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CABINET
DES FEES.
TOME HUATRIEME.
CE VOLUME CONTIENT
La suite des Fées a la mode, par Madame U Comteffe d*Aulnoy :
Savoir,
Belle -Belle, ou le Chevalier Fortuné; fuite du Gentil» homme Bourgeois; le Pigeon & la Colombe; fuite du Gentilhomme Bourgeois ; la Princeffe Belle-Etoiie & le
, Prince Chéri ; fuite du Gentilhomme Bourgeois ; le Prince MarcaiBn ; fuite du Gentilhomme Bourgeois ; le Dauphin ; ccr.clufion du Gentilhomme Bourgeois.
LE CABINET
D E s F E
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S,
COLLECTION CHOISIE
DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX,
TOME (QUATRIÈME.
A G E N È r E ,
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Chez Barde, Manget & Compagnie v^ Imprimeurs - Libraires. & fe trouve à PARIS, Chez CuCHET , Libraire , rue & hôtel Serpente,
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M. DCC. LXXXV.
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SUITE DU
GENTILHOMME
BOURGEOIS.
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BELLE-BELLE,
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LE CHEVALIER FORTUNÉ,
CONTE,
1 L étoit une fois un roi fort aimable , fort doux 5 & fort puifTant ; mais l'empereur Ma- îapa? fon voiiin? ëtoit encore plus puifTant que lui. Ils avoient eu de grandes guerres Tua contre l'autre ; dans la dernière , l'empereur gagna une bataille confidérable ^ &: après avoir tué ou fait prifonniers la plupart des capitaines 6c des foldats du roi , il 'vint affièger fa ville capitale , & la prit ; de forte qu*il fe rendit maître de tous les tréfors qui étoient dedans» Le roi eut à peine le loiiir de fe fauvei- avec
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4 Le GentilhoMiME /&c. la reine douairière • fa fœur. Cette princefîe ëtoit demeurée veuve y fort jeune ; elle a voit de Tefprit & de la beauté > il eu vrai qu'elle ctoit fière ; violente y &: d'un affez difficile accès.
L'empereur tranfporta toutes les pierreries & ks meubles du roi dans fon palais : il em- mena un nombre extraordinaire de foldats, de filles^ de chevaux, & de toutes les autres chofes qui pouvoient lui être utiles ou agréa- bles : quand il eut dépeuplé la plus grande par- tie du royaume ) il revint triomphant dans le fien > où il fut reçu par Timperatrice & par la princefTe fa fille avec mille témoignages de joie.
Cependant îe roi dépouillé ne foufFroit pas fans impatience l'état où il fe trouvoit. l\ raffembla quelques troupes , dont il compofa une petite armée ; &: pour la groffir en peu de temps , il ht publier une ordonnance ^ par laquelle il vouloit que les gentilshommes de fon royaume vinilent le fervir en perfonne , ou envoyaifent un de leurs enfans ^ qui fuffent bien équipés d arm.es & de chevaux , &: dif- pofés à féconder toutes fes entreprifes.
Il y avoit vers la frontière un vieux feigneurj^ âgé de quatre -vingt ans , tout plein d'efprit & de fagelïe p mais û mal partagé des biens de la
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fortune, qu après en avoir poffëdé beaucoup > il fe voyoit réduit dans une efpèce de pau- vreté^ qu'il auroit foufferte patiemment, û elle ne lui avoir pas été commune avec trois belles filles qui lui reftoient. Elles àvoienttant >cle raifon? qu*elles ne murmuroient pas de leurs difgraces , & fi par hafard elles en par- îoient à leur père ? c'étoit plutôt pour le con- foler 5 que pour rien ajouter à fes peines.
Elles paffoient leur vie avec lui fans ambi- tion , fous un toit ruflique , lorfque l'ordon- nance du roi parvint aux oreilles du vieillard ^ il appela Tes filles , & les regardant trifiement, qu'allons-nous faire, leur dit-il? Le roi or- donne à toutes les perfonnes diftinguées de fon royaume de fe rendre près de lui , pour le fervir contre l'empereur , ou il les con- damne à une très - grofle amende fi elles y manquent. Je ne fuis point en état de payer la taxe ; voilà de terribles extrémités , elles renferment ma mort ou notre ruine. Ses trois filles s'affligèrent avec lui ; mais elles ne laifiè" rent pas de le prier de prendre un peu de courage , parce qu'elles étoient perfuadées qu'elles pourroient trouver quelque remède à fon affliction.
En efi^et , le lendemain matin Faînée fut trouver fon père , qui fe promenoit trifiiement
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s Le Gentil h omme> &c.
dans un verger y dont il prenoit lui - même le foin. Seigneur , lui dit-elle y je viens vous fupplier de me permettre de partir pour l'ar- mée; je fuis d'une taille avantageufe^ & afTez robufle -, je m'habillerai en homme ^ & je pa/Terai pour votre fils; il je ne fais pas des adions héroïques y tout au moins je vous épar- gnerai le voyage ou la taxe , & c eft beaucoup en l'état où nous fommes. Le comte l'em- braiTa tendrement , & voulut d^abord s'op- pofer à un defTein fi extraordinaire ; mais elle iui dit avec tant de fermeté qu'elle n'envifa- geoit point d'autres remèdes^ qu'enfin il y ccnfentit.
II ne fut plus queflion que de lui faire des habits convenables au perfonnage qu'elle alloit jouer. Son pcre lui donna des armes , & le aneiileur cheval des quatre qui fervoient à labourer ; les adieux &: les regrets furent ten- dres de part & d'autre. Après quelques jour- nées de chemin 5 elle pafTa le long d'un pré bordé de haies vives. Elle vit une bergère bien afîligce 5 q ;i tachoit de retirer un de fes mou- tons d'un fofîé où il étoit tombé. Que f litcs- vous là^ bonne bergère , lui dit-elle.'' Hclas^ répliqua la bergère^ j'eiïaie de fauver mon mouton qui eft prefque noyé ^ & je fuis G foible; que je n'ai pas la force de le retirer.
Belle-Belle. 9
Je vous plains , dit-elîe , 6c fans lui offirlr fou fecours^ elle s'éloigna; la bergère auditôt lui cria : adieu ? belle déguifëe. La furpriie de notre belle héroïne ne fe peut exprimer. Com- ment, dit -elle, eft - il poilible que je fois fi reconnoiiTable } Cette vieille bergère m'a vue à peine un moment 5 & elle fait que je fuis traveflie; où veux- je donc aller? Je ferai reconnue de tout le monde ; & fi je le fuis du roi 5 quelle fera ma honte 6^ fa colère } Il croira que mon père efl: un lâche 5 qui n'ofe paroître dans les périls. Après toutes ces ré- flexions^ elle conclut qu'il falloit retourner fur fes pas.
Le comte & fes filles parloient d'elle? & comptoient les jours de fon abfence ? lorfqu'ils la virent entrer ; elle leur apprit fon aventure : îe bonhomme lui dit qu'il l'avoit bien prévu y que fi elle avoit bien voulu le croire , elle ne feroit point partie ? parce qu'il eu impoffible qu'on ne connoifTe pas une fille déguifée. Toute cette petite famille fe trouvoit dans un nouvel embarras , ne fâchant comment faire ^ quand la féconde fille vint à fon tour trouver le comte. Mafœur? lui dit-elle? n'a voit ja- mais monté à cheval? il n'efl point furpre- nant qu'on l'ait reconnue ; à m^on égard ? û
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10 Le Gentilhomme^ &c. vous me permettez d'aller à fa place ? j'oie me promettre que vous en ferez content.
Quoi que le vieillard pût lui dire pour com- battre fon deffein , il n'en put venir à bout. li fallut qu'il confentît à la voir partir ; elle prit un autre habit y d'autres armes > & un autre cheval. Ainfi équippée , elle embraffa mille fois fon père & (qs fœurs > rëfolue de bien fervir le roi ; mais en paiTant par le même pré où fa fœur a voit vu la bergère & le mouton > elle le trouva au fond du foffé 5 ôc la l^ergère occupée à le retirer. Maîheureufe j s'ëcrioit- elle , la moitié de mon troupeau eft péri de cette manière ; fi quelqu'un m'aidoit , je pour- rois fauver ce pauvre animal ; mais tout le inonde me fliit. Hé quoi 5 bergère ? avez-vous fî peu de foin de vos moutons , que vous les iailîiez tomber dans l'eau ? Et fans lui donner d'autre confolation , elle piqua fon ehevaL
La vieille lui cria de toute fa force : adieu ^ belle déguifée. Ce peu de mots n'aiîîigea pas médiocrement notre amazone: quelle fatalité,, dit- elle > me voilà auffi reconnue ; ce qui eft arrivé à ma fœur m' arrive ; je ne fuis- pas plus heiireufe qu'elle 5 &: ce feroit une chofe ridicule que j'alîaîTe à l'armée avec un air fi ' efféminé que tout le monde me reconnut» .Elle retourna far-le-champ à la raaifon de foa
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père , fort trifte du mauvais fuccès de fon voyage.
Il la reçut tendrement , &: la loua d'avoif eu la prudence de revenir ; mais cela n'empê- cha pas que le chagrin ne recomimençat ^ avec d'autant plus de force , qu'il en coûtoit dé]à l'étofFe de deux habits inutiles ? & plufieurs autres petites chofes. Le bon vieillard fe défo-' loit en fecret^ parce qu'il ne vouloit pas mon- trer toute fa douleur à fes lilles.
Enfin fa cadette vint le prier , avec hs der- nières * inftances , de lui accorder la même grâce qu'il avoit faite à fes fœurs. Peut-être y dit-elle 5 que c'eft une préfom.ption d'efperer rëuiîir mieux qu'elles ; mais cependant je ne laiiTerai pas de tenter l'aventure ; ma taille efl plus haute que la leur 5 vous favez que je vais tous les jours à la chaiTe , cet exercice ne laiiTe pas de donner quelque talent pour la guerre ; & le délir extrême que j'ai de vous foulager dans vos peines 5 m'infpire un courage extraor- dinaire. Le comte Faimoit beaucoup plus que (es deux autres fœurs ; elle avoit tant de foia de lui , qu'il la regardoit comme fon unique confoîation \ elle lifoit des hiltoires agréables pour le divertir , elle le veilîoit dans {qs ma-, îadies 5 & tout le gibier qu'elle tuoit n'ëtoit que pour lui p de forte qu'il employa des rain
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Il Le""G'entilhomme, &c;
fons pour la détourner de ce deiTein , encore plus fortes que celles dont il s'etoit fervi à regard de fes fœurs. Voulez-vous me quitter? ma chère fille > lui difoit - il ? Votre abfence me caufera la mort ; quand il feroit vrai que la fortune favoriferoit votre voyage ^ & que vous reviendriez couverte de lauriers , je n*aurois pas le plaifir d'en être témoin , mon âga avancé &£ votre abfence termineront ma vie. Non , mon père , lui difoit Belle- belle 5 ( c'eft ainfi qu'il Favoit nommée ) ) ne croyez pas que je tarde long-tempsril/audra bien que la guerre finiiïe ; &: fi je voyois quel-- qu'autre moyen de fatisfaire aux ordres du roi^ je ne le négligercis pas y car j'ofe vous dire que fi mon éloignement vous caufe de la peine , il m'en fait encore plus qu'à vous» Il confentit enfin à ce qu'elle défiroit. Elle fe fit faire un habit très-fimpTe y ceux de fes fœurs avoierrt trop coûté > & les finances àw pauvre comte n'y pou voient fiffire ; elle fut obligée de prendre un fort méchant cheval p parce que fes deux fœurs a voient prefque^ eftropié les deux autres î mais tout cela ne lai découragea point. Elle embrafia fon père 5, reçut refpe£lueufement fa bénédiction ^ & après avoir mêlé fes larm^es- à celles de £QXk père & de fes fœurs , elle partit*
y;r>.^/., x^a..,.
Belle-Belle. i^
En paflant par le pré dont j'ai déjà parlé ? elle trouva la vieille bergère qui n'avoit point encore retiré fon mouton ^ ou qui vouloit en retirer un autre du milieu d'un foilé profond. Que faites-vous là > bergère , dit Belle-Belle 5; en s'arrétant ? Je ne fais plus rien ? feigneur ^ répondit la bergère > depuis qu'il efl jour je fuis occupée après ce mouton; mes peines- ont été inutiles y je fuis (i îafTe ^ que je ne puis refpirer ; il n'y a guères de jours qu'il ne iTi'arrive quelque nouveau malheur^ & je ne trouve perfonne qui y prenne part.
Certainement je vous plains , dit Belle-, Belle ; mais pour vous marquer ma pitié > je %'eux vous aider. Elle defcendit auffi-tot de cheval ; il étoit fi docile > qu'elle ne prit pas; la peine de l'attacher pour l'empêcher de s'en-^ fuir ; &: fautant par - delTus la haie , après avoir efîuyé quelques égratignures y elle fe jeta dans le folié. Elle fe tourmenta tant p qu elle retira le bien-aimé mouton* Ne pleu- rez plus 5 ma bonne mère , dit-elle à la ber- gère 5 voilà votre mouton , 6>c pour avoir été fi long-temps dans l'eau , je ie trouve encore bien gai.
^^ous n'avez pas obligé une ingrate j dit Is bergère 5 je vous connois, charmante Belle'- Belle, je fais où vous allez; & tous yo5 deft
14 Le GENtiLHOMMË^ &:c. feins ; vos fœurs ont paffé par ce pré , je les connoilTois bien auffi , & je n'ignore pas ce qu'elles avoient dans l'efprit; mais elles m'ont paru fî dures , & leur procédé avec moi a été il peu gracieu/, que j'ai trouvé le moyen d'interrompre leur voyage : la chofe eft fort différente à votre égard ; vous l'éprouverez , Belle-Belle , car je fuis fée ^ & mon inclina- tion me porte à combler de biens ceux qui le méritent. Vous avez - là un cheval dont la maigreur effraye; je veux vous en donner un. Aufîitôt elle toucha la terre de fa hou- lette 5 & fur -le -champ Belle - Belle entendit hennir derrière un builTon : elle regarda promptement , elle apperçit le plus beau che- val du monde : il fe mit à courir & à fauter dans le pré. Belle- Belle 5 qui aimoit les che- vaux 5 étoit ravie d'en voir un fi parfait ^ îorfque la fée appela ce beau courfîer 5 &: Iç touchant de fa houlette ? elle dit : fidelle Ca- marade , fois mieux harnaché que le meilleur cheval de l'empereur Matapa. Sur le champ Camarade eut une houife de velours vert^ en broderie de diam.ans & de rubis , une feîle de même 5 & une bride toute de perles ^ avec les bolTettes &: le mords d'or ; enfin l'on ne pouvoit rien trouver de plus magnifique. Ce que vous voyez, dit la fée^ ellla moin-
BÈLLÈ-BÈLtE. I?
tire chofe que l'on doive admirer dans ce che- val. Il a bien d'autres talens? dont je veu^ vous parler. Premiërerrient il ne mange qu une fois en huit jours ; il ne faut point prendre la peine de le panfer ; il fait le pafie , le prëfent & l'avenir ; il efl à mon fervice depuis long- tems , je l'ai façonné comme pour moi.
Lorfque vous fouhaiterez d'être informe'e de quelque affaire , ou que vous aurez befoin de confeil , il ne faut que vous adreïïer à lui ^ il vous donnera de û bons avis 5 que les fou-* verains feroient bienheureux d'avoir des con-. feiilers qui lui relTemblâlTent ; il faut donc que vous le regardiez plutôt comme votre ami eue comme votre cheval. Au refie, votre habit n'eft point à mon gré , je veux vous en donner un qui vous iiéra fort bien ; elle frappa la terre de fa houlette , il en fortit un grand coffre couvert de maroquin du levant ? clouté d'or : les chiffres de Belle-Belle étoient deffus ^ la fée chercha parmi les herbes une clef d'or faite en Angleterre 5 elle en ouvrit le coffre; il étoit doublé de peau d'Efpagne tout en bro- derie : il y avoit dedans douze habits , douze cravattes -» douze épées 5 douze plumets , Se ainfî de tout par douzaine ; les habits étoient fi couverts de broderie & de diamans , que Belle-Pelle avoit de la peiae à ks foukver :
j6 Le GentîIhommë:, &c; choiiiiTez celui qui vous plaît davantage ? Iuî dit la tee 5 &: pour hs autres ils vous fuivront par- tout , vous n'aurez qu'à frapper du pied ^ en difant , coffre de maroquin ^ viens à moi plein d'habits ; cofFre de maroquin , viens à moi plein de linge & de dentelles ; coffre de maroquin , viens à moi plein de pierreries &: d'argent ; aufli-tôt vous le verrez ou dans la campagne , ou dans votre chambre. Il faut aufli que vous choifiiîiez un nom ; car Belle- Belle ne convient pas au métier que vous allez faire; il me femble que vous pouvez vous appeler le chevalier Fortuné. Mais il eff bien îufle encore que vous me connoiiîiez , je vais prendre ma figure ordinaire devant vous. En même tem^ps elle laiiTa tomber fa vieille peau ^^ & parut fi merveilleufe qu elle éblouit les yeux de Belle -Belle. Son habit étoit de velours bleu ? doublé d'hermine ; fes cheveux nattés avec des perles , Se fur fa tétQ une fuperbe couronne.
Belle- Belle , tranfportée d'admiration , fe jeta à {es pieds 5 ôc s'y profterna avec un refpeâ: & une reconnoiffance inexprim.ables. La fée la releva & TembralTa tendrement ; elle lui dit de prendre un habit de brocard or &: vert : elle obéit à fes ordres ; & mon- tant à cheval ; elle continua fon voyage j>
Belle-Belle. 17
il pénétrée de toutes les cliofes extraordi- naires qui venoient de fe paiTer y qu'elle ne penfoit plus qu'à cela.
En effet 5 elle fe demandoit à elle - même par quel bonheur inefpéré elle avoit pu s*at^ tirer la bienveillance d'une fée fi puiflante ; car enfin, difoit-elle^ je ne lui étois pas néceffaire pour retirer fon mouton ; puifqu uo feul'coup de fa baguette pourroit faire reve- nir un troupeau tout entier àes Antipodes 9 s'il y étoit allé. J*ai été bien heureufe de me trouver fî difpofée à l'obliger ; ce rien que j'ai fait pour elîe^ eft caufe de tout ce qu'elle a fait pour moi; elle a connu mon cœur 9 & mes fentimens lui ont été agréables. Ah I fi mon père me voyoit à préfent fi nîagni- j fique & fi riche, quelle joie pour lui! mais j tout au moins j'aurai le plaifir de partager avec ma famille les biens qu'elle m^a faits.
En achevant ces diverfes réflexions y elle ! arriva dans une belle ville fort peuplée ; elle s'attira les yeux de tout le monde , on la fuivoit , on l'entouroit y & chacun difoit 9 s'efi: - il jam.ais vu un chevalier plus beau ? mieux fait , &: plus richement habillé ? Qu'il a de grâce à manier ce fuperbe cheval!
On lui faifoiî de profondes révérences , il les rendoit d'un air honnête &: civil. Lorf-
i8 Le Gentilhomme^ &tc, qu'il voulut entrer dans l'hôtellerie > le goiï-^ verneur y qui fe promenoit , & qui l'avoiî admiré en paflant , envoya un gentilhomme Im dire qu'il le prioit de venir en Ton châ* teau. Le chevalier Fortune ( car enfin il faut l'appeler ainfi ) répliqua , que n'ayant point l'honneur d'être connu de lui> il ne vouloit pas prentîre cette liberté , qu il iroit le voir ? & qu'il le fupplioit de lui donner un de fes gens, auquel il pût confier quelque chofe de con- féquence pour porter à fon père. Le gouver- neur lui envoya aufîitôt un homme très-fi-; délie , & Fortuné l'engagea de revenir le foirj parce que Tes dépêches n'étoient pas encore commencées.
Il s'enferma dans fa chambre 9 puis frap- pant du pied^ il dit, coffre de maroquin > viens à moi plein de diamans & de pifloles ; aufïitôt le coffre parut? mais il n'y avoit point de clef; & où la trouver? Quel dom- mage de rompre une ferrure toute d'or? ëmaillée de plufieurs couleurs ? T)ç plus 5 que n'auroit-il pas eu à craindre de l'indif- crétion d'un ferrurier ? A peine auroit-il parlé des tréfors du chevalier, que les voleurs fe feroient aiTemblés pour le voler , ôc peut- être qu'ils l'auroient tué.
Le voilà donc à chercher la clef d'or par-
Belle-Belie; î i
tout ; &: plus il la cherchoit ^ & moins il la trouvoit ; quelle dëfblation , s'écrioit-il ? Je ne pourrai me prévaloir des bontés de la fée , ni faire part à mon père du bien qu'elle m'a fait. En rêvant ainfi , il penfa que le meil- leur parti à prendre c'étoit de confulter fon cheval ; il defcendit dans Técurie 5 & lui dit tout bas: Je te prie., mon Camarade , ap- prends-moi où je pourrai trouver la clef du coffre de maroquin ? Dans mon oreille , ré» pondit - il. Fortuné regarda dans l'oreille de fon cheval , il apper<^oit un ruban vert 5 il le tire , & voit la clef qu'il fouhaitoit tant d'avoir : il ouvrit le coffre de maroquin , où il y avoit plus de diamans & plus de pifioles qu'il n'en pourroit tenir dans un muid. Le chevalier en remplit trois cafTettes , une pour fon père y &c les deux autres pour {es fœurs ; il en chargea l'homme que le gouverneur iui avoit envoyé , & le pria de ne s'arrêter ni jour ni nuit , jufqu'à ce qu'il fût arrivé chez le comte.
Ce meiïager fit la dernière diligence , & quand il dit au bon vieillard qu'il venoit de la part de fon fils le chevalier y & qu'il lui apportoit une caffette bien lourde , il demeura furprîs de ce qui pouvoit être dedans ; car il étoit parti avec li peu d'argent ? qu'il ne le
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10 Le GENTILHOMME; &C.
croyoit pas en état d'acheter quelque chcfe J ï5i même de payer le voyage de celui qu'il avoit chargé de fon préfent : il ouvrit d'abord /a lettre ^ (k lorfqu'il vit ce que fa chère fille lui mandoit ? il penfa expirer de )oie ; la vue des pierreries & de l'or lui confirmicit encore la vérité de Tes paroles : ce qu'il y eut d'ex- traordinaire , c'eft que les deux Ibeurs de Belle - Belle ayant ouvert leurs boîtes? ne .trouvèrent que des verrines au lieu de dia- mans ? & des piiloles fauïïes , la fée ne vou- lant pas qu'elles fe reiTentiffent de {qs bien- faits ; de forte qu'elles s'imaginèrent que leur fœur avoit voulu fe moquer d'elles , &: elles en conçurent un dépit inexprimable ; mais le comte les voyant fâchées , leur donna la plus grande partie des bijoux qu il venoit de recevoir ; & fi tôt qu'elles les touchèrent , ils fe changèrent com.me les autres ; elles jugè- rent par - là qu'un pouvoir inconnu agiffoit contr'elles j> &: prièrent leur père de garder ce qui refîoit pour lui feul.
Le beau Fortuné n'attendit pas le retour de ; fon mefîager ) il partit ; fon voyage étoit trop preiTé , il falloit fe rendre aux ordres du roi. îlfut chez le gouverneur 5 toute la ville s'y affembla pour le voir ; fa perfonne & tou- tes fes allions av oient un air fi honnête ; qu'on
B E L L E- B E L L E. It
ne pouvoit s'empêcher de Fadmirer & de le
chérir. Il ne difoit rien qui ne fît pîaifir à
entendre ? & la foule ëtoit fi grande autour
'de lui, qu'il ne fa voit à quoi attribuer une
jchofe fi extraordinaire; car ayant toujours
(été à la campagne , il avoit vu très-peu de
; monde.
j II continua fon chemin fur fon excellent s cheval , qui Tentretenoit agréablement de i mille nouvelles? ou de ce qu'il y avoit de plus remarquable dans les hiftoires anciennes 6c modernes. Mon cher maître, difoit-il ^ Je fuis ravi d'être à vous ? je connois que vous avez beaucoup de franchife & d'hon- neur 5 je iliis rebuté de certaines gens avec lefquels j'ai vécu long- temps ; & qui me fai- , foient haïr la vie , tant leur fociété m'étoit ! înfupportable. Il y avoit entr'autres un homme qui me faifoit mille amitiés , qui m'élevoit au-deffusde Pégafe & de Bucéphale? lorf- I qu'il parloit devant moi ; mais auiîltôt qu'il ne me voyoit plus, il me traitoit de roiTe 6c de mafette ; il affedoit de me louer fur mes défauts pour me donner lieu d'en contrarier de plus grands. Il eft vrai qu'étant un jour fatigué de fes careiTes ? qui étoient à pro- prement parler des trahifons , je lui donnai un fi terrible coup de pied ; que j'eus le plai-
^1 Le Gentilhomme:, &c. (ir de lui cafler prefque toutes les dents , & je ne le vois jamais depuis ^ que je ne lui dife avec beaucoup de fincérité ; il n'efl: pas jufte qu'une bouche qui s'ouvre fi fouvent pour déchirer ceux qui ne vous font aucun cha- grin , foit auiii agréable que celle d'un autre- Ho, ho ! s'écria le chevalier , tu es bien vif^ ne craignois-tu point que cet homme en colère ne te pafsât fon épée au travers du corps ? Il n'importe pas 5 feigneur, reprit Camarade, & puis j'aurois fu fon deiTein y dès qu'il l'au-- roit formé..
lis parloient ainfi 5 lorfqu ils arrivèrent dans une vafle forêt. Camarade dit au chevalier : mon maître 5 il y a ici un homme qui nous peut être d'une grande utilité? c'eft un bû- cheron ; il a été doué. Qu'entends-tu par ce terme, interrompit Fortuné.-^ Doué, veut dire qu'il a reçu un ou plusieurs dons des fëes^ ajouta le cheval, il fautque vous l'en- gagiez à venir avec vous. En même temps il fut dans l'endroit où le bûcheron travail- '^ ioit. Le jeune chevalier s'approcha d'un air doux &: infinuantj ôc lui fit plufieurs quef- tions fur le lieu où ils étoient j s'il y avoit des bêtes fauvages dans la forêt , &C s'il étoit \ permis de ehafier. Le bûcheron répondit à \ tout en homme de bon fens. Fortuné. lui *
B E L L E~ B Ê L L E. IJ'
demanda encore où étoient allés ceux qui Favoient aidé à jeter tant d'arbres par terre : le bûcheron dit qu'il les avoit abattus tout feul , que c*étoit l'ouvrage de quelques heu* res , & qu'il falloit qu'il en abattît bien d'au- tres pour fe charger un peu. Quoi ! vous prétendez emporter aujourd'hui tout ce bois , dit le chevalier ? O feigneur ) répliqua Forte- Echine y ( c'efl: ainfi qu'on le nommoit ) ^ je ne fuis pas d'une force ordinaire. Vous ga- gnez donc beaucoup 5 dit Fortuné ? Très-peu , répondit le bûcheron ; car l'on eft pauvre dans ce lieu ; ici chacun fait fon ouvrage } fans prier le voifin de le faire. Puifque vous étQS dans un pays fi peu opulent, ajouta le che- valier y il ne tiendra qu'à vous de paiTer ail- leurs; venez avec moi, rien ne vous man- quera ; Se quand vous voudrez revenir 5 je vous donnerai de l'argent pour votre voyage. Le bûcheron crut ne pouvoir mieux faire ^ il abandonna fa coignée , & fuivit fon noui veau maître»
Dès qu'il eut traverfé la forêt , il vit un homme dans la plaine y qui tenoit des rubans avec lefquels il s'attachoit les jambes, laifTant fi peu d'efpace, qu'il y en avoit à peine pour marcher. Camarade s'arrêta 5 '& dit à Ton maître ; feigneur ^ voici encore un doué %
Le Gentilhomme? Stc. vous en aurez befoin y il faut l'emmener. For-*, tuné s'approcha , &: avec fa grâce naturelle , il lui demanda pourquoi il attachoit ainiî ïcs jambes. Ceft? répondit-il^ que je me prë-> pare pour la chaiTe. Comment, dit le che- valier en fouriant y prétendez-vous mieux cou- rir quand vous êtes ainfi garotté ? Non fei^ gneur ? reprit - il , je fuis perfuadé que ma courfe fera moins rapide ; mais c'eft auflî mon deiTein ; car il n'y a point de cerf, de che- vreuil ni de lièvre que je ne devance de beaucoup quand mes jambes font libres > de forte que les laiilant toujours derrière moi 9 ils m'échappent , &: je n'ai prefque jamais le plaifir d'en prendre. Vous me paroiffez un homme rare ? dit Fortuné 5 comment vous appelez- vous ? L'on m'a nommé Léger , dit îe chaffeur 5 &^ je fuis connu dans cette con- trée. Si vous en vouliez voir un autre 5 ajouta le chevalier , je ferois très - aife que vous viniîiez avec. moi, vous n'auriez pas tant de peine ? & je vous traiterois fort bien. Léger étoit médiocrement heureux , il accepta vo- lontiers le parti qui lui étoit propofé ; ainfi Fortuné j fuivi de fon nouveau domelHque 9 continua fon voyage.
Il trouva le lendemain un homme fur le bord d'un maraisg qui fe bandoit les yeux; Je
cheval
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cheval dit à fon maître : Seigneur , ]e vous confeille de prendre encore cet homme à votre fervice. Fortune lui demanda aullîtôt par quelle raifon il fe bandoit les yeux. Ceft , dit-il, que je vois trop clair ? j'apperçois le gibier â plus de quatre lieues de moi , & je ne tire aucun coup fans en lu>er plus que je n'en veux> je fuis donc obligé de me bander les yeux; &C bien que je ne fafle qu'entrevoir 5 je dépeuple im pays de perdreaux , & d'autres petits nids , ^n moins de deux heures. , Vous êtQS bien adroit^ repartit Fortuné* L'on m'appelle auiTi le bon Tireur j dit cet homme? &c je ne quitterois pas cette occupa- tioii pour aucunes choies du monde. J'ai pour- tant grande envié de vous propofer celle de voyager avec moi , dit le chevalier , cela ne V0US empêchera pas d'exercer votre talent. Lehon Tireur en fit quelque difficulté > & le chevalier eut plus de peine à le gagner que les autres , car ils font ordinairement aiTez amis de la liberté : cependant il en vint à bout 5 & s'éloigna enfuite du marais où il s'étoit arrêté. ,
:; A quelques jcjurnées de là, il paffa le long ^'vin pré ; il apperçut un homme dedans , qui étoit couché fur le côté. Camarade lui dit : Mon maître ? cet homme efl doué , je pré- Tomc IK B
l6 Le GENTitHOMME? &c.
vois qu'il vous efl: très - nëceffaire. Fortuné entra dans le pré , & le pria de lui dire ce qu il y faifoit. J'ai befoin de quelques fimplés ? ré- pondit-il 5 & i'écoute l'herbe qui va fortir , pour voir s'il n'y en aura point de celles qu'il me faut. Quoi ! dit le chevalier , vous avez l'ouïe affez fubtile pour entendre l'herbe fous la terre , & pour deviner celle qui va paroî- tre ? C'eft par cette raifon , dit l'écouteur , que l'on m'appelle Fine-oreille. Hé-bien 1 Fine- oreilîe , continua Fortuné , feriez-vous d'hu- meur à me fuivre? Je vous donnerai d'afiez gros gages pour que vous ayez lieu d'en être jcontent. Cet homme charmé d'unêfi agréable propoiition y n'héfita point à fe mettre au nom- bre des autres. >
-Le chevalier continuant fa route , vit pro- \ cheiun. grand chemin un homme? dont les i dues enflées faifoient un affezplaifant effet : il étoit debout > tourné-vers une haute mon- tagne 9 éloignée de deux lieues? fur laquelle il y avoit cinquante ou foixante moulins à vent. Le cheval dit à fon maître : voici un de nos doués ? gardez-vous de manquer l'occafion de \ l'emmener avec vous. Fortuné? qui favoit tout \ engager dès qu'il paroiiibit ou qu'il parloit , - aborde cet homme , l^^i dem.ande ce qu'il fai- foit là. Je fouffle un peu, feigneur ? lui dit-ii,
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pour faire moudre tous ces moulins. Il me femble que vous êtes bien éloigné, reprit le chevalier. Au contraire y répliqua le Souffleur > *e trouve que je fuis trop près , & fi je ne retenois la moitié de mon haleine , j'aurois déjà renverfé les moulins , & peut - être la montagne où ils font : je caufe de cette ma- nière mille maux fans le vouloir ; & je vous dirais feigneur, qu'étant fort maltraité de ma maîtrefre? comme j'allois foupirer dans les bois > mes foupirs déracinoient les arbres > 6c Éaifoient un défordre étrange ; de manière que Ton ne m*appela plus dans ce canton que Fîm-, pétueux. Si quelqu'un a de la peine à vous voir 5 dit Fortuné , & que vous vouliez venir ^vec moi > voici des gens qui vous tiendront compagnie^ ils ont aulîi des talens extraordi- naires. J'ai une curioiité fi naturelle pourtou- tes les chofes qui ne font pas communes ^ répliqua l'Impétueux ? que j'accepte votre pro- portion.
Fortuné , très-content ^ s'éloigna de ce lieu. Dès qu'il eut traverfé un pays aflfez ouvert ^ i| vit un grand étang où plufieurs fources tom- Jjoient; il y avoit au bord un homme qui le regardoit attentivement : feigneur > dit Cama*. rade à fon maître 5 voici un homme qui man- que à votre équipage; fi vous pouvez l'enga-
iS Le Gentilhomme, &:c.
ger à vous fuivre> cela ne feroit pas mal. Le chevalier s'approcha auffitôt de lui : voulez- vous bien m'apprendrez lui dit-il, ce que vous faites-la ? Seigneur 5 répondit cet homme? vous l'allez voir; dès que cet étang fera plein y je le boirai d'un trait ; car j'ai encore foif , bien que je l'aie déjà vidé deux fois. En effet , il fe baiffa > & ne laiffa pas de quoi régaler le plus petit poifîbn. Fortuné ne demeura pas moins furpris que toute fa troupe : eh quoi ! dit-il > étes-vous toujours aufii altéré ? Non » dit le buveur d'eau ^ je bois feulement de cette manière quand j'ai mangé trop falé 5 ou qu'il s*agit de quelque gageure ; je fuis connu depuis ce temps - là par le nom de Trinquet > qu'on me donne ; venez avec moi , Trinquet ? dit le chevalier , je vous ferai trinquer du vin qui vous femblera meilleur que Teau d'un étang. Cette promefTe plut beaucoup à celui à qui elle étoit faite > & fur le champ il fe mit à marcher avec les autres.
Le chevalier voyoit déjà le lieu du rendez- vous , où tous les fujets du roi dévoient s'af* fembler, lorfqu'il apperçut un homme qui man- geoit fi avidement y qu'encore qu'il eût plus de foixante mille pains de Goneiïe devant lui j il paroiffoit réfolu de n'en pas laifTer un feul petit morceau. Camarade dit à fon màitie ;
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féigneur ^ il ne vous manque plus que cet homme - ci , de grâce obligez - le de venir avec vous. Le chevalier l'aborda , & lui dit en fouriant : avez- vous réfolu de manger tout ce pain à votre déjeuner ? Oui 5 répliqua-t-il > tout mon regret, c'eft qu'il y en ait fi peu 5 mais les boulangers font de francs pareffeux ^ qui fe mettent peu en peine que Ton ait faim ou non. S'il vous en faut tous les jours autant 9 ajouta Fortuné , il n'y a guères de pays que vous ne foyiez en état d'affamer. Oh 1 fei- gneur 1 repartit Grugeon^ c'eft ainfi qu'on l'ap- peloit , je ferois bien fâché d'avoir tant d'ap- pétit , ni mon bien ni celui de mes voifins n'y fuffiroient pas : il eft vrai que de temps en temps je fuis bien aife de me régaler de cette manière. Mon ami Grugeon , dit For- tuné 5 attachez- vous à moi? Je vous ferai faire bonne chère, & vous ne ferez pas mécontent de m 'avoir choifi pour maître.
Camarade , qui ne manquoit ni d'efprit 3 ni de prévoyance 5 avertit le chevalier qu'il étoit bon de défendre à tous fes gens de fe vanter des dons extraordinaires qu'ils avoient. Il ne différa point à les appeler 3 ôc leur dit : écou- tez , Forte - échine , Léger , le bon Tireur > Fine-oreille, Impétueux, Trinquet &: Gru- geon \ je vous avertis que fi vous me voulez
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30 Le Gentilhomme, &cc. plaire , vous gardiez un fecret inviolable fur hs talens que vous avez; &: je vous aiTure que j'aurai tant de foin de vous rendre heu- reux, que vous ferez contens. Chacun lui promit avec ferment d'être fidelle à fes or- dres -y &: peu après le chevalier , plus paré de fa beauté &: de fa bonne mine que de fon magnifique habit > entra dans la ville capitale , monté fur fon excellent cheval , & fuivi des gens du monde les mieux faits. Il ne tarda pas à leur faire faire des habits de livrée tous chamarés d'or & d'argent; il leur donna des chevaux , &C s'étant logé dans la meilleure au- berge, il attendit le jour marqué pour paroî- tre à la revue ; mais l'on ne parloit plus que de lui dans la ville ? &: le roi , prévenu de {a réputation ^ avoit fort envie de le voir.
Toutes les troupes s'affemblèrent dans une grande plaine , le roi y vint avec la reine douairièe fa fœur &: toute leur cour; elle ne îailloit pas d'être encore pompeufe ^ malgré les malheurs qui étoient arrivés à Fétat 5 &: Fortuné fut ébloui de tant de richeffes. Mais il elles attirèrent fes regards , fon incomparable beauté n'attira pas moins ceux de cette célè- bre troupe; chacun demandoit qui étoit ce îeune chevalier fi bien fait 6c de fi bon air ^ ôc
Belle-Bell e. ^ 3\ îe roi 5 paffant proche du lieu où il étoit, lui ût figne de s'approcher.
Fortuné auffitôt deicendit de cheval, pour faire une profonde révérence a\î roi ; il ne put s'empêcher de rougir , voyant avec quelle attention il le regardoit ; cette nouvelle cou- leur releva encore Féclat de fon teint. Je fuis bien-aife , lui dit le roi , d'apprendre par vous- même qui vous êtes 5 & votre nom. Sire? répliqua-t-ih je m'appelle Fortuné ., fans avoir eu jufqu'à préient aucunes raifons de porter ce nom; car mon père? qui eil comte de la Frontière:. paiTe fa vie' dans une grande pau- vreté, quoiqu'il foit né avec autant de biens que de naiffance. La fortune qui vous a fetvi de marraine, répondit le roi, n'a pas mal fait pour vos intérêts , de vous amener ici ; je me fens une affedion particulière pour vous? & je me fouviens que votre père a rendu au mien de grands fervices ; je veux les recon- noître en votre performe. Ceft une chofe jufte ) ajouta la reine douairière ^ qui n avoit point encore parlé; & comme je fuis votre aînée? mon frère? &que je fais plus paiticu- lièrement que vous tout ce que le comte de la Frontière a fait pendant plufieurs années pour le fervice de l'état 5 je vous prie de vous
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32 Le Gentilhomme^ &rc. repofer fur moi du foin de récompenfer ce jeune chevalier.
Fortuné ) ravi de Taccueiî qu'on lui faifoit 9 ne pouvoit.afTez remercier le roi & la reine: il n'ofoit cependant s'étendre beaucoup fur les fentimens de fa reconnoiîTance , croyant qu'il étoit plus refpedueux de fe taire , que de parler trop. Le peu qu'il dit parut fî jufte & fi à propos , que chacun Tapplaudit ; eniliite il remonta à cheval^ 6c fe mêla parmi hs feigneurs qui accompagnoient le roi ; mais la reine l'appeîoit à tous momens pour lui faire mille queftions :> &: fe tournant vers Floride 3 qui étoit fa plus chère confidente : que te fem- fcle de ce cavalier, lui difoitelle affez bas ? fe peut-il un air plus noble &: des traits plus réguliers ? Je t'avoue que je n ai jamais rien vu de plus aimable : Floride n avoit pas de peine à convenir de ce que difbit la reine , & elle y ajoutoit de grandes louanges ; car le cavalier ne lui fembloit pas moins aimable qu'à fa maî- treffe.
Fortuné ne pouvoit s*empêcher de jeter les yeux de temps en temps fur le roi : c'étoit le prince du monde le mieux fait > toutes fcs manières étoient prévenantes. Belle-belle , qui n avoit point renoncé à fon fexe en prenant
Selie-Belle. 31 un habit qui le cachoit^ refTentoitun véritable attachement pour hii*
Le roi lui dit après îa revue y qu il craignoît que la guerre ne ^ut fanglanîe , 6>c qu'il avoit réfolu de Tattacher à la perfonne. La reine douairière 3 qui étoit prëfente , s'écria qu'elle avoit eu la même penfee , qu'il ne falloit point l'expofer au péril d'une longue campagne ; que la charge de premier maître d'hôteî étoit va-* cante dans fa maifon^ quelle la lui donnoit. Non:? dit le roi, j'en veux faire mon grand ecuyer. Ils fe difputoient ainfi lun &: raiitre 'le plaiiir d'avancer Fortuné v^ la reine , crai- gnant de faire connoître les fecrets mouve- mens qui fe paffoient déjà dans Ton cœur^ céda au roi la fatisfadion d'avoir le chevalier»
ïl n^y avoit guères de jours où il n'appelât fon coffre de maroquin 5 Ôc ne prît dedans un habit neuf. Il étoit aiïurément plus magni- êque qu aucun prince qui fût à la cour ; de forte que la reine lui demandoit quelquefois par quel moyen fon père foûrniffoit à une û grande dépenfe; d'^autres fois encore elle lui en faifoit la guerre : avouez la vérité y difoit- elle ^ vous avez une inaîtreiTe'; c'eft elle qui rous envoie toutes les belles choies que nous voyons. Fortuné rôugiffoit , &c répondoit reft.
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34 -^E Ge KTîLHOMME^ &:c*
peétueufement aux différentes queftions que iui faifoit la reine.
D'ailleurs il s'acqiiittoît de fa charge admi- rablement bien ; Ton cœur fenfible au mérite du roi ^ l'attachoit plus à fa perfonne qu'il n'auroit voulu: quelle qR madeftinëe, difoit- îi? j'aime un grand roi ^ fans pouvoir jamais efpérer qu'il m'aime , ni qu'il me tienne compte de ce que je fouffre. Le roi de fon côte le combloit de faveurs , il ne trouvoit rien de bien fait que ce que faifoit le beau chevalier, La reine ^ déçue par fon habit , penfoit férieu» fement au moyen de contracter avec lui un mariage fecret; l'inégalité de leur naiiïance étoit l'unique chofe qui lui faifoit de la peine.
Elle n'étoit pas la feule qui relTentoit de l'inclination pour Fortuné *, les plus belles per- fonnes de la cour en prirent malgré elles. IJ étoit accablé de billets tendres ^ de rendez- vous ) depréfens& de mille galanteries, aux-; quelles il répondit avec tant de nonchalance , que l'on ne doutoit point qu'il ncùt une mai- trèfle dans fon pays ; ce n'efl: pas que lorfqu^iî étoit dans quelque fête ^ il n'y voulût paroî- tre avantageu fement ; il remportoit le prix aux tournois ^ il tuoit à la chaife plus de gi- hiQT que tous les autres 5 il danfoit au bal avec plus de grâce &: de propreté qu'aucun cour-
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tîfan ; enfin , c ëtoit un charme que de le voir & de l'entendre,
La reine auroit bien voulu s'épargner la honte de Iiîi déclarer Tes fentimens ; elle char- gea Floride de lui faire appercevoir que tant de marques de bonté ^ de la part d'uiie reine -]eune Rebelle? ne dévoient pas lui être indif- férentes. Floride fe trouva fort embarralTée de cette commifîîon ; elle n'avoit pu éviter le fort de la plupart de celles qui avoient vu le chevalier 5 il lui paroiffoit trop aimable pour fonger aux intérêts de fa maitreffe préféra- blément aux iiens ; de forte que toutes les fois que la reine lui fourniffoit i'occafion de l'en- tretenir 3 au lieu de lui parler de la beauté 5c des grandes qualités de cette princelTe y elle ne lui pàrloit que de fa mauvaife humeur , que de ce que {qs femmes fouffroient auprès d'elle 5 que des injuftices qu'elle avoit faites , oc du mauvais ufage qu'elle faifoit du pou- voir qu'elle avoit ufurpé dans le royaume ; enfuite faifant une comparaifon de fentimens : je ne fuis pas née reine, difoit-elle; mais^ en vérité 5 je devrois l'être j j'ai un fonds de généroiité qui me porte à faire du bien atout le monde : ah ! fi j'étois dans cet augufle rans i> continuoit-elle; que le beau Fortuné ferok
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heureux! il m'aimeroit par reconnoiirarure ^ s'il ne m'aîmoit pas par inclination.
Le Jeune chevalier? tout éperdu de ce dif- _ cours } ne favoit que réponxire ; cela etoit caufe qu il évitoit Toigneufement des téte-à-tête avec elle ; & la reine y impatiente ^ne man- quoit pas de demandera Floride comment elle gouvernoit l'efprit de Fortune : il eu û peu prévenu en fa foveur , lui difoit-elle , & il a tant de timidité , qu'il ne veut rien croire de tout ce que je lui dis- de favorable de votre part, ou il feint de ne le pas croire > parce qu'il a quelque paffionqui l'occupe. Je le crois comme toi ^ difoit la reine alarmée ; mais fe- xoiî-il poilible qu'il ne fit pas eëcîer tout à fon ambition ? Et feroit-il poâlible > répliquoit Floride 5 que vous vouluffiez devoir fon cœur à votre couronne ? Quand on efl comme vous jeune &: belle > que l'an a mille rares qualités 9 faut-il avoir recours à l'éclat d'im diadème ? l'on. a, recours à tout, s'écria la reine 5 lorf^ qu'il s'agit d'un cœur rebelle qu'on veut alTu- f ettir* Floride connut bien qu'il ne kii étoit plus, pafiible de guérir fa maître/Te de l'entê- tement qu'elle avoit pris»
La reine attendoit toujours quelque heureux effet des foins dje fa confidente ; mais le peu de progrès qu elle faHbit fur Fortuné ^ l'obligea
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de chercher elle - même les moyens d'avoir ime conrverfation avec lui. Elle favoit qifd fe rendolt tous les matins de bonne heure dans un petit bois , qui donnoit fous les fenêtres de fon appartement. Elle fe leva avec l'aurore v Se regardant du côte qu'il devoit venir, elle l'apperçut d'un air mélancolique, qui fe pro- menoit nonchalamment ; elle appela auffitôt Floride: tu ne m'as parlé que trop jufte, lui dit-elle , fans doute Fortuné aime dans cette cour ou dans fon pays i vais la triiîeffe qui paroît fur fon vifàge : je l'ai remarqué auffi. dans toutes fes converfations ? répliqua Flo-» ride ;. & s'il vous étoit poffible de l'oublier y en vérité 5 madame^ vous feriez bien. Hn'eft plus temps,, s'écria la reine , en pouffant un. profond foupir ; mais puifqu'il entre dans ce berceau de verdure 5 allons-y^ je ne veux, être fuivie que de toi. Cette fille n*ofa arrêter la reine 5 quelqu'envie qu'elle en eût; car elle cràignoit qu'elle ne fe fît aimer de Fortuné , & une rivale d'un tel rang eil touiours très- dangereufe. Dès q.ue la reine eut fait c^iielques pas dans le bois 5 elle entendit chanter le che- valier ) fa voix étok très-agréable ;. il avoit fait ces paroles fur un air nouveau •
Ah qa'il eft difficile D'aimer avec temlxelTe & de vivre, trafts^inlie f.
38- Le Gentilhomme^ &c.
Plus je me X'^ois heureux , Et plus je crains la fin du bonheur qui m'enchante i Le foin de l'avenir fans cefîe m'épouvante , Et me vient aîBiger au comble de mes vœux.
Fortune avoit fait ce couplet de chanfon par rapport à Tes ientimens pour le roi y aux bontés que ce prince lui tëmoignoit , & à l'ap- préhenlion d'être enfin reconnu 5 & oblige de quitter une cour où il fe trouvoit mieux qu'en aucun lieu du monde. La reine y qui s'étoit arrêtée pour l'écouter 5 en reilentit une peine extrême: que vais-je tenter, dit-elle tout bas à Floride ? ce jeune ingrat méprife l'honneur de me plaire , il s'eftime heureux ; il paroît fatisfait de fa conquête y il me facrifîe à une autre. Il eil un certain âge , répondit Floride y fur lequel la raifon n'a pas encore de droits bien établis ; {1 j'ofois donner un confeil à vo- tre majeflé, ce feroit d'oublier un petit étourdi qui n eft pas capable de goûter fa fortune. La reine auroit bien voulu que fa confidente lui eût parlé d*une autre manière ; elle lança même fur elle un regard furieux , & s'avançant avec précipitation ^ elle entra brufquement dans le cabinet de verdure où le chevalier fe repo- foit*, elle feignit d'être furprife de l'y trouver > Se d'avoir quelque peine qu'il la vit dans fon déshabillé > bien qu'elle n^Qut rien négligé de
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tout ce qui pouvoit le rendre magnifique &: galant.
Dès qu'elle parut 5 il voulut par refpeél fe retirer; mais elle lui dit de refier, & qu'il lui aideroit à marcher : j'ai é^.é ce matin éveillée agréablement par le chant des oifeaux ; le temps frais & la pureté de Fair m'ont invitée à les venir entendre de plus près. Qu'ils font heureux ^ hélas ! ils ne connciiTent que les plai» lirs ; les chagrins ne troublent point leur vie • îl me femble, madame, répliqua Fortuné 5 qu'ils ne font pas abfolument exempts de peine & d'inquiétude ; ils ont toujours à éviter le plomb meurtrier ou les filets décevans àes chaiTeurs; il n'efl pas jufqu'aux oifeaux de proie qui ne fafTent la guerre à ces petits inno- cens ; lorfqu'un rude hiver gèle la terre & b couvre de neige , ils meurent j faute de quel- ques grains de chenevis ou de millet ; &: tous îes ans ils ont l'embarras de chercher une maîtrelTe nouvelle. Vous croyez donc , che- valier y dit la reine en fouriant , que ceû un embarras ? Il y a des hommes qui le prennent en gré douze fois chaque année: eh, bon dieu! vous paroiiTez furpris , continua- 1- elle? ne femble-t-il pas que vous ayez le cœur tourné d'une autre manière , & que vous n'avez en- core jamais changé ? Je ne peux ^ madame >
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fa voir de quoi je fuis capable, dit le cheva^ lier, car je n'ai point aiméj mais j'ofe croire que û je prenois un attachement 5 ce feroit pour le refte de ma vie. Vous n*avez point aimé , s'écria la reine y en le regardant û fixe- ment que le pauvre chevalier en changea plusieurs fois de couleur y vous n'avez point aimé ? Fortuné , pouvez-vous parler de cette manière à une reine qui lit fur votre vifage ^ dans vos yeux la pafîion qui vous occupe , àc qui vient même d'entendre les paroles que vous avez faites fur l'air nouveau qui court à pré- fent ? Il eft vrai , madame , répondit le che- valier > que ce couplet efl de moi ; mais il eft vrai auffi que je 1 ai fait fans aucun deffein- particulier; mes amis m'engagent tous les jours à leur faire des chanfons à boire , bien que je ne boive que de F eau y il y en a d'au-^ très qui en veulent de tendrefTe ; ainfi je chante V Amour, je chante Bacchus^ fans être ni amoureux ni buveur^
La reine fécoutoit avec tant d'émotion ? (^^elle pouvoit à peine fe foutenir ; ce qu'il Kii difoit rallumoit dans fon cœur l'efpcwr que Floride avoit voulu lui ôter. Si je pouvois vous croire lincère, dit- elle, j'aurois lieu d'être furprife que jufqu àpréfent vous n'ayez trouvé
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perfonne dans cette cour d'aflez aimable pour vous fixer. Madame , répliqua Fortuné , je m'attache fi fort à remplir les devoirs de ma charge , qu'il ne me refte point de temps pour foupirer : vous n'aimez donc rien ^ajoutâ- t-elle avec véhémence ? Non , madame , dit- il , je n'ai pas le cœur d'un cara6lère aiTez galant, je fuis une efpèce de mifantrope qui chéris ma liberté ^ & qui ne voudrois pas la perdre pour qui que ce fût au monde. La reine s'affit , &c jetant fur lui des regards obli- geans : il eu des chaînes fi belles &: fi glo- rieufes 3 reprit - elle y qu'on doit fe trouver heureux de les porter ; fi la fortune vous en avoit deiliné de pareilles , je vous confe/ile- rois de renoncer à votre liberté. En parlant de cette manière , fes yeux s'expliquaient trop intelligiblement 3 pour que le chevalier 5 qui avoit déjà des fowpçons très-forts? n'eût pas entièrement lieu de fe les confirmer. Dans la crainte que la converfation n'allât encore- plus loin , il tira fa montre , & pouiTant un peu l'aiguille 3 je fupplie votre majefté, dit-il, de permettre que j'aille au palais ? voici l'heure du lever du roi, il m'a ordonné de mY ren- dre : allez , bel indifférent , dit-elle , en pouf- fant un profond fouplr : vous avez raifon de faire votre cour à mon frère \ mais fouveiiez^
41 Le Gentilhomme^ &c. vous que vous n'auriez pas tort de me dëcîief quelques-uns de vos devoirs.
La reine le fluvit des yeux , puis eîîe les baifTa ; & faifant réflexion à ce qui venoit de fe paiTer y elle rougit de honte & de colère. Ce qui ajoutoit même quelque chofe à fon chagrin , c'eft que Floride en avoit été témoin 5 & qu'elle remarquoit iiir fon vifage un air de joie qui fembloit lui dire qu'elle auroit mieux fait de croire fes confeils que de parler à Fort îuné ; elle rêva quelque temps , & prenant dei tablettes > elle écrivit ces vers y qu'elle fit TAettre en mu/^que par le Lulîy de la cour.
Tu vois , tu vois eiiHii ic tourment que j'endure. Mon vainqueur le connoît &. n'en eft point touché î Mon cœiu" en fa préfence a montré fa bleliVire , Et le trait qiù toujours devoit itre caché : As-tu vu fon mépris , fa rigueur inhumaine ? îl me hait , je voiuirois le haïr à mon tour ;
Mais c'eit une efférance vaine, Je ne faurois pour lui fentir que de l'amour.
Floride fit très bien fon perfonnage auprès de la reine ; elle la confola de fon mieux y &: lui donna quelques retours d'efpérance , dont elle avoit bien befoin pour ne pas fiiccomber. Fortuné fe trouve dans une diflance fi éloi- gnée de vous 5 madame, lui dit -elle 5 qu'il n'a peut-être pas compris ce q^e vous avez"
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voulu lui faire entendre ; il me fembîe méîTie que c'eil déjà beaucoup qu'il vous ait afiurée qu'il n'aime rien : ileRii naturel de fe flatter ^ qu'enfin la reine reprit un peu de cœur. Elle ignoroit que la malicieufe Floride , perfuade'e de 1 eloignement du chevalier pour elle ^ vou- loit l'engager à lui parler encore clairement 5 afin qu'il pût la choquer davantage par l'in- difFërence de fes rëponfes.
ïl étoit de fon côte dans le dernier embarras» Sa fîtuation lui paroiiToit cruelle 5 il n'auroit pas hëîité a quitter la cour 5 fi le trait fatal qui Tavoit hleiïé pour le roi ne l'eût arrêté maigre lui , il n'alloit plus chez la reine qu'aux heures où elle tenoit fon cercle , &: à îa fuite du roi: elle s'apperçit aullitôt de ce nouveau changement de conduite ; elle lui donna lieu plufieurs fois de lui faire fa cour , fans qu'il en voulût profiter ; mais un jour qu'elle def- cendoit dans fes jardins , elle le vit qui tra- verfoit une grande allée , ô^ qui s'enfonça promptenient dans le petit bois ; elle l'appela ; il craignit de lui déplaire^ en feignant de ne l'avoir pas entendue , il s'approcha d'un air refpeélueux.
Vous fouvenez - vous y chevalier , lui dit- die 5 de la converfation que nous eûmes 5 il y a quelque temps, dans le cabinet de ver-
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dure ? Je ne fuis pas capable , répondit - iî 3 madame 3 d'avoir oublié cet honneur ; fans doute les queflions que je vous fis , aiouta- t-eile , vous causèrent de la peine ; car depuis ce jour- là vous ne vous êtes pas mis en état q-ue je vous en Me d'autres. Comme le ha- fard feul me procura cette faveur , dit- il 3 il md femblé qu'il y auroit eu de la témérité d'en prendre d'autres : dites plutôt 3 ingrat > continua-t-elle en rougiffant, que vous avez évité ma préfence ; vous ne connoifTez que trop mes fentimens. Fortuné baifTa les yeux d'un air embarralTé & modefte 3 & comme il héfitoit à lui répondre ; vous êtes bien dé- concerté ; aîlez3 ne cherchez rien à me dire 3 je vous entends mieux que je ne voudrois vous entendre ; elle en auroit peut - être dit davantage , fi elle n'eût apperçu le roi qvî venoit fe promener.
Elle s'avança aulTitôt3 & le voyant fort mélancolique 3 elle le conjura de lui en ap- prendre la raifon. Vous favez3 dit le roi^ qu'il y a un m. ois qu'on vint me donner avis qu'un dragon d'une grandeur prodigieufe rava- geoit toute la contrée. Je croyois qu'on pour- roit le tuer 3 &: j-'avois donné là -de/Tus les ordres néceifaires ; mais on a tout tenté inuti* kment : il dévore mes fujets 3 leurs troiipeaxiX|,
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te tout ce qu'il rencontre ; il empoifonne les rivières 6c les fontaines où il fe dëfaltère , & fait fécher les herbes 6c les plantes fur lef- quelles il fe repofe. Pendant que le roi parloit ainfî, la reine rouloit dans fon efprit irrité un moyen sûr de facrilier le chevalier à fon reffentiment.
Je n'ignore pas , répliqua- 1- elle 5 les mau- vaifes nouvelles que vous avez recrues ; For- tuné que vous avez vu auprès de moi 3 venoit de m'en rendre compte ; mais ) mon frère , vous allez être iurpris de ce qui me refte à vous dire: ceft qu'il m'a priée avec la der^ îiière inftance , que vous lui permettiez d'aller combattre l'affreux dragon ; il eft vrai qu'il a une adreffe {i merveilleufe , ôc qu*il manie fi bien {qs armes 5 que je ne fuis point furprile qu'il préfume beaucoup de lui; ajoutez à cela, qu'il m*a dit avoir un fecret pour endormir les dragons les plus éveillés ; mais il n'en faut point parier 5 parce qu il ne paroîtroit pas affez de valeur dans fon aélion. De quelque manière qu'il la fît 5 répliqua le roi ^ elle feroit bien glorieufe pour lui 5 6c bien utile pour nous , s'il pouvoit y réuflir ; cependant je crains que ce ne foit l'effet d'un zèle indif- cret 5 6c qu'il ne lui en coûte la vie ? Non } Bion frèiê^ ajouta la reine, n'appréhende;s
45 Le GENTïLHOiMME, &C.
points il m'a conté là-delTus des chofes fiir-^ prenantes ; vous favez qu'il efl /naturellement fort fincère y & puis quel honneur pourroit-il efpérer ^ de mourir en étourdi? Enfin ^ con- tinua-t-el le , je lui ai promis d'obtenir ce qu'il délire avec tant de paiîion , que fi vous le lui îefufez > il en mourra.
Je coniens à ce que vous voulez ? dit le roi ; je vous avoue , malgré cela, que j'y ai de la répugnance: mais appelons -le. Aufîitôt il fît figne à Fortuné de s'approcher , ôc lui dit d'un air obligeant : je viens d'apprendre par là reine le déiir que vous avez de combattre le dragon qui nous défole ; c'efl: une réfolu- tjon fi hardie y que je ne peux croire que vous en. envifagiez tout le péril. Je le lui ai repré- fente y dit la reine ; mais il a tant de zèle pour votre fervice , & de paflion pour fe Signaler , que rien ne fauroit l'en détourner , & j'en augure quelque chofe d'heureux.
Fortuné demeura furpris d'entendre ce que ]e roi & la reine lui difoient. Il avoit trop d'efprit pour ne pas pénétrer les mauvaifes intentions de cette princefTe ; mais fa douceur jiè lui permit pas de s'en expliquer ; & fans rien répondre , if la laifTa toujours parler, fe Ciontentant de faire de profondes révérences > que le roi prit pour de nouvelles prières de
Belle-Beî. le; 47 lui accorder la permiffion qu'il fouhaitoit. Allez donc ^ lui dit-ii en foupirant ; allez où la gloire vous appelle ; je fais que vous avez tant d'adreiTe dans toutes les chofes que vous faites , & particulièrement aux armes 5 que ce monftre aura peut-être de la peine à éviter vos coups. Sire ^ répliqua le chevalier 5 de quelque manière que je me tire du combat 3 je ferai fatisfait ; je vous délivrerai d'un fléau terrible , ou je mourrai pour vous ; mais ho^* norez-moi d'une faveur qui me fera infini- ment chère. Demandez tout ce que vous vou- drez , dit le roi. J'ofe 5 continua-t-il , deman- der votre portrait : le roi lui fut beaucoup de gré de fonger à fon portrait ;? dans un temps où il avoit lieu de s'occuper de bien d'autres chofes : & la reine reffentit un nouveau cha- grin qu'il ne lui eût. pa^ fait la même prière ; mais il auroit fallu avoir de la bonté de reile , pour vouloir le portrait d'une û méchante per- fonne.
Le roi retourné dans fon palais , & la reine dans le fien y Fortuné bien embarraffé de la parole qu'il avoit donnée , fut trouver fon cheval ,&: lui dit: mon cher Camarade? il y a bien des nouvelles. Je les fais déjà , fei- gneur , répliqua- 1- il. Que ferons-nous donc^ ajouta Fortuné ? Il faut partir au plutôt , ré-
Le GE^•TILHOMME^ &rc. pondit le<:heval; prenez un ordre ^du roî > par lequel il vous ordonne d'aller combattre le dragon 5 nous ferons enfuite notre devoir. Ce peu de mots confola notre jeune che-- valier ; il ne manqua pas de fe rendre le len- demain de bonne heure chez le roi , avec «n habit de campagne auffi bien entendu que tous les autres qu'il avoit pris dans le coiFre de maroquin-
Aafîïtôt que le roi Tapperçutj il s' écriât quoi! vous êtes prêt à partir ? L'on ne peut avoir trop de diligence pour exécuter vos commandemens. Sire, répliqua-t-il 5 Je viens prendre congé de vous. Le roî ne put s'em- pêcher de s'attendrir ) voyant un chevalier (i jeune 5 fi beau^iî parfait ^ fur le point de s'expofer au .plus grand péril où un homme pouvoit jamais fe mettre.
Il l'embrafTa 5 & lui donna fon portrait > enrichi de gros diamans. Fortuné le re^ut avec une joie extraordinaire : les grandes qua- lités du roi l'avoient touché à tel point 5 qu'il n'imaginoit rien au monde de plus aimable que lui 5 .& s'il fouiFroit en le quittant , c'étôit bien moins par la crainte d'être englouti du dragon 3 que par la privation d'une préfence fi chère.
Le roi voulut que fon ordre particulier
pour
Belle-Belle. 49
pour Fortuné d'aller combattre , en renfer- îEât un général à tous fes fujets de lui aider y & de lui donner les fecours dont il pourroit avoir befoin ; enfuite il prit congé du roi ; & pour qu'on n'eût rien à remarquer dans fa conduite ^ il alla chez la reine , qui itoit à fa toilette , entourée de plusieurs dames : elle changea de couleur lorfqu'il parut ; que n'a- voit- elle pas à fe reprocher fur fon chapi- tre ? Il la falua refpeâueufement ;, &: lui de- manda il elle vouloit l'honorer de Îqs ordres , ^u'ii alloit partir. Ce mot acheva de la dé- concerter; & Floride _5 qui ne favoit rien de ce que la reine avoit tramé contre le cheva- lier 5 relia fort éperdue : elle auroit bien voulu l'entretenir en particulier ; mais il fuyoit des converfations ii embarralFantes.
Je prie les dieux , dit la reine , de vous faire vaincre 5 &c de vous ramener triom« phant. Madame 5 répliqua le chevalier? votre majeflé me fait trop d'honneur ; elle fait affez ie péril où je m'expofe ? je ne l'ignore pas non plus ; cependant je fuis tout plein de con- iiance ; peut-être que dans cette occafion je fuis le feul qui efpère. La reine entendoit bien :ce qu'il vouloit lui dire:; fans doute qu'elle auroit répondu à ce petit reproche , s'il y ayoit eu moins de monde dans la chambre, Tom^ IF. C
50 Le Gentilhomme? &:c.
Enfin ) le chevalier fe rendit chez lui ; il ordonna à fes fept excellens domeiliques de monter à cheval &: de le fuivre , parce que le temps étoit venu d'éprouver ce qu ils fa- voient faire ; il n'y en eut aucun qui ne témoi- gnât de la joie de pouvoir le fervir. Ils ne tardèrent pas une heure à mettre tout en ordre , & ils partirent avec lui , Taffurant qu'ils ne négligeroient rien pour fa fatisfac- tion. En effet ) quand ils fe trouvoient feuls dans la campagne 5 & qu'ils ne craignoient point d'être vus, chacun faifoit preuve de fon adreffe : Trinquet buvoit l'eau des ét3.ngs^ & pêchoit le plus beau poiiïbn pour le dîner de fon maître. Léger 5 de fon côté? attrapoit ks cerfs à la courfe , & prenoit un lièvre par les oreilles, quelque rufé qu'il ^ut. Le bon Tireur ne faifoit quartier ni aux per- dreaux ? ni aux faifans : & quand le gibier étoit tué d'un côté , la venaifon de l'autre 5 6c le poiffon hors de l'eau ? Forte - Echine s'en chargeoit gaiment ; il n'y avoit pas juf- qu'à Fine Oreille , qui ne fe rendît utile ; il écoutoit fortir de la terre les trufes 3 les mo- rilles 5 les champignons , les falades , les her- bes fines ; aufïi Fortuné n avoit prefque pas befoin de mettre la main à la bourfe pour faire les fraix de fon voyage; il fe feroit
Belle-Belle. «51
aflez bien diverti à voir tant de chofes ex- traordinaires , s'il n avoiî pas eu le cœur tout rempli de ce qu'il venoit de quitter. Le mé- rite du roi lui ëtoit toujours préfent , & la anaîice de la reine lui fembîort fi grande > qu'il ne pouvoit s'empêcher de la détefler.
Il marchoitjj abîmé dans une profonde rêverie , quand il en fut tiré par les cris per- sans de plufieurs perfonnes ; c'étoit de pauvres payfans que le dragon dévoroit. îl €n vit quelques-uns qvii > s'étant échappés ? fiiyoient de toutes leurs forces 5 il les appela fans qu'ils vouluîTent s'arrêter 5 il les fuivit & leur parla ; il fut par eux que le monftre n'étoit pas éloi- gné. Il leur demanda comment ils faifoient pour s en garantir; ils lui dirent que T-eau étoit rare dans le pays ^ que l'on n'en buvoit que de pluies ? & que pour la conferver ? ils avoient fait un étang ; que le dragon ? après bien des courfes ^ y venoit boire; qu'il faifoit de fi grands cris en arrivant , qu'on les entendoit d'une lieue ; qu'alors tout le monde effrayé fe cachoit? fermant les fenêtres & les portes des maifons.
Le chevalier entra dans une hôtellerie , bien moins pour fe repofer que pour prendre les bons avis de fon joli cheval. Quand cha- cun fe fut retiré j il defcendit dans l'écurie 3
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^2 Le Gentilhomme? &c.
& lui dit , Camarade , que ferons- nous pour vaincre le dragon? Seigneur, lui dit-il, i'y révérai cette nuit 5 & je vous en rendrai compte demain matin. Il lui dit lorfqu'il y retourna : je fuis d'avis que Fine-Oreille écouté il le dragon efi proche ; aufîi-tôt Fine-Oreille fe coucha par terres il entendit les cris du dragon qui ëtoit encore à fept lieues de-là; quand le cheval le fut 3 il dit à Fortune : com- mandez à Trinquet d'aller boire toute l'eau du grand étang? &: que Forte-Echine y porte ailez de vin pour le remplir , il faudra met- tre autour des raifins fecs 5 du poivre? & plu- fieurs chofes qui altèrent ; commandez aufîi que les habitans fe renferment chacun dans leurs maifonsjj & vous-même, feigneur? ne fortez pas de celle que vous choifirez avec tous vos gens; le dragon ne tardera pas de venir boire à l'étang ; le vin lui femblera bon ? &: vous verrez qu'on en viendra à bout.
Dès que Camarade eut achevé de régler ce quon devoit faire? chacun s'employa à ce qui lui étoit ordonné. Le chevalier entra dans une maifon dont la vue donnoit fur l'étang. Il y étoit à peine ? que l'affreux dragon y vint; il but un peu ? enfuite il mangea le déjeu- ner qu'on lui avoit préparé ? & puis il but tant 5c tant qu'il s'ennivra. Il ne pouvoit plus
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fe remuer ; il gtoit couché fur le côté 5 fa tête penchée &: fe^s^yeiix fermés. Quand Fortuné le vit ainfi , il jugea bien qu'il n'y avoit pas un moment à perdre ; il fortit Fépée à la main? il l'attaqua avec un courage merveilleux. Le dragon fe fentant percé de tous côtés vou- loit s'élever 5 &: fondre fur le chevalier; mais il n'en avoit pas la force , & perd oit tout fon fang , & le chevalier , ravi de l'avoir réduit dans cette extrémité , appela fes gens pour lier ce monftre avec des cordes & chs chaînes , voulant ménager au roi le plaiiir ôc la gloire de lui donner la mort ; de forte que n'ayant plus rien à craindre , ils le traînèrent jufqu'à la ville.
Fortuné marchoit à la tête de fon petit cor- tège. En approchant du palais , il envoya Léger y pour apprendre au roi la bonne nour velle d'un fuccès fi avantageux; mais cela paroiiToit prefque incroyable 5 jufqu'à ce que l'on vît paroitre le monftre fur une machine faite exprès , où il étoit garotté.
Le roi defcendit , il emibraffa Fortuné 5 les dieux vous réfervoient cette viâoire ? lui dit-il ^ & je relTens moins la joie de voir cet horrible dragon dans l'état où vous l'avez réduit , que de vous voir , mon cher cheva- lier. Sire, répliqua- 1- il j votre majeflé peut
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54 Le Gentilhomme^ &c»
lui donner les derniers coups , je ne l'ai amené que pour les recevoir de votre main. Le roi tira fon ëpée ^ & acheva de tuer le plus cruel de fes ennemis ; tout îe monde jetoit des cris de joie &: des acclamations pour un fuc- ces fi ïnefpérë.
Floride, toujours inquiète , ne demeura pas long -temps fans apprendre le retour du beau chevalier : elle courut l'annoncer à la reine ^ qui demeura fi fiirprife , & fi combattue par fon amour &: par fa haine i qu elle ne pou^ voit répondre à ce que lui difoit fa favorite | elle s'étoit reproche cent & cent fois le mau- vais tour qu'elle lui avoit joué ; mais elle aimoit mieux le voir mort , que de îe voir indifférent : de forte qu'elle ne favoit fi elle ëtoit bien-aife ou fâchée qu'il revînt dans une cour > où fa prefence allcit encore troubler le repos de fa vie.
Le roi , impatient de lui raconter Theureux fuccès d'uneaventure fi extraordinaire 5 entra dans fa chambre , appuyé fur le chevalier : voici le vainqueur du dragon , dit- il à la reine , qui vient de me rep.dre le fervice le plus fignalé que je pouvois fouliaiter d'un fidelle fujet ;. c'efi: à vous madame , à qui il a parlé la pre- mière de l'envie qu'il avoit de combattre .ce monfirei j'efpère que vous lui tiendrez
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compte du péril où il s'eft expofé. La reine, compofant ion vifage , honora Fortuné d'un accueil gracieux , & de mille louanges; elle le trouva encore plus aimable que loriqu'il partit) & fon attention à le regarder ne lui fit que trop- entendre que fon coeur étoit " encore blelTé.
Elle ne voulut pas fe fier à fes yeux de s*en expliquer tous feuls ; &: un jour qu'elle étoit à la chalTe avec le roi ) elle feignit de ne pas fuivre les chiens ? parce qu'elle étoit incommodée. Alors fe tournant vers le jeune chevalier ) qui n'étoit pas. éloigné: vous me ferez le plaifit ) lui dit-elle , de refter auprès de moi , je veux defcendre & me repofer un peu : allez , ajouta-t-elle , à ceux qui l'ac- compagnoient 5 ne quittez pas mon frère. Aufîitôt elle mit pied à terre avec Floride , &: s'aflit au bord d'un ruiiîeau ^ où elle de^ ineura quelque temps dans un profond filence: elle revoit au tour qu'elle donneroit à fon difcours.
Enfin levant les yeux ^ elle les attacha fur le chevalier j & lui dit : comme les bonnes intentions ne fe manifeflent pas toujours , je crains que vous n'ayez point pénétré les mo- tifs qui m'engagèrent à prelïer le roi de
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55 Le Gentïlho xMm e^ &:c. vous envoyer combattre le dragon; fëtois sûre , par un preffentiment qui ne m'a jamais trompée , que vous en fortiriez en homme de courage ; & vos envieux parloient û mal du vôtre 5 parce que vous n'êtes point aile à Farmée y qu'il falloit une aâ;ion auffi écla- tante que celle-ci pour leur fermer la bou- che : je vous aurais bien communiqué ce qui le difoît là-deiTus , continua- t-elle ) & j'au- rois peut - être dû le faire , fans que je me perfuadaffe que votre reffentiment auroit des fuites y &: qu'il vaîoit mieux faire taire les inal-intentionnés par votre conduite intrépide dans le péril > que par une autorité qui mar- que plutôt que l'on eft fàvori que foîdat. Vous voyez à préfent y chevalier^ continuâ- t-elle 5 que j'ai pris un fenfible intérêt à tout ce qui vous efl'arrivé de glorieux , & que vous auriez grand tort d'en juger d'une autre manière. La diftance qui nous fépare eft û grande 5 madame ? répondiî-il modeftement , que je ne fuis pas digne de réckiixifTement que vous voulez bien me donner ? ni du foin que vous avez pris de hafarder ma vie pour ménager mon honneur ; le ciel m'a protégé avec plus de bonté que mies ennemis ne le fouhaitoient ; &: je m'eftimerai toujours heu- reux d'employer pour le fervice du roi &:
Belle-Belle. 57
îe votre } une vie dont la perte m'efl plus indifférente qu'on ne penfe.
Le refpe(5lueux reproche de Fortune embar- raffa la reine : elle fentit bien tout ce qu'il vouîoit lui dire ; mais elle le trouvoit trop aimable pour chercher à l'éloigner par quel- que réponfe trop aigre ; au contraire 5 elle fei- gnit d'entrer dans fes fentimens ^ & fe fît redire avec quelle adreile il avoit vaincu le dragon. Fortuné n'avoit garde d'apprendre à peribnne que c'étoit par le fecours de fes gens ; il fe vantoit d'être allé au-devant de ce redoutable ennemi 5 & que fa feule adreffe, bi même fa témérité 5 Tavoient tiré d'affaire ; mais la reine ne fongeant prefque plus à ce qu'il lui racontoit 5 l'interrompit pour lui de- mander s'il étoir à préfent bien convaincu de la part qu'elle prenoît dans tout ce qui le regardoit. Cette converfation alloit être pouf- fée plus loin y lorfqu'ii lui dit : madame > je viens d'entend#e le fon du cor 5 le roi ap- proche '•, votre majeflé ne veut- elle pas mon- ter à cheval pour aller au-devant de lui b Non y dit - elle , d'un air plein de dépit , il fliiîît que vous y alliez. Le roi me blâme- roit y madame , ajouta-t-il , fi je vous laiffois feule dans un lieu 011 vous pouvez courir quelque rifque ; je vous difpenfe de tant d'in-
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58 Le Gentilhomme, &c.
quiétude ^ ajouta- t-elle d'un ton abfolu : allez l votre préience m'importune.
A cet ordre 5 le chevalier lui fait une pro» fonde rëvërence , monte à cheval ? & ie dérobe à fa vue , inquiet du fuccès que pour- roit avoir ce nouveau relTentiment. Il con- fulta là - delTus fon beau cheval ; apprends- moi , Camarade , lui dit - il , fi cette reine trop tendre & trop colère trouvera encore quelque monflre pour m'y livrer. Elle ne trouvera qu'elle , répondit le joli cheval ; mais elle efî plus dragonne que le dragon que vous avez tue >& elle exercera fàffifam- ment votre patience & votre vertu. Ne me fera-t-elîe point perdre les bonnes grâces du roi? s*ëcria-t-ii? voilà tout ce que je crains.. Je ne veux pas vous révéler l'avenir, dit- Camarade : qu'il vous fuâife que je veille à tout. Il n'en dit pas davantage , parce que: , le roi parut au bout d'une allée ; Fortuné le. joignit ^ &: lui apprit que la reine s'étoit trou* vée mal , & lui avoit ordonné de refter au** près d'elle. Il me femble y dit le roi en fou* riant , qiiQ vous ères allez bien dans fes bon- nes grâces , &: c'eft à elle que vous ouvrez: votre cœur préferablement à moi ; car enfin 5. rè a ai point oublié que vous la priâtes de vous procurer la gloire d'aller combattre le
Belle-Belle. 59 dragon. Sire> répliqua ie chevalier ? je n'ofe me défendre de ce que vous dites ; mais je peux aiïlirer votre majeflé que je mets une grande différence entre vos bonnes grâces & celles de la reine; & s'il étoit permis à un fujet d'avoir fon fouverain pour confident, je me ferois une joie bien délicate d^ vous déclarer tous les fentimens de mon cœur. Le roi l'interrompit pour lui demander où il avoit laiiTé la reine.
Pendant qu'il l'alloit joindre , elle fe plai« gnoit à Floride de l'indifférence de Fortuné » jfa vue me devient odieuie^ s'écrioit=elle j il faut qu'il forte de la cour ? ou que je la quitte ; je ne faurois plus fouffrir un ingrat qui ofe - me témoigner tant de mépris. Et quel qÛ le mortel qui ne s'ellimeroit pas heureux de plaire à une reine toute puiiTante dans cet état } Il n'y a que lui au monde : ah ! les dieux Font réfervé pour troubler tout le repos de ma vie.
Floride n'étoit point fâchée du chagrin que fa maîtreiïe avoiî contre Fortuné ; & bien loin de Tappaifer y elle FaigrilToit 5 en lui rap» pelant mille circonftances qu elle n'avoit peut- être pas voulu remarquer. Son dépit augmenta encore ^ &: lui fit concevoir un nouveau deft- fcin pour perdre le pauvre chevalier.
6o Le Gentilhomme, &c*
Dès que le roi fut auprès d'elle , & qu'il lui eut témoigné fon inquiétude pour fa famé t elle lui dit : je vous avoue que je me trou- vois aiïez mal ; mais il efl difficile de ne pas guérir avec Fortuné, il eil réiouïffant. Tes vifions font plaifantes : vous faurez , conti- nuait-elle y qu'il m'a priée d'obtenir une nou- velle grâce de votre majefté. Il la demande avec la dernière confiance de réuffir dans l'entreprife du monde la plus téméraire. Quoi, ma fœur^ s'écria le roi, veut-il aller com- battre quelque nouveau dragon ^ C'en eil plusieurs à la fois 5 dit - elle , qu'il s'aiTure de vaincre : vous le dirai - je? enfin il fe vante d'obliger l'empereur à nous rendre tous nos- tréforS) & que pour cela , il ne lui faut point d'armée. Quel dommage , répliqua, le roi/ que ce pauvre garçon foit tombé dans une folie fî extraordinaire ! fon combat contre le monflre , ajouta la reine , ne lui laiffe plus concevoir que de grands deifeins;. & que hafardez-vous en lui donnant la permiiîion de s'expofer encore pour votre fervice ? Je ha- farde fa vie qui m'eft chère y répliqua le roi y j'aurois une peine extrême de le faire périr de gaieté de cœur. De quelle manière que la chofe tourne>il eft donc infaillible qu'il mourra> dit- elle j car je vous aflure qu'il a une fi forte
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paiïion d'aller recouvrer vos tréfors , qu'il ne fera plus que languir û vous lui en refufez la permilîion.
Le roi tomba dans une profonde triftefîe ; je ne puis imaginer , dit-il , ceux qui lui rem- plilTent la tête de toutes ces chimères? je fouf- fre de le voir en cet ëtat. Au fond ^ répliqua la reine, il a combattu le dragon , il l'a vaincu*? peut-être qu'il rëuffiroit de même. J'ai quei- quefois 6qs preiTentimens juftes 5 le cœur me dit que fon entreprife fera heureufe ; de grâce ? mon frère 5 ne vous oppofez point à fon zèle# Il faut l'appeler , ajouta le roi y & lui repréfen- ter tout au moins ce qu'il hafarde. Voilà juge- ment le moyen de le faire dëfefpérer , répli- qua la reine , il croira que vous ne voulez pas qu'il parte 5 êc je vous affure qu'à l'égard de le retenir par aucune confidération qui le con- cerne, il ne le fera pas ; car je lui ai déjà dît tout ce qui fe peut imaginer dans une telle occafioruHé bien, s'écria le roi ? qu'il parte, j'y confens. La reine ravie de cette permif- iion 5 appela Fortuné : chevalier , lui dit-elle ^ remerciez le roi , il vous accorde la permilîioîi que vous défirez tant, d'aller trouver l'em- pereur Matapa , & de lui faire rendre de grë ou de force nos tréfors qu'il a enlevés; pré^
6i Le g f. n t î l h o m m e ^ &:c. parei\-voiis-y avec la même diligencaque vous Quits pour aîler combattre le dragon.
Fortuné , furpris 5 reconnut à ce trait la fu- reur de la reine contre lui : cependant il fe'ntit du plaifir à pouvoir donner fa vie pour ur^ roi qui lui ëtoit fi cher 5 ôc fans fe défendr^ de cette extraordinaire commiffion 5 il mit vM ge- nou en terre , & baifa la main du roi qui étoit de fon côté très-attendri. La reine reffentoit une efpèce de honte de voir avec quel refpect il fe voyoit condamné à affronter la mort» Seroit-ce , difoit-elle en elle-même , qu'il au- roit pour moi de l'attachement 5 & que plu-* tôt de me dédire de ce que j'ai avancé de fa part , il fouffre le mauvais tour que je lui joue fans fe plaindre ? Ah i fi je pou vois m'en flaî^ ter, que je me voudrois de mal de celui que je vais lui faire 1 Le roi parla peu au cheva^ lier , il remonta à cheval, &: la reine dans ia calèche , feignant de fe trouver encore mal.
Fortuné accompagna le roi jufqu'au bout de la forêt ; puis y entrant pour entretenir fon cheval 5 il lui dit : mon fidelle Camarade , c'en efi: fait, il, faut que je périffe. La reine vient de m'en ménager une occafion à laquelle je ne me ferois jamais attendu de fa part. Mon aimable maître y répliqua le cheval , ceffez de "VOUS allarmer j,bien que je n'aie pas été préfent
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à ce qui séil païïe , je îe favois il y a long- temps; rambaffade neR pas (i terrible que vous vous rimaginez» Tu ne fais donc pas ^ continua le chevalier ^ que cet empereur eft le plus colère de tous les hommes , & que û je lui propofe de rendre tout ce qu^il a pris au roi 5 il ne me fera d'autres rëponfes que de m'attacher une corde au cou & de me faire jeter dans k rivière. Je fuis informé de (es violences y dit Camarade , mais que cela ne vous empêche pas de prendre vos gens avec vous y & de partir t û vous y përiiTez^ nous périrons tous ;^ 3 'efpère cependant un meilleur fuccès^
Le chevalier un peu confolé revint chez lui ^ donna les ordres néceffaires , & alla enfuite- prendre ceux du roi & fes lettres de créance» Vous direz de ma part à l'empereur 5 lui dit-il ^r que je redemande mes fujets qu'il retient eiî efclavage, mes foldats prifonniers , mesche* vaux dont il fe fert 5 & mes meubles avec mes tréfors. Que lui oifrirai - je pour toutes ces chofes , dit Fortuné ? Rien ? répliqua le; roi^ que mon amitié. Le jeune ambalTadeur ne lit pas un grand effort de mémoire pour retenir fon- inftrudion ; il partit fans voir Isi reine; elle en parut offenfée, mais il avoit: peu de chofe à ménager avec elle : que pou.T
€4 Le Gêntilhtomme > Src.
voit-elle lui faire dans fa plus grande colère ^ qu'elle ne lui fit pas dans les tranfports de fa plus grande amitié ? Une tendrelTe de ce ca- raftère lui paroifToit la chofe du monde la plus redoutable. Sa confidente? qui favoit tout le fecret j étoit dëfefpérëe contre fa maîtreffe de vouloir facrifier la fleur de toute la cheva- lerie.
Fortuné prit dans le cofFre de maroquin tout ce qui lui étoit nécefîaire pour fon voyage : il ne fe contenta pas de s'habiller magnifique-, ment y il voulut que fes fept hommes qui l'ac- compagnoient fufifent très-bien mis : & comme ils avoient tous des chevaux excellens, 6c que Camarade fembloit plutôt voler en l'air que courir fur la terre , ils arrivèrent en peu de temps à la ville capitale où demeuroit l'em- pereur Matapa. Elle étoit plus grande que Paris , Conftantinople & Rome enfemble ; &C jfi peuplée ;j que les caves, les greniers &: les toits étoient habités.
