Digitized by the Internet Archive

in 2011 with funding from

University of Toronto

http://www.archive.org/details/lavieetlesoeuvre02beau

LA VIE & LES ŒUVRES

JEAN-JACQUES ROUSSEAU

Henri B BAUDOUIN

TOME SECOND

PARIS

LAMULLE & POISSON, LIBRAIRES-ÉDITEURS Rue du Beaune, 14

189 1

"UniversT^

B'BLIOTHECA

S'ttaviens'is

Sis

CHAPITRE XVIH

1762

Sommaire : Le Contrat social. t. FjTagtnents inédits à joindre au Contrat social.

il. Du contrat, comme base de l'état civil. De l'unanimité comme condition du contrat. Le principe île Rousseau détruit tout état social et tout gouvernement. De la clause du contrat : aliénation totale de l'individu. Rousseau confond la libellé avec l'égalité. De la viola- tion du contrat.

III. De la volonté générale et de la souveraineté du peuple. De la volonté générale et de l'intérêt général ou privé'. Caractères de la volonté générale. De la loi. Des assemblées du peuple. De l'es- clavage. — Résultat du système : le despotisme. l'assage de l'intérêt privé à l'intérêt général. Du législateur.

IV. Du gouvernement ou pouvoir exécutif. Rôle du gouverne- ment. — Précautions à prendre contre le gouvernement.

Y. De la religion civile de. Rousseau. Règles, dogmes et pénalités de la religion civile. Sur un chapitre additionnel du Contrat social.

VI. Résumé du système de Rousseau. Tempéraments d'application apportés par Rousseau. Jugements sur le Contrat social.

I

De tous les ouvrages de Rousseau , le Contrat social est sans contredit le plus travaillé. Son style concis, ses maximes presque lapidaires, ses formules abstraites, ses idées s'enchainant suivant une lo- gique implacable, à la manière des théorèmes de géométrie; tout cela suppose un travail constant, fécondé par de longues réflexions.

On sait que Jean-Jacques avait détruit la plus grande partie de ses Institutions politiques, pour n'en conserver que le Contrat social. Les pages dé-

•2

LA VIE ET LES OEUVRES

traites ne Tout pas été pourtant à tel point qu'on n'en ait retrouvé quelques brouillons épars, tantôt sur des feuilles volantes ou sur des cartes a jouer, tantôt sur des registres, pêle-mêle avec des recettes de cuisine et des comptes de lessive ; plusieurs sont écrits de la main de Thérèse, Dieu sait avec quelle orthographe. Le tout a été récemment réuni et im- primé sous le nom de Fragments et Pensées1.

Ces Fragments renferment peu de choses qu'on ne retrouve dans les autres ouvrages de l'auteur. Parle-t-il du luxe ou des richesses, c'est le Discours sur les sciences ou le Discours sur l'inégalité ; est-il question des lois ou du gouvernement, c'est l'article Economie politique ou le Contrat social. Un seul point est à noter dans ces essais, mais il est impor- tant, c'est le but élevé, « rendre les hommes meil- leurs ou plus heureux » que Rousseau attribue à l'institution politique2. Aurait-il donc vu que les vertus morales sont aussi des vertus économiques et politiques ? que le travail est mieux accepté, la richesse mieux répartie, l'assistance plus affectueuse, l'envie moins aiguë, si le pauvre et le riche, l'ou- vrier et le patron sont pénétrés de leurs devoirs réciproques ; que les rois sont plus sages, plus mé- nagers de l'or et du sang- du peuple, les sujets plus soumis aux lois et les nations moins exposées aux révolutions, si princes et sujets recherchent avant tout la justice et le droit ; en un mot, que l'harmo- nie sociale d'un pays quelconque est en raison di- recte de sa moralité? S'il vit ces choses, il les vit

1. SXRKCKEISEN- MOULTOU, Œuvres et correspondance iné- dites de J.-J. Rousseau, 1861.

Fragments et pensées. 2. Frag- ments, préface.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 3

bien vaguement, et, eu tout cas, les mit bien mal en pratique. Il faut néanmoins lui savoir gré de ses aspirations morales, tout en ajoutant qu'elles étaient moins rares alors qu'on n'avait pas encore fait de la politique et de l'économie politique des sciences indépendantes, ne relevant que d'elles seules.

On peut joindre aux Fragments un discours en forme de lettre sur les richesses1, l'on reconnaît les déclamations, l'orgueil jaloux, les germes d'en- vie si communs dans les ouvrages de Rousseau.

Enfin, en 1884, la Bibliothèque de Genève a fait l'acquisition d'un manuscrit important de Rousseau, ne comprenant pas moins de quatre-vingts pages, dont une trentaine absolument inédites. Ce docu- ment, très élaboré, très soigné, parait absolument prêt pour l'impression ; pourquoi l'auteur l'a-t-il néanmoins laissé de coté? On ne peut guère attri- buer cette détermination qu'à une modification assez grave dans le cours de ses idées. Il est à remarquer en effet que, si cette œuvre peut servir parfois A élu- cider certains points du Contrai social, elle est au moins aussi souvent en contradiction avec lui. Elle a été tout récemment l'objet d'une communication fort intéressante faite à l'Académie des sciences mo- rales et politiques par M. Bertrand, professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Lyon. M. Bertrand lui assigne la date de 1754 et la re- garde comme la souche primitive dont sont issus le Discours sur l'économie politique et le Contrat social 2.

1. Alfred de Bougy, Frag- j tiques dans la séance du ments inédits, etc., de J.-J. | h avril 1891 par M. Alexis Rousseau, in-18, 1853. 2. Le | Bertrand, professeur de phi- texte primitif du Contrat sa- losophie à la Faculté des cial. Mémoire lu à l'Académie I lettres de Lyon, des sciences morales et poli- j

4 LA VIE Et LES OEUVRES

Venons maintenant à la partie des institutions po- litiques qui fut conservée. On doit l'étudier avec d'autant plus de soin qu'elle marque la pensée dé- finitive de l'auteur sur ce sujet. Dans son Discours sur les sciences, il a des tâtonnements et des hésita- tions ; il cherche sa voie ; dans V Inégalité, il dépasse le but; le Contrat social fixe son point d'arrêt, celui il acquiert son équilibre politique. Combien de fois remit-il son œuvre sur le métier? .Nul ne sau- rait le dire ; mais il est aisé de voir qu'il dut le faire à plusieurs reprises, et les soins qu'il appor- tait à ses écrits confirment ce sentiment.

Nous voudrions commencer par donner une ana- lyse du Contrat social. Rien ne semble plus facile au premier abord : le livre est si bien ordonné ; les divisions en sont si précises, la marche si régulière! Cependant nous devons confesser qu'un obstacle grave nous a parfois arrêté : il y a plusieurs points du Contrat social, et non des moins importants, qu'il nous a été impossible de comprendre. Nous adresser aux commentateurs eût été courir le risque d'augmenter encore notre embarras , tant les inter- prétations sont diverses et parfois contradictoires. De sorte que ce livre si vanté, si souvent cité, serait en définitive, selon nous, plus cité que compris. Et comment l'aurions-nous compris? l'auteur ne se comprenait pas lui-même. « Ceux qui se vantent d'entendre mon Contrat social , disait-il un jour , sont plus habiles que moi. C'est un livre à refaire1. » « J'avertis le lecteur, dit-il quelque part, que ce chapitre doit être lu posément, et que je ne sais pas Fart d'être clair pour qui ne veut pas être atten-

1. DusaULX, De mes rapports avec J.-J. Rousseau.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 5

tif '. » Que de fois il aurait pu répéter le même aver- tissement2.

Mais s'il a quelquefois été obscur, il ne Ta pas toujours été, tant s'en faut. Essayons de donner une idée de son système.

Rousseau a traité les questions les plus impor- tantes et les plus pratiques du droit politique : les fondements sur lesquels la société est assise, l'au- torité, la liberté, la loi, la religion, les droits et les devoirs des peuples et des individus. Sa théorie peut être ramenée à trois chefs : du contrat con- sidéré comme base de la société ; 2 de la volonté générale et de la souveraineté ; 3" du pouvoir exé- cutif et du gouvernement.

Il

« Qu^est-ce qui fait q c'est l'union de ses membres.

tat est un , dit-il ? Et d'où naît l'union

1. Contrat social, 1. III, cil. I. 2. M. Bertrand (p. 16 et suiv.) voit dans le manuscrit de Genève la clé des contradic- tions et des incohérences du Contrai social. Le manuscrit était relativement modéré, clair, exact; l'abus des abs- tractions, Tarnour du para- doxe, le désir d'atteindre à la rigueur mathématique, la crainte de paraître ressem- bler à Montesquieu enga- geant l'auteur dans des rema- niements déplorables et dans des argumentations pitoya-

bles, l'auraient entraîné « à se rendre laborieusement in- intelligible. Au fond, dit M. Bertrand, Rousseau n'a qu'un tort, mais il est grave : ses idées se modifient, et il s'obstine à n'en convenir ni avec les autres, ni peut-être avec lui-même. " Nous a vouons n'être pas convaincu par ces raisons; nous croyons, au contraire, que Rousseau sa- vait ce qu'il faisait ; mais en définitive, s'il modifiait ses idées, nous ne voyons pas pourquoi nous en demande-

LA VIE ET LES QEUVIIES

de ses membres? De l'obligation qui les lie. Mais quel est le fondement de cette obligation ? La>^çj?xiv-e4î4iou_1_JiLJi]ii^__eng,ag'einent de ceux qui s'obligent1. » Rousseau en reste là. Ajoutons encore un mot : Qu'est-ce qui donne à la conven- tion sa force obligatoire? T^, justice,. Cette addi- tion n'est pas superflue ; car si, quand il a à se justifier, Rousseau déclare qu'il n'est pas permis d'enfreindre les lois naturelles par le coutrat social2, rappelons-nous qu'il a donné ailleurs la moralité et la justice comme les produits exclusifs de rétablis- sement des sociétés3. Dans le Contrat social lui- même, il ne voit que deux bases possibles à l'ordre social, la nature et la convention. « Cependant, dit-il, ce droit ne vient pas de la nature ; il est donc fondé sur les conventions v. » « Les bonnes institutions sociales, dit-il dans un autre ouvrage, sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme ; car on ne peut être à la fois homme et citoyen". » Et ailleurs : « Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant6. » La vraie philosophie avait toujours regardé la justice comme la règle suprême de nos actions ; Rousseau la renverse du trône du haut duquel elle comman- dait à l'humanité. Ce-n'esi-pltts-ia justice^

rions l'expression à un pre- mier travail, que lui-même a voue à l'oubli . plutôt qu'à l'œuvre capitale qu'il a li- vrée au public comme un des principaux monuments de

sa gloire. 1. Le tires de la Montagne, lettre VI. 2. M. 3. Discours sur l'Inégalité. 4. Contrat social, 1. 1, ch. I. o. Emile, 1. I. (5. Contrat so- cial, 1. I, ch. vin.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 7

la4ustk.e.

Le contrat ne saurait donc être la base première de l'ordre social, puisqu'il y en a, dans tons les cas, une autre avant lui, la justice : si le contrat est injuste, il ne peut obliger. Mais dans ces conditions mêmes, et sous l'autorité de la justice, peut-il seu- lement prétendre à être le fondement de l'ordre social? En fait, il est impossible de l'établir. Si Rousseau avait pu citer un seul exemple à l'appui de sa thèse, il l'aurait plus avancée en deux lignes qu'il ne l'a fait par ses longues considérations. S'il ne l'a pas fait, il est permis d'en inférer qu'il ne l'a pas pu. D'autres, il est vrai, ont voulu le tenter à sa place ; mais ils n'y sont parvenus qu'en dénatu- rant l'idée du maître dans son fond et dans ses condi- tions1. Si loin qu'on remonte dans la nuit des temps, toujours on y voit les sociétés établies et en exercice. Les temps préhistoriques eux-mêmes, si pauvres en faits, nous en montrent au moins un, la réunion des hommes en société. Quant à la naissance même des sociétés, nul ne peut se vanter d'y avoir assisté ; l'histoire est muette à cet égard ; ce qui prouve que la société remonte plus haut et plus loin que l'his- toire. Des sociétés ont été détruites ; leurs débris ont formé des sociétés plus petites, ou ont été se perdre dans des sociétés déjà existantes ; mais on ne parle pas de sociétés se créant de toutes pièces par un acte libre de la volonté de leurs membres. La légende ou l'histoire citent à la vérité des éta- blissements de sociétés : Nemrod, Orphée, les cités

1. Barni, Histoire des idées I siècle, 27e leçon. morales et politiques au xvili9 ]

8 LA VIE ET LES ŒUVRES

grecques, Romulus, Mahomet; on a voulu y joindre les États-Unis d'Amérique, la France de 89, la Confédération helvétique. Ces exemples ne sont pas tous authentiques," et aucun n'est concluant. Ils sup- posent des sociétés déjà existantes, la plupart se personnifient dans un chef, aucune ne renferme le contrat ; aucune surtout ne remplit la condition d'unanimité que Rousseau juge nécessaire.

Car ce contrat, dont on ne peut apporter un

I exemple, Rousseau commence par y mettre cette

Y condition impossible, l'unanimité.

Que dix ou vingt personnes se réunissent en une volonté commune, sur des intérêts graves et person- nels, c'est déjà chose assez rare. Mais qu'une réunion nombreuse, un peuple tout entier, quelque petit qu'on le suppose, se mette d'accord, sans qu'une dissidence se produise; il faudrait, pour le croire, n'avoir aucune expérience des assemblées. Voyons comment les choses se passent dans nos chambres des députés et dans nos sénats , dans nos assem- blées électorales et dans nos clubs. trouver un candidat accepté de tout le monde, une loi qui réu- nisse tous les suffrages ? Et ce qu'on ne voit point dans une commune ou dans un canton, entre hommes soumis à la môme éducation et aux mêmes habitudes, accoutumés à vivre sous le même régime et sous les mêmes lois, parvenus à un degré rela- tivement élevé de connaissances, on voudrait le voir se produire spontanément, entre gens grossiers, primitifs, habitués à vivre sans règle et sans frein, ignorants des lois de la moralité et de la justice, appelés, ou plutôt venus sans appel de qui que ce soit, pour se prononcer sur un état dont ils ont à peine ridée, mais qui doit, en tout cas, boule-

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 9

verser leurs habitudes, gêner leur liberté, contra- rier leurs penchants ! Le danger commun a pu les réunir, dit Rousseau ; mais, sans remarquer ce que ce moyen a de violent et, en quelque sorte, de forcé, n'est- il pas à craindre que, le danger une fois passé , la division ne se mette au sein de cette so- ciété d'un jour? Car, il ne faut pas l'oublier, le contrat est essentiellement révocable , et rien ne m'oblige à vouloir aujourd'hui ce que je voulais hier ; rien surtout ne m'autorise à engager la vo- lonté de mes enfants1.

Rousseau, dans ses Lettres ae la Montagne*, se défend énergiquement contre la pensée d'attaquer les gouvernements ; mais n'a-t-il pas dit que le con- trat est la base unique et nécessaire de tout ordre social, « l'acte par lequel un peuple est un peuple ; » que sans lui « il n'y a ni bien public, ni corps po- litique 3 ; » que « tout homme étant libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque pré- texte que ce puisse être, l'assujettir sans son aveu *; » que « la loi concernant la pluralité des suffrages est elle-même un établissement de convention5? » D'un autre côté, ne savons-nous pas que ce contrat n'a jamais été constaté, n'a jamais existé et n'existera jamais; que cette unanimité est une chimère? Les conséquences maintenant sont faciles à tirer : point de contrat, donc point d'ordre social, point de corps politique, point de lien, point de patrie, point de lois, point de gouvernement, point de magistrature, point, de police, point d'armée, point de commerce, pas même de moralité ni de justice; rien, absolu-

1. Contrat social, 1. 1, ch. iv. I social, 1. VI, ch. v. 4.7tf.,l.IV,

2. Lettre VI. 3. Contrat \ ch. n. '.:>■ Id., ch. v.

#■

10 LA VIE ET LES ŒUVRES

ment rien que des individus en droit de reprendre, si bon leur semble, leur indépendance de nature et leur isolement de sauvages; pouvant se tuer, se vo- ler, se traiter en amis ou en ennemis selon leur in- térêt du moment. Acceptez l'idée du contrat, et pas un gouvernement ne reste debout. ïSon seulement pas un ne peut établir son droit ; mais il n'en est pas un qui ne soit convaincu d'être illégitime et sans droit. Il aura peut-être la force; mais, comme le dit très bien Rousseau , la force ne constitue pas le droit, et n'attend, pour être détruite, qu'une force égale et contraire '. « Le Genre humain avait perdu ses titres, a dit un auteur, Jean-Jacques les a re- trouvés 2 ; r> tout au plus aurait-il constaté qu'ils étaient définitivement perdus, et qu'on ne les re- trouvera jamais.

Heureusement rien n'oblige à recourir à cette idée de contrat. Quelle imprudence de. donner à la so- ciété un fondement si précaire, de la soumettre au flux et au reflux continuel de l'opinion, de la livrer à la merci d'un vote ! Rousseaun'admet même pas que la société vienne de la nature ; parole grave dans la bouche de l'apôtre de la nature ; à moins qu'elle ne soit une nouvelle épigramme à l'adresse de la so- ciété. Mais nous croyons plutôt qu'ici il ne s'enten- dait pas lui-même. On doit remarquer en effet, qu'il donne comme raisons déterminantes du contrat, le besoin, l'intérêt :{, principes que l'on peut trouver mesquins et impuissants à engendrer le droit, mais qui n'en sont pas moins naturels. Du reste il n'est pas besoin de fixer la date de l'établissement de la

1. Contrat social, 1. I, ch. ni. I du Contrat social 3. Contrat 2. Brizard, Avertissement \ social, 1. I, ch. n.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 11

société pour décider qu'elle est naturelle. Partout il y a des hommes, ils vivent en société, quelle meilleure preuve qu'ils sont faits pour la société ; que la société est un produit spontané de leur na- ture et l'expression même de leurs facultés ?

Nous avons insisté longuement sur ce mot de contrat social, parce qu'il est la clé du système. « Si on passe à Rousseau son titre, a dit un auteur, on risque d'être obligé de lui passer le reste1. » Nous ne voudrions lui passer ni son titre ni le reste.

Car si ridéedecontrat spcial est une idée absurde, les termes n'en sont pas plus acceptables. Rousseau ne propose qu'un article, mais cet article unique ne peut que l'aire reculer tout ami de la liberté. « Ces clauses, dit-il, se réduisent toutes à une seule, savoir, l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté... Clause tel- lement déterminée par la nature de l'acte que la moindre modification le rendrait vain et de nul effet. » Et voilà ce que Jean-Jacques appelle « une forme d'association qui défend et protège de toute la force commune la personne et tous les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéit pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant 2. »

Ainsi, pour être libre, je commence par aliéner

totalement et sans réserve tous mes droits ; « car

/ s'il m'en restait quelqu'un, je serais en quelque point

^"mon propre juge... l'état de nature subsisterait. » Il

est vrai que « chacun se donnant à tous, ne se

donne à personne ; et comme il n'y a pas un asso-

1. Torombert, Principes de I social, 1. I, ch. VI et IX. droit politique. 2. Contrat \

1*2 LA VIE ET LES OEUVRES

cié sur lequel ou n'acquière le même droit qu'où lui cède sur soi, ou gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a1. » Autrement dit, j'aliène ma liberté mais j'ac- quiers un droit infiniment petit sur la liberté de chacun de mes concitoyens, et ces infiniment petits, additionnés ensemble, forment un total équivalent à ce que j'ai cédé.

Rousseau suppose ici bien gratuitement que la liberté est une monnaie courante et sans effierie, une sorte de fonds commun chacun peut indifférem- ment puiser sa part. Mais la liberté est au contraire ce qu'il y a de plus personnel et de plus spécial à ^chaque individu. Elle l'est au point de constituer presque la personne humaine. La liberté en général n'existe pas : c'est la mienne, c'est la votre, c'est toujours celle de quelqu'un. Chacun naturellement tient à la sienne ; je tiens à la mienne comme vous tenez à la vôtre ; mais nous ne pouvons pas plus les échanger que nous ne pouvons échanger notre œil ou notre bras. Je puis attaquer votre liberté, je puis la détruire dans ses manifestations extérieures, je ne puis me l'approprier ; elle tient tellement à la per- sonne qu'elle s'évanouit plutôt "que de se laisser prendre par un autre. Comme Rousseau le dit lui- même, « le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté2. » Prenons, par exemple, la liberté de la presse ; je puis vous empêcher d'écrire votre pensée; mais si, à la place, j'écris soit la mienne, soit même la vôtre, ce n'est pas votre liberté que j'emploie, pas plus que ce n'est votre action que je fais. Que m'importe donc la liberté du

1. Contrat social, 1. I, cli- VI et l\. 2- W., 1- II, ch. I.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU . 13

voisin, que Rousseau met si généreusement à nia disposition? Est-ce que j'en ai besoin? Est-ce que j'en puis user? Qu'il me laisse la mienne; c'est celle-là qu'il me faut, et non une autre. Ce «pie je vois do pins clair, c'est qu'il m'enlève ma liberté, sans rien me donner à la place ; que, pour me consoler, il enlève aussi celle des an- tres, et qu'ainsi il réunit tout le monde dans une commune et mutuelle servitude. Rousseau en con- vient quand il dit : « L'homme est libre, et par- tout il est dans les fers... qu'est-ce qui peut rendre ce changement légitime? Je crois pouvoir' résoudre cette question1. » Tel est en effet l'objet de son livre. Cette entrée en matière est peu engageante. Il aurait mieux fait d'indiquer les moyens de rom- pre les fers de l'humanité, si tant est qu'elle en soit toute chargée, que de composer le code de la ser- vitude.

L'erreur de Rousseau et de ceux qui l'ont suivi, c'est que, presque toujours, ils ont confondu deux choses absolument différentes, la liberté et l'égalité. Que Rousseau ait été l'apôtre de l'égalité, de l'éga- lité sociale comme de l'égalité politique , c'est un point (nous ne disons pas c'est un mérite) qu'on ne peut lui contester. Ajoutons aussi que c'est le secret de son succès auprès des masses, dont il nourris- sait ainsi l'envie et exaltait les passions. Mais qu'il ait également défendu la liberté, il faudrait être bien aveugle pour le croire

Il est à supposer que ce contrat, si laborieuse- ment préparé, devra au moins être bien solide. Hélas ! rien de plus fragile au contraire. Une viola -

1. Contrat social, 1. I, eh. I.

14

LA VIE ET LES OEUVRES

tion, une seule violation du pacte, et chacun rentre dans ses premiers droits et reprend sa liberté natu- relle1. Or, on sait ce que c'est que la liberté natu- relle ; c'est la table complètement rase, c'est la sau- vagerie, du moins d'après Rousseau ; c'est l'anar- chie ; c'est l'absence de toute loi, de toute police et de toute justice. Et que faut-il donc pour violer le contrat? Peu de chose, quoique Rousseau ne s'en explique pas formellement. Que le Prince n'admi- nistre pas l'Etat selon les lois ; que le Gouverne- ment usurpe le pouvoir souverain ; que les membres du gouvernement exercent séparément le pouvoir qu'ils ne doivent exercer qu'en commun 2 ; que le peuple soit empêché de s'assembler3; qu'il cesse d'avoir des assemblées périodiques4 de manière à ne plus ratifier les lois en personne 5 ; qu'un certain nombre de citoyens se fatiguent du contrat et se mettent en tête de le révoquer6, et tout est à refaire. Si donc on ne peut être certain que le contrat, qui donne la vie à l'Etat, ait jamais existé, on peut être sûr que le coup qui lui donnera la mort lui sera porté tôt ou tard ; car, c'est Rousseau qui le dit, tout Etat a de la pente à dégénérer et est destiné à périr7. Cependant la société, déliée de toutes les lois qui la rattachent à la famille, à la patrie , n'en conservera pas moins les habitudes qui lui rendent ces choses nécessaires. Croit-on alors que le contrat, une fois rompu, sera facile à renouer ; que l'una- nimité des suffrag-es sera moins difficile à réunir quand le nombre des contractants sera plus grand,

1. Contrat social, 1. I, ch. vi. 2. —ld., 1. III, ch. x. 3. Id., ch. xii. k. ld., ch. xni.

o. ld., ch. xv. - G. Id., 1. IV, ch. il. 7. Id., 1. III, ch. x et

XI.

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 15

leurs intérêts plus compliqués, leurs intrigues plus habiles, leurs passions plus ardentes? Ainsi ils se trouveront placés dans une situation contradictoire ; sans société et cependant ayant besoin de la société, soupirant après un état à la fois nécessaire et impos- sible.

III

« Si on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants : chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout1. » La volonté générale est, sans contre- dit, le nœud et le point saillant du système de Rous- seau. L'opinion que la société est fondée sur des conventions était commune au xviii0 siècle ; le mot, sinon l'idée de volonté générale, appartient plus spé- cialement à Rousseau. Il en a déjà parlé dans son Discours sur l'Economie politique2 ; il y revient lon- guement dans le Contrat social. Pas assez cependant pour faire connaître d'une façon précise sa pensée. Faute de mieux, on a imaginé que la volonté géné- rale n'est autre chose que la souveraineté du peuple. Quoique l'interprétation soit douteuse, on peut la regarder comme approchant notablement de la vé- rité. « La souveraineté, dit Rousseau, n'est que l'exercice de la volonté générale 3. »

Dans le manuscrit de Genève, il en avait donné

1. Contrat social, 1. I, ch. VI. j 3. Contrai social, 1. II, ch. I. 2. Voir ci-dessus, ch. xn.— |

1() LA VIE ET LES OEUVRES

une autre définition. « C'est, dit-il, dans chaque individu, un acte pur de l'entendement qui rai- sonne dans le silence des passions, sur ce que l'homme peut exiger cje son semblable, et sur ce que son semblable peut exiger de lui '. » Cette manière d'entendre la volonté générale est assuré- ment fort belle. Elle revient du reste à la vieille maxime : « Faites à autrui ce que vous voudriez raisonnablement qu'il fit pour vous ; ne lui faites pas ce que vous ne voudriez pas qu'il vous fit. » Ou plus simplement: «Aimez votre prochain comme vous-même. » Toute constitution, toute législation a le devoir, et sans doute aussi la prétention de s'ins- pirer de cette règle, qui est la loi suprême de l'é- quité et de la charité universelle. Rousseau ne s'y est pourtant pas arrêté, puisqu'il ne l'a pas conser- vée dans son Contrat social. Peut-être a-t-il pensé (jtie cette sorte d'appel à la conscience de chacun n'avait pas sa place dans un traité de législation et risquerait trop de n'être pas entendu. Les constitu- tions humaines, tout extérieures, imposent des pré- ceptes et formulent des articles de code; mais seuls. le philosophe, et mieux encore Dieu ou celui qui parle au nom de Dieu, peuvent s'adresser à la con- science.

D'après cette définition, la conscience raisonnable et bien éclairée serait investie des droits et des pré- rogatives de la souveraineté, non seulement dans l'individu, mais dans l'Etat. Mais aller chercher la conscience générale, et n'arriverait-on pas ainsi à

1. Manuscrit, p. 6: Behtrand, semble qu'à moitié conforme p. 11. Voir aussi toutefois la à l'explication que nous ve- page 07 du manuscrit, qui ne nons de donner.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 17

avoir clans l'Etat autant de souverains que d'individus ? Avec son esprit absolu, il ne faut pas espérer de moyens termes : qui dit souverain, dit supérieur à tout, et nous savons que chacun a remis son corps et ses biens, et même son âme entre les mains de tous. Ainsi, il ne reste plus de place pour l'individu; la volonté générale absorbe tout; elle est l'arbitre suprême du droit et de la puissance, le dernier mot de la raison ; elle peut tout exiger ; il est interdit de lui refuser quoi que ce soit. Sans répéter ce que nous avons dit du danger de fonder le droit sur un fait, remarquons l'élément nouveau que Jean-Jacques introduit dans son système. Dans le principe, il avait surtout été question d'utilité ou d'intérêt individuel; nul ne pouvant aliéner sa liberté que pour son uti- lité1. La volonté générale n'est plus l'intérêt; elle n'en est pas davantage l'expression nécessaire : ma volonté peut être l'expression de mon devoir, aussi bien que de mon intérêt. Rousseau voudrait bien rattacher la volonté générale à l'intérêt, même privé; il nous dira que chacun se donnant tout entier à tous, reçoit l'équivalent de ce qu'il donne; qu'il fait donc un simple échange et non une aliénation; mais à qui fera-t-il croire qu'en me dépouillant de ma personne et de toute ma puissance, il me laissera aussi entier qu'auparavant? « Tous, dit-il, veulent constamment le bonheur de chacun, parce qu'il n'y a personne qui ne s'approprie ce mot chacun.-. » Voilà de ces phrases qu'on peut mettre dans une idylle; dans un livre savant, et surtout dans le domaine de la vie réelle, elles sont ridicules. Que Jean- Jacques se rappelle donc ce qu'il a dit jadis, ce qu'il

1. Contrat social, 1. I, cil. II. 2. Id., 1. II, ch. rv.

TOME II 2

18 LA VIE ET LES ŒUVRES

répète presque dans le Contrat social, que « mal- heureusement l'intérêt personnel se trouve toujours en raison inverse du devoir1. »

Quoi qu'il en soit, il concède à la volonté générale ou à la souveraineté, ce qui est la même chose, des qualités merveilleuses.

Elle est inaliénable. Qui pourrait, en effet, la re- présenter dignement ? Toute volonté particulière n'en saurait être que l'écho imparfait et souvent in- fidèle. Le peuple ne peut se dessaisir. « Un peuple qui promet simplement d'obéir se dissout par cet acte; il perd sa qualité de peuple. A l'instant qu'il y a un maître, il n'y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit2. »

Elle est indivisible; car si elle était seulement la volonté d'une partie du peuple, elle ne serait plus la volonté du corps tout entier; elle ne serait plus qu'une volonté particulière3.

Elle est infaillible et toujours droite ; car elle tend toujours à l'utilité publique. Ici pourtant, malgré son assurance, Jean-Jacques s'aperçoit que le ter- rain est glissant et sent le besoin de faire quelques distinctions. « On veut toujours son bien, dit-il, mais on ne le voit pas toujours : jamais on ne cor- rompt le peuple ; mais souvent on le trompe, et c'est alors qu'il parait vouloir ce qui est mal. Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale : celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé et n'est qu'une somme de volontés particu- lières. Mais otez de ces mêmes volontés les plus

1. De l'Économie politique, et I Contrat social, 1. II, ch. I. Contrat social, 1. Il, ch. i. 2. \ 3. kl., 1. II, ch. II.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 19

et les moins qui s'entfedétruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. Quand il se fait des brigues, des associations particulières aux dépens de la grande.... alors il n'y a plus de vo- lonté générale et l'avis qui l'emporte n'est qu'un avis particulier \ » Distingue qui pourra la volonté de tous de la volonté générale; supprime qui pourra les brigues et les associations particulières,; se débrouille qui pourra de' cet enchevêtrement; ce que nous voyons de plus clair, c'est que rare- ment la volonté générale parviendra à se dégager de ces causes d'erreur et à garder son caractère d'infaillibilité.

La volouté générale est absolue; car, si elle n'é- tait pas absolue, elle aurait quelque chose au-dessus d'elle, elle ne serait plus la souveraineté. Elle ne doit, il est vrai, exiger de chacun que ce qui im- porte à la communauté; mais, comme elle est seule juge de cette importance, elle n'admet aucun re- cours particulier. Qu'on ne craigne pas qu'elle charge les sujets de chaînes inutiles à la commu- nauté ; elle ne peut même pas le vouloir, car elle y perdrait quelque chose de sa rectitude.

Elle est encore égale pour tous. Il est de son es- sence d'obliger ou de favoriser également tous les citoyens; de considérer seulement le corps de la nation, sans distinguer aucun de ses membres. Le jour elle aurait pour objet un homme ou un fait particulier, elle ne serait plus générale. Est-il vrai, d'un autre coté, que les sujets, en obéissant à la volonté générale, « n'obéissent à personne, niais seulement à leur propre volonté? » On nous permet- tra d'en douter 2.

1. Contrat social, l.II,ch. ni. 2. ld., ch. IV.

20 LA VIF. ET LES OEUVRES

La volonté générale est toute-puissante ; car elle a à son service la force de tous et ne peut avoir contre elle que des forces particulières et divisées. « Comme la nature, dit Rousseau, donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pou- voir absolu sur tous les siens '. » « Quiconque re- fusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps, ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre 2. » C'est la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité ou la mort.

La volonté générale, qui a tout pouvoir sur ses membres, n'est elle-même soumise à aucune loi obligatoire, pas même à la loi du contrat. Elle ne peut être obligée envers ses membres, car elle ne serait plus au-dessus d'eux ; elle ne peut être obligée envers elle-même, car on ne contracte pas avec soi- même. Inutile d'ailleurs de lui demander des garan- ties : il est impossible que le corps veuille nuire à ses membres. « Le souverain, par cela seul qu'il est, est toujours tout ce qu'il doit être 3. »

La volonté générale, comme toute volonté, ne peut rester renfermée, en elle-même ; il faut qu'elle s'exprime en acte ; cet acte, c'est la loi. La loi est donc l'expression de la volonté générale , « le registre de nos volontés », et en cette qualité, elle participe à tous les caractères de la volonté géné- rale : elle est toujours juste, toujours droite, toujours égale et s'appliquant à tous, sans acception de per- sonnes. Comme la volonté générale, elle est obliga- toire et toute-puissante ; elle est inaliénable et

1. Contrat social, 1. II. eh. iv. 2. Id., 1. I, cil. vu. 3. Id.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 21

n'admet ni délégation, ni représentation. « Les dé- putés du peuple ne sont ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a point ratifiée est nulle; ce n'est point une loi1. » « Le souverain, n'ayant d'autre force que la puissance législative, n'agit que par des lois, et les lois n'étant que des actes authentiques de la volonté générale, le sou- verain ne saurait agir que quand le peuple est as- semblé. Le peuple assemblé, dira-t-on, quelle chi- mère ! C'est une chimère aujourd'hui, mais ce n'en était pas une il y a deux mille ans3. » Quoi qu'il en soit, Rousseau nous donne comme une nécessité actuelle ce qui actuellement est une chimère. Il pa- rait que, depuis deux mille ans, il n'y a plus de lois dans le monde.

Ne recherchons pas si le régime plébiscitaire est toujours la fidèle expression de la volonté générale ; si les réponses ne dépendent pas de la manière de poser les questions ; s'il n'y a pas mille moyens d'influer sur les votes ; les précautions que Rousseau veut prendre contre ces inconvénients montrent qu'il en a senti la gravité. La volonté générale est inaliénable et ne saurait être déléguée ; voilà la théorie ; mais Rousseau savait assez d'histoire pour ne pouvoir ignorer qu'en fait, cette volonté si inalié- nable a presque toujours été aliénée ; que le pouvoir du peuple a presque toujours été le pouvoir de quelqu'un ou de quelques-uns. « La souveraineté du peuple, dit Taine, interprétée par la foule, pro- duit l'anarchie; interprétée par les chefs, le des-

1. Contrat social, 1. III, ch. xv. 2. Id., ch. XII.

9->

LA VIE ET LES ŒUVRES

potisme parfait. Anarchie ou despotisme, triste al- ternative, dont, en t'ait, on ne voit guère que l'une des faces, le despotisme. Sauf, peut-être, aux jours d'insurrection ou d'émeute, le peuple, en effet, ne manque jamais d'amis dévoués, tout prêts à gou- verner en son nom, et, pour son plus grand bien, à le décharger du fardeau du pouvoir1. » C'était déjà la théorie romaine : les Césars •gouvernaient au nom du peuple et comme les délégués du peuple. Qnod principi placuit legis habet vigorem, m pote populus ei et in eum omne suum imperium et po- testatem conférât 2.

Cependant, de l'aveu de Rousseau, le pouvoir direct est impossible aujourd'hui ; cela suffit pour s fa ire justice de son système. Il a constamment en vue le régime politique des Anciens ; mais il n'y a aucune parité à établir entre eux et les modernes. Les Anciens vivaient sur la place publique ; la famille les occupait peu ; ils faisaient à peine le commerce et laissaient le travail aux esclaves. Il est vrai que la première République française voulut imiter, au moins de loin, les beaux temps de l'anti- quité. Les assemblées de toute sorte : assemblées primaires et secondaires, assemblées de baillages et de paroisses, les élections perpétuelles et pour toute sorte de fonctions, le service de la garde nationale, y devinrent, presque dès l'origine, une charge très laborieuse. On a calculé que, pour satis- faire au vœu de la loi, chaque citoyen, chaque élec- teur y devait donner aux affaires publiques environ

I. TaINE, L'Ancien Régime, 1. III, ch. îv, sect. 3. 2. Di- geste, lit. IV, De constitulio-

nibus principum. Voir aussi manuscrit de Genève, p. 48 et oo.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 23

deux jours par semaine, un tiers de son temps1. Il est heureux que tout le monde ne se soit pas soumis à ces exigences. Qui est-ce qui aurait labouré la terre? Les Anciens, au moins, avaient les esclaves. Mais pourquoi les modernes n'en auraient-ils pas aussi? « Quoi, dit Rousseau, la liberté ne se main- tient qu'a l'appui de l.i servitndp. ? Peut-être. JLes deux~excès se touchent. Toutce qui n'est point dans la nature a ses inconvénients, et la Société ci- vile plus que tout le reste. Il y a telles positions

malheureuses. l'on "p pp.nt pnnçprvpi» en lihpi'tp

qu'aux dépens de celle d'autruL et le citoyen ne peut être parfaitement libre, que l'esclave ne soit extrêmement esclave.f Pour vous, peuples modernes^ vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau. vanter cette préférence, j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité 2. » Ces paroles n'ont pas besoin de commentaires. "Rousseau ajoute : « Je n'entends point par qu'il faille avoir des esclaves. » Q 'en- tend-il donc? T Continuons à exposer les caractères de la loi. Comme la volonté générale, elle est. sinon la source, au moins l' expression exacte du droit. Point de droits hors de la loi de l'Etat ; point de droits contre la loi de l'Etat. A ce propos, Rousseau consent à déclarer ici , contrairement à ce qu'il a dit ailleurs, que ce qui est bien est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions sociales ; que toute justice vient de Dieu, et que lui seul en est la source. Il ajoute, il est vrai, que ces notions méta-

1. Taine, De la Révolution, I 2. Contrat social, 1. III, ch. XV. t. I, 1. II, ch. m, sect. 4. I

24

LA VIE ET LES OEUVRES

physiques n'ont rien à voir dans un traité de poli- tique. Donnons-lui acte néanmoins de ces bonnes paroles '.

On pourrait ajouter des détails à ce code du des- potisme ; le résumé que nous venons de faire est suffisant. Louis XIV disant : l'Etat c'est moi ; Napo- léon soumettant les rois et les peuples à son pou- voir personnel n'élevèrent jamais l'absolutisme à une telle puissance; il n'y eut à en approcher que la Convention et le Comité de salut public.

Il ne faut pas croire d'ailleurs que Rousseau ait toujours été si opposé au despotisme d'un homme. Il a comparé à la quadrature du cercle « la forme de gouvernement qui met la loi au-dessus de l'homme. Si cette forme est trouvable, ajoute-t-il, cherchons-la et tâchons de l'établir... Si malheureu- sement cette forme n'est pas trouvable, et j'avoue ingénument que je crois qu'elle ne l'est pas, mon avis est qu'il faut passer à l'autre extrémité et mettre tout d'un coup l'homme autant au-dessus de la loi qu'il peut l'être ; par conséquent établir , le despotisme arbitraire, et le plus arbitraire qu'il est possible ; je voudrais que le despote pût être Dieu2. »

Rousseau, et après lui ses disciples, répondent à tout par les mots magiques de volonté g-énérale, de démocratie , de loi des majorités ; mais l'individu a bien, lui aussi, ses droits, et la tyrannie, pour être la loi des majorités, n'en est pas moins la tyrannie3. Point de despotisme pire que le despotisme démo-

1. Contrat social, 1. II, cil. vi. 2. Lettre au marquis de Mi- rabeau, 26 juillet 1767. 3.

Voir Stuart Mill, La Li- berté, Cû. i.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

25

cratique ' ; car il est plus impersonnel, plus irres- ponsable, armé de moyens plus formidables qu'aucun autre. Du reste, que le souverain s'appelle roi, em- pereur, assemblée ou nation, ne reconnaissons à personne un pouvoir aussi exorbitant sur les hommes. Dieu seul a ce pouvoir, parce que seul il est la jus- tice, il est le droit, il est la sagesse, il est tout ce qu'il doit être. Sa souveraineté aussi est inaliénable; la transporter à l'État, ce serait diviniser l'Etat. Autrefois on avait le Peuple-Roi; on parle beaucoup aujourd'hui du Peuple-Souverain; c'est le Peuple- Dieu qu'il faudrait appeler ce peuple qui a toujours raison, ce peuple à qui tout est permis.

Cette doctrine de l'absolutisme de l'Etat, qui ré- voltait lorsque le prince pouvait dire : l'Etat c'est moi, a au contraire flatter le peuple, lorsqu'on a prétendu faire de tous ses membres autant de sou- verains ; mais dans un cas, aussi bien que dans l'autre, elle aboutit à l'asservissement. Dans ce double rôle de souverain et de sujet que Jean- Jacques assigne à chaque citoyen de sa répu- blique, on n'a pas réfléchi que chacun est souverain pour un infiniment petit et sujet pour le tout ; que le millième ou le millionième de souverai- neté de chacun n'est qu'une souveraineté insigni- fiante, qui ne peut s'exercer que collectivement ; tandis que les entraves à la liberté sont des réalités individuelles que chacun ressent par toute sa per- sonne. Le peuple qui exerce le pouvoir n'est pas toujours le même peuple que celui sur qui on

1. Du Despotisme démocra- tique, titre très caractéristique d'un chapitre de la France

nouvelle, par Prévost-Para- dol.

26 LA VIE ET LES ŒUVRES

l'exerce, et le gouvernement de Soi-même, dont on parle, n'est pas le gouvernement de chacun par lui-même, mais de chacun par tous les autres1. Ce sophisme, qu'on appelle dans l'Ecole le passage du sens composé au sens divisé, ou réciproquement, est le raisonnement de prédilection de Rousseau. Cent fois il applique aux jri^ni]3resce^uLnje--doit s'appliquer qu'au corps, ou au cor-ps ce qui ne doit s'appliquer qu'aux membres. Joignez-y ce qu'on pourrait appeler le sophisme de la mutualité, et

"vous aurez tout le Contrat social. Vous entravez ma liberté, mais j'entrave également la vôtre ; au Heu de dire que nous sommes lous deux asservis,

"Rousseau conclut au contraire qu'il ^y a équivalence, et que c'est comme si nous étions libres l'un et

Tautre.

Désire-t-on avoir un exemple de ce passage du sens divisé au sens composé : Rousseau_fait de l'in- térêt privé et de la liberté de l'individu la base de_ son système : voilà le sens divisé. Puysjdjejjioiiv^ que l'intérêt public a remplacé_l'intérèt privé, que la volonté générale a remplacéjj, volonté de l'indi- _vidu, que le souverain est devenu un être collectif: voilà le sens composé. Comment s'est faite la trans- formation ? Pourquoi ce qui convenait à l'individu devient-il applicable à la collection ? Pourquoi ce qui est devenu applicable à la collection cesse-t-il de l'être à l'individu ? En attendant que Rousseau réponde à ces questions, on pourrait lui demander de ne pas refuser à l'individu les prérogatives mer- veilleuses que déjà il n'a accordées au peuple que par une extension fort contestable; si la volonté du

1. Stuart Mill, La Liberté, cil. i.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 27

peuple est toujours juste, toujours droite, toujours bonne, toujours tout ce qu'elle doit être, on ne voit pas, dans son système, pourquoi la volonté de cha- cun ne serait pas également juste, également droite, également bonne, également tout ce qu'elle doit être. La raison pour laquelle un peuple n'est pas lié, c'est qu'il est la source du droit et de la jus- tice ; ne suis-je pas au même titre, et à un titre plus élevé, la source du droit et de la justice? Mes intérêts sont la racine primordiale et la base de ceux du peuple. Tout ce qu'il peut, je le puis comme lui, et plus que lui. Du moment que la jus- tice n'oblig"e pas le peuple, elle n'oblige pas davan- tage l'individu ; car l'individu est lui-même, par nature, son maître absolu et ne dépend de per- sonne.

L'idée de Ici appelle naturellement celle de législateur. En principe, il n'y a qu'un législateur, le peuple ; mais ici encore prenons garde aux sub- tilités. Aucune loi ne peut exister que par la vo- lonté du peuple, c'est convenu ; mais si cela signifie qu'il doit approuver et ratifier toutes les lois, cela ne veut pas dire qu'il doive les préparer et les pro- poser. La préparation et la proposition des lois, tel est l'office du législateur. Office merveilleux, car « celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ; de transformer chaque indi- vidu;... d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer;... d'ôter à l'homme ses propres forces, pour lui en donner qui lui sont étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d1 autrui !. » Changer la nature humaine ; altérer la constitution

1. Contrat social, 1. II, ch. vil.

28 LA VIE ET LES (EU VUES

de l'homme ; grande entreprise en effet ! Qui sera capable de l'accomplir? Il y faut « un homme à tous égards extraordinaire ; » d'autant plus extraor- dinaire qu'il doit réunir « deux choses qui sont incompatibles : une entreprise au-dessus de la force humaine, et, pour l'exécuter, une autorité qui n'est rien. »

« Autre difficulté qui mérite attention. Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien, n'en sauraient être entendus. Or, il y a mille sortes d'idées qu'il est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les objets trop éloignés sont hors de sa portée : chaque individu ne goûtant d'autre plan de gou- vernement que celui qui se rapporte à son intérêt particulier, aperçoit difficilement les avantages qu'il doit retirer des privations continuelles qu'imposent de bonnes lois... Voilà ce qui força de tout temps les pères des nations de recourir à l'intervention du ciel et d'honorer les dieux de leur propre sa- gesse1. » La ruse, le mensonge, de faux prestiges et de faux miracles, tels sont les moyens que Rous- seau préconise pour emporter les suffrages. Ne de- mandons pas jusqu'à quel point un vote ainsi ob- tenu est sincère, éclairé et valable.

IV

La nature, l'organisation et le choix d'un gouver- nement, telle est la troisième des questions fonda- mentales que Rousseau avait à traiter dans son

1. Contrat social, 1. II, cil. VII.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 29

Contrat social. Gardons-nous de confondre la sou- veraineté avec le gouvernement ; l'une est la puis- sance législative et appartient essentiellement au peuple ; l'autre est la puissance executive et appar- tient à des agents chargés d'exécuter la volonté générale. Qu'ils s'appellent magistrats, princes, rois ou empereurs, ils ne sont, dans tous les cas, que de simples commis ou officiers du peuple, choisis par lui, et tous les jours révocables par lui. Ils ré- pondent assez exactement à nos ministres actuels et à l'armée des fonctionnaires placés sous leurs ordres. Du reste, que le gouvernement soit démo- \ cratique, aristocratique ou monarchique, et chacune de ces formes a, suivant les temps et les lieux, ses avantages, il n'y a. dans tous les cas, qu'une cons- titution légitime, c'est la constitution républicaine. « Le gouvernement civil, dit Voltaire, résumant très bien ici, contre son habitude, la pensée de Rousseau, est la volonté de tous, exécutée par un seul ou par plusieurs, en vertu de lois que tous ont portées '. »

On a vu quelle autorité Rousseau confère au sou- verain ; il se montre beaucoup plus parcimonieux pour le gouvernement. Emile rapporte de son grand voyage d'exploration à la recherche de la meilleure des constitutions « l'avantage d'avoir connu les gouvernements par tous leurs vices, et les peuples par toutes leurs vertus 2. » Un peuple fort et un gouvernement faible, tel parait être l'idéal de l'auteur du Contrat social. Sous ce rapport, il a été écouté, nous le savons ; mais nous n'ignorons pas non plus combien peu les gouvernements se

1. Voltaire, Idées républicaines, XIII. 2. Emile, i. V.

30 LA. VIE ET LES OEUVBES

sont fait faute de s'approprier par tous les moyens les pouvoirs qui leur étaient refusés. Tout gouver- nement tend à empiéter et à se mettre à la place du souverain ; de un luxe de précautions à prendre contre lui. Et cependant il faut que chacun reste dans son rôle ; que le souverain se borne à faire des lois, que le gouvernement se contente de gouverner, que les sujets ne refusent jamais l'obéis- sance. Autrement la nation s'expose à tomber dans le despotisme ou dans l'anarchie et à consommer la dissolution du corps social. Les considérations que Rousseau fait à ce sujet ne sont pas toutes à dédai- gner, mais elles nous entraîneraient dans des détails que ne comporte point une simple histoire.

Malgré le désir que nous avons de nous borner à l'examen des principes généraux, nous devons, à cause de son importance, faire une exception pour le chapitre de la Religion civile '. Ce chapitre a été très discuté et très critiqué. Rousseau déclare qu'il ne faisait pas partie de son premier travail et ne fut composé qu'à l'époque de l'impression de son livre 2. On dirait qu'il voulut, en le publiant, enlever à la liberté individuelle son dernier et suprême refuge, la conscience. Il a prétendu, pour se justifier, que le Contrat social a été calqué sur le gouvernement de Genève 3 ; il en faut rabattre de cette affirmation.

1. Contratsocial,!. IV, cli. VIII. I bre 1761. 3. Lettres de la 2. Lettre à Bey, 23 décem- | Montagne; lettre Yl.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

31

Quoique Genève fût alors soumise plus durement qu'aucun autre pays aux exigences de la religion d'Etat, Rousseau trouva moyen d'enchérir encore sur ces rigueurs. Ainsi ce n'est pas à Genève qu'il avait appris que Jésus, en établissant son empire spirituel, avait fait une œuvre mauvaise, car « tout ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien ; » ou bien encore qu'un peuple de vrais chrétiens serait le dernier des peuples. Il s'est défendu d'avoir émis de telles doctrines, mais ses paroles n'en existent pas moins, et n'ont jamais été retirées1.

11 est du reste comme tous les révolutionnaires; il s'annonce au nom de la liberté, pour aboutir au despotisme. Ainsi « les sujets, dit-il, ne doivent compte au souverain de leurs opinions qu'autant que ces opinions importent à la communauté; » voilà qui est bien; mais comme, en définitive, c'est le souverain, c'est-à-dire l'Etat, qui est juge de l'im- portance que ces opinions peuvent avoir pour lui, autant valait dire tout de suite que l'État est maître des âmes comme des corps. Cependant Rousseau prend la peine d'indiquer quelques règ-les, qui pour- ront aider l'Etat et les citoyens à suivre leurs lignes de conduite. Il sera permis, par exemple, dans ce beau pays de France, d'insulter la religion, qui l'a fait ce qu'il est , qui l'a civilisé , que professent presque tous ses citoyens ; d'outrager le Christ et de mettre son culte en compagnie des lamas thibétains et des Japonais, au-dessous des fétiches qui. s'ils sont faux, sont au moins patriotiques. On pourra

1. Comparer le Contrat so- cial, 1. IV, ch. vin, avec les Lettres de lu Montagne, lettre 1.

Voir sur le raèinc sujet, Lettre de Rousseau à Usleri, 13 juillet 1763.

32 LA VIE ET LES OEUVRES

soutenir en morale les monstruosités les plus révol- tantes, nier la famille, la propriété, la justice, la moralité. Cependant, comme « il importe à l'Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs, il y a une profession de foi pure- ment civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle. » La liberté de penser et de dogmatiser aura donc ses limites, qu'il sera interdit de franchir. Qu'elle atteigne ce point fixé par les bornes de l'utilité générale et aussitôt l'Etat survenant à son tour fera entendre son tu n'iras pas plus loin. Il formulera, lui aussi, sa profession de foi et sa reli- gion; religion simple, peu chargée de dogmes, mais nette et catégorique. « L'existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois ; voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne, dit Rousseau, à un seul, Tin- tolérance. » Intolérance civile ou simplement théo- logique, peu importe, car elles sont inséparables. « Quiconque ose dire : Hors de l'Église , point de salut, doit être chassé de l'Etat, à moins que l'État ne soit l'Église et que le prince ne soit le pontife. » Si quelqu'un refuse de croire ces articles, l'État peut le bannir, « non comme impie mais comme insociable. Que si, après avoir reconnu publique- ment ces mêmes dogmes, il se conduit comme ne les croyant pas; qu'il soit puni de mort; il a com- mis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. » Robespierre décrétait aussi au milieu

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 33

des échafauds l'existence de l'Etre suprême et l'im- mortalité de l'âme.

Rousseau, toujours partisan des petits Etats1, avait formé le projet de leur enseigner les moyens de vivre et de se conserver à côté des grands, en formant des confédérations. Le plan de l'ouvrage était déjà tracé, les principales idées des seize cha- pitres qui devaient le composer étaient indiquées. Il confia cette ébauche au comte d'Entreigues, en l'au- torisant à en faire tel usage qu'il jugerait conve- nable.

En 1789, le comte crut que le moment était op- portun pour le publier; mais un ami l'en détourna énergiquement, à cause du fâcheux abus qu'on ne manquerait pas d'en faire : on mépriserait ce qu'il renfermait de salutaire; on prétendrait appliquer ce qu'il contenait de funeste ou de dangereux; enfin il détermina le comte à le détruire.

Mais ce ne fut pas sans déchirement. « Combien je murmurai d'abord, ajoute d'Entreigues ; mais que j'ai bien reçu depuis le prix de cette déférence! Grand Dieu! Que n'auraient-ils pas fait de cet écrit! Comme ils l'auraient souillé, ceux qui dédaignant d'étudier les écrits de ce grand homme, ont déna- turé et avili ses principes; ceux qui n'ont pas vu que le Contrat social, ouvrage isolé et abstrait, n'était applicable à aucun peuple de l'Univers; ceux qui n'ont pas vu que ce même J.-J. Rous- seau, forcé d'appliquer ces préceptes à un peuple existant en corps de nation depuis des siècles, pliait

1. « L'État, avait déjà dit précédemment Rousseau, de- vrait se borner à une seule

ville tout au plus. » Manus- crit de Genève, p. 59.

34 LA VIE ET LES ŒUVRES

aussitôt ses principes aux anciennes institutions de ce peuple... Cet écrit, que la sagesse d'autrui m'a préservé de publier, ne le sera jamais. J'ai trop bien vu, et de trop près, le danger qui en résulterait pour ma patrie1. » Et c'est un ami qui parle ainsi I Qu'aurait dit de plus un ennemi?

VI

Les principes de Rousseau sont détestables, on voit, en analysant son système, que, des trois choses qui sont l'âme et la vie des sociétés et des nations , la justice ou le droit, comme principe, la liberté et l'autorité, comme moyens essentiels , il n'en laisse pas subsister une seule. Le droit, il le supprime par son contrat; la liberté, il la détruit par sa théorie de la volonté générale ; l'autorité , il l'annule par ses règles sur le gouvernement. Il est complètement hors nature et n'aboutirait dans la pratique qu'à un tissu d'impossibilités. On sait ce que valent ces idées d'unanimité, de résiliation perpétuelle du pacte so- cial, d'absence de représentation dans un grand Etat , et même dans un petit. Si Rousseau a cherché parfois à sauver l'absurdité du système , ce n'est qu'au prix de contradictions.

Cependant, il serait injuste de ne voir en Rous- seau que ses erreurs de principes. Ce politicien, si hardi dans la région des idées, devient presque timide, quand il faut passer de la théorie à l'appli- cation. « On a, de tout temps, beaucoup disputé,

1. Sur le sort d'un manuscrit | de 60 pages, 1790. de trente-deux 'pages, etc. , in-S |

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

35

dit-il, sur la meilleure forme de gouvernement, sans considérer que chacune est la meilleure en certains cas, et la pire en d'autres1. » Et il examine avec beaucoup de sagacité , quoique avec une pointe de subtilité et d'esprit systématique, les mérites comparés de la démocratie, de l'aristocratie et de la monarchie. Malgré sa prédilection pour la forme républicaine , ou plutôt pour une aristocratie élec- tive , il reconnaît que la monarchie est le gouverne- ment qui convient le mieux aux grands Etats et aux nations opulentes. Il déclare que le meilleur gouver- nement est celui sous lequel, toutes choses égales d'ailleurs, la population s'accroît davantage2. On dirait qu'il redoutait l'usage qu'on pouvait faire de ses principes et les révolutions dont il posait les pré- misses. Il était de mœurs pacifiques, et son système ne respirait que la guerre et le sang. Cette incohé- rence entre les idées et les sentiments, entre les excitations et les réserves, n'avait pas d'aboutissant pratique. Ces forces contraires, dont plusieurs étaient puissantes et terribles, s' entravant, se corrigeant, s'annulant réciproquement, pouvaient-elles donc laisser la machine sociale au repos? Ces aspirations au progrès pouvaient-elles rester à l'état de simple désir? Non, car si ces forces étaient opposées, elles n'étaient pas égales. Entre ces principes de feu et ces réserves timides, la partie était trop inégale. La passion surtout , y ajoutant tout son poids , ne pou-

1. Contrat social, 1. III, ch. m. Il a dit pius tard : « La science du gouvernement n'est qu'une science de combinaisons, d'ap- plications et d'exceptions, se- lon les temps, les lieux, les

circonstances. » Lettre au M1* de Mirabeau, 26 juillet 1767. Voir aussi manuscrit de Genève, p. 22. 2. Contrat social, 1. III, ch. i à x.

36 LA VIE ET LES ŒUVRES

vait tarder à incliner la balance du côté des réformes les plus radicales. Allez donc conseiller la conserva- tion, quand vous avez soufflé la révolution! Allez dire à l'humanité, allez dire au peuple: Yoici tes droits, mais je t'engage à n'en pas user; voici ta force, mais je te conseille de la laisser dormir; voici la tyrannie dont on te rend la victime, mais tu feras bien de la respecter! Non, on ne lance pas impunément des idées aussi ardentes sur la foule , et il ne suffit pas, pour éteindre l'incendie qu'on vient d'allumer, d'y verser soi-même quelques gouttes d'eau. Dans un siècle inflammable comme l'était celui de Rousseau, ses théories devaient nécessairement faire leur chemin. On ne pouvait sans doute songer à ce qu'il appelle l'égalité de nature ; on ne pouvait supprimer d'un trait de plume la société tout entière; se réduire, ne fût-ce qu'un joui-, à la condition de sauvages, sauf à re- demander à un accord chimérique et unanime le rétablissement d'une société rudimen taire ; on ne pouvait en France , par exemple , dans un Etat de quinze ou vingt millions d'habitants adultes, réunir sur la place publique ces quinze ou vingt millions d'hommes et de femmes , pour voter les articles du contrat social et les lois. Mais, ces impossibilités mises de côté, ce serait mal connaître le public, toujours amoureux des opinions extrêmes, que de s'imaginer qu'il se laisserait arrêter par des correc- tifs et des réserves qui auraient été la négation du principe. Rousseau tout entier, révolutionnaire dans ses principes, conservateur dans ses conseils, était un Rousseau contradictoire et impossible; Rousseau simplement révolutionnaire était souvent utopiste et inapplicable, plus grand que nature, comme on

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 37

aurait dit alors. Il fallut donc l'arranger, le réduire à la taille humaine: pour cela, on le rogna par tous les côtés, par en haut et par en bas, et Ton eut une espèce de Rousseau en raccourci, qui, ainsi rape- tissé, produisit la Révolution et les hommes de la Révolution.

Le Contrat social tranchait trop complètement avec les idées reçues en politique pour ne pas exciter l'attention. Il était de ces livres auxquels ne man- quent ni la critique, ni l'éloge, ni même, comme nous le verrons plus tard, les persécutions et les triomphes. Dès le principe, les amis de Rousseau furent effrayés de ses hardiesses. Plusieurs, surtout à Genève, s'affligèrent de la manière dont il parlait de la religion '. Roustan se décida, non sans hésita- tion et sans regret, à combattre son chapitre de la Religion civile \ Jean-Jacques ne s'en formalisa pas. « Mon ami, lui dit-il, quand nous ne voyons pas la vérité au même lieu, c'est nous accorder que de nous combattre 3. » Et il engagea lui-même Rey à se charger de l'ouvrage et à le publier dans les conditions les plus avantageuses pour l'auteur, qui n'était pas riche4. D'autres personnes moins bien- veillantes accusèrent Jean-Jacques de plagiat. L'abbé de Laurens prétendit qu'il avait pris son livre tout entier dans Ulrici Huberti, De jure civitaiis. Don Cajot montra, non sans raison, qu'il s'était large- ment iuspiré de Locke "°.

Son plus terrible adversaire fut, comme d'habi-

1. Lettre de Moultou à Rous- seau, 18 juin 1762. 2. Offrande aux autels et à la patrie. Bro- chure in-8. 3. Année litté- raire, 176S, t. V. 4. Lettre à

Rey, 26 décembre 1762. o. QuÉraRD, Les supercheries lit- téraires dévoilées; article Rous- seau.

38

LA VIE ET LES OEUVRES

tude, Voltaire. Non content de lui faire dans ses lettres une guerre d'épigrammes l, Voltaire le pre- nant publiquement à partie dans ses Idées républi- caines, entreprit de le convaincre d'absurdité et de le mettre en contradiction avec lui-même2.

Rousseau eut toutefois , pour se consoler, des té- moignages d'estime qui lui furent précieux. Moul- tou fut ravi d'admiration3. « 1 rie société, disait le Prince Henri, frère du Grand Frédéric, qui se gouvernerait suivant les principes de Rousseau, serait la plus douce et la plus heureuse, un vrai paradis1. » Mmc de Créqui, elle-même, s'unit à ces éloges8.

Enfin, si nous voulons avoir l'opinion d'un homme considérable, qui, plus tard, devint le ministre de Louis XVI et presque son ami particulier, mais qui ne fut jamais celui de Rousseau, Turgot, grand partisan du Contrat social, y admirait surtout la distinction établie entre le souverain et le gouver- nement, vérité lumineuse, disait-il, qui fixe à jamais les idées sur l'inaliénabilité et la souveraineté du peuple dans quelque gouvernement que ce soit. Du reste, Turgot, sous la réserve de certains paradoxes, qu'il regardait comme des espèces de tours de force et d'éloquence, non exempts de charlatanisme, pen- sait que Rousseau, loin de s'être trop écarté des idées communes, avait encore respecté trop de pré- jugés. « Je crois, ajoutait-il, qu'il n'a pas marché

1. Lettres de Voltaire à Da- milamUe, 25 juin, 31 juillet 1702, 6 janvier 1766, etc. 2. Idées républicaines, par un ci- toyen de Genève. 3. Lettres de Moullou à Rousseau, 5, 16,

18, 19, 22 juin 1762. 4. Lettre du duc de Wirtemberg à Rous- seau, 2 février 1765. 5. Lettre de MmC de Créqui à Rousseau, juin 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 39

assez avant dans la route ; mais c'est en suivant sa route que Ton arrivera au but, qui est de rappro- cher les hommes de l'égalité, de la justice et du bonheur1. »

Mais ce ne sont que les petits côtés de la ques- tion. Le Contrat social est un acte, plus encore qu'une œuvre de littérature ou de philosophie. Son importance est bien moins dans les éloges ou les réfutations qu'il suscita que dans les événements dont il fut la cause ou l'occasion. Aussi aurons-nous souvent, dans la suite de cette histoire, à revenir sur cet ouvrage, à propos du rôle politique de Rousseau pendant sa vie, et surtout de son influence après sa mort.

1. Lettre de Turgot à Hume, i'6 mars 17.37.

CHAPITRE XIX

1762

Sommaire : L'Emile. I. Les antécédents de X Emile. Rousseau se propose de suivre la nature. L'a-t-il fait? Variété des sujets traités dans l'Emile. Difficultés d'une appréciation d'ensemble de Y Emile.

II. De l'éducation du premier Tige. De l'allaitement maternel. Des soins physiques à donner à l'enfance. Première éducation, com- plètement sensitive, sans aucun mélange de moralité. Effets déplo- rables de cette méthode.

III. Nécessité de faire l'éducation de toutes les facultés. Importance et choix des influences extérieures. Rôle de la nécessité. Éduca- tion artificielle et autoritaire à l'excès. Application à l'idée de propriété. Pas de livres, pas d'explications. Comment Emile apprend à lire. Ce qu'on n'apprend pas à Emile. Rousseau par- tisan déterminé de l'ignorance. Il veut entraver même le jugement.

Premières notions de dessin, de musique et de géométrie.

IV. Des leçons de l'utilité. Toujours des artifices et des compères.

Pratique des premières relations sociales. Emile apprend un métier. Rousseau ne met pas d'autre, livre que Robinson entre les mains d'Emile.

V. Le monde moral. Les passions. Emploi de l'amitié, comme dérivatif du dérèglement des sens. Beaux préceptes sur la manière de régler ses affections.' De l'amour de soi. De la vertu; de la conscience ; Rousseau ne s'élève pas au-dessus du sensualisme. De la politique. Union de la morale et de la politique. Étude de l'his- toire. — Manière de combattre l'amour-propre. Préparation aux affec- tions et à la pratique du monde : Les bonnes œuvres. Étude pratique de la rhétorique. Emile insulté.

VI. Des idées intellectuelles et religieuses. Piousseau ne pouvait choisir plus mal son temps pour y initier Emile. Le jeune homme élevé en dehors de toute église ou association religieuse en choisira-t-il une à dix-huit ans?

Les antécédents de Y Emile remontent loin dans la vie de Rousseau. Notre auteur de grandes théo- ries pédagogiques a préludé à ses hautes fonctions

LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 41

par celles de précepteur des fils de M. de Mably. ï)ès cette époque, il a. ébauché des mémoires sur la manière d'élever les enfants, et il aurait sans doute continué, s'il n'avait abandonné la partie, après avoir volé le vin des maîtres. Plus tard, il a été le conseiller attitré de Mme d'Epinay. Les parents, disait-il alors, ne sont pas faits pour élever les en- fants, ni les enfants pour être élevés. MmG d'Epinay se révoltait à ces paroles; dans la suite, sans doute après avoir lu Y Emile , elle se rangea à cet avis1. Dans la Nouvelle Héloïse, on sait l'importance qu'il donne à l'éducation et l'honneur qu'il entend faire à Saint-Preux, en l'élevant au rang1 de précepteur des enfants de Julie.

Ainsi cet homme, qui ne sut jamais se montrer le père de ses propres enfaats, se donna toute sa vie comme l'éducateur des enfants des autres. Son livre le plus considérable , celui qui a été le prin- cipal titre de sa réputation, est un livre sur l'éduca- tion.

Quoique Y Emile ne soit pas , comme la Nouvelle Héloïse, de nature à monter une imagination facile à exalter, Rousseau dit néanmoins en avoir composé le cinquième livre dans une continuelle extase2. Il est certain au moins qu'il y apporta les plus grands soins. Les nombreuses corrections du manuscrit montrent assez avec quelle attention il revenait sur sa pensée et sur son style, pour les amener à la perfection qu'il était capable de leur donner 3.

1. Lettre de A/me d'Epinay à Diderot, citée dans les Mé- moires de M"" d'Epinay. Edition Boiteau, t. II, ch. vu, note de l'éditeur. 2. Confessions, 1. X.

3. V. Cousin, Du Manuscrit d'Emile conservé à la Chambre des Représentants ; au Journal des Savants, septembre et no- vembre 18-58.

42 LA VIE ET LES ŒUVRES

Mais , nous dira-t-il encore, « pouvez-vous croire que Y Emile soit un vrai traité d'éducation? C'est un ouvrage assez philosophique sur ce principe avancé par l'auteur dans d'autres écrits, que l'homme est naturellement bon. Pour accorder ce principe avec cette autre vérité, non moins certaine, que les hommes sont méchants, il fallait, dans l'histoire du cœur humain, montrer l'origine de tous les vices. C'est ce que j'ai fait dans ce livre1. » Que V Emile soit un traité d'éducation, personne n'en doute , et le titre seul : Emile ou de l'Éducation le dit assez ; mais de plus, il est en effet un livre à thèse. Rousseau, en le composant, avait devant lui une conclusion à laquelle , bon gré mal gré, il voulait arriver, des idées préconçues auxquelles il fallait plier les observations et les faits, et, par là, cet ouvrage se rattache à son système général et à ses autres écrits.

« Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple, lit-on dans le Contrat social, doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu... d'altérer la cons- titution de l'homme2. » Par une conséquence qui parait assez légitime, on doit croire que celui qui ose entreprendre d'élever un homme pour la so- ciété ne doit pas avoir un procédé différent. Ce- pendant, par une bizarrerie qui ne doit étonner qu'à moitié de la part de Jean-Jaccfues , ce qui était bon dans un cas devient mauvais dans l'autre , et le même auteur qui fonde la société sur l'altération de la nature, la respecte au contraire jusqu'au scrupule,

1. Lettre à Philibert Cramer, ] social, 1. II, cb. vil. 13 octobre 1764. 2. Contrat

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 43

quand il s'agit de former l'homme, élément néces- saire et unique de la société. Il y aurait lieu de rechercher les motifs de cette différence, si vérita- blement elle était aussi profonde qu'elle en a l'air. Mais, comme on sait, l'exécution chez Rousseau, et chez d'autres aussi, n'est pas toujours la réalisa- tion du programme annoncé. Il faut suivre de tout point la nature ; les enfants ne sont pas faits pour être élevés ; le rôle du précepteur doit être purement négatif et expectant ; le grand art de ^ l'éducation est surtout l'art de ne rien faire ; voilà de ces phrases à eflet, qui peuvent servir do fron- tispice pour éblouir les curieux; mais pénétrez clans le sanctuaire et vous verrez que les choses se passeront tout autrement. Et de fait, si l'enfant ne doit pas être élevé, à quoi bon un précepteur et un gros livre de préceptes? Il n'y a pas besoin de quatre volumes pour apprendre à ne rien faire. Si l'on en croyait les premiers mots de Y Emile , l'en- fant devrait s'élever tout seul, et le rôle du précep- teur ne serait guère que celui d'une sorte de matière isolante, destinée à prémunir l'élève contre le contact des autres hommes et les atteintes de la société. Rousseau commence par nous dire que l'é- ducation doit être le fruit des occasions, des néces- sités ; mais attendez ; ces occasions , ce sera au précepteur à les faire naître; ces nécessités, il devra s'arranger de façon qu'elles s'imposent; de sorte que cette éducation, prétendue naturelle et spon- tanée, ne sera qu'une suite d'artifices et de hasards savamment préparés ; ce précepteur, qui ne devait \J avoir qu'à regarder tranquillement agir la nature , sera sans cesse occupé à la diriger et à l'aider, sinon à la contrarier. En somme , Rousseau s'an-

xj

44 LA VIE ET LES ŒUVRES

nonce d'une façon et agit d'une autre. Sous ce rap- port, Y Emile tient donc à la fois du Discours sur F Inégalité , qui prétend donner tout à la nature , et du Contrat social, qui a pour but, au contraire, de la remplacer et de l'annuler. Cela vient peut-être de ce que Fauteur se trouvait en face d'un double problème, dont il regardait les deux termes comme incompatibles : former un homme -et un citoyen ' ; un homme dont il prenait le type dans la nature ; un citoyen, c'est-à-dire un être social, en quelque sorte contre nature, un être qui est presque l'opposé de l'homme. Cette double préoccupation de laisser l'homme à lui-même et de diriger le citoyen se ma- nifeste à chaque page de Y Emile ; mais, de cet an- tagonisme, résulte un système faux et bâtard, qui n'est ni la liberté ni l'autorité, mais une sorte d'au- torité hypocrite, qui n'ose se montrer. On a beau- coup parlé en politique des inconvénients du pouvoir occulte ; Y Emile est fondé d'un bout à l'autre sur le pouvoir occulte du précepteur. Ces considérations générales trouveront leurs applications dans la suite de l'ouvrage, et les exemples ne manqueront pas pour les justifier et les confirmer.

XJEmile est encore plus difficile à analyser que le Contrat social. On n'y rencontre ni la même marche régulière, ni la même liaison entre les pro- positions. Sans vouloir dire qu'il manque de mé- thode, la méthode en est au moins différente et plus cachée. En outre, à cette plus grande liberté d'al- lures, se joint une plus grande variété de sujets. L'éducation et l'instruction s'occupant de tout, ou à

1. « Il faut opter entre faire I on ne peut faire à la fois l'un un homme et un citoyen ; car | et Tautre. » Emile, 1. I.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU- 43

peu près, il n'est, pour ainsi dire, rien dont on ne puisse parler à propos d'éducation. Rousseau use largement de la permission. Il serait long de citer tous les sujets qu'il se plaît à greffer sur le tronc principal, les digressions qui viennent interrompre ou confirmer les préceptes. Naturellement, les théo- ries sur la constitution de l'homme et de la société y figurent avec honneur ; la philosophie, la reli- gion, la morale y occupent aussi des places impor- tantes ; la politique, l'économie politique ou domes- tique, les lettres et les sciences, les arts et les métiers manuels, l'hygiène et la santé, l'amour et le mariage, la femme, ses qualités, ses défauts, ses occupations, l'agriculture, le commerce, les finances, le luxe et la toilette, le monde, les mœurs, les voyages, les particularités même de la vie de l'au- teur ; toutes ces choses et bien d'autres encore y ont leur place marquée, comme dans une sorte d'ency- clopédie. Elles y sont traitées par lui, non d'une façon complète et didactique, mais de manière à faire connaître sur chacune les opinions et les idées qu'il regarde comme lui appartenant plus spéciale- ment. Il est évident qu'il a voulu faire de ce livre le résumé de ses doctrines ; il l'a travaillé long- temps ; vingt fois il l'a abandonné, et vingt fois un goût déterminé l'y a ramené. Aussi, est-ce celui qui porte le plus l'empreinte de son génie ', et à ce titre, il est particulièrement précieux à consulter.

Mais si YEmile se prête difficilement à l'analyse, il se prête plus difficilement encore à un jugement d'ensemble. Quand on considère le Discours sur F Iné- galité ou le Contrat social, on est en général peu

1. DlSaULX, De mes rapports avccJ.-J. Rousseau.

46 LA VIE ET LES ŒUVRES

embarrassé, et l'on approuve ou l'on blâme, selon qu'on est l'ami ou l'ennemi des idées de la Révolu- tion. En face de Y Emile, il n'en est pas de même ; il faudra faire distinctions sur distinctions ; et, quand on en aura fait beaucoup, on se demandera encore si on n'en a pas omis. Voyez la Profession de foi du Vicaire savoyard, par exemple , que de beautés, que de grandes vérités admirablement dites dans la première partie! que d'erreurs, que de sophismes dangereux dans la seconde ! Si encore le partage était toujours aussi facile ; mais il arrive souvent que le bien se mêle au mal, le vrai au faux dans la même page et jusque dans la même phrase, de manière qu'on ne sait comment les débrouiller.

Le plan de Y Emile est simple et naturel. Rous- seau y prend l'enfant au moment de sa naissance et le conduit progressivement jusqu'après son mariage. Parcourons avec lui cette longue et intéressante

carrière.

II

Dans le principe , il avait eu l'intention de ne s'occuper de l'enfant qu'à partir de l'époque il quitte les mains de sa nourrice. Piron l'exhorta à faire remonter ses conseils jusqu'aux premiers ins- tants de la naissance. Et comme Rousseau s'excu- sait sur son incompétence ; prenez, lui dit Piron, le Traité de V éducation corporelle des enfants en bas âge, par le médecin Desessartz. Vous y trouverez tout ce qui vous sera nécessaire pour compléter votre plan1. On ne peut que louer Rousseau d'avoir

1. Préface de la seconde I sartz, 1799. La première ^édi- édition du Traité de Deses- tion est de 1760.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 47

suivi ce conseil, de même qu'on doit également le féliciter d'avoir continué à prendre soin de son élève plus [longtemps qu'on ne le fait d'habitude. L'éducation, en effet, commence avec la vie, pour ne se terminer qu'à la mort. L'homme, arrivé à un certain âge, cesse d'avoir un précepteur et des maîtres ; mais il ne doit jamais cesser de travailler au grand œuvre de son éducation et de son accrois- sement dans le bien.

La première partie du livre, plus ou moins puisée dans Desessartz, doit, ce semble, renfermer peu de choses neuves; mais outre que Rousseau n'était pas homme à copier servilement un auteur, ou retrouve toujours chez lui quelque chose qui est bien à lui, le charme de son style. Il est à remarquer que c'est précisément à cette première partie qu'appartient le précepte qu'on lui attribue comme une de ses innovations les plus heureuses, l'allaitement maternel.

L'allaitement maternel, bien que peu connu de la société mondaine du xvinc siècle, n'est pas une in- vention de Rousseau. Sans remonter jusqu'à Plu- tarque et aux saints Pères; sans remarquer que les femmes du peuple, surtout à la campagne, n'ont jamais cesser d'allaiter leurs enfants , l'auteur de l'Emile avait sous les yeux deux autorités impor- tantes, celle de Desessartz et celle deTronchin1. Il n'en eut pas moins, sur ce point, un mérite incon- testable ; il obtint, ce qui est rare, qu'on mit ses préceptes en pratique. Nous avons conseillé tout cela, disait un jour Buffon à ce sujet ; mais Rous- seau seul le commande et se fait obéir2.

1. Lettre de Tronchin à 1 par SaYONS, t. I, ch. III. Rousseau, tirée de la Biblio- | 2. Note de l'éditeur Petitain, thèque de Neufchâtel, citée I au livre I de V Emile.

48 LA VIE ET LES OEEYRES

A partir de l'Emile, en effet, la maternité devient à la mode. Toutes les mères veulent nourrir, même celles qui ne le peuvent pas ou qui n'en veulent pas prendre les moyens; on en voit qui, pour accorder leurs plaisirs avec leur devoir, emmènent leurs en- fants avec elles en visite, au bal et jusqu'à l'Opéra. Les enfants n'en étaient pas toujours mieux. Il est certain que la mère est, en général, la meilleure nourrice, mais cette règle a ses exceptions. 11 y a des causes volontaires et des causes involontaires qui peuvent rendre l'allaitement maternel perni- cieux à la mère ou à l'enfant , et quelquefois à tous deux. Ne parlons pas des causes involon- taires; Rousseau en admettait à peine, ce qui prouve simplement son esprit de système. Quant aux autres, il n'avait qu'un mot à en dire, il fallait les supprimer. Il a de belles pages à ce sujet. Car il ne faut pas croire que les mères qui mènent de front les plaisirs du monde et les fonctions de la maternité, soient iidèles à ses conseils. Loin de là, il fait de l'allaitement maternel un devoir sérieux et le premier pas vers la régénération de l'esprit de famille, plus encore qu'un moyen hygiénique, plus même que la satisfaction d'un sentiment naturel. « Que les mères, dit-il, daignent nourrir leurs en- fants, les mœurs vont se réformer d'elles-mêmes, les sentiments de la nature se réveiller dans tous les cœurs; l'Etat va se repeupler; ce premier point, ce point seul va tout réunir. L'attrait de la vie do- mestique est le meilleur contrepoison des mauvaises mœurs... Qu'une fois les femmes redeviennent mères, bientôt les hommes redeviendront pères et maris \ »

1. Emile, 1. I.

DE JKÀN-JACQUES R0USSEA1 . 49

Cette reconstitution de la famille par l'importance donnée à l'enfant est, sans doute, le plus grand ser- vice que Rousseau ait rendu à ses contemporains. Il y insiste en toute occasion. Le Prince duc de Wur- temberg l'ayant prié de le diriger dans l'éducation de son enfant, Rousseau hésite d'abord : « Vous êtes prince, lui écrit-il, rarement pourrez-vous être père... Mm0 la Duchesse sera dans le même cas à peu près '. » Mais il apprend que le Prince et sa femme élèvent eux-mêmes leur enfant; qu'ils n'ont pas même de gouvernante 2. 11 est vrai que la Prin- cesse ne peut pas allaiter3; mais qu'importe? « Vous m'avez tiré, Monsieur le Duc, s'écrie Rousseau, d'une grande inquiétude, eu m'apprenant la résolu- tion où vous êtes d'élever vous-même votre enfant... Si vous persévérez, je ne suis plus en peine du succès. Tout ira bien, par cela seul que vous y veil- lerez vous-même 4. » Et à propos de la duchesse : « Ce qui est rare, c'est une femme de son rang qui aime à remplir ses devoirs de mère, et voilà ce qu'il faut admirer J. » Et à une dame qui se plai- gnait de l'ennui, du vide de l'âme, de la tristesse habituelle qu'elle éprouvait au milieu du tourbillon du monde. « Comment s'y prendre, nie direz-vous? Que faire pour cultiver et développer le sens mo- ral? Voilà, Madame, à quoi j'en voulais venir. Le goût de la vertu ne se prend point par des préceptes ; il est l'effet d'une vie simple et saine; on parvient bientôt à aimer ce qu'on fait, quand on ne fait que

1. Lettre au prince de Wir- temberg, 10 novembre 1763. 2. Lettre du prince de Wirlem- lerg à Rousseau, 1U novembre

1763. 3. Id., 4 octobre 1763. 4. Lettre au prince de Wir- temberg, 15 décembre 1763. d. Id., 21 janvier 1764.

4

50 LA VIE ET LES ŒUVRES

ce qui est bien. Mais, pour prendre cette habitude, qu'on ne commence à goûter qu'après l'avoir prise, il faut un motif. Je vous en offre un que votre état me suggère : nourrissez votre enfant... Jeune femme, voulez-vous travailler à vous rendre heureuse, com- mencez d'abord par nourrir votre enfant. Ne mettez pas votre fille dans un couvent; élevez-la vous-même '. »

11 était impossible de mieux dire, et ces paroles ont aujourd'hui, peut-être autant qu'au xviii0 siècle, leur triste et continuelle application. L'enfant ne compte plus dans la famille : affaires, visites, plai- sirs, spectacles, tout cela fait que l'enfant gène et qu'il faut s'en débarrasser. Est-on, surtout à Paris, dans les affaires, dans le commerce, dans une con- dition médiocre, on l'envoie loin de chez soi, à la campagne; est-on dans l'opulence, on lui donne une nourrice ou une bonne. Mais, pendant que le mé- nage s'occupe de ses affaires, que Monsieur est au cercle, que Madame est en soirée, comment l'enfant est-il soigné par sa. nourrice ou par sa bonne ? Comment surtout est-il élevé par elles? A quel usage l'emploient-elles quelquefois? Quelle éducation lui donnent-elles toujours? Mais on compte sur le collège ou la pension pour réparer les vices d'une première éducation, sans songer qu'on fait ainsi passer l'en- fant, des mains mercenaires d'une bonne aux mains mercenaires d'un maître ou d'une maîtresse, et que la pension ou le collège ne font souvent que con- sommer le mal.

Est-ce que nous aurions besoin d'un nouveau Rousseau pour travailler à la restauration de la fa-

1. Lettre à Mm* B., 17 janvier 1770.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 51

mille? Dieu nous en préserve ! Ses leçons sont belles parfois ; mais sa bouche n'est pas faite pour les prononcer. Sa conduite fait tort à ses paroles. Lui- même a prévu l'objection et y a répondu avec une franchise dont il faut lui savoir gré. « Mais moi qui parle de famille, d'enfants... Madame, plaignez ceux qu'un sort de fer prive d'un pareil bonheur; plaignez-les, s'ils ne sont que malheureux; plai- gnez-les beaucoup plus, s'ils sont coupables. Pour moi, jamais on ne me verra falsifier les saintes lois de la nature et du devoir pour exténuer mes fautes. J'aime mieux les expier que les excu- ser '. »

On a reproché à Rousseau (il est vrai que c'est un médecin) d'avoir, sur l'allaitement maternel, donné trop de place aux considérations morales, au pré- judice des moyens hygiéniques et physiques2; nous croyons, au contraire, qu'eu s'élevant pour considé- rer la question à une plus grande hauteur, il l'a ob- servée de son vrai point de vue. Mais le médecin reprend ses avantages, c'est à propos des soins phy- siques à donner à l'enfance. Rousseau, qui n'était pas médecin et qui n'avait jamais eu d'enfants à soi- gner, ne pouvait, à ce sujet, que suivre ses auteurs. Il a dit d'après eux, et mieux qu'eux, si l'on veut, d'excellentes choses. Il a bien mérité de l'enfance en s'élevant contre l'usage du maillot; ses prescrip- tions contre une éducation molle et trop délicate et en faveur des exercices du corps sont, en général, et sauf des exagérations qui vont parfois jusqu'à

1. Lettre à Mm» B., 17 janvier 1770. 2. Moreau, de la Sarthe, Quelques Réflexions phi-

losophiques et médicales sur l'Emile ; décade philosophique, 20 prairial an VIII.

">*2 LA VIF ET LES ŒUVRES

l'extravagance, très propres à fortifier les tempéra- ments; mais son inexpérience ne pouvait manquer de se trahir à chaque pas. Son aplomb, qui n'est que l'aplomb de l'ignorance, ne connaît ni les diffi- cultés, ni les exceptions. 11 ne veut qu'un élève sain et robuste : c'est facile à dire ; mais que deviendront les autres? A l'en croire, ils sont si peu nombreux, qu'il n'y a pas lieu de s'en inquiéter. Il a d'ailleurs une confiance absolue dans sa méthode pour main- tenir la santé. Aussi, quel suprême dédain n'a-t-il pas pour les médecins ! « Faute de savoir se guérir, que l'enfant sache être malade.. Cet art supplée à l'autre et souvent réussit beaucoup mieux : c'est l'art de la nature1. » Du reste, aucun détail ne l'ef- fraie, et il connaît la cuisine et l'hygiène aussi bien que la morale. Il traite du choix d'une bonne nour- rice, de l'âge et des qualités de son lait; il parle de son genre de nourriture, qui doit être végétal, parce que, dit-il, le lait est une substance végétale, ce qui est faux, et que le lait des femelles herbivores est plus doux et plus salutaire que celui des carnivores, ce qui n'est nullement vrai d'une façon absolue.

Puis vient l'excellente pratique des bains. Vous pouvez d'abord baigner vos enfants dans l'eau tiède, « mais à mesure qu'ils se renforcent, diminuer par degrés la tiédeur de Feau, jusqu'à ce qu'enfin vous les laviez, été et hiver, à l'eau froide, et même glacée... Cet usage, une fois établi, ne doit plus être interrompu, et il importe de le garder toute sa vie2. » « Yous désirez, écrit-il à une mère, baigner votre enfant de très bonne heure dans l'eau froide. C'est très bien fait. Madame.

t. Emile, 1. I. 2.M.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 53

Mon avis est que, pour ne rien risquer, on commence dès le jour de sa naissance1. »

Plus tard il parlera des vêtements. Ils doivent être amples, commodes, légers et les mêmes en toute saison. Point de coiffure. Habituez vos en- fants à passer brusquement du chaud au froid, à boire de l'eau fraîche, à se coucher sur la terre hu- mide, même quand ils sont en sueur2. L'instinct de la nature, plus fort que l'esprit de système, a géné- ralement garanti les parents contre ces conseils in- sensés. Il y en a cependant qui les ont suivis ; on doit penser que les enfants ont été plus d'une fois les victimes de leur imprudence.

Rousseau donne une importance très grande aux soins physiques, non seulement pour le petit enfant, niais pour l'enfant déjà grand et même pour le jeune homme. Il a remarqué que ce qui apparaît d'abord dans l'homme, ce sont les sens ; il voit une indi- cation de la nature et en conclut que pendant long- temps il n'y a à s'occuper que des sens. « Exercez son corps, dit-il, ses organes, ses sens, ses forces; mais tenez son âme oisive aussi longtemps qu'il se pourra3. » Mais « exercer les sens n'est pas seule- ment en faire usage ; c'est apprendre à bien juger par eux ; c'est apprendre pour ainsi dire à sentir ; car nous ne savons ni toucher ni voir, ni entendre que comme nous avons appris \ » De toute une éducation longuement expliquée de chacun des sens l'un après l'autre5. Voulez-vous juger de ce que sera à douze ans l'enfant élevé suivant cette mé- thode « mêlez-le avec d'autres et laissez-le faire ;

1. Lettre à Mme Roguin , l 3. Id. 4. Id, 5. Id. 31 mars 1764. 2. Emile, 1. IL |

54 LA VIE ET LES ŒUVRES

vous verrez bientôt lequel est le plus vraiment formé ; lequel approche le mieux de la perfection de leur âge. Parmi les enfants de la ville, nul n'est plus adroit que lui, mais il est plus fort qu'aucun autre; parmi de jeunes paysans, il les égale en force et les passe en adresse... Donnez-lui l'habit et le nom qu'il vous plaira; peu importe, il primera par- tout ; il deviendra partout le chef des autres ; ils sentiront toujours sa supériorité sur eux ; sans vou- loir commander il sera le maître ; sans croire obéir, ils obéiront1. »

Surtout n'exigez de lui ni obéissance , ni devoir, ni moralité ; « les mots obéir et commander sont proscrits de son dictionnaire ; encore plus les mots devoir et obligation. » De peur qu'Emile n'attache d'abord à ces expressions de fausses idées , on a mieux aimé ne rien lui en dire. On a fait en sorte que « toutes ses pensées s'arrêtent aux sensations; que de toutes parts il n'aperçoive autour de lui que le monde physique2. » Ne lui demandez ni pourquoi il fait une chose, ni s'il fait bien de la faire ; on n'a point raisonné avec lui ; on ne lui a parlé ni de bien ni de mal ; « connaître le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l'homme, n'est pas en effet l'affaire d'un enfant. » Ne cherchez pas non plus à le tirer de son égoïsme, à lui inspirer des égards ou seulement des sentiments de justice envers ses parents ou ses camarades. .Nos pre- miers devoirs étant envers nous-mêmes, les senti- ments de l'enfant se sont concentrés en lui seul, tous ses mouvements se sont rapportés à sa conser-

1. Emile, 1. II. 2. Id.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

55

vation et à son bien-être. La justice, celle du moins dont on lui a dit quelques mots, n'est pas l'expres- sion de ce qu'il doit aux autres, mais de ce qui lui est dû. On a pu lui parler de ses droits, mais non de ses devoirs, pensant bien qu'il entendrait mieux les premiers que les seconds1. En un mot, comme l'auteur l'avait déjà dit ailleurs, « le seul moyen de rendre les enfants dociles à la raison, n'est pas de raisonner avec eux, mais de les bien convaincre que la raison est au-dessus de leur âge 2. »

La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non pas à enseigner la vé- rité, mais à « garantir le cœur du vice, et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire ; si vous pouviez amener votre élève, sain et robuste, à l'âge de douze ans, sans qu'il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès ses premières leçons, les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison. Sans préjugés, sans ha- bitudes, il n'aurait rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes, et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'édu- cation3. »

Ce système purement négatif, qui n'est que l'absence d'éducation, peut paraître singulier dans un traité d'éducation ; il faut convenir qu'il était

v

1. Emile, 1. II. 2. Nouvelle Héloise, 1. V, lettre 3. Cette lettre, qui est très longue, peut être regardée comme un résumé anticipé de VÉmile. Cela ne paraîtra pas étonnant si l'on songe que les deux ou-

vrages ont été composés si- multanément. Ainsi l'on peut remarquer que, dans la maison de Wolmar, « personne ne commande ni n'obéit; que toute contrainte est épargnée à l'enfance. ». 3. Emile, 1. II.

56 LA VIE ET LES ŒUVRES

imposé à Rousseau par son principe fondamental de la bonté originelle de l'homme. Mais aussi pour- quoi s'aviser, quand on a un tel principe , de faire un livre d'éducation? Toute éducation, en effet, quelle qu'elle soit, est fondée sur cette idée, que l'enfant est un mélange de Lien et de mal ; qu'il a les germes des vertus ; qu'il a également ceux des vices; qu'il est possible, par une "culture convena- ble, de développer les premiers, de combattre et de corriger les autres. L'enfant n'a-t-il rien que de bon ; laissez-le se développer librement, gardez- vous d'y toucher ; vous aurez alors une sorte d'évo- lution spontanée, dont le gamin, poussant on ne sait comment sur le pavé de Paris est le modèle plus ou moins accompli. L'enfant n'a-t-il, au con- traire, rien que de mauvais; vous n'avez également qu'à l'abandonner à lui-même ; vous ne changerez point sa nature. Dans un cas comme dans l'autre, il n'y a pas matière à éducation.

En attendant toutefois qu'il soit devenu sage, s'il le devient jamais, que sera cet être fort, robuste, adroit, égoïste, sans moralité, sans souci du bien ni du mal? Rousseau, dans le portrait beaucoup trop flatté qu'il en fait, conviendrait volontiers qu'il sera un franc polisson et un assez mauvais sujet ; disons plutôt qu'il sera une bête féroce, un petit tyran dans sa famille, le fléau des sociétés il se trou- vera. Gardez-vous de réunir ensemble bien des en- fants de cette espèce ; mieux vaudrait une troupe de loups dévorants. Mais heureusement pour lui et pour les autres, Emile est seul. Son isolement au moins l'empêchera de nuire.

Rousseau semble croire à la raison, aimer la jus- tice, avoir confiance dans la moralité. On dirait

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. o7

même que c'est par suite d'un respect exagéré pour ces grandes choses et par crainte de les compro- mettre dans une intelligence et dans un cœur novices, qu'il en remet l'enseignement à un temps plus opportun. Croirait-il donc qu'elles soient bonnes seulement pour les parents et que l'enfant puisse s'en affranchir sans inconvénient? Au moins, dit- il, il sera sans vices et sans erreurs. En est-il bien sur? Croit-il que cet être, s'il a la force du lion ou du tigre, n'en aura pas aussi les appétits ? Les passions n'ont pas besoin, pour se révéler, qu'on leur apprenne d'où elles viennent et comment elles s'appellent. Rousseau en reconnaît une chez son élève, l'amour exclusif de soi ou l'égoïsme ; soyons sûrs que, sur ce tronc, il en poussera bien d'autres, et que cette triste germination donnera naissance à bien des idées fausses et à bien des actes dé- pravés. Il craint de diriger la raison et le cœur, de peur de leur donner une mauvaise direction ; il est bien plus à craindre que, faute de direction, autre que celle des passions, ces facultés ne s'égarent et ne se perdent. Quant à soutenir que la raison et la moralité n'existent pas avant douze ans, il faut n'avoir jamais vu un enfant pour le croire. Consi- dérez l'enfant au berceau, et dites s'il n'a pas ses préférences et ses antipathies, s'il n'est pas accessible à l'affection et à la reconnaissance. Cn peu plus tard, observez-le dans ses rapports de famille et dans ses jeux, et dites s'il ne voit pas quand il fait bien et quand il fait mal, s'il n'est pas froissé par l'injus- tice, et s'il ne se condamne pas lui-même au besoin, quand il s'est rendu coupable d'une action qu'il regarde comme mauvaise et injuste. Rousseau, d'ail- leurs, le proclame au moins une fois, et dans

58 LA VIE ET LES ŒUVRES

YEmile même. « Je n'oublierai jamais, dit-il, d'avoir vu un de ces incommodes pleureurs frappé par sa nourrice. Il se tut sur-le-champ ; je le crus inti- midé ; je me trompais; le malheureux suffoquait de colère ; il avait perdu la respiration ; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cris aigus ; tous les signes du ressentiment, de la fu- reur, du désespoir étaient dans ses' accents. Je crai- gnis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'aurais douté que le sentiment du juste et de l'in- juste fût inné dans le cœur de l'homme, cet exemple seul m'aurait convaincu1. » Oui, dès son pre- mier jour, pour ainsi dire, au moral aussi bien qu'au physique, l'enfant est complet dans sa peti- tesse et dans sa faiblesse. Il naît raisonnable, comme il nait avec tous ses membres, et sa raison se déve- loppe comme ses membres grandissent. Rousseau voudrait que les enfants ne fissent rien de leur àme jusqu'à ce qu'elle eût toutes ses facultés2. Précisé- ment elle les a, et il ne s'agit que de cultiver ce qui existe.

Il n'y a donc pas lieu de suivre une méthode pour les sens et une autre pour la raison ; de se hâter dans un cas, d'attendre dans l'autre. Rousseau n'attend pas que les sens aient acquis leur plein développement pour les soumettre à un régime sévère et à des exercices choisis. « Les enfants, dit-il, ont des sens, il faut qu'ils apprennent à en faire usage \ » De même, les enfants, qui ont une intelligence, de la mémoire, un cœur, une volonté, doivent apprendre à en faire usage. Il est d'une hardiesse excessive quand il s'agit des sens « On

1. Emile, 1. I. - 2. I<L, 1. II. —3. Id., 1. I.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 1)9

craint qu'un enfant ne se noie en apprenant à na- ger; qu'il se noie en apprenant ou pour n'avoir p;is appris, ce sera toujours votre faute1. » S'agit-il, au contraire, de la raison et de la morale, il n'ose se mouvoir, de peur de faire un faux pas : par crainte de l'erreur, il préconise l'ignorance ; par crainte du vice, il se garde de la vertu ; par crainte de la civilisation, il se défie de l'éducation, ou plutôt il n'admet comme naturelle qu'une éducation, celle des sens ; la moralité et la volonté ne sont sans doute pas naturelles à ses yeux2,

Et il veut faire un homme ! Mais il ne fera qu'un animal ! Quand il aura bien exercé les sens, leur éducation sera faite ; ils seront devenus puissants et délicats ; mais à quel point en seront les autres facultés? Que Rousseau dise, tant qu'il voudra, que sa méthode disposera l'enfant à suivre, quand le temps en sera venu, les leçons de la raison; c'est le contraire de la vérité. Ce n'est pas en négligeant la raison qu'on lui donnera de la puissance. On rap- porte que des parents qui ont élevé leurs fils d'après le système de Rousseau en ont fait des idiots ; leur raison, faute de culture, est demeurée à l'état rudi- mentaire. Nous ne garantissons pas ces anecdotes ; néanmoins elles paraissent vraisemblables.

Il y aurait exagération à prétendre qu'il est permis de négliger l'éducation des sens ; ils ont leur rôle important dans l'économie humaine, et à ce titre ils ont droit à être soignés et cultivés. Mais on peut être sûr que, même sans aide, ils sauront se faire leur place et la conserver] Les sens sont essentielle- ment envahissants; un des" objets de l'éducation est

1. Emile, 1. II. 2. Jd.

60 LA VIE ET LES ŒUVRES

précisément de les contenir dans leurs limites légi- times. Faire l'éducation d'un enfant, c'est, au moins en partie, le tirer de la domination des sens ; c'est développer chez lui les germes d'intelligence, de raison, de conscience, de sentiments affectueux et nobles que Dieu y a déposés le jour de sa naissance ; c'est, en un mot, remettre chaque chose à sa place. On peut dire tout cela à Rousseau, parce qu'il est capable de le comprendre, et que lui-même l'a affirmé plus d'une fois.

Ce serait bien vainement d'ailleurs que le maître prétendrait soustraire l'enfant à toute action exté- rieure. Cette difficulté ne pouvait échapper à Rous- seau. « Si votre élève n'apprend rien de vous, se dit-il à lui-même, il apprendra des autres ; si vous ne prévenez l'erreur par la vérité, il apprendra des mensonges. Les préjugés que vous craignez de lui donner, il les recevra de tout ce qui l'envi- ronne ; ils entreront par tous ses sens. » On ne pouvait mieux poser l'objection. « 11 me semble, ajoute-t-il, que je pourrais aisément répondre à cela; mais pourquoi toujours des réponses1? » Et il poursuit tranquillement sa route. Dans un autre passage cependant, il semble se préoccuper davan- tage de ce cas embarrassant. Il reconnaît que l'en- fant ne peut vivre absolument écarté de tous les humains, comme dans le globe de la lune ou dans une île déserte, et il s'en désole2. Regrets inutiles. Il ferait mieux de s'appliquer à choisir et à régler ces influences extérieures. Malheureusement, ces im- pressions, dues au hasard, seront rarement salu- taires, et il arrivera que le temps perdu pour la

1. Emile, 1. IL— 2. Id.

DE; JEAN-JACQUES ROUSSEAU. () I

vertu ne le sera pas pour le vice. « Tenez son âme oisive », c'est facile à dire, mais l'âme n'est guère oisive; si elle ne fait pas le bien, elle fait le mal ; et puis l'oisiveté de l'Ame serait-elle autre chose que l'idiotisme? Vicieux ou idiot, voilà ce que sera l'élève de Rousseau.

III

Cependant, pour remplacer la raison et la mora- lité, il faut quelque chose. Jean-Jacques a imaginé la nécessité, pauvre motif, s'il en fut, et bien peu digne d'un esprit élevé et libéral. Il est vrai qu'à l'en croire, « la dépendance des choses, qui est de la nature, ne nuit point à la liberté et n'engendre point de vices ; tandis que la dépendance des hommes, qui est de la société... est désordonnée et engendre tous les vices1. » Nous avouons ne pas comprendre cette distinction. Il est parfaitement conforme à la nature, croyons-nous, d'obéir à ses parents, et nous ne voyons pas en quoi l'enfant qui se heurte à un obstacle insurmontable est plus libre que celui qui se soumet volontairement et affectueu- sement à sa mère. Mais ne parlons pas de soumis- sion. « Ne lui commandez jamais rien, dit Rous- seau, quoi que ce soit au monde ; absolument rien. Ne lui laissez pas même imaginer que vous préten- diez avoir quelque autorité sur lui. Qu'il sache seulement qu'il est faible et que vous êtes fort ; que par son état et le votre, il est nécessairement à votrë~ïnerci. Qu'il le sache, qu'il l'apprenne, qu'il le sente ; qu'il sente de bonne heure sur sa tète al-

1. Emile, 1. II. Nouvelle Héloïse, 1. V, lettre 3.

0*2 LA VIE ET LES OEUVRES

tière le dur joug- que la nature impose à l 'hom. me, !<■ pesant joug de In nécessité, sons lequel il faut que tout être fini plie '. »

Qu'il vaudrait bien mieux qu'il sût que vous êtes père ; que Dieu ou (pour parler le langage de Rousseau) la nature vous a revêtu d'une autorité respectable, vous a doué d'une tendresse profonde, vous a donné la sagesse, a fait de vous sa provi- dence et son soutien. Assurément les leçons de la nécessité et de l'expérience ont leur prix ; mais elles ne manquent à personne, pas plus à l'homme fait qu'à l'enfant. Père sage et prudent, vous ne priverez point votre fils de ce précieux appoint ; vous n'entreprendrez pas de lui frayer dans la vie un chemin de roses et d'en enlever jusqu'aux plus petites pierres. Il est bon qu'il s'aguerrisse et ap- prenne à se tirer des épreuves et des difficultés de la vie. Mais vous ne lui refuserez pas non plus le secours de votre direction prévoyante, ferme et af- fectueuse. Qu'il compte avec la nécessité, parce qu'il le faut; mais aussi qu'il écoute les leçons de ses parents et de ses maîtres, parce que sa raison, son cœur et, au besoin, une autre espèce de nécessité l'y obligent. Mais, nous dira Rousseau, l'enfant n'a- t-il donc pas assez de sa faiblesse, qui l'enchaîne de tant de manières, sans ajouter à cet assujettissement celui de nos caprices2? Eh! pourquoi des caprices? L'autorité s'exerce-t-elle nécessairement par voie de caprices? Vraiment Rousseau se montre ici bien compatissant. Il ne l'est pas autant quand il soumet la tête altière de l'enfant au dur joug de la nature. Si encore il ne laissait à ce joug que ce qu'il est

1. Emile, 1. II. 2. Id.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 03

impossible de lui enlever; mais comme si ce n'était pas assez de la nécessité vraie, il y ajoute une né- cessité factice. « Il ne faut point se mêler, dit-il, d'élever un enfant, quand on ne sait pas le conduire l'on veut par les seules lois du possible et de l'impossible. La sphère de l'un et de l'autre lui étant également inconnue, on l'étend. on la resserre au- tour de lui comme on veut. On l' enchaîne, on le pousse, on le retient avec le seul lien de la nécessité, sans qu'il en murmure '. »

Voilà le maître, en dépit de ce que Rousseau en a pu dire, rentré en possession de l'autorité; seule- ment il y rentre par une bien mauvaise porte. Qu'il prescrive, qu'il défende, il ne sera pas embarrassé pour se faire obéir ; il peut faire tout ce qu'il veut au moyen de cette arme de la nécessité, que Rous- seau met entre ses mains ; arme sûre, qui frappe sans qu'on sache d'où part le coup ; arme déloyale aussi, qui abuse de la simplicité de l'enfant, mais qui ne l'abusera pas toujours. Que l'enfant s'aper- çoive qu'on le trompe, et ce moment ne peut tarder à arriver, et tout est perdu sans retour. Au lieu d'une autorité respectable, il ne verra plus devant lui qu'un vilain système de ruses et de finesses. qu'il méprisera et qu'il mettra toute son application à déjouer. Rousseau vante, et avec raison, les le- çons de l'exemple ; il en fait même quelque part la règle fondamentale de l'éducation -. Il ne voit donc pas que le premier exemple qu'il donne à son élève, c'est l'exemple du mensonge.

En toute circonstance, il se montre l'adversaire de l'autorité. Cette haine de toute supériorité, qui

1. Emile, 1. IL 2. Lettre à l'abbé M., 2 février 1770.

61

LA VIE ET LES ŒUVRES

n'est pas toujours franche, comme on vient de le voir, est une conséquence de son système. Du mo- ment que l'homme est naturellement bon et que la société le déprave, et ce sont les premiers mots de l'Emile l, l'individu sortant bon des mains de la na- ture, doit, autant que possible, rester isolé, et se garder avec ses semblables de rapports qui ne ser- viraient qu'à le pervertir. Il est -dur de supprimer les rapports entre le père et le fils, entre le maître et l'élève (il est vrai que Rousseau ne fait que les déguiser). Serait-il même téméraire de supposer que, s'il a déchargé le père des soins de l'éducation d'Emile, c'est pour sauver en partie l'odieux d'une altération par trop flagrante des rapports les plus naturels? Quoi qu'il en soit, il est curieux de voir la façon dont il pose, en face l'un de l'autre, le maître et l'élève, pourvus l'un et l'autre de leur li- berté, en usant chacun de leur côté, sans se rien devoir ni se rien commander. Mais la partie n'est pas égale ; les forces ne sont pas les mêmes, et l'é- lève cédera nécessairement à la force2. Rousseau appelle cela l'éducation et trouve que c'est le triomphe du système ; nous croyons, nous, que c'en est la ruine. il n'y a que des forces, sans re- lations morales de devoir et d'affection, il n'y aura que chocs durs et violents. Jean-Jacques a prétendu travailler au bonheur de l'enfant, surtout à son bonheur présent, que, pour rien au monde, il ne consentirait à sacrifier aux chances d'un avenir tou- jours incertain ; par le fait, il n'a travaillé qu'à son malheur présent et futur.

1. « Tout est bien, sortant, des mains de l'auteur des choses, tout dégénère entre les

mains de l'homme. » Emile 1. I, ligne 1». 2. Id., 1. II.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 65

Et ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'à cette absence apparente de rapports, à cette indépendance, tantôt prétendue et tantôt réelle, se joignent le commerce le plus constant et l'assujettissement le plus absolu. Il n'est pas trop pour l'élève d'avoir un maître pour lui seul, sans cesse occupé de lui, ne pensant qu'à lui, n'agissant que pour lui, combi- nant, nuit et jour, ses moyens et ses effets, apostant au besoin ses compères, leur distribuant leurs rôles; de sorte que cette éducation annoncée comme natu- relle, négative et libérale, est en réalité très artifi- cielle, très affirmative et très autoritaire. « Conve- nons, dit Julie, qu'avec toute la peine que j'aurais pu prendre, il fallait être aussi bien secondée, pour espérer de réussir, et que le succès de mes soins dépendait d'un concours de circonstances qui ne s'est peut-être jamais trouvé qu'ici1. »

Comme exemple de cette méthode artificielle, on peut citer la manière dont Rousseau enseigne ce que c'est que la propriété. L'idée de propriété est, d'après Rousseau, la première qu'il faut donner à l'enfant. Cependant, suivant une méthode pour le moins contestable, il prend la question par son côté le plus difficile et le plus obscur et commence par remonter à l'origine de la propriété. L'enfant aime les travaux champêtres ; il voit l'œuvre du jardi- nier ; il a le désir de l'imiter ; il s'empare d'un coin du jardin. Pourquoi pas? IN'est-il pas vrai que « les fruits sont à tous, et la terre à personne2. » Il y sème des fèves ; il les voit lever avec transport ; le maître partage sa joie, travaille avec lui ; tout est

1. Nouvelle Héloïse, 1. V, ] ^Inégalité, 2* partie. lettre 3. 2. Discours sur

66 LA VIE ET LES OEUVRES

au mieux. Mais un jour, ô douleur ! les fèves sont arrachées, la terre bouleversée. Qui lui a ainsi ravi son bien? C'est le jardinier. Et pour comble d'in- fortune, quand on va le trouver pour se plaindre, c'est ce dernier qui se plaint le plus haut. Ce terrain est à moi, s'écrie-t-il, je l'avais cultivé ; j'y avais semé des melons, et vous les avez détruits pour mettre à la place vos misérables fèves. De là, avec le jardinier, un dialogue conveuu et ar- rangé à l'avance, sur le droit du premier occupant par le travail. Cette conversation n'est pas bien long-ne ; mais Rousseau a soin de prévenir qu'il n'en donne qu'un extrait, et que la notion qu'il renferme en deux pages, pourra bien être, dans la pratique, l'affaire de deux années1. Remarque peu encoura- geante pour les gens pressés. Mais il ne faut pas perdre de vue que « la règle la plus grande, la plus importante et la plus utile de toute éducation, ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre 2. »

Avec la propriété, « nous voilà, dit Jean-Jacques, dans le monde moral ; voilà la porte ouverte au vice ; avec les conventions et les devoirs , naissent la tromperie et le mensonge3. » Toujours, comme on le voit, cette timidité inexplicable chez un homme aussi audacieux d'ailleurs ; toujours ce désir de fermer la porte à la vérité et à la vertu , de peur que l'erreur et le vice n'entrent par la même occasion ; toujours ces réminiscences du Dis- cours sur l'Inégalité, qui sont la mutilation de la plus noble moitié de l'homme. 11 faut pourtant se rési- gner à tenir compte du progrès. L'enfant grandit ; il a une idée ; mais une idée ne vient jamais seule.

1. Emile, 1. II. 2. Id. 3. Id.

T»E JEAN-JACQUES ROUSSEA1 . (u

Que va-t-on lui enseigner, et comment va-t-on le lui

enseigner? Surtout, pas un seul livre ; pas de leçons écrites; ne faites rien apprentb^-par couir. L'enfant, d'ailleurs, sait-il lire? Dans tous les cas, on ne le lui a pas appris. Pas de leçons verbales non plus, mais seulement celles des faits, de l'expérience et de la nécessité1. Les leçons de choses, aujourd'hui à la mode, étaient entendues d'une manière bien plus complète par l'auteur de Y Emile que par nos insti- tuteurs communaux, puisqu'il n'admet ni livres ni explications, et se contente de placer l'enfant en face de l'objet ou du l'ait dont il doit tirer son profit. Libre à Rousseau de s'imaginer qu'il prépare ainsi des progrès rapides à son élève.

C'est d'après cette méthode que l'enfant appren- dra à lire. Gardez-vous de vous en occuper ; il est convenu que vous n'avez rien à lui enseigner, et que lui-même ne doit savoir que ce qu'il juge à propos d'apprendre. 11 s'agit doue de lui inspirer le désir de savoir lire. Rien de plus simple : mettez en jeu son intérêt. Il reçoit des billets d'invitation pour un dîner, pour une promenade, pour une partie sur l'eau ; il faut que quelqu'un les lui lise. Faites en sorte que ce quelqu'un ne se trouve pas à point nommé ou manque de complaisance ce jour-là, et voilà notre Emile forcé de les lire lui-même. M y sera pris dans le commencement, il manquera quel- ques parties ; mais il y aura bien du malheur, si l'envie de manger de la crème ou d'aller en bateau ne le détermine pas promptement à apprendre, sans le secours de personne ou à peu près. « Par- lerai-je à présent de l'écriture, continue Rous-

1. Emile, 1. II.

68 LA VIE ET LES OEUVRES

seau? Non : j'ai honte de m'amuser à ces niaise- ries dans un traité d'éducation '. » pourrions- nous pas, nous aussi, avoir honte d'insister sur l'inanité d'une pareille méthode? Que d'hommes ont un intérêt grave à savoir lire et écrire, et ne le sauront jamais faute de l'avoir appris dans leur jeu- nesse! Croit-on que des enfants seront plus éner- giques, plus persévérants, mieux éclairés sur leurs intérêts ?

Avant de savoir ce que nous apprendrons à Emile, il est pour le moins aussi important de savoir ce que nous ne lui apprendrons pas. Nous ne lui avons pas appris à lire et à écrire : mais on nous assure qu'il aura appris sans nous. Il ne faut pas compter qu'il apprendra de même les autres choses, dont il ne sentira pas autant le besoin. Ainsi il n'apprendra pas les langues : nous ne les lui enseignerons pas davantage ; car on doit les compter, au moins à cet âge, au nombre des inutilités de l'éducation2. En- core moins lui ferons-nous étudier l'histoire ; elle n'est pas à sa portée3. Du reste et d'une façon gé- nérale, il n'y a pas d'étude qui convienne aux en- fants, par la raison qu'ils ne peuvent apprendre que des mots : or, il n'y a pas de science de mots. L'horreur de Jean-Jacques pour les mots ne connaît point de bornes. C'est donc, d'après lui. peiné plus que perdue d'enseigner une langue à un enfant, s'il n'en pénètre les origines, le génie, les caractères distinctifs. l'histoire, s'il ne saisit les rapports qui lient entre eux les événements, leurs causes morales ou autres, leurs effets. En un mot, point d'enseigne-

1. Emile, 1. II ; Nouvelle I 1. II. —3. Id.

Hcloïse, 1. V, lettre 3.-2. Emile, \

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 69

ment élémentaire ; point de connaissance des langues . sans les principes généraux de la gram- maire et du langage ; point d'histoire, sans la philo- sophie de l'histoire ; et ainsi du reste.

«"L'intelligence humaine a ses bornes,... il y a donc un choix dans les choses qu'on doit enseigner... Des connaissances qui sont à notre portée , les unes sont fausses, les autres sont inutiles, les autres servent à nourrir l'orgueil de celui qui les a. Le pe- tit nombre de celles qui contribuent réellement à notre bien-être est seul digne des recherches d'un homme sage, et par conséquent d'un enfant qu'on veut rendre tel. Il ne s'agit point de savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile.

« De ce petit nombre, il faut ôter encore ici les vérités qui demandent, pour être comprises, un en- tendement déjà tout formé ; celles qui supposent la connaissance des rapports de l'homme, qu'un enfant ne peut acquérir ; celles qui , bien que vraies en elles-mêmes, disposent une àme inexpérimentée à penser faux sur d'autres sujets.

« Vous voilà réduits à un bien petit cercle , rela- tivement à l'existence des choses ; mais que ce cercle forme encore une sphère immense pour la mesure de l'esprit d'un enfant! Ténèbres de l'entendement humain, quelle main téméraire osa soulever votre voile ? Que d'abimes je vois creuser par vos vaines sciences autour de ce jeune infortuné! 0 toi qui vas le conduire dans ces périlleux sentiers , et tirer devant ses yeux le rideau sacré de la nature , tremble. Assure-toi premièrement de sa tête et de la tienne. Crains qu'elles ne tournent à l'un ou à l'autre, et peut-être à tous les deux. Crains l'attrait spécieux du mensonge et les vapeurs enivrantes

70 LA VIE ET LES OEUVRES

de l'orgueil. Souviens-toi, souviens-toi sans cesse que l'ignorance n'a jamais fait de mal, que l'er- reur seule est funeste , et qu'on ne s'égare point parce qu'on ne sait pas, mais parce qu'on croit savoir ' . »

Ces paroles servent en quelque sorte d'introduc- tion aux études que va faire Emile. Et, comme con- clusion , Rousseau , après avoir parcouru le cercle scientifique qu'il veut lui faire embrasser, revient sur les mêmes idées. Ce qu'il voudrait par-dessus tout, ce serait d'empêcher Emile d'user de son ju- gement. « Puisque toutes nos erreurs nous viennent de nos jugements , il est clair que , si nous n'avions jamais besoin de juger, nous n'aurions nul besoin d'apprendre ; nous ne serions jamais dans le cas de nous tromper ; nous serions plus heureux de notre ignorance que nous ne pouvons l'être de notre sa- voir... Il est de la dernière- évidence que les com- pagnies savantes de l'Europe ne sont que des écoles publiques de mensonges, et très sûrement, il y a plus d'erreurs dans l'Académie des sciences que daus tout un peuple de Hurons.

« Puisque plus les hommes savent, plus ils se trompent, le seul moyen d'éviter l'erreur est l'ignorance. Ne jugez point, vous ne vous abu- serez jamais ; c'est la leçon de la nature, aussi bien que de la raison... Que m'importe? est le mot le plus familier à l'ignorant et le plus convenable au sage 2. »

A voir ces recommandations et ces frayeurs, on pourrait croire qu'il est question de secrets ter- ribles. Tranquillisons-nous; il s'agit simplement de

1. Emile, 1. III. - 2. Id.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

71

notions très élémentaires en géométrie, en géogra- phie, en physique, en histoire naturelle, et de con- naissances plus complètes en technologie , toutes sciences de sensations, mais de sensations plus par- faites et, en quelque sorte, plus savantes que celles qui avaient frappé Emile jusqu'alors. Quant à savoir d'où il vient, il va, pourquoi il est dans le inonde et ce qu'il doit y faire, il n'a point à s'en occuper ; il est trop tôt. Il est arrivé à douze ans sans avoir l'idée des relations sociales, sans savoir ce que c'est que conscience et devoir. Cet état est bon ; il faut s'appliquer à le prolonger le plus pos- sible.

IV

Cependant on a laissé l'enfant s'essayer, sans maître, à barbouiller des dessins d'après nature, à rendre, et même à composer une musique très simple ; on l'a excité à acquérir quelques notions de géométrie, mais sans raisonnement et au moyen de ses simples observations personnelles \ ; le temps est venu pour l'élève d'aller plus loin et de se préparer peu à peu à la connaissance des premières relations sociales. Les sens ont servi de guides jusque-là, on n'ira point en chercher d'autres ; l'expérience et les faits ont été les seuls maîtres, ils continueront à l'être ; la nécessité a été l'unique loi, elle sera en- core la loi, mais elle ne sera plus l'unique ; on y joindra Y utilité. Quelle utilité? L'utilité personnelle,

1. Ainsi, par une anomalie incroyable, Rousseau, qui n'admet pas le simple récit

des faits en histoire, recom- mande la géométrie sans rai- sonnement.

72 LA ME ET LES ŒUVRES

et même l'utilité présente et sensible ; Emile n'en saurait concevoir d'autre. Et voilà un enfant qui, à douze ans, par un progrès que Rousseau ne peut considérer sans trembler, découvre enfin ce que c'est que son utilité personnelle et apprend l'art d'être égoïste. A quoi était-il donc réduit aupara- vant, sinon à une sorte d'instinct bestial? Et à qua- torze ans, n'aimant personne, n'obéissant à personne, ne songeant pas s'il a un père, une mère, des ca- marades, se confinant dans son utilité égoïste, « il se considère sans égard aux autres, et trouve bon que les autres ne pensent point à lui. 11 n'exige rien de personne et ne croit rien devoir à per- sonne. Il est seul dans la société humaine ; il ne compte que sur lui seul1. » Quand nous disions que Rousseau ne sait former qu'un animal ou un sauvage !

Cette notion de l'utile donne une grande prise de plus pour gouverner l'élève. Cet instrument sera d'autant plus puissant que, suivant un artifice fami- lier à Rousseau, le maître mettant à profit l'inexpé- rience de l'enfant et sa propre expérience, s'arran- gera de façon à disposer de l'utile à son gré 2. A quoi cela est-il bon ? Voilà désormais le mot sacré, voilà la règle qui dirigera dans le choix des études.

Afin de rester iidèle à la loi qui prescrit de ne rien imposer à l'élève, il faudra, la curiosité aidant, lui faire goûter l'utilité de chaque science qu'on désirera qu'il cultive. S'agit-il de la géométrie, par exemple, on fera en sorte qu'il ait besoin de trouver un carré égal à un rectangle donné, le jour l'on

1. Emile, liv. III. 2. ld.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 73

voudra lui faire chercher une moyenne proportion- nelle entre deux lignes '. Ces artifices ne seront pas toujours faciles ; mais l'embarras sera encore plus grand, quand il sera question d'étudier l'astronomie ou la géographie, sans globes, sans cartes, sans ins- truments; la géographie sur le terrain; l'astronomie sur une montagne, par une belle nuit d'été, ou au moment du lever et du coucher du soleil. Ce sera le cas de faire appel à la curiosité ; mais on ne renoncera pas pour cela au motif de l'utilité. A quoi cela sert-il de savoir s'orienter, par exemple, demandera un jour Emile à son pré- cepteur? et il faudra lui donner la réponse par expérience, le seul moyen de démonstration qui soit à son usage. Le lendemain, on fait une pro- menade dans la forêt de Montmorency ; on s'é- gare ; Emile est las ; il a faim , il pleure ; comment faire? On a sa montre, on se rend compte de la situation du soleil ; on sait que Montmorency est au sud de la forêt; on s'oriente, on se re- trouve ; on reconnaît (rue l'astronomie est bonne à quelque chose.

Jean-Jacques aime à multiplier ces exemples. Ainsi la leçon de physique se prendra à la foire, avec le concours d'un bateleur complaisant, qui donnera d'excellents conseils à Emile. Mais ces artifices, tout ingénieux qu'ils soient, ne nous séduisent point. Ils n'abuseront pas longtemps Emile, et, d'ailleurs, combien faudrait-il de siècles en allant de ce train, avec cette méthode à bâtons rompus et cette condi- tion de se réduire à la science attrayante, pour faire une éducation complète? Rousseau l'a peut-être

1. Emile, 1. III.

74 LA VIE ET LES OEUVRES

compris; car désormais il ne veut plus qu'on perde de temps et trouve au contraire qu'on ne saurait trop se hâter1.

Sans renier ce qu'il a dit ailleurs, il veut bien constater que la société est nécessaire, par cela seul qu'elle existe. La terre étant ce que les hommes l'ont faite, celui qui prétendrait se regarder comme isolé, serait nécessairement misérable et n'aurait pas même les moyens de vivre. Pour initier Emile aux relations sociales, sans quitter le domaine des sens, on s'adressera avec fruit aux arts mécaniques. En voyant que le maçon ne bâtit pas pour lui seul, que l'habitant de la ville est obligé de demander sa subsistance à l'agriculteur, Emile commencera à comprendre la dépendance des hommes entre eux; le commerce lui fera encore mieux sentir les règles et les conventions qui président aux échanges ; mais il aura d'autres motifs de fréquenter les ateliers, c'est Futilité qu'il en pourra retirer. Il n'entrera pas dans la boutique d'un artisan sans s'informer de tout, sans se rendre compte de tout, et même sans mettre la main à l'œuvre ; et comme il n'y a point de meilleur précepte que l'exemple, le précepteur tiendra à se mettre au travail avec lui .

Bien plus, Emile devra posséder à fond un métier. s'y rendre habile, l'exercer souvent, non pas en ama- teur, pendant quelques heures, mais en ouvrier, sous un patron le payant à la journée. Cette idée que tout homme doit apprendre un métier est une de celles sur lesquelles Rousseau revient le plus souvent. Il y consacre de longues pages ; il prouve sa thèse : il répond aux objections 2. S'il se bornait à préconiser

1. Emile, 1. III. 2. Id., I M™8 Guymet, 17«x>. etc. 1. III, et passitu. Lettre à |

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

75

le travail, on ne pourrait qu'applaudir à ses efforts. S'il se contentait de dire : « Travailler est un de- voir indispensable à l'homme social. Riche ou pauvre , puissant ou faible , tout citoyen oisif est un fripon; » on pourrait encore, malgré leur du- reté, souscrire à ces paroles. Mais ce qu'il veut, ce n'est pas un travail quelconque, c'est « un métier, un art purement mécanique. . » Pourquoi donc exige-t-il qu'on se rende utile à la société de telle façon plutôt que de telle autre? On en peut indiquer plusieurs motifs. En premier lieu, ses idées égali- taires ont influé sur sa pensée. Il était content de passer le niveau populaire sur la tète des princes et des marquis : l'outil du manœuvre lui a paru propre à remplir cet office. L'importance qu'il donnait aux sensations, aux exercices corporels, à l'habileté de la main ont contribué aussi à le déterminer. Enfin, il a encore obéi à d'autres considérations. Celle qui touche aux vicissitudes de la fortune ressemble presque à une prophétie et montre avec quelle netteté on pré- voyait déjà, non seulement la Révolution, mais jus- qu'à ses conséquences extrêmes *, « Vous vous fiez à l'ordre actuel de la société , sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu'il vous est impossible de prévoir ou de pré- venir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet ; les coups du sort sont-ils si rares

1. Elle l'était du reste par bien d'autres que par Rousseau. Voir F. Rocquain , L'Esprit révolutionnaire avant la Révolution. 1 vol. in-8, p. 240 et suivantes. Tout le monde

connaît les étranges prédic- tions de Cazotte. On peut ci- ter aussi les révélations en- core plus étranges du livre qui a pour titre : Rêve s'il en fut jamais, etc.

76 LA ME ET LES ŒUVRES

que vous puissiez compter d'en être exempt? Nous approchons de l'état de crise et du siècle des ré- volutions ; qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors1? » Et comme conclusion, Emile apprend l'état de menuisier.

La faveur que Rousseau accorde à la sensation, à l'exclusion des autres facultés, l'a encore guidé dans le choix du seul livre qu'il consente à mettre entre les mains d'Emile : ce livre, c'est Robinson2. Ne veut-il pas en effet faire de son Emile une sorte de Rohinson. Et Robinson, seul dans son lie, obligé de se suffire à lui-même, d'observer, d'expérimen- ter, de borner sa vie et sa science à ce qui est utile, ayant à compter à chaque instant avec la nécessité, n'est-il pas un excellent modèle à proposer à Emile?

V

Emile arrive à quinze ans; il sort de l'enfance au temps prescrit par la nature ; mais ce moment de crise exerce sur le reste de la vie une longue in- fluence. « Comme le mugissement de la mer pré- cède de loin la tempête, cette orageuse révolution s'annonce par le murmure des passions naissantes... Ulysse, ô sage Ulysse, prends garde à toi; les- outres que tu fermais avec tant de soin sont ou- vertes ; les vents sont déjà déchaînés. Ne quitte plus un moment le gouvernail ou tout est perdu... Jusqu'ici nos soins n'ont été que des jeux d'en- fant ; ils ne prennent qu'à présent une véritable importance 3. » Les passions , les relations so-

I. Emile, 1. III. - 2. Ici. 3. Ici., 1. XV.

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 77

ciales, Tordre moral, les idées intellectuelles, la religion, telles sont, en attendant le mariage et la politique, les problèmes qui vont se presser, mais que, malgré ce qu'en dit Rousseau, Emile est bien peu préparé à résoudre.

Rousseau semble ici appliquer exclusivement le mot de passions à l'attrait qui porte un sexe vers l'autre. Ce sens est trop restreint. L'efiervescence de la jeunesse est toujours précédée d'autres pas- sions qui n'ont pas d'âge , comme la colère , la va- nité, l'orgueil, la jalousie, ou même de passions plus spéciales à l'enfance, comme la paresse ou la gourmandise. Jean-Jacques n'en parle pas ou en parle à peine, sans doute parce qu'elles n'entraient pas dans son plan ; elles l'auraient fait sortir du monde des sens, le seul qu'il regardât comme ac- cessible à l'enfant, pour l'introduire dans le monde moral. Comme il n'en arien dit à Emile, il suppose peut-être qu'elles sont restées muettes: mais la passion, quelle qu'elle soit, n'attend la permission de personne pour se manifester.

Ces réserves faites, nous n'en admirerons que plus à notre aise les vues excellentes et élevées que Jean-Jacques a répandues sur cette matière. Il a senti l'importance du problème qui se posait devant lui et s'est appliqué courageusement à le résoudre. Non content de voir, il a cherché à prévoir; il a étudié la passion, telle qu'il l'entend, dans ses pre- miers symptômes et dans ses premiers mouvements. Sachant qu'il n'est ni possible, ni conforme à la na- ture de l'empêcher de naître, il a voulu du moins en retarder l'éclosiou, afin de lui préparer une nais- sance plus heureuse \ Cette pensée n'est pas neuve;

1. Emile, 1. IV.

78 LA VIE ET LES ŒUVRES

elle n'en est pas moins une des plus justes et. des plus salutaires du livre. La méthode expectante et négative de l'auteur le servait bien d'ailleurs dans cette circonstance, et c'était le cas de l'employer. Tant qu'une passion, quelque directiou qu'on lui donne , quelque tempérament qu'on lui applique , n'a aucun moyen de s'exercer légitimement et utile- ment, il est évident qu'elle est prématurée. Or, il est à remarquer que, par une infirmité originelle de notre espèce , l'éveil des sens ayant lieu bien avant le temps ils peuvent avoir un usage con- forme aux vues de la nature, il est par conséquent à propos de le retarder le plus possible.

Nous ne savons si, comme l'assure Rousseau, les instructions de la nature sont tardives et lentes ; mais on peut affirmer avec lui que nos mœurs cor- rompues et notre civilisation, comme il dit, pro- duisent à cet égard une précocité désastreuse. Il a, à ce sujet, de belles considérations. Ses portraits du jeune homme adonné au libertinage et de celui qui a été élevé dans la simplicité et l'innocence mé- ritent d'être conservés. « J'ai toujours vu, dit-il, que les jeunes gens corrompus de bonne heure et livrés aux femmes et à la débauche, étaient inhu- mains et cruels... Au contraire, un jeune homme élevé dans une heureuse simplicité est porté par les premiers mouvements de la nature vers les pas- sions tendres et affectueuses... Oui, je le maintiens, et je ne crains point d'être démenti par l'expérience, un enfant qui n'est pas mal et qui a conservé jusqu'à vingt ans son innocence est, à cet âge, le plus généreux, le meilleur, le plus aimant et le plus aimable des hommes1. »

1. Emile, 1. IV.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 79

Afin de maintenir le jeune homme dans cette simplicité si désirable, Rousseau a imaginé de tem- pérer les passions déréglées par des passions géné- reuses et bien ordonnées; car il ne conserve pas toujours au mot de passion le sens restreint qu'il lui donne habituellement. Le premier dérivatif qu'il propose est l'amitié. L'amitié, dit-il, se développe avant l'amour; le sage précepteur n'a qu'à favoriser cette disposition pour prolonger l'innocence du jeune homme. Nous ne contredirons point Rousseau à cet égard ; nous nous étonnerons toutefois qu'il ait mis quinze ou seize ans à s'apercevoir que son élève est capable de sentiments affectueux. Du moment donc que vous aurez gagné le cœur de votre élève, voyez- vous, dit-il, quel nouvel empire vous allez acquérir sur lui? Du reste, les autres passions vous donneront également des prises sur son cœur. « Tant qu'il n'aimait rien, il ne dépendait que de lui-même et de ses besoins ; sitôt qu'il aime , il dépend de ses attachements1. »

De l'amitié à une bienveillance plus générale, il n'y a qu'un pas. Dirigez la sensibilité du jeune homme vers les nobles sentiments; tournez son caractère vers la bienfaisance, la bonté, l'humanité; cela vaudra mieux que de le lancer dans les plaisirs du monde, dont il ne peut encore apprécier la vanité et les dangers. Choisissez avec soin ses so- ciétés, son entourage, ses occupations, ses plaisirs. Défiez-vous des livres, des gouvernantes, des la- quais. Que les spectacles que vous lui ménagerez le modèrent et le retiennent plutôt que de l'exciter. Mettez un frein à son imagination; appliquez-vous

1. Emile, 1. IV.

(SO LA VIF ET LES OEUVRES

à régler ses affections selon l'ordre de la nature. Apprenez-lui à « aimer tous les hommes, même ceux qui le déprisent... C'est par ces routes, et d'autres semblables, bien contraires à celles qui sont frayées, qu'il convient de pénétrer dans le cœur du jeune adolescent, pour y exciter les pre- miers mouvements de la nature , le développer et l'étendre sur ses semblables. A quoi j'ajoute qu'il importe de mêler à ces mouvements le moins d'inté- rêt personnel qu'il est possible. Surtout point de vanité, point d'émulation, point de gloire, point de ces sentiments qui nous portent à nous comparer aux autres; car ces comparaisons ne se font jamais sans quelque sentiment de haine contre ceux qui nous disputent la préférence , ne fût-ce que dans notre propre estime *. »

Pourquoi faut-il que nous interrompions ces belles réflexions par la note discordante de la critique? Ces conseils sont fort bons; le malheur est qu'ils ne s'appuient sur rien. Remarquons qu'Emile ne sait pas encore ce que c'est qu'une action bonne ou mauvaise. Il ne faut assurément pas blâmer les pa- rents qui cultivent chez leurs enfants une heureuse disposition aux sentiments affectueux, et encore veillent-ils à ce que, dès l'origine, cette tendance à aimer soit éclairée par la loi du devoir et des con- venances. Ces sentiments, ces idées se développent avec l'âge, et le pli d'une habitude saine, contractée avant l'éveil des passions, se maintient pour ainsi dire naturellement après. Mais un être parvenu à l'âge de raison , un adolescent de quinze ou seize ans, va-t-il se contenter de cette vague sentimen-

1. Emile, 1. IV.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 81

talité? Ces impressions, encore neuves, seront-elles de force à résister à l'effort de la passion? Le sen- timent est, de sa nature, variable et capricieux; ne le sera-t-il pas doublement quand la passion lui aura enlevé sa loi et sa règle?

Attendez, Rousseau a aussi sa règle de généro- sité, d'amour du prochain, de bienfaisance; cette régie, c'est l'amour de soi. « La source de nos passions , l'origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l'homme et ne le quitte jamais tant qu'il vit, est l'amour de soi : passion primitive, innée, antérieure à toute autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications... L'amour de soi-même est tou- jours bon, toujours conforme à l'ordre... Il faut que nous nous aimions pour nous conserver ; il faut que nous nous aimions plus que toute chose ; et, par une suite immédiate du même sentiment, nous aimions ce qui nous conserve... C'est la fai- blesse de l'homme qui le rend sociable ; ce sont nos misères communes qui portent nos cœurs à l'humanité... Quand la force d'une âme expansive m'identifie avec mon semblable et que je me sens, pour ainsi dire, vivre en lui, c'est pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu'il souffre; je m'intéresse à lui pour l'amour de moi, et la rai- son du précepte est dans la nature elle-même, qui m'inspire le désir de mon bien-être, en quelque lieu que je me sente exister. D'où je conclus qu'il n'est pas vrai que les préceptes de la loi natu- relle soient fondés sur la raison seule ; ils ont une base plus solide et plus sûre. L'amour des hommes, dérivé de l'amour de soi, est le prin-

82 LA VIE ET LES ŒUVRES

cipe de la justice humaine f. » Ces paroles mon- trent à nu le système de Rousseau ; système égoïste, qui, à moins d'admettre l'identité des con- traires, ne fera jamais de héros. Si je ne me crois obligé à n'aimer mon semblable et à lui faire du bien qu'autant que cela m'est avantageux, je ne l'aimerai, je ne lui ferai du bien que quand j'y verrai mon intérêt. Il n'y -a pas grande vertu, et cela restreint singulièrement le champ du sacrifice.

Pendant quelque temps, le précepteur se borne à cultiver chez son élève les sentiments affectueux, la pitié, la bienveillance, l'humanité, à l'état d'instinct inconscient et de simple émotion : mais ces mouve- ments tendent naturellement à s'élever et à devenir des vertus.

Nous entrons enfin, dit Rousseau, dans ..Hoj&lrjL. moral. Enfin ! dirons-nous à notre tour. Il en est temps ; il y a plus de quinze ans que nous atten- dons. Emile est prêt à entendre les premiers ac- cents de la conscience, ils s'élèvent du fond de son coeur ; à connaître les premières notions du bien et du mal, elle naissent de ses sentiments d'amour et de haine. Tel est le point culminant de la théorie de Rousseau. Qu'elle soit sensualiste, nous n'avons pas le droit d'en être surpris ; ne citions-nous pas il y a un instant ces paroles : « l'amour des hommes, dérivé de l'amour de soi, est le principe de la justice humaine. » Le sensualisme n'est-il pas d'ailleurs l'erreur du xvmc siècle ? 11 est vrai que Rousseau s'est donné constamment comme supérieur

1. Emile, 1. IV. —Voir aussi: I élire à l'abbé de X., i mars |

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 83

à son siècle. ?\ous parlions de vertus; mais il est à craindre qu'Emile, dès qu'il aura été initié aux lois de la morale, ne commence par les violer, à l'insti- gation de l'amour-propre et de l'orgueil. Du mo- ment qu'on n'est plus seul, il est nécessaire que cha- cun se fasse sa place ; celle qu'on désirera sera toujours la première. C'est au maître à combattre cette fâ- cheuse disposition, en montrant à son élève ce que sont les hommes et ce qu'il doit attendre d'eux.

Ceci amène Rousseau à la politique, qu'il prend ici, comme on voit, dans un sens très large, et qu'il ne veut pas traiter séparément de la morale ; autre- ment, dit-il, on n'entendrait jamais rien à aucune des deux1; parole parfaitement juste, mais qui n'est guère à l'usage des politiques de profession. 11 n'a- vait point du reste à parler longuement de politique dans Y Emile ; le Discours sur l'Inégalité et le Con- trat social y avaient largement pourvu. Il lui suffi- sait, à son point de vue, d'affirmer l'importance qu'il attachait à ce qu'Emile connût bien les contra- dictions sociales : d'un côté, l'égalité réelle et vou- lue par la nature ; et, en face, l'égalité mensongère et chimérique de l'état civil, qui n'aboutit qu'au privilège, à la violence et à l'iniquité. Qu'il sache que l'homme , naturellement bon , car il le jugera d'après lui-même, devient, aussitôt qu'il se réunit avec d'autres hommes, mauvais, rempli de préjugés et de vices. Qu'il en conclue que la société le dé- prave et le pervertit.

Ces connaissances ne sont pas sans danger. Il est à craindre qu'en rendant Emile observateur, on ne le rende médisant et satirique ; qu'en l'accoutumant

1. Emile, 1. IV.

84 LA VIE ET LES ŒUVRES

au spectacle du vice , on ne le déshabitue de la pitié; qu'enfin la perversité générale lui serve moins de leçons que d'excuse.

