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University of Ottawa
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CABINE
DES FEES.
TOME HUITIEME.
CE VOLUME CONTIENT
Le Tome fécond des MilleetuneNuitSj, Contes Arabes , traduits en français 7 par M.Galland»
LE CABINET
DES FEES,
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des contes des fées, :t autres contes merveilleux»
TOME HUITIÈME.
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A GENEVE,
Chez Barde, Manget & Compagnie ? Imprimeurs - Libraires.
& fe trouve à PARIS, ChezCucHET, Libraire, rue & hôtel Serpente,
M, DCC„ L'XXXV.
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cf
LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES.
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L X XX V Ie. NUIT.
Suite du Jîxïhme Voyage de Sindbad le Marin,
C>EUX qui moururent les premiers 5 pour-, fuivit Sindbad > furent enterrés par les au- tres ; pour moi , je rendis les derniers de- voirs à tous mes compagnons , & il ne faut pas s'en étonner ; car outre que f avois mieux ménagé qu'eux les provifions qui m'étoient tombées en partage ? j'en avois encore en particulier d'autres dont je m'étois bien gardé de faire part âmes camarades. Néan- moins, lorfque j'enterrai le dernier 5 il me reftoit fi peu de vivres , que je jugeai que je 21e pourrois pas aller loin ; de forte que je creufai mol - même mon tombeau > réfolu .de me jeter dedans 7 puifque perfonne ne
A iij
Les mille et une Nuits. vivoit pour m'enterrer. Je vous avouerai qu'en m 'occupant de ce travail ^ je ne pus m 'empêcher de me repréfenter que j'étois la caufe de ma perte , ck de me repentir de m 'être engagé dans ce dernier voyage. Je n'en demeurai pas même aux réflexions > je m'enfanglantai les mains à belles dents -, & peu s'en fallut que je ne hâtafTe ma mort.
Mais Dieu eut encore pitié de moi , Ôk m'infpira 3a penfée d'aller jufqu'à la rivière qui fe perdoit (bus la voûte de la grotte. Là , après avoir examiné la rivière avec beaucoup d'attention^ je dis en moi-même: Cette rivière qui fe cache ainiî fous la terre , en doit fortir par quelqu'endroit ; en conftruifant un radeau , ck m'abandonnant deflus au courant de Peau j j'arriverai à une terre habitée , ou je périrai; fi je péris y je n'aurai fait que changer de genre de mort ; ii je fors au contraire de ce lieu fatal , non- feulement j'éviterai îa trifte deflinée de mes camarades j mais je trouverai peut-être une nouvelle occafion de m'enrichir. Que fait-on fi la fortune ne m'attend pas au fortir de cet afîreux écueil y pour me dédommager de mon naufrage avec ufure ?
Je n'héfitai pas de travailler au radeau après ce raifonnement j je le fis de bonnes
L X X X V Ie. Nuit. 7
pièces de bois ck de gros cables , car j'en avois à choifir ; je les liai enfemble fi forte- ment , que j'en fis un petit bâtiment aflez folide. Quand il fut achevé , je le chargeai de quelques ballots de rubis, d'éineraudes^ d'ambre gris 5 de criftal de roche y & d'étof- fes précieufes. Ayant mis toutes ces chofes en équilibre, ck les ayant bien attachées, je m'embarquai fur le radeau avec deux pe- tites rames que je n'avois pas oublie de faire ; &: me biffant aller au cours de la rivière 9 je m'abandonnai à la volonté de Dieu.
Sitôt que je fus fous la voûte 9 je ne vis plus de lumière •> & le fil de l'eau m'entraîna fans que je pufFe remarquer où il m'empor- toit. Je voguai quelques jours dans cette obfcurité y fans jamais appercevoir le moin- dre rayon de lumière. Je trouvai une fois la voûte fî baffe > qu'elle penfa me bleffer la tête; ce qui me rendit fort attentif à évi- ter un pareil danger. Pendant ce temps-là , je ne mangeois des vivres qui me refloient > qu'autant qu'il en falloit naturellement pour foutenir ma vie. Mais avec quelque fruga- lité que je pufTe vivre , j'achevai de confu- mer mes provifions. Alors , fans que je pufTe m'en défendre ? un doux fommeil vint faifir
A iv
8 Les mille et une Nuïts. mes fens; Je ne puis vous dire fî je dormis long-temps ; mais en me réveillant , je me vis avec furprife dans une vatëe campagne, au bord d'une rivière où mon radeau étoii attaché, & au milieu d'un grand nombre de noirs. Je me levai dès que je les apper- çus , & je les faluai. Ils me parlèrent , mais je nentendois pas leur langage.
En ce moment je me fentis fi tranfporté de joie , que je ne favois fi te devois me croire éveillé. Etant perfuadé que je ne dormois pas , je m'écriai , & récitai ces ver- bes arabes : « Invoque la toute-puiiïance y » elle viendra à ton fecours : il n'ell pas » befoin que tu t'embarraiïes d'autre choie* » Ferme l'oeil , ck pendant que tu dormi- *> ras y Dieu changera ta fortune de mal en » bien ».
Un des noirs qui entendoit l'arabe > m*ayant ouï parler ainfi , s'avança & prit la parole : Mon frère , me dit-il , ne ibyez pas furpris de nous voir. Nous habitons la campagne que vous voyez , <k nous fom- mes venus arrofer aujourd'hui nos champs 9 de l'eau de ce fleuve qui fort de la mon- tagne voifine, en la détournant par de petits canaux. Nous avons remarqué que l'eau emportoit quelque chofe , nous fommes vite
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LXXXVK Nuit. 9
accourus pourvoir ce que c'étoit, ck nous avons trouvé que c'étoit ce radeau j auffitôt l'un de nous s 'eft jeté à la nage ck l'a amené. Nous l'avons arrêté ck attaché comme vous le voyez > ck nous attendions que vous vous éveillaffiez. Nous vous ïupplions de nous raconter votre hiftoire •> qui doit être fort extraordinaire. Dites-nous comment vous vous êtes hafardé fur cette eau > <Sc d'où vous venez. Je leur répondis qu'ils me don- naient premièrement à manger y ck qu'après cela je fatisferois leur curiofité.
Ils me préfentèrent plufîeurs fortes de mets ; ck quand j'eus contenté ma faim, je leur fis un rapport fidelle de tout ce qui rn'étoit arrivé ; ce qu'ils parurent écouter avec admiration. Sitôt que j'eus fini mon difeours : Voilà , me dirent-ils par la bou- che de l'interprète qui leur avoit expliqué ce que je venois de dire > voilà une hif- toire des plus furprenantes. Il faut que vous veniez en informer le roi vous - même : \^ chofe eft trop extraordinaire pour lui être rapportée par un autre que par celui à qui elle eft arrivée. Je leur repartis que j'étok jprêt à faire ce qu'ils voudroient.
Les noirs envoyèrent auffitôt chercher un cheval > que Ton amena peu de temps après >
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io Les mille et une Nuits. Ils me firent monter deiïus ; ck pendant qu'une partie marcha devant moi pour me montrer le chemin , les autres 9 qui étoient hs plus robuftes y chargèrent fur leurs épau- les le radeau tel qu'il étoit avec les ballots , & commencèrent à me fuivre.
Scheherazade , à ces paroles , fut obligée d'en demeurer là y parce que le jour parut. Sur la fin de la nuit fuivante , elle reprit le fil de fa narration 3 ck parla dans ces termes :
sa
L X X X V I Ie. NUIT.
OUS marchâmes tous enfembîe , pour** fuivit Sindhad , jufques à la ville de Se- rendid ; car c'étoit dans cette isîe que je me trouvois. Lés noirs me préfentèrent à leur roi. Je m'approchai de fon trône où il éîoit aflis, ck le faluai comme on a coutume de faluer les rois des Indes ? c'efî-à-dire 5 que je me proirernai à fes pieds ck baifai la terre. Ce prince me fit relever \ ck me re- cevant d'un air très -obligeant , il me fit avan- cer & prendre place auprès de lui. 11 me de- manda premièrement comment je m'appe- lais : lui ayant répondu que je me nommois
LX XX VI le. Nuit. ii Sindbad, furnommé le Marin, à caufe de plufleurs voyages que j'avois faits par nier , j'ajoutai que j'étois citoyen de la ville de Bagdad : mais , reprit - il 3 comment vous trouvez-vous dans mes états, 6k par où y êtes-vous venu ?
Je ne cachai rien au roi , je lui fis îe même récit que vous venez d'entendre ; 6k il en fut fi furpris 6k li charmé , qu'il com- manda qu'on écrivit mon aventure en let- tres d'or , pour être confervée dans les ar- chives de fon royaume. On apporta enfuite le radeau , 6k l'on ouvrit les ballots en fa préfence. Il admira la quantité de bois d'a- loës 6k d'ambre gris , mais furtout les rubis ck les émeraudes ? car il n'en avoit point dans fon tréfor -qui en approchât.
Remarquant qu'il confîdéroit mes pier- reries avec plaifir ? ck qu'il examinoit les plus fingulières les unes après les autres 5 je me profternai , 6k pris la liberté de lui dire : Sire , ma perfonne n'efl pas feule- ment au fervice de votre majefté , la charge du radeau eft auffi. à elle? 6k je la fuppiie d'en difpofer comme d'un bien qui lui appar- tient. Il me dit en fou riant : Sindbad , je me garderai bien d'en avoir la moindre envie , ni de vous ôter rien de ce que Dieu vous
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i% Les mille et une Nuîts.
a donné. Loin de diminuer vos richefYes $ je prétends les augmenter; 6k je ne veux point que vous fortiez de mes états , fans emporter avec vous des marques de ma li- béralité, le ne répondis à ces paroles qu'en faifant des voeux pour la profpérité du prince-, ck qu'en louant fa bonté ck fa généralité. Il chargea un de fes officiers d'avoir foin de moi , ck me fit donner des gens pour ma fervir- à fes dépens. Cet officier exécuta fidellement les ordres de fon maître , ck fit îranfporter dans le logement où il me con- cïuifit , tous les ballots dont le radeau avok été chargé*
J'allois tous les jours à certaines heures faire ma cour au roi^ek j'employoisle refte du temps à voir la ville , ck ce qu'il y avoit de plus digne de ma curiofité»
L'isle ( i ) de Serendid eft fituée juflement fous la ligne équinoxiale ; ainfi les jours ck les nuits y font toujours de douze heures , & elle a quatre-vingt ( 2 ) parafanges da longueur ck autant de largeur* La ville ca*
( 1 ) Selon lès géographes , elle eft en-deçà de là ligne dans le premier climat
( 2 ) Les géographes Orientaux donnent à la para* ikiige plus d'une de nos Hcues*.
LXXXVIR N u i t. i* pîtaîe en; fituée à l'extrémité d'une belle vallée , formée par une montagne qui efl au milieu de l'isle y ck qui eu bien la plus haute qu'il y ait au monde. En effet , oa la découvre en mer de trois journées de na- vigation. On y trouve le- rubis , plusieurs fortes de minéraux. ;. ck tous les rochers font 9 pour la plupart ? d'émeril , qui eil une pierre métallique dont on fe fert pour tailler les pierreries. On y voit toutes fortes d'arbres ck de plantes rares , furtout le cèdre 6k le cocos. On pêche aum* les perles le long de fes rivages 6k aux embouchures de fes ri- vières; 6k quelques-unes de fes vallées four- nhTent le diamant. Je fis auffi par dévotion un voyage à la montagne , à l'endroit où Adam fut relégué après avoir été banni du paradis tejreftre , ck j'eus la curiofité de monter jufqu'au fommeU
Lorfque je fus de retour dans la ville * ]e. fuppîiai le roi de me permettre de re- tourner en mon pays ; ce qu'il m'accorda d'une manière très-obligeante ck très-hono* rable. Il m'obligea de recevoir un riche pré- fent , qu'il fit tirer de fon tréfor ; ck lorfque j'allois prendre congé de lui ? il me chargea d'un autre préfent bien. plus. confidérable, 6k m même temps d'une lettre pour le cosma
14 Les mille et une Nuits. mandeur des croyans , notre fouverain fei- gneur , en me difant : Je vous prie de pré- fenter de ma part ce régal & cette lettre au calife Haroun Alrafchid , & de TarTurer de mon amitié. Je pris le préfent & la lettre avec refpecl: , en promettant à fa majefïé d'exécuter ponctuellement les ordres dont elle me faifoit l'honneur de me charger. Avant que je m'embarquafle, ce prince en- voya quérir le capitaine 6k les marchands qui dévoient s'embarquer avec moi , ck leur ordonna d'avoir pour moi tous les égards imaginables.
La lettre du roi de Serendid étoit écrite fur la peau d'un certain animal fort pré- cieux à caufe de fa rareté , ck dont la cou- leur tire fur le jaune. Les caractères de cette lettre étoient d'azur ; ck voici ce qu'elle con« tenoit en langue indienne : Le roi des Indes , devant qui marchmt mille èlèphans , qui demeure ddns un palais dont le toit brille de t éclat de cent mille rubis , & quipofsede en fon tréfor vingt mille couronnes enrichies de diamans ; au calife Haroun Alrafchid*
L XXXVIIe. Nuit. iç « Quoique le préfent que nous vous » envoyons foit peu considérable / ne » laifTez pas néanmoins de le recevoir en » frère ck en ami , en considération de ♦> l'amitié que nous confervons pour vous » dans notre cœur 5 6k dont nous fommes » bien aifes de vous donner un témoi- » gnage. Nous vous demandons la même » part dans le vôtre ? attendu que nous » croyons le mériter 9 étant du rang égal >> à celui que vous tenez. Nous vous en » conjurons en qualité de frère. Adieu ».
Le préfent coniîftoit premièrement en un vafe d'un feul rubis 5 creufé ck travaillé en coupe > d'un demi-pied de hauteur , & d'un 11 doigt d'épaiffeur , rempli de perles très-ron- des , ck toutes du poids d'une demi- drachme; fecondement , en une peau de ferpent qui avoit des écailles grandes comme une pièce ordinaire de monnoie d'or , ck dont la pro- priété étoit de préferver de maladie ceux qui couchoient defïus ; troifièmement , en cinquante mille drachmes de bois d'aloës le plus exquis 5 avec trente grains de camphre de la groffeur d'une piflache ; ck enfin tout cela étoit accompagné d'une efclave d'une beauté raviffante , ck dont les habillemens étaient couverts de pierreries,
\6 Les mille et une Nuits.
Le navire mit à la voile \ &c après une longue ck très - Heureufe navigation , nous abordâmes à Balfora, d'où je me rendis à Bagdad. La première chofe que je ris après mon arrivée , fut de m'acquitter de la corn- miffion dont j'étois chargé.
Scheherazade n'en dit pas davantage ? à caufe du jour qui fe faifoit voir. Le lende- main , elle reprit ainiî Ton difcours.
L X X V I ï Ie. NUIT.
Je pris la lettre du roi de Serendid , con*- tinua Sindbad? & j'allai me préfenter à la porte du commandeur d^s croyans > ïiiivi de la belle efclave , 6c des perfonnes de ma famille qui portoientles préfens dont j'étois chargé. Je dis le iujet qui m'amenoit , &C auifitôt l'on me conduisît devant le trône du calife. Je lui fis la révérence en me profternant ; ck après lui avoir fait une ha- rangue très-concife , je luipréfentai la lettre &t le préfent. Lorfqu'il eut lu ce que lui inandoit le roi de Serendid , il me demanda s'il étoit vrai que ce prince fût auffi puif- jfant ck auffi riche qu'il le marquoit par fa lettre* Je me proilernaj une féconde fois,|
L XXXV IIP. Nuit. 17 ÔC après m'être relevé : Commandeur des croyans , lui répondis - je , je puis afTurer votre majeflé qu'il n'exagère pas Tes richef- ies Se fa grandeur ; j'en fuis témoin. .Rien n'en1 plus capable de caufer de l'admiration , que la magnificence de fon palais. Lorfque ce prince veut paroitre en public , on lui drefTe un trône fur un éléphant y où il s'af- fiecl , 6c il marche au milieu de deux files compofées de fes minières , de fes favoris , 6c d'autres gens de fa cour. Devant lui, fur le même éléphant , un officier tient une lance d'or à la main y &c derrière le trône , un autre efr. debout qui porte une colonne d'or , au haut de laquelle en1 une émeraude longue d'environ un demi - pied , 6c grofïe d'un pouce. Il eft précédé d'une garde de mille hommes habillés de drap d'or 6c de foie , montés fur des éléphans richement capara- çonnés.
Pendant que le roi eu en marche 9 l'oifi-* cier qui eft devant lui fur le même éléphant, crie de temps en temps à haute voix : « Voici le grand monarque , le puifTant 6c » redoutable fultan des Indes , dont le palais » eft couvert de cent mille rubis , 6c qui ». pofsède vingt mille couronnes de dia-* f> mans, Voici le monarque couronné, plus
28 Les mille et une Nuits. » grand que ne furent jamais le grand ( i ) » Solima ck le grand ( 2 ) Mihrage ».
Après qu'il a prononcé ces paroles , l'of- ficier qui eft derrière le trône crie à fon tour : « Ce monarque fi grand ck fi puif- » fant , doit mourir , doit mourir •> doit *> mourir ». L'officier de devant reprend , & crie enfuiîe : « Louange à celui qui vit ck » ne meurt pas ».
D'ailleurs > le roi de Serendid efln* jufte, qu'il n'y a pas de juges dans fa capitale > non plus que dans le refte de fes états : fes peuples n'en ont pas befoin. Ils favent ck ils obfervent d'eux-mêmes exactement la juftice 5 & ne s'écartent jamais de leur de- voir. Ainfi les tribunaux ck les magiftrats font inutiles chez eux. Le calife fut fort fa- tisfait de mon difcours. La fagefTe de ce roi , dit-il , paroît .en fa lettre ; ck après ce que vous venez de me dire , il faut avouer que fa fagefTe eft digne de fes peuples , &t fes peuples dignes d'elle. A ces mots , Il me congédia, ck me renvoya avec un riche prêtent.
Ci) Salomon.
( 2 ) Ancien roi d'une grande isle de même nom dans les Indes , très-renommé chez les Arabes par h puifîànce & par fa fagelTe*
L XXXVI IIe. Ni/it. ï9 Sindbad acheva de parler en cet endroit j ck Tes auditeurs fe retirèrent \ mais Hindbad reçut auparavant cent fequins. Ils revinrent encore le jour fuivant chez Sindbad , qui leur raconta Ton feptième ck dernier voyage dans ces termes :
Septième & dernier Voyage de Sindbad le Marin,
Au retour de mon Hxième voyage , j'a- bandonnai abfolument la penfée d'en faire jamais d'autres. Outre que j'étois dans un âge qui ne demandoit que du repos , je m'é- tois bien promrs de ne plus m'expofer aux périls que j'avois tant de fois courus. Ainfî je ne fongeois qu'à parler doucement le relte de ma vie. Un jour que je regalois un nom- bre d'amis , un de mes gens me vint avertir qu'un officier du calife me demandoit. Je fortis de table ck allai au-devant de lui. Le calife ) me dit-il, m'a chargé de venir vous dire qu'il veut vous parler. Je fuivis au palais l'officier, qui me préfentaà ce prince, que je faluai en meprorrerna.-.. à fes pieds. Sind- bad , me dit-il 5 j'ai befoin de vous ; il faut que vous me rendiez un fervice ; que vous alliez porter ma réponfe ôc mes préfens au
3lo Les mille et une Nuits. roi de Serendid: il eft jufte que je lui rende la civilité qu'il m'a faite.
Le commandement du calife fut un coup de foudre pour moi. Commandeur des croyans 5 lui dis-je, je fuis prêt à exécuter tout ce que m'ordonnera votre majefté ; mais je la fupplie très-humblement de fonger que je fuis rebuté des fatigues incroyables que j'ai fourTertes- J'ai même fait vœu de ne fortir jamais de Bagdad. Delà je pris oc- calion de lui faire un long détail de toutes mes aventures , qu'il eut la patience d'écouter jufqu'à la fin.
D'abord que j'eus cefïé de parler : J'a- voue, dit- il ? que voilà des événemens bien extraordinaires ; mais pourtant il ne faut pas qu'ils vous empêchent de faire, pour l'amour de moi, le voyage que je vous propofe. Il ne s'agit que d'aller à l'isîe de Serendid 5 vous acquitter de la commifîion que je vous donne. Après cela , il vous fera libre de vous en revenir. Mais il y faut aller ; car vous voyez bien qu'il ne feroit pas de la bien- féance & de ma dignité d'être redevable au roi de cette isle. Comme je vis que le calife exigeoit cela de moi abfolument , je lui témoignai que j'étois prêt à lui obéir. Il en eut beaucoup de joie , ck me fit donner
LXXXVIÏK Nuit. ii
mille fequins pour les fraix de mon voyage. Je me préparai en peu de jours à mon dé- part ; fk fîtôt qu'on m'eut livré les préfens du calife avec une lettre de fa propre main , je partis & je pris la route de Balfora , où je m'embarquai. Ma navigation fut très-heu- reufe ; j'arrivai à l'isle de Serendid. Là, j'expofai aux minières la commiffion dont jetais chargé , & les priai de me faire don- ner audience inceffamment. Ils n'y man- quèrent pas. On me conduifit au palais avec honneur. J'y faluai le roi en me profternant félon la coutume.
Ce prince me reconnut d'abord , & me té- moigna une joie toute particulière de me revoir. Ah ! Sindbad , me dit-il > foyez le bien- venu. Je vous jure que j'ai fongé à vous très-fouvent depuis votre départ. Je bénis ce jour5 puifque nous nous voyons encore une fois. Je lui fis mon compliment; & après l'avoir remercié de la bonté qu'il avoit pour moi , je lui préfentai la lettre &C le préfent du calife ? qu'il reçut avec toutes les marques d'une grande fatisfaétion.
Le calife lui envoyoit un lit complet de drap d'or, eftimé mille fequins 5 cinquante robes dune très-riche étoffe , cent autres de toile blanche , la plus fine du Caire ? d§
5.2 Les mille et une Nuits* Suez ( i ), de Gufa ( 2 ) & d'Alexandrie; un autre lit cramoifi, ck un autre encore d:une autre façon ; un vafe d'agathe plus large que profond 5 épais d'un doigt , ck ouvert d'un demi-pied, dont le fond repré- fentoit en bas-relief un homme un genou en terre qui tenoit un arc avec une flèche ^ prêt à tirer contre un lion : il lui envoyoit enfin une riche table y que l'on croyoit , par" tradition , venir du grand Salomon. La lettre du calife étoit conçue en ces termes :
Salut au nom dufouverain guide du droit
chemin , aupuiffant & heureux fultan , de
la part £Abdalla Haroun Alrafchid^
que Dieu a place dans le lieu
dhonneur après fes ancêtres
dheureufe mémoire,
« Nous avons reçu votre lettre avec *> joie, ck nous vous envoyons celle-ci» » émanée du confeil de notre porte , le jar- »> din des efprits fupérieurs. Nous efpérons *> qu'en jetant les yeux defïus, vous'con- » noîtrez notre bonne intention , ck que » vous l'aurez pour agréable, Adieu ».
( 1 ) P°rt de *a mer rouge. (O Ville d'Arabie.
L XXXV IIIe. Nuit. ij Le roi de Serendid eut un grand plaifir de voir que le calife répondoit à l'amitié qu'il lui avoit témoignée. Peu de temps après cette audience , je foliicitai celle de mon congé , que je n'eus pas peu de peine à obtenir. Je l'obtins enfin , & le roi y en me congédiant j me fit un préient très-con-, iidérable. Je me rembarquai auffitôt , dans le deffein de m'en retourner à Bagdad; mais je n'eus pas le bonheur d'y arriver comme je l'efpérois , 6k Dieu en difpofa autrement.
Trois ou quatre jours après notre départ ,' nous fûmes attaqués par des corfaires , qui eurent d'autant moins de peine à s'emparer de notre vaifïeau , qu'on n'y étoit nullement en état de fe défendre. Quelques perfonnes de l'équipage voulurent faire rentrance? mais il leur en coûta la vie ; pour moi ck tous ceux qui eurent la prudence de ne pas s'op- p.ofer au deffein des corfaires j nous fûmes faits efclaves.
Le jour qui parohToit, impofa filence à Scheherazade. Le lendemain; elle reprit la fuite de cette hiftoire.
%4 Les mille et une Nuits.
L X X X I Xe. NUIT.
SiRE > dit-elle au fultan des Indes , Sind- bad, continuant de raconter les aventures de fon dernier voyage : Après que les cor- faires, pourfuivit-il , nous eurent tous dé- pouillés ? & qu'ils nous eurent donné de méchans habits au lieu des nôtres , ils nous emmenèrent dans une grande isle fort éloi- gnée , où ils nous vendirent.
Je tombai entre les mains d'un riche mar-ï chand 9 qui ne m'eut pas plutôt acheté > qu'il me mena chez lui , oit il me fit bien manger ck habiller proprement en efclave. Quelques jours après , comme il ne s'étoit pas encore bien informé qui j'étois* il me demanda fi je n'a vois pas quelque métier ; je lui répondis, fans me faire mieux con- aïoître, que je n'étois pas un artifan , mais un marchand de profeflion 5 & que les cor- faires qui m'avoient vendu , m'avoient enlevé tout ce que j'avois. Mais dites-moi , reprit- il , ne pourriez-vous pas tirer de l'arc ? Je lui repartis que c'était un des exercices de ma jeunefTe, & que je ne l'avois pas oublié depuis. Alors il me donna, un arc &: des
flèches },
LXXXIXV Nuit. 15
flèches ; ck m'ayant fait monter derrière lui fur un éléphant., il me mena dans une forêt éloignée de la ville de quelques heures de chemin , ck dont l'étendue étoit très-vafie. Nous y entrâmes fort avant ; cklorfquil jugea à propos de s'arrêter , il me fit defcendre, Enfuite me montrant un grand arbre : Mon- tez fur cet arbre j me dit-il 5 ck tirez fur les éléphans que vous verrez pafTer ; car il y en a une quantité prodigieufe dans cette forêt* S'il en tombe quelqu'un y venez m'en don- ner avis. Après m' avoir dit cela > il me laiffa des vivres , reprit le chemin de la ville * & je demeurai fur l'arbre j à l'affût pendant toute la nuit.
Je n'en apperçus aucun pendant tout et temps-là^ mais le lendemain > d abord que le foleil fut levé , j'en vis paroître un grand nombre. Je tirai deiïus plusieurs flèches^ & enfin il en tomba un par terre. Les autres fe retirèrent aufïitôt > 6k melaifsèrent ïa liberté d'aller avertir mon patron de la chafTe que je venois de faire. En faveur de cette nouvelle > il me régala d'un bon repas , loua mon adrefTe , ck me carefTa fort* Puis nous allâmes enfemble à la forêt 3 où nous ■creusâmes une foiTe dans laquelle nous en- terrâmes l'éléphant que j'avois tué. Mon Tome FI IL 8
%6 Lès mille et une Nuits:
patron fe propofoit de revenir lorfque l'ani- mal feroit pourri, 6k d'enlever les dents pour en faire commerce.
Je continuai cette chafTe pendant deux mois , 6k il ne fe paffoit pas de jour que je ne tuaile un éléphant. Je ne me mettois pas toujours à l'affût fur un même arbre j je me plaçois tantôt fur l'un , tantôt fur l'autre. Un matin que j'attendois l'arrivée des éléphans , je m'apperçus avecnn extrême étonnement , qu'au lieu de palier devant moi en traverfant la forêt comme à l'or- dinaire , ils s'arrêtèrent y 6k vinrent à moi avec un horrible bruit & en fi grand nom- bre? que la terre en étoit couverte cktrem- bloit fous leurs pas. Ils s'approchèrent de l'arbre où j'étois monté 5 6k l'environnèrent tous la trompe étendue 6k les veux atta- chés fur moi. A ce fpeétacle étonnant, je reftai immobile 5 6k faifi d'une telle frayeur 3 que mon arc 6k mes flèches me tombèrent des mains.
Je n'étois pas agité d'une crainte vaine» Après que les éléphans m'eurent regardé quelque temps , un des plus gros embraiïa l'arbre par le bas avec fa trompe y 6k fit yn fi puhTant effort , qu'il le déracina 6k
L X X X I X*. Nuit. 17 îë renveria par terre. Je tombai avec l'arbre; mais l'animal me prit avec fa trompe, ck me chargea fur fon dos , où je m'aflis plus mort que vif avec le carquois attaché à mes épaules. Il fe mit enfuite à la tête de tous les autres , qui le fuivoient en troupe , & me porta jufqu'à un endroit., où m'ayant pofé à terre , il fe retira avec tous ceux qui f ac~ compagnoient. Concevez , s'il efl poflible? l'état où i'étois : je croyois plutôt dormir que veiller. Enfin , après avoir été quelque temps étendu fur la place j ne voyant plus d'éléphans , je me levai y ck je remarquai que j'étois fur une colline allez longue ck affez large 5 toute couverte d'oiTemens & de dents d'éléphans. Je vous avoue que cet objet me fit faire une infinité de réflexions* J'admirai l'inftincl; de ces animaux. Je ne doutai point que ce ne fût là leur cimetière 9 ôc qu'ils ne m'y eurïent apporté exprès pour me Penfeigner , afin que je ceffafTe de le« perfécuter , puifque je le faifois dans la vue feule d'avoir leurs dents. Je ne m'arrêtai pas fur la colline 5 je tournai mes pas vers la ville; & après avoir marché un jour 6k une nuit , j'arrivai chez mon patron. Je ne ren- contrai aucun éléphant fur ma route ; ce qui me fit connoître qu'ils s'étoient éloignés plus
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2# Les mille et une Nuïts. avant dans la forêt 3 pour me laiiler la liberté d aller fans obftacle à la colline.
Dès que mon patron m'apperçut : Ah ! pauvre Sindbad, me dit-il, j'étois dans une grande peine de favoir ce que tu pouvois être devenu. J'ai été à la forêt 9 j'y ai trouvé un arbre nouvellement déraciné , un arc 6k êes flèches par terre ; 6k après t'avoir inu- tilement cherché , je défefpérois de te revoir jamais. Raconte-moi^ je te prie 9 ce qui t'eft arrivé. Par quel bonheur es-tu encore en vie ? Je fatisfls fa curiofîté ; 6k le lende- main étant allés tous deux à la colline y il reconnut avec une extrême joie la vérité de ce que je lui avois dit. Nous chargeâmes l'éléphant fur lequel nous étions venus de tout ce qu'il pouvoit porter de dents ; 6k lorfque nous fûmes de retour : Mon frère , me dit-il , car je ne veux plus vous traiter en efclave , après le plaifir que vous venez de me faire par une découverte qui va m'en- richir , Dieu vous comble de toutes for- tes de biens 6k de profpérités. Je déclare devant lui que je vous donne la liberté. Je vous avois diflïmulé ce que vous allez entendre.
Les éléphans de notre forêt nous font périr chaque année une infinité d'efçlaves
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true nous envoyons chercher de l'ivoire. Quelques confeils que nous leur donnions 9 ils perdent tôt ou tard la vie par les rufes de ces animaux. Dieu vous a délivré de leur furie & n'a fait cette grâce qu'à vous feul. C'eft une marque qu'il vous chérit, & qu'il a befoin de vous dans le monde pour le bien que vous y devez faire. Vous me procurez un avantage incroyable ; nous n'avons pu avoir d'ivoire jufqu'à préfent qu'en expofant la vie de nos efclaves; &c voilà toute notre ville enrichie par votre moyen. Ne croyez pas que je prétende vous avoir arTez récompenfé par la liberté que vous venez de recevoir ; je veux ajouter à ce don des biens confidérables. Je pour- rois engager toute notre ville à faire votre fortune ; mais c'eft une gloire que je veux avoir moi feul.
A ce difcours obligeant , je répondis: Pa- tron , Dieu vous conferve ; la liberté que vous m'accordez fuhit pour vous acquitter .envers moi ; & pour toute récompenfé du fervice que j'ai eu le bonheur de vous rendre à vous ck à votre ville , je ne vous demande que la permifïion de retourner en mon pays. Hé bien, répliqua-t-il , Moçon
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3o Les mille et une Nuits. ( i ) nous amènera bientôt des navires qui viendront charger de l'ivoire. Je vous ren- verrai alors , <k vous donnerai de quoi vous conduire chez vous. Je le remerciai de nouveau de la liberté qu'il venoit de me donner ^ ck des bonnes intentions qu'il avoit pour moi. Je demeurai chez lui en atten- dant le Moçon ; ck pendant ce temps - là, nous fîmes tant de voyages à la colline «> que nous remplîmes Tes magasins d'ivoire. Tous les marchands de la ville qui en né- gocioient firent la même chofe ; car cela lie leur fut pas long-temps caché.
À ces paroles , Scheherazade appercevant la pointe du jour? cefTa de pourfuivre fou difcours. Elle le reprit la nuit fuivante > Se dit au fultan des Indes :
(i) Ce mot eft fort ufité dans la navigation des Indes. C'eft un vent régulier qui règne fix mois dit couchant au levant, & fix mois du levant au cou* «haut
XO, Nuit. 3î
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OIRE, Sindbad continuant le récit de fon feptième voyage: Les navires , dit-il , arri- vèrent enfin , ck mon patron ayant choiiï lui-même celui fur lequel je devois m'em- barquer^ le chargea d'ivoire à demi pour mon compte. Il n'oublia pas d'y faire mettre auffi des provifions en abondance pour mon pafïage ; ck de plus , il m'obligea d'accepter des régals de grands prix y des curiosités du pays. Après que je l'eus remercié autant qu'il me fut poflible de tous les bienfaits que j'a- vois de lui , je m'embarquai. Nous mimes à la voile ; ck comme l'aventure qui m'avoit procuré la liberté étoit fort extra ordinaire 9 j'en avois toujours Pefprit occupé,
Nous nous arrêtâmes en quelques isîes pour y prendre des rafraîchifTemens. Notre vahTeau étant parti d'un port de terre ferme des Indes 5 nous y allâmes aborder : 6k là , pour éviter les dangers de la mer jufqu'à Balfora , je fis débarquer Ti voire qui m'appar- tenoit , réfolu de continuer mon voyage par terre. Je tirai de mon ivoire une groiïe fom- me d'argent j j'en achetai plufîeurs chofes
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g* Les mille et une Nuits.
rares pour en faire des préfens ; & quand mon équipage fut prêt, je me joignis à une grofTe caravanne de marchands* Je demeurai long-temps en chemin y ck je fourTris beau- coup ; mais je fourTrois avec patience > en faifant réflexion que je n'avois plus à craindre ni les tempêtes , ni les corfaires , ni les fer- pens , ni tous les autres périls que j'avois courus.
Toutes ces fatigues finirent enfin : j'arri- vai heureufement à Bagdad. J'allai d'abord me préfenterau calife > 6>c lui rendre compte de mon ambafïade. Ce prince me dit que la longueur de mon voyage lui avoit caufé de l'inquiétude ; mais qu'il avoit pourtant tou- jours efpéré que dieu ne m'abandonnerort point. Quand je lui appris l'aventure des éléphans , il en parut fort furpris ; & il auroit refufé d'y ajouter foi y fi ma fincérité ne lui eût pas été connue. Il trouva cette hiftoire & les autres que je lui racontai > fi curieufes* qu'il chargea un de {qs fecrétairesde les écrire en caractères d'or > pour être confervées dans fon tréior» Je me retirai très- content de l'honneur & des préfens qu'il me fit ; puis je me donnai tout entier à ma famille* à mes parens &£ à mes amis.
Ce fut ainfi que Sindbad acheva le récit
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de fon feptième & dernier voyage ; ck s'a- dreffant enfuite à Hindbad : Hé bien , mon ami, ajouta-t-il , avez-vous jamais ouï dire que quelqu'un ait fouffert autant que moi, ou qu'aucun mortel fe {bit trouvé dans des embarras.fi preiTans ? N'eft-il pas jufte qu'a- près tant de travaux je jouifTe d'une vie agréable ck tranquille ? Comme il achevoit ces mots , Hindbad s'approcha de lui , ck dit en lui baifant la main : 11 faut avouer , fei~ gneur, que vous avez erTuyé d'effroyables périls ; mes peines ne font pas comparables aux vôtres. Si elles m'affligent dans le temps que je les iburTre5 je m'en confole par le petit profit que j'en tire. Vous méritez non*- feulement une vie tranquille , vous êtes digne encore de tous les biens que vous pofTédez ; puifque vous en faites un fi bon ufage , ck que vous êtes fi généreux. Continuez donc de vivre dans la joie jufqu'à l'heure de votre mort.
Sindbad lui fit encore donner cent fequîns y le reçut au nombre de fes amis ; lui dit de quitter fa profefïion de porteur , ck de con- tinuer de venir manger chez lui ; qu'il auroit lieu de fe fouvenir toute fa vie de Sindbad le marin.
Scheherazade 2 voyant qu'il n étoit pas
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34 Les mille et une Nuits. encore jour > continua de parler > & corn* mença une autre hiftoire.
Les trois Pommes.
Sire, dit - elle j j'ai déjà eu l'honneur d'entretenir votre majefté d'une fortie que le calife Haroun Alrafchid fît une nuit de Ton palais; il faut que je vous en raconte encore une autre. Un jour ce prince avertit le grand- "vîfîr Giafar de fe trouver au palais la nuit prochaine. Vifîr > lui dit-il > je veux faire le* tour de la ville > & ni informer de ce qu'on y dit , & particulièrement iî l'on eft content de mes officiers de juflice. S'il y en a dont on ait raifon de fe plaindre ? nous les dépa- rerons pour en mettre d'autres à leur place> qui s'acquitteront mieux de leur droit. Si au- contraire il y en a dont on fe loue , nous aurons pour eux les égards qu'ils méritent». Le grand- viflr s'étant rendu au palais à l'heure marquée > le calife , lui & Mefrour 9 chef des eunuques , fe déguisèrent pour n'être pas connus , ck fortirent tous trois enfemble*
ils pafsèrent par plufieurs places ck par plu* iieurs marché* 5 ck en entrant dans une petite rue , Ils virent au clair de la lune un bon- kmœe à barbe blanche 9 qui. av oit la taille.
X Ce. Nuit. 35
liante , 6k qui portait des filets fur fa têtQ. Il avoit au bras un panier pliant de feuilles de palmier , 6k un bâton à la main. A voir ce vieillard , dit le calife , il n'efl pas riche : abordons-le , 6k lui demandons l'état de fa fortune. Bon -homme, lui dit le vifir , qui es-tu ? Seigneur y lui répondit le vieillard 5 je fuis pêcheur , mais le plus pauvre 6k le plus rniférable de ma profefïion. Je fuis forti de chez moi tantôt fur le midi pour aller pêcher y & depuis ce temps -là jufqu'à préfent je n'ai pas pris le moindre poifïbn. Cependant j'ai une femme 6k des petits enfans , 6k je n'ai pas de quoi les nourrir.
Le calife , touché de compafïion , dit au pêcheur : Aurois-tu le courage de retourner fur tes pas , ck de jeter tes filets encore une fois feulement ? Nous te donnerons .cent fequins de ce que tu amèneras. Le pêcheur 9 à cette propofition , oubliant toute la peine de la journée , prit le calife au mot , ck retourna vers le Tigre avec lui , Giafar ck Mefrour , en difant en lui - même : Ces fei- gneurs parohTent trop honnêtes ck trop rai» fonnables pour ne pas me récompenfer de ma peine ; 6k quand ils ne me donneroient que la centième partie de ce qu'ils me pro- mettent 5 ce feroit encore beaucoup pour moi,
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$6 Les mille et itnê Nuits.
Ils arrivèrent au bord du Tigre ; le pêw cheur y jeta Tes filets , puis les ayant tirés , il amena un coffre bien fermé ck fort pefant qui s'y trouva. Le calife lui fit compter auffi- toi cent fequins par le grand-vifir , ck le renvoya. Mefrour chargea le coffre fur fes épaules par l'ordre de fon maître * qui , dans, rempreffement de favoir ce qu'il y avoit de* dans , retourna au palais en diligence. Là 9 le coffre ayant été ouvert , on y trouva un grand panier pliant de feuilles de palmier 9 fermé êk coufu par l'ouverture avec un. fil de laine rouge. Pour fatisfaire l'impatience du calife, on ne fe donna pas la peine de. le découdre ; on coupa prornptement le fil avec lin couteau ,. ck Ton tira du panier un paquet enveloppé dans un méchant tapis , ck lié av#c de la corde» La corde déliée ck le pa- quet défait , on vit avec horreur le corps d'une jeune dame plus blanc que de la neige.? et coupé par morceaux,
Scheherazade , en cet endroit > remarquant qu'il étoit jour , ceffa de parler. Le lendemaki^ rite reprit la parole de cette manière,.
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X C Ie. NUI T.
oire , votre majefté s'imaginera mieux elle- même que je ne le puis faire comprendre par mes paroles , quel fut f étonneraient du calife à cet affreux fpeclacle. Mais de la furprife il parTa en un inftant à la colère ; ck lançant au vifir un regard furieux : Ah ! malheureux \ lai dit-il ) eft-ce donc ainfi que tu veilles fur les actions de mes peuples ? On commet impu- nément fous ton miniftère des aifaffinats dans ma capitale, & l'on jette mes fujets dans le Tigre y afin qu'ils crient vengeance contre moi au jour du jugement. Si tu ne venges promprement le meurtre de cette femme par la mort de fon meurtrier > je jure par le faiat 310m de dieu , que je te ferai pendre 5 toi ck quarante de ta parenté. Commandeur des croyans , lui dit le grand- vi(ir 5 je fupplie votre majefté de m'accorder du temps pour faire des perquisitions. Je ne te donne que trois jours, pour cela, repartit le calife; c'eft à toi d'y fonger.
Le vifir Giafar fe retira chez lui dans une grande confufion de fentimens. Hélas , difoit* il 3 comment^ dans une ville aufli vafte ck auflî
38 Les mtllé'et une"Nuits.
peuplée que Bagdad , pourrai-je déterrer un meurtrier , qui fans doute a commis ce crime fans témoin, & qui eft peut-être déjà forti de cette ville ? Un autre que moi tireroit de prifon un miférable ; & le feroit mourir pour contenter le calife ; mais je ne veux pas char- ger ma confcience de ce forfait , & j'aime mieux mourir que de me fauver à ce prix-là.
Il ordonna aux officiers de police & de juftice 9 qui lui obéifïbient , de faire une exacte recherche du criminel. Ils mirent leurs gens en campagne , ils s'y mirent eux-mêmes, ne fe croyant guère moins intéreiTés que le vifir en cette affaire. Mais tous leurs foins furent inutiles : quelque diligence qu'ils y ap- portèrent , ils ne purent découvrir l'auteur de l'aiTafîinat; & le vifir jugea bien que fans un coup du ciel , c'étoit fait de fa vie.
Effectivement > le troifième jour étant venu, un huifîier arriva chez ce malheu- reux miniftre , & le fomma de le fuivre. Le vifir obéit ; & le calife lui ayant demandé où étoit le meurtrier : Commandeur des croyans ? lui répondit-il les larmes aux yeux > je n'ai trouvé perfonne qui ait pu m'en don- ner la moindre nouvelle. Le calife lui fit des reproches remplis d'emportement & de fu- reur y & commanda qu'on le pendît devant
X C Ie. Nui t. la porte du palais y lui 6c quarante Barme-' cides ( i ).
Pendant que l'on travaillait à dreffer les potences , 6c qu'on alla fe faifir des quarante Barmecides dans leurs maifons j un erieur public alla par ordre du caîife faire ce cri dans tous les quartiers de la ville : « Qui » veut avoir la fatis faction de voir pendre le » grand-vifîr Giafar > 6c quarante des Banne- » cides fes parens ; qu'il vienne à la place qui » eft devant le palais ».
Lorfque tout fut prêt , le juge criminel 6k un grand nombre dliuilîiers du palais ame- nèrent le grand-vifîr avec les quarante Bar- mecides y les firent difpofer chacun au pied de la potence qui lui étoit deftinée , 6c on leur paffa autour du cou ta corde avec laquelle ils dévoient être levés en l'air. Le peuple, dont toute la place étoit remplie ^ ne put voir ce trirle fpe&acle fans douleur , 6c fans verfer des larmes ; car le g rand-viilr Giafar 6c les Barmecides éroient chéris 6c honorés pour leur probité , leur libéralité 6c leur défînté-
( i ) Les Barmecides e'toient d'une famille fortie de Perfe , dont étoit le grand -vifir Giafar. Voyez la bibliothèque orientale de M. d'Herbelot? m x»ofc
40 Les mille et une Nuits. refTement, non- feulement à Bagdad, mais même par tout l'empire du calife.
Rien n'empêchoit qu'on n'exécutât l'ordre irrévocable de ce prince trop févère; 6k on alloit ôter la vie aux plus honnêtes gens de la ville > lorfqu'un jeune homme très-bien fait <k fort proprement vêtu fendit la prefTe , pénétra jufqu'au grand - vifir ; & après lui avoir baifé la main : Souverain vifir > lui dit-il , chef des émirs de cette cour ? refuge des pauvres -, vous n'êtes pas coupable du crime pour lequel vous êtes ici. Retirez- vous> & me laifTez expier la mort de la dame qui a été jetée dans le Tigre. C'eft moi qui fuis fon meurtrier -, & je mérite d'en être puni.
Quoique ce difcours causât beaucoup de joie au vifir , il ne laifTa pas d'avoir pitié du jeune ho mme > dont la physionomie 5 au lieu de paroitre funefte , avoit quelque chofe d'engageant ; & il alloit lui répondre ? lorf- qu'un grand homme d'un âge déjà fort avan- cé , ayant aufli fendu la prefTe arriva , &: dit au vifir : Seigneur , ne croyez rien de ce que vous dit ce jeune homme ; nul autre que moi n'a tué la dame qu'on a trouvée dans le coffre. C'en1 fur moi feul que doit tomber le châti- . ment. Au nom de dieu a je vous conjure de m pas punir l'innocent pour le coupable*
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Seigneur y reprit îe jeune homme en s'adref- Tant au vifir , je vous jure que c'eft moi qui ai commis cette méchante a&ion , 6k que perfonne au monde n'en eft complice. Mon fils , interrompit le vieillard ; c'eft le défef- poir qui vous a conduit ici , 6k vous voulez prévenir votre deftinée ; pour moi ,. il y a long-temps que je fuis au monde, je dois en être détaché. LairTez-moi donc facrifler ma vie pour la vôtre. Seigneur y ajouta-t-il en s'adreiïant au grand-vifir , je vous le répète encore ? c'eft moi qui fuis TarTarlin : faites- moi mourir , 6k ne différez pas.
La conteftation du vieillard 6k du jeune homme obligea le vifir Giafar à les mener tous deux devant le calife , avec la permif- fion du lieutenant criminel , qui fe faifoit un plaifir de le favorifer. Lorfqu'il fut en pré* fence de ce prince , il baifa la terre par fept fois , 6k parla de cette manière : Comman- deur des croyans , j'amène à votre majefté ce vieillard ck ce jeune homme , qui fe difent tous deux féparément meurtriers de la dame» Alors le calife demanda aux accuiîés y qui des deux avoit maftacré la dame fi cruelle- ment, ck l'avoit jetée dans le Tigre. Le jeune homme afifura que ç'étoit lui ; mais le vieil- lard x de fon coté 3 foutenant le contraire: i
42. Les mille et une Nuits.
Allez, dit le calife au grand- vifir, faites-les pendre tons deux. Mais {ire ? dit le viiîr, s'il n'y en a qu'un de criminel , il y auroit de Pinjuftice à faire mourir l'autre.
A ces paroles , le jeune homme reprit : Je jure par le grand dieu qui a élevé les deux à la hauteur où ils font , que c'efl: moi qui ai tué la dame , qui l'ai coupée par quartiers ck jetée dans le Tigre il y a quatre jours. Je ne veux point avoir de part avec les autres au jour du jugement > û ce que je dis n'efl: pas véritable ; ain(î je fuis celui qui doit être puni. Le calife fut furpris de ce ferment, & y ajouta foi , d'autant plus que le vieillard n'y répliqua rien. Ç'eft pourquoi fe tournant vers le jeune homme : Malheureux , lui dit-il , pour quel fujet as-tu commis un crime ii déteflable ? (k quelle raifon peux-tu avoir d'être venu t'offrir toi-même à la mort ? Commandeur des croyans 5 répondit-il , fi l'on mettoit par écrit tout ce qui s'en1 païïe entre cette dame et moi , ce feroit une hiftoire qui pourroit être très-utile aux hommes. Raconte-nous la donc , répliqua le calife , je te l'ordonne. Le jeune homme obéit , $t commença fon récit de cette forte.
Scheherazade vouloit continuer ; mais elle fut obligée de remetttre cette hiiloire à la nuit fui vante»
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X C I Ie. NUIT.
Schahriar prévint îa fultane ? & lui de- manda ce que le jeune homme avoit raconté au calife Haroun Alrafchid. Sire , répondit Scheherazade, il prit la parole > & parla dans ces termes ;
Hiflolre de la dame majjacrée ^ & du jeune, homme [on mari»
Commandeur des çroyans , votre ma* jefté faura que la dame mafFacrée étoit ma femme , fille de ce vieillard que vous voyez* qui eft mon oncle paternel. Elle n'avoit que douze ans quand il me la donna en mariage 9 ck il y en a onze d'écoulées depuis ce temps- là. J'ai eu d'elle trois enfans mâles , qui font vivans; &: je dois lui rendre cette juftice9 qu'elle ne m'a jamais donné le moindre fujet de déplaisir. Elle étoit fage, de bonnes mœurs 9 &: mettoit toute fôn attention à me plaire. De mon côté , je l'aimois parfaitement , 6c je prévenois tous ks defïrs j bien loin de m'y oppofer.
44 Les mille et une Nuits.
Il y a environ deux mois qu'elle tomba malade. J'en eus tout le foin imaginable, &: je n'épargnai rien pour lui procurer une prompte guérifon. Au bout d'un mois5 elle commença de fe mieux porter , 6k voulut aller au bain. Avant que de fortir du logis , elle me dit : Mon coufin , car elle m'appeloit ainfi par familiarité ^ j'ai envie de manger des pommes ; vous me feriez un extrême plaifir û vous pouviez m'en trouver ; il y a long- temps que cette envie me tient > ck je vous avoue qu'elle s'eft augmentée à un point , que fi elle n'en: bientôt fatisfaite , je crains qu'il ne m'arrive quelque difgrace. Très-vo- lontiers , lui répondis-je , je vais faire tout mon poflible pour vous contenter.
J'allai aufïitôt chercher des pommes dans tous les marchés ck dans toutes les boutiques; mais je n'en pus trouver une^ quoique j'of- friffe d'en donner un fequin. Je revins au logis fort fâché de la peine que j'avois prife inuti- lement. Pour ma femme ? quand elle fut revenue du bain , êk qu'elle ne vit point de pommes , elle en eut un chagrin qui ne lui permit pas de dormir la nuit. Je me levai de grand matin , ck allai dans tous les jardins ; mais je ne réufîis pas mieux que le jour pré- cédent. Je rencontrai feulement un vieux
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jardinier qui me dit , que quelque peine que je me donnaffe y je n'en trouver ois point ailleurs qu'au jardin de votre majeiié à Bal- ibra.
Comme j'aimois paflionnément ma fem^ me , & que je ne voulois pas avoir à me reprocher d'avoir négligé de la fatisfaire, je pris un habit de voyageur; & après l'avoir mftruite de mon derTein5 je partis pour Bal- fora. Je fis une û grande diligence 5 que je fus de retour au bout de quinze jours. Je rapportai trois pommes qui m* avoient coûté un fequin la pièce. Il n'y en avoit pas davanr tage dans le jardin 9 6k le jardinier n'avoit pas voulu me les donner à meilleur marché. En arrivant , je les préfentai à ma femme ; mais il fe trouva que l'envie lui en étoit parlée. Àinfi elle fe contenta de les recevoir, & les pofa à côté d'elle. Cependant elle étoit toujours malade , ck je ne favois pas quel remède apporter à fon mal.
Peu de jours après mon voyage 5 étant afîis dans ma boutique, au lieu public où Ton vend toutes fortes d'étoffes fines , je vis en- trer un grand efclave noir , de fort méchante mine , qui tenoit à la main une pomme, que je reconnus pour une de celles que j'avois apportées de Balfora. Je n'en pouvois doit*.
46 Les mille et une Nuits,
ter , puifque je favois qu'il n'y en avoit pas une dans Bagdad ni dans tous les jardins aux environs. J'appelai l'efclave : Bon efclave , lui dis-je , apprends-moi , je te prie , où tu as pris cette pomme ? C'eft, , me répondit-il en fouriant , un préfent que m'a fait mon amoureufe. J?ai été la voir aujourd'hui , ck je l'ai trouvée un peu malade. J'ai vu trois pommes auprès d'elle , 6k je lui ai demandé d'où elle les avoit eues; elle m'a répondu que fon bon-homme de mari avoit fait un voyage de quinze jours exprès pour les lui aller chercher? ck qu'il les lui avoit apportées. Nous avons fait collation enfèmbîe? 6k en la quittant, j'en ai pris ck emporté une que voici.
Ce difcours me mit hors de moi-même. Je me levai de ma place ; 6k après avoir fer- mé ma boutique , je courus chez moi avec emprefTement , ck montai à la chambre de ma femme. Je regardai d'abord où étoient les pommes ; ck n'en voyant que deux , je demandai où étoit la troiiième. Alors ma femme ayant tourné la tête du côté des pom* mes 5 ck n'en ayant apperçu que deux , me répondit froidement : Mon coufin , je ne fais ce qu'elle eft devenue. A cette réponfe, je ne fis pas difficulté de croire que ce que m'a*
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voit dit l'efciave ne fut véritable. En même temps je me biffai emporter à une fureur jaloufe ; &t tirant un couteau qui étoit atta- ché à ma ceinture., je le plongeai dans la gorge de cette miférable. Enfuite je lui coupai la tête ÔC mis fon corps par quartiers ; j'en fis un paquet que je cachai dans un panier pliant ; ck après avoir coufu l'ouverture du panier avec un fil de laine rouge, je l'enfermai dans un coffre , que je chargeai fur mes épaules dès qu'il fut nuit , & que j'allai jeter dans le Tigre.
Les deux plus petits de mes enfans étoient déjà couchés & endormis y ôt le troifième étoit hors de la maifon ; je le trouvai à mon retour affis près de la porte , & pleurant à chaudes larmes. Je lui demandai le fujet de fes pleurs. Mon père, me dit- il y j'ai pris ce matin à ma mère 3 fans qu'elle en ait rien vu? une des trois pommes que vous lui avez apportées. Je l'ai gardée long - temps ; mais comme je jouois tantôt dans la rue avec mes petits frères 3 un grand efclave qui paffoit me l'a arrachée de la main , ÔC Ta emportée ; j'ai couru après lui en la lui redemandant ; mais j'ai eu beau lui dire qu'elle appartenoit à ma mère qui étoit ma- lade ; que vous aviez fait un voyage de
$ Les mille et une Nuits. quinze jours pour Palier chercher , tout cela a été inutile. Il n'a pas voulu me la rendre ; & comme je le fuivois en criant après lui , il s'en1 retourné s m'a battu , & puis s'eft mis à courir de toute fa force par plusieurs rues détournées , de manière que je l'ai perdu de vue. Depuis ce temps-là, j'ai été me promener hors de la ville en attendant que vous revinffiez ; & je vous attendois, mon père, pour vous prier de n'en rien dire à ma mère , de peur que cela ne la rende plus mal. En achevant ces mots > il redoubla fes larmes.
Le difcours de mon fils me jeta dans une affliction inconcevable. Je reconnus alors l'énormité de mon crime > & je me repentis j mais trop tard, d'avoir ajouté foi aux im- poflures du malheureux efclave, qui 5 fur ce qu'il avoit appris de mon fils > avoit corn- pofé la funefte fable que j'avois prife pour une vérité. Mon oncle , qui eft ici préfent > arriva fur ces entrefaites ; il venoit pour voir fa fille ; mais au lieu de la trouver vivante , il apprit par moi-même qu'elle n'é^ toit plus ; car je ne lui déguifai rien; ck fans attendre qu'il me condamnât , je me décla- rai moi-même le plus criminel de tous les hommes. Néanmoins , au lieu de m'accabler
de
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êe juftes reproches , il joignit fes pleurs aux miennes , ck nous pleurâmes enfemble trois jours fans relâche , lui , la perte d'une fille qu'il avoit toujours tendrement aimée , ck moi , celle d'une femme qui m'étoit chère > &t dont je m'étois privé d'une manière fi cruelle^ ck pour avoir trop légèrement cru le rapport d'un efclave menteur.
Voilât commandeur des croyans , l'aveu fïncère que votre majefté a exigé de moi» Vous favez à préient toutes les circonftan^ ces de mon crime , ck je vous fupplie d'en ordonner la punition ; quelque rigoureufe qu'elle punTe être , je n'en murmurerai point, 6c je la trouverai trop légère. Le calife hit .dans un grand étonneraient»
Scheherazade ? en prononçant ces der- niers mots , s'apperçut qu'il étoit jour: elle cefTa de parler. Mais la nuit fuivante , elle reprit ainfi ion difc ours :
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S1S.E, dit-elle, le calife fut extrêmement étonné de ce que le jeune homme venoit de lui raconter. Mais ce prince équitable, trouvant qu'il étoit plus à plaindre qu'il Tome FI II* C
50 Les mille et une Nuits. n'étoit criminel , entra dans fes intérêts» L'a&ion de ce jeune homme , dit -il y eft par- donnable devant Dieu , ck excufable auprès <\qs hommes. Le méchant efclave efl la caufe unique de ce meurtre : c'eft lui feul qu'il faut punir. C'eft pourquoi , continua-t-il en s'adreiïant au grand-vifir 3 je te donne trois jours pour le trouver. Si tu ne me l'amènes dans ce terme , je te ferai mourir à fa place.
Le malheureux Giafar, qui s'étoit cru hors de danger ? fut accablé de ce nouvel ordre du calife ; mais comme il n'ofoit rien répli- quer à ce prince , dont il connoiîToit l'hu- meur 3 il s'éloigna de fa préfence , & fe retira chez lui les larmes aux yeux > perfuadé qu'il n'avoit plus que trois jours à vivre. Il étoit tellement convaincu qu'il ne trouveroit point l'efcîave j qu'il n'en fit pas la moindre recherche. îl n'eft pas poffible, difoit-il, que dans une ville telle que Bagdad , où il y a une infinité d'efciaves noirs , je dé- mêle celui dont il s'agit. A moins que Dieu ne me le faffe connoître, comme il m'a déjà fait découvrir l'afTafîin , rien ne peut me fauver.
Il paffa les deux premiers jours à s'affliger avec fa famille ? qui gémiffoit autour de lui, en fe plaignant de la rigueur du calife. Le
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îfoiflème étant venu ? il fe difpofa à mourir -avec fermeté , comme un minière intègre 5 6c qui n'avoir rien à fe reprocher. Il fit venir des cadis & des témoins qui lignèrent 2e teflament qu'il fit en leur préfence. Après cela , il embrafTa fa femme & fes enfans , Scieur dit le dernier adieu. Toute fa famille fondoit en larmes: jamais fpeétacîe ne fut plus touchant. Enfin 9 un haiflier du palais arriva , qui lui dit que le Calife s'impatientoit de n'avoir ni de fes nouvelles , ni de celles de l'efclave noir qu'il lui avoit commandé de chercher. J'ai ordre 5 ajouta- t-il5 de vous amener devant fon trône. L'srrligé viiir fe jnit en état de fuivre l'huiflier. Mais comme il alloit fortir , on lui amena la plus petite de (qs filles 5 qui pouvoit avoir cinq ou fix .ans. Les femmes qui avoient foin d'elle , la venoient préfenter à fon père , afin qu'il là vît pour la dernière fois.
Comme il avoit pour elle une tendrefTe particulière , il pria l'huiflier de lui permettre ■de s'arrêter un moment. Alors il s'approcha <le fa fille, la prit entre fes bras^ &la baifa plufieurs fois. En la ballant, il s'apperçut qu'elle avoit dans le fein. quelque chofe de =gros , c* qui avoit de l'odeur. Ma chère petite p lui dit-il ? qu'avez-vous dans le fein J
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5i Les mille et une Nuits.
Mon cher père , lui répondit-elle , c'efî. une pomme fur laquelle eft écrit le nom du calife notre feigneur ck maître. Rihan ( i ) notre efclave me l'a vendue deux fequins.
Aux mots de pomme ck d'efclave > le grand-vifir Giafar fit un cri de furprife mêlé de joie , ck mettant auflitôt la main dans le fein de fa fille, il en tira la pomme. Il fit appeler l'efclave j qui n'étoit pas loin ; ck lorfqu'il fut devant lui : Maraud, lui dit-il , où as-tu pris cette pomme ? Seigneur ; ré- pondit l'efclave, je vous jure que je ne l'ai dérobée ni chez vous 3 ni dans le jardin du commandeur des croyans. L'autre jour* comme je paffois dans une rue auprès de trois ou quatre petits enfans qui jouoient$ ck dont l'un la tenoit à la main^ je la lui arrachai ^ ck l'emportai. L'enfant courut après moi , en me difant que la pomme n'étoit pas à lui? mais à fa mère qui étoit malade ; que fon père , pour contenter l'en- vie qu'elle en avoit , avoit fait un long voyage, d'où il en avoit apporté trois; que
(i) Ce mot lignifie, en arabe du bajiltc , plante odoriférante ; & les Arabes donnent ce nom à leurs efclaves , comme on donne en France celui de jàfmin à un laquais* J
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celle-là en étoit une qu'il avoit prife fans que fa mère en sût rien. Il eut beau me prier de la lui rendre j je n'en, voulus rien faire; je l'apportai au logis , & la vendis deux fequins à la petite dame votre fille. Voilà tout ce que j'ai à vous dire.
Giafar ne put allez admirer comment là friponnerie d'un efclave avoit été caufe de îa mort d'une femme innocente 5 & prefque de la iienne. Il mena l'efclave avec lui ; &. quand il fut devant le calife , il fit à ce prince un détail exad de tout ce que lui avoit dit l'efclave , & du hafard par lequel H avoit découvert fon crime.
Jamais furprife n'égala celle, du calife. Il ne put fe contenir , ni s'empêcher de faire de grands éclats de rire. A la fin y il reprit un air férieux, & dit au vifir, que puifque fon efclave avoit caufé un û étrange dé- fordre , il méritoit une punition exemplaire. Je ne puis en difconvenir , fire, répondit le vifir ; mais fon crime n'efi pas irrémifïible. Je fais une hiftoire plus furprenante d'un vifir du Caire , nommé Noureddin ( 1 ) Ail ,
» ■ .. , ,. mu ,, ,,. .1
( 1 ) Noureddin lignifie en arabe la lumière de la
religion.
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54 Les mille et une Nuït& ck de Bedreddin ( i ) Haffan > de Balfora* Comme votre majefté prend pîaiiir à en en- tendre de femblables ■> je fuis prêt à vous là raconter > à condition que lï vous la trouvez plus étonnante que celle qui me donne occa~ fion de vous la dire > vous ferez grâce à mon efclave. Je le veux bien , repartit le calife ; mais vous vous engagez dans une grande entreprife , ck je ne crois pas que vous puiffiezfau ver votre efclave ; car Thil- toire des pommes eft fort fingulïère. Giafar $. prenant alors la parole , commença (on récif: dans ces termes :
Ilijîoire de Noureddin Àli * & d& Bedreddin Haffan*
Commandeur des croyans, il y avok autrefois en Egygte un fultan, grand ob fer- vateur de la juftice , bienfaifant , miféricor-* dieux % libéral ; ck fa valeur le rendoit re- doutable à fes voifins. Il aimoit les pauvres* ck protégeoit les favans , qu'il élevoit aux premières charges. Le vifîr de ce fultan étoit un homme prudent, fage? pénétrant, & confommé dans les belles-lettres 6k dans
( O Bedreddiiî., la pleine lune de la religion*
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toutes les fciences. Ce minière avoit deux fils très-bien faits, "ck qui marchoient l'un ck l'autre fur Tes traces : l'aîné fe nommoit Schemfeddin ( 1 ) Mohammed , ck le cadet Noureddin Ali. Ce dernier principalement avoit tout le mérite qu'on peut avoir, Le vifir leur père étant mort , le fuit an les en- voya quérir; ck les ayant fait revêtir tous deux d'une robe de vifir ordinaire : J'ai bien du regret , leur dit-il > de la perte que vous venez de faire. Je n'en fuis pas moins touché que vous-mêmes. Je veux vous le témoi- gner ; ck comme je fais que vous demeurez enfemble > ck que vous êtes parfaitement unis 3 je vous gratifie l'un ck l'autre de îa même dignité. Allez y ck imitez votre père. Les deux nouveaux vifîrs remercièrent le fultan de fa bonté , ck fe retirèrent chez eux , où ils prirent foin des funérailles de leur père. Au bout d'un mois , ils rirent leur premiers fortie ; ils allèrent pour la première fois au confeil du fultan, ck depuis ils continuèrent d'y afîiiter régulièrement les jours qu'il s'a£ fembloir. Toutes les fois que le fultan alloit à la chafle , un des deux frères l'accompa- gnoit ? ck ils avoient alternativement cet > ..ii ii i— m— — fr
< i ) C'eft-à-dire , le foleil de la religion.
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^6* Les mille et une Nuits*
honneur. Un jour qu'ils s'entretenoient après le fouper de chofes indifférentes > c'étoit la veille d'une chafTe où Faîne de voit fuivre le fultan; ce jeune homme dit à fon cadet: Mon frère ? puifque nous ne fommes point encore mariés , ni vous ni moi , & que nous vivons dans une fi bonne union > il me vient une penfée. Epoufons tous deux en un même four deux fœurs , que nous choifirons] dans quelque famille qui nous conviendra ; que dites-vous de cette idée? Je dis > mon frère? répondit Noureddin Ali > qu'elle eft bien cligne de l'amitié qui nous unit. On ne peut pas mieux penfer ? & pour moi , je fuis prêt a faire tout ce qu'il vous plaira. Oh ? ce lï'efl pas tout encore. ,. reprit Sehemfeddiîi Mohammed , mon imagination va plus loin. Suppofé que nos femmes conçoivent la pre- mière nuit de nos noces , & qu'en fuite elles accouchent en un même jour , la vôtre d'un 6îs > & la mienne d'une fille > nous les ma- rierons enfemble quand ils feront en âge. Ah pour cela , s'écria Noureddin Ali , il faut avouer que ce projet eft admirable ! ce ma- riage couronnera notre union , ck j'y donne volontiers mon confentement. Mais , mon frère 5 ajouta-t-il, s'il arrivoit que nous fif- fions ce mariage , prétendriez - vous que
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mon fils donnât une dot à votre fille ? Cela ne fourTre pas de difficulté, repartit l'aîné, & je fuis perfuadé qu'outre les conventions ordinaires du contrat de mariage y vous ne manqueriez pas d'accorder en fbn nom 5 du moins trois mille fequins? trois bonnes ter- res & trois efclaves. C'eft. de quoi je ne demeure pas d'accord , dit le cadet. Ne fommes-nous pas frères & collègues ? revêtus tous deux du même titre d'honneur ? D'ail- leurs , ne favons-nous pas bien vous ck moi ce qui eft jufte ? Le mâle étant plus noble que la femelle , ne feroit-ce pas à vous à donner une groffe dot à votre fille ? A ce que je vois , vous êtes homme à faire vos affaires aux dépens d'autrui.
Quoique Nouredclin Ali dît ces paroles en riant, fon frère , qui n'avoit pas l'efprit bien fait , en fut ofFenfé. Malheur à votre fils , dit-il avec emportement y puifque vous Tofez préférer à ma fille. Je m'étonne que yous ayez été arTez hardi pour le croire feulement digne d'elle, 11 faut que vousayeg perdu le jugement pour vouloir aller de p^tf avec moi , en difant que nous fommes col- lègues ; apprenez , téméraire,, qu'après votre imprudence, je ne voudrois pas marier ma iiile avec votre fils , quand vous lui donneriez,
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çS Les mille et une Nuits. plus de riche/Tes que vous n'en avez. Cette plaifante querelle de deux frères fur le mariage de leurs en fans qui n'étoient pas encore nés , ne lailTa pas d'aller fort loin» SchemfeddinMohammed's'emportajufqu'aux menaces. Si je nedevois pas , dit-il , accom-s pagner demain le fultan ? je vous traiterais, comme vous le méritez; mais à mon retour, je vous ferai connoître s'il appartient à un cadet de parler à fon aine aufîî infolemment que vous venez de faire. A ces mots , il fe retira dans fon appartement, ck fon frère alla fe coucher dans le fien»
Schemfeddin Mohammed fe leva le len- demain de grand matin , & fè rendit a«; palais, d'où il fortit avec le fultan , qui prit: ion chemin au-defïus du Caire , du côté àes pyramides. Pour Noureddîn Âli y il avoit fdiïé la nuit dans de grandes inquiétudes $. et après avoir bien confldéré qu'il, n'étort pas porîibîe qu'il demeurât plus long -temps avec un frère qui le traitoit avec tant de hauteur , il forma une réfolution. Il fit pré=* parer une bonne mule ? fe munit d'argent , de pierreries., &: de quelques vivres ; &- ayant dit à fes gens qu'if alîoit faire un voyage de deux ou trois jours y &Ç qu'il; toufait être feuU il partit.»..
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Quand il fut hors du Caire > il marcha par le défèrt vers l'Arabie. Mais fa mule venant à fuccomber fur la route, il fut obligé de continuer fon chemin à pied. Par bon- heur, un courier qui alloit àBalfora l'ayant rencontré , le prit en croupe derrière lui, Lorfque le courier fut arrivé à Balfora , Nou- reddin Ali mît pied à terre y Se le remercia du plaiiîr qu'il lui avoit fait. Comme il alloit par les rues cherchant où il pourroit fe logera il vit venir un feigneur, accompagné d'une nombreufe fuite > Se à qui tous les habitans faifoient de grands honneurs, ens*arrêtant par refpeét. jufqu a ce qu'il fût pafïe. Noureddin Ali s'arrêta comme les autres. C'étoit le grand-vifo du fultan de Balfora > qui fe mon- trait dans la ville pour y maintenir par fa pré* fence le bon ordre & la paix.
Ce minifrre ayant jeté les yeux par hafard! fur le jeune homme j lui trouva la phyfio-» nomie engageante ; il le regarda avec corn- plaifance ; Se comme il paiToit près de lui ^ Se qu'il le voyoit en habit de voyageur , il s'arrêta pour lui demander qui il étoit Se d'où il venoit. Seigneur , lui répondit Nou~ reddin Ali , je fuis d'Egypte , né au Caire ^ Se f ai quitté ma patrie par un fi jufte dépit contre, un. de mes garens^ que j'ai réfola de-
6o Les mille et une Nuits. voyager par tout le monde , & de mourir plutôt que d'y retourner. Le grand-vifir 9 qui étoit un vénérable vieillard > ayant en- tendu ces paroles, lui dit : Mon fils, gar* dez - vous bien d'exécuter votre defTein. Il n'y a dans le ,. monde que de la misère ,, & vous ignorez les peines qu'il vous faudra fourTrir, Venez r fuivez-moi plutôt , je vous, ferai peut-être oublier le fujet qui vous a contraint d'abandonner votre pays.
Noureddin Ali fuivit le grand-vifir de Bal- fora 3 qui ayant bientôt connu fes belles, qualités, le prit en affection,, de manière qu'un jour l'entretenant en particulier , il lui dit: Mon fils, ~]s fuis y comme vous voyez, dans un âge fi avancé y qu'il n'y a pas d'apparence que je vive encore long- temps. Le ciel m'a. donné une fille unique, qui n'efl pas moins belle que vous êtes bien fait , ek qui eft préfentement en âge d'être mariée. Plufieurs des plus puiffans feigneurs de cette cour me l'ont déjà demandée pour, 3eurs fils ; -mais je n'ai pu me réfoudre à la leur accorder. Pour vous ,, je vous aime 3 {k vous trouve fi digne de mon alliance , que vous préférant à tous ceux qui l'ont recherchée., je fuis prêt à vous accepter pour gendre. Si vous recevez avec plaifix
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l'offre que je vous fais, je déclarerai au fui- tan mon maître que je vous aurai adopté, parce mariage, & je le fupplierai de m'ac- corder la furvivance de ma dignité de grand- vifir dans le royaume de Balfora ; en même temps , comme je n'ai plus befoin que de repos dans l'extrême vieillerie où je fuis* j|e ne vous abandonnerai pas feulement la difpofition de tous mes biens , mais même l'aclminiilration des affaires de l'état.
Le grand-viiir de Balfora n'eut pas achevé ce difçours rempli de bonté ck de généro- jfîtë , que Noureddin Ali fe jeta à {es pieds? &: dans des termes qui marquoient la joie & la reçonnoirlance dont fon cœur étoit pénétré, îl lui témoigna qu'il étoit difpofé à faire tout ce qu'il lui plairoit. Alors le grand- viiir appela les principaux officiers de fa maifon, leur ordonna de faire orner la grande falle de. fon hôtel 9 & préparer un grand repas, Enfuite il envoya prier tous les. feigneurs de la cour ck de la ville, de vouloir bien prendre la peine de fe rendre chez lui, Lorfqu'ils y furent tous affemblés, comme Noureddin Ali F avoit informé de fa qualité y il dit à ces feigneurs , car il jugea à propos de parler aihu* , pour fatisfaire ceux dont il avoit refufé l'alliance ; Je fuis
Si Les mille et une Nuits. bien aife , feigneurs , de vous apprendre une chofe que j'ai tenue fecrette jufqu'àcejour* J'ai un frère qui eft grand- vifir du fultan d'Egypte, comme j'ai l'honneur de Fêtre du fultan de ce royaume. Ce frère nra qu'un fils, qu'il n'a pas voulu marier à la cour d'Egypte, ck il me Ta envoyé pour époufer ma fille , afin de réunir par - là nos deux branches. Ce fils que j'ai reconnu pour mon neveu à fon arrivée > ck que je fais morr gendre * efî ce jeune feigneur que vous voyez ici &: que je vous préfente. Je me flatte que vous voudrez bien lui faire l'hon- neur d'afïïfter à fes noces > que j'ai réfolu de célébrer aujourd'hui. Nul de ces feigneurs ne pouvant trouver mauvais qu'il eût pré- féré fon neveu à tous les grands partis qui- lui av oient été propofésj répondirent ious% qu'il avoit raifon de faire ce mariage ; qu'ils feroient volontiers témoins de la cérémonie 9 & qu'ils fouhaitoient que Dieu lui donnât encore de longues années pour voir les fruits-. de cette heureufe union.
En cet endroit , Scheherazade voyant pa~ ïoître le jour, interrompit fa narration^ qu'elle- reprit ainfi la nuit fui vante*
â-
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DIRE, dit-elle, le grand-vifir Giafar contH nuant l'hifloire qu'il racontoit au calife : Les: feigneurs , pourfuivk-il , qui s'étoient aiTem- blés chez le grand-vifir de Balfora , n'eurent pas plutôt témoigné à ce minière la joie qu'ils avoient du mariage de fa 611e avec Nou- reddin Ali ,~ qu'on fe mit à table : on y de- meura très-long-temps. Sur la fin du repas 5 on fervitdes confitures, dont chacun, félon 3a coutume , ayant pris ce qu*il put empor- ter •> les cadis entrèrent avec le contrat de mariage à la main. Les principaux, feigneurs le fignèrent , après quoi toute la compagnie, ie retira.
Lorfqu'il n'y eut plus perfonne que le& gens- de la maifon > le grand - vifir chargea ceux qui avoient foin du bain qu'il avoit: commandé de tenir prêt ? d'y conduire Nou- reddin Ali , qui y trouva dû linge qui n'a- voit point encore fervi y d'une fmefTe &£ d'une propreté qui faifoit plaifir à voir?, aufli-bien que toutes les autres chofes né- ceiTaires. Quand on eut . décrafTé , lavé & fcotté l'époux j il voulut reprendre ïhdhik
&4 Les mille et une Nuits. qu'il venoit de quitter ; mais on lui en pré- fenta un autre de la dernière magnificence- Dans cet étàtj 5c parfumé d'odeurs les plus exquifes, il alla retrouver le grand-vifir fon beau-père , qui fut charmé de fa bonne mine, 5c qui l'ayant fait afifeoir auprès de lui : Mon fils . lui dit-il , vous m'avez déclaré qui vous êtes , 5c le rang que vous teniez à la cour d'Egypte; vous m'avez dit même que vous avez eu v>n démêlé avec votre frère ; ck que c'eft. pour cela que vous vous êtes éloigné de votre pays ; je vous prie <de me faire la confidence entière? 5c de in apprendre le fujet de votre querelle. Vous devez présentement avoir une parfaite con- Êance en moi , 5c ne me rien cacher.
Noureddin Ali lui raconta toutes les cir- conftances de fon différend -avec fon frère* Le grand-vifir ne put entendre ce srécit fans en éclater de rire. Voilà , dit-il , la chofe du. monde la plus Singulière ! eft-îl poffiblej rnon fils, que votre querelle foit allée jus- qu'au point que vous dites pour un mariage imaginaire? Je fuis fâché que vous vous foyez brouillé pour une bagatelle avec votre frère aîné ; je vois pourtant que c'en1 lui qui a eu tort de s'offenfer de ce que vous ne lui avez dit que par plaifanterie 3 5c je dois
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rendre grâces au ciel d'un différend qui me procure un gendre tel que vous. Mais > ajouta le vieillard , la nuit efl déjà avancée, ôc il eft temps de vous retirer. Allez -, ma fille votre époufe vous attend. Demain je vous préfenterai au fultan ; j'efpère qu'il vous recevra d'une manière dont nous au- rons lieu d'être tous deux fatisfaits.
Noureddin Ali quitta fon beau-père pour fe rendre à l'appartement de fa femme. Ce qu'il y a de remarquable 3 continua le grand- vifir Giafar, c'efl: que le même jour que ces noces fe faifoient à Balfora^ Schemfeddin Mohammed fe marioit aum au Caire; ck voici le détail de fon mariage.