Fortuné demeura bien furpris de voir une ville d'une fi prodigieufe étendue. Il fit deman- der audience à l'empereur , &: l'obtint fans peine ; mais quand il lui eut déclaré le fujet de fon ambafîade y bien que ce (ùt avec une grâce qui ajoutoit beaucoup à fes raifonsj
Belle-Belle. 6^ Pempereur ne put s'empêcher d'en fourire. Si vous étiez à la tête de cinq cent mille hom- mes;) lui dit- il, Ton pourroit vous écouter ; mais l'on m'a dit que vous n'en aviez que fept. Je n'ai pas entrepris ? feigneur 5 lui dit For- tuné :f de vous faire rendre ce que mon maître . fouhaite par la force? mais par mes très-hum- bles remontrances. Par quelle voie que ce foit , ajouta l'empereur , vous n'en viendrez point à bout 5 que vous n'exécutiez une penfée qui vient de me venir ; c'eft que vous trouviez un homme qui ait affez bon appétit pour m.anger à fon déjeûner tout le pain chaud qu'on aura cuit pour les habitans de cette grande ville. Le chevalier à cette proportion demeura fur- pris de joie 5 & comme îl ne parloit pas aiTez promptement, l'empereur éclata de rire : vous voyez , lui dit- il , qu'il eft naturel de répon- dre une extravagance à une propoiition extra- vagante. Seigneur, dit Fortuné:? j'accepte ce que vous m'offrez , j'amènerai demain un homme qui mangera tout le pain tendre :> & même tout le pain dur de cette ville; com- mandez qu'on l'apporte dans la grande place 5 vous aurez le plaifir de lui voir mettre à profit jufqu'aux miettes. L'empereur répliqua qu'il y confentoit. Il ne fïjt parlé le relie du jour que de la folie du nouvel ambaffadeur , &;
66 LeGentilhomme, &c.
Matapa jura qu'il le feroit mourir s'il ne tenoit fa parole.
Fortune étant revenu à l'hôtel des ambaffa- deurs où il logeoit ? il appela Grugeon 5 & lui dit : c'eft cette fois- ci qu'il faut te préparer à manger du pain 5 il y va de tout pour nous. Il lui apprit là-deiîus ce qu'il a voit promis à l'em- pereur. Ne vous inquiétez pas, mon maître, lui dit Grugeon , je mangerai tant qu'ils en feront plutôr las que moi. Fortuné ne lailToit pas de craindre qu'il n'en pût venir à bout ; il défendit qu'on lui donnât à fouper, afin qu'il déjeunât mieux -, mais cette précaution ëtoit inutile.
L'empereur , l'impératrice &: la princeïïe fe placèrent fur un balcon pour voir mieux ce qui alloit fe palier. Fortuné arriva avec fon petit cortège ; & lorfqu'il apperçut dans la grande place fix monragnes de pain , plus hautes que les Pyrénées j il ne put s'empêcher de piâlif , Grugeon n*en fit pas de même ; car Fëf gé- rance de manger tant de bon pain lui faifoit grand plaiiir ; il pria qu'on n'en réfervât pas le plus petit morceau , difant qu'il vouloit même avoir le refle des fouris. L'empereur plaifan- toit avec toute fa cour de l'extravagance de Fortuné & de fes gens , mais Grugeon impa- tient, demanda le fignal pour commencer :
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on le lui donna par le bruit des trompettes ôt àts tambours , en même temps il le jeta fur une ^ts montagnes de pain 5 qu'il mangea en moins 'd'un quart d'heure ^ & toutes les autres furent gobées de même.
Il n'a jamais été un étonnement pareil •> tout le monde demandoit s'il n'avoit point fafciné leurs yeux y & l'on alloit toucher à fendroit où les pains avoient été apportes : il fallut que ce jour-là y depuis l'empereur jufqu'au chat y tout dînât fans pain.
Fortuné , infiniment content de ce bon fuc- cès y s'spproche de l'empereur , & lui demande avec beaucoup de refpeél , s'il a voit agréable de lui tenir fa parole. L'empereur, un peu irrité d'avoir été pris pour dupe , lui dit : mon- teur TambaîTadeur , c'eft trop manger fans boire > il faut que vous ou quelqu'un de vos gens buviez toute l'eau des fontaines ^ des aqueducs & des réfervoirs de toute la ville y & tout le vin qui fe trouvera dans les caves. Seigneur , dit Fortuné 3 vous voulez me met- tre dans l'impollibilité d'obéir à vos ordres^ mais au fond ^ je ne laifferois pas de tenter l'aventure , fi je pou vois me flatter que vous rendrez au roi mon maître ce que je vous ai demandé de fa part. Je le ferai , dit l'em- pereur 3 fi vous pouvez réuifir dans votre en-»
'6§ Le Gentilhomme 5 &:c.
treprlfe. Le chevalier demanda à l'emperéUf s'il y feroit prëfent ? il répliqua que la cliofe étoit afîez rare pouîf mériter ia curioUté ; & montant dans un chariot magnifique , Il fut à la fontaine des lions ; il y en avoit fept, de mar- bre ^ qui jetoient par la gueule des torrens d'eau , dont il fe formoit une rivière fur la- quelle on traverfoit la ville en gondole.
Trinquet s'approcha du grand ba/îin ^ & fans reprendre haleine ^ il tarit cette fource aufîi sèche que s'il n'y avoit jamais eu d'eau. Les poifTons de la rivière crioient vengeance contre lui , car ils ne favoient que devenir. II n'en fit pas moins à toutes les autres fontaines j aux aqueducs & aux réfervoirs ; enfin il auroit bu la mer , tant il étoit altéré. Après une telle expérience^ l'em.pereur ne pouvoit guères dcU" ter qu'il ne bût le vin auffi-bien que l'eau , & -chacun, dépité, n'avoit guère envie de lui donner le ûen ; mais Trinquet fe plaignit hautement de î'injuftice qu'on lui faifoit ; il dit qu'il auroit mal à l'eftomac, & qu'il ne pré- fendoit pas feulement avoir le vin , mais que les liqueurs étoient aufli de fon marché ; de forte que Matapa craignant de paroître trop ménager , confentit à ce que Trinquet lui de- mandoit. Fortuné prenant fon temps 5 fupplia l'empereur de fe fouvenir de ce qu'il lui avoit
Belle-Belle. 6g
promis. A ces paroles , il prit un air févère ) & lui dit qu'il y penferoit.
En effet , il affembla (on confeil pour lui déclarer le chagrin extrême où il étoit d'avoir promis à ce jeiuie am-baiTadeur tout ce qu'il avoit gagné fur Ton maître ; qu'il y avoit attaché des conditions dont il avoit cru l'exé- cution impoffible ^j & ce qu'il pourroit dire pour éviter une chofe fi préjudiciable. La princelTe fa fille , qui étoit une des plus belles perfonnes du monde , l'ayant entendu parler ainli ^ lui dit : feigneur ^ vous favez que jufqu'à préfent j'ai vaincu tous ceux qui ont ofé me difputer le prix de la courfe ; il faut dire à rambalTa- deur 3 que s'il peut arriver avant moi au but qui fera marqué ^ vous promettez de ne plus éluder la parole que vous lui avez donnée.
L'empereur embralTa fa fille 5 il trouva fon confeil merveilleux 3 & le lendemain il requt agréablement les devoirs de Fortuné.
J'ai encore une chofe à exiger , lui ^it - il > ç'eft que vous 5 ou quelqu'un de vos gens y couriez contre la princeffe ma fille ; je vous jure par tous les élémens ? que fi Ton rem- porte le prix far elle , ]t donnerai toutes for- tes de fatisfaâ:ions à votre maître. Fortuné ne refufa point ce défi ; il dit à l'empereur i^u'il iacceptoit 3 &c fiar le champ ^ Matap^
70 Le Gentilhomme^ &c;
ajouta que ce feroit dans deux heures. Il en- voya dire à fa fille de fe préparer : c'étoit un exercice où elle étoit accoutumée dès fa plus tendre jeuneffe. Elle parut dans une grande ailée d'orangers 5 qui avoit trois lieues de long 5 & qui étoit fi bien fablée , que l'on n'y voyoit pas une pierre groffe comme la tètQ d'une épingle : elle avoit une robe légère de taffetas couleur de rofe , femée de petites étoiles brodées d'or &c d'argent; fes beaux cheveux étoient attachés d'un ruban par der- rière ) oc tomboient négligeamment fur fes épaules; elle portoit de petits fouliers fans talons j extrêmement jolis , & une ceinture de pierreries , qui marquoit affez fa taille pour îaifTer voir qu'il n'en a jamais été une plus belle : la jeune Athalante n'auroit jamais ofë lui rien difputer.
Fortuné vint? fuivi du fidelîe Léger & de fes autres domefliques ; l'empereur fe plaça avec toute fa cour ; l'ambafTadeur dit que Lésfer auroit l'honneur de courir contre la princeiTe. Le coffre de maroquin lui avoit fourni im habit de toile d'Hollande > tout garni de dentelles d'Angleterre 3 des bas de foie couleur de feu , des plumes de même , & de beau linge. En cet état il avoit fort bonne mine : la princeiTe l'accepta pour courir avec
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elle , mais avant que de partir on lui apporta une liqueur , qui aidoit encore à la rendre plus îégère , & à lui donner de la force. Le cou- reur s'ëcria qu'il falloit qu'on lui en donnât aufîi , & que l'avantage devoit être égal. Très- volontiers 5 dit - elle , je fuis trop jufte pour vous en refufer. AuîTitôt elle lui en fit verfer ; mais comme il n'ëtoit point accoutumé à cette eau , qui ëtoit très- forte , elle lui monta tout d'un coup à la X.èx.t \ il ^it deux*ou trois tours ? & fe laiïïant tomber au pied d'un oranger^ il s'endormit profondément.
Cependant on donnoit le iignal pour partir : on Tavoit déjà recommencé trois fois ; la prin- celTe attendoit bonnejnent que Léger s'éveil- lât ; elle penfa enfin qu'il lui étoit d'une grande conféquence de tirer fon père de l'embarras où il étort^ de forte qu'elle partit avec une grâce & une légèreté merveilîeufe. Comme Fortuné fe tenoit au bout de l'allée avec tous fes gens , il ne favoit rien de ce qui fe paflbit ^ lorfqu'il vit la princefTe qui couroit toute feule 5 & qui n'étoit p!us guères qu'à une demi- lieue du but. Dieux ! s'écria- t-il 5 en parlant à fon cheval , nous fcmmics perdi:s; je n'ap- percois point Léger ! Seigneur , dit Camiarade , il faut que Fine - Oreille écoute , peut - être il nous apprendra ce qu'il fait. Fine -Oreille
71 Le Gentilho MxME , &c. fe jeta par terre 5 & bien quil fût à deuît lieues de Léger 5 il l'entendit ronfler. Vrai- ment ) dit -il 5 il n'a garde de venir , il dort comme s'il étoit dans Ton lit. Hé î que ferons- nous donc , s'écria encore Fortuné ? Mon maître , dit Camarade , il faut que bon Tireur lui décoche une flèche dans le petit bout de l'oreille ) afin de le réveiller. Le bon Tireur prit fon arc y & frappa û jufte y qu'il perça l'oreille de Léger. La douleur qu'il relTentit le tira de fon ailoupilTement ; il ouvrit les ' yeux 5 il apperçut la princefTe qui touchoit piefque au but , & il n'entendit derrière lui que des cris de joie & d'applaudiflement. Il s'étonna d'abord ; mais il regagna bien vite ce que le fommeil lui avoit fait perdre. Il fem- bloit que les vents le portoient y & que les yeux ne le pouvoient fuivre ; enfin il arriva le premier , ayant encore la flèche dans l'oreille , car il ne s'étoit pas donné le temps de rôter.
L'empereur demeura fi furpris des trois évé- nemens qui s'étoient pafTés depuis l'arrivée de l'ambafladeur , qu'il crut que les dieux s'inté- reffoicnt pour lui 5 & qu'il ne pouvoit plus différer de t^nir fa parole. Approchez , lui dit-il , afin d'entendre par ma bouche y que je confens que vous preniez ici ce que vous
ou
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OU l'un de vos hommes y pourrez emporter dos tréfors dç votre maître ; car il ne faut pas que vous penfîez que je veuille jamais vous en donner davantage , ni que Je îailTe aller Tes foldats? Tes iujets & fes chevauîc* L'ambaffadeur lui fit une profonde révérence; il lui dit qu'il lui faifôit encore beaucoup de grâce : &: qu'il le fupplioit de donner fes ordres là - deffus.
Matapa tout plein de dépit parla au gar- dien de fes tréfors, &: s'en alla à une maifon de plaifance qu'il avoit près de la ville. Auili-» tôt Fortuné & £qs gens demandèrent l'entrée de tous les lieux où les meubles ^ les raretés ^ l'argent &: les bijoux du roi étoient enfermés. On ne lui cacha rien ^ mais ce fut à condition qu'il n'y auroit qu'un feul homme qui pour-- roit s'en charger. Forte -Échine fe préfenta^* ôc avec fon fecours l'ambaifadeur emporta tous les meubles qui étoient dans les palais de l'empereur , cinq cent ftatues d'or plus hautes que des géans , des caroiTes , des chariots , & toutes fortes de chofes ^ fans exception ; avec cela Forte-Échine marchoit û légèrement , qu'il ne fembloit pas qu'il eût une livre pefant fur fon dos.
Lorfque les miniflres de l'empereur vîrenl- que ces palais étoient démeublés à tel point ^ Tome IF* D
74 Le Gentilhomme, &:c* qu'il n'y reftoit ni chaifes , ni coffre 5 ni mar- mite 5 ni lit pour fe coucher ^ ils allèrent en diligence l'en avertir , &: Ton peut juger de fon ëtonnement ) quand il fut qu'un feul hom- me emportoit tout ; il s'écria qu'il ne le fouf- friroit pas y & commanda à (es gardes ôc à Tes moufquetaires de monter à cheval , & de fuivre en diligence les raviffeurs de fes tré- fors. Bien que Fortuné fût à plus de dix ïieues y Fine - Oreille l'avertit qu'il entendoit un gros de cavalerie qui venoit à toute bride, & le bon Tireur 5 qui avoit la vue excellente 9 les apperçut; ils étoient au bord d'une rivière. Fortuné dit à Trinquet : nous n'avons point de bateau , ii tu pouvois boire une partie de cette eau } nous paflerions. Trinquet auffitôt fit fon devoir. L'ambafladeur vouloit profiter du temps pour s'éloigner; fon cheval lui dit: ne vous inquiétez pas , laiffez approcher nos ennemis. Ils parurent au bord de la rivière j & fâchant où les pêcheurs mettoient leurs bateaux y ils s'embarquèrent promptement , & ramoient de toutes leurs forces , lorfque l'Im- .pétueux enfla fes joues, & commença de fouffler ; la rivière s'agita ; les bateaux furent .renverfés, &: la petite armée de l'empereur périt ^ fans qu'il s'en fauvât un feul pour lui en aller dire des nouvelles.
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Chacun , joyeux d'un événement fi favo- Table 5 ne fongea plus qu'à demander la ré- ^mpenfe qu'il croyôit avoir méritée ; ils vouloient fe rendre les maîtres de tous les tréfors qu ils emportoient y îorfqu'il s'éleva une grande diipute entr'eux fur le partage.
Si je n'avois pas gagné le prix, difoit le coureur y vous n^auriez rigfTy& fi je ne t'avoîs pas entendu ronfler 5 dit Fine-Oreille 5 où en étions -nous ? Qui t^auroit ré veiné fans moi , repartit le bon Tireur? En vérité > ajouta Forte-Échine y je vous admire avec vos con- '1 eftations ; quelqu'un me doit - il difputer l'avantage de choifir 3 puifque j'ai eu la peine de porter tout ? fans mon fecours vous ne feriez point dans l'embarras de partager. Dites plutôt fans le mien> repartit Trinquet; la îivière 5 que j'ai bue comme un verre de limo- nade , vous auroit un peu embarraffés. On l'auroit été bien autrement ji fi je n'avois pas renverfé ies bateaux , dit l'Impétueux. J'aî gardé le filence jufqu'à préfent y interrompit Grugeon; mais Je ne puis m'empêcher de lepréfenter , que c'efi: moi qui ai ouvert la fçène aux grands événemens qui fe font paffés , & que fi j a vois laiffé feulement une croûte de pain ^ tout étoît perdu.
Mes amis ^ dit Fortuné d'un air abfolu, vous
76 Le Gentilhomme, Sic:
avez tous fait des merveilles ; mais nous de-^, vons biffer au roi le foin de reconnoître nos fervices ; je ferois bien "fâché d'être rëcom- penfé d'une autre main que de la fîenne : croyez-moi ^ remettons tout à fa volonté ; il nous a envoyés pour rapporter (qs tréfors , & non pas pour les voler ; cette penfée eft même fi honteufe y que je fuis d'avis que l'on n'en parle jamais ^ & je vous affure qu'en mon par- ticulier 5 je vous ferai tant de bien , que vous n'aurez rien à regretter^ quand bien même il feroit poffible que le roi vouç négligeât.
Les fept doués fe fentirent pénétrés de là remontrance de leur maître ; ils fe jetèrent à lés pieds , & lui promirent de n'avoir point d'autre volonté que la fienne ; ainfi ils ache- vèrent leur voyage. Mais l'aimable Fortuné 5 en approchant de la ville , fe fentoit agité de mille troubles différens : la joie d'avoir rendu un fervice confidéra'Dle à fon roi , à celui pour qui il reffentoit un attachement û tendre , l'ef- pérance de le voir? d'en être favorablement reçi 5 tout cela le flattoit agréablement. D'ail- leurs 5 la crainte d'irriter encore la reine , & ti'éprouver de nouvelles perfécutions de fa part & de celle de Floride, le jetoit dans un étrange abattement ; enfin il arriva 5 & tout le pçupie > ravi de voir tant de richeffes qu'il
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rapportoit j le fuivoit avec mille acclamations , dont le brult-par^i^t îufqu'au palais.
Le roi ne put croire une chofe ii extraor- dinaire 5 il courut chez la reine pour l'en in* former; elle demeura d'abord tout éperdue, mais enfuite fe remettant un peu : vous voye7o dit-elle , que les Dieux le protègent ; il a heu- reufement réuffi ^ & je ne fuis pas furprife qu'il entreprenne ce qui paroit impofTible aux autres. En achevant ces mots, elle vit entrer Fortuné ; il informa leurs majeltés du fuccès de fon voyage ? ajoutant que les trëfors étoient dans le parc , parce qu'il y avoit tant d'or , de pierreries & de meubles, qu'on n'avoit point d'endroits aÏÏez grands pour les mettre ; il eft aifë de croire que le roi témoigna beau- coup d'amitié à un fujet fi fidelle^ fi zélé &: lî aimable.
La préfence du Chevalier ,• & tous \&s avan- tages qu'il avoit remportés ^ r'ouvrirent dans le cœur de la reine une bleffure qui n étoit point encore fermée ; elle le trouva plus char- mant que jamais^ & fitôt qu'elle put être en liberté de parler à Floride, elle recommença ÏQS plaintes ordinaires. Tu vois ce que j'ai fait pour le perdre , lui difoit-elie , je n'imaginois que ce feul moyen de l'oublier; une fatalité fans pareille me le ramène toujours, &:queU
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7^ Le Gentilho MME? &:c.
-ques railbns que j'einTe de mépriler un homme qui m'eit h inférieur, & qui ne paye mes fen- timens que d'ime noire ingratitude , je ne laiiTe pas de l'aimer encore ? & de me rëlbudre en- iin à rëpouler lecrettement. A l'époufer ? ma- dame 5 s'écria Floride ! eft-ce une chofe pof- £ble ? ai-je bien entendu ? Oui , reprit la reine y tu as entendu mon deffein , il faut que tu le fécondes ; je te charge d'amener Fortuné ce ibir dans mon cabinet? je veux lui déclarer moi - même jufqu'où vont mes bontés pour lui. Floride , au défefpoir d'être choifie pour contribuer au mariage de fa m.aitrelTe & de fon amant ? n'oublia rien pour détourner la reine de le voir ; elle lui repréfenta la colère Ju roi ? s'il venoit à découvrir cette intrigue ; qu'il feroit peut-être mourir le chevalier ; que tout au moins il le condamneroit à une prifon perpétuelle ? où elle ne le verroit plus. Toute fon éloqirience échoua , elle vit que la reine commençoit à fe fâcher , elle n'eut pas d'autre parti à prendre que celui d obéir.
Elle trouva Fortuné dans la galerie du Pa-^ lais y où il faifoit arranger les flatues d'or qu'il avoit rapportées de Matapa ; elle lui dit de venir le foir chez la reine ; cet ordre le fit trem- bler? Floride connut fa peine. O dieu! lui* dit-elle^ que je vous plains! pourquoi faut- il
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que le cœur de cette princelTe n'ait pu vous échapper ? helas ! j'en fais un moins dange- reux que le fîen , qui n'oferoit fe déclarer. Le chevalier ne voulut- pas s'embarquer dans un nouvel éclairciiiément ? il avoit dé]k affez de chagrin ; &: comme il ne cherchoit point à plaire à la reine , il prit un habit très-négligé 5 afin qu'elle ne pût penfer qu'il eût aucun def-* fein ; mais s'il pouvoit quitter aiiémentles dia- mans & la broderie , il n'en alloit pas de même de fes charmes perlonnels; il étoit toujours aim.able^ toujours merveilleux; de quelque humeur qu'il fût 5 rien ne l'égaloit,
La reine prit grand foin de rehaufTer fa beauté de tout l'éclat qu'on peut recevoir d'une parure extraordinaire ; elle remarqua avec plaifir que Fortuné en paroiffoit furpris. Les apparences , lui dit-elle ^ font quelquefois il trompeufes^ que je fuis bien aife de me juf- tilier fur ce que vous avez cru fans doute de mes fentimens. Lorfque j'ai engagé le roi de vous envoyer vers l'Empereur 5 il fembloit que je voulois vous facriHer ; comptez ce- pendant^ beau Chevalier, que je favois tout Ce qui devoit en arriver , Se que je n'ai point eu d'autres vues que de vous ménager une gloire immortelle. Madame, lui dit-il, vous êtes trop élevée au-deffus de moi j pour que
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Jo Le Gentilhomme? &c.
vous deviez vous abaiiler jufqu'à une expli- cation ; je n'entre point dans les motifs qui vous ont fait agir, il me fuffit d'avoir obéi au roi. Vous avez trop d'indifférence pour Fé- claircilTement que je veux vous donner , ajouta-t-elle ; mais enfin le temps efl venu dô ^^ous convaincre de mes bontés ; approchez , Fortuné 5 approchez ;, recevez ma main pour gage de ma foi.
Le pauvre chevalier demeura û interdit, qu'on ne l'a jamais été davantage; il fut vingt fois prêt de déclarer fon fexe à la reine ; il n'ofa le faire , &: répondit aux témoignages de fon amitié par une froideur extrême ; il lui dit des raifons infinies fur la colère où feroit le roi ^ d'apprendre que fon fujet , au milieu de fa cour , eût ofé contrarier un mariage fi impor- tant fans fon aveu. Après que la reine eut eflayé inutilement de le guérir de la peur qui fembloit l'alarmer ^ elle prit tout-d'un- coup le vifage & la voix d'une furie ; elle s'em- porta ; elle lui fit mille menaces ; elle le char- gea d'injures ; elle le battit ; elle l'égratigna > ôc tournant enfuite (es fureurs contr'elle- mêîne 5 elle s'arracha les cheveux , fe mit le vifage & la gorge en fang? déchira fon voile ^{qs dentelles ; puis s'écriant : A moi, gar- des ^ à moi ; elle fit entrer les fiens dans fon
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cabinet; elle leur commanda de mettre ce£ infortuné au fond d'un cachot , & du même pas elle courut chez le roi pour lui deman- der juftice contre les violences de ce jeune monftre.
Elle raconta à fon frère que depuis long- temps il avoit eu l'audace de lui déclarer fa paflion; que dans Tefpérance que Fabfence &: {qs rigueurs pourroient le guérir, elle n'a- voit négligé aucunes occafions de l'éloigner ^ comme il avoit pu le remarquer ; mais que c'étoit un malheureux que rien ne pou voit changer ^ qu'il voyoit l'extrémité où il s'étoit porté contr'elle ; qu'elle vouloir qu'on lui fît fon procès , 6c que^'il lui refufoit cette juflicef elle en tireroit raifon.
La manière dont elle parloit étonna^le roi? il la connoiffoit pour la plus violeqte femme du monde ; elle avoit beaucoup de pou-^ voir y & elle étoit capable de boule verfer le royaume. La hardiefle de Fortuné demandoit ime punition exemplaire -, tout le monde fa- ,voit déjà ce qui venoit de fe palier ? & il de- •voit fe porter lui - même à venger fa fœur» Mais:5 hélas î fur qui cette vengeance de voitr elle être exercée ? fur un chevalier qui s*étoit expofé aux plus grands périls pour fon fervice^ auquel il était redevable de fon repos & de
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Si Le GentiIHOMMëî &c,
tous fes tréfors 5 qu'il aimoit d'une inclination particulière: il auroit donné la moitié de fa vie pour fauver ce cher Favori. Il repréfenta à la reine Futilité dont il lui étoit 5 les ferviceç qu'il avoit rendus à l'état 5 fa jeuneffe 5 & tou- tes les chofes qui pouvoient l'engager à lui pardonner. Elle ne voulut pas l'entendre 5 elle demandoit fa mort. Le roi ne pouvant donc plus éviter de lui donner des juges > nomma ceux qu'il crut les plus doux & les plus fufcep- tibles de tendreile 5 afin qu'ils fuffent plus dif- pofés à tolérer cette faute.
Mais il fe trompa dans fes conieélures v les juges voulurent rétablir leur réputation au]t dé^ pens de ce pauvre malheureux : &c comme c'étoit une affaire de grand éclat y ils s'armè- rent de la dernière rigueur y & condamnèrent Fortuné fans daigner l'entendre. Son arrêt por- toit trois coups de poignards dans, le cœur 5 parce que c'étoit fon cœur qui étoit coupable. Le roi craignoit autant cet arrêt que s'il avoit dû être prononcé contre lui-même; il exila tous les juges qui l'avoient donné , mais il ne pou voit fauver fon aimable Fortuné 5 Sc la reine triomphoit du fupplice qu'il alloit fouf- frir; fes yeux altérés de fang demandoient xrelui de cet illuilre afHigé. Le roi fit de nou- •velies tentatives auprès d elle^ qui ne fervirent;
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qu'à l'aigrir. Enfin le jour marqué pour cette terrible exécution arriva. L'on vint retirer le chevalier de la priion où il avoit été mis ^ 6c où il étoit demeuré fans que perfonne au monde lui eût parlé ; il ne favoit point le crime dont la reine Tacaifoit, s'imaginant feule- ment que c'étoit quelque nouvelle perfécution que fon indifférence lui attiroit -, ^ ce qui lui faifoit le plus de peine ; c'eft qu'il croyoit que le roi fecondoit les fureurs de cette princelTe. Floride , inconfolable de l'état où Ton ré- duifoit fon amante prit une réfolution de la dernière violence ; c'étoit d'empoifonner la reine ^ & de s'empoifonner elle- mçme? s'il faîloit que Fortuné éprouvât la rigueur d'une mort cruelle. Dés qu'elle en fut l'arrêt ^ le dé- fefpoir faifit fon ame , elle ne penfa plus qu'à exécuter (es defleins -, mais on lui apporta un poifon plus lent qu'elle ne vouloit ; de forte qu'encore qu'elle l'eût fait prendre à la reine y cette princeffe qui n'en reflentoit pas encore la malignité y fit amener le beau chevalier au mi- lieu de la grande place du palais ? pour rece- voir la mort en fa préfence. Les bourreaux le tirèrent de fon cachot ^ avec leur coutume ordinaire ^ & le conduifirent comme un ten- dre agneau au fupplice. Le premier objet qui frappa fcs yeux^ ce fut la reine fur fon cha-i
§4 Le Ge>3tilhomme 5 &c;
riQt y qui ne pouvoit être à'fongrë aflezpro-* che de lui y voulant ) s'il fe pouvoir , que Ton ùng rejaillît fur elle. Pour le roi, il s'étoit enfermé dans fon cabinet , afin de plaindre en liberté le fort de fon cher favori.
Lorfque Ton eut attaché Fortuné à un po- teau , l'on arracha fa robe & fa vefte pour lui percer le cœur : mais quel étonnement fut ce- lui de cette nombreufe aflfemblée , quand on découvrit la gorge d'albâtre de la véritable Belle-Belle ! chacun connut que c'étoit une fille innocente , accufée injuftement. La reine émue Se confufe fe troubla à tel point , que le poifon commença de faire des effets furpre-, nans ; elle tomboit dans de longues convul- sions 5 dont elle ne revenoit que pour pouffer des regrets cuifans ; & le peuple qui chériffoit Fortuné lui a voit déjà rendu fa liberté. L'on courut annoncer ces furprenantes nouvelles au roi , qui s'abandonnoit à une profonde trif- teffe. Dans ce moment la joie prit la place de la douleur ; il courut dans la place , & fut .charmé de voir la métamorphofe de Fortuné,
Les derniers foupirs de la reine fufpendirent un peu les tranfports de ce prince ; mais comme il réfléchit fur fa malice ? il ne put la regretter? & réfolut d'époufer Belle-Btrlle > pour lui payer par une couronne les obliga-
Belle-Belle; 8$
tions Infinies qu'il lui avoit; il lui déclara fes intentions. Il eft aifé de croire qu elles la mi- rent au comble de fes fbuhaitsj beaucoup moins par rapport à Ton élévation que par rap- port à un roi plein de mérite 5 pour lequel elle avoit toujours reffenti une tendrefîe extrême.' Le jour du célèbre mariage du roi étant marqué 5 Belle -Belle reprit fes habits de fille > & parut alors mille fois plus aimable qu'elle ne rétoit fous ceux du chevalier. Elle con- fulta fon cheval fur la fuite de fes aventures ; il ne lui en promit plus que d'agréables ; &c en reconnoiiïance de tous les bons offices qu'il lui avoit rendus 5 elle lui fit faire une écurie lambrilTée d'ébène & d'ivoire; il ne couchoit plus que fur des matelas de fatin. A l'égard de ceux qui l'avoient fuivie ? ils eurent des récom- penfes proportionnées à leurs fervices.
Cependant Camarade difparut ; on vint le dire à Belle-belle. Cette perte troubla la reine qui Tadoroit ; elle fit chercher fon cheval par- tout , ce fut inutilement pendant trois jours ; le quatrième fon inquiétude l'obligea de fe lever avant l'aurore ; elle defcendit dans le jardin ^ traverfa le bois ? &. fe promena dans une vafte prairie , s'écriant de temps en temps : Camarade y mon cher Camarade , qu'êtes^ vous devenu ? m'abandonnez- vous ? j'ai en-
86 Le Gentilhomme^ &c.
core befoin de vos fages confeils : revenez j revenez pour me les donner. Comme elle parloit ainfij elle apperçut tout- d'un -coup un fécond foleil qui fe levok du côté d'Occident 5 elle s'arrêta pour admirer ce prodige : Ton ra« viflement fiit fans pareil ^ de voir que cela s'approchoit peu-à-peu d'elle ^ & de recon- noître au bout d'un moment fon cheval , dont l'équipage étoit tout couvert de pierreries ^ 6c précédoit en cabriolant un char de perles àc de topafes; vingt - quatre moutons le traî* noient y leur laine étoit de fil d'or & de cane- tille très - brillante ; leurs traits de fatin cra^ moiiî, couverts d'émeraudes; les efcarbou^ clés n'y manquoient pas , ils en avoient à leurs cornes ôc à leurs oreilles. Belle-belle recon- nut dans le char fa proteélrice la fée avec le comte fon père &c fes deux fœurs , qui lut crièrent en battant des mains > & lui faifant mille fignes d'amitié , qu'elles venoient à {qs noces : elle penfa mourir de joie; elle ne fa- voit que faire ni que dire pour leur en don-* ner tous les témoignages qu'elle auroit voulu s elle fe plaça dans le dfariot , & ce pompeux équipage entra dans le palais ^ ou tout étoit déjà préparé pour célébrer la plus grande {ête qui pouvoit fe faire dans le royaume. Ainii l'ahîoureux roi attacha fa deflinée à celle de
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ù. maîtrelTe ; 6c cette charmante aventure a paiïe de fiècles en fiècles jufqu au nôtre.
Le plus cruel lion de l'ardente Libye , ^ Preiïe par le chaffeur dont il reffent les fraits^ ,> Eft moins à redouter qu'une amante en furie ^
Qui voit méprifer fes attraits. Le fer & le poifon eft la moindre vengean(?e
Qii'ofe demander fon couroiix ,
Pour en calmer la violence. Vous en voyez ici les funeftes effets : On eût à Fortuné, malgré fon innocence, Fait fouffrir le tourment du plus grand des forfaits*
Sa métamorphofe nouvelle Défarma tout un peuple à fa perte obftîné>
Et l'on reconnut Belle-Belle
Sous, les habits de Fortuné. La reine vainement demandoit fon fupplîce ; Le ciel pour l'innocence a toujours combattu %
Après avoir puni le vice ,
Il fait couronner la vertu-
DandinardîÈRE avok écouté la îedure du conte de Belle-Belle avec beaucoup d'at- tention ; & comme il étoit fiifceptibîe de tou- tes les impreiîîons qu'on vouloit lui donner ^ le prieur remarqua qu'il pîeuroit tendrement : qu avez-.Vous donc , dit-il, vous me paroif^ fez bien touché 1 Hélas , qui ne îe feroit y s'écria le petit homme ! Il faut que vous ayiea
88 Le Gentilhomme
le cœur plus dur que les cailloux qui m*ont caffé la tête , pour vous défendre d'une (î jufte affliélion. Si Belle-Belle avoit péri ; ré- pliqua le prieur, je crois efFe6livement que i'aurois regretté fa perte ; mais vous vous affli-* gez mal à propos 5 & fon mariage la rend trop heureufe pour ne pas partager fa joie. Rions donc , dit Dandinardière , en s'efluyant les yeux j aufli-bien j'ai fujet de me réjouir 3 quand je penfe au généreux don que vous me faites de cet admirable conte : je vous en ai une obligation fi preffante? que je facrifierois ma vie pour vous. Oh ! vous êtes trop recon-* noiflant, reprit le prieur, je ne vous demande point d'autre récompenfe du fervice que je vous rends 5 que d'avoir lafatisfaâ:ion de vous voir briller entre tous les conteurs de contes ^ comme le foleil brille dans un beau jour; je vais même de ce pas annoncer aux charman- tes Virginie & Marthonide > que vous les lur- paffez dans ce genre d'écrire , & que fi elles veulent venir cette après - midi dans votre chambre , vous les en convaincrez.
Vous me raviffez ^ dit-il ^ en le ferrant étroi- tement entre {qs bras 5 je fuis perfuadé qu'un tel ouvrage va m'immortalifer ; je ne laifTe pas de foufFrir du fecret dépit dont ces deux belles filles feront faifies 5 quand elles verront
Bourgeois. ^^
que j'ai cent fois plus d'erprit qu'elles. Il faut quelles prennent patience, ajouta le prieur: inais adieu, j'ai affez lu pour avoir befoin de déjeuner. Et moi afiez écouté j, répliqua no- tre bourgeois 5 pour que ma pauvre tête s'ac- commode d'un peu de repos.
Le prieur fortit : il fut annoncer à mefde- moifelies de Saint Thomas que la Dandinar- dière avoit fait un chef-d'œuvre , & qu'il les convioit de le venir entendre. En vérité , dit Marthonide , il a une physionomie û fpiri- tuelle y qu'il ne faut que le voir pour fe con- vaincre qu'il eft capable de tout ce qu'il veut. C eft un bonheur particulier , ajouta Virginie 5 qu'un homme comme lui qui a toujours été parmi le feu &: le carnage , qui a joué un rôle fi élevé dans les plus grandes guerres de l'Eu- rope, conferve autant de déiicateffe que les gens de lettres ^ qui ne fortent pas de leur ca- binet & des ruelles.
Le prieur m^ouroit d'envie de rire y quand il entendoit qu'elles difoient très-férieufement que la Dandinardière étoit un général mata- more , & qu'il s' étoit fait craindre &: admirer à l'armée. Il ne voulut pas les en détromper j. cela auroit été fort contraire à l'envie que l'on avoit de le marier avec une de ces deux belles filles ; mais en les quittant , il fut dire
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au vicomte de Eerginville^ qu'avant la fin du ]our, il y aurok une rude guerre entre le petit bourgeois & mefdemoifelles de Saint- Thomas pour le conte de Belle-Belle. Eu - iî polîible 5 s'ëcria le vicomte , que vous vouliea les brouiller dans le temps que nous fongecns très - ierieufement à les unir pour toujours ? J'ai tort, dit le prieur 5 mais il m'a paru û plaifant de les entendre les uns &: les autres affurer qu'ils ont compofe cet ouvrage , fe quereller là-deffus 5 & produire leurs témoins 5 que je n ai pas été le maître de m'en empê- cher. Je vous protefte , répliqua - t - il , que bien loin de leur donner des dilpofitions de tendreffe, vous leur en feriez naître d'aver- fion 5 qui ne finiroient peut - être qu'avec la vie. Hé ! coniment faire ) ajouta le prieur ? Il a le conte fous fon chevet j on lui arra- clieroit plutôt Tame que ce petit cahier.
Je m'imagine un moyen pour l'avoir^ ré- partit le vicomte ; puirqu'il efl fous fon che- vet , pendant qu'on le pan fera ^ je le lui vo- lerai. Voilà le fecret de le faire pendre , s'é- cria le prieur ; car il ne comprend rien au- defRis du plaiiîr de perfuader à fa maîtrelTe qu'il a de l'efprit : dans quelle affliction le je^ terez-vousj s'il afîemble toute la compagnie pour l'entendre ; & qu'il fe trouve n'avoir rien
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à dire ^ Le feul remède que je fais ^ répliqua le vicomte j c'eft d'envoyer chez moi deman- der à ma femme ce qu'une de fes amies lui a envoyé ; car enfin il n*a pas eu une ïi grande attention au fujet , qu'il ne foit aifé- menl trompe dès qu'il y verra des fées. J'y confens j dit le prieur ^ pourvu que vous con- duiriez bien l'affaire 5 autrement vous êtes un homme mort. Le vicomte envoya fon valet- de - chambre en diligence ; Se comjne il n'y avoit pas loin j? il fut aifez tôt revenu pour que fbn maître pût faire adroitement l'échange qu'il avoit projeté.
Le prieur) impatient , courut dans la cham- bre de mefdemoifelles de Saint-Thomas : je favois bien y leur dit-il , que moniieur de la Dandinardière efî: plus brave que n'étoient Alexandre & Céfar ; mais j'ignorois qu'il eût un efprit univerfel : il vient d'achever un conte qui fera bien enrager les conteufes ; & s'il commence ainli pour la première fois 9 l'on peut dire que cet homme ira loin. En difant cela, il rouloit deux gros yeux dans fa tête ) & faifoit des grimaces myfîérieufes qui alloient jufqu'à la convulfion. Virginie ÔC Marthonide gardoient un profond filence , caufé par l'étonnement d'une fi grande nou- velle ; &c le prieur reprenant la parole , dit
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trente fois de fuite , comme s'il eût répondu à fes penfées : oui , c'eft un prodige > oui ^ &: encore oui. Virginie prit un goût admirable à l'entendre : ah ! monfieur, lui dit-elle , que vous louez bien , & que vous louez fmemcnt ! il faut que vous foyez le panégyrifle du plus illuftre de tous les hommes 5 je veux parler de monfeigneur de la Dandinardière. Mais , dit Marthonide , en interrompant fa fœur y n'au- rons-nous pas le plaifir d'entendre la led^urb de ce merveilleux ouvrage ? Sans doute , rë- pliqua-t-il , je viens vous en prier de fa part* Ah ! ma fœur , quel plaifir ^ dirent - elles ; il faut nous habiller plus proprement qu'à l'or- dinaire.
Elles prirent chacune un jufîe-au- corps de chaiïe 5 qu'elles avoient fait d'une jupe dé moire verte , avec une capeline de velours ufé 5 plus pleine de gris que de noir. Leur bon- net ëtoit couvert de plumes de paon ; cha- cune avoit une ëcharpe de vieille dentelle d'oripeau pleine de clinquant 5 qui tomboit galamment en forme de bandoulière y avec un petit cor , dont elles ne favoient point fonner. Mais enfin une telle magnificence ne laifToit pas de briller beaucoup dans le village de Saint-Thomas.
Quelque conftellation bifarre fe mêloit ce
Bourgeois, 9|
jour-îà de la parure de ces héroïnes , & de notre petit héros. Dans Felpérance de les voir, il avoit cherché ce qui lui fiéroit le mieux ; car de paroître devant elles avec les ferviettes qui enveloppoient fa tète y il ne pou- voit s'y réfoudre; de les ôter, c'étoit encore pis : il prit le parti de l'entortiller de fa vefte couleur de foucis & gris de lin ; il s'en fit une efpèce de turban , les deux manches pendoient des deux côtés ; il avoit fon haulTe-col d'un acier bruni , moitié rouillé j moitié poli ; fes ^gantelets dans fes mains avec une pile de car^ reaux qui les foutenoient. Il falloit certaine- ment avoir un fond de férieux mifanthrope y pour réiifter à l'envie de rire que donnoit cette étrange figure ; mais les divines Virginie Se Marthonide n'étoient capables que "d'admi- ration.
Elles dînèrent avec une frugalité qui n'é- tonna perfonne ; l'on favoit bien qu'elles regardoient la nécefîité de manger comme un défaut de la nature , auquel elles vouloient remédier en y réMant opiniâtrement , & bien fouvent elles tomboient en foibleffe. Dès que Ton fut forti de table , le prieur engagea madame de Saint-Thomas de venir voir Fil- luilre bîeffé 5 il lui promit la le^lure du conte. Elle fut agréablement flattée; quand elle
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penfa qu'on la convioit d'entendre un ouvragd d'efprit ; elle fe retira auflitôt , 6c d*un pas grave elle parvint à la chambre du moribond; {qs filles ^ mitigées entre l'air d'Amazones 6sC celui de provinciales, la fuivirent. Les mef- iîeurs leur donnèrent la main ; &: la Dandi- nardière 5 tranfporté de joie de les voir ) fa voit fi peu ce qu'il faifoit , qu'il fut cent fois prêt de fauter de fon lit pour leur faire les hon-- neurs de cet appartement.
Après les premières civilités, chacun fe plaça ; notre petit homme prenant un ton de voix étudié y leur dit : pardon , mefdames > pardon 5 d'ofer vous attirer en ces lieux : vous aurez fujet de dire que vous attendiez î'agrcable chant du roflignol ) & que vous n'avez trouvé qu'un hibou. Nous n'avons jamais hiboudé perfonne? répliqua madame de Saint-Thomas , qui fe.piquoit de faire des mots & de parler extraordinairement ; &r puis nous favons bien que votre rolîignolerie fe foudent à merveille. J'ai autant d'envie de vous louer que ma mère, dit Virginie? & j^e le ferois peut-être en termes qui ne diffon- neroient pas à la délicateffe de vos oreilles ; mais la paillon que j'ai de lire le conte que vous avez fait , m'impofe le filence. Ah ? ah ^ ah ! mad^moifelie ; dit la Dandinardière ,
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VOUS m' allez gâter ^ iï je n'y prends garde ; des louanges d'un petit becot vermeillet me fufFoquent. Ne vous laffez point d'en enten- dre y ajouta Marthonide ? un mérite auffi écla- tant que le vôtre? efl: expofé à de rudes alTauts. Vous me comblez de grâces char- mantes perfonnes , s'écria- t-il , je ne puis en telle occafîon , répondre que par mon filence? pendant lequel monfieur le prieur de Riche- court lira mon ouvrage; je l'ai fait ce qui s'appelle en pofte : il faut favoir avec quelle diligence je broche dans ces brouiflailles, j'en fuis honteux comme un chien.
Il y a une heure ? dit madame de Saint- Thomas en l'interrompant ? que j'admire les expreffions nobles &: aifées dont vous vous fervez ; l'on doit avouer que les gens de la cour ont quelque chofe qui les met au-deffus des autres mortels. Oh! madame , dit la Dan- dinardière> il y a cour & cour ; celle où j'ai été élevé eft li délicate y qu on n'y fouffriroit pas la moindre obfcenité; qui feroit là un barbarifme ^ feroit profcrit : il faut être purifte ou crever. Virginie , fa fœur &C fa mère au- roient laiP^é parler le malade toute la jour- née fans l'interrompre , tant elles étoient ravies des grands mots qu'il débitoit ; mais Ton en- tendit tout-d'un-coup un furieux bruit dans
9^ Le Gentilhomme
la cour : c'ëtoit Alain qui faifoit entrer une charette &: trois ânons chargés de la biblio-» tîièque de fon maître ; il fe battoit à coups dé poings avec le charretier 5 qu'il accufoit d'a- voir volé un livre pour chanter au lutrin. Le paylan^ indigné de l'injuftice de ce major- dome y le tenoit aux cheveux ; & de part & d'autre 5 Ton ne voyoit que bras haufles & bras baifles fur le vilage ou fur l'eftomac des champions.
La Dandinardière à ces nouvelles fe jeta hors du lit ? enveloppé comme un mort dans fon drap; il courut en cet équipage à la fenêtre, ravi de voir faire tant de proueflfes à fon fidelle Alain; mais faifant tout - d'un - coup réflexion à l'irrégularité de fon déshabillé , û s'adreifa aax dames pour leur en faire des excufes. Je vous avoue , leur dit-il , que j'ai une valeur incommode; elle me domine à tel point j que je ne puis entendre le cliquetis des armes fans être ému : j'ai fait cent com- bats en ma vie , uniquement pour le feul plai- fir de ferrailler. Il raifonnoit ainfi , fon drap affez mal mis fur lui 5 fon turban de travers 5 & fes pieds nuds qu'il lailToit voir fans affec- tation 3 quand madame de Saint-Thomas le pria de fe remettre au lit. Il envoya féparer Alain qui méditoit déjà une honorable retraite ;
car
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car îe charretier pour un coup re<^u ,lui en don- îioit iix ; Ô€ en vérité il aimoit mieux fa peau que tous les livres de ion maître : garde ) dit- il à fon adverfaire , notre lutrin , & me iailTe aller en paix. Non^ dit le charretier, tu m'as larronné mon honneur ? délarronne-le moi , ou tu es mort. Le fecours que madame de Saint -Thomas envoyoitj arriva là- deiTus , très - à - propos pour le retirer des mains du furibond charretier ; mais la difpute recom-^ Sîien^a avec plus de chaleur? lorfquil fallut payer; car Alain , entendu fur (es intérêts» vouioit rabattre dix fols , pour en faire corn- penfation avec les coups qu il avoit par de- vers lui , dont il faignoit ? & dont ((^s yeux étoient meurtris.
Enfin tout fut pacifié , la charrette & les ânons partirent? les livres reftèrent entaffés £ir Therbe ? ôc la pluie vint fi abondante j que quelque diligence qu'on pût faire pour les en garantir, il n'y eut pas moyen de les iauver. Les regrets de la Dandinardière ré- jouifiToient fort ceux qui favoient jufqu'à quel point alîoit fon ignorance : ah , mes livres grecs, s'écrioit-il! chères délices de ma foH- tude 1 ah 5 mes livres hébreux ;, dont j'ai com^ mencé une fi pénible traduclion 1 ah, mes poètes latins ! ah , mon algèbre , vous voilà Tome IF, E.
98 Le Gentilhomme Bourgeois»
donc noyés ! Si vous aviez péri dans la mer j ou au milieu d'une ville en feu^ ou par quel- que coup de tonnerre 5 votre perte étant plus honorable 5 me feroit moins fenlible ; mais , par une méchante pluie , au milieu d\me cour ! ' non 5 je ne m'en confolerai jamais. Virginie , tendrement touchée de la jufte dowleur du favant la Dandinardière , le conjuroit de cef- fer Tes juives plaintes ? à moins qu'il ne voulût la faire mourir. Elle lui promit que tout le monde alloit s'occuper à fécher (es pauvres auteurs mouillés ) & qu'il en refteroit encore âffez pour l'entretenir agréablement. Martho- nide ajouta de nouvelles raifons à celles de fa fœur. Le petit affligé trouva qu'il auroit grand tort de ne pas fe confoler 5 puifque les plus aimables perfonnes qui fuiïent dans l'uni- vers s'en mêloient. Il fecoua deux ou trois fois la tête ^ en difant: chagrin, noir chagrin > je veux que tu te diffipes. Son turban en tomba 5 il en eut un nouveau dépit ; mais pour faire diverfion avec tant de fujets de peine , le prieur demanda audience à toute la com- pagnie , afin de lire le conte dont il leur avoit pirlé ; chacun fe tut , & il commença ainfi»
LE PIGEON
E T
LA COLOMBE,
CONTE.
Il ëtoit une fois un roi & une reine qui s*aî- moient fi chèrement , que cette union iervoit d'exemple dans toutes les familles; & Ton aurôit été bien furpris de voir un ménage en difcorde dans leur royaume. Il fe nommoit le royaume des Déferts. ■ La reine avoit eu plufîeurs enfans; il ne lui reftoit qu'une fille 5 dont la beauté étoit fi grande , que h quelque chofe pouvoit la con- foier de la perte des autres 5 c'étoit les char- mes que l'on remarquoit dans celle - ci. Le roi & la reine rélevoient comme leur unique efpérance; mais le bonheur de la fàiniile royale dura peu. Le roi étant à la chaiTe fur wn cheval ombrageux , il entendit tirer quel- ques coups ; le bruit ôc le feu l'effrayèrent , ïl prit le mors aux dents , il partit comme un éclair; il voulut l'arrêter au bord d'un préci- pice .j il fe cabra; &: s'étant renverfé fur Ixii^
E iji
ïoo Le Gentilhomme ;, Sec.
ia chute fiit fi rude qu'il le tua avant qu'on fût en état de le fecourir.
Des nouvelles fi funefies réduinrent la reine à rextrémitë; elle ne put modérer fa dou- leur; elle fentit bien qu'elle étoit trop vio- lente pour y réfifler j> & elle ne fongea plus qu'à mettre ordre aux affaires de fa fille , afin de mourir avec quelque forte de repos. Elle avoit une amie qui s'appeloit ia Fée Souve- raine? parce qu'elle avoit une grande auto- rité dans tous les empires , & qu'elle étoit fort habile. Elle lui écrivit ? d'une main mou- rante j qu'elle fouhaitoit de rendre les der- niers foupirs entre fes bras ; qu'elle fe hâtât de venir? fi elle vouloit la trouver en vie 5 & qu'elle avoit des chofes de conféquence à lui dire.
Quoique la fée ne manquât pas d'affaires, elle les quitta toutes ? & montant far fon cha- meau de feu 5 qui alloit plus vite que le foleil ? elle arriva chez la reine? qui Tatten- doit impatiemment ; elle lui parla de plu- fieurs chofes qui regardoient la régence du royaume ^ la priant de l'accepter &: de pren- dre foin de la petite princeiTe Conitancia. Si quelque chofe , aiouta-t-elle , peut foulager Finquiéiude que j'ai de la laiiTer orpheline dans un âge fi tendre , c'eil Fefpérance que
Le Pigeon et la Colombe, ioî vous me donnerez en fa perfonne des mar- ques de l'amitié que vous avez toujours eue pour moi j qu'elle trouvera en vous une mère qui peut la rendre bien plus heureufe ôc plus parfaite que je n'aurois fait , & que vous lui choisirez un époux affez aimable pour qu'elle n'aime jamais que lui. Tu fouhaites tout ce qu'il faut fouhaiter , grande reine , lui dit la fée 5 je n'oublierai rien pour ta fille ; mais j'ai tiré fon horofcope ^ il femble que le def-^ îin eu irrité contre la nature , d'avoir épuifé tous fes tréfors en la formant ; il a réfolu de la faire fouitrir , &: ta royale miajeilé doit favoir qu'il prononce quelquefois des arrêts fur un ton fi abfolu , qu'il eil impoiïîble de s'y fouf- traire+ Tout au moins , reprit la reine, adoucif- fez fes difgrâces , & n'oubliez rien pour les prévenir : il arrive fouvent que Ton évite de grands malheurs 5 lorfqu'on y fait une férieufe attention. La fée Souveraine lui promit tout ce quelle fouhaitoit 5 & la reine ayant em- bralTé cent &: cent fois fa chère Conftancia , mourut avec affez de tranquillité.
La fée iifoit dans les afrres avec la même facilité qu'on lit à préfent les contes nou- veaux qui s'impriment tous les jours. Elle vit que la princeffe étoit menacée de la fatale paflion d'un géant , dont les états n'étoient
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Î02 Le Gentilhomme , &c. pas fort éloignes du royaume des Déferts ? elle connoifToit bien qu'il falloit fur toutes chofes l'éviter 5 & elle n'en trouva pas de meilleur moyen que d'aller cacher fa chère élève à un des bouts de la terre 5 û éloigné de celui où le géant régnoit , qu'il n'y avoit aucune apparence qu'il vint y troubler leur repos.
Dès que la fée Souveraine eut choifî âes miniflres capables de gouverner l'état qu^elIe vouîoit leur confier , &: qu'elle eut étalîli des loix fi judicieufes, que tous les fages de la Grèce n*auroient pu rien faire d'approchant , elle entra une nuit dans la chambre de Conf- tancia ; & fans la réveiller ^ elle l'emporta fur fon chameau de feu, puis partit pour aller dans un pays fertile 5 où l'on vivoit fans am- Htion & fans peine ; c'étoit une vraie vallée ^e Tempe : l'on n'y trouvoit que des bergers ôc des bergères, qui dem.eui oient dans des cabanes dont chacun étoit l'arc hire^Pce.
Elle n'ignoroit pas que û la princeiTe paf- foit feize ans fans voir le géant 5 elle n'auroit plus qu'à retourner en triomphe dans fon royaume ; m,ais que s'il la voyoit plutôt , elle feroit expofée à de grandes peines. Elle étoit très-foigneufe de la cacher aux yeux de tout ie monde *, ôc pour qu'elle parût moins belle ^
Le PiCeon et la Colombe. 103
elle l'avoit habillée en bergère y avec de gref- fes cornettes toujours abattues fur fon vifage ; mais telle que le foleil , qui ? enveloppé d'une nuée , la perce par de longs traits de lumière;, cette charmante princeffe ne pouvoit être fi bien couverte 5 que Ton n'apperçit quelques- unes de fes beautés ; & malgré tous les foins de la fée 5 on ne parloit plus de ConHancia que comme d'un chef-d'œuvre des cieus qui raviffoit tous les coeurs.
Sa beauté n'étoit pas la feule chofe qui la rendoit merveilleufe : Souveraine Favoit douée d'une voix fi admirable , ôi de toucher fi bien tous les inftrumens dont elle voulqit jouer, que fans jamais avoir appris la muH- que , elle auroit pu donner des leçons aux mufes , & même au céleite Apollon.
Ainfî elle ne s'ennuyoit point, la fée lui avoit expliqué les raifons qu'elle a voit de relever dans une condition fi obfcure. Comme elle étoit toute pleine d'efprit ? elle y entroit avec tant de jugem.ent^ que Souveraine s'é- tonnoit qu'à un âge fi peu avancé ^ l'on pût trouver tant de docilité &: d'efprit. Il y avoit plu fieurs mois qu'elle n'étoit allée au royaume des Déferts, parce qu'elle ne la quittoit qu'avec peine ; mais fa préfence y étoit nécefiaire , l'on n'agiffoit que par ks ordres , &: les
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104 Le Gentilhomme 5 &c*
minières ne faifoient pas également bien îeu-f devoir, Elie partit y lui recommandant fort de s'enfermer jufqu'à fon retour.
Cette belle princefTe avoit un petit mou- ton qu'elle aimoit chèrement 5 elle fe plaifoit à lui faire des guirlandes de fleurs; d'autres fois, elle le couvroit de nœuds de rubans, Elie Fa voit nommé Rufon. Il étoit plus ha- bile que tous fes camarades, il entendoit la "voix & les ordres de fa maîtreffe, il y obéif- foit pondueîlement : Rufon , lui difoit-elle ? allez quérir m. a quençuille ; il eouroit dans fa chambre 5 & la lui apportoit en faifant mille bonds. Il fautoit autour d'elle, il ne mangeoit plus que les herbes qu'elle avoit cueillies , Ôc: il feroit plutôt mort de foif que de boire ail- leurs que dans le creux de fa main. Il favoit fermer la porte > battre la m.efure quand elle chantoit y Se bêler en cadence. R^ufon étoit aimable y Rufon étoit aimé ; Conil:ancia lui parloit fans celle & lui faifoit m.ille careffes*
Cependant une jolie brebis du voiiinage plaifoit pour le moins autant à Rufon que fâ princelTe. Tout mouton efl mouton, & la plus chétive brebis étoit plus belle aux yeux- de Pvufon que la mère des amours. Conf- ia ncia lui reprochoit foiivent fes coquetteries ;
Le Pigeon et la Colombe. 105 petit libertin > difoit-elle , ne faurois-tu refter auprès de moi ? Tu m'es ii cher , je néglige tout mon troupeau pour toi 5 &: tu ne veux pas laiiler cette galeufe pour me plaire. Elle Fattachoit avec une chaîne de fleurs ; alors il fembloit fe dépiter , &: tiroit tant & tant qu'il la rompoit : ah ! lui difoit Conflancia en co- lère 5 la fée m'a dit bien des fois que les hom- mes font volontaires comme toi 5 qu'ils fuient le plus léger affuiettiiTement ) & que ce font les animaux du monde les plus îriutins. Puif- que tu veux leur reifembler , méchant Rufon ? vas cJiercher ta belle bête de brebis ^ fi le loup te mange 5 tu feras bien mangé ; je ne pourrai peut-être pas te fecourir.
Le mouton amoureux ne profita point des avis de Conlîancia. Etant tout le jour avec fa chère brebis 5 proche de la maifonnette où la princeffe travailloit toute feule ? elle Ten- tendit bêler fi haut & û pitoyablement , qu'elle ne douta point de fa funefte aventure. Elle fe lève bien émue , fort;? & voit un loup qui emportoit le pauvre Rufon : elle ne fongea plus à tout ce que la fée lui avoit dit en par- tant; elle courut après le ravifleur de fon mouton , criant au loup ! au loup ! Elle le fui-' voit, lui jetant des pierres avec fa houlette fans qu'il quittât fa proie j m^ais ? hélas ! en ■
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io6 Le Gentilhomme , 8cc»
palTant proche d'un bois , il en fortit bien un- autre loup : c'étoit un horrible géant. A la vue de cet épouvantable coloffe , la princelTe tranfie de peur leva les yeux vers le ciel pour lui demander du fecours , àc pria la terre de l'engloutir. Elle ne fut écoutée ni du ciel ni de la terre ; elle méritoit d'être punie de n'avoir pas cru la fée Souveraine.
Le géant ouvrit les bras pour l'empêcher de paiïer outre ; mais quelque terrible & furieux qu'il fut :, il reilentit les effets de fa beauté. Quel rang tiens- tu parmi les déeffes^ lui dit-il d'une voix qui faifoit plus de bruit que îe tonnerre ? car ne penfes pas que je m'y méprenne , tu n'es point une mortelle ; ap- prends moi feulement ton nom, & fi tu es fille ou femme de Jupiter ? qui font tes frè- res ? quelles font tes fœurs ? Il y a long- temps que Je cherche une déefle pour l'époufer j? te voilà heureufement trouvée. La princefTe Ç^xi" toit que la peur avoit lié fa langue , &: que \^s paroles mouroient dans fa bouche.
Comme il vit qu'elle ne répondit pas à î^^ galantes que/tions ; Pour une divinité , lui dit- 3Î 5 tu n'as guères d'efprit. Sans autre difcours j il ouvrit un grand fac & la jeta dedans.
La première chofe qu'elle apperçut au fond> ce rui le méchant loup ôc le pauvre mouton.
Le Pigeon et la Colomse. 107
Le géant sétoit diverti à les prendre à la courfe : tu mourras avec moi > mon cher Rufon 5 lui dit-elle en le baifant , c'eft une petite confolation, ilvaudroit bienlnieux nous fauver enfemble.
Cette trille penfée la fit pleurer amère- sîient :) elle foupiroit &: fanglottoit fort haut ; Rufon béloit^ le loup hurloit; cela réveilla un chien , un chat , un coq & un perroquet qui dormoient. Ils commencèrent de leur côté à faire un bruit défefpéré : voilà un étrange charivari dans la beface du géant. Enfin , fati- gué de les entendre^ il penfa tout tuer? mais ilfe contenta de lier le fac , & de le jeter fur le haut d'un arbre :> après l'avoir marqué pour le venir reprendre ; il alloit fe battre en duel contre un autre géant > &; toute cette crierie lui déplaifoitc
La princefife fe douta bien que pour peu qu il marchât il s'éloigneroit beaucoup , car un cheval courant à toute bride n'auroit pu rattraper quand il alloit au petit pas ; elle tira fes cifeaux & coupa la toile de la be- face , puis elle en fit fortir fon cher Rufon ^ le chien, le chat 3 le coq ? le perroquet? elle fe fauva enfuite ^ & laiffa le loup dedans ^ pour lui apprendre à manger les petits mou- tons» La nuit étoit fort obfcure y c'étoit une
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io8 Le Gentilhomme? Sec, étrange chofe de fe trouver feule au milieu d'une forêt 5 fans favoir de quel côté tourner fes pas , ne voyant ni le ciel ni la terre y &C craignant toujours de rencontrer le géant.
Elle marchoit le plus vite qu'elle pouvoit ; elle feroit tombée cent &: cent fois , mais tous les animaux qu'elle avoit délivrés , re- connoilTans de la grâce qu'ils en . avoient reçie y ne voulurent point l'abandonner , ^ îa fervirent utilement dans fon voyage. Le chat avoit les yeux û étincelans ^ qu'il éclai- roit comme un ilambeau j le chien qui jap- poit faifoit fentinelîe^ le coq chantoit pour épouvanter les lions*, le perroquet jargon- noit û haut , qu'on auroit jugé y à l'enten- dre 5 que vingt perfonnes caufoient ensem- ble y de forte que les voleurs s'éloignoient . pour lailTer le paffage libre à notre belle voya- geufe > & le mouton qui marchoit quelques pas devant elle y îa garantilToit de tomber dans de grands trous ? dont il avoit lui-même bien de îa peine à fe retirer.
Conflancia alloit à l'aventure ^ fe recom^ mandant à fa bonne amie la fée , dont elle efpéroit quelques fecours ^ quoiqu'elle fe repro- chât beaucoup de nWoir pas fuivi fes ordres; anais quelquefois elle craignoit d'en être aban- 4onné€. Elle auroit bien fouhaité que fa bonne
Le Pigeon et la Colo mbe. îo^ fortune l'eût conduite clans la maifon où elle avoit été fecrètement élevée : comme elle n'en favoit point le chemin > elle n'ofoit point fe flatter de la rencontrer fans un bonheur particulier.
- Elle fe trouva^ à la pointe du jour, au bord d'une rivière qui arrofoit la plus agréa- ble prairie du monde; elle regarda autour d'elle ^ &: ne vit ni chien 5 ni chat ^ ni coq > ni perroquet ; le feul Rufon lui tenoit com- pagnie. Hélas ! où fuis - je ^ dit - elle ? je ne connois point ces beaux lieux ^ que vais - Je devenir ? qui aura foin de moi ? Ah I petit jTîouton? que tu me coûtes cher! û je n'avois pas couru après toi, 3e ferois encore chez îafée Souveraine , je ne craindrois ni le géant? ni aucune aventure fâcheufe. Il fembloit? à l'air de Rufon , qu'il l'écoutoit en tremblant j ài qu'il reconnoifîbit fa faute : enfin la prin- ceiîè abattue & fatiguée cefTa de le gronder ^ elle s'aiîit au bord de l'eau j &: comme elle ëtoit lalTe , & que l'ombre de plusieurs arbres îa garantiffoit des ardeurs du foîeil , fes yeux fe fermèrent doucement? elle fe laiffa tom- ber fur l'herbe 5 & s'endormit d'un profond fommeiL
Elle n'avoit point d'autres gardes que le Êdelle Rufon; il marcha fur elle ^ il la tirailla;
îio Le Gentilhom mej 8rc.
mais quel fiit Ton ëtonnement de remarquer à vingt pas d'elle un jeune homme qui fe tenoit derrière quelques buifTons ? Il s'en cou- vroit pour la voir fans être vu : la beauté de fa taille , celle de fa tête ? la nobleffe de fori air 5 & la magnificence de (es habits furpri-* rent fi fort la princeffe , qu'elle fe leva bruf- quement , dans la rëfolution de s'éloigner. Je ne fais quel charme fecret l'arrêta ; elle jetoit les yeux d'un air craintif fur cet inconnu , le géant ne lui avoit prefque pas fait plus de peur 9 mais la peur part de différentes caufes : leurs regards & leurs actions marquoient allez les fentimens qu'ils avoient déjà l'un pour l'autre. Ils feroient peut-être demeurés long-temps fans fe parler que des yeux y û\e prince n'a- voit pas entendu le bruit des cors ôc celui des chiens qui s'approchoient ; il s'apperçut qu'elle en étoit étonnée : ne craignez rien 5 belle bergère , lui dit- il, vous êtes en sûreté dans ces lieux : plût au ciel que ceux qui vous y voient y puiïent être de même l Seigneur j dit-elle^ j'implore votre protedlion , Je fuis une pauvre orpheline qui n'ai point d'autre parti à prendre que d'être bergère; procu- rez - moi un troupeau ^ j'en aurai grand foin. Heureux les moutons , dit - il en fou- riant y que vous voudrez conduire au pâtu-
Le Pigeon et la Colombe, iîî
rage ! mais enfin ? aimable bergère , fi vous îe fouhaitez , j'en parlerai à la reine ma mère 5 &: je me ferai un pkifir de commencer dès aujourd'hui à vous rendre mes fervices. Ah! feigneur^ dit Conftancia, je vous dem.ande pardon de la liberté que j'ai prife, je n'aurois ofë le faire û j'avois fu votre rang.
Le prince Fëcoutoit avec le dernier ëton- nement, il lui trouvoit de l'efprit & de la politefîe y rien ne répondoit mieux à fon ex- cellente beauté ; mais rien ne s'accordoit plus mal avec la iimplicitë de fes habits & Fëtat de bergère. Il voulut même efTayer de lui faire prendre un autre parti : fongez vous ? lui dit- il } que vous ferez expofëe ^ toute feule dans un bois ou dans une campagne ^ n'ayant pour compagnie que vos innocentes brebis? Les manières délicates que je vous remarque s'ac- commoderont-elles de , la fclitùde ? Qui fait d'ailleurs fi vos charmes ji dont le bruit fe répandra dans cette contrée; ne vous attire- ront point mille importuns ? Moi - même 5 adorable bergère , moi-même je quitterai la cour pour m'atîacher à vos pas; & ce que je ferai, d'autres le feront auffî. CefTez, lui dit-elle^ feigneur 5 de me flatter par des louan- ges que je ne mérite point; je fuis née dans un hameau 5 je n'ai jamais connu que la vie^
îïi Le Gentilhomme 5 &c.
champêtre y & j'efpère que vous me laiiTerez garder tranquillement les troupeaux de la reine ^ û elle daigne me les confier 5 je la fup- plierai même de me mettre fous quelque ber- gère plus expérimentée que m.oi ; & comme je ne la quitterai point , il efl bien certain que je ne m'ennuierai pas.
Le prince ne put lui répondre ; ceux qui Tavoient fuivi à la chaffe parurent fur un coteau. Je vous quitte, charmante perfonne? lui dit- il d'un air empreiïé ; il ne faut pas que tant de gens partagent le bonheur qiie j'ai de vous voir ; allez au bout de cette prairie i il y a une maifon où vous pourrez demeu- rer en sûreté , après que vous aurez dit que vous y venez de ma part. Confiancia-;? qui auroit eu de la peine à fe trouver en fi grande compagnie? fe hâta de marcher vers le lieu que Conftancio ( c'eft ainfi que s'appeloit le prince) lui avoit.enfeigné. • ,!i
Il la fuivit des yeux, il foupira tendre-! ment .5 & remontant à cheval , il fe mit à la îétQ de fa troupe fans continuer la chaffe. En entrant chezla reine?, il la trouva fort irritée contre une vieille bergère qui lui rendoit un affez mauvais compte de fes agneaux. Après que la reine eut bien grondé ? elle lui dit de ne paroître jamais dçvant elle.
Le Pigeon et la Colombe, ui
Cette occafîon favorifa le deiïein de Conf- tancio ; il lui conta qu'il avoit rencontré une jeune fille qui dëiîroit pafîionnément d'être à «lie 5 qu'elle avoit l'air foigneux , &: qu'elle ne paroilToit pas intëreffëe. La reine goûta fort ce que lui difoit Ton fils ^ * elle accepta la ber- gère avant de l'avoir vue ^ Se dit au prince de donner ordre qu'on la menât avec les autres dans les pacages de la couronne. Il fut ravi qu'elle la difpensât de venir au palais : certains fentimens empreiTé's &: jaloux lui fai- foient craindre des rivaux ^ bien qu'il n'y en eût aucuns qui puffent lui rien difputer ni fur le rang ) ni fur le mérite ; il efl: vrai qu'il craignoit moins les grands feigneursque les petits y & qu'il penfoit qu'elle auroit plus de penchant pour un fimple berger que pour un prince qui étoit fi proche du trône.
Il feroit difficile de raconter toutes les ré- flexions dont celle - ci étoit fuivie : que ne reprochoit-il pas à fon cœur 5 lui qui jufques alors n'avoit rien aimé , &: qui n'avoit trouvé perfonne digne de lui ! Il fe donnoit à une fille d'une naîfiance fi obfcure ^ qu'il ne pour- roit jamais avouer fa pafîion fans rougir: il "voulut la combattre ; &: fe perfuadant que î'abfence étoit un remède immanquable, par- ticulièrement fur uçe tendrelTe naiffante, il
ÏI4 Le Gentilhomme? &c*
évita de revoir la bergère ; il fuivit Ton pen- chant pour la chafTe Sr pour le jeu : en quel- que lieu qu il app^rc^ut des moutons y il s'en dëtournoit comme s'il eût rencontré des fer* pens; de forte qu'avec un peu de temps , le trait qui Favoit blefTé lui parut moins fen- fible. Mais un jour des plus ardens de la ca- nicule , Conftancio ? fatigué d'une longue chaiTe 5 fe trouvant au bord de la rivière y il en fuivit le cours à l'ombre des alif ers qui joignoient leurs branches à celles des faules ^ & rend oient cet endroit auffi frais qu'a- gréable. Une profonde rêverie le furprit, il étoit feul , il ne fongeoit plus à tous ceux qui l'attendcient ? quand il fut frappé tout- d'un-coup par les charmansaccens d'une voix qui lui parut cëiefte ; il s'^arrêia pour l'écou- ter 5 & ne demeura pas médiocrement fur- pris d'entendre ces paroles :
Helas ! j'avois promis de vivre fans ardeur ; JVlais r amour prend plaifir à me rendre parjure j Je me fens déchirer d'une vive bleffure, Conftancio devient le maître de mon cœur. L'autre joiir je le vis dans cette folitude j Fatigué du travail qu'il trouv.e en ces forêts ;
Il chantoit fon inquiétude j
Affis fous ces ombrages frais. Jamais rien de fi beau ne s'offrit à ma vue 5 Je demeurai long-temps immobile , éperdue 5
Le PiGëon et la Colombe, iif
De la main de l'Amour je vis partir les traits Que je porte au fond de mon ame.
Le mal que je refîèns a pour moi trop d'attraits 5 Je vois par l'ardeur qui m'enflamme , Qiie je n'en guérirai jamais,
. Sa curiofitë l'emporta fur le plailîr qu'il a voit d'entendre chanter fi bien : il s'avança diligem- ment ; le nom de Conftancio Favoit frappé 5 car c'étoit le fien ; mais cependant un berger pouvoit le porter auffi-bien qu'un prince , & ainfi il ne favoit fi c'étoit pour lui ou pour quelqu'autre que ces paroles a voient été faites. îl eut à peine monté fur une petite éminence couverte d'arbres :? qu'il apperçut au pied la belle Conitancia : elle étoit affife fur le bord à\\n ruiiTeau , dont la chute précipitée faifoit un bruit n agréable , qu'elle fembloit y vou- loir accorder fa voix. Son fidelle niouton, couché fui rherbe, fe tenoit comme un mou- ton favori bien plus près d'elle que les autres ; Conftancia lui donnoit de temps en temps de petits coups de fa houlette, elle le careflbit d'un air enfantin 5 & toutes les fois qu'elle le touchoit, il baifoit fa main^ & la regardoiî avec des yeux tout pleins d'efprit. Ah ! que tu ferois heureux , difoit le prince tout bas , û tu connoiffois le prix des carefîes qui te font faites ! Fié quoi ! cette bergère eft encore plus
îî6 Le Gentilhomme^ &:c,
belle que lorfque je la rencontrai 1 Amour ! Amour ! que veux-tu dem.oi? dois-jeFaimeri ou plutôt fuis-je encore en état de ni*en àér fendre ? Je l'avois évitée foigneufement ^ parce que je fentois bien tout le danger qu'il y a de îavoirj quelles impreilions ^ grands dieux ^ ces premiers mouveniens ne firent- ils pas fur moi ! Ma raifon eiTayoit de me fecourir, je fuyois un ob^et fî aimable : hélas ! je le trouve y mais celui dont elle parle efl l'heureux berger qu'elle a choifi !
Pendant qu'il raifonnoit ainli , la bergère fe leva pour raifembler fon troupeau, & le faire palTer dans un autre endroit de la prairie où elle avoit laiffé fes compag;nes. Le prince crai- gnit de perdre cette occaiion de lui parler : il s'avança vers elle d'un air empreûé : Aimable bergère , lui dit-il , ne voulez-vous pas bien que je vous demande ii le petit fervice que je vous ai rendu vous a fait quelque plaifir ? A fa vue , Conftancia rougit y fon teint parut annné des plus vives couleurs : Seigneur , lui dit-elle, j'aurois pris foin de vous faire mies très- humbles remerciemens ^ s'il convenoit à une pauvre fille comme moi d'en faire à un prince comme vous ; mais encore que j'aie manqué , le ciel m'eft témioin que je n'en fuis point ingrate y & que Je prie les dieux de com-
Le Pig-eôn et la Colop^be. 117 'iler vos iours de bonheur. ConiLancia^ répli^ ^ua-t-il 5 s'il eu vrai que mes bonnes inten- tions vous aient touchée au point que vous le dites , il vous eu aifë de me le marquer. Hé I que puis- je faire pour vous ^ feigneur 5 répliqua-t-elle d'un air empreffé? Was pou- vez me dire, ajouta-t-iU pour qui font les paroles que vous venez de chanter. Comme je ne les ai pas faites y répartit-elle , il me fe- roit difficile de vous appr^endre rien là-deffus.
Dans le temps qu'elle parloit , il l'exami- noit , il la voyoit rougir , elle étoit embarraffée & tenoit les yeux baiilés. Pourquoi me cacher vos fentiniens y Conftancia , lui dit-il ; votre vifage trahit le fecret de votre coeur , vous aimei ? il fe tut & la regarda encore avec plus d'application. Seigneur 5 lui dit-elle , les çhofes où j'ai quelque intérêt méritent û peu qu un grand prnce s'en informe , &: je fuis fi accoutumée à garder le lilencç avec mes chères brebis y que je vous fupplie de me par- donner û je ne réponds point à vos queftions; elle s'éloigna û vite qu'il n'eut pas le temps de Farréter,
La jaloufie fert quelquefois de flambeau pour r'allumer l'amour : celui du prince prit dans ce moment tant de forces qu'il ne s'éteignit ja- mais ; il trouva mille grâc^^s nouvelles dans
ïiS Le Gentilhomme^ Sec.
cette jeiine peribnne 5 qu'il n'avoit point re- marquées la première fois qu'il la vit ; la ma- nière dont elle le quitta lui fit croire , autant que les paroles ^ qu'elle étoit prévenue pour quelque berger. Une profonde trifteiïe s'em- para de fon ame 5 il n'ofa la fuivre 5 bien qu'il eût une extrême envie de l'entretenir ; il fe coucha dans le même lieu qu'elle venoit de quitter ; &: après avoir elTayé de fe fouvenir des paroles qu'elle venoit de chanter ^ il les écrivit fur fes tablettes j & les examina avec -attention. Ce n'eft que depuis quelques) ours j difoit-il , qu elle a vu ce Conftancio qui l'oc- cupe : faut-il que je me nomme comme lui 5 & que je fois fi éloigné de fa bonne fortune ? qu'elle m'a regardé froidement ! elle me pa- roit plus indifférente aujourd'hui que lorfque îe la rencontrai la première fois ; fon plus grand foin a été de chercher un prétexte pour s'éloigner de moi. Cqs penfées l'affligèrent fenfiblement ^ car il ne pouvoit comprendre qu'une fimple bergère pût être fi indifférente pour un grand prince.
Dès qu'il fut de retour > il fit appeler un jeune gardon qui étoit de tous fes plaifirs ; il avoit de la naiiTance , il étoit aimable; il lui ordonna de s'habiller en berger 5 d'avoir un troupeau; ôc ùqIq conduire tous les jours aux
Le Pigeon et la Colombe, n^
paca?;es de la reine , afin de voir ce que faifoit Conftancia ^ fans lui être fufpeél. Mirtain ( c'eil: ainii qu'il fe nomrnoit ) avoit trop envie de plaire à ibn maître pour en négliger une occaiîon qui paroifToit l'intëreiTer ; il lui pro- mit de s'acquitter fort bien de fes ordres y &: dès le lendemain , il fut en état d'aller dans la plaine : celui qui en prenoit foin ne l'y auroit pas reçu s'il n'eût montré un ordre du prince y difant qu'il étoit fon berger , & qu'il l' avoit chargé de fes moutons.
Aufîitôt on le laiiïa venir parmi la troupe champêtre ; il étoit galant y il plut fans peine aux bergères ; mais à l'égard de Conftancia j il lui trouvoit un air de fierté û fort au-delTus de ce qu'elle paroiiToit être , qu'il ne pouvoit accorder tant de beauté , d'efprit &: de mérite avec la vie ruftique & champêtre qu'elle me- noit; il la fuivoit inutilement, il la trouvoit toujours feule au fond des bois y qui chantoit d'un air occupé ; il ne voyoit aucuns bergers qui ofaiTent entreprendre de lui plaire 5 la chofe fembloit trop difRcile. Mirtain tenta cette grande aventure 5 il fe rendit afîidu au- près d'elle 5 oc connut par fa propre ex- périence, qu'elle ne vouloit point d'enga- gement.
Il rendoit compte tous les foirs au prinç©
120 Le Gentilhomme, Sec.
de la Situation des chofes; tout ce qu'il luiap- prenoit ne fervoit qu'à le dëfefpérer. Ne vous y trompez pas , feigneur, lui dit-il un jour, cette beUe fille aime ; il faut que ce foit en fon pays. Si cela ëtoit, reprit le prince 5 ne vou- droit-elle pas y retourner ? Que favons-nous 3 ajouta Mirtain , fi elle n'a point quelques rai- fons qui Fempéchent de revoir fa patrie -y elle efl peut-être en colère contre fon amant ? Ahi s'écria le prince , elle chante trop tendrement les paroles que j'ai entendues: il eft vrai , con- tinua Mirtain , que tous les arbres font cou- verts de chiffres de leurs noms ; 6c puifque rien ne lui plaît ici , fans doute quelque chofe lui a plu ailleurs. Eprouve , dit le prince , {es fentimens pour moi , dis-en du bien , dis-en du mal , tu pourras connoitre ce qu'elle penfe. Mirtain ne manqua pas de chercher une o«- cafion de parler à Conflancia. Qu'avez-vous ^ belle bergère , lui dit-il ? Vous paroifTez mé- lancolique malgré toutes les raifons que vous avez d'être plus gaie qu'une autre ? Et quels fujets de joie me trouvez- vous , lui dit -elle > je fuis réduite à garder des moutons ; éloignée de mon pays , je n'ai aucunes nouvelles de mes parens > tout cela eft-ii fort agréable } Non 5 répliqua - t - il , mais vous-êtes la plus ^mable perionne du monde p vous avez
beaucoup
Le Pigeon et la Colombe, iii
beaucoup deiprît, vous chantez d'une manière raviffante^ & rien ne peut égaler votre beauté. Quand je pofiederois tous ces avantages , ils me toucheroient peu 5 dit-elle :> en pouffant im profond fbupir. Quoi donc ) ajouta Mir- tain , vous avez de Fambition , vous croyez qu*il faut être née fur le trône &: du fang des dieux , pour vivre contente ? Ah ! détrompez- vous de cette erreur ? je fuis au prince Conf- tancio ^ & malgré l'inégalité de nos conditions , je ne'laiffe pas de l'approcher quelquefois, je l'étudié 5 je pénètre ce qui fe paffe dans fon ame ? 6c je fais qu'il n'efl point heureux. Hé î qui trouble fon repos ) dit la princeffe ? Une paflion fatale , continua Mirtain. Il aime , re- prit-elle d'un air inquiet , hélas ! que je le plains! mais que dis-je, continua- t-elle en rougiffant ? Il eft trop aimable pour n'être pas aimé. Il n*ofe s*en flatter , belle bergère, dit- il ; &: fi vous vouliez bien le mettre en repos là-deffus;, il ajouteroit plus de foi à vos paro- les qu'à aucune autre. Il ne me convient pas , dit-elle , de me mêler des affaires d'un fi grand prince ; celles dont vous me parlez font trop particulières pour que je m'avife d'y entrer; Adieu ) Mirtain ^ ajouta -t-elle ? en le quittant* brufquementj fi vous voulez m'obliger^ ne me I parlez plus de votre prince ni de fes amours. Tome IF^ F
112, Le Gentiihomme, &:c.
Elle s'éloigna toute émue y elle n'avoit pafi^ été indifférente au mérite du prince ; le pre- mier moment qu'elle le vit ne s'effaça plus de fa penfée , &: fans le charme fecret qui Tarrétoit malgré elle , il eft certain qu'elle auroit tout tenté pour retrouver la fée Souveraine. Au refte, l'on s'étonnera que cette habile per- fonne qui favoit tout ne vînt pas la chercher , mais cela ne dépendoit plus d'elle. Auflitôt que le géant eut rencontré la princelTe , elle fut foumife à lafortune pour un certain temps y il failoit que fa deftinée s'accomplît > de forte que la fée fe contentoit de la venir voir dans un rayon du foleil ; les yeux de Conftancia ne le pouvoient regarder affez fixement pour Ty remarquer.
Cette aimable perfonne s'étoit apperçue avec dépit , que le prince l'avoit fi fort négli- gée , qu'il ne l'auroit pas revue fî le hafard ne l'eût conduit dans le lieu où elle chantoit ; elle fe vouloit un mal mortel des fentimens qu'elle avoit pour lui ; & s'il eft pofîible d'ai- mer & de haïr en même temps ? je puis dire qu'elle le haïfToit parce qu'elle l'aimoit trop. Combien de larmes répan doit- elle en fecret ! Lefeul Rufon en étoit témoin; fouvent elle lui confioit fes ennuis comm.e s'il avoit été ca- pable de r entendre ; &c lorfqu'il bondifToit dans
Le Pigeon et la Colombe. 1 2 j îa plaine avec leâ brebis : prends garde , Ru- fon , prends gardé, s'ëcrioit-elle 5 que Famour ne t'enflamme; de tous les maux c'eû k plus grand ? & fi tu aimes fans être aimé ^ pauvre petit mouton > que feras-tu ?
Ces réflexions étoient fui vies de mille re- proches qu'elle fe faifoit fur fes fentimens pour Un prince indifférent ; elle avoit bien envie de foublier , lorfqu'élle le trouva qui s'étoit ar- rêté dans un lieu agréable pour y rêver avec plus de liberté à la Bergère qu'il fuyoit. Enfin? accablé de fommeil ^ il fe coucha fur l'herbe ; elle le vit j Se fon inclination pour lui prit de nouvelles forces ; elle ne put s'empêcher de faire les paroles qui donnèrent lieu à l'inquié- tude du prince. Mais de quel ennui ne fut- elle pas frappée à fon tour? lorfque Mirtain lui dit que Conftancio aimoit ! Quelqu'atten- tion qu'elle eût faite fur elle-même , elle n a- voit pas été maîtreife de s'empêcher de chan- ger plufieurs fois de couleur. Mirfain , qui avoit fes raifons pour l'étudier , le remarqua j il en fut ravi j & courut rendre compte à fon maître de ce qui s'étoit paffé.
'Le prince àvoit bien moins de difpofition â fe flatter que fon confident; il ne 'crut voir que de l'indifférence dans le procédé de la bergère 9 il en accufa l'heureux Confl:ancio
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Î24 Le GENTILHOMME^ &C.-
qu elle aimoit , ôc dès le lendemain il fut la chercher. Auflitôt qu'elle l'apperçut, elle s'en- fuit comme fi elle eût vu un tigre ou un lion ; la fuite étoit le feul remède qu'elle imaginoit à fes peines. Depuis fa converfation avec Mir- tain } elle comprit qu'elle ne devoit rien ou- blier pour l'arracher de fon coeur ^ 6^ que le moyen d'y réulfir , c'ëtoit de l'éviter.
