voiture à la porte de ta cantatrice, Mais, dans son trouble, il n'ôn remarqua pas une autre, aux stores hermétiquement fermés, arrôtéo quelques pas plus loin, La dent de la jalousie le mordit au cœur. — Ah gh! murmura-t-il entre ses lèvres serrées, est-ce que jo vais la déranger plus que je ne croyais ? 1 paraît quello reçoit des visites plus matinales que la mienne, 66 DIEU DISPOSE. Il entra dans la cour et monta sans parler au por- tier. La porte de l’antichambre était ouverte. Il y trouva lord Drummond parlementant avec le domestique de confiance d’Olympia. — Est-ce que la signora Olympia ne reçoit pas encore? demanda Julius. — Elle est partie, dit lord Drummond. — Partie! s’écria Julius. — Cette nuit, à quatre heures, dit le domestique. — C’est trop vrai, ajouta lord Drummond. Elle a laissé ce billet pour nous deux, à notre adresse commune. Et il tendit à Julius une lettre décachetée, — J'avais quitté la signora à la sortie du spectacle, re= prit lord Drummond, et j’espérais l'avoir convaincue qu’elle devait rester à Paris. Pourtant, ce matin, inquiet, j'accours, je vous précède de quelques minutes, et je trouve ce billet que j'ai pris la liberté de décacheter. Lisez. Julius lut. «Je pars pour Venise, par le plus long. Qui m'aime m'y suive. » OLYMPIA. » — Si c’est une épreuve, dit lord Drummond, je n’en au- rai pas le démenti. Je vous quitte, monsieur le comte, et je vous avertis que je vais commander des chevaux à l’ins- tant même. En arrivant à Venise, Olympia m’y trouvera. Vous ne venez pas avec moi ? — Je suis ambassadeur à Paris, et non à Venise, dit Ju- lius pâle et morne. — C’est juste. En ce cas, adieu. — Bon voyage! Ils se serrèrent la main, et lord Drummond sortit. Julius mit sa bourse dans la main du domestique. — Je veux visiter l'appartement, dit-il. — Comme il plaira à Son Exellence, dit le valet. Julius parcourut toutes ces pièces, encombrées de malles à moilié faites et de meubles en désordre. Il n’y avait pas à douter : Olympia était réellement partie! Julius se sen- title cœur serré à mourir, et quitta en toute hâte ces chambres pleines, pour ainsi parler, de l'absence d’0- lympia. En bas, il retrouva sa voiture et y monta. Celle de lord Drummond n’y était plus. — À l'hôtel ! dit Julius au valet de pied. Les chevaux parlirent au galop. La voiture stationnée quelques maisons plus loin se mit à suivre celle de Julius. Rejoindre Olympia ! Julius, dans sa première angoisse, y pensa aussitôt, Mais quoi! son métier d’ambassadeur le retenail à Paris. Et d'ailleurs, quand il pourrait retrouver celte femme, à quoi bon? Une artiste fantasque et volon- taire, amoureuse seulement de l’art ? Certes, elle ne l'ai- mait pas. Lui-même, était-il sûr de l'aimer ?,.. Et cependant, il avait beau se dire cela, il sentait que ce départ brisait quelque chose dans son cœur. Cette femmo lui emportait un peu de sa vie, Eh bien, tant mieux! son seul regret était qu'elle ne l'emportât pas toute. ey La voiture s’arréta à la porte de l’hôtel de l'ambassade; mais Julius ne descendit pas. — Allez demander si Lothario y est, dit-il au valet. Lothario était sorti. — Alors, dites au cocher de me mener chez la princesse. La voiture qui suivait celle de Julius s'était arrêtée et repartit en même temps qu’elle. De nouveau, elle s'arrêta après deux minutes de marche. Olympia, qui s’y tenait avec Gamba, se précipita au store fermé qu’elle entrouvrit à demi, et vit distinctement Julius descendre à l'hôtel qu’occupait la princesse, Olympia se rejeta précipitamment en arrièrre. — C'est tout ce que je voulais voir! dit-elle avec un sourire d’amertume. Il a sa consolation! Gamba tu peux dire au cocher de rebrousser chemin, et de nous conduire à la barrière du Trône, où nous attend la chaise de poste. — Ainsi, nous partons décidément? demanda Gamba. — Oui. Gamba commença un bond de joie sur lui-même. Mais il s'arrêta en voyant deux larmes couler sur les joues pales d’Olympia. I donna l’ordre au cocher, qui repartit sur-le-champ. Cependant, Julius était reçu par les gens de la princesse avec une sorte de surprise et d’embarras, comme quel- qu’un qu’on ne comple pas voir. On le fit entrer au salon. Il aticndit près d’une demi- heure. La princesse vint alors, enveloppée d’une robe de cham- bre, maussade, comme dérangée et impatiente. Elle dit à peine à Julius de s'asseoir. — Vous étiez occupée? dit-il. — Non, dit-elle d’un air qui voulait dire oui. Aussi, vient-on à dix ou onze heures du matin chez les gens. — Vous étiez avec quelqu'un? reprit-il. — Peut-être, répondit-elle froidement. Et comment va la signora Olympia? demanda-t-elle d’un ton brusque. — Elle est partie ce matin pour Venise, dit Julius. Je sors de chez elle, je n’ai trouvé personne. — Vous sortez de chez elle! répliqua aigrement la prin- cesse, et, comme vous n'avez trouvé personne, vous venez chez moi. Mais vraiment, je dois bien de la reconnaissance à cette chanteuse et à son départ, qui me vaut votre visite; vous êtes vraiment trop bon de me donner le rebut de vos actrices. — Pardon! je souffre... je ne comprends rien à l'accueil que vous me faites, dit Julius, fatigué d'avance de la scène qu'il prévoyait. — Vous ne comprenez rien, c'est pourtant clair. Hier, vous me donnez rendez-vous à l'Opéra; au moment où j'entre, vous sortez. Je vous arrête presque de force; un quart d'heure après, vous me quittez, sous prétexte de rejoindre un de vos amis. Ce matin, la première personne chez qui vous courez, c'est cette chanteuse, Je vous prie de croire que je n'en suis pas venue à co degré que de pa- reilles manières puissent m’aller, Si vous ne pouvez mo donner que celles de vos houres que vous laissent vos mis et vos chanteuses, vous pourrez garder ces heures-là avec les autres, DIEU DISPOSE. 61 oo — Cest une rupture? dit Julius en se levant. — Prenez-le comme il vous plaira, répondit la princesse en se levant aussi. É — Je suppose que vous avez une meilleure raison que le prétexte que vous m’avez donné, dit Julius; mais je no me sens plus d’âge ni de caractère à forcer la serrure du secret d’une femme. Quand vous désirerez me voir, je suis à vos ordres, Je vous demande humblement pardon de vous avoir si mal à propos dérangée. Et, s’inclinant profondément, il sortit du salon. — Allons, se dit-il en descendant l'escalier, je suis rem placé, et elle me fait une scène pour m'empêcher de lui en faire une. Eh bien! tant mieux, ma foi! c’est une chaîne de moins qui m’embarrassera, et ce n’était pas la moins compliquée! Hélas! hélas! ne nous le dissimulons pas, pourtant, c’est de ces chaînes-là qu’est faite la trame de la vie, et quand plusieurs se brisent, l’étoffe se rompt, Il se fit ramener à son hôtel. — Lothario est-il rentré? demanda-t-il dans lanti- chambre. — Oui, Excellence. — Priez-le de venir me parler. Un moment après, Lothario entra. — Vous m’avez fait demander, monsieur, dit-il, — Deux fois, dit Julius. Tu es sorti de bonne heure, ce matin. — Vous aviez quelque chose à me dire? mon oncle, interrompit Lothario. — Rien, Je voulais seulement te voir. J'avais besoin de voir un visage ami. J'ai passé une triste matinée. Tu sais bien, Olympia... — Oui, Olympia, répéta machinalement Lothario, comme songeant à autre chose. En effet, au moment où le comte d’Eberbach avait fait appeler son neveu, le domestique chargé de porter à Mé- nilmontant les deux lettres qu'il avait écrites à Frédérique et à Samuel, n’était pas encore de retour. Lothario atten- dait la réponse avec anxiété, et toute sa pensée était à Ménilmontant, — Eh bien! continua Julius, Olympia est partie, — Elle est partie? dit Lothario. — Pour Venise, Je crains, ami, qu'elle ne fasse dans ma vie un plus grand vide que je ne croyais. Pour le combler, je suis allé tout à l'heure chez la princesse. Jus- tement, elle était de l'humeur la plus maussade que je lui aie jamais trouvée, J'étais mal disposé aussi, de sorte que nous nous sommes brouillés sur le coup. Admires-tu ma chance, mon pauvre enfant? Me voilà désormais par- faitement isolé, Mais tu me restes, toi. Tu concois mon souci. Toi qui es jeune, heureux el fort, il faut que tu me relèves et que tu me consoles, Tu es le seul être au monde qui me soit attaché, Tu m'aimes bien, n'est-ce pas, Lo- thario? — Sans doute, cher oncle, répondit Lothario préoccupé, — Qu'est-ce que nous pourrions faire aujourd'hui? re- prit Julius, Si tu arrangeais quelque partie, veux-tu ? pow toi de plaisir, pour moi d’oubli. — Certainement, dit Lothario en se dirigeant rapidement vers la porte, — Eh bien! qu’as-tu donc? s’écria Julius étonné, — Rien, dit Lothario. J'avais cru entendre qu’on m’ap- pelait. Je me suis trompé. Il revint, essaya d’écouter son oncle et de lui répondre. Mais sa distraction était plus forte que sa volonté. Il avait beau s'intéresser aux peines du comte d’Eberbach, son cœur faisait trop de bruit pour qu’il pit rien entendre à l'extérieur. Il lui semblait à chaque seconde que la porte allait s'ouvrir, et il avait des tressaillements subits à l’idée de la lettre qu’il allait recevoir. Julius remarqua enfin la préoccupation de son neveu, et secoua lugubrement la tête. — C’est tout simple, se dit-il, je Pennuie! A son âge, fl a en effet mieux à faire que d’écouter les condoléances d’un cœur épuisé. Les rides effarouchent les sourires, et mai ne va pas côte à côte avec novembre. Gardons mon nuage, et laissons lui son rayon. — Allons, maintenant que je t’ai vu, dit-il à Lothario, tu peux aller à tes affaires ou à tes joies. Va, mon enfant. Lothario ne se le fit pas dire deux fois ; il serra la main de son oncle, et monta à sa chambre dont les fenêtres, donnant sur la cour, lui permettaient de voir une minute plus tôt le retour du domestique. Ainsi donc Julius était seul sur terre. Maîtresses, famille, tout l’'abandonnait, Christiane était morte; Olympia était partie; la princesse était courroucée; Lothario était jeune! De tous ceux qui s'étaient mêlés à sa vie, un seul être restait auquel il ne se fût pas adressé ce matin, Samuel, Mais Julius connaissait trop Samuel Gelb pour aller lui demander le dévouement qui console. L’ironie et le sar- casme qui désespèrent, à la bonne heure! Quelle raison done pouvait le retenir à la vie? Il avalt assez pris part aux affaires publiques pour n’y pas trouver malière à appliquer une intelligence d'homme; mais il avait vu de trop près le néant des individualités, et avec quelle facilité les intrigues et les événements brisent ceux qui se croient le plus nécessaires. Pourrait-il s'attacher réellement à une œuvre que pouvait renverser brusque- ment le caprice d’une femme? Pouvait-il se vouer à un rêve que la princasse, par exemple, interromprait quand il lui plairait en le faisant rappeler? Le moyen l'avait dégoûté du but, et il ne s'était pas senti le cœur de s'intéresser à une politique qui exigeait que, pour gouverner un pays, on se fit le pantin d'une femme. Le comte d'Éberbach était dans un de ces instants où l'on joue volontiers sa vio à pile ou face; mais l'idée du suicide ne lui vint même pas. A quoi bon se tuer? ce n'en était pas la peine, Avec un peu de patience, il sentait qu'il allait mourir, En co moment, son valet de chambre entra. — Qu'est-ce? dit brusquement Julius. — Quelqu'un demande à parler à Son Excellence, dit lo valet. — Jo n'y suis pour personne, répliqua Julius. Le valet sortit, Quelques minutes après il revint. — Qu'est-co encore? demanda Julius avec impatience. 62 DIEU DISPOSE. — Je demande pardon à monseigneur, dit le valet; mais c’est la personne que j'ai déjà annoncée, — Je vous ai dit que je n’y étais pas. — Je lai dit, Excellence. Mais cette personne insiste, jurant qu’elle a à vous communiquer des choses de la der- nière importance, et qu’elle n’a qu’un mot à vous dire, mais que voire existence dépend de ce mot, — Bah! dit Julius en haussant les épaules. Un prétexte pour passer la porte. — Je ne crois pas, fit le valet. Cette jeune personne a l'air si émue qu'elle doit être sincère. — C’est une jeune fille? dif Julius, — Oui, monseigneur, une toute jeune fille, autant qu’on en peut juger à travers son voile; une Allemande. Elle a avec elle sa gouvernante, une Allemande aussi. — Que m'importe? reprit Julius. Dites à cette jeune fille que je suis occupé dans ce moment, et que je ne puis la recevoir. Le valet allait sortir. Julius, changeant d'idée tout à coup, comme les êtres flottants qui ne tiennent à rien, le rappela. — Après tout, si elle n’a qu’un mot à me dire, qu’elle entre. C’est une femme, et c’est une compatriote. Ce sont deux titres pour qu’elle n’ait pas fait une démarche inu- tile. Le valet sortit et reparut aussitôt, introduisant une jeune fille voilée et toute tremblante. La femme qui accompagnait la jeune fille était restéo dans la salle d’a côté, XXI LE DOIGT DE DIEU. — Monsieur... monsieur le comte... Excellence... bal butia la jeune fille avec une émotion aussi visible dans la gene de ses mouvements que dans le tremblement de sa VOIX, Bien qu’elle fût cachée par son voile: et par sa manto, Julius pouvait reconnaître à sa taille fréle et souple av’elle était toute jeune. — Asseyez-yous et remettez-vous, mademoiselle, lui dit-il doucement, Il la conduisit à un fauteuil et s’assit auprès d'elle, — Vous désirez me parler, dit-il. — Oui, fit-elle. D'une chose très-grave. Mais il faudrait que personne ne pût entendre. — Soyez tranquille, mademoiselle, J'ai déjà donné l’or- dre; mais je vais le répéter, pour que vous soyez rassurée- tout à fait. I sonna, et dit au valet de chambre que personne, sans exception, nentrAt, sous quelque prétexte que ce fût. lintonant, mademoiselle, dit-il, nous pouvons cau- r librement, Puis, voyant qu’elle était encore toute tremblante, il se mit à parler pour lui donner le temps de se remettre, — Pardon, mademoiselle, de vous avoir fait attendre et insister. C’est que ma vie est pleine, ou vide, si vous ai- mez mieux, J'ai mille soucis insignifiants et mille affaires creuses, qui sont comme les conditions de mon existence, — Cest moi, monsieur le comte, qui espère que vous excuserez mon insistance. Mais, comme je vous Vai fait dire, il s'agit d’une question de vie ou de mort. Votre Ex- cellence court, dans ce moment, un danger de mort. — Rien qu’un? Oh! je ne vous crois pas, répondit Ju= lius avec un sourire triste. — Que voulez-vous dire ? : — Regardez-moi. Le danger de mort que vous m’annon- cez me menace probablement du dehors. Mais j’en con- nais un autre qui est moins loin et auquel je n’échapperai pas ; celui que je porte est en moi. La jeune fille regarda le comte d’Eberbach. Ces joues creuses, ces lèvres blanches, ce teint transpa- rent, ce cercle brun autour des yeux, qui seuls vivaient encore, la frappèrent d’une impression douloureuse. Si usé et si expivant que fat le comte @Eberbach, on sentait que ce n’était pas là le reste d’un homme sans pensée et sans coeur. L’ime avait laissé son empreinte sur son vi- sage, et il y avait encore quelques rayons d'automne sur cette neige prématurée. Malgré toutes les ruines de cette nature autrefois cordiale et généreuse, une habitude d’é- légance et de dignité se mêlait sur son front à une expres- sion de bonté réelle, et toute sa personne inspirait irrésis- tiblement le respect et la sympathie. Fût-ce l'attraction de cette bonté visible dans les yeux du comte ? Fit-ce la souffrance et la maladie trahies par cette figure fatisuée et pâlie? La jeune fille, au premier regard, se sentit pénétrée d’un attendrissement étrange, comme si le comte d’Eberbach ne lui était pas étranger, comme si sa maladie la touchait, comme s'il y avait pa- renté entre elle et la tristesse de ce noble visage. Mais est-ce que les femmes ne sont pas les sœurs de charité de toutes les misères ? — Oh ! monsieur le comte, vous êtes malade ? dit-elle, — Je le crois, — Il faut vous faire soigner. — Par qui? dit Julius, — Par les médecins, — Oh! ce ne sont pas les médecins qui me manquent, répondit Julius. Je suis à Paris, c’est-à-dire près des maî- tres de la science, et je suis l'ambassadeur de Prusse, c’est- à-dire que je puis les payer. Mais on n’est pas soigné que par les médecins, il fautautre chose. — Quoi donc? — Les gardes malades, Lo fils ou la fille qui vous veille, le frère qui vous soutient, la femme qui vous aime. II faut, en un mot, un tre qui s'intéresse à vous et qui vous y in- térosse vous mame. Moi, pour qui ticndrais-je à moi? A qui ma vie importe-t-elle ? — À vos amis, dit la jouno fille, — Dos amis! dit Julius. Et sans rien ajouter, il haussa les épaules, _ — Sans doute, poursuivit la jeune fille, Vous avez des amis? + — Non, mademoiselle. - —J'en connais. ; — Vous! fit Julius. Qui êtes-vous done? _ — Ne me le demandez pas, dit-elle. Mais ma démarche même n'est-elle pas une preuve que vous avez des amis qui s'intéressent à vous ? Je viens vous sauver. ~—De quoi? _ — Écoutez : Vous êtes d’une association, d’une sorte de conspiration politique... —Cest possible, dit Julius, la regardant avec dé- fiance, — Je le sais, Si vous voulez plus de détails, vous avez pris un nom supposé. Vous vous êtes fait appeler Jules Hermelin. Vous voyez que je sais tout. — Quand cela serait? dit Julius. Eh bien ! après ? — Eh bien! vous êtes découvert ! On sait que Jules Her- melin est le comte d’Eberbach. — Comment savez-vous cela ? et qui êtes-vous pour avoir pris la peine de venir m’avertir ? _ — Oh! cela, c’est mon secret, dit la jeune fille. Mais vous n'avez pas besoin de le savoir. —Si fait, insista Julius. J'ai besoin de le savoir; d’a- bord, pour vous remercier. Les cœurs qui s'intéressent à moi sont trop rares pour que je les laisse passer ainsi in- connus devant moi. Je vous en pric, que le service que vous me rendez ait une figure humaine, et que je sache à qui être reconnaissant. Faites-moi cette grâce de lever votre voile. — Impossible, dit-elle. Et d’ailleurs, à quoi bon? Vous ne m'avez jamais vue; ma figure ne vous apprendrail rien. — Eh bien, alors, que vous importe de me la mon- trer ? — C'est que, dit-elle, vous pouvez me rencontrer plus tard, et alors vous me reconnailriez, — Eh bien! — Je no veux pas qu'on sache que c’est moi qui vous ai prévenu, parce que alors on pourrait savoir comment j'ai découvert le secret. — Je vous en prie, dit Julius, — Non, c’est impossible, dit-elle. — En ce cas, reprit-il, je regrelle que vous vous soyez dérangée inutilement. — Inutilement? fit-elle. — Oui, poursuivit Julius, inutilement; car jo no vous crois pas. — Et pourquoi ne me croyez-vous pas? — Si co que vous m'avez dit était vrai, et si vous étiez venue réellement avec l'intention de me sauver, vous n’au riez pas peur de vous montrer, et cela vous serait bien égal que je puisse vous reconnaître un jour. Le mysloro dont vous vous enveloppez m'autorise à soupgonn dans votre démarche... au moins une arrière-pensée, — Une arrière-ponsée ! laquelle ? demanda la jeune f toute décontenancée. DIEU DISPOSE. ES 63 —Je ne vous accuse pas, continua Julius. Je ne dis pas que vous m’ayez été envoyée, sous prétexte d’un service à me rendre, pour m’arracher un aveu... — Oh! fit-elle, comme blessée, — Je ne dis pas que, sous une apparence de me faire peur d’un danger imaginaire, quelqu’un essaie de m’arré- ter dans ma route. Mais puisque vous vous méfiez de moi, j'ai bien le droit de me méfier de vous. On ne m/arrétera pas, je suivrai mon chemin comme par le passé, ce sera comme si vous n’étiez pas venue. Si vous vous intéressiez à moi, il serait bien facile de me persuader par un regard sincère et droit. Vous ne voulez pas? Alors, tant mieux! sil m’arrive malheur, je ne tiens pas à la vie. Vous avez le droit de vous cacher, j'ai le droit de mourir, — Oh! j’dte mon voile! s’écria la jeune fille. Elle leva son voile, et montra aux yeux ravis de Julius une charmante tête de seize ans qu’il ne connaissait pas, en effet. — Merci, merci du fond du cœur, mon enfant, dit le comte d’Eberbach. Je yous crois maintenant. Je suis pro- fondément touché de la marque de sympathie que vous avez bien voulu me donner. Vous êtes aussi bonne que vous étes belle. La jeune fille rougit lézèrement. — Mais rassurez-vous, reprit l'ambassadeur de Prusse: je ne cours pas autant de danger que vous craignez. Dans celte conspiration, comme vous l’appelez, j'ai des amis puissants, — Ah ! ne comptez pas sur eux, ils ne pourront rien, dit-elle. — Vous les connaissez done? demanda Julius. — Ven connais un, dit la jeune fille. Il a fait, il fera tout pour vous défendre. J'ai été témoin de ses efforts. Mais il ne peut rien. Il ne peut même pas vous dire que vous êtes découvert. Son serment le lui interdit. Heureu- sement que le hasard m’a mise sur la trace de ces secrets terribles, moi qui ne suis liée par aucun engagemen Julius se demandait qui pouvait être cette jeune fille, et de quel ami elle parlait. Tout à coup, une idée lui traversa l'esprit, — Encore une fois, rassurez-vous, mademoiselle, A la dernière extrémité, j'en serais quitte pour faire intervenir celui qui m'a introduit dans la Charbonnerie; il con- naissait mon nom véritable, — C'est l'ami dont je vous parlais, dit la jeune filles il se perdrait sans vous sauver, — Ahl je vous connais, s'écria Julius. Vous êtes made- moiselle Frédérique. — Oh! monsieur, ne le dites pas, supplia-t-elle, trem- blante et presque éploréo, Si mon ami savait jamais... — Eh bien! il saurait que vous êtes un ange de bonté el do dévouement comme yous êtes un ange de beauté et de grâco. La même attraction que Frédérique avait ressentie en regardant lo comte d'Eberbach, Julius la ressentiten re- gardant la figure de Frédérique, On edt dit qu'il y avait entre eux un lien indéfinissable, Ils se voyaient pour la 64 DIEU DISPOSE. SS première fois, et il leur semblait qu’ils s'étaient connus de tout temps. Un instinct volontaire les poussait l’un vers l'autre. — Vous ne parlerez pas de ma visite à monsieur Samuel Gelb, dit-elle. Il faudrait lui expliquer que j'ai surpris un de ses secrets, et il m’en voudrait bien justement. — Soyez tranquille, chère enfant, je vous promets le silence. C’est bien le moins que je vous doive, ajouta-t-il. Et il la remercia avec effusion Soudain Frédérique tressaillit. — Ecoutez, dit-elle. Dans la pièce voisine, la voix de Lothario disait : — Oh! mais la consigne n’est pas pour l'ami intime de Son Excellence, pour monsieur Samuel Gelb. Je prends tout sur moi, et je vais frapper moi-même à la porte. — Monsieur Samuel Gelb! s’écria Frédérique toute boue leversée. On entendit la voix de Samuel — Comment! vous ici, madame Tri: ‘iter ? — Que faire? dit Frédérique. — Voulez-vous sortir par 1a? dit Julius en lui montrant une autre porte au fond du salon. — Mais comment retrouverai-je madame Trichter? Come ment expliquera-t-elle sa présence? — Laissez-moi faire alors, dit le comte d’Eberbach. Et il alla lui-même ouvrir à Samucl et à Lothario. CRISES, Samuel et Lothario poussèrent une exclamation de sur- prise en apercevant Frédérique. — Vous ici! s’écria Samuel. — Mademoiselle Frédérique! diten méme temps Lothario. — Oui, dit Julius, mademoiselle Frédérique, qui, pous- sée par son généreux cœur, a pris la peine de venir ici pour me rendre un grand et réel service. — Un service? répéta Samuel en regardant Frédérique toute tremblante, Quel service ? Je ne croyais pas que Fré- dérique connût le comte d’Eberbach. — Nous ne nous connaissions pas il y a une heure, ré- pondit Julius; mais nous avons fait connaissance, et main- tenant nous sommes de vieux amis. — Voilà une amitié nouée bien vite, fit Samuel en fixant son regard profond sur Julius. — Mais qui ne so délicra pas si aisément, dans mon cœur du moins, et qui me tiendra obligé, tant que durera ma vic... Il est vrai que, probablement, ce ne sera guère. Un étrange éclair passa dans les yeux do Samuel. Cet improvisateur du mal concevait subitement une idée, Il recommenca sa question, — fin somme, je suis curieux de savoir quelle raison si considérable a pu amener ici Frédérique, sans qu'elle ait cru devoir m'en averur. — Tu peux et tu dois tout savoir, reprit Julius, et je te le dirai dès que nous serons seuls. Oh! ne craignez rien, mademoiselle, continua-t-il en rassurant du geste la jeune fille inquiète, vous n’avez rien fait que de noble et de pur, et je vous engage ma parole que Samuel n’aura pour vous que des félicitations et des remerciments. De quoi s’offen= serait-il? Je te le répète, mon cher Samuel, je ne connais- sais pas plus mademoiselle que mademoiselle ne me con- naissait. Ah! je comprends maintenant l’enthousiasme de Lothario, qui n’avait fait que l’entrevoir, et je comprends aussi le soin jaloux avec lequel tu nous la cachais, mé- chant avare! Mais, à présent, tu ne nous la déroberas plus, J'enfoncerai tes portes, et j’escaladerai les murs de ton jardin s’il le faut; et, comme elle a su venir à moi sans te ie dire, je saurai au besoin aller à elle malgré toi. La re- connaissance ne doit pas être moins forte que le bienfait, —Mais reconnaissance de quoi? demanda encore Samuel. — Curieux obstiné! dit Julius. Eh bien! soit! tu le sau- ras tout de suite, si tu veux venir avec moi quelques mi- nutes dans le cabinet d’a côté. — Pourquoi pas ici? — Parce qu’il y a dans cette affaire un secret, et que je ne puis parler ni devant mademoiselle Frédérique, ni de- vant Lothario. Samuel hésita un moment à laisser Frédérique et Lotha- rio seuls ensemble. Mais une retiexion le tranguillisa. Il était assez sûr de Frédérique pour savoir qu'après ce qu’il lui avait dit le matin, elle serait la première à décourager les espérances de Lothario. Frédérique ne laisserait certai- nement personne dire un mot téméraire à la fiancée de Samuel. Et, dès lors, il valait mieux, au contraire, en finir tout de suite, et qu’elle dit elle-même à Lothario qu’il n'avait plus à penser à elle. La réponse à la lettre que Lo- thario avait écrite le matin serait plus significative et plus définitive, faite par Frédérique que faite par Samuel. Cependant, un surcroît de précaution ne parut pas inu- tile à Samuel. Il alla vers la porte du salon par laquelle il était entré avec Lothario, et il appela $ — Madame Trichter! La vieille gouvernante entra. — Madame Trichter, lui dit Samuel, vous allez tout à l'heure retourner à Ménilmontant avec mademoiselle Fré= dérique, Attendez ici avec elle que je sois revenu. — Viens-tu? dit Julius. — Me voici. Julius et Samuel entrèrent dans le cabinet, laissant Frédérique et Lothario tête-à-tête. Hélas! un tôte-à-tôête à trois. La présence de madame Trichter gônait visiblement Lo- {hario. Dans ce moment, si près de la lettre qu'il avait écrite, il ne se sentait pas le courage de parler de choses banaless et comment parler du sujet de sa lettre devant un témoin! Cependant, quand retrouverait-il cette occasion? S'il la laissait échapper, était-il sûr de jamais revoir Frédérique hors de la présence de monsieur Samuel Gelb? Etait-il sûr môme de la revoir? Et puis, Vhorrible anxiété qui lui ser- rait la poitrine à Vidéo d'apprendre l'impression que lui DIEU DISPOSE. . 65 a avait causée sa lettre, l'emportait sur toute considération et sur toute crainte, Il se décida à parler. — Mademoiselle, lui dit-il d’une voix troublée, ça été pour moi une grande surprise et une grande joie de vous trouver ici. Mais vous feriez ma joie bien plus grande en- core si vous daigniez me permettre de profiter de cette rencontre inespérée pour vous entretenir du seul sujet qui m'occupe le cœur. — De quoi voulez-vous parler, monsieur? demanda Fré- dérique un peu réservée et froide. — J'espère, mademoiselle, que vous vous en doutez, dit Lothario balbutiant presque. — Je vous assure, monsieur, que je ne m’en doute pas du tout. — Vous n’avez done pas reçu la lettre que j'ai pris la liberté de vous écrire? — J'ai reçu une lettre de vous, dans laquelle vous me demandiez ma bienveillance pour je ne sais quelle chose sur quoi monsieur Samuel Gelb devait me consulter, — Et il vous a consultée? — Il n’a pas jugé nécessaire de me consulter sur une communication où il n’était pas question de moi. — Où il n’était pas question de vous! s’écria le jeunc homme étonné. — Monsieur Samuel Gelb me l’a dit, — Et vous a-t-il montré la lettre que je lui ai écrite? — Ce n’était pas la peine puisqu'elle ne parlait pas do moi. — Elle ne parlait que de vous! dit Lothario. Je sollici- tais de monsieur Samuel Gelb l'autorisation de me présen= ter chez lui, et c’était... eh bien! c'était pour lui demander votre main. Frédérique palit. Samuel l'avait donc trompée! Les pres- sentiments de son cœur avaient eu raison. Un flot de joie inonda son âme. Mais aussitôt elle se souvint, et ce qu’elle avait promis lui revint à la mémoire, Elle se rappela qu’elle n’était plus libre, et qu’elle était engagécenversl’homme auquel elle devait d’être au monde” — Merci, monsieur Lothario, dit-elle en luttant contre son émotion; merci d’avoir songé à une pauvre fille sans nom et sans fortune, vous noble et riche, vous qui n’avez qu'à choisir entre les plus riches et les plus belles, Je suis bien profondément touchée de votre pensée, je vous as- sure. L'isolement où j'ai vécu jusqu'ici me rend plus pré- cicuse ct plus sensible qu'à une autre celle marque d'es- lime que vous me donnez? — Eh bien! — Mais, quelque sentiment que me fasse éprouver votro démarche, je dois vous arrêter au premier pas d'une illu- sion qu'il n'est pas en mon pouvoir de réaliser. — Comment! s'écria Lothario. — Je ne suis plus libre, monsieur Lothario, Jo no pour- rai jamais vous appartenir, par la raison quo jo ne m'ap- partions plus, — Jo m'y altendais! dit Lothario désolé, Une grosse larme se forma à sa paupière et Frédérique détourna les yeux, comme si elle craignait que l’attendris- sement ne la gagnat aussi. — Ne m’en voulez pas, dit-elle, — Comment vous en voudrais-je? dit Lothario. Il ne dépend pas de vous de m’aimer. — Il ne s'agit pas d’aimer, reprit Frédérique. Je vous aimerais, que je n’en serais pas plus libre. — Oh! moi, dit Lothario, je crois à la toutc-puissance de ceux qui aiment. Il n’y a pas d'obstacles qu’on ne sur- monte, en le voulant bien. — Il y en a, répondit-elle. Il y a le devoir, la reconnais- sance, le payement d’une dette sacrée. Mais croyez que je n’oublierai jamais ce que vous avez voulu faire pour moi. De loin ou de près, je serai toujours votre sœur. — Et la femme d’un autre, dit Lothario. Frédérique baissa la tête, ne trouvant plus de mots pour réfuter une tristesse qu’elle partageait peut-être elle-même. — Ah ! cela devait être, dit Lothario ; je n'ai jamais eu de bonheur. Mon père était mort quand je suis né; ma mère est morte avant que j'aie pu la connaître. La perte de ma mère n’eût pas été complète, si je ne vous avais perdue aussi, — Monsieur Lothario!... s’écria Frédérique, comme en- traînée vers lui par un mouvement qu'elle prenait pour de la compassion, et qui devait être de la sympathie. Elle allait en dire plus, peut-être. Mais à ce moment Samuel et Julius entrèrent. Samuel jeta un regard rapide sur Frédérique ct sur Lothario. — Bien! pensa-t-il en voyant l'air d'abattement de Lo- thario, je ne m'étais pas trompé ; elle lui a dté toute es- pérance. Au reste, je saurai par madame Trichler ce qu'ils se sont dit. Pendant le court entretien des deux jeunes gens, Julius, de son côté, avait tout révélé à Samuel. — Mais comment Frédérique a-t-elle pu savoir cela? avait demandé Samuel, J'étais seul dans mon cabinet avec l'envoyé de la Charbonnerie, La chambre de Frédérique est séparée par le palicr. Aurait-elle écouté à la porte? Mais dans quel but? J aurait done fallu qu'elle sat d'avance que nous allions causer de choses importantes? Enfin, n'importe ! le fait est qu'elle a tout entendu. — Heureusement pour moi! dit Julius. — Oui, certes ! car j'aurais été fort empêché de te sau- ver. J'aurais bien fait tout ce que j'aurais pu pour cela; j'ai déjà commencé; et, au risque de mo compromettre, j'ai parlé pour toi et j'ai répondu de toi, — Jo lo sais, interrompit Julius. Frédérique me l'a alt. Pourtant, est-ce que tu m'aurais prévenu ? Samuel connaissait son Julius, et le ton dont la question était faite lui dicta sa réponse. — Aurais-je pris sur moi cette sorte de trahison? J'en doute, répondit-il, Dans mes idées, l'humanilé vaut plus qu'un homme, quel qu'il soit. J'aurais bien risqué pour toi mon sang, mais non la Charbonnerio, Si brave, si loyal ot si fort quo je to suppose, j'aurais craint, en te révélant 5 66 = DIEU DISPOSE. le péril, de te donner la tentation de l'éviter à tout prix. — Tu aurais agi en homme, dit Julius; et j'aurais été le premier à f’approuver. Mais sois tranquille, et n’en veux pas a Frédérique de m'avoir averti, elle, qu'aucun ser- ment ne liait. Sa démarche n’a pas compromis Vassocia- tion, sois-en persuadé, et je n’aurai besoin de dénoncer personne pour me tirer d'affaire. J'ai un moyen de me préserver qui ne coûtera pas un seul cheveu à un seul de tes frères, Tu peux remercier Frédérique en toute sécu- rité. — À la bonne heure! dit Samuel pensif, Maintenant, parlons d’Olyntpia. Est-elle partie ? L’as-tu revue ? Julius fit comme s’il n’avait pas entendu l'interrogation, — Mais quel ange tu nous cachais ! reprit-il. Si tu sa- vais comme ta Frédérique a été charmante et bonne ! Quel trésor de candeur, de beauté et de grâce que cette jeune fille ! — Tu trouves? dit Samuel d’un ton singulier. — Dans quel ciel, démon, as-tu rencontré une pareille créature ? continua Julius. Je n'ai jamais tant cru à la pa- renté des âmes que depuis une heure. 11 me semble que Frédérique n’est pas pour moi la première venue. Est-ce souvenir, est-ce pressentiment? sa physionomie, l'accent de sa voix, tout en elle a remué soudain dans mon cœur des fibres que je croyais mortes. — Comme tu Vallumes! dit Samuel, qui écoutait et qui réfléchissait ; tu en parles comme un amoureux! — Amoureux! dit Julius en secouant la tête, tu sais bien que cela n'est plus de l’âge ni du caractère que m'a faits la vie. Le temps est passé. Mais il y a autre chose que l'amour. Il y ala sympathie profonde, intime, dévouée. De toutes les femmes que je connais, Frédérique est assu- rément celle qui répond le mieux chez moi à cé besoin daffection... comment dirai-je ? paternelle, qui survit dans l'âme à l'amour éteint. — L'autre jour, c'était Olympia, dit Samuel. O la chan- goante nature! La girouette de ton cœur tourne à toutes les brises. — Non, dit Julius, Olympia, co n’était pas la même chose. D'abord, je n'ai jamais aimé chez Olympia que le souvenir d’une morte, une ombre, un fantôme. — Et la princesse, esi-ce aussi une ressemblance quo tu adorais en elle ? — Oh! dit Julius, ne me parle vas de ces faux caprices qui s'évoillent quand sommeillo la passion vraie. Je l'ai puis Christiane, je n'avais aimé personne. Pour ce qui est de la princesse, j'ai rompu avec elle ce malin même, Quant à Olympia, ello n'est plus à Paris. — Partie! Tu l'as laissée partir? dit Samuel. — Assez sur ce sujet, je l'en prie, répondit Julius, qui devint pile. En ce moment, Olympia roule vers Venise. Eh bien! je ne courrai pas après elle ! Mais à quoi penses- déjà dit que, dt lu, Samuel ? Tu as l'air d'un conspirateur qui médile la mort du tyran. — Rentrons auprès de Frédérique, reprit Samuel sans sortir de sa À prsissos — Attends, dit Julius, Le comte a'Lberbach alla à un menble d’“hane ciselé de * était servie, ct l'on passa dans la salle à manger. —— ‘ dessins charmants, l'ouvrit, et prit, dans un tiroit que fermait un secret, un admirable collier de perles fines, — — Viens, maintenant, dit-il, 1 Ils rentrèrent dans le salon. Julius alla à Frédérique — Mademoiselle, lui dit-il, voici un collier qui a pour moi ce prix unique qu'il a appartenu à ma mère, et qu'il. a été porté par ma femme. Je l'aurais donné à ma fille, si Dieu m'en avait accordé une. Vous avez été pour moisi dévouée et si filiale, que je vous demande la permission de vous l’offrir. Ce sera pour votre parure de noces. Ce dernier mot fit rougir Frédérique et lui mit aux yeux un sourire triste. 7 Elle voulut d’abord refuser. — Je suis pénétré de votre bonté, monsieur le comt dit-elle ; mais je suis trop pauvre pour porter des Ris de cette valeur. d Julius insista avec grâce et prière. — Allons, Samuel, prie avec moi, et dis à mademoiselle qu’aupres de sa figure ce collier sera pauvre. — Frédérique aurait tort de refuser, après ce que tu lull as dit, intervint Samuel. Ce ne serait vas un collier qu'elle refuserait, ce serait un père. | — Voulez-vous être ma fille? répéta Julius. — Oh! merci! j'accepte, dit Frédérique en prenant le collier. a — C'est à moi à dire merci, s’écria Julius ravi. Mais puisque vous étes en train de m’accorder ce que je vous demande, j'ai encore quelque chose à solliciter. Je vous en prie, ne nous quittons pas aujourd’hui. Jai cruellement souffert ce matin. Finissons du moins, ensemble et dans la joie, cette journée commencée dans la solitude et la douleur. ÿ — Accordé, dit Samuel. a — Tu es un ami! reprit Julius, Sans vous, je ne sais pas trop ce que je scrais devenu. Lorsque mademoiselle Fré= M dérique est arrivée, je me sentais dans un état de prostva- tion et d’abattement où je n'étais pas encore tombe. J'ai t vraiment besoin de ne pas rester seul aujourd’hui. Voici M l'heure du diner. Vous allez diner avec moi en famille. — Tout ce que tu voudras, répondit Samuel. | — Merci. Julius sonna et donna les ordres. Un quart d’heure après, un domestique vint annoncer que Son Excellence ¢~ Julius fut gai, mais il mangea peu. La nuit passée à la vente, le départ d'Olympia, la rupture avec la princesse, la brusque apparition de Frédérique dans sa vie, c'étaiont là plus d'émotions que n’en pouvait supporter, en une seule journée, sa nature épuisée, 11 était las et faible. Fré- dérique prenait soin de lui comme une fille, s'inquiétait de lui, le forçait à manger et à parler, et Julius, pour lui complaire, tachait de se contraindre à l'enjouement et au sourire, Mais tous les efforts qu'il faisait le fatiguaient encore, ot il vetombait de plus en. plus éteint et brisé, Ce n'était pas Lothario qui était capable de mettre de l'entrain dans le dîner, De tout es qu'on disait, il n’'enten- dait que ce que lui avait dit Frédérique dans lo moment | où ils étaient restés seuls. Elle ne pouvait être à lui! elle | était liée à un autre! A qui? | Toutes ces idées se lamentaient dans sa tête, et il fixait sur son assiette, à laquelle il ne touchait pas, des yeux | mornes et désespérés. | Samuel, seul, parlait, mangeait, vivait, Mais sous sa verve, un spectateur attentif aurait remarqué une sorte de | résolution étrange et sombre. De temps en temps, il re- gardait Frédérique et Julius d’un air moitié douloureux, moitié menaçant. | - Ala fin du diner, Julius, à l’aide de sa volonté et à l’aide du vin, s’'anima un peu. Le sang remonta à ses joucs pales. Ses yeux se rallumérent. Il causa de tout, de la diplomatie, | de la cour de Vienne, de son adolescence avec Samuel et | de leurs exploits à l’Université. I] parlait avec une vivacité fébrile, dont Samuel parut | s'inquiéter plus que de son apathie d’auparayant. Samuel jeta un regard sur les pommettes des joues de Ju- | lius, et eut un froncement de sourcil en les voyant si ar- | dentes. Heureusement le dîner finissait. On se leva de table, et le comte d’Eberbach offrit le bras | à Frédérique pour rentrer au salon. Mais, au moment où | ils venaient de passer la porte, Frédérique sentit tout à | coup le bras du comte se raidir et s'arracher du sien. Julius porta la main à son front, murmura : — Oh! je me sens mal, très-mall Et, avant qu’on eût pu le retenir, tomba à la renverse. Samuel et Lothario se précipitèrent, Au bruit, les domestiques étaient accourus. — Vite! s’écria Samuel ; c’est une congestion cérébrale. Pas un moment à perdre. Portons-le sur son lit. Samuel et Lothavio prirent Julius eux-mêmes et le vor- tèrent dans sa chambre. Samuel dit ce qu’il fallait faire, ordonna et se multiplia. Avant qu’un médecin pdt être appelé, il prit sur lui de mettre en œuvre les réactifs les plus violents, et, au bout d'une heure, Julius reprit un peu connaissance, En ouvrant les yeux son premier geste fut de chercher quelqu'un qui n’était pas dans la chambre. Samuel comprit son regard. — Tu demandes Frédérique, n'est-ce pas? dit-il. Un signe imperceptible de Julius répondit oui. — Allez la chercher au salon, dit Samuel à un domes- tique. Frédérique accourut. — Suuvé ! lui dit Samuel. _— Ah! Dieu m'a exaucée! s'écria Frédérique, — Vous avez donc prié pour moi? demanda Julius d'uno Voix faible et lente, — Oli! oui, j'ai prié et de lout mon cœur | — Eh bien! vous m'avez sauvé tous, vous par votre prière, toi par ta science, Samuel, et toi, Lothario, par tes soins. Tous, je vous remercie, — No parle pas tant! dit Samuel, — Sil un mot encore, Promettez-moi tous deux, Prédé- Tiquo et Samuel, que vous ne me quilterez pas plus que Lothario, Vous voyez que, si vous navies pis été 1h, j'étais DIEU DISPOSE. 67 mort. Vous êtes nécessaires à ma vie ; ne vous en allez pas si vous voulez que je vive. — Tu épuises tes forces avec toutes ces paroles, reprit Samuel. — Je me tairai quand vous m’aurez promis de ne pas vous en aller. — Voyons, nous te le promettons, répondit Samuel. Cal- me-toi. Nous ne te quitterons que guéri ct debout. — Merci! dit Julius en laissant retomber sur son orcil- Icr sa tête pâle et maigrie, mais où se dessina un sourire. XXII COUSIN ET COUSIKZ, Dans ce même mois d'avril, quelques jours après les incidents que nous venons de raconter, la campagne de Landeck et d’Eberbach était charmante à voir. La gaieté du printemps élait partout, Un air tiède et vi- vifiant hâtait l'éclosion des premières feuilles, ct le clair soleil rajeuni riait à la verdure qui grimpait à travers la cole. Au milieu des roches dont la sévérité s’adoucissait aux caprices de la mousse et du lierre, une figure, roche elle- même, immobile et muette, était accroupie, la tête dans ses mains, Autour de cette femme, des chèvres couraient, sautaient et dansaicnt. C'était Gretchen. Tout à coup la chevrière tressaillit ct leva la tête, Dans la route qui était à ses pieds, elle avait entendu une voix chanter. Cette voix, inculte et naive, chantait une chanson bohémienne qui remonta brusquement au cœur de Gretchen, comme un souvenir de son enfance. Elle avait certainement entendu cette chanson-là quand elle était toute petite. En un instant elle revit tout le passé ; sa vie errante lui revint dans le refrain. Oui, c'était bien l'air aveclequelon l'avait bereée; trente ans avaient pu s'écoutor depuis sans en effacer une note dans son âme. Elle hy re trouvait tout entier.[0h1 l’on n'oublicrait pas en cent ans les chants que vous a chantés votre mère ! Gretchen so dressa et se pencha sur la route, Elle von- lait voir celui qui lui rapportait ainsi toute son enfance dans un couplet, Elle aperçut un étranger qui sembla à la naive paysonne vêtu avec un grand goût ct un luxe supérieur, Il avait, en effet, un gilet rouge vif, un pantalon bleu clair brodé d'agréments blanes, et uno cravato jauno à paillettes d'or, L'étranger venait droit à elle, En Vapereevant il fit un mouvement de joie, comme un homme qui trouve ce qu'il cherche, Mais il réprima aussitôt co mouvement, — Oh! des chèvres! s‘éeria-t-il dans un mauvais allo mand patoisé Mitalien et do francais; quel bonheur de rencontrer des chèvres ! Il s'élança avec une prestosse inouie sur la pointe des 7 68 roches, et bondit jusqu’à Gretchen, qu’il salua. Puis il se mit à caresser gravement celles des chèvres qui n’avaient pas pris la fuite à sa vue. — Vous aimez les chèvres ? dit Gretchen, singulièrement intérressée par ce personnage bizarre, — Les chèvres et les rochers, répondit l’inconnu, c’est tout le charme de ma vie. Quant aux chèvres, je les aime pour deux raisons : D'abord à cause de leur légèreté et de leurs cabrioles. Voyez-vous, madame, ces chèvres, qu'on appelle des bêtes, réalisent, dès leur naissance et sans nulle peine, l'idéal des tours de force et d’agilité que les hommes les plus honorables n’atteignent pas toujours en toute une vie de sueurs et d’études, Moi, toute mon am- hition, depuis que je suis au monde, a été de parvenir à leur ressembler. A force de science, je me suis rapproché de leur instinct. Je suis une chèvre. Et, pour donner un échantillon de son savoir à la che- vrière : — Tenez, dit-il, en lui montrant une chèvre qui sautil- lait au rebord extrême du précipice. Et, se mettant à quatre paltes à la place même de la char- mante bête, il se mit à tourbillonner sur lui-même. — Arrétez ! cria Gretchen effrayée, — Vous voyez, dit l'étranger revenant, comme les che- vres sont supérieures aux hommes: quand c'était voire chèvre, vous n’aviez pas peur. Vous l’estimiez plus que moi. La sauvage Gretchen était un peu émerveillée et effarou- chée de ecs manières pétulantes. N'importe, ce vif et sou- ple personnage plaisait, sans qu’elle sit pourquoi, à cette fille patiente et rigide. — Je vous disais, reprit l'étranger, que j'aimais les chè- vres pour deux raisons : la deuxième, c’est leur humeur vagabonde, Elles ne peuvent tenir en place. Par là encore nous nous ressemblons. Les chèvres sont les bohémiennes des animaux. — Vous êtés Bohémien? demanda Gretchen, subitement attachée. — Jnsqu’au bout des ongles. — Ma mère aussi était Bohémicnne, dit la chevrière, — Vrai ? Mais alors nous sommes de la même race. Ce rapport établit vite entre eux une sorte d'intimité. — Ali! j'avais bien besoin de trouver ici quelqu'un qui me comprit ! s'écria le Bohémien. Is causèrent longuement de la Bohême, de la vie en plein air, des chèvres, du bonheur de ne pas être empilé dans les maisons des villes, de la joie de croître librement avec les arbres et les plantes, et d’avoir du moins à l'âme des ailes que les oiscaux seuls ont au dos, Puis tout à coup l'étranger s’aperçut qu'il avait oublié l'heure. — On m'attend, dit-il. Mais j'espère bien que notre con- naissance ne se terminera pas là, Nous sommes de vicux amis maintenant. Où vous reverrai-je demain? — Ici, dit Gretchen, à la même heure, — A la même heure, Ce n’est pas moi qui y manquerai. Mais jo me sauve, Je vais Ctre grondé pour être resté si longt mps, DIEU DISPOSE. a ———————————————— . Et, saluant la chevrière, il se mit à dégringoler de ro- cher en rocher, à la grande terreur de Gretchen, qui crut qu’il arriverait en morceaux. Mais il tomba lestement sur les pieds, fit un nouveau salut, et se mit à courir dans la route, au tournant de laquelle il disparut un instant après, Le lendemain, l'étranger et Gretchen furent exacts au rendez-vous. Ils causèrent, comme la veille, des choses communes et des instincts communs qu’ils avaient dans leur passé et dans leurs cœurs. 1 Au moment de se quitter, l'étranger demanda encore à revoir Gretchen le lendemain. — Vous logez done à Landeck ? demanda la chevrière. — Oui, nous y sommes pour quelques jours encore. — Vous n'êtes pas seul ? — Non, je suis avec ma sœur. Nous venons de Paris et nous allons à Venise. Ma sœur est une très-fameuse can= tatrice qui tire de son gosier autant d’argent qu’elle veuf, C’est pour cela que vous me voyez ce beau gilet rouge qui a tant attiré votre attention hier. Je peux m'acheter autant de gilets rouges que je veux. On l’attend à son théâtre. Mais elle a voulu prendre par le Rhin et par la Suisse. Fantaisie d’artiste. En arrivant à Landeck, le pays lui a —— 2) plu, elle a voulu s’y arrêter, et elle m’a prévenu que nous. resterions ici quelque temps, Qu'est-ce qui peut la retenir ici? dit Gretchen. — Ce château, dit l'étranger, en montrant le château d'Eberbach, dont la silhouette se détachait à gauche sur le — ciel lumineux. Ma sœur est une savante, que cela intéresse de regarder comment les pierres sont taillées. Elle prétend que ce château est plein de meubles rares et historiques qu'il faudrait vingt ans pour admirer en détail. Elle s’a- muse à un tas de décorations, de menuiseries et d'archi- {ectures, que j’en ai eu la migraine pour avoir essayé d'y aller une fois avec elle. Ma foi, maintenant, je la laisse y aller seule, J'aime mieux lair et les bois. Je n'ai pas un estomac à digérer les pierres. Gretchen secoua la tête. — Ah! oui, dit-elle, à présent les domestiques montrent la maison pour de l'argent à qui veut la voir. Le chateau est aux passants. Après cela il font bien. Le maître Paban- donne. Puisqivil n’en veut plus, elle est à qui veut la pren- dre. Ah! cette maison si vide a pourtant été pleine de joie. — Qu'est-ce done qui s’est passé dans ce château ? de- manda le Bohémien. — Des choses bien gaies et des choses bien lugubres, dit Gretchen. EL elle raconta la douloureuse histoire de ces amours et de ces morts, toujours vivante dans son cœur, Le temps et Vexallation naturelle à ses idées avarent ajouté à ces joyeux et funèbres événements une sorte de pocsie mystique, Toute cette histoire de Julius et de Chris- tiane était pour elle comme une légende. Le rôle de Samuel y était formidable et étrange. Samuel | y avait les proportions de Satan, C'était le génie du mal, (vouyant plaisir à contrarier les prospérités humaines, ct fiisant taire, avec son ricanement diabolique, les chants ot les baisers des anges. Cependant ce démon, dans son récit, semblait plus mé- chant, en somme, à travers la haine de la conteuse que par ses propres actes, car Gretchen se garda de parler des violences de Samuel, et de l’enfant, et de la cause du sui- cide de Christiane. ~ Quand le nom de Christiane lui venait aux lèvres, des larmes lui venaient aux yeux. On sentait que sa tendresse avait survécu tout entière à la pauvre morte, et que leurs deux cœurs étaient restés indissolublement unis à travers la profondeur de Vabime. — Non, s'écria-t-elle, Christiane n’est pas morte. Elle vit en moi et ailleurs. Et ce qui survit d’elle vengera ce qui en est mort. Qu'elle dorme en paix, nous sommes là pour elle, et le méchant ne nous échappera pas! Un fauve éclair jaillit de sa prunelle à ces mots : — Adieu, dit-elle, A demain, si vous êtes encore à Lan- deck. Assez pour aujourd’hui. Quand je pense à ce Samuel, ma haine me rajeunit de dix-sept ans, et jen ai pour un jour à ne plus pouvoir parler d'autre chose, A demain. Et, se levant, elle s’enfonça dans Jes roches de la côte, où ses chèvres la suivirent. _ Le lendemain, le Bohémien la trouva souriante et ra- doucie. Elle vint à lui la première. — Je vous ai quitté brusquement hier, dit-elle. C'est qu'il y a des choses auxquelles je ne puis pas penser de sang-froid. Ne parlons plus de cela, oublions ce chateau et tout ce qui s’est fait ici. Causons de votre passé, à vous, de votre patrie errante, de la vie libre et voyagcuse que j'ai menée comme vous toute petite. Oh! j'ai dans l'es: rit bien des souvenirs confus de belles villes pleines de soleil; de forêts qui étaient comme des églises, dont les troncs d'arbres étaient les orgues; des montagnes, vrais autels du bon Dieu. Quelle est, de toutes les villes que vous avez vues, celle que vous aimez le micux ? — Venise, dit l'étranger. — Et pourquoi ? — Parce que c’est une ville qui ne ressemble pas aux autres, une île toute seule dans l’immensité des eaux. On y est en pleine mer. — Une ville où il y a de l’eau dans les rues, n'est-ce pas? dit Gretchen, comme cherchant à préciser une image qui lui révenait dans la mémoire, — Oui, dit le Bohémien. Une ville bâtie par les poissons, — Oh! je m'en souviens, fit-elle. Et de grandes places! et des grands palais! Ma mère aussi aimait Venise. — Votre mère y a habité ? Comment s'appelait-elle ? — Elle s'appelait, de son nom de famille, Gamba. — Gamba ! s'écria le Bohémien. Mais c'est mon nom aussi. — Vous vous nommez Gamba? — En toutes lettres. Mais attendez done. Votre mère ne vous a-t-elle jamais parlé d'un frère qu'elle avait? — Très-souvent, dit Gretchen, Mais elle s'était fâchée avec son père pour avoir aimé quelqu'un malgré lui, Alors elle avait pris la fuite et n'avait plus donné de ses nou velles à son père ni à son frère, Et puis, l'homme qu'elle aimait est mort, lui laissant une fille, qui est moi-même, DIEU DISPOSE. a ——————"——— ————————— 69 Elle allait me portani de ville en village, gagnant misé- rablement sa vie, quand un saint homme, pasteur à Landeck, l’a recueillie, Va instruite dans sa religion, et Va nourrie jusqu’à sa mort. Elle n’a plus quitté ce pays — C'est donc pour cela que nous l'avons cherchée inu- tilement partout. — Comment? Gamba lui-même, aussi stupéfait que ravi de la proyi- dentielle rencontre, reprit tout ému : — Gretchen, le frère de votre mère était mon père. — Est-ce possible? s'écria Gretchen. — C’est certain. Vous allez voir. Mon père aimait trés- cordialement sa sœur, dont le départ lui causa un vif cha- grin. Il n’osa trop rien dire, tant que son père fut au monde. Maisile vieux ne fut pas plus tôt sous terre, que mon père se mit à courir le pays dans l'espérance de re- trouver sa sœur. Je crois, ma parole, que nous avons fait toute l'Europe, moins ce trou de Landeck. En mourant, il me recommanda encore de continuer ma recherche. J’ar- rive trop tard pour ma tante, mais au moins je trouve sa fille. Donnez-moi une bonne poignée de main, Gretchen, vous êtes ma cousine-germaine. — Cest bien vrai? demanda Gretchen défiante. — Je vous montrerai demain mon passeport, qui vous prouvera que je m’appelle bien Gamba. D'ailleurs, quel intérêt aurais-je à vous tromper? — C'est juste, dit la chevrière, Et elle lui tendit la main, qu'il serra fraternellement. — Eh bien! reprit-elle, puisque nous voilà cousins- germains, votre sœur est ma cousine, Est-ce que je ne la verrai pas ? — Impossible, dit Gamba embarrassé. Ma sœur est une personne fantasque et passablement fière. Tel que vous me voyez, elle me renie très-souvent. Les succès qu'elle a eus sur les théâtres l’ont rendue hautaine, et il faut qu'elle soit ma sœur pour que je lui pardonne la manière dont elle est quelquefois avec moi. Elle est descendue chez un aubergiste nouvellement établi à Landeck, et tout le temps qu'elle ne passe pas au chateau à étudier les grimaces des bonshommes de bois ou de pierre sculptés sur les meubles ou sur les murs, elle le passe, enfermée dans sa chambre, à apprendre une partition nouvelle que son directeur lui a envoyée, Mais vous me direz : Qu'est-ce que c'est que cela, un directeur et une partition? Ce serait trop long à vous expliquer. Laissons donc ma sœur tranquille et parlons de vous : il me semble que j'ai des choses à vous dire, A ce moment, Gretchen dressa vivement la tôle, Elle avait entendu, dans le sentier creusé entre les roches, un bruit de pas. Elle s'avanca un pou et vit venir une femme voilée qui se dirigeait du côté du château. Le voile cachait absolument tout le visage de la femme dont le corps élait enveloppé d'un châle épis. — C'est votre sœur? dit Gretchen à Gamba, sans le lui demander, et comme averlie par un instinct infaillible, — Oui, dit Gamba, 70 DIEU DISPOSE. Olympia s’approchait, grave et muette, sans voir Gamba ni Gretchen, cachés tous deux par un creux de rocher. Tout à coup, elle se trouva en face d’eux. En apercevant Gretchen elle parut éprouver une con= motion. Gretchen, elle, était profondément émue. Elle ne se rai- sonna pas, elle ne résista pas. Prise d’un besoin impérieux d’arréter cette femme voilée et de lui parler, elle s’élanca : — Madame! s’écria-t-elle. Mais Ja main nerveuse de Gamba lui saisit le bras. — Cela offenserait ma sœur t dit-il. Et il retint la chevriére. Olympia continua sa route, et descendit jusqu'au bout du sentier sans même se retourner une fois, Gretchen se remit un peu. — Pardonnez-moi, Gamba, ¢’a été plus fort que moi! dit-elle, Je ne sais pas ce que j'ai ressenti en voyant votre sœur ; mais, si vous ne m’aviez pas retenue, j'aurais couru à elle, et levé, je crois, son voile. J’avais besoin de voir son visage. — Heureusement que j'étais là, dit Gamba. Elle vous en aurait voulu fièrement, — Qu'est-ce que j'avais donc, vraiment? reprit Gretchen. Quelque chose s’est bouleversé en moi. Il vient si peu de monde au château maintenant! Monsieur Lothario y ap- paraît de loin en loin, et c’est tout. Monsieur le comte d’Eberbach, jamais. Et puis, cette femme en voile noir, en deuil, ne disant rien, comme une statue qui marche... Il m'a semblé voir ame en peine de ma pauvre Christiane, venant visiter le château qui a abrité sen amour, tout son bonheur et tout son malheur, XXIV UN HERITAGE IMPREVU. Au rendez-vous du lendemain, Gamba arriva tout triste, — Qu'est-ce que vous avez donc? lui demanda la che- vrière, — J'ai, dit-il, que nous partons. — Quand? — Dans une heure, — Déjà? s'écria-t-elle, — Ah! fit-il les larmes aux yeux, voilà un mot dont je vous remercie, Mais, allez, c'est encore bien plus déjà pour moi que pour vous, Hélas! ma sœur m'emmène. Mais, avant de partir, j'ai deux choses à vous dire, — Quoi donc? — Premièrement, j'ai un compte à régler avec yous, — Un compte? — Un compte d'argent, Gretchen fit un mouvement, — Attendez, reprit Gamba, Mon grand-père, qui était votre grand-père aussi, faisait d'assez bonnes recettes, et, comme il n’Glait pas mal avare, il en résulte qu'il a laissé quelques sacs dans sa paillasse. Son héritage n’a pas été loin de dix milles florins, — Dix mille florins! dit Gretchen. — Dix mille, dont la moitié naturellement revenait & votre mère, Comme elle n’était pas là lorsque le vieux a trépassé, mon père a fait deux parts de la somme : cing mille dans une poche, cing mille dans l’autre. Ce qu'il a fait de sa part, Dicu et les cabaretiers le savent. Mais, quant à celle de votre mère, il se serait fait hacher en morceaux plutôt que d’y toucher. Elle est entière, pas une baïoque n’y manque. Mon père a suivi son père, et je suis resté avec le dépôt. Votre mère n’est plus là pour que je le lui restitue ; c’est donc à vous qu’il revient. Tenez, Gamba tira de sa poche une bourse de cuir. — Les cing mille y sont, dit-il, en bon or. Ils vous ap- partiennent... Prenez-les. Et il tendit la bourse. Gretchen la repoussa. — Non, dit-elle. Gardez cet argent. Qu’en ferais-je dans ces rochers où je ne connais que mes chèvres? Vous qui allez dans les villes, vous en avez plus besoin que moi. — C'est à vous, insista Gamba. — Je vous le donne, répéta-t-elle. — Je ne l'accepte pas, reprit-il. J'ai plus d’argent qu’il ne m’en faut. Ma sœur gagne tout ce qu’elle veut, et cene sont pas les florins qui nous manquent, je vous le promets. Aurais-je des pantalons bleus brodés de blanc comme ce= lui-ci, si l'argent me manquait? Je pourrais me faire fer- rer en or, comme la mule du pape. Prenez celte bourse, ou je la jette dans un de ces trous où elle sera perdue pour tout le monde, — Eh bien! j'accepte, dit Gretchen, enfin décidée. Elle prit la bourse. Gamba fit le soupir de satisfaction profonde d’un diplo- mate qui a réussi dans sa première mission. Et Gretchen reprit : — Vous ¢les un honnête garçon de m'avoir gardé ma part, et de m'avoir cherchée. Après tout, cet argent me servira. Je ne suis pas avare, Dieu merci! mais depuis plusieurs années, je fais tous les ans un voyage à Paris, et, si peu que je dépense, j'ai bien de la peine à mettre de côté la petite somme qui m'est nécessaire pour ne pas mourir de faim. Je vais déposer la bourse que vous me donnez chez le pasteur de Landeck, et, grâce à vous, je n'aurai plus besoin de m’assujettir pour gagner de l'ar- gent, à certains services et à cerlaines obligations qui gè- naient mon indépendance et ma sauvagerie. Merci. — Vous allez à Paris tous les ans? demanda Gamba, — Oui. — C'est un drôle de goût, Moi, je n’y suis allé qu’une fois, et je vous assure que je n'ai pas envie d'y remettre les pieds, C’est une belle ville, mais c’est une ville. — Ce n'est pas par plaisir que j'y vais? dit la chevrière, — Pourquoi donc alors? — Par devoir. Mais ne m'en demandez pas davantage, DIEU DISPOSE. 71 C'est mon secret. Je ne puis le dire a personne. . = Pas même à votre cousin? — Pas même à mon cousin. Je n’en parle qu'aux morts, — Pas même à votre... commença Gamba. Et il s’arréta tout court. — À mon... demanda Gretchen. — Rien, dit Gamba, balbutiant. Tly eut un moment de silence. — Vous aviez, reprit Gretchen, une seconde chose dont yous vouliez me parler? _— C'est justement cela, dit Gamba ému et embarrassé. Voilà. Je voudrais trouver des mots pour vous dire ce que j'éprouve, mais je ne sais pas comment, C'est la première fois que cela m'arrive. Je suis tout je ne sais quoi. Vous devriez bien m'aider. — À quoi? — À vous dire que... je vous aimes — Que vous m’aimez? — Ma foi, oui, le mot est lâché, Je me suis habitué à vous, voilà tout. De vous voir tous les jours, vous ici, vos chèvres là, elles commençaient à m’aimer, elles; tenez, en yoilà une qui me lèche les mains; chère petite, val Eh bien, je me suis figuré, comme un imbécile, que c'était pour toute la vie, que cela n’allait jamais finir, et que nous causerions comme cela tous les jours. Eh bien! il faut que je parte. Ah! que le diable emporte les théâtres, les direc- teurs, l'orchestre et toute la musique! Je voudrais qu’un grand tremblement renfonçât toutes les villes au fond de la terre! Vraiment, je vous aime tant, que je voudrais ne yous avoir jamais connue. Ou bien, non, j'aime encore mieux vous avoir connue, et être triste. : — Pauvre garçon! dit la chevrière, touchée malgré elle. — Vous me plaignez, reprit Gamba; vous faites bien. Vous êtes bonne. Alors, promettez-moi que vous ne m’ou- blierez pas. — Je yous le promets. — Et que vous désirerez que je revienne? — Je vous le promels encore. — D'abord, si yous le désirez, je reviendrai. Et quand même vous ne le désireriez pas, je veviendrais tout de même, Gretchen sourit, -~ Si cela vous fait tant de peine de partir, dit-elle, pour- quoi ne restez-vous pas ? — Jo dois tout à ma sœur, répondit avec mélancolie Gamba ; elle me demande de l'accompagner, disant qu'il n’est pas convenable qu’elle coure toute seule les grandes routes. Elle est assez belle et assez riche pour tenter les voleurs de toute espèce. Mais soyez tranquille, je vais m'ennuyer beaucoup là-bas ; elle verra que je suis triste, et, comme elle est très-bonne au fond, elle me permettra de revenir, et, une fois ché, si vous me permettez de res- ter, vous verrez que je ne partirai jamais d'ici, Co pays me plaît, j'en aime les chèvres. Je m'y fixerai volontiers, — À bientôt alors, dit la chovrière en lui tendant la main, — À bientôt, Gretchen, Oh! l'année ne se passera pas —— , ? F à sans que vous me revoyiez, et sans que je vous demande quelque chose. — Quelle chose? lui dit-elle. ’ — Vous le saurez, dit Gamba. Vous êtes déjà ma cou- sine ; mais... Mais... — Nous causerons de tout cela quand vous reviendrez, interrompit Gretchen. Mais partez content, et soyez sûr que je penserai trés-souvent à vous. — Adieu, dit Gamba. Et il eut un air gêné que la chevrière remarqua. — Qu'avez-vous ? dit-elle. — J'ai, reprit le pauvre garçon, que voici l'instant de yous quitter, et que je voudrais bien emporter un souve- nir de vous, — Quel souvenir? — Oh! rien; ce que vous voudriez : un brin d’herbe que vous auriez cueilli. — Non! s’écria Gretchen assombrie. Pas d'herbes ni de plantes. Cela nous porterait malheur. Les fleurs me hais- sent, et je les hais. 4 — Vous ne me donnerez donc rien? dit Gamba tout at- tristé. — Si! je vous donnerai quelque chose. — Vrai? fit Gamba. — Embrassez-moi, mon cousin. Gamba appuya énergiquement ses lèvres ravies sur les joues brunes de la chevriére. — Diable et tonnerre L Je suis trés-gail s'écria-t-il avec une larme dans les yeux. Et, se précipitant sur les chèvres l’une après l'autre, 1l les embrassa toutes, — Adieu, vous aussi, dit-il, Vous êtes bonnes. Vous avez donné à votre maîtresse l'exemple de m'aimer. Il se retourna vers Gretchen. — Au revoir, dit-il. Finissons là-dessus. Nous ne trou- verions rien de mieux. J’emporte cela. J'aime encore mieux cela qn’un brin d'herbe. Adieu... A bientôt, Et il se mit à courir de toutes ses forces jusqu'à ce qu'il fut hors de la portée des yeux de Gretchen. Gretchen resta pensive. — C'est un honndte garçon, pensa-t-elle, Il reviendra. Aimée de lui! Voudrais-je et pourrais-je l'être? N'importe, je pourrais compter sur lui au besoin, et je ne serais plus seule maintenant, s'il fallait protéger la fille de ma chère Christiane. QUE L'AMOUR RESSEMDLE BEAUCOUP A LA HAING Samuel avait tenu la promesse qu'il avait faite à Julius: Il avait installé Frédérique et madame Trichter dans uno chambre de l'hôtel de l'ambassade, et il avait couché lui- même dans une pièce voisine de la chambre du malade, 72 DIEU DISPOSE. NN eee ——— Tous deux n’avaient pas quitté Julius. Le comte d’Eberbach avait passé par toutes les alterna- tives du mal et du mieux. Samuel avait désespéré plusieurs fois de sa vie, puis la souffratice avait semblé vaincue, puis elle avait repris le dessus. Pendant huit jours, Julius resta au lit, sauvé le matin, perdu le soir. Le huitième jour, un mieux sensible se déclara. Ce jour-là, il devait y avoir, pour la troisième fois, une consultation des quatre ou cinq grandsmédecins que compte toujours Paris. Tl était un peu plus de midi. Dans la chambre du ma- lade, Frédérique, penchée à son chevet, lui faisait boire une tasse de tisane. Samuel, assis au pied du lit, observait. N’observait-il que la maladie ? Julius rendit la tasse à Frédérique, qu’il remercia par un regard d’attendrissement. — Eh bien? lui demanda-t-elle, trouvez-vous cela bon? Cela vous fait-il du bien ? Vous sentez-vous mieux ? — Oui, répondit le comte d’Eberbach, c’est bon, comme tout ce qui vient de vous. Mais ce qui me fait le plus de bien, ce n’est pas votre tisane, c’est votre présence. Soyez tranquille, vous m’en tirerez. En entrant ici, vous y avez apporté tous les bonheurs. Le méme jour, vous avez trouvé moyen de me sauver deux fois la vie. Je vivrai, ne fût-ce que pour que tant de soins charmants n’aient pas été en pure perte, et je me sens forcé de ressusciter par recon- naissance. — Ne parlez pas tant, répliqua Frédérique, surtout pour dire des choses si exagérécs. Samuel observait toujours, avec ce coup d’œil profond et impénétrable qui lui était particulier, A ce moment, Lothario entra. J] salua grayement et froidement Frédérique, qui lui rendit une révérence non moins cérémonieuse. Il serra la main de son oncle, puis il vint dire un mot bas à Samuel, — Ah! dit Samuel tout haut, ce sont les médecins que nous attendons. — Pourquoi les as-tu fait encore venir? pour nous dé- ranger? dit Julius. Je n'ai confiance qu’en toi, et tu suffi- rais bien tout seul, Pour le coup, d’ailleurs, ils arrivent trop tard; je suis guéri. — C'est pour qu'ils me le disent que je les ai fait venir. — Puisqu’ils sont la, dit Julius, introduis-les, et que ce soit fini. — Je m'en vais, dit Frédérique. Et elle fit un pas vers la porte. — Non, restez, dit Julius. Je veux que vous restiez. Si ma santé n'éloit pas présente quand ils vont m’examiner, ils me trouveraient très-malade el me prescriraient les re- mèdes les plus ennuyeux. — Eh bien, reprit Frédérique, je vais me mettre la. Elle alla s'ogenouiller à un prie-Dieu, à demi-caché dans le retour du lit, Samuel ouvrit la porte et fit entrer les médecins, Il leur ract nta les nouvelles phases de la maladie do i Julius, depuis leur derniére visite. Puis eux-mémes inter- rogèrent et examinèrent ensemble. Au bout d’une demi-heure, les médecins et Samuel se retirèrent dans le salon pour se consulter. fe Frédérique et Lothario restèrent seuls avec Julius. Il yeut un moment de silence, et le regard de Julius allait, pensif, du jeune homme à la jeune fille, — Frédérique? appela-t-il. Elle se leva du prie-Dieu et accourut. — Eh bien! ont-ils eu Pair content? demanda-t-elle. — Oh! ce n’est pas de cela qu'il s’agit, dit Julius. Nous avons le temps toute la journée de parler de ma maladie et de moi. Mais puisque nous nous trouvons une minute tous trois ensemble, sans personne qui nous entende, il faut que je vous dise quelque chose que j'ai sur le cœur. — Qu'est-ce donc, dit Frédérique? — Je veux vous demander à tous deux, mes enfants, ce que vous avez l’un contre l’autre. — Ce que j'ai contre monsieur Lothario? reprit Frédéri- que confuse. — Mais je n’ai rien contre mademoiselle Frédérique, re- prit Lothario très-froidement. — Je me souviens d’un temps, il n’y a pas plus de dix jours de cela, où, pour avoir entrevu Frédérique une seule fois, Lothario ne parlait d’elle qu'avec une admiration enthousiaste. L’approcher, lui parler, la voir seulement, c'était une ambition impossible. Eh bien! mon cher Lo- thario, elle est venue, tu la vois, tu lui parles. Et, au lieu d'être ravi et radieux, tu es devenu sombre, tu sors quand elle entre, tu te tiens dans une réserve hostile. Quel mal fa-t-elle fait? Elle m’a soigné et guéri. Est-ce comme cola que tu l'en récompenses ? Est-ce comme cela que tu m'aimes ? — Vous vous trompez, mon cher oncle, dit Lothario; je trouve toujours mademoiselle Frédérique d'une beauté et d'une grâce charmantes, et ce n’est pas certes le service qu’elle nous a rendu et qu’elle nous rend tous les jours qui me refroidirait pour elle; mais ce n’est pas une raison pour l’importuner de mon admiration hors de propos. —]ly a autre chose dans ta réserve que de l'indis- crétion, insista Julius. Tl faut qu’il se soit passé quelque chose entre vous. — Il ne s'est rien passé, je vous le jure. — Rien du tout, répéta Frédérique. — Frédérique n'est pas avec toi comme elle est avec tout le monde. Elle, si bonne, si souriante, si cordiale, elle semble mal à l'aise devant toi, comme tu es gêné de- vant elle. Tenez, dans ce moment même, Croyez-vous que vous ayez l'air fort naturel l’un et l'autre? Vous vous con- tenez, et vous recouvrez cela d’une apparence digne et calme. Mais au fond, il y a je ne sais quoi que vous me cachez. Voyons, mes enfants, ce n’est pas bien pour moi qui suis malade, et qui vous aime tous deux, de séparer ainsi les deux moitiés de mon cœur; il doit y avoir quel que malentendu là-dessous, Vous allez vous expliquer de- vant moi et vous raccommoder. Allons, diles-moi tout de suite CG que vous avez. — Nous n'avons rien, dit Frédérique, DIEU DISPOSE. 13 i — Nous ne pouvons pas nous réconcilier, dit Lothario, puisque nous ne pouvons pas et ne devons pas être fachés. — Si vous n’étes pas fâchés, pourquoi ne vous vois-je pas gais et affables comme il convient à votre âge ? Enfin, vous n’avez aucune raison d’être moroses ct d’allonger des figures graves. La santé qui me revient n’est pas un motif suffisant pour expliquer votre tristesse. Ou bien voulez- vous que je croie qu’on me cache mon état réel, et que je suis plus en danger qu’on ne me le dit et que je ne l’ima- gine? — Oh! vous êtes guéri, mon oncle! s’éeria Lothario, — Eh bien! si votre tristesse à tous deux ne vient pas de moi, elle vient de vous. Donc, je vous démande une dernière fois de vous réconcilier, et de vous donner une fraternelle poignée de mains devant moi. Voyons, que celui des deux qui m’aime le mieux tende la main le premier. Frédérique, vous êtes la meilleure; est-ce vous qui com- mencerez ? Frédérique fit un mouvement comme pour tendre la main, et puis se retint. Quelque sentiment qu’elle éprou- vât au fond du cœur, il y avait, depuis la conversation qu’elle avait eue avec Samuel, une barrière infranchissa- ble entre elle et Lothario. A quoi bon encourager, ne fût- ce que d’un geste, un rêve qui ne devait pas se réaliser? Il valait mieux en finir tout de suite, il était plus sensé, et aussi plus clément de ne pasle laisser naître d’abord que de ie tuer plus tard. Frédérique ne voulait permettre d’es- pérance ni à Lothario, ni à elle-même. — Jo vous en prie, Frédérique, répéta le comte d’Eber- bach. — Monsieur Lothario avait raison tout à l'heure, répon- dit-elle, On ne se réconcilie que quand on est brouillé. — Elle ne veut pas commencer, reprit Julius en se tour- nant vers Lothario, et elle fait bien. C’est à toi évidemment à lui demander pardon et à revenir le premier. Allons, Lo- thorio, prouve que tu sais faire quelque chose pour moi. Lothario n’osa pas lever les yeux sur son oncle, de peur de ne pas pouvoir résister à un regard. — Mon cher oncle, dit-il, les médecins tardent bien ; permettez-moi d'aller les retrouver. Vous ne m’en voudrez pas si celle consultation m'intéresse plus que tout au monde, Et, traversant la chambre, il sortit précipitamment. Julius retomba découragé sur son lit et se tourna la tête contre le mur. Que pouvait-il y avoir entre Lothario et Frédérique? que pouvait-il être survenu dans l'âme de Lothario, si froid maintenant pour celle dont il parlait autrefois avec tant de chaleur et d'enthousiasme? L'aimait-il, et élait-il ja- loux ? Les soins prodigués par Frédérique à un malade lui déplaisaient-ils? Regardait-il son onclecomme « un autre? » Ou bien, n'était-ce pas l'amoureux qui souffrait en lui, était-ce, hélas! l'héritier? La subite introduction d'une étrangère dans l'affection de l'oncle, dont la fortune lui appartenait en quelque sorte, l'inquiélait-elle et effrayait- elle ses espérances? Lui qui jusqu'à présent avail été le seul enfant de Julius, n'était-il pas tourmenté de voir tout à coup une jeune fille presque inconnue venir lui dive: partageons? Cependant Lothario n'avait jamais témoigné de penchant à l’avidité et à l’avarice. Mais ce n'était pas une raison. Julius avait trop pratiqué les hommes et la vie pour igno- rer que le plus souvent c’est l’occasion qui fait le carac- tere, et que les ‘instincts, inconnus de tous et de ceux- mêmes qui les ont, surgissent à limproviste quand leurs intérêts sont menacés. D'ailleurs y a-t-il réellement, il se le demandait, des cœurs assez nobles et assez fermes pour faire bon marché de la richesse? Les plus vigoureu- ses natures fondent comme la neige aux rayons des louis d’or. Tous les hommes sont égaux devant l'argent. Sans doute, tout venait de là. Lothario avait entrevu Frédérique à Ménilmontant, il l'avait trouvée belle, il en avait parlé avec admiration comme un jeune homme parle de toute jolie femme qu'il vient de rencontrer, et puis, il n’y avait plus pensé. Et cetle impression fugitive et mo- mentanée n’avait pas tenu contre le souci de voir Prédéri- que installée chez son oncle, et prête à lui disputer la moi- tié de son héritage. Et la pauvre Frédérique avait subi ce revirement. A la fatigue de soigner l'oncle, elle avait ajouté la mauvaise humeur du neveu. Julius lui devait encore cette recon- naissance. Il se retourna vers elle. — Ma bonne Frédérique, dit-il, pardonnez-moi la maus- saderie de Lothario. Soyez avec lui comme il vous plaira, vous êtes ici chez vous, et je ne veux pas que vous vous gêniez en quoi que ce soit. Certes, j'aurais bien souhaité que tous ceux que j'aime pussent s'aimer, mais il n’en sera que ce que vous désirerez. Et, dans tous les cas, soyez bien sûre que je ne vousen voudrai pas, et que je ne vous préfère personne. — N'attachez, monsieur, aucune importance, répondit- elle un peu triste mais calme, à la facon dont monsieur Lothario peut se comporter vis-à-vis de moi. Je ne lui de- mande que ce qu’il me donne, et je lui sais gré de rester avec moi dans les termes de la politesse et de la réserve; il ne me doit rien de plus. Si je suis ici, ce n’est pas pour lui, il le sait bien, c’est pour vous; et encore les soins que vous voulez bien que je vous donne, j'en suis assez payée par le plaisir que j'ai à vous les donner. — Chère fille! interrompit Julius. — Croyez ce que je vous dis, monsieur le comte, pour- suivit Prédérique; je me suis tout d'abord et naturelle- ment sentie portée vers vous d'une affection profonde, qui se récompense elle-même, Je n'ai jamais été si heureuse que depuis que j'ai eu le bonheur de vous servir et de vous être un peu utile. — C'est avec des mots comme ceux-là, Frédérique, que vous n'avez guéri. 4 — Monsieur Lothario n’a pas à me remercier ni à m'ai- mer. Je n'ai pas agi pour lui; jo n’ai agi que pour vous et pour moi. — Allons! pensa Julius, ils ne s'aiment pas, et ce n'est pas la jalousie de Lothario qui souffre, C'est donc sa va- nilé. O misérable nature humaine! Et pourtant Julius doutoit, il voulait douter encore. La porte s'ouvrit; Samuel et Lothario entrèrent, 74 DIEU DISPOSE, ——X—ee ee Samuel était tout joyeux, — Sauvé! dit-il, Les médecins ont été très-contents. — Tres-contents du malade, et irés-contents du méde- cin, ajoula Lothario. Monsieur Samuel Gelb ne peut pas vous dire quelles félicitations ils lui ont faites pour la ma- nière dont il vous a traité, mais je vous le dis, moi. — Je n’avais pas besoin de l’avis des médecins, dit Ju- lius, pour savoir tout ce que je devais au dévouement et à la science de Samuel. — Nous répondons de ta vie, dit Samuel, voulant dé- tourner la conversation. Ce n’est plus maintenant qu'une affaire de patience. Les médecins ont dit que la convales- cence serait probablement très-longue. Il faudra bien des ménagements, bien du temps et bien des soins pour tere- nouveler et te refaire cette santé épuisée par ton insou- ciance effrénée de la vie. — Oh! maintenant, je puis attendre, dit Julius. Je vous | aurai fous pour m'aider à vivre. — Vous aurez monsieur Samuel et mademoiselle Frédé- rique, dit Lothario. — Et toi aussi, Lothario! je te compte, crois-le bien. — Oh! moi, reprit Lothario, depuis que monsieur Sa- muel et mademoiselle Frédérique ont consenti à loger à l'hôtel de l'ambassade, je vous suis beaucoup moins né- cessaire. — Que veux-tu dire? demanda le comte d’Eberbach. Allons! c'est sûr, mes tristes soupçons avaient raison, pen= sait-il. — Mon cher oncle, continua Lothario, non sans un visi- ble embarras, maintenant je suis, Dieu merci, tout à fait rassuré sur votre chère vie. Il faut penser un peu aux af- faires. Nous les avons singulièrement négligées depuis huit jours. Néanmoins, vous vous souvenez peut-être que je vous ai touché un mot avant-hier qui nécessiterait l’en- voi à Berlin de quelqu’un de sûr. — Achève, dit Julius. — Eh bien! mon cher oncle, vous voilà remis, Vous n’¢- tes pas seul; moi de moins, vous serez encore plus entouré que vous ne l'avez été depuis bien des années. — Tu veux partir, interrompit Julius, — Je ne vous suis pas indispensable ici, et je vous scrai utile là-bas. — Je me moque bien de Berlin! dit Julius. Je ne yeux pas que tu me quittes. — Mais les affaires commandent, insista Lothario. — Il n’y a pas d'affaire qui tienne, répliqua Julius. Aussi bien, souffrant comme je suis, je compte donner ma dé- mission, Je l'aime mieux que mon ambassade. — Mon bon oncle, dit Lothario, je suis profondément touché de toutes vos bontés, mais je ne peux pas accepter ce sacrifice, Permettez-moi de vous répéter que ce départ est absolument essentiel, Au reste, je ne serai pas dehors plus d'une quinzaine de jours, — Mais j'ai besoin de toi ici. Comment l'ambassade, puisque tu parles de l'ambassade, ira-t-elle sans toi? — Monsieur Samuel, qui nous a rendu tant de services depuis trois mois, est maintenant bien assez au courant pour tenir ma place, plus utilement que je ne le ferais moi-même, — Voyons, parle-lui, Samuel, dit Julius; car pour moi, je n’ai pas la force de lutter, et je suis à bout de prières, Samuel avait écouté toute cette discussion sans pronon= cer une parole; mais un sourire imperceptible qui sedes- sinait à ses lèvres, disait assez qu'il comprenait le senti= ment de Lothario. Au premier mot de départ qu'avait laissé tomber Lotha= rio, un éclair de joie avait passé dans les yeux de Samuel, Sans doute, il était heureux que l’amoureux de Frédérique le débarrassât d’une rivalité inquiétante. De plus, ce be- soin que ressentait Lothario de s'éloigner de Frédérique était la meilleure preuve qu’il était en désaccord avec elle. Peut-être aussi l’absence de Lothario servait-elle d’aus tres projets dont Samuel n’avait parlé à personne. Samuel ne pressa done nullement Lothario de rester. — Monsieur Lothario sait micux que nous, dit-il, où sa présence est le plus nécessaire. 