Cependant cette science de la perversité humaine, il est nécessaire qu'il l'acquière. L'idéal serait «qu'il pensât bien de ceux qui Aivent avec lui, et qu'on lui apprit à si bien connaître le monde, qu'il pen- sât mal de tout ce qui s'y fait..', qu'il fût porté à estimer chaque individu, mais qu'il méprisât la multitude. »

« Pour lever à la fois ces deux obstacles et pour mettre le cœur humain à sa portée, sans risquer de gâter le sien, je voudrais, dit Rousseau, lui montrer les hommes au loin ; les lui montrer dans d'autres temps ou dans d'autres lieux, et de sorte qu'il put voir la scène , sans jamais y pouvoir agir. Voilà le moment de l'histoire1. »

On doit bien penser qu'Emile n'apprendra pas l'histoire en suivant, comme tout le inonde, des cours réguliers. S'il lui faut des livres, il en aura le moins possible; son premier livre sera, comme toujours, l'expérience. Chemin faisant, Jean-Jacques profite de son traité pour donner ses idées sur l'histoire, de même qu'il l'a fait sur d'autres sujets, et qu'il le fera encore. Il regrette, non sans raison, que l'his- toire , ne racontant guère que les combats , les crimes, les malheurs des nations, calomnie le genre humain ; mais lui-même en fait-il donc d'habitude un portrait si flatteur? Il se défie des historiens, de leurs préjugés, de leur partialité, de leur ignorance, et il en conclut que « les pires historiens pour un jeune homme sont ceux qui jugent. » La conclu-

1. Emile, 1. IV.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 85

sion aurait été plus juste s'il avait dit que les meil- leurs sont ceux qui jugent bien, et qu'il faut, autant que possible, les choisir éclairés et impartiaux. Il se plaint qu'ils fassent connaître les actions plutôt que les hommes ; mais comment connaître les hom- mes, sinon par leurs actions? Deux pages plus haut, il avait dit : « Les faits, les faits ! et qu'il juge lui- même ; c'est ainsi qu'il apprend à connaître les hommes. » Reste à savoir si l'élève se donnera la peine de juger, s'il est en état de le faire, et si des jugements sages ne lui en apprendraient pas plus long que des réflexions qu'il ne fera pas. Rousseau a craint maintes fois de donner à Emile une ins- truction au-dessus de sa portée ; ne tomberait-il point ici dans l'écueil dont il se gardait si soigneu- sement? Fidèle à son amour pour les Anciens, il bannit l'histoire moderne ; il aime les vies ; elles font mieux connaître l'homme ; il n'admet pas la philosophie de l'histoire et parait la rechercher sans cesse. En somme, au lieu de connaître l'his- toire par les hommes, il regarde comme plus sage et plus prudent de connaître les hommes par l'his- toire ; pensée juste, mais qui n'a rien de nouveau '. Emilej esprit neuf, cœur libre de préjugés et de passions, âme bienveillante et équitable, est au seul moment de la vie il puisse juger sainement et impartialement les hommes ; il a au plus haut degré le sens de l'histoire. Il faut toutefois craindre pour lui l'écueil de l'amour-propre. Toutes les fois qu'il se comparera aux autres hommes, son équité même le forcera à se préférer à tous. « Je suis sage, se dira-t-il, et les hommes sont fous. En les plai-

1. Emile, 1. IV.

86 LA VIE ET LES OEUVRES

gnant, il les méprisera. » Allez-vous, pour le ra- mener, lui faire de beaux raisonnements ? Ce serait bien peine perdue. Faites-lui faire des écoles. Ex- posez-le volontairement à tous les accidents qui peuvent lui prouver qu'il n'est pas plus sage qu'un autre ; laissez les étourdis l'entraîner dans leurs ex- travagances, les flatteurs se moquer de lui, les filous le dévaliser, les grecs le plumer au jeu. « Les seuls pièges dont je le garantirais avec soin, ajoute Rousseau, seraient ceux des courtisanes. » Et en- core, s'il tient à en essayer, faut-il que le maître l'accompagne ; car il est de règle que le maître , après avoir dûment averti son élève, doit ensuite partager toutes ses folies. « Je demanderais volon- tiers, dit Jean-Jacques, au gouverneur de certain jeune homme, combien de fois il est entré dans un mauvais lieu, pour le service de son élève. Combien de fois ? Je me trompe. Si la première n'ôte à jamais au libertin le désir d'y rentrer ; s'il n'en rapporte le repentir et la honte ; s'il ne verse dans votre sein des torrents de larmes, quittez-le à l'instant ; il n'est qu'un monstre, ou vous n'êtes qu'un imbécile. Yous ne lui servirez jamais à rien1. » Nous aussi, nous sommes persuadés, mais dans un autre sens, que le gouverneur qui accom- pagne son élève dans un mauvais lieu, ne fût-ce qu'une seule fois, n'est en effet qu'un imbécile, et qu'il fera bien de chercher fortune ailleurs.

L'expérience personnelle étant parfois dangereuse ou impossible, le rôle de l'histoire est de nous ins- truire par l'expérience d'autrui. La fable partage le même privilège. Le jeune homme est arrivé à un

1. Emile, 1. IV.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 87

âge il en peut comprendre les leçons ; mais sup- primez-en les morales. Il les tirera aussi bien lui- même et les appropriera mieux à sa situation. Que s'il n'est pas capable d'entendre les fables sans l'ex- plication, il ne les entendra pas même ainsi.

Ces études préparent Emile à tenir sa place dans le monde, mais elles sont bien théoriques ; il est à propos de lui en donner aussi de plus pratiques. « Quand je vois, dit Rousseau, que dans l'âge de la plus grande activité , l'on borne les jeunes gens à des études purement spéculatives, et qu'après, sans la moindre expérience, ils sont tout d'un coup jetés dans le inonde et dans les affaires, je trouve qu'on ne choque pas moins la raison que la nature, et je ne suis plus surpris que si peu de gens sachent se conduire1. » Paroles assez justes, qui signalent un abus très commun alors, et que nos surnumérariats et nos filières administratives ont atténué , mais non détruit. Mais qu'a donc fait Rousseau jusqu'à présent d'Emile, sinon un bon menuisier et un être très ignorant d'ailleurs? Aussi confesse-t-il qu'il y a une lacune à l'éducation de son élève. Pour la combler, il propose un moyen qu'on n'attendait sans doute pas de sa part, les bonnes œuvres. « Occupez votre élève, dit-il, à toutes les bonnes actions qui sont à sa portée. Que l'intérêt des indigents soit toujours le sien, qu'il ne les assiste pas seulement de sa bourse, mais de ses soins, qu'il les serve, qu'il les protège, qu'il leur consacre sa personne et son temps, qu'il se fasse leur homme d'affaires ; il ne remplira de sa vie un si noble emploi 2. »

1. Emile, 1. IV. 2. M.

88 LA VIE ET LES ŒUVRES

Du moment qu'Emile est entré en relations avec les autres hommes, il lui faut se faire entendre d'eux et les persuader; voilà la vraie rhétorique. C'est en- core l'expérience qui la lui enseignera. « Quel ex- travagant projet, dit Jean-Jacques, d'exercer les jeunes gens à parler, sans sujet de rien dire... Qu'importe à un écolier de savoir comment s'y prit Annibal pour déterminer ses soldats à passer les Alpes? Si, au lieu de ces magnifiques harangues, vous lui disiez comment il doit s'y prendre pour porter son préfet à lui donner un congé, soyez sûr qu'il serait plus attentif à vos règles1. » Cette méthode est vraie dans un sens ; mais prenez garde d'en abuser. Elle fait bon effet dans un livre ; elle risque fort d'égarer dans la pratique. Dire ce qu'on a à dire est fort bien ; encore est-il qu'il y a ma- nière de le dire ; que l'étude, l'art, si l'on veut, est un secours qui n'est pas à négliger. Eh! qui donc est plus artiste que Rousseau en littérature ? Qui cisela sa phrase avec plus de soin? Qui, plus que lui, s'éleva au-dessus de ce qu'on pourrait nommer l'éloquence utilitaire?

Emile est entré dans le monde et s'y est distingué par son esprit sûr, ferme, exempt de préjugés, su- périeur à la passion. A force d'étendre son amour- propre sur les autres hommes, il l'a transformé en vertu ; à force de généraliser son propre intérêt, il s'est pénétré de l'intérêt d'autrui; ce qui signifie qu'à force d'égoïsme, il a acquis l'esprit de dévoue- ment et de sacrifice. Cependant il ne peut espérer que sa sagesse corrigera la folie de tous les hommes. Ii est doux et ennemi des querelles ; mais il ne peut

1. Emile, 1. IV.

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 89

répondre qu'un brutal, un ivrogne ou un brave co- quin ne lui donne pas un soufflet ou un démenti. Quelle conduite tiendra-t-il alors? L'hypothèse est délicate; Jean-Jacques aurait d'autant mieux fait de la laisser de côté, qu'elle arrivait à titre de di- gression et qu'il était peu propre à la résoudre. Lui- même s'était fermé la solution mondaine par l'élo- quente protestation qu'il avait insérée contre le duel dans la Nouvelle Héloïse \ et la solution chrétienne n'était guère à sa portée. Il en a cherché une troi- sième ; il faut convenir que l'invention n'est pas heureuse. « L'insuffisance des lois, dit-il, lui rend Emile) son indépendance ; il est alors seul ma- gistrat, seul juge entre l'offenseur et lui ; il est seul interprète et ministre de la loi naturelle ; il se doit justice et peut seul se la rendre. Je ne dis pas qu'il doive s'aller battre ; c'est une extrava- gance ; je dis qu'il se doit justice et qu'il en est le seul dispensateur2. » Ces paroles paraîtront, sans cloute, obscures ; allons en chercher ailleurs l'expli- cation : « L'honneur d'un homme, écrit Rousseau à l'abbé M., ne peut avoir de vrai défenseur, ni de vrai vengeur que lui-même... Si donc un homme indignement, injustement flétri par un autre, va le chercher, un pistolet à la main , dans l'amphi- théâtre de l'Opéra, et iui casse la tête devant tout le monde, et puis, se laissant tranquillement mener devant les juges, leur dit : Je viens de faire un acte de justice, que je me devais et qui n'appar- tenait qu'à moi, faites-moi pendre si vous l'osez, il se pourra bien qu'ils le fassent pendre en

1. Nouvelle Héloïse, lre partie, | note, lettre 57. 2. Emile, 1. IY,

90 LA VIE ET LES OEUVRES

effet ; parce qu'enfin, quiconque a donné la mort la mérite ; qu'il a même y compter ; mais je ré- ponds qu'il ira au supplice avec l'estime de tout homme équitable, comme avec la mienne. Et si cet exemple intimide un peu les tateurs d'hommes, et fait marcher les gens d'honneur qui ne fer- raillent pas la tête un peu plus haute, je dis que la mort de cet homme de courage ne sera pas inu- tile à la société2. » Il est superflu de s'attarder à la réfutation de cette opinion. Nous croyons qu'elle présente peu de danger et sera peu suivie dans la pratique.

VI

La manière dont Rousseau façonne son élève rap- pelle assez celle des fabricants d'automates et de poupées à ressort, qui composent leurs personnages de pièces et de morceaux, ajustant une jambe, puis une autre, puis les bras, les mains, la tête, etc. Il ne manque plus guère à Emile qu'une seule pièce, mais elle est importante ; c'est celle qui correspond aux idées purement intellectuelles et religieuses.

Comment? jY avons-nous pas parlé déjà de pas- sions, de morale, de vertus? Oui, mais de vertus extérieures et égoïstes, d'une morale en l'air, sans Dieu et sans idées. jNous avons parlé de passions; mais, chose incroyable, Rousseau commence par les laisser croître et se fortifier, et c'est quand elles ont déjà produit des ravages, qu'il songe à leur opposer la digue de la religion, la seule pourtant que lui-

1. Lettre à l'abbé il/., 14 mars 1770.

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU.

9i

même regarde comme suffisante. Autant vaudrait attendre, pour munir une place, qu'elle fût investie par l'ennemi. « A quinze ans, Emile ne savait pas s'il avait une âme, et peut-être à dix-huit, n'est-il pas encore temps qu'il l'apprenne1? » Mais quelle était donc sa morale, quelle était sa vertu, sinon la morale et la vertu de son âme? Emile, nous l'avons vu, doit se rendre compte de tout ce qu'il fait. Quelle raison de sa vertu ira-t-il chercher dans la matière? (Remarquons que Rousseau n'a jamais été matérialiste). Est-ce dans son corps qu'il fera rési- der sa morale ? Nous ne disons pas même dans ses sens; car les opérations des sens sont elles-mêmes des opérations de l'âme. Ne pense-t-il point? Ne parle-t-il point? Qu'est-ce (pie la pensée? Qu'est-ce que la parole, si ce n'est l'Ame? On dirait que Jean- Jacques ne sait ce que c'est qu'une idée intellec- tuelle. Emile, qui est adroit, sait assurément qu'en frisant telle chose, il en résultera tel effet; s'il se rend compte de ce qu'il fait, il en voit la raison suf- fisante. Mais la cause, la raison suffisante, voilà des idées intellectuelles. A force de vouloir faire de l'é- ducation expectante et négative, avouons que Rous- seau ne sait plus ce qu'il dit.

Et l'idée de Dieu, comment s'y prendra-t-il pour empêcher qu'elle ne pénètre mille fois dans l'esprit de son élève ? Emile est observateur : n'a-t-il donc jamais vu une église, un prêtre, une croix, un bap- tême, un mariage, des obsèques? Que Rousseau entasse difficultés sur difficultés ; qu'il énumôre la

1. Emile, 1. IV. C'était aussi l'avis de Diderot : « On sait à quel âge un enfant doit apprendre à lire, à chanter, à danser, le latin, la géométrie.

Ce n'est qu'en matière de re- ligion qu'où ne consulte point sa portée. » Pensées philosophi- ques, XXV.

92 LA VIE ET LES ŒUVRES

série des échelons qu'il faut traverser, des obstacles qu'il faut surmonter pour arriver à se former une idée abstraite: tout cet échafaudage ne tient pas un instant devant les faits. Est-ce que tous nous n'a- vons point passé par cette filière, que Jean-Jacques prétend si encombrée ? Est-ce que nous n'avons pas pu constater par nous-mêmes que rien, au contraire, n'entre plus naturellement et plus facilement dans l'esprit qu'une idée abstraite? Si nos souvenirs ne nous rappellent pas le moment où, pour la première fois, elle a frappé notre intelligence, ne serait-ce point, parce qu'en effet elle remonte plus haut que nos plus lointains souvenirs? Et le catéchisme, contre lequel Rousseau n'a pas assez d'anathèmes on sait que. sous ce rapport, il a eu des succes- seurs et des émules qui de nous ne l'a pas com- pris à dix ou douze ans, sinon aussi complètement, du moins aussi clairement qu'un théologien? Non, l'idée abstraite, non surtout, l'idée religieuse n'est pas fermée à l'enfance. Il semble plutôt que, dans ces intelligences limpides, comme dans un pur cris- tal, elle pénètre plus aisément que dans les âmes déjà usées et souillées par les frottements de la vie. L'enfant a-t-il besoin pour cela de leçons en règle et de raisonnements savants? Pas le moins du monde ; il a bien plutôt besoin des influences de la famille et d'une atmosphère religieuse. « La Religion, dit Guizot, n'est pas une étude et un exercice auquel on assigne son lieu et son heure; c'est une foi, une loi qui doit se faire sentir constamment et partout, et qui n'exerce qu'à ce prix sa salutaire influence '. »

1. GUIZOT, Mémoires pour j t. III, ch. XVI. servir à l'histoire de mon temps, j

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 93

Rousseau aurait fait une gageure contre l'expé- rience et le sens commun, qu'il n'agirait pas autre- ment. Quel est l'âge qu'il choisit pour apprendre à son élève la morale et la religion ? Mais c'est préci- sément l'âge des doutes et des objections intéres- sées. C'est l'âge le jeune homme, qu'une vue claire et sereine a illuminé jusque-là, se sent moins sûr et plus troublé. Non, ce n'est pas au moment la pratique de la religion et de la morale devient plus difficile qu'il faut en parler pour la première fois au jeune homme. Rousseau prétend fonder sa méthode sur l'observation ; ce n'est pas , en tout cas, sur l'observation d'un autre Emile ; le sien est le premier de son espèce; et quant aux autres, qu'il cite donc bien des jeunes gens élevés sans religion, et qui deviennent religieux et moraux à dix-huit ans.

Notre philosophe s'indigne qu'on élève un jeune homme dans la religion de son père. C'est, en effet, un très grand malheur, si cette religion est fausse; mais, dussions-nous scandaliser quelques esprits timorés, nous osons dire que le malheur est moins grand que si on l'élevait en dehors de toute religion. Une religion, même fausse, possède encore une part de vérité qui peut servir à la conduite de la vie ; tandis que l'absence de la religion, c'est le néant, c'est la mort de l'âme. Le père qui dit à son fils ce qu'il croit être la vérité , remplit un grand devoir moral; on ne peut lui demander davantage. Rappe- lons-nous que la sincérité est déjà la moitié de la vérité; elle en est le coté humain, en quelque sorte. Prenez un père fermement convaincu de la vérité et de l'importance de la religion qu'il professe, et dites-lui de fermera son fils l'accès de ce qu'il croit

94 LA VIE ET LES ŒUVRES

être la vérité nécessaire ! Mais sa parole éclatera malgré lui du fond de son cœur ; mais il serait un monstre, s'il gardait le silence. C'est pourtant ce que voudrait Rousseau. Sa crainte de l'erreur lui fait chérir toutes les ignorances. « A quelle secte, dit-il, agrégerons-nous l'homme de la nature ? La réponse est fort simple, ce me semble ; nous ne l'agrégerons ni à celle-ci, ni à celle-là; mais nous le mettrons en état de choisir celle le meilleur usage de sa raison doit le conduire. » Et Rous- seau ne paraît pas se douter que jeune homme, qui ne comprenait pas le catéchisme à douze ans, le comprendra moins encore à dix-huit, pour toutes sortes de raisons intéressées; que, mis en demeure de choisir une religion, il n'en choisira aucune et restera libre penseur toute sa vie. C'est peut-être, du reste, ce que voulait le maître. 0 Rousseau, apôtre de l'ignorance, vous n'êtes pas toujours aussi timide; mais votre circonspection pourrait bien n'être ici que le manteau de votre indifférence. Si vous attachiez de l'importance à la religion, vous montreriez sans doute plus d'empressement. On n'attend pas, pour dire à l'enfant qu'il est défendu de voler, qu'il ait approfondi les divers systèmes sur la propriété ; on n'attend pas, pour lui dire qu'il doit obéir aux lois de son pays, qu'il ait étudié les constitutions et vérifié l'assiette et la nécessité des impôts; nos devoirs envers Dieu seraient-ils moins certains et moins sacrés que nos devoirs envers nos semblables ?

Nous croyons qu'au fond Rousseau est plus em- barrassé qu'il ne veut le paraître. Il n'impose, il n'ose même indiquer aucune religion formelle à son élève, parce que lui-même n'en a aucune. Avec

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 95

beaucoup de sentiments vagues sur la religion, il n'a ni dogmes précis, ni pratique arrêtée, ni culte positif. Ceci nous amène à parler de la religion de Rousseau ; sujet très important, qui mérite bien un chapitre spécial.

CHAPITRE XX

Sommaire : Profession de foi du vicaire savoyard. f. Importance donnée à la religion par Rousseau. Variations religieuses de Rous- seau.

II. Rousseau prend pour guides la conscieaee et le sentiment. Des développements de la connaissance, depuis la perception sensible jusqu'à Dieu. Spiritualité de l'âme. Liberté. Existence du mal. Justice divine. Vie future. Morale. Conscience. Dieu, principe de la mo- rale. — Pas de prière. La religion naturelle est-elle suffisante?

III. Deuxième partie de la profession de foi. Première objection : la révélation est inutile. Deuxième objection : la révélation n'est fon- dée sur aucune preuve certaine. Procédés d'argumentation de Rous- seau. — Indifférence religieuse de Rousseau. Conclusions contradic- toires. — Parti que l'incrédulité a tiré de la Profession de foi.

I

Rousseau a consigné ses idées religieuses un peu partout. Il n'a pas voulu seulement être un réfor- mateur de la société, il a prétendu refaire la reli- gion à sa façon. Il savait d'ailleurs la puissance so- ciale, aussi bien que l'importance doctrinale de la religion. Aussi n'a-t-il jamais été de ceux qui l'ont passée sous silence, et lui donne-t-il dans tous ses ouvrages une grande et honorable place. Il a fait, sur cette matière, un résumé important et raisonné de ses doctrines, c'est la Profession de foi dit vicaire savoyard.

On sait que Rousseau a mis cette œuvre dans la bouche d'un certain abbé Gaime, dont il avait fait la connaissance à l'hôpital des catéchumènes à Tu- rin ; de son nom de Profession de foi da vicaire savoyard.

LA VIE ET LES ŒUVRES 1>E JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 97

Cet ouvrage n'est qu'un épisode du quatrième livre de Y Emile ; il a néanmoins suscité des cen- taines de volumes d'apologies ou de critiques, d'at- taques ou de défenses, et il en pourrait susciter bien d'autres encore ; il n'embrasse en effet rien moins que la religion toute entière, la religion na- turelle et la religion révélée.

Afin qu'on ne nous accuse pas de nous escrimer à vide, il est bon d'établir que cette profession de foi n'est pas seulement celle du vicaire, mais qu'elle est bien celle de Rousseau en personne. Cela a été quelque peu discuté dans le temps ; Jean-Jacques lui-même l'a contesté parfois pour le besoin de sa cause1; plus souvent il l'a affirmé. « Vous conce- vrez aisément, écrit-il à Moultou, que la Profes- sion de foi du vicaire savoyard est la mienne 2. » Enfin, ce qui est le plus décisif, il l'a constamment traitée, aimée et défendue comme son œuvre la plus chère. « Je la tiendrai toujours, écrit-il à l'archevêque de Paris, comme l'écrit le meilleur et le plus utile, dans le siècle je l'ai publié 3. » Au- jourd'hui il n'y a plus ni doute ni contestation à ce sujet.

liousseau a répété maintes fois qu'il n'a jamais changé sur la religion ; cela n'est pas tout à fait exact. Sans aller fouiller dans ses œuvres de jeu- nesse et lui rappeler la belle prière qu'il faisait aux Charmettes ; sans opposer les unes aux autres ses variations du même jour et de la même heure, chez Mmo d'Épinay ; sans parler de ses deux abjurations.

1. Déclaration de J.-J. Rous- seau relative à M. le pasteur Vemes ; février, mars 1765. Lettre à Marcel, 24 juillet 1762.

2. Lettre à Moultou, 23 dé- cembre 1761. 3. Lettre à l'archevêque de Paris, 1763.

98 LA VIE ET LES OEUVRES

qu'il a expliquées tant bien que mal : on trouverait, aux diverses époques de sa vie. des différences qu'il est impossible d'interpréter par un simple dévelop- pement de la même pensée. Si l'on en croyait Dide- rot. t< rien ne tient dans ses idées : c'est un homme excessif, qui est ballotté de l'athéisme au bap- tême des cloches1. » Mais nous avons des autori- tés plus sûres et plus impartiales que celles de Diderot. Il est certain, par exemple, qu'après sa -t seconde abjuration, Jean-Jacques se montra un pro- testant autrement orthodoxe qu'il ne le fit plus ' tard. Dans ce temps-là. les pasteurs comptaient sur lui, pour les soutenir dans les conjonctures délicates: ils désiraient le consulter pour une nouvelle édition de la Bible ; ils entretenaient avec lui une corres- pondance très suivie ; ils voulaient l'opposer à l'im- pie Voltaire ; ils lui faisaient écrire sa lettre sur la Providence2. Ces belles dispositions n'avaient pas toutefois des racines assez profondes pour le déter- miner à défendre ses amis de Genève contre ceux de Paris, contre Diderot, contre Grimm, contre la société frivole et railleuse qu'il rencontrait chez Mmc d'Epinay. Plus tard, il écrivit son Emile, sa Lettre à V archevêque de Paris, ses Lettres de la Montagne, se mêlent et s'amalgament dans son impressionnable cervelle toutes les influences que nous venons d'indiquer. Celle de Diderot notamment est visible ; chemin faisant, nous en pourrons si- gnaler quelques traits. Enfin il ne faut pas oublier que, dans les dernières années de sa vie, il a. dans un superbe morceau, sous forme d'allégorie, réhabi-

1. Lettre de Diderot à Mn- l'o- j ch. IV. Gaberel, Rousseau et tant, 17ô2. 2. Sayous, t. I, | les Genevois, ch. ni.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

99

lité la révélation chrétienne, qu'il avait trop long- temps combattue. Cette page mérite d'être rappor- tée avec quelque détail. In philosophe voit en rêve un immense édifice, soutenu par sept statues colos- sales (les sept péchés capitaux), hideuses si on les regarde de face, mais très belles, si on les voit d'un certain côté. Au milieu est une huitième statue voilée, à laquelle l'édifice est consacré. Des prêtres introduisent la foule des adorateurs, mais en ayant soin de ne laisser pénétrer personne qu'après lui avoir bandé les yeux. Leur culte est fondé sur l'im- posture, le carnage, la prostitution. Cependant un vieillard, se donnant comme aveugle, est dispensé de bandeau. 11 s'élance sur l'autel, arrache le voile de la statue, en montre la difformité ; mais sur l'appel des prêtres, le peuple, au lieu de se montrer recon- naissant, se précipite sur lui et le condamne à boire l'eau verte. Et le vieillard consacre son dernier dis- cours à rendre hommage à cette statue qu'il venait de dévoiler. Tout à coup une voix se fait entendre : C'est ici le Fils de l'homme ; les cieux se taisent devant lui, terre, écoute sa voix ; et l'on aperçoit sur l'autel un personnage en habits d'artisan, au regard céleste, simple et sublime. On sent que le langage de la vérité ne lui coûte rien, parce qu'il en possède la source en lui-même. 0 mes en- fants, dit-il, je viens expier et guérir vos erreurs ; aimez celui qui vous aime, et connaissez celui qui est; et il renverse sans effort la statue et prend sa place '. Que n'avons-nous de Rousseau beaucoup

1. Fiction ou morceau allé- gorique sur la révélation, pu- blié par Streckeisen Moul-

tou. Correspondance et œuvres, etc., 1861.

UniversTÎ^ BIBUOTHECA

100 LA VIE ET LES OEUVRES

d'oeuvres semblables ! Oh ! alors nous n'aurions qu'à répéter avec Moultou : Oui, Rousseau était un es- prit religieux ' ! Le tableau qu'il fait dans cette allégorie de la mission de Jésus-Christ, de sa révé- lation, de sa divinité, de ses bienfaits, de sa mort, est complet, et quoi qu'on en puisse dire, c'est la contre-partie du vicaire savoyard. Plusieurs y ont vu, non sans de sérieux motifs, une preuve de re- tour de Jean-Jacques aux idées chrétiennes, dans les dernières années de sa vie. Moultou, qui avait reçu ce morceau en dépôt, pense qu'il était destiné à remplacer la discussion sur les miracles, dans une nouvelle édition de l'Emile. Il fut composé entre 1770 et 1777 2.

Ces réserves faites ; si on laisse de côté certains détails, principalement, comme deux exceptions en sens contraire, le Conte à i/mc d'Epinay et le Frag- ment sur la Révélation , il est certain que Rousseau a parcouru pendant presque toute sa vie un courant religieux assez uniforme ; qu'on en peut observer la marche d'une manière suivie, et en voir le terme dans la Profession de foi du vicaire savoyard.

II

La Profession de foi est divisée en deux parties très différentes ; nous nous proposons de les exa- miner successivement.

1. Mot de Moultou à propos : ment; son livre ayant pré-

de ce même fragment que cédé de quelques mois celui

nous venons d'analyser. Si I de Slreckeisen-Moultou. 2.

Sayous est d'un avis contraire i Gaberel croit que ce fut en

et n'y voit qu'un monument 1774, Rousseau et les Genevois,

d'orgueil, c'est que sans doute en. ni, § 8.

il le connaissait imparfaite- |

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 101

On sait que Rousseau avait rompu avec les philo- sophes matérialistes et athées. « Je consultai les philosophes, fait-il dire à son vicaire, je feuilletai leurs livres, j'examinai leurs diverses opinions ; je les trouvai tous fiers, affîrmatifs, dogmatiques, même dans leur scepticisme prétendu ; n'ignorant rien , ne prouvant rien , se moquant les uns des autres; et ce point, commun à tous, me parut le seul sur lequel ils ont tous raison. »

Cependant Rousseau voulant, comme un simple philosophe, élever aussi son système, a senti le besoin de remonter à l'origine de nos connaissances et de chercher un principe sur lequel il put s'ap- puyer. La pensée était bonne ; il n'en fut pas de même de l'exécution. La raison et ses interprètes habituels, les philosophes, une fois écartés, il lui fal- lait prendre un autre guide ; il donne la préférence à la lumière intérieure, à la conscience. Il aurait bien fait de dire ce qu'il entend par ces mots. Ne désigneraient-ils pas simplement la raison, sous une autre forme, on plutôt, sous un autre nom; la raions amoindrie et réduite à des élans vagues et prime- sautiers qui échappent à l'analyse ; la raison, sans le raisonnement et sans la science ; en d'autres termes, l'inspiration, le sentiment, le bon sens tout au plus. Pascal disait : Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà ; il faudra étendre le mot de Pascal et dire ; vérité pour telle personne, erreur pour telle autre ; vérité dans tel moment, erreur dans tel autre.

Comme conséquence de ce principe, il importera assez peu de posséder la vérité objective, pourvu qu'on croie la posséder; en philosophie, il n'y aura plus de certitude ; en religion plus de dogmes ; l'évidence sera remplacée par l'opinion , la foi par

102 LA VIE ET LES ŒUVRES

la bonne foi. Telle est, en effet, la pensée de Rous- seau, et ainsi, dès l'origine, il préconise le scepti- cisme qu'il vient de combattre, et renverse d'une main ce qu'il prétendait élever de l'autre. C'était bien la peine de montrer l'état pénible et déplo- rable d'un homme livré au doute sur la cause de son être et la règle de ses devoirs, pour aboutir à cette phrase : « Je crois donc que le monde est gou- verné par une volonté puissante ; je le vois, ou plutôt je le sens, et cela m'importe à savoir. Mais ce même monde est-il éternel ou créé? Y a-t-il un principe unique des choses ? Y en a-t-il deux ou plusieurs , et quelle est leur nature ? Je n'en sais rien, et que m'importe? » Remarquons que ces pa- roles se lisent dans la partie de la Profession de foi qu'on pourrait appeler affirmative et dogma- tique, celle qui est admirée avec raison pour ses belles démonstrations religieuses. On voit que les meilleures choses chez Rousseau ont bien leurs taches.

La méthode suivant laquelle il recherche la vérité n'a rien de bien neuf. On dirait qu'il s'est inspiré du souvenir de Descartes, avec cette différence qu'au lieu de partir de la pensée, Jean-Jacques, en homme de son siècle, prend son point de départ dans les sens. « J'existe et j'ai des sens, par lesquels je suis affecté ; voilà la première vérité qui me frappe. » Mes sensations ont une cause étrangère, un objet qui leur est extérieur, et je connais ainsi, dès le premier jour, l'existence de l'univers. Je me sens doué d'une force active ; non seulement je sens, mais je compare et je juge. Mon jugement est tout autre chose que ma sensation et est la marque distinctive de mon intelligence. Ainsi, il est acquis que je suis

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 103

un être intelligent, un être qui pense. Je sais aussi que « la vérité est. dans» les choses, et que moins je mets du mien dans les jugements que j'en porte, plus je suis sûr d'approcher de la vérité ; ainsi ma règle de me livrer au sentiment pins qu'à la raison, est confirmée par la raison même. » D'autres verraient au contraire un motif de se livrer à la raison plus qu'au sentiment ; mais Rousseau a des manières de raisonner qui n'appartiennent qu'à lui.

La matière, avec ses propriétés, m'amène aux idées de repos et de mouvement. La matière est inerte, et pourtant elle est souvent en mouvement ; le mouvement lui vient donc de causes étrangères. Je sens que je suis moi-même une de ces causes : je veux mouvoir mon bras, et je le meus. Comment s'exerce cette action? peu importe; mais ce qui est hors de doute, c'est que je la sens en moi, que je la vois hors de moi. Il y a par conséquent deux sortes d'êtres, les êtres matériels, et ceux qui ne sont pas matériels. « Je crois qu'une volonté meut l'univers et anime la nature : voilà mon premier dogme ou mon premier article de foi. »

Mais « si la matière mue me montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois me montre une intelligence : c'est mon second article de foi. » Je vois qu'il y a une correspondance entre les êtres ; que des moyens sont disposés en vue d'une fin à atteindre. On parle de hasard ; mais loin que tout soit livré au hasard dans le monde, tout, au con- traire, y suit des lois fixes et harmoniques ; tout montre l'action d'une volonté puissante et sage. « Cet être qui veut et qui peut ; cet être actif par lui-même ; cet être enfin, quel qu'il soit, qui meut

104 LA VIE ET LES ŒUVRES

l'univers et ordonne toutes choses, je l'appelle Dieu. » Cette démonstration de l'existence de Dieu par l'ordre de la nature était connue de longue date : cependant on doit savoir gré à Rousseau d'avoir osé la rappeler à un siècle et à des hommes qui avaient désappris à parler de Dieu et de l'âme. Mais pen- dant qu'il était en veine de courage, n'était-on pas en droit d'attendre davantage de lui? Qu'est-ce donc que ces preuves de l'existence et des attributs de Dieu , qui ne peuvent arriver jusqu'à son unité, ni prononcer qu'il est créateur et que le mondé n'est pas éternel ? Même dans les limites restreintes il s'est tenu, donne- t-il à sa démonstration toute la fermeté dont elle est susceptible ? Hélas ! il ne par- vient pas seulement à la certitude. Il croit en Dieu; c'est très bien; mais pourquoi y croit -il? Est-ce chez lui une certitude absolue, qui répond à une réalité objective et qui s'impose à toutes les intelli- gences, ou simplement une Opinion très probable, qui tient à la nature de son esprit et lui est person- nelle ? « Je crois, dit-il quelque part ; mais je ne sais pas '. » Et dans une autre circonstance : « Mon dessein , en vous disant ici mon opinion sur les principaux points de votre lettre (et il ne s'agis- sait de rien moins. que de l'existence de Dieu et de la spiritualité de l'âme) est de vous la dire avec simplicité, et sans chercher à vous la faire adopter. Ce serait contre mes principes , et même contre mon goût... Si je me suis trompé, ce n'est pas ma faute ; c'est celle de la nature, qui n'a pas donné à ma tête une plus grande mesure d'intelligence et de raison -. »

1. Lettre à M. X, 7 décem- | 13 janvier 1769. bre 1763. 2. Lettre à M. X., |

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 105

Mais il tarde à Rousseau d'aborder des vérités plus pratiques. « Je pense, dit-il dans la même lettre _, que chacun sera jugé, non sur ce qu'il a cru, mais sur ce qu'il a fait1. » Maxime qui, comme beaucoup d'autres du même auteur, couvre une vérité ou une erreur, selon la manière dont on l'entend. Alors il reprend de nouveau, comme pré- paration à la morale, les questions qu'il vient de traiter, celles de l'âme et de Dieu; mais il le fait, avec une tout autre- puissance. Il se voit dominant les animaux, disposant des éléments, connaissant les êtres et leurs rapports, s'élevant à la contem- plation de la divinité, capable d'aimer le bien et de le pratiquer; et sa première pensée est une pensée d'adoration et de reconnaissance envers ce Dieu qui l'a distingué des animaux et lui a assigné la pre- mière place parmi les êtres créés.

L'homme est le roi de la nature. Quel roi, hélas ! i Le tableau de la nature ne m'offrait qu'harmonie ,v/ dit Rousseau, celui du genre humain ne m'offre que confusion et désordre. 0 Providence, sont tes lois? Je vois le mal sur la terre. Mais ce chaos et ces contradictions apparentes ne l'effraient pas ; il y trouve au contraire un moyen de parvenir à des vérités qui ne l'avaient pas frappé jusque-là. La double tendance de l'homme qui, d'un côté, l'élève à la connaissance des vérités éternelles, à l'amour de la justice et du beau moral ; qui, d'un autre côté, l'asservit à l'empire des sens et des passions, lui dé- montre que l'homme n'est pas un, mais qu'il est com- posé de deux substances, la substance de son corps et la substance de son âme. De quelle perversité en

1. Lettre à M. X., 13 janvier 1769.

106 LA VIE ET LES OEUVRES

effet, dit-il plus loin, de purs esprits auraient-ils été capables?

Cette seconde démonstration du spiritualisme parait sans réplique à Rousseau. Cependant , tout en rendant justice à ses bonnes intentions, il faut convenir que la preuve est faible, ou du moins mal présentée. Assurément, il y a une infinité d'actes chez l'homme, qui, tout en étant très spirituels, ne s'exercent qu'à l'aide des sens , et qui démontrent ainsi sa double nature ; mais ces actes ne sont pas nécessairement l'apanage de la passion. Le spec- tacle d'une belle campagne, la vue d'un objet quel- conque, l'exercice, légitime ou non, de n'importe lequel de nos sens en dit tout autant à cet égard que tous les mouvements de la passion ; ce que, du reste, Rousseau finit par reconnaître. D'un autre côté, s'il y a des passions, comme la gourmandise ou la luxure, qui s'exercent par le moyen des sens, il en est d'autres, comme l'orgueil, qui n'ont pas besoin de leur secours. Ainsi , il y a des sensations sans passion, et il y a des passions étrangères à toute sensation. Il était donc difficile de faire une démonstration plus complètement à côté.

L'activité spontanée et libre est encore une preuve que l'âme n'est pas matérielle. « L'homme est libre dans ses actions, et comme tel, animé d'uue subs- tance immatérielle : c'est, dit Rousseau, mon troi- sième article de foi. De ces trois premiers, vous déduirez aisément tous les autres. »

Le mal n'est que l'abus de notre liberté ; gardons- nous de l'imputer à la Providence. « Homme , ne cherche plus l'auteur du mal ; cet auteur, c'est toi-même. Il n'existe point d'autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres ; et l'un et l'autre te

DK JEAN-JACQÛÉS ROUSSEAU. 107

vient de toi1. » Il s'en faut de peu, par moments, que Rousseau ne nie jusqu'à l'existence du mal physique. Et quant au mal moral, « ôtez nos funestes progrès ; ôtez nos erreurs et nos vices ; ôtez l'ou- vrage de l'homme et tout est bien... tout est bien, rien n'est injuste ; la justice est inséparable de la bonté... Celui qui peut tout, ne peut vouloir que ce qui est bien. Donc, l'être souverainement bon, parce qu'il est souverainement puissant, doit être aussi souverainement juste. Cependant, à con- sidérer l'état présent des choses, le méchant pros- père et le juste est opprimé... La conscience s'élève alors et murmure contre son auteur ; elle lui crie, en gémissant : Tu m'as trompé! Je t'ai trompé, téméraire ! Et qui te l'a dit ! Ton àme est-elle anéantie? As-tu cessé d'exister? Tu vas mourir, penses-tu ; non , tu vas vivre , et c'est alors que je tiendrai tout ce que je t'ai promis. On di- rait, au murmure des impatients mortels, que Dieu leur doit la récompense avant le mérite , et qu'il est obligé de payer leur vertu d'avance. Oh ! soyons bons premièrement, et puis nous serons heureux. N'exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail... Si l'àme est imma- térielle, elle peut survivre au corps ; et si elle lui survit, la Providence est justifiée. Quand je n'au- rais d'autres preuves de l'immatérialité de l'àme que le triomphe du méchant et l'oppression du juste en ce monde, cela seul m'empêcherait d'en douter. »

Ces choses ont été dites cent fois , rarement elles l'ont été d'une façon plus brillante. Pourquoi faut-il

1. Lettre à AI. X., 13 janvier 1769.

108 LA VIE ET LES ŒUVRES

que Rousseau, toujours indécis, toujours timide, quand il est dans le chemin de la vérité, termine ce beau passage par ces mots : « Mais quelle est cette vie? et l'âme est-elle immortelle par sa nature? Je l'ignore. Mon entendement borné ne connaît rien sans bornes. Tout ce qu'on appelle infini m'é- chappe. » Il est donc vrai, Rousseau n'est pas ma- térialiste ; il déclare n'avoir jamais été tenté de le devenir; mais, « sur un grand nombre de propo- sitions, il est d'accord avec les matérialistes1. »

« Les bons seront heureux, parce que leur auteur, l'auteur de toute justice, les ayant faits sensibles, ne les a pas faits pour souffrir, et que, n'ayant point abusé de leur liberté sur la terre, ils n'ont pas trompé leur destination par leur faute... Ne me demandez pas non plus si les tourments des mé- chants seront éternels, et s'il est de la bonté de l'auteur de leur être de les condamner à souffrir toujours ; je l'ignore encore et n'ai point la vaine curiosité d'éclairer des questions inutiles. Que m'importe ce que deviendront les méchants? Je prends peu d'intérêt à leur sort. Toutefois, j'ai peine à croire qu'ils soient condamnés à des tourments sans fin. Si la suprême justice se venge, elle se venge dès cette vie. Vous et vos erreurs, ô nations, êtes ses ministres. » C'était se tirer bien légère- ment et bien fièrement d'un pas difficile. Questions inutiles, nos destinées éternelles! Question sans importance, le sort des méchants! Saint Paul se demandait s'il était digne d'amour ou de haine ; mais Jean-Jacques Rousseau est bien plus sûr de lui que saint Paul.

1. Lettre à Dupeyrou, 8 décembre 1764.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 100

Ces vérités, toutes belles qu'elles sont, seraient peu de chose, si elles n'aboutissaient à l'amour du bien et à la pratique de nos devoirs. On doit penser que Rousseau a consacré à cette partie de son travail tout son talent et tous ses soins. Il ne croit pas que la vérité métaphysique soit à notre portée ; mais il est persuadé que la vérité morale, la vérité qui nous est utile, est bien plus près de nous 1. Si donc il a fondé ses opinions métaphysiques sur la conscience, à plus forte raison y fera-t-il appel pour la morale. Il est élémentaire, à la vérité, que le mot conscience ne peut avoir la même signification dans les deux cas ; Jean-Jacques s'en explique à peine. Entre la raisou qui trompe et la passion qui égare, il place donc la conscience, qui ne trompe jamais, qui est la voix de la nature écrite au cœur de l'homme en caractères ineffaçables.

Si l'on voulait rassembler tout ce que Jean- Jacques a dit sur la conscience, on ferait un recueil charmant, sinon toujours exact. « Conscience ! conscience ! s'écrie-t-il, instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu ! C'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des botes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs, à l'aide d'un entendement sans règle et d'une rai- son sans principe. »

Il est difficile de faire sortir la vertu désintéres- sée de l'amour de soi; mais Rousseau, sans renier ici son principe, le laisse sagement dans l'ombre ou

1. Lettre à M. M., 7 décembre 1763.

110 VIE ET LES ŒUVRES

raccommode pour le besoin de sa cause. Aussi ses conclusions valent elles beaucoup mieux que ses prémisses. Sa distinction de la passion, voix du corps, et de la conscience, voix de l'âme ; la qualité d'être sociable, qu'il veut bien reconnaître à l'homme, lui viennent en aide pour montrer la puissance de notre faculté morale. « Il est donc, dit-il, au fond des âmes, un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous ju- geons nos actions et celles d'autrui, comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience. »

Il faut voir comme Rousseau fait bonne justice des objections contre la conscience. Il est vrai que, tout en se défendant de philosopher, il ne fait pas autre chose; mais pourquoi s'en plaindrait-on, s'il fait de bonne philosophie?

N'est-ce pas encore de la philosophie, et de la meilleure, que la netteté avec laquelle il place Dieu à la base de la morale. « Si la divinité n'est pas, dit-il, il n'y a que le méchant qui raisonne ; le bon n'est qu'un insensé. » Et il développe le bonheur que le juste éprouve à remplir ses devoirs, sous les yeux de l'éternelle justice, à se sentir son ouvrage et son instrument, à acquiescer à l'ordre établi par elle, sûr de jouir un jour de cet ordre et d'y trouver sa félicité. « Mon fils, dit-il encore, te- nez votre âme en état de désirer qu'il y ait un Dieu, et vous n'en douterez jamais. »

Cette doctrine du reste n'est pas, chez Rousseau, l'opinion d'un moment; il la professa toute sa vie. On la rencontre déjà dans sa Lettre sur la Providence, et Deleyre lui en fait un reproche \ Il la reproduit

1. Lettre de Deleyre à Rousseau, 29 octobre 1758.

DK JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 111

dans les Pensées, qui lui servirent sans doute pour la composition de Y Emile. « Sans religion, il ne peut y avoir ni vraie probité, ni bonheur solide1. » Il y revient dans sa lettre du 15 janvier 17f>!>. « Arracher toute croyance en Dieu du cœur de l'homme, c'est y détruire toute vertu... Le moyen, Monsieur, de résister à des tentations violentes, quand on peut leur céder sans crainte, en se di- sant : A quoi bon résister? Pour être vertueux, le philosophe a besoin de l'être aux yeux des hommes: mais sous les yeux de Dieu, le juste est bien fort. Il compte cette vie, et ses biens, et ses maux, et toute sa gloire pour si peu de chose! Il aperçoit tant au-delà 2. » La foi persévérante de Rousseau lui fait ici d'autant plus d'honneur, qu'il lui fallait, pour la garder intacte, un véritable cou- rage : courage contre son siècle et ses amis, et. ce qui est plus méritoire, courage contre lui-même; contre ses principes, qui l'inclinaient visiblement vers la morale indépendante ; contre la pratique de sa vie. si peu en harmonie avec les préceptes aus- tères de la religion et de la vertu.

Il est vrai qu'à l'en croire, aucune vie n'aurait été plus que la sienne, pénétrée de la pensée et de la présence de Dieu. « Je médite, dit-il. sur Tordre de l'Univers, non pour l'expliquer, par de vains systèmes, mais pour l'admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s'y fait sentir. Je converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence . je m'attendris à ses bien- faits, je le bénis de ses dons, mais je ne le prie

i. Pensées d'un esprit droit, I 15 janvier 1769. Voir aussi, ch. ix. 2. Lettre à M. X., \ Lettre à Moultou, 14 février 1769.

112 LA VIE ET LES OEUVRES

pas. » Et Rousseau prétend justifier son opinion par deux ou trois sophismes cent fois réfutés : l'ordre établi par Dieu est l'oeuvre de sa sagesse; vouloir le lui faire changer serait substituer ma sa- gesse à la sienne ; implorer son secours pour mieux faire serait lui demander ce qu'il m'a donné; le prier de changer mes dispositions serait lui deman- der ce qu'il me demande et vouloir qu'il fasse mon œuvre. Mais ces arguments couvrent plus d'orgueil que de bonnes raisons et sont un excellent moyen de se dispenser du travail effectif de notre amélio- ration morale. Pour prouver que la prière est irra- tionnelle, il faudrait prouver d'abord que Dieu s'est lié les mains en établissant l'ordre de la nature et ne peut pas y introduire les exceptions qu'il lui plait et que lui-même a prévues; qu'il n'a pas jugé digne de sa sagesse et utile à notre progrès moral de faire dépendre son secours de la demande que nous lui en ferions. Au fond, un acte spéculatif de contemplation ou d'adoration coûte peu, parce qu'il engage à peu de chose ; mais on peut dire aussi qu'il profite en proportion de ce qu'il coûte. Une demande formelle suppose de notre part une sou- mission plus complète, nous met en communication plus fréquente et plus intime avec Dieu par le sen- timent naturel de notre intérêt et la pensée inces- sante du besoin que nous avons de lui, nous dis- pose davantage à nous rendre dignes de ses dons ; la simple demande que nous lui faisons de nous ai- der est déjà une disposition à nous aider nous- mêmes et à correspondre à sa grâce.

La première partie de la Pi*ofession de foi est pleine de belles et grandes vérités, exprimées en termes magnifiques. Elle n'est autre chose que la

DE .TEAN-JACQUKS ROUSSEAU. I 1 3

religion naturelle ; c'est le plus bel éloge que nous en puissions faire ; et si nous avons apporté des ré- serves à nos louanges, c'est précisément parce que nous avons signalé plusieurs points elle s'en écarte. Mais de ce que la religion naturelle est la vé- rité, s'ensuit-il qu'elle soit toute la vérité? Elle est nécessaire à l'homme; lui suffit-elle? Ces questions nous amènent à l'examen de la seconde partie de la Profession de foi.

III

Cette seconde partie esj destinée à traiter de la Révélation et des Ecritures. Mais hélas ! dit le bon prêtre, « je ne vous avais rien dit. jusqu'ici, que je ne crusse vous être utile et dont je ne fusse inti- mement persuadé. L'examen qui me reste à faire est bien différent ; je n'y vois qu'embarras, mys- tères, obscurités; je n'y porte qu'incertitude et défiance. » Singulière entrée en matière, pour un bon prêtre! Mais s'il ne croit pas à la religion révé- lée, comment en reste-t-il le ministre? Qu'il la quitte d'abord, et nous verrons ensuite si nous devons ajouter foi à ses paroles. Si Jean-Jacques avait eu le moindre sentiment des convenances, aurait-il pris pour interprète de la religion ce prêtre, qu'il sup- pose scandaleux et hypocrite ', qui a commencé par se débarrasser du fardeau de la continence, qui du reste trafique des choses de Dieu , remplit pour de l'argent des fonctions sacrées, sans y joindre le

1. Supposition toute gra- [ l'avons vu ci-dessus, ch. III. tuite d'ailleurs, comme nous !

1 1 4 LA. VIE ET LES ŒUVRES

tribut intérieur de sa pensée et de son cœur, qui dit la messe sans foi, qui administre des sacrements qu'il croit inutiles , qui prêche , quoiqu'il soit fort embarrassé pour le faire; qui, en un mot, reste prêtre catholique sans croire au catholicisme, et champion de la religion naturelle, bien qu'il en ob- serve assez mal les préceptes?

Par un hasard singulier, Rousseau, qui, toute sa vie, a compris plus ou moins dans ses fonctions celle de directeur des consciences, a eu l'occasion de donner pratiquement son avis sur cette situation anormale d'un prêtre hésitant entre son incrédulité et son état. On ne doit pas s'étonner qu'il se soit inspiré alors des souvenirs de son livre. Un abbé, sorte de vicaire savoyard (espérons que l'espèce en est rare), lui a exposé ses doutes et ses scrupules. « Votre délicatesse sur l'état ecclésiastique, ré- pond Rousseau, est sublime ou puérile, selon le degré de vertu que vous avez atteint. Cette déli- catesse est sans doute un devoir pour quiconque remplit tous les autres ; et qui n'est ni faux ni menteur en rien dans ce monde, ne doit pas l'être, même en cela. Mais je ne connais que Socrate et vous, à qui la raison pût passer un tel scrupule; car, à nous autres hommes vulgaires, il serait im- pertinent et vain d'en oser avoir un pareil. Il n'y a pas un de nous qui ne s'écarte de la vérité cent fois le jour, dans le commerce des hommes, en des choses claires, importantes et souvent préju- diciables; et, dans un point de pure spéculation, dans lequel nul ne voit ce qui est vrai ou faux, et qui n'importe ni à Dieu, ni aux hommes, nous nous ferions un crime de condescendre aux pré- jugés de nos frères et de dire oui, ou nul n'est

DE JEAN-JACQUES ROI SSEAl

I")

en droit de dire non!*. » Rousseau fait ici bien bon marché de la sincérité et de la dignité morale; il y tranche bien cavalièrement la grave question de la religion révélée. Il est vrai qu'il Ta examinée plus longuement dans sa Profession de foi. Revenons donc à la Profession de foi.

Avant de formuler ses objections, le bon vicaire déclare humblement « qu'il n'a que des doutes,... qu'il ignore s'il est dans l'erreur... » Cela me donne déjà une assez triste idée de son caractère. Mais alors, pourrait-on lui répondre, au lieu de me dire de chercher moi-même, ce qui ne vous em- pêche pas, en attendant, de me donner vos instruc- tructions, vous feriez bien mieux de chercher tout le premier et de ne m'instruire que quand vous au- riez de bonnes choses à m'apporter. Enseigner quand on n'a rien à dire, à quoi bon, et que peut-on enseigner ?

Les objections de Rousseau, ou du vicaire, peu- vent se réduire à deux : la révélation est inutile, si même elle n'est nuisible; la révélation est dou- teuse; elle n'est fondée sur aucune preuve certaine et évidente; par suite elle ne saurait être obliga- toire 2.

Sur le premier point, Rousseau, qui craignait tant tout à l'heure de sonder les desseins de Dieu, se montre bien tranchant. La révélation est inutile ! Qu'en sait-il? Et si Dieu la juge utile? Je ne puis

1. Lettre à Vabbè de X., 6 jan- vier 1764. 2. M'oe de Che- nonceaux a assez bien réfuté ces objections, surtout la se- conde, dans une longue lettre qu'elle écrivit à Rousseau en

février 1765. sont les femmes d'aujourd'hui qui se- raient capables de soutenir une discussion théologique contre nos libres-penseurs ?

110 VIE ET LES OEUVRES

être coupable, dit-il, en servant Dieu selon les lu- mières qu'il donne à mon esprit. Mais les vérités révélées, s'il y en a, ne sont-elles pas aussi des lu- mières données à mon esprit? « Vous ne reconnais- sez dans la révélation, lui écrivait Mme de Che- nonceaux, que les idées que la raison et la cons- cience nous persuadent sur notre auteur et nos devoirs ; mais est-ce qu'une révélation n'a pas précisément pour but de nous découvrir des vé- rités que la raison seule ne peut connaître1. » Montrez-moi, continue Rousseau, les vérités et les vertus qu'on peut faire naître d'un nouveau culte. Mais lisez l'Evangile, dont vous êtes l'admirateur, et dites s'il ne contient rien que votre esprit n'ait pu trouver à lui seul ; regardez les peuples chré- tiens qui ont reçu la révélation, et dites s'ils ne sont pas plus éclairés et plus moraux que les peuples païens qui l'ignorent. Les Persans, dit-il encore, d'après Chardin, ont un pont appelé Poul-Serrho, doit se l'aire la séparation des bons d'avec les méchants. Quand quelqu'un a souffert d'une injure, sa dernière consolation est de dire : Tu me le paie- ras au double au dernier jour; tu ne passeras pas le Poul-Serrho, que tu ne m'aies satisfait. « Philo- sophe, conclut Rousseau, tes lois morales sont fort belles, mais montre-m'en de grâce la sanction. Cesse un moment de battre la campagne et dis-moi nettement ce que tu mets à la place du Poul-Serrho. » Tes lois morales sont fort belles, pourrait-on dire de même à Rousseau; mais valent-elles seulement le Poul-Serrho des Persans?

Mais les guerres de religion, mais les absurdités

1. Lettre de février 17Go.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 117

de certains cultes ne prouvent-elles pas que les ré- vélations rendent les hommes orgueilleux, intolé- rants, cruels? Peut-être prouvent-elles simple- ment que les révélations peuvent avoir leurs abus et que l'orgueil, l'intolérance, la cruauté sont le triste apanage de L'humanité. Les païens et les idolâtres de tous les pays sont-ils donc si humbles et si doux? Mais, nous dira Rousseau, eux aussi ont leurs révélations, tandis que « si l'on n'eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l'homme, il n'y aurait jamais eu qu'une religion sur la terre. » C'est peu probable, et quand Dieu aurait révélé à tous la môme chose, il n'est rien moins que sûr que tous auraient entendu de même. Pures hypothèses d'ail- leurs, qui n'apprennent rien et ne sont bonnes qu'à favoriser les habiletés et les sophismes.

Rousseau se préoccupe peu du culte extérieur. Sait-il si Dieu n'y attache pas plus de prix? Il le regarde comme pure affaire de police, sans songer que cette question de police peut devenir, entre les mains d'un gouvernement habile, un moyen puis- sant de peser sur les consciences et de fonder la ty- rannie.

On en vient donc en définitive à se demander si Dieu a parlé. Rien ne l'empêchait, évidemment, de se révéler aux hommes. S'est-il révélé à eux? Ques- tion de fait, qui, comme toutes les questions défait, se résoud mieux par le témoignage ; mais que Rousseau, ennemi du raisonnement, préfère résou- dre par le raisonnement.

Ou toutes les religions sont bonnes, ou, s'il en existe une que Dieu prescrive, il adonné des moyens certains de la distinguer. Rien de mieux; mais, ajoute Rousseau, ces moyens ne sauraient être l'au-

118 LA VIE ET LES ŒUVRES

torité des hommes. Et pourquoi non ? L'autorité des hommes peut-elle produire la certitude? Voilà la question. Puis-je savoir que Pékin existe, quoique je n'y aie jamais été ; que César a existé, quoique je ne l'aie jamais vu? Pourquoi ne saurais-je pas de même que Jésus a fondé une religion; qu'il a chargé ses apôtres de la prêcher et qu'elle s'est perpétuée d'âge en âge jusqu'à nos jours; que, pour prouver sa mission, il a guéri des malades, ressuscité des morts, donné l'exemple de la plus haute sainteté? De toutes ces choses, Rousseau en admet plusieurs, comment les sait-il autrement que par le témoignage des hommes? Mais ce témoignage, si précieux en certains cas, s'arrête net, aussitôt qu'il est question de miracles ou de choses surnaturelles. Pourquoi? Rousseau ne le dit pas, et, en effet, il eût été em- barrassé pour le dire.

Voyons par un exemple, ses procédés d'argumen- tation : « Dieu a parlé : voilà certes un grand mot. Et à qui a-t-il parlé? Il a parlé aux hommes.

Pourquoi donc n'en ai-je rien entendu ? Il a chargé d'autres hommes de vous rendre sa pa- role. — J'entends : ce sont des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J'aimerais mieux avoir entendu Dieu lui-même ; il ne lui en aurait pas coûté davantage, et j'aurais été à l'abri de la sé- duction. — Il vous en garantit en manifestant la mission de ses envoyés. Comment cela ?

Par des prodiges. Et sont ces pro- diges? — Dans les livres. Et qui a fait ces livres? Des hommes qui les attestent. Quoi ! toujours des témoignages humains ! Toujours des hommes qui me rapportent ce que d'autres hom- mes ont rapporté ! Que d'hommes entre Dieu et

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU, 119

moi! ' » Quelques mots répétés à propos, des équi- voques, de mauvaises raisons artistement groupées , en faut-il davantage à ce maître passé en sophisines pour faire illusion? Le reste est à l'avenant. Si, malgré ce qu'il vient de dire, il consent à discuter les titres des religions révélées, il ne veut les admettre qu'à des conditions irréalisables. Il ne s'agit, en effet, de rien moins pour chacun que « de remonter au préa- lable dans les plus hautes antiquités, pour exa- miner, peser, confronter les prophéties, les révéla- tions, les faits, tous les monuments de la foi pro- posés dans tous les pays du monde, pour en dis- cuter les temps, les lieux, les auteurs, les occa- sions,... il s'agit de distinguer les pièces authen- tiques des pièces supposées... de comparer les objections aux réponses, les traductions aux ori- ginaux... de voir si l'on n'a rien supprimé, rien ajouté, rien transposé, changé, falsifié. Il faut con- naître les lois des sorts et les probabilités éven- tuelles, le génie des langues orientales, les sciences physiques et théologiques, afin de vérifier si les miracles prétendus ne pourraient point être l'œuvre de la nature, ou même l'œuvre du démon. Il faut dire pourquoi Dieu choisit, pour attester sa parole, des moyens qui ont eux-mêmes si grand besoin d'attestation. Il faut que j'aille en Europe, en Asie, en Palestine, examiner tout par moi- même. » Il faut que je sache si le culte, la morale, les maximes qui font l'objet de ces révélations sont dignes de Dieu, de sa sagesse, de sa justice, de sa clémence, s'ils sont en tout conformes à ma raison.

1. Voir aussi les objections I cies. Pensées philosophiques, II. de Diderot contre les mira- |

120 LA VIE ET LES ŒUVRES

Et ce travail, il faudra le faire, non pas pour une religion, mais pour toutes, les unes après les autres. Moi qui ne concevrai jamais que l'homme ait besoin de livres pour connaître ses devoirs, quelle immense lecture il me faudra faire ! Quelle érudition il faut acquérir ! Que de langues il faut apprendre ! Que de bibliothèques il faut feuilleter! « D'où il suit que s'il n'y a qu'une religion véritable , et que tout homme soit obligé de la suivre, sous peine de dam- nation , il faut passer sa vie à les étudier toutes, à les approfondir, à les comparer, à parcourir les pays elles sont établies. Nul n'est exempt du premier devoir de l'homme ; nul n'a droit de se fier au jugement d'autrui. L'artisan qui ne vit que de son travail, le laboureur qui ne sait pas lire, la jeune fille délicate et timide, l'infirme qui peut à peine sortir de son lit, tous, sans exception, doivent étudier, méditer, disputer, voyager, par- courir le inonde ; il n'y aura plus de peuple fixe et stable ; la terre entière ne sera couverte que de pèlerins allant, à grands frais et avec de longues fatigues, vérifier, comparer, examiner par eux- mêmes les cultes divers qu'on y suit. Alors, adieu les métiers, les arts, les sciences humaines et toutes les occupations civiles ; il ne peut plus y avoir d'autre étude que celle de la religion. A grand'- peine , celui qui aura joui de la santé la plus ro- buste, le mieux employé son temps, le mieux usé de sa raison , vécu le plus d'années, saura-t-il dans sa vieillesse à quoi s'en tenir, et ce sera beaucoup s'il apprend avant sa mort dans quel culte il aurait vivre. »

Rousseau croyait peut-être prouver ainsi, par l'ab- surde, l'inutilité de la révélation; il montrait simple-

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 121

ment l'aberration de son esprit et l'audace de ses sophismes. Ce n'est pas en se créant à dessein des difficultés chimériques, afin de se donner la satis- faction de ne pas les résoudre, qu'on pourra con- vaincre les esprits sensés.

Nous aimons mieux lui entendre dire que les ob- jections insolubles étant communes à tous les sys- tèmes, les preuves directes dispensent s'arrêter aux difficultés '. Il est vrai qu'il déclare en même temps ne s'être prononcé sur l'existence de Dieu qu'après avoir examiné tous les systèmes qu'il a pu connaître sur la formation de l'univers, méditer sur ceux qu'il a pu imaginer. Mais si l'on veut encore une autre opinion de Jean-Jacques sur le même sujet, on la trouvera dans la Profession de foi. L'in- térêt de son argumentation le portant à donner comme très facile tout ce qui touche à la religion naturelle ; sans souci de ce qu'il a dit quelques pages plus haut : « Nul, dit-il, n'est excusable de ne pas lire dans le livre de la nature, parce qu'il parle à tous les hommes une langue intel- ligible à tous les esprits. Quand je serais dans une île déserte, quand je n'aurais jamais appris ce qui s'est fait anciennement dans un coin du inonde, si j'exerce ma raison, si je la cultive, si j'use bien des facultés immédiates que Dieu me donne, j'ap- prendrai de moi-même à le connaître, à l'aimer, à aimer ses œuvres, à vouloir le bien qu'il veut, et à remplir pour lui plaire tous mes devoirs sur la terre. Qu'est-ce que tout le savoir des hommes m'apprendra de plus 2 ? » A cela nous n'avons que

]. Lettre à M. de .1/., Ici jan- I Lettre à l'archevêque de Paris. vier 1769. 2. Voir aussi :

122

LA VIE ET LES ŒUVRES

deux mots à répondre : c'est que cette espèce de Robinson n'en saura pas si long ; c'est que le savoir des hommes, et surtout le savoir de Dieu, en peu- vent apprendre encore davantage.

Peu importe d'ailleurs que les religions soient toutes bonnes ou qu'elles soient toutes mauvaises. Les arguments de Rousseau sont en faveur de la seconde de ces hypothèses, ses conclusions sont plutôt en faveur de la première. Aussi, pour plus de commodité, ne comprend-il pas qu'on suive un autre culte que celui l'on est né. Que le bon vicaire reste catholique, que Rousseau, son disciple, soit protestant, et, dût la vérité en souffrir, tout sera pour le mieux1. Mais il est une troisième hy- pothèse qu'il faut rejeter absolument, c'est celle d'une église prétendant au monopole de la vérité. Depuis le Confrat social, la maxime, hors de l'Eglise point de salut, inspire à Jean-Jacques une sainte horreur. Lui, l'apôtre de la tolérance, ne veut être intolérant que pour les intolérants. Le salut des sauvages et des enfants sans baptême semble le préoccuper beaucoup plus que le sien propre. \\ n'est pas de raison qu'il n'apporte en leur faveur, pas de larmes qu'il ne verse sur leur sort. C'est son grand argument, on pourrait presque dire son argument triomphant, s'il n'était visible qu'il déna- ture à dessein la question, pour se ménager un plus facile triomphe 2.

Par un de ces contrastes qui plaisaient à Rous- seau, cette seconde partie de sa profession de foi

1. Comparer avec Diderot : Pensées phil., LVI1I. 2. Les objections de Rousseau sur le salut des sauvages sont pres-

que copiées d'une lettre de Diderot à Mlle Volant, du 27 septembre 1760.

DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU. 123

contient le plus bel éloge qu'il ait jamais fait de l'Évangile et de Jésus-Christ. Ce morceau ayant été cent fois cité, nous pouvons nous dispenser de le citer de nouveau. « Oui, dit-il en finissant, si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu. Dirons-nous que l'histoire de l'Evangile est inventée à plaisir? Mon ami, ce n'est pas ainsi qu'on invente, et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ... L'Evan- gi!e a des caractères de vérité si grands, si frap- pants, si parfaitement inimitables, que l'inventeur en serait plus étonnant que le héros. » Voilà Rousseau bien près d'être chrétien ? Non. « Avec tout cela, continue-t-il, ce même Evangile est plein de choses incroyables, de choses qui répu- gnent à la raison, et qu'il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d'admettre. » Et Rousseau reste sceptique, et il conserve dans son esprit l'amalgame incohérent des opinions les plus opposées. Réservant tous ses anathèmes pour l'a- théisme, qu'il regarde comme plus pernicieux que le fanatisme lui-même, et pour l'indifférence philo- sophique, il est prêt à regarder toutes les religions positives comme également bonnes. « Que d'œuvres de miséricorde, dit-il, sont l'ouvrage de l'Evan- gile! Que de restitutions, de réparations la con- fession n'a-t-elle pas fait faire chez les catholiques! Chez nous, combien les approches du temps de la communion n'opèrent-elles point de réconcilia- tions et d'aumônes ! Combien le jubilé des Hé- breux ne rendait-il pas les usurpateurs moins avides1! » Et il a, malgré cela, la conscience d'a-

1. Voir aussi Lettre à l'abbé de X..., 11 novembre 1764.

124 LA VIE ET LES ŒUVRES

voir fait, par l'ensemble de sa Profession de foi, une œuvre méritoire et utile à son siècle. Tant qu'il reste, s'écrie-t-il, quelque bonne croyance parmi les hommes, il ne faut point troubler les âmes paisibles ni alarmer la foi des simples par des difficultés qu'ils ne peuvent résoudre et qui les inquiètent sans les éclairer ; mais quand une fois tout est ébranlé, on doit conserver le tronc aux dépens des branches1. » Il eût été plus fier et plus franc de ne sacrifier ni le tronc, ni les branches. Ou la révélation est vraie, et il faut la soutenir ; ou elle est fausse, et il faut la combattre. L'Op- portunisme n'est point ici de saison. Quel droit avons-nous donc sur la vérité, pour la mutiler, sous prétexte de lui être utiles? Défendons-la d'abord, advienne que pourra, et soyons sûrs qu'elle saura bien ensuite retrouver son compte.

Est-ce à dire que le chrétien confonde le déisme de Rousseau avec l'athéisme de certains philosophes? Non, mais il combat l'un et l'autre, quoique par des raisons différentes. On ne confond pas non plus la guerre avec la peste, ce qui n'empêche pas de les regarder comme deux fléaux. Mais Jean-Jacques, qui faisait campagne contre deux adversaires différents, la philosophie et ce qu'il appelait le fanatisme, s'est imaginé qu'en se posant entre les deux, il les vain- crait plus facilement; il a fait de la politique et de l'habileté au lieu de faire de la doctrine, et il s'est trouvé engagé dans une foule de contradictions et d'inconséquences.

Elles sont si évidentes qu'on se demande si elles ont pu échapper à sa clairvoyance, et s'il ne les a

1. Profession de foi et Lettre à J. Bumand. 28 mars 1763.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. I '2")

pas vues et voulues. Toutefois, cet assemblage de pièces disparates, qui jurent de se trouver réunies, ces affirmations contraires, ces doutes, ces audaces, ces hésitations sont assez l'image de l'auteur, de sa tète mal équilibrée, qui ne se plait qu'au milieu des paradoxes, de son àme faible et incertaine, ac- cessible à tous les entraînements, capable de toutes les sagesses et de toutes les folies, religieuse, scep- tique, incrédule, poursuivant le' bien moral, et trop souvent ne sachant le prendre, aimant la vertu, et n'ayant pas le courage de la pratiquer.

D'un autre côté, on ne peut nier que le procédé de Rousseau ne fût habile, pour attaquer la religion. Cette sorte de position d'assembleur de nuages est, à ce qu'il paraît, assez forte, car elle réussit presque toujours. Comme il le dit, il n'y a point de vérité contre laquelle on ne puisse élever des objections insolubles. Lui-même connaissait bien ce moyen, pour l'avoir expérimenté de longue date. Ses deux premiers Discours n'étaient guère, en effet, qu'un amas de difficultés, et son Emile, avec son éduca- tion négative, était presque dans le même cas. C'est encore la tactique de sa Profession de foi. Laissant à la religion la tache, toujours longue, d'établir ses preuves, ne se donnant pas la peine de les détruire, ni presque de les attaquer de front, il se contente de les entourer d'un tissu d'objections, de dérouter les esprits, d'ébranler le Christianisme par le doute, au lieu de le combattre par une affirmation con- traire. Ses ménagements même ont leur place dans son plan et servent à lui donner un vernis d'impar- tialité, presque de bienveillance. Objection n'est pas preuve, dit-on, et il sert peu de détruire, si l'on ne peut remplacer. Ceci n'est pas tout à fait exact

126 LA VIE ET LES OEUVRES

dans cette circonstance. Celui qui doute n'a plus la foi, et celui qui n'a pas la foi n'est pas chrétien. On ne peut donc pas dire que Rousseau Hotte entre le Christianisme et l'incrédulité. Il n'est pas possible de n'avoir qu'un pied dans l'Eglise : l'on est dedans ou l'on est dehors.

Quel qu'ait été. au fond, le but qu'il se propo- sait, Rousseau, qui se donnait comme l'adversaire des philosophes, et qui l'était à certains égards, entrait pleinement par son système de doute reli- gieux dans le courant à la mode. Les incrédules, Voltaire en tête, en critiquèrent pour la forme la première partie et firent des réserves sur la se- conde ; mais le tout ensemble faisait trop bien leur affaire pour qu'ils ne se montrassent pas satisfaits. Aujourd'hui, on serait peut-être plus difficile. L'in- crédulité, sans être plus profonde, est plus affirma- tive, parce qu'elle a une situation plus assurée et peut plus hardiment lever la tète. Mais alors la reli- gion avait, dans les mœurs et dans l'Etat, une foule d'attaches officielles et officieuses, qui obligeaient à certains ménagements. C'était le temps Helvé- tius faisait amende honorable de son livre de l'Es- prit; où Voltaire faisait des protestations d'ortho- doxie, désavouait ses livres les uns après les autres, et érigeait ses désaveux à la hauteur d'un principe. « Il ne faut jamais rien donner sous son nom, écrivait-il à Helvétius, je n'ai pas même fait la Pucelle\ » Sans s'abaisser aux mêmes procédés, Jean-Jacques servit puissamment la même cause. Sa religion, s'il en eut une, a eu peu de fidèles. Des pasteurs genevois, dit-on, sans l'approuver entière-

1. Lettre de Voltaire à Helvétius, 13 auguste 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 127

ment, s'en firent les défenseurs et s'en servirent comme d'un échelon pour ramener à la foi et à la cène un grand nombre d'hommes1. Cela leur fait peu d'honneur. En revanche, Rousseau a produit beaucoup de libres-penseurs ; ses doctrines ont fait école, 'et souvent, dans la bouche de ses disciples, se sont transformées en affirmations antireligieuses très positives.

1. Gaberel, Rousseau et les Genevois, eh. m, 4? 8.

CHAPITRE \\f

Sommaire : L'Émilf.. I. De la religion considérée comme moyen d'action sur les passions. Autres moyens. Emile apprend à con- naître le monde. Études qui conviennent alors; éloquence, poésie, langues. .Moyens de se former le goût.

II. Sophie, ou de l'éducation de la femme. Premier principe de Rousseau : la femme est faite pour plaire à l'homme. Différences entre l'éducation de la jeune fille et celle du jeune homme. Du respect de l'opinion. Des plaisirs du monde.

III. Amours d'Emile et de Sophie. Épisodes. Voyage à la re- cherche de la meilleure des constitutions. Choix d'une profession. Mariage d'Emile.

IV. Emile et Sophie, ou les Solitaires. Appréciation générale de l'Emile.

I

Quoique la Profession de foi soit faite un peu trop pour le public, et pas assez pour Emile, ou doit penser que celui-ci en a profité, car Rousseau sup- pose aussitôt, sans autre transition, que son élève connaît au moins les principes et les devoirs de la loi naturelle. C'est peu assurément, mais un retour sur le temps présent nous fait penser qu'au lieu de nous en plaindre, nous ferions mieux de proposer Jean-Jacques à nos hommes d'Etat, comme une au- torité en faveur de la religion. Aujourd'hui, l'on refuse aux Français, même ce minimum; on ne permet pas de prononcer à l'école le nom de Dieu, de Dieu sur qui repose toute morale, de Dieu grâce à qui l'on « trouve son véritable intérêt à faire le bien loin des regards des hommes et sans y être forcé par les lois, et à remplir son devoir même aux dé-

LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 129

pens de sa vie... Sortez de là, continue Rousseau, je ne vois plus qu'injustice, hypocrisie et mensonge parmi les hommes... Oui, je le soutiendrai toute ma vie; quiconque a dit dans son cœur, il n'y a point de Dieu et parle autrement, n'est qu'un men- teur ou un insensé1. »

Quelles nouvelles prises le maître s'est données sur son élève ! S'il a beaucoup tardé à les acquérir, au moins va-t-il faire en sorte ne pas les laisser échapper. Et pourtant, c'est le moment qu'il choisit pour le traiter, non plus en élève, mais en ami, pour lui rendre ses comptes et lui parler comme à un homme.

« Quoi, dirons-nous avec Rousseau, faut-il ab- diquer mon autorité lorsqu'elle m'est le plus né- cessaire? Faut-il abandonner l'adulte à lui-même, au moment qu'il sait le moins se conduire et qu'il fait les plus grands écarts? » Rassurons-nous; ce n'est qu'une petite supercherie, à ajouter à beau- coup d'autres. Le maitre ne propose d'abdiquer ses droits que pour mieux les assurer. Il sait de quelles nouvelles chaînes il a entouré le cœur d'Emile. Jus- qu'ici, il n'avait rien obtenu de lui que par force ou par ruse ; la raison , l'amitié , la reconnaissance vont désormais lui venir en aide; Emile refusera une liberté qui lui serait trop lourde à porter.

Mais aussi ne vous montrez pas trop sévère. Vous devez savoir que la situation est délicate, que les passions commencent à élever la voix; n'allez pas « heurter de front les désirs naissants du jeune homme, sottement traiter de crimes ses nouveaux besoins. » D'un autre côté, si vous ne combattez

1. Emile, 1. IV.

TOME II a

130 LA VIE ET LES ŒUVRES

pas ses penchants, allez-vous donc les favoriser? Pas davantage. Alors vous vous hâterez le marier? Ce procédé a du bon; cependant, ici en- core, il ne faut pas se presser.

La direction du jeune homme , dans ce moment critique , est, de l'aveu de tous les moralistes , ex- trêmement difficile. Jean-Jacques venait d'affaiblir entre ses mains le frein le plus puissant et le plus assuré contre les passions, le frein religieux. Il l'avait, à la vérité, conservé en partie, en maintenant les principes de religion naturelle, et l'on voit par moments qu'il entend bien s'en servir; mais contre un danger si pressant, il n'est pas trop de garder tous ses moyens, et dans toute leur énergie. Sans faire des considérations à ce sujet, il est d'expé- rience que , sauf de très rares exceptions , la loi naturelle ne suffit point à un jeune homme pour la conservation de la pureté des mœurs ; que la reli- gion sincèrement pratiquée, la confession, la com- munion sont au contraire merveilleusement efficaces, et seules efficaces, pour atteindre ce but. Convenons que Rousseau, réduit, ou à peu près, aux ressources de la sagesse humaine , les emploie avec habileté ; malheureusement, il est rare que la sagesse hu- maine ne cloche pas par quelque côté.

Le premier moyen du précepteur est de retarder le moment de l'éclosion des passions. Nous n'en dirons pas de mal assurément; mais il n'était pas nécessaire d'aller jusque dans l'ancienne France ou chez les Romains du temps de César, pour en trouver des exemples; tous les parents sages l'emploient, autant que cela leur est possible. Cependant, puisque chaque enfant n'a pas pour lui seul, comme Emile, un précepteur, afin de le tenir séquestré de toute

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 131

influence extérieure , il faut bien tenir compte des possibilités et des circonstances.

Un second moyen proposé par Rousseau consiste à prendre le jeune homme par l'amour-propre. à lui donner la liberté et à le rendre responsable de ses actions. Moyen dangereux, s'il en fut, qui peut réussir quelquefois avec des natures exceptionnelles, mais auquel il ne faut pas se fier. Rousseau lui- même n'y avait, à ce qu'il parait, qu'une demi- confiance, car il compte que son offre de liberté sera refusée. Le plus sûr toutefois serait de ne rien offrir, de peur d'être pris au mot.

Autre moyen, qui semble presque le contre-pied du premier. Instruisez vous-même le jeune homme des dangereux mystères des passions. S'il les ap- prend par d'autres que par vous , il ne les apprendra pas impunément. Sans doute. Vous n'empêcherez pas les indiscrétions d'un camarade, d'un domestique.

Ne vous en flattez pas. Prenez donc les de- vants. — Peut-être. C'est une question de prudence, que vous aurez à résoudre selon les circonstances.

Soyez le confident de votre élève. Cela est en effet très désirable, et nous ne le croyons pas impos- sible. Faudra-t-il toutefois rechercher ces confidences au prix de sacrifices incompatibles avec les devoirs du maitre? « Comptez, dit Rousseau, que si l'enfant ne craint de votre part ni sermon ni réprimande, il vous dira toujours tout. » C'est possible ; mais à quoi lui aura-t-il servi de le dire, s'il n'a pas à compter sur une direction? Soyez bon , soyez père , sachez tempérer vos conseils et vos reproches par les encouragements et l'indulgence ; mais aussi soyez juste; imposez, s'il le faut, votre autorité; blâmez ce qui est blâmable. Choisissez votre moment,

132 LA VIE ET LES ŒUVRES

continue Fauteur de Y Emile ; il ne suffit pas de dire ce qu'il faut: il faut le dire à propos. Préparez vos batteries. Certainement; mais nous sommes si fatigués des artifices de cette éducation que nous dirions volontiers : préparez-les, mais ne les pré- parez pas trop. Nous ne parlerons pas de ce qu'on peut appeler la préparation éloignée : régler les lectures du jeune homme, le détourner de l'oisiveté, d'une vie molle et sédentaire, du commerce des femmes et des jeunes gens, donner le change à son imagination en fatiguant son corps, le faire travailler, marcher, chasser, toutes choses excellentes, mais qui sont de la vieille méthode. Arrive enfin le jour que vous avez choisi pour instruire votre élève; car cela se fera en un seul jour, jour solennel, qui doit rester éternellement gravé dans sa mémoire, et non point par une série de conversations intimes et fa- milières. Ce sera avec un appareil imposant , en présence de l'Etre éternel, au milieu des bois, des rochers , des montagnes , en face de la nature en- tière, appelée comme témoin de la sainteté de l'en- tretien; ce sera avec les accents de l'enthousiasme, avec l'émotion du cœur, avec la flamme et l'ardeur du sentiment que vous lui parlerez. Quelle mise en scène! Quel comédien que ce Jean-Jacques! Et que lui direz-vous? Ah! ici notre auteur, malgré son audace, hésite et se trouble. Il a essayé, mais il a reconnu que les fausses délicatesses de la langue française se refusent à « la naïveté des premières instructions sur certains sujets. » Quoi qu'il en soit, s'il doit, dans la suite de son ouvrage , recommander vivement la pudeur pour la jeune fille, on ne voit pas qu'il y songe pour le jeune homme; aussi n'aura-t-il plus rien de caché pour lui. Mais en même temps qu'il

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 133

lui dévoilera les mystères de l'amour, de la généra- tion , du mariage , il lui montrera en traits de feu les avantages de la chasteté et les terribles châti- ments de la débauche.

Rousseau semble attendre de superbes effets de cette épreuve. Il y compte même pour recouvrer, plus complète que jamais, l'autorité dont il a feint de vouloir se dessaisir. En dehors de ce résultat in- certain, que le maître aurait mieux fait de ne pas mettre en balance, nous craignons que le reste ne soit pour le moins inutile.

A ces moyens, on en peut joindre d'autres. Nous avons déjà dit un mot de celui qui consiste à changer le cours des occupations et des désirs. A cet ordre d'idées peuvent se rattacher : les études qu'Emile doit cultiver; l'art de combattre les passions par les passions, autrement dit, de rendre Emile sage en le rendant amoureux.

Rousseau est pénétré des périls qu'offre le monde ; il n'est pas moins persuadé des dangers auxquels Emile est exposé, rien que par son âge. De ces deux dangers, réunis dans des conditions convenables, il entend faire la sauvegarde de son cœur. Il n'admet pas qu'on doive combattre la passion directement ; ce serait aller contre la nature ; il préfère demander à la passion même le moyen de sauver son élève du libertinage, en lui montrant de loin le mariage comme un but à atteindre. « Ton cœur, dis-je au jeune homme, a besoin d'une compagne ; allons chercher celle qui te convient. Nous ne la trouve- rons pas aisément peut-être : le vrai mérite est toujours rare ; mais ne nous pressons et ne nous rebutons point. Sans doute il en est une, et nous la trouverons à la fin , ou du moins celle qui en

134 LA. VIE ET LES ŒUVRES

approche le plus. Avec un projet si flatteur pour lui, je l'introduis dans le monde. Qu'ai-je besoin d'en dire davantage ? Ne voyez-vous pas que j'ai tout fait ? »

Quelle séduction pourra désormais effleurer le cœur d'Emile ? Il sera défendu par sa chère Sophie. Les discours licencieux, les conseils pernicieux des jeunes gens ne feraient que l'éloigner d'elle. Les ag-aceries des femmes le laisseront froid ; Sophie est si modeste ! Comment aimerait-il les manières des coquettes ? Sophie a tant de simplicité !

On peut reprocher à ces considérations de tenir beaucoup plus du roman que de la réalité. Ne les méprisons pas trop toutefois. Espérons que Sophie sauvera Emile de quelques écarts; c'est déjà beau- Coup ; mais ne comptons pas qu'elle les lui évitera tous. Ainsi elle ne le garantira pas, c'est Rousseau qui nous le dit, du plus redoutable de tous, et ce danger, c'est lui-même. Il semblerait que Jean- Jacques en vient à admettre que le pire ennemi du jeune homme, c'est son propre cœur. Que devient alors son grand principe de la bonté originelle ? Quoi qu'il en soit, il craint par-dessus tout pour son élève les habitudes solitaires. Si, par malheur, celui-ci vient à s'y livrer, il est un homme perdu sans retour, et l'âge même ne le corrigera pas. Rousseau con- naissait en effet par sa propre expérience les tristes effets de ce vice. Il n'est point de précautions qu'il n'indique pour le combattre ; ou plutôt il n'en oublie qu'une, et c'est la bonne, la religion. Pour en pré- server Emile, accompagnez-le plutôt, dit Rousseau, dans les mauvais lieux. Yoilà un moyen héroïque sur lequel nous ne nous étendrons pas trop. Il a plu à l'auteur de Y Emile de n'être pas très explicite sur

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 135

ce point ; ne cherchons pas à l'être plus que lui. Malheureusement, ses principes ne lui laissaient que l'alternative entre des embarras inextricables et des complaisances inavouables. D'une part, il exige non seulement que le maître sache tout, ce qui est bien, mais en outre qu'il ne paraisse rien ignorer ; qu'il ne ferme les yeux sur quoi que ce soit. Joignez à cela qu'il l'oblige à ne jamais commander ni dé- fendre, et pourtant à ne jamais lâcher son élève d'un seul pas, et voyez le malheureux maître pourra se trouver entraîné.

Emile a si peu étudié dans son enfance qu'il a encore presque tout à apprendre. A l'âge il est arrivé, les études qui lui conviennent sont l'élo- quence, la poésie, les langues. Elles ne lui servent pas seulement de dérivatif contre les passions ; elles ont encore l'avantage de lui former le goût. Dans le monde, Emile aura aussi plus d'une occasion d'ap- prendre les règles du goût; mais nous savons qu'il y sera conduit par une pensée autrement grave, le désir d'y chercher la compagne de sa vie.

Comme application de ses idées sur le goût, Rous- seau réunit dans son imagination les conditions capables de constituer la vie qui lui plairait davan- tage, qui serait le plus de son goût. Ce tableau, qui est très long, n'est pas sans charmes, quoiqu'il ait le défaut d'être bien épicurien pour un livre d'édu- cation. C'est qu'il est question de la fameuse petite maison blanche avec des contrevents verts. Mais il se trouve à la fin que cet assemblage de tous les plaisirs est à la portée de beaucoup de per- sonnes, et n'est autre chose qu'une douce et aimable médiocrité. « On a du plaisir quand on en veut avoir. » Voilà une conclusion qu'on n'attendait pas

136 LA VIE ET LES ŒUVRES

de Rousseau et une maxime qu'il n'a guère mise en pratique.

II

Puisque notre jeune gentilhomme, dit Locke, est prêt à se marier, il est temps de le laisser auprès de sa maîtresse. Jean-Jacques n'a. garde d'imiter Locke, et il fait bien '. Il va donc s'occuper de trouver une compagne à Emile, et, naturellement, il la trou- vera la plus parfaite possible. De de longues dis- sertations sur les qualités de la femme. Comme ces qualités s'acquièrent, au moins en partie, par l'édu- cation, l'occasion était bonne pour greffer, sur son grand traité de l'éducation du jeune homme, un petit traité de l'éducation de la jeune fille : première et longue digression. Mais pour trouver cette perle rare autant que précieuse, il faut la chercher; nous ne regretterons pas les longs voyages que nous aurons à faire pour obtenir un si beau résultat : seconde digression, les voyages. En voyageant, on apprend à connaître les peuples et leurs constitu- tions ; on conviendra que cette connaissance est émi- nemment utile, sinon nécessaire, pour se mettre en état d'exercer le droit que possède chaque homme de se choisir sa patrie : troisième digression, les constitutions et les gouvernements. Ces trois digres- sions, qui d'ailleurs en renferment d'autres, ne com- prennent guère moins d'un volume.

Si Rousseau nous avait donné un bon traité de l'éducation de la femme, nous ne regretterions pas les longues pages qu'il y a consacrées ; malheureu-

1. Voir Emile, 1. V.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 137

sèment, c'est toujours Rousseau, c'est-à-dire, un mé- lange impossible de vrai et de faux, de sagesse et de folie, de préceptes excellents et d'utopies.

Presque dès le début, il pose un principe qui lui servira souvent, et sur lequel il y aurait beaucoup à dire : « la femme, d'après lui, est faite spéciale- ment pour plaire à l'homme. » Ces paroles au- raient pour conséquence extrême de nous repor- ter aux mœurs du sérail. Dans' la société antique, chez les peuples sauvages ou barbares, dans toutes les civilisations inférieures ou corrompues, la femme sert de jouet ou de bète de somme. Est-ce ce que veut Rousseau ? Il compte beaucoup sur les charmes de la femme pour rétablir en sa faveur l'é- galité et presque la suprématie. Hélas ! tant que la femme ne sera que la femelle de l'homme, c'est son expression, elle court grand risque de n'être ni libre, ni honorée, ni digne de l'être. Ce n'est pas d'aujourd'hui que ses charmes sont cultivés dans un but qui n'est pas précisément celui de la morale, et servent à tout autre chose qu'à assurer les fins de la nature. Ne faisons pas à Rousseau l'injure de penser que c'est ce qu'il veut. Cependant il nous faut constater que. même quand il parle de la pu- deur, qu'il regarde, bien à tort, comme l'apanage exclusif de la femme, il se dégage de ses plus belles pages comme une senteur d'obscénité. Il ne laisse voir, pour ainsi dire, dans l'homme que l'animal. Qu'il demande après cela une éducation sérieuse ; qu'il soit parfois exigeant sur le devoir ; son motif, plaire à l'homme, n'en est pas moins frivole et mes- quin. La femme qui n'en aurait pas d'autre ne res- terait pas longtemps honnête. Aussi, pour un ou deux résultats heureux, à combien de concessions

138 LA. VIE ET LES ŒUVRES

mauvaises ou dangereuses l'amène ce principe; car c'est pour lui un principe, qui se continue par ses conséquences à travers tout le traité. Ce n'est pas seulement la douceur et la politesse qu'il prêchera aux jeunes tilles et aux jeunes femmes ; ce n'est pas seulement la docilité, c'est, pour employer son ex- pression, l'asservissement, auquel il veut qu'on les accoutume ; il leur permettra, il leur recommandera même une certaine coquetterie ; il trouvera bon qu'elles aient recours à la ruse ; il les rabaissera à dire, non ce qui est bien et utile, mais seulement ce qui plaît ; à suivre, non pas la vraie religion, mais la religion de leur mère ou de leur mari. Il ne peut entrer dans notre pensée de vanter la femme maus- sade et ennuyeuse ; de mettre en opposition la femme qui plait et celle qui fait son devoir. La femme doit être à la fois aimable et vertueuse, charmante et sage; mais enfin elle a autre chose à faire que d'être l'ornement du foyer ; elle en doit être aussi l'honneur, la gardienne et l'appui ; elle a des devoirs sérieux, un ménage à tenir, des enfants à élever ; quelquefois aussi, car la vie n'a pas que des jours heureux, des revers de fortune ou de situation à conjurer ou à réparer, des mal- heurs de famille et des chagrins à supporter ou à consoler. On dirait que Rousseau n'a pas songé à toutes ces choses ; elles n'entraient sans doute pas dans le plan de son roman.

Il expose avec plaisir, et parfois il exagère, les différences qui existent entre les deux sexes, et par suite les différences des éducations à leur appliquer. Ses considérations ont du vrai ; mais nos hommes d'Etat, qui prétendent s'inspirer de lui, s'en éloi- gnent grandement en beaucoup de points. Qu'aurait-

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

139

il dit, grand Dieu ! des lycées de filles, lui qui n'en voulait pas même pour les garçons1 ? Lui qui n'ad- met pour les filles, ni maîtres, nous dirions presque ni maîtresses, ni pensions, ni études abstraites, ni sciences de raisonnement; mais principalement la couture, la dentelle, le dessin d'ornement, le chant, les arts d'agrément, enfin la science pratique du monde et des hommes. Il est vrai qu'ils se rencon- treraient ensuite avec lui dans leur haine du caté- chisme et des couvents. ï\on pas que Jean- Jacques érige l'irréligion ou l'indifférence en système de gouvernement ; il est au contraire l'ennemi déclaré de la neutralité. Il ne demande pas beaucoup d'ins- truction ni de pratiques religieuses pour la jeune fille ; mais le peu qu'il demande , il l'exige for- tement.

On doit bien penser que Rousseau est l'ennemi des corsets ; on ne s'étonnera pas qu'il s'élève contre les abus de la toilette ; mais ce qu'on atten- dait moins de sa part, c'est le respect de l'opinion qu'il exige de la femme. Ses raisons sont bonnes, et sans admettre la séparation radicale qu'il établit (Rousseau est toujours exclusif) entre l'homme, qui ne doit avoir que du mépris pour l'opinion, et la femme, qui lui doit le plus grand respect, on ne peut nier que la réputation de la femme ait des dé- licatesses qui demandent des ménagements tout par- ticuliers.

Les questions du bal, de la danse, du théâtre, ne peuvent guère se traiter en quelques lignes. L'au-

1. « Elles n'ont point de collèges. Quel malheur ! Eh ! plût à Dieu qu'il n'y en eût point pour les garçons ! Ils

seraient plus sérieusement et plus honnêtement élevés. » Emile, 1. V.

140 LA YIE ET LES ŒUVRES

teur de la Lettre sur les spectacles devient à cet égard singulièrement facile, même pour le théâtre, et tance vertement le christianisme, qui a tout outré et qui se montre l'ennemi des plaisirs les plus inno- cents. Mais la manière dont Rousseau en parle, les précautions et les préparations qu'il réclame auto- risent à croire qu'il n'est pas si loin de partager sur ce point l'idée chrétienne.

Sophie, la femme destinée à Emile, est le fruit de cette éducation. 11 est superflu de faire son por- trait : on sait d'avance qu'elle doit avoir beaucoup de perfections, avec quelques légers défauts, quel- ques ombres, placées à dessein, pour mieux faire ressortir les côtés lumineux. Rousseau, par une sorte de coquetterie, a voulu joindre à ses qualités celle d'une grande simplicité. Sophie n'est point un prodige ; elle est mieux que cela, elle est femme, comme Emile est homme ; voilà toute leur gloire. Le talent de l'auteur consiste donc à faire avec des traits ordinaires, une figure médiocre, des qualités communes, de légers défauts, des vertus de tous les jours et une vie tout unie et en quelque sorte sans relief, un portrait charmant et unique.

Rousseau nous a fait connaître la femme qu'il destine à Emile , mais Emile ne la connaît pas en- core. A quoi bon? Emile croit qu'il lui appartient de choisir, tandis que c'est le maitre qui choisit à sa place. La nature, dit le précepteur, lui a destiné une épouse. « Mon affaire est de trouver le choix qu'elle a fait. Mon affaire, je dis la mienne et non celle du père ; car, en me confiant son fds, il me cède sa place ; il substitue mon droit au sien ; c'est moi qui suis le vrai père d'Emile ; c'est moi qui l'ai fait homme. J'aurais refusé de l'élever, si

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 141

je n'avais pas été le maître de le marier à son choix, c'est-à-dire au mien. » Aussi le voyage de découvertes qu'ils vont faire à la recherche de Sophie n'est qu'un prétexte. « Dès longtemps Sophie est trouvée. Peut-être Emile l'a-t-il déjà vue ; mais il ne la reconnaîtra que quand il en sera temps. »

Il est assez douteux que tous ces arrangements soient bien le vœu de la nature: Rousseau pourtant ne rêve que convenance naturelle. Ne la sacrifiez jamais, dit-il, car « c'est elle qui décide du sort de la vie , et il y a telle convenance de goûts , d'hu- meurs, de sentiments, de caractères qui devrait engager un père sage, fût- il prince, fut-il mo- narque, à donner sans balancer son fils à la fille avec laquelle il aurait toutes ces convenances, fût- elle née dans une famille déshonnète, fût-elle la fille du bourreau. » ?Se nous effarouchons pas de ce préambule ; nous savons que Jean-Jacques aime à débuter par le paradoxe, pour aboutir au lieu commun. Aussi, cette entrée en matière nous con- duira-t-elle , à force de correctifs, à un mariage parfaitement assorti, et que bien des pères seraient heureux de trouver pour leur enfant.

Emile a commencé par chercher Sophie à Paris ; on doit penser que ce n'est pas qu'elle est ; mais il importait qu'il ne la trouvât pas trop vite. L'élève et le précepteur continuent leur voyage d'explora- tion, sans se presser, le bâton à la main, côtoyant les ruisseaux, se reposant à l'ombre des bois, re- cueillant des minéraux et des plantes, s'informant des cultures, restant il leur plaît, partant quand ils commencent à s'ennuyer.

Cependant un jour, par hasard, ils perdent leur

142 LA VIE ET LES ŒUVRES

chemin, ils sont surpris par la pluie, ils finissent par arriver à une maison de médiocre apparence , il est tard, ils demandent un asile. Quelle maison bénie! Quelle hospitalité antique! Emile se croit au temps d'Homère. Au souper parait une charmante jeune fille ; chacun raconte ses aventures ; les parents ont eu des malheurs; Sophie, l'aimable Sophie, est leur consolation et leur joie. Sophie! Quel nom ! Emile, qui n'avait eu jusque-là qu'une attention distraite, tressaille, examine, s'émeut; Sophie n'est pas moins troublée que lui. Elle parle; « au premier son de sa voix, Emile est rendu ; c'est Sophie ; il n'en doute plus. »

Les amours d'Emile et de Sophie tiennent plus du roman que du traité d'éducation. C'est le roman de la nature, dit Rousseau. Pas autant qu'il se l'imagine. « Ces amours, dit Saint-Marc Girardin, sont guindées comme des exemples, et, comme toutes les amours de Rousseau, elles manquent de pureté et de délicatesse. Partout la prépara- tion s'y fait sentir *. » Ce jugement est peut-être un peu sévère. Au milieu de scènes apprêtées ou sensuelles, de longs discours, de considérations inopportunes, il y a bien aussi des tableaux gracieux et des situations prises sur le vif de la nature. Dès le soir, le précepteur va raisonner Emile, lui dire d'observer, d'attendre. Naturellement, ses pédan- tesques leçons, au lieu de calmer les désirs du jeune homme, ne font que les exciter. C'est d'ailleurs ce que voulait le maître.

Cependant un premier obstacle se présente. Emile est riche; Sophie, qui est pauvre, soulfre dans sa

1. Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1855.

DE JEAJi-JACQUES ROUSSEAU. 143

délicatesse et sa fierté de la différence de leurs for- tunes ; mais ces sortes de difficultés sont aisées à aplanir quand on s'aime.

Un jour Emile se fait attendre ; on a été au-devant de lui et on ne Ta pas rencontré. Enfin, il arrive le lendemain matin. Sophie se fâche et s'irrite. Mais elle apprend que ce qui a retardé son amant, c'est l'exercice de la charité. Il a rencontré un blessé, il l'a relevé, il a été chercher nn chirurgien à la ville. Une réconciliation faite dans de telles conditions ne pouvait que cimenter leur amour.

Autre scène, encore plus arrangée. Emile, ne pou- vant être constamment auprès de sa maîtresse, ne se contente pas de chercher dans l'étude de l'his- toire naturelle et de l'agriculture des occupations utiles ; il se met à exercer son métier de menuisier et s'engage chez un patron. Sophie vient le sur- prendre à l'atelier. Elle admire son fiancé qui, un ciseau d'une main et un maillet de l'autre, achève une mortaise. « Femme, honore ton chef, s'écrie sentencieusement Rousseau; c'est lui qui travaille pour toi , qui te gagne ton pain , qui te nourrit. Voilà l'homme. » « Non, dit Saint-Marc Girar- din, voilà l'acteur. »

Mais nous ne sommes pas au bout. Sophie elle- même vient de déclarer son amour ; les deux jeunes gens aspirent au moment de s'unir. C'est celui que le précepteur choisit pour les séparer. Après force tirades philosophiques, qui seraient peut-être fort belles, si elles étaient mieux à leur place, le maître déclare donc à son élève qu'il lui reste encore beau- coup à apprendre avant d'être en état de se marier; qu'il lui faut quitter Sophie pendant deux ans, afin de revenir plus digne d'elle ; et le pauvre Emile,

144 LA VIE ET LES ŒUVRES

qui voudrait bieu résister, finit par se laisser faire comme un enfant.

Quel motif pouvait avoir Rousseau de couper ainsi son livre à l'endroit le plus intéressant? En vérité, on n'en voit pas d'autre que le besoin de placer, dans son encyclopédique roman , un petit traité sur les constitutions.

Jusqu'ici. Emile a fait un voyage d'exploration à la recherche de celle qui devait être sa femme ; maintenant il en va faire un autre à la recherche de la meilleure des constitutions. Comme Rousseau re- jetait les livres, procédé, suivant lui. faux et men- songer de connaître l'histoire et les mœurs des peuples, il ne leur restait, à son élève et à lui, que la ressource de s'en instruire par eux-mêmes. De les voyages.

Sauf quelques traits, nous ne trouverons rien ici que nous ne connaissions déjà par le Contrat social. Contentons-nous de noter le soin avec lequel Rous- seau prétend établir crue la patrie n'a rien de fixé à l'avance, et qu'il apppartient à chaque homme de s'en donner une, après examen préalable. Avait-il quelque arrière-pensée et songeait-il déjà à sa future abdication? C'est peu présumable. On doit plutôt croire qu'il aura trouvé après coup dans ses ouvrages des principes dont il aura été heureux de se prévaloir. Remarquons, en second lieu, ses consi- dérations sur le choix d'une profession et les avan- tages. ou plutôt les inconvénients de chacune. Le commerce, les charges, la finance nous mettent dans un état précaire et dépendant , et nous forcent de régler nos mœurs, nos sentiments, notre conduite sur l'exemple et les préjugés d'autrui. Le métier des armes consiste à aller tuer des gens qui ne nous

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 141)

ont rien fait, à se ruiner pour l'honneur de son état, ou à s'y enrichir par des moyens déshonnôtes. Que fera donc Emile? Rien, sans aucun doute; et, en effet, avec la manière dont il a été élevé, c'est peut- être encore ce qu'il a de mieux à faire. « Sophie et mon champ, dit-il, et je serai riche. » Reste à savoir si, de cette façon, il aura accompli ses obli- gations envers la société. Mais ce champ, d'ailleurs, dans quel pays le choisira-t-il? Et, sur ce simple mot, voilà tout un système de gouvernement et un résumé complet du Contrat soc/'///.

La conclusion est, d'ailleurs, plus simple et plus sage que les termes qui l'ont préparée ne l'auraient fait supposer. Emile se résout à rester dans le pays la Providence l'a fait naître. Sa liberté est en lui-même, dans la modération des désirs, dans la soumission aux lois de la nécessité. N'eût-il gagné à ses voyages que d'apprendre à être satisfait du lot que Dieu lui a assigné, qu'il n'aurait pas perdu son temps.

Maintenant, il ne lui reste plus qu'à venir goûter, auprès de Sophie, le bonheur d'une union longtemps attendue. Le précepteur a la bonne pensée de les arracher, le jour de leur mariage, à la foule des importuns et des indiscrets; que n'a-t-il aussi la déli- catesse de leur épargner ses sermons ? Si encore ils n'étaient qu'ennuyeux ; mais à quel titre vient-il, au mépris de la modestie d'une jeune femme, se mettre en tiers entre les deux époux, s'interposer comme un médecin importun et maussade, se faire le modé- rateur et l'arbitre de leurs droits? Grand docteur de la méthode négative, qui avez répété si souvent que le précepteur n'avait qu'à s'effacer, c'était le cas de suivre vos maximes. Après cela, vous abdi-

14fi

LA VIF, FT LES OKFVRKS

quez votre autorité ; vous auriez bien l'abdiquer deux jours plus tôt.

Il eu coûtait à Rousseau d'abandonner ses deux amants. Il a voulu les faire revivre dans un roman, qui, heureusement, est resté inachevé \ Si c'était parce que Fauteur a été le premier à reconnaître la faiblesse de son œuvre, cela témoignerait au moins de son bon goût. Loin de là, il a voulu la conti- nuer. « Je conserve, disait-il. pour cette entreprise, un faible que je ne combats pas, parce que j'y trouverais, au contraire, un spécifique utile pour occuper mes moments perdus, sans rien mêler à cette occupation qui me rappelât les souvenirs de mes malheurs, ni de rien qui s'y rapporte2. » Il fut détourné de ce soin par d'autres qui ne valaient pas mieux ; mais il lut son ancien travail à un de ses amis, Prévost de Genève, et exposa en même temps le dénouement qu'il entendait lui donner. Tout cela ne vaut pas la peine que nous nous y arrêtions. Aventures invraisemblables, maximes fausses et par- fois ridicules, sentiments quintessenciés, passions violentes, mais non communicatives : il n'y a pas de quoi constituer un beau roman. Les éditeurs eux-mêmes ne publièrent pas ce morceau sans une sorte de répugnance 3. Si Rousseau avait l'intention de faire l'histoire d'une âme, pourquoi y avoir en- tassé tant d'événements? A-t-il entendu, au contraire, faire un roman d'aventures, pourquoi alors y avoir mis tant de philosophie et de morale? Il n'est pas jusqu'au style qui ne soit souvent d'une faiblesse in-

1. Emile et Sophie, ou les So- litaires. — 2. Lettre à Dupey- rou, 6 juillet 1708. 3. Voir

la Préface de l'édition de Ge- nève, t. XIV, ou t. IV d'Emile.

DE JEAN-JACQUES KOISSEAI

M7

croyable1. Mais le défaut capital est la révolution impossible que l'auteur a supposée clans la conduite de ses deux héros. C'était bien la peine de faire une Sophie aussi accomplie, de lui donner une éducation aussi parfaite, pour la dégrader aux chutes les plus déplorables. Et Emile lui-même, oubliant ses devoirs, ne gardant plus de l'ancien Emile que le nom et quelques discours! Quel aveu d'impuissance! Quelle critique du livre qu'il venait de faire sur l'éducation! U'Emilc passe généralement pour être le plus beau titre de gloire de Rousseau. Répond-il à sa réputation? Est-il ce monument grandiose et unique, qui doit fixer à jamais le regard de la postérité? Si nous étions tentés d'en demander à Rousseau son avis, voici qu'elle serait sa réponse : « Oui, je ne crains point de le dire, s'il existait en Europe un seul gouvernement vraiment éclairé, un gouver- nement dont les vues fussent vraiment utiles et saines, il eût rendu des honneurs publics à l'au- teur d' Emile ; il lui eût élevé des statues2. » Nous avons étudié longuement, trop longuement peut- être, l'ouvrage ; nous savons maintenant si l'on doit élever des statues à l'auteur. H est vrai que, si l'on voulait apprécier ce livre d'après un certain nombre de morceaux choisis, on ne manquerait ni de belles citations, ni d'idées neuves, ni de vues justes. Mais

1. Par exemple, au moment Emile devient esclave du dey d'Alger : « Que m'ôtera cet événement, dit-il? Le pou- voir de faire une sottise? Je suis plus libre qu'auparavant. Emile esclave! repreuais- je. Eh! dans quel sens? Qu'ai-je perdu de ma liberté

primitive? Ne naquis-je pas esclave de la nécessite? Quel nouveau joug peuvent m'im- poser les hommes? Le tra- vail?—Ne travaillais-je pas, quand j'étais libre? - La faim, eic. » 2. Lettre à l'Ar- chevêque de Paris, vers la fin.

148 LA VIF. F.T LES OEUVRES

si on veut le juger par son ensemble, parla somme de vérités et de bien qu'il a répandus dans le monde, par les fruits pratiques et utiles du système, ce que nous en avons dit suffit à montrer qu'on peut le classer parmi les livres pernicieux. Qu'il produise même, comme Ta dit un écrivain, de nobles pensées, peu importe, si ces pensées restent sans influence sur les actions1. Il serait mal séant de lui reprocher ses pages justes et belles ; mais comme résultat final, on pourrait presque dire qu'elles ont servi surtout à faire passer les idées fausses.

Bossuet a dit que toutes les erreurs sont des vérités dont on abuse ; Y Emile est un tissu de vé- rités dont Rousseau a abusé. Il a vu le mal, il a voulu le corriger, et souvent il n'a réussi qu'à l'em- pirer. L'éducation était tombée dans l'artificiel et le convenu ; Rousseau, sous prétexte de la ramener à la nature, n'a fait que multiplier les artifices. Les mères faisaient de leurs enfants de véritables idoles, et ces petits êtres, volontaires et impérieux, ne fai- saient à leur tour que fatiguer leurs parents de leurs obsessions et de leurs exigences ; Rousseau a décidé que les enfants ne devaient ni commander, ni obéir; qu'ils ne devaient rien à personne, et que personne ne leur devait rien. On leur parlait de morale et de devoir ; Rousseau n'a parlé que de nécessité. A force de les servir, on les rendait incapables d'user de leurs mains; Rousseau a voulu les mettre en état de se suffire à eux-mêmes sans le secours de personne. On se hâtait ; Rousseau

1. De BaRante, De la litté- j XVIIIe siècle, rature française pendant le

DE JEAÏWACQUES ROUSSEAU. 149

a appris à perdre le temps. On forçait les enfants à étudier; Rousseau a prétendu qu'on ne devait rien exiger d'eux. On surchargeait leur tète d'une foule de connaissances inutiles ; il a mieux aimé la laisser vicie. On cultivait leur raison, on tombait dans la sentimentalité ; Rousseau a tout donné au corps et aux sens, jusqu'à douze ou quinze ans. On leur parlait de religion dès l'enfance; Emile ne savait pas encore à quinze ans s'il avait une âme et s'il y a un Dieu. On multipliait les livres ; Rousseau les a tous supprimés. On faisait, en un mot, des enfants prodiges ; il a préféré les enfants grossiers et ignorants. Aux préjugés d'opinion, de naissance et de fortune, il a répondu en inspirant à son élève le mépris des hommes, de l'opinion et des usages, et en faisant de lui un menuisier,

Ce n'est pas ainsi que s'opèrent les réformes. On pourrait croire que, pour corriger un abus (et tout n'était certes pas abus dans l'ancienne éducation) il suffit de prendre le contre-piect de ce qui existe ; mais on ne réussit ainsi, le plus souvent, qu'à tom- ber dans un autre excès qui ne vaut pas mieux. Avant Y Emile, on élevait les enfants, plus ou moins bien ; on faisait des livres, plus ou moins judicieux; Y Emile a posé une fois de plus cette question de l'éducation, toujours ancienne et toujours nouvelle ; il est certain qu'il ne l'a pas résolue. Plût à Dieu qu'il n'en eût pas retardé la solution.

CHAPITRE XXII

1762-1763

Sommaire : L'Emile devant les tribunaux " et devant l'opinion. I. V Emile a été pour Rousseau une source de soucis. Part d'influence que purent avoir dans ces tracasseries Choiseul et Mme de Pompa- dour; les Jésuites.

II. Arrivée de Rousseau en Suisse. Décret du parlement de Paris. Condamnation de Y Emile par la Sorbonne et par le Pape. Mande- ment de l'Archevêque de Paris.

III. Jugements des contemporains : Mme Latour. Mme de Créqui. D'Alembert. Malesherbes. Conti. Hume. Le duc de Wirtem- bert. Grimra. Le journal de Trévoux et les Jésuites. Gerdil. Le Franc de Pompiguan. Formey.

IV. Arrêt de condamnation du Conseil de Gpnève. Lettre du colo- nel Pictet en faveur de Rousseau. Causes de la sentence : Action de la France. Voltaire. Attitude des pasteurs.

V. Condamnation en Hollande. Condamnation à Rerne. Rousseau, chassé du canton de Berne, se réfugie à Motiers-Travers.

Maintenant que nous connaissons YÉmile, il nous sera plus facile de juger les événements dont il fut la cause ou l'occasion. Rousseau s'est plaint toute sa vie de la gloire et des soucis dont elle est la source; s'il avait pénétré l'avenir, l'aurait-il sacri- fiée à sa tranquillité ? Lui-même aurait été, sans doute, bien embarrassé pour répondre; d'ailleurs ne fallait-il pas qu'il se plaignît?

Cependant, si jusqu'à présent nous avons été peu sensibles à ses gémissements, il faut convenir qu'à partir du moment parut YEmile, ils sont ample-

LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 151

ment justifiés, et que le livre qui a mis le comble à sa célébrité est aussi celui qui a empoisonné sa vie.

II déclare que « dans l'œuvre de ténèbres dans les- quelles depuis huit ans il se trouve enseveli (il écrivait ces paroles en 1770) , que dans l'abîme de maux il est submergé, il sent les atteintes des coups, sans pouvoir discerner la main qui les di- rige, ni les moyens qu'elle met en œuvre1. » Plus heureux que lui, nous croyons pouvoir saisir sans grande difficulté les fils de ce fameux complot. Ou plutôt nous pensons qu'il n'y eut pas de complot du tout; il y eut seulement, comme toujours, des amis et des ennemis, des hommes impartiaux et des indifférents, qui jugèrent et se conduisirent chacun selon ses impressions particulières. « Quoi, dit Jean-Jacques, le rédacteur de la Paix perpétuelle souffle la discorde ! l'éditeur du Vicaire savoyard est un impie! l'auteur de la Nouvelle Héloïse est un loup! celui de Y Emile est un enragé2! » Eh! sans doute ; en laissant de côté la Paix perpétuelle, qui n'est pas en cause, et les gros mots, qui ne prouvent rien, la Profession de foi est une attaque déclarée contre le Christianisme; la Nouvelle Héloïse est un roman fort peu moral ; X Emile est plein de paradoxes et de principes pernicieux. Est-il vrai, oui ou non, que, la législation et les mœurs étant ce qu'elles étaient alors, les livres de Rousseau expli- quent la plupart des mesures dont ils ont été l'ob- jet? Après l'examen que nous en avons fait, il serait difficile d'en douter. Que d'autres œuvres qui ne valaient pas mieux que les siennes, qui valaient

1. Confessions, 1. XII, au commencement. 2. Id.

Jo*2 LA VIE ET LES ŒUVRES

moins, si l'on veut, que le livre de l'Esprit, pour prendre le même exemple que lui, ait circulé libre- ment, cela peut être fâcheux ; mais l'impunité des uns n'empêche pas la condamnation des autres d'être légitime; que lui-même, dans d'autres ouvrages, ait dit précédemment ce qu'il n'a fait que répéter dans celui-ci, l'excuse serait légère; la justice administra- tive a toujours eu ses préférences et choisi ses mo- ments: et s'il était vrai qu'on a poursuivi Rousseau parce qu'il avait plus de talent et devait avoir plus d'influence que d'autres, il aurait mauvaise grâce à s'en plaindre trop fort; il payait ainsi la rançon de sa gloire.

Jean-Jacques, tourmenté par la folie de la persé- cution, s'en prend principalement à Choiseul ; mais le puissant ministre avait autre chose à faire qu'à s'acharner sur un malheureux auteur. On ne cite guère de Choiseul à son égard qu'un mouvement de bienveillance, ayant pour but de le faire rentrer dans la diplomatie, et Jean- Jacques fut sur le point de se laisser faire. S'imagine-t-on qu'une allusion sans malice, moins que cela, un compliment mal com- pris échappé par hasard à l'auteur du Contrat so- cial1, ait offusqué le ministre au point de lui faire remuer, en quelque sorte, ciel et terre, pour satis- faire sa haine? Mais Choiseul était le favori de Mmo de Pompadour, et Jean-Jacques ne cachait pas son antipathie pour elle. Aussi est-il permis de croire qu'elle le lui rendait. On ne voit pas néan- moins qu'elle ait jamais rien fait contre lui. Croyons- le bien, ces personnages auraient trouvé Rousseau

1. Contrat social, LUI, ch.vi. seul, 27 mars 17o8. Lettre de Rousseau à Choi-

DE JEA>-JACQUES ROUSSEAU. 153

assez outrecuidant de se vanter de leur inimitié, et Choiseul n'aurait pas appris sans étonnement que la satisfaction de sa haine contre Rousseau a été « la grande œuvre de son ministère, celle qu'il a eue le plus à cœur, celle à laquelle il a consacré le plus de temps et de soins; » qu'il n'a réuni la Corse à la France que pour le contrarier ; qu'il l'a toujours eu en vue dans tous ses actes, bien plus que le gouvernement de la France '. Cela ne veut pas dire qu'à l'occasion, il n'ait pas agi contre lui; mais en tout il faut garder les proportions et ne pas transformer en affaire d'Etat la condamnation d'un auteur.

Rousseau a voulu retracer les infâmes moyens in- ventés par Choiseul pour assouvir contre lui sa ven- geance, les trames qu'il a multipliées pour le désho- norer et le livrer à la haine publique, les nuées d'espions et d'agents secrets qu'il a chargés de le surveiller, les faux amis dont il l'a entouré pour sur- prendre ses pensées, les engagements qu'il lui a extorqués, ses correspondances qu'il a dévoilées, les lettres et peut-être les livres qu'il a fait fabriquer pour les lui imputer, les noirs forfaits dont il l'a chargé, la conspiration du silence qu'il a savamment organisée autour de lui, tout ce mystère profond de trahison, de fourberie, d'iniquité dont il l'a enve- loppé2 ; mais dans ce long réquisitoire, il n'articule pas un seul fait précis et sérieux. Il dit bien que Y Emile fut l'occasion du complot et qu'on en fit l'arme dont on se servit contre lui; mais, ajoute-t-il, de toutes les menées qui suivirent, pas une n'a transpiré; des innombrables agents qu'on mit sur

1. Lettre à Saint-Germain, 26 février 1770. 2. Id.

154

LA VIE ET LES ŒUVRES

pied, pas un ne fut indiscret. Il connaît toutes ces choses, parce qu'il en subit les effets, mais il ne sait rien que par induction. Il cite, à la vérité, Grimm, Diderot, comme les premiers .auteurs de la trame; d'Holbach, Hume, Mme de Boufflers, Mmt de Luxem- bourg, comme y ayant donné la main; mais, quels actes leur reproche-t-il? II articule bien quelques griefs contre les deux premiers; mais il ne dit rien des autres, et serait sans doute bien embarrassé pour en dire quelque chose. Il continue ainsi pendant vingt ou trente pages, mais il pourrait parler long- temps sur ce ton avant de persuader personne et ne réussit à montrer que les aberrations d'un cerveau malade. La manie de la persécution est un mal bien connu des médecins aliénistes; elle peuple nos asiles et n'est pas très rare dans le monde. Rousseau eut toute sa vie le germe de cette maladie ; elle a pro- gressé sous le coup des événements suscités par Y Emile, mais elle n'a acquis son plein développe- ment que quelques années plus tard. Nous aurons à revenir sur ce sujet plus d'une fois l. »

1. Quelques auteurs anglais et hollandais pensent que la folie de Rousseau fut plutôt Vabsence de sens moral ou, plus exactement, Vabsence de volonté morale. 11 leur était facile d'in- voquer, pour soutenir cette thèse, la vie de notre person- nage (qu'ils paraissent d'ail- leurs avoir connue assez im- parl'aiteinent). Assurément Rousseau était d'une grande faiblesse de volonté; il était faible surtout contre lui-mê- me et contre ses passions.

Gela tenait à son caractère, à son éducation, à ses habitu- des, à ses systèmes. Que sa liberté ait été plus ou moins atteinte par ces diverses cau- ses et sa responsabilité dimi- nuée d'autant, c'est certain; qu'elle ait été complètement détruite et annulée, cela nous paraît insoutenable. Il est as- sez de mode aujourd'hui chez les médecins, les avocats et quelques cri mi nalistes.de con- fondre le crime avec la folie et de faire de tous les coquins

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

155

Jean-Jacques a parlé dans une autre occasion de la France et de Choiseul ; mais alors il était surtout mécontent de Genève et de la Suisse. « Peuples, dit-il, combien on vous en fait accroire, en faisant si souvent intervenir les puissances pour autoriser le mal qu'elles ignorent et qu'on veut faire en leur nom. Lorsque j'arrivai dans ce pays, on eût dit que tout le royaume de France était à mes trousses ; on brûle mes livres' à Genève ; c'est pour complaire à la France ; on m'y décrète ; la France le veut ainsi ; l'on me fait chasser du canton de Berne ; c'est la France qui l'a de- mandé ; l'on me poursuit jusque dans ces mon- tagnes ; si l'on m'en eût pu chasser, c'eût encore été la France. Forcé par mille outrages, j'écris une lettre apologétique ' ; pour le coup, tout était perdu; j'étais entouré, surveillé, la France en- voyait des espions pour me guetter, des soldats pour m'enlever, des brigands pour m'assassiner. Il était même imprudent de sortir de ma maison,

autant de fous irresponsables, sur lesquels la loi perd ses droits; si Ton y joint encore les gens faibles, il ne restera plus de coupables, mais seu- lement des égarés, et l'hu- manité ne sera plus qu'un grand hôpital de fous. Il est certain que Rousseau, qui, pendant toute sa vie, s'est principalement occupé de mo- rale, savait parfaitement faire la distinction du bien et du mal. On peut même dire que, chez lui, le sens moral était très développé, quoique par- fois, par sa faute ou par suite

de son jugement faux, il fût plus ou moins dévoyé. Il faut avouer malheureusement aussi que, le plus souvent, sa conduite s'accorda mal avec ses principes. Hien n'autorise toutefois à penser qu'il fût forcé de faire l'acte qu'il sa- vait être mauvais.— Voir dans la revue hollandaise : Psychia- trische bladcn, etc., l'anicle : Psyckyatrische studie over J. J. Rousseau; opgetrekend doar Dr N. B. Donskersloot (année 1883, p. 105 à 117). 1. La Lettre à l'archevêque de Paris,

156

LA VIE ET LES OEUVRES

tant les dangers me venaient toujours de la France, du parlement, du clergé, de la cour même. On ne vit de la vie un pauvre barbouilleur de papier devenir, pour son malheur, un homme aussi im- portant. Ennuyé de tant de bêtises, je vais en France ; je connaissais les Français, et j'étais mal- heureux. On m'accueille, on me caresse, je reçois mille honnêtetés, et il ne tient qu'à moi d'en rece- voir davantage. Je retourne tranquillement chez moi. L'on tombe des nues ; on n'en revient pas ; on blâme fortement mon étourderie, mais on cesse de me menacer de la France. On a raison : si jamais des assassins daignent terminer mes souf- frances, ce n'est sûrement pas de ce pays-là qu'ils viendront1. » Il était impossible de se réfuter mieux soi-même.

Et les jésuites, autre fantôme qui a encore moins de consistance. Rousseau ne dit-il pas ailleurs qu'on l'a poursuivi parce qu'il n'a pas voulu se faire jan- séniste et écrire contre les jésuites 2. Il est sûr que les jésuites ne pouvaient être favorables à X Emile. Malgré les persécutions qu'ils avaient eux-mêmes à subir, ils ont trouvé le temps de défendre le catho- licisme contre cet ouvrage 3, comme ils le défen- daient contre quiconque osait l'attaquer ; mais on ne voit pas trace d'une action occulte de leur part, et il n'y en eut pas. Il est pourtant possible que les jésuites aient été la cause indirecte, quoique bien innocente, des tracasseries qu'on suscita à Rousseau.

1. Lettres de la Montagne, lettre V. 2. Lettre à Moultou, 24 juillet 1762. Bachaumont, 18 mai 1763. Lettre à l'Ar- chevêque de Paris. Nouvelle

Héloïse, 6* partie, lettre VII. 3. Journal de Trévoux, juin, octobre, novembre 1762, jan- vier 1763.

DE JEAN-JAGGUES ROUSSEAU.

1o7

Le Parlement venait de les frapper et de les expul- ser. Cette mesure, qui avait réjoui les incrédules et avait été le triomphe des jansénistes, appelait un correctif. On jugea donc à propos, pour donner aux catholiques une sorte de compensation, de sévir également contre quelques livres antireligieux. Rousseau fut choisi et paya pour lui et pour d'autres. Il est vrai que cette politique de bascule n'était lionne qu'à mécontenter tout le monde. Les gouver- nements devraient le savoir, et le savent sans doute, ce qui ne les empêche pas d'y avoir recours en toute occasion.

II

Rousseau était arrivé chez Roguin le 1 i juin au matin. Provisoirement, il crut plus snr de ne pas dire il était. En effet, les bruits les plus contra- dictoires circulèrent à ce sujet. Le 23 juin, on igno- rait encore à Genève le lieu de sa retraite, et on ne le sut à Paris que vers le 27 '. Combien de temps resterait-il chez son ami ? fixerait-il définitive- ment son domicile ? Il ne voulait pas trop s'en pré- occuper. Il était bien décidé, dans tous les cas, à ne pas « porter son ignominie à Cenève, sa pa- trie 2. » Les événements qui suivirent ne firent que le confirmer dans cette résolution. Le choix de sa résidence était d'ailleurs subordonné à la détermi- nation de Thérèse. Ce n'est pas qu'il fût bien dési- reux de la faire venir. Les affaires de Mme d'Hou-

1. Lettres de Moultou à Rous- seau, 18 et 23 juin 1762. Ba- chaumOnt, 20 et 27 juin 1762.

2. Lettre à Moultou, 15 juin 1762, et beaucoup d'autres lettres.

158

LA VIE ET LES OEUVRES

detot, et d'autres causes encore, qu'il dévoile avec son cynisme ordinaire, avaient refroidir beau- coup leur affection. Il n'était pas sans inquiétude et sans remords sur le parti qu'il avait pris à l'égard de ses enfants ; ou plutôt, après ce qu'il avait dit dans YÉmile sur les devoirs de la paternité, il pré- voyait les reproches qu'on ne manquerait pas de lui faire, s'il avait de nouveau recours au même pro- cédé ; car il était toujours aussi déterminé à ne jamais élever d'enfants. Le plus sûr, selon lui, était alors de se condamner à l'abstinence, sauf à recher- cher dans la solitude une honteuse compensation. En somme, il craignait que, l'amour n'existant plus qu'en souvenir, Thérèse ne se prît d'ennui dans les montagnes et ne fit valoir sa constance comme un sacrifice. Aussi, tout en étant disposé à la recevoir, si tel était son désir, ne voulait-il la presser en au- cune façon '.

Ses premiers jours en Suisse furent consacrés à sa correspondance. Il lui fallait prévenir ses amis, s'occuper des intérêts, bien minces, qu'il avait laissés en France, penser au sort de Thérèse, remercier son protecteur, le prince de Conti, exhaler ses plaintes 2. II devait aussi être curieux de connaître les ternies du décret et le détail des mesures prises contre lui. Le maréchal de Luxembourg ne tarda pas à l'en informer.

Il est inutile de citer tout au long cet arrêt, qui n'est que la reproduction plus ou moins modifiée d'une foule d'autres, rendus dans des circonstances

1. Confessions, 1. XII. Lettres à Mm° de Luxembourg et à Thé- rèse, 17 juin 1762. 2. Lettres ci-dessus, et de plus, Lettres

au maréchal de Luxembourg,

16 juin, et au prince de Conti,

17 juin 1762.

DE JEAX-JACQEES ROUSSEAU. 1 -">9

analogues. Le réquisitoire rappelle les principales erreurs de X Emile, surfout celles de la Profession de foi : la prétention de tout ramener à la religion naturelle, les attaques contre la révélation, contre la vraie religion et contre l'autorité de l'Eglise (grief assez singulier de la part d'un parlement jansé- niste), les propositions téméraires sur l'autorité civile, les facilités données aux passions, les dangers du système d'éducation préconisé par l'auteur. Sur ce rapport, présenté par Me Orner Joly de Fleury, le procureur général devenu célèbre par ses réquisi- toires contre les auteurs, la Cour ordonna que ledit livre serait « lacéré et brûlé en la cour du palais ; » ce qui fut fait le surlendemain 11 juin, et l'auteur « pris et appréhendé au corps, et amené es prisons de la Conciergerie du palais, pour être ouï et in- terrogé, etc. ' »

On a soutenu que Y Emile ayant été imprimé en Hollande, avec l'approbation des Etats généraux, ne relevait pas des autorités françaises ; que le droit du Parlement se bornait en conséquence à empêcher l'introduction en France, et autorisait d'autant moins la prise de corps, que rien ne prouvait que cette in- troduction fût du fait de Rousseau, plutôt que de son imprimeur, par exemple. Mais quand le Parle- ment voulait sévir, il n'y regardait pas de si près. Il faut considérer d'ailleurs qu'il ne pouvait ignorer l'édition faite chez Duchesne, et qu'enfin il ne s'a- gissait pour le moment que d'une confrontation et d'un interrogatoire. Rousseau ne jugea pas à propos de se laiser amener pour être entendu. Sans l'en

1. Voir cet Arrêt au t. I du I Genève, supplément de l'édition de |

160

LA. VIE ET LES ŒUVRES

blâmer, ni prétendre que sa fuite équivalait à un aveu, on doit constater au moins qu'il ne fut con- damné qu'après une mise en demeure, qui, pour être violente, n'en fut pas moins réelle.

Il avait craint que le Parlement ne fit saisir ses papiers et ses meubles. L'arrêt le disait en effet, sauf à n'en rien faire. Il n'y eut ni scellés apposés, ni mobilier saisi. Le maréchal continua à mettre en ordre les papiers et à toucher les intérêts d'un petit placement qu'avait fait Rousseau. Thérèse, qui s'était décidée à aller rejoindre son maître, vendit librement une partie des effets, et mit le reste en paquets pour l'emporter. Conti avait d'ailleurs agi puissamment, et, Rousseau une fois parti, le Parle- ment n'en demandait pas davantage. Il était à coup sûr bien éloigné de consentir à lever le décret , ainsi que l'espérait Coindet ' ; mais rien ne prouve, d'un autre côté, ainsi que le bruit s'en répandit un moment, que des tentatives aient été faites pour as- socier le Parlement de Rouen à celui de Paris 2. Le plus probable, c'était que l'affaire en resterait là3.

Le décret du Parlement, fondé en grande partie sur des motifs religieux, mettait en quelque sorte l'autorité ecclésiastique en demeure de se prononcer. Ce fut la Sorbonne qui commença : par un acte du 1er juillet 1762, elle censura cinquante-huit propo- sitions tirées de Y Émit?, non comme les seules con- damnables, mais comme les plus coupables. Cette décision fut approuvée par un bref du Pape Clé- ment XIII. De son côté, l'archevêque de Paris , Christophe deBeaumont, publia, le 20 août 1762, un

1. Lettre de Moullou à Rous- seau, 4 août 1762. 2. ld., 17 juillet 1762. 3. Lettres du

maréchal de Luxembourg à Rousseau, 23 et 29 juin, 25 juil- let ,4 septembre 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 161

long mandement, il censurait le livre et en inter- disait la lecture. Rousseau, qui n'avait eu que du mépris pour la décision de la Sorbonne, fut autre- ment affecté par celle de l'archevêque. Ne la jugeant donc pas, dit-il, indigne d'une réponse, il en fit une, qui fut imprimée en Hollande1. A propos de cette réponse, nous aurons à revenir sur le mandement lui-même.

Pour en finir avec ces condamnations, disons en- core que l'Assemblée du clergé censura Y Emile en 1763.

Mais en dehors de ces actes officiels, nous en avons bien d'autres à signaler.

III

Il ne faut pas demander si Mm0 Latour fut ravie, quand elle reçut, de la part de l'auteur lui-même, les quatre bienheureux volumes. Elle ne regrette qu'une chose, c'est que sa fille, qui a quinze ans, soit née trop tôt pour être élevée dans d'aussi beaux principes 2.

Mme de Créqui exprime d'abord presque la même idée : « J'ai pensé que vos quatre volumes étaient peut-être propres à me donner bien des regrets... Ainsi je n'ai pas nourri mon fils, et je l'ai em- mailloté ; mais on est esclave de l'opinion. » Mmc de Créqui était d'ailleurs trop pieuse pour avoir l'admiration aveugle de Mmc Latour, et à mesure

1. Lettre à Mma de Verdelin, \ l«r juillet, 2 juillet, 16 sep-

27 mars 1762. 2. Lettres de l tembre 1762.

Mm* Latour à Rousseau, 27 mai, I

TOME II 11

162 LA VIE ET LES ŒUVRES

qu'elle avance dans sa lecture, ses sentiments se re- froidissent. Ce n'est pas elle qui aurait parlé à Jean- Jacques de l'adoration que lui ont vouée les créa- tures privilégiées qu'il a formées ou rassurées de ses mœurs qui ne laissent à découvert aucun côté qu'on puisse attaquer avec avantage, de sa raison, qui ne connaît ni faiblesses, ni intermittences1. « J'ai lu, dit Mme de Créqui, .votre roman sur l'éducation. Je l'appelle ainsi, parce qu'il me pa- rait impossible de réaliser votre méthode ; mais il y a beaucoup à apprendre, à méditer et à pro- fiter. » Et à propos du Vicaire savoyard : « Je vous avoue que le manuscrit dont vous avez tiré de pareilles choses ne me paraît bon qu'à mettre les passions à l'aise... La source de toutes les méprises de ce genre, c'est de sauter à pieds joints par-dessus le péché originel, et d'avoir trop de confiance dans des principes qui partent d'une nature corrompue 2. » Son affection et son âge permettaient à Mme de Créqui de prêcher un peu Rousseau; elle use avec plaisir de ce privilège. « Nous différons beaucoup, lui écrivait-elle plus tard, par nos vues et notre foi sur la religion; mais j'ose dire que, sur la probité, nous avons beaucoup de rapports. Plût à Dieu que nous fus- sions aussi catholiques tous deux que nous sommes honnêtes gens ! Vous feriez des miracles, et vous feriez notre consolation dans ces temps pervers. Oui, plût à Dieu, encore une fois, que je vous visse dire votre chapelet, dussé-je vous en donner un de diamant. » Rousseau prenait très bien ces

1. Mêmes lettres de Mm" Latoar | de Créqui à Rousseau, 2 juin à Rousseau. 2. Lettre de Mme 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 163

sermons, à la condition toutefois de n'en tenir aucun compte1.

A côté des témoignages de l'amitié, il y avait les lettres de politesse ou de convenance. Dès le 15 juin, d'Alembert adressait à Rousseau ses compliments et ses condoléances, et lui proposait ses services, pour le cas il lui plairait de se retirer dans les Etats du roi de Prusse; soit auprès du souverain; soit, si la vie de cour l'effrayait, dans le pays de Neuchàtel. « Si quelque chose, dit-il, peut adoucir votre peine, c'est de penser que, depuis Socrate jusqu'à vous, il y a eu des cuistres; que, tandis que les imbé- ciles vous relèguent loin d'eux, les gens de lettres, qui savent écrire et penser, vous placent à leur tète, et que "vous trouverez partout mille bouches ouvertes pour le dire et mille bras ouverts pour vous recevoir 2. » D'Alembert pensait-il absolu- ment tout ce qu'il disait? 11 est permis d'en douter, quand on compare sa lettre avec le Jugement qu'il écrivit plus tard. Alors, Y Emile n'est plus qu'un « livre plein d'éclairs et de fumée, de chaleur et de détails puérils, de lumière et de contradic- tions, de logique et d'écarts; en mille endroits, l'ou- vrage d'un écrivain de premier ordre, et en quel- ques-uns celui d'un enfant3. » D'Alembert n'en laisse guère debout que la Profession de foi, ou , plus exactement, la seconde partie de la Profession de foi. La Profession de foi faisait en effet trop bien l'affaire des philosophes du jour, pour qu'ils n'y missent pas leurs complaisances.

1. Autre lettre de Mm° de Cri- I 17(32. 3. D'Alembert, Juge-

qui, 6 juin, et Pièponse de Rous- ! ment sur Emile. Aux œuvres

seau, 14 juillet 1764. 2. Lettre de d'Alembert. ded'Alemberl à Rousseau, lojuin |

KJi

LA. VIE ET LES ŒUVRES

Après ce qui s'était passé, Malesherbes était dans une situation délicate pour louer Y Emile. Aussi ses félicitations vinrent un peu tard, et après une mise en demeure de Rousseau. « Vos malheurs, répon- dit Malesherbes, loin de refroidir mon estime et mon amitié, vous ont gagné bien des gens, même de ceux qui se sont crus obligés de foudroyer contre vous... Je n'ai pas toutefois adopté tous vos sentiments sur des matières indifférentes, et à plus forte raison, sur les premiers principes cpie vous avez discutés... J'ai blâmé, ou plutôt, j'ai gémi de votre imprudence à produire votre fa- çon de penser en tout genre, sans aucun ménage- ment1. »

D'autres félicitations plus complètes arrivèrent à Rousseau de divers côtés. Conti était enthousiasmé2, Hume faisait adresser à l'auteur l'expression de son estime et de sa vénération 3. L'ouvrage était traduit et imprimé en Angleterre par deux ou trois libraires, et, en moins de deux mois, y arrivait à la seconde édition4. Enfin, témoignage plus flatteur que tous les autres , le duc de Wirtemberg « heureux d'être devenu père au siècle de Rousseau, se faisait son disciple, et plaçait sous sa direction l'éducation de sa fille. » L'admiration du duc est bien parfois un peu naïve ; Jean-Jacques n'en prend pas moins fort au sérieux ses fonctions de directeur, et, pour s'en acquitter, ne recule pas, lui qui aimait si peu à

1. Lettres de Rousseau à Males- herbes. 26 octobre, et de Males- herbes à Rousseau, 13 novembre 1762. 2. Lettre de Mme de Ver- ilelin à Rousseau, 26 octobre 1762. 3. Lettres de MmQ de Doufjlcrs

à Rousseau, 24 juin et 21 juillet 1762; avec une lettre de Hume renfermée dans cette dernière. 4. Lettres de Milord Maréchal à Rousseau, 2 octobre et 29 no- vembre 1762.

DE JEAN-JACQUES RUISSEAU. 165

écrire, devant les exigences d'une longue correspon- dance. Il est vrai qu'on n'a pas tous les jours des princes à diriger1.

Si Y Emile fut discuté, même par les amis de l'auteur, ce fut bien autre chose dans le monde reli- gieux et littéraire.

Grimm, qui avait pour principal métier de criti- quer les nouveaux ouvrages, ne pouvait manquer de s'exercer sur celui-ci. On dit qu'une critique bien faite considère plus l'ouvrage que l'auteur. Grimm fait tout le contraire. Il avait la bonne fortune d'avoir été l'intime de Jean-Jacques, ce qui lui per- mettait d'en dire beaucoup de mal ; mais il avait aussi le désavantage d'être brouillé avec lui, ce qui donnait à ses paroles un accent de partialité et de rancune. Quoique ses lettres pussent à la rigueur passer pour des lettres particulières, sa situation l'obligeait à certaines délicatesses envers celui qu'on ne pouvait manquer d'appeler son adversaire mal- heureux. Mais ne parlons pas de la délicatesse de Grimm. Donc, il commence par retracer la vie de Rousseau, sa vie publique et sa vie d'auteur, don- nant à entendre qu'il en aurait long à raconter aussi sur sa vie privée. « Elle est écrite, dit-il, dans la mémoire de deux ou trois de ses anciens amis, lesquels se sont respectés en ne l'écrivant nulle part. » Après cette entrée en matière, il veut bien examiner le livre; mais sa critique se ressent de ses dispositions. Il n'est pas jusqu'à la deuxième partie de la Profession de foi, si conforme pourtant à ses

1. Correspondance de Rous- I bercj, du 25 septembre 1763 au seau avec le duc de Wirlem- | 15 novembre 1765.

166 LA VIE ET LES ŒUVRES

idées antireligieuses, qu'il n'accompagne de restric- tions désobligeantes1.

Une exécution aussi sommaire demandait à être complétée par un examen plus sérieux ; Grimm, dans son second article, se montre malveillant jus- qu'à l'injustice. Il faut convenir cependant qu'il ren- contre parfois assez juste, et qu'il relève d'une façon assez heureuse ce mélange de vérités et d'erreurs, qui déroute l'esprit sans le persuader, ces para- doxes, ces contradictions, ces bizarreries, qu'on ne saurait compter, tant le nombre en est grand2.

Après l'ancien ami, voyons ceux que Jean-Jacques a appelés bien faussement ses ennemis. On sait que les Jésuites, malgré leur suppression, ont continué, pendant quelque temps, à inspirer et même à rédiger le Journal de Trévoux. Ils y ont consacré à l'examen de YEmile plusieurs articles longs et étudiés. Leur compétence en matière d'éducation leur donnait une grande autorité, et il est sûr que leurs critiques ont autrement de portée que celles de Grimm. On ne peut qu'admirer la puissance de raisonnement, en même temps que la modération de langage, avec les- quelles ils réduisent à néant les erreurs de YEmile. Afin sans doute de se mettre à l'abri de tout soupçon de partialité, ils citent d'abord et réfutent ensuite ; procédé un peu didactique , mais qui a bien ses avantages3.

Comme preuve de la mesure qu'entendaient garder les auteurs du Journal de Trévoux, on peut citer les paroles par lesquelles ils accueillirent la Profession

1. Correspondance littéraire, | 1er août 1762. 3. Journal de 15 juin 1762. 2. Correspon- Trévoux, octobre, novembre dance littéraire, 15 juillet et j 1762, janvier 1763.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

167

de foi philosophique , critique acerbe de Y Emile, qui était due à Bordes, encore un ancien ami de Rous- seau J : « Malgré l'estime que l'auteur nous inspire et notre vénération pour la cause qu'il défend, nous ne pouvons dissimuler qu'il a quelquefois outré les reproches, faute d'avoir bien entendu M. Rous- seau2. »

Deux autres réfutations très importantes de Y Emile sont encore dues à des plumes ecclésiasti- ques. L'une est du P. Gerdil, barnabite, et depuis cardinal; l'autre, de l'évèque du Puy, Georges Le Franc de Pompignan.

Gerdil n'étudie que le premier volume àe Y Emile; mais son examen est si approfondi et si complet, on y sent une telle sûreté de doctrine et une telle puis- sance de raison qu'il faut être bien prévenu pour y résister3. Ce livre, « assez gentil pour un moine4», est, a-t-on dit, l'unique écrit publié contre lui que Rousseau ait jugé digne d'être lu en entier. Il ajou- tait toutefois que, malheureusement l'auteur ne l'avait pas compris5.

Jean-Jacques a fait encore plus d'honneur à Le Franc de Pompignan. « Le seul homme, écrit-il à Rey, qui ait paru m'entendre, est M. l'évèque du Puy. Je crois que, si vous vouliez imprimer, in-12, son Instruction pastorale6, vous en auriez le débit.

1. Profession de foi philoso- phique, in-8 de 36 p. Lyon, 1763. 2. Journal de Trévoux. août 1763. 3. Anli-Émile, ou Réflexions sur la théorie et la pratique de L'éducation, contre les principes de M. Rousseau, par le P. G., barnabite. Turin, 1763. k. Lettre de Rousseau à

M. de Conzié, 7 décembre 1763.

o. Eloge funèbre du cardinal Gerdil, par le P. Fontana, 1802. Vie du cardinal Gerdil, par le P. Pianloni, barnabite. Collection Migne : Œuvres du cardinal Gerdil, 1 vol. 1863.

6. Instruction pastorale de Mgr I'Évêque du Pur, sur la

168

LA VIE ET LES ŒUVRES

En pareil cas. en m'en donnant avis, je vous enver- rais une petite note pour y joindre1. »

Pourquoi cette bienveillance inusitée ? Peut-être n'en faut-il pas attribuer tout le mérite aux bonnes raisons de l'évèque. Il est certain qu'elles sont excellentes, que la forme en est aussi parfaite que le fond, que l'équité et la modération n'en excluent ni l'énergie, ni la puissance: cependant Rousseau n'en était pas moins battu, et .souvent battu avec ses propres armes. Oui, mais il était battu d'une façon qui ne lui déplaisait pas trop. Dans cette lutte, l'évèque ne s'attaquait pas à lui seul, mais à tous les philosophes, Jean-Jacques était content et fier de la place qui lui était faite, surtout quand il la comparait à celle qui était attribuée à Yoltaire. Lui. Jean-Jacques Rousseau, était regardé comme l'adversaire sérieux, presque le seul sérieux. Il était jugé digne « d'une exception particulière parmi les modernes ennemis du Christianisme. » On lui savait gré d'avoir rompu avec les philosophes ; on lui reconnaissait plus de franchise qu'à eux, et même un certain désir de sauver quelque chose de la religion ; on voyait en lui « un écrivain supérieur à tous les incrédules de notre temps. » En fallait- il davantage pour gagner ses bonnes grâces, et aussi pour expliquer la haine et les sarcasmes dont Vol- taire poursuivit toute sa vie celui qui avait osé lui préférer son rival.