Que devint Conftançio , quand fa bergère s'éloigna fi brufquement ? Mirtain étoit auprès de lui. Tu vois, lui dit-il > tu vois l'heureux effet de tQS foins, Conftancia me hait^ je n'ofe la fuivre pour m'éclaircir moi-même de {qs fentimens. Vous ave? trop d'égards pour une perfonne fi ruftique , répliqua Mirtain ; &, fi vous le voulez 5 Seigneur, je vais lui ordonner de votre part de venir vous trouver. Ah! Mirtain, s'écria le prince, quily a de différence entre l'amant &: le confident! Je ne penfe qu'à plaire à cette aimable fille 5 je lui ai trouvé une forte de politeiTe qui s'ac- commoderoit mal des airs brufques que tu veux prendre; je confens à fouffrir plutôt qu'à la chagriner. En achevant ces mots ? il fut d'un autre côté > avec une fi profonde mélan- colie, qu'il pouvoit faire pitié à une perfonne moins touchée que Conftancia.
Dès qu elle l'eut perdu de vue ^ elle revint
Le Pigeon et la Colombe. 125 fur Tes pas , pour avoir le plaiiir de fe trouver Hans l'endroit qu'il venoit de quitter, C'efl: ici , tlilbit-elle 5 où il s'e fi: arrêté ? c'efl-là qu'il m'a -regardée ; mais , hélas ! dans tous ces lieux il n'a que de l'indifférence pour moi 5 il y vient pour rêver en liberté à ce qu'il aime : 'cependant, continuoit*-eiIe, ai-je raifon de me plaindre ? Par quel hafard voudroit-il s'at- tacher à une fiîie qu'il croit fi fort au-deiTous de lui ? Elle vouloit quelquefois lui apprendre fes aventures; mais la fée Souveraine lui avoit défendu û abfoliîment de n'en point parler , que pour lors fon chéiilance prévalut fur fes propres intérêts ^ Si elle prit la réfo- lution de garder le {ilence.
Au bout de quelques jours le Prince revint encore j elle l'évita foigneufement 5 il en fut affligé , & chargea Mirtain de lui en faire des reproches ; elle feignit de n'y avoir pas fait réflexion 5 mais que puifqu'il daignoit s'en appercevoir , elle y prendroit garde. Mirtain :» bien content d'avoir tiré cette parole d'elle , en avertit fon maître ; dès le lendemain il vint la chercher. A fon abord elle parut interdite ; quand il lui parla de fes fentimens^ elle le fut bien davantage : quelqu'envie qu'elle eût de le croire y elle appréhendoit de fe trom^per > ôc que jugeant d'elle par ce qu'il en voyoit j
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ii6 Le Gentilhomme? &(?.
il ne voulût peut-être fe faire un pîaifîr de rébiouir par une déclaration qui ne convenoit pointa une pauvre bergère. Cette penfée l'irrita 5 elle en parut plus fière , & rieçut û froidement les ailurances qu'il lui donftoit de fa paffion , qu'il fe confirma tous Tes foupçons. Vous êtes touchée ? lui dit-il ; un autre a fu 'VOUS charmer ; mais j'attefle les dieux que il Je peux le connoitre , il éprouvera tout mon courroux. Je ne vous demande grâce pour perfonne , Seigneur ? répliqua-t-elle ; û vous êtes jamais informé de mes fentimens , vous les trouverez bien éloignés de ceux que vous m'attribuez. Le prince , à ces mots , reprit quelque efpérance y mais elle fut bientôt dé- truite par la fuite de leur converfation ; car elle lui prote/la qu'elle avoit un fond d'indiffé- rence invincible , & qu'elle fentoit bien qu elle n'aimeroit de fa vie. Ces dernières paroles le jetèrent dans une douleur inconcevable ? il fe contraignit pour ne lui pas montrer toute fa douleur. ^^
Soit la violence qu'il s'étoit faite , foit Texcès de fa pafîion , qui avoit pris de nouvelles for- ces par les difficultés qu'il envifageoit j il tomba {1 dangereufement malade , que les médecins ne connoifTant rien à la caufe de fonmal j défefpérèrent bientôt de fa vie. Mir-
Le Pigeon et la Colombe. 117
taîn y qui étoit toujours demeure par Ton ordre auprès de Conftancia 5 lui en apprit hs fâcheu- fes nouvelles 5 elle les entendit avec un trouble &i une émotion difficiles à exprimer. Ne favez- vous point quelque remède ^ lui dit-il 5 pour la fî^^vre & pour Iqs grands maux de tête &: de cœur? J'en fais un, répliqua-t-elle; ce font d*es fîmples avec des fleurs; tout ccn/ifle dans la manière de les appliquer. Ne viendrez vous pas au palais pour cela, ajouta- t-il ? Non» dit-elle , en rougiffant y je craindrois trop de ne pas rëuffir. Quoi ! vous pourriez négliger quelque chofe pour nous le rendre , continua- t-il? Je vous croyois bien dure^ mais vous l'êtes encore cent fois plus que je ne Favois imaginé. Les reproches de Mirtain faifoient plaifir à Conftancia, elle étoit ravie qu'il la prefsât de voir le prince: ce n'étoit que pour fe procurer cette fatisfaé^ion 5 qu'elle s'étoit vantée de favoir un remède propre à le foula- ger 5 car il eft vrai qu'elle n'en a voit aucun,
Mirtain fe rendit auprès de lui , il lui conta ce que la bergère avoit dit , & avec quelle ardeur elle fouhaitoit le retour de fa fanté. Tu cherches à me flatter y lui dit Conflancio , mais je te le pardonne , & je voudrois ( dufle-je être trompé ) pouvoir penfer que cette belle iâlle a quelqu'amitié pour moi. Vas chez la
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1 2§ Le g e n t I l h o m m e , &c.
reine, dis-lui qu'une de fes bergères a un fecret merveilleux j qu'elle pourra me guérir 5 obtiens permiiîion de Tamener : cours , vole , Mit- tain , \qs momens vont me paroître des fiècles, La reine n'avoit pas encore vu la bergère quand Mirtain lui en parla; elle dit qu'elle n'ajoutoit point foi à ce que de petites igno-
■ rantes fe piquoient de favoir 5 & que c'étoit- là une folie. Certainement, madame 3 lui dit* il 5 l'on peut quelquefois trouver plus de fou- lagement dans l'afage ^cs (impies que dans tous les livres d'Efculape. Le prince fouffre
' tant 5 qu'il fouhaite d'éprouver tout ce que cette jeune fille propofe. Volontiers y dit la reine j mais li elle ne le guérit pas^ je la trai- terai fi rudement , qu'elle n'aura plus l'audace de fe vanter mal- à-propos. Mirtain retourna vers fon maître , il lui rendit compte de la
• mauvaife humeur de la reine , & qu'il en crai-
"gnoit les effets pour Conflancia. J'aimerois mieux mourir, s'écria le prince; rerourne fur tes pas j dis à ma mère que je la prie de laifTer 'cette belle fille auprès de fes innocentes bre- bis : quel paiement 5 continua-t-il, pour îa peine qu'elle prendroit ! je fens que cette idée redouble mon maL
Mirtain courut chez la reine 5 lui dire de la part du prince de ne point faire venir Conf-
Le Pigeon et la Colop/ïee. 119 tancia ; mais comme elle étoit naturellement fort prcxmpte y ellefe mit en colère de Tes irré- folutions : je Tai envoyé quérir , dit- elle : d elle guérit mon fils ^ je lui donnerai quelque choie ; fi elle ne le guérit pas^ je fais ce que j'ai à faire. Retournez auprès de lui ^ 5c tâchez de le divertir, il eft dans une mélancolie qui me défoie. Mirtainlui obéit*, & fe gardabien de dire à fon maître la mauvaife humeur où il l'avoit trouvée y car il feroit mort d'inquié- tude pour fa bergère.
Le pacage royal étoit fi proche de la ville 5 qu'elle ne tarda pas long-temps à s'y rendre , fans compter qu'elle étoit guidée par unepaf- fion qui fait aller ordinairement bien vite. Lorfqu'elle fut au palais y on vint le dire à la reine ; m.ais elle ne daigna pas la voir y elle fe contenta de lui mander qu'elle prît bien garde à ce qu'elle alloit entreprendre ; que fii elle manquoit de guérir le prince y elle la feroit coudre dans un fac , & jeter dans la rivière. A cette menace la belle princeiTe pâlit y fon fang fe glaça. Hélas! dit-elle en elle-même > ce châtiment m'efi: bien dû , j'ai fait un men- fonge lorfque je me fuis vantée d'avoir quel- que fcience , & mon envie de voir Conftancio n'eft pas aifez raifonnable pour que les dieux me protègent ; elle baiffa doucement la tête ,
F y
130 Le Gentilhomme? Sec.
laiffant couler des larmes fans rien répondre;
Ceux qui étoient autour d'elle radmlroient , elle leur paroliToit plutôt une fille du ciel qu'une perfonne mortelle. De quoi vous dëfiez-vous , aimable bergère j lui dirent -ils! vous portez dans vos yeux la mort ôc la vie ? un feul de vos regards peut conferver notre jeune prince ; venez dans fa chambre , elTuyez vos pleurs , & employez vos remèdes fans crainte.
La manière dont on lui parloit, & l'extrême défir qu'elle avoit de le voir ? lui reionnèrent de la coniiance : elle pria qu'on la laifsât en- trer dans le jardin pour cueillir elle - même tout ce qui lui ëtoit nëcelTaire? elle prit du mynhe , du trèfle , des herbes & des fleurs y les unes dédiées à Cupidon , les autres à fa mère ; les plumes d'une colombe ^ & quelques gouttes de fang d'un pigeqn : elle appela à fon fecours toutes les déïtés & toutes les fées. En- fuite , plus tremblante que la tourterelle quand elle voit un milan , elle dit qu'on pouvoit la mener dans la chambre du prince. Il ëtoit cou- •;ché, fon vifage ëtoit pâle & ks yeux languif- ■fans; mais aullitôt qu'il î'apperçut , il prit une ùieilleure couleur ; elle le remarqua avec une extrême joie.
Seigneur^ lui dit -elle? il y a déjà pîufieurs iouïs que je fais des vœux pour le retour de
Le Pigeon et la Colombe 131 votre fantë ; mon zèle m'a même engagée à dire à l'un de vos bergers que je favois quel- ques petits remèdes , &: que volontiers j'eA fayerois de vous foulager ; mais la reine m'a , mande que fi le ciel m'abandonne dans cette entreprife , elle veut qu'on me noie fi vous ne guériffez pas ; jugez y feigneur y des alarmes où je fiiisj & foyez perfiiadé que je m'inté- refie plus à votre confervation par rapport à vous que par rapport à moi. Ne craignez rien, charmante bergère y lui dit - il , les fouhaits favorables que vous faites pour ma vie vont me la rendre ^i chère ^ que j'en ferai occupe très - férieufement. Jenégligeois mes jours : hélas ! en puis-je avoir d'heureux , quand je me fouviens de ce que je vous ai entendu chanter pour Confiancio ! Ces fatales paro- les & vos froideurs m'ont réduit au trifie état où vous me voyez; mais , belle bergère > vous m'ordonnez de vivre, vivons ôc ne vivons que pour vous.
Confiancia ne cachoit qu'avec peine le plaî- fir que lui caufoit une déclaration fi obligeante ; cependant , comme elle appréhendoit que quelqu*un n^écoutât ce que lui difoiî le prince > elle demanda s'il ne trouveroit pas bon qu elle lui mît un bandeau & des bracelets , à^s hér- ites qu elle avoit cueillies. Il lui tendit les bras
F vj
132 Le Gentilhomme, &c.
d'une manière û tendre ? qu'elle lui attachai promptement un des bracelets y de peur qu'onl ne pénétrât ce qui fe paflbit entr'eux ; &^ après avoir bien fait de petites cérémonies pour en impofer à toute la cour de ce prince > il s^écria au bout de quelques momens que fon mai diminuoit. Cela étoit vrai 5 comme il le difoit : on appela fes médecins 5 ils de- meurèrent furpris de Fexcellence d'un remède dont les effets étoient fi prompts ; mais quand ils virent la bergère qui l'avait appliqu*é 5 ils ne s'étonnèrent plus de rien ? & dirent en leur jargon , qu'un de fes regards étoit plus puif- fant que toute la pharmacie enfemble,
La bergère étoit ii peu touchée de toutes les louanges qu'on lui donnoit y que ceux qai ne la connoriToient pas y pren oient pour fhi- pidité ce qui avoit une fource bien différente: .elle fe mit dans un coin de la chambre , fe cachant à tout le monde , hors à fon malade, dont elle s'approchoit de temps en temps pour lui toucher la tête ou le pouls , &: dans ces petits momens ils fe difoient mille jolies chofes où le cœur avoit encore plus de part que l'efprit. J'efpère , lui dit - elle y feigneur , que le fac qu'a fait faire la reine pour me noyer 5 ne fervira point à un ufage fi funefle ; votre facté q li m'eil précieufe _va fe rétablir.
Le Pigeon et la Colombe. 135
Il ne tiendra qu'à vous , aimable ConftanGia , répondît -il; un peu de part dans votre cœur peut tout faire pour mon repos & pour la confervation de ma vie.
Le prince fe leva 5 &: fut dans Tapparte- ment de la reine. Lorfqu'on lui dit qu'il entroit^ elle ne voulut pas le croire ; elle s'avança brufquement , &: demeura bien fiirprife de le trouver à la porte de fa chambre. Quoi ! c'eft vous , mon 61s 5 mon cher fils , s'ëcria- t-elle ! à qui dois-je une réfurreélion fî mer- veiîleufe ? A vos bontés } madame , lui dit le prince ^ vous m'avez envoyé chercher la plus habile perfonne qui foit dans l'univers; je vous fupplie de la récompenfer d'une manière pro- portionnée au fervice que j'en ai reçu. Cela ne preffe pas ^ répondit la reine d'un air rude 5 c'eil une pauvre bergère , qui s'eflimera heureufe de garder toujours mes moutons.
Dans ce moment le roi arriva ^ on lui étoit allé annoncer la bonne nouvelle de la gué- rifon du prince ; & comme il entroit chez la reine ? la première chofe qui frappa fes yeux y ce fut Conftancia : fa beauté , femblable au foleil qui brille de mille feux , leblouit à tel point y qu'il demeura quelques inflans fans pouvoir demander à ceux qui é soient près de lui, ce qu'il voyoitde fi merveilleux , àc
134 Le Gentilhomme, S^c. depuis quand les déeffes habitoient dans Ton palais ; enfin il rappela fes efprits , il s'apprO" cha d'elle , 6c fâchant qu'elle étoit l'enchan-. terefTe qui venoit de guérir Ton fils , il Tem- braïïa , &: dit galamment qu'il le trouvoit fort mal y & qu'il la conjuroit de le guérir auffi.
Il entra ^ & elle le fuivit. La reine ne l'a- voit point encore vue; fon étonnement ne fe peut repréfetiter ; elle pouffa un grand cri ^ &j: tomba en foibleffe ^ jetant fur la bergère des regards furieux. Conftancio & Conftan- cia en demeurèrent effrayés. Le roi ne favoit à quoi attribuer un mal fi fubit ^ toute la cour étoit concernée ; enfin la reine revint à éle* Le roi lui demanda plufieurs fois ce qu'elle avoit vu pour fe trouver fi abattue : elle dif- iimula fon inquiétude , dit que c'étoient des vapeurs ; mais le prince ^ qui la connoiffoit bien 9 en demeura fort inquiet y elle parla à îa bergère avec quelque forte de bonté y difant qu'elle vouloit la garder auprès d'elle , pour avoir foin des fleurs de fon parterre. La prin- ceffe reffentit de la joie , de penfer qu'elle refioii" dans un lieu où elle pourroit voir tous les jours Conilancio.
Cependant le roi obligea îa reine d'entrer dans fon cabinet ; il lui demanda tendrement ce qui pouvoit la chagriner. Ah ! £re ^ s'é^
Le Pigeon et la Colombe. 15^
crîa-t-elle , j'ai fait un rêve affreux 5 je n'a- vois jamais vu cette jeune bergère^ quand mon imagination me l'a ii bien repréfentee , qu'en jetant les yeux fur fon vifage , je l'ai reconnue : elle ëpoufoit mon fils ; je fuis trompée fi cette malheureufe payfanne ne me donne bien de la douleur. Vous ajoutez trop de foi à la chofe du monde la plus incer- taine , lui dit le roi ; je vous confeiîle de ne point agjr flir de tels principes ; renvoyez la bergère garder vos troupeaux , & ne vous affligez point mal- à -propos. Le confeil du roi fâcha la reine ; bien éloignée de le fui- vre 3 elle ne s'appliqua plus qu'à pénétrer les fentimens de fon fils pour Conitancia.
Ce prince prontoît de toutes les occafions de la voir. Comme elle avoit foin dss Heurs y elle étoit fouvent dans le jardin à les arrofer; & il fembloit que lorfqu'eïïe les avoit tou- chées y elles en étoient plus brillantes &: plus belles. Rufon lui tenoit compagnie ^ elle lui parloit quelquefois du prince , quoiqu'il ne pût lui répondre ; & lorfqu il l'abordoit y elle de- meuroit fi interdite > que fes yeux lui décou- vroient aifez le fecret de fon cœur. Il en étoit ravi 5 & lui difoit tout ce que la paffion îa plus tendre peut infpirer.
La reine , fur la foi de fon rêve ^ Êc bien
136 Le Gentilhomme 5 &c. davantage fur l'incomparable beauté de Conf- tancia , ne pouvoit plus dormir en repos. Elle fe levoit avant le jour; elle fe cachoit tan- tôt derrière des paliflades 5 tantôt au fond d'une grotte > pour entendre ce que Ton fils difoit à cette belle fille ; mais ils avoient l'un ôc l'autre la précaution de parler û bas , qu'elle ne pouvoit agir que iiir des foupçons. Elle en étoit encore plus inquiète; elle ne regar- doit le prince qu'avec mépris, penfant jour 6c nuit que cette bergère monteroit fur le
trône.
Conftancio s'obfervoit autant qu il lui étoît pofîlble 5 quoique ) malgré lui 5 chacun s'ap- perçut qu'il aimoit Conftancia , & que foit qu'il la louât par l'habitude qu'il avoit à l'ad- mirer y ou qu'il la blâmât exprès , il s'acquit- toit de l'un &: de l'autre en homme intéreffé. Conftancia , de Ton côté 5 ne pouvoit s'em- pêcher de parler du prince à fes compagnes ; comme elle chantoit fouvent les paroles qu'elle avoit faites pour lui 5 la reine qui les entendit 5 ne demeura pas moins furprife de fa merveilleufe voix , que du fujet de fa poéfie : que vous ai je donc fait , jufles dieux ! difoit-elle ^ pour me vouloir punir par la chofe du monde qui m'eft la plus fenfible ? hélas l je deflinois m.on fils à ma nièce ; & je voisj^
Le Pigeon et la Colombe. 137
avec un mortel dëplaifir 5 qu'il s'attache à une lîialheureufe bergère 3 qui le rendra peut-être Joëlle à mes volontés.
Pendant qu'elle s'affligeoit 5 & qu'elle pre- noit mille defleins furieux pour punir Conf- tancia d'être û belle & fi charmante , Tamour faifoit fans ceffe de nouveaux progrès fur nos jeunes amans. Conftancia^ convaincue de la iincéritë du prince , ne put lui cacher la gran- deur de fa naiffance ôc {es fentimens pour lui. Un aveu ii tendre & une confiderce û particulière le ravirent à tel point? qu'en tout autre lieu que dans le jardin de la reine ? ii fe feroit jeté à (es pieds pour l'en remercier. Ce ne fut pas même fans peine quil s'^qxi "empêcha j il ne voulut plus combattre fa paf- fion , il âvoit aimé Conftancia bergère , il eft aifé de croire qu'il l'adora lorfqu il fut fon rang ; &: s'il n'eut pas de peine à fe laiffer perfuader fur une chofe auffi extraordinaire que de voir une grande princefTe errante par le monde ? tantôt bergère &: tantôt jardinière , c'eft qu'en ce temps-là ces fortes d'aventu- res étoient très-communes y & qu'il lui trou* voit un air oc des manières qui lui étoient caution de la fincérité de {es paroles.
Conftancio 3 touché d'amour & d'eftime , Jura une fidélité éternelle à la princefTe : elle
138 Le Gentilhomme, 5cc.
ne la lui jura pas moins de Ton côté ; ils fe promirent de s'ëpoufer dès qu'ils auroient fait agréer leur mariage aux perfonnes de qui ils dépendoient. La reine s'apperçut de toute la force de cette paiîion nailTante : fa confidente, qui ne cherchoit pas moins qu'elle à décou- vrir quelque chofe pour faire fa cour y vint lui dire un jour que Conftancia envoyoit Rufon tous les matins dans l'appartement du prince; que ce petit mouton portoit deux •corbeilles ; qu'elle les empîilToit de fleurs , & que Mirtain k conduisit. La reine ^ à ces nouvelles >„perdit patience : le pauvre Rufon pafToitj elle fat l'attendre elle-même ; & mal- gré les prières de Mirtain , elle l'emmena dans fa chambre , elle mit les corbeilles & les fleurs en pièces , & chercha tant , qu'elle trouva dans un gros œillet , qui n'étoit pas encore fleuri ^ un petit morceau de papier > que Conftancia y a voit glifle avec beaucoup d'adrefl^e ; elle faifoit de tendres reproches au prince ) fur les périls où il s'expofoit prefque tous les jours à la chaffe. Son billet conte- noit ces vers :
Parmi tous mes plaifîrs j'éprouve des alarmes ; Mon prince , chaque jour , vous chaffez dans ces lieux , Ciel ! pouvez-vous trouver des charmes A fuivre des forêts les hôtes furieux ?
Le Pigeon et la Colombe. 13g
Tonniez plutôt, tournez vos armes Contre les tendres cœurs qui cèdent à vos coups: .Des ours & des lions évitez le couroux.
Pendant que la reine s'emportoit contre la bergère , Mirtaln étoit allé rendre compte à fon maître de la mauvaife aventure du mou-! ton. Le prince ? inquiet, accourut dans l'ap- partement de fa mère ; mais elle ëtoit déjà palTée chez le roi. Voyez , feigneur ^ lui dit-^ elle , voyez les nobles inclinations de votre fils; il aime cette malheureufe bergère 3 qui nous a perfuadé qu'elle favoit des remèdes sûrs pour le guérir : hélas I elle n'en fait que trop ; en efret, continua-t-elle, c'eil: l'amour qui l'a iniiruite 5 elle ne lui a rendu la fanté que pour lui faire de plus grands maux; ÔC Il nous ne prévenons les malheurs qui nous menacent 5 mon fonge ne fe trouvera que trop véritable. Vous êtQS naturellement rigou-, reufe 5 lui dit le roi , vous voudriez que votre fils ne fongeât qu'à la princeife que vous lui deftinez; la chofe n'eft pas aifée^ il faut que vous ayez un peu d'indulgence pour fon âge. Je ne puis fouffrir votre prévention en fa faveur 5 s'écria la reine , vous ne pouvez jamais le blâmer; tout -ce que je vous de* mande, feigneur^ c'efl de confentir que je l'éloigné pour quelque temps ; l'abfence aura
I40 Le Gentilhomme^ &c.
plus de pouvoir que toutes mes raifons. Le roi aimoit la paix ^ il donna les mains à ce que fa femme défiroit y & fur-le- champ elle revint dans Ton appartement..
Elle y trouva le prince > il l'attendoit avec la dernière inquiétude : mon fils? lui dit- elle, avant qu'il pût lui parler y le roi vient de me montrer des lettres du roi Ton frère ; il le con- jure de vous envoyer dans fa cour , afin que vous connoifîiez la princefTe qui vous efl def- tinëe depuis votre enfance, & qu'elle vous connoiiTe auifi ; n'eft-il pas jufte que vous jugiez vous-même de fon mérite , &: que vous l'aimiez avant de vous unir enfemble pour ja- mais ? Je ne dois pas fouhaiter des règles parti- culières pour moi ) Jui dit le prince : ce n'eft point la coutume 5 madame y que les fouve- rainspalTent les uns chez les autres, & qu'ils confultent leur cœur plutôt que les raifons d'état qui les engagent à faire une alliance ; la perfonne que vous m.e deitinez fera belle ou laide, fpirituelle ou bête ^ je ne vous obéirai pas moins. Je t'entends, fcélérat , s'écria la reine , en éclatant tout-d'un-coup , je t'en- tends ; tu adores une indigne bergère ^ tu -crains de la quitter : tu la quitteras , où je la ferai mourir à tes yeux ; mais fî tu pars fans balancer 5 6c que tu travailles à l'oublier j je îa
Le Pigeon et la Colombe. 141 garderai auprès de moi , &: Taimerai autant que je la hais.
Le prince j aufîi pâle que s'il eût été fur le point de perdre la vie , confultoit dans ion ef- pritquel parti il devoit prendre ; il ne voyoit de tous côtés que àes peines affreufes , il fa^ voit que fa mère étoit la plus cruelle & la plus vindicative princeffe du monde, il craignit que la réfiftance ne l'irritât^ & que fa chère maî- treffe n en reffentît le contre-coup ; enfin prefTé de dire s'il vouloit partir > il y confentit j comme un homme confent à boire un verre de poiibn cjui va le tuer. ,
Il eut à peine donné fa parole, que fortant de la chambre de fa mère, il entra dans la fîeraie le cœur fi ferré , qu'il penfa expirer. II raconta fon afflidion au fidelle Mirtain , &c dans l'impatience d'en faire part à Conftancia , il fut la chercher; elle étoit au fond d'une grotte i où elle fe mettoit lorfque les ardeurs du foleillà brûloient dans le parterre ; il y avoit un petit lit de gazon au bord d'un ruiiîeau f qui tomboit du haut d'un rocher de rocaille. En ce lieu paifible^ elle défit les nattes de (es cheveux , ils étoient d'un blond argenté > plus fin que la foie & tout ondes; elle mit Tes pieds nus dans l'eau, dont le murmure agréable, ïQint à la fatigue du travail > la livrèrent m^Qn-*.
î4i"' Le GentïlhommeV&c.
lîblement aux douceurs du fommeil. Bien que fes yeux fuiïent fermés ^ ils confervoient mille attraits ; de longues paupières noires fâifoierit éclater toute la blancheur de fon teint; les grâces & les amours fembloient s'être raffem- blës autour d'elle , la modeflie 6c la douceur augmentoient fa beauté.
C'eft en ce lieu que Tamoureux pririce la trouva : il fe fouvint que la première fois qu'il Tavoit vue elle dormoit aufîi ; mais les fenti- mens qu elle lui avoit infpirés depuis étoient devenus ii tendres , qu'il auroit volontiers' donné la moitié de fa vie pour pafîer l'aut/e' auprès d'elle ; il la regarda quelque temps avec un plaifir qui fufpendit fes ennuis ; enfuite par-r ' courant fes beautés , il apperc^ut fon pied plus' blanc que la neige : il ne fe lafToit pas de l'ad- mirer y & s'approchant ^ il fe mit à genoux & | lui prit la main; auflitôt elle s'éveilla, elle { parut fâchée de ce qu'il avoit vu fon pied ^ elle ^ Vq cacha , en rousiiTant comme une tofe ver- j itieille qui s'épanouit au lever de l'aurore.
Hélas l que cette belle couleur lui dura peu ; \ elle remarqua une nouvelle trifteffe fur le vi- . fage de fon prince : qu'avez-vous 5 feigîieur j ■ lui, dk-elle^ toute effrayée? je connois dans vos yeux que vous êtes affligé?. Ah 1 qui ne bfèroit, ma chère princeffe, lui dit-il; en
Le Pigeon et la Colombe. 14^'^ verfant des larmes qu'il n'eut pas la force de retenir , l'on va nous fëparer , il faut que je parte , ou que j'expofe vos jours à toutes les violences de la reine : elle fait rattachement que i*ai pour vous 5 elle a même vu le billet que vous m'avez écrit ) une de fes femmes me Ta dit ; & fans vouloir entrer dans ma jufle douleur ? elle m'envoie inhumainement chez le roi fon frère. Que me dites- vous ? prince j s'écria- 1- elle > vous êtes fur le point de m'a- bandonner , & vous croyez que cela efl né- celTaire pour conferver ma vie ? pouvez- vous en imaginer un tel moyen ? laiffez-moi mourir à vos yeux , je ferai moins à plaindre que de vivre éloignée de vous.
Une con verfation fi tendre ne pouvolt man- N quer d'être fouvent interrompue par des fan- glots & par des larmes ; ces jeunes amans ne ConnoilToient point encore les rigueurs de l'abfence, ils ne les avoient pas prévues; & c'eft ce qui ajoutoit de nouveaux ennuis à ceux dont ils avoient été traverfés. Ils fe firent mille fermens de ne changer jamais : le prince promit à Conftancia de revenir avec la der- nière diligence : je ne pars , lui dit- il y que pour choquer mon oncle àc fa fille , afin qu'il ne penfe plus à me la donner pour femme > je ne travaillerai qu'à déplaire à cette prîn-
f44- Le Gentilhomme, &c.
cefle^ & i'y réuiîirai. Ne vous montrez donc pas, lui dit Conftancia; car vous ferez à fou gré 5 quelques foins que vous preniez pour k contraire. Ils pîeuroient tous deux (i amère- ment ; ils fe regardoient avec une douleur fi touchante ; ils fe faifoient d<^s promefles réci- proques {i paffionnëes ? que ce leur étoit un fujet de confolation, de pouvoir fe perfuader toute l'amitié qu'ils avoient l'un pour Tautre > & que rien n altéroit des fentimens (i tendres 6c fi vifs.
Le temps s'étoit paffé dans cette douce con- verfation avec tant de rapidité > que la nuit étoit déjà fort obfcure avant qu'ils euffent penfé à fe féparer ; mais la reine voulant con- fulter le prince for l'équipage qu'il mèneroit , Mirtain fe hâta de le venir chercher; il le trouva encore aux pieds de fa maîtrefie j re- tenant fa main dans les fiennes. Lorfqu*ils l'ap- perçirent y ils fe faifîrent à tel point , qu'ils ne pouvoient prefque plus parler : il dit à fon maître que la ireiné le demandoit) il fallut obéir à fes ordres ; la princefTe s'éloigna de fon côté.
La reine trouvale prince fi mélancolique & fi changé > quelle devina aifément ce qui en étoit la caufe ; elle ne voulut plus lui en par- ler^ il fuffifoit qu'il partît. En effet y tout fut ' " préparé
Le Pigeon et la Colombe. 145
^préparé avec une telie diligence y qu'il fem- bloit que les fées s'en mêloi'ent. A fon égard il n'étoit occupé que de ce qui avoit quelque rapport à fa paffion. ïl voulut que Mirtain reftât à la cour 5 pour lui mander tous les jours des nouvelles de fa princeÏÏe ; il lui laiiïa Cqs plus belles pierreries ? en cas qu'elle en eût befoin , & fa prévoyance n'oublia rien dans une occalion qui FintéreiToit tant.
Enfin il fallut partir. Le défefpoir de nos jeu- nes amans ne fauroit être exprimé ; û quelque chofe pouvoit le rendre moins violent^ c'étoit l'efpoir de fe revoir bientôt. Conflancia com- prit alors toute la grandeur de fon infortune ; être fille de roi , avoir des états confidérables > 6c fe trouver entre les mains d'une cruelle reine ^ qui éloignoit fon fils dans la crainte qu'il ne l'aimât 5 elle qui ne lui et oit inférieure en rien , & qui devoit être ardemment dé- iirée des premiers fouverains de l'univers ; mais l'étoile en avoit décidé ainfî.
La reine > ravie de voir fon fils abfent j ne fongea plus qu'à furprendre les lettres qu'on lui écrivoit : elle y réufîit^ & connut que Mirtain étoit fon confident ; elle donna ordre qu'on l'arrêtât fur un faux prétexte 5 &: l'en-" voya dans un château où il fouffroit une rude prifon. Le prince ; à ces nouvelles, s'irrita Tom& IF* G
i4<3 Le Gentilho MME , &c;
beaucoup ; il écrivit au roi & à la reine ? pouf leur demander la liberté de fon favori : Tes prières n'eurent aucun effet; mais ce n'étoit pas en cela feul qu'on vouloit lui faire de la peine.
Un jour que la prince/Te fe leva dès l'au- rore , elle entra pour cueillir des fleurs , dont on couvroit ordinairement la toilette de là reine ; elle apperçit le fidelle Rufon qui mar«^ choit aiTez loin devant elle , & qui retourna fur fes pas tout effrayé ; comme elle s'avan- <^oit pour voir ce qui lui caufoit tant de peur , qu'il la tiroit par fa robe, afin de l'en empê- cher ( car il étoit tout plein d'efprit ) elle en- tendit les fiffîemens aigus de plufieurs ferpens; aufîitôt elle fut environnée de crapauds > de vipères , de fcorpions , d'afpics & de ferpens qui l'entourèrent fans la piquer ; ils s'élanqoient en l'air pour fe jeter fur elle 5 & retomboient toujours dans la même place, ne pouvant avancer.
Malgré la^frayeur dont elle étoit faifîe^ elle ne laiffa pas de remarquer ce prodige , & elle ne put l'attribuer qu'à une bague conftellée qui venoit de fon amant. De quelque côté qu'elle fe tournât , elle voyoit accourir ces venimeu- fes bêtes, les allées en étoient pleines^ il y en avoit fur les fleurs &: fous les arbres, La
Le Pigeon et la Colombe. 147 telle Conflancia ne favoit que devenir 5 elle apperçut la reine à fa fenêtre qui rioit de fa frayeur; elle connut alors quelle ne devoit pas fe promettre d'être fecourue par fes or- dres. Il faut mourir , dit-elle gënéreufement , ces affreux monftres qui m'environnent ne font point venus tous feuls icii c'eft la reine qui les y a fait apporter ? la voilà qui veut être fpeâ:atrice de la déplorable fin de ma vie; certainement elle a été jufqu'à cette heure fi malheureufe 5 que je n*ai pas lieu de Faimer, & fi j'en regrette la perte , les dieux , les juftes dieux me font témoins de ce qui me touche €n cQtte occafion*
Après avoir parlé ainfi 5 elle s'avança 5 tous les ferpens & leurs camarades s'éloignoient d'elle 5 à rnefure qu'elle marchoit vers eux ?; elle fortitde cette manière avec autant d'éton- nement qu'elle en caufoit à la reine ; il y a.voit long-temps qu'on appiêtcit ces dangereufes bêtes pour faire périr la bergère par leurs pi- quûres; elle penfoit que fon fils n'en feroit point furpris , qu'il attribueroit fa mort à une caufe naturelle ^ & qu'elle feroit à couvert de fes re-' proches; mais fon projet ayant manqué? elle ' eut recours à un autre expédient.
Il y avôit au bout de la forêt une fée d'un abord inaccefTible ; car elle avoit des éléphans
G ij
ï4? Le Gentilhomme, Sec:
qui couroient fans ceiTe autour de la forêt , 5é qui dévoroient les pauvres voyageurs , leurs chevaux 5 &: jusqu'aux fers dont ils étoient ferres , tant ils avoient bon appétit. La reine ëtoit convenue avec elle, que fi par un ha- fard prefque inouï , quelqu'un de fa part arri- voit jufques à fon palais , elle le chargeroit de quelque chofe de mortel pour lui rapporter.
Elle appela Conftancia , elle lui donna fes ordres , & lui dit de partir : elle avoit entendu parler à toutes fes compagnes du péril qu'il y avoit d'aller dans cette foret ; & même une vieille bergère lui avoit raconté qu'elle s'en étoit tirée heureufement par le fecours d'un petit mouton qu'elle avoit mené avec elle ; car quelque furieux que foient les éléphans , lorf- qu'ils voient un agneau , ils deviennent aufïi doux que lui r cette même bergère lui avoit encore dit 5 qu'ayant été chargée de rapporter une ceinture brûlante à la reine y dans la crainte qu'elle ne la lui fit mettre , elle en avoit entouré des arbres qui en avoient été confumés , & qu'enfuite la ceinture ne lui fit plus le mal que la reine avoit efpéré.
Lorfque la princeffe écoutoit ce conte, elle ne croyoit pas qu'il lui feroit un jour utile ; mais quand la reine lui eut prononcé fes or- dres ( d'un air fi abfolu 5 que l'arrêt en étoit
Le Pigêon et la Colomre. 149
irrévocable) elle pria les dieux de la favori- fer : elle prit Rufon avec elle y & partit pour la forêt përilleufe. La reine fut ravie : nous ne verrons plus y dit-elle au roi 5 l'objet odieux des amours de notre fils ? je l'ai envoyée dans un lieu où mille comme elle ne feroient pas le quart du déjeuner des éléphans. Le roi lui dit qu'elle étoit trop vindicative , &: qu'il ne pouvoit s'empêcher d'avoir regret à la plus belle fille qu'il eût jamais vue : vraiment 5 ré- pliqua-t-elle? je vous confeille de l'aimer^ & de répandre des larmes pour fa mort, comme l'indigne Cônftancio en répand pour fon abfence.
Cependant Conftancia fut à peine dans la forêt ) qu'elle fe vit entourée d'éléphans : ces horribles coloiïes 5 ravis de voir le beau mou- ton qui marchoit plus hardiment que fa maî- treiïej le carefToient auffi doucement avec leurs formidables trompes , qu'une datne au- roit pu le faire avec fa main ; la princeÏÏe avoit tant de peur que les éléphans ne féparaflfent fes intérêts d'avec ceux de Rufon y qu'elle le prit entre fes bras y quoiqu'il fù.t déjà lourd : de quelque côté qu'elle fe tournât 5 elle le leur montroit toujours; ainfi elle s'avançoit diligemment vers le palais de cette inacceflible .vieille,
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iijo Le Gentilhomme^ 6cc;
Elle y parvint avec beaucoup de crainte & de peine : ce lieu lui parut fort négligé 5 la fée qui rhabitoit ne l'étoit pas moins '- elle cachoit un€ partie de fon étonnement , de la voir chez elle y car il y avoit bien long- temps qu'aucunes créatures n'avoient pu y parvenir. Que de- mandez-vous , la belle fille , lui dit-elle 1 la princefie lui fit humblement les recommanda- tions de la reine , &: la pria de fa part de lui envoyer la ceinture d'amitié : elle ne fera pas fefufée 5 dit-elle ^ fans doute c'eft pour vous. Je ne fais point , madame , répliqua - t - elle. Oh I pour moi , je le fais bien : & prenant dans fa caïïette une ceinture de velours bleu , d'où pendoient de longs cordons pour mettre une :bourfe ) des cifeaux & un couteau ; elle lui fit ce beau préfent : tenez, lui dit- elle, cette ceinture vous rendra toute aimable , pourvu que vous la mettiez auilitôt que vous ferez dans la forêt.
Après que Conllancia l'eut remerciée , elle fe chargea de Rufon qui lui étoit plus nécef- iaire que jamais; les éléphans lui firent fête 5 & la laifsèrent paifer malgré leur inclination dévorante : elle n'oublia pas de mettre la cein- ture d'amitié autour d'un arbre ; en même temps il fe prit à brûler , comme s'il eût été dans le plus grand feu du monde j elle, en ôta'
Le Pigeon et la Colombe. 151 îa ceinture 5 &: fut la porter ainli d'arbre en arbre ) Jufqu'à ce qu'elle ne les brûlât plus ; enfuite elle arriva au palais , fort laffe..
Quand la reine la vit 5 elle demeura fi fur- prife 5 qu'elle ne put s'en taire. Vous ètQs une friponne 5 lui dit- elle ; vous n'avez point été chez mon amie la fée? Vous me pardonnerez, madame ^ répondit la belle Conftancia ^ je vous rapporte la ceinture d'amitié que je lui aj demandée de votre part. Ne l'avez-vous pas mife ) ajouta la reine ? Elle eft trop riche pour une pauvre bergère comme moi , répliqua- î-elle : non ^ non , dit la reine 5 je vous la donne pour votre peine , ne manquez-pas de vous en parer. Mais , dites-moi , qu'avez-vous rencontré fur le chemin ? j'ai vu , dit-elle 5 Àqs éléphans li fpiritueîs 5 & qui ont tant d'a- dreffe , qu'il n'y a point de pays où l'on ne prit plaifir à les voir 5 il femble que cette forêt efl: leur royaume , & qu'il y en a entr'eux d.e plus abfolus les uns que les autres. La reine étoit bien chagrine , & ne difoit pas tout ce qu'elle penfoit ; mais elle efpéroit que la cein- ture brûleroit la bergère , fans que rien au monde pût l'en garantir. Si les éléphans t'ont fait grâce ? difoit- elle tout bas , la ceinture me vengera ; tu verras y malheureufe , quel
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amitié j'ai pour toi ^ & le profit que tu rece- vras d'avoir fu plaire à mon fils !
Conûancia s'étoit retirée dans fa petite chambre , où elle pleuroit Fabfence de fon cher prince ; elle n'ofoit lui écrire 5 parce que la reine avoit des efpions en campagne qui ar- rétoient les couriers , & elle avoit pris de cette manière les lettres de fbn fils. Hélas! Conflancio 5 difolt-elle , vous recevrez bientôt de triftes nouvelles de moi 5 vous ne deviez point partir , & m^abandonner aux fureurs de votre mère ; vous m'auriez défendue ) ou vous auriez reçu mes derniers foupirs ; au lieu que ]e fais livrée à Ton pouvoir tyrannique ;> ôc que je me trouve fans aucune confolation.
Elle alla au point du jour dans le jardin tra- vailler à fon ordinaire ; elle y trouva encore miiîe bétes venimeufes , dont fa bague la ga- rantit : elle avoit mis la ceinture de velours bleu ; & quand la reine Fapperçit 5 qui cueil- loit des fleurs auffi tranquillement que fi elle n'avoit eu^qu'un fil autour d'elle , il n'a ja- mais été un dépit égal au fien. Quelle puif- fance s'intérefie pour cette bergère y s'écria- t-elle ? lar fes attraits elle enchante mon fils , 6c par des fimples innocens elle lui rend la fanté; les ferpens^ les afpics rampent à (qs pieds fans la piquer : les éléphans à fa vue de-^
Le Pigeon et la Colombe. 153
viennent obligeans Se gracieux ; la ceinture qui devoit l'avoir brûlée par le pouvoir de féerie , ne fert qu'à la parer : il faut donc que l'aie recours à des remèdes plus certains.
•Elle envoya aullitôt au port le capitaine de fes gardes 5 en qui elle avoit beaucoup de con- fiance , pour voir s'il n'y avoit point de na- vires prêts à partir pour les régions les plus éloignées ; il en trouva un qui devoit mettre à la voile au commencement de la nuit : la reine en eut grande joie > elle fit parler au pa-' tron , on lui propofa d'acheter la plus belle efclave qui fût au monde. Le marchand ravi ie voulut bien : il vint au palais ; & fans que la pauvre Conftancia en sût rien , il la vit dans le jardin ; il demeura furpris des charmes de cette incomparable fille , &: la reine qui favoit tout mettre à profit , parce qu'elle étoit très- avare^ la vendit fort cher.
Conllancia ignoroit les nouveaux déplaifirs qu'on lui préparoit , elle fe retira de bonne heure dans fa petite chambre , pour avoir le plaifîr de rêver fans témoins à Conflancio , & de faire, réponfe à une de fesllettres qu'elle avoit enfin reçue : elle la lifoit , fans pouvoir quitter une leélure fi agréable 5 lorfqu'eîle vit entrer la reine. Cette princefTe avoit une clef qui ouvroit toutes les ferrures du palais : elle
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î54 Le GestilhommE) Bec.
ëtoit fuivie de deux muets & de Ton capitaine des gardes ; les muets lui mirent un mouchoir dans la bouche :> lièrent Tes mains &: Fenlevè- rent. Rufon voulut 1 iiivre fa chère maîtrelTe ^ la reine fe jeta fur lui & l'en empêcha? car elle craignoit que Tes bêlemens ne fuiTent en- tendus; elle vouloit que tout fe pafsât avec beaucoup de fecret & de filence. Ainfi Conf- tancia n'ayant aucun fecours , fut tranfijortëe dans le vaifTeau : comme Ton n'attendoit qu'elle pour partir > il cingla auffitôt en haute mer.
Il faut lui îaiffer faire Ton voyage. Telle ëtoit fa trifte fortune , car la fée Souveraine n avoit pu fléchir le Deftin en fa faveur ; & tout ce qu'elle pouvoitjc'étoit delafuivrepar-tout dans une nuée obfcure où perfonne ne la voyoit. Cependant le prince Conftancio occupé de fa paflion 5 ne gardoit point de mefure avec la princelTe qu'on lui avoit deftinée : bien qu'il fût naturellement le plus poli de tous les hom- mes y il ne laiffoit pas de lui faire mille bruf- queries ; elle s'en plaignoit fouvent àfonpère? qui ne pouvoit s'empêcher d'en quereller foa neveu j ainfi le mariage fe recuîoit-fort. Quand îa reine trouva à propos d'écrire au prince que Conftancia étoit à l'extrémité^ il en ref- fentit une douleur inexprimable j il ne voulut
Le Pigeon et la Colombe. 15*^ plus garder de mefures dans une rencontre où fa vie couroit pour le moins autant de rifque que celle de fa maitreiTe , & il partit comme un éclair.
Quelque diligence qu'il pût faire > il arriva trop tard, La reine , qui avoit prévu fon re- tour 5 fit dire pendant quelques jours que Conilancia étoit malade ; elle mit auprès d'elle des femmes qifi favoient parler & fe taire ^ comme il leur étoit ordonné. Le bruit de fa mort fe répandit enfuite , & l'on enterra une figure de cire 5 difant que c'étoit elle.Lareine^ qui cherchoit tous les moyens poîlibles de convaincre le prince de cette mort , fit fortir Mirtain de prifon , pour qu'il afliflât à fes fu- nérailles ; de forte que le jour de fon enterre- ment ayant été fu de tout le monde , chacun y vint pour regretter cette charmante fille; &C la reine qui compofoit fon vifage comme elle vouloit > feignit de fentir cette perte par rapport au prince.
Il arriva avec toute l'inquiétude qu'on peut fe figurer*, quand il entra dans la ville,, il ne put s'empêcher de demander au premier qu'il trouva 5 des nouvelles de fa chère Conltancia : ceux qui lui répondirent ne la connoifToient point; &: n'étant préparé^ : 'for rien , ils lui -dirent qu'elle étoit morte. A ces funefles
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t^6 Le Gentilhomme, &c.
paroles il ne fut plus le maître de fa douleur; îÎ tomba de cheval fans pouls > fans voix. On s'aiïembîa ; l'on vit que c'ëtoit le prince , chacun s'emprefTa de le fecourir? & on le porta prefque mort au palais.
Le roi relTentit vivement le pitoyable état de fon fils ; la reine s'y ëtoit préparée , elle crut que le temps & la perte de fes tendres efpérances le guériroient ; mais il étoit trop touché pour fe confoler : fon déplaiiir bien loin de diminuer augmentoit à tous momens : il paifa deux jours fans voir ni parler à per- fonne ; il alla enfuite dans la chambre de îa reine y les yeux pleins de larmes ) îa vue éga- rée , le vifage pâle. Il lui dit que c'étoit elle qui avoit fait mourir fa chère Conftancia, mais qu'elle en feroit bientôt punie puifqu'il alloit mourir , & qu'il vouloit aller au lieu où elle étoit enterrée.
La reine ne pouvant l'en détourner ^ prit îe parti de le conduire elle-même dans un bois planté de cyprès , où elle avoit fait élever le tombeau. Quand le prince fe trouva au lieu où fa maitreffe repofoit pour toujours^ il dit des chofes il tendres & fi paiïionnées , que jamais perfonne n'a parlé comme lui. Malgré la dureté de h^^ïvté^ elle fondoit en larmes: Mirîain s'aifligeoit autant que fon maître , &-
Le Pigeon et la Colombe. i<j tous ceux qui Fentendoient partageoient fon dëfefpoir. Enfin tout d'un coup poufle par fa fureur iî tira fon ëpëe , & s'approchant du mar- bre qui couvroit ce beau corps ^ il alloit fe tuer , fi la reine & Mirtain ne lui eufTent arrêté le bras. Non, dit- il 5 rien au monde ne m'em- pêchera de mourir & de rejoindre ma chère princelTe. Le nom de princefle qu'il donnoit à la bergère furprit la reine : elle ne favoit fi fon fils revoit, & elle lui auroit cru Tefprit perdu, s'il n'avoit parlé jufte dans tout ce qu'il difoit.
Elle lui demanda pourquoi il nommoit Conf- tancia princeiTe ; il répliqua qu'elle l'étoit , que Ion royaume s'appeloit le royaume des Dëferts, qu'il n'y avoit point d'autre héritière 5 & qu*il n'en auroit jamais parlé s'il eût eu encore des mefures à garder. Hélas ! mon fils 5 dit la reine, puifque Conftancia efl d'une naiffance conve- nable à la vôtre 5 confolez- vous 5 car elle n eft point morte.
Il faut vous avouer 5 pour adoucir vos dou- leurs , que je l'ai vendue à des marchands , ils l'emmènent efclave. Ah! s'écria le prince j vous me parlez ainfi 5 pour fufpendre le deffein que j'ai formé de mourir; mais ma réfoîution eft fixe , rien ne peut m'en détourner. Il faut 5 ajouta la reine , vous en convaincre par vos
i^S Le Gentilhomme^ &c;
yeux. Auiîitôt elle commanda que l'on déter- rât la figure de cire. Comme il crut en la voyant d'abord que c'ëtoit le corps de fon aimable princeffe , il tomba dans une grande défaillance y dont on eut bien de la peine à le retirer. La reine l'afluroit inutilement que Conftancia n'étoit point morte ; après le mau- vais tour qu'elle lui avoit fait ^ il ne pouvoit la croire : mais Mirtain fut le perfuader de cette vérité; il connoiiïbit l'attachement qu'il avoit pour lui j &: qu'il ne feroit pas capable de lui dire un menfonge.
Il fentit quelque foulagement? parce que de tous les malheurs le plus terrible ceû la mort , & il pouvoit encore fe flatter du plaifir de revoir fa maîtreflfe. Cependant où la chercher ? On ne connoilToit point les marchands qui l'avoient achetée ; ils n'avoient pas dit où ils alloient : c'étoient-là de grandes diflîcultés ; mais il n'en ell guères qu'un véritable amour ne furmonte y il aimoit mieux périr en cou- rant après les raviffeurs de fa maîtreffe ; que de vivre fans elle.
Il fit mille reproches à la reine fur fon impla^ cable dureté; il ajouta qu'elle auroit le temps de fe repentir du mauvais tour qu'elle lui avoit ioiié, qu'il alloit partir 5 réfolu de ne revenir jamais j qu'ainfi , voulant en perdr©
Le Pigeon et la Colomsë. 1^9
une? eîie en perdroit deux. Cette mère affli- gée le jeta au cou de fon fils ? lui mouilla le vifage de Tes larmes, &: le conjura, par la vieillefTe de Ton père & par l'amitié qu'elle avoit pour lui , de ne hs pas abandonner ; que s'il les privoit de la confolation de le voir , il feroit caufe de leur mort ; qu'il étoit leur uni- que efpérance ? s'ils venoient à manquer ; que leurs voifins & leurs ennemis s'empareroient du royaume. Le prince l'écouta froidement & refpeâueufement ; mais il avoit toujours devant les yeux la dureté qu'elle avoit eue pour Conilancia : fans elle , tous les royaumes de la terre ne l'auroient point touché ; de forte qu'il perfîflaavec une fermeté furprenante dans la réfolution de partir le lendemain.
Le roi eiTaya inutilement de~le faire reft^r^ il pafTa la nuit à donner des ordres à Mirtain 5 il lui confia le fidelle mouton pour en avoir foin. Il prit une grande quantité de pierreries y & dit à Mirtain de garder les autres ^ & qu'il feroit le feul qui recevroit de fes nouvelles , à condition de les tenir fecrettes ? parce qu'il vouloit faire refîentir à fa mère toutes les pei- nes de l'inquiétude.
Le jour ne paroiffoit pas encore, lorfque l'impatient Conftancio monta à cheval , fe dévouant à la fortune , ôc la priant de lui être
ï6o Le Gentilho mme^ 6cc.
affez favorable pour Ira faire retrouver fa maî- trefie. Il ne favoit de quel côté tourner fcs pas ; mais comme elle étoit partie dans un vaif- feau 5 il crut qu'il devoit s'embarquer pour la fuivre. Il fe rendit au plus fameux port ; & fans être accompagné d'aucun de {es domefti- ques 5 ni connu de perfonne , il s'informa du lieu le plus éloigné où l'on pou voit aller, ô>C enfuite de toutes les côtes ^ plages &: ports où ils furgiroient ; puis il s'embarqua dans l'efpérance qu'une paffion aufîi pure & auffi forte que la fienne ne feroit pas toujours malheureufe.
Dès que l'on approchoit de terre , il mon^^ toit dans la chaloupe ^ &c venoit parcourir le rivage ^ criant de tous côtés ^ Conflancia ^ belle Conftancia , où êtes - vous ? Je vous cherche & je vous appelle en vain : ferez- vous encore long-temps éloignée de moi ? Ses regrets & fes plaintes étoient perdues dans le vague de l'air ^ il revenoit dans le vaiifeau , le cœur pénétré de douleur , & les yeux pleins de larmes.
Un foir que Ton avolt jeté l'ancre derrière un grand rocher, il vint à fon ordinaire pren- dre terre fur le rivage ; & comme le pays ëtoit inconnu , & la nuit fort obfcure ^ ceux qui l'accompagnoient ne voulurent po'm%
Le Pigeon et la Colombe. i6i
s'avancer ^ clans la crainte de périr en ce lieu. Pour le prince , qui faifoit peu de cas de fa vie 5 il Te mit à marcher 5 tombant & fe rele- vant cent fois ; à la tin il découvrit une grande lueur qui lui parut provenir de quelque feu ; à mefure qu'il s'en approchoit? il entendoit beaucoup de bruit & des marteaux qui don- ïioient des coups terribles. Bien loin d'avoir peur 5 il fe hâta d'arriver à une grande forge ouverte de tous les côtés , où la fournaife étoit û allumée 5 qu'il fembloit que le foleil brilloit au fond ; trente géans , qui n'avoient chacun qu'un œil au milieu du front ^ travailloient en ce lieu à faire des armes.
Conftancïo s'approchi d'eux y &: leur dit : Si vous èti^s capables de pitié parmi le fer &: le feu qui vous environnent , fi par hafard vous avez vu aborder dans ces lieux la belle Conf- tancicb que des marchands emmènent captive^ que Te fâche où je pourrai la trouver , deman- dez-moi tout ce que j'ai au monde 3 je vous le donnerai de tout mon cœur, il eut à peine cefTé fa petite harangue, que le bruit qui avoit cefTé à fon arrivée ^ recommença avec plus de force. Hélas! dit- il, vous n'êtes point touchés de ma douleur , barbares 5 je ne dois rien attendre de vous !
Il voulut auflitôt tourner ks pas ailleurs ^
i6i Le Gentilhomme , &c.
quand il entendit une douce fymphonie quiîe ravit j & regardant vers la fournaife , il vit le plus bel enfant que l'imagination puiiTe jamais fe repréfenter ; il étoit plus brillant que le feu dont il fortit. Lorsqu'il eut confidëré fes char- mes , le bandeau qui couvroit fes yeux , l'arc - & les flèches qu'il portoit , il ne douta point que ce ne fut Cupidon. C'ëtoit lui en effet qui lui cria : arrête 5 Conftancio , tu brûles d'une flamme trop pure pour que je te refufe mon fecours ; je m'appelle l'amour vertueux ; c'efl moi qui t'ai blelTé pour la jeune Conftancià ; 6c c'efi: moi qui la déferids contre le géant qui la perfécute. La fée Souveraine eft mon intime amie ; nous fommes unis enfemble pour te la garder^ mais il faut c{ue j'éprouve ta pailioa avant que de te découvrir où elle efc. Ordonne, amour y ordonne tout ce qu'il te plaira 5 s'écria le prince 5 je n'omettrai rien pour t' obéir. Jette-toi dans ce feU) répliqua l'enfant j, &C fouviens-toi que û tu n'aimes pas uniquement & fidelîement^ tu es perdu. Je n'ai aucun fujet d'avoir peur 5 dit Conflancio 5 auffitôt il fe jeta dans la fournaife , il perdit toute connoiffance , ne fâchant où il étoit y ni ce qu'il étoit lui- même.
Il dormJt trente heures ^ & fe trouva à fon réveil le plus beau pigeon qui fût au monde ^
Le Pigeon et la Colombe. î6j
au lieu d'être dans cette horrible fournaife ^ il étoit couche dans un petit nid de rofes ^ de jafmins &: de chèvrefeuilles. Il fut auffi furpris qu'on peut jamais l'être ^ fes pieds pattus , les différentes couleurs de Tes plumes , & {qs yeux tout de feu l'ëtonnoient beaucoup ; il fe miroit dans, un ruiiTeau , & voulant fe plaindre , il trouva qu'il avoit perdu l'ufage de la parole , quoiqu'il eût confervé celui de fon efprit.
Il envifagea cette métam.orphofe comme le comble de tous les malheurs : ah î perfide amour 5 penfoit-il en lui-même 5 quelle rëcorrh* penfe donnes- tu au plus parfait de tous les amans? Faut- il être léger, traître 6c parjure pour trouver grâce devant toi? J'en ai bien vu de ce caraftère que tu as couronnés ^ pen- dant que tu affliges ceux qui font véritabler ment fidelles : que puis-je m^e promettre 5 con- tinua-t-ilj d'une figure aufîî extraordinaire que la mienne? Me voilà pigeon : encore iî ]e pouvois parler 5 comme parla autrefois l'oi- feau Bleu (dont j'ai toute ma vie aimé le conte ) je volerois iî loin &: fi haut 5 je cher- cherois fous tant de climats différens ma chère maîtrefTe 5 &: je m'en infofmerois à tant de perfonnes, que je la trouverois ; mais je n'ai pas la liberté de prononcer fon nom ; & l'uni- que remède qu'il m'eft permis de tenter , c'eft
j64 Le Gentilhomme, &c.
de me précipiter dans quelque abîme pour y mourir.
Occupe de cette funefte rëfolution , il vola fur une haute montagne d'où il voulut fe jeteir en bas ; mais fes ailes le Soutinrent malgré lui ; il en fut étonné; car n'ayant pas encore été Pigeon , il ignoroit de quel fecours peuvent être des plumes ; il prit la réfolution de fe les arracher toutes, & fans quartier il commença de fe pi j mer.
-Ainfi dépouillé, il alloit tenter une nouvelle cabriole du fommet d'un rocher , quand deux filles fur vinrent. Dès qu'elles virent cet infor- tuné oifeau , Tune fe dit à l'autre : d'où vient cet infortuné Pigeon? Sort-il des ferres aiguës de quelque oifeau de proie, ou delà gueule d'une belette ? J'ignore d'où il vient , répondit la plus jeune 5 mais je fais bien où il ira ; & fe jetant fur la pacifique beftiole , elle ira , con- tinua-t-eîle , tenir compagnie à cinq de fon efpèce , dont je veux faire une tourte pour la fée Souveraine.
Le prince Pigeon l'entendant parler ain/i j bien loin de fuir , s'approcha pour qu'elle lui fit la giâce de le tuer promptement: mais ce qui devoit caufer fa perte le garantit; car ces filles le trouvèrent fi poli & fi familier , qu elles réfolurent de le nourir, La plus belle
Le Pïgeon et la Colombe, idf renferma dans une corbeille couverte où elle mettoit ordinairement fon ouvrage j &: elles continuèrent leur promenade.
Depuis quelques jours, difoit l'une d'elles, il femble que notre maîtrelTe a bien des af- faires y elle monte à tout moment fur fon chameau de feu , & va jour ôc nuit d'un pôle à l'autre fans s'arrêter. Si tu ëtois difcrète, répartit fa compagne, je t'en apprendrois la raifon? car elle a bien voulu me l'apprendre. Va 5 je faurai me taire , s'écria celle qui avoit déjà parlé , afïures - toi de mon fecret. Saches donc , reprit - elle , que fa princefTe Conftancia , qu'elle aime fî fort , eft perfécu- tée d'un géant qui veut l'époufer ; il l'a mife dans une tour ; & pour l'empêcher d'ache^ ver ce mariage , il faut qu'elle faffe des cho- {iùs furprenantes.
Le prince écoutoit leur converfation du fond de fon panier : il avoit cru jufqu'alors que rien ne pouvoit augmenter Ç^s di(graces ; mais il connut avec une extrême douleur qu'il $*étoit bien trompé ; &: Ton peut affez juger par tout ce que j'ai raconté de fa paiTion > &: par les circonftances où il fe tro avoit > d'être devenu pigeonneau dans le temps ou fon fecours étoit li néceifaire à fa princelTe y qu'il reifentit un véritable défefpoir ; fon ima-
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ginatîon ingénieiife à le tourmenter lui repre- fentoit Conftancia clans la fatale tour , affië- gëe par les importunités ) les violences & les emportemens d'un redoutable géant : il ap- préliendoit qu'elle craignît , &: qu'elle ne don- nât les mains à fon mariage. Un moment après ^ il apprëhendoit qu'elle ne craignît pas-, &c qu'elle n'exposât fa vie aux fureurs d'un tel amant. Il feroit difficile de repréfenter l'état où il étoit.
La jeune perfonne qui le portoit dans fa manette , étant de retour avec fa compagne au palais de la fée qu'elles fervoient ^ la trou- vèrent qui- fe promenoit dans une allée fom- bre de fon jardin. Elles fe profternèrent d'a- bord à fes pieds j & lui dirent enfuite : grande reine, voici un Pigeon que nous avons trouvëj il eft doux , il eu familier & s'il a voit des plu- mes , il feroit fort beau ', nous avons réfolu de le nourrir dans notre cham^bre ; mais fi vous l'agréez , il pourra quelquefois vous divertir dans la vôtre. La fée prit la corbeille où il étoit enfermé ^ elle l'en tira ^ & fit des réflexions férieufes fur les grandeurs du monde; car il étoit extraordinaire de voir un prince tel que Conftancio fous la figure d'un pigeon 'prêt à être rôti ou bouilli ; & quoique ce fût elle qui eût jufqu'alors conduit cette mé-
Le Pigeon et la Colombe. 167 tamorphofe , & que rien n'arrivât que par (qs ordres ; cependant 5 comme elle moralifoit vo- lontiers fur tous les ëvénemens ? celui-là là frappa fort. Elle careffa le pigeonneau , & de fa part il n'oublia rien pour s'attirer fon atten- tion y afin qu'elle voulût le foulager dans fa trifle aventure : il lui faifoit la révérence à la pigeonne , en tirant un peu le pied ; il la bé- quetoit d'un air careffant : bien qu'il fût pigeon novice , il en favoit déjà plus que les vieux pères & les vieux ramiers.
La fée Souveraine le porta dans fon cabi-' net 5 en ferma la porte ) &: lui dit ; prince > le trifte état où je te trouve aujourd'hui ne m'empêche pas de te connoître & de t'ai-» mer , à caufe de ma fille Conftancia > qui eft àuffi peu indifférente pour toi que tu l'es pour elle : n'accufes perfonne que moi de ta métamorphofe ; je t'ai fait entrer dans la four- naife pour éprouver la candeur de ton amour : il eft pur , il eft ardent 5 il faut que tu aies tout Thonneur de Faventure. Le Pigeon bailTa trois fois la tête en figne de reconnoiffance ; & il écouta ce que la fée vouloit lui dire.
La reine ta mère , reprit-elle , eut à peine reçu l'argent & les pierreries en échange de la priiiceile 5 qu'elle Fenvoya avec la der- nière violence aux marchands qui Favoient
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achetée ; & fitôt qu'elle fut dans le vaiiîeau ^ ils firent voile aux grandes Indes , où ils étoient bien sûrs de fe dëtaire avec beaucoup de profit du précieux joyau qu'ils emmenoient. Ses pleurs & fes prières ne changèrent point leur réfolution : elle difoit inutilement que le prince Conflançio la rachèteroit de tout ce qu'il polTédoit au monde. Plus elle leur fai- foit valoir ce qu'ils en pouvoient attendre y plus ils fe hâtoient de le fuir , dans la crainte qu'il ne fût averti de fon enlèvement^ ÔC , Qu'il ne vînt leur arracher cette proie.
Enfin après avoir couru la moitié du monde, ils fe trouvèrent battus d'une furieufe tem- pête. La princefTe y accablée de fa douleur & des fatigues de la mer , étoit mourante ; ils appréhendoient de la perdre? &: fe fauvè- rent dans le premier port ; mais comme ils débarquoient 5 ils virent venir un géant d'une ^ grandeur épouvantable; il étoit fuivi de plu- fieurs autres , qui tous enfemble dirent qu'ils vouloient voir ce qu'il y avoit de plus rare dans leur vaiffeau. Le géant étant entré y le premier objet qui frappa fa vue , ce fut la jeune princefTe ; ils fe reconnurent aufîitot l'un & l'autre. Ah ! petite fcélérate , s'écria- t-il , les dieux juftes & pitoyables te ramè- nent donc fous mon pouvoir : te fouvient-il
du
Le Pigeon et la Colombe, idg
du jour que je te trouvai , & que tu cou- pas mon (ac? Je me trompe fi tu me joues le même tour à préfent. En effet 5 il la prit comme un aigle prend un poulet , & malgré fa réfiilance & les prières des marchands , il l'emporta dans fes bras 5 courant de toute fa force jufqu'à fa grande tour.
Cette tour eft fur une haute montagne : les enchanteurs qui font bâtie n'ont riea oublie pour la rendre belle & curieufe. Il n'y a point de porte y l'on y monte par les fenê* très qui font très - hautes ; les murs de dia^ mans brillent comme le foleil , & font d'une dureté à toute épreuve. En effet , ce que l'art &: la nature peuvent raffembkr de plus riche eft au-deffous de ce qu'on y voit. Quand le furieux géant tint la charmante Conftancia ? il lui dit qu'il vouloit l'époufer , & la ren-;» dre la plus heureufe perfonne de l'univers j qu'elle feroit maitreffe de tous fes tréfors > qu'il auroit la bonté de Faimer 5 & qu'il ne doutoit point qu'elle ne fût ravie que fa bonne fortune l'eût conduite vers lui. Elle lui fît connoître par fes larmes & par fes lamenta- tions l'excès de fon défefpoir; & comme je conduifois tout fecrètement , malgré le dei^ tin j qui avoit juré la perte de Conftancia > j'infpirai au géant dçs fçntimens de douceur Tom IF. H
ijo Le Gentilhomme , Stc.
qu'il n'avoit connus de fa vie ; de forte qu'au lieu de fe fâcher , il dit à la princelïe qu'il lui donnoit un an , pendant lequel il ne lui feroit aucunes violences; mais que fi elle ne prenoit pas dans ce temps la réiolution de le fatisfaire ? il Tépouferoit malgré elle , ÔC qu'enfuite il la feroit mourir ; qu ainiî elle pôu- voit voir ce qui l'accommoderoit le mieux. Après cette funefte déclaration 5 il fitrienfer- mer avec elle les plus belles filles du monde pour lui tenir compagnie 5 & la retirer de cette profonde triftefle où elle s'abîmoit. Il j mit des géans aux environs de la tour pour ' empêcher que qui que ce ïvA en approchât : & en effet , fi l'on avoit cette témérité 5 l'on en recevroit bientôt la punition , car ce font des gardes bien redoutables & bien cruels. Enfin la pauvre princefTe ne voyant aucune apparence d'être fecourue ? & qu'il ne refte plus qu'un jour pour achever l'année , fe pré- pare à fe précipiter du haut de la tour dans la mer. Voilà , feigneur Pigeon , l'état où elle efl réduite; le feul remède que j'y trouve j c'efl que vous voliez vers elle 5 tenant dans votre bec une petite bague que voilà ; fitôt qu'elle l'aura mife à fon doigt ^ elle devien- dra colombe , &C YoUs vous fauverez heu-s reufement.
Le Pigeon et la Colombe. 171 Le pigeonneau étoit clans la dernière impa- tience de partir , il ne favoit comment le faire comprendre ; il tirailla la manchette & le ta- blier en falbala de la fëe ^ il s'approcha enfuite des fenêtres 5 011 il donna quelques coups de becs contre les vitres. Tout cela vouloit dire en langage pigeonique : je vous fuppiie 5 ma- dame? de m'envoyer avec votre bague en- chantée pour foulager notre belle princeiTe, Elle entendit fon jargon , ôc répondant à ies défirs ; allez , volez , charmant Pigeon , lui dit - elle , voici la bague qui vous guidera ; prenez grand foin de ne pas la perdre , car il n'y a que vous au monde qui puifliez reti-« rer Conftancia du lieu ou elle ek.
Le prince Pigeon , comme je l'ai déjà dit 3 n avoit point de plumes y il fe les étoit arra- chées dans fon extrême défefpoir. La fée le frotta d'une eiïence me-veilleufe , qui lui en fit revenir de fi belles &: fi extraordinai- res , que les pigeons de Vénus n'étoient pas dignes d'entrer en aucune comparaifon avec lui. Il fut ravi de fe voir remplumé ; & pre- nant l'elTorjil arriva au lever de l'aurore fur le haut de la tour, dont les murs de dia- mans brilloient à un tel point , que le folell a moins de feu dans fon plus grand éclat. II y avoit un fpacieux jardin fur le donjon, au
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ïj% Le Gentilhomme^ &c.^
înilieu duquel s'éievoit un oranger chargé d^ ^eurs & de fruits ; le refte du jardin ëtoit fort curieux ? & le prince Pigeon n'auroit pas été indifférent au pîailir de l'admirer ? s*il n'avoit été occupé de chofes bien plus im- portantes, m Il fe percha fur l'oranger , il tenoit dans " fon bec la bague 5 & rePientoit une terrible inquiétude ? lorfque la princelTe entra : elle avoit une longue robe blanche^ fa tête étoit couverte d'un grand voile noir brodé d'or , il étoit abattu fur fon vifage 5 & traînoit de tous côtés. L'amoureux Pigeon auroit pu dou- ter que c' étoit elle, fi la nobleffe de fa taille ^ fon air majeftueux eufifent pu être dans une autre à un point fi parfait. Elle vint s'af-, ieoir ibus l'oranger 5 & levant fon voile tout- 1 d'un-coup , il en demeura pour quelque temps ëblouï.
Trifles regrets ^ trifles penfées 5 s'écria-t- elle ! vous êtes à préfent inutiles , mon cœur affligé a pafTé un an entier entre la crainte & l'efpéranee ; mais le terme fatal efl arrivé ! c'efl: aujourd'hui; c'eft dans quelques heures qu'il faut que je meure , ou que j'époufe le ■ géant : hélas , efl-il pofîible que la fée Sou^ 1 iveraiae & le prince Conftancio m'aient fi fort abandonnée ! que leur ai- je fait ? Mais à quoi
Le Pigeon et la Colombe. 17^ me fervent ces réflexions ? Ne vaut - il pas mieux exécuter le noble cleiTein que j'ai conçu? Elle fe leva d'un air plein de hardie fie pour fe précipiter : cependant , comme le m.oîndre bruit lui faifoit peur , &: qu'elle entendit le pigeonneau qui s'agitoit ilir l'arbre 5 elle leva les yeux pour voir ce que c'etoit; en même temps il vola fur elle ? &: pofa dans ion fein l'importante petite bague. La princefle furprife des carefles de ce bel oifeau & de fon char- mant plumage 5 ne le fut pas m^oins du pré;- fent qu'il venoit de lui faire. Elle confidéra la bague ^ elle y remarqua quelques caraélères. myftérieux 5 & elle la tenoit encore , lorfque le géant entra dans le jardin , fans qu'elle reût même. entendu venir.
- Quelques-unes des femmes qui Î3. fervoient étoient allé rendre compte à ce terrible amant; du défefpoir de la princelle 5 & qu'elle voii-^ îoit fe tuer , plutôt que de l'époufer. Lorfqu'ib fut qu'elle étoit montée fi m^atin au haut de la tour, il craignit une funefte cataftrophe : fon cœur qui jufqu'alors n'avoit été capable que de barbarie 3 étoit tellement enchanté. àes beaux yeux de cette aimable perfonne , qu'il l'aim^oit avec délicatefle. O dieux 5 que devint-elle quand elle le vit ! elle appréhenda qu'il ne lui ôtât les moyens qu'elle cherchoit ^
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î74 Le Gentilhomme, &c.
de mourir. Le pauvre Pigeon n'étoit pas mé- diocrement effrayé de ce formidable colofie# Dans le trouble où elle étoit y elle mit la tague à fon doigt:? & fm> le- champ, ô mer- veille ! elle fut métamorphofëe en colombe 9 &: s*envola à tire d'ailes Hvec le fidelle pigeon. Jamais furprife n'a égalé celle du géant. Après avoir regardé fa maîtrefle devenue colombe , qui traverfoit le vafte efpace de l'air, il demeura quelque temps immobile y puis il pouÏÏa des cris & fit des hurlemens qui ébranlèrent les montagnes , & ne finirent qu avec fa vie : il la termina au fond de la mer , où il étoit bien plus jufle qu'il fe noyât que la charmante princeffe. Elle s'éloignoit donc très-diligemment avec fon guide ; mais lorfqu'ils eurent fait un aifez long chemin pour ne plus rien craindre , ils s'abattirent doucement dans un bois fort fombre par la quantité d'arbres^ &: fort agréable à caufe de l'herbe verte & des fleurs qui couvroient la terre. Conftancia ignoroit encore que le Pigeon fut fon véritable amant. Il étoit très- afEigé de ne pouvoir parler pour lui en ren- dre compte? quand il fentit une main invi- fible qui lui délioit la langue ; il en eut une feniible joie, ôc dit aufïitôt à la princeffe : Votre cœur ne vous a-t-il pas appris , char-
Le Pigeon et la Colombe. 175 mante Colombe , que vous êtes avec un pigeon qui brûle toujours des mêmes feux que vous alkimez ? Mon cœur fouhaitoit le bon- heur qui m'arrive , repliqua-t-elle ^ mais il n'ofoit s'en flatter : hëlas , qui Tauroit pu ima- giner ! j'ëtois fur le point de périr fous les coups de ma bifarre fortune ; vous êtes venu m'arracher d'entre les bras de la mort^ ou d'un monftre que je redoutois plus qu'elle.
Le prince , ravi d'entendre parler fa Co- lombe , & de la retrouver aufli tendre qu'il la déliroit, lui dit tout ce que la pafïion la plus délicate 6ç la plus vive peut infpirer ; il lui raconta ce qui s'étoit paffé depuis le trifte moment de fon abfence , particulièrement la rencontre furprenante de l'amour Forgeron 6c de la fée dans fon palais : elle eut une grande joie de favoir que fa meilleure amie ëtoit toujours dans {es intérêts. Allons là trouver, mon cher prince j dit- elle à Conf- tancio , ôc la remercier de tout le bien qu'elle nous fait: elle nous rendra notre première figure ; nous retournerons dans votre royaume ou- dans le mien.
Si vous m'aimez autant que je vous aime > répliqua -t- il, je vous ferois une propofoioa où l'amour feul a part. Mais> aimable prin- ççffe , vous m'allez, dire que je fuis un extra-
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^7^ Le'Gentïlhomme^ &c.
vagant. Ne ménagez point la réputation de votre efprit aux dépens de votre cœur ^ re- prit elle 5 parlez fans crainte; je vous enten- drai toujours avec plaifir. Je ferois d'avis > continua- 1- il 3 que nous ne changeaffions point de figure ; vous colombe , & moi pigeon 5 pou- vons brûler des mêmes feux qui ont brûle Conltancio 6^ Conftancia. Je fuis perfuadé qu'étant débarraïïes du foin de nos royau- Mies* n'ayant ni confeil à tenir, ni guerre à faire, ni audiences à donner,, exemplts de îouer fans celle un rôle importun fur le grand théâtre du monde y il nous fera plus aifé de vivre l'un pour l'autre dans cette aimable foli- tude. Ah ! s'écria la Colombe , que votre deilein renferme de grandeur & de délica- teffe ! Quelque jeune que je fois , héias I j'-ai tant éprouvé de difgraces ^ la fortune ? jaloufe de mon innocente beauté:? m'a perfécutée fi ©piniâtrément ^ que je ferai ravie de renon- cer à tous les biens qu'elle donne 5 afin de Tie vivre que pour vous. Oui , mon cher prince j j'y confens : choifilTons un* paysf agréable ^ & pafibns fous cette métam.orphofe nos plus beaux jours ; menons une vie inno- cente , fans ambition & fans défirs , que ceux ^u'un amour vertueux infpire.
Ceft moi qui veux vous guider, s'écria
"Ce ee^can. e*^ CCc- C^Co/tt^uc.
U>/ri.. ^.AJH'^p'. ^u -
Le Pigeon et la Colombe. 177 rAmour en delcendant du plus haut de FO- îympe. Un delTein fi tendre, mérite ma pro- te^lîon; & la mienne aufïi, dit la fée Souve* raine qui parut tout-d'un-coup. Je viens vous chercher pour m'avancer de quelques momens le plaifir de vous voir. Le Pigeon & la Co- lombe eurent autant de joie que de furprife de ce nouvel événement. Nous nous mettons fous votre conduite , dit Conftancia à la fée. Ne nous abandonnez pas, dit Conftancio à l'Amour. Venez, dit-il , à Paphos , l'on y jefpe^le encore ma mère, & l'on y aime toujours les oifeaux qui lui étoient confacrés* Non , répondit la princeffe , nous ne cher- chons point le commerce des hommes : heu- reux qui peut y renoncer 1 il nous faut feu- lement une belle folitude.
La fée auffitôt frappa la terre de fa baguette* L'amour la frappa d'une flèche dorée. Ils virent €n même temps le plus beau défert de la na- ture & le mieux orné de bois^ de fleurs 5 de prairies &; de fontaines. Reftez-y des millions îd'années , s'écria F Amour. Jurez - vous une fidélité éternelle en préfence de cette mer- ;y<eilleufe fée. Je le jure à ma Colombe 5 s'é- jçria rie Pigeon. Je le jure à mon Pigeon, s'é- cria k Colombe, ^^otre mariage , dit la fée 5 ne pouvoit être fait par un dieu plus capable
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17^ Le Gentilhomme
de le rendre heureux. Au refte , je vous pro- mets que jfî vous vous lafTez de cette méta- morphoie , je ne vous abandonnerai point 5 & je vous rendrai votre première figure. Pigeon & Colombe en remercièrent la fée ; mais ils l'aiTurèrent qu'ils ne Fappelleroient point pour cela ; qu'ils avoient trop éprouvé les malheurs de la vie : ils la prièrent feule- ment de leur faire venir Rufon 5 en cas qu*il ne (lit pas mort. Il a changé d'état , dit l'A- mour , c'eft moi qui l'avois condamné à être mouton. Il m'a fait pitié , je l'ai rétabli fur le trône d'où je l'avois arraché. A ces nouvel- les , Conftancia ne fut plus furprife des jolies chofes qu'elle lui avoit vu faire. Elle conjura FAmour de lui apprendre les aventures d'un mouton qui lui avoit été fi cher. Je viendrai vous le dire^ répîiqua-t-il obligeamment. Pour aujourd'hui 5 je fuis attendu &: fouhaité en tant d'endroits > que je ne fais où j'irai le pre- mier. Adieu , continua- t-iî, heureux & tendres époux > vous pouvez vous vanter d'être les plus fages de mon empire.
La fée Souveraine refta quelque temps aveu les nouveaux mariés. Elle ne pouvoit affez louer le mépris qu'ils faifoient des grandeurs de la terre ; mais il eft bien certain qu'ils pré- voient le meilleur parti pour la tranquillité de
Bourgeois. 179
îa vie. Enfin elle les quitta ; l'on a fu par elle ôc par r Amour > que le prince Pigeon &: la princeffe Colombe fe font toujours aimés fidellement.
P'un amour pur nous voyons le deftin : Des troubles renaiflans , un efpoir incertain , De triftes accidens, de fatales traverfes Affligent quelquefois les plus parfaits amans. L'amour , qui nous unit par des nœuds fi charmans , Pour conduire au bonheur , a des routes diverfes : Le ciei , en les troublant , affure nos défirs. Jeunes cœurs , ir eft vrai , des épreuves fi rudes Vous arrachent des pleurs , vous coûtent des foupirs 5 Mais quand l'amour eft pur! peines, inquiétudes , iSont autant de garans des plus charmans plailirs,
- La leâ:ure du conte ëtolt à peine finie ^ quand Virginie & Marthonide fe levèrent , battant des mains & criant vivat y vivat ; voilà un ouvrage parfait. La Dahdinârdière leur dit d'un air compofë & rnodeftê, qu'il ks prioit de l'épargner; qu'il étoit irnpofîible "que cela fût bien , parce que la diligence qu'il avoit faîte pour le commencer étoit prefqum- cVôyabîe. Ce que je' vous dis éil {î vrai , a-joika-f-il, que je n*aî paè eu le temps de îelire:) & que j'y trouve àç.s cho fes toutes différentes de ce que j'y avois voulu mettre»
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<iBo Le Gentilhomme
Par exemple > fur le titre 5 j'aurois gagé qii{\ y avoit Belle Belle , ou le chevalier Fortuné , ôc malgré cela , ce font des moineaux. Dites le Pigeon & la Colombe , reprit le prieur en rinterrompant. La Dandinardière remarqua que fa mémoire Favoit mal fervi ; mais pour payer d'efprit , il s'écria : J'appelle tout ani- mal ea plume un moineau , foit canards^ dindons 5 perdrix, poules & poulets; je ne iaurois me donner la fatigue de les diilinguer.
Vous avez raifon 3 monfieur 5 dit madame de Saiat-Thomas 5 qui étoit fort fatisfaite de fon conte , il ne faut pas qu'un homm.e d'ef- prit comme vous -donne dans des règles vulgaires. Oh 5 madame , continua- t-il 5 je fn'en garde bien 5 je veux m^e difdnguer un peu ; 6c û tout le monde fe mettoit en tête de parler l'un comme l'autre , appeler un chat un chat , un loup un loup y quelle différence y auroit - il donc entre l'habile homme S>C F ignorant ? .
Ahl monfieur? dit Marthonide ? que je me ials de gré y dans le dénouement où l'on eft ici de belles converfadons & de bons modè- les 5 d'avoir déjà penfé ce que yous npus dites !. madame la baronne 5 ma n>ère, peut rendre témoignage 3, qu'étant prefque-,au mjailf lotp je ne youlois pas dire comme tout te
Bourgeois. ifi
monde 5 nourrice , je difpis tetai. Quel char- mant naturel , s'ëcria-t-il ! fi vous étiez à la cour y on vous ëléveroit des fcatues , on vous ëiiseroit des tenioles ! Fi donc, monfieur . dît madame de Saint-Thomas ;, mes filles ne font point des payennes 5 elles ne veulent ni temples 5 ni ftatues. Ne le prenez pas fi fort à la lettre , ma mère 5 dit Virginie , nous accepterions les temples dont il parle. Vrai- ment vous tt^s plaifante 5 mademoifelle? ré- pondit la baronne ^ en fe bourfouflant : vous prétendez 5 ]e crois ,, mç faire des leçons > & m'apprendre ce qu'il faut expliquer à la let- tre. Comme la converfation alloit s'échauf- fer entre la mère & la fille? Marthonide l'interrompit 5 & dit à la Dandinardière qu'elle étoit encore frappée du titre de ce conte de Belle - Belle qu'il croyoit avoir mis au fien. Je ne fais comment cela s'efl pafTé y dit-il ; fans doute les fées s'en mêlent , car afîiirément l'y parlois de Grugeon & de Forte-Echine > (de ..... Vous n'en parliez point , dit le prieur, en l'interrompant 5 de peur que Marthonide ne reconnût fon bien ? & ne le réclamât : c'efl que je voiis ai entretenu de ce conte ^ & vous en avez la mémoire récente. Le petit Bourgeois le crut ^ &: la précieufe Amazone lie pénétra rien.
î?2 Le Gentilhomme
Alain s'étoit déjà débarbouillé ; iltenoit fur fon dos un grand mannequin plein de livres } & entrant tout efîbufflé dans la chambre : ma bonne femme de jnère , dit-il , m'aiîiiroit que les efprits étoient auffi légers que le vent; ii elle vivoit encore , je faurois bien que lui dire ^ car j'en porte fur mes épaules qui font plus lourds que les bras du maudit charretier qui vient pourtant dé m'aflbmmer. Tais-toi y pol- tron ) s'écria notre bourgeois ; j'ai vu avec honte de quelle manière tu t'es battu y & j'ai été fur le point de lui aller aider 5 pour t'ap.- prendre s'il eft écrit en aucun lieu du monde 5 que le valet d'un maître comme moi doive fe laiïïer affommer par un maraud comm.e lui. En effet 5 dit Alain un peu échauffé? j'ai eu tort de me hafarder à recevoir feulement une chiquenaude 5 pour défendre vos intérêts avec trop de ^èle. Il s'agiffoit ,\moniieur , de ce livre que vous aviez fi grande envie de ver^lre aîîx marguilliers de notre paroiffe. Je croyois en bonne confcience qu'il Tavoit volé y je voulois le lui faire rendre. Il eft plus fort que moi; il j'ai fouffertdans cette occaiion , vous en êtes là caufe ; & pour récompenfe 5 vous me querellez. Bien , bien :> je . . . . Tais- toi 5 im.pudent babillard , s'écria la Dandinardïère plus rouge qu'un tifon j fi ces illuilres dames
Bourgeois. iSj
n^etoient pas préfentes 5 je pourroîs te payer une partie de ce que je te dois ; mais tu n'y perdras rien. Monfieur , dit-il , je veux y perdre tout , ou m'en aller , car je ne fuis pas affez Cot pour attendre des coups de bâton -^ j'en ai déjà reçu de votre grâce la moitié plus qu'il ne m'en falloit : pour à prëfent ) je vous protefle que je vais quitter le jufle-au-corps 3 ou il faut que vous me promettiez devant té- moins de me laiiTer en paix.