11 est certain que, si son voyage doit empêcher ta démission d’ambassadcur, une séparation d’une quinzaine de jours ne vaut pas que tu re- nonces aux services que tu peux rendre à ton pays. Frédé- rique et moi nous nous engageons à redoubler de soins, moi comme secrétaire, elle comme garde-malade, et à faire fout ce qu’il dépendra de nous pour qu’il ne te man- que personne. " — Tu porsistes à vouloir me quitter, Lothario? dit Ju- lius. — Ille faut, mon oncle. — Dis que tu Je veux, ce sera plus vrai. Ainsi, rien n’est complet, toute joie avorte, et tu me gates ma convales- cence. Enfin, fais à ta volonté, — Merci, cher oncle. — Ilme remercie de mon chagrin! Et quand partiras-tu ? — Plus vite je partirai, plus vile jo serai revenu. — Tu pars aujourd’hui? — Je pars tout à l'heure. — Adieu donc, dit Julius attris(é ct incapable de résister davantage, En ce moment une voiture entra dans la cour, et un cla- quoment de fouet se fit entendre, — Voici les chevaux, dit Lothario. — Déja! dit Julius, Tu étais donc bien décidé d'avance? — C'est l'intérêt de tout le monde ici que je parte, re- prit Lothario, Quand les médecins ont dit tout à l'heure que vous étiez hors de péril, j'ai fait commander les che- vaux, — Adiou alors, Lothario, dit Julius, — Adieu, mon oncle, Et Lothario embrassa Julius avec effusion. Puis il salua froidement Frédérique, Mais elle vit bien qu’il était tout pale. — Adieu, mademoiselle, dit-il. La voix lui manquas il tondit la main à Samuel. — Oh! moi, dit Samuel, je vous accompagne jusqu'à la voiture, Et ils sortirent tous deux, laissant Julius morne et Fré- dérique plus émue qu'elle n'aurait voulu Pavouer, we DIEU DISPOSE. DIFFICULTÉ DE DONNER: Trois mois après la scène que nous venons de raconter, c'est-à-dire au commencement d'août 1829, le comte d’E- berbach, & demi étendu sur une chaise longue, causait avec Frédérique, en ce moment seule dans sa chambre, Les rideaux, épais et fermés, laissaient filtrer ça et la quelques minces filets du soleil d’août, qu’on sentait chaud et brûlant au dehors. Ainsi que l'avait prédit Samuel Gelb et les médecins appelés en consultation, la convalescence de Julius avait . été longue, si longue qu’au bout de trois mois elle aurait encore. Julius commençait pourtant à se lever, Maisil était si fai- ble et si abattu, qu’il n’avait pu sortir encore que deux fois en voiture, et qu’on avait même été forcé de le rame= ner presque aussitôt, incapable qu’il était de supporter la secousse du payé et le bruit de la rue, C’est à peine s'il pouvait rester debout quelques instants. Il n’était pas plus tôt levé qu'il ressentait le besoin de son lit, Samuel lui interdisait sévèrement tous les excitants qui, pour lui ajouter une force factice avaient achevé de lui Ôter tout ce qui lui restait de force réelle, Julius obéissait aux prescriptions de Samuel. Car maintenant, soit qu’en voyant la mort de près il se fût mis à la craindre, soit que quelque affection, en renouvelant son âme, l’eût rattaché à Vexistence, le fait est qu’il tenait à la vie, et qu’il faisait tout pour vivre. Il avait, lui auparavant si désireux du tombeau, des mo- ments d’impatience et de colère contre cette invincible lan- gueur qui le clouait sur un fauteuil de convalescent, et qui faisait de sa chambre une ébauche de la tombe, Et ni lui ni Samuel ne pouvait prévoir l'instant où il pourrait surmonter cette étrange faiblesse, Une seule chose lui donnait du courage : la présence de Frédérique. Car, pour Lothario, hélas! il était absent en- core, et ses lettres, depuis trois mois, remettaient son re- tour de semaine en semaine, Mais pendant ces trois mois qui venaient de s'écouler, les soins touchants et le dévouement filial de la blonde jeune fille ne s'étaient pas démentis une seule minute, Pour remplacer Lothario, elle s'était doublée, C'était quel- que chose de charmant que cette fraîche et vivace figure se prodiguant à ce jeune vicillard pâli et mourant, que cette fontaine de vie so répandant à profusion sur celte organisation tarie plus qu'à moitié, que toute cette jeu- nesse mettant dans celle chambre plus de vie et de santé que la maladie ne pouvait en prendre. Chaque jour des côtés, non développés encore, de l'Ame de Frédérique, so révélaient aux yeux ravis de Julius. Comprimée jusque-là par l'amère et sévère ironie de Sa- mucl, la candide et croyante créature s’épanouissait mieux auprès de la bonté tendre et un peu faible du comte d'E- berbach. Elle pouvait mettre dans son affection pour lui cette protection gu’aiment tant les femmes. Elle lui pré- {ait son bras pour marcher, elle lui faisait la lecture; il ne mangeait avec appétit que ce qu’elle lui servait. Elle se sentait nécessaire! privilége dont les mauvais cœurs abu- sent pour se vendre plus cher, et dont les bons profitent pour se donner davantage. Ce jour-là, comme les autres, Frédérique était auprès du comte d’Eberbach, attentive à ses moindres désirs, ar- rangeant ses oreillers et ses coussins, épiant ses besoins dans ses yeux. — Sortirez-yous aujourd’hui, monsieur le comte? de- manda la jeune fille. : — Si j'en ai la force, répondit Julius; mais j’attendrai que la chaleur du jour soit un peu apaisée; car ce soleil est lourd à porter. Mais soyez tranquille, ma chère Frédé- rique, je sens que je reprends au fond. Toutes vos peines auront un terme. Vous êtes si gracieusement bonne pour moi que je serais bien ingrat de ne pas guérir tout à fait et tout de suite. — Voulez-vous que je vous lise quelque chose? vous ennuyez-vous ? — Je ne m'ennuie jamais quand vous êtes là, Frédéri- que. Je ne m'étonne plus de m'être ennuyé si longtemps. C'est que je ne vous connaissais pas. Mais si vous avez cette complaisance, continuez-moi la lecture que vous m’a- vez commentée hier. J'ai toujours eu le goût des poètes, mais il me semble que je ne les comprends complètement que depuis que vous me les lisez. Frédérique alla prendre un volume de Goëthe qui était sur une table, et revint s'asseoir auprès du comte d’Eber- bach. Elle ouvrit le livre et allait se mettre à lire lorsque Sa- muel entra. I] avait à la main une petite fiole qu’il déposa sur la cheminée. — Ah! te voilà, dit Julius. — Oui, dit Samuel. Et je t'apporte une nouvelle, — Une nouvelle qui me concerne ? — Une nouvelle qui concerne tout le monde, — Qu'est-ce donc?. — Le ministère Martignac est décidément tombé. Le mi- nistère Polignac le remplace, La nomination paraîtra de- main au Moniteur. — Ce n'est que cela, ta nouvelle? dit Julius, en appa- rence indifférent, — Diable! s'il t'en faut d'autres, tu es difficile. C'est tout simplement la guerre qui commence, La provocation part du roi, tant pis pour luil Vois-tu, cette nomination sora dalée du 8 août 1829, Eh bien! sans être un grand sorcier, je te parie que le 8 août 1830 Charles X ne sera plus sur le trône, La destitution du ministère de Martignac, cost la démission de la royauté, — Qu'est-ce que cela me fait? répondit Julius, Je ne me soucie plus de la politique, J'ai à te parler de choses bien autrement sérieuses, 16 DIEU DISPOSE. ————— Eee Frédérique se leva. — Je vous laisse, dit-elle. — Oui, permettez-moi de vous renvoyer, ma chère fille, dit Julius en souriant. J'ai à causer avec Samuel de cho- ses qui vous regardent trop pour que vous puissiez les entendre. Mais vous pouvez sortir sans regret, vous ne se- rez pas absente de notre entretien, croyez-moi. Frédérique sortie, Samuel déboucha la fiole qu’il avait apportée, la vida dans un verre, et vint à Julius. — Bois, dit-il. Julius prit le verre. — Qu’est-ce donc, demanda-t-il, que cet étrange élixir que tu me fais prendre depuis quelques jours, ct qui glace, ce me semble, dans mes veines, le peu de chaleur que mon sang y conserve encore? — Bois, te dis-je, enfant qui rechignes devant une me- decine à prendre. Ton sang brûlé a besoin que je le re- froidisse ; il ne peut retrouver un peu d’animation que dans l’engourdissement, comme après une nuit d’orgie on se refait dans le sommeil. Ceci est le suc d’une plante que jai découverte dans l'Inde. C'est une réparation d’une puissance incroyable. Ce breuvage conserve le sang dans cette sorte de glace. Mais, que diable! tu n’as pas besoin d’être fringant et jeune! Pourvu que tu vives! Tu n’exi- ges pas que je te rende tes vingt ans; je te promets de ten ajouter une douzaine. — Une douzaine d'années? dit Julius. C’est plus que je n’en réclame et que je n’en espère, et c’est justement là- dessus que je veux te poser une question, pour moi solen- nelle. Il but et reprit : — Écoute, ami, je suis un homme et nous sommes seuls. Tu me connais assez pour savoir que je suis capa- ble de tout entendre. Donc, j'entends, je veux que tu me dises mon état réel, — Mais... tu le sais. — Non pas. Ton amitié pour moi t’a jusqu'ici poussé à me montrer Pavenir en beau, à ne me parler que des bon- nes chances, à me promettre tout. Mais, vois-tu, je ne crains qu’une chose, c’est d’être pris au dépourvu; c’est de m’en aller subitement, sans en avoir conscience, sans le savoir. Tu es un trop grand médecin pour ne pas con- naîlre, à une semaine près, les instants qui me sont comptés. Eh bien! je demande, jexige comme un service que tu m’apprennes toute la vérité, — Tu le veux? dit Samuel hésitant. — Je le veux et je Ven prie. Et une chose qui va te reti- rer lout scrupule, c’est que, quoi que tu me dises, tu ne me diras rien de pire que ce que je me dis moi-même, Celle prostration que je ne puis vaincre m’avertit assez. Je ache de temps en temps de me relever de ce lit et de ce fauteuil, et de me tenir droit, mais je retombe bien vite, La position horizontale est déjà une habitude pour moi. De là au tombeau il n’y a pas loin, Voyons, mon vloux camarade, au nom de notre enfance et de notre jeunesse, combien me reste-t-il de minutes? — Tu veux toute la vérité? répéta Samuel, — Toute la vérité, dit Julius, — Eh bien, le probable, mais songe que c’est souvent l'invraisemblable qui arrive, le probable est que ta vie est, en effet, épuisée. J'espère encore. Suse, tu le vois, des moyens héroiques. Tu parles de minutes, je te réponds que tu vivras encore des mois, peut-être des années, Mais, puisque tu me le demandes en ces termes, je ne crois pas que tu aies devant toi cette longue série de jours que ré- vent, si souvent en vain, les hommes les is robustes et les mieux constitués. — Merci, Samuel, dit Julius. Je te suis reconnaissant de m'avoir parlé ainsi. Tu m'as rassuré, d’ailleurs. Tu me promets des mois, et je n’espérais pas même des semai- nes. — Au reste, reprit Samuel, la durée de la vie dépend encore bien plus de toi que de mes remèdes. L'essentiel est d'éviter toute émotion plus forte que toi. Une impru- denee te tuerait sur le coup. — Cela étant, dit Julius, il est temps que Lothario re- icune. Je vais lui écrire une lettre encore plus pressant que les autres. Je ne comprends pas ce qui peut le retenir à Berlin, malgré les vingt lettres que je lui ai écrites de- puis trois mois. Il ne peut plus dire maintenant que c’est à cause de l’ambassade, puisque j'ai envoyé ma démission, et que j'attends mon successeur d’un instant à l’autre, — Tu luias écrit de hater là-bas ton remplacement. Il remplit ta volonté. — Mais non, je sais que mon remplaçant est désigné. A présent tout est donc fini, et Lothario nous serait plus né- cessaire ici qu'autre part. Quand mon successeur va arri- ver, Lothario le mettrait au courant, et je voudrais même, et j'obtiendrais sans doute qu’il restât tout à fait auprès de lui : Lothario est trop jeune, lui, pour me suivre dansma retraite, Il est parti pour quinze jours, et ces quinze jours ont déjà duré trois mois, et il ne parle pas de revenir. Il a fait un voyage à Vienne. Il n’écrit que des réponses va= gues et brèves. Il a évidemment quelque chose, — Eh! il a une maîtresse, dit Samuel. — Qu'en sais-tu? demanda Julius, qui aurait bien voulu ns se reprendre à cette explication. — Je sais son âge, répondit Samuel. Qu'est-ce quo tu veux qui retienne un jeune homme, beau, charmant, spi- rituel et riche? Ne te souviens-tu pas de ce qu'est Vienne? Toutes les femmes lui auront sauté au cou. Nous autres, nous sommes graves, moroses, austères. Tu joins à cela d'être malade. Je ne voudrais pas calomnier ton neveu, rois c'est un jeune homme. [i y à un contresens absurde à vouloir enfermer un garcon de sa figure dans une char- bre de malade. C'est bon pour Frédérique qui n'a pascom- mencé de vivre, et pour moi qui ai fini. Mais Lothario s'amuse, ot il fait bien, Tu n'es pas assez égoiste pour lui en vouloir. Ne t'inquiète plus de lui, si tu l’aimes. Tu plains quelqu'un qui ne se plaint pas, sois-en certain. — N'importe ! dit Julius, je vais lui écriro une dernière lettre, et je suis sûr qu'il ne me laissera pas mourir sans l'avoir revu. — Oh! dit Samuel, situ ne veux que cela, il aura, j'es- père, bien le temps de se brouiller avec toutes ses mats DIEU DISPOSE. 17 ee ee tresses et de revenir avant qu'il ne soit Pheure de dicier ton testament. — L'heure peut sonner plus tôt que nous ne pensons. Il est temps qu’il fasse ses préparalifs de retour, et que, moi, je fasse mes préparatifs de départ. — Que veux-tu dire? — Je veux dire qu’en effet, je vais, selon ta parole, dic- ter mon testament. — Bon! encore une fois tu n’en es pas là, s’écria Sa- uel. — Qu'importe! dit Julius, que je le dicte une semaine plus tôt ou plus tard? A quoi bon remettre une chose né- cessaire? Je serai plus tranquille, ce devoir accompli. J'au- rai une inquiétude de moins dans l'esprit, je ne craindrai pas de m’en aller sans avoir remercié ceux qui m'ont rendu service, et je ne m’en porterai que mieux. Au reste, ce west pas d'aujourd'hui que j’y pense. J'ai déjà arrèté dans ma pensée ce que je veux faire. Inutile de le dire que je ne tai pas oublié. Samuel fit un geste de refus. — Oh! je sais, reprit Junus, que ton ambition est plus haute que l'argent. J'ai voulu seulement que tu n'eusses jamais besoin de personne. Les nécessités matérielles sont les barreaux de la cage où la société enferme les grands cœurs et les grandes idées, Tu ne refuseras pas la liberté et le plein air. D'ailleurs, ce n’est pas un don que je te fais, c’est une dette queje te paye, et tu ne voudras pas que mon tombeau te fasse banqueroute. Passons à Lothario. Samuel écoutait, impassible en apparence, ému au fond. — Lothario est mon seul parent, poursuivit le comte d'Éberbach. Et encore il n’est mon parent que par alliance. J'ai fait sa part. Je lui donne le château d'Éber- bach et ce qu’il faut pour y vivre seigneurialement. Il y trouvera le souvenir de sa tante Christiane, qui l'a aimé comme elle savait aimer, Jaime micux que ce soit lui qu'un autre qui habite avec ce souvenir. Reste maintenant Frédérique. Il y eut un moment de silence. Julius ne savait comment continuer. Samuel regardait Julius, attentif et profond, pareil au poëte dramatique qui suit le mouvement et l'intonation qu'il a indiqués à l’ac- teur chargé d'interpréter sa pensée. Samuel prit la parole. — Ceci est plus embarrassant, dit-il, Tu n'as, en somme, que quarante ans, Il est difficile qu'un homme, jeun encore, et connu par toutes sortes de bonnes fortunes, lègue une somme considérable à une jeune fille sans lui léguer en même temps... — Le déshonneur, n'est-ce pas? dit Julius en soupirant. C'est juste, et je me le dis bien. Mais que faire! — Je te le demande, répliqua Samuel voulant le forcer à dire son dernier mot. — J'avais bien pensé, reprit Julius, à tourner la diff) culté en maxiant Frédérique à quelqu'un que j'aurais eu Io droit d'enrichir, Par exemple Lothario... — Lothorio! interrompit Samuel avec un accent de mo- nace. — Tout aurait été simple. si Lothario et Frédérique s'étaient aimés. J'aurais laissé tous mes biens à Lothario qui, en l’épousant, les lui aurait naturellement apportés. Jai cru un moment que Lothario l’aimait, au ton dont il m'avait parlé d’elle la première fois qu’il l'avait entrevue. Mais, depuis, j'ai reconnu que je m'étais trompé. S'il l'ai- mait, il ne s’entéterait pas à rester éloigné de la maison quand elle y habite. A moins qu’elle ne l’ait repoussé et découragé d’une façon décisive. Dans tous les cas, qu’il ne l'aime pas, ou qu’il soit retenu là-bas par une autre, ou que ce soit Frédérique qui ne veuille pas de lui, il n’y a pas à songer à les marier. Et pourtant je ne vois pas d'autre moyen qu’un mariage. — Ni moi non plus, dit Samuel, fixant toujours sur Ju- lius son regard percant et impénétrable. — Mais quel mari prendre que j'aie le droit de faire riche? Je ne puis léguer une somme importante qu’à Lo- thario ou a loi. Et tu es pour Frédérique un mari plus impossible encore que Lothario. — Ah! tu trouves? dit Samuel. — Sans doute, il y a la disproportion d'âge; et puis ton caractère. Je doute, à te parler franchement, continua en riant Julius, que ta nature soit faite pour rendre bien heureuse une femme. — Mais, dit Samuel avec quelque amertume, il est pos- sible que Frédérique ne pense pas là-dessus absolument comme (oi? — Si elle pensait autrement, reprit sérieusement Julius, je l'avoue que je serais le premier à la dissuader d'un acte qui, pour moi, ne serait chez elle que l'irréflexion de la reconnaissance. — Je plaisantais, dit Samuel glacial. Mais tu as sans doute trouvé un meilleur moyen d'enrichir Frédérique sans Ja compromettre. — J'en ai trouvé un, en effet. — Parle, dit Samuel. — C'est que c’est embarrassant et attristant à dire, re- prit Julius. En deux mots, j'ai fait ce raisonnement : Le mariage n’est ici que le prétexte et l'accessoire; or, la cause la plus légitime qui me permette de léguer à Fré- dérique une parlie considérable de ma fortune, c'est. c’est qu'elle soit ma femme. — Eh bien! j'y avais pensé, dit tranquillement Samuel. — Tu y avais pensé? reprit Julius non sans mélancolie. C'est qu'en effet c'est le plus simple, et que par là tout s'arrange. Et pour ce mariage... de transition, où trouver dans des conditions meilleures et plus sûres un époux... qui n'on soit pas un. Moi, je no serai pas une bien longue gûne dans sa vie. Dans quelques mois, je serai mort, et elle sera riche. Avec tout autre, son mariage est une chaine, avec moi, c'est la liberté. — Rien de plus juste. — Ainsi, tu ne désapprouves pas mon idée, Samuel? — Jo l'approuvo pleinement, — Tu aimes véritablemont Frédériquel Je ne Vennuierai pas longtemps, va. Kilo aura toulo sa vio à etre indépen= dante. Et moi, les jours qui me restent seront consolés et éclairés par elle, Désormais, sa sollicitude filiale, si char 18 DIEU DISPOSE. mante, sera son devoir et mon droit. Eh bien! puisque tu es de mon avis, veux-tu te charger de la sonder? Tu com- prends : de ma part, l'ouverture est un peu délicate, et je ne veux ni qu’elle s’effarouche ni qu’elle se méprenne. — Je ferai tout ce qu'il te plaira, dit Samuel, — Elle est dans sa chambre, reprit Julius. Tu serais bien excellent d'aller lui parler tout de suite. — J'y vais. : — Merci. Tu n’as, ajouta Julius avec un sourire triste, que ces deux choses à lui dire: d’abord, que je mourrai bientôt, que je le lui promets, qu’elle soit bien tranquille. Et puis que jusque-là, ma tendresse ne veut, ne peut, ne doit être que paternelle. Ne me présente pas, cela va sans dire, comme un mari, mais comme un père. — Sois sans inquiétude. Je la persuaderai. — Va. C'est à elle, non à moi, que tu rends service, Samuel sortit, En allant à la chambre de Frédérique, ä murmurait entre ses dents : — Je lui avais pourtant dit qu’une imprudence pouvait le tuer raide. Et celle-ci peut compter pour une! Une ten- dresse paternelle! je voudrais bien voir qu'il en eût une autre. Mais s’il croit que je vais m’en rapporter à sa pa- role! Ah! que tu le veuilles ou non, j'y mettrai bon ordre! L’imbécile! il pouvait se sauver en me la donnant. I a manqué cette chance. Tant pis pour lui! Il faut que Frédérique l'épouse, puisque c’est le seul moyen mainie= nant. Mais, au rebours de ce qui se passe dans Hamlet, je réponds que les plats refroidis de la noce pourront servir à une autre cérémonie. Faisons d’abord le mariage, il ne restera plus qu’à défaire le mari. Il était devant la porte de la chambre de Frédérique, — Il s’agit maintenant de préparer l’autre partie de la comédie tragique. Il frappa à la porte, et Frédérique vint ouvrir, XXVII. L'ANAIGNÉE REPAIT SA TOILE, En entrant dans la chambre de Frédérique, Samuel prit un air lugubre. Son plan d'imposture était simple: — Elle sait que je l'aime, s'était-il dit, ef je vais lui de mander sa main pour un autre. Ce n’est pas là une grande marque d'amour, pour clie qui ne sait pas à quel point je suis décidé à trancher ce nœud à peine noué. Eh bien! justement, il faut que ce soit là une preuve d'amour. Il faut que je paraisse renoncer momentanément à elle, pour elle. Je profiteral dé celte occasion pour me faire grand ct ginéroux à 608 yous, et pour me donner le prestige d'une abn ion 10, Je vols maintenant quo c'est tou- jours de cette faron qu'on réuesit, ct qu'il faut mentir pour qu’une femme vous croie et vous aime. J'aime Fré- dérique, je mentirai Frédérique fut frappée de la figure morne de Samuel. Elle le regarda tout inquiète, i — Quy a-t-il donc? demanda-t-elle. Est-ce que mon- sieur le comte d'Éberbach serait plus mal depuis que je Vai quitté. ; od — Non, tranquillisez-vous, Frédérique, Ce n’est pas lui qui esi le plus malade ici. — Qui done est malade? — Asseyez-vous, dit Samuel; j'ai à vous parler. Frédérique s’assit; Samuel prit une chaise près-d’elle. — Je vous écoute, reprit la jeune fille. FES — Oui, dit Samuel, il y a, dans cette maison, dans cette chambre, quelqu’un qui souffre, à cette heure, plus que le comte d'Éberbach. "— Qui donc? — Moi. j — Vous, mon ami, s’écria Frédérique. Qu'avez-vous donc? — Quand vous nous avez laissés seuls tout à l'heure, le comte d’Eberbach et moi, Julius vous a dit que yous ne seriez pas absente de notre conversation. Il m’a, en effet, parlé de vous. H a formé, à votre sujet, un réve qui me jette dans la plus cruelle perplexité, — Un rêve où je suis mêlée ? — Un rêve qui dérange tous les miens. Je vous aime Frédérique, vous le savez, et je crois que vous le sentez J'ai pour vous autre chose qu'une affection paternelle; je vous aime avec jalousie. Alors vous comprendrez et vous me pardonnnerez le premier moment de douleur que m'a causé ia prétention de Julius. Il m'a demandé votre main. — La main? Et pour qui? balbutia la jeune fille qui eut dans les yeux un éclair d'espérance. Pour qui, en effet, le comte d’Eberbach pouvait-il de- mander la main de Frédérique, sinon pour son neveu, pour Lothario, dont il avait enfin compris le départ ou qui lui avait écrit sa confidence ? . Mais le premier mot de Samuel éteignit dans Je cceur de la pauvre enfant cette aube d'espoir et de joie. — Le comte d’Eberbach m'a demandé votre main pour lui, dit-il. — Est-ce possible ? s'écria Frédérique altérée. —Cela devait arriver. Comment, en vous'voyant si douce, si dévoude, si belle, tous les jours, à chaque instant, com- ment ne vous aurait-il pas aimée ? La pensée de se séparer de vous maintenant attriste sa convalescence. Il voudrait vous empêcher de le quitter jamais, ct quel meilleur moyen de vous relenir près de lui que de vous ¢pou~ sor? * — Il y en aurait un autre, pensa Frédérique. Mais cle né dit pas une parole. — Voilà donc sur quoi il m'a chargé de vous consulter, poursuivit Samuel ; il croit sa mort prochaine, et je crains qu'il ail trop raison; et il voudrait, avant de mourir, avoir au moins la joie de vous nommer sa femme. — Sa femme ! murmura Frédérique. range caprice d'un cœur — Oui, comprenez-vous cot 6 DIEU DISPOSE. 79 SP La Toe eaten qui va cesser de baltre? Je sais bien qu'il ne vousdemande | d'argent, -je suis heureuse de pouvoir vous prouver absolument que de lui continuer cette affection filiale dont | qu'entre la richesse et vous, je ne préférerai jamais la Tie ‘vous lui consolez ses dernières heures. Je sais bien | Chesse. ; qu'il vous respectera comme son enfant. Mais moi, qui — Diable ! j'ai été trop touchant, pensa Samucl. Modé- vous aime, moi qui ai conçu et exprimid avant Julius le! Tons le sentiment. désir qui est ma vie, je ne puis supporter tranquillement Et, serrant la main de Frédérique : qu’un autre, füt-ce un ami mourant, donne avant moison — Merci, dit-il ; je n’oublicrai jamais ce que vous venez nom à celle qui a promis de porter le mien. de me dire; mais je n’accepte pas. D'ailleurs, il ne faut rien s’exagérer. Je me raisonnerai. Ce mariage, je le sais trop, ne sera pas de ceux dont la jalousie la plus ombra- geuse puisse s'effaroucher. C'est un moment à attendre. Et ce moment sera court, je vous en réponds. Il prononga ces derniers mots d’un ton résolu et singu- lier qui fit frissonner Frédérique. — Il est donc bien malade ? demanda-t-elle. — Oh! il n’a pas six mois à vivre, si cela peut s’appeler vivre que de languir, inerte et expirant sur un fauteuil. Aussi ce n’est pas lui que je rdoute. — Qui donc redoutez-vous ? dit Frédérique. — Vous, reprit Samuel après un silence, — Comment? fit-elle, ne comprenant pas ce qu'il vou- lait dire. — Je vous ai fait une promesse, en effet, dit lentement Frédérique, et vous pouvez compter que je la tiendrai. Je suis à yous, et vous n’aviez pas besoin de me consulter pour répondre à monsieur le comte d’Eberbach. Je re- fuse. — Oui, vous êtes un ange, dit Samuel; mais moi ai-je le droit d’abuser de votre générosité. et puis-je répondre à votre dévouement par mon égoisme? Faut-il que, pour me rendre heureux, deux êtres souffrent? surtout quand ces deux êtres sont l’homme que j'aime comme un frère, et la femme que j'aime, plus qu'une sœur ? Ne suis-je pas tenu, sous peine d’être un misérable, à renoncer à une joie d’où résulterait pour lui la mort, pour vous la pau- vreté ? — Vous avez bien pu, orpheline et pauvre, me permet- Il s'arrêta, comme luttant ct reprenant des forces pour Pay CP P AR E j crie tre de vous aimer et me promettre que vous seriez à moi. es Mais quand vous serez comtesse d’Eberbach et riche... — N'achevez pas, interrompit-elle. Mon présent, mon avenir, quels qu'ils soient, ne peuvent pas faire que mon passé ne soit pas. Et c'est mon passé qui me lie à yous — Allons donc ! pensa Samuel. — Je vous répèle ici, poursuivit Frédérique, ce que je vous ai dit à Ménilmontant. Je vous appartiens. Si vous me défendez de céder au dernier vœu du comte d’Eber- bach, je vous obéirai. Si vous croyez que nous devons lui faire cette suprême joie, je ne refuserai pas d'adoucir à un mourant le rude passage de cette vie à l’autre ; mais mon engagement vis-à-vis de vous ne Scra pas rompu pour Cela. Ce sera un ajournement, rien de plus. Qu'est-ce que la richesse et le rang peuvent faire au sentiment et au devoir ? Ne serai-je pas toujours celle que vous avez re- cnoillie et élevée? Ne vous devrai-je pas toujours d’être au mondo? Mon changement de fortune ne sera qn’une rai- son de plus d'être à vous. Je ne cesserai pas d'être votre débitrice, juste au moment où je pourrais vous payer. Quand j'étais pauvre, vous veniez; si je suis riche, j'irai à vous. — Merci! s'ocria Samuel, joyeux pour de bon et sans LA Il reprit : — Mon ami se meurt. I] ne vit plus que par cette es- pérance suprême. La briser, c'est briser son existence. C'est véritablement un meurtre. Le dissuader de celte pensée ? impossible, Il y tient avec cette obslination pas- sionnée qui est particulière aux enfants et aux mourants. Mon amitié lutte douloureusement ayec mon amour. Je sens qu'il y a presque un crime à refuser à une pauvre âme qui va s’éleignant, cette joie suprême qui ne fait tort à personne dans ce monde et qui lui ferait emporter dans “l’autre un sourire, — Vous êtes bon, dit Frédérique, touchée de l'accent dont Samuel prononçait ces paroles généreuses. — Mais ce n’est pas à Julius que je pense surtout, re- prit Samuel, je pense à vous. Ce mariage vous fait à l'ins- tant même riche à milllions, et donne à votre beauté, à volre esprit, à votre cœur si charmant, la plus magnifique et la plus éblouissante hordure que vous ayez jamais pu entre- voir dans le plus téméraire de vos rêves. Ai-je le droit de vous priver de cet avenir de flamme et de splendeur? Puis-je le vouloir, si jo vous aime? Ce serait À maudire l'amour, s'il consistait à appauvrir une femme qu'on aime! Jo ne yeux pas quo vous me maudissiez. — Ne craignez rien, mon ami, répondit Frédérique al- tendrie. Vous me connaissez trop pour croire que j'allach tant d'importanco à l'argent. Je ne sais pas co qu'on peul on faire, Elevéo dans la solitude, je n'ai jamais eu de besoins, et j'ignore à quoi peut servir le luxe, N'ayez done pas peur que je vous reproche jamais de m'avoir [il manquer une occasion de richesse, Si monsieur le com! d'Eberbach était pauvre, et s'il n'y avait là que les der- nioys jours d’unc noble existence à consolor, j'aurais pu regretter de n'être pas libre, Mais du moment qu'il s'uxi Mélange, cette fois. Cette certilude mo donnera la force de m'immoler au bonheur de Julius. Ainsi, yous ac- ceplez ? — M'y aulorisez-vous ? dit-elle, — C'est moi maintenant qui vous en prie, dit Samuel, — Alors, j'acceplo, — Jo vais porter cette bonne nouvelle à Julius tout de suite, car il doit attendre dans une impatience cruolle, A nlôt, et encore morci, Ii sorlit, laissant Frédérique on proie à une én ation inoxprimable, tle, la femme du comte d'Eberl ! Cette bru: pio 80 DIEU DISPOSE. Ne modification dans sa destinée la troublait profondément, Ce n’est pas qu’elle sesentit triste. Elle avait pour le comte une tendresse réelle et sincère. Certes, un tel mariage ne répondait guère à l’idée qu’elle s'était faite dans ses rêve- ries du bonheur et de l'amour. Ce n’était pas cette inti- mité affectucuse d’une part, respectueuse de l'autre, qu’elle s'était figurée en pensant à l’homme dont elle se- rait la femme. Mais ce n’était pas entre le comte d’Eber- bach et Lothario qu’elle avait le choix, c'était entre le comte d’Eberbach et Samuel Gelb. Ef, a tout prendre, la nature fraternelle et facile de Julius lui faisait moins peur que le caractère sévère et dominateur de Samuel. Samuel, en sortant de la chambre de Frédérique ne ren- tra pas tout d’abord dans celle de Julius, mais s'arrêta dans la pièce qui la précédait, et, appuyant son front à la roisée, pomenant ses doigts sur les vitres, et regardant machinalement dans la cour, respira et songea. Il avait besoin, si fort qu'il fût, de se reposer un instant de la dure besognequ’il venaitde commencer et qu’il allait poursuivre. La joie n’était jamais qu’un éclair dans cette âme sombre et profonde. En rentrant chez Julius, le plaisir qu'il avait éprouvé à arracher le consentement de Frédérique, et à lui faire promettre qu’elle serait à lui après comme avant la richesse, était déjà totalement éclipsé, et avait fait place à un nuage de maussaderie amère. — Voilà donc où j'en suis arrivé à force d’habileté, de combinaisons et de fatigue, se disait-il. J’en suis arrivé à ne plus compter que sur la vertu humaine : Je compte sur la parole de Frédérique et sur la noblesse de Julius! Tout mon plan est basé sur ceci, que Frédérique, une lois riche, une fois comtesse, une fois libre de tout ce qui ja maintient en mon pouvoir, se souviendra du serment qu'elle m’a fait pauvre et ployée; que la comtesse se sou- vicndra du bâtard, que le million se souviendra du pau- vie! Tout mon avenir, tous mes calculs, toute ma gran- deur, toute ma solidité reposent sur ce sable mouvant : la fidélité d’une femme. Quant à Julius et à sa promesse de traiter Frédérique en fille et non autrement, je m'arrangc'ai de façon à ce qu'il wait pas le temps de faiblir. Il l'a voulu, tant pis pour lui! Je ne pouvais pas faire autrement, Les pères meurentayantlesenfants, C’est la loi de la nature. fl mourra avant Frédérique, il mourra le jour deson mariage. C’estdit. Toul est pour le micux. Julius mort, je ramènerai Fré- dérique à Ménilmontant. Je suis son tuteur. Le moins que puisse faire Julius, est de me nommer son exécuteur leslamontaire, Je tiendrai Frédérique éloignée de Lothario. Pendant ce temps, les. événements politiques suivront leur cours. Le ministère Polignac est un défi auquel la France va répondre par une révolution, Évidemment, cette révolution d'un grand peuple échappera aux mains qui prétendent la diriger, Elle ira au delà de leur volonté cl les noiera dans son courant. Je serai puissant, je scrai riche, je serai ce que je voudrai, je dominerai co chaos qui va résuller d'un monde qui se dissout et d'un monde qui se conslilue, Je tiendrai Frédérique par l'admiration. Que sera ce puéril Lothario, à côt6 du Napoléon de la dé- cratie 1 a L'avenir est à moi. Tous vont m’aimer, tous vont me bénir. A commencer par Julius lui-mème. Hé! hé! c'est vrai! il me devra de mourir en plein bonheur, lui qui végétait dans l’apathie et dans la satiété. Mais hâtons-nous de tout terminer, «2 crainte que Lo- thario ne revienne trop tôt, et ne nous mette des bâ- ions dans les roues, Et il entra dans la chambre de Julius. XXVIII LA PROVIDENCE FAIT SON OEUVRE, Un soir de septembre 1829, le soleil venait de disparaître derrière les collines qui dominaient le château d’Eberbach, une voiture s'arrêta à la grille. Le portier, appelé par le postillon, sortit, vit la personne qui était dans la chaise de poste, et ouvrit la grille en toute hâte. La voiture entra dans la cour et alla jusqu’au perron. Il en descendit Lothario. Le neveu du comte d’Eberbach venait de Berlin et re- tournait à Paris. Les domestiques accoururent avec une sorte d’empres- sement maussade. — Est-ce que monsieur Lothario vient pour quelques jours ? demanda le plus hardi de la bande. — Peut-être, répondit Lothario préoccupé. Les domestiques firent une grimace. A force d’être lou- jours seuls au château, ils avaient fini par le regarder comme à eux, et Lothario, quand il venait, leur faisait l'effet d’un étranger qui s’introduisait dans leur propriété. On remisa la voiture, et Lothario entra dans le chateau. — Alors, si monsieur couche, reprit le domestique qui avait déjà parlé, il va falloir faire son lit? — Apparemment, dit Lothario. — Monsieur soupe-t-il ? demanda encore le domestique. — Non, je n'ai pas faim, j’ai mangé en route. Le domestique s’éloigna, se contentant de cette conces- sion. Cinq minutes après, on revint dire à Lothario que sa chambre était prête. Les domestiques s'étaient dépêchés le plus possible, voulant se débarrasser tout de suite de cet intrus qui avait l'audace de venir chez lui. Lothario n'était pas en humeur de s’'apercovoir de de Ja réception qu'on lui faisait, IL avait l'esprit oc- cup d'autre chose que des dispositions des valets à son égard. Il se coucha, pour dormir et oublier. Mais, soit que Ta secousse du voyage eût trop agité son sang, soit que le souci qu'il avait dans l'âme ne voulût pas lui laisser une heure de trêve, il ne put s'assoupir, Toute la nuit se passa dans cette inquiétude pénible et laborieuse, mille fois plus faligante que la veille, Cependant, vers le matin, le corps l'emporta, et il s'endormit d'un de ces sommeils lourds qui succèdent aux nuits fébriles, - DIEU DISPOSE, Quand il rouvrit les yeux, le soleil était levé depuis long- temps. Il sonna un domestique, s’habilla et sortit de sa chambre, Avant de descendre, il entra dans le petit salon occupé autrefois par Christiane, Ul avait l'habitude, quand il était dans ce château, d’al- ler tous les jours s’agenouiller et prier dans ce cher lieu, encore plein de celle qui avait remplacé pour luisa mére. Il poussa la porte et entra. Tout a coup il jeta un cri. Dans ce salon, il y avait le portrait de sa mère. Chris- tiane avait toujours gardé le pieux souvenir de sa sceur morte. Bien des fois, au presbytère de Landeck, lorsque Lothario était enfant, Christiane l’avait conduit devant le portrait pour qu’il connût sa mère t pour que la pauvre entorrée restat vivante au moins dans le cœur de son fils. Et bien, ce portrait de sa mère, c'était le portrait frap- pant de Frédérique. C'était la même pureté dans le regard, la même trans- parence limpide, les même cheveux blonds. La mère de Lothario avait été peinte à l’âge qu'avait maintenant Fré- dérique. Lothario ne pouvait détacher ses yeux de cette toile qui contenait ses deux plus vives tendresses : toute sa piété et tout son amonr. Frédérique ressemblait à sa mère ! Voilà donc pourquoi, en apercevant pour la première fois la jeune fille, il s'était imoginé l'avoir déjà connue, déjà aimée. Voilà pourquoi il s'était senti entrainé vers elle par une si subite et si ir- résisliblesympathie. Mais d'où pouvait provenir une si étonnante ressem= blance ? Alors il se rappela ce que leur avait dit, à Frédé- rique ct à lui, cette femme mystérieuse qui l'avait introduit dans la petite maison de Ménilmontant : ils n'étaient pas étrangers l’un à l’autre, avait-elle dit; il avait le droit de veiller sur Frédérique, de la protéger, de la défendre. Pa- roles étranges, que cette étrange ressemblance confirmait aujourd’hui. Il y avait donc réellement parenté entre Fré- dé rique et lui! Ils étaient donc de la même famille! Hélas! à quoi bon, puisqu'ils étaient séparés à jamais par une cestinée hostile ? A quoi bon ces liens du sang que la vie venait de rompre? il passa toute la journée devant le portrait. Le soir, il l’emporta dans sa chambre et Vaccrocha au pied de son lit. Il voulait s'endormir en le regardant; il ressentait un charme mélancolique à avoir sous les yeux, dans ce cadre étroit, son passé et son avenir, Lequel des deux était le plus triste? Le passé sans vie, ou lavenir sans amour? Le lendemain, il se résolut à partir. Dès le matin, il s'occupa de mettre en ordre les dépenses ct les comptes des domestiques, de commander les réparations nécessai- res, de tout régler pour l'année qui allait suivre, il dé- jeuoait quand un domestique entra, assez embarrassé, — Monsieur... dit le domestique; et il s'interrompit, N’osant continuer, — Eh bien! qu'est-donc, Hans ? demanda Lothario, — C'est que... balbutia Hans. — C'est que, quoi ? 81 — C'est qu’il y a là une dame. — Quelle dame? — Il ne faut pas que Monsieur se fache, poursuivit Hans avec un peu plus d’assurance. C’est une dame bien riche et bien belle, et qui admire bien le chaicau. Allez. Ce n’est pas pour abîmer qu’elle vient ici; au contraire, elle se mettrait à genoux devant un bonhomme de pierre plutôt que d’y toucher. — En un mot, que veut cette dame? dit Lothario impa- tienté. — Je dis cela à mousieur, reprit Hans, parce que mon- sieur nous avait défendu de laisser entrer personne dans le château en son absence. Nous comprenons bien l'idée de monsieur. Il paraît qu’autrefois il sest passé ici des choses pas très-gaies ; 11 y a partout ici des souvenirs de famille, et monsieur ne veut pas que les passants mar- chent dessus. Mais ce n’est pas pour l'argeut que celte dame nous a donné que nous l’avons laissée entrer. Eile nous en à donné beaucoup, je le reconnais ; elle nous en aurait donné vingt fois davantage que nous l’aurions !ais- sée entrer tout de même. Mais ce n’est pas pour ce mou que nous avons consent. C'est que c'est uue dame artiste qui a besoin, pour le méver qu'elle fait, de voir de beaux meubles. Alors, au printemps, clic état veuuc, ct elle avait dit quelle reviendrait. — C'est une dame qui demande à visiter le chitcau? — A le revisiter, car je vous assure qu'elle la grande- ment visité ja dernière fois. Comme vous êtes Wi, par malheur, nous ne pouvons pas prendre sur nous do Jui donner la permission. Alors elle m'a dit de vous la de- mander, vous priant de ne pas refuser. — Soit, dit Lothario. Allez chercher cette dame. Un instant après, Hans revint, amenant une dame vêlue de noir. Celle-ci fit un signe au domestique qui sortit. Alors elle écarta son voile. C'était Olympia. — Vous ici, madame ! s’écria Lothario d’abord stupéfait. Puis il se prit à sourire à une idée qui lui venait, — Ce n’est probablement pas moi que vous vous atten- diez à trouver ici? reprit-il, supposant qu'elle venait pour Julius. — Je m'attendais à n'y trouver personne, répondit Olympia; mais quand j'ai su que vous y éliez, je n'avais pas de raison pour vous fuir. — Eh bien, dit Lothario, si le seul intérêt qui vous amène chez le comte d'Eberbach est l'amour de l'art, per- motlez-moi de mo féliciter du hasard qui me permet de vous faire les honneurs de l'architecture et du mobilier. — J'ai déjà vu ce château, dit la cantatrice, mais je serai heureuse de le revoir avec vous. Olympia semblait faire effort pour se remettro d'une émolion involontaire. — Jo suis à vos ordres, madame, dit Lothario, Et il se mit à la conduire de salle en salle, A chaque objet que lui montrait Lothario, à chaque chambre qu'il lui ouvrait, à chaque pas qu'ils faisaient 6 82 DIEU DISPOSE. — dans cette maison qui avait renfermé la joie et l'amour et qui ne renfermait plus que le deuil et le vide, l'émotion d'Olympia paraissait redoubler. Une sorte de mélancolie amère obscurcissait ses yeux ef son front. Lothario s’expliquait cet attendrissement par la mé- moire de son oncle, que ce château rappelait naturelle- ment à Olympia. Mais, pour qu’elle fût si émue en voyant la maison ct le neveu du comte d’Eberbach, il fallait qu’elle Paimat au fond, et alors pourquoi l’avait-elle quitté? Il lui en parla au bout de quelques instants, quand leur intimité se fut rétablie, et il lui fit d’affectueux reproches. — Je devrais vous en vouloir, dit-il. — Et de quoi ? demanda-t-elle. — D’avoir tourmenté mon oncle. Vous l’avez laissé tout d’un coup, sans vous inquiéter de ce qu’il deviendrait. — Oh! c'est vrai, dit-elle; je n’ai cu, en effet, nulle in- quiétude. Je savais bien qu'il ne me pleurerait pas long- temps et qu'il ne souffrirait pas de mon absence. — C'est pourtant une des souffrances qui ont causé sa maladie. — Sa maladie? s’écria la cantatrice. — Le jour méme de votre départ, il a eu une congestion cérébrale qui l’a mis au lit, et il ne s’est pas relevé encore à Pheure qu'il est. — Est-il possible? dit Olympia en pâlissant. Et cela à cause de moi! Oh! je vous en prie, dites-moi que je n’y suis pour rien. — C'est du moins, le jour même de votre départ qu'il s’est mis au lit. | — Et pourquoi ne m’en a-t-on rien écrit? demanda-t- elle, Si j'avais su! Mais vous, si votre oncle est gravement malade, pourquoi n’étes-vous pas auprès de lui? Comment êtes-vous à Eberbarch ? — Je ne Pai laissé, répondit Lothario, que quand il a été hors de péril. J'avais des raisons essentielles de quitter Paris, — Quelles raisons ? — Des raisons qui vous intéresseraient peu. — Qu’en savez-vous? dit-elle. Vos chagrins et vos joics me touchent plus que vous ne pensez. Vous avez une tris- tesse au fond de vous, cela est visible sur votre figure. Si ce n’est pas un secret qui compromette l'honneur de quel- qu'un, dites-le moi. Vous ne me connaissez pas, mais moi je vous connais. Je puis peut-être pour vous plus quo vous ne croyez. — Oh! madame, s’écria Lothario ; vous n'avez pas be- soin de me parler, j'ai une pente qui m'altire vers vous. La première fois que je vous ai vue, vous m'avez parlé d’une voix qui a remué en moi toutes les fibres de la sym- pathie, — Eh bien! qu'avez-vous donc à souffrir, vous si jeune, yous si riche, vous promis à toutes les splendeurs du monde? Que vous manque-t-il? Voyons ? — 1] me manque la chose sans laquelle le reste n'est rien. J'aime une femme qui ne m'aime pas. — Hel — Voilà ce que j is! murmura Olympia. j'ai, ho Lothario. C'est aussi simple el aussi vulgaire que cela, J'ai entrevu une jeune fille qu j'ai trouvée charmante ; je l'ai épiée, je Pai suivie, j'ai rempli d'elle mon cœur et mon esprit, j'ai pensé à elle tous les jours et rêvé d’elle toutes les nuits. Et puis, lorsque j'ai voulu tendre la main vers mon rêve, lorsque j’ai voulu saisir la lumineuse apparition qui m’éclairait l’avenir, tout s’est évanoui! Il ne me restait plus rien. J'avais cru, quand mes regards se croisaient avec les siens, voir dans ses yeux un encouragement: j'avais cru que quelque chose demon âme se répétait dans la sienne, et que les battements de mon cœur avaient un écho en elle; illusion, absurdité, fo- lie ! Elle était à un autre ! Elle avait promis d’en épouser un autre! Alors, ç’a été plus fort que moi. Rester auprès delle, la voir tous les jours quand je ne pouvais plus l’es- pérer, irriter mon désespoir par cette dérision quotidienne d’une intimité fraternelle, je n’ai pas pu supporter plus longtemps ce martyre. De Paris à Vienne, de Vienne à Ber- lin, de Berlin ici, j’ai fui partout cet amour qui m’a pour- suivi partout. Je ne puis rester en place. Vous avez bien raison, j'ai été ingrat pour le comte d'Eberbach. Lui qui a été si bon pour moi, si tendre, si paternel, je Vai laissé soigner par des étrangers. Mais, voyez-vous, je serais mort là-bas, ou j'aurais éclaté. Il valait mieux partir. Jai at- tendu que les médecins n’eussent plus de craintes sérieu- ses, et je me suis enfui. Dans deux ou trois jours, il saura tout, et je suis sûr qu’il m’excusera. Je lui ai écrit de Ber- lin, le jour même de mon départ. Il saura pourquoi j’ai quitté Paris, Il saura si je pouvais faire autrement. Je lui ai tout dit, Il verra que je ne suis pas parti par ingrati- tude ni par indifference. A présent que je lui ai fait ma confession, je me sens un peu soulagé, et je vais tacher de le rejoindre. J'espère qu'il sera seul à l'hôtel, et ave je n’y trouyerai plus celle qui m’en a chassé. — Pauyre enfant! dit Olympia. Nous retournerons à Pa- ris, et nous causerons, Il y a peut-être moyen de tout ar- ranger. Ils étaient à ce moment dans le petit salon de Chris- tiane. Olympia voulut détourner la conversation pour distraire Lothario. — Tiens! dit-elle en montrant la place d’où Lothario avait enlevé le portrait de sa mère, il me semblait qu'il y avait la un portrait? — Oui, dit Lothario, je Pai até. — C'était un portrait de femme, n'est-ce pas? reprit- elle, Je l'avais remarqué, Où donc est-il maintenant? — Chez moi, dit Lothario. Oh! ce n’est pas pour la pein- ture, qui n’a aucune valeur d'art; mais c’est le portrait de ma mère, et l'on m'a dit qu'il était frappant. Et mainte- nant, j'en demande pardon à ma mère, ce n'est plus pour elle seule que j'y tiens. Ce portrait, madame, ne ressem- ble pas seulement à ma mère, Il y a un singulier rapport entre celle que j'aurais tant aimée et celle quo j'aime tant. — En vérité? dit Olympia surprise, En ce moment on frappa à la porto. — Qui est 14? demanda Lothario. — C'ost moi, dit la voix de Hans, — Que voulez-vous ? — C'est une lettre. DIEU DISPOSE. Entrez. |— 11 dit comme cela, reprit-il, que c'est une lettre qui _|t allée vous chercher à Berlin et qui vous a suivi. XXIK AMOURS DISJOINTES, | “‘Lothario eut à peine jeté un coup d'œil sur la lettre de lrulius, qu’il palit affreusement. Cependant il parcouru ra- oidement les lignes fatales. Mais, quand il fut au bout, il dut s'asseoir pour ne pas |tomber ct prit sa tôle entre ses mains. | — Qu’arriye-t-il donc encore? s’écria Olympia. — Vous pouvez lire, dit Lothario, Et il lui tendit la lettre. Olympia lut: « Mon cher neveu ou plutôt mon cher fils, » Tu ne veux done pas revenir? Comment peux-tu nous séparer trois mois, quand je n’en ai pas autant à vivre peut-être? Mais j'ai trouvé un moyen de forcer ton retour. Tu vas rire, Lothario, tu ne riras pas plus tristement qu moi. Je me marie. Cest, tu comprends, une manière de faire mon testament. Dépôche-toi donc, car, dans mon état, je n’ai pas le temps d'attendre, et, si tu ne to hates, tu ar- Yiveras trop tard. » Ton retour est d'autant plus nécessaire que celle que j'épouse dans quelques jours est une personne à qui j'ai cru deviner que tu en voulais un peu, jo ne sais par quel Malen(ondu, Accours dono; car, si tu ne venais pas, je croi- Tais que tu ne pardonnes ni à moi, ni à Frédérique. » Ton oncle, qui t'est père. » JULIUS D'EBERBACH. »”Paris, 20 août 1829. » Olympia, attérée elle-même, laissa tomber la lettre de ses mains, — Il y à deux semaines que celle lettre est écrite, re- prit-elle aussi morne que Lothario, et le comte d'Eberbach dit qu'il se marie dans quelques jours. — Ma lettre s'est croisée avec la sienne! s'écria Lothario désolé, — Ainsi, demanda Olympia, celle que vous aimez, c'est colle Frédérique ? — Oui, madame, 85 — N'est-ce pas la jeune fille dont on a parlé chez lord Drummond, la pupille de monsieur Gelb ? — Elle-méme, madame. — Il devait y avoir du Samuel là-dedans! s’écria-t-clle, Et, prenant une résolution soudaine : — Ne vous désespérez pas, Lothario; partons sur-le- champ pour Paris. 1] se peut encore que nous y arrivions à temps. D'ailleurs, vous avez écrit au comte d'Eberbach, à votre départ de Berlin; il a votre lettre maintenant. Ainsi, soyez tranquille, Votre oncle vous aime. Fiez-vous à moi. S'il est temps, et Dieu permettra qu’il soit temps, je vous promets de tout arranger. — Dieu vous entende, madame. : — Ma chaise de poste est à Landeck. Nous allons retrou- ver mon frère et partir, Venez, venez vite. Lothario ne prit que son chapeau etson manteau, donna en passant quelques ordres aux domestiques élonnés et ravis de ce brusque départ, et Olympia et lui coururent plutôt qu’ils ne marchèrent sur la route de Landeck. En moins d’un quart d'heure ils arrivèrent à l'auberge. L’aubergiste était sur le seuil de sa porte. — Je pars, dit Olympia, Vite les chevaux! Où est mon frère ? — Votre frère est sorti, madame, répondit l’aubergiste consierné, lui, de voir partir sitôt des voyageurs qu'i comptait loger plus longtemps. — Oh! quel contre-temps ! Il n’a pas dit où il allait? — Il n’a rien dit du tout, A peine a-t-il eu fait déposer les paquets dans la chambre, qu’il s'est mis à courir dt côté du château d’Eberbach, — Du côté du chaleau d’Eberbach? reprit Olympia. Et nous en venons! Cinq frédéries à qui le trouvera avant une demi-heure, — Cinq frédéries! répéta l'hôtelier ébloui. Il appela trois ou quatre enfants qui jouaient sur lo seuil de la porte, — Eh! vous autres, dit-il, vous étiez à quand madame est arrivée, Vous avez vu son frère ? — Ce beau monsieur avec un gilet vert? dit un des ga mins. — Et une cravate rouge? reprit un autre. — Justement. — Oh! oui, que je l'ai yu! dit un troisième, même qu'a- vec son rouge et son vert, il était plus brillant qu'un per- roquet. — Alors, vous le reconnaîtriez ? — Oh! quo oui. — Eh bien! deux florins pour celui do vous qui le ra- in’nera ici avant une demi-heure, Ils étaient déjà en route. - — Attendez, dit Olympia. Il doit y avoir par là une che- vrière, une nommée... — Gretchen ! — Gretchen, cost cola, Vous trouverez mon frère avec les chèvres, Vous lui direz qu'il vienne tout de suite, Les trois potils garcons partirent an galop, entendant los deux florins promis leur tinter aux orcilles tous les ca- rillons de toutes les mules d'Espagne, 84 — Quand mon frère arrivera, dit Olympia à l’aubergiste, } que la voiture soit attelée. Donnez-moi votre compte, je vais vous le payer, pour que nous n’ayons plus qu’à partir. Olympia ne s'était pas trompée sur l'endroit où l’on pourrait retrouver Gamba. Pour Gamba, Landeck n’était habité que par une seule personne, par Gretchen. A peine débarqué, il avait couru à la recherche de celle qui avait touché son cœur. ~ L’aubergiste l'avait flatté en disant qu'il avait pris la peine de ranger les malles dans la chambre. Ii avait tout jeté péle-méle, ses paquets et ceux d’Olympia, trouvant qu’il aurait le temps de remettre de l’ordre dans tout cela, le soir, et qu’il avait mieux à faire pour le quart d'heure. Il avait pris ses jambes à son cou, et Olympia n'avait pas eu plus tôt le dos tourné, qu’il s'était enfoncé dans la montagne. Tl avait cherché Gretchen à la place où il la trouvait au- trefois. Mais elle n’y était plus. L’herbe, tondue tout le printemps de ce côté de la colline, ne suffisait plus aux chèvres, et Gretchen les menait maintenant dans un autre endroit. Gamba avait donc perdu une heure à sauter de roche en roche, à monter, à descendre et à remonter. Tout à coup, en escaladant une roche à pic pour abréger le tournant d’un sentier, au moment où il mettait la main au rebord de la pierre pour s'élever, il se trouva nez à nez avec une chèvre : — Ah! te voilà, toi, la Grise? s’écria-t-il avec une ex- plosion de joie. Il avait reconnu une des chèvres de Gretchen. 1] sauta sur le rocher, prit la chèvre par la tête et l’em- brassa fraternellement. — Où est ta maîtresse ? lui demanda-t-il. La chèvre n’eut pas besoin de répondre. En relevant la tête, Gamba aperçut Gretchen. — Ah! enfin, dit-il, Et d’un bond il fut auprès d'elle. Gretchen lui tendit la main, qu’il serra d’abord, puis qu’il couvrit de plusieurs gros baisers. — Vous me reconnaissez ? dit-il tout joyeux, — Certes, mon ami, répondit-elle, — Moi, j'ai reconnu votre chèvre. Mais comme je suis content! Je vous ai fièrement cherchée, par exemple. Vous n’étes plus du tout à la même place. Mais je crois bien! il y a trois mois passés, Moi, je ne pourrais pas res- ter à la même place deux minutes. El, comme pour prouver ses paroles par l'action, il sau- tait et gambadait, allait de Gretchen aux chèvres, et d’une chèvre à l’autre,riant, pétulant, heureux. Gretchen, elle aussi, était heureuse de le revoir. Mais son bonheur était grave et recueilli, comme la nature avec laquelle elle avait toujours vécu. — Savez-vous une chose, Gretchen, dit Gamba : c'esl queje mesuisénormément ennuyé là-bas. Etvous, qu’est-co que vous êtes devenue sans moi? Vous m’aviez promis de penser à moi; avez-vous au moins tenu votre promesse ? — Oui, dit Gretchen; comment n'aurais-je pas pensé à vous: vous êles maintenant le seul ami que j'aie au monde DIEU DISPOSE. — Ah! bien, n'importe! dit-il. Vous n’en avez pas he- soin d’autres, si je vous aime pour cent. Et c’est comme cela que je vous aime, entendez-vous. J'ai dit à ma sœur: Viens à Landeck, ou bon soir. Tant que sa saison, on ap= pelle ça une saison, tant que sa saison a duré, et que l’art, le maestro, le directeur, l’opéra fait pour elle et les ap- plaudissements l’ont fait chanter, je n’ai pu trop rien dire, Ah! on l’a applaudie, par exemple, ma parole d'honneur! Paris, ce n’est rien! Je voudrais bien voir leurs chanteuses. de Paris, si on lui permettait de chanter auprès d’elles, Il n'y en aurait pas une capable de miauler une note, Casserolles, va! Mais, voyez-vous, l’engagement fini, je me fiche de la musique! J'ai dit à ma sœur : On l'a ap- plaudie, tu as ta part, il me faut la mienne. Landeck est un pays charmant, et ce séjour enchanteur est encore embelli par la présence d’une femme que j'aime. Car j'ai dit à ma sœur queje vous aimais, Gretchen, et elle en a été très-contente et m’a beaucoup approuvé. En outre, je lui ai adroitement vanté l'air des montagnes pour entretenir la voix. Je lui ai juré que ça lui ferait le plus grand bien de venir passer | automne ici. — Et qu'est-ce qu’elle a répondu ? demanda Gretchen. — Elle a répondu : « Je veux bien, et je te l’aurais pro- posé. » Elle est excellente. Voyez-vous, je suisle frère d'un ange. — Vous allez donc vous établir à Landeck ? — Pour un mois. Êtes-vous contente? Ah! ne le soyez pas si vous voulez, je suis content pour deux. Tra la la, tra la la! Me voilà avec vous pour un mois, Gamba se mit à danser en chantant. — Et ce n’est pas tout, reprit-il. Après ce, mois nous retournerons, c’est vrai, à Paris, où m'a sœur a encore quelque chose à faire. Mais ensuite, je reviendrai, moi, et si vous voulez, pour toujours. Vous avez peut-être oublié, Gretchen, que je vous ai dit, quand je suis parti, que j'aurais à vous faire une demande quand je reviendrais. Eh bien! voici tout franchement ce que c’est... — Hohé! monsieur! cria une voix. Gamba se retourna, et vit un petit gars qui accourait essoufflé et qui lui faisait de loin des signes. C'était un des petits garçons aux deux florins. — Eh bien! qu'est-ce qu’il ya? demanda Gamba visi- blement contrarié. — Ilya, monsieur, dit le petit garcon, que votre sœur est là-bas qui veut qus vous reveniez tout de suite, tout de suite. — Pourquoi faire? — Parce que j'aurai deux florins si vous ¢tesa l'auberge dans un quart d'heure. — Qu'est-ce que cela me fait que tu aies deux florins! répondit Gamba, fort ennuyé d'être dérangé au début d'une déclaration si importante et si délicate. — Votre sœur repart tout de suite pour Paris, reprit l'envoyé, — Pour Paris! s'écria Gamha, frappé au cœur, — Oui;on met les chevaux à la voiture. Votre sœur a l'air bion inquiète et bien pressée, et elle a dit: Quel mal- hour! quand elle @ su que vous n'éliez pas là, _ Gamba s’appuya contre une chèvre. — Ah bien! si c'est comme ça que nous passons l’au- tomne ici!... Ma foi, tant pis! qu’Olympia parte si elle jyeut, moi, je reste. Mais Gretchen reprit gravement, aprés un silence : — Non, Gamba ; vous ne pouvez pas laisser votre sœur partir seule. Vous me l’avez dit l'autre fois, et vous aviez raison. Elle a sans doute quelque motif très-sérieux de partir plus tôt qu'elle n'avait compté. Accompagnez-la, Gamba ; vous reviendrez. — Oui, mais quand? s’écria Gamba. On sait quand on s'en va, sait-on quand on revient? Qui me répond que ces tristes affaires où Olympia est engagée ne nous retien- Gront pas à Paris tout l'hiver ? — Eh bien! reprit Gretchen, moi, j'y fais un voyage tous les ans au printemps, nous nous y retrouverons. - — Dien sûr? vous viendrez? dit Gamba, tout triste. . —Bien sûr. » — Mais comment serai-je averti de’ votre arrivée? _ — Je vous écrirai. — Enh! sais-je seulement où nous logerons? Écrivez alors à Gamba, poste restante. J'irai tousles jours à la poste. Cela me distraira et me consolera un peu. — C'est convenu. Au revoir, Gamba. — Hélas ! vous en prenez vite votre parti, vous. Au re- voir, Gretchen. Au revoir, à Paris peut-être. C'est égal, j'aimerais bien mieux vous revoir ici, en plein air, que dans ces affreuses villes où il y a des plafonds qui écrasent tout. Qui m’assure qu’à la ville vous voudrez bien m’aimer encore un peu? Je vous connais ici, je ne sais comment vous serez là-bas. — Toujours la même pour vous, mon ami, mon cousin, mon frère. Mais adieu. On vous attend. Le petit garcon tirait en effet Gamba par son habit. — Monsieur!... vous allez me faire perdre 1165 deux flo- rins, mon bon monsieur, disait-il d’un ton moitié d’hu- meur, moitié de prière. — Adieu donc, Gretchen, dit piteusement Gamba. Il aurait bien voulu faire souvenir Gretchen que l’autre fois elle l’avaitembrassé, mais la présence du petit garçon en empêcha le timide Gamba. — Adieu, répéta-t-il. Gretchen lui tendit la main. Il se contenta d’une bonne étreinte, où il mit toute sa tendresse et toute sa douleur. Puis, non sans se retourner plus d’une fois, il prit la route de Landeck, précédé et harcelé par le petit garcon. Quand ils arrivèrent les chevaux étaicnt à la voiture. Le généreux hôtelier donna cing florins au petit garçon qui avait trouvé Gamba, quatre florins aux deux autres, et garda quatre frédérics pour lui. Olympia et Lothario montèrent dans la voiture. Il yavait une place pour Gamba, mais il voulut à toute force monter sur le siége. Il avait besoin d'air, Le chagrin l'étoufrait. Et pourtant, de ces deux hommes, dont l’un quittait et l'autre rejoignait une femme aimée, le plus malheureux n'élait pas celui qui la quillait, DIEU DISPOSE. 85 XXX AARIAGE TESTAMENTAIRE Rien de suave, de poétique et de charmant comme Fré- dérique dans sa robe de noce. Rien de plus pur et de plus chaste que cette blanche figure sous ce voile blanc. Le matin de cet étrange mariage, Frédérique était un peu étonnée, un peu inquiète, un peu triste; mais son doux visage ne faisait que gagner à cette émotion. Samuel et Julius la regardaient, celui-ci avec toutes les effusions d’une tendresse joyeuse, celui-là avec une amer- tume concentrée. La beauté calme de ce front de jeune fille mettait dans le front de Samuel de sombres et terribles pensées. Sa co- lère douloureuse redoublait à la voir si ravissante d’une part, et, de l’autre, si résignée. Samuel aurait voulu que Frédérique fût laide, puisque ce n'était pas pour lui qu’elle était belle. Ou, du moins, il aurait voulu qu’elle n’acceptit pas si facilement un mariage qu’il lui avait conseillé. Il était ir- rité contre elle de ce qu’elle n’avait pas résisté, de ce qu’en lui obéissant elle n'avait pas l'air de souffrir, de ce qu’elle ne semblait pas faire cela à contre-cœur, de ce qu'elle ne paraissait pas retenir des larmes. Frédérique ne laimait done pas du tout! Elle lui avait promis d'être à lui, il lui avait rendu sa parole, mais elle n'aurait pas dû la reprendre. Il ne lui pardonnait pas d'a- voir fait ce qu'il lui avait demandé. C'était à elle à refuser, à rejeter la proposition qu'on lui faisait d’épouser un malade, un moribond. Dans ce mo- ment, Samuel s'imaginait presque que, si elle n'avait pas consenti à entrer dans son plan, il en aurait été heureux. Il y aurait perdu la fortune de Julius; mais qu'importe! Il y aurait gagné de se savoir aimé. A cette heure où Frédé- rique lui échappait, il la préférait à tous les millions du comte d’Eberbach. Il se repentait de l'avoir autorisée à ce mariage, de lui avoir transmis l'offre de Julius. Il se disait en ce moment qu’il ne la lui aurait pas transmise, s'il avait su qu'elle l'accepterait, Et elle ne s'agitait pas plus que s’il était question do l'a- venir d'une autre! Plus elle était douce et limpide, plus il était soucieux et troublé, Cette sérénité amassait en lui des tempêtes. Cet air d'innocence céleste le poussait au crime infernal. L'ange excitait au mal le démon. = Tandis que les femmes de Frédérique mettaient la der- nière main à la toilette de la mariée, Samuel, qui était venu la chercher avec Julius, regardait d'un œil de rage lo regard attendri dont celui-ci accompagnait tous les mou- vements de la jeune fille, — Tu as raison, pensait-il, enivre-toi de sa vue, Profite du moment où tu le peux encore. Amasso dans cette mi- nuto le peu d'émotions qu'il faut pour to tuer. Il y a ici 86 DIEU DISPOSE. deux émotions qui te sont mortelles : la tienne et la mienne. Si tu échappes a l’une, tu n’échapperas pas a l'autre. La nature proportionne peut-être la passion à la force. Mais si ton amour de pére te manque, ma jalousie d’amoureux ne te manquera pas. — Etes-vous prête, Frédérique? demanda Julius à la jeune fille. — Tu es bien pressé! dit Samuel. Il n’est pas l'heure. — Si fait, reprit Julius. C’est pour midi, au Temple, et voilà déjà onze heures. — Je suis prête, monsieur le comte, dit Frédérique. Julius, Samuel et Frédérique entrèrent au salon de ré- ception. Le mariage civil devait y être célébré. Il ne s’y trouvait pourtant que les quatre témoins, dont Samuel et ’ambas- sadeur d’Antioche, qui, selon l’usage du monde diploma- tique, venait marier son collègue. La cérémonie fut vite terminée, Au bout d'un quart d'heure, Frédérique était, selon la loi, comtesse d’Eberbach. Puis tout le monde monta en voiture, et l'on se dirigea vers ce même temple des Billettes, où, quelques mois au- paravant, Lothario avait passé de si doux et de si poignants dimanches, à voir Frédérique et à n’oser lui parler. Le souvenir de ces heures émues revint sans doute au cœur de la jeune fille, car, en entrant dans le temple, son lumineux visage s’obscurcit d'une ombre de mélan- colie, C'était bien dans ce temple qu’elle avait rêvé qu’elle se marierait, mais ce n’était pas le mari qu’elle avait rêvé, désiré peut-être. Certes, elle ne se repentait pas d’avoir consenti à réjouir tes dernières heures de ce noble et gé- néreux malade, vers lequel elle s'était tout d’abord sentie portée comme vers un père. Elle n'avait pour le comte d’E- berbach que des sentiments de reconnaissance et de dé- vouement. Mais la reconnaissance et le dévouement ne sont pas toute la vie; la fille n’est pas toute la femme. C'était la faute de Lothario. 11 n'avait cu guère de per- sistance. Il n'avait pas même lutté. Dès le premier mot, il avait renoncé. fl n’avait aucun reproche à faire à Frédé- rique, c'était plutôt à elle à lui en vouloir, Que pouvait- elle, pauvre jeune fille, sans père ni mère, recueillie par charité, sans force et sans droit? Au lieu que lui, un homme, pouvait se remuer, essayer, parler à monsieur Samuel, parler à son oncle, Au lieu de cela, il était parti. Elle était bien naive de penser encore à lui, qui, certai- nement, ne pensait guère à elle. Dans cet instant où elle avait la faiblesse de se laisser aller aux souvenirs qu’elle avait retrouvés à la porte, il faisait sans doute la cour aux belies dames de Vienne, et il avait oublié celte petite fille avec laquelle il avait ébauché une amouretle par passe- temps et par désœuvrement. Qu'elle se mariât ou non, cela lui était bien égal. La preuve qu’il ne s'en souciait nulle- moult, c'est que le comte d’Eberbach, sur sa demande à elle, lui avait écrit qu'il se mariait, et qu’il n'avait pas juué que ce fût la peine de revenir, Frédérique rejetait tous Jes torts sur Lothario, Et puis, il faut le dire, elle n'était pas encore dans l'âge ignorant où les passions creusent bien profondément leur sillon dans le cœur d’une femme. La rupture du rêve qu’ell avait noué un-moment aux regards de Lothario lui causai plutôt un regret vague qu’une souffrance réelle, En outre sa nature tendre et délicate, plus qu’énergique et perso nelle, Jui faisait trouver une sorte de bonheur suffisan dans la pensée de se sacrifier au bonheur d’un autre, et |; joie du comte d’Eberbach la consolait de sa tristesse, Le regret que lui inspirait la vue de ce temple, où se yeux s'étaient si souvent rencontrés avec ceux de Lothario n’apparut qu'un moment sur sa jeune et gracieuse figure et ne fut pas remarqué des nombreux amis et de la foule illustre accourue à la célébration du mariage de l’ambas: sadeur de Prusse. < On la trouva seulement un peu sérieuse ; mais quand une femme serait-elle sérieuse, sinon en se mariant? et l’on trouva Julius un peu pâle; mais on savait qu'il rele: vait de maladie, et, pour ces indifférents, ce qui était abattement et faiblesse ne fut que distinction et élégance. Julius avait fait effort pour aller jusqu’au bout de la cé- rémonie. Frédérique, ne le trouvant pas encore assez réta- bli, avait voulu faire remettre le mariage; mais Julius l’a- vait conjurée de ne pas l’affliger d’un nouveau retards Précisément à cause de son état de santé, il n'était pas as- sez sûr du lendemain pour rien ajourner, Samuel s'était joint à Julius, craignant que le brusque retour de Lothario ne vînt bouleverser tout. Le comte d’@berbach était heureux. Une seule chose: manquait à sa joie: la présence de Lothario. Jusqu'au moment de monter en voiture, il l'avait at- tendu, Encore maintenant, il croyait à toute seconde le voir apparaître. ‘Pourquoi n’était-il pas venu ? Comment n’avait-il pas donné à son oncle cette preuve d’affection, dans une cir constance si décisive ? 11 était impossible que sa rancune eût persisté jusqu’à ce point. Evidemment, il s'était mis en route. Son rotard s’expliquait par quelque accident, par une voiture brisée, par un motif en dehors de sa vo= lonté. Mais il allait arriver d’une minute à l'autre. Et, de temps en temps, Julius tournait la tête vers la foule, espérant rencontrer les yeux de Lothario. Mais la cérémonie religieuse s’acheva comme la céré- monie civiie, sans que Lothario pardt. z On revint à l'hôtel. Julius espérait toujours. En admettant qu’un accident eût retardé d'uns heure l’arrivée de Lothario, il avait pu arriver trop tard pour s'habiller et pour venir au temple. Mais il était sans doute dans ce moment à l'hôtel, et Julius allait le trouver en descendant de voiture, i Cette espérance fut encore trompée. Une ombre passa sur les yeux de Julius; mais en voyant Frédérique descen- dre avec Samuel de la voiture qui précédait la sienne, il oublia Lothario pour ne plus songer qu'à Frédérique. Divers amis étaient venus du temple à l'hôtel, pour fé- liciter les mariés. Le salon fut rapidement encombré. Ju= lius reçut les félicitations et répondit aux remerciments, Mais c'élait trop de tout co mouvement et de tout ce bruit pour sa débilité de convalescent, Le LL eS ee DIEU DISPOSE. 87 —————————— Tee ae Tout à coup Samuel, qui ne le quittait pas des yeux, le vit pâlir. Il accourut à lui. — Ou’as-tu donc? — Rien, dit Julius, qui se sentait chanceler. Une défail- lance. Mais c’est passé. — Viens, dit Samuel. Et se retournant vers les assistants : — Vous permettez, n’est-ce pas? Madame la comtesse d'Eberbach reste d’ailleurs pour vous faire les honneurs. monsieur le comte a besoin d’être un peu seul, et revien= dra tout à l'heure. — Tout à l’heure, répéta Julius. Et, s'appuyant sur le bras de Samuel, il passa avec lui dans son cabinet. | Au moment de franchir la porte, Samuel Gelb se re- tourna et fixa un regard étrange sur Frédérique. Il y avait dans ce regard un singulier et farouche mé- lange de passion et de courroux, On eût dit qu’il avait be- soin d’emporter dans ses yeux la trace vivante de cette beauté divine, pour s’affermir dans quelque affreux des- sein. Ce dernier regard jeté, il entraîna vivement Julius. Ceux qui le remarquèrent en cet instant furent frappés do l’expression de sa physionomie. Du malade et du mé- decin, le plus pâle n’était pas le malade. Julius, rentré dans son cabinet, tomba sur un fauteuil, — Tu l'as voulu! dit Samuel d’un air sombre. — Quwai-je voulu ? demanda Julius d’une voix mourante. — Je l'avais prévenu que toute émotion l'était funeste, Vai fait mon devoir. Tu ne m’as pas écouté, tant pis pour toi. — En quoi ai-je désohéi? dit Julius. — En tout, s’écria Samuel, Tu faisais de Frédérique ta femme, pour avoir le droit de la faire ta légataire. Il s’a- gissait d’une formalité, tu en fais une émotion. Eh bien! meurs | tu l'as voulu, En disant cela, par saccades, et comme dans un accès de fièvre, Samuel avait versé de l’eau dans un verre. Puis il avait pris dans sa poche une toute petite fiole, en avait laissé tomber deux ou trois gouttes dans l’eau, et s'élait mis à remuer le tout avec une cuiller de vermeil. — Regarde-toi dans la glace, dit-il à Julius, vois comme tu es livide. — Tu n’es pas déjà si rosé, toi qui parles, répondit Ju- lius, remarquant I’horrible pâleur de Samuel. Mais, au lieu de me gronder, tu ferais mieux de me guérir, Donno= moi ce verre que tu vas briser à force de l'agtier. En effet, la main da Samuel tremblait, et la cuiller se- couée se heurtait violemment aux parois du verre, — Pas encore, dit Samuel. Il faut que cette potion re pose quatre ou cinq minutes, Et il posa le verre sur la table. — Te guérir, reprit-il d'une voix rauque ot étrangléo, C'est bien facile à dire, Tu pouvais to guérir toi-même, cela dépendait de toi, jo l'avais indiqué le moyen: l'apai- sement de l'âme pour le salut du corps. Il fallait m’écou- ter, tu aurais vécu, — Je ne tai jamais vu ainsi, dit Julius, le regardant avec surprise. 6 Samuel s’essuya le front. Des gouttes de sueur froide y roulaient. Il haussa les épaules, avec un geste qui voulait dire : — Allons! est-ce que je suis un enfant! Mais il avait beau faire, beau se gourmander, beau se mépriser, il n'avait plus son sang-froid accoutumé. Cependant il fitun violent effort sur lui-même et sem- bla prendre une résolution définitive. — La potion doit commencer à être préte, dit-il, Et il prit le verre sur la table. Julius tendit la main. — Donne, bien que je commence à me remettres Mais, au moment où il se soulevait de son fauteuil, il aperçut à terre une lettre qu'il avait fait tomber de la table en s’asseyant, et qu’il n'avait pas remarquée. Un éclair lui brilla dans les yeux. — Qu'est-ce que cette lettre? dit-il. Il avait cru reconnaître sur l'enveloppe l'écriture de Lothario. Samuel remit le verre sur la table, content, malgré son apparente fermeté, de ce retard involontaire. Julius ramassa la lettre. C'était, en effet, l'écriture de Lothario. — Elle sera venue pendant que nous étions au temple, dit-il en la décachetant. On l'aura montée ici, et l'on aura oublié de m’en avertir, dans le brouhaha de la cérémo- nie. Il ouvrit avidement la lettre, et se mit à la lire. Comme avait fait Lothario à Eberhach, Julius n’eut pas plutôt jeté les yeux dessus, qu’il poussa un cri. — Qu'est-ce donc? demanda Samuel. Julius ne répondit que par un gesle de la main, et con- tiaua sa lecture jusqu’au bout. Quand il eut fini, posant la main sur son Cœur, qui bat- tait à rompre sa poilrine : — Ah! mon pauvre Samuel, dit-il d’une voix saccadée, je crois que j'aurai plus besoin de ton cordial que nous ne pensions, Voici une seconde émotion qui vaut la pre- mière. Mais celle-là, ajouta-t-il avec un sourire triste, tu ne m’accuseras pas de me l'être donnée expres. — Mais qu'est-ce done que Lothario l'écrit? répéta Sa- muel. — Lis, dit Julius. Samuel prit la lettre. — Un mot encore, interrompit Julius. Tu m'as avoué, et jo ven remercie, que j'élais atteint mortellement, et qu'il n'y avait plus pour moi d'espérance, j'entends d'es- * pérance lointaine, Tu m'as dit, sur mes questions pres- santes, que je ne survivrais pas, que mon mal me tue- rait, que je n'en reviendrais pas! Samuel le crois-lu tou- jours? — Tu ne penses pas, répondit durement Samuel, que ce soient tes imprudences d'aujourd'hui qui puissent me faire changer d'avis, — Bien, reprit Julius, Ainsi, selon (oi, Jo suis con- damné, 88 DIEU DISPOSE. om, — À moins d’un miracle. — Dieu soit loué ! — Pourquoi cette joie ? demanda Samuel stupéfait. — Lis cette lettre, répondit Julius. Et Samuel lut. « Berlin, 28 août 1829. » Mon cher et bien aimé oncle, » C'est trop! trop de bonté dans votre cœur, trop de douleur dans le mien! Ii faut enfin que mon âme éclate et se brise devant vous, et que vous y voyiez mon se- cret. » Vous avez dû et vous devez me trouver bien ingrat. Les apparences sont contre moi, je le reconnais, et toute votre indulgence ne peut pas aller contre elles. Ma con- duite, assurément, vous semble inexplicable. Vous qui avez été toujours si prodigue de bonté pour moi, vous, mon père, je vous ai quitté, et dans quel instant? Au mo- ment où vous étiez encore malade ! Moi dont c'était le de- voir, et, croyez-moi, dont c’était le bonheur, de vous soi- gner, de passer la nuit à votre chevet, de vous donner ou plutôt de vous rendre ma vie; vous n'avez pu comprendre quel motif m'avait fait partir de votre maison, au seul moment ou ma présence y était nécessaire. » Eh bien! mon bon oncle, vous me pardonneriez, j'en suis sûr, si vous saviez ce que J'ai souffert avant de me décider à ce départ qui n’a pas été la moindre de mes souffrances. Vous avez cherché l'explication de ma tris- tesse et de ma fuite dans ma froideur vis-a-vis d’une jeune fillerécemment mtroduitechez vous. Vousavez cru, vous ne l'avez pas dit par délicalesse, mais je ai deviné, vous avez cru que je pourrais Être inquiété dans mes intéréls et dans mes espérances par ta cart de votre smitié que cette jeune file pourrait m'eulever. Vous avez cru que c'était Phéri- lier qui souffgait en moi, que j'étais jaloux de votre affec- tion on avide de votre argent, que je naissais mademoi- selle Frédérique, » Mon cher vacle, je ne hais pas mademoiselle Frédé- rique : ic rame, » Je l'aime et elle ne m'aime pas! Tout mon secret est dans ces deux mots. » Concevez-vous maintenant V’existence que j'ai menée à l'hôtel pendant trois semaines, sachant qu’elle ne m’ai- mait pas, l’entendant de sa bouche, et l’ayant toujours devant moi, comme la figure vivante de mon désespoir, sans pouvoir délourner mes yeux de cette vision char- mante et navrante | Avais-je tort de vous dire que vous me pardonneriez lorsque vous sauriez ce que j'ai souf- fert? » Vous étiez en danger, je ne pouvais pas quitter Paris, Mais un jour, les médec:as ont dit qu'ils répondaient de vous. Alors la force ina manqué pour supporter ce sup- plice de toutes les minutes. Jo me suis enfui, Votre iné— puisable benveilianre m’excusera, » Udlas! non orcle, re rn'en voulez pas. Ma fuite ne m'a pas tant grolité, Avez. EL je co suis guère moins mal- heureux ici que à-bas, J'étais malheureux de voir made- moiselle Frédérique ; je suis malheureux de ne pas la voir. Voilà toute la différence. J’ai eu beau mettre la distance entre elle et moi, aller de ville en ville, son image ect ma douleur m’ont suivi partout. Je suis à Berlin ce que j’élais il y a trois mois à Paris, ce que j'étais il y a trois semaines à Vienne, ce que je serai toujours partout. » Jaime avec désespoir. Si mademoiselle Frédérique est à un autre, si elle n’est pas à moi, je mourrai. » Votre fils désolé, » LOTIARIO. » Samuel remit tranquillement la lettre dans son pli ct la rendit à Julius. — Tu as lu ! dit Julius. — Que comptes-tu faire ? dit froidement Samuel. — Je compte mourir. Et sur un geste de Samuel : — Tu me l’as promis, ajouta-t-il. — Eh bien ! après ? répliqua Samuel. — Après ? c’est juste. Attends, dit Julius. Tl ouvrit un bureau qui était auprès de son fautcuil, prit dans un tiroir un paquet cacheté de noir, rompit le cachet, tira du papier une feuille de papier blanc, écrivit quelques lignes et signa. — Qu’as-tu fait ? demanda Samuel, qui suivait avec anxiété les mouvements de Julius. Julius referma et cacheta le paquet, qu’il remit dans le bureau. — Ce que j'ai fait? répondit-il à la question de Samuel ; j'ai modifié mon testament, voilà tout. Samuel tressaillit. — J'ai fait Lothario mon légataire universel, poursuivit Julius, à une condition. — Laquelle ? — À la condition qu’il épouscra Frédérique. Samuel fut plus fort que ce coup qui l’atteignait en pleine poitrine. Pas un muscle de sa figure ne bougea. — Tu comprends? dit Julius. Je mourrai bientôt; alors Frédérique épousera Lothario. Quand même elle ne l’ai- merait pas, à moins de le hair elle obéira à ma dernière volonté, Et puis, Lothario n’héritant que si elle l'accepte pour mari, il dépendra d’elle de l’enrichir ou de le rui- ner; et, tu connais son grand cœur, elle consentira, sinon par amour, au moins par générosité. Es-tu content? — De quoi? demanda Samuel d’un air sombre. — Mais du calme qui va tomber dans mon cœur. Fré- dérique maintenant va m'être deux fois sacrée, et elle de- vient deux fois ma fille, puisqu'elle est la fiancée de Lo- thario. Samuel réfléchissait, — À présent donne-moi cette potion, dit Julius; car il faut que je vive au moins jusqu'à ce que cette affaire soit arrangée avec Frédérique. Samuel prit le verre, alla vers la cheminée et jeta la potion dans les cendres, — Que fais-tu donc? demanda Julius surpris. — Cotte potion a trop attendu et ne vaut plus rien, ré- pondit Samuel, absorbé dans une méditation profonde. En revenant de la cheminée, il passa devant une fent- DIEU DISPOSE. 89 a ES meee eae ae tre. Un bruit de roues et de chevaux retentit dans la cour. Samuel regarda machinalement et jeta un eri. Julius courut à la croisée. Une chaise de poste s’arrétait au perron, Lothario en descendait. — Lothario! s’écria Julius. Au même moment, Frédérique, inquiète de l'absence prolongée de Julius, entrait dans le cabinet. Elle entendit ce nom, ce cri: Lothario! Elle vit le mou- vement de Julius et de Samuel, et frappée comme d’un coup de foudre, chancela et tomba inanimée sur le tapis. TROIS RIVAUX Julius et Samuel n’avaient vu descendre de voiture que Ie seul Lothario. Olympia, en effet, avait refusé d’accompagner Lothario chez le comte d’Eberbach, avant de savoir posivitivement où en était le drame qu’elle venait dénouer, ou nouer peut-être. Elle avait quitté la voiture à la barrière, et avait pris, avec Gamba, un fiacre pour rentrer dans Paris. Résolue à une démarche décisive, dont elle n’avait pas confié le secret à Lothario, elle ne voulait pas la faire inu- tilement et sans être bien certaine qu’il était temps en- core. Il avait donc été convenu que Lothario irait d’abord seul à l'hôtel du comte d’Eberbach. Si le mariage n'était pas encore accompli, il devait dire à Julius qu’Olympia avait besoin de le voir immédiatement pour une affaire extrêmement grave. Dans le cas où le comte d'Eberbach ne voudrait pas aller chez la cantatrice à cause de son prochain mariage, ou ne le pourrait pas à cause de sa maladie, alors Lothario enverrait un mot à Olympia, qui accourrait en toute hâte à l'hôtel et saurait bien arriver à Julius. Mais s'il était trop tard, Olympia avait fait prendre à Lo- thario l'engagement de ne pas prononcer son nom, Sa- mucl, Julius et tout le monde devraient absolument igno- rer son retour et sa présence à Paris. Cachée et secrète, elle agirait plus sûrement et plus efficacement, Voilà pourquoi Lothario était venu seul. En entrant dans la cour de l'hôtel, les voitures, le mou- vement inusité et l'air de fête le frappèrent d'un sombre pressentiment, Il so précipita dans l'escalier. À ce même moment, Samuel et Julius portaient Frédé- rique évanouie sur un canapé. Le regard interrogateur de Julius allait de Frédérique à Samuel. — L'aime-t-elle donc? demanda-t-il. Samuel haussa les épaules sans répondre et alla son- ner. ? Madame Trichter accourut, — De l’éther ! dit Samuel. Comme madame Trichter revenait avec un flacon, Lo- thario entra, pâle et comme égaré. Il n'avait pas fait un pas dans cette maison en fête sans apprendre tout du pre mier indifférent. Julius courut au devant de lui et lui ouvrit ses bras. Lothario s’y jeta sans pouvoir retenir ses larmes qui jaillissaient malgré lui de ses paupières. — Pardon, mon oncle, balbutia-t-il; soyez heureux, moi je vais mourir. — Enfant! dit Julius ; regarde-moi donc, et vois lequel de nous deux est le plus près de la mort. Alors seulement Lothario aperçut Frédérique sans con- naissance sur le canapé; Samuel et madame Trichter la lui avaient masquée jusque-là en se penchant sur elle pour lui faire respirer le flacon. — Mademoiselle Frédérique malade ! s'écria-t-il avec un tressaillement. — Ce n’est rien, dit Julius. La fatigue d’un pareil jour, l'émotion inévitable, et puis ton retour si brusque, tout cela l’a un peu troublée. En entendant Samuel prononcer ton nom, elle s’est trouvée mal. — Voici qu’elle se ranime, dit Samuel. Lothario, tout éperdu et défaillant à son tour, tomba à genoux devant le canapé. Il regardait fixement ce beau vi- sage plus blanc que sa couronne blanche. Il prit instincti- vement la main de Frédérique froide comme le marbre. Mais tout à coup il sentit à cette main l'anneau de ma riage. Il la laissa retomber, et la repoussa presque, avec un mouvement d’amertume et de colère. Le comte d'Eberbach, qui l'observait, remarqua bien co geste. — Allons, sois homme, Lothario, dit-il, Mais aussi ajouta- t-il, doucement, c'est ta faute. Pourquoi ne m'as-tu pas parlé? Pouvais-je deviner le mal que j'allais te faire? Lorsque tu as reçu la lettre où je l'annonçais mon prochain mariage avec Frédérique, pourquoi n’es-tu pas arrivé en toute hâte ? — Eh ! répondit Lothario, vous m'avez écrit a Berlin tandis que j'étais à Eberbach. Votre lettre m'a suivi, et dès que je la reçois, j'accours, déjà trop tard. Mais vous qui êtes resté ici, je vous ai écrit il y a huit jours, une lettre où je vous disais tout, et vous avez dd l'avoir à temps. — Ta lettre ? elle arrive à l'instant même, dit Julius, et j'achevais à pcoine de la lire lorsque la voiture est entrée dans la cour. — Elle ne peut pas avoir mis huit jours à venir, dit Lo- thario. — Demande à Samuel, reprit Julius. Et tiens, vois tol- même, Le comte d'Eberbach prit la lettre sur la table tt la ten- dit à son neveu. Samuel, en apparence tout occupé de Frédérique, sui- vait leurs mouvements d'un œil inquiet, — Justement! vous voyez? s'écria Lothario avec ropro- che, — Qu'est-ce donc! demanda Julius, — Nous sommes aujourd'hui le 7 septembre, at le tim= 90 DIEU DISPOSE. bre de Paris est du 5. 11 y a donc deux jours que vous avez | cette lettre. — C'est singulier, en effet, dit Julius, en regardant l’en- veloppe de la lettre. Par quelle fatalité a-t-on pu négliger de me remettre cette lettre le jour de son arrivée ? Mais, tu crois à ma parole, je pense, Lotbario. Sur l'honneur, je n’en ai eu connaissance qu’il y a dix minutes. Elle m'a fait même un effet assez foudroyant, je le jure ; Samuel est là pour te le dire. — Frédérique revient avec elle, chut ! dit Samuel, Julius et Lothario ne virent plus que Frédérique. Le premier regard de la jeune mariée, regard incertain et troublé, tomba sur Lothario. — Lothario ! murmura-t-elle faiblement dans ce vague demi-jour de Ja raison où l’âme n’est encore qu’à moitié réveillée, Lothario!... je vous attendais. Je le savais bien... ce n’était qu’un rêve. Un rêve cruel... Mais nous en serons plus heureux après. Nous voilà réunis. Dieu soit bénil... Lothario vous ne me quitterez plus. Julius écoutait avec une attention profonde. Samuel avait aux lèvres un pli d’ironie et de menace. Pour Lothario, à la fois effrayé et ravi, il avait repris les mains de Frédérique, comme si ce qu’elle disait absolvait un pet ce qu’elle avait fait le matin. Mais tout à coup les idées redevinrent plus distinctes dans le cerveau de la jeune fille. Son regard s’arréta plus clair sur tous ceux qui étaient présents. — Ah! je me souviens, dit-elle toute confuse. Elle retira vivement ses mains de celles de Lothario, so souleva sur le canapé, et secouant son beau front, déjà moins pile, comme pour en faire sortir ce qui y restait de trouble et de désordre: — Qu'est-ce que j'ai done dit? murmura-t-elle. J'avais le délire, je crois. Pardonnez-moi, monsieur le comte. — Cest à vous à me pardonner mon enfant, dit Julius grave ef triste, mais calme. Vous n’avez rien dit dont vous ayez à rougir. Votre seul tort est de n’avoir pas été fran- che et de n’avoir pas eu assez de confiance en moi. — Mais qu’ai-je donc dit enfin? demanda encore Frédé- rique inquiète. — Madame Trichter, interrompit Samuel, si madame la comtesse a besoin de vous, on yous sonnera. Madame Trichter sortit. Il y eut une éternelle minute d’un silence douloureux pour tous. Singulière situation, en effet, entre ces trois hommes, auxquels celle pure et virginale Frédérique appartenait en même temps : à Julius par son nom, à Samuel par son ser- ment, à Lothario par son cœur. C'est à qui ne prendrait pas la parole, à qui ne répon- drait pas à cette question de Frédérique, que Frédérique elle-même n’osait pas répéter : Qu'ai-je donc dit ? Enfin, Julius souriant avec mélancolie et posant d’un d'un geste tout paternel sa main sur la tête de Krédéri- que H ~— Mon enfant, lui dit-il doucement, vous &imez Lotha- rio, Frédérique tressaillit. Mais elle releva le front avec fierté, — Monsieur le comte, dit-elle, jamais monsieur Lotha- rio ni personne n’a eu le droit, lorsque je ne portais pas encore votre nom, de dire qu’il eût découvert en moi un signe quelconque de cet amour. Je ne suppose pas, ajou- ta-elle en défiant Lothario de son regard limpide et tran- quille, que qui que ce soit ait pu se croire autorisé à par- ler en mon nom et à me prêter des sentiments que je n’ai jamais témoignés. . Lothario fit un geste de chagrin comme pour écarter ce soupçon. — Je ne sais pas, poursuivit Frédérique, quels mots vi- des de sens ont pu m’échapper tout à l'heure quand je n’ayais pas ma connaissance, mais on ne fait pas attention aux choses qu’une femme peut dire dans la fièvre, et per- sonne n’a le droit de m’accuser d’aimer monsieur Lotha- rio, — Personne, excepté moi, ma fille; mais je ne vous ac- cuse pas. Je n’accuse dans tout ceci que votre silence et mon aveuglement. J'aurais bien dû penser que, dans une maison où il y avait un jeune homme et un moribond, ce n’était pas le moribond qui devait vous avoir pour femme. Votre manière d’être vis-à-vis l’un de l’autre, votre froi- deur et son départ, qui aurait dû peut-être m’ouvrir les yeux, me les ont troublés. Il est trop tard pour prévenir le mal, mais il est peut-être encore temps de le réparer. Samuel regarda Julius avec inquiétude. — Que voulez-vous dire? s’écria Lothario. Julius se tourna vers Frédérique. — Ma chère enfant, dit-il, voici sur cette table une lettre que Lothario m'avait écrite de Berlin, et dans laquelle il me disait qui. vous aimait, et qu’il me priait de demander votre main à Samuel. Lothario fit un geste. — Tu parleras tout à l'heure, dit le comte d’Eberbach. Il reprit : — Par un malentendu qui s’expliquera peut-être plus tard, cette lettre ne n’a été remise qu’au moment où il n'était plus temps de faire ce qu’elle demandait. N’im- porte ! Maintenant, Frédérique, ce n’est plus de Samuel que vous dépendez, c’est de moi; c’est à moi qu’il appar- tient de disposer de vous. Je vous répète, après, la décla- ration que je vous ai faile avant: ce mariage fait de moi votre père. C'est donc à moi de répondre à Lothario, qui demande la main de ma fille, et je réponds que je la lui accorde, Lothario et Frédérique retinrent un cri, et attendirent que le comte d’Eberbach se fut expliqué plus entièrement, Quant à Samuel, pas un muscle ne bougea sur son vis sage de bronze. — J'accorde à Lothario la main de Frédérique, répdta Julius, parce que je ne l'ai épousée quo pour la rendre heureuse et que je ne veux pas que ma bonne intention n'ait produit que son malheur, — Oh! monsieur |... dit Frédérique, — Ne dites pas non, interrompit le comte, Vous aimez Lothario. DIEU DISPOSE. 