"To Le e VE = île x # _ hich-r y: 1: VS ter 2 not ÆLer\ b] hot ,l, Pre LR ”) ri fl 10/4 ET LS ch. 5} EN. Ball, / RE | = Se La ra rAarv (953 Erhst air Loraty | Museum of Comporsiue 700: . Er? er bind: 2 FE PONS s PÉTITIST: LA Ha vard Lin Grasse sU* E w BITY HARVARD UNIVERSITY ] hr Le | A La 4 FHPTIR A TNR FFTA PO TA MO LUS Lilas Ce MOLLUSKS FAT PIN EX ER 71% eV Museum cf Coma tive Zoology Giit of: Richard W. ES = LAVER DES ANIMAUX HÉFOSÉ AUX TERMES DE LA LOI! BRUXELLES. — TYP. DE Ve J. VAN BUGGENHOUDT Rue de Schacrbeek, 12 LE D' JONATHAN FRANKT IN + L'EN RS En ER fa ess DE LA VIE DES ANIMAUX HISTOIRE NATURELLE BIOGRAPHIQUE ET ANECDOTIQUE DES ANIMAUX OCYRAGE ENTIÈREMENT NOUVEAU, TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR A. ESQUIROS POISSONS -- MOLLLSQUES PARIS COLLECTION HETZEL LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C° RUE PIERRE-SARRAZIN, N° 13 _ 1660: (2! N r pre mot > — por : né Les) #80 1 / AA KW a CE LE) INTRODUCTION À THISTOIRE DES POISSONS Mon ermitage est situé à souhait pour les plaisirs d’un ob- servateur. J'ai déjà parlé de la famille d'oiseaux qui peuplent les feuillages de mon jardin et des bois avoisinants, des mammifères qui errent en liberté dans nos champs et nos montagnes, des lézards qui courent en se jouant sur les sables. Il me reste à dire que nous sommes aussi heureusement partagés — moi et les habitants du hameau — sous le rapport des poissons. Nous avons d’abord beaucoup d'eaux courantes, puis de petits lacs formés par les rivières et les ruisseaux ; — puis enfin, à quelque distance, la mer. Sur un théâtre de faits si bien approprié aux goûts d’un natu- raliste, je serais coupable, en vérité, si je n'avais pas mis le 1 6 INTRODUCTION . temps et les circonstances extérieures à profit pour étudier la vie des muettes | CrÉ ai ues qhi vivent au fond des eaux. “he meilféur: mÔVer dé’s’initier aux mœurs des poissons, c’est é | à : à les suivre flans leur-élément avec l'œil, la patience et la main NRTEE péclieur x là digne Get, exercice convient aux natures tran- quilles et aux âmes contemplatives. La pêche à la ligne conduit l'amateur au milieu des scènes les plus pittoresques ; elle laïsse l'esprit en liberté et lui donne le loisir d’observer les traits frap- pants ou délicats du paysage. Pendant que le bouchon flotte sur l'eau, l'esprit peut flotter dans le bleu. La chasse emporte le chasseur et ne lui permet guère d’arrêter son regard, moins encore sa pensée sur le caractère des lieux ; la pêche à la ligne promène, au contraire, le pêcheur durant plu- sieurs jours de suite le long des méandres d'une rivière roman- tique : là, pour peu qu'il ait l’œil d’un poëte ou d'un artiste, il est sûr de ne point perdre sa journée — même quand il ne pren- drait point un seul poisson. La chasse — il faut bien le dire, et j'en demande pardon aux chasseurs — a toujours un caractère de cruauté. En est-il de même de la pêche? Le bon Isaac Walton cherchait à justifier son art favori d’un tel reproche. Pour rassurer sa conscience sur ce point délicat, il avait trouvé qu’un grand nombre de célèbres per- sonnages voués à la vie contemplative, des patriarches, des pro- phètes — Moïse et Amos, entre autres, — étaient des pêcheurs à la ligne. Ce n’est pas tout : il puisait, dans l'Évangile lui-même, des arguments pour lever ses scrupules. « Jésus-Christ, disait-il, ayant choisi la plupart de ses disciples parmi de simples pêcheurs, ne réprouva jamais leur occupation, tandis qu'il condamna celle des scribes et des changeurs d'argent. Après sa résurrection, quand il revint vers plusieurs d’entre eux, il les retrouva pêchant et ne les gronda point pour ce fait; au contraire. » | Sans entrer dans cet ordre de considérations mystiques sur l'innocence de la pêche, des auteurs plus modernes ont cherché à INTRODUCTION 7 défendre cet art utile et agréable, en disant que, « selon toute vraisemblance, les poissons étaient moins sensibles que l’homme. » À quoi Walter Scott a très-bien répondu : « C’est là une question délicate et que le poisson seul serait à même de résoudre. » Ce qu’on peut dire, je crois, de plus raisonnable à la décharge des pêcheurs à la ligne, c’est que, le poisson étant citoyen d’un autre élément que le nôtre, nos sympathies sont beaucoup moins excitées par ses souffrances que par celles des autres créatures qui respirent notre air, et vivent dans le milieu où nous vivons. Sans pousser, non plus, l'enthousiasme trop loin pour un exer- cice que d’autres déclarent fascinant, je maintiens qu’on peut y trouver de l'intérêt, du charme, et, ce qui vaut mieux encore, y puiser des connaissances pratiques sur l'histoire naturelle des poissons. À ceux qui ont défini la ligne « un fil et un bâton avec une bête aux deux bouts, » je répondrai que Walter Scott, entre autres, était amateur de cette pêche et que la nature — j'ima- gine — en a fait de plus bêtes que lui. Parlant des qualités qu’exige un tel exercice, le grand roman- cier écossais ajoute : « [l faut une certaine sagacité dans le coup d'œil pour juger l'endroit où gîte le poisson, une précision et une adresse de main pour jeter légèrement la ligne, de manière que la mouche tombe juste sur le pouce carré de la rivière auquel on vise, et cela avec une petite éclahoussure comme si c'était un insecte qui descendit naturellement dans l’eau. Il y a une certaine habileté de manipulation dans la manière de tenir et de tirer la ligne, lorsque (heureux homme!) vous avez hameçonné un lourd poisson. Tout cela suppose une combinaison de moyens pour arriver au succès. La pêche, le billard et les autres exercices d'adresse demandent, aussi bien que les expériences physiologi- ques, des qualités personnelles, — Si tu as ces qualités, une main alerte et un coup d'œil sûr, va, cher lecteur, va avec Salmo- mia (un traité sur la pêche) dans ta poche, et reviens avec ta cor- beille plus ou moins lourde en proportion de ta persévérance. Mais, 8 INTRODUCTION si tu manques de ces dons particuliers, je doute que tu fasses jamais merveille — quand même tu aurais la patience dont j'ai vu quelquefois des exemples, près du pont de Chelsea — et quand même ton diner dépendrait de ta bonne volonté. Tu pourras bien fouetter l’eau, du matin à la moitié de la nuit, embarrassant ton hameçon, tantôt dans un buisson, tantôt dans la tige d’un arbre ou dans la ligne d'un autre confrère, quelquefois même dans ta propre ligne; mais tu ne mettras pas un seul poisson dans ton panier — ni une truite ni un pinque. Il faudra alors te contenter de la définition du pêcheur à la ligne : « Un sot à un bout du » bâton et de la ligne, sans un goujon à l’autre bout. » Les précautions que le pêcheur à la ligne est obligé de prendre s'il tient à assurer le succès de son entreprise, sont pour le naturaliste autant d'indices à noter, car elles sont calculées sur les mœurs, les habitudes et les facultés des poissons. Il faut éviter, en péchant, tout ce qui peut attirer l'attention de ces habitants de l’eau. Le pêcheur à la ligne a bien soin de ne point laisser tomber son ombre, n1 même celle de sa perche à la surface de la rivière. Il ne porte sur lui rien d’éblouissant, ni qui tranche avec la cou- leur générale du paysage où il se propose de faire bonne pêche. Si c’est un riche pâturage, un habillement noir ne messied pas ; mais, si notre pêcheur a l'intention de s'installer sur un sol sablonneux et pierreux, il cherchera à s’assimiler lui-même avec la couleur du lieu, en portant un vêtement et un chapeau de même couleur. Une grande question est celle des appâts ou des amorces. Cette question ne peut être résolue que par l'étude pratique des diffé- rents systèmes d'alimentation appropriés aux différentes espèces de poissons. La nature varie selon les saisons, la localité, l'heure de la journée et d'autres circonstances. Une intelligence — parti- culière aux tribus à nageoires — les porte à choisir le repas qui convient par rapport à chaque temps de l’année. La mouche la plus tentante, présentée à un poisson quand elle n’est plus de saison, n’alléchera guère son appétit, et un appt dont vous aurez INTRODUCTION 9 éprouvé l'efficacité à une certaine partie du jour, s’offrira en vain, quelques heures plus tard, à la sensualité de l'animal. Il est donc impossible d’être un pêcheur à la ligne accompli, sans avoir étudié l’histoire naturelle des insectes et des vers, tels qu'ils se présentent dans les différentes localités. Les mouches qui attirent le poisson ne sont pas les mêmes dans toutes les parties de la France et de l'Angleterre. Dans quelques districts, la mouche de mai, cette favorite de certains pêcheurs à la ligne, est tout à fait inconnue. La distribution géographique des insectes doit, dès lors, être considérée dans le choix des amorces. Cette connais- sance, et des mœurs des insectes et des mœurs des poissons, n’est pas moins utile dans l'emploi des amorces artificielles. Autrement, on s’épuise en efforts mutiles et l’on perd bien vite le goût d’un exercice qui ne rapporte ni agrément, ni profit. La main du pêcheur qui se propose de prendre des poissons doit, en un mot, imiter, dans ses moyens d'attraction, la main de la nature qui les nourrit. Je n'insisterai point sur les procédés mécaniques de cette pêche : 1ls ne sont que trop connus des pêcheurs expérimentés. Il me suftira de dire que ces moyens, pour être eflicaces, doivent toujours se calquer sur une connaissance réelle et étendue des merveilles de la vie aquatique. Les recherches des naturalistes ont démontré, comme nous l'avons vu, que certains poissons ne sont pas seulement limités à certaines patries géographiques, — mais qu’ils habitent encore dans la mer, dans les fleuves, les rivières, les lacs, les étangs, les ruisseaux — des profondeurs très-diverses. Les uns, avons-nous dit, se rencontrent plus habituellement vers la surface; d’autres cherchent leur nourriture au fond des eaux ; il en est, enfin, qui occupent des situations intermédiaires. Toutes ces notions sont nécessaires à celui qui fait de la pêche à la ligne un passe-temps avouable et fructueux. Un instinct particulier porte certains poissons à habiter les {. 10 INTRODUCTION eaux tranquilles et mortes, d'autres ne se plaisent que dans les eaux vives. Ceux-ci sont soupçonneux, ceux-là confiants et har- dis. Un bon pêcheur à la ligne doit donc connaître le caractère des créatures qu’il se propose de surprendre et de décevoir. Un de mes amis s’est si bien fait la main à la pêche, il con- naît tellement à fond la valeur des divers mouvements imprimés à la ligne par les différents poissons, selon leur force ou leur degré d'agilité que — avant même de lever la ligne — il est capable de dire le nom du poisson qu’il vient d’enferrer sous l’eau. — À une main si délicate, joignez une intelligence curieuse des secrets de la nature, et vous aurez un ichthyologiste parfait. Et quel pays plus favorable que l'Angleterre à cette étude pra- tique de la vie des eaux ! Heureuse Angleterre! les mers te fournissent une nourriture abondante et délicate ; les eaux douces t'offrent, dans la pêche à la ligne, un passe-temps inoffensif. Le pêcheur, dans l’aimable soli- tude, rôde sur le bord de tes ruisseaux et de tes rivières sans craindre les nœuds du serpent, ni la dent du crocodile. I se retire à la nuit tombante, avec une demi-douzaine de truites, vers quelque cottage ami, où la ménagère est bonne, où les filles sont innocentes et belles, où la chambre à coucher s'ouvre joyeuse et propre, où les draps s'étendent embaumés par un bouquet de lavande, où les murs rient, tapissés qu'ils sont de ballades et d'images. Là, il jouit de la conversation d’un confrère dans l’art de la pêche, mange ses truites accommodées pour le souper, raconte des histoires et chante quelques vieilles chansons. Là, il peut parler des merveilles de la nature et passer quelques bonnes heures, sans offenser Dieu ni faire de mal aux autres hommes. Le monde des eaux fait naître des impressions très-différentes. — Selon que vous êtes pêcheur à la ligne, épicurien ou natura- liste, vous envisagez d’un point de vue particuher cette grande famiile de la création qui peuple les mers, les rivières, les lacs, INTRODUCTION 11 les étangs, les ruisseaux, sans mépriser les plaisirs de la table, auxquels certains poissons contribuent pour une si large part; j'avoue trouver des récréations encore plus variées, plus entrai- nantes, j'oserais même presque dire plus sensuelles, dans l'étude de ces créatures vivantes que dans la saveur délicate de leur chair accommodée pour les plaisirs de la gourmandise humaine. La contemplation de ces êtres organisés, vivant dans un autre élément que le nôtre, ayant leur atmosphère, leurs mœurs, leurs joies, leurs souffrances, me plonge dans un ravissement toujours nouveau : or, tout le monde peut jouir de cette étude. En France et en Angleterre, il n’y a presque point de jardin public dans lequel ne se trouve un bassin avec des poissons de diverses cou- leurs. Pour quiconque les regarde négligemment, ces hôtes à nageoires ne sont que de muets ornements des eaux dans les- quelles ils s’ébattent; mais, pour quiconque cherche à pénétrer les lois de la vie, en rapport avec les différents milieux, les heures passées à observer les mouvements de ces créatures, leurs carac- tères, leurs habitudes, ne sont pas vides d'enseignements. À la campagne, vous avez sous la main de petites rivières que la navigation ne trouble pas. Dans ces eaux peu profondes, où la surface est à peine ridée de temps à autre par la rame, où les pois- sons croissent en toute liberté parmi les roseaux et les joncs, qui vous empêche de vous enquérir des mœurs de cette population flot- tante et de les surveiller par vous-même? J'ai peu de sympathie, je l'avoue, pour le pécheur à la ligne ou au filet dont toute la science se borne à prendre des poissons pour les prendre; mais j'apprécie fort l'art du pêcheur curieux qui fait d’un divertissement un objet d'étude. La connaissance des différents appâts qui conviennent aux différentes espèces de poissons, des gîtes dans lesquels se réunis- sent certaines espèces, de l'influence qu’exercent les saisons de l’année et les changements de l'atmosphère sur les habitudes des tribus les plus communes, tout cela constitue une histoire natu- relle pratique, à laquelle il suffit d'ajouter ensuite un peu de méthode. 12 INTRODUCTION CLASSIFICATION DES POISSONS Comme l’eau occupe plus des deux tiers du globe, il n’est pas difiicile d'admettre que les poissons constituent la classe la plus nombreuse des animaux vertébrés. Les additions constantes qui enrichissent, chaque jour, nos connaissances dans cette branche d'histoire naturelle, nous portent à croire que la moitié à peine des espèces ichthyologiques existant aujourd’hui sur le globe, sont connues et décrites. L'histoire des poissons est plus imparfaite de beaucoup que celle des quadrupèdes, des oiseaux et des insectes, parce que leurs gîtes naturels sont très-étendus et ne peuvent être explorés paf l’homme que dans des limites fort restreintes. Les habitants de l’eau sont aisément à même de se soustraire à l’œil et à la main de l'observateur dans des retraites inaccessibles. Il en résulte que l’ichthyologie — si belle et si intéressante, d’ailleurs, que soit cette science — présente plus de diflicultés à l'homme d'étude que les autres départements de l'histoire naturelle. La première question est de se faire une idée nette et correcte de la forme générale des poissons. Cette forme est cylindrique, plus ou moins pointue aux deux extrémités, et un peu comprimée aux coins. Gette forme générale est néanmoins sujette à un très- grand nombre de variations extraordinaires, adaptées à l’économi de l’animal. Quelques poissons sont courts et ronds, — d'autres _ sont allongés; il y en a de comprimés, il y en a aussi de déprimés. La forme la plus commune est celle que nous présente le ma- quereau. Ce poisson fournit, en effet, le type du plus haut degré d'élégance dans la coupe. Cette forme des poissons tend à favoriser la célérité des mou- vements : l’homme l’a imitée dans la construction des vaisseaux ; et encore, cette concurrence de l’homme, vis-à-vis des œuvres si INTRODUCTION 43 parfaites de la nature, est-elle toujours condamnée à une défaite. Non-seulement tous les grands poissons peuvent vaincre en vitesse les meilleurs vaisseaux voiliers, mais, de plus, ils jouent autour des flancs de cette masse flottante, sans faire aucun effort appa- rent et avec un air de défi. Les différentes formes des poissons se trouvent merveilleuse- ment adaptées à leurs habitudes et à leur genre de vie. Nous con- naissons assez, maintenant, les vues de la nature, dans l’admi- rable économie des choses, pour qu'il soit inutile d'insister sur la relation constante qui existe entre l’organisation des êtres vivants et les mœurs de ces mêmes créatures. Plus le naturaliste avance dans la connaissance des faits, plus 1l rencontre, à chaque pas, ces rapports, dont la contemplation constitue le principal charme de la science. De quelque côté que nous regardions le monde des poissons, nous sommes forcés de convenir que, par leur structure interne, aussi bien que par leur forme extérieure, ces habitants des eaux se trouvent aussi parfaitement assortis aux différentes conditions de l'existence animale que le sont les mammifères et les oiseaux. Cette harmonie des formes et des instincts est la base de toute classification sérieuse. C’est même à ce titre seul que les travaux des classificateurs méritent l'estime dont ils jouissent. Les poissons se divisent en OSSEUX et en CARTILAGINEUX. Cette division scientifique est fondée sur la nature du squelette : les poissons osseux étant ceux qui sont pourvus d’arêtes osseuses, et les poissons cartilagineux étant ceux qui n’ont pas de véritables os, mais de simples cartilages. Chäcune de ces deux grandes séries se subdivise en ordres et en familles. Ces subdivisions se trouvent plus ou moins appuyées sur des caractères distinctifs, tirés : 4° de la nature et de la posi- tion des nageoires ; 2° de la nature des branchies et de l'appareil qui les recouvre. Nous avons déjà parlé des nageoires et de l'importance de ces 14 INTRODUCTION organes comme moyens de locomotion. Le nombre, la structure et la distribution de ces nageoires, à la surface du corps de l’ani- mal, sont, évidemment, autant d'indices qui nous révèlent une partie de ses mœurs et de son histoire. Les habitants des eaux, aussi bien que ceux de la terre, respi- rent aux dépens de l'oxygène répandu dans l'atmosphère. La quantité d'air, requise pour entretenir la vie d’un poisson, est plus petite que celle exigée par les animaux à sang chaud ; — mais une plus ou moins grande provision de ce fluide est nécessaire à tout être vivant. La mort du poisson, par un temps de sévère gelée, est une conséquence de la sohdification de la surface de l’eau, qui exclut, en ce cas, l'introduction de l'air extérieur. Les pauvres animaux, enfermés sous €e couvercle de glace, comme sous Ja pierre d'un tombeau, sont condamnés à périr, à moins qu’on ne pratique unerouverture pour donner accès au fluide respirable. Nous voyons alors les poissons apporter, eux-mêmes, leur té- moignage et déclarer qu'ils ne peuvent vivre sans air — tant est grand l’empressement de ces créatures qui suffoquent à se rassem- bler en foule autour du trou pratiqué dans la glace. Le malaise qu’ils éprouvent, en pareil cas, est assez grand pour vaincre leur timidité naturelle ; ils se laissent prendre avec la main sans dif- ficulté. | Le mouvement particulier de la bouche et des opercules des ouies a donné lieu à l'opinion vulgaire que le poisson buvait con- stamment l’eau : de là le proverbe « altéré comme un poisson. » Or, c’est une erreur : le poisson ne boit pas, il respire. Chez les poissons osseux, les branchies ou les ouïes ont pour chambre quatre os, placés les uns à la suite des autres, derrière la bouche, et recouverts d'un opereule. Sur ces os, disposés en forme de voûte, s'étend une membrane fine et plissée, dans la- quelle une artère, qui apporte le sang du cœur, se répand en nom- breuses et minces ramifications. L’opercule des ouïes se meut à l'aide des muscles qui s’y trouvent attachés. INTRODUCTION 13 Le poisson prend une gorgée d'eau, et, la faisant passer par l'arrière-bouche, la tient un moment en contact avec les bran- chies, le long desquelles le sang se joue, dans ce moment-là, en toute liberté. L'eau, exposée à l'air, contient toujours une portion de ce fluide, et cet air, ainsi dissous par l’eau, agit sur le sang du poisson pour le vivifier. Quand cela est fait, le poisson soulève les opercules, ou, si vous aimez mieux, les paupières des branchies et décharge l’eau dépouillée d'oxygène. Le sang qui vient d'être aérifñé se rassemble de chaque petit rameau dans un tronc qui, passant sous les côtes branchiales, finit par s'unir et par former l'aorte. De l’aorte, le sang est poussé, conduit vers toutes les parties du corps. De ces différentes parties, le sang retourne, par le canal des veines, à une simple oreillette, d'où 1l passe dans un simple ventricule, qui, à son tour, le con- duit dans la branche artérielle, laquelle le ramène dans les bran- chies. On comprendra que les moindres modifications intérieures ou extérieures d’un organe si important — les branchies — aient dû fournir au naturaliste des points de repère pour la subdivision des ordres et des familles ichthyologiques. Nous devons, pourtant, avertir que plus on descend les degrés de l'échelle, plus les caractères de la vie animale deviennent difficiles à préciser, à dis- tinguer les uns des autres. Aussi, la série des poissons fait-elle et fera-t-elle encore longtemps, je le crains, le désespoir des classifi- cateurs. POISSONS POISSONS OSSEUX ANCANTHOPTÉR YGIENS Cet ordre comprend les poissons qui ont la nageoire | dorsale plus ou moins épineuse. Il serait superflu et monotone d'écrire la biographie de chacun de ces poissons en particulier. La vie des eaux ne présente guère, au moins dans l’état actuel de nos observations et de nos connaissances, ces traits in- dividuels qu’on rencontre chez les animaux terrestres. Il suffira donc de nous arrêter, dans la série des familles, à quelques genres singuliers qui se distinguent des au- ires par des mœurs intéressantes ou par les services qu'ils rendent à l'homme. 20 LE MONDE DES EAUX Au premier rang des espèces utiles figurent la perche, le maquereau, le thon; ils méritent, à ce titre, une men- tion particulière. Ce qu’on sait de la biographie de ces poissons est dû, en grande partie, aux observations des pêcheurs—surtout des pêcheurs à la ligne—encore plus qu'aux recherches des naturalistes. Un autre poisson de cet ordre, l’'épinoche, n’est guère connu, du moins sous le rapport des mœurs, que depuis l'invention de l’aqua- rium, LA PERCHE La perche commune (yperca fluvialis) est regardée comme le type de la famille très-étendue des acantho- ptérygiens, c'est-à-dire des poissons qui ont un squelette osseux avec des nageoires hérissées d’épines. La perche est un de nos plus beaux poissons d’eau douce. Elle a les écailles très-rudes — le dos fortement arqué — les iris des yeux d’un jaune doré — les denis petites, pointues, recourbées et implantées dans les mà- choires ainsi que dans la voûte du palais. Quand la perche se porte bien, elle brille et frappe par son éclat : le dos brun passe graduellement et par des nuances dé- licates à un blanc doré. Les côtés sont zébrés de bandes noirâtres qui diversifient agréablement la couleur géné- rale de la robe. Dans l’eau, ce poisson paraît être d’une teinte très-foncée ; hors de l’eau, il est simplement ver- dâtre. La première nageoire dorsale est brune; la mem- brane qui relie les épines est en partie tachetée de noir. Les nageoires ventrales ont la gaieté du vermillon; les POISSONS OSSEUX 21 nageoires anales et la queue sont de la même couleur, mais plus pâles. La perche a deux orifices à chaque naseau; ces orifices se montrent environnés de trois ou quatre larges pores, destinés apparemment à la décharge d’une sécrétion vis- queuse, laquelle défend la peau contre l’action des eaux. « La distribution des orifices muqueux sur la tête de la perche est, dit Jarrel, une des plus belles et des plus avantageuses prévisions de la nature. On ne saurait trop l'observer et l’admirer. La perche habite nécessaire- ment une rivière ou un lac; dans le premier cas, le cou- rant de l’eau—dans le second cas, la marche du poisson, porte en arrière cette sécrétion protectrice et la répand sur toute la surface du corps. Chez les poissons dont les écailles sont petites, le fluide sécrété est, toutes propor- tions gardées, plus abondant, et dans ces espèces, qui ont le corps allongé comme les anguilles, on peut ob- server la présence de ces orifices muqueux sur toute la longueur de la ligne latérale. » La perche a été connue dans tous les temps par les peuples civilisés. Les Grecs et les Romains l’estimaient : il est même à remarquer que, dans toutes les contrées de l’Europe, son nom actuel ne diffère pas notamment du nom spécifique qui lui a été donné par Aristote. Elle est très-répandue dans toute l'Europe et dans les latitudes correspondantes de l'Asie; mais elle prospère sans doute mieux dansles climats froids que dans les climats chauds. On prend, en Suède et en Laponie, des perches de trois à quatre pieds de longueur, tandis que, en Angleterre et en France, ce poisson dépasse rarement un pied et demi. La perche croît lentement, mais sa croissance dépend beaucoup de la nature de son habitation. Dans les étangs et dans les autres eaux stagnantes, ce poisson atteint ra- o … 22 LE MONDE DES EAUX rement une grande taille; mais dans les rivières et aux embouchures — mais surtout dans les eaux soumises au mouvement des marées, quoique sans courant — il grossit vite et devient très-gras. Dans les grandes eaux stagnantes, néanmoins, Où se trouvent des insectes en abondance pour fournir à la nourriture, la perche et le jeune fretin des autres poissons se multiplient rapide- ment. Dans les eaux vives, les perches préfèrent les côtés de la rivière aux parties impétueuses du courant, et se nourrissent indistinctement d'insectes, de vers et de petits poissons. Elles aiment à se coucher sur le ventre dans le voisinage des ponts et des moulins — près des bondes des étangs — le long des vaisseaux, des barges, des trains de bois — dans les rivières navigables, les ca- naux et les docks. Les perches frayent en avril ou en mai, selon la nature de la saison ou du climat, et elles déposent leurs œufs ordinairement parmi les plantes aquatiques, telles que les liges de roseaux et de jones. Ces œufs sont envelop- pés dans une sorte de ligature glutineuse et réticulée. En moins d’une quinzaine, les œufs éclatent et le jeune fretin paraît. Ce poisson se reproduit dans de petits vases d’eau, si on le nourrit convenablement. On a trouvé que des perches — pesant seulement une demi-livre — contenaient 280,000 œufs. La plupart des animaux de proie sont solitaires : la perche fournit une exception remarquable à cette règle. Elle vit en société : un grand nombre de ces pois- sons forment ensemble un troupeau, comme si une sorte de pacte avait été signé entre eux. Par les temps sereins et tranquilles, on peut les observer en troupes dans un lac, une rivière ou même dans de larges fossés, où ils se tiennent près de la surface de l’eau, et tout à fait immo- POISSONS OSSEUX | 23 biles. Mais leurs perceptions sont très-fines et le moindre son inaccoutumé leur donne l'éveil : ils disparaissent alors en un clin d'œil et se retirent dans quelque trou qui est la citadelle commune de toute la troupe. S'ils se trouvent être vingt ou quarante dans ce trou, on peut, dans certains cas, les prendre tous les uns après les au- tres. « Ils ressemblent, dit Walton, aux méchants et aux criminels, qui ne s’effrayent point, quoique leurs compa- gnons périssent sous leurs yeux. » Je n'aime point trop cette comparaison; pour moi, j'attribue plus volontiers ce sang-froid et ce courage à une sorte de serment qu'ils ont fait de vivre et de mourir ensemble. La perche est très-vorace. Elle dévore avec une avidité extrème les jeunes et les faibles animaux de sa propre classe, comme aussi les lézards, les grenouilles, les pe- tits serpents, les insectes aquatiques, les vers, les mol- lusques nus, etc., etc. On peut la voir, au printemps, s'élancer de la surface de l’eau à la chasse des cousins et des mouches. Elle se jette même sur des animaux dont les moyens de défense sont dangereux et efficaces. C’est ainsi que la perche avale quelquefois l’épinoche, dont les fortes épines s’attachent à son gosier. De cette épine, la gourmande ne peut plus ensuite se délivrer en l’absor- bant ni en la rejetant; de sorte qu’elle finit par mourir de faim. A son tour, la perche se trouve exposée aux attaques de puissants ennemis, et cela, malgré le formidable carac- tère de ses épines dorsales. Ce poisson tombe souvent victime de la voracité du brochet, des grandes anguilles, de la truite, aussi bien que des oiseaux palmipèdes et échassiers. Manger les autres et être mangé soi-même, telle est la loi de la nature. Le brochet néanmoins se blesse souvent aux épines dorsales de la perche : on la 2% LE MONDE DES EAUX vu, en pareil cas, rejeter sa proie hors de la bouche, non sans secousse et sans douleur. Walton dit que le bro- chet n’attaque point la perche à moins d’y être poussé par une faim extrême; car, pour effrayer l’ennemiet pour sauver ses jours, la victime menacée hérisse ses épines : « Viens maintenant, si tu l’oses ! » dit-elle. La perche n’est point à l'abri des attaques d’un petit animal, appelé par le docteur Nordman actheres perca- rum ou peste de La perche. On le trouve dans les eaux douces. Il s'attache à la perche commune, sans respecter non plus les autres espèces du genre. D'ordinaire, il établit son domicile dans l’intérieur de la bouche, où il se fixe par le moyen d’un suçoir, dont il est, sans doute, pourvu pour cet usage. Le suçoir s'implante si avant dans la membrane cellulaire, que l’animal ne peut plus ensuite se dégager ; on ne peut même extraire ce Corps étranger par aucune force extérieure, sans rompre ce qu’on appelle les bras du suçoir. Le parasite adhère tantôt au palais, tantôt à la langue du poisson. Si nous considérons que la perche avale quelquefois sa proie tout entière, nous comprendrons combien il fal- lait que le susdit parasite fût organisé de manière à se fixer fermement, à s’enraciner, si l’on ose ainsi dire, poux résister à la pression et à l’action violente de la nourriture, S’engloutissant dans le gosier du poisson. Etre en pareil cas dans le palais et sur la langue d’une perche, c’est occuper, on en conviendra, une situation difficile à maintenir. Ces fléaux de la perche se trouvent à leur tour soumis aux incursions et aux iracasseries d’un autre animal, plus petit qu’eux-mêmes. Une mince espèce de mite en fait sa proie. Au moment où la perche avale avec effort, il se forme dans la bouche de ce poisson une quantité de POISSONS OSSEUX 25 salive autour de la piqûre de l’achteres. Or, quand cette salive disparaît, on trouve le parasite tout couvert d’au- tres parasites, — une espèce d'infusoires qui appartient au genre vorficella. La perche commune est devenue, dans ces derniers temps, l'hôte et l’ornement de plus d’un aquarium. Si l’on rencontre quelque difficulté à prendre ce beau poisson au filet, on peut l’attaquer à la ligne avec un ver rouge. Pourvu qu'il n’avale point l’hamecon, il ne paraît pas trop souffrir de ce mode de capture. On choisira pour l'aquarium de petits spécimens; car, quoique les grosses perches se maintiennent quelque temps vivantes, elles ne se réconcilient point aisément avec l’état de captivité. J'en avais pris une, — longue d'environ six pouces, — et je la gardai une quinzaine de jours dans mon aqua- rium; mais elle paraissait si mécontente de la vie de prison, et sa taille, comparée à celle de ses camarades, semblait si disproportionnée, que je lui rendis, un beau matin, sa liberté. « Va, pauvre poisson, va dire au fond des eaux que, si l’homme est souvent cruel envers les animaux, s’il les sacrifie trop souvent à ses caprices ou a ses plaisirs, il s’adoucit quelquefois, quand pénètre au fond de son cœur un rayon de la bonté universelle et suprême que le Père de la nature verse même, à certains jours, dans la conscience du méchant! » LE CHOETODON Cette famille de poissons à nageoires épineuses se montre surtout intéressante par des particularités de 26 LE MONLE DES EAUX formes et de couleurs; mais elle est tout à fait inconnue aux eaux froides de notre climat. Les parties molles, souvent même les parties épi- neuses des nageoires dorsales etanales, sont charnues et recouvertes avec des écailles, dont elles se trouvent in- crustées, aussi pien que tout le reste du corps. La forme de ces poissons est généralement très-grêle. Leurs dents sont belles, longues, fines comme les poils d’une brosse. La beauté de ces poissons — lesquels sont générale- ment d’une très-petite taille — ne manque jamais de provoquer l'admiration des voyageurs qui visitent les rivages des mers tropicales, et qui tiennent leurs veux ouverts sur les merveilles de ja nature. Si les terres brûlantes de l'Afrique et de l'Amérique ont leurs riches tribus empennées, si elles se vantent, et à juste titre, de leurs souimangas, de leurs colibris, de leurs cotingas et d’autres bijoux volants, les mers de ces mêmes parties du monde nourrissent des myriades de poissons encore plus brillants que ces oiseaux. Quelques-uns des habitants de nos rivières, de nos océans et de nos lacs ont beau flatter nos yeux par des formes et des couleurs agréables, nous ne pouvons imaginer, dans nos contrées froides ou tempérées, l’en- semble des trésors que la main de la nature a répandus sur certaines tribus à nageoires. Nous ne connaissons qu'à demi le monde des eaux. Les somptueux représen- tants de cette branche de Ja vie animale demeurent perdus pour quiconque n’a point promené ses yeux sur les mers des zones torrides. Quel langage, quel pinceau pourrait donner une idée des différentes espèces de chæœtodons? Leurs écailles ré- fléchissent la splendeur des métaux les plus précieux, l'éclat des pierreries, la couleur délicate des fleurs les POISSONS OSSEUX 27 plus rares. Et le tout se trouve encore relevé par des taches et des bandes d’une nuance plus foncée, lesquelles se trouvent disposées à la surface de ces poissons avec une symétrie et un art admirables. Quelle variété! quelle richesse ! quel luxe oriental! Le genre chætodon à plusieurs espèces que la nature semble avoir pris plaisir à habiller de la manière la plus magnifique. Elle n’a épargné ni l'or, ni l'argent, ni le rubis, ni l'améthiste, ni la topaze, ni la cornaline. Le rose, la pourpre, l’azur, le noir velouté, toutes les cou- leurs les plus fines de la palette se trouvent distribuées en raies, en anneaux, en taches ocellées sur un champ d'argent. Et toutes ces beautés ne sont point perdues pour l’homme, ni confinées dans les abîmes de l'Océan. Ces petits poissons restent volontiers près du rivage, entre les rochers et dans les endroits où il y a peu d’eau. Là, ils s’ébattent, se pavanent continuellement aux rayons du soleil; on dirait qu’ils aiment à se faire voir et à déployer les ornements qu'ils ont reçus de la nature. Le sentiment de la coquetterie existe, plus qu’on ne croit, dans le cœur des animaux. Dieu est fier de ses œuvres, et il veut que ce sentiment soit partagé par celles de ses créatures qui ont recu le don de la beauté. Le spectacle de l'univers est un excellent cours de morale en action. Il nous enseigne, à chaque pas, que ce don de beauté a été accordé à certains êtres vivants, non pour leur plaisir particulier, mais bien pour le plaisir des autres. En 1763, le docteur Schlosser présenta à la Société royale un spécimen des espèces chætodoniennes de l'Inde, connu maintenant sous le nom de chelmon ros- tratus, — un des membres de cette nombreuse famille, chez laquelle le museau se projette en un tube long et 28 LE MONDE DES EAUX étroit. Ce poisson fréquente les rivages de la mer et les bords des rivières, au pourchas de la nourriture. Quand il avise une mouche posée sur les plantes qui croissent dans les eaux peu profondes, il s’en approche en na- geant — et cela, à la distance de quatre, cinq ou six pieds. Puis, avec une dextérité surprenante, il lance hors de sa bouche tubulaire une goutte d’eau, qui ne manque jamais de frapper la mouche et de l’abattre dans la mer, où elle devient bientôt la proie de son ennemi. Le récit d’un trait de mœurs si peu commun éveilla la curiosité du gouverneur de l'hôpital de Batavia, dans l’île de Java. Le fait était attesté par des témoins dignes de foi, mais le gouverneur voulut se convaincre par ses propres yeux de l’authenticité de tels rapports. A cette fin, il fitæemplir d’eau de mer un large bocal, et, ayant plusieurs de ces poissons sous la main, il les mit dans le bocal, dont il renouvelait l’eau tous les jours. En peu de temps, ils se montrèrent réconciliés avec leur état de captivité, et le gouverneur résolut alors de commencer ses expériences. Il prit une mince baguette, au bout de laquelle il piqua une mouche avec une épingle ; puis il plaça cette baguette sur les bords du vaisseau de manière que les pois- sons pussent apercevoir l'insecte. Ce ne fut point sans un sentiment d’inexprimable joie qu'il vit — et cela tous les jours — ces poissons exercer leur adresse en tirant à Ja mouche avec une vélocité merveilleuse; ils ne man- quaient jamais leur but. Ce fait a été observé, depuis lors, par M. Reinwardt, qui admira, lui aussi, l'adresse et l’habileté de ces chas- seurs. Selon lui, les Chinois qui habitent l’île de Java aiment à entretenir ces petits poissons dans des vais- seaux de verre ou de porcelaine. Ils s'amusent souvent à POISSONS OSSEUX 29 suspendre un insecte par un fil et à le présenter aux hôtes de l’aquarium, qui ne manquent jamais de l’as- perger. Les couleurs de ces petits poissons du genre chelmon rostratus sont magnifiques, et la main de l'artiste qui les a distribuées n’est pas moins admirable que ces couleurs elles-mêmes. Cet artiste est Le soleil —- après celui, sans doute, par lequel le soleil a été fait. Je veux seulement dire que le Père de la lumière est le grand peintre de la nature. L'influence toute locale de ses rayons colorants ne glisse pas seulement à la surface de la terre, laissant çà et là, sur les fleurs, les oiseaux, les mammifères des contrées chaudes et lumineuses, les preuves de sa libé- ralité : elle pénètre encore sous les eaux, où elle dore, argente, couvre des nuances les plus chatoyantes les écaiiles des poissons. LE THON Le thon (thynnus vulgaris) appartient à la famille des scombridæ, dont est aussi le maquereau. Ce poisson (le thon) fait une des richesses de la Pro- vence, de la Sardaigne et de la Sicile. Pour l’ichthyologiste voyageur, l’histoire naturelle de chaque poisson se rattache au souvenir des lieux qu'il a visités, où il a laissé des lambeaux de sa vie courte et errante, comme la brebis laisse de sa toison aux brous- sailles du chemin. Marseille! heureuse Marseille! je ne puis écrire sur les mœurs du thon, sans songer à toi ; jai vu tant de ces beaux poissons déchargés sur les 2 90 LE MONDE DES EAUX côtes qui t’environnent; je les ai tant de fois vu trans- porter dans de larges corbeilles, par les bras nus et hâlés des pêcheurs! Je croyais passer huit jours sur ces bords délicieux de la Provence : j'y vécus une année. Marseille, cette molle cité, me retenait par son soleil, par sa mer bleue, cœru- leum mare, par son rocasse blanc. Là, je respirais, aux chaudes heures du jour, cet air frais qui vient de loin, qui a voyagé sur les eaux amères et qui apporte à l’âme plus légère le sentiment de l’espace. Je faisais des pro- menades sans fin sur le vieux et le nouveau port, non sans fréter, de temps en temps, une barque qui me con- duisait par une forte brise jusqu’au pied du château d'If. Que de bonnes heures j'ai passées, seul et recueilli, à voir la mer se jeter sur les cailloux, les quartiers de roche, les môles, et se retirer en écumant ! Que de bons déjeuners j'ai faits à la Redoute avec des clovisses ou des oursins! Comme j'aimais à voir de ma table (j'avais tou- jours soin de choisir la table située près de la fenêtre) les vaisseaux entrer, par les gros temps, dans l’étroit goulet du vieux port! Je ne craignais point, je vous assure, la fatigue, quand il s'agissait de faire des ascensions sur les rochers à pic qui soutiennent et surmontent une petite chapelle dédiée à Notre-Dame de Bon-Secours. J'ap- pelais cela faire un voyage dans la lune : rien ne don- nait, en effet, l’idée d’un monde pétrifié, sec, comme ces amas ét ces têtes de granit blanc, que ne recouvre aucune végétation naturelle et dont les mouvements, indiqués dans les rides de la roche, ont conservé le pli des vagues de feu. Comment dépeindre, d’ailleurs, la lumière incan- descente qui, sous un cielinexorablement bleu, baignait ces pâles récifs ! De temps en temps, la scène changeait de caractère : le noir feuillage des gigantesques cyprès POISSONS OSSEUX 3! répandait, par places, sur ces austères rochers, l’ombre épaisse qui convient à la méditation et au souvenir. J'avais pour ami un médecin qui dirigeait une maison d’aliénés. Cet établissement, situé sur un des plateaux les plus pittoresques du rocasse blanc, était remarquable par lui-même et par les scènes grandioses qui l’entou- raient. Dans un jardin, que je puis appeler artificiel, des arbres, des buissons, des légumes croissaient sur une mince couche de terreau apporté par la main de l’homme et qu'emportait le vent. Quelques plantes, dontla nature est de vivre de soleil et d’air, s’attachaient, elles, ferme- ment à l'épaisseur du roc, et cela, au moyen de racines obstinées qu'elles enfonçaient comme des ongles, Il y avait aussi des oliviers florissants, éternellement verts, qui étalaient, au milieu de toute cette maigre végétation, le contraste de la vigueur et de la santé. Du haut de cette plate-forme de granit, entre deux rochers qui se distin- guaient des autres par un air de beauté sauvage, on apercevait, comme à travers une déchirure, la mer, la vaste mer. Ce spectacle était imposant : vers midi, le soleil allu- mait, dans les eaux tremblotantes à l’œil, un fouillis d'étincelles ; les vagues se déployaient avec majesté, quoique leur mouvement fût contenu entre de puissantes roches; mais, ouvrant tout à coup devant elles le champ des perspectives illimitées, elles laissaient l’œil de la pensée courir à la surface de l’abîme jusqu'aux extré- mités imaginaires de notre planète. Et les pêcheurs de la Méditerranée, quelle belle et aimable race! Je me plaisais à voir se réfléchir dans leurs mœurs les principaux traits du caractère marseillais — ce caractère fait de soleil et de mistral. Il fallait voir leurs jeux, entendre leurs querelles, où il entrait plus 32 LE MONDE DES EAUX d'esprit et d'animation que de colère. Et puis quelle belle insouciance du lendemain! Tant que la mer a des pois- sons — et elle n’est pas près d'en manquer — tant que la tente bleue du ciel, piquée d'étoiles, s'étend sur la tête du riche comme sur la tête du pauvre, tant que la barque, solidement amarrée, oscille d'une vague à l’autre sans prendre eau par les pièces radoubées de bois, le marin provençal dort tranquillement sur ses filets. —N'oublions pas la femme, ni la fille du pêcheur : — un œil noir qui respire la franchise, l'indépendance, une sorte de fierté orageuse — des manières brusques et hardies qui n’ex- cluent point la grâce — un langage coloré — des formes un peu sauvages, mais qui ne manquent pourtant ni de finesse ni de distinction. Elles ont le parfum amer de l'amandier en fleur avec l’âcre saveur de l’olive qui s’adoucit sous la cendre. Le thon nage ordinairement par troupes dans ces belles eaux bleues de la Méditerranée ; il s'approche volontiers des rivages de la Provence et du Languedoc. C’est là sa perte; car les pêcheurs du Midi ont étudié’ses habitudes et ont inventé, en conséquence, tout un système com- pliqué de filets et de manœuvres pour s'emparer de cette riche proie. Il y a deux méthodes de pêche pour prendre le thon. Voyons d’abord la première. On place sur une éminence une sentinelle dont la charge est d'indiquer aux pêcheurs l’arrivée de ce poisson. Cette sentinelle montre la direction suivie par la tribu nageante. Un certain nombre de bateaux partent sous le commandement d’un capitaine, et, après s'être formés en un demi-cercle, réunissent leurs filets de ma- nière à établir une clôture commune. Les thons, alarmés par ces mouvements, se serrent pèle-mêle les uns contre POISSONS OSSEUX 99 les autres. Cependant, la ligne de filets s’allonge rapide- ment par les additions qu’elle recoit aux deux bouts et chasse de plus en plus le banc de thons vers le rivage. Enfin, lorsque les poissons ont été poussés si près de la terre, que l’eau n’a plus que quelques brassées de pro- fondeur, les pêcheurs jettent un large filet terminé en une poche longue et conique. C’est alors le moment de tirer vers le rivage ce filet, qui contient toute l’armée des thons. On tue les plus gros avec des perches et des cro- chets pendant qu'ils sont encore dans l’eau : les plus petits sont transportés à terre dans les bras des pêcheurs. On prend quelquefois ainsi d’un seul coup la valeur de quinze tonnes de poisson. ‘L'autre méthode de pêche consisie en un appareil compliqué de filets que les Français appellent madrague et les Italiens tonnaro. C'est une affaire dispendieuse. Figurez-vous un double rang de larges et longs filets, faits pour pendre verticalement dans les eaux, au moyen de morceaux de liége qui se trouvent attachés en haut et de poids qui l'aittirent en bas. Ces filets se trouvent amarrés par des ancres, de manière à former une clô- ture parallèle au rivage, — quoique située à une certaine distance. Cette barrière s'étend quelquefois sur la lon- gueur d'un mille. Elle se divise en chambres par le moyen de filets qui s’entre-croisent d'intervalle en inter- valle, avec une grande symétrie. Toutes ces chambres communiquent des unes aux autres par d’étroites ouver- tures, ou (comme nous pourrions les appeler) par des portes. Vers le milieu de la ligne, on suspend transver- salement un filet qui s'étend jusqu’au rivage et qui ferme ainsi le passage. C'est l'habitude des thons, comme nous l'avons vu, de nager très-près de la terre. Quand donc leur hu- DJ 34 LE MONDE DES EAUX meur voyageuse les amène vers cette partie de la côte, ils passent entre les filets et le rivage, jusqu’au moment où ils trouvent la route fermée par le grand filet dont nous avons parler en dernier lieu. Ils doublent alors cette limite, qui suspend leur marche, et prennent la direction de la haute mer. Chemin faisant, ils trouvent l'ouverture qui conduit dans la première chambre de l'enceinte; ils y entrent. Là, ils se voient de toutes parts entourés par des filets, excepté sur un point : ils en pro- fitent pour entrer dans la seconde chambre. Des précau- tions ont, d’ailleurs, été prises pour prévenir leur retour: lasciate ogni speranza, voi ch’ intrate! Conduits ainsi d’un compartiment à un autre, ils finissent par atteindre Ja dernière cellule, qu’on appelle la chambre de La mort. Sous cette chambre, près du fond de la mer, il y a un filet tendu horizontalement et que l’on peut élever à volonté. Cependant, les pêcheurs se sont rassemblés dans des bateaux; ils ramènent les thons à la surface par le moyen de ce filet horizontal, et alors le massacre com- mence. Les poissons sont tués à coup de gaule, de croc, et d’autres armes semblables. L'ensemble de cette pêche forme, en vérité, un spectacle curieux et imposant. On prend quelquefois des thons qui ont jusqu'à quinze et seize pieds, et qui font honneur à leur taille par une corpulence bien proportionnée. Je n’en ai jamais vu de cette grandeur ; mais ceux que j'ai observés étaient déjà de beaux poissons, et je passais des heures en admira- tion à voir aller et venir, dans des corbeilles, ces fruits opulents de la Méditerranée. La chair de ce poisson est ferme, saine et très-estimée. J'ai mangé, à Marseille, d’ex- cellents rôtis de thon recouverts de tranches de lard et qu'on aurait pris pour des rôtis de veau, seulement plus délicats. POISSONS OSSEUX 3 (14 Un des grands luxes de la cuisine, ou mieux de la pâtisserie marseillaise, ce sont les pâtés de thon; ils sont chers. Les dévots catholiques qui mangent ces friands morceaux durant le carème et les jours d’absti- nence, font peut-être un dîner maigre; mais j'affirme, du moins, qu'ils ne font pas un maigre diner. La chair du thon se conserve dans l'huile et forme, sous le titre de thon mariné, un des articles les plus estimés des gastronomes. L'ESPADON Ce singulier poisson appartient à la même famille que les thons et les maquereaux {les scombridæ). L'espadon (xiphias gladius) s’est quelquefois laissé prendre sur les côtes de l’Angleterre. On cite l'exemple d’un homme qui se baignait dans le Severn et qui reçut un coup de l’arme formidable que porte devant lui ce gla- diateur des mers. L'homme en mourut. Il arrive encore assez souvent que ce grand et robuste poisson plonge son épée ou sa lance dans les planches d'un vaisseau. Peut-être même, dans plus d’un cas, les navires dont on n’a plus jamais entendu parler et qu’on suppose avoir sombré sous la violence de la tempête, ont-ils succombé à des accidents de ce genre? Il est pro- bable, d’ailleurs, qu’une telle rencontre est, le plus sou- vent, aussi fatale au poisson lui-même qu’au vaisseau. Il est plus facile, en effet, d’enfoncer une pareille arme que de la retirer. Des charpentiers examinèrent, en 17925, le fond du 36 LE MONDE DES EAUX Léopard, qui revenait d'un voyage dans les mers tropi- cales, et ils trouvèrent l’arme d’un espadon fichée dans les charpentes de ce navire. Quelle force il avait fallu à l'animal pour accomplir un tel exploit! Parlez ensuite des coups de lance des anciens chevaliers! Les charpentiers déclarèrent que, pour enfoncer une pointe de fer de la même taille et de la même forme à une semblable profondeur, il aurait fallu huit ou neuf coups d’un marteau pesant au moins vingt-huit livres. Figurez- vous maintenant la force musculaire de ce poisson, qui, lui, avait fait tout ce travail d’un seul coup! Ce qui ajouta encore à l'admiration des hommes de l’art, c’est qu'il était évident, par la position de l’arme, que le poisson avait suivi le navire, quand celui-ci flottait à toutes voiles. L’épée del’espadon avait pénétré, cette fois, à travers un pouce de doublage, trois pouces de planches et un demi- pouce de charpente solide. Il y a d’autres cas où neuf pouces au moins de bois dur ont été traversés. L'espadon est le furieux ennemi de la baleine et du cachalot. Plus d'un voyageur raconte la rage et l'énergie avec lesquelles ce guerrier des mers attaque ses gigan- tesques ennemis. Il faut le voir quand il cherche à plon- ger son arme dans les flancs énormes de ces monstres de l’abîme! On s’est demandé si, quand il attaque les vaisseaux, au risque d’être victime de son animosfté, l'espadon ne prenait point la sombre masse du navire se mouvant sur les eaux pour le corps même de ses ennemis naturels, la baleine ou le cachalot. Ce poisson en est bien capable, car la force ne suppose pas toujours l'intelligence. Je suis, néanmoins, plus porté à croire que l’espadon obéit, dans ces moments-là, à une impulsion aveugle et irrésistible. On n’a pas reçu de la nature une si bonne épée pour ne point s’en servir. POISSONS OSSEUX 31 Il en est de l’arme de ce poisson comme de la corne du rhinocéros : l’un et l’autre de ces animaux sentent, à certains moments, le besoin inéluctable d’éprouver leurs forces n'importe contre qui ou contre quoi. Quand une pareille machine de guerre a été construite et animée d’un souffle de vie, il faut, bon gré mal gré, qu’elle agisse. De là cette sorte de furie avec laquelle l’espadon s’élance sur les obstacles et les grands corps mouvants, sans se soucier qu'ils soient de bois ou de chair, et sans calculer qu’il court au suicide. Il veut frapper, quand même il devrait s’ensevelir dans son triomphe. Ces attaques soudaines et désespérées peuvent encore être provoquées par une autre cause. L'espadon est un des conquérants de l’abîme,; eh bien, cette arme formidable, cette grande force, cette célérité presque incroyable, tout cela ne saurait le défendre contre les tracasseries d’un faible ennemi, d’un misé- rable parasite. Un petit crustacé pénètre dans la chair de ce poisson et le tourmente si bien, que l’espadon s’élance quelquefois contre le rivage avec une violence qui cause sa mort. LE MAQUEREAU Ce poisson est un habitant des mers américaines ; il apparaît d'ordinaire à des saisons fixes et fourmille autour de certaines côtes. Mais son lieu de rendez-vous est dans les limites du cercle arctique; là, il réside en troupes immenses et atteint une taille plus considérable que partout ailleurs. On est fondé à croire que cet accrois- 88 LE MONDE DES EAUX sement et cette multiplication tiennent à la nourriture; le maquereau trouve là des insectes marins en plus grande abondance que dans les mers plus chaudes. Vivant, le maquereau (scomber) est, par l'élégance de sa forme et par l'éclat de ses couleurs — lesquelles re- flètent les teintes de l’arc-en-ciel — un des plus beaux poissons qui fréquentent les côtes de l'Angleterre. La mort ternit un peu ses avantages ; mais elle ne les efface point. Nous avons en anglais une expression que je vou- drais retrouver dans les autres langues : nous appelons ciel-maquereau (mackerel sky) un ciel bleu zébré de raies blanches. Le premier qui a fait passer cette figure dans l’idiome britannique était certainement un poëête et un naturaliste sans le savoir : il avait compris la beauté de ce poisson commun, mais riche en couleurs délicates, éthérées. Le maquereau visite nos rivages par larges troupes; c’est un des bienfaits que la main de la Providence à répandus sur les côtes des froides îles Britanniques. Il arrive vers les mois de mai et de juin. La grande pêche au maquereau se fait à l’ouest de l'Angleterre. Elle est d'une importance considérable; un capital de 200,000 livres sterling au moins y est em- ployé. Les pêcheurs vont en mer à une distance de plu- sieurs lieues, et jettent leurs filets — qui s'étendent quelquefois sur un espace de plusieurs milles —- à tra- vers la marée, durant la nuit. Les maïiles de ces filets sont assez larges pour laisser passer la tête d'un assez gros poisson, et elles le retiennent par les ouïes. On a vu un seul bateau rapporter, après une nuit de pêche, une cargaison qui fut ensuite vendue au prix de 70 livres sterling (1,750 francs). Dans quelques endroits, on prend le maquereau avec POISSONS OSSEUX 39 des lignes attachées au bateau. C’est surtout quand souffle une fraîche brise que ce poisson mord à l’appât. Il est nécessaire que le bateau soit en mouvement pour agiter l’amorce çà et là près de la surface de l’eau. De là, l'expression anglaise : « Il soufflait une brise-maquereau (a mackerel gale). On prétend que les maquereaux aiment la chair hu- maine. Pontoppidan nous raconte qu'un marin, apparte- nant à un vaisseau qui mouillait dans un des ports de la Norvége, alla se baigner dans la mer, où il fut bientôt perdu de vue par ses compagnons. Au bout de quelques minutes cependant, il reparut à la surface, assailli par un grand nombre de poissons qui le poursuivaient. Les gens vinrent à son secours dans un bateau et repous- sèrent à grande peine les maquereaux acharnés contre cet homme; mais il était trop tard. Tiré de l’eau par les mains de ses camarades, le pauvre diable expira au bout de quelques instants. Le célèbre garum des Romains était une conserve pré- parée avec ce poisson. On pratique cette recette à Con- stantinople. Le meilleur garum était autrefois fabriqué à Carthagène, — une énorme quantité de maquereaux étant prise chaque année dans une île voisine, qu'on appelait, à cause de cela, Scombraria. Rien de plus curieux, mais rien, jusqu'ici, de plus obscur que les migrations des tribus à nageoires. On avait d’abord cru que les poissons vivant en société voya- geaient du nord au midi. Des faits intéressants semblent indiquer maintenant que, selon le climat, des bancs suc- cessifs de maquereaux s'approchent des côtes pour y frayer. Il existe, en effet, près de certaines côtes de l'Angleterre, — par exemple, aux environs de Hastings, — de véritables nids de maquereaux : ces nids sont dis- 40 LE MONDE DES EAUX tribués de manière qu'ils puissent être favorisés par le mouvement des marées. Nous sommes très-loin de regarder le problème comme résolu par ces observations particulières ; la grande loi des migrations ichthyologiques reste inconnue; mais les physiologistes qui se proposent de découvrir cette loi, devront très-certainement, tout en tenant compte des autres causes, faire dans leurs calculs une large part à l'instinct reproducteur des poissons. LE DORÉE Il existe un véritable calendrier de la nature. Le natu- raliste n’a pas besoin d’almanach pour savoir dans quelle saison, dans quel mois de l’année il vit. Il lui suffit de regarder les oiseaux qui visitent nos bois, nos champs, nos bocages ou le bord de nos marais, les in- sectes qui peuplent l’air, les fleurs qui brodent le vête- ment de la terre. En se promenant dans un marché de Londres, l’ichthyologiste sait tout de suite à quoi s’en tenir sur le temps de l’année. Voit-il le saumon, le tur- bot, le maquereau, le surmulet, le brochet et le jean dorée, enrichir de leur abondance les étalages des pois- sonniers, il se dit : « Nous sommes en mai ou en juin. » Le jean dorée est le Jupiter forgeron des anciens : Zeus faber. Une tradition veut que le jean dorée soit le poisson hors de la bouche duquel saint Pierre tira la pièce de monnaie nécessaire pour acquitter le tribut. Et la preuve, c’est que l’apôtre a laissé sur les côtés de l'animal la BOISSONS OSSEUX 221 marque de son doigt et de son pouce. Que pouvez-vous désirer de mieux que ce signe visible et incontestable d'identité? Et, pourtant, d’autres, non moins bien infor- més, prétendent que ce poisson miraculeux, ami de l’ordre et du payement des impôts, n’était pas le dorée, mais la merluche. — Je laisse aux théologiens le soin de décider ce point délicat de doctrine. Le dorée n’en a pas moins la gloire d’être appelé, en France, le poisson de saint Pierre. Ces superstitions de la science ont un charme, sans doute, et l'ichthyologue aime, tout en souriant, à les re- cueillir. Les anciens faisaient grand cas des qualités culinaires du dorée. Ces qualités ont ensuite été méconnues pen- dant longtemps. Le dorée était rentré dans la foule obscure des habitants de l’eau qui n’ont point l'honneur d'attirer l'attention des gourmands. Il paraît mème que sa laideur contribuait au dédain et à la répugnance générale qu’il inspirait, du moins comme poisson comestible. Enfin, Quin vint! — Quin, le prince des bons vivants : il osa, lui, attaquer à belles dents le préjugé. Ce chef des épicuriens ne dédaignait point de faire le voyage de Bath à Plymouth, tout exprès pour manger le dorée à l’état de perfection. On lui doit d’avoir ajouté à nos ta- bles un mets délicat; car son exemple a été suivi. La lai- deur du poisson a été oubliée en faveur de ses bonnes qualités alimentaires, et la réputation du dorée s’est dé- finitivement établie dans la Grande-Bretagne. On trouve le dorée sur les côtes ouest de l'Angleterre. On le pêche aussi dans la baie de Biscaye, où il est d’une plus grande taille que sur nos rivages; mais la vraie pairie de ce poisson est la Méditerranée. Ovide l’a appelé le rare, — rarus faber. Cette épithète 4 42 LE MONDE DES EAUX s'adresse plutôt à l'excellence qu’au petit nombre de ces poissons. — À moins encore qu'Ovide n’ait eu besoin de deux syllabes longues pour construire son vers, et qu’il n'ait pris l’épithète de rarus, comme il en aurait pris une autre : les poëles anciens et modernes n'ont souvent pas eu de meilleures raisons que celles de la rime ou de la quantité pour qualifier comme ils l’ont fait les êtres vi- vants. Et voilà comme on écrit l’histoire de la nature! Il nous reste à rechercher l'origine d’un nom. Plu- sieurs, et je suis assez de leur avis, prétendent que ce poisson a été appelé dorée à cause de ses belles couleurs d’or, lesquelles de son vivant sont très-resplendissantes. Ce que nous avons dit de sa difformité s'adresse, non point à la robe, mais à la forme de l’animal. D’autres natura- listes — et ce sont surtout les naturalistes gastronomes — affirment que dorée est une corruption d’adorée. Sir Joseph Banks, lui, était de cette opinion; il avait coutume de dire que « c'était le plus adorable de tous les pois- sons parce qu'il n’exigeait pas de sauce. » L'ÉPINOCHE C’est ici le lieu et le moment, si je ne me trompe, de donner quelques instructions à ceux qui se proposent de former un aquarium d’eau douce; car l’épinoche est un des poissons les plus amusants à voir dans l’état de captivité. La recette est bien simple : placez dans un vaisseau de verre, quelle qu’en soit la forme, du sable de rivière bien lavé; déposez sur cette première couche un autre lit de POISSONS OSSEUX 43 sable argenté, que vous aurez également soin de laver convenablement. Versez doucement sur le tout environ une pinte d’eau de rivière, et plantez environ deux poi- gnées d'herbes aquatiques que vous aurez achetées chez le marchand; remplissez ensuite le vase avec de l’eau jusqu'à deux pouces du rebord. Lorsque vous aurez laissé reposer quelque temps, ajoutez une douzaine de petits poissons et de mollusques d’eau douce. Nourrissez votre petite famille avec des vers rouges et des croûtes de pain. Je suppose, en écrivant ces instructions, que vous ha- bitez la ville; mais, si vous vivez à la campagne — là où les eaux sont prolifiques — vous ferez mieux de choisir par vous-même vos herbes, de prendre le poisson de vos propres mains et de cueillir en quelque sorte vos mollusques. Rien ne réjouit comme ce qu’on a fait soi- même. Si vous avez un fils, tenez à ce que l'aquarium soit son ouvrage; il s’y intéressera davantage. Seule- ment, au milieu de ce luxe de végétation aquatique — entouré que vous êtes, je le suppose, de rivières, de canaux ou d’étangs — apprenez à faire un choix. Ces lis d’eau sont trop volumineux; ces glaïeuls sont d’une trop grande taille; cette masse épaisse et visqueuse d'herbes que j'aperçois là-bas et qui donne un abri aux lézards d’eau et aux petites grenouilles, n'aurait rien d’attrayant dans votre maison de verre. Et pourtant ne rejetez pas non plus sans discernement les richesses qui vous sont offertes : cette masse confuse d'herbes sauvages va nous fournir quelques-uns de nos spécimens les plus intéres- sants. Mais procédons avec ordre. Et, d’abord, j'ai surtout en vue un aquarium à bon mar- ché; car je ne voudrais point que ce réservoir artificiel — ce petit monde des eaux — fût un amusement pour 44 LE MONDE DES EAUX le riche seulement; je voudrais qu'il pût fournir une matière d'instruction à toutes les classes de la société, mais surtout au pauvre. Le riche a les bals, les concerts, les théâtres, les réunions, les courses en voiture et à cheval, le pauvre n’a guère d’autres distractions que celles qu’il sait chercher dans la nature, et ce sont Les meilleures. Ces récréations à peu de frais seront surtout utiles pour la jeunesse. Se familiariser avec les formes élé- gantes de la flore aquatique et avec les mouvements gra- cieux des poissons, c'est là un passe-temps qui tend à raffiner le goût des enfants. Je désirerais qu’un aqua- rium fût placé dans chaque école nationale, dans chaque famille. Pour atteindre ce but, il faut que le matériel ne reviennespoint à un prix élevé. Les jardiniers se servent, pour protéger les jeunes plantes, de cloches en verre, qui, toutes grossières qu'elles sont, se montrent assez transparentes pour qu'on puisse voir les objets à travers et les distinguer suffisamment. On peut se procurer ces cloches pour une bagatelle. J'ai expliqué comment et pourquoi cette forme globu- laire n’était point la plus favorable, je lui préfère, et de beaucoup, la forme rectangulaire, parce que les objets, vus à travers une surface de verre plane, apparaissent tels qu'ils sont réellement, tandis que, quand les côtés du vaisseau sont circulaires, les rayons de la lumière se trouvent réfractés au passage, et les objets apparaissent ou distordus ou amplifiés. Les hôtes aquatiques prospé- reront néanmoins tout aussi bien, quelle que soit d’ail- leurs la forme de leur habitation. Que vous proposez-vous en faisant un aquarium d’eau douce ? De créer un étang en miniature, dans lequel les animaux et les plantes vivent et croissent — assortis dans POISSONS OSSEUX 45 de telles proportions, que les uns et les autres puissent également florir,— et arrangés de telle sorte, que chacun de nous puisse épier leurs habitudes avec autant de plaisir que de profit. Voilà le but : voici maintenant les moyens d’y arriver. Il est bon de faire par soi-même des expériences pour découvrir le juste équilibre entre la quantité des plantes et celle des animaux, de manière que la prospérité des unes serve au bien-être et à la prospérité des autres. Ces expériences, je vous jure, ne seront point perdues; elles accroîtront vos connaissances et vos réflexions sur l’ad- mirable économie de la nature, qui, sans effort, elle, maintient dans l'univers l’harmonieux arrangement des choses.