Le petit boui*geois avoit perdu plus de la moitié de fa patience. Quand il vit qu'Alain profitoit du mauvais état où fa blefTure le ré- dmfoitj pour fe familiarifer avec lui (quoi- qu'il ne l'eût point encore trouvé mauvais ) , il s'emporta beaucoup:? parce qu'il vouloit impofer à madame de Saint-Thomas &c à {qs filles beaucoup de confédération : pour ré- parer l'impertinence de fon valet? il en com- mit une plus grande 5 car il fe jeta de fon lit , & courut après lui. Alain connut tout le péril où il s'étoit expofé ; mais comme il favoit par une longue expérience plufieurs tours pour éviter la grêle des coups de poing , il s'avifa d'en faire un à fon maître y s'arrêtant près de lui. La Dandinardière ) ravi , hauiTa les bras > afin de les faire tomber à plomb fur fa tête ; le valçt ft covila par deffoiiSj ô; notre héros
1S4 Le Gentilhomme
donna du nez en terre avec tant de force > que le turban^ le hauffe-coU & même les gantelets 5 qui ëtpient les feules hardes dont il étoit habillé , roulèrent aux quatre coins de la chambre.
Alaiq n'attendit pas un fécond choc, il s'é- toit évadé pendant qu'on relevoit fon pauvre maître ; &: ii la fcène avoit été moins près de la porte y madame de Saint -Thomas fe feroit fauvée avec fes filles ; mais il auroit fallu mar- cher fur le corps de la Dan dinar dière. Dans cet embarras-, elles n'eurent point d'autre parti à prendre que de fe mettre à la fenêtre. ^ . Lorfque le pétulant petit homme fiit cou^ elle, le vicomite les pria de s'approcher de lui , pour le confoler de fa difgrâce. La ba- ronne avoit bien envie de n'en rien faire : quoi ! difoit-elle? moniieur de Berginville^ croyez- vous que je m'accommode qu'on manque au refpec^ qui m'efl dû? Je veux lui apprendre que dans toute ma race, les femmes ne fe font jamais relâchées là-deffus. Serai - je la ieule qui déroge à cette louable coutume ? Non, non.;? je crèverois plutôt. Elle commen- çoit à s'échauffer. La Dandinardière enten- doit avec- inquiétude fon grommellement ; il pria le prieur de lui faire des excufes de fon indifcrète vivacité; &: celui-ci; aidé des ama^".
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zones ^ s'en acquitta û bien 5 que la baronne lui pardonna ) à condition qu'il pardonneroit au bon Alain. Ce dernier traite de paix ne fut pas inoins difficile à conclure que l'autre. Le .. bourgeois fentoit Ion cœur fort ulcéré contre fon valet ; la culbute cju'il avoit faite lui fein- bloit de dure digeftion. Cependant il aimoit il fort Virginie 5 que pour la revoir près de fon lit y il promit à fa mère la grâce d'Alain.
Le tour qu'il venoit de jouer à fon maître pefoit beaucoup fur fa cônfcience ; il s'étoit allé cacher dans un grenier , & s'étant cou- vert de mille* bottes de foin , il étoit près d'y étouffer 5 quand un valet de fes amis vint lui annoncer la bonne nouvelle de fa réconcilia- tion^ 6^ qu'on le deniandoit ; il hefita quel- ques m omens fur ce qu'il de voit faire ; il eia- voya'prier le baron de S. Thomas de lui con- feiller s'il retourneroit dans la chambre ^ ou s'il s'enfuiroit plus loin. Enfin on lui dit tant qu'il pouvoit revenir , qu'on le vit paroître tout-d'un-coup au pied du lit, d'un airfup- pliant. Sa pofture attendrît la compagnie , & la baronne fouhaita même qu'Alain ne fut point admoneflé. La Dandinardière , qui fé piquoit de faire les chofes de bonne grâce y lui dit qu'elle pouvoit faire les loix 5 avec une en* tière certitude qu'il les fuivroit toujours.
ï86 Le Gentilhomme
Pour appaifer la querelle , dit Virginie , je vous demande quelques momens d'audience ^ afin de vous lire à mon tour un conte que l'on ne trouvera peut-être pas ennuyeux , quoi- qu'il foit fort long. S'il eft de vous , charmante perfonne ? répondit la Dandinardière ^ je fais certain que vous aurez le fuftrage de tous ceux qui font ici. Je ne vous dirai point de qui il eft 5 répliqua- t-elle; mais pour vous ôter de bonne heure la prévention que vous pourriez avoir en ma faveur , je vous déclare qu'il n'eft point de moi. Et de qui peut- il donc être , s'écria le petit Bourgeois 5 en fe donnant un air de capacité ? car je vous avoue , mefdemoifelles j que je n'ai de goût que pour vos ouvrages j &: que j'irois jufqu'à Rome pour en voir. Rien n'eft plus flatteur 5 répondit Virginie , vous dites les chofes de la manière du monde la plus obligeante; mais on doit auffi avouer que les plus beaux termes , hs expreflions les plus nobles , les penfées les plus fines & les mieux nourries s'offrent en foule à votre ef- prit; vous n'êtes jamais embarraflé que fur le choix, &: vous le faites toujours bon. Ha 3 ha ! ma princefTe y vous m'affalîinez , répartit la Dandinardière ; vos coups font pénétrans ; & quoique vous frappiez avec des flèches do- rées, les bleilures n'en font pas moins profon-
Bourgeois. 187
des. Je vous demande quartier, belle Ama- zone, me voilà rendu, je fuis mort ou peu s'en faut ; mais mort d'admiration , mort d'une
plénitude de reconnoifTance. Je fuis
Halte là^ mon ami > dit le. baron en riant 9 vous venez tous deux de débiter de fi grandes gentillelTes y que nous en fommes tous char- tnës; mais la converfation devient trop fé- rieufe. Pour l'égayer , dit le vicomte , je vais propofer un mariage à monfieur de la Dandi- nardière. Je veux? dit-il, en fe rengorgeant avec une mioue propre à faire rire ; je veux une fille belle & jeune , riche & de qualité 5 mais fur-tout qu'elle ait tant d'efprit ^ qu'elle foit l'admiration de notre fiècle & de tous les fiècles à venir ; car je m'ennuirois mortelIeH ment avec une perfonne ordinaire. Apprenez- nous , dit le prieur j ce que vous échangerez contre tant de mérite ? Il me fied mal d'en parler , répliqua- 1- il ; cependant puifque vous m'y forcez , je ne fuis pas fâché de vous dire que fur le fait de la valeur & de la naiffance , je ne le céderois pas à don Japhet d'Arménie. Le férieux du baron l'abandonna en cet en- droit. Voilà une riche comparaifon, dit-il; j'ai toujours remarqué qu'il n'en fait jamais d'autre. Puifque vous êtes content fur ces deux- articles 5 reprit la Dandinardière , vous ne le
îES Le Gentilhomme
feriez vraiment pas moins fur celui de mon bien : je pourrois vous faire voir un revenu très-net &: très-honnête. A l'égard du carac- tère ) de mon efprit &: de ma perfonne , la feule modeftie m'empêche d'en parler. Il eil vrai 5. dit le vicomte, que vous avez beau- coup de bon , mais un feul défaut fullit pour gâter tout cela , c'efî: l'intérêt : il n'eft point féant qu'on trouve au rang de la bravoure , de la qualité ) de toute la délicateffe dans les fentimens &: les manières qu'on peut jamais délirer 5 une fordide pafïion pour les biens de ce monde 5 cela offufque le refle & fâlit l'ima- gination. Oui 5 monsieur , répliqua la Dandi- nardière , d'un ton de voix paffionné? j'en, fuis d'avis j l'on ne fongera jamais au folideo." àc l'on renverfera la marjnite dès le premier. jour. -Voyez ces fages du {lècle? qui favent: compter qu'un & un font deux : ils ne font pas aifez dupes pour fe marier fans avoir reçu de^ grofles fommes. J'en veux faire autant 5 ou mourir en la peine. M. de la Dandinardière , s'écria le baron 5 vous palTerez le relie de vos jours dans le célibat ; c'eft grand dommage > des marmots de votre façon vaudroient leur pefant d'or. Attachez- vous donc à l'amour de la vertu 5 & détachez- vous de celui des ri- i:heiTes. Ho; ho! comme vous en parlez.
B o u R G E o rs. iBg
3ît-il , tout chagrin 9 cela fent (on Gentil- homme de campagne? qui préfère une idée de générofité à TeiTentieL Je le répète encore y fi je ne rencontre une perfonne qui vaille au- tant que moi y & qui me donne à fouper quand je lui aurai donné à dîner, je fais banqueroute
a Tambour.
Une déclaration (1 franche furprit toute la compagnie. La Dandinardière en rioit comme un fou , &: frappoit des mains dans fon lit y faifant des bonds qui étonnoient les deux belles précieufes. Vous vous applaudifTez 5 dit la baronne 5 d'avoir le goût (i fin. Hé, hé î madame , point du tout , dit-il j mais pour peu qu'un galant homme fâche le cours du inonde ) il fe garantit de ces feux follets <jui s'élèvent des vapeurs groffières de la terre. Vous entendez fuffifamment que c^tte com- paraifon ei^ jufte. Ho ! {1 nous l'entendons ^ s'écria Virginie , il faudroit n'avoir point d'ef^ prit. Je n'en ai donc point , répliqua le p&ieur, car je vous protefle qu'il ne me paroît rien de plus embrouillé que votre difcours. C'efI: par malice ou par envie que vous en parlez ainfi „ ajouta Marthonide. Qui ne voit pas que ces feux folle is font les follettes inclinations du cœur , qui s'élèvent dans la moyenne région & la tête , comme les autres font dans celle
Ï90 Le Gentilhomme
de l'air j & que tout cela veut dire que mon- iîeur a raifon ? Oui ^ raifon , reprit Virginie ; mais une raifon fublunaire de la nature des étoiles y tant elle eft brillante.
Le pauvre baron de S. Thomas fuoit d'en- tendre ce pompeux galimarhias où Tes filles -avoient tant de part : il hauffoit les épaules , & regardoit le vicomte &: le prieur avec un Oeil noir, qui leur faifoit allez entendre ce qu'il fouffroit , de voir ces trois perfonnes dans le grand chemin des Petites-Maifons.
Le prieur, qui commençoit auffi à s'ennuyer de tous ces fades difcours , dit au Bourgeois : j*avois deflein à mon tour de vous propofer la plus charmante perfonne du monde ; mais vous êtes trop difficile 5 ôc fî le roi de Siam ne prend foin de vous envoyer la princelTe reine , ou le grand Mogol , quelques-unes de {es filles , nous ne danferons point à votre noce. Toute plaifanterie à part , monfîeur le prieur 5 dit la Dandinardière ? je pourrois pré- tendre aux meilleurs partis de France, fi je faifois valoir ma qualité & ma valeur ; mais je veux bien , malgré toute ma délicatefl^e , entendre vos propofitions 5 & m'humanifer un peu. Je vous affure , dit Virginie y en les interrompant y qu'il ne fera plus parlé de rien 9 jufquâ ce que le conte dont je vous ai fait
Bourgeois. 191
fête? fait lu. Pour ma pénitence d'avoir penfé à autre chofe ? répliqua le prieur , je m'offre de le lire : chacun prit un air d'attention qui le convioit à commencer. Virginie lui donna un rouleau de papier fort griffonné , car c'étoit une dame qui l'àvoit écrit : il com". h/ mença auffitôt.
LA PRINCESSE
BELLE-ETOILE
ET
LE PRINCE CHÉRI, CONTE,
Il étoit une fois une princeffe à laquelle il ne reftoit plus rien de fes grandeurs paffées que ion dais ôc fon cadenat ; l'un étoit de velours j en broderies de perles, & l'autre d'or y enri- chi de diamans. Elle les garda tant qu'elle put; mais l'extrême néceiîité où elle fe trouvoit réduite ^ Tobligeoit de temps en temps à dé- tacher une perle , un diamaijr , une éjneraude p
ïg^ Le Gentilhomme 5 &£. & cela fe vendoit fecrètement pour 110111-11? fon équipage. Elle étoit veuve j chargée de trois filles très-jeunes &: très-aimables. Elle comprit que fi elle les élevoit dans un air de grandeur &: de magnihcence convenable à leur rang:? elles fe relTentiroient davantage dans la fuite de leurs difgrâces. Elle prit donc la réfolution de vendre le peu qui lui reiloit , & de s en aller bien loin avec fes ùrois filles^ s'établir dans quelque maifon de campagne j où elles feroient une dépenfe convenable à leur petite fortune. En paiTant dans une forêt très-dangereufe^elle fut volée, de forte qu'il ne lui refla prefque plus rien. Cette pauvre princeiïe 5 plus chagrine de ce dernier mal- heur que de tous ceux qui Tavoient précédé ^ connut bien qu'il falioit gagner fa vie ou mourir de faim. Elle a voit aimé autrefois la bonne chère , Ôc favoit faire des fauces excel- lentes. Elle n'alloit jamais fans fa petite cui- ûïiQ d'or 5 que l'on venoit voir de bien loin. Ce qu'elle avoit fait pour fe divertir , elle le fît alors pour fubiifter. Elle s'arrêta proche d'une^ grande ville , dans une maifon fort jolie; elle y faifoit des ragoûts merveilleux^ Ton étoit friand dans ce pays- là 5 de forte que tout le monde accouroit chez elle. L'on ne parloit que de la bonne fricalîeufe , à peine
Im
La Princesse Belle-Etoile. 193
lui donnoit-on le temps de refpirer. Cependant fes trois filles devenoient grandes ; & leur beauté n'auroit pas fait moins de bruit que les fauces de la Princeffe, û elle ne les a voit ca- chées dans une chambre 3 d'où elles fortoient très -rarement.
Un jour des plus beaux de l'année y il entra chez elle une petite vieille > qui paroiiToit bien îalTe ; elle s'appuyoit fur un bâton , fon corps étoit tout courbé 5 & fon vifage plein de rides.- Je viens ) dit-elle y afin que vous me fafiiez un bon repas 5 car je Veux , avant que d'aller en l'autre monde , pouvoir m'en vanter en celui-' ci. Elle prit une chaife de paille , fe mit auprès du feu 5 & dit à la princeffe de fe hâter. Comme elle ne pouvoit pas tout faire ^ elle appela ks trois filles : l'aînée avoit nom Pvouf- fette? la féconde Brunette , ; & la dernière Blondine. Elle leur avoit donné ces noms , par rapport à la couleur de leurs cheveux. Elles ëtoient vêtues en payfannes^ avec des corfets & des jupes de différentes couleurs. La ca- dette étoit la plus belle Si la plus douce. Leur mère commanda à Tune d'aller quérir de pe- tits pigeons dans la volière^ à l'autre de tuer des poulets, à l'autre de faire la pâtiiTerie. Enfin 5 en moins d'un moment , elles mirent devant la vieille un couvert très-propre; du Tome IF* I
r94: Le Gentilhom m e , &:c, linge fort blanc ^ de la vaiffelie de terre bien' vernifTée , &: on la fervit à pluiieurs fervices. Le vin étoit bon^ la glace n'y manquoit pas^ les verres rincés à tous momens par les plus belles mains du monde ; tout cela donnoit de l'appëtit à la vieille petite bonne femme. Si elle mangea bien, elle but encore mieux. Elle fe mit en pointe de vin : elle difoit mille choies y où la princelTej qui ne faifoit pas femblantd'y prendre garde 5 trouvoit beaucoup d'efprit.
Le repas finit auiîi gaiment qu'il avoit com- mencé -y la vieille fe leva , elle dit à la Prin- ceiTe : ma grande amie , fi j'avols de l'argent j je vous paierois , mais il y a fi long-temps que je fuis ruinée ; j'avois befoin de vous trouver pour faire fi bonne chère : tout ce que je puis y.ous promettre , c'efi: de vous envoyer de meilleures pratiques que la mienne. La prin- cefTe fe prit à four ire ? & lui dit gracieufe- ment: allez, ma bonne mère 5 ne' vous in- quiétez point , je fuis toujours affez payée quand je fais quelque plaifir : nous avons été ravies de vous fervir , dit Blondine , &: fi vous, vouliez fouper ici 5 nous ferions encore mieux. Oh que l'on efi: heureux, s'écria la vieille, îorfqu'on eft né avec un cœur fi bienfaifant 1 jîiais croyez-vous n'en pas recevoir la récom- penfe ? Soyez certaines , continua- 1- elle , que
La Princesse Belle- Etoile. 195 «que le premier fouhait que vous ferez fans fonger à moi ? fera accompli. En même temps elle difparut ^ & elles n'eurent pas lieu de dou- ter que ce ne fût une fée.
Cette aventure les étonna : elles n'en avoient Jamais vu : elles étoient peureufes j de forte' que pendant cinq ou fix mois elles en parlè- rent ; & fitôt qu'elles dëfiroient quelque chofe , elles penfoient à elle. Rien ne rëuffiffoit, dont elles étoient fortement en colère contre la fée. Mais un jour que le roi alloit à îa chaiTe , il paiîà chez la bonne fricaffêlife , pour voir £ elle étoit auiïi habile qu on difoit ; & comme il approchoit du jardin avec grand bruit , les trois fœurs qui cueillôient des fraifes Fenten- dirent ; ah ! dit RoufTette , ii j'étois afîez heu- reufe pour époufer monfeigneur l'amiral , je ]q me vante que je ferois avec mon fufeaii & ma quenouille tant de fil ? & de ce fil tant de toile 5 qu'il n auroit plus befoin d'en acheter pour les voiles de fes navires. Et moi , dit Bruriette 5 fi la forturte m'étoit afTez favorable pour me faire époufer le frère du roi ? je me vante qu'avec mon aiguille ? je lui ferois tant de dentelles , qu'il en verroit fon palais rem- pli. Et moi 5 ajouta Blondine, je me vante que fi le roi m'époufoit y j'aurois , au bout de oeuf mois p deux beaux garçons ôc une belle
I ii
ïcf6 Le Gentilhomme ? &c.
fille ; que leurs cheveux tomberoient par anneaux ^ répandant de fines pierres , avec une brillante étoile fiar le front ^ &: le cou entouré d'une riche chaîne d'or.
Un des favoris du roi 5 qui s'étoit avancé pour avertir l'hôteiTe de fa Tenue, ayant entendu parler dans le jardin, s'arrêta fans faire aucun bruit , & fut bien furpris de la con- verfation de ces trois belles filles. Il alla promp-, tement la redire au roi pour le réjouir ; il en, rit en effet , & commanda qu'on les fit venir; devant lui.
Elles parurent aufiitôt d'un air &: d'une grâce merveilleufe. Elles faluèrent le roi avec beau- coup de refpeâ: & de modefi:ie; &: lorfquil demanda s'il étoit vrai qu'elles venoienr de s'entretenir des époux qu'elles défiroient , elles rougirent & baifsèrent les yeux : il les preiïa encore davantage de l'avouer ; elles en con- vinrent^ & il s'écria auiîitôt: certainement je ne fais quelle puifiance agit fur moi, mais je ne fortiraipas d'ici que je n'^ie époufé la belle Blondine. Sire 5 dit le frère du roi ^ je vous demande permilîion de me marier avec cette Jolie brunette. Accordez - moi la même grâce? ajouta l'amiral y car la roulTe me plait infiniment.
Le roi, bien aife d'être imité par les plus
La Princesse Belle-Etoile. 197
grands de fon royaume ^ leur dit qu'il approu- voit leur choix 5 & demanda à leur mère ii elle le vouloit bien. Elle répondit que c'ëtoit la plus grande joie qu'elle pût jamais avoir. Le roi l'embraffa , le prince &: l'amiral n'en iirent pas moins.
Quand le roi fut prêt à dîner , on vit def- cendre par la cheminée une table de fept cou- verts d'or :, & tout ce qu'on peut imaginer de plus délicat pour faire un bon repas. Cepen- dant le roi hélîtoit à manger, il craignoitque l'on n'eût accommodé les viandes au fabat ; & cette manière de fervir par la cheminée lui étoit un peu fufpeâ:e.
Le buffet s'arrangea^ l'on ne voyoit que badins &; vafes d'or ? dont le travail furpalToit îa matière. En même temps un effain de mou- ches à miel parut dans. des ruches de cryllaî, & commença la plus charmante muiique qui fe puifle imaginer. Toute la falle étoit pleine de frelons ) de mouches y de guêpes & de moucherons 5 & d'autres befliolinettes de cette efpèce 5 qui fervoient le roi avec une adrefTe furnaturelle. Trois ou quatre mille bibets lui apportoient à boire 5 fans qu'un feul ofât fe noyer dans le vin, ce qui eft d'une modéra- tion & d'une difcipline étonnante. La prin* ceiTe 5c fes filles pénétroient affez que tout ce
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î9§ Le Gentilhomme? Sec; qui fe palToit ne pouvoit s'attribuer qu'à îa petite vieille : elles béniiToient l'heure où elles l'avoient connue.
Après le repas , qui Rit û long que la nuit Sur- prit la compagnie à table , dont fa majefté ne lailTa pas d'avoir un peu de honte y car il fem- bloit que dans cet hymen > Bacchus avoit pris la place de Cupidon > le roi fe leva , 6>c dit : achevons la £ètQ par où elle devoit commen- cer. Il tira fa bague de fon doigt ^ & la mit dans celui de Blondine , le prince & l'amiral l'imitèrent. Les abeilles redoublèrent leurs chants. L'on danfa? l'on fe réjouit; & tous ceux qui avoient fuivifle roi ) vinrent faluer la reine & la princefle. Pour Famirale y on ne lui faifoit pas tant de cérémonies , dont elle fe défefpéroit , car elle étoit rainée de Bru- nette &: de Blondine, &C fe trouvoit moins bien mariée.
Le roi envoya fan grand écuyer apprendre à la reine fa mère ce qui venoit de fe paf- fer , & pour faire venir fes plus magnifiques chariots 5 afin d'emmener la reine Blondine avec fes deux fœurs. La reine mère étoit ta plus cruelle de toutes les femmes > & la plus. em,portée. Quand elle fut que fon fils s'étoit marié fans fa participation, & fur- tout à une fille d'une naiffance fi obfçure; &: que le prince
La Princesse Belle-Etoile. 199 en avoit faiu autant 5 elle entra dans une telle colère , qu'elle effraya toute la cour. Elle demanda au grand écuyer quelle raifon avoit pu engager le roi à un fi indigne mariage ? Il lui dit que c'étoit Fefpérance d'avoir deux garçons &: une fille dans neuf mois 5 qui naî- . troient avec de grands cheveux boucles 5 des étoiles fur la tête , & chacun une chaîne d'or au cou , & que des chofes fi rares Tavoient charme. La reine mère fourit dédaigneufe- ment de la crédulité de fon fils ; elle dit là- deffus bien des chofes ofFenfantes , qui mar--. quoient affez fa fureur.
Les chariots étoient déjà arrivés à la petite maifonnette. Le roi convia fa belle-mère à le fuivre , & lui promit qu'elle feroit regardée avec toute forte de diftin^tion. Mais elle penfa auffitôt que la cour eu une mer toujours agitée. Sire 5 lui dit-elle , j'ai trop d'expérience des chofes du monde pour quitter le repos que je n'ai acquis qu'avec beaucoup de peine. Quoi l répliqua le roi , voulez-vous continuer à tenir hôtellerie ? Non , dit-elle y vous me ferez quelque bien pour vivre. Souffrez au moins , ajouta-t-il, que je vous donne un équipage & des ofîiciers. Je vous en rends grâce , dit- elle 5 quand je fuis feule y je n'ai point d'en- nemis qui me tourmentent j mais fi j'avois des
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loo Le Gentilhomme^ ^c»
domeftiques, je craindrois d'en trouver en eux. Le roi admira refprit & la modération d'une femme quipenfoit &: qui parloit comme un philo fophe.
Pendant qu'il prelToit fa belle-mère de venir avec lui) l'amirale Roufle faifoit cacher au fond de fon chariot tous les beaux baffins & les vafes d'or du buffet ^ voulant en profiter fans rienlailler ; mais la fée qui voyoit tout, bien que perfonne ne la vit, les changea en cruches de terre. Lorfqu'elle fut arrivée , ÔC qu'elle voulut Tes emporter dans fon cabinet 3 elle ne trouva rien qui en valût la peine.
Le roi & la reine embrafsèrent tendrement la fage princefTe , & i'afliirèrent qu'elle pour- roit diipofer à fa volonté de tout ce qu'ils avoient. Ils quittèrent le féjour champêtre , c-C vinrent à la ville , précédés des trompettes > des hautbois , des tymbales & des tambours qui fe faifoient entendre bien loin. Les confî- dens de la reine-mère lui avoient confeillé de cacher fa mauvaife humeur , parce que le roi s'en oîfenferoit , & que cela pourroit avoir des fuites fàcheufes : elle fe contraignit donc , &: ne fit paroitre que de l'amitié à fes deux belles-filles , leur donnant des pierreries &: des louanges indifféremment fur tout ce qu'elles faifoient bien ou mal.
La Princesse Belle-Etoile, loi La reine Blonde &: îa princeffe Brunette étoient étroitement unies ; mais à l'ëgard de Famirale Rouffe, elie les haïiToit mortellement. Voyez, difoit-elle , la bonne fortune de mes deux ibeurs : l'une efi: reine , l'autre princelTe du fang 5 leurs maris les adorent ; & moi , qui fliïs Taînëe ^ qui me trouve cent fois plus belle qu'elles , je n'ai qu'un amiral pour ëpoux , dont je ne fuis point chérie comme je devrois l'être. La jaîoulie qu'elle a voit contre Tes fœurs ) la rangea du parti îde la reine- mère ; <:ar l'on favoit bien que la tendreffe qu'elle témoignoit à {es belles - filles n'étoit qu'une feinte ? & qu'elle trouveroit avec plaifir l'occa- fion de leur faire du mal.
La reine & là princelTe devinrent groffes , ôrpar malheur, une grande guerre étant fur- venue 5 il fallut que le roi partit pour fe mettre à la tête de fon armée. La jeune reine & la piinceile étant obligées de refter fous le pou- voir de la reine-mère , la prièrent de trouver bon qu'elles retournaffent chez leur mère ^ afin de fe confoler avec elle d'une fi cruelle abfence. Le roi n'y put confentir. Il conjura fa femme de refter au palais 5 il l'ailura que fa mère en uferoit bien. En Q({et , il la pria avec la der- nière inftance d'aimer fa belle - fille 5 & d'en . avoir foin, Il ajouta qu'elle ne pouvoit l'obli-
I V
202 Le Gentilhomme > &:c. ger plus fenfibîementj qu'il efpërait lui avoir de beaux enfans > & qu'il en attencloit les nou--' veîles avec beaucoup d'inquiétude. Cette iriéchante reine > ravie de ce que fon fils lui confioit fa femme > lui promît de ne fonger qu'à fa confervation , & ralTura qu'il pouvoit partir avec un entier repos d'efprit. Ainfi il s*en alla dans une fi forte envie de revenir bientôt , qu'il hafardoit {i^s troupes en toutes rencontres ; & (on bonheur faifoit non -feule- ment que fa témérité lui réuffiffoit toujours > mais encore qu'il avancoit fort fes affaireSa' La reine acoucha avant fon retour. La prin- celle fa fœur eut le même jour un. beau gar- çon , elle mourut auffitôt.
L'amirale RouiTe étoit fort occupée des moyens de nuire à la jeune reine. Quand elle lui vit des enfans li jolis , & qu'elle n'en avoit point , fa fureur augm.enta ; elle prit la réfo^ lution de parlçr promptement à la reine mère > car il n'y avoit pas de temps à perdre. Ma- dame , lui dit- elle? je fuis fi touchée de Ihonneur que votre majeflé m'a fait en me donnant quelque part dan«; fes bonnes grâces j^ que je me dépouille volantiers de mes propres, intérêts pour ménager \t^ vôtres; je com- prends tous les déplaifirs dont vous hts acca- blée depuis les indignes mariages du roi &
La Princesse Belle-Etoile. 205
-<du prince. Voilà quatre enfans qui vont étéf- îiifer la faute qinis ont commife : notre pauvre mère qÛ. une pauvre villageoife qui n'avoit pas de pain quand elle s'èft avifée de. devenir fri- cafTeufe ; croyez-moi ^ madame , faifons une fricafTée aulli de tous ces petits marmots , Se les ôtons du monde avant qu'ils vous faiïent rougir. Ah ! ma chère amirale , dit la rème en 1 embrailant , que je t'aime d'être fi équi- table 5 & de partager > comme tu fais , mes juftes dëplaiiîrs ! j'avois déià réfolu d'exécuter ce que tu me propofes , il n'y a que la manière qui m'embarralTe. Que cela ne vousfaiTe point de peine ^ reprit la Roufle y ma doguine vient de faire deux chiens & une chienne ; ils ont chacun une étoile fur le front , avec une îP.arque autour du cou , qui /ait une efpèce de chaîne. Il faut faire accroire à la reine qu'elle efl accouchée d_e toutes ces petites bêtes , &C prendre les deux fils , la fille & le fils de la princefTe 5 que l'on fera mourir.
Ton defiein me plaît infiniment , s'écria- t-elle :5 j'ai déjà donné des ordres là-defiiis à Feintife^ fa dame d'honneur, de forte qu'il faut avoir hs petits chiens. Les voilà j dit Famirale , je les ai apportés. Auffitôt elle ouvrit une grande bourfe qu elle avoit tou- jours à fon côté ;, elle en tira trois dogiiines
ao4 Le Gentilhomme :, &c,'
hétes y que là reine 6c elle emmaillottèrent comme les enfans de la reine aiiroient dû être , & tous ornés de dentelles & de langes brochés d'or. Elles les arrangèrent dans une corbeille couverte , puis cette méchante reine y fui vie de la roufTe 5 fe rendit auprès de la reine. Je viens vous remercier 3 lui dit- elle y àes beaux héritiers que vous donnez à mon fAs y voilà dçs têtes bien faites pour porter une couronne. Je ne m'étonne pas fi vous promettiez à votre mari deux fils & une fille avec des étoiles flir le fronts de longs che- veux , & des chaînes d'or au cou. Tenez ^ nourrifTez-Ies > car il n*y a point de femme qui veuille donner à téter à des chiens,
La pauvre reine 5 qui étoit accablée du mal qu'elle avoit foulîert y penfa mourir de dou- leur quand elle apperçut ces trois chiennes de hètes^ & qu'elle vit cette efpèce de dogui- nerie qui faifoit flir fon lit un bruit défefpéré : elle fe mit à pleurer amèrement y puis joignant fes mains : hélas! madame, dit-elle, n'ajou- ^ tez point des reproches à mon afï^idlion^ elle ne peut aifurément être plus grande. Si les dieux avoient permis ma mort avant que J'euiTe reçu lalFront de me voir mère de ces petits monftres :> je me ferois eflimée trop heu- reufe ; hélas i que ferai- je ? Le roi va me
La Princesse Belle-Etoile, iô$
haïr autant qu'il m'a aimée. Les foupirs &c les fanglots ëtoufFèrent fa voix , elle n'eut plus de force pour parler ; & la reine-mère , con- tinuant à lui dire des injures , eut le plailir de palTer ainfî trois heures au chevet de ion lit.
Elle s'en alla enfuite ; &: fa fœur , qui fei- gnoit de partager fes déplaifirs^ lui dit qu'elle n'étoit pas la première à qui femblable malheur étoit arrivé ; qu'on voyoit bien que c'étoit là un tour de cette vieille fée qui leur avoit pro- mis tant de merveilles; mais que comme iî feroit peut -être dangereux pour elle de voir le roi, elle lui confeilîoit de s'en aller chez leur pauvre mère avec fes trois enfans de chien, La reine ne lui répondit que par {es larmes. Il falloir avoir le cœur bien dur, pour n'être pas touché de l'état où elles la rédui* foient ! elle donna à téter à ces vilains chiens j croyant en être la mère.
La reine commanda à Feintife de prendre les enfans de fe, reine avec le fils de la prin- cefTe y de les étrangler &: de les enterrer fî bien, qu'on n'en sût jamais rien. Comme elle étoit fur le point d'exécuter cet ordre 5 & qu'elle tenoit déjà le cordeau fatal , elle jeta les yeux fur eux 5 & les trouva fi merveilleu- fement beaux , & vit qu'ils marqubient tant de chofes extraordinaires par les étoiles qui bril-
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204 Le Gentilhômivie ;, &c.' bêtes y que là reine &c elle emmaillottèrertt comme les enfans de la reine auroient dû être , &t tous ornés de dentelles & de langes brochés d'or. Elles les arrangèrent dans une corbeille couverte , puis cette méchante reine y fuivie de la rouiTe ? fe rendit auprès de la reine. Je viens vous remercier ) lui dit-elle > des beaux héritiers que vous donnez à mori fils ) voilà des têtes bien faites pour porter une couronne. Je ne mx'étonne pas û vous promettiez à votre mari deux iils & une fille avec des étoiles flir le fronts de longs che- veux , & des chaînes d'or au cou. Tenez ^ nourriïïez-les ^ car il n*y a. point de femme qui veuille donner à téter à des chiens.
La pauvre reine 5 qui étoit accablée du mal qu'elle avoit fouffert 5 penfa mourir de dou- leur quand elle apperçut ces trois chiennes de bêtes, & qu'elle vit cette efpèce de dogui- nerie qui faifoit far fon lit un bruit défefpéré : elle fe mit à pleurer amèrement 5 puis joignant fes mains : hélas! madame, dit-elle, n'ajou- ^ tez point des reproches à mon affli^lion 5 elle ne peut apurement être plus grande. Si les dieux avoient permis ma mort avant que j'euffe reçu TafFront de me voir mère de ces petits monftres ^ je me feroîs eflimée trop heu- reufe ; hélas I que ferai- je ? Le roi va me
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haïr autant qu'il m'a aimée. Les foupirs &: les fanglots étouffèrent fa voix , elle n'eut plus de force pour parler ; & la reine-mère , con- tinuant à lui dire des injures , eut le plaiiir de paiTer ainfi trois heures au chevet de (on lit.
Elle s'en alla enfuite ; &: la fœur , qui fei- gnoit de partager fes dépîaiiirs^ lui dit qu'elle n'étoit pas la première à qui femblable malheur étoit arrivé ; qu'on voyoit bien que c'étoit là un tour de cette vieille fée qui leur avoit pro- mis tant de merveilles ; mais que comme iî feroit peut -être dangereux pour elle de voir le roi, elle lui confeilloit de s'en aller chez leuT pauvre mère avec fes trois enfans de chien. La reine ne lui répondit que par {es larmes. Il falloit avoir le cœur bien dur ^ pour n'être pas touché de l'état où elles la rédui- foient! elle donna à téter à ces vilains chiens ^ croyant en être la mère.
La reine commanda à Feintife de prendre les enfans de îà reine avec le fils de la prin- cefTe^ de les étrangler &: de les enterrer fî bien, qu'on n'en sût jamais rien. Comme elle étoit fur le point d'exécuter cet ordre 5 & qu'elle tenoit déjà le cordeau fatal, elle jeta les yeux fur eux ^ oc les trouva fi merveilleu- fement beaux , & vit qu'ils marqubient tant de chofes extraordinaires par les étoiles qui bril-
%o6 Le Gentilhomme, &c.
loient à leur front 3 qu elle n'ofa porter fes criminelles mains lùr un fang fi augu/le.
Elle fit amener une chaloupe au bord de la mer, elle y mit les quatre enfans dans un même berceau & quelques chaînes de pier- reries, afin que û la fortune les conduifoit entre les mains d'une perfonne affez charitable pour les vouloir nourrir , elle en trouvât aufli- tot fa récompenfe.
La chaloupe poufTée par un grand vent s'é- loigna fi vite du rivage 5 que Feintife la perdit de vue ; mais en même temps les vagues s'en- fièrent ? & le ibleil fe cacha 5 les nues fe fon- dirent en eau , mille . éclats de tonnerre fai- foient retentir tous les environs. Elle ne douta point que la petite barque ne fut fubmergée ; & elle refTentit de la joie de ce que ces pau- vres innôcens étoient péris :, car elle auroit toujours appréhendé quelqu'événement ex- tÈraordinaire eri leur faveur.
Le roi , fans ceiTe occupé de fa chère époufe & de l'état où il Tavoit laifiée y ayant une trêve pour peu de temps 5 revint en pofîe : il arriva douze heures après qu'elle fut accou- chée. Quand la reine -mère le fut, elle alla au - devant de lui avec un air compofé de douleur j elle le tint long - temps ferré,.entre fes bras; lui mouillant le vifage de larmes ^ il
La Princesse Belle-Etoile. 207 fembloit que fa douleur l'empécholt de par- ler. Le roi 5 tout tremblant , n'ofoit deman- der ce qui étoit arrivé , car il ne doutoit pas que ce ne fuiTent de fort grands malheurs. Enfin elle fit un effort pour lui raconter ique fa femme étoit accouchée de trois chiens : aufiitôt Feintife les préfenta ^ & l'amiraîe toute en 'pleurs fe jetant aux pieds du roi > le fupplia de ne point faire, mourir la reine y êc de fe contenter de la renvoyer chez fa mère ) qu'elle y étoit déjà réfolue^ & qu'elle recevroit ce traitement comme une grande grâce.
■ Le roi étoit fi éperdu :> qu'il pouvoit à peine refpirer : il regardoit les doguins , & remar- quoit avec furprife cette étoile qu'ils avoient au milieu du front, &: la couleur différente qui faifoit le tour de leur cou. Il fe lailTa tomber fur un fauteuil , roulant dans fon efprit miiile penfées , & ne pouvant prendre ime réfolution fixe; mais la reine mière le prefTa fi fort 5 qu'il prononça l'exil de l'in- nocente reine. Auiiitôt on la mit 'dans une litière avec Çqs trois chiens ; & fans avoir aucuns égards pour elle ^ on la conduifit chefe fa mère , où elle arriva prefque morte.
Les dieux avoient regardé d'un œil de pitié la barque où les trois princes étoierit
io8 Le Gentilhomme v&c*
avec la princefTe. La fée qui les protëgeoit fit tomber 5 au lieu de pîuie , du lait dans leurs petites bouches ; ils ne foufFrirent point de cet orage épouvantable qui s'étoit élevé fi promptement. Enfin ils voguèrent fept jours .& fept nuits ; ils étoient en pleine mer aufli tranquiiks que Tur un canal , lorfqu'ils furent rencontrés par un vaiiTeau corfaire. Le capi- taine ayant été frappé ) quoique d'aflez loin , du brillant éclat des étoiles qu'ils avoient fur le front ^ aborda la chaloupe 5 perfuadé qu'elle étoit pleine de pierreries. Il y en trouva en effet ; & ce qui le toucha davantage y ce fut la beauté des quatre merveilleux enfans. Le défir de les conferver l'engagea à retourner chez lui pour les- donner à fa femme qui nen avoit point, & qui en fouha.toit depuis long- temps.
Elle s'inquiéta fort de le voir revenir fi T^romptement , car il alloit faire un voyage de long cours ; mais elle fut tranfportée de joie quand il remit entre fcs mains un tréfor (i confidérable j ils admirèrent enfemble la merveille des étoiles , la chaîne d'or qui ne pouvoit s'ôter de leur cou, & leurs longs cheveux. Ce fut bien autre chofe lorfque cette femme les peigna 5 car il en tomboit à tous momens des perles; des rubis ; des dia-
La Princesse Belle-Etoile. 209
.mans , des ëmeraudes de différentes grandeur & toutes parfaites : elle en parla à fbn mari y qui ne s'en étonna pas moins qu elle.
Je fuis bien las 5 lui dit - il , du métier de corfaire ; fi les cheveux de ces petits enfans continuent à nous donner des tréfors 5 je ne veux plus courir les mers ^ &: mon bien fera aufîi confidérable que celui de nos plus grands capitaines. La femme du corfaire ^ qui fe nom- moit Corfine ^ fut ravie de la réfolution de fon mari 5 elle en aim.a davantage ces quatre enfans ; elle nomma la princefTe , Belle-Etoile ; fon frère aîné , Petit- Soleil 5 le fécond 5 Heu- reux ,, & le fils aîné de la prinçelTe , Chéri, îl étoit fi fort au-deflus des deux autres pour fa beauté 5 qu'encore qu'il n'eût ni étoile, ni chaîne , Corfine Taimoit plus que \qs autres. Comime elle ne pouvoit les élever fans le
: fe cours de quelque nourrice 5 elle pria fon mari 5 qui aim oit beaucoup la chaiTe , de lui attraper des faons tout petits; il en trouva le moyen 5 car la foret où ils dem.euroient étoit fort fpacieufe. Corfine les ayant, elle les expofa du côté du vent ; les biches , qui les fentirentj accoururent pour leur donner à tetter. Corfine les cacha, & màt à la place les enfans 5 qui s'accommodèrent à merveille du lait de biche. Tous les jours deux fois
210 Le Gentilhomme, &:c. elles venoient quatre de compagnie jufqiies chez Corfine , chercher les princes &: la prin- ceffe , qu'elles prenoient pour les faons.
C'eft ainii que fe paffa la tendre jeuneiTe âes princes : le Corfaire &: fa femme les aimoient û pafïionnëment , qu'ils leur don- noient tous leurs foins. Cet homme avoit été bien élevé : c'étoit moins par inclination que par bizarrerie de la fortune 5 qu'il étoit de- venu Corfaire. Il avoit époufé Corfine chez une princeiTe où fon efprit s'étoit heureufe- ment cultivé ; elle favoit vivre :> &: quoiqu'elle fe trouvât dans une efpèce de défert , où ils ne fubfiîloient que des larcins qu'il faifoit dans fes courfes , elle n'avoit point encore oublié l'ufage du monde ; ils avoient la der- nière joie de n'être plus en obligation de s'expofer à tous les périls attachés au métier de corfaire , ils de venoient affez riches fans cela. De trois en trois jours 5 il tomboit , comme je l'ai déjà dit , des cheveux de la princefTe & de fes frères y des pierreries con- iidérables 5 que Corfine alloit vendre à la ville la plus proche 5 Se elle en rapportoît mille gentilleiTes pour fes quatre marmots.
Quand ils furent fortis de la première en-^ fance y le Corfaire s'appliqua férieufement à cultiver le beau naturel dont le ciel les avoit
La Princesse Belle-Etoile, ni doués; & comme il. ne doutoit point qu'il n'y eût de grands myftères cachés dans leur naiilance & dans la rencontre q.u il en âvoit faite , il voulut reconnoître par leur éduca- tion ce présent des dieux ; de forte qu'après avoir rendu fa maifon plus logeable ? il attira chez lui des perfonnes de mérite , qui leur ap- prirent diverfes (cicnces avec une facilité qui furprenoit tous ces grands maîtres.
Le Corfaire &: fa femme n'avoient jamais dit l'aventure des quatre enfans. Ils paflbient pour être les leurs , quoiqu'ils marquaient j par toutes leurs aélions, qu'ils fortoient d'un fang plus illuilre. Ils étoient très-unis entr'eux; il s'y trouvoit du naturel & de la poîitefîe ? mais le prince Chéri avoit pour la princelTe Belle-Etoile des fentimeiis plus empreiïes & plus vifs que les deux autres ; dès qu'elle fou- Eaitoit quelque chofe 5 il tentoit jufqu'à l'im- poffible pour la fatisfaire ; il ne la quittoit prefque jamais; lorfqu'elle alloit à la chaiTe > il Facconipagnoît ; quand elle n'y aliort point, il trouvoit toujours d^s excufes pour fe dé- fendre de fortir. Petit- Soleil & Heureux qui étoient fes frères , lui parloient avec moins de tendreiTe & de refpe6l. Elle remiarqua cette diflërence 5 elle en tint compte à Chéri ? Sc elle l'aima plus que les autres.
212 Le GeNTILHO MME , S^c.
A mefiire qu'ils avançoienî en âge 5 leur mutuelle tendrefie angmentoit ; ils n'en eu- rent a'abord qve du plaiiir. Mon tendre frcie? lui difoit Belle -Etoile , fi mes défirs iliffii'oie.ît pour vous rendre heureux, vous feriez un des plus grands rois de la terre. Hëlas! ma fœur^ rëpliquoit-iî 5 ne m'enviez pas le bonheur que je goûte auprès de vous; je préiererois de pafTer une heure où vous êtes 5 à toute Télé- vation que vous me fouhaitez. Quand elle diioit la même chofe à fes frères y ils répon- doient naturellement qu'ils en feroient ravis ; .ôc pour les éprouver davantage 5 elle ajou- toit : oui 5 je voudrois que vous rem^plilTiez le premier trône du mionde? dufTé-ie ne vous voir jamais. Ils difoient auffitôt ; V^ous avez raifon , ma fœur? l'un vaudrait bien mieux .que l'aitrc. Vous confentiriez donc , répli- quoit ell. 5 à ne me plus voir ? Sans doute , difoient - ils 5 il nous fjfïiroit d'apprendre quelquefois de vos nouvelles.
LorfquVile fe trouvoit feule 5 elle exami- , noit ces difFërentes manières d'aimicr , 6>i elle fentoit fon cœur difpofé tout comme les leurs : car encore que Petit - Soleil & Heureux lui fulTent chers y elle ne fouhaitoit point de ref- ter avec eux toute fa vie ; & à l'égard de Chéri , elle fondoit en larmes - luand elle.
La Princesse Belle-!Itoile. 215
penfoit que leur père Tenverroit peut - étrei écumer les mers y ou qu'il le mèneroit à l'ar- mëe. C'eft ainli que 1 amour ^ mafquë du nom rpecieux d'un excellent naturel s'étAlzlif- foit dans ces jeunes cœurs. Mais à quatorze ans Belle- Etoile commença de fe reprocher rinjuftice qu'elle croyoit faire à {qs frères , cie ne les pas aimer également. Elle s'imagina que les foins & les careffes de Chéri en étoient la caufe. Elle lui défendit de cher- cher davantage les moyens de fe faire aimer. Vous ne les avez qye trop trouvés , lui difoit- elle agréablement 5 &: vous êtes parvenu à me faire mettre une grande diiférence entre vous & eux. Quelle joie ne reflentoit-il pas lorfqu'elle lui parloit ainfî ! bien loin de dimi- nuer fon emprefiement ^ elle l'augmentoit:: il lui faifoit chaque jour une galanterie nouvelle. ^ Ils ignoroient encore jufqu'où aîloit leur tendra e? & ils n'en connoiffoient point l'ef- pèce , lorfqu'un jour on apporta à Belle-Etoile plufieurs livres nouveaux : elle prit le premier qui tomba fous fa main ; c'étoit l'hiftoire de. deux jeunes amans 5 dont la paffion avoit commencé fe croyant frère & fœur? enfuite ils avoient été reconnus par leurs proches > &: ap^è^ des ptines infinies ils s'étoient épou- fes. Comme Chéri lifoit parfaitement bien ,
2'i4^ Le Gentilhomme? fe.
qu'il entendoit tout finement , & qu'il fe faî- foit entendre de même ^ elle le pria de lire auprès d'elle pendant qu'elle achèveroit un ouvrage de laflis qu'elle avoit envie de finir. Il lut cette aventure 5 & ce ne fut pas fans une grande inquiétude qu'il y vit une pein- ture naïve de tous fes fentimens. Belle-Etoile n'ëtoit pas moins furprife ; il fembloit que î'auteur avoit lu tout ce qui fe pafToit dans {on ame. Plus Chéri lifoit? plus il étoit tou-« ché : plus la princeile l'écoutoit , plus elle étoit attendrie ; quelque efFort qu'elle pût faire 5 {es yeux fe remplirent de larmes y &c fon vifage en étoit couvert. Chéri fe faifoit de fon côté une violence inutile; il pâliffoit, il changeoit de couleur & de ton de voix : ils foufFroient Fun .& l'autre tout ce que l'on peut fouffrir. Ah 5 ma fœur 5 s'écf ia-t-ii en la regardant triftement , &: laiflant tomber fon livre ! ah , ma fœur , qu'Kippolyte fut heureux de n'être pas le frère de Julie ! Nous n'aurons pas une femiblabîe fatisfaclion 5 répondit- elle : hélas > nous eft - elle moins due ! En achevant cqs mots , elle connut qu'elle en avoit trop clit j elle demeura interdite | & û quelqtie chofe put confolèr le prince , ce fut l'état où il la vit. Depuis ce moment ils tombèrent l'un &: l'autre dans une profonde triileiTe^ fans s'ex-*
La Princesse Belle-Etoile. 21$:
pliquer davantage : ils pénétroient une partie de ce qui fe paiToit dans leurs âmes ; ils s'é- tudièrent pour cacher à tout le monde un fecret qu'ils auroient voulu ignorer eux-mê- mes ) & duquel ils ne s'entretenoient point* Cependant il efl û naturel de fe flatter , que la princeffe ne laifToit pas de compter pour beaucoup que Chéri feul n'eût point d'étoile ni de chaîne au cou 5 car pour les longs che- veux & le don de répandre des pierreries quand on les peignoit 5 il Ta voit comme fes coulins.
Les trois princes étant allés un jour à la chaile, Belle-Etoile s'enferma dans un petit cai-inet , qu'elle aimoit parce qu'il étoit fom- bre ) & qu elle y revoit avec plus de liberté, qu'ailleurs; elle ne faiibit aucun bruit. Ce cabinet n'étoit iéparé delà chambre de Cor- fine que par une cloifon > & cette femme la croyoit à la promenade: elle l'entendit qui difoit au corfaire^ voilà Belle-Etoile en âge d'être mariée : fi nous favions qui elle efl , nous tâcherions de l'établir d'une manière convenable à fon. rang ; ou fi nous pouvions croire que ceux qui paffent pour fes frères n# le font pas , nous lui en donnerions un ^ car que peut - elle jamais trouver d'auffi parfait qu'eux ?
^l6 Le Gentilhomme, Sec.
Lorfque je les rencontrai , dit le Corfaire ,' je ne vis rien qui pût m'inftruire de leur naif- fance • les pierreries qui étoient attachées fur leur berceau 5 faifoient connoitre que ces eri- fans appartenoient à des perfonnes riches : ce qu'il y auroit de fingulier 5 c'eft qu'ils fufïent tous jumeaux ; car ils paroiffoient de même âge ) Si il n'eft pas ordinaire qu'on en ait quatre. Je foupçonne auffi y dit Corfine ) que Chéri neû pas leur frère , il n'a ni étoile ni chaîne au cou : il eft vrai , répliqua Ton mari ; mais les diamans tombent de fes cheveuX' comme de ceux des autres , &: après toutes les richeiTes que nous avons amaiTées par le moyen de ces chers enfans , il ne me refle plus rien à fouhaiter que de découvrir leur origine. Il faut laiiTer agir les dieux ^ dit Corfine 3 ils nous les ont donnés ? & fans doute quand il en fera temps ils développeront ce qui nous efl caché.
Belle - Etoile écoutoit attentivement cette converfation. L'on ne peut exprimer la joie qu'elle eut de pouvoir efpérer qu'elle fortoit d'un fang illuftre; car encore qu'elle n'eût' jamais manqué de refpe6l pour ceux dont elle croyoit tenir le jour> elle n'avoit pas laiffé de relTentir de la peine d'être fille d'un Corfaire. Mais ce qui fiattoit davantage fon
imagination ^
La Princesse Belle-Etoile J 117
imagination , c'ëtoit de penfer que Chéri n'ë- toit peut - être point fon frère : elle brûloit d'impatience de l'entretenir j & de leur dire à tous une aventure fî extraordinaire.
Elle monta fur un cheval ifabelle 5 dont les crins noirs ëtoient rattachés avec des bou- cles de diamans y car elle n'avoit qu'à fe peigner une feule fois pour en garnir tout un équipage de chafîe ; fa houfle de velours vert étoit chamarrée de diamans & brodée de rubis : elle monta promptement à cheval^ 6c fut dans la forêt chercher fes frères. Le bruit des cors OC des chiens lui fit allez en- tendre où ils ëtoient : elle les joignit au bout d'un moment. A fa vue^ Chéri fe détacha êc vint au - devant d'elle plus vite que les autres. Quelle agréable furprife y lui cria-t-il , Belle-Etoile ] vous venez enfin à la chaffe 9 vous que l'on ne peut diftraire pour un mo- ment des plaifirs que vous donnent la mufi- que &: les fciences que vous apprenez ?
J'ai tant de chofes à vous dire , rëpliqua- t-elle 9 que voulant être en particulier y je iiiis venue vous chercher. Hélas ! ma fœur j dit-ilenfoupirant yque me voulez-vous aujour- d'hui? Il femble qu'il y a long-temps que vous ne me voulez plus rien. Elle rougit , puis baiffant les yeux, elle demeura fur fon che- Tomc IF^ K
2i8 Le Gentilhomme, Sec.
val,trifte & rêveufe ^ fans lui répondre. Enfîiî fes deux frères arrivèrent: elle fe réveilla à leur vue comme d'un profond fommeil y & fauta à terre marchant la première ; ils la fui- virent tous ; & quand elle fut au milieu d'une petite peloufe ombragée d'arbres , mettons- nous ici 5 leur dit-elle ) ôc apprenez ce qi^ je viens d'entendre.
Elle leur raconta exr-ftement la converfa- tion du Corfaire avec fa femme, & comme quoi ils n'étoient point leurs enfans. Il ne fe peut rien ajouter à la furprilè des trois prin- ces: ils agitèrent entr'eux ce qu'ils dévoient faire. L'un vouloit partir fans rien dire; l'au- tre ne vouloit point partir du tout ^ & Tau- tre vouloit partir & le dire. Lé premier fou- tenoit que c'étoit le moyen le plus sûr , parce que le gain qu'ils faifoient en les peignant les obligeroit de les retenir ; l'autre répondoit qu'il auroit été bon de les quitter fi l'on avoit fu un lieu fixe où aller , & de quelle condi- tion l'on étoit , mais que le titre d'errans dans le monde n'étoit pas agréable : le dernier ajoutoit qu'il y auroit de l'ingratitude de les; abandonner fans leur agrément; qu'il y auroit de la ftupidïté de vouloir refter davantage a\^ec eux au milieu d'une foret , où ils ne pourroient apprendre qui ils étoient , ôc que
La Princesse Belle-Etoîlê* 219 îe meilleur parti c'étoit de leur parler , &: de les faire confentir à leur éloignement. Ils goû- tèrent tous cet avis. Aufîitôt ils montèrent à cheval pour venir trouver le Corfaire 6c Corfine.
Le coeur de^ Chéri ëtoit Hatté par tout ce que refpérance peut offrir de plus agréable pour confoler un amant afHigé ; fon amour lui faifoit deviner une partie des chofes futu- res ; il ne fe croyoit plus le frère de Belle- Etoile: fa paiîion contrainte prenant un peu TelTor , lui permettoit mille tendres idées qui le charmoient. Ils joignirent le Corfaire &: Coriine avec un vifage mêlé de joie àc d'in-r quiétude. Nous ne venons pas , dit Petit- Soleil ( car il portoit la parole ) pour vous dénier l'amitié , la reconnoiffance ôc le ref- peél que nous vous devons ; bien que nous foyons informés de la manière que vous nous trouvâtes fur la mer 9 &c que vous n'êtes ni notre père ni notre mère j la pitié avec la- quelle vous nous avez fauves , la noble édu* cation que vous nous avez donnée ^ tant de foins &: de bontés que vous avez eus pour nous , font des engagemens fi indifpenfables , que rien au monde he peut nous affranchir de votre dépendance. Nous venons donc vous renouveller nos iincères remereiemens ; vous
, Kij
210 Le Gentilhomme? Sec/ fupplier de nous raconter un événement fï rare 5 & de nous confeiller , afin que nous conduifant par vos fages avis ) nous n'ayons rien à nous reprocher.
Le Corfaire &: Corfine fiirent bien furpris qu'une chofe qu'ils avoient cachée avec tant de foin y eût été découverte. On vous a trop bien informés y dirent-ils ? & nous ne pou- vons vous celer que vous n'êtes point en effet nos enfans y & que la fortune feule vous a fait tomber entre nos mains. Nous n'avons aucune lumière fur votre naiffance ; mais les pierreries qui étoient dans votre berceau peu- vent marquer que vos parens font ou grands feigneurs ou fort riches : au refte > que pou- vons-nous vous confeiller? (i vous conful- tez l'amitié que nous avons pour vous , fans doute vous reflétez avec nous 5 & vous con- folerez notre vieilleffe par votre aimable com- pagnie; fi le château que nous avons bâti en ces lieux ne vous plaît pas y ou que le féjour de cette folitude vous chagrine , nous irons où vous voudrez , pourvu que ce ne (bit point à la cour ; une longue expérience nous en a dégoûtés y & vous en dégoûteroit peut-être , fi vous étiez informés des agita- tions continuelles y des feintes , de Tenvie ^ des inégalités > àQs véritables maux & des
La Princesse Belle-Etoile, m fexix biens que l'on y trouve : nous vous en dirions davantage y mais vous croiriez que nos confeils font intëreiïes ; ils le font auffi j mes enfans : nous délirons de vous arrêter dans cette paifible retraite, quoique vous foyez maîtres de la quitter quand vous le voudrez : ne laiffez pourtant pas de confidérer que vous êtes au port , & que vous allez fur une mer CJrageufe ; que les peines y furpaifent prefque toujours les plaifirs; que le cours de la vie eft limite ; qu'on la quitte fou vent au milieu de fa carrière ; que les grandeurs du monde font de faux brillans dont on fe laifTe éblouir par une fatalité étrange , &: que le plus folide de tous les biens j c*eft de favoir fe borner , Jouir de fa tranquillité , & fe rendre fage.
Le Corfaire n auroit pas fini iitôt {qs remon- trances 5 s'il n*eut été interrompu par le prince .Heureux. Mon cher père, lui dit - ih nous avons trop d'envie de découvrir quelque chofe de notre naiffance , pour nous enfevelir au fond d'un défert: la morale que vous éta- bliffez eft excellente , & je voudrois que nous fufîions capables de la fuivre ) mais je ne . fais quelle fatalité nous appelle ailleurs ; per- mettez que nous remplirons lé cours de notre deftinée , nous reviendrons vous revoir & vous rendre compte de toutes nosaven-
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iii Le Gentilhomme 5 ^^ tures. A ces mots le Corfaire &c fa femme fe prirent à pleurer. Les princes s'attendrirent forts particulièrement Belle- Etoile , qui avoit un naturel adinirable ^ & qui n'auroit jam.ais penfé à quitter le défert^ ii die avoit été sûre que Chéri fût toujours refté avec elle.
Cette rëfolution étant prife ) ils ne fongè- rent plus qu'à faire leur équipage pour s'em- barquer ; car ayant été trouvés fur la mer y ils avoient quelque efpérance qu'ils y rece- vroient des lumières de ce qu'ils vouloient favoir. Ils firent entrer dans leur petit vaif* feau \m cheval pour chacun d'eux ^ & après s'être neisnés iufqu'à s'en écorcher pour laif^ fer plus de pierreries à Coriine, ils la priè- rent de leur donner en échange les chaînes de diamans qui étoient dans leur berceau. Elle alla les quérir dans fon cabinet 5 où elle les avoit foigneufement gardées , &: elle les attacha toutes fur l'habit de Belle - Etoile qu'elle embraffoit fans ceiTe ) lui mouillant le vifage de fes larmes.
\ Jamais féparation n'a été fi trifte : le Cor- faire & fa femme en pensèrent mourir: leur douleur ne provenoit point d'une fource inté- reffée ; car ils avoient amaiTé tant de tréfors , qu'ils n'en fouhaitoient plus. Petit - Soleil 5 Heureux^ Chéri & Belle- Etoile momèrent
La Princesse Belle-Etoilé. 113
dans îe vaifTeau. Le Corfaire i'avoit fait faire très - bon & très - magnifique : le mât ëtoit d'ébène & de cèdre ; les cordages de foie Verte mêlée d'or ; les voiles de drap d'or &c vert , & les peintures excellentes. Quand il commença à voguer? Cléopâtre avec fon Antoine? & même toute la chiourmé de Venus , auroit baiffé le pavillon devant l'ui. La princeïïe étoit alîife fous un riche pavil- lon , vers la poupe? fes deux frères & fon coufin fe tenoient près d'elle ? plus brillans que les aflres , & leurs étoiles jetoient de longs rayons de lumière qui éblouifToient. Ils réfolurent d aller ay îîîê!^? endroit où le Cor- faire les avoit trouvés? & en effet ils s'y ren- dirent. Ils fe préparèrent à faire là un grand iacrifice aux dieux & aux fées , pour obtenir leur protedion , & qu'ils fuffent conduits dans le lieu de leur naifTance. On prit une tour- terelle pour l'immoler ; la princefTe pitoya- ble la trouva fi belle , qu elle lui fauva la vie ; & pour la garantir de pareil accident, elle la laifTa aller. Pars , lui dit-elle ? petit oifeau de Vénus ; & fî j'ai quelque jour befoin de toi ? n'oublies pas le bien que je te fais.
La tourterelle s'envola : le facrifice étant fini , ils commencèrent un concert fi charmant , qu'il fembioiî que toute la nature gardoit un
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214 Le GENTILHOiMMETj Sec.
profond filence pour les écouter : les flots de la mer ne s'ëlevoient point : le vent ne fouf- ûoit pas : Zëphyre feul agitoit les cheveux de Ja prîrKreffe ^ & mettoit fon voile un peu eft dëfordre» Dans le moment il fortit de l'eau une Syrène qui chantoit ii bien y que la prin- cefîe &: its frères l'admirèrent. Après avoir dit quelques airs , elle fe tourna vers eux , & leur cria : Ctjffe^ de. vcus inquiéter ; laijffe'i aller votre vaijfeau ; defcende\ où il sarrê^ ter'a^ & que tous ceux qui s^ aiment continuent de s'aimer.
Belle» Etoile & Chéri repentirent une joie extraordinaire de ce que la Syrène venoit de dire. Ils ne dovîtèrent point que ce ne fut pour eux ; & fe faifant un iigne d'intelligence > leurs cœurs fe parlèrent fans que Petit-Soleil &: Heureux s'en apperçuffent. Le navire vo- guoit au gré des vents & de Tonde ; leur na- vigation n'eut rien d'extraordinaire ; le temps étoit toujours beau 5 & la mer toujours calme. Ils ne laifsèrept pas de refter trois mois entiers dans leur voyage ^ pendant lefquels l'amou- reux prince Chéri s'entretenoit fouvent avec la princefle. Que j'ai de flatteufes efpérancesy lui dit-il un jour , charmante Etoile ! je ne fuis point votre frère ; ce cœur qui reconnoit votre pouvoir , & qui n'en recomioitr a jamais
La Princesse Belle-Etoile. 22$
d'autre? neft pas né, pour les crimes : c'en feroit un de vous aimer comme je fais , fi vous étiez ma fœur; mais la charitable Syrène qui nous eft venu co^féiller 5 m'a confirmé ce que j'avois là-deiTus dans l'efprit. Ah! mon frère 5 repliqua-t-elle > ne vous fiez point trop à une chofe qui eft encore û obfcure que nous ne pouvons la pénétrer! quelle feroit notre deftinée yû nous irritions les dieux par des fen- timens qui pourroient leur déplaire ? la Syrène s'eft fi peu expliquée) qu*il faut avoir bien envie de deviner pour nous appliquer ce qu'elle a dit. Vous vous en défendez > cruelle > dit le prince affligé , bien m-oins par le refpeél que vous avez pour les dieux , que par aver- fion pour moi. Belle - Etoile ne lui répliqua rien; & levant les yeux au ciel? elle pouffa un profond foupir? qu'il ne put s'empêcher d'expliquer en fa faveur.
Ils étoient dans la faifon où les jours font longs &: brûlans : vers le foir la princeffe & fes frères montèrent fur le tillac pour voir coucher le foleil dans le fein de l'onde ; elle s'afîit , les princes fe placèrent auprès d'elle ; ils prirent des inftruraens & commencèrent, leur agréable concert. Cependant le vaifTeau^ pouffé par un vent frais fembloit voguer plus légèrement, &c fe hâtoit de doubler un petit
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2i6 Le Gentilhomme, &c.
promontoire qui cachoit une partie de la plus belle ville du monde; mais tout d'un coup elle fe découvrit , fon afpeâ: étonna notre ai- mable jeuneffe ; tous les palais en étoient de marbre » les couvertures dorées , & le refte des maifons de porcelaines fort fines ; plu- sieurs arbres toujours verts mêîoient Fémail de leurs feuilles aux diverfes couleurs du mar- bre 5 de Tor &: des porcelaines ; de forte qu'ils fouhaitoient que leur vaiffeau entrât dans le port ; mais ils doutoient d'y pouvoir trouver place , tant il y en avoit d'autres dont les mâts fembloient coinpofer une forêt flottante, : Leurs defirs furent accomplis 5 ils abordè- rent, & le rivage en un moment fe trouva couvert du peuple , qui avoit apperqu la magni- ficence du navire ; celui que les Argonautes avoient conftruit pour la conquête de la toi- fon ne brilloit pas tant; les étoiles & là beauté des merveilleux enfans raviiïbient ceux qui les voyoient ; l'on courut dire au roi cette nouvelle : comme il ne pouvoit la croire^ & que la grande terraffe du palais donnoit juf- ^^u'au bord de la mer ) il s'y rendit prompte- ment ; il vit que les princes Petit - Soleil & Chéri f tenant la princeffe entre leurs bras y la portèrent à terre 5 qu'enfuite l'on fit fortir leurs chevaux ; dont les riche? hamois répons
La Princesse Belle-Etoile. iij dolent bien à tout le refte. Petit Soleil en montoit un plus noir que du geai ; celui d'Heu- reux étoit gris; Chëri avoit le fien blanc comme neige , & la princefie fon Ifabelle. Le roi les admiroit tous quatre fur leurs chevaux qui marchoient fi fièrement , qu'ils écartoient tous ceux qui vouloient s'approcher.
Les princes ayant entendu que l'on difiDÎt voilà le roi 5 levèrent les yeux , &: Tayant vu d'un air plein de majeflë , auffitôt ils lui firent une profonde révérence , & pafsèrent doucement 5 tenant les yeux attachés fur lui. De fon côté, iî les regardoit , & n'étoit pas moins charmé de l'incomparable beauté de la princeffe 5 que de là bonne mine des jeunes princes. Il commanda à fon écuyer de leur aller offrir fa protection , & toutes les chofes dont ils pourroient avoir befoin dans un pays où ils étoient apparemment étrangers. Ils re- çurent l'honneur que le roi leur faifoit avec beaucoup de refpeifl 8c de reconnoiffance y & lui dirent qu*ils n'avoient befoin que d'une maifon où ils puffént être en particulier ; qu'ils feroient bien-aifes qu'elle fût à une ou deux lieues de la ville, parce qu'ils aimoient fort îa promenade. Sur-le-champ le premier écuyer leur en fit donner une des plus magnifiques ,
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2.i8 Le GentilhoMxMë, &c.
où ils logèrent commodément av^c tout leur train.
Le roi avoit l'efprit fi rempli des quatre en- fans qu'il vénoit de voir y que fur-le-champ il alla dans la chambre de la reine fa mère lui <lire la merveille des étoiles qui brilloient fur leurs fronts j & tout ce qu'il avoit admiré en eux. Elle en fiit toute interdite ; elle lui de- manda fans aucune affe£lation quel âge ils pouvoient avoir ; il répondit quinze ou feize ans ; elle ne témoigna point fon inquiétude, mais elle craignoit terriblement que Feintife ne Feût trahie. Cependant le roi fe promènoit à grands pas , & difoit : qu'un père eft heu- reux d'avoir des fils û parfaits & une fille û belle ! Pour moi , infortuné fouverain , je fuis père de trois chiens; voilà d'illuflres fuccef- feurs 5 & ma couronne eu bien affermie I
La reine mère écoutoit ces paroles avec une inquiétude mortelle. Les étoiles brillantes.^ & l'âge à-peu- près de ces étrangers ^ av oient tant de rapport à celui des princes & de leur fœur, qu'elle eut de grands foupçons d'avoir été trompée par Feintife , & qu'au lieu de tuer îes eiifans du roi y elle ne les eût fauves. Coït me elle fe poffédoit beaucoup _? elle ne témoigna rien de ce qui fe pafToit dans fon amei elle ne Voulut pas même envoyer ce
La Princesse Belle-Etoile. 119
joiir-là s'informer de bien des chofes qu'elle avoir envie de favoir ; mais le lendemain elle commanda à fon fecretaire d'y aller 5 & que fous prétexte de donner 6&s ordres dans la maifon pour leur commodité , il examinât tout ) ôc s'ils avoient des étoiles fiir le front.
Le fecretaire partit aiïez matin ; il arriva comme la princefTe fe mettoit à fa toilette : en ce temps là l'on n'achetoit point fon teint chez les marchands ; qui étoit blanche reftoit blanche 5 qui étoit noire ne devenoit point blanche; de forte qu'il la vit décoiffée. On la peignoit; {qs cheveux blonds > plus fins que des filets d'or , defcendoient par boucles juf- qu'à terre ; il y avoit pluiîeurs cbrbeilles au-" tour d'elle , afin que les pierreries qui tom- boient de (es cheveux ne flifTent pas perdues ^ fon étoile fur le front jettoit des feux qu'on avoit peine à foutenir j & la chaîne d'or de fon cou n'étoit pas moins extraordinaire que les précieux diamans qui rouloient du haut de fa tète. Le fecretaire avoit bien de la peine à croire ce qu'il voyoit ; mais la princefTe ayant choifi la plus groffe p^rle y elle le pria de la garder pour fe fouvenir d'elle -, ceû la même que les rois d'Efpagne efliment tant fous le nqm de Peregrlnay qui veut dire Pèlerine y parce qu'elle vient d'une voyageufe.^
ajo Le Gentilhomme^ &:c.
Le (ecretaire confus d'une û grande libéra- lité ) prit congé d'elle 5 & falua les trois prin- ces , avec lefquels il demeura long-temps pour être informé d'une partie de ce qu'il défiroit favoir. Il retourna en rendre compte à la reine mère , qui fe confirma dans les foupçons qu'elle avoit déjà. Il lui dit que Chéri n'a<^oit point d'étoile 5 mais qu'il tomboit des pierre- ries de fes cheveux comme de ceux de Tes frères 5 & qu'à fon gré c'étoit le mieux fait ; qu'ils venoient de fort loin ; que leur père &C leur mère ne leur avoient donné qu'un certain temps ) afin de voir les pays étrangers. Cet article déroutoit un peu la reine > 6c elle fe figuroit quelquefois que ce n'étoit point les en- fans du roi.
Elle flottoit ainfi entre la crainte & l'efpé- rance> quand le roi, qui aimoit fort la chafTe^ alla du côté de leur maifon ; le grand écuyer, qui l'accompagnoit, lui dit en pafTant que c'é- toit-là qu'il avoit logé Belle-Etoile ^ {qs frères par fon ordre. La reine m'a confeiîlé, re- partit le roi 5 de ne les pas voir ; elle appré- hende qu'ils viennent de quelque pays infeété de la pefte 5 & qu'ils n'en apportent le mau- vais air. Cette jeune étrangère 5 repartit le premier écuyer^ efl en effet très-dàngefeufe ; mais , lire , je craindrois plus ks yeux que Iç
La Princesse Belle-Etoile. 131
mauvais air. En vérité , dit le roi ) je le crois comme vous 5 & pouffant aufîitôt Ton che- val ? il entendit des inflrumens & des voix ; il s'arrêta proche d'un grand fallon 5 dont les fenêtres étoient ouvertes ; & après avoir admiré la douceur de cette fymphonie , il s'avança.
Le bruit des chevaux obligea les princes à regarder; dès qu'ils virent le roi ? ils le faluè- rent refpecftueufement , &: fe hâtèrent de fortir y l'abordant avec un vifage gai & tant de marques de foumiiîion qu'ils eml^rafifoient fes genoux ; la princeiïe lui baifoit les mains comme s'ils l'eulTent reconnu pour être leur père. Il les carefTa fort*, & fentoit fon cœur fi ému qu'il n'en pouvoit deviner la caiife. Il leur dit qu'ils ne manquaient pas de venir au palais 5 qu'il vouloit les entretenir &: les pré- fenter à fa mère. Ils le remercièrent de l'hon- neur qu'il leur faifoit ^ & lui dirent qu'auffitôt que leurs habits & leurs équipages feroient achevés j ils ne manqueroient pas de lui faire leur cour.
Le roi les quitta pour achever la chaffe qui étoit commencée ; il leur en envoya obligeam- ment la moitié } & porta l'autre à la reine fa mère. Quoi! lui dit- elle, eft-il pofîibfe que vous ayez fait une fi petite chafle } vous tuez
2^2; Le Gentilhomme 5 &c.
ordinairement trois fois plus de gibier. Il efl: vrai y répartit le roi , mais j'en ai régalé les beaux étrangers ; je fens pour eux une inclina- tion fi parfaite 5 que j'en fuis furpris moi- même, & fi vous aviez moins peur de l'air contagieux , jeJes aurois déjà fait venir loger dans le palais. La reine mère fe fâcha beau- coup : elle l'accufoit de manquer d'égards pour elle ;, & lui fit des reproches de s'expofer û légèrement.
Dès qu'il l'eut quittée , elle envoya dire à Feintifè de lui venir parler ; elle s'enferma avec elle dans fon cabinet ^ & la prit d'une main par les cheveux 5 lui portant un poignard fur la gorge ; malheureufe^ dit elle, je ne fais quel reûe de bonté m'empêche de te facrifier à mon jufîe reffentiment : tu m'as trahie ; tu n'as point tué les quatre enfans que j'avois remis entre tes mains pour en être défaite; avoue au moins ton crime, &: peut-être que jeté le pardonnerai. Feintifè 5 demi-morte de peur 3 fe jeta à {qs pieds , & lui dit comme la chofe s'étoit pafTée ; qu'elle croyoit impofîi- bie que les enfans raflent encore^en vie , parce qu'il s'étoit élevé une tempête fi effroyable, qu elle avoit penfé être accablée de la grêle ; mais qu'enfin elle lui demandoit du temps ^ &c qu'elle trouveroit le moyen de la défaire d'eux
La Princesse Belle-Etoilê, i^^
l'un après l'autre y fans que perfonne au monde pût l'en foupçonner,
La reine^ qui ne vouloit que leur mort) s'ap- paifa un peu ; elle lui dit de n'y perdre pas un moment; & en effet la vieille Feintife ^ ^ui fe voyoit en grand péril , ne négligea rien de ce qui dépendoit d'elle : elle épia le temps que les trois princes étoient à la chaiTe ^ & portant fous fon bras une guitare , elle alla s'afleoir vis-à-vis des (çnètres de la princeffe^ où elle chanta ces paroles ;
La beauté peut totit fnrmônter , Heureux qui fait en profiter î
La beauté s' efface , L'âge de glace Vient en ternir toutes les fleurs f
Qu'on a de douleurs
Qiiand on repaffe Les attraits que l'on a perdus!
On fe défefpère ,
Et l'on prend pour plaire Des foins fuperflus. Jeunes cœurs, laiflez-vous charmer. Dans le bel âge l'on doit aimer.
La beauté s'efface , L'âge de glace Vient en ternir toutes les fleurs.
Qii'on a de douleurs
Quand on repaife Les attraits que l'on a perdus î
On fe défefpère ,
2-34 Le Gentilhomme^ &:c.
Et l'on prend pour plaire Des foins fuperfliis.
Belle-Etoile trouva ces paroles afTez plai- fantes ; elle s'avança fur un balcon pour voir celle qui les chantoJt ; auffitôt qu'elle parut , Feintife^ qui s'étoit habillée fort proprement » lui fit une grande révérence ; la princeffe la falua à fon tour; & comme elle étoit gaie, elle lui demanda iî les paroles qu'elle venoit il 'entendre avoient été faites pour elie. Oui , charmante perfonne , répliqua Feintife ^ elles font pour moi; mais afin qu'elles ne foient ja- mais pour vous , je viens vous donner un avis dont vous ne devez pas manquer de profiter. Et quel efl-iU dit Belle -Etoile? Dès que vous m'aurez permis de monter dans votre chambre , ajouta-t-elle 5 vous le iàurez. Vous y pouvez venir ^ répartit la princeiTe ; aulîï- tôt la vieille fe préfenta avec un certain air de cour que l'on ne perd point quand on Ta une fois.
Ma belle fille 3 dit Feintife^ fans perdre un moment y ( car elle craignoit qu'on ne vînt l'interrompre ) le ciel vous a faite toute aima- ble; vous êtes douée d'une étoile brillante fur votre front , & Ton raconte bien d'autres merveilles de vous ; mais il vous manque en- core une cbofe qui vous eft effentieliement
La Princesse Belle-Etoile. 235
nëcefTaire ; fi vous ne l'avez , je vous plains. Et que me manque- 1- il? répliqua- t-elle ? L'eau qui danfe, ajouta notre maligne vieille : fî j'en avois eu 5 vous ne verriez pas un cheveu blanc fur ma tête y pas une ride fur mon front; j'aurois les plus belles dents du monde ^ avec un air enfantin qui charmeroit : hélas 1 j'ai fu ce fecret trop tard ^ mes attraits étoient déjà effacés ; profitez de mes malheurs , ma chère enfant, ce fera une confolation pour moi, car je me fens pour vous des mouvemens dé tendrefîe extraordinaires. Mais où prendrai-je cette eau qui danfe , repartit Belle-Etoile ? Elle eft dans la forêt liimineufe - dit Feintifc t vous avez trois frères , efl-ce que l'un d'eux ne vous aimera pas affez pour l'aller quérir ? vraiment ils ne feroient guères tendres ; enfin il n'y va pas de moins que d'être belle cent ans après votre mort. Mes frères me chérif- fent , dit la princefTe ^ il y en a un entr'autres qui ne me refufera rien. Certainement fi cette eau fait tout ce que vous dites 5 je vous don- nerai une récompenfe proportionnée à fon mérite. La perfide vieille fe retira en dili- gence ) ravie d'avoir fi bien réuffi ; elle dit à Belle-Etoile qu'elle feroit foigneufe de la venir voir. Comme la .voix du prieur s*enrouoit un
2.3^ Le GENTILHOMMEr &C.
peu , le baron prit le cahier j & lui dit : le Vous interromps poiîr lire à mon tour , car il me fembîe que vous n'en ferez point fâché. Volontiers ? répliqua- 1- il y ces dames auront plus de plalfîr à vous entendre que moi. C'eft cç qui n'eft pas encore décidé , dit la baronne > & vous quittez dans un endroit où notre cu- riofîté prend de nouvelles forces. Vous êtes trop obligeante , madame , répondit la Dan- dinardière 5 }e n'aurois jamais cru qu'un petit ouvrage qui eft dans îa dernière négligence ^ & qui manque des chofes les plus néceffaires pour le faire valoir , eût été fi favorablement reçu. Je vous afTure , s^écria Virginie > qu il attire toute mon attention ; je veux me ren- dre inféparable de Belle- Etoile. Et moi du prince Chéri , ajouta Marthonide j l'incertitude de fa naiffance me met dans un état fi vio- lent, que je partage toutes (qs inquiétudes. Hé I point du tout , Finis coronat opus. Ho , fainte Barbe , dit la baronne toute fâchée > que dites-vous là ? Je vous prie de croire que nous avons àts oreilles auffi délicates que les fem- mes de la cour j & que de telles paroles nous conviennent mal. La Dandinardière , incer- tain de ce qu'il venoit de dire , car il ne le favoit prefque pas lui-même , penfa que .ma- dame de Saint-Thomas Tentendoit bien mieux
La PpvIncesse Belle-Etoile. 237
^le lui , de forte qiul lui fit mille excufes de fon enjouement, avouant qu'il n'avoit pas cm qu'elle entendît fi bien le latin. Ho ! mon-» (îeur j dit-elle , les femmes font à préfent aulîi favantës que les hommes ; elles étudient , & font capables de tout : c'efl trop de dommage qu'elles ne puifîent être dans les charges 5 un parlement compofé de femmes feroit la plus j-olie chofe du monde 5 & pourroit-il rien de plus agréable qu'une fentence de mort pro- noncée par une belle bouche bien incarnate & bien riante ? Cela eft vrai? dit la Dandinar- dière ( qui vouloit effacer la mémoire de fon malheureux Finis coronat opus^ cela eft vrai, encore un coup , je ne me foucierois pas d'être perdu 5 fi une femme aulfi aimable que ma- dame m'avoit condamné. Vous êtes trop ga- lant j dit -elle; mais achevons la leflure du conte? en vérité? il vaut mieux que tout ce que nous pouvons dire. Le prieur auflitôt continua.
Les princes revinrent de la chaffe ? l'un ap- porta un marcaffin , l'autre un lièvre y &: l'autre un cerf ; tout fiu mis aux pieds de leur fœur ; elle regarda cet hommage avec une efpèce de dédain; elle étoit occupée de l'avis de Fein- tife , elle en paroifToit même inquiète , 6c Chéri? qui n'avoit point d'autre occupation que
I^S Le GENTILHOMME) &C.
de rëtudier 5 ne fut pas un quart-d'heure aved elle Tans le remarquer. Qu'avez - vous , ma chère Etoile ^ lui dit-il , le pays où nous Ibm- mes n'eft peut-être pas à votre gré ? Si cela eil , partons-en tout-à-l'heure ; peut-être en- core que notre équipage n'efl: pas aiTez grand 5 les meubles aïïez beaux , la table affez déli- cate : parlez ) de grâce ^ afin que j'aie le plaifir de vous obéir le premier ^ &: de vous faire obéir par les autres.
La confiance que vous me donnez de vous dire ce qui fe paiTe dans mon efprit > répliqua- t-elle, m'engage à vous déclarer que je ne faurois plus vivre, fi je n'ai l'eau 'qui danfe; elle eft dans la forêt lumineufe; je n'aurai avec elle rien à craindre de la fureur des ans. Ne vous chagrinez point? mon aimable Etoile, ajouta-t-il, je vais partir & je vous en appor- terai ) où vous faurez par ma mort qu'il eft impofîible d'en avoir. Non> dit- elle, j'aime- rois mieux renoncer à tous les avantages de la beauté ; j'aimerois mieux être afFreufe que de hafarder une vie fî chère ; je vous conjure de ne plus penfer à l'eau qui danfe 9 & même 9 il i*ai quelque pouvoir fur vous> j® vous le défends.
L.e prince feignit de lui obéir ; mais auffitôt qji'ii la vit occupée > il monta fur fon çheyal
La Princesse Belle-Etoile. 15^
blanc ? qui u'alloit que par bonds & par cour- bettes ; il prit de l'argent &: un riche h;^bit ;. pour des dianians , il n'en avoit pas befoin , car fts cheveux lui en fourniiToient affez 5 &c trois coups de peigne en faifoient tomber quel- quefois pour un million. A la vérité cela n*é- toit pas toujours égal; l'on a même fu que la idirpolition de leur efprit & celle de leur fanté régloit afTez l'abondance des pierreries : il ne mena perfonne avec ^ lui pour être plus en li- berté, &: afin que fi l'aventure étoit péril- leufe > il pût Te hafarder fans effuyer les re- montrances d'un domeflique zélé & craintif.
Quand l'heure du fouper fut venue? & que la princefTe ne vit point paroître fon frère Chéri y l'inquiétude la faifît à tel point qu*elle ne pouvoit ni boire ni manger : elle donna des ordres pour le faire chercher par -tout. î^es deux princes ne fâchant rien de Teau qui danfe , luidifoient qu elle fe tourmentoit trop? qu'il ne pouvoit être éloigné , qu'elle favoit qu'il s*abandonnoit volontiers à de profondes rêveries , & que fans doute il s*étoit arrêté dans la forêt. Elle prit donc un peu de tran- quillité jufqu'à minuit vn^ais alors elle perdit toute patience 5 &: dit en pleurant à fes frères 9 que c'étoit elle qui étoit caufe de l'éloigné- ment de Ghéri> qu'elle lui: avoit témoigné un
140 Le Gentilhomme, Sec.
défîr extrême d'avoir l'eau qui danfe de la forêt lumineufe 5 que fans doute il en avoit pris le chemin. A ces nouvelles ils réfolurent d'envoyer après lui plufieurs perfonnes ? Se elle les chargea de lui dire qu elle le conju-' 'roit de revenir.