Nous ne pouvons songer à passer en revue tous

prétendue philosophie des in- crédules modernes. Le Puy, 1763, in-4° de 300 p. Lettre d'un jeune Suisse à son père;

Bibliothèque universelle de Genève. Janvier 1836. 1. Let- tre à Bey, 17 mars 17(34.

DK JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

169

les auteurs et tous les livres qui ont parlé de

Y Emile. Un volume n'y suffirait pas. Les systèmes d'éducation étaient alors à la mode ; la suppression des Jésuites, qui faisait un si grand vide sous ce rapport, avait encore donné à ces questions une nouvelle actualité ; la passion qui s'attachait à tout ce qui sortait de la plume de Rousseau, ses con- damnations, sa fuite, sa vie accidentée et malheu- reuse, tout se réunissait pour augmenter l'intérêt et exciter l'opinion. Mais il ne s'agit pas de faire ici une étude de bibliographie. Nous laissons donc de côté la foule des ouvrages qui furent publiés à cette occasion , pour nous en tenir à ceux qui peuvent servir à l'histoire. Rousseau lui-même affectait de ne s'occuper jamais de ce qu'on disait de lui , soit en bien, soit en mal, et de ne pas lire les brochures qu'on faisait sur son compte. Tout n'était pourtant pas à dédaigner dans ce qu'il put lire et connaître. Il fit d'ailleurs à cette règle au moins une exception, qu'il faut signaler, en ce qui concerne Formey.

Formey a publié trois ouvrages à l'occasion de

Y Emile: Y Anti-Èmile l , dont Rousseau s'occupa peu, et dont nous ne nous occuperons pas davan- tage ; Y Emile chrétien, dont il fut au contraire très affecté 2 ; et un troisième intitulé : Profession de foi du Vicaire chrétien et Abrégé du Contrat so- cial3, qui tenait beaucoup du second. Plus tard il publia aussi YEsprit de Julie, ou Extrait de la Nou- velle Héloïse \ Jean-Jacques, comme on voit, était

1. L' Anti-Emile, Berlin, 1763, in-12. 2. L' Emile chrétien, consacré à l'utilité publique, par Formey. Amsterdam, 1763, 4 vol. in-8. 3. Profession de foi du Vicaire chrétien, et Ta-

bleau abrégé du Contrat social, par Formey. Berlin, 1761, in-8. 4. L'Esprit de Julie , ou Ex- trait de la Nouvelle Héloïse, par Formey. Berlin, 1765, in-8.

170 LA VIE ET LES ŒUVRES

destiné à le trouver sans cesse sur son chemin. Formey ne détestait pas Rousseau , mais il l'au- rait voulu plus chrétien. Ne pouvant convertir l'au- teur, il s'avisa de convertir le livre et en fit une sorte d'édition ad usum juventutis. Ce procédé ne pouvait être du goût de Rousseau. Il voulait bien être blâmé, attaqué, critiqué, mais non défiguré, estropié et mutilé. Il s'en est plaint amèrement dans plusieurs de ses lettres : « Savez-vous, écrit-il à Moultou, que l'imbécile Néaulme et l'infatigable Formey travaillent à mutiler mon Emile , auquel ils auront l'audace de laisser mon nom, après l'avoir rendu aussi plat qu'eux \ » Rousseau au- rait pu se plaindre au président de l'Académie de Berlin, dont Formey était membre ; Milord Maré- chal l'engagea plutôt à mépriser cette misère2. Dans ce temps , les droits de la propriété littéraire étaient mal définis, la contrefaçon se faisait au grand jour, le cas aurait sans doute été jugé peu grave. Formey d'ailleurs donnait de sa conduite une explication bien simple et de tous points con- forme aux actes officiels d'Amsterdam. Le privilège accordé à Néaulme pour la publication de Y Emile ayant été révoqué et l'ouvrage condamné par les Etats généraux de Hollande, Néaulme exprima ses regrets d'avoir l'ait l'entreprise, ainsi que son aver- sion pour les doctrines de l'auteur. Il aurait cepen- dant été condamné à une forte amende, s'il n'avait déclaré que, pour réparer le mal, il avait confié l'ouvrage à un savant théologien, M. Formey, afin

I. Lettre à Moultou, 30 jan- I 1763. 2. Lettre de Milord Ma- vier 1763. Voir aussi, Lettres à I réchal à Rousseau, 8 janvier Rey, S janvier et 1" octobre | 1763.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,

171

d'en donner une autre édition , répurgée de tout ce qui pouvait fournir matière à scandale. Formey signa cette nouvelle édition et y joignit une intro- duction : « Il résultait assez manifestement de là, ajoute-t-il, que je ne m'appropriais point l'ouvrage de M. Rousseau, et que je ne faisais que me prê- ter au but salutaire dans lequel on donnait cet Emile chrétien. Je substituais à la Profession de foi du Vicaire savoyard un morceau la doctrine contraire est exposée. Je mis des notes au bas du texte, et j'eus soin de les distinguer de celles qui appartenaient à l'auteur. Avec ces précautions, je crus être à l'abri de tout reproche1. »

IV

Le décret du Parlement n'était pas encore connu de Rousseau que déjà il était envoyé à Genève par les soins du représentant de la République à Paris. Aussitôt le Conseil s'émut, le procureur général Tronchin prépara à la hâte un réquisitoire, le 19 juin un jugement presque semblable à celui de Paris fut rendu, et le même jour, la sentence fut lue à haute voix sur les degrés de l'Hôtel de Ville. Puis le bourreau déchira lentement les pages du livre et les jeta au feu. La foule était considérable, dit un té- moin oculaire ; mais « au lieu des applaudissements qui éclataient naguère, lorsqu'on brûlait les sale- tés du Vieux diable de Ferney, on voyait une rage

1. Formey, Souvenirs d'un citoyen, t. II, cité aux Lettres inédites de J.-J. Rousseau à

Marc-Michel Rey. Notes de l'éditeur J. Bosscha aux lettres 99 et 103.

172 IA VIE ET LES ŒUVRES

muette, une stupéfaction profonde sur le visage des citoyens, et il était facile de prévoir à quel dé- bordement de haines politiques Genève allait être livrée '.

Cette sentence, quelque hâtive qu'elle ait été, ne passa pas sans opposition. Tant qu'il ne s'était agi que d'interdictions de livres, on savait trop ce que valaient ces défenses pour s'en inquiéter beaucoup. Moultou lui-même, si expansif, si facile à troubler, quand son ami était en cause ; Moultou, qui s'était si fort ému à la nouvelle du décret de Paris 2, ra- conte presque sans émotion que Je Conseil a inter- dit le Contrat social, qu'il fait examiner YEmile et a mis tous les exemplaires sous les scellés. Dès ce jour-là cependant deux membres du Conseil, Mus- sard et Jalabert, avaient pris énergiquement la dé- fense de Rousseau 3. Mais le 19, comme le ton est changé : « Mon cher ami, j'ai l'âme navrée... A Genève ! à Genève ! on a brûlé vos deux livres ! On vous a décrété de prise de corps ! 0 Rousseau, que ta grande âme s'indigne sans s'abattre... Je le prévis hier et je fis tout au monde pour éclairer les juges. Le parti était sans doute pris ; l'arrêt a été rendu ce matin 4. »

Moultou, qui n'était pas membre du Conseil des Vingt-Cinq, faisait ce qu'il pouvait ; mais il était gêné dans ses moyens. Au sein de l'assemblée, Jean- Jacques eut ses défenseurs habituels, Jalabert et Mussard, un ou deux autres encore; mais tous, sauf trois ou quatre, furent d'avis de le décréter. Us allaient

1. Gaberel, Voltaire et les I 16 juin 1762. 3. ld.< 16 et Genevois, en. XII. 2. Lettres 18 juin 1762. 4. Ici., 19 juin de Moultou a Rousseau, 14 et | 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 173

plus loin que Tronchin lui-même, qui concluait à brûler les livres sans s'attaquer à l'auteur, « lequel, disait-il, n'est plus notre concitoyen, puis- qu'il déclare lui-même avoir abjuré notre reli- gion1. »

Rousseau, en apprenant la sentence, fut indigné. « Quoi! décrété sans être ouï ! Et est le délit ? » Il était résolu, dit-il, à aller purger son décret,... mais plus tard. C'était prudent, car il n'était pas sûr qu'on fût en état de Fentendre. Mais ce qui pa- raîtra plus étonnant, c'est qu'il blâma Moultou d'avoir pris trop ouvertement ses intérêts. Il veut être servi à sa mode 2. « JNe chercliez point à parler de moi, lui écrit-il encore ; mais, dans l'occasion, dites à nos magistrats (pie je les respecterai tou- jours, même injustes. Je sens dans mes malheurs que je n'ai point l'âme haineuse, et c'est une con- solation pour moi de me sentir bon aussi dans l'ad- versité3. » Nous verrons s'il fut fidèle jusqu'à la fin à ces beaux sentiments.

Il se plaint d'avoir été décrété sans être ouï ; mais, légalement du moins, il ne tenait qu'à lui d'être entendu. Il n'avait pour cela qu'à aller pré- senter sa défense avant sa condamnation. Il en fut à Genève comme à Paris, et en outre, à Genève comme à Paris, lui et ses amis ne tardèrent pas à prétendre qu'il avait été, non pas décrété, mais con- damné, sans avoir été entendu.

Parmi ses défenseurs, il ne faut pas oublier de si- gnaler le colonel Pictet, membre du Conseil des Deux-Cents. Il écrivit une lettre si énergique que,

1. Lettre de Moultou à Rous- l à Moultou, 22 juin. 1762. 3. seau, 22 juin 1762. 2. Lettre \ Id., 2'» juin 1702.

174

LA VIE ET LES ŒUVRES

quoiqu'il ne l'eût pas signée et ne l'eut reconnue que comme lettre intime, il fut appréhendé au corps, condamné à demander pardon à Dieu et à leurs seigneuries, et privé pendant un an de ses droits de bourgeoisie. Le libraire Duvillard, qui avait répandu la lettre, fut enveloppé dans la même condamnation et privé de ses droits pendant six mois1.

Rousseau se demandait comment on pourrait ériger le tribunal pour juger Pictet, et voyait pour celui-ci « l'occasion de jouer un très beau rôle et « de donner à ses concitoyens de grandes leçons. » Lui-même aurait eu, par contre-coup, sa part du succès; mais l'affaire ne parait pas avoir eu le re- tentissement qu'on en espérait2.

Pictet, recherchant dans sa lettre les causes de la sentence du Conseil, en signale trois principales: l'influence de la France , l'action de Voltaire , le désir des pasteurs de se laver du reproche de so- cinianisme que leur avait adressé autrefois d'A- lembert.

L'action de la France est manifeste. A peine l'arrêt du Parlement est-il rendu, que de Sellon, le représentant de la République à Paris , est chargé d'en informer son gouvernement. On sait l'empres- sement que celui-ci mit à prononcer la sentence ; il n'en mit pas moins à l'annoncer au Résident de France, et dès le 11 juillet, de Sellon adressait au

1 . Bar Ni, Histoire des idées mo- rales et politiques au XVIIIe siè- cle, 1847, 20e leçon. Gaberel, Voltaire et les Genevois, ch. XII ; Archives de Genève; Registres du Conseil, année 1762. Des-

NOIRESTERRES. t. VI, sect. VII.

Lettre de Moultou à Rousseau, 17 juillet 1762.— Lettre de Pictet, datée du 22 juin 1762. 2. Lettres à Mme de Luxembourg, 2i juillet, et à Marcel, 24 juil- let 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 175

Conseil les félicitations de Choiseul'. Le patriotisme genevoisprotesta contre une déférence aussi marquée; le Conseil aurait pu en effet y mettre plus de dignité; mais il était si bien en communauté de vues avec la France, qu'il se trouva naturellement disposé à la satisfaire. « Quels cris, disait Moultou, longtemps à l'avance, quelles clameurs vous allez exciter à Genève ! Que vos amis auront de peine à vous défendre! Comptez pourtant sur leur zèle; mais réussiront-ils? Je ne le crois pas-. » Outre que Rousseau, par ses attaques contre la religion, bat- tait en brèche le Protestantisme de Genève, aussi bien que le Catholicisme de Paris , les deux gouver- nements avaient le môme intérêt politique à frapper le Contrat social. « Votre ouvrage, écrivait Moul- tou, doit effrayer tous les tyrans nés et à naître; il fait fermenter la liberté dans tous les cœurs 3. » Yoilà , sans aucun doute, le nœud de la question. Ni à Genève, ni à Paris, on ne voulait de cette pré- tendue liberté ni de cette fermentation. Genève même avait des motifs particuliers d'intervention, puisque le Contrat social était spécialement fait pour elle. Si d'ailleurs, on parut négliger un peu à Paris ce. dernier ouvrage, ce fut à la condition de le pour- suivre jusqu'à Genève. On a battu X Emile sur le dos du Contrat social , disaient les amis de Rous- seau 4.

La conduite de Voltaire dans cette affaire et dans celles qui suivirent est assez complexe et assez dif-

1. Desnoiresterres, t. VI, sect. vil. Gaberel, Rousseau et les Genevois, ch. Il, §3. Id., Voltaire et les Genevois, ch. xn. 2. Lettre de Moultou à Rous-

seau, 3 février 1762. —3. Id., 18 juin 1762. 4. Gaberel, Rousseau et les Genevois, ch. III,

17G

LA YIE ET LES ŒUVRES

fîcile à démêler. Il agit, c'est évident; mais par quels moyens, sur quelles personnes, dans quel but précis? Son action, qui fut constante, s'exerça-t-elle toujours dans un sens uniforme? Voilà qui est moins clair.

La main de Voltaire se montra peu dans le pre- mier moment. Rousseau affirme1, Voltaire niella preuve est faible, d'un côté comme de l'autre. Si l'on croyait tous les dires de Rousseau , on irait loin. Non content de montrer le polichinelle Voltaire et le compère Tronchin mettant enjeu, tout doucement, derrière la toile, les autres marionnettes de Genève et de Berne3; non content d'affirmer que Voltaire travaillait fortement la Cour de Berlin et n'épargnait rien pour circonvenir le Prince 4 ; n'accusait-il pas aussi Diderot , qui l'avait encouragé à publier Y Emile, d'avoir ensuite agi sous main, avec d'Alem- bert, pour faire supprimer l'ouvrage? Il en avait des preuves, et il le dit à Diderot lui-même; mais sont ces preuves5? Pietet ne parle pas de l'ac- tion directe de Voltaire et croit simplement que le Conseil a voulu lui faire la cour6. Moultou, qui était bien placé pour voir, mais que son affection rendait peut-être soupçonneux, croit aux menées et aux « infâmes procédés de Voltaire et de sa ca-

1. Lettres de Rousseau à I Moultou, 11 juillet; à M<ae de Luxembourg, 21 juillet; à Mmcde Bouf fiers, h septembre ; à Mme de Verdelin,k septembre 1762, etc. 2. Lettres de Voltaire à d'A- lembert, 15 septembre 1762; à Tronchm Caleudrin, citée par Grimm au 1er décembre 1765,

etc. 3. Lettre à M"" de Luxem- bourg, 21 juillet 1762. —4. Lettre à M'ue de Verdelm,\ septembre 1762. 5. D'ESCHKRNîf, De Rousseau et des philosophes du XVIIIe siècle, ch. XIX. 6. Lettre de Pietet. Desnoiresterres, t. VI, sect. vu.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

177

baie1. » Ce qui donne à supposer que Voltaire agis- sait surtout par ses amis. Si Ton en juge par ses sentiments connus , par ses épigrammes , et surtout parce qu'il fit plus tard, on doit penser qu'il ne resta pas inactif. Le repos , quand il avait des adversaires à combattre, n'entrait pas dans ses allures. Dans l'armée philosophique, dont il était le général et le grand prêtre , il y avait un homme , le premier de tous et assurément le plus capable de rendre de grands services 2, qui refusait de s'enrôler sous sa bannière et de reconnaître son empire. Voltaire en était humilié pour lui-même ; il en était attristé pour sa cause. Comme il aurait été heureux de le ramener. « Oh! comme nous l'aurions chéri, ce fou, s'il n'avait pas été faux frère, et qu'il a été un grand sot d'injurier les seuls hommes qui pou- vaient lui pardonner 3. » La sortie qu'il fit. quand il apprit la fuite de Rousseau, est une conséquence de ce double sentiment. « M. de Voltaire, dit Pou- gens, n'y tint plus; il se mit à foudre en larmes, et, de ce ton de voix moitié solennel, moitié sé- pulchral qui lui était propre , il s'écria à plusieurs reprises : qu'il vienne, qu'il vienne! Je le recevrai à bras ouverts; il sera ici plus maître que moi; je le traiterai comme mon propre fils 4. » Wa- gnière, valet de chambre de Voltaire, dit, de son

1 . Lettres de Moultou à Rous- seau, 18 juin, 7 juillet, 10 sep- tembre 1762. 2. Lettre de Vol- taire à Damilaville, 6 juillet 1764. 3. Lettre de Voltaire à Dami- laville, 31 juillet 1762. Voir aussi Lettre à d'Alembert , 1er mai 1763. 4. Ch. Pou- gens. Lettres philosophiques à

M. X. Paris, 1826. Lettre 13. Le prince de Ligne {Lettres et Pensées) raconte la même anecdote, mais notablement arrangée. Grimm en fait également mention, tout en la rapportant à une autre époque {Corresp. littér., ^'jan- vier 1766.

12

178 LA VIE ET LES OEUVRES

côté, que son maitre écrivit à Jean-Jacques, et lui fit adresser jusqu'à sept copies de sa lettre, dans diverses directions , à cause de l'incertitude Ton était de son présent asile1. Mais Rousseau ne pou- vait accepter de demeurer chez le corrupteur de son pays \

Cette tentative de réconciliation ne fut pas la seule de la part de Voltaire. On connaît celle qu'il fit en 1755. A l'en croire, il en aurait fait une autre en 1759 3. Voltaire, qui aimait à protéger, aurait été particulièrement fier de protéger Jean-Jacques ; mais Jean-Jacques, qui ne voulait point être protégé, surtout par Voltaire, avait refusé, si tant est qu'il lui ait été offert quelque chose à cette époque ; car s'il convint à moitié de cette un offre certain jour4, il la nia formellement plus tard, ainsi que toute autre propositionposterieure.il n'aurait pas nier pour- tant, sauf à les expliquer à sa manière, les nou- velles ouvertures que Voltaire fit certainement à la fin de 1765 à Deluc d'abord, et ensuite à d'Ivernois, en présence du même Deluc. Nous parlerons de celles-ci en leur temps ; mais pour nous en tenir à celles qui eurent lieu à l'époque que nous racon- tons actuellement, c'est-à-dire en 1763, Voltaire aurait été jusqu'à charger Deluc, avec un de ses amis, d'offrir à Rousseau un asile dans sa terre, dans un lieu retiré, il pourrait vivre à son aise et à l'abri de toute persécution. « Le fourbe! dit Deluc ; dans ce temps-là même , il le détestait

1. Mémoires sur Voltaire, par Longchamp et Wagnière. Paris, 1826. 2. Lettre de d'A- lembert à Voltaire, 25 septem- bre 1762. 3. Lettre de Vol-

taire à Hume, 24 octobre 1766. 4. Lettre d'un jeune Suisse. Bibliothèque universelle de Ge- nève, 1836, t. I.

T)K JEAN-JACQUES ROUSSEAt .

179

comme un déiste,... et il craignait sa puissante logique. Nous fûmes, mon ami et moi, dupes de ce sycophante ; mais Rousseau ne le fut pas. Sans beaucoup s'expliquer, il me chargea de répondre qu'il avait besoin de retraite, et qu'il ne pouvait espérer de l'obtenir dans le voisinage d'un homme si célèbre '. » Voltaire traita aussi le même sujet avec Moultou, qui, peut-être, n'est autre que l'ami dont parle Deluc, et se montra passionné de récon- ciliation ''. Moultou se demandait si Voltaire était sincère; mais Jean-Jacques répondit sans hésiter qu'il ne fallait pas s'y fier, que Voltaire n'était qu'un habile comédien , que toutefois il était prêt à lui ouvrir les bras et, à défaut d'estime, à lui offrir le pardon et l'oubli3.

Quoi qu'il en soit, les offres de Voltaire ayant été rejetées, comme elles devaient l'être, celui-ci n'eut plus à donner à Rousseau que sa haine, et il ne s'en fit pas faute. Il savait que c'est à Paris que .''opinion va chercher ses mots d'ordre ; il ne se borna donc pas à agir à Genève; mais Paris, pas plus que Genève, ne lui apporta l'unanime tri- but d'hommages auquel il aspirait. « Les amis de Voltaire, écrivait à Rousseau, de Paris, Mme de Verdelin, sont ici indignés de la conduite qu'il a tenue avec vous. Cet homme est en vérité aussi fou que méchant... Le public vous juge tous deux plus équitablement que le Parlement votre Pro- fession de foi. Je crois que d'Alembert a fait de

1. DELUC, Lettres sur l'his- toire physique de la terre. Dis- cours préliminaire, 1793. 2. Lettre de Moultou à Rousseau, 19 mars 1763. 3. Lettres de

Rousseau à Moultou et à Milord Maréchal, 21 mars 1763. Ré- ponse de Moultou, 23 mars 1763.

180

LA VIE ET LES ŒUVRES

son mieux pour persuader au public et à vos amis qu'il gémit de tout cet événement... Pour moi, je me rends difficilement à l'éloquence de ces messieurs1. » Quant au simple vulgaire, il riait de ces misérables querelles et en faisait des cari- catures 2.

Toutes ces citations témoignent de la haine de Voltaire, et sous ce rapport, on est parfaitement fixé. Mais autre chose est de déverser sa bile sur quelqu'un, de dire du mal de lui, même de le ca- lomnier, ou bien de porter contre lui, devant les magistrats, une accusation en règle. Or, de cette accusation, dont on a beaucoup parlé, on ne trouve la preuve nulle part. Bien plus, on a au moins des présomptions qu'elle n'a jamais existé.

Aussitôt après la condamnation de Y Emile, le li- braire Gabriel Cramer avait voulu répondre à la fameuse lettre de Pictet et avait montré sa réponse à Voltaire. « Mon cher Gàb, lui écrivit celui-ci, c'est moi qui vous conjure d'être sage... Suppri- mez votre lettre, je vous en conjure ; ce n'est pas vous qui êtes outragé, c'est moi; c'est à moi à répondre3. » Et il adressa, en effet, ses protesta- tions les plus catégoriques au Magnifique Conseil et ses explications à Pictet4. Cependant, la parole de Voltaire était si dépourvue de crédit, et il entrait tellement dans sa situation de manœuvrer contre Jean-Jacques, qu'il n'est pas étonnant que ses amis eux-mêmes aient tenu peu de compte de ses affir- mations. « L'arrêt du Sénat (de Berne) n'est que

1. Lettre de Mmt de Verdelin à Rousseau, 26 septembre 1762. 2. Bachaumont, 5 octobre 1762. 3. Lettre de Voltaire à

Gabriel Cramer, 1762. Voir GAS- TON MaUGRaS, cb. IX.— 4. Let- tre de Voltaire à Pictet, 1762. Voir Gaston Maugras, cb. ix.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 181

trop vrai, écrit MUe de Bondeli, et j'en suis double- ment affligée; d'abord quant à Rousseau, et encore quant à ceux qui l'ont provoqué... Les premiers coups se sont portés à Genève, par la cabale de Ferney ; cette cabale a influé jusqu'à Berne '. » « Vous vous êtes fait ici des amis et des ennemis, lui répond MUc Curchod; vous avez écrit tous les détails de la conduite de Voltaire vis-à-vis de Rous- seau. M. Moultou l'a su et l'a publié avec tout lVm- pressement imaginable2. »

Il est présumable que Moultou avait d'autres ren- seignements que les bruits qui lui venaient de Kœnitz. Encore est-il qu'il aurait bien fait, ainsi que M1Ie de Bondeli, d'apporter quelques preuves. Si l'on n'en donne aucune, n'est-on pas en droit de conclure que c'est parce qu'il n'y en avait aucune à donner? Si, d'ailleurs, Voltaire s'était senti cou- pable, aurait-il osé, malgré son assurance, en ap- peler à Lullin, conseiller et secrétaire d'Etat à Genève, c'est-à-dire, à l'homme le plus à même de le démentir, s'il n'avait pas dit la vérité. « Je dé- clare au Conseil et à tout Genève, lui écrit-il, que s'il y a un seul magistrat, un seul homme dans votre ville, à qui j aie parlé ou fait parler contre le sieur Rousseau, avant ou après .sa sentence, je consens d'être aussi infâme que les secrets auteurs de cette calomnie doivent l'être3. » A cette lettre, en quelque sorte officielle, en était jointe une autre plus intime, dans laquelle Voltaire priait Lullin de lire ses réclamations au Conseil, et s'indignait de

1. Lettre de Mlle de Bondeli à j ch.ix.-~ 2. Réponse de Mlle Cur-

Mn> Curchod (devenue plus chod, octobre 1763. 3. Lettre

tard Mme Necker), 7 juillet j de Voltaire à Lullin, 5 juillet

1763. Voir Gaston Maugras, J 1766.

182 LA VIE ET LES ŒUVRES

la calomnie répandue, disait-il, contre lui par le sieur Rousseau, auprès des personnes les plus con- sidérables du royaume '.

En résumé, Voltaire a pu dire avec vérité, il a pu répéter jusqu'à la fin de sa vie, qu'il n'avait pas provoqué, au moins par une action directe, les con- damnations de Rousseau ; qu'il n'avait pas agi au- près des conseils pour le faire chasser. Le tribunal auquel il s'est adressé, c'est l'opinion ; la condam- nation qu'il a voulu infliger à son adversaire, c'était le mépris du public et le déshonneur. Sa plume se retrouve partout ; on ne voit sa main nulle part.

Si Pictet ne trouva pas suffisantes les sympathies des pasteurs en faveur de Rousseau, il fut vraiment difficile. D'autres au contraire, et nous sommes du nombre, peuvent les trouver exagérées. Il est à re- marquer que les pasteurs ne furent pas consultés tout d'abord. Dans une affaire comme celle-là, il a paru irrégulier et inconvenant qu'on n'ait pas ap- pelé la cause devant le Consistoire. Mais, si la ques- tion tenait à la religion, elle tenait bien aussi à la politique ; et d'ailleurs, dans une ville chaque bourgeois était engagé par serment à maintenir et à conserver la religion établie, le Conseil pouvait bien se trouver #autorisé à punir quiconque l'atta- quait. Pictet aurait-il donc voulu que les ministres du saint Evangile , donnant d'office leur avis , eussent proclamé Y Emile un bon livre et la Profes- sion de foi un modèle d'orthodoxie ? En fait, le Con- seil voulait un jugement sévère, et il n'était pas sûr des pasteurs ; il voulait un jugement prompt, et les pasteurs auraient été obligés de citer Rousseau en

1. Gaston Maugkas. ch. ix.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 183

consistoire et de l'admonester à plusieurs reprises. Aussi leur rendit-il un véritable service en leur évi- tant Fembarras de se prononcer. Il est vrai qu'o- bligés plus tard de se déclarer, ils approuvèrent la conduite des magistrats ; mais autre chose est d'ac- cepter le fait accompli, ou de prendre l'initiative.

On ne peut donner les sentiments de Moultou comme le type de l'opinion des pasteurs ; mais enfin lui-même était pasteur et resta pendant long-temps encore en communion avec ses confrères. Sa con- duite peut au moins servir à montrer ce qu'un mi- nistre protestant pouvait dire et faire en faveur de Rousseau. Tant que la religion n'est pas directe- ment en cause, sa louange ne connaît point de bornes. « Quelle force, quelle profondeur dans le Contrat social ! Que vous êtes supérieur à Mon- tesquieu lui-même !... Et Emile... Ah! si tous les hommes étaient formés sur ce modèle !... Ta pa- trie ne t'a point élevé de statues, mais chaque ci- toyen t'a consacré son cœur1. » Sur les questions purement religieuses, il est moins à l'aise. Il avait commencé par tout admirer, tout, même la Profes- sion de foi. « Que votre ouvrage reste donc tel qu'il est. N'y changez rien; n'en retranchez rien2. » Plus tard toutefois il se ravise : « Je ne vous l'ai point dissimulé, mon cher ami, ce que vous avez dit sur la religion a affligé ceux mêmes de vos com- patriotes qui vous aiment le plus ; parce qu'ils aiment encore plus leur religion. Cependant ils cher- chent à vous excuser et à vous défendre ; tandis que les ennemis de la religion et de la patrie

1. Lettre de Moultou à Rous- I 3 février 1762. seau, 18 juin 1762. 2. ld„ \

184 LA VIE ET LES ŒUVRES

triomphent de ce que vous leur avez donné des armes pour vous attaquer '. » Ces derniers mots donnent à peu près la note moyenne de l'opinion des pasteurs. Sans faire aussi bon marché des prin- cipes que leur confrère, ils auraient voulu sauver Rousseau, ou ne le condamner que pour la forme. Moultou leur rend le témoignage « qu'en général la compagnie des pasteurs s'est fort bien conduite2. »

A côté de l'opinion de Moultou, on peut placer celle d'Ustéri, professeur à Zurich. Moultou et Us- téri se renvoyaient mutuellement les élans de leur admiration, et, dans leur enthousiasme, en étaient venus à se tutoyer 3.

Vernet, qui avait pris, en quelque sorte, la direc- tion de l'affaire au point de vue religieux, était plein d'estime pour Rousseau4. Quand il se crut obligé de le réfuter, il ne le fit qu'avec ménagement, et le lui écrivit à lui-même. « Ma place et la nature de mes travaux, disait-il, m'ont imposé cette tâche. Je suis bien aise d'apprendre que vous la verrez sans peine. Croyez qu'en contredisant l'écrit, je ménagerai autant qu'il est possible l'auteur, et que je n'aurai garde de le confondre avec le con- tempteur de toutes les religions 5. » Jean-Jacques aurait eu mauvaise grâce à se plaindre d'une réfu- tation qui s'offrait dans des conditions si bénignes. D'ailleurs, il n'était pas fâché d'être réfuté par ses amis 6. Il écrivit à Vernet pour le remercier, lui

1. Lettre de Moultou à Rous- I Moultou à Rousseau, 7 juillet seau, 18 juin 1762. Voir aussi I 1762. 5. Lettre de Jacob Ver- Lettre du 15 mars 1762. —2.1d., I net à Rousseau, 1762. Voir Gâ- 1er juillet 1762. 3. Lettre de BEB.EL, Rousseau et les Géne- Mn* Curchod à MUe de Bondeli, vois, ch. m, § 5. 6. Lettre 12 octobre 1762. Voir G. M au- ! à Moultou, 10 août 1762. GRAS, ch. VIII. 4. Lettre de \

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 185

demander des exemplaires de sou ouvrage et l'as- surer que vainement on tenterait de le brouiller avec lui l .

Certaines gens, trouvant sans doute que les pas- teurs n'allaient pas assez vite, s'avisèrent, pour les stimuler et les mettre aux prises avec Rousseau, d'insérer dans la Gazette de Bruxelles et dans la Gazette d'Utrech un petit article, l'on prétendait qu'ils approuvaient Y Emile. On ne douta pas que le coup ne vînt de Voltaire et de sa cabale ; aussi l'on n'en fut pas dupe 2.

D'après Gaberel, encore un membre du clergé protestant, très désireux d'excuser Rousseau et de justifier ses confrères, les pasteurs, sans applaudir aux attaques de l'auteur de Y Emile contre le chris- tianisme, lui tinrent un large compte de ses belles pages contre le matérialisme et en faveur de la re- ligion et de la tolérance. En chaire, ils réfutèrent les tendances blâmables de Y Emile ; dans leur cor- respondance, ils cherchèrent à ramener Fauteur 3. A Genève, dit encore Gaberel dans un autre opus- cule, Rousseau ranima le sentiment religieux. Les hommes qui se défiaient des pasteurs rafraîchis- saient leur âme à la lecture de YÉmile. Néanmoins les ministres de l'Evangile ne pouvaient l'accepter tel quel. Rousseau était-il donc un défenseur de la religion? Oui, il l'était par comparaison ; mot assez singulier dans la bouche d'un membre du clergé ; mais il paraît qu'à Genève, même dans le clergé,

1. Lettres à Jacob Vernct, 31 août; à Moultou, l,r sep- tembre 1762. 2. Lettres de

de Moultou à Rousseau, 1er sep- tembre 1762. 3. Gaberel, Rousseau et les Genevois, ch. in,

Jacob Vernet à Rousseau, 1762; , § 5.

186

LA VIE ET LES ŒUVRES

quiconque n'était pas du parti de Rousseau était de celui de Voltaire *.

Nous parlons ici, bien entendu, des premiers temps de la condamnation. Plus tard, nous verrons les ministres se détacher peu à peu de Rousseau. La faute n'en fut pas à eux. mais bien à lui, qui se livra contre eux et contre la religion aux invectives les plus insensées 2.

Dès cette époque néanmoins, il y eut d'honorables exceptions. Charles Bonnet, qui, pour n'être pas pas- teur, n'en était pas moins religieux, était effrayé des doctrines de Y Emile* . Une des meilleurs réfutations de cet ouvrage est, du reste, due à un pasteur de Genève, ancien ami de Rousseau, à Jacob Vernes 4. Les compliments y tiennent une large place, mais ils ne nuisent point aux bonnes raisons.

Dès 1762 5, Vernes avait écrit à Rousseau une lettre des plus touchantes. Aussi celui-ci, qui comp- tait Vernes parmi ses meilleurs amis, fut-il pénible- ment affecté, quand l'œuvre de réfutation parut. Outre que la louange n'y était pas rehaussée, comme dans Y Instruction de l'évêque du Puy, par la flatteuse comparaison avec Voltaire; ce qui pouvait satisfaire Jean-Jacques de la part d'un évêque catholique et français, dut lui paraître bien insuffisant de la part d'un compatriote et d'un ami. Et puis, chose plus grave, Vernes lui contestait son titre de chrétien. Or, ce titre, Jean-Jacques avait les plus sérieux

1. Gaberel, Voltaire et les Genevois, ch. xn. 2. Id. 3. Lettre de Ch. Bonnet à Benlink, s. d. 4. Lettres sur le chris- tianisme de M. J.-J. Rousseau, adressées à M. J. L. par Ja-

cob Vernes, pasteur de Té- glise de Géligny. Amsterdam, Neaulme, 1764, in-12 de 136 p. 5. Lettre de Vernes à Rousseau, 2 juillet 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

187

motifs d'y tenir et voulait faire croire qu'il le con- servait toujours. A Genève, en effet, la profession de la religion du pays n'était pas seulement une question de morale et de conscience, mais aussi une question d'avantages civils et, en quelque sorte, de nécessité temporelle. Contester à Rousseau son titre de chrétien, c'était presque, de la part d'un ministre protestant de Genève, lui fermer les portes de sa patrie. L'oeuvre de Vernes, sous son apparente mo- dération, cachait donc un danger sérieux.

Tl est clair que ces divergences n'étaient pas fa- vorables à la paix. On se passionnait pour ou contre; des magistrats, même de ceux qui avaient opiné avec la majorité, trouvaient qu'on avait été rigoureux et auraient désiré étouffer l'affaire. Mais les partisans de Rousseau se croyaient en droit d'exiger une satisfaction plus complète. L'opinion qui, dans le premier moment, lui avait été contraire, revenait à lui, ne fût-ce que parce qu'il était l'op- primé. Une quinzaine de citoyens allèrent aux in- formations chez le procureur général et le syndic. Ceux-ci éludèrent la question et répondirent que le décret n'était pas sur la sentence; ils ne dirent pas qu'il était sur les registres du Conseil \ La famille de Rousseau demanda, par requête, communication de l'arrêt. Le Conseil décida qu'il « n'y avait pas lieu d'accorder aux suppliants la fin d'icelle 2. » Jean-Jacques dit que cette requête fut faite à son insu; il est certain, du moins, qu'il mit bien du temps à 3n remercier les auteurs3.

1. Lettre de Moultou à Bous- seau, !•' juillet 1762. 2. Ex- trait des Registres du Conseil, 2 juillet 1762. 3. Lettres de Rousseau à M™» de Bouf fiers ,

4 juillet; à Moultou, 6 juillet; à Mmt de Luxembourg, 21 juil- let ; à Théodore Rousseau, 1 1 sep- tembre 1762.

188 LA VIE ET LES ŒUVRES

Paris avait entraîné Genève ; Paris et Genève en- traînèrent à leur tour d'autres Etats; de sorte que le malheureux Rousseau se trouva, à la fin, comme enveloppé de condamnations.

Dès le 23 juin, les États généraux de Hollande et Westfrise, sur la proposition de leur grand pension- naire P. Steyn, déférèrent YÉmile aux magistrats, afin qu'ils eussent à informer contre cet ouvrage et, malgré le privilège accordé, à en suspendre la pu- blication. Le livre fut, en conséquence, soumis à l'examen des pasteurs, et le 22 juillet, les magis- trats donnèrent leur réponse. Les considérants sont, à peu de chose près, les mêmes que ceux du Parle- ment de Paris et du Petit Conseil de Genève. Il est à remarquer toutefois qu'ils laissent de côté tout ce qui a rapport à l'éducation et à la politique, pour ne s'attacher qu'à la Profession de foi, et que, pour répondre sans doute à une objection qui commen- çait à se produire, ils ont soin d'affirmer que cette profession de foi est bien celle de l'auteur. Enfin, le 30 juillet, conformément aux conclusions du rap- port, les Etats généraux prononcèrent la révocation du privilège, la saisie des exemplaires, la défense de réimprimer, vendre, distribuer ou traduire l'ou- vrage, sous peine d'une amende de 1,000 florins et de correction arbitraire, même par prise de corps.

Cette sentence qui , comme nous l'avons vu, con- trariait Rousseau dans ses projets d'édition générale, le mécontenta profondément ; cependant l'attitude de la Hollande ne pouvait le toucher à l'égal de

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 189

celle de Berne. Dans un cas, il y allait de son or- gueil, de sa considération, de sa fortune peut-être; dans l'autre, il y allait en outre de sa sûreté per- sonnelle. Rousseau, chassé de France, condamné à Genève, condamné en Hollande, allait-il être forcé de reprendre encore une fois le bâton du voyageur? Et si Berne le renvoyait aussi, quel pays lui reste- rait ouvert après tant de condamnations ?

Il avait bien voulu venir à Yverdun comme un proscrit, mais non comme un coupable. Aussitôt arrivé, il avait écrit au bailli, qui était en même temps membre du Conseil souverain de la Répu- blique de Berne, afin de lui demander, non seule- ment l'autorisation de son gouvernement, mais sa protection et son estime *. D'un autre côté, la fer- mentation qui régnait à Genève ne pouvait manquer de se propager jusqu'à Berne. Le réquisitoire de Tronchin y avait été imprimé dans la gazette, et, sans aucun doute, les commentaires des amis de Voltaire en avaient souligné certains passages2. Ces faits étaient de nature à inspirer des alarmes à Rousseau. « Vos confrères, écrivait-il à un membre du Conseil de Berne, sont-ils décidés à me con- damner aussi sans m'entendre 3 ? » « On a défendu vos livres, répondait Moultou, et c'est tout'. » Ce n'était pas tout pourtant. « Le 9 de ce mois, dit Rousseau, M. le bailli d' Yverdun, homme d'un mérite rare , et que j'ai vu s'attendrir sur mon sort jusqu'aux larmes, m'avoua qu'il devait rece- voir le lendemain et me signifier le même jour

1. Lettre à Gingens de Moiry, < letl762. 3. Lettre à M. C, fin bailli d' Yverdun, 22 juin 1762. i de juin ou premiers jours de 2. Lettre à Mmc de Bouf 'fiers, ' juillet 1762. 4. Lettre de Moul- ai juillet, et à Moultou, 6 juil- | tou à Rousseau, 7 juillet 1762.

190 VIE ET LES ŒUVRES

l'ordre de sortir dans quinze jours des terres de la République. Mais il est vrai que cet avis n'a pas passé sans contradiction ni sans murmure, et qu'il y a eu peu d'approbations dans les Deux- Cents, et aucune dans le pays. Je partis le même jour, et le lendemain, j'arrivai ici Motiers-Tra- vers) où, malgré l'accueil qu'on m'y fait, j'aurais tort de m'y croire plus en sûreté qu'ailleurs \ » « Cet ordre, avait-il dit précédemment, a été donné à regret, aux pressantes sollicitations du Conseil de Genève... Je suis ici depuis hier, et j'y prends haleine, en attendant qu'il plaise à MM. de Voltaire et Tronchin de m'y poursuivre et de m'en faire chasser, ce que je ne cloute pas qui m'arrive bientôt2. »

On prétendit en effet que Voltaire avait circon- venu à Berne le pasteur Bertrand et le sénateur Freudenreich. Non content de se justifier de cette accusation, dans' la même lettre et par les mêmes raisons que pour la condamnation de Genève 3, Vol- taire obtint de Freudenreich une attestation établis- sant de la manière la plus formelle que, ni directe- ment, ni indirectement, ni verbalement, ni par écrit, il ne s'était occupé à Berne des affaires de Jean- Jacques *. Moultou assure aussi que le Conseil de Genève (il ne parle pas des particuliers) n'avait rien fait auprès de Messieurs de Berne pour le faire chasser5. Mais que ce soit ou non à l'instigation du Conseil de Genève, un nouvel exil ne lui en était pas moins imposé.

1. Lettre à Moultou, 15 juillet 1 p. 181). 4. DesnOTResterres,

1762. 2. ld., 11 juillet 1762. t. VI, p. 352. o. Lettre de

3. Lettre de Voltaire à Lullin, I Moultou à Rousseau, 17 juil-

5 juillet 1766. (Voir ci-dessus, j let 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

191

L'expulsion du territoire de Berne ne prit pas Rousseau au dépourvu, autant que l'avait fait celle de Paris. 11 s'était, il est vrai, déjà attaché à Ro- guin et à sa famille. Il avait même accepté du colonel son neveu un petit pavillon. Il allait s'y em- ménager et avait écrit à Thérèse de le venir joindre ; il lui fallut procéder à un nouveau départ. Heureusement, il n'eut pas loin à aller. Mmc de Bouf- flers, qui avait pris en quelque sorte la spécialité des logements à lui offrir, lui avait parlé précédem- ment de l'Angleterre; mais l'Angleterre, c'était pour lui presque le bout du monde ; ou bien d'un château appartenant à une de ses amies, la comtesse de la Mark ; mais était ce château, et lui faudrait-il encore faire des voyages1? D'un autre côté, Ustéri aurait voulu l'attirer à Zurich, d'où, disait-il, il ne courrait point le risque d'être chassé 2. Cependant, le moment venu, il lui fut fait, tout auprès de lui, une offre qui lui sourit davantage. Mmo Boy de la Tour, nièce de Roguin, lui proposa une maison toute meu- blée, qui appartenait à son fils, au village de Mo- tiers, dans le val de Travers, comté de Neuchâtel. Jean-Jacques n'aurait, pour s'y rendre, qu'une mon- tagne à traverser. Il accepta. Là, au moins, dans les Etats du roi de Prusse, il n'aurait pas à craindre les persécutions religieuses.

1. Lettre de Mm* de Boufflers à Rousseau, 24 juin, et Réponse de Rousseau, 4 juillet 1762. 2. Lettre de Moullou à Rousseau,

9 juillet 1762. 11 existe à la Bibliothèque de Neuchâtel plu- sieurs lettres d'Usteri à ce sujet.

CHAPITRE XXIII

Du 10 Juillet 1762 au 7 Septembre 1765

Sommaire : J.-J. Rousseau au Val de Travers. I. Lettres de Rousseau au roi de Prusse et à Milord Maréchal. Bienveillance de Frédéric II. Deux lettres de Rousseau au maréchal de Luxembourg. Arrivée de Thérèse. Premières idées de départ. Genre de vie de Rousseau. Il prend le costume arménien. Son état de santé à Motiers. Pro- jets de suicide.

II. Amitiés contractées par Rousseau; Milord Maréchal. Projet de se retirer avec lui en Ecosse. Départ de Milord Maréchal. Témoi- gnages d'honneur et d'estime donnés à Rousseau par les communes de Motiers et de Couvet. Milord Maréchal assure à Rousseau 600 livres de rente viagère. Mme Boy de la Tour et sa famille. Le colonel de Pury. Dupeyrou. Laliaud. DTvernois. D'Escherny. Tentative de réconciliation avec Diderot. Séguier de Saint-Brisson. Sauttersheim. Visites nombreuses que reçoit Rousseau. Sa cor- respondance.

III. Relations de Rousseau avec Genève. Il refuse de se prêter à au- cune soumission. Relations de Rousseau avec son pasteur. Rous- seau approche de la sainte table. Effets que produit cette communion à Genève. Appréciations de Voltaire et de Mme de Boufflers. Pro- jets de défense de Rousseau. Brouillerie avec Moultou.

IV. Lettre de Rousseau à l'Archevêque de Paris. Le mandement et la personne de Christophe de Beaumont. Réponse de Rousseau. Impression de la Lettre. L'introduction en est interdite à Paris et à Genève. Effet que produit la Lettre à Genève. Satisfaction de Voltaire.

V. Rousseau législateur des Corses. Ses relations avec Paoli et Buttafuoco. Projet de constitution pour les Corses.

VI. Pygmalion. Soustraction d'une partie des papiers et de la COE- respondance de Rousseau. Rousseau travaille à ses Confessions. Autres travaux. Impression du Dictionnaire de musique.

VII. Éditions générales des œuvres de Rousseau. Les portraits de Rousseau. Projet d'une édition générale, faite à Motiers, sous les yeux de l'auteur. Dupeyrou se charge des embarras et des frais de l'édi- tion générale.

VIII. Passion de Rousseau pour la botanique. Il apprend à faire des lacets. Usage qu'il fait de ses lacets.

IX. Mort de Mme de VVarens et du maréchal de Luxembourg. Rap- ports de Rousseau avec Mme de Luxembourg.

1. Confessions, 1. XII.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

193

Jean-Jacques Rousseau habita le Val de Travers pendant trois ans et deux mois : du 10 juillet 176*2 au 8 septembre 1765 *.

Son premier soin, en arrivant, fut de se mettre en règle avec les autorités du pays.

Sa lettre au Roi de Prusse, à défaut d'autre mé- rite, a au moins celui de l'originalité : « Sire, j'ai dit beaucoup de mal de vous, j'en dirai peut-être encore. Cependant, chassé de France, de Genève, du canton de Berne, je viens chercher un asile dans vos Etats. Ma faute est peut-être de n'avoir pas com- mencé par là. Cet éloge est de ceux dont vous êtes digne. Sire, je n'ai mérité de vous aucune grâce et je n'en demande pas ; mais j'ai cru devoir déclarer à Votre Majesté que j'étais en son pouvoir, et que j'y voulais être. Elle peut disposer de moi comme il lui plaira. »

La lettre qu'il écrivit au gouverneur du comté est moins impertinente et plus naturelle. On remarquera qu'elle est la première qu'il ait fait précéder de sa devise : Vitam impendere vero 2.

Le gouverneur du comté de Neuchàtel était alors un vieil Ecossais, qui avait abandonné le parti des Stuarts pour s'attacher au Roi de Prusse. Il s'appe- lait lord Keith, mais il était plus connu sous le nom de Milord Maréchal. C'était un vieillard serviable.

1. J.-J. Rousseau au Val de Travers, par M. Fritz Ber- thoud, iu-12, 1881. Ce volume nous a été très utile pour la composition de ce chapitre. Il n'est pas seulement précieux à cause des détails inédits qu'il rapporte; il Test encore

à cause des faits connus qu'il précise ou qu'il rectifie, et aussi à cause des lieux qu'il décrit. On sent à chaque page que l'auteur est du pays. 2. Lettres au Roi de Prusse et à Milord Maréchal, juillet 1762.

l'ô

194 LA VIE ET LES ŒUVRES

quoique un peu bourru, très original, passablement philosophe, épicurien, sceptique, et que les ques- tions religieuses laissaient parfaitement indifférent. Rousseau alla le voir et, dès sa première visite, fut saisi de respect, d'affection, presque de tendresse, de sorte qu'à partir de ce moment, commença entre eux une amitié qui, peut-être, ne se termina qu'avec la vie.

Milord Maréchal habitait, l'été, le château du Co- lombier, qui n'était qu'à C lieues de Motiers. Il vint voir Rousseau à son tour et resta deux jours chez lui. Bientôt ils ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre. Rousseau allait au Colombier au moins tous les quinze jours passer vingt-quatre heures. Il va jusqu'à comparer ces visites à celles qu'il faisait à Eau-Bonne; cependant, à aucun prix, il ne voulut consentir à rester chez Milord Maréchal. Il l'appelait son père; celui-ci appelait Rousseau son fils; et, en effet, il semblait qu'avec ces titres, ils avaient pris les sentiments de père et d'enfant. Le tableau de leur intimité, que trace Rousseau, pourrait passer pour un produit de son imagination, si nous n'avions ses lettres et celles de Milord Maréchal. Elles mon- trent que son récit n'est que l'exacte vérité.

Milord Maréchal obtint sans peine pour son pro- tégé la bienveillance de Frédéric; mais le roi y voulut ajouter des bienfaits; c'était trop pour Jean- Jacques. De l'or? Il se révoltait à la seule pensée d'en recevoir. Des provisions? quoique plus accep- tables, elles furent également refusées. L'offre de lui faire bâtir un petit ermitage, en un lieu choisi par lui, était séduisante; il répondit néanmoins qu'il était touché des bontés du roi , mais qu'il lui serait impossible de dormir dans une maison bâtie pour

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

195

lui d'une main royale1. Avant tout, il ne voulait pas de chaînes. Il avait été question qu'il s'enga- geât à ne plus écrire. « Ce n'est pas, j'espère, di- sait-il, une condition que Sa Majesté entend mettre à l'asile qu'elle veut bien m 'accorder. Je me suis promis et je me promets de ne plus écrire; mais, encore une fois, je ne l'ai promis qu'à moi2. » Ces rapports avec le Roi n'avaient rien d'intime ; ils eurent cependant pour effet de rendre Rousseau aussi partisan de la personne de Frédéric qu'il l'a- vait été peu jusque-la. Il alla plus loin; il se pré- valut de ses relations avec lui au point de lui don- ner des conseils et de. l'engager à remettre au four- reau cette épée qu'il en avait tirée trop souvent. On doit bien penser qu'il ne reçut pas de réponse 3.

Rousseau, protégé par le Roi, soutenu par Milord Maréchal, aurait pu se croire fixé à Motiers. Cette résidence semblait faite exprès pour lui : maison grande et commode ; pays magnifique au milieu des montagnes de la Suisse, non loin de Genève, tout en étant hors de l'atteinte des malintentionnés et des ennemis; existence tranquille et sûre, sous la protection d'un prince libre-penseur peu enclin à se passionner pour des querelles religieuses, avec l'af- fection quasi paternelle du gouverneur, la compa- gnie de l'inséparable Thérèse, les visites pour le moins assez fréquentes des connaissances et des amis, le voisinage d'une population simple et bonne,

1. Lettres de Milord Maréchal à Rousseau, 17 août; de Rous- seau à Mme de Bouf fiers, 7 oc- tobre; de Mm° de Bouf fiers à Rousseau, 22 octobre 1762. 2. Lettre à Milord Maréchal,

août, et Réponse à Rousseau, 24 août 1762.— 3. Lettre au Roi de Prusse, 30 octobre 1762? (Cette lettre paraît devoir être plutôt de 1763.)

196 LA. VIE ET LES ŒUVRES

les causeries familières, les occupations manuelles ou littéraires, les grandes excursions et les belles promenades, les sites grandioses ou charmants, sau- vages ou gracieux, mais toujours pittoresques; des forêts, des rochers, des grottes, des torrents, des cascades. Que de choses capables de satisfaire un amant de la nature! Malheureusement Jean-Jacques emportait avec lui deux choses, dont il lui était dif- ficile de se séparer :. son caractère et sa réputation. Sa réputation, avec les discussions et les passions qu'elle avait soulevées; sa réputation, avec ses livres, notamment le Contrat social et YÉmile; son caractère, naturellement susceptible et impression- nable et, à cette époque, surexcité jusqu'à la folie par la contradiction.

Lui-même a donné une description du pays et des habitants de Motiers-Travers, de son installation et un peu de son genre de vie, dans deux lettres très longues adressées au Maréchal de Luxembourg-1. Le pays ne lui était pas inconnu, mais, à voir la manière dont il parle des Neuchàtelois, on ne se douterait pas qu'ils ne sont autres que ces fameux montagnous, dont il avait fait un si bel élog'e dans sa Lettre sar les spectacles. C'est qu'il a Fàme blessée et le cœur ulcéré ; il a des regrets et, comme il le dit, la saison de sa vie n'est plus la même. Il ne voit rien de bien que le site, et encore semble- t-il s'excuser de trouver ses superbes perspectives privées des ornements de l'art, plus belles que les campagnes des environs de Paris ou le parc de Ver- sailles.

Le sauvage, le républicain Rousseau ne pouvait-

1. Lettres au Maréchal de Luxembourg, 20 et 28 janvier 1763.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 197

il donc plus se passer de la société aristocratique des Luxembourg- et des Conti ? Il se plaignait des grands pendant qu'il était auprès d'eux ; alors il faisait l'ours, en prenait à son aise de l'étiquette et même de la politesse. Maintenant qu'il est dans un pays plus simple, il lui faut le ton de Paris, et il se plaint ou se moque de la lourdeur des Suisses, du peu de distinction de leurs femmes et des toilettes prétentieuses de leurs filles.

De quoi, du reste, ne se plaint-il pas? Il ne fut pas accueilli avec plaisir par tout le monde, et les pasteurs commencèrent par déférer son livre au Conseil d'Etat. C'est Rousseau qui le raconte ; seu- lement au lieu d'ajouter que le Conseil d'Etat refusa d'accueillir leur demande, il aime mieux conclure avec maussaderie qu'en définitive, il est chez le Roi de Prusse et non chez les Neuchàtelois. « Ils remplirent leur Mercure , dit-il encore , d'inepties et du plus plat cafardage ' ; » mais ne savait-il donc pas qu'un des inconvénients de la célébrité -est de prêter le flanc à la discussion? Il ajoute quelque part qu'il ne peut souffrir les tièdes ; qu'il aime mieux être haï de mille à outrance, et aimé de même d'un seul-. Qu'il compte donc les attentions, les prévenances, les amitiés, les dévouements dont il fut l'objet à Motiers ; qu'il compte le nombre de ses partisans, de ses amis, de ses admirateurs, et qu'il dise s'il n'y avait pas de quoi le satisfaire. Tenait-il à la faveur populaire ? Presque tout le monde, pendant longtemps, l'aima et le respecta. Désirait-il la bienveillance officielle des fonction-

1. Confessions, 1. XII. Voir i 2. Lettre à Mmc Latour, aussi Fritz Berthoud, p. 53. I 2G septembre 1762.

198

LA VIE ET LES ŒUVRES

naires? On sait à quel point elle lui était assurée. Voulait-il forcer l'attention du public ? (et il y tenait plus qu'il n'en convient). Pendant tout le temps de son séjour à Motiers, les chemins furent encombrés des visiteurs attirés par sa renommée ; la poste fut surchargée des lettres qui lui étaient adressées; sa maison ne désemplissait pas et sa correspondance lui prenait le plus clair de son temps. Préférait-il les jouissances plus délicates d'amitiés choisies ? Il eut le bonheur d'en acquérir de plus sûres et de plus dévouées que partout ailleurs. Jusque-là, il avait eu pour amis des hommes de lettres ou des grands ; ses amitiés de Motiers furent plus simples, plus franches, plus égales. La preuve qu'elles lui convenaient davantage, c'est qu'elles résistèrent mieux, en général, aux épreuves du temps, de l'adversité et de l'absence.

Dès avant de quitter le canton de Berne, il avait mandé Thérèse; elle arriva le 20 juillet à Motiers1. L'entrevue fut touchante ; ils s'embrassèrent en pleurant ; ils durent se promettre une affection inal- térable. L'arrivée de sa maîtresse devait contribuer à fixer Jean-Jacques il était. Cependant la com- tesse de la Mark continuait à proposer son château de Schleyden, près d'Aix la Chapelle ; le prince de Conti, le château de Trye, à 20 lieues de Paris ; enfin, Mmc de Boufflers fit tant que, Milord Maré- chal aidant, Rousseau finit par donner un demi- consentement pour l'Angleterre, mais seulement à partir du printemps suivant -. Faut-il citer aussi les

1. Lettre à Mme de Luxem- bourg, 21 juillet 1762. 2. Let- tres de Mme de Boufflers à Rous- seau, 24 juin, 21 juillet, 31 juil- let, lOseptembre 1762. Réponses

de Rousseau, 4 juillet, août, 7 octobre 1762. Lettres de Mi- lord Maréchal à Rousseau, 2 oc- tobre 1762; de Hume à Rous- seau, 2 juillet 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 199

offres d'une certaine marquise « sans préjugés, » qui lui proposa de se retirer avec lui dans un coin de la Suisse pour y vivre comme deux ermites1.

En attendant un avenir sur lequel il ne voulait compter qu'à moitié, il arrangea son existence de la façon qui lui parut la plus avantageuse.

Un de ses familiers a laissé sur son genre de vie des détails intéressants. Rousseau aimait à bien vivre. De temps en temps il invitait un ami à man- ger avec lui ; plus souvent des importuns venaient, sans façon, s'installer à sa table. Quelquefois aussi, il acceptait une invitation à diner. Sa cuisine était simple, mais supérieurement apprêtée par Thérèse; c'étaient d'excellents légumes, des gigots de mouton exquis, des truites fournies par l'Areuse, des cailles et des bécasses dans la saison, du vin du pays, mais du meilleur, du café, pas de liqueur. La conversa- tion était vive et animée. Thérèse paraissait de temps en temps et rompait le tète-à-tète. Rousseau s'égayait à ses dépens ; mais jamais, malgré les instances de ses convives, il ne permit qu'elle se mit à table avec eux. Bien plus, quand il n'avait pas d'étrangers, il mangeait habituellement seul. On n'était plus au temps des petits goûters de la rue Platrière. « Quelquefois, après diner, ajoute cet ami, Jean-Jacques se mettait à son épinette, m'ac- compagnait quelques airs italiens, ou en chantait lui-même. Quand c'était chez moi, je chantais des romances de sa composition ou de la mienne, ac- compagné de ma harpe ; car c'était à qui ferait la meilleure musique sur les mêmes paroles. Le soir,

1. Lettre de la marquise de | tembre 1762. Frestoudam à Rousseau, 25 sep-

200

LA VIE ET LES ŒUVRES

dans l'été, c'étaient des promenades dans les bois des environs. Dans les beaux clairs de lune, il se plaisait sur les bords de l'Areuse à chanter des duos. Nous avions toujours bon nombre d'auditeurs, surtout les jeunes filles du village, qui ne man- quaient pas de venir nous écouter1. »

Par une fantaisie inexplicable, Jean- Jacques choi- sit, pour en faire sa chambre, une pièce petite, mal située, en plein nord et n'ayant de vue que sur une cour. C'était la seule qui ne donnât pas sur la mon- tagne. Aujourd'hui elle est encore à peu près dans le même état. Il avait pratiqué dans un coin, près de la fenêtre, une sorte de réduit, entre deux petites bibliothèques, avec une planche attachée au mur, en forme de pupitre, sur laquelle il écrivait debout. Il recevait dans sa chambre, mais ne permettait à personne d'entrer dans ce recoin, de peur qu'on ne touchât à ses livres et à ses papiers. Sur le devant de la maison, régnait une galerie ouverte, il allait souvent lire et se promener. Il en avait fait fermer les deux bouts avec des planches, dans lesquelles il avait fait percer de petits trous, afin de reconnaître les personnes qui venaient le voir. Un escalier con- duisant de la galerie dans la grange, et de dans la campagne, lui permettait d'éviter les importuns2.

Dès son arrivée, il avait changé de costume et pris l'habit arménien. Ses infirmités, dit-il, lui ren- daient ce vêtement plus commode. On peut affirmer que le désir de se singulariser n'eut pas moins de part

1. D'ESCHERNY, De Rousseau et des philosophes du XVIIIe siè- cle, ch. il. Voir aussi Anecdotes sur J.-J. Rousseau, tirées du

voyage de William Coxe en Suisse, ch. xlviii. 2. Fritz Berthoud; —William Coxe.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

201

à sa détermination. Il y songeait dès le temps qu'il habitait Montmorency. Peut-être même en avait-il trouvé l'idée beaucoup plus tôt dans un roman de Marivaux, Les Effets surprenants de la sympathie 1. Jusque-là les événements l'avaient empêché de mettre son projet à exécution ; dans ses montagnes, cela devenait facile. La Roche, valet de chambre de M. de Luxembourg-, lui adressa les renseignements les plus détaillés sur toutes les parties du costume 2 ; lui-même surveilla la confection du vêtement avec le soin le plus minutieux. Il demanda et obtint l'approbation du pasteur de Motiers, de sorte qu'il ne parut plus désormais, même au temple, qu'avec l'habit arménien complet, veste, cafetan, bonnet fourré et ceinture. Plusieurs de ses portraits le représentent dans cet accoutrement 3.

Son état de santé ne pouvait manquer d'avoir une grande influence sur son genre de vie et sur son humeur; mais sur ce point, on est en présence de deux témoignages bien différents. Veut-on s'en rap- porter à Rousseau : il ne se portera bien que quand il sera mort *; si son état devait durer plus long- temps, il se croirait déjà mort5; il n'attend pas d'autre changement à son sort ici-bas que son terme; il ne lui reste plus qu'à souffrir et à mourir6 ; il se regarde comme ne vivant déjà plus ; il est aussi malade de l'esprit que du corps 7 ; le séjour qu'il

1. Voir, dans la Revue des Deux Mondes, du 15 décembre 1883, Études sur le XVIIIe siècle : Marivaux, par F. Brunetière. . 2. Manuscrit des lettres de Rous- seau à il/me de Luxembourg , à la bibliothèque de la Cham-

bre des députés. 3. Confes- sions, 1. XII. 4. Lettre à MmC Latour, 4 janvier 1763. 5. Id., 21 août 1763. 6. Lettre à M™ de Boufflers, 28 décem- bre 1763. 7. Lettre à M. A., 7 avril 1764.

202

LA VIE ET LES ŒUVRES

habite, quoique sain pour les autres, est mortel pour lui ' ; son état empire au lieu de s'adoucir2. On pourrait faire vingt citations du même genre. Préfère-t-on consulter d'Escherny? Rousseau man- geait bien, dormait bien, marchait mieux que per- sonne, était gai et de bonne humeur, et, sauf une infirmité plus gênante que dangereuse , se portait parfaitement3. Lequel des deux faut-il croire? Ni l'un ni l'autre peut-être. Il est certain que si Rous- seau avait été aussi malade qu'il le dit, il n'aurait jamais pu résister aux courses fatigantes et aux tra- vaux excessifs qu'il a faits à cette époque. Ses maux d'ailleurs ont si souvent l'air d'un refrain destiné à le délivrer d'une personne ou d'une besogne impor- tune, son séjour lui devient mortel si juste au moment il a le désir de le quitter, qu'on ne sau- rait faire grande attention à ses plaintes. Souvenons- nous toutefois qu'il avait une infirmité qui ne laissait pas que de le tourmenter, et qu'il fut véritablement malade à diverses époques. Il le fut vers la fin de J7G2 4 ; il le fut d'autres fois encore. On peut bien ad- mettre, pour le moins, qu'il n'aurait pas tant gémi, s'il n'avait quelque peu souffert. Il souffrait, sans doute, parce qu'il s'imaginait souffrir; il souffrait, parce qu'il était doué d'une sensibilité morale qui devait réagir sur sa constitution physique; mais cette sensibilité n'en était pas moins un mal réel, qui lui causait de véritables douleurs, des douleurs qui l'amenèrent jusqu'à la pensée du suicide. Cette résolution fut heureusement passagère , et elle peut

1. Lettres à Duchesne, 20 juillet 1764; à MmC de Bouffiers, 26 août 1764 ; à Dupeyrou, 23 mai 1765. 2. Lettre à d'Ivcrncis,2'ô avril

176o. 3. D'Escherny, De Rousseau, etc., ch. XI. 4. Lettre de Moultou à Bousseau, 2o iléceuibre 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

203

être regardée comme l'effet d'un moment de déses- poir, plutôt que comme une détermination arrêtée. Rousseau était, par principe et par nature, opposé au suicide ; il en caressa cependant la pensée pen- dant au moins une journée, au point d'être près de l'exécuter. « Ma situation physique, écrit-il à Duclos, a tellement empiré et s'est tellement déterminée, que mes douleurs sans relâche et sans ressource me mettent absolument dans le cas de l'exception marquée par Milord Edouard, en répondant à Saint- Preux1 : Usgue adeon'e inori miserum est? » Une seule chose semble le tourmenter, le sort de Thé- rèse, quand elle ne l'aura plus. Il la recom- mande à Martinet et lui remet un testament en sa faveur2. Moultou lui répondit : « Soyez tranquille sur le comte de MUc Le Vasseur; je sais tout ce qu'elle vaut, et il n'est rien que je ne fisse pour elle. Ne sais-je pas combien elle vous est chère 3. » Un peu plus tard, Mm0 de Verdelin offrit de la prendre chez elle, comme son amie, et de tout faire pour la mettre à son aise '*. Mais Jean-Jacques aurait préféré lui assurer une existence modeste à la cam- pagne. Il était précisément entré en relations avec un prêtre du Bugey, le curé d'Ambérieux, qui avait prêté son assistance à Thérèse, un jour qu'elle avait été insultée par des jeunes gens dans une voiture publique. Il eut l'espoir de la caser de ce côté. « Elle est bonne catholique, écrivit-il, et tient à habiter un pays catholique. Elle a des vertus rares, un cœur excellent, une honnêteté de mœurs,

1. Nouvelle Héloïse, 3e partie, lettre 22. 2. Lettres à Duclos, à Martinet et à Moultou, 1er août 1763. 3. Lettre de Moultou à

Rousseau, août 1763. 4. Lettre de Mme de Verdelin à Rousseau, janvier 1764.

204

LA VIE ET LES ŒUVRES

une fidélité et un désintéressement à toute épreuve ; elle n'est plus jeune et ne veut d'établissement d'aucune espèce1. » Le curé chercha-t-il d'autres renseignements? Toujours est-il que la proposition n'eut pas de suite, et que Jean-Jacques fut assez mécontent du curé. En toute occasion, du reste, Jean-Jacques aimait à vanter la religion et la mora- lité de sa bonne. A Montmorency, elle faisait maigre en carême ; à Motiers , on avait choisi une habita- tion à portée d'un village catholique , afin de lui donner la facilité d'y aller remplir ses devoirs 2.

II

Nous avons dit que Rousseau eut à Motiers le bonheur de se faire des amitiés sûres. On doit placer en tète Milord Maréchal.

Milord Maréchal eut le mérite de prendre Jean- Jacques tel qu'il était, sans prétendre le changer ou le corriger. Passablement sceptique et très ori- ginal lui-même, il ne s'étonnait point de l'origina- lité des autres. Tenant assez peu aux formes, il était disposé à en dispenser son ami ; à cause de cela peut-être , celui-ci s'en dispensa moins avec lui qu'avec qui que ce fut. L'âge de Milord Maréchal permettait d'ailleurs à Rousseau de lui donner cer- tains témoignages d'honneur et de respect, sans déroger à ses principes sur les grands ; ou plutôt il n'y eut entre eux ni grand ni petit ; l'amitié avait

1 . Lettre au cure d'Arnbérieux, 25 août 1763. 2. Lettre à Du- chesne, 16 janvier 1763 ; à Du-

moulin, même jour; à Butta- fuoeo, 2i mars 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,

205

effacé la différence des rangs. Milord Maréchal avait pris pour règle de ne s'imposer en rien ; il y gagna un pouvoir de direction presque universel. Jean- Jacques se serait reproché de prendre la moindre détermination, sans avoir consulté son protecteur. Il ne voulut pas, il est vrai, aller s'installer au Colom- bier ; mais il est un autre projet, que les deux amis appelaient leur château en Espagne et que Rousseau caressa longtemps, c'était de.se retirer ensemble en Ecosse, avec Hume en tiers. Milord Maréchal se prêtait à cette idée, moins pour l'agrément qu'il en espérait que pour faire plaisir à son ami Jean- Jacques1 ; mais celui-ci était tout feu. « Milord, écrivait-il, il n'y a pas de jour que mon cœur ne s'épanouisse en songeant à notre château en Es- pagne. Ah! que ne peut-il faire le quatrième avec nous, ce digne homme (le roi de Prusse) que le Ciel a condamné à payer si cher la gloire et à ne connaître jamais le bonheur de la vie2. »

Milord Maréchal ne tarda pas à quitter le gou- vernement de Neuchâtel, pour retourner en Ecosse. Rousseau crut que son départ allait le laisser en proie aux persécutions, sans appui, et, qui pis est, sans amis. C'était, disait-il, la plus grande affliction qu'il eût éprouvée3; mais, comme à l'ordinaire, il avait mis les choses trop au pis. Milord Maréchal ne l'abandonna pas, continua à le servir et resta en correspondance très suivie avec lui. Il commença par préparer l'ermitage il devait passer sa vie

1. Lettre de Milord Maréchal à Mm» de Bouf fiers, 22 septem- bre 1762. 2. Lettre à Milord Maréchal, 1er novembre 1762. Voir aussi, Lettres à Milord

Maréchal, 26 novembre 1762 et 21 mars 1763, et à Hume, 19 fé- vrier 1763. 3. Lettres à M. de Foyer, 22 avril, et à M,ue de Verdclin, 30 avril 1763.

206

LA VIE ET LES ŒUVRES

avec Rousseau et l'engagea à y venir1. Celui-ci tou- tefois, malgré son désir d'aller rejoindre son ami, hésitait à entreprendre ce long voyage. La France l'attirait par-dessus tout. Mme de Yerdelin l'assurait qu'il serait bien accueilli à Bordeaux2. Enfin Milord Maréchal lui-même se dégoûta de l'Ecosse ; le climat y était très froid ; on y était plus bigot qu'il ne leur eût convenu, à Jean-Jacques et à lui; il fut appelé à Postdam, auprès de Frédéric, et le château en Es- pagne s'écroula3.

Avant de quitter son gouvernement de Neuchàtel, Milord Maréchal, afin de ne pas laisser Jean-Jacqnes au dépourvu, lui avait envoyé des lettres de natu- r alité, qui devaient le garantir contre toute crainte d'expulsion4. Quelque temps après, « Messieurs de Couvet, » petite paroisse voisine de Motiers, firent prier par une députation l'illustre réfugié de vouloir bien agréer la bourgeoisie de leur communauté. La délibération avait été prise à l'unanimité de cent vingt-cinq votants. La bourgeoisie était quelque chose de plus spécial que la naturalité et donnait des droits plus étendus5. A la même époque la so- ciété de l'Arquebuse de Couvet l'admettait au nombre de ses membres; il était déjà de celle de Motiers. Il fut extrêmement sensible à ces attentions, qui lui arrivaient après deux ans et demi de séjour dans le pays , alors qu'on le connaissait et qu'on

1. Lettres de Milord Maré- chal à Rousseau, o juillet, 23 août, 29 août 1763. 2. Lettres à Mmc de Verdelin, 29 juin et 10 septembre: de Mm» de Verde- lin à Rousseau, o septembre 1763. 3. Lettres de Milord Maréchal

à Rousseau, 14 septembre 1763, 2 février, 26 mars, 13 avril 1764. 4 . Confessions, 1. XII ; lettre àMoultou, 7 mai 1703. 5. Alf. DE Bougy, Les Résidences de J.-J. Rousseau.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 207

était à même de l'apprécier1. Il aurait pu s'aperce- voir que tout le monde n'était pas, comme il le dit, acharné à le persécuter.

Peu de temps après, il engagea ses amis à subs- tituer au titre de Monsieur, qui lui déplut toujours, celui de Citoyen. A Paris, dit-il, on ne l'appelait que le citoyen ; il croit mériter ce nom mieux que jamais; il l'a payé assez cher. Gardons-nous d'ail- leurs de le regarder comme .une sorte d'appellation démocratique. A Genève et dans la plus grande partie de la Suisse, les droits de cité ou de bour- geoisie étaient le privilège d'un petit nombre et constituaient une véritable aristocratie. N'était pas citoyen qui voulait.

Les faveurs de Frédéric et de Milord Maréchal pouvaient être utiles à Rousseau , et le public était encore porté à les exagérer. Ainsi, après sa natura- lisation à Métiers , le bruit courut que Frédéric l'avait nommé son résident auprès des Quatre can- tons. Rousseau regarda cette fausse nouvelle comme une manœuvre de ses ennemis. Pourquoi? Elle ne faisait que lui donner plus d'importance 2.

Nous avons dit qu'il fut désolé du départ de Mi- lord Maréchal et de l'écroulement de leurs projets. Il aurait voulu au moins montrer à son bienfaiteur un souvenir reconnaissant, et en transmettre le té- moignage à la postérité. Dans ce but, il le supplia de lui envoyer quelques mémoires qui lui permis- sent de composer une biographie du général Jacques

1. Lettre à d'Ivernois, 7 jan- vier 1765; les Lettres de na- turalité sont du 16 avril 1763; celle de Communier de Couvet du 17 janvier 1765. Elles sont

rapportées in extenso par Fr. BERTHOUD. 2. Lettres de Moultou à Rousseau, 4 et 10 mai 1763; de Rousseau à Moultou, 7 mai 1763.

208

LA. VIE ET LES OEUVRES

Keith, frère du maréchal, mort au service de Frédé- ric le Grand, ou même d'écrire une histoire com- plète de leur maison1. Milord lui promit les mé- moires, n'envoya rien et chercha à l'engager de préférence dans une autre voie '. Il aimait beaucoup Jean-Jacques, mais il le connaissait bien aussi ; qui sait s'il ne fut pas détourné du premier de leurs projets par l'humeur susceptible et changeante de son protégé, et du second, par le- souci d'avoir à débattre avec lui des questions de personnes et de famille ?

Un troisième projet eut plus de succès. Rousseau s'était acquis par le produit de ses ouvrages une fortune modeste, strictement suffisante à ses besoins ; mais il s'inquiétait de l'avenir de Thérèse. Milord Maréchal entra dans ses vues et lui donna un mo- dèle de testament permettant d'assurer à sa bonne sa petite fortune; de plus, il voulut comprendre Thérèse dans les dons qu'il entendait faire à son ami3. Il est intéressant de voir la grâce originale et touchante avec laquelle il le conjure d'accepter ses bienfaits. « Mon bon et respectable ami, vous pour- riez me faire un grand plaisir en me permettant de donner, soit à présent ou par testament, cent louis à Mllc Le Vasseur. Cela lui ferait une petite rente viagère pour l'aider à vivre. Je ne puis em- porter dans l'autre monde mon argent. Mes enfants, Emetella, Ibrahim, Stephan, Motcho, sont pourvus

1. Lettres à Milord Maréchal, 25 et 31 mars, 21 août 17G4; de Milord Maréchal à Rousseau, 2 février, 13 avril, 7 juillet 1764. 2. Lettres de Milord Maréchal à Rousseau, 20 septembre 1 76 'j ,

18 janvier 1765; de Rousseau à Milord Maréchal, 8 décembre 1734. 3. Lettre de Milord Ma- réchal à Rousseau, 9 décembre 1762; 12 avril 1763.

1>E JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 209

suffisamment. J'ai encore un fils chéri, c'est mon bon sauvage. S'il était un peu traitable, il rendrait un grand service à son ami et serviteur1. » Les re- fus de Rousseau n'étaient pas toujours gracieux ; mais l'ours avait été si bien apprivoisé par Milord Maréchal que, par extraordinaire, il se montra par- fait dans cette circonstance. « Loin de mettre de l'amour-propre à me refuser à vos dons, dit-il, j'en mettrais un très noble à les recevoir. Ainsi là-dessus point de dispute... Mais j'ai du pain quant à pré- sent, et au moyen des arrangements que je médite, j'en aurai pour le reste de mes jours. Que me servi- rait le surplus? Vous savez, Milord, que MUc Le Vasseur a une petite pension de mon libraire, avec laquelle elle peut vivre quand elle ne m'aura plus. Cependant j'avoue que le bien que vous voulez lui faire m'est plus précieux que s'il me regardait di- rectement, et je suis extrêmement touché de ce moyen trouvé par votre cœur de contenter la bien- veillance dont vous m'honorez. Mais s'il se pouvait que vous lui assignassiez plutôt la rente de la somme que la somme même, cela m'éviterait l'embarras de chercher à la placer, sorte d'affaire je n'en- tends rien2. » Milord enchanté et reconnaissant de r indulgence de Rousseau, voudrait faire davantage. « Si vous n'étiez pas plus sauvage que les sauvages du Canada , je n'aurais qu'à dire , si j'avais tué plus de gibier que mon ami : Tiens, voilà du gi- bier ; il l'emporterait ; mais Jean-Jacques le lais- serait8. » « Vous m'appelez votre père; vous êtes

1 . Lettre de Milord Maréchal à Rousseau, 6 mars 1764. 2. Let- tre à Milord Maréchal, 31 mars

1764. 3. Lettre de Milord Maréchal à Rousseau, 8 février 1765.

14

210

LA VIE ET LES ŒUVRES

un homme vrai ; ne puis-je exiger par l'autorité que ce titre me donne , que vous permettiez que je donne à mon fils cinquante livres sterling de rente viagère. Soyez bon, indulgent, généreux, rendez votre ami heureux1. » Rousseau ayant ac- cepté : « Il n'y a que vous peut-être, lui écrit Mi- lord Maréchal, qui ayez le cœur assez bon et as- sez sensible pour comprendre le plaisir que vous m'avez fait et la peine dont vous m'avez tiré, en vous laissant persuader d'agréer mes offres. Je ne puis vous exprimer combien je suis sensible à ce pro- cédé, ni combien je suis flatté de la distinction et préférence que vous donnez à mon amitié. A cette heure que vous êtes un bon enfant, et obéissant à votre père , je veux vous consulter pour savoir comment régler nos affaires. » Et il lui explique les mesures qu'il veut prendre pour lui assurer, de la façon la moins embarrassante, six cents francs de rente viagère, dont quatre cents réversibles sur la tête de Mlle Le Vasseur. L'année suivante, il envoya à cet effet trois cents louis à Dupeyrou2.

Nous aurons plus d'une fois occasion de retrouver le nom de Milord Maréchal. En mille circonstances, ce véritable ami eut à mettre sa vieille expérience au service de la tête folle de son protégé, à calmer son humeur ombrageuse, à l'exhorter à la patience et à la modération, à le consoler dans ses peines et à l'encourager dans ses luttes. On a dit que Rous- seau fut ingrat et finit par se fâcher avec lui. Nous aurons à examiner en son lieu cette accusation. Qu'il

1. Lettre de Milord Maréchal à Rousseau. 22 mai 1765. 2. Id., 30 juillet, 26 octobre 1755;

de Rousseau à Milord Maréchal, 20 septembre 1766; à Dupeyrou, 29 mars 1766.

DE JEAN-JACQtJES ROUSSEAU. 211

suffise, pour le moment, de dire qu'après un dis- sentiment, dans une circonstance grave, ils cessèrent de s'écrire, sans pour cela cesser de s'aimer.

Mmc Boy de la Tour, qui était la nièce de Roguin, était chez son oncle quand Rousseau y arriva. Il s'attacha, par les liens de la plus tendre amitié, à elle et à sa fille ainée. Quand il fut forcé de quitter le territoire de Berne, elle fut heureuse de lui offrir sa maison de Motiers. Ne pouvant la lui faire accepter gratuitement, elle n'en voulut au moins qu'un prix très modique, trente livres par an, et ne négligea rien pour rendre l'habitation commode et agréable à son hôte. Elle-même vint présider aux arrangements, et elle en aurait été satisfaite, si une vilaine petite cour, celle sur laquelle donnait la chambre de Rousseau, n'avait troublé sa joie. L'amitié et les dispositions obligeantes de Mmc Boy de la Tour n'en restèrent pas là. Comme elle demeu- rait habituellement à Lyon, elle était à portée de faire beaucoup de commissions pour son locataire. Elle, ses fils et ses filles, se mirent entièrement à son service. Les fournitures pour le costume d'Ar- ménien leur donnèrent surtout beaucoup d'em- barras, depuis les fourrures pour le bonnet jus- qu'aux ceintures roses, vertes ou bleues, et aux lacets jaunes pour les bottines.

Mme Boy de la Tour, non contente de donner à Rousseau son logement de Motiers, lui en prépara un autre sur la montagne, plus agréable pendant l'été. Il ne parait pas qu'il l'ait jamais habité '.

Jean-Jacques, qui n'aimait à rester l'obligé de personne, se félicite de son coté d'avoir rendu un

1. Fritz-Berthoub, VI.

212 LA VIE ET LES ŒUVRES

service signalé à cette aimable famille. Roguin s'était mis en tête de faire contracter à MUe Boy de la Tour un mariage qui n'était ni dans les goûts, ni dans les convenances de la jeune fille. De concert avec la mère, il réussit à empêcher cette union. M11" Boy de la Tour épousa un M. Delessert. C'est à elle qu'il adressa plus tard ses huit lettres élé- mentaires sur la botanique.

Rousseau s'est souvent plaint de l'accueil qu'il recevait ; il eût mieux fait de se reprocher l'imper- tinence avec laquelle il répondait aux avances qu'on lui faisait. Le Colonel de Pury, un de ses voisins de campagne, homme de mérite et de savoir, caractère franc et loyal, lui écrivit pour solliciter l'honneur de sa connaissance. Voici la réponse que lui fit Rousseau : « Je crois, Monsieur, que je serai fort aise de vous connaître ; mais on me fait faire tant de connaissances par force, que j'ai résolu de n'en plus faire aucune volontairement. Votre franchise avec moi mérite bien que je vous la rende, et vous consentez de si bonne grâce que je ne vous réponde pas, que je ne puis trop tôt vous répondre ; car si jamais j'étais tenté d'abuser de la liberté, ce serait bien moins de celle qu'on me laisse que de celle qu'on veut m'ôter. Vous êtes lieutenant-colonel, Monsieur, j'en suis fort aise ; mais fussiez-vous prince, et qui plus est, laboureur, comme je n'ai qu'un ton avec tout le monde, je n'en prendrais pas un autre avec vous. Je vous salue, Monsieur, de tout mon cœur. » Là-dessus, Jean-Jacques reçut le colonel, alla le voir, trouva chez lui une société aimable, s'y plut et entretint avec lui une liaison assez intime et une correspondance assez suivie '■.

1. Fritz-Berthoud, V, et Appendice.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 213

C'est chez le colonel de Pury qu'il rencontra Du- peyrou1, un des hommes qui, avec Milord Maréchal et Moultou, lui vouèrent l'amitié la. plus chaude et la plus constante.

Dupeyrou était un riche Américain, d'origine fran- çaise, fils d'un conseiller à la cour de justice de Surinam. Il avait des connaissances, du goût pour les arts, et se piquait surtout d'avoir cultivé sa raisou. Son air hollandais, froid et philosophe, son humeur silencieuse, sa simplicité, qui rappelait celle de Milord Maréchal, inspirèrent à Rousseau une certaine considération pour sa personne. Il ne s'engagea pas ; mais il s'attacha par l'estime, et peu à peu cette estime amena l'amitié. « J'ouhliai totalement avec lui, ajoute-t-il, l'objection que j'avais faite au baron d'Holbach, qu'il était trop riche, et je crois que j'eus tort. » Pourquoi tort? Est-ce ainsi qu'il reconnaît quinze années d'affection et de dévouement, sans compter l'affection et le dé- vouement posthumes, les soins que Dupeyrou donna à sa mémoire, l'intérêt qu'il ne cessa de porter à sa veuve, si tant est qu'on puisse appeler Thérèse la veuve de Rousseau. Mais au fond, Jean-Jacques vaut mieux qu'il n'en a l'air, et la Correspondance corrige ici les Co?ifessions. Plus de cent lettres des deux amis ont été publiées ; d'autres, encore iné- dites, sont conservées à la Bibliothèque de Neu- châtel. Sauf quelques boutades ; sauf aussi une éclipse passagère (il y a toujours des éclipses et des boutades dans les amitiés de Rousseau), toutes res- pirent l'intimité et l'abandon. Enfin, Jean-Jacques a

1. D'escherny donne une I celle des Confessions préfé- autre version ; nous croyons | rable.

214 LA VIE ET LES ŒUVRES

donné à Dupeyrou la plus grande marque de con- fiance qu'il ait pu donner à un ami, en lui remet- tant le dépôt de ses œuvres, de sa correspondance et de ses papiers1. Jusqu'à sa mort donc, et au-delà de sa mort, le nom de Dupeyrou se trouvera mêlé à son histoire.

Laliàud désirait avoir dans sa bibliothèque le buste en marbre de Rousseau, avec ceux de quel- ques philosophes célèbres. Rousseau jugea qu'un homme qui voulait avoir sa statue était digne de lui et plein de ses ouvrages. De des relations assez suivies, qui n'eurent lieu d'abord que par lettres. Quand Jean-Jacques vit Laliaud, il éprouva une grande déception : le buste de marbre se trouva être une mauvaise esquisse en terre ; l'homme baissa dans la même proportion, et il ne resta plus qu'un personnage ; très zélé pour lui rendre beaucoup de petits services, pour s'entremêler beaucoup dans ses petites affaires. » Mais ici encore la Corres- pondance rectifie heureusement les Confessions. Que Laliaud n'ait pas été à la hauteur littéraire de Rousseau, cela est assez évident; mais il n'en est pas moins vrai que ce dernier fut, en maintes cir- constances, fort heureux d'avoir recours à lui ; qu'il lui témoigna beaucoup d'amitié, lui écrivit souvent, et presque toujours pour le remercier d'un service rendu, en même temps qu'il lui en demandait un nouveau ; qu'en un mot, il prit l'habitude de le regarder comme une sorte d'homme d'affaires intel- ligent et gratuit, dont il était sûr de ne jamais lasser la bonne volonté. Tout cela méritait un peu

1. Lelire à Dupeyrou, 12 janvier 1769.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

215

mieux qu'une ou deux phrases mordantes et dédai- gneuses *.

Les mêmes observatious s'appliquent à d'Ivernois, encore un malheureux que Jean-Jacques arrange de la belle façon clans ses Mémoires. Ce d'Ivernois, commerçant à Genève, Français réfugié et parent du procureur général de Neuchàtel, « passait à Motiers-Travers deux fois l'an, dit Rousseau, tout exprès pour m'y venir voir ;■ restait chez moi du matin au soir plusieurs jours de suite, se mettait de mes promenades, m'apportait mille sortes de petits cadeaux, s'insinuait malgré moi dans ma con- fidence, se mêlait de toutes mes affaires, sans qu'il y eût entre lui et moi aucune communion d'idées, ni d'inclinations, ni de sentiments, ni de connais- sances... » et ainsi de suite, sur le même ton, pendant plus d'une page2. Ouvrez maintenant la Correspondance , et ce même d'Ivernois, que Jean- Jacques faisait tout pour rebuter et pour chasser, est un des hommes auxquels il écrit le plus souvent, le plus familièrement, le plus cordialement ; il est devenu son bon, son excellent, son tendre ami ; Jean-Jacques lui assigne des rendez-vous de prome- nades, se réjouit à la pensée de le posséder chez lui, se plaint de son silence ou s'inquiète de sa santé, pour peu qu'il tarde à donner de ses nou- velles ; il restreindra avec les autres sa correspon- dance, mais fera toujours pour lui une exception ; il lui parle de ses affaires, lui confie ses secrets, traite avec lui très sérieusement les questions les plus graves, sur le gouvernement et les intérêts de

1. Voir à la Correspondance , les Lettres de Rousseau à La- liaud, du 14 octobre 1764 au

4 avril 1770. 1. XII.

2. Confessions,

216

LA VIE ET LES ŒUVRES

Genève. Il n'a qu'un seul reproche à lui faire, c'est qu'il est « un donneur insupportable », et il ne lui continuera son amitié qu'à la condition qu'il obtien- dra de lui « des comptes si exacts qu'il n'y soit pas même oublié le papier pour les paquets ou la ficelle pour les emballages1. »

D'Escherny avait un peu connu Rousseau à Paris. Il n'usa pas du procédé habituel pour renouer connaissance avec lui : au lieu de faire des avances, il se fit désirer. Ce moyen lui réussit. Il était depuis trois mois à peine dans le pays, que Thérèse lui de- mandait pourquoi il n'était pas encore venu. Le comte d'Escherny, écrivain de troisième ou quatrième ordre, esprit sceptique et railleur, entra plus avant que personne dans la familiarité de Rousseau. Il fut pour lui un peu plus qu'une simple connaissance, un peu moins qu'un ami. Il n'était pas de jour, pour ainsi dire, qu'ils ne se vissent; mangeant continuellement l'un chez l'autre, faisant de la musique en commun, entreprenant de compagnie des excursions perpé- tuelles, quelquefois très longues. D'Escherny était donc parfaitement à même de renseigner la posté- rité sur le compte de Rousseau. 11 n'y a pas man- qué, et, chose remarquable, il n'a pas, comme tant d'autres, été ébloui par sa gloire. A l'en croire, il se permettait de le contredire et de le railler; il a continué de le faire dans ses livres2. Il est le seul, peut-être, qui l'ait traité avec tant de sans-façon ; ne se fâchant jamais contre lui, ne le boudant jamais, mais aussi ne prenant pas trop au sérieux

1. Voir une quarantaine de Lettres de Rousseau à d'Iver- nois, du 22 août 1763 au 26 avril 1768. 2. De Rousseau et des

philosophes dit avili» siècle, t. III des œuvres de d'Escherny, 1811. Éloge de Rousseau, même tome.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 217

ses excentricités et ses boutades. Qui sait, s'il ne dut pas à cette manière de faire l'avantage « de ne s'être jamais brouillé avec celui qui se brouillait avec tout le monde. » Les façons cavalières de d'Escherny ont naturellement mettre en défiance les admirateurs quand même de Jean-Jacques. Sans professer le même culte, il est permis de partager les mêmes soupçons. D'Escherny aime trop l'anec- dote, pour n'être pas tenté d'embellir celles qu'il raconte ; il est trop fier de son amitié avec le grand homme pour ne pas l'exagérer. En définitive, Rous- seau dit à peine quelques mots de lui dans ses Confessions, et les trois lettres qu'il lui écrivit ne témoignent pas d'une grande familiarité. A en juger même par la première en date, on serait porté à croire que d'Escherny n'aurait pas été sans faire des avances à Rousseau, avances auxquelles celui-ci, suivant son usage, aurait été peu empressé de répondre. « On dit votre commerce fort agréable, et moi, je suis un pauvre malade fort ennuyeux ; ainsi, pour l'amour de vous, demeurons chacun comme nous sommes1. » Il est certain malgré cela qu'ils se virent beaucoup pendant plus d'une an- née ; que d'Escherny est au fond très partisan de Rousseau 2 ; qu'aucun autre n'a saisi comme lui certains côtés de sa vie ; qu'il parle de ce qu'il sait. A ces divers titres, ses récits sont précieux et rien ne saurait les remplacer.

D'Escherny travailla, entre autres choses, à ré- concilier Rousseau avec Diderot. Diderot avait fait

1. Lettre à d'Escherny, 2 fé- vrier 1764. 2. Il va jusqu'à regarder ses erreurs et ses

tend à notre faiblesse, pour nous permettre de l'atteindre et de nous élever jusqu'à lui.»

fautes comme « l'échelle qu'il [ Eloge de Rousseau.

218

LA VIE ET LES OEUYRES

les premières avances; d'Escherny parla, écrivit, pria, pressa; Rousseau fut inébranlable. « Je n'en- tends pas bien, dit-il, ce qu'après sept ans de si- lence, M. Diderot vient tout à coup exiger de moi. Je ne lui demande rien; je n'ai nul désaveu à faire. Je suis bien éloigné de lui vouloir du mal; encore plus de lui en faire ou d'en dire de lui. Je sais res- pecter jusqu'à la fin les droits de l'amitié, même éteinte, mais je ne la rallume jamais ; c'est ma plus invariable maxime '. » La démarche de Diderot, conclut d'Escherny, « lui l'ait honneur ; le refus de Rousseau n'est pas le plus beau trait de sa vie 2. » Mais Diderot, à son tour, se vengea cruellement.

Parmi les relations que Rousseau entretint à Motiers, il faut encore citer Seguier de Saint-Brisson, jeune officier, d'une famille très aristocratique, qui, pour suivre les principes de Y Emile, avait donné sa démission et apprenait l'état de menui- sier. Rousseau, qui était moins fou en pratique qu'en théorie, le blâma vivement et lui écrivit à ce sujet la lettre la plus pressante , une lettre toute paternelle, lui représentant en termes touchants la douleur qu'il causait à sa mère et le tort qu'il se faisait à lui-même3. Il réussit à le faire revenir de ses folies, mais il ne put, malgré ses bons conseils, le corriger aussi bien de sa manie d'écrire 4. Rous- seau vit Saint-Brisson deux ou trois fois et fut moins satisfait de sa conversation qu'il ne l'avait été de ses lettres. Enfin, il apprit que son trop fervent disciple n'avait pas su résister aux entraînements

1. Lettre à d'Escherny, 6 avril 1765. 2. D'Escherny, De Rousseauet des philosophe*, etc., ch. XVIII. 3. Lettre à Seguier

de Saint-Brisson, 22 juillet 1764. k. Lettres à Seguier de Saint- Brisson, 13 novembre 1763 et janvier 1765.

DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU. 219

du monde et s'était lancé dans les salons de Paris. De toutes les connaissances que Rousseau fit à cette époque, il n'en cite qu'une à laquelle il ait mis un vér table intérêt de cœur, c'est celle d'un jeune Hongrois, qu'on appelait le baron de Sauttern, mais dont le nom véritable était Sauttersheim. Ce jeune homme vint s'établir à Motiers à cause de lui, afin de former sa jeunesse à la vertu par son commerce. Comment rebuter d'aussi bonnes dispositions ? Saut- tersheim était de belle tournure, aimable, bien élevé; Jean-Jacques s'enticha complètement de lui, le reçut, l'emmena dans ses courses, l'admit dans son intimité, lui donna toute sa confiance; en un mot, ils devinrent inséparables. D'Ivernois assura que c'était un espion envoyé par la France ; en ré- ponse à cette accusation, Rousseau emmena Saut- tersheim à Pontarlier, sur le territoire français, se mettant ainsi à sa merci, puis l'embrassant avec effusion : « Sauttern n'a pas besoin, dit il, que je lui prouve ma confiance ; mais le public a besoin que je lui prouve que je sais bien la placer1. » Espion ou non, il est positif qu'il n'était qu'un vul- gaire chevalier d'industrie. On prit des renseigne- ments sur son compte; personne ne le connaissait à la cour de Vienne, il prétendait connaître tout le monde2. Quand il eut assez de la société de Rous- seau, il partit sous un prétexte quelconque, laissant enceinte la servante de son auberge, et alla faire d'autres sottises ailleurs. Malgré tout, Jean-Jacques continua non seulement de l'aimer, mais de l'aider

1. Confessions, 1. XII. 2. I seau au comte de Zinmndorf,

Lettres de Milord Maréchal à | 20 octobre 1764 ; de Zinzindorf

Rousseau, 29 avril, 29 mai, à Rousseau, 11 et 30 octobre

Il juin, 5 juillet 1763 ; de Rous- 1764.

220

LA VIE ET LES ŒUVRES

de ses conseils et de sa bourse1. Quand ille perdit, ce fut toute une oraison funèbre. « Pauvre garçon ! Pauvre Sauttersheim ! il n'était point sorti de mon cœur, et j'y avais nourri le désir secret de me rapprocher de lui . . . C'était l'homme qu'il me fallait pour me fermer les yeux... Le ciel l'a retiré du milieu des hommes, il était étranger; mais pourquoi m'y a-t-il laissé 2. »

A côté de ces noms, il faudrait citer une foule de Genevois, de Français, de gens de tous les pays et de toutes les conditions, que l'amitié, l'admiration ou la simple curiosité amenait à Motiers. Mais un entre tous, Moultou , fut pleinement agréable à Rousseau, et lui fit passer des moments plus doux qu'il n'espérait en avoir désormais3.

Dans les derniers temps de son séjour à Motiers, une autre visite lui causa un certain bonheur. Mmc de Verdelin avait conçu le projet d'aller « l'em- brasser et lui demander des conseils pour elle et sa fille. » Elle serait si heureuse de pouvoir lui être utile, faire des démarches pour lui, lui envoyer ce dont il avait besoin ! « Je voudrais, ajoute-t-elle, que vous me traitassiez comme votre sœur. Voilà comme je désire être avec vous. C'est ainsi que je vous suis attachée, en y ajoutant la confiance et la vénération qu'on a pour le père le plus chéri *. » Tant de témoignages d'amitié touchèrent Rousseau. 11 alla, chose incroyable, jusqu'à inter-

1. Lettres à Sauttersheim, 20 mai et 21 juin 1764 ; à Laliaud , 15 novembre 1766. 2. Lettre à Laliaud , 19 dé- cembre 1768. 3. Fin de mai 1763, voir la Correspondance de

Rousseau et de Moultou, du 21 mars au 4 juin 1763. 4. Lettres de Mma de Verdelin à Rousseau, 10 mars, 25 avril, 15 décembre 1763.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

221

rompre un voyage commencé, pour se ménager ce rendez-vous tant désiré1, qui, par une sorte de fata- lité, ne put avoir lieu que Tannée suivante. Vers la fin d'août 1763, sans être arrêtée par la situation irrégulière du ménage de son ami, Mmo de Verdelin vint avec sa fille aînée, lui faire une visite de quel- ques jours. Il était précisément, à ce moment-là, en butte à toute sorte de tracasseries et avait grand besoin de consolations. La présence de Mmc de Ver- delin lui fit un peu de bien 2.

Parmi les Genevois qui abondaient à Motiers, ci- tons Roustan, Mouchon3, les deux Deluc, qui pri- rent successivement Jean-Jacques pour leur garde- malade, Clarapède, Perdriau, Marcet4. Et parmi les étrangers, un M. de Feins, capitaine de cavalerie, qui « s'attacha à ses pas pendant deux jours, sans avoir quoi que ce fût à lui dire ; » puis deux gen- tilshommes spirituels et aimables, l'un, le comte de la Tour du Pin. venant de Montauban ; l'autre, M. Dastieu, venant de Carpentras. Mais ils eurent le tort de revenir plusieurs fois dans quel but? Et là-dessus, la tête de Jean-Jacques de travailler et ses soupçons daller leur train. « C'étaient en- core , dit-il , des officiers ou d'autres gens , qui n'avaient aucun goût pour la littérature, qui même, pour la plupart, n'avaient jamais lu mes écrits, et qui ne laissaient pas, à ce qu'ils disaient, d'avoir fait trente, quarante, soixante, cent lieues pour me

1. Lettres à Mmt de Verdelin, 27 mars 1763, 30 juin et 17 août 1764. 2. Lettres de M"><> de Verdelin à Rousseau, 17 no- vembre 1764; 18 mars, Isavril, 18 juillet, 4 septembre 1765;

de Rousseau à Mm0 de Verdelin, 19 août 1764. 3. Lettre de Moullou à Rousseau , 25 sep- tembre 1762. 4. ld., 13 oc- tobre 1762.

222 LA VIE ET LES ŒUVRES

venir voir et admirer l'homme illustre, célèbre, très célèbre, le grand homme, etc. . . C'étaient des mi- nistres, des parents, des cagots, des quidam de toute espèce, qui venaient de Genève et de Suisse, non pas comme ceux de France, pour m'admirer et me persifler, mais pour me tancer et me catéchiser *. » On ne lui laissait pas un moment de répit; aussi, ne manque-t-il pas une occasion de s'en plaindre. Enfin, les choses en vinrent au point qu'il était parfois obligé de s'absenter de chez lui pour éviter quelques-unes de ces bandes qui lui tombaient sur les bras, non plus par deux ou trois, mais par sept ou huit à la fois 2.

Si les visites étaient nombreuses, les lettres l'étaient bien plus encore. 11 fallait répondre à toutes, ou du moins à beaucoup. Autrefois, Rousseau en prenait à son aise ; mais depuis qu'il était devenu grand homme, il se croyait obligé par sa gloire même à la condescendance. Parmi ses nombreuses correspondances, il y en avait qui étaient à la fois utiles et agréables, celle qu'il entretenait avec Moultou, par exemple ; il y en avait qui étaient né- cessitées par les embarras de tout genre que lui avaient suscités ses derniers ouvrages, par la pré- paration d'oeuvres nouvelles , par la réimpression des anciennes, par ses relations et ses occupations exté- rieures, et jamais il n'en eut autant qu'à cette époque. Rousseau était sentimental ; une notable partie de ses lettres étaient toutes de sentiment ; celles, par exemple, qu'il écrivait à une femme tou- jours enthousiaste, toujours difficile à satisfaire, Mmc Latour. Rousseau était prêcheur; ses lettres

1. Confessions. 1. XII. 2. Lettre à d'Ivernois, 25 août 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

223

avaient souvent pour but de donner des avis aux personnes, aux jeunes gens surtout, qui le choisis- saient pour leur directeur spirituel. Il faisait des remontrances à un jeune libertin, auteur de romans obscènes ' ; il prêchait la douceur et le pardon à un père irrité contre son fils 2 ; il donnait de sages con- seils à un jeune marié 3 ; il exposait les devoirs du mariage à de jeunes époux 4 ; il ramenait aux occu- pations de son sexe une demoiselle philosophe et bel esprit5; il adressait à une jeune femme de ses amies, Isabelle d'Ivernois, malheureuse en ménage, des consolations et des encouragements6; il refusait de favoriser le mariage de M11'' Curchod (devenue depuis Mmn Necker) avec l'historien Gibbon ; le vieux Gibbon n'étant pas digne de MUc Curchod7. Enfin beaucoup de ses lettres, connues ou incon- nues, n'étaient fondées que sur un motif de politesse et de convenance, et lui prenaient un temps qu'il aurait préféré employer autrement8.

III

Rousseau n'ayant pas conservé avec Genève des relations très fréquentes, la correspondance suivie qu'il y entretenait avec Moultou ne lui en était que

i. Lettre à M. P. L. C..., dé- cenibie 1762. 2. Lellre à M. X..., 11 septembre 1763. 3. Lettre à Kirchberger, 17 mars 1763. 4. A M. et M™ X..., deux lettres du 26 janvier 1765. 5. Lettre à Mli» D.-M., 7 mai et 4 novembre 1764.

6. Lettre à M""> Guyenet, 1765.—

7. Lettre de Moultou à Rousspau, 1er juin, et Réponse de Rousseuu, 4 juin 176 i. 8. Rousseau trace lui-môme le tableau de ses occupations dans une lettre à M-* Latour du 25 dé- cembre 1763.

224

LA. VIE ET LES ŒUVRES

plus précieuse. Par lui, il se mettait au courant de tout ce qui s'y faisait ; il connaissait ses amis ; ceux qui étaient sûrs, Jalabert, Pictet, Deluc, Roustan ; ceux qui étaient douteux, Vernet, Vernes, Marcet lui-même ; il savait les agissements de ses ennemis, Voltaire et Tronchin en lète1. Les deux amis n'é- taient pas toujours d'accord dans leurs apprécia- tions. En règle générale, Jean-Jacques était pour la défiance. Moultou avait beau lui annoncer que l'o- pinion lui devenait plus favorable ; que dans quel- ques mois, il pourrait revenir purger son décret ; qu'il lui suffirait pour cela de s'aider un peu, de donner des explications ; Jean-Jacques se prêtait peu à ces ouvertures. Des explications lui semblaient friser de bien près des soumissions. Tous ses cor- respondants n'avaient pas d'ailleurs la discrétion et les égards de Moultou. Il faut voir l'accueil qu'il fait à leurs propositions. « Je souhaite de tout mon cœur, dit-il, de revoir Genève, et je me sens un cœur fait pour oublier leurs outrages ; mais on ne m'y verra sûrement jamais en homme qui demande grâce ou qui la reçoit 2. » « En un mot, je ne puis pas dire que je suis fâché d'avoir écrit, puisque, au con- traire, si ce que j'ai écrit et publié était à écrire et à publier, je l'écrirais aujourd'hui et le publierais demain. Les éclaircissements nécessaires sont tous dans mes écrits et dans ma conduite ; je n'en ai pas d'autres à donner3. » « Ce n'est point à l'offensé à demander pardon des outrages qu'il a reçus ; je

1. Lettres de Moultou à Rous- seau, l" juillet, 4 et 21 août, 13 octobre, 9 novembre 1762, 19 mars 1763, et passim.

2. Lettres à Moultou, 25 no- vembre 1765 ; voir aussi Lettre du 13 novembre 1762. 3. Lettre à Deluc. 26 février 1763.

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 225

m'en tiens là1. » La conclusion était que sans doute il ne remettrait jamais les pieds à Genève 2.

Ce n'est pas qu'il consentit à renoncer à son titre de chrétien. Nous connaissons ses raisons. « Là- dessus, écrit-il à Mme de Boufflors, nos lois sont formelles, et tout citoyen ou bourgeois qui ne pro- fesse pas la religion qu'elles autorisent, perd par même son droit de cité 3. »

Est-ce sous l'empire de cette préoccupation qu'il aurait résolu d'étonner le monde par un acte écla- tant de religion et qu'il exprima le désir d'approcher de la sainte Cène ? Son action a été très diverse- ment appréciée : les uns y ont vu une inspiration de la foi et de la piété, les autres, un trait d'hypo- crisie ; les uns l'ont regardée comme un coup de maître, les autres comme une finesse qui n'en pou- vait imposer à personne. On ne peut nier, en tout cas, qu'elle n'ait eu en elle-même, et surtout dans ses conséquences, une grande importance. Il écrivit à cette occasion à son pasteur, M. de Montmollin, une déclaration de foi, de respect et d'attachement à la religion réformée, à laquelle il voulait être uni jusqu'à son dernier soupir4, et Montmollin l'admit à la communion le dimanche suivant « sans difficulté

1. Lettre à Moultou, 17 fé- I Mmt de Bouf fiers, 30 octobre

vrier 1763. Voir aussi Lettres , 1762. 4. Lettre de Iiousseau à

de Marcet à Rousseau, 3 août, Montmollin, 12 août, d'après

et Réponse de Rousseau, 20 août ' l'original, ou, d'après Mont-

1762; de Rousseau à Moul- | mollin, 24 août 1762. Voir

tou, 8 et 21 octobre 1762, j Lettre de Montmollin à Sa7-asin,

etc. 2. Lettres diverses, no- 25 sepieinbre 1762. Voir aussi

tamment du 23 septembre I pour tout ce qui concerne la

1762, à Pirtet ; du 6 juillet, i communion de Rousseau, un

du 15 novembre, du iy déoem- autre ouvrnge de Fr. Ber-

bre 1762 ; du 30 janvier 1763, thoud, J.-J. Rousseau et le

à Moultou. 3. Lettre à pasteur de Montmollin, III.

226 LA VIE KT LES OEUVRES

et même avec empressement ; sans qu'il ait même été question d'explication ni de rétractation1. » Était-ce suffisant? Montinollin le crut. On lui avait recommandé Rousseau comme « une personne de mérite et de mœurs ; » il avait pu admirer sa douceur, son affabilité, sa modération, ses aumônes; il l'avait vu fréquenter avec assiduité, respect et dévotion les saintes assemblées, au point d'être de- venu un objet d'édification pour tout le pays ; il avait des motifs de croire qu'il avait renoncé à écrire ; il avait pu juger de sa prudence et de sa sagesse en face des questions indiscrètes ; il en avait obtenu les assurances les plus formelles sur son attachement à la religion réformée et l'expression la plus nette de son désir d'approcher de la sainte table. Rousseau avait d'ailleurs fourni les explica- tions les plus favorables sur les équivoques aux- quelles avait donné lieu son livre. On s'était mépris, avait-il dit, sur ses intentions ; il avait eu, en le composant, un triple but : combattre l'Eglise ro- maine et surtout son principe, hors de l'Eglise, point de salut ; s'élever contre l'ouvrage infernal De l'Esprit et son matérialisme ; foudroyer nos nou- veaux philosophes, qui sapent par les fondements et la religion naturelle et la religion révélée. Enfin Montmollin ne s'était pas livré uniquement à son propre jugement, mais il avait pris l'avis de son cousistoire, sorte d'assemblée de paysans, fort peu compétente sans doute en fait d'orthodoxie ; surtout il avait agi avec l'assentiment de la classe des pas- teurs de jNeuchàtel qui, sans renoncer à poursuivre

1. Lettres à Jacob Vernet, I à Mm* de Bouf/îers, 30 octobre 31 août; àMoultou, septembre; 1 1762.

DE .lEA.V-.lACQl ES KOI SSEAE.

•>>■

Y Emile, avait cependant incliné vers le parti de la charité et de la tolérance1. Ces raisons, quoique présentées avec beaucoup d'art, n'eurent pourtant pas l'avantage d'être unanimement acceptées.

Rousseau, qui comptait sans doute sur sa com- munion pour se réhabiliter dans l'esprit de ses con- citoyens, ne manqua pas d'en informer ses amis, et même un peu ses adversaires2. Grande nouvelle en effet, qui d'abord parut répondre à son attente. « Votre lettre à M. de Montmollin, lui répondit Moultou, a ranimé le courage de vos amis. On en a bien deux cents exemplaires8. » Par malheur il n'y rut pas que les amis à la lire. Vernet la lut, ce qui ne l'empêcha pas, comme on sait, de publier sa ré- futation de Y Emile ; Sarasin la lut aussi et prit en main les intérêts de l'orthodoxie protestante. «L'ou- vrage, d'après M. Rousseau, porte avec soi tous ses éclaircissements ; mais c'est précisément, dit Sa- rasin, parce que le livre est assez, et trop clair, qu'il n'est pas possible, ne fût-ce qu'à cause de l'é- dification publique, d'en admettre l'auteur à la communion , sans une rétractation formelle des principes d'incrédulité qu'il a mis au jour, et qui sont connus de l'univers \ » Voilà donc, dès le premier jour, deux courants, et entre les deux, le pauvre Montmollin désorienté, car il aurait bien voulu satisfaire tout le monde, et par surcroit, remplir ses devoirs de pasteur.

Chacun, à Genève, s'intéressait à cette affaire ; Rousseau et Montmollin étaient assaillis de visites

]. Lettre de MonimoUin à Sa- rasin. s. (i. 2. Lettres à Jn- cob Vernet, 31 août, et à Moul- tou, 1er septembre 17J2.

3. Lettre de Mou'tou à Bous- sruu, 22 septembre 17ô2.

4. Lettre de Sarusin à Montmol- lin, 14 septembre 1762.

228 LA VIE ET LES ŒUVRES

et de questions ; on aurait voulu exploiter la lettre de Montmollin à Sarasin comme on avait fait de celle de Rousseau; il n'est pas d'instances qu'on n'ait tentées auprès du pasteur, pour en obtenir la publication ou au moins des copies. La connaissance de cette lettre, disait d'Ivernois, est d'une absolue nécessité. On n'en espérait rien moins que la revi- sion du procès de l'Emile et le retour de Rousseau dans sa patrie !. Montmollin, malgré son désir d'être utile à son paroissien, ne se prêta qu'à moitié à ces demandes.

Ceux des partisans de Rousseau qui l'auraient voulu plus chrétien n'étaient pas, du reste, les moins empressés à solliciter la publication de la lettre. Ils espéraient, en effet, qu'elle favoriserait le retour complet à la religion de leur illustre compatriote, retour que hâterait encore la douceur et la tolérance du pasteur2.

Ainsi l'on ne rêvait à rien moins qu'à convertir l'auteur du Vicaire savoyard. Montmollin s'attacha à cette ingrate besogne avec un zèle qui, plus d'une fois sans doute, dut faire sourire le néophyte. Il multiplia auprès de lui ses conversations et ses exhortations ; stimulé par Sarasin. il lui proposa une formule de rétractation, ou du moins, lui de- manda des explications écrites. Un moment, il s'ima- gina être à la veille de réussir. « Entre nous, dit-il, je crois qu'il ne s'écoulera pas bien du temps pour que le public et l'Eglise ne reçoivent de l'édification de la part de M. Rousseau. L'ouvrage est heureu-

1. Lettre de d'Ivernois, 23 no- 2. Lettre de Roustan à Mont- verobre 1762, et de Deluc, ' mollin, 18 octobre 1762. 22 janvier 1763, à Montmollin. \

DE JEAISWACQUES ROUSSEAU. 229

sèment commencé, et je crois que je l'amènerai à sa perfection1. » Brave pasteur! sa naïveté aurait de quoi surprendre, si Jean-Jacques n'avait lui-même travaillé à l'entretenir. Non content de subir tous ' les sermons qui lui étaient infligés, n'alla-t-il pas jusqu'à annoter et corriger de sa main une lettre, précisément la fameuse lettre du 2o septembre, dans laquelle Montmollin exposait ses sentiments reli- gieux. Plus tard, quand il fut brouillé avec Mont- mollin, il chercha, il est vrai, à atténuer la valeur de cet acte, à montrer qu'il n'était pas responsable des idées qu'on lui prêtait2; mais ses annotations et ses corrections peuvent-elles être autre chose qu'une approbation, aussi bien de ce qu'il avait laissé que de ce qu'il avait écrit ?

Une maladie qu'il fit alors vint encore réchauffer le zèle du pasteur3; mais les exhortations suprêmes ne furent pas plus efficaces que les autres. Jean- Jacques guérit et ne donna point à l'église protes- tante l'édification tant désirée \

La communion de Rousseau prêtait au ridicule auprès des libres-penseurs; Voltaire n'eut garde de laisser échapper une aussi bonne occasion de plai- santer5. Rousseau d'ailleurs , en parlant de Voltaire, montra que, lui aussi, savait au besoin avoir de l'es- prit et manier agréablement la plaisanterie6.

1. Lettres de MontmoVin à Rouslan, 30 octobre 1762. 2. Lettre à Dup»yrou,S août 1 7R5. 3. Lettres de Rousseau à Moul- tou, l'J décembre; de Mnntmni- lin à Sarnain, tin duce libre

1702. 4. Leitf'S de Surasin à Montmo'Un, y février et ci mars

1703. o. Lettres de Voltaire à Damilaville, 9 et 18 septembre

1 762, et Réponse de Damilaville ; à d'Alemhert, 15 septembre, et Réponse de d'Alemhert, le 23 septembre 1 7»,2. 6. Voir par exemple la Coure rsaiiim dp

M. de VoHaire ara- un i e srs

ouvriers, dans une lettre à

A/-e de Bouf fiers du 30 no- vembre 1732.

230

LA VIE ET LES ŒUVRES

Mme de Boufflers , presque la- seule personne qui eût conservé avec Rousseau une certaine liberté de langage, le blâma nettement. L'autre s'expliqua, donna des raisons, dit des choses dures, et chacun, comme il arrive d'habitude , garda son sentiment. Mmede Boufflers ne voyait dans la conduite de Rous- seau qu'une habileté qui n'en imposerait à personne et donnerait une nouvelle prise à ses ennemis; Rousseau, plus convaincu ou plus adroit, présenta sa communion comme un acte de conscience et de loyauté, et sans rien rétracter de ses idées, se donna comme un bon chrétien et un calviniste fervent. 11 avait l'absolution de son pasteur; bien exigeant serait celui qui lui en demanderait davantage1.

On comptait sur la communion de Rousseau pour préparer son retour à Genève. Il est certain qu'on manœuvra dans ce sens , et peut-être aurait-on réussi, si le principal intéressé s'était prêté aux bons offices de ses amis. « Des foules de Genevois, dit- il , sont accourus à Motiers , m'embrassant avec des larmes de joie, et appelant hautement M. de Montmolliu leur bienfaiteur et leur père. Il est même sûr que cette affaire aurait des suites, pour peu que je fusse d'humeur à m'y prêter2. »

Deluc,le plus ardent des amis de Rousseau, avait tout un plan à ce sujet. Plus de quatre cents ci- toyens et bourgeois s'étant abstenus de voter aux élections des magistrats, « Je n'ignore pas, écrivit Deluc, que la violation de nos lois à votre égard en est le principal motif. J'ai vu MM. les syndics,

1 . Lettres de Mm° de Boufflers à Rousseau, 22 octobre, 10 no- vembre, 15 décembre 1762; Ré- ponses de Rousseau , 30 octobre

et 26 novembre 1762. Conf., 1. XII. 2. Lettre à flf™» de Boufflers, 30 octobre 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSI' AU. 231

que j'ai trouvés disposés à concourir à mes vues, pourvu que je leur remette les raisons de Mons:eur votre pasteur, qui Tout déterminé à vous admettre à la sainte Cène... Je leur remettrai la lettre de M. le professeur de Moutinollin , et je ne doute pas qu'ils ne soient satisfaits... Si mon plan réus- sit, comme je l'espère, vous viendrez alors à Genève... Dès que vous seriez arrivé, nous irions ensemble chez M. le premier syndic, auquel vous diriez ce que vous jugeriez à propos. Vous com- munieriez à Noël; huit jours après, vous donneriez votre suffrage au Conseil général, pour l'élection de MM. les syndics , sans aucune formalité préli- minaire. Par ce moyen, vous seriez réhabilité, et vos envieux auraient la bouche fermée1. » D'autres engageaient Jean-Jacques à venir et à se présenter, entouré de ses amis, dans la pensée que le Conseil n'oserait jamais l'expulser; ou bien, comme Moul- tou , voulaient qu'il donnât des explications. On sait la manière dont il répondait à ces ouvertures. Le pays, au fond, était très divisé. Voltaire avait de nombreux partisans, surtout dans l'aristocratie; plusieurs cependant, même parmi les membres des Conseils, ne voyaient pas sans inquiétude les con- séquences possibles de ces conflits et n'auraient pas été fâchés de rouvrir la porte à leur illustre conci- toyen. A une condition toutefois, c'est qu'il ferait quelque soumission, ou au moins, donnerait des explications. Quel est le tribunal qui consent à se déjuger sans nouveaux motifs? Quant au peuple, il tenait franchement pour Jean-Jacques Entre les

1. Lettre de De lue à Rousseau, j Maugras, ch. xi. 23 novembre 1762. Voir G.

232 LA VIE ET LES ŒUVRES

deux, le clergé, qui était à la fois peuple et aristo- cratie , qui avait une mission de paix , aurait voulu la conciliation. >Tous savons que, parmi les pasteurs, il y en avait que les idées religieuses de Rousseau n'offusquaient qu'à moitié : n'étaient-ils pas couverts par Montmollin, le propre pasteur de Jean-Jacques? Du reste , comme on n'avait guère qu'à choisir entre l'impiété de Rousseau et celle de Voltaire, il ne pouvait y avoir d'hésitation. Voltaire lui-même, avec sa légèreté habituelle, aurait assez facilement pris son parti du retour de son adversaire. Il s'y était attendu dès le principe. « Jean- Jacques reviendra, avait-il dit. Les syndics lui diront : Monsieur Rous- seau, vous avez mal fait d'écrire ce que vous avez écrit; promettez de respecter à l'avenir la religion du pays. Jean-Jacques le promettra , et peut-être il dira que l'imprimeur a ajouté quelques pages à son livre1. » Mais précisément Jean-Jacques ne voulait entendre parler ni de rétractation, ni de promesses, ni de soumission d'aucune sorte. Ses amis s'y étaient employés, mais en vain. Il en revenait toujours à son refrain : « Depuis quand est-ce à l'offensé de demander excuse? Que l'on commence par me faire la satisfaction qui m'est due; je tâcherai d'y répondre convenablement2. » On était loin de s'entendre.

Cependant Jean-Jacques n'avait pas attendu ces satisfactions, qui ne devaient jamais arriver, pour préparer sa défense. L'idée lui en avait été suggérée par Moultou 3. Il est vrai de dire que d'abord il la rejeta vivement 4. Moultou s'était alors offert à faire

1. Lettre de Moultou à Rous- j Moultou à Rousseau, 22 juin et seau, 7 juillet 1762. 2. Lettre | 1er juillet 1762. 4. Lettre à à M. X., 1763. 3. Lettres de \ Moultou, 6 juillet 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 233

lui-même le travail, à la condition que Rousseau lui donnerait un canevas1. Celui-ci, que son expul- sion du canton de Berne rendait plus accommodant, accepta l'offre de Moultou, mais refusa de lui don- ner le canevas demandé, quoique certainement la lettre qu'il écrivit à Marcet, sous le couvert de Moul- tou lui-même, en pût bien tenir lieu. On la croirait rédigée par un vieux procureur chicanier. Jean- Jacques y réduit ses moyens de défense à six chefs : Sa Profession de foi est-elle si évidemment con- traire à la religion établie à Genève, qu'on ait pu se dispenser de consulter les théologiens? Jean- Jacques Rousseau est-il l'auteur du livre qui porte son nom? Comment s'est-on dispensé de le lui de- mander? 3° Le Parlement de Paris, prétendant que le livre a été imprimé à Paris, a, par une procé- dure irrégulière, décrété l'auteur sans l'entendre; le Conseil de Genève n'a pas même ce prétexte. La Profession de foi est- elle l'expression des sen- timents de Rousseau , ou la citation d'un écrit dont il se fait simplement l'éditeur? A l'égard du Con- trat social , si l'on admet avec l'auteur qu'une reli- gion est toujours nécessaire à la bonne constitution d'un Etat, se trouve-t-on obligé d'en conclure que le Christianisme est cette religion indispensable à toute bonne législation civile? Ne peut-on pas re- garder par exemple Sparte et Athènes comme ayant été bien constituées, quoiqu'elles n'aient pas cru en Jésus-Christ? Et si l'auteur s'est trompé à cet égard, a-t-il commis un crime punissable, une hé- résie, ou une erreur politique? Ses deux grands principes de gouvernement sont que, légitimement,

1. Lettre de Moultou à Rousseau, 9 juillet 1762.

234

LA VIE ET LES ŒUVRES

la souveraineté appartient toujours au peuple, et en second lieu, que le gouvernement aristocratique est le meilleur de tous : que peut-on trouver à Genève de blâmable à ces deux principes ' ?

Moultou se mit au travail en tremblant. Il savait qu'il n'était pas toujours facile de servir son ami. Rousseau, tout en répétant qu'il ne voulait rien dire, ne lui ménageait ni les avertissements, ni les en- couragements. « Je ne veux point voir votre ouvrage, disait- il, mais je dois vous avertir que si vous l'exécutez comme j'imagine, il immortalisera votre nom. Mais vous serez un homme perdu2. » L'œu- vre n'allait pas vite. En octobre, elle était à peine commencée3; en novembre, il était question de l'a- bandonner4. Cependant, le 25 novembre, Moultou veut envoyer ce qu'il a fait ; mais Jean-Jacques ne veut rien voir5. Enfin, quand le mémoire fut fini, on renonça à l'imprimer. D'autres événements étaient survenus et Rousseau s'était lui-même chargé de sa défense 6.

Quant à Moultou, ce qu'il y gagna, ce fut de se faire exclure de la compagnie des pasteurs. Il est vrai que lui-même désirait la quitter. On aurait toléré son amitié pour Rousseau; on ne supporta pas la façon compromettante et souvent peu ortho- doxe dont il la manifestait 7. Mais il n'eut pas

1. Lettre à Marcet, 24 juillet 1 762.-2. Lettre à Moultou, 1 1 juil- let 1 762. Voir aussi les lettres du lo, du 24 juillet et du 10 août, et celle de Moultou à Rousseau du 21 août 1762. 3. Lettre à Moultou, 8 octobre 1762. 4. Lettre de Moultou à Rousseau, 9 novembre, et Ré-.

ponse, 13 novembre 1762. 5. Lettre de Moultou, 25 novem- bre 1762. 6. Lettre de Moul- tou à Rousseau, 4 janvier, et Ré- ponse, 17 janvier 1763. 7. Lettres de Moultou à Rousseau, 16 novembre 1762,13 avril 1763; de Rousseau à Moultou, 19 dé- cembre 1762, 18 avril 1763.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

235

même la reconnaissance de l'homme pour qui il faisait tant de sacrifices, y compris celui de son de- voir. Les deux amis furent plus d'un an sans s'é- crire. Les motifs de cette interruption de correspon- dance ne sont pas bien connus. On a dit que Moul- tou s'était offensé de certains reproches blessants de Rousseau. On peut, en tout cas, affirmer sans témérité que la faute n'en fut pas à Moultou. Ce fut lui pourtant qui revint le premier, et au moment parurent les Lettres de la Montagne, c'est-à-dire dans une circonstance son admiration dut être tempérée par bien des réserves, Moultou se livra avec abandon et simplicité; l'autre se montra méti- culeux et déclamateur.

Ici, comme, du reste, dans presque toutes ses ami- tiés, Jean-Jacques n'eut pas le beau rôle1. Un peu plus tard, il eut pourtant un bon mouvement. « Je sens, écrivit-il à Moultou, le prix de ce que vous avez fait pendant que nous ne nous écrivions plus. Je me plaignais de vous, et vous vous occupiez de ma défense. On ne remercie pas de ces choses-là, on les sent; on ne fait point d'excuses, on se cor- rige 2. »

IV

La vraie défense de Rousseau est dans sa Lettre à V Archevêque de Paris 3.

Les réfutations de Y Emile pleuv aient de toutes

1 . Lettre de Moultou à Rous- seau, 23 novembre 1764, et Ré- ponse de Rousseau, 7 janvier 1765. 2. Lettre à Moultou, 9 mars 176o.— 3. Jean-Jacques

Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont, arche- vêque de Paris, daté du 18 no- vembre 1762.

236 LA VIE ET LES ŒUVRES

parts. Rousseau ne pouvait ni ne voulait répondre à tout le monde; il était bon néanmoins qu'il répon- dit à quelqu'un. En homme qui n'entend pas se dé- rober et ne redoute pas le combat, il choisit, parmi ses adversaires, celui qu'il jugea le plus digne de ses coups, l'Archevêque de Paris. Il pouvait, dit-il modestement, lui répondre sans s'avilir; c'était un cas à peu près semblable à celui du Roi de Po- logne1.

Le Mandement de l'Archevêque de Paris n'est pas simplement une condamnation et un acte d'autorité épiscopale ; il est de plus un véritable traité, l'on donne des raisons, l'on discute des idées et des textes. Il n'est, il est vrai, ni aussi profond que la réfutation de Gerdil, ni aussi complet que celle de l'Evèque du Puy; mais outre sa valeur intrinsèque, qui est très grande aussi, il emprunte à la situation et à la personne de Christophe de Beaumont une importance dont il faut tenir un compte sérieux. Christophe de Beaumont était, en effet, par ses qua- lités personnelles, par sa modération et sa sagesse, par son orthodoxie et son savoir, par la sainteté de sa vie et la pureté de ses mœurs, éminemment pro- pre à faire goûter sa doctrine. Jean-Jacques lui- même lui rend justice à cet égard et déclare qu'il l'a toujours estimé, tout en plaignant son aveugle- ment.

Rousseau appartenant au culte protestant, l'Ar- chevêque eut le bon goût de ne pas le traiter en catholique. Il était facile d'ailleurs de ne lui oppo- ser que des raisons et des textes également accep- tés par les catholiques et les protestants, et ses con-

1. Confessions, 1. XII.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 237

damnations à Genève, à Berne, en Hollande, à Neu- chàtel, montrent suffisamment qu'il s'attaquait au christianisme tout entier. Rousseau n'en parait pas moins fort surpris qu'un évè jue catholique se per- mette de juger un auteur protestant; comme il l'a- vait été qu'un parlement français jugeât un citoyen de Genève. D'où il faut conclure apparemment que le titre d'étranger est un brevet universel d'impu- nité.

En général, Rousseau aime à parler de lui. Mis directement en cause et appelé à défendre ses opi- nions et sa personne, il avait une bonne occasion de satisfaire son goût. Il l'ait l'histoire de sa vie ; il se pose en victime ; on a abusé contre lui de toutes les règles de la justice; on l'a mal connu, mal jugé, on a voulu le déshonorer; on l'a outragé, injurié, calomnié. Qu'on lise ses livres, et il sera justifié. A l'entendre, il n'y en a pas un qui ne respire les plus pures maximes de la vertu et de la religion. Il est chrétien ; chrétien de Jésus-Christ et non des prêtres; chrétien des devoirs et non des dogmes.

Il s'élève avec indignation contre le reproche de mensonge et de mauvaise foi que l'Archevêque lui a adressé à plusieurs reprises. C'est alors surtout qu'il devient éloquent. Et à propos de YÉmile : « Quand j'aurais eu tort dans quelques endroits, dit-il; quand j'aurais eu toujours tort, quelle indul- gence ne méritait point un livre l'on sent par- tout, même dans les erreurs, même dans le mal qui peut y être, le sincère amour du bien et le zèle de la vérité?... Eli! quand il n'y aurait pas un mot de vérité dans cet ouvrage, on en devrait honorer et chérir les rêveries comme les chimères les plus douces qui puissent flatter et nourrir le cœur d'un

238 LA. VIE ET LES ŒUVRES

homme de bien. Oui, je ne crains point de le dire, s'il existait en Europe un seul gouvernement dont les vues fussent vraiment utiles et saines, il eût rendu des honneurs publics à l'auteur d'Emile et lui eût élevé des statues l. »

Voltaire et autres jasèrent beaucoup de cette der- nière phrase. Jean- Jacques avait déjà dit : « Qui- conque ne se passionne pas de moi n'est pas digne de moi2_, » mais au moins ces mots, adressés à une dame entichée de lui, n'étaient pas destinés au public.

Le trait de la fin montre assez que le commence- ment n'est que fausse modestie. Il ne faut pas croire, en effet, que Rousseau soit disposé à recon- naître des doctrines erronées ou dangereuses dans son livre ; il est, au contraire, très résolu à en sou- tenir toutes les idées, et souvent à les accentuer. Il tiendra toujours la Profession de foi, notamment, « pour l'écrit le meilleur et le plus utile dans le siècle il l'a publié. » « Je croirai vous avoir bien répondu, dit-il, si je prouve que, partout vous m'avez réfuté, vous avez mal raisonné, et que, par- tout où vous m'avez insulté, vous m'avez calomnié.» Son principe fondamental est que l'homme est natu- rellement bon , il n'a garde de l'abandonner ; on l'accuse de nier le péché originel, il s'en fait gloire; on l'accuse de ne pas expliquer la nature humaine, le vice, le péché, la méchanceté des hommes devenus grands et réunis en société; il répond qu'il est le seul à rendre compte de ces choses conve- nablement. Peu lui importent le rhéteur Augustin

1. J.-J. Rousseau à Christophe I 2. Lettre à M">e Lalour, 26 sep- de Beaumont, vers la lin. | tembre 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 239

et les théologiens ; il est d'accord avec l'expérience et la raison, sinon avec l'Ecriture. Toute méchan- ceté venant, selon lui, du dehors, il suffit de fermer la porte au vice pour l'empêcher d'entrer jamais dans le cœur de l'homme. D'autres ont, disent-ils, fortifié le cœur contre les passions ; il a fait mieux, il a empêché les passions de naître.

11 n'est pas jusqu'à ses doutes, auxquels il ne tienne comme à des dogmes. En matière grave, quand on doute, c'est le cas de s'instruire, afin de parvenir à la certitude ; mais Rousseau ne douterait-il point parce qu'il veut douter? Ou plutôt, ses objections, présentées sous forme de doutes, ne seraient-elles pas des moyens de faire passer des erreurs très positives?

Et puis, il dit après cela : je suis chrétien ; je suis chrétien protestant ; il a pour lui son propre pasteur, lequel, soit dit en passant, dut être assez embarrassé des éloges qu'il reçut de Rousseau en cette circonstance *. Mais ne peut-on pas lui ré- pondre avec Vernes, qui était protestant aussi : Non, vous n'êtes pas chrétien! Malheureux, si vous étiez chrétien, diriez-vous du christianisme tout le mal que vous en dites? lui contesteriez-vous ses preuves les plus évidentes, les miracles et le témoignage des hommes? l'accuseriez-vous d'être sans influence sur la conduite, sans lien manifeste avec le bonheur de la société? diriez-vous que la morale est tout, et la croyance rien? parleriez-vous comme vous le faites de toutes les religions révélées? affirmeriez- vous que , parmi les religions qui sont ou ont été dominantes, il n'y en a pas une qui n'ait fait à l'hu-

1. Lellre à Montmollin, 28 mars 1763.

240 LA. VIE ET LES ŒUVRES

inanité des plaies cruelles? remettriez-vous le culte aux mains du souverain, et en feriez-vous simplement une affaire de police? voudriez- vous vous en tenir à la seule religion naturelle; et encore...? Vôtre religion universelle, composée de quelques articles, est-ce tout le christianisme? Votre indifférence entre les divers cultes, est-ce le christianisme? Mais non; l'archevêque de Paris n'est pas chrétien, les saints Pères, les théologiens, les prêtres, les fidèles, tous ceux qui ont étudié, professé, prêché le chris- tianisme ne sont pas chrétiens! Nul, sauf Rousseau, n'entend et n'a jamais entendu le vrai christianisme; Rousseau seul est chrétien!

Il faut voir comme il donne à l'archevêque des leçons de religion ; comme il prétend le convaincre d'être aussi peu fidèle à l'esprit du christianisme qu'aux maximes, et surtout à la pratique de la vraie religion de charité, dont lui, Rousseau, est le doc- teur et l'apôtre.

Tl ne se contente pas en effet de se défendre, et n'est pas embarrassé de porter l'attaque dans le camp ennemi. Mais, qu'il attaque ou se défende, il montre les qualités du polémiste le plus con- sommé. On peut lui reprocher, comme toujours, d'abuser du paradoxe ; mais ses sophismes sont pré- sentés avec tant d'art qu'il était difficile d'avoir tort avec des apparences plus complètes de sincérité, et même de vérité.

On a dit que l'archevêque, en voyant la Lettre, fut attéré du coup qu'il avait indiscrètement pro- voqué ; qu'il cessa de parler de Rousseau, et que, s'il en disait quelques mots, c'était pour faire l'éloge de son caractère et de ses vertus '. Ce fait, qui n'est

1. Note de l'édition Poinçot.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 241

fondé sur rien, est contredit par la vie tout entière de Christophe de Beaumont. L'évêque qui ne cessa de combattre les jansénistes, le Parlement, Mmc de Pompadour, les incrédules; qui ne recula, quand il s'agissait du devoir et de l'honneur de la religion, ni devant les menaces, ni devant les exils répétés, n'était pas l'homme à se laisser effrayer par le phi- losophe de Genève. Il en avait vu bien d'autres. Ne serait-ce pas au contraire Rousseau qui aurait été effrayé du tort que pouvait lui causer la condamna- tion d'un prélat universellement respecté, et à qui Grimm lui-même ne pouvait refuser son estime1? Si Jean-Jacques lui répondit et ne répondit qu'à lui, c'est apparemment qu'il le jugea plus redou- table que les autres. Il voulut faire croire que l'œuvre signée par l'archevèqi*e n'était pas son œuvre, mais lui avait été soufflée et imposée, c'était, il n'en faut pas douter, afin d'en diminuer l'effet.

M. de Beaumont est trop bon, dit-il, pour avoir voulu m'offenser ; mais, quelque bon qu'il fût, il ne pouvait se dispenser de donner à son diocèse un pareil mandement après le procédé du Parlement1.

Qui ne sait au contraire que Christophe de Beau- mont, loin de se mettre à la remorque du Parle- ment, résista toute sa vie à ses tendances jansé- nistes?

Quand Rousseau fut décidé à écrire sa Lettre , il oublia la fière déclaration qu'il avait faite jadis de ne jamais se faire imprimer en Hollande, et il s'adressa à Rey pour l'impression. Ses premières

1. Corresp. littér., 1er sep- tembre 1763. 2. Lettre d'un jeune homme- à son père, Bibl. univers, de Genève, 1er jan-

vier 1836. Voir aussi : Chris- tophe de Beaumont, par le P. Regnault, S. J., t. II, 1882.

L6

242 LA VIE ET LES ŒUVRES

ouvertures datent du 16 novembre J762; il promet- tait que l'ouvrage serait prêt vers les Rois. Il ne faut donc pas trop s'attacher à la date du 12 no- vembre 1762 qu'il lui donne. Au 12 novembre, il ne l'avait pas même fini, et il ne le fit paraître que dans le mois de mars suivant. Comme toujours, il fit à l'imprimeur force recommandations, lui demanda le plus grand secret; mais, contrairement à son habitude, il fit peu de corrections et de cartons, et fut assez satisfait de l'exécution. Afin d'escompter, en quelque sorte, les contrefaçons, que rien ne pou- vait empêcher, il engagea Rey à s'arranger avec deux ou trois libraires étrangers, qui tireraient en même temps que lui et sur ses propres feuilles ; mais Rey ne parait pas avoir goûté ce conseil '.

La Lettre à Christophe de Beaumont faisait double emploi avec le travail de défense que préparait Moultou. Cependant, à la fin de décembre, il était encore question de le faire imprimer ; mais on ne tarda pas à y renoncer. Du reste, on dirait que Rousseau hésitait à faire paraître son propre livre. 11 chercha même à en arrêter la publication, mais il était trop tard. « Je trouve, écrivait-il à Rey, mon ouvrage peu- digne de l'impression. Les disgrâces ont achevé de m'ôter le peu de génie qui me restait... Je l'ai fait trop à la hâte... Quand on parle de soi, il n*est pas permis de s'animer et de s'em- porter, comme quand on défend en général la cause des mœurs et de la justice ; cela fait aussi qu'on est froid en voulant être modéré... Comme l'Arche- vêque ne peut s'offenser d'une défense aussi hon-

1. Voir les Lettres de Rousseau I du 28 mars 1703. à Rey, du 16 novembre 1762 et !

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 243

note et modérée, cet ouvrage ne peut compromettre ni vous ni moi1. » Rousseau, bien entendu, ne croyait pas un mot de ce qu'il disait là. Il savait, mieux que personne, qu'il n'était ni froid ni plat, et il n'était pas homme non plus à se priver, sous pré- texte de modération, de n'importe lequel de ses moyens. Comme l'a dit d'Alembert, aucune consi- dération de convenance ou d'opinion ne l'a jamais arrêté ; il s'est mis à son aise -avec le public de tous les rangs et de toutes les espèces, et cette liberté lui a donné un prodigieux avantage2. L'injure gros- sière n'entrait pas, il est vrai, dans ses allures; mais grossièreté n'est pas force, et sa polémique, pour être, en général, de forme à peu près conve- nable, n'en était pas moins puissante. Il se croit modéré! Qu'aurait-il donc fait, s'il ne l'avait pas été? Le fait est qu'il n'a rien négligé pour accabler son adversaire, ni les raisons bonnes ou mauvaises, ni les raisonnements captieux, ni les railleries, ni les personnalités blessantes. Tout le inonde ne le jugea pas si modéré. Si Mme de Yerdelin et le curé de Grosley approuvèrent sa lettre3, Mme de Chenon- ceaux la trouva bien vive 4 ; Dupeyrou en conclut que le métier d'auteur est incompatible avec la bonhomie5, et Moultou, malgré son admiration, y releva un mot par trop blessant6. Enfin, le Gouver- nement en empêcha rigoureusement l'introduction

1. Lettres à Rey, 29 janvier | 1703. 4. Lettre de Mme de Che- et 5 février 17G3. Voir aussi, ! nonceaux à Rousseau, octobre

Lettres à Moultou, 26 février ; à M. X., 8 mars ; à Mme Verde- Un, 10 avril 1763. 2. D'Alem- bert, Jugement sur Emile. 3. Lettres de Mm* Verdelin à liousseaii, 14 mai et 12 juin

1703. 5. Lettre de Dupeyrou à D'Eschemy, citée dans le livre de Rousseau et les philosophes , ch. XIX. 6. Lettre de Moultou à Rousseau, 30 mars 1763.