Après que Noureddin -Ali fe fut éloigné du Caire > dans l'intention de n'y plus retour» ner , Schemfeddin Mohammed , fon aîné „ qui étoit allé à la chane avec le fultan d'E- gypte , étant de retour au bout d'un mois ( car le fultan s'étoit îailTé emporter à l'ar- deur de la chane , ck avoit été abfent du- rant tout ce temps- là ) , il courut à l'appar- tement de Noureddin Ali ; mais il fut fort étonné d'apprendre , que fous prétexte d'al- ler faire un voyage de deux ou trois jour- nées 9 il étoit parti fur une mule le même |our de la chafTe du fultan 3 ck que depuis
66 Les mille et une Nuits. ce temps-là il n'avoit point paru. Il en fut d'autant plus fâché , qu'il ne douta pas que les duretés qu'il lui avoit dites ne fufTent la caufe de fon éloiçnement. Il dépêcha un Courier, qui parla par Damas, ck alla juf- qu'à Alep ; mais Noureddin étoit alors à Balfora. Quand le courier eut rapporté à fon retour qu'il n'en avoit appris aucune nouvelle , Schemfeddin Mohammed fe pro- pofa de l'envoyer chercher ailleurs , ck en attendant y il prit la réfolution de fe marier. Il époufa la fille d'un des premiers ck des plus puifTans feigneurs du Caire, le même jour que fon frère fe maria avec la fille du grand-vilir de Balfora.
Ce n'en* pas tout , pourfuivit Giafar\ commandeur des croyans ; voici ce qui arriva encore. Au bout de neuf mois , la femme de Schemfeddin Mohammed accoucha d'une £île au Caire, ck le même jour , celle de Noureddin Ali mit au monde à Balfora un garçon 5 qui fut nommé Bedreddin Haf- fan ( i ). Le grand- vifir de Balfora donna des marques de fa joie par de grandes îar- gefïes, ck par les réjouifTances publiques
( i ) Bedreddin, ce mot lignifie la pleine lune &6. % religion.
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«ju*il fit faire pour la naiffance de fon petit- fils. Enfuite 5 pour marquer à fon gendre combien il étoit content de lui ^ ii alla an palais fupplier très-humblement le fultan d'accorder à Noureddin Ali la furvivancê de fa charge > afin y dit- il , qu'avant fa mort il eût la confoîation de voir fon gendre grand-vifir à fa place.
Le fultan , qui avoit vu Noureddin Alï avec bien du pîaifir lorfqu'il lui avoit été préfenté après fon mariage , ck qui depuis ce temps -là en avoit toujours ouï parler fort avantageufement > accorda la grâce qu'on demandoit pour lui , avec tout l'a- grément qu'on pouvoir fouhaiter. Il le fit revêtir en fa préfence de la robe de grand* vifir.
La joie du beau-père fut comblée le len- demain , lorfqu'il vit ion gendre préfîder an confeil en fa place, & faire toutes les. fonc- tions de grand-vifir. Noureddin Ali s'en ac«- quitta fi bien , qu'il femblok avoir toute fa vie exercé cette charge. Il continua dans la fuite d'aflifter au confeil ? toutes les fois que les infirmités de la vieilleiïe ne permirent pas à fon beau-père de s'y trouver. Ce bon vieillard mourut quatre ans après cemariage^ gyeç la fatisfa&ion de voir un rejeton de fa
68 Les mille et une Nuits. famille > qui promettoit de la foutenir long- temps avec éclat.
Noureddin Ali lui rendit les derniers de* voirs avec toute l'amitié & la reconnoillance poflible ; & fitôt que Bedrecldin HafTan y fon fils, eut atteint l'âge de fept ans , il le mit entre les mains d'un excellent maître j qui commença de l'élever d'une manière digne de fa naiflance. Il eft vrai qu'il trouva dans cet enfant un efprit vif, pénétrant, & capable de profiter de tous les bons enfeigne- mens qu'il lui donnoit.
Scheherazade alloit continuer ; mais s'ap- percevant qu'il étoit jour , elle mit fin à fon difcours. Elle le reprit la nuit fuivante > ck dit au fultan des Indes :
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OIRE , le grand - vifir Giafar pourfuivant l'hiftoire qu'il racontoit au calife : Deux ans après > dit-il > que Bedredclin HafTan eut été mis entre les mains de ce maître , qui lui en- feigna parfaitement bien à lire 5 il apprit l'aîcoran par cœur. Noureddin Ali , fon père, lui donna enfuite d'autres maîtres , qui culti- vèrent fon efprit de telle forte , qu'à l'âge de
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douze ans il n'avoit plus befoin de leur fecours. Alors , comme tous les traits de fon vifage étoient formés , il faifoit l'admiration de tous ceux qui le regardoient.
Jufques-là, Noureddin Ali n'avoit fongé qu'à le faire étudier > &c ne l'avoit point encore montré dans le monde. Il le mena au palais pour lui procurer l'honneur de faire la révérence au fultan , qui le reçut très- favorablement. Les premiers qui le virent dans les rues , furent fi charmés de fa beauté 9 qu'ils en firent des exclamations de furprife? ck qu'ils lui donnèrent mille bénédictions.
Comme fon père fe propofoit de le ren- dre capable de remplir un jour fa place, il n'épargna rien pour cela , & il le fit entrer dans les affaires les plus difficiles ? afin de l'y accoutumer de bonne heure. Enfin > iî ne négligeoit aucune chofe pour l'avance- ment d'un fils qui lui étoit fi cher; &: il commençbit à jouir déjà du fruit de fes peines , lorfqu'il fut attaqué tout-à-coup d'une maladie, dont la violence fut telle, qu'il fentit fort bien qu'il n'étoit pas éloigné du dernier de fes jours. Aufli ne fe flatta- t-il pas , & il fe difpofa d'abord à mourir en vrai înufuiman. Dans ce moment pré- cieux ; il n'oublia pas fon cher fils Bedred^
73 Les mille et trNE Nuits.
din; il le fit appeler > & lui dit: Mon fils* vous voyez que le monde eft périflable ; il n'y a que celui où je vais bientôt paffer, qui foit véritablement durable. Il faut que vous commenciez dès - à - préfent à vous mettre dans les mêmes difpofitions que moi? préparez-vous à faire ce pafTage fans regret > *k fans que votre confcience puifTe rien vous reprocher fur les devoirs d'un mufulman , ni fur ceux d'un parfaitement honnêtehomme, Pour votre religion 9 vous en êtes fuffifam- ment inftruit 5 & par ce que vous en ont appris vos maîtres , &: par vos lectures. Â l'égard de l'honnête homme 3 je vais vous donner quelques in&rucldons que vous tâche- rez de mettre à profit. Comme il eft nécef- faire de fe connoître foi-même, Se que vous ne pouVez bien avoir cette connonTance que vous ne fâchiez qui je fuis , je vais vous l'ap* prendre.
J'ai pris nahïance en Egypte, pourfuivit- al , mon père votre ayeul étoit premier mi- nière du fultan du royaume. J'ai moi-même eu l'honneur d'être un des vifirs de ce même fultan avec mon frère votre oncle ^ qui ? je crois y vit encore , ck qui fe nomme Schem- feddin Mohammed. Je fus obligé de me - féparer *le lui ? ck je vins en ce pays , où
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je fuis parvenu au rang que j'ai tenu juf- qu'à préfent. Mais vous apprendrez toutes ces chofes plus amplement dans un cahier que j'ai à vous donner.
En même temps, Noureddin Ali tira ce cahier qu'il avoit écrit de fa propre main * ck qu'il portoit toujours fur foi , 6k le don-* nant à Bedreddin Hafîan: Prenez, lui dit-il, vous le lirez à votre loifir ; vous y trouve- rez , entr'autres chofes j le jour de mon mariage 6k celui de votre nailTance. Ce font des circonftances dont vous aurez peut- être befoin dans la fuite, 6k qui doivent vous ohliger à le garder avec foin. Bedreddin Haf- fan , fenfihlement affligé de voir fon père dans l'état où il étoit , touché de fes difeoursj reçut le cahier les larmes aux yeux , en lui promettant de ne s'en défaifir jamais.
En ce moment , il prit à Noureddin Ali une foiblefle qui fit croire qu'il aîloit expirer. Mais il revint à lui , 6k reprenant îa parole ; « Mon fils , lui dit-il •> la première maxime » que j'ai à vous enfeigner , c'en1 de ne vous » pas donner au commerce de toutes perfon- » nés. Le moyen de vivre en sûreté 5 c'eft » de fe donner entièrement à foi -même ^ 6k » de ne pas fe communiquer facilement.
» La féconde , de ne faire violence à qui
7^ Les mille et une Nuits. » que ce (bit , car en ce cas tout le monde » fe révolteroit contre vous ; ck vous devez » regarder le monde comme un créancier, à ►> qui vous devez de la modération , de la » compafTion ck de la tolérance.
» La troifième , de ne dire mot quand on » vous chargera d'injures. On eft hors de » danger , dit le proverbe , lorfque Ton » g?rde le fllence. C'eft. particulièrement en » cette occafion que vous devez le pratiquer. » Vous favez aufîi à ce fujet qu'un de nos » poètes dit 5 que le faïence eft l'ornement » ck la fauve-garde de la vie ; qu'il ne faut » pas 3 en parlant , reiTembler à la pluie » d'orage qui gâte tout. On ne s'eft jamais » repenti de s'être tu ; au lieu que l'on a fou- » vent été fâché d'avoir parlé.
» La quatrième , de ne pas boire de vin ; » car c'eft la fource de tous les vices.
» La cinquième , de bien ménager vos f> biens ; fi vous ne les diflipez pas , ils vous » ferviront à vous préferver de la néceffité. » Il ne faut pas pourtant en avoir trop > m »■ être avare ; pour peu que vous en ayez >> ck que vous le dépendez à propos , vous saurez beaucoup d'amis ; mais fi au » contraire vous avez dé grandes richeïïes 9 & ôc que vous en fafiîez un mauvais ufage ,
« tout
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» tout le monde s'éloignera de vous & vous » abandonnera »,
Enfin , Noureddîn Ali continua jufqu'au dernier moment de fa vie à donner de bons confeils à fon fils.; & quand il fut mort , on lui fit des obsèques magnifiques., . . , . Sche- herazade 3 à ces paroles, appercevant le jours cefla de parler , & remit au lendemain la fuite de cette hiftoire.
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.LA fultane des Indes ayant été réveillée par fa fceur Dinarzade à l'heure ordinaire , elle reprit la parole; & FadrerTant à Schah- riar : Sire 5 dit-elle^ le calife ne s'ennuyoît pas d'écouter le grand- vifir Giafar > qui pour- fuivit ainfî fon hiftoire : On enterra donc 3 dit -il, Noureddîn Ali avec tous les hon- neurs dûs à fa dignité, Bedreddin Hafïan de Balfora 5 c'eft ainfî qu'on le furnomma , à caufe qu'il étoit né dans cette ville, eut une douleur inconcevable de la mort de fon père. Au lieu de parler un mois , félon la coutume, il en parla deux dans les pleurs & dans la retraite, fans voir perfonne5 &t fans fortir même pour rendre fes devoirs au fliltan de Tome VIÎL D
74 Les mille et une Nuits. Balfora, lequel, irrité de cette négligence* & la regardant comme une marque de mé- pris pour fa cour &c pour fa per forme , fe îaiiïa tranfporter de colère. Dans fa fureur > il fit appeler le nouveau grand-viiir ; car il en avoit fait un dès qu'il avoit appris la mort de Noureddin Ali ; il lui ordonna de fe tranfporter à la maifon du défunt , & de la eonfifquer avec toutes fes autres maifons , rerres & effets , fans rien îaiiTer à Bedreddin HarTan , dont il commanda même qu'on fe faisît.
Le nouveau grand-viiir, accompagné d'un grand nombre d'huifîiers du palais , de gens de jufHce & d'autres officiers , ne différa pas de fe mettre en chemin pour aller exécuter û commiffion. Un des efclaves de Bedreddin •HarTan , qui étoit par hafard parmi la foule , n'eut pas plutôt appris le deffein du vifir , qu'il prit les devans & courut en avertir fon maître. Il le trouva ailis fous le vefïibule de fa maifon > aum* affligé que fi fon père n'eût fait que de mourir. Il fe jeta à (es pieds tout hors d'haleine ; & après lui avoir baifé le bas de la robe : Sauvez-vous , feigneur , lui dit- il , fauvez-vous promptement. Qu'y a-t-il 5 lui demanda Bedreddin en levant la tête} quelle nouvelle m'apportes -tu? Seigneur,.
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répondit- il , il n'y a pas de temps à perdre y le fultan efl dans une horrible colère contre vous $ ck Ton vient de fa part confïfquer tout ce que vous avez > ck même fe faiïir de votre perfonne.
Le difcours de cet efcîave ridelle ck affec-4 .tionné mit Tefprit de Bedreddin Hauan dans ■une grande perplexité. Mais ne puis-je , dit- il , avoir le temps de rentrer ck de prendre au moins quelqu'argent & des pierreries } Mon feigneur j répliqua l'efclave > le grand- viCir fera dans un moment ici. Partez tout- ■à-i'heurej fauvez-vous. Bedreddin Haffan fe Jeva vite du fopha où il étoit , mit les pieds dans Tes babouches ; ck après s'être Couvert la tête d'un bout de fa robe pour fe cacher le vifa£e , s'enfuit fans favoir de quel coté il devoit tourner fes pas, pour s'échapper du Ranger qui le mènaçoit. La première penfée qui lui vint 5 fat de gagner en diligence la plus prochaine porte de la ville. Il courut fans s'arrêter jufqu'au cimetière public; ck comme la nuit s'approchoit, il réfolut de l'aller parler au tombeau de fon père. C'étoit un édifice d'affez grande apparence? en forme de dôme ? que Noureddin Ali avoit fait bâtir de fon vivant ; mais il rencontra en chemin mi juif fort riche qui étoit banquier 6k rnar-
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y6 Les mille et une Nuits. chand de profeiïion. Il revenoit d'un lieu ou quelque affaire l'avoit appelé , ck il s'en re- tournoit dans la ville.
Ce juif ayant reconnu Bedreddin , s'arrêta ck le falua. fort refpeclueufement. En cet en- droit le j our venant à paroître > impofa filence à Scheherazade y qui reprit fon difcours la nuit fuivante.
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Sire > dit - elle , le calife écoutoit avec beaucoup d'attention le grand-vifir Giafar , qui continua de cette manière : Le juif, pourfuivit-il 5 qui fe nommoit Ifaac , après avoir falué Bedreddin Haffan , ck lui avoir baifé la main , lui dit : Seigneur , oferois-je ^rendre la liberté de vous demander où vous allez à Theure qu'il eft , feul en apparence , un peu agité ? y a-t-il quelque chofe qui vous faffe de la peine ? Oui 5 répondit Bedreddin ; je me fuis endormi tantôt 5 ck dans mon fom- meil , mon père s'efl apparu à moi. Il a voit le regard terrible , comme s'il eût été dans une grande colère contre moi. Je me fuis réveillé en furfaut 6k plein d'effroi 5 & je fuis jparti auflitôt pour venir faire ma prière fur
X C V I Ie. Nuit. 77 fon tombeau. Seigneur, reprit le juif, qui ne pouvoit pas favoir pourquoi Bedreddin HarTan éroit forti de la ville j comme le feu grand-vifir votre père ck mon feigneur d'heu- reufe mémoire , avoit chargé en marchan- difes pîufieurs vaifTeaux qui font encore en mer ôk qui vous appartiennent , je vous fupplie de m'accorder la préférence fur tout autre marchand. Je fuis en état d'acheter argent comptant la charge de tous vos vaif- Teaux ; ck pour commencer , fi vous voulez bien m'abandonner celle du premier qui arri- vera à bon port, je vais vous compter mille fequins. Je les aï ici dans une bourfe > ck je fuis prêt à vous les livrer d'avance. En difànt cela, il tira une grande bourfe qu'il avoit fous fon bras par-defïous fa robe , 6k la lui montra cachetée de fon cachet.
Bedreddin HarTan , dans l'état où il étoit 9 chaiïe de chez lui , ôk dépouillé de tout ce qu'il avoit au monde , regarda la proportion du juif comme une faveur du ciel. Il ne man- qua pas de l'accepter avec beaucoup de joie. Seigneur, lui dit alors le juif, vous me don- nez donc pour mille fequins le chargement du premier de vos vaifTeaux qui arrivera dans ce port? Oui , je vous le vends mille fequins , répondit Bedreddin HafTan j ck c'eit une chofe
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jS Les -MILLE" et une Nuits. faite. Le juif aunitôt lui mit entre les mains la bourfe de mille fequins ? en s'ofïrant de les compter. Bedreddin lui en épargnala peine, en lui difant qu'il s'en fioit bien à lui, Puifque cela efT ainn* > reprit le juif, ayez la bonté,, feigneur 3 de me donner un mot d'écrit du marché que nous venons de faire. En duant cela 5 ii tira fon écritoire qu'il avoit à la cein- ture ; ck après en avoir pris une petite canne bien taillée pour écrire, il la lui préfenta avec un morceau de papier qu'il trouva dans fon porte - lettres; ck pendant qu'il tenoit le cor- net, Bedreddin HaiTan écrivit ces paroles:
» Cet écrit eil pour rendre témoignage » que Bedreddin HaiTan de Balfora a vendu f> au juif Ifaac , pour la femme de mille » fequins qu'il a reçus > le chargement du » premier de {qs navires qui arrivera dans ce » port ».
Bedreddin Hassan de Balfora,
Après avoir fait cet écrit , il le donna au juif; qui le mit dans fon porte -lettres , ck qui prit enfuite congé de lui. Pendant qu Ifaac pourfuivoit fon chemin vers la ville ,. Bedred- din HaiTan continua le iîen vers le tombeau de fon père Noureddin Ali. En y arrivant > il fe profterna la face contre terre ; ck les yeux
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baignés de larmes , il fe mit à déplorer fa misère. Hélas î difoit-il , infortuné Bedreddin, que vas-tu devenir ? où iras-tu chercher un afyle contre l'injuôe prince qui te perfécuteîj N'étoit-ce pas aviez d'être affligé de la mort d'un père û chéri ? Failoit-il que la fortune ajoutât un nouveau malheur à mes jufles regrets ? Il demeura long-temps dans cet état; mais enfin il fe releva ; & ayant appuyé & tête fur le fépukre de fon père > fes douleurs fe renouvelèrent avec plus de violence qu'au- paravant y & il ne ceffa de foupirer & de fe plaindre jufqu'à ce que , fuccombant au fom- meil y il leva la tête de deïîus le fépukre > & s'étendit tout de fon long fur le pavé ? où il s'endormit.
Il goûtoit à peine la douceur du repos 5" lorfqu'un génie, qui avoit établi fa retraite dans ce cimetière pendant le jour , fe difpo- fant à courir le monde cette nuit félon fa cou- tume y apperçut ce jeune homme dans le tombeau de Noureddin Ali. Il y entra ; ck comme Bedreddin étoit couché fur le dos f il fut frappé , ébloui de l'éclat de fa beauté..* Le jour qui^aroiïToit ne permit pas à Sche- herazade de pourfuivre cette hifloire cette nuit; mais le lendemain à l'heure ordinaire 7 elle continua de cette forte,
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>o Les mille et une Nuits.
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Cç) UAND le génie > reprit le grand- vinr Gia- far , eut attentivement conndéré Bedreddin Haffan , il dit en lui-même : A juger de cette, créature par fa bonne mine * ce ne peut être qu'un ange du paradis terrefire , que Diea envoie pour mettre le monde en combu filon par fa beauté. Enfin ^ après l'avoir bien regardé, il s'éleva fort haut dans l'air y ou, il rencontra par hafard une fée. Ils fe faluè- rent l'un ck l'autre; enfuite il lui dit : Je vous, prie de defeendre avec moi jufqu'au cime- tière où je demeure , ek je vous ferai voix un prodige de beauté > qui n'eiî. pas moins digne de votre admiration que de la mienne». La fée y confentit : ils descendirent tous deux en un inllant ; ck lorfqu'ils furent dans le. tombeau : Hé bien , dit le génie à la fée* en lui montrant Bedreddin HaiTan , avez-vous jamais vu un jeune homme mieux fait ck plus beau que celui-ci ?
La fée examina Bedreddin avec attention ; puis fe tournant vers le génie : Je vous avoue* lui répondit-elle , qu'il eft très-bien fait; mais je viens de voir au Caire tout-à-l'heure un.
X C V I I K Nuit. St objet encore plus merveilleux , dont je vais vous entretenir fi vous voulez m'écouter. Vous me ferez un très-grand plaifîr , répliqua le génie. Il faut donc que vous fâchiez, reprit la fée (car je vais prendre la chofe de loin )9 que le fultan d'Egypte a un vifir qui fe nom- me Schemfeddin Mohammed , & qui a une fille âgée d'environ vingt ans. C'efr. la plus belle &t la plus parfaite dont on ait jamais ouï parler. Le fultan .> informé par la voix publique de la beauté de cette jeune demoi- felle > fit appeler le vifir fon père un de ces jours derniers , & lui dit : J'ai appris que vous avez une fille à marier , j'ai envie de l'épou- fer : ne voulez-vous pas bien me l'accorder ? Le vifir, qui ne s'attendoit pas à cetre pro- portion , en fut un peu troublé ; mais il n'en fut pas ébloui" : & au lieu de l'accepter avec joie* ce que d'autres à fa place n'auroient pas manqué de faire 5 il répondit au fultan : Sire , je ne fuis pas digne de l'honneur que votre majefté veut me faire , & je la fupplié très-humblement de ne pas trouver mauvais que je m'oppofe à fon defFein. Vous favez que j'avois un frère nommé Noureddin Ali •> qui avoir comme moi l'honneur d'être un de vos vifirs. Nous eûmes enfembie une querelle qui fut caufe qu'il difparut tout-à-coup > &c je
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Si Les mille et une Nuits.
n'ai point eu de fes nouvelles , fi ce n'efl que j'ai appris, il y a quatre jours ,. qu'il eft mort à Balfora dans la dignité de grand-vifir du fultan de ce royaume. Il a laiiTé un; fils ; ck comme nous nous engageâmes autrefois tous deux à marier nos enfans enfemble, fuppofé que nous en eufîions y je fuis perfuadé qu'il eft mort dans l'intention, de faire ce mariage* C'en1 pourquoi de mon coté je voudrois accomplir ma promefle > & je conjure votre majeflé de me le permettre. Il y a dans cette cour beaucoup de feigneurs qui ont des filles comme moi , ck que vous pouvez honorer de votre alliance.
Le fultan d'Egypte fut irrité au dernier point contre Schemfeddin Mohammed....^ Scheherazade fe tut en cet endroit , parce qu'elle vit paraître le jour, La> nuit fui- vante , elle reprit le fil de fa narration 9 ck dit au fultan des Indes 5 en faifant tou- jours parler le vifir Giafar au calife Haroun Alrafchid :
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Le ilutan d'Egypte,, choqué du refus Se de la hardiefïe de Schemfeddin Mohammed , lui dit avec un tranfport de colère qu'il ne put retenir : Eii-ce donc ainfi que vous répon- dez à la bonté que j'ai de vouloir bien m'a- bahTer jufqu'à faire alliance avec vous? Je faurai me venger de la préférence que vous ofez donner fur moi à un autre ; ck je jure que votre fille n'aura pas d'autre mari que le plus vil & le plus mal fait, de tous mes" efclaves. En achevant ces mots ? il ren- voya brufquement le vifir ? qui fe retira chez lui plein de coniuiion , ck cruellement mortifié.
Aujourd'hui le fulian a fait venir un de fes palfreniers ? qui eft bofïu par devant ck par derrière, ck laid à faire peur ; ck après avoir ordonné à Schemfeddin Mohammed de confentir au mariage de fa rîlle avec cet affreux efclave; il a fait drefTer ck ligner le' contrat par des témoins en fa préfence. Les préparatifs de ces bizarres noces font ache- vés; ck à l'heure que je vous parle 3 tous* les efclaves des feigneiirs de la cour d'E.-*
I> vi:
&4 Les mille et une Nuits., gypte font à la porte d'un bain, chacun avec un flambeau à la main. Ils attendent que le palfrenier borïu , qui y eft ck qui s'y lave , en forte , pour le mener chez fon- époufée , qui , de fon côté , en1 déjà coefTée ck habillée. Dans le moment que je fuis partie du Caire , les dames arTembîées fe difpofoient à là conduire ^ avec tous fes ornemens nuptiaux, dans là falle où elle doit recevoir le bofïu , ck où elle l'attend préfen- temenr. Je l'ai vue > ck je vous allure qu'on ne peut îa regarder fans admiration.
Quand là fée eut cefTé dé parler , le génie lui dit : Quoi que vous puifliez dire, je ne- puis me perfuadèr que la beauté de cette .fille furpafTe celle dé ce jeune homme. Je ne veux, pas difputer contre vous 5 répliqua- la fée , je vous confefTe qu'il méritoit d'é* po-ufer îa charmante perfonne qu'on defïine au bcffu ; ck il me fembîe que nous ferions* une aclion digne de nous, fî^ nous oppo^ fant à l'injufîice du fuîtan d5Egypte , nous pouvions fubftituer ce jeune homme à la- place de i'efclave. Vous avez raifon, repartir le génie -, vous ne fauriez croire combien je vous fais bon gré de la penfée qui vous; eft venue: trompons j j'y confens , la ven* ge-asce^ du fukan d'Egypte ; c-oafQ.lon& u^
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père affligé , ck rendons fa fille auflï heu1- reufe qu'elle Te croit miférabie : je n'oublie- rai rien pour faire réufîîr ce projet, ck je fuis perfuadé que vous ne vous y épargne-» rez pas ; je me charge de le porter au Caire fans qu'il fe réveille 5 & je vous biffe le foirt de le porter ailleurs quand nous aurons exé- cuté notre entreprife.
Après que la fée ck le génie eurent con- certé enfémble tout ce qu'ils vouloient faire , îe génie enleva doucement Bedreddin , ck le tranfportant par l'air d'une vîteffe incon- cevable , il alla le pofer à la porte d?un lo- gement public ck voifin du bain, d'où le boffu étoit prêt de fortir , avec la fuite des efclaves qui l'attendoient.
Bedreddin Haffan s'étant réveillé en ce moment, fut fort furpris de fe voir au milieu d'une ville qui lui étoit inconnue. Il voulut crier pour demander où il étoit ; mais îe génie lui donna un petit coup fur l'épaule 9 & l'avertit de ne dire mot. Enfuite lui met» tant un flambeau à la main : Allez , lur dit-il , mêlez- vous parmi ces gens que vous voyez à la porte de ce bain , ck marchez- avec eux jufqu'à ce que vous entriez dans une falle où l'on va célébrer des noces. Le nouveau marié eft un boffu.; que vous re-*-
§<* Les mille et une Nuits. connoîtrez aifément. Mettez-vous à (a droite en entrant , & dès-à-préfenf y ouvrez la bourfe de fequins que vous avez dans votre fein y pour les diftribuer aux joueurs d'inflru- mens , aux danfeurs & aux danfeufes dans la marche, Lorfque vous ferez dans la falie, ne manquez pas d'en donner aufîi aux fem- mes efclaves que vous verrez autour de la mariée , quand elles s'approcheront de vous. Mais toutes les fois que vous mettrez la main dans la bourfe , retirez - la pleine de fequins , & gardez - vous de lesv épargner. Faites exactement tout ce que je vous dis avec une grande préfence d'efprit ; ne vous étonnez de rien, ne craignez perfonne , ce vous repofez du relie fur une puiflance fupé- rieure qui en difpofe à fon gré.
Le jeune Bedreddin, bien initruk de tout ce qu'il avoir, à faire , s'avança vers la porte du bain. La première chofe qu'il fit > fut d'allumer fon flambeau à celui d'un en- clave ; puis fe mêlant parmi les autres 5 comme s'il eût appartenu à quelque feigneur du Caire y il fe mit en marche avec eux , &C accompagna le boflu qui for tit du bain y ck monta fur un cheval de Tecurie di& fultan.
Le jour qui parut, impofa (ilence àSche-r
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herazade , qui remit la fuite de cette hiftoire- au lendemain.
Ce. NUI T.
SiRE y drt-eîle , le vifir Giafar continuant de parler au calife : Bedreddin HarTan>pour- fui vit-il y fe trouvant près des joueurs d'inf- trumens , des danfeurs <k des danfeufes qu& marchoient immédiatement devant le bofïu 9-. tiroit de temps en temps de fa bourfe des poignées de fequins qu'il leur difiribuoit* Comme il faifoit £qs largefTes avec une grâce^ fans pareille ck un air très-obligeant r tous ceux qui les recevoient jetoient les yeux fur lui ; & dès qu'ils l'avoient envifagé > ils le trouvoient fi bien fait &£ fi beau o qulls ne pouvoient plus en détourner leurs regards,. On arriva enfin à la porte du vifir Schéma feddin Hafifan , qui étoit bien éloigné de s'imaginer que fon neveu fût fi près de luk Des hurffiers > pour empêcher la confufion? arrêtèrent tous les efclaves qui portoient des flambeaux , ck ne voulurent pas les biffer entrer. Ils repoufsèrent même Bedreddin Haffan ; mais les joueurs d'inftrumens rpour qui la porte étoit ouverte > s'arrêtèrent , ce
88 Les mille et une Nuits. proteftant qu'ils n'entreroient pas fi on ne le laifToit entrer avec eux. Il n'eft pas du nombre des efclaves , difoient-iîs 5 il n'y a qu'à le regarder pour en être perfuadé. C'en% iàns doute , un jeune étranger qui veut voir par curiofité les cérémonies que l'on obferve. aux noces en cette ville. En difant cela , ils le mirent au milieu d'eux , & le firent entrer malgré les huifliers. Ils lui ôtèrent Ton flam- beau, qu'ils donnèrent au premier qui fe pré- fenta ; &t après l'avoir introduit dans la falle 9 ils le placèrent à la droite du boflu , qui s'aflit fur un trône magnifiquement orné près de la fille du vifir.
On la voyoit parée de tous Tes atours ; mais il paroiffoit fur fon vifage une langueur* ou plutôt une triftefFe mortelle > dont il n'é- toit pas difficile de deviner la caufe , en- voyant à côté d'elle un mari fi difforme 8e ii peu digne de fon amour. Le trône de ces époux fi mal aifortis étoit au milieu d'iirr fopha ; les femmes des émirs , des vifirs y des officiers de la chambre du faîtan? 8e plufieurs autres dames 4e la cour &: de la ville, étoient affifes de chaque côté > un peu plus bas y chacune félon fon rangée*: tou- tes habillées d'une manière fi avantageufe & fi riche 7 que c'étoit un fpeâacle très^
CX Nuit. &>
agréable à voir. Elles tenaient de grandes bougies allumées.
. Lorfqu'elles virent Bedreddin Haffan , elles jetèrent les yeux fur lui \ & admirant fa taille , fon air & fa beauté de fon vifage y elles ne pouvoient fe laffer de le regarder. Quand il fut affis y il n'y en eut pas une qui ne quittât fa place pour s'approcher de lui & le, considérer de plus près ; & il n'y en eut guère qui y en fe retirant pour aller re- prendre leurs places , ne fe fentiffent agitées d'un tendre mouvement.
La différence qu'il y avoit entre Bedreddin Haifan ck le palfrenier boïïu , dont la figure faifoit horreur 5 excita des murmures dans l'affemblée. C'en1 à ce beau jeune homme % s'écrièrent les dames y qu'il faut donner notre époufée •> & non pas à ce vilain boffu. Elles n'en demeurèrent pas là ; elles osèrent faire des imprécations contre le fahan 5 qui , abufant de fon pouvoir abiblu , unhToit la laideur avec la beauté. Elles chargèrent auffi. d'injures le boffu, & lui firent perdre con- tenance, au grand plaiflr des fpectateurs y dont les huées interrompirent pour quelque temps la fymphonie qui fe faifoit entendre dans la falle. A la fin , les joueurs d'inffru^ mçns. recommencèrent leurs concerts, fk les
90 Les mille et une Nuits-. femmes qui âvoient habillé la mariée y s'ap* prêchèrent d'elle.
En prononçant ces dernières paroles, Sche- herazade remarqua qu'il étcit jour. Elle garda aufïitôt le filence ; & la nuit frayante , elle reprit ainfi fon difcours.
La cent & unième & la cent deuxième nuit font employées dans C original à la def~ cription de fept robes & de fept parures dif- férentes , dont la fille du vifir S chemfeddirz Mohammed changea au fon des infirmais* Comme cette defcription ne m'a point paru agréable y & que d'ailleurs elle eft accompa- gnée de vers y qui ont à la vérité leur beauté en arabe y mais que les français ne pourroient goûter 9 je ri ai pas jugé a propos de traduire ces deux nuits,
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SiRE , dit Scheherazade au fultan <\gs Indes^ votre majefté n'a pas oublié que c'efî. le grand-vîfir Giafar qui parle au eaîifeHaroun Alrafchid. A chaque fois y pourrai vit - il 9 que la nouvelle mariée changeoit d'habits,, elle fe le voit de fa place , &c fui vie de tes
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femmes , paffoit devant le boiTu fans daigner le regarder, & alloit fe préfenter devant Bedreddin Haffan , pour fe montrer à lui dans Tes nouveaux atours. Alors Bedreddin HarTan , fuivant l'initrucYion qu'il avoit reçue du génie , ne manquoit pas de mettre la main dans fa bourfe , & d'en tirer des poi- gnées de fequins, qu'il diftribuoit aux femmes qui aecompagnoient la mariée» Il n'oublioit pas les joueurs & les danseurs; il leur en je- toit aufli. C'étoit un pîaifir de voir comme ils fe pouffoient les uns les autres pour en amaner ; ils lui en témoignèrent de la re- connoiffance> & lui marquoient par iignes qu'ils vouîoient que la jeune époufe fui: pour lui , & non pas pour lehorTu. Les fem- mes qui étoient" autour d'elle lui difoient la même chofe, &c ne fe foucioient guère d'être entendues du boïïu , à qui elles fai- foient mille niches , ce qui divertiffoit fort tous les fpeclateurs.
Lorfque la cérémonie de changer d'habits tant de fois fut achevée * les joueurs d'inf- trumens cefsèrent de jouer , & fe retirèrent en faifant figne à Bedreddin HaiTan de de- meurer* Les dames firent la même chofe* en fe retirant après eux avec tous ceux qui n'étoient pas de la maifon, La mariée entra.
92 Les mille et une Nuits. dans un cabinet , où fes femmes la fuivirent pour la déshabiller, ck il ne refta plus dans la falle que le palfrenier boiïli > Bedreddin HaiTan ck quelques domeftiques. Le borTù , qui en vouloit furieufement à Bedreddin qui lui faifoit ombrage , le regarda de travers , & lui dit: Et toi, qu'attends tu? pourquoi ne te retires - tu pas comme les autres } Marche. Comme Bedreddin n'avoit aucun prétexte pour demeurer là , il fortit afTez embarraffé de fa perfonne ; mais iln'étoit pas hors du veflibule , que le génie ck la fée fe préfentèrent à lui, ck l'arrêtèrent. Où allez- vous 5 lui dit le génie? demeurez ; le bolTa n'eft plus dans la falle 5 il en efl forti pour quelque befoin ; vous n'avez qu'à y rentrer &£ vous introduire dans la chambre de la mariée. Lorfque vous ferez feul avec elle, dites-lui hardiment que vous êtes fon mari ; que l'intention du fultan a été de fe divertir du boflu ; ck que , pour appaifer ce mari prétendu , vous lui avez fait apprêter un bon plat de crème dans fon écurie. Dites- lui là - deffus tout ce qui vous viendra dans l'efprit pour la perfuader. Etant fait comme vous êtes , cela ne fera pas difficile , ck elle fera ravie d'avoir été trompée û agréable- ment. Cependant nous allons donner ordre
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que le bofïu ne rentre , ck ne vous empêche de paffer la nuit avec votre époufe ; car c'efl la vôtre ck non pas la fienne.
Pendant que le génie encourageoit ainfi Bedreddin , ck l'inftruifoit de ce qu'il de- voit faire , le bofïu étoit véritablement forti de la faîle. Le génie s'introduifit où il étoit, prit la figure d'un gros chat noir 3 ck fe mit à miauler d'une manière épouvantable. Le bofïu eria après le chat , ck frappa des mains pour le faire fuir; mais le chat, au lieu de fe retirer , fe roidit fur {qs pattes ? fit briller des yeux enflammés, ck regarda fièrement le boiïu , en miaulant plus fort qu'auparavant^ ck en grandiffant de manière qu'il parut bien- tôt gros comme un an on. Le boiîu , à cet objet , voulut crier au fecours ; mais la frayeur i'avoit tellement faifî , qu'il demeura la bouche ouverte fans pouvoir proférer une parole. Pour ne pas lui donner de relâche 9 le génie fè changea à l'inftant en un puif- fant buffle , ck fous cette forme , lui cria d'une voix qui redoubla fa peur : Vilain boffu. A ces mots ^ l'effrayé palfrenier fe laifTa tomber fur le pavé ? 6k fe couvrant la tête de fa robe pour n^ pas voir cette bête effroya- ble , lui répondit en tremblant ; Prince fou- verain àç$ buffles } que demandez-vous de
$4 î-ss mille et une Nuits. moi? Malheur à toi, lui repartit le génie; tu as la témérité d'ofer te marier avec ma maîtreiTe ? Eh , feigneur , dit le boiîu , je vous fupplie de me pardonner ; fi je fuis cri- minel , ce n'en1 que par ignorance ; je ne favois pas que cette dame eût un buffle pour amant : commandez-moi ce qu'il vous plaira 9 je vous jure que je fuis prêt à vous obéir. Par la mort;, répliqua le génie 5 fi tu fors d'ici , ou que tu ne gardes pas le filence -jufqu'à ce que le foleii fe lève ; fi tu dis îe moindre mot, je t'écraferai la tête. Alors ^ je te permets de fortir de cette maifon; mars je t'ordonne de te retirer bien vîte , fans regarder derrière toi ; <k fi tu as l'au- dace d'y revenir 9 il t'en coûtera la vie. En achevant ces paroles, le génie fe transforma en homme ? prit le boïïii par les pieds ; ck après lavoir levé la têt-c en bas contre le mur: Si tu branles, aï outa-t-il , avant que le foleii foit levé , comme je te l'ai déjà dit , je te prendrai par les pieds 3 ck te ca£ ferai la tête en mille pièces contre cette muraille.
Pour revenir à Bedreddin HaiTan; en- couragé par le génie & par la préfence de la fée ? il étoit rentré dans la falle & s'étoit coulé dans la chambre nuptiale , où il s'aflk
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en attendant le fuccès de fon aventure. Au bout de quelque temps la mariée arriva, -conduite par une bonne vieille , qui s'arrêta a la porte ? exhortant le mari à bien faire fon devoir , fans regarder û c'étoit le bofïu ou un autre; après quoi elle la ferma ck fe retira.
La jeune époufe fut extrêmement fur- prife de voir , au lieu du bofTu , Bedreddin Haifan , qui fe préfenta à elle de la meil- leure grâce du monde. Hé quoi , mon cher ami , lui dit-elle , vous êtes ici à l'heure qu'il eft; il faut donc que vous foyez ca- marade de mon mari ? Non madame , ré- pondit Bedreddin , je fuis d'une autre con- dition que ce vilain bofTu. Mais, reprit- elle , vous ne prenez pas garde que vous parlez mal de mon époux. Lui , votre époux* , madame , repartit-il 5 pouvez-vous confer- ver fi long-temps cette penfee ? Sortez de votre erreur : tant de beautés ne feront pas facriflées au plus miférable de tous les hom- mes. Ceft moi , madame , qui fuis l'heu- reux mortel à qui elles font réfervées. Le fultan a voulu fe divertir en faifant cette fupercherie au viflr votre père , ck il m'a choifi pour votre véritab'e époux. Vous avez pu remarquer combien les dames 7 les joueurs
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d'inftrumens, lesdanfeurs , vos femmes St tous les gens de votre maifon fe font réjouis de cette comédie. Nous avons renvoyé le malheureux bofTu ? qui mange 5 à l'heure qu'il eft, un plat de crème dans fon écurie , et vous pouvez compter que jamais il ne paroîtra devant vos beaux yeux.
A ce difcours , la fille du vifir , qui étoit entrée plus morte que vive dans la cham- bre nuptiale 5 changea de vifage , prit un air gai 7 qui la rendit n* belle que Bedreddin en fut charmé. Je ne m*attendois pas, lui dit -elle j à une furprife n* agréable y & je m'étois déjà condamnée à être malheureufe tout le refle de ma vie ; mais mon bon- 'heur eft d'autant plus grand , que je vais poîféder en vous un homme digne de ma tendrefTe. En difant cela y elle acheva de fe déshabiller y & fe mit au lit. De fon côté , Bedreddin HafTan , ravi de fe voir pofTeifeur de tant de charmes , fe déshabilla promptement. Il mit fon habit fur un fiège &£ fur la bourfe que le Juif lui avoit donnée 9 laquelle étoit encore pleine , malgré tout ce qu'il en avoit tiré. Il ôta fon turban , pour en prendre un de nuit qu'on avoit préparé pour le bojTu? ck il alla fe coucher en che-
inife
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tsiîfe 6k en caleçon ( 1 ). Le caleçon étoït de fatin bleu ? 6k attaché avec un cordon tiffu d or.
L'aurore qui fe faifoit voir , obligea Sche- herazade à s'arrêter. La nuit fuivante ? ayant été réveillée à l'heure ordinaire, elle reprit le fil de cette hiftoire, 6k la continua dans ces termes :
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Lorsque les deux amans fe furent endor- mis , pourfuivit le grand- vifîr Giafar ? le génie? qui avoit rejoint la fee ? lui dit qu'il étoit temps d'achever ce qu'ils avoient Û bien commencé 6k conduit jufqu'alors. Ne nous laifïbns pas furprendre , ajouta-t-il , par le jour qui paroîtra bientôt \ allez ck enlevez le jeune homme fans l'éveiller*
La fée fe rendit dans la chambre des amans? qui dormoient profondément ? enleva Bedreddin Haffan dans l'état où il étoit , c'eft- à-dire? en chemife 6k en caleçon; 6k vo- lant avec le génie d'une vîteffe merveilleufe
( 1 ) Tous les Orientaux couchent en caleçon , & cette circnnftance eft néceîïhire nour la fuite.
Tome FIJI, fi
ç)8 Les mille et une Nuits. jufqu'à la porte de Damas en Syrie y ils y arrivèrent précifément dans le temps que les mininres des mofquées , prépofés pour cette fcnclion y appeloientle peuple à haute voix à la prière de la pointe du jour. La fée pofa doucement à terre Bedreddin , ck le laifTant près de la porte 3 s'éloigna avec le génie.
On ouvrit la porre de la ville 3 & les gens qui s'étoient déjà affemblés en grand nombre pour fortir, furent extrêmement furpris de voir Bedreddin HafTan étendu par terre , en chemife & en caleçon. L'un difoit : il a telle- ment été prefïé de fortir de chez fa maî- trefTe 3 qu'il n'a pas eu le temps de s'habil- ler. Voyez un peu 5 difoit l'autre > à quels accidens on eft expofé ; il aura parlé une bonne partie de la nuit à boire avec fes amis ; il fe fera enivré , fera forti enfuite pour quel- que néceffité ; & au lieu de rentrer , il fera venu jufqu'ici fans favoir ce qu'il faifoit y &c le fommeil l'y aura furpris. D'autres en parloient autrement , ck perfonne ne pou- voit deviner par quelle aventure il fe trou- voit là. Un petit vent qui commençoit alors à foufBer , leva fa chemife y & laifTa voir fa poitrine qui étoit plus blanche que la neige. Ils furent tous tellement étonnés de cette blancheur j qu'ils firent un cri d'admiration j
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qui réveilla le jeune homme. Sa ïurprife ne fut pas moins grande que la leur 5 de fe voir à la porte d'une ville où il n'étoit jamais venu, ck environné d'une foule de gens qui le confidéroient avec attention. Mef- iieurs > leur -dit-il, apprenez-moi de grâce où je fuis , ck ce que vous fouhaitez de moi. L'un d'entr'eux prit la parole ck lui répondit : Jeune homme , on vient d'ouvrir la porte de cette ville , & en ibrtant , nous vous avons trouvé couché ici dans l'état où vous voilà. Nous nous fommes arrêtés à vous regarder : eft - ce que vous avez pafTé ici îa nuit? ck favez-vous bien que vous êtes à une des portes de Damas ? A une des portes de Damas, répliqua Bedreddin ! vous vous moquez de moi: en me couchant cette nuit , j'étois au Caire, A ces mots y quel- ques-uns touchés de compaffion dirent que c'étoit dommage qu'un jeune homme il bien fait eût perdu l'efprit , ck ils pafsèrent leur chemin.
Mon fils 3 lui dit un bon vieillard , vous n'y penfez pas ; puifque vous êtes ce matin à Damas , comment pouviez-vous être hier au foir au Caire ? cela ne peut pas être. Cela eft pourtant très- vrai , repartit Bedred«« 4w9 & je vous jure même que je paiïai
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ïoo Les mille et une Nuits. toute la journée d'hier à Balfora, A peine eut-il achevé ces paroles , que tout le monde fît un grand éclat de rire , ck fe mit à crier : c'eft un fou , c'eft un fou. Quelques - uns néanmoins le plaignoient à caufe de fa jeu- nerTe; 6k un homme de la compagnie lui dit ; mon fils, il faut que vous ayez perdu la raifon ; vous ne fongez pas à ce que vous dites. Eft-iî poffible qu'un homme foit le jour à Balfora 5 la nuit au Caire > ck le matin à Damas ? Vous n'êtes pas fans doute bien éveillé : rappelez vos efprits. Ce que je dis , reprit Bedreddin Haffan , eft fi vé- ritable y qu'hier au foir j'ai été marié dans 3a ville du Caire. Tous ceux qui avoient ri auparavant 5 redoublèrent leurs ris à ce dis- cours. Prenez-y bien garde , lui dit la même perfonne qui venoit de lui parler , il faut que vous ayez rêvé tout cela , ck que cette illufion vous foit reft.ee dans Fefprit. Je fais bien ce que je dis > répondit le jeune homme : dites-moi vous-même comment il eft pofîi- ble que je fois allé en fonge au Caire , où je fuis perfuadé que j'ai été effectivement ; où Ton a par fept fois amené devant moi mon époufe parée d'un nouvel habillement chaque fois ; ck où enfin j'ai vu un affreux bofîii qu'on prétendoit lui donner ? Appre-
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nez - moi encore ce que font devenus ma robe , mon turban & la bourfe de fequins que j'avois au Caire.
Quoiqu'il aïïurât que toutes ces chofes étoient réelles 5 les perfonnes qui l'écou- toient n'en rirent que rire \ ce qui le troubla de forte , qu'il ne favoit plus lui-même ce qu'il de voit penfer de tout ce qui lui étoit arrivé.
Le jour qui commençoit à éclairer l'ap- partement de Schahriar , impofa filence à Scheherazade , qui continua ainfi Ton récit le lendemain.
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OIRE 5 dit-elle , après que Bedreddin HafTan fe fut opiniâtre à foutenir que tout ce qu'il avoit dit étoit véritable , il fe leva pour entrer dans la ville 5 & tout le monde le fuivit en criant : c'eft un fou , c'eft un fou* A ces cris, les uns mirent la tête aux fenê- tres 3 les autres fe préfentèrent à leurs por- tes ; & d'autres fe joignant à ceux qui en- vironnoient Bedreddin , crioient comme eux : c'eft un fou , fans favoir de quoi il s'agifToit. Dans l'embarras où étoit ce jeune
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loi Les mille et une Nuits, homme , il arriva devant la maifon cPun pâtiffier qui ouvroit fa boutique , & il entra dedans pour fe dérober aux huées du peuple qui le fuivoit.
Ce pâtiffier avoit été autrefois chef d'une troupe d'arabes vagabonds qui détromToient les caravannes ; ck quoiqu'il fût venu s'éta- blir à Damas 5 où il ne donnoit aucun fujet de plainte contre lui , il ne laiiïbit pas d'être craint de tous ceux qui le connoiffoient. Cefl pourquoi , dès le premier regard qu'il jeta fur la populace qui fuivoit Bedreddin , il îa diffipa. Le pâtiffier voyant qu'il n'y avoit plus perfonne, fit plufieurs queftions au jeune homme ; il lui demanda qui il étoit , & ce qui Pavoit amené à Damas ? Bedreddin Ha£= fan ne lui cacha ni fa naiffance > ni la mort du grand- vifir fon père : il lui conta enfuite de quelle manière il étoit forti de Balfora, &c comment ? après s'être endormi la nuit précédente fur le tombeau de fon père , il s'étoit trouvé à fon réveil au Caire > où il avoit époufé une dame. Enfin , il lui mar- qua la furprife où il étoit de fe voir à Damas 3 fans pouvoir comprendre toutes ces mer- veilles.
Votre hiftoire eft, des plus furprenantes | lui dit le pâtiffier ; mais fi vous voulez fuivre
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mon confeil , vous ne ferez confidence à perfonne de toutes les chofes que vous venez de me dire , 6k vous attendrez pa- tiemment que le ciel daigne finir les difgraces dont il permet que vous (oyez affligé. Vous n'avez qu'à demeurer avec moi jufqu'à ce temps-là ; 6k comme je n'ai pas d'enfans y je fuis prêt à vous reconnoître pour mon fils 5 fi vous y confentez. Après que je vous aurai adopté , vous irez librement par la ville, ck vous ne ferez plus expofé aux infultes de la populace.
Quoique cette adoption ne î\t pas honneur au fils d'un grand-vifir 5 Bedreddin ne laiffa pas d'accepter la proportion du pâtiflier 9 jugeant bien que c'étoitle meilleurpartiqu'i! devoit prendre dans la fituation où étoit fa fortune. Le pâtiflier le fit habiller, prit des témoins y 6k alla déclarer devant un cadi qu'il le reconnoifïbit pour fon fils : après quoi Bedreddin demeura chez lui fous le fimple nom de HafTan , 6k apprit la pâthTerie.
Pendant que cela fe pafïoit à Damas , la fille de Schemfeddin Mohammed fe réveilla ; & ne trouvant pas Bedreddin auprès d'elle, crut qu'il s'étoit levé fans vouloir interrom- pre fon repos , 6k qu'il reviendroit bientôt. Elle attendit fon retour : lorfque le vifir
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'ï0>4 Les mille et une Nuits; Schemfeddin Mohammed , fon père 9 vive.- ment touche de l'affront qu'il croyoit avoir reçu du fultan d'Egypte , vint frapper à. la porte de ion appartement , réfolu de pleurer avec elle fa triste deftinée , il l'appela par fon nom , ck elle n'eut pas plutôt entendu fa voix, y qu'elle fe leva pour aller lui ouvrir la porte. Elle lui baifa la main y êk le reçut d'un air fi fatisfait , que le vifir , qui. s'attendoit à la trouver baignée de pleurs ck aufïi affli« gée que lui , en fut extrêmement furpris. Malheureufe , lui dit - il en colère , eft - ce ainfî que tu parois devant moi i Après l'afc freux facrifice que tu viens de cpnfommer9 peux-tu m'orTrir un vifage. fi content?
Scheherazade cefTa de parler en cet en- droit , parce que le jour parut. La nuit (m* vante elle reprit fon djfcours , ck dit au fultaa des Indes i.
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SïKE^ le grand-vifir Giafar continuant de raconter l'hiftoire de Bedreddin HaiTan : quand la nouvelle mariée , pourfuivit-il , vît que fon père lui reprochoit la joie qu'elle faifoit paroître.a elle lui dit: Seigneur , m
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îfie faites point , de grâce , un reproche fî înjufte ; ce n'eft pas le bofTu , que je détefte plus que la mort ; ce n'eft pas ce monftre que j'ai époufé : tout le monde lui a fait tant de confufion > qu'il a été contraint de s'aller, cacher ? ck faire place à un jeune homme charmant ? qui eft mon véritable mari. Quelle fable me contez-vous , interrompit brufque- ment Schemfeddin Mohammed ? quoi 5 le bofïu n'a pas couché cette nuit avec vous? Non , Seigneur, répondit- elle , je n'ai point couché avec d'autre perfonne qu'avec le jeune homme dont je vous parle 3 qui a de gros yeux ck de grands fourcils noirs. AJ ces paroles , le viiir perdit patience > 6k fe mit dans une furieufe colère contre fa fille» Ah ! méchante , lui dit-il , voulez-vous me faire perdre f efprit par le difcours que vous me tenez r C'eft vous > mon père , repartit elle y qui me faites perdre Tefprit à moi- même par votre incrédulitéo II n'eft donc pas vrai , répliqua le vifir, que le borTu..^*; Hé, laiftbns là le bofïu, interrompit - elle avec précipitation ; maudit foit'le bofïu ! en-* tendrai- je toujours parler du bofïu ? Je vous le répète encore, mon père , ajouta-t-eîîed je n'ai point paiTé la nuit avec lui , mais
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iod Les mille et un.e Nuits.1 avec le cher époux que je vous dis , & qui- ne doit pas être loin d'ici.
Schemfeddin Mohammed fortit pour Taî^ 1er chercher ; mais au lieu de le trouver* il fut dans une furprife extrême de rencon- trer le bofïu qui avait- la tête en bas , les pieds en haut, dans la même fituation où 1 avoit mis le génie. Que veut dire cela , lui dit -il , qui vous a mis en cet état ? Le boffu , reconnohTant le vifir , lui répondit > ah y ah ! c'efî. donc vous qui vouliez me donner en mariage la maîtreffe d'uu buffle 9 î'amoureufe d'un vilain génie ? Je ne ferai pas votre dupe5 8c vous ne m'y attraperez pas.
Scheherazade en étoit là îorfqu'elle apper- çut la première lumière du jour ; quoiqu'il; n'y eût pas long-temps qu'elle parlât ,. elfe n'en dit pas davantage cette nuit. Le len- demain elle reprit ainn* la fuite de fà narra* lion , &: dit au fuit an des Indes :
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OIRE , le grand-vifir Giafar pourfuivant for* fciftoire: Schemfeddin Mohammed , conti- nua-t-i!3 crut que le bofïu extra vaguoit $;
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quand il l'entendit parler de cette forte , ck lui dit : ôtez-vous de là , mettez - vous fur vos pieds. Je m'en garderai bien , repartit le boiïu , à moins que le fbîeil ne foit levé» Sachez qu'étant venu ici hier au foir , il parut tout-à-coup devant moi un chat noir , qui devint infenfiblement gros comme un buffle 5 je n'ai pas oublié ce qu'il me dit: c'eft pour- quoi allez à vos affaires ck me laiffez ici. Le vifir , au lieu de fe retirer ? prit le borTu par les pieds > ck l'obligea de fe relever, Cela étant fait , le borTu fortit en courant de toute fa force , fans regarder derrière lui : il fe rendit au palais ^ fe fit préfenter au fultan d'Egypte , ck le divertit fort en lui racontant le traitement que lui avoit fait le génie.
Schemfeddin Mohammed retourna dans la chambre de fa fille , plus étonné ck plus in- certain qu'auparavant de ce qu'il vouloir, favoir. Hé bien, fille abufée,lui dit- il , ne pouvez-vous m'éclaircir davantage fur une aventure qui me rend interdit ck confus ? Seigneur ^ lui répondit-elle -, je ne puis vous apprendre autre chofe que ce que j'ai déjà eu l'honneur de vous dire. Mais voici 9 ajouta-t-elle , l'habillement de mon époux qu'il a laiffé fur cette chaife , il vous don-»
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nera peut - être l'éclairciffement que vous cherchez. Eh difant ces paroles, elle pré-- fenta le turban de Bedreddin au vifîr , qui le prit, ckqui après l'avoir bien examiné de tous côtés : je le prendrons , dit-il, pour un- turban de vifîr , s*il n'étoit à la mode de Mouflbul ( i ). Mais s'àppercevant qu'il y avoit quelque cbofe dé coufu entre l'étoffe & la doublure y il demanda des cifeaux , 6c ayant découfu > il trouva un papier plié C'étoit le cahier que Noureddin- Ali avoit» donné en mourant à Bedreddin, ïbn fils ^ qui Ta voit- caché en cet endroit pour le mieux conferver. Schemfeddin Mohammed ayant ouvert le cahier v reconnut le carac^ tère de Ton frère Noureddin Ali , ck lut ce titre : Pour mon fils Bedreddin Haffani, Avant qu'il pût faire fes réflexions ^ fa fille lui mit entre les mains la bourfe qu'elle avoiè trouvée fous l'habit. Il l'ouvrit auffi, ck elle étoit remplie de fequms , comme je l'ai déjà dit; car malgré les largelTes que Bedreddin Haffan avoit faites , elle étoit toujours de-» meurée pleine par les foins du génie & ds la fée. Il lut ces mots fur l'étiquette de la
( i ) La ville de Mouflbul eft dans la MéfQpotanii^^ fcâtiç vis-à-vis de l'aneienne* Nùiive*.
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bourfe : Mille fequins appartenans au Juif Ifaac; & ceux - ci au-deflous , que- le juif avoit écrits avant que de fe féparer de Be* dreddin HarTan : Livre à Bcdreddîn Haffan 9 pour le chargement quil ma vendu du pre^ mier dés vaiffeaux qui ont ci-devant appar** tenus à Nourtddin Aii , fon père y a" heu* reufe mémoire , lorfquil aura abordé en c& port. Il n'eut- pas achevé cette lecture , qu'il fit un grand cri , & s'évanouit.
Scheherazade vouroit continuer ; mais le Jour parut y & le fultan des Indes fe leva^ réfolu d'entendre la fuite de cette hiitoire*
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JLe lendemain , Scheherazade ayant repris- la parole , dit à Schahriar : Sire , le vifir Schemfeddin Mohammed étant revenu de fon évanouirTement , par le fecours de fa fille 6* des femmes qu'elle avoit appelées 2 nia fille., dit-il y ne vous étonner pas de L'accident qui vient de m'arriver : la eauie en eft telle % qu'à peine y pourrez - vous ajouter foi. Cet époux qui a parlé la nuil avec vous 5 eft votre coufln , le fils de Noureddin AiL Les mille fequins qui font.
îio Les mille et une Nuits. dans cette bourfe, me font fouvenir de îa querelle que j'eus avec ce cher frère ; c'eft fans doute le préYent de noce qu'il vous fait, ; Dieu foit loué de toutes chofes , & parti- culièrement de cette aventure merveilleufe qui montre fi bien fa puiffance. ïl regarda enfuite l'écriture de (on frère y ck la haifa plufieurs fois en verfant une grande abon- dance de larmes. Que ne puis - je , difoit- il , aufli-bien que je vois ces traits qui me caufent tant de joie, voir ici Noureddinlui» même y ck me reconcilier avec lui !
Il lut le cahier d'un bout à l'autre : il y trouva les dates de l'arrivée de fon frère à Balfora y de fon mariage , de la naiflance de Bedreddin HafTan ; & lorfqu'après avoir con- fronté à ces dates celles de fon mariage , & la naifTance de fa fille au Caire ^ il eut admiré le rapport qu'il y a voit entr'elîes , & fait enfin réflexion que fon neveu étoit fon gendre, iî fe livra tout entier à la joie. Il prit le cahier &£ l'étiquette de la bourfe , les alla montrer au fultan , qui lui pardonna le pafTé , & qui fut tellement charmé du récit de fon hiftoire? qu'il la fit mettre par écrit avec fes circon£» tances , pour la faire pafïer à îa poftirité.
Cependant le vifir Schemfeddin Moham- îned ne pouvoit comprendre pourquoi foa
C V I I K Nuit: ut, neveu ?avoit difparu; il efpéroit néanmoins 3e voir arriver à tons momens , ôc il Patten- doit avec la dernière impatience pour Fem- brarTer. Après l'avoir inutilement attendis pendant fept jours , il le fît chercher par tout le Caire; mais il n'en apprit aucune nouvelles- quelques perquisitions qu'il en pût faire. Cela lui caufa beaucoup d'inquiétude. Voilà y diibit-iî} une aventure fort Singulière ; jamais-, perfonne n'en a éprouvé une pareille.
Dans l'incertitude de ce qui pouvoir arri- ver dans la fuite , il crut devoir mettre lui- même par écrit l'état où étoit alors fa mai~ fon ; de quelle manière les noces s*etoient parlées , comment la falle & la chambre de fa fille étoient meublées. Il fit au'ffi un paquet du turban , de la bourfe & du refte de l'habil- lement de Bedreddin j ck l'enferma fous la clef. ... La fultane Scheherazade fut obligée d'en demeurer-là, parce qu'elle vit que le jour paroifToit. Sur la fin de la nuit fui van te 3 elle paurfuivit cette hiftoire dans ces termes i .
m Les mille et une Nuits.
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C I Xe. NUIT.
SiR-E, le grand-vifir Giafar continuant de parler au calife : Au bout de quelques jours , dit-il , la fille du vifir Schermeddin Moham- med s'apperçut qu'elle étoit groflfe ; ck en effet $ elle accoucha d'un fils dans le terme de neuf mois. On donna une nourrice à l'en* Fant 5 avec d'autres femmes & des efclaves pour le fervir , 8c fon ayeul le nomma Agib ( i ).
Lorfque ce jeune Agib eût atteint Fâge de fept ans y le vifir Schemfeddin Mohammed , au lieu de lui faire apprendre à lire au logis > l'envoya à l'école chez un maître qui avoir, une grande réputation , ck deux efclaves avoient foin de le conduire & de le ramener tous les jours. Agib jouoit avec {qs camara- des : comme ils étoient tous d'une condition au-defifous de la fienne > ils avoient beaucoup de déférence pour lui ; Ôk en cela > ils fe régloient fur le maître d'école ^ qui lui pafloit bien des chofes qu'il ne leur pardonnoit pas à eux. La complaifançe aveugle qu'on avok
( i ) Ce mot fignifîe en arabe , Merveille^
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pour Aglb le perdit; il devint fier, înfolent^ il voulait que fes compagnons fouffrinent tout de lui > fans vouloir rien foufTrir d'eux. 11 dominait partout ; & û quelqu'un avoit la hardierTe de s'oppofer à fes volontés , il lui difoit mille injures , & alloit fouvent jufqu'aux coups. Enfin > il fe rendit infup portable à tous les écoliers y qui fe plaignirent de lui au maî- tre d'école. Il les exhorta d'abord à prendre patience ; mais quand il vit qu'ils ne faifoient qu'irriter par-là l'infolence d'Agib , ck fatigué lui-même des peines qu'il lui faifoit : mes enfans, dit -il à fes écoliers, je vois bien qu'Agib efl un petit infolent; je veux vous enfeigrier un moyen de le mortifier de ma- nière qu'il ne vous tourmentera plus ; je crois même qu'il ne reviendra plus à l'école- Demain , lorfqu'il fera venu , &c que vous voudrez jouer enfemble, rangez-vous autour de/lui , & que quelqu'un dife tout haut : nous voulons jouer , mais c'efl: à condition que ceux qui joueront r diront leur nom , celui de leur mère <k de leur père. Nous regarde- rons comme des bâtards ceux qui refuferont de le faire > & nous ne foufTrirans pas qu'ils jouent avec nous. Le maître d'école leur fit comprendre l'embarras où. ils jetteroient Agih par ce moyen , ck ils fe retirèrent chez eux avec de la joie.
ii4 Les mille et une Nuits.
Le lendemain , dès qu'ils furent tous aiTeffl- Blés , ils ne manquèrent pas de faire ce que leur maître leur avoit enfeigné ; ils environ- nèrent Agib , ck l'un d'entr'eux prenant la parole : Jouons , dit -il , à un jeu ; mais à condition que celui qui ne pourra pas dire fon nom , le nom de fa mère 6k de fon père , n'y jouera pas. Ils répondirent tous, ck Agib lui-même , qu'ils y confentoient. Alors celui qui avoit parlé 5 les interrogea l'un après l'autre , êk ils fatisflrent tous à la condition , excepté Agib , qui répondit : je me nomme Agib , ma mère s'appelle Dame de Beauté 9 ck mon père Schemfeddin Mohammed, viûr du fultan.
A ces mots , tous les en fans s'écrièrent : Agib , que dites -vous ? ce n'eft point là le nom de votre père , c'eft celui de votre grand-père. Que dieu vous confonde, repli- qua-t-il en colère : quoi! vous ofez dire que le vifir Schemfeddin Mohammed n'eft pas mon père ? Les écoliers fui repartirent avec de grands éclats de rire : Non , non , il n'eft que votre ayeul , Ôk vous ne jouerez pas avec nous ; nous nous garderons bierLrneme de nous approcher de vous. En djïfit cela, îîs s'éloignèrent de lui en le raillant', ck ils
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continuèrent de rire entr'eux. Agib fut mor- tifié de leurs railleries , & fe mit à pleurer.
Le maître d'école , qui étoit aux écoutes «> & qui avoit tout entendu 9 entra fur ces en- trefaites , & s'adrefTant à Agib : Àgib , lui dit-il , ne lavez- vous pas encore que le viflr Schemfeddin Mohammed 'n'en1 pas votre père ? Il eft votre ayeul, père de votre mère Dame de Beauté. Nous ignorons comme vous le nom de votre père ; nous lavons feulement que le fuîtan avoit voulu marier votre mère avec un de fes palfreniers qui étoit boffu , mais qu'un génie coucha avec elle. Cela eft fâcheux pour vous? & doit vous apprendre à traiter vos camarades avec moins de fierté que vous n'avez fait jufqu'à préfent.
Scheherazade , en cet endroit, remarquant qu'il étoit jour , mit fin à fon difcours. Elle en reprit le fil la nuit fuivante> & dit au fuî- tan des Indes :
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Si R E 9 le petit Agib , piqué des plaisante- ries de fes compagnons > fortit brufquement de l'école y & retourna au logis en pleurant*
iië Les mille et une Nuits;
Il alla d'abord dans l'appartement de fa mère Dame de Beauté , laquelle , alarmée de le voir fi affligé y lui en demanda le fujet avec emprefTement. Il ne put répondre que par des paroles entrecoupées de ianglots , tant il étoit prefie de fa douleur ; ck ce ne fut qu'à plusieurs reprifes qu'il put raconter la caufe mortifiante de fon affliction. Quand il eut achevé: Au nom de dieu, ma mère, ajou-* ta-t-il , dites-moi , s'il vous plaît y qui eft mon père ? Mon fils y répondit- elle y votre père eft le vifir Schemfeddin Mohammed qui vous embrafie tous les jours. Vous ne me dites pas la vérité , reprit-il ^ ce n'en1 pas mon père5 c'efl le vôtre. Mais moi , de quel père fuis- je fils ? A cette demande , Dame de Beauté rappelant dans fa mémoire la nuit de Tes noces 5 fuivie d'un û long veuvage y coin-» mença de répandre des larmes y en regrettant amèrement la perte d'un époux aufîi aimable que Bedreddin.
Dans le temps que Dame de Beauté pieu* roit d*un côté* & Agib de l'autre y le vilir Schemfeddin Mohammed entra , cV voulut favoir la caufe de leur affliction. Dame de Beauté la lui apprit , ck lui raconta la morti- fication qu'Agib avoit reçue à l'école. Ce récit toucha vivement le vifîr^ qui joignit
C Xe, N V 1 T. II?
£es pleurs à leurs larmes y &c qui , jugeant par- ia que tout le monde tenoit des difcours con- tre l'honneur de fa fille y en fut au défefpoir. Frappé de cette cruelle penfée , il alla au pa- lais du fultan ; & après s'être profterné à (es pieds , il le fupplia très-humblement de lu1 accorder la permiffion de faire un voyage dans les provinces du Levant , &: particuliè- rement à Balfora , pour aller chercher fon neveu Bedreddin HafFan y difant qu'il ne pou- voit fouffrir qu'on pensât dans la ville qu'un génie eût couché avec fa fille Dame de Beauté. Le fultan entra dans les peines du vifir , ap- prouva fa réfolution , & lui permit de l'exé- cuter : il lui fit même expédier une patente par laquelle il prioit , dans les termes les plus obligeans , les princes & | les feigneurs des lieux où pourroit être Bedreddin , de con- fentir que le vifir l'amenât avec lui.
Schemfeddin Mohammed ne trouva pas de paroles affez fortes pour remercier digne- ment le fultan de la bonté qu'il a voit pour lui; il fe contenta de fe proflerner devant ce prince une féconde fois ; mais les larmes qui couloient de fes yeux marquèrent aflez fa reconnohTance. Enfin , il prit congé du ful- tan , après lui avoir fouhaité toutes fortes de profpérités. Lorfqu'il fut de retour
««8 Les mille et une NuitS. au logis , il ne fongea qu'à difpofer toutes chofes pour fon départ. Les préparatifs en furent faits avec tant de diligence , qu'au bout de quatre jours il partit , accompagné <!e fa fille Dame de Beauté , ôc d'Agio fon petit- fils.
Scheherazade s'appercevant que le jour commençoit à paroître , cefTa de parler en cet endroit. Le fultan des Indes fe leva fort fatisfait du récit de lafultane , & réfolut d'en- tendre la fuite de cette hiftoire. Scheherazade contenta fa euriofité la nuit fuivante^ Se reprit la parole dans ces termes :
CXt NUIT.
OIB.E, le grand- vifir Giafar adreiïant mu-', jours la parole au calife Haroun Alrafchid : Schemfeddin Mohammed 5 dit - il , prit la route de Damas avec fa fille Dame de Beauté* &. Agib fon petit-fils. Ils marchèrent dix- neuf jours de fuite, fans s'arrêter en nul en- droit ; mais le vingtième , étant arrivés dans une fort belle prairie peu éloignée des portes de Damas, ils mirent pied à terre, & firent drefïer leurs tentes fur le bord d'une rivière
C X Ie. Nuit. ug
qui parle au travers de la ville , Ô£ rend fe& environs très-agréables.
Le vifîr Schemfeddin Mohammed déclara qu'il vodoit féjourner deux jours dans ce beau lieu 5 & que le troisième il continueroit fon voyage. Cependant il permit aux gens de fa fuite d'aller à Damas. Ils profitèrent prefque tous de cette permiffion , les uns pouffes par la curiofité de voir une ville dont ils avoient ouï parler fi avantageufe- ment, les autres pour y vendre des mar- chandifes d'Egypte qu'ils avoient apportées , ou pour y acheter des étofTes &. des raretés du pays. Dame de Beauté fouhaitant que fon fils Àgib eût aufîl la fatisfaclion de fe promener dans cette célèbre ville , ordonna à l'eunuque noir qui fervoit de gouverneur à cet enfant , de l'y conduire , oc de bien prendre garde qu'il ne lui arrivât quelqu'ac-^ cident.
Agib 5 magnifiquement habillé , fe mit en chemin avec l'eunuque 5 qui avoit à la main une groffe canne. Ils ne furent pas plutôt entrés dans la ville , qu'Agib , qui étoit beau comme le jour , attira fur lui les yeux de tout le monde. Les uns fortoient de leurs maifons pour le voir de plus près , les autres met- îoient la tête aux fenêtres ; ck ceux qui paf~
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Vio Les mille et une Nuits.
Ibient dans les rues , ne fe contentoient pas de s'arrêter pour le regarder , ils l'accom* pagnoient pour avoir le plaifir de le consi- dérer plus long -temps. Enfin, il n'y avoit perfonne qui ne l'admirât, 6k qui ne donnât inille bénédictions au père & à la mère qui avoient mis au monde un ri bel enfant. L'eu- jauque 6k lui arrivèrent par hafard devant la feoutique où étoit Bedreddin Haflan ; 6k là ils fe virent entourés d'une n* grande foule de peuple , qu'ils furent obligés de s'arrêter.
Le pâtifîier, qui avpit adopté Bedreddin Haffan , étoit mort depuis quelques années, fèc lui avoit laiffé , comme à fon héritier , £a boutique avec tous les autres biens. Be- dreddin étoit donc alors maître de la bouti- que , & il exerçoit la profeiîion de pâtifîier û habilement, qu'il étoit en grande réputa- tion dans Damas. Voyant que tant de monde, afïemblé devant fa porte , regardoit avec beaucoup d'attention Agib 6k l'eunuque noir^ il fe mit à les regarder auffi,
Scheherazade 9 à ces mots , voyant paroî- tre le jour^ fe tut; Schahriar fe leva fort impatient de fa voir ce qui fe pafTeroit entre Agib ck Bedreddin. La fultane fatisfit fon impatience fur la fin de la nuit fuivante , 6k reprit ainii la parole,
CXIIe.
C X I Ie. Nuit. 121
C X I Ie. NUI T.
JJEDREDDIN Haflan , pourfuivit îe vim* Giafar^ ayant jeté les yeux particulièrement (uv Agib , fe fentk auffitôt tout ému fans favoir pourquoi. îl n'étoit pas frappé , com- me le peuple , de l'éclatante beauté de ce jeune garçon ; fon trouble ck fon émotion avoient une autre caufe qui lui étoit inconnue* CTétoit la force du fang qui agiiïbit dans ce tendre père, lequel 5 interrompant {es occu- pations , s'approcha d'Agib , ck lui dit d'un air engageant : Mon petit feigneur , qui m'a- vez gagné l'ame ? faites^moi la grâce d'en- trer dans ma boutique , ck de manger quel- que chofe de ma façon , afin que pendant ce temps-là j'aie le plaHir de vous admirer à mon aife. Il prononça ces paroles avec tant de tendreiïe , que les larmes lui en vinrent aux yeux. Le petit Agib en fut touché , 6k fe tourna vers l'eunuque ; ce bon-homme , lui dit- il , a une phyfionomie qui me plaît ; £c il me parle dune manière fi arTeclueufe, que je ne puis me défendre de faire ce qu'il fouhaite. Entrons chez lui > ck mangeons de fa pâtuTerie. Ah vraiment 3 lui dit l'efclave? Tome VllL F
ni Les mille et une Nuits. il feroit beau voir qu'un fils de vifir > comme vous , entrât dans la boutique d'un pâtifîier; ne croyez pas que je le fouffre. Hélas, mon petit feigneur j s'écria alors Bedreddin HafTan, on eft bien cruel de confier votre conduite à un homme qui vous traite avec tant de du- reté ; puis s'adreffant à l'eunuque : Mon bon ami , ajouta-t-il , n'empêchez pas ce jeune feigneur de m'aceorder la grâce que je lui demande : ne me donnez pas cette mortifi- cation. Faites-moi plutôt l'honneur d'entrer avec lui chez moi : & par-là •> vous ferez con- noître que fi vous êtes brun au-dehors y com- me la châtaigne , vous êtes blanc aufïi au- dedans comme elle. Savez-vous bien , pour- fuivit-il , que je fais le fecret de vous rendre blanc de noir que vous êtes ? L'eunuque fe mit à rire à ce difcours , ck demanda à Be- dreddin ce que c'étoit que ce fecret. Je vais vous l'apprendre , répondit-il. Aufîitôt il lui récita des louanges des eunuques noirs , difant que c'étoit par leur miniftère que l'honneur des fultans ? des princes & de tous les grands étoit en sûreté. L'eunuque fut charmé de ces vers ; & ceiïant de réfîfter aux prières de Bedreddin 5 lahTa entrer Agib dans fa bouti- que ? & y entra aum* lui-même. Bedreddin HaïTan fentit une extrême joie
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d'avoir obtenu ce qu'il avoit defiré avec tant d'ardeur; & fe remettant au travail qu'il avoit interrompu : Je faifois , dit-il , des tar- tes à la crème ; il faut , s'il vous plaît , que vous en mangiez 3 je fuis p^rfuadé que vous les trouverez excellentes ; car ma mère* qui les fait admirablement bien , m'a appris à les faire > & l'on vient en prendre chez moi de tous les endroits de cette ville. En achevant ces mots , il tira du four une tarte à la crème ; &c après avoir mis deffus des grains de gre- nade & du fucre , il la fervit devant Agib , qui la trouva délicieufe. L'eunuque , à qui Beclreddin en préfenta aufîi , en p orta le mê- me jugement.
Pendant qu'ils mangeoient tous deux 5 Be- =dreddin HafTan examinoit Agib avec une grande attention ; & fe repréfentant 5 en le regardant 3 qu'il avoit peut-être un femblabl-e "fils de la charmante époufe dont il avoit été iitôt & fi cruellement féparé , cette penfée fit couler de {qs yeux quelques larmes. 11 fe préparoit à faire des queftions au petit Agib fur le fujet de fon voyage à Damas ; mais cet enfant n'eut pas le temps de fatisfaire fa curiofité ? parce que l'eunuque* qui le preffoit <le s'en retourner fous les tentes de fon ayeul, l'emmena dès qu'il eut mangé. Bedreddin
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124 Les mille et une Nuits. HafTan ne fe contenta pas de les fuivre de l'œil , il ferma fa boutique promptement ? ck marcha fur leurs pas.
Scheherazade , en cet endroit 3 remarquant qu'il étoit jour ? cefïa de pourfuivre cette hiftoire. Schahriar fe leva , réfolu de l'enten- dre toute entière 3 ck de laifler vivre la ful- tane jufqu'à ce temps-là.
C X I I Ie. NUIT.