—Qui que tu sois, grand ou petit, du moment que tu te proposes de faire un aquarium, tu prends l’obli- gation d'imiter, sur une petite échelle, la Providence dans la dispensation de l’ordre et de la vie : il te faut donc étudier et appliquer ses lois. Or, une de ces lois les plus admirables, quoique les plus élémentaires, c’est, à la surface du globe, l’antago- nisme entre le règne végétal et le règne animal. Cet an- tagonisme n’est, d’ailleurs, qu’apparent, puisqueles deux règnes sont nécessaires l’un à l’autre; mais il ne faut point qu'ils empiètent sur leurs droits réciproques ; car, alors, l'économie qui règne sur la terre et dans le monde des eaux se trouverait bouleversée. Le gouvernement d’un aquarium est une leçon perpé- tuelle d'histoire naturelle, et j'ajouterai, une lecon de morale. Il nous apprend qu'il n’y à point de créatures viles ni méprisables, car il n’y a point de créatures inutiles. Quoi de plus humble en apparence que la limace d’eau douce? Et, cependant, gardons-nous bien de mé- connaître ses services dans la constitution de notre 4, 46 LE MONDE DES EAUX aquarium. Sans elle, nous ne ferions rien de bon. Cet obscur mollusque est un fonctionnaire public : il préside à l’édilité publique, à la voirie de notre cité de verre et d’eau. Il a son devoir marqué : il est le boueur de la communauté, et, à ce titre, il ne mérite pas moins de fixer notre attention que les plus riches représentants des tribus à nageoires, lesquels glissent dans l’eau avec des paillettes d’or et d'argent. Dans ce globe de verre, nous avons ainsi une image de la société, un exemple du respect que les hommes se doivent entre eux, qu’ils doivent surtout aux professions regardées comme basses et ignobles — mais non sans injustice — car la somme de ces travaux répugnants est nécessaire à l’économie de la civilisation, et sans eux, sans les rudes mains qui les accomplissent, les travaux intellectuels, les arts libéraux n’existeraient point. Savez-vous où j'aimerais à placer un aquarium ? Dans la cellule du prisonnier. D'abord, ce serait un acte d’hu- manité que d'occuper ses heures de loisir ou plutôt d'ennui à quelque chose d’intéressant, et, ensuite, je veux croire que le spectacle de la vie des eaux, expliqué et commenté par la bouche d’un moraliste, élèverait l’âme du condamné vers un ordre de considérations reli- gieuses. Tel dont l'intelligence reste insensible et voilée devant la lecture de la Bible, tel qui résiste aux exhorta- tions et aux discours d’un aumônier plus ou moins rhéteur, se laisserait peut-être gagner à l'instruction des faits. Ce petit monde des eaux — image du grand monde aquatique, dont il reproduit, à un certain degré, les ad- mirables lois, dont il exhibe les créatures et les mer- veilles — raconte aux yeux les plus obstinément fermés la nécessité d’une cause première. La plupart des plantes aquatiques s’alimentent princi- POISSONS OSSEUX 47 palement, sinon exclusivement, de la nourriture qu’elles tirent de l’eau; elles demandent donc très-peu de sol. Jetées indistinctement dans l’aquarium, elles s’élèveront vers la surface, ou elles flotteront çà et là suspendues dans l’eau, quelquefois même avec leurs racines ren- versées — c’est-à-dire les pieds en haut et la tête en bas. J'insiste sur ces préliminaires, parce que la beauté et aussi la prospérité d’un aquarium dépendent autant des plantes que des animaux. La culture de la flore aquatique serait encore un objet digne d'intérêt, quand même on ne mettrait point de poissons dans le réservoir. Ce serait, en ce cas, une serre qui dévoilerait la végéta- tion des eaux. Cette flore est si riche par elle-même en formes délicates, en fleurs gracieuses, en feuilles lisses ou veloutées, qu'il faudrait consacrer à cette partie de l'aquarium — la partie botanique — un chapitre tout entier, — j'allais dire un livre. Il y en a même qui se sont demandé s’il ne vaudrait pas mieux avoir deux vaisseaux séparés — un pour les animaux et un autre pour les végétaux — de manière que les représentants des deux règnes eussent un champ plus vaste pour se développer. Quitte à donner tout à l'heure mes motifs, je répondrai résolûment : — Non. U n’y à point de poissons, de mollusques, ni de crus- tacés, qui puissent vivre longtemps dans lemême volume d’eau, à moins qu'il n'existe des moyens de renouveler l'oxygène consommé par l'acte de la respiration. La quan- tité de fluide aériforme qu'absorbent les poissons est relativement petite, — si nous la comparons à celle des animaux à sang chaud ; mais, quelle qu’elle soit, si nous plaçcons les poissons dans une eau qui ait été entière- ment privée d'oxygène par des moyens artificiels, — 48 LE MONDE DES EAUX comme à l’aide d’une pompe ou par l’ébullition, — nous les verrons invariablement périr. Les branchies, comme nous l’avons vu, font, chez eux, l'office des poumons chez les animaux à sang chaud; si le jeu de ces organes se répète pendant un temps considérable (lequel varie, eu égard aux différentes espèces), le volume de l'oxygène se trouve tellement réduit, que la circulation s’embarrasse et finit par s’arrêter : les poissons sont alors noyés ou suffoqués dans leur propre élément. Absolument comme un homme qui tombe dans la mer, perd la vie, non à cause d'aucune qualité nuisible de l’eau sur son système, mais parce que le fluide qui se présente à ses poumons ne contient plus assez d'oxygène pour aérifier le sang. L'homme peut être ressuscité, si le souffle n’est pas tout à fait éteint : il suffit pour cela de le replacer dans un milieu qui convienne à ses fonctions respiratoires; et de même, un poisson, à demi noyé, peut être rappelé à la vie, en étant plongé dans de l’eau nouvelle. En conséquence, les poissons qu'on garde dans un réser- voir ne contenant que de l’eau, demandent que ce liquide soit fréquemment changé. Mais, dans un aquarium qui contient aussi une proportion convenable de plantes et qui se trouve placé de manière à être abrité des rayons directs du soleil, ces mêmes poissons peuvent prospérer longtemps sans que l’eau soit renouvelée, parce que les végétaux qui y croissent élaborent assez d'oxygène pour remplacer celui que ces animaux ont consommé. Les plantes, elles, respirent, non l'oxygène, mais le gaz acide carbonique. Or, il est facile de se faire une idée du mécanisme en vertu duquel elles obtiennent cet ali- ment. L'eau qui entre dans la bouche du poisson chargée, soit d'air atmosphérique, soit de pur oxygène, force ce dernier gaz à se combiner avec le carbone animal, et POISSONS OSSEUX 49 s'échappe ensuite à travers les branchies, chargé, cette fois, d'acide carbonique. Un aquarium parfait serait celui qui aurait ses deux proportions de vie animale et de vie végétale tellement balancées, que, une fois en action et en exercice, elles se maintinssent l’une par l’autre sans aucune intervention extérieure. Les plantes devraient fournir aux poissons la somme de matière respirable qui leur convient, et les eaux devraient ainsi demeurer en tout temps égale- ment aérifiées. Est-il possible à l'amateur d'établir avec précision cet admirable équilibre? Nous sommes forcé d’en douter. Il n’est guère donné à l'homme de réaliser d’une manière artificielle, dans de petits réservoirs, ce que la nature a fait et fait encore tous les jours pour les rivières et les lacs. Il est, d’ailleurs, vrai de dire qu'elle a, en outre, sous la main, des moyens de réparation qui nous man- quent : — les vents et les pluies. Faut-il en conclure qu’un aquarium parfait existe seu- lement en théorie? Peut-être; mais nous pouvons, du moins, imiter la nature d'assez près pour procurer à nos hôtes une partie des avantages qu'elle sait, elle, assurer, sans peine et sans travail, à ses créatures. J'ai insisté sur cet antagonisme fécond entre la respi- ration animale et la respiration végétale, parce que c’est une des plus admirables lois qui entretiennent l’écono- mie de la vie à la surface de notre globe. L’oxygène est impropre à l’aérification des plantes; le gaz acide car- bonique est impropre, d’un autre côté, à l’aérification des animaux; mais c’est surtout ici qu’il est vrai de dire que deux négations valent une affirmation. A cette loi, ou, pour mieux dire, à cette antinomie qui anime l'écorce de la terre, qui la revêt de verdure et la 00 LE MONDE DES EAUX peuple d’une infinité d'êtres marchant, volant ou na- geant, nos réservoirs domestiques apportent un certain degré d’évidence. Or, notre principal but, en faisant un aquarium, est l'étude — sur une échelle très-restreinte, sans doute, — des conditions qui entretiennent et per- pétuent la vie dans nos fleuves, nos lacs et nos mers. Ce petit monde des eaux doit reproduire, jusqu’à un certain point — en l'expliquant et en le commentant — le grand monde des eaux. La conséquence pratique à tirer de ces notions, c’est que l’assemblage des plantes et des poissons, dans un même aquarium, nous dispense de renouveler aussi souvent le volume d’eau; mais, comme, d’un autre côté, l’homme est impuissant à établir une balance parfaite entre les représentants des deux règnes, à peser d’une main sûre les éléments respiratoires dont l'échange pro- duit la vie animale et la vie végétale; comme il manque, d’ailleurs, dans son petit laboratoire, de beaucoup de forces qui agissent et qui se combinent sans cesse dans le grand laboratoire de la nature, il sera nécessaire de changer, ou, en d’autres termes, d’aérifier l’eau, de temps en temps. Quelques amateurs cherchent à imiter en petit l’action naturelle des vents en introduisant le bout d’un soufilet dans l’eau et en soufflant avec force. D’autres se servent, et avec succès, d’une seringue de jardin. Mais vous évi- terez de souffler dans l’eau avec la bouche au moyen d'un tube ou d'un chalumeau : l’air qui sort des pou- mons, étant chargé de gaz acide carbonique, tendrait à vicier, plutôt qu’à purifier, l'atmosphère de l'aquarium. On peut représenter la pluie en versant, d'une hauteur considérable, de l’eau fraîche à l’aide d’un arrosoir. Un amateur a même inventé un appareil qui combine à la | POISSONS OSSEUX 51 fois les avantages de la pluie et de l’eau courante. Cet appareil a le mérite d’être simple, efficace et peu coû- teux. Il établit dans l'aquarium un courant qui dure pendant au moins une demi-heure et qui finit par s'arrêter de lui- même. Je parle de deux tubes de gutta-percha, ayant chacun la forme d’un U, mais avec un des deux jambages plus grand que l’autre. Posez à une hauteur convenable de votre aquarium un vase d’eau pure; prenez un des deux tubes en ayant soin de tremper dans l'eau Ia branche la plus courte; attirez avec la bouche par la branche plus longue, et l’eau tombera immédiatement dans l’aquarium, apportant de l’air avec elle. Ayez maintenant un autre vase tout prêt, mais vide et de la même grandeur que l’autre. Placez le second tube ou le second siphon d’une manière inverse — la branche la plus courte plongeant dans l'aquarium et la branche la plus longue se trouvant dans le vaisseau vide; — ce vaisseau vide doit être placé un peu au-dessous du niveau de l’eau qui se trouve dans l'aquarium. Les deux siphons continueront ainsi de fonctionner jusqu'à ce que le premier vase se trouve vide et que Île second se trouve plein. A l’aide de ce procédé si simple, vous donnez à vos hôtes, toutes les fois qu'il vous plaît, un changement d’eau et d'air; vous faites un fleuve ou tout au moins un ruisseau. Tout homme qui réduit les animaux à l’état de capti- vité, s'engage à être leur providence. Il n’a pas le droit de les soumettre à des privations ou à des souffrances que ces animaux ne connaissaient pas, du moins au même degré, dans l’état sauvage. Celui qui gouverne un aquarium à, je ne dirai pas charge d’âmes, — car il 02 LE MONDE DES EAUX n'est point très-prouvé jusqu'ici que les poissons aient une âme, — mais, au moins, charge de vie. Il doit donc s'ingénier à être pour eux une seconde nature. Les mêmes soins doivent s'appliquer à la tempéra- ture de l’aquarium. Certains poissons se montrent ca- pables de soutenir l'extrême froidure et l’extrème cha- leur ; mais il s’en faut de beaucoup qu'ils soient tous à l'épreuve des rigueurs de la saison d'hiver. Dire qu'ils ne souffrent pas du froid, c’est parler bien à son aise d'une chose qu'on ne connaît point. N'oubliez pas que, par les temps de gelée, les poissons de nos étangs se retirent dans les eaux les plus profondes, et que, là, quelques-uns d’entre eux s’ensevelissent dans la vase. Si les poissons se montrent sensibles au froid, dans ces grands milieux où ils ont des moyens d’abri et de dé- fense, à plus forte raison ont-ils le droit de se plaindre de l’abaissement de la température dans nos petits réser- voirs domestiques. Comparez, en effet, les conditions d’un étang à celles d'un aquarium : quelle différence ! Dans les étangs, quand l’eau froide monte à la surface et se convertit en glace, le poisson descend vers des couches plus douces et, pour ainsi dire, vers des climats plus tempérés; mais, dans l'aquarium, où ira-t-il pour se réchauffer ? J'ai vu tous les hôtes d’un aquarium — à l'exception d'une carpe prussienne et d’une tanche — détruits en une nuit par manque de soins, et cela, lors- qu'un étang voisin était à peine couvert d'une légère croûte de glace. La main de l’homme doit donc entre- tenir les eaux captives à une température, sinon uni- forme, du moins, ni trop haute, ni trop basse. Ces instructions générales s'appliquent à tout aqua- rium d’eau douce. J'arrive maintenant à l'histoire naturelle de l'épinoche POISSONS OSSEUX 53 (gasterosteus), qui forme, comme je l’ai dit, un “2 hôtes favoris de la maison. | La captivité soumet, assure-t-on, les esprits les plus re- muants. S'il en est ainsi pour l’épinoche, ce poisson doit être, à l’état de liberté, le prince du mouvement. Jetées dans l’aquarium, les épinoches s’élancent comme des enfants qu’on laisse sortir de la classe dans la cour des récréations. Volant dans toutes les directions, elles vont reconnaître tout d’un coup les limites de leur nouvelle résidence. Au bout de quelques heures, leur plan de con- duite est tracé pour l'avenir. Ce plan peut être expliqué en quelques mots : épier tout, attaquer tout être vivant qu'elles rencontrent, avaler tout ce qui se meut dans l'eau — pourvu que ce ne soit pas trop gros pour leur bouche — et tourmenter, autant qu'elles peuvent, leurs compagnons de captivité. Elles se réunissent par bandes; et, différentes en cela des brigands — auxquels elles ressemblent sous tant d’autres rapports, — les épinoches ne s'associent point pour combiner une attaque, mais pour le plaisir de se quereller à propos de butin. Si une parcelle de bois ou toute autre chose du même genre descend dans l’eau, la plus agile de la bande la saisit et l’avale ; mais, la trou- vant rebelle au sens du goût, elle la dégorge au profit d'une deses pareilles, la seconde en activité, qui lorgnait tout à l’heure l'opération d’un œil’attentif; le morceau passe ainsi de bouche en bouche jusqu’à ce que, reconnu décidément impropre à la nutrition, on le laisse tomber et reposer au fond de l’eau. Malheur aux mollusques que rencontre l’épinoche, s'ils ne cherchent point une prompte retraite au fond de leurs coquilles! Le grand scarabée d’eau lui-même est obligé de rebrousser chemin s’il ne veut point subir 5 L o+ LE MONDE DES EAUX l'indignité d'avoir ses cornes tirées et son dos frappé . chaque fois qu’il change de quartiers. Jetez-vous un ver dans l’aquarium, toute la bande le flaire simultané- ment : le premier venu l’avale autant que le permet la capacité de ses voies digestives et s'éloigne, comme un trait, de ses camarades envieux, en rusant comme un lièvre; mais en vain : un plus grand et plus fort membre de la famille est là qui guette. Il a vu une queue tordue et inabsorbée se projeter hors de la bouche de son camarade. Cette queue, il la saisit sans scrupule, puis part à toute vitesse, traînant cà et là dans l'aquarium sa victime. Si rapide et si adroit que soit le tour, il n’a point échappé à la surveillance d’un autre frère d'armes aussi fort et aussi vorace que lui-même. A peine le der- nier a-t-il réussi à prendre le morceau de la bouche de son voisin, qu'il est attaqué, dévalisé par un autre qui ne se montre pas, lui, d'aussi bonne composition. Cha- cune des épinoches a maintenant un des bouts du pauvre ver inoffensif qui se trouve mangé par deux ennemis à la fois. Ces deux adversaires exécutent de concert une course aussi amicalement que deux lévriers en laisse. A la fin, le plus faible ou le moins persévérant cède, dégorge sa moitié, et laisse le vainqueur achever son repas. Heu- reux quand celui-ci n’est pas obligé, à son tour, de rendre sa proie à quelque nouveau brigand! J'ai passé des heures entières à observer de telles scènes. Dans cette chasse au ver, j'avais une allégorie vivante de l’avidité avec laquelle les hommes se dis- putent les richesses. Quelquefois un petit fier-à-bras prend la résolution insolente de persécuter un des membres de la commu- nauté, quinze à vingt fois plus gros que lui — par exemple, une carpe prussienne douce, désarmée, inof- POISSONS OSSEUX bb] fensive. J'ai été témoin oculaire d’un engagement de ce genre-là. Une carpe se tenait immobile à mi-eau : à peine si une légère ondulation se faisait remarquer dans une de ses nageoires. Elle semblait rêver. Tout à coup, une épinoche -— les épines dressées et armée d’une viva- cité de coup d’œil dont on croirait difficilement ces petites créatures susceptibles — se précipite avec la ra- pidité de l'éclair, donne un choc à la nageoire de la carpe et bat en retraite. La carpe, désapprouvant cette manière de saluer le monde, se meut et va chercher un autre lieu de repos; mais, hélas! elle n'y trouve pas ce -que cherchait Dante : la paix. Son persécuteur n’est point d'humeur à se laisser si vite déconcerter dans ses plans, il renouvelle ses attaques. C'est maintenant à la queue de l'animal qu'il en veut. La pauvre carpe ne cherche point à user de représailles : cette patience, néanmoins, ne touche point le cœur de son ennemi. Sa jolie queue et ses nageoires, hier si coquettes (je parle de la carpe), pendent maintenant en lambeaux. Si vous tenez à avoir un aquarium paisible, vous n'y introduirez donc point d’épinoches. On raconte de terri- bles histoires sur la manière dont quelques-unes d’entre elles ont empalé leurs compagnes de captivité au bout de leurs formidables épines. F’ai trouvé moi-même plu- sieurs fois des épinoches mortes et couchées sur le dos dans mon aquarium : elles pouvaient être mortes, je l’avoue, par des causes naturelles ; mais les circonstances étaient au moins de nature à faire naître des soupçons, el un juge d'instruction, tant soit peu désireux de faire son chemin, y aurait certainement vu matière à une enquête. Les épinoches tourmentent les carpes et les poissons rouges ; elles ont même la mauvaise habitude de s’entre- tuer les unes les autres; mais je les ai vues permettre à 56 LE MONDE DES EAUX une très-petite ablette de vivre parmi elles durant plu- sieurs mois sans lui faire de mal. | Si querelleurs et si batailleurs que soient ces petits tyrans, ils ont pourtant des qualités. Ils se montrent exemplaires dans leurs relations de famille. Ce fait n’a point lieu de nous étonner; car nous savons avec quel dévouement les ours et les tigres défendent leurs petits. Regardez dans votre réservoir de verre, voyez celte épinoche qui est plus grosse que les autres, elle est re- vêtue d'une cotte de mailles comme un chevalier du vieux temps, elle resplendit de pourpre et d’or. C'est un mâle. Observez comme ses yeux brillent et présentent à chaque instant une nouvelle couleur. Ce mâle est le roi de notre petit peuple. 11 a des fonctions importantes & remplir. Si vous regardez bien et si vous êtes heureux (car il y a une bonne et une mauvaise chance pour les observa- teurs), vous verrez le merveilleux petit poisson, dans l’espace de quelques jours, construire un nid. Il com- mence par se saisir d’un brin d'herbe, puis d'un autre, et les emporte dans un coin pour les mettre en sûreté. Enfin, son nid est fait. Tout étant préparé, il attire douce- ment et gentiment sa compagne vers leur nouveau logis. Là, notre femelle dépose ses œufs et, cela fait, résigne ses fonctions maternelles entre les mains de son époux — si toutefois les poissons ont des mains. C’est à lui de veiller désormais sur le sort de leur progéniture. Notre héros, vêtu de pourpre et d’or, s’acquitte de ces soins avec la conscience d’une nourrice. Il monte la garde autour du trésor de fécondité conjugale avec un zèle inquiet, qu'on ne retrouve chez aucun autre mâle de la création. Il pousse même l'attention jusqu’à rafraîchir les eaux avec ses nageoires comme avec un éventail. \ POISSONS OSSEUX y Mais voici que les jeunes sont éclos. Le mâle surveille maintenant toutes leurs allées et venues. Il nage autour d'eux, çà et là, avec la plus grande sollicitude. Sur le champ de bataille, c'est un guerrier; mais, dans sa famille, c'est une mère. Une dame écrivait d’Aberdeen à M. Lankester, et décrivait ainsi les merveilles vivantes de son aquarium ; « Une épinoche à quinze épines sur le dos (gasterosteus spinachia) construisit son nid sur un morceau de roche qui était revètu d’une belle herbe marine; le poisson déposa d'abord le frai, puis le recouvrit avec des herbes détachées et flottantes qu'il relia ensemble au moyen d'un long fil. Il surveilla ensuite le nid durant environ trois semaines, ne le quittant jamais, si ce n’est pour donner la chasse aux autres poissons indiscrets, quand ils s’approchaïient trop près de son trésor. Si l’on intro- duisait une baguette dans le voisinage du nid, le poisson s’élançait, bouche béante, pour attaquer cet ennemi et il le mordait avec une grande furie. À l'expiration des trois semaines, le menu fretin fit son apparition par centaines. Mais je suis triste de dire que les jeunes disparurent presque aussitôt, — dévorés qu'ils étaient par les autres poissons ou pris dans les tentacules des anémones de mer. L'épinoche continua de protéger le nid tant qu’un seul des jeunes fut vivant. » On voit donc que, malgré son caractère hargneux, ce poisson a un bon petit cœur. Avec un ensemble de qualités si différentes, l’épinoche — on ne doit point s’en étonner — a été jugée très-diffé- remment par les observateurs. Chacun d’eux s’est placé à son point de vue. Celui-ci a été surtout frappé par les habitudes taquines de ce petit bandit. Celui-là a surtout remarqué la nature courageuse de ce poisson, ses mœurs CE o8 LE MONDE DES EAUX domestiques, ses instincts si variés. Les naturalistes sont comme les moralistes ; ils jugent d’après les dispo- sitions particulières de leur esprit : tel voit partout le bien, tel autre le mal. Gœthe disait que chacun de nous — le meilleur comme Je pire — cache en lui quelque chose, quelque sentiment, quelque souvenir, qui — si cette chose était connue — le ferait haïr de son meilleur ami. A cette remarque misanthropique, j'opposerai une sen- tence de Shakspeare, qui, se plaçant, lui, à un point de vue inverse, a dit: « Il y a, même dans les choses mauvaises, une âme de bonté que les hommes, en observant bien, pourraient extraire. » J'aime mieux la pensée de Shakspeare que celle de Gœæthe; elle part d’une meilleure nature. L'épinoche, vue à travers la vitre de l'aquarium, est une source d'observations sans fin, et, comme ce poisson vit dans toutes les eaux, aussi bien que sous toutes les températures, je ne saurais trop le recommander aux amateurs. Il se montre, par exemple, sujet à des change- ments de couleur très-extraordinaires. Des épinoches, placées dans une carafe autour de laquelle on a soin de rouler un morceau de soie noire, changent de couleur en quelques minutes et à vue d'œil. Les nuances de cet habitant de l’eau pâlissent ou deviennent tantôt plus foncées, tantôt plus brillantes, selon la nature du vais- seau dans lequel on le place pour quelque temps. Mettez ce poisson dans un bassin blanc, et le beau vermillon de la poitrine disparaîtra presque entièrement; transférez-le, au contraire, dans une jarre de terre noire vernissée, et les teintes se ranimeront aussi vite qu'elles se sont, pour ainsi dire, déflorées. Mais j'aurai l’occasion de revenir POISSONS OSSEUX o9 sur ce singulier phenomène : la faculté qu'ont certains poissons — peut-être même tous les poissons vivants — d’assortir, jusqu à un certain point, leurs couleurs à la couleur des milieux extérieurs qui les environnent. On distingue sept espèces d’épinoches, qui s'accordent — ces poissons hargneux s'accordent du moins en cela — à avoir le corps couvert de plaques brillantes au lieu d’écailles. Elles ont de trois à quinze épines situées entre la tête et la nageoire dorsale; ces épines se dressent et s’abaissent à volonté. Plusieurs des sept espèces vivent à la fois dans les eaux douces et dans les eaux salées. J'ai trouvé des épinoches parmi les minces poissons que Îles pêcheurs rejetaient de leurs filets, en manière de rebut, sur les côtes de la mer. A ceux que les mœurs turbulentes des épinoches, vues de trop près, indisposeraient contre ces pies-grièches des eaux, à ceux qui trouveraient que les vertus de famille ne rachètent point suffisamment les dispositions mutines et acariâtres des hôtes favoris de nos aquariums, nous ferons observer que ces petits êtres habitent une mai- son de verre — la maison dont parlait Socrate — et que la vie de plusieurs d’entre nous perdrait, peut-être encore plus que celle de ces poissons, dans l'estime publique, à être ainsi vue à travers des murs transparents. POISSONS-GRENOUILLES Nous venons de désigner ce groupe curieux et gro- tesque par son nom vulgaire; mais on a l'air bien plus 60 LE MONDE DES EAUX savant en appelant cette famille de poissons : les lophiadæ. Leur forme, leur peau nue et tuberculeuse, leurs sombres couleurs, leur bouche grande et largement ou- verte, tout, pourtant, justifie le nom que le vulgaire leur a donné : ce sont les grenouilles ou les crapauds des pois- sons. Leurs habitudes ne sont pas moins singulières que leurs formes ne sont étranges. Quelques-unes des espèces tropicales, alliées à cette famille, sont si réellement amphibies, qu'elles viennent vers le rivage et qu'elles rampent dans les champs pen- dant deux ou trois jours de suite. Comme les diodons (autres poissons fort drôles), aux- quels ils ressemblent par certaines particularités, ces poissons ont l’habitude d’enfler leur corps en aspirant l'air, jusqu'à ce qu'ils soient aussi ronds qu’une vessie soufflée. On suppose qu'ils se ballonnent ainsi sous l’in- fluence de certains sentiments qui les excitent : la crainte, la colère, peut-être même la joie. Ils ont la vie si dure, qu'on les a transportés vivants des mers tropicales en Hollande, où ils furent vendus à un prix élevé — douze ducats la pièce. En conscience, ces poissons ne sont pas beaux ; ce sont, si vous voulez, les Quasimodos de l’abîime; mais ils sont rares, ils viennent de loin et, de plus, ils proclament une des lois les plus remarquables de la nature. Quelle est cette loi? Par leur conformation, par leur caractère, par leur double vie, ces créatures bizarres, moitié aquatiques et moitié terrestres, forment le point d'attache entre l’ordre des reptiles et celui des poissons. Nous avons déjà eu l'occasion de signaler, dans les autres divisions dela série animale, quelques-uns de ces animaux intermédiaires — POISSONS OSSEUX 61 anneaux vivants de la grande chaîne des êtres; — mais un ordresi constant etsi bien maintenu sur toute la ligne, au moyen de transitions parfaites, ne saurait être trop admiré. LES FISTULAIRES Il suffit de nommer ces poissons, dont le museau, en forme de tube, se termine parune bouche fendue presque verticalement à l'extrémité. A cette famille se rattachent les bécasses de mer. LE DORAS Ce poisson est, sous plusieurs rapports, un judicieux personnage. Lorsque les étangs, dans lesquels il vit, se dessèchent, au lieu de s’ensevelir dans la bourbe, comme font les autres poissons, et de se laisser le plus souvent dévorer par les oiseaux de proie, il a recours à ses jambes — si l’on peut appeler jambes l'extrémité de son corps du côté de la queue. Il voyage ainsi quelquefois toute la nuit pour trouver d’autres habitations mieux ap- provisionnées d’eau et de nourriture. Ces poissons imitent, en outre, les oiseaux, en faisant des nids dans lesquels ils déposent leurs œufs. Ces nids sont construits avec des feuilles, et quelquefois un trou est creusé dans le rivage pour les recevoir. Le père et 62 LE MONDE DES EAUX. la mère veillent l’un et l’autre avec l'attention la plus dévouée et défendent avec courage leur famille en espérance. Le doras est appelé, dans son pays, l'ennemi des alli- gators, parce que, quand ces grands reptiles l’avalent, il déchire, avec ses épines, le gosier de ces monstres, qui meurent fréquemment des suites de leur blessure. MALACOPTÉRYGIENS Les malacoptérygiens sont les poissons à rayons mous : on appelle rayons les osselets disposés en forme d’éven- tail qui soutiennent les nageoires. Les naturalistes désignent sous le nom de malacopté- rygiens abdominaux, ceux de ces poissons qui ont les na- geoires ventrales situées vers la queue. A cet ordre appartiennent les saumons, les truites, les éperlans, les harengs, les sardines, les aloses, les an- chois, les brochets, les exocets ou poissons volants, la carpe, le barbeau, la tanche, le goujon, la dorade de la Chine ou poisson rouge, la loche, les silures, dont quelques espèces donnent des commotions électriques, comme la torpille. 6# LE MONDE DES EAUX Nous choisirons, dans ce groupe, quelques genres qui appellent l'attention du naturaliste, soit au point de vue des habitudes, soit au point de vue de l'importance économique de ces poissons. LA CARPE La famille des carpes (cyprinoidæ) comprend la plus grande partie des poissons d’eau douce. Plusieurs des espèces du genre cyprinus —— dont la carpe commune est le type — ont la faculté d'avancer leurs lèvres et de les retirer. Cela tient à ce que la partie antérieure de leur bouche est formée de très-petits os reliés par des ligaments élastiques. Cette bouche n'est pas grande; les màchoires en sont faibles et très-souvent dépourvues de dents ; mais ces dents se retrouvent pla- cées dans le pharynx, comme par manière de compensa- tion. Le corps est recouvert d’écailles, et les carpes n’ont point la lisse nageoire dorsale qu’on rencontre dans la famille des saumons. Ce sont les moins voraces de tous les poissons. Différentes espèces se ressemblent tellement entre elles, qu’il est souvent difficile de les distinguer. Toutes les carpes méritent le nom de poissons comesti- bles; mais leur chair n’est point de la première qualité. La carpe commune a pour patrie originelle les eaux douces des parties méridionales et tempérées de l’Eu- rope. C’est donc seulement par suite des conquêtes de l’industrie humaine que ce poisson se rencontre mainte- nant dans les parties situées le plus au nord du conti- nent. La tradition veut qu'il ait été apporté d'Italie en POISSONS OGSSEUX 6ù Prusse — où il est aujourd’hui très-abondant — par un gentilhomme dont le nom nous est inconnu. Et, en vérité, je regrette qu'il en soit ainsi, tant d’autres ont attaché leur nom — un nom impérissable — à des ba- tailles et à d’autres œuvres de destruction dont l’huma- nité n’a recueilli que des larmes, quelquefois même que la servitude ! On peut pourtant atiribuer avec quelque probabilité ce service (je parle de l’acclimatation de la carpe en Prusse) au burgrave Casper von Nostiz, qui mourut en 1588. Vers le milieu du xvi siècle, il envoya, dit-on, de ses États, situés dans la Silésie, la première carpe en Prusse. Ïl la fit mettre dans le grand étang d’Arensberg, non loin de Creuzbourg. Comme mémorial de cette circonstance, la figure d’une carpe, gravée dans la pierre, se voyait, autrefois, sur une porte du château d’Arensherg. Cet essai fut couronné de succès, en 1535, une carpe fut envoyée de Kœænigsberg à Wilda, où demeurait alors l’ar- chiduc Albert. Il est vraisemblable que la carpe se fit connaître et estimer partout à partir de la fin du xvi° siècle. On con- sidérait comme un devoir religieux — parmi les catholi- ques — de manger ce poisson en carème et aux jours de jeûne. En conséquence, il se forma, dans chaque pays, des étangs où des colonies de carpes furent importées. Aucun autre poisson ne se développe et ne se multiplie, d’ail- leurs, plus aisément que celui-ci dans les réservoirs. Cette industrie n'a cessé, depuis ce temps-là, d’être en progrès. La vente de la carpe forme, aujourd’hui, une source importante de revenu pour la noblesse de Prusse, de Poméranie, du Brandebourg, de la Saxe, de la Bohème, du Mecklembourg et du Holstein. Dans tous ces pays, le traitement de ces poissons utiles a été élevé à 6 66 LE MONDE DES EAUX l'état de système. De nombreuses expériences, faites de génération en génération dans les mêmes familles de gen- tilshommes, ont porté très-loin cette branche de l'éco- nomie domestique. On construit trois réservoirs : 4° un étang pour l'incubation du frai;, 2 une pépinière pour les jeunes; 3° un autre vivier pour les poissons adultes. On à observé que les étangs entourés par des terrains pauvres, argileux, et qui se trouvent exposés aux vents du nord et de l’est — les étangs qui sont trop ombragés de bois de manière à intercepter les rayons du soleil — qui reçoivent la décharge des eaux de mines, de maré- cages et de marais — ou bien encore ceux qui contien- nent des eaux dures ou trop froides, ne nourrissent jamais de très-beaux poissons. On doit tenir à l'écart les oiseaux aquatiques durant la saison du frai. Toute carpe, arrivée à sa grosseur, a droit, dans l'étang, à un espace de quinze pieds carrés. Plus ces poissons ont de place, plus vite ils croissent. Plus souvent on leur donne à manger, mieux cela vaut. M. Forster a vu des carpes atteindre, par suite des soins qu'on leur donnait, le poids de vingt- cinq livres. Durant l'hiver, si l'étang se trouve recouvert de glace, il faut briser la croûte en plusieurs endroits ; car, si l’air ne pénétrait plus dans le réservoir, les pois- sons mourraient. d On ne sait point positivement à quelle époque la carpe fut introduite en Angleterre. Fuller cite l’an 1514, comme Ja date à laquelle Léonard Maschal, un gentleman de Plumstead, dans le Sussex, importa la tanche et la carpe; mais il y a des raisons de douter que le susdit Maschal ait eu l'honneur d'introduire le dernier de ces deux poissons dans la Grande-Bretagne. Il est fait men- tion de la carpe dans le Livre de Saint-Albans, publié par POISSONS OSSEUX 67 Wynkyn de Wood, dès 1486. Ce livre contient un traité sur la pêche et plusieurs autres traités sérieux, compilés par la dame Julyans Barnes, prieuresse du couvent de Sopwell, près de Saint-Albans — une femme célèbre par ses connaissances. Au sujet de la carpe, elle dit, dans son vieux langage, que « c’estun poisson délicat, mais qu'il y en a peu en Angleterre. » La carpe atteint habituellement, dans ce pays, la lon- gueur de douze à seize pouces ; mais, dans des climats plus chauds, elle atteint jusqu'à deux, trois ou même quatre pieds, et pèse vingt, trente, quelquefois même quarante livres. Sa couleur générale est olive tirant sur le jaune; le dos est plus brun ou plus foncé, avec une légère teinte dorée sur les flancs ; les écailles sont larges, rondes et distinctes; la tête est large et la bouche ornée, de chaque côté, d’une sorte de barbe avec une paire de moustaches plus petites au-dessus des naseaux. Les carpes atteignent un âge vénérable : on parle de spécimens ayant cent cinquante ou deux cents ans. Leur couleur devient moins foncée à mesure qu'elles vieillis- sent — et, dans un âge avancé, elles se montrent presque blanches. Elles sont alors sujettes à une singulière ma- ladie : la tête etle dos se couvrent d’excroissances quelque peu semblables à de la mousse. Cette maladie paraît aussi atteindre les jeunes carpes qui habitent les eaux de neige ou les eaux putréfiées. Les eaux de neige produi- sent, en outre, sous les écailles, de petits boutons pus- tuleux que les pêcheurs appellent la petite vérole des carpes. Leurs intestins contiennent, d’autres fois, des vers, et leur foie est sujet à s’ulcérer. La nourriture de la carpe consiste en larves d'insectes ou en vers, en petits testacés, en grains, en racines ou en jeunes bourgeons de plantes. On les voit dévorer avi- 68 LE MONDE DES EAUX dement les feuilles de laitue et les autres végétaux ten- dres qu'on jette dans l’eau. Selon Blotch, une autorité, les feuilles et les semences de salade les engraissent plus vite que tout autre aliment. On les aperçoit aussi s’élancer hors de l’eau pour saisir les insectes qui volent à la surface. Quand elles mangent, le mouvement de leurs mâchoires ou de leurs lèvres produit un bruit particu- lier que l’on peut entendre à quelque distance. Elles ne peuvent rester longtemps sans nourriture ; mais, quand on leur donne à manger en trop grande abondance, elles dépassent la mesure et meurent victimes des effets de leur gourmandise. Les carpes se plaisent dans les eaux où le courant n’est pas fort. L'été, elles fréquentent les lits de roseaux; elles aiment surtout ces plantes aquatiques qui croissent dans les eaux stagnantes et qui s'élèvent du fond à la surface dans les rivières; elles fréquentent les profondeurs calmes où s'étend un lit bourbeux, avec des jones et des ro- seaux ; là, elles trouvent un nid favorable pour déposer le frai. Durant l'hiver, elles se cachent dans la vase et passent plusieurs mois sans nourriture, réunies côte à côte et en grand nombre. Au printemps, celles qui habi- tent des eaux courantes quittent leurs quartiers d'hiver pour chercher des gîtes plus tranquilles. Si leur marche se trouve entravée par quelque barrière, elles se mettent en devoir de la franchir et se placent pour cela sur le flanc; rapprochant leur tête et leur queue, puis se lais- sant partir, si j'ose ainsi dire, elles reproduisent l'effet d’un arc bandé qui se détend tout à coup. Ce poisson est étonnamment prolifique : la quantité du frai a quelquefois excédé, dit-on, le poids de la carpe vide, qu’on mettait dans l’autre plateau de la balance. Comme il arrive, en général, pour les autres poissons dont POISSONS : OSSEUX 65 Ja fécondité est extrème, la plus grande partie du frai est dévorée par divers animaux, et les petits se trouvent exposés à beaucoup de dangers. La carpe croît rapide- ment, et, dès l’âge de trois ans, elle n’a plus guère d’en- nemis à craindre — si ce n’est la loutre et le brochet. On fait avec les œufs de la carpe, aussi bien qu'avec ceux de l’esturgeon, un caviar très-estimé. La bile de la carpe fournit aux peintres une couleur verte : on s’en servait autrefois en médecine. La carpe à la vie si dure, qu’on peut, comme nous l'avons vu, la conserver plusieurs jours, dans un endroit frais et humide, sans qu'elle soit plongée dans l’eau. On la transporte à Paris dans des bateaux qui sont quelque- fois chargés à plus de cent lieues de la capitale. La famille des carpes est très-nombreuse et très-va- riée. Pour un aquarium, je conseillerai surtout la carpe prussienne (cyprinus gibelio et C. carassinus); elle se laisse prendre plus aisément et me semble mieux appro- priée que toute autre à l’état de domesticité. C’est, d’ail- leurs, un beau poisson aux larges écailles, brun sur le dos, presque blanc sur le ventre, mais qui brille partout d'un lustre métallique doré. Les nageoires et la queue ont une teinte orange qui tire sur le rouge. Le poids ordinaire de ce poisson est, dit-on, d’une demi-livre; mais on peut se procurer de plus petits spécimens. Deux ou trois d’entre elles, longues d'environ un pouce, - ne consommeront pas plus d'oxygène qu’une grosse, et procureront bien plus d’amusement. La carpe prussienne paraît être un poisson sociable : on voit quelquefois deux ou trois individus nager en- semble dans les meilleurs termes. Je crains pourtant qu'ils ne soient amis que dans la prospérité, donec eris L, 70 LE MONDE DES EAUX felix : j'ai, en effet, mes raisons pour croire qu'ils ne se montrent pas si bons compagnons dans l’infortune, tem- pora si fuerint nebula. ? Il y a peu de temps, j'avais un exemplaire de vallis- neria qui croissait dans un large vaisseau de verre, où j'avais aussi placé une couple de très-petites carpes prus- siennes. Un matin, en allant les examiner, je trouvai que le verre avait été cassé (je ne sais trop par quel acci- dent) et que l’eau s'était enfuie ; les poissons gisaient étendus au fond du vase sur le sable humide. Je les reti- rai; mais je découvris que l’un des deux avait mangé la moitié de l’autre; ai-je besoin de dire que le dernier était mort des suites de l'expérience? Le meurtrier, lui, au contraire, avait beaucoup profité en corpulence : — rien wengraisse comme un bon repas. Je le plaçai dans un autre vase plein d’eau, après l'avoir nettoyé, c’est-à- dire après avoir détaché le sable et les arêtes de feu son ami, qui adhéraient à ses flancs. Cela fait, je regrette d’être obligé de dire qu'il prit ses ébats dans l’eau nou- velle, avec un air de fête et sans manifester le moindre remords. Il faut croire que manger, dans certains cas, son compagnon de captivité, est pour ces poissons un principe de morale. Ces carpes ont la vie très-dure — comme, d’ailleurs, toutes les carpes en général. Elles supportent d'être tirées hors de l’eau pendant vingt ou trente heures, et ‘semblent demander très-peu d'oxygène, car elles pros- pèrent dans les eaux qui sont devenues impropres à la respiration des autres poissons. Tout en recommandant pour l’aquarium la carpe prussienne, je ne prétends point exclure la carpe ordi- naire ou commune (cyprinus carpio). 11 y a, d’ailleurs, peu de différence entre ces deux poissons : la carpe Es? POISSONS OSSEUX APP ATE ordinaire est seulement plus longue avec une tête plus pesante — qui est, en général, légèrement barbue, une nageoire dorsale d’un contour onduleux et une couleur olive dorée, beaucoup plus foncée vers la tête, les na- geoires et la queue, que vers le reste du corps. Dans les étangs, au milieu des eaux natales, les carpes ont l'habitude de s’ensevelir dans la vase. Je n'ai point observé les mèmes inclinations chez ceux de ces pois- sons qui vivent, depuis un certain temps, dans l’aqua- rium; ils paraissent se contenter d’un fond de sable doré, qu'ils effleurent de leur gros ventre. Les mœurs de la carpe se modifieraient-elles dans la captivité? L'invention de l'aquarium est trop récente et les expériences ont été faites, jusqu'ici, sur une trop petite échelle, pour qu’on puisse rien affirmer à cet égard. C’est un point d'observation qu’il faut recomman- der néanmoins aux amateurs. LA DORADE DE LA CHINE OÙ POISSON ROUGE Je m’arrête toujours avec attendrissement devant les fenêtres d’une petite maison où des poissons rouges nagent dans un globe de verre, au fond duquel repose une grosse coquille. Ces poissons aux belles couleurs font le luxe, la joie, l’orgueil du pauvre. Silencieux et monotones, ils prennent le cachet de ces intérieurs calmes, humbles et résignés où le bonheur est fait de peu de chose. Les yeux de l'homme ont besoin de se reposer sur quelque objet qui brille; dans ces contrées où le soleil se cache, dans ces maisons où manquent les 72 LE MONDE DES EAUX métaux précieux, il aime à fixer ses regards sur les poissons d’or et d'argent, — ces richesses de la nature que l’on se procure à bon marché. Avouerai-je ma faiblesse? J'aime les poissons rouges; j'en possède quatre dans un bocal ; je passe quelquefois des heures entières à observer leurs mouvements, leurs mœurs, leurs inclinations, et je ne crois pas encore que ce soient des heures perdues. Si vous riez, je vous plains. Le bonheur se compose de petites joies, et le vrai phi- losophe est celui qui n’en néglige aucune. Si Dieu ne prenait point une sorte de plaisir à se contempler lui- même dans Ja vie des plus humbles créatures, il ne se fût point donné la peine de les créer. Ce qui l'intéresse doit m'intéresser, moi qui ne suis rien. J'avisai, un jour, un bel enfant dont la tête blonde, collée contre le globe de verre rempli d’eau limpide, examinait naïvement les évolutions de deux poissons rouges. Ce spectacle si simple éveillait mille sentiments dans sa jeune intelligence. Il me fit, d’un air grave, toutes sortes de questions sur la vie des poissons dans leur état naturel, au fond des fleuves et des mers. Et, à chaque réponse, ses yeux bleus s’éclairaient de surprise, d’'admiration, de curiosité, de reconnaissance pour la main mystérieuse qui protége, au fond des abimes, l’exis- tence des plus humbles créatures. Sa mère l’appela : ilavait oublié de faire sa prière du matin. « Mon enfant, lui dis- je, vous avez prié! » Les vrais impies sont les ignorants, les hommes indifférents aux œuvres du Créateur, — ou encore, ces savants qui se contentent de classer chaque être organisé, de compter le nombre des vertèbres et des écailles, de distinguer les caractères les plus minu- tieux; dans leur examen — très-approfondi, du reste, — ils n’ont oublié qu’une chose : la nature. PCISSONS CSSEUX RS: Je vais d’abord décrire — d’après ce que j'ai vu — les mœurs de ces poissons dans leur état de captivité. C’est une opinion assez généralement répandue que ces petits êtres se passent de manger : malgré mon respect pour le sensus communis, je suis obligé de dire que cette opinion est une erreur. Il est bien vrai que ces poissons subsistent longtemps sans prendre aucune nourriture apparente, mais c'est à la condition qu'on change sou- vent leur eau. Or, cette eau renouvelée contient de petits animalcules et d’autres principes alimentaires, aux dépens desquels ils vivent. Ainsi, même quand ils sem- blent ne rien manger, ils se nourrissent. Mais prétendre qu’ils sont contents ainsi, et qu’ils se trouvent bien de ce jeûne imposé, c’est là un paradoxe qu'on peut aisémeni réfuter, et il est du devoir d’un natu- raliste de démentir tous les préjugés inhumains. Or, il y a de l'humanité à nourrir tout le monde, même les pois- sons rouges, surtout quand on leur enlève, par l’état de captivité, le moyen de pourvoir par eux-mêmes à leurs besoins. Je m'amuse à leur donner, de temps en temps, des mouches ou des petits vers, et je vous assure qu'ils les dévorent avec grande joie, sinon avec reconnais- sance. D'abord, ils se défiaient de mes présents, timeo Danaos et dona ferentes : ils attendaient, pour saisir leur proie que je me fusse éloigné; mais, ayant reconnu que je ne leur faisais aucun mal, ils s’enhardirent. Il est curieux de voir la manière dont ils happent la mouche encore vivante à la surface de l’eau ; si la première attaque n’est pas suffisante, ils la renouvellent une, deux ou trois fois. Leur figure exprime alors, je dois le dire, une sorte de voracité mécanique. C’est à peu près le seul sentiment que j'aie pu découvrir, jusqu'ici, dans le jeu de leur phy- 74 LE MONDE DES EAUX sionomie. Ils mangent aussi des miettes de pain que j'effrite sous mes doigts; mais il faut leur donner cette nourriture avec précaution—dans la crainte que le pain, en s'aigrissant, ne corrompe leur eau. On croit aussi communément que les poissons rouges dans un bocal ne s’aperçoivent point de leur captivité; les gens qui raisonnent de la sorte, en pensent bien à leur aise; mais j'ai fait l'expérience du contraire. Les poissons rouges, élevés dans un globe de verre, s’habi- tuent à leur prison comme les oiseaux, privés de la liberté dès leur naissance, s'habituent volontiers à Ja cage, et cela par une raison très-simple : c'est qu'on ne se soucie guère de ce qu’on ne connaît point. Mais prenez des cyprins dorés qui aient nagé à leur aise dans un étang, et placez-les dans un vase : vous les verrez inquiets, tristes, farouches. Leurs mouvements ressem- lent d'une manière frappante à ceux d’un oiseau adulte qui se frappe la tête contre les étroites limites de sa nou- velle demeure. Le sentiment général veut encore que les poissons n'entendent pas, et, sous ce rapport, la voix publique a raison. Les poissons sont les sourds-muets de la créa- tion. Mais, comme les sourds-muets, ils ont un autre sens, qui les avertit de l'approche du danger — et ce sens est le toucher. Ils n’entendent pas le bruit, ils le sentent. L’impression du moindre mouvement leur arrive à distance sur toutes les surfaces extérieures du corps, et cela par les oscillations du liquide dans lequel ils vivent plongés. Ce tact auditif, si l'on ose ainsi dire, est extrêmement délicat. Vous pouvez parler, crier autour du bocal où sont renfermés des poissons, sans qu'ils s’en mettent le moins du monde en peine : votre conver- sation, si intéressante qu’elle puisse être, ne les regarde POISSONS OSSEUX 18 pas; mais, si vous marchez, le mouvement de vos pas sur le plancher de la chambre, communique à la table ou au meuble sur lequel repose l'aquarium un léger ébranlement : vous voyez alors les poissons se troubler, prendre l'alarme et témoigner, par leurs allées et venues effarouchées, qu'ils vous ont entendu remuer. N'est-ce point, en effet, une manière d'entendre, qui difière de la nôtre, je l'avoue, mais qui diffère très-peu de celle des sourds-muets ? Ces derniers, dans les rues de nos grandes villes, sentent venir une voiture à l'ébranle- ment que les roues de cette voiture impriment aux pavés : ils ont, en quelque sorte, des oreilles à la plante des pieds. Les poissons, eux, sont avertis par l'agitation de l’eau de ce qui se passe dans un rayon assez étendu. Les bons pêcheurs à la ligne savent cela par pratique : ils ne se font point faute de rire et de parler entre eux; mais ils se gardent bien, surtout dans les petites rivières encais- sées, de marcher trop près du rivage, car l’ébranlement de la terre sous leurs pas ne manquerait point de com- muniquer à l’eau une imperceptible oscillation, qui avertirait le poisson de s'éloigner ou de se tenir sur ses gardes. Ce qu'il y a de plus curieux à observer chez les cyprins dorés, ce sont les petits mouvements qu'ils exécutent au moyen des nageoires pectorales. La délicatesse de ce mécanisme est vraiment admirable. Quand, au contraire, ils ont besoin de se mouvoir avec rapidité, c'est la queue — ]a queue seule — qui, à l’aide de muscles flexibles et forts, leur imprime un élan. On a dit que les yeux des poissons étaient immobiles ; j'en demande bien pardon aux livres et aux savants; mais je puis affirmer que les cyprins dorés tournent les yeux en haut et en bas dans leurs disques, toutes les fois 16 LE MONDE BES EAUX que l’occasion le réclame. Ils s’'embarrassent peu de la lumière d’une chandelle, même quand on l'approche contre leur tête. Mais ils voient parfaitement ce qui se passe dans l’eau et à la surface de l’eau, car l'ombre d’une personne, réfléchie à la surface du liquide, les effraye, et les tire tout à coup de leur repos. Ce dont je doute, c'est qu’ils voient ce qui se passe à l'air libre, à travers le verre du globe. J'ai tout lieu de penser que l'air est aussi trouble pour eux que l’eau l’est pour nous. Comme les poissons n'ont pas de paupières, il est difficile de savoir s'ils dorment; mais, quoique leurs yeux se montrent toujours ouverts, j'ai de fortes raisons pour croire qu'ils prennent leur part du repos accordé, par la nature, à tous les êtres organisés, même aux fleurs et aux arbres. — Nous verrons, en effet, que les feuilles dorment. — J'ai plus d’une fois surpris mes poissons rouges dans un état d’immobilité complète et béate qui ressemblait absolument au sommeil. | Comme tous les êtres vivants, les poissons rouges sont sujets à des maladies, et, quoiqu'il n’y ait point de méde- cins parmi eux, il leur arrive de mourir. J'ai été témoin des derniers moments de l’un d'eux. Aussitôt que la pauvre créature tomba malade, la partie antérieure s’enfonça dans l’eau, — bas, plus bas encore ; —l’animal se tenait pour ainsi dire sur sa tête. Enfin, ses forces l’abandonnant de minute en minute, la queue se ren- versa, et le poisson flotta à la surface de l’eau, —le ventre en l'air. La raison, pour laquelle les poissons morts flottent de cette manière, est facile à saisir : dès que le corps cesse d’être balancé par les nageoires du ventre, la queue large et musculaire l'emporte en vertu des lois de la pesanteur, et renverse le ventre de bas en haut. Ce der- nier organe se trouve alors plus léger par deux raisons : POISSONS CSSEUX 77 4° c’est une cavité, 2 cette cavité contient les vessies pleines d’air qui contribuent à rendre le poisson flottant. Les poissons rouges se montrent-ils capables de quelque apprivoisement? J'ai longtemps douté que l’ha- bitude et les bons traitements eussent sur les miens la moindre influence : il est pourtant certain que je leur ai appris à ne plus me craindre. L'hiver, je les tiens dans un globe de verre, et, l’été, ils habitent dans le jardin un très-petit bassin fait de pierre et de rocailles, sur lequel j'ai eu soin de faire courir des herbes rampantes ou aquatiques. Quand j'approche, ils ne fuient plus. Si je leur jette des mouches ou des vermisseaux, ils les attrapent sous mes yeux. Je promène mes mains dans l’eau, sans qu'ils s’effrayent. Quand ils sont de bonne humeur, ils se laissent même toucher, sans donner trop de signes d'alarme ni de mécontentement. Sans doute, cette éducation est peu de chose, mais elle suffit à tracer une limite entre les poissons sauvages et ce qu’on peut appeler les poissons domestiques. Quand on examine sans préjugés le globe qui contient des cyprins dorés, on s'explique l’amusement naïf qu'y trouvent certaines gens pendant des heures entières. La double réfraction du verre et de l’eau représente ces poissons — quand ils se meuvent — dans une variété incessante de dimensions, de formes et de couleurs. Ainsi changés, grossis, transfigurés, vous les prendriez pour les fantômes d'eux-mêmes, mais pour des fantômes agréables. Ce que j'admire surtout, ce sont leurs nageoires longues, fines, délicates, transparentes comme de la dentelle. Quand c’est une jeune fille qui contemple à sa fenêtre ce rêve d’or et de soleil, je pense— non sans un peu de tristesse — aux belles années de la vie, qui se composent, elles aussi, d'illusions. 18 LE MONDE DES EAUX Il y a des gens qui font souffler un bocal de verre avec un espace vide au milieu. Dans cette cavité, qui ne com- munique point avec le reste du globe, ils mettent un oiseau. De sorte que vous voyez un chardonneret ou une linotie voletant — comme si l'oiseau était au milieu de l’eau et comme si les poissons nageaient autour de lui en rond. On peut s'amuser de tout; mais cette alliance de faits a quelque chose de bizarre et de contre-nature qui me déplaît : cela me rappelle le vers latin : Qui variare cupil rem prodigialiter unam. Les poissons rouges ou dorés — ainsi que les pois- sons argentés — sont originaires de la Chine et du Japon; mais ils ont fini par se réconcilier si bien avec notre climat, qu'ils croissent, multiplient, prospèrent dans nos étangs et nos réservoirs. Linné range cette espèce de poissons sous le genre carpe ou cyprin, et il l'appelle cyprinus auratus, cyprin doré, carpe dorée. Quiconque examine ces beaux poissons reconnait tout de suite en eux le reflet d’un autre soleil qu’ils ont trans- porté sous notre pâle ciel de la Grande-Bretagne. Le sou- venir des heureux climats de l'Orient ajoute encore au charme de ces brillantes créatures. Quand je regarde le globe de verre dans lequel tournent et retournent mes cyprins dorés, il me semble avoir la Chine sur ma table de travail. Les poissons rouges résistent à une très-haute tempé- rature : un voyageur les a rencontrés à la bouche de sources thermales; ils vivent dans des eaux tièdes, même chaudes, et ne s’en trouvent pas plus mal, au con- traire. Quoique certains d’entre eux se soient montrés capables, dans certains cas, de résister à l'excès con- POISSONS OSSEUX 19 traire, c’est-à-dire à une température très-basse, on fera prudemment de les tenir l'hiver dans une chambre où il y ait du feu. J'ai comparé ces poissons faits d’or vivant et de soleil aux illusions du cœur; les unes et les autres florissent au printemps; l'hiver les tue. LE BARBEAU Le nom de ce poisson vient du latin barba, barbatus. Il a, en effet, une sorte de barbe attachée à la bouche. Il est, en outre, remarquable par la grande extension de la mâchoire supérieure, qui s’avance bien au delà de la mâchoire inférieure. Une telle conformation lui sert sans aucun doute à fouiller la terre, quand il va au pourchas des vers et des insectes. C’est un beau poisson : sa couleur d’un gris argenté, avec des impressions plus foncées sur le dos, ses écailles rondes et bien accusées, sa queue pourpre et fourchue, tout le recommande aux artistes qui ne dédaignent point de chercher dans les habitants des eaux les types remar- quables de la vie. Le barbeau se rencontre dans plusieurs de nos ri- vières, comme aussi dans celles du midi et du milieu de l’Europe. Ses gîtes favoris sont dans les courants modérés qui roulent sur des lits de gravier et parmi les grosses pierres. Ces poissons vivent en société, et rôdent par bandes sous l'abri des rives qui surplombent, ou encore parmi les lits de roseaux qui croissent dans les eaux profondes. Sous les ponts — dans les plus forts courants 80 LE MONDE DES EAUX — on peut les voir et les compter un par un, tant ils semblent pour ainsi dire cloués sur place. Ceite fixité de posture a donné lieu à une méthode de pêche : on descend des crochets attachés à un plomb, et ces crochets en glissant parmi les poissons en saisissent quelquefois un par le milieu du corps. Les barbeaux ne sont pas soupconneux, et leur imprudence va quelquefois jusqu'à se laisser prendre par le même moyen lorsqu'ils se traînent en rampant sur le gravier. Les barbeaux se remuent plus la nuit que le jour; c’est à l'heure des ténèbres surtout qu'ils vont chercher leur nourriture. Leur petit œil perçant sait bien la découvrir dans l'obscurité. L'organisation interne de cet œil semble adaptée principalement à la vision crépusculaire. Il est même certain qu'ils sont doués à un degré éminent de la vision nocturne : on peuts’en convaincre par la vivacité avec laquelle ces poissons distinguent et saisissent une amorce durant la pêche de nuit. Tandis que le barbeau est en train de creuser et de retourner la terre molle au fond des rivières, dans l’es- pérance d’y trouver sa nourriture, on voit de temps en temps de petits poissons qui le suivent pour glaner quelques animalcules dans le sol remué. C'est ainsi que le travail des uns profite souvent aux autres. La taille du barbeau varie de deux à trois pieds, et son poids de quinze à seize livres. Il fraye en mai ou en juin. Pêcher ce poisson à la ligne est, pour beaucoup, un amusement favori, surtout dans la Tamise et dans le Lea; mais, comme article de nourriture, le barbeau n’est point estimé. Le frai de cet habitant des eaux passe générale- ment pour vénéneux : on cite même des cas où sa chair a produit des dérangements graves dans la santé de ceux qui l'avaient mangée. Des naturalistes, il est vrai, pré- POISSONS OSSEUX 81 tendent que les œufs et la chair de cet animal peuvent être absorbés sans danger; mais nous ne partageons point leur avis, et nous engageons nos lecteurs à se dé- fier de l’une comme de l’autre nourriture. Durant la saison du frai, les poissons sont généra- lement malsains, et le barbeau l’est, sans doute, plus que tout autre. Il se peut très-bien que, mangé durant toute l’année, il se soit montré malfaisant dans certains temps et inoffensif dans d’autres : de là, sans doute, la grande diversité d'opinions qui règne parmi les natu- ralistes et les médecins sur les qualités comestibles du barbeau. Pêcher au barbeau est une triste et ennuyeuse récréa- tion. Le barbeau mord, mais lentement. C’est un poisson malin, sournois et qui brise souvent la ligne avec sa queue. Il sait aussi détacher et happer le ver sans se laisser prendre à l’hameçon. Cette pêche a néanmoins ses amateurs, — je pourrais dire ses fanatiques. Vivant, il y a quelques années, dans un village sur les bords de la Tamise, j'avais pour amusement, durant les mois d'été, de passer une partie de mon temps dans un bateau sur la rivière. A Shepperton, où j'avais séjourné quelques jours — car je menais une vie errante, la vie sur l’eau — il m'arriva de rencontrer plusieurs fois dans un bateau un gentleman, qui me parut pêcher au bar- beau. Après les salutations d'usage, et quand nous eûmes fait un peu connaissance, je lui demandai quel divertis- sement il avait rencontré dans cet exercice. « Monsieur, me dit-il, je n’ai eu que du malheur aujourd'hui; car je pêche au barbeau, et vous savez que les barbeaux ne se laissent point prendre comme des goujons. — C’est vrai, lui répondis-je; mais je suppose que les barbeaux que 7: 82 LE MONDE DES EAUX vous prenez suppléent par leur poids à l'abondance du nombre. — C’est justement ce qui m'arrive. J'avoue que j'aime cette pêche, et que je suis heureux de prendre du poisson; mais ma plus grande satisfaction est de courir après lui. Je suis, monsieur, un homme qui commence à se faire vieux, et j'ai passé toute ma vie sur la mer (il avait été capitaine de vaisseau dans l'Inde); mais je ne pense plus y retourner. J'ai acheté cette petite maison que vous voyez là-bas (et il la désigna du doigt) pour me livrer à la pêche. Je monte dans ce bateau (celui qu’il con- duisait alors) le lundi matin, et je pêche jusqu à la nuit du samedi. Je pêche au barbeau, comme je vous lai dit, car tel est mon plaisir. J'ai chassé le barbeau pendant des mois de suite, et cela par des temps où le poisson ne mordait pas une seule fois. » Le barbillon est un diminutif du barbeau. Le barbeau n’est point le seul poisson barbu dans la nature. Généralement, la barbe est, parmi les poissons, l'apanage de ceux qui cherchent leur nourriture au fond des rivières. Lorsque ces appendices charnus sont très- développés, comme chez les siluridæ, ils servent à leur- rer les autres animaux dont le poisson veut faire sa proie. Caché, il se tient en observation dans les trous de la rive et projette ses longs filaments, qui, étant flexibles, sont pris pour des vers par les autres petits poissons. Il attire ainsi la victime à portée de ses attaques. « Beaucoup de nos jeunes barbus, ajoute un ancien auteur anglais qui a écrit sur la pêche, voudraient bien avoir un don équivalent à celui de ces poissons pour faire d’autres victimes. Heureux s'ils pouvaient attirer et prendre les cœurs des jolies filles dans le filet de leurs barbes ! Malheureuses les folles et les imprudentes qui se laissent charmer par de telles amorces ! » POISSONS OSSEUX 83 On ne s'attendait guère à voir une si belle morale en cette affaire ! LA PINQUE La pinque est un des plus petits poissons, mais non l’un des moins intéressants, qui appartiennent à la fa- mille des cyprinideæ. Elle abonde généralement dans les rivières limpides et les ruisseaux de l'Europe. C’est une jolie créature avec des écailles très-délicates et une ligne latérale droite et souvent dorée. Les courants dans lesquels vit la truite se montrent généralement pourvus de pinques ; car ces deux poissons se plaisent dans les eaux claires, froides, rapides, avec un lit de pierres ou de gravier. Les pinques sont vives et amusantes dans leurs ha- bitudes. Elles vivent en troupes et nagent par bandes. Leur nourriture consiste en plantes aquatiques, en vers et en matière animale. Dans les grandes rivières, on ne rencontre les pinques que dans les petits remous où les eaux sont basses et où elles peuvent rester sans être trou- blées par la violence du courant. Mais, s’il arrive que le fleuve s’enfle à la suite d’une grande pluie, les pinques sont entraînées loin de leur gîte naturel, et se trouvent presque livrées à la merci des vagues. Tout légers et tout faibles qu’ils sont, ces petits poissons se montrent ca- pables de lutter contre un fort courant, et c’est surtout alors que la truite, le brochet et d’autres poissons se nourrissent somptueusement de cette chair délicate. Quoique les pinques forment ainsi un article de nour- 84 LE MONDE DES EAUX riture important pour tous les gros poissons qui habitent ou visitent les mêmes eaux, elles n’en restent pas moins la plus nombreuse tribu de la population à nageoires. On dit que, pour chaque truite qui vit dans les étangs ou les cours d’eau vive, il y a environ dix mille pinques. Les pinques paraissent d’abord en mars et continuent jusqu’à la fin de septembre, époque où elles se retirent dans la vase ou les roseaux afin d’y trouver un abri contre les débordements et contre les poissons de proie. Elles déposent leurs œufs sur le gravier dans les eaux peu profondes, recherchant les endroits exposés aux rayons du soleil. Lorsque le jeune sort de l'œuf, il est, comme vous pensez bien, extrêmement petit et sitransparent, que c'est à peine s’il est visible. On ne distingue de lui que les yeux, lesquels sont grands et de couleur noire. Dans cet état, le menu fretin se trouve exposé à de nombreux ennemis : non-seulement il fournit une abondante nourri- ture au fretin plus avancé des autres poissons qui ont frayé de bonne heure, mais encore il contribue à la subsistance des larves de plusieurs insectes qui passent dans l’eau cette période de leur existence. Relativement à leur petite taille, ces poissons sont grands mangeurs. Quoique incapables d’avaler un pois- son vivant de quelque taille qu'il soit, les pinques mor- dillent et rongent bel et bien un poisson mort. Yarrel avisa, un jour, — du pied d’un pont — quelque chose au fond de l’eau, qui avait l'apparence d’une fleur. Obser- vant cet objet avec attention, il trouva que cela consistait en un assemblage circulaire de pinques; toutes leurs têtes se renconiraient dans un centre commun et leurs queues divergeaient à distance égale. Cet assemblage leur donnait la forme d’une fleur entr'ouverte. L'une de ces pinques était plus longue que les autres, et, chaque POISSONS OSSEUX 85 fois que se montrait un trainard, elle quittait le cercle pour le poursuivre, après lui avoir donné la chasse et l'avoir éloigné, elle retournait à sa place, qu'aucune autre pinque