Cependant la méchante Feintife ëtoit fort intriguée pour favoir l'effet de fon confeil , lorfqu'elle apprit que Chéri étoit déjà en cam- pagne ; elle en eut une fenfîble joie , ne dou- tant pas qu'il ne fît plus de diligence que ceux qiii le fuivoient , & qu'il ne lui en arrivât malheur ; elle courut au palais > toute fière de cette efpérance ;. elle rendit compte à la reine- mère de ce qui s' étoit paffé. J'avoue j madame j lui dit -elle y que je ne puis douter que ce ne foient les trois princes & leur fœur ; ils ont des étoiles fur le front, des chaînes d'or au cou ; leurs cheveux font d'une beauté ravif^ fante , il en tombe à tous momens des pier- reries; j'en ai vu à la princeffe que j'avois mifes fur fon berceau 5 dont elle Te pare^ quoi- qu'elles ne vaillent pas celles qui tombent de {qs cheveux ; de forte qu'il ne m'eft pas per- mis de douter de leur retour , malgré les foins' que je croyois avoir pris pour l'empêcher \ lîîais, madame? je vous en délivrerai ; 6c CQmme c'eil: le feul moyen qui me refle de / réparer
La Princesse Belle-Étoile. i4i^
*èparer ma faute ? je vous fupplie feulement de m'accorder du temps ; voilà déjà un des princes qui eft parti pour aller chercher l'eaiî qui danfe ; il périra fans doute dans cette en- ireprife ; ainli je leur prépare plufieurs occa- fions de fe perdre. Nous verrons 5 dit la reine , il le fuccès répondra à votre attente 5 mais comptez que cela feul peut vous dérober à ma îufte fureur. Feintife fe retira plus allarmée que jamais , cherchant dans fon efprit tout ce -qui pouvoit les faire périr*
Le moyen qu'elle en avoit trouvé à l'égard du prince Chéri 5 étoit un des plus certains > car l'eau qui danfe ne fe puifoit pas aifément ; elle avoit fait tant de bruit par les malheurs qui étoient arrivés à ceux qui la cherchoient , qu'il n'y avoit perfonne qui n'en sût le che- min. Son cheval blanc alîoit d'une vîteffe fur- prenante; il le preffoit fans quartier , parce qu'il vouloit revenir promptement auprès de Belle - Etoile , èc lui donner la fatisfa61:ioit qu elle fe promettoit de fon voyage. Il ne laiiTa pas de marcher huit nuits de fuite fans fe repofer ailleurs que dans le bois , fous le pre- mier arbre ^ fans manger autre chofe que le^ fruits qu'il trouvoit fur fon chemin, & fans laiiTer à fon cheval qu'à peine le temps de- brouter l'herbe. Enfin aubout de ce temps-l^i^ Tome IF* L
242. Le Gentilhomme^ 5^ci
il fe trouva dans un pays dont l'air étolt Ix chaud , qu'il commença de foulFrir beaucoup : ce n étoit pas que le ioleil eût plus d'ardeur ; il ne favoit à quoi en attribuer la caufe , lorA que du haut d'une montagne il apperçut la forêt lumineufe ; tous les arbres brûloient fans ie confumer, & jetoient des flammes en des lieux 11 éloignes 5 que la campagne étoit aride ôc déferte : l'on entendoit dans cette forêt liffler les ferpens & rugir les lions , ce qui étonna beaucoup le prince ; car il fembloit qu'aucun animal y excepté la falamandre , ne pouvoit vivre dans cette efpèce defournaife» Après avoir confidéré une chofeKi épou- vantable"^ il defcenditj rêvant à ce qu'il alloit faire , & il fe dit plus d'une fois qu'il étoit perdu. Comme il approchoit de ce grand feu , il mouroit de foif ; il trouva une fontaine qui ibrtoit de la montagne > &: qui tomboit dans un grand baffin de marbre ; il mit pied à terre, s'en approcha 5 &; fe bailToit pour puifer de l'eau dans un petit vafe d'or qu'il avoit apporté, afin d'y mettre celle que la princefTe fouhai- toit y quand il apperçut une tourterelle qui fe noyoit dans cette fontaine; fes plumes étoient toutes mouillées; ellen'avoit plus de forcer & couloit au fond du baffin. Chéri en eut pitiés il la fauva ; il la pendit d'abord par les pieds;.
La Princesse Belle-Etoile. 245
*/felle avoit tant bu 5 qu'elle en étoit enflée 5 en- fuite il la réchauffa ; il eiTuya fes ailes avec un
' mouchoir fin ^ il la fecourut fî bien , que la pauvre tourterelle fe trouva au bout d'un
«inoment plus gaie qu elle a avoit été trifle. Seigneur Chéri 5 lui dit-elle d'une voix douce
. & tendre ? vous n'avez jamais obligé petit animal plus reconnoifTant que moi ; ce n'efl pas d'aujourd'hui que j'ai reçu des faveurs elfentielles de votre famille , je fuis ravie de pouvoir vous être utile à mon tour. Ne croyez donc pas que j'ignore le fujet de votre voyage ^ vous l'avez entrepris un peu témérairement , car Ton ne fauroit nombrer les perfonnes qui font péries ici. L'eau qui danfe eu. la huitième merveille du monde pour les dames ; elle em- bellit, elle rajeunit) elle enrichit; mais fî je ne vous fers de guide 5 vous n'y pourrez arri- ver , car la fource fort à gros bouillons dw milieu de la forêt , Se s'y précipite dans un gouffre : le chemin efl couvert de branches d'arbres qui tombent toutes embrâfées ? & je ne vois guères d'autre moyen que d'y aller par-defTous terre ; repofez-vous donc ici faos inquiétude, ]e vais ordonner ce qu'il faut.
En même temps la tourterelle s'élève en l'air, va^ vient) s'abailTe, vole & revole tant & tant, que fur la fin du jour elle dit au
Lij :
Le Gentilhomme? 5cc.
prince que tout ëtoit prêt. Il prend l'officleuîè oifeau , il le baife , il le careffe , le remercie , & le fuit fur fon beau cheval blanc. A peine' eût-il fait cent pas? qu'il voit deux longues £les de renards, blëreaux, taupes, efcargots^ fourmis , & de toutes les fortes de bêtes qui fe cachent dans la terre ; il y en avok une iî prodigieufe quantité ? qu'il ne comprenoit point par quel pouvoir ils s'ëtoient ainfi rafîemblës» Ceft par mon ordre , lui dit la tourterelle 9 que vous voyez en ces lieux ce petit peuple fouterrain; il vient de travailler pour votre fervice , & faire une extrême diligence ; vous me ferez plaifir de les en remercier. Le Prince ies falua , & leur dit qu'il voudroit les tenir dans un lieu moins ftërile, qu il les rëgaleroit avec plaiiir : chaque beftiole parut contente» Chëri étant à l'entrée delà voûte 5 y lailTa fon cheval ; puis , demi-courbë , il chemina avec ia bonne tourterelle 5 qui le eonduifît très - heuîeufement jufqu à la fontaine : elle faifoit un fi grand bruit , qu'il en feroit devenu fourd, fi elle ne lui avoit pas donné deux d® fes plumes blanches > dont il fe boucha les oreilles. Il fut étrangement furpris de voir que 'Cette eau danfoit avec la même juftelTe que fi Favier & Pecout lui avoient montré. Il eft wm que ce p'étoit que de vieilles danfes^
j .
La Princesse Belle-Etôile. 24^ comme la Bocane ? la Mariée ^ 6c la Sara- bande. Plufieurs oifeaux qui voltigeoient en l'air chantoient les airs; que l'eau vouîoit clanfer. Le Prince en puifa plein Ton vafe d'or 5, il en but deux traits 5 qui le rendirent cent fois plus beau qu'il n*étoit, & qui le rafraîchirent il bien^ qu'il s'appercevoit à peine que de tous les endroits du monde le plus chaud c'efl la. forêt lumineufe.
Il en partit par le même chemin par lequel il ëtoit venu : fon cheval s'ëtoit éloigné ; mais fidelle à fa voix , dès qu'il l'appela il vint au grand galop. Le Prince fe jeta légèrement deflfus 5 tout fier d'avoir l'eau qui danfe . Ten- dre tourterelle > dit - il à celle qu'il tenoit ^ J'ignore encore par quel prodige vous avez tant de pouvoir en ces lieux; les effets que l'en ai reffentis m'engagent à beaucoup de reconnoiflance ; Se comme la liberté eft le plus grand des biens , je vous rends la vôtre , pour égaler par cette faveur celles que vous m'avez faites. En achevant ces mots 5 il la lailTa aller. Elle s'envola d'un petit air auffi farou- che que û elle eût refté avec lui contre fon gré. Quelle inégalité 5 dit-il alors ! tu tiens plus de l'homme que de la tourterelle; Tun eft inconftant; l'autre ne l'eft point. La tourte-
L ii]
Le Gentilhomme, &c.
relie lui répondit du haut des airs : eh ! favez- vous qui je fuis ?
Chëri s'étonna que la tourterelle eût répondu ainfi à fa peniee 5 il jugea bien qu elle étoit très- habile; il fut fâché de l'avoir laiffée aller : elle m'auroit peut-être été utile ^ difoit-il , Se j'aurois appris par elle bien des chofes qui con- îribueroient au repos de ma vie. Cependant il convint avec lui-même qu'il ne faut jamais- regretter un bienfait accordé ; il fe trou voit fon redeyable , quand il penfoit aux difficultés qu'elle lui avoit appîanies pour avoir l'eau qui danfe. Son vafe d'or étoit fermé de manière que l'eau ne pouvoit ni fe perdre , ni s'éva- porer. Il penfoit agréablement au plaifir qu'au-^ Toit Belle-Etoile en la recevant, ôc la joie ^u'il auroit de la revoir y lorfqu il vit venir à toute bride plufieurs Cavaliers, qui ne l'eurent pas plutôt apperçu , que pouffant de grands cris , ils fe le montrèrent les uns aux autres. Il n'eut point de peur , fon ame avoit un carac-» tèrè d'intrépidité qui s'allarmoirpeu des périls* Cependant il reffentit beaucoup de chagrirî qlie quelque chofe l'arrêtât; il pouffa brufque- ment fon cheval vers eux , & refta agréable- ment furpris , de reconnoître une partie de fes dômeftiques qui lui préfentèrent de petits bil^ lets'j ou pour mieux dire des ordres dont la
La Princesse Belle- Etoile. 247 princelTe les avoit chargés pour lui , afin^qu'il, ne s'exposât point aux dangers de la forêt lumineule : il baifa l'écriture de Belle-Etoile; il foupira plus d'une fois, & fe bâtant de retourner vers elle , il la retira de la plus {en- fible peine que l'on puiffe éprouver.
Il la trouva en arrivant affife fous quelques arbres, où elle s'abandonnoit à toute Ton inquiétude. Quand elle le vit à fes pieds 5 elle ne favoit quel accueil lui faire ; elle vouloit le gronder d'être parti contre fes ordres; elle vouloit le remercier du charmant préfent qu'if lui faifoit ; enfin fa tendreffe fut la plus forte ; elle embraffa fon cher frère ^ & les reproches qu'elle lui fit n'eurent rien de fâcheux.
La vieille Feintife^ qui ne s'endormoit pas 5. fut par fes efpions que Chéri étoit de retour plus beau qu'il n étoit avant fon départ ; & que la princeïïe ayant mis fur fon vifage l'eau qui danfe 5 étoit devenue fi exceiïivement- belle, qu'il n'y avoit pas m-oyen de foutenir le moindre de fes regards , fans mourir de plus d'une dem.i- douzaine de morts.
Feintife fut bien étonnée &: bien aiîligée, car elle avoit fait fon compte que le prince périroit dans une fi grande entreprife; mais il n'étoit pas temps de fe rebuter : elle chercha le moment que la princefle alloit à un petit ,
L iv
/
^4^ Le Gentilhomme? &c.
temple de Diane , peu accompagnée ; elle l'aborda ^ &: lui dit d'un air plein d'amitié t que j'ai de joie, madame, de l'heureux eflFet de mes avisî II ne faut que vous regarder pour favoir que vous avez à prélent l'eau qui danfe ; snais fi j'olbis vous donner un confeil ? vous- " fongeriez à vous rendre maîtreffe de la pom.me qui chante. C'eft toute autre chofe encore ; car elle embellit l'efprit à tel point y qu'il n'y 3 rien dont on ne foit capable : veut- on per- suader quelque choie ? il n'y a qu'à fentir la pomme qui chante : veut-on parler en public > faire des vers , écrire en profe ? divertir , faire rire ou faire pleurer ? la pomme a toutes ces vertus j & elle chante ii bien & fi haut , qu oa l'entend de huit lieues fans en être étourdi.
Je n'en veux point, s'écria la princefTe^ vous avez penfé faire périr rrîon frère avec votre eau qui danfe , vos confeils font trop- dangereux. Quoi! Madame? répliqua Fein- tife 5 vous feriez fâchée d'être la plus favante 6c la plus fpiritueile perfonne du mande ? en vérité vous n'y penfez pas. Ah ! qu'aurois-je fait? continua Belle - Etoile , fi Ton m'avoit rapporté le corps de mon cher frère mort oii- mourant ? Celui-là ? dit la vieille > n'ira plus j les autres font obligés de vous fervir à leur tour 3 ëc i'entreprife efl moinapérilleufe. N'im? .
Iâ Princesse Belle-Etoile* ,24^ porte y ajouta la princeffe ^ je ne fuis pas d'hu- meur à les expofer. En vérité y je vous plains j dit Feintife , de perdre une occaiion fi avan- îageufe y mais vous y ferez réflexion ; adieu ? madame. Elle fe retira auflitôt , très- inquiète du fuccès de fa harangue y & Belle - Etoile demeura aux pieds de la ftatue de Diane , irré- folue fur ce qu elle devoit faire ; elle aimoit fes; frères y elle s'aimoit bien auffi ; elle compre-- lîoit que rien ne pauvoit lui faire un plus fen-- fible plaifir que d'avoir la pomme qui chante.
Elle foupira long-temps , puis elle fe prit a pleurer. Petit-Soleil revenoit de la chaffe , il entendit du bruit dans le temple y il y entra ^ & vit la princelTe qui fe couvroit le vifage de fon voile? parce qu'elle étoît honteufe d'avoir les yeux tout humides ; il avoit déjà remarqué fes larmes , & s' approchant d'elle ? il la con- jura inflamment de lui dire pourquoi elle pîeu-^ roit. Elle s'en défendit y répliquant qu'elle eîi avoit honte elle - même ; mais plus elle hîi refufoit fon fecsst y plus il avoit envie de le {avoir.
Enfin elle lui dit que la même vieille qui lui" aVoit confeiilé d'envoyer à la conquête de Teau qui danfe , venoit de lui dire que hù pomme qui chante étoit encore plus merveîK Ui^Cs > parc^ qu'elle donnoit tant d'eiprit 5.
■ L. ¥
150 Le Gentilhomme, &c.
qii' on devenoit une efpèce de prodige ! qu^- la vérité elle auroit donné la moitié de fa vie pour une telle pomme 5 mais qu'elle craignoit qu'il n'y eût trop de danger à Falier chercher. Vous n'aurez pas peur pour moi , je vous en affure 5 lui dit fon frère en fouriant , car je ne me trouve aucune envie de vous rendre ce bon office ; hé quoi ! n'avez-vous pas affez d'efprit ? Venez , venez ma fœur , continua* t-il , &: ceflez de vous affliger.
Belle-Etoile le fuivit^ auffi trifte de la manière dont il avoit reçu fa confidence 5 que de l'im-; poiïibilité qu'elle trouvoit à pofféder la pomme qui chante. L'on fervit le fouper , ils fe mirent tous quatre à table ; elle ne pouvoit manger : Ghéri, l'aimable Chéri , qui n'avoit d'attention que pour elle ^ lui fervit ce qui étoit de meil- leur , & la preiTa d'en goûter : au premier morceau fon cœur fe groflit ; les larmes lui vinrent aux yeux ; elle fortit de table en pleu- rant. Belle "Etoile pleuroit ! ô Dieux 5 quel fujet d'inquiétude pour Chéri! Il demanda donc ce qu'elle avoit : Petit-Soleil le lui dit , en raillant d'une manière affez défobligeante pour fa fœur ; elle en fut fi piquée , qu'elle fe retira dans fa chambre , & ne voulut parler à perfonne de tout le foir.
Dès que Petit-Soleil & Heureux furent cou^
La Princesse Belle- Etoile, i^î xhës, Chéri monta flir Ion excellent cheval blanc 5 fans dire à perfonne où il alloit ; il laifTa feulement une lettre pour Belle- Etoile 5 avec ordre de la lui donner à fon réveil; &i tant que la nuit fut longue , il marcha à l'aventure 5 ne fâchant point où il prendroit la pomme <jui chante.
Lorfque la prlnceile fut levée , on lui pré- fenta la lettre du prince ; il eft aifé de s'ima- giner tout ce qu'elle reffentit d'inquiétude & de tendrelTe dans une occalion comme celle- là : elle courut dans la chambre de fes frères leur en faire la lecture, ils partagèrent fes allarmésj car ils étoient fort unis ; & auiïitôt ils envoyèrent prefque tous leurs gens sprès lui) pour l'obliger de revenir fans tenter cette aventure , qui fans doute devoit être terrible.
Cependant le Roi n oublioit point les beaux cnfans de la forêts (es pas le guid oient tou- jours de leur côté ? & quand il pafloit proche de chez eux 5 & qu'il les voyoit , il leur fai- foit des reproches de ce qu'ils ne venolent point à fon palais ; ils s'en étoient excufés ^ d'abord , fur ce qu'ils faifoient travailler à leiîr équipage : ils s en excusèrent fur l'abfence de ieur frère , & l'alTurèrent qu'à fon retour ils profiteroient foigneufement de la permiilioii
L vi
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2^1 Le Gentj[î.hôivime, &ci qu'il leur donnoit , de lui rendre leurs três'^ humbles refpec^s.
Le prince Chéri étoit trop preffé de fa paf^ fion pour manquer à faire beaucoup de dili'* gence ; il trouva a la pointe du jour un jeune homme bien fait , qui iè repofant fous des arbres y lifoit dans un livre ; il l'aborda d'un air civil , & lui dit ; Trouvezbon que je vous interrompe ^ pour vous demander fi vous ne favez point en quel lieu eft la pomme qui chante. Le jeune homme bauffa les yeux, & fouriant gracieufement > en voulez-vous faire la conquête 5 lui dit-il? Oui, s'il m'efîpofli? ble, repartit le prince : Ah ! Seigneur ^^ ajouta f étranger ? vous n'en favez donc pas tous les périls : voila un livre qui en parle ? fa lecture «ffraye.. Nimporte, dit Chéri, le danger ne fera point capable de me rebuter , enfeignez- moi feulement où je pourrai la trouver. Le livre marque 5 continua cet homme 5 qu'elle tH dans un vaiîe défert en Libye ; qu'on l'en- tend chanter de huit lieues, & que le dragor^ qui la garde a déjà dévoré cinq cent mille perfonnes qui ont eu la témérité d'y aller. Je ferai. le cinq cent mille & unième? répondi£> ie prince en fouriant à fon tour j. & le faluant 1 il prit fôîî chemin ducôté des déferts de Libye >. &xi.iie.au chsvalqui étoit de race, zéphyrie.nne ^
La Princesse Belle-Etoïie> i^f
car Zéphire étoit fon aïeul, alloit auffi vite que le vent , de forte qu'il fit une diligence Incroyable.
Il avoit beau écouter ) il n'entendolt d'au^ cun côté chanter la pomme ; il s'affligeoit de la longueur ducheminj de l'inutilité du voyage^ lorfqu'il apperçut une pauvre tourterelle qui tomboît à Tes pieds ; elle n^étoit pas encore morte ^ mais il ne s'en falloit guères. Comme il ne voyoit perfonne qui pût favoir bleffée > il crut qu'elle étoit peut-être à Vénus > &: que s'étant écliappée de Ton colombier , ce petit mutin d'Amour, pour ef&yer {qs flèches j Favoit tirée. Il en eut pitié , il defcendit de cheval ; il la prit , il effuya {qs plumes blan^ ches 5 déjà teintes de fang vermeil ; & tirant de fa poche un flacon d'or 5 où il portoit un baume admirable pour les bleffures , il en eut à peine mis fur celle de la tourterelle malade, qu'elle ouvrit les yeux , leva la tête, déploya les ailes > s'éplucha ; puis regardant le prince ; bon jour > beau Chéri, lui dit-elle, vous êtes defliné à me fauver la vie ? &c je le fuis peut- être à vous rendre de grands fervices.
Vous venez pour conquérir la pomme qui chante ^ Tentreprife eft diflicile &: digne de vous , car elle efl: gardée par un dragon; affreux.^ qui a. douze pieds ^ trois têtes ^ Ak
%^4 Le Gentilhomme/ &c; ailes ^ & tout le corps de bronze: Ah! ma chère tourterelle , lui dit le Prince , quelle joie pour moi de te revoir ^ & dans un temps où ton fecours m'eft fi nëceflaire 1 Ne me le refufe pas ? ma belle petite , car je mourrois de douleUr, û j 'a vois la honte de retourner fans la pomme qui chante ; &: puifque j'ai eu l'eau qui danfe par ton moyen 5 j'efpère que tu en trouveras encore quelqu'un pour me faire réuffir dans mon entreprife. Vous me touchez , repartit tendrement la tourterelle , fuivez-moi y je vais voler devant vous , j'efpère que tout ira bien.
Le prince la laiffa aller ; après avoir mar- ché tout le jour , ils arrivèrent proche d'une montagne de fable. Il faut creufer ici 5 lui dit la tourterelle : le prince auffitôt , fans fe rebu- ter de rien 5 fe mit à creufer ? tantôt avec (es plains , tantôt avec fon épée. Au bout de quel- ques heures il trouva un cafque ? une cuirafle ^ 6c le refle de l'armure y avec l'équipage pour fon cheval ) entièrement de miroirs. Armez- vous, dit la tourterelle , & ne craignez p@int ^ le dragon ; quand il fe verra dans tous ces miroirs , il aura tant de peur y que y croyant que ce font des montres comme lui , il s'enfuira.
Chéri approuva beaucoup cet expédient , il
La Princesse Belle-Etoile, içç
s'arma des miroirs 5 &: reprenant la tourterellej ils allèrent enfemble toute la nuit. Au point du jour 3 ils entendirent une mélodie raviffante. Le prince pria la tourterelle de lui dire ce que c'ëtoit. Je fuis perfuadée 5. dit-elle , qu'il n'y a que la pomme qui puilTe être û agréable > car elle fait feule toutes les parties de la muii*j que , & fans toucher aucuns inftrumens , il ièml)le qu'elle en joue d une manière ravif- fante. Ils s'approchoient toujours; le prince penfoit en lui-même qu'il voudroiî) bien que îa pomme chantât quelque chofe qui convînt à la /îtuation où il étoit; en même temps iî entendit ces paroles : ' -
li'amonr peut furmonter le cœur le plus rebelle :
Ne ceffez point d'être anioiireiix, V oiis qui fuive'z les loix d'une beauté cruelle , Aimez, perfeVérez, & vous ferez heureux.
Ah ! s^écria-t-il y répondant à ces yersii quelle charmante prédidion ! je puis efpérer d'être un jour plus content que je ne le fuis ; l'on vient de me l'annoncer. La tourterelle ne lui dit rien là-deffus , elle n'étoit pas née babil- larde 5 & ne parloit que pour les chofes indif-» penfablement néceiïaires. A mefure qu'il avan- çoit , la beauté de la mufique augmentoit ; &c quelque emprelTement qu'il eût ; il étoit queli
%^6 Ie GentiiïîôMMe; 5rc. quefois fi ravi , qu'il s'arrêtoit fans pouvoîl^ penfer à rien qu'à écouter : mais la vue du terrible dragon , qui parut tout-d'un coup avec {es douze pieds &: plus de cent griffes ^ les trois têtes & fon corps de bronze f le retira de cette efpèce de léthargie : il avoit fenti le prince de fort loin, & l'attendoit pour le dévorer comme tous les aufres , dont il avoit fait des repas excellens ; leurs os étoient rangés autour du pommier où étoit la belle fomme ; ils s'élevoient fi fiaut qu'on ne pou- voit la voir,
UafFreux animal s avança en bondiffant v il Couvrit la terre d'une écume empoifonnée très-dangereufe ; il fortoit de fa gueule infer- nale du feu & de petits dragonneaux.^ qu'iî lanqoit comme des dards dans les yeux & les oreilles des chevaliers errans qui vouloient emporter la pomme. Mais lorfqu'il vit fon effrayante figure , multipliée cent & cent fois clans tous les miroirs du prince , ce fut lui à fon tour qui eut peur ; il s'arrêta , & regar- dant fièrement le prince chargé de dragons j^ il ne fongea plus qu'à s'enfiiir. Chéri s'apper- cevant de l'heureux effet de fon armure, le ppurfuivit juiqu'à l'entrée d'une profonde caverne , où il fe précipita pour l'éviter : il em ferma bien vite l'entrée, & fe dépêcha àe tetourner vers la pomme qui cliante».
La Princesse Belle-Etoile. 257
Après avoir monte par-deiïus tous les os qui l'entouroient 5 il vit ce bel arbre avec ad- miration ; il ëtoit d'ambre 5 les pommes de topafe ; &: la plus excellente de toutes ) qu'il cherchoit avec tant de foins & de périls ^ pa- roi/Toit au haut , faite d'un feul rubis , avec- une couronne de diamans deiTus. Le prince j tranfportë de joie de pouvoir donner un trëfor fî parfait Se fi rare à Belle-Etoile 5 fe hâta de caller la branche d'ambre ; & tout fier de fa bonne fortune , il monta fur fon cheval blanc ^ mais il ne trouva plus la tourterelle ; dès que fes foins lui furent inutiles, elle s'envola* Sans perdre le temps en regrets fuperflus ^ comme il craignoit que le dragon 5 dont il entendoit les fifflemens , ne trouvât quelque route pour venir à ces pommes 5 il retourna avec la fienne vers la princelTe..
Elle avoit perdu l'ufage de dormir depuis^ fon abfence ; elle fe reprochoit fans cefTe fon envie d'avoir plus d'efprit que les autres ; elle craignoit plus la mort de Chéri que la fienne* Ah ! malheureufe y s'écrioit-elle ) en pouffant de profonds foupirs ! falloit-il que j'euffe cette vaine gloire ? Ne me fuffifoit-il pas de penfer ôc de parler affez bien j pour ne faire & ne dire rien d'impertinent ? Je ferai bien punie dé- mon orgueil y û je perds ce que j'aime I héh^
15S Le Gentilhomme^ Sec. continua - 1 - elle , peut-être que les dieux 5 ir- rites des fentimens que je ne puis me défen- dre d'avoir pour Chéri , veulent me Fôter par une fin tragique.
Il n'y avoit rien que Ton cœur affligé n'ima- ginât , quand ^ au milieu de la nuit 5 elle enten- dit une mufique ii merveilleufe , qu'elle ne put s'empêcher de fe lever ^ & de fe mettre à fa fenêtre pour l'écouter mieux ; qUq ne favoit que s'imaginer. Tantôt elle croyoit que c'étoit Apollon &: les Mufes 5 tantôt Vénus , les Grâces & les amours ; la fimphonie s'appro- choit toujours 5 & Belle-Etoile écoutoit.
Enfin le prince arriva ; il faifoit un grand clair de lune ; il s'arrêta fous le balcon de la, princefife qui s'étoit retirée, quand elle apperçut de loin un cavalier ; la pomme chanta auffi-tôt:
Réveillez-vous , belle endormie.
La princefife , curieufe 5 regarda prompte^ ment qui pouvoit chanter fi bien ^ & recon- noififant fiDn cher frère y elle penfa fe pféci- piter de fa fenêtre en bas pour être plutôt au- près de lui ; elle parla fi haut , que tout le monde s'étant éveillé ^ l'on vint ouvrir la porte à Chéri. Il entra avec un emprefiement que l'on peut afi^ez fe figurer. Il tenoit dans. ià main la branche d'ambre , au bout de la-
La Princesse Belle-Etoile. 259
quelle ëtoit le merveilleux fruit ; &: comme il l'avoit fentie fouvent , Ton efprit ëtoit aug- fnenté à tel point , que rien dans le monde ne pouvoit lui être comparable.
Belle-Etoile courut au-devant de lui avec une grande précipitation. Penfez-vous que je vous remercie , mon cher frère , lui dit-elle 5 en pleurant de joie ? Non, il n'eft point de bien que je n'achette trop ^her quand vous vous expofez pour me l'acquérir ; il n'efl: point de périls 5 lui dit-il^ auxquels je ne veuille toujours me hafarder pour vous donner la plus petite fatisfaélion. Recevez, Belle-Etoile 5 continua-t-il 5 recevez ce fruit unique ^ per- fonne au monde ne le mérite û bien que vous ; mais, que vous donnera- 1- il que vousn'ayiez déjà? Petit- Soleil & fon frère vinrent inter- rompre cette converfation ; ils eurent un {qïi-^ iible plaifir de revoir le prince , il leur raconta fon voyage^ &c cette relation les mena juf- qu'au jour. ^
La mauvaife Feintife étoit revenue dans fà petite maifon , après avoir entretenu la reine* mère de fes projets, elle avoit trop d^inquié- tude pour dormir tranquillement ; elle en- tendit le doux chant de la pomme y que rien dans la nature ne pouvoit égaler. Elle ne douta point que la conquête n'en fût faite î elle
l6ô LeGentîlîïô Mm ê , &cJ pleura, elle gémit, elle s'ëgratigna le vifagê? elle s'arracha les cheveux ; fa douleur étoit extrême , car au lieu de faire du mal aux beaux enfans y comme elle l'a voit projeté 5 elle leur faifoit du bien ^ quoiqu'il n'entrât que de la perfidie dans fes confeils.
Dès qu*il fut jour , elle apprit que le retour du prince n'étoit que trop vrai ; elle retourna chez la reine- mère : hé bien ) lui dit cette prin* cefTe 5 Feintife , m'apportes- tu de bonnes nou- velles ? Les enfans ont- ils péri ? Non ? ma- dame y dit-elle , en fe jetant à {es pieds y mais que votre majef^é ne s'impatiente point, il me refte des moyens infinis de vous en déli- vrer. Ah 1 malheureufe , dit la reine , tu n'es au monde que pour me trahir, tu les épar- gnes. La vieille protefia bien le contraire ; 6c quand elle l'eut un peu appaifée, elle s'en revint pour rêver à ce qu'il falloit faire*
Elle laiiTa paffer quelques jours fans paroi- tre , au bout defquels elle épia fi bien^ qu'elle trouva dans une route de la forêt la princeffe qui fe promenoit feule y attendant le retour de fes frères. Le ciel vous comble de biens y lui dit cette fcélérate en l'abordant : char- mante Etoile y j'ai appris que vous poffédez la pomme qui chante : certainement quand cette tonne fortune me feroit arrivée ; je n'en au^
Ha Princesse Belle-Etoilé. ii6t t'Ois pas plus de joie; car il faut avouer que j'ai pour vous une inclination qui m'intéreffe à tous vos avantages : cependant 5 conti- nua-t-elle ) je ne peux m'empêcher de vous donner un nouvel avis. Ah] gardez vos avis> s'ëcria la princeffe en s'ëloignant d'elle , quel-' ^ues biens qu'ils m'apportent , ils ne fauroient me payer Finquiétude qu'ils m'ont caufëe. L'inquiétude n'eft pas un û grand mal , re- partit-elle en fouriant 5 il en eft de douces & jde tendres. Taifez-vous ? ajouta Belle-Etoile, 3e tremble quand j'y penfe. II eu. vrai , dit la vieille 9 que vous êtes fort à plaindre , d'être la plus belle &: la plus fpirituelle fille de l'uni- vers ; je vous en fais mes excufes. Encore un coup 5 répliqua la princeffe 5 je fais fuffifam- ment l'état où l'abfenc^ de mon frère «x'a ré- duite. Il faut malgré cela que je vous dife^ continua Feintife , qu'il vous manque encore le petit oifeau Vert qui dit tout : vous feriez informée par lui de votre naiiïance ^ des bons & des mauvais fuccès de la vie; il n'y a rien de fi particulier qu'il ne vous découvrît ; & lorfqu'on dira dans le monde 5 Belle-Etoile a l'eau qui danfe, &la^omme qui chante; l'on dira en même temps , elle n'a pas le petit oi- seau Vert qui dit tout ; & il vaudroit pref« gu'sutaat qu'elle n'eût rien.
îL^2 Le Gentilhomme, Scci
Après avoir débité ainfi ce qu'elle avoît dans Tefprit , elle fe retira. La princelTe 5 trifte 6c rêveufe , commença à foupirer amèrement : cette femme a raifon, difoit-elle, de quoi me fervent les avantages que je reçois de l'eau & de la pomme, puifque j'ignore d'où je fuis 5 qui font mes parens 5 & par quelle fa- talité mes frères &c moi avons été expofés à îa fureur des ondes? Il faut qu'il y ait quelque chofe de bien extraordinaire dans notre naii^ fance pour nous abandonner ainfi , &: une proteélion bien évidente du ciel pour nous avoir fauves de tant de périls : quel plailîr n'aurai -je point de connoître mon père ÔC ma mère 5 de les chérir , s'ils font encore vi- vans^ Se d'honorer leur mémoire s'ils font morts I Là-deiTus les larmes vinrent avec abondance couvrir fes joues 5 femblables aux gouttes de la rofée qui paroît le matin fur les lys & fur les rofes.
Chéri 5 qui a voit toujours plus d'impatience delà voir que les autres 5 s'étoit hâté après la chaffe de revenir ; il étoit à pied , fon arc pendoit négligemment à fon côté 5 fa main etoit armée de quelques flèches 5 fes cheveux rattachés enfembîe ; il avoit en cet état un air martial qui plaifoit infiniment. Dès que la priiiceiTe l'apperçut , elle entra dans une allée
La Princesse Belle-Etoilê. i% fombre, afirr qu'il ne vît pas les impreffions de douleur qui étoient fur (on vifage ; mais une maitrelTe ne s'éloigne pas fi vite , qu'un amant bien empreffé ne la joigne. Le prince i'aborda; il eut à peine jeté les yeux fur elle 5 qu'il connut qu'elle avoit quelque peine. Il s'en inquiète , il la prie , il la preffe de lui en apprendre le fujet ; elle s'en défend avec opiniâtreté : enfin il tourne la pointe d'une de fes flèches contre fon cœur : vous ne m'ai- mez point, Belle- Etoile > lui dit-il, je n'ai plus qu'à mourir. La manière dont il lui parla la jeta dans la dernière alarme ; elle n'eut plus la force de lui refufer fon fecret : mais elle ne le lui dit qu'à condition qu'il ne cher- cheroit de fa vie les moyens de fatisfaire le défir qu'elle avoit ; il lui promit tout ce qu'elle exigeoit , &c ne marqua point qu'il voulût en- treprendre ce dernier voyage.
Aufîitôt qu'elle fe fut retirée dans fa cham- bre , & les princes dans les leurs y il defcen- dit en bas , tira fon cheval de l'écurie 5 monta deffus , &: partit fans en parler à perfonne. Cette nouvelle jeta la belle famille dans une étrange conflernation. Le roi, qui ne pouvoit les oublier 5 les envoya prier de venir dîner avec lui ; ils répondirent que leur frère venoit de s'abfei>ter, qu'ils ne pouvoient avoir de
^^^4 L^ GENTILHOMME) &C.
ioie ni de repos fans lui? &: qu'à fon retour^ ils ne manqueroient pas d'aller au palais. La princeiTe étoit inconfolable : l'eau qui danfe ^ & la pomme qui chante n'avoient plus d,e ' charmes pour elle ; fans Chéri ^ rien ne lui ëtoit agréable.
Le prince s'en alla , errant par le monde ; il demandoit à ceux qu'il rencontroit où il pour- voit trouver le pedt oifeau Vert qui dit tout: la plupart l'ignoroient ; mais il rencontra um vénérable vieillard ^ qui l'ayant fait entrer dans fa m^fon , voulut bien prendre la peine de regarder fur un globe qui faifoît une partie de fon étude & de fon divertiffement. Il lui dit enfuite qu'il étoit dans un climat glacé, iur la pointe d'un rocher affreux? & il lui en- feigna la route qu'il devoit tenir. Le prince^ par reconnoiffance ? lui donna plein un petit fac de groifes perles qui étoient tombées de {es cheveux 5 & prenant congé de lui; il con- tinua fçn voyage.
Enfin 5 au lever de l'aurore , il apperçut le rocher , fort haut & fort efcarpé ; Se fur le fommet, l'oifeau qui parloit comme un ora- cle ? difant des chofes admirables. Il comprit qu'avec un peu d'adreiTe il étoit aifé de l'at- traper 5 car il ne paroifToit point farouche ; il alloit & venoit , fautant légèrement d'une
* pointe
La Princesse Belle-Etoile. 16';
pointe fur l'autre. Le prince defcendit de che- val ; Se montant fans bruit 5 maigre l'âpreté de ce mont, il fe promettoit le plaifir d'en faire un fenfible à Belle-Etoile. Il fe voyoit fi proche de l'oifeau Vert, qu'il croyoit le pren- dre, lorfque le rocher s'ouvrant tout-d'un- coup y il tomba dans une fpacieufe falle 5 auflî immobile qu'une ftatue ; il ne pouvoit ni re- muer 5 ni fe plaindre de fa déplorable aven- ture. Trois cent chevaliers qui l'avoient tentée comme lui ^ étoient au même état -, ils s'entre- regardoient, c'étoit la feule chofe qui leur étoit permîfe.
Le temps fembloit û long à Belle-Etoile , que ne voyant point revenir fon Chéri , elle tomba dangereufement malade. Les médecins connurent bien qu'elle étoit dévorée par une profonde mélancolie ; (es frères l'aimoient tendrement; ils lui parlèrent de la caufe de fon mal : elle leur avoua qu'elle fe reprochoit nuit & jour l'éloignement de Chéri , qu*elle fentdit bien qu elle mourroit y fi elle n*appre- tioit pas de {qs nouvelles : ils furent touchés de fes larmes ^ & pour la guérir ^ Petit-Soleil réfolut d'aller chercher fon frère.
Ce prince partit > il fut en quel lieu étoit le fameux nifegu ; il y fut , il le vit , il s'en ap- procha avec les mêmes efpérances j & dans Tornë IF. M
i66 Le Gentilhomme? &c*
ce moment le rocher l'engloutit , il tomba dans la grande Me 5 la première - chofe qui arrêta ks regards , ce fut Chéri , mais il ne put lui parler.
Belle-Etoile ëtoit un peu convalefcente ; elle efpéroit à chaque moment de voir revenir fes deux frères : mais Tes efpérances étant déçues ) {on affli6tion prit de nouvelles forces : elle ne ceflbit plus jour & nuit de fe plaindre ; elle s'accufoit du défaftre de Tes frères ; & le prince Heureux n'ayant pas moins pitié d'elle , que d'inquiétude pour les princes > prit à fon tour la réfolution de les aller chercher. Il le dit à Belle-Etoile; elle voulut d'abord s'y op- pofer : mais il répliqua qu'il étoit bien jufle qu'il s'exposât pour trouver les perfonnes du monde qui lui étoient les plus chères; là- deffus il partit après avoir fait de tendres adieux à la princefie : elle refta feule en proie à la plus vive douleur.
Quand Feintife fut que le troiiième prince étoit en chemin? elle fe réjouit infiniment; elle en avertit la reine-mère ? &: lui promit plus fortement que jamais de perdre toute cette infortunée famille : en effet. Heureux eut une aventure femblable à Chéri &: à Petit- Soleil ; il trouva le rocher ^ il vit le bel oi- feau , ôc il tomba comme une ftatue dan$ la
La Princesse Belle-Etoile. 1^7
faîle , où il reconnut les princes qu'il cherchoit , fans pouvoir leur parler ; ils étoient tous ar- ranges dans des niches de cryflal ; ils ne dor- moient jamais ? ne mangeoient point > &: ref- toient enchantés d'une manière bien trifte , car ils avoient feulement la liberté de rêver , 6c de déplorer leur aventure.
Belle-Etoile , inconfolabîe , ne voyant re- venir aucun de {qs frères , fe reprocha d'avoir tardé fi long-temps à les fuivre. Sans héfiter davantage > elle donna ordre à tous fes gens de Tattendre fix mois ; mais que fi fes frères ou elle ne revenoient pas dans ce temps , ils retournaffent apprendre leur mort au corfaire êc à fa femme : enfuite elle prit un habit d'homme 5 trouvant qu'il y avoit moins à rifquer pour elle > ainfi traveftie dans fon voyage 5 que fi elle étoit allée en aventurière courir le monde, Feintife la vit partir defllis fon beau cheval ; elle fe trouva alors comblée de joie , ôc courut au palais régaler la reine- mère de cette bonne nouvelle.
La princeife s'étoit armée feulement d'un cafque , dont elle ne levoit prefque jamais la vifère 5 car fa beauté étoit fi délicate & fi par- faite , qu'on n auroit pas cru 5 comme elle le vouloit, qu'elle étoit un cavalier. La rigueur de l'hiver fe faifoit refientir :, & le pays où
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'i6S Le Gentilhomme^ &cc:
ëtoit le petit oifeau qui dit tout , ne recevoît en aucune faifon les heureufes influences du ibleil.
Belle-Etoile avoit un étrange froid , mais rien ne pouvoit la rebuter 5 lorfqu'elle vit une tourterelle qui n'étoit guères moins blanche & guères moins froide que la neige , laquelle étoit étendue. Malgré toute fon impatience d'arriver au rocher, elle ne voulut pas U laiiier mourir, & defcendant de cheval? elle la prit entre Tes m.ains 3 la réchauffa de fon haleine , puis la mit dans fon fein ; la pauvre"* petite ne remuoit plus. Belle -Etoile penfoit qu'elle étoit morte 5 elle y avoit regret ; elle îa tira , & la regardant 5 -elle lui dit, comme fi elle eût pu l'entendre ; que ferai-je 3 bien aimable tourterelle? pour te fauver la vie ? Belle-Etoile y répondit la beftiole , un douj^ baifer de votre bouche peut achever ce que vous avez fi charitablement commencé. Non pas un , dit la princefTe , mais cent , s'il les faut. Elle la baifa ; 8c la tourterelle reprenant courage , lui dit gaiement : je vous connois y malgré votre déguifement , fâchez que vous entreprenez une choie qui vous feroit impof-» fible fans mon fecours ; faites donc ce que je vais vous confeiller. Dès que vous ferez ar- rivée au rocher^ au lieu de chercher le moyep
La Princesse Belle-Etoile. 269
d'y monter , arrêtez-vous au pied 5 & com- mencez la plus belle chanfon & la plus mélo- dieufe que vous fâchiez. L'oifeau Vert qui dit tout y vous écoutera , ôc remarquera d'où vient cette voix ^ enfuite vous feindrez de vous endormir : je relierai auprès de vous ; quand il me verra , il defcendra de la pointe du rocher pour me bëqueter : c'eft dans ce moment que vous le pourrez prendre.
La princeïïe , ravie de cette efpérance , arr riva preCqu'auffitôt au rocher; elle reconnut les chevaux de fes frères qui broutoient l'herbe : cette vue renouvela toutes Tes dou- leurs; elles'aflit, & pleura long- temps amè- rement. Mais le petit oifeau Vert difoit de û belles chofes , & û confolantes pour les mal- heureux i qu'il n'y avoit point de cœur affligé qu'il ne réjouît; de forte qu'elle eiTuya {qs larmes , & fe mit à chanter fi haut & fi bien , que les princes au fond de leur falle enchan- tée eurent le plaifir de l'entendre.
Ce fut le premier moment où ils fentirent quelqu'efpérance. Le petit oifeau Vert qui dit tout écoutoit & regardoit d'où venoit cette voix; il apperçut la princefTe, qui avoit ôté fon cafque pour dormir plus commodément , & la tourterelle qui voltigeoit autour d'elle. A cette vue ; il defcendit doucement , 6c vint
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170 Le Gentilhomme^ &:c.
la béqueter ; mais il ne lui a voit pas arraché
trois plumes 5 qu'il étoit déjà pris.
Ah ! que me voulez-vous ^ lui dit-lî ? Que vous ai-je fait pour venir de fi loin me rendre û malheureux ? Accordez-moi ma liberté 5 je vous en conjure ; voyez ce que vous fouhai- tez en échange? il n'y a rien que je ne fafTe* Je défire , lui dit Belle - Etoile , que tu me rendes mes trois frères ? je ne fais où ils font, mais leurs chevaux qui paifîent près de ce ro- cher , me font connoitre que tu les retiens trx quelque lieu. J'ai fous Faile gauche , une plume incarnate ; arrachez- la ) lui dit-il 5 fer- vez-vous-en pour toucher le rocher. La prin- CQ{(e fut diligente à ce qu'il lui avoit com- mandé ; en même temps elle vit des éclairs 9 H elle entendît un bruit de vents & de ton- lierre mêlés enfemble 5 qui lui firent une crainte extrême. Malgré fa frayeur ? elle tint toujours l'oifeau Vert ^ craignant qu'il ne lui échappât ; elle toucha encore le rocher avec la plume incarnate 5 & la troifième fois ? il fe fendit depuis le fommet jufqu'au pied ; elle entra d'un air viflorieux dans la falle où les trois princes étoient avec beaucoup d'autres : elle courut vers Chéri y il ne la reconnoifi^oit point avec fon habit & fon cafque y &: puis Tenchantement n'étoit pas encore fini , de
La Princesse Belle- Etoile. 2.71 forte qu'il ne pou voit ni parler , ni agir. La princeffe qui s'en apperçut 5 fit de nouvelles queflions à Toifeau Vert 3 auxquelles il répondit qu'il falloit avec la plume incarnate frotter les yeux & la bouche de tous ceux qu'elle vou- droit dëfenchanter : elle rendit ce bon office -à piulîeurs rois , à plulîeurs fouverains, &c par- ticulièrement à nos trois princes.
Touchés d'un fi grand bienfait ^ ils Te je- tèrent tous à fes-g^oux y le nommant îe libé- rateur des rois. Elle s'apperçut alors que fes frères ) trompés par (es habits ^ ne la recon- noififoient point; elle ôta promptement fon cafque , elle leur tendit les bras ^ les embraffa cent fois ? & demanda aux autres princes avec beaucoup de civilité y qui ils étoient ; chacun lui dit fon aventure particulière , & ils s'offri- rent à l'accompagner par-tout où elle voudroit aller. Elle répondit qu'encore que les loix de la chevalerie pufiTent lui donner quelque droit fur la liberté qu'elle venoit de leur rendre, elle ne prétendoit point s'en prévaloir. Là- defîlis elle fe retira avec les princes, pour fe rendre compte les uns aux autres de ce qui leur étoit arrivé depuis leur féparation.
Le petit oifeau Vert qui dit tout les inter- rompit pour prier Belle-Etoile de lui accorder fa liberté i elle chercha auffitôt la tourterelle ,
M iv
2.7^ Le Gentilhomme? &rc*
afin de lui en demander avis > mais elle ne la trouva plus. Elle répondit à Toifeau qu'il lui avoit coûte trop de peines & d'inquiétudes pour jouir fi peu de fa conquête. Ils montèrent tous quatre à cheval ^ & laifsèrent les empe- reurs & les rois à pied ^ car depuis deux ou trois cent ans qu'ils étoient là? leurs équipages avoient péri.
La reine- mère? débarraffée de toute l'in- quiétude que lui avoit caufée le retour des Beaux enfans , renouvela fes inftances auprès du roi pour le faire remarier , 6c l'importuna fi fort 5 qu elle lui fit choifir une princefTe de {qs parentes. Et comme il falloit caiTer le ma- riage de la pauvre reine Blondine ? qui étoit toujours demeurée aupi^ès de fa mère ? à leur petite maifon de campagne ^ avec les trois chiens qu'elle avoit nommés Chagrin? Mouron & Douleur, à caufe de tous les ennuis qu'ils lui avoient caufés j la reine-mière l'envoya quérir ; elle monta en carofTe ? & prit les doguins ? étant vêtue de noir , avec un long voile qui tomboit jufqu'à {qs pieds.
En cet état , elle parut plus belle que faflre du jour , quoiqu'elle fût devenue pâle & mai-» gre , car elle ne dormoit point , & ne man- geoit que par complaifance. Pour fa mère , tout le m.ondé en avoit grande pitié j le roi en
La Princesse Belle-Etoile. 273
fut fi attendri , qu'il n'ofoit jeter les yeux fur elle ; mais quand il penfoit qu'il couroit rifque de n*avoir point d'autres héritiers que des do- guins 5 il confentoit à tour.
Le jour étant pris pour la noce ) la reine- mère ) priée par l'amirale RouiTe ( qui haïf- foit toujours fon infortunée foeur) 5 dit qu'elle vouîoit que la reine Blondine parût à la fête ; tout étoit préparé pour la faire grande & forriptueufe j & comme le roi n'étoit pas fâché que les étrangers viflent fa magnificence^ il ordonna à fon premier écuyer d'aller chez les beaux enfans , les convier à venir , & lui com- manda qu'en cas qu'ils ne fuffent pas encore venus , il laifsât de bons ordres afin qu'on les avertît à leur retour.
Le premier écuyer les alla chercher^ & ne les trouva point ; mais fâchant le plaifir que le roi auroit de les voir, il lailTaun de fes gen- tilshommes pour les attendre , afint de les amener fans aucun retardement. Cet heureux jour venu, qui étoit celui du grand banquet^ Belle-Etoile & les trois princes arrivèrent ; le gentilhomme leur apprit Thifloire du roi > comme il avoit autrefois époufé une pauvre fille 5 parfaitement belle &: fage ^ qui avoit eu le malheur d'accoucher de trois chiens ; qu'il l'avoit chalTée pour ne la plus voir ; que ce-
M V
274 Le Gentilhomme, &c.
pendant il l'aimoit tant 5 qu'il avoit paiïe quinze ans fans vouloir écouter aucune pro- portion de mariage ; que la reine-mère & Tes fujets l'ayant fortement preffé^ il s'étoit ré- folu à ëpoufer une princeffe de la cour , & qu'il falloit promptement y venir pour ailifler à toute la cérémonie.
En même temps Belle-Etoile prit une robe de velours , couleur de rofe , toute garnie de diamans brillans ; elle îaifTa tomber fes che- veux par groiïes boucles fur les épaules ; ils étoient renoués de rubans > l'étoile qu'elle avoit fur le front jetoit beaucoup de lumière ^ & la chaîne d'or qui tournoit autour de fon cou , fans qu'on la pût ôter , fembloit être d'un métal plus _ précieux que l'or même. Enfin jamais rien de fi beau ne parut aux yeux des mortels. Ses frères n*étoient pas anoins bien, entr'autres le prince Chéri; il avoit quelque chofe qui le diftinguoit très- avantageufement. Ils montèrent tous quatre Ans un chariot d'ébène & d'ivoire , dont le dedans étoit de drap d'or 5 avec des car- reaux de même 5 brodés de pierreries ; douze chevaux blancs le traînoient: le refle de leur équipage étoit incomparable. Lorfque Belle- Etoiic oc {qs frères parurent y le roi ravi les vint recevoir avec toute fa cour^ au ha;it
La Princesse Belle-Etoile. 275
de refcaîier. La pomme qui chante fe faifoit
entendre d'une manière merveilleiife ? Teaii
qui danfe , danfoit y &: le petit oifeau qui dit
tout 5 parloit mieux que les oracles: ils fe
baifsèrent tous quatre jufqu'aux genoux du
roi , &: lui prenant la main , ils la baisèrent
avec autant de refpeiEl que d'afîe^lion. Il les
embraffa , & leur dit : je vous fuis obligé ,
aimables étrangers, d'être venus aujourd'hui ^
votre préfence me fait un plaifir fenfible. En
achevant ces mots , il entra avec eux dans un
grand fallon 5 où les muliciens jouoient de
toutes fortes d'inftrumens 5 &: plufîeurs tables
fer vies fplendidement ne laiffoient rien à
fouhaiter pour la bonne chère.
La reine mère vint , accompagnée de fa future belle-fille, de l'Amirale Rouffe^ & de toutes les dames 5 entre lefquelles on ame- noit la pauvre reine , liée par le cou , avec une longe de cuir, &: les trois chiens atta- chés de même. On la fit avancer jufqu'au milieu du fallon ? où étoit un chaudron plein d'os &: de n auvaifes viandes ^ que la reine mère avoit ordonnés pour leur dîner.
Quand Belle -Etoile & les princes la virent fi malheureufe 5 bien qu'ils ne la connufTent point ) les larrnes leur vinrent aux yeux , foit que la révolution des grandeurs du monde les
M vj
276 Le Gentilhomm E5 &c/ touchât 5 ou qu'ils fufTent émus par la force du fang qui fe fait fou vent reïïentir. Mais que penfa la mauvaife reine clun retour fi peu efpéré & fi contraire à fes deifeins ? Elle jeta un regard furieux fur Feintife> qui défiroit ardemment alors que la terre s'ouvrît pour s'y précipiter.
Le roi préfenta les beaux enfans à fa mère , lui difant mille biens d'eux ; & malgré Fin- quiétude dont elle étoit faifie, elle ne laiïïa pas de leur parler avec un air riant 5 Ôc de leur jeter des regards auffi favorables que fi elle les eût aimés ^ car la difiimulation étoit en ufage dès ce temps-là» Le feflin fe pafTa fort gaiement 5 quoique le roi eût une extrême peine de voir manger fa femme avec fes doguins ) comme la dernière des créatures ; mais ayant réfolu d'avoir de la complaifance pour fa mère , qui l'obligeoit à feremarier y 'û la laiffoit ordonner de tout.
Sur la fin du repas 5 le roi adrelTant la parole à Belle-Etoile: je fais 5 lui dit- il j, que vous êtes en poffeiîion de trois tréfors qui font incomparables ^ je vous en félicite j? &: je vous prie de nous raconter ce qu'il a fallu faire poar les conquérir. Sire, dit- elle 5 je vous obéirai avec pîaifir : l'on m/avoit dit que Teau qui danfe me rendroit belle, ÔC
La Puîncesse Belle-Etoile. 277
que la pomme qui chante me donneroit de refprit; j'ai fouhaité les avoir par ces deux ralfons. A l'égard du petit oifeau \^ert qui dit tout , j'en ai eu une autre ; c'qH que nous ne favons rien de notre fatale nailTance : nous fommes des enfans abandonnés de nos pro- ches ^ qui n'en connoiîTons aucuns ; j'ai efpéré que ce merveilleux oifeau nous éclair ciroit fur une chofe qui nous occupe jour & nuit, A juger de votre naiiTance par vous 5 répli- qua ie roi , elle doit être des plus illuftres ; mais parlez fincèrement , qui êtes - vous ? Sire :> lui dit - elle y mes frères & moi avons différé de l'interroger jufqu'à notre retour : en arrivant nous avons re<^u vos ordres pour venir à vos noces ; tout ce que j'ai pu faire ^ ^a été de vous apporter ces trois raretés pour vous divertir.
J'en fuis très-aife , s'écria le roi ? ne diffé- rons pas une chofe fi agréable. Vous vous amufez à toutes les bagatelles qu'on vous pro- î^ofe 5 dit la reine mère en colère ; voilà de pilaifans marmoufets 5 avec leurs raretés : en vérité , le nom feul fait aïïez connoître que rien n'eil: plus ridicule : fi ! fi ! je ne veux pas que de petits étrangers , apparemment de la lie du peuple 3 aient l'avantage d^abufer de votre crédulité j tout cela confiHe en quel-
17^ Le Gentilhomme, &c. ques tours de gibecière & de gobelets ; & fans vous , ils n'auroient pas eu l'honneur d'être afîis à ma table.
Belle-Etoile & Tes frères entendant un dif- cours û défobligeant , ne favoient que deve- nir; leur vifage étoit couvert de confufion 6c de dëfefpoir , d'efTuyer un tel affront de- vant toute cette grande coiir. Mais le roi ayant répondu à fa mère que fon procédé Foutroit ^ pria les beaux enfans de ne s'en point cha-^ griner 5 & leur tendit la main en ligne d'a- mitié. Belle- Etoile prit un baffin de cryilaî de roche 5 dans lequel elle verfa toute l'eau qui danfe ; on vit auffitot que cette eau s'a- gitoit , fautoit en cadence ? alloit & venoit , s'élevoit comme une petite mer iriitée , changeoit de mille couleurs , & faifoit aller le baffin de cryflal le long de la table du roi ; puis il s'en élança tout- d'un- coup quel- ques gouttes fur le vifage du premier écuyer > à qui les enfans avoient de l'obligation. C'é- toit un hom.me d'un mérite rare ) mais fa laideur ne fétoit pas moins 5 & il en avoit même perdu un œil. Dès que l'eau l'eut touché 5 il devint (1 beau , qu'on ne le recon- noiifoit plus ^ & fon œil fe trouva guéri. Le roi y qui faim oit chèrement , eut autant de joie de cette aventure ; que la reine mère
La PRIKCESSE Belle-Etoile. Tjg en relTentit de déplaifir ^ car elle ne pouvoit entendre les appîaudiiïemens qu'on donnoit aux princes. Après que le grand bruit fut cefle 5 Belle-Etoile mit fur l'eau qui danfe la pomme qui chante , faite d'un feul rubis ^ couronnée de diamans ? avec fa branche d'am- bre ; elle commença un concert fi mélodieux que cent muficiens fe feroient fait moins en- tendre. Cela ravit le roi & toute fa cour , &: l'on ne fortoit point d'admiration 5 quand Belle-Etoile tii-a de fon manchon une petite cage d'or ^ d'un travail merveilleux , où étoit Toifeau Vert qui dit tout ; il ne fe nourriffoiî que de poudre de diamans 5 5c ne buvoit que de l'eau de perles diftillées. Elle le prit bien délicatement , &c le pofa fur la pomme 5 qui fe tut par refpefi: ^ afin de lui donner le temps de parler : il avoit (qs plumes d'une fi grande délicateffe y qu'elles s'agitoient quand on fermoit les yeux & qu'on les r'ouvroit proche de lui ; elles étoient de toutes les nuances de vert que l'on peut imaginer : il s'adrefTa au roi , & lui demanda ce qu'il vouloit favoir. Nous fouhaitons tous d'ap-, prendre, répliqua le roi, qui efl cette belle fille & ces trois cavaliers. G roi> répondit l'oifeau Vert ^ avec une voix forte & intel- ligible ) elle efl ta fille , &: deux de ces prinr
iSo Le Gentilhomme, &c.
ces font tes fils ; le troifième ) appelé Chéri ," eft ton neveu. Là-deffus il raconta avec une éloquence incomparable toute riiiftoire , fans négliger la moindre circonfîance.
Le roi fondoit en larmes 5 & la reine affli- gée , qui avoit quitté fon chaudron , fes os &C {es chiens ,s'étoit approchée doucement; elle pleuroit de joie & d'amour pour fon mari & pour fes enfans; car pouvoit-elle douter de la vérité de cette hiftoire , quand elle leur voyoit toutes les marques qui poûvoient les faire reconnoître ? Les trois princes & Belle- Etoile fe levèrent à la fin de leur hiftoire 5 ils vinrent fe jeter aux pieds du roi ^ ils em- braifoient fes genoux 5 ils baifoient fes mains ; il leur tendoit les bras y il les ferroit contre fon cœur ; l'on n'entendoit que des foupirs ^ hélas ! des cris de joie. Le roi fe leva ? & voyant la reine fa femme qui demeuroit tou- jours craintive proche de la muraille, d'un air humilié , il alla à elle ^ &: lui faifant mille carefTes > il lui prëfenta lui- même un fauteuil auprès du fien ^ & l'obligea de s'y afieoir.
Ses enfans lui baisèrent mille fois les pieds & les mains j jamais fpedacle n'a été plus tendre ni plus touchant : chacun pleuroit en fon particulier , & levoit les m^ains & les yeux au ciel ; pour lui rendre grâce d avoir
La Princesse Belle-Etoile. iSi permis que des chofes fi importantes &c fi obfciires fufTent connues. Le roi remercia la princefTe qui avoit eu le delTein de l'époufer , il lui laifTa une grande quantité de pierreries. Mais à l'égard de la reine mère> de rami- raie & de Feintife, que n'auroit- il pas fait contre-elles , s'il n'avoit écouté fon reiTen- timent ? Le tonnerre de fa colère commen- ^oit à gronder :, lorfque la généreufe reine 5 (es enfans & Chéri le conjurèrent de s'ap- paifer, & de vouloir rendre contr*elles un jugement plus exemplaire que rigoureux : il fit enfermer la reine m.ère dans une tour ; mais pour Tamirale & Feintife ) on les jeta enfemble dans un cachot noir ôc humide ^ où elles ne mangeoient qu'avec les trois do- guins appelés Chagrin^ Mouron & Douleur 5 lefquels ne voyant plus leur bonne maitreffe , mordoient celles-ci à tous momens ; elles y finirent leur vie 3 qui fut alTez longue pour leur donner le temps de fe repentir de tous leurs crimes»
Dès que la reine mère , l'amirale RoufTe Se Feintife eurent été emmenées, chacune dans le lieu que le roi avoit ordonné, les muficiens recommencèrent à chanter & à jouer des inftrumens. La joie étoit fans pa- reille j Belle -Etoile &: Chéri en reffentoient
iSi Le Gentilhomme ^ &c.
plus que tout le reile du monde enfemble; ils fe voy oient à la veille d'être heureux. En effet ) le roi trouvant fon neveu le plus beau &: le plus fpirituel de toute fa cour 5 lui dit qu'il ne vouloit pas quun fi grand jour fe pafsât fans faire des noces } & qu'il lui ac- cordoit fa fille. Le prince , tranfporté de joie , ih jeta à fes pieds 5 Belle-Etoile ne témoigna guères moins de fadsfadion.
Mais il étoit bien jufle que îa vieille prin- ce/Te 3 qui vivoit dans la folitude depuis tant d'années > la quittât pour partager rallégreiTe publique. Cette même petite fée , qui étoit venue dîner chez elle àc qu elle reçut fi bien j y entra toiit-d^un-coup^ pour lui raconter c6 qui fe pafîbit à la cour. Allons-y } continuâ- t-elle , je vous apprendrai pendant le che- min les foins que j'ai pris de votre famille. La princeffe reconnoifiante monta dans fon chariot ; il étoit brillant d'or. & d'azur , pré- cédé par des infirumens de guerre y & fuivi de fix cent gardes du corps , qui paroiïïbient de grands feigneurs. Elle raconta à la prin- ceffe toute rhiftoire de {qs petits fils , &: lui dit qu'elle ne les avoit point abandonnés ; que fous la forme d'une fyrène^ fous celle d'elle tourterelle j enfin ; de mille manières p
La Princesse Belie-Etoile. 2^3
cîîe les avoit protèges. Vous voyez 5 ajouta la fée, qu'un bienfait n'e/1 jamais perdu.
La bonne princefle vouloit à tous momens baifer fes mains pour lui marquer fa recon- noiffance 5 elle ne trouvoit point de termes qui ne fuiTent au-defTous de fa joie. Enfin elles arrivèrent. Le roi les reqiit avec mille témoignages d'amitié. La reine Blondine & les beaux enfans s'emprefsérent , comme on le peut croire ^ à témoigner de l'amitié à cette iiluftre dame ; & lorfqu'ils furent ce que la fée avoit fait en leur faveur, &: qu'elle ëtoit la gracieufe tourterelle qui les avoit guidés , il ne fe peut rien ajouter à tout ce qu'ils lui dirent. Pour acliever de combler le roi de fatisfac- tion, elle lui apprit que fa belle-mère? qu'il avoit toujours prife pour une pauvre payfane, ëtoit née princefie Souveraine. C'étoit peut- être la feule chofe qui manquoit au bonheur de ce monarque. La fête s'acheva par le ma^ riage de Belle - Etoile avec le prince Chéri. L'on envoya quérir le Corfaire ôc fa femme , pour les récompenfer encore de la noble édu- cation qu'ils avoient donnée aux beaux en- fans. Enfin, après de longues peines , tout le monde fut fatisfait.
L'amonr , n'en déplaife aiiK cenfeiif s , Eft rorigine de la gloire ,
2^4 ^^ Gentilhomme
Il fait animer les grands cœurs
A braver le péril, à chercher la victoire.
C'eft lui , qui , dans tout l'univers , A du prince Chéri confervé la mémoire 5 Et qui lui fit tenter tous les exploits divers
Que l'on remarque en fon hiftoire. Du moment qu'au beau fexe on veut faire fa cour 3 Il faut fe préparer à fervir fes caprices , Mais un cœur ne craint pas les plus grands précipices j S'il a, pour l'animer, & la gloire & l'amour.
Le conte de la prlnceiTe Belîe-Etoiîe avoit donné tant d'admiration à la Dandinardière , qu'il auroit volontiers paffé le refte de la foi- rée à le louer. Il ne put s*empécher^ dans Texcès de fon enthoufîafme , de prendre la main de Virginie 5 & de la tirer û brufque- ment , que n'y étant point préparée , elle tomba fur le vicomte de Berginville 3 & îe vicomte tomba rudement par terre. La Dan- dinardière parut étonné de ce défordre , il en accufa fon étoile en termes pompeux , dit plusieurs fois qu'il étoit perfécuté, qu'il ne fe feroit jamais attendu à réufîir fi mal dans une petite galanterie où l'admiration l'a- voit engagé. Il eft fingulier , lui dit la belle Amazone^ que l'on arrache les bras quand on veut plaire j vous m'avez eftropié pouç
Bourgeois. 2?«{
plufieurs jours. Je ne fuis pas mieux traité > monfieur la Dandinardière , dit le vicomte ; ce qui me fâche le plus ^ c'eft qu'en tombant , ma perruque eft aufîi tombée ; & comme je me donne tous les airs de jeunelTe que je peux , je me trouve fort emharralTé de juf^ tifier mes cheveux gris devant ces dames.
Je vois , à l'air de monteur la Dandi- nardière , que vous augmentez fa peine en lui parlant ainlî? dit le prieur; il faut avoir quelques égards pour un chevalier bleffë comme lui; &: je vous jure qu'il m*auroit rompu le cou 9 que je n'en dirois pas un mot. Je vous en tiens compte ^ dit-il ; mais hélas 1 les dames ont bien d'autres privilèges ! la cruauté eft de leur apanage , & la belle Vir- ginie fait bien foutenir {qs droits. Ne me repro- chez point mes plaintes, répliqua- t-elle 5 une autre que moi auroit crié plus haut ; mais à vous parler fîncèrement , j'ai les fentimens d'un Alexandre. Et les rigueurs d'une Alexan- drette , dit la Dandinardière ? avec une abondance de joie y car il croyoit avoir dit la chofe la moins commune &: la plus jolie» Il s'étonna que perfonne ne lui applaudît y ïl regardoit toute la compagnie d'un petit air fin qui donnoit grande envie de rire à ces mef- fieurs > car pour Marthonide p qui étoit la plus
a§6 Le Gentilhomme
libérale de toutes les filles en fait de louan- ges , elle fe garda bien de l'en laiffer chommet long-temps > & elle fe récria fur Alexandrette j fur la fineffe de cette expreiïion, fur les beautés qu'elle renfermoit , beautés même cachées & inconnues au vulgaire. Virginie prit la parole à fon tour, pour dire qu'il avoit un efprit fupérieur 5 capable de polir tout un royaume ? d'en exiler les obfcénités 5 de donner la dernière perfeâ:ion à la lan- gue ; & cela fut fuivi de cinquante autres dif- parates qui ne valoient pas mieux ^ car ces belles provinciales en avoient un magafîn inépuifable.
La Dandinardière , charmé &c confus , joî-^ gnoit (es mains 5 armées de gantelets ; il vou- îoit répondre tant de chofes à la fois , qu'il ne favoit ce qu'il difoit ; il ne faifoit plus que s'engouer , &: bégayoit comme un enfant ou comme un homme ivre 5 s'écriant de temps en temps y très-humxble ferviteur , vous fai- tes trop de grâce à mon petit mérite ^ très- humble ferviteur.
Il étoit déjà tard ? madame de Saint-Tho- mas crut qu'il falloit iaiffer au malade le temps de ft repofer un peu ; elle lui donna le bon foir 5 toute la compagnie la fuivit. Il ne refla avec la Dandinardière que le bon Alain y
Bourgeois. 2^7
dont Tair ëtoit encore mortifié & contrit de la chute qu il avoit fait faire ; il fe tenoit de- bout dans un coin de la chambre , n'ofant s'approcher de fon feigneur & maître 3 quand il l'appela bénignement : Donne - moi mon bonnet de nuit , lui dit-il ? à la place de ce turban; cela fied, mais je le trouve très- incommode 3 & je ne fais comment les Turcs peuvent s'en accommoder * car le mien tombe fans cefTe. O! monfieur^ répondit Alain, avec fa iimplicité ordinaire 3 ne vous en éton- nez point , les démons font leurs amis ; vrai- ment lorfqu'ils s'en mêlent , ils feroient tenir - bien autre chofe à la tête qu'un turban ; ëc ne voyez- vous pas miême que les dames j qui ne font pas (î Turques que le grand Turc , portent fur les leurs je ne fais combien de rubans? Dis un turban, malheureux 3 s'écria la Dandinardière , je ne puis fouiïrir que tu parles improprement. Oh ! û je fuis impro- pre 3 dit Alain 3 qui ne l'entendoit pas , vous favez que ce n'eft point ma faute 3 il pleuvoit quand j'ai fait le coup de poing dans la cour ; vous m'avez depuis tout faboulé dans votre chambre , & vous favez que le plâtre accom- mode mal un vêtement. Je vous protefle > moniieur> que j'ai le cœur navré quand je vous vois en colère dans un lieu faiope ; cqû
1^8 Le Gentilhomme
autant de taches pour mon habit , qui ne s'en vont pas à fouffler deffus. Je te fais hOn gré y dit-il , d'avoir tant de conlidération pour les hardes que je te donne ; je te promets , Alain y que je ferai foigneux de te faire ôter ton jufte-au-corps toutes les fois que je te voudrai battre. Voilà une mauvaife promelTe > monfieur , répliqua-t-il ; franchement , depuis que vous êtes ici ? vous devenez plus rude que nos vergettes : j'ai vu un temps qui n'eft pas encore bien loin , où j'ëtois le fidelle domeilique & le bien aime ; hélas 5 comme difoit ma bonne femme de grand'mère , pour les mettre en notre pot ! Et de quel pot veux-tu parler ? Nous n'aimons que les choux> fcélérat y répondit fon maître. Je veux dire 9 continua Alain y que vous êtes le pot , & moi le chou y que vous m.e cultivez & m'arrofez pour le manger y c'eft-à-dire , pour vous fervir de moi &: me battre; du refte > vous ne m'ai- mez point : hé... là , là je fuis bien fot de...
mais je n'en dirai point davantage. Il fe tut en elFet; fon filence lui fauva quelques coups y qu'un plus long raifonnement lui auroit atti- rés , car fon maître avoit déjà la tête fort échauffée.
L'on fervit à fouper : la Dandinardière s'é- toit fi fort tourmenté pendant le jour y qu'il /
mangea
Bourgeois. 2%
înangea le fbir comme un faméiique ; Ton fou- -per fut fuivi d'un profond fommeil ^ & il dor- moit encore , lorfque maître Robert , chirur- gien du village , vint frapper des pieds & des poings à fa porte. Ha ! ha? monfieur la Dan- dinardière, crioit-il de toute fa force, vou- iez - vous donc partir fans trompettes ? Le bruit court que vous retournez chez vous fans me payer; eft - ce que je n'ai pas eu affez foin de votre tètQ ? Allez , û l'on m'avoit laiffé faire pendant qu'elle efl fêlée ^ j'y aurois inis tout ce qui y manque ; mais je vais faire la garde à votre porte: vous n'en fortiréz que comme de la noce ; promettre Se ne rien tenir , c'efl le moyen de s'enrichir : a beau mentir qui vient de loin: je me moque de tout cela 5 je fuis bon cheval de trompette y vous mè payerez, ou j'y perdrai mon latin.
La Dandinardière fut fort furpris & fort mdigné de l'infolence de maître Robert ; il î'écouta pendant quelque temps débiter fes proverbes comme un fécond Sancho Pança ; enfuite il réveilla fon valet qui dormoit d'un profond fommeil, & lui ayant dit tout bas de s'approcher de lui : entends-tu , continua- t-il 5 les impertinences de ce fripon de chr- rurgien?îl veut que je paye le foin qu'il pre- ' noit de me tuer. Ne femble-t-il pas , à l'en-. Tome IF. N
aço LeGentilhomme
tendre ? que je lui dois beaucoup , 6c que je fais banqueroute à l'honneur &: aux loix 5 d'être encore à le fatisfaire ? Ah! qu'il mérite d'être tapoté i mais je ne fuis pas d'humeur à me commettre avec un tel maraut y cela eft de ta portée : il faut que tu faffes une fortie brufque & prompte fur lui ; que tu le jettes par terre y tu lui donneras enfuite trente coups de poing fort à ton aife; je t'épaulerai 5 ôc ce fera fon unique paiement. Vous m'épaulerez , répondit Alain? Que ferez-vous, monfîeur, pour m'épauler ? J'irai doucement derrière jîoi , répondit-il , &: je fermerai la porte au verrouil ; car iî tu étois par malheur le plus Jbible , il entreroit dans ma chambre , & je t'ai déjà dit que je le méprife trop pour le fcattre.
Ah ^ monfieur , répondit Alain 5 je le méprife auffi beaucoup ^ & je vous demande la permiflion de ne me point faire affommèr ^ar un homme fi fort au ^ deffous de moi. Depuis quand deviens- tu fanfaron, ajouta îe Bourgeois? Je ne fais comment cela s'ap- pelle, dit le valet ; mais , a vous parler fran- chement) je me fens encore les côtes fracaf- fées du combat d'hier; auriez -vous bien le cœur de m'envoyer contre un homme tout frais que je méprife tantj Croyez-moi , mpii*
Bourgeois. i9^^r
fieur 9 il vaut mieux que vous preniez îa peine de le battre vous-même ; il n'y aura au moins rien de bien ou de mal fait que par vous. . Je lui aurois déjà appris > dit laDanJinar-* dière ? û l'on demande de l'argent à un homme comme moi avec tant de bruit , s'il ne m'eût été trop inférieur. Hélas ? monlieur , dit Alain j vous me battez tous les jours, 6c je vous jure qu'il eu. d'auflî bonne maifon que moi : mon père étoit maréchal du village , & il en eft le chirurgien : il eft plus honorable de panfer des hommes que des chevaux ; tout cela enfem-^ ble pourroit l^iQn le rendre digne de vos coups. Tu me ferois cent généalogies au bout de celk- ci , s'écria la Dandinardiere ^ que je ne m'en échaufFerois pas davantage ; mais je te connois pour un poltron qui n'aime que ta chienne de peau.
Pendant qu'il difolt des injures à voix balfe au prudent Alain , maître Robert continuoit fon charivari; & la Dandinardiere défefpéréj ne pouvant le fouffrir davantage , ni s'exporer aux fuites fâcheufes d'im démêlé , trouva un moyen iingulier de fe venger.
Il y avoit au bas de la porte un afTez grand trou 5 par où le vigilant chat venoit faire h guerre aux petites fouris. Après s'être levé , ço;iîme il n avoit ni fouliers ni mules , ôc qu'i}
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2$i Le Gentilhomme craignoit de s'enrhumer, il mit fes bottes y Sc fe faifit de tenailles , qu'il palTa doucement par le trou du chat, dont il prit tout-dun-coup la jambe de Robert. Il crut être piqué par un ferpent , & pouffa des cris épouvantables ; à peine ofa-t-il regarder fa jambe , tant il avoit peur que le formidable ferpent ne lui fautât aux yeux. La Dandinardière ne négligeoit rien de fon côté pour le bien pincer : Ton n'a jamais mieux réufli ; le bruit augmenta autant par les plaintes de m.aître Robert > que par les éclats de rire du Bourgeois.
Le vicomte ôc le prieur j dont les chambres étoient voifines de la iienne ,- fâchant bien une partie de ce qui fe paffoit, car ces bonnes per- fonnes en avoient donné l'ordre y fe levèrent & vinrent appaifer le commencement de la plus furieufe querelle qui fe foit jamais vue dans un village pacifique.
Maître Robert étoit normand , il n'aimoit guères moins un procès qu'une tête caffée ou des bras disloqués. Meffieurs 5 s'écria-t-il ? je vous prends pour témoins; je vous afligne pardevant tous les juges du monde ; pour déclarer que je fuis eftropié à n'en revenir jamais» C'efl tout ce qu'il put faire que de dire ce peu de mots; car les tenailles jouoient fî bien leur rôle j que dans ce moment la Dan-
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diîiardière les ferrant plus qu'il n'avolt encore fait^ maître Robert en perdit la couleur & la parole. Le vicomte & le prieur ne purent s'em- pêcher de rire d'une manière fi nouvelle de combattre ; mais comme il ëtoit queillon de pacifier les efprits irrités de part &: d'autre , ils prièrent la Dandinardière de faire une trève,_ de retirer fes tenailles & d'ouvrir ia porte. Dès que maître Robert fe fentit hors d'efclavage ,. il s'en alla 5 proteftant de chicaner le refte de fes jours contre un fi mauvais payeur.
Le petit Bourgeois n'avoit encore jamais eu le plaifir de faire quitter lé champ de bataille à. un ennemi; il s'en trouva fi fier , que? fans faire réflexion à Firrégularité de fon désha- billé ) il parut devant ces meilieiirs en chemife? en bottes ? les tenailles fur l'épaule , de l'air à peu près dont Hercule tenoit fa maiTue.
Vous êtes bien en colère , dit le prieur , ne . craignez - vous point que cela ne vous fafie . mal ? Je ne crains rien 5 répliqua-t-il fière-' ment j pas la mort même 5 quand elle feroit armée de fes plus dangereux traits.. Ce qui vient de fe paiTerj dit le vicomte d'un air férieux , marque affez votre intrépidité ; mais avec tout cela, je trouve que vous devez payer un pauvre malheureux qui n'en a pas de refte, Dites plutôt^ s'écria la Dandinardière^
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3194 Le Gentilhomme
que c*eft un fripon qui doit me payer toiit le îîial qu'il m'a fait \ je ferois guéri fans lui. Ce fcélérat me vouloit couper la peau comme un morceau de cuir. Un peu de genërofité fera la paix ^ dit le prieur ; il efl: ignorant comme lîien d'autres ^ ce n'eft peut-être pas fa faute ; mais je vous confeille en ami de ne vous point 'Opiniâtrer à lui refufer quelques piftoles. Vous vous moquez , moniîeur le prieur , dit la Dan- ^inardière > je ne viens point tout exprès de Paris pour être la dupe des provinciaux ; j'ai eu plus d'un différend en ma vie , dont je me fuis tire tambour battant , enfeigne déployée. Vraiment je le crois ? dit Alain , en faifant 'aufîi le brave , nous fommes des mangeurs de charettes ferrées , mon maître mange les groffes , & moi les petites. Mon compère •Alain y dit le vicomte y ne fais pas tant le mau- vais; il l'on fait un procès où ton nom fera , garre les fuites. Et pourquoi , dit-il ? Je n'ai -rien vu , tout s'efl pafTé par le trou du chat , je n'ai pas même voulu donner les tenailles <îont la jambe de maître Robert fe peut plain- dre : oh ! qu'il y vienne avec fon procès ^ pour voir {i je nefaurai pasm.e défendre; j'ai €u un oncle procureur fifcal d'une bonne feigneurie ^ &: je griffonnerai tout comme lin autre, .
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Courage , mes enfans 5 dit le vicomte en riant , voici l'Alexandre & le Barthole de nos jours unis enfemble contre maître Robert ; pour moi qui fuis ami de îa paix 5 je vais m'habiller pour aller chercher le rameau d'olivCe Et moi , dit le petit bourgeois 5 je vais me recoucher > car ce faquin a pris foin de m'irriter ,de bonne heure : là - deffus ils fe réparèrent.
Jamais joie n'a été plus grande que celle d^ la Dandinardière enpenfant aux exploits qu'il venoit de faire ; il en parla long-temps à foti valet. Tu vois^ lui dit-il, comme je m'y prends pour châtier l'infolence : maliieurj» malheur ^ à qui me fâche. Son valet répéta plusieurs fois après lui : malheur 5 malheur à qui nous fâche.
Bien qu'Alain ne lui eût rien vu faire qu'il n'eût fait comme lui ^ il ne lailTa pas de le regarder d'un air plus refpeélueux qu'à l'ordi- naire. Je vous avoue 5 monfieur j lui dit-il , que vous réparez bien la crainte que vous aviez témoignée de monfieur de Ville ville , & je ne doute point à préfent que vous n'ayez la bonté de vous battre avec lui. C'eil une vieille querelle , dit notre bourgeois , dont tu te paiïerois bien de me faire fouvenir : je fuis perfuadé que ce gentillâtre a fait fes réfie-
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xions 5 & qu'il ne fera pas aflez dépourvu de bon Tens pour mefurer Ton épëe à la mienne. Mais , à tout hafard ? monfieur , dit Alain , voudriez-vous mefurer la vôtre à la mienne ? Je ne fais^ dit la Dandinardière en branlant la tête deux ou trois fois 5 je ne fais ^ encore un coup , ce n'eft pas manque de courage 9 \q l'ai dit cent fois , j'en ai de refle ; mais quand je penfe à l'aventure qui m'arriva au bord de la mer , à ce démon qui reïïembloit comme deux gouttes d'eau à un homme 5 ôc qui me fit ce vilain appel qui m'a toujours tracaffé depuis , je t'avoue > Alain , que j'aime encore mieux te voir faire le combat que de le faire moi-même.
Oh ! que je ne fuis pas fi fot, dit Alain > vous me voulez livrer à la gueule du loup ^ & que ce démon 5 fi c'en efl un y m'emporte tout chauffé 5 tout vêtu en l'autre monde ; croyez- vous , monfieur ^ que pour n'avoir pas tant de pifloles que vous , j'en aime moins le pauvre Alain ? Non , en vérité ^ les écus ne fuffifent point pour rendre heureux 5 il faut de la fanté ou crever : fi j'allois me battre avec ce magicien , & qu'il me donnât deux ou trois coups d'épée , dont l'un me feroit fauter l'œil de la tèXQ •> l'autre m,e couperoit le fifîlet ^ & le dernier me perceroit le cœur , croyez- vousf
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en confcience que je ine portaiïeToU: bieii ? Où as-tu pris , maraut ) répliqua la Dandinar- dière , en colère ? que Villeville te doit traiteç ainfî ? Cela eft fort mal aifé à croire y dit Alain^ eft-ce que les démons n'ont pas encore plus de pouvoir que les fées ? Ne vous fouvient~il pas de ce beau conte qu'on nous lut hier , oii les pommes chantent comme des roffignoîs :? les oifeaux parlent comme des doéleurs , &; Feau danfe comme nos bergers ? Après tout cela y monfieur , n'ai- je pas tout lieu de crain- dre pour ma peau ? Tu es un étrange gzrqon , répliqua la Dandinardière ^ de te tourmenter, & de me tourmenter moi-même comm.e tu fais ; car enfin il n'eft point à préfent queflion de Villeville ; laiiTe mioi goûter le plaifir de ma viftoire , &: vas dormir y perturbateur de mon repos. Dormez vous-même 5 monfieur , répondit Alain. Il tira (es rideaux ^ & fe mit à - la fenêtre qui regardoit fur le grand chemin. Il y avoit plus d'une heure qu'il y tuoit des mouches 5 car il étoit leur ennemi déclaré ^ lorfqu'il apperçut Villeville qui paffoit à che- val 3 & qui venant , par hafard , à hauffer la tête y le vit &: le reconnut. Il favoit la frayeur épouvantable que fon feul-nom faifoit à la Dandinardière & à fon valet. Le baron de Saint-Thomas, dont il étoit ami> l'en avoit
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averti ; il trouvoit cette aventure fort phh fante ; de forte que pour ne pas démentir le caractère de matamore y il mit le piftolet à la main 5 comme s'il eût voulu tuer Alain. Eh ! Tnonfieur , lui cria- 1- il 5 en joignant les mains 5 Tie vous méprenez pas 5 s'il vous plaît ^ fou- venez-vous de tous les coups que vous me donnâtes il y a quelque temps 5 je vous jure que je n'en ai point confervé de rancune. Viileviîle ne répondit rien , mais il continua ■de le mirer ; ce qui augmentoit fort f inquié- tude d'Alain. Je vois bien? lui dit-il ^ que vous avez envie de tuer quelqu'un ; attendez "un moment , j'aime mieux que ce foit mon ■maître que moi , je vais le réveiller ^ il erï fera bien fâché , mais je n'y faurois que faire. En achevant ces mots , iî fiit promptemenî tirer la Dandinardière par le bras : moniieur , -lui dit-il, prenez la peine de vous lever ^ il y ^ une perfonne fous vos fenêtres qui veut voiîs voir; il donnoit encore, il jeta fa robe ^eçliambre fur fes épaules ; & prenant promp- tement fes bottes? il courut à la fenêtre. Mais^ ê dieux; quelle vifion pour luiî une arme à Jeu entre les mains de fon ennemi^ du redou- table Vilîevîîk I Une samufa vraiment pas à le complimenter? comme avoit fait fon valet, & fans , pouffer plus loin fa réflexion^ il fe jeta
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à corps perdu delTous le lit 5 où la peur feiiîe lui donna le moyen de s'y fourrer ; car aiïu- îëment, à toute autre vue que celle d'un pifloîet bandé , il n'auroit pu le faire.
Cependant dès qu'il y fut y il fe fentit fi preffé y que ne comprenant rien de plus dan^ ■gereux pour lui que l'état violent où il étoit^ il voulut s'en retirer., au hafard déplus fâcheufes fuites.
Il ht pour cela des efforts inutiles 5 le lit étoit irop bas , il étoit tout écrafé deïïbus. Alain 5 ■s'écria- t'iU je vais mourir, aide-moi* Mais ce fideîle domeftique ne l'entendoit point, il etoit caché dans une armoire qui s'abattoit la jiuit pour fervir de lit ; il Tavoit bien vite relevée 5 & la tenoit avec ies deux lîîains de toute fa force > comme la chofe du monde la .plus utile à fa confervation ; il étoit fi occupé ^' qu'il ne fentoit pas même que les ongles s'arra-- choient , &c qu'il fe faifoit beaucoup de mal.
Villeville ne voyant plus paraître le gentil- -homme bourgeois & fon valet , tira deux: coups de piftolet pour les effrayer; Qïie^et? la Dandinardière en eut tant de peu.r ^ qu'il en perdit la voix pour quelques morne ns ? 6c Alain fut û épouvanté? qu'il iaiffa tomber tout d'un coup le devant de l'armoire qu'il retenoitavec tagt de fatigue; il toanba autli
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de fa hauteur j & fa tête portant la première, à la vérité doucement , car c^étoit fur Ton lit ; il fit une culbute qui le jeta à l'autre bout de la chambre.