JLe lendemain avant le jour ? Dinarzade réveilla fa fœur , qui reprit ainfî fon dis- cours ; Bedreddin HafTan , continua le vifir Giafar, courut donc après Agib & l'eunu- que? & les joignit avant qu'ils fuffent arrivés à la porte de la ville. L'eunuque s'étant ap- perçu qu'il les fuivoit , en fut extrêmement furpris. Importun que vous êtes 5 lui dit -il en colère? que demandez-vous? Mon bon ami , lui répondit Bedreddin , ne vous fâ- chez pas ; j'ai hors de la ville une petite affaire dont je me fuis fouvenu , & à la- quelle il faut que j'aille donner ordre. Cette réponfe n'appaifa point l'eunuque? qui ? fe tournant vers Agib? lui dit : Voilà ce que vous m'avez attiré ; je l'avois bien prévu 9
C X I I Ie. Nuit. 125
que je me repentirois de ma complaifance ; vous avez voulu entrer clans la boutique de cet homme : je ne fuis pas fage de vous l'avoir permis. Peut-être , dit Agib ^ a-t-il effectivement affaire hors de la ville > ck les chemins font libres pt)ur tout le monde. En difant cela > ils continuèrent de marcher l'un ck l'autre fans regarder derrière eux , jufqu'à ce qu'étant arrivés près des tentes du vifîr , ils fe retournèrent pour voir il Bedreddin les fuivoit toujours. Alors Agib remarquant qu'il étoit à deux pas de lui * rougit 6k pâlit fuccefïivement félon les divers mouvemens qui l'agitoient. Il craignoit que le vifîr y fon ayeul , ne vînt à favoir qu'il étoit entré dans la boutique d'un pâtiffier , ck qu'il y avoit mangé. Dans cette crainte , ra- maiTant une affez groffe pierre qui fe trouva à fes pieds , il la lui jeta , le frappa au mi- lieu du front y ck lui couvrit le vifage de fang ; après quoi fe mettant à courir de toute fa force , il fe fauva fous les tentes avec l'eunuque , qui dit à Bedreddin Hafîan , qu'il .ne devoit pas fe plaindre de ce malheur, qu'il avoit mérité ck qu'il s'étoit attiré lui-
même.
Bedreddin reprit le chemin de la ville en étanchant le fang de fa plaie avec fon tablier ?
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n6 Les mille et une Nuits. qu'il n'avoit pas ôté. J*ai tort 3 difoit - il en lui-même , d'avoir abandonné ma maifon pour faire tant de peine à cet enfant ; car il ne m'a traité de cette manière ? que parce qu'il a cru fans doute que je méditois quel- que defTein funefte contre lui. Etant arrivé chez lui y il fe fît panfer , & fe confola de cet accident* en faifant réflexion qu'il y avoit fur la terre une infinité de gens encore plus malheureux que lui.
Le jour qui paroifToit , impofa filence à îa fultane des Indes. Schahriar fe leva en plaignant Bedreddin , &: fort impatient de fa voir la fuite de cette hiftoire.
C X I Ve. NUIT.
OUR la fin de la nuit fuivante, Schehera- zade adrefïant la parole au fultan des Indes : Sire y dit-elle , le grand-viflr Giafar pour- fuivit ainfl l'hiftoire de Bedreddin HafTan : B edreddin > dit-il , continua d'exercer fa profeffion de pâtiflier à Damas , & fon oncle Schemfeddin Mohammed en partit trois jours après fon arrivée. Il prit la route d'EinefTe , d'où il fe rendit à Hamach; & delà à Alep ?
C X I Ve. Nuit. 127
où il s'arrêta deux jours. D'Alep il alla parler l'Euphrate , entra dans la Méïbpotamie ; & après avoir traverfé Mardin? Mouffoul , Sen- gira5 Diarbekir & plufieurs autres villes ? il arriva enfuite à Balfora, où d'abord il fit demander audience au fultan > qui ne fut pas plutôt informé du rang de Schemfeddin Mo- hammed , qu'il la lui donna. Il le reçut même très-favorablement, ck lui demanda le fujet de fon voyage à Balfora. Sire •> ré- pondit le vifir Schemfeddin Mohammed 3 je fuis venu pour apprendre des nouvelles du fils de Noureddin Ali, mon frère , quia eu l'honneur de fervir votre majeflé. Il y a long-temps que Noureddin Ali eft mort, reprit le fultan. A l'égard de fon fils , tout ce qu'on vous en pourra dire ,. c'en1 qu'en- viron deux mois après la mort de fon père * il difparut tout-à-coup? & que perfonnene la vu depuis ce temps-là ? quelque foin que j'aye pris de le faire chercher. Mais fa mère , qui eft fille d'un de mes vifirs , vit encore. . Schemfeddin Mohammed lui demanda la permiflion de la voir & de l'emmener en Egypte ; ck le fultan y ayant confenti , il ne voulut pas différer au lendemain à fe don- ner cette fatisfaction ; il fe fit enfeigner où demeuroit cette dame , ck fe rendit chez elle
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328 Les mille et une Nuits. a l'heure même > accompagné de fa fille, ck de fon petit-fils.
La veuve de Noureddin Ali demeurent toujours dans l'hôtel où avoit demeuré fon mari jufqu'à fa mort. Cétoit une très - belle maiforij fuperbement bâtie y ck ornée de co- lonnes de marbre ; mais Schemfeddin Mo- hammed* ne s'arrêta pas à l'admirer. En arri- vant , il baifa la «porte ck un arbre fur le- quel étoit écrit en lettres d'or le nom de fon frère. Il demanda à parler à fa belle- feeur y dont les domestiques lui dirent qu'elle étoit dans un petit édifice en forme de dôme , qu'ils lui montrèrent au milieu d'une cour très^fpacieufe. En effet, cette tendre mère avoit coutume d'aller palfer la meil- leure partie du jour ck de la nuit dans cet édifice , qu'elle avoit fait bâtir pour repré- fenterle tombeau deBedreddin HaïTan qu'elle croyoit mort , après l'avoir fi long - temps attendu en vain. Elle y étoit alors occupée à pleurer ce cher fils , ck Schemfeddin Mo- hammed la trouva enfevelie dans une afflic- tion mortelle.
Il lui fit fon compliment ; ck après l'avoir fuppliée de fufpendre fes larmes ck {es gémif- femens ? il lui apprit qu'il avoit l'honneur d'être fon beau- frère ; ck lui dit laraifonqui
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l'avoir obligé de partir du Caire , & de venir à Balfora.
En achevant ces mots , Scheherazade voyant paroître le jour ? ceffa de pour- fuivre Ton récit; mais elle en reprit le Ifil de cette forte fur la fin de la nuit fui- vante : 1
C X Ve. NUIT.
ochemseddin Mohammed , continua le vifir Giafar > après avoir inftruit fa belle- fœur de tout ce qui s'étoit paifé au Caire la nuit des noces de fa fille , après lui avoir conté la furprife que lui avoit caufée la découverte du cahier coufu dans le turban de' Bedred- din, lui préfenta Agib &c Dame de Beauté. Quand la veuve de Noureddin Ali , qui étoit demeurée affife comme une femme qui ne prenoit plus de part aux chofes du monde> eut compris par le difcours qu'elle venoit d'entendre 5 que le cher fils qu'elle regret-» toit tant pouvoit vivre encore, elle fêle va > embraffa très-étroitement Dame de Beauté & fon petit Agib , en qui reconnoiflant les traits de Bedreddin , elle verfa des larmes d'une nature bien différente de celles qu'elle
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130 Les mille et une Nuits. répandoit depuis fi long-temps. Elle ne pou-*3 voit fe laffer de baifer ce jeune homme > qui , de fon côté , recevoit Tes embrafTemens _ avec toutes les démonfïrations de joie dont il étoit capable. Madame, dit Schemfeddin Mohammed > il eft. temps de finir vos re- grets & d'effuyer vos larmes : il faut vous difpofer à venir en Egypte avec nous. Le fultan de Balfora me permet de vous em- mener, & je ne doute pas que vous n'y confentiez. J'efpère que nous rencontrerons enfin votre fils mon neveu ; & fi cela arrive^, fon hiftoire? la vôtre, celle de ma fille &: îa mienne 5 mériteront d'être écrites pour être tranfmifes à îa pofiérité.
La veuve de Noureddin Ali écouta cette proposition avec plaifir 5 & fit travailler dès ce moment aux préparatifs de fon départ* Pendant ce temps-lâ , Schemfeddin Moham- med demanda une féconde audience ; & ayant pris congé du fultan ,. qui le renvoya comblé d'honneurs , avec un préfent con- îidérable pour le fultan d'Egypte-, il partit de Balfora , & reprit le chemin de Damas.
Lorfqu'il fut près de cette ville > il fit dreffer fes tentes hors de la porte par où il y devoit entrer , & dit qu'il y féjourneroit trois jours , pour faire repoier fon équipage 3 &
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pour acheter ce qu'il trouveroit de plus cu- rieux & de plus digne d'être préfenté au fultan d'Egypte.
Pendant qu'il étoit occupé à choifïr lui- même les plus belles étoffes que les princi- paux marchands avoient apportées fous fes tentes , Agib pria l'eunuque noir , fon con- ducteur , de le mener promener dans la ville* difant qu'il fouhaitoit de voir les chofes qu'il n'avoit pas eu le temps devoir en parlant > ck qu'il feroit bien aife auffi d'apprendre des nouvelles du pâtiflier à qui il avoit donné un coup de pierre. L'eunuque y confentit ,' marcha vers la ville avec lui >> après en avoir obtenu la permiffion de fa mère Dame de Beauté.
Ils entrèrent dans Damas par la porte du palais, qui étoit la plus proche des tentes du vilir Schemfeddin Mohammed. Ils parcou- rurent les grandes places 5 les lieux publics &C couverts où fe vendoient les marchandifes les plus riches , ck virent l'ancienne mofc quée <\gs Ommiades ( 1 ) , dans le temps
(i) C*eft-à-dire , des califes qui régnèrent après les quatre premiers fucceflfeurs de Mahomet , & qui furent ainfi nommés d'un de leurs ancêtres qui s'appeioit Ommiath.
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131 Les mille et une Nuits.
qu'on s'y affembloit pour faire la prière ( 2) d'entre le midi & le coucher du. foleil. Us pafsèrent enfuite devant la, boutique de Be- dreddin Haffan , qu'ils trouvèrent encore occupé à faire des tartes à la crème, Je vous falue, lui dit Agib 5 regardez - moi ; vous fouvenez-vous de m'avoir vu ? A- ces mots, Bedreddin jeta les yeux fur lui; &? le reconnoiffant ( ô furprenant effet de IV mour paternel ! ) il fentit la même émotion que la première fois ; il fe troubla ; & au lieu de lui répondre 5 il demeura long-- temps fans pouvoir proférer une feule parole. Néanmoins ayant rappelé fes efprits : Mon petit feigneur , lui dit-il, faites* moi la grâce cFentrer encore une. fois chez moi avec votre gouverneur; venez goûter d'une tarte à la crème* Je vous fupplie de me pardonner la peine que je vous fis en vous fuivant hors de la ville : je ne me pofTé- dois pas, je ne favois ce que je faifois; vous m'entraîniez après vous fans que je purTe renfler à une fi douce violence.
Scheherazade cefTa de parler en cet en- droit y parce qu'elle vit paroître le jour. Le
(2) Cette prière fe fait en tout temps deux heures, & demi devant le coucher du fokil»
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lendemain , elle reprit de cette manière la iuite de fon difcours, }
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CoMMANDEUPx. des croyans 5 pourfuivit le vifir Giafar , Agib étonné d'entendre ce que lui difoit Bedreddin 5 répondit : Il y a de l'excès dans l'amitié que vous me témoignez , 6t je ne veux point entrer chez vous que vous ne vous fbyez engagé par ferment à ne me pas fuivre quand j'en ferai forti. Si vous me le promettez y ck que vous foyez homme de parole ? je vous reviendrai voir encore demain? pendant que le vifir mon ayeuî achettera de quoi faire préfent au fultan. d'Egypte. Mon petit feigneur y reprit Bedred- din Haffan , je ferai tout ce que vous m'or- donnerez. A ces mots y Agib ck l'eunuque entrèrent dans 4a boutique.- -
Bedreddin leur fervit auffitôt une tarte à la crème , qui n'étoit pas moins délicate ni moins excellente que celle qu'il leur avoit préfentée la première fois. Venez 9 lui dit Agib, affeyezrvous auprès de moi & mangez avec nous. Bedreddin s'étant afîis j voulut çmbraffer Agib pour. lui marquer la joie cppii
Ï34 Les mille et une Nuits. avoit de fe voir à fes côtés ; mais Agib le repouffa en lui difant : Tenez- vous en repos , votre amitié eft trop vive. Contentez-vous de me regarder & de m'entretenir. Bedreddin obéit 5 ck fe mit à chanter une chanfon dont il compofa fur le champ les paroles à la louange d'Agib. Il ne mangea point , & ne fit autre chofe que fervir fes hôtes. Lorsqu'ils eurent achevé de manger,, il leur préfenta à laver (i) , & une ferviette'très-blanche pour s'effuyer les mains. Il prit enfuite un vafe de forbet ) & leur en prépara plein une grande porcelaine, où il mit de la neige (2) fort pro- pre. Puis préfentant la porcelaine au petit Agib : Prenez , lui dit— il ^ c'en1 un forbet de rofe , le plus délicieux qu'on puiffe trouver dans toute- cette ville : jamais vous n'en avez goûté de meilleur. Agib en ayant bu avec plaifir , Bedreddin Haffan reprit la porcelaine &: la préfenta auffi. à l'eunuque , .qui but à ■ " - ' . _- ' ~ »
( 1 ) Comme les Mahométans fe;. lavent les mains cinq Fois le jour lorf qu'ils vont faire leurs prières, ils ne croient pas avoir befoin de fe laver avant que de manger : mais ils fe lavent après, parce qu'ils mangent fans fourchette.
( 2 ) C'eft ainfi que l'on rafraîchit la boiflbn promp- tement dans tout le Levant , où l'on a l'ufage de 1s àeige..
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longs traits toute la liqueur jufqu'à la der-^ nière goutte.
Enfin Agib ck Ton gouverneur ralTafiés jj> remercièrent le pâtiflier de la bonne chère qu'il leur avoit faite , ck fe retirèrent en diligence ? parce qu'il étoit déjà un peu tard.' Ils arrivèrent fous les tentes de Schemfeddirt Mohammed , ck allèrent d'abord à celle des dames. La -grand-mère d'Agib fut ravie de le revoir; ck comme elle avoit toujours fort fils Bedreddin dans Tefprit y elle ne put retenir fes larmes en embrafTant Agib. Ah mon fils , lui dit-elle , ma joie feroit parfaite fi j'avois; le plaiflr d'embrafïer votre père Bedreddin HafTan comme je vous embra/Te. Elle fe mettoit alors à table pour fouper ; elle le fît aiTeoir auprès d'elle y lui fit plufieurs queftions fur fa promenade ; ck en lui difant qu'il ne devoit pas manquer d'appétit y elle lui fer- vit un morceau d'une tarte à la crème qu'elle avoit faite elle - même , ck qui étoit excel- lente ; car on a déjà dit qu'elle les favoit mieux faire que les meilleurs pâtiffiers. Elle en préfenta auffi à l'eunuque; mais ils ert avoient tellement mangé l'un 6k l'autre chez Bedreddin y qu'ils n'en pouvoient pas feule- ment goûter.
Le jour qui paroifïbit y empêcha Schehera*,
l%6 Les Mille et une Nuits. zade d'en dire davantage cette nuit ; mais fur la fin de la fuivante y elle continua fon récit cians ces termes :
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A. G I B eut à peine touché au morceau de tarte à la crème qu'on lui avoit fervi , que feignant de ne le pas trouver à fon goût , il le laiffa tout entier ; ck Schaban (i) , c'eft le nom de l'eunuque , fit la même chofe. La veuve de Noureddin Ali s'apperçut avec chagrin du peu de cas que fon petit-fils faifoit de fa tarte. Hé quoi , mon fils y lui dit-elle , eft-il polîibîe que vous méprîfiez ainfi l'ou- vrage de mes propres mains ? Apprenez que pei fonne au monde n'en1 capable de faire de il bonnes tartes à la crème y excepté votre père Bedreddin Hafian , à qui j*ai enieigné le grand art d'en faire de pareilles. Ah , ma bonne grand'mère , s'écria Agib y permettez- moi de vous dire > que fi vous n'en favez pas faire de meilleures y il y a un pâtifiier dans cette ville qui vous furpaiTe dans ce grand
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( 1 ) Les Mahométans donnent ordinairement eç jnom aux eunuques noirs.
C X V I Ie. N u ï t. ifi art : nous venons d'en manger' chez lui une -qui vaut beaucoup mieux que celle-ci.
A ces paroles y la grand'mère regardant l'eunuque de travers : comment, Schaban, lui dit-elle avec colère y vous a-t-on commis la garde de mon petit-fils pour le mener manger chez des pâtiffiers comme un gueux ? Ma- dame ? répondit l'eunuque , il eft bien vrai que nous nous fommes entretenus quelque temps avec un pâtiflier , mais nous n'avons pas mangé chez lui. Pardonnez-moi y inter- rompit Agib, nous fommes entrés dans ia boutique , ck nous y avons mangé d'une tarte à la crème. La dame, plus irritée qu'au- paravant contre l'eunuque , fe leva de table affez brufquement , courut à la tente de • Schemfeddin Mohammed $ qu'elle informa du délit de l'eunuque 5 dans des termes plus propres à animer le viflr contre le délinquant qu'à lui faire excufer fa faute.
Schemfeddin Mohammed > qui étoit natu- rellement emporté 5 ne perdit pas une fi belle occasion de fe mettre en colère. Il fe rendit à l'iriftant fous la tente de fa belle-fceur , &C dit à l'eunuque : quoi? malheureux , tu as^la hardiefTe d'abufer de la confiance que j'ai en toi ! Schaban , quoique fuffifamment con- vaincu par le témoignage d'Agib , prit le
138 Les mille et une Nuits. parti de nier encore le fait. Mais l'enfant fou- tenant toujours le contraire : mon grand- père , dit-il à Schemfeddin Mohammed , je vous allure que nous avons n" bien mangé l'un ôt l'autre, que nous n'avons pas befoin de fouper : le pâtiïîier nous a même régalés d'une grande porcelaine de forbet. Hé bien , méchant efclave , s'écria le vifir en fe tour- nant vers l'eunuque, après cela, ne veux-tu pas convenir que vous êtes entrés tous deux chez un pâtiliier , & que vous y avez mangé ? Schaban eut encore l'effronterie de jurer que cela n'étoit pas vrai. Tu es un menteur , lui dit alors le vrfir 5 je crois plutôt mon petit- fils que toi. Néanmoins û tu peux manger Coûte cette tarte à la crème qui eiï fur cette table , je ferai perfuadé que tu dis la vérité, Schaban , quoiqu'il en eût juïqu'à la gorge, fe fournit à cette épreuve y & prit un morceau de la tarte à la crème ; mais il fut obligé de le retirer de fa bouche , car le cœur lui fou- leva. Il ne lahTa pas pourtant de mentir . encore , en difant qu'il avoit tant mangé le jour précédent , que l'appétit ne lui étoit pas encore revenu. Le vifir irrité de tous les menfonges de l'eunuque ^ ck convaincu qu'il étoit coupable , le fit coucher par terre , &f commanda qu'on lui donnât la baftonade»
C X V I Ie. Nuit. 159 Le malheureux pouffa de grands cris en fourTrant ce châtiment , & confefTa la vérité. Il eil vrai j> s'écria-t-il > que nous avons mangé une tarte à la crème chez un pâtifîier 3 &: elle étoit cent fois meilleure que celle qui eft fur cette table.
La veuve de Noureddin Ali crut que c'étoit par dépit contr'elle ck pour la mor- tifier , que Schaban louoit la tarte du pâtifiier : c'eft pourquoi s'adreffant à lui : je ne puis croire , dit-elle j que les tartes à la crème de ce pâtifiier foient plus excellentes que les miennes. Je veux m'en éclaircir ; tu fais où il demeure ; vas chez lui &: m'apportes une tarte à la crème tout-à-l'heure. En parlant ainfi 3 elle fit donner de l'argent à l'eunuque pour acheter la tarte 5 &: il partit. Etant arrivé à la boutique de Bedreddin : bon pâtiP fier, lui dit-il, tenez, voilà de l'argent 5 donnez - moi une tarte à la crème ; une de nos dames fouhaite d'en goûter. Il y en avoit alors de toutes chaudes ; Bedreddin choifît la meilleure y & la donnant à l'eunuque : prenez celle-ci? dit-il ? je vous la garantis excellente , & je puis vous afîurer que per- fonne au monde n'eft capable d'en faire de femblables , fi ce n'eft ma mère , qui vit peut-
être encore.
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140 Les mille et une Nuits.
Schaban revint en diligence fous les tentes avec fa tarte à la crème. 11 la préfenta à la veuve de Noureddin Ali , qui la prit avec emprefTement. Elle en rompit un morceau pour le manger ; mais elle ne l'eut pas plutôt porté à fa bouche , qu'elle fit un grand cri , & qu'elle tomba évanouie. Schemfeddin Mohammed •> qui étoit préfent , fut extrême- ment étonné de cet accident ; il jeta de l'eau lui-même au vif âge de fa belle -fœur, ôc s'empreiTa fort à la fecourir. Dès qu'elle fut revenue de fa foibleïTe : ô Dieu ! s'écria- t-eïle , il faut que ce foit mon fils , mon cher fils Bedreddin , qui ait fait cette tarte.
La clarté du jour, en cet endroit, vint împofer filence à Scheherazade. Le fultan des Incles fe leva pour faire fa prière ck aller tenir fon confeil ; & la nuit fuivante 3 la fultan e pourfuivit ainfi l'hiftoire de Bedred- din HafTan :
C X V I I Ie. NUIT.
(^/UAND le vifir Schemfeddin Mohammed eut entendu dire à fa belle -fœur qu'il falloit que ce fût Bedreddin Haflan qui eut fait la tarte à la crème que l'eunuque venoit d'ap-.
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porter, il fentit une joie inconcevable ; mais venant à faire réflexion que cette joie étoit fans fondement , & que félon toutes les apparences, la conjecture de la veuve de Noureddin devoit être faufle > il lui dit : mais, madame , pourquoi avez- vous cette opinion } ne fe peut - il pas trouver un pâtifîier au monde qui fâche aufïl-bien faire des tartes à la crème que votre fils? Je conviens > répon- dit-elle , qu'il y a peut-être des pâtiiïiers capables d'en faire d'auffi bonnes ; mais comme je les fais d'une manière toute iingu- lière •> ck que nul autre que mon fils n'a ce fecret 5 il faut absolument que ce foit lui qui ait fait celle-ci. Réjouirions - nous > mon frère 3 ajouta -t- elle avec tranfport , nous avons enfin trouvé ce que nous cherchons ck défirons depuis fi long-temps. Madame j répliqua le vifir , modérez , je vous prie , votre impatience , nous faurons bientôt ce que nous en devons penfer. Il n'y a qu'à faire venir ici le pâtifîier ; fi c'eft Bedreddin HafTan , vous le reconnoîtrez bien ma fille ck vous. Mais il faut que vous vous cachiez ' toutes deux ^ ck que vous le voyez fans qu'il vous voye ; car je ne veux pas que notre reconnoifïance fe faffe à Damas : j'ai deffein de la prolonger jufqu'à ce que nous foyons
142. Les mille et une Nuits. de retour au Caire , où je me propofe de vous donner un divertiffement très-agréable,.
En achevant ces paroles } il laiffa les dames fous leur tente , 6k fe rendit fous la tienne. Là, il fit venir cinquante de (es gens ? ck leur dit : prenez chacun un bâton ck fuivez Scha- ban ? qui va vous conduire chez un pâtifïier de cette ville. Lorfque vous y ferez arrivés 5 rompez , brifez tout ce que vous trouverez dans fa boutique $ s'il vous demande pour- quoi vous faites ce défordre , demandez-lui feulement fi. ce n'eft pas lui qui a fait la tarte à la crème qu'on a été prendre chez lui. S'il vous répond qu'oui , faimTez - vous de fa perfonne , liez -le bien ck me l'amenez ; mais gardez -vous de le frapper ni de lui faire le moindre mal. Allez , ck ne perdez pas de temps.
Le vifir fut promptement obéi ; fes gens armés de bâtons ck conduits par l'eunuque noir 5 fe rendirent en diligence chez Bedred- din Haifan , où ils mirent en pièces les plats , les chaudrons , les carTerolles , les tables y ck tous les autres meubles ck uften- files qu'ils trouvèrent , ck inondèrent fa boutique de forbet, de crème ck de confitu- res. A ce fpec"tacle > Bedreddin Haffan fort étonné ; leur dit d'un ton de voix pitoyable :
C'X VIIIe. N u i t. 143 eh bonnes gens , pourquoi me traitez - vous de la forte ? de quoi s'agit -il ? qu'ai-je fait? N'ed-ce pas vous , dirent-ils , qui avez fait la tarte à la crème que vous avez vendue à l'eunuque que vous voyez ? oui 5 c'eft moi- même 5 répondit-il ; qu'y trouve-t-on à dire ? Je défie qui que ce foit d'en faire une meil- leure. Au lieu de lui répartir > ils continuè- rent de brifer tout > & le four même ne fut pas épargné.
Cependant les voifins étant accourus au bruit 3 & fort furpris de voir cinquante hom- mes armés commettre un pareil défordre, demandoient le lu jet d'une fi grande vio- lence ; & Bedreddin encore une fois dit à ceux qui la lui faifoient : apprenez - moi de grâce quel crime je puis avoir commis •> pour rompre & brifer ainli tout ce qu'il y a chez moi ? N'eft-ce pas vous , répondirent - ils 5 qui avez fait la tarte à la crème que vous avez vendue à cet eunuque ? Oui j oui , c'eft moi, répartit-il, jefoutiens qu'elle e/t bonne? ck je ne mérite pas le traitement injufte que vous me faites. Ils fe faifirent de fa perfonne fans l'écouter ; & après lui avoir arraché la toile de fon turban , ils s'en fervirent pour lui lier les mains derrière le dos ; puis ; le
H44 Les mille et une Nuits. tirant par force de fa boutique , ils commen- cèrent à l'emmener.
La populace qui s'étoit affemblée-là , tou - diée de compafîion pour Bedreddin 5 prit fon parti > &c voulut s'oppofer au deffein des gens de Schemfeddin. Mohammed ; mais il furvint en ce moment des officiers du gou- verneur de la ville ^ qui écartèrent le peuple, & favorisèrent l'enlèvement de Bedreddin , parce que Schemfeddin Mohammed étoit allé chez le gouverneur de Damas pour l'in- former de l'ordre qu'il avok donné , & pour lui demander main- forte ; çk ce gouverneur , qui commandoit fur toute la Syrie au nom du fultan d'Egypte ^ n'avoit eu garde de rien refufer au viiir de fon maître.. On en- trainoir donc Bedreddin malgré Cqs cris ck fes larmes.
Scheherazade n'en put dire davantage , à caufe du jour qu'elle vit paroître ; mais le lendemain elle reprit fa narration, & dit au fultan des Indes:
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CXIXe. Nuit.
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^IRE, le vifir Giafar continuant de parler au calife : Bedreddin Haffan , dit - il 5 avoit beau demander en chemin aux perfonnes qui l'emmenoient , ce que l'on avoit trouvé dans Ùl tarte à la crème.* on ne lui répon- doit rien. Enfin il arriva fous les tentes 5 ou on le fit attendre jufqu'à ce que Schemfed- din Mohammed fût revenu de chez le gou- verneur de Damas.
Le vifir étant de retour y demanda des nouvelles du pâtifîîer ; on le lui amena. Sei- gneur ? lui dit Bedreddin les larmes aux yeux , faites-moi la grâce de me dire en quoi je vous ai offenfé. Ah 9 malheureux > répon- dit le vifir , n'efl-ce pas toi qui a fait la tarte à. la crème que tu m'as envoyée ? J'avoue que c'eft moi, repartit Bedreddin ; quel crime ai- je commis en cela ? Je te châtierai comme tu le mérites 9 répliqua Schemfeddin Moham- med y & il t'en coûtera la vie pour avoir fait une fi méchante tarte. Hé bon dieu -, s'écria Bedreddin : qu'eft-ce que j'entends I eft-ce un crime digne de mort d'avoir fait une méchante tarte à la crème ! oui , dit le Tome VIIL G
146 Les mille et une Nuits, vifir 9 & tu ne dois pas attendre de moi un autre traitement.
Pendant qu'ils s'entretenoient ainû" tous deux> les dames 5 qui s'étoient cachées, oh** fervoient avec attention Bedreddin , qu'elles n'eurent pas de peine à reconnoître , mal- gré le long temps qu'elles ne l'avoient vu. La joie qu'elles en eurent fut telle , qu'elles en tombèrent évanouies. Quand elles fu- rent revenues de leur évanouifTement , elles vouîoient s'aller jeter au cou de Bedreddin ; mais la parole qu'elles avoient donnée au vilir de ne fe point montrer , l'emporta fur les plus tendres mouvemens de l'amour & de la nature.
Comme Schemfeddin Mohammed a voit réfolu de partir cette même nuit , il fit plier les tentes & préparer les voitures pour fe mettre en marche : & à l'égard de Bedred- din , il ordonna qu'on le mît dans une cauTe bien fermée 3 & qu'on le chargeât fur un chameau. D'abord que tout fut prêt pour le départ ? le vifir ck les gens de fa fuite fe mirent en chemin. Ils marchèrent le reMe de la nuit & le jour fuivant fans fe repofer. Ils ne s'arrêtèrent qu'à l'entrée de la nuit. Alors on tira Bedreddin HafTan de fa caille pour lui faire prendre de la nour-
C X ï Xe. N v l r. 147 îïture °, mais on eut foin de le tenir éloigné de fa mère & de fa femme ; &: pendant vingt jours que dura le voyage , on le traita de la même manière.
En arrivant au Caire , on campa aux en- virons de la ville par ordre du viflr Schem- feddin Mohammed ? qui fe fit amener Be- dreddin > devant lequel il dit à un charpen- tier qu'il avoit fait venir : va chercher du bois &c dreïfe promptement un poteau. Hé, feigneur ? dit Bedreddin , que prétendez- vous faire de ce poteau. T'y attacher, repartit le viiir , Se te faire enfuite prome- ner par tous les quartiers de la ville, afin qu'on voye en ta perfonne un indigne pâ- tiffier , qui fait des tartes à la crème fans y mettre de poivre. A ces mots •> Bedreddin HalTan s'écria d'une manière fi plaifante , que Schemfeddin Mohammed eut bien de la peine à garder fon férieux ? Grand Dieu ! c'eft donc pour n'avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crème > qu'on veut me faire foufFrir une mort auiîi cruelie quigno- rninieufe.
En achevant ces mots , Scheherazade re- marquant qu'il étoit jour , fe tut ^ & Schali- riar fe leva en riant de tout fon cceur de la frayeur de Bedreddin , çk forl curieux
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148 Les mille et une Nuits;
d'entendre la fuite de cette hiftoire y qui la fuit an e reprit de cette forte le lendemain avant le jour :
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OIRE , le calife Haroun Alrafchid , malgré fa gravite^ ne put s'empêcher de rire, quand le vifir Giafar lui dit que Schemieddin Mo- hammed menaçoit de faire mourir Bedreddm pour n'avoir pas mis du poivre dans la tarte à la crème qu'il avoit vendue à Schaban. Hé quoi , difoit Bedreddin , faut-il qu'on ait tout rompu (k brifé dans ma maifon , qu'on m'ait emprifonné dans une caifTe , & qu'enfin on s'apprête à m'attacher. à un poteau ; & tout cela parce que je ne mets pas de poivre dans une tarte à la crème ? Hé grand Dieu , qui a jamais ouï parler d'une pareillerhofe } Sont-ce là des aclions de Mufulmans , de perfonnes qui font profeffion de probité , de juftice, 6c qui pratiquent toutes fortes de bonnes œuvres ? En difant cela > il fondoit en larmes; puis recommençant fes plaintes: Non , reprenoit-il y jamais perfonne n'a été traité fi injuftement ni il rigoureufement. Eft-il poffible qu'on foit capable d'ôter la
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vie à un homme pour n'avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crème ? Que maudites foient toutes les tartes à la crème ? auffi-bien que l'heure où je fuis né : plût à Dieu que je furTe mort en ce moment i
Le défolé Bedreddin ne celTa de fe lamen- ter ; & lorfqu'on apporta le poteau & les clous pour l'y clouer , il pouffa de grands cris à ce fpeclacîe terrible : O ciel ? dit- il , pouvez- vous iourTrir que je meure d'un trépas fi infâme & fi douloureux? & cela pour quel crime ? Ce n'efi: point pour avoir volé y ni pour avoir tué 9 ni pour avoir renié ma religion '; c'err. pour n'avoir pas mis de poivré dans une tarte à la crème.
Comme la nuit étoit alors déjà affez avan- cée , le vifir Schemfeddin Mohammed fit remettre Bedreddin dans fa caiffe , & lui dit : Demeure là jufqu'à demain ; le jour ne fe parlera pas que je ne te'faffe mourir. On emporta la caiffe , ck Ton en chargea le cha- meau quil'avoit apportée depuis Damas. On rechargea en même temps tous les autres cha- meaux ; & le vifir étant monté à cheval , fit marcher devant lui le chameau qui portoit fbn neveu , ck entra dans la ville , fuivi de tout fon équipage. Après avoir paffé plu- fieurs rues , où perfonne ne parut , parce que
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150 Les mille et uiste Nuits; tout le monde s'ét oit retiré; il fe rendit à ion hôtel , où il fit décharger là caiiTe , avec défenfe de l'ouvrir que- lorfqu'il l'or- donner oit,
Tandis qu'on déchargeoit les autres cha- meaux 9 il prit en particulier la mère de Be- dreddin HalTan ck fa fille; ck s'adrerlant à la dernière : Dieu foit loué , lui dit-il , ma fille % de ce qu'il nous a fait fi heureufement ren- contrer votre coufin <k votre mari: vous vous fouvenez bien apparemment de Térat où étoit votre chambre la première nuit de vos noces. Allez , faites - y mettre toutes chofes comme elles étoient alors. Si pour- tant vous ne vous en fouveniezpas , je pour- rois y fuppléer par l'écrit que j'en ai fait faire. De mon coté ? je vais donner ordre au refte.
Dame de Beauté alla exécuter avec joie ce que venoit de lui ordonner fou père, qui commença auffî à difpofer toutes cho- fes dans îafalle, de la même manière qu'el- les étoient lorfque Bedreddin HafTan s'y étoit trouvé avec le palfrenier bofîu du fultan d'Egypte. À mefure qu'il lifoit l'écrit , fes domelliques mettaient chaque meuble à fa place. Le trône ne fut pas oublié > non plus que les bougies allumées. Quand tout îx\%
C X X Ie. Nuit. 15* préparé dans la falle , le vifir entra dans la chambre de fa fille, où il pofa l'habillement de Bedreddin avec la bourfe de fequins. Cela étant fait , il dit à Dame de Beauté : Désha- billez-vous 9 ma fille, & vous couchez. Dès que Bedreddin fera entré dans cette chambre, plaignez-vous de ce qu'il a été dehors trop long-temps y ck dites lui que vous avez été bien étonnée en vous réveillant de ne le pas trouver auprès de vous. Preffez-le de fe remettre au lit 5 ôk demain matin vous nous divertirez , madame votre belle-mère & moi, en nous rendant compte de ce qui fe fera pafïe entre vous ck lui cette nuit. A ces mots , il fortit de l'appartement de fa fille 5 ôk lui laiffa la liberté de fe coucher.
Scheherazade vouîoit pourfuivre fon récit? mais le jour qui commença à paroître l'en empêcha.
C X X Ie. NUIT.
OUR la fin de la nuit fuivante 3 le fultan des Indes , qui avoit une extrême impatience d'apprendre comment fe dénoueroit l'hiftoire de Bedreddin , réveilla lui-même Schehera- zade , 6k l'avertit de la continuer ; ce qu'elle
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î<$2 LES MIL1E ET UNE NUITS, fît en ces termes : Schemfeddin Mohammed * dit le vifir Giafar au calife , fit fortir de la falle tous les domeltiques qui y étoient > & leur ordonna de s'éloigner, à la réferve de deux ou trois qu'il fit demeurer. Il les chargea d'aller tirer Bedreddin liors de la caiffe , de le mettre en chemife & en caleçon ^ de le con- duire en cet état dans la falle > de l'y laiflfer tout feulj & d'en fermer la porte*
Bedreddin HafTan , quoïqu'accablé de dou- leur , s'étoit endormi pendant tout ce temps- là •> iî bien que les domeftiques du vifir l'eu- rent plutôt tiré de la caiffe , mis en chemife '6c en caleçon , qu'il ne fut réveillé ; & ils le transportèrent dans la falle n brufquement^ qu'ils ne lui donnèrent pas le loifir de fe re- connoître. Quand il fe vit feul dans la fallef il promena fa vue de toutes parts ? ck les cho- ies qu'il voyoit ,. rappelant dans fa mémoire le fouvenir de fes noces 5 il s'apperçut avec éconnement que c'étoit la même falle où il avoit vu le palfrenier bofîu. Sa furprife aug- menta encore > îorfque s'etant approché doucement de la porte d'une chambre qu'il trouva ouverte , il vit dedans fan habillement au même endroit où il fe fouvenoit de l'avoir «us- la nuit de fes noces. Bon Dieu 3 dit-il en.
C X X Ie. Nuit. 153 fe frottant les yeux ? fuis-jé endormi , fuis-je éveillé ?
Dame de Beauté qui l'obfervoit , après s'être divertie de Ton étonnement y ouvrit lout-à-coup les rideaux de fon lit , & avan- çant la tête : Mon cher feigneur , lui dit-elle d'un ton allez tendre , que faites-vous à la porte ? venez vous recoucher. Vous avez demeuré dehors bien long-temps. J'ai été fort furprife en me réveillant de ne vous pas trouver à mes côtés. Bedreddin HarTan changea de vifage, lorfqu'ii reconnut que la dame qui lui parloit étoit cette charmante perfonne avec laquelle il fe fouvenoit d'avoir couché. Il entra dans la chambre ; mais au lieu d'aller au lit y comme il étoit plein des idées de tout ce qui lui étoit arrivé depuis dix ans , & qu'il ne pouvoit fe perfuader que tous ces événemens , fe fuflent paffés en une feule nuit , il s'approcha de la chaife où étoient fe s habits ck la bourfe de fequins ; &: après les avoir examinés avec beaucoup d'attention : Pàh le grand Dieu vivant , s'é- cria-t-il, voilà dés chofes que je ne puis comprendre ! La dame , qui prenoit plaifir à voir fon embarras ? lui dit: Encore une fois? feigneur , venez vous remettre au lit : à quoi vous amufez-vous ? A ces paroles , il s'avança
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SÏ4 ^ES MILLE ET UNE NUITS, vers Dame de Beauté : Je vous fupplie*. madame > lui dit-il , ^e m'apprendre s'il y ai long-temps que je fuis auprès de vous. La: quefhon me furprend , répondit-elle ; eft-ce que vous ne vous êtes pas levé d'auprès de moi tout-à-l'heure } Il faut que vous ayez l'efprit bien préoccupé. Madame , reprit Be- dreddin % je ne l'ai afTurément pas fort tran- quille. Je me fouviens y il efl vrai , d'avoir été près de vous ; mais je me fouviens auflï d'avoir depuis demeuré dix ans à Damas. Si j'ai en efFet couché cette nuit avec vous 5 je ne puis pas en avoir été éloigné fî long» temps. Ces deux chofes font oppofées. Dites- moi j de grâce , ce que fen dois penfer ; fi mon mariage avec vous eft une illuiion, ou û c'efî un fonge que mon abfence. Oui, fei°- gneur , repartit Dame de Beauté ,. vous avez- rêve, fans doute , que vous avez été à Da- mas. Il n'y a donc rien de û plaifant, s'é~ cria Bedreddiri en faifant un éclat de rire.. Je fuis aiTuré > madame ?. que ce. fonge va vous paroitre très * réjouHIant. Imaginez- vous , s'il vous plaît, que je me fuis trouvé à la porte de Damas en chemife & en cale- çon y comme je fuis en ce moment; que je fuis entré dans la ville aux huées d'une po» fula.ce qui me fuiv.oii en rninfulîant j que '%&
CXXK Nuit. 15^ me fuis fauve chez un pâtifîier , qui m'a adopté , m'a appris fon métier, &c m'alaifTé tous fes biens en mourant ; qu'après fa mort 5 j'ai tenu fa boutique. Enfin > madame, il m'en1 arrivé une infinité d'autres aventures qui feroient trop longues à raconter ; &c tout ce que je puis vous dire? c'eft que je n'ai pas mal fait de m'éveiller y fans cela 3 ori m'alloit clouer à un poteau. Eh pour quel fujet, dit Dame de Beauté en faifant l'é- tonnée , vouloit-on vous traiter fi cruelle- ment ? Il falloit donc que vous euffiez com- mis un crime, énorme. Point du tout \ ré- pondit Bedreddin> c'étoit pour la çhofe du monde la plus bizarre Se la plus ridicule. Tout mon crime étoit d'avoir vendu une tarte à la crème où je n'avois pas mis de poivre. Ah pour cela y dit Dame de Beauté en riant de toute fa force > il faut avouer qu'on vous faifoit une horrible injuftice. Oh* madame , répliqua- t-il , ce n'en1 pas tour encore ; pour cette maudite tarte à la crème > où l'on me reprochoit de n'avoir pas mis de poivre > on avoit tout rompu ck tout brifê dans ma boutique *, on m'avoit lié avec des cordes 3 &C enfermé dans une caille où jiéf tois û étroitement , qu'il me fembie que je m'en {çns encore. Enfin } on avoit fait venir
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156 Les Mille et une Nuits1. un. charpentier ? & on. lui avoir, commande de dreiïer un poteau pour me pendre. Mais- Dieu ïoit béni de ce que tout cela n'en1 quain ouvrage du fommeiL
Scheherazade 5 en cet endroit, apperce* -vant k jour , ceffà de parler. Schahriar ne put s'empêcher de rire de ce que Bedreddin Haffan avoit pris une chofe réelle pour un fonge. Il faut convenir , dit-il > que cela eft très-plaifant , ck je fins perfuadé que le len- demain le vinr Schemfecldin Mohammed ck fa belle- fœur s'en divertirent extrême- ment. Sire, répondit la fultane > c'éft ce que j'aurai l'honneur de vous raconter lanuil prochaine y n votre majefîé veut'bien me îaifTer vivre jufqu'à ce temps-là. Le fultan des.. Indes fe leva fans rien répliquer à ces paroles ï mais il étoit fort éloigné d'avoir une autre
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CHEHERAZAî>E , réveillée avant le - jour> ïeprit ainfi la parole : Sire > Bedreddin ne pafïa pas tranquillement la nuit ; il fe réveiÎH îoit de temps en temps , ck fe demandoit à lui-même s'il revoit ou s,'il étolt éveillé* Il fe
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déficit de fon bonheur; & cherchant à s'en aflurer 3 il ouvroit les rideaux y &c parcpu-*- rcit des yeux toute la chambre. Je ne me trompe pas 5 difoit-il , voilà la même cham- bre où je fuis entré à la place du boiïu , Se je fuis couché avec la belle dame qui lui étoifc deftinée. Le jour qui paroiiîoit n'avoit pas encore difiipé fon inquiétude , lorfque le vifir Schemfeddin Mohammed •> fon oncle, frappa à la porte 5 & entra prefqu'en même- temps pour lui donner le bon jour.
Bedreddin Haffan fut dans une furprifé extrême de voir paroître fubitement un hom- me qu'il connoiffoit fi bien 5 mais qui n'avoit plus l'air de ce juge terrible qui avoit pro- noncé l'arrêt de fa mort. Ah ! c'efî. donc vous, s'écria-t-il? qui m'avez traité fi indignement ck condamné à une mort qui me fait encore horreur ? pour une tarte à la crème où je n'a- vois pas mis de poivre. Le vifir fe prit à rire, ck pour le tirer de peine, il lui conta com- ment > par le minifTère d'un génie 5 ( car* le récit du bofïu lui avoit fait foupçonner l'a- venture) \ il s'étoit trouvé chez lui , & avort époufé fa fille à la place du palfrenier du ful- tan. Il lui apprit enfuite que c'étoit par le cahier écrit de la main de Noureddin Alî , -qu'il- avoit découvert qu'il é toit fon neveu i
15S Les mille et une Nuits. &: enfin il lui dit5 qu'en conféquence de cette découverte , il étoit parti du Caire 5 & étoit allé jufqu'à Balfora pour le chercher. & ap- prendre de fes nouvelles. Mon cher neveu * ajouta-t-il en FembrafTant avec beaucoup de tendrefife , je vous demande pardon de tout ce que je vous ai fait foufTrir depuis que je vous ai reconnu. J'ai voulu vous ramener chez moi avant que de vous apprendre votre bonheur, que vous devez trouver d'autant plus charmant j qu'il vous a coûté plus de peine. Confolez-vous déboutes vos afflictions, par la joie de vous voir rendu aux perfonnes qui vous doivent être les plus chères. Pen- dant que vous vous habillerez , je vais aver- tir madame votre mère , qui eft dans une grande impatience de vous embralTer , ck je vous amènerai votre fils , que vous avez vu à Damas , & pour qui vous vous êtes fenti tant d'inclination fans le connoître.
Il n'y a pas de paroles afTez énergique^ pour bien exprimer quelle fut la joie de Be- dreddin lorfqu'il vit fa mère & fon fils Agib» Ces trois perfonnes ne ceMoient de s'embraf^ fer , & de faire paroître tous les tranfports que le fang & la plus vive tendrefie peuvent infpirer. La mère dit les chofes du monde les plus touchantes à Bedreddin ; elle lui
C X X I K Nuit. 199 parla de la douleur que lui avoit caufée une û longue abfence , & des pleurs qu'elle avoit verfées» Le petit Agib, au lieu de fuir com- me à Damas les embraiTemens de (on père 9, ne fe larToit point de les recevoir ; ek Bedred- din Haffan , partagé entre deux objets iî dignes de fon amour , ne croyoit pas leur pouvoir donner allez de marques de foa afeclion.
Pendant que ces cho fes fe parlbient ches Schemfeddin Mohammed , ce vifir étoit allé au palais rendre compte au fultan de l'heureux fuccès de fon voyage. Le fultan fut û charmé du récit de cette merveiîîeufe hiftoire y qu'il la fit écrire , pour être confervée foigneufe- ment dans les archives du royaume. Audi tôt que Schemfeddin Mohammed fut de retour au logis y comme il avoit fait préparer un fuperbe fefiin , il fe mit à table avec fa fa^ mille , & toute fa maifon paiTa la journée dans de grandes réjouhTances.
Le vifir Giafar ayant ainfi achevé Thiftoire de Bedreddin Haffan , dit au calife Harourk Airafchid : Commandeur des croyans, voilà ce que j*avois à raconter à votre majefté. Le calife trouva cette hiftoire fi furprenante > qu'il accorda fans héfitèr la grâce de Pefclave Riban \ ck pour confoler le jeune homme i&
t6o Les mille et une Nuits. la douleur qu'il avoit de s'être privé lui-même malheureusement d'une femme qu'il aimoit beaucoup , ce prince le maria avec une de {es efclaves) le combla de biens , & le chérit jufqu'à fa mort. . . . Mais , fîre ? ajouta Sche- herazade ? remarquant que le jour commen- çoit à paroître , quelqu'agréable que foit l'hifloire que je viens de raconter 5 j'en fais une autre qui l'eft encore davantage : fi votre ma jette (buhaite de l'entendre la nuit pro- chaine , je fuis afTurée qu'elle en demeurera d'accord. Schahriar fe leva fans rien dire, ck fort incertain de ce qu'il avoit à faire. La bonne fultane, dit-il en lui-même? raconte de fort longues hiftoires ; & quand une fois elle en a commencé une, il n'y a pas moyen de refufer de l'entendre toute entière. Je ne fais fi je ne devrois pas la faire mourir aujour- d'hui ; mais non, ne précipitons rien; l'his- toire dont elle me fait fête eft peut-être plus divertiffante que toutes celles qu'elle m'a racontées jufqu'ici; il- ne faut pas que je me prive du plaifir de l'entendre ; après qu'elle m'en aura fait le récit? j'ordonnerai fa mort.
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JJinarzade ne manqua pas de réveiller avant le jour la fultane àes Indes > laquelle 9 après avoir demandé àSchahriar la permitlion de commencer rhiitoire qu'elle avoit promis de raconter , prit ainfi la parole :
Hiftoire du petit Bojfu*
Il y avoit autrefois à Cafgar ^ aux extré- mités de la grande Tartarie , un tailleur qui avoit une très-belle femme qu'il aimoit beau- coup , & dont il étoit aimé de même. Un jour qu'il travailloit , un petit boiîu vint s'affeoir à l'entrée de fa boutique > & fe mk à chanter en jouant du tambour de bafque, Le tailleur prit plaiiir à l'entendre •> &C réfoluî de l'emmener dans fa maifon pour réjouir fa femme ; avec fes chanfons plaifantes , difoit- il, il nous divertira tous deux ce foir. Il luijen fit la proportion 5 ck le bofïu l'ayant accep- tée , il ferma fa boutique & le mena chez lui,
Dès qu'ils y furent arrivés ,_ la femme du tailleur y qui avoit déjà mis le couvert , parce qu'il étoit temps de fouper , fervit un bon
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plat de poifîbn qu'elle avoit préparé. Ils fè mirent tous trois à table ; mais en mangeant 9 le boiTu avala par malheur une groffe arrête ou un os 3 dont il mourut en peu de mo- mens , fans que le tailleur ck fa femme y puffent remédier. Ils furent l'un ck l'autre d'autant plus effrayés de cet accident , qu'il étoit arrivé chez eux 3 ck qu'ils avoient fujet de craindre que fi la juftjce venoit à le favoir, on ne les punît comme des afTaflins. Le mari néanmoins trouva un expédient pour fe. dé- faire du corps mort ; il fit réflexion qu'il de- meuroit dans le voifmage un médecin juif; ôk Fà-deïïus , ayant formé un projet , pour commencer à l'exécuter •> fa femme ck lui prirent le boflu, l'un par les pieds 3 l'autre par la tête , ck le portèrent jufqu'au logis du médecin. Ils frappèrent à fa porte 3 où abou- tifloit un efcalier très-roide , par où l'on montoit à fa chambre; une fervante defcend auflitôt 3 même fans lumière , ouvre ck de- mande ce qu'ils fouhaitent. Remontez , s'il vous plaît 3 répondit le tailleur 3 ck dites à votre maître que nous lui amenons un hom- me bien malade 3 pour qu'il lui ordonne quel- que remède. Tenez3 ajouta-t-il, en lui met- tant en main une pièce d'argent , donnez-lui cela par avance p afin qu'il foit perfuadé que
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nous n'avons pas deiïein de lui faire perdre fa peine. Pendant que la fervante remonta pour faire part au médecin juif d'une fi bonne nouvelle > le tailleur ck fa femme portèrent promptement le corps du hofîu au haut de Pefcalier , le laifsèrent là 5 & retournèrent chez eux en diligence.
Cependant la fervante ayant dit au méde- cin qu'un homme ck une femme Tattendoient à la porte, ck le prioient de defcendre pour voir un malade qu'ils avoient amené 9 ek lui ayant remis entre les mains l'argent qu'elle avoit reçu , il fe laifïa tranfporter de joie ; fe voyant payé d'avance , il crut que c'étoit une bonne pratique qu'on lui amenoit , ck qu'il ne falloit pas négliger. Prens vite de la lumière, dit-il à fa fervante, ck fuis-mou En difant cela, il s'avança vers Pefcalier avec tant de précipitation y qu'il n'attendit point qu'elle Téclairât ; ck venant à rencontrer le bofïu , il lui donna du pied dans les côtes fi rudement , qu'il le fit rouler jufqu'au bas de Pefcalier : peu s'en fallut qu'il ne tombât ck ne roulât avec lui. Apporte donc vite de la lu- mière , cria- 1- il à fa fervante» Enfin elle arriva ; il defcendit avec elle , ck trouvant que ce qui avoit roulé étoit un homme ïnort;, il fut tellement effrayé de ce fpeftacle3
ï$4 Les mille et une Nuits.
qu'il invoqua Moïfe , Aaron* Jofuéj Efdras, ck tous les autres prophètes de fa loi. Mal- heureux que je fuis 5 difoit-il , pourquoi ai- je voulu defcendre fans lumière? J'ai achevé de tuer ce malade qu'on m'avoit amené. Je fuis caufe de fa mort , & fi le bon âne d'Ef- dras ( 1 ) ne vient à mon fecours, je fuis perdu. Hélas , on va bientôt me tirer de chez moi comme un meurtrier.
Malgré le trouble qui l'agitoit , il ne laiffa pas d'avoir la précaution de fermer fa porte , de peur que par hafard quelqu'un 5 venant à parler par la rue , ne s'apperçut du malheur dont il fe croyoit la caufe. Il prit enfuite le cadavre ? le porta dans la chambre de fa fem- me ? qui faillit à s'évanouir quand elle le vit entrer avec cette fatale charge. Ah ! c'eft fait de nous, s'écria-t-elle , fi nous ne trou- vons moyen de mettre cette nuit hors de chez nous ce corps mort ! Nous perdrons indubitablement la vie il nous le gardons jufqu'au jour. Quel malheur! comment avez- vous donc fait pour tuer cet homme ? Il ne
( 1 ) L'auteur Arabe fe divertit ici aux dépens des juifs. Cet âne eft celui qui, félon les Mahométans , fervit de monture à Efdras quand il vint de la capti- vité' de Babylone à Jérufalem.
Jioiyntt Jcuip.
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s'agit point de cela > repartit le juif 3 il s'agit de trouver un remède à un mal (i prefïant.... Mais 5 fîre> dit Scheherazade en s'interrom- pant en cet endroit y je ne fais pas réflexion qu'il eft jour. A ces mots , elle fe tut , ck la nuit fuivante y elle pourfuivit de cette forte riiiftoire du petit bofîu.
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jLE médecin 6k fa femme délibérèrent en- femble fur le moyen de fe délivrer du corps mort pendant la nuit. Le médecin eut beau rêver % il ne trouva nul ftratagême pour for- tir d'embarras ; mais fa femme , plus fertile en inventions , dit : Il me vient une penfée ; portons ce cadavre fur la terrafTe de notre logis 5 ck le jetons par la cheminée dans la anaifon du mufulman notre voifln.
Ce mufulman étoit un des pourvoyeurs du fultan ; il étoit chargé du foin de fournir l'huile ? le beurre ck toutes fortes de grairTes. Il avoit chez lui fon magafin y où les rats ck les fouris faifoient un grand dégât.
Le médecin juif ayant approuvé l'expé- dient propofé , fa femme ck lui prirent le boiïuy le portèrent fur le toit de leur maifon ;
i66 Les mille et #ne Nuits.
ck après lui avoir parle des cordes fous les aitielles > ils le defcendirent par la cheminée dans la chambre du pourvoyeur , fi douce- ment ? qu'il demeura planté fur fes pieds contre le mur comme s'il eût été vivant. Lorfqu'ils le fentirent en bas 5 ils retirèrent les cordes 5 6k le laifsèrent dans l'attitude que je viens de dire. Ils étoient à peine defcendus ck rentrés dans leur chambre , quand le pour- voyeur entra dans la 'tienne. Il revenoit d'un feftin de noces , auquel il avoit été invité ce foir-là, ck il avoit une lanterne à la main. ïl fut affez furpris de voir > à la faveur de fa lumière, un homme debout dans fa chemi- née; mais comme il étoit naturellement cou- rageux , ck qu'il s'imagina que c'étoit un vo- leur , il fe faitit d'un gros bâton , avec quoi courant droit au bofîu : Ah ! ah ! lui dit-il j je m'imaginois que c'étoient les rats ck les fou- ris qui mangeoient mon beurre ck mes graif- fes , ck c'eft. toi qui defcends par la cheminée pour me voler ! Je ne crois pas qu'il te prenne jamais envie d'y revenir. En ache- vant ces paroles , il frappa le botifu, ck lui 'donna plusieurs coups de bâton. Le cadavre tomba le nez contre terre ; le pourvoyeur redoubla fes coups; mais remarquant enfin 'que le corps qu'il frappe eti: fans mouvement^
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ïî s'arrête pour le confidérer. Alors , voyant que c'étoit un cadavre , la crainte commença de fuccéder à la colère. Qu'ai je fait, mifé- rable , dit-il ? Je viens dafibmmer un hom- me : ah , j'ai porté trop loin ma vengeance ! Grand dieu , fi vous n'avez pitié de moi , c'en1 fait de ma vie ! Maudites foient mille fois les graifTes & les huiles qui font caufe que j'ai commis une action fi criminelle. Il demeura pâle ck défait ; il croyoit déjà voir les miniftres de la juftice qui le traînoient au fupplice 9 & il ne favoit quelle réfolution il de voit prendre.
L'aurore qui paroifibit obligea Schehera- zade à mettre fin à fon difcours ; mais elle en reprit le fil fur la fin de la nuit fuivante i & dit au fultan des Indes :
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oire , le pourvoyeur du fultan de Cafgar en frappant le bofîu n'avoit pas pris garde à fa boffe : lorfqu'il s'en apperçut , il fit des imprécations contre lui. Maudit bofiu, s'écria- t'il , chien de bofîu , pFût à dieu que tu m'euffes volé toutes mes graifies , & que je ne t'eufle point trouvé ici ! je ne fer ois pas
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t6S Les mille et une Nuits, dans Tembarras où je fuis pour l'amour de îoi ck de ta vilaine boffe. Etoiles qui brillez aux deux ? ajouta~t-il , n'ayez de la lumière que pour moi dans un danger fi évident. En difant ces paroles, il chargea le boffu fur fes épaules > fortit de fa chambre , alla jus- qu'au bout de la rue , où l'ayant pofé debout ck appuyé contre une boutique , il reprit le chemin de fa maifon fans regarder der- rière lui.
Quelques momens avant le jour ? un mar- chand chrétien, qui étoit fort riche ck qui fourniffoit au palais du fultan la plupart des chofes dont on y avoit beibin , après avoir parlé la nuit en débauche , s'avifa de fortir de chez lui pour aller au bain. Quoiqu'il fût ivre , il ne laiffa pas de remarquer que la nuit étoit fort avancée, 6k qu'on alloit bien- tôt appeler à la prière de la pointe du jour ; c'eft pourquoi , précipitant fes pas , il fe hâtoit d'arriver au bain , de peur que quelque mufulman > en allant à la mofquée , ne le rencontrât 6k ne le menât en prifon comme un ivrogne. Néanmoins , quand il fut au bout de la rue , il s'arrêta pour quelque befoin r contre la boutique où le pourvoyeur dn iultan avoit mis le corps du boffu , lequel yenant à être ébranlé; tomba fur le dos du
marchand ?
C X X V«. Nuit. 169 marchand , qui , dans la penfée que c'étoit un voleur qui l'attaquoit , le renverfa par terre d'un coup de poing qu'il lui déchargea fur la tête : il lui en donna beaucoup d'au- tres enfuite > 8c fe mit à crier au voleur.
Le garde du quartier vint à Tes cris ; & voyant que c 'étoit un chrétien qui mal tr ai- toit un mufulman ( car le bofîu étoit de notre religion ) : Quel lu jet avez- vous , lui dit-il, de maltraiter ainiî un mufulman ? Il a voulu me voler, répondit le marchand, 6c il s'eft jeté fur moi pour me prendre à la gorge. Vous vous êtes aflez vengé , répliqua le garde en le tirant par le bras , ôtez-vous delà. En même-temps il tendit la main au bofTu pour l'aider à fe relever ; mais remar- quant qu'il étoit mort : Oh ! oh ! pourfuivit- il , c'eft donc ainïi qu'un chrétien a la har- die/Te d'aïTafîiner un mufulman ! en achevant ces mots , il arrêta le chrétien , &t le mena chez le lieutenant de police ? où on le mit en prifon jufqu'à ce que le juge fût levé , & en état d'interroger l'accufé. Cependant le marchand chrétien revint de fon ivreffe , ck plus il faifoit de réflexions fur fon aventure , mohs il pouvoit comprendre comment de {impies coups de poing avoient été capables d'ôter la vie à un homme.
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ïyo Les mille et une Nuits.
Le lieutenant de police , fur le rapport du garde , & ayant vu le cadavre qu'on avoit rapporté chez lui , interrogea le mar- chand chrétien , qui ne put nier un crime qu'il n'avoit pas commis. Comme le bofîu appartenoit au fultan , car c'étoit un de Tes bouffons , le lieutenant de police ne voulut pas faire mourir le chrétien , fans avoir aupa- ravant appris la volonté du prince. Il alla au palais pour cet effet , rendre compte de ce qui fe paffoit au fultan 9 qui lui dit : Je n'ai point de grâce à accorder à un chrétien qui tue un mufulman : allez , faites votre charge. A ces paroles , le juge de police fit drefîer une potence , envoya des crieurs par la ville ^ pour publier qu'on alloit pendre un chrétien qui avoit tué un mufulman.
Enfin on tira le marchand de prifon 9 on l'amena au pied de la potence ; ck le bour- reau y après lui avoir attaché la corde au cou ^ alloit l'élever en l'air , lorfque le pour- voyeur du fultan fendant la preffe , s'a- vança en criant au bourreau : Attendez , attendez , ne vous prefTez pas ; ce n'en1 pas lui qui a commis le meurtre , c'efî, moi. Le lieutenant de police qui afTiffoit à l'exécu- tion , fe mit à interroger le pourvoyeur , qui lui raconta de point en point de quelle
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manière il avoit tué le boffu , & il acheva ■en difant qu'il avoit porté fon corps à l'en- droit où le marchand chrétien f avoit trouvé. Vous alliez , ajouta-t-il , faire mourir un in- nocent , puifqu'il ne peut pas avoir tué un homme qui n'étoit plus en vie. C'eft bien affez pour moi devoir affafliné un anufulman , fans charger encore ma conf- cience de la mort d'un chrétien qui n'eft pas criminel.
Le jour, qui commençoit à paroîtf e, empê^ cha Scheherazade de pourfuivre Ton difcours; mais elle en reprit la fuite fur la fin de la nuit fui vante.
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OIRE 3 dit-elle , le pourvoyeur du fultan d& Cafgar s étant accufé lui-même publique- trient d'être l'auteur de la mort du boffu , le lieutenant de police ne put fe difpenfer de rendre juffice au marchand. Laiffe , dit-il au bourreau > laiffe aller le chrétien 5 & pends cet homme à fa place, puifqu'il eft évident, par fa propre confefîi on , qu'il eff le coupa- ble. Le bourreau lâcha le marchand, mit auffitôt la corde au cou du pourvoyeur j &
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171 LES MIL1E ET UNE NUITS, dans le temps qu'il alloit l'expédier , il en* tendit la voix du médecin juif, quileprioit inftamment de fufpendre l'exécution, Ôk qui fe faifoit faire place pour fe rendre au pied de la potence.
Quand il fut devant le juge de police : Sei- gneur , lui dit - il , ce mufulman que vous voulez faire pendre 5 n'a pas mérité la mort; c'en1 moi feul qui fuis criminel. Hier pendant la nuit , un homme ck une femme que je ne connois pas y vinrent frapper à ma porte avec un malade qu'ils m'amenoient ; ma fer- vante alla ouvrir fans lumière , ck reçut d'eux une pièce d'argent y pour me venir dire de leur part y de prendre la peine de defcendre pour voir le malade. Pendant qu'elle me parloit , ils apportèrent le malade au haut de Tefcalier , ck puis difparurent. Je defcendis fans attendre que ma fervante eût allumé une chandelle; ck dans l'obfcurité, venant à donner du pied contre le malade , je le fis rouler jufqu'au bas de Fefcalier. Enfin je vis qu'il étoit mort y ck que c'étoit le mufulman boiïu dont on veut aujourd'hui venger le trépas. Nous prîmes le cadavre y ma femme ck moi , nous le portâmes fur notre toit, d'où nous pafsâmes fur celui du pourvoyeur , notre voifin , que vous alliez
CXXVP, Nuit. 173 faire mourir injustement , ck nous le defcen- dîmes dans fa chambre par fa cheminée. Le pourvoyeur l'ayant trouvé chez lui , l'a traité comme un voleur , l'a frappé ck a cru l'avoir tué ; cela n'efl: pas , comme vous le voyez par ma dépoiition. Je fuis donc le feul auteur du meurtre ; 6k quoique je le fois contre mon intention , j'ai réfolu d'expier mon crime , pour n'avoir pas à me reprocher la mort de deux mufuîmans , en fouffrant que vous otiez la vie au pourvoyeur du fultan, dont je viens vous révéler l'innocence. Ren- voyez-le donc , s'il vous plaît, ck me mettez à fa place , puifque perfonne que moi n'eft caufe de la mort du bofîu.
La fultane Scheherazade fut obligée d'in- terrompre fon récit en cet endroit , parce qu'elle remarqua qu'il étoit jour. Schahriar fe leva , ck le lendemain ayant témoigné qu'il fouhaitoit d'apprendre la fuite de l'hif- toire du bofîu ; Scheherazade fatisfit ainfi fa curiofité :
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174 Les. mille et une Nuits,
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SiRE > dit - elle, àès que le juge de po- lice fut perfuadé que le médecin juif étoit Je meurtrier > il ordonna au bourreau de fe faifir de fa perfonne > ck de mettre en liberté le pourvoyeur du fultan. Le médecin avoit déjà la corde au cou , ck alloit cefler de vivre , quand on entendit la voix du tail- leur , qui prioit le bourreau de ne pas parler plus avant , èk qui faifoit ranger le peuple pour s'avancer vers le lieutenant de police9 devant lequel étant arrivé : Seigneur , lui dit- il , peu s'en eil fallu que vous n'ayez fait perdre la vie à trois personnes innocentes; mais fi vous voulez bien avoir la patience de m'entendre , vous allez connoître le vé- ritable afTaffin du borTu. Si fa mort doit être expiée par une autre, c'eft parla mienne* Hier vers la fin du jour > comme je travail- lois dans ma boutique , ck que j'étois en humeur de me réjouir, le bolTu à demi-ivre arriva 5 ck s'affit. Il chanta quelque temps * ck je lui propofai de venir palier la foirée chez moi. Il y confentit , ck je remmenai» Nous nous mîmes à table , Ô£ je lui fer vis un
CXXVIP. Nuit. 175 morceau de poifîbn ; en le mangeant, une arrête ou un os s'arrêta dans fon golîer , & quelque chofe que nous pûmes faire ma femme 6k moi pour le foulager , il mourut en peu de temps. Nous fûmes fort affligés de fa mort ; 6k de peur d'en être repris j nous portâmes le cadavre à la porte du médecin juif. Je frappai , &C je dis à la fervante qui vint ouvrir y de remonter promptement , 6k de prier fon maître de notre part de defeen- dre pour voir un malade que nous lui ame- nions y 6k afin qu'il ne refusât pas de venir, je la chargeai de lui remettre en main propre une pièce d'argent que je lui donnai. Dès qu'elle fut remontée? je portai le bofïu. au haut de l'efcalier fur la première marche, 6k nous fortîmes auflitôt ma femme 6k moi pour nous retirer chez nous. Le médecin , en voulant defeendre , fit rouler le bofïu , ce qui lui a fait croire qu'il étoit caufe de fa mort. Puifque cela eft ainfi 5 ajouta-t-ih laiffez aller le médecin, 6k me faites mourir.
Le lieutenant de police 6k tous les fpeéta- teursne pouvoient allez admirer les étranges événemens dont la mort du boffu avoit été fuivie. Lâche donc le médecin juif, dit le juge au bourreau , 6k pends le tailleur * puifqu'il confeffe fon crime. Il faut avouer
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iy6 Les mille et une Nuits* que cette hiftoire eft bien extraordinaire, & qu'elle mérite d'être écrite en lettres d'or. Le bourreau ayant mis en liberté le méde- cin , païïa une corde au cou du tailleur. Mais, fire* dit Scheherazade en s'interrom- pant en cet endroit * je vois qu'il eft déjà jour; il faut * s'il vous plaît* remettre la fuite de cette hiftoire à demain» Le fultan des Indes y confentit , ck fe leva pour aller a (qs fondions ordinaires*
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JLà fultane ayant été réveillée par fa fceur ^ reprit ainii la parole : Sire , pendant que le bourreau fe préparoit à pendre le tailleur, le fultan de Cafgar 9 qui ne pouvoit fe païïer long-temps du boffu fon bouffon, ayant de- mandé à le voir , un de fes officiers lui dit : Sire, le boflu dont votre majefté efl en peine * après s'être enivré hier , s'échappa du palais > contre fa coutume 9 pour aller courir par la ville, ck il s'eft trouvé mort ce matin. On a conduit devant le juge de police un homme accufé de l'avoir tué* 6c auffitôt le juge a fait dreffer une potence. Comme on alloit pendre l'accule * un homme
C X X V 1 1 h. Nuit. 177 efr. arrivé , 6k après celui-là un autre , qui s'accufent eux-mêmes y Sffe déchargent l'un l'autre. Il y a long-temps que cela dure 5 6k le lieutenant de police eft actuellement oc- cupé à interroger un troisième homme qui fe dit le véritable afTaiîin.
A ce difcours , le fultan de Cafgar en- voya un huifîier au lieu du fupplice : Allez , lui dit-il , en toute diligence , dire au juge de police qu'il m'amène incerTamment les accufés , 6k qu'on m'apporte auffi le corps du pauvre boMu , que je veux voir encore une fois. L'huiflier partit , 6k arrivant dans le temps que le bourreau commençoit à tirer la corde pour pendre le tailleur ? il cria de toute fa force que Ton eût à fufpendre l'exécution. Le bourreau ayant reconnu î'huiflier , n'ofa parler outre , 6k lâcha le tailleur. Après cela , Fhuirlier ayant joint le lieutenant de police , déclara la volonté du fultan. Le juge obéit , prit le chemin du palais avec le tailleur y le médecin juif, le pourvoyeur ck le marchand chrétien , 6k fit porter par quatre de fes gens le corps du boffu.
Lorfqti'ils furent tous devant le fultan , le juge de police fe profterna aux pieds de ce prince , 6k quand il fut relevé , lui raconta
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178 Les mille et une Nuits, fidellement tout ce qu'il fa voit de Phiftoire du bofïu. Le fultan la trouva û finguîièrej qu'il ordonna à Ton hiftoriographe particulier le l'écrire avec toutes Tes circonftances ; puis s'adrefTant à toutes les perfonnes qui étoient préfentes : Avez- vous jamais , leur dit-il * rien entendu, de plus furprenant que ce qui vient d'arriver à l'occafion du bofTu mon bouffon ? Le marchand chrétien , après- s'être profterné jufqu'à toucher la terre de fon front > prit alors là parole : PukTant monarque , dit-il y je fais une hiftoire plus étonnante que celle dont on vient de vous faire le récit ; je vais vous la raconter > û votre majeilé veut m'en donner la per- miffion. Les circonitanc.es en font telles «> qu'il n'y a perfonne qui puifTe les enten- dre fans en être touché. Le fultan lui per- mit de la dire , ce qu'il fit en ces termes :
JÇIifloire que raconta le Marchand chrétien*.
Sire > avant que je m'engage dans le îécit que votre majefté confent que je lui farTe, je lui ferai remarquer, s'il lui plaît y que je n'ai. pas l'honneur d'être ne dans un endroit qui relève de fon empire. Je fuis, étranger 5 natif du Caire en Egypte y copbt©
C X X I X>. Nuit. 179
de nation , & chrétien de religion. Mon père étoit courtier , &: il avoit amaffé des biens afîez confidérables , qu'il me laifTa en mou- rant. Je fuivis Ton exemple? &c embraflai fa profeflion. Comme j'étois un jour au Caire dans le logement public des marchands de toutes fortes de grains , un jeune mar- chand très -bien fait & proprement vêtu, monté fur un âne , vint m' aborder. Il me falua y & ouvrant un mouchoir où il y avoit une montre de féfame : Combien vaut , me dit-il y la grande mefure de féfame de la qualité de celui que vous voyez,
Scheherazade appercevant le jour , fe tut en cet endroit ; mais elle reprit fon difcours la nuit fuivante , &c dit au fultan des Indes %
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SiRE, le marchand chrétien continuant de raconter au fultan de Cafgar l'hifloire qu'il venoit de commencer : J'examinai 9 dit-il , le féfame que le jeune marchand me montroit} & je lui répondis qu'il valoit-, au prix courant , cent dragmes d'argent la grande mefure. Voyez, me dit-il, les mar- chands qui en voudront pour ce prix-là * '&;
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180 Les mille et une Nuits)
venez jufqu'à la porte de la Victoire , ou vous verrez un khan féparé de toute autre habitation , je vous attendrai là. En difant ces paroles ? il partit) ck me lahTa îa montre de féfame , que je fis voir à plufieurs mar- chands de la place, qui me dirent tous qu'ils en prendr oient tant que je leur en vou- drois donner 5 à cent dix dragmes d^argentîa mefure ', ck à ce compte, je trou vois à gagner avec eux dix dragmes par mefure. Flatté de ce profit , je me rendis à la porte de la Vic- toire, où le jeune marchand m'attendoit. Il me mena dans fon magafin , qui étoit plein de féfame. Il y en avoir cent cinquante grandes mefures ? que je fis mefurer ek char- ger fur des ânes , ck je les vendis cinq mille dragmes d'argent. De cette fomme , me dit le jeune homme , il y a cinq cent dragmes pour votre droit , à dix par mefure , je vous les accorde ; ck pour ce qui eft du refte qui m'appartient, comme je n'en ai pas befoin préfentement , retirez-le de vos marchands, &£ me le gardez jufqu'à ce que j'aille vous le demander. Je lui répondis qu'il feroit prêt toutes les fois qu'il voudroit le venir prendre? ou me l'envoyer demander. Je lui baifsi la main en le quittant , ck me retirai fort fatis- fait de fa générofité.
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Je fus un mois fans le revoir : au bout de ce temps-là, je le vis paroître. Où font, me dit - il y les quatre mille cinq cent drag- mes que vous me devez ? Elles font toutes prêtes , lui répondis-je , & je vais vous les compter tout - à - l'heure. Comme il étoit monté fur fon âne ? je le priai de mettre pied à terre , Se de me faire l'honneur de manger un morceau avec moi avant que de les recevoir. Non? me dit-il 5 je ne puis des- cendre à préfent? j'ai une affaire preffante qui m'appelle ici près ; mais je vais revenir 9 & en reparlant, je prendrai mon argent 5 que je vous prie de tenir prêt. Il difparut en ache- vant ces paroles. Je l'attendis 5 mais ce fut inu- tilement , & il ne revint qu'un mois encore après. Voilà , dis-je en moi-même > un jeune marchand qui a bien de la confiance en moi 9 de me lahTer entre les mains > fans me con- noître , une fomme de quatre mille cinq cent dragmes d'argent ; un autre que lui n'en uferoit pas ainfi, & craindroit que je ne la lui emportaife. Il revint à la fin du troisième mois ; il étoit encore monté fur fon âne , mais plus magnifiquement habillé que les autres fois.
Scheherazade voyant que le jour commen- çoit à paroître y n'en dit pas davantage cette
i8i Les mille et une Nuits, nuit. Sur la fin de la fui vante , elle pour- suivit de cette manière > en faifant tou- jours parler le marchand chrétien au fultan de Cafgar :
C X X Xe. NUIT.
D'abord que j'apperçus le jeune mar- chand, j'allai au-devant de lui, je le con- jurai de defcendre , & lui demandai s'il ne vouloit donc pas que je lui comptafle l'argent que j'avois à lui. Cela ne prefle pas , me répondit -il d'un air gai & content. Je fais qu'il eft en bonne main ; je viendrai le prendre quand j'aurai dépenfé tout ce que j'ai , ck qu'il ne me reftera plus autre chofe. Adieu y ajouta-t-il, attendez-moi à la fin de la femaine. A ces mots , il donna un coup de fouet à fon âne , & je l'eus bientôt perdu de vue. Bon, dis-je en moi-même * il me dit de l'attendre à la fin de la femaine, Ôc félon fon difcours , je ne le reverrai peut- être de long-temps. Je vais cependant faire valoir fon argent ; ce fera un revenant-hort pour moL
Je ne me trompai pas dans ma conjecture; l'année fe paifa avant que j'enrendhTe parler
C X X X*. N.ur T. ifr*
du Jeune homme. Au bout de Tan , il parut aum* richement vêtu que la dernière fois ; maïs il me fembloit avoir quelque chofe dans Tefprit. Je le fuppliai de me faire l'hon- neur d'entrer chez moi. Je le veux bien pour cette fois , me répondit-il , mais à con^ dition que vous ne ferez pas de dépenfe- extraordinaire pour moi. Je ne ferai que ce qu'il vous plaira > repris- je , defcendez donc de grâce. Il mit pied à terre , &c entra chez moi. Je donnai des ordres pour le régal que je vouîois lui faire ; & en attendant qu'on fervît , nous commençâmes à nous entrete- nir. Quand le repas fut prêt , nous nous arlimes à table. Dès le premier morceau y je remarquai qu'il te prit de la main gauche > & je fus étonné de voir qu'il ne fe fervoït nullement de la droite. Je ne favois ce que j'en devois penfer. Depuis que je connois ce marchand , difois-je en moi-même , il m'a toujours paru très -poli; feroit-iî poflible qu'il en usât ainfî par mépris pour moi ^ Par quelle raifon ne fe fert-il pas de fa maJm droite ?
Le jour , qui éclairoit l'appartement dit fultan des Indes , ne permit pas à Schehe- razade de continuer cette hiftoire ; mais; elle en reprit la fuite le lendemain % & dit à Schahriar »
i&4 Les mille et une Nuits.
C X X X Ie. NUI T.
oire , le marchand chrétien étoit fort en peine de favoir pourquoi Ton hôte ne man- geoit que de la main gauche. Après le repas, dit-il , lorfque mes gens eurent deffervi & fe furent retirés , nous nous affimes tous deux fur un fopha. Je préfemai au jeune homme d'une tablette excellente pour la bonne bouche , & il la prit encore de la main gauche. Seigneur , lui dis-je alors 9 je vous fupplie de me pardonner la liberté que je prends de vous demander d'où vient que vous ne vous fervez pas de votre main droite ; vous y avez mal apparemment ? Il fit un grand foupir au lieu de me répondre ; & tirant fon bras droit, qu'il avoit tenu caché jufqu'alors fous fa robe y il me montra qu'il avoit la main coupée , de quoi je fus extrê- mement étonné. Vous avez été choqué , fans-doute 5 me dit-il , de me voir manger de la main gauche ; mais jugez fi j'ai pu faire autrement. Peut- on vous demander 9 repris- je , par quel malheur vous avez perdu votre main droite ? Il verfa des larmes à cette demande ; ck après les avoir effuyées 9
C X X X Ie. Nuit. iSç il me conta fon hiftoire , comme je vais vous la raconter.