n'avait cherché à prendre en son absence. L'objet qui les réunissait ainsi -- comme un cercle de convives autour d’une table — était un de leurs cama- rades mort qu'eiles étaient en train de dévorer. Les pinques s’alarment et se troublent si peu devant la présence de l’homme, qu’on a mille facilités d'observer leurs habitudes. Les enfants s'amusent quelquefois à faire ce qu'ils appellent « des tulipes de pinques; » ces prétendues fleurs ne sont autre chose que des assem- blages de ces poissons, semblables à celui que nous avons décrit plus haut. On jette pour cela dans l’eau une croûte de pain ou un morceau de ver, habituellement attaché à un caillou avec un bout de fil, afin que cet appât aille plus vite au fond et remue moins. Les pinques qui, à ce moment, jouent çà et là dans l’eau, se rassemblent en foule autour de la pitance qui est en train de descendre, et, quand celle-ci a touché le fond, il se trouve autant de têtes en contact avec la proie que le rond ou la circonférence peut en admettre. Les poissons forment quelque peu alors comme les pétales d'une fleur. Dans ces moments-là, du moins, la métaphore « au banquet de la vie » cesse d’être une métaphore pour ces heureux habitants des eaux. La pinque est trop petite pour qu’on puisse l'utiliser comme un article sérieux de nourriture, et, cependant, la saveur de sa chair est égale à celle des poissons les plus renommés. Généralement, les pinques ne sont employées que comme une amorce pour prendre les autres pois- sons; mais, pêchées en quantité suffisante dans un filet, 86 LE MONDE DES EAUX on les fait quelquefois frire, et l’on s'accorde à les trou- ver délicieuses. Les pinques sont sujettes à de singuliers changements de couleur. Quand j'étais enfant, au nombre de mes fa- vorites étaient des pinques que je conservais dans un bassin blanc et que je nourrissais chaque jour avec des vers et des croûtes de pain. Ayant pris un autre de ces poissons, je l’apportai à la maison dans une coquille d’huître, et je l’ajoutai à ma collection. L’étranger était d’une couleur plus foncée que mes anciennes pinques. Son beau dos, rayé de noir, le distinguait parmi les autres petits poissons pâles et presque transparents, qui occupaient déjà le bassin depuis plusieurs jours. Le lendemain matin, quand je portai à mes hôtes la provision de nourriture accoutumée, la pinque noire avait disparu ; je fis une enquête; mais chacun se défen- dit d’avoir touché au bassin ; je comptai mes poissons, et je trouvai alors qu'il n’en manquait point. Le nombre étant le même qu'il était la veille, mon nouveau venu, mon noir ne pouvait avoir sauté hors de l’eau. C'était un vrai mystère. C’en serait peut-être un pour moi encore à cette heure, si les belles expériences de M. James Starck ne m’avaient donné le mot de l'énigme. M. Starck avait conservé dans l’eau un certain nombre de pinques; ayant, un jour, transporté quelques-unes d’entre elles dans un bassin blanc avec l'intention de changer l’eau dans le vase de verre — où il les tenait d’abord — notre observateur fut frappé d’un fait, c’est que leurs couleurs étaient moins vives que d'habitude. Les taches et les bandes noires étaient aussi beaucoup plus pâles qu’à l'ordinaire. Une réflexion se présenta à son esprit : de même que les végétaux blanchissent lors- qu'ils se trouvent abrités de la lumière, ainsi les animaux | POISSONS COSSEUX 87 ne pouvaient-ils point subir, sous certaines conditions, des changements analogues de couleurs ? Il fit une série d'expériences sur la pinque, l’épinoche, la loche et la perche. En plaçant ces poissons dans des vases de différentes couleurs, et en variant la lumière qui tombait sur ces réservoirs, il trouva, qu’en effet les couleurs des poissons se montraient susceptibles de grandes modifications. Ce n’est pas tout : après que les changements de nuances les plus décidés avaient eu lieu, les couleurs pouvaient aisément, et en un temps très- court, être restituées à leur éclat et à leur beauté origi- nelle. Le 26 juin, deux pinques furent placées dans une aiguière de faïence blanche. Leurs couleurs étaient très- vives : le dos était d’un brun noir; la partie supérieure des côtes était marquée de barres noires sur un champ d'argent, avec des reflets violets et dorés. Le lendemain, il trouva les poissons presque incolores: le dos était d’une légère teinte de sable; les barres sur les côtes avaient entièrement disparu; les flancs et le ventre étaient presque d’une seule couleur — un blanc argenté avec une légère nuance de bleu. Le 28, le corps des poissons parut en partie translu- cide, de sorte qu’on pouvait distinguer clairement sur le dos les racines du muscle, aussi bien que le vaisseau qui les intersectait. Le museau et le sommet de la tête étaient aussi plus transparents qu’à l'ordinaire. Le len- demain, ils furent replacés dans le vase en verre, autour duquel M. Starck avait étendu un mouchoir de soie noire. Le 30, il enleva ce mouchoir, plaça le globe sur un drap noir et l’exposa à la lumière, mais non à portée des rayons du soleil. Après avoir été exposés quelques heures à l’action du jour, les poissons avaient repris 88 LE MONDE DES EAUX beaucoup de leur couleur originelle. M. Starck les remit alors dans l’aiguière blanche. Quelques heures après, les poissons avaient reperdu leurs couleurs : ils étaient en- tièrement pâles et d’une teinte sablonneuse; ils restèrent dans cet état, sans aucune variation, environ une se- maine; l’aiguière était tenue pendant tout le temps dans un coin obscur de l'appartement. Le 17 juillet, les pinques furent transvasées dans une jarre de terre vernie. En cinq minutes, les taches noires commencèrent à reparaître sur le dos, et, en moins de quinze minutes, les poissons avaient perdu leur transpa- rence. Cinq heures après, les pinques se montraient d’un gris marbré et d'une couleur brune, avec les nageoires d’une teinte bleue. Le 18, les nuances du dos tournaient au noir, si bien qu'on les distinguait difficilement de la couleur de la jarre ; les nageoires étaient pourprées et inclinaient vers le bleu. On laissa les pinques tranquilles jusqu’au 21; alors, on couvrit intérieurement le fond de la jarre et les côtés, à la hauteur de deux pouces, avec des feuilles d’étain; puis on replaça les poissons dans la jarre, et on les laissa, comme auparavant, dans l’ombre. Le lendemain, on observa qu’une des pinques, qui s'était tenue au fond du vase près des feuilles d’étain, avait beaucoup perdu de sa couleur noire. Son dos se montrait maintenant d’une nuance bleuâtre, qui passait à l'argent sur les côtés, sans aucune apparence des barres obscures. L'autre pinque, qui s'était tenue en haut et sur le côté de la jarre qui n'était point recouvert d'é- tain, avait, au contraire, conservé sa couleur et ses marques originelles. On enleva alors les feuilles d’étain, et, en quelques heures, les deux poissons se montrèrent comme auparavant colorés, l’un et l’autre, en noir. On laissa les deux pinques dans cet état jusqu'au bd ibn: 21 tite send. à POISSONS OSSEUX 89 3 août, époque à laquelle on jeta dans la jarre d’autres poissons de la même espèce; ils étaient tous d'une cou- leur uniforme, noirs sur le dos, avec des bigarrures noires et des reflets dorés sur les côtés ; Iles mêmes chan- gements que nous venons de décrire se succédèrent sur ces nouveaux venus; mais, dans tous les cas, le ventre retint son aspect argenté. Toutes ces expériences avaient été faites dans un coin obscur de la chambre; on en répéta de semblables dans une autre partie de la chambre, parfaitement éclairée, mais non exposée aux rayons du soleil; enfin, on trans- porta le théâtre des observations sous les rayons du soleil. Dans tous les cas, les résultats furent les mêmes : à savoir que ces animaux prenaient la couleur du vais- seau dans lequel ils étaient placés. Dans les vases en verre exposés à la lumière, peu de changements de couleur eurent lieu, quoique, aux différentes périodes du jour, et chez des individus différents, on observât, à un certain degré, des modifications dans l'éclat des nuances. N'est-ce point là un fait merveilleux que de voir des animaux subir un tel changement, chaque fois qu'ils passent d’un milieu dans un autre, et cela avec une telle rapidité — en quelques heures, quelquefois même en quelques minutes! Il paraît évident, d’après ces curieuses expériences, que ces poissons et beaucoup d’autres — tels que la perche et l'épinoche — peut-être même tous les poissons de mer, de lacs et de rivières — possèdent la faculté d’accommoder leurs couleurs à la couleur du lit des eaux dans lesquelles ils se rencontrent, Comment ne pas chercher maintepant la raison du fait? Ces créatures trouvent, dans la propriété qu’elles ont de « s’ajuster à l'aspect de leur habitation, de s’assimiler à la 8 50 LE MONDE DES EAUX — couleur des lieux, une protection contre les attaques de leurs ennemis; c’est pour nous un motif nouveau d’ad- mirer le soin déployé par le Créateur dans la conserva- tion de ses œuvres. Quoique ce phénomène ne soit pas encore très-expli- qué, il se produit, sans doute, sous l’action de la même cause qui détermine les changements de couleurs chez le caméléon, lequel ne peut, dit-on, être découvert quand il rampe sur les feuilles des plantes, parce qu’il est alors d’une nuance semblable à celle de ces feuilles elles- mêmes. Nous engageons vivement nos lecteurs à répéter les mêmes expériences. Il n’y a aucune cruauté dans de semblables observations; car les poissons ne paraissent nullement souffrir de ces métamorphoses de couleurs, et il peut en sortir des faits très-intéressants pour la science. Pendant l'hiver, on peut nourrir les pinques avec des fibres de bœuf et de mouton; ce régime, en y ajoutant quelques mouches, peut servir également à les alimenter durant l'été. M. Starck a reconnu que ce traitement — si l’on prend, d’ailleurs, soin de renouveler l'eau — suffit à conserver cette petite famille dans un parfait état de santé et d'activité. Les pinques vivent jusqu’à l’âge de trois ans, un bel âge, en vérité, pour de si minces créatures, et le terme, sans doute, qui leur a été tixé, dans la mesure du temps, par la nature. La pinque (Leuciscus phoxinus) est une des favorites de tout aquarium bien approvisionné. Ce poisson se récon- cilie aisément avec la captivité et mange dans sa prison de verre comme si de rien n'était. Quoique la pinque n'excède jamais en longueur trois ou quatre pouces, j'engage à ne point rechercher pour un aquarium d’eau douce les spécimens qui ont atteint toute leur grosseur, POISSONS OSSEUX g{ Ceux d’une plus petite taille se montrent, en effet, plus actifs et moins sensibles que les gros aux changements de température. Ces petits poissons ont le mérite d’être amusants : leurs mouvements, leurs mœurs, leur appétit, tout inté- resse, et ils fournissent, comme nous l'avons vu, au na- turaliste un champ d'observations toutes nouvelles pour apprécier l'influence des objets extérieurs sur la colora- tion des habitants de l’eau. LA TANCHE Ce poisson était censé jouir, autrefois, de grandes pro- priétés curatives ; 1l portait en soi, disait-on, un baume naturel qui guérissait de toutes les blessures, de toutes les maladies. On ajoutait qu’il était le médecin des autres poissons, et que le brochet malade ou blessé se rétablis- sait en touchant la tanche. Le brochet reconnaissant — ou égoïste— payait les services de son docteur, en s’abs- tenant de le dévorer, quelque pressé qu'il fût par la faim. Je dis reconnaissant ou égoïste, car il est difficile de démèler ces deux sentiments dans le cœur des tyrans, et le brochet pouvait bien épargner la vie de la tanche par les mêmes motifs qûi empêchaient Louis XI de faire pendre Coictier, quoiqu'il en eût souvent bonne envie. Aujourd’hui, les qualités curatives de la tanche sont rejetées par la médecine dans le domaine des fictions et des chimères. Ce poisson ne passe même plus pour gué- rir ses autres compagnons des eaux. Et, cependant, un 92 LE MONDE BES EAUX fait est resté, un fait que des observations plus modernes et plus réfléchies confirment pleinement : c’est que — pour une cause ou pour une autre — la tanche se trouve à l'abri des attaques du brochet, de l’anguille et des autres poissons de proie qui vivent dans les eaux douces. Que le respect du brochet pour la tanche tienne seule- ment à la matière visqueuse dont ce dernier poisson est recouvert, je suis assez disposé à le croire; mais je n’ai jamais pris une seule tanche qui eût les nageoires muti- lées, ou qui portàt aucune trace de blessure, aucune cicatrice sur le corps. Il n'en est pas de même avec les autres poissons; les pêcheurs à la ligne savent, comme moi, qu’il n’est pas rare de trouver sur eux le témoignage des attaques que ces derniers ont subies de la part des tyrans de l’eau. L’anguille paraît également oublier sa voracité naturelle quand il s’agit de manger la tanche, et cela pendant le jour comme pendant la nuit. J'ai vu tendre, pendant la nuit, plusieurs lignes amor- cées avec du poisson vivant — du gardon, de la van- doise, de l’ablette et de la tanche. Or, quand, le matin, on tirait ces lignes, on trouvait des anguilles et de jeunes brochets pris aux hameçons garnis avec les autres pois- sons, mais non à Ceux qui avaient des tanches pour appât; ces dernières étaient, au contraire, aussi vives qu’au moment où on les avait plongées dans la rivière, la nuit précédente. Tout annonçait donc qu’elles n’avaient pas même été attaquées. Je cite le fait, après en avoir renouvelé souvent l’expérience, et je n’ai pas trouvé cette règle démentie par une seule exception. J'ai con- sulté mes amis, ou, si vous voulez, mes confrères dans l’art de la pêche, et tous m'ont répondu avoir observé, comme moi, à quel point la tanche jouissait du droit d’immunité vis-à-vis des attaques que les voraces habi- POISSONS OSSEUX 93 tants de l’eau dirigent continuellement contre les autres poissons. La tanche (caprinus tinca) paraît avoir été introduite en Angleterre à une époque relativement récente. Elle venait, selon toute vraisemblance, des lacs du midi de l'Europe. On la trouve aussi dans d’autres parties du monde. Elle habite soit les eaux stagnantes qui reposent sur un fond argileux, soit les rivières tranquilles qui coulent sur un lit de vase. M. Daniel a pris des tanches dans l'Essex, au fond d’une rivière, le Manden-Hall fleet, dont les eaux étaient si troubles et les roseaux si épais, qu'on pouvait à peine faire descendre le filet; la vase était si intolérablement fétide et si noire, qu’elle eût teint tout poisson vivant d’une belle couleur d’encre. Et, cepen- dant, la tanche y prospérait; sa chair était même d’une saveur délicate. Plusieurs de celles qui furent prises pesaient neuf ou dix livres la paire. Quelquefois, cepen- dant, cette chair se trouve tellement imprégnée par la matière visqueuse des herbes, et par les qualités impures de l’eau dans laquelle séjourne ce poisson, qu'elle n’est point mangeable. Mais il suffit de transporter alors ces tanches dans de l’eau pure pour leur faire perdre, en quelques jours, leur goût désagréable. On a donné à ce poisson le nom de carpe muqueuse. Il est, en effet, de la famille. Sa forme varie avec l’âge; mais nous prendrons le type général. Son épaisseur est à sa longueur comme un est à trois. Quand il a atteint toute sa grosseur et qu'il à été bien nourri, il se montre quelquefois aussi large que long. Je le compare alors à un de mes amis, dont le développement est semblable. La tête (je parle de la tête du poisson) est pleine et bien proportionnée à la taille massive de l'animal ; le museau court, émoussé et terminé par une bouche ronde. Quant ù. 94 LE MONDE PES EAUX à ses dents, il les porte dans le gosier. Les yeux sont petits et l'iris en est rouge. Les opercules des ouïes — d'un jaune brillant — les nageoires et la queue — d’un pourpre foncé — varient agréablement à l'œil la couleur générale äu poisson, qui est olive sombre, avec des écailles glacées d’une teinte d'or. Les écailles sont petites, fines et adhèrent étroitement à la peau. On a calculé que le nombre de ces écailles ne devait pas monter à moins de trente mille. Les écailles de la femelle sont, dit-on, beaucoup plus longues que celles du mâle. Les unes et les autres se trouvent recouvertes d’une matière visqueuse. Ces poissons frayent à la fin du printemps, ou au commencement de l'été; ils forment un nid parmi les ra- cines et les tiges des plantes aquatiques. Le jeune fretin se montre bientôt et croît rapidement, de sorte qu'il ajoute une importante recrue à l’ensemble de la race. La tanche est encore plus prolifique que Ia carpe : on a compté sur un seul individu quatre mille œufs. Comme la carpe, la tanche peut vivre longtemps hors de l’eau; on la transporte, dans de la mousse humide, à des dis- tances considérables. La tanche est dans sa saison — je veux dire qu’elle possède toutes ses qualités culinaires — du mois de mai à la fin de septembre. Une tanche d'environ cinq livres coûte alors cinq schellings sur le marché de Londres. Autrefois la chair de ce poisson n'était pas très-estimée. Le respect qu'on doit aux ancêtres ne m’empêchera pas de dire qu’en cela, du moins, ils faisaient preuve de peu de bon goût. Je me souviens d’avoir fait, à Lyon, sur les bords du Rhône, un excellent dîner, dans une petite auberge, avec une friture de tanches. Il est vrai que la jeunesse, la beauté du paysage, et, faut-il le dire? les Yeux POISSONS OSSEUX 95 noirs de la servante relevaient alors le mérite de ce plat, excellent par lui-même. Il y a, comme nous l'avons vu, plusieurs exemples très-authentiques de poissons ayant conservé la vie jusque dans la glace. Cetie vitalité n’existe pourtant point pour toutes les espèces qui habitent les mêmes latitudes. M. Swainson nous raconte ainsi ses observations per- sonnelles : « Durant la débâcle qui survint à la suite d’une longue et rude gelée (c'était l'hiver de 1837 à 1838), j'eus la douleur de voir les cadavres d’une trentaine ou d’une quarantaine de tanches flotter à la surface d'un étang, dans mon jardin. Trois ou quatre paires de ces poissons avaient été mises dans cet étang—il y avait de cela plus de quatre années. L’étang est formé par l’eau de pluie, avec un fond mou et boueux, qui a la profondeur de deux à quatre pieds, et qui se trouve orné d'une frange d'herbes aquatiques. Ces herbes offraient ainsi aux pois- sons des retraites favorables et abondantes, et, pourtant, il est hors de doute que mes tanches ont été toutes tuées par le froid. » Ce fait ne détruit rien à la loi générale; il montre seu- lement que la faculté qu'ont les poissons, de vivre à la fois dans les températures très-basses et très-élevées, se trouve limitée à certaines espèces, peut-être même à certaines circonstances locales. Ce même M. Swainson raisonne ainsi sur la décou- verte de Humboldt, qui, comme nous l'avons dit, ren- contra, dans ses voyages à travers l'Amérique tropicale, des poissons vomis tout vivants du fond d’un volcan à l'état d’éruption, et parmi des eaux si chaudes, qu'elles élevaient le thermomètre de 80 à 120 degrés. « Comment imaginer, dit-il, que l’eau dans laquelle —— mm —— 96 LE MONDE DES EAUX séjournaient alors ces poissons fût toujours de la même température? C'est un fait bien connu, que les sources qui se trouvent dans le voisinage d’un volcan s’échauf- fent considérablement avant que l'éruption ait lieu. Nous croyons qu'il en était de même dans le cas dont il s'agit : les feux internes avaient, selon toute vraisem- blance, élevé de beaucoup la chaleur de l’eau avant que celle-ci fût chassée de son bassin naturel; mais ce changement gradué n'avait pas eu le temps de tuer les poissons. Il serait, d’ailleurs, difficile de supposer que ces poissons eussent pu vivre longtemps dans un fluide dont la température aurait suffi pour les cuire, et pour les préparer aux usages de la table. » Si justes que puissent être ces réflexions, je demande à faire quelques réserves; car il s’agit ici d'une loi assez curieuse et assez frappante de la nature pour qu’on se donne la peine de l’approfondir. J'assistais, en 1845, à une lecon du cours de F. Arago, qui se faisait à l'Observatoire de Paris. Dans cette leçon, le professeur groupa — avec cette sûreté de mémoire et cet art qui constituaient le caractère le plus incontestable de son mérite comme savant — un grand nombre de faits tendants à prouver que les êtres organisés se mon- traient doués, dans certains cas, d’une grande force de résistance à l’action des températures les plus élevées. Parmi ces faits, j'en choisirai un seul : une fille, engagée en qualité de domestique chez un boulanger, avait cou- tume de dormir, toutes les nuits, dans un four chaud, au moment où l’on venait de retirer le pain cuit. Elle devint, en quelque sorte, si incombustible, qu'elle faisait cuire un bifteck dans le four brûlant sans cuire elle-même. La conclusion qu'Arago tirait de ce fait — et de plu- sieurs autres semblables — c'est que la chair vivante POISSONS OSSEUX 97 résiste bien plus que la chair morte à l'action mortifiante de la température la plus excessive — et cela, sans doute, en vertu de la chaleur qui lui est propre. Pourquoi les poissons seraient-ils exempts de cette loi générale? Ce sont, je l'avoue, des animaux à sang froid; mais ce sang froid, comme nous l’appelons par compa- raison avec celui des mammifères et des oiseaux, est néanmoins fort au-dessus de la température du milieu dans lequel ils nagent. Il est chaud jusqu'à un certain point. Que ce point suflise — oui ou non — à les main- tenir contre les excès du calorique ambiant, c'est ce que nul ne peut dire. Mais, jusqu’à ce que des expériences positives aient été faites sur ce sujet, il ne faut nullement comparer l’action de l’eau chaude sur les poissons morts à l’action de l’eau chaude sur les poissons vivants. Je reviens à la tanche et je termine son histoire par un trait qui prouve, malgré tout, la vitalité de ce poisson. L'eau de rivière ordinaire contient un pour cent d'oxy- gène; mais la tanche, elle, se montre capable de respirer dans un liquide où la quantité de l'oxygène se trouve réduite à la cinq millième partie du volume d’eau. Dans un aquarium, la tanche mène une vie tranquille. Ses manières graves conviennent, d’ailleurs, au caractère d’un médecin si éminent. On dirait le docteur Sangrado dans l'exercice de ses fonctions. C’est surtout à travers les murs de la maison de verre qu'on peut admirer les fines écailles et la couleur olivâtre de ce joli poisson, qui a une teinte de pourpre près de la tête. 98 LE MONDE DES EAUX LE GOUJON Le goujon (gobio fluvialis) se distingue par son corps brun tacheté de noir et par une barbule qui accompagne chaque côté de la bouche. Ce poisson vit longtemps en captivité; mais il est très- farouche. 11 aime mieux se cacher parmi les herbes de l'aquarium que de s’ébattre dans l’eau claire. Il ne sort guère de sa retraite que quand il s’agit de prendre sa nourriture ; et encore a-t-il l’air de l’avaler plutôt pour remplir un devoir que pour satisfaire son appétit. Il m'amuse par l'expression bourrue et chagrine de sa con- tenance. Un aquarium est une tragi-comédie en action : il faut que tous les caractères de la nature y soient repré- sentés. Le goujon, lui, joue dans cette pièce intéressante le rôle du misanthrope ou du père Sournois. Dans nos rivières, il se distingue, au contraire, par sa voracité proverbiale. J'avais, un jour, ramené au bout de ma ligne, un goujon qui me sembla légèrement piqué : je lui rendis la liberté. Ma plume enfonce de nouveau, je tire et je reconnais mon même goujon, qui, malgré une première leçon, n'avait pu résister aux douceurs de l’amorce. Le ciel était beau et j'étais en veine de clémence : je laissai-une seconde fois le poisson retourner dans l’eau. Environ un quart d'heure après, on mord, et, pour la troisième fois, je trouve accroché à l’hameçon mon in- corrigible convive ; je jugeai cette fois qu'il tenait à être pris, îpse capi voluit, et je le mis dans l’aquarium, où il mourut des suites de ses blessures. POISSONS OSSEUX 99 LE GARDON, LA VANDOISE, L’ABLETTE Le gardon, la vandoise et l’ablette sont des types du genre leuciscus, dont les espèces se distinguent de la famille des carpes par des nageoires dorsales et anales plus courtes, par l’absence de rayons épineux à l’origine de ces nageoires, par le manque de barbules autour de la bouche. « Le gardon n’est pas un poisson très-renommé pour la délicatesse du goût, dit Walton; on fait plus de cas de son frai que de sa chair. Si la carpe a été appelée le renard des eaux à cause de son caractère rusé, on pourrait nommer le gardon le mouton des eaux à cause de sa sim- plicité et de son innocence. » L'observation des mœurs du gardon ne confirme pour- tant point ce jugement défavorable. Emprisonné dans des espaces restreinis, tels que de petits étangs , le gar- don mord volontiers et bètement à toute amorce qu'on lui présente, c’est vrai; mais, quand il jouit d’un plus vaste domaine, ce poisson — semblable en cela à plu- sieurs autres poissons — montreuneintelligence aiguisée par la liberté. A mesure que les animaux deviennent plus domestiques et que leurs besoins se trouvent pourvus, ils perdent ces habitudes de surveillance et d'activité qui leur sont nécessaires, dans l’état de nature, pour se dé- fendre contre de nombreux ennemis et pour obtenir leur ration de nourriture. Les observations des naturalistes, sur les habitudes des animaux qui se trouvent soumis 100 | LE MONDE DES EAUX à la captivité, doivent donc être reçues sous toutes ré- serves. Je citerai un seul exemple de la sagacité du gardon. Près de Tolesbury, dans l'Essex, on rencontre plusieurs étangs ou marais stagnants d'une grande étendue, et qui sontlégèrement saumâtres. Il y a soixante et dix ou quaire- vingts ans, ces étangs furent inondés par une éruption de la mer, et la quantité de gardons détruits fut si grande, qu'on tira et emporta les morts dans deux charrettes, — autant pour s’en servir Comme engrais que pour prévenir les effets pernicieux de leur décomposition. Quelques an- nées plus tard, on proposa de draguer un des plus con- sidérables de ces étangs, qui, quoique très-long, était si étroit, qu'un grand filet pouvait le traverser compléte- ment. La quantité de gardons parut abondante : le filet était d'une étendue extraordinaire et d’une grande valeur, étant fait entièrement desoie. La nouvelle de cette pêche attira une foule de spectateurs et d’assistants. On passa plusieurs heures à faire les préparatifs nécessaires ; on vit rarement plus d'empressement ni plus d'activité; cha- cun se mit à l’œuvre pour prévenir la fuite du poisson. Tous les bords de l'étang étaient gardés. Les moyens de capture étaient si variés, si compliqués, si certains, le beau et vaste filet couvrait si bien chaque pouce d’eau, qu'on regardait comme impossible qu'un seul gardon pût échapper à son malheureux sort. Après avoir employé ainsi plus de trois heures dans ces soins préliminaires, on atteignit le fond de l’eau et on se prépara à tirer le filet. La curiosité était maintenant poussée à l'extrême; le filet fut ramené à terre; mais, au lieu des charretées de poisson qu'on s'attendait à y trouver, huit ou dix gar- dons seulement apparurent à la lumière. Et, lelendemain, les eaux insolentes exhibèrent — comme par manière de POISSONS OSSEUX © > > > , >? l provocation et de défi — leur population flottante, aussi nombreuse que jamais. A LE D LEO Es Ce marais était strictement gardé; on ne onpli pas dans ses eaux une ligne plus d’une fois par an; le pois- son ne pouvait dès lors être devenu rusé par persécution. C'était donc de sa part habileté instinctive, puisée dans un sentiment de conservation et de juste défense de soi- même. Tel fut le sentiment général de ceux qui furent à même de voir et de juger le fait. Ils pensèrent que, ces poissons se trouvant si étroitement bloqués, les uns s'étaient ouvert un passage dans les interstices prati- qués le long de la rive par les souches de saules ou de sureaux, et que les autres s'étaient plongés simultané- ment dans la vase, comme font les carpes, pour éviter en pareil cas les mailles du filet. Les gardons abondent dans plusieurs rivières des par- ties tempérées de l’Europe. En Angleterre, ils préfèrent les cours d’eau lents, fréquentant les profondeurs pen- dantle jour et allant chercher, pendant la nuit, leur nour- riture dans les endroits peu profonds. Vers la fin de mai, selon Jarrel, de vastes bandes de gardons remontent vers Loch -Lomond, où ils se font prendre par milliers dans des filets. On a supposé, un instant, qu’ils venaient de la mer et qu'ils remontaient ainsi par bandes, avec l’inten- tion de déposer leur frai dans les parties les plus hautes de la rivière; mais il est plus probable qu'ils viennent de la direction du lit de la mer et non de la mer elle- même. Montagu a observé le fait suivant : une petite rivière coule et se décharge dans une grande pièce d’eau, près de la mer, sur la côté sud du Devon; il n’y a pas d’écou- lement, mais une sorte de filtration à travers la cloison qui forme Ja barrière entre ce cours d’eau et la mer; là, 9 EP Ou DATE TENTE TIRE 1 7 NEC CO VE CA ES TE = 18% © IE: LE MONDE DES EAUX SRE er CEE CG E E c les gardons prospèrent et se multiplient au délà de tout exemple. Il:ÿ à quelques années, la mer rompit sa limite et déborda copiéusement dans le lac, à chaque marée haute, pendant un temps considérable : — le résultat de cette immersion des eaux salées fut de détruire tous les gardons. Ce poisson se monire sociable dans ses habitudes : il nage constamment par grandes troupes. !Ilse nourrit de vers et d'herbe. Il fraye vers la fin de mai; ses écailles deviennent alors rudes au toucher; elles sont sous la main comme la surface extérieure d’une écaille d’huître. On connaît par là quand ce poisson n'est plus de saison. — En tout temps, le gardon est médiocrement estimé au point de vue de la table: mais il acquiert une plus belle couleur, et sa chair vaut mieux en octobre que dans tout autre mois de l’année; — qualités dont il est redevable sans doute à la variété et à la quantité de nourriture qu'il obtient durant un long été. Dans les anciens livres d'ichthyologie, le gardon est désigné sous le nom de roche. è La vandoise est quelque peu une alliée du gardon pour la forme et pour les habitudes. La nourriture, le carac- ière rusé, la taille de ces deux poissons, tout les rap- proche. La vandoise se rencontre dans plusieurs rivières de l’Angleterre, et dans des eaux dormantes qui ne sont alimentées par aucun courant tributaire. Mais elle se plaît davantage dans les courants rapides et les remous. Le rendez-vous favori de ces poissons est au confluent de deux rivières. Quoique le gardon, lui, préfère les eaux tranquilles aux eaux courantes, les roseaux qui se fanent l’attirent souvent, en automne, vers les couranis, où il se joint à la vandoise; la vandoise, de son côté, par les jours chauds POISSONS CSSEUX 103 de l'été, visite volontiers les gîtes du gardon, et se cache avec lui dans les eaux profondes qui se trouvent proté- gées par des herbes aquatiques. L’ablette (leuciscus alburnus) est bien connue — trop connue peut-être du pêcheur à la ligne, qui s’indigne souvent de décrocher de l’hameçon un si mince butin. Cela vaut pourtant mieux que de ne rien prendre du tout. La pêche à l’ablette est l'exercice favori des gamins. Quand il m'arrive par hasard, à moi qui me fais vieux, de m'abandonner encore à ce divertissement puéril, je me retrace, dans le repos et le loisir, les jours heureux de mon enfance, mon plus jeune frère, qui partageait mes jeux, mon père — aujourd’hui dans la tombe, hélas! — qui nous regardait en souriant; j'ai devant les yeux les moindres circonstances, les lieux, les mouve- ments de la rive; je me rappelle nos colères quand notre fil s'embarrassait dans les joncs et les roseaux, nos joies quand la plume remuait et s’enfonçait sous l’eau, — tous ces souvenirs pendent, si j'ose ainsi dire, au bout de ma ligne. Ma main tremble alors, mon cœur saute et palpite plus vite dans ma poitrine que l’ablette ne frétille. Ce poisson, quoique très-actif, prospère dans l’état de captivité. Il est, d’ailleurs, d’une nuance nacrée et d’une forme élégante. Il demeurerarement en repos dans l’aqua- rium ; souveni il fait le tour de sa prison de verre; mais, plus souvent encore, il se tient à mi-eau dans une sorte d'équilibre, s’avançant d’un pouce ou deux et lentement dans une direction; puis soudain il change d’attitude par un gracieux mouvement de la queue. Ses écailles sont d’un blanc argenté, avec une nuance verdâtre ; ses nageoires sont transparentes. C’est avec la substance argentée qui se trouve sous les écailles de ce poisson qu’on faisait autrefois — qu'on fait même encore 104 LE MONDE DES EAUX dans quelques pays — les perles artificielles. Pour arri- ver à ce résultat, on commence par dissoudre, dans de l'acide acétique étendu, les écailles des ablettes. D’un autre côté, on souffle à la lampe de petites bulles de verre d’une très-mince épaisseur. Au moyen d’une ouverture qui était restée libre, on insuffle la dissolution des écailles contre les parois internes de la bulle. Ainsi tapis- sée et comme étamée par cette couche de nacre, la bulle prend tout à coup les caractères de la perle na- turelle. Ces perles fausses savent si bien mentir, qu’elles ont été prises plus d’une fois pour des perles sorties de la mer. Quelques-unes ont même rivalisé, par leur beauté, avec les plus riches parures de perles vraies. Tout leur tort est de n’avoir point exposé les jours des mal- heureux plongeurs, qui — comme nous le verrons — perdent trop souvent la vie dans ces aventures sous- marines. La perle du pauvre est innocente; la perle du riche est coupable, elle a sur la conscience (si les perles ont une conscience) la fin tragique de plus d’un pêcheur descendu dans l’abîime pour n’en plus remonter. De là le prix que les femmes du monde attachent aux bulles rares, qui se forment naturellement dans l’écaille de l'huître; de là l'indifférence et le dédain qui s’attachent aux bulles communes, soufflées à peu de frais par l'in- dustrie humaine. POISSONS OSSEUX 105 LE BROCHET Ce poisson est le requin de nos rivières. Il n’atteint toute sa grosseur que lentement et par degrés. Sa carrière de violence et de destruction se pro- longe ensuite sur une grande échelle. Doué d’une énergie et d’une activité qui ne diminuent guère avec les années, - il poursuit, attaque, dévore toutes les créatures vivantes qu'il rencontre dans l’eau. Le temps, qui use tout, ne fait que serrer et fortifier ses dents. La croissance d’un brochet, dans des circonstances favorables et durant sa première jeunesse, est quelque- fois de quatre livres par année. Après douze ans, il dimi- nue — on à lieu de le croire — d’une ou deux livres. _ À l’âge d'environ cinq ans, il mange tous les quinze jours la valeur de son poids en goujons — et je dois dire que la nourriture lui profite bien. Vieux, il a une foule de parasites à entretenir, et, quoique son appétit soit encore aussi bon que jamais, l'assimilation des aliments ne se fait plus si bien que chez le jeune brochet. Caché, et pour ainsi dire à l'affût, dans sa retraite solitaire, il suit de l’œil — et quel œil! — les bandes de poissons qui errent inconsidérément çà et là. Il note le rat d'eau qui regagne en nageant son terrier, les jeunes canards qui barbotent le long des herbes aquatiques, le poussin et la poule d’eau qui s’ébattent nonchalamment à la surface. Calme, il choisit sa victime; puis, commele tigre qui saute de ses jungles, il s’élance et manque rare- 9» 106 LE MONDE DES EAUX ment son but. À ce bond soudain, des cercles se forment et se succèdent à la surface de l’eau, puis tout rentre en un instant dans la tranquillité ordinaire. Quoique bien peu d'aliments échappent à la voracité de ce requin des eaux douces, le brochet a pourtant, comme tous les gloutons, ses antipathies et ses préfé- rences. Pendant qu'il est en train de faire honneur à un festin de grenouilles, jetez-lui un crapaud, et il se détour- nera avec dégoût. Placez devant son museau une tanche visqueuse, et il reculera devant la nauséabonde créature. Si la nourriture est rare et si la nécessité le force de dîner sur une perche, il l'emporte en frissonnant sous l’eau, à la plus grande distance possible. Le brochet tient ainsi la perche transversalement dans ses mà- choiresstant qu'il reste à la victime un souffle de vie. Extrayant ensuite avec soin les épines offensives qui hérissent le dos de la perche, il se met en devoir de- l’avaler; mais il prend son temps, et donne cà et là des signes de répugnance. Le brochet vieux tient encore les épinoches en plus grande abomination que la perche. Et il a bien ses rai- sons pour cela, quand il considère le mal que font ces bandits aux faibles brochetons. C’est seulement par ses souffrances personnelles que le poisson, aussi bien que l’homme, acquiert la sagesse. Le jeune brochet, lui, res- semble à ceux qui, ne connaissantrien, ne doutent de rien. Sentant qu'il a faim et découvrant qu'il a reçu de la nature une grande bouche, bien garnie de dents mer- veilleusement appropriées au rôle de Gargantua, il se met à faire l'essai de ses armes sur les plus hardis des petits poissons qui se trouvent à sa portée. Or, ces petits pois- sons hardis sont le plus souvent les épinoches. Voyant l'ennemi s’avancer sur elles bouche béante, les VOUS CR PET POISSONS OSSEUX 107 épinoches se préparent à une rencontre; elles hérissent leurs épines. Ces menus poissons n'en sont pas moins avalés, je l'avoue ; mais ils se vengent. Au lieu de glisser doucement et bénévolement dans l’estomac du brochet, ils plantent la pointe de leurs petites lances dans le gosier du monstre. Cette blessure engendre une terrible maladie, à la suite de laquelle plus d’un brocheton — qui promettait de devenir un beau brochet — se trouve sup- primé in cunabulis. Apès une pareille leçon, on ne s’étonnera plus que le brochet adulte se montre prudent — malgré sa voracité naturelle — dans le choix de la nourriture. Il s’est instruit à ses dépens ; on ne s'instruit que comme cela. La prédilection des brochets pour certaines provisions de bouche, et leur répugnance pour d’autres, est donc à la fois une affaire d’instinct et d'expérience. On a fait le relevé des objets de consommation qui sont particulière- ment de son goût; mais la liste en serait longue, et je laisse à cette cuisinière céleste — la nature — le soin de pourvoir elle-même aux fantaisies gloutonnes du bro- chet. Elle s’en acquitte à merveille. Si le brochet mange, il est mangé à son tour par l’homme; mais il n'y a peut-être pas de poisson dont la valeur culinaire ait été aussi diversement appréciée — selon les temps et les lieux. Ausonius, une ancienne autorité gastronomique, se déclare fortement contre la chair de ce poisson. Dans la partie de la France qu’ha- bitait cet ichthyologue latin, la chair du brochet est con- sidérée, jusqu'à ce jour, comme insipide et comme bonne pour la plèbe. À Châlon-sur-Saône, au contraire, et dans d’autres endroits, ce poisson jouit d’une haute réputa- tion au point de vue de la table. J'ai été à même d’appré- Cier sur place ses qualités, au point de vue gastrono- 408 LE MONDE DES EAUX mique, et je le déclare excellent — n’en déplaise à Au- sonius. En Italie, on mange rarement du brochet, et les Espa- gnols rejettent la chair de ce poisson comme indigne d'un estomac délicat. Plus’ vers le Nord, la réputation du brochet s'élève. On estime beaucoup ceux qui se lais- sent prendre dans quelques lacs de l'Allemagne. En An- gleterre, ce poisson était autrefois le favori des gour- mands, surtout quand il était pêché dans les eaux claires. Aujourd'hui, c’est encore un plat recherché. Cette diversité d'opinions sur le mérite et les qualités comestibles du brochet tient vraisemblablement, selon les lieux, à la nature des eaux dans lesquelles on pêche ce poisson, et à la manière de le préparer. 11 se peut, d’ailleurs, que la chair d’une créature vivante, saine et aisément nutritive, sous une certaine température, n'ait plus les mêmes propriétés dans un autre climat. Nous avons plusieurs exemples de ces variations dont la loi n’est pas encore très-connue. Le brochet étant le tyran de nos rivières, c’est ici le lieu de faire quelques réflexions sur la voracité des tribus à nageoires. Cette voracité est un des caractères de leur classe. Leurs appétits dépassent toutes les bornes que la nature semble avoir assignées aux autres animaux. Les insectes, les vers, le frai des autres habitants des eaux contribuent à la nourriture des petits poissons, lesquels se voient à leur tour poursuivis, happés par des animaux plus gros et plus rapaces. Quand on considère cette faim extraordinaire, la rapide digestion de ces créatures, la guerre d'extermination qu’elles se font les unes aux autres — le plus gros et le plus fort absorbant sans merci le plus petit et le plus faible — cela depuis le haut jusqu'au bas de l'échelle ; — quand, à ces causes de des- POISSONS OSSEUX 109 truction constante, on ajoute, par la pensée, les ravages que font nos filets balayant les mers, les rivières, les lacs, les étangs, on se dit que bien peu de poissons doi- vent mourir de leur mort naturelle. A cette destinée fatale les naturalistes ont cherché une sorte de compensation dans les avantages dont jouissent les animaux à nageoires. Les blessures des poissons, disent-ils, se guérissent aisément. Ils paraissent être soumis à un petit nombre de maladies — circonstance dont ils sont probablement redevables à l’uniformité de la température dans le milieu qu'ils habitent. J'ignore si ces motifs de consolation réconcilient les poissons avec leur malheureux sort; mais ils suffisent au philosophe, qui aime à trouver, dans la nature, !la balance du bien et du mal. Le brochet n’est pas un poisson indigène de l’Angle- terre. La première fois qu'il en est fait mention, c’est sous le règne de Richard IT. Ces poissons étaient encore si rares du temps de Henri VIIT, qu'un grand exemplaire fut alors vendu le double du prix d’une bergerie. L’his- toire de l'importation et de la naturalisation successive des poissons alimentaires, dans les différentes contrées de l'Europe, serait un excellent cours d'économie poli- tique. Quand je réfléchis à la somme des ressources et du bien-être que chacune de ces espèces utiles apporte aux différentes classes de la société, quand je songe à la pêche et aux autres branches d'industrie ou de com- merce que développe la population des eaux, je regrette que le nom des propagateurs, la date et les principales circonstances de ces conquêtes pacifiques soient généra- lement et malheureusement perdues. Tant d’autres faits, moins dignes de mémoire — tels que les siéges et les batailles — ont été conservés avec un soin minutieux par 410 LE MONDE DES EAUX les chroniqueurs! Les hommes, dans les temps de bar- barie — et ces temps ont duré jusqu’à la Révolution fran- çaise — s’intéressaient plus à ceux qui les tuaient qu'à ceux qui les faisaient vivre. La longévité du brochet le dispute à celle de la carpe. Un brochet fut marqué, par Frédéric Il, d’un anneau soudé et portant une inscription. Ce Nestor des poissons avait atteint, si l'inscription dit vrai, l’âge vénérable de deux cent soixante-sept ans — quand il fut pris à Heil- bronn, en Souabe. Il pesait trois cent cinquante livres. Le squelette, qui avait dix-neuf pieds de longueur, fut con- servé, à Mannheim, pendant longtemps. Il est vrai que plusieurs naturalistes doutent de la vérité de l’histoire, et déclarent que ce grand squelette avait été fabriqué. Les brochets sont trop destructeurs pour qu’on puisse les garder avantageusement dans une petite pièce d’eau; mais ils deviennent utiles dans les grands étangs, parce qu'ils répriment alors la multiplication excessive des petits poissons. L'harmonie existe dans le monde des eaux — et il ne tient qu'à l’homme de transporter cette harmonie dans les milieux artificiels où il se propose de faire fructifier les poissons; mais c’est à la condition d'observer les proportions que la nature entretient d’une main si ferme entre les agents destructeurs et les forces reproductives de la vie animale. Plus que les autres poissons, le brochet donne des signes d'intelligence, et même de sentiment. N’allez pas trop sourire de cette alliance de mots : le sentiment du brochet! N’avons-nous pas vu que, entre les mammifères, les plus féroces, les plus voraces, les plus carnassiers sont souvent ceux qui se montrent les plus capables d’at- tachement et de bons rapports avec l’homme? Pourquoi n’en serait-il pas de même parmi les tribus à nageoires ? POISSONS OSSEUX 114 L'anecdote suivante fut lue, en 1850, par un grave doc- teur, devant une grave assemblée, la Société littéraire et philosophique de Liverpool: « Quand je demeurais à Durham, dit le docteur War- wick, je me promenais, un soir, dans le parc qui appar- tient au comte de Stamford, et j'arrivai sur le bord d’un étang où l’on mettait, pour quelque temps, les poissons destinés à la table. Mon attention se porta sur un beau brochet, d'environ six livres; mais, voyant que je l’ob- servais, il se précipita comme un trait au milieu des eaux. » Dans sa fuite, il se frappa la tête contre le crochet d’un poteau. J'ai su plus tard qu'il s'était fracturé le crâne et blessé d’un côté le nerf optique. L'animal donna les signes d’une effroyable douleur; il s’élança au fond de l’eau, et, enfonçant sa tète dans la vase, tournoya avec tant de célérité, que je le perdis presque de vue pendant un moment. Puis il plongea çà et là dans l'étang, et enfin se jeta tout à fait hors de l’eau sur le bord. Je l’examinai et reconnus qu'une très-petite partie du cerveau sortait de la fracture sur le crâne. » Je replaçai soigneusement le cerveau lésé, et, avec un petit cure-dents d'argent, je relevai les parties dente- lées du crâne. Le poisson demeura tranquille pendant l'opération; puis il se replongea d’un saut dans l'étang. Il sembla d’abord beaucoup soulagé; mais, au bout de quelques minutes, il s’élança de nouveau et plongea çà et là, jusqu'à ce qu’il se jetàt encore hors de l’eau. Il continua ainsi plusieurs fois de suite. » J'appelai le garde, et, avec son assistance, j’appliquai un bandage sur la fracture du poisson; cela fait, nous le rejetämes dans l'étang, et l'abandonnèmes à son sort, Le lendemain matin, dès que je parus sur le bord de la pièce 412 LE MONDE DES EAUX d’eau, le brochet vint à moi, tout près de la berge, et posa sa tête sur mes pieds. Je trouvai le fait extraordi- naire; mais, sans m'y arrêter, j'examinai le crâne du poisson et reconnus qu'il allait bien. Je me promenai alors le long de la pièce d’eau pendant quelque temps; le poisson ne cessa de nager, en suivant mes pas, tour- nant quand je tournais;, mais, comme il était borgne du côté qui avait été blessé, il parut toujours agité quand son mauvais œil se trouvait en face de la rive sur laquelle je changeais la direction de mes mouvements. » Le lendemain, j'amenai quelques jeunes amis pour voir ce poisson : le brochet nagea vers moi comme à l’or- dinaire. Peu à peu il devint si docile, qu’il arrivait dès que je sifflais et mangeait dans ma main. Avec les autres personnes, au contraire, il resta aussi ombrageux et aussi farouche qu'il l'avait toujours été. » L'histoire de ce brochet reconnaissant est de nature à nous donner une idée toute nouvelle des facultés qui ont été accordées aux poissons. Quant à moi, je regrette beaucoup que l’élément dans lequel ils vivent s'oppose à ce que nous fassions plus intime connaissance avec eux. Il serait pourtant ridicule de dire que la barrière soit infranchissable ; et, dans certains cas, comme nous venons de le voir, ce n’est pas l’homme qui va au pois- son, c’est le poisson qui vient à l'homme. LE POISSON VOLANT Le poisson volant (exocetus volitans) a généralement neuf pouces de longueur et quatre de circonférence. Sa ei POISSONS OSSEUX Aie peau est extrèmement ferme; ses écailles sont longues et argentées. Les nageoires pectorales sont très-dévelop- pées ; la nageoire dorsale est petite et placée près de la queue, qui est fourchue. L’œil, à cause de la grandeur de la tête, se trouve admirablement situé pour découvrir les dangers qui menacent l'animal, ou pour le mettre à même de poursuivre sa proie. Poussé en dehors de son orbite (ce que le poisson peut faire à un degré considé- rable), cet œil accroît sensiblement sa sphère de vision. Le poisson volant est un habitant de l'Europe, de l'Amérique et de la mer Rouge; mais on le trouve surtout . vers les tropiques. Les ailes à l’aide desquelles il a le pouvoir de s'élever dans les airs, ne sont rien de plus que ses grandes nageoires pectorales, composées de sept ou huit rayons reliés ensemble par une membrane flexible, transparente et glutineuse. Ces nagcoires ailées ont leur origine près des branchies et se montrent capa- bles d’un mouvement considérable en arrière ou en avant. Elles servent aussi au poisson de moyens locomo- teurs dans son élément naturel; si même nous compa- rons la longueur de ces rames avecla taille de l'animal, nous ne douterons point que le poisson volant ne fraye son chemin dans l’eau avec une grande vélocité. Lorsqu'il vole (puisque le langage vulgaire a consacré cette expression), von-seulement les ailes et les nageoires de l’animal se trouvent déployées, mais aussi sa queue. Il effleure la surface de l’abîme, un peu à la manière de l'hirondelle, mais toujours en ligne droite. Son dos noir, la blancheur de son ventre et sa queue fourchue lui don- nent une certaine ressemblance avec l'oiseau du prin- temps. De moment en moment, il retrempe ses forces en touchant la surface de l’eau ; ce qui lui donne une nou- velle vigueur pour s’élancer et reprendre son vol. 19 114 LE MONDE DES EAUX On a dit que toute la nature animée semblait conspirer contre ce faible poisson, et qu’il avait reçu, en consé- quence, le double pouvoir de nager et de voler — uni- quement pour se soustraire aux dangers. Encore ne s’y soustrait-il qu’en partie! Il n'échappe à ses ennemis qui habitent l'abîme, que pour s’exposer aux attaques de ses ennemis qui habitent l'air. Les oiseaux marins guettent son apparition dans le ciel pour le dévorer. Grâce pour- tant au don qu’il a de se transformer alternativement en poisson ou en oiseau, l'animal, menacé dans un élément, passe aussitôt dans un autre, et il faut que ses ennemis soient bien habiles pour l’atteindre. La famille assez nombreuse des poissons volanis esi une de celles qui ont le plus exercé, et avec raison, la curiosité des naturalistes. Quelques mots suffiront main- tenant pour expliquer et déterminer ce système de loco- motion aérienne. Dans le poisson volant, les nageoires pectorales sont très-étendues et rappellent par la forme, aussi bien que par la disposition, les ailes de l'oiseau. Mais, en réalité, les nageoires ne font jamais l'office de véritables ailes ; et l’on ne peutdire, en toute conscience de langage, que ces poissons volent. Ils ont néanmoins le pouvoir de s’élan- cer hors de l’eau avec une telle force, que le capilaine Hall les a vus franchir dans l'air un espace de deux cents mètres; mais ils ne peuvent changer la direction de leur course, et les nageoires étendues servent seulement de parachute ; — elles modèrent par degrés la descente de l'animal dans son élément naturel. Le poisson volant est évidemment l’analogue des galéopithèques ou chats volants chez les mammifères, du dragon volant chez les reptiles; l'air n’est point son élément; mais il a reçu de la nature le don précieux pe SR r POISSONS OSSEUX 113 d'étendre, à certains moments, son existence dans les espaces éthérés, soit pour y chasser sa proie, soit pour y chercher un moyen d'échapper à ses ennemis. Les Pères de l'Église ont comparé ce poisson à l’âme humaine. «Si l'âme, disent-ils, veut planer au-dessus des vagues de l'existence matérielle, elle doit se replonger, de temps en temps, dans l'Océan de l'infini — en Dieu — ne fût-ce que pour y rafraîchir et y humecter ses ailes. » LES SILURES Le silurus glanis, le seul membre de cette famille qui habite l'Europe, est peut-être le plus grand poisson d’eau douce que l’on connaisse. Dans les fleuves de l'Autriche et de la Russie, où il atteint tout son développement, il est quelquefois long de douze à quinze pieds. Sa bouche est de taille à avaler un enfant de six ans. On le trouve aussi dans les rivières de l’Asie et de l'Afrique. Sa chair est très-recherchée. On envoie, des rivières de l'Allemagne, quelques-uns de ces poissons sur les mar- chés de France. J'ai vu, en Hollande, au musée de la Société d'histoire naturelle de Harlem, un bel exemplaire du silurus glanis. Ce poisson avait été pêché dans le lac, il y a quelques années, du temps où le lac de Harlem existait encore. Aujourd'hui, cette mer intérieure a été desséchée; je me suis promené à pied sec sur les domaines qu'occupait alors ce géant des eaux douces. Une chose qui a vécu dans un milieu qui n’est plus, 416 LE MONDE DES EAUX quel meilleur exemple de la fragilité de ce qui naît dans le temps! Si vous aviez été dire à ce poisson, doué d’exis- tence et de mouvement : « Le jour viendra où non seule- ment tes pareils, mais encore les eaux dans lesquelles ils se meuvent, n'existeront plus! » il vous eût sans doute ré- pondu, siles poissonsavaientune voix: «Parlez pour vous, Ô hommes! vos œuvres sont soumises aux changements des siècles et aux caprices des révolutions ; mais il n’en est pas de même des ouvrages de la nature. » Eh bien, le poisson, malgré ses airs de sagesse, aurait eu tort : les Jacs meurent, les lentes formations de la nature se transforment elles-mêmes sous la main de l’industrie. LA MORUE Il serait difiicile d’exagérer l'importance économique de ce poisson. Quand Gaspar de Corte Real — gentil- homme portugais — jaloux des Espagnols, jura de leur disputer l'honneur de découvrir des contrées nouvelles ; quand, ayant jeté l’ancre au milieu des brouillards, il dé- barqua, pour la première fois, sur la côte sauvage et stérile de l’île de Terre-Neuve, il ne pensait certainement pas qu'il allait ouvrir pour l’Europe une source de richesses plus profitable, aussi certaine et surtout bien plus inépuisable que celle des mines du Potose. — Et cette conquête, plus enviable que celles des fiers rivaux de sa nation, avait été accomplie sans effusion de sang ! Telle a été pourtant la puissance des faits, que ce pois- son — la morue — est devenu, entre les mains de D POISSONS OSSEUX 117 presque toutes les nations de l’Europe, l’origine d’une branche de commerce des plus assurées et des plus lucratives. Mais, quoique l’île de Terre-Neuve ait été ainsi décou- verte et visitée ensuite dès le x° et le xi° siècle par les Norvégiens, ses riches mines de poissons semblent avoir été généralement inexplorées. Il y a plus : l'existence même de cette île à la surface du globe fut en grande partie perdue de vue, jusqu’à ce qu'elle fût revisitée, en 1497, par un Jean Cabot, qui était à la solde de Henri VIII. C'est lui qui donna à l’île le nom qu’elle porte aujourd'hui. Non-seulement Cabot retrouva la Terre-Neuve, mais encore il découvrit la morue. A son retour, il communiqua cette découverte ; beaucoup de nations, sans compter l'Angleterre, s’élancèrent alors pour moissonner dans ce champ dela vie. Une ligne de pêcheries très-étendue s'établit alors le long des côtes, à l'est et au sud de cette île. La morue (gadus) est le membre le plus vulgaire mais le plus utile de la famille des siluridæ. On ne l’a jamais vue dans la Méditerranée. Elle est donc consignée, comme tant d'autres poissons de mer, à l'entrée du détroit de Gibraltar. Elle habite généralement les eaux profondes — vingt-cinq à trente brasses de mer. Quand on la ren- contre dans les endroits peu profonds, c'est qu’elle a pour cela des raisons particulières. Elle y est attirée par la nourriture. La morue, en effet, est extrêmement vorace. Petits poissons de toute sorte, mollusques, vers, crus- tacés, rien n'échappe à son appétit. On a trouvé dans son vaste estomac des crabes d'une grosseur considérable. Non contente de se gorger d'êtres vivants, elle avale quel- quefois des substances indigestes, telles que des morceaux 10. 118 LE MONDE DES EAUX de bois, que toute l'énergie de ses sucs gastriques est impuissante à dissoudre. Comme les morues fréquentent les eaux profondes et cherchent leur nourriture au fond — ou près du fond de la mer — on ne peut guère les prendre qu'à la ligne. Il n'est, d’ailleurs, point nécessaire de beaucoup s'inquiéter sur la nature de l’amorce. Ces poissons se jettent sur presque tout objet de petite taille qui se meut dans l’eau. On emploie Le plus souvent des mollusques. Sur les côtes de l'île de Terre-Neuve, les pêcheurs se sont servis quel- quefois avec succès de morceaux de porc et d'oiseaux de mer. Il suffit même d’une loque de drap rouge pour les attirer. Ce poisson se rencontre en grande quantité dans cer- tains districts des mers de l’Amérique. Les côtes de la Hollande fourmillent aussi de morues, et plusieurs pêche- ries considérables se sont établies dans ces parages. On trouve ce poisson autour des rivages de l'Angleterre et de l'Irlande. Il devient plus abondant à mesure qu’on avance du sud vers le nord. Depuis ces dernières années, les morues ont changé leurs places de rendez-vous. Les pêcheurs les rencontrent en plus grand nombre dans la mer qui baigne le Lin- colnshire et le Norfolk. De là, on les amène vivantes sur le marché de Londres, dans des bateaux à claires-voies qui sont des espèces d’étangs voyageurs. Ces bateaux, cependant, s'arrêtent à Greenwich, c'est la limite, car, plus loin, l’action des eaux plus douces les tuerait. On a vu les morues prospérer dans des élangs qui se trouvaient en communication avec la mer. Il y a, sur la côte ouest de l'Écosse, un de ces étangs situé près du Mull of Galloway. C'était originellement un petit bassin creusé dans le roc, et avec lequel la mer communiquait par le POISSONS OSSEUX 119 moyen d’un tunnel, ouvrage de la nature. Ce bassin fut plus tard agrandi et reçut plus de profondeur, à la suite de travaux d'art considérables. Aujourd'hui, c’est un étang remarquable, et par la grandeur des rochers qui l'emprisonnent et par le caractère des hôtes qui l’ha- bitent. Je visitai cet étang, il y a quelques années. Des amis m'accompagnaient, et, précédés de la femme du garde, nous moniâmes une sorte d'escalier qui conduit à la pièce d’eau. Nous n'avions pas plus tôt paru au haut de cet escalier, qu'il se fit une sorte d'émeute parmiles pois- sons. Ils s’élancèrent vers la plate-forme, se poussant et se bousculant les uns les autres dans leur ardeur com- mune à se rendre vers l'endroit où l’on a coutume de leur distribuer la nourriture — absolument comme font des volailles, dans une basse-cour, à la vue de celui ou de celle qui leur donne à manger. Nous nous étions pourvus, en venant, d'une certaine quantité de moules que nous avions exposées au feu, afin de les délivrer plus aisément de leurs écailles. C’est un ‘aliment dont la morue et les autres poissons de cet étang se montrent extrèmement friands. On m'avait dit que ces poissons — après avoir été ainsi engraissés durant quelques semaines — surpassent en saveur leurs frères sauvages qu’on pêche dans les mers ouvertes. Je jetai la nourriture aux poissons, et je puis dire, sans me flatter, qu’elle fut bien reçue. Les morues venaient la chercher jusque dans ma main. Je voulus m'autoriser des termes de familiarité dans lesquels je semblais être avec mes nouveaux amis, pour saisir quel- ques-uns d’entre eux, et les prendre dans mes bras. J'essayai à plusieurs reprises; mais les hôtes à nageoires 420 LE MONGE DES EAUX de cette pièce d'eau — surtout les plus grands — m'échappèrent constamment; à peine si je pus m'empa- rer d'un petit de deux ou trois livres. Je compris que ces poissons aimaient mieux mes moules que mes caresses. Peut-être, d’ailleurs, notre connaissance était-elle trop nouvelle pour leur inspirer une sécurité parfaite relati- vement à mes intentions. En effet, la femme du gardien en prit, sans efforts, un des plus grands sur ses genoux; elle le caressa et le flatta, disant : « Pauvre ami! pauvre ami! » absolument comme si c'eût été un enfant. Elle lui ouvrit la bouche et y introduisit une moule que le poisson avala, en don- nant des signes qu’il la trouvait bonne. Puis elle le remit dans l’eau. Je remarquai plusieurs degrés d’apprivoisement parmi les membres de cette famille : quelques poissons étaient tout à fait familiers, d’autres à demi domestiqués, d’autres encore presque sauvages. Il est curieux de voir, à l'heure du repas, au moment où le gardien paraît sur Ja plate-forme, s'ouvrir toutes ces bouches, pour recevoir la nourriture quotidienne. C’est un bruit, une agitation, une rivalité touchante entre les poissons : — c'est à qui gagnera, par sa gentillesse, les bonnes grâces du maître ou de la maîtresse. Il y a un fait curieux, c'est que tous les poissons qui restent longtemps dans ce vivier deviennent aveugles. On attribue cette circonstance à ce qu'ils ne trouvent point d’abri, dans cet étang, contre la chaleur et l'éclat du soleil. Les eaux sont, en effet, trop peu profondes — comparées aux abîmes que les morues habitent généra- lement, dans l’état de liberté. Plusieurs que j'ai vues ainsi, privées de la vue, sont entièrement nourries à la main. Elles seraient, en effet, incapables de rivaliser, POISSONS OSSEUX 421 dans la compétition de la nourriture, avec celles dont les yeux sont sains et clairvoyants. J'obtins quelques renseignements sur la manière dont on se procure ces poissons. Le fils de la gardienne, qui a pour charge de veiller sur cette famille, s’en va en mer sur un bateau; il met les poissons qu'il pêche dans un baquet ou un réservoir. Après quelques jours ou quelques semaines, Ces poissons se trouvent déjà assez appri- voisés pour qu’on les mette dans l'étang. Là, leur éduca- tion s'achève en quelques mois. On m'a raconté, sur place, l’anecdote d’un gentleman qui avait offert à une morue une moule dans un bassin creux. Il était difficile de la saisir; car la tête du poisson ne se courbe point à volonté. Les yeux de l'animal témoi- gnaient pourtant qu’il avait grande envie de se procurer ce friand morceau. Il usa d’un stratagème : ce fut d’atti- rer la moule en aspirant fortement, et en établissant ainsi une colonne d'air qui conduisit le mollusque dans sa gueule. Quoi qu’il en soit de l'authenticité de ce fait en particu- lier, ce que j'ai vu est de nature à inspirer de sérieuses réflexions. €Ces étangs marins ont une importance extrême au point de vue économique. Les morues y pros- pèrent; elles y deviennent d’une taille, d'un volume et d’une qualité supérieurs à celles qui vivent dans les mers ouvertes. Au point de vue de la science, la domes- tication de ces créatures présente un intérêt particulier. Il est curieux de savoir à quel degré de développement l'instinct des muets habitants de l’eau est susceptible de s'élever sous la main de l’homme. Il y a déjà un fait acquis : la faculté d’apprivoisement, qui semblait jusqu'ici s'arrêter à la limite des pois- sons, agit chez plusieurs d’entre eux. Ces êtres qui 122 LE MONDE DES EAUX vivent dans un autre élément que le nôtre se montrent capables de reconnaître la main qui les nourrit; ils don- nent des signes de confiance et de défiance; enfin, ce n’est point leur faute si les conditions toutes différentes de la vie ne permettent guère entire eux et nous un rap- prochement plus décidé, ni un commerce plus étendu. LA MERLUCHE La merluche (gadus æglefinus) est une espèce de mo- rue. Elle fréquente les rivages de l’Angleterre et de l'Ir- lande , en troupes immenses. On la retrouve plus au nord et aussi dans quelques localités du sud, mais non dans la Méditerranée. Elle se prend à l’hamecon, comme la morue. Les merluches séchées de l'Écosse jouissent d’une réputation colossale dans la Grande-Bretagne et dans les endroits où elles s’exportent. Vivant, ce poisson s’apprivoise très-vite dans les étangs d’eau salée. Il a sur chaque épaule une tache noire, et ces deux taches se trouvent quelquefois unies par une ligne également noire. Jarrel rapporte à cette circon- stance le nom d’asinus (âne) qui fut donné à la merluche par les anciens. Des populations entières vivent de la chair de ce pois- son, frais ou séché, et l’'économiste ne peut songer sans effroi à la grave lacune que la disparition d’une seule de ces espèces utiles laisserait dans l'alimentation pu- blique. Je ne veux point dire que la merluche soit à la veille de disparaître de nos mers; Dieu merci, rien POISSONS OSSEUX 123 n’annonce une semblable perte. Cette considération tend seulement à fortifier notre reconnaissance envers la nature pour les services queles habitants de l’eau rendent aux habitants de la terre. LA LOCHE Elle se trouve dans les cours d’eau claire, sur un fond de gravier. On la distingue tout d'abord à sa forme de limace et à sa couleur bariolée comme celle du crapaud. Dans ses gîtes naturels, la loche se montre très-active, et, lorsqu'on la place dans l’aquarium, ellecommence par nager çà et là avec une grande rapidité. Mais il est dif- ficile de la conserver vivante : au bout de quelques jours, son énergie diminue; comme Calypso dans son île, elle ne peut se consoler. — Vous la voyez alors s’enfoncer dans le gravier et ne se mouvoir que quand vous trou- blez son repos; au bout d’une quinzaine de jours, la sub- stance muqueuse dont le corps de ce poisson est toujours enveloppé, augmente et forme une sorte de linceul assez déplaisant à la vue. Enfin, elle meurt, et, si l’on ne se hâte de retirer son cadavre, pour lui rendre les honneurs de la sépulture, la défunte infectera tout l'aquarium. D'autres naturalistes ont été plus heureux que moi et ont réussi à garder ces poissons dans l’état de captivité. La plupart des amateurs d'aquarium se consolent en se disant qu'après tout la loche est un vilain poisson. Je ne suis point de leur avis. A un aquarium, il faut toutes les formes de la vie; les plus laides ét les plus grotes- 124 LE MONDE DES EAUX ques sont quelquefois les plus amusantes. Thersitie était aussi nécessaire que Vénus à l’ancien Olympe : il avait l'honneur de faire rire les dieux. LE SAUMON Le saumon habite alternativement les eaux douces et les eaux salées : — il ressemble en cela à ces grands sei- gneurs qui ont leur résidence d’hiver et leur résidence d'été. — Pour lui, il demeure, l'été, dans les fleuves, et, l'hiver, dans la mer. La famille des saumons embrasse, outre le saumon proprement dit, une grande quantité de poissons d’eau douce qui vivent en Europe, et d’autres qui appartien- nent aux fleuves ou aux lacs des autres parties du monde. Les membres de cette grande famille se plaisent dans les eaux claires et dans les courants rapides. Il en ré- sulte que le pêcheur à la ligne, qui recherche ce poisson, se trouve attiré dans les paysages les plus luxuriants, où la nature déploie toute sa fraîcheur et toute sa beauté. Plusieurs des autres habitants de l’eau vivent dans les étangs, les mares, ou dans des courants paresseux, et le plaisir de la pêche est nécessairement moins grand dans de tels milieux ; car je suppose notre pêcheur à la ligne un artiste, un contemplateur des scènes grandioses de l'univers. La forme du saumon commun est élégante et bien adaptée à la rapidité de ses mouvements dans l’eau. Le corps est recouvert d’écailles d’une forme oblongue; la tête, petite et lisse; la première nageoire dorsale se trouve POISSONS OSSEUX 125 placée presque au centre du dos, et la ventricule immé- diatement au-dessous ; la seconde dorsale et l’anale cor- respondent aussi l’une avec l’autre, la nageoire pecto- rale est petite, pointue et située très-bas vers le gosier. Les dents sont abondantes. A mesure que le saumon avance en âge et passe par différents états, il reçoit différents noms. Lorsque le jeune saumon arrive pour la première fois dans la mer, il a un beau lustre métallique; cela suffit à montrer que c'est un poisson migrateur; car il n'y à que ceux qui visitent les eaux salées auxquelles il a été donné de déployer cet éclat. A cette époque, la tête et le dos sont d’un bleu foncé, qui passe par des nuances plus légères au blanc argenté, dans les régions du ventre. Il y a aussi, à la partie supé- rieure du corps, des taches brunes, lesquelles disparais- sent avec une moitié du lustre métallique, à mesure que le poisson grandit. Le temps auquel le saumon quitte la mer et remonte le fleuve est extrèmement variable. Durant les mois d'été, de gros et excellents saumons paraissent aux embou- chures, et, après avoir fläné quelque temps dans les eaux saumâtres, ils remontent successivement presque jus- qu'aux sources des rivières. Quelle est [a cause de leur halte dans ces eaux saumâtres? C’est probablement pour se faire au changement qu'ils vont subir en devenant les hôtes des eaux douces. Je doute beaucoup que Île saumon puisse, en effet, supporter le passage subit de l’une à l’autre atmosphère aquatique. On a remarqué qu'il ne remonte point les petits courants, qui entrent abruptement dans la mer, et qui n'ont que peu d’eau saumâtre à leur embouchure. La transition dans la qua- lité des eaux représente donc aussi une transition ana- logue dans les lois de la vie animale. 