91 —————————————————————————eeeeC— F:S La porte du cabinet se rouvrit, et le domestique repa- rut. — La voiture attend, dit-il. — Viens-tu avec moi? dit Julius en se tournant vers Sa= muel. € — Oui, certes, répondit celui-ci. Pour toi, comme pour. ces pauvres et innocents enfants, je ne te quitte pas dans ~ les dispositions où je te vois. Et il suivit Julius, qui était déjà dans l'escalier, XXXIII PASSION BUISSONNIÈRE. Samuel avait peut-être d’autres raisons que sa rencontre avec Lothario sur le boulevard Saint-Denis, pour croire que le neveu du comte d’Eberbach était allé du côté d’En- ghien et de Frédérique. | Que Samuel le sût ou qu’il le soupçonnât seulement, la réalité était que Lothario avait profité de cette belle et ra dieuse journée d'avril pour faire une de ces heureuses et furtives promenades qu’il risquait souvent depuis l’instal- lation de Frédérique à Enghien. Ce matin-là, les affaires de l'ambassade expédiées, et ja- mais secrétaire n’avait regu plus de compliments pour son exactitude et sa rapidité, Lothario avait donné ordre à son domestique de seller deux chevaux. Les chevaux prêts, il était sorti, son domestique le sui- vant. Toutefois, Lothario n’était pas allé directement à En- ghien. Soit pour dépister la surveillance qui pouvait l'épier à sa sortie de l'hôtel et pour qu'on se méprit sur la route par où il allait, soit parce qu'il avait quelque chose à faire auparavant, au lieu de tourner du côté du boulevard, il avait tourné, tout au contraire, du côté du quai. Suivant alors la Seine jusqu'au quai Saint-Paul, il s é- tait arrôté à la porte d'un hôtel, qui regardait Pile Lou- viers et le Jardin-des-Plantes, Il était descendu de cheval, avait remis la brido à son domestique et était entré dans la cour de l'hôtel, où, dans ce moment, un flacre aux stores baissés stationnait, mysté- rieux, attendant quelqu'un ou cachant quelque chose. Mais, sans y prendre autrement garde, Lothario avalt traversé la cour et avait déjà monté quelques marches de DIEU DISPOSE. l'escalier, quand un tourbillon roula du haut de l'escalier, sans crier gare, brusque, aveugle, irrésistible, Lothario n’eut que le temps de se ranger, de crainte d’être renversé du choc. Mais, en arrivant près de lui, le tourbillon s'arrêta subi- tement. Ce tourbillon n’était autre que notre ami Gamba. — Comment! Gamba, dit Lothario en souriant, c’est vous qui voulez m’écraser? — Moi, écraser quelqu'un! s’exclama Gamba blessé, et surtout un ami! Ah! vous m’offensez dans ma souplesse, Voyez comme je me suis arrêté net et court. Un cheval de manége, lancé au galop, n’aurait pas mieux fait. Plutôt ‘que de vous écraser, j'aurais cabriolé sur la rampe, j’au- rais bondi au plafond, je vous aurais enjambé sans vous toucher. Vous vous croyez done plus frêle qu’un œuf, mon cher monsieur, que vous avez peur du roi de la danse des œufs? Sachez qu'en marchant sur un poulet, mys pieds ne lui procureraient que la sensation _d’une douce caresse, Vous écraser ! — Pardon, mon cher Gamba, reprit Lothario. Je n'avais pas l'intention de yous humilier dans votre noble fierté d’artiste. — Je yous pardonne, dit Gamba. Seulement, vous avez eu tort de yous ranger. C’est mal d’avoir donté de moi. — Je ne douterai plus, je vous le promets, dit Lothario. Mais que diable faisiez-vous donc là à dégringoler du haut de cet escalier, et à vous escrimer avec ces marches? Vous vous exerciez? — Non, je le confesse, dit Gamba embarrassé, ce n’était pas le passe-temps désintéressé d’un quart d’heure donné à l’art; j'employais l’art aux besoins de la vie. J’usais de mon agilité dans le but égoiste d'arriver plus vite dans la cour. Je faisais. ce qu’on appelle vulgairement descendre les degrés quatre à quatre. Je suis attendu en bas. — Est-ce que par hasard, demanda Lothario, ce serait pour yous ce fiacre aux stores baissés qui s’impatiente? — Un fiacrel. Ah! oui... peut-être, répondit Gamba, mal à l'aise et confus. — Alors, allez vous-en, homme de la noce! reprit Lo- thario avec un sourire qui redoubla la rougeur de Gamba. — Oh! ce n’est pas ce que vous croyez, reprit le frère d'Olympia, 11 y a bien un fiacre, mais il n'y a personne de- dans, — Vous ressemblez à votre fiacre, dit Lothario, vous baissez les stores de votre discrétion, — Non, je vous jure, poursuivit le bohémien, dont la pudeur s'effarouchait des soupcons de Lothario. D'abord, je n'introduirais pas une femme dans la cour de l'hôtel de ma sœur, Ah! bien oui, avec ses grands airs sévères et di- gnes! Elle lui ferait bonne mine, et à moi! Ah! çà, vous allez la voir, et, soit dif en passant, elle vous attend avec une fière impatience! n'allez pas au moins lui mettre vos supposilions hétéroclites dans l'esprit. Rien n’est plus loin de la vérité d'abord. Voici purement le fait, Vous savez que ma sœur vout que personne ne sache qu'elle est reve- nue à Paris, Si quelqu'un de sa connaissance m'apercevail dans les rues, le frère ne tarderait pas à dénoncer la sœur. 97 A Je ne sors donc jamais qu’en voiture, et caché derrière les stores. Voilà pourquoi les stores de ce fiacre sont baissés. Il n’y a rien autre chose derrière. Je ne vais pas en bonne fortune, je vais faire une simple course tout à fait insigni- fiante. — Et c'est pour faire une simple course, tout à fait in- signifiante, insista l’impitoyable Lothario, que vous éprou- viez le besoin d’abréger l'escalier au moyen de sauts qui auraient cassé les reins à un chat. — Eh bien, non, dit le vertueux-Gamba, désespérant de se tirer honnêtement d’un mensonge, j'allais faire une course qui m'intéresse formidablement, au contraire. — Ah! vieux drôle! — J'allais à la Poste aux Lettres. Depuis le printemps, monsieur Lothario, j'attends tous les jours une lettre Qui peut me rendre très-heureux. Qu'il y ait de l'amour ou non dans cette lettre, cela ne regarde que les chèvres. Vous voyez qu’il n’y a personne dans la voiture. Dieu veuille qu’il y ait quelque chose à la poste! Mais si ce n’est pas au- jourd’hui, j'y retournerai demain, et après-demain, et toujours. À bientôt, il est l'heure. Ma sœur est chez elle. J'ai l'honneur de vous saluer. Et d’un bond, Gamba fut au bas de l'escalier, pendant que Lothario, riant de la rencontre, avait à peine monté quelques marches. Comme Gamba l'avait dit à Lothario, Olympia vivait dans la solitude et dans incognito. Elle n’avait pas voulu retourner dans ses appartements de l'île Saint-Louis, où ses admirateurs et ses amis de Paris l’auraient tout de suite retrouvée, Revenue avec une idée qu’elle ne disait à personne, elle tenait absolument à rester cachée et ignorée de tous. Elle avait exigé que Gamba ne sortit jamais sans prendre les plus grandes précautions pour ne pas être reconnu, et l'avait menacé de la perte de son amitié S'il était jamais aperçu de personne, surtout du comte d'Eber- bach ou de Samuel. Quant à elle, elle ne sortait que très-rarement, la nuit en voiture, pour respirer un peu l'air. Elle avait pris un nom d'emprunt, et le portier de l'hôtel avait ordre de ne laisser pénétrer personne jusqu'à elle, sous quelque pré- texte que ce fal. Lothario seul était excepté do la consigne. Elle avait, en effet, demandé à Lothario, avec instance, de la tenir au courant de tout ce qui se passerait, et de venir lui dire, sans perdre une seconde, les moindres mo- difications qui pouvaient survenir dans la situation ou dans les dispositions de Julius. Lothario s'élait d'abord expliqué cet intérêt par un resto mal éteint de l'ancienne amitié de la cantatrice pour le comte d'Eberbach, Quoiqu'il ne doulât pas que totte inti- mité n'eût été pure, Olympia avait cerlainement pour l'ambassadeur de Prusse une sympathie et une affection qu'avait pu irriter ctaccroftre le mariage de Julius aye une autre, Mais Olympia parlait de ce mariage avec un dé- oubli d'elle- même, qu'évidemment elle s'en occupait par bonté bien sintéressement si sincère et avec un si fran plus que par jalousie, et que, si elle aimait Julius, c'élait pour lui et non pour elle. 7 98 DIEU DISPOSE. a Ce n’était pas seulement au bonheur de Julius qu'elle pensait, était aussi au bonheur de Lothario. D'où lui ve- nait cette cordiale sollicitude pour un jeune homme qu’elle n’ayait fait qu’entrevoir à peine? Ce subit accès de ten- dresse n’était toujours pas de amour, puisque l’unique désir d’Olympia semblait être de voir Lothario heureux avec Frédérique. De quelque point du cœur qu’elle lui vint, Lothario ac- ceptait cette protection qui s'offrait à lui. Il se fait à la cantatrice, et ne lui cachait ricn de ce qui pouvait lui ar- river de bon ou de mauvais. Il ne se passait pas de semai- ne qu’il ne vint, et plus d’une fois, causer avec elle de ses espérances ou de ses craintes. Olympia l’encourageait dans ses joics et le relevait dans ses défeillanecs. Mais, cette fois-là, il y avait six grands jours qu’il n’a~ vait paru à l'hôtel du quai Saint-Paul. Olympia était inquiète. Qu’était-il donc arrivé ? Pour- quoi ce mortel silence? se défiait-il d’elle ? était-il malade ? Toutes les suppositions funestes lui avaient traversé l’es- prit. Elle l'avait attendu de jour en jour, puis d'heure en neure. Enfin, la veille, elle lui avait fait tenir une lettre pleine de prière, le suppliant de la venir voir, s'il n'était pas au lit. on esprit agitait encore ces craintes, quand un domes- tique entra dans la salle où elle était, el annonça : — Monsieur Lothario. — Qu'il entre! s’écria-t-clle précipitamment. Lothario parut. Elle courut à sa rencontre. — Ah! vous voilà, enfin! dit-elle d'un ton de reproche. Qu'êtes-vous donc devenu? J'espère que vous avez au moins de bonnes raisons pour laisser ainsi vos amis dans anxiété. — Je vous demande mille fois pardon, madame, dit Lo= thario en lui baisant la main. — Ilne s’agit pas de me demander pardon, répliqua-t- elle, Vous savez bien que je vous pardonne. Mais dites-moi vile ce qu'il y a de nouveau. Allons! asseyez-vous et parlez, Et ne me dissimulez rien. Vous savez, mon cher enfant, pourquoi je tiens à savoir tous vos secrets, Dites-moi tout, comme à une mère, — Oh! comme à une mère! dit Lothario, avec un sou- rire qui trouvait Olympia wop jeune et trop belle pour co titre. — Votre sourire est on ne peut plus galant, veprit-elle, mais je vous assure que j'ai pour vous les sentiments que j'aurais pour mon fils. Lothario, me croyez-vous? — Je vous crois et je vous remercie, dit-il sérieusement, — Eh bien! Ja meilleure manière de me remercier, c'est d'être avec moi comme mon fils. Causons. Qu’y a-t-il de nouveau ? — Mon Dieu! rien. 11 ya de nouveau... le printemps. — C'est tout? dil-elle, — C'est foul, et c'est presque assez. Faut il le dire, chère madame? c'est le printemps qui m'a empêché de venir ici ces jours derniers, parce qu'il m'emmenait ail- leurs chi omprendre, dit Olympia. — Oh?! écoutez-moi, reprit-il, car si vous avez besoin de toul savoir, moi, j'ai besoin de tout vous dire. Depuis huit jours, madame, je suis presque heureux. Les feuilles poussent aux branches, le soleil rit au ciel, et Frédérique se promène. Il y a moins de poussière dans la vallée de Montmorency qu’au bois de Boulogne. Il est tout simple maintenant que je dirige mon cheval du côté où il ya moins de poussière. Je suis donc allé plus souvent du côté où Frédérique se promenait. Je vous jure que je n’ai pas besoin d’y pousser mon cheval, il m’y porte tout seul, Je me trouve tout à coup, à mon insu, involontairement, malgré moi, devant etle. — Vous avez peut-étre tort, Lothario, dit Olympia, — Pourquoi tort, madame? Outre sa pureté d’ange qui garde Frédérique mieux que le chérubin armé le Paradis terrestre! n'y a-t-il pas là madame Trichter qui ne nous quitte pas, qui ne nous quitte jamais... Madame, vous m’excuserez maintenant, n’est-ce pas, d’avoir été quelques jours sans venir ici? Mais tout le temps que me laissaient les affaires de ’ambassade, je le dépensais sur les routes. Olympia écoutait, grave et presque soucieuse. — Et vous vous rencontrez ainsi avec Frédérique tous les jours ? demanda-t-elle. — Tous les jours? Oh! non, répondit Lothario. En huit jours, je ne suis allé à Enghien que cing fois. Est-ce que vraiment vous me blimez? reprit-il en remarquant l'air grave d’Olympia. — Je ne vous blâme pas, dit-elle, mais j'ai peur — Peur de qui? — Peur de vous et peur d’un autre. — De moi! -— Oui, j'ai peur qu’en voyant ainsi Frédérique tous les jours, en vous habituant à ne plus pouvoir vous passer d’elle, vous ne vous laissiez trop aller à une intimité si dangereuse, — Oh! s'écria Lothario, l'honneur et la bonté du comte d’Eberbach sont entre elle et moi. — Vous les voyez encore aujourd’hui, répondit Olympia, Mais les verrez-vous toujours? Amoureux de vingt ans, osez-vous répondre de votre raison, quand vous trempez votre lèvre à la coupe enivrante? — Encore un fois, madame, Frédérique me rassure, et doit vous rassurer contre moi-même, dit Lothario un peu ébranle, — Hélas! hélas! Frédérique vous aime, continua Olym= pia. — Mais que voulez-vous donc que je fasse alors? do- manda le jeune homme, — Je veux... je veux que vous repartiez, Lothario, — Repartir! s'écria-t-il, — Oui, le même motif qui vous a fait déjà aller en Al- lemagne vous commande d'y retourner. — Jamais! s'écria Lothario, Maintenant j'en mourrais, — Vous l'avez bien fait une fois, insista-t-elle, — Ob! alors, c'était tout différent 1 Je n'élais pas aime. Mais à présent je le suis, je le sais, elle me l’a dit. A pré~ sent, je ne puis plus respirer un autre air que Frédérique, Alors jo fuyais la tristesse, le désespoir, l'indifiérence, Si DIEU DISPOSE. 99 yous saviez ce que je fuirais maintenant! si vous nous aviez vus une seule fois, marchant côte à côte sur la rive de ce lac charmant, qui reflète moins de rayons que ses yeux! Si vous saviez ce que c'est que d’avoir à la fois vingt ans, le mois d’avril et l'amour, les oiseaux sur sa tête et la joie dans son cœur! Tous les printemps ensemble! voilà ce que vous voudriez m'arracher. — Pauvre enfant! dit Olympia, touchée de cette passion, L vous voyez si j'ai raison de n'effrayer. Si vous parlez | - d'elle de cette façon, comment est-ce alors que vous lui pariez ? — Soyez tranquille, madame, répondit avec dignité Lo= thario, et ne me jugez pas capable de dire à Frédérique un seul mot jui puisse choquer ct sa délicatesse et la suscep- . tibilifé de mon cher bienfaiteur. Lui, qui a été si bon pour nous! je serais un misérable s’il me venait seulement [a pensée de le tromper. — Je crois à votre loyauté, Lothario, reprit Olvmpia. Je crois à vos nobles intentions et à votre ferme volonté de ne pas répondre à un bienfait par une perfidie. Mais com- bien faut-il de regards d’une femme aimée pour fondre la plus ferme volonté d’un homme? | — J'aurai plus de force que vous ne croyez, madame, — Eh bien! soit, je veux en être convaincue. Mais y a-t-il une pureté si grande que les apparences du moins ne puissent calomnier? Le comte d'Eberbach sait-il que vous allez toujours à Enghien, et que vous y rencontrez sa femme? Non, n’est-ce pas? Supposez qu’on le lui dise, — Le comte d'Eberbach est trop noble pour soupçonner une trahison. — Oui, s'il voyait tout seul, reprit Olympia. Mais, Lo= thario, si Cest un autre qui lui montre un jeune homme se promenant sous les arbres, avec sa jeune femme; si ect autre, par haine, par méchanceté, par jalousie, par n’im- porte quel motif, prête à ces rendez-vous un sens qu'ils n'ont pas, les salit de ses suppositions, les éclabousse des sarcasmes de son ime maudile, croyez-vous, Lothario, que l'esprit du comte, affaibli par la maladie et par la tristesse, tarde longtemps à succomber à ces accusations que ren- dront vraisemblables votre âge à tous deux, et la position élrange où vous êles vis-à-vis l’un de l'autre? — Personne, répondit Lothario surpris, ne peut avoir intérèt à tourmenter mon oncle et à calomnier Frédéri- que, — Si fait, Lothario, s'écria Olympia, quelqu'un peut avoir inlérdt à cela. — Eh! qui donc? _æ— Monsieur Samuel Gelb, — Monsieur Samuci Gelb? répéla Lothario incrédule, Monsieur Samuel Gelb, qui a été si généreux pour Frédé- rique et pour moi! Vous oubliez done ce qu'il a fait, ma- dame? Lui qui aimait Frédérique et qui pouvait l'épouser à la mort de mon oncle, puisque Frédérique s'était solen- nollement engagéo à n'appartenir jamais à un aulre qu'à lui, il lui a rendu sa parole, Quand il a vu que nous nous aimions, il a renoncé à ce paradis, Mais songez-y done! Quel sacrifice ! renoncer delle! Voilà ce que monsiour Sa- muel Gelb a fait pour moi, Je lui dois autant de recon- naissance qu’à mon oncle, plus peul-cive. Car enfin, il épousait Frédérique par amour, tandis que le comte d'£- berbach ne l'épousait que par paternité, pour ainsi dire. A la rigueur, le comte ne m’a rien sacrifié ; il m'a légué Frédérique ; il ne m'a donné que son héritage ; monsicur Samuel Gelb m'a donné sa vie. Oui, tout vivant, ardent, jaloux peut-être, il s'est effacé. Lorsque Frédérique était encore à Paris, et que nous étions tous ensemble, mon- sieur Samuel Gelb était le premier à sourire à nos chastes et fraterneiles effusions ; il l'encourageait à être douce et tendre avec moi; et quand mon oncle, pauvre cher ma- lade ! avait des moments d'humeur chagrine, c'était mon- sieur Samuel Gelb qui nous défendait! Et, malgré cela, vous me dites de me défier de lui. — Je ne vous dis pas de vous défier de lui malgré cela, mais à cause de cela. Ecoutez-moi, Lothario, je connais ce Samuel. Comment? ne me le demandez pas, je ne pour- rais vous le dire. Mais croyez une femme qui vous porte une affection maternelle; tet homme est de ceux qu'il vaut mieux voir vous menacer que vous sourire. Son amitié ne peut être qu’un piége terrible, prenoz-y garde! Croire qu’une âme comme la sienne, dominatrice, sombre, volontaire, traversée des passions les plus violentes ot Ics plus sinistres, ait LA renoncer sans arrière-pensée à une femme aimée qui lui appartenait ! croire que Samuel Gelh puisse vous laisser impunément lui prendre Frédérique ! ce serait de la démence. Je le connais, vous dis-je, prenez garde à vous. Mais qu’il prenne garde à lui aussi ! Ce dernier mot d’Olympia tranquillisa un peu le jeune homme. L'accent profond et pénétré d'Olympia commen- çait à lui inspirer des doutes sur la sincérité de Samuel. Mais le ton de haine et de menace avec lequel la canta- trice avait prononcé la dernière parole lui Ota sa défiance, Evidemment Olympia avait quelque motif personnel d'en vouloir à monsieur Samuel Gelb. 11 y avait la reverbéra- tion d’une injure faite à elle par cet homme, dans l'éclair de fureur qui avait allumé les yeux de la fière artiste, Sans doute, elle croyait que Samuel Gelb avait pu la desservir auprès du comte d’Eberbach, dans le temps où le comte était amoureux d'elle, Qui sait si Olympia n'était pas amoureuse du comte, si, en tous cas, elle n'aurait pas été heureuse de devenir comtesse d’Eberbach, etsi elle no gardait pas une sourde et jalouse rancune contre l'homme qu'elle soupconnait de lui avoir enlevé le titre et la for- tune qu'elle avait espérés, pour les donner à sa pupille? Cette explication paraissait à Lothario plus vraisembla= ble que d'admettre des dispositions hostiles dans un ami qui avait poussé le dévouement pour lui jusqu'à lui céder uno femme qu'il aimait, = Cotte interprétation de la pensée d'Olympia so traduisit aux lèvres de Lothario par un sourire imperceptible. La cantatrice vit-elle ce sourire et le comprit-clle? Ello reprit : — Avant toutes choses, Lothario, jé vous conjure d'etre bien persuadé que, dans tout co que je vous dis, il n'y a pas une parole qui songo à un autre intérêt quo le vôtre, Dans toute cette affaire, je ne vols que deux personnes : le 100 comte d’Eberbach et vous. Moi, je ne compte pas. Si nous étions arrivés à temps, vous auriez vu comment j’enten- dais vous servir. A l’heure qu’il est, vous seriez le mari de Frédérique. Mais la lettre vous est parvenue trop tard. Par la faute de qui? enfin, il n'importe. Ce bizarre et subit mariage a bouleversé tous mes desseins. Maintenant, au lieu d’aller voir le comte d’Eberbach, je l’évite, je me cache à tous les yeux, j'ai peur qu’on ne me voie. Cela tient à des choses qu’il est inutile que vous sachiez. Mais, voyez-vous, s’il pouvait vous être utile que je sortisse de mon incognito, dites-le moi. Je me montrerais. Je parle- Tais. Quoiqu'il pût m’en coûter, pour vous, je paraitrais, entendez-vous bien? A tout prix; je vous préserverai, et je préserverai Frédérique. Je veux que vous soyez bien convaincu de cette vérité, afin que vous ne me cachiez rien, et que vous me teniez au courant de tout. Lothario écoutait avec une gratitude mêlée d’étonne- ment, cette belle et mystérieuse créature qui paraissait tenir dans ses mains les destinées des autres. — Vous êles surpris que je vous parle ainsi? continua Olympia. Vous ne croyez pas, que du fond de cet hôtel solitaire, moi, pauvre chanteuse venue d'Italie et qui n’ai passé que quelques mois à Paris, je prétende connaître el dominer de si puissants personnages? Eh bien! mettez- moi à l'épreuve. Ayez besoin de moi, et vous verrez si je : n’obtiens pas du comte d’Eberbach ce que vous voudrez. Et que Samuel Gelb se jette à la traverse de votre amour, qu’il ose se mettre jamais entre Frédérique et vous, et alors je vous promets que, si audacieux et si fort qu’il soit, je sais un mot qui le fera rentrer sous terre! En parlant ainsi, les yeux d’Olympia éclataient d’une beauté terrible et superbe. Son front avait un reflet de la foi irritée et rayonnante de l’archange vainqueur du démon. — Allez-vous à Enghien aujourd’hui? demanda-t-elle tout à coup. Lothario essaya une dissimulation embarrassée. — Je ne sais... peut-être... reprit-il. — Manquez-vous de confiance, après ce que je vous ai dit? demanda Olympia. — Non, j'y vais, dit-il aussitôt. Ce n’était pas manque de confiance, madame, c'élait peur d’être grondé. — Allez-y encore aujourd’hui, je vous le permets, re= prit-elle en souriant, Mais à deux conditions. — Lesquelles? — La première, c'est que vous allez me jurer, par ce que vous avez de plus sacré au monde, que vous me direz désormais tout ce qui pourra vous arriver, jusqu'aux dé- tails les plus insignifiants. —Je vous le jure sur l'âme de ma mère, dit gravement Lothario. — Merci. La seconde condition c’est que vous n’oublierez pas la recommandation que je yous ai faile de vous défier de Samuel Gelb et de tout le monde, et d'éviter, dans vos visites & Enghien principalement, tout ce qui pourrait donner la moindre prise à la malyeillance et aux mau- vais commentaires, e — Je n'oublicrai pas volre recommandation, je vous lo promets, dit le jeuno homme en se levant, DIEU DISPOSE. Olympia le reconduisit. Et, tout en marchant: — Ah! je voudrais connaître et voir Frédérique, dit- elle. Je suis sûre qu’elle m’écouterait avec plus d’obéis- sance que vous. Mais c’est malheureusement impossible. Qu'est-ce que le monde ne penserait pas, et ne dirait pas surtout, de relations d’une chanteuse à qui le comte d’E- berbach a fait la cour, l’année dernière, avec la femme du comte d'Eberbach? Au moins, puisque je ne peux parler qu’à vous, écoutez-moi pour deux, Adieu. A bientôt, n’est- ce pas ? — À bientôt, répondit Lothario. Et après avoir baisé la main d’Olympia, il descendit l'escalier, traversa la cour, sauta à cheval, et partit au grand trot, Mais sur le boulevard Saint-Denis, au moment d'entrer dans le faubourg, il aperçut et croisa Samuel Gelb, à pied, qui, venant de Ménilmontant, semblait se diriger du cûié de l’hôtel du comte d’Eberbach. Cette rencontre, après ce que venait de lui dire Olympia, causa une impression douloureuse à Lothario. — Il va soupçonner où je vais, se dit-il. I en parlera peut-être à mon oncle. Si je n’allais pas aujourd’hui à En- ghien ? Si j'allais, au contraire, faire visite dans une heure au comte et déjouer ainsi tout à coup Samuel? Oui, c'est cela ! Bonne idée, Et, au lieu d’entrer dans le faubourg, Lothario retour- nant de quelques pas, suivit le boulevard du côté de la Bastille. — Mais j'ai dit hier à Frédérique que j'irais aujourd’hui pensait-il tout triste. Elle sera inquiète. Et puis, d'ailleurs, je pouvais bien aller par la rue du Faubourg-Saint-Denis sans aller à Enghien. Je pouvais connaître quelqu'un dans le faubourg. Je pouvais aller aux buttes Montmar- tre. Monsieur Samuel m’a-t-il vu seulement? Il n'avait pas la tête tournée de mon côté. Il ne m’a pas vu. J'en suis même certain maintenant, car il ne m’a pas rendu mon salut. — C’est égal, reprit-il en interrompant court ses raison- nements rassurants, il serait plus plus prudent de ne pas aller à Enghien aujourd’hui. Mais tout en se livrant à ces hésitations et à ces flux et reflux, Lothario, après être allé au pas jusqu’au pont d’Austerlitz, revenait au grand trot à l'entrée du faubourg Saint-Denis. — Bah? so dit-il, mieux eût été d’aller vite, et il est temps encore. Je serai revenu avant que les soupçons com- mencent, Et donnant un coup d’éperon à son cheval, il remonta lo faubourg au galop, suivi à grand peine par son domes- tique, très-étonné des capricieuses allures et des singuliers zig-zags de son maître. Il arrivait à Enghien, dans la villa de Frédérique, au moment où, rue de l'Université, Julius et Samuel mon- {aient en voiture pour aller les surprendre, ” x : 1 è Cee DIEU DISPOSE. 404 © XXXIV L'ÉPOUSE-FIANCÉE La maison que Frédérique occupait à Enghien était, comme nous l'avons dit, un charmant petit château dont les fenêtres étaient tournées vers le lac et vers le soleil levant. Les briques rouges, dont la couleur, brûlée par les étés précédents et lavée par les pluies d’hiver, avait pâli et était plutôt rose, s’arrangeaient harmonieusement avec le vert tendre des volets, La gaielé riait sur toute la façade. Une vigne grimpait joyeusement le long des murs, et promettait pour Vau- _tomne à la maison une riche ceinture de feuillage et de grappes. L'intérieur n’était pas moins charmant que le dehors. C'était Lothario que le comte d’Eberbach avait chargé de l'arrangement. Meubles rares, tentures de soie bleue pi- quées de roses blanches, pendule de Saxe, marqueteries, tapis épais à y entrer jusqu’à la cheville, tableaux précieux des maîtres vivants, livres de poëtes modernes, rien ne manquait de ce qui fait la vie élégante et de ce qui la fait confortable, En ouvrant sa croisée, Frédérique était à la campagne, parmi les collines, la verdure et les lacs. En la fermant, elle était dans un des plus commodes et des plus ravis- sants hôtels de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Dans ce chalet empli de toutes les créations de l’industrie et de l'art, elle avait à la fois la nature et le luxe, C'était la Suisse doublée de Paris. Un joli pare anglais fleurissait devant la maison, et al- lait tremper ses derniers bouquets dans le lac. Depuis une heure, madame Trichter, qui tricotait au salon, remarquait une certaine agitation dans l'air de Frédérique, La jeune fille entrait, sortait, s’asseyait, se le- vait, descendait au jardin, montait dans sa chambre, ne tenait pas en place. Cette candide et loyale nature de vierge était trop trans- parente pour qu'il fût bien difficile de deviner qu'elle attendait Lothario et qu’elle s'impatientait de ne pas le voir arriver. L'heure à laquelle il arrivait d'ordinaire était passée de- puis plus de vingt minutos. Vingt minutes de retard! Combien l'imagination d'un amoureux peut faire tenir de catastrophes, de maladies, de chutes de cheval, de mines et d'écroulements de toutes sortes, dans vingt minutes? Que pouvait-il être arrivé à Lothario? Frédérique lui avait bien dif, la dernière fois encore, qu'il pressait trop son cheval, A quoi bon lui donner tous ces coups d'épe- rons qui le font cabrer? C'est le meilleur moyen qu'il ar rive des accidents, Il serait bien avancé quand son cheval le jetlerait par terre! Mais non, il se tenait trop bien pour cola, Alors, pourquoi ne venait-il pas? Il était donc ma- lade? Décidément Lothario avait bien fait de ne pas écouter la pensée qu’il avait eue un instant en rencontrant Samuel. Frédérique était déjà si inquiète parce qu'il venait plus tard ! que n’eût-ce pas été s’il n'était pas venu du tout? A travers ses inquiétudes, Frédérique était montée à une sorte de terrasse, de laquelle on pouvait apercevoir la route. Tout à coup, un nuage de poussière s’éleva sur le che- min du côté de Paris, et elle distingua vaguement un ga- lop de chevaux. Mais elle n'avait pas besoin de voir avec les yeux. Son cœur reconnut le cavalier. — C'est lui! s’écria-t-elle. Et elle descendit bien vite. Quand elle arriva au perron, Lothario avait déjà mis pied à terre, jeté la bride aux mains de son domestique et monté trois ou quatre marches. _ Bonjour, Lothario, dit la jeune fille avec un sourire qui ne se souvenait plus de l'ennui et des transes de l’at- tente, — Bonjour, Frédérique, Ils se serrèrent la main, et Frédérique emmena Lothario dans le salon où travaillait madame Trichter. — Eh bien, Lothario, comment va monsieur le comte d'Eberbach? Vous l'avez vu? — Je l'ai vu hier soir. — Pourquoi pas ce matin, pour me donner des nouvelles plus fraîches? reprit-elle. — Oh! dit-il, mon oncle était si bien hier soir que j’ai jugé inutile de m’informer de lui à si peu de distance — Ainsi, son mieux continue? Et que dit monsieur Sa- muel? — Monsieur Samuel Gelb trouve que, pour le moment, il est impossible de rien souhaiter de mieux. Il craint seu- lement pour l'automne. — S'il retombe à l'automne, dit Frédérique, nous serons 1a, et nous le soignerons tellement tous deux que nous Yen tirerons cette fois encore, comme l’autre, n’est-ce pas? — Oui, gertes, répondit le jeune homme; s'il ne lui faut que des soins pour vivre, il est mieux portant que nous. — Oui, des soins. Mais pourquoi a-t-on voulu qu’il me quittAt? demanda Frédérique. — Oh! pour cela, on a eu bien raison, s'échappa à dira l'amoureux. : — Non pas, on a eu tort, reprit-elle, et moi j'ai eu tort d'y consentir, Je n'aurais pas dû me séparer de lui, quand il avait besoin de moi pour le faire sourire, pour “mettre chez lui cette gaieté qui est la moitié de la santé, Trouvez- moi très-vaniteuse si vous voulez, mais il fallait à votre oncle quelqu'un qui fût jeune, qui eût du mouvement, qui fit vivre tout chez lui, ot je suis convaincue que, de me regarder, cela lui faisait du bien. Aussi, je ne m'étais résignée à venir ici qu'à la condition que je le verrais tous les jours, Mais il n'a pas tenu sa promesse, Il ne vient pas une fois par semaine, Et moi, l'on me cloue ici sous pré- toxte quo je suis malade, tandis qu'au contraire je ne mo 102 DIEU DISPOSE. Suis jamais si bien portée. Mais les choses ne peuvent pas durer de cette manière. A partir d’aujourd’hui j'ai pris une résolution. i — Quelle résolution? demanda Lothario inquiet. — Jai organisé mon plan, poursuivit Frédérique, et, désormais, monsieur le comte et moi, tout en demeurant sous des toits différents, puisque cela lui plaît, nous ne rcsicrons plus un jour sans nous voir. Voilà, c’est bien simple: J'irai deux jours de suite passer la journée et di- ner à l'hôtel à Paris, et le troisième jour, monsieur le comte viendra passer la journée et diner ici. Comme cela, je ferai deux fois la route contre lui une, et il me verra tous les jours sans trop se fatiguer. Est-ce bien arrangé, dites ? Ai-je pensé à tout? — Excepté à moi, répondit Lothario boudeur. — Eh! j'ai pensé à vous aussi, dit la jeune fille. De cette façon, nous nous verrons plus souvent. Quand le comte viendra à Enghien, vous l’accompagnerez. Quand j'irai à Paris, vous dinerez chez votre oncle. Ainsi, vous me verrez fous tes jours, et non plus une heure en courant, mais tout le temps que vous voudrez; et vous ne vous épuiserez plus sans cesse à courir les routes. — Oui, dit Lothario, boudant toujours, j’y gagnerais de faire quelques pas de moins, et de ne plus vous voir qu’en public. La jeune fille se mit à rire. — Oh! dit-elle, si cela vous est égal de vous exténucr sur les routes, et si cela ne vous est pas égal de ne me parler que devant le comte, il vous sera quelqueiois per- mis, quand vous aurez été bien sage pendant huit jours, de venir me chercher ici ou de me ramener le soir, vous à cheval, moi en voiture. Entendez-vous, mon cher neveu? Ne sera-ce pas charmant? Et la naïve enfant se prit à battre des mains, ; — Vous voyez, vilain jaloux, qu'il y a moyen de tout arranger, et qu’il ne faut pas s’effaroucher d'avance des idées qu'ont les femmes. Voyons, êtes-vous content? — Vous êtes adorable, dit Lothario ravi. — Si nous faisions un tour de jardin? dit-elle. Il fait si beau et si doux dehors! Nous ne sommes pas à la cam- pagne pour nous étouffer dans un salon. Venez-vous? Elle était déjà à la porte. Lothario la suivit, — Venez avec nous, madame Trichler, dit-elle. La vicille gouvernante prit ses laines et ses aiguilles ot rejoignit les jeunes gens. Lothario cut encore un mouvement de méconten- tement. — Pourquoi emmencz-vous toujours madame Trichter ? dit-il bas à Frédérique. La jeune fille devint séricuse. — Mon ami, répondit-elle, on nous témoigne toute con- flance et on nous laisse toute liberté, C'est nous obliger à garder toute délicatesse et tout respect. — Vous avez toujours raison, Frédérique, dit Lothario, Madame Trichter, qui venait de les rejoindre , avait en- tondu quelques mots et deviné le reste. — Oh! dit la bonne femme, je ne viens avec vous quo dans votre intérêt, C'est pour que vous avez au besoin au- près de monsieur le comte et de monsieur Samuel Gelb un témoin de votre raison ct de votre sagesse. Ma présence est bien inutile, je le sais. Je suis là pour attester que — monsieur Lothario est le plus loyal jeune homme et ma. dame Frédérique la plus honnéte femme qui soient au | monde. Maintenant, je sais à quoi m’en tenir, et je ne vous observe même plus. Je fais semblant d’être là, mais je pense à autre chose qu’à vous, allez. Cela se disait en marchant dans les allées où le clair — rayonnement du ciel riait aux premiers lilas. — Venez nous asseoir ici, dit Frédérique en montrant un banc d’où l'on aurait pu presque tremper les pieds dans — le lac. . Lothario la suivit. Madame Trichter s’assit auprès d’eux, toute à son éternel tricot. Les deux enfants restèrent un moment sans parler. Lo= thario paraissait un peu absorbé. — À quoi pensez-vous donc? lui demanda Frédérique, — Je pense, dit-il, à l'étrange position que nous ont faite la malveillance du hasard et la bonté de mon oncle. Y a= t-il au monde deux êtres qui s'aiment dans les mêmes conditions que nous? S'appartenir, être mari et femme, et ne pouvoir pas même se baiser le front! Vous êtes la femme d’un autre, cet autre nous laisse toute liberté, c'est lui qui nous a réunis et nous a fiancés; il se sépare de yous pour ne pas inquiéter ma jalousie, et, avec cela, nous sommes plus esclaves que les amoureux les plus surveillés et les plus gênés. Tout est contradiction dans notre vie. Je vous aime comme jamais femme ne fut aimée; je ne vis que dans l’espoir du jour où yous serez tout a fait à moi, et je n’ose souhaiter ce jour! S'il dépendait de moi de faire venir tout de suite cette heure, qui est mon rêve et toute mon ambition, je la retarderais, car l'heure de notre ma= riage sera l'heure de la mort de mon oncle. Douce et amère destinée que la nôtre : nous attendons pour vivre la mort d'un homme que nous aimons, et notre noce commencera par un enterrement. — Voulez-vous bien vous taire, méchant oiseau de mal- heur! s’écria la jeune fille en riant pour ne pas se laisser pénétrer par ces sombres idées. Voilà tout ce que vous ins- pirent le printemps et ma présence! Si cela vous attriste de me voir, vous pouvez bien retourner à Paris, par exem- ple. Comment! c’est ainsi que vous reconnaissez le mira- cle que le bon Dieu a fait pour vous? La Providence a ins- piré à votre oncle cette noble et généreuse pensée de se dé- vouer; au moment où vous veniez de mo perdre, vous m'avez subitement retrouvée; et vous n'êtes pas content! Qu'est-ce qui vous manque? — Pardon, Frédérique; j'ai tort de mo plaindre, c'est vrai. J'ai plus de bonheur cent fois que jo n'en mérite, et cela devrait me suffire pendant l'éternité, de contempler vos doux yeux souriants et d'entendre votre voix char= mante, Mais il ne dépend pas de moi, quand je vous vois une heure, de no pas désirer vous voir toutes les heures, Il ne dépend pas de moi de ne pas tre insatiable de vous, J'ai des soifs de vos regards, de votre Ame, de votre cœur, qu'il me semble que toute la vie ne pourra pas désaltérer, DIEU DISPOSE, 103 oo Ze Vous, vous êtes sereine et tranquille, vous vivez dans une paix inaltérable au-dessus des fiévreuses agitations ; mais moi, je suis un homme, je ne suis pas un ange comme vous, j'ai par instants des accès de passion qui me pren- nent, ct le sang qui bat dans mes tempes m’empêche quel- quefois d’entendre la froide voix de la raison. — Il faudra pourtant bien que vous l’entendiez, reprit- elle. Beau mérite desc résigner à un sort comme celui que vous avez : pour le présent, une fiancée que vous pouvez voir tous les jours, que vous avez désespéré d'obtenir ja- mais et qu’un prodige vous a donnée; et pour perspective une femme qui vous aime, qui est à vous déjà par le cœur, par la volonté de son mari, par le consentement de tous. Vous êtes, en vérité, bien à plaindre! Je conviens qu’il vous manque une chose : un peu de patience. — La patience vous est plus facile qu’à moi, dit Lotha= rio. Tout à coup Frédérique se leva. — Qu'avez-vous donc? demanda le jeune homme, — N'avez-vous pas entendu ? dit-elle, — Quoi? — Le bruit d’une voiture entrant dans la cour, là-bas, — Non, dit Lothario, Mais quand vous me parlez, je n’entends que vous. — Jen étais bien sûre ; voyez, dit la jeune fille. Et elle montra à Lothario le comte d’Eberbach qui en- trait dans le jardin, appuyé au bras de Samuel. Elle s’élanca au-devant du comte, joyeuse et sans peur, comme Eve, avant le péché, devait accourir à la voix de Dieu dans le paradis terrestre. Lothario y courut aussi, sans peur non plus, mais peut= être avec une joie moins entière. Quoique sa conscience ne lui fit aucun reproche et qu'il n’eût dans l'âme que vénération et tendresse pour son on- ele, il se sentait un peu embarrassé d’être trouvé par son oncle en tôète-à-tête avec Frédérique, La présence de Sa- muel l’inquiétait aussi, et il se rappelait involontairement l'impression qu’il avait eue en le rencontrantsur le boule- vard, et ce qu’Olympia lui avait dit au quai Saint-Paul. Samuel élait-il, en réalité, comme le lui avait affirmé la cantatrice, un homme dangereux dont il fallait se défier? Éltait-ce lui qui avait prévenu le comte d’Eberbach de la visite de Lothario à Frédérique, et venait-il corrompre et fermer cet Eden? Mais le sourire cordial dont Samuel accompagna une franche poignée de main fit envoler tout soupçon de l'es prit du jeune homme, Frédérique était près de Julius, heureuse de le voir, sans embarras, ne soupçonnant même pas qu’elle eût à se dé- fendre de la présence de Lothario, — Oh! monsieur, vous voilàl quel bonheur! s'écria-t- elle en prenant à Samuel le bras du comte d'Eberbach et en l'appuyant sur le sien. Nous parlions de vous, J'étais un peu inquiète, Comment allez-vous? Mais vous allez bien puisquo vous êtes venu, — Bonjour, mon oncle, dit Lothario, Julius répondit par un signe de tôle souloment aux pré- venances do Frédérique et au salut de Lothario, Il était soucieux, . Frédérique le conduisit vers le banc d’où elle s'était le= vée en l'apercevant. Sur un signe de Samucl, madame Trichter rentra dans | la maison. XXXV PREMIÈRE EXPLOSION. L'air préoccupé du comte d’Eberbach n'avait pas échappé à Frédérique ; mais, dans sa candeur d'ange, il ne lui vint pas même à l'idée qu'elle pût être pour quelque chose dans le souci de Julius. — Qu'est-ce donc que vous avez, monsieur? lui demanda- t-elle, vous avez l’air tout sombre. Voilà ce que c'est que de m'avoir exilée d’aupres de vous. Je vous le disais bien, Mais parce que vous êtes un homme d’État habitué à con= seiller les gouvernements, vous ne voulez pas écouter les idées d’une petite fille comme moi. kh bien! vous voyez maintenant que vous avez tort. On ne se passe pas si aisé« ment que cela de moi, Savez-vous? Vous vous repentez à présent, Je devrais vous punir en vous tenant rancune et en ne vous allant plus voir du tout. Mais je suis clémente, et, tout au contraire, je m'arrangerai pour vous voir tous les jours. J'en parlais tout à l'heure avee Lothario. Eh bien, voilà que vous vous rembrunissez encore! Est-ce ce que je vous dis qui vous blesse et vous afflige? Décidément, vous avez quelque chose, } — Oui, repartit brusquement Julius, j'ai quelque chose, en effet. — Qu'est-ce donc? demanda la pauvre fille un peu émue du ton sec dont Julius venait de lui répondre, — J'ai, dit-il. en montrant Lothario, que vous m'appe= lez encore Monsieur, et que vous appelez déjà monsieur que voilà Lothario tout court, Frédérique rougit, — Pourquoi rougissez-vous? reprit-il avec un accont presque brutal, auquel il ne l'avait pas accoutumée, — J'ai eu tort, c'est vrai, répondit Frédérique toute trou- blée. Vous avez raison. J'y ferai attention à l'avenir, Comme je vous ai toujours entendu appeler monsieur par son nom de baptéme, je lui ai donné le nom que vous lui donniez, Cola me venait naturellement, sans que jo l'aio raisonné, je vous jure, — C'est de cette facon que vous vous justifies! dit le comte d'Eberbach. Cela vous venait naturellement ! Vos ld vres prononcaient le nom d'elles=mêmes! C'était votro cœur qui parlait! — Co n'est pas là ce que j'ai voulu dire, essaya do ré pondre Frédérique, Mais soyez tranquille, monsieur, je no ferai plus ce qui vous choque, Soyez tranquille, monsieur, je ne vous appellerai plus monsieur, — Vous no le ferez plus; on attendant, vous le faites, Mais co n'est pas mol, Frédérique, que choque cette inti- mité d'une jeune femme avec un jeune homme, c'est lo 104 DIEU DISPOSE. —————_—_—_—_—_———û SS respect humain, c'est le plus vulgaire sentiment des con- venances, Que voulez-vous que pense le monde d'une femme de votre âge qui quitte son mari pour vivre tête-à- tête avec le neveu de son mari? — Monsieur! dit Fréderique blessée. Mais Julius n’entendait plus que son amère et cruelle ja- lousie. Il poursuivit : — Que voulez-vous que pense le monde, d'une femme de votre âge qui profite de la confiance et de la tendresse de son mari pour recevoir dans l'intimité de sa solitude un jeune homme qui l’aime, qui le lui a dit, qui le lui ré- pète? Je ne vous parle pas de moi. Ce que j'ai pu être pour vous je l’oublie. Mais, dans votre propre intérêt, comment ne comprenez-vous pas que, devant vous marier, il ne fal- lait pas vous compromettre, et que, pour faire respecter sa femme il faut qu’un mari commence par la respecter lui- même? Vous êtes donc bien pressés, que vous êtes impa- tients des quelques semaines qui me restent, et que vous trouvez que je ne meurs pas assez vite ? Ne pouviez-vous pas attendre quelques minutes? Je ne vous parle pas de moi, mais de vous-même. Oubliez ce que j'ai pu faire pour vous, mais pensez à ce que le monde peut dire de vous. Soyez ingrats, mais ne soyez pas aveugles. N'ayez pas de cœur si yous voulez ; mais ayez de l'intelligence. Julius s’animait toujours en parlant, et une colère fié- vreuse rougissait les pommettes de ses joues. Frédérique, attérée, voulait répondre et ne trouvait plus une parole. N’osant pas regarder Lothario, elle regarda Samuel. Samuel haussait les épaules, comme ayant pitié de la déraison de Julius. Lothario, lui, avait eu, à de certains mots du comte, des éclairs de fierté vite éteints par la mémoire des bienfaits. Cependant, on sentait que la reconnaissance du neyeu de Julius luttait avec l'amour du fiancé de Frédérique, Il ne pouvait supporter d'entendre un, homme, fût-ce son oncle, parler de ce ton hautain et souverain à la femme qu'il aimait, Au dernier mot du comte d’Eberbach, il éclata. — Monsieur le comte, dit-il d’une voix où le respect était à la surface et la raideur au fond, je vous dois tout, et je subirai tout de votre part. Mais s’il y a dans mes vi- sites ici quelque chose qui yous déplaise, c'est moi qui suis venu, de mon plein gré, et sans que personne m’appelat. C'est donc à moi que vous devez vous en prendre, et je m’afflige, je m'étonne que vous fassiez peser votre mécon- tentement sur quelqu'un qui n’a rien fait pour le mériter, — C'est cela! s'écria Julius de plus en plus irrilé. Fort bien! Vous voyez, madame, où nous en sommes. Cest monsieur qui vous défend contre moi ! Mais je voudrais bien savoir de quel droit monsieur défend une femme contre son mari! — Du droit que vous m'avez donné vous-même, répon- dit Lothario. Frédérique se jeta entre eux deux toute tremblante. — Monsieur, dit-elle à Julius, si l'on m'attaquait, c'est vers vous que je me réfugierais; qui donc pourrait penser à me défendre contre vous? Tout ceci vient d'un malen- tendu. Un mot en provoque un autre, et puis il arrive que l’on s’est dit des choses dures quand on n’a que des choses tendres au fond du cœur. Voyons, vous êtes fâché contre moi, contre nous. Vous êtes si bon pour tout le monde, et vous avez été si admirable pour moi, que bien certaine- ment il faut que nous vous ayons offensé à notre insu. Mais croyez bien, au moins, que c’est sans intention, et que, pour moi, je mourrais de bon cœur plutôt que d’ad- mettre une seule seconde la pensée de faire quoi que ce soit qui pût vous être seulement désagréable, Je vous parle sincèrement, vous voyez, me Croyez-vous? — Des phrases, dit Julius; ce sont des actions qu’il fau- drait. — Que voulez-vous que nous fassions? demanda la pau vre fille. 11 me semble que je n’ai jamais résisté à tout ce que vous avez voulu. Diles-moi un seul acte de ma vie où | je ne me sois pas soumise à votre désir. Qu’ai-je fait que vous n'ayez voulu ou autorisé? C'est vous qui m’avez ap= pris que monsieur Lothario avait pour moi autre chose que de l’aversion, C’est vous quim’avezdit de l'aimer. C’est vous qui nous avez fiancés, qui nous avez unis, qui lui avez dit devant moi : Elle n’est que ma fille, elle est ta femme. En permettant à monsieur Lothario de venir me voir, je n’ai pas cru vous désobéir, j'ai cru vous obéir, au contraire. Si cela vous déplaisait qu’il vint ici, pourquoi ne m'avez- vous pas dit de ne pas le recevoir ? — Il faut donc tout vous dire, éclata Julius, et vous ne comprenez done rien? — Que voulez-vous que je comprenne? demanda-t-elle. — Je veux que vous compreniez que, quand j'ai la déli- catesse exagérée de me priver de votre présence, Frédéri- que, par un excès de ménagement pour la susceptibilité de Lothario... Samuel l’interrompit comme entraîné par l’ascendant de la vérité. | — Allons! dit-il, ne te fais pas meilleur que tu n’es. Tu as été assez dévoué pour ne pas avoir besoin de surfaire ton dévouement, Est-ce seulement pour Lotharioque tu as éloigné Frédérique ? — Pour qui donc? — Eh pardieu ! c’est bien un peu pour toi. Tu m’avoue- ras que tu l’as éloignée autant pour la séparer de Lothario que pour te séparer d'elle. —- Eh bien! quand cela serait? s’écria Julius exaspéré. N'est-ce pas mon droit? Si je souffre, si je suis malade, si je suis jaloux?... Après tout, Frédérique est ma femme. Vous Voubliez si souvent que vous finirez par m’en faire souvenir, Il s'était levé du banc dans l’ardeur de son émotion, Il s'y laissa retomber, tout pâle, trop faible pour ces em- portemens, presque évanoui. Frédérique, avec autant de pitié que de crainte mainte= nant, se pencha sur lui et prit ses mains toutes froides. — Monsieur! dit-elle en pleurant presque. — Toujours monsieur! murmura le comte d'Eberbach. — Mon ami, reprit-elle, si vous souffrez réellement, alors j'ai tort, Je vous demande pardon. Vous n’en voudrez DIEU DISPOSE. 105 oo om, pas à une pauvre jeune fille qui ne sait rien de la vie de ne pas vous avoir deviné et de ne pas avoir consolé une tristesse qu’elle ignorait. Mais dites-moi ce que vous dési- rez que je fasse à l’avenir, et soyez bien convaincu que je serai heureuse de me conformer à votre volonté, quelle qu’elle soit. Voyons, que voulez-vous que je fasse? — Je veux, dit Julius, que vous cessiez de voir Lo- thario. Lothario fit un mouvement. Mais Frédérique ne lui donna pas le temps de parler. Elle se hâta de répondre. — Il y a un moyen bien simple, dit-elle, que monsieur Lothario et moi nous ne nous yoyions pas, et que vous en soyez certain. C’est de mettre entre nous la distance. Le jour de notre mariage, monsieur Lothario vous a fait une proposition que vous n’ayez pas acceplée. Il vous a offert de retourner en Allemagne. — Il aurait bien fait d’y retourner, dit Julius. — Je suis sûre, poursuivit Frédérique en contenant et en priant Lothario d’un regard, que monsieur Lothario est prêt à faire maintenant ce qu'il offrait alors, et que, si vous le lui demandez, il donnera sa démission et retour- nera à Berlin jusqu'à ce que vous le rappeliez vous- même. Samuel jugea à propos d'intervenir encore. Il n’entrait pas dans ses plans que Lothario s’éloignat ainsi et lui échappat. — Julius n’en exige pas tant, dit-il ; il demande que Lo- thario ne vienne pas ici, et non qu’il s’en aille, Ce n’est pas à l’âge de Lothario qu’on se retire de la vie active, et Julius, si mari qu’il soit devenu subitement, n’est pas si peu oncle qu’il veuille briser la carrière et fermer l'avenir de son neveu. — Eh! sans aoute, dit Julius, maussade de so voir con- damné à cette générosité forcée, Lothario respira. — Eh bien, mon ami, reprit la vaillante Frédérique, la séparation peut se faire sans que vous compromettiez l’a venir de yotre neveu. Si monsieur Lothario est retenu en France, qu'est-ce qui nous empêche, nous, d'aller en Al- lemagne? Vous êles presque remis de votre maladie, et vous avez repris des forces, Le voyage ne peut que vous faire du bien. Pourquoi n’irions-nous pas habiter ce beau Château d’Eberbach que vous m'avez promis deme montrer? Samuel se mordit les lèvres, et attendit, avec autant d’anxiété que Lothario, la réponse de Julius. Le sombre dessein qu'il avait dans l'esprit croulait si Lothario et son oncle étaient séparés, Mais la réponse de Julius le rassura. — Non, dit celui-ci d'un air morne, je ne veux pas et je ne peux pas partir, J'ai quelque chose, j'ai un devoir qui me retient à Paris, Lothario et Samuel eurent tous deux un geste de soula- gement. — Mais, continua le comte d'Eberbach, élevant la voix et courroucé de toutes ces contraintes, je ne sais pas pour- quoi nous nous évertuons à chercher les moyens d'arran- ger uho choso si simple et qui s'arrange toute seule, Pour vous empêcher de vous voir, il n’est pas nécessaire qu’il y ait entre vous des centaines de lieues ; il y a ma volonté, et cela suffit. J'entends et j’ordonne que désormais, tant que je vivrai, ma femme ne recoive plus Lothario. Lothario réprima un mouvement de colère. Samuel parut choqué de la violence de Julius. — Comment, dit-il, tu veux qu'ils soient séparés abso- lument? Ils ne pourront plus se voir, même en ta pré- sence. — En ma présence, soit, dit Julius. Mais en ma présence seulement. Lothario leva la tête. — Mais, monsieur, répondit-il, j'aime Frédérique, moi. — Et moi aussi, je l'aime! s’écria Julius, éclatant, de- bout, menaçant, croisant avec Lothario un regard de ja- lousie et de haine, Il y eut une seconde où ces deux hommes re furent plus un jeune homme et un vieillard, l'oncle et fe neveu, le bienfaiteur et ’obligé, mais deux rivaux, deux égaux, deux hommes. Dans cette seconde tout le passé s’abîma ef disparut, Frédérique épouvantée jeta un cri. Samuel avait aux lèvres un sourire étrange, — Lothario! s'écria Frédérique. Le jeune homme rappelé à lui par cette voix chère et suppliante, se remit un peu. Mais, comme s’il avait peur de ne pas pouvoir se dominer longtemps : — Adieu, monsieur, dit-il, sans regarder son oncle, Adieu, Frédérique. Et il s’éloigna à grands pas. Une minute après, le galop de deux chevaux résonna sur la route. Julius était retombé, épuisé, sur le bane. —— Allons, se dit Samuel, voilà le premier acte joué. Il s'agit d'aller vite et de ne pas faire d’entr’actes, XXXVI DISTILLATION DE POISON ~~ Cette explosion soudaine et imprévue de la jalousie de Julius produisit, dès le lendemain, un notable changement dans les relations des principaux personnages de cette his- toire. Comme Julius l'avait ordonné, Lothario no reparut plus à Enghien. Comme Frédérique l'avait dit à Lothario, elle se mit à voir Julius tous les jours, soit à Enghien, soit à Paris. Seulement elle allait plus souvent à Paris qu'il ne venait à la campagne pour ne pas le fatiguer, et puis parce qu'elle avait besoin de mouvement et d'activité matérielle pour tromper le vide qu'elle avait dans l'âme, Frédérique faisait tout ce qu'elle pouvait pour que lo comte d’Eberbagh ne s'aperçût pas qu'elle était triste et qu'il lui manquait quelque chose ou plutôt quelqu'un, A 106 DIEU DISPOSE. la surface, elle était souriante, et elle tachait d’égayer à force de grace et de dévouement l’ennui amer du comte. La rupture entre Julius et Lothario s'était tant bien que mal raccommodée. Lothario venait quelquefois à l’hotel ; lorsqu'il y trouvait Frédérique, il tressaillait comme d’une souffrance intérieure, restait peu de temps, et avait tou- jours au dehors quelque affaire pressante. Dans sa ten- dresse pour Frédérique, comme dans son respect pour le comte, il y avait une évidente réserve. Il semblait leur en youloir presque également à tous deux : à lui d'avoir com- mandé ; à elle d’avoir obéi. © Samuel, lui, avait pris ouvertement parti pour les deux jeunes gens contre la jalousie du comte d’Eberbach. Il ne se génait pas pour déclarer très-durement en face à Julius que ce n’était pas cela qui avait été convenu, que la première condition de son consentement au mariage avait été qu’il ne se considérerait jamais que comme le père de Frédérique et qu’il ne lui avait pas donné sa chère fille d'adoption pour qu’il la rendit malheureuse. Et comme Samuel disait tout cela tout haut, comme il ne manquait pas une occasion de donner tort à Julius, comme il revenait à tout propos sur le droit qu’avaient Lothario et Frédérique de s'aimer et de se le dire, Frédé- rique et Lothario se tournaient peu à peu vers lui comme vers leur protecteur naturel. Les soupçons qu’Olympia avait essayé d’inspirer à Lo- thario étaient maintenant bien loin de l'esprit du jeune homme. Samuel, évidemment, était le meilleur et le plus sûr ami qu’il eût au monde. Un traître eût pris sa défense en tête à têle et lui eût donné raison en cachette ; mais Samuel le défendait sur- tout en présence de Julius, Il agissait en plein jour; il n'avait pas deux-visages, etil parlait dans l'hôtel de Julius de la même façon que dans la petite maison de Ménilmon- tant. Samuel allait aussi visiter Frédérique à Enghien, J) lui demandait pardon de lui avoir conseillé ce mariage et d’avoir uni sa jeunesse à Vagonie taquine et chagrine du comte d’Eberbach. Mais il avait cru à Ja parole de son ami, Au reste, il ne fallait pas trop en vouloir à Julius, c'é- tait souvent sa maladie qui parlait plutôt que lui-même, La lampe de sa vie, au moment de s'éteindre, jetait de convulsives lueurs qui lui éclairaient les objets d’un jour bizarre et faux. Tout cela élait moins la faute de Julius que la sienne, à lui, Samuel, qui aurait dû se dire que les choses, dans de telles conditions, ne pouvaient pas lourner différemment, et qui n'aurait pas dû donner son consen- tement au mariage. Mais il l'avait fait uniquement pour lo bonheur de Fré- dérique, Samuel gagnait ainsi de jour en jour dans l'amitié do Frédérique, Elle lui demandait conseil et ne voulait plus se conduire que selon son avis. Samuel jurait de Ja servir, dût-il se brouiller avec Julius; et, en effet, en revenant d'Enghien, il allait chez le comte d’Eberbach, et il fallait voir comme il le querellait. De quel droit Julius s'opposait-il à un amour qu'il avait | encouragé, sinon créé lui-même? D'ailleurs, s’il croyait employer le bon moyen pour séparer Lothario de Frédéri- que, ilse trompait étrangement. Les nobles natures comme celles du jeune homme et de la jeune fille étaient plus tenues par la confiance que par « les verroux et les gril- les. » Et, à son avis, la défiance et la rigueur de Julius justifieraient tout de la part de Lothario et de Frédérique, On les gênait assez pour qu’ils pussent se croire dispensés de se gêner, et Julius serait probablement bien surpris un jour de reconnaitre que sa tenacité avait produit précisé- ment le contraire de ce qu’il en avait attendu. Des gens d'honneur, prisonniers sur parole, ne pensent même pas à faire un pas hors de la limite assignée ; mais si on les espionne, ils se jugent en droit de tout oser pour s’échap- per. La captivité autorise l’évasion. Une fois, Samuel entra chez Julius avec une expression singulière de triomphe grondeur et triste. — Qu'est-ce que je te disais! s’écria-t-il brusque- ment. — Qu’y a-t-il ? demanda Julius qui palit. — Ne ai-je pas prévenu cent fois, dit Samuel, qu’en défendant à Lothario et à Frédérique de se voir devant té- moins, tu les pousserais et tu les autoriserais à se voir en secret ? — Is se sont vus en secret? fit Julius de plus en plus pôle. — Et ils ont bien raison, insista Samuel, — Où se sont-ils vus? à Enghien ? Lothario a osé y re= tourner ? — Pas à Enghien, ni à Paris. — Où done, enfin? — Ils se sont vus sur la route. — En secret ? demanda Julius exaspéré. — Quand je dis en secret, je veux dire que le jour où ils se sont rencontrés, par hasard, cela est évident, ce jour- là était avant-hier, précisément le jour où, madame Trich- ter étant indisposée, Frédérique est venue seule, Lothario faisait une course à cheval. Son cheval s’est croisé avec la: voiture de Frédérique. Naturellement, le cocher, en re= connaissant Lothario, a arrêté ses chevaux — Je le chasserai ! — Fort bien ! Mets l’antichambre et l'écurie dans ta cons fidence à présent. — Samuel, achève ; qu’est-il arrivé ? — Mon Dieu, il est arrivé que Lothario est descendu de choval et qu'ils ont échangé quelques mots que madame Trichter n’a point entendus. Voilà, jusqu’à présent, le plus clair de tes velléités jalouses. Tu ne supprimes pas le ren= dez-vous, tu supprimes le témoins — Je vais parler à Frédérique, s'écria Julius. — Continuation du même système, répondit l'imperturs bable Samuel. Pour réparer le mauvais effet de la tyrannio, tu vas redoubler de tyrannie, Frédérique te répondra qu'elfe ne peut pas empêcher Lothario de se promener sur la route d'Enghien, et que, même au point de vue des convenances, elle prêterait matière aux interprétations du monde, si elle passait devant le neveu deson mari sans s'arrêter pour lui dire un mot, surtout quand ce neveu est connu pour être 7 | a © DIEU DISPOSE. 107 plutôt son fils. Si tu fermes la bouche à ses raisons, et si tu | en appelles encore à ton aulorité, tu continueras ce que tu as déjà si bien commencé, tu lui dteras tout scrupule. — Mais, alors, démon, pourquoi me dire cela? reprit Julius, essuyant la sueur froide de son front. Pourquoi me forturer encore de cette rencontre ? — Julius, reprit gravement Samuel, je t'ai parlé de cette rencontre comme d’un avertissement ct d’une lecon pour toi. J'approuve pleinement Frédérique et Lothario. A leur place, je n’agirais pas autrement. Je suis convaincu qu’au- cune mauvaise pensée n’aurait jamais germé dans leur cœur et que les soupcons ont pu seuls en semer en eux, et je trouve qu'ils ont bien raison de ne pas se soumettre à un caprice absurde et inexplicable. Julius était retombé sur un fauteuil, muet, immobile, attéré. Samuel maitrisa, derrière lui, un rire silencieux, puis reprit brusquement : — Au reste, puisque tu dis que je te tourmente, c'est bon, tu peux être tranquille, je ne t'en parlerai plus. Ah! puisque c’est comme cela, pardieu ! quand je saurais qu'ils se voient tous les jours, je veux que le diable m’emporte si désormais je l'en ouvre la bouche! Et, là-dessus, Samucl partit, laissant ses poisons pro duire leur effet, XXXVII CCUP DZ Fourrr, Julius sentait bien, au fond, que Samuel avait raison, et que la meilleure manière de lier Frédérique et Lothario, c’eût été de les laisser libres. Dans les moments où il re- trouvait un peu de sang-froid, il se faisait des reproches. Sa bonté et sa noblesse naturelle avaient honte des entra- | ves qu'il mettait à l'amour de ces deux enfants. Il s’indi- gnait contre lui-même, il se promettait d’èlre différent à l'avenir, de prendre sur lui de ne pas gâter ce qu'il avait si bien commencé, de ne pas être comme ces donneurs | ayares qui regrettent et redemandent ce qu'ils ont donné, Mais sa flottante nature tenait mal toutes ces belles ré- solutions. Le vent tournait, et Julius se remettat à la souf- france, à l'inquiétude, à la mauvaise humeur, à la colère. Il avait beau se faire les meilleurs raisonnements du monde, et se démontrer que la riguour n'élait pas plus dans son interêt que dans son droit, sa jalousie était plus forte que sa conscience ct que sa raison. Samuel avait changé de lactique depuis le jour où Ju- lius lui avait reproché do lui avoir rapporté la rencontn de Lothario avec Frédérique, Maintenant, il ne pronongail plus les noms des deux jeunes gens. Quand le comte d'E- berbach lui en parlait, il affectait de délourner la conver- sation. Julius, qui s'inquiétait de tout, s'inquiétait de ce silence. En voyant Samuel faire le mystérieux, il en concluait qu'il y avait donc un mystère. Son imagination travaillait la- dessus, et lui faisait des visions de rendez-vous sur les rou- tes, de rencontres fortuites ou cherchées, de complots et de trahisons. C'était Julius à présent qui interrogeait Samuel. Si Samuel savait quelque chose, pourquoi ne parlait-il pas? S'il ne savait rien, pourquoi ne disait-il pas qu’il ne savait rien? Samuel répondait imperturbablement que la manière dont sa premiére confidence avait été recue n’était pas de nature à en encourager d’autres; que Frédérique et Lotha- rio pouvaient bien dorénavant se rencontrer toutes les fois qu'ils voudraient, il se garderait bien de le dire à Julius. : A quoi bon des dénonciations, dont l’unique effet était de troubler Julius dans sa tranquillité et ses protégés dans leur amour ? Il n’était ni mari ni espion pour se mettre à la piste d’un rendez-vous ? Si Lothario et Frédérique se re- voyaient, ils faisaient bien. Ils s’aimaient, ils étaient fian- cés par Julius lui-même. Tout ce qu'ils devaient à Julius, c'était de ne pas compromettre son nom, et de se voir se— crètement. Or, ils se voyaient si secrètement, s'ils se voyaient, que Julius lui-même ne s'en doutait pas. — Il est vrai, ajouta Samuel, que, d’après tous les vau= devilles, le mari est toujours le dernier à s’en douter. Toutes ces réponses de Samuel se multipliaient et exas= péraicnt les angoisses de Julius. Evidemment, Samuel en savait plus qu'il ne disait. Frédérique et Lothario se voyaient comme auparavant, avec celle aggravation que maintenant ils se voyaient sans témoins, Et la chose en était bien facile, avec un mari que sa fai- blesse retenait dans sa chambre, avec la complicité de ma- dame Trichter, qui, dévouée à Samuel et à Frédérique, n'eût certainement rien trahi, en suppossant qu'il y eût quelque chose à trahir. Julius en était donc réduit au doute impuissant et inerte, et Samuel l’entretenait dans une vie de soupçons et do tristesse, Lorsque, par hasard, Frédérique survenait à travers un de ces entretiens où Samuel irritait la jalousie malade de Julius, et, on ne lui précisant rien, lui faisait tout soup- conner, Samuel, en la voyant descendre de voiture, disait à Julius : — Allons! voilà Frédérique qui monte l'escalier, Dis-lui tes soupçons, si flatteurs por elle, Rends-toi odieux, ridi= cule. Joue ton rôle d'Arnolphe et de Bartholo. Tu sais comme la maussaderio ot la violenco séduisent Agnès ot Rosine. Julius concentrait done en lui-même toute-sa souffrance ot n'en montrait rien à Frédérique, Mais il ne pouvait al- ler jusou'à la bonne humeur, et son sourire grimacait, Son arrière-penséo Jui échappait fréquemment, Il avait beau so contraindre , il n'était pas maitre d'exclamations amèros qui affigeaient Frédérique, Elle lui demandait ce qu'il avait; il lui répondait brus= quement qu'il n'avait rien. Alors, elle interrogeait Samuel, qui haussait les épaulos, 108 Un mois se passa ainsi, Samuel attisant de plus en plus la jalousie de Julius, lequel devenait de plus en plus mo- rose. Frédérique, toujours accueillie avec une réserve gla- ciale, en était venue à redouter les visites qu’elle faisait au comte d’Eberbach, et n’entrait plus à l'hôtel sans un serrement de cœur. La position commençait à n’étre plus tenable. Julius s’apercevait bien qu'il allait juste au rebours de son désir, et qu'il détachait de lui Frédérique chaque jour davantage, Il luttait contre lui-même, et se disait qu'il était temps d’user d’un autre moyen, d’essayer de la bonté entière et prodigue. En somme était-ce bien à son âge et dans son état, à quelques pas de la tombe, qu’il fallait se cramponner avec cette frénésie, pour quelques jours à peine, à une passion terrestre? Ne fallait-il pas laisser la jalousie aux jeunes? Après tout, Lothario et Frédérique étaient dévoués et gé~ néreux, Il valait mieux avoir confiance. Et, quand même la confiance ne les arrêterait pas, n’était-ce donc rien pour lui que d’être aimé et béni pendant ses dernières semai- nes, et d’avoir autour de lui des sourires. Il se disait cela, un matin , dans un de ces moments de lassitude et d'abandon que produit la durée de toute lutte inutile, et où l’on se sent disposé à tout livrer pour avoir la paix et le repos. Hélas! ce qui s'appelle le dévouement n’est bien souvent que de la faiblesse et de la fatigue dé- guisée. # ulius y était donc résolu; il laisserait libres ces deux enfants qu’il n'avait pas donnés l’un à l’autre pour se met- tre entre eux ensuite. Il compléterait son œuvre, Il leur dirait: « Vous êtes libres, et vous ne dépendez que de votre cœur et de votre loyauté; je me fie à vous, et je vous per- mets tout ce que vous vous permettrez, » Justement, ce matin-là, Frédérique devait venir déjeu- ner avec Julius. Il était dix heures moins cinq minutes. Elle devait arriver à dix heures sonnantes. Elle était si exacte! Dix heures sonnérent. Julius attendit cinq minutes, puis dix, puis un quart d'heure. Frédérique ne venait pas. A dix heures et demie, Frédérique n’était pas arrivée. A onze heures non plus. A midi, Julius l'attendait en- core, Las d'attendre, il prit tristement sa tasse de chocolat tout seul, Pourquoi Frédérique n’arrivait-elle pas? Avait-elle un motif qui l'empôchait de vepir? Mais elle aurait prévenu Julius. Qu'est-ce que cela voulait dire? De nouveau les mauvaises pensées traversèrent la tôte du comte d'Eberbach. Il voulut savoir où était Lothario; il ne l'avait pas vu depuis trois jours. Il envoya à l'ambassade demander son neveu, et, s'il y était, le prier d'arriver tout de suite, Le domestique qu'il avait envoyé à l'ambassade revint avec celle nouvelle que Lothario était parti subitement, la veille, pour le Havre, où il devait assister à lembaraue- ment d'émigrants allemands, DIEU DISPOSE, SSS eee Julius se rappela qu’en effet, Lothario, la dernière fois qu'il l'avait vu, lui avait dit qu’il avait ce devoir à rem= plir, et qu’il pourrait bien partir d’un instant à l’autre. Il retomba, plus morne et plus triste, ennuyé d’avoir eu son bon mouvement en pure perte. Il ne s’expliquait pas pourquoi cette coincidence du dé- part de Lothario et du retard de Frédérique lui causait une impression pénible, Quoi de plus simple cependant? Frédérique n’avait-elle pas pu être retenue par mille causes, par une indisposi- tion, par un cheval déferré, par un essieu rompu en route! Elle pouvait avoir oublié sa promesse; ou bien encore, elle avait compris que c'était pour diner que Julius latten- dait. Et quant à Lothario, ses affaires lappelaient au Havre, il n’était pas libre de n’y pas aller, et il avait bien fait de partir, La route du Havre ne passait pas par Enghien. Julius avait beau se faire tous ces raisonnements, il n’é- tait pas tranquille. A deux heures Frédérique n’était pas encore arrivée. A trois heures, Julius n’y tint plus. Il fit atteler, pour aller voir à Enghien ce qu'il y avait. Mais une réflexion l’arrêta. En y allant lui-même, il ris- quait de se croiser avec Frédérique, de ne pas la voir, et d'arriver à Enghien juste au moment où elle arriverait 4 Paris, Frédérique, d’ailleurs, ne prenait pas toujours le même chemin pour venir, Le plus sûr, pour ne pas la manquer, était donc de rester et d'envoyer quelqu'un. Julius envoya son domestique de confiance, appelé Da= niel, avec ordre de pousser les chevaux et d'être de retour avant deux heures. Il y avait une heure à peu près que le domestique était parti, lorsque Samuel entra, tranquille et souriant, Il remarqua tout d’abord l'air inquiet de Julius, — Qu’as-tu donc? lui demanda-t-il. Julius lui dit le retard inexplicable de Frédérique. — C'est pour cela que tu te bouleverses l'âme et Ja figure? dit Samuel en éclatant de rire, Je ne m'étonne pas de l’ef- fet que te font des choses, en somme plus graves, Rassure- toi, Frédérique aura été retardée par une migraine, par une robe à essayer, par rien. Ne vas-tu pas, maintenant, demander Pexactitude militaire à une jeune fille qui aura passé devant un miroir et qui se sera oubliée à S'y regar= der? Beau sujet d'alarme Tu me ferais bien rire si j'en avais lo temps! En dehors de cela, tu vas bien ? En ce cas, adieu. — Tu me quittes? dit Julius, qui aurait bien voulu avoir quelqu'un pour lui tenir compagnie et pour l’occu= per pendant l'heure @impatience qu'il avait à tuer. — Oui, répondit Samuel. Je suis entré en passant, pour voir comment tu allais, Mais j'ai une affaire, — Tu ne dines pas avec moi? — Non, j'ai un diner politique auquel jo ne puis man- quer. — Resto au moins jusqu'à l’arrivée de Frédérique. — Jo no peux pas, dit Samuel, Je dine à Maisons, Il est DIEU DISPOSE. 109 quatre heures moins un quart. Je n’ai que le temps d’aller. Il s’agit d’une entrevue importante. Toi, tu ne t’occupes plus de la politique. A ton goût. Mais tu-abandonnes la partie au moment intéressant. Quant à moi, je ne pense plus absolument qu’à cela. Je suis plongé là dedans jus- qu'aux oreilles. Je dine aujourd’hui avec les hommes qui simaginent conduire le mouvement, mais qui, crois-en ma parole, le suivront. & — Ne m'en dis pas davantage, interrompit Julius. — Cela ne t'intéresse pas? demanda Samuel. — D'abord, je suis indifférent à la politique. Et puis j'ai conservé à la cour de Prusse des relations, J'y écris quel- quefois. Samuel fixa sur Julius un regard profond. Julius poursuivit avec un peu d’embarras : — L’écho de ce que tu me dirais pourrait, malgré moi, retentir dans ma correspondance, et, en allant frapper à Berlin, rebondir à Paris. Ne me parle jamais de ces cho- ses, je t’en prie. — Soit, dit Samuel. Mais, adieu, voici quatre heures. — Tu ne repasseras pas par ici? demanda Julius. — Je ne pense pas. Je serai retenu là-bas assez tard dans la nuit, et j'irai tout droit coucher à Ménilmontant. — À demain donc. — À demain, dit Samuel. Et il sortit, laissant Julius en proie à la solitude et aux verplexités. Samuel était parti depuis trois quarts d'heure, lorsque l’homme de confiance que Julius avait envoyé à Enghien revint au galop des chevaux. Au bruit de la voiture entrant dans la cour de l’hotel, Julius courut à la fenêtre. Daniel descendit seul. Julius se précipita vers l'escalier, — Eh bien ? dit-il. Daniel avait la figure tout effarée. — Qu'avez-vous donc, Daniel? demanda Julius. Avez- vu Frédérique? — Madame la comtesse n’est plus à Enghien, répondit Daniel. — Pas à Enghien! Depuis quand? — Depuis ce malin. — Depuis ce matin! Et elle n’est pas ici? s'écria Julius. Et entraînant Daniel dans sa chambre, = — Vite! diles-moi ce que vous savez. — Madame la comtesse, reprit Daniel, a quitté Enghien de grand matin avec madame Trichter, — Pour venir ici? — Non, monsieur le comte; car c'est une chaise de poste qui est venue les prendre. Elles avaient passé la nuit à fairo des paquets. Elles sont parties seules toutes deux, laissant sans ordres les domestiques, qui ont cru que le départ était convenu avec Volre Excellence. Julius ne trouvait pas une parole, Une idée terrible lui élait venue tout de suite : Frédérique s'était enfuie avec Lothario. — Oui, voilà pourquoi Lothario était allé au Havre. mm Dans ce moment peut-êlre, ils sembarquaient, ils s’en al- laient au delà de l'Océan attendre la mort du mari gênant qui s'obstinait à vivre, et prendre un à-compte sur un bonheur trop lent à se réaliser. Ah! c'était ainsi que Lothario et Frédérique le remer- ciaient de tout ce qu'il avait été pour eux, de la bonne pensée qu’il avait eue le matin même! A l'instant où il prenait la résolution de se sacrifier encore une fois, de leur permettre de s'aimer et de se le dire, ils l’offensaient, ils le trahissaient, ils le déshonoraient! L’ingratitude n’attendait même pas le bienfait. — C’est tout? dit le comte avec un calme terrible, quand Daniel eut fini de parler. — En parcourant toutes les chambres, reprit Daniel, j'ai trouvé sur la cheminée de madame la comtesse une lettre cachetée, mais sans adresse. — Donnez donc! dit durement julius. — La voila. — C'est bien. Allez. Daniel sortit. Julius regarda cette lettre. — Cachetée du cachet de Frédérique, dit-il. Et pas d’a- dresse. Pour qui est cette lettre? Ah! bien, il ne man- querait plus que d’y mettre des scrupules. Il déchira violemment le cachet, et lut, tremblant comme la feuille : « Mon ami, » Vous m'avez dit de vous laisser à Enghien un mot qui vous dise l'heure à laquelle je pars. Il est sept heu- res. Si vous partez à midi, j'aurai donc sur vous cing heures d'avance. Je vous attendrai à l'endroit convenu. » Vous voyez que je vous obéis aveuglément. Et cepen- dant, je ne quitte pas cette maison sans un étrange serre- ment de cœur, Vous avez tout droit, non-seulement de conseiller, mais d’ordonner, et ce que vous voulez est tou- jours bien. Mais cette sorte de fuite m’épouvante. Enfin, à la grâce de Dieu! » Ilest bien certain que la vie que nous menions ne pouvait durer, et que cette crise violente a du moins une chance de bonheur, Tout allait si mal que nous ne pour- rons que gagner au change. » Hôtez-vous de me rejoindre, car je vais mourir do peur toute seule, » Votro D FRÉDÉRIQUE. D Julius froissa la lettre dans ses mains. — Lothario! Lothario! cria-t-il; le misérable! Et il tomba à la renverse, l'écume aux lèvres, ct palo ocmme la mort, 4 EE . 