Vous faurez , me dit-il , que je fuis natif de Bagdad , fils d'un père riche , & des plus distingués de la ville par fa qualité & par fon rang. A peine étois-je entré dans le monde , que fréquentant des perfonnes qui avoient voyagé , & qui difoient des mer-, veilles de l'Egypte ck particulièrement du grand Caire , je fus frappé de leurs difcours , ck j'eus envie d'y faire un voyage ; mais mon père vivoit encore 5 6c il ne m'en auroit pas donné la permiilion. Il mourut enfin 9 & fa mort me laifTant maître de mes actions, je réfolus d'aller au Caire. J'employai une très-groffe fomme d'argent en plusieurs fortes d'étoffes fines de Bagdad ôc de MoufToul y & me mis en chemin.
En arrivant au Caire 5 j'allai defcendre au khan qu'on appelle le khan deMefrour; j'y pris un logement avec un magafin 5 dans lequel je fis mettre les ballots que j'avois apportés avec moi fur des chameaux. Cela fait , j'entrai dans ma chambre pour me re- pofer & me remettre de la fatigue du che- min , pendant que mes gens , à qui j'avois donné de l'argent, allèrent acheter des vivres & firent la cuifine. Après le repas , j'allai
iS6 Les mille et une Nuits. voir le château , quelques mofquées , les places publiques , ck d'autres endroits qui méritoient d'être vus.
Le lendemain ^ je m'habillai proprement , & après avoir fait tirer de quelques-uns de mes ballots de très-belles ck de très-riches étoffes 5 dans l'intention de les porter à un bezeftein (i) 3 pour voir ce qu'on en orTri- roit > j'en chargeai quelques-uns de mes efclaves , ck me rendis au bezeilein des cir- caffiens. J'y fus bientôt environné d'une foule de courtiers ck de crieurs qui avoîent été avertis de mon arrivée. Je partageai des effais d'étoffes entre plufieurs crieurs, qui les allèrent crier ck faire voir dans tout le bezeflein ; mais nul des marchands n'en offrit que beaucoup moins que ce qu'elles me coû- taient d'achat ck de fraix de voiture. Cela me fâcha ; ck comme j'en marquois mon reffentiment aux crieurs : Si vous voulez nous en croire > me dirent-ils , nous vous enfeignerons un moyen de ne rien perdre fur vos étoffes.
En cet endroit j Scheherazade s'arrêta 9 parce qu'elle vit paroître le jour. La nuit
( i ) Lieu public où fe vendent des étoffes de foie & autres marchandifes précieufes.
C X X X I Ie. Nuit. 1J7 fuivante , elle reprit ion difcours de cette manière :
sa
C X X X I P. NUIT.
LE marchand chrétien parlant toujours au fultan de Cafgar : Les courtiers ck les crieurs 9 me dit le jeune homme , m'ayant promis de m'enfeigner le moyen de ne pas perdre fur mes marchandifes , je leur demandai ce qu'il falloit faire pour cela. Les diflribuer à plu-; iieurs marchands , repartirent-ils ; ils les ven- dront en détail , ck deux fois la fernaine 9 le lundi ck le jeudi? vous irez recevoir l'argent qu'ils en auront fait. Par-là vous gagnerezau lieu de perdre , ck les marchands gagneront faum* quelque chofe. Cependant vous aurez îa liberté de vous divertir ck de vous pro-, mener dans la ville 6k fur le Nil.
Je fui vis leur confeil ; je les menai avec moi à mon magafin > d'où je tirai toutes mes marchandifes; & retournant au bezellein^ je les distribuai à différens marchands qu'ils m'avoient indiqués comme les plus folvables > ck qui me donnèrent un reçu en bonne forme 3 {igné par des témoins , fous la con~;
i88 Les mille et une Nuits.
diti on que je ne leur demanderons rien le pre- mier mois.
Mes affaires ainfî difpofées j je n'eus plus l'efprit occupé d'autres chofes que de plaifirs. Je contractai amitié avec diverfes personnes à-peu-près de mon âge, qui avoient foin de me bien faire paiTer mon temps. Le premier mois s'étant écoulé , je commençai à voir mes marchands deux fois la femaine , accom- pagné d'un officier public pour examiner leurs livres de vente , & d'un changeur pour régler la bonté & la valeur des efpèces qu'ils me comptoient. Ainfi , les jours de recette, quand je me retirois au khan de Mefrour où j'étois logé 9 j'emportois une bonne fomme d'argent. Cela n'empêchoit pas que les autres jours de la femaine , je n'allafTe paffer la matinée , tantôt chez un marchand ,' fk tantôt chez un autre ; je me divertiffois à m'entretenir avec eux , &: à voir ce qui fe paffoitdans le bezeftein.
Un lundi que j'étois afîis dans la boutique d'un de ces marchands , qui fe nommoit Bedreddin 5 une dame de condition , comme il étoit aifé de le connoître à fon air , à fon habillement > & par une efclave fort propre- ment mife quilafuivoit} entra dans la même boutique , ck s'affit près de moi. Cet exté-
C X X XI K N u r t. 189
rieur? joint à une grâce naturelle qui paroi£- foit en tout ce qu'elle fa ifôit > me prévint en fa faveur y & me donna une grande envie de la mieux conhoître que je ne faifois. Je ne fais fi elle ne s'apperçut pas que je pre- nois plaifîr à la regarder, & fî mon atten- tion ne lui plajfoit point ; mais elle hauffa le crépon * qui lui defcendoit fur le vifage par-deffus la moufTeline qui le cachoit , ck me laiffa voir de grands yeux noirs dont je fus charme. Enfin elle acheva de me rendre très-amoureux d'elle par le ion agréable de fa voix & par (qs manières honnêtes & gra- cieufes , lorfqu'en faluant le marchand , elle lui demanda des nouvelles de fa fanté depuis le temps qu'elle ne l'avoit vu.
Après s'être entretenue quelque temps avec lui de chofes indifférentes , elle lui dit qu'elle cherchoit une certaine étoffe à fond d'or , qu'elle venoit à fa boutique comme à celle qui étoit la mieux affortie de tout le bezéftein ; & que s'il en avoit , il lui feroit un grand plaifîr de lui en montrer. Bedreddin lui en montra plufieurs pièces , à l'une des- quelles s 'étant arrêtée > & lui en ayant demandé le prix , il la lui laiffa à onze cent dragmes d'argent. Je confens de vous en
£90 LES MILLE ET UNE Nui-TS. donner cette fomme , lui dit - elle ; je n'ai pas d'argent fur moi 5 maïs j'efpère que vous voudrez bien me faire crédit jufqu'à demain > & me permettre d'emporter l'étoffe : je ne manquerai pas de vous envoyer demain les onze cent dragmes dont nous convenons pour elle. Madame , lui répondit Bedreddin , je vous ferois crédit avec plaifir , 5c vous laiiïerois emporter l'étoffe fi elle m'apparte- noit ; majs elle appartient à cet honnête jeune homme que vous voyez ; &t c'eft aujourd'hui un jour que je dois lui compter de l'argent. Hé d'où vient 9 reprit la dame fort étonnée , que vous en ufez de cette forte avec moi? n'ai -je pas coutume de venir à votre boutique ? 8t toutes les fois que j'ai acheté des étoffes, & que vous avez bien voulu que je les aye emportées fans les payer fur le champ > ai-je jamais manqué de vous envoyer de l'argent dès le lendemain ? Le marchand en demeura d'accord. Il eft vrai , madame , repartit-il ; mais j'ai befoin d'argent aujourd'hui. Hé bien ? voilà votre étoffe , dit - elle en la lui jetant , que dieu vous confonde r vous & tout ce qu'il y a de marchands ; vous êtes tous faits les uns comme les autres , vous n'avez aucun égard pour perfonne. En achevant ces paroles >
C XXX HP. Nuit. i9i elle Te leva brufquement £ êk fortit fort irritée contre Bedreddin.
Là, Scheherazade voyant que le jour pa- roiffoit , cefTa de parler. La nuit fuivante , elle continua de cette manière.
i -
C X X X 1 1 Ie. NUIT.
JLE marchand chrétien pourfuivant Ton hif- toire : Quand je vis \> me dit le jeune hom- me , que la dame fe retiroit , je fentis bien que mon cœur s'intérefToit pour elle ; je la rappelai : madame , lui dis- je , faites-moi la grâce de revenir; peut-être trouverai -je moyen de vous contenter l'un 6k Fautre. Elle revint , en me difant que c'étoit pour l'amour de moi. Seigneur Bedreddin, dis-je alors au marchand , combien dites- vous que, vous voulez vendre cette étoffe qui m'ap- partient ? Onze cent dragmes d'argent y ré- pondit-il > je ne puis la donner à moins. Livrez-la donc à cette dame, repris- je, 6k qu'elle l'emporte. Je vous donne cent drag- mes de profit 3 6k je vais vous faire un billet de la fomme , à prendre fur les autres mar- chandifes que vous avez à moi. Effective- ment je fis le billet 3 le lignai y 6k le mis
19* Les mille et une Nuits;
entre les mains de Bedreddin ; enfuite pre- fentant l'étoffe à la dame : vous pouvez l'em^ porter , madame , lui dis-je ; ck quant à l'ar- gent , vous me l'enverrez demain ou un autre jour, ou bien je vous fais préfent de l'étoffe il vous voulez. Ce n'eft pas comme je l'en- tends , reprit-elle , vous en ufez avec moi d'une manière û* honnête ck n* obligeante 9 que je ferois indigne de paroître devant les hommes , fi je ne vous en témoignois pas de la reconnoiffance. Que dieu , pour vous en récompenfer ? augmente vos biens , vous faife vivre long-temps après moi , vous ou- vre la porte des cieux à votre mort 5 ck que toute la ville publie votre générofité.
Ces paroles me donnèrent de là hardie/Te. Madame , lui dis-je , laiffez-moi voir votre vifage pour prix de vous avoir fait plaiiir ; ce fera me payer avec ufure. A ces mots y elle fe tourna de mon côté , ôta la momTe- lîne qui lui couvroit le vifage 5 ck offrit à mes yeux une beauté furprenante. J'en fus telle- ment frappé , que je ne pus rien lui dire pour lui exprimer ce que j'en penfois. Je ne me ferois jamais LuTé de la regarder; mais elle fe recouvrit prompîement le vifage , de peur qu'on ne fapperçût ; ck après avoir abaiffé le crépon, elle prit la pièce d'étoffe, ck s 'éloigna
de
CXXXIIK Nuit. 193 t!e la boutique , où elle me lahTa dans un état bien différent de celui où j'étois en arrivant. Je demeurai long -temps dans un trouble 8c dans un défordre étrange. Avant de quitter le marchand y je lui demandai s'il connoiiïoit la dame. Oui , me répondit-il 9 elle eft fille d'un émir qui lui a lailTé en mou^ rant des biens immenfes.
Quand je fus de retour au khan de Mef- rour , mes gens me fervirent à louper ; mais il me fut impoflible de manger. Je ne pus même fermer l'œil de la nuit 5 qui me parut la plus longue de ma vie. Dès qu'il fut jour j je me levai dans l'efpérance de revoir l'objet qui troubloit mon repos ; & dans le defTein de lui plaire , je m'habillai plus proprement encore que le jour précédent. Je retournai à la boutique de Bedreddin.
Mais , fire , dit Scheherazade , le jour que je vois paroître , m'empêche de continuer mon récit. Après avoir dit ces paroles y elle fe tut ; Se la nuit fuivante elle reprit fa narra-; tion dans ces termes :
Tome Vllh £•
i94 Les mille et une Nuits.
C X X X I Ve. NUIT.
OîRE. le jeune homme de Bagdad racon- tant Tes aventures au marchand chrétien : Il n'y avoit pas long-temps ? dit-il, que j'étois arrivé à la boutique de Bedreddin , lorfque je vis venir la dame , fuivie de fon efclave, &t plus magnifiquement vêtue que le jour d'auparavant. Elle ne regarda pas le mar- chand ; & s'adrefTant à moi feul : Seigneur 9 me dit-elle y vous voyez que je fuis exacte à tenir la parole que je vous donnai hier. Je viens exprès pour vous apporter la fornrne dont vous voulûtes bien répondre pour moi fans me connoître , par une générofité que je n'oublierai jamais. Madame-, lui répondis- se 5 il n'étoit pas befoin de vous prefTer iî fort : j'étois fans inquiétude fur mon argent , & je fuis fâché de la peine que vous avez prife. Il n'étoit pas jufte , reprit -elle, que j'abufaffe de votre honnêteté. En difant cela, elle me mit l'argent entre les mains * ck s'aflît près de moi.
Alors , profitant de l'occafïon que j'avois de l'entretenir ^ je lui pariai de l'amour que je fentois pour elle 5 mais elle le leva & me
CXXXÏ Ve. N u i t. 195 quitta brufquement > comme ii elle eût été fort offenfée de la déclaration que je venois de lui faire. Je la fuivis des yeux tant que je pus la voir ; ck dès que je ne la vis plus , je pris congé du marchand , ck fortis du bezei- tein fans favoir où j'allois. Je revois à cette aventure , lorfque je fentis qu'on me tiroit par derrière. Je me tournai auflitôt pour voir ce que ce pouvoir être> ck je reconnus avec plaifir l'efclave de la dame dont j 'a vois l'efprit occupé. Ma maîtreiïe ? me dit-elle , €jui eft cette jeune perfonne à qui vous venez de parler dans la boutique d'un marchand , voudroit bien vous dire un mot ; prenez , s'il vous plaît , la peine de me fuivre. Je le fuivis, ck trouvai en effet fa maîtrefTe qui m'attendoit dans la boutique d'un changeur où elle étoit afîîfe.
Elle me fit affeoir auprès d'elle 5 ck prenant la parole : mon cher feigneur, me dit-elle * ne foyez pas furpris que je vous aie quitté un peu brufquement ; je n'ai pas jugé à pro- pos , devant ce marchand, de répondre favo- rablement à l'aveu que vous m'avez fait des fentimens que je vous ai infpirés. Mais bien loin de m'en orTenfer , je confeffe que je pre- nois plaifir à vous entendre , ck je m'eftime infiniment heureufe d'avoir pour amant un
l u
ig6 Les mille et une Nuits. homme de votre mérite. Je ne fais quelle irri* prefîion ma vue a pu faire d'abord fur vous ; mais pour moi, je puis vous alfurer qu'en vous voyant ? je me fuis fentie de l'inclina- tion pour vous. Depuis hier , je n'ai fait que penfer aux chofes que vous me dîtes, ôt mon empreffement à vous chercher fi matin, doit bien vous prouver que vous ne me dé- plaifez pas. Madame 5 repris-je tranfporté d'a- mour ck de joie , je ne pouvois rien entendre de plus agréable que ce que vous avez la bonté de me dire. On ne fauroit aimer avec plus de pafîion que je vous aime depuis l'heureux moment que vous parûtes à mes yeux; ils furent éblouis de tant de charmes , ck mon cœur fe rendit fans réfiftance. Ne perdons pas le temps en difcours inutiles , interrom- pit-elle , je ne doute pas de votre fincérité^ ck vous ferez bientôt perfuadé de la mienne. Voulez -vous me faire l'honneur de venir chez moi , ou fi vous fouhaitez que j'aille chez vous ? Madame, lui répondis-je, je fuis un étranger logé dans un khan , qui n'eft pas un lieu propre à recevoir une dame de votre rang ck de votre mérite,
Scheherazade alloit pourfuivre , mais elle fut obligée d'interrompre fon difcours , parce que le jour paroiffoit. Le lendemain, elle con-
CXXXV«, Nuit. 197 tinua de cette forte , en faifant toujours par* 1er le jeune homme de Bagdad :
C X X X Ve. NUIT.
IL eu plus à propos , madame , pourfuivit- il , que vous ayez la bonté de m'enfeigner votre demeure : j'aurai l'honneur de vous aller voir chez vous. La dame y confentit- II eft, dit-elle, vendredi après demain 5 venez ce jour-là après la prière du midi. Je demeure dans la rue de la dévotion. Vous n'avez qu'à demander la maifon d'Abon Schamma ? fur-, nommé Bercour , autrefois chef des émirs : vous me trouverez -là. A ces mots, nous nous féparâmes > ck je palfai le lendemain dans une grande impatience.
Le vendredi , je me levai de bon matin , je pris le plus bel habit que j'eùfTe? avec une bourfe où je mis cinquante pièces d'or; ck monté fur un âne? que j'avois retenu dès le jour précédent , je partis accompagné de l'homme qui me l'avoit loué. Quand nous fûmes arrivés dans la rue de la dévotion , je dis au maître de l'âne de demander où étoit la maifon que je cherchois ; on la lui enfei- gna , & il m'y mena. Je defcendis à la porte j
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198 Les mille et une Nuits.
je le payai bien ck le renvoyai , en lui recom- mandant de bien remarquer la maifon où il. me îaifToit , 6k de ne pas manquer de m'y venir prendre le lendemain matin , pour me remener au khan de Mefrour.
Je frappai à la porte y ck auffitôt deux petites efclaves y blanches comme la neige ck très -proprement habillées? vinrent ouvrir. Entrez , me dirent-elles , notre maîtrerTe vous attend impatiemment. Il y a deux jours qu'elle ne celle de parler de vous. J'entrai dans la cour , ck vis un grand pavillon élevé fur fept marches , ck entouré d'une grille qui le fépa- roit d'un jardin d'une beauté admirable. Ou- tre les arbres qui ne fervoient qu'à l'embellir 6ê qu'à former de l'ombre ? il y en avoit une infinité d'autres chargés de toutes fortes de fruits. Je fus charmé du ramage d'un grand nombre d'oifeaux > qui mêloient leurs chants au murmure d'un jet -d'eau d'une hauteur prodigieufe , qu'on voyoit au milieu d'un par- terre émailîé de fleurs. D'ailleurs 5 ce jet- d'eau étoit très-agréable à voir : quatre gros dragons dorés paroiiToient aux angles du balïin > qui étoit en quarré 3 ck ces dragons jetaient de l'eau en abondance, mais de l'eau plus claire que le cryftal de roche. Ce lieu plein de délices me donna une haute idée
CXXXVP. Nuit. 199 de la conquête que j'avois faite. Les deux petites efclaves me firent entrer dans un fal- lon magnifiquement meublé *, & pendant que l'une courut avertir fa maîtreiïe de mon arri- vée , l'autre demeura avec moi & me fit remarquer toutes les beautés du fallon.
En achevant ces derniers mots 5 Schehe-* razade ceffa de parler , à caufe qu'elle vit paroître le jour. Schahriar fe leva fort cuiieux d'apprendre ce que feroit le jeune homme de Bagdad dans le fallon de la dame du Caire. La fultane contenta le lendemain la curioflté de ce prince ? en reprenant ainfi cette hiftoire :
C X X X V Ie. NUIT.
OiRE, le marchand chrétien continuant de parler au fuitan de Cafgar , pourfuivit de cette manière : Je n'attendis pas long-temps dans le fallon , me dit le jeune homme , la dame que j'aimois y arriva bientôt , fort parée de perles ck de diamans , mais plus bril- lante encore par l'éclat de fes yeux que par celui de fes pierreries. Sa taille , qui n'étoit plus cachée par fon habillement de ville, me parut la plus fine ck la plus avantageufe
I iv
200 Les mille et une Nuits* du monde. Je ne vous parierai point de la joie que nous eûmes de nous revoir; car c'eft une chofe que je ne pourrois que foiblement exprimer. Je vous dirai feulement , qu'après les premiers complimens , nous nous afsîmes tous deux fur un fopha , où nous nous entre- tînmes avec toute la fatisfaclion imaginable. On nous fervit enfuite les mets les plus déli- cats ôc les plus exquis. Nous nous mîmes à table , ck après le repas , nous recommen- çâmes à nous entretenir jufqu'à la nuit. Alors on nous apporta d'excellent vin & des fruits propres à exciter à boire 7 & nous bûmes au fon des inflrumens que les efclaves accom- pagnèrent de leurs voix. La dame du logis chanta elle-même, & acheva 5 par fes chan- fons 5 de m' attendrir <k de me rendre le plus paflionné de tous les amans. Enfin , je parlai la nuit à goûter toutes fortes de plaifîrs.
Le lendemain matin > après avoir mis adroi- tement fous le chevet du lit la bourfe ck les cinquante pièces d'or que j'avois apportées , je dis adieu à la dame , qui me demanda quand je îareverrois. Madame ^ lui répondis-je? je vous promets de revenir ce foir. Elle parut ravie demaréponfe5 me conduira: jufqu'à la porte ; & en nous féparant , elle me conjura de tenir ma promeffe.
CXXXVK Nuit, loi Le même homme qui m'avoit amené m'attendoit avec fon âne. Je montai defïus &: revins au khan de Mefrour. En renvoyant l'homme, je lui dis que je ne le payois pas* afin qu'il me vînt reprendre Faprès-dînée à l'heure que je lui marquai.
D'abord que je fus de retour dans mon logement , mon premier foin fut de faire acheter un bon agneau & plusieurs fortes de gâteaux y que j'envoyai à la dame par un porteur. Je m'occupai enfuite d'affaires férieu- fes , jufqu'à ce que le maître de l'âne fût arrivé. Alors je partis avec lui , ck me rendis chez la dame y qui me reçut avec autant de joie que le jour précédent ? & me fit un régal aufîi magnifique que le premier.
En la quittant le lendemain, je lui lairTai encore une bourfe de cinquante pièces d'or , ôc je revins au khan de Mefrour. A ces mots } Scheherazade ayant apperçu le jour 9 en avertit le fultan des Indes , qui fe leva fans lui rien dire. Sur la fin de la nuit fui- vante y elle reprit ainfi la fuite de Thiftoire commencée :
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202, Les mille et une Nuits.
C X X X V I P. NUIT.
JlE marchand chrétien parlant toujours au fultan de Cafgar : le jeune homme de Bag- dad , dit-il ) pourfuivit Ton hiftoire dans ces termes : Je continuai de voir la dame tous les jours > & de lui îaifler chaque fois une bourie de cinquante pièces d'or ; ck cela dura jufqu'à ce que les marchands à qui j'avois donné mes marchandifes à vendre , 6k que je voyoîs régulièrement deux fois la fèmaine ? ne me durent plus rien : enfin je me trouvai fans argent ck fans efpérance d'en avoir.
Dans cet état affreux •> & prêt à m'aban- donner à mon défefpoir y je fortis du khan fans fa voir ce que je faifois 5 ck m'en allai du côté du château y où il y avoit un grand nombre de peuple afTemblé pour voir un fpeclacle que donnoit le fultan d'Egypte. Lorfque je fus arrivé dans le lieu où étoit tout ce monde ? je me mêlai parmi l'a foule 9 ck me trouvai par hafard près d un cavalier bien monté ck fort proprement habillé , qui avoit à Farçon de fa felle un fac à demi- ouvert , d'où fortoit un cordon de foie verte* En mettant la main fur le fac ? je jugeai que
CX XXV Ile. Nuit. ioj
le cordon devoit être celui d'une bourfe qui étoit dedans. Pendant que je faifois ce juge-, ment , il parla de l'autre côté du cavalier un porteur chargé de bois y ÔC il pafTa fi près ? que le cavalier fut obligé de fe tourner vers lui pour empêcher que le bois ne touchât &: ne déchirât Ton habit. En ce moment , le démon me tenta ; je pris le cordon d'une main , $C m'aidant de l'autre à élargir le fac , je tirai la bourfe fans que perfonne s'en apperçût. Elle étoit pefante , & je ne doutai point qu'il n'y eût dedans de l'or ou de l'argent.
Quand le porteur fut pafTé 9 le cavalier 5 qui avoit apparemment quelque foupçon de ce que j'avois fait pendant qu'il avoit eu îa tête tournée , mit auffi-tôt la main dans fon fac , & n'y trouvant pas fa bourfe , me donna un fi grand coup de fa hache d'armes , qu'il me renverfa par terre. Tous ceux qui furent témoins de cette violence en furent tou- chés , & quelques - uns mirent la main fur îa bride du cheval pour arrêter le cavalier , ck lui demander pour quel fu jet il m'avoit frappé, s'il lui étoit permis de maltraiter ainn* un mufulman. De quoi vous mêlez-vous, leur répondit-il d'un ton brufque ? je ne l'ai pas fait fans raifon ; c'en1 un voleur. A ces
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204 Les mille et une Nuits* paroles ? je me relevai , ck à mon air , cha- cun prenant mon parti , s'écria qu'il étoit un menteur , qu'il n'étoit pas croyable qu*un jeune homme tel que moi eût commis la méchante action qu'il m'imputent : enfin ils foutenoient que j.'étois innocent ; ck tandis qu'ils reten oient fon cheval pour favorifer mon évafion , par malheur pour moi > le lieu- tenant de police , fuivi de Ces gens , parla par-là ; voyant tant de monde ailemblé au- tour du cavalier ex de moi ? il s'approcha & demanda ce qui étoit arrivé. Il n'y eut per- sonne qui n'accusât le cavalier de m'avoir maltraité injuftement j fous prétexte de l'a- voir volé.
Le lieutenant de police ne s'arrêta pas à tout ce qu'on lui. difoit ; il demanda au cava- lier s'il ne foupçonnoit pas quelqu'autre que moi de l'avoir volé* Le cavalier répondit que non , ck lui dit les raifons qu'il avoiî de croire qu'il ne fe trompoit pas dans (es foupçons. Le lieutenant de police , après l'avoir écouté , ordonna à fes gens de m'ar- rëter ck de me fouiller > ce qu'ils fe mirent ea elevoir d'exécuter auffitôt ; ck l'un d'en- tr'eux m'ayant ôté la bourfe , l'a montra publiquement. Je ne pus foutenir cette honte s
CXXXVIIK Nuit. îof j'en tombai évanoui. Le lieutenant de police fe fit apporter la bourfe.
Mais , lire , voilà le jour , dit Scheherazade en fe reprenant ; fi votre majefté veut bien encore me lahTer vivre jufqu'à demain > elle entendra la fuite de Thiftoire. Schahriar , qui n'avoit pas un autre defïein , fe leva fans lui répondre , & alla remplir {es devoirs.
CXXX VIIIe. NUIT.
Sur la fin de la nuit fuivante y la fultane adrefTa ainfl la parole à Schahriar : Sire , le jeune homme de Bagdad pourfuivant Ton hiftoire : Lorfque le lieutenant de police ? dit-il , eut la bourfe entre les mains , il demanda au cavalier il elle étoit à lui , ÔC combien il y avoit mis d'argent. Le cavalier la reconnut pour celle qui lui avoit été prife, ck aiTura qu'il y avoit dedans vingt fequins. Le juge l'ouvrit , & après y avoir effective- ment trouvé vingt fequins > il la lui rendit. Auffitôt il me fit venir devant lui : Jeune homme, me dit-il, avouez-moi la vérité; eft-ce vous qui avez pris la bourfe de ce cavalier ? n'attendez pas que j'emploie les tourmens pour vous le faire confeller. Alors,
io6 Les mille et. une Nuit s* baifTant les yeux , je dis en moi-même : û je nie le fait , la bourfe dont on m'a trouvé fai/i me fera pafler pour un menteur ; ainfi y pour éviter un double châtiment, je levai la tête ? & confeffai que c'étoit moi. Je n'eus pas plutôt fait cet aveu > que le lieutenant de police y après avoir pris des témoins , com- manda qu'on me coupât la main y & la (en^ tence fut exécutée fur le champ , ce qui excita la pitié de tous les fpe&ateurs ; je remarquai même fur le vifage du cavalier > qu'il n'en étoit pas moins touché que les autres. Le lieutenant de police vouloit encore me faire couper un pied , mais je fuppliai le cavalier de demander ma grâce ; il la de- manda y & l'obtint.
Lorfque le juge eut parlé fon chernm ? le cavalier s'approcha de moi : Je vois bien y me dit-il en me préfentant la bourfe , que c'eft la nécefîité qui vous a fait faire une aérion fi honteufe ck û indigne d'un jeune homme aulîi bien fait que vous : mais tenez , voilà cette bourfe fatale , je vous la donne y & je fuis très-fâché du malheur qui vous efl arrivé. En achevant ces paroles } il me quitta ; & comme j'étois très-foible à caufe du fang que j'avois perdu , quelques hon- nêtes gens du quartier eurent la charité de
CXXXVIIK Nuit. 207
me faire entrer chez eux , & de me faire boire un verre de vin. Ils pansèrent aufH mon bras , & mirent ma main dans un linge 9 que j'emportai avec moi attaché à ma ceinture»
Quand je ferois retourné au khan de Mef- rour , dans ce trifte état ? je n'y aurois pas trouvé le fecours dont j'avois befoin. C'étoit aufîî hafarder beaucoup que d'aller me pré- fenter à la jeune dame. Elle ne voudra peut- être plus me voir , difois-je , lorfqu'elle aura appris mon infamie. Je ne laiflai pas néan- moins de prendre ce parti ; & afin que la monde qui me fuivoit fe lafsât de m'accom- pagner , je marchai par plusieurs rues dé- tournées , & me rendis enfin chez la dame 9 où j'arrivai fi foible & fi fatigué , que je me jetai fur le fopha, le bras droit fous ma1 robe ; car je me gardai bien de le faire voir.
Cependant la dame , avertie de mon arri- vée & du mal que je foufïrois , vint avec empreflement ^ & me voyant pâle & défait 1 Ma chère ame 5 me dit-elle, qu'avez -vous donc ? Je diffimulai. Madame > lui répondis- se > c'en1 un grand mal de tête qui me tour- mente. Elle en parut très- affligée. Aiîeyez- vous 5 reprit -elle , car je m'étois levé pour la recevoir : dites-moi comment cela vous eft venu -, vous vous portiez fi bien la der-
io§ Les mille et une Nuits. nière fois que j'eus le plaifir de vous voir ï Il y a quelqu'autre chofe que vous me cachez : apprenez-moi ce que c'eft. Comme je gar- dois le filence ? ck qu'au lieu de répondre > les larmes couloient de mes yeux : Je ne comprends pas , dit- elle , ce qui peut vous affliger , vous en aurois-je donné quelque fujet fans y penfer ? Se venez-vous ici exprès pour m'annoncer que vous ne m'aimez plus ? Ce n'eft point cela , madame , lui répartis-je en foupirant , &c un foupçon fi injufte aug- mente encore mon mal.
Je ne pouvois me réfoudre à lui en dé- clarer la véritable caufe. La nuit étant venue , on fervit le fouper ; elle me pria de manger ; mais ne pouvant me fervir que de la main gauche , je la fuppliai de m'en difpenfer -> m'exeufant fur ce que je n'avois nul appétit. Vous en aurez? me dit -elle , quand vous m'aurez découvert ce que vous sne cachez avec tant d'opiniâtreté. Votre dégoût , fans doute y ne vient que de la peine que vous avez à vous y déterminer. Hélas , madame , repris- je , il faudra bien enfin que je m'y détermine. Je n'eus pas prononcé ces paroles , qu'elle me verfa à boire ; & me préfentant la tafTe : Prenez, dit - elle , Se buvez ; cela vous donnera du courage, J'a-
CXXXIX*. Nuit. 109
Vançai donc la main gauche 9 ck pris la tafTe.
A ces mots , Scheherazade appercevant le
jour , ceiïa de parler ; mais la nuit fuivante ,
elle poursuivit Ton difcours de cette manière :
C X X X I Xe. NUIT.
Lorsque j'eus la taffe à la main ^ dit le jeune homme , je redoublai mes pleurs , ck pouffai de nouveaux foupirs. Qu'avez- vous donc à foupirer ck à pleurer fi amèrement , me dit alors la dame ? ck pourquoi prenez- vous la taiTe de la main gauche plutôt que de la droite ? Ah ! madame > lui répondis-je, excufez-moi , je vous en conjure j> c'en1 que j'ai une tumeur à la main droite. Montrez- moi cette tumeur , répliqua-t-elle , je la veux percer. Je m'en excufai , en difant qu'elle n'étoit pas encore en état de l'être , ck je vidai toute la taffe qui étoit très-grande. Les vapeurs du vin , ma lailitude 9 ck l'abatte- ment où j'éto.is s m'eurent bientôt afToupi 9 ck je dormis d'un profond fommeil , qui dura iufqu'au lendemain.
Pendant ce temps - là , la dame voulant favoir quel mal j'avois à la main droite , leva ma robe qui la cachoit-, 6k vit avec tout
iïq Les mille et une Nuits.
rétonnementque vous pouvez penfer y qu'elle étoit coupée y & que je l'avois apportée dans un linge. Elle comprit d'abord fans peine pourquoi j 'a vois tant réfifté aux pref- fantes inftances qu'elle m'avoit faites ? & elle pafîa la nuit à s'affliger de ma difgrace , ne doutant pas qu'elle ne me fût arrivée pour l'amour d'elle.
À mon réveil , je remarquai fort bien fur fon vifage ^ qu'elle étoit faifie d'une vive douleur. Néanmoins , pour ne me pas cha- griner j elle ne me parla de rien. Elle me fit fervir un confommé de volaille qu'on m'a- voit préparé par fon ordre , me fit manger &£ boire 3 pour me donner, difoit - elle , les forces dont j'avois befoin. Après cela 5 je voulus prendre congé d'elle ; mais me rete- nant par ma robe : Je ne fourTrirai pas , dit- elle , que vous fortîez d'ici. Quoique vous ne m'en diriez rien , je fuis perfuadée que je fuis la caufe du malheur que vous vous êtes attiré : la douleur que j'en ai ne me îaiflera pas vivre long-temps ; mais avant que je meure , il faut que j'exécute un def- fein que je médite en votre faveur. En di- fant cela , elle fit appeler un officier de jus- tice & des témoins , & me fit drelTer une donation de tous fes biens. Après qu'elle
C XX XIX*. Nuit. m
eut renvoyé tous ces gens fatisfaits de leurs peines , elle ouvrit un grand coffre où étoient toutes les bourfes dont je lui avoisfait préfent depuis le commencement de nos amours. Elles font toutes entières , me dit - elle , je n'ai pas touché à une feule : tenez > voilà la clef du coffre ; vous en êtes le maître. Je la remerciai de fa générofîté & de fa bonté. Je compte pour rien , reprit-elle , ce que je viens de faire pour vous , & je ne ferai pas contente que je ne meure encore, pour vous témoigner combien je vous aime. Je la conjurai par tout ce que l'amour a de plus puifTant j d'abandonner une réfolution ii funefte; 6k jamais je ne pus l'en détour- ner; ck le chagrin de me voir manchot- 5 lui caufa une maladie de cinq ou iix femaines dont elle mourut.
Après avoir regretté^ fa mort autant que je le devois 5 je me mis en polTenion de tous Ces biens , qu'elle m'avoit fait connoî<- tre ; & le féfame que vous avez pris la peine de vendre pour moi y en faifoit une partie.
Scheherazade vouloit continuer fa narra- tion ; mais le jour qui parohToit l'en em- pêcha. La nuit fuivante , elle reprit ainfi le fil de fon difcours :
/
an Les mille et une Nuits.
C X Le. NUIT,
.Le jeune homme de Bagdad acheva de raconter fon hifioire de cette forte au mar- chand chrétien : Ce que vous venez d'en- tendre , pou r fui vit-il j doit m'excufer auprès «de vous d'avoir mangé de la main gauche ; je vous fuis fort obligé de la peine que vous vous êtes donnée pour moi. Je ne puis afTez reconnoître votre fidélité ; 6k comme j'ai > Dieu merci > allez de bien , quoique j'en aye dépenfé beaucoup, je vous prie de vou- loir accepter le prélent que je vous fais de îa fomme que vous me devez. Outre cela , j'ai une proposition à vous faire. Ne pouvant plus demeurer au Caire , après l'affaire que je viens de vous conter, je fuis réfolu d'en partir pour n'y revenir jamais. Si vous voulez me tenir compagnie , nous négocierons en- fembîe , & nous partagerons également le gain que nous ferons.
Quand le jeune homme de Bagdad eut achevé fon hilioire ) dit le marchand chrétien, |e le remerciai du mieux qu'il me fut pcfiible du préient qu'il me faifoit; & quant à fa proportion de voyager avec lui, je lui dis
CXL*. Nui t. 11 j
ique je l'acceptais très-volontiers 9 en l'affu-» rant que fes intérêts me feroient toujours aufli chers que les miens.
Nous prîmes jour pour notre départ , & lorfqu'il fut arrivé > nous nous mîmes en chemin. Nous avons pafTé par la Syrie ck par la Méfopotamie j traverfé toute la Perfe , où , après nous être arrêtés dans plufieurs villes , nous fommes enfin venus 3 fire , juf- qu'à votre capitale. Au bout de quelque temps , le jeune homme m'ayant témoigné qu'il avoit defTein de reparler dans la Perfc & de s'y établir j, nous fîmes nos comptes , &: nous nous féparâmes très - fatisfaits l'un de l'autre. Il partit; ck moi, fîre> je fuis refté dans cette ville > où j'ai l'honneur d'être au fer vice de votre majefté. Voilà l'hiftoire que j'avois à vous conter : ne la trouvez- vous pas plus furprenante que celle du bolïii ^
Le fultan de Cafgar fe mit en colère contre le marchand chrétien: Tu es bien hardi , lui dit-il , d'ofer me faire le récit d'une hiftoire h* peu digne de mon attention 9 ck de la comparer à celle du boffu. Peux - tu te flatter de me perfuader que les fades aven- tures d'un jeune débauché font plus admi- rables que celles de mon bouffon ? Je vais
%i4 Les mille et une Nuitjs. vous faire pendre tous quatre y pour venger fa mort.
A ces paroles, le pourvoyeur effrayé Te jeta aux pieds du fultan : Sire , dit - il , j fupplie votre majefté de iufpendre fa jufte colère, de m'écouter , ck de nous faire grâce à tous quatre 5 fi Thifloire que je vais conter à votre majefté , eft plus belle que celle du bofïu. Je t'accorde ce que tu me demandes , répondit le fultan : parle. Le pourvoyeur prit alors la parole , ck dit :
Hifioire racontée par le Pourvoyeur du Sultan de Cafgar.
SiRE , une perfonne de confidération m'invita hier aux noces d'une de fes filles. Je ne manquai pas de me rendre chez lui fur le foir à l'heure marquée , ck je me trouvai dans une aflemblée de docleurs ? d'officiers de juftice , ck d'autres perfonnes les plus dis- tinguées de cette ville. Après les cérémonies, on fervit un feflin magnifique ; on fe mit à table, ck chacun mangea de ce qu'il trouva le plus à fon goût, Il y avoit entr'autres cho- ies une entrée accommodée avec de l'ail , qui étoit excellente y ck donc tout le monde vouloit avoir j ck comme nous remarquâmes
CXLe. Nuit. 21 f
qu'un des convives ne s'emprefïoit pas d'en manger , quoiqu'elle fût devant lui , nous l'invitâmes à mettre la main au plat & à nous imiter. Il nous conjura de ne le point prefler là-derTus : Je me garderai bien , nous dit-il 5 de toucher à un ragoût où il y aura de l'ail : je n'ai point oublié ce qu'il m'en coûte pour en avoir goûté autrefois. Nous le priâmes de nous raconter ce qui lui avoit caufé une ù grande averfion pour l'ail. Mais fans lui donner le temps de nous répondre : Eft - ce ainfi , lui dit le maître de la rnaifon 5 que vous faites honneur à ma table ? Ce ragoût eft délicieux , ne prétendez pas vous exemp- ter d'en manger : il faut que vous me faffiez cette grâce comme les autres. Seigneur > lui repartit le convive , qui étoit un marchand de Bagdad 5 ne croyez pas que j'en ufe ainfi par une fauffe délicateffe ; je veux bien vous obéir iî vous le voulez absolument ; mais ce fera à condition qu'après en avoir mangé 5 je me laverai, s'il vous plaît } les mains qua- rante fois dans de l'alkali (1)3 quarante autres fois avec de la cendre de la même plante, & autant de fois avec du favon. Vous ne trouverez pas mauvais que j'en ufe
( i ) G'eil île la fonde en François,
iî€ Les mille et une Nuits. ainfi , pour ne pas contrevenir au ferment que j'ai fait de ne manger jamais de ragoût à l'ail qu'à cette condition.
En achevant ces paroles , Scheherazade voyant paroître le jour > fe tut , ck Schah- riar fe leva fort curieux de favoir pour- quoi ce marchand avoit juré de fe laver iix vingt fois après avoir mangé d'un ra- goût à l'ail. La fultane contenta fa curio- ïité de cette forte fur la fin de la nuit fuivante.
C X L Ie. NUIT.
XuE pourvoyeur parlant au fuîtan de Caf- gar : Le maître du logis , pourfuivit-il , ne voulant pas difpenfer le marchand de man- ger du ragoût à l'ail , commanda à {es gens de tenir prêt un bafîin &t de l'eau avec de l'alkali > de la cendre de la même plante , êc du favon , afin que le marchand fe lavât autant de fois qu'il lui plairoit. Après avoir donné cet ordre , il s'adreffa au marchand : Faites donc comme nous , lui dit - il 9 &C mangez ; l'alkali} la cendre de la même plante j ck le favon ne vous manqueront pas.. Le marchand , comme en colère de la
violence,
C X L K Nuit. 217 violence qu'on lui faifoit > avança la main % prit un morceau qu'il porta en tremblant à fa bouche , ck le mangea avec une répugnance dont nous fûmes tous fort étonnés. Mais ce qui nous furprit davantage , nous remarquâ- mes qu'il n'avoit que quatre doigts ck point de pouce ; 6k perfonne jufques-là ne s'en étoit encore apperçu , quoiqu'il eût déjà mangé d'autres mets. Le maître de la mai- fon prit aufîîtôt la parole : Vous n'avez point de pouce 9 lui dit-il I par quel accident 1 avez-vous perdu ? il faut que ce foit à quel- que occafion dont vous ferez plaifir à la compagnie de l'entretenir. Seigneur , répon- dit-il , ce n'eft pas feulement à la main droite que je n'ai point de pouce , je n'en ai point aulîi à la gauche. En même temps il avança la main gauche 5 ck nous fît voir que ce qu'il nous difoit 5 étoit véritable. Ce n'eft pas tout encore , ajouta-t-il , le pouce me manque de même à l'un ck à Tautre pied ; ck vous pouvez m'en croire. Je fuis eftropié de cette manière par une aventure inouïe que je ne refufe pas de vous raconter, û vous voulez bien avoir la patience de 1 en- tendre : elle ne vous caufera pas moins d'é- tonnement qu'elle vous fera de pitié. Mais permettez-moi de me laver les mains aupa- Tome VUL &
nS Les mille et une Nuits. ravant. A ces mots > il fe leva de table ; & après s'être lavé les mains fix vingt fois , il revint prendre fa place , 6k nous fit le récit de (on hiftoire dans ces termes :
Vous faurez ? mes feigneurs 5 que fous îe règne du calife Haroun Alrafchid , mon père vivoit à Bggdad où je fuis né , ck pafToit pour un des plus riches marchands de la ville. Mais comme c'étoit un homme attaché à fes plaidrs , qui aimoit la débauche 6k négli- geoit le foin de fes affaires > au lieu de re- cueillir de grands biens à fa mort , j'eus befoin de toute l'économie imaginable pour acquitter les dettes qu'il avoit laifTées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes; 6k par mes foins 5 ma petite fortune commença de prendre une face allez riante.
XJn matin que j'ouvrois ma boutique, une dame montée fur une mule , accompagnée d'un eunuque j 6k fuivie de deux efclaves? paiïa près de ma porte 6k s'arrêta. Elle mit pied à terre à l'aide de l'eunuque , qui lui prêta la main , 6k qui lui dit : Madame 9 je vous l'avois bien dit , que vous veniez de trop bonne heure ; vous voyez qu'il n'y a encore perfonne au Bezeilein j fi vous aviez voulu me croire , vous vous feriez épargné la peine que vous aurez d'attendre. Elle
CXLI K N xj i t. n$ regarda de toutes parts > & voyant en effet qu'il n'y avoit pas d'autres boutiques ouver- tes que la mienne , elle s^en approcha en me feluant 9 & me pria de lui permettre qu'elle s'y reposât en attendant que les autres mar- chands arrivaient. Je répondis à fon com- pliment comme je devois.
Scheherazade n'en feroit pas demeurée en cet endroit , fi le jour qu'elle vit paroître, •ne lui eût impofé filence. Le i'ultan des In- des , qui fouhaitoit d'entendre la fuite de cette hiitoire r attendit avec impatience la nuit fui- vante.
SE
CXLI P. NUIT.
JLa fultane ayant été réveillée par fa feeur Dinarzade ? adrefta la parole au fultan : Sire „ dit-elle 3 le marchand continua de cette forte le récit qu'il avoit commencé: La dames'af» fit. dans ma boutique, &: remarquant qu'il n'y avoit perfonne que l'eunuque & moi dans tout le Bezeftein, elle fe découvrit levifage pour prendre l'air. Je n'ai jamais rien vu de fi beau : la voir & l'aimer paffionnément 9 ce fut la même chofe pour moi ; j'eus tou- jours les yeux attachés fur elle. îl me parut
no Les mille et une Nuits. que mon attention ne lui étoit pas défa** gréable , car elle me donna tout le temps de la regarder à mon aife > ck elle ne fe cou- vrit le vifage , que lorfque la crainte d'être ap- perçue l'y obligea.
Après qu'elle Te fut remife au même état qu'auparavant , elle me dit qu'elle cherchoit plufieurs fortes d'étoffes des plus belles ck des plus riches qu'elle me nomma, 6k elle me demanda fi j'en avois. Hélas , madame , lui répondis-je, je fuis un jeune marchand qui ne fais que commencer à m 'établir : je ne fuis pas encore affez riche pour faire un fî grand négoce , 6k c'efl une mortification pour moi de n'avoir rien à vous préfenter de ce qui vous a fait venir au Bezeftein; mais pour vous épargner la peine d'aller de boutique en boutique , d'abord que les mar^. chands feront venus , j'irai , fi vous le trou- vez bon 5 prendre chez eux tout ce que vous fouhaitez; ils m'en diront le prix au jufte ; & fans aller plus loin 5 vous ferez ici vos emplettes. Elle y confentit, 6k j'eus avec elle un entretien qui dura d'autant plus long- temps , que je lui faifois accroire que les marchands qui avoient les étoffes qu'elle demandoit , n'étoient pas encore arrivés. Je ne fus pas moins charmé de fon efprit
C X L I T*. Nuit. hï cjue je l'avois été de la beauté de Ton vifage; mais il fallut enfin me priver du plaifîr de fa converiation ; je courus chercher les étoffes qu'elle déiîroit ; ck quand elle eut choifi celles qui lui plurent , nous en arrê- tâmes le prix à cinq mille dragmes d'argent monnoyé. J'en fis un paquet que je donnai à l'eunuque > qui le mit fous fon bras. Elle fe leva enfuite 9 Ô£ partit après avoir pris congé de moi ; je la conduifis des yeux jufqu'à la porte du Bezeftein , ck je ne cef- fai de la regarder qu'elle ne fût remontée fur fa mule.
La dame n'eut pas plutôt difparu* que je m'apperçus que l'amour m'avoit fait faire une grande faute. Il m'avoit tellement troublé l'efprit , que je n'avois pas pris garde qu'elle s'en alloit fans payer , ck que je ne lui avois pas feulement demandé qui elle étoit •> ni où elle demeuroit. Je fis réflexion pourtant que j'étois redevable d'une fomme confidérable à plufieurs marchands , qui n'auroient peut-être pas la patience d'attendre. J'allai m'excufer auprès d'eux le mieux qu'il me fut pofïible* en leur difant que je connoifïbis la dame. Enfin je revins chez moi auffi amoureux qu'embarraffé d'une fî grolTe dette.
Scheherazade > en cet endroit y vit pa-.
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222 Les mille et uke Nuits.
roître le jour y ck ceiïa de parler. La nuit fuivante ^ elle continua de cette manière :
C X L I I Ie. NUIT.
J'avois prié mes créanciers, pourfuivit le marchand , de vouloir bien attendre huit jours pour recevoir leur payement : la hui- taine échue , ils ne manquèrent pas de me preffer de les fatisfaire. Je les fuppliai de m'accorderîe même délai; ils y confentir* rent : mais dès le lendemain, je vis arriver ia dame montée fur fa mule > avec la même fuite ck à la même heure que la première fois.
Elle vint droit à ma boutique. Je vous ai fait un peu attendre , me dit - elle ; mais enfin je vous apporte Pargent des étoffes que je pris l'autre jour : portez- le chez un changeur , qu'il voy e s'il eft de bon atoi , ck ii le compte y eft. L'eunuque * qui avoit l'argent 5 vint avec moi chez le changeur-» ck la fomme fe trouva jufte ck toute de bon argent. Je revins, ck j'eus encore le bon- heur d'entretenir la dame jufqu'à ce que toutes les boutiques du Bezeftein fufïent ou- vertes. Quoique nous ne parîafïions que de
C X L I I Ie. Nuit. 225 chofes très - communes i elle leur donnoit néanmoins un tour qui les faifoit paroitre. nouvelles , ck qui me fit voir que je ne m'étois pas trompé , quand , dès la première converfation, j'avois jugé qu'elle avoit beau- coup d'efprit.
Lorfque les marchands furent arrivés > 6c qu'ils eurent ouvert leurs boutiques , je portai ce que je devois à ceux chez qui j'avois pris des étoffes à crédit , ck je n*eus> pas de peine à obtenir d'eux qu'ils m'etî confiaient d'autres que la dame m'avoit demandées. J'en levai pour mille pièces d'or, ck la dame emporta encore la marchandage fans la payer , fans me rien dire , ni fans fe faire connoître. Ce qiû m'étonnoit , c'efl qu'elle ne hafardoit rien, ck que je demeu- rois fans caution ck fans certitude d'être dédommagé en cas que je ne la reviiTe plus. Elle me paye une fournie affez considérable > me difois-je en moi-même; mais elle me laiiTe redevable d'une autre qui l'eft en- core davantage: feroit-ce une trompeufe, ck feroit-il poflible qu'elle m'eût leurré d'a- bord pour me mieux ruiner ? Les marchands ne la connoillent pas ; ck c'efl: à moi qu'ils s'adrefTeront. Mon amour ne fut pas aiTez puiffant pour ra'empêcher de faire là - deffus
K iv
%%4 Les mille et une Nvits. des réilexions chagrinantes. Mes alarmes augmentèrent même de jour en jour pen- dant un mois entier , qui s'écoula fans que je recuiTe aucune nouvelle delà dame* Enfin, les marchands s'impatientèrent ; & pour les fatisfaire , j'étois prêt à vendre tout ce que j'avois ^ îorfque je la vis revenir un matin clans le même équipage que les autres fois. Prenez votre trébuchet ? me dit-elle , pour pefer l'or que je vous apporte. Ces paroles -achevèrent de diflïper ma frayeur > ck re- doublèrent mon amour. Avant que de comp- ter les pièces d'or , elle me fit pîulieurs queftions , entr'autres 9 elle me demanda fî î'étois marié; je lui répondis que non> Se cjue je ne l'avois jamais été. Alors, en donnant l'or à l'eunuque , elle lui dit : Prê- tez-nous votre entremife pour terminer notre affaire. L'eunuque fe mit à rire ; & m'ayant tiré à l'écart ? me fit pefer l'or. Pendant que )e le pefois , l'eunuque me dit à l'oreille: A vous voir r je connois parfaitement que vous aimez ma maitrene , ck je fuis furpris que vous n'ayez pas la hardiene de lui découvrir votre amour ; elle vous aime encore plus que vous ne l'aimez, Ne croyez pas qu'elle ait befoin de vos étoffes ; elle ne vient ici uniquement que parce que vous lui avez in,f«
C X L ï I Ie. Nuit. 225 pire tine pafiion violente : c'eft à caufe de cela qu'elle vous a demandé fi vous étiez marié. Vous n'avez qu'à parler , il ne tiendra qu'à vous de l'époufer , fi vous voulez. Il efl vrai , lui répondis-je , que j'ai fenti naître de l'amour pour elle dès le premier moment que je l'ai vue; mais je n'ofois afpirer au bon- heur de lui plaire. Je fuis tout à elle , &c je ne manquerai pas de reconnoître le bon office que vous me rendez.
Enfin , j'achevai de pefer les pièces d'or 5 & pendant que je les remettois dans le fac, l'eunuque fe tourna du côté de la dame, ê>c lui dit que j'étois très-content: c'étoitle mot dont ils étoient convenus entr'eux. Auflitôt la dame j qui étoit afïïfe , fe leva, ôc partit en me difant qu'elle m'enverroit l'eunuque , Se que je n'aurois qu'à faire ce qu'il me diroit de fa part.
Je portai à chaque>marchand l'argent qui lui étoit dû , <k j'attendis impatiemment l'eunuque durant quelques jours. Il arriva enfin. Mais > fire , dit Scheherazade au fultan des Indes , voilà le jour qui paroît. A ces mots , elle garda le fiience. Le lendemain , elle reprit aipfi le fil de foa difcours :
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CXLI Ve. N U I T.
Je fis bien des amitiés à l'eunuque > dit le marchand de Bagdad r &c je lui demandai des nouvelles de la fanté de fa martreiTe*. Vous êtes , me répondit-il, l'amant du monde le plus heureux ; elle eft malade d'amour. On ne peut avoir plus d'envie de vous voir qu'elle en a; êk Û elle difpofoit de Tes ac- tions , elle viendront vous chercher > ck pafTeroit volontiers avec vous tous les mo- mens de fa vie. À Ton air noble ck à fes manières honnêtes , lui dis-je ? j'ai jugé que c'étoit quelque dame de considération. Vous ne vous êtes pas trompé dans ce jugement ^ répliqua l'eunuque ; elle eft. favorite de Zo- béïde ? époufe du calife , laquelle l'aime d'autant plus chèrement , qu'elle l'a élevée dès fon enfance > Ôk qu'elle fe repofe fur elle de toutes les emplettes qu'elle a à faire. Dans le deffein qu'elle a de fe marier , elle a déclaré à Fépoufe du commandeur des croyans ? qu'elle avoit jeté les yeux fur vous, ck lui a demandé fon confentement. Zobéïde lui a dit qu'elle y confentoit , mais qu'elle vouloir vous voir auparavant > afin de juge?
C X L I Ve. Nuit. 227
fi elle avoit fait un bon choix , ek qu'en ce cas-là y elle feroit les fraix des noces : c'eft pourquoi vous voyez que votre bonheur elr. certain. Si vous avez plu à la favorite, vous ne plairez pas moins à la maîtrerTe, qui ne cherche qu'à lui faire plaifir, 6k qui ne vou~ droit pas contraindre fon inclination. Il ne s'agit donc plus que de venir au palais , 6k c'eft pour cela que vous me voyez ici : c'en: à vous de prendre votre réfolution. Elle eft toute prife , lui repartis- je , 6k je fuis prêt à vous fuivre par- tout où vous voudrez me conduire. Voilà qui eft bien , reprit l'eunu- que ; mais vous favez que les hommes n'en- trent pas dans les appartenons des dames du palais, 6k qu'on ne peut vous y intro~ duire qu'en prenant des mefures qui deman- dent un grand fecret : la favorite en a pris de juftes. De votre côté , faites tout ce qui dépendra de vous; mais furtout foyez dis- cret , car il y va de votre vie.
Je rafTurai que je ferois exactement tout ce qui me feroit ordonné. 11 faut donc , ma dit-il , que ce foir , à l'entrée de la nuit , vous vous rendiez à la mofquée que Zobéî de » époufe du calife , a fait bâtir fur le bord du Tigre , 6k que là vous attendiez qu'on vous vienne chercher» Je confentis à tout ce qu'il
K yj
iiB Les mille et une Nuits. voulut. J'attendis la fin du jour avec impa- tience ; ck quand elle fut venue 5 je partis: j'afliftai à la prière d'une heure ck demie après le foîeil couché % dans la mofquée , où je demeurai le dernier..
Je vis "bientôt aborder un bateau dont tous les rameurs étaient eunuques ; ils débat* quèrent y ck apportèrent dans la. mofquée pluiieurs grands coffres y après quoi ils fe letlrèrent ; il n'en reffa qu'un feul j que je reconnus pour celui qui avoit toujours ac^ compagne la dame ,, 8c qui m'avoit parlé le matin. Je vis entrer auffi la dame ; j'allai ' au - devant d'elle > en lui témoignant que J'étois prêt à exécuter fes ordres. Nous: Vavons pas de temps à perdre y me. dit-elle % en difant cela % elle ouvrit un des coffres ,, &c m'ordonna de me mettre dedans ; c'eft une ehofe, ajouta -t - elle ? néceffaire pour votre sûreté & pour la mienne. Ne craignez tien j & lairTez-mo: difpofer du reffe. J'en avois trop fait pour reculer ;. je fis ce qu'elle déiiroit, ck auffi tôt elle referma le coffre à la cîef. Enfuit e Feunuq.ue qui étoit dans fa confidence, appela les autres eunuques qui avoient aporté les coffres, ck les fit tous reporter dans le bateau ; puis la dame ck fon, eunuque s'étant rembarques ;> on commença
C X L Ve. Nuit. 2*9 de ramer pour me mener à l'appartement de
Zobéïde.
Pendant ce temps-là ? je faifois de férieufes réflexions; & confidérant le danger oùj'étois* je me repentis de m'y être expofé : je fis des vœux ck des prières qui n'étoient guères de faifon.
Le bateau aborda devant la porte du pa- lais du calife ; on déchargea les coffres ^ qui furent portés à l'appartement de l'officier des eunuques, qui garde la clef de celui des dames , &t n'y laiiTe rien entrer fans l'avoir bien vifïté auparavant. Cet officier étoit couché ; il fallut l'éveiller & le faire lever* Mais , Sire , dit Scheherazade en cet endroit ? je vois le jour qui commence à paroître. Schahriar fe leva pour aller tenir fon con- feil y & dans la réfolution d'enrendre le lendemain la fuite d'une hiftoire , qu'il avait écoutée jufques-là avec plaifîr.
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C X L Ve. NUIT.
O u E L Q u e s momens avant le jour , la fuitane des Indes s"ét3.ni réveillée, pourfuivit de cette manière l'hiftoire du marchand de Bagdad : L'officier des eunuques > continua- % * il 5 fâché de ce qu'on avoit interrompu
1}0 LES MILLE ET UNE NUITS. fon fommeil , querella fort la favorite de ce qu'elle revenoit fi tard. Vous n'en ferez pas quitte à n* bon marché que vous vous l'imaginez? lui dit-il ; pas un de ces coffres ne paiTera que je ne l'aie fait ouvrir , & que je ne Taie exactement vifité. En même temps il commanda aux eunuques de les apporter l'un après l'autre ? ck de les ouvrir. Ils com- mencèrent par celui où j'étois enfermé ; ils îe prirent ôc le portèrent. Alors je fus faift d'une frayeur que je ne puis exprimer : je me crus au dernier moment de ma vie.
La favorite, qui avoit la clef, protefta qu'elle ne la donneroit pas , & ne fourni- roit jamais qu'on ouvrît ce coffre-là. Vous favez bien , dit - elle ? ' que je ne fais rien venir qui ne foit pour le fervice de Zobéïde , votre maîtrelle ck la mienne. Ce coffre par- ticulièrement eft rempli de marchandifes pré- cieufes y que des marchands nouvellement arrivés m'ont confiées. Il y a de plus un nombre de bouteilles d'eau de la fontaine de Zemzem ( i ), envoyées de la Mecque:
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( I ) Cette fontaine eft à la Mecque ; & fclon les Mahométans , c'eft la fource que dieu fit paroître en faveur de Hagar , après qu'Abraham eut été obligé de ia chaffer. On boit de fon eau par dévotion , & Ton en envoie en préfent aux princes & aux princeife
C X L Ve. Nui t. £jp
iî quelqu'une venoit à fe caûer, les mar- chandifes en feroient gâtées , &c vous en répondriez ; la femme du commandeur des croyans fauroit bien fe venger de votre info- lence. Enfin elle parla avec tant de fermeté , que l'officier n'eut pas la hardieffe de s'opi- niâtrer à vouloir faire la vifite, ni du coffre où j'étois, ni des autres. Parlez donc, dit- il en colère, marchez. On ouvrit l'appar- tement des dames, & l'on y porta tous les coffres.
A peine y furent-ils , que j'entendis crier tout-à-coup : Voilà le calife ! voilà le calife» Ces paroles augmentèrent ma frayeur à un point? que je ne fais comment je n'en mou- rus pas fur-le-champ : c'étoit effectivement le calife. Qu'apportez- vous donc dans ces coffres , dit - il à la favorite ? Commandeur des croyans, répondit - elle > ce font des étoffes nouvellement arrivées > que î'époufe de votre majeflé a fouhaité qu'on lui mon- trât. Ouvrez , ouvrez 5 reprit le calife , je les veux voir aufli. Elle voulut s'en excufer> en lui représentant que ces étoffes n'étoient propres que pour des dames, &£ que ce feroit ôter à fon époufe le pïaifîr qu'elle fe faifoit de les voir la première. Ouvrez -> vous dis-je> répliqua- 1~ il y je vous l'ordonne*
î^i Les mille et une Nuits. Elle lui remontra encore que famajefté, en l'obligeant à manquer à fa maîtrefie , l'ex- pofoit à fa colère. Non , non , repartit-il , je vous promets qu'elle ne vous en fera aucun reproche : ouvrez feulement, ck ne me faites pas attendre plus long-temps.
Il fallut obéir ; ck je fentis alors de fi vives alarmes 3 que j'en frémis encore toutes les fois que j'y penfe. Le calife s'affit, & la fa- vorite fit porter devant lui tous les coffres l'un après l'autre , ck les ouvrit. Pour tirer les chofes en longueur 5 elle lui faifoit remar- quer toutes les beautés de chaque étoffe en particulier : elle vouloit mettre fa patience à bout; mais elle n'y réuffit pas. Comme elle n'étoit pas moins intérefTee que moi à ne pas ouvrir le coffre où j'étois y elle ne s'em- prefToit point à le faire apporter, ck il ne reftoit plus que celui-là à vifiter. Achevons > dit le calife , voyons encore ce qu'il y a dans ce coffre. Je ne puis dire fi j'étois vif ou mort en ce moment ; mais je ne croyois pas échapper d'un fi grand danger.
Scheherazade , à ces derniers mots, vit pa- roitre le jour : elle interrompit fa narration; mais elle la continua de cette forte fur la fin de la nuit fuivante :
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C X L V Ie. NUIT.
JLo RSQUE la favorite de Zobéïde , pour- fuivit le marchand de Bagdad 3 vit que le calife voulok abfolument qu'elle ouvrît le coffre où j'étois : Pour celui-ci , dit - elle , votre majerTé me fera 5 s'il lui plaît , la grâce de me difpenfer de lui faire voir ce qu'il y a dedans ; il y a des chofes que je ne lui puis montrer qu'en préfence de fon époufe. Voilà qui eft bien 5 dit le calife , je fuis content, faites emporter vos coffres. Elle les fit enle- ver auflitô-t & porter dans fa chambre , oîî je commençai à refpirer.
L>ès que les eunuques qui les avoient ap- portés , fe furent retirés ^ elle ouvrit promp- temenr celui où j'étois prifonnier. Sortez y me dit-elle > en me montrant la porte d'un efealier qui conduifoit à une chambre au- demis y montez , &c allez m'attendre. Elle n'eut pas fermé la porte fur moi y que le calife entra > ck s'ailit fur le coffre d'où je venois de fortir. Le motif de cette viiite était un mouvement de curiofité qui ne me regar- doit pas. Ce prince vouloit faire des ques- tions fur ce qu'elle avoit vu ou entendu dans
254 Lés mtlle et une Nuits. la ville. Ils s'entretinrent tous deux arTez long- temps ; après quoi il la quitta>snrin^ ck fe retira dans Ton appartement.
Lorfqu'elle fe vit libre , elle me vint trou- ver dans la chambre où j'étois monté , & me fit bien des excufes de routes Iqs alarmes qu'elle m'avoit caufées. Ma peine, me dit-elle. * n'a pas été moins grande que la vôtre ; vous n'en de*vez pas douter , puifque j'ai fourTert pour l'amour de vous & pour moi qui courois le même péril ; une autre à ma phce n'auroit peut-être pas eu le courage de fe tirer fi bien d'une occafion fi délicate. Il ne falloit pas moins de harciiefie & de préfence d'e'prit, ou plutôt il falloit avoir tout l'amour que j'ai pour vous , pour fortir de cet embarras ; mais raiïurez-vous y il n'y a plus rien à crain- dre. Après nous être entretenus quelque temps avec beaucoup de te^drefTe : Il eft temps , me dit-elle , de vous repofer 9 cou-^ chez-vous ; je ne manquerai pas de vous pré- fenter demain à Zobéïde ma maîtrefTe , à quelque heure du jour; & c'en1 une chofe facile? car le calife ne la voit que la. nuit. Rafïuré par ces difcours , je dormis arTez tran- quillement ; ou fi mon fommeil fut quelque- fois interrompu par des inquiétudes 5 ce furent ûqs inquiétudes agréables , caufées par l'efpé-
C X L V Ie.. Nuit, 23? rance de pofTéder une dame qui avoit tant d'efprït & de beauté.
Le lendemain , la favorite de Zobéïde 9 avant que de me faire paroître devant fa mal- trefTe) m'initruifit de la manière dont je de- vais foutenir fa préfence , me dit à- peu- près les queftions que cette princefle me fereit ^ ck me dicla les réponfes que j'y devois faire. Après cela > elle me conduifît dans une faîîe où tout étoit d'une magnificence 3 d'une richeife ck d'une propreté furprenante. Je n'y étois pas entré, que vingt dames efclaves^ d'un âge déjà avancé > toutes vêtues d'habits riches ck uniformes , fortirent du cabinet de Zobéïde > 6k vinrent fe ranger devant un trône en deux files égales , avec une grande modeïlie ; elles furent fuivies de vingt autres dames toutes jeunes y & habillées de la mê- me forte que les premières , avec cette dif- férence pourtant y que leurs habits avoient quelque chofe de plus galant. Zobéïde parut au milieu de celles-ci avec un air majeftueux , ck fi chargée de pierreries ck de toutes fortes de joyaux , qu'à peine pouvoit-elîe marcher.» Elle alla s'afTeoir fur le trône. J'oubliois de vous dire que la dame favorite Faccompa- gnoit , ck qu'elle demeura debout à fa droite^ pendant que les dames efclaves? un peu plus
136 Les mille et une Nuits. éloignées , étoient en foule des deux côtés du trône.
D'abord que la femme du calife fut aflïfe 9 les efclaves qui étoient entrées les premières me firent figne d'approcher. Je m'avançai au milieu des deux rangs qu'elles formoient y ck me profternai la tête contre le tapis qui étoit fous les pieds de la princeffe. Elle m'ordonna de me relever y ck me fit l'honneur de s'in- former de mon nom y de ma famille , 6c de l'état de ma fortune , à quoi je fatisfls aifez à fon gré. Je m'en apperçiis non-feulement à fon air, elle me le fit même connoître par les chofes qu'elle eut la bonté de me dire. J'ai bien de la joie, me dit -elle, que ma fille ( c'efî. ainfi qu'elle appeloit fa dame favorite), car je la regarde comme telle y après le foin que j'ai pris de fon éducation 5 ait fait un choix dont je fuis contente; je l'approuve ck confens que vous vous mariez tous deux. J'ordonnerai moi-même les apprêts de \os noces ; mais auparavant y j'ai befoin de ma fille pour dix jours; pendant ce temps-ià, je parlerai au calife ck obtiendrai fon confente- ment y 6k vous demeurerez ici : on aura foin de vous.
En achevant ces paroles y Scheherazade apperçut le jour 3 ck ceifa de parler. Le len-
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demain 9 elle reprit la parole de cette ma- nière :
C X L V I Ie. NUIT.
J E demeurai donc dix jours dans l'apparte- ment des dames du calife , continua le. mar- chand de Bagdad. Durant tout ce temps-là y je fus privé du plaifir de voir la dame favo- rite ; mais on me traita lî bien par fon ordre 5 que j'eus fujet d'ailleurs d'être très-fatisfait. Zobéïde entretint le calife de la réfolution qu'elle avoit prife de marier fa favorite ; & ce prince 5 en lui laifîant la liberté de faire là-deflus ce qu'il lui plairoit 3 accorda une fomme confidérable à la favorite pour con- tribuer de fa part à fon établiiTement. Les dix jours écoulés 3 Zobéïde fit dreffer le contrat de mariage , qui lui fut apporté en bonne for- me. Les préparatifs des noces fe firent ; on appela les mufieiens , les danfeurs ôt les dan- feufes 5 ck il y eut pendant neuf jours de grandes réjouirTanees dans le palais. Le dixiè- me jour étant deftiné pour la dernière céré- monie du mariage 9 la dame favorite fut con- duite au bain d'un côté , ôt moi d'un autre ; &: fur le foir m'étant mis à table , on me
%•$% Les mille et une Nuits. fer vit toutes fortes de mets ck de ragoûts* entr'autres , un ragoût à l'ail , comme celui dont on vient de me forcer de manger. Je le trouvai fi bon , que je ne touchai point aux autres mets. Mais , pour mon malheur , mu- tant levé de table , je me contentai de m'ef- fwyer les mains au lieu de les bien laver; & c'étoit une négligence qui ne m'étoit jamais arrivée jufqu'alors.
Comme il étoit nuit 5 on fuppléa à la clarté du jour par une grande illumination dans l'appartement des dames. Les inftrumens fe firent entendre , on danfa , on fit mille jeux : tout le palais retentifïbit de cris de joie. On. nous introduisît , ma femme ck moi 5 dans une grande falle y où l'on nous fit afTeoir fur deux trônes. Les femmes qui la fervoient lui firent changer plusieurs fois d'habits , ÔC lui peignirent le vifage de différentes ma- nières^ félon la coutume pratiquée au jour des noces ; & chaque fois qu'on lui changeoit d'habillement 5 on me la faifoit voir.
Enfin toutes ces cérémonies finirent , & l'on nous conduisît dans la chambre nuptiale. D'abord qu'on nous y eut laiflés feuis , je m'approchai de mon époufe pour l'embrafler; mais au lieu de répondre à mes tranfports , elle me repouifa fortement., & fe mit à faire.
CXLVIP. Nuit, 239 cîes cris épouvantables, qui attirèrent bientôt dans la chambre toutes les dames de l'appar- tement, qui voulurent fa voir le fujet de fes cris. Pour moi? fain* d'un long étonnement* j'étois demeuré immobile, fans avoir eu feu- lement la force de lui en demander la caufe. Notre chère fœur , lui dirent- elles , que vous eft-il donc arrivé depuis le peu de temps que nous vous avons quittée ? apprenez-le nous , afin que nous vous fecourions. Otez? s'écria- t-elie , ôtez-moi de devant les yeux ce vilain homme que voilà. Hé, madame? lui dis-je 9 en quoi puis-je avoir eu le malheur de mé- riter votre colère ? Vous êtes un vilain , me répondit-elle en furie, vous avez mangé de l'ail , & vous ne vous êtes pas lavé les mains l Croyez -vous que je veuille fouffrir qu'un homme fi mal-propre s'approche de moi pour m'empefter? Couchez-le par terre? ajoutâ- t-elle ? en s'adrefTant aux dames , & qu'on m'apporte un nerf de bœuf. Elles me ren- versèrent auflitôt , &c tandis que les unes me tenoient par les bras 6k les autres par les pieds? ma femme, qui avoit été fervie en diligence? me frappa impitoyablement juf- qu'à ce que les forces lui manquèrent. Alors elle dit aux dames : Prenez-le? qu'on l'envoie au lieutenant de police 9 £k qu'on lui faffe
340 Les mille et une Nuits. couper la main dont il a mangé du ragoût à l'ail.
A ces paroles , je m'écriai : Grand dieu > je fuis rompu ck brifé de coups 5 ck pour furcroît d'affiiclion , on me condamne encore à avoir la main coupée ; 6k pourquoi , pour avoir mangé d'un ragoût à l'ail , ck pour avoir ou- blié de me laver les mains ! Quelle colère pour un fi petit fujet ! Pefte foit du ragoût à l'ail , maudit foit le cuifinier qui l'a apprêté , ck celui qui Ta fervi.
La fultane Scheherazade remarquant qu'il étoit jour, s'arrêta en cet endroit. Schahriar fe leva en riant de toute fa force de la colère de la dame favorite , ck fort curieux d'ap- prendre le dénouement de cette hiftoire.
CX L VI IIe. NUIT-
LE lendemain , Scheherazade , réveillée avant le jour , reprit ainfî le fil de fon dif- cours de la nuit précédente : Toutes les da- mes y dit le marchand de Bagdad , qui m'a- voient vu recevoir mille coups de nerf de bœuf, eurent pitié de moi , lorfqu'elles enten- dirent parler de me faire couper la main. Notre chère fœur ck notre bonne dame ,
dirent-»
-C X L V 1 1 K Nuit. 241
tirrent-elies à la favorite , vous pouffez trop loin votre reffentiment. C'eft un homme 3 à la vérité-, qui ne fait pas vivre > qui ignore votre rang & les égards que vous méritez ; mais nous vous fup plions de ne pas prendre garde à la faute qu'il a eommife > ck de la lui pardonner. Je ne fuis pas fatisfaite, reprit- elle , je veux qu'il apprenne à vivre , ck qu'il porte des marques ii fenfibles de fa mal- pro- preté , qu'il ,ne s'avifera de fa vie de manger d'un ragoût à l'ail , fans fe fouvenir enibite de fe laver les mains. Elles ne fe rebutèrent pas de fon refus ; elles fe jetèrent à fes pieds 5 & lui baifant la main : Notre bonne dame , lui dirent-elles > au nom de dieu, modérez votre colère, ck accordez-nous la grâce que nous vous demandons. Elle ne leur répondit ïien> mais elle fe leva ; ck après m'avoir dit mille injures , elle fortit de la chambre. Tou- tes les dames la fuivirent , & me laifsèrent feul dans une affliction inconcevable.
Je demeurai dix jours fans voir perfonne qu'une vieille efclave qui venoit m'apporte r à manger. Je lui demandai des nouvelles de la dame favorite. Elle eft malade, me dit la vieille efclave , de l'odeur empoifonnée que vous lui avez fait refpirer ; pourquoi aufli li'avez-vous pas eu foin de vous laver la Tome VIII* L
241 Les mille et une Nuits,
main après avoir mangé de ce maudit ragoût à l'ail ? Eft-il pofïible , dis-je alors en moi- même ? que la délicatefTe de ces dames foit fi grande , & qu'elles ibient û vindicatives pour une faute fi légère ? J'aimois cependant ma femme , malgré fa cruauté y & je ne laiffai pas de la plaindre.
Un jour l'efcîave me dit : Votre époufe eft guérie , elle eft allée au bain , &. elle m'a dit qu'elle vous viendra voir demain ; ainfi > ayez encore patience , & tâchez de vous accommoder à fon humeur. C'eft d'ailleurs une perfonne très-fage , très-raifonnable 6k très-chérie de toutes les dames qui font au- près de Zobéïde? notre refpeclable maîtrefTe.
Véritablement ma femme vint le lende- main , ck me dit d'abord : Il faut que je fois bien bonne de venir vous revoir après l'of- fenfe que vous m'avez faite. Mais je ne puis me réfoudre à me réconcilier avec vous , que je ne vous aie puni comme vous le méritez, pour ne vous être pas lavé les mains après avoir mangé d'un ragoût à l'ail. En achevant ces mots , elle appela des dames , qui me couchèrent par terre par fon ordre ; ck après qu'elles m'eurent lié, elle prit un rafoir, èk eut la barbarie de me couper elle-même les quatre pouces. Une des dames appliqua d'une
C X L V ï I Ie, Nuîî. 14î 'Certaine racine pour arrêter le fang ; mais cela n'empêcha pas que je ne m'évanouifTe par la quantité que j'en avais perdue , Se par le mal que j'avois fouftert.
Je revins de mon évanouhTement , &t l'on me donna du vin à boire pour me faire re- prendre des forces. Ah ! madame > dis-je alors à mon époufe, fi jamais il m'arrive de man- ger d'un ragoût à l'ail , je vous jure qu'au lieu d'une fois , je me laverai les mains fix- vingt fois avec de l'alkali > de la cendre de la même plante Se du favon. Hé bien , dit ma femme , à cette condition , je veux bien' oublier le parlé , 8t vivre avec vous comme avec mon mari,
Voilà, meffeigneurs^ ajouta le marchand «le Bagdad, en s'adreiïant à la compagnie 5 la raifon pourquoi vous avez vu que j'ai refufé de manger du ragoût à l'ail qui était devant moi.
Le jour qui commenç oit à paroître ne per- mit pas à Scheherazade d'en dire davantage cette nuit ; mais le lendemain y elle reprit la .parole en ces termes :
sas?
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244 Les mille et une Nuits.
C X L I Xe. NUIT.
5i R E , le marchand de Bagdad acheva de raconter ainfî fon hiftoire : Les dames n'ap- pliquèrent pas feulement fur mes plaies de la racine que j'ai dite > pour étancher le fang , elles y mirent aufïi du baume de la Mecque, qu'on ne pouvoit pas foupçonner d'être fal- sifié , puifqu'elles Tavoient pris dans l'apothi- cairerie du calife. Par la vertu de ce baume admirable 3 je fus parfaitement guéri en peu de jours, & nous demeurâmes enfemble , ma femme ck moi} dans la même union que û je n'euiïe jamais mangé de ragoût à l'ail. Mais comme j'avois toujours joui de ma liberté, je m'ennuyois fort d'être enfermé dans le palais du calife ; néanmoins je n'en voulois rien témoigner à mon époufe, de peur de lui déplaire. Elle s'en apperçut ; elle ne demandoit pas mieux elle-même que d'en fortir. La reconnoiffance feule la retenoit au- près de Zobéïde. Mais elle avoit de l'efprit , oc elle repréfenta fî bien à fa rnaîtreiTe la contrainte où j'étoisde ne pas vivre dans la ville avec les gens de ma condition , comme g avôis toujours fait , que cette bonne prin*
C X L I Xe. Nuit. 245
cefïe aima mieux fe priver du plaifir d'avoir auprès d'elle fa favorite , que de ne lui pas accorder ce que nous fouhaitions tous deux également.