41 126 LE MONDE DES EAUX Quand les saumons ne rencontrent point d'interrup- tion dans leur marche, ils remontent à une grande distance de la mer—quatre ou cinq cents milles! Plus loin ils s’avancent, moins ils sont estimés par les pêcheurs. Leur industrie et leur persévérance pour surmonter tous les obstacles sont vraiment merveilleuses. D'un bond soudain et puissant, ils franchissent quelquefois des barrières ou des cascades de huit ou dix pieds de haut. Pour accomplir ce saut périlleux, ils contractent leur corps en une courbe très-prononcée, puis ils frappent la surface de l’eau et s’élancent. Quelquefois, néanmoins, ces poissons jugent l'escalade impraticable, et avisent à trouver d’autres moyens de passage. Ils s’assemblent alors en grand nombre, comme pour tenir conseil, et attendent que la rivière, en s’en- flant, les mette à même d'accomplir leur entreprise. Il y a même des cas où la chute d'eau se montre tout à fait insurmontable; après plusieurs essais infructueux, les saumons finissent alors par se répandre et par prendre leurs quartiers d'été dans l'espèce d’étang qui s'étend sous la cascade. Les rivières de ce genre nourrissent souvent d'excellents saumons; car la marche de ce pois- son se trouvant arrêtée par de tels obstacles, il retourne plus tôt vers la mer, et recouvre plus vite son embon- point. A Ballyshannon, en Irlande, l'obstacle franchi par le saumon est évalué à quatorze pieds de hauteur, et, si l’on comprend la courbe qu’il décrit, ce saut s'élève pour le moins à vingt pieds ; souvent le poisson bondit jusqu'au sommet de la cascade; mais l’eau, en tombant, l’entraîne et le rejette en bas. D'autres fois il s’élance la tête en avant sur un rocher, reste un moment étourdi du coup et se remet à lutter contre l'eau. Quand il est assez heu- — POISSONS OSSEUX 127 reux pour gagner le haut de la cascade, il nage à toute vitesse et se dérobe aussitôt à la vue. Quand il prend son essor, le saumon ne paraît pas s'élancer de la surface de l’eau, mais d’une certaine pro- fondeur, dont la limite est inconnue. Dans ces cas-là, on a plus d’une fois tiré le saumon au vol, si l’on ose ainsi dire. On les harponne aussi avec des crochets fixés au bout d'une perche, et recourbés en forme d’hamecon. On raconte qu'à Kilmorach, lord Lovat, ayant observé qu'un grand nombre de saumons manquaient leur but, en esayant de sauter au-dessus de la chute d’eau, et qu'ils retombaient sur le rivage, plaça un grand pot sur un feu allumé dans les rochers voisins. Quelques mal- heureux saumons tombèrent par hasard dans ce pot à la suite de leur essai infructueux, et le lord dit, en se van- tant, que, dans son pays, les ressources de la vie étaient si abondantes, qu'il suffisait de faire du feu et de mettre bouillir de l’eau dans un pot près du bord d’une rivière, pour que les saumons y sautassent d'eux-mêmes, épar- gnant ainsi à l’homme le soin de les pêcher. Durant cette saison de l’année, c’est-à-dire vers les mois d'août, de septembre et d'octobre, on ne voit plus, comme dans l'hiver ou dans les mois de printemps, les saumons rôder sur les rivages de la mer. Mais pourquoi ce changement d’habitudes? pourquoi ces longs et labo- rieux voyages, à la remonte des fleuves? pourquoi ces sauts daugereux et opiniàtres? pourquoi cette lutte contre les courants rapides et les cours d’eau? Pour- quoi! ne l’avez-vous pas deviné? La nature ne donne tant d'esprit, de courage, de con- stance, de fermeté à de pauvres et muettes créatures, que quand il s’agit de pourvoir à la conservation de ses œuvres. De tous les sentiments qui agitent — du plus 428 LE MONDE DES EAUX haut au plus bas degré — le monde animal, celui de la famille se montre seul capable de tels miracles. Le saumon se rend vers les endroits qui sont le mieux calculés pour la conservation des petits. Il préfère les régions froides du Nord, car là, du moins, la température est moins variable que dans les districts du midi de l’An- gleterre. Les alternatives de chaud et de froid qui accom- pagnent un long printemps sont autant d'agents destruc- teurs pour ces jeunes et tendres animaux. Après avoir reconnu les lieux, le mâle et la femelle choisissent un endroit du courant où l’eau soit peu pro- fonde : là, ils creusent un sillon en labourant le gravier avec le museau. Ils ont soin de tenir la tête opposée à la direction de l’eau courante, car ils ne peuvent jamais demeurer stationnaires dans leur élément, — sinon, l'eau s’introduirait sous leurs ouïes et les incommode- rait. Avant la saison de la ponte, le mâle a vu croître à sa mâchoire inférieure un appareil dur et corné, qui lui est donné, dans ce moment-là, comme un outil pour labourer le sable. Cette substance cartilagineuse dure tant que le poisson est en train de préparer les voies à une généra- tion nouvelle; mais, quand le saumon retourne vers la mer, l'instrument, devenu inutile, s’use et tombe. Quelques naturalistes s'accordent à représenter le sau- mon dans cet état comme très-différent du saumon qui s’ébat dans la mer : c’est à peine si on le reconnaîtrait pour un animal de la même espèce. Sir Humphrey Davy prit deux de ces poissons dans la rivière la Tweed : l’un était sur le point de frayer, l’autre venait d'arriver des eaux salées. Quoiqu'ils fussent tous les deux de la même longueur, le premier ne pesait que quatre livres, le se- cond neuf et demie. Le saumon en voie de reproduction POISSONS OSSEUX 159 © —_—_————— était très-maigre, — avec une immense tête tachetée de brun et le ventre noir; — l’autre était brillant et argenté, sans tache et la tête petite. Sir Humphrey Davy compara leur chair à table, et tandis que l’une était blanche, flasque et mauvaise au goût, l’autre était d’un rose bril- Jant, pleine et ferme. L'opération de la ponte dure huit ou douze jours. Les œufs aéposés dans le sillon et fécondés sont ensuite re- couverts soigneusement d’un gravier fin et de petites pierres. Le mâle et la femelle quittent alors le sillon qui contient l'espoir de leur race (on évalue le nombre des œufs du saumon de dix-sept à dix-huit mille) ; puis ils se retirent dans quelque partie voisine de la rivière où l'eau est plus profonde et plus rafraîchissante pour eux. Quinze jours ou trois semaines après, le mâle retourne vers la mer, laissant derrière lui la femelle pour veiller sur le champ de la fécondité. Elle reste là , en effet, jusqu'à ce que les œufs soient couvés. Les femelles sont les premières à quitter la mer et les dernières à y retourner. En mars ou avril, les jeunes éclosent successivement. Le petit du saumon demeure quelques jours dans le sable et le gravier, adhérant encore à l'œuf, qui lui fournit la première nourriture, mais il acquiert bientôt la force de frayer sa route vers la lumière. Cette graine vivante ap- paraît à travers le sable et pousse comme une jeune plante. C’est la queue qui se délivre la première, et souvent les jeunes saumons quittent le lit du fleuve avec une partie de la membrane de l’œuf sur la tête. Lorsque l’évolution embryonnaire est terminée, le menu fretin demeure quelque temps dans les eaux profondes de la rivière. Il a maintenant à peu près un demi-pouce de longueur. 0 UE 450 LE MONDE DES EAUX La première nourriture des saumoneaux n’est pas très-connue ; mais l’abondance de petites créatures vi- vantes dont les eaux fourmillent, à cette saison de l’année, prévient toute chance de disette à cet égard. Ils croissent très-rapidement et, au bout d’une semaine ou d’une dizaine de jours, leur grosseur primitive a plus que doublé. À mesure que leurs forces augmentent avec leur taille, ils se rendent dans les eaux plus profondes de la rivière. D’après les expériences qui ont été faites sur le frai, il paraît que les petits du saumon ne peuvent être couvés que dans les eaux douces. Si une partie de la semence est placée dans de l’eau salée, aucun des œufs ne vient jamais à terme. Si, d’un autre côté, un jeune poisson — après être éclos dans l’eau douce — se trouve jeté dans l'eau salée, il donne des signes de malaise et meurt en quelques heures. L'eau douce — Ie fleuve ou la rivière — tel est donc le premier milieu dans lequel doit s’accom- plir l’incubation et la première enfance de ces créatures destinées pourtant à vivre dans la mer. Lorsque les saumoneaux ont atteint un certain dévelop- pement, lorsqu'ils ont essayé leurs forces, ils se prépa- rent à descendre le cours de la rivière. Le signal est donné : les jeunes saumons suivent le courant, en se tenant sur les bords, jusqu’à ce qu’ils rencontrent l’eau salée dans laquelle ils vont maintenant disparaître. La descente commence au mois de mars, se continue dans le cours d'avril, une partie de mai et quelquefois même du mois de juin. On a cherché la raison de cette marche systématique. Pourquoi les jeunes saumons des- cendent-ils par le bord des fleuves vers les embouchures? Probablement parce que, sur les bords, l’eau est plus facile, moins turbulente, moins impétueuse, en consé- POISSONS OSSEUX 431 quence, mieux appropriée à leur état de faiblesse; mais, quand ils arrivent à l'embouchure, les bords du fleuve étant alors les parties les plus agitées par la marée, les jeunes saumons s’en écartent et se rendent en masse vers les endroits les plus profonds — vers le milieu du courant. Là, ils échappent à la vue, et s’en vont rendre leur première visite à la mer. À leur arrivée dans la mer ou plutôt dans les eaux saumâtres (car, durant la première saison, ils quittent rarement les embouchures}), les saumoneaux crois- sent, pour ainsi dire, à vue d'œil. « La vie du saumon, dit Walton, n'excède point dix années, et sa croissance est très-soudaine; à peine a-t-il fait sa visite à la mer, que, d'un saumoneau moins gros qu'un goujon, il devient un saumon, et cela en aussi peu de temps qu’un oison devient une oje. » On s’est assuré du fait en attachant un ruban ou un fil à la queue de jeunes saumons qui avaient été pris au moment où ils nageaient vers les eaux salées. Plusieurs d’entre eux ayant été repris, on a retrouvé sur eux cette même marque à leur retour de la mer, — quelques mois après. Durant les cinq premiers mois de son existence, c'est- à-dire d'avril à août, le saumon, placé dans des circon- stances favorables, a atteint le poids de huit livres; il croît encore, quoique plus lentement, jusqu'à ce qu'il parvienne en trente mois à trente-cinq livres. Après avoir accompli les devoirs de la reproduction, les saumons adultes suivent, dans leur marche vers la mer, une voie semblable à celle du fretin ; quand ils attei- gnent l'embouchure du fleuve, on ne les voit point rôder le long des bords comme font certains poissons, mais ils tiennent le milieu du courant. Il est à observer qu'ils 92 LE MONDE DES EAUX sont, dans ce moment-là, relativement faibles et que, en se confiant aux eaux profondes, ils se trouvent plus à même de profiter du reflux pour accélérer leur migration vers la mer. Des saumons qui descendent épuisés au printemps, retournent en automne pour engendrer de nouveau. Une si prompte réparation des forces n’est pas moins éton- nante que la croissance si rapide de ces mêmes poissons durant le premier âge. Somme toute, la mer paraît être le véritable élément du saumon, dès qu'il est entré dans l'adolescence. A peine a-t-il touché les eaux salées ou, tout au moins, saumâtres, qu'il se développe avec une rapidité surpre- nante. Là, il vit; là, il se nourrit; là, il prospère. Pris dans les eaux douces, il se montre réduit à des condi- tions relativement pauvres. On ne trouve presque plus rien dans son estomac. Au contraire, dans les embou- chures des fleuves et sur les côtes, l'estomac de ces pois- sons est abondamment rempli — surtout d’anguilles qui rampent dans le sable. Les rivières les plus renommées pour la pêche du sau- mon — au moins dans la Grande-Bretagne — sont les rivières de l'Écosse : la Tweed, le Tay, le Don, le Dee et plusieurs des courants qui avoisinent les côtes. Les rivières de l'Irlande sont célèbres aussi au même titre, surtout l’Erne, le Ballyshannon, le Moy, le Bann, le Blackwater et le Shannon. Walter Scott regardait la présence — en si grand nombre — de ce riche et délicat poisson, comme un avan- tage que la nature avait accordé à l'Écosse, en manière de compensation pour l’infériorité du sol et du climat, comparés au sol et au climat de l'Angleterre. Dans les régions où la terre est plus stérile, la mer se montre POISSONS OSSEUX 133 souvent plus fertile. Prises en masse, les îles Britan- niques sont, d’ailleurs, supérieures à toute autre contrée pour la pêche du saumon, quoique le progrès de l’in- dustrie et des manufactures rende, de jour en jour, nos rivières moins favorables au développement des hôtes à nageoires, qui s’étonnent, s'irritent et s’éloignent de ces eaux agitées par le travail de l'homme. Ce poisson était autrefois si abondant en Écosse, que, malgré un mouvement d'exportation considérable, un beau saumon, d'à peu près douze livres, se vendait quelque chose comme six pence (60 centimes). Les domes- tiques, avant de s'engager, posaient pour condition à leurs maîtres qu'on ne leur donnerait pas du saumon à manger plus de trois fois par semaine. C'est seulement depuis quarante ou cinquante années que l’art d'empaqueter les saumons dans la glace, pour les envoyer sur les marchés de Londres, a été porté à un état de perfection ; —et, à partir de ce temps-là, la valeur des pêcheries s’est élevée dans une proportion incalcu- lable. Le saumon, comme vous le pensez bien, est de- venu d'autant plus cher que le débouché était plus ou- vert. Les habitants des contrées à travers lesquels coulent les rivières saumoneuses, voient maintenant ces pois- sons pris et empaquetés par centaines, sans être à même d'en acheter une seule livre pour leur table. Tout va vers la métropole. A mesure qu'augmentait la valeur du saumon, on in- venta denouvelles méthodes pour le prendre, et l’homme exerça toute son habileté dans un commerce qui était de- venu si profitable. Si la loi n'avait posé certaines limites à ces systèmes de destruction, nous aurions probable- ment perdu l'avantage que la visite de ces poissons ap- porte à nos rivières. En dépit même des règlements pro- 134 LE MONDE DES EAUX tecteurs, les saumons paraissent abandonner par de- grés quelques-uns des cours d’eau qui arrosent le sud de l'Écosse, et où la pêche était autrefois très-abon- dante. Ces causes d’extermination continuent d’agir, et les pêcheurs expérimentés prévoient, non sans regret, le jour — jour peu éloigné, je le crains, — où les rivières autrefois les plus riches en saumons se trouveront dé- pourvues de leurs anciens hôtes. L'opinion de sir Humphrey Davy et de sir Walter Scott est que le changement produit dans les fleuves et les ruis- seaux de l'Écosse ou de l'Irlande par le système général de drainage, a puissamment contribué à diminuer le nombre des saumons dans ces cours d’eau. Le sol hu- mide, gras, tourbeux, qui compose, en Angleterre, une grande partie des terrains élevés, etles moraines étendues qui couvrent les collines au sud de l'Écosse, reçoivent et retiennent comme une éponge les masses de pluie qui tombent chaque année. Or, l’eau dont ils sont imprégnés, coulant peu à peu et lentement dans les ruisseaux, se transmettait par degrés à la grande artère fluviale. Il résultait de cet état de choses que les rivières ne dé- bordaient pas aussi vite que maintenant et qu’elles ren- traient ensuite plus lentement dans leur lit. Leur cours, plus égal, permettait donc au saumon de remonter, presque en tout temps, vers les sources. Mais, à présent que le système de drainage a été pratiqué sur une si grande échelle, le sol spongieux ne retient plus au même degré ses eaux. Se trouvant, au contraire, soutirées par de nombreux conduits, ces eaux se rendent directement vers la rivière. Vous voyez d'ici la conséquence : la rivière s’enfle soudainement et se répand en un courant rapide qui pousse le poisson dans les étangs et les écluses. La POISSONS OSSEUX 135 rivière se retire aussi vite qu'elle est sortie de son lit, et, en se retirant tout à coup, elle laisse çà et là les sau- mons incapables de remonter le courant. Ils sont alors pris en nombre considérable. Il ya une autre raison pour croire que le drainage est nuisible au saumon et aux vrais intérêts de la pêche. Ce système de saignée artificielle appauvrit la nourriture des poissons. « J'attribue, dit Humphrey Davy, au nou- veau mode de culture, le changement survenu dans la quantité des mouches qui volent sur les rivières. Plu- sieurs des marécages et des marais qui alimentent un grand nombre de cours d'eau importants sont mainte- nant drainés, et la conséquence de cette méthode est que les susdits cours d’eau se trouvent plus exposés qu’autre- fois à de rudes sécheresses et à de grands débor- dements. Dans le premier cas, la sécheresse tue les larves des insectes ; dans le second, le déluge les dis- perse. » Le drainage est, après tout, une excellente invention et l’agriculture anglaise en a tiré des avantages réels ; mais le mal se trouve toujours à côté du bien ; si, d’un côté, on enrichit les terres, de l’autre, on appauvrit les rivières. Avant qu'on eût trouvé le moyen d’empaqueter le sau- mon dans des caisses avec de la glace, l'approvisionne- ment des marchés de Londres, eu égard à cette denrée, était fort restreint dans tous les temps, et, par les temps chauds, presque nul. On se contentait alors de l’enve- lopper avec de la paille. Si quelque cause retardait le départ du vaisseau, on était obligé de faire bouillir et mariner le saumon avant de l'envoyer, et un supplément de poisson frais était alors introduit dans le navire au moment de mettre à la voile. À présent, des bateaux à 136 LE MONDE DES EAUX vapeur arrivent régulièrement de toutes les grandes rivières saumoneuses, apportant leur cargaison avec autant de certitude et de précision que le ferait une dili- gence. Ce nouveau système de transport permet aux habi- tants de Londres de recevoir le saumon dans un état par- fait de fraîcheur, et cela d’une longue distance — quatre ou cinq cents milles. Le produit des rivières de l'Écosse arrive sur nos marchés par la même voie, et la quantité de saumon envoyé à Londres, dans une seule année, s'élève, pour le moins, à 42,000 caisses, pesant chacune cent livres en moyenne. Une loi ordonne de suspendre tous les travaux de la pêche et défend de mettre aucun obstacle à la marche du poisson dans les rivières, depuis minuit du samedi jus- qu'à minuit du dimanche. Sans ce temps de répit, le sau- mon ne trouverait guère le moyen de gagner les hauts courants de ces rivières, où tant de moyens actifs sont employés pour les détruire; par conséquent, le commerce serait bientôt éteint. Les procédés de la pèche au saumon sont divers et com- pliqués ; nous ne nous arrêterons point à les décrire. Il nous suffira de dire que cette pèche exige beaucoup d'habileté, de patience et de courage. Comme il arrive toujours en pareil cas, la valeur de la marchandise a sin- gulièrement développé l’art de se procurer la matière première d’un tel commerce. Les lumières se portent sur toutes les industries fructueuses. C'est ce progrès même dans les moyens de destruction et de capture qui nous inspire des craintes sur l'avenir de la pêche au saumon et sur le dépeuplement gradué de nos rivières. On distingue plusieurs espèces de saumon, il sufiira d’en signaler une qui occupe une place à part dans les annales de la pèche et de la gastronomie. POISSONS OSSEUX 137 Le char, charr ou charre est le nom commun en An- gleterre du salmo alpinus. Comme son nom l'indique, cette variété de saumon est originaire des régions alpines. Ce poisson n'appartient qu'aux eaux associées aux roches et aux montagnes. On le rencontre en nombre considérable dans certaines parties du lac de Genève, et dans quelques autres lacs qui se relient au système des Alpes. Il habite aussi les lacs de la Norvége et de Ja La- ponie. Là, durant le court été, sa nourriture consiste principalement en larves de cousins qui infestent alors ces régions sauvages. Enfin, on l'a trouvé dans quel- ques-uns des lacs de la Sibérie; mais on ne l’apas vu jusqu'ici dans les lacs si nombreux du nord de l’Ami- rique. En Angleterre, le lac Windermere est le plus célèbre pour la pèche de ce poisson. Cette réputation repose, je crois, plutôt sur la supériorité du lac lui-même que sur l'excellence du saumon; car ce dernier abonde dans le lac de Coniston, où quelques individus atteignent, on le suppose du moins, une plus grande taille. Plusieurs des lacs de l'Écosse peuvent aussi se vanter de posséder ce poisson délicat. Le saumon alpin est, sans contredit, un des plus déli- cieux poissons d'eau douce. C'est même le plus estimé de tous en Angleterre : d’abord, parce qu’il est excellent; ensuite, parce qu'il est rare, et, enfin, parce qu'il se laisse prendre difficilement dans les quelques localités de notre île où il se rencontre. Ce poisson fait même le désespoir des pêcheurs à la ligne : les plus habiles dis- ciples du vieil Isaac ne réussissent que difficilement et sur une petite échelle à l’attirer hors de ses gîtes favoris — les eaux pures et transparentes qui baignent silen- cieusement les pieds profonds des rochers. 42 138 LE MONDE DES EAUX Par sa forme, ce poisson approche de cette symétrie parfaite qui rend si remarquables plusieurs espèces de saumons ; il ne diffère point matériellement de la truite commune, quoique un peu plus grèle et plus effilé qu'une truite bien nourrie. La tête se termine eñ forme de bou- ton etla mâchoire inférieure se projette un peu en avant. La pupille des yeux est noire et enchâssée dans un iris argenté, entouré d’un cercle d'or. Le corps est recouvert de très-minces écailles. La nageoire dorsale, qui est jaune, setrouve marquée de points noirâtres. Le dos est de couleur foncée, avec une belle teinte verdâtre, qui tourne au blanc le plus délicat sur les parties inférieures de l'animal, et qui se lave d’une nuance bleuâtre, difficile à décrire. Toutes les nageoires, à l'exception des dorsales, sont rougeâtres, et, durant la saison du frai, le ventre devient aussi rouge que les nageoires. Tout cela con- stitue un des plus beaux poissons d’eau douce qui existent. Ces saumons alpins, de même que la grande confré- rie des autres saumons, se montrent très-difficiles dans le choix des champs d’eau où ils doivent frayer. Près de la ville d'Ambleside, un cours d’eau considé- rable entre dans le lac de Windermere. Un peu avant d'entrer dans le lac, ce cours d’eau se partage en deux branches : — l’une, à main gauche en remontant le lac, se nomme le Brathay; l’autre, à main droite, s'appelle le Rothay. Le premier de ces deux courants prend sa source dans des vallées étroites, parmi cet énorme groupe de montagnes appelées Langdale Pikes; il ne trouve ni golfe ni marais pour 5e reposer en chemin de sa course vive et rapide. Le second, au contraire, le Rothay, à par- tir de sa source, sommeille dans les deux lacs de Grass- mere et de Rydal. Eh bien, quand le saumon alpin re- 1 POISSONS OSSEUX 139 monte à une petite distance pour frayer, il rencontre le confluent des deux cours d’eau. Que croyez-vous qu'il fera? Il tourne invariablement à gauche, et évite cette branche qui sommeille pour un iemps dans les lacs Rydal et Grassmere. Une variété de saumons alpins, connue sous le nom de rouge (red char), se contente, elle, de déposer ses œufs dans les parties les moins profondes du lac, vers le rivage, où se trouve un lit de gravier. Si l’on excepte la saison du frai, les gîtes ordinaires de ces poissons sont les eaux claires et profondes. De là une méthode de pêche particulière : on les prend dans des filets qui vont au fond de l’eau et qu’on amorce ; ces filets demeurent quelquefois tranquilles pendant plusieurs jours, avant qu'un seul poisson se laisse allécher par l’appât. Quant aux autres filets dragueurs, ils se trouvent mal appropriés au lit rocailleux de ces lacs. J'ai déjà dit que le pêcheur à la ligne avait beaucoup de peine, d’un autre côté, à faire connaissance avec ces poissons; mais la patience triomphe de tout, et celle des pêcheurs à la ligne est proverbiale. Un tel amusement — si amusement il y a — est beaucoup plus à la mode maintenant qu'il ne l'était autrefois. Ces saumons se laissent quelquefois ten- ter par une mouche artificielle qu’on agite à la surface. Un habile pêcheur à la ligne doit néanmoins se trouver heureux s’il réussit à en prendre une demi-douzaine en un jour. 440 LE MONDE DES EAUX LA TRUITE Aux yeux des ichthyologistes, la truite est encore un saumon (salmo fario, Linn.). Elle est d’un jaune gris avec des taches rouges. La mâchoire inférieure est quelque- fois plus longue que la mâchoire supérieure, Elle varie d'aspect selon les localités dans lesquelles on la trouve. On a parlé quelquefois de truites pesant dix ou douze livres et même davantage; mais une truite de quatre ou cinq livres est déjà considéréecomme un poisson de belle taille. Les nageoires sont d’un brun pâle et pourpré, et la dorsale est marquée de taches plus foncées. La femelle est plus brillante et plus belle que le mâle. Le mois de juin est l'époque de l’année où cet excellent poisson demande à être pêché. Il est alors dans son état de perfection. Cette pêche exige de l’adresse et de la pa- tience ; je parle surtout de la pêche à la ligne. La truite a, en effet, l'œil aussi perçant que celui du faucon ; elle se tient, de plus, sur ses gardes et se monire extrême- ment timorée. Ce poisson semble apprécier les plus légers change- ments survenus dans l’économie des eaux ou dans l’état de l'atmosphère. Il change de gîte selon les variations de la température. Rien ne surpasse la vivacité de son œil expressif. Cette clairvoyance se trouve servie par ce qu'on peut appeler une sensibilité de tact extraordinaire. Le mouvement d’un nuage sur le miroir du courant, le pas d’un promeneur solitaire le long de la rive, et nombre d'accidents tout aussi délicats, n'échappent point à l’at- PGISSONS OSSEUX 141 tention dela truite. C’estlà une des raisons pour lesquelles la pêche de ce poisson est un exercice favori; car Île pêcheur à la ligne aime la difficulté vaincue. Le poisson A est d'autant meilleur à ses yeux quil se montre plus rebelle et plus difficile à prendre. L'adresse et non la force, telle est la condition exigée pour le succès. Ceux qui aiment une occupation tranquille au milieu des scènes les plus retirées et les plus belles de la nature, n’ont rien de mieux à faire que de jeter leur ligne dans les cours d’eau mystérieux et éclairés par le soleil où ce poisson se plaît à vivre. Éloignons-nous un peu de la route; gagnons là-bas cette haie de chèvre-feuille : là, nous nous assiérons et nous chanterons — si toutefois vous chantez — pendant que cette tiède ondée tombe si doucement sur la terre et donne une odeur encore plus suave aux fleurs sauvages qui ornent les prairies verdoyantes. Je me suis assis sous un large hêtre, la dernière fois que j'étais en route pour la pêche : les oiseaux du bos- quet voisin semblaient avoir un démèêlé amical avec un écho dont la voix sortait (on l’eût cru du moins) d’un arbre creux, près du front de la colline sourcilleuse. Là, je m'assis, dis-je, contemplant les cours d’eau argentés qui glhissaient silencieusement vers un centre : — la tempê- tueuse mer. De tempsen temps, ils rencontraient, dans les racines rugueuses et les cailloux, un obstacle qui s’opposait à leur marche ; je les voyais alors se briser et se changer en écume. Cette vue — et d’autres encore — avaient si bien envahi mon âme, l'avaient tellement remplie de joie, que je me sentais, comme dit le poëûte, «enlevé pour un moment au-dessus de la terre et inondé d'une félicité qui ne semblait point promise à mon ber- ceau. » 42 LE MONDE DES EAUX Dans quelques-uns des lacs de l'Écosse, on a observé de grandes variations dans l’état de la truite, selon la qualité des eaux. Dans ceux où l’eau est claire, ce pois- son est rougeâtre ou argenté; dans d’autres, au con- traire, qui reçoivent les écoulements des marais bour- beux, il est presque noir et de petite taille. Les truites les plus brillantes et les plus belles se trouvent générale- ment dans les cours d’eau rapides qui glissent sur un lit de rocs ou de gravier. Non-seulement leur aspect est plus agréable , mais leur chair est aussi plus savoureuse. La meilleure saison pour goûter les truites s'étend de la fin de mai à la fin de septembre. Ce changement dans la qualité du poisson tient à la quantité et à la variété plus grandes de la nourriture que la truite est à même de se procurer durant cette partie de l’année. On a fait, il y a quelques années, des expériences sur la valeur relative des différents systèmes de nutrition ap- pliqués à la truite. M. Stoddart placa quelques-uns de ces poissons dans trois bassins séparés : l’un des bassins était approvisionné chaque jour avec des vers; un autre avec de très-petits poissons et un troisième avec ces petites mouches d’eau noires qu’on trouve voletant çà et là à la surface des petites rivières ou des ruisseaux, sous les bords ombragés. Les truites nourries de vers crois- saient lentement et présentaient l’aspect de la maigreur. Celles qui étaient nourries de très-petits poissons — qu’elles happaient avec beaucoup de voracité — devinrent beaucoup plus grosses. Enfin, celles qui étaient nourries seulement de mouches, atteignirent, en peu de temps, une dimension énorme : elles pesaient deux fois autant que deux des autres ensemble, quoique la quantité d’ali- ments absorbés par elles ne fût pas grande. La truite fraye du milieu de novembre jusqu'au com- POISSONS OSSEUX 123 mencement de janvier. La maturité de cette graine ani- male dépend de la température de la saison, et aussi de la nature et de la quantité de l'alimentation. A Ia fin de septembre, les truites quittent les eaux profondes dans lesquelles elles se sont retirées durant la dernière partie de l'été et font de grands efforts pour gagner la source des courants. Elles s’avancent comme par miracle, fran- chissant les obstacles, sautant par-dessus les écluses à des hauteurs qui semblent presque incroyables. Arrivées au bout de ces courants, elles se répandent sur les bords ou sur le fond des lacs qui ne sont pas encore destitués de roseaux; là, elles font des lits et y déposent leurs œufs. On ne doit point prendre la truite durant la saison du frai. Cette observation ou cette défense s'étend à tous les autres poissons. Leur chair est alors insipide. Qui ne voit en cela une prévision et un bienfait de la nature? En im- posant à la voracité humaine le seul frein qui soit . capable de l'arrêter dans le ravage des rivières, elle assure la perpétuité de ses œuvres. « Mon fils, respecte la fécondité des animaux, » disait un ancien sage ; mais combien la nature se montre plus sage encore, en nous forçant de respecter le précepte, et cela en vertu du rai- sonnement du renard : « Ils sont trop maigres alors et bons pour des goujats! » On cite des exemples de truites d’une dimension con- sidérable. Le 41 janvier 1822, on en prit une, à Salisbury, dans un petit cours d’eau ayant dix pieds de largeur ; elle pesait vingt-cinq livres. Mistress Powel—derrièrele jardin de laquelle le poisson avait été découvert — le plaça dans un étang et le nourrit. Il vécut quatre mois ; au moment de sa mort, il avait décru et ne pesait plus que vingt et une livres un quart. 144 LE MONDE DES EAUX En septembre 18292, dans le voisinage de Great Diffield, on en prit une autre qui avait trente et un pouces de long, vingt et un de contour, et qui pesait dix-sept livres. Dans ses habitudes, la truite se montre un poisson de proie solitaire; elle évite l’homme, quoique l’on cite des cas dans lesquels elle avait beaucoup perdu de son carac- tère sauvage par la domesticité. La nature de la truite la rend très-délicate et très-diff- cile sur le chapitre de la nourriture. Elle se montre péni- blement affectée aussi par la moindre impureté qui vient troubler son gîte. Elle ne peut supporter l'eau salée, et toute imprégnation minérale lui est souverainement défavorable. Quelques morceaux de chaux, jetés dans un étang, détruisent aussitôt toutes les truites qui s'y trouvent. On les voit aussi s'éloigner de ruisseaux qui coulent à travers des champs recouverts de chaux en manière d'engrais. Elles meurent dans les eaux où le chanvre a trempé, et le drainage suffit quelquefois pour chasser toutes les truites d'une rivière considé- rable. En Irlande, on fait grand cas d’une espèce de truite particulière, connue sous le nom degillaro ou de gizzard. On la trouve dans les lacs du pays. Ces poissons se font remarquer par l'épaisseur de leur estomac, appelé gésier, à cause de la ressemblance qu’il présente avec l'organe qui préside à la digestion chez les oiseaux. Leur nourriture consiste surtout en mollusques et en limaçons; maisles gizzards s'élèvent rapidement du fond de l’eau à la vue d’une mouche. Dans le Canada, on pèche des truites d'une taille énorme : quelques-unes d'entre elles ont, selon Mackenzie, jusqu'à cinq pieds de longueur. Leur chair POISSONS CSSEUX 145 n’en est pas moins fine et savoureuse. Dans le lac Supérieur, on à pris des truites qui pesaient quinze livres. La vie et les mœurs de ce poisson se résument, comme nous l’avons vu, dans quelques traits ; la truite est sen- sible, ombrageuse, délicate; elle a, si l’on ose ainsi dire, le caractère de la femme. “ LE HARENG Le hareng appartient à la famille des clupiadeæ. Les eaux de l'océan Polaire, ces eaux inclémentes et glacées, contiennent — chose étrange! — une ample provision de vie animale; mais, de plus, quelques natu- ralistes ont supposé que ces mers froides nourrissaient de leur abondance les mers des climats tempérés. De là, s’il faut les en croire, partiraient surtout certains pois- sons nomades. Block, Pennant et quelques autres ont prétendu, en effet, que d'immenses bancs de harengs s’élançaient des profondeurs glacées, vers le mois de janvier, et qu’ils pa- raissaient en mars sur les côtes de l'Islande. Dans cette saison, leur colonne, confinée entre le Groenland et le cap Nord, ne présente encore qu'une largeur relativement peu considérable, mais si dense, que l’eau en est obscurcie. Toute espèce de vaisseau en bois, plongé dans la mer, ramène plusieurs de ces poissons. On peut même les prendre à coups de lance. Les harengs voyageurs suivent quelques-uns des leurs, plus grands que les autres, et qu’on appelle rois. Les 446 LE MONDE DES EAUX Hollandais respectent beaucoup de tels chefs; ils épar- gnent avec soin ces Majestés à nageoires, et, s'ils les trouvent dans leurs filets, ils leur rendent la liberté; le tout, afin de ne point priver la nation de ses guides ; car, sans eux, disent-ils, elle ne saurait plus trouver sa route vers ses gîtes accoutumés. Après s'être élancée des mers du Groenland, cette grande armée se divise en deux ailes. La droite, qui est la plus considérable, se porte vers l'Écosse, à l'extrémité nord-est de laquelle elle forme cette immense plaine vivante où les Hollandais ont pratiqué, depuis des siècles, leur fameuse pêche, source et berceau de leur an- cienne gloire nationale (1). Un détachement moins nom- breux,s mais dont les individus atteignent à un degré supérieur de qualité, remplit les baies ouest de l'Écosse et, passant le long de l'Irlande, gagne les côtes voisines de la France. Cependant, l'aile gauche, après avoir côtoyé les rivages de la Norvége, entre dans la Bal- tique. Au mois de juillet, toutes ces divisions font halte, et, par une impulsion dont la cause est inconnue, com- mencent à rebrousser chemin vers leur patrie septen- trionale. De Reste regarde comme certain que les ha- rengs, à leur retour, ont un point général derendez-vous qui demeure ignoré jusqu'ici. Quoi qu'il en soit, vers la fin de septembre, ils regagnent leur destination sous la glace des régions polaires, où ils séjournent trois mois. La plus grande partie de l’année se passe donc pour les harengs à errer sur la face du vaste Océan. Plusieurs voyageurs ont admis cette théorie sur l’appa- (1) Voir Revue des Deux Mondes, notre article sur la Pêche au hareng par la main des Néerlanuais. A. E. POISSONS OSSEUX 147 a — — rition annuelle des harengs : il s’en faut pourtant de beau- coup qu'une telle théorie soit à l'abri de toute objection sérieuse. Les derniers observateurs ont jeté de doutes sur le principe de la migration arctique. Ils rapportent l’arrivée périodique du hareng sur les côtes de l’Europe à cet instinct général qui guide les tribus nageantes — quand vient la saison de la reproduction — vers les en- droits où le frai peut être déposé dans des conditions plus favorables et où les jeunes sont mieux à même de trouver leur nourriture. Quand cette fonction naturelle est accomplie, ils se retirent des rivages et regagnent leur habitation dans les eaux profondes. Prise dans nos mers, la femelle est généralement pleine, et, comme ses ovaires contiennent les rudiments de dix mille harengs à venir, une fécondité si prodigieuse répare aisément les ravages commis non-seulement par les autres poissons de l’abîme, mais aussi par l'homme, qui s’ingénie con- stamment à les prendre et à les détruire. « Le hareng, dit avec raison Lacépède, est une de ces productions dont l'emploi décide de la destinée des em- pires. » Quelle différence dans la somme des services que ren- dait autrefois et celle que rend aujourd’hui cette intéres- sante famille de poissons! Le hareng se montre étranger aux eaux de la Méditerranée; il était, par conséquent, inconnu des anciens — c'est-à-dire des Grecs et des Ro- mains. L'art de le préparer est de date récente. Nous pouvons donc être assurés qu'aucune de ces riches ga- lères qui apportaient les huîtres à Baïa ne fut jamais chargée du moindre hareng saur ni du moindre bloater. Il est impossible de se faire une idée de l'énorme con- sommation du hareng dans les temps modernes. C’est la plus étendue de toutes les pêches et l’une des plus fruc- 118 LE MONDE DES EAUX tueuses. De grands États lui doivent une branche impor- tante de leur prospérité; de petits États lui doivent de vivre. Et pourtant, le nombre de harengs détruits et absorbés par l’homme ne forme encore qu’une faible proportion, comparé à l’ensemble du carnage que les nombreux habitants des eaux font de ces poissons utiles. Jamais mine vivante ne fut plus féconde, et, jusqu'ici du moins, elle semble intarissable. Suivant Pennant, le mot hareng — en anglais herring — dérive de heer, armée. Ces poissons s’avancent par colonnes qui ont cinq ou six milles, quelquefois mème plusieurs lieues de lon- gueur sur trois ou quatre de largeur. Rien n’est plus beausau monde que l’apparition de ces bandes voya- geuses par un clair de lune solennel et calme. La mer brille alors comme si elle était remplie de pierres pré- cieuses. L’éclat phosphorescent de ces poissons, mêlé à l'éclat phosphorescent de la mer, produit une sorte de flamme qui brille, se prolonge, ondoie, change, remue, vit. Les harengs aiment à lever leurs têtes au-dessus de l’eau, comme pour humer l'air. Ces mille mouvements produisent le bruit d'une pluie qui tombe à larges gouttes. Souventmème ces poissons sautentau-dessus dela surface de l’eau et couvrent la mer de frémissements de lumière argentée, de ricochets semblables à ceux que feraient çà et là des morceaux de nacre animés. Un autre bruit plus extraordinaire est celui qu'ils font entendre, dit-on, sur les côtes de l'Écosse, où les ha- rengs fourmillent. Ce bruit ressemble à celui d’un coup de pistolet, ei il annonce le départ de ces hôtes marins. Les pêcheurs disent: « Les harengs ont parlé! » et le lende- main, pas un d'entre eux ne reste dans ces eaux. Que celte détonation ait été le signal du départ, c’est ce que POISSONS OSSEUX 149 je ne puis affirmer; mais le fait est qu'ils avaient quitté les lieux, et cela de la manière la plus soudaine. Ces bruits et d'autres plus ou moins analogues for- ment la partie la plus mystérieuse de l’histoire naturelle des poissons. J'ai souvent entendu, dans une chambre, mes poissons rouges, emprisonnés dans un baquet, émettre un bruit semblable à celui que ferait une souris. Ce petit cri (quoique ce ne füt point un cri formé par le gosier, car les poissons sont muets et bien muets) pro- venait de leur manière de humer l'air, en frisant avec force la surface de l'eau. Les harengs se montrent très-capricieux et très-chan- geants dans le choix des gîtes qu’ils fréquentent d’une année à l’autre. On les a vus s'éloigner, sans raison appa- rente, de côtes qu'ils semblaient affectionner et où ils s'étaient donné rendez-vous depuis longtemps. Comme il arrive toujours, quand la cause naturelle d’un fait n’est pas très-connue, l'opinion vulgaire a cherché des expli- cations plus ou moins merveilleuses à ce qui est inexpli- cable ou du moins inexpliqué. On raconte que, dans un village situé sur une des côtes de l'Irlande, le curé ayant exprimé le vœu de voir la dime rétablie sur la pêche du hareng, ces poissons furent tellement indignés d’une telle prétention ou d'unetelle menace, qu'ils s’éloignèrent pour jamais du voisinage de la paroisse. Il y à probablement un mot qui expliquerait cette énigme naturelle mieux que toutes les inventions mysti- ques, et ce mot est nourriture. Ainsi que les oiseaux, les poissons émigrent vers les lieux où, selon la saison de l’année, ils trouvent à s’ali- menter. La-fertilité des harengs est vraiment merveilleuse : chaque femelle pond de 21,000 à 36,000 œufs. A la liste de 15 450 LE MONDE DES EAUX tous les autres ennemis qui tendent à refréner cette mul- tiplication et à la maintenir dans de justes bornes, il faut ajouter les oiseaux de mer. Ces bandits ailés se montrent si acharnés sur ce poisson, si absorbés dans les assauts qu'ils lui livrent continuellement, que les pêcheurs peu- vent alors les prendre avec la main. L'ANCHOIS L'anchois était aux anciens, comme ressource alimen- taire, ée que le hareng est aux peuples modernes. Voici à peu près le signalement de ce poisson : un museau pointu — la mâchoire supérieure plus longue que la mâchoire inférieure — des yeux grands — le corps rond et grèle — le dos d’un vert obscur — les côtés et le ventre d'un blanc argenté — la queue fourchue. Il fréquente, à différentes saisons, l'océan Atlantique et la Méditerranée; il passe à travers le détroit de Gi- braltar, dans les mois de mai, de juin et de juillet. La plus grande pêche d’anchois se fait à Gorgono, une petite île à l’ouest de Livourne. On les prend la nuit dans des filets, où ils sont attirés par des lumières fixées à la poupe des vaisseaux. Frais, ces poissons ont un goût agréable ; mais on a reconnu, par expérience, que les anchois pris à la clarté des torches, ne sont ni si fermes, ni si bons, ni d'aussi longue garde, comme disent les marchands, que ceux qu’on pêche pendant le jour ou même la nuit, sans avoir recours à ce moyen d'at- traction. Pour les conserver, on leur coupe la tête, on extrait POISSONS OSSEUX 151 les entrailles, on les sale, et on les serre dans des barils. L'anchois a environ trois pouces de longueur : on en a vu, s’il faut en croire les pêcheurs, qui avaient six pouces et demi. LA SARDINE La sardine doit son nom à l'île de Sardaigne. Elle jouissait déjà d’une haute réputation, comme poisson comestible, avant même que l’homme eût trouvé l’art de l’embaumer dans l'huile et de la conserver dans des boîtes de plomb hermétiquement fermées et scellées. Épicharme en parle, dans ses vers, comme d’une des friandises servies à Hébé pour son déjeuner de mariage. Je regrette qu'Hébé n'ait point goûté ce fruit de la mer dans toute la perfection qu’il est maintenant capable d'acquérir sous la main de l'industrie. La sardine appartient à la famille des harengs, avec lesquels elle a été souvent confondue. La fertilité de ces poissons est merveilleuse; ils nagent par nuées dans la mer. C’est surtout à la sardine que s'adressent ces promesses de la Bible : « Je multiplierai ta race, qui deviendra aussi nombreuse que les grains de sable de l’abîme, que les étoiles du firmament. » Si la bénédiction se mesure, comme le croyaient les Juifs, à la fécondité, ces poissons doivent être spécialement bénis par la main de la nature, 159 LE MONDE DES EAUX L'ALOSE La même espèce d’alose qui, prise dans la mer durant l'hiver, est toujours un poisson sec et pauvre, devient, après un mois de séjour dans les eaux douces, au prin- temps, un poisson très-savoureux, très-replet et très- délicat. L'alose est considérée par quelques observateurs commeayant des goûts d'artiste. On lui attribue l’amour de la musique et de la danse. Ceite croyance date de loin : elle était déjà répandue du temps d’Aristote, qui affirme le fait. « L’alose, dit-il, n’a pas plus tôt entendu le son de la musique, ou n’a pas plus tôt vu des personnes danser, qu'elle est invinciblement portée à se joindre aux exercices. On la voit à l'instant même faire des ca- brioles et des entrechats au-dessus de l’eau. » Rondolet avait été prendre les eaux de Vichy. Un jour qu'il avait sans doute suspendu à table l'usage des eaux mousseuses pour le vin de Champagne, il alla faire une promenade — d'abord pour se promener, et ensuite pour chercher des aloses. Il marchait donc le long des bords de l'Allier, tenant à la main un violon, tout prêt à donner une sérénade. Quelques amis l’accompagnaient et de- vaient l'aider dans son projet. L'air était calme, la lune et les étoiles faisaient les yeux doux à toute la nature. Quand les amis furent arrivés à un éndroit favorable, ils tendirent avec soin l’appareil de pêche en travers de la rivière. Cependant, le violoniste plaça l'instrument POISSONS OSSEUX 153 contre son menton et joua une valse animée. Les effets qui s’ensuivirent furent merveilleux. Dès le premier coup d’archet, la surface dormante des eaux commença à se mouvoir. Les dos des aloses appa- rurent aussitôt sur les petites vagues argentées. Quand le musicien eut fait entendre un air, on vit une société de poissons, s’élevant tous sur leur queue d’une manière rhythmique, et sautant tous ensemble hors de l’eau. Le bal continua avec ardeur, et aucun des poissons qui étaient invités à la fête ne cessa de danser tant que joua le violon. Un fait curieux et plus certain que l’amour des aloses pour la musique, c’estle goût que témoignent ces poissons pour l’eau salée. Ce goût dure pendant tout le temps de leur séjour forcé dans une rivière, et il est si fort, qu'il les engage à suivre tout bateau chargé de sel, pour le seul avantage de recueillir les minces filtrations qui s’échappent du bateau pendant la route. Sur la Seine, par exemple, tous les hateaux de sel sont suivis au printemps par ces poissons, depuis la mer jusqu’à Paris. Quant au dilettantisme des aloses , il serait téméraire, dans l’état présent de nos connaissances, soit d'affirmer le fait, soit de le rejeter parmi les fables. Il faut attendre des observations nouvelles. On a surnommé l’alose un hareng d’eau douce. LE TURBOT Le turbot forme la tête d’une distincte et nombreuse famille de poissons connus sous le nom de pleuronectes 15. 415% LE MONDE DES EAUX ou poissons plats. A cetie famille appartiennent la limande, la sole, la plie. La forme de ces créatures est extraordinaire. Elles se développent horizontalement. La partie supérieure de leur corps se trouve couverte d’une peau colorée; la par- tie inférieure reste blanche. Les poissons plats vivent généralement dans les eaux profondes. Le turbot se pêche surtout dans l'océan Germanique et dans le détroit de la Manche. Il existe encore un privilége en faveur du turbot hollandais. Cette nation industrieuse gagnait pendant un temps à cette pêche 80,000 livres sterling par année. Le prix énorme qu’on paye quelque- fois ces poissons montre bien le cas qu’on en fait. J'ai vu, moi même, demander à Londres neuf guinées pour un turbot. C'était, je l'avoue, dans un temps où le pois- son était rare. Comme tous les poissons plats, le turbot gîte près du fond, nage lentement et dans une position horizontale ; mais, s'il vient à être effrayé, il se retourne et s'élance devant Jui comme une flèche, dans une situation ver- ticale. [l à la vie très-dure et nage en société. Juvénal à immortalisé le turbot. On connait la magni- fique satire dans laquelle le poëte latin assemble un vil sénat pour délibérer sur cet ordre du jour: A quelle sauce sera mis le turbot envoyé à César? — S'il faut en croire Boileau, le susdit turbot fut mis à la sauce piquante. Il y a surtout, dans cette satire, un mot sublime qui peint bien la bassesse de tous les temps de servitude : Ipse capi voluit, « le poisson lui-même a voulu être pris pour faire honneur à César. » POISSONS OSSEUX 159 LA SOLE La sole est un habitant de la Baltique, des mers de l'Angleterre, de l'Espagne, du Portugal et de la Méditer- ranée. Les soles d'Yarmouth sont célèbres. On les prend sur- tout avec des filets, car elles mordent rarement à l’ha- meçon. M. Culloch a fait de curieuses expériences sur la natu- ralisation des poissons de mer dans l’eau douce. Des soles furent conservées, dit-il, dans de l’eau de rivière pendant plusieurs années et devinrent deux fois plus charnues que celles qu’on pêche dans la mer. Dans l’état de liberté, ce poisson témoigne déjà une certaine tendance naturelle à se rapprocher des eaux douces ou légèrement saumâtres. On le trouve dans la rivière Aran, où ilremonte jusqu'à cinq milles. Il reste là durant toute l’année, et l'hiver, par les temps froids, il s’enterre dans la vase. Ce poisson fournit à nos tables une des chairs les plus délicates, et la sole normande forme, sans contredit, un des meilleurs plats de la cuisine française. L'ANGUILLE Le groupe des anguilles constitue une famille toute particulière, désignée sous le nom d’apodes, sans pieds. 156 LE MONDE DES EAUX Une forme allongée comme celle des serpents, une peau visqueuse, des écailles presque invisibles, les oper- cules des ouïes très-petites, tels sont les traits généraux que présentent ces poissons. Leur chair est très-nutritive. Les anguilles abondent dans plusieurs parties du monde, où elles habitent les lacs, les rivières, les étangs. On ne les retrouve plus néanmoins dans les contrées situées très au nord. Elles sont sensibles au froid; plusieurs d’entre elles restent dans nos rivières et nos fleuves durant tout l'hiver; mais elles s’ensevelissent dans la vase, et encore, quand on les prend avec des bâtons pointus, les trouve-t-on alors dans un état torpide. Ces poissons ne manquent point en Angleterre; mais nous en tirons un nombre considérable de la Hollande. Ce pays des eaux est la terre classique de l’anguille. Les anguilles ont la vie très-dure. On en a vu plus d'une, qu’on croyait morte, reprendre, au bout de quelques jours, le mouvement et la sensibilité. L'une d'elles fut trouvée dans un sac qui avait été tiré de l’eau depuis un mois : jetée dans un baquet plein d'eau fraîche, elle revécut, pour ainsi dire, comme si de rien n'était. Dans l’état de liberté, ces poissons témoignent quelque inclination terrestre. Ils quittent souvent les eaux, sur- tout quand l'herbe est humide de rosée, soit pour le plaisir de changer d'habitation, soit pour chercher leur nourriture et chasser aux grenouilles. M. Saint-John vit un grand nombre de jeunes anguilles remonter la rivière Findhorn : elles nageaient vaillam- ment contre le courant, quoiqu’elles ne fussent pas plus grosses que le tuyau d’une plume. Tout alla bien jus- qu'au moment où elles trouvèrent leur chemin intercepté par une chute d’eau. Les anguilles sortirent alors de la POISSONS OSSEUX 157 rivière en serpentant, et glissèrent le long des rochers, aux endroits où la pierre se trouvait constamment mouil- lée par le clapotage des eaux écumeuses. Elles se frayè- rent ainsi un sentier jusqu'à ce qu’elles eussent surmonté l'obstacle ; puis, se glissant de nouveau dans la rivière, elles continuèrent leur route. Les anguilles sont très-voraces ; elles ne dédaignent rien de ce qui a ou de ce qui a eu vie. Têtes de canard, rats, souris, tout leur est bon. Un mystère couvrait jusqu'ici la génération des an- guilles. Sont-elles couvées dans le ventre de leur mère, ou bien la mère les pond-elle sous forme d'œufs? Ces questions ont donné lieu à beaucoup de disputes entre les naturalistes. Il est maintenant certain que ces poissons sont ovipares. Le frai se dépose au printemps, soit dans les lacs, les étangs, les rivières, soit à l'embouchure des fleuves, où les eaux douces se mêlent aux eaux salées. Dès les premiers jours de l'été, on voit des milliers de petites anguilles, ayant à peu près trois pouces de lon- gueur, s'ouvrir un chemin dans le courant. En automne, a lieu une tout autre migration, celle des adulles. Des multitudes se rendent à la mer avec l’inten- tion d'y frayer. Ceci explique comment on pêche des an- guilles, à certains mois de l’année, dans l'Océan. Elles reviennent, au printemps, dans les eaux douces. Il y a pourtantun grand nombre d'anguilles quirestent dans nos rivières, nos lacs, nos étangs, durant l'hiver; elles s’enterrent dans la vase, où elles dorment, comme nous l’avons vu, du sommeil des marmottes, jusqu’au retour de la belle saison. Quelques naturalistes ne veulent même point admettre que les anguilles pêchées dans [a mer soient de la même espèce que nos anguilles d’eau douce. Le fait de la mi- 158 LE MONDE DES EAUX gration automnale semble pourtant établi par de nom- breuses autorités. La plus grande de toutes les anguilles est le congre. Sa chair est grossière ; elle sert de nourriture aux classes pauvres. Ce poisson est commun tout autour de nos côtes, mais il abonde sur celles du Cornouailles. Il atteint quelquefois dix pieds de longueur et pèse jusqu’à cent trente livres. Le congre esttrès-fort, les loutres sont ses grands ennemis ; mais il soutient vaillamment le com- bat. J'avoue qu’il succombe le plus souvent; honneur au courage malheureux ! L'anguille est le serpent des poissons. De là, sans doute, la répugnance qu’elle inspire généralement aux personnes du monde. Le naturaliste ne saurait partager cette manière de voir. Observée à travers un vase trans- parent, l’anguille a des mouvements gracieux, une robe satinée, des plis et des replis élégants, une sorte de beauté qui lui est propre. Ce sont des animaux très-irritables : ils se montrent surtout agités, inquiets, agacés, avant et durant les jours d'orage. Comme les femmes du monde, l'anguille est alors de mauvaise humeur : « elle a ses nerfs. » J'attribue cette disposition nerveuse à des effets d’'élec- tricité; nous verrons ces effets se développer bien autre- ment chez quelques membres de cette famille, les gym- notes. Larépugnance qu’inspirela forme tortueuse et glissante des anguilles ne survit point à l'animal. Elle ne résiste point surtout aux artifices de la cuisine. Tel qui se montre effrayé ou même dégoûté par la vue — encore plus par le toucher de ces animaux vivants — ne se montre pas indifférent à la délicatesse de leur chair convenable- ment cuite et apprètée. Les pâtés d’anguilles, eel pies, POISSONS OSSEUX 159 jouissent à Londres d’une réputation très-grande et con- stituent un des types de la gastronomie britannique. GYMNOTE. — ANGUILLE ÉLECTRIQUE L’électricité du gymnote cause une sensation qui diffère bien peu de celles que produisent le conducteur d’une machine électrique, une bouteille de Leyde ou même la pile voltaïque. Nul ne s'expose impunément aux premières décharges d’un gymnote fort et irrité. Si, par accident, on reçoit un choc avant que le poisson soit blessé ou fatigué, ce choc est si pénible, qu’on ne saurait trouver un terme pour décrire la nature de la sensation. Je ne me souviens pas d’avoir jamais reçu de la décharge d’une grosse bou- teille de Leyde un choc aussi terrible que celui que je subis en plaçant mes pieds sur un gymnote qui venait d’être tiré de l’eau. Je sentis pendant tout le reste du jour un mal aigu dans les genoux, et dans presque chaque jointure du corps. Les personnes les plus accoutumées aux chocs élec- triques supportent avec répugnance ceux que leur im- prime une torpille longue d’un pied quatre pouces; mais le pouvoir du gymnote est dix fois plus fort. Il arrive souvent que, quand on prend dans le même filet de jeunes crocodiles de deux ou trois pieds, des poissons et des gymnotes, les poissons sont morts et les crocodiles expi- rants. Les Indiens disent qu'en pareil cas le jeune cro- codile n’a pas le temps de déchirer le filet parce que le gymnote l’a paralysé et mis hors de combat, 160 LE MONDE DES EAUX Ces terribles poissons, quoique carnivores et d’un aspect hideux comme le serpent, se laissent pourtant apprivoiser dans une certaine mesure. Beaucoup moins actifs que nos anguilles, ils s’accoutument assez vite à leur nouvelle prison, ils mangent tout ce qu’on leur offre, mais sans témoigner une grande voracité. Ils ne déchargent point leur formidable batterie électrique à moins d'être irrités. Or, ce qui les irrite le plus, c’est de leur chatouiller les parties inférieures du corps, les na- geoires pectorales, les lèvres, les yeux, et surtout la peau qui avoisine ies branchies. Les poissons et les reptiles qui n'ont jamais subi les chocs du gymnote, ne semblent point être avertis par instinet du danger qui les menace. Une petite tortue que nous avions placée dans le même baquet avec une an- guille électrique, s’approcha de cette dernière en toute confiance; elle eut même la fantaisie de se cacher sous le ventre de sa voisine; mais à peine la tortue eut-elle touché, du bout de ses pattes, l’anguille électrique, qu'elle en reçut un choc trop faible pour la tuer, assez fort toutefois pour qu’elle jugeât bon de battre en retraite. A dater de ce moment, la tortue comprit que le voisinage de la torpille avait ses dangers, et elle se tint à distance respectueuse. Dans les marais et les petits cours d’eau habités par les anguilles électriques, on trouve très-peu de poissons. Le gymnote tue souvent ses victimes sans les dévorer. Parinstinct, il regarde comme un ennemi tout ce qui l'ap- proche. Comme un nuage chargé d'électricité, il s’avance vers le poisson qu'il veut détruire. Arrivé à une certaine distance, il s’arrète quelques secondes, probablement afin de préparer l'orage qu’il porte dans ses flancs — puis il lance son tonnerre sur sa victime. POISSONS OSSEUX 161 Le gymnote ou anguille électrique est un terrible as- saillant, et cela non-seulement pour les hôtes de son propre élément, l’eau, mais encore pour les grands qua- drupèdes et les hommes qui se trouvent sur son chemin. Sa force est, dit-on, dix fois plus grande que celle de la iorpille, torpedo. Cet animal est originaire du sud de l'Amérique. Dans les immenses plaines ou Llanos de la province de Caraccas, il est une ville appelée Calabozo, près de laquelle ces anguilles abondent dans les petits cours d’eau, à tel point qu'une route, autrefois très-fré- quentée, a été abandonnée, parce que, sur cette route, il fallait traverser un ruisseau dans lequel plusieurs mules avaient péri foudroyées par les attaques des gymnotes. Ces anguilles sont extrèmement communes dans tous les étangs, depuis l'équateur jusqu’au neuvième degré de latitude nord. La méthode qu'on emploie pour prendre cet animal est assez curieuse. On force une vingtaine ou une tren- taine de chevaux sauvages et de mules à se jeter dans l’eau. Les Indiens entourent le bassin dans lequel ont été chassés les chevaux et les mules. Ces Indiens sont armés de longues cannes ou de harpons; quelques-uns d'entre eux montent sur les arbres dont les branches pen- dent à la surface de l'eau, et ils ont soin, par leurs cris ou par le bruit de certains instruments, d'empêcher les chevaux de s'échapper. Pendant longtemps, la victoire semble douteuse, ou incline même du côté des anguilles. Les mules, démontées par la fréquence et la force des chocs, disparaissent sous l’eau; quelques chevaux, en dépit de l’active vigilance des Indiens, réussissent à ga- gner la rive, mais, accablés par la fatigue, engourdis par les décharges qu'ils ont essuyées, ils s'étendent de tout leur long sur le sable, 162 LE MONDE DES EAUX Il n’y a guère de meilleur sujet de tableau pour un peintre que cette scène extraordinaire. Des groupes d’In- diens entourent le bassin; les chevaux, la crinière hé- rissée, cherchent à fuir la tempête qui les a surpris; les anguilles, jaunâtres et livides, ressemblant à de grands serpents aquatiques, nagent à la surface de l’eau et poursuivent leurs ennemis. En moins de quelques minutes, une anguille longue de plus de cinq pieds, glissant sous le ventre d’un cheval, avait, dans une de ces chasses, fait une décharge de sa batterie électrique sur tout le corps de sa victime; le fluide avait attaqué du même coup le cœur et les en- trailles. L'animal, stupéfié par ces chocs répétés, tomba dans une profonde léthargie, et, privé de tous ses sens, s’enfonça sous l’eau. Les autres chevaux et les mules, à mesure qu'ils passaient sur le corps de leur camarade, furent noyés à leur tour. Les anguilles, ayant ainsi déchargé leur accumulation de fluide électrique, deviennent bientôt inoffensives. Nageant à moitié hors de l’eau, elles fuient maintenant les chevaux, au lieu de les attaquer. Si ces derniers en- trent dans le même bassin, le lendemain de la bataille, ils n’éprouvent plus aucune secousse ; —les gymnotes ont besoin de repos et d’une nourriture abondante pour re- faire une provision suffisante d'électricité galvanique, comme les vipères ont besoin, elles aussi, de temps et de certains aliments sans doute, pour renouveler leur provision de venin. POISSONS OSSEUX 164 LES MURÈNES Ces poissons ont une célébrité classique. Il n'y a guère de rhétoricien qui n'ait fait des vers au collége sur ce propriétaire romain qui nourrissait les murènes de ses viviers avec la chair de ses esclaves. Mais, parmi ceux qui sont indignés du tribut payé à la voracité de ces ani- maux, combien y en a-t-il qui les connaissent? Les murènes sont tachetées de jaune, de brun et de violet. Les anciens les conservaient effectivement dans des étangs où ils les engraissaient. Ces poissons ont des impressions de couleurs magni- fiques; mais ils ont beau faire, leur apparence dénonce un caractère de méchanceté. Ils aiment les côtes du Cornouailles, mordent rude:- ment, et habitent plusieurs mers, outre la Méditerranée et l'Atlantique. LOPHOBRANCHES On appelle ainsi des poissons dont les branchies, au lieu d’avoir la forme de dents de peigne, ont celle de petites houppes. Ils se reconnaissent, en outre, à leur corps cuirassé par des écussons qui le rendent angu- leux. Ils sont de petite taille. LES HIPPOCAMPES Petits poissons de la Méditerranée, qui, en mourant, se recourbent comme un $, et dont la partie supérieure 14. 