440 DIEU DISPOSE. XXAVID VILLA POLITIQUE. Deux heures après être sortie de l'hôtel ducomte d'Ebcr- bach, la voiture de Samuel Gelb franchissait, à Maisons, la grille d’un vaste chateau, dont le parc énorme, adossé à la forêt, n’était borné, de l’autre côté, que par le fleuve. C'était dans ce riche et ample château qu’un banquier populaire parmi la bourgeoisie réunissait à diner, une ou deux fois par semaine, les principaux représentants de l'opinion générale. Samuel Gelb s'était fait présenter au maître de la mai- son par cet intermédiaire qui lui avait demandé de le met- tre en rapport avec les chefs de la Tugendbund, et au- quel il avait demandé, en revanche, de le mettre en rap- por avec ics chefs du libéralisme. Deux jours après sa présentation, Samuel avait reçu une invitation à diner pour le lendemain. En sortant de chez Julius, Samuel était allé prendre son interlocuteur, et ils s'étaient rendus ensemble à Maisons. Il y avait, ce jour-là grand diner. Une partie des convives étaient arrivés; les autres arri- vaient. Le banquier salué, Samuel et son compagnon re- joignirent dans les allées du parc les invités, qui, en attendant l'heure de se mettre à table, s'y promenaicnt par couples ou par groupes. L'introducteur de Samuel abordait ¢& et là quelques= uns des causeurs, et leur nommait Samuel. On échangeait trois ou quatre phrases banales et l’on se serrait la main. Mais, sous cette apparence d'accueil fraternel que les meneurs libéraux faisaient au compagnon de Samuel, il y avait une géne et une réserve sensibles, Lui-méme le fit remarquer à Samuel Gelb. — Je ne me trompe pas à leurs poignées de main, lui dit-il, je sais qu'ils ne m’aiment pas. — Pourquoi donc? demanda Samuel. — Parce qu'ils sont ambitieux et que je ne le suis. pas; parce que je sers la cause pour elle et qu'ils la servent pour eux. Dès lors ils me regardent comme une sorte de vivant reproche, Mon abnégation fait honte à leur cupi- dité. Je suis un déserteur de l'intérêt, un traître à l'é- goisme. Hélas! hélas! si vous saviez combien il y ena peu, parmi ces tribuns et parmi ces avocats, qui désirent autre chose que leur propre influence! Je les ai pratiqués, et la rougeur m'en est venue au front. Ils me redoutent etils m'évitent, comme leur conscience. Mais je ne leur en veux pas de ne pas m'aimer; je leur rends bien leur indifférence, Ce n'est pas pour eux que je travaille, — Ni moi non plus, certes, dit Samuel, Ni le peuple non plus. Laissons-les mac hiner leurs petites intrigues souterraines; laissons les taupes faire leur trou sous les priviléges chancelants et sous les institutions décrépites du passé; l'écroulement les écraseral La révolution que préparent ces hommes sans foi et sans force n'aura pas de peine à venir à bout de leurs misérables calculs. Lais= sons-les lever l’écluse, le fleuve les emportera. , La cloche sonna, et l’on passa dans une immense salle à manger, toute ruisselante de lumière et d’argenteries ciselées. Le dîner fut splendide. Une profusion de vins rares, de poissons inouis et de fruits chimériques, des fleurs monstres dans des vases monstres de Sèvres et du Japon, un peuple de valets, et, dans un massif du jardin, un orchestre dont la musique arrivait par vagues bouffées, de manière à accompagner la conversation sans la couvrir; tout collaborait à l'entière satisfaction des sens. Avec ce qu'avait pu coûter cette fête, on aurait nourri trois familles pendant une année. — Qui est-ce qui croirait, dit Samuel à l'oreille de son interlocuteur, que nous sommes en train de fonder une démocratie? Pendant le diner, il y avait trop d’oreilles ouvertes au= tour des convives pour que la conversation ne se tint pas dans les termes généraux. Samuel prit sa revanche de ce silence forcé en étudiant, sur leur figure même, lame de ces hommes qui avaient la prétention de faire, puis de dominer une révolution, Il y avait à cctie table, en effet, une collection de per- sonnages qui valaient la peine d’être examinés par un observateur sérieux. Le maître de la maison d’abord. C'est bien 1a l’homme d'affaires d’une révolution, l'en= tremetteur souple et charmant des opinions accoupler, ic trait-d’union entre les idées et les hommes. Habitué par la banque aux spéculations, et ayant toujours réussi, il était prêt aux spéculations politiques, et il y apportait la hardiesse et la largeur qu'il avait dans ses opérations commerciales. Il était le type du bourgeois populaire. II n'avait pas cette vigueur passionnée qui entraîne les mas- ses sur les places publiques; mais il était impossible de lui résister dans un salon. Samuel sonda d’un coup d'œil la puissance superficielle et la domination féminine de cet homme, dont on a dit si justement qu’il avait non pas cons- piré, mais causé en faveur du duc d'Orléans. A la droite du banquier, il y avait un chansonnier célè- bre, académicien, député, ministre de par le refus, génie, gloire de par le dédain, installé dans le château depuis un mois, et qui parlait de sa mansarde et de ses sabots en dé- gustant un verre de vin de Tokai. En face de Samuel, un petit avocat-historien-journaliste, papotant incessamment, d’une petite voix aigre el criarde qui déchirait l'oreille de ses voisins, Il bavardait à tout pro- pos de lui, de l’article qu'il avait fait le matin dans le Na- tional, de l'histoire où il avail réduit à sa taille les grandes figures de 1789. Le reste du personnel se composait de journalistes, do manufacturiers, de députés, tous appartenant à l'opinion libérale, les uns à la fraction révolutionnaire, dont la {é- mérité allait presque jusqu'à rêver de renverser le roi pour mettre un autre roi à sa place; les autres, à la fraction doc- trinaire, laquelle voulait changer la politique et non les j ya # ad ‘oe DIEU DISPOSE. an I Say eee me hommes, et ne demandait pas micux que de garder Char- les X, à la condition qu’il ne garderait pas son principe. Car, parmi ccs farouches volontaires ce la liberté, il n’y en avait pas un seul qui eût l’audace de regarder au delà de la Charte. Après le dîner, on passa dans le jardin. Lair tiède des soirs de mai se parfumait aux charmantes exhalaisons des lilas en fleurs. Le café élait servi dans un cabinet de verdure où les flambeaux et les lampes faisaient comme une île de lu- mière au milieu de la nuit qui baignait les allées. La causeric se maintint encore quelque temps dans Ics généralités. Puis, peu à peu, la plupart des convives se re- tirèrent et reprirent la route de Paris. Quand il ne resta plus que les intimes et les principaux meneurs, sept ou huit en tout, on renvoya les domestiques, et la conversation s’engagea sur la politique et sur la con- duite à tenir par l'opposition, dans les journaux et dans les chambres. Il va sans dire que Samuel Gelb était resté. Il n'était pas venu pour la cuisine ni pour la cave du banquier. Personne n'eut l'air surpris ni embarrassé de sa présence. Au contraire, les chefs de la révolution bour- geoise n'étaient pas fachés d’étaler leur rôle et leur im- portance devant un étranger affilié à la Tugendbund. — Eh bien! monsieur Samuel Gelb, dit le banquier en s'adressant directement à lui, comme pour l’autoriser à resler dans cette conversation plus intime ; ch bien! com- ment trouvez-vous que nous nous comportons en France ? J'espère que vous n’avez pas été trop mécontent de notre audacieuse adresse des deux cent vingt et un! — Je n’y ai trouvé qu'un mot de trop, dit Samuel, — Quel mot, s’il vous plaît? demanda le petit historien- Journaliste. — L'adresse des deux cent vingt et un, reprit Samuel, finissait, si je m'en souviens bien, par cette phrase assez digne et fière : « La charte a fait du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple la condition indispensable de la marche ré- gulière des affaires publiques... » — «Sire, continua le banquier, achevant complaisam- ment la phrase, notre dévouement, notre loyauté nous con- damnent à vous dire que ce concours n'existe pas, » — Oui, le fonds est assez ferme, Mais je suis fâché de ce mot : votre peuple. Est-ce au dix-neuvième siècle qu’on peut dire qu'un peuple appartient à un homme, et est sa chose, comme un troupeau de moulons ou un sac d'écus qu’il est libre de vendre ou de dépenser? — Vous avez peut-être raison, dil le journaliste, Mais bah! qu'importe un mot? — En temps de révolutions, dit Samuel, un mot est un acte. Et ce n'est pas à vous à nier la toute-puissance des mots, quand vous n'avez contre Charles X, ses soldats et ses prêtres, qu'un mot : la Charte, 2 Chorles X n'a pas été de volvo avis, répliqua un des assistants, et n'a pas trouvé l'adresse trop douce et trop déférente, 1 y a répondu d'abord on prorogeant la cham- bre, et, cela no lui suffisant pas, il est en co moment ep train de la dissoudre, — La dissolution est-elle réeliement décidée? demanda le banquier. — Elle sera ces jourcs-ci au Moniteur, dit le petit hislo- rien. Je l'ai annoncée ce soir dans le National. Guernon- Ranville s’y était opposé avec énergie, et avait dit au roi qu’il se compromettait en déclarant la guerre à la cham- bre sur une question où la chambre avait l'opinion pour clle. Mais le roi a passé outre, et Guernon-Ranville, obligé de céder, n’a pas même osé donner sa démission, de peur de paraître abandonner le roi au moment du péril. — Mais, dit Samuel à l'historien, qu’il voulait faire cau- ser, si la chambre est dissoute, il va y avoir de nouvelles élections. Est-ce que vous ne pensez pas à vous faire élire quelque part? — Je ne suis pas même électeur, répondit aigrement le petit avocat, — Bah! dit Samuel, il est avec le cens des accommode- ments. Et vous avez cette chance de n'être pas Parisien. Paris, c'est la mer, et personne ne s'y retrouve. Mais dans une ville de province, le mérite est tout de suite en vue. Il est impossible qu'un homme comme vous n’emplisse pas de sa gloire la petite ville d’Aix. — Vous êtes mille fois bon, dit l'avocat provencal, dou- cement chatouillé dans son amour-prepre. Je crois, en ef- fet, que je ne suis pas tout à fait inconnu ni impopulaire dans ma ville natale, et que ma candidature ne serait pas mal accueillie dans la Provence. Mais, pour entrer à la chambre, il faut passer par le cens, et je n'ai pour toute fortune qu'une action du Constitutionnel. Et pauvre Cons- tiltutionnel! ajouta-t-il en se tournant vers le banquier, il est bien tombé depuis que, grâce à votre aide et à votre généreuse caisse, nous avons pu, Mignet, Carrel et moi, fonder le National. — Ne vous inquiétez pas, mon cher ami, reprit à demi- voix le banquier. Puisque le talent ne suffit pas pour re= présenter le pays, et qu'il faut de l'argent avant tout, eh bien! j'ai de l'argent. Je m’arrangerai, soyez tranquillo, de façon à ce que vous soyez éligible aux premières élec- tions, Ne me remerciez pas, c'est dans notre intérêt à tous, c'est dans l'intérêt de la cause que nous servons quo j'axi- rai en faisant arriver à la tribune un des hommes les plus capables d'y combattre et d'y vaincre, A propos, comment vont les affaires du National, — Admirablement. Nous faisons un bruit d'erfer. Mon article d'hier, intitulé : Le rot règne et ne gouverne pas, a fait jeter les hauts cris à la presse ministérielle, — Et Armand Carrel, quel homme est-ce? demanda Sa- muel, qui commençait à en avoir assez do la personnalité du petit homme. — Armand Carrel, un bretteur d'épée, un bfetteur de plume. Il est très-brave ; soit! et ne recule pas plus do- vant uno idée que devant un homme, C'est même quelque- fois un peu génant pour nous, Il nous compromet, et nous engage plus loin que nous no voulons aller, Mais, après tout, comme il ne demande pas mioux que de se battre et de rendre raison de ses articles, nous le laissons aller, — Vous pouvez même lo faire battre pour les voures, dit Samuel, 112 — C’est un peu ce que nous faisons, dit naïvement Je journaliste, Samuel eut aux lèvres le sourire amer qui lui était par- ticulier, en examjnant l'âme de ce conducteur d’un grand peuple, — Je m’associe, reprit-il, à l'opinion que vous avez du National. Cependant, j’oserai lui faire un reproche, si vous me le permettez. — Parlez, parlez; j'aime la discussion, moi. — Je lis le National tous les jours depuis qu’il paraît. Mais, malgré mon assiduité et mon attention, je n’ai pu parvenir encore à comprendre distinctement ce qu’il veut. Je vois bien qu’il attaque Ie gouvernement. Mais, le gou- vernement à bas, qu’entend-il mettre à la place? Est-ce la république? — La républiquel! se récria le journaliste, la républi- que! — Pourquoi pas? dit tranquillement Samuel Gelb. Vous vous ruez dans ce moment contre le trône, ce n’est pro- bablement pas dans l'intention de le consolider? — La république! reprit le journaliste, effaré; mais pour que la république fût possible. il faudrait qu’il y eût des républicains. Et qui est-ce qui est républicain en France? Lafayelte, et encore! quelques songe-creux, quel- ques exaltés. Et puis, nous sommes trop près de la révolu- tion de 1793 ; l’échafaud, la bangucroute, la guerre avec l'Europe, Danton, Robespierre et Marat, agiteraient leurs fantômes sanglants, et pas un honnête homme ne suivrait celui qui Oserait arborer le drapeau sanglant de la Répu- blique. — Mais, objecta Samuel, il me semblait que vous aviez été moins sévère, dans votre Histoire, pour les terribles fi- gures et les formidables événements de 93, et que yous aviez excusé, sinon loué, la plupart des excès de cette grande et sinistre époque. — J'ai fait Voraison funèbre des morts, dit l'historien, mais je ne veux pas qu’ils ressuscitent. — On ne ressuscite plus depuis Lazare, répliqua Sa- mucl, et je ne crois pas aux revenants, C’est bon pour les enfants d’avoir peur que Robespierre et Marat ne sortent de leur sépulcre. lis y sont solidement scellés, et n’en lève- ront pas la pierre avant le jugement dernier. Ne tremblons donc pas de les voir reparaitre à l'angle de toutes les rues. Il ne s’agit pas d’eux, mais des principes qu’ils ont soute- aus à leur manière, Manière sanglante, impitoyable, je ne la défends pas, et je vous accorde même, si vous voulez, qu’elle a plutôt nui que profité à l’idée qu’ils prétendaicnt servir, Le sang qu'ils ont versé tache encore la démocra- lie, et vous voyez que vous-même, un esprit si libre, vous n'osez pas encore, après quarante ans, vous hasarder dans la république, de crainte de les y rencontrer, Mais, je vous lo répète, ils sont morts, et bien morts. Leurs violences, possibles dans l'ardeur de la première lutte, auraient au- jourd'hui plus que l'horreur du crime; elles auraient le ri- dicule de Vanachronisme. Laissons à la révolution ses œu- vres et prenons-lui ses idées, — Pas de république, dit vivement un rédacteur du Globe, philosophe connu pas ses calembourgs, penseur ai- DIEU DISPOSE. = RE En AE Se MIN we ee fine ee mé pour sa gaminerie, et qui, pendant que Samuel par- lait, avait échangé avec le rédacteur du National des haussements d’épaules. La république, c’est le gouverne= ment de tout le monde; c’est comme si les moutons se gouvernaient, — Il vaut mieux que ce soit le boucher qui les gouver- ne, n'est-ce pas? dit Samuel. — Il faut un berger et des chiens, — C'est-à-dire un roi et une aristocratie? demanda Sa= muel. — Un roi, oui, répondit le rédacteur du Globe. Quant à l'aristocratie, malheureusement nous ne sommes pas en Angleterre. La révolution, en morcelant les terres et les fortunes, a tué Varistocratie francaise. Mais à défaut du lingot d’or, nous avons la monnaie. La monnaie de Varis- tocratie, c’est la bourgeoisie. Samuel ne put retenir un mouvement de dédain. — Vous avez eu raison de le dire, reprit-il. La bour- geoisie, c’estla monnaie. Ainsi quand vous attaquez une monarchie de quatorze siècles, un droit ancien comme la France, un gouvernement qui est presque une religion, c’est pour lui substituer la royauté de l'argent, l’aristo- cratie du comptoir, la souveraineté de la boutique ? — Mieux vaut la boutique que la rue, dit le petit his- torien. Nous ne nous rallierons jamais au gouvernement de la populace. — Ils en sont encore à dire: la popv'! cel murmura Samuel. Et, tout haut : Ved — Et que ferez-vous du peuple, dans Le combinai- son? demanda-t-il. — Que voulez-vous qu'on en fasse? dit le banquer. — Nous n'avons pas à nous occuper de ce que vous ap= pelez le peuple, ajouta l'avocat provençal. Nous n’y pou= vons rien. Cest à ceux qui ont de l’activité et de l’intelli= gence à sortir, comme ils peuvent, des couches inférieures, et à monter à la lumière. La société ne peut pas s'occuper de tout le monde, et, en dépit de toutes les chartes et de toutes les constitutions, il y aura toujours une notable por- lion des citoyens qui seront malheurenx. C'est une né- cessité dont on peut gémir, mais à laquelle il faut se ré- signer. À quoi bon tourner nos yeux vers une multitude confuse, ignorante et vile, au fond de laquelle nous trou- vons des misères que nous ne pourrions soulager ou des crimes que nous devons punir? Nous ne nous occupons pas du peuple, c’est tout ce que nous pouvons faire pour lui. — Je vous demande pardon de vous interroger, reprit Samuel avec une ironie demi-voilée, mais je suis un étran- ger qui cherche à s’instruire, et j'ai besoin d’être au cou= rant de vos intentions pour y conformer ce que nous fai- sons dans la Tugendbund. Ainsi, votre unique but est de substituer la bourgeoisie à la noblesse dans le maniement des affaires du pays ? — C'est au moins notre but principal, répondit 16 pan« quicr. a — Mais par quel moyen espérez-vous décider Charles X à accepter cello transformation qui, de chef de la noblesse DIEU DISPOSE. 0 qu’il est, ferait de lui le serviteur de la classe moyenne? — Oh! si tout le monde était comme moi, dit le petit journaliste, il n’y aurait pas besoin de décider Charles X. — Comment vous passeriez-vous donc de son consen- tement? — Rien ne sera possible, reprit doctoralement le jour- paliste, tant que nous aurons pour roi un héritier direct des droits et préjugés des vieilles races. Le malheur est que nous n’ayons pas sur le trône un roi mêlé à nos idées, à demi-révolutionnaire pour plaire au peuple, et à demi- Bourbon pour rassurer les puissances étrangères, un roi que nous aurions fait nous-mêmes et qui serait le débi- teur de nos idées. — Ce roi, ilexiste, dit le banquier, avec un soupir d’as- piration. — Qui est-ce donc? demanda Samuel. — Eh!S. A. R. le duc d'Orléans, lui dit à l'oreille et en clignant d’un air aimable, l’'amphytrion. — Ah! cest donc vrai ce qu'on m'avait dit, reprit Sa- muel, que le National avait 6té fondé dans ce but. — Malheureusement, dit l’avocat d’Aix en regardant le rédacteur du Globe, nos amis ne sont pas tous d'accord avec nous. Ils croient à la possibilité de conserver la bran- che aînée, en la pliant aux progrès du temps, ils tiennent à leur vicille dynastie desséchée, qui n’a plus de feuilles ni de fleurs — Si «ost nour moi, mon cher, que vous dites cela, ré- pondit le rétfa@itur du Globe, vous savez bien que je me dispute toute’ journée avec mes collaborateurs, Je vous les abande ien volontiers, depuis Cousin jusqu’à Guizot, deptiay groglie jusqu’à Royer-Collard. Des gens qui ne savent ce qu'ils veulent, des théoriciens amphibies qui font le grand écart, un pied sur l'avenir et l’autre sur le passé, et qui tombent par terre entre les deux. Moi, j'écris comme eux, mais je pense comme vous. — Oli! dit le rédacteur du National, laissons ces vieux s'user. Nous sommes la jeune garde, nous autres. — En attendant que yous donniez, intervint Samuel, quelle alliude comptez-vous prendre ? — Nous nous abriterons sous l'étendard du pacte con- senti entre le roi et la nation, Tout pour la légalité et par la légalité. — Rien par la révolution ? demanda Samuel, — Les révolutions se dévorent elles-mêmes, répondit lo petit journaliste, 1793 a amené 1815. Je hais les révolu- tions, parce que je hais les réactions. Nous lutterons au nom des principes. Cela nous suffira pour vaincre. Il fau- dra que le trône cède ou tombe. Nous renfermerons la dynastie dans la charte, comme dans la tour d'Ugolin. La conversation se poursuivit quelques temps encore dans ces termes. Et Samuel Gelb étudia toujours do plus près ces hommes habiles et corrompus, aux demi-convictions et aux demi- talents, médiocrités du cœur et de l'esprit, Il vit la finance et le talent so servant l'un de l'autre, se flattant en dessus et se dédaignant en dessous, Le banquier croyait duper le journaliste, qui exploilait le banquier. Samuel examina profondément, sous leur masque, ces 113 ambitieux au jour le jour, qui ne voyaicnt que leur intérêt ou leur vanité dans la révolution qu’ils préparaient, et qui allaient renverser un trône de quatorze cents ans pour s’en faire un marchepied à un ministère de six mois. On se sépara très-tard. Samuel, seul dans sa voiture, revint vers Ménilmontant. — Allons! tout va bien, se dit-il. En dépit de ces petits hommes, de grandes choses se préparent. C'est la grandeur de la démocratie de n’avoir pas besoin de meilleurs ins- truments que cela. Le potier d’Horace, en rêvant une am- phore, produisait une marmite. Ceux-ci, en révant un chassé-croisé de princes, produiront une révolution socia- le. Comme je m’amuserai de leur étonnement ! Je me souviens, moi, de la grande révolution française, je me souviens de la Bastille et du peuple du 10 août. Oui, c’est dans ce grand flot que je veux que l'avenir se retrempe. Ils ont beau calomnier le peuple, j'ai foi en lui. Parce que le peuple, depuis la prise de la Bastille, a fait les miracles héroïques de l'empire, ce n’est pas une raison pour qu’il soit dégénéré. Comme il vous balayera tous ces médiocres et impuissants révolutionnaires du palais, qui ont pour suprême ambition d’opérer un déménagement du Palais-Royal aux Tuileries ! Le peuple que Mirabeau et Danton n’ont pas pu mener, que Napoléon a seul pu dominer à force degloire, ce peu- ple-colosse ne se laissera pas conduire par ces nains. Tout me réussit dans ce moment. Les petites habiletés de ces banquiers et de ces avocats travaillent pour mon ambition grandiose, comme les petites passions de Julius et de Lothario travaillent à cette heure pour mon amour surhumain. Et revenant à son autre machination, Samuel se deman- dait : — Ques'est-il passé ce soir chez Julius ? Qu’a-t-il pen- sé, qu’a-t-il fait, en apprenant la disparition de Frédéri- que? Il sera venu ou il aura envoyé chez moi, très-proba- blement. Je vais sans doule apprendre quelque chose en arrivant. Samuel était plongé dans ces réflexions, lorsque la voi- ture s'arrêta. Il était devant sa porte. XXXIX L'AFFRONT. — Lothario! le misérable ! avait crié Julius, Et il était tombé à la renverse en achovant la lecture de cette lettre fatale dans laquelle Frédérique annonçait l'heure de son départ à un ami qu'elle ne nommait pas. Un domestique qui se tenait dans la pièce voisine de la chambre do Julius, accourut au bruit, et appela du so cours, Quelques gouttes d'éther firent revenir Julius. — Monsieur le comte se couche-t-i1? demanda Daniel. — Non !s'écria Julius, qui, avec sa connais 8 sance, avait 114 DIEU DISPOSE. retrouvé toute sa fureur et tout son désespoir: Non! ce n’est pas le moment de dormir! J'ai autre chose à faire, par le ciel! La voiture est-elle encore attelée ? — Je crois que oui, répondit Daniel, mais les chevaux n’en peuvent plus. — Qu’on en mette d’autres, allez} Daniel sortit. — Je n’ai besoin de personne, dit Julius aux autres do- mestiques. Tous sortirent. I] avait besoin d’être seul. Tous ces yeux sur son visage le génaient et l’offensaient. En attendant que la voiture fût prête, il se promena de long en large, impatient et frémissant, serrant les dents et les poings et laissant échapper par intervalles des mots sans suite. Lothario 1... c’est bien 1... Ils verront!... Et elle, avec son air de vierge ! 1 Daniel vint le prévenir que les chevaux étaient attelés. Il prit son chapeau et descendit précipitamment. Il cria au cocher: ¢ ; — À Enghien! et brûlez le pavé 2 Pourquoi allait-il à Enghien ? Il savait bien qu’il ne re- trouverait pas Frédérique. Malgré le délire et la fièvre que cette brusque commotion avait mis dans ses idées, il n’es- pérait pas que Frédérique se serait ravisée au premier relai, qu’elle aurait pensé au coup de poignard qu’elle enfonçait en pleine poitrine à un homme qui ne lui avait jamais fait que du bien, et dont le seul tort était de avoir trop aimée, qu’elle aurait été honteuse de son ingratitude, qu’elle serait revenue sur ses pas, et que c'était elle qui allait lui ouvrir la porte, humble et confuse, et prête à le désarmer par l’aveu de sa mauvaise pensée. li n’espérait rien de cela, mais il avait besoin d’agir, de remuer, d'aller. Il lui semblait que le cahotement et le bruit des chevaux et des roues l’empécheraient d'entendre autant le tumulte intérieur de sa pensée, Ce dur berce- ment endormirait un peu de sa rage. Et puis, à défaut de Frédérique, il retrouverait peut-être quelque chose d’elle, quelques traces, quelque indice qui lui dirait la route qu’elle avait pu prendre. Ce flegmati- que etindifférent Daniel n’avait du rien voir. De temps en temps il abaissait la glace de devant, et disait au cocher qu’il allait trop lentement, Le cocher, en effet, n'allait qu’au triple galop. Cependant, on arriva. En entrant dans la cour, Julius ne put s'empêcher do ressentir un étrange serrement de cœur. Dans ce moment, malgré tous les raisonnements, malgré l'évidence, malgré la certitude, il ne put se défendre de l'idée superstiticuse et chimérique que Frédérique n’était pas partie ou clait revenue, et qu’elle allait lui apparaître souriante, au haut du perron. Hélas! sur le perron, il ne trouva qu'un domestique, at- tiré dehors par le bruit de la voiture, Julius n'osa jamais demander à ce domestique si Frédé- rique était dans la maison. ee Il prit son courage à deux mains, et entra, en défen- dant que personne le suivit. Alors, il alla de pièce en pièce, espérant toujours que Frédérique était dans quelque coin, qu’elle ne l'avait pas entendu, ou qu’elle était en train de s'habiller et qu’elle n'avait pas fini de passer sa robe. Mais il en fut pour ses frais d'espérance, la maison était vide. fl entra dans l’appartement de Frédérique et s’y enfer- ma. Il fouilla tout, secrétaire, table, boîtes, il ne trouva rien ; pas une lettre, pas un mot. Les armoires étaient ou- vertes et dégarnies. Frédérique était partie comme quel= qu’un qui ne doit pas revenir. Le comte d’Eberbach eut un accès de découragement lugubre. Dans cet appartement désert et nu, il se rappela que ce qui lui arrivait aujourd'hui avec Frédérique, lui était déjà arrivé, presque dans les mêmes conditions, avec Olympia, et que c’était la seconde fois qu’il se heurtait contre des meubles abandonnés, — Oui, pensa-t-il avec amertume, je ne suis plus fait que pour trouver des chambres et des cœurs vides ! I laissa tomber sa tête dans ses mains. Quelques larmes mouillèrent ses doigts amaigris, et son cœur se dégonfla un peu. — Quelle folie à moi, se dit-il, de m'être mis à aimer cette enfant? Moi qui meurs; elle qui naît ! cest l'hiver amoureux du printemps. Imbécile! il faut que je finisse pour qu’elle commence ! Nous ne pourrons pas nous ren— contrer. Mais tout à coup, il changea de dispositions, et, se rele- vant brusquement : — C'est une misérable ! s’écria-t-il avec fureur. Jai tout fait pour elle, elle a tout fait contre moi. Elle a empoisonné les rares jours qui me restaient, lorsque je lui préparais, à elle, une longue existence de richesse, d'amour et de joie. Elle n’a pas pu avoir patience quelques semaines. Elle et son complice se sont mis à deux pour me frapper, pour m’assassiner. Mais qu’ils prennent garde à eux! je les punirai. Elle, je profiterai qu'elle est ma femme, je l'enfermerai, je la ferai souffrir, je lui apprendrai ce que c'est qu'un mari qu'on a offensé! Je serai sans pitié comme elle. Et l’infâme qui me l’a enlevée, je le tuerai ! fl redescendit et alla à sa voiture. Les domestiques d’Enghien causaient avec le cocher. Ce départ si imprévu de Frédérique et de madame Trichter, ces allées et venues de Daniel, puis du comte, la pâleur du comte en arrivant, tout leur avait fait soupçonner une révolution de ménage, et ils avaient cet air à la fois cu- rieux et indifférent avec lequel les domestiques assistent aux catastrophes de leurs maîtres. — À Paris ! dit Julius. Quand il arriva à Saint-Denis, la nuit commençait à tomber, Un peu après Saint-Denis, à côté du pont qui en- jambe la Seine, Julius, saisi d'une idée subite, ceria au co= cher d'arrêter et descendit étonné, — Allendez-moi ici, dit-il au cocher. I s'éloigna, et longea quelque temps le fleuve, très-dé- sert à cet endroit et à cette heure, DIEU DISPOSE. 415 Les dernières lueurs du jour, que l’ombre éloignait peu à peu, donnaient à l’eau l'éclat sombre de l'acier bruni. Julius marcha environ dix minutes. A une place où l’eau faisait un coude, il s'arrêta et re- garda autour de lui. A ses pieds, une sorte de petit promontoire, commode aux pêcheurs à la ligne, échancrait le fleuve. Derrière lui, un renflement du terrain protégeait cette étroite langue de terre, que dissimulait encore, par sur= croît de précaution, un rideau de peupliers. Pas une maison, aussi loin que la vue pouvait s’éten- dre. Julius eut un rire amer. — L'endroit est bon, l’eau est profonde, dit-il, Et, après avoir jeté autour de lui un dernier regard de satisfaction, il retourna tranquillement à sa voiture, — Vite! dit-il, <— À l’hôtel? demanda le cocher. — Nonreprit-il, à Ménilmontant, chez monsieur Samuel Gelb. Il était nuit close quand il arriva à Ménilmontant. Le petit domestique de Samuel vint ouvrir, — Ton maitre? dit Julius. — Monsieur Gelb n’est pas ici, répondit le petit domes- tique. — Où est-il donc ? demanda Juiius. — Il dine à la campagne. — Où cela ? — Je ne sais pas. Il m’a dit de ne pas l’attendre, qu’il ne rentrerait que fort tard, — Ah! c’est vrai, dit Julius, se rappelant le diner de Maisons, dont Samuel lui avait parlé. Ce n’était donc pas hier, ce diner ? — Non, monsieur, c’est aujourd’hui. Il s'était accompli un si profond bouleversement dans la vie de Julius, qu'il ne pouvait croire que tout cela se fût passé en une seule journée. Il lui semblait impossible qu'il n’y eût que quelques heures entre sa situation pas- sée ct sa situation actuelle. — À l'ambassade de Prusse dit Julius au cocher, Avriyé dans la cour de l'hôtel, il descendit et alla droit à l'appartement de Lothario. ll sonna. Personne ne vint ouvrir, Un domestique de l'ambassade passa. — Jisl-ce qu'il n'y a personne chez mon neveu ? demanda Julius, — Monsieur le comte doit savoir que monsieur Lothario est au Havre, — El son domestique ? — Monsieur Lothario l'a emmené, — Savez-vous quand il doit revenir ? — Je ne sais pas, — Jo ne pourrais pas entrer dans la chambre de mon neyou ? —Jo vais voir, monsiour lo comte, si le portier à la clef. a Le domestique descendit. Julius se disait qu'il trouve- rait peut-être dans la chambre de Lothario quelque papier qui le renseignerait. Mais le domestique revint dire que le portier n’avait pas la clef. — Monsieur l'ambassadeur de Prusse est-il ici? de- manda Julius. — Non, monsieur le comte, il est en soirée chez le mi- nistre des affaires étrangères. — Il est écrit que je ne trouverai personne nulle part ! se dit Julius. Il se fit reconduire chez lui, et s’enferma dans sa cham- bre. Il ne se coucha pas. A quoi bon? Dormir, avec les idées qui tourbillonnaient dans sa tête, il ne lui vint méme pas la pensée d'essayer. Il prit un livre et voulut lire. Mais il s'apercut bientôt qu'il en était toujours à la même ligne, et qu'il ne pouvait pas parvenir à attacher un sens aux phrases qui tremblaient confusément sous ses yeux. Il jeta le livre, et accepta résolument le tête-à-têle avec sa pensée. Toute la nuit, la fièvre, la douleur et la colère secouèrent cette pauvre nature vacillante et moribonde. Les senti= ments et les résolutions les plus contradictoires traver- saient sa cervelle troublée et souffrante. Par moments, le désir de la vengeance Vempoignait terriblement. Il ré- vait les violences les plus extrêmes; toute punition lui semblait trop douce pour cette monstrueuse ingratitude dont il avait été payé par ceux auxquels il avait dévoué et sacrifié sa fortune et sa joie. Il se disait que la bonté était une duperie, que c'était parce qu'il avait été généreux qu’il souffrait maintenant; que s'il avait gardé Frédérique auprès de lui on ne la lui aurait pas enlevée; que, s'il n'avait pas eu la loyauté délicate de la traiter en fille, elle se serait habituée à être sa femme; qu'il avait éte absurde et stupide, qu'il s'en apecervait trop tard pour prévenir le mal, mais qu’il en avait bien fini avec l'abnégation et la générosité ; que désormais il serait pour les autres ce que les autres étaient pour lui; qu'il n'aurait pas de pitié, qu'il rendrait blessure pour blessure, qu'il serait méchant, qu'il serait implacable, qu'il serait sans cœur. Et puis, brusquement, sans transition, sa colère tom bait. Il se disait que tout était de sa faute, qu'il n'aurait pas dû épouser Frédérique; qu'il aurait dû comparer les âges, qu'il aurait dû comprendre la tristesse et le départ de Lothario; qu’ensuite, ayant épousé cette enfant, et ayant promis de n'être pour elle qu'un père, il n'avait pas lo droit d'être jaloux: qu'un père ne s'offonse pas parce que sa fille aime un jeune homme et qn est aimée; que c'était lui qui avait eu tort de se Mcher d'un amour qu'il avait autorisé et encouragé lui-même, que c'était lui qui avait manqué à la foi jurée en ne respectant pas les conven= tions faites, et que Frédérique et Lothario avaient bien pu se croire dégagés d'un pacte qu'il avait rompu le pro- mier, Mais bientôt la fureur et la vengeance rovenaiont, Les larmes so séchaient dans les youx do Julius, dont les ro- gards se remettaient À brûler d'un feu aride, 116 DIEU DISPOSE. Quand l’aube hasarda ses premières blancheurs à tra- vers les volets, Julius n’avait pas fermé l’œil, et cepen- dant il n’éprouvait pas la moindre impression de fatigue. Une énergie fébrile surexcitait son organisation affai- blie. Dans ce moment de passion, son corps n'existait plus, et il était tout âme. — Je sens bien, pensait-il, que cette crise va me tuer; mais tant mieux! Seulement, avant qu’elle m'’ait tué, je tuerai. Le matin venu, il se mit à écrire plusieurs lettres. Puis, il ouvrit son secrétaire, y prit son testament et le brûla. Il se mit à en écrire un autre. De temps en lempsil s’in- terrompait avec un rire amer. — ils n’y auront pas tant gagné qu’ils croient, disait-il. Ils m'ont fait malheureux, je les fais pauvres, Ils ont vidé ma maison, je vide leur bourse. Ils n’hériteront pas, les voleurs qu’ils sont, Son nouveau testament fini et cacheté, serré à la place de l’autre, il était dix heures. Julius s’habilla et se fit conduire à l'ambassade. Nl croyait encore qu’il y trouverait Lothario. — Oui, pensait-il, il n’aura pas été assez inepte pour s’embarquer avec elle, et pour l'emmener en Amérique. Il aura craint de se faire déshériter. Il l'aura menée dans quelque coin profond, dans quelque trou de village, à une trentaine de lieues, où il espère que je ne la découvrirai pas. Il laura installée là sous un faux nom, et il sera bien vite revenu ici pour se montrer et détourner tous les soupçons. Quand je lui parlerai de la disparition de Fré- dérique, il sera plus étonné que moi. Et puis, quand je l'aurai vu, quand je saurai par mes yeux qu'il n’est pas avec elle, il prétextera encore quelque voyage à faire pour l'ambassade, quelque embarquement d'émigrants au Ha- vre, pour quitter Paris et aller la rejoindre. Mais s’il compte que je laisserai les choses se passer ainsi, il se trompe. Qu'il revienne, et je jure qu’il ne repartira pas! La voiture s'arrêta dans la ceur de l'ambassade. Le domestique vint ouvrir au coup de sonnette. — Mon neveu? demanda le comte d’Eberbach. — Il est avec l'ambassadeur! dit le domestique. — Ah! pensa Julius en redescendant, mes prévisions ne me trompaient pas, il est revenu! Dans la chambre de l'ambassadeur, il trouva un huis- sicr. — Je vais annoncer monsieur le comte, dit celui-ci. — C’est inutile! EL Julius, traversant Vantichambre, entra dans une pe- tile pièce qui précédait le cabinet de l'ambassadeur. Li, il s'arrêta : il venait d’entendre, par la porte entr'ou- verte, la voix de Lothario, — Voilà pourquoi je suis revenu, disait Lothario. Je me suis hûté de venir rendre compte de ma mission. Mais Votre Excellence voit à quel point il est urgent que je re- parte aussitôt, — C'est bien cela! pensa Julius. — Ma présence, poursuivit Lothario, est nécessaire là bas pour demain, —_———— rm, — Je le crois bien, s’écria Julius éclatant. Et, poussant brusquement la porte, il entra, pâle, som- bre, les dents serrées. Lothario et l'ambassadeur se retournèrent, — Le comte d’Eberbach, dit l'ambassadeur en saluant. — Mon oncle! dit Lothario en s’avancant pour serrer la main de Julius. ‘ Mais il recula en s’apercevant de la figure défaite, irri- tée et sinistre du comte d’Eberbach. — Ainsi, reprit Julius en fixant sur Lothario des yeux ardents, vous repartez demain, — Mon Dieu! ce soir méme, dit Lothario, qui avait lair de ne pas comprendre le ton de cette question. — Ce soir! répéta Julius avec une fureur concentrée, et en retirant le gant de sa main gauche. — Y voyez-vous quelque empêchement? demanda Lo= thario. — Aucun! dit Julius, si vous êtes en vic! Et d’un accent terrible : — Vous êtes un misérable! Et il jeta son gant au visage de Lothario. Lothario, frappé à la face, bondit sur le comte. Mais, par un effort immense, il s'arrêta tout à coup. — Vous êtes mon oncle et mon supérieur, dit-il, les dents serrées. — Je ne suis plus ni l’un ni l’autre, répondit Julius d’une voix éclatante, J'avais épousé, c’est vrai, la sœur de votre mère; mais elle est morte, et la mort a rompu l’al- liance. J'ai donné ma démission, je ne suis plus votre su- périeur. Il n’y à plus devant vous qu’un gentilhomme qui, en présence d’un autre gentilhomme, vous a insulté, vous insulte encore, et vous répète que vous êtes un misérable | Entendez-vous, un misérable! — Monsieur le comte ! dit l'ambassadeur. — Assez! s’écria Lothario menaçant. — Ah! tu commences à sentir l'affront? dit Julius. Eh bien, dans un quart d'heure vous recevrez un mot de moi. Vous ferez ce que ce mot vous prescrira. Au revoir. Et se tournant vers l'ambassadeur : — Je demande pardon à Votre Excellence d'avoir choisi sa maison pour cette scène nécessaire. Mais il fallait qu'un homme d'honneur fût présent pour que l’offense fût entière, et, en cherchant un homme d'honneur, c’est votre nom qui m'est venu le premiçre Il salua ct sortit, XL LION GUETTANT SA PROIE. IL était minuit et demi lorsque Samuel Gelb rentra de son diner à Maisons, dans sa tanière de Ménilmontant. Il sonna deux ou trois fois sans que son domestique vint lui ouvrir. — Holàl Marcel ! cria-t-il, aidant de sa voix le bruit de la sonnelle, DIEU DISPOSE. 417 Le petit domestique finit par venir. Il avait à la main une lanterne sourde dont il dirigea la lumiére sur le vi- sage de son maitre. — C’est moi, dit Samuel. Allons vite. Marcel ouvrit la grille. — J'ai cru, dit Samuel en traversant le jardin, que tu allais me faire coucher à la belle étoile. Heureux âge, ajouta-l-il avec ironie, où l’on n’a pas de remords qui nous empêchent de dormir comme une souche ! Mais sache que ces sommeils de plomb sont plus permis aux inno- cents qu’aux domestiques. As-tu bientôt achevé de te ré_ veiller? L'enfant avait beau s’écarquiller les yeux, ses paupières retombaient bru.guement, et il chancelait, prêt à choir par terre, comme ivre de sommeil. Mais la fraicheur de la nuit surmontait peu à peu sa somnolence. Ils entrèrent dans la maison. — Ferme la porte, dit Samuel. Et mainlenant, viens dans ma chambre, j'ai à te parler. Ils montèrent, et Samuel alluma une bougie. — Personne n’est venu pour me voir? demanda-t-il. — Oh! que oui, monsieur, dit Marcel, il est venu un monsieur. — Qui? — Monsieur le comte d’Eberbach. Samuel ne témoigna pas le moindre étonnement. Bien qu'il eût, à trois heures, laissé Julius inquiet de Frédérique, et qu’il dût se dire que cette visite, sitôt après que Julius l'avait vu, devait avoir trait à cette inquiétude, il n’eut pas l’air de s’en préoccuper le moins du monde, — Le comte n’a rien dit pour moi? demanda-t-il avec indifférence. — Non, monsieur. Je lui ai dit que vous diniez dehors, et que vous ne rentreriez pas de bonne heure. Il a fait une figure contrari¢e de ne pas vous trouver, et puis il est remonté dans sa voiture. — Il n’est venu que le comte? — Oui, monsieur. — C'est bien. Écoute maintenant, et ouvre tes plus gran- des oreilles. Je vais te donner mes instructions pour de- main. Et fais bien attention que, si tu te trompes d’un seul geste ou d'une seule syllabe dans ce que tu dois faire et dire, je te chasse. En revanche, si tu exécutes ponctuel- lement et adroitement mes ordres, il y a cent francs pour toi. — Cent francs! s'écria Marcel tout à fait réveillé, — Cent francs que tu toucheras dès demain soir, Samuel, alors, expliqua au petit domestique co qu'il avait à faire. L’explication fit dans l'esprit de Marcel une entrée triom- phale, accompagnée d'un joyeux carillon de pièces de cent sous. — Soyez tranquille, monsieur, jo vous promets que vous serez bien servi, Les cent francs vous répondent de Moi ; je mentirai tant que vous voudrez, — Va dormir, maintenant. Marcel monta à son grenier, et Samuel so coucha tran- quillement, Il dormit jusqu’au jour. Mais, dès que le premier rayon du soleil entra dans sa chambre, il ouvrit les yeux, sauta à bas de son lit et s’ha- billa. Il poussa légèrement son volet, de manière à voir dans le jardin sans être vu. Il aperçut Marcel qui, déjà levé, at- tendait. — Psitt ! fit-il. Marcel leva la tête. — Tu te souviens bien de tout? demanda Samucl — Oh! que oui, s’écria le petit domestique. — C’est bien. Samuel referma le volet; puis il entra dans son cabinet ct y prit des livres, un encrier et des plumes. Ainsi équipé, il monta à une des mansardes, où il s'en ferma à clef et au verrou. La mansarde avait une étroite ouverture, à travers la quelle l'œil plongeait sur le jardin et sur la rue. Par cette imperceptibie lucarne, Samuel, comme un té- moin invisible, pouvait assister à toutes les allées et les venues de quiconque viendrait le voir. Il se mit à lire et à écrire, prenant des notes. Mais, évi- demment, ce n’était pour lui qu’une distraction, une ma nière de passer Je temps et d’escamoter l'attente. Qu’attendait-il ? Quelqu'un qui l'aurait vu, tâchant de faire attention au livre qu’il lisait, et, par saccades, s'in- terrompant brusquement pour jeter un regard sombre avide sur la rue; quelqu'un qui, le connaissant, l'aurait vu tapi là comme dans son antre, aurait involontairement songé à une béte fauve gucttant sa proie. Les heures se passaient, et rien ne survenait. L’impa- tience commençait à agiter, par intervalles, les muscles de marbre de Samuel. Ce joueur terrible, qui avait tant de fois hasardé sa vie ou celle des autres sur la carte de son ambition ou de son orgueil, jouait assurément, dans ce moment, une de ces parties sinistres et formidables où son intelligence essayait de tricher la destinée, Mais ce qui redoublait son anxiété, ce qui lui donnait une émotion qu'il n'avait jamais éprouvée jusque-là; ce qui allumait le sang dans ses veines et le regard dans sa prunelle, c’est que, pour la première fois de sa vie, lui, l'homme d'action par excellence, il était réduit à un rôle passif, C’est qu'il n'avait qu'à so croiser les bras ; c'est que ce chasseur infatigable et acharné, habitué à traquer le gibier à travers les ronces et les fondrières, il était cotte ois obligé de rester là, immobile dans son trou, comme l'araignée, attendant que les mouches vinssent se jotor dans sa toile. Au resto, quoiqu'il fat seul et que personne ne pdt la voir, son impatience et ses transes profondes ne se trahis- saient qu'à d'imperceptibles contractions de la lèvre et du sourcil. Et puis, il se remettait à lire et à écrire, Cefut ainsi jusqu'à midi. Tout à coup il tressaillit, comme alleint d'une commo- tion électrique. 118 DIRU DISPOSE. EE EEE Te 1 On venait de sonner à la grille du jardin, Samuel regarda par la lucarne, Il y avait à la grille une voiture, de laquelle venait de descendre Lothario. Marcel alla ouvrir, Samuel tendit son oreille, mais il ne put rien entendre. i] vit seulement que Lothario fit un geste de désespoir, et qu’il avait Pair d’insister beaucoup auprès du domesti- que. Puis, au bout de quelques intants, Lothario et le domes- tique entrèrent dans le jardin et se dirigèrent vers la mai- son. Samuel eut un moment de crainte. ! — Ab ça, est-ce que l'imbécile me l'amène ? dit-il, Il regarda si sa porte était bien fermée, et il se placa de facon à ne pouvoir être vu par le trou de la serrure. Alors, il ne bougea plus et ne fit plus le moindre bruit, Personne ne monia l’escalier, Cinq minutes après, il entendit dans le jardin la voix de Lothario. Marcel reconduisit le neveu du comte d'Eberbach, gui remonta dans sa voiture et repartit. : Presqu’au même instant, on frappa à la porte de la man- sarde. — C’est moi, dit la voix de Marcel, Samuel alla tirer le verrou. — Eh bien ? dit-il. — Monsieur Lothario vient de venir. — Qn’est-ce qu’il Pa dit? — Il voulait vous voir, Il était tout troublé. fl avait ab- solument besoin de vous parler, qu’il disait. Alors, moi, comme vous me lavez ordonné, je lui ai dit que vous veniez de sortir. Il m’a demandé si vous aviez dit où vous alliez; alors je lui ai répondu que non. Il a été vivement contrarié ; mais je lui ai dit: Je n’y peux rien. Vrai, il était si affligé que ça m’a donné envie de rire, — Qu'est-ce que ce papier? demanda Samuel en aper- cevant une lettre dans la main de Marcel, — Ne vous trouvant pas, il m'a demandé de quoi écrire. — Donne donc vite! Il arracha la lettre des mains du domestique. — Redescends à ton poste, dit-il, et continue comme tu as commencé. Tu as déjà gagné cinquante francs. — Oh! monsieur. Marcel sortit, Samuel referma sa porte etouvrit le billet. Il lut, « Monsieur et bien cher ami, » Je venais vous demander conseil et protection, Il m’ar- rive un grand malheur; vous seul pouvez nous sauver tous. I] y a entre mon oncle et moi je ne sais quel térrible malentendu, Ce qu'on lui a dit contre moi, je Vignore; mais je sais que je n'ai rien fait contre lui, Et cependant, si vous saviez! en public, oui, devant l'ambassadeur de Prusse, le comte d’Eberbach m'a offensé d'une telle façon, que, si l'honneur ne m'est pas rendu, je n'ai plus qu’y mo battre ou à me tuer... » Samuel ici ne put s'emplcher de sourire, Ii reprit : « Il est impossible que je reste sous le coup d’un affront pareil. Tenez, je puis tout vous dire à vous : le comte d’Eberbach m'a jeté son gant au visage! et je vous répète que l'ambassadeur de Prusse était là! Vous voyez. Mal- heureusement, le comte d’Eberbach est mon oncle : il fau- drait qu'un ami commun intervint. J'ai pensé d’abord à vous. L’ambassadeur de Prusse, témoin de l’outrage, ne peut, à cause de son caractère officiel, se mêler de cette affaire de famille. Et puis vous avez bien plus d'autorité que lui sur l'esprit du comte d’Eberbach. Vous m'avez déjà donné tant de preuves d’attachement, que je vous demande encore celle-là. Je perds la tête. » A qui m'adresser, si vous ne rentrez pas à temps? Aller à Enghien prévenir Frédérique ? Mais ce sont là des affaires qui ne se laissent pas arranger par les femmes. Vous voyez bien que je n’ai que vous. Vous parlerez à mon oncle ; vous saurez ce qu'il a, et vous n’aurez pas de peine à faire le jour dans les ténèbres où nous sommes. Moi, je ne peux rien, je ne sais rien. Pour tout éclaircisse- ment, ie comte d’Eberbach m’a envoyé une provocation et l'indication d’un rendez-vous : à deux cents pas du pont de Saint-Denis. Je n’y comprends rien. C'est à devenir fou de honte et de douleur. « Si vous rentrez, je vous conjure d’accourir; sinon, je n’ai plus de choix qu'entre le duel et le suicide. » LOTHARIO. D Samuel se frotta les mains. — Le suicide! dit-il. Tiens, cette solution ne m’était pas venue à lesprit ; mais ce ne serait pas la plus mauvaise. ll se remit à lire son livre. Il y avait trois quarts d’heure que Lothario était venu ot reparti, lorsque la sonnette s’ébranla de nouveau. Le regard de Samuel se replongea par la lucarne. Cette fois, c'était un domestique. Samuel Gelb distingua la livrée du comte d’Eberbach. Marcel alla ouvrir. Samuel essaya encore d'écouter les voix, toujours inutilement. Mais il eut moins longtemps à attendre. Il vit presque aussitôt le domestique de Julius donner une lettre à Marcel, ct repartir. Marcel repoussa la grille, et, en quelques secondes, fut à la mansarde, Il se nomma ; Samuel ouvrit. — C'était un domestique du comte d’Eberbach, dit Mar- cel. Il avait ordre de vous remettre cette lettre à vous- méme; mais, comme je lui ai dit que vous veniez de sor- lir, il l’a laissée et s’en est allé. — Donne, dit Samuel. Marcel sortit encore, et Samuel, après s'ôtre enfermé, passa avec précaution une lame de canif sous le cachet de la lettre de Julius, en ayant soin de laisser la cire intacte; puis il souleva l'enveloppe et prit la lettre. Cette lettre rappelait les faits avec une indignation sac- cadée et maintenue, « Samuel savait que, la veille, Julius avait attendu Fré- dérique et s'était inquiété de ne pas la voir venir, Elle avait uno excellente raison pour no pas venir + elle était enlevéel DIEU DISPOSE. 419 » Qui l’enlevait? Ce ne pouvait être, évidemment, que Lothario. Ils se dérobaient ainsi à la contrainte qui génait leur passion. Julius était sûr que c'était Lothario; il avait intercepté un billet sans adresse où Frédérique disait à un ami, qui ne pouvait être que Lothario, de la rejoindre le plus vite possible au rendez-vous convenu. » De plus, cette fuite de Frédérique coincidait avec le départ de Lothario, lequel avait disparu hier aussi, sous prétexte d’aller embarquer au Havre des émigrants alle- mands. Il était bien revenu le matin, après avoir installé Frédérique dans quelque mystérieux village; mais il n'é- fait revenu que pour repartir le jour même, et Julius l'a- vait surpris demandant congé à l'ambassadeur. » Mais, lui vivant, Lothario ne repartirait pas; ce misé- rable ne lui aurait pas volé impunément son bonheur, D'abord, Julius l'avait déshérité, lui etsa complice; et puis, il lui avait donné rendez-vous à la nuit tombante. » Dans quelques heures, un seul des deux serait vivant, » Samuel était le seul ami que Julius eût au monde; il avait pensé un moment à lui demander d’être son témoin dans ce duel à mort. Mais, s’il avait un témoin, il fallait que Lothario en eût un aussi. Personne m'aurait accepté d’être témoin d’un duel dont on ne lui aurait pas révélé le motif. 11 aurait donc fallu mettre un étranger dans la con- fidence de ces pénibles secrets, C'était impossible; ni lui, ni Lothario n’améneraient personne. » Un seul pistolet chargé, Dieu pour témoin. » Avant de courir cette chance terrible, Julius avait quel- ques recommandations suprèmes à faire au seul ami qui lui xestât. 11 suppliait donc Samuel de venir en hâte aussi- tôt qu’il aurait reçu la lettre; il Vattendrait à l'hôtel jus- qu’à cing heures, » Samuel éclata d’un rire sinistre. — Tout marche à merveille, dit-il; mais, comme tous ces pauvres caractères humains ont peu de fantaisie et de personnalité, et comme le hasard a peu d'imagination! Tout se passe exactement comme je l'avais calculé : mes ‘acteurs ne manquent pas à un seul point de leurs rôles; pas une de ces marionnettes qui s’avise de déranger mon plan et d’y introduire une parcelle d'imprévul Comme j'ai voulu, ils agissent; où je les ai attachés, ils broutent. Et j'aurais pitié de ce bétail! et je ferais attention à la ficelle que je tire, de peur de leur casser le nez! Allons donc! je peux les entrecogner les uns contre les autres et les mettre en morceaux, sans craindre de blesser mon Ame; c'est mon esprit qui travaille en eux, et ils n'ont d'intelligence que la mionne... Quand serai-je à ce soir? Il recacheta soigneusement la lettre de Julius, de ma- nièroe à ce qu'on ne pdt pas s'apercevoir qu'il l'avait ou- verte; puis, approchant sa bouche de la lucarne, il se mit aussitôt à siffler un air de la Muette. C'était sans douto un signal convenu, car Marcel monta aussitôt. — Reprends cette lettre, dit Samuel; et, si l'on revient de la part du comte d'Eberbach, tu diras que je ne suis pas rentré, et qu'ainsi tu n'as pu me la donner, Marcel prit la lettre, — Et maintenant, dit Samuel, monte-moi à déjeuner, car il commence à être l’heure d’avoir faim. Dix minutes après, Marcel remonta avec une côtelette, du pain et du vin, Samuel mangea et but avidement. Son appétit, retardé par l'émotion de l'incertitude, voulait regagner le temps perdu, à présent que Samuel était plus tranquille, sachant la provocation faite et l'affaire en train. Quand il eut déjeuné, il se remit à lire et à attendre. Vers cing heures et demie, une voiture encore s'arrêta à la grille. Samuel en vit descendre le comte d’Eberbach. Marcel alla ouvrir. Julius, au premier mot du petit do- mestique, eut un mouvement d’amer souci. Puis il entra dans le jardin et vint vers la maison. Au bout de près d’une demi-heure, il ressortit et re- monta en voiture. Marcel monta vite à la mansarde de Samuel. — C'était monsieur le comte d’Eberbach, dit-il, — Qu'est-ce qu’il fa dit? demanda Samuel. — Je lui ai dit que vous n’étiez pas rentré, Il a eu l'air tres-affligé et a voulu vous attendre. Comme vous me I’a- viez recommandé, je lui ai rendu la lettre que vous avez reçue a midi, Il l’a froissée et l’a mise dans sa poche, Et puis il a marché de Jong en large, comme quelqu'un qui s'impatiente, regardant à la pendule et tirant sa montre. A la fin il a dit : Je ne peux pas attendre plus longtemps. Je lui ai demandé s’il fallait vous dire quelque chose. Il m'a répondu : Rien, il est trop tard, ce n’est plus la peine, Et il est parti. — Tiens, dit Samuel tirant un rouleau de sa poche, voilà cinquante francs. Tu auras les cinquante autres après-de- main, si ta discrétion est bien constatée. Marcel eut un accès de joie qui lui coupa la parole, — Retourne à ton poste, reprit Samuel; car il faut que nous continuions encore une heure, Je crois que tout est fini et qu'il ne viendra plus personne, mais veille encore un peu. Un excès de précaution n’est jamais inutile. Va, je suis content de toi. Marcel redescendit, Samuel attendit encore une heure. A six heures et demie : Ils sont à Saint-Denis maintenant, dit-il, Je peux me montrer. Il descendit. — Si l'on venait par hasard, dit-il à Marcel, tu répon- drais que jesuis rentré, que tu m'as dit la venue du comto d'Eberbach, que j'ai lu le billet de monsieur Lothario, et que je suis parti immédiatement pour l'hôtel du comte d'Eberbach, ù Il sortit, prit un flacre, et so fit conduire en effet direc= tement chez Julius, Daniel courut au-devant de lui. — Oh! comme monsiour le comte vous a attendu f — Il n'est pas ici? demanda Samuel, — Non, monsieur, Il vous a attendu jusqu'à cing hou= res; mais il a 66 obligé do sortir, Il lait bien inquiet at bien triste de ne pas vous avoir vu auparavant, |l a dû passer par Ménilmontant, 120 DIEU DISPOSE. a Se — J'étais sorti quand il est venu, dit Samuel. Lorsque je suis rentré, on m’a dit qu’il était venu, et je suis accouru tout de suite. Savez-vous ce qu’il me veut? — Je ne sais pas, répondit Daniel. Mais ila dQ arriver à monsieur le comte quelque chose d’extraordinaire. Je ne l'ai jamais vu agité comme depuis hier. Vous savez que madame la comtesse n’est plus à Enghien? — peut-être, fit Samuel. Et le comte sait-il où elle est? — Monsieur le comte nous a dit qu’il le savait, et que c'était par son ordre qu’elle était allée à une autre campa- gne dont l'air valait mieux pour elle. Mais comme l’agita- tion de monsieur le comte a commencé hier, juste au mo- ment où je lui ai appris le départ de madame la comtesse, je crois bien que ce départ lui est bien plus pénibie qu’il n’a voulu nous le dire. Il est probable que c'était à cause de cela qu’il désirait vous voir. — C’est probable, en effet, dit Samuel. Eh bien! puis- qu'il désire me voir, je vais l’attendre. Ouvrez-moi son cabinet. Daniel l’introduisit dans le cabinet de Julius, et l’y laissa en téte-a-téte avec des livres et Sa pensée. — Dans ce moment, pensait Samuel en regardant l’om- bre qui commençait à tomber, ma volonté s’accomplit, et ces deux automates qui se croient des hommes obéissent à impulsion que mon désir leur a donnée, Ils se battent à mort, Un seul des deux reviendra vivant. Si Julius est tué par Lothario, celui-ci ne pourra décem- ment épouser sa veuve. Que dirait le monde, que dirait la sainte morale, d’une femme qui se remarierait avec le meurtrier de son mari. Il y aurait entre Frédérique et Lo- thario la plus infranchissable des barrières : un cadavre. De plus, elle voudrait bien l’épouser, que je m’y oppo- serais, Je reprendrais ma parole, Je Jui avais permis de prendre Lothario pour mari par générosité, parce que c’é- {ait Je moyen de la faire riche, parce que c'était à cette con- dition que Julius leur laissait toute sa fortune. Mais main~ tenant Julius a déshérité Lothario, il me Ya écrit. Il m'a écrit aussi que j'étais le seul ami qu'il eût au monde. A qui donc at-il pu transmettre ses biens, sinon à moi? Je parie que si j’ouvrais le testament qui doit être dans un des tiroirs de ce secrétaire, j'y trouverais mon nom en toutes lettres. En ce cas, en épousant Frédérique, je l’en- richis, et ma générosité, qui consistait auparavant à me sa- crifier, consiste désormais à me présenter. Je retire mon autorisation et je rappelle à Frédérique son engagement par dévouement pour elle. Donc, la mort de Julius produit ces deux résultats qui tous deux me donnent Frédérique : Lothario impossible, moi riche. Si c'est le contraire qui arrive, si c'est Julius qui tue Lo- thario, tout s'arrange encore mieux. Nous revenons juste au point où nous étions le jour de la noce, Je n'ai plus qu'un rival faible et moribond, prêt à partir pour un monde meilleur, et auquel de telles émotions auront porté le dernier coup. D'ailleurs, je suis là, s'il a trop de peine à mourir, pour l'aider. Dans ce cas, de deux choses l'une : ou, avant de mourir, il aura le temps de se réconcilier avec Frédérique et de refaire son testament pour elle, et alors Frédérique m’ap= portera sa fortune; ou il mourra avant d’être réconcilié et je serai son héritier, et alors c’est moi qui apporterai sa fortune à Frédérique. Qu'il se réconcilie ou non, Frédéri- que et les millions m’appartiennent. Eh! eh! tout cela est assez fortement combiné. Tu nas pas baissé, Samuel, Au travers de ces méditations de Samuel, la nuit était tout à fait tombée, et Daniel était venu faire allumer les lampes, Cependant l’heure passait, et Julius ne reparaissait pas. Pourtant, vivant ou mort, il était impossible qu’il ne re= vint pas ou qu’on ne le rapportât pas à son hôtel. Lothario et Julius n'avaient pas dû attendre, pour se battre, l'obscurité complète. En supposant qu'ils se fussent battus à six heures et demie, un duel pareil, où il y a cet acharnement, ne dure que quelques secondes, Il était maintenant près de huit heures et demie. Julius avait eu deux fois le temps de tuer ou d'être tué, et d’être revenu. Un moment, Samuel eut une idée qui le fit sourire de ce rire étrange qui lui était particulier. Julius et Lothario se rencontraient sans témoins; si, par hasard, Lothario refu- sait de se battre au pistolet, ils s'étaient battus à l'épée; s'ils s'étaient enferrés et tués tous deux du même coup, alors il n’y aurait pas eu de survivant pour mettre le mort en voiture, le retard s’expliquerait tout naturellement, Samuel eut aux yeux un éclair de joie, mais cet éclair s'éteignit aussitôt. Il n’osa pas tant espérer. C'eût été trop exiger du sort. Il rabaissa ses prétentions. I] se contenta d’un cadavre. Mais qu’au moins Julius arrivat! qu’au moins le résultat de ses trames ne se fit pas si longtemps attendre! que le destin choisit celui des deux qu'il préférait supprimer, mais qu’il se décidat vite! Neuf heures sonnérent. Samuel commençait à s'inquiéter, révant quelque inci- dent qui aurait dérangé ou ajourné la rencontre, lorsqu'une voiture roula dans la cour. Samuel se précipita vers la fenêtre. Mais la cour était sombre, et la voiture était masquée par la galerie qui protégeait le perron contre la pluie. Il ne vit rien. Il s’assit, affecta une figure impassible , et se plongea dans la lecture d'un journal. La porte du cabinet s'ouvrit, Samuel tourna la tête tranquillement, Julius, pâle et chancelant, lui apparut, debout dans l'ombre, ombre lui-même, DIEU DISPOSE. 121 eee LE 4 XLT EXPLICATION. Quand le comte d’Eberbach apercut Samuel, sa pâleur redoubla. Une sueur froide inondait son front. Samuel se leva sans que son visage trahît la moindre émotion. — Tu avais à me parler? dit-il. Je t'ai attendu. Julius ne répondit pas un mot. Samuel poursuivit : — On m'a dit que tu étais inquict. Je sais pourquoi. Je vicns te rassurer. — Tu sais pourquoi? balbutia Julius. Et lui tendant la lettre qu’il avait écrite le matin, il lui dit : — List Samuel fit semblant de lire la lettre qu’il avait déjà lue. Tout à coup il parut épouvanté. — Malbeureux! s’écria-t-il, tu as soupçonné Lothario... — Samuell dit violemment Julius en lui saisissant le bras, je te défends de jamais prononcer ce nom devant moi. — Mais, dit Samuel, je veux savoir ce qui est arrivé. D'où viens-tu? qu’as-tu fait? Tu as provoqué Lothario. Mais, malheureux, il n'était pour rien dans le départ do Frédérique. — Frédérique? dit Julius, tu sais où elle est? — Sans doute, répondit Samuel. — Où est-elle? — Je vais l'expliquer cela. Mais vois ce que tu as fait avec ta précipitation. Lothario était innocent. — Il ne s'agit pas de Lothario, dit Julius d’un air som- bre. Parle-moi de Frédérique. — L'histoire est toute simple, commenca Samuel. — Je t'écoute. Samuel alors raconta à Julius, impassible et morne, toutes les raisons et tous les détails du départ de Frédé- rique. Depuis la scène d’Enghien, où le comte d’Eberbach était apparu d’une manière si brusque et si violente dans le tôte à tôte des deux jeunes gens, Frédérique sentait dans sa vie une gêne continuelle, qu’augmentait de jour en jour l'humeur de plus en plus sombre de Julius. Cette Ame douce et timorée se reprochait d’attrister et de tourmenter involontairement un cœur qui l’aimait, un mourant, son bienfaiteur. Au risque d’affliger Lothario qui, lui du moins, était jeune et fort, qui avait l'avenir pour compensation du pré- sent, elle s'était imposé la loi de ne plus le voir jamais en l'absence du comte, Môme, les deux ou trois fois que Lothario l'avait rencon- trée sur la route d'Enghien à Paris et avait fait arréter sa voiture, les seuls mots qu'il eût obtenus d'elle avaient été des prières instantes do no plus chercher ces rencontres qui pouvaient être rapportées au comte d’Eberbach, et mal interprétées, troubler les derniers jours de l’homme auquel ils devaient toutes leurs espérances de bonheur. Elle lui avait rappelé les devoirs que tous deux avaient envers Ju- lius, et l'avait conjuré d'éviter tout ce qui pouvait mettre une ombre dans la pensée de son oncle Comment Samuel savait cela? par Lothario lui-même dont il était l'ami et le confident le plus intime. Frédérique aussi avait toute confiance en Samuel, et lui disait ses inquiétudes et ses doutes. Elle le consultait sur Ja conduite qu’elle devait tenir. Il allait souvent la voir à Enghien, et elle venait le voir à Ménilmontant. Julius s'était fâché une fois que Samuel lui parlait de Frédérique et de Lothario; Samuel, dans sa délicatesse, avait cru devoir ne plus prononcer à l'avenir ces noms de- vant Julius. Cependant, il avait été bien des fois tenté, pour rassurer son ami, de lui répéter toutes les choses af- fectueuses et tendres que Frédérique venait de lui dire à l'endroit de Julius. La plus ardente préoccupation de Fré- dérique était la reconnaissance qu’elle devait au comte. Que faire pour le tranquilliser? Comment lui rendre quel- que chose des bontés dont il l’avait comblée ? A quoi Samuel répondait que, tant qu’elle serait à En- ghien et Lothario à Paris, elle ne pourrait pas faire que Lothario ne poussât pas son cheval du côté de Saint-Denis, les jours où il savait qu’elle devait venir. Elle ne pourrait pas dire à son cocher, à moins de donner prise aux com- mentaires, de ne pas obéir au geste du neveu de son mari, qui lui disait d'arrêter. Elle ne pourrait pas empêcher le cocher de raconter la rencontre aux gens du comte, un passant de la voir causer avec Lothario, le comte d'ap- prendre que ses ordres avait été enfreints et de se créer des soupçons chimériques. i Il n’y avait qu’un moyen: c’était de mettre entre elle et Lothario la distance. Mais comment? Demander à Lothario de faire par dé- vouement ce qu'il avait fait par désespoir, de quitter Paris et de retourner en Allemagne, jusqu’à ce que la mort de son oncle lui rendit la liberté? C'était briser l'avenir de Lothario. Le mieux eût été que ce fût Frédérique qui s'é- loignât de Paris avec Julius. Mais toutes les fois qu'elle avait parlé à son mari d'aller habiter avec lui le château d’Eberbach, Julius lui avait répété ce qu'il lui avait déjà dit à Enghien: il ne pouvait pas quitter Paris pour une raison qu'il lui était défendu de dire à personne. Ainsi, impossibilité de rester à Paris et impossibilité de partir, voilà dans quelle situation fausse et douloureuse se trouvait la pauvre jeune fomme. A cet endroit de son récit, Samuel s'arrôta pour observer l'effet qu'il produirait sur Julius. Il lo trouva muet, im- mobile et morne. Voulant à toute force lo faire parler et lui arracher son secret d'entre les dents, Samuel essaya des reproches et des questions directes, — Vous vous plaigniez beaucoup, Lothario et toi, conti- (inua Samuel. Vous ne pensiez qu'à vous, et vous no fi- siez pas attention qu'il y avait quelqu'un qui (lait plus à plaindre que vous : Frédérique, Elle subissait le contre- 422 DIEU DISPOSE. a ——— coup de toutes vos passions jalouses et violentes. Elle, une femme, un enfant, une pauvre douce créature née d’hier, pure, irréprochable, vous vous efforciez l’un et l’autre de lui faire l'existence la plus triste qu’on puisse imaginer. Toi! surtout! De quoi diable pouvais-tu lui en vou- loir? Tu craignais qu’elle ne vit Lothario? Elle ne deman- dait pas mieux que de le quitter et de mettre entre elle ct lui trois cents lieues! C'était toi qui ne voulais pas partir. Et sans dire pourquoi encore! Une raison mystérieuse te retenait à Paris, Quand on a des raisons mystérieuses qui yous retiennent auprès d’un rival, c’est qu’on n’est guère jaloux. Pardieu! je ne suis pas curieux, mais je donnerais quelque chose pour savoir quel si impérieux molif pouvait empêcher de ten aller à Eberbach? Julius ne répondit toujours pas une paroles il écoutait Samuel d’un air étrange, froid et sombre. Samuel commençait à s’alarmer de cet air singulier de Julius. Cependant, il se disait aussi qu’il était tout simple qu'au sortir de l’acte terrible qu’il venait d'accomplir, Julius fût absorbé et silencieux. Samuel poursuivit son récit : — Tout l'embarras de la situation de Frédérique résul- tait donc de ce fait inexplicable que tu ne voulais pas ou ne pouvais pas quitter Paris. Pourquoi t’obstinais-tu à res- ter en France ? Toute la question était 1a. Puisque tu refusais de dire ton motif, force était de le deviner, A force de chercher, je crus l'avoir trouvé. Si tu ne voulais pas emmener Frédérique à Eberbach, c'était par délicatesse et par réserve, Tu ne voulais pas pa~ raitre l'enlever et l’opprimer. Tu ne voulais pas l’enterrer dans la solitude avec un malade. La même raison qui t’a- vait empêché de la garder avec toi à Paris, ?empCchait d'aller avec elle à Eberbach. Il te répugnait d’en appeler à ton droit strict, de la séparer absolument de Lothario et d’abuser de l'offre dévouée qu’elle te faisait pour la rendre malheureuse. Il était évident pour moi que c'était là le scrupule qui te relenait, En dehors de cela, quel lien avais-tu en Fran- 2? Tu n'étais plus ambassadeur, tu ne Voccupais pas de politique, tu avais rompu toutes tes relations depuis ta maladie. Tu n'avais donc rien à faire à Paris. En posant toutes ses hypothèses, Samuel ne quittait pas des yeux Julius, sans pouvoir surprendre un mouye- ment, un signe, une impression sur ce visage de marbre, — Alors, reprit-il, je conclus nécessairement ainsi : au fond Julius serait enchanté d'aller en Allemagne ; mais il est trog généreux pour exiger et même pour accepler 2 sacrifice de la part de Frédérique, Il ne veut pas lui faire du mariage un exil. Autrement, s'il avait un motif de rester à Paris, pour- quoi n'avouerait-il pas ce motif à Frédérique, Il ne le dit pas, parce qu'il n’en a pas. — N'avais-je pas raison? demanda Samuel en essayant encore une fois de faire répondre Julius et en le regar- dant en face. Mais le comte d’Eberbach ne fit attention ni à la ques- tion ni au regard Samuel continua a expliquer comment il avait été ame- né à conseiller à Frédérique de quitter Enghien et la France. Julius donc, évidemment n’avait qu’une raison possi= ble pour ne pas vouloir partir : sa délicatesse. Mais si Frédérique lui forçait la main, si elle prenait l'initiative, si la résolution venait d’elle, Julius en serait ravi et reconnaissant. Frédérique avait donc une manière toute simple de sor= tir de sa position intolérable, c'était de quitter Paris sans rien dire à personne, de se réfugier à Eberbach, et d’é= crire de 14 à son mari qu’il vint la retrouver. Julius n’était pas assez malade pour que le voyage, fait à petites journées, pût le fatiguer. Et puis la joie de voir le dévouement de Frédérique, et ensuite le changement d'air, lui redonnerait des forces et de la jeunesse, Ce plan assurait le bonheur de Julius et la tranquillité de Frédérique, qu’il ne tourmenterait plus de ses soup- cons et de ses scènes, Et Samuel convenait qu’il avait conseillé énergiquement à Frédérique de prendre ce parti, le seul qui pût remet- tre la paix dans deux cœurs troublés. Frédérique avait hésité longtemps. Puis, un jour que le comte d’Eberbach l'avait accueillie plus froidement en- core que de coutume, par commisération pour lui autant que dans l'intérêt de sa tranquillité à elle, elle s'était dé- cidée, I avait été convenu qu’elle ne préviendrait pas Lothario, de crainte qu’il ne la détournât de son dessein, et aussi pour lui épargner la tristesse des derniers adicux et le dé- chirement de la séparation, Samuel avait écrit d'avance à Eberbach, au nom de Ju- lius, qu’on préparat tout pour recevoir la comtesse, D'ailleurs, il devait la rejoindre à Strasbourg et aller l'installer. Il n'était pas parti en même temps qu’elle, parce qu'il voulait être là au moment où Julius s’apercevrait du dé- part de Frédérique, afin de le tranquilliser et de tout lui dire. | — Lorsque je suis venu hier et que je t'ai trouvé dja un peu inguict, dit Samuel à Julius, je savais bien que Frédérique était partie et qu’elle ne viendrait pas. Mais il était encore trop tôt pour Vavertir, Nous avions arrêté, elle et moi, que je Vapprendrais son départ le plus tard possible, quand elle serait loin et que tu ne pourrais plus faire courir après elle pour la ramener, Le sacrifice n’eût pas ét6 réel et sincère si nous Vavions prévenu à temps. Tu te serais cru obligé de lutter de générosité avec Fré- dérique, tu aurais exigé qu’elle revint, et tu aurais pu penser qu’elle avait voulu se donner le mérite d’un dé- vouement illusoire et pour rire, Nous voulions que tu sus- ses bientôt que sa résolution était vraie et irrévocablo, l'orcé inopinément, tu lo sais, d'aller diner à Maisons, je m'élais promis de tout te dire hier soir, Jo complais passer par ici en reyenant de ce diner. Malheureusement, j'ai été retenu bien plus tard quo je ne pensais, Je nesuis rentré que fort avant dans la nuit, Et dès lors sont intervenues mille aubres petites fatalites terribles, DIEU DISPOSE. ————— D'abord, dans mon trouble, j'avais oublié hier d’en- yoyer prendre à Enghien une lettre que Frédérique avait dû, selon nos conventions, laisser pour moi sans adresse, afin de m'indiquer l’heure de son départ. Cette lettre, je le vois, sera tombée entre tes mains, et, faute de mon nom sur l'enveloppe, tu l’auras crue adressée à Lothario. Si j'avais soupçonné l'erreur qui est resultée de ce fu- neste oubli, je serais accouru ici à quelque heure que ce fût, et je l'aurais réveillé. Mais quand j'y ai songé ce ma- tin je ne me suis pas imaginé que la chose pit avoir au- cune conséquence grave, et j'ai pensé qu’il serait temps de tout te dire en te voyant. _ Ce matin, j'ai quitté Ménilmontant de très-bonne heure, pour venir ici. Autre fatalité. J'ai rencontré en route quel- qu'un qui était de ce diner de Maisons. Les événements politiques sont d’une telle gravité dans ce moment, que je nai pu remettre une commission extrêmement importante qu’il m’a chargé de remplir. Je ne pouvais deviner ta méprise, mais seulement ton inquiétude. Je tai écrit un mot qui aurait rassuré. Mais il paraît que le commis- sionnaire à qui j'ai remis ma lettre s’est trompé, ou s’est grisé, ou a perdu ma lettre, puisqu’elle ne test pas arri- vée, és Comme le fait politique qui m’a occupé toute la journée m'avait ramené du côté de Ménilmontant, j'ai repassé par chez moi avant de venir ici, Tu en sortais. Marcel m’a dit qu’un de tes domestiques m’avait apporté une lettre que tu avais reprise; que tu avais eu l'air contrarié de ne pas me trouver. Je suis accouru. Daniel m’a raconté ton agita- tion depuis hier, Cela ne m’a nullement inquiété, puisque j'étais certain de te calmer avec un mot. Mais {a lettre, que tu viens de me faire lire, m’épouvante. Je pressens, je redoute, je vois quelque malentendu effroyable, Julius, encore une fois, qu’est devenu Lothario ? — Je tai dit déjà de ne pas prononcer ce nom, repri- Julius, d’une voix étranglée. Samuel regarda fixement Julius. Celui-ci avait écouté tout le récit de Samuel avec un air attéré, glacé, mort. Quo se passait-il derrière cetle phyl sionomie de bronze? Était-ce stupeur après un de ces actes sanglants qui brisent et épuisent les plus fermes ca- ractères? Était-ce une arrière pensée que Samuel ne pé- nétrait pas? Samuel avait beau épier, il n'avait pas pu découvrir une émotion sur ce visage de sphinx. — Ainsi, reprit froidement Julius, Frédérique est main- tenant près d'Eberbach? — Oui. Veux-tu que je l'avertisse, que jo la rappelle, que je la rejoigne ? — Non, merci, Samuel, Je me charge de tout, Tu m'as dit tout co que je voulais savoir, Il reprit : — Maintenant, je te serai obligé de me laisser, J'ai be- soin de rester seul. — Mais, objecta Samuel, après les secousses do cette journée. y — J'ai besoin de repos et de solitude, insista Julius. — Tu n'as rien à mo dire? demanda Samuel. 123 — Rien ce soir. Mais bientôt, sois tranquille, nous cau- serons. Julius dit cela d’un ton singulier qui fit réver Samuel. Mais devant l’insistance de Julius, il ne pouvait pas ne pas sortir. — Je me retire, dit-il. A bientôt. — À bientôt, dit Julius. Et Samuel sortit. —TIla unair étrange, pensa-t-il en descencant l'esca- lier et en traversant la cour, Bah! cela se comprend. Il sort de tuer. Quand on n’en a pas l'habitude! Il était morne et comme abruti. Il avait peut-être quelque arrière- pensée. Pourquoi veut-il rester seul, dans un moment où, d'ordinaire, on n’est pas fâché d’avoir quelqu'un qui vous tienne compagnie? Est-ce que par hasard il penserait à se brûler la cervelle? Eh! mais, ce ne serait pas une si mau- vaise idée. Je ne l’en blamerais aucunement pour ma part, ce serait de la besogne qu’il m’épargnerait. Allons, Sa- muel, tu as fait un coup double, et décidément les événe- ments ne sont que les très-humbles et très-obéissants ser- viteurs de la volonté humaine. Avec un peu d'intelligence, on se passe trés-bien de la Providence! Nous allons voir maintenant comment la volonté et l’in- telligence de Samuel Gelb avaient réussi à rapprocher Frédérique de Gretchen. XLII EN ROUTE. Pendant que Julius et Lothario se prenaient ainsi au piége préparé par Samuel Gelb, Frédérique, en compagnie de madame Trichter, roulait vers Strasbourg. Frédérique était triste et inquiète : triste à cause de Lo- thario, inquiète à cause du comte. Quelle impression tous deux allaient-ils ressentir de son brusque départ? Elle était sûre que Lothario en souffrirait, et elle n'était pas sûre que le comte d'Eberbach s'en réjouirait, Si monsieur Samuel Gelb s'était trompé ? Si ce n'élait pas par discrétion et réserve, mais par nécessité, que Julius restait à Paris? S'il avait, en réalité, quelque intérêt essentiel qui lui interdit de quitter la France ? Ne serait-il pas mécontent alors de se voir arraché de force du centre de sa vie et de ses préoccupations, malgré sa vo- lonté formellement exprimée à diverses reprises ? A mesure qu'elle s'éloignait, elle se sentait envahie par lo repentir, presque par lo remords, Cette sorte de fuite la troublait, Elle se demandait jusqu'à quel point l'amour- propre et la tendresse du comte d'Eberbach seraient sa- tisfaits de la voir avouer, en quelque sorte, par le fait même de sa fuile, qu'elle était obligée de se séparer de Lothario, comme si elle ne se sentait pas capable de lui résister de près ot de ne pas continuer à le voir malgré la volonté de son mari? Son départ lui apparaissait mainte- ant sous une face tout autre, et ce qu'elle avait fait par 124 DIEU DISPOSE. a délicatesse pour le comte, lui paraissait une offense dont il avait droit dese choquer. Et c'était pour cela qu’elle avait affligé le cœur de Lo- thario! Elle regrettait de n’avoir pas tout dit au comte d’Eber- bach, de ne pas lui avoir parlé à cœur ouvert, de ne pas lui avoir demandé s’il lui serait agréable d’aller vivre au château d’Éberbach. — Mais vous le lui avez demandé vingt fois, lui disait madame Tritchter, et monsieur Samuel Gelb vous a ex- pliqué pourquoi monsieur le comte vous cachait son vrai désir, de crainte d’abuser de votre dévouement. Il ne faut pas vous tourmenter comme vous le faites. Ce n’est pas par caprice et par coup de tête que vous êtes partie, c’est d’après l'avis d’un homme qui vous a élevée, qui a tou- jours été votre meilleur ami, qui connaissait monsieur le comte d’Eberbach mieux que vous. Doutez-vous de mon- sieur Gelb? — Non, certes! répondit Frédérique. J’ai pleine confiance en monsieur Samuel Gelb, qui a toujours été bon pour moi. Mais, qu'est-ce que vous voulez, ma bonne madame Trichter ? je ne suis pas habituée à voyager, surtout seule, Je n'ai jamais quitté Paris, et je suis toute surprise, je suis effrayée de me trouver ainsi seule courant les grands che- mins, — Encore quelques relais, dit madame Tritcher, et cela vous passera. Les relais se succédaient, et les inquiétudes de Frédéri- que ne passaient pas. Madame Trichter faisait ce qu’elle pouvait pour la rassurer. — Vous rirez bien demain de vos transes d'aujourd'hui. Monsieur Samuel Gelb, dans ce moment, se met en route pour nous rejoindre. Vous le verrez demain, et il vous donnera des nouvelles de monsieur le comte. Alors, vous vous repentirez de n’avoir pas joui de ce charmant voyage, fait dans cette bonne chaise de poste. Comment! monsieur Samuel Gelb a si bien arrangé les choses que nous n'avons presque à nous occuper de ricn, que nous trouvons tout préparé, que les relais nous attendent, et que les postillons nous recommandent les uns aux autres. Et vous n'êtes pas contente! Monsieur Samuel est bien capable d'arriver avant nous. Que diriez-vous, si c'était lui qui ouvrit la portière de notre voiture lorsque nous allons arriver à Strasbourg ? S'il tarde un peu, nous visiterons Strasbourg! C’est mon pays. Je vous mènerai partout, Vous verrez la belle cathé- drale, Mais, vraiment, vous avez l’air triste comme si l'on vous emmenait en pays sauvage. Strasbourg est une ville aussi belle que Paris, entendez-vous bien ? Mais les consolations de madame Trichter ne parvenaient pas à dissiper le nuage de plus en plus épaissi sur lo beau front de Frédérique. La nuit, elle ne dormit pas, et, baissant les glaces pour que l'air raffraichit un peu son front brûlant, elle regarda, tout le temps, les fantômes des arbres noirs courir le long des chemins, Le lendemain, vers dix heures un quart, elle éprouva tout à coup un grand serrement de cœur, Elle tressaillit, comme atteinte d'une commotion inexplicable, C'était juste le moment où le comte d’Eberbach, à l’am- bassade de Prusse, jetait son gant au visage de Lothario, Sympathie étrange! Cette indicible souffrance dura à Frédérique jusqu’à la nuit tombante, jusqu’à l'heure du duel. Alors il lui sembla que sa fièvre tombait brusquement, et les battements de son cœur s’arrélérent, comme si tout était fini. Elle tomba dans une sorte d’engourdissement, dont ella fut tirée tout à coup par madame Trichter, qui la réveillait et qui disait : — Descendons ; nous sommes arrivées. La chaise de poste était en effet à Strasbourg, à la porte de l'hôtel du Soleil, que Samuel avait indiqué à Frédérique, et où il devait la rejoindre. Samuel n’était pas arrivé. Mais il n’y avait pas de temps perdu. Il n'avait promis d’arriver que dans la soirée ou dans la nuit. Frédérique n’avait pas faim. Mais les instances de ma= dame Trichter la forcèrent à prendre quelque chose. Elle mangea à peine et se retira aussitôt dans sa chambre. Elle attendit jusqu’à minuit. A minuit, Samuel n’élant pas venu, fatiguée par la route et par l'émotion, elle se coucha et s’endormit. L’impatience la réveilla de très-bonne heure. Elle sonna. Madame Trichter accourut. — Monsieur Samuel est-il arrivé? demanda Frédérique, — Pas encore, madame. Mais voici une lettre de lui. — Une lettre de lui? s'écria Frédérique. Pourquoi une lettre, lorsque c’est lui qui devait venir? Donnez vile. Elle prit la lettre, et lut tout haut : « Ma chère enfant, » Je complais bien, ainsi que je vous en avais fait la promesse, partir vers midi pour vous rejoindre. Mais voici qu’il me tombe sur les bras une affaire imprévue dans la- quelle toutes mes convictions politiques sont engagées. Je vais Ôtre retenu ici jusqu'à ce soir assez tard, jusqu’à de= main peut-être. Ne m’attendez donc pas à Strasbourg. » Au recu de ma lettre, continuez tout de suite votro route jusqu'à Eberbach, où vous êtes annoncée, et où vous serez reçue comme une reine. » Soyez tranquille quant à Julius. Dans quelques heures, et avant même qu'il se soit aperçu de votre départ, je lui dirai la généreuse résolution qu’a prise votre dévouement, J'ai une espérance. Qui sait s’il ne voudra pas partir avec moi, et vous porter lui-même ses actions de grâces? Pour cette raison encore, il vaut mieux que je reste à Paris quelques heures de plus. » En arrivant à Eberbach, ou le lendemain de votre ar- rivée au plus tard, vous aurez une lettre qui vous avertira de tout ce qui aura été fait, dit ot résolu. » Soignez-vous bien. Dites à madame Trichter que je vous recommande absolument à elle, et que je la fais res ponsable du moindre accident ou du moindre malaise que vous pourrez éprouver. » A bientôt, » Votre ami, D SAMUEL GELD. D — Je retourne à Paris, dit Frédérique, la lettre lue. =- Comment! s’écria madame Trichter étonnée. Pour- quoi donc? — Oui, dit Frédérique. J'ai passé deux trop mauvaises journées, hicr et avant-hier. J’espérais qu’au moins au- jourd’hui j'aurais quelqu'un pour me tranquilliser et pour me parler; mais, puisque monsieur Samuel Gelb n’est pas venu, je retourne auprès de monsieur le comte. Je ne veux pas recommencer à être livrée a moi toute seule. Deman= dez des chevaux. — Je vais demander des chevaux, dit madame Trichter; mais j'espère que ce ne sera pas pour retourner à Paris. — J'ai besoin de revoir le comte le plus tôt possible, dit Frédérique. — Ce n’est peut-être pas en retournant à Paris que vous le verriez le plus tôt possible, répliqua mdame Tritcher. — Où donc pourrai-je le voir plus tôt qu'à Paris? — Monsieur Gelb vous écrit avant-hier qu’il ne partira que le lendemain matin, et que monsieur le comte l'ac- compagnera peut-être. — Il dit : Peut-être, interrompit Frédérique. — Supposez que monsieur le comte l’accompagne. En retournant à Paris, vous risquez de vous croiser avec eux, et d'aller chercher à Paris quelqu'un qui vous cherchera à Eberbach. — C'est vrai, dit Frédérique découragée. Mais que faire? — Déjeuner d'abord, répondit madame Trichter. — Est-ce que j'ai faim? — C'est moi que monsieur Samuel Gelb fait responsable de votre santé ; il faut donc que vous m’obéissiez. Et puis, lorsque vous aurez déjeuné, nous ferons ce que dit mon- sieur Gelb. Nous irons attendre, à Eberbach, sa lettre ct monsieur le comte. — Donnez donc les ordres, dit la pauvre Frédérique anéantie, Une demi-heure après, la chaise de poste sortait do Strasbourg, XLIII NECEPTION AU CHATEAU, Samuel n'avait pas trompé Frédérique, Elle était atten- due au château d'Eberbach, Il y avait même ou, à ce sujet, un conseil tenu par les domestiques, dont elle allait troubler la fainéantise. Les domostiques avaient été informés du mariage de leur maitre. Julius leur avait fait envoyer une gratifica- tion pour qu'ils eussent leur part de la fMte, et il y avait DIEU DISPOSE. 125 eu alors au château deux grands jours de festins et de danses, auxquels avaient été invités les notables habitants de Landeck. Et puis, les domestiques n'avaient plus pensé à leur maitre ni à leur maîtresse, jusqu’au jour où la lettre de Samuel vint leur apprendre que la comtesse et probable- ment le comte d’Eberbach allaient habiter le château pen- dant la saison. Un intrus qui, sans crier gare, entrerait dans la pre- mière maison venue à l'heure du diner, s'asscoirait à table, mangerait les meilleurs morceaux, et, après le di- ner, irait tranquillement se coucher dans la plus belle chambre, ne semblerait pas aux maîtres de la maison plus insolent et plus outrecuidant que ne le parurent aux do- mestiques du chateau ce comte et cette comtesse assez im- pertinents pour oser venir loger chez eux. La lettre de Samuel fut comme le caillou qu’on jette dans un marais bien tranquille, et qui fait aussitôt coasser toutes les grenouilles. Il y eut une insurrection. Mais un discours éloquent de Hans, qui était la forte téte, apaisa la révolution et abattit les commencements de barricades. Hans parla à peu près dans ces termes : — Sans doute, il est dur, quand on s'est accoutumé à vivre dans la solitude et dans le repos, quand on a conquis peut-être le droit de regarder comme à soi un château que ses propriétaires abandonnent, quand on a contracté la facile habitude de manger ce qu’il y a de mieux en fait de fruits et de légumes, et de vendre le reste, quand enfin on a tous les agréments de la vie des maîlres sans en avoir les inconvénients et les soucis; sans doute, il est dur de redevenir domestique, d’obéir, de se lever et de se coucher à l'heure qui plait aux autres, de faire la cuisine pour les autres, de cueillir les fruits pour les autres, de brosser des habits et de cirer des bottes ! Sans doute, il y a d'autres plaisirs que ceux-là dans l'existence. Mais, à insensés que vous êtes! toute cette fatigue que nous prendrons ne nous sera-t-elle pas payée? Une jeune femme qui vient de se marier est généralement prodigue. L'argent doit lui cou- ler dans les mains. Que de dépenses, que de largesses, que de pourboires! Nous aurons plus de peine, mais nous aurons plus de profit. Il y a assez de fruils et de légumes pour que nous en ayons notre part, même après les mai- tres. On augmentera nos gages. Elsongez-vous sans délire au jour de joie où le comte et la comtesse, après l'été, re- tourneront à la ville, non sans nous combler de cadeaux, et où nous aurons ce double plaisir de voir les maitres partir et leur argent rester ? La harangue de Hans obtint un succès complet, et lous, dès lors, mirent le plus grand zèle à préparer la réception de la jeune maitresse du chateau. Le bruit do la prochaine arrivée de la nouvelle comtesse d'Eberbach ne tarda pas à se répandre à Landeck et lieux environnants, Lo soir même de la lettre de Samuel, tout Landeck était sens dessus dessous, et la rumeur fut telle qu'elle vint aux oreilles de Gretchen, La chevrière avait déjh cu un accès de tristesse amère 196 DIEU DISPOSE. | quand elle avait appris que le comte d’Eberbach s'était re- marié. Il lui avait semblé que sa chère Christiane mourait une seconde fois. Mais sa douleur et son amertume redoublérent quand elle apprit que la nouvelle comtesse d’Eberbach allait ve- nir s'installer dans ce chateau tout plein de Christiane. Cette arrivée d’une étrangère dans cette maison bâtie pour Christiane, habitée par elle seule autrefois, et main- tenant par sa mémoire, faisait à Gretchen l’effet d’une im- piété et d’un sacrilége, Pour elle, ce château était comme la tombe de la chère morte; il lui semblait que c'était un lieu consacré et qui appartenait à la mort. Y introduire la vie, le train ordi- naire des choses, les intéréts vulgaires, les fetes peut-étre, c'était pour elle quelque chose comme la violation d’une sépulture. Elle ne voulut pas voir cela. Il lui répugnait d'assister à cette profanation. C'était justement l’époque où elle avait l'habitude d’aller à Paris tous les ans. Elle se décida à partir le jour même où la nouvelle comtesse devait ar- river, D'ailleurs, son voyage était plus nécessaire que jamais. Malgré la promesse que Frédérique lui avait faite à Ménil- montant l’année précédente, Gretchen n’avait reçu aucune nouvelle de la jeune fille. Pourquoi Frédérique ne lui avait-elle pas écrit? se dé- fiait-elle de cette étrangère qu’elle voyait apparaître un quart-d’heure chaque année, et qui refusait de se faire connaître? ou bien l’avait-elle oubliée, ou bien était-elle malade? ll fallait donc que Gretchen allat s'assurer de ce qui en était, Le jour même où Frédérique sortait de Strasbourg , Gretchen écrivit à Gamba qu’elle serait à Paris dans dix jours, dit adieu à ses chèvres, qu’elle confia à une autre gardeuse, et, le havresac sur le dos, se mit en route, par une belle après-midi de mai. Il fallait qu’elle fût, le soir, à Heidelberg. Elle marcha tout d’un trait jusqu’à Neckarsteinach. Là, elle s'arrêta pour reprendre haleine et manger un morceau de pain, Elle s'assit sur le banc de pierres de l’hôtel de la poste. Au moment où elle mordait dans son pain avec l'appétit que donne la marche au grand air, un galop de chevaux lui fit lever la tête. Elle aperçut, à quelques centaines de pas, un tourbillon de poussière, à travers lequel elle ne tarda pas à distinguer une chaise de poste. Elle eut involontairement une pensée de colère, Cette chaise de poste venait d’Heidelberg et so dirigeait vers Eberbach, — Si c'était la nouvelle comtesse! pensa-t-elle. Et elle laissa tomber son morceau de pain. Elle n'avait plus faim. Elle se leva pour fuir, La voiture était déjà à la porte de l'hôtel, et l'auborgisto ouvrait la porlière, Gretchen ramassa vite son petit bagage, — Comment s'appelle ce pays? demanda une voix de femme de l’intérieur de la voiture, — Neckarsteinach, madame, répondit l’aubergiste, — Sommes-nous loin d’Eberbach? — À quelques milles seulement. — C’est bien cela, pensa Gretchen. C’est elle qui arrive. Vite! partons! Elle se mit en route. — Ces dames ne descendent pas? demanda l’auber- giste. — Non, merci, répondit une autre voix dans la voi: : ture. A celte voix, Gretchen, qui avait déja fait quelques pas, se retourna subitement. Elle revint a la voiture, regarda par la portière, et s’é- cria : — Frédérique! Frédérique regarda la femme qui lui parlait, et ne la reconnut pas d'abord. — Et moi, s’écria la chevrière, qui allais vous chercher si loin, quand le bon Dieu vous envoyait au-deyant de moi! Vous ne me reconnaissez pas? ajouta-t-elle. — Oh! si je vous reconnais maintenant, répondit Fré- dérique. Attendez, madame, je vais descendre. Gretchen ouvrit la portière, Frédérique et madame Trich- ter descendirent. — Pardonnez-moi, ma chère dame, dit Frédérique en serrant les mains de Gretchen, pardonnez-moi de ne pas vous avoir reconnue tout de suite. Mais je m'attendais si peu à vous rencontrer ici, et puis, j'ai tant de choses dans la téte! Gretchen pâlit tout à coup. — Vous me raconterez tout cela, dit-elle. Mais il y a une chose qu’il faut que je sache à l’instant même. — Qu'est-ce donc? — O mon Dieu ! dit la chevrière, j’ai peur de ce que je vais apprendre. — Que craignez-vous ? interrogea Frédérique, in- quiète. — Où allez-vous? reprit la chevrière avec un effort. — Au chateau d’Eberbach. —O mon Dieu! Mais vous y allez comme curieuse, n'est-ce pas? ou comme amie? Le maître du château le prête à son ami Gelb? C'est seulement comme cela que vous y venez ? — Que voulez-vous dire? — Dans ce moment, les domestiques du château d'E- berbach attendent leur maîtresse qui va arriver d’un ins- tant à l'autre, Oh! ce n’est pas vous! — Si fait, c'est moi, répondit Frédérique. — Jésus! Marie ! murmura la chevrière, Et, chancelante, elle tomba sur le bane de pierre, — Qu’avez-vous? demanda Frédérique stupéfaite. Mais qu'avez-vous donc ? — Rien, répondit après un long silence Gretchen toute tremblante. Je vous dirai... jo vous expliquerai.... mais pas maintenant, Je ne m'attendais pas à co coup, Il me DIEU DISPOSE. 