C'eft pourquoi un mois après notre ma- riage 5 je vis paroître mon époufe avec pla- ceurs eunuques , qui portoient chacun un fac d'argent. Quand ils fe furent retirés : Vous ne m'avez rien marqué , dit-elle , de l'ennui que vous caufe le féjour de la cour ; mais je m'en fuis fort bien apperçue y 6k j'ai heu- reufement trouvé moyen de vous rendre content. Zobéïde -> ma maître/Te , nous per- met de nous retirer du palais y 6k voilà cin- quante mille fequins dont elle nous fait pré- lent, pour nous mettre en état de vivre com- modément dans la ville. Prenez-en dix mille* ck allez nous acheter une maifon.
J'en eus bientôt trouvé une pour cette fomme ; 6k l'ayant fait meubler magnifique- ment , nous y allâmes loger. Nous prîmes un grand nombre d'efclaves de l'un 6k de l'autre fexe , 6k nous nous donnâmes un fort bel équipage. Enfin y nous commençâ- mes à mener une vie fort agréable ; mais elle ne fut pas de longue durée. Au bout d'un an y ma femme tombunalade , 6k mou- rut en peu de jours.
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ï%6 Les mille et une Nuits;,
J'aurois r>u me remarier & continuer de vivre honorablement à Bagdad ; mais l'en- vie de voir le monde rn'infpira un autre defTein. Je vendis ma maifon: & après avoir acheté plusieurs fortes de marchandifes , je me joignis à une caravanne ck parlai en Perfe. De-là, je pris la route de Samarcande5 d'où )e fuis venu m'établir en cette ville.
Voilà , fire , dit le pourvoyeur qui par- oit au fultan de Cafgar , l'hiftoire que raconta hier ce marchand de Bagdad à la compagnie où je me trouvai. Cette hirloire y dit le fuî- tan , a quelque chofe d'extraordinaire ; mais elle n'erT pas comparable à celle du petit fooltu. Alors le médecin juif s'étant avancé-, {q profterna devant le trône de ce prince ^. &c lui dit en fe relevant : Sire j fi votre ma- jeRé veut avoir aum* la bonté de nfecouter9 je me flatte qu'elle fera fatisfaite de l'hif- toireque j'ai à lui conter. Hé bien > parle y lui dit le fultan ; mais fi elle n'eft pas plus furprenante que celle du boiîu , n'efpère pas que je te donne la vie.
La fultane Scheherazade s'arrêta en cet endroit -> parce qu'il étoit jour. La nuit fui-»- vante % elle reprit ainfi fon difçours,:
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C Lc. NUI T.
Sire , dit-elle , le médecin juif voyant îe fultan de Cafgar difpofé à l'entendre , prit ainfi la parole :
Hifioire racontée par le Médecin juif.
Sire , pendant que j'étudiois en méde- cine à Damas 3 & que je commençois à y exercer ce bel art avec quelque réputation y lin efclave me vint quérir pour aller voir un malade chez le gouverneur de la ville. Je m'y rendis 5 ck l'on m'introduirit dans une chambre, où je trouvai un jeune homme très-bien fait , fort abattu du mal qu'il fouf- froit. Je le faluai en m'afTéyant près de lui ; il ne répondit point à mon compliment , mais il me fit ligne des yeux pour me mar- quer qu'il m'entendoit , ck qu'il me remer- cioit. Seigneur , lui dis-je , je vous prie de me donner la main, que je vous tâte le pouls. Au lieu de tendre la main droite, il me préfenta la gauche , de quoi je fus ex- trêmement furpris. Voilà 3 dis - je en moi- même; une grande ignorance, de ne favoir
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24^ Les mille et une Nuits.
pas que l'on préfente la main droite à un médecin , ck non pas la gauche : je ne laiîTai pas de lui tâter le pouls ; ck après avoir écrit une ordonnance > je me retirai.
Je continuai mes vifites pendant neuf jours, ck toutes les fois que je lui voulus tâter le pouls j il me tendit la main gauche. Le dixième jour , il me parut Te bien por- ter , ck je lui dis qu'il n'avoit plus befoin que d'aller au bain. Le gouverneur de Damas $. qui étoit préfent 5 pour me marquer com- bien il étoit content de moi, me fit revêtir en fa préfence d'une robe très-riche , en me clifant qu'il me faifoit médecin de l'hôpital de la ville y ck médecin ordinaire de fa mai- ion , où je pouvois aller librement manger a fa table quand il me plairoit.
Le jeune homme me fit auffi de grandes amitiés j ck me pria de l'accompagner au bain. Nous y entrâmes * ck quand fes gens l'eurent déshabillé , je vis que la main droite lui manquoit. Je remarquai même qu'il n'y avoit pas long-temps qu'on la lui avoit coupée : c'étoit auflî la caufe de fa maladie-, que l'on m'avoit cachée ; ck tandis qu'on y appliquoit des médicamèns propres à le guérir promptement , on m'avoit appelé pour em- pêcher que la fièvre qui i'avoit pris n'eût
C Le. Nuit. 249
«le mauvaifes fuites. Je fus.aftez furpris ck fort affligé de le voir en cet état ; il le re- marqua bien fur mon vifage. Médecin , me dit-il, ne vous étonnez pas de me voir la main coupée ; je vous en dirai quelque jour le fujet, & vous entendrez une hiftoire des plus furprenantes.
Après que nous fûmes fortis du bain , nous nous mîmes à table 5 nous nous entretînmes enfuite > & il me demanda s'il pouvoit » fans altérer fa fanté , s'aller promener hors de la ville au jardin du gouverneur. Je lui répondis que non-feulement il le pouvoit» mais qu'il lui étoit même très - falutaire de prendre l'air. Si cela eft, répliqua-t-nS ck que vous vouliez bien me tenir compagnie? je vous conterai là mon hifloire. Je repartis que j'étois tout à lui le reile de la journée. Aufîitôt il commanda à fes gens d'apporter de quoi faire îa collation ^ puis nous partîmes» <k nous nous rendîmes au jardin du gouver- neur. Nous y fîmes deux ou trois tours de promenade ; & après nous être affis fur un tapis 5 que fes gens étendirent. fous un arbre, qui faifoit un bel ombrage , le jeune homme me fit de cette forte le récit de fon hiftoire-
Je fuis né à Mouffoul , & ma famille eft une des plus considérables de la ville. Mon
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î^o Les mille et une Nuits* père étoit l'aîné de dix enfans 5 que mon ayeul laifla en mourant tous en vie <k mariés. Mais de ce grand nombre de frères 9 mon père fut le feuî qui eut des enfans > en- core n'eut- il que moi. Il prit un très- grand foin de mon éducation ^ & me fît apprendre tout ce qu'un enfant de ma condition ne devoit pas ignorer...... Mais > fîre > dit Sche~
herazade en s'arrêtant en cet endroit , l'au-> rore qui paroît m'impofe filence. À ces- mots , elle fé tut , & le fùltan fe leva»
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JLe lendemain r Scheherazadë reprenant la fuite de fon difcours de la nuit précédente :; Le médecin juif, dit - elle % continuant de parler au fultan de Cafgar : le jeune homme de MourTouî^ ajouta-t-il , pourfuivit ainfi- fori. h.îftoire :
Pétois déjà grand, 6k je commençois à iréquenter le monde , lorfqu'un vendredi je me trouvai à la prière de midi avec mon père & mes oncles , dans la grande mofquée de MouiToul. Après la prière 5 tout le monde fe retira, hors mon père & mes oncles , qui &'$ffijC-QfXt Cm: If t.agi.s q\\\ ré^noit par toute;
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la mofquée. Je m'affis aufîï avec eux :, &£ s'entretenant de plusieurs chofes , la conve-r- fation tomba infenfiblement fur les voyages. Ils vantèrent les beautés & les fingularités de quelques royaumes 3 & de leurs villes principales ; mais un de mes oncles dit, que û l'on en vouloit croire le rapport uniforme d'une infinité de voyageurs, il n'yavoitpas au monde un plus beau pays que l'Egypte ck le Nil ; & ce qu'il en raconta m'en donna une ii grande idée , que dès ce moment je conçus le défir d'y voyager. Ce que mes autres oncles purent dire pour donner la préférence à Bagdad & au Tigre > en appe- lant Bagdad le véritable féjour de la religion mufulmane & la métropole de toutes les villes de la terre , ne fit pas la même im- prefîion fur moi. Mon père appuya le fenti- ment de celui de (es frères qui avoit parlé en faveur de l'Egypte , ce qui me caufa beaucoup de joie. Quoiqu'on en veuille dire 5 s'écria-t-il , qui n'a pas vu l'Egypte, n'a pas vu ce qu'il y a de plus fingulier au monde. La terre y eft, toute d'or 5 c'eft-à- dire > fi fertile 5 qu'elle enrichit (qs habitans. Toutes les femmes y charment , ou par leur beauté , ou par leurs manières agréables. Si vous me parlez du Nil 9 y a-t-il un fleuve
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ici Lès mille et une Nuits.
plus admirable ? quelle eau fut jamais plus légère &: plus délicieufe ? Le limon même , qu'il en trame avec lui dans Ton débordement, n'engrauTe-t-il pas les campagnes ? qui pro- duisent fans travail" mille fois plus que les autres terres , avec toute la peine que l'on prend à les cultiver ? Ecoutez ce qu'un poète > obligé d'abandonner l'Egypte , difoit aux égyptiens : « Votre Nil vous comble » tous les jours de biens ; c'eft pour vous » uniquement qu'il vient de fi loin. Hélas] » en m'éloignant de vous, mes larmes vont » couler auffi abondamment que Ces eaux : » vous allez continuer de jouir de fes dou- » ceurs, tandis que je fuis condamné à m'en » priver malgré moi ».
Si vous regardez , ajouta mon père > dur côté de l'isle que forment les deux branches du Nil les plus grandes , quelle variété de verdures ! quel émail de toutes fortes de fleurs ! quelle quantité prodigieufe de villes > de bourgades , de canaux 5 ck de mille autres objets agréables ! Si vous tournez les yeux de l'autre côté, en remontant vers l'Ethiopie, combien d'autres fujets d'admiration ! Je ne puis mieux comparer la verdure de tant de campagnes arrofées par les difFérens canaux de l'isîe , qu'à, des émeraudes brillantes en-
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châfTees dans de l'argent. N'efl-ce pas la ville de l'univers la plus vafte , la plus peuplée ôt la plus riche, que le grand Caire? que d'é- difices magnifiques 5 tant publics que parti- culiers ! Si vous allez jufqu'aux pyramides, vous ferez iaifis d'étonnement $ vous demeu- rerez immobiles à l'afpeft de ces maries de pierres d'une groffeur énorme qui s'élèvent jufqu'aux deux : vous ferez obligés d'avouer qu'il faut que les Pharaons qui ont employé à les conftruire tant dericheiTes & tant d'hom- mes y ayent furpafTé tous les monarques quf font venus après eux , non - feulement en Egypte , mais fur la terre même, en magnifi- cence & en invention , pour avoir lailTé des monumens fi dignes de leur mémoire. Ces monumens fi anciens , que les favans ne fauroient convenir entr'eux du temps qu'oiî les a élevés, fubfiftent encore aujourd'hui, & dureront autant que Tes fiècles. Je paife fous filence les villes maritimes du royaume d'Egypte , comme Damiette 5 Rofette> Alexandrie , où je ne fais combien de na->, tions vont chercher mille fortes de grains ck de toiles , & mille autres chofes pour la commodité & les délices des hommes. Je vous en parle avec connoiffance ; j'y ai parlé quelques années de ma jeunefTe > que 3^
a«)4 Les mille et une Nuits. compterai tant que je vivrai pour les plus agréables de ma vie.
Scheherazade parloit ainfi lorfque la lu- mière du jour , qui commençoit à naître 9 vint frapper Tes yeux : elle demeura auMitot dans le filence ; mais fur la fin de la nuit fui- vante , elle reprit le fil de fon difcours de cette forte ;
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JVIes oncles n'eurent rien à répliquer à morï père y pourfuivitle jeune homme de MouP foui , ck demeurèrent d'accord de tout ce qu'il venoit de dire du Nil 5 du Caire 5 ck de tout le royaume d'Egypte. Pour moi , j'en eus l'imagination û remplie, que je n'en dormis pas la nuit. Peu de temps après, mes oncles rirent bien connoître eux-mêmes combien ils avoient été frappés du difcours de mon père. Ils lui proposèrent de faire tous enfemble le voyage d'Egypte : il accepta la propofition ; ck comme ils étoient de ri- ches marchands , ils réfolurent de porter avec eux des marchandifes qu'ils y puffent débiter. J'appris qu'ils faifoient les préparatifs de leur départ; j'allai trouver mon père.
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)e le fuppliai , les larmes aux yeux , de me permettre de l'accompagner , & de m'accor- der un fonds de marchandifes pour en faire le débit moi-même. Vous êtes encore trop jeune 5 me dit - il , pour entreprendre le voyage d'Egypte; la fatigue en eft trop* grande 5 & de plus, je fuis perfuadé que vous vous y perdriez. Ces paroles ne m'ô- tèrent pas l'envie de voyager ; j'employai le crédit de mes oncles auprès de mon père f dont ils obtinrent enfin que j1rois feulement jufqu'à Damas y où ils me lahTeroient pen- dant qu'ils continueroient leur voyage jufc qu'en Egypte. La ville de Damas > dit mon père , à aufïï fes beautés 3 6k il faut qu'il fe contente de la permifrion que je lui donne d'aller jufques-là. Quelque défir que j'eufTe de voir l'Egypte, après ce que je lui en avois ouï dire, il étoit mon père> je me fournis à fa volonté.
Je partis donc de MoufTouî avec mes on- cles & lui. Nous traversâmes la Méfopo- tamie ; nous pafsâmes l'Euphrate ;. nous ar- rivâmes à Alep, où nous féjournâmes peu de jours, ck delà nous nous rendîmes à Damas , dont l'abord me furprit très-agréa- blement. Nous logeâmes tous deux dans mx même khan. Je vis une ville grande #
3l$6 Les mille et une Nuits. peuplée , remplie de beau monde & très^ bien fortifiée. Nous employâmes quelques jours à nous promener dans tous ces jardins délicieux qui font aux environs > comme nous le pouvons voir d'ici , & nous con- vînmes que Ton avoit raifon de dire que Damas étoit au milieu d'un paradis. Mes oncles enfin fongèrent à continuer leur route : ils prirent foin auparavant de vendre mes marchandifes ; ce qu'ils firent fi avanta- geufement pour moi, que j'y gagnai cinq cent pour cent. Cette vente produifit une fomme confidérable , dont je fus ravi de me voir pofTerTeur.
Mon père 6k mes oncles me laifsèrent donc à Damas y & pourfuivirent leur voyage. Après leur départ , j'eus une grande attention à ne pas dépenfer mon argent inutilement. Je louai néanmoins une maifon magnifique : elle étoit toute de marbre 5 ornée de pein- tures à feuillages d'or & d'azur : elle avoit un jardin où l'on voyoit de très-beaux jets d'eau. Je la meublai 5 non pas à la vérité aufîi richement que la magnificence du lieu le de- mandoit y mais du moins affez proprement pour un jeune homme de ma condition. Elle avoit autrefois appartenu à un des principaux feigneurs de la ville > nommé Modoun Ab-*
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daîraham? Scelle appartenoit alors à un riche marchand jouaillier , à qui je n'en payois que deux (1 ) fchérifs par mois. J'avois un afTez grand nombre de domeftiques ; je vivois honorablement ; je donnois quelquefois à manger aux gens avec qui j'avois fait con- noifTance, & quelquefois j'allois manger chez eux : c'en1 ainfi que je parTois le temps a Damas > en attendant le retour de mon père : aucune paflion ne troubloit mon re- pos , & le commerce des honnêtes gens fal- loir mon unique occupation.
Un jour que j'étois affis à la porte de ma maifon > & que je prenois le frais , une dame fort proprement habillée, & qui paroiïïbk fort bien faite , vint à moi •> Se me demanda iî je ne vendois pas des étoffes ; en difant cela , elle entra dans le logis.
En cet endroit 5 Scheherazade voyant qu'il étoit jour, fe tut ; 6k la nuit fuivante, elle reprit la parole dans ces termes :
( 1 ) Un fchérif eft la même chofe qu'un feqiîiûi Ce mot eft dans nos anciens auteurs.
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25S Les milie et une Nuits.
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\yUAND je vis? dit le jeune homme de MoufToul, que la dame étoit entrée dans ma maifon , je me levai , je fermai la porte , 6c je la fis entrer dans une faîle, où je la priai de s'afleoir. Madame, lui dis -je, j'ai eu des étoffes qui étoient dignes de vous être montrées ; mais je n'en ai plus préfen- tement , ck j'en fuis très-fâché. Elle ôta le voile qui lui couvroit le vifage , &: fit briller à mes yeux Hne beauté 9 dont la vue me fit fentir des mouvemens que je n'avois point encore fentis. Je n'ai pas befoin d'étoffes, me répondit-elle, je viens feulement pour vous voir 3 & pafTer la foirée avec vous y ii vous l'avez pour agréable : je ne vous de- mande qu'une légère collation.
Ravi d'une fi bonne fortune , je donnai ordre à mes gens de nous apporter pîufieurs fortes de fruits & des bouteilles de vin. Nous fûmes fervis promptement, nous mangeâ- mes , nous bûmes y nous nous réjouîmes juf- qu'à minuit ; enfin, je n'avois point encore paffé de nuit fi agréablement que je parlai celle-là. Le lendemain matin, je voulus
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mettre dix fchérifs dans la main de la dame ; mais elle la retira brufquement. Je ne fuis pas venue vous voir , dit-elle , dans un ef- prit d'intérêt, 6k vous me faites une injure. Bien loin de recevoir de l'argent de vous, je veux que vous en receviez de moi^ autre- ment je ne vous reverrai plus ; , en même temps 3 elle tira dix fchérifs de fa bourfe y 6k me força de les prendre. Attendez - moi dans trois jours , me dit-elle, après le cou- cher du foleii. A ces mots, elle prit congé de moi, ck je fentis qu'en partant elle em- portoit mon cœur avec elle.
Au bout de trois jours 5 elle ne manqua pas de venir à l'heure marquée , 6k je ne manquai pas de la recevoir avec toute la joie d'un homme qui l'attendoit impatiem- ment. Nous pafsâmes la foirée ck la nuit comme la première fois » ck le lendemain, en me quittant, elle promit de me revenir voir encore dans trois jours ; mais elle ne voulut point partir que je n'euffe reçu dix nouveaux fchérifs.
Etant revenue pour la troisième fois , ck îorfque le vin nous eut échauffés tous deux % elle me dit: Mon cher cœur, que penfez- vous de moi ? ne fuis-je pas belle 6k amu- fante? Madame 2 lui répondis - je , cette
i6o Les mille et une Nuits,
queftion , ce me femble , eft allez mutile ; toutes les marques d'amour que je vous donne , doivent vous perfuader que je vous aime : je fuis charmé de vous voir ck de vous poiTéder : vous êtes ma reine > ma ful- tane : vous faites tout le bonheur de ma vie. Ah! je fuis afïurée , me dit- elle ^ que vous céderiez de tenir ce langage , fi vous aviez vu une dame de mes amies, qui eft plus jeune ck plus belle que moi ; elle a l'humeur il enjouée , qu'elle feroit rire les gens4es plus mélancoliques. Il faut que je vous l'amène ici ; je lui ai parlé de vous ; &c fur ce que je lui en ai dit 3 elle meurt d'en- vie de vous voir. Elle m'a priée de lui pro- curer ce plaifir ; mais je n'ai pas ofé la fatis- faire fans vous avoir parlé auparavant. Ma- dame, repris-je , vous ferez ce qu'il vous plaira ; mais quelque chofe que vous me piaf- fiez dire de votre amie 5 je défie tous fes attraits de vous ravir mon cœur, qui eft fi fortement attaché à vous , que rien n'eft capable de l'en détacher. Prenez - y bien garde , répliqua-t-elle , je vous avertis que je vais mettre votre amour à une étrange épreuve.
Nous en demeurânies-là , & le lendemain 9 en me quittant 9 au lieu de dix fchérifs , elle
C L I Ve. Nuit. *6t m'en donna quinze que je fus obligé d'accep- ter. Souvenez-vous , me dit-elle , que vous aurez dans deux jours une nouvelle hôterTe , fongez à la bien recevoir ; nous viendrons à l'heure accoutumée , après le coucher du foleil. Je fis orner la falle5 & préparer une belle collation pour le jour qu'elles dévoient venir.
Scheherazade s'interrompit en cet endroit,1 parce qu'elle remarqua qu'il étoit jour. La nuit fuivante , elle reprit la parole dans ces termes :
C L I Ve. NUIT.
b I R E 9 le jeune homme de MoulToul con- tinuant de raconter Ton hiftoire au médecin juif : J'attendis, dit-il 5 les deux dames avec impatience ? ck elles arrivèrent enfin à l'en- trée de la nuit. Elles fe dévoilèrent l'une & l'autre ; & fi j'avois été furpris de la beauté de la première ^ j'eus fujet de l'être bien davantage , lorfque je vis fon amie. Elle avoit des traits réguliers , un vifage parfait , un teint vif > & des yeux fi brillans , que j'en pouvois à peine foutenir l'éclat. Je la remer-. ciai de l'honneur qu'elle me faifoit > &. îa.
%6i Les mille et une Nuits. fuppliai de m'excufer , fi je ne la recevois pas comme elle îe méritoit. Laifîbns-là les corn- plimens > me dit-elle , ce feroit à moi à vous en faire fur ce que vous avez permis que mon amie m'amenât ici ; mais puifque vous voulez bien me foufTrir , quittons les cérémo- nies y Ô£ ne fongeons qu'à nous réjouir.
Comme j'avois donné ordre qu'on nous fervït la collation d'abord que les dames feroient arrivées y nous nous mîmes bientôt à table. J'étois vis - à - vis de la nouvelle venue y qui ne cefïoit de me regarder •> en fouriant. Je ne pus réfifler à fes regards vain- queurs 5 & elle fe rendit maîtrerTe de mon cœur 3 fans que je pufTe m'en défendre. Mais elle prit aufli de l'amour en m'en infpirant ; ck loin de fe contraindre, elle me dit des chofes aflez vives.
L'autre dame , qui nous obfervoir , n'en fit d'abord que rire. Je vous l'avois bien dit , s'écria-t-elle y en m'adreffant la parole, que vous trouveriez mon amie charmante, ôc je m'apperçois que vous avez déjà violé le fer- ment que vous m'avez fait de m'être ridelle. Madame y lui répondis - je y en riant aulîi comme elle y vous auriez fujet de vous plain- dre de moi, fi je manquois de civilité pour une dame que vous m'avez ameoée & que
C L ï Ve. Nuit, i6$ Vous chéririez ; vous pourriez me reprocher Tune &c l'autre que je ne faurois pas faire les honneurs de ma maifon.
Nous continuâmes de boire ; mais à me- fure que le vin nous échauffait, la nouvelle dame & moi nous nous agacions avec fi peu de retenue? que fon amie en conçut une jaloufie violente , dont elle nous donna bientôt une marque bien funefte. Elle Te leva &t fortit, en nous difant qu'elle alloit revenir ; mais peu de momens après, la dame > qui étoit reftée avec moi , changea de vifage ; il lui prit de grandes convulrlons ; & enfin elle rendit l'ame entre mes bras j tandis que j'appelois du monde pour m'aider à la fecourir. Je fors aufîitôt , je demande l'autre dame ; mes gens me dirent qu'elle avoit ouvert la porte de la rue > ck qu'elle s'en étoit allée. Je foupçonnai alors, ck rien nétoit plus véritable, que c'étoit elle qui avoit caufé la mort de fon amie. Effective- ment 5 elle avoit eu l'adreffe & la malice de mettre d'un poifon très - violent dans la dernière taffe qu'elle lui avoit préfentée elle-
même.
Je fus vivement affligé de cet accident. Que ferai-je> dis -je alors en moi-même? que vais-je devenir ? Comme je crus qu'il
264 Les mille et une Nuits. n^y avoit pas de temps à perdre , je fis lever par mes gens, à la clarté de la lune ck fans bruit ? une des grandes pièces de marbre , dont la cour de ma maifon éroit pavée , ck fis creufer en diligence une folle 5 où ils enter- rèrent ie corps de la jeune dame. Après qu'on eut remis la pièce de marbre, je pris un habit de voyage avec tout ce que j'avois cTargent y ck ]e fermai tout , jufqu'à la porte de ma maifon > que je fcellai ck cachetai de mon fceau. J'allai trouver le marchand jouaillier , qui en étoit le propriétaire ; je lui payai ce que je lui devois de loyer? avec une année d'avance ; ck lui donnant la clef 3 je le priai de me la garder. Une affaire pref- fante , lui dis-je ? m'oblige à m'abfenter pour quelque temps ; il faut que j'aille trouver mes oncles au Caire. Enfin je pris congé de lui 5 ck dans le moment je montai à cheval, ck partis avec mes gens qui m'attendoient. Le jour, qui commençoit a paroître, im-, pofa filence à Scheherazade en cet endroit, La nuit fuivante, elle reprit fon difcours de cette forte :
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C L Ve. NUIT,
jYÏ o N voyage fut heureux , pourfuivit le jeune homme de Mouffoul : j'arrivai au Caire fans avoir fait aucune mauvaife rencontre. J'y trouvai mes oncles , qui furent fort étonnés de me voir. Je leur dis pour excufe 9 que je m'étois ennuyé de les attendre 3 èc que ne recevant d'eux aucunes nouvelles, mon inquiétude m'avoit fait entreprendre ce voyage. Ils me reçurent fort bien , ck promi- rent de faire enforte que mon père ne me sût pas mauvais gré d'avoir quitté Damas fans fa permiflion. Je logeai avec eux dans le même khan y & vis tout ce qu'il y avoit de beau à voir au Caire.
Comme ils avoient achevé de vendre leurs marchandifes , ils partaient de s'en retourner à Mouffoul , &c ils commençoient déjà à faire les préparatifs de leur départ ; mais n'ayant pas vu tout ce que j'avois envie de voir en Egypte , je quittai mes oncles 9 & allai me loger dans un quartier fort éloi- gné de leur khan , &£ je ne parus point qu'ils ne fufTent partis, Ils me cherchèrent long- temps par toute la ville j mais ne me trou-; Tome VIII. M
%66 Les mille et une Nuits. vant point ? ils jugèrent que le remords d'être venu en Egypte contre la volonté de mon père , m'avoit obligé de retourner à Damas , fans leur en rien dire , &t ils par- tirent dans refpérance de m'y rencontrer? <k de me prendre en parlant.
Je reliai donc au Caire après leur départ J ck j'y demeurai trois ans, pour fatisfaire plei- nement la curiofité que j'avois de voir toutes les merveilles de l'Egypte. Pendant ce temps- là, j'eus foin d'envoyer de l'argent au mar- s chand jouaillier •> en lui mandant de me conferver fa maifon ; car j'avois deffein de retourner à Damas ? & de m'y arrêter en- core quelques années. Il ne m'arriva point d'aventure au Caire qui mérite de vous être racontée ; mais vous allez •> fans doute ? être | fort furpris de celle que j'éprouvai quand je fus de retour à Damas.
En arrivant en cette ville , j'allai defcendr chez le marchand jouaillier , qui me reçut avec joie ? &c qui voulut m'accompagner lui-même jufques dans ma maifon? pour me faire voir que perfonne n'y étoit entré pen- dant mon abfence. En effet, le fceau étoit encore en fon entier fur la ferrure. J'entrai? ôc trouvai toutes chofes dans le même état i où je les avois biffées.
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En nettoyant ck en balayant la , falîe où "j'avois mangé avec les dames , un de mes gens trouva un collier d'or en forme de chaîne, où il y avoit d'efpace en efpace dix perles très-grofles ck très-parfaites ; il me l'apporta , ck je le reconnus pour celui que j'avois vu au col de la jeune dame qui avoit été empoifonnëe. Je compris qu'il s'etoit détaché,. & qu'il étoit tombé fans que je m'en fulTe apperçu. Je ne pus le regarder fans ver fer des larmes 5 en me fou venant d'une perfonne fi aimable.? ck que j'avois vu mourir d'une manière fi funefie. Je Penve- îoppai, 6k le mis précieufement dans mon fein* Je parlai quelques jours à me remettre de îa fatigue de mort voyage ; après quoi, je -commençai à voir les gens avec qui j'avois fait autrefois connoiffance. Je m'abandonnai A toutes fortes de plaifirs , ck infenfiblement je dépenfai tout mon argent. Dans cette iitua* tion y au lieu de vendre mes meubles , je réfolus de me défaire du collier ; mais je me connoiilois fi peu en perles y que je m'y pris fort mal , comme vous l'allez entendre.
* Je me rendis au Bezeftein , où tirant à part un crieur, ck lui montrant le collier, je lui dis que je voulois le vendre , ck que je le priois de le faire voir aux principaux jouai!-
Mi)
i6E Les mille et une Nuits* îiers. Le crieur fut furpris de voir ce bijou» Ah, la belle chofe ? s'écria- t-il ? après l'avoir regardé long -temps avec admirationj jamais nos marchands n'ont rien vu de fi riche ; je vais leur faire un grand plaifir, ck vous ne devez pas douter qu'ils ne les mettent à un haut prix à l'envi l'un de l'autre. Il me mena à une boutique, & il fe trouva que c'étoit celle du propriétaire de ma maifon. Atten- dez-moi ici 3 me dit le crieur? je reviendrai bientôt vous apporter la réponfe.
Tandis qu'avec beaucoup de fecret , il alla de marchand en marchand montrer le col- lier a je m'affis près du jouaillier ? qui fut bien- aife de me voir ? ck nous commençâmes à nous entretenir de chofes indifférentes. Le crieur revint ; ck me prenant en particulier ? au lieu de me dire qu'on eftimoit le collier pour le moins deux mille fchérifs, il m'afîura qu'on n'en vouloit donner que cinquante, Oefl qu'on m'a dit? ajouta- 1- il , que les perles étoient faufïes : voyez fi vous voulez le donner à ce prix-là. Comme je le crus fur fa parole , ck que j'avois befoin d'argent: Allez, lui dis-je, je m'en rapporte à ce que vous me dites ? ck à ceux qui s'y connoilTent mieux que moi ; livrez-le , ck m'en apportez l'argent tout-à-l'heure.
C L Ve. Nuit, 269
Le çrieur in'étoit venu offrir cinquante fchérifs de la part du plus riche jquaillier du Bezeiiein , qui n'avoit fait cette offre que pour nie fonder , & favoir fi je connoiiîois bien la valeur de ce que je mettois en vente. Ainfî , il n'eut pas plutôt appris ma réponfe 5 qu'il mena le crieur avec lui chez le lieutenant de police ? à qui montrant le collier : Seigneur /dit -il, voilà un collier qu'on m'a volé , & le voleur , déguifé en marchand 5 a eu la hardiefïe de venir l'ex- pofer en vente y oc il eft actuellement dans le Bezeftein. Il fe contente > pourfuivit-il, de cinquante fchérifs pour un joyau qui en vaut deux mille : rien ne fauroit mieux prouver que cVft un voleur.
Le lieutenant de police m'envoya arrêter fur-le-champ ; & lorfque je fus devant lui , il me demanda û* le collier, qu'il tenoit à la main 5 n'étoit pas celui que je venois de mettre en vente au Bezeftein ; je lui répon- dis qu'oui. Et eft-il vrai , reprit-il , que vous le voulez livrer pour cinquante fchérifs ? J'en demeurai d'accord- Fié bien, dit -il alors d'un ton moqueur , qu'on lui donne la baf- tonnade -, il nous dira bientôt avec fon bel kabit de marchand , qu'il n'eft qu'un franc voleur : qu'on le batte jufqu'à ce qu'il l'a-
M iij
î.70 Les mille et une Nuits-* voue. La violence des coups de bâtons me fit faire un menfonge ; je confefifai , contre la vérité , que j'avois volé le collier , ck auffitôt le lieutenant de police me fit couper la main.
Cela caufa un grand bruit dans le Bezef- tein, ck je fus à peine de retour chez moi 5 que je vis arriver le propriétaire de la mai- fon. Mon fils 3 me dit-il , vous paroilTez un- jeune homme fi fage ck fi bien élevé , com- ment eu - il pofiible que vous ayez commis une action aufïi indigne que celle dont je viens d'entendre parler ? Vous m'avez inf- îruit vous-même de votre bien? 6k je ne doute pas qu'il ne foit tel que vous me l'avez dit. Que ne m'avez-vous demandé de l'ar- gent ? je vous en aurois prêté ; mais après ce qui vient d'arriver ? je ne puis fouffrir que vous logiez plus long-temps dans ma maifon : prenez votre parti ; allez chercher un autre logement. Je fus extrêmement mortifié de ces paroles ; je priai le jouaillier , les larmes aux yeux , de me permettre de refier encore trois jours dans fa maifon : ce qu'il m'accorda,
Hélas î m'écriai- je , quel malheur ck quel affront ! oferai - je retourner à Moufïoul ? Tout ce que je pourrai dire à mon père fera-t-il capable de lui perfuader que je fuis innocent ?
C L V K Nuit. lyï
Scheherazade s'arrêta en cet endroit > parce
qu'elle vit paroître le jour. Le lendemain 5
elle continua cette hiftoire dans ces termes :
C L V Ie. NUIT.
Trois jours après que ce malheur me fut arrivé, dit le jeune homme de Mouf- foul , je vis avec étonnement entrer chez moi une troupe de gens du lieutenant de po- lice avec le propriétaire de ma maifon, 6k le marchand qui m'avoit accufé fauffement de lui avoir volé le collier de perles. Je leur demandai ce qui les amenoit ; maïs au lieu de me répondre , ils me lièrent &c me garrot- tèrent , en m'accablant d'injures , en me di- fant que le collier appattenoit au gouverneur de Damas > qui l'avoit perdu depuis plus de trois ans, ck qu'en même-temps une de Tes filles avoit difparu. Jugez de l'état où je me trouvai en apprenant cette nouvelle : je pris néanmoins ma réfolution. Je dirai la vérité au gouverneur , difois-je en moi-même ; ce fera à lui de me pardonner , ou de me faire mourir.
Lorfqu'on m'eut conduit devant lui 5 je re- marquai qu'il me regarda d'un œil de corn-
M iv
Tfi Les mille et une Nuits.
paflïon 3 & j'en tirai un bon augure. Il me fit délier ; & puis s'adreffant au marchand jouail- lier , mon accufateur , & au propriétaire de sna maifon. Erl-ce-là , leur dit-il , l'homme qui a expofé en vente le collier de perles ? Ils ne lui eurent pas plutôt répondu qu'oui , qu'il dit : Je fuis aiïuré qu'il n'a pas volé le collier? &c je fuis fort étonné qu'on lui ait fait une fï grande injuftice. Raiïuré par ces paroles : Seigneur , m'écriai -je, je vous jure que je fuis en effet très-innocent. Je fuis perfuadé même que le collier n'a jamais appartenu à mon accufateur ? que je n'ai jamais vu , & dont l'horrible perfidie efî, caufe qu'on m'a traité iî indignement. Il eft vrai que j'ai confefTé que j'avois fait le vol j mais j'ai fait cet aveu contre ma confcience , prefTé par les tourmens , & pour une raifon que je fuis prêt à vous dire, n* vous avez la bonté de vouloir m'écouter. J'en fais déjà arTez , répliqua le gouverneur , pour vous rendre tout-à-l'heure une partie de la juftice qui vous efr, due. Qu'on ôte d'ici, continua- t-il, le faux accufateur, & qu'il foufTre le même fupplice qu'il a fait foufTrir à ce jeune homme? dont l'innocence m'eft connue.
On exécuta fur-le-champ l'ordre du gou- verneur. Le marchand jouaillier fut emmené
CL V Ie. Nuit. 275 & puni comme il le méritoit. Après cela, le gouverneur ayant fait fortir tout le monde., me dit : Mon fils , racontez- moi fans crainte de quelle manière ce collier eft tombé entre vos mains, & ne me déguifez rien. Alors je lui découvris tout ce qui s'étoit paffé , & lui avouai que j'avois mieux aimé paiïer pour un voleur 5 que de révéler cette tragique aventure. Grand dieu ! s'écria le gouverneur/) dès que j'eus achevé de parier, vos juge- mens font incompréheniibles 9 & nous de- vons nous y foumettre fans murmurer. Je reçois avec une foumiffion entière le coup dont il vous a plu de me frapper. Ênfuite. m'adrefTant la parole : Mon fils, me dit-il? après avoir écouté la caufe de votre difgrace, dont je fuis très-affligé , je veux vous faire aum* le récit de la mienne. Apprenez que je fuis père de ces deux dames dont vous venez de m'entretenn%
En achevant ces derniers mots? Schehe- tazade vit paroître le jour : elle interrompit fa narration , & fur la fin de la nuit (m? srjànte > elle la continua de cette manière ■:
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274 Les mille et une Nuits.
CLVI IV NUIT.
SiRE, dit- elle, voici le difcours que îe gouverneur de Damas tint au jeune homme de Mouffoul : Mon fils , dit-il , fâchez donc que la première dame qui a eu l'effronterie de vous aller chercher jufques chez vous 9 étoit l'aînée de toutes mes filles» Je Pavois mariée au Caire à un de fes coufins 5 au fils de mon frère. Son mari mourut ; elle revint chez moi corrompue par mille méchancetés qu'elle avoit apprifes en Egypte. Avant fort arrivée 3 fa cadette, qui eft morte d'une manière fi déplorable entre vos bras, étok fort fage > & ne m'avoit jamais donné aucun fujet de me plaindre de fes mœurs. Son aînée fit avec elle une liaifon étroite , & la rendit infenfiblement aufii méchante qu'elle.
Le jour qui fuivit la mort de fa cadette 9. comme je ne la vis pas en me mettant à table y j'en demandai des nouvelles à for* aînée? qui étoit revenue au logis; mais au lieu de me répondre 3 elle fe mit à pleurer fi amè- rement, que j'en conçus un préfage funefte* Je la preffai de m'infhruire de ce que je vou«* lois favoir. Mon père 2 me répondit - elle e$:
C L V I K Nuit. 275 fanglotant , je ne puis vous dire autre chofe 5 finon que ma fœur prit hier fon plus bel ha- bit, fon beau collier de perles, fortit, & n'a point paru depuis. Je fis chercher ma fille par toute la ville, mais je ne pus rien apprendre de fon malheureux deftin. Cepen- dant l'aînée, qui fe repentoit fans doute de fa fureur jaloufe, ne celTa de s'affliger & de pleurer la mort de fa fceur : elle fe priva même de toute nourriture y &t mit fin par-là à [qs déplorables jours.
Voilà , continua le gouverneur , quelle erl la condition des hommes; tels font les. mal-* heurs auxquels ils font expofés. Mais y, mon fils, ajouta-t-il , comme nous fommes tous deux également infortunés, unifions nos dé^ plaifirs y ne nous abandonnons point l'un l'au- tre. Je vous donne en mariage une troiiièrne fille que j'ai : elle eft plus jeune que fes fœurs, & ne leur reffemble nullement par fa conduite. Elle a même plus de beauté qu'elles n'en ont eue ; & je puis vous afïurer qu'elle eft. d'une humeur propre à vous ren- dre heureux. Vous n'aurez pas d'autre mai~ fon que la mienne y & après ma mort, vous ferez , vous Se elle y mes feuls héritiers. Sei- gneur , lui dis-je, je fuis confus de toutes vos bontés ; & je ne pourrai jamais vous en mar-
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ij6 Les mille et une Nuits. quer allez de reçonnoiffance-. Brifons-là , in- terrompit-il , ne confumons pas le temps en vains difcouré. En difanr cela , il fit appeler -des témoins ; enfuit e j'epoufai la fille fans cérémonie.
îl ne fe contenta pas d'avoir fait punir le marchand jouaillier* qui m'avoit fauiiement accnfé? il fit confifqiier à mon profit tous fes biens , qui font très-confidérables. Enfin, depuis que vous venez chez le gouverneur, vous avez pu voir en quelle confédération je fuis auprès de lui. Je vous dirai de plus qu'un tionime, envoyé par mes oncles en Egypte exprès pour me chercher, ayant en parlant découvert que j'étois en cette ville , me rendit ruer une lettre de leur part. Ils me mandent la mort de mon père , 6k m'invi- tent à aller recueillir fa fuecefïion à Mouf- ibul; mais comme l'alliance 6k l'amitié du 'gouverneur m'attachent à lui , 6k ne me per- mettent pas de m'en éloigner j j'ai renvoyé l'exprès avec une procuration pour me faire tenir tout ce qui m'appartient. Après ce que vous venez d'entendre 3 j'efpère que vous me pardonnerez l'incivilité que je vous ai faite ^ -durant le cours de ma maladie ? ea wous préfentant lamainjauche au lieu de la
C L V I ¥. Nuit. 277
Voilà»* dit le médecin juif au fultan de Cafgar , ce que me raconta le jeune homme <le MouiToul. Je demeurai à Damas tant -que le gouverneur vécut ; après fa mort , comme j'étois à la fleur de mon âge , j'eus la curioiité de voyager. Je parcourus toute la Perfe , & allai dans les Indes ; _& enfin je fuis venu m'établir dans votre capitale 5 où j'exerce avec honneur la profeillon de mé- decin.
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Le fultan de Cafgar trouva cette dernière hiftoire affez agréable. J'avoue, dit -il au juif, que ce que tu viens de raconter efl extraordinaire ; mais franchement , l'hifloire du boffu Yeû. encore davantage & bien plus réjouhTante ; ainfî , n'efpère pas que je te donne la vie non plus qu'aux autres ; je vais vous faire pendre tous quatre. Attendez de grâce , lire? s'écria le tailleur ? en s'avançant & fe profternant aux pieds du fultan ; puifque votre majeflé aime les hiftoires plaçantes > celle que j'ai à lui conter ne lui déplaira pas. Je veux bien t'écouter auffi, lui dit le fultan ; mais ne te flatte pas que je te laiiTe vivre, à moins que tu ne me difes quelque ■aventure plus divertiffante que celle du boffu, Alors le tailleur 5 comme s'il eût été sûr de
278 LES MILLE ET UNE NUITS, fon fait y prit la parole avec confiance , 6c commença Ton récit dans ces termes :
Hiftoire que raconta le Tailleur,
SiRE, un bourgeois de cette ville me fit l'honneur , il y a deux jours , de m'in- viter à un ferlin qu'il donnoit hier matin à {qs amis : je me rendis chez lui de très- bonne heure , & j'y trouvai environ vingt perfonnes.
Nous n'attendions plus que le maître de la maifon y qui étoit forti pour queîqu'afTaire % lorfque nous le vîmes arriver accompagné d'un jeune étranger très-proprement habillé? fort bien fait , mais boiteux. Nous nous le- vâmes tous ; ck pour faire honneur au maître du logis , nous priâmes le jeune homme de s'affeoir avec nous fur le fopha. Il étoit prêt à le faire 5 lorfqu'appercevant un barbier qui étoit de notre compagnie •> il fe retira brus- quement en arrière , & voulut fortir. Le maître de la maifon , furpris de fon action ^ l'arrêta. Où allez-vous ? lui dit-il ? je vous amène avec moi pour me faire l'honneur d'être d'un feftin que je donne à mes amis? & à peine êres-vous entré que vous voulez fortir, Seigneur, répondit le jeune homme g
C L V I I Ie. N u ï t. 279 au nom de Dieu, je vous fupplie de ne me pas retenir , èk de permettre que je m'en aille. Je ne puis voir fans horreur cet abo- minable barbier que voilà, quoiqu'il foit né dans un pays où tout le monde eft blanc ? il ne laiiTe pas de reffembler a un éthiopien ; mais il a Famé encore plus noire ck plus hor- rible que le vifage.
Le jour qui parut en cet endroit > empêcha Scheherazade d'en dire davantage cette nuit; mais la nuit fuivante , elle reprit ainfi fa narration :
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C L V I I Ie. NUIT.
JN OUS demeurâmes tous fort furpris de ce difcours > continua le tailleur , ck nous com- mençâmes à concevoir une très - mauvaïfe opinion du barbier , fans favoir iî le jeune étranger avoit raifon de parler de lui dans ces termes. Nous proteflâmes même que nous ne fourTririons point à notre table un homme dont on nous faifoit un h* horrible portrait. Le maître de la maifon pria l'étranger de nous apprendre le fujet qu'il avoit de haïr le barbier, MefTeigneurs , nous dit alors le
2§o Les mille et une Nuits.
jeune homme , vous faurez que ce maudit barbier efl caufe que je fuis boiteux , ck qu'il m'eft arrivé la plus cruelle affaire qu'on puiffe imaginer ; c'ett pourquoi j'ai fait ferment d'abandonner tous les lieux où il feroit , ck de ne pas demeurer .même clans une ville où il demeureroit : c'eft pour cela que je fuis forti de Bagdad où je le laifTai? ck que j'ai fait un fi long voyage pour venir m'é- tablir en cette ville , au milieu de la grande Tartarie , comme en un endroit où je me fiattois de ne le voir jamais. Cependant , contre mon attente ? je le trouve ici : cela m'oblige , melïeigneurs 9 à me priver malgré moi de l'honneur de me divertir avec vous. Je veux m'éloigner de votre ville dès au- jourd'hui , ck m'aller cacher , fi je puis5 dans des lieux où il ne vienne pas s'offrir à ma vue. En achevant ces paroles , il voulut nous quitter ; mais le maître du logis le retint -encore? le fupplia de demeurer avec nous y ck de nous raconter la caufe de l'a- verfion qu'il avoit pour le barbier , qui? pendant tout ce temps-là , avoit les yeux baillés ck gardoit le filence. Nous joignîmes nos prières à celles du maître de la maifon- 4k. enfin le jeune homme , cédant à nos ins- tances j s'afîit furie fopha ., ck nous raconta
C L V ï I Ie. N u ï t. .181 ainn* Ton hifloire , après avoir tourné le dos au barbier , de peur de le voir.
Mon père tenoiî dans la ville de Bagdad un rang à pouvoir afpirer aux premières charges ; mais il préféra toujours une vie tranquille à tous les honneurs qu'il pouvoit mériter. îl n'eut que moi d'enfant ; &: quand il mourut , favois déjà l'efprit formé , & fétois en âge de difpofer des grands biens qu'il m'avoit lauTés. Je ne les diffipai point follement > j'en fis un ufage qui m'attira Feftime de tout le monde.
Je n'avois point encore eu de paflion 5 ck loin d'être feniibîe à l'amour , j'avoueraf, peut-être à ma honte , que j'évitois avec foin le commerce des femmes. Un jour que j'étoïs dans une rue > je vis venir devant moi une grande troupe de dames ; pour ne les pas rencontrer y j'entrai dans une petite rue devant laquelle je me trou vois , & je m'aflis fur un banc près d'une porte. J'étois vis-à- vis d'une fenêtre où il y avoit un vafe de très-belles fleurs , Se j'avois les yeux atta- chés delïus y lorfque la fenêtre s'ouvrit ; je vis paroitre une jeune dame dont la beauté m'éblouït. Elle jeta d'abord les yeux fur moi; ck en arrofant le vafe de fleurs d'une main plus blanche que l'albâtre , elle me regarda
iSi Les mille et une Nuits, avec un fouris qui m'infpira autant d'amour pour elle , que j'avois eu d'averfion jufques- là pour toutes les femmes. Après avoir ar- rofé fes fleurs , 6k m'a voir lancé un regard plein de charmes , qui acheva de me percer le cœur, elle referma fa fenêtre , ck me laifTa dans un trouble ck dans un défordre incon- cevable.
J'y ferois demeuré bien long-temps , fi le bruit que j'entendis dans la rue ne m'eût pas fait rentrer en moi-même. Je tournai la tête en me levant , ck vis que c'étoit le pre- mier cadi de la ville , monté fur une mule 9 & accompagné de cinq ou fix de fes gens : il mit pied à terre à la porte de la maifon dont la jeune dame avoit ouvert une fenê- tre ; il y entra ; ce qui me fit juger qu'il étoit fon père.
Je revins chez moi dans un état bien diffé- rent de celui où j'étois lorfque j'en étois forti : agité d'une pafîîon d'autant plus vio- lente , que je n'en avois jamais fenti l'atteinte, je me mis au lit avec une groffe fièvre 5 qui répandit une grande affliction dans mon do- meftique. Mes parens , qui m'aimoient , alarmés d'une maladie fi prompte , accou- rurent en diligence , ck m'importunèrent fort pour en apprendre la caufe , que je me
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gardois bien de leur dire. Mon filence leur caufa une inquiétude que les médecins ne purent difliper , parce qu'ils ne connoirToient rien à mon mal, qui ne fit qu'augmenter par leurs remèdes , au lieu de diminuer.
Mes parens commençoient à défefpérer de ma vie , lorfqu'une vieille dame de leur connoirTance y informée de ma maladie 9 arriva : elle me confïdéra avec beaucoup d'attention ; & après m'avoir bien examiné 9 elle connut , je ne fais par quel hafard 5 le fujet de ma maladie. Elle tes prit en parti- culier , les pria delà laifTer feule avec moi^ ck de faire retirer tous mes gens.
Tout le monde étant forti de la chambre 3 elle s'affit au chevet de mon lit : Mon fils 9 me dit-elle 3 vous vous êtes obftiné jufqu'à préfent à cacher la caufe de votre mal; mais je n'ai pas befoin que vous me la décla« riez : j'ai afTez d'expérience pour pénétrer ce fecret y & vous ne me défavouerez pas quand je vous aurai dit que c'en1 l'amour qui vous rend malade. Je puis vous procurer votre guérifon , pourvu que vous me fafîïez connoître qui eft l'heure afe dame qui a fu toucher un cœur aufïi infenfible que le vôtre ^ car vous avez la réputation de n'aimer pas les dames 5 & je n'ai pas été la dernière à
284 Les mille et une Nuits. m'en appercevoir : mais enfin ce que j'avois prévu eu arrivé , & je fuis ravie de trouver î'occafîon d'employer mes talens à vous tirer de peine.
Mais , fire , dit la fultane Scheherazade en cet endroit 3 je vois qu'il eu jour. Schah- riar fe leva auflitôt 3 fort impatient d'entendre la fuite d'une hiftoire dont il avoit écouté le commencement avec plaifir.
C L I Xe. NUIT,
biRE , dit le lendemain Scheherazade , le jeune homme boiteux pourfuivant fon hif- toire : La vieille dame j dit-iî , m'ayant tenu ce difcours, s'arrêta pour entendre ma ré- ponfe ; mais quoiqu'il eût fait fur moi beau- coup d'impreffion , je n'ofois découvrir le fond de mon cœur. Je me tournai feulement du côté de la dame , & pouffai un profond foupir, fans lui rien dire. Eft-ce la honte , Teprit-elle , qui vous empêche de me parler, ou fi c'en1 manque de confiance en moi ? <3outez-vous de l'effet de ma promeffe ? je pourrois vous citer une infinité de jeunes gens de votre connoiffance qui ont été dans
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îa même peine que vous , 6k que j'ai foulages.
Enfin , la bonne clame me dit tant d'autres chofes encore , que je rompis le filence; je lui déclarai mon mal ; je lui appris l'en- droit où j'avois vu l'objet qui le caufoit , 6k lui expliquai toutes les circonstances de mon aventure. Si vous réuffiffez , lui dis- je > 6k que vous me procuriez le bonheur de voir cette beauté charmante , 6k de l'entretenir de la pafïion dont je brûle pour elle , vous pouvez compter fur ma reconnoifïance. Mon fils , me répondit la vieille dame, je connois la perfonne dont vous me parlez; elle efl5 comme vous l'avez fort bien jugé ., fille du premier cadi de cette ville. Je ne fuis point étonnée que vous l'aimiez : c'eft. la plus belle ck la plus aimable dame de Bagdad ; mais ce qui me chagrine 9 elle en1 très-fière 6k d'un très -difficile accès. Vous favez com- bien nos gens de jufliçe font exacts à faire obferver les dures loix qui retiennent hs femmes dans une contrainte fi gênante : ils le font encore davantage à les obferver eux- mêmes dans leurs familles 5 6k le cadi que vous avez vu y eft lui feul plus rigide en cela que tous les autres enfemble. Comme ils ne font que prêcher à leurs filles que c'eft un
1S6 Les mille et une Nuits. grand crime de fe montrer aux hommes ? elles en font û fortement prévenues pour la plupart? qu'elles n'ont des yeux dans les rues que pour fe conduire , lorfque lanécef- fitë les oblige à fortir. Je ne dis pas abfolu- ment que la fille du premier cadi foit de cette humeur ; mais cela n'empêche pas que je ne craigne de trouver d'auffi grands obflacles à vaincre de fon côté que de celui du père. Plût à Dieu que vous aimafïiez quelqu' autre dame , je n'aurois pas tant de difficultés à furmonter que j'en prévois ! j'y emploierai néanmoins tout mon favoir - faire ; mais il faudra du temps pour y réuffir. Cependant ne laifTez pas de prendre courage , &£ ayez de la confiance en moi. .
La vieille me quitta ; Se comme je me repréfentai vivement tous les obflacles dont elle venoit de me parler , la crainte que feus qu'elle ne réufsît pas dans fon entre- prife , augmenta mon mal. Elle revint le lendemain , ck je lus fur fon vifage qu'elle n'avoit rien de favorable à m'annoncer. En effet ? elle me dit : Mon fils ? je ne m'étois pas trompée .> j'ai à furmonter autre chofe que la vigilance d'un père ; vous aimez un objet infenfible 5 qui fe plaît à faire brûler d'amour pour elle tous ceux qui s'en lahTent
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charmer : elle ne veut pas leur donner le moindre ibulagement : elle m'a écoutée avec plaifir tant que je ne lui ai parlé que du mal qu'elle vous fait ïburTrir ; mais d'abord que j'ai feulement ouvert la bouche pour l'engager à vous permettre de la voir &c de l'entretenir 5 elle m'a dit en me jetant un re- gard terrible : Vous êtes bien hardie de me faire cette proportion ; je vous défends de me revoir jamais , fi vous voulez me tenir de pareils difcours.
Que cela ne vous afflige pas , pourfuivit la vieille \ je ne fuis pas ailée à rebuter ; & pourvu que la patience ne vous manque pas , j'efpère que je viendrai à bout de mon def- fein. Pour abréger ma narration , dit le jeune homme/ je vous dirai que cette bonne mef- fagère fit encore inutilement plusieurs ten- tatives en ma faveur auprès de la flère ennemie de mon repos. Le chagrin que j'en eus , irrita mon mal à un point , que les médecins m'abandonnèrent abfolument* J'étois donc regardé comme un homme qui n'attendoit que la mort , lorfque la vieille me vint donner la vie.
Afin que perfonne ne l'entendit •> elle me dit à l'oreille : Songez au préfent que vous avez à me faire pour la bonne nouvelle que
2§§ Les mille et une Nuits. je vous apporte. Ces paroles produisirent un effet merveilleux : je me levai fur mon féant > ck lui répondis avec tranfport : Le préfent ne vous manquera pas ; qu'avez-vous à me dire ? Mon cher feigneur, reprit-elle, vous n'en mourrez pas , ck j'aurai bientôt le plaiflr de vous voir en parfaite fanté y ck fort content de moi. Hier lundi , j'allai chez la dame que vous aimez, ck je la trouvai en bonne hu- meur ; je pris d'abord un vifage trille, je pouffai de profonds foupirs en abondance? & laiffai couler quelques larmes. Ma bonne mère, me dit-elle, qu'avez-vous? pourquoi paroifTez-vous n* affligée ? Hélas ! ma chère ck honorable dame , lui répondis-je y je viens de chez le jeune feigneur de qui je vous par- lois l'autre jour ; c'en eft fait j> il va perdre la vie pour l'amour de vous : c'efl: un grand dommage , je vous allure , ck il y a bien de la cruauté de votre part. Je ne fais y repli-1 qua-t-elle y pourquoi vous voulez que je fois caufe de fa mort : comment puis-je y avoir contribué ? Comment , lui repartis-je? Hé* ne vous difois-je pas l'autre jour qu'il étoit aflis devant votre fenêtre lorfque vous l'ou- vrîtes pour arrofer votre vafe de fleurs ? ïl vit ce prodige de beauté , ces charmes que votre miroir vous représente tous les jours j
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depuis ce moment , il languit ^ & Ton mal ■s eu. tellement augmenté , qu'il efl enfin ré- duit au pitoyable état que j'ai eu l'honneur de vous dire,
Scheherazade cerTa de parler en cet en- droit, parce qu'elle vit paraître le jour. La nuit fuivante , elle pourfuivit dans ces ter- mes Thiftoire du jeune boiteux de Bagdad :
C L Xe. NUI T.
SiRE . la vieille dame continuant de rap- porter au jeune homme malade d'amour 9 Fentretien qu'elle avoit eu avec la fille du cadi : Vous vous fouvenez bien -5 madame j ajoutai-je , avec quelle rigueur vous me trai- tâtes dernièrement , lorfque je voulus vous parler de fa maladie ; & vous propofer un moyen de le délivrer du danger où il étoit : je retournai chez lui après vous avoir quittée ; & il ne connut pas plutôt en me voyant ç que je ne lui apportons pas une réponfe fa- vorable 5 que (on mal redoubla. Depuis ce temps- là , madame 5 il eft prêt à perdre la vie , & je ne fais û vous pourriez la rm-irniver -quand vous auriez pitié de lui.
Voilà ce que je lui dis , ajouta la vieille, Tome VUL N
200 Les mille et une Nuits.
La crainte de votre mort l'ébranla, 6k je vis Ton vifage changer de couleur. Ce que vous me racontez , dit-elle , eft-il bien vrai ? ck n'e(î - il effectivement malade que pour l'amour de moi ? An ! madame , repartis-je, cela n'en1 que trop véritable : plût à Dieu que cela fût faux ! Hé , croyez-vous, reprit- elle , que l'efpérance de me voir 6k de me parler pût contribuer à le tirer du péril où il eir. ? Peut-être bien , lui dis- je , 6k fi vous me l'ordonnez > j'efTayerai ce remède. Hé bien , répliqua-t-elle en foupirant , faites- lui donc efpérer qu'il me verra ; mais il ne faut pas qu'il s'attende à d'autres faveurs , à moins qu'il n'afpire à m'époufer y ck que mon père ne confente à notre mariage. Madame , m'écriai-je , vous avez bien de la bonté ; je vais trouver ce jeune feigneur , ck lui annoncer qu'il aura le plaiiir de vous entretenir. Je ne vois pas un temps plus commode à lui faire cette grâce y dit-elle, que vendredi prochain , pendant que l'on fera la prière de midi. Qu'il obferve quand mon père fera forti pour y aller , 6k qu'il vienne a^fïitôt fe préfenter devant la mai- fon, s'il le porte affez bien' pour cela. Je le verrai arriver par ma fenêtre , 6k je des- cendrai pour lui ouvrir. Nous nous entre-
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tiendrons durant le temps de la prière , Ôc il fe retirera avant le retour de mon père.
Nous Tommes au mardi , continua la vieille y vous pouvez jufqu'à vendredi re- prendre vos forces , ÔC vous difpofer à cette entrevue. A mefure que la bonne dame parloit , je fentois diminuer mon mal , ou plutôt je me trouvai guéri à la fin de for* difcours. Prenez, lui dis-je> en lui donnant m'a bourfe qui étoit toute pleine; c'eft à vous feule que je dois ma guérifon ; je tiens cet argent mieux employé que celui que j'ai donné aux médecins , qui n'ont fait que me tourmenter pendant ma maladie.
La dame m 'ayant quitté ? je me fentis allez de force pour me lever. Mes parensj Tavis de me voir en fi bon état , me firent <les complimens , êc fe retirèrent chez eux.
Le vendredi matin , la vieille arriva dans le temps que je commençois àm'habiller, ck que je choififTois l'habit le plus propre -de ma garde - robe. Je ne vous demande pas, me dit-elle^ comment vous vous portez ; l'occupation où je vous vois me fait afifez connoître ce que je dois penfer là-deffus: mais ne vous baignerez-vous pas avant que daller chez le premier cadi? Cela confume- loit trop de temps, lui répondis-je; je me
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i$i Les mille et une Nuits. contenterai de faire venir un barbier > & de me faire rafer la tête & la barbe. Auffitôt , j'ordonnai à un de mes efclaves d'en cher- cher un qui fut habile dans fa profefïion, 6k fort expéditif.
L'efclave m'amena ce malheureux barbier que vous voyez 9 qui me dit , après m'avoir falué : Seigneur, il paroît à votre vifage que vous ne vous portez pas bien. Je lui répondis que je fortois d'une maladie. Je fouhaite y reprit-il , que Dieu vous- délivre de toutes fortes de maux , & que fa grâce vous accom- pagne toujours. 3'efpère, lui répliquai -je, qu'il exaucera ce fouhait, dont je vous fuis fort obligé. Puifque vous fortez d'une ma- ladie , dit-il y je prie Dieu qu'il vous con- ferve la fanté. Dites -moi préfentement de quoi il s'agit ; j'ai apporté mes rafoirs &c mes iancettes ; fouhaitez-vous que je vous rafe, ou que je vous tire du fang ? Je viens de vous dire , repris-je , que je fors de maladie 9 &£ vous devez bien juger que je ne vous ai fait venir que pour me rafer ; dépêchez-vous j &: ne perdons pas le temps à difcourir , car je fuis prefTé, ck l'on m'attend à midi préci- fément.
Scheherazade fe tut en achevant ces pa- roles j » caufe du jour qui paroifToit. Le len-
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demain , elle reprit Ton difcours de cette -manière :
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Le barbier 5 dit le jeune boiteux de Bag- dad 5 employa beaucoup de temps à déplier fa trouile & à préparer fes rafoirs : au lieu de mettre de l'eau dans fon baflin , il tira de fa trouffe un aftrolabe fort propre , fortit de ma chambre , & alla au milieu de la cour d'un pas grave prendre la hauteur du foleil. Il revint avec la même gravité y ôc en ren- trant : Vous ferez bien-aife ^ feigneur , me dit-il , d'apprendre que nous fommes aujour- d'hui au vendredi dix-huitième de la lune de Safar , de l'an 653 ( 1 ) , depuis la retraite de notre grand prophète de la Mecque à Mé- dine, & de l'an 7320 (2) de l'époque du grand
( 1 ) Cette année 653 eft une de l'hégire , époque commune à tous les Mahométans , & elle répond à l'an I2$ç , depuis la naifîance de J. C. On peut conje&urer delà que ces contes ont été compofés en arabe vers ce temps-là.
(1) Pour ce qui eft de l'an 7320, l'auteur s'eft trompé dans cette fuppofition. L'an 653 de l'hégire, & 125$ de J. C, ne tombe qu'en l'an i$$7 de l'ère , on
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294 Les mille et une Nuits» ïskender aux deux cornes > 6k que la con- jonction de Mars & de Mercure iîgnifîe que vous ne pouvez pas choifir un meilleur temps qu'aujourd'hui y à l'heure qu'il eft , pour vous faire rafer. Mais d'un autre côté , cette même conjonction eft d'un mauvais préfage pour vous : elle m'apprend que vous courez en ce jour un grand danger > non pas véritable- ment de perdre la vie , mais d'une incom- modité qui vous durera le refte de vos jours ; vous devez m'être obligé de l'avis que je vous donne de prendre garde à ce malheur ; )e ferois fâché qu'il vous arrivât.
Jugez , mefTeigneurs , du dépit que j'eus d'être tombé entre les mains d'un barbier ft babillard & n* extravagant : quel fâcheux contre-temps pour un amant qui fe préparoit â un rendez - vous! J'en fus choqué. Je me mets peu en peine , lui dis-je en colère , de vos avis & de vos prédictions ; je ne vous ai point appelé pour vous confulter fur Faf- trologie ; vous êtes venu ici pour me rafer : ainfî , rafez - moi > ou retirez-vous , que je fafle venir un autre barbier.
époque des Séleucides , qui eft la même que celle d'Alexandre le Grand , qui eft ici appelé ïskender aux deux cornes , fïùvaiit l'expreffion des Arabes.
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Seigneur -, me répondit - il avec un flegme , a. me faire perdre patience , quel fujet avez- vous de vous mettre en colère. Savez-vous bien que tous les barbiers ne me revTemblent pas y & que vous n'en trouveriez pas un pa- reil quand vous le feriez faire exprès ? Vous n'avez demandé qu'un barbier 5 ck vous avez en ma perfonne le meilleur barbier de Bag- dad , un médecin expérimenté , un chymifte très-profond , un aftrologue qui ne fe trompe point, un grammairien achevé > un parfait rhétoricien^ un logicien fubtil, un mathé- maticien accompli dans la géométrie, dans l'arithmétique , dans l'aftronomie &c dans tous les raffinemens de l'algèbre , un hifto- rien qui fait l'hiftoïre de tous les royaumes de l'univers. Outre cela , je pofsède toutes les parties de la philofophie : j'ai dans ma mémoire toutes nos loix & toutes nos tradi- tions. Je fuis poète , architecte : mais que •ne fuis-je pas ! Il n'y a rien de caché pour moi dans la nature. Feu monfieur voire père , à qui je rends un tribut de mes larmes toutes les fois que je penfe à lui , étoit bien perfuadé de mon mérite ; il me chérifToit , me caref- (bit , ck ne cefïbit de me citer dans toutes les compagnies où il fe trouvoit , comme le premier homme du monde. Je veux par re^
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2$6 Les mille et une Nuits; connohTance & par amitié pour lui, «Ratta- cher à vous, vous prendre fous ma protec- tion 5 & vous garantir de tous les malheurs dont les aflres pourront vous menacer.
A ce difcours? malgré ma colère ^ je ne pus rn'empêcher de rire. Aurez-vous donc bientôt achevé , babillard importun , m'écriai- je o & voulez- vous commencer à me rafer ?
En cet endroit ^ Scheherazade ceffa de pourfuivre l'hiftoire du boiteux de Bagdad > parce qu'elle apperçut le jour ; mais la nuit fiiiv\ânte , elle en reprit ainh* la fuite :
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LE jeune boiteux continuant fon hiftoirer Seigneur > me répliqua le barbier y vous me faites une injure , en m'appelant babillard : tout le monde , au contraire, me donne l'ho- norable titre de lîlencieux. J'avois iïx frères * que vous auriez pu, avec raifon* appeler babillards ; & afin que vous les connoi(îiez5 l'aîné fe nommoit Bacbouc ; le fécond, Bak- barah ; le troisième, Bakbae ; le quatrième 3 Alcouz 5 le cinquième ? Alnafchar \ 8t le iisième? Schacabac. C'étaient des difcou- reurs importuns ; mais moi; qui fuis leur ca-
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(det , je fuis grave & concis dans mes difcours. De grâce 5 meffeigneurs , mettez - vous à ma place : quel parti "pou vois-je prendre en me voyant û cruellement affaffiné? Don- nez-lui trois pièces d'or y dis -je à celui de mes efclaves qui faifoit la dépenfe de ma maifon , qu'il s'en aille ck me laiiïe en repos ; je ne veux plus me faire rafer aujourd'hui. Seigneur , me dit alors le barbier y qu'enten- dez-vous , s'il vous plaît, par ce difcours? Ce n'efl: pas moi qui fuis venu vous cher- cher 5 c'efl vous qui m'avez fait venir ; & cela étant ainfî, je jure, foi de mufulman^ que je ne fbrtirai point de chez vous que je ne vous aie rafé. Si vous ne connoifTez pas ce que je vaux y ce n'eft pas ma faute ; feu monfieur votre père me rendoit plus de juftice. Toutes les fois qu'il m'envoyoit qué- rir pour lui tirer du fang , il me faifoit affeoir auprès de lui , ôc alors c'étoit un charme d'entendre les belles chofes dont je Féntrete- nois. Je le tenois dans une admiration conti- nuelle : je l'enlevois ; & quand j'avois ache- vé : Ah ! s'écrioit-il ) vous êtes une fource inépuifable de fciences ; perfonne n'approche de la profondeur de votre favoir. Mon cher feigneur, lui réponde^ je, vous me faites plus d'honneur que je ne mérite. Si je dis quelque
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298 Les mille et une Nuits, chofe de beau ? j'en fuis redevable à l'au- dience favorable que vous avez la bonté de me donner : ce font vos libéralités qui rn'inf- pirent toutes ces penfées fublimes qui ont le bonheur de vous plaire. Un jour qu'il étoit charmé d'un difcours admirable que je ve- nois de lui faire. Qu'on lui donne , dit - il , cent pièces d'or , & qu'on le revêtiffe d'une de mes plus riches robes. Je reçus ce préfent fur-le-champ ; auffitôt je tirai fon horofcope* ck je le trouvai le plus heureux du monde. Je poufTai même encore plus loin la recon- nohTance : car je lui tirai du fang avec les ventoufes.
il n'en demeura pas - là ; il enfila un autre difcours qui dura une grofie demi - heure, fatigué de l'entendre , ck chagrin de voir que le temps s'écouloit fans que j'en fufTe plus avancé 9 je ne favois plus que lui dire. Non ) m'écriai-je, il n'eft pas poffible qu'il y ait au monde un autre homme qui fe faHe comme vous un plaifir de faire enrager les gens.
La clarté du jour qui fe faifoit voir dans l'appartement deSchahriar, obligea Schehe- xazade à s'arrêter en cet endroit. Le lende- main, elle continua fon récit de cette manière»'
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J E crus 3 dit le jeune boiteux de Bagdad j> que je réuflirois mieux ^ en prenant le bar- bier par la douceur. Au nom de dieu ^ lui dis-je, lahTez-là tous vos beaux difcours, ek m'expédiez promptement : une affaire de la dernière importance m'appelle hors de chez moi y comme je vous l'ai déjà dit. A ces mots, il fe mit à rire. Ce feroit une chofe bien louable , dit-il , fi notre efprit demeurent toujours dans la même fituation > fi nous étions toujours fages ck prudens : je veux croire néanmoins que fi vous vous êtes mis en colère contre moi? c'eft votre maladie qui a caufé ce changement dans votre hu- meur ; c'en1 pourquoi vous avez beioin de quelques inftruclions^ &t vous ne pouvez mieux faire que de fuivre l'exemple de votre père & de votre ayeul : ils venoient me confulter dans toutes leurs affaires ; & je puis dire y fans vanité , qu'ils fe louoient fort de mes confeils. Voyez -vous > feirmeur ,, on ne réuiïit prefque jamais dans ce qu'on entre- prend y fi l'on n'a recours aux avis des per- fonnes éclairées ; on ne devient point habile
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300 Les mille et une Nuits. homme, dit le proverbe, qu'on ne pretins confeil d'un habile homme : je vous fuis tout acquis , 6k vous n'avez qu'à- me commander. Je ne puis donc gagner fur vous , inter- rompisse , que vous abandonniez ces longs difcours qui n'aboutiffent à rien qu'à me rompre la tête y & qu'à m'empêcher de me trouver où j'ai affaire : rafez-moi donc > oit retirez- vous. En difant cela , je me levai dé dépit , en frappant du pied contre terre.
Quand" il vit que j'étoîs fâché tout de bon: Seigneur, me dît -il, ne vous fâchez pas?, nous allons commencer. Effectivement il me lava la tête y & le mit à me rafer ; mais ït ne m'eut pas donné quatre coups de rafoir , qu'il s'arrêta pour me dire : Seigneur , vous êtes prompt \, vous devriez vous abftenir de ces emportemens qui ne viennent que du, démon. Je mérite d'ailleurs que vous ayez de la considération pour moi 5 à caufe de mon âge , de ma fcienee & de mes vertus, éclatantes.
Continuez de me rafer , lui' dis-je en l'in- terrompant encore, & ne parlez plus. C'erf- à- dire 5 reprit -il, que vous avez quelque affaire qui vous preffe ; je vais parier que je ne me trompe pas. Hé 5 il y a deux heures, lui repartis - je ; que je vous le dis \ vous;
G,n.8./,*7.z7it.
C L X I I Ie. Nuit, 3oï devriez déjà m'avoir rafé. Modérez votre ardeur , répliqua - 1 - il 5 vous n'avez peut- être pas bien penfe à ce que vous allez faire £ quand on fait les chofes avec précipitation , on s'en repent prefque toujours. Je voudrois que vous me diriez quelle eft cette affaire qui vous preffe fi fort , je vous en dirai mon fentiment : vous avez du temps de refte* puifque l'on ne vous attend qu'à midi, &C qu'il ne fera midi que dans trois heures. Je ne m'arrête point à cela , lui dis- je > les gens d'honneur &c de parole préviennent le temps qu'on leur a donné. Mais je ne m'apperçois pas qu'en m'amufant à rajfbnner avec vous ? je tombe dans les défauts des barbiers babil- lards : achevez vite de me rafer.
Plus je témoignois d'emprenement , ck moins il en avoit à m'obéir. Il quitta font rafoir pour prendre fon aftrolabe : puis laii« fant fon aftrolabe , il reprit fon rafoir.
Scheherazade voyant paroître le Jour^ garda le filence. La nuit fuivante , elle pour» fuivit ainfi l'hiftoire commencée :
302 Les mille et une Nuits.
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«LE barbier, continua le jeune boiteux, quitta encore fon rafoir , prit une féconde fois ion aftrolabe, & me laiiTa à demi-rafé pour aller voir quelle heure il étoit précifé- ment. Il revint. Seigneur, me dit -il, je favois bien que je ne me trompois pas ; il y a encore trois heures jufqu'à midi , j'en fuis aiTuré , ou toutes les règles de l'altro- iiomie font fauiTes. Jufte ciel! m'écriai -je, ma patience eft à bout, je n'y puis plus tenir. Maudit barbier , barbier de malheur 5 peu s'en faut que je ne me jette fur toi, ck que je ne t'étrangle. Doucement , monfieur, me dit-il d'un air froid , fans s'émouvoir de mon emportement , vous ne craignez pas de retomber malade ? ne vous emportez pas ^ vous allez être fervi dans un moment. En difant ces paroles, il remit fon allxoïabe dans fa troulTe^ reprit fon rafoir , qu'il repaiTa fur le cuir qu'il avoit attaché à fa ceinture, & recommença de me rafer : mais en me rafant, il ne put s'empêcher de parler. Si vous vouliez, feigneur , me dit-il , réappren- dre quelle eu1 cette affaire que vous avez à
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midi 5 je vous donnerons quelque confeii dont vous pourriez vous trouver bien. Pour le contenter 5 je lui dis que des amis m'at- tendoient à midi pour me régaler , ck fe réjouir avec moi du retour de ma fanté. . Quand le barbier entendit parler de régal : Dieu vous bénifTe en ce jour comme en tous les autres , s'écria-t-il ; vous me faites fou- venir que j'invitai hier quatre ou cinq amis à venir manger aujourd'hui chez moi 5 je l'avois oublié, & je n'ai encore fait aucuns préparatifs. Que cela ne vous embarraiïe pas, lui dis -je, quoique j'aille manger de- hors ? mon garde-manger ne laifTe pas d'être toujours bien garni : je vous fait préfent de tout ce qui s'y trouvera : je vous ferai même donner du vin tant que vous en voudrez; car j'en ai d'excellent dans ma cave ; mais il faut que vous acheviez promptement de me rafer ; &c fouvenez-vous qu'au lieu que mon ' . père vous faiibit des préfens pour vous en- tendre parler, je vous en fais moi pour vous faire taire.
Il ne fe contenta pas de la parole que je lui donnois. Dieu vous récompenfe , s'écria-t-il , de la grâce que vous me faites ^ mais mon- trez-moi tout-à-1'heure ces provirions , afin que je voye s'il y aura de quoi bien régaler
504 Les mille et une Nuits. mes amis : je veux qu'ils foient contens de la bonne chère que je leur ferai. J'ai , lui dis-je> un agneau > fîx chapons 5 une dou- zaine de poulets 5 & de quoi faire quatre en- trées. Je donnai ordre à un efclave d'appor- ter tout cela fur-le-champ avec quatre gran- des cruches de vin. Voilà qui eft bien , reprit le barbier ; mais il faudroit des fruits &c de quoi affaifonner la viande. Je lui fis encore donner ce qu'il demandoit. Il cefTa de me rafer pour examiner chaque chofe l'une après l'autre ; 6c comme cet examen dura près d'une demi -heure, je peflois , j'enra- geois ; mais j'avois beau pefter & enrager i le bourreau ne s'en preiïbit pas davantage» Il reprit pourtant le rafoir 5 & me rafa quel- ques momens ; puis s'arrêtant tout-à-coup : Je n'aurois jamais cru, feigneur , me dit-il , que vous fufliez fi libéral : je commence à connoître que feu monfieur votre père revit en vous : certes , je ne méritois pas les grâces dont vous me comblez , & je vous afïurç que j'en conserverai une éternelle recon- noifïance ; car, feigneur, afin que vous le fâchiez, je n'ai rien que ce qui me vient de la générofité des honnêtes gens comme vous : en quoi je refTemble à Zantout y qui frotte le monde au bain \ à Sali 3 qui vend des pois
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chiches grillés par les rues ; à Salouz^ qui vend des fèves ; à Akerfcha? qui vend des herbes ; à Abou Mekarès , qui arrofe les rues pour abattre la pouflière ; & à CalTem de la garde du calife : tous ces gens-là n'en- gendrent point de mélancolie \ ils ne font ni fâcheux ni querelleux ; plus contens de leur fort que le calife au milieu de toute fa cour , ils^font toujours gais ^ prêts à chanter St à danfer , 6k ils ont chacun leur chanfon 6k leur danfe particulière , dont ils diverthTent toute la ville de Bagdad ; mais ce que j'efhme le plus en eux y c'eft qu'ils ne font pas grands parleurs, non plus que votre efclave qui a l'honneur de vous parler, Tenez 5 feigneur 9 voici la chanfon 6k la danfe de Zantout qui frotte le monde au bain ; regardez-moi , 6k voyez fi je fais bien l'imiter.