244 LA VIE ET LKS ŒUVRES

en France. On prétend que l'exemplaire envoyé à Malesherbes , que celui même qui était destiné à l'Archevêque de Paris furent arrêtés à la poste , de sorte que. dans les premiers temps, l'ouvrage ne se propagea qu'en cachette1. Genève se montra égale- ment sévère et se trouva par entraînée à pros- crire aussi d'autres livres. Voltaire s'en plaint amè- rement. « Voilà, dit-il, ce que nous a valu Jean- Jacques avec sa lettre à Christophe. Ce polisson insolent gâte le métier 2. » .Moultou affirme cepen- dant que le représentant de la France ohtint bien qu'on défendit d'imprimer la lettre, mais non qu'on empêchât de la vendre ; on en vendit en effet cin- quante exemplaires en un jour3. Genève n'avait pas d'ailleurs les mêmes motifs que Paris d'agir à la rigueur, et l'on n'y voyait pas de mauvais œil les attaques adressées à un évêque catholique. Moultou comptait sur cet ouvrage pour montrer que son ami, en détruisant le catholicisme, respectait les points fondamentaux du Christianisme. 11 lui en exprima sa satisfaction et l'assura que ses partisans triom- phaient ; ce qui prouve assurément qu'ils n'étaient pas difficiles. Yernet "lui-même déclara que Rousseau était chrétien, et que c'était sans le vouloir qu'il avait fourni des armes aux incrédules4. « Venez, disait Moultou, et vous finirez tout. » En somme, il ne finit rien du tout; les partis restèrent divisés, et Jean-Jacques était plus dans le vrai quand il

l.Corresp. litlèr.,\eT mai 1763.

Bachaumont, 7 mai 1763.

Lettre de Rousseau à lie y, 28 mars 1763. 2. Lettres de

à Mormon le! , 19 juin 1763. 3. Lettre de Moultou à Rousseau, 19 mars 1763. 4. Lettres de Moultou à Rousseau, 19, 23, 30

Voltaire à d'Argental, 13 juin; ! mars, 26 avril, 4 mai 1763.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

245

disait que sa lettre n'avait fait qu'aigrir les Gene-

vois

Il y gagna presque pourtant le suffrage de Voltaire. Voltaire trouvait bien son amour-propre révoltant, son titre : Jean- Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont , d'une indécence imper- tinente ; en fait de statues , il ne lui en prédisait qu'une, en place de Grève, avec un écriteau dans le goût de INRI ; mais il voyait dans sa petite bro- chure de si bons traits, des pages si sublimes contre cette sainte religion, qu'il déclarait professer, tout en la couvrant d'opprobre et de ridicule ! C'est Dio- gène, disait-il, mais, s'exprimant quelquefois comme Platon2. Voltaire ne regrette qu'une chose, c'est qu'il ne soit pas de la secte. « Il faut, écrit-il à d'Alembert, que vous entriez in nostro digno cor- pore /et qu'ensuite Diderot entre; et, si Jean-Jacques avait été sage, Jean-Jacques aurait entré ou serait entré ; mais c'est le plus grand petit fou qui soit au monde. Il y a des choses charmantes dans sa Lettre à Christophe*. »

La Lettre à Christophe de Beaumont était destinée à répondre aux adversaires de France ; les Lettres de la Montagne eurent pour objectif ceux de Genève. Mais cet ouvrage est tellement lié à une série de faits auxquels nous consacrerons le prochain cha- pitre, qu'il vaut mieux attendre ce moment pour en parler.

1. Lettre à Moultou , 16 avril 1763. 2. Lettres de Voltaire à Helvétius , mars et 1er mai; à

d'Argental, 13 et 25 avril 1763. 3. Lettre de Voltaire à d'A- lembert, 1er mai 1763.

246 LA VIE ET LES ŒUVRES

On lit dans le Contrat social^ : « Il est en Eu- rope un pays capable de législation, c'est File de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériterait bien que quelque homme sage lui apprit à la conserver. J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera l'Europe. » Or, par une de ces chances heureuses , comme il ne s'en rencontre pas deux dans la vie d'un homme , il se trouva que ce rêve de Rousseau allait se réaliser ; que cet homme sage, ce législateur d'un peuple si digne de la liberté ne serait autre que lui-même. Quelle gloire! Quelle belle occasion d'appliquer ses théories! La Corse, après avoir secoué le joug" des Génois, était en quête d'une législation, et l'on allait le prier d'en être le père. C'était sans doute la phrase du Contrat social qui lui attirait cet hon- neur 2 ; cependant on s'adressa aussi à Mably, à Diderot, et même, a-t-on dit, à Helvétius. Diderot refusa, parce qu'il jugea que l'entreprise était au- dessus de ses forces3; Mably fit un travail assez misérable, que nous n'avons pas à juger ici ; Rous- seau se mit à l'œuvre, non sans trembler, mais afin de répondre au moins par son zèle à un si beau dessein.

Il est heureux et fier de la mission qui lui in- combe et ne s'en défend pas. « Sa seule idée, dit-il,

1. L. II, ch. X. 2. Lettre de I 1764. 3. BaCHAUMONT, 21 Buttafuoco à Rousseau, 31 août | novembre 1764.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

247

m'élève l'âme et me transporte... soyez sûr de moi; ma vie et mon cœur sont à vous1.

La nouvelle des lauriers qu'il allait cueillir circula rapidement. Un peuple à instituer est un événement assez rare, assez extraordinaire, assez glorieux pour commander l'attention. Le public attendait le nouveau législateur à l'œuvre 2. Les amis ne lui mé- nagèrent pas les encouragements. Lord Maréchal, le prince de Wirtemberg, le- comte de Zinzindorf, Deleyre, Mme de Chenonceaux, Mma de Yerdelin le félicitèrent à l'envi3.

Le personnage principal avec qui il entra en re- lations dans cette circonstance fut un capitaine corse au service de la France , nommé Buttafuoco. Un commerce de lettres suivi s'établit entre eux4. Paoli, le libérateur de la Corse, parut moins osten- siblement daus l'affaire; mais, s'il n'en fut pas l'ins- pirateur, il s'y prêta au moins volontiers. Sa corres- pondance avec Rousseau n'a pas été publiée et le serait difficilement sans doute ; car la Bibliothèque de Neuchàtel n'en parait pas posséder la moindre trace ; d'après Bachaumont, un gentilhomme anglais qui l'avait vue, avait déclaré qu'elle faisait égale- ment honneur à l'un et à l'autre5. Dès sa première réponse, Jean-Jacques fait ses conditions, et l'on

1. Lettres à Buttafuoco , 22 septembre; au prince de Wir- temberg, 15 novembre; à Mi- lord Maréchal, 8 décembre 1 764. 2. Corresp. littér., 1er no- vembre 1764. 3. Lettrées à Rousseau de Mme de Verdelin, 6 novembre ; du comte de Zin- zindorf, 20 novembre; de Mme de Chenonceaux, novembre; du

prince de Wirtemberg , réponse à la lettre de Rousseau du 15 no- vembre ; de Milord Maréchal, 24 décembre 1764; de M""> de Verdelin, 8 janvier; de Deleyre, 18 février 1765. 4. Corres- pondance de Rousseau avec Butta- fuoco, du 31 août 1764 au 19 oc- tobre 1765. 5. Bachaumont, 18 avril 1767.

248 LA VIE ET LES ŒUVRES

doit reconnaître que, sauf un point, qui, par malheur, est un point fondamental, il pose convenablement la question et saisit bien la difficulté. Ce qu'il ne voit pas, ce que presque personne de son temps ne voyait, c'est qu'une constitution ne se fabrique pas tout d'une pièce , comme une statue qu'on coule dans un moule, mais est le résultat des mœurs, des traditions, des coutumes, de toute la vie antérieure d'un peuple. Dans ce sens, il n'y a pas de pays neuf, la Corse, pas plus qu'un autre. Il semble même que Rousseau eut une idée vague de cette vé- rité. Il avait, il est vrai, contribué plus que per- sonne à accréditer l'erreur des constitutions à priori ; mais que de fois chez lui la pratique corri- gea la théorie !

Il faut avoir une bien grande confiance dans ses propres lumières et dans l'excellence de ses sys- tèmes, pour se mettre en tète de donner des lois à un peuple qu'on n'a jamais vu, et dont on ne con- naît le sol et les habitants que par des cartes, des livres et quelques lettres de renseignements. Tel était le cas de Rousseau. Il sent bien qu'une visite de six mois l'instruirait mieux que cent volumes; mais, sans parler de sa paresse et des fatigues du voyage, il ne sent pas moins qu'il est un penseur et non un orateur, un homme d'étude et non un homme d'action ; qu'il est incapable de traiter une affaire ou de dire deux mots en public. Il reconnaît donc qu'il ferait en Corse une triste figure, et perdrait, en se montrant, tout son prestige et une grande partie de sa valeur1. Aussi, quand les circonstances lui firent dé- sirer plus tard d'aller demander aux Corses un asile,

\ . Confessions, 1. XII.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 249

il entendit renoncer par même à la tache de faire leur bonheur. Il en apportait deux raisons : l'une bonne, c'est qu'il diffère trop de vues avec eux, et l'autre, qui n'est qu'un prétexte, mais qui du reste n'a guère été suivie par ses disciples, c'est que ce- lui qui habite un pays ne doit jamais se mêler « de censurer, de critiquer ou de réformer en aucune ma- nière son gouvernement1. »

Quand on se pose en émule des Lycurgue et des Solon, on devrait demeurer dans les régions se- reines de la pensée ; mais il était dit que le carac- tère personnel et soupçonneux de Jean-Jacques ne manquerait pas une fois de jeter sa note discor- dante au milieu de ses conceptions. Buttafuoco était officier au service de la France et faisait de temps à autre des voyages à Versailles : premier sujet d'inquiétude. Buttafuoco n'était-il point l'agent de Choiseul, chargé par lui de l'espionner et de le compromettre? D'un autre côté, le traité de la France avec Gènes et l'envoi dans l'ile de troupes françaises ne lui disaient rien de bon. Buttafuoco le rassurait, affirmant que la France n'avait que des intentions pacifiques, et, tout au plus, proposerait sa médiation. La conquête de la Corse, qui eut lieu quelques années plus tard, prouva néanmoins que Rousseau n'avait pas si mal vu. Enfin, chose encore plus grave, on fit courir le bruit que les lettres de Paoli étaient supposées et que le faussaire n'était autre que Voltaire2. Rousseau vit le piège, et mal- gré tout, ne put se défendre d'une sorte de crainte d'être mystifié. Il jugea, non sans raison peut-être,

1. Lettre à Buttafuoco , 24 I d'Alembert à Voltaii-e , 3 jan- mars 1765. 2. Lettre de vier 1765.

250

LA VIE ET LES ŒUVRES

que c'était Voltaire lui-même qui avait fait répandre cette fausse nouvelle, afin de satisfaire sa jalousie. Le tour était en effet digne de lui. Mais, que Vol- taire en ait été ou non l'auteur, il est certain qu'il s'en amusa, qu'il en profita, et que son rival en fut troublé dans son œuvre. Ce n'est pas tout : un jour, un certain chevalier de Malte se présenta, de la part de Paoli, chez Rousseau ; mais celui-ci ne con- naissait pas l'écriture de Paoli ; les souvenirs de Choiseul et de Voltaire troublant son jugement, il resta en défiance et ne dit presque rien1. Et puis il aurait voulu voir Buttafuoco et n'en pouvait venir à bout ; il aurait, par moments, voulu aller en Corse (le voulait-il en réalité?). Buttafuoco l'y engageait et l'assurait qu'il lui serait fait bon accueil 2 ; d'autres au contraire, Dastier en tête, ne lui parlaient que des fatigues du voyage, des difficultés de la vie, de la sauvagerie et de la férocité des habitants3. Entre les deux, Jean-Jacques ne vit que le mauvais côté et resta. Il travailla cependant avec une certaine ar- deur, mêlée malheureusement d'hésitations et d'in- termittences; il s'entoura de documents et de rensei- gnements. A la fin, pour suppléer aux inconvénients de l'absence, il envoya même aux informations un jeune Ecossais qui lui avait été recommandé par Milord Maréchal. Ce jeune homme passa cinq se- maines daus l'ile, fut enchanté de son voyage et, à son retour, fit part de ses observations et de son ravissement à Rousseau4. Mais celui-ci, dans l'inter-

1. Lettres à Mme de Yerdelin, 3 février; à Lenieps, 8 février et 3 mars ; à d'Ivemois, 22 avril 1765. 2. Lettre de Bullafuoco

à Rousseau, 11 avril 1765. 3. Confessions, 1. XII ; Lettre à Dastier, 17 février 1765. 4. Lettre à Rousseau, 4 janvier 1766.

DE JEAN-JACQUES ROL'SSEAU. 251

valle, avait quitté la Suisse ; il n'est pas même sûr qu'il ait reçu la lettre. Son œuvre, en tout cas, se trouva définitivement interrompue par son départ précipité. 11 avait demandé quatre ans pour la terminer ; une année seulement était écoulée, et en- core elle avait été troublée par des agitations de plus d'une sorte. Son travail se ressent de toutes ces entraves ; il n'est qu'une ébauche dans sa par- tie la plus avancée et un simple recueil de notes pour le reste.

Il n'eut donc, et ne put avoir aucun résultat pra- tique. Les flatteurs de Rousseau ont prétendu qu'il était arrivé trop tard et lorsque la conquête était déjà faite : mais il n'arriva pas du tout ; car on ne peut donner le nom d'Institutions politiques aux fragments qu'il composa et qu'il avait d'ailleurs abandonnés depuis des années, à l'époque de la conquête. Les motifs qui le firent renoncer à cette entreprise sont difficiles à saisir dans leur ensemble, parce qu'il est toujours difficile de saisir toute la pensée d'un homme. Ils paraissent très complexes. Ceux qu'il cite : ses autres occupations, ses soup- çons, ses découragements, les difficultés qu'on lui suscita et celles qu'il éleva lui-même y ont été pour leur part ; mais la cause déterminante fut son dé- part de Motiers-Travers.

Qu'il cesse donc de s'apitoyer sur ce peuple infor- tuné que, bien malgré lui, dit-il, il entraîna dans sa ruine * ; qu'il cesse de croire que Choiseul, con- naissant bien la plaie la plus cruelle par laquelle il put déchirer son cœur, a fait la conquête de la Corse uniquement pour se venger de lui 2. Ces ex-

1. Confessions , 1. XII. I vrier 1770. 2. Lettre à Sai7it-Germain,2Qîé- j

252 LA VIE ET LES ŒUVRES

travagances ne se réfutent pas. Non, Rousseau ne fit ni bien ni mal aux Corses. On peut déjà regarder cela comme un demi-succès. S'il avait réussi à leur faire adopter ses idées, il est à croire qu'ils seraient plus à plaindre.

Le Projet de constitution pour les Corses a été imprimé pour la première fois en 1861 \ On y re- trouve naturellement beaucoup des idées du Contrat social : la souveraineté du peuple ; la préférence donnée à la forme républicaine ; le régime démocra- tique mitigé, comme en Suisse, par quelques insti- tutions aristocratiques ; la suppression des corps privilégiés, des charges héréditaires, même des charges à vie; enfin, paradoxe assez singulier, le désir de former la nation pour le gouvernement, et non le gouvernement pour la nation. Mais on est surtout étonné des doctrines économiques qui y sont professées. Si Rousseau se sépare heureusement de la secte des économistes par la préférence marquée qu'il accorde partout aux hommes sur les produits, en revanche, il tombe à chaque pas dans le socia- lisme d'Etat. Il avait posé en principe qu'en fait de gouvernement, il en fallait le moins possible, et il ne cesse d'amoindrir l'initiative de l'individu au profit du pouvoir de l'État ; de faire la guerre à l'individu, pour enrichir le trésor de l'Etat. « Loin de vouloir que l'Etat soit pauvre, dit-il, je voudrais au contraire qu'il eût tout, et que chacun n'eût sa part aux biens communs qu'en proportion de ses services... Ma pensée n'est pas de détruire absolu- ment la propriété particulière, parce que cela est im-

1. Œuvres et correspondance I publiées par Streckeisen- inédites de J.-J. Rousseau, j MOULTOU.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 253

possible ; mais de la renfermer dans les plus étroites bornes, de lui donner une mesure, une règle, un frein qui la contienne, la dirige, qui la subjugue et la tienne toujours subordonnée au bien public. Je veux, en un mot, que la propriété de l'Etat soit aussi grande, aussi forte, et celle des citoyens aussi petite, aussi faible qu'il est possible. »

De ces principes découlent une foule de consé- quences : faveurs accordées' aux familles nom- breuses ; réglementation des mariages ; répar- tition des habitants en trois classes , fondées sur l'âge, la propriété territoriale et la famille ; en- couragements au travail, principalement à l'agricul- ture ; peu de commerce, peu de monnaie ; mesures pour que tout le monde puisse vivre et que personne ne s'enrichisse ; domaine public important; impôts considérables et surtout en denrées, réparties dans des magasins publics ; entraves à l'exportation ; lois somptuaires ; lois agraires, pour limiter les acquisitions nouvelles; interdiction des testaments ; pouvoir presque discrétionnaire accordé au gouvernement sur les biens des particuliers.

Pour comprendre du reste ces entraves à la liberté et à l'initiative individuelles, on peut lire la formule du serment imposé à tous les citoyens ; car tous, en un même jour et dans une fête solennelle, doivent « prêter serment sous le ciel et la main sur la Bible : » « Au nom de Dieu tout-puissant et sur les saints Evangiles, par un serment sacré et irrévo- cable, je m'unis de corps, de biens, de volonté et de toute ma puissance à la nation corse, pour lui appartenir en toute propriété, moi et tout ce qui dépend de moi. Je jure de vivre et de mourir pour

254 LA VIE ET LES ŒUVRES

elle, d'observer toutes ses lois et d'obéir à ses chefs et magistrats légitimes en tout ce qui sera conforme aux lois. Ainsi Dieu me soit en aide en cette vie et fasse miséricorde à mon âme. Vivent à jamais la liberté, la justice et la République des Corses. Amen. »

VI

On ne connaît pas bien l'époque à laquelle fut composé Pygmalion. On croit que Rousseau le fit pendant son séjour à Motiers. Il en parle pour la première fois peu de jours après avoir quitté cette retraite. Il était alors à Strasbourg, et avait le désir d'y faire jouer sa pièce J.

Rousseau y signale une fois de plus son goût pour les sentiers non battus. « On parle beaucoup, dit Bachaumont, de l'opéra de Pygmalion : genre unique, un acte, une scène,, un acteur, en prose, sans musique vocale... déclamations dans le goût des drames anciens, avec accompagnement de sympho- nie2. » Le sujet est connu: Pygmalion, le statuaire, contemple Galathée, son chef-d'œuvre, et se déses- père de ne pouvoir lui donner la vie. Tout à coup Galathée s'anime, dit quelques mots ; Pygmalion est en extase et le rideau tombe. S'il fallait comp- ter tous les défauts de cette pièce, on n'en finirait pas. D'abord le sujet est impossible et mal choisi. A notre époque, on peut faire sur un sujet mytho- logique une charge, un divertissement, une pièce légère ou de fantaisie ; jamais une œuvre sérieuse

1. Lettre à Dupeyrou , 17 no- | MONT, 7 juillet 1770. vembre 1765. 2. Bachau-

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 255

et pathétique. Il faut, pour passionner le public, des passions humaines, qu'il comprenne et qu'il puisse partager. Tous les dieux de la fable ne l'attendri- raient pas ; une statue le laissera encore plus froid. Si encore la pièce était en vers ; si les paroles étaient chantées, les vers et la musique, qui trans- portent l'homme dans une sorte de monde idéal, pourraient faire passer bien des invraisemblances ; mais qu'attendre d'un monologue en prose, entre- mêlé, il est vrai, d'intermèdes d'une musique douce et passionnée? Heureux si la musique n'a pas pour effet de faire ressortir l'insuffisance des paroles. Du reste, Pygmalion est de ces œuvres dont la lecture n'est rien, si on ne les voit à la scène ; l'acteur et le musicien y ont pour le moins autant de part que l'auteur.

Rousseau ne se sentit pas de force à faire la mu- sique de sa propre pièce. Il pouvait enfler les pipeaux du Devin, mais il ne connaissait que Gluck qui fut en état de faire la musique céleste d'un morceau tel que Pygmalion. A défaut de Gluck, un négociant de Lyon, nommé Coignet, qu'il connut lors d'un voyage qu'il fit chez Mmo Boy de la Tour, se chargea du travail, sauf un andante de l'ouver- ture et une ritournelle, que Jean-Jacques voulut faire, « afin qu'il y eût quelque chose de lui. » C'est ainsi que Pygmalion fut représenté à Lyon en 1770, d'abord au théâtre, et ensuite dans plusieurs salons, et que plus tard il fut annoncé à Paris et y fut joué avec un grand succès, quoique presque malgré l'auteur. Celui-ci ne voulut même pas de ses droits. Baudron, premier violon de la Comédie française, refit alors la musique de cette pièce, en ayant soin de respecter les parties composées par

236

LA VIE ET LES ŒUVRES

Rousseau, et Berquin se permit de la mettre en vers ; suivant d'aussi près que possible le texte ori- ginal '.

Depuis quelque temps, Rousseau avait le projet d'écrire ses Confessions. Quand il fut arrivé à Mo- tiers, un de ses premiers soins fut de réunir à cet effet et de classer ses lettres et ses papiers, afin de pouvoir reconstituer l'histoire de sa vie. Mais quel ne fut pas son désappointement de constater dans sa correspondance une lacune de près de six mois, d'octobre 1756 à mars 1737, et, dans ses manuscrits, la disparition des Aventures de Milord Edouard et de la Morale sensitive. Quel était le but, quel était l'auteur de cette soustraction? Car il ne douta pas un instant qu'il n'y eut eu soustraction; en outre, il ne lui sembla pas moins évident que le vol avait été commis à l'hôtel du Luxembourg-. 11 lui répu- gnait de soupçonner la Maréchale, quoique la dis- parition des Aventures de Milord Edouard parût prêter à cette supposition; mais quel intérêt Mme de Luxembourg pouvait-elle prendre à la Morale sen- sitive? Le pauvre Jean-Jacques s'y perdait. Cepen- dant, comme il lui fallait un coupable, il jeta, faute de mieux, ses soupçons sur d'Alembert. Il ignorait si d'Alembert avait seulement vu ses papiers ; mais d'Alembert allait quelquefois à l'hôtel de Luxem- bourg ; il pouvait les avoir vus, et, par suite, les avoir volés. La preuve était faible ; mais Jean-

1. Particularités sur le séjour de Rousseau à Lyon en 4770, par Horace Coignet. Inséré au Tableau historique et littéraire de Lyon du 28 décembre 1822; Bachatjmont, 7 juillet 1770,

1er janvier 1771, 28 octobre 1772, 28, 29, 31 octobre et 5 no- vembre 1775, 22 septembre 1780; Année littéraire, 1775, t. III. Correspondance litté- raire, 15 janvier 1775.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 257

Jacques savait se contenter d'un léger indice pour juger un ennemi '.

La disparition de ses lettres occasionnait une lacune fâcheuse dans son œuvre; il prit le parti d'y suppléer de son mieux au moyen de ses souvenirs. Il ne s'était décidé qu'avec peine à écrire ses mé- moires ; mais une fois sa résolution prise, il ne cessa plus de s'y attacher. A l'en croire, il aurait beau- coup trop parlé de son projet ;• il aurait penser, en effet, qu'il serait mal accueilli par bien des gens. On n'aime pas à se voir déshabiller en public, et il est peu de personnes qui aient à gagner à la divulga- tion de leurs faits et gestes. Jean-Jacques avait beau dire qu'il serait plus sévère pour lui que pour les autres; n'avait-il pas dit aussi qu'il ne pouvait se peindre, sans peindre beaucoup d'autres gens2? Il était bien décidé d'ailleurs à se mettre à l'aise avec certaines personnes, avec Mm" d'Epinay, par exemple. Elle l'y avait autorisé, disait-il, par un libelle effroyable, pour lequel elle avait fourni des rensei- gnements contre lui 3. Dès le principe, il vit qu'il ne pouvait faire paraître son livre de son vivant (ce qui ne l'empêcha pas de chercher à le vendre 4) et dès lors il arrêta dans sa pensée le choix de ses deux dépositaires, Dupeyrou et Moultou.

On ne peut citer, à propos des travaux littéraires de Rousseau, l'idée qu'il eut de refaire et de rema- nier les Aventures de Robinson Crusoë, son livre

1 . Confessions, 1. XII ; Lettre à M. L. D. M., 23 novembre 1770. 2. Lettre à Moultou, 30 jan- vier 1763. 3. Lettre à Duclos, 13 janvier 1765. Cette accusa- tion de Rousseau est encore

une de ces suppositions sans fondement, qui n'avaient d'existence que dans son ima- gination. — 4. Lettre à Rey, 18 mars 1765.

17

258

LA VIE ET LES ŒUVRES

favori. Cet ouvrage resta, en effet, à l'état de projet et n'eut pas de suite1.

On ne peut guère parler non plus d'un mémoire qu'il aurait fait, dit-on, en faveur de deux amants, que l'opposition du père de la jeune fille empêchait de se marier. Bachaumont, le seul auteur, à notre connaissance, qui signale ce mémoire, dit qu'il ne fut pas jugé digne des autres ouvrages de Rous- seau. Tout ce qu'on sait, c'est que celui-ci s'est inté- ressé à ces deux amants ; que le jeune homme, un officier nommé Lebœuf de Yaldahon, ayant été cité en justice par le père comme séducteur, Jean- Jacques le recommanda vivement à Loyseau de Mau- léon, un avocat de ses amis. Quant au mémoire, il ne fait partie d'aucune édition de ses œuvres et on peut le regarder comme apocryphe2.

On aurait bien voulu intéresser Rousseau en faveur des Protestants de France ; mais lui-même avait si peu à se louer des Protestants de Suisse et de Hollande, qu'il accueillit assez mal ces ouver- tures. Cependant, un mémoire important ayant été fait sur les mariages dès Protestants, il consentit à en donner son avis, tout en refusant d'entrer lui- même dans la lice3.

Rousseau avait renoncé, ou croyait avoir renoncé à la littérature. Nous avons vu, et nous verrons encore par la suite qu'il ne l'avait abandonnée qu'à moitié. Cependant il fallait vivre. Sa fortune était des plus minces : trois cents livres de rente que Rey

1. Lettre à Rey, 17 mars 1764.

2. Bachaumont, 7 avril 1763, 22 février 1764, 2 mai et 19 décembre 1770, 13 mars 1771.

Lettre de Rousseau à Loyseau

de Mauléon, s. d. 3. Lettres à M. de Pourtalcs, 23 mai et 15 juillet 1764; à Foulquier, 18 octobre 1764; à M. X., s. d. (1765).

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

259

faisait à Thérèse ; six cents livres que venait de lui assurer Milord Maréchal ; plus le produit de Y Emile, six mille livres. Il estimait sa dépense annuelle à soixante louis ; il avait donc de quoi subvenir stric- tement à ses besoins. S'il ne voulait plus d'ailleurs écrire de nouveaux livres, rien ne l'empêchait de tirer parti des anciens. Il songea à faire imprimer son Dictionnaire de Musique ; bientôt il tenta de publier une édition générale de* ses écrits.

Le Dictionnaire de Musique n'était pas de nature à faire naître des orages ; ajoutons qu'il ne pouvait sus- citer de jaloux. C'est un livre médiocre, et même, comme la plupart des dictionnaires, un livre banal ; niais de plus, il est très incomplet. Les partisans de Rousseau en sont réduits, pour le faire valoir, à citer les articles qui ne traitent pas de la musique, par exemple, l'article génie K Lui-même en devait apercevoir les défauts. « Il ne paraîtra toujours que trop tôt2 », écrivait-il à Coindet. On dit qu'un jour il l'aurait lacéré et aurait été sur le point de le jeter au feu3. Du moment qu'il le conservait, il avait à y faire quelques retouches ; il l'acheva à la hâte et le vendit à Duchesne moyennant cent livres une fois payées et trois cents livres de rente viagère 4. 11 avait prié Clairault de le corriger5, mais celui-ci mourut avant d'avoir rempli sa mission. Il y eut bien d'autres retards. La censure était sur ses gardes

1. GaSTEL-Blaze, Diction- naire de musique moderne, Pré- face; — Année littéraire, 1767, t. VII. 2. Lettre à Coindet, 26 décembre 1767. 3. Gabe- rel, Rousseau et les Genevois, ch. iv. 4. Confessions, 1. XII;

Lettres à Duchesne, 6 février 1763, 16 et 30 décembre 1764, 3 mars, 19 mai, 4 novembre 1765, 14 mars, 8 et 9 septem- bre, 25 novembre 1767. 5. Lettres à Clairault, 3 mars 1765; à fley, 3 mars 1766.

260

LA VIE ET LES ŒUVRES

et se montra très méticuleuse. Rousseau, qui était également en défiance, voulut arrêter la publication tant que la censure n'aurait pas procédé à un nouvel examen, « attendu que des passages raturés et réta- blis dans le manuscrit pouvaient faire naître des difficultés1. Enfin l'ouvrage parut dans les derniers mois de 1767, mais Fauteur en fut peu satisfait2. Rey ne tarda pas à en faire une contrefaçon. Du- chesne aurait voulu s'y opposer, mais Rousseau tint à rester en dehors de leur différend3.

VII

Rousseau n'en était pas à sa première idée d'édi- tion générale ; mais, quand il voulut en venir à l'exé- cution, il rencontra des difficultés capables d'effrayer dix natures indolentes comme la sienne. Cependant, pensant qu'il y allait de son avenir, il y mit un cer- tain zèle. L'édition que Rey avait faite en 1762 n'était ni correcte ni complète. Eh bien, lui disait Milord Maréchal, « puisque les libraires font de mauvaises éditions de vos livres, que n'en faites- vous une bonne ? L'affaire est sûre 4. » Mais il s'agis- sait bien de faire lui-même son édition ! Quand d'autres en voulurent faire une, ils ne se donnèrent pas même la peine de lui demander, ou ne lui demandèrent que très tardivement son autorisation. « Il y a longtemps, écrivait-il à Duchesne, que j'ai

1. Lettre à M. de Sartines, 9 septembre 1767. 2. Lettre de Dupeyrou à Rey, 28 septembre 1767. 3. Lettres à Rey, 31 dé- cembre 1765, août 1766, 28 sep-

tembre 1767; à Duchesne, 19 avril 1766. -i. Lettre de Milord Maréchal à Rousseau, 30 oc- tobre 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

261

appris de divers endroits que vous aviez entrepris, avec l'abbé de la Porte, une édition générale de mes écrits1. On ne m'avait point annoncé l'édition que vous préparez comme un simple projet, mais comme une entreprise qui s'exécutait au su de tout le monde, excepté au mien2. » On croit qu'il va jeter feu et flamme ? pas le moins du monde. Ces sortes d'opérations étaient si ordinaires qu'on ne s'en éton- nait plus. Après quelques reproches assez doux, il parait disposé à donner son consentement et fait même espérer son concours. Bien plus, il va jusqu'à différer sa propre édition, afin de ne pas g*èner l'autre. Il reconnaît d'ailleurs que le nom de l'abbé de la Porte est pour lui la meilleure garantie d'une exécution satisfaisante. En ce qui concerne le prix, il ne demande rien ; il s'en rapporte à Duchesne et promet de lui confier l'édition générale qu'il inédite de faire lui-même, si, comme c'est probable, elle peut se faire à Paris. Pourquoi, en effet, ne s'y ferait-elle pas? Duchesne y faisait bien la sienne, avec l'assentiment tacite du Gouvernement3. Du- chesne lui donna cinquante louis, plus un cadeau pour Thérèse. C'était s'en tirer à bon compte. Ce fut même alors que Rousseau, comme témoignai:»' de sa satisfaction, fit marché avec lui pour son Dic- tionnaire de Musique. On ne pouvait être plus accommodant. Trop accommodant même au gré de Rey, Celui-ci, en effet, dans une note publique qu'on aurait pu croire concertée avec Rousseau, reven- diqua pour lui-même le privilège d'imprimer ses œuvres, mais il ne s'attira qu'une verte réprimande 4,

1. Lettre à Duchesne, 20 jan- vier 1763. 2. ld., 6 février 1763; à Rey, 28 mars 1763. 3. Lettre à Moultou, 30 janvier

1763. 4. Lettre à Rey, o fé- vrier, et Note de l'édileur à Duchesne, 6 février 1763.

262

VIE ET LES ŒUVRES

et Rousseau porta ses remerciments, ses observations et son concours à l'édition de l'abbé delà Porte1.

Cependant, cette édition une fois achevée, il revint à Rey et lui offrit, comme il l'avait déjà fait à Duchesne,la préférence, même avec quelques légers avantages, parce qu'il était son ami. Il trouvait dix mille francs ; que Rey voie s'il veut les lui donner, ou bien, s'il le préfère, cent louis comptant et huit cents francs de rente viagère. Quel était donc l'imprimeur qui pouvait faire de pareilles offres? On conçoit qu'il en coûtât à Rey de payer dix mille francs ce que son confrère venait d'avoir pour douze cents. L'édition faite par l'auteur lui- même aurait eu assurément des avantages, mais elle avait le grand inconvénient de ne pas arriver la première. Il y eut des hésitations, des lenteurs, et Rey finit par employer le procédé de Duchesne et faire pour rien ou presque pour rien une édition qu'il dirigea lui-même. Rousseau n'était pas en situation, et d'ailleurs, n'eut pas besoin d'y apporter la même surveillance qu'à celle de l'abbé de la Porte, cette dernière pouvant, jusqu'à un certain point, servir de modèle; mais il ne la vit pas d'un plus mauvais œil que l'autre 2.

Ces deux éditions, surtout la première, donnèrent lieu à quelques incidents. Duchesne fît graver deux portraits de Rousseau, l'un en habit ordinaire, l'autre en costume arménien. Il obtint l'autorisation de les vendre à part, mais non d'en placer un en tête des œuvres. Disons à cette occasion que Jean-Jacques

1. Lettres à Duchesne, du 20jan- vier 1763 au 4 décembre 1764; à l'abbé de la Porte, 4 avril et

12 décembre 1763. 2. Lettre à Rey, 26 mai 1764.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

263

était très difficile pour ses portraits. Il ne les offrait qu'avec une grande discrétion, mais il mettait une extrême coquetterie à ce qu'ils fussent irréprocha- bles. On ne saurait compter tous ceux qui furent faits de son vivant. Il donnait ses indications, faisait recommencer, et rarement était satisfait. Cependant il fut assez content, dans cette circonstance, de celui qui le représentait en Arménien1. Mais il ne goûta jamais pleinement que celui de Latour. Aussi, fut-il très sensible à l'attention qu'eut cet artiste de lui faire hommage d'un second exemplaire, semblable au premier2.

Duchesne aurait voulu aussi insérer dans son édition une partie de la correspondance de Rous- seau ; cette idée de livrer à la publicité des lettres particulières le révolta. « Si vous étiez capable de cette extravagance, lui écrivit-il, je vous enverrais les comptes de ma blanchisseuse et de mon bou- cher, pour les y mettre aussi 3. » Il se montra plus facile pour un choix de Maximes, qu'on voulut y introduire également. Quoiqu'un auteur ne soit ja- mais bien enchanté d'un tel choix, quand il ne l'a pas fait lui-même, il reconnut volontiers la bonne intention, et témoigna surtout sa satisfaction pour l'introduction dont on les avait fait précéder4.

Ces publications pouvaient servir la gloire de Rousseau, mais laissaient sa bourse vide. Sur ces

1. Lettres à Duchesne, 21 août,

15 octobre, 9 décembre 1763; à Rcy, 17 mars, 26 mai 1764 ; à Daniel Roguin, mars 1763. 2. Lettres à Lenieps, 14 octobre; à Mm* Latour, 21 octobre et

16 décembre 1764. 3. Lettre

à Duchesne, 25 décembre 1763. Quelques années plus tard, il fit la même défense à Rey, lettre du 11 juin 1768. 4. Lettre à Duchesne, 20 juillet 1764.

2G4

LA VIE ET LES ŒUVRES

entrefaites, se produisit une autre combinaison qui lui sourit beaucoup. Elle consistait à faire l'édition sous ses yeux, à Motiers même. Une compagnie neuchàteloise se constitua à cet effet, en grande partie par les soins de Dupeyrou ; une imprimerie devait être établie ; un imprimeur de Lyon nommé Réguillat et un libraire nommé Faucbe en reçurent la direction. Watelet consentit à s'occuper des es- tampes1. Jean-Jacques jeta ses vues sur Deleyre pour lui faire une préface: Deleyre, ravi d'un tel honneur, n'eut garde de refuser: cependant, pour un motif ou pour un autre, ce projet n'eut pas de suite - . On comptait payer à l'auteur une dizaine de mille francs, soit comptant, soit au moyen d'une rente viagère. Wirtembert n'évaluait pas le produit à moins de soixante mille francs. Dupeyrou s'enga- gea à mener l'affaire et reçut la procuration de Rousseau, de sorte que celui-ci n'eut plus à s'oc- cuper de rien. Allez à Dupeyrou, répondait-il à ceux qui lui en parlaient 3. Tout était à peu près convenu. Il y aurait deux éditions, l'une en cinq volumes in-quarto, l'autre en vingt volumes in-octavo. Le Gouvernement fermerait les yeux et serait censé tout ignorer, de sorte qu'il n'y aurait pas de cen- sure \- On devait commencer le travail vers la tin de l'année : mais les personnes que scandalisait cette tolérance essayèrent de faire entendre leurs plaintes. La compagnie des pasteurs elle-même pria

1. Lettre à Walelet, 18 no- vembre 1764. 2. Lettres de Deleyre à Rousseau, 18 février et 6 août 1763. 3. Lettres à Dupeyrou, 29 novembre et 13 décembre 1764, 24 et 31 jan-

vier 1765; à Rey, 18 mars 1765; de Wirtembert à Rousseau, 20 mars 1765. 4. Lettre de Mont- mollin à Sarasin, 15 janvier 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

2o:>

le Gouvernement de s'opposer à l'impression '. Ces obstacles du reste auraient être prévus. Rous- seau en effet avait recommencé récemment, par sa publication des Lettre* de la Montagne , à soulever les passions religieuses, à irriter l'opinion, à s'atti- rer des condamnations et à tant faire, en un mot, que le Conseil ayant révoqué la permission tacite qu'il avait accordée, les entrepreneurs n'osèrent en- gager leurs fonds dans une affaire qui devenait si hasardeuse 2. « Le Roi ne se mêlera de rien, avait écrit Milord Maréchal à Rousseau, en lui annonçant comme imminente cette révocation ; je ferai ce que je pourrai, mais paraissez le moins possible, afin que, si le projet échoue, cela ne retombe pas sur vous3. » « Vous pourriez, lui disait-il encore, faire agir directement la Cour, par une dispense de per- mission ; mais je crois que la Cour ne fera rien4. » Jean-Jacques, trop fier pour tenter de faire revenir le Conseil d'Etat sur sa décision, ne manqua pas néanmoins de dire à Milord Maréchal la satisfac- tion qu'il éprouverait, s'il pouvait continuer son oeuvre. IL était dans ce moment-là en lutte ouverte avec les pasteurs ; mais la Cour était pour lui. Cependant, malgré la réponse favorak>le du Roi, il ne se crut pas en situation de mener à bien l'entre- prise 5.

Les ressources qu'il espérait de ce côté allaient donc lui échapper ; mais il eut la chance de trouver dans le dévouement du riche Dupeyrou l'équivalent de ce qu'il perdait, avec les inquiétudes en moins.

1. Lettre de Montmollin à Sa- rasin,i6 avril 1765. 2. Lettre de Rousseau à Rey, 11 janvier 1765. 3. Lettre de Milord Maréchal

à Rousseau, 18 janvier 1765. 4. ld., 9 février 1765. 5. Let- tre à Meuron, 13 avril 1765.

266

LA. VIE ET LES ŒUVRES

Par un traité en forme , Dupeyrou voulant lui assu- rer une existence honnête, prit à son compte les frais et les embarras de l'édition générale et resta le dépositaire des papiers, des Confessions et des manuscrits de son ami , sauf le Dictionnaire de Mu- sique , dont on ne pouvait pas disposer sans le con- sentement de Duchesne ' ; le tout à la charge d'en user dans le temps et de la manière indiqués par l'auteur. Si celui-ci venait à mourir, Dupeyrou s'en- gageait encore à avoir soin de Thérèse. En un mot, il se chargeait de tout et débarrassait Jean-Jacques des soins matériels, qui étaient un si grand ennui pour lui. Celui-ci hésita néanmoins. « Il y aura bien du malheur , dit-il , si l'intérêt que vous voulez prendre à moi et la confiance que j'ai en vous ne nous amènent pas à quelque arrangement qui con- tente votre cœur, sans faire souffrir le mien, » mais Dupeyrou et lui se connaissaient si peu ! S'ils fai- saient un voyage ensemble, ils seraient plus sûrs l'un de l'autre \ Dans la crainte d'abuser des bonnes dispositions de Dupeyrou, Jean-Jacques se tourna de nouveau du côté de Rey et lui offrit, soit tous ses ouvrages présents et à venir pour mille francs de rente, soit ses Confessions pour six cents, tou- jours à la charge de ne les publier qu'après sa mort 3 ; puis il revint à la société des négociants de Neuchàtel 4. Enfin, tout le reste lui échappant, il fut heureux de se reprendre aux offres que Dupey- rou n'avait jamais cessé de lui faire 5.

1. Lettres à Duchesne , 16 dé- cembre 1764; à Dupeyrou, 14 février 1765. 2. Lettres à Dupeyrou, 24 et 31 janvier 1765.

3. Lettre à Rey, 18 mars 1765.

4. ld., 17 avril 1765. 5. Lettre à Dupeyrou, 12 jan- vier 1769.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

267

Les arrangements qu'il prit en cette circonstance lui procurèrent un grand soulagement. Il y trouvait du même coup des ressources pour sa vieillesse et des assurances pour l'honneur de sa mémoire. On ne s'étonne que d'une chose, c'est qu'il ait tant ter- giversé et tant attendu avant d'accepter des propo- sitions si avantageuses. De son côté, Dupeyrou s'ac- quitta de ses engagements de la façon la plus géné- reuse. Tant que Rousseau vécut, il fut pour lui un vrai ami, et après que celui-ci fut mort, il lui con- tinua encore son affection par l'intérêt qu'il témoi- gna à Thérèse et les soins qu'il donna à la publica- tion de ses ouvrages.

L'édition convenue avec Dnpeyrou se fit en Hol- lande, chez Rey, et parut vers la fin de 1769. Jean- Jacques n'y voulut avoir aucune part. Vous pouvez la dédier à qui bon vous semblera, avait-il écrit à Rey. Elle fut dédiée à Dupeyrou, mais celui-ci au- rait préféré qu'elle le fût à un plus haut person- nage, au prince de Conti, par exemple1. Quand Rousseau reçut les volumes, il en fut médiocrement content. Il lui déplut notamment d'y voir ce mé- moire, dont il rougissait, sur la Vertu la plus néces- saire aux héros, et encore avait-on pris soin de le mutiler2. Il préférait pourtant encore les éditions de Rey aux autres, qui étaient, disait-il, infidèles, falsifiées et faites avec les plus sinistres intentions 3. Il est à remarquer que, peu d'années après, il en- veloppait Rey dans la même réprobation que ses confrères \

1. Lettre de Rousseau à Rey, 27 avril 1769. 2. Même lettre, et aussi, Lettre à Saint-Germain, s. d. (printemps de 1770).— 3. Lettre à Rey, 14 juin 1772. 4.

Déclaration de Rousseau, insé- rée dans la Gazette des Lettres, des Sciences et des Arts, du 19 février 1774.

268

LA VIE ET LES ŒUVRES

Il est inutile de citer toutes les réimpressions partielles qui se faisaient en même temps que l'édi- tion générale : celle du Devin, pour laquelle Fau- teur se désespérait de ne pouvoir obtenir les cor- rections, si nécessaires pourtant, dans une œuvre mu- sicale ' ; les Lettres de la Montagne , qui s'impri- maient à Lyon 2, et d'autres encore. L'Emile en était, rien qu'à Pise. à sa cinquième édition; celles d'Italie ne se comptaient plus3.

Il paraissait même, sous le nom de Rousseau, des écrits qui n'étaient pas de lui, par exemple, une lettre intitulée : Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Jean-François Montillet , archevêque et seigneur d'Auch, 15 mars 1701. L'auteur était un avocat de Toulouse, nommé Firmin Lacroix, qui imitait assez bien le style du citoyen de Genève. Celui-ci en publia un désaveu imprimé. Beaucoup de personnes y avaient été prises, Deleyre, entre autres *.

Il parait qu'on lui attribua aussi un livre ayant pour titre : Des Princes. Comme cet ouvrage disait du mal du gouvernement de Berne, Rousseau jugea qu'il était de son intérêt de le désavouer5. Du reste,

1. Leilres à Rey, août 1766, 13 juin 17o7. 2. Lettre à Das- tier, 17 février 1705. 3. Lettre de Mme de l'erdelin à Rousseau,

5 janvier 1765. 4. Bachau- mOnt, 12 mai et 3 juin 1764. Lettres de Rousseau à Rey, 9 juin, 5 et 10 novembre 1764; de Deleyre à Rousseau, 2 juillet,

6 août 1764; de Mm» de Crcqui à Rousseau, 6 juin 1764. F. La. croix avait publié précédem-

ment, à propos, de la renon- ciation de Rousseau à la bour- geoisie, sa renonciation à la société, qui n'était qu'une es- pèce de charge. o. Lettres à Chaillet, 3 avril 1764; à Du- chesne, 2 décembre 1764; au P. de Felicc, 14 mars 1765; à Dupeyrou, 14 mars 1765; de Sa- rasm à Monlmollin, 22 mai 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 2G9

on doit dire à sa louange qu'il n'a jamais désavoué que ce dont il n'était pas l'auteur.

VIII

Parmi les occupations de Rousseau, il ne faut pas oublier la botanique. Toute sa vie, il goûta la pro- menade et les longues excursions, et sa santé avait un tel besoin d'exercice que, pendant un hiver en- tier, il fut obligé de fendre du bois du matin au soir, pour se procurer des nuits supportables1.

Ou conçoit que l'été, il lui était plus agréable et non moins sain de prendre cet exercice au milieu des superbes montagnes de la Suisse. Jusqu'alors, il avait senti peu d'attrait pour la botanique. Il l'as- sociait, dans sa pensée, aux fourneaux de Mmc de Warens et lui trouvait comme un arrière-goût de pharmacie. Mais il était observateur; il aimait la nature ; peut-être que son esprit, en vieillissant, se fatiguait des longues méditations ; la riche flore des Alpes devait tenter sa curiosité. « Je donnerais tout au monde pour savoir la botanique, écrivait-il à Mmc de Boufflers, après lui avoir l'ait l'énumération de ses souffrances physiques et morales; c'est la vé- ritable occupation d'un corps ambulant et d'un esprit paresseux. Je ne répondrais pas que je n'eusse la folie d'essayer de l'apprendre, si je savais par com- mencer 2. » Il fut donc heureux de trouver, dans le docteur dTvernois, un professeur bienveillant, qui se chargea de lui donner les premières connais-

1. Lettres à M11' Bondeli, 2S ] 1764. 2. Lettres à il/™e de janvier; à Duchesne, 26 février | Boufflers, 6 août 1764.

270

LA VIE ET LES ŒUVRES

sances de la science des fleurs, en herborisant avec lui1. Par surcroit, il vit un moyen d'adoucir la rage de ses ennemis. « On ne fera jamais passer pour un conspirateur, écrivait-il à Malesherbes, un homme qui ne fait que de la botanique. Avec un Linnœus dans la poche et du foin dans la tête, j'es- père qu'on ne me pendra pas 2. Bientôt la bota- nique devint pour lui une passion, et elle resta jus- qu'à son dernier jour l'occupation à laquelle il con- sacra le plus de temps. On s'étonne que, lui qui n'était pas riche et avait un si profond dédain pour les livres, ait acheté tant d'ouvrages savants, consi- dérables et coûteux sur cette science3. Bien plus, quoiqu'il eût renoncé, disait-il, à écrire, il reprit la plume pour écrire sur la botanique. Ce n'est pas qu'il ait jamais été un naturaliste bien distingué. « La botanique, dit-il, telle que je l'ai toujours con- sidérée, et telle qu'elle commençait à devenir une passion pour moi, était précisément une étude oi- seuse, propre à remplir tout le vide de mes loisirs, sans y laisser place au délire de l'imagination ou à l'ennui d'un désœuvrement total. Errer nonchalam- ment dans les bois et dans la campagne ; prendre machinalement çà et tantôt une fleur, tantôt un rameau; brouter mon foin presque au hasard; ob- server mille et mille fois les mêmes choses , et tou- jours avec le même intérêt, parce que je les ou- bliais toujours, était de quoi passer l'éternité, sans pouvoir m'ennuyer un moment \ Jean-Jacques a donc bien plus herborisé en amateur qu'en savant.

1. Confessions, 1. XII. Rê- veries, 5e et 7e promenades. 2. Lettre à Malesherbes, 11 no- vembre 17G4. 3. Lettre à

Rey, 28 septembre 1767, et autres lettres. 4. Confes- sions, 1. XII.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

271

Sans renoncer à jeter à l'occasion un coup d'œil sur ses travaux, on peut dire que le côté intéressant de sa botanique n'est pas dans ses livres, mais dans, ses herborisations 1 . Il n'a commencé à étudier les principes que pendant l'hiver de 1764 à 1765, et dès le printemps suivant, il ne songe plus qu'à l'achat des instruments nécessaires, microscope, pince, ciseaux 2 ; il ne rêve qu'excursions ; il entreprend de communiquer sa passion à Dupeyrou3 ; il abandonne ses autres distractions, l'optique, les enluminures, pour se livrer exclusivement à sa science favorite. « Je raffole de botanique, dit-il; cela ne fait qu'empirer tous les jours ; je n'ai plus que du foin dans la tête; je vais devenir plante un de ces ma- tins et je prends déjà racine à Motiers, en dépit de l'archiprètre qui continue d'ameuter la canaille pour me chasser \ »

Outre ses promenades quotidiennes autour de Motiers , il en faisait de temps en temps de beau- coup plus longues, qui duraient une ou deux se- maines. D'Escherny, qui l'accompag-nait le plus souvent, en a retracé le souvenir. La relation qu'il en donne est d'autant plus utile à connaître qu'elle nous offre un Rousseau tout nouveau, absolument différent de celui que nous connaissons, un Rous- seau g-ai, presque folâtré, aimable, simple, sans façon. Là, au milieu de sa chère nature, entouré de quelques amis, éloigné du reste des hommes, il oubliait et ses ennemis, et ses soupçons, et ses cha- grins, et l'univers tout entier ; il ne posait plus, il

1. Lettres à D., 7 février; à Dupeyrou. 11, 16 et 29 juin 1765. 2. Lettres à d'Ivernois, 7 et 17 janvier; à Coindet,

27 avril 1765. 3. Lettre à Dupeyrou, 29 avril 1765. 4. Lettres à d'Ivernois, 20 juillet et 1er août 1765.

272 LA VIE ET LES ŒUVRES

vivait pour lui-même. En admettant que d'Escherny ait un peu forcé la note joyeuse, son récit servirait à corriger celui de Rousseau lui-même, qui ne con- naissait que la note triste et morose.

Tn jour ils partirent pour le Chasseron. Il y avait o lieues, à toujours monter. Jean-Jacques, avec d'Escherny arrivent les premiers, et, pour narguer leurs compagnons, se mettent à sauter et à gam- bader. Dupeyrou surtout était excédé. « Et c'est dans ce temps-là même, ajoute d'Escherny, que Rousseau entretenait l'Europe de ses souffrances et de ses infirmités. Je ne l'ai jamais vu incommodé ; il jouissait de la meilleure santé; il cheminait, gam- badait, comme on vient de le voir, et mangeait de fort bon appétit... » Le lendemain matin (après une nuit passée sur du foin, dans un chalet), comme on demandait suivant l'usage : « avez-vous bien dormi? Pour moi, dit Rousseau, je ne dors jamais. Le colonel de Pury l'arrête, et d'un ton leste et militaire : Par Dieu. M. Rousseau, vous m'étonnez ! Je vous ai entendu ronfler toute la nuit ; c'est moi qui n'ai pas fermé l'œil. » Après déjeuner on cause, on herborise. La conversation de Rousseau s'élevait parfois à de grandes hauteurs. Tantôt il parlait sur la vanité de la gloire ; une autre fois, ayant été témoin d'un orage au-dessous d'eux, « Rousseau, dit d'Escherny, était en extase. Je ne l'ai jamais entendu parler avec autant de véhémence. R nous, parlait alors comme il écrit ; mais il y entrait je ne sais quoi de solennel et de pathétique. Le spectacle l'inspirait ; tout ce qu'il nous dit aurait fait la ma- tière de la plus touchante homélie. »

L'excursion du Rrot montre peut-être encore mieux le côté familier du caractère de Rousseau. jN'ou-

DE JEAX-JACQUES ROUSSEAU. 273

blions pas que cette promenade eut lieu dans un des moments les plus pénibles et les plus tourmentés de sa vie, au mois de juillet 1765 ; mais rien ne l'arrêtait, quand il s'agissait d'aller herboriser dans la montagne. On jouit de ses dîners de deux heures, après une journée fatigante, de sa gaité, de ses rires, de ses plaisanteries ; on goûte avec lui la lecture des petits romans sans prétention, ou encore ses jeux d'enfant, le jeu de l'oie, par exemple, auxquels il prenait un véritable plaisir ; et alors on comprend mieux l'impartialité et la bienveillance avec lesquelles il parlait des auteurs vivants, même de Diderot, même de Voltaire ; on s'intéresse à la préparation de ses plantes1. Du reste, quand lui- même parle de ses excursions, son ton prend en général plus de sérénité 2. La nature avait le don de lui faire oublier les hommes. Que n'a-t-il fait de la botanique toute sa vie !

Enfin, comme supplément à toutes ces occupa- tions, il se mit à faire des lacets. Ou plutôt c'est par qu'il commença ; car la botanique et le reste ne tardèrent pas à se substituer aux lacets. On se représente difficilement l'auteur de Y Emile installé à sa porte avec son métier, l'emportant dans ses visites, ou se réunissant avec ses voisines, pour causer tout en travaillant. Les femmes de Métiers étaient bavardes et médisantes ; les filles aimaient à attirer les jeunes gens ; il en trouva pourtant qui étaient aimables et spirituelles et fit des connais- sances qui durèrent ; entre autres une jeune fille,

1. D'ESCHERNY, De Rousseau, etc., ch. ri à xxiii. 2. Lellre de Rousseau à Dunnjrou, 10 sep-

tembre 1769 ; Rêveries, 5e et 7e promenades.

18

274

LA VIE ET LES ŒUVRES

nommée Isabelle tTIvernois, dont le père était pro- cureur g-énéral de Neufchàtel. Elle l'appelait son papa ; il l'appelait sa fille ; elle le prit pour con- seiller et pour directeur. Il correspondit long-temps avec elle et se persuada qu'il lui avait été fort utile.

11 ne parait pas qu'il fit commerce de ses lacets, mais il les employait à faire des présents à ses jeunes amies lorsqu'elles se mariaient, à condition qu'elles nourriraient leurs enfants. Cela donne à supposer que son métier de fabricant de lacets était plutôt une attitude qu'une occupation véritable. Des dames, même de ses plus intimes, Mme Latour, par exemple ' , lui demandèrent de ses lacets ; mais elles ne remplissaient pas la condition indispen- sable ; elles essuyèrent un refus. À plus forte rai- son, refusa-t-il d'en donner à Moultou2. Naturelle- ment, il accompagnait ses envois d'une lettre de félicitations et de conseils3. .

IX

Pendant que Rousseau était à Motiers, il éprouva plusieurs pertes qui lui furent sensibles.

D'abord celle de Mme de Warens. Elle mourut au mois d'août 1762, « accablée de maladies, de mi-

1. Lettre à Mme Latour, 27 jan- vier 1763. 2. Lettre de Moul- tou à Rousseau, 2o septembre 1762. 3. Lettres de Rousseau à iWlle dUvernois, s. d. (fin de 1762), en lui envoyant le pre- mier lacet de sa façon (celte

demoiselle d'Ivernois était probablement la sœur aînée d'Isabelle) ; à iWlle Lsabelle d'I- vernois (et non M1U Galley), 14 mai 1764, en lui envoyant un lacet. "Voir F. Berthoud, ch. x et appendice.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

275

sères, abandonnée des injustes humains '. » Jean- Jacques avait cessé presque toute relation avec elle. Il parut néanmoins vivement frappé par sa mort. A l'entendre, c'était la meilleure des femmes et des mères ; la perte qu'il fait est irréparable ; mais elle quitte cette vallée de larmes, pour passer dans le séjour des bons, auprès des Fénelon , des Bernex, des Catinat, et préparer à son élève la place qu'il espère un jour occuper près d'elle 2. Qu'un mot de repentir, qu'un sentiment de remords eussent bien mieux valu que ces compliments inutiles!

La mort enleva encore une autre personne pour laquelle Rousseau éprouvait un sincère attache- ment, le maréchal de Luxembourg-. Il l'avait tou- jours aimé et le regretta vivement. Il lui avait laissé, lors de son départ précipité de Montmorency, son testament et une reconnaissance d'une somme de l,57o francs; il ne rentra en possession de ces deux pièces qu'après la mort du maréchal 3. Il sut que ce dernier s'était toujours intéressé à lui; que jusqu'à la fin, il avait parlé de lui avec une grande sensibilité 4 ; ce qui ne l'empêche pas de dire que, sous l'influence de sa femme, il l'avait un peu dé- laissé depuis ses malheurs. Dans la lettre de condo- léances qu'il écrivit à la maréchale, il ne sut pas s'abstenir de g-lisser un reproche. « A votre exemple, dit-il, il m'avait oublié 5. » Mmc de Luxembourg- n'eut pas de peine à se justifier ; mais comment sa-

1 . Lettre de Conz-ié à Rousseau, 4 octobre 1762. 2. Confes- sions, 1. XII. 3. Lettres de La Roche, vaiet de chambre du maréchal de Luxembourg, à

Rousseau, 11 et 22 juin 17(34.

4. Lettre de Mn"> de Chcnon- ceaux à Rousseau, juillet 1764.

5. Lettre à Mme de Luxem- bourg, 5 juin 1764.

276

LA. VIE ET LES ŒUVRES

tisfaire les exigences de Jean-Jacques1? Quoi qu'il en soit, à partir du jour le maréchal ne fut plus là, les rapports ne tardèrent pas à devenir plus rares et plus froids. Mais à qui la faute ? Au fond, Jean-Jacques n'a jamais beaucoup aimé Mmc de Luxembourg- ; il la craignait, et la crainte détruisait en lui l'affection. Il n'aurait pas eu à s'étonner que Mmo de Luxembourg eût répondu à ses sentiments par des sentiments semblables ; loin de là, elle ne cessa de s'intéresser vivement à lui, au point de re- cevoir d'assez mauvaise grâce les essais de justifica- tion de Voltaire, dans les démêlés qu'il eut avec lui2. « Je ne puis souffrir, écrivait en 1760 la du- chesse de Choiseul à Mme du Deffand, que Mm0 la maréchale de Luxembourg se tourmente à se rendre malade, des malheurs qu'attirent à Rousseau ses folies fastueuses, quand il est bien sûr qu'il ne sa- crifierait pas pour elle un grain de son insolent or- gueil 3. » A cette époque, Jean- Jacques s'informait encore de la maréchale avec un certain intérêt A ; mais bientôt, dans sa correspondance et dans ses Confessions, il ne sut répondre à son affection que par les accusations les plus injustes5. Comme nous l'avons déjà dit, on a beau chercher dans la con- duite et dans les procédés de l'un et de l'autre, on ne voit rien qui justifie Rousseau, et l'on voit au contraire beaucoup de choses qui tendent à justi- fier Mmc de Luxembourg. Pourquoi, sans motif et

1. Lettre de Mm° de Luxem- bourg à Rousseau, 10 juin; de Rousseau à MmB de Luxembourg, 17 juin 1764. 2. Lettre de M""> du Deffand à Voltaire, 17 juin 176'). 3. Lettre de la duchesse

de Choiseul à Mm° du Deffand, 17 juillet 1766. 4. Lettres à Guy, 19 avril, 2 août 1766 et février 1767. o. Confessions, 1. XII ; Lettre à Saint-Ger- main, 26 février 1770.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 277

contre tout motif, la taxer de fausseté et d'hypo- crisie.

Mais il avait été maladroit avec elle et il s'ima- gina qu'elle devait lui en savoir mauvais gré ; il avait eu avec elle quelques froids passagers et il en fit des querelles sérieuses; en un mot, il avait eu tous les torts et il en conclut qu'elle devait les lui faire sentir par sa haine. De sorte qu'il se fit une arme de ses propres fautes et -de ses injures pour attaquer les autres. Habitué à être gâté par les grandes dames, il est comme les enfants gaies, qui deviennent d'autant plus exigeants qu'on leur cède davantage. « Cependant, ajoute-t-il, je ne puis la croire essentiellement méchante, ni perdre le sou- venir des jours heureux que j'ai passés près d'elle et de M. de Luxembourg. De tous mes ennemis, elle est la seule que je croie capable de revenir, mais non pas de mon vivant. Je désire ardemment qu'elle me survive, sûr d'être regretté, peut-être pleuré d'elle après ma mort '. » Et voilà tout ce que peuvent lui inspirer de mieux des années de bienfaits et d'affection !

1. Confessions, 1. XII; ! vrier 1770. Lptlre à Saint-Germain, 26 fé-

CHAPITRE XXIV

De juin 1762 au 7 septembre 1765.

Sommaire : Affaires de Genève. I. Rousseau renonce solennelle- ment à ses droits de bourgeoisie. Représentations adressées au Con- seil par les bourgeois de Genève. Rousseau cherche à calmer les es- prits. — Lettres de la Campagne.

II. Lettres de la Montagne. La question des miracles. Le droit de représentation et le droit négatif. Impression des Lettres de la Montagne. Leur introduction clandestine en France. Les Lettres brûlées à Paris et à La Haye et interdites à Berne. Attitude de Ge- nève : le Conseil, les amis de Rousseau, les ministres. Lettre de Mably. Guerre de brochures. Rousseau prêche la modération. Les Lettres brûlées à Genève ; nouvelles représentations.

III. Le Sentiment des Citoyens. Polémique de Rousseau avec Vernes à ce sujet. Attitude de Voltaire.

IV. Rôle considérable de Voltaire dans les affaires de Genève. Vol- taire veut se réconcilier avec Rousseau. Rousseau engage ses amis à profiter des bonnes dispositions de Voltaire. La médiation. Les Natifs. Projets d'accommodement. Blocus de la ville par les puis- sances médiatrices. Rousseau envoie des conseils et des secours. Ses efforts en faveur de la pacification. Pacification. Nouveaux conseils de Rousseau. Le peuple s'associe à sa joie. Le Docteur Pansophe. La Guerre de Genève.

V. Affaires de Motiers. Situation de Rousseau vis-à-vis de Mont- mollin, son pasteur. Que devait attendre Rousseau de Frédéric; '2° du Conseil d'État: des Pasteurs. La classe des Pasteurs dé- nonce au Conseil d'Etat les Lettres de la Montagne. Rousseau pro- met de ne plus écrire sur la Religion. Montmollin cherche en vain à se prévaloir des droits de son église. Rousseau refuse de se présenter au Consistoire. Le Conseil d'État exempte Rousseau de la juridiction du Consistoire. Triomphe de Rousseau. Il s'engage à ne plus écrire. Publications en sa faveur. Les Lettres de Dupeyrou. Nouvelles excitations de Montmollin. La Vision de Pierre de la Montagne. Lapidation de Rousseau. Son départ de Motiers- Travers. Enquête du châtelain. Nouveaux désordres. Méconten- tement du Roi contre les Pasteurs.

VI. Projets de départ de Rousseau. La communauté de Couvet lui offre un asile. Dernière lettre de Dupeyrou. Embarras de Mont- mollin. — L'issue de ces démêlés ne satisfit personne. Nouveau res- crit du Roi de Prusse.

LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 279

I

De toutes les condamnations et de toutes les dis- grâces qu'attirèrent à Rousseau ses derniers écrits , aucune ne le blessa aussi cruellement dans ses affections et dans son amour-propre que celles qui partaient de Genève. Etre condamné par sa patrie, être chassé ou forcé de s'exiler de sa patrie, était à ses yeux un malheur sans égal. Il en gémissait pour lui ; il n'en gémissait guère moins pour son injuste et ingrate patrie. Car il était persuadé qu'il avait rendu à Genève les plus grands services. Ne venait- il pas de faire encore pour elle son Contrat social? Ne la rendait-il pas participante de sa gloire? Le Contrat social était, à la vérité, un bienfait dont elle se serait bien passée ; mais précisément, Rousseau ne lui pardonnait point le peu de cas qu'elle en fai- sait. Il reprochait au Conseil ses arrêts, à ses enne- mis leurs intrigues, à ses amis même leur indiffé- rence et leur mollesse. D'après la Constitution de Genève, tout citoyen qui croyait la loi violée ou qui improuvait la conduite des magistrats avait le droit de faire des représentations au Conseil. Au lieu des lettres banales qu'on lui écrivait, au lieu des témoignages de condoléance , sans aboutissant possible, qu'on lui donnait, pourquoi avait-on reculé devant ce moyen légal et pratique? Aussi Jean- Jacques se détachait chaque jour davantage de Genève. « Renoncerez-vous à une patrie indigne de vous, » lui écrivait Moultou, aussitôt après l'arrêt du Conseil1. Il est vrai que par ces mots, Moultou entendait plutôt un exil volontaire qu'une renoncia-

1. Lettre de Moultou à Rousseau, 22 juin 1762.

280

LA VIE ET LES ŒUVRES

tion en règle ; et à cet égard, Rousseau n'avait pas tardé à déclarer que jamais il ne remettrait . les pieds à Genève. Il eu avait assurément le droit ; mais s'il crut punir ainsi les Genevois, il dut bien- tôt s'apercevoir qu'il ne punissait que lui et ses amis. Refuser d'habiter un pays il se trouvait mal et dont il avait à se plaindre, c'était d'ailleurs un procédé trop simple, trop à la portée de tout le monde pour lui convenir. II lui fallait poser en per- sécuté et en grand homme. En vain Moultou com- battit son projet d'abdication solennelle1; Jean- Jacques y tenait et il finit par l'accomplir. En vain reçut-il de Milord Maréchal des conseils de modé- ration 2. « J'ai pris le parti , écrivait-il , dès le 10 août 1762, de renoncer à ma patrie, et même d'y renoncer publiquement ; mais comme je ne con- sulte en ceci que ma convenance et mon honneur, sans que la passion s'en mêle, j'attendrai, sans me presser, l'occasion favorable, et jusque-là je les laisserai triompher en paix3. » Il attendit en eflet près d'une année. Enfin, le moment venu, voici la lettre qu'il écrivit au premier syndic de la république de Genève :

Motiers-Travers, le 12 mai 1763.

Monsieur,

« Revenu du long étonnement m'a jeté, de la part du Magnifique Conseil, le procédé que j'en devais le moins attendre, je prends enfin le parti que l'honneur et la rai- son me prescrivent, quelque cher qu'il en coûte à mon cœur.

1. Lettres de Moultou à Rous- seau, 19 février, 19 mars, 20 avril 1763. 2. Lettres de Mi- lord Maréchal à Rousseau, 22 et

24 février 1763. 3. Lettres à Marcel, 10 août et 20 août 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 281

Je vous déclare donc, Monsieur, et je vous prie de dé- clarer au Magnifique Conseil, que j'abdique à perpétuité mon droit de bourgeoisie et de cité dans la ville et répu- blique de Genève, etc. »

Le Conseil fit inscrire sur ses registres une simple mention de cette lettre, et ne parait pas s'en être occupé autrement *.

Cette déclaration, si peu importante en apparence, d'un citoyen d'une petite république qui prend le parti de la quitter, fut cependant le point de départ d'événements assez graves. Cinq ou six ans après, les troubles qu'elle occasionna étaient à peine ap.it- sés.

Au premier moment, l'acte de Rousseau fut géné- ralement blâmé. Il le fut naturellement par ses ennemis, et, cbose plus grave, ils en triomphèrent et s'en réjouirent", il le fut par ses amis, qui, par une raison contraire, s'en affligèrent3. Moultou, qui avait essayé de l'empêcher tant qu'il n'avait été qu'en projet, l'approuva aussitôt qu'il fut accompli \ D'autres ne furent pas d'aussi bonne composition. Chappuis notamment écrivit à Jean-Jacques une lettre d'observations et de reproches. Jean-Jacques se justifia, exposa ses raisons ; mais eut le tort sur- tout de les propager dans tout Genève, au moyen de copies de sa lettre. Elle n'était bonne en effet qu'à exciter les esprits et peut-être à soulever des

1. Registres du Conseil d'État, I 3. Lettre de Moultou à Rous-

16 mai 1763. 2. Rousseau, dit Voltaire, se croit Charles- Quint abdiquant l'Empire. Lettre à Verne s , 24 mai 1763.

seau. 7 juin 1763. 4. Lettres de Moultou à Rousseau, 19 fé- vrier, 19 mars, 20 avril; et en sens contraire, 17 mai 1763.

282

LA VIE ET LES ŒUVRES

troubles '. Chappuis allait jusqu'à dénier à Rous- seau le droit de renoncer à son titre. On pourrait incarcérer, disait-il, un citoyen qui ferait une pa- reille demande2. C'est possible, mais celui qui la fait a la précaution de se mettre à l'abri d'une ar- restation. Il est plus probable, d'ailleurs, qu'aujour- d'hui, on se contenterait de lui rire au nez. Le cas de Rousseau est si exceptionnel que les législations ne prennent pas la peine de le prévoir. Que Jean- Jacques ait été moralement répréhensible, cela est assez évident; mais on serait tenté de dire que, dans cette circonstance, il fit bien plus qu'une faute, il fît une sottise.

Et cependant il arrive quelquefois que rien ne réussit mieux qu'une sottise. L'abdication de Rous- seau mit la bourgeoisie en émoi ; on voulait à tout prix retenir le grand homme; des citoyens, des artisans, des dames même lui écrivirent pour le presser de revenir sur sa détermination3. On parla de représentations \ enfin on s'obstina à lui donner autant et plus qu'il n'avait jamais demandé.

Le 18 juin 1763, eurent lieu les premières repré- sentations. Quarante bourgeois, ayant Deluc à leur tète, allèrent demander au Petit Conseil que le ju- gement contre Rousseau fût rapporté : « déclarant qu'aux termes des édits concernant les sentences contre les livres dangereux, le sieur Rousseau de-

1. Lettres de Moullou à Bous- seau, 2o et 29 juin ; de Rousseau à Moultou, 7 juillet 1763. 2. Lettres de Rousseau à Chap- puis, 12 et 24 niai 17G3; à Théo- dore Rousseau, 5 juin 1763; à Duclos, 30 juillet 1763. 3.

Voir la Correspondance , pu- bliée par Streokeisen-Moul- TOU, et Gaberel, Rousseau et les Genevois. h. Lettre de Moultou à Rousseau, 7 juin 1763.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 283

vait être appelé, supporté sans diffame ni scandale, admonesté plusieurs fois, et qu'il ne pouvait être jugé qu'en cas d'opiniâtreté obstinée... Que le Con- trat social était un traité de droit naturel semblable à ceux qui se vendent dans la ville. » Ils deman- daient aussi que les tribunaux fussent présidés par les syndics; qu'aucun citoyen ne pût être empri- sonné avant d'avoir été interrogé par un magistrat, et enfin que le Conseil général fût juge des points contestés. Le Conseil répondit, en ce qui concer- nait Rousseau, que les édits s'appliquaient aux pa- roles contre l'Etat ou la religion , mais non aux écrits, lesquels n'ont pas besoin d'explication, et que du reste, il avait le droit de répondre négativement aux représentations, sans en appeler au Conseil gé- néral. Ces refus ne firent qu'irriter les esprits. Bientôt une seconde, puis une troisième représen- tation furent faites ' par un nombre toujours crois- sant de citoyens. Neuf fois en trois ans, dit Gaberel, on réclama de la même façon le retrait de la con- damnation de Rousseau, et neuf fois la réponse fut négative. La bourgeoisie fut divisée en deux par- tis : d'un côté ceux qui faisaient des représentations, le parti des représentants, au nombre d'environ six cents; de l'autre côté, les partisans du Conseil et de ses réponses négatives, les négatifs, au nombre de quatre cents. Au-dessous, le peuple des natifs qui ne votait pas, mais qui avait son opinion, était en général favorable à Rousseau, et aurait, en cas de troubles, lourdement pesé sur les événements2. Rousseau devait être satisfait sans doute des té-

1. Le 8 et le 20 août 1763. I Genevois, ch. xn. - 2. Gaberel, Voltaire et les

281

LA VIE ET LES OEUVRES

moignages de sympathie qu'on lui donnait? Il fau- drait peu le connaître pour se l'imaginer. On l'avait, dit-il. abandonné, on s'était tu quand il fallait par- ler; maintenant qu'on parlait, on ferait mieux de se taire. Il avouait toutefois que les premières repré- sentations lui avaient été honorables, en montrant que la procédure faite contre lui était contraire aux lois et improuvée par la plus saine partie de l'Etat. Mais tout acte subséquent ne serait' propre, disait-il, qu'à détruire le bon effet du premier et à faire croire qu'on accordait à la vengeance ce qu'on n'a- vait donné qu'au maintien de la loi1. « Mieux valait que ces démarches fussent faites plus tôt ou pas du tout, car leur peu de succès compromettra les droits de la bourgeoisie ou le repos de l'Etat2. » Ces mots résument sa pensée de plusieurs années.

Celui qui aurait pénétré dans le cœur de Jean- Jacques y aurait découvert sans doute plus de joie qu'il n'en laissait voir. Son revirement, tout surpre- nant qu'il paraisse, n'est cependant pas feint et s'explique assez facilement. Dès le premier jour, en effet, on avait pu prévoir tendaient ces repré- sentations si désirées. Ce qu'on apercevait au bout, c'étaient de longs troubles, des révolutions violentes et profondes, des guerres civiles, et qui sait? avec la France si voisine et si intéressée dans la ques- tion, peut-être l'asservissement et la mort de Ge- nève comme Etat indépendant.

Moultou ne cacha pas ses craintes à son ami, et l'on doit dire qu'il n'eut pas de peine à les lui faire

1. Lettres à Moultou, à Deluc et à Gauffecourt, en date du 7 juillet; à F. H. Rousseau,

juillet; à Duclos, 30 juillet 1763. 2. Lettre à Deluc père, 22 août 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 285

partager. Jean-Jacques, témoin d'une émeute dans son enfance, avait juré de ne tremper jamais dans aucune dissension civile ; il est certain qu'à ne con- sidérer que ses actions matérielles et immédiates, il fut toujours fidèle à son serment. Il était du nombre de ces révolutionnaires doux, qui ne voudraient pas tuer une mouche, mais dont les théories ne sont propres qu'à bouleverser les Ehits et à armer les ci- toyens les uns contre les autres*. Il ouvrait tout bon- nement la porte aux révolutions, sauf à être désolé qu'il prit fantaisie aux révolutions de passer par cette porte. La race de ces prodiges d'inconsé- quence, qui se prennent de peur pour l'œuvre qu'ils ont préparée, n'est pas morte avec Rousseau, mais il faut convenir qu'elle n'a jamais eu un représen- tant plus complet. Non seulement il se tint en dehors des représentations : mais, la première une fois faite, il tâcha d'empêcher les autres ; non seu- lement il ne fit rien pour attiser les troubles, mais, en maintes circonstances (pas toujours malheureu- sement) il s'employa à les apaiser.

Les preuves de cette action modératrice de Rous- seau sont nombreuses. « Notre patrie s'est honorée, lui avait écrit Moultou, en prenant votre défense ; honorez-vous en lui rendant la paix1. » Cela lui de- venait difficile ; il s'y employa pourtant de son mieux. Il écrivit à ses amis pour les calmer. Pour couper court à toutes les tentatives qu'on pourrait faire en vue de le ramener, il affirma par serment sa ferme résolution de ne jamais remettre les pieds dans Ge- nève 2 ; bientôt il déclara, et il répétait à l'occasion,

1. Lettre de Moullou à Rous- I à Deluc, 7 juillet 1763. seau, 29 juin 1733. 2. Lettre

286

LA VIE ET LES ŒUVRES

qu'il ne voulait plus se mêler de rien l. Que le calme tendit à renaître, ou que les Genevois fussent en train d'entasser folies sur folies, il laissait tout passer2.

Il ne faudrait pas croire néanmoins que ces divi- sions fussent bien terribles ; elles étaient, au fond, plus bruyantes que meurtrières. On intriguait, on se disputait, mais on avait soin de laisser les armes dans le fourreau. Un moment vint Ton se fît sur- tout la guerre à coups de brochures. Parmi plu- sieurs autres tombées dans l'oubli, on remarqua les Lettres de la Campagne, que le nom de leur auteur, le procureur général Tronchin, l'art consommé avec lequel elles étaient composées, leur modération de forme et leur puissance de raison recommandaient également à l'attention 3. Les représentants es- sayèrent d'y répondre k , mais leur réponse fut bien insuffisante. « Tous alors, dit Jean-Jacques, jetèrent les yeux sur moi, comme sur le seul qui pût entrer en lice contre un tel adversaire avec l'espoir de le terrasser. J'avoue que je pensai de même, et poussé par mes anciens concitoyens, qui me faisaient un devoir de les aider de ma plume dans un embarras dont j'avais été l'occasion, j'entrepris la réfutation des Lettres écrites de la Campagne, et j'en parodiai le titre par celui de Lettres écrites de la Montagne, que je mis aux miennes 5. »

Rousseau, pour donner tout ce dont il était capable, avait besoin d'être excité. Il aimait, tout en

1. Lettre d'Ivernois, 22 août 1763-6 juillet 1764. 2. Lettres de Moultou à Rousseau, 13 juillet et octobre 1763 ; de Rousseau à Pictct, l<r mars 1764. 3. Let- tres écrites de la Campag7ie,

1763, in-8 et in-12. 4. Ré- ponse aux lettres écrites de la Campagne , par d'Ivernois ,

1764, in-8. 5. Confessions, 1. XII.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 287

parlant de lui, à élever et à généraliser les ques- tions. Avec son incomparable talent de polémiste, il était donc dans les meilleures conditions pour pro- duire un chef-d'œuvre.

Tronchin, qui était l'âme du Petit Conseil, avait vraisemblablement dicté les réponses qui avaient été faites aux représentants ; son livre n'en est que le développement. Parmi beaucoup de points trop spéciaux à la constitution de Genève pour qu'il soit utile de s'y arrêter, il remarque que Rousseau lui- même, par une délicatesse patriotique qui l'hono- rait, avait rendu le retrait de sa condamnation sans objet, en déclarant son abdication irrévocable. Mais la flétrissure ? Il n'y en a point, répond Tron- chin. Rousseau a été décrété comme l'auteur pré- sumé de deux ouvrages jugés mauvais. Cette mesure, dans la pensée du Conseil, n'est qu'un appointement provisoire, une mise en accusation, nullement une condamnation. Qu'au point de vue philosophique, il soit permis ou non, de tout dire en religion, le Conseil n'a pas à s'en occuper, mais simplement à appliquer la loi. Or, elle est formelle. Le premier article du serment des bourgeois « les oblige à vivre selon la réformation du saint Evangile ; le premier devoir des Syndics et du Conseil est de maintenir la pure religion. » C'est bien à eux d'ail- leurs qu'il appartient d'appliquer cette loi, car « tout ce qui est du ressort de l'autorité, en matière de religion, est du ressort du gouvernement. C'est le principe des Protestants, et c'est singulièrement le principe de notre Constitution, qui, dans le cas de dispute, attribue aux Conseils le droit de décider sur le dogme1. »

1. Lettres delà Campagne, lettre I.

288 LA VIE ET LES ŒUVRES

Mais, en cas de doute, disent les représentants, le Petit Conseil est tenu de porter la question devant le Conseil général. Oui, mais qui sera juge du doute? Si ce sont les représentants, ne voit-on pas qu'il s'en trouvera toujours quelques-uns qui douteront ; que ce droit donné à quelques citoyens de mettre chaque jour en question la Constitution et les lois est exorbitant, et qu'il y a encore moins d'inconvénient à laisser le Petit Conseil juge des cas il faut avoir recours au Conseil général ? Quoi qu'il en soit, tant qu'une loi n'aura pas déterminé quel doit être le nombre des réclamants, le Petit Conseil restera en possession de son droit négatif1.

Il

Tronchin avait écrit une petite brochure, Rous- seau mit un an à préparer sa réponse et répliqua par un livre. jNous avons vu qu'il avait prévu l'effet des représentations ; qu'il les avait blâmées, tout en ajoutant qu'il voulait se retirer de la lutte et dé- cliner toute responsabilité ; ses Lettres de la Mon- tagne étaient un éclatant démenti à cette pacifique déclaration. De la manière dont elles étaient faites, elles ne pouvaient en effet manquer de peser d'un énorme poids sur la suite des événements. Ce n'est pas en racontant, et dans quel style ! toute l'histoire de ses condamnations, les injustices dont il avait été l'objet, les outrages qu'on lui avait fait subir; ce n'est pas en défendant, avec la passion qu'on lui connaît, les droits de la bourgeoisie ; ce n'est pas en

1. Lettres de la Campagne, lettre III.

DE JEANWACQUES ROUSSEAU. 289

écrasant ses adversaires sous les coups d'une polé- mique implacable, qu'il pouvait se flatter d'apaiser les esprits. Qu'il ait précédemment abandonné la lice, c'est possible ; mais il y rentrait ce jour-là, non en simple combattant, mais comme le chef d'un des partis. Il avait deux objets en vue : d'abord lui- même, et en second lieu ses amis les Représentants; or, dans l'un comme dans l'autre cas, il se montrait également ardent et agressif.

Lui reproche-t-on ses erreurs? Quel livre, dit-il, n'en renferme pas, et qui les lui signalera? Il n'est pas infaillible ; ses juges ne le sont pas davantage. Qu'on laisse donc le public arbitre de ces questions '. Mais si l'on tient à toute force à les trancher, qu'on charge un tribunal ecclésiastique, le Consistoire, de décider sur les dogmes et la reli- gion 2. Lui reproche-t-on d'être infidèle à ses ser- ments de bourgeois? Qu'on dissèque sa vie, qu'on dise s'il est un homme à pratiques et à ma- chinations3. Veut-on entrer dans le détail de ses idées? Ses livres sont là. Qu'on le juge sur ce qu'il a dit et non sur ce qu'on prétend qu'il a voulu dire. « Lisez et jugez : Malheur à vous si, durant cette lecture, votre cœur ne bénit pas cent fois l'homme vertueux et ferme qui ose instruire ainsi les humains! Eh! comment me résoudrais-je à jus- tifier cet ouvrage, moi qui crois effacer par lui les fautes de ma vie entière ; moi qui mets les maux qu'il m'attire en compensation de ceux que j'ai faits ; moi qui, plein de confiance, espère un jour dire au Juge suprême : Daigne juger dans ta clé- mence un homme faible : J'ai fait le mal sur la

1. Lellre I. 2! Lettres IV et V. 3. Lettre IV.

TOME II 19

290 LA VIE ET LES OEUVRES

terre, mais j'ai publié cet écrit1. » Il a proposé des doutes : « Et pourquoi non, je vous prie? est le crime à un protestant de proposer ses doutes sur ce qu'il trouve douteux, et ses objections sur ce qu'il en trouve susceptible? Si ce qui vous parait clair me parait obscur ; si ce que vous jugez démontré ne me semble pas l'être, de quel droit prétendez-vous soumettre ma raison à la vôtre et me donner votre autorité pour loi, comme si vous prétendiez à l'in- faillibilité du Pape? N'est-il pas plaisant qu'il faille raisonner en catholique pour m'accuser d'attaquer les Protestants ? » Ses objections et ses doutes ne sont donc nullement opposés à la Réforme, et il défie qu'on lui montre qu'ils portent sur des points fon- damentaux, si tant est que ses adversaires sachent en quoi consistent les points fondamentaux.

Les ministres auraient le bénir, car il a tra- vaillé pour eux. Mais eux, si sévères pour ses doc- trines, qu'ils disent donc les leurs ! On ne sait, ils ne savent eux-mêmes ce qu'ils croient, et l'on a vu leur embarras, lors de l'article de d'Alembert. « On leur demande si Jésus-Christ est Dieu ; ils n'osent répondre ; on leur demande quels mystères ils admettent ; ils n'osent répondre. Sur quoi donc répondront-ils 2 ? »

Quant aux principes de la religion qui touchent à la morale, il a été à cet égard affirmatif et précis. Sou but a été de dégager la religion des supersti- tions et des subtilités qui l'encombrent inutilement, de la ramener à ses points essentiels, et ensuite d'obliger tous les citoyens à s'y soumettre. « Sup- posons un moment la profession de foi du vicaire

1 . Lettre 1. 2. Lettre II.

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 291

adoptée en un coin du monde chrétien, et voyons ce qu'il en résulterait en bien et en mal. Ce ne sera ni l'attaquer, ni le défendre, ce sera le juger par ses effets. Je vois d'abord les choses les plus nouvelles, sans aucune apparence de nouveauté ; nul change- ment dans le culte et de grands changements dans les cœurs ; des conversions sans éclat, de la foi sans dispute, du zèle sans fanatisme, de la raison sans impiété, peu de dogmes et beaucoup de vertus, la tolérance du philosophe et la charité du chrétien. »

Il est facile de faire un tableau que l'expérience n'est point encore venue démentir. Nous avons montré précédemment combien la religion civile de Rousseau est fausse et pleine de dangers. Elle a été heureusement peu expérimentée en grand ; mais il n'est pas besoin d'être bien fort en histoire pour savoir que les peuples ou les individus qui s'en sont inspirés n'en ont pas été, tant s'en faut, plus reli- gieux et plus moraux ; qu'ils ont fait à la vérité bon marché du culte, mais n'en ont pas travaillé davan- tage à changer leurs cœurs ; qu'on ne peut citer ni leurs conversions, ni leur foi, ni leur zèle, ni leur piété, avec ou sans éclat, avec ou sans fanatisme ; que, pour avoir eu peu de dogmes, ils n'ont pas eu davantage de vertus ; que leur tolérance n'a été que l'indifférence ; que leur charité, quand par hasard ils en ont eu, n'a eu aucun motif chrétien et surna- turel.

Une des erreurs les plus reprochées à Rousseau et à sa Profession de foi était sa doctrine sur les miracles ; dans les Lettres de la Montagne, il reprend cette question et lui donne un grand développe- ment. Ses raisons, suivant sa méthode ordinaire, se réduisent à des objections et à des doutes. Il ne nie

292 LA VIE ET LES OEUVRES

pas les miracles ; il en doute. Il convient que Dieu peut, s'il le veut, faire des miracles. (On n'en était pas encore à cette époque à nier la possibilité du miracle.) « Cette question, dit-il, serait impie, si elle n'était absurde. Ce serait faire trop d'honneur à celui qui la résoudrait négativement que de le punir; il suffirait de l'enfermer. » Mais Dieu a-t-il voulu faire des miracles? et s'il l'a voulu, comment sera-t-il possible de le savoir? Connaît-on suffisam- ment les forces de la nature, les lois de la phy- sique, les prestiges de la magie, pour décider si un fait est surnaturel ou simplement ordinaire ? A quoi bon d'ailleurs se préoccuper tant du miracle. Jésus- Christ, si on en croit Jean-Jacques, s'en préoccupait fort peu ; la Réforme s'est bien établie sans mira- cles ; et si le Christianisme l'invoque comme une de ses preuves, n'en a-t-il point d'autres? Peu importe qu'il y en ait une de plus ou de moins.

Ces objections, qui jetaient le discrédit sur une des grandes preuves, et la plus populaire, de la reli- gion révélée, ne pouvaient laisser froids les chré- tiens. Qu'ils s'appellassent Catholiques ou Protes- tants, ils étaient également frappés dans la base de leurs croyances. Cependant, afin de se mettre plus à l'aise, Jean- Jacques affecte de ne proposer ses difficultés qu'aux Protestants, avouant que les Catholiques avaient dans leur religion de quoi les réfuter victorieusement. Les Protestants, bien en- tendu, ne reconnurent pas leur impuissance à ré- pondre ; mais les Catholiques eux-mêmes, persuadés que les arguments de Rousseau n'étaient pas sans les toucher aussi, montrèrent qu'ils n'étaient pas dupes de ses finesses. Quelques pages plus haut, il avait dit que, dans d'autres circonstances, il n'avait

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 293

combattu que les Catholiques et avait fait l'affaire des Réformés. S'il crut diviser ainsi ses adversaires pour mieux les réduire, il ne tarda pas à s'aperce- voir qu'il n'avait réussi qu'à les indisposer tous et à s'attirer les représailles de tous1.

Rousseau, dans ses Lettres, n'avait pas seulement à défendre ses idées religieuses ; car, par un mal- heur qu'il ne savait comment expliquer, la politique ne lui avait pas mieux réussi que la religion. A l'entendre, en effet, loin de vouloir détruire le gou- vernement de son pays, il avait indiqué les moyens de le conserver. Or, le gouvernement qu'il avait proposé comme modèle était le seul qui le proscri- vit. Son Contrat social, toléré en France et en Hol- lande, n'était interdit qu'à Genève; de sorte qu'on le punissait pour avoir bien mérité de son pays 2.

Restaient les questions constitutionnelles des droits respectifs de la bourgeoisie et des Conseils. Ces sortes de sujets, qui prêtent à l'éloquence et peu- vent beaucoup gagner, suivant la façon dont ils sont présentés, convenaient particulièrement à Jean- Jacques. Il lui était facile de montrer les abus du droit négatif, qui, en effet, en avait eu souvent; il lui suffisait de passer sous silence les abus du droit de la bourgeoisie. Le tableau des empiétements du Petit Conseil n'était qu'un jeu pour une plume aussi exercée aux joutes oratoires. Il est certain que la Constitution de Genève était, au fond, très aristo- cratique. Cependant on y pouvait signaler aussi des éléments démocratiques nombreux et importants. C'étaient ces éléments que le Petit Conseil, par une action lente et continue, avait travaillé de longue

1. Lettre II, à la fin, et Lettre III toute entière. —2. Lettre VI.

294

LA VIE ET LES ŒUVRES

date à absorber et à faire disparaître. Le Petit Con- seil avait en main le gouvernement , l'administra- tion et la justice; la souveraineté du peuple, si chère à Rousseau, avait chaque jour moins d'occa- sions et de facilités pour s'exercer, en face de ce pouvoir qui faisait peser son omnipotence sur les âmes aussi bien que sur les corps. Qu'on enlève en- core à la bourgeoisie le droit de faire des représen- tations ou qu'on l'annule par le droit contraire du Pe- tit Conseil, et il ne lui restera plus rien. En droit donc et d'après sa constitution, le peuple genevois était, d'après Rousseau, le plus libre de tous les peuples ; en fait, grâce aux usurpations du Petit Conseil, il vivait sous le plus dur esclavage. L'Etat était dissous ; il n'y avait plus d'Etat '.

Cette sorte d'antinomie inextricable avait besoin d'être modifiée ; Jean-Jacques n'était pas seul à le demander. Le meilleur moyen de permettre à ces deux droits de s'exercer était de les limiter l'un par l'autre ; de laisser au Petit Conseil son droit néga- tif, mais seulement jusqu'à un certain point ; de laisser à la représentation une efficacité nécessaire, mais seulement dans certains cas, ou quand elle au- rait réuni un chiffre donné d'adhérents \ Tronchin lui-même avait ouvert la porte à cette solution quand il avait dit : « Combien faudra-t-il de dou- teurs ? Cinquante, cent, deux cents, quatre cents. Qu'on fasse donc une loi 3. »

Rousseau, pour l'impression de ses lettres, s'a-

1 . Lettres V. VII, VIII et IX. 2. Diderot, Œuvr. édit. As- sezat, t. IV, p. 70; Corres- pondance littéraire, 1er janvier

1764; Lettres de Voltaire à d'Argental, 27 et 28 novembre 1763, 12 février 1766. 3. Let- tres de la Campagne, lettre III.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

295

dressa d'abord à Avignon, par l'intermédiaire de Dastier; mais aucun libraire n'ayant voulu s'en char- ger, il revint à Rey, sur qui il pouvait compter plus que sur tout autre. Il lui vendit son ouvrage treize cents livres. On connaît ses exigences ordinaires de discrétion, de célérité et de correction matérielle ; on sait aussi ses anxiétés continuelles sur le- résul- tat1. Cependant, par un excès de confiance qui ne lui était guère habituel, il s'était figuré que le livre entrerait librement en France et aurait au moins une permission tacite. Il pensait peut-être qu'il lui suffisait d'avoir dit beaucoup de mal du protestan- tisme et de ses ministres pour se faire bien voir des catholiques ; mais est-ce sérieusement qu'il préten- dait « n'avoir pas dit un seul mot contre les catho- liques2? » Les refus qu'il avait éprouvés à Avignon ne lui avaient-ils donc pas tenu lieu d'avertisse- ment? Il lui fallut bien pourtant à la fin se rendre à l'évidence. Les dispositions peu bienveillantes de M. de Sartine engagèrent Rey à traiter directement avec Duchesne, afin de s'éviter en partie les embar- ras de l'introduction en France. Elle ne s'effectua pas toutefois sans difficulté. Pour plus de sûreté, Rey s'avisa de faire son envoi principal par mer. La cargaison alla par Dunkerque et Rouen, en pas- sant par l'Angleterre. Jean-Jacques crut à un nau- frage 3. On peut juger de ses transes pendant ce temps-là. De son côté, Duchesne, pour faire entrer les exemplaires en fraude à Paris, usait de toute sorte de moyens, jusqu'à en charger les carrosses

1. Lettres à Rey du 7 juin au 31 décembre 1764. 2. Lettres à Rey, 21 août et 17 sep- tembre 1764; à Duchesne, 4 no-

vembre 1764. 3. Lettres à Coindet, 30 décembre 1764; à Duchesne, 16 et 24 décembre 17(34.

296

LA V1K Kl LES OEUVRES

des seigneurs de la Cour. Enfin, le 2o janvier 1765, il écrivit à Rey que tout était arrivé à bon port '. En Suisse, Rey n'avait pas évité l'ennui d'une con- trefaçon à V verdun2.

L'ouvrage, interdit en France3, se répandit clan- destinement ; mais il ne s'en répandit que mieux. Détail assez piquant : il fut brûlé à Paris en même temps que le Dictionnaire philosophique de Voltaire4. La Haye avait donné l'exemple. Un arrêt de la cour, en date du 21 janvier, y avait condamné le livre à être lacéré et brûlé sur l'échafaud par la main du bourreau comme scandaleux, blasphématoire, re- nouvelant les erreurs de XÉmile, etc. On laissa Rey à peu près tranquille. On avait au préalable saisi les exemplaires chez lui; on en avait trouvé dix5. Berne interdit également les Lettres de la manière la plus sévère 6. Rousseau raille agréablement ces me- sures de rigueur et ces auto-da-fé. « Que j'apprenne à ma bonne amie mes bonnes. nouvelles. Le 22 jan- vier, on a brûlé mon livre à La Haye ; on doit au- jourd'hui le brûler à Genève; on le brûlera, j'espère, encore ailleurs. Voilà, par le froid qu'il fait, des gens bien brûlants. Que de feux de joie brillent en mon honneur dans l'Europe! Qu'ont donc fait mes autres écrits, pour n'être pas aussi brûlés? et que n'en ai-je à faire brûler encore ! Mais j'ai fini pour ma vie ; il faut savoir mettre des bornes à son orgueil7. »

1. Note de l'éditeur à la Lettre de Rousseau à Rey, du 31 décembre 1764.— 2. Lettre de Rousseau à Rey, 31 décembre 1764. 3. Lettres de Rousseau à Malesherbes, ii novembre 1764 ; à Duclos, 2 décembre 1764; à jV/m. de Verdelin, 25 novembre 1764. 4. Arrêt du 19 mars

1765, cité aux Œuvres de J.- J. Rousseau , édit Poinçot , t. XIV. 5. Note de l'éditeur à la Lettre de Rousseau à Rey du 16 février 1765. 6. Lettre de Rousseau à Rey, 28 janvier 1765. 7. Lettre à Mm» Guyenet, née Isabelle d'Ivemois, 6 février 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 297

Ce qui devait, plus que tout le reste, intéresser Rousseau, c'était l'attitude de Genève. Lui, qui au- trefois ne permettait point de passer en fraude trois exemplaires de Y Emile, se montra alors moins scru- puleux, et en fit expédier cinq cents des Lettres de la Montagne sous le nom de Draperies ordinaires ' . La précaution était bonne, car les magistrats, à coup sûr, auraient empêché l'introduction s'ils l'avaient pu. Le Conseil fut transporté de fureur, et il devait l'être ; il ne pouvait, en effet, recevoir de plus rudes coups. Il déclara d'abord que les Lettres ne méri- taient pas d'être brûlées; ce qui ne l'empêcha pas de les brûler plus tard. Du reste, si elles eurent leurs défenseurs, l'effet général fut loin d'être favo- rable à Rousseau. Ses partisans habituels l'abandon- nèrent ou n'osèrent le soutenir. « J'ai lu deux fois vos Lettres de la Montagne, lui écrivait un de ses amis; mon cœur en a frémi, ma santé en a été al- térée2. » 0 prodige! Mmo Latour elle-même n'est pas satisfaite. Aussi, faut-il voir comme Jean-Jacques la remet à sa place3. On doit bien penser que leur bouderie ne dura pas et que Rousseau fut forcé à la fin de céder aux excuses, aux supplications et aux larmes de son amie \ Enfin Moultou , malgré son dévouement qu'on pourrait appeler de fraîche date, car ce fut alors qu'il reprit sa correspondance in- terrompue, se montra hésitant et embarrassé, et se

1. Lettre à Rey, 8 octobre 1764. 2. Lettre de Philibert Cramer à Rousseau, citée par Gabe- rel, Rousseau et les Genevois, chap. il, § 5. 3. Lettre de M'ne Latour à Rousseau, 21 fé- vrier, et Réponse de Rousseau,

10 mars 1765. h. Lettres de Mm" Latour à Rousseau, 19 mars, 22 avril, 18 mai, 3 juillet ; de Mme Prieur, amie de Mm> Latour, 6 août 1765; Réponse de Rous- seau, 1 1 août 1765.

298 LA VIE ET LES ŒUVRES

trouva tiraillé entre le désir et, pour ainsi dire, la nécessité de l'admiration et son amour pour la pa- trie. « Vos Lettres de la Montagne , écrivait-il à Rousseau, sont les gémissements d'un héros... Mais quel sera parmi nous l'effet de votre livre? Dieu seul sait si vous l'effacerez un jour avec vos larmes, ou si votre patrie vous devra des autels1. » Rousseau avait parlé avec faveur de la médiation des puis- sances, et avait même compté dessus, pour se faire bien voir de la France2. Moultou apprécie la mé- diation à un tout autre point de vue : « Des Fran- çais, des Bernois, avec leurs principes, sont toujours à craindre, et les ennemis de la bourgeoisie ont des amis très puissants parmi eux. » Malgré ces ré- serves, s'il avait su que son ami travaillât contre les miracles, il lui aurait fourni des textes. Quoique Moultou ne fît plus partie à cette époque de la compagnie des pasteurs, un tel élan de cœur est assez singulier de la part d'un ministre du Saint Evangile3.

Du reste, le secours de Moultou était bien inutile dans l'affaire et n'aurait été qu'un scandale de plus. Jamais la Réforme et ses ministres n'avaient été plus maltraités par un coreligionnaire. Rousseau les montre depuis l'origine, et sans excepter Calvin, leur père à tous, comme des inquisiteurs sévères, devenant bientôt de persécutés persécuteurs ; voulant malgré leur principe du libre examen, tout décider, tout régler, prononcer sur tout, chacun proposant modestement son sentiment pour l'im-

1. Lettre de Moultou à Rous- l 3- Lettre de Moultou à Rousseau, seau, 23 novembre 1764. ' 31 janvier et 16 février 1765. 2. Lettre à Rey, 27 août 1764.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 299

poser à tous les autres; suivant leurs passions plus que leurs principes ; hérétiques jusque dans leur dure orthodoxie ; méconnaissant et n'aimant plus leur religion; avec leur ton risiblement arro- gant, avec leur rage de chicane et d'intolérance, ne sachant plus ni ce qu'ils croient, ni ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils disent. Puis « quand ils auront bien discuté, bien chamaillé, bien ergoté, bien prononcé; tout au fort de leur petit triomphe, le clergé ro- main, qui maintenant rit et les laisse faire, viendra les chasser, armés d'arguments ad hominem sans réplique, et les battant de leurs propres armes, il leur dira : Cela va bien ; mais à présent, ôtez-vous de là, méchants intrus; vous n'avez travaillé que pour nous. » Et un peu plus loin (nous ne citons que quelques lignes ; mais le passage mériterait d'être lu tout entier) : « Quand les premiers réformateurs commencèrent à se faire entendre, l'Eglise univer- selle était en paix ; tous les sentiments étaient una- nimes ; il n'y avait pas un dogme essentiel débattu parmi les chrétiens. Dans cet état tranquille, tout à coup deux ou trois hommes élèvent leur voix et crient dans toute l'Europe : Chrétiens, prenez garde à vous ; on vous trompe, on vous égare, on vous mène dans le chemin de l'Enfer ; le Pape est l'ante- christ, le suppôt de Satan ; son Eglise est l'école du mensonge. Vous êtes perdus si vous ne nous écoutez... Il n'était pas naturel que les catholiques convinssent de l'évidence de cette nouvelle doctrine, et c'est aussi ce que la plupart d'entre eux se gar- dèrent bien de faire. Or, on voit que la dispute étant réduite à ce point ne pouvait plus finir et que chacun devait se donner gain de cause ; les protestants soutenant toujours que leurs interpré-

300

LA VIE ET LES OEUVRES

tations et leurs preuves étaient si claires qu'il fallait être de mauvaise foi pour s'y refuser; et les catho- liques, de leur côté, trouvant que les petits argu- ments de quelques particuliers, qui même n'étaient pas sans réplique, ne devaient pas l'emporter sur l'autorité de toute l'Eglise, qui, de tout temps, avait autrement décidé qu'eux les points débattus1. »

On avait autrefois accusé le Conseil d'avoir agi sans l'avis du Consistoire, et dans la circonstance actuelle, celui-ci, malgré le désir des magistrats, avait d'abord évité de dénoncer officiellement les Lettres'1. Après de telles paroles, il devenait évi- demment impossible aux pasteurs de garder la même attitude de neutralité presque bienveillante. Rous- seau avait fini par lasser leur affection. Attaqués dans leur caractère et dans leur foi, il déclarèrent que le Magnifique Conseil n'avait donné aucune atteinte à leurs droits , et que leur silence devait être regardé comme une preuve non équivoque de leur approbation 3. 11 y en eut qui adressèrent indi- viduellement leurs doléances à Rousseau4.

Citons encore dans le même sens, quoique ne venant pas de Genève, le dur jugement adressé par Mably à Mm0 Saladin : « Voilà toutes mes idées bouleversées sur le compte de Rousseau. Je le croyais honnête homme. Je croyais que sa morale était sérieuse ; qu'elle était dans son cœur et non au bout de sa plume. Il me faut prendre malgré moi une autre façon de penser, et j'en suis affligé... Mais cet homme finit par être une espèce de con-

1. Lettre IL 2. Lettre de Moultou à Rousseau, 30 janvier 1765. 3.Sayous, t. I, en. vin ;

extrait du Recueil' Cramer. h. Gaberel, Rousseau et les Genevois, ch. III, § 7.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

301

juré. Est-ce Érostrate qui veut brûler le temple d'Ephèse? Est-ce un Gracchus? etc1. »

On fit circuler cette lettre à Genève. Jean-Jacques déclara qu'il aimait trop Mably pour croire qu'il en fût l'auteur et prit le parti de le lui demander à lui-même2. « Il est très vrai, lui répondit Mably, qu'une personne de mes amies, m'ayant parlé des troubles que votre dernier ouvrage causait dans Genève, je lui ai fait la réponse dont on vous a envoyé l'extrait... J'en voudrais corriger quelques expressions. Je vous ai plaint comme Socrate, mais Socrate, pour se venger de ses juges, ne tenta pas d'exciter une sédition à Athènes3... »

On dirait que Rousseau comprit ces avertisse- ments. Ce n'était pas la première fois d'ailleurs, qu'après avoir fait un coup d'éclat, il se retirait suus sa tente ; il se mit donc à prêcher, quoique un peu tard, la modération à ses amis. Sagesse et fer- meté, telle était sa devise4. Mais, plusieurs, plus touchés par ses exemples que par ses paroles, n'en continuèrent pas moins leurs agissements. Les bro- chures recommencèrent à paraître. ïronchin répli- qua avec sa modération ordinaire aux Lettres de lu Montagne*. On lui répondit; des réponses furent faites à ces réponses6. Parmi ces brochures, il en

1. Lettre de Mably à Mme Sa- ladin, 11 janvier 1765. 2. Lettres à Mme de Chenonceaux et à l'abbé de Mably, 6 fé- vrier ; à Moultou, 7 février 1765. 3. Réponse de Mably à Rousseau, 11 février 1765. Les Confessions renferment, au su- jet de la Lettre de Mably quel- ques erreurs. 4. Lettres à

d'Ivemois, 7 et 17 janvier, 22 février, 22 avril; à ChappuU, 2 février; à Lenieps, 8 février; à Deluc, 25 janvier, 24 février; à Moultou, 18 février 1765. 5. Lettres populaires, 1765. 6. Réponse aux lettres populaires , 1765. Remarques d'un mi- nistre de l'Évangile sur la IIIe lettre de la Montagne, 1765.

302

LA VIE ET LES ŒUVRES

est une, Le Sentiment des citoyens, qui eut une im- portance réelle.

Le gouvernement, à la fin, devenait difficile. Le Conseil, nommé à une très faible majorité, et jaloux de ne garder le pouvoir que dans des conditions de dignité et de sécurité satisfaisantes, prit le meilleur moyen pour se l'assurer, il offrit d'abdiquer et fit une sorte d'appel au peuple. « Nous nous faisons un plaisir, répondirent les citoyens , de déclarer publiquement que nous honorons le Magnifique Conseil ; chacun de ses membres est digne de notre estime et de notre confiance. Toujours assurés de ces sentiments, nous supplions Messieurs de vouloir bien revenir en arrière au sujet du sieur Rousseau, des tribunaux sans syndics, et des emprisonne- ments préventifs '. » Le parti des Représentants se montrait modéré mais il ne cédait pas. Genève put, jusqu'à un certain point, être fière de ces citoyens; jamais mouvements populaires ne s'étaient passés avec autant de tranquillité ferme et polie. Il est vrai qu'à Genève, le peuple n'était qu'une petite partie choisie de la population.

Le Conseil, enhardi peut-être par ce demi-succès, crut qu'il pouvait user de rigueur ; les Lettres furent alors brûlées ; mais cet acte ne fit que réveiller l'ardeur des partisans de Rousseau. Des représen- tations plus nombreuses que jamais se renouve-

Lettres de la Plaine, par l'abbé SlGONNE, 1765. Consi- dérations sur les miracles, par Glarapède, 1765. Examen de ce qui concerne le Christianisme, sa formation êvangélique , et les ministres de Genève dans les

deux premières lettres de Jean- Jacques Rousseau, par Vernes, 1765. Sentiment des citoyens, 1764. Sentiment des juriscon- sultes, 1765. 1. Gaberel, Rousseau et les Genevois, ch. n, §3-

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 303

lèreot aussitôt. « Vous avez eu, écrit Moultou, la couronne des martyrs. Onze cents citoyens l'ont posée jeudi sur votre tète. Qu'ils brûlent à présent; c'est trop tard. » Et les Représentants auraient sans doute poussé plus loin leurs protestations, si, con- trairement aux idées de Rousseau, ils n'avaient craint par-dessus tout un appel aux Puissances. « Je n'ai jamais eu tant de terreur, continue Moultou , les rues étaient pleines de citoyens consternés et semblaient désertes par leur silence. Tout le monde voyait le danger et personne ne savait comment on

pourrait l'écarter Il n'y a pas dans nos annales

une journée aussi mémorable que celle de jeudi. C'est un chef-d'œuvre de politique et une chose sublime. Que votre nom va grand à la postérité1. »

III

Nous venons de parler du Sentiment des citoyens. Cette brochure parut quelque temps après les Lettres de la Montagne. Elle était , comme la plupart des autres, sans nom d'auteur. Jean-Jacques n'hésita pas à l'attribuer à Jacob Vernes, membre influent du Consistoire et autrefois son ami \ Elle était en réalité de Voltaire ; mais on fut longtemps sans le savoir. C'était un infâme libelle , plus riche d'in- jures que de raisons, attaquant la vie privée de Rousseau presque autant que ses ouvrages et sa vie publique. Comme si ce n'était pas assez de l'outrager, on y dénonçait l'auteur de Y Emile à la rigueur des

\. Lettre de Moultou à Rous- I Lettre à Rey, 31 décembre 1764. seau, 13 février 1765. 2. |

304 LA VIE ET LES ŒUVRES

lois : « Il faut lui apprendre, disait-on en finissant, que. si on châtie légèrement un romancier impie, on punit capitale ment un vil séditieux. » Rien de plus singulier, étant donné le nom de l'auteur, que l'intérêt qu'on y portait à l'orthodoxie protestante, les termes touchants dans lesquels on y parlait des pasteurs, la sainte horreur avec laquelle on repous- sait les blasphèmes et les impiétés de Y Emile, l'hypocrisie avec laquelle on racontait la vie de débauche de Jean-Jacques, sa conduite avec la mal- heureuse qu'il avait entraînée dans ses désordres , le sort qu'il avait fait à ses enfants. Cet écrit, qui excita partout l'indignation, obtint pourtant un cer- tain crédit auprès des femmes de Motiers, à cause du mal qu'on y disait de Thérèse '. Il parait qu'à Motiers personne ne s'était douté jusqu'alors de la nature des rapports qui existaient entre Jean- Jacques et sa servante. Montmollin lui-même, le pasteur du village, aurait-il dit : Ses mœurs sont sans reproche, s'il as^ait connu la vérité? D'après un auteur2, on aurait, en arrivant; fait toute une histoire pour sauver les apparences. Dans ce pays simple et religieux, qui tenait encore à la régularité des mœurs, les indiscrétions du libelle étaient capables de perdre le malheureux Jean-Jacques. Les détails intimes dans lesquels on entrait lui persuadèrent, sans autre preuve, que Mm(> d'Epinay en avait fourni les matériaux, et il résolut dès lors de s'en venger3. D'un autre côté, il y crut reconnaître le style de Ternes, que l'auteur inconnu avait en effet assez bien imité ; rien après cela ne put l'arracher à son

1. Lettre à Dupeyrou, 14 fé- I ch. XIII, p. 310. 3. Lettre à vrier 1765. 2. G. Maugras, \ Duclos, M janvier 1765.

/

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 305

erreur. Les représentants brûlèrent le libelle ; le Conseil, afin de montrer sa répulsion pour de sem- blables procédés de polémique, ajourna toute mesure de rigueur contre les Lettres de la Montagne. Vernes, mis en demeure de s'expliquer, se défendit avec l'indignation de l'homme injustement accusé. Jean- Jacques, incapable d'admettre qu'il se fût trompé, mais forcé à la fin de garder pour lui ses soupçons, ne rougit pas d'en perpétuer le souvenir dans un écrit posthume qui témoigne plus de son esprit in- ventif et subtil que de son honnêteté et de son ju- gement1. Peut-être pourrait-on trouver le secret de l'animosité de Rousseau dans les ouvrages de polé- mique honnête et raisonnée que Vernes avait pu- bliés contre lui, et qui lui avaient valu les félicita- tions du Conseil 2.

Quelques années après, on voulut ménager une entrevue entre les deux adversaires. Jean-Jacques s'y refusa : « Qu'il prouve, dit-il, et je suis à ses pieds. » Comme si c'eût été à Vernes qu'incombait l'obligation de prouver 3.

Que faisait Voltaire pendant que s'échangeaient entre Vernes et Rousseau la plus pénible corres- pondance ? Voltaire laissait bravement accuser un innocent d'un acte dont il était seul coupable ; Vol- taire riait de bon cœur avec sa coterie « des effets de cette pomme de discorde entre un déiste et un croyant '*. » Dire du mal de Jean- Jacques, lui faire

1. Déclaration de J.-J. Rous- seau relative à M. le pasteur Vernes. Aux Œuvres. Voir en outre, Lettres de Rousseau à Du* chesnc, 6 et 20 janvier, 3 et 5 février ; à Lenieps, 3 février

1765. 2. Registre des déli* bcrations du Conseil d'Etat de Genève, 2 août 1763. 3. Lettre à d'ivernois, 20 juillet 1763. 4. DeluG, Lettres sur l'histoire physique du globe, p. CXII.

20

306

LA VIE ET LES ŒUVRES

faire une sottise en l'engageant sur une fausse piste, laisser peser l'odieux de l'affaire sur un ministre de la religion, que de bonheurs d'un coup! « Je croyais vous avoir mandé, écrit-il à Damilaville, que la pe- tite brochure est d'un nommé Vernes ou Vernet. On dit que ce n'est qu'une feuille oubliée presque en naissant. Ce ministre Vernes a écrit une autre brochure contre Jean -Jacques, oubliée tout de même. Je n'ai vu ni l'un ni l'autre écrit, Dieu merci ' . »

Le motif qui avait poussé Voltaire à écrire le li- belle n'était pas bien difficile à saisir. Outre sa haine habituelle, il avait alors une vengeance ac- tuelle à satisfaire. Jean-Jacques ne s'était-il pas avisé, dans ses Lettres de la Montagne, d'attribuer publiquement à Voltaire le Sermon des Cinquante^l Ne l'exposait-il pas ainsi à la rigueur des lois? « Est-il possible, Madame, écrit Voltaire à Mm0 de Luxembourg, qu'un homme. qui se vante de votre protection joue ainsi le rôle de délateur et de ca- lomniateur? Il n'est pas d'excuse sans doute pour une action si coupable et si lâche3. » Inutile d'a- jouter que Voltaire était bien l'auteur du Ser?no)i des Cinquante ; tout le monde le savait, le gouver- nement seul avait l'air de l'ignorer. Mais Voltaire n'était-il pas le plus effronté de ces hommes qui « sont dans l'usage d'avouer leurs livres pour s'en faire honneur, et de les renier pour se mettre à couvert, » de sorte que « le même homme sera

1. Lettre de Voltaire à Dami- laville, 15 janvier 1765. Voir aussi sa lettre à Moullou, 7 avril 1765. 2. Lettre V. 3. Let- tres de Voltaire à Mme de Luxem-

bourg, 9 janvier 1765 ; à Dami- laville, 12 janvier 1765. Voir aussi Lettre à d'Alembert, 9 jan- vier, et à d'Argental, 10 jan- vier 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

307

Fauteur ou ne le sera pas devant le même homme, selon qu'ils, seront à l'audience ou dans un sou- per1. » Et Voltaire, par un prodige d'impudence, n'accuse-t-il pas Rousseau d'avoir, au moment même il le dénonçait, fait imprimer le Sermon des Cinquante par Rey, son libraire d'Amsterdam2?

Si Voltaire était en partie couvert par ses men- songes, il ne l'était pas moins par une sorte de connivence des magistrats. Cette différence de trai- tement entre lui et Rousseau ne laissait pas parfois que de mettre le Conseil dans l'embarras ; le vrai motif, qui était la crainte de la France, étant diffi- cile à avouer.

Voltaire était en veine de calomnier. Rousseau, afin de montrer les égards qui sont dus à un auteur incriminé, avait dit dans ses Lettres de ta Montagne qu'ayant commencé une réfutation du livre de l'Es- prit d'Helvétius, il avait jeté ses feuilles au feu à l'instant même il avait appris qu'Helvétius était poursuivi. Si, plus tard, il dit son sentiment sur le même sujet, ce fut sans nommer le livre ni l'au- teur3. Et Montmollin. le pasteur de Motiers, expli- quant peut-être ces dernières paroles, déclara que Rousseau lui avait affirmé avoir eu en partie pour but dans son Emile « de s'élever, non directement, mais assez clairement, contre l'ouvrage infernal de l'Esprit *. »

Il n'en fallut pas davantage à Voltaire pour dres- ser toute une accusation : « Il vient d'être avéré, dit-il, que, pour être admis à la communion des

1. Lettres de la Montagne, lettre V. 2. Lettre de Vol- taire à Damilaville, 31 décem- bre 1 76 'j . 3. Lettre he, note.

4. Réfutation du libelle (de Dupeyrou) en faveur de Rous- seau. Lettre de MontmoVin, 13 juin 1765.

308

LA VIE ET LES ŒUVRES

fidèles dans le village il aboie, il a promis par un écrit signé de sa main qu'il écrirait contre le li- belle abominable d'Helvétius. Son curé, avec lequel il s'est brouillé, comme avec le reste du monde, a été obligé de faire imprimer cette belle promesse1. » Et ce qui le rend encore plus coupable, ajoute Vol- taire, c'est qu'il avait reçu dans le temps quelques louis d'Helvétius2. A une affirmation si précise, Rousseau ne put qu'opposer un démenti. Il n'avait rien promis, rien signé ; on faisait dire à Montmollin plus qu'il n'avait dit ; enfin on sait qu'il n'était pas facile de lui faire accepter des louis 3.

Cependant Jean- Jacques, en disant qu'il avait brûlé ses feuilles, ne disait pas toute la vérité. Il avait en réalité gardé l'exemplaire du livre d'Hel- vétius, avec ses notes de réfutation aux marges. Il l'avait même vendu, avec d'autres livres, à Dutens, mais en lui recommandant de n'en rien publier. Ces notes furent communiquées à Helvétius, qui se pro- posait d'y répondre, quand il fut frappé par la mort4.

Ce n'est pas sur des notes sans liaison, souvent sur de simples boutades, qu'il est possible d'asseoir un jugement définitif, principalement quand il s'agit

1. Lettre de Voltaire à d'Ar- gental, h septembre 1765. Voir aussi Lettre à Damilaville , 10 auguste 1765. 2. Lettres de Voltaire à d'Alembert, 28 au- guste, 18 septembre, 16 octo- bre 1765 ; à M. de Pèzai, 22 dé- cembre 1766; de d'Alembert à Voltaire, 7 octobre 1765.

3. Lettre de Rousseau à M. de Chauvel, 5 janvier 1767.

4. Lettres de Rousseau à Daven-

port, février 1767, et à Dutens, 16 février, 2 et 26 mars 1767. Lettres d'Helvétius à Dutens , 22 septembre et 26 novembre 1771. Lettres de Dutens au li- braire R. (de Bures, 1779. Notes en réfutation de l'ou- vrage d'Helvétius, intitulé de l'Esprit. Aux Œuvres de J.-J. Rousseau, édition de Genève, 1782, supplément, t. III.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

309

d'un auteur qui, comme Rousseau, vaut surtout par la forme. Tout ce qu'on peut faire, c'est de lui tenir compte de l'intention et de constater son opposition au matérialisme. Diderot a repris cette réfutation de Rousseau et a écrit sur ses notes de nouvelles notes. C'était donner au livre d'Helvétius une bien grande importance *.

Vers le même temps, Voltaire allait fouiller jus- que dans un lointain passé pour accuser son rival, prétendant qu'à Venise il avait été, non le secré- taire, mais le valet du comte de Montaigu, et s'était fait chasser à coups de bâton. Nous avons raconté plus haut cet épisode 2.

IV

Tandis que Rousseau se retirait des affaires de Genève, Voltaire s'y engageait au point d'en devenir, sinon le personnage le plus important, au moins un des plus remuants et des plus en vue. N'appar- tenant à aucun des deux partis, il se croyait en si- tuation de jouer le rôle de conciliateur, et ne dou- tait pas que son nom, ses relations, son activité et son adresse ne lui rendissent cette tâche facile. Son système, du reste, est aussi simple que modeste, et quoique ses préférences le portent du côté de la bourgeoisie 3, il se garde bien de dicter à personne

1. Œuvres de Diderot, édit. Assezat, t. I. 2. Ch. vin. 3. Lettres de Voltaire à Da- milaville, 16 octobre ; à d'Ar- gental, 13 novembre 1765. Il serait trop long de citer la

correspondance de Voltaire sur les affaires de Genève. De 1765 à 1768 il n'y a pas de sujet sur lequel il revienne aussi souvent dans toutes ses lettres.

310

LA VIE ET LES ŒUVRES

son devoir et se borne à mettre en présence les ad- versaires, espérant qu'ils ne se verront pas long- temps sans s'entendre. Son amour pour la paix ne lui fait pas oublier toutefois son ressentiment contre Jean-Jacques. En toute occasion, il veut s'appliquer à prendre le contrepied de Jean-Jacques, à se mon- trer, comme il le dit quelque part « un petit anti- Jean-Jacques '. » « Mon devoir et mon goût, écrit-il, sont de jouer un rôle directement contraire à celui de Jean-Jacques : Jean-Jacques voudrait tout brouil- ler, et moi, comme bon voisin, je voudrais, s'il était possible, tout concilier2. »

Mais il eut beau offrir ses services à tout le monde, même à ceux qui ne voulaient pas les accepter, donner des dîners, faire trinquer les citoyens avec les magistrats, proposer des plans de pacification, « jeter de l'eau sur les charbons de Jean-Jacques » et se rendre le témoignage que, si tout s'est passé, se passe et se passera avec la plus grande tranquil- lité, il n'a pas peu contribué à la bienséance que les citoyens ont gardée dans toutes leurs démar- ches, personne, autre que lui seul, ne crut à ces hauts faits.

L'ardeur de conciliation et de réconciliation de Voltaire s'étendit jusqu'à Jean-Jacques lui-même. Il parla d'un rapprochement à d'Ivernois, qui en ren- dit compte à Rousseau. « Il paraît, écrivait d'Iver- nois, avoir pris cœur à nos droits. Nous sommes certains qu'il écrit en notre faveur et que, loin de nous faire du mal, il ne nous fait que du bien... Il m'a fait demander deux fois, mais je ne veux point

1. Lettre de Voltaire à d'Ai*- gental, 14 décembre 1765. 2. Lettres de Voltaire au mar-

quis de Florian, 1er novembre 1765 ; à d'Argental, 17 janvier 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 311

y aller : je préfère rester chez moi. Il a témoigné à plusieurs reprises grande envie de se réconcilier avec vous1. » Voici la réponse de Rousseau : « Je reçois, mon bon ami, votre lettre du 23. Je suis très fâché que vous n'ayez pas été voir M. de Voltaire. Avez-vous pu penser que cette démarche me ferait de la peine? Que vous connaissez mal mon cœur! Eh ! plût à Dieu qu'une heureuse réconciliation entre vous, opérée par les soins de cet homme illustre, me faisant oublier tous ses torts, me livrât sans mélange à mon admiration pour lui ! Dans les temps il m'a le plus cruellement traité, j'ai toujours eu beaucoup moins d'aversion pour lui que d'amour pour mon pays. Quel que soit l'homme qui vous rendra la paix et la liberté, il me sera toujours cher et respectable. Si c'est Voltaire, il pourra, du reste, me faire tout le mal qu'il voudra : mes vœux cons- tants, jusqu'à mon dernier soupir, seront pour son bonheur et pour sa gloire2. »

Nous citons cette lettre comme un des monu- ments les plus honorables de la vie de Rousseau. Elle montre que son amour pour son pays était sin- cère, que son désir de réparer le mal des Lettres, de la Montagne était véritable. Il dut assurément lui en coûter d'engager ses amis à se jeter dans les bras d'un homme qu'il avait tant de motifs de détester. Il fit un acte de vertu dont on doit le louer sans réserve.

Quand d'Ivernois rapporta la lettre de Rousseau à Voltaire, celui-ci en parut fort impressionné. « Il faut, dit-il, faire revenir ici M. Rousseau. Faites-lui

1. Lettre de d'Ivernois à Rous- I 2. Lettre à dUvernois, 30 dé- seau, 23 décembre 1763. Des- cembre 1765.

NOIRESTERRES, t. VII, I. |

312 LA VIE ET LES ŒUVRES

savoir qu'il court quelques chiffons de papier il est question de lui. S'ils lui tombent sous la main, qu'il n'y fasse pas attention ; ils étaient écrits avant que je connusse ses sentiments. » Et là-dessus, s'en- gagea entre d'Ivernois et Voltaire, en présence de Deluc, une discussion en règle, chacun prit à tâche de détruire les raisons de son adversaire et de faire valoir les siennes propres. « Le Vicaire savoyard, dit Voltaire, m'a toujours paru un excel- lent ouvrage, et susceptible du sens le plus favo- rable. J'ai condamné hautement, je condamne et je condamnerai toujours ceux qui ont cru flétrir cet ouvrage en le faisant brûler. Il n'y a qu'un scélérat qui puisse dire que j'ai eu la moindre part à la condamnation de M. Rousseau. J'aimerais autant qu'on dit que j'ai fait rouer Calas que de dire que j'ai persécuté un homme de lettres... Il est faux et calomnieux que j'aie jamais écrit à Paris ni ailleurs contre M. Rousseau ; il est également faux que je me sois entretenu de lui avec M. Bertrand de Berne... Je ne me suis vengé qu'en plaisantant. M. Marc Chapuis est témoin que j'ai offert une mai- son à M. Rousseau ; écrivez-lui, Monsieur, que je la lui offre toujours, et que, s'il veut, je me fais fort auprès des médiateurs de le faire rentrer dans tous ses droits, à Genève. J'offre de vous donner cette déclaration signée de ma main, que vous pourrez rendre publique, si vous le trouvez à propos. » Ce fut, en effet, dans cette circonstance qu'il écrivit à Lullin la lettre dont nous avons parlé ci-dessus '.

D'Ivernois, sans être entièrement persuadé, jugea qu'on pouvait, en tout cas, profiter des bonnes dis-

1. La Lettre à Lullin est du 30 janvier 1766-

DE JEàN-JACQDES ROUSSEAU. 313

positions de Voltaire. « Si, par son moyen, écrit-il, nous pouvions vous faire rentrer clans vos droits de citoyen, quand même vous ne seriez pas dans l'in- tention d'en venir jouir, vous comprenez qu'on aurait beau jeu pour instruire l'Europe de l'injus- tice du Gouvernement envers vous1. » Mais les sacrifices que Rousseau faisait au bien de son pays ne pouvaient aller jusqu'à lui faire oublier le soin de sa propre dignité : « Vous n'avez pas penser, répondit-il, que je voulusse être redevable à M. de Voltaire de mon rétablissement. Qu'il vous serve utilement et qu'il continue au surplus ses plaisan- teries sur mon compte ; elles ne me feront pas plus de chagrin que de mal. J'aurais pu m'honorer de son amitié, s'il en eût été capable ; je n'aurais ja- mais voulu de sa protection. Jugez si j'en veux après tout ce qui s'est passé. 11 a tous les torts; il faut qu'il fasse toutes les avances, et voilà ce qu'il ne fera jamais. Il veut pardonner et protéger-. Nous sommes loin de compte2.

Pour être complètement édifié sur le compte de Voltaire, il est nécessaire de voir comment il trai- tait le pauvre Jean-Jacques, au moment même il lui faisait ses propositions de réconciliation et d'ami- tié. La première lettre de d'Ivernois est du 23 dé- cembre 1765; la seconde réponse de Rousseau est du 23 février 1766, pendant cet intervalle de deux mois, on chercherait en vain un mot aimable ou seulement poli à l'adresse de Rousseau; en revan- che, on y rencontrerait à diverses reprises ceux de

1 . Lettre de d'Ivernois à Bous- seau, février 1766, citée par Desnoiresterres, t. VII, i.

2. Réponse de Rousseau à â?J- vemois, 23 février 1766. Voir Desnoiresterres, t. Vil, i.

314 LA VIE ET LES ŒUVRES

polisson, de grand fou, de malhonnête homme et autres semblables. « Jean-Jacques n'est bon qu'à être oublié ; il sera comme Ramponneau, qui a eu un moment de vogue à la Courtille ; à cela près que Ramponneau a eu cent fois moins de vanité et d'orgueil que le petit polisson de Genève '. Ce monstre de vanité et de contradiction, d'orgueil et de bassesse, Jean-Jacques Rousseau, ne réussira certainement pas à mettre le trouble dans la four- milière de Genève, comme il l'avait projeté. Je ne sais si on Ta chassé de Paris, comme le bruit en court ici, et s'il s'en est allé à quatre pattes, ou avec sa robe d'Arménien 2. Rousseau est un grand fou et un bien méchant fou, d'avoir voulu faire accroire que j'avais assez de crédit pour le persé- cuter, et que j'avais abusé de ce prétendu crédit. Il s'est imaginé que je voulais lui faire du mal parce qu'il avait voulu m'en faire, et peut-être parce qu'il lui était revenu que je trouvais son Héloïse pitoyable, son Contrat social très insocial, et que je n'estimais que son Vicaire savoyard dans son Emile... Parlez, je vous prie, de cette extravagance à Tronchin , il vous mettra au fait ; il vous fera voir que Rousseau est non seulement le plus orgueilleux de tous les écrivains médiocres ; mais qu'il est aussi le plus malhonnête homme s.

Il serait difficile d'accorder, dans cette circons- tance, la conduite de Voltaire avec ses paroles, si l'on ne se rappelait que ses motifs étaient loin d'être désintéressés. S'il voulait une réconciliation, c'est

1. Lettre de Voltaire à Dami- 3. Lettre de Voltaire à d'Argen- laville, 28 décembre 176o. ' tal, 24 janvier 1766. 2. Jd., 13 janvier 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

315

uniquement parce qu'il en avait besoin. Voyant le tort que ses démêlés avec Jean-Jacques lui faisaient auprès de la bourgeoisie dans le rôle de concilia- teur qu'il tenait à jouer, il sacrifiait simplement, quoique bien à regret, sa haine à son amour-propre ; ou plutôt, autant que possible, il ne les sacrifiait ni l'un ni l'autre. Son intérêt était la mesure et la ga- rantie de sa sincérité relative.

11 s'était flatté de rendre, par ses bons offices, la médiation des puissances inutiles. Quand elle fut décidée, il songea à s'assurer, au moins du côté de la France, un médiateur à son goût. Il pensa un moment à Hénin, qui avait l'avantage d'être tout prêt rendu et d'avoir commencé à s'occuper de l'af- faire1. Mais pourquoi pas d'Argental ? Et aussitôt il écrivit lettres sur lettres à ses anges pour les dé- terminer, mais ils ne se soucièrent pas de venir dans cette galère2. Beauteville, ambassadeur en Suisse et connaissant déjà le tripot de Genève, fut choisi. Il fit des avances à Voltaire ; il en fit à tout le monde, et débuta de la manière la plus heureuse; mais il ne tarda pas à se lasser de ces petites que- relles et de l'entêtement avec lequel on les soute- nait, montra une grande partialité en faveur de l'a- ristocratie, et devint aussi hautain et aussi dur qu'il avait été d'abord doux et affable. Bientôt on ne le désigna plus que sous le nom de Brouilleville 3.

Rousseau, qui avait toujours bien auguré de la médiation 4, lui écrivit, non afin de rien demander

1. Lettre de Voltaire à d'Ar- gental, 21 décembre 1765. 2. Lettres de Voltaire à d'Argen- tal, 3, 11, 13, 15, 17, 20, 24, 27 janvier 1766. 3. Id., 27 jan-

vier 1766. Desnoires -

TERRES, t. VII, I. SlMOND, Voyage en Suisse, t. II, p. 390. 4. Lettre de Rousseau à d'Iver- nois, 20 décembre 1765.

316 LA VIE ET LES ŒUVRES

pour lui-même, car il savait endurer des torts qui ne seraient jamais réparés, mais pour lui recom- mander ses amis les bourgeois et la cause qu'ils sou- tenaient. Beauté ville lui fit une réponse sévère. Il admirait ses talents et son génie; mais, ajouta-t-il, « plût à Dieu que vous ne les eussiez employés que pour le bien de votre patrie. Vous l'aimez, sans doute, et c'est à force de l'aimer que vous avez con- tribué à son malheur1. » Ces déconvenues ne pou- vaient que confirmer Rousseau dans sa résolution de ne plus s'occuper de rien2.

Quant à Voltaire, rien ne l'arrêtait. Il voulait, quelques mois auparavant, que la paix de Genève se fit, comme celle de Westphalie, aux dépens de l'Eglise 3 ; actuellement il cherche à faire les affaires de la France, et surtout les siennes, aux dépens de Genève. Il porte jusqu'à Choiseul ses idées sur la médiation. « Jean-Jacques seul, dit-il, a troublé la paix de Genève et la mienne.:. Je ne veux me mê- ler de rien, mais mes petites terres étant enclavées en partie dans leur petit territoire, j'ai plus d'inté- rêt que personne à voir la fourmilière tranquille et heureuse. Je suis sûr qu'elle ne le sera jamais que quand vous daignerez être son protecteur principal, et qu'elle recevra des lois de votre médiation per- manente. »

« Ah! si j'osais vous supplier d'engager M. de Beauteville à demeurer, en vertu de la garantie, le maître de juger toutes les contestations qui s'élève- ront toujours à Genève ! Vous seriez en droit d'en- voyer un jour, à l'amiable, une bonne garnison, pour

1. SAYOUS, t. I, ch. VIII. I 1766. 3. Lettre de Voltaire à 2. Lettre à d'Ivemois , 31 ruai | d'Argental, 11 janvier 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

317

maintenir la paix, et de faire de Genève, à l'a- miable, une bonne place d'armes, quand vous aurez la guerre en Italie. Genève dépendrait de vous, à l'amiable, mais...1. Quant à ce droit négatif, qui est assez obscur, je pense toujours qu'il faut que ce droit appartienne à M. le duc de Praslin, qui, par là, deviendra le protecteur et le véritable maître de Genève 2. »

Un nouvel élément était alors venu s'introduire en tiers dans les partis. Les natifs, c'est-à-dire la foule des hommes qui n'avaient pas de droits poli- tiques, avaient jugé le moment opportun pour amé- liorer leur situation. Ils s'étaient adressés à Vol- taire, qui ne demanda pas mieux que de les con- seiller, et, au besoin, de réparer leurs maladresses. Ils pouvaient, en s'alliant résolument aux représen- tants ou aux négatifs, se faire payer chèrement le prix de leurs concours. « Faites-vous, leur disait Voltaire, les amis des brochets ou des vautours. » Faute de prendre ce moyen, ils devinrent la proie des uns et des autres. L'aristocratie les combattit comme révolutionnaires; la bourgeoisie les méprisa; les puissances dédaignèrent de les protéger ; leur état ne fit qu'empirer3. Voltaire, d'ailleurs, n'avait pas tardé à les abandonner. « J'ai déclaré au Con- seil, bourgeois et natifs, écrit-il, que, n'étant point marguillier de leur paroisse, il ne me convenait point de me mêler de leurs affaires, et que j'avais assez des miennes 4. »

1. Lettre de Voltaire à Choi- seul, s. d. 2. Lettre de Voltaire à d'Argental, 2 mars 1766. Voir aussi autres Lettres, 12 février, 5 avril, 12 mai 1766. 3. Vol- taire et les Natifs de Genève,

par Joël Cherbuliez; Bi- bliothèque univers, de Genève, t. XXIII, août 1753. 4. Let- tre de Voltaire à d'Argental, 12 mai 1766.

318

LA VIE ET LES ŒUVRES

Cette bonne résolution n'alla pas toutefois jusqu'à l'empêcher de solliciter des plénipotentiaires cette déclaration, dont il triomphait si bruyamment, que Jean-Jacques, Rousseau était un calomniateur *. Ce- pendant, à partir de ce moment, son nom parait beaucoup moins souvent. Il est vrai que la manière dont tournaient les affaires était peu propre à en- courager quiconque n'était pas forcé de s'en mêler. Beauteville et les médiateurs proposèrent enfin leur projet d'accommodement2. Mais il leur inspirait à eux-mêmes si peu de confiance, qu'ils commencèrent par faire bloquer la ville ; ce qui n'empêcha pas le Conseil général de rejeter tout accommodement. S'ils avaient espéré soumettre les habitants par la fa- mine, ils s'étaient complètement trompés. Personne ne voulut céder. On se secourut mutuellement du mieux qu'on put, les plus riches donnant aux plus pauvres. Le roi de Sardaigue fit passer des vivres et demanda à l'Angleterre d'intercéder auprès du gouvernement français. Necker, Tronchin (le méde- cin), les pasteurs, unirent leurs efforts 3. Rousseau, sortant pour un moment de son silence, ne se con- tenta pas d'exprimer son indignation contre les ma- gistrats, et d'envoyer aux bourgeois le tribut de son admiration 4 ; il voulut encore leur adresser, avec ses conseils, un secours de 350 francs, somme énorme pour lui5. Pendant ce temps-là, Voltaire se

1. Lettres de Voltaire à d'A- lembert, 30 juillet 1766; à Damilaville, 30 juillet el 11 au- guste 1766. 2. Lettre de Voltaire à Damilaville, i" dé- cembre 1766. 3. Lettre du médecin Tronchin à Piclet, da-

tée de Versailles, 8 février 1767. Bachaumont, 16 mars 17G7. 4. Lettre à d'Ivo-nois, 31 janvier 1767. 5. Lettre à Dutens, 5 février 1767. Le reçu de cette somme, en anglais, est daté du 9 février. Voir

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

319

plaignait en raillant de n'avoir pas de quoi manger et de quoi boire, « et tout cela parce que Jean-Jacques Rousseau a échauffé quelques tètes d'horlogers et de marchands de drap1. » Ou bien encore il par- lait d'un projet de sédition formé par Jean-Jacques, et trouvé dans les papiers de Lenieps 2. Lenieps ve- nait, en effet, d'être mis à la Bastille, mais il ne suit pas de que Rousseau fût un conspirateur. Rousseau, au contraire, avait toute sa vie déclaré « qu'il ne voudrait pour rien au monde avoir trempé dans la conspiration la plus légitime, parce qu'enfin ces sortes d'entreprises ne peuvent s'exé- cuter sans troubles, sans désordres, sans violences, quelquefois sans effusion de sang ; et qu'à son avis, le sang d'un seul homme est d'un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain 3. Loin de conspirer, Rousseau ne cherchait qu'à pacifier. Quand il fut question d'un accord, comme il saisit cette idée ! « Je voudrais, dit-il, tant ma passion de vous voir pacifiés est vive, donner la moitié de mon sang pour apprendre que cet accord a reçu sa sanction. Peut-être ne serait-il pas à désirer que j'en fusse l'arbitre; je craindrais que l'amour de la paix ne fût plus fort dans mon cœur que celui de la li- berté. Mes bons amis, sentez-vous bien quelle gloire ce serait pour vous, de part et d'autre, que ce saint et sincère accord fût votre ouvrage, sans aucun concours étranger 4.

Gaberel, Rousseau et les Ge- nevois, cil. II-VI. Lettre à d'Ivernois, 7 février 1767. 1. Lettre de Voltaire au comte de la Touraille, 19 janvier 1767. Voir aussi Lettres au Maréchal

duc de Richelieu, 9 janvier 1767. 2. Lettre de Voltaire à Dami- laville, a décembre 1766. 3. Lettre à Mme X, 21 septembre 1766. 4. Lettre à d'Ivernois, 6 avril 1767.

320 LA VIE ET LES ŒUVRES

L'affaire traîna encore toute une année. L'excès des malheurs finit cependant par amener des projets d'accord. « Les perruques de Genève, dit Voltaire, proposent actuellement des accommodements aux tignasses. Ce n'était pas la peine d'appeler, à si grands frais, trois puissances médiatrices, pour ne rien faire de ce qu'elles ont ordonné. M. le duc de Choiseul doit être las de voir des gens qui demandent à Hercule sa massue pour tuer des mouches \ «Rous- seau se monta sur un ton autrement tragique et fit sérieusement une proposition qui ne pouvait guère venir que de lui: « Oui, Messieurs, il vous reste, dans le cas que je suppose , un dernier parti à prendre, et c'est, j'ose le dire, le seul qui soit digne de vous. C'est, au lieu de souiller vos mains dans le sang de vos compatriotes, de leur aban- donner ces murs qui devaient être l'asile de la liberté , et qui vont n'être plus qu'un repaire de tyrans; c'est d'en sortir tous., tous ensemble, en plein jour, vos femmes et vos enfants au milieu de vous, et puisqu'il faut porter des fers, d'aller porter du moins ceux de quelque grand prince , et non pas l'insupportable et odieux joug de vos égaux2. »

Cette idée est folle , extravagante , impossible ; mais elle valait bien, dans un sens, les froides rail- leries de Voltaire. Les bourgeois ne partirent point; ils firent mieux, ils s'arrangèrent avec leurs adver- saires. Ils envoyèrent le projet d'accommodement à Rousseau, qui leur donna une longue, trop longue consultation ; mais il aimait à discourir sur les théories politiques3. Sa lettre ne changea rien aux résolu-

1. Lettre de Voltaire à Cha- I d'Ivernois, 29 janvier 1768.

banon, 11 janvier 1768. Voir | 3. Lettre à d'Ivernois, 9 février

aussiLettre au duc de Richelieu, 1768.