427 ry np A TI A RS SS D serait impossible de parler. Pius tard... ce soir, au cha- teau. Les chevaux étaient changés, et le postillon attendait, faisant claquer son fouet, sonner les grelots de son atte- lage. — Eh bien, revenez avec nous, dit Frédérique à Gret- chen. Il y a une place dans la voiture. Montez, vous me direz d’où vient votre effroi. Gretchen fit un geste désespéré qui semblait dire: A présent, au fait, je ne peux plus rien apprendre de pis! Et elle s’élanca dans la chaise de poste où la suivirent Fré- dérique et madame Trichter. … Le postillon partit au grand galop de ses chevaux. En chemin, Frédérique, sur Vinstante prière de Gret- chen, raconta toute son histoire pendant cette dernière année. A chaque instant la chevrière interrompait le récit par des exclamations de stupéfaction et de terreur. — Vous m’aviez tant promis, lui disait-elle, de m’écrire et de ne jamais me laisser sans nouvelles! Pourquoi, quand je vous ai vue le printemps dernier, ne m’ayez-yous pas parlé du comte d’Eberbach ? — Je ne le connaissais pas alors, dit Frédérique. Notre connaissance s’est faite d’une façon toute subite. Elle raconta à Gretchen comment elle était allée chez le comte d’Eberbach pour lui sauver la vie, comment le comte était tombé malade le jour méme, et avait obtenu de monsieur Samuel Gelb qu’il restât avec Frédérique à l'hôtel de l'ambassade, comment il s’était habitué à la voir près de lui, comment il l'avait demandée en mariage, et comment elle l'avait accepté, se sentant portée vers lui par une sympathie étrange et inexplicable. ‘— Oh! ce n’est pas là ce qu'il y a d’inexplicable et d’é- trange, interrompit Gretchen. Mais encore une fois, pour- quoi, après tout ce que je vous avais dit, avez-vous pu accomplir un acte si grave avant de m'en avoir prévenue par un mot? Une lettre écrite à Heidelberg, à l'adresse que je vous avais indiquée, aurait tout sauvé. — Tout cela s’est fait si vite que j'avais la tête perdue, Il ne faut pas n’en vouloir de n’avoir plus pensé à vous; je ne pensais plus à moi-même. Sortie de mon obscurité et de ma pauvreté pour épouser brusquement le comte d’Eberbach, avec son nom, sa fortune, son autorité et son âge, j'étais, de tous côlés, si loin de mes rêves de la veille, que j'allais comme dans un tourbillon, sans me rendre compte du but. Ah! vous avez raison; j'aurais dû parler, à vous et à tout le monde; au comte d’abord, qui est bon et qui n'aurait pas voulu le malheur de son neveu, Mais j'élais dans un tel trouble que je ne savais plus moi-mêmo ce que je désirais, ni si je désirais quelque chose, Comme Frédérique achevait son récit, lo soir commen- çait à tomber. Gretchen, que quelques incidents de celte singulière his- toire avaient laissée réyeuse, ne questionnait plus Frédés rique et ne répondait plus à ses questions, La presence do madame Trichter la gônait sans doute, Le fouet du pos- tillon causait seul avec le grelot des chevaux, — Sommes-nous bientôt arrivées? demanda Frédérique, — Tout à l'heure, dit Gretchen. Dix minutes après, la voiture s’arrétait devant la grille du château. Le portier vint ouvrir. La nuit était close. [1 n’y avait pas une lumière au cha- teau, pas une voix, rien qui annonçât que la comtesse était attendue, La grille tourna sur ses gonds, et la voiture entra dans l'allée ovale qui aboutissait au perron. Au moment où les chevaux entraient sous les arbres, une formidable décharge de fusils éclata tout à coup, vingt torches débouchèrent de derrière les taillis et les murs, et un chœur sonore entonna, d'une voix plus douce à l'âme qu’à l'oreille : — Vive madame la comtesse d’Eberbach! Puis une seconde décharge revint épouvanter Frédé- rique, Les domestiques étaient étagés en file sur les deux ram- pes du perron. Hans vint ouvrir la portiére. — Je yous remercie, mes amis, dit Frédérique. Mais, je vous en conjure, qu’on ne tire plus un coup de fusil. Elle n’avait pas fini, qu’une troisième décharge, plus tonnante que les autres, fit trembler les vitres du château. — Madame la comtesse nous excusera, dif Hans; ce sont les gens de Landeck qui ont cru lui être agréables en brû- lant un peu de poudre a son intention. Mais on va leur dire de cesser, — Je vous en serai obligée, répondit Frédérique. Et, laissant madame Trichter payer le postillon, elle en- tra dans le château avec Gretchen. — Madame soupera-t-elle? demanda le cuisinier, — Tout à l'heure, dit Frédérique. Mais qu’on me mène d’abord à la chambre qu'on m'a préparée. Une femme de chambre, la femme de Hans, prit une bougie allumée et mena Frédérique dans la chambre au- trefois occupée par Christiane, Gretchen monta avec elle. — Laissez-nous, dit la comtesse à la servante, XLIV TENREUR CONTAGIBUSE. Quand la femme de Hans fut partie, Frédérique se tourna vers la chevrière : — Nous sommes seules, Expliquez-moi ce que vous n'avez pas voulu me dire dans la voiture, Pourquoi la nou- velle de mon mariage avec le comte d'Éberbach a-t-elle paru vous combler ainsi de surprise ot de tristesse? Parlez. — Pas ici! dit Gretchen. Il s'est passé dans celte cham- bre des choses trop atYreuses; leur souvenir nous porterail malheur, Venez dans la pièce d'à cole, Et elle entratna Frédérique dans le petit salon qui atte- 128 nait à la chambre où Christiane avait tant souffert. — Parlez, dit Frédérique. Mais comme vous êtes pâle | — Oh! c’est que j'ai bien peur! répondit la chevriére. — Peur de quoi? = Vous, comtesse d’Eberbach! reprit Gretchen sans répondre. Ah! c’est ma faute! c’est la punition de ce que j'ai fait! J'aurais dû parler. Mais non, je ne le pouvais pas, puisque j'avais juré de me taire. Ah! Sainte-Vierge ! Sainte-Vierge! est-il possible que le bon Dieu accable d’un poids si lourd la pauvre conscience d’une humble créa- ture? — Mais, qu'est-ce que vous voulez dire? — Frédérique. madame... Yous m’avez dit une chose qui m’a consternée, mais vous m’avez dit une chose qui m'a fait entrevoir une lueur d’espérance. Je vous supplie de ne pas vous offenser de la question que je vais vous faire. — Oh! je ne moffenserais que de votre silence. — Vous m'avez dit, dans la voiture, que lorsque vous aviez épousé le comte d’Eberbach, il était malade et pres- que mourant; vous m'avez dit que, le jour même de votre mariage, monsieur Lothario était arrivé, et que monsieur le comte d’Eberbach vous avait fiancée à son neveu, vous avait déclaré que vous éliez sa fille et non sa femme, et vous avait installée à la campagne pendant qu’il restait à Paris. Madame, pardonnez-moi de vous demander cela, mais il y va de la tranquillité d’une conscience; vous savez si je vous suis dévouée; le voyage que vous venez de faire en voiture, je lai fait dix fois à pied, rien que pour vous entrevoir et savoir de vos nouvelles. Eh bien, en récom- pense de mon dévouement et de mes fatigues, je ne vous demande qu’un mot. Tirez mon âme de l’enfer. Madame, le comte d’Eberbach n’a jamais été pour vous qu’un père, n’est-ce pas? Frédérique rougit. — Oh! par la tombe de votre mére, je vous conjure de ne pas vous arrêter à un misérable scrupule; les événe- ments sont trop terribles, voyez-vous, pour ces vaines sus- ceptibilités de paroles. Le comte d’Eberbach ne vous a jamais traitée, n’est-ce-pas, que comme sa fille? Répondez- moi comme au jugement dernier. — Je vous Vai déjà dit, répondit Frédérique avec un embarras qui confirmait pour ainsi dire ses paroles: mon- sieur le comte d’Eberbach se mourait lorsqu'il a eu la pen- sée de m’épouser. J'ai su que, dans sa bonté paternelle, il n'avait songé à me donner son nom que pour avoir le droit de me donner une partie de ‘ses biens. C’est ainsi qu'il s'est offert et qu’il a été accepté, De plus, il a appris l'amour de son neveu, et ¢’a été pour lui une nouvelle rai- son de respecter Je pacte consenti avec monsieur Samuel et avec sa conscience. Il n’y a jamais manqué, et je ne crains pas qu'il y manque jamais. Le comte d'Eberbach a l'âme trop noble et trop pure pour que je concoive la moindre inquiétude à cet égard, Je n'ai jamais été et je ne sorai jamais plus pour lui que la fiancée de son neveu. — Ah! merci! s'écria Gretchen, Vous me retirez un poids de dessus la poitrine, Je recommence à respirer. Et se jetant à genoux : DIEU DISPOSE. — Soyez béni, mon Dieu! dit-elle, Vous avez épargné une pauvre femme qui n’aurait pas résisté à cette dernière secousse, Elle se releva, et baisa les mains de Frédérique. — La miséricorde du bon Dieu nous a préservées dans le passé, dit-elle. Mais il faut songer à l'avenir. — L'avenir sera comme le passé, dit Frédérique. Je serai la fille du comte d’Eberbach jusqu'au moment où je serai la femme de Lothario. Et, quoi que j'aie dans le cœur, je souhaite que ce moment vienne le plus tard possible. Je souhaite que le comte vivé, qu’il guérisse... — Non pas! s'écria Gretchen farouche. I] ne faut pas qu'il guérisse. Vous l'avez épousé parce qu’il était malade et mourant; il ne faut pas que la santé lui revienne. Toute ma sécurité s’en irait. Pour vous décider, il vous a dit qu’il mourrait; eh bien! c’est lui qui s’est condamné. Gretchen disait cela d’un air égaré et bizarre. — Ne me croyez pas folle, dit-elle à Frédérique qui la regardait avec étonnement, c'est qu’il y a au fond de tout ceci des choses que je ne puis vous dire. Mais vous qui n'avez pas fait de scrment, et qui n’avez pas de secret horrible, rien ne vous empêche de tout dire. Ne recom- mencez plus ce que vous avez fait. Votre silence a failli perdre trois âmes, savez-vous? Mais pourquoi venez-vous ici, et pourquoi y venez-vous toute seule? Frédérique raconta à Gretchen les ennuis que lui avaient suscités depuis le printemps la bizarrerie de sa position entre Julius et Lothario, la jalousie du comte d’Eberbach, sa tristesse à elle en voyant qu’avec toute sa bonne volonté elle n’aboutissait qu’à faire souffrir Lothario et Julius l’un par l’autre, et le conseil que lui avait donné Samuel de rassurer au moins Julius en mettant deux cents lieues entre elle et la ville qu’habitait Lothario. Lothario à Paris, elle à Eberbach, Julius n’aurait plus peur qu’ils se rencontrassent. Elle était venue pour la tranquillité du comte d’Eber- bach, lequel allait sans doute accourir, heureux et recon= naissant. — Vous croyez qu’il va vous rejoindre ici? dit Gretchen, — Je l'attends et je l'espère, répondit Frédérique. — C'est bien, dit la chevriére. Je le verrai. Je lui par- lerai. Mais, 6 mon Dieu! mon Dieu! que pourrai-je lui dire? — Maintenant que j'ai répondu à vos questions, dit Fré- dérique, c’est à vous de répondre aux miennes. Gretchen secoua la téte. — Je crois à votre affection, poursuivit Frédérique, Vous m'avez prouvé que vous vous intéressiez à moi, et je viens de vous prouver que j'avais confiance en vous. Mais cepen- dant je ne sais pas qui vous êtes, et vous n'avez même pas voulu m'indiquer votre véritable nom pour l'adresse des lettres que je devais vous envoyer à Heidelberg, poste res- tante. — Mon nom ne vous apprendrait pas grand’chose, dit la heyridre. Si vous voulez le savoir, je m'appelle Grote- chen. Je suis une gardcuse de chèvres, Ce n'est pas cela qui vous renseignera beaucoup, DIEU DISPOSE. A — Qui êtes-vous? insista Frédérique. Vous me ques- tionnez toujours, et vous ne voulez jamais me répondre, Vous vous préoccupez de moi comme si j'étais votre fille, vous faites tous les ans de longues routes a pied pour me voir quelques minutes, et les choses qui m’arrivent vous bouleversent plus que moi. Vous avez une raison pour être ainsi. Et lorsque le hasard m’emmene loin de la ville où j'ai été élevée, lorsque je viens dans un pays où je n’espère voir aucun visage que je connaisse, la première personne que je rencontre, c’est vous! Tout cela est extraor- dinaire, Il y a bien certainement entre nos deux existences pe lien que je ne sais pas, Oh ! je vous en prie, dites-moi seulement un mot : Connaissez-vous ma mère ? — Ne me demandez pas cela, répondit Gretchen. Là- dessus, j'ai la bouche scellée. Je suis une pauvre femme qui vous aime et qui a juré à Dieu et aux morts de veiller sur vous. Je ne manquerai pas à ce serment, soyez tran- quille; mais je ne manquerai pas à l’autre non plus. J'ai juré de ne rien dire. Personne ne sait rien, ni vous ni même monsieur le comte d’Eberbach. Les morts lèveraient la pierre du sépulcre et viendraient mettre leur main gla- cée sur mes lèvres pour les empêcher de s'ouvrir. Et pour- tant, comment vous sauver sans dire la vérité au comte ? Comment, si je ne lui éclaire pas le passé, verra-t-il l’abi- me? Guidez-moi, mon Dieu! car j'ai peur de devenir folle, et c'est le moment moins que jamais, Je n’ai pas trop de toute ma raison pour tirer cette chère et douce en- fant du péril où lout jetée mes imprudences, Tout à coup, la jeune comtesse poussa une exclamation qui fit sortir Gretchen de sa sombre réverie. — Qu’avez-vous done? demanda la chevrière. Frédérique montra le miroir qui était devant elle, — Une chose singulière, dit-elle. Tout à l'heure, en re- gardant par hasard dans cette glace, il m'a semblé que j'y voyais deux fois ma figure. Et elle se retourna vers le mur qui était en face du mi- roir. — Ah! c'est ce portrait, dit-elle, en désignant le portrait de la sœur de Christiane. Mais je ne m'étais pas tout à fait trompée! et mes yeux ne s'ouvraient pas sans raison. Voyez donc, Gretchen, comme ce portrait me ressemble. — Oh! c'est vrai s'écria Gretchen. Je ne l'avais pas re- marqué encore, mais c’est bien vrai; sans la différence dhabillement on dirait que c'est vous, Elle s'arrôta court, Frédérique fixa sur elle un regard interrogateur. — Tout ce qui m'arrive est étrange, dit-elle, Qu'est-ce que cela signifie? Comment ce portrait me ressemble-t-il à ce point? Savez-vous ce que c'est que ce portrait? — Oui, balbutia Gretchen. C'est le portrait de la sœur de la première comtesse d'Eberbach, — De la sœur de madame Christiane ? demanda Frédg- rique qui pdlit. — Oui, répondit la chevrière. Mais vous pllissez | — J'ai peur, dit Frédérique, C'est que monsieur Lotha- rio est le neveu de madame Christiane; c'était la mère de monsieur Lothario, Et voilà que moi, je ressemble à cette CF 429 mère! Gretchen! Gretchen! la mère de monsieur Lotha- rio, est-ce que c'était ma mère aussi? — Oh! rassurez-vous, ma chère dame, vous n'êtes pas la sœur de monsieur Lothario. Frédérique respira. — Vous en êtes bien sûre ? répéta-t-elle. — Celle dont vous voyez ici le portrait, reprit Gretchen, est morte bien des années avant votre naissance. J'ai as- sisté à sa mort. — Merci! s’écria Frédérique. Je vois bien maintenant que vous êtes vraiment mon amie. Oh! merci! — Eh bien! si vous sentez que je vous aime vraiment, faites ce que je vous dis, et laissez-vous conduire par moi, qui, seule, entendez-vous, seule au monde, sais les dan- gers que vous courez et peux vous en garantir. Et pour- tant, ne m’interrogez jamais ; ne cherchez pas à savoir ce qu’il y a derrière vous, dans votre passé, dans votre ber- ceau. Par respect pour tout ce que vous devez aimer et vénérer, ne sondez pas des secrets que vous ne pouvez pas connaître. Jusqu'à présent, la Providence vous a mi- raculeusement protégée et conduite. Laissez-la faire et vous mener toujours. — Je ne demande pas mieux, Gretchen. Mais il ne dé- pend pas de moi de ne pas être troublée de tout ce que vous me dites. Vous me dites qu’un péril me menace, ct vous ne voulez pas me révéler ce péril, Si je l'ignore, qui m'en défendra ? — Moi. Me promettez-vous cette fois de ne me rien ca- cher et de me prévenir à temps de tout ce qui peut vous arriver ? — Je vous le promets. ° — Ne manquez pas à cette promesse-là, au nom de votre bonheur et de l'âme de votre mère. Aussitôt que monsieur le comte d’Eberbach sera au château, ou bien dès que vous recevrez de Paris la nouvelle la plus insignifiante, vous me ferez avertir. — Où? — Vos domestiques me connaissent. Vous leur direz d’al- ler me chercher ; ils ne seront pas embarrassés pour me trouver, et j'accourrai vite, allez, Ainsi, c’est convenu ? — C'est convenu, dit Frédérique. À ce moment, on frappa à la porte du petit salon. — Le souper est servi, dit la voix de madame Trichter. — Vous allez manger avec nous, ma bonne Gretchen? dit Frédérique, — Non, merci, dit la chevrière ; ce n'est pas dans mes habitudes, cela. J'ai soupé à Neckarsteinach ; et puis, mes chèvres ont besoin de moi. Je les ai confiées à une autre gardeuse ; mais comme elles vont être contentes do me re- trouver! je ne veux pas retarder leur joie. Elle descendit avec Frédérique, lui fit renouveler sa promesse de la tenir au courant de tout, et la quilla, après lui avoir baisé les mains, Quand Frédérique, remonta à sa chambre, elle s'intorro= gea elle-même, pleine de réverie et de tristesse. Elle éprouvait uno singulière impression, dans ce pays inconnu où ella se trouvait brusquement transplantée, dans % château picin de souvenirs sinistres, où ello venait dé- 9 150 posséder la mémoire d’un autre, et où son ignorance des lieux se compliquait du mystère de sa destinée, Quelle était cette terreur subite qui avait saisi la che- vrière en apprenant que Frédérique avait épousé le comte d’Eberbach? Pourquoi Gretchen ne s'élait-elle un peu cal- mée qu’en apprenant que le comte d’Eberbach était resté pour elle un père ? : Une angoisse inexprimable serrait le cœur de Frédérique. Toute seule dans ce grand château peuplé de souvenirs terribles, — Lothario lui avait raconté le suicide de Chris- tiane, — elle sentait vaguement remuer autour d'elle des malheurs, des crimes peut-être. Ce que Lothario lui avait dit lui revenait à la pensée et l’effrayait, moins encore que ce que Gretchen n’avait pas voulu lui dire. Dans tous ces meubles, qu’elle ne connaissait pas la veille, dans ce lit qui n’était pas le sien, dans ces tentures et dans ces tableaux qui la recevaient comme une étran- gère, elle ne se trouvait qu’un ami: le portrait de la mère de Lothario. Maintenant qu’elle n’en avait plus peur, elle l'aimait ; maintenant qu’elle ne craignait plus que ce fût sa mère, elle était contente que ce fût la mère de Lotha- rio, Elle s’agenouilla devant, et lui fit des signes d'affection et de tendresse, croyant que c'était à la mère qu’elle les faisait. Cette ressemblance était un rapport de plus entre elle et Lothario. Elle y voyait une sorte de prédestination de pa- renté. Elle était déjà de sa famille. Elle était contente den être un peu, à présent qu'elle m'avait plus peur d’en être trop. Elle resta à contempler ce portrait et à lui sourire, jus- qu’au moment où la fatigue du voyage lui ferma les yeux, et assoupit les tumultueuses pensées qu’avaient soulevées dans son esprit les réticences de la chevrières XLV L'APPARITION, Gretchen, elle, ne dormit pas En quittant Frédérique, elle courut chez la gardeuse à laquelle elle avait confié ses chèvres. Elle la trouva qui venait de les rentrer ; elles étaient déjà enfermées pour la nul, — C'est bon, dit Gretchen, je viendrai les chercher de- main matin. Mais au moment où elle allait s'en retourner à sa cabane, une des chèvres, ayant apparemment reconnu la voix de sa mailresse, se mit à bôler de joie, et réveilla les au- ui — Vous ne voulez pas que je parte sans vous? dit Gret- il ; je vais vous emmener, chen, Eh bien! : Elle ouvrit la porte de l’établo où elles élaient parquces. DIEU DISPOSE. pee SI Les chèvres sortirent en hâte, et vinrent gambader gaie- ment autour de Gretchen. — Adieu, dit Gretchen à la gardeuse. Je vous remercie toujours de l'intention, et nous règlerons notre compte, Et disant à ses chèvres $ — Venez! Elle reprit la route de sa cabane. En arrivant, elle fit entrer ses chèvres dans le rocher, leur gîte habituel. Quant à elle, elle n’entra pas dans sa cabane. Elle se mit à marcher à grands pas à travers les reches, essayant de rafraichir son front à l’air froid de la nuit. — — Qu'est-ce que je ferai ? se demandait-elle. Frédérique me préviendra quand le comte d’Eberbach viendra au châ- teau. Mais réfléchissons. A quoi cela me servira-t-il d'être prévenue? Est-ce que je peux parler? Est-ce que je n'ai pas juré le secret à Christiane mourante? Et puis-je man- quer à un serment fait à une morte, et à celle-là ? On ne devrait jamais faire de serment à personne, puis qu'on ne sait jamais ce qui peut arriver. Jai juré à celle qui dort dans le gouffre de ne jamais révéler son secret à personne, surtout à Julius. C’est pour dérober ce secret à tout le monde, à Julius surtout, que Christiane s’est tuée. Elle a payé assez cher le mystère pour qu'il lui appartienne. Elle a dû assez souffrir en abandon- nant le mari qu’elle aimait, en renonçant si jeune à la vie, en se jetant la tête la première dans cet abime où son pau- vre cher corps, si beau, s’est brisé contre les roches! Et toute cette misère-là aurait été inutile ! Et elle aurait tout sacrifié, tout souffert, tout subi, pour rien! Elle se serait tuée pour laisser vivre son honneur, et elle aurait tué son honneur aussi! Non, cela ne sera pas! Ce ne sera pas moi, at moins, qui démentirai ainsi l'espérance de son suicide, et qui la retucrai dans la réputation qu’elle a laissées Mais cependant, comment puis-je laisser s’accomplir la fatalité qui s’appr¢te? Oui, monsieur le comte a respecté jusqu’à présent la fiancée de son neveu. Mais il était mou- rant, il était glacé par la tombe, où il entrait déjà; son sang était froid dans ses veines ; il n'avait plus rien des passions d’un homme. Et encore, il a eu des accès de ja- lousie lorsque Frédérique était trop familière avec Lotha- rio. Cela même a été si loin qu’elle a été obligée, pour la tranquillité du comte et pour la sienne, de se séparer do Lothario et de venir s’enterrer ici. Monsieur le comte va venir l'y rejoindre. Qui sait Sil ne va pas recouvrer ici la santé et la force? Non, bien sûr, il ne faut pas qu'il guérisse. Non, Dieu ne lui rendra pas la santé, Avec la santé, l'amour revien= drait, Frédérique est si belle, si pure, si adorable! Chaste et sainte enfant, qui se croit garantie parce qu'elle est la fiancée de Lothario! Les hommes qui veulent une femme n'ont pas de scrupules ; je le sais moi! Vertu, crime, pro= bite, Acheté, rien n'existe plus alors. Ah! il me faut, à moi, une autre garantie que la parole d'un homme qui aime, Je crois le comte d’Eberbach hon- nêle, s’il s'agissait de ne pas voler une bourse; mais je le Alors, je n’ai qu'un moyen, c’est de tout dire. D’un mot je puis arrêter le comte d’Eberbach. Je peux le faire recu~ | ler, pâle et épouvanté de ce qu’il allait commettre. Je n’ai | qu’un mot à dire pour cela. | | | | Etce mot qui sauverait tout, j’ai juré de ne pas le dire! - Mais voyons. Pour qui est-ce que je me tais? Pour Chris- | tiane. Suis-je bien sûre de réaliser son désir? Si elle pou- | vait revenir, si elle était là, si elle voyait l’horrible situa- tion où notre malheur vient de nous placer, persisterait- elle à exiger le secret? Ne voudrait-elle pas, au contraire, le rompre? Laisserait-elle une seule minute de plus Fré- | dérique exposée au malheur monstrueux qui la menace? | Non, certainement. Alors, plus de réputation ni d’hon- | neur qui tiennent; Christiane serait trop heureuse de se perdre pour sauver Frédérique; elle dirait tout; elle af- fronterait Pinjuste mépris du monde, et, plus que cela, la douleur de son mari. Elle montrerait la tache de son hon- neur pour en épargner une à la conscience de Frédérique. Elle payerait joyeusement de son opprobe la pureté de Fré- dérique. | Mais ce que Christiane ferait certainement, ai-je, moi, le droit de le faire? M’a-t-elle déliée de ma promesse solen- nelle ! O mon serment! mon serment! Laisser Frédérique exposée à la passion du comte, im- possible; dire le mot qui la délivrerait, impossible en- core. Que résoudre? Entre l'honneur de Christiane et l'innocence de Frédé- rique, entre le crime de Frédérique e{mon parjure à moi, comment choisir? Gretchen erra toute la nuit, à travers ces porplexités et ces irrésolutions. L’aube la surprit, assise à terre, le front sur les genoux, et les cheveux dénoués. ‘ Fle alla ouvrir à ses chèvres, et les mena dans la côte. Elle y resta toute la journée, choisissant de préfcrence les endroits d’où elle plongeait sur le château d'Eherbach, et épiant s'il n’arrivait personne, et si Frédérique n’en- voyait pas un domestique à sa recherche. Le soir, elle rentra, et so coucha, cette fois, Son corps commençait à ne pouvoir plus porter son Ame, et voulait du repos, Le lendemain elle ne retourna pas au château. Elle attendait que Frédérique la fit demander, Jusqu'à ce que le comte fût arrivé, ou que Frédérique en eût des nouvelles, que serait-elle allée faire ou dire au château? Frédérique ne manquerait pas de la presser do questions, et il élait inutile qu'ello allAt chercher des in- lerrogations auxquelles elle était décidée à ne pas répon« dre. Ello attendait, Frédérique, de son côté, attendait aussi. Lo lendemain DIEU DISPOSE. 151 -—————— de son arrivée, elle espérait trouver à son réveil Samuel, ou Julius, ou au moins une lettre. Elle ne trouva personne, ni rien. Le lendemain encore et le surlendemain, ce fut la même chose, 6 Trois jours se passèrent sans qu’elle et aucune nou= velle. Elle se demandait ce que cela voulait dire. Comment ravait-elle pas au moins un mot de monsieur Samuel Gelb? Et quelle raison pouvait expliquer le silence du comte d'Eberbach? Il était impossible que Samuel ne lui eût pas dit pourquoi elle était partie et où elle était. Alors, comment son mari ne lui donnait-il pas signe de vie? Que le comte ne fût pas accouru en toute hâte pour la remercier et la tranquilliser, ses affaires avaient pu l'en empêcher et le retenir quelques jours; mais il n'y a pas d’affaires qui empéchent d'écrire un mot à une pauvre jeune fille qui s'est dévouée à votre bonheur et qui attend dans les transes de l'incertitude et de l'anxiété l'effet de son dévouement et de son sacrifice Etait-ce donc qu’au lieu d’être heureux et reconnaissant du départ de Frédérique, comme monsieur Samuel Gelb l'avait promis à la jeune femme, le comle en avait été cho- qué et fâché? En voulait-il à Frédérique d’avoir agi à son insu et de lui avoir fait mystère d’une démarche aussi dé- cisive, de lui avoir forcé la main en quelque sorte et de l'avoir arraché brusquement aux occupations qui, comme il le lui avait toujours dit, l’obligeaient de rester en France, Était-il mécontent contre elle qu’elle l’eût ainsi placé, sans même le consulter, entre ses intérêts et sa femme? — Oh! tant pis! se dit Frédérique, J'aime mieux tout que cette incertilude. Si demain encore je n'ai pas de nou- velles, je repars pour Paris. J'ai eu tort d’écouler monsieur . Samuel Gelb, qui devait venir, ou du moins m'écrire, aus- sitôt qu'il aurait parlé au comte. Je parlerai au comte moi- même, On s'explique mieux de près que de loin, et j'ai déjà assez souffert d'un malentendu pour ne pas vouloir que les malentendus recommencent. Le lendemain matin elle sonna, madame Trichter pas rut. — Il n'y a rien? demanda Frédérique. — Rien encore, — C'est bon. Diles qu'on aille me commander des cho vaux. Je retourne à Paris. — A Paris! dit madame Trichter. — Oui, à Paris. Pas un mot, C'est uno chose décidéo, Madame Trichter sortit, Mais elle remonta presque aussitat, — Madame! une lettre! s'écria-t-elle en entrant. — Ah! c'est bien heureux, dit Frederique, Donnez vile, C'était une letire du comle d'iberbach, Frédérique lut: a Ma chère fille, » Je commence par to remercier... » 139 DIEU DISPOSE. ELU Frédérique s’interrompit. C'était la première fois que le comte la tutoyait. Ce changement de manière lui fit un ef- fet singulier. Elle continua: « Je commence par te remercier de la bonne intention de ton départ. Tu es pure et dévouée comme un ange. Si tu savais, ma chère fille, combien je me repens des con- trariétés que j'ai pu te causer. Je ne t'ai jamais dit, et je n’ai jamais su moi-même avant ce moment, de quel cœur de père je Vadorais, Je voudrais bien te revoir pour te Yexprimer mieux que je ne l'ai fait jusqu'ici. Dieu me permeltra de ne pas mourir sans t'avoir revue, » Cependant, il faut que je reste à Paris, mon entant bien-aimée, pour veiller précisément à des choses qui t'in- téressent, Ne sois pas inquiète de moi. Je ne vais pas mal. Je ne reste, je te le répète, que pour travailler à une chose qui peut hâter ton bonheur. Mais pardonne-moi de désirer qu'il n’y ait pas tant de distance entre nous. Ne pouvant te rejoindre, je te prie de venir me trouver. » Ne crois pas pour cela que ton voyage aura été inutile, Non, il aura produit, au contraire, des résultats auxquels nul de nous ne pouvait s'attendre, » Pour que tu n’aies pas une seconde fois l’ennui de faire toute seule cette longue route, je envoie, pour te ramener, une personne qui arrivera à Eberbach le même jour que cette lettre. « » Frédérique, je te recommande de recevoir cette per- sonne comme tu me recevrais moi-même. Bien qu’elle te soit inconnue, elle taime plus profondément que tu ne peux croire. Aime-la bien, » Et reviens vite avec elle, car les minutes vont me sem- bler des siècles jusqu'à volre retour. » Ton père dévoué, » JULIUS D’EBERBACH, D Frédérique fut frappée du ton à la fois affectueux et grave qui régnait dans toute cette lettre. Évidemment le comte lui cachait quelque chose, Il était survenu un incident quelconque qui avait changé les rap- ports entre eux. La lendresse du comte semblait s'être profondément modifiée, g Qui donc avait pu le rendre à la fois plus sérieux et plus tendre? Et quelle était cette personne inconnue qui allait venir chercher Frédérique? A qui s'adresser dans ce nouveau revirement de sa des- tinée ? Frédérique pensa à Gretchen. Elle avait promis à la chevrière de l’avertir aussilôt qu ello recevrait des nouvelles de Paris, Elle l'euvoya chercher, Gretchen accourut, La chevrière écouta la tecture do la lettre du comte sans dire une parole, Lorsque la lettre fut finie, elle demecura réveuse et * dans ses méditations, — Il faut que je réfléchisse, dit-elle, avant de vous don- ner un conseil. Cette personne qui doit vous ramener va sans doute arriver dans la journée. Je vous demande seu- lement de ne partir que demain matin, Moi, je vais em= ployer tout le jour à penser à ce qu’il faut que nous fas= sions ce soir. | Et elle sortit. Mille idées contradictoires bourdonnaient dans la tête de Gretchen. Le comte était grave et paternel ; et, d’un autre côté, Frédérique lui avait signalé ce tutoiement inaccou- tumé. Pourquoi ce silence de Samuel? Ses anciens soupçons à l'endroit de Samuel Gelb lui revinrent subitement. C'était lui qui avait machiné le départ de Frédérique à l'insu de Julius; qui sait s’il n’y avait pas là-dessous une perfidie et une trahison de cette méchante ame? Il aimait Frédérique; il avait voulu l’épouser, Il s'était retiré bien facilement et bien complaisamment devant Ju- lius, et puis devant Lothariof Croire qu'il se fût retiré sans arrière-pensée, qu’il se fût dévoué sincèrement, Gret- chen le connaissait trop pour cela. Il avait dQ, évidem- ment, se donner les apparences du sacrifice, et chercher en dessous à regagner ce qu'il avait paru céder. Une affreuse idée traversa la cervelle de la chevrière, La lettre de Julius ne disait pas même le nom de Lo- thario, Qu’était devenu Lothario là-dedans? Cette omission de Lothario d’une part, de l’autre la familiarité inusitée, ot enfin la gravité presque triste de la lettre, tout cela n'indiquait-il pas que, d'une façon ou d’une autre, le comte d’Eberbach croyait pouvoir maintenant traiter Fré- dérique comme sa femme ? Ce misérable Samuel aurait-il arrangé la fuite mysté- rieuse de Frédérique de telle sorte que Frédérique edt eu Pair d’être enlevée par Lothario ? L'idée d'un duel entre l’oncle et le neveu ne vint pas à Gretchen ; mais le comte d'Eberbach pouvait avoir traité si mal Lothario que, dans un moment de désespoir, Lo- thario avait pu faire ce que Christiane avait fait autrefois: se tuer. Alors tout s’expliquait, la tristesse de la lettre, l’omission du nom de Lothario, le tutoiement, et cette personn pour ramener Frédérique, et sans doute pour la prévarer en chemin à l’affreuse nouvelle qui l’atlendait à son retour à Paris. Que faire ? Gretchen, enfiévrée et comme folle, passa toute la jour née à rouler toutes sortes de projets insensés. Enfin, le soir tombant, elle prit une grande résolution. Elle se leva brusquement, et, sans s'arrêter une seconde, de crainte que son courage ne faiblit, elle alla droit où elle n’était jamais relournée depuis dix-huit ans, au Trou de l'Enfer, La nuit était noire. De grands nuages sombres, poussés par le vent, s’écra= saiont lourdement sur la lune sinistre, Les spectres des arbres se dressaient dans des attitudes lugubres. A mesure que Gretchen approchait du terrible abime, son cœur se resserrait, comme broyé entre des tenailles, Elle arriva. Son pas fit envoler une centaine de corbeaux qui ni- chaient au bord du précipice, et qui se mirent à tourbil- lonner en croassant. Mais la chevrière ne se préoccupait guère de toutes ces épouvantes extérieures. C’élait la nuit de son cœur qui l'effrayait. Elle s’agenouilla. Puis elle s’écria à voix haute: — Ma Christiane! ma maitresse adorée! chère morte toujours vivante en moi, je reviens, après dix-huit ans, à cet abime qui est ton tombeau, pour te demander ce que je dois faire, et pour suivre la pensée que tu m’enverras, Christiane, si quelque chose des morts leur survit, si ton âme ressent encore les tristesses de ceux que tu as laissés «sur cette terre, si Dieu, à qui j'en appelais, le jour de ta mort, à cette même place, sait toujours protéger les bons et punir les méchants, Christiane! Christiane! Christiane! claire-moi, inspire-moi, parle-moi! — Gretchen ! dit une voix aerriére elle. En même temps une main se posa sur l'épaule de la chevriére. Gretchen se retourna épouvantée. Mais ce qu’elle vit en se retournant redoubla son épou- vante. Christiane, oui, Christiane elle-même, était là, debout à côté d’elle Un rayon de la lune éclairait son visage pâle, mais calme. Elle était vêtue de noir. Elle paraissait agrandie et trans- figurée. Gretchen voulut crier, mais elle ne put articuier une syllabe. La miraculeuse apparition reprit d’une voix lente ect douce : — Ne crains rien, ma Gretchen; Dieu t’a entendue, et moi je te bénis. Léve-toi, ma Gretchen, et suis-moi, Et clle se mit & marcher. Gretchen se leva et la suivit, XLVI ÉTUDES SUR LE REMORDSI, Cependant Samuel Gelb se demandait s'il était bien sûr que ses machinations eussent produit l'etfet qu'il en avait espéré, ‘+ Pouvait-il agir désormais avec la certitude que Lothario était mort? Là était pour lui la question capitale, Dès le lendemain du jour où Samuel avait vu Julius rentrer, pile et morne, à l'hôtel, lui demander où était Frédérique, et le prier de le laisser seul, Samuel était allé à l'ambassade de Prusse et avait interrogé le concierge et los domestiques, ' DIEU DISPOSE. —__— 133 On n’avait pas vu Lothario depuis la veille. Samuel alla chez Julius, et, avant de monter, questionna aussi les gens. Ils n’avaient pas non plus de nouvelles de Lothario. Evidemment, la monstrueuse espérance de Samuel Gelb était réalisée : Julius avait tué Lothario dans un duel sans témoins. Et cependant Samuel avait beau faire, il restait toujours au fond de son esprit des doutes et des inquiétudes. N’y avait-il moyen de rien tirer du comte d’Eberbach. Samuel essaya une fois encore. Mais lorsqu’il prononca le nom de Lothario, Julius lui rappela, d’un ton où il y avait à la fois de la colère et de la tristesse, qu’il fui avait demandé de ne jamais prononcer ce nom devant lui. Samuel parla d'autre chose; puis, quelques minutes après, il tenta une allusion aux faits qui avaient dû se passer à Saint-Denis. Mais Julius détourna aussilôt la con- versation, et dit qu’il se sentait souffrant et qu’il avait be- soin de solitude. Samuel dut sortir comme la veille, sans avoir rien ap= pris. C'étaient bien là toutes les apparences d'un remords, Ces réticences de Julius, cette souffrance quand le nom de Lothario venait dans la conversation, ce besoin de cacher aux yeux mêmes de son meilleur ami l'émotion que ce nom lui mettait sur le visage, tous ces symptômes dénon- çaient assez clairement une catastrophe. C'est égal, Samuel aurait voulu quelque chose de plus positif ; et, pour être sûr de la mort, il aurait fallu qu'il touchât le cadavre. Sa curiosité avide et passionnée se hasarda le lendemain à une sorte d'enquête qui n’était pas sans danger. Il se mit à parcourir les environs de Saint-Denis et d'Enghien, interrogeant les paysans, les aubergistes, les bateliers. N’avaient-ils pas entendu parler d'accident, de noyé, de mort, de duel? Mais personne n'avait idée de ce qu’il voulait dire. Il avait conservé des relations à l'ambassade de Prusse. Il vint, le jour suivant, trouver le deuxième secrétaire, et lui demanda ce qu'élait devenu Lothario. Le secrétaire répondit qu'il n’en savait rien, mais que l'ambassadeur le savait, et qu’il avait dit qu’on ne s'inquiè- {at pas de lui. Il y avait là enfin le commencement d'une piste, Samuel se décida à s'adresser à l'ambassadeur lui- même. Il attendit le moment où l'ambassadeur était soul, et so fit annoncer. L'ambassadeur fit répondre qu'il n'était pas visible, Samuel insista, disant qu'il avait à parler à Son Excel- lence de choses graves. L'huissier l'introduisit alors, L'ambassadeur le reçut froidement, resta debout et no lui dit pas de s'asseoir. — Son Excellence me pardonnera, dit Samuel, de l'avoir dérangée. Mais il s'agit d'une affaire qui me touche au- delà de l'ordinaire, et qui touche aussi, j'ose l'espérer, Son Excellence, — Expliquez-vous, monsieur, répondit Pambassadeur glacial, — Depuls trois jours, un jeune homme que j'aimais comme un fils, et à qui votre Excellence paraissait déjà s'être attachée, Lothario, a disparu, — Je le sais, répliqua l'ambassadeur, toujours du même ton. Après? — Des circonstances qui sont à ma connaissance person- nelle, et qui sont aussi, je crois, à la vôtre, me font craindre qu'il ne soit arrivé malheur à ce jeune homme. On m'a dit que vous saviez ce qu’il était devenu, J'ai pris la liberté de venir me renseigner près de votre Excel- celce. L’ambassadeur interrompit Samuel presque séyére- ment. — Monsieur Samuel Gelb, dit-il, Lothario était mon se- crétaire. De plus, comme ambassadeur, je représente en France la royauté et la justice de Prusse, et je suis chargé de veiller sur nos nationaux, Je ne reconnais à personne le droit d'être plus alarmé et plus curieux que moi, que sa famiile, sur ce qui touche les intérêts de Lothario. Eles- vous son parent? Je sais qu’il a disparu, et cependant, vous le voyez, je ne m'émeus pas, je ne m’agite pas, je n’inter- roge pas tout le monde, depuis les domestiques de Paris jusqu'aux bateliers de Saint-Denis. C'est tout ce que j'ai à vous dire, Mais souvenez-vous que, quand l’ambassadeur de Prusse se tait, monsieur Samuel Gelb a le droit de ne pas interroger. Prononcé de cet accent, le droit ressemble singulière- ment au mot devoir. Et d'un signe de tête l'ambassadeur congédia Samuel. La réception hautaine et glacée de l'ambassadeur ne choqua pas Samuel Gelb. Il n’y vit que le mécontentement d'un homme embarrassé de l'attention éveillée sur un se- cret qu'il veut garder. Cette réserve altière lui parut plutôt un excellent indice, Assurément, l'ambassadeur était dans le secret de la ré- paration, comme il était dans le secret de Poutrage. Seulement, le comte d’Eberbach était trop haut placé par sa fortune et par son rang, et aussi trop près de la mort, pour que son successeur ne voulût pas épargner à son grand nom le scandale et la honte, W ais il n’y avait plus à en douter, Lothario était mort, Car quelle autre explication donner à l'accueil sec et dur de l'ambassadeur? Si Lothario avait été vivant, qu’est- ce qui l'aurait empêché de le dire à Samuel ? ‘attitude de Julius était décidément faite pour donner raison à cette conviction de Samuel. Lorsque Samuel allait voir le comte d’Eberbach, il le trouvait toujours triste, résigné, abattu, plongé dans cette indifférence fatale et morne de ceux qui sont prêls à tout et qui ne tiennent plus à rien. Le comte d’Eberbach ne sortait plus de son hôtel et ne recevait plus personne, excepté Samuel, Avec Samuel, il parlait à peine, écoutait les conseils qu'il lui donnait, ne faisait pas d'objections, et semblait décidé à so laisser conduire et à ne plus agir par lui- DIEU DISPOSE. Samuel s'expliquait ce renoncement et cette inertie par la secousse violente qu'avait dû produire dans cette faible organisation l'acte sanglant que Julius avait dû commettre, Le ressort de la volonté avait dû être brisé du coup. L'âme de l'oncle était morte de la balle qui avait frappé le neveu. Cependant, Samuel essayait de tirer quelques paroles de ce spectre d’une intelligence, U faisait comme les chirur= giens qui, pour constater la mort, piquent le cadavre. Le soir du quatrième jour, il était dans le cabinet de Julius. Une seule lampe éclairait maigrement la haute pièce. Samuel était debout contre un secrétaire de Boule, Julius à demi étendu sur un canapé, accablé et somnolent, — Eh bien! dit Samuel, quel est ton avis sur les nou= velles politiques ? Le comte d’Eberbach haussa les épaules, — C'est à lu politique que tu penses, toi? dit-il en re= gardant fixement Samuel, — Et à la politique seule! Tu no veux plus t'en occu= per, mais elle te forcera bien de penser à elle, tu verras, As-tu lu seulement les journaux de ce matin? — Est-ce que je lis les journaux ? dit le comte d’Eber- bach. : — Oh! je vais te réveiller, dit Samuel. Et il alla prendre sur une table le Moniteur, parmi un tas de journaux dont la bande, en effet, n’était pas dé~ chirée. Tu sais, poursuivit Samuel, que la chambre des députés Clait prorogée ; eh bien, maintenant, c’est mieux, elle est dissoute. Voici l'ordonnance dans le Moniteur. — Ah! dit Julius, indifférent. — Oui, voilà où les choses en sont venues. Le roi a parlé d’une manière qui n’a pas plu à la chambre; la chambre a répondu d’une manière qui n’a pas plu au roi. Alors le roi s'adresse au pays, comme un écolier battu par son camarade va se plainre au maître. Pauvre Charles X, qui a encore cotte naïveté de croire que le pays lui don- nera raison. La nation lui est plus hostile que les députés. Dans la chambre, il a contre lui deux cent vingt-un vo- tans; dans la France, il a contre lui tout le monde. Le peuple a bien pu subir, mais non accepter une dynastie ramenée par les Prussiens et par les Cosaques. Le sang français est un mauvais baptême pour uno têle royale. Les électeurs renverront les mêmes députés, sinon de plus vio- lents, Et alors que fera le gouvernement? Charles X est trop chevaleresque et trop aveugle pour accepter ce souf- fle! et pour se résigner à la volonté de la nation. La disso- lution de la chambre, c’est la guerre déclarée, Bravol les provocations vont leur train, et nous ne tarderons pas à voir le duel & mort du roi et du pays. Samuel avait-il prononcé avec intention ce mot de « duel à mort?» I regarda Julius sans doute pour voir l'effet que ce mot lui faisait, $ Baisse un peu la lampo, je Ven prie, dit Julius, cette lu- mièro est trop vive pour mes yeux fatigués, — C'est cela, pensa Samuel, il ne veut pas que jo voio sur son front le sanglant reflet de son duel, x DIEU DISPOSE. 135 EEE Il baissa la lampe et tenta encore de blesser Julius dans les opinions qu’il lui supposait, d’allumer une discussion peut-être. i — Ce qu'il y a de plus amusant dans tout cela, reprit-il, cest la mine effarée et piteuse de cette bonne opposition que la cour croit si terrible, c’est la peur que les libéraux ont de leur audace, La bourgeoisie veut bien taquiner le roi, mais elle ne veut pas-le renverser. A vrai dire, je la trouve excellente de nous aider à combattre la royauté, En somme, elle a tout : les capitaux sont entre ses mains, et par suite, le gouvernement, puisque l'élection est aux ri- ches. Qu'est-ce qu'elle peut désirer? Si elle n’était pas aveugle et si elle était capable de voir où elle va, elle se ferait hacher en morceaux plutôt que de faire un pas de plus. Car, au fond, elle ne craint et elle ne redoute que le peuple! Si tu voyais le dessous de ces farouches tribuns qui paraissent si révolutionnaires ! Hier, devant moi, Odi- lon Barrot, à qui quelqu'un disait qu’à un coup d'état il fallait riposter par une révolution, se récriait et s’effrayait à l’idée d’appeler le peuple dans la rue. La légalité, ils ne sortent pas de là, Tout contre les ministres, rien contre le roi, 1) faudra poutant bien qu'ils y viennent, Je me divertirai bien le jour où, visant un portefeuille, ils casseront la couronne, 7 Julius semblait indifférent à toutes ces nouvelles, et ne répondait pas, — Dis donc, demanda Samuel changeant brusquement de sujet, as-tu enfin écrit à Frédérique ? Un tressaillement imperceptible échappa à Julius. Mais la lumière de la lampe était si faible, que Samuel ne put le surprendre, — Oui, répondit Julius, je lui ai écrit ce matin même, — C'est bien heureux! reprit Samuel. Elle devait com- mencer à m'en vouloir, mais tu sais à quel point je suis innocent. J'avais promis de la rejoindre, ou au moins de lui écrire, aussitôt que je l'aurais appris son départ, Mais à présent tu ne parles plus, et je ne savais que lui dire. Elle doit être bien inquiète, Eh bien! lui annonces-tu que tu vas la rejoindre ? — Ma foi, non, dit Julius. Que veux-tu que j'aille faire sur les routes? Je lui écris de revenir à Paris quand elle voudra, — Tu no parais guère prossé de la rovoir, reprit Sa- muel, examinant à la dérobée le visage du comte d'Eber= bach. — Tu te trompes, fit Julius, Je serai bien heureux do l'embrasser encore. Mais, vois-tu, je suis dans une situa- tion d'esprit à ne plus m’agiler pour grand'chose, Je n'ai plus la force de vouloir. Tu sais que depuis longtemps je n'ai plus qu'un seul désir : la mort, Et ce désir s'est encore grandement augmenté, Il se souleva sur son séant. — Voyons, toi, Samuel, tu dois maintenant le savoir? Et Julius prononea ces derniers mols avec un accent ot un regard singuliers. — Tu dois le savoir, à coup sir, répéta-t-il ; décidé. ment, quand mourrai-je ? — Eh! mon Dieu! répondit Samuel presque brutal, jete l'ai déjà dit vingt fois, tu as devant toi des semaines, des mois peut-être, qui sait? des années. Ce qui te tue, ce n'est pas une maladie, c’est l'épuisement. Il n’y a possibi- lité de rien prévoir à heure fixe. Tu peux prodiguer ton reste d'énergie en un jour, comme tu peux l’économiser et le faire durer goutte à goutte. Quand la lampe man- quera d’huile, elle s’éteindra, voilà tout. — Cela dépend de moi? demanda le comte d’Eberbach. — Sans doute, De qui cela dépendrait-il ? — Oh! je ne dis pas que ce soit de toi, Samuel, Et, après un silence : — Si tu pouvais quelque chose là-dedans, Samuel, co que je te demanderais, va, ce ne serait pas le prolonge- ment d’une misérable existence comme la mienne, inutile et stérile. Que j'aie seulement le temps d'achever une chose que j'ai commencée, et ensuite je suis prêt; la mort peut venir me chercher. w — Quelle chose as-tu commencée? demanda Samuel. — Je suis en train, dit Julius, de récompenser chacun comme il le mérite, Sois tranquille, tu ne seras pas oublié. Julius dit cela d’un ton si étrange, que Samuel ne put comprendre si c’élait une promesse ou une menace. Mais il fut bientOt rassuré par le sourire confiant de Julius. — Mon cher Samuel, continua Julius avec abandon, ne m'en veux pas de l'humeur maussade que tu peux me trouver depuis quelques jours. Ne m’abandonne pas pour cela, je ten prie. Je sais tout ce que je te dois, sois-en sûr, et crois bien que je ferai tout co qui sera en mon pouvoir pour t'en payer. Sois indulgent et patient avec moi. Tu sais que j'ai toujours eu un caractère indécis et féminin. Quand nous étions jeunes, c'élait toi qui me di- rigeais, tu ten souviens. Tu étais l'arbitre de mes actions, le maître de mes pensées, Eh bien! je désire, je veux qu'il en soit de même à présent, et plus entièrement en- core, si c'est possible. Samuel, continua-t-il presque solennellement, je remets entre tes mains ma destinée, ma volonté, ma vie, Décido pour moi, agis pour moi. C'est tout au plus si je veux te regarder faire ou dire. Prends ma vie, entends-tu ? Je ne te dis pas cela comme un mot en l'air, je te parle comme un homme fatigué, qui voudrait bien qu'un ami dévoué de cœur et résolu d'esprit, lui épargndt la responsabilité de sa vie et de sa mort, Écoute-moi bien, Tu jugerais à propos de me tuer pour m'épargner le resto de mes souffrances et de mes ennuis, jo trouverais que tu fais bien, et {> l'absoudrais pleine- ment de tout remords et de tout scrupule, Tu m'as en- tendu ? Samuel regarda Julius en face, pour voir si sa role n'était pas une sanglante ironie, Mais Julius reprit, calme et grave, répondant en quelque sorlo à sa pensée : — Samuel, je n'ai jamais été si sérieux de ma vie, Samuel sortit ce jour-là profondément préoccupé des paroles de Julius, 456 DIEU DISPOSE. oo — Oui, pensait-il en marchant dans les rues, le remords du meurtre de Lothario l’a achevé; il n’ose plus vivre, et avec sa frèle nature, il n’a pas le courage de se tuer. fl voudrait bien rejeter sur moi la responsabilité de son suicide. Quant à sa délicatesse et à l'absolution qu’il me donne, il est bien bon de penser à m’épargner le scrupule. Est-ce que j'ai des scrupules ? Brave homme, qui s’imagine que j’ai besoin de sa per- mission pour disposer de lui! Il m’appartient, comme Vin- férieur au supérieur, comme la matière à l’esprit, comme la bête à l'homme, Est-ce que l'homme a besoin de la permission du bœuf ou du mouton? Oh! non, certes, ce n’est pas le scrupule qui m’arréte. Je ne demande pas si la chose est légitime, mais seulement si elle est utile. Voyons, Lothario est mort, c’est certain, Julius n’a plus au monde que Frédérique et moi. Son testament doit lais- ser une bonne part de ses biens à Frédérique; mais, comme il me le disait tout à l’heure, il ne m'y a pas oublié. D'ailleurs, quand même il laisserait tout à Frédérique, qu'est-ce que cela peut me faire? Lothario supprimé, Frédérique me revient. Elle m’appartient d’autant plus que j'ai eu la générosité de la céder, et elle est liée à moi par une double recon- naissance. Mon double sacrifice multiplie les droits que j'avais sur elle. Donc, la mort de Julius me donne Fredérique et la richesse. Je pourrais me débarrasser tout de suite de ce moribond. Mais, d’un autre côté, si j'attendais quelque temps, il m’é- pargnerait sans doute l'ennui de m’en mêler. Au train dont il va, il ne tardera pas à mourir tout seul. — Allons! il a beau dire, je n’y mettrai pas la main. A moins que les événements politiques ne se hatent. Car il faut que je touche en même temps mon double but. Il faut que la révolution qui va remuer la France et l'Europe me trouve riche des millions de Julius, pour que cette stupide Tugendbund n'ait plus de prétexte à m’op- poser, et me nomme un de ses chefs, c'est-à-dire son chef. C'est dit. Voilà le plan : me tenir prét, épier les choses qui se préparent dans la cervelle trouble des ministres et dans Jes intrigues ténébreuses des conspirations ; et, si Ju- lius n’a pas la complaisance de s’en aller assez vile, s'il s'obstine malhonnétement à m’empétrer les pieds dans le fil grêle et prêt a rompre qui le retient à Ja vie, donner alors un coup de pied dans ce fil d’araignée et le briser. XLVII CE QUI S'ÉTAIT PASSE A SAINT-DENIS LE JOUR DU DUEL. Lothario était-il mort en effet, comme le supposait Sa- muel Gelb? Quel était le secret de son étrange et inexpli- cable disparition? Pour répondre & ces questions, il est nécessaire quo nous revenions un peu sur nos pas, et que nos lecteurs nous permettent de les ramener au jour méme du duel fatal entre Lothario et Julius. Au moment où le comte d’Eberbach sortit de l’ambas- sade, après avoir souffleté Lothario de son gant en pré- sence de l'ambassadeur, et lui avoir dit d'attendre un mot qu’il allait lui écrire, Lothario ressentit une des plus poi- gnantes émotions qu’il eût éprouvées de sa vie. Dans son existence jusque-là si facile et si heureuse, où, fortune, position, tout lui avait souri; où le dévoñment même avait été une joie; où l'amour n'avait été d’abord un chagrin que pour devenir une plus charmante espé- rance, et Où il n’avait eu de transes et de craintes que tout juste ce qu’il en faut pour mieux faire sentir le bon- heur, on peut dire que le neveu du comte d’Eberbach n’a- vait presque pas connu la souffrance. Mais le malheur lui faisait bien payer en un jour cet arriere. Ce dur créancier de tout le monde ne lui avait accordé du temps que pour le ruiner d’un seul coup par l’accu- mulation de la dette et des intérêts. Lothario était placé dans une situation terrible. Insulté par l’homme qu'il aimait et qu’il respectait le plus au monde, outragé de la façon la plus humiliante, devant un témoin, sans même soupçonner le motif de l'affront ! Placé entre ces deux lâchetés : ou dévorer un outrage public et ineffaçable, ou frapper son bienfaiteur malade, son père mourant! Passer pour un homme sans courage, ou pour un parent sans cœur! Choisir entre la honteet Vingratitude ! Dilemme fatal, impasse lugubre, d'où il ne pouvait se tirer que par le suicide. Oui, se tuer, ce fut la première idée qui lui vint. Mais à son âgel mais quand il était aimé de Frédéri- que ! la mort était une redoutable et cruelle extrémité. Et puis, jusqu’à la dernière minute, il y avait encore une chance que la lumière se fit. Ce ne pouvait être qu’un malentendu qui avait poussé le comto d’Eberbach à cet acte de fureur. Le comte pouvait revenir de son erreur funeste ; un hasard pouvait l’éclairer : il fallait espérer jusqu'au bout. Lorsque Julius fut parti, menaçant et violent, il y eut entre Lothario et l'ambassadeur, entre l’insulté et le t6- moin de l’insulte, un long et douloureux silence. Les idées et les sentiments que nous venons de dire se pressaient et tourbillonnaient dans la tête et dans le cœur de Lothario. L’ambassadeur était tout oppressé et ne savait que dire, Enfin Lothario s’efforga de parler. — Monsieur l'ambassadeur, dit-il, vous êtes un gentil- homme, et vous avez vu ce qui vient de se passer. L'ou- trage est sanglant. Le comte d'Eberbach est comme mon père, Que faut-il que je fasse? — Dans une pareille extrémité, répondit l'ambassadeur, nul homme ne peut ni ne doit en conseiller un autro. L'alternative est trop grave pour qu’il me soit permis de prendre une telle responsabilité, Je vous estime et je vous aime, Lothario, Mais, fussiez-vous mon fils, je ne pourrais DIEU DISPOSE. 137 oo ———————— = que vous dire : Descendez dans votre conscience, et faites uniquement ce qu’elle vous conseillera. — Ah! s’écria Lothario, ma conscience est partagée en deux comme mon cœur. D'un côté l'honneur viril, de l’autre la reconnaissance filiale. — Choisissez, dit l'ambassadeur. — Le puis-je ? Y a-t-il un choix possible entre l’ingrati- tude et la lâcheté? — Cependant, voyons, reprit l'ambassadeur. Monsieur le comte d’Eberbach n’est ni un furieux ni un insensé. Qu'il vous ait toujours aimé et traité paternellement, c’est ce dont témoigne votre douleur même. Pour qu’il ait changé si brusquement de caractère et de conduite envers vous, il faut qu’il ait un bien sérieux motif. — Vous croyez que j'ai mérité l’affront ? demanda Lo= thario. — Il le croit, lui. Évidemment, il ne vous aurait pas insulté de cette manière, lui toujours si tendre pour vous, s'il n’était pas convaincu que vous lui avez fait quelque offense irréparable. C’est une méprise, j’en suis persuadé, — Oh! oui, interrompit vivement le désolé Lothario. — Eh bien! puisque vous me demandez conseil, le con- seil que je vous donne est de tout faire pour remonter à la source de cette méprise. Trouvez quelqu'un qui soit in- time avec votre oncle, et tachez de savoir ce qu’il y a au fond de sa colère. D'ailleurs, il ne va pas en rester là; il va probablement vous envoyer un rendez-vous; il faudra des témoins. Les témoins ne permettront pas un duel sans en connaître le motif. Vous saurez donc tout, et vous pourrez prouver à votre oncle qu'il se trompe. — Oui, Votre Excellence a raison 1 s’écria Lothario, Oh! merci. — Rien n’est encore perdu. La cause de l’injure, voilà ce qu’il faut savoir. Lothario quitta l'ambassadeur, un peu plus calme, et remonta dans son appartement, La cause de l’injure! Peut-être seulement la lettre du comte d’Eberbach allait-elle la lui dire, Il attendit. Dans tous les cas, comme l'avait trés-bien dit l'ambassa- deur, les témoins auraient droit de demander pourquoi le duel, et il serait encore temps de tout arranger, — Voici une lettre très-pressée, dit tout à coup un do- mestique. Lothario se jeta dessus. — Allez, dit-il. Le domestique sortit, anxiété, Lothario ouvrit la lettre avec Il lut: « Je yous ai ingulté. Vous ne pouvez pas ne pas me de- mander une réparation. Je vous l'offre, » A six heures, aujourd'hui même, soyez au pont qui précède Saint-Denis. Traversez-le, tournez à gauche et longez le fleuve pendant dix minutes environ. Quand vou serez arrivé à une épaisse rangée de peupliers, si vous n> me voyez pas, attendez-moi, » Venez ser]. Je viendrai seul aussi. J’apporterai une paire de pistolets. Un seul sera chargé. » Vous en choisirez-un vous-même, » Si vous me tuez, cette lettre même vous servira de justification. Je reconnais que je vous ai provoqué et souf- fleté, que je vous ai mis dans la nécessité absolue de vous battre, sous peine d’être déshonoré publiquement, et que c'est moi qui ai réglé et exigé les conditions du combat. » Si je vous tue, ne vous inquiétez pas de moi. Je suis dans une situation à n’avoir aucune crainte. » Mais il faut que l’un de nous deux meure. Au moins un, peut-être tous deux. Je suis trop malheureux, et vous êtes trop misérable. D JULIUS D'EBERBACH. D Cette lettre éteignit la dernière lueur d'espérance qui restait au cœur de Lothario. Elle ne disait pas un mot du grief que le comte d’Eber- bach croyait avoir contre son neveu, et elle Ôtait à Lotha- rio toute chance d’en rien apprendre, en exigeant un duel sans témoins. Pourtant, il sentait de plus en plus, au fond de cette af- freuse situation, une affreuse méprise qu'il fallait éclair- cir à tout prix. Il avait beau fouiller ses souvenirs, il n’a- vait rien fait qui autorisât ni même qui expliquât la vio- lence du comte, Il avait des torts peut-être envers son oncle. Fiancé et marié par lui à Frédérique, il n'avait peut-être pas assez ménagé la susceptibilité d'une position délicate et exception- nelle entre toutes. Il n’avait pas assez respecté la jalousie du comte d’Eber- bach, il n’avait pas assez eu soin de ne pas donner méme de prétexte à ses soupcons, il avait méconnu ses ordres en revoyant deux ou trois fois Frédérique sur la route d'En- ghien. Mais de ces obéissances, excusables par son âge, par son amour et par les termes où le comte lui-même l'avait placé vis-à-vis de Frédérique, de ces écoles buissonnières de l'amour, à des torts réels, à une offense sérieuse, à une injure qui justifidt les représailles du comte d’Eberbach, il y avait un abime, Ce n'était pas assurément pour des fau- ies de cette nature que son oncle pouvait le flétrir du mot qui terminait sa lettre, et l'appeler : un misérable. Oh! il y avait là-dessous quelque chose, quelque machi- nation, quelque trabison ! Mais qui lui révélerait le mot de cette sombre énigme ? Aller droit à son oncle, lui demander une explication ot le forcer à tout dire, Lothario n'y pouvait plus penser. Co serait d'ailleurs s'exposer à de nouvelles violences de- | vant ceux qui pourraiorg être là, devant les domestiques, devant tout le monde. Et il y avait déjà assez de publicité sur cette triste et sombre aventure, Puis, si filial que fat Lothario, et si désespéré de se trou- ver en lutte avec celui qui avait toujours été si bon pour lui, il était homme, et tout son sang se révoltait à l'idée duller demander des explications à un homme qui l'avait souffleté deux fois dans la même journée, de ce gantet de | celle lettre, A qui donc s'adresser ? à monsieur Samuel Gelb peut- être! Cui, monsieur Samuel Gelb lui avait donné des preuves d’une amitié sincère, à lui et à Frédérique. Lui, amoureux de Frédérique, maître de son avenir, la tenant par le passé et par son serment, il avait eu la ma- gnanimité de renoncer à elle et de la donner à Lothario, Et depuis, sa générosité ne s'était pas démentie un seul instant. Il avait sans cesse pris le parti de Frédérique et de Lo- thario contre les maussaderies du comte d’Eberbach. C’é- tait là un ami solide, qui ne ferait pas défaut dans une circonstance aussi décisive. Monsieur Samuel Gelb, d’un autre côté, était le seul ami du comte d’Eberbach; il savait peut-être quelque chose ; il pourrait intervenir au besoin, Lui seul était capable de tout éclaircir et de tout pré- server. C'est alors qu’il alla à Ménilmontant. C’est alors que Sa- ‘muel, caché et enfermé dans sa mansarde, fit dire qu’il était absent, et que Lothario lui Jaissa un mot dans lequel il lui disait le malheur qui venait de lui arriver, le conju- rant, Sil rentrait, de courir chez son oncle ou de youloir bien passer à l'ambassade, de voir enfin ce qu’il y avait à faire dans cette déplorable circonstance. Remonté dans sa voiture, Lothario eut un accès de dé- couragement profond, Si monsieur Samuel Gelb ne ren- trait pas? Et il ne rentrerait pas, =» S'il rentrait, ce serait pour diner. I serait trop tard. Qui aller trouver? Frédérique? Mais c’eût été s’exposer à rencontrer le comte d’Eberbach, à paraître le braver en- core. Sans qu’il en eût la moindre preuve, son instinct avertissait clairement Lothario que c'était à cause d’elle que ce duel avait lieu. C'était elle qui le faisait, ce n’était pas clle qui pouvait l'empêcher. Alors Lothario n’avait plus personne... Si, il avait en- core quelqu'un... Olympia ! Oui, en effet, comment n’y avait-il pas pensé plus tôt? Olympia ne lui avait-elle pas fait promettre que, s'il cou- rait jamais quelque danger que ce fût, il l'en préviendrait immédiatement ! Ne lui avait-elle pas dit qu’elle pouvait tout sur le comte d'Eberbach, et que, pourvu qu’elle fût avertie à temps, elle le sauverait de toute catastrophe qui pouvait lui venir de la volonté de son oncle! Elle s’abusait peut-être, ello s’exagérait peut-être l’in- fluence qu’elle avait sur le cœur du comte d'Eberbach. Mais Lothario n’en était pas à faire le difficile avec ses chances et à en dédaigner aucune, Olympia lui avait, d'ailleurs, parlé d’un ton si pénétré ets1 sûr do ce qu'elle disait, qu'il l'avait crue sur le mo- ment; à plus forte raison la croyait-il maintenant, qu'il n'avait plus d'espoir qu'en elle, Il arrêla donc son cocher, et lui dit d'aller au quai Saint- Paul, DIEU DISPOSE. Ti était un peu plus d'une heure quand il se fit annons cer chez la cantatrice. Olympia, en le voyant entrer, fut frappéo de l’expres- sion accablée de sa physionomie. — Qu’avez-vous donc? dit-elle en accourant à lui. — Vous m'avez demandé d’avoir toute confiance en VOUS... — Eh bien? interrompit-elle. — Eh bien! il n'arrive un grand malheur, — Vile! qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle pâlissantes — Voici, dit Lothario. Et, balbutiant de douleur et de honte, il raconta l’in= sulte publique que son oncle lui avait faite. Olympia l'avait écouté, conslernée, sans dire une pa- role. Quand il eut fini ; — Et vous ne devinez pas la cause de la colère de votre oncle ? demanda-t-elle.. —— Je n’en ai pas le moindre soupçon, dit Lothario. Tout ce que j'ai à me reprocher à son égard, c’est, vous le sa- vez, d’avoir rencontré deux ou trois fois Frédérique sur la route d'Enghien, depuis qu’il nous a défendu de nous voir seuls. J'étais à cheval, elle en voiture. Nous avons causé chaque fois cing minutes, Sur mon âme, je n’ai pas d'au tre tort que celui-la. Il n’est pas possible que ce soit pour un motif aussi léger que mon oncle se soit porté à un ex- cès de cette nature, — Oh! murmura Olympia, il y a du Samuel Gelb la dessous. " — Monsieur Samuel Gelb n’a eu rien à dire contre nous. — Desdemona et Cassio sont innocents, répondit la chan= teuse, et cependant Yago, avec une parole, les fait tuer par Othello. Je vous avais dit de vous défier de cet homme, — Pourquoi m'en voudrait-il? demanda Lothario. — Les méchants n’ont pas besoin de raison pour hair, Lour méchanceté suffit. Et puis, vous lui avez pris une femme qu’il aimait. — Je ne la lui ai pas prise, c’est lui qui me l'a donnée. S'il est furieux que l'avenir de Frédérique m'apparlienne, il avait un moyen bien simple de faire qu’elle ne fût pas à moi, c’élait de la garder. — Quelquefois on donne, et ensuite on regrette ce qu’on a donné. D'ailleurs, il avait peut-être des raisons que nous ne savons pas, Je ne me charge pas de vous éclairer ses trames ténébreuses. Mais, allez! je le connais, et je con= nais le comte d’Eberbach, et je vous réponds que dans le gant qui vous a frappé au visage, il y avait la main do Sa muel Gelb! Lothario hésitait devant une conviction si résolue. — Croyez-moi, insista-t-clle. Il y a des choses qu'il est inutile que je vous dise, et qui vous convaincraient. Mais, dans ce moment, l'essentiel n’est pas de savoir de qui vient le coup, c’est de le parer. Depuis que vous avez reçu la lettre de votre oncle, avez-vous fait quelque choso? Lothario reconta sa visite à Ménilmontant, et le billet qu'il y avait laissé, DIEU DISPOSE. 159 — Ainsi, c'est à lui que vous avez pensé d’abord! s'é- cria-t-elle. Mais, n'importe! Ce n’est pas l'heure des récri- minations et des reproches. Il est encore temps. Soyez tran- quille. Je vous remercie d’être venu. Je vous sauverai, et je sauverai le comte d’Eberbach. Je vous aime comme mon fils, et lui... il saura bientôt peut-être comment je Yaime. — Merci, merci, madame, — Ah! reprit-elle, votre salut à tous deux me coûtera cher, mais le sacrifice que j’ai toujours reculé et que je ne voulais faire qu’à la dernière extrémité, je l’accomplirai, quand je devrais en mourir. — Oh! madame, dit Lothario, je ne veux pourtant pas que mon salut soit acheté d’un tel prix. — Laissez-moi faire, enfant. Laissez faire Dieu, qui est dans tout ceci. Voyons, arrangeons tout, A quelle heure, dites-vous, que le comte d’Eberbach vous a donné rendez- vous au pont de Saint-Denis? — À six heures. — Bon! pourvu que vous partiez à cinq heures, ce sera assez tôt. Cela nous donne trois heures de répit et de ré- flexion. Ces trois heures, faites-en ce que vous voudrez. Vous allez me quitter, sortir, vous promener, voir vos amis, faire vos affaires, sans trouble, sans inquiétude, exactement comme si rien n’était arrivé. Ah! soyez certain que, de nous deux, ce n’est pas vous qui avez le plus à trembler, à douter, à souffrir, Mais n'importe! l'heure de- vait venir; elle est venue, — L'heure de quoi? demanda Lothario tout étonné, — Vous le saurez. Ainsi, allez vous promener au soleil. Moi, pendant ce temps-là, je penserai, jo réfléchirai, je prierai surtout. A cing heures, vous viendrez ici, et je vous dirai ce que j’aurai résolu. Mais soyez pleinement tran- quille, dès ce moment il n’y a plus de péril pour vous. — Oh! madame} dit Lothario, ne sachant s'il devait croire, — Ah! reprit-elle, je n’ai pas besoin de yous prévenir que, parmi les amis que vous pouvez aller voir, j'excepte monsieur Samuel Gelb. Vous avez déjà fait une bien grande imprudence en allant à Ménilmontant. Par bonheur, vous ne l'avez pas trouvé. Ne retournez pas à l'ambassade, votre billet l'y amènerait peut-être, et il vous donnerait quelque conseil perfide qui compromettrait tout, Vous me jurez, n'est-ce pas, de ne pas l'aller voir et de faire tout pour l'é- vitor? — Je vous lo jure. — Bien. Allez maintenant. A cinq heures. Soyez exact, — A cing heures, Lothario sortit, rassuré malgré lui. Celte certitude d'O- lympia avait fini par passer en lui, Cinq heuressonnaient lorsqu'il remonta l'escalierd'Olym- pia. Il la trouva grave ot triste, Il allait recommencer à s'inquiéter ; elle remarqua son impression et se mit à lui sourire. — N'ayez pas peur, dit-elle, Vous Mes sauvé, Co n'est pas votre avenir, à vous, qui m'altriste, allez, = list-co done le vôtre? demanda-t-il. Elle ne répondit pas. — Vous avez une voiture en bas, dit-cile en se Ie vant. — Oui. — C'est bien. Partons. — Vous venez avec moi? demanda-t-il avec surprise. — Oui, nous partons ensemble. Quel inconvénient y voyez-vous ? — Mais je vais au rendez-vous du comte, répondit-il. — Eh bien! ce n’est pas vous que ie comte y trouvera, c'est moi. — C’est impossible! s’écria Lothario. — Pourquoi impossible? — Parce que j'aurais l'air de fuir, d’avoir peur, d'en- voyer une femme à ma place pour attendrir un adver- saire ; parce que le comte me mépriserait; parce que je serais déshonoré! C’est impossible! — Votre honneur ? dit Olympia. J’y tiens plus que vous. Ecoulez, Lothario, Je vous parle sérieusement. J'ai connu votre mère, entendez-vous. Eh bien! c'est au nom de votre mère que je vous parle. Sur la mémoire de votre mère, je vous donne ma parole que votre honneur ne court aucun risque dans ce que je vous propose. Me croyez-vous, main- tenant? — Madame, dit Lothario avec hésitation et trouble. — D'ailleurs, continua-t-elle, vous serez là. Vous vous tiendrez dans la voiture, à quelques pas de l’endroit où je parlerai au comte d’Eberbach. Si le comte, après que je ui aurai parlé, ne court pas à vous et ne vous embrasse pas, et ne vous remercie pas, vous serez libre de paraître et de terminer l'affaire comme votre honneur le comman- dera. De cetle façon, vous n'avez plus d'objeetion à ce que j'aille avec vous, je suppose? — Madame, madame, il ne s'agit pas ici de compromis ou de biais de femme. Vous ne m’abusez pas pour me sau- ver ? Madame, sur tout ce qui vous est cher au monde, vous me jurez que, si vous n’apaisez pas le comte, je pours rai toujours offrir ma vie à sa colère! — Oui, précisément ; sur tout ce que j'ai de plus cher au monde, je vous le jure, Lothario. Lothario hésitait encore, — Allons, partons toujours, dit-il comme avec regret, Les doutes veulent des heures, et nous n’avons que des minutes. Ils montèrent en voiture et roulèrent rapidement vers Saint-Denis, Mais, en route, les scrupules assaillirent de nouveau le fler jeune homme, Envoyer une femme à sa place dans une affaire qui ne pouvait so passer qu'entre hommes, il y avait là quelque chose qui répugnait insurmontablement à son caractère, — Mon cher enfant, lui dit Olympia, vous ne faites pas attention que nous ne sommes pas dans des circonstances de tous les jours, Hélas} notre situation à tous est encore bien plus exceptionnelle que vous ne vous lo figures. Co n'est pas lo moment de nous arrûler aux susceptibilités vulgaires, I s'agit ici do choses et de misères uniques, en- tondez-vous bien ? Songez combien de fois déjà le défaut 140 DIEU DISPOSE. de confiance vous a fait manquer votre bonheur. Si vous nous aviez parlé, au comte d’Eberbach ou à moi, de votre amour pour Frédérique, vous seriez son mari à l'heure qu’il est, et aucun de ces sinistres événements ne serait arrivé. Ne retombez donc pas toujours dans la même faute. Au nom de notre bonheur à tous, fiez-vous à moi. — Oui, dit Lothario, mais il y a quelque chose de plus fort que tous les raisonnements : le comte d’Eberbach m'a donné un rendez-vous, et il croira que je n’y suis pas venu. — Il ne le croira pas, répliqua la cantatrice. Je lui dirai tout d’abord que vous êtes là, tout près, à ses ordres. — Vous commencerez par lui dire cela, n’est-ce pas? Yous me le répétez, vous me le jurez encore? — Je vous le jure. O mon fils, sachez donc bien que votre honneur et votre bonheur sont, en ce moment, l’uni- que intérêt de ma vie. Ils arrivaient au pont. — Nous voici arrivés, dit Olympia. Où est le lieu du rendez-vous ? — A gauche, dit Lothario anéanti. Il faut marcher dix’ minutes, Jusqu'à une rangée de peupliers. — Bien. Elle frappa à la vitre de devant pour faire arrêter. — Vous allez rester dans la voiture, dit-elle à Lothario. Moi, j'irai à pied. Et, sans laisser à Lothario le temps de réfléchir et de ré- péter ses objections, Olympia descendit et ditelle-même au cocher d’aller à droite, à cent pas du pont, et d’attendre. — Bon espoir | cria-t-elle à Lothario, et aussi sans doute à elle-même. Lothario retomba accablé, éperdu, la tête entre ses mains, dans un coin de la voiture. Pour Olympia, elle se mit à marcher le long de la Seine. Le jour déclinait. Le couchant moirait l'eau de ces lueurs éclatantes et sombres à la fois qui mêlent dans une der- nière lutte le jour et la nuit. L'air tiède se tempérait de la fraîcheur du soir. Des ber- geronnettes, que l'approche d’Olympia dérangeait sans les effrayer, s’envolaient devant elle et allaient se poser à quelques pas plus loin. Des nids, qui commencaient à s'endormir, jasaient en- core doucement dans les arbres de la rive. Olympia marcha vite, et comme sans réfléchir, jusqu'à la rangée de peupliers. Elle regarda autour d'elle, Lo comte d’Eberbach n'était pas arrivé. Elle aperçut une petite anse ombragée de quelques sau- les. Elle s'y assit dans l'herbe, Là, elle attendit, voyant sans être vue. Une ardente émotion faisait sauter son cœur dans sa poitrine, — L'heure est venue! murmurait-clle, Tout à coup elle tressaillit, Un homme enveloppé d'un grand manteau svavancait lentement de son côté, cherchant des yeux autour de lui, Lorsque cet homme ne fut plus qu’à deux pas d’elle, elle se leva brusquement. XLVIII OU OLYMPIA DIT A JULIUS QUI ELLE ESTe — Olympia! s’écria le comte d’Eberbach, stupéfait. — C’est moi-même, dit Olympia en s’avancant. Vous ne vous attendiez pas à me trouver ici. — Je ne vous savais pas même en France, répondit Ju- © lius. Mais, reprit-il en se remettant, comment êtes-vous à cette place ? Saviez-vous donc que vous m’y trouveriez ? — Je le savais. — Je comprends alors, dit le comte, dont le front s’ob- seurcit. — Qu'est-ce que vous comprenez? demanda Olympia. — Je comprends que celui que je m'attendais à trouver ici a essayé de vous envoyer au rendez-vous, pour tenter un accommodement impossible, ou pour demander une grâce qu’il n’obtiendra pas. J'en suis fàché, je le croyais au moins brave. — Ce n’est pas une grâce qu’il lui faut, répondit grave- ment Olympia, ce sont des excuses. — Des excuses, à lui! au misérable! s’écria Julius. Ah! il a bien fait de ne pas venir me dire cela lui-même, je n’aurais pas eu la patience de le laisser achever. Mais qu’il n’espere pas m’échapper, le lâche! je saurai bien le re- trouver. — Vous n'aurez pas à le chercher bien loin. Il est ici. — Où cela? — À cinq minutes du chemin. Il voulait venir, c'est moi qui l'ai forcé d'attendre. Quand je vous aurai parlé, il sera à vos ordres, si vous persistez dans votre dessein. — Si j'y persiste! — Mais vous n'y persisterez pas quand vous m’aurez entendue. — Après comme avant. Ecoutez, madame, toute parole est inutile. Ce n’est pas là une affaire qui regarde les femmes. Je vous remercie de la peine que vous avez prise, mais vous-même ne pouvez rien ici, rien absolument. Tout est décidé. Si celui que j'attends est là en effet, le plus court est qu'il vienne tout de suite, et le seul service que vous puissiez nous rendre à tous deux, c'est de nous épargner l'attente et l'ennui d’un retard sans but. — Vous voulez vous battre avec votre neveu, dit Olym- pia, parce que vous lui croyez des torts vis-à-vis de vous, Lt si ce n'était pas lui le coupable ? Le comte d’Eberbach haussa les épaules. — Si je vous en donnais la preuve? insista la cantatrico. — Si ce n'était pas lui le coupable, qui donc le serait? — Qui? Samuel Gelb, Si peu préparé qu'il fût à cette réponse, Julius fut frappé de la netteté et de la certitude do laccusation. Mais réfléchissant : DIEU DISPOSE. — Samuel ? dit-il. Allons donc! C’est facile, quand on est soupçonné, de rejeter les soupçons sur un autre. — Ce n’est pas Lothario qui accuse Samuel Gelb, c’est moi. — Pardon, mais je ne vous crois pas, madame, répon- dit-il, — Je vous répète que j'ai des preuves, dit Olympia. — Je ne vous crois pas. Samuel, depuis quinze mois, ne m'a pas quitté; il m'a prodigué les marques d’effusion, d’abnégation et de dévouement. Avant de douter de lui, je douterais de moi. — Écoutez, Julius, dit Olympia d’une voix profonde et presque triste, la nuit ne sera tout à fait tombée que dans une heure. Dans une heure, vous pourrez aussi bien vous battre avec Lothario. Il fera encore assez jour, et d’ailleurs, pour un combat à bout portant, il suffit de la lueur des étoiles. Donnez-moi cette heure. Nous avons été longtemps séparés, plus longtemps que vous ne pouvez croire. C’est Dieu, je vous le jure, qui a lui-même amené cette rencontre, à cette place et à ce moment, dans cette soli- tude silencicuse, devant la nature, avec les arbres et le fleuve pour seuls témoins. Oui, c’est dans un lieu comme celui-là que je devais vous dire les choses qui m’oppressent le cœur depuis tant d'années. Julius, donnez-moi cette heure, Entre nous aussi il s’a- git d’un duel, d’un duel suprême et terrible, dot tous deux nous pouvons sortir avec des cœurs plus morts que si des balles de pistolet les avaient traversés. L’instant est solen- nel pour tous deux, je vous le jure. Julius! Julius! il le faut, donnez-moi cette heure. Elle était tombée assise, comme prosternée, sur une sorte de banc naturel formé par un tertre d'herbe. Elle avait jeté son chapeau loin d’elle, Ses cheyeux flcttaicnt sur son pile visage. Elle avait saisi les mains de Julius et les serrait convul- sivement. Et elle parlait avec une émotion si vibrante, et elle était si belle ainsi, et, dans la vague clarté du crépuscule, elle ressemblait tant à Christiane, que Julius se sentit sub- jugé et comme charmé. Cette heure seulement, répéta-t-elle, et, ensuite, Julius, vous ferez ce que vous voudrez, — Une heure, soit, dit-il; j'y consens; madame, — Merci! 