Scheherazade n'en dit pas davantage^ parce qu'elle remarqua qu'il étoit jour. Le lendemain, elle pourfuivit fa narration en ces termes ;
*»
jo6 Les mille et une Nuits.
g. , ! ' ;
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.LE barbier chanta la chanfon ck danfa îa danfe de Zantout 5 continua le jeune boi- teux; & quoi que je pufle dire pour l'obliger à finir fes bouffonneries , il ne cefïa pas qu'il n'eût contrefait de même tous ceux qu'il avoit nommés. Après cela, s'adreffant à moi: Sei- gneur > me dit-il , je vais faire venir chez moi tous ces honnêtes gens ; û vous m'en croyez, vous ferez des nôtres , &: vous laiiTerez - là vos amis , qui font peut-être de grands par- leurs 5 qui ne feront que vous étourdir par leurs ennuyeux difcours ^ & vous faire retom- ber dans une maladie pire que celle dont vous fortez ; au lieu que chez moi vous n'aurez que du plaiïir.
Malgré ma colère , je ne pus m'empêcher de rire de fts folies. Je voudrois , 'lui dis-je , n'avoir pas à faire , j'accepterois la propor- tion que vous me faites ; j'irois de bon cœur me réjouir avec vous; mais je vous prie de m'en difpenfer , je fuis trop engagé aujour- d'hui; je ferai plus libre un autre jour, & nous ferons cette partie : achevez de me rafer , ck hâtez- vous de vous en retourner :
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vos amis font déjà peut-être dans votre mai- fon. Seigneur 3 reprit-il, ne me refufez pas la grâce que je vous demande. Venez vous réjouir avec la bonne compagnie que je dois avoir : fî vous vous étiez trouvé une fois avec ces gens-là, vous en feriez û content, que vous renonceriez pour eux à vos amis. Ne parlons plus de cela? lui répondis- je y je ne puis être de votre ferlin.
Je ne gagnai rien par la douceur. Puifque vous ne voulez pas venir chez moi.» répliqua le barbier y il faut donc que vous trouviez bon que j'aille avec vous. Je vais porter chez moi ce que vous m'avez donné ; mes amis mangeront , fi bon leur femble; je reviendrai auflitôt ; je ne veux pas commettre l'incivilité de vous laiiTer aller feu! ; vous méritez bien que j'aie pour vous cette compîaifance. Ciel, m'écriai-je alors > je ne pourrai donc pas me délivrer aujourd'hui d'un homme û fâcheux! Au nom du grand dieu vivant, lui dis- je > finiriez vos difcours imporruns ; allez trouver vos amis : buvez , mangez , ré jouiriez- vous , & biffez-moi la liberté d'aller avec les miens. Je veux partir feul > je n'ai pas befoin que perfonne m'accompagne : auffi-bien , il faut que je vous Tavoue , le lieu où je vais neû. pas un Heu où vous punTiez être reçu ; on
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n'y veut que moi. Vous vous moquez , feîH gneur , repartit-il ; fi vos amis vous ont con- vié à un feitin ? quelle raifon peut vous em- pêcher de me permettre de vous accompa- gner ? Vous leur ferez plaifir , j'en fuis sûr 9 de leur mener un homme qui a , comme moi, le mot pour rire , & qui fait divertir agréa- blement une compagnie. Quoique vous me puiffiez dire? la chofe eft réfolue, je vous accompagnerai malgré vous.
Ces paroles? meiTeigneurs , me jetèrent dans un grand embarras. Comment me défe- rai-je de ce maudit barbier, difois-je en moi- même ? Si je m'obltine à le contredire , nous ne finirons point notre contestation : d'ail- leurs, j'entendois qu'on appeloit déjà pour la première fois à la prière de midi? & qu'il étoit temps de partir; ainfi je pris le parti de ne dire mot , ck de faire femblant de con- fentir qu'il vînt avec moi. Alors il acheva de me rafer ; & cela étant fait, je lui dis : Pre- nez quelques-uns de mes gens pour emporter avec vous ces provivions , ck revenez , je vous attends ; je ne partirai pas fans vous.
Il fortit enfin , & j'achevai promptemenf. de m'habiller. J'entendis appeler à la prière pour la dernière fois; je me hâtai de me mettre en chemin; mais le malicieux barbier
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qui avoït jugé de mon intention , s'étoit con- tenté d'aller avec mes gens jufqu'à la vue de fa maifon , ;& de les voir entrer chez lui. Il s'étoit caché à un coin de rue pour rn'obfer- ver 6k me fuivre. En effet * quand je fus arrivé à la porte du cadi , je me retournai 6k l'apperçus à l'entrée de la rue : j'en eus un chagrin mortel.
La porte du cadi étoit à demi-ouverte , 6k en entrant, je vis la vieille dame qui m'at- tendoit , 6k qui après avoir fermé la porte 5 me conduifit à la chambre de la jeune dame , dont j'étois amoureux ; mais à peine commen- çois-je à l'entretenir 9 que nous entendîmes du bruit dans la rue. La jeune dame mit la tête à la fenêtre , 6k vit au travers de la jalou- iie ? que c'étoit le cadi fon père qui revenok déjà de la prière. Je regardai auffi en même- temps, 6k j'apperçus le barbier aflis vis-à-vis; au même endroit d'où j'avois vu la jeune dame.
J'eus alors deux fujets de crainte, l'arrivée du cadi , 6k la préfence du barbier. La jeune dame me raiïura fur le premier , en me difant que ion père ne montoit à fa chambre que très-rarement ; 6k que comme elle avoit prévu que ce contre-temps pourroit arriver, elle avoit fongé au moyen de me faire fortir sûre-,
$ïo Les mille et une Nuits. ment; mais l'indifcrétion du malheureux bar- bier me caufoit une grande inquiétude , &C vous allez voir que cette inquiétude n'étoit pas fans fondement.
Dès que le cadi fut rentré chez lui , il donna - lui-même la baftonnade à un efdave qui l'a- voit méritée. L'efclave poufToit de grands cris qu'on entendoit de la rue. Le barbier crut que c'étoit moi qui criois & qu'on maltrai- toit. Prévenu de cette penfée , il fait des cris épouvantables > déchire (es habits , jette de la pouflière fur fa tête , appelle au fecours tout le voirmage , qui vient à lui auflitôt. On lui demande ce qu'il a , ck quel fecours on peut lui donner. Hélas ! s'écrie-t-il , on aiïaf- lîne mon maître , mon cher patron ; ck fans rien dire davantage ? il court jufques chez moi , en criant toujours de même, Se revient fuivi de tous mes domeftiques armés de bâ- tons. Ils frappent avec une fureur qui n'eft pas concevable à la porte du cadi , qui en- voya un efclave pour voir ce que c'étoit ; mais l'efclave 5 tout effrayé > retourne vers fon maître : Seigneur, dit -il , plus de dix mille hommes veulent entrer chez vous par force , ck commencent à enfoncer la porte.
Le cadi courut auflitôt lui-même ouvrir la, porte , ck demanda ce qu'on lui vouloit. Sa
C L X Vi Nui t. jii préYence vénérable ne put infpirer du refpecl: à mes gens , qui lui dirent insolemment : Maudit cadi y chien de cadi > quel fujet avez- vous d'affafîiner notre maître ? que vous a-t> il fait ? Bonnes gens , leur répondit le cadi , pourquoi aurois-je affafliné votre maître ^ que je ne connois pas , & qui ne m'a point offenfé ? Voilà ma maifon ouverte, entrez, voyez, cherchez. Vous lui avez donné la baftonnade? dit le barbier , j'ai entendu fes cris il n'y a qu'un moment. Mais encore y répliqua le cadi , quelle ofTenfe m'a pu faire votre maî- tre pour m'avoir obligé à le maltraiter comme vous le dites ? Eft-ce qu'il èû dans ma maifon? & s'il yeilj comment y eft-il entré , ou qui peut l'y avoir introduit ? Vous ne m'en ferez i point accroire avec votre grande barbe , ; méchant cadi, repartit le barbier , je fais jbien ce que je dis. Votre fille aime notre i maître , & lui a donné rendez -vous dans jvotre maifon pendant la prière du midi; 'vous avez fans doute été averti ; vous êtes revenu chez vous , vous l'y avez furpris , ck lui avez fait donner la baikmnade par vos lëfclaves ; mais vous n'aurez pas fait cette .méchante action impunément ; le calife en fera informé , &c en fera bonne & briève juftice. Laiuez-îe fortir, ck nous le rendez
jii Les mille et une Nuits.
tout-à-l'heure , finon nous allons entrer <k vous l'arracher à votre honte. Il n'eft pas be- foin de tant parler , reprit le cadi , ni de faire un fi grand éclat; fi ce que vous dites eft vrai 5 vous n'avez qu'à entrer ck le chercher 3 je vous en donne la permifîion. Le cadi n'eut pas achevé ces mots , que le barbier ck mes gens fe jetèrent dans la maiion comme des furieux > ck fe mirent à me chercher partout. Scheherazade 3 en cet endroit, ayant ap- perçu le jour 5 ceffa de parler. Schahriar fe leva en riant du zèle indiferet du barbier, & fort curieux de favoir ce qui s'étoit parlé dans la maifon du cadi 3 ck par quel accident le jeune homme pouvoit être devenu boi- teux. La fultane fatisfk fa curiofité le lende- main , ck reprit la parole dans ces termes.
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.L.E tailleur continua de raconter au fultan de Cafgar l'hifioire qu'il avoit commencée. Sire ? dit-il 9 le jeune boiteux pourfuivit ainfi : Comme j'avois entendu tout ce que le bar- bier avoit dit au cadi , je cherchai un endroit pour me cacher. Je n'en trouvai point d'autre qu'un grand coffre vide , où je me jetai ck
que
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<|Ue je fermai fur moi. Le barbier, après avoir fureté partout , ne manqua pas de venir dans îa chambre où j'étais. Il s'approcha du cofîre» l'ouvrit ; & dès qu'il m'eût apperçu , il le prit j le chargea fur fa tête & l'emporta : iî defcendit d'un efcalier afTez haut dans une cour, qu'il traverfa promptement 5 & enfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu'il me portoitj le coffre vint à: s'ouvrir par mai- heur ; & alors 5 ne pouvant fouffrir la honte d'être expofé aux regards ck aux huées de la populace qui nous fuivoit ? je me lançai dans la rue avec tant de précipitation , que je me blefTai à la jambe? de manière que je fuis demeuré boiteux depuis ce temps-là. Je ne fends pas d'abord tout mon mal, Sr ne îaiiîaî pas de me relever pour me dérober à la riiee du peuple par une prompte fuite. Je lui jetai même des poignées d'or & d'argent dont ma bourfe étoit pleine ; & tandis qu'il s'occupoit à les ramafïer , je m'échappai en enfilant des rues détournées. Mais le maudit barbier, pro - Citant de la rufe dont je m'étois fervi pour me débarraffer de la foule? me fuivit fans me perdre de vue , en me criant <le toute fa force : Arrêtez ? feigneur , pourquoi courez- vous iî vite? ii vous faviez combien j'ai été affligé du mauvais traitement que lecadi vous Tome VUL O
314 Les mille et une Nuits;
a fait , à vous qui êtes fi généreux , & à qui nous avons tant d'obligations mes amis &C moi. Ne vous Favois-je pas bien dit , que vous exportez votre vie par votre obftination à ne vouloir pas que je vous accompagnaffe ? Voilà ce qui vous efî arrivé par votre faute; ck li de mon cdté je ne nfétois pas obftiné à vous fuivre pour voir où vous alliez , que feriez -vous devenu? où allez -vous donc 5 feigneur ? attendez- moi.
C'efT. ainfi que le malheureux barbier par- loir tout haut dans la rue. Il ne fe contentoit pas d'avoir caufé un fi grand fcandaîe dans îe quartier du cadi , il vouloit encore que toute la ville en eût connohTance. Dans la rage où j'étois ? j'avois envie de l'attendre pour l'étrangler ; mais je n'aurois fait par-là que rendre ma confufion plus éclatante. Je pris -un autre parti : comme je m'apperçus que fa voix me livroit en fpeétacle à une infinité de gens qui paroifîbient aux portes ou aux fenêtres y ou qui s'arrêtoient dans les rues pour me regarder y j'entrai dans un khan ( 1 ) , dont le concierge m'étoit connu. Je le trouvai à la porte , où le bruit l'avoit
( 1 ) Lieu public dans les villes du Levant , où logent ks étrangers.
CLXVÏK Nuit. 315 su] ré. Au nom de dieu ? lui dis-je, faites- moi la grâce d'empêcher que ce fmieux n'entre ici après moi. Il me le promit & ma tint parole : mais ce ne fut pas fans peine , car l'obfîiné barbier vouloit entrer malgré lui , & ne fe retira qu'après lui avoir dit mille injures ; & jufqu'à ce qu'il fût rentré dans fa maifon , ii ne ceffa d'exagérer à tous ceux qu'il reneontroit , le grand fervice qu'il pré~ tendoit m'avoir rendu.
Voilà comment je me délivrai d'un homme ii fatigant. Après cela 5 le concierge me pria de lui appprendre mon aventure. Je la lui racontai ; enfuite je le priai à mon tour de me prêter un appartement jufqu'à ce que je tuile guéri. Seigneur , me dit-il , ne feriez-vous pas plus commodément chez vous? Je ne veux point y retourner 5 lui répondis-je; ce déteftable barbier ne manqueroit pas de m'y venir trouver; j'en ferois tous les jours ob- fétié , &t je mourrois à la fin de chagrin de l'avoir inceifamment devant les yeux. D'ail- leurs , après ce qui m'eft arrivé aujourd'hui , je ne puis me réfoudre à demeurer davantage en cette ville. Je prétends aller où ma mau- vaife fortune me voudra conduire. Effecti- vement > dès que je fus guéri, je pris tout l'argent dont je crus avoir foefoin pour voya-
O ij
3î6 Les mille et une Nuits. ger5 Se du refte de mon bien } j'en fis une donation à mes parens.
Je partis donc de Bagdad , mefTeigneurs * ck je fuis venu jufqu'ici. J'avois lieu d'efpé- rer que je ne rencontrerois point ce perni- cieux barbier dans un pays fi éloigné du mien ; ck cependant je le trouve parmi vous, Ne foyez donc point furpris de l'empreffe- ment que j'ai à me retirer. Vous jugez bien de la peine que me doit faire la vue d'un homme qui efi caufe que je fuis boiteux y ck réduit à la tride nécefîité de vivre éloigné de mes parens, de mes amis ck de ma patrie. En achevant ces paroles , le jeune boiteux fe leva ck fortit. Le maître de la maifon le conduifit jufqu'à la porte y en lui témoignant le dépîailir qu'il avoit de lui avoir donné y quoiqu'innocemment ^ un fi grand fujet de mortification.
Quand le jeune homme fut parti y conti- nua le tailleur, nous demeurâmes tous fort étonnés de fon hiftoire. Nous jetâmes les yeux fur le barbier 5 ck lui dîmes qu'il avoit tort , fi ce que nous venions d'entendre étoit véritable. Meflieurs , nous répondit -il , en levant la tête , qu'il avoit toujours tenue baiffée jufqu'alors , le filence que j'ai gardé pendant que ce jeune homme vous a entrer
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tenus , vous doit être un témoignage qu'il ne vous a rien avancé dont je ne demeure d'accord. Mais quoi qu'il vous ait pu dire, je foutiens que j'ai dû faire ce que j'ai fait, je vous en rends juges vous-mêmes. Ne s'é- toit-il pas jeté dans le péril 5 &c fans mon fecours en feroit-il forti û heureufem'ent ? il eft bien heureux d'en être quitte pour une jambe incommodée. Ne me fuis-je pas expofé à un plus grand danger pour le tirer d'une maifon où je m'imaginois qu'on le maltraitoit? A-t-il raifon de fe plaindre de moi y 6k de me dire des injures û atroces ? voilà ce que l'on gagne à fervir des gens ingrats. Il m'ac- cufe d'être un babillard: c'efl: une pure calom- nie ; de fept frères que nous étions 5 je fuis celui qui parle le moins & qui ai le plus d'es- prit en partage. Pour vous en faire conve- nir , mefTeigneurs , je n'ai qu'à vous conter mon hiftoire & la leur. Honorez-moi , je vous prie y de votre attention. Hiftoire du Barbier.
Sous le règne du calife (1) Moïlanfer Billah, pourfuivit-il, prince fi fameux par
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( 1 ) Le calife Moftanfer Biliah fut élevé à cette dignité l'an 263 de l'hégire , c'eft-à-dire, l'an 1226 de J. C. Il fut le trente - fixième calife de la race des Abbaflides,
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3 1§ Les mille et une Nuits» {qs immenfes libéralités envers les pauvres 9 dix voleurs obfédoient les chemins des en- virons de Bagdad , ck faifoient depuis long- temps des vols & des cruautés inouïes. Le calife ^ averti d'un fi grand défordre, fit ve- nir le juge de police quelques jours avant la fête du Baïram , & lui ordonna , fous peine de la vie , de les lui amener tous dix.
Scheherazade ceïïa de parler en cet en- droit, pour avertir le fultan des ïndes que le jour commençoit à paroirre. Ce prince fe leva, Se la nuit fuivante , la fultane reprit ion difeours de cette manière :
C L X V I Ie. NUIT.
X-, E juge de police , continua le barbier ? fit fes diligences , & mit tant de monde en campagne , que les dix voleurs furent pris le propre jour du Baïram. Je me promenois alors far le bord du Tigre ; je vis dix hom- mes affez richement habillés ? qui s'embar- quoient dans un bateau. J'aurois connu que c'étaient des voleurs , pour peu que j'eufie fait attention aux gardes qui les accompa- gnoient ; mais je ne regardai qu'eux ; & pré- venu que c'étoient des gens qui alloient fe
C L X V I Ie. Nuit. 319 réjouir & parler la fête en feltin, j'entra'i dans le bateau pêle-mêle avec eux , fans dire mot, dans l'efpérance qu'ils voudroient bien me foufTrir dans leur compagnie. Nous des- cendîmes le Tigre , êk l'on nous fit aborder devant le palais du calife. J'eus le temps de rentrer en moi-même , 6k de m'appercevoir que j'avois mal jugé d'eux. Au fortir du bateau , nous fûmes environnés d'une nou- velle troupe de gardes du juge de police .> qui nous lièrent ck nous menèrent devant le calife. Je me laifTai lier comme les autres fans rien dire ; que m'eût - il fervi de parler ek de faire quelque réMance ? c'eût été le moyen de me faire maltraiter par les gardes , qui ne m'auroient pas écouté ; car ce font êes brutaux qui n'entendent point raifon, J'étois avec des voleurs y c'étoit allez pour leur faire croire que j'en devois être un.
Dès que nous fûmes devant le calife 5 il ordonna le châtiment de ces dix fcélérats. Qu'on coupe, dit-il, la tête à ces dix voleurs. Auffitôt le bourreau nous rangea fur une file à la portée de fa main 5 ck par bonheur je me trouvai le dernier. Il coupa la tête aux dix voleurs 5 en commençant par le premier ; & quand il vint à moi , il s'arrêta. Le caiife voyant que le bourreau ne me frappoit pas,
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310 Les mille et une Nuits. fe mit en colère. Ne t'ai- je pas commandé ;> lui dit- il, de couper la tête à dix voleurs? pourquoi ne la coupes- tu qu'à neuf? Corn* mandeur des croyans, répondit le bourreau, dieu me garde de n'avoir pas exécuté l'ordre de votre majefté ; voilà dix corps par terre , & autant de têtes que j'ai coupées : elle peut les faire compter. Lorfque le calife eût vu lui-même que le bourreau difoit vrai , il me ïegarda avec étonnement ; & ne me trou- vant pas la phyfîonomie d'un voleur : Bon vieillard , me dit-il , par quelle aventure vous trouvez- vous mêlé avec des miferables qui ont mérité mille morts ? Je lui répondis : Commandeur des croyans, je vais vous faire un aveu véritable. J'ai vu ce matin entrer dans un bateau ces dix perfonnes dont le châtiment vient de faire éclater la juilice de votre majefté ; je me fuis embarqué avec eux , perfuadé que c'étoient des gens qui alloieru fe régaler enfembîe pour célébrer ce jour, qui efl le plus célèbre de notre religion» Le calife ne put s'empêcher de rire de mon aventure ; &: tout au contraire de ce jeune boiteux > qui me traite de babillard, il admira jna difcrétion , ck ma contenance à garder le filence. Commandeur des croyans, lui dis,* je , que votre majefié ne s'étonne pas fi je
C L X V I K Nuit. 321 sne fuis tu dans une occaf.on qui aurait ex- cité la démangeaifon de parler à un autre. Je fais une profeilion particulière de me taire ; & c'eft par cette vertu que je me fuis acquis le titre glorieux de filencieux. C'eft ainfi qu'on m'appelle pour me diftin- guer de fix frères que j'eus. C'eft le fruit que j'ai tiré de ma philofophie ; enfin cette vertu fait toute ma gloire ck mon bonheur. J'ai bien de la joie> me dit le calife en fou- riant ^ qu'on vous ait donné un titre dont vous faites unn* bel ufage. Mais apprenez-moi quelle forte de gens étoient vos frères : vous reïTernbloient-ils? En aucune manière > lui repartis -je ; ils étoient tous plus babillards les uns que les autres ; & quant à la figure , il y avoit encore grande différence entr'eux ck moi ; le premier étoit boffu ; le fécond brèche-dent ; le troifième borgne ; le qua- trième aveugle ; le cinquième avoit les oreil- les coupées ; ck le fixième les lèvres fen- dues. Il leur eft arrivé des aventures qui vous feraient juger de leurs caractères , fi j'avois l'honneur de les raconter à votre majeflé. Comme il me parut que le calife ne demandoit pas mieux que de les enten- dre , je pourfuivis fans attendre fon ordre»
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jii Les mille et une Nuits,
Hifioire du premier Frère du Barbier,. ,
Sire, lui dis-je, mon frère aîné? quî s'appeloit Bacbouc le bofîu , étoit tailleur de profedion. Au fortir de Ion apprentiiîage , il loua une boutique visr-à-vis d'un moulin ; Se comme il n'avoit point encore fait de pra- tiques , il avoit bien de la peine à vivre de fon travail : le meunier > au contraire , étoic fort à fon aife? ck porTédoit une très-belle femme. Un jour , mon frère en travaillant dans fa boutique 5 leva la tête , & apperçut à une fenêtre du moulin la meunière qui regardoit dans la rue. Il la trouva fi belle 9 qu'il en fut enchanté. Pour la meunière, elle ferma fa fenêtre > & ne parut plus de tout le jour. Cependant le pauvre tailleur ne fit autre chofe que lever la tête & tourner les yeux vers le moulin en travaillant. Il fe piqua les doigts plus d'une fois , & fon tra« vail de ce, jour-là ne fut pas trop régulier,, Sur le foir, lorfqu'il fallut fermer fa bou- tique 5 il eut de la peine à s'y réfoudre 9 parce qu'il efpéroit toujours que la meu- nière fe feroit voir encore ; mais enfin il fut obligé de la fermer 5 & de fe retirer à fa petite maifon , où il pafTa une fort mauvaife
CLXVIIP. Nuit. 323
nuît. Il eft vrai qu'il s'en leva plus matin > & qu'impatient de revoir fa maîtreife , il vola vers fa boutique. Il ne fut pas plus heureux que le jour précédent ; la meunière ne parut qu'un moment de toute la journée. Mais ce moment acheva de le rendre le plus amou- reux de tous les hommes. Le troifième jour, il eut fujet d'être plus content que les deux autres. La meunière jeta les yeux fur lui par hafard , & le furprit dans une attention à la confidérer, qui lui fit connoitre ce qui fe pafToit dans fon cœur.
Le jour qui paroiiToit^ obligea Schehera- zade d'interrompre fon récit en cet endroit. Elle en reprit le fil la nuit fuivante y ck dit au fultan des Indes :
CLXVIir. NUIT.
SiRE, le barbier continuant l'hirloire de fon frère aîné: Commandeur des croyans, pourfuivit-ii, en parlant toujours au calife Moftanfér Billah , vous faurez que la meu- nière n'eut pas plutôt pénétré les fentimens de mon frère, qu'au lieu de s9en fâcher, elle réfolut de s'en divertir. Elle le regarda d'un air riant s mon frère la regarda de
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324 Ï-ES MILLE ET UNE NUITS. même, mais d'une manière fi plaifame> que la meunière referma la fenêtre au plus vite, de peur de faire un éclat de rire qui fît connoître à mon frère qu'elle le trouvait ri- dicule. L'innocent Bacbouc interpréta cette.. action à Ton. avantage. r & ne manqua pas, de fe flatter qu'on l'avoit vu avec plaifir .
La meunière prit donc la réfolution de fe réjouir de mon frère. Elle avoit une pièce d'une afTez belle étoffe > dont il y avoit déjà, long - temps qu'elle voulait faire un habit. Elle l'enveloppa dans, un beau mouchoir de broderie de foie, 6c le lui envoya par une jeune efclave qu'elle avoir. L'efclave , biea i.nftruiîe ? vint à la boutique du tailleur. Ma m aï trèfle vous falue? lui dit-elle ^ 8ç vous prie de lui faire un habit de la pièce d'étoffe que je vous apporte , fur le modèle de celte qu'elle vous envoie en même temps ; elle change fouvent d'habk, & c'efr. une pra- tique dont vous ferez très - content. Mort, frère ne douta plus que la meunière ne fût amoureufe de lui. Il crut qu'elle ne lui en- voyoit du travail immédiatement après ce tuii s9etoit paiTé entr'elle 8t lui? qu'afln de lui marque); qu'elle avoit lu dans le fond de fon cœur , 'ck Pa (Tarer du progrès qu'il avoit fait dans le fi en... Prévenu de cette bonne
CL XV III*. Nuit. ?iç
opinion ? il chargea l 'efclave de dire à fa maîtrefle, qu'il aï'oit tout quitter pour elle y ck que l'habit feroit prêt pour le lendemain, matin. En effet) il y travailla avec tant de diligence , qu'il l'acheva le même jour»
Le lendemain 5 la jeune efclave vint voir fi l'habit éîoit fait. Bacbouc le lui donna bien plié, en, lui difant : J'ai trop d'intérêt de contenter votre maîtrefle , pour avoir né- gligé fon habit ; je veux l'engager ^ par ma • diligence j à ne fe fervir déformais que de moi. La jeune efclave fit quelques pas pour s'en aller , puis fe retournant , elle dit tout bas à mon frère ; A propos, j'oubliois de m 'acquitter d'une commiflion qu'on m'a dpn- née : ma mai trèfle m'a chargée de vous faire fes complimensj) & de vous demander com- ment vous avez pafle la nuit ; pour elle 5 la pauvre femme j elle vous aime û fort , qu'elle n'en a pas dormi. Dites - lui , répondit avec tranfport mon benêt de frère, que j'ai pour elle une paflion h" violente , qu'il y a quatre nuits que je n'ai pas fermé l'œil. Après ce compliment de la part de la meunière , il crut devoir fe flatter qu'elle ne le laifleroit pas languir dans l'attente de (es faveurs.
Il n'y avoit pas un quart- d'heure que YeC- çlave- avoit quitté mon frère 3 lorfqu'il la vit
316 Les mille et une Nuits. revenir avec une pièce de fa tin. Ma maî- treffe , lui dit-elle > eft très-fatisfaite de Ton habit , il lui va le mieux du monde ; mais comme il en1 très-beau , ck qu'elle ne le veut porter qu'avec un caleçon neuf, elle vous prie de lui en faire un au plutôt de cette pièce de fatin. Cela fufBt > répondit Bacbouc 9 il fera fait aujourd'hui avant que je forte de ma boutique ; vous n'avez qu'à le venir pren- dre fur la fin du jour. La meunière fe montra fouvent à la fenêtre , èk prodigua {es char- mes à mon frère pour lui donner du courage. Il faifoit beau le voir travailler. Le caleçon fut bientôt fait. L'efclave le vint prendre ; mais elle n'apporta au tailleur ni l'argent qu'il avoit débourfe pour les accompagne- mens de l'habit 6k du caleçon > ni de quoi lui payer la façon de l'un ck de l'autre. Cepen- dant ce malheureux amant qu'on amufoit? & qui ne s'en appercevoit pas , n'avoit rien mangé de tout ce jour-là, & fut obligé d'em- prunter quelques pièces de monnoie pour acheter de quoi fouper. Le jour fuivant, àès qu'il fut arrivé à fa boutique , la jeune efclave vint lui dire que le meunier fouhai- toit de lui parler. Ma maîtrefTe , ajouta-t-elle5 lui a dit tant de bien de vous ? en lui mon- trant votre ouvrage , qu'il veut auffi que
C L X I X*. Nuit. fo
vous travailliez pour lui. Elle Ta fait exprès , afin que la liaifon qu'elle veut former entre lui & vous , ferve à faire réunir ce que vous délirez également l'un 6k l'autre. Mon frère fe laifTa perfuader, & alla au moulin avec l'efclave. Le meunier le reçut fort bien , &t lui préfentant une pièce de toile : J'ai befoin de chemifes > lui dit-il , voilà de la toile , je voudrois bien que vous m'en flffiez vingt ; s'il y a du reïte , vous me le rendrez,
Scheherazade , frappée tout-à-coup par la clarté du jour, qui commençoit à éclairer l'appartement de Schahriar , fe tut en ache- vant ces dernières paroles. La nuit fuivante 9. elle pourfuivit ainfi l'hiftoire de Bacbouc :
C L X I Xe. NUIT.
ON frère > continua le barbier, eut du travail pour cinq ou fix jours à faire vingt chemifes pour le meunier , qui lui donna en- fuite une autre pièce de toile pour en faire autant de caleçons. Lorfqu'ils furent ache- vés , Bacbouc les porra au meunier, qui lui demanda ce qu'il lui falloir pour fa peine \ fur quoi mon frère dit qu'il fe contenteroit de vingt dragmes d'argent. Le meunier ap-5
%i8 Les mille et une Nuits. pe!a auiîitôt la jeune efclave , & lui dit d'ap- porter le trébuchet , pour voir (i la monnoie qu'il alloit donner étoit de poids. LTefcîave , qui avoit le mot ? regarda mon frère en co- lère, pour lui marquer qu'il alloit tout gâter s'il recevoit de l'argent. îl fe le tint pour dit ; 3] refufa cYen prendre ? quoiqu'il en eût be- foin , 6k qu'il en eût emprunté pour acheter le fil dont il avoit coufu les chemifes ck les caleçons. Au fortir de chez le meunier, il vint me prier de lui prêter de quoi vivre, en me difant qu'on ne le payoit pas. Je lui donnai quelques monnoies de cuivre que j'avois dans ma bourfe , ck cela le fit fubfifter durant quelques jours : il efl vrai qu'il ne vivoit que de bouillie > ck qu'encore n'en mangeoit-il pas tout Ton faoul.
Un jour il entra chez le meunier , qui étoit occupé à faire aller fon moulin 5 6k qui , croyant qu'il venoit demander de l'argent, lui en offrit ; mais la jeune efclave, qui étoit préfente ? lui fit encore un figne qui l'empê- cha d'en accepter > & le fit répondre au meu- nier qu'il ne venoit pas pour cela? mais feu- lement pour s'informer de fa fanté. Le meu- nier l'en remercia , ck lui donna une robe de deffus à faire. Bacbouc la lui rapporta le lendemain. Le meunier tira fa bourfe ; la
C L X I Xe. Nuit. 529 Jeune efcîave ne fît en ce moment que re- garder mon frère : Voifin , dit-il au meunier y rien ne prefTe \ nous compterons une autre fois. Ainfî, cette pauvre dup« fe retira dans fa boutique avec trois grandes maladies, c'eft-à-dire > amoureux 3 affamé & fans argent. La meunière étoit avare & méchante ; elle ne fe contenta pas d'avoir fruftré mon frère de ce qui lui étoit dû , elle excita fon mari à tirer vengeance de l'amour qu'il avoit pour elle ; ck voici comme ils s'y prirent. Le meu- nier invita Bacbouc un foir à fouper , & après l'avoir affez mal régalé 9 il lui dit : Frère , il eff. trop tard pour vous retirer chez vous , demeurez ici. En parlant de cette forte > .il le mena dans un endroit où il y avoit un lit. Il le laiffa là, Ô£ fe retira avec fa femme dans le lieu où ils avoient coutume de cou- cher. Au milieu de la nuit, le meunier viat trouver mon frère : Voifîn , lui dit-il , dor- mez-vous ? Ma mule eft. malade , & j'ai bien du bled à moudre ; vous me feriez beaucoup de plaifir fi vous vouliez tourner le moulin à fa place. Bacbouc , pour lui marquer qu'il étoit homme de bonne volonté y lui répondit qu'il étoit prêt à lui rendre ce fervke, qu'on n'avoit feulement qu'à lui montrer comment il fallait faire. Alors le meunier l'attacha par
530 Les mille et une Nuits, le milieu du corps de même qu'une mule ? pour faire tourner le moulin ; & lui donnant enfuite un grand coup de fouet fur les reins : Marchez, voifin, lui dit-il. Hé pourquoi me frappez-vous , lui dit mon frère ? C'en1 pour Vous encourager, répondit le meunier, car fans cela , ma mule ne marche pas. Bacbouc fut étonné de ce traitement ; néanmoins il n'ofa s'en plaindre. Quand il eut fait cinq ou iix tours , il voulut fe repofer ; mais le meu- nier lui donna une douzaine de coups de fouet bien appliqués 3 en lui difant : Cou- rage 5 voifin, ne vous arrêtez pas, ie vous prie ; il faut marcher fans prendre haleine 3 autrement vous gâteriez ma farine.
Scheherazade cefïa de parler en cet en- droit , parce qu'elle vit qu'il étoit jour. Le lendemain 3 elle reprit fon difeours de cette forte :
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C L X Xe. NUIT.
.LE meunier obligea mon frère à tourner ainfï le moulin pendant le refte de la nuit ? continua le barbier. A la pointe du jour, il le laifTa fans le détacher 5 & fe retira à la chambre de fa femme. Bacbouc demeura
C L X Xe. Nu i t. 5îi*
quelque temps en cet état : à la fin , la jeune efclave vint , qui le détacha. Ah ! que nous vous avons plaint > ma bonne maîtrelTe & rnoi> s'écria la perfide ! Nous n'avons aucune part au mauvais tour que Ton mari vous 3 joué. Le malheureux Bacbouc ne lui répon- dit rien , tant il étoit fatigué 8c moulu de coups ; mais il regagna fa maifon en faifaiit une ferme réfolution de ne plus fonger à la meunière.
Le récit de cette hirToire , pourfuivit le barbier , fit rire le calife. Allez, me dit-il 9 retournez chez vous ; on va vous donner quelque chofe de ma part pour vous confo- 1er d5avbir manqué le régal auquel vous vous attendiez. Commandeur des croyans 5 repris- se > je fupplie votre majefré de trouver bon que je ne reçoive rien qu'après lui avoir raconté Thifloire de mes autres frères. Le calife «l'ayant témoigné par fon filence qu'il étoit difpofé à m'écouter, je continuai en ces termes :
Hifloire du fécond Frère du Barbier*
Mon fécond frère , qui s'appeloit Bakba-' rah le bréche-dent , marchant un jour par la ville y rencontra une vieille dans une rue
33i Les mille et une Nuits. écartée. Elle l'aborda. J'ai 5 lui dit-elle , un mot à vous dire 5 je vous prie de vous ar- rêter un momenr. Il s'arrêta,, en lui deman- dant ce qu'elle lui vouloit. Si vous avez le temps de venir avec moi , je vous mènerai dans un palais magnifique , où vous verrez une dame plus belle que le jour ; elle vous recevra avec beaucoup de plaifir 5 ck vous préfentera la collation avec d'excellent vin : il n'eft pas befoin de vous en dire davan- tage. Ce que vous me dites en1- il bien vrai, répliqua mon frère ? Je ne fuis pas une men- teufe 3 repartit la vieille ; je ne vous propofe rien qui ne foit véritable ; mais écoutez ce que j'exige de vous : il faut que vous foyez fage , que vous parliez peu > & que vous ayez une complaifance infinie. Bakbarah ayant accepté la condition ? elle marcha de- vant y ck il la fuivit. Ils arrivèrent à la porte d'un grand pilais , où il y avoit beaucoup d'officiers & de dôme/tiques. Quelques-uns voulurent arrêter mon frère ; mais la vieille ne leur eut pas plutôt parlé, qu'ils le laifsè- rent palier. Alors elle fe retourna vers mon frère , ck lui dit : Souvenez-vous au moins que la jeune dame , chez qui je vous amène > aime la douceur & la retenue : elle ne veut pas qu'on la contredife. Si vous la contentez
C L X 'Xe. Nuit. 33?
en cela , vous pouvez compter que vous ob- tiendrez d'elle ce que vous voudrez. Bakba- rah la remercia de cet avis , & promit d'en profiter. v
Elle le fit entrer dans un bel appartement*' C'étoit un grand bâtiment en quarré , qui ré- pondoit à la magnificence du palais , une ga- lerie régnoit à l'entour , & l'on voyoit au milieu un très-beau jardin. La vieille le fit afTeoir fur un fopha bien garni > &£ lui dit d'attendre un moment , qu'elle alloit avertir de fon arrivée la jeune dame.
Mon frère , qui n'étoit jamais entré dans un lieu fi fuperbe , fe mît à considérer toutes les beautés qui s'ofTroient à fa vue ; ck ju- geant de fa bonne fortune par la magnificence qu'il voyoit 5 il avoit de la peine à contenir fa joie. Il entendit bientôt un grand bruit, qui étoit caufé par une troupe d'efclaves en- jouées > qui vinrent à lui 5 en faifant de^eclats de rire, & il apperçut au milieu d'elles une jeune dame d'une beauté extraordinaire ? qui fe faifoit àifément reconnoître pour leur maî- trefTe par les égards qu'on avoit pour elle. Bakbarah, qui s'étoit attendu à un entretien particulier avec la dame , fut extrêmement furpris de la voir arriver en fi bonne compa- gnie» Cependant les efclaves prirent un air,
334 Les mille et une Nuits. férieux , en s'approchant de lui ; & lorfque la jeune dame fut près du fopha, mcn frère 5 ^ui s'étoit levé, lui fit une profonde révé- rence. Elle prit la place d'honneur ; & puis , l'ayant prié de fe remettre à la tienne , elle lui dit d'un ton riant : Je fuis ravie de vous voir, & je vous fouhaite tout le bien que vous pouvez délirer. Madame 5 répondit Bak- barah , je ne puis en fouhaiter un plus grand que l'honneur que j'ai de paroître devant vous. Il me femble que vous êtes de bonne humeur , répliqua-t-elle , & que vous vou- drez bien que nous paillons le temps agréa- blement enfemble.
Elle commanda aufïitôt que l'on fervît la collation. En même - temps on couvrit une table de pîufieurs corbeilles de fruits & de confitures. Elle fe mit à table avec les efcla- ves & mon frère. Comme il étoit placé vis- à-vî^fe-elle , quand il ouvrit la bouche pour manger , elle s'apperçut qu'il étoit brèche- dent , ck elle le fit remarquer aux efcla- ves , qui en rioient de tout leur cœur avec elle. Bakbarah, qui de temps en temps le- voit la tête pour la regarder? & qui la voyoit rire ? s'imagina que c'étoit de la joie qu'elle avoit de fa venue , & fe flatta que bientôt elle écarteroit fes efclayes pour reiler avec
C L X X«. Nuit. 335 lui /ans témoins. Elle jugea bien qu'il avoit cette penfée ; & prenant plaifir à l'entretenir dans une erreur û agréable , elle lui dit des douceurs 5 & lui préfenta de fa propre main de tout ce qu'il y avoit de meilleur.
La collation achevée , on fe leva de table* Dix efclaves prirent des inftrumens , ck com- mencèrent à jouer & à chanter ; d'autres fe mirent à danfer. Mon frère, pour faire l'a-, gréable , danfa auffi3 & la jeune dame même s'en mêla. Après qu'on eut danfé quelque temps y on s'afïît pour prendre haleine. La jeune dame fe fit donner un verre de vin > &t regarda mon frère en fouriant, pour lui mar- quer qu'elle alloit boire à fa fanté. Il fe leva &£ demeura debout pendant qu'elle but. Lorf-* qu'elle eut bu , au lieu de rendre le verre 9 elle le fit remplir 5 & le préfenta à mon frère 3 afin qu'il lui fît raifon.
Scheherazade vouloit pourfuivre fon récit; mais remarquant qu'il étoit jour, elle ceûa de parler. La nuit fuivante •> elle reprit la pa- role , ck dit au fultan des Indes :
336 Les mille et une Nuits,
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CLXXI5, NUIT.
S I S- E , le barbier continuant l'hifloire de Bakbarah : Mon frère, dit-il, prit le verre de la main de la jeune dame en la lui baifant; &but debout en reconnoiiiïance de la faveur qu'elle lui a voit faite. Enfuite la jeune dame îe fit afleoir auprès d'elle ^& commença de le careffer. Elle lui parla la main derrière la tête , en lui donnant de temps en temps de petits fourriers. Ravi de ces faveurs , il s'efti- moic îe plus heureux homme du monde ; il étoit tenté de badiner auilî avec cette char- mante perfonne ; -mais il n'ofoit prendre cette liberté devant tant d'efclaves qui avoient les yeux fur lui , & qui ne cefToient de rire de ce badinage. La jeune dame continua de lui donner de petits foufflets , ck à la fin lui en appliqua un fi rudement 5 qu'il en fut fcan- daîifé. Il en rougit , ck fe leva pour s'éloi- gner d'une fi rude joueufe. Alors la vieille, qui l'avoit amené , le regarda d'une manière à lui faire connoitre qu'il avoit tort; ck qu'il ne fe fouvenoit pas de l'avis qu'elle lui avoit donné, d'avoir de la complaifance. Il re- connut fa faute , ck pour la réparer , il fe
rapprocha
CL. XX Ie. Nuit, S3? rapprocha de la jeune dame 5 en feignant qu'il ne s'en étoit pas éloigné par inauvaife humeur. Elle le tira par le bras , le fit encore affeoir près d'elle 5 6k continua de lui faire mille ca- reiles malicieufes. Ses efciaves -, qui ne cher- choient qu'à la divertir , fe mirent de la par- tie ; l'une donnoit au pauvre Bakbarah des nazardes de toute fa force ^ l'autre lui tiroit les oreilles à les lui arracher^ & d'autres enfin lui appliquoient des foufflets qui paf- foient la raillerie. Mon frère fourTroit tout cela avec une patience admirable ; il afFec» toit même un air gai, 6k regardant la vieille avec un fouris forcé : Vous l'avez bien dit5 difoit-il, que je trouverais une dame toute bonne 9 toute agréable -> toute charmante. Que ]e vous ai d'obligations ! Ce n'efî rien encore que cela? lui répondit la vieille ; laif- fez faire 5 vous verrez bien autre choie. La jeune dame prit alors la parole ,6k dit à mon frère: Vous êtes un brave liomme \ je fuis ravie de trouver en vous tant de douceur 6k tant de complaifance pour mes petits capri- ces, 6k une humeur ii conforme à la mienne. Madame , repartit Bakbarah 5 charmé de fcs difcours , je ne fuis plus à moi, je fuis .tout à vous 5 6k vous pouvez à votre gré diipofer de moi. Que vous me faites de plaifir? repli- Tome V1ÎL P
33§ Les mille et une Nuits.
qua !a dame , en me marquant tant de foiH mifiion ? Je fuis contente de vous? & je veux que vous le foyez aufîi de moi. Qu'on lui apporte , ajouta- t-elle , le parfum ck de l'eau de rofe. A ces mots , deux efcîaves fe déta- chèrent, ôk revinrent bientôt après, l'une avec une cafTolette d'argent , où il y avoit du bois d'aloës le plus exquis , dont elle le parfuma > 6k l'autre avec de l'eau de rofe qu'elle lui jeta au vifage 6k dans les mains* Mon frère ne fe pofTédoit pas 5 tant il étoit aife de fe voir traiter fi honorablement.
Après cette cérémonie , la jeune dame commanda aux efcîaves y qui avoient déjà ]oué des inftrumens 6k chanté, de recom- mencer leurs concerts. Elles obéirent ; 6k pendant ce temps-là > la dame appela une autre efclave , 6k lui ordonna d'emmener mon frère avec elle 5 en lui difant : Faites-lui ce que vous favez ; 6k quand vous aurez achevé , ramenez-le moi. Bakbarah , qui en- tendit cet ordre , fe leva promptement , ck s'approchant de la vieille > qui s etoit auffi levée , pour accompagner Tefclave 6k lui , il ïa pria de lui dire ce qu'on lui vouloit faire, C'eft que notre maîtreffe eft curieufe , lui répondit tout bas la vieille *, elle fouhaite de voir comment vous feriez fait déguifé en
CLXXK Nuît, 339 femme, &c cette efclave, qui a ordre de vous mener avec elle > va vous peindre les fourcils , vous rafer la mouftache , & vous habiller en femme. On peut me peindre les fourcils tant qu'on voudra , répliqua mon frère > j'y confens , parce que je pourrai me ïaver enfuite ; mais pour me faire rafer, vous voyez bien que je ne le dois pas fourîrir: comment oferois-je paraître après cela fans mouftache? Gardez- vous de vous oppofer à ce que Ton exige de vous > reprit la vieille , vous gâteriez vos affaires ? qui vont le mieux du monde. On vous aime, on veut vous ren» dre heureux ; faut-il pour une vilaine mouf- tache renoncer aux plus délicieufes faveurs qu'un homme puifTe obtenir ? Bakbarah fe rendit aux raifons de la vieille , ck fans dire %m feul mot , fe laifla conduire par Tefclave dans une chambre où on lui peignit lés four- cils de rouge. On lui rafa la mouftache > Se Ton fe mit en devoir de lui rafer auffi la Isarbe. La docilité de mon frère ne put aller jufques-là : Oh > pour ce qui eft de ma barbe, s'écria-t-il , je ne fouffrirai point abfolument qu'on me la coupe. L efclave lui repréfenta *qu'il étoit inutile xîe lui avoir ôté fa mouf- tache, s'il ne vouloit pas confentir qu'on lui rasât la barbe $ qu'un vifage barbu ne
34o Les mille et une Nuits. .
convenoit pas avec un habillement de femme; & qu'elle s'étonnoit qu'un homme qui "était fur le point de pofïeder la plus belle per- sonne de Bagdad , fît quelque attention à fa barbe. La vieille ajouta au difcours de l'ef- clave de nouvelles raifons ; elle menaça mon frère de la difgrace de la jeune dame. Enfin elle lui dit tant de chofes , qu'il fe lahTa faire tout ce qu'on voulut.
Lorfqu'il fut habillé en femme ; on le ra- mena devant la jeune dame, qui fe prit û fort à rire en le voyant , qu'elle fe renverfa fur le fopha où elle étoit affife. Les efcla- ves en firent autant en frappant des mains , û bien que mon frère demeura fort embar- raflfé de fa contenance. La jeune dame fe releva > 6k fans cefifer de rire , lui dit : Après la complaifance que vous avez eue pour moi, j'aurois tort de ne pas vous aimer de tout mon cœur ; mais il faut que vous fafliez en- core une chofe pour l'amour de moi ; c'efl: de danfer comme vous voilà. Il obéit, ck la jeune dame ôk {es efclaves dansèrent avec lui en riant comme des folles. Après qu'elles eurent danfé quelque temps > elles fe jetèrent toutes fur le miférable j ck lui donnèrent tant de foufTlets 3 tant de coups de poings ck de coups de pieds y qu'il en tomba par terre
C L X X I Ie. Nuit. 341 prefque hors de lui - même. La vieille lui a^da à fe relever, pour ne pas lui donner le temps de fe fâcher du mauvais traitement qu'on venoit de lui faire. Confolez-vous , lui dit-elle à l'oreille 5 vous êtes arrivé au bout des foufTrances, ck vous allez en rece- voir le prix.
Le jour , qui paroirToit déjà ? impofa /ilence en cet endroit à la fultane Schehe- tazade. Elle pourfuivit ainfi la huit fuivante :
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CL1XIP. NU II
JL A vieille ? dit le barbier 9 continua de parler à Bakbarah. Il ne vous relie plus , ajouta-t-elle 5 qu'une feule chofe à faire y ck ce n'eu1 qu'une bagatelle. Vous faurez que ma maîtreiTe a coutume 3 lorfqu'elle a un peu bu , comme aujourd'hui 5 de ne fe pas laiffer approcher par ceux qu'elle aime, qu'ils ne foient nuds en chemife. Quand ils font en cet état, elle prend un peu d'avantage, ck fe met à courir devant eux par la galerie > ck de chambre en chambre, jufqu'à ce qu'ils l'ayent attrapée. C'eft encore une de (es bi- zarreries. Quelque avantage qu'elle puiflfe prendre , léger ck difpos comme vous êtes,
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34* Les mille et une Nuits, vous aurez bientôt mis la main fur elle. Met- tez-vous donc vite en chemife ; déshabillez- vous fans faire de façons.
Mon bon frère en avoit trop fait pour reculer. Il fe déshabilla , ck cependant la jeune dame fe fit ôter fa robe? & demeura en jupon pour courir plus légèrement. Lors- qu'ils furent tous deux en état de commen- cer la courfe , la jeune dame prit un avan- tage d'environ vingt pas y ck fe mit à courir d'une vîteffe furprenante. Mon frère la fuivit de toute fa force > non fans exciter les ris de toutes les efclaves, qui frappoient des mains. La jeune dame y au lieu de perdre quelque chofe de l'avantage qu'elle avoit pris d'abord , en gagnoit encore fur mon frère. Elis, lui fit faire deux ou trois tours de galerie , ck puis enfila une longue allée •obfcure 5 où elle fe fauva par un détour qufc lui étoit connu. Bakbarah ? qui la fuivoit toujours 5 l'ayant perdue de vue dans l'allée, fut obligé de courir moins vite à caufe de l'obfcurité. Il apperçut enfin une -lumière ? vers laquelle ayant repris fa courfe, il for«- tit par une j>orte qui fut fermée fur lui auffi- tôt. Imaginez-vous s'il eut lieu d'être furpris de fe trouver au milieu d'une rue de cor- royeurs. Us ne le furent pas moins de le voir
CLXXIK Nuit. 345 en chemife •> les yeux peints de rouge , fans barbe ck fans mouftache. Ils commencèrent à frapper des mains y à le huer y 6k quel- ques-uns coururent après lui, ck lui cinglè- rent les fejfes avec des peaux. Ils l'arrêtè- rent même , le mirent fur un âne , qu'ils ren- contrèrent par hafard > 6k le promenèrent par la ville , expofé à la rifée de toute la populace.
Pour comble de malheur > en parlant de- vant la maifon du juge de police , ce ma- giftrat voulut favoir la caufe de ce tumulte. Les corroyeurs lui dirent qu'ils avoient vu fortir mon frère dans l'état où il étoit , par une porte de l'appartement des femmes du grand-vifir 5 qui donnoit fur leur rue. Là- deiïus , le juge fit donner au malheureux Bakbarah cent coups de bâton fur la plante âe$ pieds , 6k le fit conduire hors de la ville, avec défenfe d'y rentrer jamais.
Voilà , commandeur des croyans, dis-je au calife Moftanfer Billahj l'aventure de mon fécond frère 5 que je voulois raconter à votre majefté. Il ne favoit pas que les dames de nos feigneurs les plus puhTans fe diver- tiffént quelquefois à jouer de femblables tours aux jeunes gens qui font allez fots pour donner dans de femblables pièges.
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3$4 Le$ mille et une Nuîts.
Scheherazade fut obligée de s'arrêter en cet endroit > à caufe du jour qu'elle vit pa- roître. La nuit fui vante > elle reprit fa nar» ïation, & dit au fultan des Indes :.
CL XXII K NUIT.
S ï R E ? le barbier , fans interrompre fou difcours;, palTa à l'hiftoire de fon troifième frère.
Hiftoire du troifième Frère du Barbier*
Commandeur des croyans, dit- il au calife, mon troifième frère» qui fe nom- meic Bakbac , étoit aveugle y ck fa mauvaife deftinée Payant réduit à la mendicité , il allok de porte en porte demander l'aumône. Il avoit une fi longue habitude de marcher feul dans les rues , qu'il n'avoit pas befoin de conducteur. Xi avqit coutume de frapper aux portes , & de ne pas répondre qu'on ne lui eût ouvert. Un jour il frappa à la porte d'une maifon ; le maître du logis •> qui étoit teul9 s'écria : Qui efHà ? mon frère ne répondit lien à ces paroles , ck frappa une féconde fois. Le maître de la maifon eut beau de.-
C L X X 1 1 K N u ï t. 34ï mander encore qui étoit à fa porte, per- sonne ne lui répondit. Il defcend, ouvre , & demande à mon frère ce qu'il veut. Que vous me donniez quelque chofe pour l'amour de dieu , lui dit Bakbac. Vous êtes aveugle 5 ce me femble? reprit le maître de la maifon? Hélas oui , repartit mon frère, Tendez la main , lui dit le maître. Mon frère la lui préfenta , croyant aller recevoir l'aumône ; mais le maître la lui prit feulement pour l'aider à monter jufqu'à fa chambre. Bakbac s'imagina que c'étoit pour le faire manger avec lui, comme cela lui arrivoit ailleurs afTez fouvent. Quand ils furent tous deux dans la chambre , le maître lui quitta la main , fe remit à fa place , & lui demanda de nouveau ce qu'il fouhaitoit. Je vous ai déjà dit, lui répondit Bakbac 3 que je vous demandois quelque chofe pour l'amour de dieu. Bon aveugle, répliqua le maître, tout ce que je puis faire pour vous, c'eft de fou- haiter que dieu vous rende la vue. Vous pouviez bien me dire cela à la porte , reprit mon frère 5 & in 'épargner la peine de mon- ter. Et pourquoi , innocent que vous êtes 5 ne répondez-vous pas dès la première fois lorfque vous frappez , .& qu'on vous de~t mande qui efl - là ? D'où vient que vous
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34^ Les mille et une Nuits, donnez la peine aux gens de vous aller ou^ vrir quand on vous parle? Que voulez-vous donc faire de moi , dit mon frère ? Je vous le répète encore, répondit le maître , je n'ai rien à vous donner. Aidez-moi donc à âef- cendre comme vous m'avez aidé à monter* répliqua Bakbac. L efcalier ell devant vous 9 repartit le maître > defcendez feul fî vous voulez. Mon frère fe mit à defcendre ; mais le pied venant à lui manquer au milieu de Fefcaîier , il fe fit bien du mal aux reins & à la tête en glirTant jufqu'au bas. Il fe releva avec affez de peine , & fortit en fe plaignant ck en murmurant contre le maître de la niai- fon ? qui ne fit que rire de fa chute.
Comme il fortoit du logis , deux aveugles de (es camarades qui pafToient , le reconnu- rent à fa veix. Ils s'arrêtèrent pour lui de- mander ce qu'il avoit. îî leur conta ce qui lui étoit arrivé ; & après leur avoir dit que de toute la journée il n'avoit rien reçu : Je vous conjure 5 ajouta-t-il ? de m'accompa- gner jufcjues chez moi, afin que je prenne devant vous quelque chofe de l'argent que nous avons tous trois en commun pour m'a- diet er de quoi fouper. Les deux aveugles y € onfentirent , il les mena chez lui.
Il faut remarquer que le maître de la mai-
C L X X îî Ie. Nuit. 347 fon , où mon frère avoit été û maltraité étoît un voleur , homme naturellement adroit &L malicieux. Il entendit par fa fenêtre ce que Bakbac avoit dit à fes camarades ; c'efî. pour- quoi il defcendit , les fuivit ? & entra avec eux dans une méchante maifon où logeoit mon frère. Les aveugles s'étant allis > Bak- bac dit : Frères , il faut , s'il vous plaît , fer- mer la porte , & prendre garde s'il n'y a pas ici quelque étranger avec nous. A ces paro- les, le voleur fut fort embarraffé ; mais ap- percevant une corde qui fe trouva par hafard attachée au plancher > il s'y prit ck fe fou- tint en l'air > pendant que les" aveugles fer- mèrent la porte, &c firent le tour de la cham- bre en tâtant par - tout avec leurs bâtons, Lorfque cela fut fait, & qu'ils eurent repris leur place , il quitta la corde ck alla s'aiTeoit doucement près de mon frère, qui fe croyant feul avec les aveugles , leur dit : frères , comme vous m'avez fait dépoiitaire de l'argent que nous recevons depuis long -temps tous trois 5 je veux vous faire voir que je ne fuis pas in- digne de la confiance que vous avez en moi* La dernière fois que nous comptâmes , vous favez que nous avions dix mille dragmes ? &C que nous les mîmes en dix facs : je vais vous montrer que je n'y ai pas touché. En difant
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34$ Les mille et une Nuits.
cela , il mit la main à côté de lui fous dâ vieilles hardes , tira les facs l'un après l'autre-, & les donnant à Tes camarades : Les voilà y pourfuivit •- il , vous pouvez juger par leur pefanteur qu'ils font encore en leur entier ; ou bien nous allons les compter fi vous fou- haiteZoSes camarades lui ayant répondu qu'ils fe-fioient bien à lui, il ouvrit un des facs & en tira dix dragmes : les deux autres aveu- gles en tirèrent chacun autant.
Mon frère remit enfuite les dix facs à leur place ; après quoi un des aveugles lui dit * qu'il n'étoit pas befoin qu'il dépensât rien ce jour-là pour fon fouper y qu'il aVoit afïes de provisions pour eux, trois par la charité des bonnes gens.. En même-temps il tira de fon hiffac du pain, du fromage ck quelques fruits y mit tout cela fur une table , 6k puis ils commencèrent à manger. Le voleur, qui étoit à la droite de mon frère > choiiiiïoiï ce qu'il y avoit de meilleur >, ck mangeoit avec eux ; mais quelque précaution qu'il pût prendre pour ne pas faire de bruit % Bakbac l'entendit mâcher >. ck s'écria aufli tôt : Nous fommes perdus ! il y a un étranger avec nou&y En parlant de la forte y il étendit la main, ck faiiit le voleur par le bras; il fe jeta fur lui m criant au voleur & en lui donnant dg
C L X X 1 1 p. Nuit. ft£ grands coups de poing. Les autres aveugles fe mirent à crier auffi ck à frapper le voleur ^ qui , de Ton coté , fe défendit le mieux qu'il put. Comme il étoit fort ck vigoureux , ck qu'il avoit l'avantage de voir où il adrefïbit fes coups , il en portoit de furieux tantôt à l'un ck tantôt à l'autre ? quand il pou voit en avoir la liberté , ck il crioit au voleur encore plus fort que fes ennemis. Les voifins accou- rurent bientôt au bruit ? enfoncèrent la porte f ck eurent bien de la peine à féparer les corn- battans ; mais enfin en étant venus à bout $ ils leur demandèrent le fujet de leur diffé- rend. MeiTeigneurs , s'écria mon frère qui n'avoit pas quitté le voleur > cet homme que je tiens eft un voleur , qui eft entré ici avec nous pour nous enlever le peu d'argent que nous avons. Le voleur, qui avoit fermé les yeux d'abord qu'il avoit vu paroître les voi~ fins , feignit d'être aveugle y 6k dit alors : MeiTeigneurs 3 c/eft un menteur ; je vous jure par le nom de dieu ck par la vie du calife , que je fuis leur afTocié * ck qu'ils refu- {ent de me donner ma part légitime. Ils fe font tous trois mis contre moi , ck je demande juitice. Les voifïns ne voulurent pas fe mêler de leur conteftation , ck les menèrent tous quatre au juge de police.
3?o Les mille et une Nuits.
Quand ils furent devant ce magistrat y !è voleur , fans attendre qu'on l'interrogeât , dit en contrefaifant toujours l'aveugle : Sei- gneur y puifque vous êtes commis pour adrai- niftrer la juftice de la part du calife , dont dieu veuille faire profpérer la puirTance y je vous déclarerai que nous fommes également criminels , mes trois camarades ôc moi. Mais comme nous nous fommes engagés par fer- ment à ne rien avouer que fous la bafton- nade, fi vous voulez favoir notre crime y Vous n'avez qu'à commander qu'on nous la donne y & qu'on commence par moi. Mon frère voulut parler , mais on lui impofa filence* On mit le voleur fous le bâton.
A ces mots , Scheherazade remarquant qu'il étoit jour 5 interrompit fa narration. Elle reprit ainii la fuite le lendemain :
C L X X I Ve. NUIT.
ON mit donc le voleur fous le bâton , dit le barbier , ck il eut la confiance de s en lailTer donner jufqu'à vingt ou trente coups; mais faifant femblant de fe laitier vaincre par îa douleur j il ouvrit un œil premièrement, ,& bientôt après il ouvrit l'autre y en criant
CLXXI Ve. Nuit, j?*
miféricorde, ck en fuppliant le juge de police de faire cefler les coups. Le juge , voyant que le voleur le regardoit les yeux ouverts, ètâ fut fort étonné. Méchant , lui dit -il, que iîgnifie ce miracle ? Seigneur } répondit le voleur > je vais vous découvrir un fecret important , (1 vous voulez me faire grâce , §£ me donner , pour gage que vous tiendrez parole 5 l'anneau que vous avez au doigt * ck qui vous fert de cachet. Je fuis prêt à vous révéler tout le myftère.
Le juge fît cefifer les coups de bâton > lui remit fon anneau 3 ck promit de lui faire grâce. Sur la foi de cette promeffe ? reprit le voleur , je vous avouerai y Seigneur , que mes camarades ck moi nous voyons fort clair tous quatre. Nous feignons d'être aveugles pour entrer librement dans les maifons , ck ck pénétrer jufqu'aux appartemens âes fem- mes , où nous abufons de leur foiblefle. Je vous confefTe encore que par cet artifice nous avons gagné dix mille dragmes en fociété ; j'en ai demandé aujourd'hui à mes confrères deux mille cinq cent , qui m'appartiennent pour ma part y ils me les ont refufées 5 parce que je leur ai déclaré que je voulois me reti- rer , ck quYis ont eu peur que je ne les accu- faffe ; ck fur mes inftances à leur demander
3^2 Les milue et une Nuits. ma part ? ils fe font jetés fur moi , &t m'ont maltraité de la manière dont je prends à té- moins les perfonnes qui nous ont amenés devant vous. J'attends de votre juftice > fei- gneur5 que vous me livriez vous-même les deux mille cinq cent dragmes qui me font dues. Si vous voulez que mes camarades con- fèrent la vérité de ce que j avance > faites- leur donner trois fois autant de coups de bâtons que j'en ai reçus , vous verrez qu'ils ouvriront les yeux comme moi.
Mon frère &: les deux autres aveugles vou- lurent fe juilifier d'une impofture ii horrible; mais le juge ne daigna pas les écouter. Scélé- rats , leur dit - il , c'eft donc ainfî que vous contrefaites les aveugles 5 que vous trompez îes gens fous prétexte d'exciter leur charité % àt que vous commettez de fi méchantes ac- tions ? C'eft une impofture ? s'écria mon frère; il eft faux qu'aucun de nous voie clair : nous en prenons dieu à témoin.
Tout ce que put dire mon frère fut inu« tile ; (es camarades Se lui reçurent chacun deux cent coups de bâton. Le juge attendoit toujours qu'ils ouvrhTent les yeux j St attri- buoit à une grande obftination ce qu'il n'étoit pas poffibîe qui arrivât. Pendant ce temps-là 3 le voleur difoit aux aveugles ; Pauvres gens
C LXXI Ve. Nuit. 3^5 «jue vous êtes , ouvrez les yeux > ôk n'atten- dez pas qu'on vous faffe mourir fous le bâton» Puis s'adreffant au juge de police : Seigneur $ lui dit-il ^ je vois qu'ils poufferont leur malice jusqu'au bout; & que jamais ils n'ouvriront les yeux : ils veulent fans doute éviter îa honte qu'ils auroient de lire leur condamna- tion dans les regards de ceux qui les verroient. Il vaut mieux leur faire grâce , & envoyer quelqu'un avec moi prendre les dix mille dragmes qu'ils ont cachées,
Le juge n'eut garde d'y manquer ; il fîi accompagner le voleur par. un de les gens qui lui apporta les dix facs. Il fit compter deux mille cinq cent dragmes au voleur, & retint le refte pour lui. A l'égard de mon frère & de fes compagnons , il en eut pitié , &: fe contenta de les bannir. Je n'eus pas plutôt appris ce qui étoit arrivé à mon frère , que je courus après lui. Il me raconta fon mal- heur , & je le ramenai fecrètement dans la ville. J'aurois bien pu le juftifier auprès du juge de police , ck faire punir le voleur com- me il le méritoit ; mais je n'ofai l'entrepren- dre 5 de peur de m'attirer à moi-même quel- que mauvaife affaire.
Ce fut ainu* que j'achevai la trifte aventure <3e mon bon frère l'aveugle. Le calife n'en
354 Les mille et une Nuits.
rit pas moins que de celles qu'il avoit déjà entendues. Il ordonna de nouveau qu'on me donnât quelque chofe ; mais fans attendre qu'on exécutât fon ordre , je commençai l'hiftoire de mon quatrième frère.
Hiftoin du quatrième Frère du Barbier.
Alcouz étoit le nom de mon quatrième frère. Il devint borgne à l'occafion que j'aurai l'honneur de dire à votre majefté. Il étoit boucher de profeffion ; il avoit un talent par- ticulier pour élever & drefTer des béliers à fe battre , & par ce moyen il s'étoit acquis la connoiffance &C l'amitié des principaux fei- gneurs y qui fe plaifent à voir ces fortes de combats 5 & qui ont pour cet effet des bé- liers chez eux. Il étoit d'ailleurs fort acha- landé ; il avoit toujours dans fa boutique la plus belle viande qu'il y eût à la boucherie 3 parce qu'il étoit fort riche ? ck qu'il n'épar- gnoit rien pour avoir la meilleure.
Un jour qu'il étoit dans fa boutique ^ un vieillard , qui avoit une longue barbe blan- che > vint acheter fix livres de viande, lui donna l'argent , & s'en alla. Mon frère trouva cet argent fi beau , fi blanc & û bien mon- noyé y qu'il le mit à part dans lin coffre, dans
CLXXIV«. Nuit, m un endroit féparé. Le même vieillard ne man- qua pas durant cinq mois de venir prendre chaque jour la même quantité de viande, &t de la payer en pareille monnoie 9 que mon frère continua de mettre à part.
Au bout des cinq mois , Alcouz voulant acheter une quantité de moutons 6k les payer en cette belle monnoie y ouvrit le coffre ; mais au lieu de la trouver , il fut dans un étonnement extrême y de ne voir que des feuilles coupées en rond à la place où il l'avoit mife. Il fe donna de grands coups à la tête , en faifant des cris qui attirèrent bientôt les voiiins y dont la furprife égala la fienne , lorfqu'ils eurent appris de quoi iî s'agifîbit. Plût à dieu, s'écria mon frère en pleurant , que ce traître de vieillard arrivât préfentement avec fon air hypocrite ! Il n'eut pas plutôt achevé ces paroles , qu'il le vit venir de loin; il courut au-devant de lui avec précipitation ,* ck mettant la main fur lui : Mufulmans , s'écria-t-il de toute fa force, à l'aide ; écoutez la friponnerie que ce mé~ chant homme m'a faite. En même temps il raconta à une arïez grande foule de peuple , qui s'étoit afTemblé autour de lui, ce qu'il avoit déjà conté à fes voiiins. Lorfqu'il eut achevé , le vieillard 3 fans s'émouvoir , lui
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$j6 Les mille et une Nuits,
dit froidement : Vous feriez fort bien de me laifTer aller , $£ de réparer par cette action l'affront que vous me faites devant tant de monde, de crainte que je ne vous en fafTe un plus fangîant dont je ferois fâché. Hé qu'avez- vous à dire contre moi , lui répliqua mon frère ? Je fuis un honnête homme dans ma profeflîon , ck je ne vous crains pas. Vous voulez donc que je le publie , reprit le vieil- lard du même ton : Sachez 5 ajouta-t-il , en s'adrefTant au peuple 5 qu'au lieu de vendre de la chair de mouton , comme il le doit , il vend de la chair humaine. Vous êtes un împofteur , lui repartit mon frère. Non 5 non, dit alors le vieillard; à l'heure que je vous parle ? il y a un homme égorgé ck attaché au-dehors de votre boutique comme un mou- ton ; qu'on y aille y ck l'on verra fi je dis la vérité.
Avant que d'ouvrir le cofîre où étoient les feuilles , mon frère avoit tué un mouton ce jour-là j l'avoit accommodé ck expofé hors de fa boutique , félon fa coutume. Il protefta que ce que difoit le vieillard étoit faux ; mais malgré (ts proteftations , la populace crédule fe biffant prévenir contre un homme accufé d'un fait fi atroce , voulut en être* éclaircie fur-le-champ. Elle obligea mon frère à lâcher
C L X X I Ve. N u i t. 357 le vieillard , s'afïura de lui-même j ck courut en fureur jufqu'à fa boutique , où elle vit l'homme égorgé & attaché comme l'accufa- teur l'avoit dit ; car ce vieillard ^ qui étoit magicien , avoit fafciné les yeux de tout le monde , comme il les avoit fafcinés à mon frère pour lui faire prendre pour de bon argent les feuilles qu'il lui avoit données,
A ce fpectacle? un de ceux qui tenoient Alcouz lui dit } en lui appliquant un grand coup de poing : Comment > méchant homme y cq& donc ainfi que tu nous fais manger delà chair humaine ? & le vieillard > qui ne l'avoit pas abandonné , lui en déchargea un autre , dont il lui creva un œil. Toutes les perfonnes même qui purent approcher de lui ne l'é- pargnèrent pas. On ne fe contenta pas de le maltraiter, on le conduifit devant le juge de police , à qui Ton préfenta le prétendu cada- vre , que Ton avoit détaché & apporté pour fervir de témoin contre l'accufé. Seigneur ^ lui dit le vieillard magicien ? vous voyez un homme qui eft allez barbare pour mafTacrer les gens > &c qui vend leur chair pour de la viande de mouton. Le public attend que vous en faniez un châtiment exemplaire. Le juge de police entendit mon frère avec pa- tience j mais l'argent changé en feuilles lui
3^8 Les mille et une Nuits.
parut fi peu digne tle foi > qu'il traita mon frère d'impofteur ; ck s'en rapportant au té- moignage de fes yeux , il lui fit donner cinq cent coups de bâton. Enfuite , l'ayant obligé de lui dire où étoit fon argent , il lui enleva tout ce qu'il avoit , & le bannit à perpétuité , après l'avoir expofé aux yeux de toute la ville trois jours de fuite , monté fur un chameau.
Mais > fire , dit en cet endroit Schehera- zade à Schahriar , la clarté du jour que je vois paroître, m'impofe filence. Elle fe tut, 6c la nuit fuivante> elle continua d'entrete- nir le fultan des Indes dans ces termes :
C L X X Ve. NUIT.
D I R E , le barbier pourfuivit ainfl l'hiftoire tl'Alcouz : Je n'étois pas à Bagdad, dit-il, îorfqu'une aventure (i tragique arriva à mon -quatrième frère. H fe retira dans un lieu écarté > où il demeura caché jufqu a ce qu'il fût guéri des coups de bâton dont il avoit îe dos meurtri ; car c'étoit fur le dos qu'on Tavoit frappé. Lorfqu'il fut en état de mar- cher, il fe rendit la nuit par des chemins détournés à une ville où il n'étoit connu «le perionne , & il y prit un logement d'où
C L X X V*. N u i t; w
5! ne fortoit prefque pas. A la fin, ennuyé de vivre toujours enfermé y il alla le pro- mener dans un fauxbourg, où il entendit tout-à-coup un grand bruit de cavaliers qui venoient derrière lui. Il étoit alors par ha- fard près de la porte d'une grande maifon ; ck comme après ce qui lui étoit arrivé , iî appréhendoit tout , il craignit que ces ca- valiers ne le fuivhîent pour l'arrêter ; c'efl pourquoi il ouvrit la porte pour fe cacher ; ck après l'avoir refermée, il entra dans une grande cour* où il n'eut pas plutôt paru, que deux domeftiques vinrent à lui, ck le prenant au collet : Dieu foit loué , lui di- rent-ils y de ce que vous venez vous-même vous livrer à nous. Vous nous avez donné tant de peine ces trois dernières nuits y que nous n'en avons pas dormi , ck vous n'avez épargné notre vie y que parce que nous avons fu nous garantir de votre mauvais derTein. Vous pouvez bien pehfer que mon frère fut fort furpris de ce compliment. Bonnes gens, leur dit-il? je ne fais ce que vous me voulez y ck vous me prenez fans doute pour un autre. Non , non 5 répliquèrent-ils y nous n'ignorons pas que vous ck vos camarades vous êtes de francs voleurs. Vous ne vous contentez pas d'avoir dérobé à notre maître
$6o Les mille et une Nuits. tout ce qu'il avoit , ck de l'avoir réduit à îa mendicité , vous en voulez encore à fa vie. Voyons un peu fi vous n'aviez pas lé couteau que vous aviez à la main lorfquë vous nous pourfuiviez hier pendant la nuit. En difant cela, ils le fouillèrent ck trouvè- rent qu'il avoit un couteau fur lui. Oh , oh , s'écrièrent-ils en le prenant , oferez-vous «lire encore que vous n'êtes point un vo- leur ? Hé quoi* leur répondit mon frère, eft-ce qif on ne peut pas porter un couteau fans être voleur ? Ecoutez mon hiitoire , ajouta-t-iî ; au lieu d'avoir une mauvaife opinion de moi , vous ferez touchés de mes malheurs. Bien éloignés de l'écouter , ils fe Jetèrent fur lui, le foulèrent aux pieds, lui arrachèrent fon habit '& lui déchirèrent fa chemife. Alors voyant les cicatrices qu'il avoit au dos : Ah , chien , dirent-ils en re- doublant leurs coups , tu veux nous faire accroire que tu es honnête homme > & ton dos nous fait voir le contraire. Hélas! s'é- cria mon frère , il faut que mes péchés foient bien grands , puifqif après avoir été déjà mal- traité ii injustement , je le fuis une féconde fois fans être plus coupable !
Les deux domeftiques ne furent nullement attendris de fes plaintes j ils le menèrent au
m*
C L X X W. N u i t. 361 jyge de police , qui lui dit : Par quelle har- diefle es-tu entré chez eux pour les pourfuivre le couteau à la main ? Seigneur , répondit le pauvre Alcouz , je fuis l'homme du monde le plus innocent , ck je fuis perdu fi vous ne me faites la grâce de m'écouter patiemment : perfonne n'eft plus digne de compafïion que moi. Seigneur , interrompit alors un des do* mefliques > voulez-vous écouter un voleur qui entre dans les maifons pour piller 6k arTa£ fîner les gens ? Si vous refufez de nous croire » vous n'avez qu'à regarder fon dos. En par- lant ainfi , il découvrit le dos de mon frère , 6k le fit voir au juge, qui, fans autre infor-' mation , commanda fur-le-champ qu'on lui ■donnât cent coups de nerf de bœuf fur les épaules , ck enfuite le fit promener par la ville fur un chameau y ck crier devant lui. Voilà de quelle manière on châtie ceux qui entrent par force dans les maifons»
Cette promenade achevée , on le mit hors de la ville > avec défenfe d'y rentrer jamais. Quelques perfonnes qui le rencontrèrent après cette féconde difgrace , m'avertirent du lieu où il étoit. J'allai l'y trouver , 6k le ramenai à Bagdad fecrètement> où je l'af» iiftai de tout mon petit pouvoir.
Le calife Moftanfer Billah, pourfuivit h Tome FUI, Q
362 Les mille et unr Nuits,
barbier , ne rit pas tant de cette hiftoire que" des autres. Il eut la bonté de plaindre le malheureux Alcouz. Il voulut encore me faire donner quelque chofe & me renvoyer; mais fans donner le temps d'exécuter fon ordre y je repris la parole , & lui dis : Mon fouverain feigneur & maître , vous voyez bien que je parle peu > & puifque votre ma- jeilé m'a fait la grâce de m'écouter jufqu'ici 9 qu'elle ait la bonté de vouloir encore enten- dre les aventures de mes deux autres frères 9 j'efpère qu'elles ne vous divertiront pas moins que les précédentes. Vous en pourrez faire faire une hiftoire complette qui ne fera pas indigne de votre bibliothèque. J'aurai donc l'honneur de vous dire que mon cin- quième frère fe nommoit Alnafchar
Mais je m'apperçois qu'il eft jour , dit en cet endroit Scheherazade. Elle garda le filence 9 &L reprit ainfi fon difcours la nuit fuivante :
CLXXVK Nuit. 363
C L X X Ve. NUI T.
SiRE , le barbier continua de parler dans ces
termes :
Hifloire du cinquième Frère du Barbier.
Alnaschar, tant que vécut notre père* fut très-parefTeux. Au lieu de travailler pour gagner fa vie , il n'avoit pas honte de la de- mander le foir y & de vivre le lendemain de Ice qu'il avoit reçu. Notre père mourut ac- icablé de vieillerie, &£ nous laifTa pour tout bien fept cent dragmes d'argent. Nous par- tageâmes également, de forte que chacun en 'eut cent pour fa part. Àlnafchar , qui n'avoit jamais pofTédé tant d'argent à - la - fois , fe itrouva fort e-mbarraffé fur l'ufage qu'il en iferoit. Il fe confulta long-temps lui-même jlà-devTiis, & il fe détermina enfin à les em- ployer en verres , en bouteilles & autres pièces de verrerie , qu'il alla chercher chez un gros marchand. Il mit le tout dans un panier à jour-? & choifit une fort petite bou* tique 5 où il s'alîit , le panier devant lui , & le dos appuyé contre le mur, en attendant ■qu'on vînt acheter de fil marchandife. Dans
Q ij
364 Les mille et une Nuit?.
cette attitude , les yeux attachés fur fon pa-* nier, il Te mit à rêver , & dans fa rêverie, il prononça les paroles fuivantes , aïïez haut pour être entendu d'un tailleur qu'il avoit pour voifîn : Ce panier, dit-il? me coûte cent dragmes? ck c'en1 tout ce que j'ai au monde. J'en ferai bien deux cent dragmes en le vendant en détail , ck de ces deux cent dragmes que j'emploierai encore en verrerie 9 j'en ferai quatre cent. Continuant ainfî? j'a- mafTerai par la fuite du temps quatre mille dragmes? j'irai aifément jufqu'à huit mille. Quand j'en aurai dix mille ? je laifTerai auffi- tôt la verrerie pour me faire jouaillier. Je ferai commerce de diamans, de perles ck de toutes fortes de pierreries. Poffédant alors des richeiïes à fouhait , j'achetterai une belle maifon ? de grandes tert es , des efclaves , des eunuques , des chevaux ; je ferai bonne chère ck du bruit dans le monde. Je ferai venir chez moi tout ce qui fe trouvera dans la ville de joueurs d'inftrumens , de danieurs ck de danfeufes. Je n'en demeurerai pas-là, ck j'amafTerai, s'il plaît à dieu , jufqu'à cent mille dragmes. Lorfque je me verrai riche cîe cent mille dragmes ? jem'enMmerai autant qu'un prince , ck j'enverrai demander en mariage la fille du grand - vifîr 9 en faifant
C L X X VK N V i t. 3<S«j
repréfenter à ce minifire que j'aurai entendu dire des merveilles de la beauté, de la fa- geffe , de l'efprit & de toutes les autres -qualités de fa fille ; & enfin que je lui don- nerai mille pièces d'or pour la première nuit de nos noces. Si le vifir étoit aviez mal-hon- nête pour me refufer fa fille? ce qui ne fau- roit arriver? j'irois l'enlever à fa barbe, Se je l'amènerois malgré lui chez moi.