22 janvier 1768. 2. Lettre à j

DE JEAN-JACQl'KS ROUSSEAU. 321

tions. Ne pouvant espérer de faire adopter un règle- ment définitif à son goût, il entreprit de persuader au Conseil d'en faire un qui fût seulement provi- soire. S'il ne fut pas mieux écouté sur ce point que sur les autres, il eut au moins la satisfaction d'être témoin de la paix , objet de ses constants désirs. Elle fut signée le 11 mars 1768. « Le malheur que j'ai eu, disait-il, d'être impliqué dans le commen- cement de ces troubles m'a fait un devoir dont je ne me suis jamais départi , de n'être ni la cause, ni le prétexte de leur continuation... ajoutant même que s'il ne tenait qu'à une démarche aussi respec- tueuse qu'il soit possible, pour apaiser l'animosité du Conseil, j'étais prêt à la faire hautement et de tout mon cœur. Pourvu que vous ayez la paix, rien ne me coûtera1.» En somme donc on peut souscrire à la conclusion d'un auteur d'ordinaire trop favorable à Rousseau, qu'il sut réparer noblement le mal qu'il avait fait à sa patrie 2 ; sous cette réserve toutefois que les principes de ses ouvrages n'étaient pas dé- savoués, et que, l'eussent-ils été, rien ne pouvait les arrêter dans leur marche et les empêcher de produire leurs effets.

Jean-Jacques, tout à la joie de la pacification , ne manqua pas de célébrer les vertus, la sagesse, le courage de ses bons amis les bourgeois; mais il ne négligea pas de leur continuer ses conseils. Bien plus, le sentiment de sa satisfaction l'entraîna, pour la première fois, à répondre à des avances qu'il s'était toujours refusé d'accueillir, touchant l'annu- lation du décret porté contre lui. « Tout ce que je

1. Lettre à Moultou , 7 mars 1 et les Genevois, ch. ir, § o. 1768. 2. Gaberel, Rousseau |

TOME II 21

322

LA VIE ET LES ŒUVRES

puis vous dire à ce sujet, écrit-il, est que, si cela ar- rivait, ce qu'assurément je n'espère pas, le Conseil serait content de mes sentiments et de ma conduite, et il connaîtrait bientôt quel immortel honneur il s'est fait. Mais je vous avoue aussi que ce rétablis- sement ne saurait me flatter s'il ne vient d'eux- mêmes, et jamais, de mon consentement, il ne sera sollicité l. »

Cet appel demeura sans écho ; mais tandis que l'aristocratie continuait à tenir rigueur à Jean- Jacques, le peuple, qui l'aimait et qui lui savait gré de ce qu'il avait fait pour la paix, lui témoignait sa reconnaissance de la façon la plus expressive. On rapporte que, pendant des journées entières, la foule se pressa pour boire à sa santé dans la tasse d'argent qui lui avait longtemps servi, et qu'il avait donnée à sa vieille nourrice Jacqueline 2.

On aurait pu croire les troubles à jamais finis. En 1770, il y eut cependant un retour sanglant. Les natifs, Choiseul, Voltaire remplirent alors les prin- cipaux rôles. Rousseau y étant resté étranger, nous n'avons pas à nous en occuper 3.

Pour terminer ce que nous avons à dire des af- faires de Genève , il nous reste à parler de deux épisodes, dans lesquels notre personnage fut au con- traire particulièrement intéressé.

Le premier est relatif à une brochure qui parut sous le nom de Voltaire, et qui pouvait en effet passer pour être de lui , tant elle était spirituelle et méchante. Elle était en réalité de Bordes, et avait

1. Lettre à d'Ivernois, 24 mars 1768. 2. Gaberel, Rousseau

et les Genevois, ch. Il, § 5. Desnoiresterres, t. VII.

3. Voir Desnoiresterres , t. VII, et Gaberel, Rousseau et les Genevois, ch. Il, § 5.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

323

pour titre : Lettre de M. de Voltaire au docteur J.-J. Pcntso/jhe1. L'auteur y persiflait agréablement Jean-Jacques sur ses innombrables contradictions, sur ses systèmes sociaux et religieux, sur ses livres pleins de fiel, de sopliismes et d'erreurs, sur son orgueil, sur ses mensonges, sur ses fausses vertus, sur ses ridicules de toute espèce. Rousseau y fut pris2. Beaucoup d'autres le furent comme lui; mais il jouait vraiment de malheur avec ses appréciations. Naguère, il s'était entêté à reprocher à Vernes le Sentiment des citoyens, qui était de Voltaire, et voilà que maintenant il voulait attribuer à Voltaire la brochure de Bordes. Cette fois au moins, il eut le bon esprit de ne pas soutenir son opinion et de dédaigner cette attaque.

Il couvrit d'un égal mépris et d'un silence encore plus complet (car on ne peut supposer qu'il en ait ignoré l'existence) un autre libelle qui eut un cer- tain retentissement , la Guerre civile de Genève 3. Celui-là était bien de Voltaire. Voltaire ne prit pas même la peine de le désavouer; mais il n'y re- cueillit ni gloire, ni profit d'aucune sorte, et ne réussit à faire de tort qu'à lui-même. Il parait que le deuxième chant, car c'était un poème, circula à Paris et à Genève, par suite d'une indiscrétion de la Harpe , et que Voltaire renvoya même celui-ci de chez lui, pour lui marquer son mécontentement4. La Harpe aurait alors bien changé d'avis avec le

1. Cette lettre est aux Œuvres de J.-J. Rousseau, édition de Genève, t. IV du Supplément. 2. Lettres à Dupeyrou, 10 niai; à d'Ivernois, 30 août 1766. 3. La Guerre civile de Genève

Ou les amours de Robert-Covelle. Poème héroïqueavec des notes instructives. Londres, 1768, in-8.— k. Bachaumont, 1 "avril

1768.

324 LA VIE ET LES ŒUVRES

temps. «Je ne dirai qu'un mot, écrit-il, de la Guerre de Genève , qui n'est qu'une des taches de sa vieil- lesse; misérable production aussi mal conçue que mal écrite, et son talent poétique parut même l'abandonner. Ce déchaînement atroce contre Rous- seau remplit la moitié de l'ouvrage, et pour cette fois, il n'y a pas même d'esprit: la fureur a tout ôté au lyrique, jusqu'au sens commun1. » On ne manquerait pas d'autres appréciations pour le moins aussi dures sur ce poème immonde. Ce fut un con- cert de réprobation universelle, au point que les amis de Voltaire ne voulaient pas laisser prendre de copies des cinquième ef'sixième chants, par égard pour l'auteur2.

Les affaires de Genève nous ont obligé d'antici- per de plusieurs années sur les autres événements de la vie de Rousseau. Pendant ce temps-là, il a changé de demeure; il a quitté la Suisse; il s'est établi en Angleterre, puis en France. Nous allons reprendre le fil de l'histoire au point nous en sommes restés.

Nous avons laissé Rousseau se louant d'autant plus de la tolérance de son pasteur qu'elle tranchait davantage sur la conduite de ceux de Genève ; re- cueillant auprès de lui mille satisfactions pour sa piété, en recueillant, n'en doutons pas, davantage encore pour son amour-propre. Même après ses in- succès, Montmollin avait continué à être enchanté

1. La Harpe, Lycée, 3e par- I 2. BaChaumont, 2 mai 1768. tie, liv. I, eh. n, sect. I. |

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

323

de son paroissien. « Il est certain, écrit-il à un ami, que je suis lié d'amitié avec M. Rousseau, que je l'aime et que je l'estime. Il a le cœur droit, l'esprit lumineux, ses mœurs sont sans reproche, et il vit d'une manière très édifiante, faisant profession de notre sainte religion d'une manière exacte et exem- plaire, s'acquittant scrupuleusement de toutes les parties du culte. Sa confession de foi qu'il m'a re- mise et qu'il m'a expliquée m'a satisfait. »

Enfin, sauf l'Emile, il n'est pas jusqu'à ses livres que Montmollin n'admire presque sans réserve1. Aussi les rapports restèrent-ils excellents pendant plus de deux ans 2. Les Lettres de la Montagne elles- mêmes, si propres à troubler l'harmonie, passèrent d'abord presque inaperçues. Rousseau, qui en pré- voyait peut-être les effets, avait voulu prendre les devants et en avait envoyé un exemplaire à son pasteur. « La querelle, lui disait-il, est toute per- sonnelle entre les ministres de Genève et moi, ou si j'y fais entrer la religion protestante pour quel- que chose, c'est comme son défenseur contre ceux qui veulent la renverser3. »

Nous ne connaissons pas la réponse de Montmol- lin, mais nous savons que, pendant plusieurs mois, il se contenta de parler en particulier à Rousseau et de gémir en secret de cette nouvelle attaque contre la religion et ses ministres. Sa situation était délicate. Son affection pour Jean- Jacques et la pro- tection marquée dont il le voyait entouré par le Roi et Milord Maréchal le gênaient évidemment4.

1. Lettre de Montmollin à Le Maigret, à Rouen, 30 décem- bre 1762. 2. Voir quelques Lettres et billets de Rousseau à Montmollin de 1763 à 1765. Fritz-

Berthoud, II. 3. Lettre à Montmollin, 23 décembre 1764. 4. Lettre de Montmollin à Sarasin, 15 janvier 176o.

326 LA VIE ET LES OEl VRES

Il est difficile de savoir ce qu'il aurait fait s'il n'a- vait été stimulé par la parole ferme de Sarasin1; mais s'il eut de la peine à se déterminer, il faut convenir qu'une fois en mouvement , il y mit de l'activité et de l'ardeur. En somme il arriva que les Lettres de la Montagne , qui donnaient à Genève tant d'embarras à leur auteur, lui en donnèrent da- vantage encore à Motiers, et, en .fin de compte, le forcèrent à un nouveau départ. Rousseau, dans ses confessions et dans sa correspondance; Dupeyrou, dans trois lettres spéciales, ont raconté longuement ces luttes. De son côté, Montmollin a publié une brochure d'explications et a conservé de nom- breuses lettres, qui ont été récemment publiées ; nous avons donc, dans ce procès, la bonne fortune d'en- tendre les deux parties 2.

Rousseau avait, dans cette circonstance, affaire à trois pouvoirs différents ; le roi de Prusse ; le Conseil d'Etat de Neuchâtel ; la classe des pas- teurs. Montmollin et le consistoire de Motiers.

« Le Roi de Prusse vous met en état de tout oser, » avait dit Moultou3. D'Alembert, qui connaissait bien

1. Lettre de Sarasin à Mont- | sième lettre relative à M. J.-J.

mollin , 4 janvier 1765. 2. Rousseau, servant de post-

Fritz Berthoud. J.-J. Rous- I scriptum à celle du 31 août,

seau et le pasteur de Mont- j signée Dupeyrou , 16 sep-

mollin , in-12, 1884. Lettre ternbre 1765. (Ces pièces sont

de M. X... (Dupeyrou), 14 avril 1765. Réfutation du libelle pré- cèdent, par M. le pasteur de Montmollin (10 lettres, du 10 juin au 1er juillet 1765). Se- conde lettre relative à M. J.-J. Rousseau, adressée à inilord comte de Weinys et signée Du- peyrou, 31 août 1765. Troi-

aux Œuvres de J.-J. Rous- seau, édit. de Genève, t. III du supplément.) Lettre de Rousseau à Dupeyrou, 8 avril 1765. (Cette lettre était desti- née à l'impression.) 3. Let- tre de Moultou à Rousseau, 16 novembre 1762.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 327

Frédéric, n'était pas de cet avis : « On dit, écri- vait-il à Voltaire , que Rousseau est dans les Etats du Roi de Prusse, près deNeucbàtel, je ne voudrais pas répondre qu'il y restât; car le Roi de Prusse, tout roi de Prusse qu'il est, n'est pas le maître à NeuchAtel comme à Berlin, et les vénérables pas- teurs de ce pays-là n'entendent pas raillerie sur l'affaire de la religion ' . » Trois ans après, l'événe- ment donnait raison à d'Alembert. En effet , quand les esprits s'échauffèrent, Milord Maréchal lui-même n'eut qu'un conseil à donner à son ami, celui de fuir, sans compter sur la protection du Roi et de la cour2. Il est vrai que, contrairement à l'usage, la cour lui donna beaucoup plus qu'elle n'avait promis.

Rousseau, devenu tout à coup autoritaire pour le besoin de sa cause, n'aurait pas été fâché défaire de ses petites difficultés une affaire d'Etat. « Il est certain, répondit-il au prince de Wirtemberg, qui lui avait proposé l'appui du prince Henri de Prusse auprès de son frère, que l'autorité du Roi est com- promise, et que, s'il me soutient et qu'on s'obstine, elle peut l'être davantage encore ; mais , si le Roi veut se prévaloir de la circonstance pour rétablir la subordination et soutenir son protégé, je vous ré- ponds que son protégé tiendrait une contenance qui ne ferait point déshonneur à sa protection3. »

Le Conseil d'Etat dépendait du Gouvernement et aurait suivre sa direction; mais ce pouvoir local, qui visait à l'indépendance et qui était en délica- tesse avec Milord Maréchal, ne pouvait être regardé

1. Lettre de d'Alembert à Vol- | Lettres du prince de Wirtemberg taire, 31 juillet 1762. 2. Let- à Rousseau, 9, 13 et 20 mars très de Milord Maréchal à Bous- 1765. Lettre de Rousseau au prince

seau, 8-9-10 février 1765. —3. | de Wirtemberq, 11 mars 1765.

3*28 LA VIE ET LES ŒUVRES

comme bien sur. Par suite de l'éternelle lutte de l'État contre l'Eglise, il était assez disposé à donner des leçons aux pasteurs, tout en ayant à les ménager et à tenir compte de l'opinion. Jean-Jacques, d'ail- leurs , comptait dans son sein de chauds partisans. Ces raisons opposées lui inspiraient un mélange d'espérance et de crainte '. En fait, le Conseil d'Etat lui fut constamment dévoué.

La cause étant surtout religieuse, c'est avec le pouvoir ecclésiastique qu'était proprement engagée la lutte. Cependant, même en ce qui concerne ce pouvoir, il y a des distinctions à faire. On peut ad- mettre que Montmollin et la classe des pasteurs furent unis et suivirent constamment la même voie, quoiqu'il ne soit pas aussi sûr qu'ils l'aient toujours parcourue du même pas ; mais il y avait à Motiers même une autre institution, le Consistoire, sans lequel le pasteur ne pouvait rien ou presque rien. Or Montmollin était loin de- tenir son Consistoire dans sa main, et il y rencontra effectivement bien des résistances.

Comment donc, avec deux pouvoirs qui lui étaient favorables, et un troisième qui était divisé, Rous- seau se laissa-t-il chasser? On doit penser, ou que ses torts étaient bien grands, ou qu'il fut bien ma- ladroit, ou qu'il avait d'autres motifs de partir. Nous verrons si en effet ces causes ne contribuèrent pas toutes trois à son départ.

Le signal de l'attaque ne vint pas officiellement de Montmollin, mais de la classe des pasteurs, sié- geant à Neuchâtel.

Les pasteurs ne voyaient pas sans inquiétude

1 . Lettre à Lenicps,

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

329

l'édition générale des œuvres de Rousseau qui se préparait à Motiers. Il y avait là, suivant eux, un scandale et un danger pour la foi ; ils en conférèrent entre eux ; ils en parlèrent autour d'eux. Montmollin convient de leur opposition et s'honore d'y avoir participé '. Jean-Jacques s'apercevait qu'on travail- lait l'opinion 2 ; Milord Maréchal s'en inquiétait avec lui3. Vers la fin de février, la Classe pria le Gou- vernement de révoquer le consentement qu'il avait accordé pour l'impression. Elle dénonça en même temps les Lettres de la Montagne et en obtint la prohibition, à condition toutefois de ne pro- noncer contre elles aucune flétrissure publique, et de laisser l'auteur jouir paisiblement, et sans l'in- quiéter en rien, de la protection des lois dans l'asile qu'il s'était choisi4. Enfin, la Compagnie des pas- teurs décida, comme si ce n'était pas chose connue, qu'on examinerait de plus près le christianisme de M. Rousseau, mais dans une autre assemblée, qui fut fixée au 13 mars. En attendant, Montmollin était chargé de conférer avec lui. Mais Rousseau était sur ses gardes. « Je suis persuadé, écrit-il à Dupeyrou, que vos ministres s'imaginent que je vais rester sur la défensive et faire le pénitent et le suppliant. Le Conseil de Genève le croyait aussi ; je me charge de les désabuser de même ; d'abattre si bien leur morgue, de les avilir à tel point qu'ils ne puissent jamais plus ameuter les peuples... Si je les touche, comptez qu'ils sont morts s. » Ce beau feu du pre-

1. Lettre de Montmollin à Sa- rasin , 15 janvier 1765. 2. Lettre à Mmc Latour, 10 février; à Milord Maréchal, 11 février; à Dattier, 14 février 1765. 3. Lettres de Milord Maréchal à

Rousseau, 8 et 10 février 1765. 4. Hescrit du Roi en date du 30 mars 1765. Fritz-Ber- THOUD, VII, II. 5. Lettre à Du- peyrou, 7 mars 1765.

330

LA VIE ET LES ŒUVRES

mier moment ne tarda pas toutefois à s'éteindre. Une semaine était à peine écoulée que Jean-Jacques écrivait au même Dupeyrou : « Le désir de me ven- ger de votre prètraille était dans le premier mouvement; c'était un effet de la colère... Nous sommes du même avis , et je ne leur ferai certai- nement pas l'honneur d'une réponse1. » Dans l'inter- valle. Montmollin s'était présenté chez Rousseau, lui avait parlé en citoyen, en chrétien, en ami, lui avait annoncé l'excommunication comme imminente, lui avait fait part des moyens qu'il avait imaginés pour éviter le scandale, par exemple, qu'il voulût bien se priver de la communion. Il ne put, il est vrai, lui faire agréer ces expédients ; cependant il fit tant qu'il finit par obtenir de lui une promesse formelle de ne plus écrire sur la Religion2. Deux jours après, Rousseau envoya l'engagement promis. Il était ainsi conçu :

(( Par déférence pour M. le professeur de Mont- mollin, mon pasteur, et par respect pour la Véné- rable Classe, j'offre, si on l'agrée, de m'engager par un écrit signé de ma main à ne jamais publier aucun nouvel ouvrage sur aucune matière de reli- gion ; même de n'en jamais traiter incidemment dans aucun nouvel ouvrage que je pourrais publier sur tout autre sujet ; et de plus je continuerai à témoigner par mes sentiments et par ma conduite tout le prix que je mets à être uni à l'Eglise.

« Je prie M. le Professeur de communiquer cette déclaration à la Vénérable Classe.

« Fait à Motiers le 10 mars 1765. »

1. Lettre à Dupeyrou, 14 mars 1765. 2. Lettres de Monlmollin à Rousseau, lettre IV ; Lettre

de Rousseau à Meuron, 9 mars 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

331

Cette pièce prêtait à la discussion. Montmollin la communiqua à ses confrères ; ils la jugèrent insuffi- sante et enjoignirent au pasteur de Motiers de faire paraître Rousseau en Consistoire, pour lui « adresser les admonitions convenables et lui faire entendre qu'elle ne pouvait le reconnaître digne de la com- munion des fidèles tant qu'il ne manifesterait pas à tous égards les sentiments d'un vrai chrétien, en affirmant sa foi en Jésus-Christ et en abjurant ses erreurs contre la révélation *. »

Cette sentence d'excommunication, car, quoi qu'en ait dit Montmollin, c'était l' excommunication, fut fortement attaquée par Rousseau comme tardive et comme abusive. On s'avisait bien tard de découvrir des erreurs dans ses livres, et l'on était mal venu, après avoir laissé passer l'Emile, après avoir ap- prouvé presque publiquement la Lettre à l'Arche- vêque de Paris, de s'élever contre les Lettres de la Montagne. Que contenaient donc ces Lettres qui ne fût déjà dans ses autres ouvrages ? Il est vrai qu'on retrouva dans les registres du Conseil d'Etat des remontrances adressées dès 1762 au sujet de V Emile ; mais ces remontrances étaient en effet si bien enfouies dans les registres, que presque per- sonne jusque-là ne s'était douté de leur existence. Montmollin surtout, tolérant autrefois jusqu'à faire communier Rousseau presque sans explications, devait avoir quelque peine à concilier ses facilités de la veille avec ses rigueurs du lendemain 2. Derrière ces discussions, d'ailleurs, ne pouvait manquer de

1. Montmollin, Lettre V. Séance du Consistoire du 13 mars. (F. Berthoud, II). 2. Montmollin. Lettre III;

Dupeyrou, Lettre II ; Lettre de Rousseau à Dupeyrou, 8 août 1765.

332 LA VIE ET LES OEUVRES

se manifester une question plus générale, dont le cas de Rousseau n'était que l'application particu- lière. Quels étaient, en matière de foi et de mœurs, les droits de l'Eglise vis-à-vis des particuliers ou du gouvernement? On fait grand bruit, dit Montmollin, des constitutions et des droits de l'Etat ; mais n'y a-t-il point aussi les constitutions ecclésiastiques? Le clergé n'a-t-il point des droits à exercer ? Il a certainement inspection sur la foi et sur les mœurs, quand il en résulte du scandale. Si le clergé est obligé à se taire toujours ; s'il ne peut, quoi qu'il arrive, interdire la communion à qui que ce soit, à quoi bon des pasteurs, un consistoire, un culte1?

On pourrait regarder ces déclarations comme un minimum; du côté de Rousseau, on les trouva néan- moins inadmissibles. Que prétend le clergé en par- lant de ses droits ? mais il n'en a aucun. « Aucune constitution ne donne au clergé inspection sur la foi des fidèles. Le Gouvernement seul a le droit d'éta- blir ces constitutions, de les augmenter, diminuer selon le besoin, ainsi que s'exprime l'arrêt du 15 juillet 1553 2. » On est stupéfait de l'audace de ces affirmations; mais on l'est davantage encore de la timidité avec laquelle Montmollin les accueille, se contentant de les atténuer et de les éluder de son mieux. Du reste, si Dupeyrou procède ici avec la brutalité du viveur incrédule, Jean-Jacques, plus maître de sa plume, ne soutient pas une autre doc- trine ; il la soutient seulement avec plus d'habileté. Dans la pratique, depuis le premier jour jusqu'au dernier, de part et d'autre on manœuvra en consé-

1. Montmollin, Lettres IV et ! et Remarques à la suite de VIL 2. Dupeyrol", Lettre II, \ cette lettre.

I)E JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

333

quence : l'un cherchant à grand'peine à garder si peu que ce fût des droits de l'Eglise, l'autre, fier de la protection du prince et s'appuyant, en matière religieuse, sur la seule autorité séculière.

Dès le 10 mars, une lettre sévère de Milord Maré- chal entendait dicter à chacun sa ligne de conduite. Le Roi, y disait-on, trouve très mauvais qu'on s'acharne sur un homme qu'il protège , et il fera éprouver les effets de son ressentiment à ceux qui continueraient à persécuter M. Rousseau1. La Vé- nérable Classe avait donc montré un certain cou- rage en prononçant sa sentence et en chargeant Montmollin de la mettre à exécution 2. Mais comme si cet acte avait épuisé son énergie, elle laissa au pasteur de Motiers le soin de poursuivre sa voie, en l'accompagnant sans cloute de ses vœux ; mais, si l'on en croit Dupeyrou, en refusant de s'associer à ses moyens. Montmollin a prétendu, au contraire, avec plus de vraisemblance, qu'il ne fît que suivre les instructions de la Classe et resta constamment en communion avec elle. On ne peut guère admettre, en effet, que le concours de la Classe ait été purement platonique. Son appui avait, d'ailleurs, bien des avantages pour Montmollin : il lui donnait une direction, il lui traçait son devoir, il soutenait son zèle, il soulageait sa responsabilité ; de toute façon, il rendait sa tâche plus facile.

Il était enjoint à Montmollin de citer Rousseau de- vant le Consistoire3. Celui-ci promit de s'y rendre;

1. Lettre de Milord Maréchal au Conseil d'État. Vuir Lettre I de Dupeyrou et Lettre de Rous- seau à Mme de Ver de lin, 24 inars 1765. —2. Voir séance du Con-

sistoire du 13 mars. 3. Voir le texte de la Citation pour le 29 mars 1765 à 11 heures du matin. Fr. Berthoud, VII.

334 LA VIE ET LES ŒUVRES

mais, le jour venu, il écrivit qu'il ne paraîtrait pas. Ah ! s'il avait eu « sa plume dans sa bouche » ! Par malheur il ne savait pas dire deux mots en public et un rien l'intimidait. Il avait pris d'abord le parti d'apprendre un discours par cœur; la veille il le savait sur le bout du doigt ; le jour venu il n'en sa- vait plus un mot; c'est alors qu'il dut improviser une lettre d'excuses et d'explications '.

Montmollin, dans son consistoire, entouré de son diacre et de ses six paysans, espérait bien être le maître. L'assemblée étant incomplète, il profita de l'occasion pour y introduire deux hommes à lui ; précaution qui n'était pas inutile, car, contre toute attente, les quatre autres anciens (c'est ainsi qu'on appelait les membres du Consistoire) refusèrent d'acquiescer aux mesures proposées par leur pas- teur ; de sorte que, pour avoir la majorité, il fut obligé de faire voter son diacre et d'user de sa voix prépondérante de président. Le procédé fut vive- ment attaqué ; mais si Montmollin manqua parfois de dignité et eut recours à quelques intrigues, Rousseau n'était pas en situation de lui en faire de grands reproches, en présence du zèle (c'est lui- même qui le dit) apporté par l'officier du prince et le colonel de Pury pour maintenir les quatre mem- bres opposants dans leur devoir 2.

Ces derniers adressèrent au Conseil d'Etat une protestation qui, quoique évidemment soufflée, fut exploitée comme une victoire par Rousseau. Le Conseil, d'ailleurs, non content de leur donner rai-

1. Lettre de Rousseau au Con- sistoire de Motiers, 29 mars 4765. 2. Confessions, 1. XII. Lettre du colonel de Pury à

Rousseau, s. d. (Printemps de 1765.) Fritz Berthoud, Ap- pendice.

BE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

335

son, exempta Rousseau de la juridiction du Consis- toire, et interdit à cette assemblée « toute opération jusqu'à ordre définitif ».

(/est alors que Jean-Jacques put véritablement chanter victoire et remercier ses protecteurs et ses amis, le Roi, Milord Maréchal, Meuron, Chaillet, Pury2. Car on doit penser que ce beau résultat n'a- vait pas été obtenu sans peine . Rousseau se plaint des intrigues de Montmollin ; Montmollin se plaint de celles de Rousseau ; il est certain que de part et d'autre on s'était donné beaucoup de mouvement.

Mais maintenant que Jean-Jacques est en sûreté, pourquoi, lui dit-on, songerait-il encore à quitter le pays? Qu'il aille plutôt à Couvet, auprès d'un vrai pasteur, point théologien, avec un Consistoire qui le respecte, et au milieu d'un peuple qui lui tend les bras3. Qu'avec cela il renonce à écrire, et tout le monde sera content. Il hésita pourtant d'abord à prendre vis-à-vis des tiers un engagement qu'il avait pris depuis longtemps avec lui-même, mais dont il craignait qu'on n'abusât contre lui. Cependant vaincu par les marques de bienveillance dont il ve- nait d'être l'objet, il sentit que la protection du Roi et les bontés de Milord Maréchal lui imposaient de nouveaux devoirs, et il fît la promesse tant désirée. Le Conseil d'État lui exprima la satisfaction que lui causait sa lettre et la fit porter sur ses registres \

1 . Séances du Conseil d'État, 1», 2 et 15 avril 176o.— 2. Rous- seau venait de faire nommer ce dernier membre du Con- seil. Lettres à Meuron, 3 avril ; à Chaillet, 3 avril; à Milord Maréchal, 6 avril : à d'Ivernois,

8 avril 1765. 3. Lettres à Rousseau : de Chaillet, 2 avril ; du colonel de Pury, 3 avril 1765. \. Lettres de Rousseau à Chaillet, 3 avril ; à Meuron, 6 avril. Réponse de Meuron à Rousseau, 8 avril 1765.

336 LA VIE ET LES OEUVRES

Quant à l'idée de rester dans le pays et d'aller à Couvet, Rousseau n'en voulut pas entendre parler1.

C'est en ce moment que parut la première lettre de Dupeyrou (les autres ne furent publiées que plus tard). Si Jean-Jacques n'en fut pas l'auteur, comme il est facile de s'en apercevoir au style, il en fut au moins l'inspirateur ; il les corrigea en plus d'un en- droit et s'intéressa beaucoup à l'impression 2. Ses amis songeaient, de leur côté, à insérer des articles dans les journaux 3. Montmollin, mis personnelle- ment en cause, publiait sa brochure'' ; Rousseau lui- même ne tardait pas à répondre 5, quoi qu'il ait dit une semaine auparavant qu'il ne répondrait pas ; de sorte qu'en attendant cet heureux oubli après lequel il soupirait, il faisait tout ce qu'il fallait pour occu- per le monde de sa personne. Il ne faut pas trop lui en vouloir ; le soin de sa défense le pressait. Car, malgré ses succès, il n'était pas sans craintes.. Le Roi et Milord Maréchal lui donnaient bien la sûreté matérielle ; mais ils ne pouvaient le garantir contre le voisinage de Genève et les tracasseries des mi- nistres.

Montmollin en effet n'abandonna pas la partie. Cet homme avait vraiment la vocation de la situa- tion pénible qu'on lui faisait ; toujours cédant, ou ayant l'air de céder, toujours pliant, et se relevant sans cesse. Il ne pouvait plus assembler son Con- sistoire, mais la chaire lui restait. Il profita de ce

1. Lettres à Milord Maréchal, I Lettre du colonel de Pury à 6 avril 17(35; à Dupey>ou, i Rousseau, 3 avril 1765 (Fritz-

mème jour. 2. Lettres à Du- peyrou, 2, 15, 22 avril, 25 mai; à Duchesne, 11 août; à Guy, libraire, 23 août 1765. 3.

Berthogd). 4. Lettre de Rousseau à d'Ivernois, 1er août 1765. 5. Lettre à Dupeyrou,

S août 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 337

moyen; en abtisa-t-il , comme on l'a prétendu? C'est peu probable, et si l'on refuse de s'en rappor- ter à son affirmation, on doit penser au moins que la protection dont le Roi et Milord Maréchal entou- raient Rousseau était bien suffisante pour maintenir le ministre dans la modération. Il prêcha sur les sept péchés capitaux; bien plus, il prêcha sur les miracles. C'était son droit; c'était môme son devoir, s'il le faisait en termes convenables. Il parla à ses paroissiens en particulier. Il parait même qu'il leur aurait parlé bien vivement et n'aurait pas craint d'exciter les passions et d'ameuter la canaille1. On peut être certain que cette même canaille serait de- venue un modèle d'honnêteté, si elle avait pris le parti contraire. Par le fait donc de Montmollin, ou par zèle de la religion, il se trouva que le peuple était très monté. Il n'en pouvait être autrement. Cette guerre entre les autorités civiles et l'autorité religieuse, ces brochures, ces prédications, une ex- communication, étaient des événements comme on n'en voyait guère dans le Val de Travers. Ces ru- meurs se répandaient jusqu'à Neuchâtel; seulement on y était moins unanime et « tous les honnêtes g'ens, dit Rousseau, y prenaient les ministres en exécration2. » Pour nous en tenir à Motiers, on y proférait des discours insultants contre Jean-Jacques et les quatre anciens qui avaient pris sa défense. « Mon habit d'Arménien, dit-il, servait de rensei- gnement à la populace ; j'en sentais cruellement l'inconvénient ; mais le quitter dans cette circons-

1. IIe lettre de Dupeyroa. Lettres de Rousseau à Du)>e<jrou, 29 avril ; à l'anckoucke, 26 mai

1765. 2. Lettre à d'Ivernois, 8 avril 17ij:j.

22

338 LA VIE ET LES ŒUVRES

tance me semblait une lâcheté. Je ne pus m'y ré- soudre, et je me promenais tranquillement dans le pays avec mon caffetan et mon bonnet fourré, en- touré des huées de la canaille et quelquefois de ses cailloux. »

Mais il n'y eut pas que la populace et la canaille à s'élever contre lui. Il eut le chagrin de compter des adversaires dans les familles les plus impor- tantes et les plus honorables dii pays, et jusque dans cette famille Boy de la Tour et d'Ivernois, avec laquelle il était si lié. Un certain Pierre Boy, entre autres, se comporta si brutalement que, « pour ne pas me mettre en colère, dit Rousseau, je me permis de le plaisanter, et je fis, dans le goût du Petit Prophète, une petite brochure de quelques pages, intitulée : La Vision de Pierre de la Mon- tagne dit le Voyant, dans laquelle je trouvai le moyen de tirer assez plaisamment sur les miracles, qui faisaient alors le grand prétexte de ma persécu- tion. Dupeyrou fit imprimer à Genève ce chiffon, qui n'eut dans le pays qu'un succès médiocre ; les Neuchâtelois, avec tout leur esprit, ne sentant guère le sel attique ni la plaisanterie, sitôt qu'elle est un peu fine1. » Les Aeuchàtelois n'avaient peut-être pas tout à fait tort. Les allusions piquantes et les plai- santeries n'étaient pas dans Je genre de Rousseau. Non seulement sa Vision ne donne pas la mesure de son talent ; mais il y reste même au-dessous du Petit Prophète.

Mme de Yerdelin , qui vint avec sa fille, pour voir Jean-Jacques, précisément à ce moment, fut témoin des agressions dont il fut l'objet. « Cependant,

1. Confessions, 1. XII; Lettre à d'Ivernois, 10 septembre 1765-

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 339

ajoute-t-il, elle ne parut faire aucune attention à rien de ce qui m'arrivait ; ne me parla ni de Mont- mollin, ni de personne, et répondit peu de chose à ce que je lui en dis quelquefois1. » Aurait-elle vu par hasard avec d'autres yeux que son ami?

Quant au Gouvernement, il prit en main les inté- rêts de son protégé. Mais peut-être ne fit-il que réaliser cette prédiction de Milord Maréchal : <> Si la Cour prenait hautement votre parti, on crierait au privilège et vos amis se détacheraient de vous2. » Le Conseil d'Etat menaça Montuiollin. lequel pro- mit de se contenir et n'en fît rien ; il annonça qu'il rechercherait et punirait sévèrement quiconque, de fait ou de paroles, attaquerait M. Rousseau; il approuva la réimpression des Lettres, de la Mon- tagne. Ce dernier point qui fut signifié à la Classe, mettait les ministres directement en cause. La plu- part furent d'avis de laisser tomber l'affaire. Mont- mollin ayant été d'une opinion contraire, la Classe s'en rapporta à sa prudence, sous la réserve expresse qu'elle ne serait compromise en rien. Le pasteur chercha, en effet, à remettre la question sur le tapis dans son Consistoire; mais il ne fut pas suivi3.

.Nous arrivons au moment critique, on pourrait dire, si l'imagination de Jean-Jacques ne l'a point abusé, au moment tragique. La fermentation allait augmentant de jour en jour; Rousseau, hué, insulté, pouvait craindre d'être attaqué jusque chez lui. A partir du 1er septembre, chaque nuit, en effet, il entendait les pierres qui étaient lancées contre ses

1. Confessions, 1. XII. [ 3. IIe Lettre de Dupeijrou; 2. Lettre de Milord Maréchal à Lettre de Rousseau à Dupeyrou, Rousseau, 10 février 1765. | S août 1765.

340 LA VIE ET LES ŒUVRES

fenêtres. Enfin, la nuit du G au 7 septembre, la cbose devint tout à fait grave. Laissons Rousseau la racon- ter lui-même :

« A minuit, j'entendis un grand bruit dans la galerie qui régnait sur le derrière de la maison. Une grêle de cailloux, lancés contre la fenêtre et la porte qui donnaient sur la galerie, y tombèrent avec tant de fracas que mon chien, qui couchait dans la galerie et qui avait commencé par aboyer, se tut de frayeur et se sauva dans un coin, rongeant et grattant le plancher pour tâcher de fuir. Je me lève au bruit ; j'allais sortir de ma chambre pour passer dans la cuisine, quand un caillou, lancé d'une main vigoureuse, traversa la cuisine, après avoir cassé la fenêtre, vint ouvrir la porte de ma chambre et tomber au pied de mon lit; de sorte que, si je m'étais pressé d'une seconde, j'avais le caillou dans l'estomac. Je jugeai que le bruit avait été fait pour m'attirer, et le caillou lancé pour m'accueillir à ma sortie. Je saute dans la cuisine. Je trouve Thérèse qui s'était aussi levée et qui, toute tremblante, accou- rait à moi. Nous nous rangeons contre un mur, hors de la direction de la fenêtre, pour éviter l'atteinte des pierres et délibérer sur ce que nous avions à faire; car sortir pour appeler du secours était le moyen de nous faire assommer. Heureusement la servante d'un vieux bonhomme qui logeait au-dessous de moi se leva au bruit et courut appeler M. le Châ- telain ', dont nous étions porte à porte. Il saute de son lit, prend sa robe de chambre à la hâte et vient à l'instant avec la garde, qui, à cause de la foire, faisait la ronde cette nuit-là, et se trouva tout à

1. C'était l'officier principal du district.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

341

portée. Le Châtelain vit le dégât avec un tel effroi qu'il en pâlit, et, à la vue des cailloux dont la ga- lerie était pleine, il s'écria : Mon Dieu! c'est une carrière !... Le lendemain, le colonel de Pury, le procureur général Meuron, le châtelain Martinet, le receveur Guyenet, le trésorier d'Ivernois et son père, en un mot, tout ce qu'il y avait de gens distingués dans le pays, vinrent me voir et réunirent leurs sol- licitations pour m' engager à céder à l'orage et à sortir, au moins pour un temps, d'une paroisse je ne pouvais plus vivre en sûreté et avec honneur. Je m'aperçus même que le Châtelain, effrayé des fureurs de ce peuple forcené et craignant qu'elles ne s'étendissent jusqu'à lui, aurait été bien aise de m'en voir partir au plus vite , pour n'avoir plus l'embarras de m'y protéger, et pouvoir le quitter lui-même, comme il fit après mon départ. Je cédai donc, et même avec peu de peine ; car le spectacle de la haine du peuple me causait un déchirement de cœur cpie je ne pouvais plus supporter1. »

Voulons-nous avoir la contrepartie de ce récit dramatique? écoutons d'Escherny; il habitait Mo- tiers ; il est resté, jusqu'à un certain point, l'ami et l'admiration de Rousseau ; il est donc , lui aussi , en situation de nous renseigner. Après avoir remarqué que Jean-Jacques voulait depuis quelque temps déjà quitter le Val de Travers; qu'outre son besoin con- tinuel de changement , il a?vait pour l'y engager les sollicitations de Thérèse et les plaintes auxquelles elle donnait lieu par ses intempérances de langage2,

1. Confessions, 1. XII. Voir aussi : IIIe Lettre de Dupeyrou, et Lettres de Rousseau à Du- chesne, 7 septembre: à Rey, 12 septembre; à d'Ivernois, 10 sep-

tembre : à Lenieps, 7 septembre 176o. 2. D'Escherny, [Je Rousscauel des Philosophes, etc., cb. vi.

342

LA VIE ET LES ŒUVRES

il ajoute : « Il s'agissait défaire du départ de Rous- seau un événement, de lui donner l'apparence d'une fuite pour se soustraire à la persécution , fuite qui pût devenir célèbre , faire époque , et à laquelle on pût donner un nom, comme par exemple : Fuite du Philosophe , de Motiers-Travers à l'île de Saint- Pierre; ce qui rappellerait celle du Prophète, de la Mecque à Médine. Comment s'y prendre? Attendrons- nous du hasard l'événement, ou* l'obligerons-nous d'arriver? Dans l'un ou l'autre cas, cet événement s'est réduit à une vitre cassée pendant la nuit. Le jour suivant, on sonne le tocsin : on a voulu assas- siner Jean-Jacques, le lapider; la chambre il couche était remplie de pierres; c'est le ministre fanatique du village qui avait ameuté ses parois- siens ; le Philosophe , par grand bonheur, est par- venu à s'échapper. C'est ainsi qu'un petit trou fait à un carreau de vitre par une pierre lancée avec dessein ou sans dessein, est aussitôt convertie en une véritable lapidation '. » De son côté, Servan dé- clare qu'un homme digne de foi qui avait fait visite à Rousseau le lendemain de sa lapidation lui a af- firmé que, parmi les pierres qu'il a vues éparses sur le plancher, plusieurs étaient plus grosses que les trous, ce qui prouve qu'elles n'avaient pas été jetées par la fenêtre 2. Sarasin avait déjà précédemment fait une déclaration analogue3. Qui avait apporté ces pierres? Thérèse sans doute. «Ah! disait à Gaberel, en 18i0, une vieille femme , Madelon Messner, qui avait joué , étant enfant, un rôle actif dans cette

1. D'Escherny, De Rousseau et des Philosophes , ch. xxiv. 2. Réflexions sur les Conf. de /,-./. Rousseau, par Servan,

procureur général au Parle- ment de Grenoble. 17S2. 3. Lettre de Sai-asin à Montmol- lin, 12 février 1766.

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 343

farce, nous étions de vilains polissons dans le vil- lage, pour tourmenter ainsi ce bon M. Rousseau. On le disait un peu timbré. Il se croyait toujours poursuivi par ses ennemis, et pour lui faire peur, les filles et les garçons se cachaient derrière les sapins et lui criaient: Prenez garde, M. Rousseau, demain ils viendront vous prendre. Et c'était d'au- tant plus mal à nous que ce bon M. Rousseau se dépouillait de tout pour les pauvres. Il partageait son diner avec les plus misérables , et bien souvent, ayant faim à la maison , c'est lui qui nous a nourris. Quant à l'affaire des pierres, c'est Thérèse qui nous les a fait porter sur la galerie dans nos tabliers; c'est nous qui en avons jeté deux ou trois petites contre les vitres ; et nous avons bien ri quand nous avons vu le lendemain M. le Châtelain qui mesurait les gros cailloux posés dans la galerie, croyant qu'ils avaient brisé les fenêtres ; comme si des pierres grosses comme le poing pouvaient passer par des trous de noix. Et puis, M. Rousseau avait l'air si épouvanté qu'on étouffait de rire... Mais quand il est parti quelques jours après et que nous n'avons plus rien reçu à manger, on en a eu pour longtemps à se repentir de nos sottises l. »

Il ne faut pas oublier de signaler aussi le désaveu des violences exercées contre Rousseau, que pu- blièrent les ministres , avec l'apologie de leur con- duite , indignement défigurée dans les lettres de Dupeyrou 2.

Tout cela n'empêcha pas qu'on ne fit graver dans le temps une estampe représentant Montmollin , à la

1. Gaberel, Rousseau et les | 1766. Bachaumont, 26 mars Genevois, ch. I, § 8. 2. Jour- 1766. nul Encyclopédique, lo février I

344 LA VIE ET LES ŒUVRES

tète d'une troupe de forcenés, hommes, femmes r enfants, poursuivant Rousseau à coups de pierres1.

Nous ne parlons pas ici des témoignages de Grimm2, de William Goxe3, d'Alfred de Bougy •*, qui ne sont que des autorités de seconde main.

Enfin, Voltaire, comme on doit s'y attendre, vou- lut aussi dire son mot de l'affaire . Il le fit dans ses Lettres sur les Miracles , il raconte à sa manière les événements de Moti ers-Travers-, depuis la com- munion de Jean- Jacques, jusqu'à sa lapidation inclusivement. Il y persiffle plus ou moins agréable- ment les miracles, les ministres de Genève, les ministres de Neuchâtel, Montmollin, Rousseau. Elles ne pouvaient rien apprendre à personne, et elles durent déplaire à tout le monde 3.

On voit qu'il est nécessaire d'en rabattre beau- coup du récit dramatique de Jean-Jacques. Qu'il y ait eu tapage nocturne de quelques ivrognes un jour de foire, coup monté par de mauvais plaisants, espièglerie d'enfants, supercherie de Thérèse, ou môme léger mouvement populaire, il est certain que personne ne songea à assassiner Rousseau, ni à lui faire un mal sérieux. Les visites de ses amis , la délibération de la communauté de Motiers , expri- mant le regret des insultes dont il a été l'objet0, l'enquête et le rapport du Châtelain prouvent bien

1. SERVAN, loc. cit. 2. ' l&letlre quatorzième à M. Covelle,

Cnrresp. littcr., 1*' octobre et lo novembre 1765. 3. Anec- dotes sur J.~J. Rousseau tirées des voyages de William Coxe en Suisse. h. Les Résidences de J.-J. Rousseau, par Alfred DE BOUGY. li. Voltaire, Lettres sur les Miracles, notamment

citoyen de Genève, par M. Bau- dinet. citoyen de Neuchâtel] et la lettre quinzième de AI. de Montmollin, prêtre, à M. Nie- dham, prêtre, 2i décembre i765. 6. Rapportée dans Fritz Berthoud.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 315

qu'il y eut quelque chose , mais ne donnent pas la note exacte de l'importance des faits. On dirait que ces actes furent ordonnés un peu pour complaire à Rousseau, qui tenait absolument à être ou à paraître

persécuté, beaucoup surtout pour se débarrasser d'un hôte qui devenait fort gênant. On peut re- marquer qu'ils ont, en effet, beaucoup plus d'ap- parence que de réalité; que la délibération delà communauté de Motiers lui fut presque arrachée parle Châtelain; que l'enquête , assez anodine d'ail- leurs, fut menée mollement et ensuite abandonnée sur l'ordre du Conseil d'Etat ; qu'elle ne fit con- naître aucun coupable; qu'en un mot, elle n'aboutit à rien, probablement parce qu'on ne voulait pas qu'elle aboutît 1.

Le dimanche 7 septembre, Rousseau étant déjà parti et Thérèse restant seule à la maison, eurent lieu de nouveaux désordres, qui peuvent, semble- t-il, donner le véritable caractère de la manifesta- tion. Une figure grotesque fut trouvée hissée sur la fontaine, en face de la Halle. Ce personnage avait dans sa gibecière une pièce de vers ridicules :

POLICHINEL

Me voici trouvant tout réjouis

En voyant Mostieî délivré de l'impie

Qui s'est évadé, sa servante encore ici, etc.

Et là-dessus, le Châtelain de mander les gouver- neurs de la communauté, de les sommer de pour- voir à la sûreté du village, de les rendre personnel-

1. Cette enquête en date du I rapportée dans Fritz Ber- 12 octobre 1763 est également | thoud, Appendice.

34G

LA. VIE ET LES OEUVRKS

lement responsables de tout ce qui pourrait arriver, de les obliger à placer une garde à la maison de Rousseau. Les gouverneurs ne mirent pas beaucoup de bonne volonté à obéir à ces sommations. Faut-il s'en étonner? Leur garde n'empêcha pas les huées et les criailleries de continuer le lendemain '.

Enfin le Roi de Prusse en personne ne dédaigna pas de jouer son rôle dans cette comédie. Il enjoi- gnit de prendre les mesures les plus efficaces et les plus rigoureuses pour assurer la sécurité de son protégé contre les fureurs intolérantes de ses aveu- gles persécuteurs 2. Quand cet acte de haute protec- tion arriva, Rousseau était parti depuis près d'un mois. Son départ, du reste, était désiré par tout le monde, y compris lui-même; mais alors y avait-il besoin de faire tant de bruit pour enfoncer une porte ouverte ?

VI

Jean-Jacques était à peine installé à Motiers qu'il songeait déjà à le quitter. Sans parler des offres de Mme de fioufllers, on connaît son projet de retraite en Ecosse avec Milord Maréchal et Hume. Forcé d'abandonner cette idée, le démon du changement le reprend incontinent. En 1763 , il est déterminé à quitter le pays, si sa santé le lui permet3. En 1764, c'est sa santé, au contraire, qui l'oblige à partir 4. Dès cette époque, il cherchait, en compagnie de d'Eschernv, un logement dans les environs 5, et, n'en

1. Enquête du Châlelain. 2. Rescrit du Roi de Prusse en date du 28 septembre 1765, en réponse au Rapport du Conseil d'État. 3. Lettre à Mm» de la

Tour, 17 juin 1763. -- 4. Lettres à Duchesne, 20 juillet; à Mm<> de Roufflcrs, 26 août 1764. 5- D'ESCHERNV, De Rousseau et des Philosophes, etc., cil. v.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

347

trouvant pas, il se plaignait d'être obligé de passer chez lui son hiver1. Il partageait alors son temps entre sa maison de Motiers et celle de Dupeyrou, à Neuchâtel2. Puis les démêlés avec Montmollin ve- nant s'ajouter aux difficultés de Genève, ce n'est plus seulement Motiers qui lui déplaît, mais tout le pays. Il est trop près de Genève, tel est le mot qui revient à chaque instant dans ses lettres. Il met ses amis en campagne pour lui trouver un asile. Il songe à se retirer chez Rey3. Milord Maréchal use de ses nombreuses relations, se renseigne , lève les obs- tacles, met en avant dix localités différentes : c'est l'Angleterre ou l'Ecosse, c'est l'Italie, Venise, la Savoie, c'est la Silésie, c'est Postdam, auprès de lui- même et de Frédéric, c'est Jersey, c'est Zurich; et, en attendant un établissement définitif, pourquoi pas le château du Colombier, ou Couvet, ou Cressier, la superbe maison de campagne de Dupeyrou, ou l'île Saint-Pierre dans le lac de Bienne, etc ^N'oublions pas une lettre très instante de Klupffel, l'ancien patron de Grimm , et une de la duchesse de Saxe- Gotha, le pressant l'une et l'autre de passer par Gotha et même de s'y arrêter le plus longtemps

1. Lettres à d'Ivernois, 15 sep- tembre; à Lenieps, 14 octobre 1764.— 2.D'Escherny, De Rous- seau, etc., ch. VI. 3. Lettres à Milord Maréchal, 26 janvier; à Dupeyrou, 31 janvier; à Mme de Verdelin,3îèvviev ; à Das- tier, 17 février ; au prince de Wir- temberg, 11 mars ;,à Rey, 18 mars et 27 avril.; à d'Eschemy, l"juin 1765.— 4. Lettres de Milord Ma- réchal à Rousseau, 8 et 10 février,

27 mars, M, 12, 20, 27 avril, 30 avril (contenant une Lettre de la duchesse de Saxe-Gotha du 29 avril); 11 et 22 mai, 22 juin, 10 juillet, 7 et 20 septembre 1765. Lettre de Klup/f'el à Rousseau (citée dans Melchior Grimm, par M. Scherer). Réponses de Rousseau à Klupffel, mai; à la duchesse de Saxe-Gotha, 8 juin 1765.

348 LA VIE ET LES ŒUVRES

possible. Le prince de Wirtemberg cherche à Vienne, mais sans grand succès et recommande de préférence Zurich1. Mmo de Yerdelin n'est pas en situation d'agir aussi puisamment que Milord Maré- chal, mais elle n'y met pas moins de zèle. Rous- seau lui avait écrit une lettre désespérée. C'est encore sur la France qu'il comptait le plus, u Je n'ai trouvé, dit-il, que des amis dans votre clergé; dans le nôtre, je n'ai trouvé que des furies; les inquisiteurs de Goa sont des agneaux auprès d'eux. Ah! Madame, si on voulait me laisser mourir en pays catholique! Eh! s'il faut aller en Angle- terre, ne pourrai-je du moins obtenir un passage par la France? Qu'on me laisse au moins finir mes jours dans quelque coin de la Franche-Comté; qu'on m'enferme; qu'on fasse de moi tout ce qu'on voudra ; je consens à tout. Voyez, chère amie, par- lez, tentez s'il reste par hasard quelque humanité dans quelque cœur d'homme 2... » Mais, lui répond Mme de Verdelin, rien ne vous empêche de venir en Franche-Comté ou en Bourgogne, vous consoler des tracasseries de vos ministres. Le Gouvernement vous souffrira partout. On pourrait aussi songer à Avi- gnon. Cependant elle aimerait encore mieux voir son ami en Angleterre. Elle était en relations avec Hume et "Walpole, qui lui seraient du plus grand secours. Tel était aussi l'avis de Milord Maréchal. Bientôt elle obtint de Choiseul un passe-port pour l'Angleterre, avec sauf-conduit pour la France ; elle découvrit de hautes protections à son ami : le duc

1. Lettres du prince de Wir- l de Rousseau à Mm' de Verdelin, temberg à Rousseau, 2G mars, I 3 mars. Voir aussi Lettre du U avril, 8 juin 1765. 2. Lettre | 21 mars 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

349

de Maurepas , le duc de Nivernois, le duc d'Àu- mont; elle lui fit accepter cent piste-les pour subve- nir aux frais du voyage; elle s'offrit à recevoir Thé- rèse et à lui trouver un établissement '.

Il est singulier que Jean-Jacques, décidé à quit- ter Motiers, remuant ciel et terre pour se procurer une habitation, en trouvant vingt au choix, ait at- tendu pour effectuer son départ, à être, pour ainsi dire, chassé par la force; mais il avait déjà agi ainsi avec Mmc d'Epinay : il ne savait pas partir. L'Angleterre avec Hume lui aurait procuré la moitié (la petite moitié, il est vrai) de son château en Es- pagne; mais, en Angleterre, la vie était chère, le froid rigoureux, et il ne savait pas la langue. L'I- talie avec son beau climat, Venise surtout, lui au- rait souri davantage. Il avait eu tant à se plaindre des ministres protestants qu'il déclarait, quoique protestant, qu'un pays catholique seul pouvait lui convenir. Pas Veiyse toutefois, dont il redoutait l'in- tolérance ; à moins encore que le Roi de Prusse ne consentit à lui donner quelque commission sans appointements et sans fonctions, qui lui garantit sa sûreté sans gêner sa liberté 2. Berlin avait l'immense avantage de le rapprocher de Milord Maréchal3. La Hollande, auprès de Rey, lui donnait presque une famille'1. La. Corse lui plaisait pour ses mœurs b. Bienne avait des inconvénients 6. L'ile Saint-Pierre,

1. Lettres de M'<ie de Verdelin à Rousseau, 13 et 31 mars et k juillet 1765. Réponse de Rous- seau, 7 avril 1765. Confessions, 1. XII. -1. Lettres à Milord Maréchal, 26 janvier, 11 février; à Dupeijrou, 7 mars; à Moultou,

15 août 1765. 3. Lettre à Klupf- fel, mai 1765.— i. Lettre à Rey, 18 octubrj 1765. 5. Lettres à Buttafuoco, 2i mars et 26 moi 176 '■'<. Confessions, liv. XII. 6. Lettre à Vaulravers,\ei mars 1765.

3o0 LA YIE ET LES ŒUVRES

il avait fait récemment une excursion botanique délicieuse, en préparant ses Confessions, avait le .mal- heur d'être en Suisse et même sur le territoire de Berne '. Dans certains moments, Neuchâtel lui au- rait suffi, ou bien il était disposé à tout accepter, même Cressier2; dans d'autres, quand ses affaires allaient mieux, ou qu'il était dans ses accès de cou- rage, il voulait prendre son temps, partir quand même, mais partir à son heure 3.' En définitive, au dernier moment, il lui fallut presque laisser au ha- sard le soin de décider à sa place.

La communauté de Couvet, au premier bruit du danger qu'il avait couru, lui envoya trois de ses offi- ciers pour lui offrir un logement tout meublé, l'assu- rant qu'elle saurait bien le défendre contre qui- conque attenterait à sa sûreté ; mais si Motiers était trop près de Genève, à plus forte raison, Couvet était trop près de Motiers. Dans ces circonstances, obligé de partir au plus vite, ses^ projets de départ pour de lointains pays se réduisirent à un assez court trajet, et il se rendit simplement à l'ile Saint- Pierre, laissant Thérèse exposée aux insultes, jus- qu'à ce qu'il ait pu l'appeler près de lui \

On devait supposer qu'après le départ de Rous- seau, les querelles allaient cesser, faute de cause et d'aliment ; mais les têtes étaient échauffées et per- sonne n'était disposé à désarmer. Les vaincus ou

1. Lettres à Dupei/rou, 4 et I de Verdelin, 30 mars; à Milord 20 juillet; à d'Ivernois, 20 juil- Maréchal, G avril, à Panckoucke, let 1705. 2. Lettres à Du- peyrou, 14 février, 2, 23 et 25 mai; à d'Ivernois, 8 avril, 29 juin; au colonel de Pury, 10 juin 1765. 3. Lettres à Du- peyrou, 7 mars et 2 mai; à M"*

26 mai 1763. k. IIIe Lettre de Dupeyrou ; Réponse de Rous- seau à MM. de la Communauté de Couvet, 15 septembre 1765, rapportée par A. de Bougy.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

351

les victimes du moment, Rousseau et ses partisans, n'étaient d'ailleurs rien moins qu'abattus. S'ils avaient contre eux l'opinion, et encore elle n'était pas unanime, n'avaient-ils pas pour eux le Conseil d'Etat et le Roi lui-même? Dupeyrou, qui jusque-là avait gardé l'anonyme, se nomma et annonça de nouvelles lettres pour faire suite à celles de Goa. Montmollin n'était donc pas quitte de ses épreuves. Lui faudrait-il recommencer la lutte ? « A cette nouvelle, dit Fritz Berthoud, les parents et les amis prirent peur ; ils tinrent conseil ; il fut même ques- tion d'une réunion plénière de la famille. L'agitation fut grande. Les uns voulaient s'entendre avec Du- peyrou, afin d'arrêter et de clore le débat ; les autres, les femmes surtout, s'indignaient à l'idée d'un accommodement1. » Le pauvre pasteur était fort embarrassé. Faute de pouvoir satisfaire tout le monde, il semble que, dans cette affaire, il se laissa en grande partie diriger par sa femme ; comme dans celle de la communion de Jean-Jacques, il s'était laissé guider par Sarasin. Dans l'un et l'autre cas, il eut au moins le mérite de bien choisir ses con- seillers. Son beau-frère lui ayant envoyé un projet d'arrangement approuvé par Dupeyrou, il y ré- pondit, sous l'inspiration de sa femme, par un autre qui en était presque la contrepartie. Il alla à Neu- chàtel ; sa femme, qui craignait sa faiblesse, lui écrivit aussitôt par deux fois pour soutenir son énergie 2. Il revint ; de nouvelles tentatives d'arran- gement lui arrivèrent ; c'est encore d'après l'avis de

1. Fritz Berthoud, Jean- Jacques Rousseau et le -pasteur de Montmollin, VII. 2. Lettres de Mme de Montmollin à son

mari, 30 septembre et l8r oc- tobre 1765. Fritz Berthoud, VII.

332

LA VIE ET LES ŒlYRES

sa femme qu'il refusa de céder. « Comme je n'ai dit que la vérité, écrit-il, ce que je suis prêt à soutenir au péril de ma vie, le désaveu que M. Dupeyrou exige de moi, si je le faisais, perdrait mon honneur, ma famille, mon ministère et mon âme1. »

Le résultat final de ces hésitations fut que la bro- chure de Dupeyrou parut 2 ; il est certain qu'elle fit moins de tort à Montmollin que ne lui en aurait fait un honteux désaveu. Sans tarder, Mmc de Mont- mollin songea à demander au Conseil d'Etat la pros- cription et la flétrissure de Y infâme brochure, à mettre en avant la Classe elle-même, intéressée à défendre un de ses membres, qui s'était compromis pour elle 3. On prétendit que le Conseil d'Etat avait montré de bonnes dispositions ; il ne parait pas néanmoins qu'il ait rien fait pour Montmollin. En revanche, les communautés de Motiers et de Bove- resse 5 et la Classe des Pasteurs 6 rendirent hom- mage à sa conduite, à son caractère et à ses vertus. Enfin, Montmollin envoya au Roi une apologie de sa conduite7. Il est probable qu'il n'obtint pas de réponse ; mais, s'il en eut une, elle dut être dans le genre de celle qui fut faite à la Classe des Pasteurs. La Classe s'était permis, en effet, d'adresser au Roi une supplique, afin d'être remise en possession de son autorité en matière de foi. mise à néant par les arrêts du Conseil d'État. « Sa majesté, fut-il ré-

1. Lettre de Montmollin à son frère, 30 octobre 17(35. Fritz Berthoud. 2. Vers le s oc- tobre. — 3. Lettre de Mme de Montmollin à son mari, 14 oc- tobre 1763. Fritz Berthoud, VII. 4. Lettre de Manon de Wattel à Mma de Montmollin,

13 octobre 1765. Fritz Ber- thoud, VII. 5. Déclaration en date du 21 octobre 1765. Fuitz Berthoud. VII. —6. Jd. du 5 novembre 1765. Fritz Berthoud, VII. '.Supplique au Roi, 12 décembre 1765. Fritz Berthoud, VII.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 333

pondu, bien loin d'acquiescer à la très humble demande de ladite Compagnie à ce sujet, ne peut s'empêcher de lui témoigner d'être très mal satis- faite des procédés turbulents et tendant à sédition que lesdits pasteurs avaient tenus relativement au sieur Rousseau, que Sa Majesté daignait honorer de sa protection1. »

Cette affaire de Motiers, grossie par l'imagination de Rousseau, était enfin terminée ; mais personne n'avait lieu d'être satisfait de l'issue : Jean-Jacques se trouvait chassé une fois de plus ; le Conseil d'Etat s'était compromis sans parvenir à le sauver ; Mont- mollin et les ministres étaient positivement battus ; le Châtelain, peu rassuré sur les dispositions de ses administrés, avait jugé prudent de se retirer à Couvet ; le Roi était mécontent du peu de cas qu'on avait fait de ses ordres. Les esprits, d'ailleurs, ne reprirent pas de sitôt leur assiette. Si on en croit un auteur qui habite non loin de Motiers, « aujour- d'hui encore, après un siècle passé, il ne serait pas difficile de trouver au bon pays de Neuchâtel, sans beaucoup chercher, des gens disposés à reprendre le débat et à repartir en guerre pour ou contre le philosophe 2.

1. Rcscril de Frédéric, roi de ] 2. Fritz BerthOud, VII. Prusse, du 26 février 1766. |

23

CHAPITRE XXV

Du 7 Septembre au 2 Novembre 1765.

Sommaire : Le séjour de Rousseau à l'île Saint-Pierre ; récit tiré des Rêveries. Rousseau, forcé de partir, se rend à Bienne. 11 quitte définitivement la Suisse.

L'ile Saint-Pierre étant sur le territoire de Berne, Rousseau eut soin, avant de s'y rendre, de prendre les sûretés nécessaires contre toute éventualité d'expulsion. Un M. Studler, son ancien voisin, et le colonel Chaillet se chargèrent de sonder le ter- rain. Il reçut d'eux l'assurance que les Bernois, sans vouloir reconnaître ouvertement leur injustice passée, chercheraient au moins à la lui faire oublier par une hospitalité cordiale1.

La lapidation avait eu lieu dans la nuit du G au 7 septembre; dès le 7, dans la journée, Jean-Jacques quittait Motiers. Il se retira d'abord à Neuchàfel, chez Dupeyrou ; mais quelques jours étaient à peine écoulés qu'il était à son île. Le 15 septembre il y parait tout à fait installé 2.

Son histoire, pendant le temps qu'il y passa, peut se résumer en un mot : il y fut heureux. Nous avons si rarement entendu Jean-Jacques parler de son bonheur, qu'il faut s'empresser d'en saisir l'oc- casion. Malheureusement ce bonheur fut de courte

1 . Confessions, 1. XII Lettre à 1 à d'Ivernois, lo septembre 1765. Rey, 1 S octobre 1765. 2. Lettre |

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 355

durée. Il l'a décrit dans deux de ses ouvrages, les Confessions et les Rêveries d'an promeneur solitaire (cinquième promenade). Nous nous garderons bien de recommencer son travail. A quoi bon essayer de faire moins bien ce qui est déjà très bien fait?

Nous allons donc simplement copier ici la plus grande partie de la cinquième promenade, en nous bornant à l'expliquer et à la compléter au moyen de quelques notes. Le lecteur gagnera à cette longue citation le plaisir de jouir du style et de la manière de Rousseau dans un morceau suivi, d'un charme parfait, d'une grande fraîcheur, et déplus, ce qui n'est pas à dédaigner, complètement exempt des dangereuses théories de l'auteur sur la philoso- phie et la religion.

Laissons parler Rousseau :

De toutes les habitations j'ai demeuré (et j'en ai eu de charmantes) aucune ne m'a rendu si véritablement heureux et ne m'a laissé de si tendres regrets que l'Ile de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite île, qu'on appelle à Neuchâtel File de la Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant elle est très agréable et sin- gulièrement située pour le bonbeur d'un homme qui aime à se circonscrire ; car, quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en a. fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l'aie trouvé jusqu'ici chez nul autre.

Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et plus romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rocbers et les bois y bordent l'eau de plus près ; mais elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de cultures de cbamps et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés de bocages, des contrastes plus fréquents et des accidents plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces

356

LA VIE ET LES ŒUVRES

heureux bords de grandes routes commodes pour les voi- tures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs ; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature et à se recueillir clans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quel- ques oiseaux et le roulement des torrents qui tombent des montagnes. Ce beau bassin, d'une l'orme presque ronde, enferme dans son milieu deux petites îles, Tune habitée et cultivée, d'environ une demi-lieue détour; l'autre, plus petite, déserte et en friche, et qui sera détruite à la fin par les transports de la terre qu'on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues et les orages font à la grande. C'est ainsi que la substance du faible est toujours employée au profit du puissant.

Il n'y a dans l'île qu'une seule maison, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne, ainsi que l'île, et loge un receveur avec sa famille et ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse- cour, une volière et des réservoirs pour le poisson. L'île, dans sa petitesse, est tellement variée dans ses terrains et ses aspects, qu'elle offre toute sorte de sites et souffre toute sorte de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bocages et bordés d'arbrisseaux de toute espèce, dont le bord des eaux entretient la fraîcheur. Une haute terrasse, plantée de deux rangs d'arbres, borde l'île dans sa lon- gueur, et dans le milieu de cette terrasse, on a bâti un joli salon, les habitants des rives voisines se rassemblent et viennent danser les dimanches durant les vendanges.

C'est dans celte île que je me réfugiai après la lapida- tion de Motiers1. J'en trouvai le séjour si charmant, j'y menai une vie si convenable à mon humeur, que, résolu

1. Ii habitait chez le rece- veur à qui il payait 2 livres sterling par mois pour sa pen- sion, plus, pour la receveuse, une étrenne annuelle qu'il n'eut pas occasion de payer

(William Coxe, Anecdotes, etc. ; Lettre à Dupeyrou, 15 octobre 1765). Alf. de Bougy, Les ré- sidences de J.-J. Rousseau, a donné une description détail- lée de son habitation.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

3o7

d'y finir mes jours, je n'avais d'autre inquiétude, sinon qu'on ne me laissât pas exécuter ce projet, qui ne s'accor- dait pas avec celui de m'entrainer en Angleterre, dont j'avais senti déjà les premiers effets.

Dans les pressentiments qui m'inquiétaient, j'aurais voulu qu'on m'eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu'on m'y eût confiné pour toute ma vie, et qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en sortir, on m'eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme, de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisait dans le monde, j'en eusse oublié l'existence, et qu'on y eût oublié la mienne aussi.

On ne m'a laissé passer guère que deux mois dans cette île * ; mais j'y aurais passé deux ans, deux siècles et toute l'éternité, sans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y eusse, avec ma compagne, d'autre société que celle du receveur, de sa femme et de ses domestiques, qui tous étaient à la vérité de très bonnes gens ; mais c'était préci- sément ce qu'il me fallait2. Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie, et tellement heureux qu'il m'eût suffi durant toute mon existence, sans laisser naître un seul instant dans mon âme le désir d'un autre état.

Quel était donc ce bonheur, et en quoi consistait sa jouissance? Je le donnerais à deviner à tous les hommes de ce siècle, sur la description de la vie que je menais. Le précieux farniente fut la première et la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant mon séjour ne fut en effet que l'occupation délicieuse et nécessaire d'un homme qui s'est dévoué à l'oisiveté.

L'espoir qu'on ne demandait pas mieux que de me lais- ser dans ce séjour isolé je m'étais enlacé de moi-même,

1. Rousseau fait ici une er- reur, il y passa à peine six se- maines, depuis le 11 ou ^sep- tembre jusqu'au 24 octobre. 2. « lie agréable, dit-il en- core ; on n'y trouve ni gens d'église, ni brigands ameutés

par eux » [Lettre à Guy, 1er oc- tobre 1765). Il ne parle pas ici des nombreuses visites qu'il y reçut ; il s'en plaint ailleurs (Lettre à Dupeyrou , 29 sep- tembre 1765.)

358

LA VIE ET LES ŒUVRES

dont il m'était impossible de sortir sans assistance et sans être bien aperçu, et je ne pouvais avoir ni communi- cation, ni correspondance que par le concours des gens qui m'entouraient; cet espoir, dis-je, me donnait celui d'y iinir mes jours plus tranquillement que je ne les avais passés; et l'idée que j'aurais le temps de m'y arranger tout à loisir fit que je 'commençai par n'y faire aucun ar- rangement. Transporté brusquement, seul et nu, j'y fis venir successivement ma gouvernante *, mes livres et mon petit équipage, dont j'eus le plaisir -de ne rien déballer, laissant mes caisses et mes malles comme elles étaient ar- rivées, et vivant dans l'habitation je comptais achever mes jours comme dans une auberge dont j'aurais par- tir le lendemain.

Toutes choses, telles qu'elles étaient, allaient si bien que vouloir les mieux ranger était y gâter quelque chose. Un de mes plus grands délices était surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés, et de n'avoir point d'écritoire. Quand de malheureuses lettres me forçaient de prendre la plunie pour y répondre, j'empruntais en murmurant l'écritoire du receveur et je me hâtais de la rendre dans la vaine espérance de n'avoir plus besoin de la remprunter 2. Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette bouqui- neriez'emplissais ma chambre de fleurs et de foin; car j'étais dans ma première ferveur de botanique, pour la- quelle le docteur dTvernois m'avait iuspiré un goût qui devint bientôt passion. Ne voulant plus d'oeuvre de travail, il m'en fallait une d'amusement, qui me plût et qui ne me donnât de peine que celle qu'aime à prendre un pares- seux. J'entrepris de faire la Flora Petrinsularis et de décrire toutes les fleurs de File, sans en omettre une seule, avec un délail suffisant pour m'occuper le reste de mes jours.

1. Il avait attendu pour la demandera se regarder comme assuré de rester. Elle arriva vers le 1er octobre (Lettres à Mme de VerdeUn, 1" octobre; à Dupeyrou , 18 et 29 sep- tembre 176o). 2. Rousseau restreignit en effet autant

qu'il le put sa correspondance pendant son séj our à l'île Saint- Pierre et se montra même fort peu empressé de recevoir les lettres qui lui étaient adres- sées {Lettre à Dupeyrou , 15 septembre 176o).

DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU.

339

On dit qu'un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron; j'en aurais fait un sur chaque grarnen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers; enfin, je ne voulais pas laisser un poil d'herbe, pas un atome végétal qui ne fût amplement décrit. En conséquence de ce beau projet, tous les matins, après le déjeuner, que nous faisions tous ensemble, j'allais, une loupe à la main et mon Systema nalurce sous le bras, visiter un canton de File, que j'avais pour cet effet divisée en petits carrés, clans l'intention de les parcourir les uns après les autres en chaque saison L Rien n'est plus singulier que les ra- vissements, les extases que j'éprouvais à chaque observa- tion que je faisais sur la structure et l'organisation végé- tale, et sur le jeu des parties sexuelles dans la fructifica- tion, dont le système était alors tout à fait nouveau pour moi. La distinction des caractères génériques, dont je n'avais pas alors la moindre idée, m'enchantait, en les vé- rifiant sur les espèces communes, en attendant qu'il s'en offrît à moi de plus rares. La fourchure des deux longues étamines de la brunelle, le ressort de celles de l'ortie et de la pariétaire, l'explosion du fruit de la balsamine et de la capsule du bouis, mille petits jeux de la fructification, que j'observais pour la première fois, me comblaient de joie et j'allais demandant si l'on avait vu les cornes de la brunelle comme La Fontaine demandait si l'on avait lu Habacuc 2. Au bout' de deux ou trois heures, je m'en reve- nais, chargé d'une ample moisson, provision d'amusement pour l'après-dtné au logis, en cas de pluie. J'employais le reste de la matinée à aller avec le receveur, sa femme et Thérèse, visiter leurs ouvriers et leurs récoltes, mettant

1. Malheur alors au visiteur importun. Rousseau reconnaît le pas d'un étranger, il retire doucement la clé de sa chambre; à travers un trou formé par un nœud de bois en- levé, il épie le moment du dé- part, soulève alors une trappe qui est encore près du poêle et se laisse glisser sur le poêle de

la chambre inférieure. Là, il attend pour partir que Thé- rèse vienne l'avertir que tout danger de compagnie a disparu (Albert Metzger, J.-J. Rousseau à Vile Saint- Pierre. Brochure in-8, Lyon, 1877). 2. C'est Baruch que Rousseau veut dire.

360 LA VIE ET LES ŒUVRES

le plus souvent la main à l'œuvre avec eux; et souvent des Bernois, qui me venaient voir, m'ont trouvé juché sur de grands arbres muni d'un sac que je remplissais de fruits et que je dévalais ensuite avec une corde.*L'exercice que j'avais fait dans la matinée et la bonne humeur qui en est inséparable me rendaient le repas du dîné très agréable ; mais quand il se prolongeait trop et que le beau temps m'invitait, je ne pouvais si longtemps attendre, et pendant qu'on était encore à table, je m'esquivais et j'allais me je- ter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac quand l'eau était calme ; et là, m'étendant tout de mon long dans le bateau, les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller et dériver lentement au gré de l'eau, quelque- fois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses, mais délicieuses, et qui, sans avoir aucun objet- bien déterminé ni constant, ne laissaient pas d'être, à mon gré, cent fois préférables à tout ce que j'avais trouvé de plus doux dans ce qu'on appelle les plaisirs de la vie. Souvent, averti par le baisser du soleil de l'heure de la re- traite, je me trouvais si loin de l'île que j'étais forcé de travailler de toute ma force pour arriver avant la nuit close; d'autres fois, au lieu de m'écarter en pleine eau, je me plaisais à côtoyer les verdoyantes côtes de l'île, dont les limpides eaux et les ombrages frais m'ont souvent en- gagé à m'y baigner. Mais une de mes navigations les plus fréquentes était d'aller de la grande à la petite île, d'y dé- barquer et d'y passer l'après-dîné, tantôt à des prome- nades très circonscrites, au milieu des marceaux, des bourdaines, des persicaires, des arbrisseaux de toute es- pèce, et tantôt m'établissant au sommet d'un tertre sa- blonneux, couvert de gazon, de serpolet, de fleurs, même d'esparcette et de trèfles, qu'on y avait vraisemblablement semés autrefois, et très propre à loger des lapins, qui peuvent multiplier en paix, sans rien craindre et sans nuire à rien. Je donnai cette idée au receveur, qui fit venir de Neuchâtel des lapins mâles et femelles, et nous al- lâmes, en grande pompe, sa femme, une de ses sœurs, Thérèse et moi, les établir dans la petite île, ils com- mençaient à peupler avant mon départ, et ils auront prospéré sans doute, s'ils ont pu soutenir les rigueurs des

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 361

hivers. La fondation de cette petite colonie fut une fête. Le pilote des Argonautes n'était pas plus fier que moi, menant en triomphe la compagnie et les lapins de la grand île à la petite, et je notais avec orgueil que la rece- veuse qui redoutait l'eau à l'excès et s'y trouvait toujours mal, s'embarqua sous ma conduite avec confiance et ne montra nulle peur pendant la traversée.

Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l'île en herborisant à droite et à gauche; ni'asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires, pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour y parcou- rir des yeux le superbe et ravissant coup d'oeil du lac et de ses rivages, couronnés d'un côté par des montagnes prochaines, et de l'autre élargis en riches et fertiles plaines, clans lesquelles la vue s'étendait jusqu'aux mon- tagnes bleuâtres, plus éloignées, qui la bornaient.

Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l'île, et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché. Là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, la nuit me surprenait souvent, sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalle, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouve- ments internes que la rêverie éteignait en moi, et suffi- saient pour me faire sentir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m'offrait l'image ; mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'unifor- mité du mouvement continu qui me berçait, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissait pas de m'at- tacher, au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu, je ne pouvais m'arracher de sans effort.

Après le souper, quand la soirée était belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse, pour y respirer l'air et la fraîcheur. On se reposait dans le pavillon, on riait, on causait, on chan-

362

LA VIE ET LES ŒUVRES

tait quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage moderne, et enfin l'on s'en allait coucher, content de sa journée, et n'en désirant qu'une semblable pour le lende- main.

Telle est, laissant à part les visites imprévues et impor- tunes, la manière dont j'ai passé mon temps dans cetle île, durant le séjour que j'y ai fait. Qu'on me dise à pré- sent ce qu'il y d'assez attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vifs, si tendres et si durables qu'au bout de quinze ans, il m'est impossible de songer à cette habitation chérie sans m'y sentira chaque fois transporter encore par les élans du désir.

Suivent des considérations sur les conditions du bonheur tel que le comprenait Rousseau, et sur la manière dont ces conditions étaient remplies dans le cours de son existence à File Saint-Pierre.

Si cette vie heureuse avait duré, il est probable qu'elle aurait changé d'aspect aux yeux de Jean- Jacques; mais on ne lui laissa pas le temps de s'en ennuyer. Tout à coup le gouvernement de Berne lui enjoignit de partir. Pourquoi ? On n'en connaît pas la raison. Dans d'autres circonstances, il s'était attiré des rigueurs par sa faute ; cette fois, il ne parait pas avoir donné même un prétexte à la sévé- rité des autorités cantonnâtes . Du moment qu'on lavait tacitement accueilli, n'était-on pas engagé à le laisser, tant qu'il ne ferait rien pour se faire chasser?

Cet ordre de départ lui fut des plus sensibles et le mit dans un grand embarras. Il gémit, il se plai- gnit1; bien plus, lui qui aimait si peu à demander, il supplia qu'on lui accordât au moins un sursis 2.

1. Lettres à Rey, 18 octobre 17G3; à M""> de Verdelin, même jour. 2. Lettre à M. de Graf-

fenried, bailli de Nidau, 17 oc- tobre 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 363

Le bailli de Nid'au, qui lui avait transmis l'ordre du Sénat, n'avait pas laissé que de lui en témoigner ses regrets ; Jean-Jacques chercha à l'intéresser à son sort, et, désespérant d'obtenir davantage, lui fit la demande la plus singulière, celle d'une prison perpétuelle. « Dans cette extrémité (où je me trouve), dit-il, je ne vois pour moi (pi' une seule ressource, et, quelque effrayante qu'elle paraisse, je la pren- drais, non seulement sans répugnance, mais avec empressement, si Leurs Excellences veulent bien y consentir ; c'est qu'il leur plaise que je passe en prison le reste de mes jours, dans quelqu'un de leurs châteaux, ou tel autre lieu de leurs états qu'il leur semblera bon de choisir. J'y vivrai à mes dépens, et je donnerai sûreté de n'être jamais à leur charge. Je me soumets à n'avoir ni papier, ni plumes, ni aucune communication au dehors, si ce n'est pour l'absolue nécessité, et par le canal de ceux qui seront chargés de moi. Seulement, qu'on me laisse, avec l'usage de quelques livres, la liberté de me promener quelquefois dans un jardin, et je suis content '. »

Il est inutile de dire qu'on ne lui accorda point l'objet de sa demande ; mais on a lieu de s'étonner qu'on ne lui ait pas laissé plus de temps pour faire ses préparatifs. « Je puis quitter samedi prochain l'ile de Saint-Pierre, écrivait-il deux jours après2, et je me conformerai en cela à l'ordre de Leurs Excel- lences ; mais, vu l'étendue de leurs états et ma triste situation, il m'est absolument impossible de sortir le même jour de l'enceinte de leur territoire.

1. Lettre au bailli de Nidau, I dès le jeudi 24. 20 octobre* 1765. 2. Il partit |

364 LA VIE ET LES ŒUVRES

J'obéirai en tout ce qui me sera possible ; si Leurs Excellences me veulent punir de ne l'avoir pas fait, elles peuvent disposer à leur gré de ma personne et de ma vie ; j'ai appris à m'attendre à tout de la part des hommes ; ils ne prendront pas mon âme au dépourvu1. »

Personne, bien entendu, n'en voulait à sa vie; mais on le chassait bien inopinément et bien dure- ment, et c'était déjà trop. Beaucoup de gens étaient indignés ; non seulement le receveur, qui avait inté- rêt à garder son hôte : mais le bailli lui-même, marquèrent assez par leurs attentions et leurs pré- venances qu'ils ne partageaient pas les passions de leurs supérieurs.

Le départ fut douloureux. La veille au soir, Jean- Jacques alla dire en pleurant un dernier adieu aux lieux qu'il avait le plus aimés. Ses hôtes l'atten- daient dans un triste silence; après un souper qui, bien que court, fut interrompu plus d'une fois par des larmes, le malheureux se leva de table et se mit à chanter d'une voix attendrie des couplets qu'il venait sans doute de composer pour la circons- tance, et qu'on a cherché à reconstituer par le sou- venir. Le lendemain, de grand matin, tous les gens de la maison et quelques amis l'accompagnèrent jusqu'au bateau qui devait le conduire à Gleresse ; plusieurs même allèrent avec lui jusqu'à Bienne. Chemin faisant, il prit en pleurant la petite fille du batelier sur ses genoux, lui disant que Dieu écoute la prière des enfants et qu'il lui demandait de prier pour lui. A midi, il arrivait à Bienne2.

1. Lettre au bailli de Nidau, I BOUGY, Les Résidences de J.-J. 22 octobre 1765. 2. Alf. de Rousseau.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 365

Bienne était une petite ville libre, enclavée dans le territoire de Berne. Bousseau ne l'avait pas choi- sie au hasard. Un jeune homme, nommé Wildre- met, d'une des premières familles de la ville, était venu le trouver, et l'avait fortement engagé à se retirer chez eux, l'assurant que tous se feraient gloire de lui faire oublier les persécutions qu'il avait souffertes. Il s'était fait appuyer de plusieurs habi- tants de Bienne, de Berne, et. aussi du secrétaire d'ambassade de France, nommé Barthès. Cette der- nière recommandation mit Bousseau en défiance et faillit tout perdre. Que venait faire Barthès en cette affaire, et pourquoi la France, c'est-à-dire Choiseul, c'est-à-dire le plus mortel de ses ennemis et Tins- pirateur de toutes les persécutions dont il était l'ob- jet, se môlait-il de lui rendre service?

Malgré cela, Bousseau qui, comme il aimait à le répéter, ne sut jamais résister aux caresses, se laissa émouvoir par les instances qui lui furent faites. Wildremet s'empressa de le pourvoir d'un lo- gement, vilaine petite chambre, au troisième étage, sur une cour puante, et lui donna pour hôte un in- dividu fripon, débauché, et en fort mauvais prédica- ment dans le quartier. A partir de ce moment, plus de Wildremet, plus de Barthès. Dans les rues, rien d'honnête pour le malheureux Jean- Jacques de la part des habitants, rien d'obligeant clans leurs re- gards. Dès le lendemain, il apprit, vit et sentit qu'il y avait dans la ville une fermentation terrible contre lui. On l'avertit obligeamment qu'on allait lui signi- fier sûrement de partir. Tel est le tableau de la si- tuation d'après les Confessions*; mais celui de la

1. Confessions, 1. XII, vers la fin.

366

LA VIE ET LES ŒUVRES

correspondance en diffère sensiblement. On y voit que, pendant trois ou quatre jours, Rousseau, fut enchanté de l'accueil qu'il reçut ; que venu à Bienne avec l'intention de ne faire qu'y passer, il résolut, pour céder aux caresses et aux sollicitations des Bien- nois, d'y rester tout l'hiver, de faire venir Thérèse , ses livres, ses effets1. Puis tout changea du jour au lendemain. « On m'a trompé, mon cher hôte, écrit- il à Dupeyrou , je pars demain avant qu'on me chasse ; donnez-moi de vos nouvelles à Bàle ; je vous recommande ma pauvre gouvernante2. Que s'était-il donc passé dans l'intervalle du 27 au 28 octobre? Rien sans doute. Peut-être que quelque fait insignifiant, grossi par l'imagination de Rous- seau, lui avait tourné la tête. Il fallait si peu de chose pour exciter ses défiances3.

Pendant son séjour à Bienne, le bailli de Nidau lui avait fait une visite fort aimable et lui avait donné un passeport. Le 30, Rousseau était à Bàle. Après avoir hésité s'il dirigerait ses pas vers l'Angleterre ou vers la Hollande4, il s'était décidé à aller à Berlin, l'appelait Milord Maréchal 5 ; mais à Bàle il chan- gea encore une fois de résolution. Se jugeant inca- pable, à cause de la saison, de soutenir les fatigues d'un voyage à Berlin , il se rendit simplement à Strasbourg, espérant y pouvoir délibérer à son aise 6. du moins, chez les Français, il comptait qu'on serait un peu plus généreux, et que, dût-on

1. Lettre à Dupeyrou, 27 oc- tobre 1765. 2. Id., 28 octo- bre 1765. 3. Lettre à M,ae de Verdelin, 3 novembre 1765. 4. Lettres écrites par Rousseau au moment de son expulsion de

Vile. A Dupeyrou, 17 octobre, à Rcy, 18 octobre, àMma de Ver- delin, 18 octobre 1765. 5. Confessions, XII. 6. Lettre à Dupeyrou, datée de Bâle 30 oc- tobre 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

367

le chasser encore, on s'y prendrait moins brutale- ment que chez les Bernois1. C'est ainsi que Rous- seau quitta, pour ne plus la revoir, la Suisse, sa patrie, réputée pour son hospitalité, mais à laquelle il ne put donner que les noms de terre homicide et de pays d iniquité 2 .

1. Lettre à de Luz-c , datée de Strasbourg, 4 novembre 1765. 11 arriva à Strasbourg le 2 no-

vembre.— 2. Confessions,\.Xll, vers la un.

CHAPITRE XXYI

Du 2 novembre 1765 au 4 janvier 1766.

Sommaire : I. Rousseau à Strasbourg. Bon accueil qu'il y reçoit.

Ses préoccupations d'avenir. Il se décide à aller en Angleterre. II. Rousseau à Paris. —Tolérance du Parlement. Rousseau va s'ins- taller au Temple, chez le prince de Conti. Honneurs qu'il y reçoit.

Motifs qui hâtèrent son départ.

I

Rousseau n'était pas sans inquiétude en mettant le pied sur le sol de la France, pouvait l'attendre une prise de corps, dont le décret ne fut jamais ré- voqué ; mais il fallait bien qu'il allât quelque part. 11 dut toutefois se rassurer en présence de l'accueil qui lui fut fait. « Je ne reçois ici, écrivait-il huit jours après son arrivée, que des marques de bien- veillance, et tout ce qui commande dans la ville et la province parait s'accorder à me favoriser. Sur ce que m'a dit M. le Maréchal1, que je vis hier, je dois me regarder comme aussi en sûreté à Strasbourg- qu'à Berlin2. » « Selon toute apparence, je passe- rai l'hiver ici. On ne peut rien ajouter aux marques de bienveillance, d'estime et même de respect qu'on m'y donne, depuis M. le Maréchal et les chefs du pays, jusqu'aux derniers du peuple. Ce qui vous

1. Le maréchal de Contades j bourg. 2. Lettrée) Dupeyrou, qui commandait à Stras- | 10 novembre 1765.

LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 369

surprendra est que les gens d'église semblent vou- loir renchérir sur les autres. Ils ont l'air de me dire dans leurs manières : Distinguez-nous de vos mi- nistres ; vous voyez que nous ne pensons pas comme eux '. »

Il est bon de remarquer que c'est sous l'autorité de l'homme d'État qu'il regarde comme son plus mortel ennemi que Jean-Jacques se trouve le plus rassuré. Il ne parait plus croire dans ce moment-là que tout le monde complote contre lui ; cette pleine satisfaction dura d'ailleurs tout le temps qu'il fut à Strasbourg. Sa confiance fut telle qu'il n'attacha qu'une médiocre importance au passeport que ses amis cherchaient à lui procurer2.

Le genre de vie qu'on lui fit mener à Strasbourg tranchait complètement avec celui qu'il avait adopté depuis quelques années. On le combla de fêtes et de dîners, on l'accabla de visites, on lui donna une place marquée au théâtre, on y chanta ses morceaux, on y joua ses pièces. Enfin, l'enthou- siasme était tel que le journal était rempli chaque jour du récit de tous ses faits et gestes, des lieux il avait été, des conversations qu'il avait tenues, des bons mots qu'il avait prononcés. Le bruit cou- rut même que des personnes en place avaient de- mandé au ministre si on pouvait garder le fugitif. A en croire Diderot, cette permission aurait été refusée, et le Dauphin mourant aurait blâmé cette sévérité comme excessive3.

Jean-Jacques, malgré sa simplicité, était loin

1. Lettre à Dupeyrou, 17 no- vembre 1765. 2. Lettre à Dupeyrou, 25 novembre 1765.

3. Lettre de Diderot à Mlle Vo- lant, 20 décembre 1765.

24

LA VIE ET LES OEUVRES

d'être indiffèrent aux distinctions : cependant cette mise eu scèi - lieu de le contrarier. Il

ne tarda pas s - er d'un genre d'existence en

inplet désaccord ses habitudes, et sa santé

Tob. - modérer ses amis de fraîche date et à

« redeveuir ours par ssàl

Cette vie agitée, plutôt qu'occupée, avait l'avan- lîs ire de ses idées noires. Jeau-Jacques avait laissé Thérèse à Saiut-Pierre ; c'était un em- barras de moins; mais il loi fall - , air: :ieore peut-e s - I s -use. s'il n'avait coudre à ceux qui y sou^eaieut pour lui. Il loi suffisait pour le moment de faire venir t ses herbiers, et pour le reste, de prier Dupeyrou de nu l'ordre dans ses papiers, le chargeant de tout lire, de tout feuilleter sans scru- pule, et ensuite de tout classer par paquets et par nui: s e sorte qu'il put lui demander plus tard ce dont il aurait bes

** a lis - oeupaient beaucoup de lui.

Yerdei - t mis tête de l'entrainer bon gré malgré en Àuglete: LTest à peine si elle avait approuvé sou séjour à Saint-Pierre : elle l'au- rait bien mieux aimé en Angleterre, Hume lui proposait une petite habitation, dans une situation charmante, au milieu de la forêt de Richemont, dans le voisinage du vertueux Walpole \ Elle ht. pour le décider, succéder les projets aux projets : elle lui vanta de nouveau Hume et l'Angleterre ; elle rabaissa Berlin; elle lui offrit 1,200 francs pour l'aider à faire . - elle le pressa de quitter

I. lettre à Dwpe-yrtm* 17 no- | ):

V, . - fa S lOoctc'.

DE JEAN-J \i IQ1 l s mu SSEAU.

371

Strasbourg; elle se remua pour lui obtenir un pas- seport. Cette affaire du passeport ne lui pas aussi facile qu'on l'aurait pu croire, ei il fallut, pour La ré- soudre, aller jusqu'au Roi. Hume joignit ses ins- tallées à celles de M"" de Verdelin, se mit <'n quête d'habitations, écrivit à Jean-Jacques, offrit d'aller le chercher à Strasbourg et de l'accompagner jusqu'en Angleterre1. M"'" «le Boufflers se montra également pressante. Enfin, Mi lord Maréchal, dont on atten- dait impatiemmenl la réponse, fut du même avis8.

Autrefois Jean Jacques se serait révolté eonlre cet acharnement à disposer de lui cl à lui rendre ser- vice; mais outre qu'il était accablé par le malheur, J\l""' de Verdelin avait Gni par amollir celle nature rebelle. (Cependant il ne se laissa pas persuader du premier coup. Son désir était bien d'aller en Angle- terre, niais après avoir été, «s'il le pouvait, voir Mi- lord Maréchal en Prusse \

Gomme préparation toutefois à un aussi long voyage, ne fallait-il pas, pour commencer, qu'il se résignât ;\ passer l'hiver à Strasbourg, afin de se remettre? Outre les offres de M""' de Verdelin, il en avait bien d'autres encore. M"'" d'Houdetot et Saint- Lambert lui proposaient an asile en Normandie ou eu Lorraine*; d'autres lui avaient parlé du château de Horbourg, près de Colmar8. Amsterdam était toujours à sa disposition; Rey envoya même son

1. Lettres de MmC! de Verdelin à Rousseau, 4, '.), 21, 28 no- vembre 1765 ; de Rousseau à M'"« de I erdi lin, i '> novembre 1765. 2. Lettre de Rousseau à Hume, 'i décembre 1765. 'ô.

Lettre de Dupeyrou à M de

Verdelin, Kl novembre 1765. 4. Lettre de A/""' de Verdelin à Rousseau, 28 novembre 1765. 5. Archives littéraires de l'/'.'u- rope, t. XIV, avril 1807.

372

LA VIE ET LES ŒUVRES

commis pour le chercher1; mais ces propositions comptent peu ; il ne fut sérieusement question que de l'Angleterre et de Berlin. Enfin, après bien des hésitations, il se décida pour l'Angleterre 2. Et alors Mme de Verdelin de se remettre en campagne pour lui adoucir les fatigues ou les difficultés de la route. Jean-Jacques désirait voyager à petites journées, dans un carrosse ; il fallait pour cela une permis- sion. Mmc de Verdelin l'obtiendra. logera-t-il? Chez elle? Elle en serait bien heureuse; mais le prince de Conti le réclame dans son hôtel du Temple3. Quant à Rousseau, il avait résolu de des- cendre simplement chez la veuve Duchesne, afin d'être plus à portée de corriger son Dictionnaire de Musique1*. Enfin, tout étant prêt, il partit le 9, dans un carrosse qu'il trouva à emprunter, et arriva à Paris le 16 décembre.

II

Sa situation à Paris était assez délicate. Le Parle- ment ne demandait pas mieux que de fermer les yeux sur sa présence ; mais encore était-il à propos que lui-même y mit, de son côté, un peu de bonne volonté. Par mesure de prudence, au bout de quatre jours, Conti lui donna un appartement dans son hôtel de Saint-Simon, au Temple5. L'enceinte du

1. Lettres à Rey, 25 novembre et 11 décembre; à de Luze, 27 novembre 1765. 2. Lettre à de Luze. 27 novembre 1765. 3. Lettres de Rousseau à Mma de Verdc'in, 3 décembre 1765; â

Guy, 4 décembre 1765 ; de Mm° de Verdelin à Rousseau, 3 décembre 1765. 4. Lettre à d'ivernois, 2 décembre 1765. 5. Lettres à d'ivernois, 18 et 20 décembre 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

373

Temple, qui avait le droit d'asile contre les lettres de cachet, ne l'avait pas contre les arrêts du Parle- ment ; mais on pouvait être assuré que le Parlement n'irait pas chercher Jean-Jacques chez le prince de Conti. Gerusez croit que, pour ne pas se dévoiler, Rousseau dut sacrifier son costume arménien1. Grimm affirme, au contraire, que son affectation à se promener tous les jours avec ce costume, au jardin du Luxembourg ou sur le boulevard, aurait choqué le ministre et déterminé la police à lui enjoindre de hâter son départ2. La vérité est entre les deux. Il ne sacrifia point son costume ; mais il résolut, sans pourtant se cacher, de garder le plus parfait incognito, de ne voir personne, de sortir le moins possible, et de ne pas promener son bonnet dans les ruesz, précaution que Mmc de Verdelin lui avait d'ailleurs recommandée dès avant son arrivée *. Il est vrai qu'il reçut beaucoup de visites ; mais la police avait d'autant moins sujet de lui en faire un reproche, qu'il était le premier à s'en plaindre et à désirer de n'être plus sur ce qu'il appelait un théâtre public. « J'ai du monde de tous les états, écrit-il, depuis l'instant je me lève jusqu'à celui je me couche, et je suis forcé de m'habiller en public. Je n'ai jamais tant souffert5. Hume parle également de cet enthousiasme de la nation, princi- palement des grandes dames, pour Rousseau, en-

1. Article de la Biogra- phie universelle de Michaud. 2. Correspondance littéraire, 1er janvier 1766. 'S. Lettres à de Luze, 16 décembre; à Du- peyrou, 17 décembre; « d'Iver- nois, 18 décembre 1765. Ba-

chaumont, 18 décembre 1765.

4. Lettre de Mme de Verdelin a Rousseau, 18 novembre 1765.

5. Lettres à Dupeyrou, 24 dé- cembre ; à de Luze, 26 décem- bre 1765.

374

LA VIE ET LES ŒUVRES

thousiasme qui s'étendait même à sa gouvernante, même à son chien, enthousiasme dont lui, Hume, prenait largement sa part, et auquel Rousseau, tout le premier, se croyait tous les droits. « Je suis assuré, dit Hume, qu'à de certains moments, il croit qu'il a des communications immédiates avec la divi- nité... Je trouve qu'en beaucoup de points il res- semble à Socrate ; mais le philosophe de Genève me parait seulement avoir plus de génie que le phi- losophe d'Athènes1.

Quant aux visites qu'il aurait faites , on n'en connaît bien qu'une, à Mmc de Verdelin2. Il n'alla pas chez sa tendre et exigeante amie, Mme Latour de Franqueville, et bien qu'il ne l'eût jamais vue, il ne la reçut qu'une seule fois pendant son séjour à Paris 3. Il ne vit pas même Mmc de Créqui *. Il n'est donc pas étonnant qu'il n'ait pas vu Diderot. « Je ne m'attends pas à sa visite, écrit Diderot ; mais je ne vous cèlerai pas qu'elle me ferait grand plaisir. Je serais bien aise de voir comment il justifierait sa conduite à mon égard5. »

Pendant son séjour à l'hôtel Saint-Simon, Jean- Jacques fut, de la part du prince de Conti, l'objet des attentions les plus délicates. « Ses bontés même, écrit-il, auraient pu passer pour railleuses, si j'eusse été moins à plaindre, ou que le prince eût

1. Lettre de Hume à Blair, 18 décembre 1765. V. G. Mau- GRA.S, ch. xix. 2. Lettres à Mm' de Verdelin, 17 et 18 oc- tobre 1765. M,ne de Verdelin perdit son père le 22 dé- cembre ; c'est sans doute ce qui l'empêcha d'aller elle- même voir Rousseau. Lettre

de Rousseau à de Luze. 22 dé- cembre 1765. 3. Lettres de Rousseau à Mme Latour, 24 dé- cembre 1765 et 2 janvier 1766. 4. Lettre de Rousseau à M"" de Créqui, 15 janvier 1766. 5. Lettre de Diderot à Mn» Vo- lant, 20 décembre 1765.

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 375

été moins généreux. Toutes les attentions étaient pour moi; M. Hume était oublié, en quelque sorte, ou invité à y concourir. » Mais aussi , Jean-Jacques eut la joie (il le dit du moins) de voir l'augmenta- tion de popularité que la bonne œuvre du prince lui rapporta dans tout Paris '. Réflexion commode pour se dispenser de la reconnaissance.

Conti, désireux de rendre à son hôte des services pins effectifs que de simples marques d'honneur, voulut le retenir en France et offrit de l'établir dans un de ses châteaux, à douze lieues de Paris. Il y mit toutefois une condition que Rousseau ne put se résoudre à accepter. Cette condition, que celui-ci ne précise pas autrement, était sans cloute de se séparer de Thérèse. Loin de là, il choisit précisé- ment ce moment pour lui faire dire de venir, soit immédiatement, soit seulement au printemps, s'il ne pouvait l'emmener avec lui2. Car il était résolu à partir le plus tôt possible. Son passeport était valable pour trois mois ; il avait d'abord songé à en rester au moins deux à Paris ; mais la vie d'agita- tion et de représentation qu'on lui faisait subir le fatiguait, et il lui tardait d'occuper une demeure plus fixe3. D'un autre côté, Choiseul, qui ne voyait pas sans un certain mécontentement toutes les ma- nifestations et l'apparat dont on entourait Rousseau, fit en sorte de hâter son départ. Il était inutile et plus qu'inutile crue cet ordre ou ce désir lui fût signifié, puisque lui-même était dans la même inten- tion ; Choiseul aima mieux le traiter en enfant et en malade, et se contenta d'en parler à Hume4. Il est

1. Lettre à Malesherbes, 10 mai i à de Luze , 26 décembre 1765. 1766. 2. Lettre à Dupeyrou, | 4. Lettre de Hume à Mmt de 24 décembre 1765. 3. Lettre j Bouf 'fiers, 2 février 1767.

376 LA VIE ET LES ŒUVRES

même probable que Jean-Jacques n'en sut jamais rien, car il n'aurait pas manqué d'ajouter ce méfait aux nombreux griefs qu'il avait contre le ministre. Au moment d'aller dans un pays il ne con- naissait pour ainsi dire personne et dont il ne savait même pas la langue, Rousseau avait particulière- ment besoin de se ménager des occupations. Il en prévoyait de deux sortes : la botanique d'abord, que rien au monde ne lui ferait sacrifier; et ensuite ses Confessions, dont il entendait se faire un moyen de justification devant la postérité. En conséquence, il pria Dupeyrou de lui envoyer ses herbiers et ses livres de botanique, plus toutes ses lettres, mé- moires et brouillons compris entre les années 1758 et 1762. Quant à ses autres livres, il y tenait peu et aurait même consenti à les vendre1.

Pendant qu'il était à Paris, il demanda, sur le conseil du prince de Conti, quelques sûretés à Dupeyrou, relativement à leurs arrangements. On sait, en effet, qu'il lui avait cédé tous ses ouvrages, moyennant une rente viagère. De plus, il avait laissé en dépôt chez Dupeyrou les trois cents gui- nées de Milord Maréchal. Il prévint aussi son ami qu'une souscription allait s'ouvrir en Angleterre pour l'impression de ses ouvrages et l'engagea à en tirer parti. Quoique cette opération ne dût rap- porter aucun profit à Rousseau, il en fut assurément flatté, et elle contribua à lui faire goûter l'Angle- terre. S'il n'y avait eu que lui seul, ses préparatifs auraient été vite faits ; il n'avait pour ainsi dire que sa personne à transporter ; mais il devait avoir deux compagnons, Hume, comme on sait, et de

1. Lettre à Dupeyrou, 1er janvier 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 377

Luze qui, ayant affaire à Londres, avait arrangé son voyage de manière à accompagner son ami. Ils se firent, du reste, peu attendre, et le 4 janvier 1766, tous trois quittèrent Paris et se dirigèrent vers l'Angleterre.

Peu de jours avant leur départ, on avait répandu dans Paris une lettre de Walpole qui émut beau- coup Jean-Jacques. Comme celui-ci ne la connut pas alors, et qu'elle n'acquit que plus tard une certaine importance, nous ne la signalons ici que pour mémoire.

CHAPITRE XXVII

Du 4 janvier 1766 au 22 mai 1767.

Sommaire : Rousseau en Angleterre. ]." Arrivée à Londres. Recherche d'un logement. Arrivée de Thérèse. Départ pour Wootton. Accueil que Rousseau reçoit en Angleterre. Installation de Rousseau à Wootton. Lettre apocryphe du Roi de Prusse.

II. Tendre affection entre Hume et Rousseau. Premières difficultés.

Revirement subit. Réclamation de Rousseau contre la lettre du Roi de Prusse. Griefs de Rousseau contre Hume. Rupture de Hume et de Rousseau. Indiscrétions des deux côtés. Des amis communs cherchent vainement à s'interposer. Exposé succinct de Hume. Traduction de l'Exposé succinct par d'Alembert et Suard. Nom- breuses brochures. Refroidissement d'amitié entre Milord Maréchal et Rousseau. Pension du Roi d'Angleterre; Rousseau néglige d'en réclamer le paiement.

III. Genre de vie de Rousseau à Wootton. La botanique. La duchesse de Portland. Les Confessions. Défiances de Rousseau.

Départ de Rousseau. Sa lettre à Davenport. Ses extravagances à Douvres et sa folie.

Rousseau arriva à Londres le 13 janvier 1766. Sans trop écouter ceux qui lui cherchaient un loge- ment, il aurait voulu courir tout de suite à la cam- pagne, s'enfermer dans quelque retraite solitaire, « se faire oublier des hommes et finir ses jours en paix. » Hume, qui craignait pour lui la solitude et n'était pas fâché de le produire dans le monde, combattait cette pensée et prétendait qu'il ne pou- vait s'éloigner, tant qu'il ne saurait pas l'anglais. C'était renvoyer son départ aux calendes ; car il avait beau se consumer en efforts, il ne pouvait rien

LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 379

apprendre de cette langue. Son amour pour la retraite n'alla pourtant pas jusqu'à lui faire accepter les habitations qui lui furent offertes à la campagne. Hume, trompé sans doute par les prétentions de Jean-Jacques à la simplicité, avait chargé un de ses amis, Jean Stewart, de chercher un fermier hon- nête et discret qui, moyennant 50 ou 60 livres ster- ling, se chargeât de le loger et de le nourrir, lui et sa gouvernante : on ne lui aurait fait payer que 20 ou 25 livres, et Hume aurait tenu compte très secrètement du surplus. Il emmena son ami visiter ce logement ; mais celui-ci le trouva insuffisant et inhabitable. D'autres projets ne le séduisirent pas davantage. Cependant il avait accepté la proposition d'un propriétaire aisé qui lui avait offert de le rece- voir chez lui; mais avec une condition qui fut jugée inadmissible, celle de faire manger Thérèse à la même table que lui et son hôte. Bientôt il se rejeta sur le pays de Galles, les habitants, bons et hos- pitaliers « ne savaient pas un mot d'anglais. » Son départ était d'ailleurs subordonné à l'arrivée de Thérèse. Celle-ci était encore à Paris et logeait chez Mme de Luxembourg. Le temps qu'elle devait em- ployer à venir fut mis à profit par Hume pour pro- poser à son ami des habitations moins isolées et moins éloignées delà capitale. Hume en était encore à s'imaginer qu'il pourrait jouer vis-à-vis de Rous- seau le rôle de protecteur et de mentor ; et Jean- Jacques , tout ému du zèle de son patron , trouvait bon de se laisser protéger1. Il fut surtout beaucoup

1 . Lettres de Rousseau à Mme de Bouf fiers, 18 janvier; à Mm* de Verdelin, 22 janvier, 5 février 1766; de Hume à Mm" de Bouf-

flers, 19 janvier 1766 ; Exposé succinct de la contestation qui s'est élevée entre M. Hume et M. Rousseau, 1766.

380

LA VIE ET LES ŒUVRES

question de l'île de Wight , plus gaie , plus acces- sible, d'un climat plus favorable que le pays de Galles ; mais, malgré tout ce qu'on put lui dire, notre Ge- nevois opta pour le pays que les Anglais ont appelé la Petite Suisse : en définitive, il se logeait pour lui et non pour ses amis1. En attendant qu'il pût y aller, comme il lui tardait de quitter la ville, il se retira à Chiswick, petit village situé à 6 milles de Londres, sur le bord de la Tamise2.

Il y était depuis une quinzaine de jours, quand arriva Thérèse. Pendant le temps qu'il y resta, un grand nombre de personnes lui proposèrent de nou- velles résidences. Il reçut des offres de la part de Milord Maréchal , pour les environs de Plimouth3. Il en eut pour le comté de Surrey4; il en eut pour toutes les provinces d'Angleterre5. Hume lui offrit d'acheter, pour l'y établir, une maison de campa- gne, comté de Sussex, dont il avait paru fort épris6. D'un autre côté, le comte Orloff l'engagea à venir habiter une de ses terres, en Russie7. Enfin Jean- Jacques partit de Chiswick le 19 mars, pour aller, non dans le pays de Galles, comme il l'avait résolu, mais dans un château nommé Wootton, situé à cin- quante lieues de Londres, dans le comté de Derby. Le propriétaire, Davenport, était des amis de Hume ; il habitait rarement son château et le mit gracieu- sement à la disposition de Rousseau. Celui-ci tou-

1. Lettre de Rousseau à Mme de Bouf fiers, 6 février 1766. 2. Lettre à d'Ivernois, 29 janvier 1766. 3. Lettre de Milord Ma- réchal à Rousseau, 26 février 1766. 4. Lettre de Rousseau à Dupeyrou, 16 mars 1766. 5. Lettre à Hume, 10 juillet 1766.

6. Hume, Exposé succinct. 7. Lettre de Rousseau au comte Orloff, 23 février 1766. Bachau- rnont cite cette lettre, mais avec une erreur de date de plus d'une année (12 juil- let 1767).

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

381

tefois ne consentit pas à être logé gratuitement, et voulut payer à Davenport trente guinées par an1. Il fit observer, d'ailleurs, que si l'habitation ne lui con- venait pas, il aurait de nouveau recours aux bons offices de Hume et à ceux de son nouvel hôte pour en trouver une autre. « Si Wootton vous déplaît, lui écrivait Hume, M. Davenport vous propose une pe- tite ferme, près de son autre propriété de Cheshire. Si cela ne vous convient pas encore, il prêtera tout son concours à vous établir selon votre gré, en quelque autre lieu, et il dit qu'il ne vous perdra ja- mais de vue, jusqu'à ce qu'il vous voie satisfait et à l'aise. Voilà de même le grand objet de mon ambi- tion2. »

Avant d'aller s'enfermer dans sa solitude sauvage et éloignée de toute communication, Jean-Jacques prit la sage précaution de se munir d'argent. Il de- manda à Dupeyrou de lui envoyer 30 guinées et il chargea d'Ivernois de placer en rente viagère, sur sa tète et sur celle de Thérèse, 3,400 francs, dont 3,000 étaient à lui et 400 à Thérèse. Cet argent était alors en dépôt chez Mme Boy de la Tour3.

Pendant les deux mois que Rousseau avait passés à Londres ou aux environs de Londres, il avait été à même d'apprécier l'hospitalité anglaise. Il l'avait d'abord trouvée fort à son gré. Il est à croire que la curiosité avait eu pour le moins autant de part à l'accueil qui lui avait été fait que l'intérêt pour ses

1. Tel est du moins le chiffre indiqué par Hume {Lettre de Hume à X..., 2 mai 1706). Rous- seau s'est récrié contre cette évaluation. Il a voulu dire sans doute qu'il payait da-

vantage {Lettre de Rousseau à Dupeyrou, 19 juillet 1766). 2. Lettres de Hume à Rousseau, mars et 22 avril 1766. o. Lettres à d'Ivernois, 22 février; et à Dupeyrou, 14 mars 1766.

382

LA VIE ET LES ŒUVRES

malheurs ou l'admiration pour ses écrits. D'ailleurs, sous le patronage de Hume, il ne pouvait manquer d'être bien vu partout. Il avait été invité à dîner dans les maisons les plus aristocratiques et jusque chez des ministres, et Thérèse y avait été invitée avec lui1. Il avait reçu des visites, au point d'en être accablé et n'en avait rendu aucune ; le clergé angli- can le regardait comme un confesseur de la foi et le Prince héréditaire, beau-frère du Roi, était venu en personne le voir 2.

Cet accueil fut-il dans la réalité aussi brillant qu'il le dit? Si on s'en rapportait à certaines nouvelles venues alors d'Angleterre en France, ou à ce que lui-même disait, un mois plus tard, il aurait man- qué précisément de faire sensation, et ne se serait pas résigné sans peine à demeurer presque inaperçu au milieu de ce peuple anglais qui ne l'avait jamais vu et à être parfois quelque peu malmené par les journaux ; enfin son dépit n'aurait pas été étranger à son brusque départ de Londres et aux méconten- tements qui suivirent3. Il avait beau dire qu'il ne demandait que la solitude et l'oubli des hommes, il était, à cause de son passé, pris dans une sorte d'en- grenage de publicité, dont il ne pouvait ni ne vou- lait se déprendre. Non seulement il s'intéressait à l'impression et à la traduction des lettres de Dupey- rou sur les événements de Motiers ; mais, pour obéir,

1. Lettre de Hume à Rous- seau, mars 176(5, pour lui trans- mettre l'invitation de lady Ailesbury et du général Gon- way, ministre secrétaire d'É- tat. — 2. Lettres à Dupeyrou, 27 janvier et 14 mars 1766.

3. Lettre de Walpole au Ré- vérend William Cole, 28 fé- vrier 1766. Année littéraire 4166, t. IL BaCHAUMONT,

8 juillet 1766, et addition aux mémoires, 3 juillet 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

383

disait-il, aux conseils de Hume, il en demandait un complément comprenant son séjour à File Saint- Pierre, à Bienne, en France et en Angleterre. Puis il se reprenait d'amour pour la paix et rouvrait sa lettre pour dire à Dupeyrou de ne rien faire de nou- veau '. Enfin il attendait avec un grand empresse- ment les lettres et les papiers qui devaient le mettre à même de travailler à ses mémoires2. Il ne pou- vait manquer d'en éprouver le. besoin dans cette retraite de Wootton, si éloignée des villes et pres- que de tout voisinage, une vraie solitude cette fois, pendant les dix mois que devait durer l'absence de Davenport, il allait être réduit à n'avoir pour toute société que la compagnie de Thérèse. Son lo- gement du reste était agréable, situé au-dessus de celui du propriétaire et distribué de même, avec une belle vue sur une magnifique pelouse, et au delà, sur un paysage accidenté qui offrait des pro- menades charmantes. Ce dernier point était très important, car on sait que Rousseau vivait beau- coup au dehors. Son genre de vie était confortable, suivant la mode anglaise. Sauf l'ennui donc, il était à croire qu'il serait bien ; mais il était ou plutôt il se croyait inaccessible à l'ennui3.

Il était à peine rendu en Angleterre, quand il sut par Hume que, dès avant son départ, il courait à Paris une prétendue lettre du Roi de Prusse à son adresse, qui lui parut être une mystification. Il la jugea, mais sans l'avoir vue, de fabrication gene-

1. Lettre à Dupeyrou, 27 jan- vier 1766. 2. Lettres à Dupey- rou, lo février, 2, 14 et 29 mars 1766; à Becket et Jlondt, li- braires à Londres, 9 avril 1766.

3. Lettre à Mme de Luze, 10 mai 1766. Les Résidences de J.-J. Rousseau , par Alf. de Bougy, Wootton.

384 LA. VIE ET LES ŒUVRES

voise, et n'apprit pas sans étonnement qu'on l'attri- buait à Walpole \ Il n'y attacha, du reste, pour le moment, qu'une médiocre importance, ne prévoyant pas qu'elle deviendrait pour lui le point de départ de graves difficultés.

Voici cette lettre : « Vous avez renoncé à Genève, votre patrie ; vous vous êtes fait chasser delà Suisse, pays tant vanté dans vos écrits; la France vous a décrété; venez donc chez moi. J'admire vos talents, je m'amuse de vos rêveries qui, soit dit en passant, vous occupent trop longtemps. Vous avez fait assez parler de vous par vos singularités, peu convenables à un véritable grand homme. Démontrez à vos en- nemis que vous pouvez avoir quelquefois le sens commun ; cela les fâchera, sans vous faire tort. Mes Etats vous offrent une retraite paisible ; je vous veux du bien et je vous en ferai, si vous le trouvez bon. Mais si vous vous obstinez à rejeter mes secours, attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous persistez toujours à vous creuser l'esprit pour trou- ver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez; je suis roi; je puis vous en procurer au gré de vos souhaits, et, ce qui sûrement ne vous arrivera pas avec vos ennemis, je cesserai de vous persécuter, quand vous cesserez de mettre votre gloire à l'être.

Signé : Frédéric. »

II

Quand Jean-Jacques se rendit à Wootton, l'affec- tion la plus entière paraissait régner entre lui et

1, Lettres à Mme de Bouf fiers, I de Mm> du Deffand à Voltaire, 18 janvier; à Dupeyrou, 27 jan- I 28 décembre 1765. Bachau- vier, 15 février, 14 mars 1766; | mont, 28 décembre 1765.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 385

Hume. « Vous voyez déjà, mon cher patron, par la date de ma lettre, lui écrivait-il, que je suis arrivé dans le lieu de ma destination; mais vous ne pou- vez voir tous les charmes que j'y trouve; il faudrait connaître le lieu et lire dans mon cœur. Seul, j'au- rais pu trouver de l'hospitalité peut-être, mais je ne l'aurais jamais aussi bien goûtée qu'en la tenant de votre amitié. Conservez-la moi toujours, mon cher patron. Aimez-moi pour moi, qui vous dois tant; pour vous-même ; aimez-moi pour tout le bien que vous m'avez fait1. »

Hume, de son côté, quoique moins expansif, n'est peut-être pas moins précis. « Vous m'avez demandé mon opinion, écrit-il à une dame de ses amies, qui désirait savoir ce qu'il pensait de Rousseau; après l'avoir examiné sous tous les points de vue, je suis maintenant en état de le juger. Je vous déclare que je ne connus jamais un homme plus aimable et plus vertueux. Il est doux, modeste, aimant, désintéressé, doué d'une sensibilité exquise. En lui cherchant des défauts, je n'en trouve d'autres qu'une extrême im- patience, de la susceptibilité et une disposition à nourrir contre ses meilleurs amis d'injustes soup- çons. Je n'en ai vu aucun exemple; mais ses que- relles avec d'anciens amis me le font présumer. Quant à moi, je passerais ma vie dans sa société sans qu'il s'élevât un nuage entre nous. Il a dans ses manières une simplicité remarquable ; c'est un véritable enfant dans le commerce ordinaire. Cette qualité, jointe à sa grande sensibilité, fait que ceux qui vivent avec lui peuvent le gouverner facilement.

1. Lettre à Hume, 22 mars 1760. I 1766. Voir aussi Lettre à Bey,3 mars |

TOME II 25

388

LA. VIE ET LES OEUVRES

lettre, c'était surtout le Roi de Prusse. On ne voit pas qu'il en ait pris le moindre souci. Rousseau au- rait dû, à son exemple, la dédaigner comme une plaisanterie. Loin de là, il en fit une affaire d'Etat, et ses amis ont reproché à Hume, comme une infa- mie, d'y avoir eu quelque part.

Il n'est pas inutile de savoir comment fut com- posée cette lettre. Walpole, qui avait d'autant plus de mépris pour les philosophes qu'il avait souvent occasion de les voir dans les salons de Paris, avait une antipathie spéciale pour Rousseau. « Un jour, dit-il, que je me trouvais chez Mme Geoffrin. je m'é- tais pris à plaisanter sur l'affectation et les contra- dictions de Rousseau, et j'avais dit quelque chose qui avait amusé la compagnie. En rentrant chez moi, j'en fis une lettre et je la montrai le lendemain à Helvétius et au duc de Nivernois. Ils s'en diver- tirent de si bon cœur qu'après avoir relevé quel- ques fautes de langage qui ne pouvaient manquer de s'y trouver, ils m'encouragèrent à la laisser voir. Vous savez que je suis fort disposé à me moquer des charlatans politiques et littéraires , quelque ta- lent qu'ils puissent avoir, et j'y consentis. On s'en est arraché des copies et me voilà à la mode1. » Hume, qui était l'ami de Walpole, eut connaissance de la lettre et même y dut mettre la main. «. La seule plaisanterie, dit-il, que je me sois permise re- lativement à la lettre du Roi de Prusse, a été faite par moi à la table de lord Osorys. » On a supposé, d'après la faute de français qui se trouve à la fin,

1. Lettres d'Horace Walpole à ses amis pendant ses voyages en France. Traduction et intro- duction du comte de Bâil-

lon, 1872. Lettre du 12 janvier 1766, l'honorable H. S. Con- way, les mots en italique sont en français.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

889

que la dernière phrase devait être de Hume, la preuve est sans doute un peu faible'.

Tout le monde sut bientôt que Walpole était l'au- teur de la lettre. Il n'en faisait d'ailleurs aucun mystère, et il en revendiqua plus tard publiquement la paternité. Mais Rousseau y voulut reconnaître le style de d'Alembert et n'hésita pas à la lui attri- buer. D'Alembert protesta. Rousseau n'en garda pas moins son opinion, et jugea qu'il fallait que Walpole fût bien lâche pour consentir à lui servir de prête-nom 2.

Il faut, pour connaître les griefs de Rousseau contre Hume, retourner en arrière et reprendre dès l'origine l'histoire de leurs rapports. Beaucoup de faits qui, apparemment, lui avaient échappé, ou qu'il n'avait pas jugés dignes de son attention, puisqu'ils ne l'avaient pas empêché d'avoir pour Hume l'amitié la plus tendre et la reconnaissance la plus entière, lui revinrent à la mémoire plus ou moins exactement, et, sous le verre grossissant de son imagination, ne tardèrent pas à prendre les proportions les plus exorbitantes. Après avoir médité pendant plusieurs jours encore sur ces souvenirs, il en vint à les écha- fauder de manière à en faire tout un système de noirceurs, de trahisons et d'infamies. Peut-être lui en coûtait-il de rompre avec celui que , la veille encore, il ne suffisait pas à louer selon les désirs de son cœur; peut-être désespérait-il de persuader les

1. Voir II. Morin, ch. v, et Œuvra de J.-J. Rousseau, édi- tion Musset-Palhay, t. XVI.— 2. Lettres de Rousseau à Dupey- rou, 10 mars ; à Malesherbes, même date ; à Mme de Verdelin,

25 mai ; à Hume, 10 juillet 1706. Déclaration de d'Alembert aux éditeurs de V « Exposé suc- cinct,» de Hume, août 1766. Lettre de d'Alembert à Voltaire, 11 août 1700, etc.

390 LA VIE ET LES ŒUVRES

amis dévoués qui l'avaient confié à Hume, comme au patron le plus sûr et le plus fidèle. Enfin il éclata et il écrivit presque en même temps et presque dans les mêmes termes à Mmo de Boufflers, à Mmo de Verdelin et à Milord Maréchal. On cherchait, disait-il, à le déshonorer, et on y réussissait avec un succès étonnant; on jetait le ridicule sur lui et sur Thérèse ; les services que l'on continuait à lui rendre n'étaient point accompagnés de cet air d'hon- nêteté et d'estime qui en font le charme ; les papiers publics, qui naguère ne parlaient de lui qu'avec estime, n'en parlaient plus qu'avec mépris. avait-il vu tout cela? avait-il vu surtout que Hume y fût pour quelque chose. Il est vrai que les journaux n'avaient pas toujours pour lui les égards qu'il aurait voulu. Ainsi Fréron rapporte, d'après les feuilles anglaises, trois petites pièces pleines d'esprit, mais aussi de malice, qui furent faites contre Rousseau : dans l'une, on le raille agréablement de son impatience à souffrir la moindre plaisanterie. « Ami Jean-Jacques, lui dit la seconde, ne t'effa- rouche point d'une bagatelle. Tu es ici dans un pays de liberté; la liberté a ses inconvénients. Avoue que ce qui te fâche le plus dans cette lettre supposée, c'est que ton caractère y est trop bien marqué. » La troisième pièce, qu'à tort ou à raison, on a attri- buée à Bordes, le comparait à un charlatan qui veut qu'on s'occupe de lui et de ses pilules. Tout cela n'est pas bien méchant1. Mais Jean-Jacques cite d'autres faits; la lettre du Roi de Prusse était la plus

1. Lettre d'un Anglais à J.-J . ! ancien manuscrit grec. Insérés Rousseau. Lettre d'un Qua- dans V Année littéraire de 1766, ker à J.-J . Fragment d'un \ t. Il (février).

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 391

grave. Puis vinrent les retards apportés à l'impres- sion des lettres de Dupeyrou. En bonne justice il aurait attribuer ces retards aux libraires ; il aima bien mieux, à tout hasard, en rendre Hume respon- sable. Il n'oublie pas les racontars des journaux : qu'il est fils d'un musicien ; que Hume a été son protecteur en France et lui a obtenu un passeport; et puis il a appris que Hume connaissait le fils de ïronchin et avait logé dans la même maison que lui; enfin il se rappelle une histoire ridicule qui se serait passée la nuit même qui suivit son départ de Paris. A Roye, Hume étant couché dans la même chambre que Rousseau et que de Luze, se serait écrié à pleine voix et avec un ton effrayant et sinistre : Je tiens Jean-Jacques Rousseau. Jean-Jacques ne put interpréter alors ces mots que favorablement. Nous croyons qu'au lieu de les interpréter, le plus simple est de les nier. Si Hume avait rêvé, il aurait sans doute rêvé en anglais ; n'est-ce pas plutôt Jean- Jacques qui avait rêvé... ou menti? Autre fait : Un soir, Rousseau venait d'écrire; Hume, parait-il, aurait bien voulu voir sa lettre ; n'ayant pu y parvenir, il proposa son cachet pour la fermer et sortit en même temps que le domestique qui la portait. Donc Hume a confisquer ou décacheter la lettre. Dans une autre circonstance encore, Hume regardait Rousseau et Thérèse avec des yeux effrayants. Rousseau se trouble, tombe dans une horrible émotion et finit par se précipiter tout en larmes dans les bras de son patron en s'écriant : « Non, David Hume n'est pas un traître; cela n'est pas possible! et s'il n'était pas le meilleur des hommes, il faudrait qu'il en fût le plus noir. » Et Rousseau ne s'aperçoit pas que Hume dut le prendre pour un fou ; et il s'étonne

392

LA VIE ET LES ŒUVRES

qu'au lieu de se fâcher ou de s'attendrir, il ait ré- pondu tranquillement à ses transports par quelques froides caresses, en lui frappant de petits coups sur le dos et en lui disant : Mon cher Monsieur? Quoi donc mon cher Monsieur ' ? Faut-il ajouter à ces griefs des divergences d'idées et de principes entre Rousseau, religieux et spiritualiste, et Hume, scep- tique et impie ! On l'a dit, mais après coup, et les deux intéressés n'en ont rien laissé soupçonner2. Voilà les frivoles motifs qui ont déterminé la rup- ture entre Rousseau et Hume. Il est ennuyeux, d'a- voir à répéter de semblables niaiseries dans une histoire qui se donne comme sérieuse ; mais il faut savoir que ces niaiseries composent tout le fond d'un grave démêlé entre deux hommes célèbres, et eurent dans les salons et le monde des lettres un tel retentissement qu' « une déclaration de guerre entre deux grandes puissances n'aurait pas fait plus de bruit3. »

Les correspondants de Rousseau durent être bien embarrassés pour lui répondre. Ils ne pouvaient être dupes de ses hallucinations; mais ils l'aimaient et ils étaient habitués à priser ses talents et à mé- nager ses susceptibilités. Ils ne pouvaient ni parler comme lui, de peur de l'entretenir dans ses idées, ni le contrarier, de peur de le rendre tout à fait fou. 11 ne leur restait qu'à l'endormir par de belles phrases et des potions calmantes , et c'est ce qu'ils ne manquèrent pas de faire. Milord Maréchal, qui

1. Lettres à M'ne de Bouf fiers,

9 avril : à F. H. Bousseau,

10 avril ; à lord A"., 19 avril ; à M. X., avril ; à Malesherbes, 40 mai P66. 2. Yillemain,

Cours de littérature, XVIII" siè- cle, 28e leçon. 3. Grimm, Correspondance littéraire, la oc- tobre 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 393

connaissait Hume depuis longtemps, avait plus d'au- torité que tout autre pour parler de lui. Il expliqua certains faits, en atténua d'autres, insista sur les malentendus et plaida en faveur des intentions \ Mme de Verdelin venait précisément de voir une lettre Hume, faisant le plus bel éloge de Rous- seau, disait de lui : « C'est un homme selon mon cœur. » Mm0 de Verdelin ne peut donc regarder les appréciations de Rousseau que comme des soupçons, auxquels peut-être Thérèse n'est pas étrangère. «Et si Hume n'est pas coupable, dit-elle, quel coup af- freux pour lui; j'oserais dire pour vous, qui avez le cœur si bon, si juste!... et puis quel effet dans le monde pour tous les deux. Je vous assure que mon sang- se glace de toutes ces pensées2. »

Rousseau va-t-il au moins se déclarer sûr de ce qu'il avance? Pas le moins du monde. « Telle est, dit-il, la déplorable situation de mon âme, que, sans être absolument convaincu, je suis tous les jours plus persuadé. Mais tôt ou tard, le temps dé- couvrira la vérité. Avec quelles larmes de joie je confesserai alors mon erreur et mon indignité ! Mais non; chaque jour, des indices nouveaux achèvent de m'accabler, et jusqu'à ma dernière heure, mon cœur sera déchiré de cette persuasion funeste que le meilleur des hommes s'est pour moi seul trans- formé dans le plus noir3. »

Pendant ce temps-là, Hume, ne se doutant de rien, se croyait au mieux avec Jean-Jacques, lui écri- vait sur le ton de l'amitié et s'occupait de ses in-

1. Lettre de Milord Maréchal i Rousseau, 27 avril 1766. à Rousseau, 26 avril 1766. 3. Lettre à Mm0 de Verdelin, 2. Lettre de Mma de Verdelin à ! 25 mai 1766.

392

LA VIE ET LES ŒUVRES

qu'au lieu de se fâcher ou de s'attendrir, il ait ré- pondu tranquillement à ses transports par quelques froides caresses, en lui frappant de petits coups sur le dos et en lui disant : Mon cher Monsieur? Quoi donc mon cher Monsieur i ? Faut-il ajouter à ces griefs des divergences d'idées et de principes entre Rousseau, religieux et spiritualiste, et Hume, scep- tique et impie ! On l'a dit, mais après coup, et les deux intéressés n'en ont rien laissé soupçonner2. Voilà les frivoles motifs qui ont déterminé la rup- ture entre Rousseau et Hume. Il est ennuyeux, d'a- voir à répéter de semblables niaiseries dans une histoire qui se donne comme sérieuse ; mais il faut savoir que ces niaiseries composent tout le fond d'un grave démêlé entre deux hommes célèbres, et eurent dans les salons et le monde des lettres un tel retentissement qu' « une déclaration de guerre entre deux grandes puissances n'aurait pas fait plus de bruit3. »

Les correspondants de Rousseau durent être bien embarrassés pour lui répondre. Ils ne pouvaient être dupes de ses hallucinations; mais ils l'aimaient et ils étaient habitués à priser ses talents et à mé- nager ses susceptibilités. Ils ne pouvaient ni parler comme lui, de peur de l'entretenir dans ses idées, ni le contrarier, de peur de le rendre tout à fait fou. 11 ne leur restait qu'à l'endormir par de belles phrases et des potions calmantes , et c'est ce qu'ils ne manquèrent pas de faire. Milord Maréchal, qui

1. Lettres à Mme de Boufflers,

9 avril : à F. H. Rousseau,

10 avril ; à lord X., 19 avril ; à M. X., avril ; à Malesherbes, 10 mai 1766. —'2. Villemain,

Cours de littérature, xvill" siè- cle, 28e leçon. 3. Grimm, Correspondance littéraire, lo oc- tobre 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 393

connaissait Hume depuis longtemps, avait plus d'au- torité que tout autre pour parler de lui. Il expliqua certains faits, en atténua d'autres, insista sur les malentendus et plaida en faveur des intentions '. Mm0 de Verdelin venait précisément de voir une lettre Hume, faisant le plus bel éloge de Rous- seau, disait de lui : « C'est un homme selon mon cœur. » Mmc de Verdelin ne peut donc regarder les appréciations de Rousseau que comme des soupçons, auxquels peut-être Thérèse n'est pas étrangère. «Et si Hume n'est pas coupable, dit-elle, quel coup af- freux pour lui; j'oserais dire pour vous, qui avez le cœur si bon, si juste!... et puis quel effet dans le monde pour tous les deux. Je vous assure que mon sang se glace de toutes ces pensées 2. »

Rousseau va-t-il au moins se déclarer sûr de ce qu'il avance? Pas le moins du monde. « Telle est, dit-il, la déplorable situation de mon Ame, que, sans être absolument convaincu, je suis tous les jours plus persuadé. Mais tôt ou tard, le temps dé- couvrira la vérité. Avec quelles larmes de joie je confesserai alors mon erreur et mon indignité ! Mais non; chaque jour, des indices nouveaux achèvent de m'accabler, et jusqu'à ma dernière heure, mon cœur sera déchiré de cette persuasion funeste que le meilleur des hommes s'est pour moi seul trans- formé dans le plus noir 3. »

Pendant ce temps-là, Hume, ne se doutant de rien, se croyait au mieux avec Jean-Jacques, lui écri- vait sur le ton de l'amitié et s'occupait de ses in-

1. Lettre de Milord Maréchal i Rousseau, 27 avril 1766. à Rousseau, 26 avril 1766. 3. Lettre à Mma de Verdelin, 2. Lettre de MmC de Verdelin à ! 25 mai 1766.

394

LA VIE ET LES ŒUVRES

térêts, de manière à mériter toute sa reconnaissance. Il est vrai que celui-ci , aimant mieux passer pour un ingrat que pour un fourbe, était bien résolu à ne lui pas répondre un mot de sa vie '. Hume le croyait heureux, autant du moins que le comportait son caractère singulier et une solitude qui pourrait bien finir par lui devenir insupportable; il vantait encore , quoique un peu moins que par le passé, son bon naturel et ses vertus 2. Aussi dut-il être un jour fort étonné à la lecture d'une lettre dans la- quelle Rousseau lui déclarait qu'il ne voulait plus avoir avec lui aucun commerce, ni même participer à une affaire avantageuse pour lui, mais dont il serait le médiateur 3.

On ne connaîtrait pas toute l'inconvenance de la lettre de Rousseau, si on ne savait qu'elle avait pour objet de répondre à de nouveaux services de la part de Hume. Quoiqu'il ne fût pas sans ressources, il aimait à se donner comme pauvre, non afin de se faire offrir des cadeaux, mais par le motif qui l'en- gageait à se plaindre de sa santé, pour se rendre intéressant. Hume y fut pris. Dès avant d'arriver en Angleterre, il lui avait proposé ses bons offices pour lui faire obtenir une pension du Roi. Jean- Jacques subordonna son acceptation à l'avis de Milord Maréchal ; mais après l'avoir reçu 4 , il ne s'en décida pas plus vite. « Je compte lui mander, écrivait Hume à Mmc de Boufflers, qu'il ne peut plus hésiter sans s'exposer aux justes re- proches du Roi, de lord Conway (ministre secrétaire

1. Lettre à Mme de Verdelin, 25 mai 1766. 2. Lettre de Hume à A"., 10 mai 1766.

3. Lettre à Hume, 23 juin 1766. h. Lettre de Milord Maré- chal à Rousseau, mars 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

395

d'État), de lord Maréchal et de moi'. Il ne savait pas que Rousseau refusait bien moins la pension que la main par elle devait passer2. »

Cependant si les humeurs sombres et les singu- larités de Rousseau avaient laissé Hume assez froid, il finit par se sentir piqué de n'avoir reçu pour prix de son amitié, de son dévouement et de ses services, qu'une lettre d'injures. Il somma son irrascible ami de s'expliquer. Un infâme calomniateur l'a-t-il noirci auprès de lui? Qu'il le nomme; des reproches vagues et généraux ne disent rien ; qu'il prouve ses plaintes et ses griefs3.

Rousseau mit trois semaines à répondre. Ce n'était pas trop, si l'on considère la longueur et les détails de sa lettre. C'était un acte d'accusation en forme, dressé avec un art infini. Rien n'était oublié; il n'y avait pas de fait si minutieux, et, quand les faits venaient à manquer, pas de circonstance si insigni- fiante qui n'y eût sa place marquée. Airs, tons, ma- nières, sous-entendus s'y trouvaient alors arrangés de façon à tenir lieu de faits et de preuves. La plu- part des événements que cette lettre rapporte, petits et grands, sont déjà connus. On y voit la prétendue jalousie de Hume contre les prévenances du prince de Conti qui n'étaient pas à son adresse, le fameux rêve de Roye,les efforts de Hume pour déshonorer et perdre son ami de réputation , même auprès de Davenport, les changements subits opérés à son en- droit dans l'opinion des Anglais , les invectives et les fausses nouvelles des feuilles publiques, les

] . Lettres de Hume à Rousseau, 3 mai; à Mme de Bouffters, 16 mai 1766. 2. Lettre de Hume à Rousseau, 19juin 1766; dans

VExposé succinct de Hume. 3. Lettre de Hume à Rousseau, 26 juin 1766.

396 LA YIE ET LES ŒUVRES

soins hypocrites et les mépris réels de tous les amis de Hume, ses flagorneries et ses ridicules flat- teries, ses curiosités indiscrètes, ses espionnages, ses regards effrayants et la scène de baisers et de larmes qui s'ensuivit , les lettres interceptées ou violées, l'amitié de Tronchin soigneusement entre- tenue, enfin les retards apportés à l'impression des lettres de Dupeyrou. Chemin faisant, Rousseau, tout en paraissant exalter les services de Hume, ne manquait pas d'insinuer qu'au fond il n'avait pas besoin de lui. On pense bien que, dans ce long factum, la lettre du Roi de Prusse devait tenir une large place. Il convenait à son plan qu'elle fût de d' Alembert ; donc elle était de d'Alembert , ami de Hume, et Walpole, autre ami de Hume, n'était qu'un prète-nom, et Hume se faisait en Angleterre l'agent du complot dont le foyer était à Paris , et Hume, pour exécuter ce complot, ne ménageait ni les trahisons ni les infamies.

Par une fâcheuse coïncidence, au même moment, Jean-Jacques apprenait que Voltaire l'accusait d'avoir été valet de Montaigu ; Hume et Voltaire avaient assurément se concerter. Puis la lettre au docteur Pansophe paraissait et était traduite en anglais ; il n'était pas douteux que le cher patron ne fût un des fauteurs de cette publication. Enfin, deux autres écrits satiriques étaient imprimés dans les feuilles anglaises et rapportaient des faits connus de Hume seul. On sut depuis que ces libelles avaient pour auteur un Suisse établi en Angleterre, nommé Deyverdun1. Hume déclara qu'il en ignorait jusqu'à l'existence ; il n'en fut pas moins certain,

1. Lettre de Hume à Mme de Bouf fiers, 2 décembre 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 397

aux yeux de Rousseau, que c'était lui qui, pour le moins, les avait inspirés '.

Il n'était pas jusqu'à la patience de Hume que son adversaire ne tournât contre lui. Jean-Jacques lui avait écrit, le 22 mars, une lettre pleine de cor- dialité et d'affection ; Hume aurait y lire entre les lignes les soupçons de son ami, et se justifier de reproches qui ne lui étaient pas faits. Rousseau avait affecté en maintes circonstances de lui faire impolitesses sur impolitesses, de traiter en dehors de lui des affaires qu'il avait entamées et qu'il devait poursuivre ; c'est ce qu'il appelait premier soufflet sur la joue de mon patron , deuxième souf- flet, troisième soufflet sur la joue de mon patron; et il continue à s'occuper de moi. Que ne se fàche- t-il donc ! s'il reste froid , c'est qu'il a intérêt à ne pas se démasquer. On a dit : Tu te fâches, donc tu as tort ; Jean-Jacques disait au contraire : Tu ne te fâches pas, donc tu as tort. Hume aurait pu ré- pondre : Contre tout autre que vous, mon cher, je me serais peut-être fâché ; mais j'ai eu pitié de vous, de votre pauvre tète si peu solide, de votre caractère si singulier, de votre nature si impressionnable. Et si cette réponse était difficile à faire à Jean-Jacques personnellement, iF pouvait la faire à leurs amis communs _, et ensuite s'en tenir là, ce qui assuré- ment aurait mieux valu que l'éclat qui fut donné à la querelle.

Pour en finir avec cette interminable lettre , il reste à parler de deux faits qui s'y rattachent. Le premier est moins important ; il est relatif au por- trait de Rousseau que fît le peintre Ramsay, pour

1. Lettre à X., janvier 1767.

398

LA VIE ET LES ŒUVRES

l'offrir à Hume. Rousseau crut que c'était une galan- terie de son patron et en fut d'abord très flatté. « Le peintre a si bien réussi , dit-il , qu'on croit qu'il sera gravé1. » Plus tard, il attribua ce projet à une fantaisie qui sentait l'ostentation et prétendit que cela lui avait déplu 2. Plus tard encore, le por- trait lui-même devint une infamie ; il manquait de ressemblance et le représentait sous les traits d'un cyclope affreux3. Tel était le travail de ses idées, qu'il changeait le beau en laid : chez lui tout était affaire de disposition et d'humeur.

L'autre fait est relatif à la pension du Roi d'An- gleterre. « L'affaire de la pension, dit Jean-Jacques, n'était pas terminée ; il ne fut pas difficile à M. Hume d'obtenir de l'humanité du ministre et de la géné- rosité du prince qu'elle le fût ; il fut chargé de me le marquer, il le fit \ Ce moment fut, je l'avoue, un des plus critiques de ma vie. Combien il m'en coûta pour faire mon devoir! Mes engagements précédents, l'obligation de correspondre avec res- pect aux bontés du Roi, l'honneur d'être l'objet de ses attentions, de celles de son ministre, le désir de marquer combien j'y étais sensible, même l'avan- tage d'être un peu plus au large en approchant de la vieillesse, accablé d'ennuis et de maux, enfin l'embarras de trouver une excuse honnête pour éluder un bienfait déjà presque accepté, tout me rendait difficile et cruelle la nécessité d'y renoncer ; car il le fallait absolument, ou me rendre le plus vil

1. Lettre de Hume à Rousseau, mars 1766. On lit aussi son portrait en relief, il en envoya un exemplaire à Dupeyrou. Lettre à Dupeyrou, 29 mars

1766. 2. Lettre à Hume, 10 juil- let 1766. 3. Rousseau, juge de Jean-Jacques, 2e dialogue. 4. Dans une lettre du 8 mai 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

399

de tous les hommes, en devenant volontairement l'obligé de celui dont j'étais trahi.