166 LE MONDE DES EAUX présente alors quelque ressemblance avec l’encolure d’un cheval. L'hippocampe me fait toujours souvenir de ces figures imaginaires que les artistes de la renaissance aimaient à sculpter, en manière d’arabesques, sur les murs des châteaux. Ses mœurs ne sont pas moins particulières que ses formes ne sont bizarres. M. Lukis a écrit la vie de ce poisson dans l’état de captivité. Ses observations portent sur deux individus qu'il conservait à Guernesey dans un vaisseau de verre. C'étaient deux femelles. A l’époque où il écrivit son mémoire, les deux hippocampes vivaient en captivité depuis douze jours et se portaient bien. Leurs mœurs déployaient un spectacle nouveau et amusant. « Je vis, dit-il, qu'ils cherchaient avec inquiétude un endroit pour se reposer : je contentai leur désir en plaçant dans le vaisseau des tiges de roseaux marins; c'était ce qu'ils demandaient. Ils montrèrent alors beau- coup des habitudes qui leur sont propres : — or, je dois dire que peu de sujets de l’abîme manifestent, dans une prison, plus d’espièglerie et plus d'intelligence que les hippocampes. » Quand ils nagent, ces poissons conservent une posi- tion verticale; mais leur queue cherche à saisir tout ce qui peut se rencontrer dans l’eau. On les voit alors s’en- Jacer autour des tiges de roseau. Une fois fixé, l'animal observe attentivement tous les objets qui l'entourent, et il s’élance sur sa proie avec une grande dextérité. » Quand l'un s'approche de l’autre, ils entfelacent sou- vent leurs queues et c’est ensuite une lutte lorsqu'il s’agit de se séparer. Pour en venir à bout, ils s’attachent aux roseaux, par la partie inférieure des joues ou du POISSONS OSSEUX 167 menton. Ils se servent de la même manœuvre quand ils ont besoin d’un point d'appui, pour soulever leur corps, alors qu'ils désirent entortiller leur queue autour de quelque objet nouveau. » Leurs yeux se remuent indépendamment l’un de l’autre, comme cela a lieu chez le caméléon. Les iris sont brillants et bordés de bleu. » La figure de l’hippocampe est extraordinaire; mais bien plus drôle encore est le pégase, un autre poisson de cet ordre, qui vit dans la mer des Indes, et qui doit son nom à la forme de ses nageoires pectorales, larges et étalées en éventail. On reconnaît, à la vue de ces sin- gularités de l’abîme, que l'imagination, « cette folle du logis, » habite aussi le domaine de la nature. Quelques exemplaires d’hippocampes (cheval de mer au nez court, hippocampus brevirostris) ont été présentés, il y a peu de temps, à la Société zoologique de Londres, par M. Théodore Ferreira — l’un des anciens membres de cette société. On peut les voir vivants dans un aqua- rium au milieu des jardins de Regent’s-Park. Ces inté- ressantes créatures ont été obtenues sur le rivage de la mer, près de l'embouchure du Tage en Portugal. On les a ensuite apportées soigneusement dans un globe de verre rempli d’eau, à travers l'Espagne et la France. Elles sont arrivées en Angleterre le 17 mai 1859. Ainsi que certains alliés deleur famille—les syngnathes ou poissons-tubes, dont plusieurs espèces ont aussi été montrées de temps en temps dans l’aquarium de la So- ciété— les chevaux de mer se font remarquer par la large part que prend le mâle dans l’économie reproductive de la race. La femelle a sur le devant du corps une petite nageoire anale. Le mâle, lui, n’a rien de pareil; mais il possède, au lieu de cette nageoire, une poche sur l’ab- 416$ LE MONDE DES EAUX domen. Cette poche est formée par les replis du tégu- ment. L'usage n’en est pas encore bien connu; mais nous verrons chez le genre suivant (les poissons-tubes) à quelles conjectures une telle bourse a donné lieu. Je dis conjectures , car — à ma connaissance du moins — les faits n’ont été que rarement et difficilement observés jusqu'ici. Il est curieux de guetter les mouvements des hippo- campes dans leur habitation de verre. Ces mouvements “ diffèrent de tout ce que nous voyons chez les autres pois- sons. Lorsque les chevaux de mer nagent çà et là, ils maintiennent, comme nous l'avons dit, leur position ver- ticale. La tête et le nez en avant, ils furètent, ils explorent les crevasses, les recoins des pierres et des herbes ma- rines. Mais la queue est toujours prête à saisir n’importe quelle baguette ou quel brin de paille qui peut se pré- senter. La position favorite de l’animal paraît être celle d'une chose à l’ancre. Le mouvement vibratoire de la nageoire dorsale, qui paraît jouer le rôle d’une vis de steamer et accélérer leur marche, est aussi très-remar- quable. L'hippocampe au nez court est commun dans la Mé- diterranée. A l’état sec, il est bien connu des Anglais qui visitent Naples et la Sicile. On l'appelle ordinairement cavallo del mare. 1 se répand autour des côtes de l’Es- pagne et visite de temps en temps les rivages de la Manche. On peut donc le comprendre dans la liste des poissons britanniques. C’est néanmoins — à ma connais- sance — la première fois que l’hippocampe a été montré vivant dans ce pays. Il est à espérer que la Société z00- logique conservera ce poisson assez longtemps pour permettre aux observateurs une étude des mœurs et des habitudes singulières qui distinguent le cheval de mer. POISSONS OSSEUX 169 POISSON-TUBE. Gros à peine comme une plume de cygne, il n’en est pas moins curieux par ses habitudes. Une espèce de cette famille, connue des savants sous le nom de syngnathus acus, est pourvue d’une poche destinée à recevoir les petits. D’après ce que nous avons vu chez d’autres animaux, vous seriez tenté, je suppose, d'attribuer une pareille bourse à la femelle. On sait, en effet, que la femelle du kanguroo porte et protége ainsi ses petits, durant la seconde moitié du développement fœial; mais, en histoire naturelle, nous sommes exposés à rencontrer sans cesse l’imprévu. Contrairement donc à ce que nous avons trouvé chez les autres tribus zoolo- giques, l'appareil marsupial, chez ce poisson, appartient au mâle. C’est, si j'ose ainsi dire, le mâle qui est mère. Les sexes se réunissent au mois d'avril et les œufs se trouvent transférés dans la poche sous-caudale du mâle, dont les valvules se referment sur eux. Au mois de juin, les jeunes sont couvés et ils quittent la bourse; mais ils suivent leur père et retournent chercher un refuge dans cette chambre nourricière, toutes les fois qu'un danger les menace. Des pêcheurs m'ont assuré que, si l’on secoue cette poche paternelle, et si l’on fait ainsi tomber les petits dans l’eau, par-dessus le bord du vaisseau, les petits ne nagent point, mais si vous mettez aussi le père dans l'eau, en le tenant avec la main dans une position favo- 470 LE MONDE DES EAUX rable, les jeunes viennent et rentrent dans leur retraite naturelle. J'ai souvent pris de ces poissons en abondance par un moyen très-simple : une petite drége (filet) que je remor- quais sur une certaine étendue de vase, recouverte d’une épaisse couche d'herbes (z0stera) arrachées et déposées par les vagues. Il y avait, sans doute, là un bon nombre de petits mollusques, qui fournissaient une sorte de nourriture bien adaptée à la forme des mâchoires tubu- laires de cette famille. La poche incubatoire dont ces poissons se montrent pourvus, apporte une force de démonstration toute nou- velle à une loi que j'ai déjà eu l’occasion d'indiquer. Il est curieux de voir certains types de la vie et de l’orga- nisation animale se reproduire, d’une classe à l’autre, avec quelques modifications, commandées sans doute par la différence des milieux ambiants et des besoins propres à chaque ordre de créatures. C’est ainsi que nous avons vu, si l’on peut ainsi dire, le chameau du désert devenir oiseau dans l’autruche : cette fois, c'est le didelphe qui se fait poisson. O abîme ! Ô nature! que tes voies sont simples et admirables ! tu te répètes en inno- vant. Chacun des départements de la vie est un monde à part, dans lequel tu as réuni — en les appropriant au caractère des êtres et des climats — les instincts, les formes, les merveilles de l’ensemble. PLECTOGNATHES Ces poissons osseux se rapprochent de poissons carti- lagineux par le durcissement tardif du squelette et par l'état imparfait de leurs màchoires. Ces mâchoires se montrent incapables de mouvement, tandis que, dans les ordres précédents, ces deux sortes d'os — les os maxillaires et ceux de l’arcade palatine — jouissent les uns et les autres d'une mobilité dis- tincte. Cet ordre contient les créatures les plus fantasques dont l’abîme ait le droit de s’étonner—si l’abîme s'étonne de quelque chose. Tels sont les diodons ou hérissons de mer, qui ont le 12 LE MONDE DES EAUX moyen de se gonfler et de flotter sous la forme de boules hérissées d’épines. LES TÉTRODONS Comme les diodons et les autres poissons de cette famille, les tétrodons sont remarquables par la faculté qu'ils ont de prendre tout à coup la forme globulaire. Us se donnent cette figure bizarre en avalant l’air, qui passe à travers le jabot ou le premier estomac, et qui enfle alors tout l'animal comme un ballon. La partie ab- dominale étant ainsi rendue la plus légère, le corps se retourne, l'estomac devient, pour ainsi dire, le dos, et le poisson flotte, sans avoir la puissance de se diriger, du- rant cet état de boursouflure. Mais ne craignez rien : c’est pendant qu'il est ainsi distendu et passif, livré à la merci des vagues, que ce poisson se trouve réellement le plus en sûreté. Les nom- breuses épines (quoique moins saillantes que chez le diodon) dont tout son corps est hérissé, se montrent alors dressées et, pour ainsi dire, armées par la dilata- tion forcée de la peau. Ces piquants présentent alors un front de défense formidable à l'ennemi. De quelque côté que ce dernier veuille commencer l'attaque, il ne ren- contre que des pointes de lance. On prend quelquefois sur les côtes du Cornouailles une espèce de tétrodon, connu sous le nom de poisson- globe. Ces exemplaires ont environ un pied et demi de longueur. Ils sont d’une riche couleur bleue sur les par- ties supérieures, et d’un blanc argenté sur les côtés et POISSONS OSSEUX 18 sur le ventre. Leurs épines sont distribuées par groupes de quatre, qui rayonnent d’un centre. On a quelquefois appelé les diodons, poissons-soleil, ou encore poissons-lune, à cause de leur forme et de leur éclat, quand ils nagent, ou, pour mieux dire, quand ils flottent par un beau temps à la surface de la mer. POISSONS CARTILAGINEUX L'ESTURGEON Avec des formes terribles et un corps presque aussi étendu que celui du requin, l’esturgeon est néanmoins un poisson inoffensif. Peu enclin à faire du mal, il fuit les plus petits ennemis, et tombe souvent victime de sa propre timidité — peut-être même de sa bienveillance. L’esturgeon rappelle, par l’ensemble de ses traits, le brochet d’eau douce. 1 y a bien peu de contrées en Europe que ce poisson 176 LE MONDE DES EAUX ———— ne visite à des saisons différentes ; il remonte, tous les ans, les grandes rivières pour y frayer. Les habitants des rivages du Pô, du Danube et du Volga tirent un grand profit des incursions de ce visiteur dans les grands cours d’eau; ils tiennent leurs filets tout prêts pour le recevoir. On apporte journellement l’esturgeon aux mar- chés de Rome et de Venise. Il abonde dans la Méditer- ranée. On à observé que, quand ces poissons vivaient exclu- sivement dans l’eau douce, ou dans l’eau salée, ils étaient relativement petits. Au contraire, quand l’esturgeon jouit des deux, quand il passe alternativement de l’eau douce dans l’eau salée, il atteint un développement énorme et rivalise avec les autres géants du monde ichthyologique. Les esturgeons se trouvent en abondance dans les ri- vières de l'Amérique, particulièrement dans celles de la Virginie. Ils y vivent en telle multitude, qu’on en a pris six cents en deux jours, sans se donner grand'peine et sans recourir à de grands frais d'imagination. Il suffisait de tremper dans l'eau une perche avec un crochet au bout ; on tenait la perche fixée au fond de la rivière, et on la relevait quand on s’apercevait qu'elle avait frotté contre un poisson. L’esturgeon n’est point sans rendre quelques visites à l'Angleterre; mais ces visites sont rares. Quand on en prend un individu, par hasard, cet individu est généra- lement présenté à la table du roi ou de la reine. Le plus grand esturgeon dont j'aie entendu parler dans la Grande- Bretagne, avait été pêché dans l’Esk : il pesait, dit-on quatre cent soixante livres. — Un beau poids, en vérité, surtout si on le compare à celui de nos autres poissons de rivière! Comme l’esturgeon n’est ni très-vorace, ni très-malfai- ésnb— di. POISSONS CARTILAGINEUX 477 sant, on ne le pêche point à l’hameçon; il ne se laisse prendre qu’au filet. L'opinion de la plupart des natura- listes est qu'il ne cherche point à saisir les individus des différentes tribus à nageoires. Il vit au fond de la mer, où il fait sa nourriture des plantes marines et des insectes ou des crustacés. Il doit son nom à la propriété qu'il a de fouiller et de remuer la bourbe : esturgeon vient, en effet, d'un mot allemand, stôren, qui signifie se vautrer dans la vase. La dissection de l’animal a démontré qu'il ne vivait pas aux dépens des gros poissons. On n’a généralement trouvé dans son estomac qu’une sorte de substance bour- beuse; d’où quelques-uns ont conclu qu'il se nourrissait uniquement d’air et d’eau. Il ya même un proverbe alle- mand qui confirme cette croyance populaire; en parlant d'un homme qui mange fort peu, on dit : « Il est sobre comme un esiurgeon. » J'ai longtemps douté, pour mon compte, que l’estur- geon prospérât si bien en taille et en poids, s’il se con- tentait d’une nourriture aussi idéale que l'air et l’eau; je crois fermement qu'il y ajoute quelque chose de plus substantiel ; mais de même que les plus gros mammifères sont ceux qui s’abstiennent de manger de la chair — tels que le rhinocéros, l’hippopotame et l'éléphant — de même encore que les colosses des eaux, les baleines, vivent aux dépens de très-petites créatures, je suis dis- posé à croire que l’esturgeon atteint un développement considérable, sans demander pour cela de grands sacri- fices aux autres poissons. Si l’esturgeon se montre très-modéré dans ses appé- tits, en revanche il est d’un naturel timide. Cela ne doit point nous étonner : le courage n'est, chez la plupart des animaux, qu’un auxiliaire de l'instinct carnivore. En 15 478 LE MONDE DES EAUX d’autres termes, la nature qui n’accorde rien en vain, a. donné l’intrépidité aux êtres qui en ont besoin pour vivre; elle a refusé généralement cette inclination aux espèces animales chez lesquelles la nourriture ne dépend point de l'énergie ni de l'étendue des moyens d'attaque. Le plus petit poisson suffit quelquefois à jeter la terreur dans une bande d’esturgeons. Dépourvus de toute arme de défense, ils sont obligés de chercher dans la fuite leurs moyens de sécurité. Comme la plupart des animaux qui ne font point la guerre aux autres, les esturgeons vivent à l’état de société, et cela plutôt pour satisfaire leurs in- clinations — je dirais presque leurs sympathies natu- relles=— que pour se protéger les uns les autres. Ce sont Jes artistes de la fraternité. Gesner affirme qu'ils aiment certains sons accomplis dans un ordre agréable à l'oreille. Il les a vus, dit-il, danser ensemble au bruit de la trom- pette. Le caractère timide et ombrageux de l’esturgeon ren- drait la pêche de ce poisson très-difficile, si l'instinct de la philogéniture (amour des enfants) ne lui faisait braver une foule de dangers. Poltron pour lui-même, il ne l’est plus dès qu'il s’agit d'assurer la perpétuité de sa race. Il s'expose alors à toutes les chances de mort. Le temps où l’esturgeon remonte les rivières pour y déposer son frai, est vers le commencement de l'été ; c’est alors que les pêcheurs de toutesles grandes rivières font leurs préparatifs pour lui souhaiter la bienvenue. Les filets destinés à prendre ce poisson sont faits avec de la petite corde, et placés en travers de la bouche du fleuve; mais detelle manière, que, quand la marée monte ou descend, la poche du filet puisse suivre le mouvement du flux ou du reflux. Dans l’eau, l’esturgeon est un des poissons les plus POISSONS CARTILAGINEUX 179 forts ; il brise quelquefois et met en pièces le filet dans lequel il était enfermé; mais, du moment qu’il se trouve hors de son élément et exposé à l’air, toute son acti- vité cesse. C’est alors une masse sans vie, sans puis- sance, et qui se laisse tirer doucement vers le rivage. Il faut néanmoins y mettre des formes; car, excité par une violence inutile, on l’a vu briser d’un coup de queue les jambes des pêcheurs. En conséquence, les marins expé- rimentés ont soin, quand ils tirent ce poisson vers le bord, de lui tenir la tête élevée, cequi l’empêchede faire du mal avec ses extrémités. D’autres attachent ensemble, au moyen d’un nœud coulant, la tête et la queue de l’a- nimal, puis ils l’envoient dans cet état au marché. Préparée en manière de conserve, la chair de l’estur- geon est très-estimée sur toutes les tables de l'Europe. On fait avec ses œufs le caviar, aliment recherché dans quelques pays. Sa vessie natatoire donne la colle de poisson. L’esturgeon appartient à la première division de l’ordre des poissons cartilagineux — ceux qui ont des branchies libres. 11 faut nous occuper maintenant de la seconde divi- sion : les poissons cartilagineux à branchies fixes. LES REQUINS (1) Les mœurs sanguinaires de ces terribles squales (squa- lidæ) ont fourni aux anciens le sujet de tableaux émou- (1) Requin est une corruption de requiem ; il dit à ceux qui tombent dans ses mächoires : Requiescant in pace. 180 LE MONDE DES EAUX ui vanis ; et, après quatre mille ans, leur règne de terreur demeure établi aussi fermement que jamais sur les eaux. Dans les premiers temps, on avait confondu, comme iden- tiques, différentes espèces de requins; mais, depuis, la science a fait des progrès, et il est maintenant certain que ces monstres cartilagineux — lesquels se ressemblent, d’ailleurs, tous en audace et en voracité — appartiennent néanmoins à des variétés distinctes. J'étais à Palerme : les pêcheurs apportaieut, ce matin- là, au marché les poissons qu'ils avaient pris durant la nuit. Une douzaine de thons — véritables colosses — d’espadons et d’autres géants de la mer, gisaient dédai- gnés, méconnus. L'objet de l'attention générale, le héros de la fête, était le terrible canesca (espèce de requin) dont le corps était étendu au milieu de la place. Il avait pour entourage une foule de spectateurs effrayés, quoique triomphants. Ce n'étaient qu’exclamations. Les hommes qui avaient réussi à s'emparer du requin se montraient fort satisfaits de leur nuit de travail. Ils fumaient tranquillement leur pipe et racontaient l’histoire de cette capture aux badauds qui se pressaient en cercle autour d'eux. Les femmes, comme de juste, figuraient dans cette foule pour une proportion considérable. Les unes avaient un enfant dans leurs bras, les autres en tenaient un par la main, ce qui ne les empêchait pas de montrer le poisson à leurs voisins, en les excitant de Ja voix et du geste. Puis, s'adressant au requin lui-même : Bruto! scelerato! Nerone dei pesci!.… Elles épuisèrent contre lui toutes les invectives du vocabulairesicilien, non sans y ajouter cette richesse de mimique, toute parti- culière aux races du Midi. Tout le monde s’exclamait, tout le monde se réjouis- sait. POISSONS CARTILAGINEUX 181 EE _—__ — — Eccola, Beppo! nous le tenons enfin! Tu vois! Ainsi criait un des hommes de l'équipage, en s’adres- sant à un autre batelier, qui venait d'entrer dans le marché. — Buon giorno a lei! Je vous fais ma révérence, signor, dit celui-ci en se tournant vers le requin, et en Ôtant son bonnet de laine rouge. Nous sommes tous heu- reux de vous voir à terre. Après ce temps-ci, vous n’en- vahirez plus la camera della morte (1), et vous n’y ouvri- rez plus un chemin à travers lequel le thon puisse glisser entre nos doigts. — Oui, mes enfants, disait un autre, nous le tenons, et pour de bon cette fois ; vous pouvez maintenant rac- commoder vos filets avec sécurité. — Par Bacchus et par saint Antoine! veux-tu bien me dire, s’écria un troisième en s'adressant au requin, où tu as mis le calecon de laine que tu as enlevé de ma felouque, pendant qu'il séchait, dimanche dernier, au soleil ? — Cane maledetto! demanda un nouveau venu, où est la main de mon frère, que tu as saisie et enlevée, il y à une semaine, au moment où il se lavait les mains sur le bord de son bateau? — Auras-tu maintenant l'audace, vociféra un autre pêcheur, d’avaler le chien du père Giacomo -— ce bon caniche, qui disparut si soudainement avant-hier, au moment où il nageait pour regagner le rivage, avec la canne de son maître dans la gueule? — Messieurs, dit le maître de l'équipage, lequel était (1) C’est le nom pittoresque donné par les pêcheurs siciliens, au der- nier compartiment du filet compliqué, appelé mandrague, dans lequel les thons sont harponnés et sacrifiés, 182 LE MONDE DES EAUX aussi le propriétaire du requin : vous aurez plutôt de ses nouvelles, en l’interrogeant à fond. S'adressant alors à deux de ses hommes : — Ici, garçons! lavez-lui bien la tête et les ouïes, et montrez-nous ce monsieur. Ce n’est point un si petit canesca qu’on aimait à le croire. L'eau claire dessina les traits du monstre, en les déga- geant du sang et de la boue qui les couvraient. L'aspect de la face annonçait de la méchanceté; mais, lorsque la tanière de sa bouche fut forcée, lorsque notre regard plongea dans cette caverne ouverte, béante, et que nous vimes les rangées de dents acérées et pointues, nous éprouvâmes tous un sentiment d'horreur. Vivant, ce for- midable râtelier se serait porté tout d’une pièce sur la plus large profe qui se trouvait là, et eût fait jaillir le sang par tous les pores. Il était évident qu’un requin même de cette taille — c'est-à-dire de huit à neuf pieds — eûtété capable de détruire tout adversaire avec lequel il lui aurait plu de se mesurer. Avec une telle mâchoire pour déchirer, un pareil tronc pour broyer et une semblable queue pour étourdir un ennemi, en le frappant, ce poisson semble être le génie du meurtre déchaîné à travers l’abime. Aussi en- trâmes-nous de bon cœur dans les sentiments de joie et de triomphe exprimés par les pêcheurs. La capture d’un si profond mauvais sujet était un événement dont chacun avait lieu de s’applaudir. Le ravage que cause un seul requin dans la pêche au thon ou au cabillaud, est incalculable. Deux ou trois de ces maraudeurs suffisent pour interrompre et quelque- fois même pour déconcerter toutes les manœuvres des pêcheurs. Le requin bleu surtout, durant la saison de la sardine, voltige en quelque sorte autour des cordages, RS POISSONS CARTILAGINEUX 183 enlève à chaque ligne son hameçon, en le mordant au dessus de l'appât, et avale les filets et tout ce qu'ils contiennent. Et ce n’est point encore là le plus grand méfait qu’on puisse reprocher aux requins. Ils aiment le poisson, j'en conviens; mais ils aiment beaucoup mieux encore la chair des mammifères. Et, en fait de chair à sang chaud, ils préfèrent de beaucoup celle de l’homme à celle des quadrupèdes ou des oiseaux. Le requin est de l’avis de ce barbier qui, cité devant un tribunal pour avoir haché menu ses pratiques — après les avoir rasées — répondit froidement à ses juges : « Si vous aviez goûté une fois de la chair humaine, vous voudriez toujours en manger. » Ce monsire (c'est le re- quin que je veux dire) dévore avidement tout ce qui a vie, tant qu'il ne connaît rien de mieux; mais, quand l’occa- sion lui a permis de faire la différence entre l'homme et les autres proies, il témoigne hautement pour notre es- pèce une préférence dont je ne sais trop si nous avons lieu d'être flattés. On le voit alors hanter, avec une persévérance in- quiète, les endroits où il espère retrouver un si friand morceau. Le requin aime l’homme, voilà qui est positif, il l'aime à sa manière : il l'aime pour le manger; mais, de plus, on assure qu'il distingue entre la chair des différentes races. Si les requins ont le choix, — si, par exemple, les trois ou quatre variétés de viandes hu- maines figurent en quelque sorte sur la carte que leur présente le hasard — les requins se décident en faveur d'un Européen plutôt qu'en faveur d'un Asiatique, en faveur d’un Asiatique plutôt qu’en faveur d'un nègre. A ce compte, dans un groupe de baigneurs où se trouvent réunis des individus de différentes couleurs, les hommes 184 LE MONDE DES EAUX à teint clair ont l'honneur de fixer l’aitention de Sa Ma- # jesté Carnivore, et c’est à eux que s'adresse la première attaque. + 0 Ce n’est point à moi de décider si le requin a bon goût et si la chair des blancs vaut réellement mieux que celle des noirs; je craindrais d’y mettre de la par- tialité. Mais, quelle que soit la couleur — pourvu que ce soitde la chair et surtout de la chair d'homme — le requin s’en” accommode avidement. Il fait même, pour l’atteindre, « des efforts extraordinaires etincroyables. On le voit bon-« dir, avec cette intention, hors de la mer comme le tigre qui s’élance d’un jungle. Il se jettera même au travers d’un navire voguant à toute vitesse, et cela pour happer quelque malheureux matelot occupé à n'importe quel travail dans les agrès. Une autre fois, il aimera mieux sauter dans un bateau pêcheur, le tout à la grande consternation des hommes, qu'il cherche à saisir et qui se tiennent penchés sur leurs rames. Pressé par la faim, on l'a mème vu sortir de l’eau et atiaquer l’homme dans son propre élément — je veux dire sur Ie rivage. Parmi les cruautés qui se pratiquaient — qui peut-être, hélas! se pratiquent encore — à bord des vaisseaux qui font la traite des nègres, il en est une dont j'ai honte de parler. On suspendait un nègre au beaupré, afin de voir : les efforts que feraient les requins pour saisir cette proie. C'était, comme on voit, de la part des négriers, une expé-M rience, un jeu. Je laisse à deviner les sentiments qu’'ex-« primait alors la figure du noir. On a vu, en pareil cas, les requins atteindre la victime à plus de vingt pieds au-M dessus du niveau de la mer. Le requin est une sorte de démonstration vivante en PA y ms LdC RAR LC Mes nn ae ça POISSONS CARTILAGINEUX 185 faveur du dogme scientifique de mon ancien ami, le doc- teur Gall. Ce dogme est celui des dispositions innées. Un poête naît poëte; un requin naît requin. Dès l'œuf, c’est un être malfaisant, — un vrai démon de la mer. À peine éclos depuis quelques semaines et long seulement de quelques pouces, il manifeste déjà un instinct de comba- tivité qui n’a point d’égal parmi les autres animaux du même âge. On le voit alors attaquer des poissons deux ou trois fois plus vieux et plus grands que lui. Pris et placé à bord du vaisseau, le moindre attouchement l'ir- rite ; de sa queue, il frappe le doigt assez téméraire pour se poser sur n'importe quelle partie de son corps; il donne, en un mot, tous les signes extérieurs du plus mauvais caractère. Quoique si malveillant, si ennemi de l’homme, si hos- tile même à sa propre race, le requin se laisse pourtant adoucir et subjuguer, au moins pour un temps; ses sau- vages dispositions font place à des mœurs plus débon- paires, presque tendres. Qui peut le transformer ainsi? L'amour. Lacépède, qui paraît être entré très-avant dans les sen- timents intimes et dans la vie privée des requins (les na- turalistes feraient quelquefois croire à la mélempsycose) s'exprime ainsi sur l’état de leur cœur : « Radoucis main- tenant et cédant à des affections bien différentes d’un sentiment destructeur, ils mêlent sans crainte leurs armes meurtrières, rapprochent leurs gueules énormes et leurs queues terribles et, bien loin de se donner la mort, s’exposent à la recevoir plutôt que de se sépa- Per. » Les requins eux-mêmes ont du bon: voilà ce que je conclus du tableau touchant de leurs amours, ce que je conclus, surtout, de la tendresse qu'ils montrent, dit-on, 16 186 LE MONDE DES EAUX pour leur progéniture. À en croire Plutarque, «le requin ne le cède à aucune créature vivante en bonté paternelle, en douceur et en amabilité. Le père et la mère se dis- putent le soin de procurer de la nourriture à leur petit, de l'instruire, de lui apprendre à nager. Le danger vient-il à le menacer, cet être sans défense trouve un asile sûr dans la bouche ouverte de ses parents affectionnés. De ce gouffre protecteur, il sort lorsque le calme et la sécu- rité sont revenus sur les eaux. » Ce dernier trait de mœurs est malheureusement fabu- leux : on a trouvé de jeunes requins dans l'estomac de certaines requins adultes; mais on ne les en a jamais vus sortir. Quoi qu'il en soit, et sans nier le moins du monde les paroxysmes de tendresse que les naturalistes anciens et modernes accordent au requin, je déclare que rien n’est plus sauvage, plus bêtement cruel, plus carnivore que cette classe de poissons pris collectivement. Toute la dif- ficulté est de déterminer à laquelle des différentes espèces reviennent les plus mauvaises propensions ; est-ce au re- quin blanc, au bleu, au canesca, au zygæna ? La vérité est que pour toutes, le carnage est un élément, le sang une jouissance, la cruauté un passe-temps. Ce sont les iyrans, les autocrates des mers. Le sexe faible lui-même qui, — dans plusieurs classes d'animaux, — mérite ce titre par une certaine tendresse et un certain adoucissement du caractère typique, ne se montre nullement accessible, chez les squalidæ, aux sen- timents d'humanité. Les femelles sont encore, s’il est possible, plus féroces que les mâles. On a vu l’une de ces messalines du genre requin s’élancer sur une foule de malheureux baigneurs, les déchirer et les massacrer tous, les uns après les autres, puis se retirer lentement et POISSONS CARTILAGINEUX 487 a ——— comme à regret de cette scène de boucherie, — gorgée, fatiguée de meurtre, ivre du sang de ses victimes. necdum satiata. Le requin blanc est un des plus grands; il a quelque- fois de vingt à vingt-cinq pieds. 11 ne le cède guère en taille qu'au squalus maximus, lequel se rencontre seule- ment dans les latitudes nord. Quand il atteint tout son développement, il s'étend sur trente et même quarante pieds de longueur. Nous avons déjà parlé de la grande discussion qui existe entre les naturalistes anglais, au sujet de l’animal par lequel a été avalé Jonas. Il est sûr que ce n’est point par la baleine; car la baleine à le gosier prodigieuse- ment étroit pour sa taille; serait-ce donc le requin? Pour moi, je regrette de voir la science intervenir dans des questions où elle n’a rien à voir. Je dois pourtant dire que certaines historiettes ont, sans doute, contribué à fortifier cette opinion que le prophète avait été logé trois jours et trois nuits dans la camera obscura d’un requin. On raconte qu'un de ces animaux ayant été pris à Mar- seille, on trouva dans son estomac, comme dans la poche de Micromégas, un homme tout entier avec son armure, integer et cadavere toto. Randoles rapporte, d’un autre côté, l’histoire d’un homme et de son chien qui descendirent tout droit dans l'estomac d’un requin, après avoir passé par la bouche béante du poisson. Les dimensions des requins qui existent aujourd’hui dans nos mers sont considérables ; eh bien, il n’y a pas moyen de douter que quelques-unes des espèces éteintes n'aient surpassé de beaucoup en taille toutes les espèces vivantes. Je parle, bien entendu, des anciens requins appartenant à ce qu’on est convenu d'appeler l’époque 488 LE MONDE DES EAUX antédiluvienne. Lacépède ayant reçu de Dax, dans les Pyrénées, une dent de requin, fut frappé de la grosseur inusitée de cette dent. L’émail ou la partie visible, à partir de l’alvéole, était de quatre pouces et demi. Il reconnut qu’il avait dans la main le fragment d’une créature perdue, et il calcula qu’aux jours de son existence, ce requin devait avoir eu soixante et dix pieds de longueur ! Il y a quelque chose au monde de plus terrible que les choses les plus terribles : c’est leur fantôme. Le requin est, en réalité, un fléau, un danger, un ennemi perma- nent sur les mers; mais il frappe encore plus les ima- ginations par une sorte de puissance merveilleuse et superstitieuse que par la force, hélas! trop authentique, de ses armes. Ce qui ajoute à l’effroi bien naturel qu'il inspire, c'est une sorte de mucus phosphorescent, lequel répand autour de l’animal une apparence lumineuse et surnaturelle. On dirait alors, sur les eaux effrayées, l'apparition d’un spectre. Le requin joue un rôle important dans les annales de la traite des noirs. J'ai déjà dit un mot des tours d'adresse et de cruauté qu’on faisait exécuter à ces poissons, aux dépens des malheureux nègres; mais les mémoires de Ja navigation abondent en scènes douloureuses. Deux jeunes gens, Alfred et Edward, étaient entrés, comme aspirants de marine, à bord d’une frégate an- glaise le Cheval de mer. Ce vaisseau, sous les ordres du capitaine Ponsonby, s’avancça vers les côtes de l’Afrique, à la poursuite d’un fameux navire, connu sous le nom de Vautour, commandé par un pirate — un sanguinaire mécréant, dont le sobriquet était Moloch. Tous les efforts tentés pour saisir ce démon des mers demeuraient in- fructueux ; son vaisseau, fin voilier, filait comme une mouette et distançait de temps en temps la frégate; POISSONS CARTILAGINEUX 189 d'autres fois, il disparaissait de la manière la plus mysté- rieuse, lorsqu'on croyait l’atteindre pour ainsi dire avec la main. Un jour, Alfred fut envoyé sur le rivage, dans une cha- loupe qui appartenait à la frégate, et donna fort impru- demment à ses gens la permission de rôder dans l'île, laissant seulement un vieux nègre, nommé Simon, pour garder le bateau. Le temps s’écoulait, et les hommes ne revenaient pas : un coup de canon, tiré à bord de la fré- gate, avertit Alfred que son absence était remarquée. Bientôt les ombres de la nuit se répandirent sur la terre et sur l’eau. Aucun des hommes de l’équipage n'avait encore paru. Il ne pouvait pas revenir seul, et il eût été dangereux d'aller chercher ses gens; il n’avait donc d’autre parti à prendre que de les attendre. Cependant les dernières clartés du jour se condensaient en une ligne de pourpre — et cette ligne de pourpre s’abaissait de moment en moment dans les sombres voiles de la nuit, le tout avec cette rapidité qui caractérise les climats tropi- caux. Alfred se repentait amèrement de sa condes- cendance et de sa légèreté. Il eut tout le temps, hélas! de se lamenter sur la faute qu'il avait commise. La lune s'était levée et baignait le paysage d’une pâle mais splendide lumière, presque égale à la clarté du jour. Enfin, l’aboiement sourd de Reefer, le seul compagnon qui fût resté près d’Alfred depuis le matin, annonça l’arrivée de quelqu'un sur le rivage. Alfred fixa ses yeux dans la direction indiquée par le chien, mais il ne put rien découvrir. Le cri du chien—dont il entendait le lan- gage aussi bien que celui d’un homme—l'avait pourtant convaincu qu'un ou plusieurs êtres vivants approchaient. 16, 190 LE MONDE DES EAUX Si c'étaient des hommes, ce devaient être des étrangers ou quelque chose de pis—car la voix de l'animal n'avait rien de rassurant. Au bout de quelques minutes, Reefer se mit à bondir en fuyant le rivage, et s’avança de quelques pas dans la lisière d’un hois. Alfred put alors distinguer plusieurs figures noires qui se faufilaient dans l'ombre avec l’in- tention évidente de gagner le bateau. Il reconnut tout de suite que ce n'étaient point ses hommes — car leurs habits de toile à voile et leurs pantalons blancs se se- raient fait apercevoir, tant il faisait un magnifique clair de lune. Découvrant qu'ils étaient pour le moins au nombre de huit, et que par conséquent la résistance serait inutile, il les attendit prudemment en silence. Ordre fut en même temps donné au chien de rester coi. Alfred avait à peine eu le temps d’aviser aux moyens de défense, que déjà les étrangers suspects s'étaient élancés sur la position qu'il occupait. Il présente son pistolet à la tête d’un des agresseurs ; l’homme (car c'était un homme) s'arrête étonné, mais les autres s’avancent froidement et lui lient les bras derrière le dos. Alors, sans dire un mot, ils l’'emmènent du rivage dans l’intérieur du bois. Le pauvre Reefer suivait, la queue entre les jambes—non sans donner des signes de désespoir. Depuis le moment où les hommes étaient entrés dans le bateau, Alfred avait deviné que c’étaient des marins, et —selon toute vraisemblance — que c'étaient les gens de quelque vaisseau qui faisait la traite des noirs. Lors- qu'ils le conduisirent à travers le jungle, la certitude avec laquelle ces brigands se plongeaient dans d’étroits passages, à peine visibles pour l'œil d'un étranger, montra non-seulement qu’ils étaient bien familiarisés POISSONS CARTILAGINEUX 491 avec les lieux, mais encore qu'ils avaient sans doute un repaire dans le voisinage. Alfred s’abîmait dans sa tris- tesse ; il songeait—mais trop tard—que s’il n’eût point permis à ses hommes de se séparer, un tel malheur ne fût jamais arrivé. Il ne pouvait plus douter que cette bande de pirates n'eut épié pendant toute la journée la descente de son équipage.—Il était donc à peu près cer- tain que ses hommes avaient été faits prisonniers, avant que lui-même fût attaqué par ces mécréants. JL était inutile maintenant de songer à ce ce qu'il au- rait dù faire. Alfred se contenta d'adresser du fond du cœur une prière à Dieu, avec cette foi du marin qui ne J’abandonne jamais dans le danger. Puis il se résigna bravement à son malheureux sort. Après avoir parcouru des sentiers inextricables, dont quelques-uns étaient si étroits qu’un homme seul pou- vait y passer, les brigands gagnèrent enfin — avec leur prisonnier — la face rugueuse d’un rocher presque per- pendiculaire, qui paraissait devoir arrêter la marche du cortége. Mais passant autour d'un vaste fragment qui était sans doute détaché de la masse, ils roulèrent une grosse pierre, qui couvrait la bouche d’une étroite ca- verne, dans laquelle ils s’'engagèrent. Ils s’avancèrent ainsi à tâtons et en silence dans la plus complète obscurité. Seulement ils engagèrent Alfred à toucher, en marchant, le mur avec sa main droite. Ce fut un voyage de cinq ou six cents mètres dans une nuit sans étoiles. Les bandits lui recommandè- rent ensuite d'étendre sa main gauche et de l’appuyer contre le mur. Au bout de quelques minutes, la lune se remontra brillante, presque joyeuse, à travers une autre ouverture du rocher. Ils débouchèrent par ce trou dans un espace à ciel ouvert et grande fut la surprise d'Alfred, 492 LE MONDE DES EAUX quand il vit que ce chemin conduisait à la grève sablon- neuse d’un petit port, qui communiquait avec l'océan par un mince détroit, à peine assez large pour donner passage à une frégate. Ce détroit était en outre si com- plétement fermé par un amphithéâtre abrupt de rocher, qu’un vaisseau de ligne eût pu y rester à l'ancre sans la moindre crainte d’être découvert, quand bien même toutes les flottes de l’Europe eussent été à sa pour- suite. Sur un des flancs de cette retraite naturelle — sans doute le vaste cratère de quelque volcan éteint, qui s'était soulevé du fond de la mer, longtemps avant la création de l’homme — les rochers couraient et se plongeaient tout d’un coup dans l’eau, d’une hauteur de plus de trois cents pieds. Çà et là, dans d’autres endroits, s’enca- drait un jungle tapissé d'herbes épaisses et de brous- sailles. La lumière de la lune, répandue comme une brume d'argent, était assez forte pour accuser d’une manière distincte les moindres détails de ce paysage fantastique. Au centre du port, se dressait un vaisseau aussi im- mobile que les récifs qui l’entouraient. Par la descrip- tion qu’il avait entendu faire, Alfred reconnut tout de suite ce bâtiment pour le fameux Vautour. Un peu plus loin, la longue nageoire dorsale d’un monstrueux requin se projetait à la surface des eaux blanchies par la clarté de la lune. Alfred remarqua (car plus l'esprit de l'homme est excité, mieux il observe les moindres circonstances extérieures des objets qui l'entourent) que, par un sin- gulier caprice de la nature, la nageoire du monstre était parfaitement blanche, tandis que le corps semblait aussi noir que la nuit. Un des hommes, lui montrant du doigt le requin, lui | POISSONS CARTILAGINEUX 193 dit alors d'un ton de voix significatif : « Voici notre sen- tinelle : elle suit toujours le Vautour ! » Au pied des rochers, non loin du passage qui commu- niquait à la mer, était une sorte de hangar grossier, près duquel on distinguait quelques chevaux. Alfred conjec- tura que ces chevaux servaient à haler le navire, quand on avait besoin de l’introduire dans cette singulière re- traite ou quand il s’agissait de l’en tirer. Un bateau gisait, échoué sur le rivage, près de l’em- bouchure de la caverne que la bande des pirates venait de traverser. Dès que l’on put mettre à flot cette nacelle, les hommes s’y jetèrent, et, ramant, ils conduisirent leur prisonnier vers le navire. Dans toute autre circonstance, Alfred se fut diverti à considérer le caractère théâtral du groupe de personnages qui attendaient son arrivée sur le pont du Vautour. Il n’y en avait pas deux qui eussent ce qu'on peut appeler un vêtement. Là se tenait un ro- buste nègre, avec une vilaine expression et très-peu d'habit, — à part la robe brune qui lui avait été donnée par la nature. Près de lui, étendu sur le pont, était un homme blanc — si l’on peut appeler blanc un homme profondément basané par le soleil africain.—Il était vêtu d'une chemise bleue rayée, d’un pantalon bleu et d’un bonnet de nuit en laine rouge. Le chapeau pittoresque d'un troisième et ses guêtres de cuir lui donnaient l’air d’un bandit italien. Un quatrième, en souliers fins et en habit habillé, pouvait représenter un dandy anglais, passé de mode. Un fort gaillard — selon toute vraisem- blance un Américain — la figure complétement cachée par ses favoris et sa barbe noire, et dont tout l’accoutre- ment consistait en un pantalon d’un blanc sale, maintenu autour des reins par une ceinture de cuir, mâchait vigou- reusement une chique de tabac. Les autres dormaient tu LE MONDE DES EAUX dans une confusion sauvage sur les tas de cordages et sur les différentes parties du vaisseau. Appuyé contre le grand mât, s'élevait, avec un air d'importance imperturbable, un autre personnage non moins solen- nel que le feu roi Salomon dans toute sa gloire. Il était aisé de voir qu’il nourrissait une haute opinion de lui- même. Sur l’arrière du vaisseau, une négresse très-pauvre- ment vêtue se tenait accroupie auprès d’un enfant nu et maigre, qui pouvait avoir quatorze ans. Le pauvre ado- lescent poussait de temps en temps un sourd gémissement comme s’il n’eût point osé donner libre cours à l’expres- sion de ses souffrances. Son corps, qui avait à peine forme humaine, — tant il était exténué par la fièvre — tremblait comme une feuille. Sa malheureuse mère — car c'était évidemment sa mère — le regardait avec un air de tristesse et de désespoir. Quelque homme de l'équipage, moins dur que ses camarades, avait sans doute permis à cette femme de porter son enfant malade en plein air. Le reste des esclaves était entassé à fond de cale dans un repaire fétide. g On alla annoncer immédiatement au Moloch l’arrivée d'Alfred. Le Moloch parut bientôt sur le pont. C'était un homme grand, fort, à visage dominateur, avec des cheveux et des favoris noirs, et un air de détermination qui ne pou- vait manquer d'imposer à ses gens. Ses membres annon- çaient une prodigieuse activité, une force herculéenne. Son œil profond semblait vous percer jusqu'à l'âme. Cet œil d'oiseau de proie était surmonté d’épais sourcils hérissés, qui, se rejoignant vers le centre, formaient une ligne ininterrompue sur la partie inférieure du front. Quoique tout fût farouche dans son aspect, on y distin- PRE UT | POISSONS CARTILAGINEUX 495 guait en traits de feu les signes d'une intelligence peu commune. Ces éclairs d'intelligence, tout obscurcis qu'ils étaient par de vils desseins ei par des manières rudes, suffisaient à le distinguer des brutes qui l’entou- raient. C'était bien le chef. La pauvre négresse se bloitit à l'approche du Moloch, et chercha à lui dérober la vue de son enfant. Mais ses veux de lynx furent en un instant sur le misérable couple. D'une voix rude il appela le robuste nègre qui se trou- vait là. « César, tu auras affaire à moi tout à l'heure, dit- il, pour avoir laissé ces bêtes-là monter sur le pont; fais- les redescendre à l’instant même. » Il donna, en parlant ainsi, un coup de pied à l'enfant. La pauvre femme essaya en vain de le soulever. La jambe droite — horriblement enflée et qui était évidem- ment brisée — céda sous le poids de l'enfant. Il tomba avec un sourd gémissement sur le pont. . — Ah! est-ce ainsi? s'écria le Moloch. Nous n'avons point de place ici pour les impotents. Le vaisseau n'est point un hôpital. Et, saisissant par la jambe malade le pauvre enfant qui tremblait de tous ses membres, il le lança presque sans effort par-dessus le bord du vaisseau. Ce fut un moment terrible et solennel. Cette clarté blanche et fan- tastique dont j'ai parlé apparut, glissa à la surface im- mobile de l’abîime. Puis, tout à coup, un bruit significatif annonça que le requin était prêt. Alfred aperçut un mouvement sur les eaux éclairées par la lune, — puis un plongeon sourd, gargouillant, sinistre — puis rien. Avant que le cri de la mère agonisante eût eu le temps de mourir dans les airs, son enfant avait cessé d'être esclave. 196 LE MONDE DES EAUX On peut consulter, dans les mémoires d’Alfred, la suite de ses aventures avec les pirates; mon devoir est de passer à d’autres aventures — ou si l’on veut — à d’autres tragédies maritimes dont le requin est le héros. Un capitaine nommé Bowling commandait le navire l'Écho. On donna aux marins de l'équipage la permis- sion de se baigner. Un officier les accompagnait pour qu'ils ne s’éloignassent point des voiles. Malheureuse- ment il y a toujours dans chaque vaisseau des hommes qui négligent et dédaignent toute précaution; l’'Écho avait sa part de ces téméraires. A peine le signal fut-il donné, que le vaisseau fut en- touré de baigneurs, enchantés de prendre le frais sous ces latitudes brûülantes. Ici, quelques-uns s’amusaient à éclabousser leurs camarades ; là un mousse, qui savait nager, plongeait par surprise dans la mer un autre mousse, qui buvait abondamment l’eau salée au grand amusement des marins qui riaient de la figure du pauvre diable. C'était un bruit tumultueux, une véritable fête. Les hommes, toujours criant, folâtrant, bravant la vague, accrurent par degré la distance qui les séparait les uns des autres. De même que les tyrans sont les plus grands poltrons du genre humain, de même les plus féroces animaux sont en même temps les plus timides. Un tigre prendra la fuite au bruit qui provoquerait la curiosité d'un boule- dogue. Un alligator s’éloignera en rampant d’un buisson et cherchera à se plonger silencieusement dans l’eau pour se dérober au cri d’un enfant qui s’est égratigné la figure avec une ronce. Il en est ainsi des requins; une pierre jetée dans l’eau mettra en déroute toute une bande de ces poissons voraces. Ces faits sont connus; mais il y a des exceptions aux POISSONS CARTILAGINEUX 197 lois ordinaires de la nature. Le tigre, quand il est affamé, saisira un jeune taureau; l’alligator à jeun a plus d’une fois attaqué une barque, et, en dépit de la courageuse résistance de l’équipage,a emporté l’un des hommes. Des requins qui avaient les mêmes raisons dese montrer cou- rageux, se sont élancés sur un soldat qui lavait sa jambe dans l’eau — à Port-Royal-Point — et la lui ont arra- chée. On les a vus en pareil cas, — c'est-à-dire quand ils avaient l'estomac vide — suivre un navire en mouve- ment sans être effrayés par le bruit de l'artillerie, ni par l’action des boulets qui tombaient dans l'eau. Ils sont d’ailleurs si sensibles à certains sons, qu'ils accompa- gnent les vaisseaux où l’on fait de la musique. L'équateur est la patrie de ces féroces et terribles mon- stres — les requins. — Ils sont peut-être plus nombreux dans le voisinage des Bermudes que dans tout autre endroit. Le tigre-requin des Indes occidentales doit son nom à la ruse, à la résolution et à la férocité qui le carac- térisent. On a vu quelques-uns de ces poisons qui avaient mordu à une amorce, tirer jusqu'à ce que le crochet de fer vint à eux; cela fait, ils dégageaient eux-mêmes le harpon, et revenaient immédiatement à la charge pour saisir une nouvelle amorce. Il est difficile, on en conviendra, de lutter contre une telle détermination et contre un tel acharnement. Je reviens à l’histoire des baigneurs. Un des hommes de l’Écho, était un beau et brave gar- çon, qui avait mille fois affronté la mort. Il nageaïit au large, quand un aspirant de marine avisa la nageoire d’un requin. L’alarme fut donnée à l'instant même, et quoique la barque fût déjà une défense suffisante contre les atta- ques du monstre, chacun fit de son mieux pour regagner le navire. 198, ÉE MONO DES ER Le cri « Un requin! un requin! » parvint aux oreilles du marin qui s'était écarté de ses camarades ; il se hâta de nager vers la barque. Les officiers à bord du vaisseau firent abaisser une autre chaloupe, et deux hommes battirent l'eau avec des rames pour faire autant de bruit que possible. On se doute bien que leur but était d’effrayer l'animal. L'homme attardé regagnait la barque, quand on vit nager sous lui... le requin. Un tressaillement d'horreur saisit tout l'équipage rassemblé. Le pauvre marin vit qu'il était l’objet de la commisération générale. Il allait pourtant toucher au lieu d’asile, on le croyait sauvé. Mais , avant qu'il püût se hisser jusqu'à la barque — Jaquelle, étant abandonnée par les autres hommes, s'élevait alors davantage au-dessus de l’eau — on vit luire le ventre blanc de l'infernale créature. — Une se- conde après, l’une des vagues était rouge de sang. L'homme làcha la barque qu'il tenait déjà avec sa main, et son corps mutilé se présenta de lui-même, comme un objet sans défense, à l'ennemi. Le requin pourtant làcha prise. On pouvait encore espérer; mais avant qu'on püût porter secours à la victime, le monstre, qui avait un instant plongé, reparut. Il avait goûté le sang, et c'était assez pour le mettre en appétit. Le brave et mal- heureux matelot fut alors emporté; il s’abima sous l'eau pour ne plus reparaître. Le requin figure aussi comme l'esprit du mal dans les chroniques des plongeurs. Près de Loreto, sur les côtes du Mexique, s'élève le Placer de la Piedra Negada, où l’on supposait qu'il y avait des huîtres à perles. Pablo, un des chefs de l'é- quipage, plongea sous l’eau à une profondeur consi- dérable pour découvrir ces richesses. Il reconnut un | POISSONS CARTILAGINEUX 199 D. sous-marin quiavait centcinquante ou . cents pieds de circonférence. Notre hardi plongeur nagea tout autour de cette masse et l’examina dans toutes les direc- tions, mais sans rien rencontrer qui fut de nature à pro- longer son séjour au fond de la mer. Étant convaincu qu'il »’y avait pas d’huîtres dans cet endroit-là, il voulut remonter à fleur d’eau; mais il jeta d’abord un regard vers la surface, comme font les plongeurs qui tiennent à éviter une rencontre avec les mâächoires béantes de quelque monstre marin. Pablo reconnut avec peine qu’un tinterero (une espèce de requin) s'était posté à trois ou quatre mètres au-dessus de lui. Le terrible poisson avait probablement guetté sa proie tout le temps que le piongeur avait passé sous l’eau. Pablo avait pour toute défense un bâton à deux pointes — arme bien inutile contre un tinterero, car la bouche de cet animal est d’une si belle dimension, qu’elle avalerait tout ensemble le bâton et l'homme. Ilne se sentait donc point à son aise, d'autant que la re- traite était maintenant tout à fait interceptée. Mais, au fond de l’eau, le temps esttrop précieux pour qu’on le perde en réflexions. Il se mit à nager autour d’une autre face du rocher, espérant tromper par cette manœuvre la vigilance de son ennemi. Quelle fut sa détresse, quand il leva de nouveau les yeux, et qu’il vit l’opiniàtre requin voletant encore au-dessus de sa tête comme un faucon qui suit un oiseau ! Le monstre (j'en parle d’après la description qu'en fit plus tard Pablo lui-même) avait des yeux grands, ronds, enflammés, qui semblaient sortir de leurs disques, tant ils se fixaient avidement sur leur homme. La bouche du requin (et Pablo, toute sa vie, tremblait encore à ce sou- 200 LE MONDE DES EAUX venir) S'ouvrait et Se fermait continuellement, comme si le monstre dévorait déjà en imagination sa victime. On eût dit que, pareil à un gourmand à table devant un bon plat, il escomptait d'avance par ce jeu de mâchoires les plaisirs d’un bon repas. Deux alternatives se présentaient maintenant à l'esprit de Pablo — l’une d’être noyé, en restant sous l’eau — l’autre d’être mangé, s’il remontait à la surface. Il plongeait depuis un temps si considérable, qu'il lui était impossible de retenir plus longtemps sa respiration. Ilétait sur le point de se regarder lui-même comme perdu. Mais qu'y a-t-il de plus cher que la vie? En face des grandes extrémités, l’esprit de l’homme reste rarement à court d’expédients. Soudain, il se sou- vient que sur un des flancs du rocher, il a remarqué un banc de sable, — et le voilà qui nage dans cette direc- tion avec toute la vitesse imaginable. Le requin déploya l’assiduité d’un courtisan qui suit son maître; il guettait tous les mouvements de Pablo et le suivait, en gardant une distance respectueuse. Aussitôt que le marin eut gagné le banc de sable, il se prit à battre l’eau avec son bâton fourchu; par cette ma- nœuvre il souleva le gravier qui monta à la surface et troubla complétement le liquide. L'homme ne pouvait plus voir le monstre, et le monstre ne pouvait plus voir l'homme. — C'était ce que voulait Pablo. Profitant du nuage dans lequel lui et le requin se trou- vaient maintenant enveloppés, Pablo nagea au large dans une direction transversale, et put gagner alors la surface en toute confiance, mais ses forces étaient complétement épuisées. Heureusement, il mit la tête hors de l’eau, étant déjà près d’un des bateaux de l'équipage. Les hommes de l’embarcation, devinant qu'un ennemi le POISSONS CARTILAGINEUX 261 poursuivait, sautèrent par-dessus bord, et se mettant à remuer l’eau de toutes leurs forces, ils effrayèrent l’effroyable créature ; Pablo fut alors reçu dans le bateau plus mort que vif. Encore une autre histoire de requin, et celle-ci ra- contée, dans un journal américain, par un des acteurs du drame ; — car c’est un drame de sang et d'horreur. « Quand j'étais à Campèêche, dit M. Anderson, je formai une sorte d'amitié avec un pêcheur de perles, qui avait servi sous Mina dans l'expédition à la Nouvelle-Or- léans. Il aimait à raconter ses campagnes — les aven- tures et les impressions d’une vie errante. Je l’écoutais avec plaisir, n’ayant jamais entendu parler de rien de semblable. Pendant qu'il narrait, j'avais pour habitude de m'asseoir dans sa hutte toute la nuit, et nous buvions du grog. C'était un camarade agréable, il savait entre- tenir la conversation, en l’assaisonnant d’un grain d’es- pritet de gaieté. J'aimais son grog et j'étais forcé d'aimer sa compagnie. La fièvre jaune avait éclaté dans notre vaisseau, et il fallait me tirer d'affaire comme je pourrais, jusqu'à ce que nous eussions accompli notre quarantaine. J'étais donc content de balancer mon hamac dans la hutte du pêcheur de perles, aussi longtemps qu'il vou- drait bien de ma société. » Une nuit, j'étais ivre : peut-être m’avait-il mis dans cet état avec une intention préméditée; mais s’il en était ainsi, le malheureux en fut puni. Il faisait nuit noire et la rafale faisait rage au dehors ; nous étions assis seuls dans sa hulte, à la lumière d’un feu de bois. Après m'’a- voir regardé quelque temps d’un œil sérieux et fixe, Jose le pêcheur me dit : » — Anderson, je vais meltre ma vie entre vos mains. J'ai besoin d’un ami qui me donne un conseil, et je pense 47. 202 LE MONDE DES EAUX que vous ne me trahirez pas. Vous devez avoir entendu dire — car le bruit s’en est répandu au loin — que la cathédrale de Nuestra Senora fut pillée il y a quelques années, et que deux nègres, qui se trouvaient impliqués dans le sacrilége, expièrent publiquement ce vol sur la roue... Il y avait un autre homme qui échappa aux re- cherches de la justice humaine. Les nègres moururent en gens d'honneur, avec leur secret au fond du cœur. Quant à l’autre, il vit encore, il vit inconnu et à l’abri de tout soupçon. Je suis cet homme! Écoutez ! L'or et l’ar- gent tentèrent mes yeux; jamais je ne m'’agenouillais devant l’autel sans former le désir de dérober ces ri- chesses. Le diable m'assista et j'exécutai la chose. Madre de Dios! quelle émotion cela produisit dans la ville! Le peuple ne parlait plus que de l’autel dépouillé et les prêtres se lamentaient comme si c’eût été le jour du ju- gement dernier. Les pauvres nègres se lamentèrent, eux aussi, mais mon nom ne fut jamais mêlé à leurs confes- sions. Le châtiment s’est éloigné de moi. Les coupes d’or et les chandeliers sont ensevelis maintenant sous dix brassées d’eau. Je connais bien l’endroit. Aidez-moi à les tirer cette nuit du fond de la mer, et je partagerai avec vous ces objets, et nous profiterons tous les deux de la première occasion qui se présentera pour nous rendre dans le Honduras. » Je consentis. — Le démon est toujours prêt à profiter de l’état besoigneux dans lequel se trouve un homme.— Nous descendîmes aussitôt vers la plage, où Jose le pê- cheur détacha en toute hâte son bateau, et nous fimes voile vers l’endroit où était caché le trésor. » La mer était haute ; nous eûmes beaucoup de peine à diriger notre frêle chaloupe. L'œil expérimenté de Jose ne tarda point à découvrir l’endroit où reposaient les POISSONS CARTILAGINEUX 203 chargée de ténèbres si épaisses que nous pouvions à peine voir au delà de l'avant du bateau, — excepté quand un éclair brillait à travers les nuages et nous montrait les lourdes vagues noires qui montaient autour de nous. » — C'est une diable de nuit, camarade ! lui dis-je. » Jose se tourna vers moi —un éclair brilla sur sa face. — I] était pàle comme la mort. » — Cette nuit ou jamais! dit-il. Gouvernez la cha- loupe, pendant que je me déshabille. » 1] ne perdit pas un instant; après m'avoir réitéré la recommandation de diriger la chaloupe et de la conduire vers l’endroit désigné, il se jeta lourdement, mais sans hésiter, dans l’eau. Au moment où il descendait, je crus entendre un cri, et mon inquiétude se changea en peur. » Jose avait à peine plongé à la profondeur d’une brassée, quand il revint à la surface — mais insensible et inanimé. Je crus qu'il s'était étourdi en se heurtant contre les ro- chers. Je l’appelai, il ne me répondit pas. Je l’appelai de nouveau et d'une voix plus forte, — ténèbres et si- lence! » Brave par peur, je ramai vers l’endroit où il se trou- vait; un éclair m'avait montré son corps flottant. Un bras gisait nonchalamment sur les vagues. Je le saisis en toute hâte et l’attirai dans le bateau. A ce moment là le sang me brülait la poitrine et les genoux. Un éclair ayant illuminé tout le firmament, je fis entendre un cri d’hor- reuret laissaitomber le fardeau lourdement à mes pieds. C'était un tronc sans tête! » Un requin avait escompté avec ses mâchoires la dette que le malheureux et coupable Jose avait contractée 204 LE MONDE DES EAUX envers la justice humaine. Le châtiment de son crime avait été différé, — révoqué, non. » Si affreux qu'il soit, le requin n’a pas plus échappé que les autres monstres aux honneurs divins. Les habitants de certaines côtes de l’Afrique adorent le requin qu'ils appelent leur « joujou » et semblent con- sidérer les organes digestifs de ce monstre sagace et agréable comme la plus courte voie pour aller au ciel. En conséquence de cette dévotion, on regarde comme un grand crime de tuer un de ces animaux. « Celui qui tue joujou, selon eux, est damné; mais celui que joujou mange devient confortable. » Quel confort! Les requins semblent avoir la conscience de leur pré- rogative et de la protection qu’on leur accorde, car ils commettent les actes les plus audacieux. On lesa vus plus d’une fois sauter à plusieurs pieds au-dessus de l’eau pour s'emparer des hommes qui travaillent à la tête du navire. Les habitants célèbrent trois ou quatre fois dans l’année une sorte de fête qu'ils appellent le « javjav. » Cette fête consiste à conduire tous les canots dans le milieu de la rivière, après de nombreuses et absurdes cérémonies pour invoquer le patronage et la protection des requins. Ils commencent alors à leur jeter une quan- tité de chèvres, de volailles, jusqu'à ce que chacun des monstres qui setrouvent dans le voisinage paraisse satis- fait; après cette distribution de vivres, ils retournent vers le rivage avec force cris de joie. En retour de cette politesse, le joujou donne une protection relative, c’est-à-dire que le premier des naturels qu'il peut saisir, il le met, en le mangeant lui-même, à l'abri des attaques d’un autre requin. Plût à Dieu que ce füt là le seul honneur religieux qu'ils rendent à ces monstres voraces ! Chaque année, un EOISSONS CARTILAGINEUX 05 LL? innocent enfant est condamné à expier, par la perte de sa vie, les folies de l'ignorance et de la superstition. La pauvre petite créature est choisie pour ce sacrifice san- glant dès sa naissance ; à partir de ce moment, on l’ap- pelle joujou ; on lui accorde avec une indulgence extrême tout ce que la fantaisie d’un enfant peut désirer. Il arrive ainsi à l’âge de neuf ou dix ans, c’est le moment marqué pour l’accomplissement de la sentence prononcée contre lui. Les pleurs et les lamentations de l’enfant ne lui ser- vent de rien; ses parents ont immolé les sentiments de la nature sur l’autel d’une fausse dévotion ; il est donc inu- tile de plaider la cause de l'humanité avec des gens qui croient avoir un intérêt dans la destruction même de ce qu'ils ont de plus cher. Les requins se rassemblent, comme s'ils savaient qu'un repas délicat se prépare pour eux. L'endroit choisi pour cette immolation est une pointe de terre ou plutôt de sable, dans laquelle on plante un pieu. La mère voit lier à ce poteau son innocente progéniture. À mesure que la marée monte, monte, monte, on se retire et on abandonne l'enfant, en faisant différents bruits pour étouffer les cris de cette pauvre créature terrifiée. Ses petites mains implorent assistance et ses lèvres crient au secours. Les eaux arrivent bientôt jusqu’au pieu, et la tendre victime voit les monstres avides s'approcher avec la marée. Et les femmes regardent! et la mère est là, oui la mère de l'enfant, qui pourrait peut-être encore le sauver — qui le désire sans doute — mais qui subit, ainsi que toute cette population abrutie, la loi inhu- maine de l’égoïsme et de la peur, — deux sentiments qui glacent les entrailles, qui lient les bras, surtout quand l'usage, la religion et une fausse idée de l'intérêt publie sanctifient cette indifférence. 206 LE MONDE DES EAUX LA RAIE Les raies ont le corps plat et semblable à un disque, terminé par une queue grêle, forme qui leur vient de la grandeur énorme de leurs nageoires pectorales Ces nageoires ou ailes sont soutenues par dix rayons articu- lées, à l’aide desquels ces poissons volent pour ainsi dire dans l’eau. La raie à été surnommée le rhinocéros de l’abîme, à cause de sa peau dure, épaisse et rugueuse. Comme certains hommes à extérieur grossier, el aux- quels on suppose pour cela même de bonnes qualités intérieures, ces poissons, en dépit de leur couverture äpre et rude — peut-être même à cause de cette enve- loppe — ont été généralement bien traités par les natu- ralistes. Lacépède prête à la raie des attachements forts et solides. Ce poisson se distingue, s’il faut l'en croire, par des qualités rares chez les poissons et chez les hommes eux-mêmes — la fidélité des sentiments et la constance des amours. 