Il auroit été difficile que tout ce défordre fe fut pafTé fans un grand bruit : meflieurs de Saint-Thomas , de Berginvilîe & le prieur étoient pour lors dans la falle y qui tenoientufi petit confeil 5 où la Dandinardière avoit part. Cette falle étoit fous fa chambre ; ils crurent que le tonnerre venoit d'y tomber , ou que 3Tiaitre Robert, véritablement en colère d'avoir été fi rudement tenaillé , en prenoit une vei> geance mémorable ; ils fe hâtèrent de m.onter pour être fpe6î:ateurs de cette nouvelle fcène. Ils trouvèrent Alain encore étendu par terre , ils allèrent au lit de fon maître , dont ils enten- doient la voix plaintive & les cris fourds> fans pouvoir imaginer d'où ils venoient : ils deman- dèrent plufieurs fois à fon valet où il étoit f mais Alain portant le doigt fur fa bouche 5 fe conteatoit de montrer fîlencieufement la fenê-- tre fans rien répondre. Ils y regardèrent , ne fâchant point s'il auroit été aflez fou pour effayer une cabriole dç cette importance. Villeville n'y étoit plus ? & ils ne comprirent point ce qu'Alain vouloit dire par ces fignes myilérieux ; les trifles accens continuoient :
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notre pauvre bourgeois fouftroittout ce qu'on peut fbuffrir. Enfin le baron regarda fous îe lit j & ne fut pas médiocrement étonné qu'il eût pu s'y mettre,
Alain s'encourageant à leur vue , vint leur aider ; il le prit par un pied , & tirant de toute fa force 7 il lui arracha fa botte , qui n'auroit pas été difficile à ôter , fi elle n avoit pas été engagée comme le relie de fon corps; mais le valet étoit fort^ oc cela ne fervit qu'à l'envoyer tomber à vingt pas 5 la botte à la main. Bon 5 dit-il affez plaifamment , les fées m'ont doué de tom.ber aujourd'hui fans fm & fans cefCe 5 m^ais je fais bien un remède , c'eft que je ne me lèverai plus,
Perfonne ne l'écoutoit^l'on étoit trop occupé à fauver la vie du gentilhomme bourgeois ; l'on avoit beau lui tirer ^ tantôt une jambe , tantôt r autre , il ne pouvoit fortir de cette trappe ; &: comme fon dos &: fes épaules païïbient fort mal leur temps, l'on s'avifa de jeter les mate- las par terre 5 & de lui donner une liberté dont il avoit grand befoin; il étoit. tout écor-^ ché 5 le vifage meurtri & le nez écrafé ; il avoit la peau plus rouge que de l'écarlate ; on le coucha. Son valet eut ordre de lui aller chercher du vin d'Efpagne pour boire ^ & de l'eaii'de-vie pour le frotter. Je vous prie ^ dit
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Alain au vicomte , d'en prendre vous-même la peine ; car , pour ne vous rien celer 5 ce terrible moniteur de Ville ville rode autour de la maifbn , je redoute plus fa vue que le ton- nerre. Tais-toi^ indigne babillard ) lui cria la Dandinardière 5 où a-t-il pris que Villeville eu ^enu tirer des coups de piflolet fous mes fenê- tres, & que j'en ai eu peur? Je n'en ai. pas parlé? répondit Alain; mais voilà donc le pot aux rofes découvert ? Ne le croyez point 5 continua le bourgeois , je n'aurois pas peur d'Alcide en chair & en ôs , à plus forte raifon de ce petit gentilhomme dont le revenu eft très-mince 6c fort inférieur au mien : il eft vrai que cet indigne valet a quelquefois des vifions fi fortes 5 qu'il les croit y Se les débite comme des vérités.
Mais pour vous faire entendre ce qui m'a obligé de me fourrer fi malencontreufement fous mon lit ^ c'eft que je révois que m'étant battu 5 j'avois mis mon ennemi en fuite , je me fuis jeté de mon lit pour le pourfuivre ; il m'a femblé qu'il paffoit par-defiSous : la chaleur du combat > &c%e courage qui ne s'étonne pas dans les périls ^ m'ont engagé à en faire autant ; dès que j'ai été la , je me fuis réveillé 5 cha- grin d'y être y mais peu furpris de m'y être wis j car je fuis au catalogue des fomnifères 9
Bourgeois. 505
& toute la cour fait que plufieurs années de faite 5 l'ai été me baigner en dormant.
Pendant qu'il parlôit 5 Alain , qu'il ne pou- voit voir? faifoit des fignes & marmottoit entre Tes dents tout le contraire ; mais mon- fieur de Saint-Thomas qui chercboit à l'obli- ger 5 répliqua que tout ce qu'il venoit de dire étoit vrai ) qu'il favoit que Villeville ne fe portoit pas bien^ & que quand il auroit été en bonne fanté ^ il n'étoit pas afTez ennemi de la vie pour venir chercher à la perdre avec un homme plus dangereux aux combats que Mars & qu'Hercule. Le vicomte ôc le prieur parlèrent à peu près dans les mêmes termes. La Dandinardière penfant qu'ils le croyoient, en reprit une partie de fa belle humeur , &: fe difpofoit à débiter encore quel- ques menfonges 5 quand ces meffieurs jugè- rent à propos de lui laiffer te temps de boire du vin d'EfpagnC) 6»cde fe frotter d'eau-de-vie«
Dès qu'ils furent en liberté de s'entretenir , le baron de Saint-Thomas s'adrefTant au vi- comte : je vous protefte? lui dit-il ^ que fi vous n'êtes pas aufli poltron , vous êtes au moins auffi fou que notre bourgeois gentil^ homme 5 lorfque vous voulez me perfuader d'en faire mon gendre. Dites tout ce qu'il TOUS plaira^ répondit- il, je foutiens que ma
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vifion n'efl pas ridicule 5 &: fi quelque chofe m'embarralTe , ce ne font point les convenan- ces , car il y en a dans cette affaire 5 comme nous le favons tous ; mais c'ed le moyen de refondre ce petit avare à époufer une fille de qualité pour fes beaux yeux.
Remarquâtes-vous hier, dit le prieur en rinterrompant , les prétentions qu'il établit fur fa fortune ? Encore un coup , ii nous n'avons de l'adreife , voilà un mariage dérouté. Ce fera un grand ir alhei'r , dit le baron en fou- riant? & j'aurai bien de quoi m'afRiger. Je vous affure , continua le vicomte , qu'il eft riche, & qu'avec i^s impertinentes fanfaro- nades , ( qui fe terminent toutes à la confer- vation de fon individu ) , il ne laiiTe pas d'en- tendre fes intérêts. A propos, c'eft moi qui me fuis avifé de lui attirer le colérique Robert. J'ignore vos vues là-defTus , répondit monfieur de Saint-Thomas ; mais il faut vous laiiTer la conduite d'une affaire dont je ne fuis pas allez friand pour me tourmenter beaucoup. Quel- ques perfonnes qui fiir vinrent , rompirent cette converfation. Le prieur ayant fu que la Dan-* dinardière ne pouvoit dormir 5 alla dans fa chambre pour lui tenir compagnie.
En approchant de fa porte , il s'y arrêta ^ parce qu'il l'entendit parler avec Alain, Quoi;?
Bourgeois. 30^
Iindifoit-îl? tu me crois capable de te pardon^ ner Faifront que tu viens de m'attirer ? Sais-je feulement ce que c'eft qu'un affront , difoit Alain? Je parlois naïvement de ce que je venois de voir, tout autre valet à ma place auroit parlé de même; je vous voyois fous le lit 5 &: je favois bien que vous aviez eu de bonnes raifons pour vous y mettre. Tu le favois y reprit notre bourgeois , & qui donc te Favoit dit ? Mon cœur ? ajouta le bon Alain 3 qui efl de chair &: d'os commue un autre , Se qui mouroit de peur; car fans Farmoire où je me fuis fourré,- certainement, monlieur, je crois que je ne ferois pas en vie à l'heure qu'il eil. Je te trouve bien hardi ^ s'écria la Dan- dinardière , de juger de mes fentimens par les tiens; les héros ne fe mefurent pas à Faune d'un faquin comme toi. Si je me fuis mis fous le lit, c' efl que je ne voulois pas m'expofer à recevoir un coup de piflolet d'^m traître qui n'oferoit m'attaquer que de loin. Vous avez donc oublié ^ répondit Alain , qu'il y avoit plus d'un quart-d'heure que vous y étiez cachée quand Villeville a tiré ce terrible coup de pif- tolet ou de canon, car je ne fais pas lequel. Tais-toi, bourreau, répliqua- t-il , j'avois juf- qu ici un peu compté fur ton courage; je te connois à préfent, &: j 'attens avec mpatiencqr
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d'être de retour dans mon château pour t'ex- pëdier un congé en forme. Hélas ! monfieur , dit-il tout affîgé^ en quoi l'ai- je mérité? J'ai eu peur comme vous , eft-ce un crime, &c dois-;e être plus brave que mon maître ? Si vous m'avie2 pris pour me battre ? que je vous l'euflTe promis fans le vouloir faire, vous auriez raifon de vous plaindre ; mais il n'en étoit non plus queition que de l'ame du Juif errant. La Dandrnardière fentit la joie de voir fon valet fî touché ; il aimoit qu'on l'aimât : mets-toi à genoux ^ lui dit-il , tu m'attendris. Alain fe proflerna au pied de fon lit. Je te pardonne, ajouta-t-il^? & je fais plus , je te donne du cœur , voici une provision de cou- rage. En achevant ces mots ^ il lui fouffla de toute fa force dans les deux oreilles. Tu peux compter 5 dit-il, que je te mets en état de te battre contre qui tu voudras. Quoi ! fans être battu 5 s'écria Alain ? Oui ^ ^itfon maître > je t'en aflure. Je vous remercie , répartit Alain y mais y monfieur , fi vous aviez voulu me fouffler feulement cent écus de rente y j'en ferois encore plus aife ; car tout compté , je ne veux noife avec perfonne ? un peu d'ar- gent vaudroit mieux j prenez le courage pour vous. Le prieur vit bien à Tair de cette. converfa*
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tmn , qu'elle ne lînlroit pas fitôt ; après s'en être réjoui quelque temps > il entra dans la chambre, je vous' croyois endormi , lui dit -il , car il me femble que vous étiez couché à cette intention. Il efl vrai, répliqua la Dandinar- dière, & je dormirois en effet, fans l'amour^ qui eu un furieux réveille-matin; dès que je veux fermer la paupière 5 il me repréfente Virginie & Marthonide plus charmantes que l'aurore. Oh! vraiment 5 vous n'êtes point incommodé de l'excès de votre tendrefîè y dit le prieur 5 je n'ai pas oublié que vous pré- férez le bien au mérite & à la beauté : il efî vrai , continuait- il 5 que cette déclaration a mis un voile fur vos bonnes qualités , comme les éclipfes voilent le foleil. Je fuis ravi de cette bonne comparaifon^ répliqua le petit bour- geois ; mais me croyez - vous d'humeur à découvrir au public mes fecrets amoureux ? Non 5 non , monfieur , il faut un peu de my f- tère. Si vous me parlez fincèrement ? dit le prieur 5 je vous offre mes foins pour faire réuffir vos deffeins ; comptez que Virginie a beaucoup de mérite. Dites-moi^ ajouta la Dandinardière , que lui donne-t-on en ma- riage ? Ce qu'on lui donne , répliqua le.prieur ? hé ! ne le favez-vous pas ? On lui donne une très-groife dot, im revenu qui Vaut mieux
30.9 Le Gentilhomme
que la plus belle terre de ce pays. Vous voulez dire des maifons à Paris , reprit la Dandinar- dîère , ou des rentes fur THôtel de Ville ? Ce font-là de plaifantes bagatelles , dit le prieur ; on lui donne le don de faire des con- tes^ & vous ne favez pas où cela va. Le bourgeois n'en parut point touche : hé^ hé! dit-il , après avoir révë un moment ? on peut le faire entrer pour quelque chofe dans le con- trat de mariage ; mais au fond ? fi elle n'ap- porte que cela à fon mari, je tiens que le ménage ira mal. Vous êtes tout matériel j s'écria le prieur , cependant Fefprit vaut fon prix: Je ne fuis pas a fiez ignorant ? répliqua- t-il , pour méprifer l'efprit , je veux feulement avec cela un bien raifonnable : car je vous proteiie qu'à l'égard de vos contes tant van- tés , j'en ferai à mon tour 5 que je pourrai donc mettre à profit. Je ferois bien aife d'en être témoin, dit le prieur, vous croyez fans doute qu'il ne faut qu'écrire des hyperboles femées par-ci 5 par-là : il étoit une fois uno fée 5 & que l'ouvrage eft parfait : je vous déclare qu'il y entre plus d'art que vous ne penfez , &: j'en vois tous les jours qui n'ont rien d'agréable. Vous voulez donc dire , reprit le bourgeois en colère y que les mJens feroient de cette clane 5 franchement ; monfieur 5 vous
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n êtes pas obligeant; mais j'en veux faire un , ou crever ; nous vous verrons enfuite changer de langage. Je ne refuferai jamais mes louan- ges , dit le prieur , en prenant un air gracieux pour l'apailer ; & fi vous m'en croyez , vous y travaillerez dès aujourd'hui. Je le prétends bien , dit la Dandinardière ; croyez-vous que j'aie fait apporter ma bibliothèque avec tant de foin & de depenfe pour la laifler inutile ? Il ne tiendra qu'à vous , ajouta le prieur , que je vous aide comme j'ai déjà fait*
Cette propofition le radoucit abfolument ; il le tira par le bras, & lui dit à l'oreille , crainte qu'Alain ne l'entendît ; je vous avoue, que la peine m'effraie , & que je li'ai pas Tefprit de bagatelle qu'il faut avoir poir écrire toutes ces gentillefTes ; ferois-je donc affez heureux pour que vous euffiez encore un conte qui pût me faire honneur , & faire connoître à Virginie que fi elle a ce don ," je l'ai aufli bien qu'elle? Cela veut dire 5 continua le prieur > que vous voulez jouer à bille pareille y &: avoir autant d'avantage quelle dans T empire des belles-lettres. L'ambidon fied toujours bien , répondit le bourgeois , fervez-moi en ami ^ je vous en conjure.
La cloche que l'on fonnoit ordinairement pour marquer l'heure du dîner; ayant averti
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le prieur 5 il quitta la Dandinardière, après lui avoir promis tout ce qu il dëfiroit.
En entrant dans la falle, il trouva deux dames de fa çonnoiffance ^ qui venoient d'ar* river pour rendre une première viii.te à la ba- ronne de Saint-Thomas. Elles ètoient un peu • en défordre , parce que les pommiers 5 qui foi- fonnoient dans ce canton^ avoient fait une rude infulte à leur carroffe , dont l'impëriale ëtoit en pièces ; elles avoient été obligées de re- venir d'affez loin à pied par une chaleur étouffante. Ces dames n croient dans la pro- vince que depuis fort peu ; elles s'appeloient Coufînes , bien qu elles ne fe fuffent rien ; l'une ëtoit veuve & fort coquette, l'autre venoit d'ëpoufer un vieux gentilhomme qui amaffoit du bien depuis long-temps, & qui pouvoit fe vanter 5 en ëpoufant fa femme , d'avoir trouve un excellent fecret pour le dé-» penfer fort vite.
La plus vieille , qui s'appeloit madame du Rouet, ëtoit veuve d'un homme de juAice^ qui ne Tavoit guères bien rendue à fon pro- chain : elle aimoit le jeu & la bonne chère., & faifoit une djépenfe en fard 5 qui confommoit ime partie de fon revenu. Ce jour-là > le fo- leil en avoit fondu la moitié : elfe tenoit un miroir de poche §c tâçhoit de prendre du blariç
Bourgeois. %iî
awx endroits où il ëtoit plus épais ou plus inutile , pour en mettre à ceux où il n'y en avoit point du tout ; ce n'ëtoit pas un médio- cre travail; & quand elle vit le prieur^ elfe penfa fe défefpérer } car monfieur 5c madame de Saint-Thomas n'étoient pas encore entrés. Le premier donnoit quelques ordres à fes ou- vriers 3 l'autre changeoit d'habits , & n'auroit pas paru en robe -de-chambre pour l'empire de Trebizondç^
Mais madame de Lure 5 ( c'étoit la nouvelle mariée ) ? voyant le teint de Ion amie comme un damier ^ blane & noir , pour lui laiiTer la liberté dont elle avoit befoin 5 elle tira myû4- fieufement le prieur dans un coin. Ma confine veut fe recoiffer , lui dit- elle , <k moi je veux vous faire part d\m conte qui vous enchan- tera. Madame y lui dit- il , pour peu qu'il foit long, nous aurons de la peine à l'achever avant le dîner. Je vais feulement vous en lire le nom 5 continua- 1- elle; je fuis certaine que vous aurez envie de l'entendre : c'efl le prince Marcalîin., qu'.en dites- vous? Je fuis fi neuf à ces fortes d'ouvrages , dit-il, que Je n'en faiirois bien juger fur le titre. Elle lui fit la guerre de fon ignorance ; &: ayant jeté l'œil a la dérobée fur fa coufme duR.ouet ; qui
'pi Le Gentilhomme
étoit replâtrée ) elle ne fç foucia plus de lité le conte.
L'on étoit allé avertir le baron de Saint- Thomas de l'arrivée de ces dames ; il vint promptement avec le vicomte de Berginville , ôc donna , en pafTant dans fa cuifine y les or- dres néceiTaires pour augmenter le repas. Il étoit queflion pour cela de tuer , de plumer > de larder ; Se quoiqu*on s'en acquitte diligem- ment à la campagne , il ne lailToit pas d'être embarraîTé de quoi il amuferoit les dames en attendant le dîner.
Après qu'il les eut faluées ^ & appris d'elles Faccident de leur voiture , il leur propofa de paiïer dans un petit bois , plein de fontaines , où elles trouveroient des lits de moufle , & même des bancs pour fe repofer. Elles furent ravies d'aller dans un lieu plus frais que la ialle y afin de rétablir leur vifage échauffa ; & fi tôt qu'elles eurent choiîi un lieu agréable, le prieur , qui fe jdouta bien du retardement que leur arrivée mettroit au dîner, pria ma- dame de Lure de régaler la compagnie de fon Marcafïin. Le baron crut qu'elles en avoient apporté un. Ces dames ont eu raifon 5 dit-il avec quelque forte de dépit 5 de fe précau- tionner contre la mauvaife chère que l'on fait chez moi. Elles trouvèrent cette méprife
Bourgeois. 315
fi plalfante^ qu'elles en firent de longs éclats de rire , dont le baron auroit été un peu cha- grin , û le prieur ne lui eût dit qu'il s'agiiToit d'un conte ; & voyant le cahier dans la poche de madame de Lure , il le prit.
LE PRINCE
MARCASSI
C O N T E.
Il étoit une fois un roi & une reine qui vi* voient dans une grande triftelTe 5 parce qu'ils n'avoient point d enfans : la reine n'étoit plus jeune , bien qu elle fût encore belle 5 de forte qu elle n ofoit s'en promettre : cela lafRigeoit beaucoup j elle dormoit peu , & foupiroit fans ceffe ? priant les dieux & toutes les îéts de lui être favorables. Un jour qu elle fe pro- menoit dans un petit bois ^^ après avoir cueilli quelques violettes &: des rofes ^ elle cueillit aufli des fraifes ; mais auiîitôt qu elle en eut mangée elle fut faiiîe d'un fî profond fom- meil , qu elle fe coucha au pied d'un arbre ôc s'endormit.
Tome IF. • O
314 Le Gentilhomme^ &c.
Elle rêva , pendant fon (ommeû , qu'elîe voyoit pafTer en l'air trois fées qui s'arrêtoient au-delïus de fa tête. La première la regardant en pitié , dit : voilà une aimable reine , à qui nous rendrions un fervice bien efîentieU fi nous la voulions douer d'un enfant. Volon- tiers 5 dit la féconde , douez-la , puifque vous êtes notre aînée. Je la doue continua-t-eîle , d'avoir un fils 3 le plus beau ) le plus aimable ? &: le mieux aimé qui foit au monde. Et moi , dit i'autre ; je la doue de voir ce fils heureux dans fes entreprifes , toujours puillant , plein d'efprit & de juftice. Le tour de la troifième étant venu pour douer ) elle s'éclata de rire y & marmota plufieurs chofes entre fes dents, que la reine n'entendit point.
Voilà le fonge qu'elle fit. Elle fe réveilla au bout de quelques momens ; elle n'apperçit rien en l'air ni dans le jardin. Hélas ! dit-elle > je n'ai point afTez de bonne fortune pour ef- pérer que mon rêve fe trouve véritable : quels remerciemens ne ferois-je pas aux dieux & aux bonnes fées ! fi j'avois un fils. Elle cueillit encore des fleurs , & revint au palais plus gaie qu'à l'ordinaire. Le roi s'en apperçut^ il la pria de lui en dire la raifon ; elle s'en dé- fendit j il la preffa davantage. Ce n'eil point, lui dit-elle; une chofe q^ù mérite votre ciirro-
Le Prince Marcassin. 31'î
ûté ; il n'eft queflion que d'im rêve , mais vous me trouverez bien foible d'y ajouter quelque forte de foi. Elle lui raconta qu'elle avoit vu en dormant trois fées en l'air , &: ce que deux avoient dit; que la troifième avoit éclaté de rire^ fans qu'elle eût pu entendre ce qu'elle marmotoit.
Ce rêve ? dit le roi ? me donne comme à vous de la fatisfaétion ; mais j'ai de l'inquié- tude de cette fée de belle humeur, car la plu- part font maiicleufes, & ce n'eft pas toujours bon figne quand elles rient. Pour moi , répli- qua la reine , je crois que cela ne fignifie ni bien ni mal ; mon efprit eft occupé du défir que j'ai d'avoir un fils , Sc il fe forme là-deflTus cent chimères : que pourroit-il même lui ar- river, en cas qu'il y eût quelque chofe de vé- ritable dans ce que j'ai fongé? Il eft doué de tout ce qui fe peut de plus avantageux ? plût au ciel que j'euiTe cette confolation I Elle fe prit à pleurer là-deiTus; il Taffura qu'elle lui étoit fr chère , qu'elle lui tenoit lieu de tout.
Au bout de quelques mois ? la reine s'ap- perçut qu'elle étolt groffe : tout le royaume fut averti de faire des vceux pour elle; les autels ne fumoient plus que des facrifices qu'on otfroit aux dieux pour la confervation d'un tréfor fi précieux. Les états aifemblés dépu-.
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ji6 Le Gentilhomme^ &c. tèrent pour aller complimenter leurs maieflës ; tous les princes du fang , les princeil'es & les ambaffadeurs fe trouvèrent aux couches de la reine ; ' la layette pour ce cher enfant ëtoit d'une beauté admirable; la nourrice excel- lente. Mais que la joie publique fe changea bien en trifteffe , quand au lieu d'un beau prince y ton vit naître un petit Marcaiîin ! Tout le monde jeta de grands cris qui effrayè- rent fort la reine. Elle demanda ce que c'ëtoit ; on ne voulut pas le lui dire, crainte qu'elle ne mourût de douleur : au contraire , on l'af- f.ira qu'elle ëtoit mère d'un beau gardon 5 Sc qu'elle avoit fujet de s'en réjouir.
Cependant le roi s'affligeoit avec excès ; il commanda que l'on mît le Marcaflin dans un fac , &: qu'on le jetât au fond de là mer 3 pour perdre entièrement l'idée d'une chofe fi fâ- cheufe : mais enfuite il en eut pitié ; & penfant qu'il ëtoit jufte de confulter la reine là-defîus^ il ordonna qu'on le nourrît? & ne parla de rien à fa femme 5 jufqu'à ce qu'elle fût aiTez bien y pour ne pas craindre de la faire mourir par un grand dëplaifir. Elle demandoit tous les jours à voir fon fils : on lui difoit qu'il ëtoit trop délicat pour être tranfporté de fa chambre à la fienne , & là-defTus elle fe tranquiilifoit. Pour le prince Marcallm , il fe faifoit nourrir
Le Prince Marcassin. 317
en Marcaffin qui a grande envie de vivre : il fallut lui donner fix nourrices , dont il y en avoit trois sèches , à la mode d'Angleterre. Celles-ci lui faifoient boire à tous momens du vin d'Efpagne & des liqueurs :, qui lui appri- rent de bonne heure à fe connoitre aux meil- leurs vins. La reine impatiente de carefTer Ton marmot ^ dit au roi qu'elle fe portoit allez bien pour aller julqu'à fon appartement j & qu'elle ne pouvoit plus vivre fans voir fon fils. Le roi pouffa un profond foupir; il com- manda qu'on apportât l'héritier de la cou- ronne. Il ëtoit emmailloté comme un enfant , dans des langes de brocard d'or. La reine le prit entre fes bras 5 & levant une dentelle Irifée qui couvroit fa hure, hélas! que de- vint-elle à cette fatale vue } Ce moment penfa être le dernier de fa vie; elle jetoit de triftes regards fur le roi , n'ofant lui parler.
Ne vous affligez point , ma chère reine , lui dit'il 5 je ne vous impute rien de notre malheur ; cqÛ ici , fans doute , un tour de quelque fée malfaifante , & û vous voulez y confentir , je fuivrai le premier deffein que i'ai eu de faire noyer ce petit monflre. Ab ! iire , lui dit- elle ? ne me confultez point pour une adlion fi cruelle 5 je fuis la mère de cet infortuné Marcaflin p je fens ma tendreffe qui
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3î8 Le Gentilhomme^ Sec,
follicite en fa faveur ; de grâce , ne lui faifons point de maU il en a déjà trop^ ayant dû naître homme ^ d'être né fanglier.
Elle toucha (i fortement le roi par (qs larmes & par (qs raifons ) qu'il lui promit ce qu'elle ibuhaîtoit ; de forte que les dames qui éle- voient Marcaflinet , com.mencèrent d'en pren- dre encore plus de foin j car on l'avoit re- gardé jufqu'alors comme une bête profcrite $ qui ferviroit bientôt de nourriture aux poif- fons. Il eil vrai que malgré fa laideur , on lui remarquoit des yeux tout pleins d'efprit; on l'avoit accoutumé à donner fon petit pied à ceux qui venoient le faluer > comme les au- tres donnent leur main ; on lui mettoit à^s bracelets de diamans y & il faifoit toutes ces chofes avec aflez de grâce.
La reine ne pouvoit s'empêcher de l'aimer; tV.z fâvoit fouvent entre \e^ bras , le trouvant joli dans le fond de fon cœur^ car qWq n'ofoit le dire 5 de crainte de palier pour folle ; mais elle avouoit à fes amies que fon fils lui paroif^ foit aimalle ; elle le couyroit de mille noeuds de nompareil es couleur de rofes ; Çqs oreilles étoient percées ; il avoit une lifière avec la- quelle on le foutenoit , pour lui apprendre à marcher fur les pieds de derrière ; on lui met- toit des foulierî 6c des bas de foie attachés
Le Prince Marcassin. 3T9
fiir le genou 5 pour lui faire paroître la jainbe plus longue ; on le fouetroit quand il vouloit gronder: enfin on lui ôtoit , autant qu'il ëtoit poffible ) les manières marcafîines.
Un foir que la reine fe promenoit & qu'elle le portoit à fon cou ) elle vint fous le même arbre où elle s'ëtoit endormie , & où elle ayoit rêvé tout ce que j'ai déjà dit ; le fou- venir de cette aventure lui revint fortement dans l'efprit : voilà donc 5 difoit - elle , ce prince fi beau^ ii parfait & fi heureux que je devois avoir ? O fonge trompeur , vifion fa- tale 1 ô fées y que vous avois - je fait pour vous moquer de moi? Elle mjarmotoit ces paroles entre fes dents 3 lorfqu'elle vit croître tout- d'un- coup un chêne , dont il fortit une dame fort parée , qui , la regardant d'un air affable 3 lui dit : ne t'afflige point , grande reine , d'avoir donné le jour à Marcaflinet ; je t'afllire qu'il viendra un temps où tu le trou- veras aimable. La reine la reconnut pour une des trois fées , qui pafTant en l'air lorfqu'elle dormoit 3 s'êtoient arrêtées &c lui avoient fouhaité un fils. J'ai de la peine à vous croire, madame 5 répîiqua-t-elle ; quelque efprit que mon fils puiffe avoir , qui pourra l'aimer fous une telle figure } La fée lui répliqua encore une fois : ne t'afïïige point 3 grande reine.,
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310 Le Gentil ho m m e ? &c. d'avoir donné le jour à Marcaiîinet 5 je t'aïïufe qu'il viendra un temps où tu le trouveras ai- mable. Elle fe rerr.it auffitôt dans l'arbre ? & Farbre rentra en terre , fans qu'il parût même qu'il y en eût eu en cet endroit.
La reine? fort furprife de cette nouvelle aventure ? ne laifTa pas de fe flatter que les fées prendroient quelque foin de l'altefle Bef- tiole : elle retourna promptement au palais pour en entretenir le roi : mais il penfa qu'elle avoir imaginé ce moyen pour lui rendre fon fils moins odieux. Je vois fort bien 5 lui dit- elle ) à l'air dont vous m'écoutez , que vous ' ne me croyez pas ; cependant rien n'efl plus vrai que tout ce que je viens de vous raconter. Il eu fort trifle 5 dit le roi , d'eiluyer les rail- îeries des (ées : par où s'y prendront-elles pour rendre notre enfant autre ckofe qu'un fanglier ? Je n'y fonge jamais fuis tomber dans l'accablement. La reine fe retira plus affligée qu'elle l'eût encore été ; elle avoit ef- péré que les promeiTes de la fée adouciroient Je chagrin du roi ; cependant il vouloit à peine les écouter. Elle fe retira , bien réfolue de ne lui plus rien dire de leur fils , & de laiffer aux dieux le foin de confoler fon mari.
Marcaiîin commenta de parler > comme font tous les enfans y il bégayoit un peu ; mais
Le Prince Marcassin. 311 cela n'empêchoit pas que la reine n'eût beau- coup de plaiiir à l'entendre , car elle craignoit qu'il ne parlât de fa vie. Il devenoit fort grand ^ & marchoit fouvent fur les pieds de derrière. Il portoit de longues veftes qui lui couvroient les jambes ; un bonnet à l'angîoife de velours noir 5 pour cacher fa téte^ fes oreilles, & une partie de fon grouin. A la vérité il lui venoit des défenfes terribles ; fes •foies étoient furieufement hérifTées; fon re- gard fier> & le commandement abfolu. Il mangeoît dans une auge d'or 5 où on lui pré- paroit des truffes > des glands , des morilles , de l'herbe ? ôc l'on n'oublioit rien pour le rendre propre & poli. Il étoit né avec un ef- prit fupérieur, & un courage intrépide. Le* roi connoifîant fon cara6lère , commença à l'aimer plus qu'il n'avoit fait jufques-là. Il choiiit de bons maîtres pour lui apprendre tout ce qu'on pourroit. Il réulîîiToit mal aux danfes figurées ? mais pour le pafTe-pied & le menuet 5 où il falloit aller vite & légèrement , il y faifoit des merveilles. A l'égard des infiru- mens 5 il connut bien que le luth & le théorbe lie-lui eonvenoient pas ; il aiinoit la guittare > 6c jouoit joliment de la flûte. Il montoit à cheval avec une difpofition &: une grâce fur- prenantes; il ne fe pafToit guères de jours
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312 Le Gentilhomme, &c. qu'il n'aîîât à îa chafTe , & qu'il ne donnât de terribles coups de dents aux bétes les plus fé-^ roces & les plus dangereufes. Ses maîtres lui trouvoient un efprit vif 5 &: toute la facilite poflible cl fe perfectionner dans les fciences. Il reffentoit bien amèrement le ridicule de fa figure marcaffine ; de forte qu'il évitoit de pa- roître aux grandes aiTemblées.
Il pafToit fa vie dans une heureufe indiffé- rence , lorfqu'étant chez la reine ^ il vit entrer une dame de bonne mine , fuivie de trois ' jeune^ filles très -aimables. Elle fe jeta aux pieds de la reine , elle lui dit qu'elle venoit la fuppîier de les recevoir auprès d'elle ; que la mort de fon mari & de grands malheurs Tavoient réduite à une extrême pauvreté j que fa naififance & fon infortune étoient afiez - connues de fa majeftë y pour efpërer qu'elle auroit pitié d'elle. La reine fut attendrie de les voir arnfi à fes genoux , elle les embraiTa 9 6c leur dit qu'elle recevoit avec plaifir fes trois filles. L'aînée s'appeloit Ifmène , la fé- conde Zelonide 5 & la cadette Marthefie ^ qu'elle en prendroit foin ; qu'elle ne fe décou- rageât point 5 qu'elle pouvoit refier dans le palais , où Ton auroit beaucoup d'égards pour elle &' qu'elle comptât fiir fon amitié. La mère ; charmée des bontés de la reine 5 baifa
Le Prince Marcassin, -^ij ipilîe fois Tes mains ^ & fe trouva tout-d'im- coup dans une tranquillité qu'elle ne connoif- foit pas depuis long-temps.
La beauté d'Ifmène fit du bruit à la cour, & toucha feniiblement un jeune chevalier 5 nommé Coridon^ qui ne brilloit pas moins de fon côté quelle brilloit du lien. Ils furent frappés prefqu'en même temps d'une fecrète fym.paîhie qui les attacha l'un à l'autre. Le chevalier étoit infiniment aimable ; il plut , on i'aima. Et com.me c'etoit un parti très-avan- tageux pour Ifmène y la reine s'apperçut avec plaiiir des foins qu'il lui rendoit? & du compte qu'elle lui en tenoit. Enfm on parla de leur "mariage ; tout fembloit y concourir. Ils étoient nés l'un pour l'autre > & Coridon n'oublioit rien de toutes ces fêtes galantes , & de tous ces foins empreffés qui engagent -fortement un cœur déjà prévenu.
Cependant le prince avoit reffenti le pouvoir d'Ifniène dès qu'il Favoit vue 5 fans ofer lui déclarer fa paffion. Ah ! Marcaflin 5 Mar- caflin :, s ecrioit-il en fe regardant dans un , miroir , feroit-il bien poiTible qu'avec une figure il difgraciée , tu ofas te promettre quel- que fentiment favorable de la belle îfmène? îl faut fe guérir , car de tous les malheurs y le plus grand p c'eft d'aimer fans être aim^é. Il
Ovj
3î4 ^^ Gentilîïomme ? &c. >
évitok très - foigneufement de la voir ; & comme il n*en penfoit pas moins à elle, il tomba dans une affreufe mélancolie : il devint il maigre > que les os lui perc^oient la peau. Maïs il eut une grande augmentation d'inquié- tude , quand il apprit que Coridon recherchoit ouvertement îfmène; qu'elle avoit pour lui beaucoup d'eilime , & qu'avant qu'il fût peu y le roi & la reine feroient la fête de leurs
noces.
A ces nouvelles , il fentit que fbn amour
augmentoit y & que fon efpérance diminuoit ,
car il lui fembîoit moins difficile de plaire à
Ifmène indifférente 5 qu'à Ifmène prévenue
pour Coridon. Il comprit encore que Ton
(lien ce achevoit de le perdre ; de forte qu'ayant
cherché un moment favorable pour Tentre-
tenir y il le trouva. Un jour qu'elle étoit affife
fous un agréable feuillage 5 où elle chantoit
quelques paroles que fon amant avoit faites
pour elle 5 Marcaiïïn Taborda tout ému , &:
s' étant placé auprès d'elle , il lui demanda s'iî
étoit vrai , comme on lui avoit dit ? qu'elle
alloit époufer Coridon ? Elle répliqua que la
Teine lui avoit ordonné de recevoir fes afïi-
duités 5 &: qu'apparemment cela devoit avoir
quelque fuite. Ifmène , lui dit-il , en fe radou-
ciffant 5 vous êtes il jeune , que je ne croyois
Le Prince Marcassin. ^15
pas que l'on p ^nsât à vous marier; fi je l'avois i\i 5 je vous aurois propofe le fils unique d'un grand roi ^ qui vous aime 5 & qui Teroit ravi de vous rendre heureufe. A ces mots 5 Ifmène pâlit : elle avoit déjà remarqué que MarcaÏÏîn , qui étoit naturellement ailez farouche , lui parloit avec plaifir ; qu'il lui donnoit toutes les trufFes que fbn inftinél: marcaiîinique lui fai- foit trouver dans la forêt , & qu'il la rëga- loit des fleurs dont Ton bonnet étoit ordinai- rement orné. Elle eut une grande peur qu'il ne fut le prince dont il parloit ^ & elle lui répondit: je- fuis bien- aife jfeigneur^ d'avoir ignoré les fentimiCns du fils de ce grand roi ; peut-être que ma famille^ plus ambitieufe que je ne le fuis^ auroit voulu me contraindre à répoufer ; ôc je vous avoue confidemment que mon cœur eft fi prévenu pour Coridon 5 qu'il ne changera jamais. Quoi , répliqua-t-il , . vous refuferiez une tête couronnée qui met- troit ia fortune à vous plaire ? Il n'y a rien que je ne refufe y lui dit-elle ; j'ai plus de ten^ dreiTe que d'ambition ; & je vous conjure^ feigneur , puifque vous avez commerce avec ce prince , de l'engager à me laifTer en repos. Ah! fcélérate, s'écria l'impatient Marcafîin, vous ne connoiiTez que trop le prince dont je vous parle î fa figure vous déplaît 3 vous
32.6 Le Gentilhomme 5 &c.
ne voudriez pas avoir le nom de reine Mar- calîine ; vous avez juré une fidélité éternelle à votre chevalier ; fbngez cependant , fongez à la différence qui eil entre nous; je ne fuis pas un Adonis j> j'en conviens :, mais je fuis un fanglier redoutable; la puiifance fuprême vaut bien quelques petits agréinens naturels : Ifmène penfez-y^ ne me défefperez pas. En difant ces mots , fes yeux . paroifToient tout de feu , & fes longues défenfes faifoient Tune contre l'autre un bruit dont cette pauvre fille trembloit,
Marcaffin fe retira. Ifmène • afiligëe ^ répan- dit un torrent de larmes , lorfoue Coridon fe rendit auprès d'elle. Ils n'avoient connu f jufqu'à ce jour? que les douceurs d'une ten- dreffe mutuelle ; rien ne s'étoit oppofé à fes progrès, & ils av oient lieu de fe promettre qu'elle feroit bientôt couronnée. Que devint ce jeune amante quand il vit la douleur de fa belle maîtreife ! Il la prefTa de lui en appren- dre le fjjet. Elle le voulut bien > & l'on ne fauroit repréfenter le trouble que lui caufk cette nouvelle. Je ne fuis point capable , lui dit- il 5 d'établir mon bonheur aux dépens du' vôtre ; l'on vous oifre une couronne , il faut que vous l'acceptiez. Que je l'accepte , grands .dieux] s'écria-t-elle ! que je vous oublie ^ ÔC
Le Prî NCE Marc ASSTN. 327
que j'ëpoufe un un monflre? Que vous ai -je fah , hélas ! pour vous obliger de me donner des confeils iî contraires à notre amitié &: à notre repos. Coridon étoit faili à un tel point, qu'il ne pouvoit lui répondre ; mais les lar- mes qui couloient de fes yeux , marquoient aiTez l'état de fon ame. Ifmène , pénétrée de leur commune infortune , lui dit cent & cent fois qu'elle ne changeroit pas , quand il s'agî- roit de tous les rois de la terre ; & lui , tou- ché de cette généroiité, lui dit cent & cent fois qu'il falloit le iaiffer mourir de chagrin ^ 6c monter fur le trône qu'on lui oiTroit.
Pendant que cette conteflation fe païïbit entr'eux , Marcafîin étoit chez la reine ^ à laquelle il dit que l'efpérance de guérir de la paiîion qu'il avoit prife pour Ifmène Tavoit obligé à fe taire > mais qu*il avoit combattu inutilement ; qu'elle étoit fur le point d'être mariée ; qu'il ne fe fentoit pas la force de ■ foutenir une telle difgrace y & qu'enfin il vou- loit l'époufer ou mourir. La reine fut bien fur- prife d'entendre que le fanglier étoit amou- reux. Songes 'tu à ce que tu dis , lui répliqua- t-elle ? Qui voudra de toi , mon fils , &: quels enfans peux- tu efpérer ? Ifmène eft fi belle , dit-il ) qu'elle ne fauroit avoir de vilains en- fans ; 6c quand ils mareiTembleroient, je fuis
^i8 Le Gentilhomme? &c.
réfolu à tout , plutôt de la voir entre les bras d'un autre. As-tu fî peu de délicateffe , con- tinua la reine , que de vouloir une fille dont la naiiTance eft inférieure à la tienne ? Et qui fera la louveraine ? répliqua - 1 - il , afîez peu délicate pour vouloir un malheureux co- chon comme moi ? Tu te trompes ? mon fils ^ ajouta la reine ; les princelTes moins que les autres ont la liberté de choifir ; nous* te ferons peindre plus beau que l'amour même. Quand le mariage fera fait 5 &: que nous la tiendrons , il faudra bien qu'elle nous refle. Je ne fuis pas capable , dit-il , de faire une telle fuper- cherie : je ferois au défefpoir de rendre ma femme malheureufe. Peux-tu croire, s'écria 4a reine ? que celle que tu veux ne la foit pas avec toi .^ Celui qui l'aime eft aimable ; &£ il le rang eft différent entre le fpuverain 6c le fujet) la différence n'eft pas moins entre, un fanglier & l'homme du monde le plus char-» mant. Tant pis pour moi, madame 5 répli- qua Marcaffin ? ennuyé des raifons qu'elle lui alléguoit ; j'ofe dire que vous devriez moins qu'un autre me repréfenter mon malheur : pourquoi m'avez- vous fait cochon ? N'y a-t-il pas de l'injuftice à me reprocher une chofe dont je ne fuis pas la caufe ? Je ne te fais point de reproches > ajouta la reine toute at:j
Le Prince Marcassin, ^i^
tendriez je veux feulement te repréfenter que fî tu époufes une femme qui ne t'aiine pas 5 tu feras malheureux , &: tu feras fon fupplice : (i tu pou vois comprendre ce qu'on fouffre dans ces unions forcées , tu ne vou- droîs point en courir le rifqiie : ne vaut-il pas mieux demeurer feul en paix ? Il faudroit avoir plus d'indifférence que je n'en ai^ ma- dame , lui dit- il ; je fuis touché pour Ifmène ; elle eft douce ^ & je me flatte qu'un bon pro- cédé avec elle , & la couronne qu'elle doit efpérer , la fléchiront : quoiqu'il en foit , s'il eft de ma deftinée de n'être point aimé ^ j'aurai le plai(ir de poiféder une femme que j'aime.
La reine le trouva û fortement attaché à ce deifein , qu'elle perdit celui de l'en détour- ner ', elle lui promit de travailler à ce qu'il fouhaitoît^ & fur - le - champ , elle envoya quérir la mère d'Ifmène : elle connoiiToit fon humeur ; c'étoit une femime ambitieufe , qui auroit facrifé (es filles à des avantages au- defîbus de celui de régner. Dès que la reine lui eut dit qu'elle fouhaitoit que Marcallin épousât Ifmiène ? elle fe jeta à fes pieds ^ & l'aiTura que ce feroit le jour qu'elle voudroit çhoiiir. Mais ? lui dit la reine , fon cœur eft engagé , nous lui avons ordonné de regarder
330 Le g entilhom ME) Sec.
Coridon comme un homme qui lui ëtoit ^Qi" , tiné. Eh bien , madame , répondit la vieiFie mère? nous lui ordonnerons de le regarder à l'avenir comme un homme qu'elle n'épou- fera pas. Le cœur ne confulte pas toujours la raifon , ajouta la reine ; quand il s'efl une fois dëtenninë , il eft difficile de le foumct- tre. Si fon cœur avoit d'autres volontés que les miennes ? dit- elle , je le lui arracherois fsns miféricorde. La reine la voyant fi réfokie , crut bien qu'elle pouvoit fe repofer fur elle du foin de faire obéir fa fille.
En effet ^ elle courut dans la cham.bre d'If- mène. Cette pauvre file ayant fu que la reine avoit envoyé quérir fa mère , attendoit fon retour avec inquiétude ; &: il efl aifé d'ima- giner combien elle augmenta ; quand elle lui dit d'un air fec & réfoîu , que la reine l'avoit choifie pour en faire fa belle - fille , qu'elle lui défendoit de parler jamais à Coridon , & qie fi elle n'obéiiloit pas 5 elle Tétrangleroit. Ilinène n'ofa rien répondre à cette m.enace , mais elle pleuroit amièrement^ t^ le bruit fe répandit auffitôt qu'elle alloit époufer le marcaiîin royal , car la reine , qui J'avoit fait agréer au roi , lui envoya des pier- reries pour s'en parer quand elle viendroit au palais.
Le Prince Marcassin. 331
Coridon, accablé de déferpoio vint la trou- ver & lui parla, malgré toutes les défenfes qu'on avoit faites de le laiffer entrer. Il par- vint julqua (on cabinet ; il la trouva couchée fur un lit de repos y le vifage tout couvert de Tes larmes. 11 fe jeta à genoux auprès d'elle , 6c lui prit la main. Hélas , dit-il y charmante Ifmène I vous pleurez mes malheurs i Ils font communs entre nous , répondit - elle ; vous favez , cher Coridon y à quoi je fuis condam- née ; je ne puis éviter la violence qu'on veut me faire que par ma mort. Oui , je faurai "mourir, je vous en aflure^ plutôt que de n'être pas à vous. Non , vivez , lui dit - il 5 vous ferez reine , peut-être vous accouturne- rez-vous avec cet affreux prince. Cela n'efl pas en m.on pouvoir ^ lui dit-elle y je n'en- vifage rien au monde de plus terrible quiLîi tel époux ; fa couronne n'adoucit point mes douleurs. Les dieux, continua- 1- il, vous pré- fervent d'une réfolution fi funefle y aimable Ifmène ! elle ne convient qu'à moi. Je vais vous perdre ; vous n'êtes pas capable de rér iifler à ma jufle douleur. Si vous mourez ? reprit elle , je ne vous furvivrai pas 5 & je fens quelque confolation à penfer qu'au moins la mort nous unira.
Ils parloient ainfî> lorfque MarcafTin les
332. Le Gentilhomme? &c.
vint fiirprenclre. La reine lui ayant raconté ce qu'elle avoit fait en fa faveur ? il courut chez Ifmène pour lui découvrir fa joie; mais la préfence de Coridon la troubla au dernier point. Il étoit d'huniveur jaloufe &peu patiente^ Il lui ordonna d'un air où il entroit beaucoup du fangîier de fortir? & de ne jamais paroî- tre à la cour. Que prétendez - vous donc 9 cru .1 prince , s'écria îfmène , en arrêtant celui qu'elle aimoit ? Croyez- vous le bannir de mon cœur comme de ma préfence } Non ! il y efl: trop bien gravé. N'ignorez donc plus votre malheur , vous qui faites le mien : voilà celui feul qui peut m'être cher; je n'ai que de l'horreur pour vous. Et moi , barbare 5 dit Marcafîin , je n'ai que de l'amour pour toi; il e(l inutile que tu me découvres toute ta haine y tu n'en feras pas moins ma femme ? & tu en fouiFriras davantage.
Coridon 3 au défefpoir d'avoir attiré à fa maîtrelTe ce nouveau déplaifir? fortit dans le mom.ent que la mère d Ifmène venoit la quereller ; elle aiTura le prince que fa fille alloit oublier Coridon pour jamais, 6c qu'il ne fal- îoit point retarder des noces fi agréables. Marcafîin 3 qui n'en avoit pas moins d'envie qu'elle 3 dit qu'il alloit régler le jour avec la reine ; parce quelle roi lui laifToit le foin de
Le Prince Marcassin. 333
cette grande fête. Il eft vrai qu'il n'avoit pas voulu s'en . mêler , parce que ce mariage lui paroifToit défagrëable &: ridicule 5 étant per- iliadé que la race marcaiîinique alloit fe per- pétuer dans la maifon royale. Il étoit affligé de la complaifance aveugle que la reine avoit pour Ton fils.
Marcaffin craignoit que le roi ne fe repen- tît du confentement qu'il avoit donné à ce qu'il fouhaitoit ; ainfi Ton fe hâta de préparer tout pour cette cérémonie. Il fe fit faire des ringraves , des canons 5 un pourpoint par- fumé ; car il avoit toujours une petite odeur que l'on foutenoit avec peine. Son manteau étoit brodé de pierreries , fa perruque d'un blond d'enfant, & fon chapeau couvert de plumes. Il ne s'efl peut - être jamais vu une figure plus extraordinaire que la fienne ; & à moins que d'être deflinée au malheur de l'é- poufer , perfonne ne pouvoit le regarder fans rire. Mais 5 hélas , que la jeune Ifmène en avoit peu d'envie ; on lui promettoit inutile- ment des grandeurs , elle les méprifoit , & ne reiïentoit que la fatalité de fon étoile.
Coridon la vit pafTer pour aller au temple ; on l'eût prife pour une belle vi<5lime que l'on va égorger. Marcalîin ravi ) la pria de bannir cette profonde triilefTe dont elle paroiiloit
334 Le Gentilhomme, 5cc. accablée, parce qu'il v^ouloit la rendre fiheu- reufe ? que toutes les reines de la terre lui porteroient envie. J'avoue, continua-t-iU qi-^e je ne fuis pas beau ; mais l'on dit que tous les hommes ont quelque refîemblance avec des animaux : je refiemble plus qu'un autre' à un fanglier y ceû. ma bête ; il ne faut pas pour cela m'en trouver moins aimable , car î'ai le cœur plein de fentimens? & touché d'une forte paflion pour vous. Ifmène 5 fans hîi répondre? le regardoit d'un air ii dédai- gneux ; elle le voit les épaules ^ & lui laiffoit deviner tout ce qu'elle reffentoit d'horreur pour lui. Sa mère étoit derrière elle 5 qui lui faifoit mille menaces : malheureufe! lui difoit- elle , tu veux donc nous perdre en te per- dant ; ne crains-tu point que l'am.our du prince ne fe tourne en fureur ? Ifmène occupée de fon déplaifir ) ne faifoit pas même attention à ces paroles. Marcaffin 5 liui la menoit par la main , ne pouvoit s'empêcher de fauter &: de danfer y lui difant à Foreille mille douceurs. Enfin , la cérémonie étant achevée , après que Fon eut crié trois fois , vive le prince Mar- cafîin , vive la prince/Te Marcalîine 5 l'époux ramena fon époufe au palais , où tout étoit préparé pour faire un repas magnifique. Le roi & la reme s'étant placés , la mariée s'afîit
Le Prince Marcassin. 33^
vis-à-vis du Sanglier^) qui la dévoroit des yeux, tant il la trouvoit belle; mais elle ëtoit en- fevelie dans une fi profonde trifleffe ? qu'elle ne voyoit rien de ce qui fe pafioit > & elle n'entendoit point la mufique qui faifoit grand bruit*
La reine la tira par la robe , & lui dit à roreille : ma fille , quittez cette fombre mé- lancolie^ fi vous voulez nous plaire ; il fem- ble que c'eft moins ici le jour de vos noces que celui de votre enterrement. Plaife aux dieux 5 madame , lui dit-elle 5 que ce fbit le dernier de ma vie 1 vous m'aviez ordonné ci'aimer Coridon y il avoit plutôt re(ju mon cœur de votre main que de mon choix * mais 5 hélas ! û vous avez changé pour lui ^ je n'ai point changé comme vous. Ne par- iez p:^s z'nûy répliqua la reine 5 j'en rou- gis de honte & de dëpit ; fouvenez-vous de Thonneur que vous fait mon fils ) 6c de la reconnoilTance que vous lui devez. Ifmène ne répondit rien , elle iaiffa doucement tom- ber fa tête fur (on fein 5 ôc s'enfevelit dans fa première rêverie.
Marcalîin étoit très - affligé de connoître Faverfion que fa femme avoit pour lui ; il y avoit bien des momens où il auroit fouhaité que fon mariage n'eût pas été fait ; il vgu~
33^ Le Gentilhomme? &c.
loit même le rompre fur - le - champ , maïs ion cœur s*y oppofoit. Le bal commença ; les fœurs d'Ifmène y brillèrent fort ; elles s'inquiétoient peu de Tes chagrins? & elles concevoient avec plaiiir l'éclat que leur don- noit cette alliance. La mariée danfa avec Marcaiîin ; & c'étoit effectivement une chofe épouvantable de voir fa figure? & encore plus épouvantable d'être fa femme. Toute la cour étoit fi trifle ? que Ton ne pouvoit témoigner de joie. Le bal dura peu ; Ton - conduifit la princeffe dans fon appartement; après qu'on l'eut déshabillée en cérémonie ? la reine fe retira. L'amoureux Marcafîin fe mit promptement au lit. Ifmène dit qu elle vouloit écrire une lettre , & elle entra dans fon cabinet ? dont elle ferma la porte , quoi- que Marcafîin lui criât qu'elle écrivît prom- ptement 5 & qu'il n'étoit guères l'heure de commencer des dépêches.
Hélas ! en entrant dans ce cabinet , quel fpeftacle fe préfentatout-d'un-coup aux yeux d'Ifmène ! C'étoit l'infortuné Coridon , qui av oit gagné une de fes femmes pour lui ouvrir la porte du degré dérobé , par où il entra. Il tenoit un poignard dans fa main. Non ? dit- il 3 charmante princeiTe , je ne viens point ici pour vous faire des reproches de m'avoir
abandonné :
Le Prince Marcassin, jjy
abandonné : vous juriez dans le commence- ment de nos tendres amours 5 que votre cœur ne changeroit jamais: vous avez, malgré cela, confenti à me quitter 5 & j'en accufe les dieux plutôt que vous; mais ni vous, ni les dieux ne pouvez me faire fupporter un fi grand malheur ; en vous perdant , princeffe , je dois ceiTer de vivre. A peine ces derniers mots ëtoient proférés j qu'il s'enfonça (on poignard dans le cœur.
Ifmène n'avoit pas eu le temps de lui répon- dre. Tumeurs^ cher Coridon^ s'écria-t-elle douloureufement ^ je n'ai plus rien à ménager dans le monde ; l^s grandeurs me feroient odieuiès ; la lumière du jour me deviendroit infupportable. Elle ne dit que ce peu de paro-« les ; puis du même poignard qui fumoit encore du fang de Coridon j elle fe donna un coup dans le fein , & tomba fans vie.
Marcaffin attendoit trop impatiemment la belle Ifmène? pour ne fe pas appercevoir qu'elle tardoit long-temps à revenir ; il l'ap- peloit de toute fa force y fans qu'elle lui répon- dît. Il fe fâcha beaucoup j 6c fe levant avec fa robe de chambre , il courut à la porte du, cabinetj qu'il fit enfoncer. Il y entra le premier : hélas l quelle fut fa furprife ? de trouver Ifmène & Coridon dans un état fi déplorable | Tomi IF. P
53^ Le GentilSommë; &c.
il -penia mourir de triftelTe & de rage ; Tes ientimens^confondus entre l'amour & la haine^ le tourmentoient tour - à - tour. Il adoroit Ifmène j mais il connoiiToit qu*elie ne s'étoit tuëe que pour rompre tout- d'un- coup l'union qu'ils venoient de contrarier. L'on courut dire au roi & à la. reine ce qui fe paiToit dans ] 'ap- partement du prince; tout le palais retentit de cris ; Ifmène étoit aimée y & Coridon eflimé. Le roi ne le releva point ; il ne pouvoit entrer auiîi tendrement que la reine dans ' les aven- tures de Marcaffin : il lui laiiTa le foin de le confoler.
-Elle le fit mettre au lit ; elle mêla fes larmes aux fiennes ; & quand il lui lailTa le temps de parler 5 & qu'il cefTa pour un moment {qs plain- tes , elle tâcha de lui faire concevoir qu'il étoit heureux d'être délivré d'une perfonne qui ne i'auroit jamais aimé, & qui avoit le cœur rempli -d'une forte tendreife; qu'il eft prefque inapôiiîble de bien effacer une grande paillon , & qu'elle étoit perfuadée qu'il devoit fe trou- ver heureux de l'avoir perdue. N'importe 5 s'ëcria-t-ilj je voudrois la poiTéder^ dût-elle m'être ' infidelle ; je ne peux dire quelle ait cherché à me tromper par des careifes feintes; elle m^a toujours montré fon horreur pour lîiQiy je fuis caufe de fa mort j ôc que n'ai-je
Le Prince Marc AsSïN. 339
'pas à me reprocher là-defîus'? La reine le vit fi affligé ) qii elle laiffa auprès de lui les per- formes qui lui étoient les plus agréables , ÔC elle fe retira dans fa chambre.
Lorfqu'elle fut couchée , elle rappela dans fon efprit tout ce qui lui étoit arrivé depuis le rêve où elle avoit vu les trois fées* Que leur ai- je fait ^ difoit-elle 5 pour les obliger à m'en« voyer des affligions û amères? j'efpérois un fils aimable &: charmant , elles Font doué de marcaffinerie j c'ell un raonftre dans la nature t la. malheureufe ïfmène a mieux aimé fe tuer que de vivre avec lui. Le roi n'a pas eu un moment de joie depuis la naiifance de ce prince infortuné; & pour moi, je fuis accablée de trifteife toutes les fois que je le vois.
Comme elle parloit ainiî en elle - même ^ elle apperçut une grande lueur dans fa cham- bre , &. reconnut près de fon lit la fée qui étoit fortie du tronc d'un arbre dans le bois , qui îui dit : ô reine I pourquoi ne veux-tu pas me croire ? ne t'ai-je pas affurée que tu recevras beaucoup de fatisfaélion de ton Marcaffin ? doutes- tu de ma fincérité ? Hé ! qui n'en dou- teroitj dit-elle; je n'ai encore rien vu qui réponde à la moindre de vos paroles ? que ne me laiiîiez-vous le rede de ma vie fans héri- tier j plutôt que de m'en faire avoir un comme
Pi]
^40 Le Gentilhomme, &c.
celui-là ? Nous fommes trois fœurs , répliqua la fée ; il y en a 'deux bonnes y l'autre gâte prefque toujours le bien que nous faifons : ced elle que tu vis rire lorfque tu dormois j fans nous y tes peines feroient encore plus longues y mais elles auront un terme. Hëlas I ce fera par la fin de ma vie y ou par celle de mon Marcaffin, dit la reine! Je ne puis t'en inftruire y reprit la fée , il m'eft feulement per^ mis' de te foulager par quelque efpérance, Auffitôt elle difparut. La chambre demeura parfumée dune odeur agréable? & la reine fe flatta de quelque changement favorable.
Marcaffin prit le grand deuil : il pafTa bien des jours enfermé dans fon cabinet, & grif- fonna pluiieurs cahiers? qui contenoient de fenlibles regrets pour la perte qu'il avoit faite; il voulut même que l'on gravât ces vers fur le tombeau de fa femme.
Deftin rigoureux , loix cnielle ! îfmène , tu defcends dans la nuit éternelle : Tes yeux , dont tous les cœurs dévoient être charmes y
Tes yeux font pour jamais fermés.
Deitin rigoureux , loix cruelle ! Ifmène, tu defcends dans la nuit éternelle.
Tout le monde fut furpris qu'il confervât un fouvenir fi tendre pour une perfonne qui lui avoit témoigné tant d'averiion. Il entra peu-
Le Prince Marcassin. 341
a-peu dans la fociété des dames , & fut frappé des charmes de Zelonide : c ëtoit la fœur d'If- mène 5 qui n'ëtoit pas moins agréable qu'elle , & qui lui relTembloit beaucoup; cette reilem- blance le flatta. Lorfqu'il Fentietint 5 il lui trouva de refprit & de la vivacité ; il crut que il quelque chofe pouvoit le confoler de la perte d'Ifmène , c'étoit la jeune Zelonide. Elle lui faifoit mille honnêtetés , car il ne lui entroit pas dans lefprit qu'il voulût l'époufer ; mais cependant il en prit la réfolution. Et un jour que la reine étoit feule dans fon cabinet j il .s'y rendit avec un air plus gai qu'à fon ordi- naire : Madame 5 lui dit-il, je viens vous demander une grâce , & vous fupplier çn même temps de ne me point détourner de mon delTein; car rien au monde ne fauroit m'ôter l'envie de me remxarier ; donnez-y les mains , je vous en conjure : je veux époufer Zelo- iiide ; parlez- en au roi , afin que cette affaire Jie tarde pas. Ah I mon fils , dit la reine ? quel «ft donc ton deffein.^ as-tu déjà oublié le défefpoird'Ifmène^ & fa mort tragique ? com- ment te promets - tu que fa fœur t'aimera davantage ? es-tu plus aimable que tu n'étois 5 moins fanglier ^ moins affreux ? rends-toi juf- tice y mon fils y ne donne point tous les jours des fpeâ:acles nouveaux : quand on efl fait
P iij
342. Le Gentilhomme^ &CC. comme toi ? l'on doit fe cacher. J'y confens ^ madame , répondit Marcafîîn , c'eil pour me cacher que je veux une compagne ; les hiboux trouvent des chouettes , les crapauds des gre- laouîiles , les ferpens des couleuvres; fuis- je ^onc au-defTous de ces vilaines bétes ? mais vous cherchez à m'affliger ; il me femble cependant qu'un Marcafîin a plus de mérite que tout ce que je viens de nommer.
Hélas I mon cher enfant , dit la reine , les ^ieux me font témoins de Famour que j'ai pour toi > Se du déplaifir dont je fuis accablée en voyant ta figure î lorfque je t'allègue tant de raifons, ce n'eft point que je cherche à t'afBiger ; je voudrois , quand tu auras une femme , qu'elle fût capable de t'aimer autant que je t'aime ; mais il y a de la différence entre les fentim.ens d'une époufe 6c ceux d'une ■mère.
Ma réfolution efl iîxe ? dit Marcaiïïn ; je Vous fappîie^ madame , de parler dès aujour- d'hui au roi Se à la mère de Zelonide ? afin que mon mariage fe falTe au plutôt. La reine lui en donna fa parole ; mais quand elle en entretint le roi ? il lui dit qu'elle avoit des foi- blelTes pitoyables pour fon fils ; qu'il étoit bien certain de voir arriver encore quelques cataflrophes d'un mariage fi mal réglé. Bien
Le Prince Marcassin. 345 que laieine en fût auiîi perfuadée que lui 5 eile ne fe rendit pas pour cela , voulant tenir à fon fils la parole qu'elle lui avoit donnée ; de forte qu'elle prefîa fî fort le roi 5 qu'en étant fati- gué, il lui dit qu'elle fit donc ce qu'elle vou- loit faire ; que s'il lui en arrivoit du chagrin 5 elle n'en accuferoit que fa coinplaifance.
La reine étant revenue dans fon appafté-': nient, y trouva Marcallin quirattendoit avec la ! dernière impatience; elle lui dit qu'il pou- voit déclarer fes fentimens à Zelonide; que le roi confentoît à ce qu'elle déiiroit , pourvu qu elle y confentît elle-même;) parce qu'il ne vouloît pas que Fautorité dont il étoit revêtu fervït à faire des malheureux» Je vous alTure 3 madame 5 lui dit Marcalfm , avec un air fan- faron ) que vous êtes la feule qui pennez "ii défavanîageufement de moi ; je ne vois per- fonne qui ne me loue 5 & ne m.e fafie apper - cevoir que j'ai mille bonnes qualités. Tels font les courtifans , dit la reine 5 & telle efl la coîl- dition dés princes ^ les uns louent toujours 5 les autres font toujours loués; commicnt con- noître {es défauts dans un tel labyrinthe ? Ah î que les grands feroient heureux ? s'ils avoient des amis plus attachés à leurs perfomies qu'à leur fortune ! Je ne fais 5 madame, répartit Marcaffin ^ s'ils feroient heureux de s'entent»
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344 Î'E Gentilhomme 5 &cc.
dre dire des \^ë rites dëfagréables ; de quelque condition qu'on foit , l'on ne les aime point ; par exemple y à quoi fert que vous me met- tiez toujours devant les yeux qu'il n'y a point de différence entre un fanglier & moi, que je fais peur , que je dois me cacher ? n'ai- je pas de l'obligation à ceux qui adouciffent là-deiîus ma peine ? qui m.e font des menibnges favo- rables , &<: qui me cachent les défauts que vous êtes il foigneufe de me découvrir ?
O foùrce d'am.our-propre 5 s'écria la reine ! de quelque coté qu'on jette les yeux , on en trouve toujours. Oui 5 mon fils, vous êtes beau , vous êtes joli , je vous confeille encore de donner penfion à ceux qui vous en affu- Tent. Madame 5 dit Marcafïin , je n'ignore point mes difgrâces; j'y ^^^is peut-être plus ienfible qu'un autre ; mais je ne fuis point le inaitre de m^e faire ni plus grand ni plus droit ; de quitter m.a hure de fanglier pour prendre une tête d'homme 5 ornée de longs cheveux : je confens qu'on me reprenne fur la mauvaife humeur 5 l'inégalité, l'avarice 5 enfin fur tou- tes les chofes qui peuvent le corriger : mais à l'égard de ma perfonne , vous conviendrez, s'il vous plaît, que je fuis à plaindre, &: non pas à blâmer. La reine voyant qu'il fe chagri- noit ^ lui dit que puifqu'il étoit û entêté de fe
Le Prince Marcassin. 34"^
inarier^ il pouvoit voir Zelonide yàc prendre des mefures avec elle.
Il avoit trop envie de finir la converfation 5 pour demeurer davantage avec fa mère. Il' courut chez Zelonide : il entra fans façon dans fa chambre ; & l'ayant trouvée dans fon cabinet 5 il rembraffa ? & lui dit : ma petite fœur) je viens t'apprendre une nouvelle:? qui fans doute ne te déplaira pas ; je veux te marier. Seigneur 5 lui dit-elle, quand je ferai mariée de votre main^ je n'aurai rien à fouhaiter. Il s'agit , continua-t-il ? d'un des plus grands fei- gneurs du royaume ; mais il n'efl: pas beau. N'importe, dit-elle , ma mère a tant de dureté pour moi, que je ferai trop heureufe de chan- ger de condition. Celui dont je te parle , ajouta le prince , me reilemble beaucoup. Zelonide le regarda avec attention , & parut étonnée. Tu gardes le filence 3 ma petite fœur^ lui dit-il , eft-ce de joie ou de chagrin ? 3e ne me fouviens point) feigneur? répliqua- t-elle y d'avoir vu perfonne à la cour qui vous -reffemble. Quoi! dit-il? tu ne p€ux deviner que ^ie veux te parler de moi ? oui , ma chère enfant, -je t'aime 5 & je viens t'olFrir de partager mon cœur & la couronne avec toi. O dieux ! •qu'en tends- je , s'écria douloureufement Zelo- iiide? Ce que tu entends ^ ingrate? dit Mar-
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54^ Le Gentilhomme^ &c.
cailin, tu entends la chofe du monde qui devrok te donner le plus de fatisfaflion ; peux -tu jamais efpërer d'être reine ? J'ai la bonté de jeter les yeux fur toi ; fonge à mériter mon amour , & n'imite pas les extravagances d'If-* mène. Non ^ lui dit-elle , ne craignez pas que j'attente fur mes jours comme elle : mais , feigneur ^ il y a tant de perfonnes plus aima- bles & plus ambitieufes que moi ; que n'en choifiiTez-vous une qui comprenne mieux que je ne fais y l'honneur que vous me deftinez ? Je vous avoue que je ne fouhaite qu'une vie tranquille 6c retirée > laiflez-moi la maîtreffe de mon fort. Tu ne mérites guères les vio- lences que je te fais, s'écria-t-il , pour t'éle- ver fur le trône ; mais une fatalité qui m'eft inconnue , me force à t'époufer. Zelonide ne lui répondit que par fes larmes.
Il la quitta rempli de douleur > & alla trou- ver fa belle -mère pour lui découvrir fes inten- tions 5 afin qu'elle difposât Zelonide affaire de bonne grâce ce qu'il défiroit. Il lui raconta ce <{uï venoit de fe paiTer entr'eux 5 &: la répu- gnance qu'elle a voit témoignée pour un mariage qui faifoit fa fortune & celle de toute fa mai- fon. L'ambitieule mère comprit aiTez les avan- tages quelle en pouvoit recevoir ; & lorfqu'If- mène {<^ tua , elle en ûxt bien plus aiiligée par
Le Prince Marcassiïs\ 347 rapport à fes intérêts , que par rapport à ia tendrefle qu'elle avoit pour elle. Elle relTentit une extrême joie^ que le crafTeux Marcaflin voulût orendre une nouvelle alliance dans fa famille. Elle fe jeta à Tes pieds ; elle rembraiïîî , & lui rendit mille grâces pour un honneur qui la touchoit fi fenfiblement. Elle Faffura que Zelonide lui obëiroit 5 ou qu'elle la poignar- deroit à Tes yeux. Je vous avoue , dit Mar^ cafîin 5 que j'ai de la peine à lui faire violence ; mais il j'attends qu'on me jette des cœurs à la tétQ , j'attendrai le refte de ma vie ; toutes les belles me trouvent laid : je fuis cependant rëfolu de n'époufer qu'une nlle aimable. Vous avez raifon 5 féigneur , répliqua la maligne vieille 5 il faut vous fatisfaire ; û elles font mé- contentes 5 cqÛ qu^eiles ne c^nnoilTent point leurs véritables avantages.
Elle fortifia fi fort Marcaffin , qu'illui dit que c'ëtoit donc une chofe refolue^ & qu'il feroit fourd aux larmes '& aux prières de
-Zelonide. Il retourna chez lui cboifir tout ce qu'il avoit de plus magnifique , 6c l'envoya à fa'rnrtîtrefire. Comme fa mère étoit préfente îorfqu'ori lui oifrit des corbeilles d'or rernplies de bijoux j elle n'ofa hs refufer; mais elle Marqua une grande indifférence pour ce qu'on
- lui préfentQit , excepté pour un poignard ^ dons
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j4^ Le Gentilhomme 5 Sec.
îâ garde étoit garnie de diamans. Elle le prit pliifieurs fois , &: le mit à fa ceinture ? parce que les dames en ce pays-là en portoient ordinairement.
Puis elle dit: je fuis trompée ii ce n'efl ce anême poignard qui a percé le fein de ma pau- -\re fœur ? Nous ne le favons point , madame j iui dirent ceux à qui elle paHoit; mais fi vous ayez cette opinion ^ il ne faut jamais le voir. Au contraire 5 dit-elle , je loue fon courage ; lieureufe qui en a afîez pour l'imiter ! Ah ! ma fœur 5 s'écria Marthefie > quelles ftmeftes pen- 'iées roulent dans votre efprit ! voulez- vous iTiGurir ? Non ! répondit Zelonide d'un air ferme , fautel n'eft pas digne d'une telle vic- time j mais i'attefte les dieux que.... elle n'en put dire davantage > fes larmes étouffèrent fes plaintes & fa voix^
Uamoureux Marcaffin ayant été informé de la manière dont Zelonide avoit reçu fon pr^- ient:) s'indigna fi fort contr'elle , qu'il fut fur ie point de rom.pre? & de ne la revoir de fa vie. Mais foit par tendrefie 5 foit par gloire j ■il ne voulut pas le faire , ^ réfolut ée fuivre ifoîi premier deffein avec la dernière chaleur. -Le roi &: la Teine lui remirent le foin de cette ^andeféte. JU l'ordonna magnifique:; cepen- daiïtil ^^avoit toujours dans gê c^u'il faifoit
Le Prince Marc ASsiN. 349
tin certain goût de Marcailin très -extraordi- naire : la cérémonie fe fit daas une vafte forêt j -OÙ l'on dreiïa des tables chargées de venaifon pour toutes les bétes féroces &: fauvages qui ToudToient y manger 5 afin qu'elles fe relTen- tiffent du feftin.
C'efi: en ce lieu -que Zelonide , ayant été conduite par fa mère & par fa fœur 5 trouva îe roi 3 la reine , leur fils Sanglier , &: toute la cour, fous des rainées épaiiTes & fombres, où les n-ou veaux époux fe jurèrent un amour éternel. Marcafîin n'auroit point eu de peine a tenir fa parole.. Pour Zelonide , il étoit aifé de connoitre qu'elle obéiffoit avec beaucoup de répugnance : ce n'efl: point qu*elle ne sût fe contraindre, & cacher une partie de fes déplaiiirs. Le prince, aimant à fe flatter, ie figura qu'elle céderoit à la néceffité y & qu'elle ne penferoit plus qu'à lui plaire. Cette idée lui jendit toute la belle humeur qu'il avoit per- îdue. Et dans le temps que Ton -com.mençoit le bal y il fe hâta de fe déguifer en Aflrologue > avec une longue robe. Deux dames de la cour ëtoient feulement de la mafcarade. Il avoit voulu que tout fût ifi pareil , qu'on ne pût les a'econnoltre : &: l'on n'eut pas médiocrement de peine à fair-e refTembler des femmes bien tartes . a un. viUin cochon comme lvû«
"350 Le Gentilhomme^ &c.
Il y avoit une de ces dames qui étoit la 1 confidente de Zelonide ; Marcaffin ne i'igno- ' roit point; ce n'ëtoit que par curioiité qu ii ménagea ce déguifement. Après qu'ils eurent danfë une petite entrée de ballet fort courte ? car rien ne fatiguoit davantage le prince , il s'approcha de fa nouvelle époufe, & lui fit de certains fignes , en montrant un des Aftro- logues mafqués y qui perfuadèrent à Zelonide , que c'étoit fon amie qui étoit auprès d'elle , & qu'elle lui montroit Marcaffin; Hélas ! lui dit- elle , je n'entends que trop , voilà ce monfîre que les dieux irrités m'ont donné pour mari ; mais fi tu m'aimes , nous en purgerons la terre cette nuit. Marcaffin comprit ? par ce qu'elle lui difoit 5 qu'il s'agifToit d'un complot où il avoit grande part. Il dit fort bas à Zelonide ^ je fuis réfolue à tout pour votre fervice. Tiens donc? reprit- elle y voilà un poignard qu'il m'a envoyé ? il faut que tu te caches dans ma chambre , & que tu m/ aides à l'égorger. Mar- caffin lui répliqua peu de chofe ? de crainte qu'elle ne reconnût fon ] argon } qui étoit afTez extraordinaire : il prit doucement le poignard? & s^éloigna d'elle pour un moment.
Il revint enfuite fans ma fqne lui faire des amitiés , qu'elle reçut d'un air afTez embarralTé^ car elle rouloit dans fon efprit le deilein de le
Le Prince Marcassin, 3151 perdre ; & dans ce moment il n'avoit guères moins d'inqiiiëtude qu elle. Efl-il poflible 5 difoit - il en lui - même , qu'une perfonne û " jeune & fi belle ioit fi méchante ? Que lui ai- je fait pour l'obliger à me vouloir tuer ? Il eft vrai que je ne fuis pas beau , que je mange malproprement ^ que j'ai quelques défauts:, mais qui n'en a pas? Je fuis homme fous la figure d'une bête. Combien y a-t-il de bêtes fous la figure d'hommes! Cette Zelonide que je trouvois fi charmante? n'efi:-elle pas elle- même une tigreffe & une lionne ?' Ah ! que l'on doit peu fe fier aux apparences ! il mar- motoit tout cela entre fes dents, quand elle lui dem.anda ce qu'il avoit. Vous êtes triile >^ Marcaffin6 Ne vous repentez - vous pas de . l'honneur que vous m*avez fait? Non, lui dit-il , je ne change pas aifém.ent y je penfois au moyen de faire finir bientôt le bal : j'ai fomnieil.
La princefie fiit ravie de le voir afioupî 5 penfant qu'elle en auroit moins de peine à exé- cuter fon projet. La fête finit. L'on ramena Marcafiîn & fâ femme dans un chariot pom- peux . Tout le palais ëtoit M'ium^iné de lanipes y • qui foniioieM de-'^etiis cochons. L'on fit de grandes cérémonies ..•• r '-oucliv^r le Sanglier ■ 5c la mariée. Elle 11e éotr^oi^ point que la coîv
"^f^i Le Gentilhomme , &:c.
fidente ne fût derrière la tapifTerie ; de forte ^qu'elle fe mit au lit avec un cordon de foie fous fon chevet) dont elle vouloit venger la mort d'ïfmène , &: la violence qu'on lui avoit faite en la contraignant à faire un mariage qui lui dëplaifoit fî fort. Marcaffin profita du pro- ,fond (ilence qui régnoit ; il fit femblant de dormir, & ronfloit à faire trembler tous les ineubles de fa chambre. Enfin tu dors , vilain porc ) dit Z'^lonide , voici le terme arrivé de punir ton cœur de fa fatale tendreffe 5 tu péri- ras dans cette obfcure nuit. Elle fe leva dou- cement , & courut à tous les coins appeler fâ confidente; mais elle n'avoit garde dy ètre-j puifqu'elle ne favoit point le deffein de Zelonide.
' Ingrate amie ! s*écrioit-elle d'une voix bafTe? tu m'abandonnes; après m'avoir donné une parole fi pofitive , tu ne me la tiens pas ; mais m\on courage me fervira au befoin. En ache- vant ces mots 5 elle pafTa doucement le cor- -don de foie autour du cou de Marcafîin y qui yïi'attendoit que cela pour fe jeter fur elle. Il lui donna deux coups de fes grandes ôéfenCes dans la gorge ? dont elle expira peu après.
Une telle cataflroplie ne pouvoit fe paffer fans beaucoup de bruit. L'on accourut 5 & l'on mt avec la dernière furprife Zelonide iinou^
Le Prince Marcassin. 3«f^
rante ; on vouloit la fecourir , mais il fe mit au devant d'un air furieux. Et lorfque la reine , qu'on étoit allé quérir , fut arrivée , il lui raconta ce qui s'étoit paffé 5 & ce qui l'avoit porté à îa dernière violence contre cette malheureufe princefTe.
La reine ne put s'empêcher de la regretter. Je n'avois que trop prévu , dit-elle , les dif- grâces attachées à votre alliance : qu'elles fer- vent au moins à vous guérir de la frénéiîe qui vous pofsède de vous marier ; il n'y auroit pas moyen de voir toujours finir un jour de noce par une pompe funèbre. Mareaffin ne répondit rien; il étoit occupé d'une profonde rêverie; il fe coucha fans pouvoir dormir *, il faifoit des réflexions continuelles fur (qs malheurs ; il fe reproclîoit en fecret la mort des deux plus aimables perfonnes du monde ; &: la palîion qu'il avoir eue pour elles fe réveilloit à tous momens pour le tourmenter.
Infortuné que je fuis , difoit-il à un jeune feigneur qu'il aimoit] je n'ai jamais goûté aucune douceur dans le cours de ma vie. Si Ton parle du trône que je dois remplir , cha- cun répond que c'eft un grand dommage de voir pofféder un û beau royaume par un monflre. Si je partage ma couronne avec une pauvre fille ; au lieu de s'eftimer heureufe, elle
3')4 Le Gentilhomme^ Stc.
cherche les moyens de mourir ou de me tuer. Si je cherche quelques douceurs auprès de mon père & de ma mère , ils m'abhorrent , & ne me regardent qu'avec des yeux irrites. Que faut -il donc faire dans le defefpoir qui me pofsède? Je veux abandonner îa cour. J'irai au fond des forets , mener la vie qui convient à un fanglier de bien & d'honneur. Je ne ferai plus l'homme galant. Je ne trouverai point d'animaux qui me reprochent d'être plus laid qu'eux. lime fera aifé d'être leur roi 5 car i'ai la raifon en partage 5 qui me fera trouver le moyen de les maiirifer . Je vivrai plus tran- quillement avec eux que je ne vis dans une cour deftinëe à m'obëir, &: je n^aurai point. le malheur d'époufer une laye qui fe poignarde^ ou qui me veuille étrangler. Ihl fuyons, fuyons dans les bois :, mëpi ubns une couronne dont on me croit indigne.
Son confident voulut d'abord le détourner d'une réfolution û extraordinaire ; cependant il le voyoit iî accablé oes continuels coups de la fortune, que dans îa fuite il ne le prefTa plus de demeurer ; & une nuit que l'on nëgli- geoit de faire la garde autour de fon palais 9 il fe fauva fans que perfonne le vit , jufqu'au fond de la forêts où il commença à faire tout ce que {qs confrères les marcaiîins faifoient.
Le Prince Marcassin. 3»^^
Le roi & la reine ne laifsèrent pas d'être touchés d'un départ dont le feul défefpoir ëtoit la caufe -, ils envoyèrent des chafTeurs le chercher ; mais comment le reconnoitre ? L'on prit deux ou trois furieux fangîiers que l'on amena avec mille périls 5 & qui firent tant de ravages à la cour, qu'on réfolut de ne fe plus expofer à de telles méprifes. Il y eut un ordre général de ne plus tuer de fangîiers , de crainte de rencontrer le prince.
Marcafïin , en partant 5 avoit promis à fon .favori de lui écrire quelquefois ^ il avoit em- porté un écritoire ; &: en effet 5- de temps en temps , l'on trouvoit une lettre fort griffon- née à la porte de la ville , qui s'adreifoit à ce jeune feigneur 5 cela confoloit la reine ; elle apprenoit par ce moyen que fon fils étoit vivant.
La mère d'Ifmène & de Zelonidereïïentoît vivement la perte de fes deux filles : tous les projets de grandeurs qu'elle avoit faits s'étoient évanouis par leur mort : on lui repro- choit que fans fon ambition elles feroietit encore au monde ; qu'elle les avoit menacées pour les obliger à confentir d'époufer Mar- cafîîn. La reine n'avoit plus pour elle les mêmes bontés. Elle prit la réfolution d'aller en campagne avec Marthefie 5 fa fille unique»
35^ Le Gentilhomme^ 5<:c. t Celle - ci ëtoit beaucoup plus belle que fesl ibeurs ne l'avoient été ? & fa douceur avoit quelque chofe de û charmant, qu'on ne la voyoit point avec indifférence. Un jour qu'elle fe promenoit dans la forêt , fuivie de deux femmes qui la fervoient , ( car la maifon de fa mère n'en ëtoit pas éloignée ) , elle vit tout d'un coup à vingt pas d'elle un fanglier ) d'une grandeur épouvantable ; celles qui l'accompa- gnoient ^ l'abandonnèrent & s'enfuirent. Pour Marthelie , elle eut tant de frayeur ^ qu'elle demeura immobile comme une ftatue y /ans avoir la force de fe fauver.
Marcaffin, c'étoit lui-même 5 la reconnut auflitôt ) &: jugea par fon tremblement qu^elle - mouroit de peur. Il ne voulut pas l'épouvanter davantage ; mais s'étant arrêté , il lui dit : Mar- thefie , ne craignez rien , je vous aime trop pour vous faire du mal , il rie tiendra qu'à vous que je vous faiïe du bien; vous favez les fujets de déplaifirs que vos fœurs m'ont donnés , c'eft une trifte récompenfe de ma tendreife : je ne laiffe pas d'avouer que j'avois mérité leur haine par mon opiniâtreté à vouloir les poiTéder malgré elles. J'ai appris , depuis que îe fuis habitant de ces forets , que rien au . monde ne doit être plus libre que le cœur ; je vois que tous les animaux font heureux > j
Le Prince Marcassin. 357 parce qu'ils ne Te contraignent point. Je ne favois pas alors leurs maximes > je les fais à préient, & je fens bien que je prëférerpis la mort à un hymen forcé. Si -les dieux irrités contre moi vouloient enfin s'appaifer ; s'ils vouloient vous toucher en ma faveur , je vous avoue 5 Marthefie^ que je ferois ravi d'unir ma fortune à la vôtre ; mais hélas I qu'eft-ce que je vous propofe? Voudriez- vous venir avec un monfîre comme moi dans le fond de ma caverne.
Pendant que Marcaffin parloit ) Marthefîe reprenoit affez de force pour lui répondre. Quoi ! feigneur j s'écria-t-elle^ eft-il poflible que je vous voie dans un état û peu conve- nable à votre naiiïance ? La reine y votre mère ? ne paiTe aucun jour fans donner des larmes à vos malheurs. A mes malheurs , dit Marcaflin , en l'interrompant ! n'appelez point ainli l'état où je fuis; j'ai pris mon parti, il m'en a coûté , mais cela eil fait. Ne croyez pas , jeune Marthefie y que ce foit toujours une brillante cour qui falle notre félicité la plus folide 5 il eft des douceurs plus charmantes , & je vous le répète. Vous pourriez me les faire trouver > lî vous étiez d'humeur à deve- nir fauvage avec moi. Et pourquoi 5 dit-elle > ne vouiez- vous plus revenir dans un lieu oà
$^S Le Gentilhomme ^ Sec'
vous êtes toujours aimé ? Je fuis toujours aimé! s'ëcria-t-il? Non, non, l'on n'aime pas les princes accables de difgrâces ; comme l'on fe promet deux mille biens, lorfqu'ils ne font pas en ëtat d'en faire , on les rend refponfa- bles de leur mauvaife fortune ; on les hait enfin plus que tous les autres.
. Mais à quoi m'amufé -je , s'écria - t-il ? Sî quelques ours ou quelques lions de mon voifî- nage palTent par ici ? & qu'ils m'entendent parler , je fuis un Marcaffin perdu. Réfolvez- vous donc à venir fans autre vue que celle de palier vos beaux jours dans une étroite folitude avec un monftre infortuné , qui ne îe fera plus , s'il vous pofsède, Marcaffin 5 lui dit-elle , je n'ai eu jufqu à préfent aucun fujet de vous aimer , j'aurois encore fans vous deux fœurs qui m'étoient chères > laifTez-moi du temps pour prendre une réfolution fi ex- traordinaire. Vous me demandez peut-être du temps? lui dit-il, pour me trahir? Je n'en fuis pas capable, répliqua- t-elle 5 & je v@us alTure dès à préfent que perfonne ne faura que je vous ai vu. Reviendrez- vous ici? lui dit-il ? N'en doutez pas , continua-t-elle ; ah ! votre mère s'y oppofera 5 on lui contera que vous avez rencontré un fanglier terrible j elle ne ¥ôudra plus vous y expofer. Venez donc y
Le Prince Marcassin. 559 Marthelîe ^ venez avec moi. En quel lieu me mènerez- vous 5 dit-elle? Dans une profonde grotte? répliqua- 1- il; un ruiffeau plus clair que du cryftal y coule lentement : (es bords font couverts de mouffe & d'herfees fraîches ; cent ëehos y répondent à Tenvi à la voix plaintive de bergers amoureux & maltraités. C'eil - là que nous vivrons enfemble ; ou pour mieux dire , reprit-elle ? c'eft-là que je ferai dévorée par quelqu'un de vos meilleurs amis. Ils vien- dront pour vous voir? ils me trouveront , ce fera fait de m.a vie. Ajoutez que ma mère ? au défefpoir de m'avoir perdue , me fera cher- cher par-tout j ces bois font trop voifîns de fa maifon , l'on m'y trouveroit.