Je fis mon devoir, non sans peine; j'écrivis direc- tement au général Conway, et, avec autant de respect et d'honnêteté qu'il me fut possible, sans refus absolu, je me défendis pour le moment d'ac- cepter1. M. Hume avait été le négociateur de l'af- faire, le seul même qui en eût parlé ; non seulement je ne lui répondis point, mais je ne dis pas un mot de lui dans ma lettre. Troisième soufflet sur la joue de mon patron, et, pour celui-là, s'il ne le sent pas, c'est assurément sa faute. Il n'en sent rien2. » Nous aurons à revenir sur cette affaire de la pension.

Rousseau terminait sa longue lettre par une pé- roraison qu'on pourrait regarder comme un modèle d'éloquence, si la première condition de l'éloquence n'était pas de proportionner son style à son sujet : « Si vous êtes innocent, dit-il, daignez vous justifier; si vous ne l'êtes pas, adieu pour jamais. » Malgré cette mise en demeure, Hume se contenta, pour le moment, de rectifier le récit de Rousseau sur un seul point, la scène des baisers et des larmes, qui aurait eu lieu, selon lui, non pas à Calais, mais à Londres 3. Cela est au fond assez peu important , et si Hume n'avait pas autre chose à dire, il aurait mieux fait de se taire tout à fait.

Mais il ne fut pas aussi réservé avec tout le

1. Voir la Lettre au général Conivay , ministre secrétaire d'État, 12 mai 1766. Conway était parent d'Horace Walpole. 2. Lettre à Hume , 10 juillet 1766. Voir aussi la Lettre de Hume à Rousseau, du 12 mai

1766. Hume ne comprend rien au refus de Rousseau et con- tinue à se montrer plein d'af- fection et de bienveillance pour lui. 3. Lettre de Hume à Rousseau, 22 juillet 1766.

400

LA VIE ET LES ŒUVRES

monde. Il entretint de l'affaire ses amis de Paris, entre autres d'Holbach et d'Alembert. Une de ses lettres à d'Holbach, car il était en correspondance suivie avec lui', commençait, dit-on, par ces mots : Mon cher baron , Rousseau est un scélérat. Elle fut lue à un souper chez Nècker, et fut toute la soirée le sujet de la conversation1. Hume écrivit aussi à Mme de Boufflers , lui envoya la lettre de Rousseau et la pria de s'entendre, avec le prince de Conti, Mme de Luxembourg-, et Mmc de Barbantane. Il se proposait d'écrire à Milord Maréchal ; il avait déjà parlé à Davenport, à lord Hereford et au général Conway. Ces deux derniers, a-t-il dit, lui conseillaient de publier les détails de la querelle. Il hésitait cependant. D'un côté, il lui en coûtait de ruiner ce malheureux ; mais, d'un autre côté, il savait que Rousseau composait ses mémoires, il ne manquerait pas de le déshonorer 2.

Gardez-vous bien, lui répond Mmo de Boufflers, de rien publier; faites en sorte, à tout prix, d'éviter le scandale ; c'est déjà trop que vous ayez pris tant d'amis pour coniidents , les d'Holbach : qui sait ? peut-être Voltaire lui-même. Pourquoi demanderiez- vous des renseignements à Paris? Voudriez-vous donc être son délateur, après avoir été son protec- teur? « Pourquoi vous dérober la plus noble ven- geance qu'on puisse prendre d'un ennemi, d'un in-

1. Essais de mémoires sur M. Suard (par Mrae Slard . BaCHauMO.xt, 8 juillet 1766. Lettres de MmB du Dcffand à la duchesse de Choiseul , 13 et 22 juillet 1766; de d'Alembert à Voltaire, 29 août 1766. 2. Un mois après il déclarait

en avoir reçu un énorme vo- lume. Par quelle indiscrétion les connut-il? car Rousseau les tenait soigneusement ca- chés; Lettres de Hume à Mme de Boufflers, 15 juillet et 12 août 1766,

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 401

grat ou plutôt d'un malheureux, que les passions et son humeur atrabilaire égarent, celle de l'accabler de votre supériorité, de l'éblouir par l'éclat de cette vertu même qu'il veut méconnaître1? »

Mm de Boufflers, confidente des deux parties, avait fort à faire pour les gagner à la modération. Après avoir prêché Hume, elle s'adresse à Rousseau : « M. Hume m'a envoyé la lettre outrageante que vous lui avez écrite. Je n'en vis jamais de sem- blable. Tous vos amis sont dans la consternation et réduits au silence... Ajoutez-vous foi si facilement aux trahisons? Votre esprit, par ses lumières ; votre cœur, par sa droiture, ne devraient-ils pas vous ga- rantir contre ces odieux soupçons ? M. Hume un traître, un lâche! Grand Dieu! quelle apparence? Quels motifs2? »

Cette lettre ne pouvait être du goût de Rousseau; il y répondit sur un ton de mauvaise humeur assez marqué et interrompit ensuite sa correspondance avec Mme de Boufflers pendant dix-huit mois 3. Mme de Boufflers ne fut pas seule à s'interposer entre les deux adversaires. Mmc de Verdelin s'attacha aussi à cette ingrate besogne \ Rousseau reçut assez bien ses avis, sans toutefois en tenir compte. Milord Maréchal se refusa, comme les autres, à croire à la culpabilité de Hume. Il ne voit dans ces démêlés que des malentendus; il voudrait que chacun gardât le silence. Il n'y fallait pas compter5.

1. Lettre de Mm» de Boufflers à Hume, 22 juillet 1766.

2. Lettre de Mme de Boufflers à Bousseau, 27 juillet 1766.

3. Béponse de Bousseau, 30 août 1766.— 4. Lettres de MmB de

Verdelin à Bousseau , mai à juillet 1766. o. Lettres de Milord Maréchal à Bousseau, 3 juillet, 26 août, 7 septembre et fin septembre 1766.

26

402 LA VIE ET LES ŒUVRES

Le mal de ces sortes de correspondances est qu'elles ne restent point confinées entre les intéres- sés ; elles s'étendent, se propagent et souvent s'impriment; l'amour-propre s'en mêle; devant le public, on rougirait de reculer et de se dédire, et la porte se ferme à tout accommodement. C'est ce qui arriva dans cette circonstance. On a accusé Hume d'avoir divulgué la querelle ; mais Jean-Jacques ne fut pas beaucoup plus discret; car il écrivit ses soupçons et ses plaintes, à une époque même Hume ne se doutait pas encore qu'il l'eût pour ad- versaire. Ses lettres, qu'on avait pour mission de se passer, au moins entre amis, n'étaient pas, dit-on, destinées à être imprimées. Il y en eut pourtant qui le furent, notamment celle du 2 août, adressée à Guy. Jean-Jacques y rapportait les injures que Hume disait sur son compte ; il le défiait de mettre à exécution la menace qu'il avait faite de publier les pièces du procès, déclarant que son silence serait sa condamnation1. Il ne savait pas que l'œuvre était déjà commencée ; que Hume, si patient jusque-là, allait s'y montrer sans ménagement et sans pitié2.

Le travail de Hume, qui a pour titre : Exposé succinct de la contestation qui s'est élevée entre M. Biune et M. Rousseau, fut d'abord publié en an- glais par son auteur, mais presque en même temps, il en paraissait une traduction française. L'édition française est précédée d'un Avertissement des édi- teurs, tout à la louange de Hume. Plusieurs per- sonnes, même de ses amis, Mme de Luxembourg, Mm du Deffand, lui firent la malice de le lui attri-

1. Lettre à Roustan , 7 sep- I Hume à Mme de Boufflers, 12 tembre 1766. 2. Lettre de | août 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAI

403

buer1. On y dit qu'il ne publie l'Exposé que pour répondre au défi de Rousseau et céder au désir de ses amis. Il parait qu'il se serait déterminé sur l'avis d'une sorte de Conseil tenu chez MIIe de Lespinasse, et se trouvaient, avec M!lc de Lespinasse, d'Alem- bert, Turgot, Sauriu, Marmontel, Duclos et l'abbé Morellet. Tous furent d'avis qu'une réponse était devenue nécessaire 2. Mais, s'il eut pour lui quelques conseillers complaisants, on en citerait bien davan- tage qui l'engagèrent à se taire. Le Roi et la Reine d'Angleterre lui donnèrent eux-mêmes cet avis3. « Tout le monde, lui écrivait Adam Smith, vous conseille de ne rien publier4. » Presque tout le monde, en effet, même ses amis, même les ennemis de Rousseau, même Grimm, même Voltaire, le blâ- mèrent d'avoir fait tant de bruit d'une affaire qui en valait si peu la peine5. « Pour moi, écrivait un jour Jean-Jacques, je n'ai rien à dire de M. Hume, sinon que je le trouve bien insultant pour un bon homme et bien bruyant pour un philosophe 6. » Rousseau qui était en cause ne pouvait passer pour impartial ; il se trouva pourtant que son jugement fut ratifié par l'opinion générale.

1. Lettre de Mme du Deffand à Walpole, s. <l. 2. Hume's life and correspondence. Voir Maugras, ch. xxi, p. 513. Ce- pendant nous savons qu'un des assistants au moins, Tur- got, ne se rallia à cette opi- nion qu'à moitié , et pour ainsi dire malgré lui. (Lettres de Turgot à Hume). Quant à Malesherbes, qui aimait beau- coup, non seulement les ou- vrages de Rousseau , mais l'homme lui-même, inutile

de dire qu'il était d'un avis absolument contraire, (Lettre de Turgot à Hume, 23 juillet 1766). 3. Lettre de Hume à Mmo de Barbantane, s. d. 4. Hume's life and correspon- dence. — 5. Grimm, Corresp. lia., 15 octobre 1766; Ba- chaumont, 23 octobre 1766; Lettre de Voltaire à Damilaville, 15 octobre 1766. 6. Lettre à Laliaud, 15 novembre 1766 ; à X., 2 janvier 1767.

404 LA VIE FT LES ŒUVRES

A en juger par le titre d'Exposé succinct, que Hume avait donné à son travail, on avait lieu de croire qu'il voulait remplir l'office de simple rap- porteur. Il est vrai qu'il donnait les principales pièces du procès ; mais les commentaires et les ex- plications dont il les accompagnait, démontraient assez la passion qui l'animait. Les faits qu'il citait, depuis l'origine de ses rapports avec Rousseau jus- qu'à sa rupture, nous sont connus pour la plupart. Il en est cependant dans le nombre qu'il est diffi- cile d'admettre. Ainsi Hume rapporte qu'afin de procurer des secours à Rousseau, il aurait, de con- cert avec quelques-uns de ses amis, résolu de lui faire payer un prix exagéré pour son Dictionnaire de Musique, sauf à désintéresser sous main le li- braire. La mort de Clairaut aurait seule fait échouer le projet. Il n'y a qu'un malheur à cela, c'est que Hume lui-même dit que ses rapports avec Rousseau furent complètement interrompus depuis la fin de 1762 jusqu'au milieu de 1763 ; or la mort de Clai- raut et le marché avec Duchesne eurent lieu au commencement de 1765 , c'est-à-dire précisément pendant cette interruption. Ainsi encore, il prétend, et il a répété dans d'autres circonstances, qu'il ne fut pour rien dans la lettre de Walpole, qu'il ne la connut même pas tant qu'il fut à Paris. S'il espérait le faire croire, il fallait qu'il comptât bien sur la discrétion de Mme de Barbantane, à qui il avait écrit tout le contraire. Enfin, même ce défi de Rousseau, cette lettre à Guy, dont Hume veut s'autoriser, n'ar- riva qu'après coup, et alors qu'il était décidé. La lettre à Guy est du 2 août ; or, dès le 14 juillet, Voltaire connaissait le projet de Hume ; et le 23, ce dernier était informé par une lettre de Turgot de

DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU.

405

ce qui s'était passé chez M110 de l'Espinasse. Il esta noter d'ailleurs que Turgot engagea constamment Hume à la modération et le blâma, même après la publication de Y Exposé sucei?ict, de ne s'être pas strictement borné à l'impression des lettres échan- gées de part et d'autre 1.

h' Exposé se termine par une déclaration que d'A- lembert adresse aux éditeurs, dans le but d'établir qu'il n'avait eu aucune part à la lettre de Walpole. Ce point lui tenait à cœur. Lui, si calme jusque-là dans ses rapports avec Rousseau, avait été furieux des injustes soupçons dont il était l'objet 2. Sa pro- testation était, en quelque sorte, une lettre qu'il s'a- dressait à lui-même ; car c'est lui qui était, avec Suard, le traducteur de l'œuvre de Hume. Il se garda bien d'en convenir. A quoi sert donc la phi- losophie, si elle n'apprend pas à se montrer un peu franc, et à combattre à visage découvert? On connut cette petite rouerie par la lettre que Hume écrivit à Suard, pour les remercier l'un et l'autre de leur concours et des adoucissements qu'ils avaient ap- portés à quelques-unes de ses expressions , qui étaient trop dures 3.

Hume s'imaginait que son adversaire répondrait et se proposait bien, pour sa part, d'en rester là4. Cela lui fut d'autant plus facile que Rousseau, selon sa coutume, dédaigna de continuer la lutte. Mais d'autres la reprirent pour leur compte, et il parut à

1. Lettres de Voltaire à Darai- laville, 14 juillet 1766; de d'A- lembert à Voltaire, 16 juillet 1766; de Turgot à Hume, 23 juil- let 1766 et 25 mars 1767. 2. Lettres de d'Alembert à Hume,

14 août; à Voltaire, 11 août 1766. 3. Lettre de Hume à Suard, 19 septembre 1766. 4. M., 19 novembre, et à M™e de Boufflers, 2 décembre 1766.

406

LA VIE ET LES ŒUVRES

ce sujet un assez grand nombre de brochures pres- que toutes d'une extrême médiocrité '. Rousseau fut sensible au zèle de quelques-uns de ses défenseurs; mais bientôt lui-même arrêta leur ardeur. « Je dé- sire sincèrement, dit-il, qu'on laisse hurler tout leur saoul ce troupeau de loups enragés, sans leur ré- pondre. Tout cela ne fait qu'entretenir les souvenirs du public, et mon repos dépend désormais d'être entièrement oublié 2. »

Parmi les publications qui furent faites en sa fa- veur, la plus connue est due à la plume de Mme La- tour*. En la lisant, dit Jean-Jacques, le cœur m'a battu, et j'ai reconnu ma chère Marianne4.

1. Justification de J.-J. Rous- seau dans la contestation qui lui est survenue avec M. Hume. Observations sur J'Expose suc- cinct.— Plaidoyer pour et contre J.-J. Rousseau et le D' Hume- flexions posthumes sur le grand procès de Jean-Jacques avec David. Le rapporteur de bonne foi. Sentiment d'un An- glais impartial sur la querelle de MM. Hume et Rousseau, etc., etc. 2. Lettre à Dutens, 5 février 1767. 3. Précis pour M.Rous- seau, en réponse à J'Expose suc- cinct de M. Hume, suivi d'une lettre de Mme X à l'auteur de la « Justification ». Il est à remar- quer que Mme du Deffand vou- lut appeler les rigueurs de ChoiseuletdeSartine sur cette lettre, qui ne faisait, tout au plus, que rendre à Walpole mépris pour mépris. N'y pou- vant réussir, elle demanda qu'au moins on réprimât l'in- solence de Freron, qui avait

pris fait et cause contre Wal- pole. Mais, lui répondit Choi- seul, il n'y a aucun reproche à faire à Fréron, c'est le cen- seur qui a tort. Cependant ils seront corrigés l'un et l'autre. Il est vrai que Walpole, qui se sentait parfaitement de force à se défendre, se serait bien passé de cette interven- tion de la police. Lettres de Mme du Deffand à la duchesse de Choiseul, 28 décembre 1766, et Réponse de la duchesse de Choiseul, même jour; de Mmt du Deffand au duc de Choiscid, 29 décembre 1766, et Réponse de la duchesse de Choiseul; de Mme du Deffand à la duchesse de Choiseul, 31 décembre 1766, et Réponse le même jour; du duc de Choiseul à Mmc du Def- fand, 5 janvier 1767. Fré- ron, Année littéraire, 1767, t. I. 4. Lettre à Mm* Lalour, 7 fé- vrier 1767. Voir aussi Lettre de Rousseau à Guy, même jour :

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

407

Voltaire, qui ne laissait jamais échapper une oc- casion de donner son coup de pied à Jean-Jacques, ne manqua pas d'écrire à Hume. Sa lettre n'est que le récit de ses propres différends1. Elle ne tarda pas à être imprimée, avec des notes plus odieuses que la lettre elle-même, et signées X2. Les notes étaient-elles de Voltaire lui-même, ou de son ami et souvent prête-nom Ximenès, « chargé par lui du département des vilenies3? » Voltaire ayant demandé alors au Roi de Prusse ce qu'il pensait des folies de Rousseau. « Je pense, lui répondit Frédéric, ...qu'il faut respecter les infortunés ; il n'y a que les âmes perverses qui les accablent4. »

Il est intéressant de connaître l'appréciation que portait en ce moment sur Voltaire et Rousseau un homme qui avait été l'ami de l'un et de l'autre : « La manifestation de la folie et de la méchanceté de Rousseau, écrivait le médecin Tronchin, ne peut que nous être utile. Le mépris de sa personne re- jaillira sur ses principes, et nombre de ses dévots s'en détacheront. Sa charlatanerie de vertu en avait séduit un grand nombre. Le masque est tombé, l'homme reste, le héros est évanoui. L'autre méchant fou (Voltaire), son antagoniste, perd aussi beaucoup de ses amis 5. »

« Je vous charge, M. Guy, ou plutôt je vous permets, en lui remettant cette lettre, de vous mettre, en mon nom, à genoux devant elle et de lui baiser la main droite, cette charmnnte main, plus auguste que celles des impératrices et des reines, qui sait défendre et honorer si pleinement et si noblement l'innocence avilie. » 1. Lettre de Voltaire à Hume, 24 octobre

17136. 2. Notes sur la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume. Voir aussi Lettres de Voltaire à Lacombe, imprimeur, 17 no- vembre et 29 décembre 176i'>. 3. GRIMM, Correspondance lit- téraire, 15 janvier 1767. k. Lettre de Frédéric à Voltaire, 1766. 5. Lettre inédite de Tron- chin, 21 août 1766, citée par G. Maugras, ch. xxi, p. 528.

408 LA VIE ET LES OEUVRES

Dans la querelle entre Rousseau et Hume, les deux adversaires, comme il arrive d'habitude dans ces sortes d'affaires, n'avaient gagné ni l'un ni l'au- tre. On dirait que tous deux le sentirent, quoique un peu tard. Hume, dans ses Mémoires, n'a pas même prononcé le nom de Rousseau, et Rousseau convint, dans la suite, qu'il s'était trop laissé em- porter à son humeur1.

Quelques personnes les mirent dos à dos : « A la place de Hume, écrivait à Jean-Jacques le marquis de Mirabeau, j'aurais dit : Mon ami, vous êtes un fou, et moi un sot; vous, d'avoir cru me faire entre- prendre, à mon âge, un petit cours de sensibilité délicate, abondante en explications, en injures, en excuses ; et moi. d'avoir cru pouvoir manier un fer dérougi, sans prendre des pincettes, et obliger un homme d'autant plus pointilleux sur les obligations, que son àme est au-dessus des bienfaits2. » Mais tout le monde ne fut pas aussi indulgent. La répu- tation de Hume ne fut pas notablement atteinte, et, pour s'être mis une fois en colère dans sa vie, il n'en resta pas moins le bonhomme un peu froid, un peu lourd, mais aimable et facile que l'on con- naissait. Il n'en fut pas tout à fait de même de Rous- seau, et Ion jugea que, pour s'être fâché avec un si brave homme, il fallait qu'il fût d'un bien mau- vais caractère, ou qu'il fût devenu tout à fait fou.

Et, en effet, sa susceptibilité tournait parfois en véritable folie. On ne se figure pas les précautions que devaient prendre ses amis, quand ils avaient à lui faire entendre quelque vérité. Un jour Dupey-

1. Bernardin de Saint- I —2. Lettre du marquis de Mira- PlERRE, Préambule de l'Arcadie. [ beau à Rousseau, 27octO'brel"66.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

409

rou, l'homme sur qui il comptait le plus après Milord Maréchal, eut le malheur de n'être pas de son avis et de l'engager, dans son intérêt, à un éclaircisse- ment de date. « Le soin, répliqua Jean-Jacques, que vous prenez de me ramasser les jugements du public sur mon compte, m'apprend assez quels sont les vôtres, et je crois que, si vous exigez que je me justifie, c'est surtout auprès de vous, » et le mal- heureux se voit déshonoré, flétri devant la postérité; il balbutie, il ne sait pour ainsi dire ce qu'il dit ; le tout parce qu'on lui a laissé voir que sa mémoire l'a mal servi sur un fait insignifiant l.

Voltaire répétait sans cesse qu'il était fou, physi- quement fou, et que les Anglais auraient lui donner une place à Bedlam 2. Sauf la brutalité de la forme, c'était plus ou moins l'avis d'un grand nombre de personnes; et, chose fâcheuse, ces bruits parvenaient jusqu'à lui. « Depuis qu'il est établi que je suis fou, écrivait-il à Coindet, il est tout simple que mes malheurs soient des visions 3.

Mais que lui importaient ces jugements, en com- paraison d'un malheur qui lui fut plus sensible que tout le reste, le refroidissement de son amitié avec Milord Maréchal? Que d'autres amis, Mmc de Bouf- flers, le prince de Conti, même Mme de Verdelin aient donné raison à Hume 4 ; tant qu'il avait pour lui Milord Maréchal, il parvenait à se consoler du

1. Lettres à Dupeyrou, 4 oc- tobre et 15 décembre 1766.

2. Lettres diverses, à Damila- viJle, à d'Alembert, etc.

3. Lettre à Coindet, 5 juillet 1767. 4. Et encore il serait plus exact de dire qu'ils don- naient tort à tous les deux :

que si personne ne croyait Hume coupable [Lettre de Mm* de Verdelin à Rousseau, 9 octobre 1766), presque tous le trou- vaient peu généreux et plai- gnaient Jean-Jacques autant qu'ils le blâmaient.

410

LA. VIE ET LES ŒUVRES

reste. L'abandon de cet excellent ami était, au con- traire, une épreuve dont il n'avait pas l'idée. Mais Milord Maréchal avait les embarras en horreur et tenait surtout à son repos. Il avait rêvé de faire le bonheur de son ami Jean-Jacques, en le confiant à son autre ami Hume; il voyait qu'il s'était trompé; que ses conseils de sagesse avaient été mal suivis ; qu'avec une tète comme celle de Jean-Jacques, il n'aurait jamais fini de l'apaiser ni de le guérir de ses folies. Il avait voulu, pour y réussir mieux, s'entendre avec Dupeyrou ; il n'y avait gagné que d'aigrir le malheureux Rousseau. « Je suis vieux, infirme, lui écrivit-il alors ; j'ai peu de mémoire ; je ne sais plus ce que j'ai écrit à Dupeyrou ; mais je sais que je désirais vous servir, en assoupissant une querelle, sur des soupçons qui me paraissaient mal fondés, et non vous ôter un ami. Peut-être ai-je fait quelques sottises. Pour les éviter à l'avenir, ne trouvez pas mauvais que j'abrège la correspon- dance, comme j'ai fait déjà avec tout le monde, même avec mes plus proches parents et amis, pour finir mes jours dans la tranquillité. Bonsoir. Je dis abréger; car je désirerai toujours avoir de temps en temps des nouvelles de votre santé, et qu'elle soit bonne '. »

A partir de ce jour, en effet, nous n'avons plus qu'une seule lettre de Milord Maréchal à Rousseau. Celui-ci fit les plus grands efforts pour le faire revenir sur sa détermination ; lui, si fier d'habitude, ne recula ni devant les larmes, ni devant les sup- plications : tout fut inutile2.

1. Lettre de Milord Maréchal à Rousseau, 12 novembre 1766. 2. Lettres à Milord Maréchal, Il décembre 1766, 19 mars

1767; de Milord Maréchal à Du- peyrou, s. d.; autre du 28 no- vembre 1766.

DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU.

411

Cependant, il est évident qu'il y eut entre eux cessation de rapports, plutôt que brouillerie et ces- sation d'amitié. Même après que Milord Maréchal eut cessé d'écrire à Rousseau, celui-ci eut recours à l'entremise d'une amie commune, la duchesse de Portland, pour s'informer de la santé de son pro- tecteur, pour lui faire passer quelques lettres et pour tâcher de l'intéresser en sa faveur1. Malgré tout cela, quand Milord Maréchal vint à mourir, d'Alembert, qui écrivit son éloge, trouva moyen d'y représenter Rousseau comme un ingrat, qui, loin de payer en amitié les bienfaits de Milord Maréchal, n'y avait répondu que par des procédés indignes2. Cette accusation a été vivement relevée par Mmo La- tour3. Les preuves de la tendre affection que Rous- seau garda jusqu'à la fin pour Milord Maréchal se voient dans les efforts qu'il fit pour continuer leurs rapports et dans la manière dont il parle de lui en toutes circonstances, notamment dans ses Confes- sions. On peut invoquer, en preuve de l'amitié que Milord Maréchal conserva pour Rousseau, les der- nières lettres qu'il lui écrivit, ainsi qu'à Dupeyrou, l'intérêt qu'il continua à lui témoigner et l'attention qu'il eut de lui laisser par testament la montre qu'il portait habituellement.

La querelle avec Hume une fois terminée, lais- sait derrière elle une difficulté, la liquidation de la pension que le Roi d'Angleterre devait faire à Rous-

1. Lettres à la duchesse de Portland, 29 avril et 12 sep- tembre 1767,4 janvier et 2 juil- let 1768. 2. Éloge de Milord Maréchal , par d'Alembert , 1778. 3. Lettres d'une ano- nyme (Mm° Latour) à un

anonyme, ou Procès de l'esprit et du cœur de M. d'Alembert, 20 mars Î779 ; Lettre à M. d'A- lembert; — Réponse anonyme à l'auteur anonyme , etc. Voir aussi Lettres de d'Alembert au Mercure de 1778 et 1779.

412

LA VIE ET LES ŒUVRES

seau. Celui-ci l'avait-il acceptée ou refusée? Les uns disaient oui, les autres disaient non, et en effet sa lettre au général Conway était si peu claire qu'il était permis d'hésiter sur la manière d'en interpréter les termes. Les amis de Rousseau l'avaient engagé à accepter ; lui-même désirait le faire ; mais il ne voulait rien tenir de Hume1. Il ne s'agissait pas de savoir si cette pension lui était honorable, mais si elle l'était assez pour qu'il dût l'accepter à tout prix, même à celui du déshonneur2. « Bien loin, écrivait-il à Davenport, qu'il puisse jamais m'être entré dans l'esprit d'être assez vain, assez sot, assez mal appris pour refuser les grâces du Roi, je les ai toujours regardées et les regarderai toujours comme le plus grand honneur qui me puisse arri- ver. Mais, Monsieur, quand le Roi d'Angleterre et tous les souverains de l'Univers mettraient à mes pieds tous leurs trésors et toutes les couronnes par les mains de David Hume ou de quelque autre homme de son espèce, s'il en existe, je les rejette- rais toujours avec autant d'indignation que, dans tout autre cas, je les recevrais avec respect et recon- naissance3. »

Rousseau ne pouvait dire plus clairement que la pension lui ferait plaisir. Mais la Cour et les minis- tres, qui l'avaient accordée à la sollicitation de Hume, continueraient-ils à l'accorder à son ennemi? Faut-il admettre, avec Mm0 du Deffand, que Jean- Jacques écrivit lui-même au ministre4? Il est plus probable que Davenport se contenta d'agir sous

1. Lettres à Milovd Maréchal, 9 août ; à d'Ivemois, 30 août ; à Dupeyrou, 16 août et 4 oc- tobre 1766. 2. Lettre à Mme de

Verdelin, août 1766. 3. Lettre à Davenport, février 1767. 4. Lettre de Mm* du Deffand à Watpole, 7 avril 1767.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 413

main. Quoi qu'il en soit, ici comme dans bien d'autres cas, Jean-Jacques fut traité en enfant gâté. On demanda à Hume son assentiment ; il était bon homme au fond et ne le fit point attendre ; et un beau jour, Jean-Jacques reçut la nouvelle que le Roi lui avait accordé une pension de cent livres ster- ling-... sans que personne l'eût sollicitée pour lui1. Il n'avait jamais compté sur cette faveur, qui devait lui donner une aisance qu'il n'avait pas connue jusque-là et faisait, d'un seul coup, plus que doubler son revenu2. Il n'en éprouva pas cependant un plein contentement. « Si vous saviez, écrivait-il à Dupeyrou, comment, par qui et pourquoi cette pension m'est venue, vous m'en féliciteriez moins8.» C'est à peine, du reste, s'il espérait en être payé. « Je n'ai point ouï parler du général Conway, écri- vait-il à Coiudet; mais soyez persuadé qu'il sait je suis. (Il avait alors quitté l'Angleterre). Voilà une pension qui circule terriblement dans le monde avant d'arriver à moi \ » Même après avoir été payé, on dirait qu'il doute encore. « M. Rougemont, écrit-il, m'apprend qu'il a déjà reçu pour moi deux quartiers de la pension dont il a plu au Roi d'An- gleterre de me gratifier; je vous avoue, Madame, que j'ai toujours regardé cette pension comme un service qu'on voulait me montrer seulement de loin... Puisqu'elle vient toutefois m'y chercher, contre toute attente de ma part, je suis déterminé à recevoir ce bienfait d'une façon convenable, d'en jouir en paix, si je puis, avec reconnaissance, et de

1. Lettre à Dupeyrou, 22 mars 1767. 2. Lettre de remercie- ment de Rousseau au général

seau à Dupeyrou, 16 août 1766. 3. Lettre à Dupeyrou, 4 avril 1767. 4. Lettre à Coindet,

Conway, 26 mars 1767 ; de Rous- 5 juillet 1767

414

LA VIE ET LES ŒUVRES

ne plus penser de mes jours à ce qui l'a précédée1. » Il est douteux qu'il ait rien reçu depuis cette époque. Il laissait s'amasser les arrérages, et l'Etat n'a pas coutume de courir après ses pensionnaires. « Je crois, pour de bonnes raisons, écrivait-il à d'Yvernois, devoir renoncer à la pension du Roi d'Angleterre2. » « Sans y avoir renoncé formelle- ment, disait-il un peu plus tard, je me suis mis dans le cas de ne pouvoir demander ni désirer même honnêtement qu'elle me soit continuée3. » Le colonel Roguin ayant manifesté le désir de s'occuper de cette affaire, Rousseau lui déclara que « s'il faisait là-dessus la moindre démarche, il pouvait être sûr d'être désavoué, comme le sera toujours, dit-il, qui- conque voudra se mêler d'une affaire sur laquelle j'ai depuis longtemps pris mon parti4. Enfin, Coran- cez, son ami, crut bien faire de réclamer, toucha 6,336 francs, et pour ménager la susceptibilité de Rousseau, obtint de donner quittance à la place du titulaire. Mais l'embarras était de lui faire accepter la somme : « Qui vous a chargé de cette commis- sion? s'écrie Jean-Jacques ; je suis majeur et je puis gouverner moi-même mes affaires. Je ne sais par quelle fatalité les étrangers veulent faire mieux que moi?... Si je ne touche plus la pension, c'est que je le veux ainsi... je suis libre. » Et Corancez fut obligé de renvoyer la lettre de change 3.

1. Lettre à Mma de Verdelin, Trye, 17 décembre 1767; voir aussi Lettre de Dupeyrou à Rey, 28 septembre 1767. 2. Lettre du 26 avril 1168. 3. Lettre à La- liaud, 5 octobre 1768.— 4. Lettre

à Dulens, 8 novembre 1770. 5. De Jean-Jacques Rousseau par Corance:, au Journal de Paris, n°s 251 à 261 ; an VI (17981.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 415

III

Tout en soutenant ses luttes avec Hume, Rous- seau arrangeait sa vie à Wootton. La botanique conserva dans ses occupations la place d'honneur. Qu'elle soit ou non « une passion d'enfant..., un radotage inutile et vain » ; toujours est-il qu'elle était devenue pour lui un besoin et jetait de l'agré- ment dans ses promenades solitaires1.

L'Angleterre était pourtant loin de lui offrir les mêmes ressources d'herborisation que la Suisse ; mais en joignant la recherche des mousses à celle des plantes phanérogames, il avait bien de quoi em- ployer son temps de manière à éviter l'ennui. 11 ne désespérait pas d'ailleurs de retourner un jour en Suisse, d'habiter chez Dupeyrou, d'herboriser avec lui, de préparer le dictionnaire de botanique qu'il avait projeté de faire de compte à demi avec lui. L'amitié était sans doute le premier attrait de ce château en Espagne, mais la botanique en était bien aussi un autre2. En fait d'études, Jean-Jacques ne voulait plus se livrer qu'à une seule, la botanique; en fait de livres, il n'en voulait lire que d'une espèce, des livres de botanique. Il avait écrit à Dupeyrou de ne lui envoyer que ceux-là, avec ses herbiers3. Par malheur, toute sa bibliothèque et ses estampes lui étaient déjà expédiées. Si encore il n'avait eu que l'ennui de les recevoir et de les caser ; mais, pour comble de désagrément, on exigea quinze louis de port, quinze louis de frais de douane, et il ne trouva

1. Lettres à Milord Maréchal, I 1707. 2. Lettre à Dupeyrou, 20 juillet 1706; à X, 2 janvier | 31 ruai 1760. 3. Id.

416

LA VIE ET LES ŒUVRES

pas ses estampes à la place qu'elles auraient occuper. Il les crut perdues, jeta des cris perçants, mit Davenport en campagne pour réclamer, et retrouva le tout dans une autre caisse1. Déjà pré- cédemment, il s'était plaint qu'on eût tout bouleversé dans un autre ballot. C'est à cette occasion qu'il demanda les livres de dévotion de Thérèse, qu'elle avait oubliés à Paris2. Thérèse liseuse et dévote! double phénomène , qu'il est bon de noter en passant.

Rousseau était peu recevable à gémir des mauvais traitements qu'on lui infligeait, alors qu'on ne cher- chait qu'à lui faire une situation privilégiée. Les em- ployés de la douane étaient bien obligés d'exiger les droits réglementaires ; mais le Roi prit en consi- dération ses réclamations et lui fit rembourser ce qu'il avait payé 3.

Toujours par suite de sa nouvelle passion, Rous- seau mit en vente ses livres et ses estampes, afin d'en employer le prix à augmenter sa bibliothèque botanique. En fait d'estampes, il ne garda que le portrait du Roi d'Angleterre. Malgré ses goûts d'in- dépendance, il était moins que personne en état de se passer des services d'autrui ; il fut heureux, dans la circonstance, d'user des bons offices de Daven- port, du comte de Harcourt et de Dutens. Il aurait pu spéculer sur son nom pour grossir la somme que devait lui rapporter la vente de ses livres ; mais un tel procédé lui répugnait, et il se prononça nette- ment contre toute espèce de faveur. Dutens lui

1. Lettres à Davenport, 11 sep- tembre 1766 et février 1767. 2. Lettre à Coindet, 19 avril 1766,

3. Lettre au duc de Graffton, 7 février 1767.

DE JEAN-.1ACQUES ROUSSEAU. 417

ayant proposé de sa bibliothèque dix livres sterling de rente viagère, il trouva cette somme trop forte, mais l'accepta néanmoins. Le comte de Harcourt s'occupa spécialement des estampes1.

Jean-Jacques aimait à herboriser seul ; cependant un compagnon, et surtout une compagne d'études et de promenades ne pouvait que lui procurer un agrément de plus. Ici encore il fut servi à souhait, et trouva dans la duchesse de Portland plus sans doute qu'il n'aurait osé espérer. Il n'est pas donné à tout le monde d'avoir pour élève une du- chesse ; mais il était dit que, toute sa vie, il serait courtisé par les grandes dames. C'est à Milord Ma- réchal qu'il fut redevable de cette amitié, la seule peut-être qui ne fut ternie par aucun nuage. Cela peut venir de ce qu'elle était fondée sur l'utilité plutôt que sur l'intimité, et aussi de ce que Rous- seau y garda les formes de respect dont on ne doit point s'écarter avec une femme. Il sentait que les familiarités, les boutades, les humeurs qu'il se per- mettait si aisément avec les dames de France, ne seraient plus de mise avec l'aristocratie anglaise. La duchesse de Portland était fille du duc de Devon- shire ; elle était jeune, agréable, nouvellement ma- riée, connaissait parfaitement le pays, et avait, dès avant d'entrer en relations avec Rousseau, le goût de la botanique. Elle se fit son guide à travers les rochers et les délicieux vallons du voisinage2. Elle lui donna de bons ouvrages ; il y répondit par quel-

1. Lettres au comte de Har- court, 24 décembre 1766, 14 fé- vrier, 5 mars, 2 avril, 11 avril 1767, 6, 7 et 13 janvier 1768; à Davenport, février 1767 ; à Du-

tens, 16 février, 2 et 26 mars, 16 octobre 1767. 2. Alfred de BOUGY, Les Résidences de J.-J. Rousseau, Wootton.

27

418

LA VIE ET LES ŒUVRES

ques dons de plantes suisses. Ils s'envoyaient mu- tuellement des fleurs à déterminer, sans qu'il soit facile de décider quel était le plus savant, pour ne pas dire le plus ignorant des deux. Lorsque, comme Rousseau, on hésite dans une détermination entre une liliacée et une violette, on ne peut prétendre au titre de savant. Une correspondance assez suivie s'établit entre la duchesse et Rousseau, et se con- tinua longtemps après que ce dernier eut quitté l'Angleterre. Cet échange de lettres roule unique- ment sur la botanique, avec quelques mots de temps à autre sur Milord Maréchal. On doit les citera titre de curiosité, mais la science n'a rien à y voir1. Rousseau se livra à Wootton à une autre occupa- tion, dont il parle moins que de botanique, mais qui intéresse davantage le public ; il s'agit de ses Confessions. Nous savons, que depuis deux ou trois ans, il en nourrissait le projet, et il est pos- sible qu'il eût déjà commencé à l'exécuter. Au mois d'août 1766, Hume en avait vu un énorme cahier, et avait été à l'avance, ainsi que bien d'autres, effrayé de penser que tout cela serait publié. On con- naissait assez Rousseau pour savoir qu'il ne mé- nageait personne devant le public, on craignait ses mensonges et ses calomnies ; dans le secret de la conscience , on ne craignait peut-être pas moins ses excès de sincérité. Il voulait tout dire sur son propre compte, le bien, le mal, tout enfin* ; mais pouvait-on compter qu'il serait plus discret sur le compte des autres 3? Il est vrai que, loin de

1. Seize lettres de Rousseau à la duchesse de Portland, du 3 septembre 1766 au 11 juillet 1776. 2. Lettre à Milord Ma-

réchal, 20 juillet 1766. 3. Lettre à Mme de Verdelin, 25 mai 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 419

vouloir publier ses mémoires de son vivant, il ne désirait même pas que ses autres écrits fussent im- primés actuellement. Il n'avait qu'un désir, et il y revient souvent, celui de se faire oublier \ Mais ne savait-on pas qu'on ne perdrait rien pour attendre ? Et d'ailleurs, jusque-là ne devait-on pas redouter les indiscrétions et cette demi-publicité, pire en un sens que la publicité complète, parce qu'elle met obs- tacle à la défense? Quoi qu'il en. soit, le travail allait vite ; les jours de pluie, et ils .étaient nombreux à Wootton ; l'hiver, et il y était long, étaient consacrés à cet ouvrage a. Au mois de juin, Jean-Jacques fai- sait espérer à Dupeyrou de lui en remettre une partie à l'automne, s'il avait le plaisir de le rece- voir chez lui 3 ; au mois d'avril suivant, les six pre- miers livres étaient terminés.

Dupeyrou ne vint pas, et le pauvre Jean-Jacques, de plus en plus soupçonneux, semblable à l'avare qui ne peut se résoudre à quitter son trésor, n'osait seulement aller à Londres, il avait affaire. «. Ce voyage, dit-il, est très hasardeux, à cause du dépôt (il s'agit des Co?ifessions) qui est ici dans mes mains, qui vous appartient, et dont l'ardent désir de vous le faire passer en sécurité fait tout le tourment de ma vie. Le désir de s'emparer de ce dépôt à ma mort, et peut-être de mon vivant, est une des prin- cipales raisons pourquoi je suis si soigneusement surveillé. Or, tant que je suis ici, il est en sûreté dans ma chambre: je suis presque assuré qu'il lui arrivera malheur en route, sitôt que j'en serai

1. Lettre à Dupeyrou, 31 mai 1766. 2. Hume, Exposé suc- cinct. — Lettre de Rousseau à Mi-

lord Maréchal, 20 juillet 1766. 3. Lettre à Dupeyrou, 21 juin 1766.

420

LA VIE ET LES ŒUVRES

éloigné. Si je ne suis secouru , je n'ai qu'un parti à prendre, et je le prendrai quand je me sentirai pressé, soit par la mort, soit par le danger, c'est de brûler le tout, plutôt que de le laisser tomber entre les mains de mes ennemis1. »

Hélas! ses défiances se renouvelaient à chaque instant et à propos de tout. Il ne parlait que de violations de lettres, de trahisons de la poste, de pièges et de filets tendus tout autour de lui. Et pour les éviter, il n'y avait pas de petits moyens ni de petites finesses qu'il n'inventât : fausses adresses , examen minutieux des cachets, chiffres de corres- pondance ; il aurait été dépositaire des secrets de l'Etat, qu'il n'aurait pas pris plus de précautions2.

Bien peu de personnes purent échapper à ses soupçons. Pour ne pas s'exposer à ces trahisons qu'il voyait partout , plus encore que pour ménager son temps, il avait beaucoup restreint sa corres- pondance, et il en était venu à ignorer ce qu'était devenu Moultou3. Il n'est pas jusqu'à Dupeyrou, le seul avec qui il eût continué des relations fréquentes, qui n'ait éprouvé un moment les eiïets de sa mau- vaise humeur. Il est juste d'ajouter néanmoins qu'il ne tarda pas à se réconcilier avec lui4.

Il ne pouvait cependant vivre absolument seul. Il rencontradans l'aristocratie de son voisinage quelques amitiés, qui, sans être bien intimes, lui procurèrent d'utiles distractions. Nous avons parlé de Daven-

1. Lettre à Dupeyrou, 4 avril 1767. 2. Lettres à Davenporf, 31 mars 1766; à Malesherbes, 10 mai 1766; à A/""2 de Verdelin, 25 mai 1766; à Dupeyrou, 30 mai 1766,o janvier, 2 et4avril 1767;

à Guy, 2 août 1766; à Rey, août 1766; à d'Ivernois, 7 février 1767. 3. Lettre à Dupeyrou, 31 mai 1766. 4. Lettres à Dupeyrou, 4, 15 octobre et 15 novembre 1766; 8 janvier 1767.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 421

port, de la duchesse de Portland, il faut y joindre M. Granville, le comte de Harcourt et quelques autres. Granville lui envoyait souvent des provisions. On sait les anciennes susceptibilités de Rousseau à ce sujet: « Jadis, dit-il, j'aimais avec passion la liberté , l'égalité , et, voulant vivre exempt des obli- gations dont je ne pouvais m'acquitter en pareille monnaie, je me refusais aux cadeaux, même de mes amis, ce qui m'a souvent attiré bien des que- relles. Maintenant, j'ai changé de goût, et c'est

moins la liberté que la paix que j'aime Vous

voyez, Monsieur, d'après cela, combien vous avez beau jeu avec moi dans les cadeaux continuels qu'il vous plaît de me faire ; mais il faut tout vous dire : sans les refuser, je ne serai pas plus reconnaissant que si vous ne m'en faisiez aucun l. »

C'est aussi de cette époque que date la connais- sance qu'il fit du marquis de Mirabeau. Selon l'usage, le marquis fit les premières avances, et, comme entrée en matière , lui offrit une retraite dans son château. L'autre refusa, mais parut très flatté des relations que lui offrait l'Ami des hommes.

Enfin, quoique Rousseau écrivit peu à ses amis de France et de Suisse , il leur conservait une place dans son souvenir, et même ne négligeait pas de les prêcher à l'occasion : tantôt donnant à Dupeyrou, comme remède contre la goutte , des conseils de so- briété et de continence2; tantôt engageant Mme de Verdelin à contracter un second mariage3; tantôt adressant à une actrice des leçons de moralité et de conduite 4.

1. Lettre à M. Granville, fé- vrier 1767. 2. Lettre à Du-

à Mm' de Verdelin, août 1766. 4. Lettre à M"« Théodore, de l'A-

peyrou, 19 juillet 1766. 3. Lettre \ cadémie royale de musique, g.d,

422 LA VIE ET LES OEUVRES

C'est ainsi qu'il passait sa vie à Wootton, vie mo- notone, mais dont il se contenta, faute de mieux, jusqu'au moment l'ennui et l'amour du change- ment la lui rendirent intolérable. Le ciel sombre de l'Angleterre , le caractère froid des Anglais étaient antipathiques à sa nature ; on peut joindre à ces mo- tifs la difficulté des rapports avec des gens dont il igno- rait la langue, Il regrettait de n'être pas resté à de- meurer chez Dupeyrou. 11 répétait, il est vrai, et sans doute il voulait se persuader, que le pays et les ha- bitants étaient à son gré ; qu'il n'avait qu'à se louer de la retraite qu'il s'était choisie ; mais il est facile de voir que la raison, bien plus que le sentiment, lui dictait ces paroles. Or, avec lui, la raison ne tardait guère à avoir tort1. Thérèse s'ennuyait, d'ailleurs, de ne pouvoir caqueter à son aise, et l'on sait que Thérèse en venait toujours à ses fins. On a été jus- qu'à la soupçonner d'avoir rompu les cachets des lettres adressées à son maître, afin d'exalter sa tète déjà trop montée. Au fond, on n'en sait rien, mais elle en était bien capable. Les amis de Rousseau sont unanimes à dire qu'il n'était pas de ruses aux- quelles cette fille sans délicatesse n'eût recours pour les éloigner, afin de satisfaire sa jalousie et d'as- surer sa domination. Que ne dut-elle pas faire dans cette circonstance, elle avait tant de motifs de désirer de partir ! Cependant il fallait un pré- texte ; les attentions mêmes et les cadeaux de Da- venport le fournirent, et Rousseau déclara qu'il ne pouvait lui être ainsi à charge. Il demanda des ex- plications ; Davenport évita de répondre ; il se

1. Lettres à Malesherbes , 10 I 21 juin; à Milord Maréchal, mai; à Dupeyrou, 31 mai, | 20 juillet 1766.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 423

plaignit des domestiques (on peut voir encore ici la main de Thérèse) ; il n'eut pas plus de satisfaction de ce côté. Il lui plut de prendre le silence de son hôte pour une invitation à partir, et il forma le projet d'aller s'établir à Londres1. Bientôt Londres ne lui parut plus un éloignement suffisant. On sait comme, chez lui, les idées faisaient vite leur chemin ; l'hospitalité de Davenport, hier encore trop atten- tive et trop généreuse, changea subitement de carac- tère à ses yeux. Il pouvait partir ; mais un simple départ, ordinaire et poli, n'aurait pas donné satis- faction à son désir d'étaler ses défiances et ses grands sentiments. Il n'avait jamais eu qu'à se louer de Davenport ; pour le remercier de sa noble hospita- lité, voici l'impertinente et inexplicable lettre qu'il lui écrivit : « Un maitre de maison, Monsieur, est obligé de savoir ce qui se passe dans la sienne, surtout à l'égard des étrangers qu'il y reçoit. Si vous ignorez ce qui se passe dans la vôtre depuis Noël, vous avez tort ; si vous le savez, et que vous le souffriez, vous avez plus grand tort ; mais le tort le moins excusable est d'avoir oublié votre promesse et d'être allé tranquillement vous établir à Davenport, sans vous embarrasser si l'homme qui vous attendait ici sur votre parole y était à l'aise ou non. En voilà plus qu'il ne faut pour me faire prendre mon parti. Demain, Monsieur, je quitte votre maison. J'y laisse mon petit équipage et celui de M110 Le Vasseur, et j'y laisse le produit de mes estampes et livres pour sûreté des frais faits pour ma dépense depuis Noël... Adieu, Monsieur, je regretterai souvent la demeure

1. Lettres à X., 2 janvier 1767; I mars 1767 ; à Mirabeau, 8 avril à Davenport, 22 décembre 1766 1767. et 2 février 1767 ; à Dutens, 26 I

424

LA VIE ET LES ŒUVRES

que je quitte ; mais je regretterai beaucoup davan- tage d'avoir eu un hôte si aimable et de n'en. avoir pu faire mon ami *. »

Le lendemain il partit pour Londres, avec inten- tion d'y prendre la route de Douvres et d'essayer de s'embarquer pour la France ; mais il ne savait pour ainsi dire plus ce qu'il faisait. Au lieu d'aller à Douvres, il prenait une direction toute diffé- rente et se rendait à Spadling", à 200 milles de Douvres. Là, n'osant sortir de chez lui, dans la crainte de ses ennemis, il écrivait au chancelier une lettre pleine d'extravagances, et une autre à Daven- port, pleine de repentir, pour lui demander de retourner chez lui2. Deux ou trois jours après, il était à Douvres, et écrivait au général Conway une lettre analogue à celle qu'il avait adressée au chan- celier. Il se croyait diffamé, l'objet de la risée et de l'exécration publiques, la victime des complots les plus sinistres ; il était persuadé qu'on voulait le re- tenir captif en Angleterre, afin de l'empêcher d'aller publier au dehors les outrages qu'il avait reçus dans File. Il suppliait Conway de le laisser aller, et, pour le toucher et le convaincre, il n'était pas de promesses qu'il ne lui fit. Puisqu'on craignait ses mémoires, il s'engageait par les serments les plus solennels, non seulement à renoncer pour tou- jours au projet de les publier ou de les écrire, mais à ne laisser échapper de vive voix pas un mot de plaintes, à ne parler de Hume qu'avec honneur. Si,

1. Lettre à Davcnport, 30 avril 1767. 2. Lettre de Hume, citée par G. H. Morin, ch. v, p. 256. On n'a pas la lettre de Rous- seau à Davenport, tuais on

peut affirmer qu'il eut un mo- ment le désir de retourner à Wootton. Voir la lettre de Rousseau à Granville, i" août 1767.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

425

malgré lui, il transpirait quelque bruit de ses mal- heurs, il s'obligeait à tout rejeter sur son humeur aigrie et portée à la défiance. Enfin, comme sûreté de ces engagements, il offrait de remettre à Conway tous ses papiers sans exception1.

On ne lui en demandait pas tant , et personne ne songeait à le retenir de force. Cependant, comme il se croyait poursuivi et recherché par Choiseul, il se hâta de brûler une nouvelle édition de Y Emile, qu'il regretta beaucoup plus tard. Il en aurait sans doute fait tout autant des Confessions, s'il n'avait eu précédemment l'occasion de les envoyer à Dnpeyrou. Il était parti avec Thérèse, sans argent, sans ba- gages ; en route , il avait payé avec des morceaux de couverts d'argent. Arrivé à Douvres, les vents étant contraires, le mauvais temps devint à ses yeux un nouveau complot. Quoiqu'il ne sût pas l'an- glais, il monta sur une élévation et se mit à haran- guer la foule en français. C'était, dit-il, un accès de folie, qui alla jusqu'à lui faire soupçonner sa femme 2 .

Ces extravagances peuvent assurément servir au point de vue moral à excuser Rousseau de bien des sottises 3 ; mais ne doivent-elles pas aussi restreindre la confiance que trop souvent on accorde à son ju- gement? Il ne faut pas en effet regarder ces actes comme des traits isolés et sans liaison avec le reste de sa vie, mais plutôt comme l'exagération d'un état qui lui était habituel depuis des années. Ce

1. Lettre au général Conway, ruai 1767. 2. CORancez, De J.-J. Rousseau, etc. 3. Da- venport en jugea sans doute

ainsi, car ils restèrent en cor- respondance suivie (Lettre de Rousseau à Mme de Verdelin, 22 juillet 1767).

426 LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

n'est pas seulement Voltaire qui le dit ; ce sont les faits qui le démontrent ; ce sont les amis qui en conviennent : il était fou, positivement fou; mais, n'est-ce pas l'être un peu soi-même que de choisir un pareil guide?

CHAPITRE XXVIII

Du 22 mai 1767 au 14 août 1768.

Sommaire : I. Le marquis de Mirabeau offre à Rousseau une re- traite. — Passage de Rousseau à Amiens. Rousseau à Fleury, chez le marquis de Mirabeau.

II. Installation de Rousseau à Trye. Luttes et difficultés domes- tiques. — Efforts de Conti pour le retenir. Coindet. Visite de Dupeyrou. Défiances de Rousseau contre ses amis. Il ne veut plus s'occuper que de botanique. Ses plaintes et ses projets de départ. Son départ de Trye.

III. Rousseau passe par Lyon. Excursion à la Grande-Chartreuse. Arrivée de Rousseau à Grenoble. Accueil enthousiaste qu'il y reçoit. Ses relations avec Bovier. Recherches d'une retraite. Visite de Rousseau aux autorités de Grenoble. Susceptibilités et départ de Rousseau. Lettre désespérée qu'il écrit à Thérèse.

I

Rousseau quittait l'Angleterre pour fuir la persé- cution de Choiseul, qui, disait-il, l'avait poursuivi jusque-là, et il lui tardait d'arriver en France, c'est-à-dire dans les bras de Choiseul. Explique qui pourra ces contradictions; mais le logicien à ou- trance, si habile à bâtir un système de gouverne- ment ou d'éducation sur deux ou trois hypothèses, ou à élever, sur une pointe d'aiguille, tout un écha- faudage de complots, ne se piquait pas de logique dans la conduite de la vie. Pourvu qu'il vit devant lui son bien réel ou de fantaisie; car pour lui c'était tout un1, peu lui importait le reste.

1. Lettre à Mirabeau, 9 mai 1767.

428

LA VIE ET LES ŒUVRES

Cependant, après de longs jours d'attente à Dou- vres, la mer, devenue plus favorable, lui permit de partir pour Calais. Il y arriva le 22 mai, ne sachant encore ce qu'il deviendrait, ni il irait fixer sa demeure. Dès le temps qu'il était à Wootton, Mira- beau lui avait fait les propositions les plus avanta- geuses, lui donnant le choix entre ses nombreux châteaux de la Provence, de l'Angoumois, du Poi- tou, du Limousin , des environs de Paris \ Quand Mirabeau apprit son départ d'Angleterre, il s'em- pressa de lui renouveler ses offres ; mais Jean- Jacques hésitait; il sentait toujours, lui pesant sur les épaules, le décret de prise de corps. La France n'était pas pour lui un pays sûr. Il n'y pouvait rester qu'en gardant un incognito qui répugnait à ses principes. Il tenait, d'ailleurs, à être chez lui, en payant. Des officieux lui avaient, à la vérité, cherché de hautes protections, qui lui permissent de se fixer en France. Hume lui-même avait eu la générosité d'écrire à Turgot, pour le recommander à l'indulgence du gouvernement français, et Turgot avait promis de s'associer à cette bonne action2. Mmc du Deffand fut aussi priée par Walpole d'en écrire à Mme de Choiseul. « Mais, répondit la du- chesse, que puis-je pour Rousseau? Des secours d'argent ? ou ma protection pour les petites mai- sons?... Le protéger dans sa gloire m'aurait paru un acte de vanité ; le protéger dans sa folie serait un acte de folie 3. » Il est évident que Jean-Jacques dut rester en dehors de ces tentatives.

1 . Lettre de Mirabeau à Rous- seau, 27 octobre 1766. 2. Lettre de Turgot à Hume, 1er juin 1767; Hume' s life and Cor- respondance. Voir Maugras ,

ch. XXII. 3. Lettres de Mm» du Deffand à Mme de Choiseul, 23 mai, 18 juin 1767; de la du- chesse de Choiseul à Mme du Def- fand, 12 et 14 juin 1767.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

429

Son projet était d'aller à Bruxelles, ou à Venise, mais à petites journées, en s'arrêtant à Amiens, puis à Paris.

Le 23 mai, en efiet, il partit pour Amiens1. L'ac- cueil qu'il y reçut dut le consoler de la froideur des Anglais, mais n'annonçait guère un homme qui veut échapper par la fuite et l'obscurité aux persé- cutions du premier ministre du royaume. On alla jusqu'à proposer de lui rendre les honneurs publics et de lui offrir les vins de la ville. On pensa toute- fois qu'une telle manifestation s'accorderait par trop mal avec l'incognito qu'il était sensé garder et l'on se contenta de le fêter à huis clos 2. Il vit Gres- set. On dit qu'il furent très contents l'un de l'autre : « Vous faites si bien parler les perroquets, lui dit Jean-Jacques, qu'il n'est pas étonnant que vous sachiez apprivoiser les ours3. » . Cependant le prince de Conti qui se trouvait, en quelque sorte, chargé de garantir la sécurité de Rousseau en France, jugea que son protégé en pre- nait par trop à son aise de son incognito : « Votre imprudence, lui écrivit-il, renverse tous mes pro- jets... Vous êtes en grand danger... Le premier procureur du Roi qui vous dénoncera forcera le Par- lement à vous faire arrêter, même malgré lui, et alors les suites seraient inévitables et funestes... Sortez secrètement *et de nuit d'Amiens; allez, en changeant de nom, dans un asile momentané, que vos amis vous ont ménagé hors du ressort du Par- lement de Paris... On avisera ensuite à ce qu'on

1 . Lettres de Rousseau à Mira- beau, 22 mai 1767; à Dupeyrou, même date. 2. Bachau- MONT, 11 juin 1767. 3. Œuvres

de Gresset. Édit. Renouard. Notice biographique de l'édi- teur.

430

LA. VIE ET LES OEUVRES

fera1. » Jean-Jacques avait compté attendre des renseignements de Mirabeau à Amiens pour ses projets ultérieurs ; mais il fut ainsi forcé de partir prématurément, à cause de l'empressement même qu'on mit à le fêter2. Il prit néanmoins le temps de prévenir Mirabeau, dont il avait d'ailleurs accepté les offres, du moins à titre provisoire. Celui-ci l'en- voya chercher à Saint-Denis et le fit conduire à son château de Fleury près Meudon. Jean-Jacques y resta du 5 au 18 juin ; mais à Fleury comme à Amiens, il commit des imprudences. « On vous a déjà vu dans le parc de Meudon, lui écrivit de nouveau Conti, votre situation est fort critique... Jusqu'à ce que j'aie pu m'assurer de ce qui sera possible pour votre tranquillité, tenez-vous bien caché... Mon objet est de vous procurer, en France, un asile tranquille et sûr : sinon d'assurer votre sortie, si elle est né- cessaire3. Conti poussa la prudence jusqu'à empê- cher Mme de Luxembourg d'aller voir et embrasser son ami, comme elle en avait le désir4.

Mirabeau, lui, était bien plus optimiste, et répon- dait sans hésiter de la sûreté de son hôte (toujours cependant sous la condition du secret) 5. Il lui pro- posait de le garder ; mais Jean-Jacques, malgré son désir de profiter de la noble hospitalité qui lui était offerte, n'avait pas cru pouvoir accepter 6. Ils se quit- tèrent, au bout d'une quinzaine de jours, dans les meilleurs termes, quoiqu'on puisse affirmer sans témérité que l'amitié aurait duré bien moins encore

1 . Lettre du prince de Conti à Rousseau, fin mai 1767. 2. Lettre à Dupeyrou, 5 juin 1767. 3. Lettre du prince de Conti à Rousseau, juin 1767. 4. Lettre

de Mme de Luxembourg à Rous- seau, juin 1767. o. Lettre de Mirabeau à Rousseau, 10 juin 1767. 6. Lettre à Mirabeau, 9 juin 1767.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 431

de ce côté qu'avec Hume, et n'aurait pas résisté au sans-gène et à la grosse franchise de Y Ami des hommes. Il est vrai que Mirabeau avait le grand mérite d'être peu exigeant, de laisser une grande liberté à ses anus, et surtout de n'être nullement susceptible. « Je suis tel un jour que l'autre, écri- vait-il... je vous défie après cela de me blesser1. » Mais Hume ne passait-il pas pour avoir les mêmes qualités ? On peut même s'étonner que Jean-Jacques ait si bien pris jusque-là « les griffonnages dégin- gandés comme pantin » que depuis plus de six mois lui jetait à la tète son original correspondant : con- seils, vérités ad hominem, considérations de toute sorte, et jusqu'à des éloges qui ressemblaient fort à des critiques. « Je ne connais pas, lui écrivait Mira- beau, de morale qui pénètre plus que la vôtre, elle s'élance à coups de foudre ; elle marche avec l'assu- rance de la vérité ; car vous êtes toujours vrai, selon votre conscience momentanée... Mais, Dieu merci, j'ai eu d'autres maîtres... J'ai des amis, direz-vous, je le crois... mais, ou je me trompe fort, ou vous n'en n'avez aucun dont vous ayez toujours été absolu- ment content, pas plus que de vous-même 2. » « Vous n'avez d'ennemis qu'en vous... le Parlement? non; le ministre? non; les théologiens? non; on trouve tout simple qu'un protestant n'aille pas à la messe. Les vrais dévots sentent que vous fûtes le plus rude fléau de leurs persécuteurs, et, à dire vrai, je pense que ce serait parmi ces derniers que vous trouveriez vos véritables ennemis : vous êtes infirme, nous tous aussi ; abandonné, ce n'est pas poli à me

1. Lettre de Mirabeau à Rous- I de Mirabeau à Rousseau, 27 oc- seau, 8 juillet 1767. 2. Lettre \ tobre 1766.

432

LA VIE ET LES OEUVRES

dire; persécuté, vous le fûtes, mais aujourd'hui vous n'êtes rien de tout cela. Vous êtes tout excès et tout feu... Mais il ne faut pas vous prendre au mot vous-même, car vous seriez votre propre dupe '.

A en juger par une réponse de Rousseau, il paraît que Mirabeau l'aurait engagé à reprendre la plume. Il refusa catégoriquement et affirma que rien au monde ne le ferait changer sur ce point 2. Mais ne combattait-il point ici contre des moulins à vent? Mirabeau déclare en effet, de son côté, qu'il a donné à son ami un conseil tout contraire : « Griffonnez donc, lui écrit-il, si cela peut vous plaire... je vous avais prié de ne point écrire, je vous le répète, cela vous tourmente et vous fatigue 3. »

Ce qui est plus certain, c'est que Mirabeau voulut engager Rousseau dans ses théories économiques. Il lui remit, en le quittant, son dernier livre, La Philosophie rurale, et lui fit promettre de le lire. Rousseau essaya, mais n'en put venir à bout*. Bientôt Mirabeau lui envoya un second ouvrage. Rousseau fut plus à l'aise pour ce dernier, qui n'avait pas Mirabeau pour auteur. 11 combattit notamment le Despotisme légal avec une grande puissance. On retrouve tout l'ancien Rousseau du Contrat social : « Aimez-moi toujours, dit-il, mais ne m'envoyez plus de livres ; n'exigez plus que j'en lise ; ne tentez même pas de m'éclairer si je m'égare : il n'est plus temps 5. » Mais Mirabeau était lancé ; il lui répliqua

1 . Lettre de Mirabeau à Rous- seau, 20 février 1767. Voir aussi Lettres du 3 février et du 16 mars 1768. 2. Lettre à Mi- rabeau, 9 juin 1767. 3. Lettre de Mirabeau à Rousseau, 10 juin 1767. Il doit y avoir là, pour

le moins, une erreur de date. 4. Lettres de Mirabeau à Rous- seau, 18 juin, et de Rousseau à Mirabeau, 24 juin 1767. 5. Lettre à Mirabeau, 26 juillet 1767.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 433

par une longue discussion sur le produit net, la propriété, la production, la consommation, et lui envoya d'un coup six volumes sur l'économie poli- tique. Il perdait bien sa peine. « Est-il possible, s'écriait-il un jour, après avoir assisté à la repré- sentation du Devin, que je prenne tant de plaisir à entendre ce chien d'homme, et qu'il n'en prenne aucun à entendre mon ramage, à moi1? » C'est même en vain qu'il lui demanda la permission de publier leurs deux lettres 2. « là, ne grognez point, Révérend Père Nabuchodonosor, lui dit-il alors, vous ne serez point imprimé malgré vous..., mais trouveriez-vous mauvais qu'on imprimât au moins la mienne3? « Il fallut consentir, mais il fut convenu, et encore après de nouvelles instances, qu'on pren- drait toutes les précautions pour empêcher que Rousseau ne fût connu ; décidément, il tenait tout de bon à se faire oublier 4. Cependant il ne résista pas aussi bien à une autre tentation, à laquelle le soumit Mirabeau, celle de faire un opéra ; idée bizarre, qui n'eut pas de suite et qui n'en pouvait pas avoir. « Oh ! que vous seriez aimable, répon- dait Rousseau, et que j'aimerais mieux vous voir chanter à l'Opéra que crier dans le désert. Votre proposition m'a tout l'air de n'être qu'une vaine amorce, pour voir si le vieux fou mordrait encore à l'hameçon. » Cette proposition n'était-elle pas, en effet, un hameçon, pour attirer de nouveau Jean- Jacques à Fleury5 ?

1 . Lettre de Mirabeau à Rous- seau, novembre 1767. 2. Id., 6 août 1767, et Réponse de Rous- seau, 12 août. 3. Lettre de Mirabeau à Rousseau, 14 août

1767. 4. Lettres de Mirabeau à Rousseau, 9 décembre ; de Rous- seau à Mirabeau, 12 et 20 dé- cembre 1767. 5. Lettres de Mi- rabeau à Rousseau,20 décembre

28

434

VIE ET LES OEUVRES

On pourrait penser que Jean-Jacques, en quittant Mirabeau , se rendit à Venise, dont il avait été beaucoup question, ou à Bruxelles, à laquelle on avait un peu songé ; mais rarement il suivait la voie qu'il s'était tracée à l'avance. Il avait prié Dupeyrou de venir le voir et espérait aller au-devant de lui jusqu'à Dijon ; ce qui prouve que, pour un persécuté, obligé de se cacher, il se préoccupait fort peu de ses persécuteurs '. Sur ces entrefaites, le prince de Conti lui réitéra l'offre qu'il lui avait déjà faite de son château de Trye, près Gisors ; mais il exigeait qu'il changeât de nom et qu'il s'engageât à rester tranquille et ignoré. A ces conditions, il ne serait inquiété ni par le ministre, ni par le Parlement; et si, par hasard, il était dénoncé, car Trye était dans le ressort du Parlement de Paris, Conti se- rait prévenu ; Rousseau aurait le temps de passer dans le ressort du Parlement de Rouen, qui n'était qu'à une lieue, et on aviserait pour la suite2. Il fut un temps la fierté de Rousseau se serait révoltée contre ces conditions et cette tolérance ; mais il était dans l'embarras ; la France avait pour lui des attraits que ne possédait nul autre pays ; il acccepta et partit aussitôt.

II

Il espérait couler à Trye des jours tranquilles 3 ; mais il n'était pas arrivé depuis huit jours, que

1767, 20 janvier et 3 février 1768; de Rousseau à Mirabeau, 13 et 28 janvier 1768. 1. Lettre à Dupeyrou, 10 juin 1767. 2.

Lettre du prince de Conti à Rous- seau, juin 1767. 3. Lettre à Dupeyrou, 21 juin 1767.

DE JEAN -JACQUES ROUSSEAU. 435

déjà s'annonçaient les premiers embarras de sa si- tuation1. Il est très possible, du reste, que les domes- tiques, habitués à vivre en maîtres dans le château, n'aient pas vu arriver sans déplaisir un homme qui, sans être le maître, en aurait tous les inconvénients; qui les surveillerait, qui les occuperait, à qui ils de- vraient obéir. Couti avait bien déclaré qu'il mettait Rousseau à sa place et lui donnait tout pouvoir 2 ; mais que de moyens n'avaient pas ses gens pour faire sentir qu'ils n'acceptaient pas cette substitu- tion, et qu'un individu pauvre, simple, obligé de se déguiser sous un faux nom , mangeant avec sa do- mestique et se laissant gouverner par elle, ne rem- placerait jamais à leurs yeux un prince de la maison de Bourbon. On connaît d'ailleurs assez Thérèse pour savoir qu'elle n'était pas d'un caractère à faci- liter l'entente et l'harmonie. Il est vrai qu'au bout d'un mois, ce nom de Renou, que portait le nouvel arrivant, n'était plus qu'un secret de comédie 3; mais que faisait à ce peuple sauvage le nom et la célébrité de Rousseau ?

Jean-Jacques a passé à Trye juste une année, du 19 juin 1767 au 12 ou 15 juin 1768; sa vie s'y est consumée presque toute entière en plaintes, en récriminations, en petites difficultés de pot-au-feu. Il est évident que nous ne pouvons accorder à ces misères l'importance qu'il leur donnait. C'estàCoin- det qu'il s'en est ouvert principalement. On avait jugé qu'il lui faudrait, comme à un enfant, quelqu'un pour l'installer et faire ses affaires ; Coindet, son ami, officieux, serviable, aimant assez à faire l'im-

1. Lettres à Coindet, 27 juin I Moultou, S novembre 1763. 3. et o juillet 1767. 2. Lettre à \ Lettre à Coindet, 29 juillet 1767.

436 LA VIE ET LES OEUVRES

portant, avait été chargé de cette mission. Mais Jean-Jacques a raconté ses peines à bien d'autres : à Dupeyrou , à Mmo de Verdelin , a Mirabeau , à d'Ivernois, etc.

D'abord il est déterminé à tenir tête à l'orage. Il est par la volonté du prince ; il ne s'en laissera pas déloger par de simples domestiques1. Mais sa volonté ne tarda pas à faiblir : « J'ai écrit à Son Al- tesse, disait-il à Coindet quinze jours plus tard, et l'ai priée de me permettre de disposer de moi. Je ne l'ai fait qu'après la conviction parfaite qu'il est impossible, malgré ses bontés et sa puissance, que je vive jamais ni heureusement, ni paisiblement, ni librement, ni avec honneur2. » Il était mécontent de tout le monde, et n'avait plus confiance qu'en Mmo de Verdelin. Il espérait que, par ses soins et par le crédit du prince de Conti , elle lui obtiendrait les moyens de se préparer une vie moins malheureuse, soit dans quelque coin de la France, si on lui per- mettait d'y rester, soit hors de France, s'il en dési- rait partir.

Rousseau, pensant qu'il aurait de la peine à per- suader Conti, avait cherché à intéresser à son sort Mmc de Luxembourg, à qui il n'écrivait plus depuis longtemps 3 ; mais il aurait fallu être aussi peu sensé que lui pour prendre au sérieux ses ridicules inquié- tudes. On essaya de le calmer, cela ne fit que le confirmer dans ses résolutions. « Je me regarde, di- sait-il, comme un homme perdu, du moment que je mettrai les pieds hors de ce château ; tout ce que je puis répondre à cela, c'est qu'il est impossible

1. Lettre ù Coindet, 29 juillet I 3. Lettre à Mme de Luxembourg, 1767. 2. /d., 13 août 1767. \ 16 août 1767.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

437

que j'y reste, je puis tout supporter hors l'opprobre. Je vous attends, disait-il encore à Coindet, mais pas le soir, car il y a une bande de voleurs cachés dans les bois, qui tuent tout le monde1. »

A force d'adresse on réussit cependant à le faire patienter pendant près de dix mois. L'important était de gagner l'hiver ; car, après cela, sa crainte d'entreprendre un déménagement dans la saison froide le retiendrait pendant longtemps. Conti, qui, bien entendu, ne manquait pas de ramener à leur juste valeur les récits de Jean-Jacques , essayait avec une inépuisable patience de le calmer et de lui montrer l'inanité de ses soupçons et de ses lubies. Il offrait de réprimander, de punir, ou même de chasser quiconque lui aurait donné des sujets de plainte ; il le suppliait surtout d'avoir confiance en lui, de ne rien faire sans le prévenir, de ne pas commettre d'imprudences, l'assurant que de son côté il ne gênerait en rien sa liberté , soit pour rester à Trye, soit pour en partir, et qu'il était disposé à fa- voriser tous ses projets, même ceux qu'il n'approu- verait pas. Il lui promettait d'ailleurs d'aller le voir et de tout arranger 2. Rousseau se crut obligé de l'at- tendre. Enfin, il reçut la visite du prince dans les premiers jours d'octobre. « Il a été très bon, dit-il; son voyage a fait de l'effet dans le pays, aucun dans la maison. La racine du mal n'est pas coupée3. »

Mais quelque déterminé qu'il fût à partir, un autre obstacle, qui aurait aussi bien pu être un secours et

1. Lettres à Coindet, 13 et 25 août 1 707. 2. Lettres du prince de Conti à Rousseau, juillet, août, 19 et 28 septembre 1767.

3. Lettres de Rousseau à Coin- det, 9 octobre 1767: à Dupey- rou, même jour.

438 LA VIE ET LES ŒUVRES

une consolation, s'il avait su en user, l'arrêta d'une façon absolue, Dapeyrou vint lui faire une visite et fut retenu chez lui par la goutte pendant près de deux mois. Le dévouement n'était pas la qualité do- minante de Jean-Jacques. Malgré son amitié pour Dupeyrou, amitié qui même paraissait devenir plus tendre, à mesure que sa tète s'affaiblissait, il se plaignit amèrement des soins qu'il fut forcé de don- ner à son malade. Ils avaient "cependant ce côté avantageux qu'ils auraient faire diversion au triste état de son âme. Mais hélas! quand, dans les premiers jours de janvier 1768, Dupeyrou put enfin quitter Rousseau, il eut la douleur de le laisser dans une des crises les plus violentes que ce malheureux eût jamais éprouvées ; hors d'état de juger et de distinguer entre amis et ennemis, ou plutôt envelop- pant dans les mêmes défiances le genre humain tout entier ; non seulement les gens du château, mais tous les habitants du pays, sans exception; non seu- lement ceux qu'il regardait comme ses ennemis, mais ceux qu'il avait toujours cru ses amis, Mm0 de Verdelin, Coindet, Dupeyrou, lui-même *. Ce dernier s'était effrayé, à ce qu'il parait, sur l'issue de sa maladie, avait fait son testament, et avait eu le mal- heur, dans le délire, de prononcer des paroles inco- hérentes. De là, sans plus ample informé, Jean- Jacques de s'imaginer que Dupeyrou le soupçonne d'avoir voulu l'empoisonner. Bientôt les indices s'ac- cumulent dans sa pauvre tète ; le moindre fait, l'air, les paroles, le silence de Dupeyrou, l'attitude de son domestique, deviennent à ses yeux autant de preuves manifestes. Il se désespère, il voudrait expirer à

1. Lettre à Coindet, 18 mars 1768.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

439

l'instant, il se jette sur le lit du malade, il l'inonde de ses larmes en protestant de son innocence et en le conjurant de s'expliquer. L'autre, qui ne com- prend rien à ces extravagances, fait des réponses obscures ou évasives et supplie qu'on le laisse tran- quille : nouvelles preuves qui ne font que confirmer Jean-Jacques dans son opinion. Le prince de Conti dut être assez surpris quand il reçut en une longue épltre le récit détaillé de ce mémorable événe- ment *.

« Il n'est pas clair, écrivait Jean-Jacques à Du- peyrou, quelque temps après, lequel des deux a le plus besoin de traitement de la tète ou du corps2. » Le pauvre homme s'imaginait qu'il pouvait y avoir doute sur ce point. Dans son désespoir, il renonça à la pension du Roi d'Angleterre et voulut résilier ses arrangements pécuniaires avec Dupeyrou. Ce dernier, plus sage que lui, éleva des difficultés et voulut lui faire du bien malgré lui3, mais Rousseau ne l'entendait pas ainsi et il mit une sorte de va- nité à rester pauvre *.

Ces inquiétudes, ce découragement, ces petites luttes de Jean-Jacques contre toutes les personnes qui l'entouraient, el aussi contre lui-même, car il s'apercevait parfois de son état et n'était pas tou- jours sûr de son caractère et de son cerveau5, étaient peu favorables à un travail suivi. Jusqu'à cette époque, ses folles idées n'avaient point entamé son talent; ainsi, dernièrement encore, au milieu de

1. Lettre au prince de Conti, 19 novembre 1767. Sayous, Le XVII h siècle à l'étranger, t. I, ch. XI. 2. Lettre à Du- peyrou, 29 avril 1768.— 3. Ici.,

21 mars, 29 avril, 10 juin 1768. 4. Lettre de Rousseau à d'I- vemois, 26 avril 1768. o. Lettres à Coindet, 21 septembre 1767; à d'Ivernois, 28 mars 1768.

440

LA VIE ET LES ŒUVRES

ses difficultés avec Hume, il avait trouvé moyen d'écrire près de la moitié de ses Confessions. Le temps qu'il passa à Trye fut, au contraire, pour ainsi dire, stérile. Le Dictionnaire de Musique pa- rut, mais il était fait auparavant, et même, par une sorte de paresse d'esprit, à laquelle peut-être les événements ne furent pas étrangers, Rousseau né- gligea d'y apporter les perfectionnements qu'il avait projetés '.

On ne peut compter comme un travail sérieux les deux ou trois lettres qu'il écrivit sur les affaires de Genève. Il ne lui resta d'ardeur que pour la bota- nique. Quand il reçut, bien tardivement, son bagage d'Angleterre, il n'attacha d'importance qu'à un seul objet, à son herbier2; quand il se croyait en état de faire quelques dépenses, c'était invariablement pour acheter des livres de botanique3. Mais hélas! on ne le laissait même pas herboriser ; du moins c'est lui qui le dit. On barricadait toutes les issues pour l'empêcher de sortir; on ameutait contre lui la populace \ Enfin, un domestique étant venu à mou- rir, ne s'imagina-t-il pas qu'on le soupçonnait de l'avoir empoisonné, et il fallut, pour le satisfaire, que Conti permît de faire l'autopsie5.

Au milieu de ses embarras et de ses tristesses, il devient expensif; il a besoin d'affection, et il se dé- sespère de n'en rencontrer nulle part; il veut et ne veut pas ; il se défie de tout le monde et il rede- mande l'amitié de Mmo de Boufflers, à qui il n'a pas

1 . Préface du Dictionnaire de Musique. 2. Lettre à Coindet, 24 septembre 1767. 3. Lettres à Rey, 28 septembre 1767; à Du-

peyrou, 17 octobre 1767. 4. Lettre à Dupeyrou, 3 mars 1768. 5. Lettre du prince de Conti à Rousseau, 8 avril 1768.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 441

écrit depuis dix-huit mois l ; peut-être, si sa fierté ne s'y opposait, réclamerait-il aussi celle de Moul- tou2. Le croirait-on, il songe un moment à retour- ner en Angleterre , auprès de ce même Davenport qu'il avait quitté d'une façon si impertinente. Il n'en convient pas toutefois expressément et se borne à parler de « lettres très honnêtes et très empressées que lui avait écrites M. Davenport pour le rappeler chez lui 3. »

Il est certain qu'il cherchait de divers côtés un nouvel asile. Conti lui reprocha d'avoir fait des dé- marches à son insu et se mit lui-même en quête4. Ses propositions, toutefois, n'ayant pas été du goût de Rousseau, il s'excusa, en mit d'autres en avant, et alla en personne s'entendre avec lui. Conti crai- gnait par-dessus tout « qu'il ne fît la fausse et ex- travagante démarche de venir ostensiblement af- fronter les lois et se livrer à leur sévérité. » On convint, à la vérité, qu'il viendrait à Paris, mais dans l'hôtel du Temple, il serait en sûreté. On y fit les préparatifs de son installation; La Roche, l'ancien domestique du Maréchal de Luxembourg, resté l'ami de Rousseau, partit pour l'aller cher- cher5.

Il était trop tard; celui-ci venait lui-même de quitter Trye. Cette situation que, par un effet de son incurie habituelle, il supportait depuis une année, il ne sut pas la prolonger quelques jours de plus

1. Lettres à Mme de Boufflers, 25 février et 24 mars 1768; de ,1/me de Boufflers à Rousseau, 5 mars 1768. 2. Lettre à Moul- tou, 7 mars 1768. —3. Lettres de

vierl768; de Rousseau à Mira- beau, 28 janvier 1768. k. Let- tre du prince de Conti à Rous- seau, 3 février 1768. 5. Lettres du prince de Conti à Rousseau,

d'Alembert à Voltaire, 18 jan- , mai, juin 1768

442 LA VIE ET LES ŒUVRES

et, suivant son habitude aussi, il la dénoua subite- ment, par une sorte de coup de tète. La lettre qu'il écrivit à cette occasion au prince de Conti fut plus polie, mais non plus sage que celle que, dans une circonstance analogue, il avait écrite, un an aupa- ravant, à Davenport : « Monseigneur, ceux qui com- posent votre maison (je n'en excepte personne) sont peu faits pour me connaître. Soit qu'ils me pren- nent pour un espion, soit qu'ils nie croient honnête homme, tous doivent également y craindre mes re- gards. Aussi, Monseigneur, ils n'ont rien épargné, et ils n'épargneront rien, chacun par les manœuvres qui leur conviennent, pour me rendre haïssable et méprisable à tous les yeux, et pour me forcer de sortir enfin de votre château. Monseigneur, en cela je dois et je veux leur complaire, etc1. »

III

Quand il eut écrit cette lettre , dont il fut sans doute très satisfait, et qui n'était d'ailleurs que l'écho de ses plaintes quotidiennes, Rousseau prit la route de Lyon; il y arriva le 18 juin. Le motif principal qui lui faisait choisir le pays de Lyon fut encore sa passion pour la botanique et l'espoir de pouvoir faire d'agréables herborisations. On ne voit pas qu'en partant, il ait songé à emporter autre chose que son herbier et quelques livres sur sa science de prédilection ; une fois arrivé au but de son voyage, il ne sait pas, d'ailleurs, parler d'un autre sujet2.

1. Lettres au prince de Conti, I 1768. 2. Lettre à Dupeyrou, juin 1768; à Dupeyrou, 20 juin | 20 juin 1768.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

443

Lyon avait encore pour lui un attrait d'un tout autre genre, c'était le plaisir de revoir la famille Boy de la Tour, qui lui avait toujours témoigné tant d'affection et de dévouement. Cependant Jean- Jacques ne prononce le nom de sa bonne amie que pour se réjouir d'avoir trouvé l'aristoloche dans sa vigne1. Il était descendu rue Syrène; mais il est probable qu'il fut plus souvent à la charmante cam- pagne de Mmc Boy de la Tour. Qn y conserve encore son souvenir et l'on y montre les lieux qu'il affec- tionnait de préférence.

Dès le 7 juillet, il quittait Lyon pour aller, en compagnie de quelques botanistes qu'il avait re- crutés, faire une excursion à la Grande-Chartreuse. De il se rendit à Grenoble, il resta environ un

mois.

Il espérait trouver dans ce pays un asile à son goût. La flore de Grenoble, une plus riches de France, devait le tenter, et, pour commencer, la Grande-Chartreuse aurait eu , si le temps n'avait pas été contraire, de quoi satisfaire à la fois le bota- niste et l'amant de la nature. Jean-Jacques y passa à peine vingt-quatre heures et arriva à Grenoble le 11 juillet, à pied et par des chemins détestables. Il y venait avec l'appui du prince de Conti, qui l'avait recommandé à toutes les puissances du Dauphiné2.

D'un autre côté, La Tourette, un de ses amis, qui l'avait accompagné à la Chartreuse, l'avait adressé à un fabricant de gants nommé Bovier, vieillard septuagénaire, qui lui-même le confia à son fils Gas-

1. Lettre à Dupeyrou, 20 juin 1768. 2. Servan, avocat gé- néral au Parlement de Gre-

noble, Réflexions sur les Con- fessions de J.-J. Rousseau.

Ui

LA VIE ET LES ŒUVRES

pard. Gaspard Bovier aurait bien voulu retenir Rousseau chez lui; mais celui-ci, malgré l'attrait de trois jeunes et aimables femmes, Mmo Bovier et ses deux sœurs, qu'il trouva en arrivant à la maison, déclara que, pour fuir le contact du monde, il irait plutôt brouter l'herbe des champs. On lui trouva à grand' peine un indigne logement, rue des Vieux- Jésuites (aujourd'hui rue Jean-Jacques-Rousseau), dans la maison qui porte le 1,'chez un fondeur, nommé Vachard. « Ce chenil, dit Bovier , placé au premier étage, fort petit, fort laid, était composé d'une espèce d'antichambre délabrée, propre seu- lement à servir de bûcher, et d'une chambre longue, mais étroite, obscure et mal odorante1. » Ne pouvant donner à son hôte un meilleur asile, Gaspard Bovier prit au moins à cœur de lui tenir lieu de chevalier servant et de l'accompagner dans toutes ses promenades. Cette fonction , qu'il regardait comme un plaisir et un honneur insigne, n'était pourtant pas sans épines, car, s'il était littérateur, et grand admirateur du philosophe de Genève, il était timide, embarrassé, et il le craignait pour le moins autant qu'il l'admirait.

Les premiers jours se passèrent très bien. Les recommandations et la réputation qui avait précédé Rousseau, car tout le monde connaissait son nom véritable, lui obtinrent un accueil enthousiaste.

1. Gaspard Bovier, Journal du séjour de J.-J. Rousseau à Grenoble sous le nom de Renou (93 pages petit in-4 et 7 feuilles sans pagination. Bibl. nation. Mss. fond, franc, 5282. Le témoignage de Bovier n'est

pas celui d'un ami, tant s'en faut ; nous le croyons néan- moins sincère, sinon impar- tial, et il a au moins l'avan- tage de rapporter les événe- ments d'une façon complète.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 445

Deux jours après son arrivée, comme il se prome- nait dans la vallée du Grésivaudan, sur la route de la Chartreuse, les habitants de Grenoble se préci- pitant sur ses pas pendant plus d'une demi-lieue, lui témoignèrent en foule leur admiration. Le len- demain, sur le chemin d'Eybens, autre ovation, plus éclatante encore. De toutes parts, aussi loin que la vue peut s'étendre, il n'aperçoit que voitures, gens à cheval ou piétons ; le Parlement, le barreau, les officiers, la bourgeoisie, le peuple se pressent pour lui faire cortège ; il n'avance qu'avec peine au mi- lieu de cette foule, et savoure lentement ce parfum de popularité. Et le soir, à minuit, il est réveillé par un bruit de voix et d'instruments ; c'est le Devin du village qu'on exécute sous sa fenêtre. Il se lève, veut remercier; mais un immense applaudisse- ment retentit et se prolonge avec une telle intensité, qu'on aurait pu croire que toute la ville battait des mains.

Autre scène, d'un autre genre : le lendemain de son arrivée, Jean-Jacques alla voir Bovier. En ar- rivant, il trouve Mme Bovier occupée à baigner son enfant; il apprend que c'est la mère qui l'allaite, devient gracieux, veut assister au bain, va lui- même chercher un seau d'eau à la cuisine, arrose l'enfant, le fait rire et prolonge sa visite pendant deux heures.

Mais il n'était pas aussi aimable tous les jours. Lui faisait-on fête, c'est qu'on voulait l'exploiter et qu'on prétendait le traiter en animal curieux. Pa- raissait-on respecter Y incognito qu'il demandait, il ne pardonnait pas une telle indifférence. La famille Bovier avait grand désir de l'avoir à dîner; il promit de venir la surprendre quelque jour, arriva à l'heure

446 LA VIE ET LES ŒUVRES

du repas; puis, dans la crainte qu'il n'y eût un couvert de plus ou un plat ajouté à son intention, il s'échappa sans qu'on pût le retenir. De toutes les personnes qui recherchaient sa société, il n'ouvrit sa porte qu'à Servan. Il accablait surtout Bovier de ses sarcasmes et du poids de sa supériorité. Bovier était complaisant et serviable, mais il l'était parfois plus qu'il n'aurait fallu , et Jean-Jacques se serait passé volontiers de son inséparable société. De plus, Bovier ne savait pas un mot de botanique; Rous- seau ne parlait pas d'autre chose. Le pauvre homme appelait Servan à son secours pour l'aider à soutenir une conversation trop difficile pour lui; mais cet utile auxiliaire ne le sauvait pas toujours des re- buffades de son fantasque et irascible compagnon. Si encore Jean-Jacques s'en était tenu aux rebuffades; mais non content de le tourner en ridicule , il l'ac- cusa agréablement d'un crime parfaitement carac- térisé, ou d'une stupidité incroyable. « Un jour, dit-il, nous nous promenions le long- de l'Isère, dans un lieu tout plein de saules épineux '; je vis sur ces arbrisseaux des fruits mûrs ; j'eus la curiosité d'en goûter, et leur trouvant une petite acidité très agréable, je me mis à en manger, pour me ra- fraîchir. Le sieur Bovier se tenait à côté de moi, sans m'imiter et sans rien dire. Un de ses amis sur- vint, qui, me voyant picoter ces graines , me dit: Eh! Monsieur, que faites-vous? ignorez-vous que ce fruit empoisonne? Ce fruit empoisonne! m'écriai-je tout surpris. Sans doute, reprit-il, et tout le monde sait si bien cela , que personne dans le pays ne s'aviserait d'en goûter. Je regardai le sieur Bo- vier, et je lui dis: Pourquoi donc ne m'avertissiez-

1. Il le uomrue plus loin Hippophae.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

447

vous pas? Ah! Monsieur, me répondit-il d'un ton respectueux, je n'osais pas prendre cette liberté. Je me mis à rire de cette humilité dauphinoise, en dis- continuant néanmoins ma petite collation Cette

aventure me parut si plaisante que je ne me la rappelle jamais sans rire de la singulière discrétion de Monsieur l'avocat Bovier1. »

Quand, vingt ans après, Bovier lut cette page des Rêveries, il ne put retenir un cri de surprise et de douleur et voulut raconter aussi la même scène Et d'abord il la place sur la rive droite du Drac, ce qui paraît plus vraisemblable, l'hippophae y crois- sant en abondance , tandis qu'on en rencontre à peine quelques pieds au bord de l'Isère ; mais surtout il s'élève contre le rôle coupable et ridicule que lui prête Rousseau. Il se borna, dit-il, à lui demander s'il connaissait les vertus du fruit qu'il mangeait, et sur sa réponse affirmative, il ne jugea pas qu'il appartint à un profane comme lui d'en remontrer à un botaniste. Nous pourrions même ajouter que probablement Rousseau ne mangea point de baies dhippophae, mais plutôt de celles de l'épine vinette. Les deux plantes en effet se trouvent mêlées sur les bords du Drac; mais tandis que les fruits de la se- conde ont un goût acide qui ne déplait pas, ceux de la première n'ont qu'une saveur fade et désa- gréable. Quand on donne dans l'anecdote, il faudrait au moins garder la vraisemblance. L'aventure est de médiocre importance ; elle a néanmoins donné lieu à plusieurs discussions et réfutations. 11 est inutile d'y insister davantage2.

1. Rêveries d'un -promeneur solitaire, 7* promenade. 2. Voir Ducoin, dont la bro-

chure est faite en partie sur le manuscrit de Bovier; Servan, Réflexions sur les Con-

448 LA VIE ET LES OEUVRES

Quiconque voulait jouir des rares amabilités du grand homme n'avait pas d'autre moyen que de l'accompagner dans ses excursions. Les dames elles- mêmes y avaient volontiers recours. Un jour, après une course fatigante, on arrive à la Bastille, trempé de sueur, exténué de fatigue ; on dîne dans un ca- baret rustique; Rousseau, coiffé d'un bonnet de coton , fait par ses saillies le charme de la société , et le soir on organise une représentation du Devin; Bovier joue le rôle de Colin , une de ses belles- sœurs celui de Colette, tandis que Jean-Jacques, toujours coiffé de son bonnet de coton, chante avec une expression parfaite celui du Devin, souffle l'un, souffle l'autre, corrige les fautes de musique, et laisse tout le monde enchanté de son esprit et de sa bonne humeur.

Cependant, tout en cherchant des plantes, il ne négligeait pas tout à fait de s'enquérir d'une retraite. On lui en offrit plusieurs, mais aucune ne lui con- venait. Une surtout qu'on lui proposa à Mens, pays en grande partie protestant , ne fit qu'exciter sa fureur. Rien que l'idée de retrouver des ministres de sa religion le mettait hors de lui. Il ne pouvait, du reste, tarder de voir à Grenoble, comme il avait vu ailleurs, des ennemis et des persécuteurs. Aussi , malgré le bon accueil qu'il y reçut, a-t-il parlé peu favorablement de la ville et des habitants.

Le temps se passait et il ne paraissait pas songer aux protecteurs que lui avait ménagés le prince de Conti. En revanche, il avait fait la connaissance de Liottard, simple jardinier, mais bon botaniste. Liot-

fessions ; FOGHIER, Séjour de I MORIN, Essai sur la vie et le J.-J. Rousseau à Bourgoin,\86Q. \ caractère de Rousseau, ch. VI.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 449

tard est sans doute le seul habitant de Grenoble avec lequel il soit resté en correspondance. Bovier lui rappela pourtant, à la fin, qu'il devait au moins une visite aux autorités de la province. Rousseau alla donc, non sans peine, chez le commandant militaire et chez l'intendant. Il fit encore plus de difficultés pour se présenter chez le président du Parlement, M. de Bérulle. Il le savait, en effet, ennemi des novateurs et des philosophes.

Il fut pourtant bien reçu. Bérulle le combla de politesses et d'offres de services : « Ce n'est pas, ajouta-t-il, que je connaisse vos ouvrages, je n'en ai jamais lu aucun. » A ces mots, Jean-Jacques rougit, pâlit, gagne la porte et court retenir une place dans le prochain carrosse de Lyon. La veille, avait eu lieu une soutenance de thèse, les philo- sophes avaient été très maltraités. Bovier crut découvrir le motif de ce départ précipité, et s'em- ploya si bien qu'il fit supprimer la thèse, chasser le cuistre mal élevé qui avait osé s'attaquer à l'homme illustre que Grenoble s'honorait de possé- der, et détermina le Parlement à prendre Rousseau sous sa protection. Mais l'affront dont celui-ci avait à se plaindre, était, dit-il, d'une tout autre nature, et tel que l'honneur lui défendait d'habiter Gre- noble plus longtemps ; et il fut si pressé de partir qu'il oublia une partie de ses etfets.

Cependant, il tenait à rendre à la famille Bovier ses dîners. Il les invita à la Bastille. Je ne pourrai pas, ajouta-t-il, être du repas, car je pars demain ; mais je serai avec vous en esprit, ce qui est à peu près la même chose. Et sur le refus de Bovier ; le diner est commandé, dit-il, il sera porté demain à la Bastille. J'ai payé le traiteur; si vous ne vous

TOME II 29

450

LA VIE ET LES ŒUVRES

rendez pas à mon invitation, ce ne sera pas de ma faute1.

En somme , il fut en proie à ses idées noires presque tout le temps qu'il passa à Grenoble. Le temps de son séjour y fut pourtant interrompu par une diversion qui, dans toute autre circonstance, aurait être pour lui un grand soulagement. A maintes reprises, son ancien voisin des Charmettes, de Conzié, lui avait offert, de la manière la plus pressante et la plus gracieuse, une retraite, soit à Chambéry, soit à sa maison de campagne d'Aren- thon2. La proximité de Chambéry et de Grenoble engagea Jean-Jacques à répondre à ces avances, ne fût-ce que par une courte visite. Son premier objet dans ce petit voyage était d'aller dans ce cimetière de Lemenc, où, depuis six ans, reposait Mme de Warens, « pleurer sur le malheur qu'il avait eu de lui survivre. » Il ne manqua pas de parler lon- guement et intimement de cette tendre mère avec le vieil ami qui l'avait connue et aimée jusqu'à son dernier jour ; il put parcourir avec lui les lieux il avait passé sa jeunesse, et revivre, en quelque sorte, les années qu'il avait vécues alors. Lui qui avait la prétention de faire avant tout l'histoire de son âme, avait dans ce voyage, si favorable à la poésie des souvenirs, une belle occasion de donner carrière à ses beaux sentiments. Il n'en a rien fait

.1. FOCHIER, Séjour de J.-J. Rousseauà Bourgoin. 2. Lettres de Conzié à Rousseau, 6 sep- tembre, 4 octobre, 31 décem- bre 1762, 14 mars 1764, 29 mai, 13 août 1765; au duc de Wir- temberg, 15 mars 1765; de Rous-

seau au duc de Wirtemberg, 11 mars 1763; à Gauffecourt, 7 juillet 1763; à Moullou, 1er août 1763; à Conzié, 7 dé- cembre 1763 ; Mugnier, cb. xii.

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 451

cependant. C'est qu'il était parti frappé de la pensée qu'on le persécutait et qu'il allait au-devant de la mort. « Depuis mon départ de Trye, écrit-il à Thérèse *, j'ai des preuves de jour en jour plus certaines que l'œil vigilant de la malveillance ne me quitte pas d'un pas et m'attend principalement à la frontière.... Si vous ne recevez pas dans huit jours de mes nouvelles, n'en attendez plus et disposez de vous à l'aide des protections en qui vous savez que j'ai toute confiance, et qui ne vous abandonneront pas 2.

Conzié, lui-même, si bon, si indulgent; Conzié qui ne lui avait jamais donné que des témoignages d'affection; qui, en toute circonstance, s'était montré l'ami de sa personne, l'admirateur de son talent et de ses œuvres; Conzié lui parut totalement trans- formé, et, naturellement, il attribua à Choiseul ce changement supposé3.

1. On ne voit pas, en effet, i 2. Lettre à Thérèse Le Vasseur, que Thérèse ait accompagné 2o juillet 1768. 3. Conf'es- Jean-Jacques à Greuoble. I sions, 1. V, en note.

CHAPITRE XXIX

Du 14 août 1768 à la fin de mai 1770.

Sommaire : I. Rousseau s'arrête à Bourgoin. Le mariage uV J.-J. Rousseau. Mésintelligences de ménage. Rousseau est prêt de rompre avec Thérèse. Affaire Théveuin. Projets de départ.

II. Rousseau va s'établir à Monquin. Amitié avec Saint-Germain. Passion croissante de Rousseau pour la botanique. Départ de Rous- seau ; sa lettre à M. de Césarges. Rousseau passe par Lyon.

1

En quittant Grenoble, Rousseau avait écrit à Ser- van une lettre désespérée. N'attendant plus ni équité, ni commisération de personne, il voyait le moment il n'aurait plus qu'à aller mendier son pain, jusqu'à ce que la mort vînt le délivrer de ses maux : il allait renoncer à tout, même à la bota- nique1. Il partit, en effet, non pas en mendiant, mais sans trop savoir il s'arrêterait. Il n'eut pas du reste à aller bien loin. Il connaissait indirecte- ment, sur la route de Lyon, le maire de Bourgoin, Donin de Rosière de Champagneux ; il le vit en pas- sant. Le lendemain, qui était le 15 août, après la procession du vœu de Louis XIII, les officiers mu- nicipaux avaient un repas de corps ; ils l'y invi- tèrent, lui firent fête ; lui-même répondit à leur po- litesse par son amabilité ; Champagneux profita de

1. Lettre à Servan, 11 août 1768.

LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 453

ses bonnes dispositions pour le retenir, ce qui ne fut pas difficile : autant valait habiter qu'ailleurs. C'est ainsi que le hasard le détermina en un jour, tandis que des offres réitérées pendant un mois n'a- vaient pu fixer ses irrésolutions1.

Une de ses premières pensées, quand il se crut une demeure un peu stable, fut d'appeler Thérèse auprès de lui. Il parait que l'entrevue fut touchante. Leur union n'avait pas été sans. nuages ; Rousseau résolut pourtant, quoique un peu tard, de lui don- ner un nouveau caractère de perpétuité. Un jour donc, jour mémorable, c'était le 29 août 1768, il invita à dîner, à son auberge de la Fontaine d'or, Champagneux et un de ses cousins, officier d'artil- lerie, en les priant d'arriver une heure d'avance. Il était, ainsi que Thérèse, plus paré qu'à l'ordinaire. Mais laissons la parole à Champagneux : « Il nous conduisit dans une chambre reculée, et là, Rous- seau nous pria d'être témoins de l'acte le plus im- portant de sa vie. Prenant ensuite la main de Mlle Renou, il parla de l'amitié qui les unissait en- semble depuis vint-cinq ans, et de la résolution il était de rendre ces liens indissolubles par le nœud conjugal.

« Il demanda ensuite à MUo Renou si elle parta- geait ces sentiments, et, sur un oui prononcé avec le transport de la tendresse, Rousseau tenant tou- jours la main de Mlle Renou dans la sienne, pro- nonça un discours, il fit un tableau touchant des devoirs du mariage, s'arrêta sur quelques circons-

1. L. Fochier, Séjour de J.-J. i tie sur les Mémoires manus- Rousseau à Bourgom, 1860, in-8. I crits de Champagneux. Brochure faite en grande par- [

454 LA VIE ET LES ŒUVRES

tances de sa vie. et mit un intérêt si ravissant à tout ce qu'il disait, que M110 Renou, mon cousin et moi versions des torrents de larmes, commandées par mille sentiments divers, sa chaude éloquence nous entraînait ; puis, s'élevant jusqu'au ciel, il prit un langage si sublime qu'il nous fut impossible de le suivre. S apercevant ensuite de la hauteur il s'était élevé, il descendit peu à peu sur la terre, nous prit à témoins des serments qu'il faisait d'être l'époux de MUe Renou, en nous priant de ne jamais les oublier. Il reçut ceux de sa maîtresse ; ils se serrèrent mutuellement dans leurs bras ; un silence profond succéda à cette scène attendrissante, et j'avoue que jamais de ma vie mon âme n'a été aussi vivement et aussi délicieusement émue que par le discours de Rousseau.

« ]\ous passâmes de cette cérémonie au banquet de noce. Pas un nuage ne couvrit le front de l'époux ; il fut gai tout le temps du repas , chanta au dessert deux couplets qu'il avait composés pour son mariage, résolut, dès ce moment, de se fixer à Bourgoin pour le reste de ses jours, et nous dit plus d'une fois que nous étions pour quelque chose dans le parti qu'il prenait '. »

Telle est la cérémonie qu'on est convenu d'ap- peler le Mariage de Jean-Jacques. On y voit de la mise en scène, des phrases, de l'éloquence, si l'on veut ; mais de mariage , de lien religieux ou seule- ment légal, il n'y en pas l'ombre. On a prétendu qu'en sa qualité de protestant, Rousseau ne pouvait pas faire davantage. Il est vrai que, depuis la révo-

1. Fochier, Sé/oi«r de J.-J. R., ! philos, et litt., t. III, p. 166. etc. D'Escherny, Œuvres

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 455

cation de l'Edit de Nantes, les mariages des Protes- tants étaient entravés ; Louis XVI ne devait pas tarder à réformer cet abus ; mais Rousseau n'avait-il pas longtemps habité la Suisse? Qui l'avait empêché de s'y marier? Dans ce moment même en était-il si loin ? qui l'empêchait de s'y rendre? Et sans quitter la France, les mariages secrets étaient-ils si rares, et n'étaient-ils pas largement tolérés? La vérité est qu'il ne voulait pas plus de pasteur que de curé pour présider à son union. Il s'en était autrefois nettement expliqué au Contrat -social, il prétend qu'un clergé qui serait l'arbitre des mariages de- viendrait par même maître des familles et de la société, et ne tarderait pas à être pour l'Etat un danger permanent1. On sait d'ailleurs que, toute sa vie. il s'est déclaré l'ennemi d'un engagement irré- vocable ; qu'à ses yeux, la famille elle-même n'a rien de perpétuel ; que les enfants ne sont liés aux parents que pendant le temps qu'ils ont besoin d'eux pour se conserver. C'est donc à peine si l'on peut regarder Rousseau comme l'inventeur du ma- riage civil, après qu'il eut, pendant vingt-cinq ans, pratiqué l'union libre. Et, pour que rien ne lui manquât à cet égard,... que le véritable mariage, un an était à peine écoulé, qu'il faillit demander au divorce la fin d'une situation devenue trop dificile 2. Rousseau a donné lui-même les motifs de son mariage : il sont résumés dans ces mots adressés à Moultou : « Vous savez sûrement que ma gouver- nante, et mon amie, et ma soeur et mon tout est enfin devenue ma femme. Puisqu'elle a voulu suivre

1. Contrat social, 1. IV, ch. vin. | 12 août 1769. 2. Voir sa lettre à Thérèse, \

456 LA VIE ET LES ŒUVRES

mon sort et partager toutes les misères de ma vie, j'ai faire au moins que ce fût avec honneur. Vingt-cinq ans d'union des cœurs ont produit enfin celle des personnes. L'estime et la confiance ont formé ce lien; s'il s'en formait plus souvent sous les mêmes auspices, il y eu aurait moins de malheu- reux1. »

Les lettres à Laliaud, à Dupeyrou et à Rey ne sont que la répétition ou le développement de ces pensées2. Vingt-cinq ans de vie sans honneur! Rousseau n'en était pas encore convenu. Reste à savoir si la ridicule cérémonie du 29 août donna à son union l'honneur qui lui avait manqué jusque-là. Vingt-cinq ans de noviciat avant le mariage, on conviendra aussi que c'est long. Il n'en fallut pas tant pour voir s'évanouir les belles qualités qui avaient valu à Thérèse sa récompense : le dévoue- ment, les soins, un attachement à l'épreuve de l'adversité, un caractère sûr, une affection cons- tante 3.

Franchissons maintenant une année ; quelle diffé- rence ! « Depuis vingt-six ans, ma chère amie, que notre amitié dure, je n'ai cherché mon bonheur que dans le vôtre, et vous avez vu, par ce que j'ai fait en dernier lieu, sans m'y être engagé jamais, que votre honneur et votre bonheur ne m'étaient pas moins chers l'un que l'autre. Je m'aperçois avec douleur que le succès ne répond pas à mes soins. Ma chère amie , non seulement vous avez cessé de vous plaire avec moi, mais il faut que vous preniez

1. Lettre à Moultou 10 octobre 1768. 2. Lettres à Laliaud, 31 août 1768 ; à Dupeyrou, 26 sep- tembre 1768 ; à Rey, 31 janvier

1769. 3. Lettres de Rousseau, notamment celle adressée à Rey, 31 janvier 1769.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 457

beaucoup sur vous pour y rester quelques moments par complaisance. Vous êtes à votre aise avec tout le monde , hors avec moi ; tous ceux qui vous en- tourent sont dans vos secrets, excepté moi, et votre seul véritable ami est le seul exclu de vos confi- dences... Cependant, quelque passion que j'aie de vous voir heureuse, à quelque prix que ce soit, je n'aurais jamais songé à m'éloigner de vous pour cela , si vous n'eussiez été la première à m'en faire la proposition. Je sais bien qu'il ne faut pas donner trop de poids à ce qui se dit dans la chaleur d'une querelle, mais vous êtes revenue trop souvent sur cette idée pour qu'elle n'ait pas fait sur vous quelque impression. Je te conjure donc, ma chère femme, de bien rentrer en toi-même, de bien sonder ton cœur, et de bien examiner s'il ne serait pas mieux pour l'un et pour l'autre que tu suivisses ton projet de te mettre en pension dans une commu- nauté, pour t'épargner les désagréments de mon humeur et à moi ceux de ta froideur1. » Il n'y eut pourtant pas de séparation. Thérèse, qui avait intérêt à rester, s'arrangea de façon à ne pas pousser les choses à l'extrême, et. s'il fut de nouveau ques- tion de ces querelles de ménage, le public du moins n'en a pas été informé.

Pendant que Jean-Jacques était en train de pro- céder à son mariage , une autre affaire , qui pour tout autre n'aurait été qu'une misère, lui causa une foule de soucis et d'embarras. Un garçon corroyeur de Grenoble, nommé Thévenin, prétendit lui avoir prêté, dix ans auparavant, la somme de 9 francs, et, pour comble de malheur, s'avisa de les réclamer

1. Lettre à Mmt Rousseau, 12 août 1769.

458 LA VIE ET LES ŒUVRES

par l'entremise de Bovier. Il ne pouvait choisir un plus mauvais commissionnaire. Bovier avait été. sur le point de payer sans rien dire ; puis il s'était décidé à en écrire à Jean-Jacques, comme d'un fait très simple et sans importance ; mais celui-ci ne l'entendait pas ainsi. Non content de mander à Bovier qu'il ne reconnaissait pas cette dette1, il pressa le comte de Tonnerre, gouverneur de la pro- vince, de faire comparaître et d'interroger Thévenin2. Il était bien résolu à ne pas remettre le pied dans une ville l'on fabriquait contre lui de pareilles his- toires, mais il avait encore plus à cœur d'approfon- dir cette grave affaire. Il demanda une confrontation avec son prétendu créancier. Le comte de Tonnerre lui assigna un jour et ne s'y trouva pas. Rousseau avait emmené avec lui Champagneux ; il en fut réduit à voir Thévenin chez Bovier. Les explications furent longues et orageuses, à en juger par le compte rendu qu'il adressa au comte de Tonnerre. Quoi qu'il en soit, deux choses paraissent établies: la première , que Rousseau ne devait rien , et la seconde, que Bovier était parfaitement innocent, et avait tout au plus ajouté une maladresse à plu- sieurs autres. Dès les premiers mots d'explication, ce dernier s'était empressé d'avouer qu'il avait bien pu se tromper; mais Jean-Jacques n'était pas en humeur d'accepter des excuses.

Il jugea pourtant à propos d'envoyer un cadeau à Mmp Bovier ; il le lui devait bien , ainsi que ses remerciements, pour tout le mal qu'il avait donné à son mari. Peut-être, néanmoins, eùt-il mieux fait

1. Lettre à Dupeyrou, 9 sep- I comte de Tonnerre, 23-26 août et ternbre 1768. 2. Lettres au | l8r septembre 1768.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 459

de s'en dispenser, tant ses lettres, aussi bien celles qui suivirent son premier départ que celles qu'il écrivit après son second voyage, sentent le persi- flage. Bovier en fut froissé et attristé, et renvoya le cadeau. Quatre lignes cordiales et franches lui au- raient fait plus de plaisir ; mais c'était demander à Rousseau plus qu'il ne voulait donner1.

Quant à Thévenin, était-il de bonne foi? Les uns disent oui, les autres disent non, et cela au fond importe assez peu. Quoi qu'il en soit, Rousseau se donna bien du mouvement pour obtenir des éclair- cissements. Pendant des mois, il ne rêva, il ne parla, pour ainsi dire, pas d'autre chose, et au bout de deux ans il y pensait encore2.

Il disait quelquefois que l'affaire Thévenin lui ferait quitter le pays; il chercha en effet à se pour- voir ailleurs ; mais ses hésitations perpétuelles le sauvèrent d'un nouveau déplacement. Si la lon- gueur du voyage ne l'avait effrayé, il aurait pensé à l'Amérique ; sa passion pour la botanique lui sug- géra toutefois un autre projet plus modeste, celui d'aller finir sa vie dans une ile de l'Archipel, dans celle de Chypre ou dans tout autre coin de la Grèce, n'importe lequel, pourvu qu'il y trouvât un beau climat, fertile en végétaux. Comme il voulait s'y rendre utile au progrès de la science, en se consa-

,1. FOCHIER, Séjour de J.-J. | 1768; à Dupeyrou, 9 et 26 sep-

Rousseau, etc. DUCOIN, Parti- cularités, — Servan, Réflexions sur les Confessions. 2. Voir sur cette affaire les Lettres de Rousseau au comte de Tonnerre, 23 et 26 août, l«r, 6, 13, 18, 20 septembre, 9 et 16 novembre

tembre, 2 et 30 octobre, 21 no- vembre 1768; à Laliaud, 21 sep- tembre, 5 et 23 octobre, 7 no- vembre 1768 ; à M. L. D. M., 23 novembre 1770; Le journal de Bovier ; FOCHIER, Du- coin, Servan, etc.

460 LA VIE ET LES ŒUVRES

crant tout entier à la botanique locale , il espérait obtenir à ce titre la protection de quelque gouver- nement, de la cour d'Angleterre, par exemple, et comptait à cet égard sur les conseils et l'appui de Mme de Luxembourg1.

La voie étant ouverte, les projets vont se succé- der ; c'est à qui proposera le sien. L'Archipel n'ayant pas eu, on ne sait pourquoi, l'assentiment des amis de Jean-Jacques, on parla des Cévennes. Lui-même y avait songé en quittant Trye ; Conti s'y était op- posé ; cette fois que Conti y revenait, ce fut au tour de Jean-Jacques de ne plus vouloir2. Il reçut aussi des ouvertures pour une habitation dans les Dom- bes 3. Le croirait-on? après une délibération faite avec tout le poids, tout le sang-froid, toute la ré- flexion dont il était capable, il accepta les offres de Davenport et résolut de retourner à Wootton. Il écrivit à ce sujet à l'ambassadeur d'Angleterre, et obtint un passeport du duc de Choiseul. Il était bien déterminé à en profiter, soit pour aller en Angle- terre, soit pour aller à Minorque, dont le climat lui aurait mieux convenu, ce qui ne l'empêchait pas de prendre, à quelques jours de là, une détermination contraire, et de décider que rien ne lui ferait quit- ter la France. Walpole était secrétaire de l'ambas- sade d'Angleterre; en fallait-il davantage pour le faire changer d'avis? Moultou, d'ailleurs, lui avait fait, dans l'intervalle, une proposition plus sédui- sante que toutes les autres, celle de se retirer au château de Lavagnac, près de Montpellier. Quand Jean-Jacques apprit toutefois que deux de ses enne-

1. Lettre à La lliaud, o octobre I 3. ld., 18 février 1769. 1768. 2. M, 23 octobre 1768. I

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU.

461

mis étaient mêlés clans l'affaire, il se détermina bien à contre-cœur à y renoncer *.

Comme conclusion, il n'alla ni à Lavagnac, ni ailleurs, mais il se dégoûta de Bourgoin. L'eau ma- récageuse et l'air de ce lieu lui occasionnèrent une sorte d'enflure qui l'inquiéta vivement. Il parait s'être décidé assez promptement à partir et ne recula pas devant un déménagement d'hiver. Il est vrai qu'il y allait de sa santé et que le déplacement était court. Monquin, la nouvelle habitation qui lui fut offerte, n'était qu'à une ou deux lieues de Bourgoin, mais à mi-cote et dans une situation bien plus agréable et bien plus saine.

II

La vie de Jean-Jacques à Monquin ne fut que la continuation de celle qu'il avait menée à Bourgoin : il y entretint les mêmes relations; il y fut égale- ment accablé de visites; il s'y livra avec la même passion à son goût pour la botanique.

Parmi les amitiés qu'il contracta à cette époque, on doit citer en première ligne celle d'un vieil offi- cier nommé Saint-Germain. M. de Saint-Germain avait été du petit nombre de ceux qui n'avaient fait aucune avance à Rousseau ; ce fut peut-être un motif pour celui-ci d'aller de son côté, et de cher- cher à faire de lui son confident. Ils n'avaient pas les mêmes principes, et gardèrent chacun les leurs ;

1. Lettres à Moullou, 10 oc- tobre, 5 et 21 novembre, ^dé- cembre 1768; à Lalliaud, 2, 7,

28 novembre, 7 et 19 décembre 1768.

462

LA VIE ET LES OEUVRES

ils n'en devinrent pas moins très bons amis. La ré- ponse de Saint-Germain à la première lettre, de Rousseau est caractéristique et d'une franchise toute militaire : « Si vous avez, Monsieur, à me confier des choses qui ne s'accordent pas avec la religion que je professe, je ne puis y prendre aucune part; si elle n'est point compromise, elle me prescrit de vous être agréable et utile, autant qu'il est en mon pouvoir. Vous faut-il, pour ce que vous avez à me confier, un homme ami de la vérité et qui n'ait d'autre crainte que de faire le mal? En ce cas, vous pouvez disposer de moi *. » Jean-Jacques usa lar- gement en effet de la permission. Huit jours après, il alla voir Saint-Germain, lui raconta sa vie et ses malheurs, trouva en lui un cœur compatissant et ferme, et, ce qui est plus merveilleux, ne s'offensa pas de ses avis et de ses remontrances. « Il n'y a, lui dit-il en se jetant à son cou, que des militaires qui parlent avec cette franchise. » Puisqu'elle ne vous offense pas, lui répliqua Saint-Germain, je vous ferai observer que, plein d'amour-propre, vous êtes puni par vous avez péché. Vous croyiez avoir tellement étonné les humains qu'ils allaient vous élever des autels ; vous deviez assez les connaître pour savoir que ce qu'ils approuvent aujourd'hui, ils le blAment demain. Si, dans vos ouvrages, vous aviez eu d'autres vues, vous jouiriez d'une consola- tion qui vous manquera et que vous n'aurez jamais 2.

1. Réponse de Saint-Germain à la lettre de Rousseau, du 9 no- vembre 1768. 2. Lettre de Rousseau à Saint-Germain, 16 novembre 1768. Dusaulx, De mes rapports avec J.-J.

Rousseau, 2e Entretien. Fo- CHIER, Séjour, etc. Peti- tain, Appendice aux Confes- sions et Notes à propos de la lettre de Rousseau à Saint-Ger- main du 9 novembre 4168.

T)E JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 163

Jean-Jacques n'était point accoutumé à ce langage. Il n'avait pu savoir jusque-là ce que c'était qu'un ami chrétien, et il se trouva que le premier qu'il rencontra unissait aux lumières de la foi la sagesse d'un jugement solide, la loyauté d'un soldat et la pitié compatissante d'un cœur sensible. Ces qualités avaient de quoi séduire une âme généreuse; au point en était Jean-Jacques, on doit lui savoir gré de ne pas s'èU'e cabré contre les dures vérités qui lui étaient adressées.

A en juger par la correspondance qui s'établit entre eux, on ne peut douter que, dans les épan- chements de la conversation, Jean-Jacques n'ait fait à Saint-Germain bien des confidences. Mais des se- crets jetés dans le sein d'un ami ne pouvaient lui suffire, il voulut encore faire de lui le dépositaire de ses appels à la postérité et de ses moyens de ré- habilitation future. La lettre qu'il lui écrivit dans ce but, et que Dusaulx a appelée son testament mys- tique, est extrêmement longue. Elle contient presque l'histoire de sa vie, et surtout le récit détaillé des persécutions dont il se croyait l'objet , avec les noms de ses prétendus persécuteurs : le duc de Choiseul, Diderot, Grimm, Mmc de Boufflers, Mme de Luxembourg, D'Alembert, Hume, etc. Nous lui avons fait de fréquents emprunts, et nous ne la rap- pelons ici que comme un témoignage de la con- fiance que Jean-Jacques avait mise en Saint-Ger- main. Elle montre bien d'ailleurs que, si celui-ci gagna le cœur de Rousseau, il lui fut impossible de l'amener à des idées plus sages. On ne raisonne pas avec la folie.

Rousseau , dans sa lettre , avait parlé de son manque de ressources; ce fut une occasion pour

4G4 LA VIE ET LES OEUVRES

Saint-Germain de lui faire des offres d'argent ; mais autant Rousseau aimait à faire étalage de sa pauvreté, autant il était réservé pour accepter des bienfaits. Non seulement il refusa; mais, plus d'une fois, il chargea son ami, qu'il savait aussi charitable que pieux, d'être l'intermédiaire des aumônes qu'il trouvait moyen de prélever sur ses modestes reve- nus. Du reste, sa charité était proverbiale et ne se bornait pas à quelques pièces de monnaie jetées avec dédain pour se débarrasser de sollicitations importunes. Saint-Germain en cite des traits à Bourgoin et à Monquin , comme d'autres en ont ci- tés pour Montmorency , Motiers-Travers ou autres lieux.

La vie de Rousseau à Monquin est aussi pauvre en événements qu'en travaux intellectuels. Son amour de la singularité lui fit adopter une manière parti- culière de dater ses lettres, en intercalant, entre les chiffres de l'année, ceux du jour et du mois. Ainsi sa lettre à Saint-Germain, du 26 février 1770, était ainsi datée : A Monquin, 17 f 70. Souvent il écri- vait en tête le quatrain suivant :

Pauvres aveugles que nous sommes! Ciel démasque les imposteurs, Et force leurs barbares cœurs A s'ouvrir aux regards des hommes.

De temps en temps, à ces mauvais vers, il subs- tituait la devise : Post tenebras lux. Ces petites bi- zarreries n'avaient pas d'autres conséquences que de dénoter l'état de son âme. Lui-même en sentit sans doute le ridicule, car il y renonça l'année sui- vante.

OF. JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 465

Sa lettre à Saint-Germain montre assez que, si sa raison l'avait abandonné , il n'avait pas oublié l'art d'écrire; mais on dirait qu'il ne se souciait plus d'en user. Sa paresse d'esprit, son découragement, la résolution qu'il avait prise de se faire oublier pa- ralysaient son talent. Lui rappelait-on ses mémoires, il déclarait n'en plus vouloir entendre parler1. Ce n'est pas que le public ne le préoccupât, et que lui- même ne se crut l'objet de l'attention universelle2; mais il lui semblait qu'on ne pouvait songer à lui que pour le perdre. Nous avons vu ailleurs le mé- contentement que lui causa l'impression de son mé- moire sur La vertu la plus nécessaire aux héros 3. Dans une autre circonstance il se plaignit amère- ment que Rey eût publié ses anciennes lettres à M. de Tressan , à propos de ses affaires avec Palis- sot4. Sa correspondance se ressent de ces disposi- tions. Parmi ses lettres, les seules qui traitent d'ob- jets vraiment sérieux, sont celle qu'il écrivit à M. X... sur l'existence de Dieus et celles à l'abbé M... sur l'éducation 6. La plupart des autres ne roulent guère que sur la botanique. Une partie de sa cor- respondance avec la duchesse de Portland date de cette époque. La rencontre d'une plante intéressante, une excursion, voilà les événements de sa vie. Il fit en nombreuse compagnie une herborisation au mont Pilât7, qui dura toute une semaine. Il s'en promet-

1. Lettre à Rey, 27 avril 1769. | 1768. 3. Lettres à Rey, 31 jan- 2. Voir la page écrite sur j vier 1769; à Lahaud, 13 jan- une porte à Bourgoin, intitu- vier, 4 février 1769. 4. Lettre lée : Sentiment du public sur à Moultou, 28 mars 1770. 5. mon compte dans les divers états qui le composent; Voir aussi, Lettre de Rousseau à une dame de Lyon , 3 septembre

Le 15 janvier 1769. 6. 2 fé- vrier, 28 février, 3 et 14 mars 1770. 7. Au mois d'août 1769.

3H

466 LA VIE ET LES ŒUVRES

tait beaucoup de satisfaction, et il advint qu'il n'en eut aucune. Par moments il se croyait forcé par ses persécuteurs (on ne voit pas bien pourquoi) à re- noncer à cette science de la botanique qui lui était si chère. Alors il voulait vendre ses livres, se dé- faire de son herbier, mais la nature ne tardait pas à reprendre le dessus.

Ses défiances ne connaissaient pas de bornes. Il suffisait , par exemple , d'un vers- égaré sans inten- tion malveillante et sans application raisonnable à Rousseau, dans une tragédie du poète De Belloy, pour lui faire croire qu'elle avait été composée tout exprès contre lui. Il est vrai qu'il revint sur son appréciation; mais quelle lettre de plaintes, quels récits impossibles de persécutions occasionna cette rétractation \

Sa demeure de Monquin n'avait pas tardé d'ail- leurs à lui déplaire ou à l'inquiéter : son honneur ne lui permettait plus, disait-il, de l'habiter. Le prince de Conti le rassurait de son mieux, cherchait à apaiser ses soupçons contre Mme de Luxembourg-, élevait des objections et des difficultés contre ses projets de départ2; mais c'était bien peine perdue. Rousseau continuant à insister3, Conti consentit à la fin à le recevoir, non à Paris, mais à Pougues, près Nevers. En attendant, il lui déclarait qu'il ne pou- vait songer, comme il en avait le désir, à se choisir un asile par tout le royaume, et à en changer à son gré; que Lyon était impossible, comme étant dans le ressort du parlement de Paris ; qu'un passeport

1. Lettre à De Belloy, 19 fé- i 3. Lettre au prince de Conti, vrier 1770. 2. Lettre de Conti 31 mai 1769 et autre sans à Rousseau, 5 avril 1769. date.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

467

à l'étranger serait plus facile à obtenir ; mais que rien ne le pressait de partir, les complots n'existant que dans son imagination '. L'entrevue eut lieu au mois de juillet2; mais Gonti ne réussit pas mieux par ses paroles que par ses lettres, et finit même, quoique à contre-cœur, par se prêter aux désirs du malheureux.

Malgré son impatience, Rousseau resta encore huit mois, non sans gémir sur les complots qui l'en- veloppaient et sur les nécessités qui l'enchaînaient à Monquin3. Il songea un moment à aller en Savoie, mais il ne tarda pas à revenir à l'idée de rester en France4. Dupeyrou lui proposa de se retirer chez lui ; son offre était d'autant plus méritoire qu'il venait de se marier et n'avait nul besoin de la société de Jean-Jacques. Celui-ci aurait bien fait d'accepter ; mais il se défiait toujours de ses amis et, non sans raison peut-être, craignait de trop se rapprocher d'eux3.

Enfin, l'honneur, le devoir, (grands mots qui cou- vraient simplement le désir de changement et la volonté de Thérèse), faisant entendre leur voix, il écrivit à son hôte, M. de Cesarges, une lettre ridi- cule et impertinente ; c'était sa manière de dire adieu aux personnes qui avaient bien voulu le rece- voir6.

Une fois de plus, il allait partir par un coup de

i. Lettre du prince de Conti j 1770; à Laliaud, 4 avril 1770.

à Rousseau, 16 juin 1769, et une autre sans date, même époque. 2. Lettre de Rous- seau à Dupeyrou, 21 juillet 1769. 3. Lettres à Dupeyrou, 23 fé- vrier 1770: à Mme B., 16 mars

4. Lettre à Moullou, 28 mars et 6 avril 1770. 5. Lettre à Du- peyrou, 7 janvier 1770. 6. Lettre à M. de Cesarges, fin d'avril 1770.

468

LA VIE ET LES OEUVRES

tète ; mais il est permis de se demander si ces coups de tête étaient bien réels, ou s'ils n'étaient pas un moyen calculé pour trancher les questions qu'il se croyait impuissant à dénouer d'une façon régulière. Ainsi, dans la circonstance présente, il voulait quitter Monquin ; il avait le désir d'aller à Paris ; mais Conti s'y opposait ; mais Saint-Germain lui faisait les objections les plus sensées ' ; mais, en un mot, il n'en serait jamais venu à bout, s'il n'avait pas pris le parti de brusquer la situation.

Pourquoi maintenant ce désir de retourner à Paris? C'est le cas de poser un autre point d'inter- rogation : si, malgré son pouvoir, le prince de Conti ne se croyait pas en état de défendre son protégé à Paris contre les poursuites du Parlement ; si Saint- Germain, son meilleur ami, le dissuadait d'aller chercher une foule d'ennuis et de luttes, dont il ne sortirait que fortement meurtri ; lui-même n'avait-il pas exprimé cent fois son horreur pour Paris? Paris n'était-il pas, dans sa pensée, le quar- tier général de ses ennemis, le siège du Parlement et du Gouvernement, la patrie des gens de lettres, le pays des mauvaises mœurs et des conventions mondaines, le lieu il lui serait le plus difficile de satisfaire son goût pour la campagne et sa passion pour la botanique ? Jean-Jacques pensa à tout cela vraisemblablement; mais, suivant son usage, sa fan- taisie lui tint lieu de loi et de raison. Il a prétendu (pie l'exiguïté de ses ressources l'obligeait de cher- cher dans son ancien métier de copiste de musique un supplément nécessaire. Mais ses ressources

1. Réponse de Saint-Germain à la lettre de Rousseau du 20 fé- vrier 1770. Appendice aux

Confessions, édition Petitain. DUSAULX : De mes rapports avec J.-J. Rousseau.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 469

n'avaient pas diminué, et il ne s'était jamais trouvé dans l'embarras. On a pensé avec plus de vraisem- blance que son obscurité lui pesait ; qu'il se trouvait repris d'un certain désir de renommée ; qu'il lui en coûtait, maintenant que ses Confessions étaient ter- minées, de les garder pour lui seul. Quoi qu'il en soit, il se rendit à Paris, et, comme s'il eût affiché la volonté formelle de se jouer des recommanda- tions de Conti, il s'arrêta près d'un mois à Lyon. Rien ne prouve que Conti se soit formalisé de ce manque d'égards ; il est probable même que sa protection suivit Jean-Jacques à Paris, mais discrè- tement et pour ainsi dire en secret. On ne peut, en effet, s'empêcher de remarquer qu'à partir de cette époque, et même un peu auparavant, on ne trouve plus aucune trace de correspondance entre eux.

Après sa lettre à M. de Césarges, Rousseau n'avait plus qu'à partir. Il resta pourtant encore en- viron un mois ; il avait parfois de singulières fiertés. Il prépara, sans se hâter, son départ1 et prit, à la fin de mai, la route de Lyon.

Nous n'avons aucun détail sur le séjour qu'il y fit. Nous savons seulement que Dupeyrou vint l'y voir. Depuis quelque temps, les rapports entre eux étaient un peu tendus, et leur correspondance était en grande partie consacrée aux reproches ou aux explications aigres-douces. Peut-être Dupeyrou pensa-t-il qu'une visite ferait plus que toutes les lettres. Il est à croire qu'il n'en fut rien, car Rous- seau n'écrivit plus ensuite que deux fois à son ami, et sa dernière lettre est pour le moins aussi aigre que les précédentes2. Pendant qu'il était à Lyon, il

1. Lettre à Saint-Germain, \ 13 novembre 1770, 23 février s. d. 2. Lettres à Dupeyrou, | 1771.

470 LA VIE ET LES OEUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

faillit avoir une aventure analogue à celle qu'il avait eue avec Thévenin. Un individu de Monquin s'avisa de lui envoyer par la poste une note de fournitures qu'il aurait négligé de payer avant son départ. « Ce Monsieur Rousseau était si bon, si généreux, dit la femme, que j'ai cru qu'il enverrait, sans examen et sans rien approfondir, le montant de notre mé- moire. » Saint-Germain tira Jean-Jacques de ce petit embarras *.

1. Lettre à Saint-Germain, 3 juin, et Réponse de Saint-Ger- main, 6 juin 1770. Voir

MuSSET-Pathay : Histoire de J.-J. Rousseau, 2e période, t. I, p. 174.

CHAPITRE XXX

Du mois de juin 1770 au 20 mai 1778.

Sommaire : Rousseau a Paris. I. La statue de Voltaire. Bustes de Rousseau.

II. Installation de Rousseau à Paris. Changement dans ses habi- tudes. — Sa fortune. Ses travaux de musique. Il reçoit deux mille écus de l'Opéra. Ouvrages de Rousseau sur la botanique. Relations mondaines de Rousseau. Sa rupture avec Mme Latour. Mmo de Genlis. Dusaulx. Rulhières. Rernardin de Saint-Pierre. Corancez.

III. Lectures des Confessions. Publication des Confessions. Examen et critique des Confessions. Coup d'œil général sur la vie de Rousseau. Jugement de Ginguené sur les Confessions et réponse de La Harpe. Jugements de Servan et de Sainte-Beuve.

IV. Considérations sur le gouvernement de Pologne.

V. Les Dialogues. Pensées moroses et hallucinations de Rousseau. Jugements de Rousseau sur lui-même. Moyens pris par Rousseau pour assurer la conservation et la publication des Dialogws.

VI. Les Rêveries. Rousseau renversé et blessé par un chien.

VII. Rousseau songe à quitter Paris et à se retirer dans un hôpital. Offres d'asile. Départ de Rousseau pour Ermenonville.

I

En ce moment, un petit événement assez ridicule agitait le monde des lettres : il était question d'élever une statue à Voltaire, de son vivant. Ce trait de vanité mesquine de la part de Voltaire, de basse flatterie de la part de ses admirateurs, pouvait exciter la jalousie de Jean-Jacques; il fit mieux, il se con- tenta d'en sourire. Lui aussi avait été à même d'a- voir au moins sa médaille; mais loin d'y pousser, comme on insinuait que Voltaire le faisait pour sa

472 LA VIE ET LES OEUVRES

propre statue, il avait refusé de se prêter à l'hon- neur que prétendaient lui faire ses amis1. Il est vrai que lui-même avait eu la faiblesse de réclamer fièrement, comme un droit, des statues pour l'auteur à' Emile; mais cet appel, qu'il savait bien devoir rester sans écho , ne s'adressait qu'à la postérité. Vol- taire s'était beaucoup moqué de lui à cette occasion ; Rousseau n'avait-il pas actuellement au moins les mêmes droits de se moquer de Voltaire?

Il était convenu que la statue serait élevée par souscription. Les contributions étaient fixées à deux louis et réservées exclusivement aux hommes de lettres. Voltaire ne s'attendait pas que Jean-Jacques viendrait mêler son nom à ceux de ses nombreux admirateurs. « J'apprends, écrivit Rousseau en en- voyant ses deux louis, qu'on a formé le projet d'é- lever une statue à M. de Voltaire, et qu'on permet à tous ceux qui sont connus par quelque ouvrage imprimé de concourir à cette entreprise. J'ai payé assez cher le droit d'être admis à cet honneur pour oser y prétendre, et je vous supplie de vouloir bien interposer vos bons offices pour me faire inscrire au nombre des souscrivants2. »

Ce don, comme Rousseau en convient, « était moins une générosité qu'une vengeance ; mais une vengeance à la Jean-Jacques, que Voltaire ne lui ren- drait pas3. » Il pouvait en effet être désagréable à ce dernier de se trouver l'obligé de Jean-Jacques; cependant , s'il n'avait pas été aveuglé par la pas- sion, il aurait pris son parti de cet hommage, qu'il ne pouvait décemment décliner. D'Alembert, qui

1. Lettre à Rey, 11 juin 1769, I 2 juin 1770. 3. Rousseau juge - 2. Lettre à la Tourelte. Lyon, J de Je an- Jacques, Dialogue.

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 473

était chargé de recueillir les fonds, ne douta pas qu'on ne dût l'accepter et écrivit à la Tourette une lettre de remerciements1. Mais Voltaire ne l'enten- dait pas ainsi, et on eut toutes les peines du monde à l'empêcher de faire rendre à Rousseau sa mise , comme si c'eût été lui que ce soin regardait. « J'ai peur, dit-il d'abord , que les gens de lettres de Paris ne veuillent point admettre d'étranger; ceci est une galanterie toute française2. » Ce qui ne l'empêchait pas de solliciter la souscription du roi de Prusse. « Je ne puis voir, disait-il encore, cet homme sur la liste, à côté de vous et de M. le duc de Choiseul 3. » Rousseau ne daigna pas seulement répondre, et put triompher à son aise des sottises et des insolences gratuites de Voltaire.

Les répugnances de Rousseau ne le sauvèrent pas toutefois des honneurs ou des ennuis de la gravure. C'est le sort de tous les hommes célèbres de servir de modèles aux artistes. « Puisque vous voulez me faire graver malgré mon goût, écrivait-il à Rey, mieux vaut m'avoir ressemblant que défiguré. Je préfère M. de la Tour, comme incapable de se prêter aux manœuvres qui ont guidé le pinceau de Ramsay et les crayons de Liotard 4. » Peu de temps après, la spéculation s'en mêlant, on vendait deux , six et huit louis son buste en biscuit, en albâtre ou en ivoire, ainsi que ceux de Voltaire, de Montesquieu et de d'Alembert5.

1. Lettre de la Tourette à Vol- taire, 26 juin 1770. 2. Lettre à la Tourette, 23 juin 1770. 3. Lettre de Voltaire à d'Alem- bert, 16 juillet 1770. Voir aussi ses Lettres à d'Alembert, 30 juin, | 1771. et à Grimm, 10 juillet; de d'A-

lembert à Voltaire, 2, 7 et 25 juil- let 1770. DESNOIRESTERRES,

t. VII, chap. m. 4. 26 juillet et 9 septembre 1770. 5. Grimm, Corresp. littér., 15 mars

474 LA VIE ET LES ŒUVRES

n

Rousseau était arrivé à Paris dans les derniers jours de juin 1770. En passant par Dijon, il s'était arrêté pour aller jusqu'à Montbard, faire visite à Buffon. Ces deux amis de la nature s'estimaient l'un l'autre, sans s'être jamais vus ; ils durent être heureux de se trouver réunis.

Rousseau n'avait pas de logement à Paris et n'é- tait pas homme à se presser pour en chercher un ; il n'avait pas non plus de mobilier. Il n'aurait pas manqué d'amis pour le recevoir, au moins à titre provisoire ; il préféra prendre un logement garni très mesquin, presque misérable, mais qu'il jugea en rapport avec l'état de sa fortune. Ce parti sau- vegardait mieux sa liberté et avait l'avantage de ne pas engager l'avenir : « Vous me demandez, écri- vait-il à Rey, si je me fixerai à Paris ; je vous ré- ponds que je ne sais jamais aujourd'hui ce que je ferai demain1. » « Me voici à Paris depuis trois se- maines, écrivait-il à Saint-Germain; j'y ai repris mon ancienne habitation ; j'y revois mes anciennes connaissances ; j'y suis mon ancienne manière de vivre ; j'y exerce mon ancien métier de copiste ; et, jusqu'à présent, je m'y retrouve à peu près dans la même situation j'étais avant de partir. Si on m'y laisse tranquille, j'y resterai ; si l'on m'y tracasse, je l'endurerai 2. »

Dusaulx, un de ses amis, aurait bien voulu le tirer de son taudis ; Jean-Jacques l'autorisa à lui

1. 26juillet 1770. 2. 14août 1770.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

475

chercher une autre habitation, qu'il s'empressa de refuser quand elle fut trouvée1. « Si vous veniez loger près de moi? lui dit un autre jour Dusaulx. J'y songeais, répondit Rousseau, et qu'avant deux heures je sache à quoi m'en tenir. » L'affaire s'arrange, on découvre un bel appartement donnant sur le jardin des Tuileries. Mais pendant que Du- saulx était sorti, Jean-Jacques arrêtait « un réduit à sa mesure et qui, dit-il, sera fort commode en y mettant des planches2 ». Il parait qu'il avait été séduit par le bon sens et les manières de la pro- priétaire, une certaine Mmc Venant, épicière, retirée du commerce ; il ne voulait surtout avoir à personne l'obligation de son logement.

Cet appartement, il resta tout le temps qu'il passa à Paris, c'est-à-dire pendant près de huit ans, était situé rue Plàtrière, au quatrième étage. Il se composait de deux pièces ; la première, très petite et un peu obscure, servait de cuisine en été et de décharge en hiver; des ustensiles de cuisine en faisaient le principal ornement; l'autre, éclairée par deux fenêtres donnant sur la rue Plàtrière, ser- vait de salon de réception, de chambre à coucher, et même, la moitié de l'année, de cuisine. C'est que Jean-Jacques, vêtu d'une robe de chambre d'indienne bleue, la tête couverte d'un bonnet de coton, se tenait habituellement, copiant de la mu- sique, écrivant, jouant de l'épinette, souvent aussi veillant aux soins du ménage et écumant le pot. Deux petits lits garnis de cotonnade bleue à flammes , l'épinette , une commode , une armoire

1. Lettre de Rousseau, à Du- saulx, 7 novembre 1770. 2. Dusaulx, De mes rapports

avec J.-J. Rousseau et de notre correspondance.

476

LA VIE ET LES OEUVRES

renfermant des livres, des papiers, des cahiers de musique, une table, quelques chaises, composaient tout le mobilier. Aux murs, couverts d'une tenture blanche et bleue, étaient suspendus des portraits de Rousseau lui-même dans des médaillons, quelques cadres et gravures, entre autres un plan de la forêt et du parc de Montmorency et un portrait du Roi d'Angleterre ; un serin chantait dans une cage , des pots de fleurs garnissaient les fenêtres. En somme, dit Bernardin de Saint-Pierre, « il y avait dans l'en- semble de son petit ménage un air de propreté, de paix et de simplicité qui faisaient plaisir1. » Mais n'en déplaise à notre auteur, tout cela nous semble bien prosaïque. Qu'on y joigne Thérèse, occupée à un travail de couture et jetant sa note saugrenue dans la conversation, et l'on aura un tableau de la vulgarité la plus complète.