6 mon ami! Pas un ¢tre vivant autour d'eux. Les oiseaux même ne jetaient plus que des cris rares et qui sentaient déjà le sommeil, Le silence et la mélancolie du soir enveloppaient Julius et Olympia. A leurs pieds, le flot touchant la rive d'une étreinte mourante, et, sur leurs tôles, la brise dans les peupliers tressaillant faiblement, Olympia parla. — Oui, dit-elle avec une mélancolique amertume, Sa- muel Gelb est votre ami; il ne vous a pas quitté depuis quinze mois; il vous a soigné, guéri, marié, entouré, Et moi, je vous ai abandonné brusquement, sans vous dire adieu; je vous ai sacrifié à la musique, à un opéra, à un 141 rôle, que sais-je? Eh bien! Samuel Gelb vous trahit, en- tendez-vous, et moi, je vous aime! — Vous m’aimez! dit Julius étonné et incrédule. — Oui, et comme jamais femme ne vous a aimé. — Voilà qui est pour moi bien nouveau, reprit-il. — Ou bien ancien. Mais on oublie tant au monde! Je ne vous en veux pas. Il y a tant d’années que je vous ai aimé! — Tant d'années! dit-il. Nous ne nous étions jamais rencontrés il y a dix-huit mois. — Vous croyez? reprit Olympia. Pauvre destinée hu- maine! On a toujours dans son passé des choses qu’on n’a pas sues et des choses qu’on a oubliées. Laissez-moi vous rappeler ce que vous avez oublié, et vous apprendre ce que vous n’avez pas su. Où, quand, et dans quelles circonstances je vous avais vu, connu, aimé, vous le saurez tout à l'heure. Mais sans remonter si haut encore, vous souvenez-Vous Seu— lement de la première année où vous êtes venu à la cour de Vienne? Vous jetiez votre vie aux amusements, aux dissipations, aux prodigalités, aux folies de toute nature. Vous aviez une soif inextinguible d'émotion, de passion, de bruit. Il semblait que vous aviez en vous tous les ins- tincts du plaisir qui, comprimés quelque temps par je ne sais quelle jeunesse sérieuse et chaste, faisaient brusque- ment explosion et envoyaient jaillir aux quatre coins de la ville des éclats de votre cœur. Dans le tourbillon orageux qui vous emportait violem= ment d’un excès à un autre, vous n'avez pas pu remar- quer dans l'ombre, à côté de votre existence pleine d'é- blouissements, une pauvre âme humble et triste, qui vous regardait et vous épiail, jour et nuit, avec douleur. Ce morne témoin de vos joies mauvaises, c'était moi. — Vous? interrompit Julius. Mais il y a seize ou dix-sept ans de cela. Olympia poursuivit, sans répondre directement à l'ex- clamation : — Vous aimiez, dans ce temps-là, une danseuse ita- lienne du Théâtre-Impérial, appelée Rosmonda. Je vous dis les noms pour que vous voyiez à quel point je sais et me souviens. Elle refusait de vous écouter; mais vous n’étiez pas de caractère à céder ni à reculer devant aucun scrupule, ni le scrupule d'autrui, ni le vôtre. Un soir, au théâtre, la Rosmonda dansait. Vous étiez dans votre loge d'avant-scène. Au moment où lo ballet était près de finir, vous vous levâtes debout, et là, à haute voix, devant toute la salle, vous défendiez à qui que co fût de jeter des fleurs ou des couronnes à la Rosmonda. Le jeuno comte de Heimburg, qui était dans la loge en face do la vôtre, ne jugea pas devoir tenir compte de l'in- jonction, et lança un gros bouquet à la danseuse. Le lendemain vous le blessiez gravement en duel. A la représentation qui suivit, on ne jeta pas ae bou quet à Rosmonda; mais le public, comprenant que sous celte persécution il y avait de l'amour, et qu'on pouvait 442 yous être désagréable en vous ohéissant trop, siffla la dan- seuse à outrance. Rosmonda rentra dans sa loge, et vous fit dire qu’elle vous attendait, Le lendemain, au théâtre, vous donnâtes le signal de jeter des bouquets, il y eut pluie de fleurs. J'avais assisté à toute cette aventure. Mais cet amour pouvait n'être qu’un caprice. Je ne désespérai pas. Vous n’en faisiez pas moins, à travers ce scandale, à ia duchesse de Rosenthal, une cour assidue. La duchesse passait pour une vertu impérieuse et fière. Attendre que sa résistance pliât, cela n’était pas dans vos mœurs. D'ailleurs, après votre esclandre du théâtre, elle avait au moins un prétexte irréfutable. Une nuit, vous escaladiez son balcon, vous brisiez sa fenêtre, et vous pé- nétriez de vive force chez la duchesse comme un voleur, pour n’en sortir qu’au matin comme un conquérant. Mais cet amour pouvait n’étre que de la vanité. J’atten- dis encore. Il y avait alors, à la porte de Carinthie, une boutique où l’on vendait, à la mode allemande, des gâleaux et du café. Cette boutique était tenue par une toute jeune femme de vingt ans à peine, restée veuve avec une petite fille blonde de quinze ou seize mois. La marchande était ra- vissante. Elle s'appelait Berthe, et on l’avait surnommée, contrairement à la reine de la légende, Berthe aux pelits pieds. x Tout le monde parlait de sa beauté, personne ne parlait de sa coquetterie. Elle était à la fois très-avenante et très- digne : rieuse et sérieuse, Dès le premier jour où vous l'aviez vue, vous vous étiez dit qu’elle vous appartiendrait. Mais ce n’élait pas une aclrice ni une duchesse; elle vous montra sa petite fille, et vous dit : voilà mon amour! Jeune, noble, puissant et riche, vous ne pouviez rien sur elle. Votre désir, irrité par l'obstacle, prit bicntôt le carac- tère d’une passion véritable, Vous ne quittiez plus la porte de Carinthie. On a beau être du peuple et avoir le ferme dessein de se conduire honnêtement, la plus chaste femme est touchée d’un amour qui persiste. A la longue, Berthe commençait à vous regarder avec des yeux moins indiffé- rents. Vous n’étiez pas seulement noble et riche, vous étiez beau, et elle oubliait le seigneur pour voir le jeune homme. Mais sa fierté la sauvait. Le bruit de vos amours était venu jusqu’à elle, et elle ne voulait pas être la troisième dans votre cœur, Quand vous lui disiéz que vous l’aimiez, elle vous demandait avec un sourire mélancolique si vous la preniez pour la duchesse Rosenthal ou pour la danseuse Rosmonda. Alors vous fites une chose : vous donnâtes rendez-vous, un jour de fête publique, à la duchesse et à la danseus, dans la boutique de la porte de Carinthie, Elles en étairct l'une ct l'autre à céder à vos fantaisies, et elles vinrent, Et là, devant la foule des oisifs et des curieux, vous pré- sentates Berthe à madame de Rosenthal et à Rosmonu, DIEU DISPOSE, —————————————————— en leur déclarant que c'était la seule femme que vous ai- miez et que vous n’en vouliez pas aimer d’autres, De ce jour, Berthe vous appartint. Pour que vous, gentilhomme, tête fantasque, mais no= ble cœur au fond, vous en fussiez venu à faire publique= ment affront à deux femmes qui n’avaient d’autre tort en- vers vous que d’être vos maîtresses, il fallait que Berthe vous occupât bien sérieusement et bien entièrement Jessayai encore un moment de me faire illusion. Mais, & partir de ce jour, on n’entendit plus parler de vous; les théâtres et les salons ne vous virent plus; votre nom ne retentit plus dans aucun scandale. Il n’y avait plus à en douter, vous aimiez Berthe. Après un mois d’attente, je désespérai, et je quittai Vienne. Eh bien! suis-je au courant de votre passé? Conve- nez-vous que je vous connais depuis longtemps? — Je vous crois, madame, dit le comte d’Eberbach con- fondu. Mais ce que vous me dites n’est pas une preuve. Vous me rappelez des extravagances auxquelles toute la ville de Vienne a assisté et que vous avez pu, à la rigueur, recueillir dans les propos des oisifs ou dans les pamphlets des gazetiers. | — Oui, mais voici, reprit Olympia, une chose que je n’ai pu lire dans aucun journal et que personne à Vienne n’a pu savoir. Vous aviez à votre service, à cette époque, un domestique de confiance qui s'appelait Fritz. Eh bien! chacun des trois soirs où vous vous rendites pour la pre- mière fois chez Rosmonda, chez madame de Rosenthal et chez Berthe, Fritz vous remit un billet cacheté qui, les trois fois, contenait la même phrase. — C'est vrai, dit Julius renversé, — Voulez-vous que je vous dise quelle était cette phrase? — Dites. — Chacun des billets ne contenait que ceci : Julius, vous oubliez Christiane. — C'était donc vous qui m’écriviez? demanda Julius. — C'était moi. Pavais gagné volre domestique — Mais si C’élait vous, et si vous m’aimiez comme vous me le dites, madame, s’écria le comte d’Eberbach, pour- quoi essayiez-vous de ressusciler en moi ce souvenir, moins mort que vous ne le pensiez peut-lre? Madame, madame, quel intérêt aviez-vous, pour vous défaire de ri- vales d'une heure, à en réveiller une, la plus dangereuse et la plus durable de toutes? Olympia ne répondit pas. — Je quittai Vienne, reprit-elle, et je retournai à Ve~ nise, J’aimais mieux vous perdre tout à fait que de vous partager avec d’autres, Je vous aimais, non par caprice ou par vanité; je vous aimais d’un amour saint et pro- fond, d’un amour jaloux et pur, qui vous voulait tout en- tier, comme je me serais donnée tout entière. Mais vous éliez à tant de femmes que vous n’étiez plus à personne, et si vous étiez à quelqu'un c'était à Berthe, Je partis done, et je tachai de vous oublier, In’y avait en- tre nous que l'espace, ce n'était pas assez. Je tichai do mettre entre nous l'infini : l'art, DIEU DISPOSE. Jusque Dern Den. amer acts eut | "ghee SE eo pire ane e je n'avais cherché dans la musique qu’une existence honorable et indépendante. Je chantais pour avoir du pain et des robes, sans les acheter au prix qu’on fait payer aux filles pauvres. Le pain et, tout au plus, les applaudissements, voilà ce qu'était pour moi le théâtre. A partir de ce moment, j’y cherchai autre chose. * J'y mis ma vie, mon cœur et mon âme. Cette passion dont vous ne vouliez pas, je la donnai à la musique, aux grands maîtres et aux grandes œuvres. Dans les premiers mois, cela ne me fut pas une com- pensation suffisante. Mais peu à peu l'idéal me saisit et me fit un monde à côté et au-dessus du monde réel. Je n’ou- bliais pas, mais j’eus pour vous le sentiment doux et mé= lancolique qu’on a pour la mémoire d’un être cher. Il me semblait que vous étiez mort; oui, par un singu- lier effet de l’immortalité de l’art, il me semblait que vous qui viviez au milieu du monde, des fêtes et des plaisirs, vous étiez mort, et, moi qui n’exislais plus que dans l’art, qui étais à l'écart de tous et de tout, qui n’avais plus d’é- motion ni d'intérêt que pour des personnages chimériques et pour des souffrances imaginaires, il me semblait que c'élait moi qui élais vivante. Je ne retournai plus à Vienne ; seulement, tous les ans, j'y envoyais, bien à son corps défendant, mon pauvre Gamba, pour savoir ce que vous deveniez. La première fois, il m’apprit que votre amour pour Berthe avait fini et que vos esclandres avaient recommencé. Puis, chaque année, il revint avec des récits scandaleux et des aventures bruyantes. Et moi, de plus en plus, je me réfugiai dans l'amour de Cimarosa et de Paisiello. Cependant les années passaient, Cette vie toujours ar dente et enflammée vous avait peu à peu usé. Enfin, quand on vous envoya l'an dernier à Paris, je pus espérer que vous alliez rompre avec toutes ces passions et tous ces plaisirs. J'étais à Paris avant vous, résolue cette fois à vous voir, à vous approcher et à éprouver sur vous l'effet de cette ressemblance que je savais exister entre moi et la femmo que vous aviez perdue, — Ah! vous saviez aussi cela, madame, dit le comte, — Je crus d'abord avoir réussi, continua Olympia. Au moins, vous m'avez fait croire que le souvenir de la pauvre morte, Je vous ramenais à votre premier amour pour rajeunir votre cœur, pour l'épurer et pour en faire sortir, avant d'y entrer, toutes ces frivoles et misérables galanteries qui avaient si longtemps usurpé la place des sentiments sincères ot profonds, Vous redeveniez peu à pou celui que j'avais souhaité, celui que vous aviez été peut-être avant cette vie brûlante et corruptrice de Vienne. Mais, au moment où je touchais à mon rûve, la vie de Vienne est venue brusquement vous re: la por= j'avais ranimé en yous ugir dans sonne de cette princesse dont vous aviez été l'amant, Ohf le soir de la Muette, à l'Opéra, lorsque je vous ai vu en- {rer dans votre loge avec cette femme hautaine, dépravée, insolente, j'ai senti que la frivolité et le plaisir ne Mchent plus jamais l'homme qu'ils ont pris une Lois, Ma dernière OS Ses tk 5 ce illusion s'est brisée, et j'ai fait à Paris ce que j'avais fait à Vienne dans les mêmes circonstances : j’ai fui encore, mon- sieur, et, tout éperdue de douleur, je suis repartie le jour mème pour Venise. Eh bien! maintenant, je vous le demande à vous-même, croyez-vous que je vous aime, et que vous pouvez avoir confiance en moi? XLIX LA RÉPARATION, Le comte d’Eberbach prit les mains d’Olympia. — Merci! s’écria-t-il. Oui, je vous crois. J'ai besoin de vous croire. Tant d’affections et de sympathies m'ont menti, que je suis bien touché, je vous jure, d’en rencontrer une sincère et durable. Olympia, je vous remercie cordialement de ce sentiment dont vous me donnez seulement aujourd’hui des preuves si anciennes déjà. Ainsi, un cœur dévoué a passé auprès de moi sans que je m’en sois aperçu. Je ne vous ai pas connue, et je vous aurais méconnue sans doute, Ne vous repentez pas de ne pas être venue à moi il y a dix-huit ans. Je ne vous aurais pas aimée, pas plus que je n'ai aimé aucune de ces femmes qui vous ont rendue si gratuitement jalouse, C'était le tour d’Olympia de le regarder avec étonne- ment. — Ah! reprit-il, si vous aviez vu ce qui se passait en moi lorsque je me livrais à ces scandales qui amusaient ou indignaient Vienne, vous n’auriez pas envié, soyez-en sûre, madame de Rosenthal, ni Rosmonda, ni même Berthe aux petits pieds. Je faisais du bruit autour de moi pour étour- dir une voix qui sanglotait en moi. J'étais incapable d’une émotion qui fût digne de vous, Mon cœur était mort avec la seule femme que j'aie ja= mais aimée, Christiane, Olympia ne put retenir un mouvement de joie. — Est-ce bien vrai? demanda-t-elle, — Jamais, continua-t-il, Christiane n'est morte pour moi. Pauvre chère angel Vous savez, sans doute, de quelle horrible mort elle a péri, Ce sont 1a des impressions qui ne s'effacent pas d'une mémoire humaine, voyez-vous! On vit, parce que l'instinct de la bôte vous retient et vous mène; on tâche d'oublier, on ferme les yeux et los oreilles, mais on voit toujours le gouffre béant, et l'on entend toujours le cri sinistre qui remonte seul, Et à cette pauvre femme qui n’a pas eu de sépulture, on en fait une dans son cœur, On la porte partout avec soi, On fait sem- blant de rire et de chanter, et de boire et d'aimer, Et c'est justement quand on soufre lo plus qu'on se jette plus profondément dans les distractions folles et dans les oxtravagances désordonnées, 144 DIEU DISPOSE. Lorsque vous m’écriviez, madame, les billets qui me recommandaient de ne pas oublier Christiane, vous croyiez m’écarter des débauches et des orgies; vous m'y plongiez plus avant. Madame, cest précisément parce que je me souvenais trop de Christiane, que j’usais par tous les bouts ma vie désormais insupportable. Elle s’était jetée dans l’abîme, je me jetais à corps perdu dans le vice; chacun notre abime. J’allais la retrouver. — Etait-ce donc ainsi? s’écria Olympia tout émue. Ah! si je l'avais cru! — Qu’auriez-yous pu faire? répliqua le comte d'Eber- bach. — J'aurais fait une chose, Julius, qui aurait probable- ment modifié notre existence à tous deux. — Quelle chose? demanda Julius incrédule. — Le passé est passé, dit-elle. Mais je croyais n’avoir à vous demander qu’un pardon, Julius, et je vois que j'en ai deux. En ce moment, le soleil, arrivé au bord de l’horizon, s’affaissa tout à coup, et ne laissa plus, dans la pénombre toujours s’obscurcissant, que deux ou trois nuages éclairés de reflets roses. — Julius s'apercut de la chute du jour, et, se levant : — Je ne vous pardonne pas, Olympia, dit-il, je vous re- mercie. Mais, vous avez raison, le passé est passé, et votre amour n’aura été pour moi que l’adieu de ce reflet du soleil à notre hémisphére. Maintenant, tout appartient à l'ombre, le ciel à la nuit et mon âme à la haine. — Il y a quelqu'un, dit Olympia gravement que vous avez en effet le droit de hair, — Oui, Lothario. — Non, Samuel Gelb. — Vous avez des preuves ? demanda-t-il nettement, — Oh! de telles preuves, dit Olympia, avec des yeux qui, tout à coup, se remplirent de larmes, de telles preu- ves que, même pour vous sauver la vie et pour vous sau- ver l'âme, j'ai hésité un moment si je vous les apporte- rais, — Parlez. — Mais vous m'avez dit que vous aviez confiance en moi. C'est que, si le récit que j'ai à vous faire ne vous convainct pas, il ne me restera plus qu'à mourir de honte et de douleur. Répétez-le moi : vous croyez bien à ma sin- cérité, n'est-ce pas? — Comme à la trahison de Lothario. — Ce que j'ai à vous dire, reprit Olympia avec un vio- lent effort sur elle-même, remonte à un temps plus ancien encore que votre séjour à Vienne, au temps où je vous ai connu et aimé, \ x au Château Yous veniez de vous marier et vous vivit d'Eberbach, — Mais, il n'y avoit là avec moi que Chrisuanc : Con ment avez-vous pu m'y connaître et m'y aimer? — Ne m'interrompez pas, je vous en pric, dit Olympia : je n'ai pas trop de tout mon sang-froid et de toute ma force pour vous dire ce que j'ai à vous raconter, Vous avez foi dans l'amitié de Samuel Gelb; je vais vous montre] ———_—_—_—_—————…—…—…—…—…—"—"——…—…—…—…—…——_—" —…—"— —…"—"—"— —"— —"—"— — —]——_—_——pZ eee quelle amitié il a pour vous. Vous doutez que ce soit lui qui ait perdu Frédérique : je vais vous prouver que c'est lui qui a perdu Christiane. — Perdu Christiane! s’écria le comte d’Eberbach. — Oui, dit-elle; Christiane s’est bien jetée dans l’abîme, mais quelqu’un l’a poussée. Ce suicide a été un assassinat, et l'assassin, c'est Samuel Gelb. — Qui vous a dit cela? fit Julius palissant tout à coup. — Ecoutez, dit-elle, et vous allez enfin tout apprendre. Et alors elle lui raconta ou lui rappela tout ce qui s'était passé entre Christiane et Samuel, depuis le presby= tère de Landeck jusqu’au château d’Eberbach ; le premier et involontaire mouvement de répulsion qu'avait causé à la candide fille du pasteur l'ironie brutale de Samuel; l'imprudence qu'avait commise Julius en révélant à son ancien camarade l'impression de Christiane ; le ressenti- ment qui en était résulté dans la nature orgueilleuse et impérieuse de Samuel; ses menaces à Christiane ; ses dé- clarations infames dont elle n’avait pas osé parler à son mari, de peur d'amener une querelle entre lui et Samuel, dont elle connaissait la force irrésistible à l’épée ; enfin, la nuit même du départ de Julius pour l'Amérique, où se mourait son oncle, la maladie subite du petit Wilhelm, l'intervention de Samuel, et le monstrueux marché où il avait vendu à la mère la vie de son enfant. Julius écoutait cela, haletant, l'éclair aux yeux, la fièvre aux tempes, les dents serrées. — Oh! s’écria douloureusement @lympia en cachant sa figure dans ses mains, ce fut là une odieuse et redoutable minute, celle où la malheureuse mère dut choisir entre son mari et son enfant! Que pouvait une malheureuse femme tombée au piége de ce démon? Le pauvre petit Wilhelm râlait dans son berceau, et implorait la vie, Pas de médecin avant deux heures : il avait le temps de mou- rir trente fois. Et là, entre le berceau de l'enfant et le lit de la mère, un homme disait : Je vous donne toute la vie de votre enfant si vous me donnez dix minutes de la vôtre. Ah! ce sont là des choses trop fortes pour le cœur d’une créature hu- maine. Ah! jamais les maris ne devraient quitter les femmes quand elles ont des enfants Elle so tut, comme ne pouvant continuer. Le comté \’Eberbach n’osait lui demander de poursuivre. Elle reprit : — Cet atroce marché fut proposé, et, ajouta-t-elle brus- qaement, comme pour s'en débarrasser plus vite, il fut subi... — Subi! s'écria Julius avec un accent-de rage. — L'enfant vécut, dit Olympia. Mais ne frémissez pas si vile, nous ne sommes pas au bout. Nous ne sommes qu'au commencement. Écoutez. et pas l'aflreux pacte consenti par la mater nild au profit du «crime, Tine voulut pas que l'avenir de ce frèle enfant innocent fût fait de cette ignominie et de cet opprobre. I ne voulut pas que Wilhelm profitit do cette infâmie, Wilhelm mourut, Christiane avait sacrifié son mari, et elle n'avait même pas conservé son fils! La femme s'était por= due, sans que la mère y gagnat! ne ratilia DIEU DISPOSE. eR C’est effroyable, n'est-ce pas? Eh bien! ce n’est rien en- core. Christiane éprouva quelque chose de plus affreux que de mettre son enfant dans la terre, elle en sentit un autre dans ses entrailles.. — 0 Dieu! s'écria Julius, — Et comprenez-vous tout ce qu’il y a de terrible dans ce mot : un autre enfant! L'enfant de qui? L’affreuse nuit était la nuit du jour même où vous aviez quitté Chris- tiane. De qui donc était l'enfant que Christiane sentait en elle? De Samuel ou de vous? Julius ne parla pas, mais son geste parla pour lui. — Nétait-ce pas là une situation vraiment navrante? Christiane ne pouvait pas se tuer, car elle n’aurait pas tué qu’elle. Donc, elle attendait, sombre, seule, amère, mau- dissant la terre et le ciel, pensant quelquefois que l'enfant était votre enfant, et voulant vivre pour l’aimer; pensant quelquefois qu’il était de l’autre, et voulant se tuer pour le tuer. Tant de coups répétés étaient trop durs pour elle. Si jeune et si peu faite aux émotions violentes, une pensée la réveillait en sursaut la nuit et lui dressait les cheveux sur la tête : la pensée de tout vous dire, ou de tout vous cacher, de vivre avec ce noir secret entre vous deux, de toucher vos lèvres de ces lèvres qu’un autre avait salies, d’être votre femme en sortant des bras d’un autre, Tout cela passait dans sa pe ivre tête comme un orage, et elle sentait sa raison tourbillonner comme une feuille sèche au vent d'hiver. Elle devenait folle. Le jour où Wilhelm mourut, c'était le soir, à l'heure même où Christiane avait subi l’horrible marché inutile, Christiane tomba sur les genoux, insensée et glacée. La se- cousse produisit en elle une commotion étrange. Elle sentit qu’elle allait devenir mère. Au même moment, votre père accourut, et, pour la consoler, lui tendit une lettre où vous annonciez votre retour d'Amérique et votre arrivée pour le lendemain. Ce fut trop à la fois, Wilhelm qui partait, vous qui ar- riviez, et, pour comble, l'accouchement qui se déclarait, Aucune créature de chair n’eût supporté cela : elle se sentit devenir folle tout à fait, Elle ne dit rien devant votre père, qui s’expliqua d'ail- leurs son émotion par la mort de Wilhelm, Mais, lorsque le baron d'Ilcermelinfeld fut couché, elle courut en toule hate, à peine vêtue, à la cabane de | Gretchen. Gretchen n’était pas moins folle qu’elle, Ce que se dirent ces deux pauvres femmes, non, un monstre même en eût élé attendri. Gretchen jura de garder à jamais le secret de ce qui al- lait so passer, Christiane accoucha et s'évanouit. Lorsqu'elle revint à elle, Gretchen n'était plus là, ni l'enfant. L'enfant était mort, Gretchen était allée l'enter- Ter. Christiane ne voulut pas attendre lo retour du Grel- a. 145 Son unique idée était de ne jamais se retrouver en pré- sence de son mari. Elle se leva, écrivit un mot d’adieu, courut de toutes ses forces jusqu'au Trou de l'Enfer, et, après avoir demandé pardon à Dieu, elle s’y précipita la tête la première. — Mais comment savez-vous tout cela? demanda Ju- lius, — Si tout cela est vrai, dit-elle sans répondre à la ques- tion, Samuel Gelb n'est-il pas un monstre ? — Oh! les mots manquent pour le nommer. — Etcroirez-vous maintenant, quand une trahison vient vous frapper, que le traître est le loyal et dévoué Lotha- rio, ou le misérable qui a ainsi perdu et assassiné Chris= tiane? — Une preuve! un témoin! s’écria Julius avec rage, et ce n’est pas Lothario que je tuerai, c'est Samuel! — Un témoin ! dit Olympia. Quel témoin voulez-vous? — Il n’y a qu'une personne dont la parole fût une preuve, parce qu’en l'accusant elle s’accuserait aussi. Mais cette personne, j'ai cru jusqu'ici qu’elle était morte. — Peut-être, dit Olympia. — Peut-être? répéta Julius d’une voix qu'agitait un tremblement inexprimable, — Regardez-moi, dit-elle. Elle se leva, Tous deux étaient débout. Une dernière lueur du jour tombant sur le visage d'Olympia, à demi effacée par l'om- bre, n’en éclairait plus que l’ensemble et la ligne. Le soir estompait et supprimait les modifications que le temps avait dû faire à cette noble et belle tête, Olympia regardait Julius, non plus de l’œil impérieux do la fière artiste, mais ‘avec l'ineffable douceur de la femme qui aime. Le regard, le geste, le visage, tout cela illumina comme un éclair le cœur de Julius, qui s'écria : — Christiane ! Deux heures après la scène que nous venons de racon- ter, le comte d’Eberbach, Lothario et l’am>assadeur de Prusse se retrouvaient tous les trois dans le même cabi- net, où, le matin, le comte d'Eberbach avait jeté son gar à la face de son neveu. Julius s'adressa à l'ambassadeur de Prusse, _ — Monsieur l'ambassadeur, dit-il, je vous remercie d’a- voir bien voulu passer un instant dans cefte pièce avec nous. Mais, soyez tranquille, nous ne vous retiendrons qu'un moment, C'est ici, et devant vous, que l'insulte s'est faite co matin; c'est ici, et devant vous, que l'insulte doit se répa- rer ce soir, Je reconnais et déclare hautement que j'ai eu tort, et que j'ai été le jouet d'une grossière erreur et d'une trahison infame, Et, se tournant vers son neveu : — Lothario, dit-il, jo vous demande pardon, Il ployait le genou. Lothario s'élança et le retint. — Mon bon, mon cher père, s'écria le jeune homme avec une larme dans les yeux, embrassez-moi, et tout est 446 Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, — Par ma foi! dit l'ambassadeur, je suis ravi que les choses se soient dénouées de cette façon. J'ai pour Lotha- rio une affection et une estime si sincères, que j’espérais bien qu’il y avait là dessous quelque horrible malentendu qu’on finirait par découvrir. Je suis bien heureux de voir que je ne m'étais pas trompé. « Le comte d’Eberbach serra la main de l'ambassadeur. — Eh bien! dit-il, si vous aimez un peu Lothario, j'ai à vous demander quelque chose pour lui et pour moi. — Parlez, dit l'ambassadeur, je suis tout à votre ser vice. — Voici, dit Julius. Pour les motifs les plus graves, il est nécessaire que Lothario disparaisse pendant quelque temps. Il devait retourner au Havre, ce soir même ou de- main, pour le départ des émigrants allemands et pour les dernières instructions à donner au délégué qui les accom~ pagne et va les installer. Eh bien! Lothario demande à remplacer ce délégué et à accompagner lui-même les émi- grants, — S'il le désire absolument, et si c’est tout à fait néces- saire... dit l'ambassadeur, — Oui, répondit le comte d’Eberbach; de cette façon, il disparaîtra pendant le temps qu’il me faut; il s’est caché en entrant à l'ambassade, et personne ne l'a vu; il se ca- chera en sortant, Personne ne l'aura revu depuis ce ma- tin. Dans trois mois, il sera de retour, ayant rendu un service à son pays, et m’ayant permis de faire ce que je dois accomplir. -— C'est dit alors. — Il partira sous un nom quelconque, n’est-ce pas? afin que personne au Havre ne puisse le dénoncer. — Je lui donnerai un passeport sous le nom qu’il vou- dra. — Merci, comte, dit Julius. Et maintenant, Lothario, pars tout de suite, Une seconde nou! tout compromettre. Salue Son Excellence, et embrasse-moi. Et, en embrassant Lothario, Julius lui dit tout bas : — Embrasse-moi aussi pour Frédérique, pour ta femme, PRÉPANATITS DE LA VENGEANCE DE JULIUS. Christiane était heureuse, et cépendant deux autres dou- leurs avaient pris la place de ses douleurs anciennes, Ju- lius avait été bien bon et bien généreux sans doute, dans la première joie du retour de Christiane; mais au fond, comment jugeait-il le passé? Il avait accucilli avec em- pressement les explications de Lothario et lui avait donné une réparation éclatante; mais quels étaient maintenant 5 desseins pour l'avenir ! C'étaient là pour elle deux nuages noirs dans un ciel pur, Le lendernain du départ de Lothario, Julius, après s'être DIEU DISPOSE. débarrassé de Samuel sous le prétexte qu’il avait besoin de repos, demanda sa voiture, et accourut chez celle qui, pour tous, s'appelait encore Olympia, mais qui, pour lui, ne se nommait plus que Christiane, & Elle Pattendait et l’accueillit d’un sourire doux et mé- lancolique. Julius s’apercut tout de suite de sa préoccupa- tion : autre signe d'amour. = Vous avez lair triste, ma Christiane, lui dit-il, Elle secoua ta tête. — Je ne veux pas que tu sois trisle, reprit-il, Pourquoi es-tu triste, dis? 7 — Pour bien des raisons, hélas! — Lesquelles? — Devinez-les, Julius; car, moi, je n'ai pas le courage de vous les dire. Mais elles sont trop faciles à deviner. — Est-ce que c’est encore pour le passé, voyons — Pour le passé, d’abord. 4 Julius prit les mains de sa femme, — Christiane, lui dit-il, il n’y a qu'un ëtre au monde qui ait le droit de vous juger, c’est moi. Eh bien! moi, vo- tre mari, je vous absous, et je vous aime, et je vous dis que vous.êtes la plus pure et la plus noble créature que j'aie jamais rencontrée, et je déclare que votre faute est de celles pour lesquelles les saintes donneraient leurs vertus. — Vous êtes bon, dit Christiane, émue et reconnais- sante. Mais ce n'est pas là seulement ce que vous avez à me pardonner. — Vous voulez parler du secret que vous avez gardé dix- sept ans, et de la solitude où vous m'avez laissé. Eh bien! écoutez : en ceci encore, Christiane, tout a été pour le mieux, Oui, cette méprise, qui vous a éloignée de moi sous prétexte de fausses passions dont vous aviez tort d’être jalouse, et qui n'étaient que le désespoir de mon amour pour vous, cette méprise, toute cruelle qu’elle nous a été à tous deux, a peut-être été un bienfait de Dieu. — Oh! prouvez-moi cela, interrompit Christiane, car c’est là mon vrai remords, de penser que vous me regret~ tiez, et que je ne suis pas venue, et que je vous ai laissé abandonné aux plaisirs vides, aux ennuis bruyants, à tou~ tes les flammes qui font tant de cendres dans le cœur. Ah! comment n’ai-je pas entendu que vous m’appeliez, et com- ment ne suis-je pas accourue ? — Si vous étiez accourue, Christiane, et si vous m’aviez dit alors co que vous m'avez révélé hier, réfléchissez un moment à ce qui serait arrivé. Je mo serais battu avec Samuel. La meilleure chance pour moi eût été qu'il me tudt. Dans ce cas, j'aurais eu du moins le repos; mais vous, quelle vie auriez-vous eue, ajoutant ma mort à vos autres douleurs ? Vous vous seriez accusée, vous vous seriez reproché de m'avoir parlé, vous vous seriez regardée comme la vraie cause de mon sang versé, Et supposez qu'au lieu de mourir j’eusse tué Sa= muel. Alors, quelle existence aurions-nous eue tous deux, voyant sans cesse entre nous celte nuit fatale? Aujourd'hui, je vous absous, et je vous bénis, parce que les approches de la mort éteignent en moi la passion et mo | font l'üme sereine et juste. Je juge de sang-froid, et 7) ne DIEU DISPOSE. 447 — ns qe me vient pas plus à la pensée de vous reprocher un mal- heur que vous avez subi, que je ne reprocherais à une pau- vre victime le coup de pistolet qu’un assassin lui tire à bout portant. Mais, songez, il y a dix-huit ans, dans toute l’ardeur de l’âge et dans toute la jalousie de l'amour, je n’aurais pas raisonné avec ce calme, je n’aurais pas regardé si C'était devotre faute ou non, le sang de la colère m'aurait monté au visage, et je vous en aurais voulu d’un malheur dont vous auriez souffert plus que moi sans doute. J'aurais été malheureux, et je vous aurais rendue mal- heureuse, Et, lors même que j'aurais eu la force de vous dissimuler ce que j'aurais éprouvé, quel embarras n’au- riez-vous pas eu en face de moi? Comment auriez-vous supporté mes yeux incessamment fixés sur la tache de no- tre honneur, tache involontaire, sans doute, mais qu’im- porte? Quel amour eût été le nôtre, dans cette position fausse, moi cachant un ressentiment amer, vous innocente et souillée? Ah! consolez-vous, Christiane, réjouissez-vous de ne pas nous avoir fait cet enfer. Au lieu qu’à présent, le temps, la souffrance et la débauche ont usé en moi la vanité et la jalousie, Et vous, la douleur, le dévouement et la transfiguration de l’art vous ont épurée et sanctifice. Nous pouvons donc nous retrouver en présence l’un de l’autre sans que je sois injuste et sans que vous ayez à rougir. Vous voyez bien que vous n'avez pas à vous blà- mer d’avoir prolongé notre séparation, et que, loin de m’en offenser, je vous en remercie. — Oh! c'est à moi à vous remercier, s’écria Christiane en serrant les mains de Julius, Je suis bien profondément touchée de vos bonnes paroles. Vous pouviez me faire du passé un remoras ; vous m’en faites presque un mérite, Merci! merci! Ei! cependant, le lendemain, Julius trouva encore Chris- tiane toute triste. Le passé purific, c'était maintenant l'a venir qui pesait sur ello de tous ses doutes et do toutes ses {énèbres. Julius l'interrogea encore avec sollicitude. —licias! mon Julius, dit-elle, je ne puis m'empêcher de songer, Vous avez élé bon et aimant comme Dieu. Mais par malheur on ne défait pas le passé en l'absolvant, Lo passé nous tient encore, et ne nous lâchera pas. Si j'avais parlé il y a dix-huit ans, vous vous seriez ballu avec Sa muel Gelb, et nous aurions eu une vio malheureuse, Mais si j'avais parlé il y a un an, vous n’auriez pas épousé Fré< dérique et nous pourrions êlre heureux, Julius pencha la tête sans répondre, — Oui, continua-t-elle, voilà co que mon silence a produit, Ces deux pauvres enfants qui s'aiment sont sé- pards... — Pas pour longtemps, murmura le comto d'Eber- bach. Mais Christiane ne l'entendit pas. — Et vous, poursuivit-elle, vous Cles lo mari de doux fommus, —Je n’en ai, et je n’en ai jamais eu qu’une devant Dieu. — Oui, mais devant la loi? Et pour nous voir, nous som mes obligés de nous cacher. Si l'on savait que vous venez ici, tout le monde m’appellerait votre maîtresse, et Frédé- rique croirait que je prends sa place, lorsque c’est elle qui prend la mienne! Voilà dans quelle situation nous sommes tombés. Et c'est une situation sans issue. — Vous vous trompez, Christiane, il y a une issue, — Il ÿ a uneissue? laquelle? demanda Olympia frémis- sante, — Une issue prochaine, que nous devons tous deux en- visager avec fermeté, presque avec joie. J'ai, à l'insu de Samuel, consulté les médecins, Ils m’ont confirmé ses promesses, Rassurez-vous, l'embarras où nous sommes ne tardera pas à cesser ; je n'ai plus que peu de temps à vivre. Christiane tressaillit de tous ses membres. — C'est comme cela que vous me rassurez! Elle leva sur lui, avec des yeux noyés de larmes, un re- gard de reproche et de douleur. — Oh! maintenant, s'écria-t-il, je peux mourir, car je mourrai heureux, regretté, aimé; car je ne mourrai pas sans avoir pardonné, et, ajouta-t-il à voix plus basse, sans avoir puni. — Ah! voila bien ce que je craignais; vous voulez punir Samuel Gelb, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. — Oh! oui, répondit-il. J'ai encore cela à faire au monde. Je suis sûr que Dieu ne me’‘rappellera pas avant celte mission accomplie. — Julius! s'écria Christiane, ne vous commettez pas avec ce misérable. Julius, éloignez-vous de lui, fuyez-le, et confiez à la Providence le soin de le châtier. L’infime n’échappera pas à sa peine, croyez-en la justice divine. Il mourra de son crime comme la vipère de son venin, — N'insistez pas, Christiane, dit Julius grave et tran- quille ; mon parti est pris. C’est une résolution inflexible. Je dois mourir ; je veux que ma mort soit bonne à quel- que chose. — Je vous en pric, ne dites pas cela. Je ne veux pas que vous mouriez! s'écria Christiane les yeux pleins do larmes. — Ne t'afflige pas, ma pauvre chère femme retrouvée, dit Julius touché; mais, vois-tu, les médecins ne m'ont pas caché qu'il n'y avait plus de remède. — Si! il ya un remède! il y a moi. Ils ne savaient pas que j'existais et que j'allais revenir ! — Trop tard, dit Julius. Ma vie est épuisée, et je sens bien qu'il me resto tout au plus le temps et la force de vous sauver lous, Moi Olé, tout rentrera dans l'ordre, Frédérique et Lothario so marieront. — Vous ne serez plus là pour les protéger contre Sa- muel ! — Samuel ne pourra rien contre eux, je t'en réponds. Et toi, l'élrange fatalité de ta position disparaiira. Tu ne seras plus la femme du mari d'une autre, Tu vois bien que c'est la seule sortie qui nous reste à tous, — lly on a d'autres, répondit Christiane, 148 DIEU DISPOSE. — Montre-m’en une. — Nous pouvons quitter Paris tous deux, disparaître, aller cacher nos deux existences dans un coin du Nou- yeau-Monde, et laisser Frédérique et Lothario à leur amour. — Et à la haine de Samuel! Que deviendraient-ils, si jeunes et si purs, aux mains de ce démon? D'ailleurs, moi vivant, ils ne pourraient pas se marier. Qu’y gagne- raient-ils ? ; — Eh bien! il y a le divorce. La loiet la religion de no- pays le permettent. — Le divorce? dit Julius. Oui, j’y ai pensé plus d’une fois, lorsque mon orgueil était jaloux de Lothario; mais, en autorisant le divorce, notre loi et notre religion l'ont entouré de conditions et d’obstacles. Quelle raison donne- rais-je ? Avouer la vérité ? C’est te déshonorer. Répudier Frédérique ? C’est la déshonorer, elle. Et puis, que dirait-on de voir Lothario épouser la femme divorcée de son oncle? Ne supposerait-on pas que, si je me suis séparé d’elle, c’est que j'avais une raison, et que cette raison était la même qui lui aurait fait épouser Lo- thario? Ne dirait-on pas qu'avant d’être sa femme elle était sa maîtresse? Tu vois que le divorce est impossible, et que, sous prétexte de faire ces enfants libres et heureux, nous ne ferions que leur malheur. — Je ne veux pas que tu meures! dit pour toute ré- ponse Christiane. — Ce n’est pas cela qui est en question, répondit douce- ment Julius, Ma chère âme, habitue-toi à cette pensée, que je suis condamné, et que rien au monde ne peut prolon- ger ma vie. Il ne s’agit pas ici de suicide, je ne me tue pas, je meurs, Ne me demande donc pas une chose qui n’est pas en mon pouvoir. Quand méme je ne me résignerais pas, quand même je me révolterais contre la nécessité qui me presse : quand même je serais lâche et vil, cela n’ajouterait pas une heure à celles qui me sont comptées, Il ne dépend pas de moi de retarder ma fin. Je n’ai pas à accepter ou à refu- ser la mort, mais à l’employer, voilà tout. Eh bien! du moment qu'il est inévitable et nécessaire que je finisse, toi-même ne peux pas t'opposer à ce que je finisse au moins de la façon qui sera la plus profitable. Ne change pas les termes de la question : je mourrai, C’est un point résolu, comment? Tout est là, Julius parlait avec une telle autorité et une telle certi- tude, que Christiane sentit bien que toute objection était inutile, et ne répliqua plus que par ses larmes, Julius poursuivit : — Mon dessein est arrûté dans ma tête; je vous sauve- rai tous. Je m’endormirai sans inquiétude, Je vous laisse- rai contents de moi; vous verrez. Ah! ma chère tendresse ressuscitée, j'ai tratné si long- temps une vie inutile et vide; ne me dispute pas cette im- mense joie de la terminer utilement! Moi qui n'ai jamais fait que des malheureux, à commencer par moi, laisse- moi faire des heureux dans les quelques minutes qui me restent! Si tu savais comme mon cœur et ma vie ont sonné creux depuis dix-huit ans; laisse-moi emplir deux cœurs, a ————p—pZ en qui je me survivrai, et en qui je vivrai plus que je n’ai jamais vécu en moi-même. Tu appelles cela ma mort? Mais c’était quand j'étais à Vienne, quand je m’épuisais en distractions stériles, quand j'étourdissais mon âme de tous les tumultes de mes sens, quand je répandais sous les pieds des passants mes amours d’une nuit et mes scandales vulgaires, c'était alors que j’é- tais réellement mort et enterré dans la fange de l’orgie. Au lieu que mon âme vivra dans l'amour, dans la pureté et dans la reconnaissance de ces deux beaux enfants que j'au- rai sauvés et mariés! Christiane! je ten conjure par l’a mour que tu m'as gardé, ne m’envie pas cette résurrec- tion de notre passé dans leur avenir! ; — Eh bien! soit, dit-elle ; mais partons ensemble. — Non, dit Julius. Tu n’es pas condamnée par les mé- decins ; tu dois rester ici, pour Dieu d’abord, qui ne te rap- pelle pas encore, et ensuite pour moi, afin que je vive dans un cœur de plus. Elle se tut, découragée de sa dernière espérance. fl reprit : — Christiane, c’est un mort qui te parle, et tu dois m’o- béir comme tu obéirais à mon testament. — Que dois-je faire ? demanda-t-elie. — Christiane, continua Julius d’un ton grave et presque solennel, tu as dit tout à l'heure que c'était parce que tu avais gardé trop longtemps le silence, que Frédérique et Lothario se trouvaient maintenant séparés. Eh bien! c'est donc à toi de travailler à les réunir, et, au lieu de t’oppo- ser à ce que je vais entreprendre dans ce but, tu dois ser- vir mes projets, et tu dois aider mon plan, quel qu’il soit, Réparons le mal que nous avons causé, et, si nous souf- frons après, nous aurons fait notre devoir. — Je suis prête, dit-elle, résignée. — Voici ce qu’il faut que tu fasses. Frédérique est à Eberbach; tu vas y aller, tu la ramèneras à Paris en se- cret, afin que Samuel ne se doute de rien. Elle doit être in- quiète ; tu la rassureras. Ici, tu la garderas avec toi, tu la protégeras, tu seras sa mère. Personne ne saura que tu es ici et qu’elle est avec toi. Moi, pendant ce temps-là, je pour- suivrai mon œuvre. — Quelle œuvre? — Ne me questionne pas. — Oh! s'écria-t-elle, c’est done une chose bien affreuse que vous n’osiez pas me la dire, moi qui vous en ai ait de si horribles | — La première condition pour que je réussisse, dit Ju- lius, est un mystère absolu. Si les murs se doutaient de ce que je veux faire, tout échouerait. Il faut que Samuel s'en- fonce dans une tranquillité profonde ; qu'il ne se défic do rien, qu'il me croie sa propre dupe comme par le passé. Ce que je veux faire, je ne m’en parle pas à moi-même, je tâche de n’y plus penser, de crainte que l'ombre ne s'en réfléchisse sur mon visage. Le moment venu, cela sor- lira tout à coup de mon cœur, comme un lion de sa ta= nière, et malheur à celui qui so sentira pris à la gorge! Le comte d'Eberbach s'arrôta comme regretlant d'en avoir déjà trop dit. — Qu'il te suffiso de savoir, reprit-il, que mon œuvre - DIEU DISPOSE. | 149 rr est double : je servirai ma famille et ma patrie. Cette su- préme consolation de toucher de tels buts de mes mains déjà froides, toi qui m’aimes, tu ne voudrais pas me l’en- lever, n’est-ce pas? Voyons, sois grande, sois intelligente, sois au-dessus de ces misérables considérations qui préfè- rent la vie à l'âme, donne-moi ton consentement. Dis-moi que tu me permets de mourir, et que tu me promets de vivre. — Je vous promets de ne pas me tuer, dit Christiane, mais je ne vous promels pas de ne pas mourir. LI OU GAMCA SE MONTRE SANS GÈNE AVEC LES SPECTRES, Nous avons laissé Gretchen muette d’une religieuse ter- reur, devant l’apparition de Christiane au Trou de l'Enfer. L’habitude superstitieuse des idées de la chevrière, lo crépuscule, qui met autant de vague et d'ombre dans les âmes que dans les choses, le lieu même où Christiane s’é- tait précipitée, tout cela bouleversait étrangement l'esprit de la gardeuse de chèvres. Évidemment, elle avait devant elle le fantôme de Christiane. Elle l'avait évoqué; à était venu. Gretchen était à la fois épouvantée et joyeuse. A travers la terreur énorme que lui causait ce brusque tête-à-tête avec le mystère de la mort, elle éprouvait un ravissement profond en retrouvant, après une séparation si violente et si brusque, la douce et tendre créature à qui elle s'était donnée, sa chère maîtresse, sa sœur supé- ricure, La voix de Christiane reprit : — Lève-toi, ma Gretchen, et viens jusqu’à ta cabane, où tout te sera révélé. La chevrière se leva sans répondre un seul mot. L’émotion l’empéchait de respirer, à plus forte raison de parler. D'ailleurs, à quoi bon des paroles? les fantômes comprennent bien ce qu’on a dans l’âme sans qu'on le leur dise. Elle se dirigea vers sa cabane, Christiane la suivant. Elles ne rencontrèrent personne sur la route, ni un bû- cheron de Landeck, ni une vachère rentrant ses bôtes, ni un domestique du château venant de quelque commission au bourg. Sans doute, le spectre usait de sa puissance surnaturelle pour écarter les yeux des hommes, Mais Gretchen fut obligée de changer d'explication en arrivant à la porte, Sur le seuil de sa abane, une apparence d'homme était accroupie à terre, les jambes croisées, Gretchen s'attendait au moins qu'en apercevant celle qui la suivait, cot homme allait s'enfuir avec effroi, Pas lo moins du monde, En voyant approcher Gretchen et l'ombre de Christiane, l'apparence d'homme se leva et vint très-tranquillement au-devant d'elles. Gretchen reconnut Gamba. — Bonjour, Gretchen, dit Gamba, la joie au visage; bon- jour, ma bonne et chère cousine bien-aimée. Et il lui tendit la main. Gretchen retira la sienne, toute scandalisée de cette fa- miliarité terrestre devant celle qui sortait de la tombe. D'un geste grave, elle montra à Gamba Christiane. Gamba regarda du côté que lui indiquait la chevrière, n’eut pas l'air ému du tout, et se retourna vers Gret- chen. — Eh bien? dit-il. — fl ne la voit donc pas? se demanda Gretchen. Après cela, pensa-t-elle, c’est tout simple; elle ne s'est faite sans doute visible que pour moi seule. Elle ouvrit sa porte, et, s’inclinant toujours sans dire un mot, elle attendit que le fantôme entrat. Christiane entra dans la cabane. Gamba s’y précipita derrière elle, sans nulle cérémonie. Gretchen entra à son tour. Elle n’alluma ni lampe ni chandelle, comme jugeant instinctivement que cette scène ne devait pas être éclairée par une lumière factice, et que la misérable clarté humaine ferait injure aux yeux de la morte, accoutumée aux rayonnements divins. Elle laissa seulement la porte ouverte, pour laisser en- trer les dernières lueurs du jour et les premières lueurs de la nuit, Gamba s'était déjà assis sur un escabeau. Christiane fit signe à Gretchen de s'asseoir. Gretchen obéit. Christiane Testa debout, Il y eut un moment de silence. Christiane le rompit : — Parle, Gamba, dit-elle. Gretchen fut stupéfaite, Que la morte connût Gamba, il n’y avait la rien d'étonnant : la mort, c'est l'infini. Mais que Gamba ne fût pas troublé de celte voix inconnue qui montait subitement à lui du fond du sépulcre; qu'il n’en parût pas plus surpris que de la voix d'un ami qui leur aurait parlé; qu'il n’eût pas tressailli jusqu'à la moelle des os, voilà ce qui combla d'étonnement le pauvre esprit vacillant de la chevriére. Mais elle s'expliqua ce sang-froid de Gamba par la vo- lonté et la toute-puissance de la morte; et elle se mit à écouter avidement, l'oreille tendue vers Gamba, et fixant sur Christiane des yeux effarés, — Enfin! s'écria Gamba, je puis parler! Ah! quel bon- heur! il y a si longtemps que je me meurs de paroles ren- trées! Mais au moins, c'est bien sérieux? tu ne m'arréteras pas au premier mot? demanda-t-il en regardant Chris- liane. — Il la tutoie! pensa Gretchen. — Sois tranquille, dit Christiane, lo jour est venu de tout dire, Gamba parla donc et parla ainsi, 450 . DIEU DISPOSE. sa a a ccs, we a LII LE RÉCIT DE GAMBA. — 0 ma chère Gretchen! jo vous ai raconté une partie de mon histoire. Je suis votre cousin, ce qui est mon bon- heur; je suis bohémien, ce qui est ma gloire. Mais si vous croyez qu’il n’y a que cela dans mon existence qui vous intéresse, vous vous trompez magnifiquement, J'ai dans mon passé un tas de choses qui vous touchent beaucoup, voyez-vous, Vous allez voir que nous étions prédestinés l'un à l’autre, et que vous me devez bien plus d’affection qu’à un cousin. Grand’chose qu’un cousin! Je me moque bien d’être votre cousin! J'en suis très-content mais je pourrais m’en passer. J'ai autre chose qui remplacerait avantageusement cette qualité. Ecoutez. Il faut que vous sachiez que j'ai toujours eu deux ma- nies principales : celle de faire des bonds impossibles, et celle de chanter des chansons défendues ; ce qui revient à peu près au même, car les bonds mènent à se rompre le cou, et les chansons à se faire pendre, Or, en 1813, il y a dix-sept ans, je me trouvais à Mayence. Pourquoi la rage de courir le monde m’avait-elle fait quit- ter ma chère Italie? Mais si je ne l'avais pas quitica, ce qui m'est arrivé ne me serait pas arrivé, et comme c’est ce qui m'est arrivé qui fait que je vous ai connue, je ne vous connaîtrais pas. Par conséquent, j'ai eu raison de quitter l'Italie, de chan- ter une chanson contre Napoléon, et de me faire fourrer dans la citadelle, Je me pardonne. Je m'avise donc de chanter un couplet contre l'empereur de France, Je dis un couplet; la chanson en avait vingt- cing, mais je commençais le refrain du premier, quand je sens deux mains robustes se poser sur le collet de ma ca- saque, et m’entrainer rapidement vers la citadelle, La citadelle ouvrit sa gueule et la referma. J'étais avalé, Une petite citadelle, au reste. J'aime les choses qui sont ce qu’elles veulent être, Celle-là voulait être une citadelle, et elle y réussissait énergiquement. Grilles aux fenttres, cela va sans dire, et sous les fenêtres un fossé de douze pieds ; mais ce n'était là qu'un doux détail, De l'autre côté du fossé commentaient les fortifications. Trois rangs d'énormes tertres gazonnés, à chaque étage une sentinelle, et, après le dernier tertre, un autre fossé, de vingt-cinq pieds, celui-là, Au total, deux fossés et trois étages. C'est-à-dire que, pour s'évader, il fallait cing évasions. Le nombre ni la hauteur des étages ne purent m’effa- roucher, L'évasion élait impossible pour quiconque n'avait pas des ailes, Mais j'en avais, J'ai toujours regardé la pesanteur spécifique do l'hommo comme un préjugé et comme un conte de nourrice. Une fois que je me fus bien radicalement démontré qu’un homme ne pouvait songer à s'évader sans avoir en- vie de se briser les reins, je ne pensai plus qu’à mon éva- sion. C'est que, moi, je vous Vai déjà dit, Gretchen, j'ai la prétention de ne pas être un homme. Trouvez-moi aussi vaniteux que vous voudrez, j'ai l’'amour-propre de me croire une chèvre. Je regrette d’avoir à confesser que mon évasion com- menca de la facon la plus vulgaire et la plus usitée. Je passai huit jours à desceller un barreau de ma fenêtre. Jusque-là, il n’y avait pas de quoi être bien fier, j'en conviens. Un homme en aurait fait autant. Mais, attendez. Mon barreau descellé, je laissai venir le soir. Quand il ne fit plus jour, et qu’il ne fit pas encore nuit, car j'avais besoin d’y voir un peu moi-même, je me dis : — Allons! mon cher Gamba! il s’agit de savoir si toi, qui as Porgueil de te croire une intelligence, une créature qui pense, un esprit, tu sauras faire seulement ce que fait le moindre chat, une toute petite bête sans esprit et sans études, à ce qu’on ose prétendre ! Et note, ajoutai-je pour m’encourager, qu'un chat, qui ne se gêne pas pour sauter dun quatrième sur le pavé, a quatre pattes, tandis que toi, tu en as que deux, ce qui diminue de moitié la chance de Ven casser une. Lorsque je me fus adressé à moi-même cette exhorta- tion éloquente et sévère, je montai lestement sur le bord de ma fenêtre, j’arrachai vite le barreau, et, sans donner à la première sentinelle le temps de me voir, je pris mon élan et je sautai le premier fossé, Au sifflement que produisit mon vol rapide au travers de lair, la sentinelle se retourna en sursaut ; mais j'avais déjà franchi le premier talus, et ce fut plutôt pour averti ses camarades que dans le vain espoir de m'’atteindre, qu’elle lâcha de mon côté un coup de fusil puéril. Dois-je vous dire qu'au moment où je sautais le talus, la sentinelle de la seconde plate-forme passait précisément au bas de l'endroit d’où je sautais, de sorte que je n’eus qu’à modifier insensiblement la direction de mon élancement, pour lui tomber subitement sur les épaules. Je collai ce pauvre milicien contre terre, la crosse de son fusil dans l'estomac, et embrassant si furieusement sa baïonnette, que les gazettes ont prétendu qu'il y avait laissé trois dents. Le coup partit et faillit tuer la sentinelle de la troisième plate-forme, qui me visait dans ce moment, et qui me manqua, grâce probablement à la secousse involontaire que lui fit éprouver la balle sifflant à ses oreilles J'étais au bord du second fossé, Encore ce pas, et j'élais libre. Mais c'était le plus difficile. Outre les vingt pieds à sauter, la dernière sentinelle, prévenue par les coups de fusil des autres, était là, de l’au= tre côté du fossé, la baionnette en avant, et prête à m'em- brocher. Perspective sans agrément. Jo vous avoue que j'ai avalé quelquefois des sabres, mais jamais des baionnettes, surtout quand le fusil est au bout, C'est ainsi que toute éducation est incomplète. On DIEU DISPOSE. 151 croit savoir son art, et l’on découvre chaque jour qu’on en ignore les plus simples éléments. On a passé dix ans de sa vie à étudier, à travailler, à s’éreinter, et l’on s'aperçoit, ‘un matin ou un soir, qu’on n’est pas même capable d’ava- ler une misérable baionnette. Mais alors je ne fis pas toutes ces réflexions, El n’y avait pas à réfléchir ni à reculer. Si l’on m'avait rattrappé, on m'aurait flanqué dans un cachot, dans un cul de basse- fosse, dans un puits où l’on m'aurait attaché avec soin ; j'en aurais eu ponr la vie. Je me dis : Mourir faute d’air et de liberté, car, figurez- vous moi, en prison, moi, le bond fait homme, moi, le chamois, moi qui, lorsque je ne pourrai plus sauter et danser, me vendrai comme thermomètre, tant j'ai de vif argent dans les veines ! Je me dis donc : Mourir de la pri- son perpétuelle, ou mourir tout de suite d’un coup de baionnette, j'aime encore mieux la mort prompte : je souf- frirai moins longtemps. Je me recommandai à Dieu et à mes muscles, et, faisant un prodigieux effort pour franchir le gouffre, je n’essayai pas d’éviter la baionnette ; au contraire, je me jetai direc- tement dessus. La sentinelle me laissait venir et riait déjà de m’enfiler comme une bague au jeu des chevaux de bois. Mais, quand je fus sur elle, j'étendis violemment la main, j’eus le bon- heur de saisir la baionnette, et je la repoussai de toute mon énergie. Je n’esquivai pas complétement le coup, Le soldat avait le poignet ferme, et je sentis le fer m’entrer dans la peau, Mais le coup avait glissé, et j'étais tombé si rudement sur la baionnette, qu’elle avait ployé. Ce ne fut qu'une égratignure. W) D'un geste plus prompt que l'éclair, j'avais insinué un délicieux croc-en-jambe à la sentinelle, qui roula sur l'herbe molle, Quand elle se releva, j'étais à cent pas. Elle lâcha un triste coup de fusil qui effraya beaucoup un pierrot sur une branche. Moi, je me dis seulement : cela commence à devenir en- nuyeux, je ne peux plus faire un pas sans qu'on me fete d’un tas de salves. Assez, militaires! vous usez la poudre de votre empereur! Bien entendu, je tenais ce monologue en tricotant leste- ment des jambes. J'entendis derrière moi, tout en cou- rant, les cris, les appels des sentinelles, le tambour, et tout le tapage que peut faire une citadelle humiliée, Mais bah! j'étais déjà loin! Et voilà comment un homme courageux et élastique est toujours maître de sa liberté Ici Gamba fit une pause, et voulut savourer un moment l'effet que sa bravoure et son agilité avaient dû produir sur Gretchen, Mais la chevridre ne détacha pas sos yeux de Chris- tiane, Pour elle, tout l'intérât était dans cette brusque réappa- rition de colle qu'elle avait tant aiméo et tant pleuréo, Le fantôme restait bouche close et laissait parler Gamba; sans doute celui-ci, obéissant à la volonté de l'étrange vi- sion, allait expliquer le mystère devant lequel Gretchen était interdite, et Gretchen attendait, pour s'intéresser au récit de Gamba, que le nom de Christiane y fût pro- nonce. Christiane, de son côté, laissait Gamba s’épandre en ce flux de paroles et se livrer à toute sa loquacité naturelle. Elle avait exigé de lui un si long silence qu’elle lui devait une compensation. C’était le moins qu’en échange de dix-sept ans de mu- tisme elle lui accordât une heure de bavardage complet. Gamba reprit : — J'étais hors de prison, mais je n’étais pas hors d’Alle- magne. Je pouvais être repris à chaque moment. Mon agi- lité et ma présence d’esprit ne m’abandonnérent pas à Pinstant décisif. Je courus à toutes jambes jusqu’au petit village de Zahl- bach, où, quinze jours auparavant, le matin même du jour où je m'’élais si follement fait incarcérer à Mayence, j'avais remisé ma petite carriole et ma vieille jument bor- gne, mes moyens de transport ordinaires. Je les laissais toujours dans les villages les plus proches des villes où j'allais, afin de payer moins cher. La nuit tombait tout à fait lorsque j'arrivai, passablement essoufflé, à la porte de mon aubergiste. Les voleurs ont leur charme, Je dis cela parce que mon aubergiste était un brigand, qui, ayant appris mon incar- cération et ayant jugé, dans sa raison profonde, que je n'avais pas besoin d’un cheval et d’une voiture pour pour- rir dans les cachols, avait simplement vendu ma carriole et ma jument. Quand j'entrai dans sa cour, il était préci- sément en train de les livrer à l'acquéreur, de sorte que la voiture était déjà attelée, L’avidité de ce logeur me ser- vit, Je mo montrai à Vaubergiste lugubre, j'avais sauvé parmi mes sauts de carpe et autres traverses cinq ou six doublons cousus dans mes habits; je payai ce que je de- vais, et, fouctte cocher! je partis, au petit trot d'abord; mais je ne fus pas plutôt au détour de la rue, que je lan- çai mon cheval au triple galop. Ah} dans les quelques mots que j'avais échangés avec Vaubergiste, j'avais eu soin, pour détourner ses soupçons, de lui dire qu'on m'avait rendu la liberté à condition que je quitterais immédiatement Mayence. Jo lui avais aussi acheté quelque nourriture pour ma ju- ment et pour moi. Je n'avais pas craint que cela lui inspi- rit des doutes. Les aubergisles ne soupçonnent jamais l'ar- gent qu'on leur donne, Je menai ma bate grand train toute la nuit, Le matin, jem'arrôtai dansiun creux boisé où je passai toute la jour- née par précaution, Grâce au foin ot au pain que j'avais emportés de Zahlbach, nous pûmes, ma jument et moi, nous dispenser d'aller montrer notre muscau dans les vil- lages où nous aurions été exposés à do mauvaises rencon- (res. Le soir, nous nous remimes en route, Nous alldmes ainsi encore quarante-huit heures, évitant les grandes routes, les villes et les maisons habitées, cherchant les sentiers, les 452 roches et les bois, et ne voyageant autant que possible que 1a nuit. Le troisième jour, commençant à me sentir assez loin de Mayence, je fus un peu plus hardi. Le soleil était déjà levé depuis longtemps que je n'étais pas encore couché dans un ravin. Je faillis payer cher cette imprudence. Au tournant d’une haie, je me trouvai brusquement nez à nez avec un bourg- mestre indiscret qui me demanda mes papiers. Je lui répondis en italien par un discours plein de volu- bilité où ce fonctionnaire ne parut voir que du feu. Ne comprenant pas l'italien, il mit ses lunettes, Je ne crus pas devoir attendre qu'il eût appris ma lan- cue; je donnai un grand coup de fouet à ma jument, et Phonnéte fonctionnaire n’eut que le temps de se ranger pour ne pas être écrasé. Quand il revint de l'émotion que lui avait causée le pé- nil couru par sa précieuse vie, j'étais déjà loin; pas assez join, cependant, pour ne pas entendre qu’il me menacait de dépécher la maréchaussée & mes trousses. Le danger devenait pressant. Je poussai du fouet et de la voix ma pauvre vieille jument, et je m’engagai avec réso- lution dans un système de rochers et de sentiers impossi- bles où il n’a dû passer jamais d’autres voitures que la mienne, et où il était probable que la gendarmerie w’irait pas me chercher. : J'aboutis par là à un pays que je ne connaissais pas alors, et qui n’est autre que celui-ci... L’atlention de Gretchen commença à s'éveiller. — Toute la journée et toute la nuit, j’allai, reprit Gamba, à travers monts et gouffres, jetant en arrière des regards offarés et croyant toujours voir poindre la tête monstrueuse d’un gendarme. La nuit finissait, déjà les lueurs blanchâtres playuaicnt le ciel, où les étoiles palissaient. Tout à coup, je tressaillis et j'arrêlai ma jument. Je venais d’apercevoir en face de moi une forme hu- maine qui accourait rapidement de mon côté. Naturellement, je crus d’abord que c'était un gendarme, et je me reculai derrière une roche. Mais n’entendant aucun pas de cheval, j’avancai délica= tement la tête, et je regardai. La forme humaine s'était rapprochée. Je reconnus que c'était une femme. Une femme en désordre, les cheveux dénoués, un air de désespoir. Une sorte de fantôme blanc. — Vite! interrompit Gretchen, la poitrine oppressée. — Ali! je vous avais bieh dit, s'écria Gamba, que mon récit finirait par vous intéresser! Vous allez m'écouter maintenant! Cette femme approchait en courant et sans me voir. A quelques pas de moi, elle s'arrêta, tendit d'un geste lugubre ses deux mains jointes vers le ciel, s'agenouilla au bord de la route, murmura quelques mots que je n’en- tendis pas, poussa un cri, s'élança et disparut, Je saulai rapidement en bas de ma carriole et je cou- rus. DIEU DISPOSE. 2 EEE UES La route, à l'endroit où la femme venait de disparaître, était crevée par un précipice à pic que je n'avais pas vu d'abord. Je me penchai sur le gouffre énorme et béant, et je poussai un cri & mon tour. La malheureuse n’avait pas roulé jusqu’au fond. — Vite! vite! répéta Gretchen, comme fiévreuse, — Un jeune arbre vigoureux qui jaillissait au flane même du gouffre avait, par miracle, arrêté sa chute. Les pieds accrochés à quelque racine, le dos appuyé sur le tronc de l'arbre, un bras embarrassé dans les branches, la tête violemment renversée, son pauvre corps souple et ployé pendait évanoui sur la mort. La sauver! comment? Sauter sur l'arbre à califourchon, ce n’était rien pour moi; mais remonter l’abîme avec ce poids? Par bonheur j'avais dans ma carriole une corde à nœuds qui me servait pour mon grand exercice du mât. Je volai la prendre. Je pris en même temps une espèce d’écharpe qui me servait aussi pour mes tours, et voici ce que je fis : Je choisis une forte racine que je trouvai au bord du gouffre, j'y attachai ma corde à nœuds dont je saisis l’autre bout dans ma main droite, et je me jetai brave- ment. — Eh bien! s’écria Gretchen palpitante. — Il va sans dire que je tombai légèrement et gracieu= sement à cheval sur l’arbre. Sans, amour-propre, je fus content de moi, et je me rendis cette justice que mon édu- cation n'avait pas été si incomplète. Je me consolai un peu de n’avoir pas appris à avaler les baïonnettes et les fusils, Une fois sur l'arbre, mon premier geste fut d’empoigner la femme, car j'avais toujours peur qu’elle ne se miît à glisser. Puis je la jetai sur mon bras et mon épaule gauches, où je l’assujettis fortement à l’aide de mon écharpe, Elle ne fit aucune résistance. Elle était inerte et comme morte. Elle avait plutôt l'air d'un paquet que d’une femme. Jusque-là, rien n’était fait. Il s'agissait de remonter. Je tenais toujours la corde de ma main droite. Je yous assure que ce n’était pas extraordinairement fa- cile de regrimper avec une femme sur l'épaule et une seule main à la corde. Le tout était de ne lâcher ni la corde, ni la femme, Je recommandai mon âme à tous les saints du paradis, je serrai de mes deux pieds le dernier nœud de la corde, je serrai de ma main droite le plus haut nœud où elle put atteindre, et, lâchant l'arbre, je me laissai lout doucement aller dans le vide. Heureusement cette pauvre femme n'avait pas sa con- naissance, car elle aurait eu un fier trou sous les yeux. Mille noms d’acrobates! Moi qui ai la peau du cœur as- sez imperméable, j'avoue honteusement que j’eus une se- conde d'émotion, La racine qui m'avait vu attacher ma corde ne s'était pas attendue à ce double poids; je la sen- lis fléchir et céder à la première secousse, Mais elle se re- mit de cette lâche faiblesse et tint bon. > DIEU DISPOSE. Alors, ce fut au tour de Ja corde. Au premier effort que je fis pour monter d'un nœud, elle se tendit et craqua, comme si elle en avait à porter plus qu’elle ne pouvait. Je sentis qu’elle rompait, et je me dis en moi-même : Pau- vre femme! — Bon Gamba! s’écria Gretchen, les larmes aux yeux. — Mais, bah! la corde était robuste comme la racine. Et mes muscles étaient robustes aussi. Je grimpai comme un écureuil, sans brusquerie, vive- ment et moelleusement. Une minute après, s'il y a encore des mesures du temps dans de pareilles occasions, je mettais le pied sur la terre ferme, je détachais ma corde, et je déposais ma trouvaille dans ma carriole. Et voilà comment j'ai repêché de l’abime madame Chris- tiane. Gretchen se leva, l'œil fixe, l'air égaré, alla vers Chris- tiane, lui toucha la main pour se bien assurer qu’elle n’é- tait pas un fantôme, et lorsqu'elle eut senti la chair et la réalité, s'agenouilla en pleurant et baisa le bas de la robe de la ressuscitée. Puis, sans se relever, et d’une voix étouffée par l’'émo- tion : — Continuez, Gamba, dit-elle. —Je commence à avoir fini, reprit Gamba. Christiane était sauvée. Mais moi, je n’étais pas sauvé. Au contraire, ma bonne action risquait fort de me faire emprisonner pour le reste de mes jours. Car, que faire de celle que je venais de tirer du gouffre? L’emporter sans connaissance, la secouer, c'était dange- reux ; elle pouvait avoir besoin d'un médecin. D'un autre côté, la conduire dans un endroit habité pour la faire soigner, c'était m'ingurgiter dans la gueule du loup. La gendarmerie ne m'aurait su qu’un gré mé- diocre de mon agilité. Je me trouvai donc plus embarrassé sur le plancher des vaches, que je ne l'avais été dans le milieu des oiseaux. Ma foi, tant pis! j'avais regardé la pauvre créature; ello était toute jeune et toute jolie. J'ai toujours eu pour prin- cipe qu'une belle femme vaut mieux qu’un vilain homme. Je me dis donc : en prison tous les Gamba plutôt qu'une semblable fille au sépulcre! et je me lançai à la recherche d’un village quelconque. Tout en allant, j'examinais la jeune fille. Je regardais si elle n'avait rien de cassé. Dans mon métier, on se connaîl naturellement en fractures et en bras démis. Je m'aperçus avec joie qu'elle ne s'était rien rompu, et qu'elle n'avait aucune lésion sérieuse. Le saisissement lui avait fait per- dre connaissance, Sa robe s'était prise dans les arbres et avait amorti la secousse. A force de chercher des villages on en trouve. Je ne tardai pas à en entrevoir un qui, si je ne m'abuse, devait être quelque chose comme Landeck. J'allais y entrer, de l'air piteux d'un homme qui entre au cachot, lorsque tout à coup je sentis que le cœur de la jeune fille se remeltait à battre. 153 J'eus, je le confesse, un certain mouvement de Satisfac- tion. Si elle revenait sans le secours des médecins, je n'avais nul besoin d'aller me livrer bénévolement à la gendarme- rie impériale. Je donnai un Coup de bride à ma jument, et je me renfonçai vigoureusement dans ma montagne. Une heure après, la jeune fille était revenue tout à fait. Quand je dis tout à fait, je ne dis pas entièrement la vé- rité. Ello y voyait, mais seulement avec les yeux; elle par- lait, mais elle disait des choses qui n’étaient pas pleines de bon sens. Elle débitait un tas de paroles où je vous aurais biendé- fiée de rien comprendre. — Mon enfant... Julius... Grâce !... Ce Samuel... Je suis dans l'enfer... Et puis, elle me regardait et elle me disait : — Oui, je vous reconnais bien, vous êtes le démon! Eh bien! vous me croirez si vous voulez, mais, dans ce moment-là, cela ne me donnait pas du tout l'envie de rire. En un mot, la secousse qui n'avait rien cassé dans son corps avait tout cassé dans sa raison. Elle était folle. — Folle! s'écria Gretchen. — Oui, folle, comme un pauvre animal innocent. Et elle resta ainsi long temps. Les premiers jours, cela ne me fut pas incommode. Elle n'avait aucune volonté, elle se laissait faire, elle ne me gênait pas, elle ne s'informait pas pourquoi je prenais plutôt le sentier que le chemin. Voyager la nuit, s'arrêter, se mettre en route, aller toujours, manger, ne pas man- ger, tout lui était égal. Je lui disais de se taire, et elle se taisait. Je lui ordonnais de manger, et elle mangeait. Elle machinale, indifférente, abandonnée. C'était mieux qu’un enfant. obdissait, C’est de la sorte qu'à travers mille dangers et mille aler- tes je pus repasser en Italic. La encore, Napoléon régnait. Mais on avait perdu ma trace, et comment retrouver dans cet immense empire une misérable goutte d'eau comme moi ? On me demanda qui était cette femme que j'avais avec moi. J'avais perdu, l’année précédente, ma Sœur Olympia, du même âge à peu près que Christiane. Je répondis que c'était ma sœur. On ne m'en demanda pas davantage. pes lors, je fus son frère. Je ne la quittai pas. Pour la nourrir, mais non, je mo vante, pour me nourrir, moi, et pour m'amuser, je faisais mes tours sur les places. Jo chantais toujours un peu. Elle, sans que je le lui cusse jamais dit, elle chantait de temps en temps des airs bizarres qu'elle prenait je ne sais où, et qui faisaient at- trouper les passants, Elle paraissait ne pas voir la foule et ne pas entendre les applaudissements. Elle chantait pour elle toute seule. Mais 154 DIEU DISPOSE. les passants en profitaient, et notre bourse en profitait aussi. Je n’avais jamais été aussi riche. Ce qui prouve qu’en la sauvant j’avais agi comme un égoiste, et qu’elle ne m’en doit aucune reconnaissance. Cependant, il lui revenait chaque jour un peu desa rai- son. k Elle commencait à se croire un peu moins dans l'enfer, et à voir que, si j’étais le diable, au moins j'étais un bon diable. A force de m’appeler son frère, elle avait pour moi une amitié fraternelle. Ah! moi, j'étais heureux! nous menions la vraie vie, en plein air, dans les rues, elle chantant et moi dansant sur la corde! Mais elle, à mesure que la raison lui revenait, les pré- jugés de l'éducation qu’on donne aux jeunes filles lui ve- naient à l'esprit. Elle ne trouvait pas parfaitement conve- nable pour une jeune fille d’aller chanter dans les carre- fours et dans les cabarets. Elle était mal à l’aise devant les regards et les propos de la multitude. Et pourtant elle hésitait à rompre avec cette vie dont elle avait honte. Un goût qu’elle ne se connaissait pas s'était développé en elie : la passion de la musique. Mettre son âme dans sa voix, comme moi je la mets dans mes jambes, faire passer son émotion dans le cœur de 1a foule, c'était là un plaisir dont elle ne pouvait se priver. C’est que, voyez-vous, Gret« chen, nous autres artistes, nous haïssons le public, nous en disons du mal, nous l’insultons, mais nous en avons besoin, comme vous de vos chèvres. Nos spectateurs, ce sont nos bêtes. Elle était dans cette situation incertaine, entre ses idées de jeune fille et ses instincts d'artiste, lorsque, par le plus heureux des hasards, un directeur de théâtre qui passait s'arrêta, fut frappé-de sa voix et lui proposa de l’en- gager. Dès lors, il n'y avait plus à hésiter. I] ne s'agissait plus de la rue et de la populace; il s'agissait des succès, des adorations, de la gloire et du génie. Et c'est de celte façon qu’elle devint une grande chan- teuse, ce qui vaut bien une grande dame. Maintenant, Gretchen, j'ai dit tout ce que j'avais à dire. La chevrière leva sur Christiane des yeux enivrés de larmes et de joie. — Madame! c'est vous! vivante! murmura-t-elle d’une voix entrecoupée. Elle ne pouvait trouver d’autres paroles. — Embrasse-moi done, ma pauvre Gretchen, dit Chris- tiane. Gretchen so leva et se jeta dans les bras de Christiane. — Vivante! répéta-t-elle, Mais Dieu m'est témoin que yous n'avez jamais été morte pour moi. — Je le sais, dit Christiane. Et, pendant un moment, elles se serrèrent sans parler sur le cœur l'une de l'autre, — Et moi? insinua Gamba, oublié dans un coin, — Le pauvre Gamba mérite bien quelque chose, dit Christiane, — Je mérite bien un remerciment de mademoiselle Gretchen, pour lui avoir conservé celle qu’elle aime tant, — Oui, certes, dit Gretchen. Et elle sauta au cou de Gamba, lequel fut si content qu’il se mit à pleurer, — Nous reparlerons de Gamba et de moi, dit Gretchen en faisant un signe d'intelligence et d'intimité au bohé= mien. Mais occupons-nous d'abord de vous, ma Chère mat- tresse. Comment êtes-vous ici? Et monsieur le comte d'Eber- bach sait-il que vous êtes vivante? — Il le sait, et c’est lui qui m’a dit de venir ici. — Pourquoi faire? — Pour chercher sa femme. — Sa femme! murmura Gretchen, dont la joie s'effata brusquement à cette pensée. O Dieu! Mais jy pense! Oh! si vous saviez! c’est affreux! — Que veux-tu dire? demanda Christiane. Parle sans crainte devant Gamba. Oui, notre situation est en effet bien douloureuse. Tu veux dire que Frédérique est la femme de mon mari. — Si ce n’était que cela! s’écria la chevrière toute bou- leversée, — Qu'est-ce donc encore? parle. — Frédérique... — Eh bien? — C'est votre fille? — Ma fille! mais ma fille est morte, Gretchen! — Non, vivante. Livrée par moi à ce Samuel; sauyée pour la perte de nos âmes à tous! — Ma fille! je veux voir ma fille! cria Christiane LI LA MERE ET LA FILLE Le premicr cri de Christiane avait été ; Jo veux voir ma fille! Son premier mouvement avait été de courir vers le chateau. Gretchen avait suivi Christiane. Gamba avait suivi Gretchen. Christiane était en proie à une émotion inexprimable. Cet enfant qu’elle avait cru mort, qu'elle n'avait pas mème connu, qui était mort presque ayant de naïlre, cet enfant vivait. Ainsi, pendant qu’elle so croyait soule au monde, pen- dant qu'elle chantait sur les théâtres, et qu'elle allait de ville en ville traîner son isolement à travers les foules, pendant qu’elle donnait son âme à tous, n'ayant personne à qui donner sa vie, elle avait une fille! Elle qui s'était fait cantatrice, ne pouvant plus être fem- me, elle aurait pu être mère! DIEU DISPOSE. 155 ee Et comment retrouvait-elle cette fille? Dans quelle si- tuation terrible! Sa fille était mariée 4 son mari! N'importe ! Elle courait toujours vers le château, Mais, tout à coup, elle ralentit son pas, Une réflexion Varrétait. Quwallait-elle dire à Frédérique? Si elle lui disait : Je suis ta mère | Comme Frédérique ne pouvait pas tarder à savoir qu’Olympia était Christiane, comtesse d’Eberbach, c'était lui apprendre qu’elle avait épousé le mari d’une autre, et, chose plus affreuse, qu’elle avait épousé celui qui pouvait être son père. Et puis, Frédérique interrogerait avidement sa mère re- trouvée, Faudrait-il lui révéler tout le passé, lui expliquer les crimes et les malheurs qui l'avaient jetée dans ces cruelles péripéties, épouvanter cette âme pure et virginale du récit des monstrueuses scélératesses de Samuel Gelb? Effroyable récit qui aurait pour conclusion ce mot effroya- ble : Ce démon est peut-être ton père! Ce doute affreux qui l’avait vaincue, elle, et qui l’avait précipitée dans le Trou de l'Enfer, allait-elle en boulever- ser la chaste ignorance de son enfant ? Dans ce lugubre pêle-mêle de misères et de forfaits qui avait troublé et séparé la vie de tant d’étres faits pour s’ai- mer, la Providence, poursuivant toujours son œuvre, comme un fleuve de cristal sous des rochers hideux, avait miraculeusement préservé l’innocente Frédérique. Elevée par Samuel, mariée à Julius, aimée de Lothario, elle n'avait pas une tache, pas une éclaboussure, pas une ombre à son front limpide et charmant. Était-ce Chris- tiane qui devait lui révéler le mal, qu’elle ne connaissait que de nom? C'était bien le moins que Frédérique, épar- gnée par l'amant, par le mari et par le monstre, le fût aussi par sa mère ! — Vous réfléchissez et vous souffrez, madame, dit Gret- chen à Christiane. — Non, j'ai pris mon parti, dit Christiane répondant à sa propre pensée aulant qu’à la question, Il ne faut rien dire à Frédérique, Elle se remit à marcher plus résolument, Et cependant retrouver sa fille, la retrouver à dix-sept ans, belle, grande, pure, les yeux pleins de clarté et ie cœur plein de tendresse ; n'avoir aux lèvres qu'un mot : Ma fille! et fermer ses lèvres; n'avoir qu'à ouvrir les bras pour y serrer son rôve, ot fermor sos bras; n'élait-ce pas là un effort au-dessus de la puissance humaine ? Chris- tiane pourrait-elle se contenir ? Quand méme sa bouche ne dirait pas une parole, est-co que son geste, ses yeux, ses larmes ne parleraient pas ? Allons! elle pouvait toujours essayer, En arrivant près do la grille du château, ello s'arrûla encore, et so tourna vers Gretchen et vers Gamba. — Vous ne direz pas qui je suis, dit-elle, Moi seule ver rai s'il faut que je me nomme, Vous, pas un mot, — Soyoz tranquille, dit Gretchen. — Moi, je sais me taire, ajouta le bohémion, Au resto, vous n'avez pas besoin de moi là-haut, Je vais restor à vous attendre là, au clair de la lune, Je ne sais pas pour- quoi j'irais me coiffer d’un plafond, lorsque je puis avoir le ciel pour chapeau. Tandis que Gamba parlait, Gretchen avait sonné et le portier avait ouvert. A la question de la chevrière, le portier répondit qu'il était tard, et que la comtesse d’Eberbach pourrait bien être couchée. — Oh! dit Gretchen, elle se relèvera. Gretchen et Christiane allèrent vers le perron, laissant Gamba sur la route. La femme de Hans vint leur ouvrir, Frédérique, en ef- fet, venait d’acheyer de souper et était montée dans sa chambre. Mais madame Trichter, que Gretchen demanda, se chargea d'aller prévenir sa maîtresse. Madame Trichter redescendit, ct fit monter Gretchen et Christiane dans le petit salon contigu à la chambre de la comtesse, Il n’y avait pas une minute qu’elles y étaient, et que madame Trichter les avait lassées, lorsque Frédérique en- tra, inquiète de ce qu'on lui voulait et tout émue. Mais quelqu'un qui éprouvait une bien autre émotion, c'était Christiane. Elle voyait pour la première fois sa fille, à dix-sept ans! Dieu lui avait supprimé l'enfant pour lui donner la fem- me. Elle n'avait pas eu sa fille jour à jour, peu à peu, toute petite d'abord, puis plus grande, puis plus grande encore. Elle l'avait tout d'un coup toute faite. Quoi! cette noble et complète créature était sa fille C'6- tait là une idée, c'était là une joie que son pauvre cœur n'avait pas la force de supporter. Et elle restait là, muette, pâle, le cœur gonflé de lar- mes, fixant sur Frédérique des yeux pleins d’admiration pour le présent et pleins de désespoir pour le passé. A tra- vers la joie de la retrouver, elle éprouvait une immense douleur à Vidéo des événements qui l'avaient séparée d'elle, Frédérique se sentit d'abord mal à l'aise sous ce regard si joyeux et si triste. Elle y devinait un mystère. Elle essaya de rompre le silence. — Madame? dit-elle d'un ton qui demandait l'explica- tion de cette visite à cette heure, Christiane ne répondit pas. — Gretchen me fait dire que vous aviez à me parler, continua Frédérique. ; — Oh! oui, répondit Christiane. J'ai à vous parler, mats j'ai à vous voir d'abord. Laissez-moi vous regarder. Vous ôles belle! Frédérique se tut un moment, embarrassée, — Qui Cles-voug? Qu'avez-vous, madame? essaya-t-elle do demander, Vous paraissez tout émue. — Qui je suis? répondit Christiano avec une oxplosion de tendresse. Mais elle se contint. — Je suis, reprit-elle plus tranquillement, je suis la per- sonne que vous annonce la lettre du comte d'Eberbach, — Ah! s'écria Frédérique, c'est vous, madame, qui vos nez mo chercher pour me ramener auprès de lui, 156 DIEU DISPOSE. Se ee ees ————_—____ — C'est moi. — Soyez la bien-venue, alors; monsieur le comte me dit dans sa lettre de vous écouter et de vous respecter comme lui-même. Mais comment va-t-il? Pourquoi n'est-il pas venu lui-même ? — Il va mieux, et il ira bien tout à fait lorsque vous l’aurez rejoint. Une affaire essentielle à terminer l’a em- pêché de venir. Oh! sans cela, ni la fatigue, ni la mala- die ne l’auräient retenu loin de vous. Ne pouvant quitter Paris, il m’a priée de venir à sa place. — Pardonnez-moi mon indiscrétion, madame, dit Fré- dérique, mais la lettre du comte a négligé de me dire qui vous étiez, et je ne sais pas même à qui j'ai l'honneur de parler. — Je m'appelle... On m'appelle Olympia. — Olympia! s’écria Frédérique. Vous seriez cette célè- bre cantatrice dont monsieur Samuel Gelb m’a quelquefois parlé. — C'est moi, en effet. — Pardon encore, madame; mais alors, oui, monsieur Samuel Gelb me la dit, monsieur le comte d’Eberbach vous a aimée. — Autrefois, c'est possible, répartit Christiane. Oh! mais il y a si longtemps! ajouta-t-elle en jetant un regard de mélancolie douloureuse sur les murailles du petit sa- lon où elles étaient. — Monsieur le comte vous a aimée quelques mois ayant notre mariage, dit Frédérique, dont le visage prit aussitôt une expression triste et contrainte. — Qu'avez-vous ? demanda Christiane. — Excusez-moi, madame, je suis jeune et bien neuve dans les choses du monde. Mais ce monde ne trouvera-t- il pas étonnant que ce soit vous précisément que monsieur le comte ait choisie pour aller chercher et ramener sa femme ? — Ah! vous doutez de moi! s’écria Christiane atteinte au cœur. Des soupçons indistincts traversaient en effet l'âme de Frédérique. Elle se rappelait l'impression qu’elle avait éprouvée en lisant le matin cette lettre où le comte la tu- toyait pour la première fois. Ce tutoiement, où elle crai- gnait de reconnaître la familiarité du mari, et cet envoi d'une femme qui, si elle n’avait pas élé la maîtresse du comte, avait été du moins aimée par lui, et qui, dans tous les cas, était une actrice, se mêlaient dans l'esprit de Fré- dérique et lui inspiraient une inquiétude singulière. — Vous ne dites rien ? reprit Christiane, Ainsi, vous yous défiez de moi? — Pardonnez-moi; mais, hélas! qu'est-ce qui me ré- pond do vous, madame? demanda la pauvre Frédérique. — Moi, dit en s'avançant Gretchen qui avait assisté si- lencicusement jusque-là à cette pénible scène, — Vous? répartit Frédérique avec un geste moitié d’es- poir, moilié de crainte. — Oui, moi, poursuivit Gretchen, qui comprit peut-être ces appréhensions; moi qui ai veillé sur vous depuis que vous (les au monde, moi qui ai fait tant de longues lieues à pied pour voir votre visage quelques minutes, moi qui sais qui vous êtes, et qui est madame. — Eh bien! dit Frédérique, si vous le savez, Gretchen, dites-le moi, je vous en prie, je vous en supplie. — Je ne le puis, répondit Gretchen. — Oh! c’est qu’alors vous ne le savez pas, reprit Fré- dérique secouant tristement la tête. Ou bien, vous ne te- nez pas beaucoup à ce que je vous croie toutes les deux, puisque vous pourriez me convaincre avec un mot, et que ce mot vous ne le dites pas. — Ilya des secrets dont on n’est pas maître, reprit Gretchen. Au nom de votre bonheur, croyez-moi sans que je parle. — Enfin, pourquoi aurais-je confiance en vous, lorsque vous n'avez pas confiance en moi? — Mais la lettre de monsieur le comte d’Eberbach ? ob- jecta Christiane. — Mon Dieu! elle ne dit rien, cette lettre, répondit Fré- dérique. D'ailleurs, sais-je, moi, l'empire que vous pouvez avoir sur lui? Sais-je où l'on veut me mener? Oh! je souffre plus que vous de ma défiance. Elle n’est pas dans mon caractère, et je suis bien fachée si je vous offense, madame, mais je suis ignorante de tout. On me dit que j'ai des ennemis, je suis seule, perdue, loin de tout ce qui m'aime et protége, et je suis obligée de prendre garde à ce qu'on me fait faire. Christiane, attérée, regardait crouler son espérance et sa joie. — Oh! dit-elle d’une voix profonde, je n'aurais pas cru que ce serait de cette manière que nous nous rencontre- rions. Jaurais pensé que rien qu'en voyant ma figure, rien qu’en entendant ma voix, quelque chose en vous se serait ému, un instinct aurait tressailli dans votre poitrine, vos bras se scraient ouverts d'eux-mêmes. J'aurais espéré qu’en nous mettant en présence l’une de l'autre, en faisant ce double miracle de nous ressusciter toutes deux, en rompant pour nous rapprocher la picrre d’un sépulere, la divine Providence n’éléverait pas entre nous un mur plus dur et plus inflexible que le granit des tombeaux : la défiance. — Que voulez-vous dire ? demanda Frédérique, atten- drie par l’accent et ne comprenant pas les paroles. — Feoutez, dit Christiane, en fixant sur Frédérique des yeux pleins de tendresse et de larmes, C'était trop fort pour son pauvre cœur. Elle avait déjà bien assez souffert de ne pouvoir que couver du regard son enfant sans pouvoir l'embrasser; mais se laisser soup- conner, mépriser, hair par elle, c'était là une chose au- dessus de ses forces. — licoutez, recommenca-t-elle. Oui, je vais parler. Tant pis! Mon cœur déborde, Je ne peux pas être soupçonnée par vous, c’est trop cruel pour moi ; et puis, quand je vous aurai parlé, vous verrez que c'est impossible. Frédérique, vous doutez de la parole de Gretchen ; cependant, elle a dû vous dire qu’elle avait connu votre mère, et qu'elle vous parlait en son nom, — Ma mère, dit Frédérique, elle n’a jamais voulu me la nommer, à DIEU DISPOSE. — Et si votre mère venait elle-même... — Ma mère est vivante ! s’écria Frédérique en tres- saillant. — Si elle était vivante, poursuivit Christiane, et si, sans intermédiaire, cette fois, elle venait à vous, si elle vous disait ce que vous avez à faire, vous déficriez-vous aussi de votre mère ? — Si ma mère venait à moi, répondit Frédérique toute tremblante, oh! madame, ayez pitié de moi, ne me faites pas une fausse joie; je suis trop jeune, vous me tueriez. Si ma mère venait à moi, elle ferait de moi ce qu’elle vou- drait, ct elle n’aurait qu’à faire un geste, je serais trop heureuse de lui obéir absolument et aveuglément. — Eh bien! s’écria Christiane, eh bien! regardez. Et, levant la main sur le mur, elle désigna le portrait qui avait tant ému Lothario, et qui avait aussi frappé Frédérique à son arrivée. — Ce portrait. dit Frédérique, — Ce portrait, reprit Christiane, c’est celui de ma sœur. N’avez-vous pas remarqué comme il vous ressemble ? Et cette ressemblance ne vous a-t-elle pas dit que vous étiez de la famille ? — Oh! madame, mais alors 2... — Frédérique, regarde-moi. Frédérique, embrasse-moi, je suis ta mère | Christiane jeta ce mot d’un tel cri et d’un tel geste, que Frédérique se sentit remuée jusqu’au fond des entrailles. — Ma mère s'écria-l-elle. Et elle se jeta en pleurant et en souriant dans les bras de Christiane. — Oui, reprit Christiane en la couvrant de baisers; oui, ma fille, mon enfant, mon trésor. Je ne voulais pas te le dire, à cause de choses que tu sauras ; mais cela a été plus fort que moi. Te retrouver défiante, c'était pire que de ne pas te retrouver du tout. Et Frédérique de son côté disait à travers ses larmes et ses élans de joie : — Chère mère! vous vous êtes fait attendre dix-sept ans. Mais quelque chose me disait toujours: Elle revien- ‘dra. Quel bonheur! J'ai ma mère! La voila! O chère mère Î{ que je suis donc heureuse de vous revoir ! Christiane répondait à tout cela par des pleurs et des baisers. Gretchen s'était éloignée un peu pour laisser toute li- berté à ces effusions. Elle s'était agenouillée dans un coin du petit salon, et elle priait. — Ainsi, demanda Frédérique, ce portrait est celui do ma tante? — Oui, mon enfant, de la mère de Lothario, qui est ton cousin. — Et mon père ? reprit Frédérique, vous ne m'en parlez pas. Est-ce qu'il n'existe plus? — Si! il existe, — Ah! je le connaîtrai done aussi! Comme la Provi- dence est bonne! — Tu le connais déjh, répondit Christiane, — Je connais mon père? dit Frédérique, — Oui, répondit Christiane, Dieu soit béni, jo puis to le 157 nommer, puisque le ciel, dans sa bonté pour nous, ne lui a mis au cœur pour toi que la seule tendresse qu’il pût, qu’il dat avoir, puisqu'il est resté ton père. — De qui donc parlez-vous? demanda Frédérique in quiète. — Chère enfant, ne t’effraie pas à la nouvelle que je vais apprendre. Dieu nous a sauvés dans le passé, et l’a venir s'arrange dans ce moment. N’aie aucune inquiétude. Ton pere.., ton père est le comte d’Eberbach. — Lecomte! s’écria Frédérique en devenant toute pâle. — Ne te trouble pas, mon enfant, je te répète que tout s’arrangera pour ton bonheur. Nous déferons ce mariage, et tu épouseras Lothario, Va, me voici prés de toi, il ne tarrivera plus de soucis et de douleur, je les empécherai de passer. — Mais mon père, interrogea Frédérique, m’a donc bien complétement ignorée jusqu’a ee jour? — Il ne savait même pas que tu fusses au monde. Oh! ce serait une histoire trop longue à te raconter. Tu la sau- ras un jour. Ton père et moi, nous avons été bien long- temps séparés. Il m’a crue morte. Comment et pourquoi tout cela est arrivé, ne me le demande pas maintenant. Ne remuons pas ce douloureux et terrible passé. Mais maintenant ton père sait que je suis vivante. Nous nous sommes revus et reconnus. Ii sait que je suis sa femme, et il va savoir que tu es sa fille. Deux raisons, dont une seule suffirait pour qu'il re- vienne à moi et pour qu'il te rende à Lothario. — Il le voudra, dit Frédérique, mais le pourra-t-il ? Pour tout le monde, pour la loi, pour la religion, je suis sa femme. Dira-t-il que je suis sa fille? Excepté pour Dieu, je serai perdue à jamais. Dira-t-il que vous êtes sa femme, et qu'il s'est marié deux fois ? Vous voyez bien, ma mère, qu'il n’y a pas d'issue, et que le malheur me tient ! Vous avez beau me consoler, mon mauvais sort est plus fort que votre affection et votre dévodment. — La crise est difficile, en effet, dit Christiane; mais calme-toi, ma chère fille, nous en sortirons. — Par où? — Ton père a un moyen. — Lequel? — Je ne sais pas; mais il en a un, — Qui vous l'a dit? — Lui. — Il vous a dit cela pour vous tranquilliser, comme vous me tranquillisez dans ce moment. Mais s'il avait un moyen, il vous aurait dit lequel, S'il vous en a fait mys- tère, c'est qu'il n’gn à pas. — Il en a un, Il m'a parlé d'un accent qui, je te le jure, ne mentait pas, — Vous avez beau dire tous les deux, insista Frédérique, je sens bien que nous sommes dans une situation d'où nous ne pouvons jamais sortir, — Écoute, dit Christiane, ton père nous attend à Paris, Il faut que nous y allions pour veiller sur lui, d'abord. 