D'abord que j'aurai époufé la fille du grand- vifir , je lui achetterai dix eunuques noirs y des plus jeunes & des mieux faits. Je m'ha- billerai comme un prince ; & monté fur un. beau cheval qui aura une felle de fin or \ avec une houife d'étoffe d'or relevée de diamans & de perles, je marcherai par la ville, accompagné d'efclaves devant & der- rière moi , & me rendrai à l'hôtel du vifir aux yeux des grands &c des petits ? qui me feront de profondes révérences. En descen- dant chez le vifir r au pied de fon efcalier? je monterai au milieu de mes gens rangés en deux files à droite &c à gauche; & le grand -vifir? en me recevant comme fon gendre , me cédera fa place , & fe mettra au- défions de moi pour me faire plus d'honneur» Si cela arrive , comme je l'efpère , deux de mes gens auront chacun une bourfe de mille
Qiij
$66 Les mille et une Nuits». pièces d'or que je leur aurai fait apporter* J'en prendrai une , 6k la lui préfentant : Voilà, lui dirai- je, les mille pièces d'or que i'ai promifes pour la première nuit de mon- mariage ; 6k lui offrant l'autre : Tenez , ajou» terai-je , je vous en donne encore autant , pour vous marquer que je fuis homme de parole , 6k que je donne plus que je ne pro- mets. Après une action comme celle-là , or* ne parlera dans le monde que de ma gêné-
roiité.
Je reviendrai chez moi avec la même pompe. Ma femme m'enverra complimenter de fa part par quelque officier fur la vifite que j'aurai faite au vifir fon père ; j'hono- rerai l'officier d'une belle robe^ 6k le ren- verrai avec un riche préTent. Si elle s'avife de m'en envoyer un5 je ne l'accepterai pas> 6k je congédierai le porteur. Je ne permet- trai pas qu'elle forte de fon appartement pour quelque chofe que ce foit , que je n'en fok averti ; 6k quand je voudrai bien y entrer, ce fera d\me manière qui lui imprimera du refpeéî. pour moi. Enfin? il n'y aura pas de maifon mieux réglée que la mienne. Je ferai toujours habillé richement. Lorfque je me retirerai avec elle le foir , je ferai afïis à la place d'honneur, où j'affecterai un air
C L XX VIe. Nuit. 367 grave , fans tourner la tête à droite ou à gauche. Je parlerai peu; ck pendant que ma •femme? belle comme la pleine lune., demeu- rera debout devant moi avec tous fes atours 5 je ne ferai pas femblant de la voir. Ses fem- mes, qui feront autour d'elle 5 me diront1: Notre cher feigneur & maître, voilà votre époufe y votre humble fer van te devant vous: elle attend que vous la careflîez, ek elle eft bien mortifiée de ce que vous ne daignez pas feulement la regarder , elle èft fatiguée d'être fi long-temps debout ; dites-lui au moins»-de s'afTeoir. Je ne repondrai rien. à ce difcours, ce qui! augmentera leur furprife 6k leur dou- leur. Elles fe jetteront à mes pieds y ck après qu'elles y auront demeuré un temps consi- dérable à me fupplier de me lahTer fléchir 5 je lèverai enfin la tête ck jetterai fur elle un regard diftrait, puis, je me remettrai dans la même attitude. Dans la penfée qu'elles auront que ma femme ne fera pas aiTez bien ni affez proprement habillée, elles la mène- ront dans fon cabinet pour lui faire chan- ger d'habit ; 6k moi cependant je me lèverai de mon côté, ck prendrai un habit plus ma- gnifique que celui d'auparavant. Elles revien- dront une féconde fois à la charge ; elles me tiendront le même difcours, ck je me
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'3 6® Les mille et une Nuits, donnerai le plaifîr de ne pas regarder rrm femme qu'après m'ëtre laiiïe prier ck folli^ citer avec autant d'inftances ek aufïi long" temps que la première fois. Je commencerai dès le premier jour de mes noces à lui apprendre de quelle manière je prétends en iufer avec elle le relie de fa vie.
La fultane Scheherazade fe tut à ces paro^ ïes , à caufe du jour qu'elle vit paroitre. Elle reprit la fuite de fon difcours le lendemain* & dit au fultan dss Indes :
C L X X V î Ie. NUIT.
OIRE, le barbier babillard pourfuivît ainU .l'hifloire de fon cinquième frère : Après les cérémonies de nos noces > continua Alna- ichar y je prendrai de la main d'un de mes gens, qui fera près de moi? une bourfe de cinq cent pièces d'or, que je donnerai aux coërTeufes , afin qu'elles me laiffent feulavec mon époufe. Quand elles fe feront retirées y ma femme fe couchera la première. Je me coucherai enfuite auprès d'elle, le dos tourné de fon côté y ck je parlerai la nuit fans lui dire un feul mot. Le lendemain y elle, ne man- quera pas de fe plaindre de mes mépris ck de
CL XXV IIe. N u i t. 369 mon orgueil à fa mère > femme du grand- viiir, ck j'en aurai la joie au cœur. Sa mère viendra me trouver 5 me baifera les mains avecrefpecl:, ck me dira : Seigneur, car elle n'ofera m'appeler fon gendre, de peur de me déplaire en me parlant fi familièrement , je vous fupplie de ne pas dédaigner de re- garder ma fille , ck de vous approcher d'elle: je vous aiTure qu'elle ne cherche qu'à vous claire ? ck qu'elle vous aime de toute fon ame. Mais ma belle-mère aura beau parler , je ne lui répondrai pas une fyllabe , ck je demeurerai ferme dans ma gravité. Alors elle fe jettera à mes pieds $ me les baifera plu- fieurs fois, ck me dira : Seigneur, feroit-il pciiible que vous foupçonnaiîiez la fageile de ma fille ? Je vous allure que je l'ai tou- jours eue devant les yeux , ck que vous êtes le premier homme qui l'ait jamais vue en face. Celiez de lui caufer une fi grande mor- tification y faites-lui la grâce de la regarder , de lui parler 5 ck de la fortifier dans la bonne intention qu'elle a de vous fatisfaire en toute chofe. Tout cela ne me touchera point ; ce que voyant ma belle-mère y elle prendra un verre de vin, ck le mettant à la main de fa fille mon époufe : Allez ,' lui dira - t - elle , préfentez-lui vous-même ce verre de vin ^
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370, Les mille etçne Nuits. il n'aura peut-être pas la cruauté de le refir- fer d'une fi belle main. Ma femme viendra avec le verre , demeurera debout , ck toute tremblante devant moi. Lorfqu'elle verra que je ne' tournerai point la vue de Ton côté> & que je perfifterai à la dédaigner, elle me dira les larmes aux yeux : Mon cœur, ma chère ame> mon aimable feigneur, je vous con- jure par les faveurs dont le ciel vous com- ble, de me faire la grâce de recevoir ce- verre de vin de la main de votre très-hum- ble fervante. Je me garderai bien de la re- garder encore , ck de lui répondre. Mon charmant époux 5 continuera- 1- elle en re- doublant fes pleurs ck en m'approcliant le verre de la bouche > je ne céderai pas que je n'aye obtenu que vous buviez. Alors j fatigué de fes prières , je lui lancerai un re-. gard terrible , ck lui donnerai un bon fouffiet fur la joue, en la repourTant^du pied fi vigou- reufement , quelle ira tomber bien loin au- delà du fopha.
Mon frère étoit tellement abforbé dans, fes vidons chimériques > qu'il repréfenta l'ac- tion avec fon pied, comme fi elle eût été réelle , ck par malheur il en frappa fi rude-- ment fon panier plein de verrerie, qu'il le. jeta du haut de fa boutique dans la rue, da
CL XX VIIe. Nui t. -§ 371 manière que toute la verrerie fut brifée en mille morceaux.
Le tailleur 5 ion voifin , qui avoit ouï l'ex- travagance de Ton difcours > fit un grand éclat de rire iorfqu'il vit tomber le panier. Oh^ que tu es un indigne homme , dît-il à mon frère ! ne devrois-tu pas mourir de honte de maltraiter ainfi une jeune époufe qui ne t'a donné aucun fujet de te plaindre d'elle ? Il faut que tu fois bien brutal pour méprifer les pleurs & les charmes d'une fi aimable per- sonne. Si j'étois à la place du grand - vifir ton beau - père , je te ferois donner cent coups de nerf de bœuf, &c te fer ois prome- ner par la ville avec l'éloge que tu mérites. ,
Mon frère , à cet accident fi funefte pour lui , rentra en lui - même •> & voyant que c'étoit par fon orgueil infapportable qu'il lui étoit arrivé , il fe frappa le vifage , déchira fes habits 5 & fe mit à pleurer , en pouffant à.es cris qui firent bientôt affembler les voi- sins 5 & arrêter les pafTans qui alloient à la prière du midi. Comme c'étoit un vendredi ? il y alloit plus de monde que les autres jours. Les uns eurent pitié d'Aînafchar , & les au- tres ne firent que rire de fon extravagance. Cependant la vanité qu'il s'étoit mife en tête s'étoit diflipée avec fon bien ; & il
37^ Les mille et une Nuits. pleur oit encore fou fort fort amèrement? îorfqu'une dame de considération , montée fur une mule richement caparaçonnée ? vint à palier par-là. L'état où elle vit mon frère excita fa compaffion ; elle demanda qui il ëtoit , & ce qu'il avoit à pleurer. On lui dit feulement que c'étoit un pauvre homme >qui avoit employé le peu d'argent qu'il poiTédoit- a l'achat d'un panier de verrerie ; que ce pa- nier étoit tombé, & que toute la verrerie s'étoit cariée. Auffitôt la dame fe tourna du côté d'un eunuque qui l'accompagnoit. Don- nez-lui 3 dit- elle ^ ce que vous avez fur vous. L'eunuque obék, ck mit entre les mains de mon frère une bourfe de cinq cent pièces, il'or. Alnafchar penfa mourir de.joie en la recevant. Il donna mille bénédictions à la dame , & après avoir fermé fa boutique , où, fa préfence n'étoit plus néceilaire, il s'en alla chez lui..
Il faifoit de profondes réflexions fur le- grand bonheur qui venoit de lui arriver 9 îorfqu'il entendit- frapper à fa porte. Avant que d'ouvrir , il demanda qui fi appoit ; &5 ayant reconnu à la voix que c'étoit une femme > il ouvrit. Mon fils , lui dit-elle , j'ai une grâce à vous demander ; voilà le temps «le la prière, ie voudrais, bien me laver pouf
CLXXVIK N u i t; 373 être en état de la faire. LahTez-moi , s'il vous plaît? entrer chez vous, & me donnez un vafe d'eau. Mon frère envifagea cette femme , ôt vit que c'étoit une perfonne déjà fort avancée en âge. Quoiqu'il ne la connût point, il ne laifla pas de «lui accorder ce qu'elle de- mandoit. Il lui donna un vafe plein d'eau, en fuite il reprit fa place ; & toujours occupé de fa dernière aventure , il mit fon or dans une efpèce de bourfe longue ck étroite y propre à porter à fa ceinture. La vieille > pendant ce temps-là } fit fa prière ; & lors- qu'elle eut achevé , elle vint trouver mon frère y fe profterna deux fois en frappant la terre de fon front, comme fi elfe eut voulu prier dieu ; puis s'étant relevée , elle lui fou- haita toute forte de biens.
L'aurore, dont la clarté comrnençoit à paroître , obligea Scheherazade à s'arrêter en cet endroit. La nuit fuivante? elle reprit ainfi fon difcours, en faifant toujours parler Je fearbier :
'374 '"Les mille et une Nuits.
C L X X V 1 1 Ie. NUIT.
.LA vieille fouhaita donc toute forte de biens à mon frère 5 8c le remercia de (on honnêteté. Comme elle étoit habillée arTez pauvrement 5 &: qu'elle s'humilioit fort de- vant lui? il crut qu'elle lui demandoit l'au- mône 5 & il lui préfenta deux pièces d'or. La vieille fe retira en arrière avec furprife9* comme fi mon frère lui eut fait une injure. Grand dieu , lui dit-elle , que veut dire ceci? Seroit-il pofîible , feigneur, que vous me priiîiez pour une de ces miférables qui font profefîion d'entrer hardiment chez les gens pour demander l'aumône ? Reprenez votre argent, je n'en ai pas befoin, dieu merci; j'appartiens à une jeune dame de cette ville , qui eft pourvue d'une beauté charmante 5 & qui eft avec cela très-riche ; elle ne me lahTe manquer de rien.
Mon frère ne fut pas affez fin pour s'ap- percevoir de l'adrefïe de la vieille , qui n'a- voit refufé les deux pièces d'or que pour en attraper davantage. Il lui demanda fi elle ne pourroit pas lui procurer l'honneur de voir cette dame. Très - volontiers •> lui repondit-
CLXXVIIÏ*. Nu i t. 37f elle, elle fera bien-aife de vous é pou fer, ck de vous mettre en poiTefîion de tous Tes biens en vous faifant maître de fa perfonne : pre- * nez votre argent ck fuivez-moi. Ravi d'avoir trouvé une groffe fomme d'argent > ck pre£» qu'auflïtôt une femme belle ck riche , il fer- ma les yeux à toute autre confidératiom lî prit les cinq cent pièces d'or^ ck fe laiffa conduire par la vieille.
Elle marcha devant lui , ck il l'a fuivit de loin jufqu'à la porte d'une grande maifont où elle frappa. Il la rejoignit dans le temps qu'une jeune efclave grecque ouvroit. La vieille le fît entrer le premier , ck parler au* travers d'une cour bien pavée , ck l'intro- duiiît dans une falle, dont l'ameublement le confirma dans la bonne opinion qu'on lui avoit fait concevoir de la maitrefle de la -maifon. Pendant que la vieille alla avertir la jeune dame5 il s'affit ; ck comme il avoit chaud ? il ôta fon turban ck le mit près de lui. Il vit bientôt entrer la jeune dame , qui le furprit bien plus par fa beauté que par la richefTe de fon habillementa II fe leva dès qu'il Papperçut. La dame le pria d'un air gracieux de reprendre fa place , en s'afleyant près de lui. Elle lui marqua bien de la joie de le voir j ck après lui avoir dit quelques
'3t6 Les mille et une Nuits. douceurs : nous ne fommes pas ici allez com- modément 5 aiouta-t elle , venez , donnez- moi la main. A ces mots, elle lui préfenta la fienne ? ck le mena dans une chambre écartée , où elle s'entretint encore quelque temps avec lui ; puis elle le quitta, en lui difant : Demeurez , je fuis à vous dans un moment. Il attendit; mais au lieu de la dame? un grand efclave arriva, le fabre à la main, & regardant mon frère d'un œil terrible : Que fais-tu ici , lui dit- il fièrement. Aîna- fchar, à cet afpecl: , fut tellement farfï de frayeur , qu'il n'eut pas la force de répon- dre. L'efclave le dépouilla, lui enleva l'or qu'il portoit, 6c lui déchargea plulîeurs coups de fabre dans les chairs feulement. Le mal- heureux en tomba par terre , où il reila fans mouvement , quoiqu'il eût encore l'ufage des fens. Le noir le croyant mort, demanda du fel ; l'efclave grecque en apporta plein un grand baffin. Ils en frottèrent les plaies de mon frère , qui eut la préfence d'efprit 9 malgré la douleur cuifante qu'il foufTroit 9 de ne donner aucun figne de vie. Le noir £k l'efclave grecque s'étant retirés 5 la vieille qui avoit fait tomber mon frère dans le piège, vint le prendre par les pieds, & le traîna tuf- gua une trappe, qu'elle ouvrit. Elle le jeta
CLXXVÎÎK Nuit. 377 dedans , & il fe trouva dans un lieu fouter- rain avec plufieurs corps de gens qui avoient été avTafîinés. Il s'en apperçut dès qu'il fut revenu à lui ; car la violence de fa chute lui avoir ôté le fentirnent. Le Tel dont fes plaies avoient été frottées, lui conferva la vie. Il reprit peu-à-peu allez de force pour fe foi** tenir; & au bout de deux jours 5 ayant ou- vert la trappe durant la nuit , ck remarqué dans la cour un endroit propre à fe cacher 3 il y demeura jufqu'à la pointe du jour. Alors il vit paroître la déteftable vieille, qui ou- vrit la porte de la rue , ck partit pour aller chercher une autre proie. Ami qu'elle ne le vît pas 5 il ne fortit de ce coupe-gorge que quelques momens après elle , & il vint fe réfugier chez moi , où il m'apprit toutes les aventures qui lui étoient arrivées en n* peu de temps.
Au bout d'un mois , il fut parfaitement guéri de fes blerTures 5 par les remèdes fou- verains que je lui fis prendre. Il réfolut de fe venger de la vieille qui l'avoit trompé û cruellement. Pour cet erret, il fit une bourfe allez grande pour contenir cinq cent pièces d'or, & au lieu d'or, il la remplit de morceaux de verre.
Scheherazade , en achevant ces derniers
.37$ Les mille et une Nuits. mots , s'apperçut qu'il etoit jour. Elle n'en dit pas davantage celte nuit ; mais le len- demain ) elle pourfuivit de cette forte friif- toire d'Alnafchar :
C L X X I Xe. NUIT:
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JVlON frère -, continua le barbier , attacha le fac de verre autour de lui avec fa cein- ture , fe déguifa en vieille , & prit un fabre , qu'il cacha fous fa robe. Un matin il ren- contra la vieille qui fe promenoit déjà par la viîîe , en cherchant l'occafion de jouer un mauvais tour à quelqu'un. Il l'aborda , & contrcfaifant la voix d'une femme : Nauriez-vous pas , lui dit-il ^ un trébuchet à me prêter ? Je fuis une femme de Perfe nouvellement arrivée. J'ai apporté de mon pays cinq cent pièces d'or. Je voudrois bien voir il elles font de poids. Bonne femme 9 lui répondit Ja vieille , vous ne pouviez mieux vous adrelTerqu'à moi. Venez, vous n'avez qu'à me fuivre, je vous mènerai chez mon fils qui eft changeur y il fe fera un plaifïr de vous les pefer lui-même pour vous en épargner la peine. Ne perdons pas de temps, afin de le trouver avant qu'il
- C L X X I X«. N u i t. 379
aille à fa boutique. Mon frère la fuivit jus- qu'à la maifon où elle l'avoit introduit la première fois, ck la porte fut ouverte par l'efclave grecque.
La vieille mena mon frère dans la-falle, où elle lui dit d'attendre un moment 9 qu'elle alloit faire venir fon fils. Le pré- tendu fils parut fous la forme du vilain efclave noir : Maudite vieille , dit-il à mon frère > lève-toi ck me fuis. En difant ces mots , il marcha devant pour Je mener au lieu où il vouloit le mafTacrer. Alnafchar fe leva, le fuivit, ck tirant fon fabre.de dedbus fa robe > il le lui déchargea fur le cou par derrière fi adroitement 5 qu'il lui abattit la tête. Il la prit auflitôt d'une main y ck de l'autre il traîna le cadavre jufqu'au lieu fouterrain , où il le jeta avec la tête. L'efclave grecque, accoutumée à ce manège^ fe fit bientôt voir avec le bafîin plein de fel ; mais quand elle vit Alnafchar le fabre à la main , ck qui avoit quitté le voile dont il s'étoit couvert le vifage , elle laifla tom- ber le baffin jk s'enfuit; mais mon frère courant plus fort qu'elle, la joignit y ck lui fit voler la têtQ de deffus les épaules. La méchante vieille accourut au bruit , ck il fe fallu d'elle avant qu'elle eut le temps de
3S0 LëS Mule et une Nuits. lui échapper. Perfide ? s'écria-t-il , me re- connois-ru ? Hélas, feigneur^ répondit-elle en tremblant ^ qui êtes - vous ? Je ne me fouviens pas de vous avoir jamais vu. Je fuis , dit-il y celui chez qui tu entras l'autre jour pour te laver & faire ta prière d'hy- pocrite : t'en fouvient-il ? Alors elle fe mit à genoux pour lui demander pardon , mais il la coupa en quatre pièces.
Il ne reftoit plus que la dame > qui ne fa- voit rien de ce qui venoit de fe palier chez elle. Il la chercha , & la trouva dans une chambre^ où elle penfa s'évanouir quand elle le vit paroître. Elle lui demanda la vie , 6k il eut la générofité de la lui accor- der. Madame? lui dit-il, comment pouvez- vous être avec des gens aufïi méchans que ceux dont je viens de me venger fi juge- ment ? J'étois y lui répondit-elle > la femme d'un honnête marchand 5 & la maudite vieille, dont je ne connoiffois pas la méchanceté > me venoit voir quelquefois. Madame > me dit-elle un jour , nous avons de belles noces chez nous ; vous y prendriez beaucoup de plaifir , fi vous vouliez nous faire l'honneur de vous y trouver. Je me biffai perfuader. Je pris mon plus bel habit avec une bourfe de cent pièces d'or : je la fuivis ; elle me
C L X X î X«. Nuit. $t
mena dans cette maifon, où je trouvai ce noir qui me retint par force ; &c il y a trois ans que j'y fuis avec bien de la dou- leur. De la manière dont ce déteftable noir fe gouvernoit , reprit mon frère , il faut qu'il ait amafTé bien des richefTes. Il y en a tant , repartit- elle , que vous ferez riche à jamais* fi vous pouvez les emporter : fui- vez-moi & vous les verrez. Elle conduisît Alnafchar dans une chambre 5 où elle lui fit voir effectivement plufieurs coffres pleins d'or5 qu'il confidéra avec une admiration dont il ne pouvoit revenir. Allez , dit-elle; 6c amenez affez de monde pour emporter tout cela. Mon frère ne fe le fit pas dire deux fois ; il fortit , & ne. fut dehors qu'au- tant de temps qu'il lui en fallut pour af- fembler dix hommes. Il les emmena avec lui ; ck en arrivant à la maifon , il fut fort étonné de trouver la porte ouverte: mais il le fut bien davantage , lorfqu'étant entré dans la chambre où il avoit vu les coffres , il n'en trouva pas un feul. La dame* plus rufée & plus diligente que lui * les avoit fait enlever & avoit difparu elle - même. Au défaut dçs coffres * ck pour ne s'en pas re- tourner les mains vides , il fit emporter tout ce qu'il put trouver de meubles dans les
5$fi Les mille et une Nuits.
chambres 6k dans les garde-meubles , où il y enavoit beaucoup plus qu'il ne lui en falloit pour le dédommager des cinq cent pièces d'or qui lui avoient été volées. Mais en fortant de la maifon, il oublia de fermer îa porte. Les voifins , qui avoient reconnu mon frère 6k vu les porteurs aller 6k venir? coururent avertir le juge de police de ce déménagement qui leur avoit paru fufpecl:, Alnafchar palTa la nuit aviez tranquillement ; mais le lendemain matin , comme il fortoit du logis 5 il rencontra à fa porte vingt hom- mes des gens du juge de police, qui fe fai- firent de lui. Venez avec nous , lui dirent- ils , notre maître veut parler à vous. Mon frère les pria de fe donner un moment de patience , 6k leur offrit une fomme d'argent pour qu'ils le laiiTaffent échapper ; mais au lieu de l'écouter , ils le lièrent 6k le forcè- rent de marcher" avec eux. Ils rencontrèrent dans une rue un ancien ami de mon frère y qui les arrêta, ck s'informa d'eux pour quelle raifon ils Temmenoient : il leur prôpofa même une fomme coftfidérable pour le lâcher , ck rapporter au juge de police qu'ils ne l'avoient pas trouvé ; mais il ne put rien obtenir d'eux , 6k ils menèrent Alnaf- char au juge de police*
CLXX.Xc Suit, ^f Scheherazade cefïa de parler en cet en- droit , parce qu'elle remarqua qu'il étoit. jour. La nuit fuivante elle reprit le ni de fa narration > & dit au fultan des Indes :
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CLXXXe, NUIT.
oire , quand les gardes , pourfuivit le bar- bier , eurent conduit mon frère devant le juge de police , ce magiflrat lui dit : Je vous demande où vous avez pris tous les meubles que vous fîtes porter hier chez vous ? SeiA gneur , répondit Alnafchar , je fuis prêt à vous dire la vérité; mais permettez- moi auparavant d'avoir recours à votre clémence, & de vous fupplier de me donner votre parole qu'il ne me fera rien fait. Je vous la donne, répliqua le juge. Alors mon frère lui raconta fans déguifement tout ce qui lui étoit arrivé., & tout ce qu'il avoit fait de- puis que la vieille étoit venue faire fa prière chez lui ? jufqu'à ce qu'il ne trouva plus là jeune dame dans la chambre où il l'avoit lairTée après avoir tué le noir > l'efclave grec- que & la vieille. A l'égard de ce qu'il avoit fait emporter chez lui 5 il fupplia le juge dfc lui en laiffer au moins une partie pour le
3$4 Les mille et une Nuits. récompenfer des cinq cent pièces d'or qu'oa lui avoit volées.
Le juge, fans rien promettre à mon frère 9 envoya chez lui quelques-uns de fes gens pour enlever tout ce qu'il y avoit ; & lorf- qu'on lui eut rapporté qu'il n'y refloit plus rien , ck que tout avoit été mis dans Ton garde-meuble , il commanda aulïitôt à mon frère de fortir de la ville 3 & de n'y revenir de fa . vie , parce qu'il craignoit que s'il y demeuroit , il n'allât fe plaindre de fon injus- tice au calife. Cependant Alnafchar obéit à Tordre fans murmurer, & fortit de la ville pour fe réfugier dans une autre. En chemin il rut rencontré par des voleurs qui le dépouil- lèrent , & le mirent nud comme la main. Je n'eus pas plutôt appris cette fâcheufe nou- velle , que je pris un habit 6k: allai le trouver où il étoit. Après l'avoir confolé le mieux qu'il me fut poflible , je le ramenai ck le fis entrer fecrètement dans la ville , où j'en eus autant de foin que de fes autres frères.
Hifloirc du Jixième Frère du Barbhr*
Il ne me refte plus à vous raconter que ï'hiftoire de mon rmème frère, appelé Scha- cabac aux lèvres fendues, 11 avoit eu d'abord
l'induit-rie
CL XX Xe. N u î t. j8<j l'indu fine de bien faire valoir les cent drag- ines d'argent qu'il avoit eues en partage , de même que fes. autres frères; de forte qu'il s^étoit vu fort à fon aife ; mais un revers de fortune le réduifit à la néceffité de demander fa vie. Il s'en acquittoit avec adreffe ? & il . s'étudioit furtout à ie procurer l'entrée des * grandes maifons par Tentremife des offi- ciers '& des domeltiques , pour avoir un libre accès auprès des maîtres , 6k s'attirer leur "Compafîîon.
Un jour qu'il pafToit devant un hôtel ma- gnifique > dont la porte élevée laiïïoit voir une cour três-fpacieufe, où il y avoit une foule de domefKques, il s'approcha de l'un d'entr'eux^ & lui demanda à qui appartenoit , cet hôtel. Bon-homme 5 lui répondit îe ào~ jneflique 9 d'où venez- vous pour me faire cette demande ? Tout ce que vous voyez ne vous fait-il pas connoître que c'eft l'hôtel d'un ( î ) Barmecide ? Mon frère , à qui la générofité & la libéralité des Barmecides étoient connues , s'adreffa aux portiers 5 car il y en avoit plus d'un , & les pria de lui donner
( î ) Les Barmecides , comme on l'a déjà dit ailleurs, ■étoient une noble famille 4e Perfe , qui s'étoit établie k Bagdad.
Tome riiï, R
386 Les mille et une Nuits; l'aumône. Entrez? lui dirent-ils, perfonné ne vous en empêche , ck adrefifez-vous vous- même au maître de la maifon , il vous ren-, verra content.
Mon frère ne s'attendoit pas à tant d'hon~ nêteté ; il en remercia les portiers , ck entra avec leur permiffion dans l'hôtel , qui étoit ii varie , qu'il mit beaucoup de temps à gagner l'appartement du Barmecide. Il pénétra enfin jufqu'à un grand bâtiment en quarré , d'une très-belle architecture, ck entra par un vefti- bule , qui lui fit découvrir un jardin des plus propres? avec des allées de cailloux de diffé- rentes couleurs , qui ré jouifïbient la vue. Les appartemens d'en-bas ? qui régnoient à l'en-, tour ? étoient prefque tous à jour. Ils fe fer- moient avec de grands rideaux pour garantir du foleil , ck on les ouvroit pour prendre le frais quand la chaleur étoit pafïee.
Un lieu fi agréable auroit caufé de l'ad- miration à mon frère , s'il eut eu l'efprit plus content qu'il ne l'avoit. Il avança? ck entra dans une falle richement meublée 6k ornée de peintures à feuillages d'or ck d'azur , où il apperçut un homme vénérable avec une longue barbe blanche , affis fur un fopha à la place d'honneur ? ce qui lui fit juger qu< c'étoit le maître' de la maifon. En effet ? c'éj
€ L X X X*. Nuit. jSf toit le feigneur Barmecide lui-même > qui lui dit d'une manière obligeante , qu'il étoit le bien-venu , & lui demanda ce qu'il fouhai- toit. Seigneur , lui répondit mon frère d'un air à lui faire pitié , je fuis un pauvre homme qui ai befoin de Fafliftance des perfonnes puifïantes & généreufes comme vous. Il ne pouvoit mieux s adreffer qu'à ce feigneur > qui étoit recommandable par mille belles qualités.
Le Barmecide parut étonné de la réponfe de mon frère ; &: portant (es deux mains à fon eftomac , comme pour déchirer fon habit en ligne de douleur : EûVil poffible > s'écria- î-il , que je fois à Bagdad , & qu'un homme tel que vous foit dans la nécefîité que vous dites ? Voilà ce que je ne puis fouffrir. A ces démonftrations 3 mon frère 5 prévenu qu'il alloit lui donner une marque Singulière de fa libéralité , lui donna mille bénédictions? ■& lui fouhaita toute forte de biens. Il ne fera pas dit ? reprit le Barmecide , que je vous abandonne > & je ne prétends pas non plus taie vous m'abandonniez. Seigneur 5 répliqua mon frère , je vous jure que je n'ai rien mangé d'aujourd'hui. Efl-il bien vrai > repar- tit le Barmecide > que vous foyez à jeun à l'heure qu'il eft ? Hélas le pauvre homme î
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3?§ Les mille et une Nuits»
il meurt de faim ! Holà l garçon , ajouta-t-iî en élevant îa voix 5 qu'on apporte vite le baflin & l'eau ? que nous nous lavions les mains. Quoiqu'aucun garçon ne parût y Se que mon frère ne vît ni baiîin ni eau 5 le Barmecide néanmoins ne lairTa pas de fe frotter les mains comme fi quelqu'un eût verfé de l'eau defïus ; & en faifant cela* il ■' difoit à mon frère : Approchez donc , lavez- vous avec moi. Schacabac jugea bien par-là que le feigneur Barmecide aimoit à rire ; &C comme il entendoit lui-même la raillerie, & qu'il n'ignoroït pas la cômplaifance que les pauvres doivent avoir pour les riches, s'ils en veulent tirer bon parti , il s'approcha ck fit comme lui.
Allons , dit alors le Barmecide ? qu'on ap- porte à manger, ck qu'on ne nous fafïe point attendre. En achevant ces paroles, quoiqu'on n'eût rien apporté , il commença de faire comme s'il eût pris quelque chofe dans un plat , de porter à fa bouche & de mâcher à vide > en difant à mon frère : Mangez, mon hôte , je vous en prie , agiriez aufîî librement que fi vous étiez chez vous : mangez donc; pour un homme affamé , il me fembîe que vous faites la petite bouche. Pardonnez-* moi , feigneur y lui répondit Schacabac ea
C L X X X Ie. N ui t. 3§9
imitant parfaitement fes gefles , vous voyez que je ne perds pas de temps , & que je fais allez bien mon devoir. Que dites-vous de ce pain , reprit le Barmecide , ne le trouvez- vous pas excellent ? Ah , feigneur , repartit mon frère, qui ne voyoit pas plus de pain que de viande , jamais je n'en ai mangé de il blanc ni de fi délicat. Mangez -en donc tout votre faoui , répliqua le feigneur Bar- mecide ; je vous allure que j'ai acheté cinq cent pièces d'or la boulangère qui me fait de fi bon pain.
Scheherazade vouloit continuer; mais le jour qui paroifïbit , l'obligea de s'arrêter à ces dernières paroles. La nuit fuivante ) elle pourfuivit de cette manière :
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CLXXXP. NUIT.
J_j E Barmecide y dit le barbier , après avoir parlé de l'efclave fa boulangère, & vanté fon pain , que mon frère ne mangeoit qu'en idée , s'écria : Garçon 5 apporte - nous un autre pîat. Mon brave hôte > dit -il à mon frère, encore qu'aucun garçon n'eût paruj goûtez de ce nouveau mets, '& me dite ii jamais vous avez mangé du mouton cuit
39o Les mille et une Nuits. avec du bled mondé , qui fût mieux accomJ mode que celui - là ? Il eft admirable , lui répondit mon frère ; aufîî je m'en donne comme il faut. Que vous me faites de plaifir, reprit le feigneur Barmecide : je vous con- jure par la fatisfacYion que j'ai de vous voir fi bien manger 5 de ne rien laiffer de ce mets 9 puifque vous le trouvez ii fort à votre goût* Peu de temps après? il demanda une oie à la fauce douce , accommodée avec du vi- naigre y du miel , des raifins fecs , des pois cbiches &: des figues fèches ; ce qui fut apporté comme le plat de viande de mou- ton. L'oie eft bien graffe > dit le Barmecide , mangez-en feulement une cuifTe & une aile, îl faut ménager votre appétit 5 car il nous revient encore beaucoup d'autres chofes* Effectivement, il demanda plufieurs autres plats de différentes fortes , dont mon frère y en mourant de faim , continua de faire fem- blant de manger : mais ce qu'il vanta plus que tout le refte, fut un agneau nourri de piflaches , qu'il ordonna qu'on fervît , & qui fut fervi de même que les plats précédens. Oh ! pour ce mets, dit le feigneur Barme- cide , c'eft un mets dont on ne mange point ailleurs que chez moi , je veux que vous vous en raffafïiez. En difant cela> il fit
CLXXXIe. Nuit. 391 comme s'il eût eu un morceau à la main, &: l'approchant de la bouche de mon frère : Tenez 5 lui dit - il > avalez cela , vous allez juger fi j'ai tort de vous vanter ce plat. Mon frère allongea la tête , ouvrit la bouche , feignit de prendre le morceau , de le mâcher ck de l'avaler avec un extrême plaifir. Je favois bien , reprit le Barmecide > que vous îe trouveriez bon. Rien au monde n'eft plus exquis , repartit mon frère : franchement , c'eft une chc|fe délicieufe que votre table. Qu'on apporte à préfent^e ragoût, s'écria le Barmecide ; je crois que vous n'en ferez pas moins content que de l'agneau : hé bien, qu'en penfez-vous ? Il eft merveilleux , ré- pondit Schacabac ; on y fent tout-à-la-fois 5 l'ambre , le clou de gérofle , la mufcade , le gingembre , le poivre ck les herbes les plus odorantes } & toutes ces odeurs font u* bien ménagées , que l'une n'empêche pas qu'on ne fente l'autre : quelle volupté ! Faites hon- neur à ce ragoût , répliqua le Barmecide ; mangez - en donc > je vous en prie. Holà, garçon, ajouta- t -il en hauffant la voix* qu'on nous donne un nouveau ragoût. Non pas, s'il vous plaît > interrompit mon frère: en vérité, feigneur , il n'en1 pas poffible que je mange davantage ; je n'en puis plus,
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392. Les mïile et une Nuits,
Qu'on defTerve donc , dit alors le Éaf- rnecide ? & qu'on apporte les fruits. Il atten- dit un moment , comme pour donner le temps aux officiers de defiervir ; après quoi reprenant la parole : Goûtez de ces aman- des, pourfui vit-il? elles font bonnes Ô£ fraî- chement cueillies. Ils firent l'un & l'autre de même que s'ils euiTent ôté la peau des aman- des ck qu'ils les eufTent mangées. Après cela, Ie_ Barmecide invitant mon frère à prendre d'autres chofes : Voilà , lui dit-il, de toutes fortes de fruits •> des gâteaux ? des confitures sèches , des compotes ; choifiiïez ce qu'il vous plaira. Puis avançant la main , comme s'il lui eut préfenté quelque chofe : Tenez, continu a- t-iî , voici une tablette excellente pour aider à faire la digeftion. Schacabac fie femblant de prendre & de manger. Seigneur, dit-il? le mufe n'y manque pas. Ces fortes de tablettes fe font chez moi , répondit le Barmecide ; & en cela , comme en tout ce qui fe fait dans ma maifon, rien n'eft épar- gné. Il excita encore mon frère à manger» Pour un homme j pourfuivit - il? qui étiez encore à jeun lorfque vous êtes entré ici> 1 me paroît que vous n'avez guères mangé» Seigneur, lui repartit mon frère? qui avoit mal aux mâchoires à force de mâcher à
CL XXX le. N u i ï. . 393 vide , je vous afTure que je fuis tellement rempli , que je ne faurois manger un feul morceau davantage.
Mon hôte ? reprît le Barmecide > après avoir fi bien mangé, il faur que nous bu- vions ( i ) : vous boirez bien du vin. Sei- gneur , lui dit mon frère , je ne boirai pas de vin ^ s'il vous plaît , puifque cela m'eft défendu. Vous êtes trop fcrupuleux , répli- qua le Barmecide : faites comme moi.v J'en boirai donc par complaifance > repartit Scha- cabac : à ce que je vois, vous voulez que rien ne manque à votre ferlin. Mais comme je ne fuis point accoutumé â' boire du vin, je crains de commettre quelque faute contre la bienféance , & même contre le refpecl: qui vous ert. dû ; c'eft pourquoi je vous prie encore de me difpenfer de boire du vin ; je me contenterai de boire de l'eau. Non , non> dit le Barmecide, vous boirez du vin. En même temps, il commanda qu'on en apportât ; mais le vin ne fut pas plus réel que la viande ck les fruits. ïl fit femblant de fe ver fer à boire , ck de boire le pre- mier; puis failant femblant de verfer à boire
( i ) Les Orientaux, & particulière aient les Ma- kométans ? ne boivent qu'après le repas.
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394 Les mille et une Nuits. pour mon frère , ck de lui préfenter le verre t Buvez à ma famé , lui dit-il, fâchons un peu fî vous trouverez ce vin bon. Mon frère feignit de prendre le verre , de le regarder de près comme pour voir fî la couleur du vin étoit belle 5 & de fe le porter au nez pour juger fi l'odeur en étoit agréable ; puis il fit une profonde inclination de tête au Bar- inecide, pour lui marquer qu'il prenoit la liberté de boire à fa fanté > ck enfin il fît femblant de boire avec toutes les démon £* trations d'un homme qui boit avec plaifir. Seigneur, dit-il,, je trouve ce vin excellent z. mais il n'eft pas affez foté», ce me femble. Si vous en fouhaitez qui ait plus de force > répondit le Barmecide , vous n'avez qu'à parler ; il y en a dans ma cave de plufieurs fortes. Voyez fî vous ferez content de celui- ci» A ces mots y il ût femblant de fe verfer d'un autre vin à lui-même, ck puis à mor* frère : il fit cela tant de fois, que Schacahac feignant que le vin Favoit échauffé, contre^ fit l'homme ivre , leva la main ck frappa le Barmecide à la tête fî rudement , qu'il fe renverfa par terre. Il voulut même le frap- per encore ; mais le Barmecide , préfentant la main pour éviter le coup , lui cria : Etes- vous fou ? Alors mon frère fe retenant x lui
CLXXXIP. Nuit. 395 dit : Seigneur , vous avez eu la bonté de re- cevoir chez vous votre efcîave , ck de lui donner un grand feftin : vous deviez vous contenter de m'avoir fait manger ; il ne fal- loit pas me faire boire de vin , car je vous avois bien dit que je pourrois vous manquer de refpecl:. J'en fuis très-fâché , ck je vous en demande mille pardons.
A peine eut-il achevé ces paroles y que le Barmecide , au lieu de fe mettre en colère , fe prit à rire de toute fa force. Il y a long- temps , lui dit-il , que je cherche un homme de votre caractère.... Mais , nVe? dit Schehe- razade, au fultan des Indes ? je ne prends pas garde qu'il eft jour. Schahriar fe leva aufïitôt, ck la nuit fuivante , la fultane con~ tinua de parler dans ces termes :
CLXXXIK NUIT.
SiRE, le barbier pourfuivant l'hiftoïre de fon fixième frère : Le Barmecide, ajouta-t- il, fit mille careifes à Schacabac. Non-feu- lement, lui dit-il , je vous pardonne le coup que vous m'avez donné ? je veux même déformais que nous foyons amis 5 &c que vous n'ayez pas d'autre maifon que la mienîîe»
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30 Les mille et une Nuits.
Vous avez eu la complai fan ce de vous a«~ comrnoder à mon humeur , ck la patience de foutenir la pîaifanterie jufqu'au bout ; mais nous allons manger réellement. En achevant ces paroles, il frappa des mains. > ck commanda à plufieurs domeiliques qui parurent, d'apporter la table ck de fervlr. ïl (ut obéi promptement , & mon frère fut régalé des mêmes mets "dont il n'avoit goûté qu'en idée. L.orfqu'on eut deffervi, on ap- porta du vin 9. ck en même temps un nom- bre d'efclaves belles ek richement habillées ^ entrèrent ck chantèrent au fon des inflru.- mens quelques airs agréables. Enfin % S char cabac eut tout fujet d'être content des bontés ck des honnêtetés du Barmecide , qui le goûta , en ufa. avec lui familièrement, ck lui fit donner un habit de fa garde-robe., Le Barmecide trouva dans mon frère taïït d'efprit* ck une fi grande, intelligence en toutes chofes , que peu de jours après il: lui confia le foin de toute fa maifon ck de tou- tes fes affaires. Mon frère s'acquitta fort bien de fon emploi durant vingt années. Au bout de ce temps- la ^ le généreux Bar- mecide, accablé de vieille fie , mourut ; ck n'ayant pas lauTé d'héritiers ,. on connfqua tous fes biens au profit du prince. On deh
C L X X X I Ie. Nuit. 397 pouilîa mon frère de tous ceux qu'il avoit amaiïes ; de forte que fe voyant réduit à fon premier état , il fe joignit à une cara^ vane de pèlerins de la Mecque ) dans le defTein de faire ce pèlerinage à la faveur de leurs charités. Par malheur , la caravane fur attaquée .& pillée par un nombre de bédouins (1) fupérieur à celui des pèlerins. Mon frère fe trouva ejclave d'un bédouin , qui lui donna la baftonade pendant pîuiîeurs jours , pour l'obliger à fe racheter. Schaca- bac lui protefia qu'il le maltraitoit inutile- ment. Je fuis votre efclave ? lui difoit - il y vous pouvez difpofer de moi à votre vo- lonté ; mais je vous déclare que je fuis dans îa dernière pauvreté , & qu'il n'eft pas eri mon pouvoir de me racheter. Enfin, mon frère eut beau. lui expofer toute fa misère, ck tâcher de le fléchir par fes larmes 5 le bédouin fut impitoyable ; & de dépit de fe voir fruitré d'une fomme considérable fur laquelle il avoit compté , il prit fon cou- teau et lui fendit les lèvres, pour fe venger, par cette inhumanité? de la perte qu'il croyok avoir faite.
( î ) Les bédouins font des Arabes- errans par les déTerts , qui pillent les caravanes quand elles ne ÎQixk jpas affez fortes pour leur réGiicr.
39$ Les mille et une Nuits.
Le bédouin avoit une femme aiTez jolie ? ck fou vent 9 quand il allait faire fes courfes y il laifToit mon frère feu! avec elle. Alors la femme n'oublioit rien pour confoler mon frère de fa rigueur de l'efclavage. Elle lui faifoit affez connoître qu'elle l'aimoit ; mais il n'ofoit répondre à fa paillon , de peur de s'en repentir , &t il évitoit de fe trouver fèul avec elle, autant qu'elle cherchoit Toc- caflon d'être feule avec lui. Elle avoit une fi grande habitude de badiner & de jouer avec Schacabac , toutes les fois qu'elle îe voyoit5 que cela lui arriva un jour en préfence de fon cruel mari. Mon frère , fans prendre garde qu'il les obfervoit , s'avifa? pour fes péchés.? de badiner auffî avec elle. Le bédouin s'imagina aufïitôt qu'ils vivoient tous deux dans une intelligence criminelle ; & ce foupçon le mettant en fureur, il fe jeta fur mon frère ; & après l'avoir mutilé d'une manière barbare, il le conduifk fur un cha- meau au haut d'une montagne déferre , où il le laiffa. La montagne étoit fur îe che- min de Bagdad , de forte que les paffans qui Tavoient rencontré me donnèrent avis du lieu où il étoit. Je m'y rendis en dili- gence. Je trouvai l'infortuné Schacabac dans un état déplorable, Je lui donnai le fecours
CLXXXIK Nuit. 399 dont il avoit befoin , 6k le ramenai dans la ville.
Voilà ce que je racontai au calife Mof^- tanfer Billah , ajouta le barbier. Ce prince m'applaudit par de nouveaux éclats de rire, C'eft. préfentement , me dit -il, que je ne puis douter qu'on ne vous ait donné , à jufle titre? le furnom de filencieux : per- fonne ne peut dire le contraire. Pour cer- taines caufes néanmoins y je vous commande de fortir au plutôt de la ville. Allez , 6k que je n'entende plus parler de vous. Je cédai à la néceilité , 6k voyageai pluiieurs années dans des pays éloignés. J'appris enfin que le calife étoit mort ; je retournai à Bagdad 9 où je ne trouvai pas un feul de mes frères en vie. Ce fut à mon retour en cette ville 9 que je rendis au jeune boiteux le fervice important que vous avez entendu. Vous êtes pourtant témoins de ion ingratitude , 6k de la manière injurieufe dont il m'a traité. Au lieu de me témoigner de la reconnoillance % il a mieux aimé me fuir 6k s'éloigner de fois pays. Quand j'eus appris qu'il n'étoit plus à Bagdad' j quoique perfonne ne me fut dire au vrai de quel côté il avoit tourné {es pas, je ne laifTai pas toutefois de me mettre en chemin pour le chercher. Il y a long-temps
"400 Les mille et une Nuits. que je cours de province en province , &£ lorfque j'y penfois le moins, je l'ai rencon- tré aujourd'hui. Je ne m'attendois pas à le voir ii irrité contre moi.
Scheherazade , en cet endroit? s'apper- cevant qu'il étoit jour , fe tut j ck la nuit fuivante, elle réprit ainfi le fil de Ton difcours:
C L X X X 1 1 Ie. NUIT.
OIRE 3 le tailleur acheva de raconter au iultan de Cafgar Thifloire du jeune boiteux ck du barbier de Bagdad 5 de la manière que j'eus l'honneur de dire hier à votre majefté : Quand le barbier, continua-t-il? eut fini fon hiftoire , nous trouvâmes que le jeune homme n'avoit pas eu tort de Faccufer d'être un grand parleur. Néan- moins nous voulûmes qu'il demeurât avec nous , 6k qu'il fût du régal que le maître de la maifon nous avoir préparé. Nous nous mîmes donc à table > & nous nous réjouîmes jufqu'à la prière d'entre le midi ck le coucher du foîeil. Alors toute la com- pagnie fe fépara , 6k je vins travailler à ma boutique, en attendant qu'il fût temps de m'en retourner chez moi.
CLXXXIIP. Nuit. 4oî Ce fnc dans cet intervalle que le petit boflu, à demi-ivre , fe préfenta devant ma boutique , qu'il chanta & jouadefon tam- bour de bafque. Je crus qu'en l'emmenant au logis avec moi , je ne manquerois pas de divertir ma femme ; c'eit. pourquoi je l'emmenai. Ma femme nous donna un plat de poifTon.> & j'en fervis un morceau au boffu , qui le mangea fans prendre garde qu'il y avoit une arrête. Il tomba devant nous fans fentiment. Après avoir en vain efTayé de le fecourir, dans l'embarras ou nous mit un accident û funefte , ck dans la crainte qu'il nous caufa , nous n'héfitâmes point à porter le corps hors de chez nous , ck nous le fîmes adroitement recevoir chez 3e médecin juif. Le médecin juif le defcen- dit dans la chambre du pourvoyeur , & le pourvoyeur le porta dans la rue, où on a cru que le marchand l'avoit tué. Voilà 9 fire , ajouta le tailleur , ce que j'avois à dire pour fatisfaire votre majeiié. G'efl à elle à prononcer fi nous fommes dignes de fa clémence ou de fa colère y de la vie ou de la mort.
Le fultan de Cafgar laifla voir fur fon vifage un air content, qui redonna la vie au tailleur <k à fes camarades, Je ne puis
r4'oo Les mille et une Nuits.
que je cours de province en province , ck lorfque j'y penfois le moins, je l'ai rencon- tré aujourd'hui. Je ne m'attendois pas à le voir ii irrité contre moi.
Scheherazade , en cet endroit ? s'apper- cevant qu'il étoit jour , fe tut ? & la nuit fuivante, elle réprit ainfi le fil de fon difcours :
C L X X X 1 1 Ie. NUIT.
OIRE y le tailleur acheva de raconter au fultan de Cafgar lnifloire du jeune boiteux ck du barbier de Bagdad 5 de la manière que j'eus l'honneur de dire hier à votre majeflé : Quand le barbier , continua-t-il -, eut fini fon hifîoire , nous trouvâmes que le jeune homme n'avoit pas eu tort de l'accu fer d'être un grand parleur. Néan- moins nous voulûmes qu'il demeurât avec nous , ck qu'il fût du régal que le maître de la maifon nous avoir préparé. Nous nous mîmes donc à table y ck nous nous réjouîmes jufqu'à la prière d'entre le midi ck le coucher du foîeil. Alors toute la com- pagnie fe fépara , 6k je vins travailler à ma boutique, en attendant qu'il fût temps de m'en retourner chez moi.
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CLXXXÏIP. Nuit. 40 r Ce -fut dans cet intervalle que le petit bofïii , à demi-ivre , fe préfenta devant ma boutique , qu'il chanta ck jouadefon tam- bour de bafque. Je crus qu'en l'emmenant au logis avec moi , je ne manquerois pas de divertir ma femme ; c'efl pourquoi je Femmenai. Ma femme nous donna un plat de poifTon.) ck j'en fervis un morceau au bofiu , qui le mangea fans prendre garde qu'il y avoit une arrête. Il tomba devant nous fans fentiment. Après avoir en vain efTayé de le fecourir, dans l'embarras où nous mit un accident fi funefte , & dans la crainte qu'il nous caufa , nous n'héritâmes point à porter le corps hors de chez nous , ck nous le fîmes adroitement recevoir chez le médecin juif. Le médecin juif le defcen- dit dans la chambre du pourvoyeur , ck le pourvoyeur le porta dans la rue, où on a cru que le marchand l'avoit tué. Voilà 9 ïire , ajouta le tailleur , ce que j'avois à dire pour fatisfaire votre majefté. G'eft à elle à prononcer fi. nous fommes dignes de fa clémence ou de fa colère > de la vie ou de la mort.
Le fultan de Cafgar laifla voir fur fon vifage un air content, qui redonna la vie au tailleur <k à fes camarades, Je ne puis
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4ôi Les mille et une Nuits.
difcon venir, dit-il 5 que je ne fois plus frappé de l'hiftoire du jeune boiteux , de celle du barbier & des aventures de fes frères 9 que de l'hiftoire de mon bouffon ; mais avant que de vous renvoyer chez vous tous quatre , ck qu'on enterre le corps du bofîu •> je voudrois voir ce barbier qui eft caufe que je vous pardonne. Puifqu'il fe trouve dans ma capitale, il eft aifé de contenter ma curiofité. En même temps il dépêcha un huiffier pour l'aller chercher , avec le tailleur , qui favoit où il pourroit être.
L'huiflier & le tailleur revinrent bientôt, ck amenèrent le barbier > qu'ils préfentèrent au fultan. Le barbier étoit un vieillard qui pouvoit avoir quatre-vingt-dix ans. Il avoit la barbe ck les fourcils blancs comme neige , les oreilles pendantes ck le nez fort long. Le fultan ne put s'empêcher de rire en le voyant. Homme filencieux , lui dit-il 5 j'ai appris que vous faviez des hiftoires merveil- leufes , voudriez-vous bien m'en raconter quelques-unes ? Sire , lui répondit le barbier j laiftons-là 9 s'il vous plaît , pour îepréfent, les hiftoires que je puis fa voir. Je fupplie très-humblement votre majefté de me per- mettre de lui demander ce que font ici de- vant elle ce chrétien ; ce juif ; ce muful*
CLXXXIVe. Nuit. 40$
man, &c ce borïu mort que je vois là étendu par terre. Le fultan fourit de la liberté du barbier , & lui répliqua : qu'efl-ce que cela vous importe ? Sire y repartit le barbier , il m'importe de faire la demande que je fais* afin que votre majeflé fâche que je ne fuis pas un grand parleur, comme quelques- uns le prétendent , mais un homme juge- ment appelé le (îlencieux.
Scheherazade , frappée par la clarté du jour , qui commençoit à éclairer l'apparte- ment du fultan des Indes , garda le filence en cet endroit, & continua ainfl la nuit Suivante :
CL XX XI Ve. NUIT.
OIRE y le fultan de Cafgar eut la complaî- fance de fatisfaire la curiofîté du barbier. II commanda qu'on lui racontât l'hiftoire du petit boiîu , puifqu'il paroifToit le fouhaiter avec ardeur. Lorfque le barbier l'eut en- tendue y il branla la tête ? comme s'il eût voulu dire qu'il y avoit là-defïbus quelque chofe de caché qu'il ne comprenoit pas. Véritablement , s'écria-t-il , cette hiftoire eft furprenante j mais je fuis bien - aife
r4ô4 Les mille et une Nuits. d'examiner de près ce boiTu. Il s'en apprô- cha , s'afîit par terre } prit la tête fur Tes genoux , & après l'avoir attentivement re- gardée j il fit tout-à-coup un fi grand éclat de rire ck avec fi peu de retenue , qu'il fe laiïïa aller fur le dos à la renverfe , fans considérer qu'il étoit devant le fultan de Cafgar. Puis fe relevant fans cefTer de rire : On le dit bien , & avec raifon , s'écria-t- il encore , qu'on ne meurt pas fans caufe. Si jamais hifroire a mérité d'être écrite en lettres d'or > c'élr. celle de ce boffu.
A ces paroles , tout le monde regarda le barbier comme un bouffon , ou comins un vieillard qui avoit l'efprit égaré. Homme iilencieux , lui dit le fultan ;> parlez-moi: qu'avez- vous donc à rire fî fort ? Sire •> ré- pondit le barbier , je jure par l'humeur bien- faisante de votre majeflé , que ce bo/Tu n'efr. pas mort ; il eft encore en vie , & je veux parler pour un extravagant ^ fi je ne vous le fais voir à Fheure même. En achevant ces mots , il prit une boîte où il y avoit plufieurs remèdes , qu'il portoit fur lui pour s'en fervir dans l'occafion ? 6c il en tira une petite fiole baliamique , dont il frotta long-temps le cou du boffu. Enfuite il prit dans fon étui un ferrement fort pro-
CL XXXIVe. Nuit, 40?
pre qu'il lui mit entre les dents ; ck après lui avoir ouvert la bouche, il lui enfonça dans le gofier de pentes pincettes , avec quoi il tira le morceau de poirïbn ck l'ar- rête, qu'il fit voir à tout le monde. Auflitôt le bofTu éternua y étendit les bras ck les pieds , ouvrit les yeux ? Ôk donna plusieurs autres fignes de vie.
Le fultan de Cafgar ck tous ceux qui furent témoins d'une fi belle opération j furent moins iurpris de voir revivre le borTuj après avoir pafïé une nuit entière ck la plus grande partie du jour fans donner aucun ligne de vie, que du mérite 6k de la ca- pacité du barbier •> qu'on commença.* malgré fes défauts , à regarder comme un grand perfonnage. Le fultan , ravi de joie ck d'ad- miration , ordonna que l'hiftoire du bofTu fût mife par écrit avec celle du. barbier ; afin que fa mémoire , qui méritoit fi bien d'être confervée , ne s'en éteignît jamais. Il n'en demeura pas là ; pour que le tail- leur , le médecin juif v le pourvoyeur, ck le marchand chrétien 5 ne fe reffouvinrlent qu'avec plaiiîr de l'aventure que l'accident du bofïu leur avoit caufée , il. ne les ren- voya chez eux qu'après leur avoir donné à chacun une robe fort riche ; dont il les ûx
406 Les mille et une Nuits. revêtir en fa préfence. A l'égard du bar« foierj il l'honora d'une grofTe penfïon , &: le retint auprès de fa perfonne.
La fultane Scheherazade finit ainfi cette longue fuite d'aventures , auxquelles la pré- tendue mort du boiTu avoit donné occasion. Comme le jour parohToit déjà 5 elle fe tut ; ck fa chère fœur Dinarzade voyant qu'elle ne parloit plus 3 lui dit : Ma princeffe 3 ma fultane, je fuis d'autant plus charmée de l'hiftoire que vous venez d'achever, qu'elle finit par un accident à quoi je nem'atten- dois pas. J'avois cru le boffu mort abfolu- ment. Cette furprife m'a fait plaifïr , dit Schahriarj auffi-bien que les aventures des frères du barbier. L'hiftoire du jeune boi- teux de Bagdad m'a encore fort divertie 5 reprit Dinarzade. J'en fuis bien - aife , ma chère fceur, dit la fultane; & puifque j'ai eu le bonheur de ne pas ennuyer le fultan , notre feigneur 6k maître , fi fa majefté me faifoit encore la grâce de me conferver la vie , j'aurois l'honneur de lui raconter de- main l'hiftoire des amours d'Aboulhaftan Ali Ebn Becar & de Schemfelnihar ? favo- rite du calife Haroun Alrafchid , qui n'eft pas moins digne de fon attention & de là yotxs que l'hiftoire du boffu. Le fultan des
CL XX XVe. Nuit. 407 îndes y qui étoit allez content des chofes dont Scheherazade lavoit entretenu jufqu'a- lors, fe laifîa aller au plaifir d'entendre encore l'hiftoire qu'elle lui piomettoit.
Il Te leva pour faire fa prière & tenir fon confeil, fans toutefois rien témoigner de fa bonne volonté à la fultane.
C L X X X Ve. NUIT.
DiNARZADE 3 toujours foigneufe d'éveil- ler fa fœur , l'appela cette nuit à l'heure ordinaire Ma chère fœur , lui dit elle , le jour paroîtra bientôt ; je vous fupplie, en at- tendant 3 de nous raconter quelqu'une de ces hiftôîres agréables que vous favez. Il n'en faut pas chercher d'autre 3 dit Schah- riar , que celle des amours d'Aboulhanan AliEbnBecar ck de Schemfelnihar5 favorite du calife Haroun Alrafchid. Sire 3 dit Sche- herazade, je vais contenter votre curiofité. En même temps > elle commença de cette manière ;
j
^o8 Les mille et une Nuits,
Hifiolrc £ Aboulhaffan Ali Ebn Becar 9 & de S chemfelnihar , favorite du calife Haroun Alrafchid,
Sous le règne du caîife Haroun Alrafchid , 11 y avoit à Bagdad un droguifte. qui fe nominoit AboulhafTan EbnThaher, homme ptiifîamment riche ; bien fait 6k très-agréable de fa perfonne. Il avoit plus d'efprit 6k de politefTe que n'en ont ordinairement les gens de fa profeflion ; ck fa droiture , fa Sincérité, ck l'enjouement de fon humeur , le faifoient aimer 6k rechercher de tout le monde. Le caîife? qui'connoiffoit fon mérite , avoit en lui une confiance aveugle. Il Feilimoit tant > qu'il fe repofoit fur lui du foin de faire four- nir aux dames fes favorites toutes les choies dont elles pouvoient avoir befoin. C'étoit lui qui choiliffoit leurs habits , leurs ameuble- snens 6k leurs pierreries 3 ce qu'il faifoit avec un goût admirable.
Ses bonnes qualités 6k la faveur du calife attir oient chez lui les fils des émirs 6k des autres officiers du premier rang ; fa maifon étoit le rendez - vous de toute la nobîefTe de la cour. Mais parmi les jeunes feigneurs <qui Falloient voir tous les jours; il y en
avoit
C L X X X Ve. Nuit. 409
avoit un qu'il confidéroit plus que tous les autres ? &c avec lequel il avoit contracté une amitié particulière. Ce feigneur s'appe- loit Aboulhaflan Ali Ebn Bezar , & tiroit fon origine d'une ancienne famille royale de Perfe. Cette famille fubfiftoit encore à Bagdad , depuis que par la force de leurs armes , les mufulmans avoient fait la con- quête de ce royaume. La nature fembloit avoir pris plaifir à rafTembler dans ce jeune prince les plus rares qualités du corps Se de l'efprit. Il avoit le vifage d'une beauté achevée , la taille fine , un air aifé > & une phyiionomie fi engageante, qu'on ne pou- voit le voir fans l'aimer d'abord. Quand il parioit, il s'exprimoit toujours en des ter- mes propres & choiiis, avec un tour agréa- ble Se nouveau : le ton de fa voix avoit même quelque chofe qui charmoit tous ceux qui l'entendoient. Avec cela, comme il avoit beaucoup d'efprit ôc de jugement % il penfoit 6c parloit de toutes chofes avec une juftefle admirable. Il avoit tant de rete- nue ck de modeftie , qu'il n'avançoit rien qu'après avoir pris toutes les précautions pofîibles , pour ne pas donner lieu de foup- çonner qu'il préférât fon fentiment à celui des autres.
Tome V1ÎU S
^io Les mille et une Nuits.
Etant fait , comme je viens de le repré- senter, il ne faut pas s'étonner fi Ebn Thaher l'avoit diftingué des autres jeunes feigneurs de la cour5 dont la plupart avoient les vices oppofés à fes vertus. Un jour que ce prince étoit chez Ebn Thaher 5 ils virent arriver une dame montée fur une mule noire Se blanche , au milieu de dix femmes efclaves qui Taçcompagnoient à pied y toutes fort belles, autant qu'on en pouvoit juger à leur air 3 & au travers du voile qui leur couvroit le vifage. La dame avoit une cein- ture couleur de rofe, large de quatre doigts, fur laquelle éclatoient des perles ck des dia- rnans d'une groifeur extraordinaire ; & pour fa beauté , il étoit aifé de voir qu'elle fur- pafloit celle de fes femmes? autant que la pleine lune furpafTe le croifTant qui n'en1 que de deux jours. Elle venoit de faire quelque emplette ; &t comme elle avoit à parler à Ebn Thaher, elle entra dans fa boutique, qui étoit propre &C fpacieufe 3 & il la reçut avec toutes les marques du plus profond refpecl: , en la priant de s'afTeoir , ô* lui montrant de la main la place la plus ho- norable.
Cependant le prince de Perfe ne voulant
CL XX XVe. Nuit. 411
pas laiiïer parler une Ci belle occafion de faire voir fa politeffe ck fa galanterie , ac- commodôit le couffin d'étoffe à fond d'or qui -de voit fervir d'appui à la dame; après quoi il fe retira promptemerït pour qu'elle s'afsît. Enfuite , l'ayant faluée en baifant le tapis à fes pieds , il fe releva ck demeura debout devant elle au bas du fophâ. Comme elle en ufoit librement chez Ebn Thaher, elle ôta fon voile, ck fit briller aux yeux du prince de Perfe une beauté fi extraor- dinaire , qu'il en fut frappé jufqu'au cœur. De fon côté , la dame ne put s'empêcher de regarder le prince , dont la vue fit fur elle la même impreffion. Seigneur y lui dit- elle d'un air obligeant 5 je vous prie de vous affeoir. Le prince de Perfe obéit > Ôk s'affit fur le bord du fopha. Il avoit toujours les yeux attachés fur elle 5 & il avaloit à longs traits le doux poifon de l'amour. Elle s'ap- perçut bientôt de ce qui fe paffoit en fon ame, ck cette découverte acheva de l'en- flammer pour lui. Elle fe leva> s'approcha d'Ebn Thaher, ck après lui avoir dit tout bas le motif de fa venue , elle lui demanda le nom ck le pays du prince de Perfe. Madame 5 lui répondit Ebn Thaher, ce ! Jeune feigneur , dont vous me parlez > fe
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41% Les mille et une Nuits. nomme AboulhaîTan Ali Ebn Becar , &t eft prince de race royale.
La dame fut ravie d'apprendre que la perfonne, qu'elle aimoit déjà paflionnément, fût d'une 11 haute condition. Vous voulez dire , fans doute , reprit-elle , qu'il defcend -des rois de Perfe ? Oui , madame , repartit Ebn-Thaher, les derniers rois de Perfe font les ancêtres ; & depuis la conquête de ce royaume, les princes de fa maifon fe font toujours rendus recommandables à la cour de nos califes. Vous me faites un grand plaifir , dit-elle , de me faire connoître ce jeune feigneur. Lorfque je vous enverrai cette femme , ajouta- t-elle en lui montrant une de fes efclaves ? pour vous avertir de me venir voir } je vous prie de l'amener avec vous. Je fuis bien-aife qu'il voye la magnificence de ma maifon , afin qu'il puhTe publier que l'avarice ne règne point à Bag* dad parmi les perfonnes de qualité. Vous entendez bien ce que je vous dis. N'y man- quez pas ; autrement je ferai fâchée contre vous , & ne reviendrai ici de ma vie.
Ebn Thaher avoit trop de pénétration pour ne pas juger par ces paroles des fenti- mens de la dame. Ma princeiïe > ma reine % repartit-il 9 dieu me préferve de vous donner
CLXXXVI*. Nuit, 4ï| Jamais aucun fujet de colère contre moi* Je me ferai toujours une loi d'exécuter vos ordres. A cetjte réponfe , la dame prit congé d'Ebn Thaher > en lui faifant une inclination de tête; &: après avoir jeté au prince de Perfe un regard obligeant , elle remonta fur fa mule ck partit.
La fultane Scheherazade fe tut en cet en- droit i au grand regret du fultan des Indes 5 qui fut obligé de fe lever à caufe du jour qui paroiffoit. Elle continua cette hiftoire la nuit Suivante , & dit à Schahriar :
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C L X X X V Ie. NUIT.
SiRE, le prince de Perfe ? éperdument amoureux de la dame , la conduifit des yeux tant qu'il put la voir , & il y avoit déjà long- temps qu'il ne la voyoit plus, qu'il avoir encore la vue tournée du côté qu'elle avoit pris. Eon Thaher l'avertit qu'il remarquoit que quelques perfonnes l'obfervoient , ôc commençoient à rire de le voir en cette attitude. Hélas ? lui dit le prince , le monde & vous auriez compafîion de moi, lî vous faviez que la belle dame qui vient de fortir de chez vous, emporte avec elle la meil-,
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4*4 Les mille et une Nuits.
îeure partie de moi-même , & que le refte €herche à n'en pas demeurer féparé. Appre- nez-moi , je vous en conjure, ajouta-t-il* quelle eft cette dame tyrannique, qui force les gens à l'aimer fans leur donner le temps de fe confulter. Seigneur > lui répondit Ebn Thaher, c'eft lafameufe (i) Schemfelnihar y la première favorite du calife notre maître. Elle eft ainn* nommée avec juflice , inter- rompit le prince , puifqu'elle eft plus belle que le foleil dans un jour fans nuage. Cela tû vrai , répliqua Ebn Thaher ; auffi le commandeur des croyans l'aime, ou plutôt l'adore. Il m'a commandé très-expreilément de lui fournir tout ce qu'elle me deman- dera , & même de la prévenir ? autant qu'il me fera poffible , en tout ce qu'elle pourra défirer.
Il lui parîoit de la forte afin d'empêcher <m'il ne s'engageât dans un amour qui ne pouvoit être que malheureux ; mais cela ne fervit qu'à l'enflammer davantage. Je m'é-. tois bien douté, charmante Schemfelnihar 9 s'écria- 1 -il, qu'il ne me feroit pas permis d'élever jufqu'à vous ma penfée. Je fens bien toutefois 5 "quoique fans efpérance d'être
( i ) Ce mot arabe figuiiie le foleit du jour.
CLXXXVK Nuif, 4ï? aimé de vous^ qu'il ne fera pas en mon pouvoir de ceiTer de vous aimer. Je vous aimerai donc, & je bénirai mon fort d'être l'efclave de l'objet le plus beau que; le foleil éclaire. Pendant que le prince de Perfe con- facroit ainn* fon cœur à la belle Schemfel- nihar^ cette dame, en s'en retournant chez elle , fongeoit aux moyens de voir le prince 9 ôc de s'entretenir en liberté avec lui. Elle ne fut pas plutôt rentrée dans fon palais 9 qu'elle envoya à Ebn Thaher celle de fes femmes qu'elle lui avoit montrée , & à qui elle avoit donné toute fa confiance i pour lui dire de la venir voir fans différer 3 avec le prince de Perfe. L'efclave arriva à la bou- tique d'Ebn Thaher dans le temps qu'il par- lait encore au prince ^ & qu'il s'efforçoit de le difïuader, par les raiibns les plus for-* tes , d'aimer la favorite du calife. Comme elle les vit enfembîe : Seigneurs > leur dit- elle , mon honorable maîtrefTe Schemfelnî- har, la première favorite du commandeur des croyansy vous prie de venir à fon pa- lais y où elle vous attend. Ebn Thaher 5 pour marquer combien il étoit prompt à obéir", fe leva auffitôt fans rien répondre à l'efclave 9 êk s'avança pour la fuivre , non fans quel- que répugnance, Pour le prince , il la fuivit
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^i6 Les mille et une Nuits.
fans faire réflexion au péril qu'il y avoit dans cette vifite. La préfence d'Ebn Thaher, qui avoit l'entrée chez la favorite , le mettoit îà - defïus hors d'inquiétude. Ils fuivirent donc Pefclave , qui marchoit un peu devant eux. Ils entrèrent après elle dans le palais du calife > & la joignirent à la porte du petit palais de Schemfelnihar , qui étoit déjà ou- verte. Elle les introduifït dans une grande falîe, où elle les pria de s'aiïeoir.
Le prince de Perfe fe crut dans un de ces palais délicieux qu'on nous promet dans l'autre monde. Il n'avoit encore rien vu qui approchât de la magnificence du lieu où il fe trouvoit. Les tapis de pied) les couffins d'appui, ck les autres accômpagnemens du fopha 5 avec les ameublemens , les orne- mens & l'architecture , étoient d'une beauté fk d'une richefîe furprenante. Peu de temps après qu'ils fe furent afîis 5 Ebn Thaher Se lui, une efclave noire , fort propre, leur fervit une table couverte de plufieurs mets très-délicats , dont l'odeur admirable faifoit juger de la finerTe des afTaifonnemens. Pen- dant qu'ils mangèrent? l'efclave qui les avoit amenés ne les abandonna point ; elle prit un grand foin de les inviter à manger des ragoûts quelle connoifloit pour les meil-
CLXXXVK Nuit. 417
leurs : d'autres efclaves leur versèrent d'ex- cellent vin fur la fin du repas. Ils achevèrent enfin y 6k on leur préfenta à chacun féparé- ment un baffin 6k un beau vafe d'or plein d'eau pour fe laver les mains ; après quoi on leur apporta le parfum d'alo'és dans une caffolette portative qui étoit aufîi d'or> dont ils fe parfumèrent la barbe 6k l'habillement. L'eau de fenteur ne fut pas oubliée : elle étoit dans un vafe d'or enrichi de diamans 6k de rubis , fait exprès pour cet ufage , 6k elle leur fut jetée dans Tune 6k dans l'autre main> qu'ils fe pafsèrent fur la barbe 6k fur tout le vifage? félon la coutume. Ile fe mirent à leur place ; mais ils étoient à peine aflisj que l'efclave les pria de fe lever 6k de la fuivre. Elle leur ouvrit une porte de la falle où ils étoient > 6k ils entrèrent dans un vafte fal- lon d'une ftru&ure merveilleufe. C'étoit un dôme d'une figure des plus agréables , fou- tenu par cent colonnes d'un beau marbre blanc comme de l'albâtre. Les bafes 6k les chapiteaux de ces colonnes étoient ornés d'animaux à quatre pieds , 6k d'oifeaux dorés de différentes efpèces. Le tapis de pied de ce fallon extraordinaire 5 compofé d'une feule pièce à fond d'or , rehaufle de bouquets de xofes de foie rouge 6k blanche , 6k le dôme
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418 Les mille et une Nuits.
peint de même à l'arabefaue^ offroient à la vue un objet des plus charmans. Entre chaque colonne il y avoit un petit fopha garni de la même forte , avec de grands vafes de porcelaine ^ de cryital, de jafpe* de jayet , de porphire > d'agathe ck d'autres matières précieufes ? garnis d'or ck de pier- reries. Les efpaces , qui étoient entre les colonnes , étoient autant de grandes fenê- tres avec des avances à hauteur d'appui , garnies de même que les fophas j qui avoient vue fur un jardin le plus agréable du monde. Ses allées étoient de petits cailloux de dïfle- rentes couleurs ^ qui repréfentoient le tapis de pied du falîon en dôme; de manière qu'en regardant le tapis en-dedans ck en-dehors, il fembloit que le dôme ck le jardin 3 avec tous les agrémensj fuflent fur le même tapis. La vue étoit terminée à l'entour, le long des allées, par deux canaux d'eau claire comme de î'eau de roche ? qui gardoient la jriême figure circulaire que le dôme^ck dont l'un plus élevé que l'autre lailToit tomber fon eau en nappe dans le dernier ; ck de beaux vafes de bronze dorés ? garnis l'un après l'autre d'arbriileaux ck de fleurs , étoient pofés fur celui - ci d'efpace en efpace. Ces allées faifoient une fépa^ition entre de grands
CLXXXVK N ù i T. 419 efpaces plantés d'arbres droits ck touffus, où mille oifeaux formoient un concert mé- lodieux y ck divertiffoient la vue par leurs vols divers , ck par les combats tantôt inno- cens ck tantôt fanglans qu'ils fe livroient clans l'air.
Le prince de Perfe ck Ebn Thaher s'arrê- tèrent long -temps à examiner cette grande^ magnificence. A chaque chofe, qui les frap- poit ) ils s'écrioient pour marquer leur fur-- priie ôc leur admiration \ particulièrement le prince de Perfe, qui n'avoit jamais rien; vu de comparable à ce qu'il voyoit alors. Ebn Thaher , quoiqu'il fur entré quelque- fois dans ce bel endroit , ne laitToit pas d'y remarquer des beautés qui lui paroiiïbient toutes nouvelles. Enfin? ils ne fe îaïïoient pas d'admirer tant de chofes Singulières , 6k ils en étoienr encore agréablement occupés, Torfqu'ils apperçurent une troupe de femmes richement habillées. Elles étoient toutes allifes au-dehors ck à quelque diflance du dôme , chacune fur un fiège de bois de platane des: Indes , enrichi de fil d'argent à comparu - mens, avec un infirument de mufique à îa; main 5 ck elles n'-attëndoient que le moment qu'on leur commandât d'en jouer.
Ils allèrent tous deux fe mettre dans
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410 Les mille et une Nuits.
l'avance , d'où on les voyoit en face \ ck en regardant à la droite > ils virent une grande cour; d'où l'on montoit au jardin par des degrés 5 ck qui- étoit environnée de très- beaux appartenons. L'efclave les avoit quit- tés ; ck comme ils étoieht feuîs, ils s'entre- tinrent quelque temps. Pour vous , qui êtes un homme fage, dit le prince de Perfe, je ne doute pas que vous ne regardiez avec bien de la fatisfa&ion toutes ces marques de grandeur ck de puhTance. A mon égard, je ne penfe pas qu'il y ait rien au monde de plus furprenant ; mais quand je viens à faire réflexion que e'efî: ici la demeure éclatante de la trop aimable Schemfelnihar 5 ck que e'efl: le premier monarque de la terre qui l'y retient ; je vous avoue que je me crois le plus infortuné de tous les hommes. Iî me paroît qu'il n'y a point de deftinée plus cruelle que la mienne, d'aimer un objet fournis à mon rival , ck dans un lieu où ce rival eft fT puhTant , que je ne fuis pas même en ce moment afîuré de ma vie.
Scheherazade n'en dit pas davantage cette nuit, parce qu'elle vit paroître le jour. Le lendemain > elle reprit la parole ? ck dit au fultan dQ$ Ikdes :
CLXXXVIK Nuit. 421
CLXXXVIF. NUIT.