Que Jean-Jacques ait consulté avant tout dans son choix la médiocrité de sa fortune, c'était preuve de sagesse ; mais on s'explique plus difficilement qu'il ait été se caser au centre de Paris, au qua- trième étage, dans un quartier tumultueux. Rien, absolument rien, que peut-être la proximité du bou- levard et, comme il le dit, le grand et bon air 2, ne lui recommandait cette situation. La simplicité n'ex- clut pas une certaine élégance ; comment se fait-il que ces tentures bigarrées de bleu et de blanc, ce mobilier sans caractère, n'aient pas choqué son goût? Déjà à Motiers, il avait dédaigné les belles perspectives de la montagne, pour s'enfermer dans

1. Bernardin de Saint- Pierre , Jugement sur J.-J. Rousseau. D'Eymar, Mes vi- sites à J.-J. Rousseau, t. II. Des

Œuvres inédites de J.-J. Rous- seau, publiées par Musset- PATHAY. 2. Lettre à Dupey- rou, 2 juillet 1771.

DE JEAX-JACQUES ROUSSKAU. 4i/

une chambre n'ayant d'autre vue qu'une vilaine cour. Etait-ce indifférence, résignation, ou simple- ment défaut de goût? Ce poète de la nature, cet ar- tiste inimitable sur le papier, n'aurait-il donc pas su goûter pour son propre compte les jouissances de la nature et de l'art?

A l'époque de la Révolution, on a donné à la rue Plâtrière le nom de Jean-Jacques Rousseau. La mai- son autrefois habitée par lui est à l'angle de cette rue et de la rue Coquillère, à la place occupée ac- tuellement par le café qui porte également son nom.

De l'habitation de Rousseau, passons à sa per- sonne. Bernardin de Saint-Pierre nous a aussi con- servé son portrait, tel du moins que l'affection le peignait à ses yeux. Quoique Rousseau ne fût pas encore un vieillard (il avait cinquante-huit ans), son caractère et sa santé n'avaient pas laissé que de faire maigrir son corps et d'altérer ses traits ; mais ce qui en lui ne vieillissait pas, c'était son regard, c'était l'expression du visage. « Ses yeux, dit un autre auteur1, étaient comme deux astres, son génie rayonnait dans ses regards et m'électrisait. » Du reste, sauf une épaule qui paraissait un peu plus élevée que l'autre, soit à cause de l'attitude qu'il prenait en travaillant, soit par un effet de l'âge, toute sa personne était bien proportionnée ; teint brun, avec quelques couleurs aux pommettes, bouche belle, nez très bien fait, front rond et élevé 2.

Rousseau, en arrivant en France, ne pouvait ignorer qu'il y revenait à titre de simple tolérance,

1. Le prince de Ligne. | Pierre, loc. cit. Bernardin de Saint-

478 LA VIE ET LES OEUVRES

qu'une imprudence pouvait lui susciter des embar- ras, « qu'il suffisait d'une mauvaise tête parmi les conseillers des enquêtes et requêtes pour le dénon- cer et obliger le procureur général à sévir et à l'éloigner pour le moins. » Nous ne parlons pas de son ennemi supposé, le duc de Choiseul, il est à croire qu'il l'avait alors oublié. Quoi qu'il en soit, il lui fallut modifier ses habitudes et son genre de vie. Son costume arménien attirant trop l'attention, il le remplaça par un autre moins compromettant : perruque ronde à trois rangs de boucles, habit- veste et culotte de drap gris, longue canne à la main. On a dit d'un côté qu'il était obligé de vivre plus retiré, et, d'un autre côté que la foule s'assem- blait sur la place du Palais-Royal pour le voir et lui faire des ovations quand il allait au café de la Régence. Le fait est que, pourvu qu'il eût le soin de ne pas trop se singulariser, et surtout de ne rien imprimer, on était résolu à passer très facilement sur le reste. La tolérance alla jusqu'à le laisser porter publiquement son nom. Il avait jugé à propos de reprendre son ancien métier de copiste de musique. Il aurait pu s'en dispenser; sa fortune, en effet, quoique modeste, n'avait point diminué1, et ses dépenses à Paris étaient restées fort restreintes ; mais il s'était persuadé que son métier lui devenait nécessaire pour vivre. Il avait besoin, disait-il, d'en

1. Il la fixe à 1,100 livres; mais il n'y comprend pas les 300 livres de rentes que Rey faisait à Thérèse (Second Dia- logue et Lettre à M. de Sartine du 15 janvier 1772). Elle se trouva augmentée peu de

temps après de 340 livres par an, par le placement d'une somme de 2,0U0 ecus qu'il reçut de l'Opéra. (Voir à l'édition des Confessions de 1790, le Dis- cours préliminaire de DUPEY- ROU.)

DE JEAN-JAf.Ol'ES ROUSSEAU

479

retirer 1,500 francs par an. Il se faisait payer cher (10 sous de la page); mais ses copies, soignées jus- qu'à la minutie, ornées de vignettes et de fleurons « semblaient être moins l'ouvrage de la plume que du burin1. » Si cependant, au lieu de s'en rap- porter aux auteurs, on préfère écouter Jean-Jacques lui-même, il nous apprendra que, n'ayant l'esprit à rien, il ne l'avait pas non plus à son travail ; qu'il faisait beaucoup de fautes et les corrigeait ensuite en grattant le papier jusqu'à le percer, et qu'alors il y collait tout simplement des pièces2. Mais ici Rousseau se calomnie. La Bibliothèque nationale possède un gros recueil autographe de morceaux de musique, copiés par lui pour diverses personnes, entre autres pour la comtesse d'Egmont. Ces pages sont très soignées, et presque sans ratures ni grat- tages. Il est vrai qu'un manuscrit du Devin, con- servé à la Bibliothèque de la Chambre des députés, est fait avec moins de soin et a notamment plusieurs pièces recollées, mais les uns étaient pour les pra- tiques, l'autre n'était que pour l'auteur seul.

Rousseau nous apprendra encore que, dans un espace de six ans, il copia plus de six mille pages de musique pour le public. Et pourtant, ne se borna pas son travail. Il mit en musique plus de cent romances ou morceaux détachés, dont il priait ses amis de composer les paroles. Corancez, qui n'était pas poète, dut, bon gré mal gré, s'exécuter comme les autres et composer les paroles d'un opéra dont Jean-Jacques faisait à mesure la musique.

1. Bachaumont, 1er juillet 1770; Correspondance litté- raire, 15 juillet 1770; d'Ey-

mar, etc. 2. J.-J. Rous- seau, Second Dialogue.

480 LA VIE ET LES ŒUVRES

Au lieu de l'envoyer au théâtre, celui-ci s'était mis en tête qu'il le ferait jouer par des amateurs, et lui-même devait chanter sa partie. Heureusement on n'alla pas beaucoup au-delà du premier acte. Il s'avisa aussi de composer une seconde musique pour le Devin; mais la première resta toujours la bonne et la plus populaire \ En somme , ses tra- vaux de musique à cette époque, tant en composi- tion qu'en copie, forment un total de plus de huit mille pages2. Cette occupation, d'ailleurs, ne pou- vait que lui être salutaire, en le détournant de ses idées noires, et avait bien ses charmes. Il disait quelquefois qu'en copiant de bonne musique, il jouis- sait d'un excellent concert3.

Après son travail et son repas du milieu du jour, il faisait habituellement une longue promenade aux Champs-Elysées et passait, comme nous venons de le dire, par le café de la Régence. Il trouvait à faire sa. partie d'échecs, ainsi qu'à un autre café qui porte aujourd'hui son nom et qui était situé dans la maison même qu'il habitait. Enfin, il fréquenta pendant quelque temps un troisième café, rue de la Verrerie, appartenant à la sœur de sa propriétaire. Elle n'y faisait pas ses affaires, la présence de Rousseau le releva. Cependant il l'abandonna bien- tôt, parce que des jeunes gens y vinrent lui réciter dérisoirement des passages de YÊmile'1.

1. En 1779, la nouvelle mu- sique de Devin, ayant été

raire, avril 1779.) 2. Second Dialogue, et Corancez, De

chantée au théâtre, fut sif- J.-J. Rousseau. 3. Lettres du

liée sans respect pour la mé- moire de Rousseau, qui était mort depuis moins d'un an. (GRIMM, Correspondance litté-

professeur Prévost de Genève sur J.-J. Rousseau. 4. MUS- Sbt-Pathay, Histoire de J.-J. Rousseau, 3e période.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 481

Jean-Jacques avait toujours aimé le théâtre ; Paris eut au moins l'avantage de lui procurer le moyen de satisfaire son goût. Les Comédiens ita- liens lui offrirent ses entrées libres, ainsi qu'à sa femme ; on prétendit qu'il avait accepté , et l'on en conclut qu'il allait travailler pour la scène et même qu'il faisait un opéra l. Il appréciait par-dessus tout la musique de Gluck et continua d'assister à son opéra d' Orphée2, même après qu'il eut cessé de fréquenter les spectacles. Il dut à l'entremise de ce musicien, qui était en même temps son ami, un avantage assez précieux : l'administration de l'Opéra lui rendit enfin justice et lui versa 2,000 écus3. Un jour qu'il était à une représentation à'Iphigénie avec Bernardin de Saint-Pierre, la foule l'incommo- dait. Bernardin de Saint-Pierre le nomma tout bas, en recommandant la discrétion, et aussitôt tout le monde le considéra en silence et s'écarta respec- tueusement, de peur de le gêner *. Ces faveurs de l'opinion lui étaient agréables. Un temps vint cepen- dant où l'on cessa de 's'occuper de lui et il put circuler inaperçu ; il fut sensible à cet oubli du public. Mais si l'on avait continué à le regarder, n'aurait-il pas crié au complot ?

La botanique était, avec la musique, sa grande occupation. Il ne les cultiva pas toujours toutes deux également, tantôt consacrant plus de temps à l'une, tantôt donnant à l'autre la préférence. Peu de temps

1. Bach aumont, 23 avril 1770 ; Lettres de Rousseau à Rey, 9 septembre 1770; à M'ae B., 7 juillet 1770. 2. Journal de Paris, 18 août 1788. 3. Ba- CHaumont, 24 avril 1774;

Discours préliminaire de Du- peyrou, en tète de son édition des Confessions en 1790. 4. Bernardin de Saint-Pierre, Essai sur J.-J. Rousseau.

31

482

LA VIE ET LES OEUVRES

après son arrivée à Paris, il avait vendu ses livres et ses herbiers à Dupeyrou ; mais celui-ci , toujours attentif à traiter son ami en enfant gâté, avait tenu à lui en laisser la libre disposition pendant toute sa vie. Il parait que plus tard, il les vendit d'une façon plus sérieuse et s'en dessaisit réellement1. Bientôt toutefois, sa passion reprenant le dessus, il projetait de refaire un herbier plus beau, plus complet que le premier, et sur la fin de sa vie, il revint « au foin pour toute nourriture, à la botanique pour toute occupation ».

Eu cela comme en toutes choses, Rousseau avait d'ailleurs sa manière à lui. Ce qu'il cherchait, c'é- tait moins la science que la contemplation de la na- ture et l'observation des merveilles de l'organisation végétale; moins le travail et l'étude que la satisfac- tion d'un g-oùt innocent, qui avait l'avantage de le séparer des hommes et de l'éloigner de ses persécu- teurs. Aussi s'attachait-il bien plus à faire de jolis herbiers qu'à classer et caractériser les genres et les espèces. Son esprit, ami de l'ordre, se plaisait dans ces soins minutieux. Rien n'égalait la patience qu'il mettait à dessécher et à aplanir les rameaux, à étendre les feuilles, à conserver aux fleurs leurs couleurs, à coller les plantes sur des feuilles de pa- pier qu'il encadrait de beaux filets rouges. Ses col- lections, ainsi préparées, étaient comme des recueils de miniatures; son moussier, de format in-12, était un petit chef-d'œuvre d'élégance 2.

1. Lettre à Dupeyrou, 13 no- vembre 1770. 2. Second Dia- logue. — Rêveries, 7e prome- nade. — Lettres du prof. Pré- vost. — Bernardin de Saint- Pierre, Essai sur J.-J. Rous-

seau. — Lettres de Rousseau à Rey, 23 novembre 1769,30 août 1771. L'herbier de Rousseau est actuellement déposé au Musée botanique de Berlin.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 483

Jean-Jacques allait souvent herboriser dans la campagne la fin il y alla matin et soir). Plus dune fois, il prit part aux excursions dirigées par les deux Jussieu, l'oncle et le neveu; mais il ne pa- rait pas enchanté de ces promenades, qu'il trouvait trop tumultueuses11. Souvent aussi il se contentait d'étudier les plantes au Jardin du Roi 2 ; ou même, ce qui valait encore moins, de faire de la science de cabinet. La plupart de ses lettres sur la bota- nique sont datées de Paris. On prétendit aussi qu'il faisait un Dictionnaire de Botanique ; il s'en défen- dit comme d'un faux bruit 3. La suite montra que cette nouvelle n'était pas sans fondement.

Il ne faut pas prendre à la lettre ce que Rousseau dit de son ignorance en botanique. Il ne le pensait pas lui-même et n'aurait pas tant écrit sur cette science, s'il s'en était cru aussi incapable. Sans être un savant, il avait fini par acquérir des connais- sances d'amateur assez complètes ; il aimait à se rendre compte, à observer, et, sans vouloir faire progresser la science, était au courant de ce que les autres avaient découvert. Il porta aussi de ce côté son esprit novateur et inventif, et chercha une écriture abrégée pour la botanique 4.

Voici la liste de ses travaux sur cette science. Ils n'ont été publiés qu'après sa mort :

Quinze Lettres à Mm0 la duchesse de Portland, 1766-1776;

Une Lettre à Liotard, le neveu, jardinier à Gre- noble, 7 novembre 1768; '

1. Lettre à Malesherbes, Mil. I H septembre 1770. 3. Lettre 2. Bachaumont, 26 juillet à Rey, 9 septembre 1770. 1770. Lettre à Saint-Germain, \ k. Lettres du prof. Prévost.

484 LA VIE ET LES OEUVRES

Une Lettre au botaniste Gouan, 26 décembre 1769 *;

Neuf Lettres à M. de la Tourette, 1769-1773;

Trois Lettres à M. de Malesherbes, la première en 1762, les deux autres en 1771 ;

Huit Lettres à Mme Delessert, 1771-1773 ;

Une Lettre à ïabbé de Pratnont,lS avril 1778;

Enfin des Fragments pour un Dictionnaire des termes d'usage en botanique2.

On peut y joindre une Lettre à Linné , 21 sep- tembre 1771.

La plupart de ces lettres sont de simples cause- ries avec des amis. On y voit qu'à plusieurs reprises, il a voulu abandonner la botanique, mais qu'il y est toujours revenu, et a même cherché à en tirer parti en faisant de petits herbiers pour les amateurs3. Il ne parait pas qu'il en ait vendu beaucoup, et ceux qu'il a faits, ou auxquels il a contribué pour M. de Malesherbes, pour Mme dePortland, pour Mme Deles- sert, ne lui furent sans doute pas payés, du moins directement.

Les lettres de Rousseau à Mme Delessert sont ses meilleures et forment le commencement d'un cours suivi et méthodique. Mme Delessert était la fille de Mmo Boy de la Tour. On sait que Jean-Jacques tenait en grande intimité toute cette famille. Happe- lait Mme Boy de la Tour , ma tante , et Mme Deles- sert, ma cousine. Cette dernière servait quelquefois d'intermédiaire auprès de la tante Gonceru , à qui

1. Publiée par A. Grasset, i réunies ensemble dans les

dans sa brochure : Jean-Jac- ques Rousseau à Montpellier, 1854. 2. Ces diverses pro- ductions sont ordinairement

œuvres de Rousseau. 3. Lettres à Malesherbes, 1771 et 11 novembre 1771.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 485

Jean-Jacques continuait à payer une rente de 100 francs1. Mme Deiessert avait elle-même une fille, à qui elle désira donner quelques connaissances en botanique. Jean-Jacques se chargea de ce soin et adressa à son amie huit lettres très élémentaires, comme il convient à une enfant, mais claires, pré- cises, pleines de charme et quelquefois de poésie. On les compléta plus tard ; on y ajouta des dessins pour l'intelligence du texte ; c'était peut-être leur donner une importance qu'elles ne comportaient pas.

Le plus faible des travaux botaniques de Rous- seau est son Dictionnaire ou, pour parler plus exac- tement, les Fragments de son Dictionnaire, œuvre toute de définitions, qui n'a même pas pour se relever, et ne pouvait guère avoir le charme du style. S'il était plus complet on pourrait dire que c'est un assez bon cahier d'élève. Il serait toutefois injuste de le juger à la rigueur. Il n'est pas prouvé en efïet que Rousseau le destinât à la publicité, et, dans tous les cas, il ne pouvait songer à le faire imprimer dans l'état il l'a laissé. "Le Dictionnaire a également été complété et décoré du titre de Botanique de J.-J. Rousseau, il ne méritait assuré- ment pas cet honneur.

Smith a donné à une jolie plante d'Amérique , voisine des convolvulacées, le nom de Rousseau : Roussoea simple x.

Parmi les autres occupations de Rousseau, il ne faut pas manquer de compter les visites à faire et à recevoir, les diners dont il lui fallait prendre sa part, les nouvelles relations d'amitié qu'il lui plut

1. Lettre à Mme Deiessert, s. j trospective de 485i. d. Publiée dans la Revue ré-

486

LA VIE ET LES OEUVRES

de contracter. Il ne garda guère de ses anciennes intimités que M. de Saint-Germain. Il resta aussi en relations avec Rey, lui exprima le regret de ne l'avoir pas vu à Paris, lui adressa des conseils sur l'éducation de sa filleule, des recommandations et des reproches sur la manière dont il éditait ses œuvres et dont il gravait la musique du Devin. Les 300 francs de rente que Rey payait à Thérèse n'étaient sans doute pas étrangers à la continuation de ces rapports \ Sauf ces deux exceptions, Jean- Jaeques oublia ses anciens amis, Dupeyrou, Mme de Verdelin, qui pourtant, en 1771 , lui écrivit encore une lettre bien affectueuse2. En revanche, il fit de nouvelles connaissances. On était étonné de voir comme il s'était humanisé du jour au lendemain. « Quelques gens, sans doute ses ennemis, dit Ba- chaumont. prétendent qu'il a extrêmement baissé ; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il est beaucoup plus liant. Il a dépouillé sa morgue cynique, se prête à la société, va manger fréquemment en ville, en s'écriant que les dîners le tueront3. » « Il va beau- coup dans le monde, dit Grimm, et a déposé sa peau d'ours avec son habit d'Arménien \ » Son métier de copiste de musique le mettait naturellement en rapport avec des personnes de toute sorte. Bien des gens désireux de le voir trouvèrent un prétexte pour s'introduire chez lui et satisfaire leur curiosité. Parfois il s'en apercevait et se prêtait à une super- cherie qui, en définitive, tournait à son profit5. D'au-

1. Lettres de Rousseau à Rey, 24 mars, 9 juillet, \h octobre 1771, 14 juin 1772, 11 octobre 1773, etc. 2. 24 août 1771.— 3. BaChaumontt,22 juillet 1770;

Lettre de Rousseau à la Tourette, 1er juillet 1770. 4. Corresp. littèr., lojuillet 1770. o. D'Er- mar , Mes visites à J.-J. Rous- seau.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

487

très fois, il éconduisait brutalement les visiteurs im- portuns et se renfermait strictement dans les termes de sa profession.

Au bout d'un ou deux ans, il s'ennuya de ce mou- vement mondain, cessa de faire des visites et pré- tendit reprendre son existence solitaire. Bien plus, il laissa pour ainsi dire toute correspondance. Il est à remarquer en efîet qu'à partir de 1772, il existe fort peu de lettres de lui. Sans doute' la crainte de se trouver en rapport avec les agents de la conspi- ration qui le poursuivait, contribua à cette résolu- tion1. Cependant, s'il lui plut d'interrompre des relations qui le gênaient, il n'en faudrait pas con- clure qu'il ait mené une vie bien solitaire. Il eut toujours, au contraire, un petit nombre d'amis très assidus auprès de sa personne 2. Mais en dehors de ce petit cercle restreint, il devint très difficile de pénétrer jusqu'à lui. On raconte à ce sujet une anecdote assez piquante. Un jour, un de ses amis intimes, Corancez, n'osant lui présenter une jeune Anglaise de sa connaissance, ne trouva rien de mieux que de la faire passer pour la bonne de ses enfants. Thérèse, d'ailleurs, que Jean-Jacques appe- lait son Cerbère, avait toujours eu la manie de l'oc- cuper à elle seule et veillait à écarter de lui ceux qui étaient simplement des amis, pour ne laisser pénétrer que les gens qui pouvaient être un profit pour le ménage.

La critique, toujours en éveil, avait raillé la mi- santhropie de Jean- Jacques ; quand il voulut chan-

i. Lettre à M»' X., 14 août 1772. 2. 3e Dialogue. Lettres de Rousseau à Saint-Germain,

7 janvier 1772 ; à Milord Har- court, 16 juin 1772; à Rey , 15 septembre 1773.

488

LA VIE KT LES OEUVRES

ger de manière d'être, on railla son changement. On jasa sur la jolie mercière, sa propriétaire, qui, n'en déplaise à sa gouvernante , lui tenait lieu de tout1; mais il ne faut voir qu'une simple plai- santerie ; on parla de ses soupers chez Sophie Ar- nould, avec l'élite des petits maîtres et des talons rouges 2. Quoique, d'après Mm0 de Genlis, Rousseau* allât rarement souper en ville, il fit en effet plus d'une fois exception en faveur de .la célèbre actrice. On aurait pu se moquer encore de sa simplicité et de sa familiarité avec une autre actrice qui habitait la même maison que lui. Il parait qu'en passant devant sa porte, il aimait à s'attarder pour rire et bavarder avec elle, et aussi pour lui donner des conseils. La jeune fille, qui ne le connaissait pas et ne le connut peut-être jamais, le traitait très cava- lièrement. Un jour elle lui sauta sur les genoux et lui mit du rouge malgré lui ; et Jean-Jacques de se sauver en riant comme un fou s.

On peut, à ces relations qui n'avaient rien de bien intime, en joindre plusieurs autres : quelques personnes sur lesquelles Jean-Jacques exerçait son talent de moraliste ; un jeune homme qu'il détour- nait du suicide u ; un autre à qui il donnait des con- seils b ; une dame à qui il traçait des règles pour l'éducation de son fils6; et parmi ceux qui venaient chez lui, un Gascon nommé Audrioud, qui, d'après d'Eymar, était dans sa maison sur un pied de grande familiarité et ne se gênait nullement pour le contre-

1 . Lettre de l'abbé Galiani à Baynal, 30 octobre 1770. 2. GRIMM, Corr. litt., 15 juillet 1770. 3. GrÉtry, Essai sur la musique, t. II, p. 205. 4.

Lettre à un jeune homme, 24 novembre 1771. 5. Lettre au comte de Saint- Aldegonde, 13 février 1774. 6. Lettre à M&e de 7\, 6 avril 1771.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 489

dire sur les questions de musique ; des jeunes gens, des femmes, des personnages de toute sorte. Un des principaux fut le prince de Ligne, qui a laissé un récit des deux visites qu'il lui fît, et qui lui proposa même assez maladroitement une re- traite *.

Citons encore, quoique cette connaissance n'ait eu lieu que plus tard, un jeune homme nommé Desjo- bert. Ce jeune homme était sur le point de se marier. « Comment, lui dit un jour sa fiancée, peut-on être homme, avoir vingt-cinq ans, et ne pas connaître Rousseau? » Il court donc rue Plàtrière ; un vasistas s'ouvre, une figure désagréable parait. M. Rousseau ? Il n'y est pas ; et le vasistas de se refermer. Mais Rousseau copie de la musique ; Desjobert lui en porte ; on la prend. Vous repas- serez dans huit jours, lui dit-on, et ainsi pendant des semaines et des mois. Enfin, un jour : Attendez, M. Rousseau désire vous parler. Un accident, lui dit Rousseau, est arrivé à votre musique ; un chat a renversé dessus l'écritoire. Je ne manque jamais à ma parole, et je vous demande quelques jours pour refaire la copie. La conversation s'engage. Desjobert se destinait aux forêts. Alors, vous savez la botanique ? Certainement. Eh bien, nous pourrons herboriser ensemble. Et la liaison s'établit au point que Jean-Jacques, en quittant Paris, chargea son jeune ami de vendre ses livres. Mais Desjobert ayant trouvé plus simple de les sup- poser vendus et de remettre une somme ronde à Rousseau, celui-ci se méfia, découvrit la supercherie

1. Prince de Ligne, Mes Conversations avec J.-J. Rous-

490

LA VIE ET LES ŒUVRES

et cessa toute relation avec celui qui l'avait trompé '.

Pourquoi faut-il qu'à ces noms ignorés ou insi- gnifiants, à ces relations d'un jour, nous puissions à peine joindre Mme Latour de Franqueville? Certes, si quelqu'un devait espérer d'entrer dans l'amitié du grand homme, c'était bien l'admiratrice pas- sionnée, la femme dévouée qui, en toute circons- tance, l'avait défendu contre tous ses adversaires , que Rousseau lui-même, malgré son caractère om- brageux, avait honorée de son affection et de sa reconnaissance ; celle dont, pas un seul jour, l'amitié ne lui avait fait défaut; celle qu'on a pu, par- dessus toutes les autres, appeler la dévote de Jean- Jacques. La malheureuse femme dut être tristement froissée par l'accueil que lui fit l'homme à qui elle avait voué son culte : « Mes sentiments pour vous, lui écrivait-elle peu de temps après son retour, tiennent de l'amour que les dévots portent à Dieu... Je voudrais que tous les cœurs se réunissent au mien pour vous rendre un hommage moins dispro- portionné à votre mérite 2.

Quand Jean-Jacques fut à Paris, il parut complè- tement oublier son amie. « Quoi, lui écrivit-elle à la fin, vous êtes à Paris depuis plus d'un mois, logé presque à ma porte, sans avoir rien fait pour que

je vous voie Votre indifférence m'humilie et

me remplit d'amertume 3. Si je ne vais pas vous voir, lui écrivait-elle un mois après, c'est de crainte

1. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi. Corr. de Voltaire et Œuvres et Corr. inéd. de J.-J. Rousseau, 2e article 22 juillet 1861. Sainte-Beuve tenait cette anecdote de son ami G. Du-

veyrier,qui lui-même la tenait de son père. 2. 9 juillet 1769; 25 mars 1770. 3. Lettre de M,nC Latour à Rousseau, 2 août 1770.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

491

d'être importune ; mais dites un mot et je suis chez vous. Tout cela est inexplicable. Depuis le 4 juillet 1769, malgré sept lettres de moi, je n'ai pas un mot; mais l'épreuve ne dût-elle jamais finir, elle ne triomphera point de la constance de mon attache- ment pour vous \ » « Je n'accepte point, lui répon- dit enfin Rousseau, l'honneur que vous voulez me faire. Je ne suis pas logé de manière à recevoir des visites de dames, et les vôtres ne pourraient man- quer d'être aussi gênantes pour ma femme et pour moi qu'ennuyeuses pour vous2. » Cependant une telle indifférence ne rebute point Mme Latour, et elle s'avise à la fin d'une idée qui arrachera bien quel- ques paroles à son ami : c'est le projet de publier leur correspondance3. Rousseau se garda bien d'y donner son- assentiment; mais, chose plus grave, il assaisonna son refus de procédés particulièrement blessants. Enfin il voulut rompre, simplement parce que le commerce de Mme Latour lui était devenu onéreux et que son amitié avait cessé de lui conve- nir4. Mme Latour aurait mieux fait de ne pas s'a- baisser à une justification trop facile; mais, comme elle l'avait dit, rien ne devait triompher de son at- tachement. Elle écrivit donc à Jean-Jacques une dernière lettre (chacune devait toujours être la der- nière), où elle lui parlait d'un petit ouvrage qu'elle avait composé pour sa défense. Pour le coup, Jean- Jacques parut presque touché, mais non jusqu'à re- venir sur sa détermination. Ainsi Mmc Latour ayant eu à lui demander les noms de Mm0 Rousseau.

1. Lettre de Mm* Latour à Rousseau, 2 septembre 1770. 2. Lettre à Mm* Latour, 4 sep- tembre 1770. 3. Lettres de

Mme Latour à Rousseau, 8 sep- tembre 1770 et 14 avril 1771. 4. Lettre à Mme Latour, 14 avril 1771.

492

LA VIE ET LES ŒUVRES

« Thérèse Le Vasseur, » répondit-il, pas un mot de plus. C'était de l'impertinence1.

Que fait alors Mme Latour? Ne pouvant plus écrire, elle va sans se nommer chez son ami, sous prétexte de lui donner de la musique à copier. Ils ne s'étaient jamais vus qu'une fois. Ne la reconnut- il point ou feignit-il de ne pas la reconnaître ? Tou- jours est-il qu'il la remit à trois mois, pour lui rendre quatre pages de musique, et quand elle se fut nom- mée, il ne daigna pas rapprocher le terme. Elle cherche de nouveau à l'émouvoir; elle réclame une entrevue, elle intéresse Thérèse à sa demande ; tout est inutile, et les trois mois bientôt révolus, le len- demain d'une troisième entrevue, il lui envoie sa partition avec son ultimatum. Il n'accepte pas les services qu'elle se propose de lui rendre, et qu'elle voulut en effet lui rendre malgré lui, et il entend cesser leurs relations 2.

Elle écrivit pourtant encore trois lettres à Rous- seau3, mais elle n'obtint pas de réponse. Tant de persévérance méritait assurément mieux. Dans cette lutte entre la fidélité et l'attachement d'une part, la froideur et l'injustice d'autre part, le dernier mot resta à la fidélité. Mme Latour demeura profondément attachée à Rousseau, même après qu'il lui fut inter- dit de le lui dire; et, quand il fut mort, elle lui continua encore le tribut de son dévouement et ne

1. Lettres de Mma Latour à Rousseau, 26avrill771 ; de Rous- seau à Mm' Latour, 7 juillet; de Mme Latour, 8 juillet 1771, avec Réponse de Rousseau, le même jour. Il s'agit ici de la Lettre à l'auteur de la justification de J.-J. Rousseau dans sa conduite

avec M. Hume. Cette lettre n'a paru qu'en 1781. 2. Lettres de Mme Latour à Rousseau, 7 avril 1772 ; de Rousseau àMmt Latour, et de Mme Latour à Rousseau, 24 juin 1772. 3. Mars 1775, 18 juin et 15 novembre 1776.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

493

cessa point de prendre sa défense contre quiconque se permettait de l'attaquer \ Elle mourut dans la misère à l'hôpital de Saint-Mandé, en 1789.

Qu'on n'attribue pas cette conduite de Rousseau à la sauvagerie. Il était à Paris, parce qu'il entrait dans ses vues de voir le monde, et il y vit, en effet, beaucoup de monde, même des dames 2. Il voyait Mmc de Chenonceaux et allait dîner chez elle 3. Il écrivait sur un tout autre ton à Mmc de Créqui, quoi- qu'il eût bien aussi quelques boutades à se repro- cher à son égard 4. Même quand il s'excusait ou re- fusait, il savait le faire poliment 5. Surtout il ne fit pas le sauvage avec Mmc de Genlis. Elle prétend que, pendant cinq mois, il alla diner chez elle presque tous les jours. Elle raconte plusieurs anecdotes sur son compte et parle de lui et de ses qualités en fort bons termes. Leur intimité pourtant ne dura pas et finit comme elle avait commencé, sans motif ou à peu près 6.

1. Voici la liste des princi- pales publications de Mme La- tour en faveur de Rousseau : Lettre de Mmcde Saint-G.à Fré- ron, du 14 janvier 1779. Let- tre à Fréron, par Mme D. L. M.

Lettre d'un Anonyme à un Anonyme, ou Procès de l'esprit et du cœur de M. d'Alembert, 20 niai 1779.— Lettre à M. d'A- lembert, 25 septembre 1779.

Réponse anonyme à l'auteur anonyme (d'Alembert). Er- rata de l'essai sur la musique ancienne et moderne, ou Lettre à l'auteur de cet Essai (de la. Borde), par Mme X., 20 août 1780. Mon Dernier Mot, ou Réponse à ha lettre que M. de la B. (de la Borde) a adressée à

l'abbé Rousier. Ces divers opuscules, avec la Lettre sur la querelle avec Hume, ont été réu- nies sous le titre général de la Vertu vengée par l'amitié, 1 vol. in-8, 1781, et tome XXX des Œuvres de J.-J. Rousseau. Édi- tion de Genève, 1782.— 2. Let- tres de Rousseau à Mme de B., 7 et 13 juillet 1770. 3. Lettre de Rousseau à Dusaulx, 9 no- vembre 1770.— 4. Trois Lettres à Mme de Créqui. Les deux pre- mières de septembre ou oc- tobre 1770, la troisième de 1771. 5. Lettre à Mme de Mes- mes, 29 juillet 1772.— 6. Mmc de Genlis, Souvenirs de Félicie et Mémoires.

494 LA VIE ET LES ŒUVRES

Parmi les amis que Rousseau se fit pendant qu'il était à Paris, il en est plusieurs qui méritent une mention spéciale. Citons Dusaulx, Rulhière, Bernar- din de Saint-Pierre, Corancez.

Les rapports avec Dusaulx ne durèrent pas plus de six ou sept mois et ne purent résister aux sus- ceptibilités ombrageuses de Jean-Jacques; mais, pendant ce temps-là, ils se virent et se parlèrent beaucoup, et avec beaucoup de confiance. Le témoi- gnage de Dusaulx est précieux, au moins en ce qui concerne les relations personnelles, les seules dont il doive être question ici1. On a accusé Dusaulx de malveillance; peut-être fut-il simplement équitable; mais certaines gens ne comprennent que le respect aveugle, quand il s'agit de Jean-Jacques. Dusaulx avait un grand désir de faire la connaissance de Rousseau. 11 espéra qu'une lettre de Duclos lui en faciliterait les moyens; mais une première entrevue lui laissa peu d'espoir d'en obtenir une seconde. Quel ne fut pas son étonnement quand, deux mois après, le grand homme vint de lui-même se jeter dans ses bras. « En peu de jours, dit Dusaulx, nous eûmes l'air et le ton de vieux amis. » Rousseau le chargea de l'assister dans la longue et ennuyeuse besogne de la réception de ses visites. Femmes de la cour, jolis messieurs saupoudrés d'ambre se pres- saient dans sa chambre ; mais Dusaulx s'acquitta trop bien de ses fonctions , et Jean-Jacques craignit qu'un excès d'amabilité ne le livrât en proie à un flot continu des visiteurs.

Si l'on en croit Dusaulx, Rousseau aurait fait

1. DUSAULX, De mes rapports \ correspondance. 1 vol. in-8. 1797. avec J.-J. Rousseau et de notre

F>E JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 495

trêve en sa faveur, pendant quelque temps, à ses soupçons; et pourtant Dieu sait jusqu'à quel degré d'extravagance il les portait. Le jour que Louis XV mourut, un de ses amis le trouva abîmé de douleur. « 11 y avait en France, dit-il, deux hommes également détestés, moi et le Roi, il n'en reste plus qu'un, et vous sentez, mon ami, que je vais hériter de la haine qu'on portait à ce prince '. » Et à propos de l'occupation de la Corse : « Vous ne savez donc pas : c'est un tour que m'a joué Choiseul. Ce suppôt du despotisme a voulu me ravir la gloire du code que j'avais rédigé pour ces insulaires. »

Mais il avait bien aussi ses bons moments, pleins de douceur et de mélancolie ; il se livrait alors tout entier ; du moins Dusaulx le crut quelque temps ; il goûtait les charmes de la nature ; il jouissait de devoir son existence à son travail de copiste ; il se rappelait avec délices les enivrements de la compo- sition de son Héloïse.

La lecture solennelle qu'il fit alors de ses Confes- sions fut tout un événement. Nous y reviendrons plus tard.

Comme traits de mœurs et de caractère, il faut citer deux soupers : l'un, chez Rousseau; l'autre, chez Dusaulx.

Souper chez Jean-Jacques : quel bonheur pour Dusaulx, et comme il avait accepté avec trans- port ! Rousseau lui avait demandé une bouteille de vin d'Espagne ; l'autre en envoya douze ; grosse maladresse, qui faillit amener une brouillerie. A son arrivée, Dusaulx trouva Jean-Jacques occupé à tourner la broche, pour faire cuire un perdreau ; il

1. Corancez raconte le même trait.

i96 LA VIE ET LES ŒUVRES

se mit à la tourner après lui. Le dîner fut simple, mais délicat, et surtout d'une singulière propreté. On fit honneur au vin d'Espagne. Rousseau versait souvent à son convive et se tenait lui-même sur la réserve. Ne voulait-il point ainsi lui délier la langue, l'observer et le mettre à la question ?

Au dîner de Dusaulx la société était plus nom- breuse. A quelques nuages près, s'écrie Dusaulx, mon Dieu, qu'il fut aimable ce jour-là, et comme il se connaissait peu, quand il prétendait que la nature lui avait refusé le don de la parole ! Tantôt enjoué, tantôt sublime, il débordait comme un torrent im- pétueux. Avant le dîner, il avait raconté d'une façon charmante quelques anecdotes tirées des Confes- sioîis. A la vue de ses livres, il s'émut; mais il en parla avec une liberté d'esprit incroyable, et la con- versation ayant été amenée sur les auteurs vivants, il les caractérisa, même Voltaire, avec une impar- tialité et une justice qui montraient combien il était supérieur à la jalousie.

La veille, Dusaulx l'avait conduit chez Piron. Piron était malin et n'avait pas toujours ménagé Jean-Jacques ; mais il fut pris d'un tel enthousiasme en le voyant, il lui fit tant d'amitiés, qu'un aussi bon accueil pouvait passer pour une amende hono- rable. Cependant Rousseau resta gêné avec Piron ; les saillies, l'esprit mordant et caustique de celui-ci, lui en imposaient ; peut-être aussi avait-il ses an- ciennes épigrammes sur le cœur.

Dusaulx raconte longuement, trop longuement, l'histoire de sa rupture, comme s'il s'agissait d'un événement important. Au fond, la chose fut bien simple, Jean-Jacques fut pris de ses défiances ; une correspondance pénible fut échangée et ne fit quai-

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 497

grir son esprit ; une rupture était inévitable, et, en effet, après quelques essais de réconciliation, tentés par Dusaulx, elle ne tarda pas à se produire.

Malgré des dispositions qui n'étaient rien moins que favorables, Jean-Jacques avait, en quelque sorte, obligé Dusaulx à travailler à la continuation de YEmile (il avait déjà fait ou fit plus tard la même proposition à plusieurs, entre autres à Bernardin de Saint-Pierre) ; mais si, en toute occurrence, il est difficile de travailler à l'œuvre d'autrui, s'il était particulièrement téméraire à un Dusaulx de coudre sa prose aux superbes morceaux de Jean-Jacques, il devenait bien impossible alors de le satisfaire. Bien plus, Dusaulx se permit de lui donner des conseils contre la lecture et la publication des Con- fessions. C'en était plus qu'il ne fallait pour les brouiller à jamais.

Rulhières était le voisin et l'ami de Dusaulx ; nous ne connaissons que par ce dernier ses relations avec Rousseau. Il fut pour lui une connaissance agréable plutôt qu'un ami, et, par un privilège inouï, il le connut pendant vingt ans, sans se fâcher sérieuse- ment avec lui ; ce qui vient peut-être de ce que Rousseau ne le prenait pas lui-même fort au sérieux. Il fut ainsi redevable de son crédit à son esprit léger et à son caractère facile. Quand Rousseau était de mauvaise humeur, Rulhières le faisait rire ; quand il boudait, ou grondait, ou tombait dans ses défiances, l'autre se tirait d'affaire par une plaisan- terie. Cependant Rulhières ayant fait une comédie intitulée : Le Méfiant, l'on pouvait sans grands frais d'imagination reconnaître Rousseau, ils ces- sèrent de se voir.

Bernardin de Saint-Pierre connut Rousseau en

TOME II 32

498 LA VIE ET LES ŒUVRES

1771. Avec un caractère plus égal et plus facile que Rousseau, avec des idées moins fausses, Bernardin de Saint-Pierre se fit néanmoins son disciple en lit- térature et presque en morale ; aussi ne parle-t-il de lui qu'avec une affection respectueuse, comme d'un maître dont on aime à étudier les leçons et à imiter les exemples.

Dès le premier jour, ils faillirent se brouiller, à l'occasion d'un cadeau de café1. Ce nuage fut tou- tefois bientôt dissipé ; et, comme ils se convenaient par beaucoup de côtés, il est à croire qu'ils se seraient liés intimement, si la jalousie de Thérèse n'était venue se mettre à la traverse.

Parmi ses souvenirs, Bernardin de Saint-Pierre choisit de préférence les traits qui répondaient le mieux à sa propre nature et faisaient le plus d'hon- neur à son héros : ses vertus, ses qualités morales, sa sensibilité, son amour de la nature, en un mot ce qu'on pourrait appeler le côté sentimental de sa personne 2.

« Ce que j'ai trouvé de plus admirable dans son caractère, dit-il, c'est que jamais je ne l'entendis médire des hommes dont il avait le plus à se plaindre. » « Si on lui racontait quelque trait de sensibilité, il pleurait. La bonté du cœur lui parais- sait supérieure à tout et était le trait dominant de son caractère. Son cœur, que rien n'avait pu dé- praver, opposait sa douceur, à tout le fiel de nos sociétés. Gai, confiant, ouvert, dès qu'il pouvait se livrer à son caractère naturel ; était-il sombre, il

1. Lettre de Rousseau à Ber- I Saint-Pierre, Essai sur J.-J. nardin de Saint-Pierre, 3 août l Rousseau; Études de la nature ; 1771. 2. Bernardin de I L'Arcadie, etc.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

499

est, disais-je, dans son caractère social, ramenons-le à la nature. »

« Toutes les facultés de son esprit, ses mœurs, ses ouvrages portaient l'empreinte de son caractère. Dans l'intimité, surtout s'il était question du bon- heur des hommes, son âme prenait l'essor, ses sen- timents devenaient touchants, ses idées profondes, ses images sublimes, et ses discours aussi véhéments que ses écrits. » « Sa probité était bien supérieure à son génie. On pouvait tout lui confier, sans craindre ni sa malignité, ni son infidélité. »

Rappelons aussi la promenade que Bernardin de Saint-Pierre fit avec Jean-Jacques au Mont-Yalérien, l'hospitalité qu'ils reçurent dans un ermitage, leur émotion en voyant la vie du cloître et en entendant réciter à la chapelle les litanies de la Providence. « Ah ! s'écria Rousseau en partant, qu'on est heu- reux de croire ! »

Que ces tableaux soient flattés, cela est assez évi- dent ; ils montrent au moins l'ascendant que Rous- seau exerçait autour de lui. Bernardin de Saint- Pierre ne va-t-il pas jusqu'à dire que Rousseau s'estimait peu lui-même, supportait la contradiction et reconnaissait ses erreurs ! Partout la pensée de Ber- nardin de Saint-Pierre se porte sur la note tendre et mélancolique ; partout aussi l'on y découvre un désir constant d'excuser au moins ce qu'il ne peut justifier.

Corancez a écrit l'histoire de ses relations avec Rousseau dans le but de corriger et de combattre Dusaulx.il n'a guère fait en réalité que le répéter et le compléter1.

1. De J.-J. Rousseau, articles parus au Journal de Paris du 16 au 21 prairial an VI. Coran- cez avait déjà fait précédem-

ment une réponse à un article de la Harpe sur Rousseau ; Journal de Paris, 30 octobre 1778.

500 LA VIE ET LES OEUVRES

Lui aussi eut l'honneur d'être admis à la table du grand homme et faillit se brouiller avec lui plus d'une fois ; lui aussi eut à essuyer ses moments de mauvaise humeur. Il est vrai qu'ils n'ont pas tou- jours vu leur ami du même œil ; mais les nuances qui, il y a cent ans, pouvaient offusquer les fana- tiques de Jean-Jacques , se sont bien fondues et effacées aux yeux de la postérité. Le témoignage de Corancez est, en tout cas , un des plus recomman- dables, pour ne pas dire le plus recommandable ; d'abord parce qu'ayant connu Rousseau pendant les douze dernières années de sa vie, il en peut parler plus sciemment et plus complètement que n'importe qui ; ensuite parce qu'à part les illusions de son af- fection, il parait plein de bonne foi et n'a pas pour le troubler, comme Dusaulx, les prétentions litté- raires ou les susceptibilités personnelles.

Corancez s'est surtout attaché à reproduire la physionomie de Rousseau, son caractère, ses habi- tudes, sa vie de tous les jours. Il s'étend volontiers sur les inégalités de son humeur, qu'il attribue à une sorte de maladie mentale et ne craint pas même de prononcer le mot de folie : « Il m'a réa- lisé dit-il, l'existence possible de Don Quichotte. » Et penser que c'est un ami qui parle ainsi ! « Quand il était lui, dit-il encore, il était d'une simplicité rare, qui tenait de l'enfance. Il en avait l'ingénuité, la gaité, la bonté et surtout la timidité. Lorsqu'il était en proie à une certaine qualité d'humeurs qui circulaient avec son sang, il était alors si différent de lui-même qu'il inspirait, non pas de la colère, non pas de la haine, mais de la pitié. Je le voyais sou- vent, dit-il encore, dans un état de convulsion ren- dant son visage presque méconnaissable, et surtout

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU.

501

l'expression de sa figure réellement effrayante. Dans cet état, ses regards semblaient embrasser la totalité de l'espace, et ses yeux paraissaient voir tout à la fois, mais dans le fait, ils ne voyaient rien. 11 se re- tournait sur sa chaise et passait le bras par-dessus le dossier. Ce bras ainsi suspendu avait un mouve- ment accéléré comme celui du balancier d'une pen- dule ; et je fis cette remarque plus de quatre ans avant sa mort, de façon que j'ai pu tout le temps l'observer. Quand je lui voyais prendre cette pos- ture à mon arrivée, j'avais le cœur ulcéré et je m'attendais aux propos les plus extravagants. Ja- mais je n'ai été trompé dans mon attente... » C'est, d'après Corancez, pour n'avoir pas vu son état que tant de gens sont restés brouillés avec lui. Mais est-ce qu'il les laissait libres? Quand il cessa, par exemple, de recevoir Gluck, sous prétexte que Gluck, Italien, avait abandonné sa langue pour le français, uniquement dans le but de lui donner un démenti, à lui Rousseau, qui avait dit qu'il était im- possible de faire de bonne musique sur des paroles françaises, Gluck en pleura de dépit, mais ne pou- vait songer à voir Rousseau malgré lui1. Les fan- tômes qui peuplaient son malheureux cerveau défi- guraient tout à ses yeux. Le Devin du Village ayant été remis à la scène après une longue interruption, fut vivement applaudi ; Jean-Jacques en rougit de colère. Maintenant, dit-il, que mes ennemis pré- tendent que j'ai volé la musique du Devin, ils ne le louent que pour grossir d'autant plus le vol. La

\. Il est vrai qu'un autre au- teur prétend que dans son admiration pour Gluck, il au- rait désavoué publiquement

la condamnation qu'il avait portée contre la langue fran- çaise. Journal de Paris, 18 août 1*788.

302

LA VIE ET LES OEUVRES

même chose à peu près lui serait arrivée un peu plus tard à propos de Pygmalion, qui fut également applaudi (30 octobre 1775), mais dont la mise en scène n'aurait eu lieu, si on l'en croyait, que malgré lui et pour exciter du scandale à ses dépens1. Co- rancez ne dit pas (peut-être n'en savait-il rien) que Jean-Jacques alla jusqu'à se plaindre au chef de la police des complots dont, peu de temps auparavant, il regardait le chef du gouvernement comme le pre- mier auteur; le tout à propos de quelques difficultés avec le libraire Guy 2.

La surexcitation qu'il avait éprouvée pendant dix ans de fièvre continue, alors qu'il était dans le feu de la composition, n'était sans doute pas étrang-ère à son état. C'est peut-être ce qui explique l'amertume avec laquelle il pensait à ses ouvrages. Il en était venu au point de ne plus lire du tout, et en avait pris, en quelque sorte, l'engagement envers lui-même. Aussi il faut voir comme il refusa de travailler à une En- cyclopédie que Rey se proposait de publier3.

Un point qu'on peut considérer comme acquis, car tous ceux qui ont fréquenté Rousseau se réu- nissent pour le répéter, c'est sa bienveillance. « Pendant douze ans, dit Corancez, je ne lui ai en- tendu dire de mal de qui que ce soit. Souvent il classait certaines personnes parmi ses ennemis, mais sans explications, imputations ou injures. Mais il ne fallait pas le contredire. Quand il jugeait le mérite

1. Rêveries, 3e dialogue. Le témoignage de Larive, qui jouait le rôle de Pygmalion, établit, au contraire, que Rousseau donna, son consen- tement de bonne grâce. {Lettre

de Larive à Petitain. Appen- dice aux Confessions, dans l'é- dition Petitain. 2. Lettre à M. de Sartine, 15 janvier 1772. 3. Lettre à Rey, y juillet 1771.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 503

de ces mêmes hommes, il était juste, et il prenait à l'occasion leur parti avec chaleur. » Corancez en fit lui-même l'épreuve à propos de Diderot. Un autre jour, le lendemain du couronnement de Voltaire au théâtre français, quelqu'un s'étant mis à plaisanter : « Comment, dit Rousseau, on se permet de hlâmer les honneurs rendus à Voltaire, dans le temple dont il est le dieu, et par les prêtres qui depuis cin- quante ans y vivent de ses chefs-d'œuvre. Qui vou- lez-vous donc qui y soit couronné ? » Voltaire agis- sait hien différemment à l'égard de son rival1.

Nous venons de dire, d'après les amis de Rous- seau et d'après lui-même, que, non content d'avoir renoncé à écrire, il ne voulait plus même lire, il se trouva pourtant que pendant les huit années qu'il passa à Paris, il composa plusieurs ouvrages d'une étendue assez considérable. Mais avant d'en venir à ces derniers, il est bon de parler d'un autre beau- coup plus important, et qui était déjà prêt à son arrivée, de ses Confessions.

III

On a dit qu'il était venu à Paris tout exprès pour y faire connaître ses Confessions. Cela résulte assez bien de l'ensemble des faits et de sa correspon- dance, et l'on ne voit pas d'ailleurs pourquoi il y serait venu, si ce n'était pas dans ce but. C'était, dans sa pensée, l'unique moyen de déconcerter la grande conspiration dirigée contre lui ; aussi tarda- t-il peu à y avoir recours. Dusaulx, un de ses amis

1. Lettre de Voltaire à d'A- I aussi une autre lettre du 16 lembert, 4 auguste 1770. Voir J juin 1773.

504

LA VIE ET LES ŒUVRES

de la première heure, a conservé le récit d'une de ces lectures. L'attente seule avait déjà à l'avance ému les esprits. La curiosité et la malignité devaient trouver à se satisfaire ; surtout bien des gens se demandaient avec effroi s'ils ne seraient pas cités dans l'ouvrage et comment ils y seraient traités.

Jean-Jacques avait voulu limiter à huit le nombre des assistants, et par une bizarrerie singulière, il avait écarté ses amis, pour n'admettre que des per- sonnes qu'il connaissait à peine. Au jour fixé donc, à six heures du matin, tous les élus se trouvèrent au rendez-vous, chez M. de Pezay, l'un d'eux; Rousseau y était arrivé le premier. 11 commença par prononcer un petit discours écrit d'avance, une sorte d'exorde pour se concilier la faveur : « Il m'importe, dit-il, que tous les détails de ma vie soient connus de quiconque aime la justice et la vérité, et qui soit assez jeune pour pouvoir me sur- vivre. Après de longues incertitudes, je me déter- mine à verser le secret de mon cœur dans le nombre petit, mais choisi, d'hommes de bien qui m'é- coutent... Malheureusement, avec mes Confessions, je suis forcé de faire celles d'autrui, sans quoi on n'entendrait pas les miennes. Cet inconvénient m'a- vait fait prendre des mesures pour que mes mé- moires ne fussent vus que longtemps après ma mort et après celle des gens qui peuvent y prendre intérêt. Mes malheurs ont rendu ces mesures insuf- fisantes, et il ne reste d'autres moyens pour conser- ver mon dépôt que de le placer dans des cœurs ver- tueux et honnêtes qui en conservent le souvenir1. »

1. Discours prononcé par Rousseau avant la lecture de ses Confessions, Sl'RELiKEltjEN-

MoULTOU, Œuvres et Corres- pondances inédites deJ.-J. Rous- seau.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 505

Il prit ensuite son manuscrit. « Cette séance , dit Dusaulx , la plus longue peut-être qu'offrent les fastes littéraires de tous les temps, dura dix-sept heures, et ne fut interrompue que par deux repas fort courts. Pendant cette lecture, la voix de Rous- seau ne faiblit pas un seul instant. C'est que son plus grand intérêt, celui de sa gloire, ou plutôt de sa manie, l'animait et renouvelait ses forces.

« Quant il en fut à l'article du sacrifice répété à chaque couche de ses cinq enfants, le pas était dif- ficile à franchir; il s'arrête, nous regarde d'un œil interrogateur, tout le monde baissa les yeux. N'avez-vous rien à m'objecter? On ne lui répon- dit que par un morne silence. Mais ce moment d'in- certitude l'avait ému et il y revint avant le diner. Il parle et nos fronts s'éclaircissent, nous regret- tons presque de l'avoir affligé. Quelques-uns lui prennent les mains, les baisent, le consolent; il pleure, nous pleurons tous1. »

Cette séance fut suivie de deux autres non moins solennelles. A l'une d'elles assista une personne d'une beauté accomplie, Mmc d'Egmont. Rousseau avait déjà eu occasion de la voir ailleurs ; on a pré- tendu, mais sans fondement, qu'il en aurait été amoureux2. « Elle fut la seule, dit-il, qui me parut émue. Elle tressaillit visiblement, mais elle se re- mit bien vite et garda le silence, ainsi que la com- pagnie. Tel fut le fruit que je tirai de cette lecture et de ma déclaration3. »

Jean-Jacques s'était bien gardé de recommander le secret. Chacun fit son extrait. Dorât mit le sien dans

1. Dusaulx, p. 63 à 65. I t. I", p. 320. —3. Confessions, 2. Mélanges, par Mm» Necker, | 1. XII, à la fin.

506 LA VIE ET LES ŒUVRES

un journal ; Dusaulx en fit un dont Rousseau parut tou- ché. Mais, dit celui-ci, je n'ai mis aucune date et vous n'en manquez pas une. C'est-à-dire que vous me savez par cœur1.

Quoique Malesherbes n'eût point été admis à la lecture des Confessions, il ne tarda pas à les con- naître par le bruit public et pria Dusaulx d'engager son ami à supprimer quelques anecdotes, capables de déshonorer des familles entières. « Ce qui est écrit est écrit, répliqua Rousseau; je ne supprime- rai rien. Qu'on se rassure néanmoins ; mes Confes- sions ne paraîtront qu'après ma mort , et même après celle du dernier de ceux que j'y ai mention- nés ; mais elles paraîtront un jour; ce mot est irrévo- cable2. » Admirable discrétion vraiment, et moyen ingénieux de se mettre en règle avec sa conscience ! 11 est bien temps de vanter son silence futur, après avoir divulgué son secret aux quatre vents du ciel !

Parmi les personnes les plus maltraitées, il y en avait qui étaient mortes, Mme de Warens, par exemple ; mais Mm0 d'Epinay, mais Grimm, Diderot, Mme de Luxembourg, mais tant d'autres ne l'étaient pas. Quelques-uns crurent, non sans raison peut- être, que le mieux encore était de dédaigner ces at- taques et de ne pas trop paraître les ressentir. Mme de Luxembourg fut de ce nombre. Grimm, froid et maître de lui, considérait depuis longtemps Jean-Jacques comme son ennemi ; il affecta de ne rien changer à ses allures.

Diderot, toujours extrême, n'était pas capable d'un tel calme. On dirait d'ailleurs que, depuis des années, il prenait ses précautions. « Il me connaît,

1. Dusaulx, p. 67. 2. Id., p. 68.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 507

écrivait-il en 1768; il sait que, quelque chose qu'il intente, qu'il dise, qu'il fasse, je ne donnerai jamais au public le spectacle de deux amis qui se déchirent. En un mot, plus lâche encore que cruel, il sait que je garderai le silence. Je l'ai gardé1. » Cependant quand Diderot connut, comme tout le monde, les lec- tures des Confessions, il est peu admissible, quoique nous n'ayons aucune preuve directe à en donner, qu'il ait concentré son indignation dans son cœur. En tout cas, il ne resta pas toujours fidèle à sa ré- solution du silence ; la mort de Rousseau ne calma même pas sa colère. En 1779, la cendre de son an- cien ami étant à peine refroidie, il lança contre lui, dans un ouvrage qui ne s'y prêtait nullement, une tirade très dure ; et trois ans après, à l'apparition des six premiers livres des Confessions, sa fureur ne connaissant plus de bornes, la tirade devint un pamphlet de vingt pages et une accusation d'une violence inouïe 2.

Mmc d'Epinay aurait voulu concilier les restes d'une ancienne affection avec le soin de son hon- neur. Elle résolut néanmoins d'arrêter ces lectures, elle était si audacieusement outragée, et s'adressa à cet effet au lieutenant de la police. Il faut conve- nir qu'elle s'y prenait bien tard, car le mal était fait ou à peu près, et qu'elle n'avait guère à re- cueillir de sa démarche que l'odieux d'une dénon- ciation3.

1. Lettre de Diderot à Falcon- ' pinay. Appendice de la An, net, 6 septembre 1768. 2. Es- j par Grimm. La lettre de

sai sur la vie de Claude et de Néron, l" édition 1779; 2e édi- tion, sous le titre : Essai sur les règnes de Claude et de Néron, 1782. 3. Mémoires de Mm» d'É-

Mme d'Epinay, datée simple- ment du vendredi 10, doit être par conséquent du 10 août 1770 ou du 10 mai 1771.

508 LA VIE ET LES OEUVRES

Rousseau en effet cessa ses lectures, et l'on n'a pas de connaissance qu'il ait communiqué depuis lors son manuscrit à d'autres personnes qu'au prince royal de Suède, à la prière de Rulhières. Il paraît cependant qu'il le lut aussi à Mme de Créqui; nous ne savons à quelle époque. Deux ans avant sa mort, il rompit brusquement avec elle, sous un prétexte futile, une vieille amitié de trente ans. Mmc de Cré- qui attribua cette rupture à la honte qu'il éprouva de n'avoir pas produit sur elle par sa lecture l'im- pression qu'il attendait1.

Si Jean-Jacques avait véritablement le désir que ses Confessions ne fussent publiées que longtemps après sa mort, ses intentions furent bien mal rem- plies. Dès 1781, il parut à Genève une édition fur- tive de la première partie, c'est-à-dire des six pre- miers livres2. Dupeyrou et Moultou, les dépositaires des papiers de Rousseau, jugèrent que la meilleure manière d'en rectifier les erreurs et les fautes était d'en faire une plus exacte et plus fidèle. Rien ne les obligeant à faire connaître le reste, ils convinrent de ne pas le livrer à l'impression; mais Moultou étant venu à mourir , le fils , sans tenir compte des engagements pris par son père, publia en 1788 les six derniers livres. Dupeyrou se plaignit, protesta et finit par faire aussi sa publication de son côté3. On sait que cette seconde partie elle-même ne va pas au-delà de l'année 1765. Rousseau avait projeté d'écrire une troisième partie; il ne donna pas suite à ce projet.

1. Lettre de Mme de Créqui à Servan, 7 août 1783. 2. Ba- chaumont, 10 mai 1782;

fessions. 3. GRIMM, Corr. \itt.f novembre 1789; Musset- Pathay, Hist. de J.-J . Rousseau,

G. ESTIENNB, Essai sur les Con- t. I", p. 459.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 509

Depuis ces premières éditions, il en a paru beau- coup d'autres, soit en volumes séparés, soit comme partie intégrante des œuvres de l'auteur. Les Confes- sions sont en effet, sinon son meilleur ouvrage, au moins celui qui était le plus capable d'exciter la cu- riosité. Beaucoup de noms propres y sont cités tout au long; et quant à ceux qui n'y sont qu'indiqués, on ne se fit pas faute de suppléer au silence de l'auteur en colportant, en publiant même des sortes de clés plus ou moins sûres, mais qui n'étaient pas seulement d'accord entre elles.

Les jugements qu'on porta sur les Confessions furent naturellement très divers. On pourrait croire que le succès avait été escompté à l'avance, et que les lectures de 1770 auraient faire tort au livre ; mais en 1781, Jean-Jacques venait de mourir, ou plutôt il était encore vivant par son nom et par ses œuvres ; les événements qu'il racontait avaient encore tout le piquant de l'actualité; chacun y re- connaissait son voisin; plusieurs, hélas! pouvaient s'y reconnaître eux-mêmes. On doit avouer cepen- dant que le succès, qui fut immense, fut surtout un succès de scandale.

En 1789, il ne fut pas beaucoup moindre, mais pour d'autres motifs. On avait autre chose à faire alors que de s'occuper de littérature ; mais Rousseau régnait déjà par ses idées, en attendant que la Ré- volution l'adoptât, en quelque sorte, pour son patron officiel, et tout ce qui venait de lui ne pouvait manquer d'exciter l'enthousiasme.

Nous ne savons ce que Mme de Boufflers avait pensé des lectures des Confessions, mais la publica- tion la rendit furieuse. « Je charge, quoique avec répugnance, écrit-elle à Gustave III, le baron de

510

LA VIE ET LES ŒUVRES

Lederhielm de vous porter un livre qui vient de paraître. Ce sont les infâmes mémoires de Rous- seau, intitulés Confessions. Il me paraît que ce peut être celles d'un valet de basse-cour et même au- dessous de cet état : maussade en tout point, luna- tique et vicieux de la manière la plus dégoûtante. Je ne reviens pas du culte que je lui ai rendu (car c'en était un). Je ne me consolerai pas qu'il en ait coûté la vie à l'illustre David Hume qui, pour me complaire, se chargea de conduire en Angleterre cet animal immonde '. » Bien d'autres pensèrent et parlèrent comme Mme de Boufflers 2.

Les Confessions de Rousseau nous sont déjà con- nues par les nombreux extraits que nous en avons donnés. Pour tout historien de Rousseau, ce livre est en effet le premier à consulter. Mais son impor- tance fait précisément une loi de l'examiner avec soin. Il n'a pas seulement d'ailleurs une valeur his- torique de premier ordre ; il a aussi une importance morale et littéraire qu'il n'est pas permis de né- gliger.

Rousseau n'est pas le premier qui ait entrepris d'écrire ses Confessions. Autrefois, David a confessé son péché. Dans des temps moins anciens, saint Augustin n'a pas craint, dans un livre mémorable, de proclamer publiquement les fautes de sa vie. Il n'en est pas moins vrai que Rousseau a pu dire en toute vérité qu'il « formait une entreprise qui n'eut jamais d'exemple » ; seulement il n'a pas lieu de s'en vanter. David et saint Augustin ont obéi à un

1. Lettre de Mm» de Boufflers à Gustave III, roi de Suède, publiée par Geoffroy : Gus-

tave III et la Cour de France, 2 vol. in-12, 1867. 2. Ba- chaumont, S novembre 1770.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

511

sentiment de repentir et de pénitence ; le but de Rousseau est tout autre et tout personnel ; c'est un appel à la postérité contre ses ennemis ; c'est un but de justification et d'orgueil. 11 l'a déclaré cent fois dans ses conversations et dans sa correspon- dance ; il l'a répété au moment de ses lectures ; il l'a surtout exposé en détail dans une introduction, longtemps inédite, qu'il avait préparée d'abord pour être mise en tète de son livre et qui a été remplacée par le préambule beaucoup plus court qui fut pu- blié1; en face des complots dont il se croit entouré, il a une réponse toute prête et victorieuse, ce sont ses Confessions. Il ne craint pas de porter à tous ses semblables ce défi de l'orgueil. Qu'un seul ose dire au souverain Juge : Je fus meilleur que cet homme-là.

Cependant, dans le langage ordinaire, on ne se confesse pas pour se faire valoir. Qui dit confession dit accusation, et non pas justification. Son livre est donc, si l'on veut, un plaidoyer, des mémoires, une vie de l'auteur écrite par lui-même ; il n'est pas un livre de Confessions. Mais peu importe le titre ; l'essentiel serait que l'ouvrage fût bon.

Ne parlons que pour mémoire des motifs secon- daires : des prétentions littéraires, du désir de faire parler de soi, peut-être aussi de la secrète déman- geaison de dire du mal du prochain. Jean-Jacques a voulu, dit-il, montrer à ses semblables « un homme dans toute la vérité de la nature, » et c'est lui-même qu'il a choisi pour cette démonstration ;

1. Cette introduction a été publiée pour la première fois dans la Revue suisse d'octobre

1850 et reproduite dans le journal V Économiste, des 19 et 20 juin 1851.

512 LA. VIE ET LES OEUVRES

mais n'excède-t-il point quand il ajoute : « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui exis- tent ? » On demandait un jour, dit-on, à Massillon, il avait été puiser une connaissance si précise de vices qu'il pratiquait si peu ; dans mon cœur, répondit-il. Le meilleur moyen, en effet, de connaître les hommes est encore de se connaître soi-même. Jean-Jacques, en se donnant comme un être abso- lument à part, semble sacrifier l'effet moral qu'il pouvait attendre de son œuvre ; il se condamne à n'écrire qu'une histoire étrangère, alors qu'il pou- vait écrire une histoire intime. Rassurons-nous tou- tefois ; ici encore il a menti, et on peut le dire, heu- reusement menti à son programme. Quelles fines et profondes analyses du cœur humain on rencontre dans certaines pages de ses Confessions, et comme, en s'étudiant lui-même, il a bien retracé les pas- sions des autres! Ce n'est qu'en observant autour de lui, mais surtout en se repliant sur lui-même, qu'il a pu découvrir ainsi et dévoiler les ressorts cachés qui agitent toute conscience humaine. W faut se garder cependant de trop généraliser cette obser- vation. Rousseau est un analyste sagace et profond, mais il ne l'est pas toujours ; mais surtout il ne l'est jamais complètement. 11 lui manque pour cela des qualités morales qu'il ne possédait nullement. Non pas qu'il soit dénué de sens moral; loin de là, mais chez lui, le sens moral est dévoyé. Rousseau, par système, n'a jamais voulu pratiquer que la morale du sentiment, morale intermittente et variable, mo- rale sans règle fixe, dépendant de la disposition de chacun, et que, par suite, chacun sera toujours porté à tailler à sa mesure et à façonner à sa guise. Aussi,

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 513

est-il plus apte à démêler les motifs de l'action qu'à en saisir la valeur et la portée morale. De ses sévérités excessives et ses relâchements incroyables ; de là, par exemple, ses repentirs cuisants à propos du crime irrémissible du vol d'un ruban et ses excuses, presque sa justification, de l'envoi de ses cinq enfants à l'hôpital.

Rousseau n'a jamais su mesurer la gravité des divers devoirs ; heureux quand il n'appelait pas bien ce qui est mal et réciproquement. Au fond il ne se rend pas compte exactement de ce que sont le bien et le mal. Il n'a jamais été matérialiste, il n'a jamais nié formellement la liberté et la respon- sabilité humaine ; mais ne les a-t-il point amoin- dries , presque supprimées par l'effet de son sys- tème philosophique? Voyez toutes ses actions les unes après les autres ; il ne les trouve pas toutes belles, tant s'en faut; se juge-t-il pour cela cou- pable? Il est permis d'en douter. Toujours, ou presque toujours, il a été entraîné par un mouve- ment qui ne venait pas de lui ; il a été la victime des fautes des autres, surtout des désordres et des erreurs d'une société corrompue. Quant à lui, il a suivi sa nature. Or, dans son système, suivre sa nature est toute la morale. C'est pourquoi, en général et sauf exception, il raconte, il ne s'accuse pas ; il dit les mauvaises et honteuses actions qu'il a commises, il ne s'en repent pas, car il ne s'en reconnaît pas coupable. Placé dans des circons- tances identiques, il agirait encore de même ; il ne paraît pas sensible au remords.

Les Confessions sont, dans ce sens, un livre abso- lument immoral , qui n'est bon qu'à pervertir les idées et à fausser les consciences, en présentant

TOME II 33

514 LA VIE ET LES OEUVRES

sous un jour trompeur et paradoxal les saintes lois du devoir. Toute sa vie, Rousseau a cultivé avec succès le sophisme ; il est surtout dangereux de l'appliquer aux questions vitales de la morale et de la vertu.

Les Confessions sont encore immorales par les obscénités qu'elles renferment. Quand Rousseau fit ses premières lectures, il sentit lui-même le besoin de s'en excuser : « Je prie, dit-il, les dames qui ont la bonté de m'écouter de vouloir bien songer qu'on ne peut se charger des fonctions de confesseur sans s'exposer aux inconvénients qui en sont inséparables, et que, dans cet austère et sublime emploi, c'est au cœur à purifier les oreilles1. »

Mais l'excuse est mauvaise pour deux raisons : d'abord parce que ces obscénités ne sont souvent que des hors-d' oeuvre, sans lien avec la vie de Rousseau ; au point que ses premiers éditeurs , par pudeur pour leur héros, ont pu en supprimer plu- sieurs, sans même que personne s'en aperçût. En second lieu, ces dames, pas plus que les innom- brables lecteurs des Confessions , ne sont pas en réalité les confesseurs de Rousseau. Il n'a jamais attendu d'eux ni les avis, ni la direction, ni la sen- tence qu'on demande à un confesseur. Si donc il lui a plu d'écrire un livre pour le public, il était tenu, naturellement, à n'y mettre que les choses que le public pouvait sans danger lire et entendre.

Il y a encore un genre de moralité qu'on est en droit d'exiger d'un faiseur de Confessions, c'est la vérité. On l'a dit, la vérité est la morale de l'his-

1. Discours prononcé par I lectures de ses Confessions. Rousseau avant les premières |

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 515

toire. Rousseau se vante d'être absolument et com- plètement vrai dans ses paroles : « Que la trompette du jugement dernier, dit-il, sonne quand elle vou- dra ; je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le Souverain Juge... Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil, quand je l'ai été ; géné- reux, sublime, quand je l'ai été ; j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu Tas vu toi-même, Etre Éternel. » A-t-il été fidèle à ce programme ? Oui et non. Comme physionomie générale, il est sûr que jamais portrait ne fut mieux réussi que le sien. On sait que, dans tous ses livres, il a quelque chose de très per- sonnel, de sorte que, dans tous, on peut dire qu'il se peint, et c'est déjà un grand mérite d'être ainsi tou- jours reconnaissable dans des œuvres si diffé- rentes ; mais dans celui-ci, il fait plus que de se peindre, il se livre tout entier et tout vivant, ses qualités, ses défauts, son caractère, sa nature, tout lui en un mot. Du reste, il ne se ménage en aucune façon et n'est arrêté ni par la honte des aveux, ni par le cynisme des expressions. Il dévoile ses sottises , ses maladresses , ses bassesses avec la même aisance que ses vices et ses défauts.

Il lui est bien permis, après s'être montré si sévère, de se présenter par son beau côté et dédire de lui-même tout le bien qu'il en pense ; et il est certain qu'il en pense beaucoup. Chose remarquable, il est assez rare, quoique non sans exemple, qu'on l'ait pris en flagrant délit de mensonge. Même quand il altère les faits, on peut le plus souvent en attri- buer la cause à des erreurs de son imagination ou de sa mémoire, et jusque dans l'absence de la vérité, lui tenir compte de sa sincérité. Que peut- on lui demander de plus? îNous l'avons dit, la vérité

516 LA VIE ET LES OEUVRES

morale, une juste appréciation des responsabilités, un aveu humble et repentant. Et puis il y a bien des manières d'altérer, sciemment ou non, la vérité, sans dénaturer trop évidemment les faits matériels. On peut les grouper, les présenter par tel ou tel côté, on peut les expliquer. Considérons, par exemple, le temps que Jean-Jacques passa chez Mm0 d'Epinay : nous avons de cette époque deux récits , le sien et celui de Mmc d'Epinay. On peut, à la rigueur, les regarder l'un et l'autre comme sincères , et ils ne difïèrent pas bien sensiblement par les faits. Quelle différence pourtant entre les deux ! A en croire Rousseau, ses Confessions sont la simplicité même ; mais il était bien trop artiste pour n'y pas mettre beaucoup d'art. Ne fût-ce qu'au point de vue de la forme, il avait trop le goût de la belle littérature pour tout dire sans exception et sans choix , et laisser ensuite au lecteur le soin « d'assembler les éléments et de déterminer l'être qu'ils composent. » Nous lui reprocherions presque de s'être montré trop littérateur ; d'avoir trop cherché à frapper l'imagination et à intéresser le public ; d'avoir trop fait le roman et pas assez l'histoire de sa vie. Cela tenait en partie à sa nature, qui était toute d'ima- gination et de sentiment. Chez lui, le rêve prenait toutes les apparences de la réalité, au point qu'il a pu dire que les vraies réalités de sa vie étaient ses rêves. Voudrait-on qu'avec de semblables disposi- tions, il s'en tint prosaïquement aux réalités tan- gibles ? Mais ce serait vouloir le forcer à être autre qu'il n'était, et à écrire autrement qu'il ne voyait et ne sentait. Dans ce qu'il dit, par exemple, des fameux complots dont, pendant quinze ans, il s'est cru victime, les faits sur lesquels il s'appuie peu-

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 517

vent être réels ; en faut-il conclure que les complots le fussent également?

Mais ne convient-il pas qu'il a lui-même suppléé aux lacunes de ses souvenirs par les détails de son imagination ; qu'il a embelli les moments heureux de sa vie des ornements que de tendres regrets venaient lui fournir; qu'il a quelquefois dissimulé, plus souvent exagéré le côté difforme de ses actions \ Mensonges indifférents ou peu importants, si l'on veut, du moins au jugement de l'auteur, mais tout le monde n'est pas obligé déjuger comme lui.

Le but que Rousseau se proposait, en écrivant ses Confessions, étant avant tout un but de justification et de réhabilitation, il importe de savoir comment il a réalisé sa pensée, et jusqu'à quel point le succès devait répondre à son attente.

Quand nous avons entrepris d'écrire cette histoire, le premier document que nous avons consulter a été les Confessions ; puis nous avons lu les autres ouvrages de Rousseau , sa correspondance surtout, et enfin les livres qui parlent de lui, les uns com- posés par ses amis , d'autres par ses ennemis ; mais, de tous ces livres, celui qui, sans contredit, nous a donné la plus mauvaise opinion de notre personnage, a été précisément celui qu'il avait com- posé tout exprès pour en donner une bonne. 11 ne pouvait supporter le mal que ses ennemis disaient de lui, mais nul n'en a dit plus que lui-même. Suppo- sons les Confessions non écrites, que de vilaines choses resteraient ignorées ! Que d'autres peu hono- rables ne pourraient pas être prouvées ! Comme les partisans de Rousseau auraient beau jeu pour le

1. Rêveries, Promenade.

518 LA VIE ET LES ŒUVRES

défendre et pour interpréter ses paroles et ses actions ! Mais en présence d'aveux formels, d'inten- tions dévoilées, on est bien obligé de passer con- damnation.

A-t-on seulement la ressource de lui tenir compte de ses aveux? Non. On est indulgent pour la con- fession repentante, mais non pour la confession orgueilleuse. Celui qui dit : Personne n'est meilleur que moi, et qui consacre deux ou trois volumes à prouver le contraire, confond l'esprit par son au- dace, mais n'appelle point la sympathie. Nul homme n'est meilleur que lui ! Mais s'il veut passer pour bon, qu'il se taise au moins, et n'étale pas cynique- ment, comme il l'a fait, ses turpitudes . Il a traversé bien des états, en est-il un seul il ait montré les qualités, nous ne dirons pas du héros, mais de l'honnête homme? Enfant, il passe son temps à lire des livres obscènes et se livre à des polissonneries avec une petite fille de son âge. Un peu plus tard, il s'échappe de la maison son père l'a placé. Est-ce qu'on manque d'enfants qui valent mieux que lui? Il change de religion sans être convaincu, sauf à en changer plus tard sans motifs plus élevés. L'homme qui traite sérieusement sa foi et sa reli- gion n'est-il pas plus honnête que lui? Domes- tique ou précepteur, il vole ses maîtres et s'amou- rache des jeunes filles qu'il a pour mission d'ensei- gner. Il y a, Dieu merci, des domestiques et des précepteurs probes et honnêtes ; ceux-là valent mieux que Rousseau. Il se livre avec sa bienfai- trice, Mme de Warens, avec celle qu'il appelait maman, à de honteuses amours. Voilà, parait-il, les années heureuses de sa vie. Disons qu'elles en sont les plus infâmes. Pendant ce temps-là, il fait un

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 519

voyage et oublie Mme de Warens dans les bras de Mme de Larnage. Il a des habitudes honteuses qu'il garde toute sa vie. A Venise, il est très fier de sa vertu ; Zulietta et une autre paduona ne laissent pas que de jeter un peu d'ombre sur le tableau. Il rencontre par hasard une fille de bas étage, qu'il ne peut, en quelque sorte, ni ne veut épouser; il espère goûter avec elle les joies de la famille, sans en prendre les charges ; il a s'apercevoir, quoique un peu tard, qu'il n'a fait que se condamner à une vie sans dignité ; il n'en continue pas moins pen- dant plus de trente années, par habitude et par faiblesse, cette union commencée par désœuvrement et par passion ; mais elle a pesé sur son existence toute entière comme un malheur et un remords. C'est à elle qu'il attribue le grand crime de sa vie, l'envoi de ses cinq enfants à l'hôpital. Il faut con- venir que la foule des pères et des mères de famille qui gardent l'honneur du mariage et en remplissent les devoirs, qui aiment leurs enfants, les élèvent, travaillent et se dévouent pour eux, valent infini- ment mieux que Rousseau.

Il devient auteur et entreprend de mettre sa vie d'accord avec ses principes ; c'est ce qu'il appelle sa réforme ; mais son âge mûr ressemble à sa jeu- nesse. Ses habitudes infâmes restent les mêmes, ses relations avec Thérèse restent les mêmes ; il continue à envoyer ses enfants à l'hôpital ; seule- ment ses exigences et sa susceptibilité augmentent, son caractère devient plus détestable, son orgueil ne connaît plus de bornes.

Chez MmP d'Epinay, il mène la vie de tout le monde ; on ne peut pas dire que c'est une vie édi- fiante. Mais, ce que tout le monde ne faisait pas, il

520 LA VIE ET LES ŒUVRES

est maussade et désagréable avec sa bienfaitrice, hargneux avec ses amis ; il se prend d'un amour furieux, insensé pour Mmc d'Houdelot, et cherche à voler à son ami sa maîtresse ; il agit de telle façon qu'il se brouille avec chacun et se fait chasser de la maison hospitalière qui l'a reçu.

Ses ruptures sont légendaires. Jamais homme n'eut tant d'amis et n'en changea si souvent. Il en rejette la faute sur ses amis; il ferait mieux de l'at- tribuer à son mauvais caractère ; on y voit au moins la preuve qu'il ne tenait guère à eux.

Ne pouvant vivre avec ses égaux, il se fait ac- cueillir chez les grands, et, pour les payer de leur hospitalité, il dit du mal d'eux, surtout de Mmc de Luxembourg; il se croit persécuté, tandis que c'est lui qui se rend insupportable à tout le inonde.

Obligé de fuir, à cause de ses théories antireli- gieuses et révolutionnaires, il commence par faire le dévot, mais ne tarde pas à se brouiller avec son pasteur et à se faire chasser de Suisse, comme il s'est fait chasser de France.

Sa patrie se livre à cause de lui à des divisions intestines. On doit reconnaître qu'en général il n'excita pas les esprits ; en tout cas, il ne fit pas ce qu'il aurait faire pour les apaiser. Ses Lettres de la Montagne, par exemple, n'étaient bonnes qu'à armer ses concitoyens les uns contre les autres.

Il va chercher le calme en Angleterre et n'y trouve que de nouvelles tempêtes. Sa querelle avec Hume lui fit d'autant plus de tort que Hume n'eut jamais de difficultés qu'avec lui.

A Trye, il passe son temps à se disputer avec les domestiques. A Grenoble, des susceptibilités ridi- cules hâtent son départ. A Bourgoin et à Monquin,

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 521

l'amitié de M. de Saint-Germain ne peut fixer son humeur. A Paris, nous le voyons actuellement, nous ne découvrons rien qui motive plus qu'ail- leurs son incroyable défi : Nul n'est meilleur que moi.

Et tous ces faits, qui n'ont rien d'héroïque, com- ment les connaissons-nous? Par les Confessions.

Enfin, comme partie intégrante de la vie de Rousseau, il faut citer ses ouvrages, qui en forment en effet la partie la plus durable. Et d'abord ce livre même des Confessions, qui n'est, en quelque sorte, que la prolongation dans la postérité de la vie de l'auteur. Dans ce sens, le livre des Coiifessions est lui-même une action, et s'il propose à l'imitation une vie mauvaise, il est une mauvaise action. Et tout livre est de même, quoique à un moindre degré, une action , une œuvre de l'auteur. C'est pourquoi , nous citerons sans hésiter parmi les mauvaises, et les plus mauvaises actions de Rousseau : sa Nouvelle Héloïse , qui n'est qu'une suite de tableaux enflam- més, bons à incendier les jeunes cœurs ; son Dis- cours sur l'Inégalité et son Contrat social, qui sont le meilleur code de la Révolution ; son Emile, que peu de parents heureusement ont suivi pour l'édu- cation de leurs enfants ; et dans Y Emile, la Profes- sion de foi du Vicaire savoyard, qui vise à la des- truction de toute religion révélée ; et enfin ses Co?ifessio?is, l'on trouve de tout, de la sincérité et beaucoup de sophismes, des théories immorales et du rigorisme, des obscénités et des impiétés ; la diffamation à chaque page : diffamation de Jean- Jacques contre lui-même, ce qui est à peine permis, et diffamation contre les autres, ce qui l'est encore moins ; diffamation contre ses ennemis, et davan-

522 LA VIE ET LES ŒUVRES

tage encore peut-être contre ses amis ; diffamation contre sa première bienfaitrice , Mm0 de Warens , qu'il traîne dans la boue; contre Mme d'Epinay, qui lui a donné mille témoignages de dévouement ; contre Mmc de Luxembourg, qui chercha en toute occasion à lui rendre service ; contre presque tous ceux qui furent ses amis. Il ne pouvait pas se con- fesser, dit-il, sans confesser aussi les autres; mais si sa vie et sa réputation étaient à' lui, la vie privée des autres, l'intérieur des maisons il avait été accueilli comme hôte et comme ami ne lui apparte- naient pas.

Toutefois si Rousseau eut des défauts, il eut bien aussi ses qualités dont on doit lui tenir compte. Sa sincérité à dévoiler ses fautes lui donnait assuré- ment le droit de s'étendre avec la même franchise, et même avec un peu plus de complaisance, sur ses qualités.

Il fut bienveillant; il ne pouvait en quelque sorte, voir souffrir autour de lui. Avec des ressources mé- diocres, il trouvait moyen de donner assez large- ment aux pauvres.

Il fut étranger à la haine, même à l'égard de ceux qu'il croyait ses ennemis. Il ne leur pardonnait pas, si l'on veut, mais il dédaignait leurs injures et ne leur souhaitait pas de mal.

Il fut désintéressé et pratiqua toute sa vie le mépris des richesses. Il eut plus d'une fois occa- sion de s'enrichir et n'en voulut pas profiter. Il est singulier de parler de la dignité de Rousseau ; il est vrai cependant que, dans les questions d'intérêt, il se montra toujours probe et digne. Sans doute, il eut l'ostentation de la simplicité ; mais ce genre d'ostentation eut au moins l'avantage de l'aider à garder la probité.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 523

Malgré sa devise : Vitam impendere vero , nous croyons qu'il passa sa vie à dire le contraire de la vérité. Nous ne sommes pas éloigné cependant de penser qu'il eut souvent un certain genre de sincé- rité ; il fut un sophiste, il ne fut pas précisément un menteur. Que de fois il eut, pour l'excuser, la bonne foi et la folie.

Il se piquait d'une fidélité scrupuleuse à sa parole et à ses promesses, et poussait cette qualité jusqu'à l'excès. Voici une anecdote qu'on cite à ce sujet '. Il n'avait pas vu depuis plusieurs jours le comte Du- prat, un de ses meilleurs amis. Il apprend que le comte est malade, mais il s'est promis de ne faire aucune visite ; rien au monde ne le ferait manquer à sa résolution. Cependant, un jour qu'il passe devant sa porte, il n'y tient plus, il se précipite dans sa chambre, le serre dans ses bras. De sorte que, dans ce combat entre son cœur et ses prin- cipes, la victoire resta à son bon cœur. Ses amis lui font beaucoup d'honneur de ce trait et le met- traient volontiers dans la morale en action : conve- nons qu'il faut qu'une vie soit bien dénuée d'actes de vertu pour qu'on sente le besoin de rapporter celui-là, et que Jean-Jacques Rousseau aurait mieux fait de mettre ses principes à visiter ses amis quand ils étaient malades , qu'à se renfermer dans cette sotte supériorité qui reçoit toutes les avances et n'en veut faire à personne.

Enfin , Rousseau eut des idées généreuses et des aspirations constantes vers la vertu. Des aspirations à la vertu? Mais qui donc n'en a pas? Le cœur hu- main est un composé de tous les contraires ; il n'y

1. Recueil des romances deJ.-J. Rousseau, éditées par Lakanal.

524 LA VIE ET LES ŒUVRES

a ni une vertu ni un vice dont il ne contienne le germe. Nous ne reprocherons donc pas à Rousseau ses passions et ses penchants mauvais ; tout le monde en a ; mais nous lui reprocherons de s'y être laissé aller. De même, on nous permettra de ne pas priser trop haut ses aspirations, ni même ses qualités naturelles ; les qualités ne sont pas des vertus. Ce qu'il faut considérer avant tout, ce sont les efforts énergiques et constants pour refouler les aspirations mauvaises et assurer le triomphe des bonnes.

Ne cherchons même pas à établir une sorte de balauce entre les qualités et les défauts, entre le bien et le mal. Rousseau n'aurait assurément rien à gagner à cette épreuve ; mais , fùt-elle en sa faveur, qu'elle ne ferait pas encore de lui l'homme excellent qu'il prétend être. L'homme bon est celui qui accomplit strictement son devoir, et il en coûte quelquefois pour l'acomplir ; c'est le mari fidèle, le père attentif, l'ami sûr, le magistrat intègre. L'homme excellent est celui qui pousse l'accomplis- sement de son devoir jusqu'à l'héroïsme ; c'est le soldat qui donne sa vie pour sa patrie, c'est le mé- decin qui affronte les épidémies, le martyr qui meurt pour sa foi. C'est aussi celui qui, sans né- gliger le devoir, va au-delà du devoir ; c'est saint Vincent de Paul se chargeant des fers d'un galé- rien ; c'est le missionnaire, qui va, au péril de sa vie, porter la bonne nouvelle, la civilisation et le salut aux nations les plus déshéritées ; c'est la sœur de charité, qui enferme sa jeunesse dans un hôpital, pour le soulagement des pauvres et des petits.

Dans quelle catégorie rangerons-nous Rousseau? lui qui, sous prétexte d'une fausse indépendance, a

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 525

toujours fui le devoir; qui a-, dans sou mariage et dans sa conduite à l'égard de ses enfants, fui les devoirs de la famille; qui a, dans son abdication du titre de citoyen , fui les devoirs du patriotisme ; qui a même, d'une certaine façon, par ses excen- tricités et ses théories sociales, fui les devoirs en- vers la société et l'humanité. Aussi, en fait de vertu, ne lui en demandez que tout juste ce qui lui convenait et lui plaisait. Ne lui demandez pas, par exemple, de pousser la bienveillance jusqu'au dé- vouement, la charité jusqu'au sacrifice. Il voulait bien penser aux autres, mais avant tout il pensait à lui-même et tenait à ne pas se gêner.

Trois causes ont paralysé la vertu de Rousseau : le naturalisme, Fégoïsme et la faiblesse.

Des qualités, quelque bonnes qu'elles soient, qui ne seraient que l'effet d'un heureux caractère et de dispositions naturelles, témoigneraient de peu de vertu et de mérite. La vertu sans l'effort n'est plus la vertu. Rousseau n'eut pas toutes les qualités, tant s'en faut ; mais celles qu'il eut, il se vantait de les devoir uniquement à sa nature. Il n'admet pas l'effort ; il ne comprend pas la victoire sur soi-même ; ce qui signifie, selon nous, qu'il ne comprend ni n'admet la vertu1. Nous voulons croire que, plus d'une fois, pour paraître rester fidèle à son sys- tème, il s'est calomnié lui-même; qu'il s'est élevé au-dessus de ses inclinations et de ses passions ; mais ces actes, heureusement illogiques, ne peuvent être que l'exception.

L'égoïsme n'est qu'une variété du naturalisme. Quand, par système, on ne suit que son inclination,

1. Voir ci-après, à l'examen des Dialogues et des Rêveries.

526 LA VIE ET LES ŒUVRES

on est vite porté à tout rapporter à soi. L'orgueil de Rousseau a élevé cette disposition à une puis- sance prodigieuse. ISe se gênant pour personne, trouvant tout naturel que les autres se gênent pour lui, on peut prendre ses actions les unes après les autres ; toutes , sans exception , sont marquées au coin de l'égoïsme. Il ne se donne pas même la peine de s'en cacher. On le voit dans ses conversations, dans ses lettres , dans ses Confessions, et mieux encore dans les faits ; en tout et partout, il se fait le centre autour duquel le reste doit converger, le personnage en présence duquel les autres comptent à peine et sont, pour ainsi dire, absorbés.

Rousseau fut faible toute sa vie ; non seulement faible contre lui-même et ses passions ; mais il fut dénué de toute énergie morale, de ce nerf de l'âme sans lequel il est impossible de s'élever. Sa faiblesse, jointe à la douceur de ses mœurs, put le préserver des grands excès ; il est plus certain qu'elle arrêta son essor, le rendit le jouet des événements et lui inspira bien des sottises. C'est le caractère qui fait l'homme. Vir esto : Soyez homme, ayez du carac- tère. Rousseau manqua de caractère ; il ne fut pas même un homme. Toute vie d'homme exige, pour être, non pas parfaite, mais simplement régu- lière, un certain équilibre entre les facultés. Rous- seau manquait complètement de cet équilibre, et notamment il avait l'âme infiniment au-dessous du génie. Il est triste de voir un personnage de sa va- leur à la merci d'une Thérèse Le Vasseur, pillé par la famille de cette fille, et osant à peine s'en plaindre, traîné par elle de pays en pays et en changeant dix fois au gré de son humeur. Et dans ses difficultés à l'occasion de son Emile, et dans ses

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 527

rapports avec sa patrie, que de défaillances de toute sorte ! Et les complots dont il se croyait en- touré, n'avaient-ils pas pour première cause la faiblesse de son caractère? Rousseau n'avait d'énergie que la plume à la main; en face des événements, il était entièrement désarmé. Ce contraste entre ses écrits et sa conduite est flagrant. On dirait qu'il s'en apercevait et qu'il s'en affligeait. Mais sa fai- blesse ne fut pas seulement une des causes princi- pales de son malheur; elle le fut aussi de ses fautes. On a dit que Rousseau réunissait en lui la sensi- bilité d'une femme, l'imagination d'un oriental, la sensualité d'un enfant, l'impétuosité d'un sauvage, l'amour-propre d'un artiste, la vigueur d'un athlète et la faiblesse d'un amoureux ; qu'en lui la souplesse du tacticien et la ténacité du dialecticien se joi- gnaient à la fierté du plébéien de génie et à la sa- gacité du psychologue; qu'enfin la passion géné- reuse du bien moral agitait et enflammait tout cela (Henri-Frédéric Amiel). A cette caractéristique un peu longue, M. F. Brunetière en voudrait substi- tuer une autre qui la complète et la résume. D'a- près lui, Rousseau fut un lyrique : il le fut par le rythme et le mouvement de son style ; il le fut sur- tout par l'exaltation du sentiment personnel et l'é- mancipation absolue du moi qui distingue ses écrits. Tandis que les grands écrivains du xvne siècle, re- gardant le moi comme haïssable, auraient rougi d'étaler leurs passions dans leurs œuvres et d'appe- ler sur leur personne l'attention qu'ils ne deman- daient que pour leurs idées, Rousseau, non seule- ment dans ses Confessions , mais dans presque tous ses livres, n'écrit, pour ainsi dire, que pour se ra- conter lui-même ; de même que, dans toute sa vie,

:ï28

LA VIE ET LES ŒUVRES

il ne pense et n'agit que pour tout rapporter à lui seul. Il est ainsi le père incontesté du Romantisme et de presque toute la littérature moderne, l'ancêtre des Goëte, des Henri Heine, des Byron, des Schiller, des Lamartine, des Hugo, des Michelet \

Bien plus, cette même exaltation du moi qui a été le principe du talent de Rousseau , a été éga- lement la cause de sa maladie et de sa folie. Rous- seau n'est pas le premier qui soit devenu fou par orgueil, c'est-à-dire par une sorte de paroxysme du moi2. En admettant que l'auteur donne au mot lyrisme un sens plus étendu qu'on ne le fait d'ha- bitude, il n'en reste pas moins que l'orgueil, l'égoïsme, le moi en un mot, sous une forme ou sous une autre, est la caractéristique simple et com- plète de Rousseau tout entier, de son talent, comme de son caractère et de sa folie, et, dans ce sens, nous croyons que la pensée de M. Brunetière est parfaitement juste.

En somme , les Confessions sont la vilaine histoire d'un vilain personnage. Assez véridiques au fond, leur lecture ne peut faire que du tort à l'auteur et laisser une dangereuse impression au lecteur. Elles sont intéressantes, c'est vrai; elles sont écrites dans un style inimitable ; mais l'intérêt et le style ne sont pas tout. Et ce sensualisme effronté et perpé- tuel, cet oubli de la pudeur, ces tableaux sédui- sants du vice, ces enchaînements de circonstances qui mènent fatalement à la violation du devoir, ces peintures passionnées d'une vie de désordre, cette

1. Le Mouvement littéraire au XIX» siècle, par F. Brunetière. Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1889. 2. Article du

même auteur sur la maladie et la folie de Rousseau. Re- vue des Deux Mondes, 1er fé- vrier 1890.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 529

suprématie accordée au bonheur, ou plutôt au plaisir, sur le devoir; et d'un autre côté, ces idées fausses, ces situations impossibles, ces erreurs de conduite présentées comme des vertus, cette vie décousue, déclassée , sans règle , sans frein , présentée comme un modèle, tout cela constitue un danger évident et perpétuel.

Il était dans la destinée des livres de Rousseau de susciter des controverses; celui-ci n'y faillit pas plus que les autres. Parmi ses prùneurs à outrance se distingua Ginguené1. À l'en croire, Rousseau devait faire ses Confessions , et il les a faites pré- cisément clans les termes et dans les conditions il devait les faire. Le mal qu'il dit de Mmo de Wa- rens, de Mmc d'Epinay et de tant d'autres, l'intérêt de son honneur, d'une légitime défense, et même d'une légitime vengeance l'autorisaient à le dire. Si sa vie ne peut pas être partout proposée en exemple, la manière dont il se jug'e, se condamne et se relève fait néanmoins de son livre un modèle. La lecture en est saine, salutaire, fortifiante , et l'on ne saurait trop s'en pénétrer pour apprendre à bien vivre.

Il fallait qu'on fût bien engoué de Rousseau pour que de tels jugements pussent se faire accepter par l'opinion. Ils ne passèrent pourtant pas sans quelques protestations. La réponse était facile; La Harpe, entre autres, se chargea de la faire2. La Harpe, qui avait été l'ami, presque le disciple de Voltaire, goûtait peu le talent de Rousseau. Il reconnaît ce-

1. Lettres sur les Confessions de J. J. Rousseau par GiN- guené, 1791 (adressées à une dame, Mmo de la Tour). 2. Examen de l'ouvrage de Gin-

guené intitulé : « Lettres sur les Confessions de Jean-Jacques Rousseau » par La. Harpe; cinq articles insérés au Mer- cure, 4e trimestre 1792.

3i

530

LA VIE ET LES ŒUVRES

pendant le mérite littéraire des Confessions ; mais, comme il le dit, de prétendre justifier l'homme, Gingriené n'y réussira pas plus que Rousseau lui- même. La Harpe s'attache surtout à montrer le mi- sérable rôle de Rousseau vis-à-vis de tous ceux avec qui il fut en rapports ou qu'il regarda comme ses ennemis1 : Choiseul, d'Alembert, Hume, Diderot, et jusqu'à un certain point Voltaire, quoique Vol- taire ait eu aussi sa large part, de torts. Ses en- nemis, dit-il , étaient en Suisse et non pas en France; ou plutôt son principal ennemi et le premier auteur de ses malheurs était lui-même.

Servan n'avait pas attendu la publication de la fin des Confessioiis pour protester contre l'abus des personnalités qu'on rencontrait à chaque page de la partie qui en avait paru, ainsi que des Promenades et des Extraits de la Correspondance . « Ces écrits, dit-il, auraient être supprimés. Ils nuisent aux personnes qu'ils censurent, et peut-être même à celles qu'ils louent, à celles qu'ils font deviner, à celles qu'ils menacent... Rousseau se plaint beau- coup des autres; mais en somme il a été un des auteurs les plus accusateurs et le moins accusés. » On ne l'a bien sérieusement accusé que sur deux points: ses enfants et ses bienfaiteurs. Ses enfants il suffit de le lire. Ses amis et ses patrons. Presque toujours il commence par l'encensoir et finit par le soufflet2.

1. CERUTTI, Journal de Paris, janvier 1790, a cherché à ven- ger d'Holbach des accusations portées contre lui par Rous- seau. — 2. Réflexions sur les Confessions de J.-J. Rousseau,

par Servan, insérées dans le Journal encyclopédique de 1783. Voir aussi Gh. Estienne, Essai sur les Confessions. 1 vol. in-8, 1856.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 531

Il est possible qu'on juge mieux à distance : écoutons Sainte-Beuve; il a surtout examiné les Confessions au point de vue du style. C'en est le côté le moins important et le plus facile à justifier; mais à propos du style, il jette bien aussi un coup d'oeil sur le reste. Il ne ménage pas à Rousseau les louanges. Il reconnaît en lui l'écrivain qui a fait faire à la langue du xvmc siècle les plus grands progrès. Jean-Jacques, dit-il, est l'écrivain du sen- timent et de la vie domestique, l'inventeur de la rêverie, le peintre de la nature ; mais il a aussi ses défauts, et, chose remarquable, ses défauts de style tiennent pour la plupart aux défauts de l'homme. Son style, comme sa vie, a contracté quelque chose des vices de sa première éducation et des mauvaises compagnies qu'il a hantées d'abord. « Il ne semble pas se douter qu'il existe certaines choses qu'il n'est pas permis d'exprimer, qu'il est certaines expres- sions ignobles , dégoûtantes , cyniques dont l'honnête homme se passe et qu'il ignore. Rousseau quelque temps a été laquais ; on s'en aperçoit à plus d'un endroit de son style. Il ne hait ni le mot ni la

chose1 »

On a beaucoup lu les Confessions ; on aurait mieux fait de les lire moins ; on a tenté de les excuser par- fois, rarement de les justifier, et elles sont en effet injustifiables. Rousseau a dit de son roman de pré- dilection, la Nouvelle Héloïse : « Toute fille qui en osera lire une seule page est une fdle perdue; » il aurait pu le dire à plus juste titre encore du roman de sa vie.

1. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. III, 1«50.

532 LA VIE ET LES OEUVRES

IV

Le xviii0 siècle a inauguré l'ère des Constitutions écrites. Rousseau avait déjà fait, ainsi que Mably, un projet pour les Corses; il se trouva appelé, et de nouveau encore avec Mably, à en faire un autre pour les Polonais. On dirait qu'ils étaient reconnus comme les deux grands fabricants de Constitutions. Nous n'avons pas à juger le travail de Mably. Il était le mieux étudié des deux, puisque l'auteur avait été passer une année en Pologne ; il n'en était pas beaucoup meilleur pour cela. Jean-Jacques n'eut pas la même ressource et travailla simplement sur des notes et mémoires que lui remit un noble Polonais, le comte de Wielhorski; mais avec l'ha- bitude qu'il avait de voir tout en lui-même et à la couleur de son imagination , on peut douter qu'un voyage en Pologne lui eût beaucoup servi.

Sans prétendre que les Considérations sur le Gouvernement de Pologne soient la contre-partie du Discours sur l'Inégalité et du Contrat social , il est certain qu'elles en diffèrent profondément. Cela tient sans doute à la différence des points de vue. Pourquoi ne pas admettre aussi que les idées de l'auteur avaient reçu de l'expérience et du temps d'heureuses modifications ?

Rousseau eut peu de mérite à montrer les défauts de la vieille constitution polonaise. Ces défauts étaient évidents; tout le monde les apercevait ; mais on doit lui savoir gré de la réserve et de la prudence dont il fit preuve à propos d'institutions aussi imparfaites. « Je ne dis pas, écrit-il au chapitre Ier, qu'il faille

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 533

laisser les choses dans l'état elles sont ; mais je dis qu'il n'y faut toucher qu'avec une circonspec- tion extrême. » « N'ébranlez jamais brusquement la machine, dit-il ailleurs1. » Il pousse si loin cet esprit, qu'on peut appeler l'esprit conservateur, qu'il n'admet même pas qu'on procède brusquement aux changements les plus désirables. « Affranchir les peuples de la Pologne, dit-il, est une grande et belle opération, mais hardie, périlleuse, et qu'il ne faut pas tenter inconsidérément. Parmi les précau- tions à prendre, il en est une indispensable et qui demande du temps ; c'est, avant toute chose , de rendre dignes de la liberté et capables de la supporter les serfs qu'on veut affranchir2. » « Rien de plus dé- licat que l'opération dont il s'agit; car enfin, bien que chacun sente quel grand mal c'est pour la Ré- publique que la nation soit, en quelque sorte, ren- fermée dans l'ordre équestre, et que tout le reste, paysans et bourgeois, soit nul, tant dans le gouver- nement que dans la législation, telle est l'antique constitution. » L'ouvrage renferme de bonnes choses sur cette noblesse et cette bourgeoisie alors fermées, et que l'auteur aurait voulu rendre accessibles et ouvertes 3. Mais il devait arriver qu'on n'écouterait pas ses bons conseils et qu'on ne tiendrait compte que des mauvais. « Les troupes réglées, dit-il, perte et dépopulation de l'Europe, ne sont bonnes qu'à deux fins : ou pour attaquer et conquérir les voisins, ou pour enchaîner et asservir les citoyens... Tout citoyen doit être soldat par devoir, nul ne doit l'être par métier... Une seule chose suffit pour

1. Ch. xv. Conclusion. 2. | Jugement. sur la Polijsijnodie,de

Jd., ch. vi. 3. Voir aussi dans le même ordre d'idées :

l'abbé de Saint-Pierre.

534 LA VIE ET LES ŒUVRES

rendre un pays impossible à subjuguer, l'amour de la Patrie et de la liberté, animé par les vertus qui en sont inséparables1. » La suite a montré ce qu'on devait penser de ces déclamations ; mais il a fallu les dures leçons de nos dernières défaites pour en faire justice.

Il serait long de rappeler tous les plans de Rous- seau. Il semble avoir obéi à deux idées fondamen- tales : d'abord l'imitation des anciens, et en second lieu le désir de stimuler l'amour de la patrie et de faire une constitution vraiment nationale. Rousseau a toute sa vie été entiché de Sparte et de Rome. Il les prend ici sans cesse pour modèles. Sparte agis- sait ainsi ; Rome se conduisait de telle façon ; ces seuls mots le dispensent de toute autre raison. Aussi voudrait-il que sa Constitution fût, en quelque sorte, la résultante de l'esprit supérieur des Spar- tiates et des Romains et de l'esprit national des Polonais; car il faut lui rendre cette justice qu'il ne néglige pas non plus l'esprit national. L'esprit na- tional est excellent ; il est bon de mettre sous les yeux l'image de la Patrie ; encore est-il que, jusque dans les meilleures choses, il faut se garder de l'exagération. On ne saurait trop aimer sa patrie ; mais ce serait mal la servir que de passer sa vie à lui déclarer son amour. On n'est pas seulement citoyen, on est aussi membre d'une famille ; on est artisan, commerçant, industriel. On dirait que Jean- Jacques, non seulement n'a songé qu'à former des citoyens, ce qui est en effet le but principal d'une constitution politique, mais qu'il ne laisse de place

1. Considérations, etc. ch. xn. 1 partie, lettre 14e, note. Cf. avec Nouvelle Héloïse, 2e |

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 535

dans la vie pour rien autre chose que pour les fonctions de citoyen. Ici, il avait l'exemple des anciens, qui, comme il le dit ailleurs, n'étaient par métier ni soldats, ni juges, ni prêtres, mais étaient tout par devoir1. Justement la Pologne, avec ses serfs et son ordre équestre privilégié , se trouvait dans une situation analogue. Mais, sans faire le procès de la cité antique, il ne faut pas oublier une différence essentielle, c'est que, dans le plan de Rousseau , le servage était destiné à disparaître , pour faire place à un état plus normal. Du reste, l'auteur des Discours sur les Sciences et sur l'Iné- galité restait simplement fidèle aux idées de sa vie entière, quand il prétendait reléguer au nombre des institutions malfaisantes une foule de choses qu'on décore du nom de prospérité nationale : les lettres, les arts, le commerce, l'industrie, les troupes réglées, les places fortes, les académies, les bons systèmes de finances, en un mot tout ce qui fomente le luxe matériel et le luxe de l'esprit. Ne va-t-il pas jusqu'à proposer aux Polonais de sacrifier une partie de leur territoire et de resserrer leurs limites. Car, dit-il, tous les grands peuples gémissent dans l'anarchie et l'oppression ; il n'y a que les petits Etats qui prospèrent, par cela seul qu'ils sont petits. Mais il se console en pensant que les Russes, leurs voisins, pourront bien leur rendre le service d'une bonne amputation, ce qui en effet ne tarda pas à arriver2.

L'ouvrage de Rousseau, fait à la prière d'un séna- teur sans mandat, n'avait aucun moyen de s'imposer. Susceptible tout au plus d'agir à la longue sur

1. Gh. xi. —2. Gh. x.

536 LA VIE ET LES ŒUVRES

l'opinion, il restait sans influence sur la marche immédiate des événements. Ses conseils et ses plans auraient-ils sauvé les Polonais ? Il est au moins permis d'en douter ; mais les puissances voisines ne leur laissèrent pas le temps d'en essayer, quand même ils l'auraient voulu. Le livre de Rousseau date du printemps de 1772 ; le o août de la même année, avait lieu le premier partage de la Pologne.

Dans un livre comme les Considérations sur le gouvernement de Pologne, Rousseau pouvait, au milieu de beaucoup d'idées fausses, garder la luci- dité et la sérénité de son esprit. Il n'en était plus ainsi quand il parlait de lui-même. Alors sa tète se troublait, sa raison l'abandonnait, il était en proie à une hallucination véritable ; il n'y a qu'une chose qui ne l'abandonnait jamais, c'était son style. Il n'est pas, du reste, le premier fou qui, en dehors de l'objet précis de sa folie, ait conservé toute sa force de tête et de raisonnement. Ces réflexions s'appli- quent aux deux derniers ouvrages de Rousseau, les Dialogues et les Rêveries.

Les Dialogues surtout sont éminemment propres à faire connaître le caractère de Rousseau, tel qu'il était devenu sous l'influence de ses tristes préven- tions. « On ne peut douter, dit Grimm, qu'en écri- vant ceci , Rousseau ne fût parfaitement fou ; et il ne parait pas moins certain qu'il n'y a que Rous- seau dans le monde qui ait pu l'écrire1. »

1. Corr. lill., juillet 1780.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 537

Les Dialogues, dont le titre exact est : Rousseau juge de Jean-Jacques, sont une sorte de complément des Confessions. Ils ont la prétention d'être une justification de l'auteur ; mais une justification de crimes imaginaires. Jean-Jacques pose en principe que le monde entier est ligué contre lui, et il s'in- génie à en découvrir les prétextes, afin de les détruire. Il fait, dit-il, la part la plus belle à ses ennemis et cherche avec une entière bonne foi tout ce qu'ils auraient pu inventer contre lui. « Car, pour ne pas combattre une chimère, il fallait bien supposer des raisons au parti approuvé et suivi par tout le monde '. » Mais qu'est-ce donc que de sup- poser des raisons, sinon s'en prendre à des chi- mères? Dans cet examen si approfondi, Jean-Jac- ques n'oublie qu'une chose, c'est de s'assurer qu'il a des ennemis. Son système, qui semble parfai- tement lié, est tout hypothétique ; c'est un édifice en l'air auquel on ne voit pas de base. Peu de faits, mais beaucoup d'idées moroses, de considérations générales, de suppositions ridicules, tel en est le résumé. Rousseau regrette d'avoir écrit un livre si long. Que n'en supprimait-il les longueurs et les répétions ; il l'aurait ainsi réduit facilement de moitié. Les Confessions ont, sous ce rapport, un bien autre intérêt.

11 parait que Jean- Jacques tenait beaucoup à sa réputation de musicien, car il revient à dix reprises sur son Devin et ses autres œuvres musicales. Mais qui donc lui en contestait la paternité à l'époque il écrivit ses Dialogues ? Pas plus du reste qu'on ne lui contestait celle de la Nouvelle Héloïse et de

1. Dialogues. Introduction.

538 LA VIE ET LES ŒUVRES

tous ses livres ; pas plus qu'on ne lui attribuait méchamment d'autres ouvrages qu'il n'avait, pas faits ; pas plus qu'on ne lui supposait une fortune qu'il ne possédait pas, des intentions perverses qu'il n'avait pas ; pas plus qu'on ne songeait à lui ravir « l'honneur, la justice, la vérité, la société, l'atta- chement, l'estime, » ou qu'on ne prenait à tâche de lui ôter ses amis, de le livrer à l'opprobre, de l'a- buser, de le tromper par les dehors les plus hypo- crites. Il dit qu'il fait la part belle à ses ennemis; il serait plus exact de dire qu'il porte contre eux les accusations les plus graves : le mensonge, la fourberie, les trahisons, la cruauté, l'injustice1.

La partie la plus curieuse du livre est celle l'auteur se juge lui-même 2. « Au physique Jean- Jacques, dit-il, n'est assurément pas un bel homme; il est petit et il s'apetisse encore en baissant la tête. Il a la vue courte, de petits yeux enfoncés, des dents horribles , ses traits altérés par l'âge n'ont rien de fort régulier. » On voit qu'il ne se flatte pas dans le portrait qu'il fait de sa personne. Il n'en est pas moins furieux contre tous ses peintres, sur- tout contre Ramsay, qui l'ont défiguré à plaisir, pour faire de lui un objet d'horreur au genre hu- main. Au moral, « c'est un homme sans malice plutôt que bon ; une âme saine, mais faible, qui adore la vertu sans la pratiquer ; qui aime ardemment le bien et qui n'en fait guère... Doux et compatissant jusqu'à la faiblesse, facile à prendre et à subjuguer par les caresses, mais préférant son repos à tout... Egalement étranger à l'orgueil, à la vanité et à la modestie ; content de sentir ce qu'il est, et n'ayant

1. 7,r Dialogue. 2. //• Dialogue.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 539

jamais songé à se mesurer avec un autre... Violent dans ses premiers moments. Passant sa vie à faire de grandes et courtes fautes, et à les expier par de vifs et longs repentirs. Sans prudence, sans présence d'esprit ; d'une balourdise incroyable, disant égale- ment ce qui lui sert et ce qui lui nuit, sans même en sentir la différence... En un mot, dérivant plus que qui que ce soit de son seul tempérament, et demeuré, malgré l'adversité, les hommes et les ans, tel que l'a fait la nature... Parlant peu et parlant mal; ayant rarement de l'esprit; plus rarement encore en ayant à propos... Tout ce qui n'affecte pas sa sensibilité, tout ce qui n'est que de pure curiosité est pour lui dépourvu d'existence et ne se fixe pas dans sa mémoire... Quant à la sensibilité morale, jamais homme n'en fut autant subjugué. Le besoin d'attacher son cœur, satisfait avec plus d'em- pressement que de choix, a causé tous les malheurs de sa vie... Les déceptions ne l'ont pourtant pas rendu misanthrope. Jamais sentiment de haine ou de jalousie contre aucun homme ne prit racine au fond de son cœur; jamais on ne l'ouït déprécier ou rabaisser les hommes célèbres pour nuire à leur réputation. »

« Voulez-vous donc connaître à fond ses mœurs et sa conduite : étudiez bien ses inclinations et ses goûts. Cette connaissance vous donnera l'autre par- faitement ; car jamais homme ne se conduisit moins sur des principes et des règles, et ne suivit plus aveuglément ses penchants. Prudence, raison, pré- caution, prévoyance ; tout cela ne sont pour lui que des mots sans effet. Quand il est tenté, il succombe; quand il ne l'est pas, il reste dans sa langueur. Par là, vous voyez que sa conduite doit être iné-

540 LA VIE ET LES ŒUVRES

gale et sautillante... Enfin, jamais il n'exista d'être plus sensible à l'émotion et moins formé pour l'action. »

« Jean-Jacques ne sera pas vertueux. Comment, subjugué par ses penchants, pourrait-il l'être ? n'ayant toujours pour guide que son propre cœur, jamais son devoir ni sa raison. Comment la vertu, qui n'est que travail et combat, régnerait-elle au sein de la mollesse et des doux loisirs. Il sera bon parce que la nature l'aura fait tel ; il fera du bien, parce qu'il lui sera doux d'en faire. Mais s'il s'agis- sait de combattre ses plus chers désirs et de déchi- rer son cœur pour remplir son devoir, le ferait-il aussi? C'est douteux. La loi de la nature, sa voix du moins ne s'étend pas jusque-là. Il en faut une autre alors qui commande, et que la nature se taise. »

Pour compléter le portrait qu'il fait de lui-même, on pourrait y ajouter quelques traits d'un morceau destiné peut-être à faire partie des Dialogues. « J'étais fait pour être le meilleur ami qui fût jamais ; mais celui qui devait me répondre est encore à venir... Pour de l'argent et des services, ils sont toujours prêts ; j'ai beau refuser ou mal recevoir, ils ne se rebutent point et m'importunent sans cesse de sollicitations qui me sont insupportables. Je suis accablé de choses dont je ne me soucie pas ; les seules qu'ils me refusent sont les seules qui me seraient douces; un sentiment doux, un tendre épanchement est encore à venir de leur part, et l'on dirait qu'ils prodiguent leur fortune et leur temps pour épargner leurs cœurs... De quelque prix que soit un présent , et quoi qu'il coûte à celui qui l'offre, comme il me coûte encore plus à recevoir,

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

541

c'est celui dont il vient qui m'est redevable. C'est à lui de n'être pas un ingrat1. »

Sans vouloir souscrire à tous les traits de ces tableaux, il est certain que nous n'aurions pas été partout aussi sévère que Rousseau l'est contre lui- même. Mais il est bien certain aussi qu'il n'aurait pas souffert patiemment que tout autre eût dit de lui la centième partie de ce qu'il en disait lui- même.

S'il semble d'ailleurs faire bon marché de sa personne, il compte sur ses livres pour le réhabi- liter auprès de tout homme ami de la justice et de l'honnêteté2. Cependant il reconnaît que, d'un autre côté, ils contiennent aussi le secret de toutes les haines qui se sont amassées contre lui. Il a dit la vérité à tous ; aussi s'est-il aliéné tout le monde. Mais comme, dans ses livres, on découvre bien, dit-il, l'homme sous l'écrit; comme on y voit la grandeur et la vérité de ses principes, l'honnêteté de ses mœurs, la bonté de son cœur!... A qui- conque douterait de ses mœurs et de sa conduite, ses livres sont pour répondre; qu'on les lise, et surtout qu'on les compare avec les critiques qui lui ont été adressées, avec les trames qui ont été our- dies contre lui! Mais arrêtons-nous : quand il est à l'article des complots il n'a plus sa raison.

Il fallait que tout fût singulier dans ce livre des Dialogues, fruit de quatre années d'un douloureux travail. Jean-Jacques a fait lui-même l'histoire des moyens qu'il tenta pour en assurer la publication 3.

1. Mon portrait. Morceaux tirés des f , agments épars dans la bibliothèque deNeufchâtel. Publié par Streickeisen-

MOULTOU, Œuvres et Correspon- dance inédites de J.-J. Rous- seau. — 2. ///c Dialogue. 3. Histoire du précédent écrit.

542 LA VIE ET LES OEUVRES

A l'en croire, cela n'était pas chose facile. Entouré d'ennemis comme il l'était, « frappé de l'insigne duplicité de Duclos, qu'il avait estimé au point de lui confier ses Confessions, et qui, du plus sacré dépôt de l'amitié, n'avait fait qu'un instrument d'imposture et de trahison; » n'ayant plus personne sur qui il pût compter, il résolut de se confier uni- quement à la Providence. Il imagina à cet effet de faire une copie de son ouvrage et d'aller la déposer sur le grand autel de l'église Notre-Dame, espérant que le bruit de cette action empêcherait la suppres- sion du manuscrit, et peut-être le ferait arriver jusque sous les yeux du Roi. Il mit sur le paquet la suscription suivante :

« Dépôt remis à la Providence. « Protecteur des opprimés, Dieu de justice et de vérité, reçois ce dépôt, que remet sur ton autel et confie à ta Providence un étranger infortuné, seul, sans appui, sans défenseur sur la terre, outragé, moqué, diffamé, trahi de toute une génération, chargé, depuis quinze ans, à l'envi, de traitements pires que la mort et d'indignités inouïes jusqu'ici parmi les humains, sans avoir pu jamais en ap- prendre au moins la cause. Toute explication m'est refusée, toute communication m'est ôtée ; je n'at- tends plus des hommes, aigris par leur propre in- justice , qu'affronts , mensonges , trahisons. Provi- dence éternelle , mon seul espoir est en toi ; daigne prendre mon dépôt sous ta garde et le faire tomber en des mains jeunes et fidèles, qui le transmettent exempt de fraudes à une meilleure génération. »

Au verso était écrit un appel désespéré à qui- conque deviendrait l'arbitre de l'ouvrage. Puis, le samedi 24 février 1776, sur les deux heures, il se

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

543

rendit à Notre-Dame. Mais, par suite d'une erreur ou de toute autre cause, il trouva les grilles fer- mées. Alors il est saisi de vertige, comme un homme qui tombe en apoplexie ; tout son être est bouleversé ; il ne sait plus il est et croit voir le ciel même concourir à l'iniquité des hommes. « Je sortis, dit-il, rapidement de l'église, résolu de n'y rentrer de mes jours, et me livrant à toute mon agitation, je courus tout le reste du jour, errant de toutes parts, sans savoir ni j'étais ni j'allais, jusqu'à ce que, n'en pouvant plus, la lassitude et la nuit me forcèrent de rentrer chez moi, rendu de fa- tigue, presque hébété de douleur. »

Cependant, la réflexion lui donnant une vue plus nette des choses, il voulut espérer qu'il existait en- core au moins ' un honnête homme dans le inonde et porta son manuscrit à Condillac; mais il fut peu satisfait de l'accueil qui lui fut fait et eut le pres- sentiment d'une nouvelle déception. Il se trompait cependant ; Condillac se montra fidèle dépositaire. Il légua le manuscrit à l'abbé de Reyrac, lequel le rendit, avant de mourir, à la famille de Condillac. On se proposait de le publier, en 1801 ; mais une autre personne avait pris les devants1. Rousseau, en effet, avait eu l'occasion de voir aussi un jeune Anglais , nommé Brooke Boothby, qu'il avait eu pour voisin à Wootton. Cette rencontre lui parut un bienfait de la Providence. Il avait recopié une partie du livre; il la remit à son jeune ami, lui

1. Bachaumont, 27 novem- bre 1770 (addition) ; 10 janvier 1783. GrïMM, Corr. litt., juil- let 1783. La Clef du Cabinet des Souverains, 27 fructidor an

VIII, article de A. Barbier. Ce manuscrit de Rousseau est actuellement à la bibliothèque de la Chambre des députés.

544

LA VIE ET LES ŒUVRES

promettant le reste pour l'année suivante. Brooke Boothby fit paraître à Londres, en 1780, le premier dialogue, le seul dont il eût reçut le dépôt1.

Toutefois, n'espérant encore rien de ce côté, Rous- seau s'était avisé d'un autre procédé ; ce fut d'écrire une espèce de billet circulaire adressé à la Nation française, d'en faire plusieurs copies et de les dis- tribuer, sur les promenades et dans les rues, aux in- connus dont la physionomie lui plaisait davantage. La suscription était : « A tout Français aimant en- core la justice et la vérité. » Mais, ajoute-t-il, tous refusèrent son billet, comme ne s'adressant pas à eux. Il eut beau en bourrer ses lettres , en remettre à ses rares visiteurs, il ne trouva le placement que d'un petit nombre 2. Il s'en tint à la fin à la résolu- tion de lire simplement son écrit, quand il en trou- verait l'occasion, comme il avait fait pour les Con- fessions. Tant de précautions étaient, pour le moins, superflues. Les Dialogues ne pouvaient, comme les Co?if'essions, susciter la haine et la crainte ; ils n'ex- citèrent que la pitié.

On peut rapprocher des efforts que fit Rousseau pour assurer la publicité de ses Dialogues, les pré- cautions qu'il avait prises peu de temps auparavant pour mettre le public en garde contre les éditions fautives de ses écrits. Autrefois il avait confiance en Rey; mais Rey s'étant, lui aussi, rendu coupable des mêmes altérations, suppressions, falsifications que ses confrères, il ne resta plus à Jean-Jacques

1. Bachaumoxt, 9 et 12 sep- tembre 1780. 2. Ce billet est ordinairement placé à la suite des Confcssio7\s; il serait mieux à la suite des Dialogues.

Voir deux lettres de Rousseau à Mm> la C»8« de Saint-XX, la première sans date, la deuxiè- me du 23 mai 1776.

DE JEAIS-JACQUES ROUSSEAU. 545

d'autre ressource que de protester contre toutes les éditions passées, présentes et futures, sauf la pre- mière qui avait été faite sons ses yeux; de les désa- vouer, comme n'étant pas son œuvre, et de répandre des copies de sa protestation, dans l'espoir que, sur le nombre des personnes auxquelles il l'aurait remise, il se trouverait au moins une àme honnête et généreuse, non vendue à l'iniquité, pour la sauver de l'oubli et la faire passer à la postérité *.

VI

Les Rêveries sont le dernier ouvrage de Rousseau2. Elles sont divisées en dix promenades ; la dixième est inachevée ; elle a été interrompue par la mort de l'auteur.

Parmi les innovations heureuses que la littérature doit à Rousseau, Saint-Beuve compte avec raison la rêverie 3. Rousseau fut pour ainsi dire l'inventeur de ce genre, et, du premier coup, il le porta à un haut degré de perfection. Nous avons cité ailleurs la cin- quième promenade, consacrée à la description de l'Ile Saint-Pierre, comme un bijou de grâce et un modèle achevé de littérature descriptive 4. Malheu- reusement, toutes ne valent pas celle-là, et l'on y rencontre trop souvent des traces de l'esprit ma- lade et chagrin du malheureux Jean-Jacques. Le

1. Déclaration de J.-J. Rous- seau, relative à diverses réim- pressions de ses ouvrages, en date du 23 janvier 1774. 2. Les Rêveries d'un promeneur so- litaire. Aux œuvres de J.-J.

Rousseau ; plus un fragment inédit publié en 1853 par A. de Bougv. 3. Sainte-Beuve, Les Lundis, 1850; Les Confes- sions de J.-J. Rousseau. 4. Voir le ch. xxv.

35

546 LA VIE ET LES OEUVRES

retour sur lui-même ne lui valait rien, et il y reve- nait sans cesse. Cependant la plaie paraît un peu moins saignante ici que dans les Dialogues. Aurait- il donc, dans ses derniers jours, recouvré un peu, bien peu, de paix et de calme? Se serait-il approché de cet état d'indifférence et de mort à toutes choses auquel il aspirait et qu'il dit avoir atteint ' ?

Les Rêveries sont encore une sorte d'addition aux Confessions , et une addition presque sans faits. L'auteur veut étudier l'état de son âme, dans la si- tuation unique que lui ont faite ses ennemis. On ai- merait à voir ses méditations appuyées sur un plus grand nombre de réalités visibles et palpables. Il a bien eu le projet d'écrire la suite de ses Confes- sions ; mais à quoi bon? N'est-il pas mort au monde, et ne veut-il pas lui rester à jamais indiffé- rent? Faut-il relever de nouveau la persistance avec laquelle il insiste sur sa conduite toute de sensation actuelle et d'impulsion naturelle, sans que le devoir et la vertu y aient aucune part? « C'est mon naturel ardent qui m'agite, dit-il; c'est mon naturel indo- lent qui m'apaise. Je cède à toutes les impulsions présentes ; tout choc me donne un mouvement vif et court ; sitôt qu'il n'y a plus de choc, le mouve- ment cesse ; rien de communiqué ne peut se pro- longer en moi2.

Autre pensée qui revient plusieurs fois sous sa plume. 11 n'a point fait de bonnes actions ; cela lui eût été doux ; mais on lui a rendu le bien impos- sible par les persécutions qu'on lui a fait subir. C'est un défaut commun de rejeter sur autrui la

1. Rêveries, passini ; et no- i 2. Rêveries. 9e Promenade, ta m ment 8e Promenade.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 547

responsabilité de ses fautes ; niais qui a empêché Rousseau de bien faire, sinon lui-même, ses pas- sions, ses faux systèmes, sa paresse, sa faiblesse surtout? Il fut toujours si jaloux de sa liberté et de son indépendance ; n'aurait-il donc sacrilié que sa liberté de faire le bien? Cela prouverait qu'il n'y tenait pas beaucoup.

Jean-Jacques revient de temps à autre sur son passé ; il cite deux ou trois traits dont il n'avait rien dit dans les Confessions ; il parle de ses jeunes années, de ses relations avec les philosophes, de sa réforme, de ses ouvrages, de ses enfants, de l'af- faire Bovier ; nous avons parlé nous-mème de toutes ces choses en leur temps. Mais il en est une qui nous a serré le cœur; c'est sa dernière pensée: « Aujourd'hui, jour de Pâques fleuries, dit-il, il y a précisément cinquante ans de ma première con- naissance avec Mmo de Warens (c'était par consé- quent le 12 avril 1778, moins de trois mois avant sa mort). Il n'y a pas de temps ou je ne me rap- pelle avec joie et attendrissement cet unique et court temps de ma vie, ou je fus moi pleinement, sans mélange et sans obstacle, et je puis vérita- blement dire avoir vécu1. » Ainsi, jusqu'au bord de la tombe, il garde, au moins comme un souvenir précieux, les souillures de sa jeunesse. Il a beau- coup parlé de morale ; voilà sa morale, alors même que les glaces de l'âme ont calmer ses sens.

Parmi les faits récents que Jean-Jacques cite dans ses Rêveries, il y en a fort peu qui méritent d'être rapportés. Que nous importe qu'il ait donné des oublies à une pension de petites filles, ou fait

1. /0e Promenade.

548 LA VIE ET LES OEUVRES

la conversation avec des invalides? Le seul événe- ment intéressant qu'il raconte a trait à un accident qui lui arriva le jeudi 24 octobre 1776 \ Il revenait d'une excursion botanique du côté de Charonne, rêvant à sa vie innocente et à ses infortunes, quand, à la descente de Ménilmontant, il fut renversé par le chien du comte de Saint-Fargeau. Sa chute fut d'une violence extrême. Etourdi du coup, il resta long- temps sans connaissance et eut -beaucoup de peine à se reconnaître. Cependant il s'en retourna assez légèrement chez lui, tout en crachant beaucoup de sang. Il passa la nuit sans connaître encore ni sentir son mal; mais le lendemain, voici ce qu'il trouva : il avait la lèvre supérieure fendue jusqu'au nez, quatre dents enfoncées à la mâchoire supé- rieure, le visage enflé et meurtri, le pouce droit foulé, le pouce gauche blessé grièvement, le bras gauche foulé, le genou gauche enflé et contusionné, et, avec tout ce fracas, rien de brisé, pas même une dent. Nous respectons le récit de Rousseau ; celui de Griinm est un peu différent et beaucoup moins dramatique2. Le lendemain, Corancez trouva à son ami beaucoup de lièvre. Le pauvre Jean-Jacques avait le visage tout enflé et couvert de petites bandes de papier, qu'il avait fait coller sur ses blessures. Il n'y avait pas moyen de prêter au chien des vues malfaisantes et des projets médités ; aussi, était-il le premier à l'excuser, ce qu'il n'aurait sans doute pas fait pour un homme. Jamais il n'avait eu plus de raison pour s'affliger. « Cependant, dit Co- rancez, le cours de la conversation nous amena tous deux à des propos si gais, que le malheureux, dont

1. 2e Promenade. 2. Corresp. litt., novembre 1776.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 549

le rire rouvrait toutes les plaies, me demanda grâce avec des instances réitérées1. »

Vil

Les années se succédaient ; il y avait sept ans que Rousseau était à Paris ; jamais il n'était resté si longtemps dans le même lieu. A. la fin, cepen- dant, son humeur vagabonde le reprit. Il était de- venu plus souffrant; il travaillait mpins ; par suite, il s'ennuyait et ses ressources diminuaient ; bientôt il songea à aller s'établir ailleurs. Le motif ou le prétexte fut, comme toujours, sa santé ; il y joignit la santé de Thérèse. L'un et l'autre devenaient vieux; il n'était pas étonnant qu'ils subissent les effets de l'âge. Jean-Jacques, naturellement, n'eut rien de plus pressé que de pousser les choses au pis : sa femme malade, lui-même empêché de la soigner par ses infirmités, la solitude, l'abandon, tous les maux à la fois. Il avait voulu prendre une servante; l'essai n'avait pas réussi. Pourquoi? Ils étaient donc bien exigeants. Comme conclusion, il demandait qu'on voulût bien, moyennant l'abandon de tout ce qu'ils possédaient, les recueillir « en clôture formelle ou en apparente liberté, dans un hôpital ou dans un désert ; avec des gens doux ou durs, faux ou francs (si de ceux-ci il en est encore). Je consens à tout, dit-il, pourvu qu'on rende à ma femme les soins que son état exige , et qu'on me donne le couvert, le vêtement le plus simple et la nourriture la plus sobre jusqu'à latin de mes jours,

1. CORANCEZ, De J.-J. Rousseau, etc.

550

LA VIE ET LES ŒUVRES

sans que je ne sois plus obligé de m'occuper de rien'. »

La faveur qu'il sollicitait ne lui fut pas accordée, mais il ne tarda pas à trouver beaucoup mieux. Au fond, ce qu'il désirait, c'était la campagne. Quand on le sut, ses amis, et même des étrangers s'em- pressèrent à l'envi pour le satisfaire. Il aurait s'apercevoir à la fin que le inonde n'était pas si acharné à sa perte. Dès 1776, le comte d'O, qui ne le connaissait nullement, lui avait offert un asile2. Nous ne citons cette proposition que pour mémoire ; mais on lui en Fit d'autres, en 1777. Un jeune che- valier de Malte, nommé Flaman ville, mit à sa dis- position un vieux château au bord de la mer, en Picardie ou en Normandie3. Le commandeur de Ménon lui offrit une habitation à Lyon. Son vieil ami, le comte Duprat, lui proposa, nous ne savons où, une retraite qui n'avait d'autre inconvénient que d'être lointaine. Rousseau l'accepta avec reconnais- sance, consentit à changer de nom, et même à aller à la messe, à la condition toutefois de ne pas se faire passer pour catholique. Cependant la lon- gueur du voyage, qui d'abord lui avait fait différer le départ, l'engagea à y renoncer à la fin. Il n'avait au monde que deux pensées, sa femme et son her- bier ; il ne voulut pas exposer Thérèse à des fa-, tigues qui pouvaient être au-dessus de ses forces 4.

1. Mémoire remis par Rous- seau à diverses personnes, au mois de février 1777, et trouvé dans les papiers du comte Du- prat. — 2. Lettre, de Rousseau au comte d'O, 1776. Nous ac- ceptons la date de 1776, indi- quée par Musset-Pathay. Est- elle certaine, et ne serait-il

pas mieux, en la reculant d'une année, de rattacher les propositions du comte d'O aux autres offres qui furent faites à Rousseau un peu plus tard? 3. GOrancez, DeJ.-J. Rous- seau. — k. Lettre de Rousseau au comte Duprat, s. d.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 551

Sur ces entrefaites (railleurs, Corancez avait mis en avant un autre projet. Il s'agissait d'un petit lo- gement à Sceaux, à la porte de Paris. Rousseau commença par se faire prier, puis finit par accepter cette proposition, comme il venait d'en accepter une autre. Corancez donc comptait sur lui et fit ses ar- rangements en conséquence; mais, quand il revint pour le voir, il le trouva parti. Thérèse, qui était encore là, dit qu'il était simplement sorti; mais Corancez ne tarda pas à savoir qu'un nouvel ami, le marquis de Girardin , accompagné du médecin Le Bègue de Presle, était venu le trouver, lui avait fait ses offres, l'avait promptement décidé et presque aussi promptement emmené1.

1 Corancez, De J.-J. fious- ! jours deJ.-J. Rousseau (25 août seau. —Le Bègue de Presle, I 1776). Relation ou Notice des derniers ,

CHAPITRE XXXI

Du 20 mai au 2 juillet 1778.

Sommaire : I. Installation de Rousseau à Ermenonville. Mort de Voltaire. Occupations de Rousseau : la botanique, la musique, la promenade. Visite de Moultou : Rousseau lui remet ses Confes- sions et d'autres manuscrits.

11. Mort de Rousseau. Récit de Le Bègue de Presle. Récit de Thérèse. Bruits de suicide. Preuves établissant la mort natu- relle.

I

Rousseau arriva à Ermenonville le 20 mai 1778. Il n'avait venir d'abord que pour quelques jours, afin de juger si l'installation lui conviendrait. Com- ment ne lui aurait-elle pas plu ? C'était le change- ment, c'était la campagne. Dès avant le départ, son impatience presse ses hôtes; il voudrait que tout fût prêt en un jour. Pendant la route, il se livre à la joie la plus vive ; à la vue de la forêt qui précède le château, il n'est plus possible de le retenir en voiture : « Non, dit-il, il y a si longtemps que je n'ai pu voir un arbre qui ne fût couvert de fumée et de poussière ; ceux-ci sont si frais ! » En arrivant, il se jette dans les bras de Girardin. « Il y a si longtemps, s'écrie-t-il, que mon cœur me faisait désirer de venir ici; et mes yeux me font désirer actuellement d'y rester toute ma vie. Vous voyez mes larmes; ce sont les seules de joie que j'aie ver- sées depuis bien longtemps, et je sens qu'elles me rappellent à la vie. »

LA. VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 553

Le domaine d'Ermenonville, situé à 10 lieues de Paris, non loin de Senlis, était d'une grande beauté. On prétend que Girardin avait fait pour l'embellir 3 millions de dépenses. Il était surtout renommé pour ses jardins. Girardin sentait toutefois que ce n'était pas par ces magnificences qu'il séduirait Rousseau, et il avait rêvé de lui arranger un petit logement à son goût : maison simple et commode, couverte en chaume, rappelant par sa disposition l'Elysée de Clarens ; mais rien n'était prêt. Il ins- talla son hôte, en attendant, dans un pavillon séparé du château par des arbres. Ce provisoire lui-même parut charmant à Jean-Jacques. Il écrivit à Thérèse de venir le rejoindre au plus tôt. Elle eut vite fait de vendre leur chétif mobilier ; sauf l'herbier, il y avait peu de choses à emporter ; dès le mardi sui- vant, elle était dans les bras de son mari.

On a révoqué en doute la satisfaction de Rousseau, et l'on a été jusqu'à qualifier son départ d'évasion. La police, émue du scandale des Confessions, lui aurait conseillé de quitter Paris, s'il voulait se sous- traire aux recherches '. Mais la police s'occupait fort peu de lui, et les Confessions ne causaient aucun scandale. Il ne parait pas, en effet, que depuis ses lectures de 1771, il les ait communiquées à per- sonne, sauf peut-être à quelques amis intimes et discrets, Mmo de Créqui, par exemple. Ce qu'on avait imprimé à l'étranger, sous le titre de Confes- sions de Je an- Jacques Rousseau, n'était qu'un recueil de lettres publiées contre son gré 2. Il est certain

1. Bachaumont, 22 et 26 . 2. Le Bègue de Presle, Rela-

juin 1778; Grimm, Correspon- dance littéraire, 9 mars 1779.

Lion, etc.

554

LA. VIE ET LES ŒUVRES

qu'il partit librement et sans autres motifs que son goût pour le changement, son amour pour la cam- pagne, sa passion pour la botanique, enfin son désir de se ménager pour sa vieillesse, alors qu'il lui en coûtait de travailler pour vivre, une existence con- fortable, auprès d'une famille riche qui ne le lais- serait manquer de rien.

Cela ne veut pas dire qu'il se soit trouvé parfaite- ment heureux. Le bonheur n'était pas compatible avec son caractère, et les premiers moments d'exal- tation passés, il dut retomber dans cette humeur morose qui faisait son malheur et le désespoir des personnes qui l'entouraient. Girardin ne parle que de son contentement; mais Girardin, qui assurément avait le plus grand désir de le rendre heureux et un intérêt évident à faire croire qu'il l'était en effet, put bien prendre ses désirs pour des réalités1. Gorancez, au contraire, piqué de n'avoir pas été préféré à Girardin, ne peut s'empêcher de prétendre que Rousseau se trouva malheureux à Ermenonville ; il ne songe pas qu'il l'aurait été aussi partout ailleurs. A l'en croire, Flamanville ayant été le voir, revint navré de son état et chargé de lui trouver une place à l'hôpital2. D'Escherny partage l'opinion de Gorancez; mais son récit est bien vague3 et four- mille d'erreurs. Enfin Thérèse elle-même a déclaré que son mari, repris au bout de peu de temps de ses anciennes craintes, aurait insisté pour revenir à Paris et qu'elle n'aurait cédé qu'aux instances de

1. Lettre du marquis de Gi- rardin à Rey, 8 août 1778; Relation de Le BÈGUE. 2. CORANCEZ, De J.-J. Rousseau. 3. D'ESCHERNY, De J.-J.

Rousseau et des philosophes du xvme siècle, ch. xxiv. Voir aussi QUESNÉ , Particularités médites sur J.-J. Rousseau.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

555

Girardin. qui l'aurait priée plusieurs fois à genoux de rester1. Mais Thérèse était mal avec Girardin, et ses paroles ne sont pas toujours véridiques. En somme, nous n'avons sur ce point que des témoi- gnages intéressés ou peu concluants, qu'il est facile d'ailleurs d'accorder en considérant que Rousseau dut avoir ses alternatives de joie et de tristesse.

Au moment Rousseau se disposait à quitter Paris, Voltaire y était accueilli et fêté comme un demi-Dieu, mais ne tardait pas à y mourir, ac- cablé, en quelque sorte, sous le poids de ses triom- phes. On a dit que Jean-Jacques avait hâté son départ pour n'être pas témoin des honneurs rendus à son rival ; cela n'entrait guère dans son caractère. Quelque temps à l'avance, il avait fait sur lui le quatrain suivant, qui aurait pu lui servir d'épi- taphe :

Plus bel esprit que grand génie,

Sans loi, sans mœurs et sans vertu,

Il est mort comme il a vécu,

Couvert de gloire et d'infamie2.

Il parait que la mort de Voltaire l'affecta vive- ment. « Je sens, dit-il, que mon existence était atta- chée à la sienne. Il est mort, je ne tarderai pas à le suivre 3. »

Rousseau était venu à Ermenonville pour se livrer à la botanique : il n'y fit, en effet, guère autre chose. Dès le matin, il partait pour herboriser, revenait déjeuner, et souvent repartait jusqu'au soir. Il enseignait la botanique à un des fils de Girardin,

1. Lettre de Thérèse à Coran- cez, 27 prairial an VI. 2. GRIMM, Correspondance litté-

raire, juin 1778. 3. Lettre de Stanislas de Girardin à Musset- Pathay, 8 juin 1824.

556 LA VIE ET LES ŒUVRES

âgé de dix ans ; il l'emmenait quelquefois avec lui et l'appelait son petit gouverneur. Il avait entrepris de recueillir toute la flore du pays.

Le soir, il dinait souvent au château. On allait ensuite à la promenade en famille. Le plus souvent on se rendait au verger l'on disposait sa chau- mière.