11 y a différentes espèces de raies. En pêchant dans le Menai, au mois de juin, Pennant prit une raie qui avait sept pieds de long et cinq pieds deux pouces de large. Quand on l’amena sur le rivage, le poisson fit un ronflement très-remarquable. On crut que cet individu géant était le Bos des anciens — une énorme espèce de raie dont il est aujourd'hui difficile de déter- miner le genre. Oppien le définit « le plus large de tous les poissons. » ]! ajoute que cet animal aime beaucoup POISSONS CARTILAGINEUX 207 la chair humaine, et que sa méthode est de couvrir, de surcharger par son poids les victimes de sa voracité, jusqu'à ce qu'il les ait noyées. Philon raconte à peu près les mêmes faits. Un écrivain moderne, d'une grande autorité, Ulloa, confirme sous ce rapport le récit des anciens. Il y à, dit-il, dans les mers du Sud un poisson qui est la terreur des hommes employés à pêcher la perle. On l’appelle dans cet endroit Manta ou Couver- ture ; il entoure ei enveloppe les malheureux plongeurs jusqu'à ce qu'il les ait suffoqués sous l’eau. Aussi bien, les nègres ne descendent jamais au fond de la mer sans un couteau bien tranchant, dont ils se servent pour se défendre contre les assauts de ce terrible ennemi. La raie est généralement estimée comme poisson ali- mentaire ; mais il s’en faut de beaucoup qu'elles jouissent partout de la même réputation. Les Anglais en font moins de cas que les Français, et les Hollandais la dédaignent. LA LAMPROIE Cetexcellent poisson est un véritable citoyen du globe: on le trouve sous presque toutes les latitudes et dans tous les climats. Il abonde surtout dans la Méditerranée, où il se distingue par les qualités délicates de sa chair. Il est bon à manger; mais il est laid ; l’absence de nageoires ou de pieds, sa peau lisse, son corps cylin- drique et allongé, tout est fait pour inspirer le dégoût, On le range dans la famille des Suceurs. Il n’y a peut- être pas d'animal dans la création qui ait une si singu- 208 LE MONDE DES EAUX lière bouche. Cette bouche lui sert à la fois, et de main pour saisir les objets et d’organe pour triturer la nourriture. Ces animaux, en se fixant sur d’autres poissons, par- viennent à les percer et à les dévorer à l’aide de leurs dents pointues, placées au fond de la bouche. Ils sucent en même temps la nourriture à l’aide d'une langue ou d’une lèvre extensible que le poisson peut projeter circulairement et qui fait l'office d’un piston. La lamproie d’eau douce n’est qu'à moitié grosse comme la lamproie de mer. Elle abonde dans la Tamise. FÉCONDATION ARTIFICIELLE Je n'ai rien dit encore d'une découverte qui a fort occupé, dans ces derniers temps, les savants et les natu- ralistes — la propagation des poissons par une méthode qui substitue en quelque sorte la main de l'homme à la main de la nature. Des succès réels ont déjà couronné les expériences. C’est aux efforts de Géhin et de Rémy — deux pêcheurs français illetitrés du département des Vosges — que nous devons d’avoir ressuscité cet art perdu. Le gouverne- ment français, inspiré par quelques savants naturalistes, prit avantage de ces heureux essais. On construisit, à Huningue, près de Bâle, en 1852, un réservoir monstre. 15 210 LE MONDE DES EAUX C'est de cet établissement que sortirent assez d'œufs de poissons pour approvisionner plus de soixante et onze pièces d’eau. La propagation artificielle se pratique maintenant dans plusieurs contrées de l’Europe. La culture des eaux est un des événements économiques du xix° siècle. Grâce à cet art, l'élément liquide peut devenir un champ aussi fertile que la terre elle-même pour l'alimentation et l'industrie humaines. Il ne faut pourtant rien exagérer. Mon intention n'est point de nier les avantages de cette découverte, faire des poissons, faire la vie, en com- Dinant la graine animale qui se trouve, pour ainsi dire, élaborée dans les deux sexes, cela est grand, utile, mer- veilleux. Il s’en faut pourtant de beaucoup que les résul- tats soient aussi certains et aussi faciles à obtenir que l'ont cru certains publicistes. De telles expériences de- mandent une grande habileté, beaucoup de soins et une longue pratique. Ce n’est pas tout encore que de faire éclore les petits, il faut les élever, les nourrir, et pour suppléer la nature dans cet ensemble d'actes délicats, ce n’est pas trop de toute la science du naturaliste as- sociée à l’art du mécanicien. Les appareils et les instru- ments qu'on à inventés jusqu'ici sont ingénieux, je ne doute point surtout que l'avenir n'y ajoute de nombreux perfectionnementis et n'assure ainsi une conquête qui, relativement au but qu’on se propose d'atteindre, n'existe encore qu'en germe. Quelques économistes voient déjà en esprit nos ri- vières repeuplées, nos ruisseaux fourmillant de truites, nos étangs et nos lacs encombrés de produits, le poisson à vil prix sur nos marchés, les ressources de l'alimentation publique accrues de plus d'un tiers ; je ne FÉCONDATION ARTIFICIELLE 211 nie point que ces rêves de la science et de la poésie ne puissent devenir, un jour, des réalités; mais je dis que si le moyen est trouvé, l’art de s’en servir est encore dans l'enfance. Les poissons constituent dans la série des êtres vivants les derniers représentants du système des vertébrés. Après eux, nous allons descendre vers d'autres animaux dont l’organisation, établie sur un autre plan, témoigne de l’infinie variété de la nature dans l’arrangement de la matière. Et, maintenant, jetons un dernier coup d’œil sur cette classe supérieure de la population des eaux. Un sque- lette dans lequel l’homme reconnaît encore — quoique de loin — son image; des formes étranges mais appro- priées à un élement dont les lois diffèrent du nôtre; des instincts réduits sans doute, mais encore assez étendus et assez compliqués pour éveiller, dans certains cas, notre surprise et notre admiration : tels sont les faits généraux que le monde des poissons présente à l’obser- vateur. Et puis, quelle richesse! quelle fécondité! Le spectacle de la mer et de la vie qui y abonde suffirait pour calmer les inquiétudes de l’économiste sur le sort des générations futures. MOLLUSQUES Ce qui constitue la différence entre Les animaux supérieurs el les animaux inférieurs. Nous avons suivi — depuis le singe jusqu’au poisson — une échelle de dégradations organiques dont tous les degrés étaient habités. Quoique de classe en classe l’éco- nomie animale se trouvèt de plus en plus réduite et sim- plifiée, — nous avions du moins un lien qui unissait ces différentes créatures, nous découvrions entre elles des caractères communs, — un squelette intérieur, un sys- tème nerveux concentré dans celte masse qu’on appelle le cerveau. A partir des mollusques, plus rien de semblable. Aussi les anciens anatomistes avaient-ils déclaré qu’en passant des poissons aux mollusques, aux crustacés, aux in- 216 LE MONDE DES EAUX sectes, aux vers, aux Z0ophytes, aux infusoires, le fil des inductions était à jamais rompu, que les lois de l’ana- logie naturelle se trouvaient bouleversées, qu'il était, par conséquent, impossible de faire rentrer ces animaux inférieurs dans l’unité de plan qui avait présidé à la for- mation et à la structure des animaux supérieurs. La science moderne s’est attachée à combler l’abîme qui n'existait, à vrai dire, que dans l’imagination des naturalistes, — elle a jeté un pont entre ces deux rivages de la vie animale. La nature, si l’on examine ses ouvrages — en partant du haut de l'échelle zoologique et en descendant vers le bas — agit par voie de soustraction graduée; elle abolit certains organes et avec eux une partie des fonctions qui y étaient attachées ; mais ces organes supprimés se trouvent remplacés par d’autres, qui existaient déjà chez les animaux supérieurs, quoiqu'ils ne jouassent dans leur économie qu’un rôle rudimentaire et subordonné. Les animaux dits inférieurs sont donc des créatures plus simples, à fonctions plus réduites, à organisation plus limitée; et pourtant chez ces déshérités de la na- ture, on trouve des instincts qui étonnent, des actes qui semblent indiquer une sorte de sagesse, des facultés qui n’appartiennent point, il est vrai, à l'individu mais à l'espèce, en un mot, tout un monde nouveau de manifes- tations bien faites pour éveiller notre curiosité, notre sur- prise, notre intérêt et pour redoubler notre sentiment d’admiration envers la nature. La plupart de ces animaux inférieurs vivent dans les eaux : ils se rattachent donc aux poissons par un lien ; la communauté de l’élément qu'ils habitent. Ils fréquen- tent, en effet, les mêmes abimes, ils se rencontrent sur les mêmes sables, ils sont portés par les mêmes vagues, ils MOLLUSQUES 247 contribuent les uns et les autres à peupler nos mers, nos fleuves, nos lacs, nos étangs, nos ruisseaux. On distingue parmi eux : Les mollusques, Les crustacés, Les vers, Les animaux rayonnés. Les zoophytes. Il Leur formation. — Leur croissance. Le nom de ces animaux indique assez le caractère qui a le plus frappé les anciens naturalistes : la substance molle du corps du mollusque, mollis. Il est à croire que c'est par manière de compensation, et aussi pour obvier au développement lent des facultés perceptives chez ces animaux, que la nature — dans le plus grand nombre de cas — a recouvert leur mollesse d'une dense écaille. Cette écaille acquiert quelquefois la dureté de la pierre et devient ainsi une sorte de défense, de place forte, de citadelle pour la flasque créature qui l'habite. Chaqueindividu de cetteclasse (je parle des mollusques testacés) peut donc être considéré comme composéde deux 213 LE MONDE DES EAUX parties distinctes — l’une douée des organes du mou- vement, de la vision et de la contraction musculaire, dans des limites conformes à la nature — l’autre d’une sorte de test ou d’étui pierreux qu'on nomme coquille et qui constitue l'habitation de l’animal. Cette maison, le plus souvent très-solide, recouvre partiellement ou entiè- rement le légitime propriétaire qui s’y attache au moyen de muscles. La forme, l'éclat, les couleurs variées des coquilles ont tout d’abord fixé l’attention des naturalistes, qui, s’at- tachant plus aux caractères extérieurs de ces animaux qu'à leur structure interne, ont établi une science à la- quelle ils ont donné eux-mêmes le nom de conchologie. Cette science n’exprime qu’un ordre de rapports ; elle n’embrasse qu’une moitié de l'animal. Elle est à l’his- toire naturelle des mollusques ce que la cränologie est à la physiologie du cerveau. La coquille ou la conque n’est, en effet, que la saillie du mollusque, comme le crâne est la saillie du cerveau à son état parfait de développement. On peut dire, en thèse générale, que les mollusques testacés sont des animaux chez lesquels l’ossification se trouve rejetée à la surface extérieure du corps, au lieu de se faire à l’intérieur, comme cela a lieu chez les animaux vertébrés — les mammifères, les oiseaux, les reptiles et les poissons. J'appellerai cela, si vous voulez, la loi des inversions. Tandis que, chez les animaux supérieurs, les os, auxquels les muscles sont attachés, gisent dans les profondeurs du corps; chez les mollusques, ces os sont placés à la superficie. Le test forme ainsi une sorte de squelette extérieur. C’est, je le répète, le même système renversé, retourné. das MOLLUSQUES 24 2 Chez les vertébrés, ce sont les muscles et les parties molles qui protégent la charpente osseuse; chez les mol- lusques, c’est la charpente osseuse qui protége les par- ties molles. Les motifs de cette inversion seront faciles à trouver quand nous étudierons Ja vie et l’organisation de ces créatures. Il y a un moment dans la vie de l’animal où la co- quille — cette protection extérieure — n'existe pas, Comment se forme-t-elle? La construction plus ou moins lente et successive du test calcaire est une des parties les plus intéressantes dans l’histoire naturelle de ces animaux. La substance dont se compose la coquille est fournie par une peau épaisse, une membrane, qu’on désigne le plus souvent sous le nom de manteau. Cette membrane s'incruste de carbonate calcaire, s’ossifie, en un mot, au moyen de glandes ou de canaux vasculaires qui suent, déposent, sécrètent la matière pierreuse. Une telle trans- formation de substance molle en substance dure et résis- tante n’a pas lieu tout d’un coup, elle s’opère par la superposition de plusieurs couches successives. Ces cou- ches se moulent ainsi, une à une, sur le corps de l'animal dont elles expriment la structure intérieure. Les phases de cette solidification sont extrèmement curieuses à suivre. Je dois transcrire ici les observations de M. Raspail, dont le nom n’est point assez souvent cité en France ni à l'étranger, mais aux travaux duquel la science européenne est redevable de nouvelles lumières Sur un point d'histoire naturelle longtemps si obscur. « Cette membrane solidifiée, dit-il, est remplacée, sans doute, dans ses primitives fonctions, par la couche plus inférieure, qui devient alors la membrane épidermique de 220 LE MONDE DES EAUX l'animal, celle qui suivra le mouvement progressif du corps. À un certain âge, elle débordera donc la coque ossifiée; et exposée dès lors aux mêmes influences qu'elle, elle s’ossifiera à son tour, en s’agglutinant à la coque externe et en l’allongeant d'autant, remplacée à son tour par une autre membrane épidermique, qui subira, après son développement complet, le même sort que la deuxième et tapissera d’une troisième couche la coque déjà formée de deux. C’est par ce mécanisme que la coquille semblera se mouler sur le corps du mollusque, en reproduira tous les contours, en conservera la colora- tion et en suivra le développement à l'infini. On comp- tera même toutes les phases d’accroissement, la série des superpositions par tout autant de stries concen- triques, qui se dessineront perpendiculairement à l’axe selon lequel le développement aura eu lieu. » Cette faculté d’ossification de la peau n’est point bornée chez les mollusques au premier âge de la vie. Si vous enlevez quelques parties de coquille à la surface d’un mollusque adulte, « l'animal répare peu à peu cette perte de substance avec les mêmes accidents et les mêmes taches qu'auparavant ; seulement, l’épaisseur n’en égale jamais celles des portions non endommagées. » Le mollusque est donc un animal extraordinaire qui a la faculté de se réfugier sous son squelette, comme sous un abri protecteur. À peine un jeune mollusque, soit ovipare, soil vivipare, est-il apparu à l'existence que sa coquille embryonnaire croît par la déposition successive de cette matière pier- reuse et glutineuse qui vient du manteau, et cela avec une variété de formes en rapport avec ses mœurs et avec sa destination. Le test constitue, selon les espèces, soit une cotte de MOLLUSQUES 221 maille, soit un bouclier, soit une lourde tour, adaptée aux exigences du porteur; mais, il y a, entre le mol- lusque et le chevalier du moyen àge, cette différence, que Je chevalier n’était point soudé à son armure, tandis que le mollusque tient organiquement, par certaines attaches, aux contours de sa cuirasse. On remarque outre cela — chez certaines espèces — des temps de croissance qui ne laissent aucun doute sur la structure progressive du test ou de la coquille. D'abord et comme premier essai de construction, apparaît, chez une espèce de mollusques, le cauris, une simple convolu- tion. Une seconde époque de croissance succède; la coquille devient plus solide; la lèvre membraneuse s’épaissit et présente des indications graduelles de dents qui se développent de plus en plus. La surface se couvre d’un fort revêtement de matière vive et colorante ré- pandue en bandes obscures ou en vagues. Suit une troisième période, dans laquelle l’animal s’achève, pour ainsi dire, et acquiert la forme d’habitation qu'il doit conserver ensuite toute sa vie. Dans plusieurs espèces, on peut suivre de même trois phases distinctes de coloration qui appartiennent aux trois époques de développement. Les variétés exquises * de nuances et de modèles que présentent différents membres de la tribu des cypræa ne se forment qu’au moment où l'animal atteint la maturité. Chaque coquillage vivant est, on le voit, composé d’un animal et d’une matière calcaire, dont cet animal s’est incrusté, en lui donnant sa forme. La coquille reste — durant toute la vie du mollusque — en contact immédiat avec le manteau, sorte de seconde peau molle. Il est à croire que ce second tégument, ce sous-vêtement de l'animal continue à nourrir la coquille, à l’enrichir de 19 222 LE MONDE DES EAUX sa substance, à la préserver contre toute espèce d’altéra- tion, et cela après s'être sacrifiée, du moins en grande partie, à cette même coquille durant la première époque de la croissance. Il en résulte que le mollusque construit lui-même sa demeure, — il la construit à ses dépens, exactement comme, chez les mammifères, l'embryon construit son système osseux. La coquille des mollusques répond à deux ordres de faits. Considérée comme enveloppe de l’animal, c'est une sorte d’épiderme dur et résistant, qui le protége au sein des eaux contre une vie de chocs, de secousses et de dangers. Considérée par rapport à l'économie organique du mollusque, c'est une charpente osseuse externe qui fournit aux muscles une base fixe sans laquelle ils ne pourraient agir mécaniquement. Humbles habitants des eaux, si peu importants que vous paraissiez pour la plupart à l’orgueil humain, la main de la nature ne vous en a pas moins formés avec autant de soins que les êtres organisés qui appartiennent aux ordres supérieurs de la création! Combien la struc- ture de vos coquilles est admirable, combien les cou- leurs en sont riches, combien le procédé en vertu duquel elles croissent est ingénieux et conforme à l'unité de la vie! MOLLUSQUES 293 ITT Distribution géographique des coquillages. Lorsque je descends sur le rivage (et je ne manque guère d’y descendre une fois par jour), je rencontre, chemin faisant, des coquilles et des fragments de co- quilles qui ont été apportés sur la grève par la marée montante et qui — logés derrière une pierre ou ense- velis dans le sable humide — restent après que les vagues se sont retirées. Ces coquilles sont presque tou- jours vides, leurs habitants étant morts de mort natu- relle ou étant tombés victimes des autres habitants de la mer. Autrefois, les amateurs s’attachaient seulement — comme je l'ai dit — aux caractères extérieurs des coquilles, sans s'occuper de la forme, de la nourriture, des habitudes et du développement des animaux qui les ont sécrétées. À présent, Dieu merci! les enfants eux- mêmes qui regardent une coquille, ne se montrent con- tents que quand ils connaissent la substance dont cette enveloppe a été formée et l’histoire de la créature qui l’habitait. L’écorce est ici, après tout, d’une importance secondaire : le principal, c’est le noyau de la vie. Je ne veux pourtant point dire pour cela que la forme de 224 LE MONDE DES EAUX ———_— la coquille soit indifférente : cette forme est, au contraire, la révélation de l'animal. Je veux dire seulement qu’une étude des mollusques ne doit point s’arrêter à la forme extérieure de ces créatures : elle doit interroger leurs mœurs, leur patrie et les lois générales qui les distri- buent à la surface du globe. | Autrefois encore dans la conchologie, la configuration extérieure et la couleur de la coquille étaient les seuls caractères qui marquassent le nom et la place du mol- lusque dans l'échelle de la famille. Maintenant, on ne s'arrête point à ces traits superficiels; on soumet la co- quille aux recherches du microscope — cet œil artificiel qui augmente la puissance de la vision humaine — et l’on trouve que les différents genres d’enveloppes cal- caires se caractérisent par des arrangements particuliers de molécules. La lumière polaire joue sur elles d’une manière différente. Il devient dès lors possible de fixer le caractère d’une coquille par un simple fragment — pas plus gros que la tête d’une épingle. Il y a peu de spectacles plus merveilleux dans la nature que cette économie de la matière organisée. On pratique, dans la coquille, de très-minces sections, avec le secours de la scie, de la lime ou de la pierre à aiguiser — avant d'examiner la texture de cette coquille au microscope. Les coquilles sont, en outre, d'excellents thermomèires des climats, chacune d'elles exprimant, par sa forme et par sa couleur, la température exacte du globe de la partie dans laquelle. on la rencontre. J'ai souvent appuyé sur la distribution des familles animales à la surface du globe. Ce magnifique arrange- ment de la nature qui assigne à tout être vivant une pa- trie — un monde dans le monde — n’est nulle part aussi visible que dans l’ordre des mollusques. Moins les ani- NI MOLLUSQUES 295 maux ont, si j'ose ainsi dire, d'individualité organique, plus ils sont marqués au sceau des influences exté- rieures. Les mammifères et les oiseaux opposent encore une certaine réaction interne à la toute-puissance des agents géographiques ; mais il n’en est pas de même des obscurs testacés. Leur maison, leurs mœurs, leur déve- loppement, leurs caracières, tout est à la merci des lois générales qui gouvernent, et souverainement cette fois, l'économie animale. Prenez, par exemple, pour théâtre de vos observations, les mers du sud de l’Europe. Les mollusques radiés abondent sur les côtes qui limitent ces mers. Là, en effet, les ports, les caves, les rocs submergés et à l'abri des violentes commotions qui agitent l’océan Atlantique, leur offrent une protection et contribuent à leur rapide accroissement. Dans ces eaux calmes et si transparentes qu'on peut y voir parfaitement les cailloux à la profon- deur de huit ou dix pieds, les mollusques à coquilles pré- sentent toutes sortes de variétés. L’huître britannique, il est vrai, la moule, le whelk et le cockle y sont presque inconnus. Mais, à leur lieu et place, il y a une abon- dance d’autres espèces que nous ne possédons pas dans nos mers. Dans les rochers qui environnent, par exemple, l’île de Malte, on trouve une sorte de moule (lithodomus dactylus de Cuvier). Ce mollusque perce la pierre d'une manière aussi lisse que si le trou avait été pratiqué par une tarière, La pinne noble (pinna nobilis) acquiert dans ces eaux-là un développement extraordinaire. Les habitants de Tarente la recherchent à cause de son byssus, sorte de câble de soie, à l’aide duquel ce mollusque se tient à l’ancre sur les rochers. On en fait des gants et des bas. J'ai vu des articles sortis des manufactures du pays : ils 19. 296 LE MONDE DES EAUX étaient réellement beaux et d'un aspect lustré qui plai- sait à l'œil. On avait conservé la couleur naturelle de la substance qui est, ou d’un bistre de cinname, ou d’un jaune doré, inclinant vers le brun. Les quelques auteurs qui se sont occupés de la con- chologie des mers italiennes, comptent jusqu’à 180 es- pèces de mollusques qui se trouvent surtout dans les mers de Naples et auxquelles il faut en ajouter trente ou quarante autres, particulières à la Sicile. Tarente est si riche en coquillages, que les pêcheries sont placées sous la surveillance spéciale du gouverneur. Le conchologiste qui se irouve à Naples, doit visiter le marché aux poissons; il rencontrera là une riche et curieuse collec- tion de coquillages qui mériteraient de prendre place dans un cabinet d’amateur. Il est aussi à remarquer qu'on découvre, dans ces mers, un avant-goût et comme une première indication de la conchologie asia- tique. Les mers de l’Asie abondent en toutes sortes de tes- tacés. Près des trois quarts de ces coquillages asiatiques appartiennent à des animaux entièrement carnassiers, qui — véritables tigres des eaux — font une guerre per- pétuelle et acharnée aux animaux plus faibles de leur propre espèce. La plupart des naturalistes qui se conten- tent d'observer dans nos muséums les coquilles vides, ignorent cette circonstance; ils ignorent même, pour la plupart, à quel point l’océan Indien est la grande métro- pole de ces mollusques carnivores. On a nommé déjà plus de 200 espèces dans le magnifique groupe des cônes; eh bien, il n’y en a guère plus de dix qui se ren- contrent au delà des limites de cet océan. Les cauris (cypræa) et les strombi ou coquilles ailées se trouvent distribués dans la même proportion. Les volutes cepen- MOLLUSQUES 297 dant se partagent entre l'Afrique, l'Inde et l’océan Aus- tralien ou Pacifique. Le trait d'union entre la conchologie asiatique et celle de l’Australie se trouve placé vers la Nouvelle-Guinée et les îles adjacentes. On trouve, sur les côtes de la Nouvelle-Hollande, plu- sieurs des plus belles et des plus curieuses coquilles à volute qu'on admire dans nos cabinets. La volute neige- tachetée (cymbiola nivosa) est une des rares parmi les rares. Elle a deux bandes noires sur un champ couleur de chair, et la surface de la coquille est entièrement re- couverte de points blancs. Mais c’est surtout l'Afrique équinoxiale qu’on peut re- garder comme la véritable patrie de ce groupe à formes iypiques. De mème que l'Inde est caractérisée par la pré- sence des cypræa, les mers du Sénégal forment en quelque sorte la capitale du peuple des volutes. En fait, ces deux genres sont alliés par de nombreuses affinités, et touies deux vivent de proie. J'ajouterai même qu'elles se nourrissent de leur propre espèce. Des côtes ouest de l’Afrique, nous recevons aussi beau- coup d’autres coquillages qui sont inconnus dans les mers asiatiques, tels que, par exemple, les jolis margi- nelles : harpa sanguinea, la harpe sanglante et le car- duum costatum. — En somme, la conchologie africaine est plus riche que celle de l'Amérique orientale; mais elle ne peut être comparée à celle de l'Asie. Les coquillages des mers américaines sont peu nom- breux, particulièrement sur les côtes de l’est; cependant, les côtes de Chili et de Panama ont fourni à nos cabinets plusieurs belles espèces; parmi celles de Panama, je Citerai le murex regius et le murex radix. Du Chili et du Pérou, nous tirons la singulière coquille du purpura con- 298 LE MONDE DES EAUX cholepas et aussi un nombre considérable de chitons. Les coquilles des mers du Brésil contrastent avecles rivages prolifiques de l'Inde intertropicale et même avec ceux de l’ouest de l'Afrique. Cetableau, très-sommaire, dela distribution des coquil- . lages en rapportavec les différentes mers de notre globe, suffit à démontrer que la vie n’a point été répandue au hasard dans les espèces aquatiques. Elle s’y trouve limitée par des lois sages, calmes, inébranlables. La forme et la couleur des tribus de testacés sont déterminées par ces influences majestueuses. Le développement des co- quillages se règle généralement sur la température, et les géants de la classe des mollusques se rencontrent, pour la plupart, dans les climats intertropicaux. Lesoleil peint de ses rayons, plus ou moins intenses, les maisons mouvantes, les tours de porcelaine, les kiosques nacrés de ces représentants du monde oriental. C’est surtout d’eux qu’on peut dire que nos rois dans leurs palais ne sont ni si splendidement vêtus, ni si magnifiquement logés que plusieurs des humbles mollusques, dont l’ob- scure existence s’accomplit au fond des abîmes de l'Océan. Les mers — suivant les divers degrés de longitudes et de latitude — ne sont pas les seuls milieux dans les- quels se développent les différentes formes de mol- lusques. Il y a les lacs, les rivières. Ici, encore, la nature a fortement imprimé sur les testacés le sceau des, in- fluences locales et des divisions géographiques. Les coquillages fluviatiles ou lacustres de l’Europe ne res- semblent point à ceux de l'Asie. Les premiers — ceux de l'Europe — sont surtout con finés dans les latitudes centrales. Ces petits cours d’eau ombragés, ces mares, ces ruisseaux qui se montrent si MOLLUSQUES 229 abondants dans la Grande-Bretagne, se retrouvent assez rarement dans les contrées chaudes, voisines de la Médi- terranée, où l’ardeur d’un soleil d’été les aurait bien vite desséchés. Or, ces eaux douces, vives ou stagnantes, conviennent à l'accroissement et à la multiplication de certains testacés. Dans les rivières plus profondes de la France et de l'Italie, on trouve, au contraire, des mollusques, tels que certaines espèces d’unio ou de moule d’eau douce, que nous ne possédons pas dans les îles Britanniques. D'un autre côté, les coquillages de terre sont plus nombreux en Italie que dans la Grande-Bretagne; si l’on choisit sur- tout certaines situations — où la surface est rocheuse — certaines espèces de coquillages de terre se montreront en grande profusion. En Asie, la pauvreté des coquillages, vivant dans les fleuves et les rivières, est vraiment surprenante; c'est même un des traits particuliers de cette conchologie orientale. Et, cependant, ces fleuves ne se montrent infé- rieurs en développement qu'aux fleuves du nouveau monde. La Chine nous à pourtant fourni un sous-genre, le dipsus. Les coquillages terrestres paraissent être encore plus rares en Asie que les coquillages fluviatiles. Le genre scarabus, de Montfort, se trouve restreint à quelques-unes des îles asiatiques. Parmi les limaces ou les mollusques, dépourvus de coquilles, le genre ochi- dium semble caractériser cette partie du monde. En Amérique, les eaux douces du nord sont riches en mollusques, mais les eaux qui coulent au midi du nouveau monde ne sauraient soutenir la comparaison avec les premières. Ce contraste existe-t-il bien dans la nature, ou bien résulte-t-il de ce que les rivières du sud n’ont pas été encore suffisamment explorées? On ne sait. 230 LE MONDE DES EAUX Quoi qu'il en soit, le genre hyria est aussi particulier à ces latitudes américaines que l’iridina paraît l’être à l'Afrique. D'un autre côté, le limnadia gigas de l’'Orénoque est, comme l'indique son nom, le plus gigantesque coquillage de fleuve qu'on ait découvert jusqu'ici. L’am- pullaria abonde dans les marais et les rivières de plus petite dimension, il en existe plusieurs espèces, dont nulle n’a été trouvée au nord dela ligne. Les plus grands coquillages de terre, découverts jus- qu’à présent, sont exclusivement originaires des contrées de l'Afrique et appartiennent au genre achatina. Il y ena plusieurs variétés, le plus souvent rayées d’un brun plus ou moins foncé ; une belle couleur rose teint les contours de la bouche du coquillage. Il est très-vraisembable que les animaux, auxquels ces coquilles servent d’habita- tions, sont carnivores, ainsi que nos grands colimaçons de la Grande-Bretagne. A leur tour, les naturels les mangent et les considèrent même comme une nourriture abondante et saine. Quelques-uns de ces colimaçons ont huit pouces de longueur. Les coquillages fluviatiles paraissent être rares; mais peut-être ne les a-t-on pas beaucoup cherchés. Dans la Gambie, se rencontrent de très-grosses melaniæ tuberculées, et d’autres mollusques, alliés au genre cerithium, habitent les marais d’eau salée autour de Sierra Leone. Il existe, on le voit, de véritables provinces concholo- giques. Les différents climats du globe, les mers, les lacs, les rivières, les marais, les ruisseaux même sont signés par des coquillages particuliers — authentiques médailles de la vie. Quiconque se promène avec cette connaissance des faits dans notre British Museum ou dans toute autre riche collection de conchologie, n’admire plus seulement ces MOLLUSQUES 231 charmants joujoux de la nature qui ont vécu; il voit, en outre, les différents climats se reformer d’un groupe de mollusques à un autre groupe, les lignes des différentes températures du globe se dessiner dans les limites des familles, les divers degrés de la lumière et du calorique se répandre d’une manière inégale à la surface de notre planète ronde, se refléter sur les formes, les couleurs et les divers ornements de cette population à coquille. On a beaucoup écrit — et souvent à côté du vrai — sur les harmonies de la nature; mais, dans la classe des mollusques, ces harmonies sont si parlantes, qu’il y au- rait une sorte d'impiété à les méconnaître. L'erreur de Bernardin de Saint-Pierre — erreur qu'il à, d'ailleurs, immortalisée par de belles pages — n'était point de chercher des harmonies dans l'univers ; c'était de vouloir que toutes les créatures se rapportassent à l’homme. Chaque être vivant a d’abord été créé pour lui-même; l’organisation est à la fois l’instrument et la limite de ses besoins, de son activité, de sa puissance relative; mais comme tout s’enchaîne dans l’admirable économie de la nature, chaque partie concourt, par son existence ou par sa destruction, à l’imposante perpétuité de l’en- semble. On s’est étonné, dans le temps, de la puissance judi- cieuse de Cuvier qui, avec les lumières de l’anatomie comparée, reconstruisait, sur la vue d’un os, l’animal tout entier auquel cet os avait appartenu. La science, aujour- d'hui, a fait un pas de plus; il lui suffit d’une coquille, que dis-je? d’un débris de coquille pour reconnaitre, non- seulement le mollusque qui vivait sous ce vêtement solide, mais encore les lois de l’atmosphère et les prin- cipales circonstances géographiques de cette créature muette et enchaînée. 239 LE MONDE DES EAUX Les mollusques sont les parasites des eaux;.ils en ra- content l’histoire, ils en dévoilent les propriétés, et cela plusieurs siècles après leur mort, car les traits de cette. écriture naturelle survivent aux individus. Ils survivent même aux événements du globe; que dis-je? ils survivent aux fleuves, aux lacs, aux mers qui ont vu ces mol- Jusques naître, se développer et mourir. Il existe, en un mot, de véritables zones concholo: giques. Les coquilles étant des médailles frappées par la main de la nature à l'effigie des climats et à l’image des diffé- rentes époques de la nature, qui oserait dire maintenant que les coquilles ne parlent pas? Leur langage, il est vrai, n’est compris que de l'observateur attentif et savant. Mais il faut si peu de bonne volonté, il en coûte si peu pour devenir savant — au moins à un certain degré — dans cette branche d'histoire naturelle, qu'il reste très- peu d’excuses à l'ignorance. Le monde des eaux est là qui nous étale avec une pro- digalité toute divine ses richesses et ses merveilles. Mal- heur à qui refuse de les ramasser, de les examiner, de les comparer entre elles! Homme, tu t’abaisses jus- qu'aux abîmes pour un grain d'or, tu descends jusqu'au fond de la mer pour y découvrir les dépouilles d’un nau- frage, tu t'accroupis sur le ventre pour trouver dans la: honte quelque hochet cher à ton ambition ou à ta vanité, et tu refuserais de te courber, jusqu’au sable humide, quand il s’agit de recueillir avec la main quelques-uns. des ouvrages de Dieu! Quelques peuplades des côtes de l’Afrique et des autres parties du monde ne connaissent encore d'autre mon- naie que les coquillages. Ce sont des sauvages, direz- vous. — Moins sauvages que nous, je vous assure; Car PSE La dort RC SEEN SE MOLLUSQUES 233 ces hommes respectent du moins la valeur qu'imprime, à tout ce qui vit ou à tout ce qui a vécu, le coin de la nature. Une des coquilles les plus en circulation 5e trouve dans les mers tropicales où elle atteint, quelquefois, une gros- seur considérable. C’est une espèce de cauris. Cette monnaie, que l’on peut ramasser sur le rivage, est cepen- dant d’une mince valeur : quinze cents cauris équivalent à un schelling anglais, et il faut se courber quinze cents fois pour le gagner! On ne saurait, du moins, nier que le prix, attaché à ce signe d'échange, ne soit l'emblème du travail. IV Organisation intérieure des mollusques. Si nous considérons le nombre prodigieux des indi- vidus qui composent cette classe d'animaux, l’incompa- rable beauté et le lustre de leurs couleurs, la variété saisissante de leurs robes si bien ornées, la forme et la construction de leurs petits corps, leurs mouvements, leurs instincts, nous trouverons que les mollusques mé- ritent bien de fixer l'attention du penseur, même après les mammifères, les oiseaux, les reptiles et les pois- sons. Les organes de la respiration sont bien développés chez les mollusques; dans quelques cas même, ils 20 234 LE MONDE DES EAUX revêtent les formes les plus belles et les plus accomplies. Le sang est blanc, d’une teinte pâle et bleuâtre; il se irouve soumis à une double circulation. Ces animaux sont pourvus d'un cœur musculaire, d’artères et de veines. Leur système nerveux se compose de ganglions. De ces ganglions partent des nerfs qui se distribuent, d’une manière peu symétrique, il est vrai, aux autres par- ties du corps; plusieurs de ces ganglions sont placés au- tour du cou, l'un d’eux occupe même la place du cerveau chez les vertébrés ; les autres se dispersent de manière à servir les organes les plus importants. Cette condition éparse de la matière nerveuse a, plus ou moins, pour conséquence, une forme également irrégulière des membres. On voit tout de suite, dans cette structure particulière du système nerveux, la différence essentielle qui sépare les mollusques des poissons. Chez ces derniers représen- tants des vertébrés, il y avait du moins un centre, si faible qu’il fût, d’où partaient le sentiment et la volonté; il y avait un quartier général de la vie. On ne trouve plus rien de semblable chez les mollusques. Chez eux, il n'y a plus de cerveau proprement dit, mais des ganglions qui font, pour ainsi dire, l'office de petits cerveaux, cha- cun d'eux ayant un département spécial à régir. Ce qui fait la distance entre les animaux supérieurs et les animaux inférieurs, c’est que les premiers sont cen- tralisés, tandis que les seconds sont décentralisés. Leur peau, qui est très-molle, est toujours humide et visqueuse; elle est pourvue d'organes qui peuvent s’al- longer, plus ou moins, pour mieux palper, et qui sont de simples prolongements de cette peau. On les nomme tentacules. MOLLUSQUES 235 La majorité des mollusques se compose d'habitants de la mer; mais beaucoup d’entre eux occupent les eaux douces; quelques-uns même, en assez grand nombre, rampent sur la terre, particulièrement dans les lieux humides. Leur nourriture consiste surtout en substance végétale, mais il y a une classe de mollusques qui estéminemment carnivore : c’est celle qui se rapproche le plus d’un type supérieur d'organisation. On nomme mollusques nus ceux dont le manteau est simplement membraneux et mollusques testacés ceux qui sont revêtus d’une coquille. Les habitudes des mollusques ne sont pas moins cu- rieuses que les coquilles, dans lesquelles ils se trouvent encaissés, ne sont riches et que leur organisation n’est bizarre. Ils possèdent des instincts en rapport avec leurs demeures aquatiques, et, quoique ces animaux soient d'un accès difficile, même à la vue, on a de bonnes raïi- sons pour croire qu'ils ne sont inférieurs, en sagacité ni en adresse architecturale, aux plus habiles insectes — l'abeille et la fourmi, par exemple. Du rôle des mollusques dans un aquarium. Nous avons fourni notre aquarium — il vous en sou- vient — de plantes destinées à consumer le gaz acide 236 LE MONDE DES EAUX carbonique exhalé par les animaux, et d'animaux eux- mêmes pour respirer l’oxygène dégagé parles plantes ; il nous reste un pas à faire. Toutes les fois que, par un temps chaud, on laisse re- poser de l’eau, et surtout quand cette eau est soumise à l’action de la lumière, elle ne tarde point à fourmiller de myriades de petites formes animales et végétales. Ces molécules vivantes se propagent avec une telle rapidité, que, si l’on n’a point recours à quelque influence con- traire, à quelque pouvoir antagoniste, les eaux perdront bien vite leur transparence et le vaisseau qui les con- tient se tapissera d'un manteau de verdure. L’aceroissement immodéré de ces petits animaux sera réprimée, sans doute, par les petits poissons qui y trouve- ront leur nourriture. Il n’en sera pas ainsi des végétaux. Je veux bien que l'excès de leur croissance soit, jusqu'à un certain point, refréné par les poissons — surtout l’ablette, la vandoise, etc.; mais cette réaction ne suffit pas. Nous devons donc avoir recours à d’autres moyens. Sans doute, nous pouvons adopter le plan simple et mé- canique de nettoyer les parois de l'aquarium avec une éponge attachée à un bâton, nous devrons même recourir à ce procédé dans certaines circonstances. Mais, en thèse générale, cette méthode répugne au naturaliste. Nous avons dit qu’il se proposait — ni plus ni moins — de transporter en petit de son aquarium l’ordre qui règne dans le monde des eaux. Ce que nous avons de mieux à faire, c'est donc d'imiter la nature. Or, la nature ne se sert point d'éponges ni d’autres moyens aussi misérables pour nettoyer les réser- voirs formés par sa puissante main. Elle a pour cela une troupe d’ouvriers qu’elle paye au jour le jour en leur donnant la nourriture. Ces ouvriers sont les mollusques. MOLLUSQUES 231 De ceux-ci, quelques espèces vivent dans la mer, comme la petoncle et le biourneau; d’autres habitent les eaux douces. Occupons-nous d’abord de ces derniers. Nous propo- serons de les introduire dans notre aquarium d’eau douce à titre de boueurs et d’écureurs; ils mangeront, en effet, toute substance végétale à l'état de décomposi- tion et feront disparaître les tendres jets des conferves sur les parois en verre du vaisseau. Ces mollusques se trouvent dans tous les étangs et dans toutes les eaux lentes et paresseuses; tantôt ils flottent à la surface, en s’attachant aux plantes submer- gées ou à celles qui croissent sur les bords, tantôtils s’en- terrent dans la vase. Je citerai seulement quelques-unes des espèces les plus curieuses à recueillir et à conserver dans un aquarium. Le planorbis corneus, un coquillage en forme de disque ; on le trouve dans les eaux stagnantes, mais il n’est point universellement répandu. Il est très-utile pour nettoyer un aquarium. Il figure aussi comme ornement dans les collections où il se distingue par sa riche couleur brune. Le planorbis carinatus, espèce plus petite, très-com- mune dans les étangs ; on prend ce coquillage en grand nombre dans tous les endroits où flotte une masse de matière végétale à l'état de décomposition. Le limnæus auricularius, une coquille contournée avec la pointe bien saillante, d’une substance délicate, et qui, privée de son habitant, présente la consistance et la couleur de la corne. Ce mollusque est très-commun sur les bords des rivières et des étangs où croissent des ro- seaux. [1 se distingue par la grosseur de l'embouchure comparée avec la spirale de Ja coquille. 20. 238 LE MONDE DES EAUX Le limnœus palustris, qui se fait remarquer par sa spirale allongée ; c’est le compagnon ordinaire du précé- dent coquillage. Tous les mollusques que je viens de nommer sont ovi- pares, et leur frai est avidement dévoré par les poissons, les lézards d’eau et les autres animaux carnivores. Je continue : La paludina vivipara, reconnaissable à sa forte et solide coquille contournée. L’orifice est pourvu d’un opercule corné — ou couvercle. La robe de l’animal est marquée de trois bandes noires, parallèles aux spires. Comme l'indique son nom, il est vivipare ; les petits sont produits à l’état parfait, même sous le rapport de la co- quille. On le trouve quelquefois couvert de conferves vertes, sorte de végétation aux dépens de laquelle il se nourrit. C’est peut-être, avec les deux espèces de planorbis, les meilleurs ouvriers qu’on puisse introduire dans un aquarium. Outre les mollusques gastéropodes que je viens de nommer et qui vous payeront de vos soins par leurs ser- vices, il y a plusieurs autres familles, — les acéphales, par exemple, qui appartiennent à la même classe de mol- lusques que la moule et la pétoncle, et qui valent bien la peine d’être admis dans l’aquarium, ne fût-ce que pour observer leurs habitudes. Je parle de l’anodon cygneus et de l'unio pictorum, grands coquillages semblables à des moules qui se trouvent, parmi la vase et le sable, dans les eaux courantes. On les distingue tout d’abord des autres mollusques d’eau douce par la supériorité de leur taille. Le premier (l'anodon cygneus) se reconnaît du second (unio pictorum) en ce qu'il n’a pas de dent dans Ja charnière, mais un simple ligament qui règne sur toute la longueur. MOLLUSQUES 239 Le cyclas cornea est une jolie petite coquille bivalve, couleur de pourpre foncé. Il abonde dans la vase des eaux stagnantes et est généralement répandu. Dans un aquarium, c’est un objet intéressant ; il se montre pourvu de deux tubes transparents, appelés siphons, qu’il pro- jette de sa coquille entr’ouverte, et qui servent au double rôle de la respiration et de la digestion. I] a aussi la faculté de développer une membrane qu'on nomme le pied, à l’aide duquel l'animal change de position; il peut même, avec ce membre, grimper à une petite dis- tance sur les parois en verre du vaisseau ou sur les tiges d’une plante. Quoique parfaitement inoffensif, du moins en apparence, cette petite créature n’en a pas moins le pouvoir de présenter une formidable défense à l’agres- seur. J'avais, il y a quelque temps, donné droit de cité dans mon aquarium à deux spécimens d’un insecte d’eau très- vorace, le dytiscus marginalis, ainsi qu’à quelques cyclas. Un matin, mon attention fut attirée par les mouvements étranges de l’un de ces insectes. Il faisait dans l’eau des évolutions et avait un cyclas attaché à sa jambe de de- vant, de sorte que n'importe où allât le premier, le second était contraint de l'accompagner. Le lendemain, la même association forcée continua; mais, le surlendemain, l’al- liance fut dissoute par la mort de l'agresseur. Quelques jours après, le second insecte d'eau — une espèce de frelon — fut pris de la même manière et finit ses jours dans les mêmes circonstances. Je ne pus m'ex- pliquer l'incident que par une supposition, et cette sup- position la voici : le frelon, voyant les siphons du cyclas projetés en dehors de la coquille, résolut sans doute d’en faire sa proie ; mais, ne remarquant pas la trappe ménagéc dans la bouche entr'ouverte du mollusque , il mit son 240 LE MONDE DES EAUX pied dedans. Le cyclas, cependant, n’approuvant pas cette visite domiciliaire, ferma ses écailles comme légitime moyen de défense; mais, au lieu de mettre l’agresseur à la porte, il le mit dedans (pardonnez-moi cette expres- sion triviale) et le retint prisonnier, aussi longtemps que la violence fut possible, c’est-à-dire aussi longtemps que le frelon vécut. Mais, lorsque tourmenté à mort ou noyé par suite du boulet qu'il traînait au pied, l’insecte cessa de faire des efforts vains pour échapper à son sort, le cyclas se trouvant, à son tour, molesté et captif de sa ven- geance, se mit à respirer à travers ses siphons, et l’en- nemi vaincu alla flotter à la surface. Je ferai observer que plusieurs de ces mollusques sont aussi sensibles au froid que les poissons. Le vaisseau dans lequel ils sont contenus doit donc être recouvert d’un drap dans les temps froids. Le limnœæus a quelquefois des fantaisies erratiques. Il faut donc que la prison de verre et d’eau qu'il habite ait un couvercle perforé en zinc où en mousseline pour prévenir toute évasion. Puisque j'en suis à parler des petits viviers d’eau douce, je dois signaler un modèle d’aquarium, inventé par M. Baines, sous-curateur dela Société philosophique du Muséum du Yorkshire. Il est difficile de rien imaginer de plus élégant ni de mieux fait pour inspirer le goût de la nature; c’est à la fois un jardin et un étang en minia- ture. Dans le jardin, croissent des fougères de toutes les variétés ; dans l'étang, vivent des plantes aquatiques, des poissons, des mollusques, des insectes, le tout avec ac- compagnement de beaux coquillages, d'agates, de jolis cailloux et de fragments de roches. L’aquarium est une cuve de verre, le jardin une vaste coupe de verre dont le pied trempe dans l’eau de la cuve et qui est surmonté d'un grand globe oblong, également en verre; de sorte MOLLUSQUES 244 que toute cette verdure, toute cette fraîcheur, toute cette vie se répandent, en quelque sorte, dans tout l’apparte- ment. La vue embrasse à la fois tous les détails de ces deux règnes — les plantes etles animaux — surpris dans leurs mystères. Un tel aquarium est un livre, auquel on peut recourir dans ses heures de récréation, pour con- tenter ses yeux, pour élever son âme et pour fortifier le sentiment religieux « en suçant la divinité, comme l’abeille suce son miel, sur les fleurs de la nature. » Les mèmes règles que nous avons établies pour un aquarium d’eau douce, s'appliquent à un aquarium d’eau salée. Je recommande aux amateurs, parmi les coquillages marins : La nerita, colimaçon de mer d’un jaune brillant ou quelquefois d’un beau vert. Le trochus. Le zisiphinus, ce bel œillet tacheté de brun. Vous êtes sûr de le trouver sur les bords ombragés des rochers, pendant la marée basse. D'abord, il broutera seulement les vertes alvæ, mais lorsque la tunique de vos jeunes plantes commencera à se former, vous le verrez faucher tous les matins. Vous remarquerez même, çà et là, des places demi-circulaires, où l'herbe a été abattue, comme si la faux d’une fée avait travaillé pendant la nuit. Et, en effet, une faux a passé par là. Cette faux n’est autre chose que la langue de ce petit mollusque. Quiconque se propose de peupler un aquarium marin, né saurait, d’ailleurs, mieux faire que de se rendre au Zo0- logical Garden de Regent's street. Il prendra là d’excel- lentes leçons : en voyant les formes belles et étranges que contiennent ces petits océans visibles à toutes les profondeurs — le juste assortiment des plantes et des 242 LE MONDE DES EAUX animaux — les rôles que jouent les mollusques dans ces cités aquatiques — les services que rendent plus parti- culièrement certaines espèces de coquillages — l'heu- reuse harmonie de l’ensemble, il recueillera plus de faits et d'indications qu’on n’en pourrait donner dans un livre, pour faireensuite par lui-même. À moins, pourtant, qu’il n’aime encore mieux, et je ne l’en blâme pas, imiter directement la nature. CÉPHALOPODES Les animaux de cette classe sont ceux qui se rappro- chent le plus, par certains caractères, du type supérieur de la vie — les vertébrés — quoique, par d’autres carac- tères, ils descendent vers le type le plus abaissé. Le poulpe, par exemple, ressemble si bien à l’un des êtres placés sur les derniers degrés de l’échelle zoolo- gique, que son nom même est une corruption du mot polype. Et, pourtant, nous trouvons, dans cette créature, Ja dernière indication d’un squelette intérieur, un large ganglion qu'on peut considérer comme faisant l'office de cerveau, et qui se trouve encaissé, protégé par une boîte cartilagineuse, une sorte de crâne. Cette masse 244 LE MONDE DES EAUX nerveuse contient les organes de l’ouïe, forme les yeux, et sert à attacher les muscles qui font mouvoir les tenta- cules. D’autres pièces cartilagineuses se rencontrent dans les autres parties du corps, et l’on peut les considérer comme les rudiments d’une épine dorsale. La forme générale de ces étranges créatures est assez remarquable pour frapper le philosophe qui les consi- dère, une première fois, à l’état de mouvement. Le corps est enveloppé dans un manteau qui forme une sorte de sac ou debourse; de l’ouverture de cette bourse sort une grosse tête, pourvue d'yeux fixes et terminée par des tentacules flexibles, unies à leur base par une sorte de membrane charnue. Au centre de ces tentacules ou bras, est une bouche armée de deux puissantes mâchoires, qui ressemblent au bec d’un perroquet, si ce n’est que la mandibule supérieure se ferme dans la mandibule infé- rieure. La mer, ce monde des épouvantements, des étran- getés, des prodiges, devait produire des êtres à son image, c’est-à-dire surprenants. Les organes de la respiration sont placés dans le sac des céphalopodes, et ressemblent, pour la forme, à une paire de feuilles de fougère. L'eau, admise dans ce sacpour les besoins de la vie respiratoire, est conduite à travers une sorte de tuyau situé en arrière du cou. Les résidus des intestins sont expulsés par la même ouverture, ainsi qu'un fluide sécrété par quelques-unes des espèces — une sorte d’encre noire qui sert à ces animaux de protection. Sont-ils en danger, ils déchargent soudain, parleur tuyau, une quantité de cette encre, qui, se mêlant avec l'eau environnante, produit une obscurité, à la faveur de laquelle l'ingénieux auteur de stratagème s’esquive vive- ment. Il ressemble alors à ces héros de l'antiquité qui, L1© 45 MOLLUSQUES dans les moments de péril, échappaient dans un nuage, grâce à l'intervention de quelque divinité propice. L’encre de Chine provient d’une liqueur de cette espèce. Les bras longs et musculaires, quoique flexibles, sont des instruments qui suffisent à l’animal pour s'assurer de sa proie. Éminemment carnivores, voraces et féroces, ces mollusques se nourrissent abondamment de poissons — preuve qu'on peut être mangé par un moins malin que soi. L'activité de ces poissons, leurs mailles glis- santes échapperaient à tout autre appareil moins inévi- table; mais celui que présentent les organes des cépha- lopodes est admirablement entendu pour l'attaque. La surface intérieure de chaque bras est munie de deux ou trois rangées de puissants suçoirs. Chaque suçoir peut être comparé à une ventouse parfaite, consistant en une coupe circulaire, dont la surface concave a, au centre, une ouverture conduisant à une cavité. Un piston s'adapte à cet orifice qui peut être tiré par une force musculaire. L'animal, donc, en projetant ses longs bras flexibles, met l’un de ces bras en contact avec la proie; du moment que la surface concave, ne fût-ce que d'un seul suçoir, se trouve appliquée sur l’objet, le piston se retire et le vide 5e fait. Grâce alors à la pression atmo- sphérique qui agit au dehors, le suçoir adhère avec une force surprenante. Mais, comme les suçoirs sont nombreux et se touchent presque, beaucoup d’entre eux se tiennent prêts à agir; en un moment, le bras se trouve étroitement entortillé autour de l’objet, et, comme les autres bras viennent aussi à son secours, il est plus facile d’arracher séparé- ment les fibres musculaires du membre que de faire lâcher prise à l'animal. Avec toute cette force adhérente, 21 246 LE MONDE DES EAUX qui est considérable, même après la mort, l'animal peu, en un instant, cesser son élreinte, et se retirer en cas de danger. Il lui suffit, pour cela, de pousser le piston et de « remplir le vide. Le pouvoir dont ces bras sont armés, « joint à la force du bec incisif et corné, fait des céphalo- podes de très-formidables adversaires, — d’autant que“ leur courage et leur ruse égalent leur rapacité. Mais il y a un genre (l’onychoteuthis) qui est encore | plus redoutable. Les suçoirs qui arment les extrémités épandues des longs pieds ont, au centre de chaque coupe, une griffe pointue, acérée, recourbée. Sur les écailles lisses et glacées des poissons — lubrifiées qu’elles sont par une matière visqueuse — il n’est pas toujours facile de faire le vide; mais ces suçoirs se plon- gent daus la chair de la victime quise débat. Elle a beau faire, ce mollusque tient ferme et la porte à son terrible bec. Outre toutes ces armes de guerre, la nature a encore fourni à ces merveilleux animaux d’autres ressources. À la base des expansions charnues dont nous venons de parler et qui forment un arsenal si complet, se trouve un groupe de disques, destinés à être mis en contact les uns avec les autres. L'animal rapproche ses deux membres, les colle, les cadenasse ensemble, et leur donne ainsi, pour retenir la proie récalcitrante, une force qu'ils n’au- raient point isolément. Une telle structure naturelle a été imitée, comme tant d’autres, par l’art de l'homme : on a construit sur ce modèle un appareil chirurgical qui rend de grands services. Céphalopodes est un mot plus ou moins français, formé de deux mots grecs, dont l’un veut dire téte et l’autre pieds; ce sont, en effet, les organes qui frappent le plus la vue chez ces étranges créatures. PR nn 2 ee AT — 1e so, MOLLUSQUES 247 Plusieurs de ces mollusques n’ont pas de coquille extérieure ; les autres en ontune fort curieuse et fort com- pliquée. CLASSE DES CÉPHALOPODES — LES SÈCHES L'histoire de la sèche est une des plus intéressantes, si on la prend surtout dès l’origine, ab ovo. Les œufs de la sèche forment une grappe de mer très- curieuse. Chacun d’eux est attaché à une tige flexible. L'ensemble de ces queues — semblables à des queues de fruit — ou mieux encore, à la rafle du raisin, relient toute la masse et la fixent sur n'importe quel objet ap- proprié pour la recevoir. Je vous engage à ramasser cette grappe animale et à observer par vous-même le développement des petits êtres qui y sont contenus. Cà et là, sur la masse obscure des œufs, en apparaît un presque blanc et à demi trans- parent; à travers la cloison délicate de cet œuf mür, vous pouvez distinguer le petit de la sèche, très-vif et comme inquiet. Il aspire à l’affranchissement. Enfin, au fond du groupe d'œufs, vous voyez une de ces jeunes créatures qui s'échappe de sa prison. Or, la jeune sèche est, je vous assure, un comique petit animal. Je m'amusai beaucoup, un jour, à contempler l’empire qu'exerçait sur lui-même un des premiers nés qui fussent couvés en ma présence. Il n’était pas délivré de la coquille de l’œuf depuis plus d’une minute que, déjà, il faisait, en vrai touriste, une excursion dans le vaisseau d’eau où, pour la première fois, il entrevoyait la lumière. 218 LE MONDE DES EAUX Il en explora tous les coins et les recoins, comme pour se demander quelle espèce d'habitation était, après tout, ce monde ; — car, pour qui naît dans une prison, la pri- son est un monde. Il monta et plongea, à plusieurs reprises, dans diffé- rentes directions, cherchant à reconnaîtreles lieux. Après s'être balancé un moment sur un petit tas de sable, il y fit un petit trou rond, dans lequel il s’abaissa ; puis, là, il se coucha tout à son aise. Il exécuta cette manœuvre avec autant d'adresse que s’il eût pratiqué l’art du terrassier pendant vingt années. Le mode suivant lequel cette créature forme son ter- rier, est assez curieux. Son siphon est un tube quelque peu projeté en avant, en le courbant vers l'endroit choisi, notre petit ingénieur décharge une colonne d’eau et dé- place le sable comme par magie. Ce siphon lui est éga- lement utile comme organe locomoteur. Sur les bras, les jambes, les pieds ou les tentacules de la sèche, s'adaptent des rangées de suçoirs, qui ont la force d’empoigner, si j'ose ainsi dire, tout objet auquel s'attache l’animal. Dans quelques espèces, cette faculté de préhension se trouve, en outre, servie, Comme nous l'avons vu, par des crochets pointus. Si l'on examine un des suçoirs, on trouve qu'il est le type vivant de la pompe à air. Cette machine était en pleine fonction dans le monde, plusieurs milliers d’années avant que l'homme eût travaillé les métaux. Malgré les progrès de l’art mé- canique, la machine du polype est encore la plus parfaite de toutes les pompes à air qui aient jamais été exé- cutées. | Il y a plusieurs espèces de sèches éteintes ; une, entre autres, qu'on trouve souvent à l’état fossile, et à laquelle le langage vulgaire a donné le nom de pierre de foudre. MOLLUSQUES 249 Ce sont de longs corps cylindriques, composés de spath calcaire, pointus à un bout, un peu creux à l’autre extré- mité ; ils ressemblent assez à un long boulet Minié. Quand on pratique une coupe transversale, ces animaux fossiles présentent une structure radiée. Si vous détachez le bras d'une sèche et si vous exami- nez l’un des suçoirs, vous reconnaîtrez que cet organe consiste en une membrane musculaire, avec une cavité au fond, quelque chose de semblable à la chambre qui se trouve au fond d’un mortier. Divisez longitudinale- ment ce suçoir, et alors, au bout de cette chambre, vous trouverez un piston mou et musculaire, qui s'adapte exactement à la cavité. Maintenant, si vous pressez la circonférence de ce sucçoir contre quelque corps d’une grosseur et d’une consistance suffisante et si vous tirez le piston, le vide se fait; il en résulte que le membre adhère fortement à l’objet. Comme, en moyenne, chaque sèche est pourvue de neuf cents suçoirs, vous pouvez imaginer aisément la force avec laquelle s’attache l'animal. J'ai vu des sèches se cramponner ainsi d’une manière fort indiscrète aux membres des baigneurs, et ce qui est plus grave encore, aux membres des baigneuses. Je me souviendrai toujours de la frayeur d’une jeune femme qu'un de ces mollusques avait pris la liberté de saisir plus haut que la jambe ; l'animal ne lâcha prise, que quand on lui eut versé quelques gouttes de vinaigre sur le dos. Il n’aimait point ce procédé. Il y à une substance qu'on ramasse souvent sur le rivage et qu’on vend dans les boutiques de parfumeur; on l’appelle vulgairement os de sèche ; réduite en poudre, on l'emploie à différents usages. Ce soi-disant os de sèche n’est pas un os du tout; c’est une merveilleuse 21. 250 LE MONDE DES EAUX structure, qui consiste presque entièrement en pure craie et qui a été incrustée, à un moment donné, dans la matière organique de quelque individu, — membre de l'espèce connue sous le nom de sepia officinalis. L’os, puisque os on l’appelle, se trouve renfermé dans un sac membra- neux à l’intérieur du corps de l’animal. C’est ce sac qui J'a sécrété. Lorsqu'on prend un de ces objets dans la main, on le trouve extrèmement léger, et si on l’examine à travers une lentille, on découvre bien vite la cause de cette légèreté. La plaque n’est point solide; elle est formée d'une succession de lamelles ou de petites couches de craie, jointes les unes aux autres par des myriades de piliers de chaux , dont Ïla délicatesse est inimagi- nable. Quand la sèche est vivante, cette structure règne sur toute la longueur de l’abdomen et occupe environ un tiers de la largeur. Chez le calamaire, nous retrouvons l’analogue du même fait; seulement, l’objet en question est d’une substance cornée, demi-transparente, quelque peu semblable, pour la forme, à la tête d’une lance ou à la barbe d’une longue plume; aussi l’a-t-on appelé, à cause de cette ressemblance, la plume de mer. La couleur sépia, si connue, se fabrique avec un noir liquide, que possède un de ces animaux, et qui est éjecté à volonté, probablement avec l'intention d’obscureir les eaux, et de déconcerter ainsi, quelque temps, leurs en- nemis, Car ils en ont beaucoup, y compris ceux de leur propre espèce. L'animal se sert de ce stratagème, même lorsqu'il se trouve hors de l’eau, et il est alors curieux de voir fonctionner ce singulier appareil de défense. Un officier était occupé à chercher, sur nos côtes, quelques échantillons d'histoire naturelle. Après une MOLLUSQUES | os promenade de quelques heures, il se trouva en présence d'une sèche, qui avait fixé son quartier général dans une retraite bien choisie. L'animal avait une paire d’yeux proéminenis ; or, pendant quelques secondes, la sèche regarda l'officier et l'officier regarda la sèche. On s’ob- servait. Tout à coup le mollusque parut mal à son aise, et, visant bel et bien son ennemi, il lui déchargea un jet d'encre si abondant, que le pantalon blanc du militaire fut tout couvert du fluide noir. Notre visiteur n’était plus présentable ; il frappa, néanmoins, à la porte de mon er- mitage oùje l’accueillis en riant de sa mésaventure, mais avec cette sympathie qu'un fureteur des côtes a pour un autre amateur d'histoire naturelle qui partage ses goûts. C'est assez dire que je lui prêtai un autre pantalon blanc. Même, chez plusieurs sèches fossiles, on a découvert cette encre à l’état sec et dur. Cette très-ancienne sub- stance extraite et broyée, a produit une magnifique cou- Jeur sépia, si belle en vérité, qu'un artiste, auquel on la montra, fut curieux de connaître le nom du marchand de couleurs qui l'avait préparée. Un dessin de l'animal fos- sile fut fait, et une description écrite avec sa propre encre. Quelques céphalopodes sont pourvus d’une faculté re- marquable de locomotion, et, parmi eux, je citerai la fusée-volante. On a vu un de ces mollusques s’élancer de l’eau et tomber sur le pont d’un navire où il fut pris. Ce spécimen avait six pouces de longueur, et son domaine était l'océan Pacifique. L'œil de la sèche est un très-singulier organe. Il a longtemps occupé les anatomistes, lesquels ne pouvaient concevoir comment faisait l’animal pour jouir de la vi- sion. Aujourd'hui, la magnifique structure de cet œil a 252 LE MONDE DES EAUX été expliquée : c’est un des plus beaux ouvrages d’op- tique naturelle qui existent; la célèbrelentille Coddington est une simple représentation, quoique non cherchée, de cette lentille vivante. Noustrouvons ainsi, chez des animaux appartenant aux espèces les plus inférieures, les types parfaits d’instru- ments que le génie humain a cherchés pendant des siè- cles, mais qu’il n’a trouvés qu’à l’aide de prodigieux cal- culs et de nombreux essais successifs, — lesquels ont immortalisé, et à juste titre, les inventeurs : je parle surtout des lentilles achromatiques et des pompes à air. L'art mécanique, dans ses découvertes les plus mer- veilleuses, ne fait souvent, même à son insu, que repro- duire les procédés organiques de la nature. La faculté que possède la sèche d’éjecter une liqueur noirâtre, de faire la nuit autour d’elle,a donné lieu à plus d’une image poétique. Plus l'histoire naturelle sera connue, plus la littérature s’enrichira de ces ornements vrais, qui laissent bien loin en arrière les perles fausses de la mythologie et de la fiction. Un célèbre écrivain an- glais compare le stratagème de ce mollusque à la vieille tactique de certaines doctrines religieuses et politiques, qui, pour échapper aux attaques, aux arguments et aux bonnes raisons de leurs adversaires, ne trouvent rien de mieux que de cracher du noir. L’obscurité est leur force, leur instrumentum regni, leur triomphe; avec cela, elles troublent la vue des faibles ou des peureux; avec cela, elles se dérobent à la discussion et passent invulnérables à travers les siècles, comme la sèche à travers les eaux noircies de l'Océan. Te MOLLUSQUES 253 LE NAUTILE Quelques céphalopodes ont le corps mou et nu, tandis que les autres sont revêtus d’une coquille qu'ils sécrè- tent eux-mêmes. Parmi ces derniers, on distingue le fa- meux nautile. Les anciens naturalistes croyaient que ce mollusque ramait sur la mer avec ses pattes, qu'il déployait ses bras en forme d'ailes, comme autant de voiles, pour prendre la brise. Maïs il est maintenant reconnu que ces voiles ont une autre destination; elles sécrètent, à l’ori- gine, la coquille et elles peuvent la réparer au besoin, si la coquille est endommagée. Quant aux pattes, elles traînent çà et là. Des jets d’eau successifs se trouvent alors lancés par le siphon, et, au moyen de ses jets, l'animal est poussé dans une direction contraire. Cette machine hydraulique si parfaite communique l’impul- sion au nautile et le lance à travers les vagues ; mais, lorsque l’animal veut se mouvoir sur le fond de la mer, il rampe exactement comme le ferait une grosse araignée. Le livre de la nature serait beaucoup plus simple et beaucoup plus intelligible, si les naturalistes ne travail- laient point à l’obscurcir, en substituant toutes sortes de fables à la réalité. La plus belle espèce de cette famille est le nautile perlé, (nautilus pompilius). Samagnifique coquille figure, depuis longtemps, dans les cabinets d'histoire naturelle, mais les vrais caractères qui appartiennent à l'habitant de cette 254 LE MONDE DES EAUX Lo coquille étaient presque inconnus, lorsque, en 4899, M. G. Bennet apporta, en Angleterre, un de ces mollus- ques qu'ilavait pris vivant dans l’océan Pacifique. Aristote parle des nautiles, à propros d’un voyage scientifique qu'il fit sous le règne et par ordre d'Alexandre. Le but de ce voyage était de recueillir des animaux qui devaient servir de sujets à une histoire na- turelle. C'était, au moins, trois cents ans avant Jésus- Christ. Aristote désigne le nautile perlé comme ayant une coquille à laquelle pourtant il n’adhère pas, et comme cherchant le plus souvent sa nourriture le long du rivage. Il ajoute que quand il arrive au nautile d’être jeté parles vagues sur le sable, l’animal glisse hors de sa coquille, comme un nocher qui saute hors de son ba- teau, et qu'il périt en conséquence; — car le port n'en est point un pour les habitants de la mer. Comment se forme cette coquille si élégante et si riche? On conjecture que l’animal, étant à l’état d’embryon, construit une simple coquille creuse, le noyau d’une spi- rale, d’où il émerge alors en partie. À mesure qu'il se développe, il diviserait son logement en plusieurs com- partiments, entre lesquels il formerait une cloison de calcaire pour combler les vides. Quoi qu'il en soit, la coquille du nautile perlé, à l’état parfait, est une large spirale, aplatie sur les côtes, — les plus petites volutes se trouvant enroulées par les plus grandes et celles-ci par la dernière, qui est considérable. L'intérieur présente une structure curieuse. Il est divisé en chambres. Ces chambres communiquent entre elles au moyen d’un trou qui se trouve pratiqué au centre de chaque cloison. L'animal occupe les plus extérieures de ces chambres, n'ayant aucune connexion avec celles qui sont derrière lui, si ce n’est un tube qui court de son corps à travers MOLLUSQUES 955 les trous, jusqu'aux cellules vides du centre et jusqu'aux plus profondes cavités de la coquille. Le nautile n'a point de poche à encre. Ses tentacules sont nombreux et dépourvus de suçoirs. Il a une sorte de pied charnu, sur lequel il rampe au fond de la mer. Quand il marche, la tête se rejette en arrière et la coquille se projette en avant. Il manque des organes de l’ouïe, et ses yeux sont d'une structure plus simple que ceux des autres céphalopodes. En tout, la nature semble avoir mis plus de soin à orner le nautile qu'à le munir de moyens d'attaque. Elle a voulu qu’il fût plus beau que terrible. Ainsi constrnite, cette singulière créature fraye son chemin le long du lit sablonneux de l'Océan avec une vitesse modérée. La coquille du nautile perlé a été considérée, depuis sa découverte — qui date de loin — comme un objet de. luxe. Les Orientaux en font des coupes sur lesquelles ils gravent des devises. Pour la polir et la travailler, on en- lève le premier vêtement et l’on rend ainsi visible la substance nacrée de la coquille qui est vraiment d’une rare beauté. Il y a une autre espèce de nautile qu’il ne faut pas con- fondre avec la précédente, c’est l’argonaute. Le nom d'argonaute (argonauta) à été donné à ce navigateur, né dans la mer, à cause de la ressemblance que, — flottant à la surface des vagues, — il présente avec un vaisseau. Or, le vaisseau de Jason, le chef des argonautes, est censé le premier qui ait défié les vagues dans une vue commerciale. Par un calme jour d'été, j'ai souvent vu ces belles créatures, en nombre considérable, manœuvrant et diri- geant leur petite barque à la surface des eaux de l'Océan. 