158 DIEU DISPOSE. SS eee Eh bien! tu es sa fille et je suis sa femme. Nous nous mettrons à deux pour lui arracher son secret, et il nous le dira, LIV OU IL EST DÉMONTRÉ QUE LES TULIPES SONT QUELQUE- FOIS PLUS MEURTRIÈRES QUE LES TIGRESSES. Le 9 juillet 1830, un avis inséré dans tous les journaux annonçait que l'enterrement de lord Drummond aurait lieu le lendemain, et que la messe serait dite à l’église de l'Assomption. Le lendemain, en entrant dans l’église, la première per- sonne que vit Julius, ce fut Samuel. Nos lecteurs ont eu probablement le temps d'oublier lord Drummond, cet étrange Anglais amoureux de la voix d'O- lympia, après avoir été amoureux des tigresses de l'Inde. Sa mort n'avait pas été moins singulière que sa vie. Il était mort pour une tulipe! Nous avons perdu de vue lord Drummond au moment où il quittait Paris, pour suivre Olympia à Venise. Il lui avait semblé qu’il aimerait encore mieux l’enten- dre en public que de ne pas l'entendre du tout, et parta= ger son chant avec les autres que de n’en pas avoir une note. Mais, à peine arrivé, dès les premières représentations, sa jalousie l'avait ressaisi. Il avait souffert amèrement de he jouir qu’avec la foule de ces accents sublimes qu’il au= rait voulu posséder à lui seul. Tant de rivaux l’obsédaient. Du moment qu’Olympia était à tout le monde, elle n’é- tait plus à lui. Et puis, son plaisir lui. paraissait profané par tous ces passants qui y touchaient en même temps que lui. La voix d’Olympia lui répugnait presque, en devenant une sorte de gamelle banale où les plus grossiers instincts venaient tremper la main et prendre leur cuillerée, Cette émoffon, qu'il aurait voulue chaste, pure, virgi- nale, réservée à un seul, n’était plus, hélas ! qu’une cour- tisane, triviale, publique, commune à tous les goujats qui auraient trois francs dans leur poche. Dans ces termes, il n’en voulait plus. Un soir, au milieu d’une représentation, il se leva, sor- tit de la salle, rentra chez lui, demanda des chevaux, et, sans même écrire un mot à Olympia, quitta Venise, Pour essayer de se distraire, il se mit à voyager. Partout où il passait, il visitait tout : les bibliothèques, les musées, les monuments, A Coniston, on lui fit voir une collection de tulipes. La passion des fleurs est une des plus naturelles au cœur de l'homme. Nous sommes faits de terre, et, aussitôt qu'une graine tombe en nous elle y pousse, Lord Drummond était de ces organisations où la passion n'a pas d’inlerrégne. Chez lui, la mort d’une manie n'é- tait que le couronnement d’une autre. Il se dit : Les fem= mes sont mortes, vivent les fleurs, y Il prit les fleurs comme il avait pris les tigresses et les. femmes, avec fureur. 11 ne pensa plus qu’à elles! Comme les vrais amateurs, i} se concentra dans une es= pèce, n’aimant que les choses complètes, et sachant bien que la bourse d’un millionnaire et la vie d’un centenaire ne suffiraient pas à la collection d’une seule race. C'étaient les tulipes qui lui avaient inspiré le goût des fleurs. Il se donna éperduement aux tulipes. fl en eut bientôt une réunion qu’il trouvait lui-même honorable, et que tout autre aurait trouvée inouie, Cependant il allait de côté et d’autre à travers Europe, parcourant toutes les villes fleuries, et cherchant si, par hasard, il n’existait pas quelque type oublié par lui. Les plus célèbres amateurs, empressés à son nom, l'in- troduisaient dans leurs serres, et lui faisaient admirer leurs plus rares richesses. Mais lord Drummond admirait du bout des lèvres. On ne lui montrait rien qu’il n’eût chez lui égal sinon supérieur, Un soir, il était à Harlem, il avait visité toutes les col- lections renommées, sans trouver mieux qu'ailleurs, et il allait, de guerre lasse, retourner en Angleterre, quand un domestique de l'auberge où il logeait lui parla d’un sien parent qui avait des tulipes. Ce parent était un pauvre homme qui avait ce goût de- puis l'enfance, et qui, au dire du domestique, avait obtenu des résultats prodigieux, Sa serre n’était pas connue, parce qu'il n’y laissait pé- nétrer personne, aimant ses tulipes pour elles, et non pour la vanité. Il ne les avait guère montrées, dans toute la ville, qu’à son cousin; mais, si lord Drummond le désirait, le domes- tique tacherait d'obtenir de son cousin Tromp la permis- sion de lui amener le noble voyageur. Un voyageur, en passant, effaroucherait Tromp moins qu’un concitoyen tou- jours là et difficile à éconduire une fois introduit. Lord Drummond hésita. Une collection ignorée après tant de collections éclatantes et européennes, cela valait-il la peine de rester jusqu'au lendemain ? C’était sans doute une tuliperie digne d’éblouir un do- mestique. Cependant, il ne voulut pas manquerune chance, si insignifiante qu’elle pdt être, Il resta. Le lendemain matin, le domestique alla chez son cousin, et revint avec une permission obtenue non sans peine, — À quelle heure mylord veut-il que je le conduise chez mon cousin Tromp? demanda le domestique, — À l'instant même, répondit lord Drummond. Et ils se mirent en route, Ils traversèrent toute la ville. La ville traversée et les remparts franchis ils ontrovent dans une des plus étroites rues du faubourg, Lord Drummond commença à se repentir d’avoir eu la candeur de croire un valet sur parole. Quelle fleur digne de lui pouvait respirer dans cette rue élranglée? DIEU DISPOSE. 459 ——————————————— Devant une maison de chétive apparence, le domestique s'arrêta, et, se retournant, dit à lord Drummond ; — C’est ici. Le domestique frappa. Un netit Ec5 ie wurt, voute par l'habitude de travail. ler la terre, misérablement vêtu, vint ouvrir. — Mon cousin, dit le domestique de l'hôtel, voici le gen- tilhomme étranger dont je t'ai parlé ce matin — Monsieur est le propriétaire du jardin que vous m’a- vez vanté, demanda d’un air de doute ironique lord Drum- mond, en regardant les habits de Tromp. — Oh! dit celui-ci, qui remarqua le regard de lord Drum- mond, et qui ne parut pas s’en soucier, vous ne yenez pas voir mon habit, mais ma collection, — C'est vrai, dit ’ Anglais. Entrons, — Ayant d'entrer, reprit Tromp, une question. — Laquelle ? — Cest bien certain que vous quittez Harlem aujour- @hui? — En sortant de chez vous. — C'est que je n’aimerais pas faire voir mes fleurs à quelqu'un qui viendrait me tourmenter pour les revoir, C'est déjà beaucoup que je vous autorise à en jouir une fois. Elles sont à moi, voyez-vous, et je suis jaloux de ma tulipe comme d’autres le sont d’une femme, — Je vous répète que je serai loin d’ici ce soir. — Entrez, alors, Lord Drummond et le domestique entrèrent dans un cou- loir obscur et étouffé, Tromp referma immédiatement la porte derrière eux, ce qui ne contribua pas à diminuer l'obscurité et les ténè- bres, — Allez devant vous sans crainte, mylord, dit le domes- tique. Il n’y a pas de marche ni de trou. Au bout de quelques pas, lord Drummond se trouva de- vant une porte. — Attendez, dit Tromp. Et, passant devant lord Drummond, il se mit à ouvrir la porte, laquelle était fermée à triple tour. La porte ouverte, un flot de lumière envahit joyeuse- ment le couloir. Ce fut comme une subite irruption de rayons de soleil et de chants d’oiseaux. Un vaste et splendide jardin pous- sait en pleine terre et croissait en plein ciel, — Venez et voyez, dit Tromp à lord Drummond éblou. Mais laissez-moi refermer cetle porte. Il ferma la porte, et reprit : — Vous voyez qu'il ne faut juger ni les hommes à l'ha- bit, ni les jardins à la maison. J'ai choisi cette maison mal située et mal bâtie, parce qu'elle donne, de ce côlé, sur la pleine campagne, et que mes fleurs ont ici tout l'air et tout le soleil dont elles ont besoin, Trouvez-moi des Neu mieux logées. Moi, que j'habite dans un bouge ou t un chenil, qu'est-ce que cela me fail? je ne comp! pour moi | Je suis comme ces vieux amoureux qui ont uno |i maîtresse et qui dépensent tout leur argent à la meu) d'or, de velours et de soie, s'inquiétant peu s'il ne leur reste pas un sou pour se loger proprement eux-mêmes, Et moi, j'ai plus qu’une maîtresse, j'ai un sérail. Regardez! Et, d'un geste et d’un accent où se mélaient le proprié- taire, le jardinier et l’amoureux, il se mit à passer la re- vue de sa collection, la proclamant unique, et prétendant, à chaque tulipe qu’il faisait admirer à son hôte, qu’elle était la plus belle de toutes. — En voici une, disait-il, qui surpasse tout ce qu’on peut imaginer de plus merveilleux; le rève même se con- fesse vaincu par une réalité aussi désespérante ; eh bien! ce n’est rien, 'c’est une fleur insignifiante, c’est un mépri- sable brin d’herbe, à côté de celle que je vais vous mon- trer. Et il en montrait une autre, qui était la merveille et le chef-d’ceuvre de la nature jusqu’a la suivante. Au fond de toutes ces exagérations d’une passion exal- tée par la solitude, la vérité était que la collection de Tromp était admirable. C’était, sans comparaison, la plus belle que lord Drummond eût rencontrée depuis son voyage. Cependant la sienne la valait. Il avait l'orgueil de ne pas trouver, là encore, un type qu'il ne possédât pas lui- même. Tromp était un rival, mais non un vainqueur. Lord Drummond ne se sentait pas humilié, et pouvait soutenir la lutte. Ils avaient tous deux, comme au collége, le prix ex æquo, — Eh bien! dit Tromp, glorieux, avez-vous jamais vu dans vos voyages des jardins qui valussent Je mien? — Je n'en ai pas vu qui valussent mieux, répondit lord Drummond. — Vous en avez donc vu qui valussent autant? demanda Tromp, dont le front se rembrunit, — j'en ai vu un. — Où cela? — À Londres. — Et le propriélaire s'appelle? — Lord Drummond. — C’est yous? — C'est moi-même. — Votre jardin vaut le mien ? répéta Tromp d'un ton de défi. — Oui, dit lord Drummond. Je rends cette justice à vo- tre collection qu'elle est au-dessus de toutes celles que j'ai vues depuis que j'ai quitté Londres, et qu'elle n'est pas au-dessous de la mienne, Mais la mienne n'est pas au-des- sous de la vôtre. Elles sont égales. — Eh bien! s'écria Tromp triomphant, voilà qui va dé- ranger l'égalité, vous allez voir! Venez par ici. Et, entraînant Jord Drummond derrière un mur qui semblait clore le jardin, il l'introduisit brusquement dans une serre presque aussi grande que le jardin lui-mûme, — Voilà mes vraies fleurs, dit-il, les autres ne comp- tent pas. Le jardin est l'antichambre de la serre, et les fleurs qui y restent sont les domestiques; mais voici les maîtresses, Si vous avez dos yeux, ouvroz-les, Lord Drummond jeta un coup d'œil rapide sur la serre, et ful ébloui, 160 DIEU DISPOSE. Cette fois, Tromp avait raison dans tout son orgueil, c’é- tait bien une vraie collection de miracles. C’était un musée où s'étaient donné rendez-vous les œuvres les plus réus- sies de la nature combinée avec l’art. L’Anglais demeurait immobile, comme hésitant entre tant de prodiges, et ne sachant auquel aller. Mais tout à coup son ceil tomba sur une tulipe noire, rouge et bleue. Il palit et s’élanga vers elle, — Ah! c'est celle-là que vous préférez, dit Tromp avec un petit rire de triomphe et de supériorité. Je vous fais mon compliment. Vous allez tout de suite a la plus belle. Je vois que vous vous y connaissez, et je regrette moins de vous avoir admis ici. Je n’avais pas l'intention d’abord de vous faire voir la serre; le jardin suffisait. Mais vous m'avez défié, et je n’ai pas voulu laisser humilier mes fleurs. Eh bien! l’avez-vous aussi, celle-là ? — Non, répondit lord Drummond, d’une voix étouffée. — Ni vous, ni personne, poursuivit Tromp. Elle est uni- “que. Ah! voyez-vous, c’est ma sultane favorite. J'ai des trous à mes coudes ; eh bien, je ne la donnerais pas pour dix mille francs. — Et pour vingt mille? dit lord Drummond pâle et les yeux suppliants. — Ni pour vingt mille, ni pour aucune somme. Un nomme qui aime sa femme ne la vend pas et ne la par- tage pas. Moi je veux être seul à avoir ma tulipe. Vous ne regardez pas les autres? — Je les ai vues, dit lord Drummond. Celle-ci suffit à une journée, Un dernier regard, et je vous laisse, Il jeta sur la tulipe noire, rouge et bleue, un regard d'amour et de désolation, et, sans dire un mot, reprit le chemin du jardin et de la maison. Tromp rouvrit les deux portes. Sur le seuil de la dernière, lord Drummond se retourna : — Merci, monsieur, dit-il, et à revoir. — Non pas à revoir, dit Tromp, mais adieu. Vous par= tez de Harlem dans une heure. Lord Drummond ne répondit pas. Il revint à l'hôtel, suivi du domestique, sans prononcer unc parole, — À quelle heure mylord veut-il les chevaux ? demanda le domestique au moment où lord Drummond montait à sa chambre. — Je ne pars pas aujourd’hui, répondit lord Drum- mond. Une heure après, lord Drummond sonna, et fit de- mander le domestique qui l'avait conduit voir les tu- lipes. — Allez chez votre cousin, lui-dit-il ; s'il veut me don- nev un oignon de sa tulipe pour trente mille francs, vous aurez cinq mille francs pour vous. — J'y cours, #'écria le domestique épanoui, Et il descendit les escaliers quatre à quatre, Lord Drummond attendit son retour avec l'anxiété de l'étudiant de première année qui attend la réponse de la première femme à qui il ait 086 écrire. — Après un siècle pendant lequel l'aiguille de la pen- dule n’avait parcouru qu’une heure et un quart, le domes- tique reparut. Il était morne et piteux. — Eh bien? demanda lord Drummond, — Il refuse, répondit tristement le domestique. — Vous vous y serez mal pris, répliqua lord Drummond. Il est inadmissible qu’un homme si pauvre refuse une si grosse somme. — Je m'y suis pris, dit le domestique, comme quel- qu’un à qui l’on a promis cinq mille francs. Croyez que, si je n'ai pas réussi, c’est que la chose n’est pas pos- sible. — Retournez, dit ’Anglais. Quarante mille pour [ui et dix mille pour vous. Malgré l’énormité de la somme, le domestique partit avec moins de joie que la première fois. A la manière dont son cousin avait repoussé la pre- miere offre, il avait compris que Tromp n’en accepterait aucune, Il essaya cependant, Mais il revint sans avoir rien ob= tenu. — C'est un mulct, dit-il à ford Drummond. — Et vous un âne, répondit celui-ci, qui avait besoin do décharger sa mauvaise humeur sur quelqu’un. Toute la soirée, il chercha dans sa cervelle un moyen de décider Tromp. Mais comment entamer un homme sur qui l'argent ne mordait pas? Il ne dina pas. Il n'avait pas faim. Il dormit mal. Le soleil était à peine levé qu’il frappait à la porte de Tromp. — Qui va là? cria la voix aigre de Tromp, lequel passa une tête hargneuse à une petite lucarne supérieure, — C'est moi, répondit lord Drummond. — Qui? vous! Lord Drummond. Celui que vous avez bien voulu ad- mettre hier à l'honneur de visiter vos tulipes. — Vous vous trompez, répliqua Tromp, lord Drum mond n’est plus à Harlem; il m'a donné sa parole d’en partir hier, et un gentilhomme ne manque pas à sa pa- role, Il est parti, — Eh bien! que je sois lord Drummond ou un autre, voulez-vous me vendre un oignon de votre tulipe noire, rouge et bleue? — Non, répondit sèchement le cousin du domes- tique. — Rien qu’un oignon! je vous en donne quarante mille francs. — Vous m'en donneriez cent mille que je refuserais de même, Je garde mes fleurs pour moi. Je suis leur gardien ct non leur entremetteur, — Mon cher Tromp, je vous en donne cinquante mille francs, — Jo mo moque de vos guinées; je n'aimo que mes tu= lipes. Vous n’en auriez pas une pour un million. — C'est décidé ? — licvocablement, — Pourtant vous n'êtes pas riche. DIEU DISPOSE. 161 _ C'est ce qui vous prouve que je ne vends pas mes fleurs. : — Je vous en prie. — Bonsoir. Et Tromp, pour couper la conversation, referma brus- quement sa lucarne. Lord Drummond fit un geste de rage. Son désir, multi- plié par l’obstacle, lui remuait la poitrine. Que faire? où aller? Il lui semblait que dorénavant son existence était vide, et qu’il n’avait plus pour horizon qu’un immense désœuvrement. Il ne tenait plus qu’à une chose au monde: à cette tu- lipe. Pour elle, il aurait donné toute sa fortune, et toutes ses autres tulipes. Et ce misérable Tromp ne voulait la lâcher à aucun prix, Avare, val Lord Drummond sentait que le bouillonnement de ces idées dans son front commençait à lui donner la fièvre. — Bon! voilà que je vais être malade, maintenant! Sans trop savoir pourquoi, il prit, dans la rue où logeait Tromp, la première ruelle qui allait vers la campagne. Puis il tacha de reconnaitre le mur du jardin de Tromp. Il n’eut pas de peine à le reconnaître, Le soleil levant rayonnait en plein sur le vitrage de la serre. De ce côté, le.mur était assez bas, mais il aurait pu, sans inconvénient, ne pas y avoir de mur du tout. Entre la route et la serre, il y avait un marais large de cinquante brasses, un demi-pied d’eau sur une terre molle. Lord Drummond y plongea sa canne, elle pénétra dans la vase de deux pieds, Ainsi, pas assez d’eau pour traverser le marais en bar- que; et, quant à le traverser à pied, on risquait de s’y en- foncer jusqu'aux épaules, Lord Drummond rentra à l'hôtel, sombre, lugubre, ma- lade de n’ayoir pas mangé la veille et de n’avoir pas réussi le matin, Il se coucha pour tâcher de réparer l’insomnie de la dernière nuit, Mais il n'eut que quelques quarts d'heure d’assoupissement, plus fatigants que la veille et entre- coupés de rêves incohérents, où il se battait seul contre dix hommes qui lui disputaient un oignon de tulipe. Le soir, il so leva, sortit de l'hôtel sans être aperçu, ga- gna la campagne, et vint au bord du marais, La première jambe qu'il y posa entra dans le sable jus- qu'au genou; la seconde, jusqu’à la cuisse. Malgré sa passion violente, il eut un moment d'hési- tation. Mais la passion fut la plus forte, Tl continua. Après quelques pas, il trouva un terrain un peu plus ferme. Puis le terrain se ramollit encore, et il eut de la vase ot de l'eau jusqu'à la ceinture. Il sentait que sa fièvre redoublait, mais il allait tou- jours. Au moment de toucher au mur, le sol manqua tout à fait sous son pied; il disparut jusqu'au cou, etil n'eut que le temps de saisir une poignée de roseaux poussés au pied du mur. Sa vie tint à un roseau. N'importe, il était arrivé. Le principal était fait. Il ne lui restait plus qu’à escala- der le mur et à pénétrer dans la serre. Escalader le mur, ce fut l'affaire d’un bond; pénétrer dans la serre, ce fut l'affaire d’une vitre descellée. Mais il fallait encore ne pas se tromper de tulipe; et, la nuit, ce n'était pas facile. Heureusement que la lune était là. De plus, lord Drummond, la seule fois qu'il était entré dans la serre, avait bien remarqué la place. Sa mémoire et la lune aidant, il choisit une tulipe, la déterra délicatement, mit à sa place cinquante mille francs en billets qu’il tira de sa poche, et, sortant de la serre, re- franchit le mur. ® La lune que Byron a si sévèrement qualifiée, aida en- core ce nouveau Léandre à retraverser son Hellespont ma- récageux. Il arriva sans encombre à l’autre rive du maris. Il avait eu la précaution d’y déposer son manteau. Il put cacher dessous sa précieuse tulipe, et aussi la boue dont il était couvert des pieds à la tête. Il rentra à l'hôtel et regagna son appartement sans avoir éveillé aucun soupçon. Son but était de se changer, de demander sa chaise de poste, et de sortir de la ville à l'instant même. Mais auparavant il fallait qu’il jetât un coup d'œil à sa chère tulipe. Il alluma toutes les bougies et toutes les lampes qu'il y avait dans ses chambres, et quand il eut fail toute la lu- mière possible, il exposa sa conquête. Il faillit tomber à la renverse, il s'était trompé de tulipe. Au lieu de la fleur unique, il avait pris une fleur ba- nale, connue dans toutes les serres, et dont il avait lui- même quatre exemplaires, Il poussa un cri. Le domestique, cousin de Tromp, accourut. En voyant lord Drummond, ainsi cuirassé de boue au milieu de cette illumination, il le crut fou. — Aidez-moi à me déshabiller, dit lord Drummond. Il grelottait; membres. un affreux frisson lui courait par tous les L’humidité, qu'il n'avait pas sentie dans la lutte et dans la joie du triomphe, lui glacait les os. On envoya chercher un médecin. Lorsque lord Drummond fut couché, et tandis qu'on allait chercher le médecin : — Allez chez votre cousin Tromp, dit-il au domestique; dites-lui ce que vous avez vu, et portez-lui cette tulipe. I comprendra tout, Lo domestique partit au moment où lo médecin en- trait, Le médecin hocha la tête. La chose lui parut des plus graves. Ii craignait tout d'abord une fusion de poi- trine, La fièvre ne tarde pas à tourner au délire, it 162 DIEU DISPOSE. SS re Toute ja nuit, lord Drummond ne parila que de tulipes noires, rouges et bleues. fl n’y avait que celles de cette couleur qui fussent des tulipes. Les atitres n’existaient pas. Il avait cru en voir d’autres, mais il s’était trompé. Il n’y avait que celles-là au monde. Et il n’y en avait qu’une seule. C'était bien assez d’une seule tulipé. Excepté celle-là, toutes les fleurs qu’on prenait pour des tulipes n’en étaient pas. Et mille autres extravagances, toutes dans ce sens. Le lendemain matin, Tromp vint savoir de ses nou- velles. En apprenant qu’il était plus mal, il repartit aussitôt, et revint une heure après. ll demanda à être introduit dans la chambre du ma- lade. A la vue du possesseur de cette merveille dont la re® cherche lui avait coûté si cher, lord Drummond reprit quelque connaissance, Il eut un intervalle lucide. Tromp leva vers les yeux du malade un objet qu'il te- nait à la main. — La tulipe! murmura lord Drummond, ne sachant si c'était réel ou s’il continuait les hallucinations de sa raison troublée, — Oui, la tulipe rouge, noire et bleue, dit Tromp. Vous la méritez, Il y en aura deux. Vous êtes digne de partager avec moi. — Merci, frère { dit lord Drummond en saisissant la chère fleur et la couvrant de son regard égaré; mais C’est trop tard! — Oh! que non, interrompit Tromp. — Si fait, insista l'Anglais, Je suis mortellement atteint. Cette eau m’est entrée jusque dans la poitrine. C’est égal, je vous remercie, Tromp. Ce n'est pas votre faute, vous ne pouviez pas prévoir ce qui est arrivé, J’ai la poitrine prise, Ah! ah! voilà done comme je devais finir, Epargné par les tigresses et par les femmes, les tulipes m'ont tué. Ah! ah! c'est drôle. Et la folie le reprit. Lord Drummond traîna encore quelque temps. Dans un moment plus calme, il profita d'une éclaireie de sa raison pour se faire transporter à Paris, où il aurait toutes les ressources de la science, Mais la médecine ne pouvait plus rien pour lui. Après quelques alternatives de mieux et de plus mal, il expira le 8 juillet, les yeux fixés sur sa tulipe, Il était catholique. Le 10 juillet, l'église de VAssomption, où Se disait la messe des funérailles, était encombrée d’un convoi superbe. Tout le Paris aristocratique était 18. Nous avons montré plus haut Samuel et Julius se ren- contrant, il y eut une messe en musique. Les plus mornos lamon- tations des grands maîlres éclatèrent dans la grande voix de l'orgue. A un moment, l'orgue se tut, et une voix de femme s'é- leva, A celte voix, Samuel tressaillit, et regarda Julius. C'était une voix puissante, profonde, sympathique, et qui allait droit aux entrailles. Le chant qu’elle chantait était digne d’elle. Cette musique ainsi interprétée, c'était quelque chose de désolé et de consolateur à la fois; c'était — là douleur de voir le corps expiré s’en aller dans la terre, et en même temps l’espérance de retrouver l'âme au ciel. C'était la tombe qui se fermait et le paradis qui s’ou- vrait. Samuel se dit qu'il avait déjà entendu cette voix. — Elle ici! pensa-t-il. Et sans que j'en sache rien! Je la croyais à Venise. Et Julius, lui, savait-il qu’elle était à Paris ? Il regarda le comte d’Eberbach. Mais Julius était immobile, et sa figure ne disait rien. — Suis-je béte! se dit Samuel. Qu'est-ce que je veux que sa figure m’apprenne? Il est déjà mort. Pourtant, il s’'approcha de Julius, et lui dits — Mais v’est la voix d'Olympia — Ah! tu crois? répondit Julius indifférent; c’est pos- sible, — Cadavre! murmura Samuel; mais pourquoi est-elle revenue ici, et qu'est-ce qu’elle y fait? Pourquoi se cache- t-elle? Il y a la-dessous un piége. Oh! je le découvrirai. Mais assurons-nous d’abord que c’est bien elle, i LV OU OLYMPIA CHANTE ET OU CUNISTIANE NH PARLE PAS. Cependant, la voix qui chantait dans Vorgue allait tou- jours versant sur le cercueil de lord Drummond des notes qui ressemblaient à des larmes, recommandant le mort à la grande clémence, lui disant adieu et lui disant au re- voir, reconduisant ami qui s’en allait jusqu’au seuil de l'éternité. — C'est certainement Olympial se dit Samuel. Il faut que je m'informe auprès d’un ami de lord Drummond. Il sapprocha d’un Anglais qui avait vécu dans l'intimité du mort, et lui demanda quelle etait cette chanteuse trop admirable pour ne pas être célèbre et qu'il ne reconnais- sait pas, — C'est une cantatrice dont lord Drummond a aimé la voix avec passion, répondit l'Anglais, Une cantatrice d’Ita- lie, qui n’a, en effet, jamais chanté en Franco, — La signora Olympia, interrompit Samuel. — Justement. Au moment de mourir, lord Rrummond l'a conjurée de lui faire la grâce de venir chanter lo Re- quiem à son service funèbre, disant que la voix qui lui était si chère le réjouirait encore dans son lincoul, Ma- dame Olympia le lui a promis, et, comme vous voyez, elle tient sa promesse, — Lord Drummond savait done qu’elle était ici? — Non, il lui a fait demander cela à Venise, dès la pre- DIEU DISPOSE. 163 = = a ee mière semaine de sa maladie. Il se sentait touché mortel- lement. On lui a répondu que la signora Olympia n’était plus à Venise, et qu’on ne savait où elle était, — Et vous ne savez pas, dit Samuel, combien il y avait de temps que la signora Olympia était à Paris ? — Je l'ignore absolument, répondit l’Anglais, qui com- mença à paraître étonné de la persistance des questions _ de Samuel. Samuel le quitta, et revint vers Julius. — C'est, en effet Olympia, lui dit-il, en le regardant fixement. La figure de Julius ne sourcilla point. — Ah! fit-il, sans l'ombre d’émotion, qui est-ce qui te Va dit? — Un ami intime de lord Drummond — Ah! — Pasun mouvement, pas une étincelle aux yeux, pensa Samuel en observant le caime de Julius. Ou il n’a plus une goutte de sang dans les veines, ou il dissimule bicn‘ Bah! pourquoi dissimulerait-il? Est-ce qu’il est capable, dans son état et à son âge, d’avoir une telle force et une tello volonté persévérante, lui qui, en pleine jeunesse, à vingt ans, n’a jamais eu ni volonté ni forcé? Pourlant, si Olympia est ici depuis quelque temps, elle n'y était pas pour lord Drummond, puisqu'il a été obligé de la faire chercher ; elle n’a pu quitter Venise et venir à Paris que pour Julius. Elle a done dû lui faire savoir qu’elle était revenue, Pourquoi ne m'en at-il pas porlé? S'il m'a caché cela, il peut m'avoir caché autre chose. Oh! je sau= rai ce qu'il peut m'avoir caché Ce retour mystérieux d'O- lympia cache uh secret. Machineraient-ils ensemble un projet contre moi? Je verrai Olympia. Si elle a vu Julius, elle sait tout ce qui s’est passé à Saint-Denis le jour du duel, et ce que Julius compte faire, Je la ferai parler. Oui, c'est le moyen de tout apprendre. Julius ne veut rien mé dire ; mais ce serait bien le diable si je ne parvenais pas à faire parler une femme! La messe finissait. Samuel laissa tout le monde sortir par la grande porte, et il alla se poster à la porte de l'orgue, Il monta dans un flacre et dit au cocher d'allendre. Puis, baissant les stores, il observa. Au bout de dix minutes, une femme sortit do l'orgue et monta dans une voiture fermée, C'était Olympia. La voiture où elle était montée partit rapidement, Samuel baissa la glace de devant. — Suivez, dit-il au cocher, la voiture où vient de mon- ter cette dame. Suivez-la, à une cinquantaine de pas, pour ne point donner de souptons. Lorsqu'elle s'arrtora, vous vous arrôterez. La voiture d’Olympia s'arrêta rue du Luxembourg, de= vant un hôlel retiré et silencieux, Samuel, descendant vivement de son flacre, vit Olympla traverser un vestibule et entrer dans un escalier, Il traversa la cour et entra dans l'escalier, Il monta dernière elle sans qu'elle s'on apercut. Au premier étage, ello s'arrûta et sonna. Le bruit des pas de Samuel la fit retourner, Elle vit Samuel, et ne put s’empécher de palir. Il la salua en silence. — Vous ici? dit-elle. — Cela vous étonne dé me voir chez vous, madame? dit Samuel. Pas plus que cela ne m’a étonné de vous voir à Paris. Excusez-moi de me présenter chez vous si subite- ment, continua-t-il. C'est que j'ai à vous parler de choses assez graves. — Eh bien, soit, dit-elle. Entrez. On venait d'ouvrir la porte, Samuel franchit l'antis chambre et entra dans le salon ‘avec celle qu’il appelait Olympia et que nos lecteurs appellent Christiane. — Je vous écouté, monsieur, dit Christiane. — D'abord, madame, permettez-moi de vous faire une question. — Laquelle? — Avez-vous revu Julius depuis votre retour à Paris? — Le comte d’Eberbach? — Oui. — Je ne l'ai pas revu, répondit Christiane, et je ne tiens pas à le revoir, — Ah! dit Samuel d'un air de doute. Et cependant vous êtes revenue à Paris. — La saison est finie à Venise, dit la cantatrice. Je croyais ce pauvre lord Drummond en Angleterre, et trop loin pour m'empêcher de chanter à l'Opéra, comme l'añ- née dernière. En arrivant, j'ai appris qu'il était à Paris, et qu'il était venu s'y faire suigner d’une maladie de poi- trine. Je ne le croyais pas malade si gravement. Je me suis enfermée dans un hôtel du faubourg Saint-Germain, et j'y ai vécu en secret, pour faire mes démarches à son insu, craignant qu’il ne les contrecarrât encore. Doréna- vant, la musiqué est ma seule passion. — Soit, dit Samuel, c'est pour l’amour de la musique que vous vous êtes cachée, et le comte d’Eberbach ne vous sait pas de retour. Mais si vous n'avez plus pour lui le sentiment que vous avez eu un instant l’autre hiver, il ne peut pourtant pas être devenu un étranger tout à fait pour vous, et je suppose que vous ne serez pas fâchée que je vous donne de ses nouvelles. — Il se porte bien? dit Christiane avec insouciance. — D'abord, il se porte très-mal. Mais ce n'est pas la santé de son corps qui est la plus compromise. Vous ne savez pas ce qui lui est arrivé? — Si fait, Il s'est marié, je erois, à ce qu'on ma dit, — I! lui est arrivé autre chose, Tl a tué son nevyou. — Quel neveu? demanda la cantatrice. — Lotharlo. — Ce jeune homme que j'ai vu un soir au soupor da lord Drummond? ! — Lui-méme. Un neveu que Julius aimait comme un fils. — Et s'il l'aimait comme un fils, pourquoi l'a=t-il tué? Par jalousie, sans doute, — Por jalousie, en effet, — Pauvre jeune homme! dit Christiane, Et la nouvelle comtesse d'Eberbach, qu'est-elle dovenuo ? Vous voyez qu'il 164 DIEU DISPOSE. — ee ne me reste rien de ma passion pour le comte, prisque je vous parle si tranquillement de sa femme. — La comtesse Frédérique, répondit Samuel, était allée au château d’Eberbach; c’est ce qui a causé ce malentendu et ce malheur. Julius a reconnu l'innocence de sa femme, mais trop tard. La comtesse est revenue, et s'est réinstallée à Enghien. Je vais l’y voir quelquefois. O misérables cœurs de jeunes filles! Elle aimait ce Lothario, dont la tombe est fermée à peine, et elle l’a déjà oublié ! Elle n’a tout juste de mélancolie que ce qu’il en faut pour donner un air plus touchant à sa beauté. Mourez donc pour une femme! En parlant, Samuel examinait le visage d’Olympia, es- pérant y surprendre quelque mouvement involontaire et imperceptible qui lui révélerait quelque chose. Bien qu’à la rigueur le mystère dont la cantatrice s’en- veloppait depuis son retour pût s’expliquer par la raison qu’elle lui en avait donnée, par la crainte d’être encore une fois contrariée dans ses démarches pour chanter sur un théâtre de Paris, Samuel Gelb n'était pas homme à se laisser persuader si facilement. Il se pouvait bien que la musique fût la raison, mais il se pouvait bien aussi que la musique fût le prétexte, — Il n’est pire eau que l’eau qui dort, pensait ce sombre esprit accoutumé aux trahisons. Tout cela peut-être une fable convenue entre eux. Elle est bien arrangée, j'en con- viens, mais C’est justement pour cela qu’il faut que je m’en défie. C’est trop vraisemblable pour être vrai. Cependant, il ne pouvait prolonger plus longtemps sa visite. Olympia-Christiane laissait tomber la conversation à chaque bout de phrase. | Cet homme, de qui lui était venu tout le malheur de sa vie, lui faisait horreur. Elle évitait de le regarder, car, chaque fois que ses yeux tombaient sur lui, elle avait peine à retenir un geste de répulsion comme à la vue d’un reptile. Et il était essentiel qu’elle ne se trahît pas, et que Sa- muel ne se doutât de rien. Cette lutte mettait dans son attitude une gêne et une tension que Samuel ne pouvait pas ne pas remarquer. Il se leva. — Je vous laisse, madame, dit-il à la caritatrice. Et il se dit à lui-même : — Je reviendrai. Il sortit, et renvoya son fiacre. — Oh! pensait-il en marchant dans la rue, elle avaitun »mbarras qui ne peut pas ne rien signifier. Elle craignait évidemment de laisser échapper un mot ou un geste, Je ~ retournerai la voir. Elle aura beau se tenir, je finirai bien par trouver une minute où elle s'oublicra et s’épanchera. Il faut absolu- ment que je sache ce que Julius a dans l'esprit, car il se- rait mort et enterré s'il n’y avait pas quelque chose. C’est cela qui le conserve. Il ne vit que par là. I y a certainement, j'en jure le diable, un dessein quel- congue qui le relient à l'existence, — Ah! quand tous les anges y seraient, je saurai ce que cr Lque ce di cin. Il retourna chez Christiane, Mais ce fut inutile. Christiane avait eu le temps de se préparer à le voir. Elle s'attendait à ses questions et à sa figure. ll la trouva calme, souriante, indifférente à Julius, ne Payant pas revu, et ne désirant pas le revoir. Maintenant que lord Drummond était mort, et qu’il n’y avait plus personne pour faire obstacle à ses projets de théâtre, elle ne se cachait plus ; sa porte était ouverte. Samuel s’informa auprès de plusieurs journalistes de sa connaissance, et apprit, qu’en effet, il y avait des pour- parlers entamés pour l'engagement de la signora Olympia à l'Académie de musique. Samuel Gelb allait ainsi, de porte en porte, de l'hôtel d’Olympia à l'hôtel de Julius, et de l'hôtel de Julius à En- ghien. Julius n’était pas moins impénétrable qu'Olympia; et Frédérique, si elle savait quelque chose, n’était pas moins impénétrable que Julius. Samuel trouvait les portes ouvertes, mais il sentait les cœurs fermés. Comme les hommes d’action inoccupés, n’ayant rien de mieux a faire, il avait plais r à tourmenter les autres. C'é_ tait toujours cela. Il usait son activité comme il pouvait Il parlait perpétuellement à Frédérique de la mort de Lothario. Il avait calomnié la jeune femme en disant à Olympia qu’elle avait pris aisément son parti de la mort de Lo- thario. . Quand il prononçait devant Frédérique le nom de Lotha- rio, elle devenait toute triste, et ses yeux s’emplissaient de larmes. Mais, il avait raison jusqu’à un certain point, ce n'était pas, en apparence, le désespoir d’une femme qui a perdu son amant; c'était une sorte de tristesse douce et résignée, et qui ressemblait plutôt au deuil d’une femme qui pleure un absent qu’à l’amertume désespérée d’une femme qui pleure un mort, Lothario n'étant plus là, Samuel reprenait ses droits sur Frédérique. Jl ne manquait jamais de lui rappeler ses anciennes promesses et les obligations qui la liaient à lui. Frédérique le laissait dire, ne niant rien et ne refusant rien. A travers tout cela, Samuel s’ennuyait, sensation étrange pour lui. Cette âme terrible et remuante languissait dans ces len- teurs. Il se sentait las et dégoûté de cette vie. Il avait besoin d’en finir. Par instants, il avait envie de brusquer le dénoûment; et puis, il se disait qu’il valait mieux attendre que Julius démasquât son plan le premier. En so fendant à fond sans voir le coup que lui préparait Julius, ilrisquait de s’enferrer. Il restait ainsi, hésitant entre sa nature, qui lui disaft d'agir, et le raisonnement, qui lui disait d'attendre, Il aurait fallu qu'un événement vint le presser, et pous- ser sa main, Tl aurait fallu que le Dieu sortit de la ma= chine, el vint rompre souverainement une situation into- lévable aj Ce... DIEU DISPOSE. = Le Dieu qui sortit, ce fut le peuple. Pour occuper son impatience, et pour se distraire de ses” propres affaires, Samuel se mélait aux affaires publiques. Il ne retrouvait un peu d’émotion et de passion que dans la politique. Depuis quelques jours, la lutte entre le parlement et la royauté, somnolente dans les derniers mois, paraissait vou- loir se réveiller. Le 26 juillet, les ordonnances éclatèrent comme un coup de foudre. Il y eut un premier moment de stupeur. Samuel parcourut aussitôt les rues et les faubourgs, es- pérant que tout allait se lever, et que la nation allait re- lever à l'instant même l’insolente provocation du trône. Personne ne bougea de toute la journée. La colère et Pindignation restèrent parmi les journalis- tes et les députés. Le peuple n’eut même pas l’air d’avoir entendu. — Ah bien! dit Samuel, s'ils supportent cela, je peux retourner en Allemagne; la royauté est éternelle ici. Il rencontra un redacteur du National qui battait le pavé dans la même intention que lui. — Eh bien? lui demanda-t-il. — Eh bien! vous voyez, répondit le journaliste, le peu- ple ne remue pas. Ah! je commence à croire que le roi et Polignac ont raison. Si la France supporte cela, c'est qu’elle le mérite, — Où est le roi? — Le roi vient de partir pour aller chasser à Rambouil- let. Voilà le cas qu'il fait de nous. Il ne daigne seulement pas prendre la moindre précaution. Nous en sommes la: un Polignac méprisant la France et ayant raison ! — Tout n’est pas fini, dit Samuel. On peut parler à la foule, J'espère bien que les journaux ne vont pas se taire, malgré l'ordonnance qui les bâillonne. Allons au Natio- nal. En passant devant la Bourse, ils trouvèrent un tout au- tre aspect aux figures. La bourgeoisie était aussi conster- née que le peuple était indifférent, C'était elle, en effet, que frappaient les ordonnances. Elle seule avait intérêt à la loi électorale que brisaient les ordonnances; elle seule avait des organes dans les jour- naux auxquels Charles X fermait la bouche. Quant à résister, elle n'y songeait même pas. Elle était vaincue d'avance. Elle ne pouvait pas supposer que la mo- narchie eût osé cette mesure énorme sans avoir pris d'a- vance toute ses précautions, sans être armée, sans être sûre des troupes, sans tenir Paris dans un cercle de baion- nettes et de canons, Un mot du dauphin circulait dans les groupes. Le maréchal de Raguse lui avait dit qu'à la première lecture du Moniteur la rente était tombée, — De combien? avait dit le Dauphin, — De trois francs, avait répondu le maréchal, — Elle remontera. Sico n'était pas là le comble de l'imbécilité, c'était la certitude do la force, 165 Dans les bureaux du National, Samuel trouva tous les principaux journalistes de Paris en train de rédiger la pro- testation de la presse contre la violence qu’on voulait lui faire. s La protestation signée, monsieur Coste, du Temps, de- manda si l’on s’en tiendrait là, et si l’on ne passerait pas des paroles à l’action. D’autres rédacteurs du Temps et les rédacteurs de la Tribune se joignirent à monsieur Coste pour obtenir qu'on allât aussitôt essayer de soulever les ateliers et les écoles. Samuel fit remarquer que jamais l’occasion ne se pré- senterait plus favorable; que le roi était à la chasse; que monsieur de Polignac s’occupait d’une adjudication au mi- nistére de la guerre; que le gouvernement était dans une heure de vertige, ne craignaif rien et ne prenait aucune mesure; qu’il était donc très-facile d’en avoir raison si l’on ne perdait pas une minute, et que le ro, en revenant de Rambouillet, pourrait trouver, le soir, sa place prise par une révolution. Mais monsieur Thiers parla contre toute voie de fait. Il ne fallait pas sortir de la légalité, On avait, en ce mo- ment, une position admirable; pourquoi la quitter? U fal- lait laisser au pays le temps de juger entre la royauté, qui déchirait la Charte, et l'opposition, qui maintenait la loi. La conscience nationale prononcerait, le pays serail avec l'opposition, et c'est alors que l’opposition serait très-forte et pourrait entreprendre tout ce qu’elle voudrait contre le trône. Mais, dans cet instant, que pourrait l’opposition toute seule? Elle ne pourrait que se compromettre et compro- mettre avec elle le seul obstacle à l’absolutisme monarchi- que et clérical. Quels canons avait-elle? Quelle armée? le peuple ne se mêlait pas à la question. Quand tous les journalistes au- raient la poitrine traversée par les balles des Suisses, leur mort ferait-elle revivre leur liberté ? Une goutte d’eau froide suffit quelquefois pour faire tomber l'ébullition de l’eau bouillante. La froide parole du petit avocat de Provence apaisa l’exaltation des plus ardents. On résolut de s’en tenir à la protestation. Cevendant le National, le Globe et le Temps déclardrent qu'ils paraîtraient le lendemain, malgré les ordonnances. Le Journal des Débats et le Constitutionnel n'osèrent pas suivre cet exemple, et se soumirent, Samuel Gelb sortit, furieux et désespérant de tout. — Rien à fairo, se dit-il, Allons nous enfermer, Toutes ces lAchetés me dégoûtent, Voilà ce qui s'appelle l'opposi- tion. Allons! la France n'est pas mûre. La democratie ona encore pour cent ans à attendre. Il reprit, morne et amor, la route de Ménilmontant, En sortant de la barrière, il entendit des violons qu'on râclait dans une guinairette, Un jardin poussiéreux, qui n'était séparé de la rue que par une haie, était plein de danseurs et do buveurs, C'était sans doule une noce, 166 DIEU DISPOSE, Samuel accosta un ouvrier endimanché qui fumait sa pipe sur le seuil : — Vous vous amusez, vous autres? lui dit-il, — Pourquoi pas? répondit ouvrier. — Vous ne savez donc pas ce qui se passe à Paris? — Il se passe quelque chose? — Le ministére a rendu des ordonnances qui suppriment le droit des électeurs. — Les électeurs? Qu’est-ce que ça nous fait? Est-ce que nous sommes électeurs, nous autres du peuple ? — On a supprimé aussi les journaux. — Ah! bien, les journaux! Est-ce que ça nous regarde, les journaux? Nous ne les lisons pas, c’est trop cher. Ça coûte quatre-vingts francs. — Eh bien ! justement, il faut que les journaux et l'é- lection vous regardent, et si vous vouliez... — Ah bah! dit Pouvrier en lâchant une bouffée, pourvu qu’on n’augmente pas le prix du pain et du vin, le roi peut bien faire tout ce qu’il voudra. En ce moment une grosse fille réjouie accourut. — Dis done, cria-t-elle en prenant le bras de l’ouvrier, cest comme ça que tu n'invites à danser et que tu me plantes 1a? On commence, viens vite. — Me voilà, dit l’ouvrier, qui la suivit, Samuel rentra chez lui, n’espérant plus rien. Il dina et se coucha. Le lendemain, il ne sortit même pas. Il se promena toute la journée dans son jardin, fiévreux et las. La chaleur était étouffante. — Allons, se diseit-il, tout ce que j'ai fait est en pure perte. Mon but était de dominer un grand mouvement po= pulaire, de gouverner les idées. fais s’il n’y a pas de mouvement, je ne suis bon à rien et rien ne m'est bon. Je n’ai plus besoin de l'argent de Ju- lius, qu'en ferais-je ? Julius peut vivre. Qu'il soit éternel, s'il veut. Je ne lui donnerai pas la chiquenaude qui le précipiterait dans la tombe ! Ah! il ne se doute pas que cette indifférence du peuple le sauve, et que cette mort de tous est sa vie. Le soir s'approchait. Fatigué de marcher, Samuel venait de s'étendre sur un banc. Tout à coup il tressaillit. Il avait cru entendre, du côté de Paris, un bruit qui res- semblait à celui d'une fusillade. Mais non, il s'était trompé sans doute. Il préta l'oreille. Le bruit recommenca. Cette fois, il n'y avait pas à douter, c'était bien une fu- sillade, Samuel bondit debout. — Des coups de fusil! dit-il, Ah! alors c'est le peuple, Brave peuple que je calomniais! Ah} mon rève ressuscile. Vive le peuple! et meure Julius] LVI QUE CEUX A QUI LES RÉVOLUTIONS PROFITENT NE SONT PAS TOUJOURS CEUX QUI LES FONT. — À bas Charles X et Julius! répéta Samuel Gelb, se sentant revivre tout entier. Nous allons faire ehacun notre révolution, la France et moi; et je vais travailler à la sienne, tandis qu’elle travaillera à la mienne! Il remonta vite à sa chambre, prit de l'or dans un ti- roir, écrivit quelques lignes, s’arma et descendit vers Pa- Tis. Il n’entra pas par la première barrière. Il longea les boulevards extérieurs, voulant voir si la banlieue prenait part au mouvement. L’émotion commençait à la gagner. Des groupes se for- maient çà et là. Des orateurs improvisés haranguaient des attroupements, et commentaient en termes énergiques les articles des journaux qui n'avaient pas craint de paraître le matin. Samuel entra par la barriere Saint-Denis. Il avait à peine fait quelques pas dans Paris, qu’il enten- dit un grand bruit et des cris furieux. — Tucz-le! il faut le fusiller! 11 pressa le pas, et, en tournant une rue, il aperçut une bande d'hommes armés qui venaient d’arréter une voi- ture. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. — C'est un ministre qui s'enfuit, lui répondit un ou- vrier. — Quel ministre ? dit Samuel. Mais un homme du peuple venait d'ouvrir la portière. Il y avait dans la voiture une femme, deux enfants et un homme d’une quarantaine d’années. Cet homme s’élanea à terre, Samuel le reconnus, — Oui, je comprends, sa dit-il, Voilà le courage des lis béraux! Ils ont préparé le soulèvement, ils ont lâché le peuple dans la rue, et, maintenant que la bataille est commencée, ils s’esquivent. Ils laissent le peuple se tirer comme il pourra du péril où ils l'ont jeté. Maïs non, je tiens celui-là, il ne s’en ira pas, il combattra aveo nous, j'en ferai un héros malgré lui. Et, comme l’homme de la voiture se taisait, n’osant pas so fler à ces ouvriers en armes, Samuel parla; — Que faites-vous, amis? cria-t-il. Ce n’est pas un mi- nistre, au contraire, c'est un défenseur du peuple? — Son nom? demanda la foule. — Casimir Périer! — Casimir Périer! cria le peuple. Vive la Charte DIEU DISPOSE. 467 — Qui, mes enfants, vive la Charte! cria Casimir Périer. Et nous la défendrons ensemble, quand nous devrions mourir pour elle! Vive la Chartre _— En triomphe! dit Samuel. Et l’on rapporta triomphalement vers le champ de ba= taille ce fuyard de sa victoire, A quoi tiennent les destinées ! Au moment où on le ra- menait de force à Paris, Casimir Périer en sortait pour aller rejoindre Charles X et se mettre à son service. Cependant, on n’en était encore qu’à la préface de l’in- surrection. Ily avait bien de distance en distance quelques enga- - gements isolés; mais c'était l'affaire de quelques coups de fusil, et puis on attendait. L’escarmouche préludait au combat, De fortes patrouilles de ligne se succédaient dans les rues, sur les boulevards et sur les quais. On les laissait passer. On criait: Vive la ligne! et Vive la Charte! pour as- sacier, en quelque sorte, l’armée à la cause de l’émeute. Le peuple et la royauté se regardaient avant de se pren~ dre à bras le corps, On sentait qu’il s’apprêtait une lutte terrible et déci- sive. Un vague frémissement courait dans l'air et annonçait l'orage. Samuel essaya d'un moyen énergique. Jl entra chez le premier marchand de calicot qui se trouva sur sa route, acheta trois lambeaux de toile, un rouge, un blanc et l’autre bleu, les fit coudre ensemble, mit cela au bout d'un bâton, et sortit, brandissant ce dra- peau tricolore. Il y avait encore quelques lueurs de jour. Ce drapeau, qu'on n'avait pas vu depuis quinze ans, et qui rappelait tant de gloire, produisit un effet immense, Ce fut comme si le passé revenait après tant d'années d’humiliation et d’abaissement, Paris sembla se réveiller de la monarchie comme d'un mauyais rêve. Au même instant, une nouvelle éclata dans la ville, comme le coup de foudre qui commence l'orage, Le commandement de Paris venait d'être confié à Mar- mont, duc de Raguse. Ce nom, synonyme d’inyasion, de Waterloo, de la patria livrée à l'ennemi, des Cosaques galopant, la lance au poing, dans nos places publiques, de la France saignant par cent blessures, de nos musées mis au pillage, de notre dra- peau insulté, de toutes nos misères et de toutes nos hontes; ce nom fut comme le gant jeté à la face de toute la gran deur du pays, De ce moment, le duel fut nécessaire, Il ne s'agissait plus de l'intérêt des électeurs et des jours naux, il s'agissait do l'honneur national. Le peuple ne se battait plus contre les ordonnances, mais contre Waterloo, — À bas les Cosnques! cria Samuel, et aux barricades | Le cri de Samuel gronda et grossit d’échos en échos. La nuit tombait, Il n'y avait pas grand'chose de possible pour le moment. Mais on se prépara à Ja lutte du lende- main. La nuit se passa à dépaver les rues et à fortifier les bars ricades, Ce fut le lendemain 28 que la bataille commença sé- rieusement. L'école polytechnique sortit et se méla au peuple. Monsieur Thiers, au premier coup de fusil, alla faire un tour à Montmorency, dans la maison de campagne de ma- dame de Courchamp. Le combat fut surtout sanglant à l'hôtel de ville. L’insurrection, garantie par les parapets de la rive gauche, tirait sur les Suisses, qui gardaient la place de Grève. Samuel était là, debout sur le parapet du Pont d’Arcole, dirigeant le feu, défiant les halles, prodiguant sa vie. La lutte dura jusqu'à la nuit, et ne se termina pas avec le jour. A travers la fusillade, Samuel, en se retournant, aper cut un groupe de quatre personnes qui venaient vers les insurgés. — Vive Lafayettef s’écria-t-i! aussitôt. C'était en effet Lafayette qui passait avec deux amis et un domestique, Le vieux général se souvenait de la part qu'il avait eue à la première révolution, et il ne demandait pas mieux que de se mêler à celle-là encore. Mais son entourage le retenait et l’attiédissait, lui disant que ce n’était pas là une révolution, mais une émeute, et que le peuple netiendrait pas vingt-quatre heures contre les forces royales. Le général hésilait. Toutefois, il avait voulu voir les choses par lui-même, et il allait à pied de barricade en barricade, Samuel n’était pas un homme à laisser hésiter por= sonne. : Ii sauta à bas du parapet et alla droit à Lafayette, — Général, lui dit-il, vous êtes des nôtres ? Merci, Et se tournant vers les insurgés : — Amis, dit-il, le général prend le commandement de la garde nationale, * — Y pensez-vous, monsieur, dit monsieur Carbonnel, qui accompagnait Lafayette, Vous voulez donc faire fusil= ler le général ? — Un homme de bonne volonté! reprit Samuel. — Moi! répondirent vingt voix, — Le premier veau, dit Samuel, Toi, par exemple, Mi- chel. Va dire partout que la garde nationale est rolablio, et que le général Lafayette la commande, Michel partit en courant, — Vive Lafayette! cria-t-on de toutes parts le long du quai, i Le vicillard était ému, Sa vigille popularité lui remon- lait à la tôle, — Maintenant, dit Samuel, attendez un moment, Vous avez besoin de l'hôtel de ville, Nous allons lo prendre, C'est l'affaire d'un instant, Pendant ces conversations, la fusillade n'avait pas oessd. Les troupes, qui voyaiont leurs balles s'aplalir contre 168 DIEU DISPOSE, les pierres du quai, commençaient à se décourager. Et puis, dans ces guerres civiles, l'heure avance bien vite où l'armée se souvient qu’elle est peuple aussi, et où le soldat s'aperçoit qu'il tire sur ses frères. L’hôtel de ville ne se défendait plus que mollement. — En avant! dit Samuel, et feu! Une décharge éclata. Cette fois la troupe ne riposta pas. Le peuple s’avanca et traversa le pont, prés la place, sans trouver de résistance. A peine quelques coups de feu iso- lés vinrent-ils siffler aux oreilles des vainqueurs. L'hôtel de ville était abandonné; les troupes venaient d’en sortir. Samuel chercha Lafayette, Mais le général n’était plus là. Ses amis étaient parve- venus, à force d’instances, à l'emmener. — Pardieu! dit Samuel, puisque les noms connus nous manquent, nous nous passerons d’eux. L’inconnu a sa puissance aussi. Et, s'adressant au premier insurgé qui était près de lui : — Dubourg, veux-tu être le maître de tout? — Pourquoi pas toi? dit l’autre. — Oh! moi, les libéraux me connaissent, et il faut quel- qu'un qui ait le prestige du mystère. — Soit, alors. — Eh bien, installe-toi ici, et gouverne. Nous allons employer la nuit à faire quelques proclamations que nous signerons : Général Dubourg, gouverneur de Paris. De- main, tu prendras un uniforme quelconque, et tu feras un tour sur les quais, à cheval, pour te montrer aux po- pulations. Il nous reste encore à prendre les Tuileries, nous les prendrons, et demain, à midi, la France est à nous! Est-ce dit? — C'est dit. Ce fut aussi simple que cela. Dans les moments réyolu- tionnaires, le mouvement, ne sachant de quel côté aller, est reconnaissant envers quiconque ose le diriger. Le gé- néral Dubourg fut réellement pendant douze heures le roi de Paris, Il décréta tout ce qu’il voulut, Les proclamations furent obcies de gens qui n'avaient jamais entendu son nom, Le lendemain, ce fut la prise des Tuileries. Les troupes, de plus en plus démoralisées, n'opposaient au peuple qu'une résistance insignifiante. Samuel fut des premiers qui entrèrent dans ce palais que Charles X avait quitté la veille pour toujours, Le peuple se vengea sur les portraits du mal que lui avaient fait les hommes. Toutes les toiles représentant des princes ou des rois impopulaires furent crevées à coups de baïonnettes. La bouffonnerie se mêla à l'héroïsme. Des hommes du peuple passèrent sur leurs chemises ensanglantées les ro- bes de soie des princesses, x — Ah! le trône! s'écria un insurgé, Qu'est-ce que nous allons en faire? — Attends, dit Samuol. On venait d'apporter les morts, tombés dans les quelques minutes qu'avait duré le siége du palais. Samuel en prit un dans ses bras et lassit sur le trône. — Enfants! s’écria-t-il, voilà notre roi : un mort! La royauté est morte. Vive la république! — Vive la république! répétèrent deux mille voix. Cela fait, Samuel laissa la destruction continuer sans lui. — Je crois, dit-il, que la révolution est en bon train, et au’il est temps que j'aille dire un mot à Julius. Il sortit des Tuileries et prit le chemin de l'hôtel du comte d’Eberbach. Une dée lui vint en route. — Pardieu! pensa-t-il, j'ai manqué mon affaire. J'avais un moyen bien simple de me débarrasser de Julius, Lui qui parle toujours de son désir de mourir, et qui se plaint de n’avoir plus d'émotions, j'aurais dû l'emmener à quel- quelque barricade, où une balle aurait convenablement fait les choses. Mais il est temps encore peut-être. On se bat par-ci, par-là. Je vais lui parler et tâcher de retrou- ver en lui quelques étincelles démocratiques de sa jeu- nesse. Quand il entra dans la chambre de Julius, l’œil de ce- lui-ci s’alluma d’une vague lueur, On eût dit que Julius attendait cette visite. Mais ce ne fut qu’un éclair imperceptible. Samuel n’eut pas même le temps de s’en apercevoir, et Julius retomba dans sa somnolence. — Béveille-toi, s'écria Samuel. Voilà une occasion. Le vieux monde chancelle et va crouler, Viens nous aider à lui donner le dernier coup de pioche. — Comme te voilà fait! dit tranquillement Julius. Tu es noir de poudre, et tes habits sont en loques, — Je crois bien, je sors des Tuileries. — Ah! les Tuileries sont prises? — Tout est pris. Viens-tu? — Non, dit Julius. — Comment! dit Samuel, ce réveil d'une nation ne te réveille pas! As-tu donc le sommeil si dur qu'il puisse résis- ter aux fusillades et aux canons? — D'abord, résondit Julius, tu es bien heureux de pou- voir l'istéresser encore à ces luttes publiques, jusqu'à y grendre part. Moi qui ne m'intéresse plus à mes propres ch affaires, ne veux-tu pas que j'aille m'intéresser À celles des autres? Et puis, si un intérêt humain pouvait toucher un mou- rant comme moi, je t'avoue qu'entre l'autorité et l'insur= rection mon effort serait pour l'autorité. Le succès de cette révolution, en France, serait un bouleversement en Alle- magne. Je ne puis plus rien, je le sais, pour ma patrio; mais si quelque chose devait me tenter encore, ce serait l'occasion de la préserver de l'anarchie et de lui assurer la paix, No cherche done pas à m’entratner aux barricades : je n'y serais pas du même côté que toi, — Eh bien! sois-y, du côté que tu voudras, dit brusque» ment Samuel; viens toujours. CS To DIEU DISPOSE. 169 ————————— ee — Ah! murmura Julius, qui regarda fixement Samuel, comme s’il lisait au fond de sa pensée. — Devant ou derrière, poursuivit Samuel; cela te ferait vivre! — Est-ce bien pour que je vive que tu veux que j'y aille? damanda Julius avec le même regard. — Pourquoi serait-ce? répartit Samuel. Crois-tu que j'aie l'intention de me mettre en face de toi et de envoyer _ une balle? — Je plaisantais, dit Julius. — Je ne te savais pas un tel souci de la vie. Tu répètes sans cesse que ton bonheur serait de mourir. — Je veux mourir, oui, mais d’une certaine façon. — C'est un secret? — C’est un secret. — Garde-le. Une dernière fois, tu ne viens pas? — Non. — Adieu donc. Et il se hata vers l’hôtel de ville. Il y avait laissé le général Dubourg maître absolu de la situation. — À nous deux disait-il, nous allons renouveler la France et l’Europe. L'heure des hommes nouveaux et des choses nouvelles a enfin sonné. En entrant à l'hôtel de ville , il rencontra le général Du- bourg qui en sortait. — Où allez-vous donc? lui demanda-t-il? — Je vais chez moi, répondit Dubourg, — Chez vous? — Que diable voulez-vous que je fasse ici? Ce n’est plus moi qui commande. — Qui est-ce donc? s’écria Samuel avec inquiétude. — C'est Lafayette, — Comment cela? Pourquoi lui avez-vous cédé la place ? — Ce n’est pas moi. C’est le colonel Dumoulin, à qui j’a- vais confié la garde de l'hôtel de ville. Quand Lafayette est arrivé sur son cheval blanc, avec une escorte de dix ou douze personnes, et une vingtaine de gamins qui ap- plaudissaient son cheval, Dumoulin a perdu la tête, Il a dit: «A tout seigneur tout honneur, » et il s’est rangé pour laisser passer le bonhomme, — Mort-diable! s'écria Samuel en serrant les poings, ils vont nous escamoter notra révolution. — Oh! c'est déjà fait, Ils ont commencé par installer une commission composée de je ne sais plus qui, et ils ont déjà adressé une proclamation au peuple pour l'endormir, Les députés s'en mêlent. Tout est flambé. Je vais m'enfer- mer chez moi. Si les coups de feu recommencent, je sor- tirai. Il serra la main de Samuel, et s'éloigna, Le général Dubourg avait raison; do co moment, la cause de la révolution était complétement perdue, Lafayette, à son âge, n'avait plus l'éner sie qu'il fallait pour conduire un mouvement populaire; d'un autre côté, son ancienne réputation libérale et révolutionnaire lui donnait une influence dangereuse sur les masses, Samuel entra dans l’hôtel de ville et essaya d’arriver à Lafayette. Mais un factionnaire était placé à la porte de son ca- binet. — On ne passe pas. — Déjà ! dit Samuel. La révolution n’a déjà plus ses en- trées ici. Eh bien! si l’on ne peut parler au gouvernement, on peut parler au peuple. En sortant de l'hôtel de ville, il alla dans les groupes armés qui encombraient la place et les rues. Mais il eut beau parler, la popularité de Lafayette était immense. C'était, pour la foule, la figure de la révolution de 1789 qui ressuscitait. Samuel ne trouva personne qui voulût croire à ses dé- fiances. Il n’était pas homme à se décourager facilement. Il chercha plus loin. A force de chercher, il finit par rencontrer un insurgé qui avait combattu côte à côte avec lui à l'attaque de l'hô- tel de ville et à la prise des Tuileries. — Que dites-vous de ce qui se passe? lui demanda-t-il. — Je dis, répondit l’insurgé, qu’on nous filoute notre victoire. — A la bonne heure! je trouve un homme! s’écria Sa- muel. Eh bien! nous la laisserons-nous filouter? — Non pas moi, du moins, dit-il. — Ni moi, ajouta Samuel. Que comptez-vous faire? — Rien dans ce moment. Le peuple croit en Lafayette. Nous nous ferions hacher si nous touchions à ce vertueux revenant. Il faut nous tenir prêts. La commission qui oc- cupe l'hôtel de ville va sans doute prendre quelque parti qui ouvrira les yeux au peuple. Alors nous pourrons être soutenus. Nous agirons, et rudement. — J'en suis, dit Samuel. Où nous retrouverons-nous? — Rue de la Perle, no 4. Jacques Grenier. — C'est dit. lls se serrèrent la main et se séparèrent. Samuel essaya encore de retrouver quelqu'un de ceux qui avaient combattu à ses côtés, mais ses recherches fu- rent inutiles. Le spectacle de la confiance unanime avec laquelle Paris accueillait le nom de Lafayette lui inspira une amertume profonde. — Les pièces de cent sous ont tort, dit-il. Diou ne pro- tége pas la France; mais, ah çà! est-ce qu'il protégorait Julius? Si la révolution avorte, je recommence à n'avoir plus besoin de ses écus, Qu'est-ce que j'en ferais? Vais-jo donc ¢tre vertueux malgré moi? A quoi vais-je passer mon temps? Tiens, si j'allais chez Laffitte? Mangeons d'abord un morceau, Il entra dans le premier restaurant qu'il trouva ouvert, et dina, car il n'avait pas pris une bouchée de pain depuis la veille au soir, La journée finissait quand Samuel entra à l'hôtel Laf- filte, Il y avait foule, Tous les députés libéraux élaiont là, 170 DIEU DISPOSE. OES: de MM 7 DeLee a RE EL ae On attendait la réponse du due d'Orléans, à qui l'on venait d'envoyer proposer la lieutenance-générale du royaume. Déjà, le matin, monsieur Thiers était allé à Neuilly; mais il n’y avait pas trouvé le duc d'Orléans, Des le 26, le dug avait quitté le chateau, et était allé se cacher au Raincys Sur les instances de monsieur Thiers, la duchesse d’Or- léans avait envoyé le comte de Montesquiou dire à son mari de revenir, Le comte avait eu beaucoup de peine à le décider; enfin le duc d'Orléans s'était laissé persuader, et le comte de Montesquiou était parti en avant, après avoir vu le duc monter en voiture. Mais à une centaine de pas, le comte s'étant retourné, vit la voiture de Louis-Philippe rebrousser chemin vers le Rainey. Il fut obligé de retourner lui-même, de recom- mencer ses exhortations et d'amener celte fois avec lui cet usurpateur indécis. Il fut convenu que Louis-Philippe attendrait à Neuilly qu'un message signé par douze membres de la chambre des députés vint lui offrir la lieutenance-générale du royaume, Le message élait parti depuis deux heures, quand Samuel arriva à l'hôtel Laffitte, et Von attendait le duc d'Orléans. — Un prince et un Bourbon! dit Samuel; il n'y arien à faire avec ces gens-là, Il resta cependant, pour assister à toutes les péripéties et pour épier le moment d'agir, Le duc d'Orléans arriva vers une heure du matin, et se glissa furtivement au Palais-Royal, Les douze députés qui lui avaient écrit le message atten- dirent le matin pour se présenter à lui, et lui faire direc- tement leur proposition. On sait les hésitations, à moitié feintes et à moitié sin- cères, avec lesquelles le duc d'Orléans accueillit les pre- mières ouvertures, et enfin son acceptation. Une procla- mation fut aussitôt rédigée et envoyée à la chambre des députés qui la salua d’applaudissements. : I n’y avait plus que Lafayette dont le consentement fût douteux. Nul ne savait si le vieux républicain voudrait d’un prince, et ne proclamerait pas la république. On dé- cida qu'on tenterait une manifestation, et que le duc d’Or- léans, accompagné des députés les plus populaires, irait à l'hôtel de ville. — C'est le moment, dit Samuel. Ft il alla rue de la Perle, no 4. Il heurta dans l'escalier Jacques Grenier qui sortait, — Vite! dit Samuel, nous n’avons pas une minute à perdre. Et il le mit au courant do tout. — Le duc d'Orléans à l'hôtel de ville! s’écria Jacques, cost la royauté qui recommence. Il n’y arrivera pas, 808 tranquille, Dans combien de temps v va-t-il? Tout de suite, — Diable! dit Jacques, je n'ai pas le temps de prévenir mes amis; mais deux hommes résolus suffisent, — C'est co que je pensais, dit Samuel: il faut qu'un de nous deux se mette sur la route, et l’autre au bout, à l'hô- tel de ville même. Où aimes-tu mieux être? — Sur la route, dit Jacques, — Et moi dans la grande salle de l'hôtel de ville; si tu le manques, je ne le manquerai pas | — C'est dit, Tu as un pistolet? — Jen ai deux. Ils allèrent ensemble jusqu'à la place de Grève. Là, Samuel, après avoir serré la main de Jacques, le quitta et entra à l'hôtel de ville. Ils ne s'étaient pas quittés depuis un quart d'heure, qu’un grand mouvement se fit dans la foule. C'était le cortége du duc d'Orléans qui approchait par les quais. Le duc d'Orléans, à cheval, précédait monsieur Laffitte, que des Savoyards portaient dans une chaise. Les cris de joie et de triomphe, qui avaient fêté le cor- tége au sortir du Palais-Royal, devenaient de moins en moins nombreux. Lattitude de la population, à partir du Pont-Neuf, était grave, presque menaçante. — Encore un Bourbon! s’écria un ouvrier près de Jac- ques. C'était bien la peine de nous battre | — Sois tranquille, fila, répondit Jacques. Tout n'est pas encore fini. Le cortége déboucha tout à coup. Le duo d'Orléans affec- tait de se tourner vers monsieur Laffitte, comme pour s'a- briter sous une popularité plus solide que la sienne. Jacques mit la main à sa poche, en tira un pistolet et visa. Mais une main lui saisit le bras par derrière et lui arra= cha le pistolet. Il se retourna. C'était l’ouvrier à qui il avait parlé, — Qu'est-ce que tu fais? dit l’quvyier. — Que t'importe? dit Jacques, je ne veux pas de Bour= bon, — A bas les Bourbons! dit l’ouvrier, Mais attends un autre moment, tu aurais pu tuer Laffitte. Jacques repoussa l’ouvrier, et ramassa son pistolet qui était tombé à terre. Mais le cortége était passé, et le duo d'Orléans ¢tait entré à l’hôlel de ville. Jacques essaya d’y pénétrer, Mais les factionnaires lui barrèrent lo passage, Quand Je duc d'Orléans entra dans la grande salle, il y trouva une foule énorme, Combattants de la veille, élèves de l’école polytechnique, l'épée nue, figures tristes et sévès res, Le général Dubourg était là. Un député lut la déclaration de la chambre. Peu de volx applaudirent, ; Le général Dubourg s’ayanga vers Louis-Philippe, otf étendant la main yers la place pleine encore de peuple armé, il dit; — Vous connaissez nos droits ; si vous les oubliez, nous vous les rappellerons. — Monsiour, répondit le duc un peu troublé, je suis un honnéle homme, : DIEU DISPOSE. —Iln’y a pas d’nonnûte homme sur les marches du trône, dit Samuel, Et, prenant un pistolet, il ajusta et tira, Le coup ne partit pas. Samuel regarda son pistolet. Il n’y avait plus de cap- sule, Il avait un second pistolet, Il voulut le prendre dans sa poche, Il ne l'y trouva plus, — Trahison! s’écria-t-il. La foule était telle que, broyé de toutes parts, il n’ayait - pas senti la main qui s'était glissée dans sa poche, A ce moment, Lafayette saisit un drapeau tricolore, le mit dans la main de Louis-Philippe et lui dit ; — Venez! Puis, entraînant le duc sur le balcon de l'hôtel de ville, il l'embrassa devant la foule amoncclée, Ce fut le couronnement de Louis-Philippe. Lafayette ve- nait de le sacrer de sa popularité, Les acclamations retentirent. — C’est fini, dit Samuel. Il sera roi dans huit jours, Tous les rêves de ma vie croulent en ce moment, Allons, il faut m'y résoudre, Il n’y a rien à faire. Tout à coup il releva la tête, — Si fait, reprit-il, Tout est terminé ici, mais tout peut recommencer encore. Suis-je un enfant ou une femme, pour perdre courage à la première difficulté? Non, rien n’est perdu. I y a une manière de tout réparer, Voyons, réfléchissons un peu. Et, appuyant son front dans sa main, il pensa profondé» ment. Après quelques minutes de méditation immobile, il sou- rit, et un éclair Jui passa dans les yeux. — J'ai trouvé, dit-il. Ah! je ne suis pas de ceux qui re- noncent aisément, En cinq minutes, il avait bâti dans sa tête un dernier projet qui allait décider de son sort. Il alla chez Julius. LVII CHANGEMENT DE FRONT. Cette fois encore, en voyant Samuel, Julius eut aux yeux un éclair vite effacé, comme une lueur d'espérance qu'il voulait dissimuler, — Eh bien! mon cher Samuel, lui dit-il plus gaiement que de coutume, je vois avec plaisir que tes triomphes ne te font pas oublier tes amis. — Quels triomphes? demanda Samuel. — Comment? est-ce que vous ne triomphez pas sur toute la ligne? Je viens de lire les journaux, non pour moi, mais pour savoir où vous en étiez, toi et tes révolu- tionnaires, Et jo vois que vous avez marché vite, Le duc d'Orléans lieutenant général, c'est Charles X dépossédé, 171 — Oui, lieutenant général... du royaume! répondit Sas muel, en appuyant amèrement sur le dernier mot. Le peus ple a changé de maître; voilà ce qu’il appelle une révo- lution; et personne ne peut dire si le maitre nouveau vaut mieux que l’ancien, et s’il ne faudra pas le chasser à son tour. Ainsi, imbécile que je suis, j’ai risqué ma vie pour mettre un roi à la place d’un autre. Mais je me vengerai de cette opposition puérile qui nous a volé notre victoire et qui est venue après la bataille piller les morts! — Que veux-tu dire? demanda Julius. — Il y a un proverbe espagnol qui dit: Jl faut toujours caver au pire; il aurait dû dire: au moindre. C’est toujours le petit, c'est moins que le petit, c’est le médiocre, qui est sûr du succès. Je n'ai jamais eu de grandes illusions, tu me rendras cette justice, touchant l'espèce humaine; eh bien! si modérée que fût l'estime que j'en faisais, elle était encore cent fois trop grande. Samuel reprit en phrases brèves et entrecoupées, comme pour s’étourdir : — Oui, oui, le jour du peuple viendra peut-être; mais nous n'y sommes pas. Je reconnais que j'ai été trop vite. Je suis un homme du siècle prochain. Les nations ne sont pas mûres pour la liberté. Il faut peut-être encore des centaines d'années pour qu’elles la comprennent. Et d'ici là l'autorité peut seule nous donner la paix. Or, comme je ne peux pas me coucher tout à l'heure pour me réveiller dans cent ans, j'ai pris le parti de m’accommoder à l'épo- que où je vis, Et, si l'autorité veut de moi... eh bien, Ju- lius.., je passe de son bord, — Ah! dit Julius, qui obseryait Samuel d’un air étrange, et qui couvrait du masque impossible de son visage sa pro- fonde émotion intérioure. — Je viens te faire une proposition, reprit Samuel, Lors- que je suis venu avant-hicr te demander si tu voulais vo~ nir aux barricades avec moi, tu m'as répondu que, si tu y allais, ce ne serait pas du mûme eôté que moi, et que tu restais dévoué au gouvernement que tu avais servi. Eh bien! veux-tu lui prouver ton dévouement ? — Comment cela? — Ecoute. Le mouvement des trois jours, bien qu'il n'ait produit ici qu'une demi-révolution , aura cependant son retentissement et son contre-coup en Allemagne. Je peux te le dire, la Tugendbund n'est pas morte; elle va agiler la jeunesse et le peuple. Tout va éclater d'un mo- ment à l'autre, Les rois triompheront là-bas comme ici, je le veux bien, mais ce ne sera pas sans luttes civiles et sans beaucoup de sang répandu. Et, vois-tu, la royauté a déjà bien assez de taches aux mains, sans y joindre encore les taches de sang, ! Eh bien! celui qui fournirait aux gouvernements d'Alle- magne le moyen de prévenir la lutte, celui qui épargnerait aux rois les terribles représailles que leur préparent dans l'avenir leurs victoires momentanées sur la liberté, celui qui épargnerait à la Tugendbund un combat qui ne peut, à l'heure présente, Gnir que par sa défaite sanglante, celui qui Cpargnorait à la patrie une commotion douloureuse, 472 ; DIEU DISPOSE. penses-tu que celui-là aurait le droit de tout demander et le pouvoir de tout obtenir? — Sans doute, dit le comte d’Eberbach. — Eh bien! Julius, reprit Samuel, tu peux être cet homme. — Moi? — Toi-même. — Tu es fou ! dit Julius. Regarde-moi donc. Qu'est-ce que tu veux que je demande et que j’obtienno? Est-ce que j'ai le temps d’être ambitieux ? — On a toujours le temps d’être ambitieux de ce qu’on laisse après soi, d'honneur et de gloire. — Explique-toi. . — Rien n’est plus simple. Il n’y a pas un an tu repré- sentais encore à Paris le roi de Prusse. Tu as conservé le souvenir de ses bonnes grâces, et tu lui restes lié par re- connaissance et par devoir; rien de mieux. Moi, je n’ai pas les mêmes raisons pour rester lié à mon parti. Personne n’a rien fait pour moi, je suis libre. J'ai acquis le droit d’a- bandonner des ingrats et, pis que cela, des imbéciles qui s’abandonnent eux-mêmes. Je sais bien ce qu’on peut dire : que je suis un renégat et un traître ? D'abord, tu sais le cas que je fais de lopi- nion des autres sur mon compte. Et puis, du moins, on ne pourra pas dire que je déserte mon parti dans la défaite; car, pour tout le monde, à l'exception de trois ou quatre exaltés peut-être, nous som- mes vainqueurs, et, si tu en croyais les chansons qu'on chante dans les rues, le peuple viendrait de rentrer en pleine possession de sa liberté. Donc le moment est op- portun pour quitter le camp de ceux qui se croient victo- rieux. Ils me sauront presque gré de les quitter, et d’avoir un camarade de moins avec qui partager la victoire. Ju- lius, je suis des vôtres, et, pour payer ma bienvenue, je vous apporte une chose? . — Quoi? . . . . 1 — Je livrerai entre tes mains, entre les mains du roi, les chefs de la Tugendbund en flagrant délit de conspira- tion. Quelque effort qu'il fit sur lui-même, Julius ne put re- tenir un mouvement. Son œil s’éclaira tout à coup, et lui, moribond depuis si longtemps, il sembla revivre. — Cela tétonne? dit Samuel, qui remarqua le mouve- ment et le regard du comte d’Eberbach. Je change de route, te dis-je, Et tu sais que je suis de ceux qui ne font rien à demi. Les libéraux de France m'ont dégoûté de tous les li- béraux du monde. Je me suis fourvoyé avec ces gens-là. Je vois, bien tard il est vrai, qu'il n’y a rien d’un peu grand à faire avec eux. Eh bien, je veux essayer des autres. Il vaut mieux être un Richelieu qu'un Catilina. Si la monarchie veut se ser- vir des hommes de forte trempe et de pensée énergique, qui sait s'il n'est pas temps encore pour elle? Tu vois qu’il n'est pas encore temps pour les faiseurs de révolutions. Voyons, c'est dit: je m’offre à toi ; m’acceptes-tu? — Si j'accepte, qu'aurai-je à faire? demanda Julius. — Si tu acceptes, nous partons tous deux pour l’Alle- magne, ce soir même ou au plus tard demain matin, Et une fois arrivés, fic-loi à moi pour te faire faire en une semaine plus que tu n'as fait dans toute ta vie peut-être, Et moi, je rattraperai d’un coup les quarante années que j'ai perdues. : Voyons, pas d’hésitations puériles. Tu sers en même temps ton pays et ton ami. Quant aux chefs de la Tugend- bund, nous commencerons par stipuler qu'ils auront la: vie sauve. Cela doit lever ton dernier scrupule. Est-ce con- venu? parle. — Mais le voyage est long et fatigant, objecta le comte d’Eberbach. Exténué comme je suis, arriverai-je au terme? — N'est-ce que cela? repartit Samuel. Je te composerai un cordial pour te ranimer et pour te soutenir. — Ah! un cordial? répéta Julius, comme s’il attendait depuis longtemps ce mot. — Sois tranquille; il est sans aucune espèce de danger. — Eh bien! j'accepte, alors, dit Julius. Je vai dit que je m’abandonnais à toi. Fais de moi ce que tu youdras. — À la bonne heure. Aimes-tu mieux partir ce soir ou demain matin? ‘ — Je te demande de me laisser jusqu’à demain matin. : — Soit, Seulement, il doit être encore temps pour le courrier de l'ambassade; il serait bon d'écrire aujourd’hui même pour qu’on mette à ta disposition une partie de la force armée qu’il y a à Heidelberg. — Je vais écrire tout de suite, et je te donnerai la let- tre. Tu te chargeras de la faire partir. — Pendant que tu vas écrire, je vais te préparer ton cor- dial. C’est l'affaire de cing minutes. Samuel passa dans la pièce à côté, pour envoyer un do- mestique chez un pharmacien. Cinq minutes après il rentra dans la chambre. — Voici ta lettre, lui dit le comte d’Eberbach. — Et voici ton cordial, répondit Samuel Gelb. — À propos, dit Julius, je n’ai pas pensé à t'en parler avant d'écrire, tu n’as pas de conditions à poser. — Non; je demanderai seulement qu’on me mette le pied dans l’étrier. Une fois à cheval, sois tranquille, j'irai loin, — Ce sera fait. — Eh bien! je cours à l'ambassade. Demain matin, à neuf heures, je serai à la porte avec une voiture altclde. Tiens-toi prêt. — Je suis toujours prêt. Quand Samuel fut sorti : — Va, dit Julius, tu as perdu la partie. Je vois dans ton jeu, et tu ne vois pas dans le mien. Il prit le cordial, et en versa une partie dans un verre. Puis, ouvrant son secrétaire, il en tira une petite fiole, dont il laissa tomber une goutte dans le cordial. Le cordial ne changea pas de couleur, — C'est bien un cordial, dit Julius. Ce n'est pas en- core l'autre chose. Je m'en doutais. Il a encore besoin de moi. Il but le cordial. Pour Samuel, on allant à l'ambassade, il riait tout bas et se disait : DIEU DISPOSE. 175 — Quitter le jeu et jeter les cartes à ’heure où Ia partie semble gagnée aux joueurs vulgaires; passer aux vaincus dans le moment où ils sacrifieront tout pour une revan- che ou pour une atténuation de la défaite; obtenir ainsi, en un jour, de la royauté impatiente la puissance que la lente liberté ne me donnerait pas dans vingt ans peut-être; m’assurer à la fois la confiance de Julius par ma désertion et sa fortune par sa mort; conquérir d’un même coup ra- pide la richesse et le pouvoir, mon ambition et mon amour. Allons ! la combinaison est forte et la tentative grandiose! Samuel Gelb, tu te retrouves et tu te relèves 1 LVI ADIEUX SANS EMBRASSEMENTS. Le soir du même jour, dans une petite chambre d’une maison du Marais, un homme et deux femmes étaient réunis. L'homme était Julius; les deux femmes étaient Chris- tiane et Frédérique. — Vous avez quelque chose, mon père, disait Frédé- rique. — Je t'assure que je n’ai rien, mon enfant, répondit Julius. — Si fait! Ordinairement, quand nous nous trouvons réunis tous trois dans cette petite chambre où nous pou- vons nous voir en secret, vous avez le sourire aux yeux et la gaieté aux lèvres; vous paraissez heureux de nous voir, ma mère et moi. Et aujourd’hui, vous êtes grave, vous êtes triste, et vous nous faites à toutes deux des recom= mandations solennelles, comme si yous alliez nous quitter. On croirait que vous nous dites adieu. — Ma chère fille, à mon âge et dans mon état, n'est-il pas prudent, chaque fois qu’on se sépare de ce qu’on aime, de se dire adieu? — Est-ce que vous vous sentez plus mal que la dernière fois? Avez-vous des inquiétudes ? — Non, ma Frédérique. Mais, vois-tu, dans une demi- heure, nous allons nous quitter. La prudence veut que nous ne nous donnions rendez-vous ici tous trois qu'une fois par semaine. Sans cela on ne tarderait pas à décou- vrir notre retraite; et que penserait le monde de me voir ainsi, entre celle qu'on croit ma femme et celle qu'on a cru ma maîtresse? Et puis, il ya encore d'autres raisons pour lesquelles il est nécessaire qu’on ignore que nous nous voyons. Donc, je vais en avoir pour huit jours à ne pas me retrouver avec vous. Et, en huit jours, il peut ar- river tant de choses | — Qu'est-ce qui peut arriver? — Que sais-je? La Providence tient l'avenir dans sa main. Mais sois lranquille, à ton Age, l'avenir, c'est lo bonheur, c'est une longue existence, c'est l'espérance infi- nie. Je veux que tu sois heureuse, ma fille chérie, et je te promets que tu le seras bientôt. — Je le suis dès à présent, cher père, quand je vous vois, et je le serais tout à fait si je vous voyais souriant. Christiane ne disait rien. Elle regardait, muette, le vi- sage de son mari, cherchant à y lire le dessein que fai saient soupconner son attitude et son accent plus graves que de coutume. Elle devinait bien que Julius avait une résolution prise. Mais laquelle ? Elle n’osait pas l’interroger, craignant d’effrayer Frédé- rique, et elle faisait semblant d’être tranquille, pendant qu’au fond du cœur elle souffrait et frissonnait, songeant à la conversation qu’elle avait eue avec Julius avant d’al- ler à Eberbach, le jour où il lui avait dit qu’il ne pouvait les sauver tous qu’en mourant. Julius comprit l'anxiété de Christiane. — Vous voilà toutes deux bien troublées pour une chose bien simple, reprit-il. Parce que je vous dis aujourd'hui ce que j'aurais dû vous dire toutes les fois, parce que, dans un temps où les trônes croulent en vingt-quatre heures, je me souviens que moi, pauvre vieillard préma- turé et pauvre malade agonisant, je ne suis pas plus éter- nel qu’une dynastie, vous voilà dans les transes et dans les terreurs. Je suis sûr que Christiane pense dans ce mo- ment à une chose que 1e lui ai dite il y a un mois, un jour que je cherchais un» façon d’arranger nos affaires. Je lui ai parlé d'un moyen. mais il n’y a pas que celui-là. A force de chercher, j'en ai trouvé un autre. — Lequel? dit Christiave. — C’est mon secret. Vous le saurez dans huit jours, — Vous nous le direz? — Ou je vous l’écrirai. Ecrire? s’écria Frédérique. Vous partez donc? — Quand même je ferais un voyage de quelques jours, on quoi cela devrait-il vous inquiéter? — Si vous partez, mon père, dit Frédérique, pourquoi ne nous emmenez-vous pas avec vous ? — Je ne pars pas, répondit Julius. Du moins, il est à peu près certain que je n'aurai pas besoin de partir. D'ailleurs, je partirais que je ne pourrais pas vous emmener, Que dirait-on de nous voir tous trois ensemble? — Qu'importe ce qu'on dirait? Et puis, sinon toutes deux, une du moins peut vous suivre ? — L'une sans l'autre? dit Julius. Et que deviendrait la mère sans la fille, ou la fille sans la mère, — Mais vous Ne pouvez pourtant pas voyager seul, in- sista Frédérique. — Je ne voyage pas seul. — Qui donc vous accompagnera? — Un ami sûr, qui voudra bien se charger de mol. Julius prononga ces derniers mots d’un ton étrange, — Écoutez-moi, mon père, s'écria Frédérique, vous voulez nous rassurer, mais il est évident que vous avez un secret. Vous (les arrivé tout triste, vous si joyeux d'ha- bitude lorsque vous veniez ici, Puis, vous m'avez parlé d'un ton de père qui va quitter sa fille et qui craint de ne 174 DIEU DISPOSE. eee EES plus la revoir. Vous m'avez dit que vous étiez vieux, qu'il fallait m’attendre à ne plus vous avoir longtemps, mais que ma mère me resterait. Vous m'avez priée de vous pardonner les peines que vous avez pu me causer malgré vous, comme si, au contraire, je n’avais pas à vous re- mercier de tout! Eh bien! si vous êtes comme cela aujour- d@hui, c'est qu'il y a quelque chose que vous me cachez. Ou bien vous vous croyez très-malade, ou bien vous allez partir. Vous êtes à la veille d’un grand péril ou d’un long voyage, c’est visible. Mon père, je vous en conjure, dites- nous ce que vous avez. Si vous êtes malade, notre place est à votre chevet. Le monde pensera ce qu’il voudra; moi, je veux vous soigner, — Je ne suis pas malade, dit Julius avec un regard ate tendri. Regarde-moi; tu peux voir à mon visage que je suis plutôt mieux portant que je ne lai été depuis bien des mois. De retrouver ma femme et ma fille, cela m’a rendu la santé, — Alors, c’est que vous partez? dit Christiane. — Ecoutez, dit Julius qui désespéra de se faire croire s’il niait absolument, il est possible que j'aie à faire un voyage de courte durée, mais rien n’est encore résolu. Dans tous les cas, je ne partirai que dans trois jours. Ainsi, nous aurions le temps de nous revoir et d’en re- parler, — Vous ne partirez pas avant de nous avoir revues? dit Christiane. — Je le promets! — Jai un moyen de vous forcer à tenir votre promesse, interrompit Frédérique, — Quel moyen? — C'est de ne pas vous dire adieu aujourd’hui, — Oh! murmura Julius, — Je vois bien ce que vous comptiez faire, poursuivit la charmante fille. Vous nous auriez attendries en nous parlant de toutes sortes de choses tendres; nous nous se- rions jetés dans les bras l’un de l’autre; nous aurions pleuré, ot puis vous seriez parti demain sans rien dire, avec nos adieux surpris, Mais nous ne nous préterons plus à votre plan, ma mère et moi. Si vous voulez que nous vous disions adieu, il faudra que vous conveniez de votre départ, Pas d'adieu aujourd’hui. Si vous voulez être em= brassé, nous verrons, la première fois. — Tu as raison, mon enfant, dit Julius d’une voix étrans glée, ct luttant contre une émotion qu’il eut la force de ne pas laisser voir sur sa figure, Ne m’embrasse pas. Tu seras sûre comme cela que je ne partirai pas sans l'avoir re- vue; car ce serait quelque chose de trop affreux pour un père que de se mettre en route pour un voyage dont il ne reviendra peut-être pas, sans emporter même le baiser de son enfant, Julius s'arrêla ne pouvant continuer, Il reprit : — Daintenant, il faut nous séparer, A bientôt: À la 80 maine prochaine si je ne pars pas; à demain où après-de= main ¢i je pars. Jo vous ferai prévenir de l'heure où vous me (rouverog jel, Si yous ne recevez aucune lettre de moi d'ici à trois jours, c’est que j’aurai pu me débarrasser de cet ennuyeux voyage. Il fit un nouvel effort sur lui-même, et parvint à sou- rire. — À revoir, dit-il, Vous voyez qué je vous dis à revoir, et que je ne vous dis pas adieu. Sortons l’un après l’au- tre, de peur qu’un passant ne nous voie ensemble, Chris=_ tiane d’abord, Frédérique ensuite. Je sortirai le dernier, — Allez. Christiane serra la main de Julius, et sortit, Quand Frédérique alla pour Ja suivre : — Tu vois, lui dit son pére, que je ne te demande pas de Vembrasser. Il dit cela en souriant. — Vous faites bien, répondit Frédériqne. Je refuserais. C’est par là que je vous retiens à Paris. La prochaine fois, tant que yous voudrez. Et elle sortit. A peine Julius fut-il seul, qu'il tomba à genoux en san- glotant. — Oh! voilà donc comme je les quitte! s’écria-t-il avec désespoir; et si elles savaient pour quel voyage! Voilà nos adieux! Pauvre ange de Frédérique ! elle m’a deviné; elle a senti que je voulais surprendre leurs embrassements, et les serrer sur mon cœur dans une étreinte suprême, sans leur dire pourquoi. Comment leur dirai-je ce que je vais faire? Elles le saus ront assez tôt. Si elles savaient seulement que je pars de- main, elles voudraient me suivre, et il ne faut pas qu’el- les assistent à ce qui va se passer là-bas. Ainsi, je partirai sans avoir même eu un dernier regard des deux êtres que j'aime, sans que leurs yeux se soient attendris sur les miens, sans emporter quelqu’une de ces bonnes paroles qui doivent vous retentir doucement aux oreilles pendant l'éternité. A l'heure qu'il est. le lien qui m’attachait à elles est rompu. Je ne les reverrai plus. Je suis seul. Pas un mot d'adieu ne me suivra et ne m’accompagnera où je vais, Eh bien, soit. Le sacrifice sera complet. Mais au moins, mon dieu! donnez à ces deux pauvreset douces créatures, donnez-leur en surplus de joie tout ce que j'accepte en excès de souffrance, Il 'embrassa en pleurant les deux chaises où s'étaient assises sa femme et sa fille, dit à la chambre l’adieu qu'il, ne pouvait leur dire à elles-mêmes, descendit et se fit re- conduire à son hôtel. La nuit était très-avancée, Il ne se coucha pas. A quoi bon? Il n'avait guère envie de dormir. Il so mit à écrire des lettres. Les heures se passèrent, et il écrivait encore lorsque Sa- muel entra, — Tu es pret? dit-il à Julius. — Toujours, jo te Vai dit hier, répondit le comte d'E- borbach, — À merveille, Eh bien! la voiture est en bas. — Descendons, dit Julius en cachetant une enveloppo DIEU DISPOSE. 