Jean-Jacques se livrait alors avec ivresse à sa passion pour la nature et se laissait aller aux joies les plus enfantines. Tantôt il attirait avec du pain les oiseaux et les poissons ; d'autres fois on prenait le bateau, et son ardeur à ramer lui avait fait donner le nom d'amiral d'eau douce. Souvent aussi on faisait de la musique. Un soir, à 10 heures, Girardin imagina de lui faire donner par des musi- ciens venus de Paris un concert dans une île située au milieu du parc et qu'on appelait l'ile des Peu- pliers. Il parait que Rouseau fut tellement ému de cette attention qu'il s'écria : « Ah! M. de Girardin, quand je mourrai, je désire que cette place recueille mes cendres. » Huit jours après, son vœu était rempli ' .

On prétend que les vieillards et les mourants se complaisent dans les projets. Jean-Jacques en fai- sait beaucoup pour l'hiver suivant : c'était son her- bier à arranger; c'étaient les cryptogames, mousses et champignons à étudier ; c'était son opéra de Daphnis et Chloé, c'était la suite d'Emile à terminer.

Nous avons déjà parlé de la bienfaisance de Rousseau ; nous pouvons la mentionner encore. Non seulement il était généreux de sa bourse, mais il l'était de sa personne, ne ménageant ni les leçons à

1. QUESNÉ , Particularités, etc.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

557

l'enfance, ni les conseils aux mères (on ne nous dit pas quelle était la nature de ces leçons et de ces conseils), portant des secours aux malades, sollici- tant des remises de peines des justices seigneuriales, s'occupant, de concert avec Mm0 de Girardin, des moyens de soulager l'infortune1.

Cette vie douce, paisible, en dehors du monde, lui plaisait ; la monotonie en fut cependant rompue un jour d'une façon bien agréable : il reçut la visite de Moultou. Rousseau était depuis longtemps en froid avec Moultou ; il y avait huit ans qu'il ne lui avait écrit ; il désirait cependant le voir, et quand cet ami des vieux temps put réaliser son voyage, toutes les préventions furent promptement dissipées. Il donna alors à Moultou la plus grande marque de confiance et lui remit tous ses papiers et ses manus- crits. Cependant, comme il avait deux copies des Co)ifessions, il en garda une pour lui ; il recom- manda à son ami en lui donnant l'autre, de ne les publier qu'au xix° siècle et après la mort des per- sonnes qui y étaient nommées ; il lui laissait néan- moins l'autorisation d'avancer cette époque , si quelque circonstance imprévue l'exigeait 2. La veille il avait eu des vertiges qui lui avaient fait

1. Voir pour tous ces dé- tails : Relation de Le BÈGUE DE Preple ; Lettre de Stanislas de Girardin à Musset-Pathay ; Lettre du marquis de Girardin à Sophie, comtesse de X., en juillet 1778. 2. Œuvres et Correspondance inédites de J.-J. Rousseau, publiées par Strec- keisen-Moui.tou. Introduc- tion. Cette dernière phrase du petit-ûls de Moultou a

bien l'air d'être placée tout exprès pour servir d'excuse à la publication anticipée des Confessions. Girardin au con- traire {Lettre à Rey), d'accord en cela avec la volonté autre- fois exprimée par Rousseau, dit que, dans aucun cas, on ne pourrait devancer l'époque fi- xée et traite d'infamie la vo- lonté de le faire.

558 LA VIE ET LES ŒUVRES

craindre]pour ses jours, circonstance qui augmenta encore la solennité de la remise et l'émotion qui l'accompagna de paît et d'autre.

Il

Ces accidents étaient-ils le symptôme avant-cou- reur d'une mort prochaine ? En tout cas, ils n'empê- chaient pas Jean-Jacques de se livrer à ses occupa- tions ordinaires. Le 2 juillet, il partit encore dès 5 heures du matin, suivant son habitude, mais il fut plusieurs fois obligé de s'asseoir. Il rentra à 7 heures pour déjeuner, prit une tasse de café au lait, et à 8 heures, se trouva sérieusement malade. Le médecin, Le Bègue de Presle, à donné la relation détaillée de ses derniers moments ; il dit tenir ses renseignements de Thérèse. Son récit, beaucoup trop dramatique, est visiblement arrangé. Thérèse, vingt ans après l'événement, en a fait un autre, sensiblement différent et beaucoup plus simple. Commençons par reproduire, en l'abrégeant, celui de Le Bègue.

Thérèse entendant son mari se plaindre, le trouva assis, le visage défait, le coude appuyé sur une commode. « Je sens, dit-il, une grande anxiété et des douleurs de coliques. » Mmu de Girardin prévenue aussitôt, accourut sous un prétexte de musique. « Madame, dit-il tranquillement, vous ne venez pas pour la musique ; je suis très sensible à vos bontés, mais je me trouve incommodé et je vous supplie de m'accorder la grâce de rester seul avec ma femme, à qui j'ai beaucoup de choses à dire. » 11 fit alors fermer la porte à clef, fit asseoir Thérèse à côté de

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 559

lui, lui demanda ses mains pour se réchauffer, se plaignit de ses douleurs croissantes, mais n'accepta pas de remèdes. Puis, faisant ouvrir les fenêtres pour avoir le bonheur de voir encore une fois la verdure : « Comme elle est belle, dit-il, que ce jour est pur et serein ! 0 que la nature est grande ! Mais mon bon ami, dit Mme Rousseau en pleurant , pourquoi dites-vous tout cela? Ma chère femme, répondit-il tranquille- ment, j'avais toujours demandé à Dieu de me faire mourir avant vous ; mes voeux vont être exaucés. Voyez le soleil, dont il semble que l'aspect riant m'appelle ; voyez vous-même cette lumière immense. Voilà Dieu ! Oui, Dieu lui-même qui m'ouvre son sein et qui m'invite enfin à aller goûter cette joie éternelle et inaltérable que j'avais tant désirée. Ma chère femme ne pleurez pas; vous avez toujours souhaité de me voir heureux et je vais l'être. Ne me quittez pas un seul instant ; je veux que seule vous restiez avec moi, et que seule vous me fermiez les yeux. » Et comme elle voulait le calmer : « Je sens, dit-il, dans ma poitrine, des épingles aiguës qui me causent des douleurs très vives. Ah ! ma femme, dit-il encore, qu'il est heureux de mourir, quand on n'a rien à se reprocher ! Etre éternel , l'àme que je vais te rendre est aussi pure en ce moment qu'elle l'était quand elle sortit de ton sein ; fais-la jouir de toute ta félicité. » Il remercie alors M. et Mmc de Girardin de leurs bontés, recommande de faire ouvrir son corps et de faire dresser procès- verbal, demande qu'on l'enterre dans le jardin, mais n'a pas de choix pour la place, dit qu'il va accepter des remèdes pour faire plaisir à sa femme ; puis tout à coup : « Ah ! je sens dans ma tète un coup affreux... Des tenailles qui me déchirent...

560

LA VIE ET LES ŒUVRES

Être des Etres, Dieu ! (il demeura longtemps les yeux fixés vers le ciel), ma chère femme, embras- sons-nous ; aidez-moi à marcher ; menez-moi vers mon lit. Elle l'y traîna ; il y resta quelques instants en silence ; puis il voulut descendre. Sa femme l'ai- dait ; il tomba au milieu de la chambre, l' entraî- nant avec lui. Elle veut le relever ; elle le trouve sans parole et sans mouvement ; elle jette des cris ; on accourt ; on enfonce la porte ; on relève M. Rous- seau; sa femme lui prend la main; il la lui serre, exhale un soupir et meurt. Il était 11 heures du matin1. »

Le second récit, celui de Thérèse, contredit en plusieurs points celui qu'on vient de lire. Ainsi Rousseau serait mort le 3 juillet et non le 2 ; il ne serait pas sorti le matin, parce qu'il devait aller donner à M110 de Girardin une leçon de musique. Sa femme, aidée de la servante, lui aurait apprêté ses objets de toilette ; il aurait refusé de déjeuner. Il avait dîné la veille au château ; on attribua son indisposition à une digestion difficile. Thérèse, étant descendue , l'entendit pousser des cris plaintifs , et en effet, elle le trouva couché sur le carreau. Elle voulut appeler au secours, il n'y consentit pas, fit fermer la porte, ouvrir les fenêtres, prit de l'eau des Carmes et un lavement. « Au moment, continue Thérèse, je le croyais bien soulagé, il tomba le visage contre terre avec une telle force qu'il me renversa ; je me relevai, je jetai des cris perçants ; la porte était fermée; M. de Girardin, qui avait une

1 . Lettre de Le Bègue de Presle, insérée à la Corr. litt. de Grimm, juillet 1778. Voir aussi Lettre

conforme de Girardin à Hey. Relation de Le BÈGUE de Presle.

DE JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 561

double clé de notre appartement, entra, et non Mrae de Girardin. J'étais couverte du sang" qui cou- lait du front de mon mari ; il est mort en me tenant les mains serrées dans les siennes , sans prononcer une seule parole1. »

Laissant de côté les différences de détail, qui sont assez peu importantes, il y en a une beaucoup plus grave : c'est que, d'après Thérèse . unique témoin de l'événement, Rousseau serait mort sans prononcer une seule parole. Il faudrait ainsi faire le sacrifice des belles phrases et des invocations sentimentales de ses derniers moments. Eh bien, franchement, nous ne les regretterions pas. Ce calme, cette paix, ce témoignage d'une conscience sans tache nous pa- raissent effrayants dans la bouche d'un homme comme Rousseau. Le juste lui-même est souvent pris d'effroi au moment du terrible passage. N'y a-t-il donc qu'un Rousseau qui n'ait rien, absolu- ment rien à se reprocher ; qui ne craigne pas de réclamer comme un droit la possession de Dieu et de l'éternelle félicité ? Il est vrai qu'il avait dit à peu près la môme chose dans ses Confessions ; mais les deux situations sont très différentes : on ne pose pas d'habitude en face de la mort, surtout quand on n'a pas d'autre témoin que Thérèse Le Vasseur. Aussi, quand même il n'y aurait pas dans le récit de Le Bègue toute une mise en scène, des déclama- tions peu naturelles, des phrases qui sonnent faux, qui ne sont guère admissibles chez un homme frappé d'apoplexie, et que, les eùt-il prononcées,

1. Lettre de Thérèse à Coran- cez, 27 praîrial an VI. D'après Corancez les premières décla-

rations de Thérèse ne concor- daient pas absolument avec sa lettre.

30

562 LA VIE ET LES ŒUVRES

Thérèse n'aurait pu ni comprendre ni rapporter, nous préférerions encore la version qu'elle donna plus tard, comme plus honorable pour la mémoire de Rousseau. Comment se fait-il d'ailleurs que Le Bègue lui-même, dans la Relation qu'il publia un mois après sa lettre, déclare qu'il ne répétera pas « les propos faux ou inexacts qu'on attribue à Rous- seau. Mmc Rousseau, dit-il, qui était seule avec lui, était trop émue pour les retenir, en admettant qu'il ait pu les prononcer. Je me suis assuré par mes in- formations qu'il n'a montré ni ostentation ni fai- blesse, mais affection pour sa femme, confiance en Girardin, espérance en la miséricorde de Dieu1. »

Enfin il existe une troisième ou quatrième ver- sion qui, sans s'arrêter aux détails, n'est intéres- sante que par sa conclusion : Rousseau aurait lui- même terminé sa vie par un suicide. Nous dirions bien : l'accusation est grave, si elle venait d'un en- nemi ; mais elle n'est pas donnée comme une accu- sation et a pour auteurs les meilleurs amis de Rous- seau, Gorancez, Mmc de Staël, et après eux Musset- Pathay. L'un, Corancez, dit qu'il s'est tiré un coup de pistolet; une autre, Mmc de Staël, qu'il s'est empoisonné, et Musset-Pathay, sans doute pour les mettre d'accord, déclare qu'il a commencé par prendre du poison, et que, la mort tardant à venir, il a avoir recours au pistolet 2.

1 Relation, Le Bègue, 25 août ; Vassy à Mm* de Staël, et Ré-

1778. 2. Gorancez, De J.-J. Rousseau; Mme de Staël, Lettres sur le caractère et les ou- vrages de J.-J. Rousseau, 1789, et Réponse à ces lettres par Champ- Cenetz. Lettre de Mn'° de

ponse de Mm» de Staël elle re- connaît son erreur. Musset- Pathay, Histoire de J.-J. Rous- seau.— Lettre de Stanislas de Gi- rardin à Mussel-Palhay, et Ré- ponse de Musset-Pathay, 1824.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 563

Faut-il qu'une fois de plus les indifférents aient à défendre Rousseau contre les imputations de ses partisans ? Écoutons d'abord leurs allégations.

Aussitôt que Corancez fut instruit de la mort de son ami, il accourut en hâte ; mais, chemin faisant, en passant par Louvres, village éloigné de quatre lieues d'Ermenonville, il fut frappé par un propos du maître de poste : « Qui eût cru, disait cet homme, que M. Rousseau se fût ainsi détruit lui- même ? » Il est vrai que Girardin, choqué de ce bruit, le combattit de toute sa force ; l'impression était faite, elle resta ineffaçable, et Corancez n'eut d'autre souci que d'en recueillir les preuves. Rous- seau s'était fait en tombant une blessure au front ; cette blessure devint un trou profond produit par la balle d'un pistolet. On rapporta qu'il avait préparé et infusé lui-même des plantes dans son café ; ces plantes, en supposant que le fait fût certain, ne pou- vaient être que du poison ; les coliques qui sui- virent, les portes fermées, le refus de recevoir Mme de Girardin, pour ne pas la rendre témoin de la catastrophe finale, le démontraient largement. Il se déplaisait à Ermenonville, il avait le désir d'en partir, mais ne s'en sentait ni l'énergie ni les moyens : nouvelles preuves qu'il ne fallait pas né- gliger.

On en trouva d'autres depuis : des conversations plus ou moins authentiques, un petit nombre de lettres, contredites d'ailleurs par d'autres plus nom- breuses, les habitudes d'ivrognerie et l'infidélité de Thérèse , les souffrances morales , la perspective d'une vieillesse triste et abandonnée; tout cela pa- rut plus que suffisant pour fonder une opinion ar- rêtée.

564

LA VIE ET LES OEUVRES

Et nous ne parlons ici que des amis ; il est juste d'ajouter que les ennemis n'en ont pas dit beau- coup plus. « Bien des personnes, dit Fréron. inté- ressées à le décrier auraient été charmées qu'il se fût donné la mort de ses propres mains ; mais il n'a pas cru devoir procurer cette joie à ses ennemis. Ce qui cause leur acharnement, c'est la juste crainte de se voir démasquées dans les mémoires qu'il laisse sur sa vie1. » Si l'origine des bruits de suicide n'est pas là. on y peut voir au moins le secret de la com- plaisance avec laquelle ils ont été accueillis, no- tamment par Grimm, et de la persévérance avec laquelle ils ont été propagés 2. Bachaumont, par exemple, qui est d'abord assez peu affirmatif, ne le devient un peu plus que progressivement3.

Un bruit qui se répand tient souvent à peu de chose. Voilà un homme très excentrique, très mo- rose, qui meurt subitement ; un individu quelconque s'écrie : il doit s'être donné la mort ; et le public de répéter aussitôt : il s'est donné la mort. L'ex- traordinaire séduit la foule ; de preuves, elle n'en demande guère et, au besoin, on en peut toujours trouver pour satisfaire les gens qui sont plus diffi- ciles. Cependant Girardin prit, sans tarder, des me- sures pour détruire les raisons sur lesquelles on fondait le prétendu suicide de Jean-Jacques. Ses lettres à Sophie et à Bey, la Relation de Le Bègue de Presle, et plus tard les lettres de Mmc de Vassy née de Girardin à Mme de Staël, de Thérèse à Corancez. de Stanislas de Girardin à Musset-Pathav

1. FRÉRON, Année littéraire, 1778, t. V. 2. Grimm, Çorr. KM., juillet 1778. 3. Bachau-

mont, !3.7, 21 juillet, 17 août 1778 et 9 mars 1779.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

565

ont été écrites dans ce but1. On y a vu des motifs intéressés et un parti-pris ; en tout cas, on n'a rien trouvé de sérieux à leur opposer. Personne n'a en- tendu le coup de pistolet ; personne n'a vu d'armes entre les mains de Rousseau ; Corancez n'a pas même voulu voir son corps, pour y constater cette blessure qu'il prétend si profonde. Il craignait alors de paraître révoquer en doute la parole de Girardin ; il a préféré le taxer, plus tard de men- songe. Mais sur ce point, la réponse anticipée de Girardin est toute prête.

Il ne craignit pas, en effet, de faire mouler la tête par le sculpteur Houdon ; d'où l'on peut con- clure que le crâne n'était pas fracassé, comme il arrive d'ordinaire en cas de coup à bout portant, que les traits n'étaient pas altérés, comme après un empoisonnement. Corancez dit tenir de Houdon que le trou était si profond qu'il avait été embarrassé pour en remplir le vide ; mais cette affirmation est contredite par Houdon, qui nie formellement avoir tenu ou pu tenir ce propos 2, et par l'inspection même du moule. Morin, qui était médecin, en a observé l'original. Il a constaté deux blessures au front, présentant l'une et l'autre l'aspect d'une forte contusion avec déchirure de la peau , et laissant apercevoir çà et le crâne dénudé, mais intact. Rien n'indique qu'il y ait eu un remplissage à faire 3.

1. Voir ces lettres et ces documents. 2. Lettre de Houdon à Pelitain, 8 mars 1819. 3. G. H. Morin, Essai sur la vie et le caractère de J.-J. Rousseau. On peut voir la re- production du moule de Hou- don à la Bibliothèque natio-

nale, cabinet des estampes, portefeuille des portraits de Rousseau, cotéD. C 166. L'ori- ginal lui-même appartient à M. Benjamin Raspail. (John Grand-Carteret ; note à Tar- ticle du Dr Roussel).

566

LA VIE ET LES ŒUVRES

Enfin , Girardin a eu recours à une troisième preuve, qu'on peut appeler péremptoire , c'était l'autopsie et la constatation légale du genre de mort. Cinq médecins procédèrent à l'opération. Ils ne trouvèrent rien qui pût faire supposer une mort violente. L'ouverture de la tête et l'examen des parties renfermées dans le crâne leur montrèrent une quantité considérable (évaluée à huit onces) de sérosité épanchée entre la substance du cerveau et les membranes qui la recouvrent. Ils virent dans ce fait la cause de la mort, et l'attribuèrent dès lors à une apoplexie séreuse. Du reste , toutes les autres parties du corps étaient saines, sauf une légère cica- trice au front. Deux petites hernies inguinales, sans étranglement ni inflammation , ne pouvaient consti- tuer un danger; l'estomac ne contenait que le café au lait absorbé le matin. Ils remarquèrent aussi que la maladie constitutionnelle dont Rousseau s'était plaint toute sa vie ne présentait aucune trace, ni intérieure ni extérieure1.

Les autres preuves ne peuvent venir que comme appoint, et pour fortifier une opinion directement établie d'ailleurs. Rousseau se déplaisait-il à Erme- nonville? Peut-être; surtout par moments. Thérèse s'adonnait-elle à l'ivrognerie? Nous l'ignorons, mais elle en était bien capable. Etait-elle une épouse infidèle? Sa conduite ultérieure peut rendre cette supposition vraisemblable , quoiqu'il ne suive pas de que son mari en fût instruit. Mais de ce qu'un

1. Procès- verbal des chirur- giens (en date du 3 juillet 1778, lendemain du décès) légalisé par le lieutenant du baillage et vicomte d'Ermenonville.

Acte de décès de J.-J. Rous- seau et permis d'inhumer. Ces dernières pièces, aux Ar- chives nationales, Section ju- diciaire, n° 15286.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

567

homme est ennuyé et morose; de ce qu'il a une femme livrée à l'ivrognerie et au libertinage, il n'y a pas lieu de conclure d'une façon absolue qu'il va se donner la mort.

Mais ses lettres? Il est vrai qu'à deux jours diffé- rents, il en a écrit jusqu'à cinq, il annonce son intention d'attenter à sa vie l. Il se croyait dans le cas de l'exception qu'il avait posée lui-même 2. « Je pars, disait-il, pour la patrie des âmes justes. » Près de quinze ans après, il n'était pas encore parti, et dans l'intervalle il avait toujours réprouvé le suicide. Que Grimm parle d'accès de mélancolie, malheureusement trop certains, et d'intentions de suicide , qui ne le sont nullement3; que Mme de Staël s'autorise d'une lettre inconnue que lui aurait montrée Coindet, et du témoignage de Moultou, qui, d'après son petit-fils, aurait dit précisément le contraire des paroles qu'on lui avait prêtées ; qu'elle cite une ou deux phrases que Rousseau a prononcer le matin de sa mort4; à des conversations douteuses, à des lettres qu'on ne produit pas , à des allégations que Mm0 de Staël a été la première à désavouer5, on peut opposer, outre les déclarations formelles de toutes les personnes qui ont constaté l'événement

1. Lettres à Moultou et à Roustan, 23 décembre 1761. Nous avons déjà dit que ces deux lettres n'ont pas été en- voyées à leur adresse. Antres Lettres à Duclos, à Martinet et à Moultou, 1er août 1763. 2. Des douleurs physiques into- lérables et sans remède, qui altèrent les facultés au point de n'avoir plus l'usage de la volonté ni de la raison. Nou-

velle Hèloïse, 3e partie; Lettre 22, de Milord Edouard à Saint- Preux. 3. Corr. litt., juillet 1778.— 4. Mme de Staël, Lettres sur le caractère deJ.-J. Rousseau et Lîéponse de Champcenetz. Streckeisen-MoultOU, Œuv. et Corr. deJ.-J. Rousseau, Intro- duction. — 5. Lettre de Mmt de Vassy à Mme de Staël et Ré- ponse de M™' de Staël, 1789.

568

LA VIE ET LES ŒUVRES

par elles-mêmes, les opinions certaines de Rousseau, ses lettres authentiques, celles qu'il écrivit à un jeune homme pour le détourner du suicide 1 , celle surtout qu'il adressa à Thérèse le 12 août 1769. « Vous connaissez trop mes sentiments, écrivait-il, pour craindre qu'à quelque degré que mes malheurs puissent aller, je sois homme à disposer jamais de ma vie, avant le temps que la nature ou les hommes auront marqué 2.

Quand Musset-Pathay eut fait paraître son Histoire de J.-J. Rousseau, dans laquelle il prétendit mettre en pleine lumière le suicide de son héros , son œuvre suscita une énergique protestation de la part de Stanislas de Girardin, membre de la Chambre des députés et fils du marquis René de Girardin. La lettre de Stanislas de Girardin, venue quarante-six ans après la mort de Jean-Jacques, se bornant toutefois à faire valoir les preuves déjà connues, sans en apporter de nouvelles , nous l'aurions simple- ment mentionnée pour mémoire, si Musset-Pathay, par la faiblesse et l'inanité de sa réponse, ne s'était chargé, à sa manière, quoique bien malgré lui, de donner du poids à l'opinion qu'il combattait 3. Ainsi, ne lui parlez pas du témoignage unanime de tous ceux qui ont constaté l'événement par eux-mêmes ; ce sont toutes personnes intéressées à tromper. 11 aime bien mieux s'en rapporter à celles qui n'ont rien vu, qui n'ont rien connu que par ouï-dire, à Co-

l.24novenibre1770.— 2. Lettre à Th. Le Vasseur, 12 août 1769. 3. Lettre à M. Musset-Pathay, etc., in-8°, 1824, par Stanislas de Girardin ; Réponse à la lettre de M. Stanistas de Girar-

din, etc., par Musset-Pathay, in-8°, 1824. Voir aussi l'article de Quesné, inséré au Mois- sonneur du 12 juillet 1824, en réponse à V Histoire de Musset- Pathay.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 569

rancez, à Mmc de Staël, même au maître de poste de Louvres. Ne lui citez pas les procès-verbaux des médecins et des magistrats. Que de procès-verbaux qui ne sont dus qu'à la complaisance ou à l'igno- rance ! Ne lui opposez pas les contradictions de Corancez et de Mme de Staël. Ils ne se contredisent pas; ils diffèrent simplement et n'en méritent que plus de confiance. L'un parle de pistolet; l'autre de poison : pourquoi , si la dose de poison était in- suffisante, Jean-Jacques n'aurait-il pas eu recours au pistolet? Mais on n'a trouvé aucune trace de poison dans l'estomac : cela prouve que le poison était peu violent; on n'a pas entendu le coup de pistolet : c'est faute d'attention , ou parce que per- sonne ne passait par dans le moment. C'est donc bien en vain que Girardin s'était flatté £e faire changer Musset-Pathay. Musset-Pathay, pas plus que Corancez, ne consentit à reconnaître son erreur. Seule, Mme de Staël eut assez de largeur d'esprit pour avouer qu'elle s'était trompée.

La discussion paraissait épuisée. Cependant la médecine, la médecine aliéniste principalement, voulut dire aussi son mot dans la question. Il ne semble pas toutefois qu'elle y apportât un contin- gent de lumières bien considérable, car les méde- cins ne se sont guère moins divisés que le commun des simples historiens, ou même n'ont pas craint de conclure à Fencontre des données de la science.

Nous connaissons l'opinion de Morin. Mercier, dans une brochure qui parait fort savante, se vanta d'expliquer, par la maladie de Rousseau, son carac- tère, ses habitudes, et presque sa vie toute entière. Cependant, après avoir déclaré que cette maladie le disposait incontestablement au suicide, il n'en fut

570

LA VIE ET LES ŒUVRES

pas moins forcé cle s'incliner devant les faits et, de même que Morin, il se prononça en faveur de la mort naturelle '.

Enfin, il arriva un moment l'Académie de mé- decine elle-même et les revues spéciales retentirent de ces débats.

Dubois d'Amiens s'engagea le premier dans cette voie. Son mémoire, lu par Bouchardat à l'Académie de médecine, conclut hardiment au suicide. Rousseau avait le cerveau dérangé; il était hypocondriaque, malade, en proie au délire de la persécution; tout, dans son état, favorise l'hypothèse du suicide. Il est un point notamment qui est capital : il a renvoyé Mmc de Girardîn. « Tout le suicide est là, s'écrie Dubois. Qu'on me cite, à moi, médecin, un malade qui ne demande pas de secours, qui ne veuille aucun témoin 2 ! »

Mais, lui répondent, chacun de leur côté, les doc- teurs Chéreau et Delasiauve, cette méthode est bien dangereuse. Un individu est fou, donc il s'est donné la mort ; qui ne voit le vice d'un tel raisonnement ? D'une façon générale, on a beaucoup abusé de la folie pour expliquer les crimes et les actions des hommes. Dans le cas particulier de Rousseau, elle fournit à peine une considération dont il y ait à tenir quelque compte.

Que le rapport ne soit pas très scientifique, per- sonne ne le nie ; il est, en tous cas, ce qu'étaient la plupart des rapports de l'époque. Qu'on le remarque d'ailleurs ; s'il y avait eu un trou de balle, ce ne

1. Docteur Mercier, Expli- cation de la maladie de Rous- seau, etc., in-8°, 1859.— 2. Bul-

letin de l'Académie impériale de médecine (mai 1866). Article de Dubois d'Amiens.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

571

serait plus une simple faute d'ignorance "qu'il fau- drait reprocher aux six ou sept médecins et magis- trats qui ont figuré dans cet acte, mais une véri- table complicité. En définitive, conclut Delasiauve, si peut-être la mort naturelle n'est pas absolument prouvée, il est certain que le suicide manque tota- lement de preuves1.

On n'en finirait pas, si l'on voulait citer toutes les autorités. Dernièrement encore, un médecin alle- mand a voulu soumettre la question à un nouvel examen. Il attribue la mort de Rousseau à une para- lysie du cœur. C'est une opinion qui, à notre connaissance, ne s'était pas encore produite2. En tout cas, on trouverait aujourd'hui fort peu d'au- teurs ayant étudié la question, qui, d'une façon ou d'une autre, ne se prononcent pour la mort natu- relle.

Nous ne sommes plus au temps certains amis de Jean-Jacques mettaient une véritable complai- sance et une sorte de passion à raconter et à dé- montrer son prétendu suicide. Pourquoi tant d'achar- nement? Dans l'absence de preuves de part et d'autre, les présomptions seraient déjà en faveur de la mort naturelle, précisément parce qu'elle est natu- relle ; elles seraient encore de droit, parce que le suicide étant toujours, quoi qu'on dise, un acte infa- mant, il n'est permis de l'imputer sans preuves à

1. Union médicale, 5 juillet 1866; Article de Achille Ché- reau et brochure in-8°. (A con- sulter, à cause des nombreuses autorités citées.) Journal de médecine mentale, 1866; article de Delasiauve. Voir aussi

Barni, Histoire des idées morales et politiques au XVIIIe siècle, 1867. 2. P. J. MÔBIUS, J.-J. Rousseau's krankheitgeschichte (Histoire de la maladie de J.-J. Rousseau.) Leipzig, Vogel, 1889-

572 LA VIE ET LES ŒUVRES DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

personne. Mais il se trouve qu'ici, c'est la mort naturelle qui est prouvée, tandis que le suicide n'est fondé que sur des doutes, sur des suppositions, sur des bruits sans consistance, sur des témoignages apocryphes ou sans valeur.

CHAPITRE XXXII

Sommaire : I. Appels persistants de Rousseau à la postérité. Ob- sèques de Rousseau à Ermenonville. Pèlerinages au tombeau de Rous- seau. — Thérèse Le Vasseur après la mort de Rousseau.

II. Influence de Rousseau immédiatement après sa mort. Son in- fluence en général pendant la Révolution française. Jusqu'à quel point est-il responsable de la Révolution.

III. Honneurs rendus à Rousseau par la Révolution. Fête à Mont- morency en l'honneur de Rousseau. Fête à Genève. Translation des restes de Rousseau au Panthéon. Fête à Lyon.

IV. Déplacements divers des restes de Rousseau. Son corps est-il encore au Panthéon? Influence de Rousseau depuis la Révolution.

[

Non o)miis moriar. Il n'est personne à qui l'on puisse appliquer mieux qu'à Rousseau cette parole du poète : Toute sa vie, il a travaillé et posé pour la postérité. Mécontent et dégoûté de ses contem- porains, persécuté, outragé, méprisé (du moins il se l'imaginait) par la génération présente, il avait reporté tout son espoir vers celle qui devait suivre : ses Confessions, ses Dialogues, ses Rêveries, beau- coup de ses lettres , ne sont que des appels persis- tants à la postérité. Aujourd'hui, semblait-il dire, l'injustice, l'outrage, le mépris ; demain la réhabili- tation et la justice.

Le 2 juillet 1778, la postérité a commencé pour lui, et elle a, en partie au moins, réalisé ses espé- rances. Ce n'est pas qu'elle ait offert avec le passé toute l'opposition qu'il rêvait. Pendant sa vie, il avait eu, quoi qu'il en dise, ses triomphes aussi bien

574 LA VIE ET LES OEUVRES

que ses déboires, des admirateurs autant et plus que de détracteurs; après sa mort, il coutinua à être discuté, au moins il ne fut pas oublié. Son in- fluence se perpétua par ses livres ; il fut loué plus peut-être qu'il ne l'avait jamais été; il fut parfois combattu et réfuté ; sa mémoire, devenue plus cé- lèbre, reçut la consécration du temps; il y eut l'é- cole de Rousseau, et aujourd'hui, après cent ans passés, le silence n'est pas encore fait sur sa tombe.

Un des premiers soins du marquis de Girardin fut de lui préparer une sépulture convenable. Il y avait, dans la partie la plus pittoresque du parc, un petit lac environné de coteaux et de bois, et au mi- lieu du lac, une île de 50 pieds sur 35, plantée de peupliers, qui renfermait déjà depuis longtemps un petit monument élevé à la mémoire de Julie ' ; c'est dans ce lieu mélancolique et enchanteur, choisi un jour par Rousseau lui-même, qu'on ré- solut de déposer son corps. Girardin le fit em- baumer et le renferma dans un cercueil en bois de chêne revêtu de plomb à l'intérieur. Il fît mettre dessus des médailles rappelant le nom, l'âge, la date de la mort du défunt ; puis, le samedi 4 juillet, à 11 heures du soir, accompagné du médecin Le Bègue, de Corancez, de Romilly, beau-père de Co- rancez, du procureur fiscal Bimont, entouré d'une foule sympathique et émue qui s'étendait jusque sur les coteaux voisins, il le fit descendre dans la tombe qui lui avait été préparée. Peu de temps après, s'é- levait dessus un mausolée d'une belle simplicité, re- vêtu d'inscriptions et orné de bas-reliefs 2. Désor-

1 . (jRimm i Correspondance I très du marquis de Girardin à littéraire, juillet 1778.— 2. Let- \ Sophie, comtesse de X, juillet

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

575

mais Tile des Peupliers allait s'appeler l'Elysée et devenir un lieu de pèlerinage fréquenté par les cu- rieux et les dévots de Rousseau.

Le concierge et les gens du pays auraient pu pro- fiter de cette affluence pour se faire une source de revenus; mais ils aimaient mieux, dit-on, garder les objets ayant appartenu au grand homme que de s'en dessaisir à prix d'argent. On cite des personnes qui auraient en vain offert cent louis d'une paire de sabots ou d'une touffe de cheveux, et l'on rapporte que Fabre d'Eglantine, ayant emporté un sabot, fut poursuivi pendant plusieurs lieues par le proprié- taire et forcé de restituer son larcin r. Beaucoup de visiteurs gravaient sur la pierre leurs noms ou des sentences tirées de la Nouvelle Héloïse ou de Y Emile. Par malheur, il n'y eut pas seulement des dévots. Plusieurs ne craignirent pas de souiller le monu- ment, de gratter les'anciennes inscriptions et de les remplacer par des épigrammes ou des injures ; de sorte que Girardin se vit forcé de ne permettre l'en- trée qu'à des personnes connues. Parmi ces pèlerins d'un nouveau genre, il faut citer la reine Marie- Antoinette, accompagnée de toute la cour ; Louis XVI seul refusa de s'approcher 2.

1778 ; du marquis de Girardin à Rey, 8 août 1778. Lettre de Le Bègue de Preste, juillet 1778. Journal de Paris, 6 juil- let 1778. Procès-verbal de l'in- humation de J.-J. Rousseau, placé à la suite de la Lettre de Stanislas de Girardin à Musset- Pathay, en date du 8 juin 1824. Brochure in-8, 1824. 1. QuesnÉ, Particularités iné- dites, etc. Moniteur du Quin- tidi , 15 fructidor an VI.

2. GRIMM , Correspondance lit- téraire, juin 1780. On dit que Bonaparte , premier consul , passant par Ermenonville, re- fusa aussi de visiter la maison qu'avait habitée Rousseau. Conduisez-y, dit-il, mon frère Louis; c'est un philosophe, c'est un niais. Barni, His- toire des idées morales et poli- tiques au xvni8 siècle. 21e le- çon.

57G

LA VIE ET LES ŒUVRES

Plusieurs, les plus fervents sans doute, ont publié leurs impressions, en prose ou en vers1. Un de ces opuscules, daté du 20 vendémiaire an III, nous ap- prend que le tombeau ne contenait que cette simple épitaphe : Hic jacent ossa J,-J. Rousseau; et, gra- vés en relief « les attributs de la vertu et du génie, la pique, le bonnet symbole de la liberté, et ces groupes d'heureux enfants qui, libres des liens qui enchaînaient leurs bras, semblent annoncer un nouvel àg"e d'or2. » Ce bas relief doit occuper encore aujourd'hui la même place. Celui dont parle M. John Grand-Carteret, et qui porte la signature de Le Sueur, 1782, ne paraît pas, en effet, en dif- férer sensiblement 3. Il rappelle pourtant assez im- parfaitement la description que d'Escherny donne de ce qui existait en 1790 : bas reliefs aussi bien choisis que bien exécutés, se rapportant aux vertus, aux talents, à l'éloquence de l'illustre philosophe et aux services qu'il a rendus tant aux hommes qu'à leurs enfants 4.

Avant de quitter Ermenonville, il est à propos de dire un mot de celle qui, pendant plus de trente ans, avait été la compagne de Rousseau. Sans lui léguer une fortune, il ne la laissait pas au dé- pourvu. Maintes fois il avait recommandé à ses amis cette pauvre fille, qu'il croyait si dévouée. Dans une lettre importante, qu'on pourrait presque appe-

1. Voyage de feu M. Le Tourneur à Ermenonville. Aux Œuvres de J.-J. Rousseau. Édit. Poinçot (1788). Tome I. 2. Décade philosophique, 20 ven- démiaire an III. Relation sui- vie d'une pièce de vers par

Joseph Michaud. 3. John Grand-Carteret, J.-J. Rous- seau jugé par tes Français d'au- jourd'hui, p. 310. 4. D'ES- CHERNY, De J.-J. Rousseau et des philosophes du XVIIIe siècle, ch. xxv.

LE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 577

1er son testament, il lui avait adjoint sa filleule. « Quant à ce qui est entre vos mains, écrivait-il à Dupeyrou, je vous laisse absolument le maitre d'en disposer après moi de la manière qui vous paraîtra la plus favorable aux intérêts de ma veuve, à ceux de ma filleule et à l'honneur de ma mémoire *. » Dupeyrou avait naturellement conclu de ces paroles qu'il aurait à répartir le produit des œuvres de son ami entre sa veuve et sa filleule; mais Girardin, qui avait pris l'affaire en main, lui annonça faussement que cette dernière était morte. Qui l'avait induit en erreur? Thérèse, sans doute, Thérèse qui, dès le premier moment, avait agi sur le marquis de Gi- rardin et lui avait exagéré sa misère. La chose s'é- claircit néanmoins; nous ignorons si la fille de Rey eut sa part, mais nous savons au moins que Thé- rèse eut largement la sienne2.

Girardin n'avait trouvé, à la mort de Rousseau, que fort peu de manuscrits, mais il s'occupait d'en réunir d'autres qui étaient épars de divers côtés. Il ne mentionne même pas les Co?ifessio?is, qui pour- tant devaient difficilement échappera ses recherches. La veuve les aurait-elle aussi confisquées? Quoi qu'il en soit, il fut convenu entre lui et les deux dé- positaires principaux, Dupeyrou et Moultou, qu'on ferait une nouvelle édition des Œuvres de Rousseau, au profit des ayants droit. Dupeyrou affirme que, de ce chef, Thérèse toucha 24,000 livres , et Streckei- sen-Moultou que , quoique l'édition ait coûté fort cher, son grand-père et les héritiers de son grand-

1. Lettre à Dupeyrou, 12 jan- vier 1769. 2. Lettres du mar- quis de Girardin à Rey, 8 août 1778; de Dupeyrou à Rey, 14 no-

vembre, 7 décembre 1778 et 1G janvier 1779. Ces dernières sont insérées dans le Recueil Rosscha, conclusion.

37

578 LA VIE ET LES ŒUVRES

père n'en payèrent pas moins à cette fille jusqu'à sa mort leur part de pension1.

Elle-même avait personnellement ouvert une souscription pour publier les œuvres musicales de son mari, auxquelles il avait donné pour titre : Les Consolatiojis des misères de ma vie'2.

Girardin garda Thérèse pendant un an environ et l'installa dans le chalet rustique qu'on avait préparé pour Rousseau; mais il fut, dit-on; obligé de la chas- ser3. Elle se réfugia non loin de là, au Plessis-Bel- leville.

Fut-elle renvoyée à cause de sa conduite ou de son caractère? L'un et l'autre est possible. Si l'on en croyait certaines rumeurs, son libertinage aurait daté de loin ; elle aurait eu des motifs secrets de rester dans le pays, et sa désolation de parade au- rait eu pour but de couvrir des amours surannées et de bas étage. Cependant Stanislas de Girardin déclare qu'elle ne connut le palefrenier John que plusieurs mois, Mmc de Vassy dit même, une année après la mort de son mari, et les curés d'Ermenon- ville et du Plessis lui donnèrent des certificats favo- rables 4. Ces sortes de choses sont ordinairement d'une constatation difficile. Tout ce qu'on peut affir- mer, et encore ce point n'est-il pas parfaitement

1. Streckeisex-Moultou, 1 de Staël; de Stanislas de Girar- Œuvres et corresp. deJ.-J. Rous- j din à Musset-Pathay. Certift-

seau. Introduction. 2. Lettres de Thérèse à Panckoucke et à Fréron, 25 novembre 1778 et 18 février 1779. Année littéraire de 1779, t. II. 3. Le Moisson- neur, t. I, p. 21 , article de QUKSNÉ. 4. Lettres de Mma de Vassy, née de Girardin, à Mme

cats des deux curés en date du 16 juin 1789 et du 31 octobre 1790. Insérés au Recueil des pièces relatives à la motion faite à l'Assemblée nationale au sujet de J.-J. Rousseau et de sa veuve. Imprimerie nationale, 1791.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

579

éclairé, c'est qu'elle s'amouracha d'un certain Ir- landais, palefrenier du marquis de Girardin, nommé John. Nous ne savons si elle l'épousa-, mais il est plus probable que, pour garder le titre de veuve Rousseau, qu'elle n'aurait pas, dit Barrère, échangé contre une couronne, et surtout les profits attachés à ce titre, elle préféra vivre librement avec lui, mangeant tout l'argent qu'elle pouvait tirer de ses bienfaiteurs et se réduisant en .fin de compte à la misère. Le maire du Plessis a donné des détails sur ce faux ménage1.

Bachaumont toutefois ne parle pas de John, mais de Nicolas Montretout, avec qui il la marie en 1779 , et Grimm , un an plus tard, ne donne encore son mariage que comme simplement prochain2.

Les écarts de mœurs de Thérèse Le Vasseur n'empêchèrent pas Mirabeau de lui écrire une belle lettre, bien respectueuse3, et l'Assemblée nationale de lui voter une rente de douze cents francs, plus tard portée à quinze cents4.

Morin a vu dans ces témoignages d'estime5 et dans les divergences sur les faits que nous signalions tout à l'heure un moyen de laver Thérèse des re- proches qui lui sont faits6; mais il est bien possible

1 . Articlede Quesné, au Mois- sonneur. — 2. Bachaumont, 27 novembre et 17 décembre 177y.

3. Corr. lia., octobre 1780.

4. Lettre de Mirabeau à Mm» veuve Rousseau, 12 niai 1790. o. Séances du 21 décembre 1790 et du 22 fructidor an il. Lettre de remerciements de Thé- rèse à l'Assemblée nationale, 3 janvier 1791 ; {au Recueil des

pièces, etc.) Voir aussi, Protes- tation d'un député royaliste, an- cien ami de Rousseau, contre le décret; {Ami du roi, 31 janvier 1791.) D'après ce député Thé- rèse ne se faisait pas alors moins de 2.6301ivres de revenu. G. G. Morin, Essai sur la vie et le caractère de J.-J. Rousseau, ch. VIII. GiNGUENÉ, Lettres sur les Confessions, p. 137.

580 LA VIE ET LES ŒUVRES

que Mirabeau et l'Assemblée nationale se soient peu renseignés. Thérèse signait veuve de J.-J. Rousseau, ce qui était à peu près vrai; on honorait la mémoire de Rousseau dans sa veuve ou dans celle qui se donnait comme telle, c'est tout ce qu'on voulait. Le dernier acte que nous connaissions de Thérèse est un acte d'ingratitude. Elle s'est jetée, dit-elle, dans les bras du marquis de Girardin ; elle lui a remis tout l'argent comptant qui était dans la mai- son ; elle l'a laissé s'emparer des manuscrits, de l'herbier, de la musique ; elle a accepté en paye- ment une rente viagère qui lui a été remboursée en assignats ; presque octogénaire elle n'a plus pourvivre qu'une rente viagère sur des particuliers de Genève, qui est dificilement payée, et les quinze cents francs, accordés par la Nation, qui ne le sont pas non plus bien exactement1. Mais ces accusations sont contre- dites par tous les historiens, aussi bien que par le bon sens. Comment admettre que le marquis de Gi- rardin, riche et bien disposé comme il l'était, n'ait pas même payé à Thérèse ce qu'il lui devait? Elle mourut au Plessis-Belleville, le 12 juillet 1801. Elle avait près de quatre-vingts ans.

II

Pendant les dix ou douze années qui suivirent sa mort, Rousseau eut le sort des grands écrivains qui ont remué beaucoup d'idées , qui ont fait école et ont le privilège de passionner l'opinion. La pu-

\. Lettre de Thérèse à Corancez, 27 prairial an VI.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 581

blication des six premiers livres des Confessions produisit une surexcitation momentanée ; les écrits pour ou contre se multiplièrent. Nous ne mention- nons toutefois ce mouvement que pour mémoire, afin d'insister sur une autre glorification encore plus générale et plus puissante, et, dans tous les cas, d'un caractère plus officiel.

Arrive la période révolutionnaire : Alors Rousseau triomphe ; du fond de sa tombe, il inspire les réso- lutions et dirige les événements ; il est le véritable souverain de l'époque. Mais évidemment les Fran- çais ne se trouvèrent pas, sans préparation, devenus, du jour au lendemain, les disciples de Rousseau. S'ils le furent en 1789, ils devaient l'être la veille; s'ils firent 1789 et ensuite 1793, ils y étaient pré- parés par quelque chose d'antérieur et ne firent que traduire dans les événements ce qu'ils avaient dans les idées. On peut voir dans les faits de la Révolution que Rousseau en fut le grand inspira- teur ; il n'est pas difficile d'en conclure qu'il en fut à l'avance l'initiateur et le préparateur. « Jean- Jacques Rousseau, dit un écrivain très favorable à la Révolution, mourut en 1778, onze ans avant l'ou- verture des Etats généraux. Il n'y avait pas, au côté gauche de la Constituante, un homme qui ne fût, à vrai dire, son disciple, et jamais philosophie n'obtint une exécution si complète de ses maximes. Cette influence a été généralement salutaire. Otez Jean-Jacques Rousseau du xviii0 siècle ; n'y laissez que Montesquieu et Voltaire ; vous ne pourrez plus expliquer l'insurrection des esprits, leur ardeur à conquérir la liberté, leur enthousiasme, leur foi, les caractères, les vertus, les puissances, les grandeurs de notre Révolution, Condorcet, Mme Roland et la

582

LA VIE ET LES ŒUVRES

Gironde, la tribune de la Convention l. » Ces pa- roles seraient confirmées au besoin par cent autres citations, prises dans n'importe quel parti. C'est un fait peut-être unique dans l'histoire qu'une révolu- tion longue, difficile et d'une influence décisive sur les destinées d'un grand peuple, entreprise et accom- plie au nom et sous l'inspiration d'un homme mort depuis dix ou quinze ans. Il est bon de montrer par des exemples que tel fut en réalité l'un des caractères de la Révolution française.

Dès le principe, les mandats donnés par les élec- teurs à leurs représentants aux Etats généraux manifestent l'influence de Jean-Jacques Rousseau. Les Cahiers du Tiers Etat étaient, en effet, pénétrés de ses idées ; ceux même de la Noblessse et du Clergé n'étaient pas sans en porter la marque. Quant aux discours prononcés dans les assemblées, depuis la Constituante jusqu'au Directoire, leur enseignement sur ce point est absolument décisif. Qu'on les prenne tous, les uns après les autres, à quelque nuance d'ailleurs qu'appartienne l'orateur, pourvu que ce ne soit pas à la droite de la Consti- tuante, et l'on en trouvera à peine quelques-uns qui ne se prévalent de l'autorité de Rousseau2. On ne lui reproche qu'une seule chose, c'est « dans ce temple, le plus superbe de l'architecture sociale... d'avoir oublié l'insurrection, le premier, le plus beau et le plus incontestable droit des peuples ou-

1. J.-J. Rousseau, par Ler- minier. Article de la Revue des Deux Mondes, 15 novem bre 1831 . 2. On peut consulter à ce sujet : MERCIER, De J.-J. Rous-

seau considéré comme l'un des auteurs de la Révolution, 2 vol. in-8, 1791 ; La Harpe, Lycée. Articles sur Rousseau, sur Montesquieu, sur la philoso-

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

583

tragés1 . » « On a dit : Montesquieu c'est la Consti- tuante, Rousseau c'est la Convention; ce partage est injuste. Sauf quelques discours de Mounier et de Mirabeau, le Contrai social a inspiré toute la Cons- tituante, témoin le serment du Jeu de Paume, la nuit du 4 août, la déclaration des droits, et ces choses sont contraires aux idées de Montesquieu 2. ». « La meilleure Constitution qui existe, disait-on dès 1791, est la française, parce qu'on y a mieux étudié qu'ailleurs les principes du Contrat social5. »

Qu'il s'agisse de grandes ou de petites questions, de constitutions ou de lois, de droit international ou de droit privé, de l'intérêt général ou de l'uti- lité des particuliers, du clergé ou des émigrés, de religion, de justice, d'enseignement, de subsis- tances, de guerre, de finances, Rousseau suffit à tout, remplit tout de l'autorité de son nom ; chacun sait que, s'il peut persuader qu'il est de l'avis de Rousseau, sa cause est gagnée auprès de la majorité. Que de fois, tant son autorité est grande, ses idées ont été revendiquées par les partis contraires, au bénéfice des opinions les plus opposées.

phie au xvme siècle, etc.; NlSABD, Histoire de la littéra- ture française, t. IV. Article Rousseau; Paul Janet, His- toire de la philosophie morale et politique, t. II ; Barni. His- toire des idées morales et po- litiques au xvme siècle, t. II. Le- çons 27 à 31 ; Léon Gautier, Vingt nouveaux portraits; Taine, Les Origines de la France contemporaine, et une foule d'autres ouvrages. Un seul partisan des idées nouvelles,

l'Oratorien Daunou , osa, à notre connaissance, n'être pas en tout de l'avis de Pvousseau, et encore, avec quelle reli- gieuse timidité il se permet de signaler les taches de ce nouveau soleil : De la religion publique ou Réflexions sur un chapitre du Contrat social, par M. Daunou, de l'Oratoire; Esprit des Journaux, 12 avril 1790. 1. Mercier, sect. 2.

2. Paul Janet, t. II, p. 505.—

3. Mercier, sect. 11.

584 LA VIE ET LES ŒUVRES

Aussi, une grande partie de ce que, dans un certain langage, on appelle les conquêtes de la Révolution, est-elle l'application plus ou moins fidèle de ses théories. Sauf le régime représentatif, auquel, comme on sait, Rousseau était opposé, il n'y a rien en quelque sorte qui ne soit son œuvre. Tout le monde est d'accord pour lui attribuer l'introduction dans la pratique des gouvernements modernes du grand principe de la souveraineté du peuple. On lui fait également honneur des idées d'égalité civile et politique et de liberté individuelle ; on y peut joindre la toute-puissance de la loi, l'absorption de l'individu par l'Etat, l'écrasement des minorités , le fanatisme patriotique, qui a joué un si grand rôle dans les événements de cette époque, l'affaiblissement des idées de propriété, l'ingérence du pouvoir civil dans le domaine des consciences. La confiscation des biens de l'Eglise et des émigrés n'est que l'ap- plication des principes de Rousseau sur la propriété ; la constitution civile du clergé , l'abolition des vœux, comme contraires à la nature et favorisant le fanatisme, la suppression de ce qui restait encore des corporations, comme portant atteinte à l'unité nationale, sont la mise en pratique de son chapitre sur la Religion civile. La reconnaissance par Robes- pierre de l'existence de l'Etre suprême et de l'im- mortalité de l'âme a la même origine. Et le peuple assemblé en permanence, et les élections perpé- tuelles, et les levées en masse, et l'éducation pro- fessionnelle et nationale, et le culte de la Raison, et les fêtes républicaines de la Jeunesse , de la Vieillesse, des Epoux, de l'Agriculture, et le boule- versement des usages, des costumes, du langage, des manières, des sentiments, des choses et des

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

585

noms, est-il un fait ou une institution l'on ne retrouve en quelque sorte la signature de Rous- seau?

De la grande tribune nationale et des actes offi- ciels des gouvernements, voulons-nous descendre à des tribunes moins élevées ou aux événements de la rue, aux Jacobins, aux Clubs, aux réunions pu- bliques, aux articles de journaux, aux livres, aux pamphlets, aux brochures, aux hommes et aux femmes de la Révolution, nous n'y retrouvons pas moins le nom de Rousseau; il est cité partout, il remplit tout de sa personne. Parmi ses disciples, Mme Rolland est une des plus brillantes, Robespierre se donne comme le plus fidèle. Il avait toujours le Contrat social sur sa table, comme une sorte d'évan- gile. Il écrivit, dit-on, son rapport sur l'immortalité de l'âme sous les ombrages de Montmorency et, en apôtre fidèle de la tolérance selon Rousseau, il envoya à l'échafaud quiconque osait le contredire. Charlotte Corday elle-même s'était nourrie des ou- vrages de Rousseau, et Marat, « Marat au cœur sensible », comme on l'a appelé quelque part1, fai- sait des lectures publiques du Contrat social.

La Révolution a la prétention d'imiter Rousseau jusque dans son style. Il est vrai que, le plus sou- vent, elle n'en fait que la caricature. Elle a ses tirades sentimentales qui se promènent dans le sang; elle a sans cesse à la bouche le bonheur de l'huma- nité ; mais ses utopies humanitaires ne se réalisent qu'à force d'amputations.

1. Lettre adressée au député girondin Ducos par sa femme. Voir WALLON, Histoire du tri-

bunal révolutionnaire, t. I, ch. xi.

586 LA VIE ET LES ŒUVRES

Enfin, les communistes eux-mêmes doivent recon- naître la paternité de Jean-Jacques. Ils ont sa doc- trine sur la propriété. Il est à remarquer que Babeuf, dans son procès, étayait son système par de nombreuses citations de Mably, de Diderot et de Rousseau '. Il est vrai que le communisme relève plutôt du Discours sur l'Inégalité que du Contrat social; que le premier est le code de la révolution sociale , comme l'autre est celui 'de la révolution politique ; mais , d'une façon comme d'une autre , c'est toujours Rousseau.

Quelques personnes cependant ont nié que Jean- Jacques Rousseau fût un véritable précurseur de la révolution, sous prétexte que, s'il eût vécu, il en eût répudié les violences. Que ce soit pour lui en faire un mérite ou un reproche , peu importe. Ainsi, peu de temps avant que parût le livre : J.-J. Rousseau considéré comme un des auteurs de la révolution française 2, il en avait paru un autre : /.-/. Rousseau aristocrate 3. Autrefois on avait fait aussi un Rousseau chrétien. Tous ces ouvrages peuvent être vrais ; mais ils ont l'inconvénient de ne rien prouver. Jamais écrivain ne prêta plus que Jean-Jacques à des jugements divers, selon le choix qu'on faisait dans ses œuvres, par la raison que jamais aucun, avec une direction générale unique, ne fit plus d'échappées contradictoires à droite et à gauche.

Il est juste cependant de faire une distinction très importante à ce sujet. On peut, dans la révo- lution, considérer trois choses : les principes, les

1. Moniteur, 9 mai 1797. I 1791. 3. Par Gh. F. Le Nor- 2. Par Mercier, 2 vol. in-8, | mand, in-8 de 109 p., 1790.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 587

moyens et le but. Sur les principes, contrat social, souveraineté du peuple, omnipotence de la loi, etc., il ne peut y avoir l'ombre d'un doute : oui, Rous- seau fut un révolutionnaire, et non pas un révolu- tionnaire vulgaire, mais un chef écouté et obéi, un maître puissant, un initiateur, un législateur. Sur le but, on peut voir par l'énumération de ce qu'on a appelé les conquêtes de la révolution, combien il y en a dont Rousseau peut réclamer la paternité. 11 est sûr d'ailleurs qu'on ne se serait pas tant pré- valu de ses idées, si on ne les avait pas partagées. « Les maximes de Rousseau, dit encore Mercier, ont formé la plupart de nos lois , et nos représen- tants ont eu tout à la fois la modestie et la loyauté d'avouer que le Contrat social fut, entre leurs mains, le levier avec lequel ils ont soulevé et enfin renversé ce colosse énorme du despotisme qui, de- puis tant de siècles, foulait si cruellement la na- tion '. »

Quant aux moyens, on doit reconnaître que Rousseau fut constamment l'ennemi de la violence et des excès matériels. C'était chez lui affaire de tempérament. Non seulement la violence lui faisait horreur, mais un acte simplement énergique effrayait sa paresse. Jean-Jacques, avec une intelligence d'élite, était au fond un pauvre caractère. Nous avons au moins ici le bon côté de sa mollesse. Heu- reux si ses disciples, les Barrère, les Robespierre, les Lebon et tant d'autres avaient, comme lui, manqué de caractère. Sous ce rapport donc, ses disciples l'ont fort mal suivi. En face du Comité de Salut public et de la Terreur, il eût, s'il avait vécu,

1. Mercier, sect. xi.

588 LA VIE ET LES ŒUVRES

renié ses fils, et eût protesté contre l'usage ou l'abus qu'on faisait de son nom et de ses idées, comme il désavoua du reste ses partisans dans les affaires de Genève, après les avoir poussés. Qui nous dit que ses fougueux disciples ne lui auraient pas alors appris à ses dépens qu'on ne lâche pas impunément la bête révolutionnaire ? On a mis en problème la question de savoir s'il était possible d'obtenir sans violence les fruits de la révolution. Il est sûr que Rousseau eût répudié ces fruits, s'ils n'avaient pu être obtenus qu'à ce prix. Pour lui faire donc sa part équitable de responsabilité dans les événements de la révolution , il faut dire qu'il est directement responsable des principes et des résultats, mais qu'il ne l'est qu'indirectement des excès et des violences. Il n'était pas fait pour la lutte, du moins pour la lutte dans la rue ou sur les champs de bataille. Il lui manquait pour cela les deux qualités premières, le courage et la discipline, Représentez-vous donc Jean-Jacques", le sabre à la main, payant de sa personne dans une insurrection populaire! Aussi a-t-il toujours détesté le métier de soldat. Il ne savait ni commander ni obéir ; il n'était fort que la plume à la main. C'est pour cela que, par orgueil, au moins autant que par goût, il a toujours recherché la solitude.

III

Nous venons de voir ce que Rousseau a fait pour la Révolution ; voyons maintenant ce que la Révo- lution a fait pour Rousseau.

Il y a peu de chose à dire de Y Eloge de J.-J.

DE JEAN-JACQl'ES ROUSSEAU.

589

Rousseau, mis au concours par l'Académie française en 1790. Il fut présenté beaucoup de mémoires, en général fort médiocres; plusieurs ont été publiés par les auteurs ; aucun ne fut couronné. D'Escherny avait doublé le prix, qui était primitivement de six cents francs, et avait concouru lui-môme, mais il ne fut pas plus heureux que les autres '. Citons aussi une pièce de théâtre de Bouilly : J.-J. Rousseau à ses derniers moments, qui fut très goûtée dans le temps 2.

Pendant que les littérateurs faisaient l'éloge de Rousseau, que les poètes le chantaient, que les au- teurs dramatiques le plaçaient sur le théâtre, les sculpteurs gravaient son image sur les pierres de la Bastille3. La mode n'était pas encore venue de pro- diguer les statues ; mais évidemment Jean-Jacques était un des premiers qui eût des titres à une ex- ception. Deux simples particuliers de Lusignan prirent l'initiative d'une souscription à un écu. Un des souscripteurs promit, pour le socle, les plus fortes pierres de la Bastille ; d'autres firent des vers 4.

Le 10 juillet, le buste de Rousseau ayant été porté en triomphe autour des ruines de la Bastille et dans les districts de Paris5, le lendemain, l'Assemblée na-

1. D'Esgherny, De Rousseau e! des philosophes du XVIIIe siè- cle, cil. XXVI, et Éloge de Rous- seau. — Baruel-BeauVERT, Vie de J.-J. Rousseau, préface. 2. 1791, in-8. Voir le Moniteur du G janvier 1791. 3. Moni- teur du 7 octobre 1791. Voir dans Quérard, La France lit- téraire, la liste des Eloges,

pièces de vers, drames, comé- dies, composés à cette époque sur Jean-Jacques Rousseau.

4. Prud'homme, Révolutions de Paris. Lettre du 20 janvier 1790. Ern. Hamel, La Statue de J.-J. Rousseau, 1808, in-12.

5. John Grand-Carteret, p. 520.

590

LA VIE ET LES ŒUVRES

tionale vota unanimement la statue1. Cependant, huit mois plus tard, rien n'était encore fait. Dans l'intervalle, Voltaire et Mirabeau avaient été trans- portés au Panthéon, et le portrait en relief de Rous- seau y avait figuré avec honneur. On ne pouvait faire moins pour lui que pour les autres. Deux dé- puta tions, l'une de citoyens et de gens de lettres de Paris, l'autre d'habitants de Montmorency, vinrent donc le 27 août à la barre, réclamer l'exécution de la statue et la translation au Panthéon du premier fondateur de la Constitution française. Ces demandes, on le pense bien, furent accueillies avec transport2. On s'arrangea même de façon à ne pas paraître rendre tardivement à Jean-Jacques Rousseau des honneurs qu'on avait déjà rendus à d'autres, mais à rétablir en sa faveur une priorité qui lui appartenait éminemment. Une seule difficulté pouvait arrêter, l'opposition de Girardin ; mais Girardin ne tien- drait-il pas à honneur de sacrifier ses préférences aux désirs de l'Assemblée? Et d'ailleurs, disaient quelques-uns, les restes de Rousseau sont la pro- priété de la nation, et non celle de Girardin3.

1. Moniteur du 11 juillet 1790. Voir aussi Recueil des pièces relatives à la motion, etc. Projet de discours et de motions (le d'Eymar, 29 novembre 1790.— Discours et motions deBARRÈRE, d'Evmar, etc., 21 décembre 1790. La Révolution, a dit M. Auguste Gastellant, u'a dé- crété qu'une statue, une seule, celle de Jean-Jacques Rous- seau. (Discours du centenaire de 1789.) 2. Il fui question d'un concours ; Houdon refusa

de concourir. Réflexions sur les concours en général, et sur celui de la statue de J.-J. Rousseau en particulier, par HOUDON, sculpteur du Roi, in-8de!3p. Cependant Houdon avait fait précédemment un buste de Rousseau, qui dut même être placé dans la salle des séan- ces. (Décret de l'Assemblée nationale en date du 27 juin 1790.) 3. Séance des 26 et 27 août 1791. (Au Moniteur du 30.)

LE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

591

Celui-ci refusa cependant. Il réussit même à faire agréer ses raisons par l'Assemblée, mais non par le club des Jacobins i. Or, comme dans ce beau temps de délations et de suspicions, il était dangereux de déplaire au club des Jacobins, Girardin jugea pru- dent de se soumettre. 11 avait pour lui, il est vrai, des autorités considérables, Fauteur des révolutions de Paris2 et, comme il dit, notre digne et malheu- reux ami Marat. Cependant, ajoute-t-il, il est le premier à désirer que ce dépôt sacré repose désor- mais sous la sauvegarde générale et les auspices de tout le peuple français. 11 demande seulement, pour se conformer aux dernières volontés de Jean-Jacques, qu'il soit transféré dans les Champs-Elysées, dans une lie de la Seine plantée de peupliers, et que, pour prix du sacrifice que le sentiment de l'amitié fait volontiers à celui de la patrie, son disciple et vieil ami soit relevé de la tache originelle par un baptême républicain, sous le nom d'Emile, et auto- risé à ne plus être désormais mentionné que sous ce nom dans les actes et registres publics3.

Malgré tout, l'exécution de la statue continuait à su- bir des retards. On avait beau les dénoncer à la tri- bune, en rendre responsables « un roi fourbe » (Louis XMj et « un ministre hypocrite » (Rollandj, tout était inutile. Il arriva même un jour que le buste de Rousseau ayant été mis en parallèle avec celui de

1. Prud'homme, Révolutions de Paris, numéros du 27 août au 3 septembre et du 3 au 10 septembre 1791. Lettre de Girardm lue à l'Assemblée le dimanche 4 septembre 1791 . Moniteur du 22 septembre 1791. 2. Voir les numéros ci-des-

sus. — 3. Lettre de René Girar- din à ta Société des Jacobins. Quartidi, décade de bru- maire an II. Au Moniteur du 3 du 2e mois de Tan II de la République (24 octobre 1793). Girardin était membre du club des Jacobins.

592

LA VIE ET LES ŒUVRES

Marat, ce dernier obtint la préférence '. En atten- dant, les législateurs faisaient placer dans la salle des séances les bustes de Rousseau et de Mirabeau, sculptés en relief sur des pierres de la Bastille 2 ; ou bien ils s'amusaient à recevoir des hommages de statuettes, de portraits, de nouvelles éditions des œuvres du grand citoyen. Ils étaient surtout heureux quand on leur apportait ses manuscrits et ordon- naient des recherches pour s'en procurer le plus possible 3.

Girardin, toujours empressé de plaire au gouver- nement nouveau , n'avait pas manqué de se dessai- sir en sa faveur de tous les manuscrits qu'il possédait. Il espérait que Dupeyrou ferait également hommage des siens à la Bibliothèque nationale de Paris. Mais Dupeyrou, qui était de Neuchàtel, préféra les don- ner à la bibliothèque de sa ville \ Ils y sont encore actuellement. Thérèse, de son côté, déposa solen- nellement sur le bureau de la Chambre le manuscrit des Confessions. Elle était rentrée en possession de ce trésor à la mort de Girardin, à qui, dit-elle, elle l'avait remis d'abord. Elle ne voulut pas, évidem-

1. Moniteur, octidi, 2e décade de brumaire au II. 2. Moni- teur des 7 et 8 octobre 1791.— 3. Moniteur du 15 avril 1791 ; dépôt de Tédition Poineot, 1 7 fructidor an 11 ; manuscrit de la Nouvelle Héloïse ; 24 ven- démiaire an III ; demande de manuscrits à un éditeur ha- bitant Neufchâtel; brumaire an II. Dépôts divers; 2 ni- vôse an IV; gravure ; 16 et 18 pluviôse, 9 thermidor an IV ; édition Didot, etc. Un peu plus tard, eu 1797, un libraire

crut honorer à la fois les noms de Rousseau et de Bo- naparte, en dédiant au citoyen général en chef de l'invincible armée d'Italie une nouvelle édition du Contrat social de l'immortel Rousseau. (Voir Quérard, article Rousseau.) 4. Note sur les manuscrits de J.-J. Rousseau remis au Co- mité d'instruction publique par le citoyen René Girardin père, s. d. Bibliothèque de la Cham- bre des députés.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 593

ment, négliger nn aussi bon moyen de se ménager les faveurs de la Convention. Le paquet ne devait être ouvert qu'en 1801 ; mais au moyen de quelques distinctions plus ou moins subtiles, on ne fut pas embarrassé de l'ouvrir sur-le-champ. Du reste, les Confessions étant déjà publiées, le manuscrit per- dait beaucoup de son prix *.

La petite ville de Montmorency ne craignit pas de prendre l'avance sur la capitale, et de faire ce que Paris lui-même tardait à exécuter. La maison que Jean-Jacques avait habitée à Montmorency était occupée par un de ses admirateurs, nommé Chérin. Grâce aux soins de celui-ci, et sous sa direction, un monument rustique fut élevé au citoyen de Genève, dans un vieux bois de châtaigniers, au milieu duquel il venait autrefois se jeter dans les bras de la nature.

La fête d'inauguration eut lieu le 25 septembre 1791. La garde nationale, le maire, la municipalité, des députations des électeurs de 1789, de la Société fraternelle, de la Société d'Histoire naturelle, de la Société des Amis de la Constitution formaient le cortège. Des hommes portaient une grosse pierre extraite des cachots de la Bastille et ayant en creux le portrait du dieu de la fête ; le buste était soutenu par des mères de famille entourées d'enfants ; des jeunes filles en robes blanches, avec ceintures trico- lores, marchaient au son d'une musique guerrière. Parmi les assistants, on remarquait un parent de Rousseau, des membres de l'Assemblée nationale, des poètes, Fabre d'Eglantine, Bernardin de Saint- Pierre, Ducis, le naturaliste Bosc.

1. Moniteur du 8 vendémiaire an III.

TOME II 3a

594

LA VIE ET LES ŒUVRES

Le buste est déposé à sa place ; chacun le cou- ronne de fleurs; des discours sont prononcée; le soir, seize cents lampions (encore dus après cin- quante-deux ans, dit Quesné) éclairent les bosquets; les danses se prolongent jusqu'au jour ; l'enthou- siasme est général ; enfin l'empressement à l'inau- guration de la. Sainte hnage contraste heureusement, suivant certaines gens, avec l'isolement on laisse Louis XVI et Marie-Antoinette dans leurs Tuileries. Peu d'années après, le monument disparut et les pierres furent dispersées l.

Genève tint aussi à honorer la mémoire de son grand citoyen. On lui éleva une colonne de qua- rante pieds de haut, surmontée de son buste. La cérémonie d'inauguration fut ce que sont toutes ces fêtes : musique, comités populaires, officiers muni- cipaux et représentants de la nation, chœurs de jeunes garçons et de jeunes filles portant la statue de la liberté, groupe de mères de famille, à la tète desquelles était la sœur de lait de Rousseau, fleurs et couronnes, chants et discours, repas patriotique et danses.

La fête, commencée en 1793, le jour anniversaire de la naissance de Rousseau, se continua à pareille époque, pendant cinq années. En 1798, Genève étant occupée par la France, le corps administratif déclara que « la patrie genevoise ayant cessé d'exister, il est hors de propos de célébrer la fête de notre grand patriote 2. »

1. Prud'homme, Les Révolu- tions de Paris, 24 septembre au l<"OCtobre 1791 ; Quesné, Par- ticularités, etc. 2. Gabebel, J.-J. Rousseau et les Genevois, ch.

vi, § 1 ; Moîiiteur du 11 juil- let 1793. Extrait des registres de l'Assemblée nationale de Ge- nève; cité au Moniteur fran- çais du 7 janvier 1794.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

595

Mais la grande cérémonie de l'apothéose était destinée à effacer toutes les autres. Plusieurs fois, comme on le sait, elle avait été demandée. Thérèse elle-même, accompagnée d'une députation de la Société républicaine de Franciade (Saint-Denis) avait apporté ses réclamations1. Le Comité d'ins- truction publique fut chargé d'étudier la question2. Lakanal, dans un long rapport, établit les titres de Rousseau à des honneurs exceptionnels , régla la composition et l'ordre du cortège et donna tout le programme de la fête. Elle fut fixée au 20 vendé- miaire an III. Il avait d'abord été question du cin- quième jour complémentaire ; mais l'apothéose de Marat devant avoir lieu ce jour-là, pour la seconde fois, Rousseau se trouva en compétition avec Marat, et pour la seconde fois, Marat lui fut préféré3.

Cependant, par une sorte de compensation, la fête de Rousseau fut autrement solennelle et bril- lante que celle du féroce révolutionnaire \ Les Genevois avaient obtenu d'y être largement repré- sentés5, et le club des Jacobins avait décidé de s'y transporter en masse 6.

Le 18 vendémiaire, dès 4 heures du matin, le corps de J.-J. Rousseau, pieusement déposé sur un char décoré avec richesse par les soins de l'écuyer Franconi, partait d'Ermenonville et prenait lentement le chemin de Paris. Tout le long du par-

1. Moniteur du 27 germinal an II. 2. Moniteur du 18 fruc- tidor an II. 3. Après Je 9 thermidor, Rousseau prit sa revanche, et ses bustes furent plus d'une fois appelés à rem- placer ceux de Marat. (John

Grand-Carteret, p. 520.)

4. Séance du 26 fructidor an II, (au Moniteur du 29.)

5. Séance du 23 floréal an II, (au Moniteur du 24.)— 6. Séance du 19 vendémiaire an III.

596 LA. VIE ET LES ŒUVRES

cours, des musiciens montés sur un autre char fai- saient entendre des airs funèbres. Il avait été décidé qu'on irait par Emile (c'était le nouveau nom de Montmorency) ; on y arriva tard et l'on y passa la nuit. Cependant, sur l'observation faite à Gin- guené, un des membres délégués par la Convention, que ce char couvert de dorures jurait avec la sim- plicité de Jean-Jacques, on se mit en devoir, avec des peupliers, des gazons, des pervenches, de dis- poser les choses d'une façon plus conforme à ses goûts.

Le 19, départ de Montmorency, avec accompa- gnement de gardes nationales, de jeunes filles jetant des fleurs ; passage par Franciade, arrivée à Paris. Réception, à l'entrée du jardin des Tuileries, par une députation de la Convention ; foule, nom- breux cortège, musique, coups de canon, discours, dépôt du corps sous un petit temple élevé au milieu d'un grand bassin entouré de saules pleureurs, afin de rappeler l'Ile des Peupliers. Thérèse avait sa place marquée au cortège ; elle jugea à propos de se dispenser d'y venir; en passant par Saint-Denis, on la remarqua avec indignation à la fenêtre d'un cabaret, avec son amant.

C'était le 20 que devait avoir lieu le déploiement de toute la pompe républicaine. La gendarmerie à cheval, les tambours, plusieurs musiques, les élèves du Champ de Mars, à pied et à cheval, figuraient sur divers points du cortège ; des groupes de musi- ciens, de botanistes, d'artistes, d'artisans, d'agricul- teurs, chacun avec leurs trophées et leurs inscrip- tions, rappelaient les titres de Rousseau à la recon- naissance de la postérité ; les sections de Paris por- taient les tables des droits de l'homme ; sur un

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 597

char, des mères de familles, vêtues à l'antique, avec leurs enfants autour d'elles ou sur leurs genoux, glorifiaient l'auteur de Y Emile ; une Renommée en bronze couronnait les œuvres du philosophe; les orphelins des défenseurs de la patrie entouraient les drapeaux de la France, de Genève et de l'Amé- rique ; il y avait jusqu'au char des enfants aveu- gles ; les habitants de Genève, de Saint-Denis, de Grosley, de Montmorency, figuraient avec leurs ban- nières aux places qui leur avaient été assignées ; les citoyens d'Ermenonville avaient l'honneur d'en- tourer le sarcophage. La Convention nationale, séparée du peuple par un simple ruban tricolore, et précédée du phare des législateurs, le Contrat social, marchait en avant du char qui portait la statue de Rousseau couronnée par la Liberté. Sur le pié- destal de la statue étaient inscrits ces mots : Vitam impendere vero ; et au dessous : Au nom du peuple français, la Convention nationale à J.-J. Rousseau, an III de la République '. Enfin, pour que rien ne manquât à la fête, le Président de la Convention avait pu l'inaugurer en annonçant au peuple assemblé les nouvelles victoires que les soldats de la Liberté venaient de remporter sur le despotisme.

Au Panthéon, en face du sarcophage, triompha- lement élevé sur une estrade, le président retraça les vertus de J.-J. Rousseau et les travaux sublimes qui lui assuraient l'immortalité; il jeta ensuite des fleurs sur sa tombe au nom delà Nation; puis, pen- dant que les groupes défilaient, la musique fit en- tendre ses plus beaux morceaux : les airs composés

1. Nous citons le pro- | cette statue n'a jamais été jrarnine; mais il paraît que | exécutée.

598 LA VIE ET LES ŒUVRES

par Rousseau avant tout, et aussi un hymne de Joseph Chénier1, qui fut chanté alternativement, par les vieillards et les mères, les représentants du peuple, les enfants et les jeunes filles, les Genevois, le peuple. Après une journée si bien remplie, la foule trouva encore le temps d'aller aux représenta- tions théâtrales 2.

Rousseau fut placé tout à côté de Voltaire. Comme deux frères ennemis, ils étaient inséparables jusque dans la mort. En effet, à partir de ce moment, leurs restes eurent constamment un sort commun.

Gaberel, qui ne manque jamais une occasion de faire valoir ses compatriotes , remarque que les Ge- nevois, qui formaient à Paris le club de la Mon- tagne, voulant consacrer ce jour dédié à Rousseau par un acte qui pût honorer sa mémoire, fondèrent une Société de bienfaisance en faveur des Genevois malades. Voilà la seule note sérieuse au milieu de ce concert de folies. Il ajoute : « Pas un mot de po- litique n'est prononcé. » C'est difficile à croire 3.

Cinq jours après la grande apothéose de Paris, on célébrait à Lyon une fête analogue. Elle fut d'autant plus goûtée qu'on la fit coïncider avec la promulga- tion du décret supprimant le nom révolutionnaire de Commune affranchie et rendant à la ville son ancien nom de Lyon \

1. Trois mois auparavant ! des portraits de Rousseau, à

son frère avait été décapité par la politique du Contrat so- cial.— 2. Moniteur du 29 fruc- tidor, et 2* saiis-culotide an IL Décade philosophique du 20 vendémiaire an III. Hymne de Chénier. Quesné, Par- ticularités, etc. Le portefeuille

la Bibliothèque nationale, re- produit au numéro 71 l'apo- théose et la translation au Panthéon. 3. Rousseau et les Genevois, ch. VI, § 1. 4. Let- tre des députés Charlier et Po- cholle à la Convention : (Moni- teur du l»r brumaire an III.)

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 599

IV

Après avoir déposé au Panthéon les restes de Rousseau, il ne faudrait pas croire qu'on les y ait laissés dormir en paix.

Cet édifice ayant été restitué au culte e'n 1821 ', un premier déplacement dut avoir lieu. Si l'on s'en rapportait au Dictionnaire de Feller et à la Biogra- phie Michaud 2, les restes de .Rousseau et de Vol- taire auraient alors été transportés au Père Lachaise. Mais les registres du Père Lachaise sont muets à cet égard, tandis qu'une pièce officielle établit que les sarcophages et les cercueils furent descendus dans les caveaux du monument3. Un doute cepen- dant demeurait dans certains esprits. Stanislas de Girardin, alors député, demanda au ministre étaient les ossements de Rousseau, et exprima le désir de les replacer à Ermenonville, plutôt que de les laisser dans un cimetière vulgaire, au Père Lachaise.

« Ils sont encore au Panthéon, dans les caveaux, » répondit le ministre Corbière \

En 1830, nouveau changement : le Panthéon fut rendu à sa destination profane ; Voltaire et Rousseau reprirent leur place primitive3.

Lettre de Pocholle au bota- çaise, 1836. 3. Proc'es-verbal nisle Teypyer, pour organiser le du déplacement eu date du

groupe des botanistes ; (Revue rétrospective, 2e série, t. 1, 1835, p. 159.) 1. Il avait l'être, dès 1806; mais le décret n'a- vait pas été exécuté.— 2. Dic- tionnaire de Feller, 8e édit., 1832. Abrégé chronologique de l'Histoire de France, par le P* Hénaut, continuée par Mi- chaud, de l'Académie fran-

29 décembre 1821 ; inséré dans l'Intermédiaire des cliercheurs et curieux, numéro du 1er avril 1864.— 4. Séance de la Cham- bre des députés du 25 mars 1822. 5. Procès-verbal du re- placement, 4 septembre 1830 (même numéro de Ylntermé- diaire.)

600 LA VIE ET LES ŒUVRES

Enfin, en 1852, le Panthéon redevint l'église Sainte-Geneviève ; Voltaire et Rousseau durent re- prendre le chemin des caveaux.

Voilà ce que dit l'histoire officielle ; mais, si Ton en croit certaines rumeurs, tous ces prétendus dé- placements n'auraient rien de réel. Il parait qu'il y en aurait eu un autre, qu'on aurait tenu secret et qui serait le seul véritable. En 1814, dit-on, lors de la rentrée des Bourbons, quelques royalistes ar- dents, indignés de voir dans un temple consacré à Dieu les restes des deux apôtres de l'impiété, au- raient résolu de les faire disparaître. Une nuit donc, avec ou sans l'autorisation du Gouvernement, mais au moins avec sa tolérance tacite, ils auraient ou- vert les cercueils, auraient mis les ossements dans un sac et les auraient jetés dans une fosse profonde, du côté de la barrière de la Gare, vis-à-vis de Bercy.

Cependant le secret n'aurait pas été si bien gardé qu'il n'en ait transpiré quelque chose. Il y avait un moyen bien simple de voir ce qui en était ; il suffi- sait d'ouvrir les cercueils; mais, dans la crainte sans doute d'exciter autour de cette question plus de bruit qu'elle ne mérite, les gouvernements s'y sont toujours refusés. Les procès-verbaux témoignent à la vérité, que les cercueils sont bien ceux de Vol- taire et de Rousseau et qu'on en a vérifié le bon état, mais sans les ouvrir. Vers 1864 seulement, dit le Figaro, ils auraient été ouverts et on les aurait trouvés vides ; mais aucun procès-verbal ne constata l'opération et le public n'en connut pas le résultat. Aujourd'hui encore, les gardiens déclarent que les corps des deux philosophes sont renfermés dans leurs sarcophages; et si l'on se permet d'élever un

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 601

doute, ils répondent sans hésiter que les bruits d'enlèvement ont été inventés par les ennemis de la Restauration. Au fond, personne n'est ou ne veut paraître renseigné. Un vieil employé, très au cou- rant des affaires de la Préfecture de police, à qui nous avons demandé des renseignements, a répondu comme les autres, qu'il ne savait rien. Peut-être ne voulait-il pas parler. Dans l'état actuel de la ques- tion, il serait téméraire d'affirmer positivement que les tombeaux sont vides, mais c'est au moins l'opi- nion de beaucoup la plus probable '.

Présentement les sarcophages occupent au Pan- théon deux chapelles souterraines, en face l'une de l'autre. Ils n'ont rien de monumental, ni d'artis- tique et leur forme est des plus vulgaires. Au milieu de la caisse de celui de Rousseau est une porte en- tr'ouverte et, par l'ouverture, une main tenant un flambeau, symbole, disent les guides, de la lumière que ce philosophe répandit par ses écrits. A côté du sarcophage de Voltaire est sa statue sculptée par Houdon. Il n'y en a pas près de celui de Rousseau. On pourrait même presque dire qu'il a été jusqu'à ces derniers temps sans en avoir à Paris. Le gou- vernement français a pourtant voulu à plusieurs re-

1. Voir sur ce débat : Inter- française au XVIIIe siècle, tome rnédiaire des chercheurs et cu- rieux, année 1864, numéros des 15 janvier, 15 février, 15 mars, 1er avril, 1er mai, 1er juin, 15 juin, 15 août. Correspon- dance littéraire, 25 février 1762, 25 janvier et 25 juillet 1864. Figaro du 28 février 1864.— La Nation, du 28 février et du 10 mars 1864. Desnoires- terres , Voltaire et la Société

VIII, p- 518 et suivantes. M. Jules Steeg, député de la Gironde et président du Co- mité du Monument, donne comme constant l'enlèvement du corps de Rousseau, en 1814. Le cercueil aurait-ii donc été ouvert exprès pour lui? (Discours de M. J. Stceg, lors de l'inauguration du 3 février 1889.

602

VIE ET LES ŒUVRES

prises lui en élever une. En l'an IV, un concours fut ouvert, mais on n'en vint pas jusqu'à l'exécution. Il est vrai que Rousseau a figuré dans la foule des statues qui décorent le Jardin des Tuileries ; mais il n'y resta pas longtemps et disparut en 1797. Enfin, en l'an VIII, le Directoire lui vota un monument avec statue. Le groupe, composé de cinq figures, fut d'abord placé aux Tuileries, puis dans le jardin du Luxembourg; il a eu le même sort que les au- tres, et nous ne savons ce qu'il est devenu1.

A mesure que la Révolution avance et que le temps passe, Rousseau perd graduellement de son influence. Que les alliés aient respecté en 1815 le village d'Ermenonville et celui de Montmorency; cet acte de générosité a montré la diffusion de la littérature française ; mais il est difficile d'admettre que les alliés fussent des disciples bien fervents de Rousseau 2 ; que Genève lui ait élevé dans la petite île des Barques, au bout du lac, une belle statue, œuvre de Pradier; Genève, sa ville natale, était dans son rôle 3 ; que l'Académie mette son éloge au concours; c'est un hommage rendu à l'écrivain au moins autant qu'au penseur, et qui est partagé par bien d'autres 4.

Le centenaire aurait pu réchauffer le zèle des purs disciples. A Paris, il a passé presque inaperçu et s'est à peu près borné à quelques discours et

1. John Grand-Carteret, p. 519 et 520. Moniteur du 28 nivôse au VII. Détails et modèle du projet, (Journal de Paris, -\9 prairial an VIII.) 2. GABEREL, Rousseau et les Genevois, ch. vi, §2; Journal du Commerce, 8 février 1819.

3. L'inauguration eut lieu le 24 février 1835, et la fête a continué à se célébrer chaque année. Quesné, Particularités, et Gaberel, ch. 6, §2.-4. Con- cours de 1868, voir le rapport fait par Villemain.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

603

poésies lus dans un cirque'. Il ne saurait être com- paré à celui de Voltaire. A Genève même, il n'a eu qu'un retentissement restreint, et s'est surtout mani- festé par un certain nombre de brochures de cir- constance 2.

Depuis quelques années pourtant, un retour très prononcé ramène la République française vers un des hommes qui ont le plus fait pour les idées qu'elle représente. Le Conseil municipal de Paris a pris, naturellement, la tète du mouvement et s'est oc- cupé , à maintes reprises , d'élever une statue à Rousseau. Cependant, la première proposition, pré- sentée en 1881, n'ayant pas abouti, de nouvelles demandes ont été faites; des comités, officiels et non officiels, se sont constitués; des concours ont été ouverts; une loi même, tombée depuis dans l'oubli, croyons-nous, a été votée, dans les derniers jours de 1881, par la Chambre des députés.

Le centenaire de la Révolution offrait une occa- sion favorable pour mettre les projets à exécution. Une statue, œuvre du sculpteur PaulBerthet, a été élevée sur la place du Panthéon3, et, le 3 février 1889, a eu lieu la cérémonie d'inauguration.

Cette fête, qui rappelle, sans l'égaler, celle de Vendémiaire an III, est principalement remarquable par le nombre et le ton des discours qui l'ont presque remplie. Sauf un seul, celui de M. J. Simon, tous s'appliquant à célébrer, moins le littérateur que le révolutionnaire, ont manifesté le caractère évident de la séance , qui était la Révolution se glorifiant

1. Voir les journaux du temps. 2. Eug. Ritter, Nouvelles recherches sur les Con- fessions. — 3. Ne pas s'en rap-

porter aux dates inscrites sur le socle ; on n'y compte pas moins de deux grosses er- reurs.

604 LA VIE ET LES ŒUVRES

elle-même dans la personne d'un de ses plus fa- meux précurseurs1.

Gardons-nous, d'ailleurs, de rabaisser outre me- sure l'influence du citoyen de Genève. Dès le temps delà Restauration, alors que triomphait le Voltairia- nisme, il y avait déjà moins de purs disciples de Rousseau; mais Voltaire et Rousseau restaient sans contredit les auteurs le plus lus en France et par suite dans le monde entier. On en peut donner pour preuve les nombreuses éditions de leurs œuvres da- tant de cette époque. Il est vrai que ce travail de diffusion n'était pas poussé uniquement en vue des auteurs eux-mêmes, mais qu'on avait fait de leurs personnes la grande arme, et comme le symbole de l'opposition libérale et de l'impiété. C'est autour de leurs noms que portait le fort de la lutte. Mais ces combats eurent nécessairement pour effet de servir à la diffusion de leurs idées, et, en les faisant con- naître, de les faire aimer par les uns, détester par les autres.

Aujourd'hui, Rousseau n'est plus, comme il a été pendant quelques années , un oracle dont on révère toutes les paroles, un fétiche devant qui Ton se prosterne ; mais si l'on ne jure plus par son autorité, on continue à l'honorer comme un des pères de la société moderne, et trop souvent, on adopte, après examen et en les modifiant plus ou moins, ses utopies et ses erreurs.

On continue surtout à le lire. A Paris, les quais,

1. Voir, pour ce qui con- I nières, Errueuonville, LePres- cernela statue récemmentéri- I sis-Belleville, Montmorency, gée à Rousseau, et aussi quel- i le livre de M. John Grand- ques autres monuments ou Carteret, p. 521 et suiv. fêtes plus modestes à As- I

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 605

les boulevards, le quartier des écoles sont encom- brés de ses ouvrages. Il y en a pour toutes les con- ditions et pour toutes les bourses, depuis le livre de luxe ou l'édition compacte, jusqu'au petit volume à vingt-cinq centimes. En 1837, la bibliographie de Rousseau, dans la France littéraire, comprenait plus de quatre cents numéros. Il n'y a pour ainsi dire pas un événement dans sa vie, si petit qu'il soit, qui n'ait donné lieu à quelque monographie. Depuis 1837, ce mouvement ne s'est pas arrêté. Or, il est évident qu'un auteur qu'on lit tant, et dont on s'oc- cupe tant, garde une influence très réelle.

Pour connaître la nature de cette influence, il pourrait suffire de parcourir ces volumes, l'im- moralité le dispute à l'erreur, le sophisme s'étale dans tout son lustre, la religion, la société, les gouvernements, la pudeur, la moralité, le devoir, la vertu sont outragés à chaque page. «Est-il possible de garder un jugement sain au milieu de ces para- doxes, une âme honnête au milieu de ces turpitudes, une religion sincère au milieu de ces impiétés, un amour éclairé de l'humanité et de la patrie au milieu de ces théories révolutionnaires? Préfère- t-on la preuve inverse et veut-on juger l'arbre par ses fruits ; qu'on voie les choses et les hommes produits par ces doctrines. Quels sont les gens qui aiment Rousseau, qui le prônent, qui s'autorisent de ses systèmes, qui voudraient les appliquer? Il est arrivé, en effet, ce qui devait arriver : des théories impies ont produit l'impiété, des systèmes révolutionnaires ont enfanté la révolution.

En politique, nous ne sommes plus, si l'on veut, les disciples immédiats et aveugles du citoyen de Genève ; mais nous sommes issus des systèmes qu'il

606 LA VIE ET LES ŒUVRES

a inventés, et nous nous ressentons de notre origine. Si donc nous ne goûtons plus les fruits de l'arbre planté par Rousseau, cet arbre a produit des reje- tons, qui se sont mêlés avec d'autres plantes, et c'est que nous allons chercher notre nourriture. C'est ainsi que chaque siècle , tout en étant lui- même, est aussi en partie le produit du siècle qui l'a précédé. George Sand salue quelque part Rous- seau du titre d'homme de l'avenir1. Il faut bien reconnaître, hélas! que ce mot, si l'on en réduit l'application au Contrat social, est rigoureusement vrai. Pourquoi le voltairianisme est-il aujourd'hui à peu près oublié , tandis que Rousseau , l'utopiste Rousseau, vit toujours dans les idées et dans les institutions? C'est que Voltaire n'a fait que démolir, que Voltaire n'est qu'une négation et qu'on ne vit pas de négations ; que Rousseau, au contraire, a été, dans un sens, un homme de doctrine, un homme d'affirmation et de logique ; qu'il a en outre été un homme d'éloquence et de passion. Or, il n'est pas de doctrine, si fausse qu'elle soit, qui ne puisse, dans ces conditions, faire son chemin et développer ses conséquences. « Le parti républicain, dit Littré , à travers les révolutions de 1830 et de 1848, provient de la grande commotion qui éclata à la fin du xvine siècle. Alors, ce qui prévalait surtout, c'étaient des idées métaphysiques sur l'état social, c'étaient des inspirations anarchiques de J.-J. Rousseau et des souvenirs gréco-romains. \\ s'en forma un ensei- gnement fort hétérogène, discordant en lui-même, et incapable de donner des bases solides au nouvel édifice, qui dura peu2.

1. Revue des Deux Mondes, I De l'Etablissement delà troisième 1er avril 1841. 2. Littré, | république, p. 384.

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 607

Telle est en effet notre histoire depuis un siècle. L'édifice, à la vérité, dura peu; mais il se renou- velle sans cesse. Un orateur ' n'a-t-il pas dit que la république est le provisoire perpétuel?

En attendant, les ruines qui embarrassent le sol, aussi bien que les fausses maximes qui encombrent l'opinion, empêchent de rien construire de solide et de durable. Nous en sommes toujours plus ou moins aux idées de Rousseau. « Les pouvoirs publics, di- sait, il n'y a pas bien longtemps, Gambetta, aux ap- plaudissements de la Chambre, ne sont pas des pou- voirs, ce sont simplement des organes du suffrage universel2. » Ces paroles sont le résumé du Contrat social. Et, de fait, du moment qu'on ne place pas la loi de l'ordre social dans l'autorité divine, il faut bien la regarder comme le résultat des volontés hu- maines. Au fond, droits de l'homme ou droit de Dieu, révolution ou christianisme; il n'y a pas de milieu.

En religion, la Profession de foi du Vicaire sa- voyard, toujours répudiée par les hommes religieux, est dépassée par beaucoup de ceux qui ne le sont pas; mais, si elle est dédaignée par les académies et les savants, et encore pas toujours3, elle court les rues et les conversations ; elle fait le fond de la religion de l'honnête homme, qui, trop souvent, est la religion de l'homme qui n'est pas honnête. Et

t. M. Naquet. 2. Discours ne trouva rien de mieux que de Gambetta, en réponse au de proposer au peuple la pre- duc de Broglie, 15 novembre mière partie de la Profession

1877. 3. Eu 1848, V. Cousin, ramené à des sentiments plus religieux, et devenu partisan de l'action sociale de l'Église,

de foi du Vicaire savoyard ; voir le volume de Cousin, Fragments et Souvenirs, p. 185.

608 LA VIE ET LES OEUVRES

puis, même dans les académies, n'a-t-elle pas con- tribué à déposer ce germe du doute qui a été dé- veloppé et mûri par le positivisme, si éloigné d'ail- leurs de Rousseau.

En littérature, notre siècle positif a délaissé la phrase sentimentale, romantique, un peu préten- tieuse de Rousseau ; nous avons maintenant le style des affaires et du journal; le style de Rousseau valait mieux. Il y a peu d'années encore, notre plus illustre romancier, George Sand, s'honorait d'être disciple de Jean-Jacques.

Le grand effort de Rousseau s'est porté du côté de l'éducation, et c'est en éducation que sa trace est restée la moins profonde. Il est assez de mode dans le monde actuel, officiel ou officieux, de l'instruc- tion publique, de citer avec honneur le nom de Rousseau ; mais, malgré ces phrases, qu'on se garde bien de préciser ; qui songe aujourd'hui à Y Emile? Au milieu des lois, des décrets, des règlements, des essais de toute sorte sur l'éducation, qui se mul- tiplient depuis quelques années, qui pense à s'ins- pirer sérieusement de Rousseau?

Rousseau a toujours répudié le jugement de ses contemporains et cherché son refuge dans la posté- rité. S'il avait pu l'apercevoir dans l'avenir, en aurait-il été satisfait? C'est peu probable. Il y aurait sans doute vu encore des complots et un parti-pris de persécution. L'accord n'existe certes pas sur son compte ; il n'y existera sans doute jamais ; mais il n'y a plus que bien peu de documents inédits à dé- couvrir ; la discussion a été assez longue pour paraître épuisée ; la lumière est faite autant qu'elle peut l'être. Les jugements restent néanmoins assez divers et assez mêlés comme tous les jugements

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 609

fondés sur l'opinion. Au fond, ils ont été rarement injustes, quelquefois sévères, le plus souvent indul- gents avec excès. Aujourd'hui, on est en droit de les regarder comme définitifs ; le temps en pourra mo- difier quelques traits, mais la substance n'en sera pas changée.

39

BIBLIOGRAPHIE

Liste des Auteurs cités dans le présent ouvrage.

ALEMBERT (D1). Encyclopédie, t. I"r, Introduction (1751).

Encyclopédie, t. VII,

article Genève (1758).

Justification de l'article

Genève de l'Encyclo- pédie.

Jugement sur la nou-

velle Héloïse.

Jugement sur Emile.

Discussion relative à

J.-J. Rousseau, au sujet de la Comédie des Philosophes.

Éloge de Milord Maré-

chal.

Correspondance ; sur-

tout la correspon- dance avec Voltaire.

Arrêt de la Cour du Parlement qui condamne un écrit ayant pour titre Emile, etc. (1762); et Œuvres de Rousseau, éd. de Genève, t. I du Supplément.

Artiste (Journal l'), t. V (1840); 63 lettres inéd. de Rousseau à Miuo de Verdelin.

Bachaumont. Mémoires se- crets pour servir à l'histoire de la République des lettres (1762-1787), 36 vol. in-12.

Basante (de). De la littérature française pendant le XVIIIe siè- cle.

Barbier. Notice des principaux écrits relatifs à J.-J. Rousseau (1820), in-8°.

Barre he. Eloge de J.-J. Rous- seau, présenté aux Jeux flo- raux (1787), in-8°.

Barruel-Beauvert. Vie de Jean-Jacques Rousseau (1789), in-8°. BÀrni (Jules). Histoire des idées morales et politiques en France au XVIIIe siècle (1867), 2 vol. in- 12. Beaumont (Christophe de), ar- chevêque de Paris. Mande- ment condamnant VÉmile (20 août 1762), in-4°. BÉranger. J.-J. Rousseau jus- tifié envers sa patrie. (Œuvres de J.-J. Rousseau, édit. Poin- çot, t. XXVIII.) BERGIER. Le Déisme réfuté par lui-même (1765), 2 vol. in-12. Berquix. Pygmalion, scène ly- rique de J.-J. Rousseau mise eu vers (1775), in-8°. BerthOUD (Fritz). J.-J. Rous- seau au Val deTr avers (1881), in-12. J.-J. Rousseau et le pas- teur de MonlmoUin (188'.), in-12. Bertrand (Alexis), professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Lyon. Le texte primitif du Contrat social. Mé- moire lu à l'Académie des Sciences morales et poli- tiques, dans la séance du 4 avril 1891. (1891). in-8'. Ribliothcque universelle de Ge- nève. Deux lettres d'un jeune homme à son père, datées de 1764 (janvier 1835). Voltaire et les Natifs de Genève, par Joël

612

BIBLIOGRAPHIE.

Cherbuliez (août 1853).

Bibliothèque universelle de Ge- nève. Le Théâtre et la Poésie à Genève au xviii" siècle (mars 1873.

Bonnet (Charles). Lettre de Philopolis (Mercure d'octobre 1735.

BORDES. Profession de foi philo- sophique (1763),in-12. Lettre de M. de Voltaire au Docteur Pansophe (1766', in- 12.

Botanique de J.-J. Rousseau. 65 planches coloriées, d'après les peintures de Redouté (1822), in-4».

Bougeault (Alfred). Etude sur Vèlat mental de J.-J. Rousseau et sa mort à Ermenonville (1883), in-12.

BOUGY (Alfred de). Les Rési- dences de J.-J. Rousseau. Fragments inédits de J.-J. Rous- seau (1853). in-12.

Boutet (Religieux Antonin). Vie de Mgr de Bernex, évoque d'Annecy (1750). in-12.

BROUGHAM (Lord). Voltaire et Rousseau (18'io), in-8°.

GarO. La fin du xvin» siècle.— Études et portraits (1880), in-8°.

Castel (le Père), jésuite. L'homme moral opposé à l'homme physique de Rousseau, in-12.

Censure de la faculté de théo- logie contre PÉmile (1762).

Cerutti. Lettres sur quelques passages des Confessions. {Jùurn. de Paris, 2 décembre 1789).

Champcenetz. Réponse aux Lettres sur le caractère et les ouvrages de J.-J. Rousseau (par Mrae de Staël) (1789), in-8°.

Chas t'Fr.). J.-J. Rousseau jus- tifié , ou Réponse à M. de Servan (1784), in-12.

Éloge de J.-J. Rousseau,

qui a remporté le prix à l'Académie des Jeux floraux (1787), in-8°. Chereau (Dr A.). Article sur le genre de mort de Rous- seau. (Union médicale, 5-17 juillet 1866.) CLARAPÈDE. Considérations sur les miracles de l'Évangile, etc. (1785), in-8°. COIGNET (Horace). Particula- rités sur le séjour de Rousseau à Lyon. (Tablettes hist. et litt. Lyon, 28 décembre 1822). Collé (Journal de). (T. II; sur la comédie des Philosophes, par Palissot) (1807). CONZIÉ (de). Notice sur Mm* de Warens et J.-J. Rousseau (1856) in-8°. CORancez. De J.-J. Rousseau. (Journ. de Paris, nu- méros 251-261, an VI).

Article en réponse à

La Harpe. (Journ. de Pam, 30 octobre 1778.)

Correspondance littéraire, par Grimm, Diderot, etc., édi- tion Tourneux (1832-82), 16 vol. in-8°.

Correspondance littéraire. (Re- vue mensuelle). Articles du 25 février 1862, des 25 jan- vier et 25 juillet 186'j, in-4°.

COUSIN (Victor). Du manuscrit d'Emile, etc. (Journ. des Savants, septembre et no- vembre 18^8).

Coxe (William). Anecdotes sur J.-J. Rousseau, etc. (1790), 3 vol. in-8°.

DaunOU. De la religion pu- blique, etc. (Esprit des jour- naux, 12 avril 1790, in-12.)

BIBLIOGRAPHIE.

613

Décade philosophique. (h\ vol. in-8°). Articles du 20 vendé- miaire au III, du 20 prairial an VII, divers articles de •18*2 et 1803.

Deffand iMme DU). Correspon- dance complète de Mma du Def- fand avec la duchesse de Choi- seul, l'abbé Barthélémy, etc. Publiée par le marquis de Saint-Aulaire (1877), in -8».

Dblasiauve. Article au Journ. de médecine mentale (180J), iu-8°.

DeluG. Lettres sur l'hist. phy- sique de la terre. Disc.prélim. (1798), in-8°.

DESESSARTZ. Traité de l'éduca- tion corporelle des enfants en bas âge. (lre édit. in-12, 1760; édit. in-8°, 1799.)

DESN'OIRESTEKRES. Voltaire el la Société française au XVIIIe siècle (1867-73), 8 vol. in-8°.

Diderot. Œuvres, édit. Asse- zat (1876), 20 vol. in-8°. No- tamment Essai sur les règnes de Claude el de Néron.

DOppet. Mémoires apocryphes) de Mm" de Warens, etc., publiés par C D. M. P. (1786), in-8°. Vintsenried, ou les Mé- moires (apocryphes) du Chevalier de Cour- tilles (1789), in-12.

Dubois d'Amiens. Article sur le genre de mort de Rous- seau. (Bull, de l'Acad. imp. de médecine du 17 mai 1866).

DUCOIN (Auguste). Particula- rités inconnues, etc. Trois mois de la vie de J.-J. Rousseau. (Juillet à septembre 1768) (1852), in-8».

Ducros. professeur à la Fa- culté des lettres de Poi- tiers. J.-J. Rousseau (1888), in-8°.

DULAURE. Nouvelle description des environs de Pa ris (1786-87), 2 vol. in-12.

Dlpeyrou. Lettre de M. X., re- lative à J.-J. Rousseau, suivie de deux autres lettres (1763), in-8°.

DUSSAULX. De mes rapports avec J.-J. Rousseau et de notre correspondance (1799;, in-8°.

Dutens. Lettre à M. de B. (de Bure) sur la ; cfulation du livre de l'Esprit d'IJelvétius, par J.-J. Rousseau (1779), in-12. ' Encyclopédie, etc. (1751-72), 30 vol. in-fol. (Voir d'Alem- bert et Rousseau.) ! Entreigues (Comte d1). Quelle est la situation de l'Assemblée nationale. (1790), in-8°.

Épinay (Comtesse d'). Mémoires. Édit. Boiteau (1«6;;), 2 vol. in-8*.

Escherny (Comte d'). Mélanges de littérature, de morale et de philosophie (1811), 3 vol. in-12.

ESTIBNNB (Charles). Essai sur les Coufessiuns de J.-J. Rousseau (1856), in-12. Essai sur les œuvres de J.-J. Rousseau (1858), in-12.

Eymar (D'). Mes visites à J.-J. Rousseau, et autres articles de défense et de critique, formant le t. II des Œuvres inédites et supplément à la vie de J.-J. Rousseau, publiés par Musset-Pathay (4826), 2 vol. in-8°.

FauGÈRE. J.-J. Rousseau à Ve- nise (Correspondant, 10 et 25 juin 1888).

FavaRT (Mioe). Les Amours de Bastien el de Bastienne (paro- die du Devin du village) (1753), in-8°.

614

RIHLIOGRAPHIE.

FÉTIS. Biographie universelle des musiciens, 1864 (article Rousseau, t. VII). FOGHIER (L.). Séjour de J.-J. Rousseau à Bourgoin (1860), in-8°. Fontaine (le P.), barnabile. Éloge funèbre du cardinal Gerdil, en 1802 {Œuvres du cardinal Gerdil, collection Migne, 1863). FORMEY. Examen philosophique de la liaison réelle qu'il y a entre les sciences et les mœurs (1755),, in-12.

L'Anti-Émile (1762),

in-12.

L'Emile chrétien (1764),

2 vol. in-8".

L'Esprit de Julie, ou

extrait de la Nouvelle Hêloïse (1763), in-12.

Profession de foi du vi-

caire chrétien , etc. (1764), in-8°.

Souvenirs d'un citoyen

(1789), 2 vol. in-8\ FrÉRON. Lettres sur quelques écrits du temps (1749- 54), 13 vol. in-12.

Année littéraire (8 vol.

in-12 par an, 1754- 90), 292 vol. in-12. Gaberel. Voltaire et les Gene- vois (1856), in-18. Rousseau et les Genevois (1838), in-18. Geffroy. Gustave III et la Cour de France (1867), 2 vol. in-12. Genlis (Mme de). Alphonsine, préface (1806), 2 vol. in-8°.

Souvenirs de Félicie L.

(1807), 2 voi. in-12.

Mémoires inédits sur le

XVIIIe siècle et la Révolution française (1825), 10 vol. in-8".

Gerdil (Cardinal). Réflexions sur la théorie et la pratique de l'éduca- tion, contre les prin- cipes de M. Rousseau (1763), in-8».

Discours philosophique

sur l'homme considéré à l'état de nature et à l'état de société (1769), in-8°. Gerusez. Article J.-J. Rous- seau dans' la Biographie uni- verselle de Michaud. GlNGUENÉ. Lettres sur les Con- fessions de J.-J. Rousseau (1791), in-8». GiRARDiN (René de). Lettre à Reg (8 août 1778), suivie des Lettres du Mis de Girardin à Sophie, comtesse de X. (juillet 1 778), et de Mme de Vassy, née de Girardin, à Mme de Staël (aux Œuvres inédites de J.-J. Rous- seau, éditées par Musset- Pathay). Girardin (Stanislas de). Dis- cours prononcé à la Chambre des dépu- tés, à la séance du 25 mars 1822.

Lettre à Musset-Pathay

(1824), in-8°.

GODEFROI. Histoire de la litté- rature au xvili» siècle (1875), in-8°.

Grand-Carteret (John). J.-J. Rousseau jugé par les Fran- çais d'aujourd'hui. (Recueil d'études, d'articles et de no- tices, dus à la plume d'un grand nombre d'auteurs contemporains.) (1890), in-12.

Grasset (J.-A..). J.-J. Rousseau à Montpellier (1854), in-8°.

GrÉtry. Mémoires, ou essai sur la musique (1789), in-8°.

GRIMM. Le Petit Prophète de Boehmischbroda(n33), in-8° et in-12.

BIBLIOGRAPHIE.

615

Grimm. Voir Correspondance lit- téraire.

Hamel (Ernest). La Statue de J.-J. Rousseau (1867) in-12.

HouDON. Réflexions sur Us concours en général et sur ce- lui de J.-J. Rousseau en par- ticulier (1791), in-8°.

Houssaye (Arsène). Les Char- meltes , J.-J. Rousseau et M1-» de Warens (1863), in-8°.

Hume (David). Exposé succinct de la contestation qui s'est élevée entre M. Hume et M. Rousseau (1766), in-12 (se trouve aussi, ainsi que plu- sieurs lettres et opuscules sur le même sujet, aux Œuvres de J.-J. Rousseau, édit. Poinçot ou edit. de Genève).

Iconographie de J.-J. Rousseau. Bibliothèque nationale, dé- partement des estampes, 1 vol. in-folio, coté D. C. 106.

Intermédiaire des chercheurs et curieux (année 1864). Sur le sort des restes de Rousseau.

IvernOIS (d1). Réponse aux let- tres écrites de la campagne (1764), in-8°.

Janet (l'aul). Histoire de la philosophie morale et politique (1858), 2 vol. in-8°. Les Origines du socia- lisme contemporain (Revue des Deux Mon- des, 1" août 1880).

Journal de Paris, in-8°. Nos du 6 juillet et du 30 octobre 1778, Sur la mort de Rousseau. De l'an VI, articles de Co- rancez. Du 19 prairial an VIII, Sur le monument de Rousseau.

Journal encyclopédique (1756- 73), 288 volumes in-12. Ar- ticle du 15 février 1766. Dé- saveu des pasteurs suisses con-

cernant les violences exercées

contre Rousseau. LAGRETELLE. Histoire de France

pendant le XVIIIe siècle, t-XXII. La Harpe. Lycée.

Examen de l'ouvrage de

Giugwné sur les Con- fessions de J.-J. Rous- seau (Mercure ae 1792, 4e trimestre). Lamartine. J.-J. Rousseau, son faux Contrat so- cial et le vrai Contrat social (1866), in-12.

Le Manuscrit de ma

mère (1876), in-12.

Lanjuinais. (Voir Torom- bert).

Latour de Franqueville (Mm0). La Vertu ven- gée par l'amitié, réu- nion de plusieurs écrits en faveur de Rousseau, in-8, et Œuvres de J.-J. Rous- seau, édit. de Genève, VIe vol. du Supplé- ment.

Correspondance origi~

nale et inédite de «/.- J. Rousseau avec Mma Latour de Franqueville et M. Dupeyrou (édi- tée par Dupeyrou) (1803), 2 vol. in-8». Le Bègue de Presle. Relation des derniers jours de J.-J. Rousseau (1778), in-8°. Le Franc de Pompignan. Instruction pastorale de Vèvê- que du Puy sur la prétendue philosophie des incrédules mo- dernes (1763), in-4°. Lenormand (Fr.). J.-J. Rous- seau aristocrate (1790), in-8°. LÉON X. Encyclique du 29 juin

1881. Lerminier. J.-J. Rousseau (Re- vue des Deux Mondes du 15 novembre 1831).

616

BIBLIOGRAPHIE.

Letourneur. Voyage à Erme- nonville (Œuvres de J.-J. Rous- seau, edit. Poinçot).

Lettres populaires, l'on exa- mine la Réponse aux let- tres de la campagne (1765), in-80.

Ligne (Prince de). Lettres et Pensées (1809), in-8*.

Œuvres du prince de

Ligne, etc. (1795-1811),

voir le t. X. Littré. De l'établissement de la troisième république (1880), in-8°.

LONGCHAMP et WAGNIÈRE.

Mémoires sur Voltaire (1826),

in-8°.

Marmontel. Répo7ise de M. Mar-

monlel à la lettre

adressée par M. J.-J.

Rousseau à M. d'A-

lembert, etc. (1759),

in-S\

Mémoires (1805), in-8°

et in-I2. Martin du Theil. J.-J. Rous- seau, apologiste de la religion chrétienne (1841), iu-8J, (et au t. IX des Démonstrations évangéliques de l'abbé Mi-

GNE).

Martin (Henri). Histoire de France, t. XVI.

Maugras (Gaston). Voltaire et J.-J. Rousseau (1886), in-8°.

Mémoires de la Société d'histoire de Genève, t. XIX, XX, XXII.

Mercier. De J.-J. Rousseau considéré comme un des au- teurs de la Révolution fran- çaise (1791), 2 vol. in-8°.

Mercier (Dr). Explication de la maladie de Rousseau (1859), in-S°.

Mercure de France (1672-1820), in-12. Divers articles.

MetzGER. /.-/. Rousseau à Vile Saint - Pierre (1875), in-8».

MetzGER. Une poignée de docu- ments inédits concer- nant Mm> de Warens.

Mill (Stuart). La Liberté (trad. Dupont-White), in-12.

Moniteur. Époque de la Révo- lulion.

Montet (de). La Jeunesse de Mm° de Warens.

Montet (de) et Ritter. Ma- dame de Warens et son mari (Revue suisse, de mai 1884).

MONTMOLLIN (de). Réfutation du libelle (de Dupeyrou) en faveur de M. Rousseau, dix lettres, 1765. (Voir Œuvres de J.-J. Rousseau, édit. de Genève, Supplément, t. 111.)

Moreau (de la Sarthe). Quel- ques réflexions philosophiques et médicales sur l'Emile. (Dé- cade philosophique, 20 prai- rial an VII.)

Moreau (Louis). J.-J. Rous- seau et le siècle philosophique (1870), in-8».

MORIN (G. H.). Essai sur la vie et le caractère de J.-J. Rousseau (1851), in-8».

Mugnier( François), conseiller à la Cour d'appel {le Charn- béry. Madame de Warens et J.-J. Roitsseau (1891), in-8°. (Nombreux documents et renseignements, extraitsdes Archives du Sénat de Savoie, de celles du département de la Haute-Savoie, de la ville d'Annecy, de la ville de Turin, de la Société flori- montante d'Annecy, des Re- gistres des paroisses, etc.)

MuSSET-Pathay. Le disciple de J.-J. Rousseau. (Décade philos. 1802.) Anecdotes inédites pour faire suite aux mémoires de MmedŒpinay{l$\S), in-8°.

BIBLIOGRAPHIE.

617

MUSSET-PatHaY. Histoire de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau (1821), 2 vol. in-8».

Réponse à la lettre de

Stanislas Girardin sur la mort de Rousseau (1824), in-8°.

Morceaux d'histoire et

de critique insérés à l'édition des Œuvres deJ.-J. Rousseau faite par Musset -Palhay, notamment aux t. XIV, XVI et XVIII.

NlSARD. Hist. de la liltér . fran- çaise (1874), t. IV.

Noël (Eugène). Voltaire et Rousseau (1863), in-12.

Nourrisson. Le XVlll* siècle et la Révolution fran- çaise (1862), in-12.

La Politique de Rous-

seau. (Correspondant, 25 août et 10 sep- tembre 1883.) PALISSOT. Œuvres. Perey (Lucien) et Maugras (Gaston). La jeunesse de M™» d'Êpinay (1882), in-8°.

Les dernières années de

Mm» d'Èpinay (lb83), in-8°.

Petitain. Petitain a publié en 1819 une édition en vingt- deux volumes in-S° des œuvres de Rousseau. Il y a iuséré, principalement aux tomesXXI etXXII,un grand nombre de morceaux de di- vers auteurs sur J.-J. Rous- seau, plus un appendice aux Confessions composé par lui- même.

POUGENS (Gh.). Lettres philoso- phiques à Af°>» X., etc. (1826), in-12.

Poulet-Malassis. Querelle des Rouffons (1875), in-8°.

Prévost (de Genève). Lettres sur J.-J. Rousseau. (Archives littéraires de l'Europe, année 1804, t. II), in-8». Prud'homme. Les révolutions de Paris, in-8°. (Articles des 20 janvier 1790; 27 août au 3 septembre; 3 au 10 sep- tembre, 24 septembre au 1er octobre 1791.) Quérard. La France littéraire (1837-42), 10 vol. in-8". Supplément ( 1852-62) , 2 vol. in-8°. Article Rous- seau.

Les supercheries littéraires

dévoilées (1839), 3 vol. gr. in-8°. QuesnÉ. Article au Moisson- neur du 12 juillet 1824.

Supplément indispensable

aux Œuvres de Rousseau, etc. (1844), in-8°.

RAMEAU. Erreurs sur lamusique pratique dans l'Encyclopédie 1755-56), in-8°.

Recueil des pièces relatives à la motion faite à l'Assemblée na- tionole au sujet de J.-J Rous- seau et de sa veuve (1791), Imp. nat.

REGNAULï (R. P.). Christophe de Beaumont, archevêque de Paris (1882), 2 vol. in-8°.

Représentations des citoyens et bourgeois de Genève au pre- mier syndic, avec les i-éponses du Conseil (1765), in-8°.

Revue des Deux Mondes, 15 no- vembre 1831, article de Lerminier.

1er juin 1841, article de

George Sand.

1 "janvier 1852 au 15 sep-

tembre 1856. J.-J. Rous- seau, sa vieet ses œuvres, par Saint -Marc -Gi- rardin.

15 nov. 1863, autre ar-

ticle de George Sand.

618

BIBLIOGRAPHIE.

Revue des Deux Mondes, 15 jan- vier 1880. L'Éducation en France depuis le xvie siècle, par L. Car- rait.

1er juin 1880. L'Apôtre de

la destruction univer- selle, par Ein. de La-

VELEYE.

lerauût 1860. Les Origines

du socialisme contem- pomm, par Paul Janet.

1er avril 1881. Psycho-

logie du Jacobin, par Taine.

15 décembre 1883. Études

sur le xviii9 siècle, par F. Brunetièkes.

1er février 1890. La ma-

ladie et la folie de Rous- seau , par F. Brune-

TIÈRES. RlTTER (E.). Nouvelles recher- ches sur les Confessions et la correspondance de J.-J. Rousseau (1880), in-8°.

Le Conseil de Genève ju- . géant les œuvres de Rous- seau. Genève, 1883, in-8°.

La famille de Jean-Jac-

ques.

Jean- Jacques et le pays

Romand.

Une aventure de la jeunesse

de Suzanne Bernard.

Les idées religieuses de

Mmc de Warens (Revue internationale, mai et juin 1889). ROCQUAIN (Félix). L'esprit ré- volutionnaire avant la Révo- lution (1875), in- 12. Rousseau (Jean-Jacques). Di- verses éditions de ses œuvres, notamment : L'édition La Porte (1764), 10 vol. in-8° (chez Du- chesne) ;

Rousseau (Jean-Jacques). L'é- dition d'Amsterdam (1769), 11 vol. in-8° et 6 vol. de supplément (chez Rey);

L'édition de Genève (pu- bliée par Dupeyrou) (1782-90), 35 vol. in-8», dont 12 de supplé- ment;

L'édition Brizard (1788- 93), .38 vol. in-8° (chez Poinçot);

L'édition Villenave et Depping (1817), 8 vol. in-8° (chez Belin);

Les deux éditions Mus- set-Pathay, surtout la seconde (1823-26),23 vol. in-8°, plus 2 volumes d'oeuvres inédites et supplément à la vie de J.-J. Rousseau (chez Dupont);

L'édition Petitain (1819- 20), 22 vol. in-8° (chez Crapelet et Lefèvre).

A ces diverses éditions, et à plusieurs autres, sont joints des pièces, documents, écrits de polémique, de critique ou d'histoire de divers auteurs.

Écrits de J.-J. Rousseau qui ne sont pas dans les collections de ses œuvres.

Parabole sur la Religion

(Mein.de Mme d'Épinay, t. I«).

Pensées d'un esprit droit

et sentiments d'un cœur vertueux, suivi de Mœurs et caractère, pu- blié par Villenave (1826), in-12.

Deux Lettres à Mme De-

lessert (Revue rétros- pective de 1834).

BIBLIOGRAPHIE.

619

Rousseau (Jean-Jacques). Let- tre au comte de Saint- Aldegonde, du 13 fé- vrier 1774.

Soixante- trois lettres à

Mme de Verdelin (Ar- tiste 1840).

Lettre à Mm* d'Houdetot

(Bibliog. univ., 1er jan- vier 1848).

Préambide des Confessions

(Revue suisse, octobre 1850, reproduit par l'Evénement, 19et20 juin 1851).

Fragments inédits, publiés

par F. Bovet et Alfred de Bougy (1853), in-18.

Lettres à Marc-Michel Bey ,

publiées par Bosscha (1858), in-8°.

Œuvres et correspondance

inédites, publiées par Streckeisen - Moullou (1861), 2 vol. in-8°. ROUSTAN. Offrande aux autels et à la patrie... réfu- tation du Contrat so- cial (1764), in 8°.

Examen critique de la

deuxième partie de la Profession de foi du Vicaire savoyard (1776), iu-S°. Sabatier (de Castres). Les trois siècles de la littérature française (1772), 3 vol. in-8°. Sainte-Beuve. Causeries du lundi, 4 novembre 1850, sur les Confessions, 22 juillet 1861, sur la Correspondance de Voltaire, les Œuvres et la Correspondance inédites de J.- J. Rousseau. Saint-Marc Girardin (Voir Revue des deux Mon- des).

Article au Journal des

Débals du 22 jan- vier 1862.

Saint-Pierre (Bernardin de). L'Arcudie , préam- bule.

Essai sur J.-.I. Rous-

seau.

Éludes de la nature.

Correspondance. Sand (George). (Voir Revue des

deux Mondes.)

Histoire de ma vie (1856),

in-18. SavOUS. Le xvill» siècle à l'é- tranger (1861), 2 vol. in-8°. SCHERER. Melchior Grimm

(1886), in-8°. Senebier. Histoire littéraire de

Genève (1876), in-8°. Servan. flexions sur les Con- fessions de J.-J. Rous- seaa, etc. (1783),in-12.

Jugement sur les ou-

vrages de J.-J. Rous- seau(Gazelte de France du 8 mai 1812). Staël (Mme de). Lettre sur les ouvrages et le carac- tère de J.-J. Rousseau (1788), in-8°.

Courte réplique à l'au-

teur d'une longue ré- ponse (1789), in-8°.

Réponse à Mme de Vassy,

sur le genre de mort

de Rousseau (1789),

in-8". Stanislas (roi de Pologne). Réponse au discours de J '.- J. Rousseau sur les sciences et les arts (Mercure de 1751). Streckeisen-Moultou. (Voir

Rousseau.)

J.-J. Rousseau, ses amis

et ses ennemis. Cor- respondances , pu- bliées par Streckei- sen-Moultou (1865), 2 vol. in-8°. SUARD(Mme). Essai de mémoires sur M. Suard (1820), in-12.

620

BIBLIOGRAPHIE.

Taine. L'Ancien régime (1875), in-8°.

La Révolution (1878-83),

3 vol. in-8°.

Psychologie du Jacobin

(Voir Revue des Deux Mondes). TOROMBERT. Principes de droit politique, etc., suivi d'une Réfutation du chapitre de la Religion civile (du Contrat so- cial) par Lanjuinais (1825), in-8°. Trévoux (Journal de). Articles sur la Nouvelle Héloïse et YÊmile (mai 1762 et janvier 1763). Tronchin (J.-R.). Lettres écrites de la campagne (1763), in-8°.

Réponse aux Lettres po-

pulaires (1765), in-8°.

Suite des réponses aux

Lettres populaires (1766), in-8°. Vallier (G.). Un billet inédit de

J.-J. Rousseau. Vandeul (Mm8 de). Mémoires

sur Diderot (1830), in-8°. Vassy (Mme de). (Voir René de

Girardin.) VERNES (Jacob). Dialogues sur le Christianisme de M. Rousseau (1763), in-8°.

Lettres sur le Christia-

nisme de M. Rousseau (1764), in-12.

Vernes (Jacob). Examen de ce qui concerne le Chris- tianisme, etc. dans les deux premières lettres de M. Rousseau (1765), in-8°. VlLLEMAlN. Tableau de la litté- rature française au XVIIIe siècle (1829-38), 5 vol. in-8°. VlRiDlT. Documents recueillis par Marc Viridit (1850) , Ge- nève, in-8°. Voltaire. Œuvres ; principa- lement le Poème sur le dé- sastre de Lisbonne ; le Poème sur la religion naturelle ; Can- dide ou de Poptimisrne ; les Idées républicaines ; le Senti- timent des citoyens; le sermon des cinquante: le Diction- naire portatif de philosophie ; les Lettres sur les miracles ; la Guerre civile de Genève, la Correspondance , etc. Wallon. Histoire du Tribunal révolutionnaire (1881-82),6vol. in-8». "Waleole (Horace). Lettres de Horace Walpole à ses amis, etc. Traduction du comte de Bâillon (1872), in-12. Ximenès (Marquis de). Lettre à M. Rousseau sur l'effet moral des théâ- tres (1758), in-8°. Lettres sur la Nouvelle Héloïse (1761), in-8°.

-9-^^-«-

TABLE DES MATIERES

Chapitre XVIII. 1762.

Sommaire : Le Contrat social. I. Fragments inédits à joindre au Contrat social 1

II. Du contrat, comme base de l'état civil. De l'unanimité comme condition du contrat. Le principe de Rousseau détruit tout état social et tout gouvernement. De In danse du contrat : aliénation totale de l'individu. Rousseau confond la liberté avec l'égalité. De la viola- tion du contrat 5

III. De la volonté générale et de la souveraineté du peuple. De la \ volonté générale et de l'intérêt général ou privé. Caractères de la , volonté générale. De la loi. Des assemblées du peuple. De l'es- I clavage. Résultat du système : le despotisme. Passage de l'intérêt ' privé à l'intérêt général. Du législateur 15

IV. Du gouvernement ou pouvoir exécutif. Rôle du gouverne- ment. — Précautions à prendre contre le gouvernement 28

V. De la religion civile de Rousseau. Règles, dogmes et pénalités de la religion civile. Sur un chapitre additionnel du Contrat so- cial 30

VI. Résumé du système, de Rousseau. Tempéraments d'application apportés par Rousseau. Jugements sur le Contrat social ... 34

Chapitre XIX. 1762.

Sommaire : L'Emile. I. Les antécédents de V Emile. Rousseau se propose de suivre la nature. L'a-t-il fait? Variété des sujets traités dans VÉmile. Difficultés d'une appréciation d'ensemble de ÏÉ?nile. 40

IL De l'éducation du premier âge. De l'allaitement maternel. Des soins physiques à donner à l'enfance. Première éducation, com- plètement sensitive , sans aucun mélange de moralité. Effets déplo- rables de cette méthode 46

III. Nécessité de faire l'éducation de toutes les facultés. Importance et choix des influences extérieures. Rôle de la nécessité. Éduca- tion artificielle et autoritaire à l'excès. Application à l'idée de propriété. Pas de livres, pas d'explications. Comment Emile apprend à lire. Ce qu'on n'apprend pas à Emile. Rousseau par- tisan déterminé de l'ignorance. Il veut entraver même le jugement. Premières notions de dessin, de musique et de géométrie. . . 61

622 TABLE DES MATIÈRES.

IV. Des leçons de l'utilité. Toujours des artifices et des compères. Pratique des premières relations sociales. Emile apprend un métier. Rousseau ne met pas d'autre livre que Robinson entre les mains d'Emile 71

V. Le monde moral. Les passions. Emploi de l'amitié, comme dérivatif du dérèglement des sens. Beaux préceptes sur la manière de régler ses affections. De l'amour de soi. De la vertu ; de la conscience; Rousseau ne s'élève pas au-dessus du sensualisme. De la politique. Union de la morale et de la politique. Étude de l'his- toire. — Manière de combattre l'amour-propre. Préparation aux affec- tions et à la pratique du monde : Les bonnes œuvres. Étude pratique de la rhétorique. Emile insulté 70

VI. Des idées intellectuelles et religieuses. Rousseau ne pouvait choisir plus mal son temps pour y initier Emile. Le jeune homme élevé en dehors de toute église ou association religieuse en choisira-t-il une à dix-huit ans 90

Chapitre XX

Sommaire : Profession de foi du Vicaire savoyard. I. Importance donnée à la religion par Rousseau. Variations religieuses de Rous- seau 90

II. Rousseau prend pour guides la conscience et le sentiment. Des développements de la connaissance, depuis la perception sensible jusqu'à Dieu. Spiritualité de l'âme. Liberté. Existence du mal. Justice divine. Vie future. Morale. Conscience. Dieu , principe de la mo- rale. — Pas de prière. La religion naturelle est-elle suffisante? 100

III. Deuxième partie de la profession de foi. Première objection : la révélation est inutile. Deuxième objection : la révélation n'est fon- dée sur aucune preuve certaine. Procédés d'argumentation de Rous- seau. — Indifférence religieuse de Rousseau. Conclusions contradic- toires. — Parti que l'incrédulité a tiré de la Profession de foi. . 113

Chapitre XXI

Sommaire : L'Emile. I. De la religion considérée comme moyen d'action sur les passions. Autres moyens. Emile apprend à con- naître le monde. Études qui conviennent alors; éloquence, poésie, langues. Moyens de se former le goût 128

II. Sophie, ou de l'éducation de la femme. Premier principe de Rousseau : la femme est faite pour plaire à l'homme. Différences entre l'éducation de la jeune fille et celle du jeune homme. Du res- pect de l'opinion. Des plaisirs du monde 130

III. Amours d'Emile et de Sophie. Épisodes. Voyage à la re- cherche de la meilleure des constitutions. Choix d'une profession. Mariage d'Emile 140

IV. Emile et Sop/iie , ou les Solitaires. Appréciation générale de Y Emile 146

TABLE DES MATIÈRES. 623

Chapitre XXII. 17 62- 17 60.

Sommaire : L'Emile devant les tribunaux et devant l'opinion. I. L'Emile a été pour Rousseau une source de soucis. Part d'in- fluence que purent avoir dans ces tracasseries Choiseul et Mmo de Pompadour; les Jésuites 150

II. Arrivée de Rousseau en Suisse. Décret du parlement de Paris.

Condamnation de YÊmile par la Sorbonne et par le Pape. Mande- ment de l'archevêque de Paris 157

III. Jugements des contemporains : Mme Latour. Mme de Créqui. D'Alembert. Malesherbes. Conti. Hume. Le duc de Wirtem- bert. Griram. Le journal de Trévoux et les Jésuites. Gerdil. Le Franc de Pompignan. Formey 161

IV. Arrêt de condamnation du Conseil de Genève. Lettre du colo- nel Pictet en faveur de Rousseau. Causes de la sentence : Action de la France. Voltaire. Attitude des pasteurs .... 171

V. Condamnation en Hollande. Condamnation à Berne. Rousseau, chassé du canton de Berne, se réfugie à Motiers-Travers. . . . 188

Chapitre XXIII. Du 40 Juillet 4762 au 7 Septembre 1765

Sommaire : J.-J. Rousseau au Val de Travers. I. Lettres de Rousseau au roi de Prusse et à Milord .Maréchal. Bienveillance de Frédéric II. Deux lettres de Rousseau au maréchal de Luxembourg. Arrivée de Thérèse. Premières idées de départ. Genre de vie de Rousseau.

Il prend le costume arménien. Son état de santé à Moliers. Projets de suicide 192

II. Amitiés contractées par Rousseau; Milord Maréchal. Projet de se retirer avec lui en Ecosse. Départ de Milord Maréchal. Témoi- gnages d'honneur et d'estime donnés à Rousseau par les communes de Motiers et de Couvet. Milord Maréchal assure à Rousseau 600 livres de rente viagère. Mme Roy de la Tour et sa famille. Le colonel de Pury. Dupeyrou. Laliaud. D'Ivernois. D'Escherny. Tentative de réconciliation avec Diderot. Séguier de Saint-Brisson.

Sauttersheim. Visites nombreuses que reçoit Rousseau. Sa cor- respondance 204

III. Relations de Rousseau avec Genève. Il refuse de se prêter à au- cune soumission. Relations de Rousseau avec son pasteur. Rous- seau approche de la sainte table. Effet que produit celte communion à Genève. Appréciations de Voltaire et de Mme de Boufllers. Pro- jets de défense de Rousseau. Brouillerie avec Moultou .... 223

IV. Lettre de Rousseau à l'Archevêque de Paris. Le mandement et la personne de Christophe de Beaumont. Réponse de Rousseau. Impression de la Lettre. L'introduction en est interdite à Paris et à Genève. Effet que produit la Lettre à Genève. Satisfaction de Voltaire 235

V. Rousseau législateur des Corses. Ses relations avec Paoli et Buttafuoco. Projet de constitution pour les Corses 246

VI. Pygmalion. Soustraction d'une partie des papiers et de la cor-

624 TABLE DES MATIÈRES.

respondance de Rousseau. Rousseau travaille à ses Confessions. Autres travaux. Impression du Dictionnaire de musique. . . 2Ô4

VII. Éditions générales des œuvres de Rousseau. Les portraits de Rousseau. Projet d'une édition générale, faite à Motiers, sous les yeux de l'auteur. Dupeyrou se charge des embarras et des frais de l'édi- tion générale 260

VIII. Passion de Rousseau pour la botanique. Il apprend à faire des lacets. Usage qu'il fait de ses lacets 269

IX. Mort de Mme de Warens et du maréchal de Luxembourg. Rap- ports de Rousseau avec Mme de Luxembourg 274

Chapitre XXIV. De juin 1762 au 7 septembre 1765.

Sommaire : Affaires de Genève. I. Rousseau renonce solennelle- ment à ses droits de bourgeoisie. Représentations adressées au Con- seil par les bourgeois de Genève. Rousseau cherche à calmer les es- prits. — Lettres de la Campagne 279

II. Lettres de la Montagne. La question des miracles. Le droit de représentation et le droit négatif. Impression des Lettres de la Montagne. Leur introduction clandestine en France. Les Lettres brûlées à Paris et à La Haye et interdites à Renie. Attitude de Ge- nève : le Conseil, les amis de Rousseau, les ministres. Lettre de Mably. Guerre de brochures. Rousseau prêche la modération. Les Lettres brûlées à Genève; nouvelles représentations .... 288

III. Le Sentiment des Citoyens. Polémique de Rousseau avec Verues à ce sujet. Attitude de Voltaire 303

IV. Rôle considérable de Voltaire dans les. affaires de Genève. Vol- taire veut se réconcilier avec Rousseau. Rousseau engage ses amis à proliter des bonnes dispositions de Voltaire. La médiation. Les Natifs. Projets d'accommodement. Blocus de la ville par les puis- sances médiatrices. Rousseau envoie des conseils et des secours. Ses efforts en faveur de la pacification. Pacification. Nouveaux conseils de Rousseau. Le peuple s'associe à sa joie. Le Docteur Pansophe. La Guerre de Genève 309

V. Affaires le Motiers. Situation de Rousseau vis-à-vis de Mont- mollio, son pasteur. Que devait attendre Rousseau de Frédéric; du Conseil d'État; des pasteurs. La classe des Pasteurs dé- nonce au Conseil d'État les Lettres de la Montagne. Rousseau pro- met de ne plus écrire sur la Religion/ Montmollin cherche en vain à se prévaloir des droits de son église. Rousseau refuse de se présenter au Consistoire. Le Conseil d'État exempte Rousseau de la juridiction du Consistoire. Triomphe de Rousseau. Il s'engage à ne plus écrire. Publications en sa faveur. Les Lettres de Dupeyrou. Nouvelles excitations de Montmollin. La Vision de Pierre de la Montagne. Lapidation de Rousseau. Son départ de Motiers- Travers. Enquête du châtelain. Nouveaux désordres. Méconten- tement du Roi contre les Pasteurs 324

VI. Projets de départ de Rousseau. La communauté de Couvet lui offre un asile. Dernière lettre de Dupeyrou. Embarras de Mont-

TABLE IIKS MATIÈRES. 625

mollin. L'issue de ces démêlés ne satislit personne. .Nouveau res- erit du Roi de Prusse 346

Chapitre XXV. Du 7 Septembre au 2 Novembre 1765.

Sommaire: Le séjour de Rousseau à l'Ile Saint-Pierre; récit tiré des Rêveries. Rousseau, forcé de parîir, se rend à Bienne. Il quitte définitivement la Suisse 354

CHAPITRE XXVI. Du 2 novembre 1765 au i janvier 1766.

Somma ire : I. Rousseau à Strasbourg. Bod accueil qu'il y reçoit.

Ses préoccupations d'avenir. Il se 'décide à aller en Angle- terre 368

II. Rousseau à Paris. Tolérance du Parlement. Rousseau va s'ins- taller au Temple, chez le prince de Conti. Honneurs qu'il y reçoit.

Motifs qui hâtèrent son départ :!72

Chapitre XXVII. Du i janvier 1766 au 22 mai 1767.

Sommaire : Rousseau en Angleterre. I. Arrivée à Londres. Recherche d'un logement. Arrivée de Thérèse. Départ p.our Wootton. Accueil que Rousseau reçoit en Angleterre. Installation de Rousseau à Wootton. Lettre apocryphe du Roi de Prusse. 378

IL Tendre affection entre Hume et Rousseau. Premières difficultés.

Revirement subit.— Réclamation de Rousseau contre laleltre du Roi de Prusse. Griefs de Rousseau contre Hume. Rupture de Hume et de Rousseau. Indiscrétions des deux côtés. Des amis communs cherchent vainement à s'interposer. Expo.se succinct de Hume. Traduction de {'Exposé succinct par d'Alembert et Suant. Nom- breuses brochures. Refroidissement d'amitié entre Milord Maréchal et Rousseau. Pension du Roi d'Angleterre; Rousseau néglige d'en réclamer le paiement 384

III. Genre de vie de Rousseau à Wootton. La botanique. La duchesse de PorUand. Les Confessions. Défiances de Rousseau.

Départ de Rousseau. Sa lettre à Davenport. Ses extravagances à Douvres et sa folie ." il5

Chapitre XXVIII. Du 22 mai 1767 au H août 1768.

Sommaire : I. Le marquis de Mirabeau offre à Rousseau une re- traite. — Passage de Rousseau à Amiens. Rousseau à Fleury, chez !e marquis de Mirabeau 427

IL Installation de Rousseau à Trye. Luttes et difficultés domes- tiques. — Efforts de Conti pour le retenir. Coindel. Visite de Dupeyrou. Déftences de Rousseau contre ses amis. Il ne veut plus s'occuper que de botanique. Ses plaintes et ses projets de départ. Son départ de Trye 434

TOME II 40

626 TABLE DES MATIÈRES.

III. Rousseau passe par Lyon. Excursion à la Grande-Chartreuse. Arrivée de Rousseau à Grenoble. Accueil enthousiaste qu'il y reçoit. Ses relations avec Bovier. Recherches d'une retraite. Visite de Rousseau aux autorités de Grenoble. Susceptibilités et départ de Rousseau. Lettre désespérée qu'il écrit à Thérèse. . 442

Chapitre XXIX. Du 14 août 1768 à la fin de mai 1770.

Sommaire : I. Rousseau s'arrête à Bourgoin. Le mariage de J.-J. Rousseau. Mésintelligences de ménage. Rousseau est prêt de rompre avec Thérèse. Affaire Thévenin. Projets de départ 452

II. Rousseau va s'établir à Monquin. Amitié avec Saint-Germain. Passion croissante de Rousseau pour la botanique. Départ de Rous- seau ; sa lettre à M. de Césarges. Rousseau passe par Lyon. . 461

Chapitre XXX. Du mois de juin 4770 au 20 mai 1778.

Sommaire : Rousseau a Paris. I. La statue de Voltaire. Bustes de Rousseau 471

II. Installation de Rousseau à Paris. Changement dans ses habi- tudes. — Sa fortune. Ses travaux de musique. Il reçoit deux mille écus de l'Opéra. Ouvrages de Rousseau sur la botanique. Relations mondaines de Rousseau. Sa rupture avec Mme Latour. Mmc île Genlis. Dusaulx. Rulliières. Bernardin de Saint-Pierre. Corancez 47 i

III. Lectures des Confessions. Publication des Confessions. Examen et critique des Confessions. Coup d'œil général sur la vie de Rousseau. Jugement de Ginguené sur les Confessions et réponse de La Harpe. Jugements de Servan et de Sainte-Beuve .... 503

IV. Considérations sur le gouvernement de Pologne 532

V. Les Dialogue*. Pensées moroses et hallucinations de Rousseau. Jugemeuts de Rousseau sur lui-même. Moyens pris par Rousseau pour assurer la conservation et la publication des Dialogues . . 536

VI. Les Rêveries. Rousseau renversé et blessé par un chien. 515

VII. Rousseau songe à quitter Paris et à se retirer dans un hôpital. Offres d'asile. Départ de Rousseau pour Ermenonville .... 5 49

Chapitre XXXI. Du 20 mai au 2 juillet 1778.

Sommaire : I. Installation de Rousseau à Ermenonville. Mort de Voltaire. Occupations de Rousseau : la botanique, la musique, la promenade. Visite de Moullou : Rousseau lui remet ses Confes- sions et d'autres manuscrits 552

II. Mort de Rousseau. Récit de Le Bègue de Presle. Récit de Thérèse. Bruits de suicide. Preuves établissant la mort natu- relle 558

TABLE DES MATIÈRES. C27

Chapitre XXXII

Sommaire : I. Appels persistants de Rousseau à la postérité. Ob- sèques de Rousseau à Ermenonville. Pèlerinages au tombeau de Rous- seau. — Thérèse Le Vasseur après la mort de Rousseau 573

II. Influence de Rousseau immédiatement après sa mort. Son in- fluence en général pendant la Révolution française. Jusqu'à quel point est-il responsable de la Révolution? 580

III. Honneurs rendus à Rousseau par la Révolution. Fête à Mont- morency en l'honneur de Rousseau. Fête à Genève. Translation des restes de Rousseau au Panthéon. Fête à Lyon 588

IV. Déplacements divers des restes de Rousseau. Son corps est-il encore au Panthéon? Influence de Rousseau depuis la Révolu- tion ' 599

Bibliographie 011

>s»»ïoocrcs=<-

RENNES, ALPH. LE ROY, IMPRIMEUR BREVETE,

Bl?LIOTK£CÂ

. .le Librory umversity of Otfm

La Bibliothèque

The Library

Bibliothèques

Université d'Ottawa Echéance

MA

13JAN.199Q 06JAN.1990

.

NGV. 19! NOV 2 5 1996

7

:

Libraries

University of Ottawa

Date Due

»

«39003 002 1 1571™

V'^hl H UA VIE ET U