256 LE MONDE DES EAUX L’argonaute habite aussi une coquille d’une grande déli- catesse; elle ressemble un peu pour la forme à celle du nautile perlé, mais elle est très-mince, demi-transpa- rente et marquée de cannelures élégantes. Elle a été comparée à du papier fin. Cette coquille a excité, depuis les temps anciens, l'admiration des peuples qui vivent au bord de la mer; mais, l'habitant lui-même de cette coquille a été, pendant des siècles, un sujet de fables et d’inventions, plutôt qu’un objet d’études sérieuses. L'animal est allié à la famille du poulpe commun; il a huit bras armés de suçoirs. La coquille de l’argonaute a beaucoup exercé la curio- sité des naturalistes. Elle n’est point moulée sur le corps de son constructeur; elle n’a que peu d’attaches avec l’ani- mal, auquel elle n’adhère étroitement que d’un côté. Ce fait a donné lieu, pendant longtemps, à supposer que cet habitant était un intrus, un parasite, qui s’était appro- prié cette riche coquille et qui l’avait accommodée à son usage pendant que le légitime propriétaire était absent ou incapable de défendre ses droits. Enfin la vérité est connue : les observations de M. Rang et de madame Power, — une dame qui demeure au port de Messine, — ont fait justice de ces calomnies. Ayant pris un certain nombre d'argonautes et les ayant mis dans une citerne, madame Power remarqua que les œufs de l'animal étaient déposés dans la coquille. Au bout de vingt-cinq jours, de jeunes argonautes commencèrent à éclore. Douze jours après, les deux bras de devant se dilatèrent, à l'extrémité, en une sorte de membrane pal- mée et se mirent à former une petite écaille mince. Les bras de devant ont donc, chez l’argonaute, une propriété analogue à celle du manteau chez les autres mollusques: la propriété de s’ossifier en une sorte de peau calcaire. AE - sreÈrid MOLLUSQUES 257 Quand l'animal commence à faire son bateau, il déploie la membrane de ses petits bras et dépose une couche ondoyante de matière coquillière. C'estsa manière de travailler, — et il travaille quelquefois lentement, quoique sûrement, jusqu'à ce qu'il ait moulé un bateau ou un char pour recevoir ses œufs. M. Rang dit avoir vu plusieurs argonautes vivants qui rôdaient dans le port d'Alger. Tous avaient les bras étendus au sommet de la quille et formaient ainsi une sorte de pont sur la cavité qui contenait les œufs. Leur œil proéminent brillait dans toutes les directions —sans doute d'orgueil maternel — tandis que leurs suçoirs, correspondant aux tubercules et aux membranes répan- dues sur la coquille, leur donnaient une expression de joie tranquille. La coquille de l’argonaute est donc moins une nacelle qu'un berceau. Les disques membraneux se déploient-ils au vent et remplissent-ils l'office de voiles, tandis que l'animal flotte dans son bateau à la surface polie d’une mer d'été? On l’a longtemps cru; mais des observations plus mo- dernes le démentent. En regardant avec attention leurs ébats dans l'élément liquide, M. Rang fut amené à con- clure que les mouvements de l’animal n'étaient pas pro- duits par un effort des bras, ou de tout autre appendice déployé en forme de voile, pour prendre la brise, mais que l’argonaute se déplaçait en aspirant et en rejetant l’eau. Le système de locomotion du nautile ne diffère donc point de celui des autres céphalopodes. Il nage en arrière par la force du jet d’eau qu'il pousse à travers le tuyau, — ou bien il rampe au fond de la mer, en s’aidant de la base de ses bras. La disposition de l’animal et de la coquille est, dans tous les cas, très-favorable pour ajouter 22 958 LE MONDE DES EAUX au mouvement de cette créature. La légèreté de cette coquille, sa forme étroite et semblable à une quille de navire, tout concourt à faciliter le glissement de l’argo- naute dans le milieu où il doit agir. Or sus, l’argonaute ne navigue point, comme on se l'était longtemps imaginé. Encore une illusion qui s’en va ! Encore une croyance des anciens âges qui s'écroule! Encore un rêve poétique auquel il nous faut dire adieu! Le naturaliste aurait tort de s’en afiliger : les fables ont assez vécu. La nature, mieux observée, ne dément jamais une idée fausse sans lui substituer un fait plus digne d’admiration et de surprise. Le mécanisme en vertu duquel l’argonaute se meut, est encore plus ingénieux que celui qu’on lui prêlait. L’argonaute se rencontre dans plusieurs mers; mais il abonde dans la Méditerranée et dans les parties les plus chaudes de l'Atlantique. On en trouve aussi une espèce dans l’océan Indien. L’argonaute a été chanté par quelques poëtes anglais, mais leurs descriptions sont à refaire; il ne leur manque d’ailleurs qu’une chose : la vérité. LA CALAMAIRE € On donne aussi à ce mollusque le nom de plume-de- mer (calamus). La matière calcaire dont s’ossifie l'animal a plutôt la consistance de la corne ou d’un cartilage, que celle d’une coquille. C’est une plaque longue et transparente à un bout et quelque peu cylindre à l’autre bout ; de là, une MOLLUSQUES 239 certaine ressemblance avec une plume barbelée. La cala- maire a — comme le poulpe commun — la faculté de lancer de l’encre pour sa défense personnelle. Ses yeux sont grands et lustrés d’un vert d’émeraude. Quand l’animal est excité, ces yeux deviennent phospho- rescents et jettent un vif éclat. Avec cette plume, la mer a écrit, sur les anciennes couches, les annales du monde primitif, longtemps appelé le monde antédiluvien. On retrouve, en effet, des cala- maires à l’état fossile, dont les impressions délicates excitent l'admiration des géologues. Il est à observer que plusieurs parmi les mollusques ont été les ancêtres de la vie sur notre globe ; ils existaient à une époque où non-seulement il n’était point question de l’homme, mais où les autres mammifères, les oiseaux, les reptiles, les poissons eux-mêmes, selon toute vraisemblance, n'avaient point été appelés à la lumière. } LS . Fa 1 rat 4 SH OR À FE dE d J sl sas EE Vs Ts ) nr à VA Le 1 Fa , ER (pe Q l $ - S 2 PTÉROPODES Les ptéropodes constituent un groupe très-limité de petits animaux marins. Leur caractère proéminent est une large expansion semblable à une aile, qui règne de chaque côté dela tête, et à l’aide de laquelle ces créatures nagent dans la mer. De là, leur nom : rrepov, aile et xoëo:, pied. Ils ressemblent quelque peu à un papillon aux petites ailes étendues. On a pourtant découvert que les organes dont il s’agit n'en forment qu’un; reliés qu'ils sont les uns aux autres par des cordes musculaires qui se dé- robent à la vue, et qui, passant à travers le cou, se ré- pandent de chaque côté. Ils forment ainsi un appareil 22, 262 LE MONDE DES EAUX tout à fait comparable à la rame à deux palettes avec la- quelle le Groenlandais gouverne son canot à travers les mers habitées par les mieux connus de ces animaux. Tout annonce que l'homme primitif a puisé dans la nature animale les premières notions de l’industrie et le germe des arts utiles. Quelques-uns de ces animaux sont dépourvus de co- quille, mais ils ont une sorte d’enveloppe contractile, au lieu de manteau; tel est, par exemple, la clio borealis. Dans les mers du nord, ces petites créatures existent par millions ou plutôt il est impossible de les compter. Elles s’ébattent au milieu des horreurs d’un hiver perpétuel ; on les voit venir à la surface des eaux glacées, puis aus- sitôt redescendre. De concert avec les petites méduses, elles forment une portion considérable de la nourriture de la baleine. Ce gros animal n’a qu’à ouvrir la bouche, et des myriades de ces pygmées s’y engouffrent à l'in- stant même. Les voyageurs racontent que ces petits papillons ma- rins donnent, en quelque sorte, la vie à ces lugubres mers par leurs gambades. Ils dansent joyeusement, en dépit de tout. Quand l'animal nage, ses nageoires se trouvent presque en contact l’une avec l’autre par les extrémités. Par les temps calmes, des myriades de ces petits êtres s'élèvent à la surface, pour respirer; mais à peine ont-ils touché l'air, qu'ils se replongent dans les gouffres froids. Scoresby, qui a fait connaître au monde scientifique l’histoire naturelle du pôle arctique, conserva vivants plusieurs de ces mollusques dans un verre plein d’eau de mer, pendant environ un mois; puis, au bout de ce temps-là, ils dépérirent et moururent. La tête d'une de ces créatures présente une nouvelle preuve de la sagesse qui préside à toute la création. Au- PEN ET MOLLUSQUES 263 tour de la bouche, se placent sik tentacules, dont chacun est couvert d'environ trois mille taches rouges que l’on voit au microscope transparents comme des cylindres. Chacun de ces cylindres contient environ vingt petits suçoirs, qui ont la faculté de se projeter au dehors et de saisir leur mince proie. Il y a donc trois cent soixante mille de ces suçoirs microscopiques sur la tête d’une seule clio. Peut-être n'existe-t-il point dans toute la na- ture un appareil égal à celui-ci pour répondre à la PARLE d'appréhension. - Une autre espèce de ce groupe, qui se trouve en com- pagnie avec les clios, et par légions encore plus innom- brables, est la limacina helicina, qui n’en diffère point matériellement pour la structure, mais dont la partie postérieure S’enroule en spirale et se trouve renfermée dans une coquille glacée, d'une délicatesse exquise, ayant Ja forme d'une hélice. Ainsi, ces mers du nord, ces mers désolées, aux- quelles le ciel ne présente qu’une face de glace, de brouil- lard et de neige, ces déserts d’eau morne et sauvage, ne sont point déshérités de leur population animale. Dieu a consolé leurs abîmes en y répandant par millions les merveilles de la vie. Qu'importe aux habitants de ces sombres milieux que le vent souffle froid comme la mort, que la mer s’agite entre des bancs de glace, que l'air tarisse sur les rares îles les sources de la végétation, si l’état des éléments leur plaît ainsi? — Qu'ils vivent, mon Dieu, et que tout ce qui vil soit heureux! Dans les mers tropicales, ces espèces du nord se trouvent remplacées par d’autres espèces correspon- dantes qui habitent des coquilles fragiles et luisantes ; nous nommerons seulement deux d’entre elles : l’hyalea et la cleodora. 264 LE MONDE DES EAUX La coquille de l’hyalea est pelite et a quelque peu la forme d'un globe; elle ressemble à un bivalve sans char- nière. La partie postérieure est solide et armée de trois épines ; les côtés ont une étroite fissure à travers laquelle sort une membrane demi-transparente. Comme la clio, l’hyalea est pourvue de chaque côté d’une aile ou d'une nageoire dont elle se sert en guise de rame. La cleodora, elle, est une créature d’une extrème déli- catesse et d'une grande beauté. La coquille est glacée et incolore, très-fragile, presque de la forme d’une pyramide triangulaire, avec une ouverture à la base, d’où sort une longue et grèle épine vitreuse. Une semblable épine se projette de chaque côté du centre de la coquille. L’ani- mal ressemble au précédent; mais la partie postérieure est globuleuse et transparente; dans l'ombre, elle de- vient très-lumineuse. Elle brille, dans certains cas, à travers la coquille parfaitement diaphane, comme une lumière à travers une lanterne. Ces deux espèces, l’hyalea et la cleodora, flottent en grand nombre à la surface de la mer. Ainsi, le soleil modifie — par une répartition inégale de la chaleur et de la lumière — les lois de l'existence animale, selon les différentes surfaces du globe; mais, partout, les mers sont habitées; partout, du nord au midi, pullulent, au sein de l’abime, des créatures qui se correspondent; partout, le naturaliste trouve à s’instruire et à admirer, et ces changements mêmes, qui varient l’as- pect multiforme du champ de la vie, ne font qu'imprimer davantage dans son âme un sentiment de reconnaissance pour l’Auteur de l'univers. GASTÉROPODES Un ventre servi par des pattes, telle est la traduction du mot gastéropodes. Ce groupe se distingue par des caractères généraux. Les gastéropodes ont une tête plus ou moins distincte, des yeux diversement situés sur des tentacules doués d’une grande sensibilité, et, près de ces tentacules, un large disque charnu, qu'on nomme le pied, et sur lequel l’animal rampe ou glisse. Le dos est couvert d’un man- teau qui l’enveloppe plus ou moins complétement; chez la plupart des espèces, ce manteau s'ossifie en une coquille. Il y en a pourtant plusieurs qui sont nus. Chez d’autres, la coquille est très-petite et recouvre seulement 266 : LE MONDE DES EAUX les poumons. Chez ceux — en plus grand nombre — dont la coquille est spacieuse et cache l’ensemble du corps, la forme de ce test présente le plus souvent un long cône, enroulé sur lui-même en manière de spi- rale. On peut séparer les gastéropodes en deux familles : les uns (et c'est le plus grand nombre) ont des branchies intérieures qui communiquent au dehors, soit par un tube contractile, soit par un simple trou; les autres ont des branchies visibles au dehors et disposées en forme de lames ou de panaches. LE COLIMACON Ce mollusque est le type de l’ordre des gastéropodes. Il suffit de regarder un colimacçon en train de glisser sur le mur d’un jardin ou dans une allée, pour se con- vaincre que c’est un animal supérieur en organisation à l'huître et à d’autres mollusques dont il nous faudra écrire l’histoire. Il est capable de rôder pour son plaisir; il va chercher sa nourriture, au lieu de recevoir celle qui se trouve portée devant sa bouche. Il a une tête distincte et deux paires de tentacules capables de s'étendre ou de se retirer. Ces tentacules sont très-sensibles, et la paire supérieure porte à l'extrémité deux organes de vision parfaits. Sa bouche est pourvue d'une mâchoire acérée, dentelée, laquelle se trouve merveilleusement adaptée . pour couper les feuilles, et d’une langue non moins bien faite pour chasser dans le gosier la nourriture ainsi préparée. Son système nerveux n’est point à dédaigner. MOLLUSQUES 267 A la partie supérieure du cou est un gros ganglion, d'où les nerfs rayonnent vers toutes les parties de la tête et du corps, et que l’on peut considérer comme un cerveau. La coquille se dépose et s'accroît en vertu du méca- nisme d'ossification que nous avons décrit; la partie extérieure colorée est fournie par les bords, et la partie intérieure perlée par la surface générale du manteau. Ce mème organe sert à réparer les accidents et les frac- tures de la coquille. Quiconque a vécu à la campagne peut avoir vu des colimacçons dont les coquilles étaient cassées ou écrasées. Il a pu voir aussi ces blessures guéries,— non il est vrai si artistement qu’il ne reste une cicatrice, — mais l’en- droit lésé devient du moins ferme et dur. Le professeur Bell nous apprend comment se fait cette cicatrisation. « J'ai, dit-il, plusieurs fois brisé la coquille du coli- maçon, enlevé de petites portions et percé des trous çà et là ; or, j'ai trouvé que si la lésion a eu lieu vers le bord du manteau, ce dernier se soulève et se met aussitôt en devoir de la réparer. Je perçai un trou dans la coquille de l’helix pomatia, à la dernière spire, pensant que l’animal ne pourrait pas soulever le bord du man- teau assez haut pour raccommoder sa maison selon la méthode habituelle. Le mollusque en vint pourtant à bout; il avancça le pied et fit assez de place pour que le manteau se développât à une hauteur convenable dans l’intérieur de la coquille. Aussitôt que le bord de ce man- teau se fut mis en contact avec la partie lésée, il passa et repassa sur le trou, laissant, chaque fois, une couche de matière calcaire, jusqu'à ce que cette matière devint tout à fait opaque, et, au bout d’un jour ou deux, en l’exami- nant, je trouvai que la partie nouvellement formée sem- blait aussi forte que le reste de la coquille. » 268 LE MONDE DES EAUX Le mollusque refait une partie de sa coquille, en vertu de la mème propriété qu'ont les vertébrés de refaire une partie de leurs os, quand un accident quelconque les a brisés et mutilés. Le colimacon n'est pas précisément l'emblème de l'in- telligence ; et, pourtant, il s’en faut de beaucoup qu'il soit bête; du moins, quand il s’agit de pourvoir à ses besoins de nourriture. Y a-t-il un beau fruit sur un arbre, surtout une pêche ou une grappe de raisin bien mûre, bien suc- culente et convoitée d'avance par les yeux avides de l’horticulteur, c'est à ce friand morceau que le colimaçon s'attaquera. Et cela, non une fois et en passant, mais plusieurs jours ou mieux plusieurs nuits de suite, car les colimaçons — de même que les anciens Romains — ré- servent leur appétit pour l'heure des ténèbres. Le souper est leur meilleur repas. « Remarquez, dit M. Raspail, une pêche entamée la veille par les colimaçons, vous y trouverez, à chaque nuit, un certain nombre de ces convives, qui finiront par l’achever sur l'arbre avant de toucher à la pêche voisine, quoique, chaque matin, ils aillent faire, loin de là, la sieste jusqu’au soir. » Les colimacons ont donc la mémoire de certains faits et la mémoire des lieux. Leurs mouvements ne sont pas très-rapides et le lan- gage vulgaire en fait foi, on dit: « marcher comme un colimaçon. » Mais ces flegmatiques, à défaut de la soudai- neté, ont de la persévérance, de la suite et de l'opi- niàtreté dans leurs desseins. Avec cela, on arrive lente- ment, mais on arrive toujours. Les murs, les palissades, les haies fourrées et épaisses sont d’impuissants obstacles contre l'énergie sourde et latente des colimaçons. Ces visiteurs incommodes font quelquefois le désespoir du jardinier, d’autant que la sobriété est leur moindre - MOLLUSQUES 269 défaut. Je les ai vus s’introduire sans bruit, et par des moyens d'escalade très-habiles, dans des chambres dont on avait négligé de fermer la fenêtre, et où il y avait des fruits qui tentaient leur gourmandise. Là, ces intrus s’attablaient sans cérémonie et faisaient bonne chère. Les ravisseurs les plus dangereux dans ce monde ne sont pas ceux qui fondent sur leur proie, qui sautent ou qui volent, ce sont ceux qui rampent ou qui glissent. Dans mes promenades journalières, je rencontre un mur de briques, placé en travers de la route ; c’est le reste d'une ancienne porte qui fermait jadis l'entrée d'une avenue aujourd’hui ouverte au public. Une des faces de ce mur est exposée aux vents du nord, l’autre face, au contraire, se trouve défendue contre eux et visitée, même en hiver, durant quelques heures, par les rayons consolants du soleil. Eh bien, cette dernière posi- tion est occupée, durant la froide saison, par toute une colonie de colimaçons qui s’y donnent rendez-vous dès Ja fin de l'automne. Je ne passe jamais, sans m'’arrêter devant ces animaux qui dorment, pendant plusieurs mois, d’un sommeil hivernal et dont les spirales, incrus- tées à une certaine hauteur entre les rainures des briques, dans les creux d’une ancienne corniche, pro- duisent des reliefs et des bosselures naturelles qui ne sont pas sans grâce. Le pied d'un arbuste qui s’élance du mur et dont les racines plongent dans les profon- deurs terreuses dela maçonnerie, est chargé d’une grappe de ces coquilles. Ces colimaçons prennent là leurs quartiers d'hiver, oublieux, oubliés, inaperçus de tous — si ce n’est de moi-même qui me garde bien de les troubler dans leur repos — insensibles à ce qui se passe alors dans la nature. Et, en effet, que se passe-t-il qui les intéresse? 23 270 LE MONDE DES EAUX Des champs dépourvus de végétation ou recouverts d’un manteau de neige, des arbres découronnés, les sources mêmes de la vie suspendues ou emprisonnées sous la glace : les colimaçons n'ont rien à voir dans tout cela. N'’étaient les plaisirs de la pensée — qui valent bien la peine de veiller même en hiver, mais dont les coli- maçons, je crois, ne se soucient guère — l’homme n’envierait-il point à ces animaux leur heureuse léthargie? Je détachai, au mois de mars 1858, trois de ces coli- maçons fixés au mur. L'un d’eux, d’une taille vénérable, avait deux autres petits colimaçons—sa progéniture sans doute — collés à sa coquille. En les arrachant du mur, non sans quelque résistance, je déchirai une première membrane qui adhérait étroitement à la brique; mais sous cette première membrane il y en avait une seconde qui resta intacte. La peau épaisse et semblable à une peau de tambour — à l’aide de laquelle l’escargot ferme l'embouchure de sa coquille, lorsqu'il trouve bon de s'endormir pour l'hiver — est une production du pied ou disque large et charnu qui sert de base à l'animal. La manière dont se forme cette enveloppe de protection est curieuse. Quand le colimaçon a fait choix d’un abri convenable, il se met à sécréter par la plante du pied une quantité de matière épaisse et visqueuse ; puis il presse son pied sur la terre, dont une couche y adhère; alors l'animal tournant le pied sur un côté, et émettant une nouvelle provision de matière glaireuse, construit une partie du mur de défense. Le petit architecte ramasse alors une autre couche de terre et forme une autre partie de la cloison, épaississant le tout au fur et à mesure qu'il avance dans son ouvrage. La sécrétion visqueuse, avec MOLLUSQUES : 271 laquelle la terre se trouve ainsi collée et doublée, rend la maçonnerie forte, durable et lisse. Ayant bâti le mur, le colimacon passe à un autre exer- cice. Il s'agit maintenant de construire une voûte ou un dôme ; il le fait avec les mèmes moyens et les mêmes matériaux. Le pied emploie des couches successives de terre et les applique à la partie supérieure jusqu’à ce que les murs se rencontrent en une arche. Environ une heure après que le toit de la voûte est terminé, le trou respira- toire s'ouvre du côté droit, l'animal inspire une certaine quantité d’air, puis, fermant J'orifice, il dépose une couche mince et transparente, comme une peau, entre la surface du manteau et les ouvrages extérieurs. Ce n’est pas tout ; de toute la surface du collet, il verse un fluide abondant, semblable à une crème épaisse, et d’un blanc pur. Ce fluide couvre toutes les parties exposées de l'animal, se durcit immédiatement, et, au bout d’une heure, devient un opercule solide, —un peu plus épais qu'un pain à cacheter. L'animal expulse, à présent, une portion de l'air qu’il a introduit, puis il se contracte et se retire plus avant dans sa coquille, laissant une chambre d'air entre lui et le couvercle. Là, il forme une autre couche de matière visqueuse qui, se durcissant en une peau, s'étend à travers la coquille. Il expulse alors plus d’air et se retire encore plus avant, laissant une autre chambre entre lui et la lumière. Il va toujours ainsi jusqu'à ce qu'il se trouve quelquefois six de ces compartiments, enfermant des cellules pleines d'air. Chaque individu emploie deux ou trois jours à accom- moder ainsi son habitation pour l'hiver. Mais tout le mois d'octobre se passe avant que tous les colimaçons aient terminé leur ouvrage. Au commencement de no- vembre, on n’en trouve plus un seul qui n'ait fait ses 979 LE MONDE DES EAUX préparatifs pour la froide saison, — à moins que ce ne soient des malades. Ces derniers, n’ayant point assez de force pour calfeutrer leur retraite, périssent sous les premiers froids. Dans certaines campagnes, on croit que les colimaçons proportionnent, en automne, le nombre et l'épaisseur de leurs cloisons à la rigueur de l'hiver qui va venir. Si cela était, les colimacons ne se montreraient pas seule- ment des architectes prévoyants et habiles; ce seraient encore des météorologues plus forts que tous les savants du bureau des longitudes, lesquels n’ont point encore pu prédire le caractère des saisons. Je n’ajoute point une foi aveugle à ces pronostics, ni à ces croyances populaires ; mais, encore, faudrait-il les contrôler avec soin, avant de les démentir et de les mépriser. Je reviens à mes trois colimaçons que j'avais détachés, chemin faisant, de leurs quartiers d'hiver. Je les mis dans une boîte ouverte, où ils restèrent parfaitement en repos, dormant du sommeil du juste, jusqu’au 9 avril. Ce matin-là, en m'éveillant, je trouvai que l’un d'eux était sorti de sa boîte et qu’il avait été se coller à une feuille de papier bleu qui se trouvait sur la cheminée. Je pensai que, comme la belle au bois dormant, il avait besoin de nourriture après un aussi long sommeil, et lui procurai une feuille de chou, dans laquelle il se mit à mordre avec un appétit fort excusable chez un anacho- rète qui avait pratiqué un jeûne de six mois. Les deux autres se réveillèrent le lendemain. Je vis d’abord un petit trou se former dans la peau sèche et tendue à l’em- bouchure de la coquille, comme un couvercle de parche- min sur un bocal de cerises à l’eau-de-vie. L'animal ne tarda point à faire son apparition. Les deux jeunes, qui étaient collés à la coquille de leur mère, ressuscitèrent MOLLUSQUES 273 les derniers. Je cherchai à me faire une idée de leurs impressions et de leur surprise, en ne retrouvant plus le mur contre lequel ils s'étaient appliqués au commen- cement du dernier automne — car pour celui qui a dormi six mois comme pour celui qui à dormi six heures, les circonstances dans lesquelles il s’est couché doivent être également présentes à la mémoire. Je dois pourtant dire, en historien impartial des faits, que mes escargots ne témoignèrent que peud’étonnementet qu’ils setrouvèrent suffisamment chez eux, dès qu'ils virent la table mise, — c’est-à-dire la feuille de chou posée sur la cheminée. L'auteur du conte de la Belle au bois dormant fait ob- server avec esprit, que si les charmes de la jeune prin- cesse n'avaient point souffert de son sommeil centenaire, il n’en était pas de même par rapport à ses vêtements dont la forme et la façon avaient considérablement vieilli. Il n’arriva rien de semblable à mes dormeurs éveillés ; car les coquilles des colimaçons sont encore de mise après un hiver, comme après un siècle; quoique les varia- tions de structure remarquées parles géologues, entre les anciens mollusques et les mollusques vivants, prouvent que l’éternelle nature a, elle aussi, son journal des modes. LES POURPRES Les nombreuses espèces du genre murex ont une co- quille hérissée d’épines, et dont la queue, si l’on peut ainsi dire, s’allonge en une sorte de canal. L'animal — quiest carnivore — a une trompe et deux tentacules dont 25. 974 LE MONDE DES EAUX chacun porte un œil à l'extrémité. L'espèce connue des amateurs sous le nom de murex tenuispina, est commune dans les cabinets d'histoire naturelle. Plusieurs gastéropodes produisent une liqueur riche: et durable, mais ceux dont il s’agit possèdent cette pro- priélé à un degré plus éminent. La fameuse pourpre de Tyr n'avait point d’autre origine que l’excrétion d’un mollusque. M. Wilde a trouvé sur le rivage — près des ruines de Tyr — un certain nombre de trous ronds, creusés dans le roc solide. Dans ces trous et sur le rivage, il y avaitun grand nombre de coquilles, brisées apparemment à des- sein, mais ensuite amalgamées ensemble. Il est donc à supposer que les coquilles avaient été broyées en grand nombre dans ces mortiers par les anciens habitants de Tyr, avec l'intention d'extraire le fluide pourpré. Pline a, d’ailleurs, décrit la manière dont on s’y prenait pour fabriquer cette couleur; sa description se rapporte très-bien à la découverte de M. Wilde. Ce voyageur exa- mina les coquilles, et elles se trouvèrent appartenir au murex trunculus, dont plusieurs exemplaires récents gisaient sur la grève. On pourrait aujourd'hui faire mieux que les anciens, et extraire la teinture sans la mêler aux autres sucs de l'animal; il suffit pour cela de ramasser, parmi les roches, un nombre suffisant de ces mollusques, et de les tuer en les plaçant dans l’eau douce, après avoir percé ou brisé la coquille. — Car, autrement, l'animal s’enferme si bien chez lui, que l’eau ne peut y entrer. Lorsque les mollusques seront morts, vous trouverez la matière colorante dans un vaisseau d’une apparence jaunâtre. Il doit cette teinte à la substance qui y est con- tenue. Si vous répandez cette substance (et il y en a très- PCI. MON peu dans chaque vaisseau) sur du papier blanc, et si vous la placez à la lumière du soleil, vous pourrez observer par vos yeux une succession de couleurs qui se disputent les unes aux autres le champ de bataille. D'abord, une teinte bleuâtre s’introduit dans le jaune et le transforme en vert. Puis le bleu absorbe graduellement le jaune. Une autre couleur apparaît maintenant dans le bleu, c'est le rouge. Ce rouge acquiert successivement plus d'intensité et, à son tour, triomphe du bleu, mais non entièrement. Le bleu n'abandonne point le terrain ; après avoir pris tant de peines pour chasser le jaune, il forme, si j'ose ainsi dire, une alliance avec le dernier envahisseur. D'accord avec le rouge, il se coagule en une sorte de pourpre, dans lequel le rouge prédomine. Ainsi, se ter- mine ce combat où toutes les couleurs primitives luttent pour arriver à la suprématie. Ce dernier mollusque (purpura lapillus) n’est pas seu- lement intéressant par la couleur qu'il donne ; la forme de ses œufs réunis en grappe est aussi des plus singu- lières. Quelquefois, ces œufs curieux se trouvent fixés à de petites pierres ; quand ils viennent d’être déposés, quel- ques-uns d'entre eux semblent, pour ainsidire, ancrés et servent de point d'appui aux autres. Ce groupe me fait vo- lontiers souvenir dela pyramidehumaine, telle qu’elle se pratique au théâtre d’Astley et telle que je l'ai vu exé- cuter à Paris par des Arabes. Ces œufs semblent, en effet, s'appuyer sur les épaules les uns des autres. Je trouvai, dans un de mes voyages, une de ces grappes — qui gisait parmi les rocs — et je la cueillis soigneusement. Mais, pendant le voyage, la boîte, dans laquelle je l'avais placée, céda, et ma pauvre grappe d'œufs de pourpre tomba dans une autre boîte toute pleine de coquilles. Elle y resta pendant sept ou huit 976 LE MONDE DES EAUX mois, et quand je la retrouvai, elle était sèche, ridée, mé- connaissable. Je la plaçai dans l’eau; elle absorba le liquide, comme si elle avait été composée de papier brouillard, et, au bout de quelques minutes, elle avait complétement repris son aspect naturel. LES CONQUES Les conques sont sujettes dans l’âge mûr à un dévelop- pementde la coquille qui les rend très-différentes pour la forme de ce qu’elles étaient dans la jeunesse. Dans plusieurs des espèces, la lèvre extérieure, qui est d'abord petite et régulière, se dilate considérablement et déborde en expansions qui ressemblent à des nageoires. Quelques membres de cette famille carnivore se font remarquer par leur énorme grosseur. La conque com- mune des Indes occidentales (strombida gigas)estestimée comme ornement de cheminée, à cause de sa taille et de la belle couleur rose qui lave les parois intérieures de la coquille ; cette espèce produit quelquefois des perles de la même nuance. | D'autres coquilles, également volumineuses et encore plus belles, sont les casques massifs du genre cassis. C’est un objet d'art intéressant ; on taille, aans la sub- _stance épaisse de ces riches coquillages, d’élégants ca- mées qu'on monte sur des broches et qui servent à la toilette des femmes. La beauté et, plus spécialement, la rareté de quelques- unes de ces coquilles, leur ont fait attribuer une valeur d'argent considérable. L'élégante coquille chinoise, con- MOLLUSQUES 277 nue sous le nom de royal escalier (scalaria pretiosa), a été quelquefois vendue à un prix considérable. En France, un exemplaire a été acheté cent louis. En Angleterre, on a donné de vingt à trente: livres sterling pour un bon spécimen. L’impératrice Catherine de Russie possédait le plus gros qui fût connu de son temps. Les Chinois, qui sont habiles dans toute espèce de tromperie, avaient trouvé le secret de raccommoder si bien les coquilles cassées, qu'il était difticile de découvrir où avait été la félure. Aujourd'hui, cette coquille a cessé d’être rare, et quelques schellings ont pris la place des anciennes livres sterling dans les transactions entre le vendeur et l'acheteur. LES PORCELAINES La plupart des coquillages marins si recherchés par les curieux — et si dignes de l'être — les strombes, les rochers, les harpes, les tonnes, les volutes, les cônes, les porcelaines, etc., sont habités par des mollusques qui appartiennent à l’ordre des gastéropodes. La cypræa ligris se fait remarquer, entre les chefs-d'œuvre du genre, par le poli de sa coquille richement tachetée. Ces mollusques à robe tigrée ont été observés par M. Stutchbury aux îles Perlées où ils se trouvent en abondance. Ils vivent dans des eaux très-basses et tou- jours sous des masses de madrépores. Il neles vitjamais exposés aux rayons du soleil. En levant une de ces masses de madrépores, il trouva généralement une cypræa 278 LE MONDE DES EAUX tigris, dont la coquille était presque entièrement recou- verte par le manteau. Ce manteau extérieur est marbré de couleurs noires, dont l'animal semble avoir le pouvoir de changer l’in- tensité; car ces couleurs varient sous la même lumière et dans le même milieu. Quand on touche le manteau, il se retire et laisse voir la coquille qui se montre alors dans toute sa splendeur. Ce manteau, recouvrant la coquille lisse et nacrée, qu'il nourrit continuellement de sa substance, est une sorte de voile, jeté par la nature sur la beauté de ces créatures, pour la conserver et la défendre contre les causesæxtérieures d’altération. LES TOUPIES Il ya, surle rivage de nos mers, un grand nombre de petites coquilles qui ont la forme d'une toupie. On les rencontre tantôt vides et rejetées par les vagues sur le sable, tantôt vivantes et attachées aux roseaux marins qui se montrent à nu par les eaux basses. Il est rare de les trouver entières ; généralement, la coquille est brisée au sommet. Une des plus belles espèces est le trochus xisiphinus. On la trouve par les eaux basses dans les rochers. | La langue de ce mollusque est remarquable par sa structure. On ne peut en apprécier la beauté délicate qu’en la plaçant sous le microscope. Il est facile de l’ex- traire, en allant la chercher avec une aiguille dans sa Le MOLLUSQUES AE cachette, et en la coupant. — Je suppose, bien entendu, l'animal mort. Quand cet organe est soigneusement déployé, il se montre armé d'une rangée de dents, très-petites, mais très-fortes et, surtout, très-bien adaptées au rôle qu’elles doivent remplir. En fait, la langue de ce mollusque est une lime en miniature ; elle sert moins à goûter la nour- riture, qu'à la ràper et à la couper. La toupie est, en con- séquence, un hôte utile dans un aquarium; elle vous épargne beaucoup de peine, en tenant les parois de verre toujours propres. Quand un aquarium est bien établi, les algues jettent leurs pousses qui adhèrent au verre, s’y fixent, le tapis- sent. C’est au point qu'au bout de quelques semaines, le verre s'obscurcit par cette masse de végétation lillipu- tienne. C’est alors que les toupies viennent au secours de l'amateur ou du naturaliste ; à l’aide des petites fau- cilles naturelles dont elles sont armées, elles fauchent une grande partie des herbes trop abondantes. Ces mois- sonneuses font leur ouvrage méthodiquement et régu- lièrement, comme si elles étaient payées pour cela à tant la journée. LE LIMACON DE MER Les limaçons de mer rendent le même service que les toupies et sont aussi des hôtes précieux dans un aquarium, aussi longtemps qu’on peut les conserver en vie. Par malheur, les limaçons de mer se montrent trop 280 LE MONDE DES EAUX souvent d'un mauvais caractère, c'est-à-dire plus enclins à mourir qu'à travailler. Le limaçon de mer commun si répandu, sous le nom de periwinkle, dans les rues de Londres et dans tous nos marchés, résiste pourtant mieux à la captivité, que les autres membres de sa famille ; on peut le garder quelque temps — mais le jaune, littorina littoralis, qui surpasse de beaucoup l’autre en beauté, est aussi d’une constitution plus délicate et ne survit guère plus de quelques semaines à l'emprisonnement. Quoique d’une robe moins riche, les membres com- muns de la famille ne sont pourtant point eux-mêmes à dédaigner. Ce sont de jolis animaux, que j'aime à voir ramper sur le verre de l'aquarium ou sur les herbes marines où ils trouvent leur nourriture. LE LEÉPAS Un des coquillages les plus communs qui se trouvent sur le rivage de la mer est le lépas (patella vulgata). A l’état vivant, ce mollusque se rencontre fermement collé aux rochers ou aux autres substances qui lui four- nissent une base, un point d'appui. Cette adhésion est causée par une pression de l’atmosphère, qu'accroit encore une circonstance particulière ; quand l’animal est resté quelque temps dans un endroit, il y forme un creux, lequel correspond avec la dimension de la coquille. Il se plonge dans ce trou, et il n’est point alors facile de le prendre. Lorsqu'il n’est point averti du danger, ni préparé MOLLUSQUES 281 pour la résisiance, on peut encore le détacher aisément par un brusque mouvement de la main; mais, dans le cas contraire, il se serre au roc de manière à défier les doigts les plus entreprenants. En général, ce n'est point une créature remuante : aussi la voit-on souvent couverte de différents parasites, au point même qu’on peut à peine reconnaître sa forme. J'ai, dans mon aquarium, un individu sur la coquille duquel un spécimen de l’ulva latissima et un autre de la porphyra laciniata se sont fixés et croissent luxurieuse- ment. Sur la coquille d’un autreindividu qui vit également dans mes eaux (pour emprunter le langage des anciens rois d’Espagne) pousse toute une forêt d'herbe de mer (enteromorpha compressa), laquelle se répand aussi large qu'une couronne sur la tête d’un homme. D'autres parasites, d’autres coquillages s’implantent quelquefois sur le lépas et prennent si bien possession de sa coquille, que, dans la sombre cavité du roc, on rencontre, de temps en temps, cet animal entièrement recouvert d’autres animaux, qui masquent sa forme individuelle. Quant à l'habitant de la coquille, il se laisse voir le moins qu’il peut; car la plupart des mollusques, surtout les testacés, ressemblent aux anciens rois d'Orient, dont toute la majesté consistait à se cacher. Le lépas daigne pourtant se laisser entrevoir, quand on le place dans un vaisseau d’eau de mer à coins de verre plat. Sa tête ronde est armée de cornes menaçantes en forme de croissant et se noue à une autre boule—sorte de vésicule plus grosse — qui est le corps même de l'animal. En général, les mollusques ne gagnent point à se montrer en robe de chambre; c'est, sans doute, une des raisons pour lesquelles la nature les a si étroitement renfermés dans leur coquille. 282 LE MONDE DES EAUX LE CHITON Ce mollusque — le dernier qui soit recouvert d’une coquille, dans la classe des gastéropodes — ne paraît point, à première vue, être un mollusque du tout. Il porte, au lieu d’une coquille unique, un vêtement de huit plaques écailleuses sur le dos. L'observateur, en le voyant, se souvient du tatou. Le dos entier du chiton est recouvert d’un fort man- teau de cuir, beaucoup plus étendu que le centre de l'animal vivant. Sur ce manteau de cuir, se placent les huit plaques ou coquilles, lesquelles se superposent Îles unes aux autres, de manière à imiter la disposition des tuiles sur le toit d'une maison. Ces mollusques ne sont pas très-grands sur les côtes de l’Angleterre; mais il y a des espèces exotiques dont les individus dépassent la longueur de quatre pouces. Les chitons n'ont ni yeux, ni tentacules. LA DORIS CORNÉE Si les gastéropodes à coquille se font remarquer par la forme élégante et par les couleurs brillantes de leur habitation, ils sont toutefois égalés, sinon surpassés en beauté par une famille de mollusques, qui n’ont point du tout d’enveloppe solide, mais dont le principal mérite consiste dans une économie admirable de leurs organes. Je parle des nudibranchiés ou des mollusques à bran- chies nues. MOLLUSQUES de 243 On les appelle ainsi parce que leur appareil respira- toire, au lieu d’être caché dans l'intérieur de leur corps, ou défendu par des coquilles, se trouve placé à l’exté- rieur. Plus on examine la construction délicate de ces branchies, plus on s'étonne que ces organes puissent être placés dans la position qu'ils occupent, sans recevoir de graves offenses. Si les poumons d’un mammifère étaient attachés à ses côtés, et qu'il leur fût permis de pendre librement çà et là — exposés qu'ils seraient de la sorte à toutes les collisions du hasard — je ne crois pas que ce mammifère se trouvât fort à son aise. — Et, pour- tant, les poumons ou branchies de ces mollusques sont si délicats, que les poumons des mammifères paraissent grossiers à côté d'eux! On trouve sur nos côtes plusieurs espèces de nudi- branchiés. Je me contente, dans mes expériences, d’une des plus communes, la doris cornée dont l'appareil res- piratoire est arrangé en forme d’une fleur épanouie, dont les pétales branchiés rayonnent en un cercle. La position des branchies n’est pas le moins du monde uniforme; l'écrivain le plus habile ne saurait décrire toutes les formes fantastiques que l’on rencontre chez ces mollusques — et fussent-elles décrites avec exactitude, ces formes sont si étranges, qu'il y aurait bien peu d'hommes disposés à y croire. Je m'étonne moi-même que de telles combinaisons de la vie existent dans le monde que nous habitons. Quelques beaux esprits ont prêté des organes imaginaires aux habitants imaginaires de la lune et des autres astres. Avant de rèver un mode d'existence pour des créatures qui ne sont sans doute pas et qui ne seront jamais, ces chercheurs de l'inconnu auraient peut-être mieux fait d’épuiser l'observation des formes et des systèmes qui existent très-réellement dans 284 LE MONDE DES EAUX la nature. — Il est vrai que ce champ est inépui- sable. Quelques espèces sont plates et portent leurs poumons, comme un gentleman porte un bouquet à sa boutonnière. D'autres ont ces mêmes poumons arrangés coquettement autour de leur corps et répandus en petites houppes, ce qui leur donne l’aspect d’une couronne de fleurs variées. D'autres encore ont toute la surface dorsale hérissée de branchies, ce qui leur donne une ressemblance avec le hérisson de haie — si ce n’est que les piquants sont transparents et nuancés des couleurs les plus exquises. Il y a même des espèces qui portent ces organes à une distance respectueuse de leur corps ; elles les présentent aux vagues commesi elles portaient ces bran- chies dans les mains, leurs bras étant déployés. Enfin, on en trouve dont les formes sont si bizarres et si gro- tesques, que le crayon même ne saurait les reproduire. Quant à la couleur, il n'y a peut-être pas une nuance sur la palette du peintre, depuis le gris noirâtre jusqu'au carmin le plus brillant, que l’on ne trouve chez quelque membre de cette étrange famille. Ils appartiennent tous à cette division des mollusques qui a reçu le nom de gastéropodes, parce que la surface inférieure du corps ou le ventre forme le pied, à l’aide duquel ils vont d’une place à une autre. Les nudibranchiés — quoique aimables créatures — sont des habitants très-dangereux pour un aquarium, en dépit de leur mine délicate et dégoûtée. Un loup serait aussi bien placé dans une bergerie qu’un de ces mol- lusques dans un aquarium où vivent des anémones de mer. Le géant crassicornis lui-même, ou l’anémone aux cornes épaisses, a plus d’une fois succombé à l’insatiable appétit de ces chasseurs avides. ACÉPHALES (BIVALVES) Les mollusques, qui habitent les écailles bivalves — tels que l’huître, la moule et le pétoncle — sont tous acéphales, c’est-à-dire sans tête. Il y a des enfants qui naissent acéphales : ce sont des cas de monstruosité. Les savants travaux de Geoffroy Saint-Hilaire ont démontré que ces monstres étaient des hommes arrêtés à l’état d'huître. Les deux valves, chezles mollusques acéphales, se re- joignent sur le dos par une charnière, quelquefois très- artistement construite, et pourvue de dents qui ferment les unes dans les autres. Le mécanisme de cette articula- tion varie, d’ailleurs, dans les différentes espèces. 24. 26 LE MONDE DES EAUX La charnière est, en outre, maintenue par un ligament d'une grande force. Durant la vie de ces animaux, l’état ordinaire et naturel de ces écailles est de s’entr’ouvrir de manière à donner un libre accès et une issue facile à l'eau qui est néces-. saire pour la nourriture et pour la respiration. Mais, comme moyen de défense contre les dangers, il fallait que ces mollusques eussent la faculté de clorerapidement leurs valvules et de les retenir fermement dans cet état. Ces actes qui n’ont lieu que dans certaines occasions, — mais qui demandentune grande force, — s’accomplissent au moyen de la puissance musculaire. Pour servir une telle fonction, il existe un, quelquefois deux, quelquefois même un plus grand nombre de muscles vigoureux, qui se trouvent placés entre les valvules. Leurs fibres passent en s’entre-croisant de la partie interne de l’une à la par- tie interne de l’autre écaille et s’attachent ainsi ferme- ment à toutes les deux. On les appelle, à cause du rôle qu'ils jouent, les muscles adducteurs. Ces actes, si simples, qui se bornent à ouvrir et à fer- mer les écailles, servent deux ordres de besoins, ils mettent l'animal à même de se protéger contre le danger e se renfermant chez lui, ou encore, ils le mettent à même de jouir d’une position plus commode, dans le cas où le bivalve ne se trouve point attaché au roc ni à d’autres corps fixes. Dicquemare fit observer, il y a déjà longtemps, que l'huître elle-même possède une certaine faculté de loco- motion, en fermant soudain ses écailles, et en expulsant alors l’eau qui y était contenue. Ce rejet de l’eau a lieu, dans ce cas, avec une telle force, que, en vertu dela réac- tion du fluide marin dans une direction opposée, une impulsion sensible se communique à la lourde et inerte MOLLUSQUES 987 masse. Il signale encore ce fait singulier, que les huîtres qui sont attachées aux rochers se trouvent quelquefois exposées à la sécheresse par la retraite de la marée; elles conservent alors dans l’intérieur de leurs écailles une quantité d'eau suffisante pour la respiration, et elles ont soin de tenir leurs valvules fermées jusqu'au retour du reflux. Cependant, les huîtres que l’on pêche à de plus grandes profondeurs sous-marines, où l’eau ne les quitte jamais, et que l’on transporte ensuite dans d’autres en- droits, où elles se trouvent exposées à ces vicissitudes de l’eau et de la sécheresse, dont elles n'ont eu, jus- que-là, aucune expérience, entre-bâillent imprudem- ment leurs écailles, aprèsle départ de la mer, et laissent ainsi échapper l’eau, de sorte qu'elles périssent bien vite. Plusieurs mollusques bivalves sont pourvus d’un in- strument qui a la forme d’une jambe et d’un pied. Ils se servent de ce membre pour marcher. Dans le cardium ou le pétoncle, le susdit organe se compose d'une masse de fibres musculaires, entrelacées les unes dans les autres d'une manière très-compliquée. On peut comparer cet arrangement à la structure musculaire de la langue hu- maine. Dans les deux cas, l'effet est le mème, c’est-à-dire qu'il en résulte une puissance de mouvement dans tous les sens. L’organe se montre ainsi prêt à se projeter, à se rétracter, à s'infléchir. Le solen ou le rasoir a le membre locomoteur d'une forme cylindrique qui se termine en pointe et qui ressemble plutôt à une langue qu'à un pied, Chez quelques autres bivalves , la dilatation du pied est due à un curieux mécanisme hydraulique. L'intérieur de l'organe se compose d’une texture spongieuse, capable de recevoir une quantité considérable d’eau, que l'animal 2838 LE MONDE DES EAUX a la faculté d'attirer et qui accroît ainsi les dimensions de cette espèce de trombe. Le pied de la moule commune, mytilus edulis, peut s’avancer à une distance de deux pouces en dehors de la coquille, et s'applique sur tout corps fixe qui setrouve ainsi à sa portée. En attachant la pointe du pied à ce corps immobile, eten rétractant la jambe, l'animal traîne sa maison vers l'endroit marqué. Il répète plusieurs fois cette opération sur d’autres points et continue ainsi sa marche. Il avance lentement, mais il avance. Cet instrument rend encore de grands services à ces mollusques, quand ils veulent se cacher dans la vase ou dans le sable; sa structure se trouve alors merveilleuse- ment appropriée pour creuser un trou. Le pétoncle em- ploie continuellement son pied à cet ouvrage. ITallonge d’abord, il dirige la pointe en bas, il l’insinue dans le sable, il la recourbe de manière à former un crochet, et — grâce à la résistance du sable, — il se fixe dans la posi- tion qu'il veut occuper. Les moules, elles, soulèvent et abaissent alternativement leur maison, en se mouvant sur le pied comme sur un levier. L'effet de cette ma- nœuvre est d’enfoncer l’écaille. Quand l’animal travaille assez bien, ces mouvements se répètent deux ou trois fois dans une minute. D'abord, le progrès est lent; mais lorsque l’écaille se trouve une fois enterrée de manière à se supporter sur ses coins, l'ouvrage avance plus rapi- dement ; l'animal s'enfonce visiblement à chaque coup de pioche. On ne voit plus bientôt passer au-dessus du sable que l'extrémité de son tube. La moule peut également avancer au fond de la mer, en poussant avec son pied la terre, comme le batelier imprime un mouvement progressif à son bateau, en appuyant avec une perche contre la rive, dans une direc- MOLLUSQUES 289 tion contraire. C'est, sans doute, par un expédient sem- blable que le solen se fraye un sentier à travers les sables, en donnant à la pointe de son pied la forme d’une massue. La tellina se fait remarquer pour l’agilité avec laquelle ce mollusque saute à une distance considérable, en repliant son pied de manière à lui imprimer une forte contraction, et en le détendant ensuite tout à coup. Vous avez vu ces diables et ces figures grotesques que les enfants compriment dans des boîtes et qui sortent tout à coup au moment où on làche le ressort ; c’est le même mécanisme. Durant ce temps-là, les écailles de l'animal (la tellina) se ferment avec un bruit sec. Quand la pinne habite les rivages des mers tempè- tueuses, elle est fournie, en outre, d’un singulier appareil pour résister à la furie de ia houle, et pour se protéger contre les collisions dangereuses, qui pourraient aisément détruire la texture fragile de ses écailles. L'objet de cet appareil est de préparer un grand nombre de fils, que l'animal attache, par différents points, aux rochers voisins, et au moyen desquels il se trouve maintenu, comme un vaisseau amarré dans une bonne position ; l’un et l’autre peuvent alors défier les coups de la tem- pête. Le pied de ce mollusque est cylindrique ; à la base se trouve un tendon rond — à peu près de la mème lon- gueur que le pied lui-même. La fonction de ce membre est de retenir tous les fils d’une main ferme et de con- centrer leur pouvoir sur un seul point. Ces fils eux- mêmes se composent d'une matière glutineuse, préparée par un organe particulier. Ils ne se dévident point, en les tirant de l’intérieur du corps, comme cela a lieu chez le ver à soie et chez l’araignée; mais ils sont jetés dans un moule où ils durcissent et acquièrent une certaine 200 LE MONDE DES EAUX consistance, avant d’être employés. La construction de ce moule est curieuse. | Il y a une large rainure, qui passe le long du pied, depuis la racine du tendon jusqu'à l’autre extrémité; les côtés de cette rainure sont formés de manière à se replier et à se fermer sur elle, et à la convertir en une sorte de canal. La matière glutineuse qui est versée dans ce canal se sèche et se durcit en un fil solide. Lorsque ce fila acquis une ténacité suffisante, le pied se déploie et le cordage qu'il contient se trouve alors appliqué avec soin contre l’objet auquel l'animal juge à propos de le fixer. Le canal du pied est alors ouvert dans toute sa longueur et le fil qui adhère par l’autre extrémité au large tendon, situé à la base du pied, se dégage. Des fils se forment ainsi les uns après les autres, et s’ap- pliquent dans différentes directions autour de l'écaille. Quelquefois l'opération manque, par suite de quelque défaut dans le fil; mais l’animal connaît si bien l'impor- tance du rôle qu'il joue dans ce moment-là, qu’il éprouve la force de chaque fil, d'où dépend sa sécurité. Il les essaye les uns après les autres, dès qu'il les a fixés à la surface solide de l’objet, en s’agitant et en se secouant, de manière à tendre le càble de toutes ses forces, cette manœuvre à, en outre, pour avantage d'augmenter la longueur du fil; qui n’a vu des cordiers tirer ainsi et allonger le chanvre? Quand les cordages ont été une fois attachés et éprouvés, l'animal ne paraît plus avoir ensuite le pouvoir de les rompre ni de les couper. La matière liquide dont ils sont formés est si glutineuse, qu’elle s'attache ferme- ment aux corps les plus friables. Cette matière se produit lentement; car une pinne ne peut former que quatre ou cinq fils au plus dans le cours d'un jour et d'une nuit. MOLLUSQUES 291 Les fils qui se forment à la hâte, quand l'animal est inquiété dans ses opérations, sont plus fragiles que ceux qu'il dévide dans ses moments de loisir. Un tel ensemble d'actes, dont quelques-uns sont assez compliqués, montre bien que, contrairement à une opinion reçue, le mouvement n'a point été refusé à ces animaux. [ls jouissent de la faculté d'agir dans la limite où cette faculté se trouve en rapport avec leurs besoins — très-réduits, avec leur vie obscure et concentrée. Les membres de cette classe (les acéphales) sont ou nus ou testacés. Les testacés sont, sans comparaison, les plus nombreux. Leurs coquilles sont doubles. Quelques- uns de ces bivalves ont attiré, dans la suite des âges, l'attention du genre humain. Leurs formes sont si variées, les couleurs qui ornent la surface externe sont si merveilleuses! Quelques-uns se font remarquer par le caractère exquis de leur structure; d’autres, couverts de larges épines, ou festonnés de pièces calcaires, sont de véritables objets de luxe que se disputent les connais- seurs. Les reflets irisés de la nacre et les riches nuances de l'extérieur de la robe chez certaines familles d’unions — la délicatesse des tellinæ qui égale celle du plus fin papier — l'éclat de la porcelaine — les somptueuses bandes et les impressions de couleur propres à diverses espèces de Vénus, donnent à ces mollusques un prix indépendant de l'intérêt scientifique qui s'attache à leur histoire naturelle. C'est surtout dans ce nombreux groupe des bivalves qu'il nous faut étudier la formation et l'accroissement successif de la paire de coquilles. Quelle est l’origine de toutes ces couleurs saisissantes, de toutes ces décorations extérieures qui font l’orgueil de nos cabinets? 292 LE MONDE DES EAUX Le seul agent dans la formation de la double coquille est le manteau; mais la partie extérieure colorée et la nacre intérieure sont produites par deux procédés diffé- rents, voire par deux portions distinctes de cet organe. Quand — par suite de l’accroissement de sa taille et de son volume — l'animal trouve bon d'agrandir son habi- tation, il projette les bords épais et glanduleux du man- teau; puis, les courbant, il embrasse les marges de la coquille. Aussitôt les glandes fournissent une copieuse sécrétion de matière calcaire qui se dépose tout autour des bords déjà existants et qui, en se durcissant, con- stitue une bordure de maçonnerie nouvelle ajoutée à l’ancienne. Si des épines ou d’autres irrégularités de surface appartiennent à l'espèce, ces ornements excentriques se forment en verlu du même mécanisme, c’est-à-dire par l'expansion du manteau qui prend la figure de l’objet demandé, et qui le moule en incrustant ses plis de substance coquillière. Nous avons déjà dit que quelques- unes de ces glandes ont la propriété de fournir une substance colorante ; toutes les fois qu’il en est ainsi, la peinture se trouve déposée le long des ornements avec la matière calcaire, laissant, sur le champ de la coquille, une tache ou une raie — selon que la sécrétion de cou- leur a été intermittente ou constante. La formation de la coquille n’est point continue; elle s’accomplit à des intervalles; chez plusieurs espèces, les lignes concentriques, plus ou moins visibles, comme dans la belle Vénus épineuse, montrent de quelle manière le procédé a eu lieu. L'animal s’y est repris à plusieurs fois pour construire et orner son élégante demeure. Il ne suffit pas d’avoir une maison bâtie avec goût, relevée de sculptures fines et délicates, peinte comme une MOLLUSQUES 243 riche habitation chinoise; il faut encore que l’intérieur réponde à l'extérieur. La coquille ne consistait, au début de ses formations, qu’en une mince et grossière surface. Il faut, pour l’achever, que la surface générale du man- teau se melte à l'ouvrage. Une matière calcaire d’un autre genre — blanche, dense et perlée — se dépose alors en couches successives sur tout l’intérieur de la coquille qui croît ainsi continuellement en épaisseur et en solidité. La matière colorante ne se mêle pas toujours — il s’en faut de beaucoup — à ce dépôt ultérieur qu’on appelle com- munément la nacre ou la mère des perles. Les belles nuances irisées qui se jouent à la surface de ce stuc nacré sont produites par la décomposition des rayons de la lumière. Sous l’empire de certaines irritations locales, le man- teau s’incruste de matière perlée en plus grande abon- dance. Quelquefois la coquille se trouve percée par de petites annélides perforantes. Pour remédier à ces pi- qûres , le manteau revêt l’orifice du trou avec une nou- veille couche de nacre, jusqu'à ce que se produise un petit bouton plus ou moins globuleux, qui est une véritable perle adhérente, Il serait téméraire d'affirmer que cette cause soit la seule qui détermine la formation de tels glo- bules. Quelquefois un grain de sable ou tout autre corps mince et étranger, en s’introduisant dans l'intérieur de Ja coquille, irrite le manteau, qui, agissant alors de la mème manière, l'enveloppe dans des couches successives de nacre. Ainsi se forment ces perles libres qui sont si estimées. Les perles s’engendrent dans la coquiile de plusieurs espèces de mollusques. L’huître à perle, comme on l’ap- pelle, qui se trouve dans les mers d'Orient, est une espèce qui se rapproche plus de la moule que de l'huître. Les 25 294 LE MONDE DES EAUX unions et d’autres semblables coquillages, appartenant à la famille des naïades, produisent aussi des perles dans nos rivières. Les perles, ces ornements de la beauté, ces objets de luxe quirehaussent même l'éclat du diadème, forment une branche importante de travail sous-marin, d'industrie et de commerce. Au point de vue économique, l'immense somme de nourriture que l'homme tire des bivalves, comme d'une source sans cesse renaissante, donne une grande valeur à ces humbles mollusques alimentaires, — surtout à ceux qui naissent sur nos côtes, et dont s’approvisionnent nos marchés. LES PEIGNES On rencontre souvent le grand peigne (pecten maximus) exposé comme article de nourriture dans les ports de mer. Ses qualités alimentaires ne répondent pourtant point à la beauté de son ermilage. C’est, surtout, chez le grand peigne qu’on peut étudier la structure de toute cette classe de mollusques, les acé- phales. Si nous ouvrons la coquille, nous trouvons à l'inté- rieur de chaque valvule une membrane mince et transpa- renie; ces deux membranes s'unissent l’une à l’autre, près de la charnière : c’est le manteau. Ses bords sont entourés d’une frange délicate, faite de filaments charnus très-sensibles. Ils sont, en outre, fournis de glandes qui, MOLLUSQUES 298 dans plusieurs cas, sécrètent une matière colorante, en rapport avec les nuances de la coquille. Entre les deux feuilles du manteau se placent les pou- mons ou les branchies , au nombre de quatre; ils se com- posent de fibres d'une structure exquise, et sont assez libres pour flotter — du moins en partie — dans l’eau. La bouche s'ouvre au point d’intersection des deux bran- chies intérieures : c’est un simple orifice, n’ayant rien qui réponde à des dents, mais pourvue de quatre lèvres minces, à chaque côté du trou. Près du manteau s’im- plante un organe charnu, ressemblant quelque peu à un ” doigt, susceptible de se grossir et de se contracter à vo- lonté : c’est le pied; il est petit chez le peigne. A la charnière (on nomme ainsi le point où s'unissent les valvules) se trouve un ligament très-élastique, dont la tendance est de forcer les deux coquilles à se séparer. Pour réagir contre cette tendance, un muscle fort, com- pacte, procède du centre d’une des valvules, et se rend au centre de l’autre valvule. La contraction de ce muscle colle les deux coquilles ensemble et les maintient ainsi fermées. Quand l’animal désire ouvrir l'entrée de son logis, il détend ce gros muscle qui joue le rôle de serrure, et alors la force élastique du ligament, qui était comprimé, fait le reste — c’est-à-dire pousse les battants de la porte. L'animal ressemble à un de mes voisins, qui n’ouvre jamais la porte de sa maison quand on frappe, dans la crainte de recevoir une visite importune; mais qui entr'ouvre volontiers cette même porte, pour prendre le frais et recevoir ses provisions, quand aucun étranger ne menace de venir je voir. C’est la force contractile du muscle ou de l’attache cen- trale des deux coquilles qui rend un bivalve vivant dif- MG LE MONDE DES EAUX ficile à ouvrir. Quoique ces coquilles soient + dép de vitalité, je ne les crois point insensibles. Le moindre attouchement suffit pour avertir l'animal qu’il fera bien de fermer ses portes. Le grand peigne est une belle coquille qui ressemble, en effet, pour la forme, à ces riches peignes d’écaille, à l'aide desquels les femmes maintiennent leur nœud de cheveux. Vénus, dit la chronique païenne, avait un de ces coquillages sur la tête, quand elle sortit du sein des flots amers. Le peigne commun (pecten jacobæa) a des relations avec les huîtres : on le rencontre en abondance sur nos rivages. Les coquilles vides sont assez jolies pour attirer notre attention, mais l'animal lui-même est encore plus beau que son logis. Un peigne vivant mérite l'intérêt de ‘l'observateur, ne füt-ce que pour la rangée de points sem- blables à des veux, que l’on voit paraître au bord de la coquille, lorsque l’animal enir’ouvreses valves.