Allons où vous voudrez , lui dit- il , l'équi- page d'un pauvre fanglier eu bientôt fait. J'eri conviens , dit-elle , mais le mien eft plus em- barraifant; il me faut des habits pour toutes les faifons, des rubans^ des pierreries. 11 vous faut ? dit Marcaffin } une toilette pleine d© mille bagatelles, & de mille chqfes inutiles. Quand on a de Fefprit & de la raifon , ne peut-on pas fe mettre aii-deffas de ces petits ajuftemens ? Croyez - moi , Marthefie 5 ils n'ajouteront rien à votre beauté , & je fuis certain qu'ils en terniront l'éclat Ne cherchez point d'autre chofe pour votre teint que l'eau
360 Le Gentilhomme? &c.
fraîche & claire des fontaines ; vous avez îes cheveux tout frifës? d*une couleur charmante, & plus fins que les rets où l'araignée prend l'innocent moucheron ; fervez-vous en pour votre parure : vos dents font mieux rangées 6c auffi blanches que des perles ; contentez- vous de leur éclat & laiiTez îes babioles aux perfonnes moins aimables que vous.
Je fuis très-fatisfaite de tout ce que vous me dites , répliqua-t-elle ) mais vous ne pour- rez me perfuader de m'enfevelir au fond d'une caverne ? n'ayant pour compagnie que des lézards & des limaçons. Ne vaut-il pas mieux que vous veniez avec moi chez le roi votre père ? Je vous promets que s'ils confentent à notre mariage , j'en ferai ravie. Et fî vous m^'airaez? ne devez-vous pas fouhaiter de me rendre h'eureufe? & de me mettre dans un rang glorieux ? Je vous aime j belle maîtreife , reprit-il ) mais vous ne m'aimez pas ; l'ambi- tion vous engageroit a me recevoir pour époux, j'ai trop de délicatefle pour m'accom- moder de ces fentimens-là.
Vous avez une difpofition naturelle , ré- partit Marthefie ? à juger mal de notre fexe 5 mais , feigneur Marcaiîin j c'eft pourtant quel- que chofe que de vous promettre une fincère
amitié.
Le Prince Marcassin. 3(31
smitié. Faites-y réflexion , vous me verrez dans peu de jours en ces mêmes lieux.
Le prince prit congé d'elle? &: fe retira dans fa grotte ténébreufe, fort occupé de tout ce qu elle lui avoit dit. Sa bifarre étoile lavoit rendu fi haïflable aux perfonnes qu'il aimoit , que jufqu'à ce jour y il n'avoit pas été flatté d'une parole gracieufe , cela le rendoit bien plus fenfible à celles de Marthefie ; & fon amour ingénieux lui ayant infpiré le defîein de la régakr y plufieurs agneaux , des cerfs & des chevreuils reffentirent la force de fa dent carnaflière. Enfuite il les arrangea dans fa ca- verne } attendant le moment où Marthefie lui tiendroit parole.
Elle ne favoit de fon coté quelle réfolution prendre ; quand Marcafiïn auroit été aufîi beau qu'il étoit laid , quand ils fe feroient aimés au- tant qu Aftrée &: Céladon s'aimoient 5 c'eft tout ce qu'elle auroit pu faire que de pafTer ainfi fes beaux jours dans une affreufe folitude ; mais qu'il s'en falloit que Marcafïin fût Céla- don! Cependant elle n'étoit point engagée; perfonne n'avoit eu jufqu'alors l'avantage de lui plaire , & elle étoit dans la réfolution de vivre parfaitement bien avec le prince, s'il vouîoit quitter fa forêt.
Elle fe déroba pour lui venir parler; elle le Tome ir. Q
^6l Le GENTILHdMME, &Cc. trouva au lieu du rendez- vous : il ne mani quoit jamais d*y aller pluj^eurs fois par jour» dans la crainte de perdre le moment où elle y viendroit. Dès qu'il l'apperçut , il courut au-devant d'elle ? & s'humiliant à fes pieds? il lui fit connoître que les fangliers ont? quand ils veulent ? des manières de faluer fort galantes.
Ils fe retirèrent enfuite dans un lieu écarté 9 & Marcafîin la regardant avec des petits yeux pleins de feu &: de pafîion, que dois-je efpé- rer , lui dit-il ? de votre tendrefife ? Vous pouvez en efpérer beaucoup, répliqua-t-elle? û vous êtes dans le deffein de revenir à la cour ; mais je vous avoue que je ne me fens pas la force de paiTer le refte de ma vie éloi- gnée de tout commerce. Ah ! lui dit-il , c'eft que vous ne m'aimez point ; il eft vrai que je ne fuis point aimable? mais je fuis malheu-» reux, &c vous devriez faire pour moi? par pitié & par générofité ? ce que vous feriez pour un autre par inclination. Eh ! qui vous a dit? répondit-elle? que ces fentimens n'ont point de part à l'amitié que je vous témoigne ; croyez-moi ? Marcafïin , je fais encore beau* coup de vouloir vous iiiivre chez le roi votre père. Venez dans ma grotte , lui dit-il , venez
Le Prince Marcassik. )6^ l'uger vous-même de ce que vous voulez que j'abandonne pour vous.
A cette proportion elle héfita un peu , elle craignoit qu'il ne la retînt malgré elle ; il devina ce qu'elle penfoit. Ah! ne craignez point, lui dit-il, je ne ferai jamais heureux par àes moyens violens î Marthefie fe fia à îa parole qu'il lui donnoit ; il la fit defcendre au fond de fa caverne ; elle y trouva tous les animaux qu'il avoit égorgés pour la régaler. Cette efpèce de boucherie lui fit mal au cœur ; elle en détourna d'abord les yeux ? & voulut fortir au bout d'un moment ; mais Marcafiin prenant l'air & le ton d'un maître j lui dit : aimable Marthefie? je ne fuis pas afîez indifférent pour vous laifTer la liberté de me quitter *, j'attefte les dieux que vous ferez tou- jours fouveraine de mon cœur ; des raifons invincibles m'empêchent de retourner chez le roï mon père ; acceptez ici mon amour Se ma foi 5 que ce ruiffeau fugitif ? que les pam- pres toujours verts , que le roc , que les bois j que les hôtes qui les habitent foient témoins de nos fermens mutuels.
Elle n'avoit pas la même envie que lui de s'engager ; mais elle étoit enfermée dans la grotte fans en pouvoir f©rtir. Pourquoi y étoit-elle allée ? ne de voit- elle pas prévoir ce
Qii
3^4 Le Gentilhomme^ Sec;
qui lui arriva ? Elle pleura &c fit des reproches à Marcafîin. Comment pourrai- je me fier à vos paroles y lui dit- elle , puifque vous man- quez k la première que vous m'avez donnée } II faut bien , lui dit-il en fouriant à la Mar- calîine j qu'il y ait un peu de l'homme mêlé avec lefanglier; ce défaut de parole que vous me reprochez, cette petite fineffe où je mé- nage mes intérêts, c'eft juflement l'homme qui agit ; car pour parler fans façon ) les ani- maux ont plus d'honneur entr*eux que les hommes. Hélas! répondit- elle ^ vous avez lé mauvais de l'un & de l'autre 5 le cœur d'un homme , & la figure d'une bête ; foyez donc ou tout un y ou tout autre , après cela je me réfoudrai à ce que vous fouhaitez. Mais , belle Marthefie j lui dit-il, voulez- vous demeurer avec moi fans être ma femme , car vous pouvez compter que je ne vous permettrai point de fortir d'ici ? Elle redoubla (es pleurs & fes prières , il n'en fut point touché ; & après avoir contefté long-temps, elle con- fentit à le recevoir pour époux , & l'aflTura qu'elle l'aimeroit aufîi chèrement que s'il étoit le plus aimable prince du monde.
Ces manières obligeantes le charmèrent ; il baifa mille fois fes mains , & l'a/Tura à fon tour qu'elle ne feroit peut-être pas iî malheureufe .
Le Prince Marcassin. 3(35 qu elle avoit.lieu de le croire. Il lui demanda enfuite fi elle mangeroit des animaux qu'il avoit tués. Non , dit-elle 5 cela n'eft pas de mon goût ; fi vous pouvez m'apporter des fruits 5 vous me ferez plaifir. Il fortit , & ferma fi bien l'entrée de la caverne , qu'il étoit im- poflible à Marthefie de fe fauver ; mais elle avoit pris là-defius fon partie & elle ne Tau- roit pas fait > quand elle auroit pu le faire.
Marcaffin chargea trois hériffons d'oranges , de limes douces, de citrons & d'autres fruits; il les piqua dans les pointes dont ils font cou- verts, &c la provifion vint très -commodé- ment jufqu'à la grotte, il y entra 5 & pria Marthefie d'en manger. Voilà un fefi:in de noces, lui dit-il, qui ne reffemble point à celui que l'on fit pour vos deux fœurs ; ,mais j'efpère que y encore qu'il y ait moins de magnificence , nous y trouverons plus de douceurs. Plaife aux dieux de le permettre ainfij répliqua- 1- elle! enfuite elle puifa de l'eau dans fa main , elle but à la fante du fan- glier , dont il fut ravi.
Le repas ayant été aufii court que frugal 5 Marthefie rafifembla toute la moufie^ l'herbe & les fleurs que Marcafiin lui avoit apportés, elle en compofa un lit afifez dur 5 fur lequel le prince ôc elle fe couchèrent. Elle eut grand
Qiij
j66 Le Gentilhomme ^ Sic. foin de lui demander s'il voiiloit avoir la tête haute ou bafîe y s'il avoit affez de place , de quel côté il dorrnoit le mieux ? Le bon Mar- caffin la remercia tendrement 5 & il s'écrioit ^e temps en temps : je ne changerois pas mon fort avec celui des plus grands hommes; j'ai enfin trouvé ce que je cherchois; je fuis aimé de celle que j'aime ; il lui dit cent jolies chofes y dont elle ne fut point furprife , car il avoit de l'efprit ; mais elle ne laiffa pas de fe îé jouir que la folitude où il vivoit n'en eût rien diminué.
ïls s'endormirent l'un &: l'autre 5 &: Mar- îheiie s'étant réveillée j il lui fembla que fon lit étoit meilleur que lorfqu'elle s'y étoit mife y touchant enfuite doucement Marcaiiin? die trouvoit que fa hure étoit faite comme la tète d'un homme y qu'il avoit de longs cheveux 5 des bras & des mains ; elle ne put s'empêcher de s'étonner; elle fe rendormit, 6i lorfqu'il fut jour j elle trouva que fon mari étoit auffi Marcaflin que jamais.
Ils paiTèrent cette journée comme la pré- cédente. Martheiie ne dit point à fon mari ce qu'elle avoit foupçonné pendant la nuit. L'heure de fe coucher vint ; elle toucha fa hure pendant qu'il dormoit , & elle y trouva la même différence qu'elle y avoit trouvée*
Le Prince Marcassin. 367
La voilà bien en peine , elle ne dormoit pref- qiie plus , elle ëtoit dans une inquiétude conti- nuelle , & ibupiroit fans ceïïe. Marcaffin s'en apperc^ut avec un véritable dérelpoir. Vous ne m'aimez point , lui dit-il > ma chère Mar- thefîe , je fuis un malheureux dont la figuré vous déplaît ; vous allez me caufer la mort. Dites plutôt > barbare , que vous ferez caufe de la mienne , répliqua- 1- elle , l'injure que vous me faites me touche fî fen/iblement que je n'y pourrai réfifter. Je vous fais une ■injure j s'écria- t-il^ & je fuis un barbare? expliquez-vous 3 car alTurément vous n'avez aucun fujet de vous plaindre. Croyez- vous , lui dit-elle, que je ne fâche pas que vous cédez toutes les nuits votre place à un homme. Les fangîiers , lui dit-il , & particulièrement ceux qui me reflemblent , ne ibnt pas de û bonne compofition ; n'ayez point une penfée fi of- fenfante pour vous &: pour moi ^ ma chère Marthefie? & comptez que je ferois jaloux des dieux mêmes ; mais peut-être qu'en dor- mant vous vous forgez cette chimère. Mar- thefîe^ honteufe de lui avoir parlé d'une chofe qui avoit fi peu de vraifemblance , répondit qu elle ajoutoit tant de foi à fes paroles 5 qu'en- core qu'elle eût tout fujet de croire qu'elle ne dormoit pas quand elle touchoit des bras 9
36$ Le Gentilho MME , &:c; des mains & des cheveux^ elle foumettok fon jugement , & qu'à l'avenir elle ne lui en parleroit plus.
En Qfftt ) elle ëloignoit de fon efprit tous les fujets de foupçon qui venoient. Six mois s'ë- coulèrent avec peu de plaifirs de la part de Marthefie ; car elle ne fortoit pas de la ca- verne , de peur d'être rencontrée par fa mère ou par fes domeftiques. Depuis que cette pauvre mère avoit perdu fa fille ^ elle ne cef- foit point de gémir 5 elle faifoit retentir les 'bois de fes plaintes & du nom de Marthe^e. A ces accens , qui frappoient prefque tous les jours {i^s oreilles 5 elle foupiroit en fecret de caufer tant de douleur à fa m^ère , & de n'être pas maître lie de la foulage r ; mais Marcaflin Tavoit fortement menacée , &: elle le craignoit autant qu*elle l'aimoit.
Comme fa douceur étoit extrême , elh continuoit de témoigner beaucoup de ten- dreffe au fanglier > qui l'aimoit auiîi avec la dernière paiîîon ; elle étoit grolTe ? & quand elle fe iiguroit que la race marcalîine alloit fe perpétuer^ elle reffentoit une afflidlion fans pareille.
Il arriva qu'une nuit qu'elle ne dormoit point &: qu'elle pleuroit doucement 5 elle en- tendit parler fi proche d'elle ^ qu'encore que
Le Prince Marcassin. 369 l'on parlât tout bas 5 elle ne perd oit pas un mot de ce qu'on difoit. C'ëtoit le bon Mar- caffin qui prioit une perfonne de lui être moins rigoureufe, &: de lui accorder la penniffion qu'il lui demandoit depuis long-temps. On lui répondit" toujours , non , non , je ne le veux pas. Marthefie demeura plus inquiète que ja- mais. Qui peut entrer dans cette grotte , di- foit-elle 5 mon mari ne m'a point révèle ce fecret ? Elle n'eut garde de fe rendormir , elle étoit trop curieufe. La converfation finie , elle entendit que la perfonne qui avoit parlé au prince fortoit de la caverne 5 & peu après il ronfla comme un cochon. Aufîitôt elle fe leva ) voulant voir s'il étoit aifé d'ôter la pierre qui fermoit l'entrée de la grotte^ mais elle ne put la remuer. Comme elle revenoit doucement & fans aucune lumière , elle fentit quelque chofe fous fes pieds , elle s'apperçut que c'étoit la peau d'un fanglier ; elle la prit & la cacha , puis elle attendit révénement de cette affaire fans rien dire.
L'aurore paroilToit à peine lorfque Mar- cafîin fe leva , elle entendit qu'il cherchoit de tous côtés ; pendant qu'il s'inquiétoit^ le jour vint ; elle le vit (i extraordinairem.ent beau &: bien fait , que jamais furprife n'a été plus grande ni plus agréable que la iienne. Ah I
370 Le Gentilhomme^ &c. s'écria-t-elle , ne me faites plus un myCtère de mon bonheur , je le connois & j'en fuis pënétrëe^^ mon cher prince» par quelle bonne fortune êtes-vous devenu le plus aimable de tous les hommes ? Il fut d'abord furpris d'être découvert; mais fe remettant enfuite : Je vais , lui dît-il , vous en rendre compte^ ma chère Marthefie , & vous apprendre en même temps que c'eft à vous que je dois CQtte char- mante mëtamorphofe.
Sachez que la reine ma mère dormoit un jour à îombre de quelques arbres , lorfque trois fées paiTerent en Pair ; elles la reconnu- rent , elles s'arrêtèrent. L'ainëe la doua d'être mère d'un fils fpirituel & bien fait. La fé- conde renchérit far ce don, elle ajouta en ma faveur mille qualités avantageufes ; la ca- dette lui dit en s'éclatant de rire ; il faut un peu diverfîiier la matière , le printemps ferok moins agréable s'il n'ëtoit précédé par l'hiver: afin que le prince que vous fouhaitez char- mant^ le paroiife davantage, je le doue d'être Marcaffin, jufqu'à ce qu'il ait ëpoufé trois femmes , & que îa troifîème trouve fa peau de fangiier. A ces mots les trois fées difparu- rent. La reine avoir entendu les deux premiè- res très-difîinclement; à l'égard de celle qui me faifoit du mal y elle rioit û fort qu'elle n'y put rien comprendre.
Le Prince Marcassin. 371 Je ne fais moi-même tout ce que je viens de vous raconter que du jour de notre ma- riage ; comme j'allois vous chercher j tout occupé de ma paffion ^ je m'arrêtai pour boire à un ruifTeau qui coule proche de ma grotte : foit qu'il fut plus clair qu'à l'ordinaire > ou que je m'y regardaile avec plus d'atten- tion , par rapport au déiir que j'avois de vous plaire 5 je me trouvai fi épouvantable ^ que les larmes m'en vinrent aux yeux. Sans hy- perbole 5 j'en verfai aflez pour groffir le cours duruîffeau^ & me parlant à moi-même? je me difois qu'il n'étoit pas pollible que je puffe vous plaire ?
Tout découragé de cette penfée , je pris la réfoîution de ne pas aller plus loin. Je ne puis être heureux , difoiS' je , fi je ne fuis aimé y & je ne puis être aimé d'aucune perfonne rai- fonnable. Je marmotois ces paroles , quand î'apperçus une dame qui s'approcha de moi avec une hardieffe f[ui me furprit , car j'ai l'air terrible pour ceux qui ne me connoifTent point. Marcailin , me dit-elle , le temps de ton bonheur s'approche fi tu époufes Mar^ thefie ^ & qu'elle puiiTe t'aimer fait comme tu es; ailure-toi qu'avant qu'il foit peu tu feras démarcaiïiné. Dès la nuit même de tes noces 5 lu quitteras cette peau qui te déplaît fi fort,
Qv)
372. Le Gentilhomme, &:c.
mais reprends-la avant le jour 5 & n'en parle point à ta femme ; fois foigneux d'empêcher qu'elle ne s'en apperçoive , jufqu'au temps où cette grande aflàire fe découvrira.
Elle m'apprit 5 continua-t-il , tout ce que Je vous ai déjà raconte de la reine ma mère : je lui fis de très-humbles remercîmens pour les bonnes nouvelles qu'elle me donnoit ; j'allai vous trouver avec une joie mêlée d'efperance que je n'avois point encore reifentie. Et lorf- que j^ fus affez heureux pour recevoir â^s marques de votre amitié ^ ma fatisfa(5tiork augmenta de toute manière , & mon impa- tience étoit violente de pouvoir partager mon fecret avec vous. La fée, qui ne l'ignoroit pas,, me venoit menacer la nuit des plus grandes difgrâces fi je ne favois me taire. Ah ! lui difois^je ^ madame , vous n'avez fans doute jamais aimé, puifque vous m'obligez à ea-* cher vme chofe fi agréable à la perfonne du monde que j'aime le plus ? Elle rioit de ma peine ^ & me défendoit de m'affliger 5 parce que tout me devenoit favorable. Cependant , ajouta-t-il? rendez-moi ma peau de fanglier, il faut bien que je la remette , de peur d'ir- riter les fées. Quel que vous puiffiez deveâiir ^ mon cher prince , lui dit Marîheiie 5 je ne changerai jamais pour vous ', il me demeurera
i^._^.
r..J^-J?Tn,;ai
Le Prince Marcassin. 373
toujours une idée charmante de votre, meta- morphofe. Je me flatte , dit-il ? que les fées ne voudront pas nous faire foufFrir long- temps ; elles prennent foin de nous ; ce lit qui vous paroît de -moufTe , eft d'excellent duvet &: de laine fine : ce font elles qui met- toient à l'entrée de la grotte tous les beaux fruits que vous avez mangés. Marthefîe ne fe îaffoit point de remercier les fées de tant de grâces.
- Pendant qu'elle leur adrefifoit {es compli- mens , Marcaiîin faifoit les derniers efforts pour remettre la peau de fangîier; mais elle étoit devenue fi petite , qu'il n'y avoit pas de quoi couvrir une de {es jambes. Il la tiroit en long y en large , avec les dents 5c les mains , rien n'y faifoitt II étoit bien trifîe & déploroit fon malheur ; car il craignoit , avec raifon , que la fée qui l'avoit il bien marcaf- fine , ne vînt la lui remettre pour long-temps» Hélas ! ma chère Marthefie , difoiî-il , pour- quoi avez- vous caché cette fatale peau ? C'efl peut-être pour nous ea punir que je ne puis m'en fervir comme je faifois. Si les fées font en colère y comment les appaiferons-nous } Marthefie pleuroit de fon côté ; c'étoit là un iujet d'afîîiélion bien fingulier de pleurer 3 parce qu'il ne pouvoit plus devenir Marcaiîin,
374 Le Gentilhomme^ &c.
Dans ce moment la grotte trembla , puis la voûte s'ouvrit ; ils virent tomber lix quenouil- les chargées de foie^ trois blanches & trois noire^s y qui danfoient enfemble. Une voix ibrtit d'entr'elles , qui dit : û Marcafîin & Marthefîe devinent ce que fignifient ces que- nouilles blanches & noires 5 ils feront heu- reux. Le prince rêva un peu , & dit enfuite : je devine que les trois quenouilles blan- ches y {ignifient les trois fées qui m'ont doué à ma naifTance. Et pour moi , s'écria Mar- thefîe 9 je devine que ces trois noires fignifient mes deux fœurs &: Coridon. En même temps les fées parurent à. la place des quenouilles blanches. Ifmène , Zeîonide & Coridon pa- rurent auffi. Rien n'a jamais été fi effrayant que ce retour de l'autre monde. Nous ne ve- nons pas de fî loin que vous le penfez ^ di- rent ils à Marthefîe ) les prudentes fées ont eu la bonté de nous fecourir. Et dans le temps que vous pleuriez notre mort 5 elles nous con- duifoient dans un château où rien n'a man- qué à nos plaifîrsj que celui de vous voir avec nous.
Quoi ! dit Marcaffîn? je n'ai pas vu Ifmène & fon amant fans vie , &: ce n'efl: pas de ma main que Zeîonide a perdu la fîenne ? Non > dirent ks féQS} vos yeux fafcinés ont été i^
Le Prince Marc ASSiN. 375
diipe de nos foins : tous les jours ces fortes d'aventures arrivent. Tel croit avoir fa femme au bal , quand elle efl: endormie dans fon lit : tel croit avoir une belle maîtrefTe? qui n'a qu'une guenuche ; & tel autre croit avoir tué fon ennemi , qui fe porte bien dans un autre pays. Vous m'allez jeter dans d'étranges dou- tes 5 dit le prince Marcaffin ; il femble , à vous entendre , qu'il ne faut pas même croire ce qu'on voit. La règle n'efl pas toujours gé- nérale , répliquèrent les fées : mais il efl in- dubitable que l'on doit fufpendre fon juge- ment fur bien des chofes 5 & penfer qu'il peut entrer quelque dofe de Féerie dans ce qui nous paroit de plus certain.
Le prince & fa femme remercièrent les fées de l'inilruAion qu elles venoient de leur donner j & de la vie qu'elles avoient con- fervée à des perfonnes qui leur étoient û chères : mais, ajouta Marthefie , en fe jetant à leurs pieds, ne puis-je efpérer que vous ne ferez plus reprendre cette vilaine peau de fanglier à mon fidèle Marcaffin ? Nous venons vous en afTurer , dirent-elles ) car il eft temps de retourner à la cour. Auflitôt la grotte prit la figure d'une fuperbe tente > où le prince trouva plufieurs valets-de- chambre qui rha- billèrent magnifiquement, Marthelie troviva
37<^ Le Gentilhomme de Ton côté des dames d'atour 5 & une toi- lette d'un travail exquis 5 où rien ne man- quoit pour ia coîiFer & pour la parer ; enfuite le dîner fut fervi comme un repas ordonné par les fées, C'efl: en dire ailez.
Jamais joie n'a été plus parfaite; tout ce que Marcallin avoit fouffert de peine , n éga- loit point le pîaifir de fe voir non- feulement homme 5 mais un homme infiniment aimable. Après que Ton fut forti de table, plusieurs carrofTes magnifiques , attelés des plus beaux chevaux du monde , vinrent à toute bride. Elles y montèrent avec le refte de la petite troupe. Des gardes à cheval marchoient de- vant & derrière les carroffes. C'efl ainfl que Marcaflin fe rendit au palais.
On ne favoit à la cour d'où venoit ce pom- peux équipage^ &.ron favoit encore moins qui étoit dedans , lorfqu'un héraut le publia à haute voix^ au fon des trompettes & des tymbaîes : tout le peuple ravi accourut pour voir fon prince. Tout le monde en demeura charmé, & perfonne ne voulut douter de la vérité d'une aventure qui paroilloit pourtant bien douteufe.
Ces nouvelles étant parvenues au roi & à la reine , ils defcendirent promptement jufques dans la cour. Le prince Marcaffin reiïembloit
Bourgeois. 377
û fort à fon père ) qu'il auroit été cllfficile de s'y . méprendre. On ne s'y méprit pas : auiîî jamais allégrefle n'a été plus univerfelle. Au bout de quelques mois elle augmenta encore par la naiïïance d'un fils , qui n'avoit rien du tout de la figure ni de l'humeur marcafïine.
Le plus grand effort de coiiirage ,
Lorfque l'on eft bien amoureux , Eft de pouvoir cacher à l'objet de fes vœux Ce qu'à didimuler le dev^^oir nous engage: Marcaflîn fut par là mériter l'avantage De rentrer triomphant dans une augufte cour. Qu'on blâme , j'y confens , fa trop foible tendreffe ,
îl vaut mieux manquer à l'amour,
Q.ue de manquer à I3 fagefle.
Le conte avoit paru afTez divertiiTant à toute la compagnie^ pour faire attendre fans impatience que l'on fervît le dîner. Madame de Saint- Thomas arriva : on l'entendit du bout de l'allée ; car Ton habit de triîlis 5 cou- leur de café > faifoit un grand frifque frafque. Comme elle vouloit toujours quelque chofe de fingulier, & qu'elle avoit vu fur des écrans des femmes de qualité , allant par la ville avec un petit m.aure 5 elle fongea qu'il lui en fallcit un i mais en attendant qu'elle l'eût
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37§ Le Gentilhomme
trouve 5 elle choilit le fils de fa fermière ? que l'on pouvoit appeler un maure blanc , tant il en avoit les traits. Le foleil , où il étoit fou- vent expofé clans la campagne , avoit déjà commencé à lui donner une teinture fort brune 5 mais cela ne fuffifoit pas. Comme elle le voulut tout noir 5 elle le fit frotter de fuie détrempée avec de Fencre ; i^ eut aiTez de patience pour s'en laifTer mettre fijr tout le vifage. Il eft vrai que lorfque la fuie flit atta- chée fur fes lèvres 5 il lui entroit dans la bou- che une amertume infupportable ; il fallut par compofition ne lui noircir que la lèvre de tleiTus, l'autre demeura rouge ^ & la nuance étoit fingulière. Il y eut bien un plus grand démêlé pour fes cheveux : la baronne les trou- vant trop longs voulut les couper y la fer- mière & toute la famille s y opposèrent ; Yon fit des menaces d'une part, & des remon- trances de fautre ; ainfi le petit payfan mauri- chonné conferva ies cheveux gras & plats 5. & il eut ordre de porter la jupe de trillis de ma- dame la baronne.
Son mari n' avoit point vu cette extraordi- naire figure ; quand elle parut ? tout le monde fe prit à rire , hors lui ; le maure aux lèvres rouges & aux longs cheveux > n'étoit pas plus fmgulier en fon efpèce qu'elle l'étoit en h
Bourgeois. 379
i^enne. Les clames de Paris , qui fe piqii oient d'avoir des manières aiiffi libres &: auffi fami- lières que la baronne en affedoit de prudes &: d'arrangées 5 fe levèrent briifquement j ÔC courant les bras ouverts : Hé ! bon jour 5 ma chère madame 5 lui dirent-elles en l'embraf^ fant à l'étouffer, que nous avions envie de vous voir ! favez- vous bien que notre carroflTe a été infulté par vos pommiers , & qu'à l'heute qu'il eft , il fe remue aujfïi peu que le chat de Phaëton? Vous voulez bien que je vous dife? mefdames , répondit la baronne d'un air droit & férieux , que Phaéton n avoit point de char, (on père Apollon fut allez fot pour lui prêter le fien , & l'on ne doit pas dire le char de Phaëton , mais bien le charijDt d'Apollon , conduit par Phaëton : vous avez ? madame , dit la veuve 9 une exaélitude à laquelle je ne m'attendois pas. J'ai^ répliqua la Baronne^ ce qu'on a en province auffi-bien que dans votre grande ville de Paris. Eh quoi ! dit ma^ dame de Lure 5 qu'avez-vous donc y madame , un peu de bon fens? madame ^ ajouta la baronne d'un ton de voix aigre , je m'en pi- que 3 & pour être campagnarde , l'on ne lai/Te pas d'avoir du goût tout comme une autre ^ de lire & de parler raifon. Monlieur de Saint-Thomas, qui connoiffoit
3^0 Le Gentilhomme
fa femme très- délicate fur le cérémonial 5 fe douta qu'elle étoit chagrine qu'une bourgeoife bien étoffée comme madame du Rouet ? k traitât comérialement de ma chère , dès les premiers mots qu'elle lui avoit dits de fa vie ; il eut peur qu'elles ne fe querellalfent , & donnant la main à la nouvelle mariée , il obligea le Vicomte de préfenter la fienne à la veuve. Le prieur propofa à la baronne de lui aider à marcher ? mais cette exprefîion lui déplut , car elle n'étoit pas de belle humeur. M'aider à marcher^ lui dit -elle fièrement ? eft-ce que je fuis fi foible ? ai-je befoin d'un bâton de vieillefle ? Il ne répliqua rien , car il connut qu'elle avoit de grandes difpoiitions à fe fâcher.
En effet, elle bouda un peu? & voyant que ces dames regardoient le maure de nou- velle édition avec un étonnement fans pareil 5 6c qu'elles fe pouflbient du pied fi fort, qu'un desfîens en eut le contre-coup : vous êtes bien farprifes? mefdames , à ce qu'il me pa- roitj leur dit-elle? Il eft vrai 5 dit madame du Rouet? qu'on n'a jamais vu à Paris un maure de cette efpèce : Ho I Paris , Paris 5 ré* pliqua la baronne , il vous femble que ce qui n'y efl point ou ce qui n'en vient pas ? n'eft bon à rien ; mais ; dit madame de Lure , vous
Bourgeois. 381
conviendrez que ce petit garçon eft teint de la plus extraordinaire teinture qu il foit pof- fible. Je vais vous dire la vérité? reprit la baronne en riant à fon tour , les uns fe bar- bouillent de blanc &: les autres de noir.
Madame du Rouet fe fit une petite applica- tion de cette maligne plaifanterie > &c la lui revaîut avec ufure. Le baron 5 qui ëtoit fort honnête, avoit de la peine qu'une première vifite le paflat fî aigrement; il effaya de ré- parer tout par des louanges j qui étant don- nées à propos 5 touchèrent ces dames d'un plaifir plus fenfible que la mauvaife humeur de la baronne ne pouvoit leur faire de chagrin. Elle prit un prétexte après le dîner pour re- tourner dans fa chambre ) où elle avoit oublié fa boîte à mouches & fa tabatière 3 & comme Ton parîoit de plulieurs chofes, le tour de la Dandinardière vint. Le prieur raconta fort agréablement ce qui lui étoit arrivé depuis quelques jours ; (i^s querelles avec fon voifin &: avec maître Robert ; fes difpofitions à de- venir don Quichotte > pourvu qu*il ne fallût point payer de bravoure? &c les (implicites d'Alain n'y furent pas oubliées.
Les nouvelles venues eurent une grande envie de le voir : c'efl une chofe qui fera très- aifée^ dit le baron > il ne vous en coûtera que
3?2 Le Gentilhomme
la peine de monter jurqu'à fa chambre. Il fe porterolt afTez bien pour en defcendre, ajouta le vicomte 5 fans l'aventure de Ton lit, où il seik rudement écorché en fe cachant deflbus. O , ma charmante coufme , s'écria madame du Rouet ! voilà un caradère trop rëjouif- fant , j'irois de Paris à Rome pour en trouver un femblable : vraiment ne perdons pas une fi belle occafion de nous divertir.
Le prieur dit qu'il alloit annoncer à la Dan- dinardière la vifîte qu'on lui prëparoit y afin qu'il s'armât. Comment? monfîeur y répliqua la veuve , eft-ce que pour nous recevoir , il lui faut des anrxcs ? Veut-il tuer les dames ? Non j dit-il> il eft fort éloigné d'un fi mau- vais deïïein , vous n'avez point encore vu de chevalier errant plus courtois : il les quitta auiîîtôt y & monta dans fa chambre pour lui annoncer des dames toutes charmantes; &: fur- tout > dit-il 5 ne leur reprochez pas qu'elles parlent normand 5 car elles font de Paris , de cette ville où il fiifïit de féiourner feulement vingt-quatre heures j pour prendre tout l'ef- prit dont on a befoin pour le reile de (à vie ; il n'en faut point chercher d'autres témoins que vous. Moi ! dit la Dandinardière , j'y fuis né) c'ed bien autre chofe. Et c'efî là iufle- ment ce qui vous rend parfait y monfieur^
Bourgeois. 3^5
sYxria le prieur 5 vous avez fucé 5 avec le lait de votre nourrice , l'efprit de politelTe ) la fcience ? les grâces & les amours.
Vous ne le croyez point , dit le bourgeois 5 cependant rien n'efl plus vrai ; il me femble que je penfe des chofes que perfonne ne peut penier que moi; que j'ai de certains fentimens délicats qui partent d'une ame délicate , & que la délicatefTe définit tout l'homme inté- rieur 6>c extérieur. Je vous entends 9 dit le prieur : cela veut dire que puifque ces dames font de Paris , vous fouhaitez avec paffioa de les voir 3 je vais les quérir. Hé ! mon- sieur ) quartier , quartier } s'écria la Dandinar- dière, je fuis dans ce lit tout poliiïbn, j'en reiTens une noble honte ; vous favez que je n'ai eu le temps de rien ^ je n'ai penfé qu'à mes livres &: à mes maux ; pour conclufîon , permettez que je tourne ma chemife , 011 prêtez-moi une des vôtres.
Je crois > dit le prieur malicieufement , que vous feriez encore mieux de vous armer ; cela impofe > Se tout homme armé dans fou lit y peut fe vanter de plaire aux dames ) car 1 ne vous y trompez point ; ce fexe > fi timide ôc fi poltron, eftime la valeur ^ & chérit les héros.
Allons ) allons , Alain , dit-il , mes armes -♦
3% Le Gentilhomme
îYLQs armes. Quoi ! le turban , répliqua Alain ? Oui , groiTe pécore; le turban &: le refle; je veux même ma cuiraiTe. Mais, monfieur^ répliqua fon valet > en voilà affez pour vous eilropier : hélas > ce maudit bois de lit vous a déjà tout écorché , quand vous ferez har- naché de ces guenilles y vous . . . . O malheu- reux , dit le bourgeois ? tu ne cueilleras ja- mais que des chardons au champ de Mars : nommer guenilles les armes militaires qui m'ornent comme un diélateur romain ! peux- tu parler d'un ftyle fi inepte ? Hé ! de grâce j inonfieur , un peu de fécondité dans le vôtre > dit le prieur , ces dames attendent. Mais quelles oreilles avez- vous donc , répondit la Dandinardière ? Rien ne les blefie ) les abfur- dités de mon valet ne les étourdiffent point comme un tocfin ; pour moi , je vous l'avoue > il m'eft impofîible d'entendre des mots de travers ; & fi l'on me conduifoit au trône fur des paroles û mal arrangées y fur un bar- barifme rude &: fauvage , je ferois revêche à ma bonne fortune > & je renoncerois à tout 5 plutôt qu'à parvenir à la gloire par ua. tel chemin. La langue franc^oife eft votre très- humble fervante, dit le prieur en riant j j'ef- père que vous n'obligerez pas une ingrate : je fais mêine, ( mais je vous demande le
fecret ) >
Bourgeois. 585
fecret ) 5 que l'on prend quelques mefures parmi les favans pour écrire votre vie.
O inonfieur 5 me dites-vous vrai 5 s'écria la Dandinardière , tranfportë du plus Tenfible plaiHr dont un homme puifle être capable ? Me dites- vous vrai ? Encore une fois ? j'oie- en douter ^ car je n'ai jamais fait d'autre bien à ces meilleurs? que de les recevoir à ma table : il eft certain que j'ai donné trente fois à dîner à Homère , Hérodote > Plutarque j^ Sénèque y Voiture , Corneille , & même à Arlequin; ils me faifoient mourir de rire, ÔC je recevois comme une faveur de les voir venir chez moi fans façon. Mon maître- d'hôtel avoit ordre ) quand j'étois à l'armée ou à Verfailles , de leur faire ièrvir une table auflî propre que fi j'y euffe été ; je ne m'en iliis même jamais vanté, car fe vante-t-on de ces fortes de chofes ? Et feroit-il poffible 9 continua-t-il y qu'ils fe fouvinffent d'une Û légère marque de mon amitié ? J'en étois dès ^e temps - là trop payé par la fatisfadion de les voir ; franchement 3 je doute qu'ils pen- fent à un philofophe de village comme moi* Ç'eft parce que vous étQs philofophe qu'ils y penfent y répondit le prieur ( en mourant d'envie de rire ) ; je fuis charmé d'apprendre que vous avez eu des commenfaux d'un & Tome ir. R
jS6 Le Gentilho?/îme
grand mérite ; avouez que Caton efl fort plaifant. Je ne fais qui eft Caton > répondit le bourgeois j il me^femble qu'il ne venoit pas chez moi fi fouvent que les autres. N'importe ? dit le prieur y il eft de vos amis , & c'eft une affaire réfolue entr'eux d'écrire tout ce qui vous regarde : un feul point les arrête > c'eft que vous êtes trop ménager.
Qui ne Feft donc pas en ce temps- ci , dit îe bourgeois d'un air chagrin? Quand j'aurai tout jeté par les fenêtres , il faudra que je m'y jette aufli. Croyez-moi , monfieur le prieur 5 les héros ne favent ni coudre , ni filer ; ils ne fkvent point cette heureufe arithmétique qui hit de deux quatre ; ainfi ils doivent confer- ver ce qu'ils ont. La prudence fied bien à tout ie monde y répliqua le prieur , & vos hifto- liens n'oublieront point la votre ; néanmoins quand il fera queftion de parler de votre mariage , comment voulez - vous qu'ils s'y prennent ? Quoi > diront-ils 5 il aimoit éper- dûment une fille de grande qualité & de grand mérite ; mais parce qu'elle n'avoit pas de grands biens y il n'a point voulu l'époufer : ohi que cela feroit vilain ! j'en foufFre par avance, ^h ! ah ! dit la Dandinardière , qui les a priés d'écrire'mon hiftoire ? Si j'avois été friand de louanges j croyez- vous que j'euffe quitté Paris 3^
BOUHGEOÎS. 3S7
n>u l'on en moiilonne de tous côtés:) pour m'en- terrer en province y où l'on ne le pique pas feulement de ne point louer ? mais où l'on fe pique de dire en face des vérités dures 1 J'en ai quelquefois digérées de ce caraélère ; ] 'y aurois fu répondre avec autant de vigueur qu'un autre j mais j*évite les querelles. Je vous entends 5 monfieur la Dandinardière , dit le prieur 5 mon air de franchife ne vous plaît pas % que voulez-vous 1 Je fuis tout d'une pièce ; 6c comme je vous honore infiniment 5 je vou- drois qae vous fuîliez l'homme parfait ; vous ne le ferez jamais avec un fond d'avarice qui... Le bourgeois l'interrompit 5 il fe chagrinoit : vous ave? donc oublié ^ lui dit - il , les belles dames qui vous ont envoyé ici? Allez les quérir , s'il vous plaît > nous parlerons de chofes diverti(ïantes.
Le prieur courut les retrouver ; elles l'at^. tendoient avec impatience ; il leur raconta d'un ^ir fort férieux une partie de la conver- fation, car il n'ofoit pas tout- à-fait s'égayer fur le chapitre de ce petit homme devant Madame de Saint-Thomas 5 qui auroit pris fait & caufej &: ç' auroit été de nouveaux démêlés à eflfuyer. La veuve &: la nouvelle mariée montèrent promptement dans la cham- bre de la Dandinardière ; fa figure avoit quel-
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3§8 Le Gentilhomme
que chofe de û plairant ^ que des perfonne^ plus férieufes qu'elles auroient eu bien de la peine à s'empêcher de rire. Il avoit le nez ëcorchëj &: les joues d'un rouge violet; fou vifage étoit enflé ? de forte que l'ayant natu- rellement allez gros ? il reffembloit à un trom-? pettequi en fonne depuis long- temps; & fon turban ^ non plus que fon armure y n'avoient - rien de commun avec aucun mortel. Madame du Rouet fut la première qui s'approcha , elle lui fit une profonde révérence ; mais en jetant les yeux fur lui ^ quelle fiit fa furprife de le reconnoître pour fon coufin Crifloflet) mar-. ehand de la rue Saint Denis ! ils poufsèrent un grand cri , & s'embrafsèrent long- temps , s'entredifant tout bas , motus , motus 5 car la couîine du Rouet n avoit pas plus d'envié d'être connue en province^ que le coufin Criflofiet ; & ils vouloient tous deux palTer pour des perfonnes de la première qualité.
A la vérité, elle favoit ^"depuis long- temps qu il avoit des vifions outrées 5 & qu'aufïitôt que la fortune 1 avoit traité favorablement > il s'étoit mis en tête de fe faire homme de qualité en dépit de tous fes parens : elle avoit beaucoup plus de difpofition à l'excufer là- deffus qu'aucun autre ; car s'il étoit fou ? elle çtoit bien folle j 5c depuis le matin jufqu'au
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folr^ elle ne parloit d'autre chofe que de {es ayeux, les princes de Bredi Breda, dont elle faifoit des éloges à perte d'haleine , qui avolent aulli peu de fondemens que le repas qu'on don- noit toutes les femaines chez la Dandlnardière aux fept fages de la Grèce.
Toute la compagnie demeura furprife de la grande intelligence qui fe trouvoit entre la Dandinardière & la veuve : le baron fut fâché de ce qu'on lui en avoit dit? comprenant qu'elle nuiroit au mariage ; car encore qu'il- voulût faire croire qu'il s'enfoucioit fort peu^ il ne lailToit pas d'en avoir envie ; il leur témoi- gna de la joie de ce qu'ils fe trouvoient chez lui dans le moment où il fembloit qu'ils s'y attendoient le moins. Il eu vrai , dit la Dandi- nardière , qu'en quittant la cour , je pris foiiii> de taire ma retraite à mes plus chers am^is; je favois bien que mon abfence les toucheroit , & i'étois touché moi-même de les abandon-i, ner. Vous pouvez comprendre? lui dit la veuve? jufquoù cela fut; je fais plus d'une belle } mais beiliffime ^ qui pafsèrent le refte i de l'année fans mettre de rubans, & fans por-« ter de dentelles ni d'étoffes de couleur. Hélas > dit la Dandinardière , en pouîTant un profond foupir , les pauvres perfonnes ! cela me pénè- tre le coeur. Le deuil parut général fur leurs
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^90 Le Gentilhomme vifages 5 continua»t-elle j plus d'un mari eiî devina la caufe^ & en eut martel en tête, Haye -> haye , s'écria le bourgeois , que me ^ites-vous ? Je crains pour cette jeune ducheffe aux blonds cheveux y je ferois inconfable y fî î'avois trouble fon ménage; car iufques-là, continua-t-il ? vous m'avouerez 3 madame > que nous avions il bien caché notre jeu 5 qu'on n'avoit pu pénétrer le fecret de nos cœurs.
Madame de Saint-Thomas écouta pendant quelque tempi la converfation du petit homme & de la veuve , mais l'impatience la prit ; & s'approchant du vicomte j elle lui dit tout bas : quoi ! voudriez- vous nous donner cet homme pour notre gendre ? Ne voyez-vous pas qu il a cinquante intrigues ? i.'on auroit beau faire pour le fixer ^ Ton n'en pourroit venir à bout. Ne vous dégoûtez point 5 madame y répliqua- t-iî, un petit air coquet ne fied point trop mal aux courtilans; ne croyez-vous point qu'ils aiment plus que les autres ? Ce font les gens dri monde qui s'attachent le moins -, ils favent les tours de la plus fine galanterie , ils foupi- rent à propos , ils perfuadent , & n'en aiment pas mieux. Tant pis , monfieur , dit encore la baronne , celui - ci nous trompera. Non , madame ? continua le vicomte , il eft né dans une cour plus fmcère. N'eft-ii pas né à Paris ^
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dît encore madame de Saint - Thomas ? Le vicomte étoit embarralTé comment il lui appeî- leroit cour des marchands de la rue Saint- Denis, lorfqu'il fut retiré de 'peine par Tar- rivée de mefdemoifelîes de Saint - Thomas? que ces dames avoient demandées 5 & qui n'avoient pu être habillées d'affez bonne heure pour venir au dîner.
Elles étoient eife<flivement belles ; & fi elles ne s'étoient oas mis dans la tète les airs d'ama-
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zones &c de princelTes romanefques, elles auroient paru fort aimables. La Dandinardière en les voyant ) fit un (igné à fa confine du. Rouet , par lequel elle connut que Virginie avoit rudement égratigné fon cœur; cela l'en- gagea à la gracieufer plus que Marthonide, qui n'en aurpit pas été contente , lî madame de Lure ne lui eût fait mille careïïes. L'on n'efl point à plaindre , mademoifelle , lui dit-elle y quand on quitte la cour comme je fais , pour venir dans une province où Ton trouve une perfonne auffi charmante que vous. Madame , répliqua-t-elle^ nous tâchons autant qu'il eft poflîble , d'être vos finges , mais nous prenons îà-deiTus des foins inutiles. Ah ! que dites-vous, ma belle , s'écria madame de Lure.^ Vous êtes toute aimable , & je vois partir de vos yeux des rayons d'efprit qui m'enchantent. La veuve
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jp Le Gentilhomme
«difoit bien d'autres chofes à Virginie; elles parloient toutes deux à la fois d une fi grande vitefTc:? qu'elles s'engouèrent. Jamais louanges n'ont été diftribuées à meilleur marché. La Dandinardière triomphoit ; il pouiïbit les beaux fentimens à perte d'haleine ; il étoit ravi que la veuve applaudît à fa paffion nailTante 5 & Virginie, de fon côté, déployoit fa plus fine éloquence.
Le refte de la compagnie écoutoit, la baronne s'accomm.odoit peu qu'on ne louât que les filles j elle prétendoit à tout ) & regardoit comme un larcin lesdouceurs qui s'adreiloient à d'autres qu'à elle ; elle faifoit une étrange mine 5 & ne vouloit plus répondre que par jnonofylîabes. Cependant la converfation , qui ne pou voit toujours rouler fur les avanta- ges de la beauté , tomki fur ceux de l'efprit ; ce fut un nouveau déchaînement entre la du Rouet ? & la Dandinardière ^ pour fe donner de l'encens ^ &: fe complimenter à l'envi ; ces meflieurs s'entre-regardoient y admirant cette fource intariïTable de grands m^ots, qui ne fignifioient que peu de chofe ou rien. Pour ~ eÏÏayer de faire quelque diverfion ^ le vicomte dit à madame de Saint - Thomas ? qu'elles avoient beaucoup perdu l'une & l'autre de ne s'être pas trouvées dans le .petit bois^ lorf-
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que les dames avoient lu le plus joli conte qui fe fût encore fait de mémoire de fées.
Eft-ce^ dit la veuve , que ces demoifelles connoiiTent cette forte d'amufement? Cela efl-il déjà venu dans la province ? Et pour qui nous prenez-vous ? madame , répondit Virginie ? Croyez-vous que notre climat foit fi difgracié des favorables influence^ d'un aftre bénévole ^ que nous ignorions abfolument ce qui fe paffe fous la voûte célefle ? En vérité notre fphère p'eft point fi bornée que vous le croyez; nous connoiffons les caraboiTes? les grognons , & nous en menons quelquefois fur la fcène ^ qui ne font pas rougir l'auteur. Je vous avoue ^ dit la nouvelle mariée > que je ne m'attendois pas à voir des mufes nor- mandes 3 & des fées de village > je ferois ravie de les connoître & de les entendre parler*- Marthonide , qui ne manquoit point de mé-^ rite 5 &: qui crevoit de bonne opinion d'elle-»' même ? s'offrit de leur lire le dernier conte qu'elle avoit fait à minuit. îl ne peut guères être plus nouveau ^ dit Virginie ; à la vérité , il n'eft pas encore corrigé. Toute la compa- gnie accepta fa propofition ; elle avoit le cahier fur elle 5 ôc commença.
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LE DAUPHIN,
CONTE,
Il ëtoit une fois un roi & une reine ) à qui îe ciel avoit donné plufieurs enfans ^ mais ils ne les aim oient qu'autant qu'ils \ts trouvoient beaux & aimables : ils avoient entr'autres un cadet, nommé Alidor, affez bien fait de fa perfonne? quoiqu'il fût d'une laideur qui n'étoit pas fupportabîe. Le roi & la reine ne le foiîf- froient qu'avec beaucoup de répugnance ; ils lui difoient à tous momens de s^éloigner d'eux. Et comme il voyoit que toutes les carefîes étoient pour les autres ^ 6c toutes les duretés ^ur lui ^ il 4ie comprit point d'autre parti à prendre , que celui de partir fecrètement. li prit fes mefures aifez juftes pour fortir an royaume ^ fans qu'on sût où il alloit ? efpé-^ rant que la fortune le traiteroit peut-être plus favorablement dans un autre pays que dans le iitn.
Son abfence ne lailïa pas que de faire de la peine au roi & à la reine ; ils envifagèrent qui! ne paroitroit point avec la magnificence qui convient à un prince^ & qu'il pou voit lui arri-
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ver des affaires défagrëables , auxquelles ils s'intéreiToient plus par rapport à leur nom qu'à fa perfonne. Ils envoyèrent quelques couriers après lui^ avec ordre de le faire revenir fur fes pas ; mais il prit tant de foin de chercher ies routes les plus détournées , qu'on le fuivit inutilement 5 & ceux qui en avoient reçu Tor- dre , ri' ëtoient pas revenus à la cour , qu'il y ëtoit oublié. Tout le monde connoiffoit trop bien le peu de tendreife que le roi &: la reine avoient pour lui 5 pour l'aimer autant qu'on auroit aimé un prince heureux. L'on ne parla pli1s d'Alidor : qui eft-ce aufîî qui en auroit parlé .'' La fortune lui étoit contraire ; {es plus proches le haïifoient > onfaifoitpeu d'atten- tion à fon mérite.
Alîdor s'en alîoit à l'aventure? fans bien favoir lui-même de quel côté il vouîoit tour- ner fes pas , quand il rencontra un jeune homme bien fait & bien monté 5 qui avoit l'air d'un voyageur; ils fe faluèrent & s'abordèrent civi- lement : ils furent quelque temps enfemble 3 fans parler d'autre chofe que des nouvelles générales : enfuite le voyageur s'informa d'Ali- dor, de quel côté il alloit. Mais, vous-même j Lii dit-il 5 voulez- vous bien me dire où vous allez .^ Seigneur 5 répliqua»t~il 5 je fuis un écuyer du roi des Bois ; il m'envoie lui chercher des
R vj
39^ Le Gentilhomme, &:c. chevaux dans un lieu peu éloigné d'ici. Eft-ceJ lui dit le prince , que ce roi ell fauvage , car vous le nommez le roi des Bois > & je m'ima- gine qu'il y pafTe fa vie ? Ses ancêtres , dit îécuyer^ pouvoient en effet vivre comme vous le dites ; mais pour lui , il a une grande cour : la reine ^ fa femme , a été une des per- fonnes du monde la plus aimable ; & la prin- cefTe Livorette , leur fille unique , eft douée de mille charmes qui enchantent tous ceux qui la voient : il eft vrai qu'elle eft encore fi jeune j qu'elle ne s'apperçoit pas de tous les foins qu'on lui rend ; mais cependant on ne peut s'empêcher de lui en rendre.
Vous me donnez une gra^e envie de la voir , dit le prince , &: d'aller pafifer quelque temps dans une cour fi agréable : mais y voit- on les étrangers de bon œil ? Je ne me flatte point 5 je fais que la nature ne m'a pas favorifé d'un beau vifage ; elle m'a donné en récom- penfe un bon cœur ; c'eft un meuble bien rare , <iit le voyageur, & je tiens que l'un eft beau- coup au-deftus de l'autre ; l'on fait dans notre cour donner un jufte prix à toutes chofes > ainfi vous deve^ y aller avec une entière cer- titude d'y être reçu favorablement. Là-defifus il rinftruifit du chemin qu'il de voit tenir pour îirriver au royaume des Bois ^ &c comme il
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ëtoit obligeant , &: qu'il lui voyoit un air de- noblefle , que toute fa laideur ne pouvoit défi- gurer , il lui donna Fadreïïe de quelques-uns de ies amis 5 pour être préfenté au roi & à la reine.
Le prince reflentit vivement des manières fi obligeantes ; il augura bien d'un pays où l'on avoit tant de politeffe 5 & ne cherchant qu'un endroit où pouvoir demeurer inconnu , il aima mieux choifir celui-là qu'un autre; il trouvoit même quelque détermination parti- culière de la fortune pour l'engager à le choifir. Après s'être féparé du voyageur y il continua fon chemin , rêvant quelquefois à la pr^ncefife Livorette , pour laquelle il refîentoit déjà une curiofité pleine d'empreflfement.
Lorfqu'il fut arrivé à la cour du roi des Bois , les amis de celui qu'il avoit rencontré le ré- galèrent , & le roi le recrut avec accueil. Il étoit charmé d'avoir quitté fa patrie 5 car encore qu'on ne le connût point , il ne laiflx)it pas d'avoir fujet de fe louer de tous les égards qu'on lui témoignoit. Il efl vrai qu'il ne trouva pas la même chofe dans l'appartement de la reine ; il y parât à peine 5 qu'il entendit de tous côtés de longs éclats de rire. L'une fe cachoit pour ne le point regarder 5 l'autre prenoit la fuite f mais fur- tout la jeune Livorette ^ à
^çS Le Gentilhomme^ hc, laquelle l'on donnoit ces exemples d'impoîl-- tefTe j lailTa voir au prince tout ce qu'elle pen- foit de ia laideur.
Il luifembla qu'une prince/Te , qui rioit ainfî ées défauts d'un étranger , n étoit guères bien élevée ; il la plaignoit en fecret : hélas , dit- il jj voilà comme l'on me gâtoit chez le roi mon père ; il faut avouer que les princes font malheureux , quand on tolère leurs défauts. Ahl je vois préfentement lepoifon que nous buvons tous les jours à longs traits. Cette belle princeffe ne devroit-elle pas avoir honte de fe moquer de moi ? Je viens de bien loin lui rendre mes refpefts , &: groffir fa cour. Je peux aller plus loin publier fes bonnes qualités ou {qs défauts. Je ne fuis point né fon fujet. Rien ne liera m.a langue que fes honnêtetés. Cependant elle jette à peine ks yeux fur moi:, qu elle m'infulte par des airs railleurs: mais^ hélas! reprenoit - il, en la regardant avec admiration , qu'elle eft en sûreté de tout ce que je pourrois dire ; jamais rkn de fi beau ne s'offrit à ma vue y je l'ad- mire; je ne Fadm.ire que trop , & je ne fens que trcpauiTi que je l'admirerai toute ma vie»
Pendant qu'il faifoit ces triftes réflexions ^ la reine ^ qui étoit obligeante ^ lui avoit or- donné de s approcher, & voulant adoucir
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efpritj elle lui dit des chofes très-favo- rables , & s'informa de fon pays , de fon nom & de fes aventures. Il répondit à tout en homme d'efprit^ & en homme qui s'ëtoit préparé aux queftions. Elle goûta fon carac- tère j &c lui dit que lorfqu'il voudroit lui ren- dre {qs devoirs , elle le verroit toujours avec plaifir. Elle s'informa même s'il jouoit quel- quefois , & lui dit de venir tailler à la baffette. Comme il cherchoit à plaire , il fe fît un plaifir d'être du jeu de la reine ; il avoit beau- coup d'argent & de pierreries : l'on remar- quoit dans toutes (qs allions un air de nobleiTe, qui n'aidoit pas médiocrement à le faire dif- tinguer ; 6i bien qu'on ne le connût point du tout , &L qu'il prit grand foin de cacher fa naiïïance^on ne laiiToit point d'en juger avan- tageufement : il n'y avoit que la princeiTe qui ne le pouvoit point fouffrir ; elle s'éclatoit de rire à fon nez : elle lui faifoit des grimaces ? & mille pièces qui convenoient à fon âge ^ &: qui ne lui auroient point fait de peine d'une autre ; mais d'elle , cela étoit fort dif- férent , il prenoit la chofe d'un air férieux , & quand il lut un peu plus familier auprès d'elle ^ il lui en faifoit it^s plaintes : penfez- vous 5 madame ^ lui difoit-il ^ qu'il n'y ait pas de Finjuilice à vous moquer de moi ? Les
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mêmes dieux qui vous ont fait la plus belle princeffe de Funivers , m*ont rendu l'homme du monde le plus laid , & je fuis leur ouvrage aufli bien que vous. J'en conviens , Alidor ? difoit-elle ; mais vous êtes l'ouvrage le plus imparfait qui foit jamais forti de leurs mains. Là- deflus elle le confidéroit attentivement y fans ôter les yeux de deffus lui , pendant un grand efpace de temps , & puis elle rioit à s'en trouver mal.
Le prince 5 qui avoit alors le temps de la coniîdërer? buvoit à longs traits le poifon qu'amour lui préparoit. Il faut mourir ^ difoit- il en lui-même ? puifque je ne peux efpérer de plaire , & que je ne peux vivre fans poffë- d-es les bonnes grâces de Livorette. Il devint enfin fi mélancolique 5 qu'il faifoit pitié à tout le monde. La reine s'en apperc^ut; fon jeu n'alloit plus comme à l'ordinaire : elle lui de- manda ce qu'il avoit , & n'en put tirer autre chofe 5 finon qu'il reffentoit une langueur ex- traordinaire ; qu'il croyoit que le change- ment de climat y pouvoit contribuer ^ & qu'il étoit réfolu d'aller fouvent à la campagne pour prendre l'air. En effet 5 il ne pouvoit plus réfifter à voir tous les jours la princeffe fans aucune efpérance ; il fe flatta qu'il pourroit guérir en l'évitant: mais en quelqu' endroit
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qu'il allât , fa paffion le fin voir par - tout. ïl cherchoit les lieux folitaires 5 & s'y abandon- noit à une profonde rêverie.
Le voîfinage de la mer l'engagea , d'aller fouvent à la pêche ; .mais il avoir beau jeter l'hameçon & les ûhts , il ne prenoit rien. -Livorette à fon retour fe trouvoit prefque toujours à fa fenêtre ; & comme elle le voyoit revenir tous les foirs > elle lui crioit d'un petit air efpiègie ; hé bien , Alidor 5 m'apportez- vous de bon poiîTon pour mon fouper 2 Non , madame 5 répondit-il^ en lui faifant une pro- fonde révérence , & il pafibit d'un air cha- grin. La belle princeffe le raiîloit: ohl qu'il efr mal- adroit , difoit-elle ^ il ne peut pas feU" lement attraper une foie.
Il avoir du dépit d'être û m.alheureux 5 Se de devenir l'objet continuel des plaifanteries de la princefle ? de forte qu il vouloit prendre quelque chofe digne de lui être préfenté. Très- fouvent il montoit feul dans une petite chaloupe y où il portoit des filets de plu- sieurs manières 5 & par rapport à Livorette y il fe donnoit mille foins pour faire une bonne pêche. Ne fuis-je pas bien malheureux , difoit- il 5 de trouver une nouvelle peine préparée dans cet amufement ? Je ne cherchois qu'à nf éloigner le fouvenir de la princefTe , il lui
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prend envie de manger du poiffon de ma pè- che ; la fortune m'eii fi contraire , qu^elIe me refufe julqu a ce petit plaifir.
Pénétré de fon chagrin , il s'avança dans la mer plus loin qu'il n avoit encore fait , 6c jetant fes filets d'un air déterminé y il les fen- tit û chargés y qu'il fe hâta de les retirer 5 de crainte qu'ils ne rom.piflent. Quand il les eut tous remis dans fa barque ^ il regarda curieu- fement ce qui fe débattoit , & trouva un beau Dauphin qu'il prit entre fes bras ? charmé d'avoir û bien réuffi. Le Dauphin faifoit ce qu*il pouvoit pour s'échapper; il fe donnoit «les fecouffes furprenàntes 5 puis il fembloit jnort , afin qu'Alidor ne fe défiât plus de lui ; mais rien ne lui valut : Mon pauvre Dau- phin , difoit-il , ne te tourmente pas davan- tage , très-réfolument je te porterai à la prin- ceffe , & tu auras l'honneur d'être fervi ce foir fur fa table. Vous prenez un deflein qui ïYiQÛ bien fatal , lui dit-il. Quoi ! tu parles y s'écria le pfince tout étonné ; jufles dieux 5 quel prodige ! fi vous êtes affez bon & affez généreux pour me donner ma liberté ^ conr tinua le Dauphin ^ je vous rendrai des fer- vices fi efïentiels dans le cours de ma vie > que vous n'aurez pas lieu pendant toute la vôtre de vous en repentir. Et que mangera
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îa princeffe à fon louper , dit Alidor ? ne fais- tu point les airs ironiques qu'elle prend avec moi! elle m'appelle mal-à-droit 5 ftu- pide , &: me donne cent autres noms qui m'engagent à te facrifier ma réputation. Voilà pour une princeiTe fe piquer d'une plaifante fcience y dit le Dauphin ; iî vous ne péchez pas bien y vous croyez être dégradé d'hon- neur & de noblelTe. Laiffez - moi vivre , je vous en conjure , remettez votre très-hum- ble ferviteur le Dauphin dans l'onde? il eu. des bienfaits dont la récompenfe n'efl pas éloignée.
Va, dit le prince en le jetant dans l'eau > je n'attends de toi ni bien ni mal ? mais il paroit que tu as fort envie de vivre ; Livo- rette ajoutera , û elle veut, de nouvelles inful- tes à celles qu'elle m'a déjà faites. N'importe > je te trouve un animal extraordinaire ^ & je veux te contenter. Le Dauphin difparut aux yeux du prince ; il vit tout- d'un- coup l'ef- poir de fa pêche évanouï , il s'alfit dans fa barque y retira fes rames qu'il mit fous (qs pieds , croifa fes bras l'un fur l'autre y & s'a- bandonnoit à une profonde rêverie y lorfqu'il en fut retiré par une voix fort agréable 5 qui fembloit frifer les vagues en fortant de la mer: Alidor 5 prince Alidor ., difoit cette voix ,
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regardez un de vos amis ; il fe baifla ) & vit le Dauphin qui faifoit mille caracoles iur la furface de Teau; il efl jufte, dit-il, que cha- cun ait fon tour.
Il n'y a qu'un quart - d'heure que vous m'avez fenfiblement obligé, fouhaitez quel- ques fervices de moi à préfent, & vous ver- rez ce que je ferai. Je demande 5 dit le prince , une petite récompenfe d'un grand bienfait , envoie-moi le meilleur poiffon de la mer. En miême tem.ps , fans jeter (qs filets , les faumons , foies ? turbots 5 les huîtres &c les autres coquillages s'élanc^oient dans la cha- loupe en {1 grande quantité 5 qu'Alidor crai- gnit , avec raifon 5 de périr , tant elle étoit chargée : Hola 5 hola , s'écria-t-iU mon cher Dauphin , je fuis honteux de tout ce que vous faites en ma faveur , mais j'ai peur que votre profufîon ne me devienne nuifible ; fauvez-- moi, car vous voyez que ceci eft férieux.
Le Dauphin pouffa la barque jufqu'au ri- vage ; le Prince y arriva avec tout fon poif- fon y quatre mulets n'auroient pu le porter ; il s'aiïit & choifilToit le mieilleur, quand il entendit la voix du Dauphin : Alidor, dit-il > en montrant fa grofîe téte^ êtes-vous un peu fatisfait de mes foins? Il feroit difficile^ dit-il > de l'être davantage* Ohi fâchez? reprit le
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l^ poifTon 5 que je fuis auffi fenfible à la manière dont vous en avez ufë avec moi , qu'à la vie que vous m'avez confervëe. Je viens donc vous dire 5 que toutes les fois que vous voudrez me commander quelque chofe ? je ferai toujours difpofé à vous obéir ; j'ai plus d'une forte de pouvoir ; û vous m'ein croyez? Vous en ferez l'épreuve. Hëlas , dit le prince ^ qu'ai-je à fouhaiter ? J'aime une princefie' qui me haït. Voulez-vous eelTer de l'aimer , dit le Dauphin ? Non , répliqua Alidor ^ je ne peux m'y réfoudre, faites plutôt que je lui plaife y ou que je meure.
Me promettez- vous 5 continua le Dauphin , de n'avoir jamais d'autre femm.e que Livo- rette ? Oui? je vous le promets? s'écria la prince, j'ai juré que je ferai fidelîe à ma paf- fion , & que je n'oublierai rien de ce qui peut dépendre de moi pour lui plaire. Il faut la tromper elle-même^ dit le Dauphin ^ car elle ne voudroit pas vous époufer , parce qu'elle vous trouve laid , & qu'elle ne vous eonnoît point. Je confens à la tromper ^ dit le prince , bien que je fafTe mon compte qu'elle ne le fera jamais dans la poiTeffion d'uQ cœur comme le mien. Le temps pourra l'en perfuader ^ ajouta le Dauphin , mais trouvez bon que je vous métamorphofe en
-406 L E G E NT î LH O M M E ^ 5cc. ferîn de Canarie ^ vous en quitterez îa figure toutes les fois que vous le voudrez. Vous êtes le maître , mon cher Dauphin , dit Âlidon Hé bien , continua le poiilon y foyez ferin! je le veux. Sur le champ le prince fe vit des plumes , des pattes , un petit bec ; il iiffioit & parloit admirablement bien ; il s'ad- mira 5 puis faifant le fouhait de redevenir Aîidof , il fe trouva le même qu'il avoit tou-. jours été.
Jam.ais homme n*a eu plus de joie; il ëtoît dans une impatience extrême d'être auprès de h jeune princefîe , il appela fes gens qui l'attendoient , il les chargea de tout fon poif- {on , & reprit avec eux le chemin de la ville* îivorette ne manqua pas de fe trouver fur fon balcon , &: de lui crier; Hé bien! Alidor, êtes- vous plus heureux qu'à l'ordinaire ? Oui , madame 5 lui dit - il : en même temps il lui fit montrer de grands paniers > tous remplis du plus beau poiiTon du monde : Ah! s'écria- t-elle d'un air enfantin, que je fuis fâchée que vous ayiez fait une fi grande pêche , car je ne pourrai plus m.e moquer de vous. Vous en trouverez toujours aflez de fujets quand il vous plaira , madame , lui dit-il ; & paiTant fon chemin 5 il envoya tout fon poiiTon chez elle^ puis au bout d'un moment, il prit la
Le Dauphin. 407 forme d'un petit ferin & vola fur fa fenêtre. Dès qu'elle l'apperçut 5 elle s'avança douce- ment , & alongeoit la main pour le prendre ^ quand il s'éloigna voltigeant en Pair.
J'arrive d'un des bouts de la terre , lui dit- il y où votre beauté fait beaucoup de bruit : mais , aimable princeffe y il ne feroit pas jurte que je vinffe exprès de fr loin pour être traité ' comme un ferin à la douzaine; il faut que vous me promettiez de ne m'enfermer ja- mais 5 de me laiffer aller àc venir , &: de ne me point donner d'autre prifon que celle de vos beaux yeux. Ah ! s'écria Livorette , ai- mable petit oifeau , fais tes conditions comme tli voudras 5 je m'engage de ne manquer à aucunes 5 car il ne s'efl jamais rien vu de fî joli que toi : tu parles mieux qu'un perroquet, tu (iffles à merveille ; je t'aime tant 6c tant ^ que je meurs d'envie de te tenir. Le ferin s'abaifTa^ &: vint fur la tête de Livorette» puis fur fon doigt 5 où il ne fiffla pas feule- , ment des airs ; il chanta ces paroles avec au- r tant de propreté & de conduite qu'auroit pu faire le plus habile muficien :
La nature m'a fait inconfl-ant & volage ,
Mais je fuis trop charmé de vivre en votre cour.
Il ne me faut point crautre cage
Q.ue les doux liens de i'Amoijr,
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4oB Le Gentilhomme? &:c.
Avec quel plaifir on s'engage A porter vos aimables fers ! On doit mille fois mieux aimer cet efclavage , Qiie l'empire de l'univers.
Je iliis charmée , difoit-elle à toutes ces dames , du préfent que la fortune vient de me faire. Elle courut dans la chambre de la reine , lui montrer fon aimable ferin ; la reine mour-oit d'envie de l'entendre parler, mais il ne parîoit que pour fa princeffe , & ne fe piquoit point de complaifance pour les autres.,
La nuit étant venue 5 Livorette entra dans fon appartement avec le beau ferin , qu'elle avoit nommé Byby; elle fe mit à fa toi^. lette y il ie plaça fur fon miroir , prenant la liberté de lui becqueter quelquefois le bout de l'oreille:) ôc quelquefois les mains; elle ëtoit tranfportée de joie. Pour Alidor, qui jufqu'alors n'avoit goûté aucunes douceurs, il rellentoit celle-ci comme le fouverain bien? & ne vouloit jamais être autre chofe que le ferin Byby. Il eft vrai qu'il fut trifle de voir qu'on le laiflbit dans une chambre où les chiens de Livorette 5 fes finges 6c fes perro- quets couchoient ordinairement. Quoi ! dit- il d'un air affligé 5 vous faites lî peu de cas de moi 5 vous m'abandonnez.^ Eft-ce t^ban- donner^ cher Byby; lui dit -elle, de te
mettre
Le Dauphin. 409
feettte avec ce que j'aime le mieux ? Elle fbrtit 5 ôc le prince demeura fur le miroir. Dès qu'il apperçut le jour, il vola au bord de la mer. Dauphin 5 cher Dauphin , s'écria- t-ii , j'ai deux mots à te dire > ne refufe pas 'de m*entendre. L'officieux poilïbn parut , fen- dant Tonde d'un dk grave. Byby le voyant, vola vers lui, & fe mit doucement fur fa tête. Je fais tout ce que vous avez fait , & je lais tout ce que vous me voulez , dit le Dauphin ; je vous déclare que vous n'en- trerez point dans la chambre de Livorette > qu elle ne vous ait époufë j & que le roi & la reine y aient confenti ; enfuite je vous re- garderai comme fon mari. Le prince avoit tant d'ëgards pour c^ poiffon» qu'il n'iniifta fur rien. Il le remercia mille fois de la char- mante métamorphofe qu'il lui avoit procurée , ôc lui demanda la continuation de fon amitié. -i II revint au palais > fous la figure emplu- mée i il trouva la princeiTe en robe - de - chambre > qui le cherchoit par-tout 5 & ne le trouvant point, elle pleuroit amèrement. Ah! petit perfide y difoit-elle > tu m'as déjà quit-' tée ? Ne t'avois - je pas reçu aïïez bien ? Quelles careffes ne t'ai -je point faites ? Je t'ai donné des bifcuits , du fucre , des bom- bons. Ouij oui, ma princeffe, dit le ferin^ Tome /^. S
410 Le Gentilhomme, &c.
qui ëcoutoit par un petit trou , vous m'avez donné quelques marques d'amitié 5 mais Vous m'en avez bien donné d'indifférence : penfez* vous que je m'accommode de coucher avec votre vilain chat ? Il ïn'auroit mangé cin- quante fois fî je n'avois pas eu la précautiorr de veiller toute la 'nuit pour me garantir de la patte. Livorette^ touchée de ce récita le regarda tendrement 5 & lui préfenta le doigt : viens 5 bon Biby , lui dit-elle j viens faire la paix. Oh I je ne m'appaife pas fi facilement ,' dit-il ^ je veux que le roi & la reine s*en mêlent. Très-volontiers 5 dit-elle , je vais tè* porter dans leur chambre. -
Elle fut aufîitôt les trouver ; ils étoient en* core au lit 5 & parloient d'un mariage avantà-^ geux qui la regardoit. Que voulez- vous donc il matin , ma chère enfant r dit la reine 1 C*efl mon petit oifeau^ répondit-elle 5 en fe jetant à fon cou , qui veut vous parler. La chofe eft rare, ajouta le roi en riant, mais fommes- nous en état de lui donner une audience fé- rieufe? Oui? oui 5 fire, répliqua le ferin^ aufli-bien je ne parois pas dans votre cour avec toute la pompe que je devrôis , car ayant entendu parler de la beauté & des charmes de cette jeune princeiTe 5 je fuis venu promptement vous fupplier de me la
Le Dauphin. 411
donner en mariage. Tel que vous me voyez , je fuis fouverain d'un petit bois d'orangers > de myrthes & de chèvrefeuilles > qui eu, l'endroit le plus délicieux des Isles- Canaries. J'ai un grand nombre de fujets de mon ef- pèce , qui font obligés de me payer un gros tribut de moucherons 6c de vermifTeaux , la princelTe en pourra manger tout fon fgoul. Les concerts ne lui manqueront point; je fuis même parent de plusieurs roflignols qui lui rendront des foins empreffés; nous vivrons dans votre cour tant qu'il vous plaira. Sire 7 je ne vous demande qu'un peu de milîet , de navette & d'eau fraîche ; quand vous ordon- nerez que nous allions dans nos états > la diftance des lieux ne nous empêchera pas d'avoir de vos nouvelles > &: de vous donner des nôtres ; les couriers. volans nous feront d'un admirable fecours, & je crois , fans vanité 3 que vous recevrez beaucoup de fa- tisfaftlon d'un gendre comme moi.
Il finit fon difcours par deux ou trois airs qu'il fiffla , Se enfuite un petit gazouillement très- agréable. Le roi & la reine rioient à s'en trouver mal. Nous n'avons garde 5 dirent-ils, de te refufer Livorette. Oui, aimable ferin, nous te la donnons ^ pourvu qu'elle y con- fente : ah ! c'efl de tout mon cœur , dit-elle ^
Sii
410 Le Gentilhomme, &:c.
qui ëcoutoit par un petit trou , vous m'avez donné quelques marques d'amitié ? mais Vous m'en avez bien donné d'indifférence : penfez* vous que je m'accommode de coucher avec votre vilain chat ? Il "m'auroit mangé cin^' quante fois fi je n'avois pas eu la précautiort de veiller toute la 'nuit pour me garantir dë^ fa patte. Livorette 5 touchée de ce récitV 1^ regarda tendrement 5 &: lui préfenta le doigt : viens 5 bon Biby , lui dit- elle ; viens faire la paix. Oh I je ne m'appaife pas fi facilement y dit-il y je veux que le roi & la reine s*en mêlent. Très-volontiers 5 dit-elle , je vais te' porter dans leur chambre. ' T' ^'
Elle fut aufiitôt les trouver ; ils étoient en- core au lit 5 & parloient d'un mariage avanta-^ geux qui la regardoit. Que voulez- vous donc fi matin , ma chère enfant 5 dit la reine ? C'eft mon petit oifeau^ répondit-elle ^ en fe jetant à fon cou , qui veut vous parler. La chofe eft rare, ajouta le roi en riant, mais fommes- nous en état de lui donner une audience fé- rieufe? Oui? oui 5 fire, répliqua le ferin? aufîi-bien je ne parois pas dans votre cour avec toute la pompe que je devrôis , car ayant entendu parler de la beauté & des charmes de cette jeune princefi^e 5 je fuis venu promptement ^'ous fiipplier de me la
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Le D a u p h I K. 411 donner en mariage. Tel que vous me voyez , je fuis fouverain d'un petit bois d'orangers > de myrthes 6c de chèvrefeuilles > qui eft l'endroit le plus délicieux des Isles- Canaries. J'ai un grand nombre de fujets de mon ef- pèce , qui font obligés de me payer un gros tribut de moucherons & de vermifTeaux , la princeiFe en pourra manger tout fon fgoul. Les concerts ne lui manqueront point ; je fuis même parent de plusieurs roflignols qui lui rendront des foins empreffés; nous vivrons dans votre cour tant qu'il vous plaira. Sire j je ne vous demande qu'un peu de millet , de navette & d'eau fraîche ; quand vous ordon- nerez que nous allions dans nos états ^ la diilance des lieux ne nous empêchera pas d'avoir de vos nouvelles > & de vous donner des nôtres ; les couriers volans nous feront d'un admirable fecours, & je crois , fans vanité ? que vous recevrez beaucoup de fa- tisfadlion d'un gendre comme moi.
Il finit fon difcours par deux ou trois airs qu'il iiffla 5 & enfuite un petit gazouillement très- agréable. Le roi &: la reine rioient à s'en trouver mal. Nous n'avons garde 5 dirent- ils, de te refufer Livorette. Oui, aimable ferin, nous te la donnons:, pourvu qu'elle y con- fente : ah ! c'efl de tout mon cœur , dit-elle ^
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411 Le Gentilhomme, Sec* je n ai jamais été ii aife que je le fuis d'épou* fer le prince Biby. Auflitôt il s'arracha une des plus belles plumes de fon aile , qu'il lui offrit pour préfent de noces. Livorette la reçut gracieufement , & la paffa fous fes che- veux qui étoient d une beauté admirable.
Dès qu'elle fut revenue dans fa chambre > elle dit à fes dames qu'elle vouloir leur ap- prendre une grande nouvelle ; c'eft que le roi & la reine venoient de la marier avec un prince fouverain. Chacune l'entendant parler ainfi y fe jeta y l'une à fes genoux pour l'em- braffer 5 l'autre à fes mains pour les baifer. Elles lui demandèrent d'un air empreffé , qui étoit cet heureux prince à qui l'on deftinoit la plus belle princeffe du monde ? Le voici , dit-elle, en tirant du fond de fa manche le petit ferin 5 & elle leur montra fon époux. A cette vue 5 elles rirent de tout leur cœur , &C firent quelques plaifanteries fur la parfaite in* nocence de leur belle maîtreffe.
Elle fe hâta de s'habiller pour retourner dans l'appartement de la reine , qui l'aimoit û chèrement , qu'elle vouloit l'avoir auprès d'elle. Cependant le ferin s'envola y & repre- nant la forme ordinaire d'Alidor pour venir faire fa cour , dès que la reine l'apperCjUtj approchez;? lui cria-t-elle y pour complimenter
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ma fille fur fon mariage avec Biby : ne trouvez - vous pas que nous lui avons donné un grand feigneur ? Alidor entra dans la plai- fanterie ; & comme il étoit plus gai qu il l'eût ëtë de fa vie, il dit cent chofes agréables qui divertirent fort la reine ; mais pour Livorette j elle continua de fe moquer de lui ? & le con- tredit toujours. Il auroit relfenti de la peine de la voir de cette humeur 5 s*il n'avoit pas fongé en même temps que fon ami le poif- fon lui aideroit à furmonter cette averfion.
Lorfque la princelTe alla fe coucher jj elle voulut lailTer fon ferin dans la chambre des animaux ^ mais il fe mit à fe plaindre ; & vol- tigeant autour d'elle ^ il la fuivit dans la iienne ^ & fe percha proprement fur une porcelaine , dont on n'ofa le chaiïer , de crainte qu'il ne la cafsât. Si tu chantes trop matin , Biby ^ dit livorette ^ & que tu m'éveilles , je ne te par- donnerai pas. Il FalTura d'être muet jufqu'à ce qu^elle lui ordonnât de faire fon petit ramage , & fur cette parole , on fe retira tranquillement. A peine la princeffe fut- elle couchée , qu'elle s'endormit d'un fi profond fommeil , qu'on n'a jamais douté depuis que le Dauphin n'y eût contribué; elle ronfloit même comme un petit cochon , ce qui n'eft pas naturel à un jeune enfant. Biby ne ronfloit pas de même 3 il s'en
S iij
414 Le Gentilhomme, &c,
falloit bien qu'il eût encore ferme les yeux , il quitta la porcelaine ^ & vint fe mettre auprès de fa charmante époufe y lî doucement , qu'elle ne fe réveilla point. Dès qu'il vit le jour 5 il reprit la figure d'un ferin , & s*envola au bord de la mer, où, devenant Alidor, il s'alîit fur une petite roche , qui ëtoit allez unie & couverte de perce -pierre > puis il regarda de tous côtes pour découvrir le cher poifTon de fon cœur. Il l'appela plufîeurs fois > & en l'at- tendant, il faifoit d'agréables réflexions fur fon bonheur : ô fées que l'on vante tant j difoit-il , & dont le pouvoir eft û extraordi- naire ! pourriez- vous rendre quelqu'autre mor- tel auiîi content que moi ? Cette penfée lui donna lieu de faire ces paroles :
Officieux ami , Dauphin , dont le fecoiifs
JVl'a fait goûter le fruit de mes tendres amours.
Je n'ofe divulguer le bonheur qui m'enchante ,
Je jouis du fort le plus doux, Un noir prefTentiment fans cefTe m'e'pouvante , Je tremble que les Dieux n'en deviennent jaloux.
Comme il marmottoit ces paroles ? ilfentit que la roche s'agitoît fortement , enfuite elle s'ouvrit pour laifTer fortir une vieille petite naine toute déhanchée j qui s'appuyoit fur une béquille ; c'étoit la fée Grognette ^ qui n'étoit
T±. E Dauphin. 41 «j pas meilleure que Grognon. Vraiment ^ dit- elle, feigneur Alidor , je te trouve bien fami- lier , de venir t'aiïeoir fur ma roche ? je ne fais ce qui m'empêche de te jeter au fond de la mer 5 pour t'apprendre que fi les fëes ne peu- vent rendre un mortel plus heureux que toi , elles peuvent au moins le rendre malheureux dès qu'elles le veulent. Madame 5 répondit le prince étonné de cette aventure, je ne favojs point que vous demeuriez ici 5 je me ferois bien gardé de manquer au refpeél qui eft dû à votre palais. Tes excufes ne fauroient îîie plaire 5 continua- 1- elle , tu es laid 6c pré- somptueux , il faut que j'aie le plaifîr de te ^voir fouffrir. Hélas! que vou? ai- je fait 5 lui dit-il? Je n'en fais rien moi-même , ajoutâ- t-elle; mais je te traiterai comme (i je le favois. L'antipathie que vous avez contre moi eft bien extraordinaire, dit-il? &: ii jen'efpé- rois pas que les dieux me protégeront contre vous 5 je préviendrpis les maux dont vous me menacez en me donnant la mort. Grognette grogna encore des menaces y puis elle s'en- fonça dans fa roche , qui fe referma.
Le prince ^ fort chagrin, ne voulut pas s'y affeoir ; il n'avoit point envie d'efluyer un rnouveau démêlé avec une malencontreufe naine rj'étoisr trop fatisfait de mon fort, dit-
S iv
4i6 Le Gentilhomme, &c.
il , voilà une petite fîirie qui vient le troubler. Que veut-elle donc me faire ? Ah l fans doute? ce neû pas fur moi qu'elle exercera fon cour- roux, c'eft bien plutôt fur la beauté que j aime. Dauphin , Dauphin , je te conjuré d'accourir ici pour me confoler. En mène temps le poiffon parut proche du rivage ; hé bien » que voulez- vous , me dit-il ? Je viens te remercier de tous les biens que tu m as faits. J'ai ëpoufé Livorette , & dans l'excès de ma Joie > j'accourois vers toi , pour t'en
faire part j lorfqu une fëe Je le fais > dit le
Dauphin en l'interrompant? c'eft Grognette, îa pljs maligne de toutes les créatures? & là /plus fantafque ; il ne faut qu'être content pour lui déplaire ; ce qui me fâche davantage , c'efl: quelle a du pouvoir > & qu'elle va me contre-^ carrer dans le bien que j'ai réfolu de vous faire. Voilà une étrange Grognette , répondit Âlidorj quel déplaifir lui ai-je rendu? Quoi! vous êtes homme, s'écria le Dauphin, ôc vous vous étonnez de TinjuAice des hommes ? En vérité vous n'y penfez point > c'eft toirt ce que vous pourriez faire û vous étiez poif- fon ; encore ne fommes-nous pas trop équi- tables dans notre empire falé , &: Ton voit tous les jours les plus gros qui engloutirent hs plus petits ; on ne devroit pas le foufFrir ^
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car le moindre hareng a fon droit de citoyen acquis dans la mer? aulîi-bien qu'une afFreufc baleine.