175 Re dans laquelle il venait d’enfermer deux lettres, une à Christiane, l’autre à Frédérique. Al sonna. Un valet vint. — Je vais faire un tour hors de Paris, dit-il. Je ne re- viendrai peut-être que demain, peut-être que dans plu- sieurs jours. Si madame la comtesse venait d’Enghien, vous lui remettriez ceci. Mais à elle seule, vous entendez. il donna la lettre au domestique. = Et maintenant, dit Julius à Samuel, je suis à toi. » Le LIX CLARTÉ DU COEUR, Le lendemain du jour où Julius, Christiane et Frédéri- que s'étaient rencontrés tous trois ensemble dans la maison secrète du Marais, Frédérique, seule et réveuse, se pro- menait dans son jardin d’Enghien. Sans sayoir pourquoi, elle se sentait tout inquiète, L’entreyue de la veille lui revenait à l'esprit. Pourquoi son père, devant les seuls êtres qu'il aimat, avait-il été pour là premitre fois si grave ct si triste ? Elle avait refusé de lui dire adieu, afin de l'empêcher de partir sans la revoir au moins une fois encore. Mais si son départ était une nécessité, s'il était forcé de s’en aller tout de suite, elle n'aurait fait que lui ajouter une souf- france. Quand elle avait refusé d’embasser son père, il avait souri, mais fl lui semblait maintenant que c'était plutôt un rire contraint, et qu’il avait envie de pleurer, Que pouvait être ce voyage? Il fallait que ce fût quelque chose de bien sérieux, Le comte devait avoir un bien impérieux motif de quitter Pas ris, lui si faible ct si fatigué. Où allait-il? Et pourquo cette chose si simple, après tout, un voyage, le remplis- sait-elle de cette tristesse? Pourquoi cette solennité dans les recommandations qu'il avait faites à sa fille? Cétait plus qu’un adieu, c'était presque un testament, Frédérique marcha et songea ainsi toute la journée, Le soir, ello n’y tint plus, Elle fit mettre les chevaux à la voiture et courut à Pa- ris. Arrivée à l'hôtel, elle monta rapidement à l'apparte- ment du comte, — Monsieur le comte? demanda-t-cllo au premier do- mostique qu'elle rencontra, — Monsieur le comte n'est pas ici, répondit le domes- tique, — Quand est-il sorti? — Ce matin, Madame, — Mon Dieu! etil n'a pas dit à quelle heure il rentre rail? — Ia dit qu'il allait faire un tour hors de Paris, et qu'il ne rentrerait peut-être que demain, — Il n'a rien laissé pour moit — Monsieur le comte a laissé pour madame l8 comtesse une lettre qui est sur son bureau. — Vite! dit Frédérique. Et elle s'élança dans la chambre du comte. Elle trouva sur le secrétaire un papier à son adress. Elle décacheta l'enveloppe, dans laquelle il y avait deux lettres, l’une pour elle, et l'autre pour sa mère. Elle ouvrit la lettre et lut : « Pardonne-moi, ma chère Frédérique, si je pars sans embrasser. Mais c’est pour toi, mon enfant. Dans trois jours, rien ne s’opposera plus à ton bonheur. » Adieu, ma fille chérie, Ta mère t'en dira davantage Sois heureuse, Je te bénis, » Oublie-moi, et pense à Lothario. » Ton père dévoué. » Juzius D'E. » — Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria Frédérique les yeux pleins dé larmes, Ah! fit-elle en relisant une phrase de la lettre: « Ta mère t'en dira davantage, » Ma mère sait tout sans doute, Allons chez elle, Et, descendant à la hâte, elle se fit conduire chez Chris- tiane, emportant la lettre à l'adresse de sa mère, Christiane fut toute stupéfaite d'entendre annoncer là comtesse d’Eberbach; car la vie de ces deux pauvres créa- tures était telle que c'était pour la mère et la fille une au- dace et presque une faute de se voir. Mais l'émotion de Christiane fut bien plus grande en- core quand elle vit entrer Frédérique. — Qu’y a-t-il donc? demanda-t-cllo, frappée de l'anxiété visible sur la figure de sa fille. — Il y a, dit Frédérique, que mon père est parti. — Parti! — Lisez. Et Frédérique tendit à sa mère les deux lettres, La lottre adrossée à Chrisiiane na disait rien de plus que celle de Frédérique. Julius annonçait seulement à sa femme qu'il partait et qu'aussitôt arrivé au terme de son voyage, il lüi écrirait tout ce qu'il était allé faire et tout ce qui so passerait, Il l'engagoait donc à no pas s'inquiéter, à rassurer Frés dérique, et à attendre, — Tout, excepté attendre! s'écria Christiane, Ma filo, nous allons partir | — Qu'avoz-vous, ma mère? Vous êtes toute boule versée, — Un grand péril est sur ton père, — Quel péril? — Ah! je ne puis te lo dire. Mais jo mo souvions de co qu’il m'a dit une fois. Vite. Elle courut à la sonnette, un domestique vint, — Mon frère est-il 1A? — Oui, madame, — Diles-lui qu'il me faut des chovaux de poste tout do Suite, Le domestique sorlit, 476 DIEU DISPOSE. — Oh! mon Dieu! dit Christiane, mais où aller? Ces deux lettres ne nous apprennent seulement pas où est ton père ? On ne te l’a pas dit à l'hôtel ? — Non, en partant, il a dit qu’il allait faire un tour hors de Paris. — Oh! il sera allé loin. Il aura mis plus de distance que cela entre son projet et nous, Où peut-il être allé? Malheu- reuses que nous sommes! Nous ne pouvons pas le devi- ner, pourtant! Elle réfléchit une minute, mais reprit aussitôt avec plus d'énergie : — N'importe, nous le chercherons partout. A Eberbach, d’abord. Oui, il a dû choisir pour le châtiment le lieu où le crime s’est accompli. C’est cela. Il va au château d’Eber- bach, j'en suis sûre maintenant. Merti, mon Dieu! pourvu que nous n’arrivions pas trop tard! Elle prit ce qu'il fallait d’argent pour la route, et enve= loppa Frédérique de châles pour la nuit. Elles étaient prétes lorsque Gamba vint annoncer que la voiture était en bas. — Est-ce que je pars aussi? demanda-t-il. — Oui. Es-tu prêt? — Toujours, quand il s’agit de courir sur les routes. — Eh bien! viens. Une minute après, la chaise de poste roulait au galop sur le pavé de Paris. Au premier relais Christiane parla au maître de poste : — Vous n’avez pas fourni de chevaux ce matin à deux voyageurs venant de Paris? — Pourquoi deux? demanda Frédérique. — Ecoute. ‘ — Jen ai fourni à plus de deux, répondit le maître de poste. — Oui, mais deux qui étaient ensemble? — Comment sont-ils? — Quarante ans à peu près? Mais l’un a lair plus vieux que l’autre. — Ah! attendez. Je crois que oui. L'un se renfoncait dans l'angle de la voiture, comme s'il était ennuyé et souf- frant. — Et l’autre devait avoir une figure dure et hautaine? — Justement, C’est celui-là qui donnait les ordres, J'ai même dit à Jean : En voilà un qui n’a pas une bonne phy- sionomie, Jean m'a dit: Bah! cest son droit, il paye bien. Oui, madame, je les ai vus, — Merci. Les chevaux étaient changés. La voiture repartit. Frédérique questionna sa mère, — Comment savez-vous que mon père ne voyage pas seul ? — As-tu oublié qu’il nous a dit hier qu'un ami laccom- pagnerait, — C'est vrai, mais il n’a pas dit quel était cet ami. — Oh! je devine! répondit Christiane. — Qui est-ce donc? — C'est monsieur Samuel Gelb. Le voyage fut morne et silencieux. La nuit passa, et le jour aussi, et encore une nuit, et encore un jour. La mère et la fille ne s’arrêtaient que le temps de chan- ger de chevaux. Deux fois seulement dans les quarante- huit heures, elles descendirent pour manger une bou- chée. Et puis elles repartaient, payant double pour doubler la vitesse du postillon. Ce voyage, commencé la nuit, s’acheva la nuit. fl était près de onze heures du soir quand la chaise de poste entra dans la cour du château d’Eberbach. — Monsieur le comte est-il ici? demanda Frédérique au portier, qu’il fallut réveiller. — Oui, madame. — Dieu soit loué! s’écria Christiane. Nous arrivons à temps. La voiture s'arrêta au perron. Gamba frappa de manière à réveiller toute la mai- son. Hans passa la téte à une lucarne. — Qui est 1a? cria-t-il, tout à fait maussade et gro= gnant. — C'est madame la comtesse, répondit Gamba. — Je descends, bougonna Hans. — Un instant après, la porte s’ouvrit. — Monsieur le comte? demanda Frédériquo. — Il est couché. Frédérique regarda Christiane. — Oh! pas un moment à perdre, répondit Christiane au regard de sa fille. Il s’agit de choses trop graves pour re- tarder notre entrevue d’une seconde, Montons, et frappons à la porte de sa chambre. Elles montèrent aussitôt et frappèrent, doucement d’a- bord, puis plus fort. Mais elles eurent beau frapper, personne ne répondit. — Attendez, dit Gamba, vous frappez comme des fem- mes. Je vais vous montrer comment cela se pratique. Et il se mit à exécuter sur la porte tous les carillons d'Anvers, Personne ne répondit ni ne bougea dans la chambre. — C'est singulier, dit Christiane, qui commença à pâ- lir. Elle se tourna vers Hans, — Vous êtes bien sûr que monsieur le comte est dans sa chambre? — Bion sûr, puisque c'est moi qui l'y ai accompagné il y a deux heures pour allumer ses bougies. — Oh! deux heures! répéta Christiane épouvantée. — D'ailleurs, reprit Hans, s'il n’y était pas, la clef serait en dehors, et vous voyez bien qu’elle est en dedans. — Monsieur le comte! cria Christiane, ouvrez, c'est nous, Frédérique et moi! Au nom du ciel, ouvrez! Aucune réponse encore. — Qu'est-ce que tout cela signifie? dit Frédérique. O mon Dieu! j'ai peur. — Une idéo! s'écria Christiane. Monsieur Samuel Gelb doit Stre au château ? — Oui, madame, répondit Hans, DIEU DISPOSE. —— — Eh bien! allons le réveiller, mon ami. il dormira peut-être moins profondément que monsieur le comte. Hans les conduisit à la chambre de Samuel. Christiane frappa. Personne ne répondit. La clef était à la porte. — Ouvre, Gamba, dit Christiane, et entre. Gamba entra. — Vous pouvez entrer, dit-il. Il n’y a personne. Christiane et Frédérique se précipitèrent. La chambre, en effet, était vide. Le lit n’était pas dé fait. — Vous êtes bien certain, dit Christiane à Hans, que ces messieurs ne sont pas sortis? — Trés-certain. A neuf heures et demie, ces messieurs ont dit qu’ils allaient se coucher. Je les ai vus monter et j'ai fermé les portes. Ils n'auraient pas pu deseendre et sortir sans me demander les clefs. — Alors, vite! s’écria Christiane. Un marteau, une barre de fer, n’importe quoi! Il s’agit d’enfoncer la porte de la chambre de monsieur le comte. Gamba et Hans coururent. Ils revinrent presque aussitôt, armés d’une ping, de fer. En une minute, la porte céda. Tous quatre entrèrent dans la chambre du comte. Elle était vide comme l’autre. Mais le premier objet sur lequel tombèrent les yeux de Frédérique, ce fut une lettre posée sur un prie-dieu, qui était au chevet du lit. L'adresse était : « A madame Olympia, rue du Luxem- bourg, à Paris, » — Donne, dit Christiane. Elle arracha l'enveloppe et lut : « Quand tu liras cette lettre, ma pauvre aimée, je serai mort... » Elle poussa un cri et parcourut rapidement le reste. Julius ne donnait aucun détail, Il disait seulement qu’il mourait pour que Frédérique put épouser Lothario, que Frédérique n’aurait plus rien à craindre de Samuel, qu’elle ne s'affligedt pas, qu’il était trop heureux de pouvoir faire quelque chose pour elle; qu’elle ne lui deveit rien, que c'était à lui au contraire à lui être reconnaissant de ce que, grâce à elle, après une vie si inutile, il avait au moins une mort dévouéc, Et puis toutes sortes de choses tendres et affectueuses. Mais Christiano n’acheva pas, — Oh! quelle misère! s'écria-t-elle en se tordant les mains. Nous sommes arrivées deux heures trop tard, Dans ce moment sans doute, il mourt, Et ne-pas même savoir où! — Ah! cherchons partout, au moins, dit Frédérique, — Cependant, reprit Christiane, puisque les portes oxté- ricures sont formées, ils doivent tro dans le chateau, fouillons toutes les chambres. Mais toutes les recherches furent vaines, | | | 477 — Ils ne sont certainement pas sortis, répéta Hans. — Mon Dieu! je devrais deviner, trouver, savoir, dit Christiane, mais il me semble que la folie me gagne. Elle serra son front entre ses deux mains, comme pour concentrer toute sa raison et toute son intelligence. — Ah! attendez, s’écria-t-elle tout à coup. Et se parlant à elle-même : — Oui, c'est cela! C’est une inspiration du ciel : Elle revint en courant à la chambre de Julius, puis passa, suivie de Frédérique et des deux hommes, dans le petit salon qui séparait la chambre du comte de celle qu’elle avait occupée elle-même autrefois. Elle désigna vivement la bibliothèque. — Mes amis, dit-elle à Gamba et à Hans, écartez vite ce meuble et frappez-moi dans cette boiserie à grands coups de pince, Hans et Gamba dérangèrent la bibliothèque, prirent leur barre de fer, et se mirent à démolir le panneau conscien- cieusement. Les premiers coups ne produisirent pas grand effet. Mais soudain, à un effort que fit Gamba, le panneau fit un soubresaut, comme si un ressort avait joué, et s'écarta si violemment que le vent faillit éteindre les bougies. Le panneau masquait un escalier profond et sombre. — Une lampe, dit Christiane. Nous allons descendre par là. Hans alluma une des lampes qui étaient sur la che- minée. — Maintenant, en ayant; s’écria Gamba. Et il s’élança en tête. Hans, Christiane, Frédérique le suivirent. — Oui, pensait Christiane, c’est par là que le misérable est venu dans cette nuit fatale. Ils descendirent ainsi pendant dix minules. Tout à coup une voix les arréta. — Qui va là? — Des femmes, répondit Christiane. — N'avancez pas, cria la voix. Hommes ou femmes, si vous faites un pas, c'est la mort. » Et on entendit des fusils qu'on armait. — Qu'est-ce que tout ceci? murmura Frédérique. — Silence! dit Christiane, Reculez-vous tous trois dans cot enfoncement où l'escalier tourne, et éteignez la lampe. Et restez là, quoi qu'il advienne! Et, passant devant Hans et Gamba, elle s'élança en cou- rant, Au même moment, une décharge retentit, et Christiane entendit siffler les balles à son oreille, L'ombre avaitsauvé Christiane. Ello n'avait pas été at- teinte, — Jo ne suis pas touchée; ne bougez pas, sur votre vie! s'écria-t-elle impérieusoement à Frédérique et à Gamba, qui déjà s'élançaient, Ello fit quelques pas encore, se trouva parmi une dou- zaine d'hommes qu'elle entrovoyait vaguement dans les ténèbres, à la lueur éloignée d'une torche, Elle crut voir aussi luire des lames de poignards, 12 178 — Au nom de vos femmes et de vos filles, cria=t-elle en se jetant à genoux, qui que vous soyez, ayez pitié de deux pauvres malheureuses créatures qui vont perdre leur mari et leur père, si vous ne venez pas à leur secours. Les poignards étaient déjà levés. Mais un de ces hommes dit un mot : — Nous sommes douze hommes contre une femme, dit- il, Laissons-la s'expliquer. — Merci, s’écria la pauvre femme. Vous allez compren- dre. Voilà ce que c’est. Dans cet instant, le comte d’Eber- bach est là quelque part en train de se tuer. Eh bien! il y a ici la comtesse d’Eberbach qui le sait, et qui cherche son mari pour lui arrêter la main. Vous comprenez cela, n'est-ce pas, messieurs? Vous n’empécherez pas une femme de sauver la vie à son mari? Au contraire, vous l’aiderez plutôt. Où est-il? Vous devez le savoir, puisque vous êtes là, Je vous en prie, menez-nous où il est. — Nous ne connaissons pas le comte d’Eberbach, ma- dame, répondit celui qui avait contenu les autres, et qui paraissait être leur chef, — Mais vous êtes chez lui, Vous ne pouvez y être que par son consentement, — Tenez, madame, dit le chef. Nous sommes des jeunes gens, et nous n’avons pas l'habitude de mentir. Nous som- mes ici pour une raison qu’il nous est interdit de révéler, et notre honneur nous commande de frapper tous ceux qui pourraient surprendre notre secret. On ne discute pasavec une consigne. Il nous est enjoint de tirer sur quiconque essayera de passer sans le mot d'ordre. — Oh! mais, c’est le comte d’Eberbach qui vous a com- mandé cela, n’est-ce pas? — Que ce soit lui ou un autre, madame, qu'importe? — Oh! c’est lui. Etsavez-vous pourquoi il vous a dit de ne laisser passer personne? C’est pour que personne ne puisse l'empêcher de se tuer. Tenez, j'ai là sur moi une lettre où il me le dit. Vous pouvez la lire. On va nous ap- porter de la lumière. Tenez, voici la lettre. Je vous en prie, monsieur, lisez. , — A quoi bon? répondit l’homme. Nous n'avons pas à chercher la cause des ordres qu'on nous donne, nous n’a~ vons qu'à obéir. — Mais, cependant, s'il vous est prouvé qu’un homme so tue dans ce moment, là, sous vos yeux, vous êtes des j jeu- nes gens, dites-vous, il est bien impossible que vous lais- siez un suicide s’accomplir sans faire un pas. Quand d’un geste vous pouvez sauver une existence! quand une mal- heureuse femme est là qui se traîne à vos pieds! Je vous en supplie. Pensez que c’est votre père qui se tue, et quo c'est votre mère qui vous pric! — Pourtant, dit un des jeunes gens, si elle dit vrai? — De fait, ajouta un autre, nous serions les complices du suicide du comte, — Oh! vous êtes bons! s'écria la pauvre femme. — Madame, dit le chef, vous êles bien la comtesse d’I- berbach? — Non, messieurs, répondit Chrishane, je no veux pad ! est là. Elle va vous tromper. Ce n'est pas mol, Mais elle DIEU DISPOSE. venir. Frédériquel Nous étions là, avec deux amis sûrs. Mais des hommes pourraient vous offusquer. Je vais \eur dire de remonter. Nous irons seulement les femmes: La vaillante créature alla chercher ps et ren- voya Gamba et Hans. Elle revint avec la lampe, qu’elle venait de faire rallu- mer à Gambaæ — Tenez, dit-elle, vous voyez que je ne vous ments pas, que voilà bien une lettre où le comte parle de son suicide, et que nous sommes bien deux femmes qui pleurent, Elle tendit la lettre. Le chef y jeta un coup d’ceil. — C'est vrai, dit-il. Oh! le comte d’Eberbach ne hous a confié que la moitié de son dessein! — Maintenant, messieurs, s’écria Christiane, ne perdons pas une seconde, conduisez-nous: — Venez, madame, dit le chef. Et il se mit à marcher rapidement. Malgré la nuit, les deux femmes le suivaient sans tré- bucher dans un escalier inconnu, comme elles eussent fait en plein jour dans la rue. On aurait dit que leur cœur les éclairait. Après avoir ouvert plusieurs portes et descendu bien des marches, le jeune homme s'arrêta, — C'est ici, dit-il. — Ah! Dieu! murmura Christiane, pourvu qu'il soit encore temps! Le jeune homme ouvrit une dernière porto. LX LE TOASTs C'élait dans la salle circulaire et souterraine du Châtéau- Double, dans cette salle ménagée entre deux escaliers se= crets pratiqués dans l’épaisseur des murs, et où nous avons déjà vu Julius, présenté aux Trois par Samuel, assister avec lui à une séance secrète de la Tugendbund. Sur une table qu’éclairait une lampe pendue au pla= fond, il y avait du papier et tout ce qu’il faut pour écrire, Il y avait, de plus, un large vidrecome du moyen âge, et, à côté, une bouteille pleine et cachetée. Samuel Gelb et Julius d'Eberbach étaient assis l'un en face de l’autre, immobiles et silencieux. fis étaient dans le château depuis deux jours, Ils étaient dans la chambre ronde depuis une heures Tous deux songeaient. Julius, dans co lieu où il avait éprouvé tout le bonheur ot tout lo malheur de sa vie, voyait tout son passé remon= ter dans son esprit. Il maudissoil son aveuglement ét sa faiblesse, Tl n'avait pas deviné les tourments de Christiane. Auprès de cette chère et douce eréature qu'il aurait dû protéger, défendre DIEU DISPOSE. 179 et sauver, il avait vécu comme un étranger et non comme un mari; sans vigilance et sans prévenance. Il ne s'était pas aperçu des piéges infames que dressait, dans sa propre maison, sous ses yeux, l'ennemi qui rôdait autour de son bonheur, comme le mauvais ange autour du paradis terrestre, Tout avait eu beau Vavertir : la répulsion de Christiane dès qu’elle avait connu Samuel, les prières de son père qui avait voulu rompre cette intimité funeste, rien n’avait dé- concerté son illusion stupide. Et puis, eût-il été crédule aux frayeurs de sa femme et aux avertissements de son père, Samuel avait pris sur lui un tel empire et le tenait tellement sous son prestige, qu’il aurait croisé les bras devant l'évidence, que la certitude ne l'aurait pas réveillé. Comme il s'en voulait maintenant de cette imbécile sou- mission à l’ascendant d’un autre! Quel remords il sentait d’une lacheté qui avait fait le malheur de tout ce qu’il ai- mait! Ah! cela ne lui arriverait plus à présent! Il ne se- rait plus lâche. Il ne reculerait devant aucune nécessité énergique. Il serait sans pitié, Ni considération ni scrupule ne le retiendraient, Tandis que le Chateau-Double rappelait à Julius ses fai- blesses, il rappelait à Samuel ses crimes. Samuel n’était pas homme à s'émouvoir beaucoup de ce _ qu'il avait fait et de ce qu’il avait causé. — En somme, se disait-il, que pouvaient lui reprocher Gretchen et Christiane? * Il ne les avait pas même forcées, elles s'étaient données à lui, L'une, il est vrai, dans l’exaltation produite pat un breuvage; mais qu'importe que Vexaltation, sans laquelle aucune femme ne se donne, provienne artificiellement d’un breuvage ou provienne naturellement des sens? Qu'on enivre une femme avec du vin ou avec des paro- les, où est la différence? Ce qu'il avait fait, tous les hom- mes le font. Prendre une jeune fille pure, chaste, igno- rante, lui dire des mots qui la troublent, la faire frisson- ner en lui touchant la main, lui allumer le sang avec un regard, lui brûler les lèvres avec un baiser, et profiter de son trouble, de son ignorance pour la perdre, cela est inno- cent, cela est irréprochable, cela se fait tous les jours; mais produire le même résullat par deux gouttes de li- queur au lieu de le produire par des paroles, par des re- gards et par des baisers, voilà qui est criminel, mons- trueux et cffroyable : la séduction so métamorphose en viol, Quant à Christiane, s'il lui avait fait la cour comme tout jeune homme bien élevé la fait à toute femme mariée de sa connaissance; s'il avait été galant, empressé el assidu auprès d'elle; si, par quelques roulements d'yeux entremêû- lés de cadeaux, il était parvenu à se faire aimer; s'il l'a- vait eue pour un bracelet, ou pour un éventail, ou pour des élégies, ce serait l'histoire unlvorselle, Mais comme, au lieu do se donner pour un compliment, elle s'était donnée pour son enfants comme au fond de son action, au lieu de la coquetterio il y avait la mater nité, alors l'action devenait abominable, et Samuel, qui aurait été un galant homme et un charmant viveur, deve- nait un parfait scélérat pour avoir fait commettre à Chris- tiane un adultère moins ignoble que les autres. Christiane s'était tuées; mais qui l'y forcait? Etait-ce Sa- muel qui avait poussée dans le Trou de l'Enfer? Ce n'é- {ait pas un meurtre, c'était un suicide, Done, Samuel n'avait rien absolument à se reprocher! Et cependant, d'où lui venait le besoin qu’il sentait pour la première fois de sa vie, de se disculper à ses propres yeux? Pourquoi essayait-il de se justifier à force de sophis- mes? Pour qu'il se défendit ainsi, qui donc l'accusait? Il n’avait pas l'habitude de l'hypocrisie; il faisait le mal grandement ct hardiment; il ne rusait pas avec la morale, il la prenait de front et l’outrageait en face. Il avait peut- être quelque chose de Satan, il n'avait certainement rien de Tartuffe. : Eh bien! dans ce moment, il était tout différent de lui- même. Une sorte de timidilé, singulière dans sa nature, s’emparait de lui, Il était en proie à un pressentiment dont il n'aurait pu dire le motif. Il jetait par moments un regard sur Julius, et puis il re- gardait la bouteille cachetée. Quel rapport y avait-il entre cette bouteille et Julius? Le fait est que, lorsque Samuel, relevant les yeux de la bouteille, les reportait sur le comte d’Ebtrbach, malgré la puissance prodigieuse qu'il avait sur lui-même, ses yeux s'éclairaient involontairement d’une lueur étrange, Cette bouteille contenait-elle done la réalisation de son rêve si longtemps poursuivi? Etait-ce cette bouteille qui devait lui donner la fortune de Julius, et, par cette for- tune, toutes les conséquences qu'il en espérait, le pouvoir, le premier rang dans la Tugendbund et la main de Frédé= rique? Cette bouteille renfermait-elle du poison? Mais quand même Samuel aurait été sur le point d'em= poisonner Julius, il n’y aurait pas eu là de quoi faire tres- saillir cette âme de bronze. Un crime dé plus où de moins, dans cette vio pleine de crimes accomplis ou reves, c'était un détail. Samuel Gelb ne se serait pas troublé pour si peu. Celui qui avait tenté froidement d'empoisonner ce grand homme qui s'appelait Napoléon n'aurait pas tremblé pour l'empoisonnement de ce demi-cadavre qui s'appelait Ju- lius, Non; si Samuel Gelb, au moment de frapper le coup dé- cisif qui devait lui ouvrir la porte de son ambition ot de son amour, so sentait pris d'une inquiétude inexplicable; si sa résolution, si ferme toujours, vacillait dans sa pon- sdo; s'il hésilait presque, ce n'était pas remords du forfait qu'il allait commettre, c'était crainte de ne pas réussir, Lui, d'ordinaire, si sûr du succès; lui, l'audace même et la certitude en personne, sans qu'il pdt dire pourquoi, un instinct dont il avait honte lui murmurait tout bas quo son œuvro le perdrait, et qu'il pürirait par où il avait compté vivre. Mais d'étaient là des superstitions de bonne fomime, con- tre lesquelles il se révolla, C'est bon à faire accroire aux 480 DIEU DISPOSE. enfants, que le mal porte malheur à celui qui le fait. Les hommes qui ont vécu un peu savent que la réalité n’est pas précisément pareille aux dénoûments de mélodrames, où la vertu est toujours récompensée et le crime puni. Au contraire, ce qu'on appelle le mal a toute chance d’avoir le dernier mot, de prospérer et d’éclabousser la pauvre et modeste vertu qui trotte à pied dans les rues. Allons, Samuel, sois homme! sois Samuel! Ce n’est pas au moment de la récolte que le semeur renonce et doute. Allons, tu as semé, pendant trente ans, ton esprit, tes idées et tes espérances sur un terrain quelconque. Voici la moisson qui se lève enfin! Ce n’est plus le moment de réfléchir s'il valait mieux semer sur ce terrain-là ou sur un autre, Prends ta faulx et tranche. Samuel tira sa montre. — Plus qu’une demi-heure à attendre, dit-il, — Il est minuit et demi? dit Julius. — Moins deux minutes. À une heure sonnante, nos chers conspirateurs seront ici. Ils arriveront par l'escalier d’en bas. Tu es bien sur des hommes que tu as postés dans l'escalier d’en haut? — Parfaitement sûr. — Tu leur as bien expliqué tout? — Jeles ai placés moi-même, et je suis convenu de tout avec le chef. Sois pleinement tranquille. — Pourquoi n’as-tu pas voulu que je fusse là pendant ce tu donnais les instructions ? — Les ordres que j'ai reçus de Berlin le défendaient, ré- pondit Julius; et il était commandé au chef de n’obéir qu’aux instructions que je lui donnerais en secret. — On se défie donc de moi? demanda Samuel Gelb. — Peut-être, jusqu’à ce que tu aies prouvé ton dévoue- ment. — C’est aussi par défiance, sans doute, poursuivit Samuel un peu blessé, qu'on a exigé que tu fusses présent à la séance des Trois ? — Peut-être, répondit encore Julius. Il reprit, après un silence : — Mais tu aurais tort de te fâcher ou de t'inquiéter d’une défiance que tu vas faire tomber dans une demi-heure, En outre, il n’est pas mal pour toi-même que je sois là tout à l'heure, — Pourquoi cela? — Parce que ceux que tu vas nous livrer sont trois, et que, si tu élais seul contre trois, tu pourrais passer une mauvaise minute, Ces hommes sont braves, et ne se lais- seront pas probablement arrêter sans se défendre. — Et les soldats que tu as placés dans l'escalier? — Justement, dit Julius, lorsque les soldats vont entrer, les Trois, comprenant que tu les as trahis, peuvent se je- ter sur toi, afin de se venger au moins, s'ils ne peuvent pas se sauver, Tu vois bien qu'il n’est pas inutile que tu aies quelqu'un avec toi, — Et si, en me défendant, tu es frappé? — Oh! moi, dit Julius d'un ton élrange, en entrant ici, j'ai fait le sacrifice de ma vie. L'accent ferme avec lequel Julius avait prononcé ces pa- roles {it que Samuel le regarda fixement. 9 Mais le visage de Julius avait toute son insouciance ac- coutumée. fl y eut un moment de silence. Samuel se leva et se mit à se promener de long en large. — Combien avons nous encore de temps à attendre? de- manda Julius. — Encore un quart d'heure, répondit Samuel. — En ce cas, dit Julius, il est temps que je prenne mon cordial. — Ahl... fit Samuel, qui s'arrêta. — Je me sens fatigué, poursuivit Julius. Et il me faut des forces pour la scène qui va se passer ici. Tu m’as dit que l'effet de ce. cordial était instantané, et qu'il valait mieux ne le prendre qu’au dernier moment. Nous som- mes au dernier moment. Donne-le-moi. — Tu le veux, dit Samuel d’une voix troublée. — Eh! sans doute! je le veux! Voici l'instant où je vais avoir besoin de force. Allons, verse ce cordial dans ce verre. Et, en parlant, il fixait les yeux sur Samuel, Celui-ci ne bougea pas. — Verse donc, recommenga le comte d’Eberbach. Samuel, alors, prit la bouteille et la déboucha. La main lui tremblait légèrement. Julius, lui, leva le verre et le tendit avec tranquillité. Samuel versa à peu près la moitié de la bouteille. lius. — Oh! la moitié suffit. — Verse tout, te dis-je, répondit Julius. — Soit, dit Samuel, dont la main fut reprise d’un trem- blement imperceptible. — On dirait presque que tu es ému. Est-ce que ce core dial est dangereux? Samuel palit. — Dangereux? dit-il. Quelle idée, — Oh! rassure-toi, reprit Julius. Ne crois pas que je te soupçonne. Je veux dire seulement que parfois un breu- vage vous fait payer plus tard la force qu’il vous donne pour un moment. Tu m’aurais préparé un breuvage de cette espèce, que je ne ten voudrais pas, au contraire. Que j'aie pendant une heure l'énergie qui m'est néces- saire, et ensuite que m'importe le reste? Tu sais que je ne liens pas énormément à la vie. C’est dans ce sens que je te demande si ce breuvage est dangereux. — Il est absolument inoffensif, répondit Samuel, qui avait eu le temps de se dominer, Il n’a pas d’autre effet que de rendre de la force à ceux qui sont malades, et Ven ajouter à ceux qui sont en santé. — Ah! il ajoute de la force à ceux qui sont en santé? répéta Julius d'un air bizarre. — Oui, insista Samuel. — Bien. Julius porta le verre à ses lèvres, Mais il no fit que les y tremper, — Pourquoi ne verses-tu pas tout? lui demanda Ju- Se ee DIEU DISPOSE. 181 — Ce cordial n’a pas le même goût que l'autre, dit-il. — Non, reprit Samuel. Je l'ai changé. Celui-ci est plus énergique. — Mon pauvre Samuel, reprit Julius, décidément tu as quelque chose. Tu n’as pas ton sang-froid de tous les jours. — Moi? dit Samuel. — Je conçois ton malaise, poursuivit le comte d'Eber- bach. Au moment de livrer ceux dont tu as été le complice depuis que tu es au monde, il est tout simple que tu ne sois pas parfaitement calme. | — En effet, dit Samuel, heureux que Julius expliquât son trouble de cette façon. Je ’avoue que cela me fait plus d'impression que je n’aurais cru de livrer la Tu- gendbund. — Nét'excuse pas, Samuel. C'est tout naturel. Tu n’en as que plus de mérite à surmonter ce scrupule, et le sa- crifice que tu fais au gouvernement prussien et à la cause monarchique n’en est que plus grand et plus digne de récompense. Mais, je ten donne ma parole d'honneur, la récompense sera à la hauteur de l’action. Du moins, je fe- rai pour cela tout ce qui dépendra de moi, Samuel, tu peux y compter. Samuel ne remercia pas. Il lui semblait que les paroles de Julius contenaient une intention d’ironie. Julius continua. — Mais toi-même vas avoir besoin tout à l'heure, comme moi, de toute ta force. L’émotion que tu éprouves, toute légitime et tout honorable qu’elle est, nous gênerait tous deux si nous avions à nous défendre. Pour moi, sinon pour toi, il est urgent qu’elle disparaisse. Or, ce cordial, à ce que tu viens de me dire, ajoute de la force à ceux qui sont en santé... — Eh bien? interrompit Samuel, qui fit un violent effort pour dissimuler son agitation. — Eh bien! mon cher Samuel, je crois que tu ferais bien d’en boire la moitié. Samuel le regarda stupéfait. — Allons, Samuel, chacun notre part, et buvons en- semble à une santé qui nous est chère à tous deux, à la santé de Frédérique — Mais, objecta Samuel, tu disais que tu n'avais pas trop de tout? — Et toi, tu disais que j'avais assez de la moitié. — Bah! dit Samuel, mon moment d'émotion est passé. Et puis, lorsque les Trois seront là, n’aie aucune inquié- tude, je n'aurai pas besoin de rien boire pour avoir toute mon énergie. Le péril présent me trouvera prêt ct solide, je Ven réponds, — Tu refuses? dit froidement Julius. Samuel, & son tour, regarda fixement Julius — Ah cd, dit-il, est-ce que, toi aussi, tu te défies de moi? — Pout-(tre !... répondit pour la troisième fois Julius. Samuel se redressa, Julius se leva, et il y eut une seconde où leurs regards so croisèrent et élincelèrent comme deux épées Puis tout à coup Samuel, soit que devant ce défi sa na= ture sombre et puissante eût repris le dessus, soit que Ju= lius eût tort dans ses soupçons, soit que Samuel eût été frappé d’une idée subite, Samuel Gelb, prenant son parti, saisit le vidrecome, et en vida la moitié. Et il tendit le vidrecome à Julius. = À toi, maintenant, dit-il. Tu vois, les soupcons? Julius prit le verre. — A la santé de Frédérique, dit-il, et qu’elle nous sur- vive longtemps! Il acheva le breuvage. A ce moment, un bruit de timbre retentit. — Ce sont nos gens, dit Samuel. Ils sont exacts. Presque aussitôt la porte de l’escalier inférieur s’ouyrit. Deux hommes entrèrent, le corps caché sous des man- teaux, le visage caché sous des masques, LI ££ MORT SAISIT LE VIF, Il n’y avait autour de la table que troissiéges, dont l'un était plus élevé que les deux autres. Les deux hommes masqués s’assirent sur les siéges in- férieurs. Ils ne parurent pas surpris de la présence de Julius, quoique Samuel ne les eût pas prévenus qu'il ne serait pas seul. Samuel regarda avec inquiétude le troisième siége. — Vous n'êtes venus que deux? demanda-t-il. Fespérais que le chef suprême vous accompagnerait, Est-ce qu'il ne va pas arriver ? — Une affaire essentielle l’a empêché de venir, répon- dit un des deux hommes masqués. Mais où nous sommes, il est. Parle comme si nous étions trois. Le chef suprême de l’Union, quoique ce ne soit ni mon compagnon ni moi, entendra exactement tes paroles et tes pensées, — Eh bien, dit Julius, puisque ce siége est libre, je le prends. Et il s’assit tranquillement sur le siége supérieur, Samuel le regarda avec stupeur. Il s'attendait que les puissants et considérables personnages qui étaient à la tête de l’Union allaient s'indigner de la hardiesse de cet inconnu qui osait s'asseoir en leur présence et plus haut qu'eux. Mais les chefs do l'Union ne témoignèrent ni indigna- tion ni étonnement, et, comme si Julius avait fait une chose toute simple, se tournèrent vers Samuel, et du geste l'invitèrent à parler. Samuel hésitait, D'abord, ce qu'il avait à dire n'était pas mal embarras- sant. Si fermement trempé qu'on soit, on ne devient pas un traître sans que quelque chose vous arrûle et sans que votre infamie vous bourdonne aux oreilles, 182 DIEU DISPOSE. ——— eee a» — _ Ensuite, le chef suprême n'étant pas là, le principal de l'affaire était manqué. Les deux qui restaient valaient-ils la peine de la trahison? Samuel avait promis l@téte de la Tugendbund; la cour de Berlin lui aurait-elle la même reconnaissance s’il ne li- vrait que les deux bras?” Mais n'importe; une fois qu'on connaîtrait et qu’on tien- drait ces deux-là, on pourrait, peut-être, par eux, remon- ter au troisième. En supposant qu’ils fussent capables de tout supporter et de tout subir plutôt que de,le nommer, on trouverait probablement sur eux ou chez eux des pa- piers qui le nommeraient, qui dénonceraient la constitu- tion et les cadres de la Tugendbund, qui mettraient enfin la main du gouyernement sur le nid de l'association. Samuel donc se décida à faire comme si tous trois étaient venus. — Eh bien! Samuel Gélb, reprit l’homme masqué qui avait déjà parlé, tu nous a convoqués pour une commu- nication importante. Nous avons en toi pleine confiance, et nous sommes venus. Maintenant, nous attendons que tu parles, — Vous ne me demandez pas quel est cet homme? dit Samuel en montrant le comte d’Eberbach. — Cet homme a été amené par toi, répondit l’interlocu- teur. Nous supposons que c’est quelqu’un dont tu es sûr, et qui est utile à la communication que tu as à nous faire. Si tu l'as amené, C’est qu'apparamment il peut en- tendre ce que tu vas nous dire. Parle donc, — Voici, dit Samuel. Mais permettez-moi avant tout une question nécessaire ; Quels sont vos nouveaux projets de- puis la dernière révolution de France? L'homme masqué secoua la tête en signe négatif, — Nous sommes ici, répliqua-t-il, pour écoutemet non pour répondre, Nous n’avons ni le droit, ni la volonté de te renseigner. Samuel se mordit les lèvres. Il voyait ce qu'était, en réalité, cette pleine confiance que les chefs de l'Union di- saient tout à l'heure avoir en lui. Eh bien! tant mieux! Cetle injure lui enlevait son der- nier scrupule. Il constatait, une fois de plus, ce qu’il avait à espérer de gens qui le traitaient avec ce mépris, après trente ans de dévouement, de services et d'efforts, M — Vous vous méprenez sur ma question, reprit-il, Il n'entre pas dans les prétentions d’un humble et misérable serviteur comme moi de pénétrer les desseins des mysté- rieux et inaccessibles seigneurs qui nous conduisent, Je ne vous demande pas vos plans, ni la route que yous complez suivre. Je voudrais sculement sayoir si vous n’a- vez pas renoncé à l'indépendance. Ma curiosité se borne à vouloir connaître si la Tugendbund existe toujours. — Pourquoi n’existerait-elle plus? repartit le chef, d'une voix étonnée, — Vous êtes toujours pour la liberté contre l'autorité, pour les peuples contre les rois? — Toujours, — Et l'issue des journées de juillet, l'escamotage do la démocratie par la bourgeoisie, l'avortement de ce doulou- reux et terrible accouchement d'une nation, tout cela no yous à pas découragés? — Le temps est la trame de l’œuvre révolutionnaire, Le peuple est patient, parce qu'il est toujours sûr du len- demain. — Le peuple est éternei, dit Samuel Gelb, mais chacun de nous est mortel, et a, par conséquent, le droit de pen- ser au présent. Or, le dénoûment de la révolution de juillet est une preuve assez claire qu’à l'heure qu’il est, la démocratie n’est pas ce qui a chance de posséder le monde. À moins donc de faire abnégation de toute per- sonnalité et de ne vivre que dans l'humanité et dans l’a venir, il est permis de chercher s’il n’y aurait pas une au- tre voie qui nous menût plus directement au pouvoir. — Explique-toi plus nettement, Samuel Gelb, répondit l'homme masqué d’une voix où la surprise faisait déjà place à l’'indignation. — Ainsi, reprit Samuel, malgré le résultat des trois journées de Paris, malgré l’écroulement de la République, malgré la proclamation de Louis-Philippe Ier comme roi des Français, vous persistez? — Oui. — Rien n'est changé dans vos idées, rion ne sera changé dans vos actes? — Rien. — Eh bien !.moi, qui ne suis pas comme vous, et qui n’ai pas la fatuité de ne tenir aucun compte de l'expé- rience, je vous ai fait venir pour vous dire, et je vous dis que vous renoncerez à vos idées, ou que je m’opposerai à vos acles. i — Toi? — Oui, moi. Moi, Samuel Gelb, obscur affilié de ?U- nion, dont vous êtes les maîlres souverains, humble ser- viteur de vos très-hautes volontés, méprisable instrument que vous n’avez jamais daigné ramasser à terre, moi que vous n'avez jamais compté, je me dresse en face de vous, tout-puissants seigneurs et princes que vous êtes, et de mon autorité privée je dissous la Tugendbund. Il parlait debout, fier, hautain, terrible. Les deux hommes masqués haussèrent les épauies. — Vous haussez les épaules? reprit Samuel. Vous ne croyez pas à mes paroles? Vous n'êtes pas habitués, vous devant qui tout tremble, à ce qu'on ose vous parler de cette façon. Vous prenez en pitié ce pauvre fou de Samuel Gelb qui, seul, a la démence de s'attaquer à une association formidable. Ce sont les duels qu'il me faut, Je provoque la Tugendbund tout entière. Et pour commencer, je tiens ses chefs, et je ne les lacherai pas. Et, se tournant vers le comte d'Eberbach, — Julius, dit-il, donne le signal, Julius se leya, et alla tourner un anneau de fer scellé dans le mur. Samuel tira de sa pocho deux pistolets, et, en tenant un à chaque main : — Résistez si vous voulez, messieurs, dit-il aux chefs de la Tugendbund, Mais je vous avertis fraternellement que j'ai le coup d'œil assez juste. Un mouvement, et vous êtes morts, Au lieu que si vous vous laissez faire de bonne grâce, on m'a promis votre vie sauve, Une dernière fois, vous ne voulez pas renoncer à vos idées? DIEU DISPOSE, 185 ER EET Te EE OEE RES ET mo, — Insensé! dirent les deux hommes masqués, sans bouger et sans faire un pas ni un geste pour se défendre, — En ce cas, ne vous en prenez qu'à yous de ce qui va arriver, .— Que peut-il arriver? répondit l’un des chefs, En sup- posant que la tentative réussit, il pourrait nous arriver, à nous d’é re des martyrs, et à toi, d'être un traître? Mais quel mal penses-tu que cela fit à la liberté — Cela ne fera toujours pas de bien à votre liberté, à vous, répliqua Samuel. Vous irez, votre vie durant, mé- diter sur la liberté derrière les murs de la citadelle de Mayence. A ce moment, la porte de l'escalier supérieurs'ouvrit, Six hommes armés entrèrent, Le dernier referma la porte derrière lui. Les deux chefs de l’Union ne bougèrent pas et ne se le- vèrent pas, — Mes amis, s’écria Samuel en désignant les deux chefs, emparez-vous de ces deux conspirateurs, Pas un des six hommes ne fit un pas, Celui qui les conduisait se tourna du côté de Julius, et l'interrogea du regard, — C'est juste, dit Samuel; c’est le comte d’Eberbach qui commande, et vous ne devez obéir qu’à lui, Parle, Julius, et dis leur d’arréter,.. Julius se leva, et, montrant da doigt Samuel : — Arrêtez ce misérable! dit-il aux six hommes. Samuel porta la main à son front se demandant s’il rêvait. Julius poursuivit : — Pour le moment, maintenez-le seulement et emp*chez qu'il ne s'échappe. Il faut, d'abord, que nous prononcions sur son sort, : Il se tourna vers les deux chefs: — Messicurs, dit-il, nous pouvons parler tout haut; ces six hommes sont des nôtres. Il importe peu qu’ils voient mon visage et qu'ils sachent que je suis le Chef su- préme.... — Le Chef suprême! s'écria Samuel pétrifid. — Pardieu, oui, c'est moi. C'est ce qui l'explique le siége que j'ai pris et la parfaite tranquillité de ces messieurs de- vant tes menaces, Mais nous causerons de cela tout à l'heure. Pour le moment j'étais en train de dire qu'il suf- fisait, messieurs, qu’on ne pft vous reconnaître ni l'un ni l'autre. Quant à moi, on peut sans inconvénient savoir que je suis le Chef suprême aujourd'hui, car jo ne le serai plus demain. es deux hommes masqués firent un geste d'élon- nement, — Ceci est mon secret, continua le comte d'Eberbach. A présent, jugeons cet homme. Done, il a voulu vous tra- hir, nous trahir, Mais il s'est pris à son propre piége. I y a flagrant délit, Nous n'ayons donc plus qu'à prononcer l'arrêt, A quelle peine condamnez-yous Samuel Golb ? — A mort, répondirent les deux chefs d'une seulo voix. — Bien, Jo me charge de l'exécution do la sentence, Et, soyez tranquilles, le châtiment ne se fera pas alicndre, Allez, messieurs. ) Samuel assistait à tout cela, stupéfait, écrasé, hésitant à en croire ses yeux et ses oreilles, comme dans un songe. Les deux chefs sortirent. Le comte d’Eberbach s’adressa aux hommes armés, — Vous allez me laisser seul avec ce traître, dit-il. Com- bien êtes-vous dans l'escalier d’en haut? ajouta-t-il en in- terrompant celui qui les conduisait, — Douze en tout. — Et dans l’escalier d’en bas? — Douze aussi. — Vous vous rappelez bien mes instructions? — Oui, monseigneur, Quiconque essayera de sortir sans le mot de passe, poignardé à l'instant même, — Cest bien, Allez! et que personne n’entre ici, sous quelque prétexte que ce soit, quand même le timbre ré- sonnerait, — Personne n’entrera, monseigneur — Allez. Les six hommessortiront,et Samuel resta seul ayec Jue lius. LXII ADEL ET CAIN, Samuel resta immobile sous ce nouvel écroulemont de sa destinée. Il périssait par ce qu'il avait fait pour s'élever. Il s'était perdu lui-même. Où il avait préparé sa grandeur, il trouvait sa ruine. Et ce Julius, qu'il avait tant méprisé, dans lequel il n'a- yait vu qu’un instrument passif et inerte; cette apparence humaine, cette végétation sans âme, ce Julius se redres- sait au dernier moment, et occupait la place que lui, Sa- muel, avait rêvée toute sa vie! Julius, chef supréme de la Tugendbund! Cette révélation écrasait la pensée de Samuel Gelb, Samuel ne trouvait pas une parole, Mais tout à coup il s'arracha de cette torpour. Il ne s'agissait pas de s'engourdir dans l'inaction. Tl au- rait le temps de s'étonner à son aise plus tard, Pour Vins= tant, l'essentiel élait de ne pas mourir dans ce Cuyeau, comme une souris dans la souricière, Il regarda Julius, Julius ayait-l'air do l'avoir oublié et de penser à autro chose, Une insouciance profonde était sur sa figure, C'était, ou l'impuissance de la faiblesse ou l'impossibilité du parti pris. Mais depuis l'étrange révélation de tout à l'heure, Sa- muel ne croyait plus facilement à la faiblesse de Julius, Cependant, quel pouvait être le projet de Julius? I] avait renvoyé les hommes qui auraient pu lui prûler main-forte. Qu'il espérât, à lui seul, venir à bout d'un adyersaire ro- 184 DIEU DISPOSE. buste et vigoureux comme Semuel, c'était impossible. Comment donc entendait-il tenir ia promesse qu’il avait faite aux deux chefs de se charger du châtiment? Samuel essaya de le sonder. — Ainsi, lui dit-il, {u étais le Chef suprême de la Tu= gendbund ? — Comme tu vois, répondit froidement Julius. — L'homme masqué qui, sans dire une parole, assistait à nos réunions de Paris, C'était toi? — C'était moi. — Donc, tu m'as trahi? — Tu crois, traître? — Oh! pardon, tu as trahi aussi ton roi, qui avait la bonhomie de te croire son ambassadeur en France? — As-tu oublié, dit Julius, qu’en entrant dans la Tu-- gendbund, tout membre fait serment d’accepter toutes les positions et tous les grades qui peuvent servir l’asso- ciation ? — Nous reparlerons de cela plus tard. Mais à l'heure qu’il est tu viens d’accepter une position où tu pourrais moins servir l'association que te nuire à toi-même. Tu au- rais mieux fait de choisir une place plus facile, sinon plus honorable, que le grade de bourreau. — Pourquoi cela? — Parce que nous sommes tous deux, et que je suis le pius fort, — Sans compter que tu as deux pistolets et que je n’ai pas d’armes, ajouta tranquillement Julius. — C’est toi qui le dis, continua Samuel. Par ces deux motifs, s’il y en a un des deux qui tue l’autre, il y a quel- ques chances pour que ce soit moi qui sois l’un, — Je te défie de me tuer, répondit Julius sans s’'émou- voir. — Tu n’as pas besoin de m’en défier. — Je crois que si, Moi mort, que deviendrais-tu ? — Je m'en irais. — D'abord, tu n’as pas le mot de passe. — Jai deux pistolets. — Contre douze hommes qui ont des fusils et des épées? C'est peu de chose, Et puis, il faudrait commencer par sor- tir d'ici, Et tu n’as pas la clef. — Tu oublies, Julius, que c'est moi qui ai bâti ces sou- terrains et que je connais le secret, — Essaye, Samuel alla au ressort de la porte d’en haut et appuya la main. Le ressort ne bougea pas. I alla au bouton de l’autre porte, et appuya encore plus énergiquement cette fois, car il commençait à être inquiet, Tous ses efforts furent inutiles ; le ressort ne joua pas. — Malédiction! s'écria-t-il, — Tu vois, dit Julius, toutes les précautions ont été pri- ses. J'ai fait casser les ressorts, 1 faut que tu te résignes à resler ich. — Mais je vais appeler, dit Samuel. - Tu sais que la voix ne traverse pas ces murailles, Quant au timbre, tu m’as entendu ordonner à celui qui conduisait nos amis de ne venir sous aucun prétexte, même au bruit du timbre. — Mais je vais mettre le feu! — Mettre le feu à une chambre de granit? Allons, mon pauvre Samuel, tu deviens fou. — Eh bien! dit Samuel brusquement en visant Julius avec un pistolet, je mourrai, mais tu mourras aussi. — Soit, dit Julius, qui ne sourcilla pas. — Enfin, voyons, essaya encore Samuel, en baissant le pistolet, quel intérêt as-tu à acheter ma vie au prix de la tienne? Car tu n’as pas la candeur d’espérer que, si tu ne m’aides pas à sortir d’ici, je Ven laisserai sortir toi-même. Avant de mourir, je te tuerai. Je suis plus fort que toi, je suis armé ; que comptes-tu faire? — Rien! — Voyons, Julius, pas de plaisanterie. Ne joue pas avec la mort. Tu ne peux sortir d’ici qu'avec moi. Eh bien sau- ve-toi en me sauvant. — Je n’ai pas envie de me sauver. Tout à coup une idée terrible, qu’il avait eu le ds d'oublier dans cet écroulement de la destinée, revint à la mémoire de Samuel. Il tira sa montre et regarda l’heure. — Vite, dit-il, sortons. Julius, tu ne sais pas, tu crois avoir le temps d’hésiter et de réfléchir. Mais chaque mi- nute qui s'écoule est une année que tu nous retranches Vite! partons d'ici. Dans quelques minutes il sera trop tard. — Pourquoi donc? demanda le comte d’Eberbach. — Il faut que je te dise tout. Ce n’est pas le moment des scrupules. Julius, tu ne sais pas ce que c'était que ce cordial que tu as bu, et que tu m'as fait boire? — Ce cordial ? — C'était du poison! Julius haussa les épaules. — Du poison? répéta-t-il. Allons, tu veux plaisanter. — Je ne plaisante pas, répondit Samuel. Je Ven conjure, sortons. Moi seul connais le contre-poison. Nous avons juste le temps. Je te sauverai. Mais dépêchons-nous. Pas une seconde à perdre. Julius s’assit. — Mais tu.ne m’entends donc pas? s’écria Samuel. Jo te dis que ce que nous avons bu, c’était du poison. — Bah! répondit négligemment Julius. Ci c'était du poi- son, est-ce que tu en aurais bu? — Ce poison n'agit qu'au bout d’une heure et demie. J'avais le temps de faire arrêter les chefs et d’aller boire le contre-poison. Jo ne courais aucun danger. Mais voici plus d’une heure d’écoulée. Le temps de préparer ce qu'il faut, nous n'avons pas une minute de trop. Je te jure que c'était du poison, — Bien sûr. — Par l'âme de Frédérique. — Eh bien! dit tranquillement Julius, je le savais, — Tu savais que ce cordial était du poison? — Pardieul sans cela, pourquoi l'en aurais-je fait boire? ARTE: pl DIEU DISPOSE. 185 ee SS es — Il le savait! Ce mot changea toute l’attitude de Samuel Gelb. Une minute de réflexion, et ce futun autre homme. Pour que Julius eût bu du poison, sachant que c’en était, il fallait qu’il eût fait totalement le sacrifice de sa vie. Il n’y avait donc pas à espérer de le décider, par me- naces ni par prières. C'était un plan arrêté d'avance, dès le départ de Paris, plus tôt peut-être. Eh bien! puisqu’il n’y avait plus possibilité de vivre, puisqu'il ne dépendait plus de Samuel de ne pas mourir, il dépendait au moins de lui de ne pas mourir lachement. Lui, Samuel Gelb, serait-il moins résolu et moins brave que ce faible et indécis Julius? Il jeta tout à coup ses pistolets à terre et se mit à sou- rire. — Ainsi, dit-il, c'était une affaire arrangée? Tu m’as amené de Paris avec cette idée dans ta tête? Nous allons mourir ensemble ? Tu as combiné cela ? — En effet. — Par le diable! je ten fais mon compliment. L'idée est digne de moi, et je te l’envie. Qu’elle s’accomplisse donc! Je serais désolé de faire manquer par ma faute un plan que j'admire. Tu vois que j'ai jeté mes pistolets, et que je ne cherche plus à me sauver. Non, certes, je suis charmé, au contraire, de finir de cette façon curieuse. Sais-tu que nous jouons ici le dénoûment de la Thé- baide, où les deux frères ennemis s’enferrent. Car, tu ne sais pas, nous sommes frères. Ton père ne te l'avait pas dit, par prudence, craignant que le lien du sang ne Vat- tachât davantage encore à moi, et je te l’avais caché par dédain, ne voulant pas devoir mon ascendant sur toi à au- tre chose qu’à ma pensée. Mais maintenant je puis te révéler ce secret plein d’hor- reur, comme on dit dans les tragédies. J'ai l'honneur d’é- tre le bâtard de monsieur ton père. Un nuage passa sur le front de Julius, mais il pensa à Frédérique et dit: — N'importe! il le faut. — Il le faut d'autant plus! s’écria Samuel. C’est co qui fait le principal agrément de la situation. Le meurtre ici se rehausse du fratricide. Etéocle et Polynice! Cain et Abel! Seulement, cette fois, c'est le doux Abel qui égorge le féroce Cain. Et moi qui te méprisais! Pardonne-moi. Tu m'assassines, je te rends mon estime. Julius ne répondit pas. — Tues tout grave? continua Samuel. Est-ce ce que tu fais qui te trouble la conscience? ou bien es-tu ennuyé de mourir? Moi, vois-tu, dans le premier moment, j'ai lutté, et j'ai eu tort. La vie n’est rien par elle-même. Or, maintenant, quand même je vivrais cent ans, je ne pour- rais plus rien faire. Pour la Tugendbund, je serais un traître; elle me chasscrait, N'y étant plus admis, je ne pourrais même plus la vendre. Ainsi, plus rien à faire, ni du côté de la liberté ni du côté de la monarchie, Dès lors l'existence ne serait plus pour moi qu'un fardeau complé- tement inutile, et tu me rends service en me débarras- sant. Merci. J'ai déjà tenté le suicide uno fois dans une chûte bien moins terrible pour moi. Un miracle a retenu le rasoir dans ma main déjà levée. Heureusement qu'il n’y a pas de miracles tous les jours. Ici, personne ne viendra nous troubler, et l’on nous laissera mourir tranquilles. Il regarda la lampe. — Nous en avons encore pour une heure, à peu près autant que cette lampe. Nous nous éteindrons en même temps qu’elle. Mais n’aie pas d'inquiétude, j'ai composé moi-même ce poison; tu en seras content. Avec lui, pas de souffrances, pas d’agonie, pas de vomissements igno- bles. On a toute sa raison jusqu’à la dernière minute, Un peu de chaleur aux entrailles, un peu d’exaltation au cer- veau, et puis, tout d’un coup, on tombe par terre. Et c’est fini. Figure-toi que tu meurs d’un coup de foudre. S'il y a un autre monde, par delà le nôtre, tu me remercieras. Nous n’avons. donc à nous occuper d’aucuns préparatifs. Notre mort se fera toute seule. Il nous reste une heure. Causons. Et s’asseyant, il s’accouda sur la table et se croisa les jambes de lair le plus insouciant, comme s’il eût été dans un salon de Paris. — Causons, soit, reprit Julius. — Ah ca, dit Samuel, tu nous détruis tous deux, et je Ven félicite sincèrement. Mais serait-ce une indiscrétion de te demander la raison de cette élégante tuerie? — J'ai deux raisons : je venge ceux dont tu as fait le malheur, et je préserve ceux dont tu empèchais le bon- heur. — Qui est-ce que tu venges — Christiane et moi. — Christiane? — Je sais tout. Je sais l’infâme marché que tu as imposé à la pauvre mère qui te demandait la guérison de son en- fant. Je sais que tu as trouvé moyen, misérable, de salir une femme avec sa pureté même, et que tu lui as fait un remords de ’amour maternel! — Qui t'a conté cela? — Quelqu'un que tu n’oseras pas démentir. Christiane. — Christiane est vivante! s'écria Samuel bondissant. — C'est Olympia. — Et je ne l'ai pas reconnue! Ah! tu fais bien de me {ucr, Julius, je n'aurais pas pu vivre avec ce remords. — Oui, Christiane est vivante, et elle m'a tout dit, Et comprends-tu à présent ce que j'ai à venger? Ma femme torturée, désespérée, réduite à se tuer, et, après qu'un prodige l’a eue sauvée, réduite à se cacher de honte, à m'éviter, à passer sa vie dans la solitude et dans les lar- mes; ma maison désolée et vide; toute mon existence renversée, rüinée, perdue; voilà ce que je punis; voilà la dette que tu as à me payer; voilà les vingt années de deuil et do misère que ne compenseront pas, avoue-lo, log soixante minutes qe Lu vas mettre à mourir. — Pas même soixante, interrompit Samuel Gelb. J'ai le regret de t'apprendre que l'heure marche, tandis que nous nous livrons à cette conversation fraternelle, et que, pour to payer ma dette, je ne possède plus que quarante minutes, 486 Mais, reprit-il, tu disais que tu ne me tuais pas seu- lement par vengeance, que c'était aussi une mesure de précaution, Tu m'as dit qui tu venges; dis-moi qui tu pré- serves. 5 — Qui je préserve ? Frédérique et Lothario, — Lothario vivant aussi! s'écria Samuel, qui ne put s'empêcher de tressaillir sur sa chaise, LXII DEUX MORTS. Samuel Gelb, atterré, ne pouvait que répéter ces mots : Lothario vivant! Lothario vivant! — Oui, dit Julius, il ya épouser Frédérique. C’est pour cela que je meurs ayec toi, 11 faut que je meure pour que Lothario puisse épouser Frédérique; il faut que tu meu- res pour que tu ne puisses pas la lui disputer. — Lothario vit! répéta encore Samuel ne revenant pas de sa stupéfaction, et il va épouser Frédérique Ah! çà, tout ce que j'ai essayé m’a donc avorté dans les mains! Je nai pas plus réussi contre un enfant que contre l’empe- reur Napoléon! Lothario épouser Frédérique! misérable impuissant que je suis! Quoi! moi, Samuel Gelb, j'ai combiné toutes les ressources de mon intelligence, j'ai construit un piége auquel j’ai pensé pendant un mois, j’y ai poussé ce fréle et confiant jeune homme, et... — Et cest toi qui y es tombé, répliqua Julius. Non, Samuel, tu n’es pas impuissant, c'est l'homme qui l’est. Tuas voulu te passer de Dieu. Tu as fait de ta volonté ton unique Providence. Tu n’as cru qu'en ton orgueil. Alors Dieu a tourné contre toi tous tes projets. Où tu voyais le port il a mis l’écueil. Moi que tu méprisais, parce que je n'avais pas la prétention de substituer ma volonté aux lois providentielles, parce que je laissais faire Dicu, j'ai trouvé tout ce que tu as cherché, J'ai été le chef su- préme de la Tugendbund. Et dans ce moment même nous voilà en présence, moi le faible et toi le fort; lequel tient et domine l’autre, dis? Crois-tu encore à l'homme tout- puissant, seul créateur du ciel ‘et de la terre? Vois où tu en es arriyé après tant d'efforts inouis et persévérants : ia révolution contre Charles X a donné le trône à Louis-Phi- lippe; ta trahison contre les chefs de la Tugendbund Jeur a donné ta vie; ta machination contre Lothario lui a donné Frédérique — Ne me parle pas de cela! s'écria Samuel avec rage. Ne prononce pas ces deux noms de Frédérique et de Lo- thario, Parle-moi de tout, exceplé de cela, “— Ah I tu cs jaloux? — Lothario épouser Frédérique! Non, dis-moi que cela n'est pas, qu'il est mort, que tu lui as brûlé la cervelle, qu'il a souffert en mourant, que j'ai réussi à le faire mal- heureux... — Tu as réussi à le faire heureux un peu plus tôt, Car DIEU DISPOSE, c’est le duel de Saint-Denis qui a été l’occasion de la dé- marche de Christiane et de la résolutien que j'ai prise de nous supprimer, toi et moi, pour faire place au soleil de ces deux jeunes cœurs. Au fond, Frédérique et Lothario devraient être reconnaissants, c’est toi qui les marie. — Eux se marier! dit Samuel, bondissant debout, Et par moi! Non, c’est impossible! je ne veux pas! — Ils se passeront bien de ton consentement. — Oh! mais C'est horrible! s’écria Samuel en marchant de long en large comme une hyène dans sa cage. Savoir que celle qu’on aime se marie, et être en prison, et savoir qu'on va mourir | — Tu es puni, dit Julius. Tu vois maintenant que... Il n’acheva pas. 11 porta tout à coup la main à sa poi- trine, comme s’il venait d’y sentir une morsure violente. Son visage devint tout pâle. — Déjà! dit-il. Samuel accourut. — Tu vois que je ne te trompais pas, dit-il, et que tu es empoisonné, Voyons, il est peut-être temps encore. Veux-tu que nous sortions? Nous boirons le contre-poison, et j'irai tuer Lothario. Julius ne répondit pas, Seulement il s’appuya sur Ja table, de crainte de tom= ber, — Je ten prie, insisla Samuel. Je veux bien mourir, mais je ne veux pas que Lothario épouse Frédérique. Viens, il est encore temps; je te sauverai, je te le pro- mets. — Quel bonheur! dit Julius; tu m'avais dit quarante minutes, mais, Dieu merci! ma constitution affaiblie n’ira pas jusque-là. Je sens que je vais être délivré. som — Au nom de l’autre vie que tu espères, supplia Sa= muel, sortons. Laisse-moi aller tuer Lothario; je te jure que je me tuerai après. Julius le regardait avec des yeux tout grands ouverts qui avaient l’air de ne pas voir. Par instants, une contraction convulsive courait sur son visage. — Viens, je te sauverai. Au moment où Samuel prononeait ces paroles, la tête de Julius tomba lourdement sur la table. Samuel avança la tête pour le retenir ; mais la secousse avait dérangé l'équilibre du corps. La tête rebondit, et Ju- lius roula, déjà roide, à terre. — Nature de femme! s'écria Samuel avec désespoir. Il n’a pas pu vivre dix minutes de plus! Imbécile! Il est trop tard. I] mit un genou en terre, et souleva la tête de Julius, Julius sembla faire un effort immense — Ecoute, dit-il, — Quoi? fit Samuel, — No sois pas jaloux, murmura Julius avec difficulté, ot en meltant un intervalle d’une parole à l'autre... Tu es assez puni. Ta ne pouvais pas épouser Frédérique. C'est ta fille! — Ma fille} s'écria Samuel bouleversé, DIEU DISPOSE, 487 — Oui, Christiane est sa mère... Adieu... Je te par- donne, Julius se tut. Le souffle expira sur ses lèvres. Il venait de mourir. Samuel lâcha la tête qu’il tenait dans ses mains, et se leya. — Ma fille! pensait-il, Frédérique est ma fille! Et toute son âme était absorbée dans cette pensée. Il se remit à marcher, sans réflexion précise, et absolu- ment envahi par cette révélation si inattendue. — Frédérique! ma fille! répéta-t-il. Je m'étais donc trompé sur la nature de mon amour. Ma fille! ma fille! Il regarda l’heure à sa montre. — Encore dix minutes, dit-il, Ainsi, lui l’égoïsme, la personnalité, il avait eu avec lui, pendant dix-sept ans, un être né de lui, plus lui que lui- même, en qui il aurait pu vivre et se renouveler. Qui sait le changement qu’aurait introduit peut-être dans son cœur et dans son esprit un pareil secret, s’il l'avait connu ? Qui sait quelle douceur, quelles consolations, sa fille eût pu mettre dans son caractère et dans secs aigreurs ? Qui sait quelle puissance cela eût pu ajouter à son énergie, de tra- vailler pour un autre, et ce qu'aurait gagné son égoisme à devenir du dévouement ? S Et ce renfort qu’il avait à son côté, cet encouragement de tous les jours, ce redoublement d’ardeur, sa fille, il l'a vail ignorée. Ah! ce n'était pas là sa moindre punition, d'apprendre qu’il avait eu une fille au moment où il ne l'avait plus. Et cependant il ne pouvait s'empêcher de rendre grâces au hasard étrange qui, mettant ainsi sa fille sous son toit i. lui faisant aimer, s'était opposé à ce qu’il devint son , et avait mis entre eux, d'abord Lothario, et ensuite ft Et le Satan se dit, à cette heure solennelle : — Ah! décidément, est-ce qu'il y aurait quelque part une force et une justice supérieures aux nôtres? Esl-ce que vraiment Dieu dispose ? A ce moment il se sentit chanceler, Il s'arrêta, son regard devint fixe, Puis il tomba à la renverse, la tête sur les picds de Ju- lius. I était mort, C'est alors que la porte s'ouvrit, et que Christiane et Frédérique entrèrent, conduites par le jeune homme. Elles se trouvèrent devant deux cadavres, — Trop tard! s'écria Christiane, A genoux, ma fille, et prions Dicu, | ~ LXIV DEUX MARIAGES: Six semaines après la scène lugubre que nous venons de raconter, deux femmes étaient agenouillees sur une tombe dens le cimetière de Landeck, — + Frédérique et Christiane n'avaient pas quitté le château * d'Eberbach depuis la mort de Julius. Elles n'avaient pas voulu abandonner lêtre cher et dévoué qui s'était scellé sous terre pour faire place au bonheur de sa fille, Tous les jours, lorsque le soir tombait, la mère et la fille sortaient du château, et allaient au cimetière, Là, à travers l'épaisseur du sol, elle causaient avec celui qui s'en était allé, et il leur semblait que l’absent redeve- nait présent pour quelques minutes. Elles le voyaient, elles lui parlaient, et lui aussi les voyait et leur parlait, A genoux, pour se rapprocher de lui dayantage, elles lui reprochaient de les avoir quittées. C’étaient de tristes et tendres effusions où, douleur, reconnaissance, amour, elles répandaient tout leur cœur. Le mort tressaillait dans sa tombe. Oh! l'on n’est vraiment mort que quand on est ou- blié, et jamais Julius, à aucun moment de son existence, n’avait plus vécu que maintenant, dans de tels souvenirs et dans de telles larmes, Les premières de ces entrevues des deux femmes avec le mort si cher furent mornes et nayrées. D'abord, la mort de ceux qu’on aime produit l'effet de l’arrachement. Toutes les fibres de l’âme se déchirent et saignent. Mais la Providence, qui veut que l'humanité regarde en avant et ne s’absorbe pas dans le regret du passé, cicatrise toujours les blessures les plus profondes. Le désespoir s’a- paise, et comme, après tout, on est sûr de rejoindre dans la tombe ceux qu’on ya déposés, on prend patience, et l’on regarde la mort comme un rendez-vous où l’on ne tardera pas à se retrouver tous. Et puis, il n’y a rien de plus calmant qu'un cimetière, surtout un cimetière de campagne. Dans les villes, les ci- melières ne sont ouverts que le jour. La foule y abonde, c’est une promenade ; la curiosité y flâne et y bavarde; les marbriers et les maçons vous y poursuivent, vous faisant leurs offres de services ct offensant la sainteté de la mort du scandale de la spéculation. Pas de silence, pas de res- pect, pas de piété. Mais dans les villages, les morts dorment tranquilles. Pas d'oisif qui vienne les importuner. La solitude leur laisse le repos, si bien mérité après la vie. Pas de grilles et de gardiens qui interrompent la prière à une certaine heure. Le cimetière n'est jamais fermé. Vous pouvez y pleurer la nuit; et c'est la nuit seulement qu'il fait bon aller sur les tombes. C'est Ja nuit que les morts remuent dans leurs fosses et répondent à ce que vous leur dites, C'est la nuit qu'on entend leur voix dans le faible bruissement des herbes. I n'y a de tombes qua la nuit, Ce soir-1à, le ciel bleu s'inondait de lune. Le temple do Landock éclatait comme un mur de neige, Septembre re- tonait son souffle. Les oiseaux dormaient dans leurs nids, et l'on aurait dit qu'on entendait le mouvement des étoiles, I y avait uno telle douceur dans toute la nature, quo Christiane et Frédérique se sentaient lo cœur tout attendri. I] était impossible que le mémo Dieu qui avait fait tant de choses douces, le cfel si souriant, la brise si caressante, les leurs si parfumées, fOt plus méchant que sa création ot séparat à jamais ceux qui s'étaiont aimés, Ce calme de la nature était une promesse, 488 DIEU DISPOSE. oo Tout cela, rayons, haleines et senteurs, disait à la mère et à la fille : — Essuyez vos pleurs, vous le reverrez. Il dort; mais il se réveillera. Et comme Frédérique avait en elle une pensée qu’elle tâchait d’écarter, ne voulant, sur cette tombe, penser qu’à son père, cette nuit sereine et calmante lui disait en- core tout bas : — Pense à Lothario, tu le peux sans scrupule. C’est pour que tu sois heureuse que ton père est mort. Sois heureuse, il ten remerciera de là-haut. Au moment où il semblait à Frédérique que son âme entendait ces paroles murmurées par une voix inconnue, un bruit d'herbes froissées derrière elle lui fit involon- tairement tourner la tête, Elle aperçut Lothario. la vue de celui dont elle était séparée depuis si long= temps, elle se sentit défaillir, et elle demanda pardon à son père mort d’être si joyeuse. Christiane avait vu Lothario. Elle lui laissa le temps de s’agenouiller et de prier. Puis se levant : — Venez, enfants, dit-elle. Tous trois sortirent du cimetière sans dire une parole. Mais lorsqu'ils furent dans le sentier qui conduisait au château : — Embrassons-nous tous trois, dit la mère; et aimons- nous bien, car celui qui nous aimait le plus est parti. — Vous êtes bonne, ma mère, s'écria Frédérique, com- prenant que Christiane avait dit : Embrassons-nous tous trois, pour qu'ils eussent le droit de s’embrasser tous deux. Chaste et pure étreinte, où la mère sanctifiait les amou- reux, Ils revinrent ensemble au château, et ce fut une bonne soirée après ces tristes semaines. Lothario avait reçu en Amérique une lettre de son oncle qui le rappelait en toute hâte. Il était accouru, et avait trouvé à Paris une lettre de Christiane, par laquelle il avait appris le noble et douloureux dévouement du comte. Mais Christiane ne voulait pas que sa fille restat dans ces idées pénibles. Frédérique n’était pas dans l’âge de la souffrance, D'ailleurs, elle avait déjà eu plus que sa part dans ces dernières années. La pauvre mère refoula elle- même son deuil, et tAcha de sourire pour faire sourire sa fille. Elle voulut que Lothario racontât son voyage, et les tempêtes de la mer, et le soleil de l'Amérique. Puis elle parla de l'avenir et du mariage de ses enfants, qu'elle au- toriserait aussitôt que l’année de deuil serait finie. Lothario et Frédérique lui baisèrent les mains, et s'en- dormirent sur cette chère espérance. A partir de ce jour, l'horizon s'éclaircit peu à peu pour ces trois cœurs si durement éprouvés. Le château recommenca à vivre et à espérer. Gamba était là, content de respirer en plein air, ef d'a voir une pelouse où il pouvait, de temps à autre, Glonney les domestiques de quelque cabriole impossible. Gretchen était revenue de Paris. Christiane et Frédéri- que avaient exigé qu’elle logeât désormais au château, et elle y avait consenti pour ne pas les quitter dans leur af- fliction. Il était convenu qu’elle se marierait avec Gamba le même jour que Frédérique avec Lothario. Ë Les semaines et les mois passèrent ainsi, entre le regret et l'espérance, s’éloignant de la tombe et se rapprochant du lit de noce. Cependant, Gamba se sentait par moments un peu hu- milié de manger un pain qu'il ne gagnait pas. Lui, homme, il était nourri par des femmes! Depuis qu’il avait renoncé à son noble métier de sal- timbanque, il n'avait pas possédé en propre une baïoque d'Italie, ni un kreutzer d'Allemagne, ni un sou de Paris. Il avait beau se dire que Christiane ne faisait que lui rendre ce qu'il avait fait pour elle, et que, si elle lui don- nait le pain, il lui avait donné la vie, son orgueil d’acro- bate se révoltait à l’idée qu’il ne se suffisait pas à lui- même, qu'il ne travaillait pas, qu’il n’avait aucune indus- tie, et qu’il n’était plus qu’un grand fainéant à qui l'or donnait la becquée comme à un enfant ou à un infirme. firme! lui, Phomme-muscles, lui qui faisait un si prodigieux usage de ses bras et de ses jambes! Gamba chercha donc quelle spéculation il pourrait en- treprendre et quel métier il pourrait exercer. Pour lui, après l'honorable profession de saltimbanque, qui ne lui aurait pas été permise par Christiane ni par Gretchen, il n’y avait plus au monde que la profession de gardeur de chèvres. | Les chèvres aussi sont des saltimbanques. Au moins, les tours de force qu’il ne pourrait plus faire lui-même, Gamba les verrait faire à ses chèvres. Il les verrait se pendre au bord des précipices, sauter sur les abîmes, en- jamber les gouffres. Elles lui rappelleraient son passé. Ce serait toujours cela. Ne pouvant plus être acteur, il serait spectateur. Son parti fut pris aussitôt. Il avait quelques économies, dues aux libéralités de Christiane. fl sortit un matin avant le jour, et rentra le soir, escorté d’un peuple de chèvres. Il avait battu tout le pays, et il avait acheté toutes les chèvres des environs. IL adjoignit son emplette au troupeau de Gretchen, et dorénavant son existence eut une raison d’être. Sa fierté fut salisfaite. L'exploitation de son troupeau lui rapporta plus qu’il ne lui fallait pour vivre, et il put se rendre ce noble témoignage qu’il n'était à charge à personne. Dès lors, la joie régna dans l'âme de Gamba. Sa vie fut pleine, Quand il songeait au passé, aux sauts de carpe sur les places publiques, à la souplesse des articulations, à lagilité, à la vivacité, à la grâce, il avait ses chèvres; quand il songeait à l'avenir, au bonheur de ne pas vieillir dans l'isolement, au besoin d'avoir près de soi quelqu'un qui s'intéresse à vous, qui vous aime, qui vous sourit, il avait Gretchen. Rien donc ne manquait à ses instincts : Gretchen faisait DIEU DISPOSE. ee ee a la joie de son cœur, et ses chèvres la joie de ses jarrets. Tout arrive, même ce qu’on désire, a dit un poëte. Le 26 août 1831, le jour se leva gaiement sur le château d’Eberbach. Quoique ce ne fût pas un dimanche, toute la maison et tout le village de Landeck mettaient leurs ha- bits de fête. Le temple s’emplissait de fleurs. Tout Landeck était invité à un grand dîner et à un grand bal qui de- vaient avoir lieu dans la cour du château, à l’occasion du double mariage de Frédérique avec Lothario et de Gamba avec Gretchen. Tout le monde achevait de s’habiller pour se rendre au temple. Gamba, prét depuis longtemps, errait du perron à la grille, en proie à une préoccupation évidente. De temps en temps il sortait et jetait un regard inquiet sur la route, Il attendait quelque chose ou quelqu’un qui ne venait pas. Enfin, Frédérique parut, et il fallut se mettre en route, Quelque satisfaction qu’éprouvat Gamba de la réalisation dun vœu caressé si amoureusement, il ne put effacer entièrement de son front une ombre de contrariété. Son bonheur était incomplet, Le cortége franchit la grille... A ce moment, un bruit vague se fit entendre au loin. — Attendez! s’écria Gamba, dont le visage se mit à rayonner ; les voici ! Le bruit se rapprochait rapidement, et l’on ne tarda pas à distinguer une musique bizarre où les fifres, les tam- bours de basque et les castagnettes s’accompagnaient de cris gulturaux et d’exclamations aiguës. Presque aussitôt une voiture déboucha au tournant du chemin. — Ici! cria Gamba en se jetant à la tête des chevaux. La voiture s'arrêta court, et il en descendit une troupe de bohémiens, hommes et femmes, bariolés, pailletés, dorés, étincelants. — En ayant maintenant! dit Gamba. Nous sommes au complet. On se mit en marche, au bruit retentissant des fifres et des cymbales. Pour charmer les yeux en même temps que les oreilles, tandis que la moitié des bohémiens entreco- gnait les cuivres et râclait les boyaux, l’autre moitié dan- sait, sautait, cabriolait, faisait la roue, tourbillonnait, courait au galop sur les mains, Gamba était ravi. Ces nobles exercices, qui avaient él6 l'étude constante de son enfance et de sa jeunesse, lo transportaient, l'empoignaient, le grisaient. L'enthousiasme lui montait au cerveau, Il riait, il ap- plaudissait, il battait des mains, Il avait des démangeai- sons dans les mollels, A chaque instant, il se retenait, de peur de céder à l'en- vie immense qu'il avait de marcher sur la tôle, I no Lal- lait pas moins que la présence de Christiane et le regard de Gretchen pour l'empêcher de rouler dans la poussière “ses beaux habits de noce et sa gravité de marié. Il luttait, Mais pourquoi la route était-elle si longue? Pourquoi les beaux tours de force de ses amis étaient-ils vp 189 si tentants ? Le désir devenait plus fort et pius irrésistible à chaque pas du cortége et à chaque gambade de la bande. Un incident vint conspirer contre Gamba et acheva la déroute de sa majesté chancelante. Parmi les bohémiens, il y en avait un presque enfant, qui commençait le mé- tier, et qui avait plus de témérité que d’adresse. Cela suf- fisait pour le vulgaire, mais non pour un artiste comme Gamba, qui haussait les épaules et faisait les gros yeux au petit bohémien. — Mal, lui disait-il tout bas. Ce n’est pas cela. Du jarret, malheureux! plus de reins! Mais va donc! Et il s'irritait, et il était sur le point de s’élancer pour joindre l'exemple au précepte. Le petit bohémien entendait les critiques de Gamba, et, comme il arrive toujours des critiques qu’on écoute, il se troublait, il doutait, il perdait la tête. Si bien qu'à quelques pas du temple, tout Landeck, rangé en double haie, regardant entrer la noce, et le pauvre petit, ébloui de tant de foule et étourdi de tant de reproches, voulant faire la chose du monde la plus sim- ple : la roue, posa ses mains à faux, inclina de côté, et s’étala de son long par terre, au milieu des éclats de rire universels. . Gamba n’y tint plus. Oubliant tout pour ne plus penser qu'à son art humilié en public, il se précipita la tête par terre, exécuta lestement ce que le petit bohémien avait manqué, et alla retomber debout sur ses pieds au seuil du temple. Ce fut ainsi qu’il inaugura l’austère cérémonie de son mariage. Il nous reste à raconter comment il la parfit, et comment il entra le soir dans la chambre de sa femme. La journée fut pleine de joie et de tumulte. Après le di- ner les danses commencèrent. Les bohémiens en furent naturellement l’ornement principal. Le petit bohémien prit vingt revanches de sa chute malheureuse. Gamba convint qu'il avait contribué à cette chute par ses critiques intempestives, et reconnut qu'on n’améliorait les artistes que par des éloges. Il donna lui-même une représentation extraordinaire de tous les tours dont il avait autrefois émerveillé les gon- doliers de Venise et les lazzaroni de Naples. Notre ancien ami le bourgmestre Pfatfendorf, qui, pour être plus vieux de dix-huit ans, n'en était pas moins gaillard, et qui avait profité de sa ressemblance avec une tonne pour se faire emplir de vin, déclara qu'il n'y avait là rien de difficile, et que, tout vieux qu'il était, il en ferait autant que Gamba. Ce qui lil fut une occasion de se poser en zéphir sur le dossier d'une chaise, et de s'écrouler majestueusement sur l'herbe molle, Vers dix heures, Christiane, Frédérique et Lothario so retirèrent, Gretchen vesla jusqu'à minuit, Alors les femmes la con- duisirent à sa chambre, Quand elles redescendirent, les hommes avaient disparu ; #2, 190 ie les lumières étaient éteintes. Il n'y avait plus dans le jardin que la solitude et la nuit. Au bout d’une demi-heure, Gretchen, inquiète de ne : voir venir personne et de ne plus entendre aucun bruit, ouvrit sa croisée. Elle aperçut avec étonnement une corde qui venait — s'attacher au balcon de fer qui garnissait la fenêtre. L'autre bout de la corde, autant qu’elle pouvait distine | guer dans l'obscurité, allait rejoindre un arbre placé à une cinquantaine de pas. Au moment où elle sé deman= dait ce que faisait là cette corde, des torches s’allumérent dans le jardin qu’elles illuminérent comme en plein jour, et Gretchen vit tout à coup Gamba perché dans l'arbre, appuyé de la main droite à une branche; et posant les pieds sur la corde. Gretchen, effrayée, voulait crier; mais elle craignit qu’un cri ne surprit Gamba et ne lui fit perdre l'équilibre, Elle se retint, pâle de terreur. DIEU DISPOSE. Gamba lâcha la branche, et se mit à marcher sur là corde, souriant et tranquille, aussi à l'aise que s'il eût été sur le sable de l’ailée, Une minute après, il sautait lestement dans la chambre, Des applaudissements frénétiques retentirent dans lo jardin. Gamba se pencha au balcon : — C'est bien, dit-il; gens de Bohème et de Landcck, demain, i Et il ferma la croisée. 2 Et cependant, Christiane était agenouillée dans sa chamre, et elle disait : — Allons! la jaiséricorde divine est infinie. Au moins, ma fille sera heureuse. Mon pauvre Julius, je ten veux de ce que tu as fait; mais, hélas! à ta place, j'en aurais fait tout autant, i FIN DE DILU DISPOSE. —_——————— 0 CLICHY, — Inpr. Maurice LoiGnon ct Cle, ruo du Doo-d'Asnit EN Pa PS ne EAT De 4 Z 0, =