—Sont-ce, oui ou non, des yeux? — On n'en sait trop rien jusqu'ici ; mais, après tout, pourquoi ne seraient-ils point ce qu'ils paraissent être ? Le peigne peut changer sa position et il la change, en rejetant l’eau, d’un point donné. Ce mode de locomotion est analogue à celui que pratique la larve de la mouche- dragon. On donne à ce mollusque le nom de jacobæa, à cause de la châsse de Saint-Jacques de Compostelle, laquelle sert de rendez-vous à de nombreux pèlerins. Comme signe de leur visite à la chàsse du saint, ces pèlerins met- taient à leur chapeau une coquille de peigne, pours’attirer la considération de leurs concitoyens. Les anciens che- valiers portaient de semblables coquilles sur leurs cottes d'armes, et ces mémoriaux sont passés à la postérité dans le blason des familles nobles. MOLLUSQUES 9297 LES HUITRES L'huître commune (ostrea edulis) appartient à cette divi- sion des mollusques appelés les acéphales. On la trouve près des côtes de la mer dans toutes les parties du monde connu. Les Romains en faisaient grand cas, et des navires étaient équipés tout exprès pour ame- ner les huîtres des contrées les plus lointaines. Leurs na- vires venaient jusque dans la Grande-Bretagne chercher ces coquillages ; car ils considéraient les huîtres britan- niques comme meilleures que celles de la Méditerranée. Je suis de l’avis des Romains; les huîtres de la Méditer- ranée (j'en ai mangé à Marseille) ne sont qu'une pâle et misérable contre-façon de celles qu’on pêche dans l'Océan. Je ne m'étonne donc plus que ce peuple sensuel payât des sommes énormes pour se procurer le produit de nos côtes. Aujourd'hui, la consommation des huîtres est très- étendue. Des lois sévères protégent cette pèche. De telles lois se proposent surtout de conserver la race, en met- tant la reproduction de ces mollusques à l’abri de l’im- prévoyance ou de la convoitise humaine. Les huîtres qu’on préfère généralement dans la Grande- Bretagne, du moins dans les provinces du midi, sont les petites huîtres, appelées natives. Elles sont, pour la plu- part, le produit des bancs français sur les côtes de la Normandie, où l’on va chercher le frai, qu'on dépose en- suite sur les couches d’huîtres dans les différentes pêche- ries de l’Angleterre. 298 LE MONDE DES EAUX Le frai, au moment où on le jette, environ vers le com- mencement de mai, estd’une couleur blanche, ressemblant quelque peu à des gouttes de graisse, — dans lesquelles, à l’aide du microscope, on découvre un grand nombre de petites huîtres. La matière dans laquelle nagent ces huîtres embryonnaires les met à même de s'attacher aux pierres et aux autres substances dures. Trois jours après que le frai a été versé, les jeunes huîtres ont acquis un quart de pouce de largeur. Au bout de trois mois, elles sont grosses comme un schelling; au bout de six mois, comme une demi-couronne; et, au bout d'un an, comme une couronne. Ces mollusques étant faciles à se procurer constituent d'excellents sujets pour l’anatomiste, et récompensent bien l'observateur de ses peines. La structure intérieure montre bien le soin qu'a pris la nature de pourvoir aux besoins des créatures les plus simples, les plus insigni- fiantes en apparence, les plus désarmées , telles que J'huître. Le corps de l’huître occupe l’écaille de telle manière que l'extrémité, vers laquelle se trouve la bouche, est placée dans la partie la plus étroite près de la charnière. La forme générale du corps est ovale, plus large à l’une des extrémités qu'à l’autre, avec un des côtés considéra- blementaplati. Le double manteau, dont les principales parties de l’animal se trouvent recouvertes, est libre dans toute sa circonférence, à l'exception d’un endroit vers la bouche, où ses deux lobes s'unissent un instant, et forment ainsi une sorte de capuchon. Le manteau a une double rangée de franges à chacun de ses lobes, — celles du lobe extérieur sont les plus courtes. Le sens du toucher paraît être très-délicat dans cette partie de l’ani- mal, il l’avertit de l'approche du danger. Ces franges MOLLUSQUES | 999 peuvent se rélracter par le moyen d’une série de muscles extrèmement fins. Immédiatement derrière cette ouverture, la bouche se dilate en une sorte de sac. Ce sac répond à l'estomac des mammifères. Une coupe pratiquée avec soin montrera au microscopiste l'existence de plusieurs vaisseaux, par le ministère desquels la bile se trouve ramenée du foie. Cet organe — le foie — est chez l’huître une masse verdâtre, entourant, de toutes parts, l'estomac. La continuation de l'estomac, ou le canal intestinal, se laisse voir claire- ment, s'enroulant autour du foie, d’où il se rend à l’ex- irémité du corps de l'animal. Les organes de respiration sont à peu près les mêmes que les branchies des poissons ; ils forment, de chaque côté du corps, une double série de vaisseaux. On dirait un réseau , dans lequel — avant l'émission du frai — on peut voir les préparatifs du produit futur. Le cœur se montre au centre comme un petit point blanc; la con- struction en est belle. Les vaisseaux dont le cœur se trouve pourvu sont aussi bien arrangés et aussi soigneusement adaptés au rôle qu'ils doivent remplir que les grands vaisseaux san- guins chez les animaux les plus parfaits. Il y a trois branches principales : une qui se dirige vers la bouche, une autre qui se porte vers le foie ou l'estomac, et la troisième qui se répand vers l’arrière-partie du corps. Les huîtres ne se rencontrent jamais à une très-grande profondeur, ni à une très-grande distance de l'embou- chure de quelque grande rivière. Elles n’habitent jamais le cours de ces rivières — au pointde vivre constamment dans l’eau douce — quoique souvent elles s’écartent assez de la mer, pour se trouver à découvert pendant les eaux basses. On n’a point trouvé, jusqu'ici, de substances 300 LE MONDE DES EAUX solides dans l'estomac des huîtres; il est à supposer qu'elles se nourrissent de très-petits animaux mous ou de quelque substance animale dissoute dans les eaux environnantes. On calcule qu'environ dix mille personnes sont em- ployées le long des côtes de l'Angleterre dans la pêche aux huîtres. Cette pêche est permise du 1% septembre à la fin d'avril inclusivement. Les statistiques évaluent à un nombre énorme de boisseaux la quantité d’huîtres élevées dans le Sussex et mangées surtout à Londres. C'est donc comme ressource alimentaire, comme branche d'industrie — surtout comme objet de luxe et de déli- catesse — un des fruits les plus importants de la mer. A ces traits généraux de leur histoire, il faut ajouter quelques particularités remarquables. Les livres de gastronomie nous apprennent que les huîtres veulent étre mangées dans tous les mois en 1 c’est-à-dire du mois de septembre au mois d'avril; mais, dans beaucoup d’endroits, la saison des huîtres s'étend du mois d’août à la fin de mai.—Encore certains amateurs nese font-ils aucun scrupule d'en manger toute J’année. | Chaque ville de l'Angleterre a ses bancs d’huîtres fa- voris ; à Londres, les plus estimées sont les huîtres de Colchester et de Milton; Édimbourg vante ses Pandores et ses huîtres d’Aberdour; Dublin réclame la priorité pour celles de Carlingford et de Barran; à Paris et en Belgique, j'ai vu faire grand cas des huîtres dites d’Ostende. Les huîtres qui viennent d’être draguées — c’est-à-dire enlevées de leurs gîtes naturels — doivent être mises dans de petits barils, serrées les unes contre les autres ; elles se conservent ainsi bonnes pendant huit ou dix F 4 1 Ë ; | MOLLUSQUES 301 jours, et, dans cet état, on les envoie souvent à de grandes distances. On peut aussi les faire parquer ; et cette perversion du goût, qui porte les gourmands à ad- mirer davantage le gibier, lorsqu'il est fait (lisez pourri), les habitue à trouver également dans les huîtres qui ont parqué une saveur préférable à celle des huîtres récem- ment extraites des bancs. Pour ceux qui ne se piquent point d’être gourmets, plus fraîches sont les huîtres, meilleures elles sont. Si, pourtant, vous avez besoin de les garder, je vais vous en indiquer le moyen. Posez-les, le dos en bas, dans un vaisseau approprié à la quantité d’huîtres que vous voulez conserver, et couvrez-les d’eau, dans laquelle vous aurez eusoin de faire dissoudre une bonne proportion de sel. Changez ensuite cette eau, toutes les douze heures. Plusieurs cuisiniers professent que l’on peut engrais- ser cet animal avec du gruau ou de la farine, dont on saupoudre l’eau; d'autres — d’après ce principe qui engagea une mère de la paroisse de Saint-Giles à baigner son enfant nouveau-né dans une goutte de gin — sont d'avis qu’on doit nourir l’huître avec du vin blanc et des croûtes de pain. D'un auire côté, j'ai entendu dire aux hommes qui ont la charge des puits ou des parcs que « l’huître ne mange rien que ce qui vient de la mer. » Je ne suis point, je l’avoue, parfaitement convaincu de ce dernier fait; mais je ne crois pas non plus que l’eau de mer, saturée de gruau, convienne le moins du monde à l'estomac délicat de ces mollusques. Ces grosses huîtres grasses, appelées Pandores, et qu'on estime tant à Édimbourg, doivent, dit-on, leur supériorité au contenu noirâtre des vases dont on se sert dans les fabriques de sel. Il y a là un sujet sérieux d'investigations, et que je recommande aux éleveurs 309 LE MONDE DES EAUX d'huîtres, ils t'ouveraient peut-être sur place d’excel- lentes données pour engraisser et améliorer ces mol- lusques. Les huîtres sont regardées comme un mets fortifiant et d’une digestion facile. On les recommande donc aux personnes d’une santé délicate et déclinante, ainsi qu'aux estomacs dérangés par des excès. Lorsqu'on mange les huîtres par raison de santé, il faut avaler l’animal dans son eau, dès que la coquille est ouverte. Si on la trouvait trop froide pour l'estomac, on y ajouterait une pincée de poivre. Comme on dépasse volontiers les bornes de la sobriété, en mangeant ces attrayants mollusques, il n’est pas inutile de faire observer que, quand on a absorbé trop d’huîtres, on se délivre du malaise qui peut en être la conséquence, en buvant une demi-pinte de lait chaud. Les huîtres n'étaient point communes à Rome, et on les vendait à un prix élevé. Macrobe nous assure, pour- tant, que les pontifes en avaient, chaque jour, sur leurs tables. En Angleterre, du 1v° siècle au règne de Louis IV, elles furent presque oubliées; mais elles furent bientôt remises en vogue, et, depuis ce temps, elles ont conservé leur réputation. Quelques gastronomes se font fort de manger ou plutôt d’avaler trois à quatre douzaines avant diner, pour s'ouvrir l'appétit. Autrefois, dans la vieille Cité de Londres, on appelait tavernes d’huîtres, les tavernes principales. Combien de bons vivants se plongeaient alors dans les défilés obscurs des étroites allées, à la poursuite de ce mets délicat! Le vin, l’esprit des convives, le chant faisaient le reste de l’assaisonnement. J'ai entendu dire à mon savant et facétieux professeur que, de son temps, parmi les amu- sements connus dans notre capitale, il n’en était pas de uk di Ps EX dolls MOLLUSQUES ET plus agréable, pour les deux sexes, qu'une partie d’huîtres — laquelle était toujours accompagnée de musique et d’un peu de danse. Les autorités municipales donnaient une attention particulière à la fête des huîtres. Au commencement de la saison consacrée à la pêche, les fonctionnaires publics entreprenaient hardiment un voyage aux bancs du frith of Forth. Cela avait quelque peu la solennité du doge de Venise allant se fiancer à la mer Adriatique. Le dur pêcheur de nos froides côtes semble lui-même être inspiré par cette délicate créature — l’huître. Le whiskey l’anime, quand il jette ses filets pour la pêche aux harengs ou quand il tend ses lignes au cabillaud ; mais, quand il traîne la drague destinée à prendre les huîtres, il chante, comme le pêcheur de Sicile, il chante pour charmer les esprits de l’abîme. Il y a, d’ailleurs, une tradition qui veut que, entre autres gentilles qualités, l’huître ait celle d’être sensible à la musique : « Le hareng aime le clair de lune, dit une chanson ; le maquereau aime le vent, mais l’huître aime le chant des dragueurs, car elle vient à eux galamment quand ils fredonnent un air. » L'oreille musicale de l’huître, voilà au moins une fiction poétique ! Quant à venir galamment, l'huître est de tous les ani- maux celui qui vient le moins. Ce mollusque est inca- pable de changer aisément de siluation. Presque entière- ment passif, il ne demande qu'à reposer tranquillement, et toujours à la même place, sur le lit de la mer. Rocs, pierres, pièces de bois, roseaux marins, tout lui est bon, pourvu que cela serve à le fixer, à le consolider et à le défendre contre l'agitation des vagues. Rien n’est plus commun, dans les régions tropicales, que de voir des 304 LE MONDE DES EAUX huîtres croître jusque dans les branches d’une forêt, Plusieurs des arbres qui végètent au bord des fleuves courbentsouvent leurs rameaux dans les ondes, particu- lièrement, le mangrove, qui aime surtout l'humidité. Les huîtres pendentalors de ces rameaux, comme des pommes de l'arbre le plus fertile. Le poids toujours croissant de ces fruits parasites attire de plus en plus l'arbre dans l’eau. 11 plonge, mais il continue de vivre, et le nombre des huîtres, qui augmente toujours, couronne de plus en plus son feuillage incliné. Quand les huîtres n’ont rien de mieux à quoi s’atta- cher, elles se collent les unes aux autres. Elles accom- plissent cette union par le moyen d’une sorte de ciment, propre à ce mollusque, et qui — une fois déposé — devient aussi dur que la coquille elle-même. Il est diff- cile de les séparer même avec le marteau. L'huître nous présente ainsi le curieux spectacle du mouvement réduit à sa plus simple expression : agir, remuer, travailler, cela signifie, dans la langue des hui- tres, ouvrir et fermer ses coquilles. L'huître est, au point de vue physiologique, un pauvre animal, pauper spiritu, et cependant c’est lui qui contient la perle! On sait, aujourd’hui, que les perles ne pleuvent pas du ciel, comme l'avaient imaginé les poëles. Suivant eux, « les gouttes d’eau se changeaient en perles, en tombant dans la mer. » La perle est le résultat d’une sécrétion morbide de l'huître; mais les plus belles et les plus grosses perles sont produites par la meleagrina margaritifera, qui vit dans la mer et qu'on rencontre sur différentes côtes. On extrait aussi des perles de l’unio margaritifera qui habite les rivières de l'Europe. Ce qu'il y a de singulier, F 6 MOLLUSQUES 805 c'est que, malgré le grand nombre d'espèces de ce mol- lusque qui abondent dans les rivières du sud de l’Amé- rique, on n'y trouve jamais de perles. Les meilleures perles —- puisque c’est de perles qu'il s’agit — sont produites par une espèce d’huîtres parti- culières qui vivent dans les eaux des Indes orientales et occidentales, et dans quelques autres mers, mais tou- jours sous des latitudes chaudes. On appelle ces endroits bancs de perles. Les plus célèbres bancs de perles sont près de la côte de Ceylan, au Japon et dans le golfe Persique, près des îles de Bahrein ou Bahraïn. On trouve aussi la perle près des côtes de Java et de Sumatra. Quelques naturalistes considèrent les perles comme des œufs avortés; d’autres, et avec plus de raison, les envisagent comme des concrétions morbides, des calculs (calculus, un petit caillou) produits dans l'écaille inté- rieure de l’huître. L'opinion la plus généralement ad- mise et la plus probable est que la piqûre d’un ver dé- termine la formation d'une telle vésicule, en favorisant, dans le tissu de l’écaille, l'introduction d’une quantité suffisante d'air qui l’enfle et la ballonne. Recueillir ces perles —ou mieux ces écailles —au fond de la mer, est l'affaire des plongeurs que l’on élève, dès la plus tendre jeunesse, pour cette occupation dange- reuse. Ils descendent de leur bateau avec une corde attachée autour du corps, et une pierre de vingt à trente livres fixée au pied pour les entraîner au fond de l'eau. Généralement, ils ont à descendre de huit à douze brassées avant d'atteindre les huîtres. Leurs narines et leurs oreilles sont bouchées avec du coton. Au bras est liée une éponge, trempée dans l'huile, et que le plongeur porte de temps en temps à sa bouche, pour respirer sans 26 306 LE MONDE DES EAUX avaler l’eau. Chaque plongeur a, en outre, un couteau pour détacher les huîtres, et un petit filet ou une cor- beille pour les recueillir. Quand il a rempli ce filet ou cette corbeille, et qu'il est incapable de rester plus long- temps sous l’eau, il dénoue la pierre qu'il traîne au pied, comme le boulet du galérien. Puis, il secoue la corde, et il est alors retiré par ses camarades. | La santé des plongeurs souffre beaucoup de leur occu- pation journalière ; heureux encore quand ils ne sont pas détruits par les requins! Ces terribles poissons les guettent, en effet, avec un acharnement funeste et les dévorent souvent. Si la jeune fille qui étale avec orgueil devant ses com- pagnes un fil de perles, songeait aux souffrances que coûtent ces objets de luxe et de coquetterie, si elle se disait qu’elle porte au cou la vie de plusieurs plongeurs, victimes un jour ou l’autre de leur périlleuse industrie, j'aime à croire qu'un nuage de tristesse et de compas- sion obscurcirait, au milieu du bal, son front rêé- veur. Les perles les plus estimées sont les perles d'Orient. L'histoire a fait grand bruit de la perle de Cléopâtre dis- soute, dit-on, dans un verre d’eau et bue, à la fin du re- pas, entre elle et Antoine, pour montrer ce qu’une reine et un proconsul romain pouvaient absorber de richesse d'un seul trait. L'histoire peut bien avoir inventé cette anecdote, — elle en a inventé tant d’autres! Ce qui est certain, c’est que les perles ne fondent plus aujourd'hui dans un verre d’eau chaude, même quand c’est une reine qui le leur commande. Un auteur anglais a fait observer, et avec raison, que, dans tous les cas, Cléopâtre, en présentant à Antoine cette perle dans une coupe, avait gravement enfreint ce AO NS TR ST 7 MOLLUSQUES 307 précepte : « Ne jetez pas les perles devant les pourceaux, ne Margaritas ante porcos! » Les perles sont ou situées dans le corps de l’huître, ou placées entre le corps et l’écaille, ou fixées à l’écaille par une sorte de col. Malgré leur lustre et leur prix, elles ne présentent rien de particulier dans leur composition chimique, — laquelle consiste seulement en carbonate de chaux. La perle étant, comme nous l'avons dit, le résultat d'une maladie de l’huître, quelques naturalistes ont in- diqué le moyen de la produire artificiellement, en bles- sant l’écaille de l'animal. A l'endroit piqué par un instru- ment tranchant et pointu, il se forme, dans l'intérieur du bivalve, une sorte de bulle nacrée, — qui est la perle elle-même. , - Chère à la gourmandise, chère à la coquetterie, l’huître qu'on représente, et avec quelque raison, comme l’em- blème de la bêtise, de la nullité, du statu quo, l'huître est une des créatures vivantes qui nous rendent le plus de services. En histoire naturelle, ne méprisons pas les humbles, les petits, les faibles, les bornés; ce sont quel- quefois les plus utiles. Qui s'intéresse aux souffrances de l’huître? Et pour- tant ce que les poëtes avaient pris pour une larme du ciel ou de la mer, la perle est la larme lente, dure, sèche, qui se forme silencieusement au fond de cette existence obscure et blessée. 308 LE MONDE DES EAUX LA MOULE Qui ne connaît la moule commune, même quand il ignore le nom scientifique de l'animal, mytilus edulis? Je l’ai souvent rencontrée sur nos rochers, auxquels elle adhérait par son câble naturel — le byssus. Non- seulement sur les rochers, mais aussi sur les vieux esca- liers de pierre qui trempent leur pied dans les vagues. Là, elle mouillait, comme un vaisseau à l’ancre dans nos ports. Cette moule, qu’on ramasse en abondance, s'appelle edulis (comestible), parce que c'est un article important de commerce et une branche de l’alimentation publique. Ce n’est pourtant pas, il s’en faut de beaucoup, un mets très-sain, surtout dans certaines saisons de l’année et pour certaines constitutions. 1] agit, dans certains cas, comme un poison et produit, en quelques heures, les effets les plus alarmants. J'en parle par expérience, ayant été deux fois empoi- sonné par ce mollusque; la figure enfle et s’enflamme à vue d'œil, une toux sèche, suffocante, opiniâtre, ne Jaisse au malade ni repos ni trêve, l'air sort en sifflant de la gorge qui s'irrite; des démangeaisons insuppor- tables se répandent avec des taches rouges sur la poi- trine et sur tous les membres. Cette vengeance du mol- lusque mangé ne cède qu'à l'administration de certains remèdes, tels que l'huile de ricin, le lait et une lotion extérieure à l’eau sédative. Les naturalistes et les médecins ne sont pas d'accord | | tds tdi" hs infectés nt dotée tee | MOLLUSQUES | 209 sur la cause de ces phénomènes morbides ; les uns les attribuent à la nature des eaux dans lesquelles ces moules vénéneuses ont été ramassées, d’autres à la pré- sence de petits crabes ou des œufs de barbeau, d’autres encore à l’imprégnation du vert-de-gris dont ces mol- lusques se sont saturés en s’attachant aux flancs des na- vires doublés de cuivre. Il y en a, enfin, qui rapportent ces ravages à l’état de santé plus ou moins altérée déjà, chez la personne dont l'appétit se satisfait aux dépens de ces animaux suspects. Il est certain que le poison, si poison il y a, n’agit point de même sur tous les tempéraments. Et de plus, le même tempérament en est plus ou moins affecté, selon les dispositions sanitaires de l'individu qui s'expose à la rancune posthume de ces mollusques. La moule est l’huître du pauvre, et je ne voudrais point priver les classes ouvrières d’une ressource qui ajoute quelques agréments à leur alimentation journalière, surtout dans nos villes maritimes; mais je crois remplir un devoir d'humanité en les prévenant contre le danger et en leur donnant les moyens de le combattre. Le byssus est un assemblage de fibres délicates, soyeuses et extrèmement fortes, dont l’origine paraît être jusqu'ici assez obscure. Plusieurs coquillages sont pourvus de cette substance qui se montre, à l’état de perfection, dans la grande pinne de la Méditerranée. Quelques exemplaires de ce dernier mollusque ont près de deux pieds de longueur. On file et tisse le byssus comme de la soie; dans plusieurs endroits, on voit des gants, des hourses et d’autres objets qui ont été faits avec cette substance. Elle est néanmoins trop rare pour être employée dans le commerce comme une branche importante d'industrie. +9 oo ——— 310 LE MONDE DES EAUX La pinne est le géant de la famille : elle atteint quelque- fois des dimensions imposantes. Il y a des moules d’eau salée et des moules d’eau douce; ces coquillages se rencontrent dans la mer, les lacs, les rivières. On élève quelquefois artificiellement des moules de mer dans des marais d’eau salée qui se trouvent alimen- tées par la marée. Les pècheurs les jettent dans ces étangs durant la saison favorable. Là, n'étant point trou- blées par les agitations de la mer, ni par les déprédations de leurs ennemis, les moules jettent tranquillement leurs œufs, qui se développent bientôt. On trouve alors ces animaux attachés ensemble en grappes de plusieurs douzaines. Il faut un an pour peupler un étang ou un banc de moules. On les tire de leur lit, du mois de juillet au mois d'octobre, pour les vendre, et on les vend à vil prix, mais en telle quantité, que c’est encore une branche de com- merce lucrative. La moule dispute à l’huître l'honneur de produire la perle. On ne s’étonnera pas de cette circonstance, si l'on songe que le mécanisme de l’ossification du manteau est le même chez ces deux familles de bivalves. Les moules ont donc servi de sujets aussi bien queles huîtres aux expériences de ceux qui ont voulu faire con- tracter à la coquille interne de ces mollusques des mala- dies fécondes. L'art de produire les perles en quelque sorte à volonté, dans l’intérieur de la coquille de certains bivalves, n’est point une découverte nouvelle. Elle remonte à Linné. Peut-être ce grand naturaliste lui-même l'avait-il em- pruntée à d’autres et recueillie dans ses voyages. Quoi qu’il en soit, Linné connaissait le moyen d'obtenir MOLLUSQUES RE es 81 Î artificiellement la formation de la perle chez les bivalves d'eau douce de son pays. « Ce secret, dit M. Raspail dans sa Revue complémen- taire des sciences appliquées, consistait à faire venir des perles à volonté sur toute espèce de moules des rivières de Suède et de Norvége; mais, spécialement, sur une espèce très-abondante dans les rivières du nord de l'Europe, ainsi que dans les comtés de Tyrone et de Donegal, en Irlande, et même dans le Danube; c’est l’es- pèce à laquelle Linnée à donné le nom de mya marga- ritifera. » Longtemps la découverte de Linné resta secrète; mais, plus tard, elle fut divulguée dans les Mémoires de . l'Académie de Berlin. Elle consistait à blesser la coquille de ces moules de rivière, à la perforer d’un trou régulier et à replacer ensuite la coquille dans l'eau; au bout de cinq ou six ans, on retrouvait la coquille de chaque moule enflée de la grosseur d’une vessie. On établissait ainsi une fabrique de perles semi-artificielles en par- quant les coquilles dans une eau courante. » Linné présumait que ces coquilles pouvaient vivre jusqu’à 50 ans. » D’après Millin de Grandmaison, le manuscrit de Linné De perlarum ortu était conservé dans la collection du grand homme que Smith avait achetée à Stockholm et apporté, à Londres, par un rare concours de circonstances favorables; car les États de Suède, en apprenant la nou- velle de cet enlèvement d’un monument qui aurait dû être national, avaient envoyé une flotte à la poursuite de l'acheteur, comme s’il eût été un ravisseur. » Cette méthode a été renouvelée dans ces derniers temps par des savants qui se sont donné les honneurs de la découverte, 312 LE MONDE DES EAUX M. Raspail taie « Une foule de circonstances acces- soires de la vie des mollusques à perles peuvent contri- buer à la formation des perles, tout autant que la piqûre d'un parasite aquatique; car une foule de hasards sont en état de déterminer un dégagement de gaz capa- bles d'insufiler une vésicule du plus gros volume. Nous avons trouvé très-souvent dans les dédoublements du manteau de nos moules de rivière, des œufs avortés qui s'étaient insufilés d'air et incrustés de carbonate de chaux nacré, à l'instar des plus jolies perles. Ils for- maient des a en miniature, tout en conservant l'aspect et les dimensions ordinaires des œufs de ces margaritifères d'eau douce, Le manteau des bivalves est en quelque sorte la matrice et l’organe d’incubation des œufs ; on le rencontre souvent encombré comme un ovaire d'œufs. » J'aime l'huître et j'aime la moule — autrement que ne les aiment les gastronomes; je les aime pour leur vie obscure, dévouée, méconnue. — Prolétaires de l’abime, elles fabriquent. sans le savoir et en soufirant, ces richesses dont d’autres profitent et dont s’enorgueillit la vanité des oisifs. LA PINNE OÙ LE JAMBONNEAU Nous avons vu que beaucoup d'espèces de moules avaient la faculté de s’amarrer comme un navire avec un ou plusieurs câbles de byssus. Les tridacnes gigan- tesques de l'océan Indien forment ainsi un càble si fort et 1 1 3 1 _MOL LUSQUES 313 si RS qu'on ne peut le Aéche qu à ide de plu- sieurs coups de hache. Les coquilles des tridacnes ou bénitiers sont fameuses par l'énorme grandeur qu’elles atteignent; il en est de plus de six pieds et qui pèsent plus de six cents livres. LE PÉTONCLE Ce mollusque est peut-être le plus abondant de tous ceux qui se rencontrent sur nos côtes. Si vous ramassez une poignée de coquillages au hasard, un tiers d’entre eux seront des pétoncles vivants; l’animal trouve son logis sous le sable dans lequel il s’enterre. Le pied que nous avons observé, pour ainsi dire, à l'état rudimentaire, chez le peigne, se développe chez la pétoncle, atteint un volume considérable et sert à l'ani- mal pour creuser Je sable. Comme la langue humaine, cet organe se montre capable de prendre plusieurs formes, de déployer plusieurs degrés de puissance et de fermeté. C’est, tour à tour, une alène, un crochet, une perche, un ressort. | Cet animal est un grand terrassier : : armé de sa bêche naturelle, il se creuse, dans le sable, un trou aussi vite que pourrait le faire un homme avec une bèche de métal; car, quant aux bèches de bois, elles ne peuvent guère Jutter contre les outils de cet animal. Plus d’un observateur a remarqué d'un œil inquiet, (car rien n’est plus inquiétant pour le naturaliste qu'un phénomène dont il ne découvre point la cause) les petits jets de sable et d'eau mêlés que l'on voit si souvent se 314 LE MONDE DES EAUX a D —_———— dégager à la surface de la grève, lorsque les eaux se sont retirées. Ces minces globules sont produits par les pé- toncles qui gisent cachés sous le sable, et qui sont en- core dans l’eau, même lorsque la surface de la grève est à peu près sèche ; car tout le monde sait que la mer, en se retirant, laisse des lacs souterrains. Cet animal n’est pas seulement un terrassier; c’est aussi un sauteur; le même instrument qui lui sert de bèche pour creuser un trou dans le sable, lui sert en même temps de pied pour bondir en l'air. LE MANCHE DE COUTEAU Il y à un autre mollusque qui creuse des terriers et qu'on rencontre sur nos plages les plus sablonneuses : c'est le manche de couteau (solen ensis). Get animal fouit mème plus profondément que le précédent; on le trouve souvent à la profondeur de deux pieds. Il faut, pourtant, qu'il ait des raisons particulières pour creuser si avant ; car, dans la plupart des cas, il se tient assez près de la surface, pour que son tube puisse se projeter hors du sable. Le terrier dans lequel vit l'animal est presque perpen- diculaire ; c’est là que le mollusque — véritable cénobite — passe sa vie entière. Quelquefois seulement il monte à la surface, puis il redescend au fond de son trou : car il n’a point les moyens locomoteurs de son confrère, le mineur cardium edule. Si, d'un côté, le rayon de ses voyages est très-circon- DE MO ROLE STE Er Tai scrit, il trouve une compensation dans l’activité de ses mouvements au sein de son étroit domaine. Le pêcheur qui veut se procurer vivant le manche de couteau connaît bien l’agilité de ce mollusque et prend ses mesures en conséquence. Lorsque la marée se retire, il guette le jet d'eau et de sable que l’animal lance en l'air, — alarmé qu'il est par le pas de son ennemi. Dans le trou d'où montait tout à l'heure le jet d’eau et de sable, le pêcheur enfonce un mince bâton ferré, à tête en forme de harpon, il perce ainsi l'animal et le retient, en le tirant de son trou. Si, pourtant, ie pêcheur vise mal et manque son Coup, il n’essaye pas une seconde fois; car il sait bien que l’animal s’est retiré au bout de son ter- rier et qu'il ne réussirait point à le déloger de là. La facilité avec laquelle le manche de couteau, si commun sur nos rivages, S’ensevelit dans le sable, déjoue ainsi plus d’une fois l'œil et la main la plus exercée. LES PHOLADES Encore un autre mollusque fouisseur. Dans plusieurs rochers de craie, tels que ceux qui composent les fa- laises blanches de la vieille Angleterre, divers fragments sont rejetés par la mer. Si vous les examinez par les eaux basses, vous les trouverez perforés de trous nom- breux, qui courent à une certaine profondeur et qui varient considérablement en dimension. Ces trous sont faits par le pholas dactylus, — un des animaux les plus remarquables de la création. On découvre continuellement de durs rochers et des 316 LE MONDE DES EAUX pièces de bois troués par ce curieux mollusque; on trouve ces coquillages dans les trous dont ils remplis- sent exactement la cavité; mais personne, jusqu'ici, ne sait comment la chose a lieu. Le plus merveilleux, c’est que la coquille n’est nullement dure et ne peut, par con- séquent, faire l'office de lime. Il y a même quelques espèces où la coquille est complétement douce. Et, d’ail- leurs, si cette coquille jouait le rôle de vrille ou de vile- brequin, le trou serait à peu près circulaire au lieu de se mouler — comme cela arrive —sur la forme de l’animal. On les trouve dans le grès, le calcaire, la craie, le chêne. La pierre solide qu’on oppose à l'effort des eaux, et qui estconnue sous le nom de pierre de Plymouth, se trouve bien vite attaquée par ces singulières créatures. Ces animaux sont surtout un fléau pour les construc- teurs de jetées de bois, car ils s'emparent de la partie des piles qui se trouve submergée et sur lesquelles repose la jetée; ceci fait, ilstravaillent de leur mieux à les cribler de trous dans le plus bref délai. On est pourtant parvenu dernièrement à arrèter leurs ravages, car les pholades ne peuvent percer le fer, et on a reconnu que si des clous de fer sont enfoncés les uns contre les autres dans la partie submergée des piles, ils constituent une défense contre les attaques de ces mollusques. J'ai plusieurs fois observé l'animal dans des morceaux de rocher. Il était implanté là comme dans son lit ou dans son alvéole. La coquille cannelée enveloppait l'animal ainsi qu'un manteau, le pied ou le pédoncule apparais- sait au centre, et le tube, projeté en l'air, sortait de la co- quille comme une trompe. On peutse procurer de bons spécimens en faisant sauter un éclat de roche, et en extrayant alors de leur domicile pierreux les coquilles mortes ou vivantes. Dans l'intérieur PRO RR PERER EER Pe DE, PP PA OU PPT NT Pa MOLLUSQUES 317 d'une coquille intacte, on remarque une projection très- curieuse, qui a quelque peu la forme d’une cuiller. L’u- sage de ce membre n’est pas très-connu. Quant au tube, c'est un organe composite. Il est formé de deux tubes ou siphons comme on les appelle, placés très-près l’un de l’autre, et construits selon le système d’un fusil à deux coups ou d’une trompe d’éléphant. A travers ces tubes passe l’eau nécessaire à la respiration; elle est reçue dans un tube, attirée de là vers les ouïes et finalement rejetée par l’autre tube. Les ravages commis par ces animaux sur les pilotis des quais, et sur d’autres semblables structures submergées ont été souvent des causes d’alarmes et de danger; Île breakwater de Plymouth a singulièrement souffert de ce fléau. LE TEREDO Il y a un autre mollusque qui perce aussi les substances dures, et qui mérite, à plusieurs égards, notre attention. On l’appelle ver-de-vaisseau ( teredo navalis). Ce nom est mérité; car il semble avoir une inclination toute pariiculière pour les bois submergés, et surtout pour les poutres de navires. J'ai chez moi une grosse pièce de chêne, débris de quelque naufrage; je la trouvai — par les eaux basses — embarrassée dans les rochers qui avoisinent mon ermitage. Elle est tellement perforée par le teredo, qu’il est presque impossible de trouver une portion du bois sur laquelle on ne remarque les im- pressions dévorantes du mollusque. L 2 - 318 LE MONDE DES EAUX On peut néanmoins protéger le bois contre les ravages du teredo, comme contre ceux des pholades, par une sur- face de clous de fer à grosse tête. Ces clous se rouillent bientôt sous l’action de l’eau salée, et l’ensemble du bois se trouve ainsi rapidement couvert d'un épais manteau d'oxyde defer, — substance pour laquelle le teredo semble éprouver une forte antipathie. Il y a quelques années, les fameuses digues de la Hol- lande furent menacées par ce mollusque rongeur. Les Pays-Bas apprirent alors à leurs dépens qu'il n’y a point de petits ennemis. Les pilotis qui protégent l’indus- trieuse population néerlandaise contre les vagues étaient mordus, déchiquetés,troués — un peu plus, et ils allaient s’écrouler , entraînant dans leur chute les ouvrages ma- ritimes qui servent de défense aux villes, aux campagnes, à des milliers d'habitants. Heureusement, par suite de durs hivers ou pour toute autre cause, le teredo semble avoir souffert, et la Hollande est encore une fois sauvée. J'ai vu au musée de Leyde le témoignage de ses ravages : un morceau des pilotis que le mollusque avait attaqué sous l’eau et qui était tout vermoulu. Linné appelait le teredo la calamité des navires. Chez ces bivalves le manteau s’allonge excessivement en une sorte de tube, tandis que les valvules sont très- petites, de sorte que l’animal ressemble plutôt à un ver, qu'à un mollusque. Il perce des trous dans toutes les ‘ directions, à travers le bois qui gît dans la mer, et double d’une croûte écailleuse l’intérieur de la cavité. Malheureusement, il est commun dans nos mers ; les pilotis des débarcadères et des quais, les écluses des docks, les quilles des navires se voient bien vite percés et criblés par ces animaux destructeurs. Il suffit de plonger, pendant quelques semaines, un morceau desapin PRE NE SE LT ON ee PE OST EE ER PO IS PE TN IE ES VIENT PE NI TS MOLLUSQUES 319 dans l’eau, pour le retirer tout perforé d’outre en outre; le chêne le plus solide ne résiste pas lui-même aux atta- ques sournoises de cet envahisseur. Il n’y a d’autre remède contre de tels ravages que celui qu’on emploie contre le parasitisme des pholades — des clous à grosse tète qui forment, avec le temps, un manteau dense et con- tinu de rouille. — Le teredo ne peut du moins entamer cette cuirasse. Le teredo navalis n’est point, tant s’en faut, un gros animal; mais il à un allié d’une grande taille, le teredo géant, dont le diamètre est de trois pouces et qui atteint - la longueur de six pieds. Jugez de ses ravages! BRAGHIOPODES Ces mollusques constituent un groupe très-limité, dont les caractères principaux sont : deux feuillets du man- teau reposant l’un sur l’autre, et qui composent les or- ganes respiratoires ; — de nombreux cils, qui frangent les bords de ce manteau, et dont les vibrations poussent constamment des jets d’eau vers la surface ; — des vais- seaux sanguins qui s’embranchent en un dense réseau, distribuent le fluide vital et le mettent en contact avec l'oxygène ; — deux bras charnus, placés près dela bouche, garnis de longs cils. Chez quelques espèces , ces bras sont d’une grandeur considérable; ils peuvent s'étendre hors de la coquille 2 322 LE MONDE DES EAUX bivalve, ou se rétracter à plaisir en spirales élégantes. On suppose que ces curieux organes ont pour office de produire dans l’eau des glouglous, des tournants, qui apportent ainsi des molécules de nourriture à la bouche de l’animal. Ces longs bras sont creux et contiennent un fluide, qui, étant mis en action par une série de muscles spiri- formes, se trouve poussé vers les extrémités; grâce à ce mécanisme, les bras s'étendent rapidement. On trouve beaucoup d'espèces fossiles appartenant à cette classe de mollusques — les lingules et les térébra- tules — mais les espèces vivantes, connues, ne sont pas très-nombreuses. Plusieurs d’entre les anciennes familles peuvent néanmoins exister encore dans la nature, sans que nous les connaissions; car ces mollusques habitent les eaux très-profondes et s’attachent au fond de la mer. L'un deux, le crania personata, a été rapporté d’une pro- fondeur de deux cent trente-cinq brassées. Comment l’animal peut-il, sous une si énorme pres- sion, agiter l’eau avec les faibles organes dont il dispose? C’est là un phénomène dont l’homme a lieu de s'étonner; mais la nature, qui a fixé leur habitation dans ces abîmes, leur fournit tous les moyens nécessaires pour jouir de la vie. AGÉPHALES NUS Les animaux de cette classe offrent des traits de pa- renté d’une part avec les polypes, de l’autre avec l’huître et les autres acéphales bivalves. Il est singulier de trouver les conditions d’un animal- plante chez un groupe de créatures déjà placées assez haut sur l’échelle de l’organisation et de la vie. Il faut pour- tant nous y résigner. Après avoir joui quelque temps de la liberté et du mouvement, les ascidies (une des formes les plus com- munes de cette classe de mollusques) s’enracinent elles- mêmes, pour ainsi dire, sur des substances étrangères et cela par groupe. Les individus s'unissent alors les LE MONDE DES EAUX 324 uns aux autres par un tégumen commun et vivant. Et, cependant, malgré ce trait de ressemblance avec les zoophytes, les détaiis de leur organisation, la structure et l’arrangement de leurs viscères, leurs nerfs respira- toires et leur système de circulation, tout les ramène, quoique de loin, à la famille des huitres. Ces animaux sont renfermés dans une tunique de cuir, que l’on peut considérer comme représentant les coquilles des bivalves. La surface extérieure de cette tunique est ordinairement grossière et raboteuse; mais l’intérieur est remarquable de délicatesse et de douceur. Si vous coupez la tunique, vous découvrez un autre vête- ment de peau, qui est le manteau et qui se montre ca- pable d’une forte contraction musculaire. L'extrémité inférieure de l'animal se trouve générale- ment fixée à une pierre, à une coquille ou à un morceau de bois, tandis que l'extrémité supérieure se termine par deux ouvertures — dont l’une reçoit la nourriture aussi bien que l’eau nécessaire à la respiration — et dont l’autre sert à expulser les excréments et les œufs. Quoique ces mollusques soient les derniers de tous, gardez-vous bien de croire que leur organisation soit négligée. Animaux inférieurs, soit, mais on ne peut pas dire animaux incomplets. Ils sont parfaits dans ce qu'ils sont et dans ce que la nature a voulu qu'ils fussent. Une vaste cavité occupe une grande partie du corps ; l'intérieur de cette cavité est couverte de petits vaisseaux sanguins qui s’entrelacent sur le tout en un joli réseau. A la surface jouent d'innombrables cils disposés en ran- gées transversales. Ce mécanisme sert à la respiration de l'animal. L'eau entre librement dans cette cavité, elle se disperse et se change par la constante vibration des cils. Ainsi, le sang, dans les innombrables veines, se MOLLUSQUES 325 trouve mis en communication avec l'oxygène de l’eau, et il se renouvelle pour entretenir la vie. La nourriture est absorbée par le même mécanisme ingénieux. L'animal, étant fixé, ne peut aller chercher sa proie; il n’a, d'ailleurs, point de bras pourla saisir ; mais l’eau, amenée continuellement dans la cavité respiratoire, apporte avec elle des molécules de matière animale et végétale, que les courants, formés par les cils, préci- pitent vers le fond de cette cavité, où se trouve l’ouver- ture du gosier; par ce canal, les susdites molécules se trouvent chassées et voiturées jusqu’à l’estomac où se fait la digestion. Les magnifiques organismes qu’on observe chez les animaux supérieurs m'émerveillent moins encore que ces prodiges de sagesse, d'industrie et de structure que je trouve dans l'économie des animaux inférieurs. Les premiers sont les privilégiés de la création ; il est donc tout simple que pour ceux-là la nature se soit, pour ainsi dire, mise en frais; mais les seconds, qui les croi- rait dignes d’une attention particulière? Et, pourtant, ils sont tout ce qu’on pouvait désirer — tout ce qu'ils ont besoin d’être pour occuper honorablement et joyeu- sement leur place dans la grande harmonie. Insensé qui dit en parlant des faibles, des obscurs, des petits : « Cela n'existe pas ! » Non-seulement tout existe, mais, c'est précisément, dans les plus humbles créatures qu’on trouve une série de mécanismes plus diversement appropriés aux différentes conditions de la vie. Plusieurs familles de mollusques acéphales nus sont communes sur nos côtes. Les uns sont fixés ; les autres nagent en liberté. Il y en a de si délicats et de si trans- parents, qu’on les distingue à peinedans un vase plein »- 326 LE MONDE DES EAUX d’eau. Ceux-ci mènent une vie solitaire ; ceux-là se ren- contrent agrégés. Parmi les plus intéressants, est le genre Pyromosa qui consiste en un tube gélatineux, ouvert aux deux bouts, composé d’une infinité de petits bourgeons, serrés les uns contre les autres sur toute la surface ; chacun de ces bourgeons est un animal. Dans les mers tropicales, on voit d'immenses légions de ces tubes; quelquefois, ils forment une masse compacte d'une mille d'étendue et jettent une lumière phosphorescente d'un éclat inusité. « Rien, fait observer M. Kirby, ne surpasse la lumière éblouissanie et les brillantes couleurs qu'émettent ces corps flottants. Les couleurs varient d’une manière vrai- ment admirable, passant, à chaque seconde, d'un rouge luisant au safran, à l'orange, au vert, à l’azur, réfléchis- sant chacun des rayons entre lesquels le prisme divise la lumière, ou que l’arc-en-ciel déploie dans les nues. » LES MERS LUMINEUSES La vaste et puissante surface de la mer est par elle- même un miroir auquel la terre n’a rien à comparer pour la magnificence et la grandeur. Soit que ce miroir convexe s’étende uni et calme comme une glace pour refléter la lumière du soleil, pendant le jour et la nuit, tous les astres du firmament — soit qu’il se brise en sn mel Due “fa. ei, à =, D ef — nd a D RS, 2 2 à: ET TE TT PP ET MOLLUSQUES 327 houles larges et lourdes, dont les ondulations n’ont point cessé ni changé de formes, depuis que Moïse a écrit ces paroles : « Les eaux ont été rassemblées dans un même réservoir » —soit mème qu’il se bouleverse en montagnes liquides sous le souffle d'une violente tempête, l'Océan est seul, dans sa beauté sévère et majestueuse, l'élément qui ne change pas, et, comme dit un poëte anglais, « l’éternité de la terre. » Mais ce n’est pas seulement par lui-même que l'Océan est merveilleux. Des formes sauvages etétranges peuplent ses abimes et sillonnent sa surface. De glorieuses créa- tures pleines de vie et d'amour, belles de formes, plus éclatantes et plus variées de couleurs que l’arc-en-ciel, s’ébattent dans ses retraites et réjouissent de leur pré- sence la morne figure du grand désert d’eau. Là, le mammouthdes mers, l’immensebaleine soulève sa lourde masse au-dessus de l'élément flexible, marquant son passage dans les vagues par un jet d’eau écumeuse, tandis que « la fumée sort de ses narines comme d’une chaudière bouillante. » Lent et sinistre, le requin passe “devant le spectateur tremblant, comme un esprit de ténèbres qui trace pourtant une ligne de lumière. Le dauphin, lui, s’élance à travers l'infini, semblable à un morceau d’or fondu, et le poisson volant — fait d'argent et d'azur — file comme une flèche sur la crête des vagues. | Eh bien, à travers tous ces effets de vie, de [umière et de couleurs, qui se présentent, de moment en moment, aux yeux du contemplateur voyageant sur l’abîme, il n'y a peut-être pas de scène si étrange ni si merveilleuse que le phénomène de la phosphorescence des mers. Celui qui a vu ces mers lumineuses n'oublie jamais les émo- tions qu'a fait naître dans son àme un spectacle si mys- 925 LE MONDE DES EAUX térieux, si nouveau pour les habitants de la terre. Je me souviens encore, avec un plaisir indicible, de la première fois où j'avisai du pont du navire les flancs de ma gigan- tesque monture inondés par un déluge de lumière qui coulait entremêlé de pierreries d’un lustre vivant. Il y avait toutes les nuances, au sein de ce fouillis d'étin- celles qui tantôt s’abîimaient en bouillonnant dans l’azur foncé de l’eau comme une poignée de diamants, et qui tantôt brillaient à la surface, à travers les ténèbres, comme une torche de fée. Quel naturaliste ne s’est hâté, en pareil cas, avec une curiosité d'enfant — car tout le monde est enfant devant de pareilles grandeurs! — d'examiner les minces et chatoyants mollusques que l’écume amenait à portée de sa main! Quel cœur sensible aux beautés de l’univers n’a regretté alors l'indifférence de ceux qui ont des yeux, mais qui ne regardent point — une âme et qui ne savent point l’ouvrir aux révélations de la nature! Quel homme, parmi les plus braves, n’a senti, au moins pour un instant, une impression de terreur, quand, d’une extrémité à l’autre, il a vu l'Océan changer tout à coup de nature, et comme le fabuleux Phlégéthon des anciens, rouler en vagues de flamme liquide! La solution de ce problème a longtemps exercé les re- cherches des philosophes. On a inventé plusieurs théories pour expliquer d’une manière plausible l’existence d'un si singulier phénomène qui avait attiré l'attention des voyageurs. Silberschlag croyait que la nature de ces clartés était phosphorescente. Le professeur J. Mayer supposait que la lumière se trouvait ensevelie sous l’eau, d’où elle se dégageait ensuite à la surface de la mer. Gentil conjecturait que ces effluves lumineux venaient de la présence du fluide électrique, et qu’ils étaient MOLLUSQUES , 329 produits occasionnellement par voie de friction. D’autres _les attribuaient à la putréfaction d'animaux et de plantes marines.—Il est, désormais, inutile d'examiner le fonde- ment de ces diverses hypothèses, puisqu'elles se trouvent contredites aujourd'hui par les observations plus récentes des naturalistes. On attribue maintenant ces apparences lumineuses de la mer à la présence d'innombrables petits animaux d’une substance gélatincuse, qui émettent leur clarté par quelque sécrétion, dont la nature est inconnue. Ces animalcules ont été réunis, pour la plupart, sous leterme générique de méduses. Leur forme et leur taille varient sur une grande échelle depuis la medusa pellucens, ou méduse transparente, qui à quelquefois huit pouces de diamètre jusqu'à la nereis noctiluca, cette étincelle des mers— mais si petite, qu'elle est difficilement perceptible à l'œil nu. Ces astres vivants de l’abîme ne diffèrent donc pas moins entre eux pour la grosseur que les astres du ciel. La nereis qui brille pendant la nuit est à la medusa pellucens, ce qu'est, dans le ciel, la plus petite étoile à Jupiter. L'Océan est à la fois le milieu qui a le plus de nuit et celui qui a le plus de lumière. Quelquefois, il effraye l'œil humain par sa solitude ténébreuse; d’autres fois, il l’étonne et l'effraye encore par la richesse des flammes, des étincelles et des clartés qui s’allument tout à coup dans ses insondables abîmes. Il y a plusieurs variétés de méduses qui possèdent la faculté de faire de la lumière. Je me bornerai ici à quel- ques-unes des plus remarquables qui habitent les mers du nord de l'Amérique. 28 3930 LE MONDE DES EAUX La plus commune est la medusa pellucens de sir Joseph Banks, dont il rencontra souvent une variété dans le port de Boston, et qui est connue sous le nom de poisson- soleil. Elle est d'une forme hémisphérique et a ordinai- rement cinq pouces de diamètre. Le sommet de la cou- ronne est marqué d’un cercle qui se divise en six compartiments égaux par l'intersection de six lignes noires. De la circonférence de ce cercle jusqu'aux con- tours de l’animal partent un grand nombre de radiations, d'une teinte pourpre ou brune. Le bord est frangé par une membrane grosse comme un fil, semblable aux branchies des poissons et répondant, peut-être, au même ordre de fonctions. De cette membrane dépendent un grand nombre de longs tentacules ou suçoirs, qui servent probablement à saisir la proie, en l’enveloppant dans leurs plis. Au centre intérieur, est suspendue une sorte de sac, qui se termine par quatre ou cinq points en forme de doigts, et qui paraissent être l’esiomac et les viscères. — Le lustre vient surtout de la couronne et des contours de l'animal. Dans toute la tribu des animaux marins lumineux, il n’y en a peut-être pas de plus brillant que la créature singulière nommée par M. Peron — qui l’a découverte — la Pyromosa atlantica. Elle a d’un à trois pouces de longueur; elle est de figure cylindrique; l’une de ses extrémités présente une forme conique et l’autre une forme tronquée. Le corps est creux et dépourvu de tout organe, si ce n'est une structure délicate et réticulée qui double l’intérieur de cette cavité. L'extérieur est couvert de nombreux petits tubercules, qui sont les siéges principaux de la lumière, laquelle se reflète dans l'obscurité avec une force presque incroyable. POP UMR VD VD. 1 MOLLUSQUES 981 Ces animaux se rencontrent quelquefois en groupes de la grosseur d’une tête d'hommes. Leur apparence est alors très-belle et ressemble assez bien à ces globes placés pour la montre aux fenêtres des pharmaciens. Quand on prend une de ces créatures hors de l’eau et qu'on la comprime dans la main, il s’en échappe une clarté bleuâtre, qui ne dure que quelques moments, puis qui s'éteint, laissant l’animal mort et sans lustre. Une autre de ces belles créatures phosphorescentes est le beroe fulgens, long d'environ un pouce et peint de couleurs variées. Sa forme ressemble à celle de l'animal précédent. Son apparence dans l’eau est presque la même. Il se rassemble aussi en nombre, mais, au lieu de former des amas, il se distribue en longues chaînes. Dans quelques latitudes, on en voit flotter par myriades avec toutes les nuances et tous les tons de la lumière, depuis le vert foncé de l’émeraude, le pourpre et le violet de l’améthyste, jusqu’à l’étincelle transparente du dia- mant. Vers le coucher du soleil, par un temps calme, on les voit se tordre sur l’eau en spirale comme des serpents, ou bien encore, changer de forme et de position à chaque ondulation de la mer, au delà de l'ombre que projette le navire à la surface de l'eau. Je les ai observées moi-même ces étincelles vivantes pendant. des heures — les belles heures de ma vie! — Il était curieux de voir ces serpents d'eau se mouvoir en une sorte de voie lactée, et quand ils s'élevaient, les feux-follets couraient sur la mer. Ils s’enroulaient, ils nageaient, et chacune de leurs traces était un éclair de feu doré. Mon Dieu, que la mer est riche! Et quelle était ma confusion, quand je venais à songer que tous ces trésors de lumière, tous ces chatoie- ments de pierreries, tous ces étalages de splendides cou- 332 LE MONDE DES EAUX leurs capables de rendre le soleil jaloux — si, dans toute la nature, le soleil n'était le seul qui fût au-dessus de la jalousie — que toutes ces clartés, en un mot, et tous ces éblouissements étaient produits par une gelée inerte! Ces feux de joie n’ont pourtant pas sur les mers d’autre cause que celte matière commune, jointe peut-être à la contraction et à l'expansion de l’animal — lequel se dis- sout pendant même qu’on l’examine. Le grand caractère de la nature, c’est de faire beau- coup avec rien. Une robe de gélatine devient, sous ses combinaisons infinies, une robe de pourpre, d'or, d’ar- gent, de feu liquide. La lumière de la medusa pellucens est extrêmement brillante, et ses éclairs sont quelquefois si vifs, qu’ils affectent les yeux de l'observateur qui regarde ces ani- maux pendant assez longtemps. J'ai vu, sur les côtes de l'Amérique, les eaux tellement remplies de ces girandoles vivantes, surlout après une tempête, qu'il était dange- reux de faire voile vers la terre; car il était difficile alors de distinguer les lumières répandues sur le rivage de celles qui brillaient dans l’eau et qui nous entouraient dans toutes les directions. Une autre fois, — par un vent fort qui soufilait du nord- est dans le 32° degré de latitude entre les courants du golfe et les endroits sondables de la mer— je fus témoin d’une des scènes les plus magnifiques, quoique les plus terribles et les plus imposantes qu’on puisse imaginer. La nuit était très-noire, avec de fréquents éclairs du côté de l’ouest; jusqu’à onze heures du soir, rien pourtant d’inusité ne se montra dans l'apparence de la mer. Mais, vers cette heure-là, la face de l’abîme devint lumineuse, et, à minuit, le spectacle était sublime, auguste, étour- dissant. Les éclairs de la nue semblaient se mêler avec MOLLUSQUES 333 les jaillissements de lumière qui sortaient de la masse des eaux et faisaient courir à l'horizon un vaste incendie. — Un ciel en feu, une mer en feu! - Une pluie successive d’écume enveloppait, à chaque mouvement, la quille, les cordages et les voiles dans un manteau de lumière lugubre. Les extrémités des barres de bois brillaient de points lumineux, et les agrès étaient chargés de diamants. Or, comme ces agrès se mou- vaient dans le ciel çà et là, sous le souffle du vent, ils présentaient alors l'aspect d’un fouillis d’étincelles qui s’échappent d'une forge. L'effet de cette lumière, je dois le dire, n’était pas favorable au visage des personnes, qui prenaient — ainsi vues — des airs de spectres. Les figures des marins avaient une apparence étrange et surnalu- relle. Tous les gens de l'équipage avaient un aspect ver- dâtre et hâve, comme les acteurs sur le théâtre dans une scène d'incantation. — Tout cela à laissé dans ma mé- moire une de ces impressions qui ne s’effacent point. Durant l’action de ces phénomènes, le vent tourna au sud-est. Il resta dans cette direction à peu près une heure. Pendant ce temps-là, la lumière fut plus vive et plus in- tense que jamais. En passant un peu d’eau à travers un linge, j'obtins un grand nombre de petits globules d’une couleur bleuâtre; et l’eau perdit alors son éclat. Ces glo- bules n'étaient généralement pas plus gros que la tête d'une épingle. Quelques-uns d’entre eux étaient du vo- lume d’un petit pois et d’une forme oblongue. Il est probable que ces derniers animaux appartenaient à la variété dont a parlé M. Macartney, la medusa scintillans ; car ils étaient, — ainsi que ceux qu'il décrit — si trans- parents, qu'on pouvait à peine les voir dans l’eau, et quand on les tenait à la lumière, ils ressemblaient à des globules de ce fluide. 28. ee LE MONDE DES EAUX Ils manifestaient aussi une disposition à se réunir ensemble à la surface de l’eau, où ils prenaient une pâle couleur jaune. Quand je replaçais dans l’eau un certain nombre de ceux qui étaient sur la serviette, on ne voyait aucune lumière pendant que l’eau était tranquille; mais si l’on agitait le vaisseau qui les contenait, un jet de lu- mière s’élançait aussitôt. Les insectes brillaient comme le crépuscule d’un soir d'été. Outre ces méduses — et plusieurs autres plus grandes — il y avait beaucoup de petites chevrettes connues sous le nom de cancer fulgens, qui donnaient une lumière irès-brillante, dégageant leurs rayonnements comme à volonté, surtout quand elles étaient troublées. Si l’on frotiait ces insectes contre la serviette, leurs morceaux ressemblaient au phosphore qui se produit dans les poissons à l’état de dissolution ; mais cela durait peu. Vers deux heures du matin, le vent tourna subitement au nord-ouest, et bientôt toutes les particules lumineuses s'étaient évanouies. Je ne saurais dire si cette disparition subite était due au changement de l'atmosphère; mais j'ai eu lieu de remarquer que, toutes les fois que la mer se trouvait remplie de ces molécules scintillantes, le vent était du côté de l’est. Un très-grand nombre de voyageurs ont rapporté les mêmes effets extraordinaires. M. de Riville, membre de l’Académie française des sciences, vit, durant une nuit, sur la côte de Malabar, la mer prendre l'apparence d'un champ de neige. Cook et de la Pérouse — dans le cours de leurs voyages — racontent avoir vu l'Océan se changer en une légère couleur jaune-paille. Le Père Bourges, pendant son voyage dans l'Inde, en 1794, fut témoin de ce qu'il appelle des tourbillons lumineux; ils parais- saient et disparaissalent par intervalles comme des MOLLUSQUES 390 éclairs. Le capitaine Horsbury raconte avoir contemplé un phénomène particulier visible dans l’océan Indien, durant la saison des pluies. Une nuit que la mer était très-noire, elle se changea tout à coup en un immense océan couleur de flamme brillante, qui dura pendant environ dix minutes. Cette incandescence ne ressemblait point au petillement ni au scintillement ordinaire des corps luisants, c'était une sorte de lumière laiteuse, également diffuse. Entre la Nouvelle-Orléans et les côtes de la Chine, un peu après le coucher du soleil, toutes les personnes qui se trouvaient à bord furent surprises de l'apparence lactée de la mer. Elles s’imaginèrent être sur un récif de madrépores et crurent que la lumière était produite par la réfraction du roc. On jeta la sonde ; mais, quoiqu’'on laissàt filer soixante-dix brassées de cordes, on ne trouva point le fond. Un des passagers examina un baquet d’eau dans l'obscurité et y découvrit une grande quantité de corps globuleux — à peu près de la grosseur d’une tête d’épingle — joints ensemble et qui émettaient une pâle lueur phosphorique. Ce singulier phénomène se fit voir pendant deux soirées. Aussitôt que la lune se levait, la mer reprenait son obscurité habituelle. Ces observa- tions sont très-importantes ; elles tendent à prouver que la lumière diffuse-de l'Océan est produite par l'interven- tion de petites méduses qui se trouvent vers la surface. Ces globules appartenaient, sans aucun doute, à la va- riété medusa scintillans. Ainsi, la mer a, outre l’astre qui éclaire la terre pen- dant le jour, un soleil qui lui est propre — soleil de nuit, composé d’une infinité de molécules vivantes, qui s’al- lument sous l'influence de certains agents météréologi- ques, et qui répandent alors dans labime une clarté 336 LE MONDE DES EAUX profonde, — variant depuis le pâle éclat de la lune et le scintillement des étoiles — jusqu’à l'épanouissement soudain des aigrettes d’or, d'argent et de feu omnicolore que la lumière fait quelquefois frémir à la surface des eaux, quand le soleil se couche. Voyagez sur la mer, vous tous qui avez besoin de rece- voir une leçon de sagesse! Quand vous avez réuni, avec des peines indicibles, quelques cailloux brillants, quel- ques brins de métaux précieux, vous vous croyez riches. Eh bien, lamer vous ditalors : «Regarde! Avec d’humbles créatures que tu ignores, que tu dédaignes, toi qui te proclames fièrement le roi de la création, je fais luire plus de lumière, j'étale plus de trésors, je répands, sur un espace infini, plus de rayonnements, je brode mon sombre manteau bleu de plus de pierreries étincelantes que les rois de la terre, dans toute leur pompe ruineuse, n’en peuvent dérober à la nature! » Il nous faut prendre congé des mollusques et dire en quelque sorte adieu à une forme d'organisation animale dont on connaît maintenant les caractères, à de muets habitants des eaux dont nous avons étudié la vie, à d'innombrables colonies de testacés qui peuplent, comme nous l’avons vu, les différentes zones marines, depuis le fond jusqu'à la surface de l'abîme.— La chaîne des êtres vivants, en glissant sous nos yeux, va maintenant nous offrir la série des animaux articulés. FIN DES POISSONS ET MOLLUSQUES TABLE DES MATIÈRES Inrropucriox à l'histoire des poissons RS CR RENE EE AE Ces 5 PR IGN ES poissons . 7/2 000002 0 NE R Re 12 POISSONS P-O'L SISTOINSSR OS S'EUUX ACANTHOPTÉRYGIENS TE 0 DRM RSR RE LS CN NE TE EE ATOS UE 20 le cchélodon de ne EE RER AN RQ 0) ST 95 Hethon:t 272: 338 TABLE DES MATIÈRES L'espadoni:z "fe VA ENT ES TRES RENE 3) Éemaquerean., fi ARR RETOUR TI ANS 57 LOHORER Sa Un Un DE An AE SE nr EE ee ae ee ETES MS à HépEpeRe RL EURE RE RTE CN En TEE 42 Poissous-Prenquilles.… 7...) 214 0 221 LOUP 59 LES RE LMAES 170202 0 UT uen DUT SRI EEE 61 OS A NO de Le an alu NI IS “51 2 SOLE ib. MALACOPTÉRYGIENS RReaT pe deu LES NN TEE der RS 64 La dorade de la Chine ou poisson rouge. . . . . . . . . . . . . .. 71 Lebarbeaus x is Ne ne Ja ae Ne COTES 19 PRRRQUES 2 en te ee 0 RM RER 83 RÉ A LR AT CE TS ROSES 91 He pdt M 2 0. NS RS RE ER 98 Le gardon, la vandoïse, l’ablette: 75.755204 ARE 99 HE Denehel TL dos ao, TEE COR 105 ÉC'DOISSON VON. ©, - 7. 4e us SSSR 112 Les SMrES er. Due. à CIDRE Le LUN IR ONDES SERRE 115 AO 2 2 Sn US SUCRE SE 116 Da merluiehe ls 2e Un Lime ie SOURCE RE 122 Rae nn ns AN Ce NE SATA Par AN CA EP PRES |. TER ESS PAST OUT OO RE EL PTT ES ET à ci + RE LL: Da ne 2 20 à Mae PE onde RU 00 RU SEM SEEN 140 Re MADÉDR 0 ee à ao eue oo be 8 Ut CS SN EE 145 RES ALU nn nn LI UUt@e cd LOT NOIR ARS 150 STE Pr CPR S PARA ES ET ee SES M Rae 0 LE LU SU ein SM AAC 5 Le Mbot 5221000 es Da AE ANR Re ES AE SEE 155 EN et MES RP IE ER RL ER AR EP ee 155 L'anémile D ee A, LS dE ESS RES ib. GYmaote. — Anguüillé électrique. . : .,: 4:10. 2 Cp 159 L'ÉPRMPENES EE MS Let 20e OU te Cet leu Se TN STE SERRES 165 LOPHUBRANCHIES Ées hippogampes. : 145. 7: 07 SRE SO RE ES 165 Poisson tube 3.7.5, 1:21 eus RENAN SERRE RER 169 sie" orties TABLE DES MATIÈRES 339 PLECTOGNATHES PET dOns 2. ENS RAR EE Re ER LE MEET SE RE 172 POISSONS CARTILAGINEUX PESEECOB. 2. : 0 2 ONE a 175 LEE DE URSS RER RE PAC EL page PE Er 179 NS RM NT EUR Tan TR 206 M RIDENR ES. 0 6 ML MR PRESS : 207 AACPNDATION ARTIFICIELLE . 2. 200.0. 20 etape 209 MOLLUSQUES I Ce qui constitue la différence entre les animaux supérieurs et les AR ET IeNTS. 22 OR ST CRE PR RER 215 Il Ééur formalion. — Leur croissance. . . .L. . . . : . . . . , Lo 217 ll Distribution géographique des coquillages . . . . . . . . . . . .. 223 IV Organisation intérieure des mollusques . . . ............ 253 V Du rôle des mollusques dans un aquarium . ........,... 259 340 TABLE DES MATIÈRES CÉPHALOPODES Classe des céphalopodes. — Les sèches . . . . .. .. . . 247 PERTE UT 11 TPE ARMES PR RE RM PR EN" 7 | 253 DTA UNE 2 Dar Dur, RL ONE 258 PEÉBUPHDES 544. 5. 4 JS al 4 Vo TE 261 GASTÉROFODES Be como ins die +2 om eue 2 ENS + NAS ER RS ardt de RO PPT PER D 275 LES ICOMQUESS 0 Le DD sens à à lai 208 0 OS SERES 276 Les pareclnes. fi. 0 0 CN ge TES 277 Les tOmpies 25 On et he MARS RENE 278 Le limacçon de mer . . . . . .. RP RP AMEN EE 279 LD Te de SR ua net res ud 208 SN TERRE 280 Benne Ti hd à Mini dans SONORE “ 202 LdOnS COrMÉes 2 à 14 ue due mots en ee CRE tb. ACÉPHALES (BIVALVES) DES RPIEES 5200 20 0 ein à dei et ee RER 294 RRSMEBS 02 em durs Lie Le LE TeINRERS 297 NOEL EC AL ET ds are 03e TRS OR EE 308 £apinne-ou le jamhonneau . .:. : . 6, SOIR 312 Pepe ea 8 cr se MUOIECRRSENRREEE 515 Lelmanche de couteau. 0. 70 Lt. 2 3 0 PENSE 514 LORD MERS UD PEUR 2 Me à US a NET RNESE EE 315 Retéredgs: “Has 4 Jane de SRE ES SRE 317 RERO OMR NUE TR Sn di Reese 2. TEA 921 AGÉPHADES MS. 22 4 Mod he 18e DE COS CNE 325 BL MERS )LUMINEUSES. . 2: 24e 5 à 0 NRA 326 FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES LIL 3 2044 072 232 648 MA CAS NT UE es et D me Ms