Je t'interromps 5 dit le prince , pour te de- mander fi Livorette ne doit jamais fa voir que je fuis fon mari,- Jouis du temps préfent , répondit le Dauphin , fans t'informer de l'ave- nir. En achevant ces mots ? il fe cacha au fond de l'eau ^ & le prince devenu ferin 5 vola vers fa chère princeife ; elle le cherchoit par- tout. Quoi ! tu prétens m'inquiëter toujours , petit libertin j lui dit-elle auflîtôt qu'elle Tap- per^ut? Je crains ta perte > & j'en mourrois de déplaifir? Non > ma Livorette , répliqua- t-il y je ne me perdrai jamais pour vous. En peux- tu répondre 5 continua- 1- elle? Ne fau- roit-on te tendre des pièges & des filets ? Si tu tombois dans ceux d'une belle maîtreffe , que fais-je fi tu reviendrois ? Ah î quel inju- rieux foup^on 5 dit-il > yous ne me connoifiez point. Pardonne -moi, Biby^ dit-elle en fou' riant i j'ai entendu dire que Ton ne fe pique pas de fidélité pour fa femme > & depuis que je fuis la tienne^ je crains ton changement. Le ferin trouvoit bien fon compte à ces fortes de converfations; il découvroit qu'il étoit aimé y mais cependant il ne l'étoit qu'en qualité de petit oifeau. La délicateffe
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4î8 Le Gentilhomme, &c.
de fon cœur s'en trouvoit quelquefois bief- fée. La fupercherie que j'ai faite , dit - il au Dauphin, efl-elle permife? Je fais que la princeiTe ne m'aime point ) qu'elle me trouve laid, &: qu'aucun de mes défauts ne lui eft échappé; j'ai tout fujet de croire qu'elle ne voudroit point de moi pour fon époux ; mal- gré cela je le fuis devenu : fi elle le fait un jour y de quels reproches ne m'accablera- 1- elle pas! qu'aurai -je à lui dire? Je mourrois de douleur û je lui déplaifois. Le poiiTon lui répliqua : Tes réflexions s'accordent mal avec jton amour; fi tous les amans en faifoient de femblables^ il n'y auroit jamais de maîtref- (es enlevées ni mécontentes ; profite du temps ^ il en viendra de moins heureux pour toi.
Cette menace affligea beaucoup Alidor ; iî comprit bien que la fée Grognette lui voulok encore du mal. de s'être aflis fur la roche quand elle étoit au - deflbus ; il conjura le Dauphin de continuer à lui rendre de bons offices.
L'on parla fortement de marier la princeffe à un beau & jeune prince , dont ks états n étoient pas éloignés ; il envoya des ambaf- fadeurs pour la demander; le roi les reçut parfaitement bien ; &: ces nouvelles alarmé-^ rent beaucoup Alidor; il fe reodit en dili-
, Le D a u p h I N. 4^0
^^èncemu bord de la mer , il appela le poifTon qui le fervoit fi bien; il lui conta Tes alarmes. Confidère, lui dit- il ^ dans quelle extrémité je me trouve 5 ou de perdre ma femme y &: de la voir mariée à un autre , ou de déclarer mon mariage y & de me voir peut-être féparé -d'avec elle pour k refte de ma vie. Je. ne puis empêcher , dit le Dauphin, que Gro- gnette ne vous fafTe de la peine ; je n'en fuis pas moins défefpéré que vous 5 & vous ne pouvez être plus occupé de vos affaires que moi ; prenez un peu de courage 9 je ne fau- ; rois vous dire autre chofe à préfent , mais comptez fur mon amitié, comme fur un bien qui ne vous manquera jamais. Le prince le remercia de tout fon cœur, & revint chez fa princeiTe.
Il .la trouva au milieu àq fes femmes ) l'une lui tenoit la tête > & l'autre le ^bras ; elle fe pîaignoit d'avoir mal au cœur. Gomme il iî'étoit pas dans ce moment métamorphoie en ferin , il n'ofa pas s'approcher d'elle? - quoiqu'il fût très - inquiet de fon mal. Dés qu'elle l'apperçit^ elle fourit y malgré tout ce qu'elle foulFr oit. Aiidor? dit -elle? je crois -que je vais mourir, j'en ferois fort fâchée, à préfent que hs ambailadeurs font arrivés , car Fon dit mille biçns du prince qui me
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410 Le Gentiihomme^ &c;
demande. Comment , madanle , répliqua-t-ll^ en s'efforçant de fourire? avez-vous oublié que vous avez choilî un mari? Quoiî mon Serin > dit - elle? ho ! je fais bien qu'il n en fera pas fâché , cela n empêchera point que je ne l'aime tendrement. Un cœur partagé n^efl peut-être pas fon affaire , répohdit Ali- dor. N*importe ? ajouta Livorette > je ferai bien aife d'être reine d'un grand royaume. Mais y madame , dit-il encore , il vous en a offert un. Voilà un plaifant empire, dit-elle, un petit bois de jafmin ; cela pourroit accom- moder une abeille ou une linotte ; à mon égar^îJ ce n^efl pas la même chofe.
Les femmes de la princeïïe craignirent qu'elle ne fut incommodée de trop parler ^ elles prièrent Alidor de fe retirer , & elles la mirent fur fon \ky où Biby vint lui faire d*agrëables reproches de fon infidélité» Comme fon mal n'étoit pas violent , elle fé rendit chez Sa reine > & de^niis ce jour il ne s'en paflli guères qu'elle ne fe trouvât mal ; fa langueur la changea; elle devînt maigre & dégoûtée: plusieurs mois s'écoulèrent ainfi > on ne favoit que lui faire 5 & ce qui chagrinoit davantage la cour , eeû que les ambaffadeursqui Tétoient venue demander , preffoient pour qu'on la leur remît entre les mains. L'on dit à la reine
Le D a u p h r m. 411
^u*il y avoit un très- habile médecin qui la ibulftgeroit ; elle lui envoya un équipage , ôc défendit qu*on l'informât de la qualité de la malade , afin qu'il parlât plus librement. Quand il fut auprès d'elle > la reine fe cacha pour l'écouter ; il la regarda un peu , & dit en fouriant • Eft-il poffible que vos médecins de cour n'aient pas connu l'incommodité de cette petite dame : vraiment elle donnera bientôt un beau garçon à fa famille. On ne lui îaiffa pas le temps d'achever? toutes les dames le chargèrent d'injures > on le chaffa par les épaules avec de grandes huées.
Biby étoit dans la chambre de Livorette ; il ne jugea pas , comme les autres , que k médecin de campagne étoit un ignorant} il lui étoit venu plufleurs fois dans l'efprit que la princeffe étoit greffe ; il alla au bord du rivage pour confulter fonami le poiffon 3 qui Tie parut pas d'un autre fentiment. Je vous confèille j dit -il y de partir 3 car je craindrois que Ton ne vous furprît auprès d'elle quand elle repofe y & vous feriez tous deux perdus. Ah! dit le prince affligé, penfes-tu que je puiffe vivre féparé de la perfonne du monde qui m'eft la plus chère? que m'importe de ménager ma vie? elle va m'étre odieufe ; laiffe-moi voir Livorette; ou laiffe-moi mou»
412. Le Gentilhomme^! Src.
dr. Le Dauphin en eut pitié , il pleura un peu^ quoique les Dauphins ne pleurent guè- rès ; il ne laiffa pas de confoîer Ton ch^r ami. Grognette fut ac cufë de tout.
La reine raconta au roi la vilion du méde- cin: on appela Livorette ; on lui fit des que^^ tions auxquelles elle répondit avec autant de iincérité que d'innocence : l'on parla même à Tes femmes , dont le témoignage fut tel qu'il devoit être ; ainii leurs majeftés fe tran- quillisèrent 5 jufqu'au jour que la princeffe mit au monde le plus beau marmot qui ait jamais été. Exprimer l'étonnement Ôc la colère du roi 9 la douleur de la reine 5 le défefpoir de la princeffe y l'inquiétude d'Alidor , la furprife des ambalTadeurs &c de toute la cour? cela eft impoffible. D'où venoit cet enfant ? qui en étoit le père ? perfonne ne pouvoit le dire y & la jeune Livorette en étoit auffi peu inf- truite que l'enfant même ; mais le roi n'en- tendoit pas raillerie ; fes larmes ^ fes fermens ne fer virent de rien. Il prit la réfolution de la faire jeter avec fon fils du haut d'une mon- tagne dans un précipice tout hérifTé de poin- tes de rochers , où elle devoit trouver une •mort bien cruelle. Il le dit à la reine, qui ,5'affiigea fi violemment^ qu'elle tomba commp morte à fes pieds. Il s'attendrit en la voyant
L E D A U P H I N. 42.5
dans un état ii trifle; & lorfquelle fut un peu revenue, il eiTaya de la confoler ; mais elle lui dit qu'elle n'auroit jamais de joie ni de fantë 5 jufqu'à ce qu'il eut révoqué un arrêt (î funefte ; elle fe jeta à fes genoux > & toute en pleurs elle le pria de la tuer j &: de laif- fer vivre Livorette avec ion fils ) qu'elle avoit fait apporter exprès pour toucher le r-oi par fon innocence.
Les lamentations de la reine , & les larmes du petit enfant , l'émurent de compaflion ; il fe jeta dans un fauteuil , & couvrant (qs yeux avec fa main 5 il rêva &: foupira long- temps fans pouvoir parler , il dit enfuite à la reine ) qu'il vouloit bien en fa faveur différer la mort de la princeffe & de fon fils ; mais qu'elle devoit s'attendre quelle n'étoit que différée^ & qu'il falloit du fang pour laver une tache fi honteufe dans leur maifon. La reine trouva qu'elle avoit déjà beaucoup ga- gné de faire différer la mort de fa chère fille :6c de fon petit-fils : de forte qu'elle ne s'opi- niâtra far rien ) &: qu'elle confentit qu'on en- fermât la princefTe dans une tour y où elle ne jouifToit pas même de la lumière du foleil^elle ^éploroit dans ce trifîe lieu fa barbare defli- née. Si quelque chofe pouvoit adoucir fes ennuis j c'étoit fa parfaite innocence ; elle ne
4i4 Le Gentilhomme j &cc;
voy oit jamais fon enfant & n'en favoit aucu^ nés nouvelles» Jufte ciel! s*ëcrioit-elle, que t'ai-je fait pour être accablée de dëplaifirs û amers ? Alidor ^ accablé de la plus vive douf leur > ne fe trouva pas la force de la foute- nir plus long-temps ; fon éfprit fe troubla peu- à-peu : enfin il devint tout-à-fait fou ; l'on n entendoit que lui fe plaindre & crier dans les bois; il jetoit fon argent & fes pierreries au milieu des chemins ; (es habits ëtoient tout déchirés, fes cheveux mêlés ^ fa barbe lon- gue ; ce qui j joint à fa laideur naturelle ^ le rendoit prefque affreux ; il faifoit une extrême pitié à tout le monde ) & l'on auroit fait bien plus d'attention à fon malheur ^ iî celui de la princeffe n'eût occupé tout le royaume. Les ambafladeurs qui étoient venus la demander en mariage y n'attendirent pas^u'on les congé- diât ; ils fouhaitèrent avec empreffement de s'en retourner , ayant une efpèce de honte d'être venus pour elle. Le roi , de fon côté 9 les vit partir fans déplaifîr ; leur préfence lui faifoit de la peine , & le Dauphin ^ de fon côté j enfoncé dans les abîmes de la mer ,' ne paroiflbit plus y laifîant le champ libre à la fée Grognette, pour faire toutes les mali- ces qu'elle voudroit contre le prince & la princeffe.
Le Dauphin. 42^
Quoique le petit prince devînt plus beau qu'un beau jour^ le roi ne lui avoit confervé la vie que pour effayer par Ton moyen de connoître qui ëtoit fon père ; il n'en avoit rien dit à la reine ; mais un jour il fit publier que tous les courtifans apportaffent à fon petit fils un préfent qui pût le réjouir ; chacun vint auiîîtôt^ & quand on eut dit au roi qu'il y avoit beaucoup de monde affemblë y il v\ût avec la reine dans la grande falle des audien- ces. La nourrice les fiiivoit portant entre fes bras l'aimable enfant habillé de brocard d'or 6c d'argent.
Chacun venoit baifer fa menote^ &: lui préfenter une rofe de pierreries^ des fruits artificiels y un lion d'or y un loup d'agathe , un cheval d'ivoire , un ëpagneul^ Un perro- quet y un papillon ; il prenoit tout cela avec indifférence.
' Le roi , fans faire femblant de rien , etu- dioit ce qu'il faifoit, &: remarquoit que l'en- fant ne careiToit pas l'un plus que l'autre. Il dit que Ton affichât encore que fi quelqu'un manquoit à venir y il feroit coupable & puni comme tel. A ces menaces , Ton s'emprefia plus qu'on n'eût fait ; & l'écuyer du roi y qui avoit rencontré Ahdor dans fon voyage , 62. qui étoit la caufe qu'il et oit venu à la cour-f
4i6 Le G,entixhomme> &c,
l'ayant trouvé au fond d'une grotte, où il fe retiroit ordinairement depuis qu'il avoit perdu l'efprit , lui dit : Hë ! quoi donc ^ Alidof^ ferez- ;Vous le feul qui ne donnera rien au petit •prince ? ne favez - vous pas 1 edit que l'on publie ? Voulez - vous que le roi vous fafTe mourir ? Oui-da 5 je le veux y répondit le pau- vre prince , d'un air tout égaré ; de quoi te •mêles-tu , de venir troubler mon repos ? Ne -vous fâchez point, ajouta Fécuyer, je ne -vous parle qu'en vue de vous faire paroitre. Oh ! je fuis plaifamment vêtu , dit Alidor en riant 5 pour aller voir ce royal marmoufet. iS'il n'eft queftiori que de vous fournir dQS habits > ditrécuyer\) je vais vous en donner de fort riches. Allons donc , répliqua - t - il > 'il y a long- temps que je ne me fuis vu en pom- peux appareil.
Il fortit de fa grotte ^ & fut avec aflez de docilité chez l'écuyer du roi y qui étant un des hommes de la cour le plus magnifique , lui donna le choix de pluiieurs habits fort riches 5 mais il n'en voulut qu'un noir ; & quelque chofe que Ton pût dire & faire , il alla fans cravate y fans chapeau & fans fou- îiers.Quand il fut à la porte, ij avoit oublié quii falloit donner quelque chofe au prince , & il ,ne s'inquiéta pas davantage j ôc voyant une
Le Dauphin. 427
épingle à terre 5 il la ramaffa pour la lui pré- fenter ; il alloit à cloche-pied dans la falle 5 tournoit les yeux Se tiroit la langue de manière que ^ cela joint à la laideur natu- relle , l'on ne pouvoit pas foutenir fa vue ; St la nourrice craignant que le petit prince n'en eût peur , vouloit le tourner , & faifoit ligne à Alidor de s'éloigner ; mais aulîitôt que l'en- fant Fapperçut , il fe mit à lui tendre les bras 5 riant & faifant une fête lî extraordinaire > qu'il fallut qu'on le fît venir jufqu'à lui. Alors l'enfant fe jeta à fon cou , le baifa mille fois 5 ôc ne pouvoit plus fe réfoudre à s'en fépa- rer. Alidor ne lui faifoit pas moins d'amitié malgré fa folie.
Le roi demeura tranli d'étonnement d'une aventure li furprenante ; il cacha fa colère à toute l'alTemblée : mais aulîitôt qu'elle fut finie, fans communiquer fon deflein à la reine, il ordonna à deux feigneurs, qu'il honoroit d'une confiance particulière ) d'aller prendre la princelTe Livorette dans la tour où elle languilToit depuis quatre ans, de la mettre dans un tonneau avec Alidor & le petit prince ; d'y ajouter un pot plein de lait ) une bouteille de vin y un pain , &i de les jeter ainli au fond de la mer.
Ces Çeigneurs ; aiBigés d'un ordre li barbare^^
4i8 Le Gentilhomme? &:c. fe proftemèrent à les pieds & le prièrent hum- blement de faire grâce à fa fîlle & à fon petit- fils. Hélas ! Sire , lui dirent-ils ; fi votre majefté avoit daigné s'informer de ce qu'elle fouffre depuis quatre ans j elle la trouveroit fuffifam- ment punie , fans y ajouter une mort fi cruelle : confidérez qu'elle efi: votre fille unique ^ réfer- vee par les dieux à porter un jour votre cou- ronne : vous êtes comptable de fon fang à vos fujets ; fon fils promet de fi grandes cho- ies j voulez - vous l'étouffer encore au ber- ceau ? Oui , je le veux y s'écria le roi tout irrité de la réfiftance qu'il trouvoit à fes vo- lontés ; & û vous refufez de la faire périr , je vous ferai périr avec elle.
Ces feigneurs connurent avec douleur qu'ils ne gagneroient rien fur la fermeté du roi : ils fe retirèrent la tête baiffee & les lar- mes aux yeux. Ils ordonnèrent un tonneau aflfez grand pour mettre la princefife , fon fils , Alidor , & la petiie provifion ; puis ils furent à la tour , où ils la trouvèrent couchée fur un peu de paille ) les fers aux pieds ôc aux mains 5 qui n'avoit pas vu le jour depuis quatre ans. Ils l'abordèrent avec un profond refpeifh , & lui dirent l'ordre qu'ils avoient reçu de fon père ; ils fanglotoient fi fort , «qu'elle pouvoit à peine les entendre. Elle le^
Le Dauphin. 419
intendit pourtant bien? & fe mit à pleurer avec eux. Hëlas! leur dit-elle^ les dieux me font témoins que je fuis innocente! je nai que feize ans ; j'ëtois deftinée à porter plus d'une couronne 5 &c vous allez me jeter au fond de la mer comme la plus criminelle de toutes les créatures ; mais ne craignez pas que je cherche à corrompre votre fidélité , & que je vous prie de trouver quelque tempérament qui puiffe me fauver la vie : il y a long- temps que le roi mon père m'accoutume à fou-, haiter la mort ) je veux donc bien la foufFrir , pourvu que Ton fauve mon cher enfant ; de quel crime eft-il coupable? quoi! fon inno- Cjence ne peut- elle fervir à le garantir de la fureur du roi? efl:^ il poffible qu'il l'ait con- damné à périr avec moi ? ne fuffit - il pas à mon père de nf ôter la vie ? veut-il plus d'une vidime ?
Les feigneurs qui l'écoutoîent n'avoîent rien à lui répondre : il falloit obéir ; ils le di- rent à la princefle. Hé bien ! dit-elle 5 rom- pez les chaînes qui me retiennent , je fuis prête à vous fuivre. Les gardes vinrent > ils limèrent les fers dont fes mains & fes pieds étoient chargés ; ils lui firent même beaucoup de mal , mais elle fouffiit tout avec une confiance merveilleufe« Elle fortit de fa pri-
^5Ô Le GENTILHOMME? Sec.
fon , auiîî charmante que le Ibleil fort du feln' de l'onde : tous ceux qui îa virent n'admi- rèrent pas moins fon courage que fa raviffante beauté; elle ëtoit encore augmentée malgré £qs dépîaiiirs ; &c fon air de langueur valoit bien fa vivacité ordinaire,
Alidor & le petit prince l'attendoient au bord de la mer^ où les gardes les avoient conduits ; ils favoient aufli peu l'un que l'autre le mal qu'on alloit leur faire. Quand la prin- cefle vit fon fils , elle le prit entre fes bras 9 Se le baifa mille fois avec une extrême ten- dreffe ; &: lorfqu'on lui dit qu'on la noyoit à caufe d' Alidor , elle dit qu'elle étoit bien aife que l'on eût choifi l'homme du monde qu elle aimoit le moins > & qu'en voulant la perdre , on ne laiffoit pas de la juftifier. A fon égard , il fe prit à rire dès qu'il l'apperçut. Hé ! d'où viens -tu, petite princefTe? lui dit -il? vrai- ment il y a bien des nouvelles depuis ton dé- part, Livorette n'eft plus au palais, & je fuis devenu fou à lier : l'on dit , continua-t-il y que nous allons faire un voyage enfemble au fond de la mer : écoute, princefTe , réveille- moi tous les jours ^ car je dormirai jufqu'à midi 5 fi tu n'y prends garde.
Il en auroit bien dit davantage , fi Livo- rette faifanî un dernier effort , n'eût entré îa
Le D a u p h in. 431
première dans le tonneau 5 tenant Ton fils a foB cou: Aiiclor s?y jeta à corps perdu, fau- taiit & fe réjouifîanit fort d'aller au royaume des foies, où les turbots ëtoient rois-, enfin les difparatés foifonnoient dans fa bouche. Lbn ferma bien le tonneau, & du haut d'un rocher qui avançoit en ^ faillie fur la mer, on le fit -tomber dedans. Chacun fanglotoit & pouffoit de longs cris pleins de défefpoir ; Ton fe retira le cœur pénétré de la plus véri- table douleur. Pour Alidor , il étoit merveil- îeufement tranquille : il commença par fe faifir du pain , 6^ le mangea tout entier ; il trouva enfuite la bouteille de vin , &: fe mit à boire d'un air gai, chantant des chanfons de la même manière qu'il auroit chanté dans un agréable feftin. Alidor, lui dit la prin- cefle, laifîe-moi tout au moins mourir en repos , fans m'étourdir de ton impertinente joie. Que t'ai-je fait , princeffe , répliqua-t-il , pour vouloir que j'aie du chagrin ? fais- tu un fecret que je veux te confier ; c'eft qu'il y a ici quelque part dans un coin qui m'eft m- connu , un certain poilTon qui s'appelle Dau- phin; c'eft le meilleur de mes amis, il m'a promis de m' obéir en tout ce que je lui com- manderai ; c'eft pourquoi, belle Livorette , je ne m'inquiète pas , car je l'appelerai à notre
^31 Le Gentilhomme > &c.
fecoursj dès que nous aurons faim ou foif# ou que nous voudrons dormir dans quelque fiiperbe palais , qu'il bâtira exprès pour nous» Appelle-le donc , innocent , dit la princefle , pourquoi diffères -tu la chofe du monde la plus preiîee ? û tu attends que j'aie faim , tu attendras long-temps ; hélas ! mon cœur eft trop trifte pour que je fonge à manger ; mais voilà mon fils qui fe meurt y il étouffe dans ce vilain tonneau : dépéche-toi j je t en prie j afin que je vîoie fî tu dis vrai^ car un homme fans raifon comme toi peut bien fe tromper. ; Alidor appela auflitôt le Dauphin : Ho l Dauphin , mon ami poiffon > je te commande de venir tout - à - l'heure pour m'obéir dans toutes les chofes que je voudrai t'ordonner. Me voici, dit le Dauphin, parle. Es-tu là^ dit le prince ? ce tonneau eft fi bien fermé que je n'y vois pas. Dis feulement ce que tu veux y ajouta le Dauphin. Je voudrois , ré-, pondit-il , entendre une mufique agréable. En même temps la mufique commença. Hé , bon Dieu ! dit la princefTe en s'impatientant j tu te moques afifurément avec ta mufique : n'eft-ce pas une chofe fort inutile d'entendre bien chanter quand on fe noie ? Mais que voulez- vous donc , Princefife y dit - il , vous n'avez ni faim ni foif ? Donne-moi le pouvoir
que
Le Dauphin. 435
que tu as de commander au Dauphin , re- prit-elle. Dauphin) ho I Dauphin ) s'écria Alidor, je t'ordonne de faire tout ce que la princefiTe Livorette voudra 5 'fans y manquer. Hé bien ? dit le Dauphin , je le ferai. En même temps elle lui dit de les porter dans l'île la plus agréable de la terre, & de lui bâtir en ce lieu le plus beau palais qui eût ja- mais été ; qu'elle y vouloit des jardins ravif- fans, avec des rivières autour ^ l'une de vm êc l'autre d'eau j un parterre tout rempli de fleurs 5 au milieu duquel il y auroit un arbre dont la tige feroit d'argent, les branches d'or 5 6c trois oranges diefîus , Tune de diamant^ l'autre de rubis 9 la troifième d'émeraude ^ que le palais fût peint Se doré y & qu'il y eût dans une grande galerie toute fon hifloire repréfentée. Ne voulez- vous que cela ? dit le Dauphin ? C'en eft beaucoup , répliqua»t-elle. Pas trop? dit-il) car tout eft déjà fait. Je fouhaite, dit- elle > que tu me racontes une chofe que j'ignore &: que tu fais peut- être. Je vous entends , dit le Daupliin ; vous deman- dez qui efl le père de votre petit prince : c'eft le ferin Biby ; & ferin Biby n'efl: autre que le prince Alidor qui eft avec vous. Ah 1 feigneur Dauphin ^ s'écria Livorette y tu te moques de moi. Je vous jure , lui dit-il ;» par Tome ir. T
4^4 Le Gentilhomme, 5cc;
le Trident de Neptune , par Scilla &c Caribde> par tous les antres de la mer , par Tes coquil" îages 5 par Tes tréfors ) &: par fes Tritons y par fes Nayades , par les heureux augures que le Pilote déierpëré tire en me voyant : je vous Jure enfin par vous-même ? charmante Livorette , que je fuis un poiiTon de bien & d'honneur, & que je ne vous ments point.
Après tant de fermens , dit-elle ,. je me re- procherois de ne te pas croire j quoique , à te dire vrai , ce que j'entends eu une des chofes du monde la plus furprenante : je t'ordonne donc de rendre la raifon à Alidor , & de lui donner tout l'efprit qu'on peut avoir , & tous les charmes d'une agréable converfation ; je veux encore que tu le faffes cent fois plus beau qu'il n'efl laid > & que tu me difes pour- quoi tu l'as nommé prince , car ce titre fonne agréâblem.ent à mes oreilles. Le Dauphin obéit, fur cela , com.me il avoit fait fur tout le refte *, il dit à Livorette l'aventure du prince , qui étoit fon père, qui étoit fa mère, {qs ayeux &: fes parens ; car il avoit une fcience infinie fur le paifé , fur le préfent & fur l'ave- nir , & il étoit grand généalogifte de fon mé- tier. De tels poiiTons iie fe pèchent pas tous les jours*, il faut que dame Fortune s'en mêle.
Le Dauphin. 43 ^
En caufant ainfi , le tonneau s'arrêta contre une île; le Dauphin l'ayant foule vé peu-à- peu, le jeta fur le rivage : dès qu'il y fut, il s'ouvrit. La princefle , le prince & Tenfant furent en liberté de fortir de leur prifon. La première chofe que fit Alidor 5 ce fut de fe jeter aux pieds de fa chère Livorette ; il avoit recouvré toute fa raifon 5 & un efprit mille fois plus charmant qu'il n' avoit été jufqu'a- lors; il étoit devenu fi bien fait, tous {qs traits étoient fi fort changés en mieux , qu'elle avoit de la peine à le reconnoître. Il lui de- manda tendrement pardon de fa métamor- phofe en ferin Biby , il s'en excufa d'une ma- nière refpeélueufe & paflionnée; enfin elle lui pardonna un mariage auquel elle n'auroit peut-être pas confenti , s'il avoit pris d'autres moyens pour le faire réuffir. Il efl: encore vrai que le Dauphin l'avoit rendu fi aimable , qu'elle n' avoit jamais rien vu qui l'égalât à la cour du roi fon père. Il lui confirma tout ce que le Dauphin lui avoit dit fur fa qualité » c'étoit une chofe efTentielle à la fatisfadion de cette princefie ; car enfin l'on a beau être ami des fées y l'on ne peut changer fa naiifance ; quand le ciel ne nous la donne pas telle que nous la voulons , il n'y a que la vertu & le mérite qui puiffent la réparer; mais fouvent
T i]
43<^ Le Gentilhomme, &c;
aullî elle Teft avec tant d'uiure , que Ton a bien de quoi fe confoler.
La princeiTe étoit de la meilleure humeur du monde : elle s'ëtoit trouvée dans un péril fi affreux ? qu'elle ne fut pas médiocrement {qïi-* fible au plaifir d'en être échappée ; elle rendit grâces aux dieux : enfuite elle regarda vers la mer pour voir leur bon ami le Dauphin ; il y étoit encore , & elle le remercia ) comme elle devoit , de lui avoir confervé la vie. Le prince n'en fit pas moins. Leur xils) qui parloit fort joliment, & qui avoit plus d'efprit que n'en ont d'ordinaire les enfans de cet âge 5 le complimenta auffi d'une manière qui réjouit le galant Dauphin ; il fit cent caracoles en faveur du petit garçon. Mais tout-d'un-coup ils entendirent un grand bruit de trompettes , de fifres & de hautbois ? avec le henniiTement de pîiifieurs chevaux ; c'étoient les équipages du prince & de la princefife, & tous leurs gardes magnifiquement vêtus. Plufieurs dames venoient dans des carrofiTes ; elles mirent promptement pied à terre? dès qu'elles les apperçurent , & vinrent baifer le bas de la robe de la princefTe. Elle ne voulut pas le fouifrir? leur trouvant un air de qualité qui méritoit fon attention.
Elles lui dirent qu'elles avoient re<^u ordre
Le Dauphin. 437
du pollTon Dauphin de les reconnoître pour - roi & reine de cette île , qu'ils y trouveroient beaucoup de fujets très-fournis^ &: beaucoup de fatisfadion. Alidor & Livorette témoigne-* rent une grande joie de fe voir honorés par des perlonnes û polies & fi honnêtes. Ils leur répondirent avec autant de bonté que de grâce & de majeflé. Ils montèrent enfuite dans une calèche découverte, tirée par huit che- vaux ailés > qui les élevoient de temps en temps jufqu'aux nuées; enfuite ils s'abaifîbient fi imperceptiblement , que l'on s'en apperce- voit à peine. Cette manière d'aller a fes com- modités 5 parce que Ton n'efl point cahoté 3 6c que l'on ne craint pas les embarras.
Ils étoient encore fort proches de la moyenne région 5 quand ils apperçirent fur le penchant d'un coteau qui régnoit le long de la mer? un palais fi merveilleufement faiî> qu'encore que tous les murs fuilent d'argent , l'on ne laifibit pas de voir au travers jufqu'au fond des chambres. Ils remarquèrent qu'elles étoient meublées de tout ce que Ton a jamais pu imaginer de plus fuperbe & de mieux entendu. Les jardins furpaifoient la beauté du palais : l'on ne fauroit nombrer les fon- taines & les eaux que la nature avoit raffem- blées en cet endroit pour le rendre délicieux*
T iij
4^5 Le Gentilhomme, &:c*
Xe prince &: fa femme ne favoient à quoi donner le prix y tant chaque chofe leur paroif- foit parfaite. Lorfqu'ils furent entrés , Ton entendit de tous côtés : vive le prince Alidor ^ vive la princelTe Livorette ! que ce féjour les comble de plaifirs ! Plufieurs inftrumens & des voix charmantes faifoient une fymphonie enchantée.
On ne les laifîa pas long- temps fans 'leur ièrvir un repas excellent : ils en avoient be- foin , car l'air de la mer & la manière dont ©n les avolt embarqués deffus^j les avoient terriblement fatigués. Ils fe mirent à table, t>VL ils mangèrent de bon appétit.
Quand ils en furent fortis y le garde du tréfor royal entra , & leur demanda s'ils vou- droient , pour faire digeftion 5 pafier dans la galerie prochaine. Lorfqu'ils y furent , ils vi- rent le long des murs , de grands puits avec des féaux de cuir d'Efpagne parfumé , garnis d'or ; ils demandèrent à quoi cela fer voit. Le garde répondit qu'il couîoit des fources de Jîiétal dans ces puits , &: que lorfqu'on ^ouloit de l'argent , il ne falloit que defcendre un feau 5 & dire : mon intention eft de tirer des louis , des piftoles y des quadruples , des «eus 5 de la monnoie ; en même temps , feau fîienoit la forme de ce qu'on avoit fouhaké ,
Le Dauphin. 439
6c le feau remontoit plein d'or y d'argent j ou de monnoie , fans que la fource s'en tarît jamais pour ceux qui. en faifoient un boa iifage ; mais que l'on avoit vu plusieurs fois , que lorfque des avares jetoient le feau dans le deffein d'amafler feulement de l'or, & de le garder fous la clef 5 ils le tiroient plein de crapaux &c de couleuvres , qui leur faifoient grande peur 5 &: quelquefois grand mal , à iproportion de leur avarice.
Le prince & la princeiîe admirèrent ces puits comme une des meilleures & des plus rares chofes qui fût dans l'univers ; ils jetèrent le fceau pour en faire l'épreuve ; il- revint auffitôt rempli de petits grains d'or ; ils deman- dèrent pourquoi ce n^étoit pas de la monnoie toute battue? Le gardien dit que cela figni- iioit qu'il falloit la m.arquer aux armes du prince & de la prlnceffe 5 quand ils auroient dit ce qu'ils vouloient que l'on y mît. Ahl <lit Alidor , nous avons trop d'obligation au généreux Dauphin ? pour vouloir d'autre effigie que la lienne. En même temps tous les grains fe changèrent en pièces d'or, avec un Dauphin delïus. L'heure de fe retirer étant venue , Alidor y timide &: refpeélueux y cou- cha dans fon appartement.5 & la princelTe dans le fîen avec fon fils,
Tiy
440 Le Gentilhomme^ &c.
ÎI ëtoit plus d'onze heures que la princeffe dormoit encore ; pour le prince , il s'étoit levé de bon matin 5 afin d'aller à la chaffe , &C d'en être de retour avant qu'elle fût éveillée. Lorfqu'il fut qu'il pouvoitla voir fans l'incom- moder, il entra dans fa chambre, fuivi de pluiieurs gentilshommes ? qui portoient de grands bafîins d'or y remplis de tout le gibier qu'il venoit de tuer. Il le préfenta à fa chère princefTe , qui le reçut d'un air gracieux , &' e remercia plufieurs fois de fon attention pour elle ; cela lui donna lieu de lui dire qu'il ne Favoit jamais aimée avec plus de paillon qu'il faifoit alors ^ & qu'il la conjuroit de lui mar- quer le temps où ils célébreroient leur mariage avec pompe.
Ah] lui dit-elle 3 feigneur, mon defTein eft iixe là;-iefrus , je n'y confentirai de ma vie , qu'avec la permiiîion du roi mon père & de îa reine ma mère. Jamais rien n'a été plus affli- geant pour un homme amoureux. A quoi me condamnez- vous , lui dit-il:) belle princelTe ? Ne favez-vous pas que ce que vous voulez eft une chofe impoiîible ? Nous fortons à peine du tonneau fatal où ils nous ont fait renfermer pour nous perdre y & vous pouvez imaginer qu'ils confentiront à ce que je défire. Ah ? fans doute y vous voulez me punir de
Le Dauphin. 441
la violente palTion que j'ai pour vous; je con- nois bien que vous deftinez votre main & votre cœur au prince qui vous avoit envoyé des ambaffadeurs lorfque je devins Serin. Vous jugez mal de mes fentimens , lui dit*eîle^ je vous edime , je vous aime , & je vous ai pardonné tous les maux que vous m'avez attires par une métamorphofe que vous ne deviez point tenter *, car étant fils de roi , ne pouviez -vous pas croire que mon père fe feroit un plaifir de vous voir dans fon alliance ? Une grande pafîion ne raifonne pas avec tant de fang-froidj lui dit-il; j'ai pris le pre- mier parti qui m'a conduit au bonheur; mais vous avez tant de dureté 5 que je fuis inconfo- lable , fi vous ne révoquez l'arrêt barbare que vous venez de prononcer. Il m'eft impoffi? ble de le révoquer j dit-elle; vous faurez que cette nuit, dans le temps où je dormois d'un fommeil tranquille y j'ai fenti que l'on me tiroit allez rudement; j'ai ouvert les yeux 9 6c j'ai vu 5 à la clarté d'une torche qui jetoit une lueur fombre , la plus épouvantable petite créature du monde; elle me regardoit fîxe- .ment avec des yeux furieux. Me connois-tu , îîi'a-t-elle dit ? Non, madame ? ai- je répliqué , & je n ai pas même envie de vous connoî- tre. Ah, ahi tu plaifantes, continua -t-elle!
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442. Le g e n t il homme? &c.
Non, ]e le jure, ai-je répliqué , je dîs la A^érité. L'on m'appelle fée Grognette , a-t-elle dit; j'ai des fujets elTentiels de me plaindre d'Alidor; il s'eft affis fur mi a Toche? :& il a le don d^ me déplaire. Je te défends de le regarder comme ton mari > jufqu'à ce que le roi ton père & la reine ta mère y confentent ; {i tu défobéis à mes ordres, j'exercerai ma vengeance fur ton fils ; il mourra , & fa mort fera fuivie de mille autres malheurs que tu ne •pourras éviter. A ces mots 5 elle a foufflé fur moi des brandons de flammes dont j'étois toute couverte ; je croyois qu'elles m'alloient brûler 5 lorfqu elle m'a dit , je te fais grâce', pourvu que tu exécutes mes volontés.
Le prince connut bien par le nom & la iigure de Grognette ? que le récit de la prin- ■cei^e étoit fincère. Hélas , dit- il pourquoi avez- vous prié notre ami le poiffon de me guérir de ma folie ? j'étois moins à plaindre que je ne vaisF^tre à préfent! A quoi mefertxî'avoîT de Fefprit &: de la raifon 5 finon à me faire fouîfrir. Permettez moi que j'aille le conjurer de m'ôter le jugement ? ceû un bien qui m'eft à charge. La princeffe s'attendrit fort ; elle aimoit véritablem.ent le prince ; elle lui trou^ wcit mille bonnes qualités ; tout ce qu'il <îifoit lie toiit ^ce guil faifoit avxjit une grâce par-
A"
Le Dauphin. 443
ticulière ; elle pleura , & le laiiTa jouir du plaifir de voir couler des larmes dont il étoit la caufe. Il trouva encore plus de fatisfaélion à connaître les fentimens qu'elle avoit pour lui , qu'il n'en avoit trouvé auprès d'elle pen- dant qu'il étoit Serin ; de forte que fa douleur :fut foulagée à tel point qu'il fe jeta à fes pieds.) ^ lui baifant les mains : comptez 5 dit -il ) ma chère Livorette , que je n'ai point de volonté où vous êtes 5 je vous rends la maîtrelTe abfq- lue de mon fort.
Elle reffentit tout le mérite d'une fi grande complaifance 5 & fans cède elle revoit aux moyens d'obtenir cette permiilion fi néceiïaire à leur bonheur. En effet ? c'étoit la feule chofe qui pouvoit y manquer 3 car il n'y avoit point de plaifîrs que les habitans de l'isle n'effayaf- fent de leur donner. Leurs rivières étoient ^remplies de poiiTons, les forêts de gibier., les vergers de fruits , les guérets de bled , les iprairies d'herbes 5 leurs puits d'or & d'argent* ;point de guerre , point de procès; de la jeu-* aielTe? de la fanté , de la beauté^ de Fefprit, ^es livres , de bonne eau , d'excellent v'm $ 'des tabatières inépuifabîes ; Livorette n'aimoit 5)as moins fon Alidor qu'Alidor aimoit ùl Xivorette.
Ils alloient de temps ea, temps rendre leur?
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44 Le GENTILHOMME) &C. devoirs au poiiTonj qui les voyoit toujours avec pLiifir ; &: quand ils lui parloient de la fée Grognette & des ordres qu*elle avoit donnés à làprinceïïe; quand^ dis-je, ils le prioient de les fervirenami, il leur difoit toujours quelques petits mots de confolation pour adou- cir leurs peines ; mais il ne leur promettoit rien de pofitif. Deux années fe pafsèrent ainfi. Âlidor confulta le Dauphin fur l'envie qu'il avoit d'envoyer des ambaïïadeurs au roi des Bois ; mais il lui dit que Grognette les feroit aiTurément périr 5 & que les dieux peut-être travailleroient eux - mêmes à faire quelque choie en leur faveur.
Cependant la reine avoit appris la déplorable aventure de fa fille , de fon petit-fils & d' Ali- dor ; jamais douleur n*a été fi grande que îa fienne : elle n'avoit plus de joie ni de fanté; tous les endroits où elle avoit vu la p^rincefTe, lui rappeîoient fon malheur , & elle ne pou- voit s'empêcher d'en faire des reproches con- tinuels au roi. Père cruels difoit-elle> eft-il pollible que vous ayez pu vous réfoudre à faire noyer cette pauvre enfant ? Nous n^avions que celle-là ; les dieux nous l'avoient donnée» Nous devions attendre que les dieux nous rôtaffent. Le roi pendant quelque temps fou- tint ces paroles en philofophe ; mais en^n il
Le Dauphin. 44^
fentlt lui-même la grandeur de Ton mal. Sa fille ne lui manquoit pas moins qu'à fa femme ; il fe reprochoit en fecret d'avoir tout donne à fa gloire , & û peu à fa tendreffe ; il ne vou-- loit pas que la reine connût toute fon afflic- tion ; il cachoit fa peine fous un air de fer- meté ; mais aufîitôt qu'il étoit feul > il s'écrioit: ma fille j ma chère fille, où êtes-vous? Uni- que confolation de ma vieillefîe , je vous aï donc perdue ? Et je vous ai perdue , parce que je l'ai voulu.
Enfin 5 étant un jour accablé de la dou- leur de la reine & de la fienne , il lui avoua que depuis le jour infortuné où il a voit fait jeter Livorette & fon fils dans la mer? il n'avoit pas eu un moment de repos ; que fon " ombre plaintive le fuivoit partout ; qu'il en- tendoit les cris innocens de fan fils , & qu*iî craignoit d'en mourir de chagrin ; cette nou- velle ajouta beaucoup à celui de la reine. Je vais donc , s'écria-t-elle , avoir vos douleurs & les miennes ; que ferons-nous 5 fire , pour les foulager ? Le roi lui dit qu'on liïi avoit parlé d'une fée qui étoit depuis peu dans la forêt des Ours 5 qu'il iroit la confulter. Je ferai bien aife , lui dit- elle , d'être du voyage j quoique j'ignore encore ce que je veux lui demander ; car la mort de notre chère Livo-
44<> Le Gentilhomme^ &CC.
Tetre & du petit prince neû. que trop cer^ tàine. N'importe, dit le roi ^ ilfautlavoir.il ordonna auffitôt que l'on préparât fa grande calèche y & tout ce qui ëtoit néce/Taire pour un voyage de trente lieues. Ils partirent le lendemain de fort bonne heure 5 & fe rendi- rent en peu de temps chez la fée y qui ayant lu dans les aftres la vifîte que le roi & la reine -venaient lui rendre , s'avancoit à grands pas j)Our les recevoir.
Dès que leurs majeilës Tapperçurent, elles ^efcendirént de la calèche , & l'ayant embraf- fée avec de grands témoignages d'amitié^ elles ne purent s'empêcher de pleurer amèrement. Sire 5 dit la fée 5 je fais le fujet de votre voyage. Vous êtes fort affligé d'avoir procuré la mort à la princefie votre file ; je n'y fais point d'autre xemède:) que de vous confeiller À tous deux de jnonter fur un bon vaiiïeau 5 & d'alkr dans l'isle Dauphine-, elle qÛ fort loin d'ici , mais vous y trouverez un fruit qui vous fera oublier votre douleur.; je vous donne avis de n'y pas perdre un moment, c'efl: l'uni- -que moyen de vous foulager. A votre égard 9 madame, dit-elle à la reine, l'état où vous -iétes me touche fi fenfiblement , qu'il me fem- Mq que vos peines font les miennes propres* ££ .roi &c la reine rejnerdèrent la fée de ks
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hans confeiîs , ils Ici firent des préfens confî- dérabîes 5 & la prièrent de vouloir ^ en leur abfence , prendre un foin particulier de leur royaume .., afin que leurs voilins n'entrepriÏÏent pas de leur faire la guerre. Elle promit tout ce qu'ils fouhaitoient. Ils revinrent à la vilJe capitale avec quelque forte de confoîation , de pouvoir efpërer que leur douleur diminueroit. Ils firent ëquipper un vaiiïeau , montèrent -deffus , & cinglèrent en haute mev^ conduits par un pilote qui avoit été dans l'isle Dau- phine; le vent leur fut favorable pendant quelques jburs j mais il devint enfuite abfolu- ment contraire 5 & la tempête s'augmenta à tel point ? qu'après en avoir été battus > le vaiiïeau s'entr'ouvrit contre un rocher , ÔC fans qu'on y pût donner aucun remède. Tous ceux qui étoient dans le vaifleau fe trouvèrent en un moment éloignés les uns des autres', fans favoir comment échapper d^un iî grand
Dans tout ce temps le roi ne penfoit qu'à fa fille. J'ai bien mérité, difoit-il , le châti- inent ^que les dieux m'envoyent ^ qwand j'ai fait expofer LIvorette & fon fils à la fureur Ûqs ondes. Ces réflexions lé tourmentoient à tel point? qu'il ne fongeoit plus à prolonger ifa vies? lorfgu'il apper^ut la reine fur un Dau-
44^ Le Gentilhomme^ Stc. phin qui Tavoît reçue en tombant du vailTeau ; elle tendoit les bras au roi , mourant d'envie de le joindre , & faifant des vœux pour que le charitable Dauphin allât jufqu'à lui , & les fauvât enfemble ; c'eft ce qui arriva 5 car dans le moment où le roi étoit fur le point d'aller au fond de l'eau , cet aimable poifTon s'ap- procha de lui , oc la reine lui aidant y il fe placja fur fon dos. Elle fut charmée de le revoir ^ & le pria de prendre un peu de cou- rage , puifqu'il y avoit une entière apparence que le ciel s'intërefToit à leur confervation. En effet , vers la fin du jour , l'officieux poi{^ fon les porta jufques fur un agréable rivage y où ils abordèrent aufîi peu fatigués que s'ils n'étoient pas fortis de la chambre de poupe.
C'étoit juftement dans l'isle où Livorette & Alidor cammandoit fouverainement ; ils fe promenoient le long de la grève ; Livorette tenoit fon fils par la main 5 & ils étoient fuivis d'une nombreufe cour ^ quand ils virent avec étonnement aborder ces deux perfonnes fur le dos du Dauphin; cela les obli ^ea de s'avan- cer vers elles , pour leur offrir l'hofpitalité. Mais- quelle fut la furprife du prince & de la princeiTe , quand ils reconnurent le roi & la reine ! ils virent bien qu'ils n'en étoient pas reconnus de même ; cela n'étoit point extraor*
Le Dauphin. 449
clinaire^ car il y avoit iîx ans qu'ils n'avoient vu leur fille. Une jeune perfonne change beau- coup dans un û long efpace de temps ; Alidor, de laid & fou, étoit devenu beau & raifon- îlable. Pour l'enfant il avoit grandi. Ainfi leurs majeftés étoient bien éloignées de croire qu'el- les voyoient leur aimable fille & leur cher petit-fils.
Livorette ne retenoit fes larmes qu'avtc beaucoup de peine ; à chaque parole qu'elle difoit à fon père & à fa mère 5 ou qu'elle leur entendoit dire, Ion cœur groilifToit *, fa voix changeant à tous momens de ton 5 étoit émue & tremblante. Madame, lui dit le roi, voyez à vos pieds un monarque afîligé & une reine défolée ; nous avons fait nauffrage affez loin ■d'ici, tous ceux qui nous àccompagnoient font péris; nous fommes feuîs, dépourvus de tréfors &: de fecours. ïrifles exemples de Tinconftance de la fortune. Sire , lui dit la princeflej vous ne pouviez aborder en aucun lieu où l'on eût plus de pîaifir à vous fecou- rir ; de grâce oubliez vos peines. Et vous , madame^ dit-elle à la reine, permettez-moi de vous embraffer. En même temps elle fe jeta à fon cou , &: la reine la ferra entre (es bras avec des mouvemens de tendreffe iî extraordinaires , parce qu elle lui trouvoit de
450 Le Gentilhom?^E3 Sec.
l'air de fa chère Livorette , qu'elle fut fur le ^oint de s'évanouir. Le prince Alidor les pria de monter avec eux dans fon chariot ; ils le voulurent bien , & fe laifsèrent conduire au château , dont toutes les beautés &: les ma- gnificences furprirent beaucoup le roi ; il n'y avoit point de momens où l'on ne prît foin de leur donner quelques plaifîrs : mais ce qui leur en caufa infiniment 5 c'efl que les vaiiTeaux du prince 5 qui n'étoient pas éloignés de l'endroit où celui du roi s'étoit brifé ^ ayant fauve l'équipage & tous ceux qui étoient dedans , les amenèrent à l'isle DauphinC;) comme le roi déploroit leur mort.
Enfin , un jour 5 après en avoir pafTé plu- ^eurs chez le prince & la princefTe? il leur 'dit qu'il les prioit de leur donner les moyens, de retourner dans leur royaume. Hélas! ajouta la reine ^ je ne vous cèlerai po-int la plus douloureufe aventure qui puiiTe jamais arri- ver à un père & à une mère ; elle leur raconta ià-deifus celle de Livorette, les peines dont ils étoient accablés depuis le cryel fupplice auquel le roi l'avoit condamnée ; les confcils de la fée qui demeuroit dans la forêt aux Ours , &L leur delTein d'aller à l'isle Dauphine : c'efl: celle-ci , continua-t-elle > où nous fom- anes arrivés par la plus extraordinaire navi-
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Ration qui ait jamais été. Cependant ^ hors îe plaifir de vous voir 5 nous n'avons rien trouve ici qui nous ait foulages ; & la fée qui nqps y a fait venir n'a pas fait une jufte prédiâ:îon,
La princeffe a voit écouté fa chère mère avec tant de pitié & de naturel , qu'elle ne pouvoit arrêter le cours de fes larmes. La reine avoit une véritable reconnoifiance de la trouver û fenfible à fes chagrins ; elle prioit les dieux de l'en récompenfer 5 & l'embralTa mille fois , l'appelant fa fille &c fon enfant ^ fans favoir pourquoi elle l'appeloit aînii.
Enfin le vaiiTeau étant firetté ^ îe départ du roi &: de la reine fut marqué au lende- main. La princefTe avoit toujours réfervé une des plus grandes beautés de fon palais pour leur faire voir quand ils s'en iroient. C'étoît îe bel arbre dti parterre de fleurs , dont la tige étoit d'argent , les branches d'or , & les trois oranges de diamans , de rubis & d'éme- raude ; il y avoit trois gardiens commis pour y veiller nuit &: jour 5 dans la crainte que quelqu'un n'eïïayât de les dérober 5 & n'en vînt à hout. Quand Alidor &: Livorette eurent conduit le roi & la reine en ce lieU:, ils les y^laifsèrent quelque temps pour admirer à
4'^2 Le Gentilhomme, &c.
loifir la beauté de cet arbre merveilleux , qui n'avoit point fon pareil dans le monde.
Après être reftés plus de quatre heures à l'examiner , ils revinrent où le prince & la princeffe.les attendoient pour leur faire un fuperbe repas. Il n'y avoit dans la falle qu'une table à deux couverts ; le roi en ayant demandé la raifon , ils lui dirent qu'ils vou- Ipient avoir l'honneur de les fervir. En effets ils prièrent leurs majeflés de s'afleoir; Livo- rette & Alidor avec leur enfant donnoient à boire au roi & à la reine qu'ils fervoient à genoux , ils coupoient toutes les viandes j & les mettoient proprement fur les aiîiettes de leurs majeftés , choifiiTant ce qu'il y avoit de meilleur & de plus délicat. L'on entendoit une agréable & douce fymphonie qui faifoit beaucoup de plaifir , lorfque les trois gardiens du bel arbre entrèrent d'un air effaré 5 &C dirent qu'il y avoit bien des nouvelles 5 que la belle orange de diamant & celle de rubis avoient été dérobées , & que ce ne pouvoit être que ceux qui étoient venus les voir ; cela défignoit le roi & la reine : ils s'en oiFensè- rent comme ils le dévoient , & fe levant de table tous deux , ils dirent qu'ils vouloient être fouillés devant toute k cour. En même jtemps le roi délit fon écharpe & ouvrit fa
Le Dauphin. 4^5
vefle y pendant que la reine dëlaçoit Ton cor- fet. Mais quelle furprife pour l'un & pour l'autre d'en voir tomber les orans^es de dia- mans &: de rubis ! ah ! (îre , s'écria la prin- celTe y quelle récompenfe nous donnez-vous de la manière obligeante &: refpe^Lueufe dont nous vous avons reçus dans notre isle ! c'eft payer bien mal un bon accueil , & des hôtes qui vous refpedent. Le roi & la reine , con- fus d'un tel affront^ cherchoient toutes for- tes de moyens pour fe juftifier , proteftant qu'ils étoient incapables de faire ce vol 5 qu'on ne les connoifToit pas 5 & qu'ils ne pouvoient comprendre comment cela s*étoit fait.
A ces mots , la princeiTe fe proilernant aux pieds de fon père & de fa mère : Sire 5 dit- elle? je fuis l'infortunée Livorette que vous fîtes mettre dans un tonneau avec Aîidor & mon fils 5 vous m'accufiez d'un crime auquel je n'ai jamais confenti ; ce malheur m'efl: arrivé fans que j'en aie eu plus de connoiffance que vos majeflés y lorfqu'on a caché les oran- ges dans leur fein; j'ofe vous fupplierdeme croire & de me pardonner. Ces paroles péné- trèrent k cœur du roi & de la reine : ils relevèrent leur fille ? & pensèrent l'étouffer, tant ils la ferroient étroitement entre leurs bras. Elle leur préfenta le prince Alidor &C
4^4 LeGeNT II HOMME
fon fils. Il eft plus aifé d'imaginer la fatîsfac- tlon de ces iîluftres perfonnes , que de la dépeindre. Les noces du prince & de la prin- ceffe fe célébrèrent magnifiquement. Le Dau- phin y parut fous la figure d'un jeune monar- que? infiniment aimable & fpirituel. L'on dépêcha des ambafTadeurs vers le père & la mère d'Alidor avec des préfens confidérabîes. Ils furent chargés de leur raconter tout ce qui s'étoit paffé. La vie du prince & de la princefîe fut aufïi longue & aufïi heureufe dans la fuite qu'elle avoit été trifte & traverfée dans ks commencemens. Livorette retourna avec fon mari dans le royaume de fon père ^ & fon fils refla dans lisle Dauphine,
Qii'eût fait ce prince déplorable ,
Que perféciitoit le deftin ,
Sans le fecours du bon Dauphin
Qui lui fut toujours favorable ? Le plus riche tréfor qu'on puiffe pofîeder ,
C'eft un ami tendre & fidelle,
Qui fait à propos nous aider ,
Lorfqu'à la fortune cruelle
On fe trouve près de céder. On voit fuir les amis quand le bonheur nous quitte j Il en eft peu de vrais , & ce fage eut raifon j -
Voyant condamner fa maifon ,
Que chacun trouvoit trop petite , Hélas ! s'écria-t-il , dans ce petit logis.
Que je* ferois digne d'envie î
Bourgeois. 45^
Éîen ne manqueroit plus atï bonheur de ma vÏQp Si je pouvois l'emplir de fincères amis^
Marthonide eut à peine ceiTé de lire > que chacun s'empreffa pour louer le conte du Dauphin. L'un fouhaitoit de pouvoir fervir comme lui fes amis ; l'autre vouloit être mé- tamorphofé en ferin. L'une envioit la beauté de Livorette ? & l'autre le mérite d'Alidor. Ah î s'écria la Dandinardière , ne vous arrê- terez-vous jamais qu'à des fadaifes ? Y a-t-iî rien au monde qui égale la beauté & l'utilité de ces merveilleux puits où l'on tire l'or dans des féaux de peau d'Efpagne ? Je vous avoue que cet endroit m'enchante ; fi je fa- vois en quel lieu on trouve cette isle ravif- fante , je partirois tout- à- l'heure pour y faire un pèlerinage. Monfieur > dit Alain d'un air empreffé^ j'aurois auffi bonne dévotion d'y aller avec vous ; quand j'ai entendu lire ces belles chofes , l'eau m'en eft venue deux ou trois fois à la bouche j vous ne fauriez en confcience faire un plus beau voyage ; le feau fera bien lourd û je ne le tire pas, j'ai les bras forts. Va ? va 5 dit la Dandinardière , tu es trop poltron pour me fuivre dans un lieu Û périlleux. Je ne fuis point poltron , dit
4i6 Le Gentilhomme
Alain , témoin mon combat avec le charre-* tier, & cinquante autres rencontres où j'ai été roué de coups. Hé bien , répliqua la I>an- dinardière d'un ton très-férieux ? il faut voir fur la carte où hous pourrons pêcher cette isle, &.puis, nous nous en tirerons à notre honneur. Pour moi ^ dit madame du Rouet en Finterrompant ^ je vous avoue que je fuis charmée & très-furprife du tour galant que Marthonide a donné à ce nouveau conte. Je ne fuis pas û malheureufe en venant en ce pays-ci que je croyois l'être , ajouta madame de Lure d'un ton précieux , car enfin , je ne pouvois pas me figurer qu'il y eut une once de bon-fens en province , à moins que ce ne fût dans celle où l'ardeur du foleil rafine la i:ervelle»
Vraiment 5 vraiment , dit madame de Saint- Thom^as d'un air impatient , vous nous la donnez belle , mefdames de Paris , quand vous nous croyez fi bêtes ! C'eft l'opinion la plus erronnée qui foit au monde y dit la Dan- dinardière , il ne faut que vous voir &: vous entendre pour en juger plus fainement? &c tout ce que j'ai connu à la cour doit baiffer le pavillon devant ces illuftres ici. J'ai quel- que léger deflein^ mon cher parent, ajouta la veuve ? de m'y établir. Je voudrois
trouver
Bourgeois. 4^7
<frouver une groffe terre à acheter. Combien , madame y dit le baron , y voulez-vous met- tre ? Hé ! dit-elle y cela dépend un peu du titre quelle aura*, je ferois affez aife que ce fut un marquifatj en ce cas- là i-y mettrois jurqu'à fept mille francs. Jufqu'à fept mille francs , madame , dit le vicomte , vous ny penfez pas ! Quoi , monfieur , s'écria-t-elle , un marquifat de province pourroit - il valoir davantage? on les donne à Paris? on les jette à la tête j on ne fait qu'en faire. Pour moi je vous avoue que je ferois prefque ho»- teufe d'être marquife , &: il n*y auroit qu un bon marché qui pût m*y réfoudre. Mais en- fin ^ fi vous en favez quelqu'un y je vous ferai obligée de me lenfeigtier , parce que j'ai de l'argent dont je ne fais que fa-re ; il eft vrai que je pourrois acheter quelqu'hôtel à Paris , l'on eft bien aife d'être logé chez foi; & comme je vois toute la cour & toute la ville, cela me met dans de -certains engagemens où bien d'autres ne font pas.
Eft- il polîlble 5 madame 9 dit le prieur , que vous fafl[iez vptre compte d'avoir un hôtel pour fept mille francs? je vous affure que nous n'aturions pas ici une chaumière pour un prix fi modique. Ho ! monfieur le prieur j dit madame de Lure 5 je vois bien que vous ne Tome ir. y
45? Le Gentilhomme
favez pas ce que cela vaut; c'eft un peu de^ peine perdue de vous le dire. Conftamment> reprit la Dandinardière d un air le plus malin qu'il pouvoit affeder , les abbës fe mêlent de tout, &c bien fouvent ils ne favent pas ce qu'ils difent. Vous avez votre reile , mon- fieur le prieur , dit le vicomte en fouriant. Il eft vrai, répondlt-il^ je ne m'y ferois pas attendu de la part de mon ami monfieur de la Dandinardière; mais nous fommes dans un temps où l'on facrifie fes meilleurs amis pour avoir le plaifir de dire un bon mot. Pour moi , ce n eft point mon caraftère , s'écria Virginie d'un ton méthodique > je veux que l'on foit attentif fur l'effentiel & fur la baga- telle. Ha î belle Virginie , dit le gentilhomme bourgeois , je fuis perdu 5 & plus que perdu > il vous êtes contre moi ; Tafcendant que le ciel vous a donné eft tel à mon égard j que je ne me trouve plus capable de me défendre dès que vous m'attaquez; il y a bien paru, hélas 1 depuis que je fuis dans ce château. J'y ai été conduit^ ma chère coufine, dit- il , en s'adreffant à madame du Rouet , par^ l'aventure la plus étrange 6t la plus furpre-l nante qui puifle jamais arriver à un homme de qualité j je vous la conterai en particulier, : car il ne feroit pas jufte de fatiguer ces dames '
Bourgeois. 4^^
d un tel récit. Tout ce que je peux vous dire ^ C eft que j'ai un ennemi dans ce canton 5 qui emploie contre moi le fer & le feu 5 les en- chantemens & les démons. Que me dites- vous là , mon coufin ? c'étoit la veuve ; je fuis effrayée d'un tel prélude. Ces dames & ces meilleurs^ reprit notre gentilhomme , peu- vent rendre témoignage de ce que j'avance y 6c peuvent dire en même temps avec quelle vigueur j'ai foutenu de telles incartades. Le roc y oui > le roc n'efl pas plus ferme que moi> c'eft ce qui met mon ennemi au défef- poir. Enfin il cherche les moyens de me faire fuccomber par des trahifons inouïes. En vé-* rité^ monfîeur 3 dit madame de Lure , je voudrois à préfent ne vous avoir jamais vu y je crains (i fort qu'il ne vous arrive quelque malheur? que je n en dormirai pas cette nuit. Mon fort eft bien digne d'envie y répartit galamment la Dandinardière , il me femble^ que je n'ai plus rien à craindre puifque vous vous intérefTez dans ma fortune. Voici des demoifelles » dit le vicomte 9 en montrarkt Virginie & Marthonide 5 qui n'y prennent af- furément pas moins de part ; & fî monfieur de Villeville prétendoit en mal ufer , elles auroient peut-être aflez de pouvoir pour ar- rêter fes violences. De qui me parlez-vous ,
ji V
4(30 Le Gentilhomme
dit la veuve? d'un Gentilhomme , continua le vicomte y qui auroit du mérite s'il n'étoit pas l'ennemi de notre ami. Vraiment , dit-elle j je l'ai vu > il me revient tout-à-fait. Il vous revient, reprit la Dandinardière ? en fron- çant le fourcil, vous vous moquez de moi? c'eft un campagnard avec qui je ne youdrois pas faire comparaifon^ & je fuis furpris qu'une femme aufli-bien étoffée que vous, puiffe convenir qu'un homme de cette trempe ne lui déplaît pas. La^ du Rouet, qui avoit un penchant fecret pour Villeville , fe trouva étrangement bleffée de ce que fon coufm di- foit. Et qui êtes- vous donc , M. de la Dan- dinardière, lui répondit - elle d'un air fec? Semble-t-il pas que votre tranfplantation de rue Saint - Denis au bord de la mer vous autorife à chanter pouille à tout le genre hu- main? Ah , ah! petite dame de nouvelle édi- tion, s'écria-t-il tout rouge de colère? il vous fied bien vraiment, de prendre parti contre moi; fans mon argent , feu votre père , de glorieufe mémoire , auroit vu le pilori de près. Quelle infolence, dit- elle! mon père na fouffert que par la banqueroute du vôtre. La difpute commençoit fur un, ton fi vigoureux , que les auditeurs jugèrent qu'elle alloitfe pouffer trop loin , & que ma-?
Bourgeois. 461
dame de Saint-Thomas, toujours à Taffut 9 pour découvrir la véritable origine du Gen- tilhomme Bourgeois , en apprendroit plus qu'on ne vouloit par des injures qu'ils ëtoient fur le point de fe débiter ; chacun s'inté- reffa pour rétablir la paix entr'eux. Madame de Lure ne fut pas une des dernières à con- cilier les efprits aigris. Elle ne vouloit point qu'il fût dit dans la province qu'elle s'étoit fait accompagner par une bourgeoife ; mais l'aigreur entre la veuve & la Dandinardîère étoit déjà des plus violentes ; ils gardèrent pourtant le filence par honnêteté pour la compagnie 5 & à la prière de leurs amis com- muns 5 quoique Ton pût lire dans leurs yeux Findignation qu'ils avoient l'un pour l'autre : de temps en temps ils faifoient de petites digrefîions, où, fans nommer perfonne, l'on voyoit bien qu'ils ne s'épargnoient pas.
Le baron jugea que? pour le meilleur? il falîoit les éloigner , comme deux dogues toujours prêts à fe mordre. Vous ne ferez peut-être pas fâchées, mefdames? leur dit-il, de retourner dans le petit bois où vous avez été ce matin } Il eft vrai que la fitua- tion en eil infiniment agréable > dit la veuve ? j'aime la mer à la folie , &: j'approuve beau- coup la coutume des Vénitiens 5 qui répou-;
y iii
4^1 Le Gentilhomme
fent tous les ans. Mais û J'ëtois la femme du Doge , je voudrois l'époufer aufli , ou tout au moins faire quelque alliance d'amitié avec elle. En difant ces mots, elle fe leva fans regarder la Dandinardière , & fut prendre fous le bras madame de Saint-Thomas 5 lui difant : Allons ,, ma bonne, nous récréer un peu au bord de l'élément indocile.
La baronne retira rudement fon bras , & lui dit qu'elle pou voit bien fe foutenir fans s'appuyer fur elle. La veuve , qui étoit déjà de mauvaife humeur contre le petit Bour- geois > fe fentit fort piquée de la manière dont la baronne en ufoit. En vérité , dit-elle ^ il y a des gens fi peu gracieux , qu'ils n'of- frent que des épines. Je vous entends , dit la baronne j car elle fe piquoit de relever tout avec hauteur^ vous prétendez 5 madame 5 être la rofe , & que je fuis l'épine ? Oh bien! fi vous êtes rofe , c'efl: aiTurément rofe fanée. Vos manières font infultantes , ma- dame? répondit la veuve en rougifîant, fi j'avois cru être reçue d'un tel air, je me ferois pafiee à merveille de vous faire l'hon- neur de venir chez vous. Et moi fort bien paffée de vous voir y dit la baronne 5 qui ne vouloit pas avoir le dernier. Eh 5 mon Dieu ! quelles argoteries ; s'écria madame de Lure i
Bourgeois. 463
eft-11 poffible que des femmes de qualité &c de bon fens s^amufent à cela ? Je vous prie > madame , dit la baronne 5 de parler à votre ccot , je ne fuis point une argoteufe. ^ De bonne foi , ma femme , dit M. de Saint- Thomas 5 vous avez bien envie aujourd'hui de me donner du chagrin ? Je vous le con- seille, monfieur^ répliqua-t-elle ? en le pre- nant fur un ton trois fois plus haut , je vous Je confeiile ) vous prendriez le parti du grand Turc 5 pourvu que ce fût contre moi , je le fais depuis maintes années : mais une bonne Séparation de corps & de biens me mettra en repos pour le relie de ma vie; lî mon grand père vivoit encore 5 il pleureroit avec des larmes de fang , de me voir ii mal atifée d'un mari; le pauvre homme difoit toujours qu'il me vouloit faire baillive ou ducheiïe. Là-defTus elle fe prit à pleurer 5 comme fî Fon avoit enterré tous (qs parens 6c tous £es amis.
La difcorde aux crins hérilTés fembîoit avoir établi fon féjour dans la maifpn du baron de Saint - Thomas ^ tout y grondoit, tout y boudoit ; il ne répondit rien à fa femme , car cela n auroit jamais fini. Il en- gagea les dames à defcendre dans le bois y h baronne refta avec la Dandinardière ; ils
V iv
4^4 Le Gentilhomme
fe trouvèrent en ce moment un efprit de cofl- iiance l'un pour l'autte , qu'ils n*auroient ja- mais eu fans leur dépit contre madame du Rouet. Voulez- vous , dit la baronne , que je vous parle à cœur ouvert ? Vous me ferez beaucoup d'honneur > répondit le Bourgeois. Je trouve 5 dit-elle , que votre coufine eft une impertinente créature. Ma coufine j re-". prit- il , ho î Madame, elle ne m'eft rien ; ce font de ces coufines .... là ... . vous m'en- tendez bien. Si je vous entends, dit -elle, l'ai l'efprit d'intelligence plus que femme qui foit en Europe ; un mot , un rien me fait deviner toute une hiftoire , fans qu'il y manque une voyelle. Que l'on efl: heureux > s'écria la Dandinardière ^ d^avoir une femme d'un fi grand mérite! fî le ciel m'en avok pourvu d'une femblable , je l'adorerois comme les Chinois adorent leurs Pagodes ; je bai- ferois fes petits petons ; je mangerois {qs me- îiotes. Vous voyez cependant , dit la ba- ronne , de quel air en ufe mon mari ; il faut que je vous le dife ^ monfieur de la Dandi- nardière ; il n'y a jamais eu un homme moins complaifant que lui, il fait le douce- reux & l'agréable^ mais le fond du fac e^ bien amer : pour moi , je fuis née avec une forte de politeiîe qui s'accommode mal des
Bourgeois. 46^
Brurquerîes. Je vous en livre autant, dit la Dandinardière, l'on auroit mon ame par de certaines inanières engageantes ; 6c quand on le prend fur un autre ton ) je deviens de fer ; tous les démons , les efprits follets 5 les forciers y les magiciens , les enchanteurs , loups-garous Se autres ne viendraient pas à bout de moi. Ah 1 que je vous aime , s'ëcria- t-elle 3 nous avons été faits vous Se moi fur un même modèle , &: puis on Ta caflTé. Voilà mon humeur y je m'y reconnois ; mais je reviens à ce que vous m'avez dit il n'y a qu'un moment ; quoi donc 5 cette veuve n'eft pas votre parente ? Hé ! mon Dieu , non > reprit- il d'un air impatient ) je vous l'ai dit &c vous le dis encore ; elle avoit un de fes on- cles auquel j'avois confié l'intendance de ma maifon; elle étoit jeune & jolie ; elle venoit fouvent le voir ; j'étois jeune auiîi ^ & je contois toujours mille fornettes. Fi, fi 5 mon- iieur, s'écria- t-elle; je ne veux point qu'une femme comme cela puiiTe fe vanter de me connoître ; je vais lui dire tout - à - l'heure que il elle prononce jamais mon nom^ nous aurons mailles à départir enfemble. Vous prenez les chofes trop au pied de la lettre 3 répliqua le bourgeois , je ne prétends point opprimer la vertu de madame du Rouet j
y V
466 Le Gentilhomme
tout ce que i*ai dit roule fur la ~ différence qu'il y a entre fa qualité & la mienne : car au fond , madame 5 fi l'on fe piquoit de tant de rigidité , & que les femmes 5 pour fe pra- tiquer 5 fuffent obligées de faire preuve de leurs vie &: mœurs , comme l'on fait à Maîthe de fa nobleffe , le fiècîe eft fi corrompu 5 que la plupart^ des dames vertueufes paiTeroient leur vie toutes feules. Il faut fe relâcher un peu fur le qu'en dira-t-on. Vos maximes & les miennes ) monfieur de la Dandinardière , dit la baronne y roulent fur différens prin- cipes^ ainfi vous me prmettrez de ne vous en pas croire. Mon Dieu ! madame 5 dit- il , voulez-vous faire un charivari qui va défoler votre époux ? C'eft là ce que je cherche ? dit- elle 5 vous avez vu vous-même le tra- vers qu'il a pris avec moi fur cette bour- geoife; je prétends en avoir le cœur net 5 car je crois qu'il la connoît depuis long-temps. Comme ils parloient ainfi de bonne ami- tié , Alain vint les interrompre ; il avoit un air égaré qui furprit fon maître? il s'appro- cha de fon oreille & lui dit : monfieur , il s'agit de plier bagage pour l'autre m.onde , Villeville eft dans le bois qui rit & jafe comme s'il n'avoit aucune peur de vous ; j'étois ca- ché derrière un arbre , d'où il m'étoit bien
Bourgeois. 4^7
aifé de le voir ; il eft encore plus grand qu'il n'ëtoit , d'une coudée.
La baronne remarqua que les nouvelles
d'Alain altéroient la tranquillité de la Dan-
dinardière ; elle fortit auffitôt avec un je vous
incommode peut-être, & le petit homme ,
ravi de fe trouver ;en liberté , demanda à
fon valet s'il étoit bien certain d'avoir vu
Villeville. Ne vous flattez point là - defTus ,
nionfieur 5 je l'ai vu comme je vois mon
pied, lui dit - il : je vais vous conter toute
î'hiftoire: quand ces dames font forties de
votre chambre , je me fuis trouvé dans ce
petit pafTage noir, où l'on ne voit prefque
goutte? j'en ai entendu une qui difoit à ces
meffieurs: ceû un <:raireux qui etoit mon
marchand dans la rue Saint-Denis ; il avoit
dès ce temps-là une inclination particulière à
contrefaire l'homme de qualité ; l'on s'en
donnoit la comédie tous les jours ; Se comme
j'achetois beaucoup chez lui à crédit 5 je m'en
léjouifiTois plus fouvent qu'une autre ? & J6
î'sppelois mon coufin pour avoir du temps ;car
nous autres femmes de la cour , nous n'avons
pas toujours de l'argent comptant: elle a dit
encore cent autres chofes 5 dit Alain , que je
n'ai pu retenir. Je te trouve feulement la mé-
eioire bonne à l'égard de celle-ci, répondit
V vi
468 Le Gentilhomme
fon maître ; car je connois bien au ftyîe qua tu y mets du tien. Moi 5 monfieur l continua Alain , i*aimerois mieux être pendu comme tin faux-faunier que d*avoir menti ; je vous répète des mots que j'entends auffi peu que le grimoire ; mais pour vous en revenir à ces clames, je les ai fuivies tout doucement ^ tout doucement , & me fuis fourré proche d'elles ; chacune caufoit à fa mode > lorfque l'on a entendu un cheval qui faifoit patata ; tout le monde a regardé j c'étoit ce hargneux de Villeville qui s'efl: précipité par terre pour les faluer ; 6c moi tout tremblant je me fuis retiré à quatre pattes pour vous en avertir.
Voilà une affaire qui mérite beaucoup d'attention , s'écria la Dandinardière , mon c?nnemi s'accoutume à paroître dans ce can- ton ; il y a paffé ce matin ) il y revient ce ibir; il en conte à la veuve 5 elle m'en veut. Alain 5 pourquoi n'as - tu pas de cœur ? Et quand j'en aurois> monfieur 5 répliqua- t-il 5 qu'eft-ce que nous ferions ? Tout ce que nous ne ferons pas y dit le Bourgeois , car je fais que tu en manques. De quoi me ferviroit de faire des projets avec toi ? le meilleur de tous , c'ed de fonger à la retraite. Ce neû, point trop mal dit , monfieur , ajouta Alain , auffi bien ce defefpéré de maître Robert nous
Bourgeois. 4(^9
fera encore quelque pièce. Mais comment ferons-nous , dit la Dandinardière , car iî l'on nous ëpie fur le chemin^ nous Ibmmes per- dus ! Monfieur 5 dit Alain > un peu de patience, ]e vous mettrai dans notre charrette , &: votre hypothèque par-defîus , qui vous cachera à merveille. Dis bibliothèque y malheureux y interrompit la Dandinardière ; cela neû point mal penfé , mais retourne dans le même lieu où tu as vu Villeville^ afin de me venir dire s'il y eft. Alain le quitta , & fut vers une allée obfcure jufqu'auprès de la compagnie qui étoit encore dans le bois ; il vit que l'ennemi de fon maître s'en étoit allé •> il regarda foigneu- fement de tous côtés , & vint lui dire enfuite qu'il n'y avoit plus rien à craindre, que le jnangeur de petits enfans étoit parti.
Il s'écria à ces mots : allons 5 allons pin-» dre de nouveaux lauriers à ceux que j'ai déjà^ Donne-moi mes armes Semés bottes ) va fel- 1er mon petit Bucéfale : Ah î ah ! l'impu- dent, il vient où je fuis 5 je lui apprendrai de quel bois je me chauffe. Alain le regardoit j> fort étonné. Eft ce donc tout de bon , mon- fieur, lui dit- il, que vous voulez vous armer } votre tête eft encore bien malade , & l'aven- ture du lit a beaucoup endommagé vos pau- vres épaules.
470 Le Gentilhomme
La Dandinardière feignit de ne pas écou- ter Alain 5 & faifant comme s'il fe fût entre- tenu lui-même > Mais aux âmes bien nées , difoit-il ^ la vertu n attend pas le nombre des années. Puis 5 continuant ? il s'ëcrioit d'un air vif & courageux : Paroïjje^^ Navarrois , Mau^ Tes & Caflillans. Il continuoit ainfi de répéter des endroits du cid 5 & fe favoit un gré ad- mirable de l'heureufe fécondité de fa mémoire. Pendant qu'il s'excitoit à fe battre 5 il fe trouva armé , puis monta fur fon palefroi , qui ëtoit beaucoup plus gai que lui^ parce qu'il y avoit plusieurs jours qu'il mangeoit de bonne avoine. 11 fautoit & faifoit le mauvais. La Dandinardière ne laifTa pas de prendre le chemin du bois 5 fa lance à la main , dont il donnoit d'es coups ii terribles contre les bran- ches 5 qu'il en tomboit plus de hannetons que de feuilles en automne. Le grand bruit qu'il faifoit , obligea toutes les dames de fe tour- ner. Son équipage les furprit , elles s'éclatè- rent de rire ; la veuve particulièrement , qui ayant les dents encore affez belles 5 ouvroit fa bouche de toute fa force pour les mon- trer 5 & tout retentiiToit de (es ah , ah , ah. La Dandinardière ) qui lui en vouloit , trouva fort mauvais qu'elle fe moquât de lui. Il cher- choit à fe fignaler j & voyant fes cornettes
Bourgeois. 471
fort hautes &c fort garnies de rubans couleur de rofe -, il enleva avec fa lance fon bonnet tout coiffé , comme on enlève le faquin quand on court les têtes.
Celle de madame du Rouet demeura nue 5 elle n'avoit point de cheveux 5 car elle ëtoit lin peu rouffe ; mais elle mëtamorphofoit en blond d'enfant cette couleur trop ardente. L'on peut juger de fon dépit & de fon afflic- tion. Elle pouffa de longs cris après fa coif- fure j la plus chère & la plus faine partie d'elle - même. Le petit cheval ombrageux &c gaillard fut effrayé des cornettes qui pen- doient devant fes yeux 5 & du bruit de la dame qui venoit de les perdre^ il prit le ^alop malgré fon maître 5 & puis le mors aux dents; les efforts de la Dandinardière pour l'arrêter n'auroient fervi de rien, û Ville ville , qui venoit de quitter toute cette compagnie, & qui s'étoit arrêté en paffant pour parler à maître Robert ? n'eût tourné la tête. Il reffa furpris de voir le gentilhomme bourgeois dans un (i grand péril ; il arrêta fon cheval, & profitant de cette occafioh pour exécuter le projet qu'il venoit de faire avec le vicomte & le prieur ; Allons^ dit-il, ^n mettant l'épée à la main ^^monfieur de la
47^ Le Gentilhomme
Dandinardière > il faut tout- à -l'heure nous couper la gorge.
Le pauvre homme étoit déjà fi efFrayé , qu'il n'avoit pas la force de parler ; mais quand il vit une épée briller à fes yeux ^ il eft cer- tain qu'il en penfa mourir. Je ne me bats point, rëpondit-il ^ après un quart-d'heure de (ilence & de réflexion 5 je ne me bats point quand je fuis armé y j'y aurois trop d'avan- tage > & je fuis trop honnête homme. Trêve d'égards , dit Villeville en lui mettant la pointe de fon épée jufques fur la gorge : Ah ! maître Robert , je fuis mort 5 s'écria la Dandinardière en fe laifîant tomber , viens me faigner. Hé ! mon bon monfieur de Villeville , ne me tuez pas, contiiiua-t-il j je vous demande la vie: û mon habit de guerre vous déplaît , j'y re- nonce pour le refte de mes jours. Une feule chofe peut vous fauver de ma fureur , dit Villeville , je vous laiiTe vivre 5 pourvu que vous me donniez parole d'époufer mademoi- ielîe de S lint - Thom.as. Nommez laquelle , répondit promptement le pauvre la Dandi- nardière ^ car 5 fi vous l'ordonnez ; je les épou- ferai toutes deux ? & même le père &la mère. Je vous laifie choifir entr'elles , continua Ville- ville; mais {i vous manquez à profiter de l'honneur que je veux vous procurer ; comp-
Bourgeois. 47^'
tez que je vous tue y fufïiez-vous à cent pieds fous terre.
- Le Bourgeois fe trouva le plus heureux de tous les hommes ^ d'en être quitte à fi bon marché ; il fe releva tout tremblant , ôc fe profterna aux pieds de Ton redoutable ennemi, FaiTurant qu'il feroit jufqu'à rimpoiîible pour lui obéir. Il lui demanda fa vi(^orieufe main à baifer? & Villeville la lui donna d'un air grave. Je fuis d^'avis 5 lu? dit-il 5 de faire pour vous îa demande de Virginie à M. de Saint-Thomas, il en aura plus de difpofition à vous l'accorder > quand il verra que je vous pardonne & que nous allons être amis. Vous êtes le maître j répondit le Bourgeois , je tiendrai tout ce que vous réglerez -avec lui.
Villevilie muni de cette parole revint fur fes pas , & tirant le vicomte & le prieur à part : il ne faut plus , leur dit- il 5 m.ettre maître Robert fur la fcène , &: ménager une ren- contre entre la Dandinardière & moi. Le hafard a fait tout feul ce que nous n'aurions pu faire qu'avec beaucoup de foin. Il leur raconta là-deiTus l'aventure qu'il venoit d'à- ■^oir^ & ce qui l'avoit fuivie. Ces deux mef- fieurs n'en eurent pas moins de joie que lui. Ne perdons pas un moment , dirent-ils , pour conclure le mariage. Ce qui nous embanaife ^
474 Le Gentilhomme
c'eft la veuve ^ qui aimera mieux n'être plus en colère contre fon coufin , & fe mêler de le confeiller contre nos intérêts. Que cela ne vous inquiette point , dit Villeville 5 j'ai quel- que léger afcendant fur elle , Je vais l'entre- tenir de nos defîeins ^ elle fera ravie de cette confidence 5 & nous fécondera à merveille.
Il ne s'étoit pas trompé : pendant qu'il .s'approcha d'elle ? le vicomte parla à M, de Saint - Thomas j qui reçut agréablement la proposition. Madame dé Saint -Thomas y donna les mains par un tW^t de caprice? qui ne la laiffoit guères long-temps dans la m.ême fituation ^ & Virginie y confentit avec joie , étant prévenue que la Dandinardière étoit un petit héros , qui feroit de grands exploits de bravoure 5 & qu'elle auroit le plaiiir de faire chanter Apollon & les Mufes en fa faveur. Ainii tous le^ efprits ? qui avoient été dans la difcorde quelques heures auparavant > fe trouvèrent réunis quand le bon la Dan- dinardière arriva, encore fort ému & trem- blant : on le reçut à bras ouverts , chacun travailla à lui faire oublier la cataftrophe de fon combat ; Ton eut même la difcrétion de n'çn point parler devant lui , & de louer exceflivement fon mérite. , Il fit la demande de Virginie en forme;
B o u R c Ê o î s. 47Î
on récoiita favorablement , Je vicomte pro-'
pofa de retourner dans la maifon pour dreffer
les articles. Mais de quel ëtonnement Alain ,
le fidelle Alain , refta-t-il frappé y quand il
vit les agneaux & les loups bondir enfemble
dans la plaine î Je veux parler de la Dan-
dinardière & de Villeviîle y qui s'embraiToient
à tous momens , 6c qui fe touchoient dans
la main de la meilleure amitié du monde.
Il ouvroit les yeux &: la bouche , tenoit un
pied en l'air? n'avanqoit ni ne reculoit : enfin 5
il étoit dans la dernière furprife. Ce fut bien
autre chofe 5 quand on lui dit que fon maître
alloit époufer Virginie ) &: que c'étoit mon^
fieur de Vilîevilîe qui lui avoit ménagé ce
bonheur. II chanta & danfa fur le champ le
branle de la mariée ? & réjouit toute la
compagnie par fcs iîmplicités.
La Dandinardière fut défarmé : mefde- moifclles de Saint-Thomas s'en acquittèrent à-peu- près comme les Dulcinées dont parle don Quichotte ; on le couronna de rofes , chacun le nomma FAnaeréon de nos jours , la joie des bonnes compagnies, le petit-maître en détrempe ; mais le baron 5 qui commen- çoit à s'y intérelTer véritablement 5 ne rioit pas trop de ces plaifanteries. Il pria même le vicomte ; le prieur &c Villeviîle , de le
'47<^ Le Gentilhomme
rçgarder comme un homme qui alloit être Ton gendre. Ils entendirent ce qu'il vouloit leur dire , 6>c le ménagèrent davantage. Dès le foir même les pauvres poulets de la bafTe cour & les pigeons du colombier furent mis à mort 5 pour fervir au repas. Tous les chafTeurs des environs donnèrent peu de quartier aux perdreaux ^ le baron fit les fraix de la noce y la dot n'alla pas plus loin ; on préconifa le don de faire des contes y & les efpérances futures s'aiîignèrent là-defTus. La Dandinardière en fut fatisfait , au moins il feignit de l'être ? car il craignoit Villeville , & fans lui l'hymen n'auroit jamais réuflî.
Virginie amena fa fœur dans fon nouveau ménage. Le jour étant pris , la charrette de livres j avec les trois ânons qui en étoient chargés , marchoient à la tête du cortège. Le Bourgeois montoit fon petit cheval , & Alain le fuivoit y portant fes armes en trophée. Virginie & fa fœur , d'un air d'Amazones , alloient après , montées tant bien que mal. La veuve , qui ne haï/Toit point Villeville , le mit en trouffe derrière lui. La précieufe baronne & madame de Lure étoient dans une petite chaife roulante , qu'une jument poulinière traînoit. La cavalcade étoit fermée par le refte des meilleurs^ & par plufieurs
Bourgeois. 47^
parens qui s'étoieiit rendus à la fête. U faudroit bien du temps pour décrire tout ce qui s'y paiTa. Je crains d'avoir abufé de la patience du ledeur. Je finis avant qu'il me dife de finir.
Fin du quatrième Volumei
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TABLE
DES C 0 N T E S
du Tome Quatrième.
Contes des Fées j par madame la comteffe d'Aulnoy.
Joëlle-Belle^ ou h Chevalier FonunéyV , 5 Suite du Gentilhomme Bourgeois j 88
Le Pigeon & la Colombe j 99
Suite du Gentilhomme Bourgeois ^ 179
LaPrinceJfe Belle- Etoile &le Prince Chéri 191 Suite du Gentilhomme Bourgeois , 284
Le Prince Marcaffin y 313
Suite du Gentilhomme Bourgeois ^ 377
Le Dauphin y 394
Conclujion du Gentilhomme Bourgeois , 455
Fin de la Table du Tome quatrième.
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