SiRE, Ebn Thaher entendant parler le prince de Prince , de la manière que je le difois hier à votre majefté, lui dit : Seigneur * plût à dieu que je pufle vous donner des afïurances aulîi certaines de l'heureux fuccès de vos amours, que je le puis de la sûreté de votre vie. Quoique ce palais iuperbe appartienne au calife , qui l'a fait bâtir exprès pour Schemfelnihar , fous le nom de Palais des plaifirs éternels > ck qu'il faffe partie du fien propre , néanmoins il faut que vous fâchiez que cette dame y vit dans une en- tière liberté. Elle n'eft point obfédée d'eu- nuques qui veillent fur fes aérions. Elle a fa maifon particulière^, dont elle difpofe abfo- lument. Elle fort de chez elle pour aller dans la ville > fans en demander la permiffion à perfonne ; elle rentre lorfqu'il lui plaît, ck jamais le calife ne vient la voir qu'il ne lui ait envoyé auparavant Mefrour > chef de {es eunuques , pour lui en donner avis & fe préparer à le recevoir. Ainfî vous devez avoir l'efprit tranquille , ck donner toute
4%i Les mille et une Nuits.-
votre attention au concert dont je vois que Schemfelnihar veut vous régaler.
Dans le temps qu'Ebn Thah'er achevoit ces paroles , le prince de Perfe & lui virent venir l'efclave confidente de la favorite , qui ordonna aux femmes y qui étoient affifes de- vant eux 5 de chanter & de jouer de leurs inftrumens. Âuffitôt elles jouèrent toutes enfemble > comme pour préluder ; & quand elles eurent joué quelque temps y une feule commença de chanter y & accompagna fa voix d'un luth > dont elle jouoit admirable- ment bien. Comme elle avoit été avertie du fujet fur lequel elle devoit chanter , les paroles fe trouvèrent fi conformes aux fênti- mens du prince de Perfe, qu'il ne put s'em- pêcher de lui applaudir à la fin du couplet, Seroit-il poffîbîe, s'écria - t- il, que vous eufliez le don de pénétrer dans les cœurs 9 ck que la- connoiffance que vous avez de ce qui fe paffe dans le mien , vous eût obli- gée à nous donner un effai de votre voix charmante par ces mots ; je ne m'exprime- fois pas moi-même en d'autres termes. La femme ne répondît rien à ce difcours : elle continua & chanta plusieurs autres couplets <> dont ce prince fut fi touché , qu'il en répéta- q.utlqu.es-uns,. les larmes aux yeux r ce qui
CLXXXVÏI*. Nuit. $9 faifoit aiTez connoître qu'il s'en appliquoit le fens. Quand elle eut achevé tous les cou- plets , elle ck (es compagnes fe levèrent &£" chantèrent toutes enfeinble? en marquant par leurs paroles , que la pleine lune alloitfe lever avec tout f on éclat, & quon la verrait bientôt s approcher du foleil. Cela fignifioit que Schéma felnihar alloit paroître, ck que le prince de Perfe auroit bientôt le plaifir de la voir.
En effet, en regardant du côté delà cour$ Ebn Thaher Se le prince de Perfe remarqué* rent que l'efdave confidente s'approchoit 9 ck qu'elle étoit fuivie de dix femmes noires y qui apportaient avec bien de la peine un grand trône d'argent tnaffif 6k admirablement travaillé y qu'elle fit pofer devant eux à une certaine diftance ; après quoi les efclaves noires fe retirèrent derrière les arbres à l'en- trée d'une allée, Enfuite vingt femmes toutes belles 6k très-richement habillées , d'une pa- rure uniforme 5 s'avancèrent en deux files , en chantant ck en jouant d'un infiniment qu'elles tenoient chacune y ck fe rangèrent auprès du trône autant d'un côté que de l'autre.
Toutes ces chofes tenoient le prince de Perfe ck Ebn Thaher dans une attention, d'autant plus grande >. qu'ils étoient curieux
'414 ^ES MILLE ET UNE NUITS, de favoir à quoi elles fe termineraient. En- fin , ils virent paroître à la même porte y par où étoient venues les dix femmes noires qui avoient apporté le trône ck les vingt autres qui venoient d'arriver ? dix autres femmes également belles ck bien vêtues , qui s'y arrê- tèrent quelques momens. Elles attendoient la favorite y qui fe montra enfin 5 ck fe mit au milieu d'elles.
Le jour qui commençoit à éclairer l'ap- partement de Schahriar , impofa lilence à Scheherazade. La nuit fuivante? elle pour- suivit ainii :
CLXXXVIIK NUIT.
ScHEMSELNiHAR fe mit donc au milieu des dix femmes qui l'avoient attendue à la porte. Il étoit aifé de la distinguer , autant par fa taille ck par fon air majeltueux > que par une efpèce de manteau., d'une étoffe fort légère > or ck bleu céleile , qu'elle portoit attaché fur fes épaules , par-deffus fon habil- lement , qui étoit h plus propre , le mieux entendu ck le plus magnifique que l'on puifTe imaginer. Les perles , les diamans ck les rubis qui lui fervoient d'ornement, n'étoient pas
CLXXXVIIP. Nuit. 'y%$ en confufion : le tout étoit en petit nombre ji mais bien choifi 6k d'un prix ineftimable. Elle s'avança avec une majefté qui ne repréfen- toit pas mal le foleil dans fa courfe au milieu des nuages qui reçoivent fa fplendeur fans en cacher l'éclat , 6k vint s'arTeoir fur le trône d'argent qui avoit été apporté pour elle.
Dès que le prince de Perfe apperçut Schemfelnihar , il n'eut plus d'yeux que pour elle. On ne demande plus de nouvelles de ce que l'on cherchoit , dit-il à Ebn Thaher, d'abord qu'on le voit , 6k l'on n'a plus de doute iîtôt que la vérité fe manifefte. Voyez- vous cette charmante beauté ? Ceft l'origine de mes maux; maux que je bénis , 6k que je ne cefferai de bénir , quelque rigoureux 6k de quelque durée qu'ils puhTent être. A cet objet, je ne me pofTéde plus moi-même; mon ame fe trouble > fe révolte , je fens qu'elle veut m'abandonner. Pars donc , ô mon ame ! je te le permets; mais que ce foit pour le bien 6k la confervation de ce faible corps. C'en1 vous, trop cruel Ebn Thaher, qui êtes caufe de ce défordre ; vous avez cru me faire un grand pîaifir de m'amener ici, ck je vois que j'y fuis venu pour achever de me perdre. Pardonnez-moi , continua-t-il en fe reprenant , je me trompe 3 j'ai bien voulu
416 Les mille et une Nuits. venir j & je ne puis me plaindre que de moi-même. Il fondit en larmes en achevant ces paroles. Je fuis bien aife > lui dit Ebn Tha- her 5 que vous me rendiez juftice. Quand je vous ai appris que Schemfelnihar étoit la première favorite du calife, je l'ai fait exprès pour prévenir cette paffion funefle que vous vous plaifez à nourrir dans votre cœur. Tout ce que vous voyez ici doit vous en dégager 3 & vous ne devez conferver que des fentimens de reconnoiîTance , de l'honneur que Schem- felnihar a bien voulu vous faire , en m'or- donnant de vous amener avec moi. Rappelez donc votre raifon égarée 5 &£ vous mettez en état de paroître devant elle 5 comme la bienféance le demande. La voilà qui appro- che : ri c'étoit à recommencer , je prendrois d'autres mefures ; mais puifque la chofe eft faite, je prie dieu que nous ne nous en repen- tions pas. Ce que j'ai encore à vous repré- fenter , ajouta-t-il , c'eft que l'amour eft un- traître qui peut vous jeter dans un précipice d'où vous ne vous tirerez jamais.
Ehn Thaher n'eut pas le temps d'en dira davantage , parce que Schemfelnihar arriva. Elle fe plaça fur fon trône > & les falua tous deux par une inclination de tête. Mais elle arrêta fes yeux fur le prince de Perfe, ck
CLXXX VIIIe. Nuit. 417 ils fe parlèrent l'un & l'autre un langage muet., entremêlé de foupirs , par lequel en peu de momens ils fe dirent plus xle chofes qu'ils nauroient pu s'en dire en beaucoup de temps. Plus Schemfelnihar regardoit le prince ^ plus elle trou voit dans Tes regards de quoi fe con- firmer dans la penfée qu'il ne lui étoit pas indifférent; ck Schemfelnihar déjà perfuadée de la pailîon du prince , s'eftimoit la plus heureuie perfonne du monde. Elle détourna enfin les yeux de deilus lui pour commander que les premières femmes , qui avoienf com- mencé de chanter , s*approchaffent. Elles fe levèrent; & pendant qu'elles s'avançoient, les femmes noires qui fortirent de l'allée où elles étoient 5 apportèrent leurs fiéges 5 & les placèrent près de la fenêtre de l'avance du dôme , où étoient Ebn Thaher & le prince de Perfe , de manière que les lièges ainfi dif- pofés , avec le trône de la favorite & les fem- mes qu'elle avok à fes côtés , formèrent un demi-cercle devant eux.
Lorfque les femmes qui étoient afîifes auparavant fur ces fiéges , eurent repris cha- cune leur place , avec la permifîian de Schem- felnihar y qui le leur ordonna par un ligne ^ cette charmante favorite choifit une de fes femmes pour chanter, Cette femme > après
%i% Les mille et une Nuits.
avoir employé quelques momens à mettre fon luth d'accord , chanta une chanfon 5 dont le fens étoit : Que deux amans qui s'aimoient parfaitement avoient l'un pour l'autre une tendreffe fans bornes ; que leurs cœurs en deux corps difTérens n'en faifoient qu'un ) & que lorfque quelque obftacle s'oppofoit à leurs defîrs , ils pouvoient fe dire les larmes aux yeux : « Si nous nous aimons ? parce que » nous nous trouvons aimables , doit- on s'en »> prendre à nous ? qu'on s'en prenne à la » deiiînée ».
Schemfelnihar laifla n" bien cônnoître dans fes yeux & par fes geftes ? que ces paroles dévoient s'appliquer à elle & au prince de Perfe y qu'il ne put fe contenir. Il fe leva à demi , & s'avançant par-defîus le baluftre qui lui fervoit d'appui , il obligea une des compagnes de la femme qui venoit de chan- ter , de prendre garde à fon action. Comme elle étoit près de lui : Ecoutez-moi y lui dit- il , ck me faites la grâce d'accompagner de votre lu^h la chanfon que vous allez enten- dre». Alors il chanta Un air? dont les paroles tendres & paiîionnées exprimoient parfai- tement la violence de fon amour. D'abord j qu'il eut achevé , Schemfelnihar, fuivant fon exemple^ dit à une de (es femmes ; Ecoutez-
CLXXXVIIfc Nuït. 41$ moi aufîî 5 &: accompagnez ma voix. En même-temps , elle chanta d'une manière qui ne fit qu'embrafer davantage le cœur du prince de Perfe y qui ne lui répondit que par un nouvel air encore plus paffionné que celui qu'il avoit déjà chanté.
Ces deux amans s'étant déclaré par leurs chanibns leur tendrefïe mutuelle , Schemfel- nihar céda à la force de la fienne. Elle fe leva de defïus fon trône , toute hors d'elles même > ck s'avança vers la porte du fallon. Le prince, qui connut fon defïein ? fe leva aufîîtôt , & alla au-devant d'elle avec précipitation. Ils fe rencontrèrent , fe don- nèrent la main , ÔC ssembrafsèrent avec tant de plaifîr , qu'ils s'évanouirent. Ils feroient tombés , iî les femmes * qui avoient fuivï Schemfelnihar , ne les en eufïent empêché. Elles les foutinrent & les tranfportèrent fur un fopha , où elles les firent revenir à force de leur jeter de l'eau de fenteur au vifage j &c de leur faire fentir plufieurs fortes d'odeurs.
Quand ils eurent repris leurs efprits* la première chofe que fit Schemfelnihar fut de regarder de tous côtés , & comme elle ne vit pas Ebn Thaher , elle demanda avec empreffement où il étoit. Ebn Thaher s'é- îoit écarté par refpect p tandis que les fem^
430 Les mille et une Nuits. mes étoient occupées à foulager leur mai- trèfle y ck craignoit en lui-même avec raifon quelque fuite fâcheufe de ce qu'il venoit de voir. Dès qu'il eut ouï que Schemfelnihar le demandoitj il s'avança ck fe préfenta devant elle.
La fultane Scheherazade ceffa de parler €n cet endroit 5 à caufe du jour qui paroif- foit. La nuit fuivante ellepourfuivit de cette manière :
CLX XXIXe. NUIT.
Schemselnïhar fut bien aife de voir Ebn Thaher. Elle lui témoigna fa joie dans ces termes obligeans : Ebn Thaher , je ne fais comment je pourrai reconnoître les obligations infinies que je vous ai. Sans vous je n'aurois jamais connu le prince de Perfe , ni aimé ce qu'il y a au monde de plus aimable. Soyez perfuadé pourtant que je ne mourrai pas ingrate , ek que ma re- connoifTance , s'il efi: poflible > égalera le bienfait dont je vous fuis redevable. Ebn Thaher ne répondit à ce compliment que par une profonde inclination , ck qu'en fou-
CL XXXIXe. Nuït, 431 haitant à la favorite l'accompliiïement de tout ce qu'elle pouvoit defirer.
Schemfelnihar fe tourna du côté du prince dePerfe , qui étoit affis auprès d'elle, & le regardant avec quelque forte de confusion, après cequis'étoit paiTé entr'eux : Seigneur y lui dit-elle > je fuis bien arlurée que vous m'aimez ; Se de quelque ardeur que vous m'aimiez 5 vous ne pouvez douter que mon amour ne foit auffi violent que le vôtre. Mais ne nous flattons point: quelque con- formité qu'il y ait entre vos fentimens &C les miens j je ne vois & pour vous & pour moi que des peines 9 que des impatiences % que des chagrins mortels. Il n'y a pas d'au- tre remède à nos maux que de nous aimer toujours , de nous en remettre à la volonté du ciel, Ôc d'attendre ce qu'il lui plaira d'or- donner de notre deftinée. Madame , lui ré- pondit le prince de Perfe , vous me feriez la plus grande injuftîce du monde, fi vous doutiez un feul moment de la durée de mon amour. Il efr. uni à mon ame d'une manière que je puis dire qu'il en fait la meilleure partie , <k que je le conferverai après ma mort. Peines 9 tourmens , obftacles , rien ne fera capable de m'empêche r de vous aimer. En achevant ces mots , il laifla couler des
4jï Les mule et une Nuït&
larmes en abondance , £k Schemfelnihar ne put retenir les Tiennes.
Ebn Thaher prit ce temps-là pour parler à la favorite. Madame , lui dit-il , permettez- moi de vous représenter^ qu'au lieu de fon- dre en pleurs , vous devriez avoir de la joie de vous voir enfemble. Je ne com- prends rien à votre douleur. Que fera - ce donc , lorfque la néceffité vous obligera de vous féparer? Mais, que dis- je, vous obli- gera ? Il y a long-temps que nous fournies ici ; &c vous favez , madame , qu'il eft temps que nous nous retirions. Ah j que vous êzQS cruel , repartit Schemfelnihar ! Vous qui connoiïïez la caufe de mes larmes , n'au- riez-vous pas pitié du malheureux état où vous me voyez? Trifte fatalité ! qu'ai -je commis pour être foumife à la dure loi de ne pouvoir jouir de ce que j'aime unique- ment |
Comme elle étoit perfuadée qu'Ebn Thaher ne lui avoit parlé que par amitié, elle ne lui fut pas mauvais gré de ce qu'il lui avoit dit ; elle en profita même. En effet , elle fit un figne à l'efclave fa confi- dente , qui fortit aufîitôt , & apporta peu de temps après une collation de fruits fur une petite table d'argent , qu'elle pofa entre
fa
CLXXXIX*. N 0 î T. 43$ la. maîtrefïe ck le prince de Perfe. Schem- felnihar choifit ce qu'il y avoit de meilleur &c le préfenta au prince , en le priant de manger pour l'amour d'elle. Il le prit ck le porta à fa bouche par l'endroit qu'elle avoit touché. Il préfenta à Ton tour quelque chofe à Schernfelnihar , qui le prit auiîi ck le mangea de la même manière. Elle n'ou- blia pas d'inviter Ebn Thaher à manger avec eux : mais fe voyant dans un lieu où il ne fe croyoit pas en sûreté , il auroit mieux aimé être chez lui 5 & il ne mangea que par complaifance. Après qu'on eut défier vi , on apporta un bafim d'argent avec de l'eau dans un vafe d'or, ck ils fe lavè- rent les mains enfemble. Ils fe remirent enfuite à leur place ; ck alors trois des dix femmes noires apportèrent chacune une taffe de criltal de roche pleine d'un vin exquis fur une foucoupe d'or qu'elles posèrent de- vant Schemfelnihar , le prince de Perfe èk Ebn Thaher.
Pour être plus en particulier , Schemfel- nihar retint feulement auprès d'elle les dix femmes noires , avec dix autres qui favoient chanter ck jouer des inflrumens ; ck après qu'elle eut renvoyé tout le refte , elle prit une des taries , &c la tenant à la main 9 Tme FUI. %
434 ^ES MILLE ET UNE NUITS. die chanta des paroles tendres qu'une des femmes accompagna de Ton luth. Lorfqu'elle eut achevé , elle but ; enfuite elle prit une des deux autres taffes ck la préfenta au prince;, en le priant de boire pour l'amour d'elle. Il la reçut avec tranfport d'amour & de joie ; mais avant que de boire , il chanta à fon tour une chanfon , qu'une autre femme accompagna d'un inflrument y & en chantant ? les pleurs lui coulèrent des yeux abondamment; aufii lui marqua-t-il par les paroles qu'il chantoit ? qu'il ne favoit ii c'é- loit le vin qu'elle lui avoit préfenté qu'il alloit boire , ou fes propres larmes. Schèm- felnihar préfenta enfin la troifième talTe à Ebn Thaher , qui la remercia de fa bonté y & de l'honneur qu'elle lui faifoit.
Après cela , elle prit un luth des mains d'une de (qs femmes, ck l'accompagna de fa voix d'une manière il pafîionnée , qu'il fembloit qu'elle ne fe pofTédoit pas , 6k le prince de Perfe , les yeux attachés fur elle 9 demeura immobile comme s'il eût été en- chanté. Sur ces entrefaites ? l'efclave confi- dente arriva toute émue , ck s'adrefTant à fa HiaîtrefTe : Madame, lui dit- elle j> Mefrour ôc deux autres officiers , avec plusieurs eunu- ques qui les accompagnent, font à la porte
C X Ce. Nuit. 43 c
ck demandent à vous parler de la part du calife. Quand le prince de Perfe ck Eba Thaher eurent entendu ces paroles j ils chan- gèrent de couleur , ck commencèrent à trem- bler comme û leur perte eût été aiTurée, Mais Schemfeînihar qui s'en apperçut les raflura par un foupir.
La clarté du jour qui paroirToit obligea Scheherazade d'interrompre là fa narration. Elle la reprit le lendemain de cette forte :
C.XCe. NUI T.
Se HEMSELNIHAR, après avoir rafïuré îe prince de Perfe ck Ebn Thaher , chargea l'ef- clave fa confidente d'aller entretenir Mefrour ck les deux autres officiers du calife , jufqu'à ce qu'elle fe fût mife en état de les recevoir 5 ck qu'elle lui fît dire de les amener. Auffitôt elle donna ordre qu'on fermât toutes les fenêtres du fallon 5 ck qu'on abaifsât les toi- les peintes qui étoient du côté du jardin ; ck après avoir alïuré le prince ck Ebn Thaher qu'ils y pouvoient demeurer fans crainte, elle fortit par la porte qui donnoit fuf le jardin % qu'elle tira ck ferma fur eux. Mais quelque affurance qu'elle leur eût donnée de.leu»
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4$6 Les mille et une Nuits.
sûreté , ils ne laiftèrent pas de ientir les plus vives alarmes , pendant tout le temps qu'ils furent feuls.
D'abord que Schemfelnihar fut dans le Jardin , avec les femmes qui l'avoient fuivie > elle fit emporter tous les fièges qui avoient /ervi aux femmes qui jouoient des inftrumens^ à s'afTeoir près de la fenêtre, d'où le prince de Perfe ck Ebn Thaher les avoient enten- dues , & lorfqu'eîle vit les chofes dans l'état qu elle fouhaitoit , elle s'affit fur fon trône d'argent. Alors elle envoya avertir Pefclavc fa confidente d'amener le chef des eunuques 5 & les deux officiers fes fubalternes.
Ils parurent fuivis de vingt eunuques noirs tous proprement habillés avec le fabre au côté , avec une ceinture d'or , large de quatre doigts. De fi loin qu'ils apperçurent la favo- rite Schemfelnihar , ils lui firent une profonde révérence , qu'elle leur rendit de deffus fon trône. Quand ils furent plus avancés , elle fe leva f & alla au - devant de Mefrour qui marchoit le premier. Elle lui demanda quelle nouvelle il apportoit ; il lui répondit : Ma- dame , le commandeur des croyans , qui m'envoie vers vous , m'a chargé de vous témoigner qu'il ne peut vivre plus long-temps fans vous voir. Il a deiTein de venir vous
C X CX Nuit. 417
fendre vifîte cette nuit , je viens vous en avertir pour vous préparer à le recevoir. Il efpère 9 madame , que vous le verrez avec autant de plaiflr qu'il a d'impatience d'être à vous. i
A ce difcours de Mefrour , îa favorite Schemfelnihar fe profterna contre terre pour marquer îa foumifïion avec laquelle elle rece- voit Tordre du calife. Lorfqu'elle fe fut rele-* vée : Je vous prie , lui dit- elle , de dire au commandeur des croyans que je ferai tou- jours gloire d'exécuter les commandemens de fa majeflé 3 & que fon efclave s'efforcera de le recevoir avec tout le refpeét. qui lui efl dû. En même-temps elle ordonna à Fefclave fa confidente de faire mettre le palais en état de recevoir le calife j par les femmes noires deflinées à ce miniftère. Puis congédiant le chef des eunuques : Vous voyez , lui dit-elle,1 qu'il faudra quelque temps pour préparer toutes chofes. Faites en forte > je vous en fupplie , qu'il fe donne un peu de patience ,' afin- qu'à fon arrivée il ne nous trouve pas dans le défordre.
Le chef des eunuques & la fuite s'étant retirés , Schemfelnihar retourna au fallon 9 extrêmement affligée de la néceffité où elle fe voyqit, de renvoyer le prince de Perfë
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43S Les mille et une Nuits* plutôt qu'elle ne s'y étoit attendue. Elle îe rejoignit les larmes aux yeux ; ce qui aug- menta la frayeur d'Ebn Thaher , qui en augura quelque chofe de fîniftre. Madame, lui dit le prince j je vois bien que vous venez m'annoncer qu'il faut nous féparer. Pourvu que je n'aye rien de plus funefte à redouter, j'efpère que le ciel me donnera 3a patience dont j'ai befoin pour fupporter votre abfence. Hélas , mon cher cœur , ma chère ame 5 interrompit la trop tendre Schem- felnihar , que je vous trouve heureux , & que je me trouve maîheureufe, quand je Compare votre fort avec ma trifte defrinée ! Vous iouffrirez fans doute de ne me voir pas : mais ce fera toute votre peine > & vous pourrez vous en confoler par l'efpérance de me revoir. Pour moi , jufte ciel l à quelle rigoureufe épreuve fuis -je réduite? Je ne ferai pas feulement privée de la vue de ce que j'aime uniquement, il me faudra foute- nir celle d'un objet que vous m'avez rendu odieux. L'arrivée du calife ne me fera-t-elle pas fouvenir de votre départ ? ck comment occupée de votre chère image > pourrai-je montrer à ce prince la joie qu'il a remar- quée dans mes yeux toutes les fois qu'il m eu venu vdttl J'aurai l'efprit diftrait en
C X (X Nuit. 439
lui parlant ; & les moindres complaifances que j'aurai pour ion amour •> feront autant de coups de poignard qui me perceront le cœur. Pourrai - je goûter fes paroles obli- geantes ck fes careiTes ? Jugez, prince ^ â quels tourmens je ferai expo fée dès que je ne vous verrai plus. Les larmes ? qu'elle lahTa couler alors, ck les fanglots l'empêchèrent d'en dire davantage. Le prince de Perfe vou- lut lui repartir ; mais il n'en eut pas la force : fa propre douleur , ck celle que lui faifoit voir fa maitreife^ lui avoient ôté la parole- Ebn Thaher , qui n'afpiroit qu'à fe voir hors du palais , fut obligé de les confoîer > en les exhortant à prendre patience. Mais l'efclave confidente vint l'interrompre : Ma- dame , dit -elle à Schemfelnihar , il n'y a pas de temps à perdre ; les eunuques commen- cent d'arriver ? ck vous favez que le calife paroîtra bientôt. O ciel! que cette fépara- tion eft cruelle , s'écria la favorite ! Hâtez- vous 5 dit - elle à fa confidente. Conduifez- les tous deux à la galerie qui regarde fur le jardin d'un côté , ck de l'autre fur le Tigre y ck lorfque la nuit répandra fur la terre fa plus grande obfcurité, faites-les fortir par la porte de derrière , afin qu'ils fe retirent en sûreté. À ces mots? elle emhraffa tea-
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440 Les Mille Et une Nuits,
drement le prince de Perfe, fans pouvoir lui dire un feul mot , & alla au - devant du calife dans le déYordre qu'il eft aifé de s'imaginer.
Cependant l'efclave confidente conduifit le prince ck Ebn Thaher à la galerie que Schemfelnihar lui avoit marquée ; ck lors- qu'elle les y eût introduits , elle les y lahTa , ck ferma fur eux la porte en fe retirant ^ après les avoir allures qu'ils n'avoient rien à craindre > ck qu'elle viendroit les faire fortir quand il feroit temps..... Mais, fire, dit en cet endroit Scheherazade 5 le jour , que je vois paroître , m'impofe rllence. Elle fe tut, ck reprenant fon difcours la nuit fuivante :
C X C Ie. NUIT.
aiRE, pourfuivit-elle, Fefcîave confidente de Schemfelnihar s'étant retirée , le prince de Perfe ck Ebn Thaher oublièrent qu'elle venoit de les aiîurer qu'ils n'avoient rien à craindre. Ils examinèrent toute la galerie , ck ils furent faifis d'une frayeur extrême , iorfqu'iîs connurent qu'il n'y avoit pas un feul endroit par où ils puffent s'échapper j
C X C K Nuit. 441 au cas que le calife , ou quelques-uns de fes officiers , s'avifaffent d'y venir.
Une grande clarté, qu'ils virent tout- à- coup du côté du jardin ^ au travers des jalou- ses , les obligea de s'en approcher y pour voir d'où elle venoit. Elle étoit caufée par cent flambeaux de cire blanche , qu'autant de jeunes eunuques noirs portoient à la main. Ces eunuques étoient fuivis de plus de cent autres plus âgés , tous de la garde des dames du palais du calife , habillés <k armés d'un fabre , de même que ceux dont j'ai déjà parlé , & le calife mar choit après eux 5 entre Mefrour leur chef qu'il avoit à fa droite , & Vaffif leur fécond officier qu'il avoit à fa gauche.
Schemfelnihar attendoit le calife à l'en-* trée d'une allée , accompagnée de vingt femmes^ toutes d'une beauté furprenante, 8c ornée de colliers & de pendans d'oreilles de gros diamans & d'autres pierreries dont elle avoit la tête toute couverte. Elles chantoient au fon de leurs inflrumens^ & formoient un concert charmant. La favorite ne vit pas plutôt paroître ce prince , qu'elle s'avança ck fe profterna à (es pieds. Mais faifant cette action : Prince de Perfe^ dit -elle en elle-même, fi vos triftes yeux font témoin
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44^ Les mille et une Nuits. de ce que je fais> jugez de la rigueur de mon fort. C'eft devant vous que je vou- drois m'humilier ainfi. Mon cœur n'y fenti- roit aucune répugnance.
Le calife fut ravi de voir Schemfelnihar. Levez-vous ? madame , lui dit-il y approchez- vous. Je me fais mauvais gré à moi-même de m'être privé iî long - temps du plaiiir de vous voir. En achevant ces paroles •> iî la prit par la main ; 6k fans ceffer de lui dire des chofes obligeantes, il alla s'alfeoir iur le trône d'argent que Schemfelnihar lui avoit fait apporter. Cette dame s'ailit fur \m nége devant lui, ck les vingt femmes formèrent un cercle autour d'eux fur d'au-* très Méges, pendant que les jeunes eunu- ques , qui tenoient les flambeaux , fe difper- sèrent dans le jardin à certaine diftance les uns des autres 9 afin que le calife jouît du frais de la foirée plus commodément.
Lorfque le calife fut affis, il regarda autour «!e lui , ck vit avec une grande fatisfaclion tout le jardin illuminé d'une infinité d'autres lumières , que les flambeaux que tenoient les jeunes eunuques. Mais il prit garde que le fallon étoit fermé : il s en étonna ? ck en demanda la raifon. On l'avoit fait exprès pour le furprendre, En effet g il n'eut pas
€ X C K Nuit. 44? plutôt "parlé jj que les fenêtres s'ouvrirent toutes à-îa-fois, 6k qu'il le vit illuminé au dehors 6k au dedans d'une manière bien mieux entendue qu'il ne Favoit vu aupara- vant. Charmante Schemfelnihar , s'écria-t-it. à ce fpe&acle > je vous entends. Vous avez, voulu me faire connoître qu'il y a d'auïîi belles nuits que les plus beaux jours. Après ce que je vois 5 je n'en puis difcon venir-
Revenons au prince de Perfe 6k à Ebit Thaher , que nous avons laifTés dans lai galerie. Ebn Thaher ne pouvoir affez ad- mirer tout ce qui s'offroit à fa vue. Je ne fuis pas jeune > dit-il, 6k j'ai vu de grandes fêtes en ma vie ; mais je ne crois pas que l'on puiffe rien voir de fi furprenant r ni qui marque plus de grandeur. Tout ce qu'on nous dit des palais enchantés n'approche pas du prodigieux fpeétacle que nous avons; devant les yeux. Que de richeffes 6k de magnificence à la fois!
Le prince de Perfe n'étoit pas touché de tous ces . objets éclatans qui faifoient tant de plaifir à Ebn Thaher. Il n'avoit des: yeux que pour regarder Schemfelnihar , 6k la préfence du calife le plongeoir dans une affliction inconcevable. Cher Ebn Thaher % dît- il \ plût à dieu que j'euffe l'efprit afTes
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444 Les mille et uîste Nuits/
libre pour ne m'arrêter , comme vous, qu'à €e qui devroit me caufer de l'admiration ! Mais , hélas I je fuis dans un état bien dif- férent : tous ces objets ne fervent qu'à augmenter mon tourment. Puis -je voir le calife tète-à-tête avec ce que j'aime, ck ne pas mourir de défefpoir ? faut-il qu'un amour auffi tendre que le mien foit troublé par un rival fi piaffant ? Ciel ! que mon deftin eft bizarre ck cruel! Il n'y a qu'un moment que je m'eftimois l'amant du monde le plus fortuné , ck dans cet inftant je me fens frapper îe cœur d'un coup qui me donne îa mort. Je n'y puis réfifter3 mon cher Ebn Thaher : ma patience eff à bout ; mon mal m'accable ck mon courage y fuccombe. En prononçant ces derniers mots , il vit qu'il fe paffoit quelque chofe dans îe jardin qui l'obligea de garder Je filence y ck d'y prêter fon attention.
En effet , le calife avoit ordonné à une des femmes qui étoient près de lui? de chanter fur fon luth ; ck elle commençoit à chanter. Les paroles qu'elle chanta étoient fort paffionnées ; ck le calife , perfuadé qu'elle les chantoit par ordre de Schemfelnihar 5 qui lui avoit donné fou vent de pareils témoi- gnages de tendreffe? les expliqua en fa
C X C Ie. Nuit. 44% faveur. Mais ce n'étoit pas l'intention de Schemfeînihar pour cette fois. Elle les ap- pliquoit à fon cher Ali Ebn Becar, ck elle fe laiffa pénétrer d'une fi vive douleur d'avoir devant elle un objet dont elle ne pouvoit plus foutenir la préfence > qu'elle s'évanouit. Elle le renverfa fur le dos de fa chaife, qui n'avoir pas de bras d'appui, ck elle feroit tombée , û quelques - unes de fes femmes ne Teuflent promptement fecou- rue. Elles l'enlevèrent ck l'emportèrent dans le fallon.
Ebn Thaher , qui étoit dans la galerie , fur pris de cet accident > tourna la tête du côté du prince de Perfe , ck au lieu de le voir appuyé contre la jaloufie pour regarder comme. lui * il fut extrêmement étonné de le voir étendu à fes pieds fans mouvement. Il jugea par-là de la force de l'amour dont ce prince étoit épris pour Schemfeînihar , ck il admira cet étrange effet de fympathie , qui lui caufa une peine mortelle à caufe du lieu où ils fe trouvoient. Il fit cependant tout ce qu'il put pour faire revenir le prince, mais ce fut inutilement. Ebn Thaher étoit dans cet embarras , lorfque la confidente de Schemfeînihar vint ouvrir la porte de la galerie > ck entra hors d'haleine &" comme
446 Les mille et une Nuits. une perfonne qui ne fa voit plus où elle en étoit. Venez promptement , s'écria-t-elle 9 que je vous fafTe fortir. Tout eft ici en confuiion , ck je crois que voici le dernier de nos jours. He comment voulez-vous que nous partions •> répondit Ebn Thaher d'un ton qui marquoit fa trifteffe ? Approchez de grâce, ck voyez en quel état en1 le prince de Perfe. Quand î'efclave le vit évanoui^ elle courut chercher de l'eau , fans perdre îe temps à difcourir ? ck revînt en peu de momens.
Enfin , le prince de Perfe , après qu'on lui eut jeté de l'eau fur le vifage > reprit fes efprits. Prince j lui dit alors Ebn Tha- her y nous courons rifque de périr ici , vous & moi 9 fi nous y reftons davantage ; faites donc un effort? 6k fauvons-nous au plus vite. Il étoit h foibîe qu'il ne put fe lever lui feul. Ebn Thaher 6k la confidente lui donnèrent la main , ck le foutenant des deux côtés, ils allèrent jufqu'à une petite porte de fer, qui s'ouvroit fur le Tigre* Ils fortirent par-là, 6k s'avancèrent jufques- fur le bord d'un petit canal qui cômmuni- quoit au fleuve. La confidente frappa des mains , ck auflitôt un périt bateau parut 6k vint à eux avec un feul rameur, Ali Ebn
C X C I Ie. Nuit. 447 Becar 8c (on compagnon s'embarquèrent^ ck l'efclave confidente demeura fur le bord du canal. D'abord que le prince fe fut affis dans le bateau, il étendit une main du côté du palais, ck mettant l'autre fur fou cœur: Cher objet de mon aine , s'écria- t-il d'une voix foible > recevez ma foi de cette main , pendant que je vous afîure de celle - ci que mon cœur confervera éternellement le feu dont je brûle pour vous». En cet endroit Scheherazade s'apperçut qu'il étoit jour. Elle fe tût , ck la nuit fui- vante elle reprit la parole dans ces termes £
C X C I Ie. NUI T..
Cependant le batelier ramoit de toute fa force , ck Pefclave confidente de Schern- felnihar accompagna le prince de Perfe ck Ebn Thaher en marchant fur le bord du; canal jufqu'à ce qu'ils furent arrivés au cou- rant du Tigre. Alors, comme elle ne pou- voit aller plus loin , elle prit congé deux .,, ck fe retira.
Le prince de Perfe étoit toujours dans une grande foiblerle. Ebn Thaher le confo- loit ck Fexhortoit à prendre, courage, Songez*
44% Les mille et une Nuits,
lui dit-il, que quand nous ferons débarqués^ nous aurons encore bien du chemin à faire avant que d'arriver chez moi ; car de vous mener à l'heure qu'il eft , ck dans l'état où vous êtes , jufqu'à votre logis > qui qÛ bien plus éloigné que le mien , je n'en fuis pas d'avis : nous pourrions même courir rifque, d'être rencontrés par le guet. Ils fortirenî enfin du bateau ; mais le prince avoit fî peu de force . qu'il ne pouvoit marcher , ce qui mit Ebn Thaher dans un grand embarras. Il fe fouvint qu'il avoit un ami dans le voi- sinage ; il traîna le prince jufques-là avec beaucoup de peine. L'ami les reçut avec bien de la joie ; ck quand il les eut fait afTeoir , il leur demanda d'où ils venoient fi tard. Ebn Thaher lui répondit ; J'ai appris ce foir qu'un homme qui me doit une fornme d'argent afTez confidérable étoit dans le deilein de partir pour un long voyage , je n'ai point perdu de temps 5 je fuis allé le chercher ; 6k en chemin > j'ai rencontré ce jeune feigneur que vous voyez , ck à qui j'ai mille obliga- tions ; comme il connoît mon débiteur 5 il a bien voulu me faire la grâce de m'accompa- gner. Nous avons eu afTez de peine à mettre notre homme à la raifon. Nous en fommes pourtant venus à bout , ck c'eft ce qui eil
C X C I R Nuit. eaufe que nous n'avons pu for tir de chez lui que fort tard. En revenant , à quelques pas d'ici , ce bon feigneur > pour qui j'ai toute la considération pofîible , s'eft, fenti tout-à- coup attaqué d'un mal qui m'a fait prendre la liberté de frapper à votre porte. Je me fuis £atté que vous voudriez bien nous faire ie plaïfir de nous donner le couvert pour cette nuit.
L'ami d'Ebn Thaher fe paya de cette fable , leur dit qu'ils étoient les bien -venus, ck offrit au prince de Perfe , qu'il ne cou- nohToit pas , ' toute l'affiftance qu'il pouvoir, " défirer. Mais Ebn Thaher prenant la parole pour le prince , dit que fon mal étoit d'une nature à n'avoir befoin que d« repos. L'ami comprit par ce difcours qu'ils fouhaitoient de fe repofer : c'ed pourquoi il les conduifît dans un appartement , où il leur lai/Ta la liberté de fe coucher.
Si le prince de Perfe dormit ^ ce fut d'un fommeil troublé par des fonges fâcheux qui lui repréfentoient Schemfelnihar évanouie aux pieds du calife ? & l'entretenoient dans fon affliction. Ebn Thaher 9 qui avoir une grande impatience de fe revoir chez lui y ck qui ne doutoit pas que fa famille ne fût dans Une inquiétude mortelle, car il ne lui étoit
450 Les mille et une Nuits. jamais arrivé de coucher dehors , fe leva êk partit de bon matin , après avoir pris congé de Ton ami , qui s'étoit levé pour faire fa prière de la pointe du jour. Enfin il arriva chez lui; 6k la première chofe que fit le prince de Perfe , qui s'étoit fait un grand effort pour marcher > fut de fe jeter fur un fopha , aulîî fatigué que s'il eût fait un long voyage. Comme il n'étoit pas en état de fe rendre en fa maifon , Ebn Thaher lui fit préparer une chambre ;" afin qu'on ne fût point en peine de lui ? il envoya dire à (es gens l'état 6k le lieu où il étoit. Il pria cependant le prince de Perfe d'avoir l'efprit en repos , de com- mander chez lui, 6k d'y difpofer à fon gré de toutes chofes. J'accepte de bon cœur les offres obligeantes que vous me faites > lui dit le prince ; mais que je ne vous embar rafle pas , s'il vous plaît ; je vous conjure de faire comme fi je n'étois pas chez vous. Je n'y voudrois pas demeurer un moment 5 fi je. croyois que ma préfence vous contraignit en la moindre chofe.
D'abord qu'Ebn Thaher eut un moment pour fe reconnoître, il apprit à fa famille tout ce qui s'étoit paiïé au palais de Schem- felnihar , 6k finit fon récit en remerciant Dieu de l'avoir délivré du danger qu'il
C X C I K Nuit. 451 avoit couru. Les principaux domefHques du prince de Perfe vinrent' recevoir fes or- dres chez Ebn Thaher y & l'on y vit bientôt arriver plusieurs de Tes amis qu'ils avoient avertis de fon indifpofltion. Ses amis pafsè-? rent la meilleure partie de la journée avec lui ; & fi leur entretien ne put effacer les triftes idées qui caufoient fon mal , il en tira du moins cet avantage y qu'elles lui donnèrent quelque relâche. Il vouloit pren- dre congé d'Ebn Thaher fur la fin du jour ; mais ce fldelîe ami lui trouva encore tant de foibleiïe , qu'il l'obligea d'attendre au lendemain. Cependant, pour contribuer à le réjouir, il lui donna le loir un concert de voix ck d'infbumens ; mais ce concert ne fervit qu'à rappeler dans la mémoire du prince celui du ïoir précédent ,■ ck irrita {q$ ennuis au lieu de les foulager , de forte que le jour fui vaut fon mal parut avoir augmenté. Alors Ebn Thaher ne s'oppofa plus au defTein que le prince avoit de fe retirer dans fa maifon. Il prit foin lui-même de l'y faire porter ; il l'accompagna > ck quand il fe vit feul avec lui dans fon ap- partement , il lui repréfenta toutes les rai- fons qu'il avoit de faire un généreux effort pour vaincre une paffion dont la un ne
452. Les mille ETtrtfE Nuits. pouvoit être heureufe ni pour lui ni pout la favorite. Ah ! cher Ebn Thaher , s'écria le prince , qu'il vous eu aifé de donner ce confeil , mais qu'il m'eft difficile de le fuivre ! J'en conçois toute l'importance > fans pouvoir en profiter. Je l'ai déjà dit > j'emporterai avec moi dans le tombeau l'a- mour que j'ai pour Schemfeînihar. Lorfque Ebn Thaher vit qu'il ne pouvoit rien ga- gner fur l'efprit du prince y il prit congé de lui & voulut fe retirer.
Scheherazade , en cet endroit , voyant paroître le jour , garda le filence , & le lendemain.* elle reprit ainfî Ton diicours.
C X C 1 ï P. NUIT.
JLe prince de Perfe le retint. Obligeant Ebn Thaher , lui dit-il , fi je vous ai dé- claré qu'il n'étoit pas en mon pouvoir de fuivre vos fages confeils,, je vous fupplie de ne pas m'en faire un crime > &c de ne pas cefTer pour cela de me donner des marques de votre amitié. Vous ne faur iez m'en donner une plus grande que de m'infîruire du defHn de ma chère Schem- feînihar , fi vous en apprenez des nouvel-
C X C I I K N.MT. A*>% les. L'incertitude où je fuis de fon fort 3 & les appréhendons mortelles que me çaufe fon évanouiiîement , m'entretiennent dans la langueur que vous me reprochez. Sei- gneur, lui répondit Ehn Thaher, vous de- vez efpérer que (on évanouirïement n'aura pas eu de fuite funefte, ck que fa confi- dente viendra incefTamment nunformer de quelle manière fe fera parlée la chofe. D'a- bord que je faurai ce détail 5 je ne man~ querai pas de venir vous en faire part.
Ebn Thaher laiiïa le prince dans cette efpérance , ck retourna chez lui , où il at- tendit inutilement tout le refte du jour la confidente de Schemfelnihar. Il ne la vit pas même le lendemain» L'inquiétude où il étoit de favoir l'état de la fanté du prince de Perfe , ne lui permit pas d'être plus long- temps fans le voir. Il alla chez lui dans îe'delïein de l'exhorter à prendre patience. Il le trouva au lit auffi. malade qu'à l'or- dinaire , ck environné d'un nombre d'amis & de quelques médecins qui employoient toutes les lumières de leur art pour dé- couvrir la caufe de fon mal. Dès qu'il ap- perçut Ebn Thaher , il le regarda en fou- riant , pour lui témoigner deux chofes *9 l'une qu'il fe réjouiiToit de le voir; ck Tau-
4Î4 Les mille et une NuitSo tre , combien fes médecins 5 qui ne pou- voient deviner le fujet de fa maladie, fe trompoient dans leurs raifonnemens.
Les amis & les médecins fe retirèrent les uns après les autres , de forte qu'Ebn Tha- îier demeura feul avec le malade. Il s'ap- procha de fon lit pour lui demander com- ment il fe trouvoit depuis qu'il ne l'avoit vu. Je vous dirai , lui répondit le prince , que mon amour qui prend continuellement de nouvelles forces , ck l'incertitude de la deftinée de l'aimable Schemfelnihar , aug- mentent mon mal à chaque moment > & me mettent dans un état qui afflige mes pa- rens & mes amis , <k déconcerte mes mé- decins qui n'y comprennent rien. Vous ne fauriez croire , ajouta - t - il", combien je fbufFre de voir tant de gens qui m'impor- tunent, ck que je ne puis chaffer honnête- ment. Vous êtes le feul dont je fens que la compagnie me foulage ; mais enfin ne me didimuîez rien 3 je vous en conjure* ■Quelles nouvelles m'apportez - vous de Schemfelnihar } Avez - vous, vu fa confi- dente ? Que vous a-t-elle dit ? Ebn Thaher répondit qu'il ne l'avoit pas vue ; & il n eut pas plutôt appris au prince cette trifte
C X C ï I K Nuit. 45Ç nouvelle, que les larmes- lui vinrent aux yeux ; il ne put repartir un (eu! mot , tant il avoit le cœur ferré. Prince? reptit alors Ebn Thaher 5 permettez-rnoi de vous re- montrer que vous êtes trop ingénieux à- vous tourmenter. Au nom de Dieu, erTuyez vos larmes , quelqu'un de vos gens peut entrer en ce moment, & vous lavez avec quel loin vous devez cacher vos fentimens, qui pourroient être démêlés par là. Quel- que chofe que pût dire ce judicieux confi- dent , il ne fut pas poffible au prince de retenir fes pleurs. Sage Ebn Thaher , s'é- cria-t-il, quand l'ufage delà parole lui fut revenu , je puis bien empêcher ma langue de révéler le fecret de mon cœur ; mais je n'ai pas de pouvoir fur mes larmes 5 dans un fi grand fujet de craindre pour Schem- felnihar. Si cet adorable <k unique objet de mes défirs n'étoit plus au monde 5 je ne lui furvivrois pas un moment. Rejetez une penfée iî affligeante 3 répliqua Ebn Thaher ; Schemfelnihar vit encore , vous n'en devez pas douter. Si elle ne vous a pas fait favoir de fes nouvelles , c'en1 qu'elle n'en a pu trouver l'occafion , & j'efpère que cette journée ne fe parlera point que vous n'en appreniez. Il ajouta à ce difcours
4?S Les mille et une Ntrit s.
plufieurs autres chofes confolantes ; après quoi il fe retira.
Ebn Thaher fut à peine de retour chez ïui , que la confidente de Schemfelnihar arriva. Elle avoit un air tri/te , ck il en conçut un mauvais préface. Il lui demanda des nouvelles de fa maîtrelfe. Apprenez- moi auparavant des vôtres , lui répondit la confidente ; car j'ai été dans une grande peine de vous avoir vu partir dans l'état où étoit le prince de Perfe. Ebn Thaher lui raconta ce qu'elle vouloit favoir ; ck lorfqu'il eut achevé , l'efclave prit la pa* rôle : Si le prince de Perfe > lui dit-elle , a. fourTert èk fouffre encore pour ma mai- îreiïe , elle n'a pas moins de peine que iui. Après que je vous eus quitté y pourfui- vit-elle, je retournai au fallon 5 où je trou- vai que Schemfelnihar n'étoit pas encore revenue de fon évanouifTement y quelque foulagement qu'on eût tâché de lui appor- ter. Le calife étoit affis près d'elle * avec toutes les marques d'une véritable douleur; il demandoit à toutes les femmes 5 ck à moi particulièrement , fi nous n'avions au- cune connoiiîance de la caufe de fon mal ; mais nous gardâmes le fecret, ck nous lui dîmes toute autre çhofe que ce que nous
n'ignorions
C X C ï I R Nuit. 4^7 n'ignorions pas. Nous étions cependant toutes en pleurs de la voir foufFrir n* long- temps , ck nous n'oublions rien de tout ce que nous pouvions imaginer pour la fe- courir. Enfin il étoit bien minuit lorsqu'elle revint à elle. Le calife , qui avoit eu la patience d'attendre ce moment, en témoi- gna beaucoup de joie , ex demanda à Schem- felnihar d'où ce mal pouvoit lui être venu» Dès qu'elle entendit fa voix , elle fit un effort pour fe mettre fur fon féant ; &c après lui avoir baifé les pieds avant qu'il pût l'en empêcher : Sire , dit-elle 3 j'ai à me plaindre du ciel de ce qu'il ne m'a pas fait la grâce entière de me biffer expirer aux pieds de votre majeflé , pour vous inarquer par -là jufqu'à quel point je fuis pénétrée de vos bontés.
Je fuis bien perfuadée que vous m'aimez, lui dit le calife; mais je vous commande de vous conferver pour l'amour de moi: vous avez apparemment fait aujourd'hui quelque excès qui vous aura caufé cette in- difpofition ; prenez-y garde > & je vous prie de vous en abftenir une autre fois. Je fuis bien-aife de vous voir en meilleur état , &: je vous confeille de parler ici la nuit, au lieu de retourner à votre appartement,
2 il. t J JLÂJm V
45§ Les mille et une Nuits. de crainte que le mouvement ne vous foît contraire. A ces mots , il ordonna qu'on apportât un doigt de vin , qu'il lui fit pren- dre pour lui donner des forces. Après cela > il prit congé d'elle , 6k fe retira dans fon appartement.
Dès que le calife fut parti , ma maîtrefïe me fit ligne de m'approcher. Elle me de- manda de vos nouvelles avec inquiétude. Je l'apurai qu'il y avoit long-temps que vous n'étiez plus dans le palais , & lui mis Fefprit en repos de ce côté-là. Je me gar- dai bien de lui parler de l'évanouifTeiTient du prince de Perfe , de peur de la faire t-etomber dans l'état d'où nos foins l'avoient tirée avec tant de peine ; mais ma précau- tion fut inutile , comme vous l'allez en- tendre. Prince , s'écria-t-elle alors , je re- nonce déformais à tous les plailirs , tant que je ferai privée de celui de ta vue : fi j'ai bien pénétré dans ton cœur, je ne fais que fuivre ton exemple. Tu ne cefferas de verfer des larmes 9 que tu ne m'ayes re- trouvée ; il eft jufte que je pleure &: que je m'afflige jufqu'à ce que tu fois rendu à mes vœux. En achevant ces paroles , qu'elle, prononça d'une manière qui marquait la
C X C I V< Nuit* 459
violence de fa pafïion , elle s'évanouit une féconde fois entre mes bras.
En cet endroit , Scheherazade voyant paroître le jour) ceiTa de parler. La nuk fuivante > elle pourfuivit de cette forte :
C X I Ve. NUIT.
JuA confidente de Schemfeînihar continua de raconter à Ebn Thaher tout ce qui étoit arrivé à fa maîtrerTe depuis fon premier, évanouiffement. Nous fûmes encore long- temps , dit-elle? à la faire revenir mes -com- pagnes & moi. Elle revint enfin; alors je lui dis : Madame 5 êtes-vous donc réfolue de vous laiffer mourir, & de nous faire mourir nous - mêmes avec vous ? Je vous fupplie au nom du Prince de Perfe , pour qui vous avez intérêt de vivre , de vouloir conferver vos jours. De grâce , laifîez-vous persuader , & faites les efforts que vous vous devez à vous - même ? S l'amour du prince , & à notre attachement: pour vous. Je vous fuis bien obligée > reprit- elle, de vos foins , de votre zèle & de vos confeils. Mais , hélas ! peuvent - ils m'être itfiles? Il 41e nous eft pas permis de p£ . l.
y ij "^
460 Les mille et une Nuits. flatter de quelque efpérance , ck ce n'eft que dans le tombeau que nous devons attendre la fin de nos tourmens. Une de mes com- pagnes voulut la détourner de fes triftes penfées en chantant un air fur fon luth ; mais elle lui impofa filence , ck lui ordonna 5 comme à toutes les autres , de fe retirer. Elle ne retint que moi pour palier la nuit avec elle. Quelle nuit, ô ciel ! elle là païïa dans les pleurs 6k dans les gémidemens-; ck nommant fans cerle le prince de Perle y elle fe pîaignoit du fort qui l'avoit deftinée au calife qu'elle ne pouvoir aimer ? ck non pas à lui qu'elle aimoit éperdument.
Le lendemain , comme elle n'étoir pas commodément dans le fallon^ je l'aidai à paffer dans fon appartement, où elle ne fut pas plutôt arrivée, que tous les médecins du palais vinrent la voir par ordre du calife ; ck ce prince ne fut pas long-temps fans venir lui-même. Les remèdes que les mé- decins ordonnèrent à Schemfeînihar firent d'autant moins d^effet , qu'ils ignoroient la caufe de fon mal; ck la contrainte où la mettoit la préfence du calife , ne faifoit que l'augmenter. Elle a pourtant un peu repofé cette nuit; ck d'abord qu'elle a été évei-> *ft*i , elle m'a chargée de vous venip
C X C ï Ve. Nuit. 461 trouver , pour apprendre des îouvelles du prince de Perfe. Je vous ai dëà informée de i'état où il eu. 3 lui dit Eh Thaher 9 ainfi retournez vers votre mamelle > & Faillirez que le prince de Perfe attendoït de fes nouvelles avec la même impatience qu'elle en attendoit de lui. Exhortç-la fur- tout à fe modérer & à fe vaincre ,1e peur qu'il ne lui échappe devant le calift quel- que parole qui pourroit nous perdrtavec elle. Pour moi , reprit la confident^ je vous l'avoue , je crains tout de fes tuif- ports ; j'ai pris la liberté de Lui dire ce me je penfois là~derTus > & je fuis perfuaée qu'elle ne trouvera pas mauvais que jeui parle encore de votre part.
Ebn Thaher, qui ne faifoit que d'arrêt de chez le prince de Perfe , ne jugea pcit à propos d'y retourner fitôt, 6k de néi«* ger des affaires importantes qui lui étoht furvenues en rentrant chez lui ; il y aa feulement fur la fin du jour. Le prinî étoit feuî? 6k ne fe portoit pas mieux qe le matin. Ebn Thaher, lui dit-il en le voyat paroître? vous avez fans doute beaucoup d'amis ; mais ces amis ne connoiffent pas ce que vous valez, comme vous me le faite; connoître par votre zèle , par vos foins 6k
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'■jfil LES TULLE ET UNE NUITS. par les peires que vous vous donnez lorf- qu'ii s'agit le les obliger. Je fuis confus de •tout ce qui vous faites pour moi avec tant d'afFecYion/ ck je ne fais comment je pourrai în'acquittf envers vous. Prince y lui répon- dit Ebn.ihaher, laiflons-là ce difcours, je 'vous er/upplie : je fuis prêt non-feulement à don^r un de mes yeux pour vous en confer/er un , mais même à facrifler ma vie p/ur la votre. Ce n'en1 pas de quoi il -s'agi/Préfenternent; je viens vous dire que SchMielniiur m'a envoyé fa confidente pour mdemanGer»de vos nouvelles, ck en même teips pour m'informer des tiennes. Vous yjsm bien que je ne lui ai rien dit qui ne ïu\ït confirmé l'excès de votre amour pour fanaîtrefïe, ck la confiance avec laquelle vcjs l'aimez. Ebn Thaher lui fit enfuite un déjil exact de tout ce que lui avoit dit Télave confidente. Le prince Técouta avec leftifférens mouvemens de crainte y de jalou- fij, de tendrelTe ck de compafïion que fon dcours lui infpira y faifant fur chaque chofe d'il entendoit , toutes les réflexions affil- iantes ou confolantes dont un amant auffi. ^affionné qu'il étoit pouvoit être capable.] Leur converfation dura fi long -temps, que la nuit fe trouvant fort avancée , h
C X C Ve. Nuit. 463
prince de Perfe obligea Ebn Thaher a demeurer chez lui. Le lendemain matin ? comme ce fidèle ami s'en retournoit au logis 9 il vit venir à lui une femme , qu'il reconnut pour la confidente de Schemfelnihar , & qui Fayant abordé , lui dit : Ma maitreffe vous falue, ck Je viens vous prier de fa part de rendre cette lettre au prince de Perfe. Le zèle Ebn Thaher prit la lettre , & retourna chez le prince accompagné de l'efcîave con- fidentei
Scheherazade cena de parler en cet en- droit, à caufe du jour quelle vit paroître. Eile reprit la fuite de fon difcours la nuiï fuivante , oc dit au fultan des Indes ;
C X C Ve. NUIT.
Oi RE, quand Ebn Thaher ? fut entré chez le prince de Perfe avec la confidente de Schemfelnihar, il la pria de demeurer un moment dans l'antichambre , ck de l'atten- dre. Dès que le prince l'apperçut y il lui demanda avec empreffement quelle nou- velle il avoit à lui annoncer. La meilleure que vous puiffie'z apprendre , lui répondit Ebn Thaher j on vous aime auili chère*
V iv
464 Les mille et une Nuits. nient que vous aimez. La confidente de Schemfelnihar eu. dans votre antichambre ; elle vous apporte une lettre de la part de fa maîtreffe : elle n'attend que vos ordres pour entrer. Qu'elle entre, s'écria le prince avec un tranfport de joie. En diiant cela > il fe mit fur ion féant pour la recevoir.
Comme les gens du prince étoient fortis de la chambre d'abord qu'ils avoient vu Ebn Thaher y afin de le laiffer feul avec leur maître , Ebn Thaher alla ouvrir la porte lui-même , 6k fit entrer la confidente» Le prince la reconnut , ck la reçut d'une manière fort obligeante. Seigneur , lui dit- elle ^ je fais tous les maux que vous avez foufferts depuis que j'eus l'honneur de vous conduire au bateau qui vous attendoit pour vous ramener; mais j'efpère que la lettre que je vous apporte contribuera à votre guérifon. A ces mots , elle lui pré- fenta la lettre. Il la prit ; ck après l'avoir baifée plusieurs fois , il l'ouvrit y ck lut les paroles fuivantes.
Lettre de S chemfelnihar , au prince de Perfi Ali Ebn Becar,
» La perfonne qui vous rendra cette lettre » vous dira de mes nouvelles mieux que
C X € Ve. Nuit. 46% » moi-même , car je ne me connoîs plus » depuis que j'ai celTé de vous voir. Privée » de votre préfence ? je cherche à me trom- » per en vous entretenant par ces lignes » mal formées , avec le même plaifir que » fi j'avois le bonheur de vous parler. ' » On dit que la patience eft un remède » à tous les maux, & toutefois elle aigrit » les miens au lieu de les foulager. Quoi- » que votre portrait foit profondément gravé » dans mon cœur , mes yeux fouhaitent » d'en revoir inceffamment l'original , & ils » perdront toute leur lumière , s'il faut » qu'ils en foient encore long-temps privés, » Puis-je me flatter que les vôtres aient la » même impatience de me voir? Oui, je » le puis ; ils me l'ont fait aiïez connoitre » par leurs tendres regards. Que Schem- » feînihar feroit heureufe^ ckque vous feriez » heureux , prince 9 fi mes défirs , qui font » conformes aux vôtres 5 n'étoient pas tra- $> verfés par des obstacles infurmontabîes ! >> Ces obftacles m'affligent d'autant plus » vivement } qu'ils vous affligent vous-.
»> même.
» Ces fentimens que mes doigts tracent ; » & que j'exprime avec un plaifir incroya- » ble, en les répétant plufieurs fois, par-;
Vv
466 Les mille et une Nuits. » tent du plus profond de mon cœur, &c » de la blelTure incroyable que vous y » avez faite ; blelîure que je bénis mille .» fois, malgré le cruel ennui que je fournie » de votre abfence. Je compterois pour rien » tout ce qui s'oppofe à nos amours , s'il » m'étoit feulement permis de vous voir » quelquefois en liberté: je vour porléde- » rois alors ; que pourrois-je fouhaker de » plus ?
» Ne vous imaginez pas que mes paroles » difent plus que je ne penfe. Hélas ! de » quelques expreffions que je puifle me fer- » vir^ je fens bien que je penfe plus de » chofes que je ne vous en dis. Mes yeux* » qui font dans une merveille continuelle, » ck qui verfent incellamment des pleurs » en attendant qu'ils vous revoyent ; mon » cœur affligé qui ne délire que vous feul; » les foupirs qui m'échappent toutes les ». fois que Je penfe à vous, c'efl-à-dire, à » tout moment ; mon imagination qui ne » me repréfente plus d'autre objet que mon & cher prince ; les plaintes que je fais au » ciel de la rigueur de ma deflinée ; enfin, » ma trifieiTe , mes inquiétudes , mes tour- >* mens qui ne me donnent aucun relâcha
C X C V K Nuit* 467 » depuis que je vous ai perdu de vue , »> font garans de ce que je vous écris.
» Ne fuis-je pas bien malheureufe , d'être » née pour aimer, fans efpérance de jouir » de ce que j'aime ? Cette penfée défolante » m'accable à un point, que j'en mour- » rois, ii je n'étois pas perfuadée que vous » m'aimez. Mais une fi douce confolation » balance mon défefpoir &: m'attache à la » vie. Mandez-moi que vous m'aimez ton- » jours ; je garderai votre lettre précieufe- » ment ; je la lirai mille fois le jour; je » fournirai mes maux avec moins d'irnpa- » tience. Je ibuhaite que le ciel cefïe d'être » irrité contre nous , & nous fafîe trouver » l'oecafion de nous dire fans contrainte » que nous nous aimons 5 & que nous ne » cefferons jamais de nous aimer. Adieu» » Je falue Ebn Thaher , à qui nous avons » tant d'obligation l'un & l'autre. » ;
sa
C X C V Ie. NUIT,
jLE prince de Perfe ne fe contenta pas d'avoir lu une fois cette lettre; il lui fembla qu'il l'avoir, lue avec trop peu d'attention^ II la relut plus lentement, & en liiant, tan-*»
V Yj
468 Les mille et une Nuits. tôt il pouiloit de mites foupirs , tantôt iï verfoit des larmes > & tantôt il falibit éclater des tranfports de joie ck de tendrelTe> félon qu'il étoit touché de ce qu'il lifoit. Enfin , iî ne fe laffoit point de parcourir des yeux des caractères tracés par une main ii chère ; & il fe préparoit à les lire pour la troisième fois , lorfqu'Ebn Thaher lui représenta que la confidente n'avoit pas de temps à perdre 7 6c qu'il devoit fonger à faire réponfe. Hélas I s'écria le prince , comment voulez - vous que je faiTe réponfe à une lettre fi obli- geante ? En quels termes m'exprimerai -je dans le trouble où je fuis? J'ai i'efprjt agité de mille penfées cruelles, & mes fentimens fe détruifent au moment que je les ai con- çus , pour faire place à d'autres. Pendant que mon corps fe relTent des iroprefhons de mon ame, comment pourrai-je tenir le papier &C conduire la canne (i) pour for- mer les lettres ?
En parlant ainiî , il tira d'un petit bureau
(i) Les Arabes , les Perfans & les Turcs, quand ils écrivent , tiennent le papier de la main gauche , appuyé ordinairement fur le genou , & écrivent de la main droite avec une petite canne taillée & fendue comme «os plumes. Cette forte de canne eft creufe , & ref- femble à nés sofeaux , mais elle a plus de confiftance»
C X C V ï Ie. Nuit, 469 qu'il a voit près de lui , du papier 5 une canne taillée , & un cornet où il y avoit de l'encre.
Scheherazade appercevant le jour en cet endroit , interrompit fa narration. Elle en reprit la fuite le lendemain, ck dit à Schahriar :
C X C V ï Ie. NUIT.
OîRE, le prince de Perfe , avant que d'écrire , donna la lettre de Schemfelnihar à Ebn Thaher, 6c le pria de la tenir ou- verte pendant qu'il écriroit , afin qu'en jetant les yeux deffus , il vît mieux ce qu'il y devoir répondre. Il commença d'écrire ; mais les larmes qui lui tomboient des yeux fur fon papier, l'obligèrent pluiieurs fois de s'arrêter pour les lahTer couler librement. Il acheva enfin fa lettre > 6k la donnant à Ebn Thaher : Lifez-la, je vous prie, lui dit-il , ck me faites la grâce de voir iî le défordre où eft mon efprit, m'a permis de faire une réponfe favorable. Ebn Thaher k prit , ck lut ce qui fuit :
Les mille et une Nuits.
Rêponfe du prince de Perfe à la lettre de Sckemfelnihar.
"J'etqis plongé dans une affliction '?, mortelle lorfqu'on m'a rendu votre lettre. 55 A la voir feulement 5 j'ai été tranfporté ?, d'une joie que je ne puis vous exprimer ; 5, & à la vue des caractères tracés par votre 99 belle main , mes yeux ont reçu une lu- 3, mière plus vive que celle qu'ils avoient 9, perdue , lorfque les vôtres fe fermèrent ?, fubitement aux pieds de mon rival. Les pi paroles que contient cette obligeante 5? lettre , font autant de rayons lumineux „ qui ont diffipé les ténèbres dont mon ame 99 ëtoit obfcurcïe. Elles m'apprennent com- 9, bien vous fouifrez pour l'amour de moi 9 p? ck me font connoître aufîi que vous 93 n'ignorez pas que je foufTre pour vous* ,, & par là , elles me confolent dans mes „ maux. D'un côté> elles me font verfer 9, des larmes abondamment 5 & de l'autre $ ?> elles embrâfent mon cœur d'un feu qui „ le foutient , & m'empêche d'expirer de p> douleur. Je n'ai pas eu un moment de j5 repos depuis notre cruelle féparation. a, Votre lettre feule apporte quelque foula-
CXCVÏK Nuit. 471
\\ gement à mes peines. J'ai gardé nn morne
99- fîlence jufqu'au moment que je l'ai reçue:
^5 elle m'a redonné la parole. J'étois enfeveli
35 dans une mélancolie profonde , elle m'a
m infpiré une joie qui a d'abord éclaté dans
5, mes yeux 6k fur mon vilage. Mais ma
9, furprife de recevoir une faveur que je n'ai
55 point encore méritée a été li grande 9
53 que je ne favois par où commencer pour
?) vous en marquer mareconnoiffance. Enfin ,
,3 après l'avoir baifée plusieurs fois 5 comme
,, un gage précieux de vos bontés, je l'ai
55 lue ck relue , ck fuis demeuré confus de
55 l'excès de mon bonheur. Vous voulez
5, que je vous mande que je vous aime tou-
n jours ; ah ! quand je ne vous aurois pas
5, aimée auffi parfaitement que je vous
jj aime y je ne pourrois m'empêcher de
.,, vous adorer après toutes les marques que
5, vous me donnez d'un amour lî peu corn-
^5 mun.-Ouij je vous aime , ma chère ame ^
53 6k ferai gloire de brûler toute ma vie du
3, beau feu que vous avez allumé dans mon
3, cœur. Je ne me plaindrai jamais de la
» vive ardeur dont je fens qu'il me con-
„ fume ; ck quelque rigoureux que foient
33 les maux que votre abfence me caufe, je
33 les apporterai conftamment , dans l'efpé*
472- Les mille et une Nuits. „ rance de vous voir un jour. Plût à dieu „ que ce fût dès aujourd'hui , & qu'au lieu, „ de vous envoyer ma lettre , il me fût 5, permis d'aller vous afïurer que je meurs „ d'amour pour vous ! Mes larmes m'empê- » chent de vous en dire davantage. Adieu. „
Ebn Thaher ne put lire ces dernières lignes fans pleurer lui - même. Il remit la lettre entre les mains du prince de Perfe , en l'afTurant qu'il n'y avoit rien à corriger, Le prince la ferma , ck quand il l'eut cache- tée : Je vous prie de vous approcher , dit-il à la confidente de Schemfelnihar , qui étoit un peu éloignée de lui : voici la réponfe que je fais à la lettre de votre chère maî- treffe. Je vous conjure de la lui porter , ck de la faîuer de ma part. L'efclave confi- dente prit la lettre, ck fe retira avec Ebn Thaher.
En achevant ces mots , la fultane des Indes voyant paroitre le jour , fe tut 5 & la nuit fuivante > elle continua de cette manière :
€X C V 1 1 R Nuit. 473
C X C V I I Ie. NUIT.
JlLbn Thaher , après avoir marché quelque temps avec l'efclave confidente , la quitta , ck retourna dans fa maifon , où il fe mit à rêver profondément à l'intrigue amoureufe clans laquelle il fe trouvent malheureufement engagé. îl fe repréfenta que le prince de Perfe ck Schemfelnihar , malgré l'intérêt qu'ils avoient de cacher leur intelligence , fe ménageoient avec fi peu de difcrétion y qu'elle pourroit bien n'être pas long- temps fecrette. îl tira de là toutes les conféquences qu'un homme de bon fens devoit tirer. Si Schemfelnihar, fe difoit-il à lui-même, étoit une dame du commun, je contribuerois de tout mon pouvoir à rendre heureux fon amant ck elle ; mais c'eft la favorite du calife , ck il n'y a perfonne qui puiiTe im- punément entreprendre de plaire à ce qu'il aime. Sa colère tombera d'abord fur Schem- felnihar ; il en coûtera la vie au prince de Perfe, ck je ferai enveloppé dans fon mal- heur. Cependant j'ai mon honneur? mon repos , ma famille ck mon bien à conferver ;
Les mille et une Nuits.
il faut donc , pendant que je le puis , me délivrer d'un fi grand péril.
îl fut occupé de ces penfées durant tout ce jour- là. Le lendemain matin, il alla chez le prince de Ferfe^ dans le deffein de faire un dernier effort pour l'obliger à vaincre ù. pafiîon. Effectivement , il lui repréfenta ce qu'il lui avoit déjà inutilement repré- fenté , qu'il feroit beaucoup mieux d'em- ployer tout fon courage à détruire le pen- chant qu'il avoit pour Schemfelnihar , que de s'y laifTer entramer ; que ce penchant étoit d'autant plus dangereux , que fon rival étoit plus pùiffant. Enfin 3 feigneur , ajouta- t-il , fi vous m'en croyez , vous ne fongerez qu'à triompher de votre amour ; autrement vous courez tifque de vous perdre avec Schemfelnihar , dont la vie vous doit être plus chère que la vôtre. Je vous donne ce confeil en ami , 6k quelque jour vous m'en remercierez.
Le prince écouta Ebn Thaher affez impa- tiemment ; néanmoins il fe iaifia dire tout ce qu'il voulut ; mais prenant la parole à fon tour : Ebn Thaher , lui dit-il , croyez- vous que je puifTe cefifer d'aimer Schemfel- nihar, qui m'aime avec tant de tendre fle ? Elle ne craint pas d'expofer fa vie pour
CXCVIIK .Nuit. 47? moi 3 & vous voulez que le foin de con- server la mienne fo.it capable dem'occuper? non ; quelque malheur qui puiffe m'arriver 5 je veux aimer- Schemfelnihar jufqu'au der- nier fbupir.
Ebn Thaher , choqué de l'opiniâtreté du prince de Perfe , le quitta affez brufquementj & fe retira chez lui , où , rappelant dans ion efprit Tes réflexions du jour précédent , il fe mit à fongor fort férieufement au parti qu'il avoit à prendre. Pendant ce temps-là , un jouaillier de fes intimes amis le vint voir. Ce jouaillier s'étoit apperçu que la confi- dente de Schemfelnihar alloit chez Ebn Thaher plus fouvent qu'à l'ordinaire , & qu5Ebn Thaher étoit prefque toujours avec le prince de Perfe , dont la maladie étoit fue de tout le monde , fans toutefois qu'on en connût la caufe ; tout cela lui avoit donné des foupçons. Comme Ebn Thaher lui parut rêver, il jugea bien que quelque affaire importante l'embarraffoit; & croyant être au fait , il lui demanda ce que lui vou- îoit i'efclave confidente de Schemfelnihar. Ebn Thaher demeura un peu interdit d cette demande 3 & voulut diffimuler , en lui difan? que c'étoit pour une bagatelle qu'elle venok fi fouvent chez lui. Vous ne me parlez pas
476 Les MILLfc ET une Nuits, fîncérement , lui répliqua le jouaillier , & vous m'allez perfuader , par votre diffimu- lation , que cette bagatelle efl une affaire plus importante que je ne l'ai cru d'abord. Ebn Thaher, voyant que fon ami 1© preiloit fi fort, lui dit : Il efl vrai que cette affaire eft de la dernière conféquence. l'a* vois réfolu de la tenir fecrète ; mais comme, je fais l'intérêt que vous prenez à tout ce,:: qui me regarde, j'aime mieux vous en faire confidence , que de vous laiffer penfer ià- deffus ce qui n'efr. pas. Je ne vous recom- mande point le fecret, vous connoîlrez par ce que je vais vous dire , combien il efl impoffible de le garder. Après ce préam- bule , il lui raconta les amours de Schem- felnihar 6k du prince de Perfe. Vous favez? ajouta-t-il enfuite, en quelle confédération je fuis à la cour & dans la ville 5 auprès des plus grands feigneurs ck des dames les plus qualifiées. Quelle honte pour moi fi ces téméraires amours venoient à erre décou- vertes ! Mais que dis- je ? ne ferions-nous pas perdus toute ma famille ck moi ? Voilà ce qui m'embarraffe le plus ; mais je viens de prendre mon parti. Il m'efl dû, ck je dois ; je vais travailler incefTamment à fatis- faire mes créanciers, ck à recouvrer mes
C X C V 1 1 Ie. Nuit. 477 dettes ; & après que j'aurai mis tout mon bien en sûreté , je me retirerai à Balfora 9 où je demeurerai jufqu'à ce que la tempête que je prévois foit parlée. L'amitié que j'ai pour Schemfelnihar & pour le prince de Perfe me rend très - fenlîble au mal qui peut leur arriver ; je prie dieu de leur faire connoître où ils s'expofent? 6k de les.con- ferver ; mais fi leur mauvaife deftinée veut que leurs amours aillent à la connoiffance du calife, je ferai au moins à couvert de fon reffentiment ; car je ne les crois pas aflfez médians pour vouloir m'envelopper dans leur malheur. Leur ingratitude feroit extrême fi cela arrivoit ; ce feroit mal payer les fervices que je leur ai rendus, & les bons confeils que je leur ai donnés , parti- culièrement au prince de Perfe , qui pour- roit fe tirer encore du précipice , lui & fa maîtrefTe , s'il le vouloit. Il lui efl aifé de fortir de Bagdad comme moi, &C Pabfence le dégageront infenfiblement d'une pafïion qui ne fera qu'augmenter tant qu'il s'obfli- nera à y demeurer.
Le jouaillier entendit avec une extrême- furprife le récit que lui fit Ebn Thaher. Ce que vous venez de me raconter, lui dit-il 5 efl d'une fi grande importance; que je ne
47$ £es mille et une Nuits , &c. puis comprendre comment Schernfelnihar 6c le prince de Perfe ont été capables de s'a- bandonner à un amour û violent. Quelque penchant qui les entraîne Tun vers l'autre, au lieu d'y céder lâchement , ils dévoient y réfifter , <k faire un meilleur ufage de leur raifon. Ont - ils pu s'étourdir fur les fuites fâcheufes de leur intelligence ? Que leur aveuglement eft déplorable ! J'en vois comme vous toutes les conféquences. Mais vous êtes fage <k prudent, & j'approuve la réfo- iution que vous avez formée ; c'efl: par-là feulement que vous pouvez vous dérober aux événemens funeftes que vous avez à craindre. Après cet entretien le jouaillier fe leva ? ck prit congé d'Ebn Thaher.
Sire , dit en cet endroit Scheherazade y le jour 5 que je vois paroître, m'empêche d'en- tretenir votre majefté plus long-temps. Elle fe tut 5 ck le lendemain elle reprit la fuite de fa narration.
Fin du huitième Volume*
T A B L
DES CONTES
du Tome huitième.
MILLE ET UNE NUITS.
LXXXVI. Nuit. Co NTI NUATIO N dît
Jzxième voyage de Sindbad , Page $
LXXXVII. Nuit. Fin dujïxieme voyage de
Sindbad , i&
LXXXVIIL Nuit. Commencement dufeptieme
& dernier voyage de Sindbad 9 tG
LXXXIX. Nuit. Continuation dufeptieme &
dernier voyage de Sindbad , .24
XC. Nuit. Fin du feptihne & dernier voyage
de Sindbad le Marin 5 d$
Hiftoire des trois Pommes 5 34
XCL Nuit. Suite de £ hiftoire des trois Pom- mes , J7 XCII. Nuit. Hiftoire de la Dame maffaerèe
& du jeune homme fon mari 9 4J
XCIIt. Nuit. Continuation de f hiftoire des
trois Pommes 3 4$
Table
Hifloirc de Noureddin AU y & de Bedreddirt- Haffan , page J4
XCIV. Nuit. Continuation de thifloire de. Noureddin Ali , 63
XCV. Nuit. Suite de thifloire de Noureddin Ali y & de Bedreddin Haffan, C8"
XCVI. Nuit, Suite de thifloire de Noureddin Ali •> & de Bedreddin Haffan > 73
CXVIÏ. Nuit. Suite de thifloire de Nourred- din AU , & de Bedreddin Haffan , y G
XCVIII. Nuit. Continuation de thifloire de Bedreddin Haffan y 80
CXIX. Nuit. Continuation de thifloire de Bedreddin Haffan , 83
C. Nuit. Suite de thifloire de Bedreddin Haff fan, 8 y
OIL Nuit. Suite de thifloire de Bedreddin Haffan ? $0
CIV, Nuit. Suite de thifloire de Bedreddin Haffan , 97
CV. Nuit. Continuation de thifloire de Be- dreddin Haffan , 10 1
CVI. Nuit. Continuation de thifloire de Be- dreddin Haffan , 104.
CVIÏ. Nuit. Continuation de thifloire de Be* dreddin Haffan y /o oi
CVIII. Nuit. Suite de thifloire de Bedreddin Maffan è io$
ÇIX,
des Nuits. 4&i
CIX. Nuit. Continuation de thifloire de Be~
dreddin Haffan y Page '/-*
CX. Nuit. Continuation de thifloire de Be-
dreddin Haffan 9 u5
CXI. Nuit. Continuation de thifloire de Bz-
dreddin Haffan , 118
CXIÎ. Nuit. Continuation de thifloire de Be-
dreddin Haffan y izr
CXIII. Nuit. Continuation de thifloire de
* Bedreddin Haffan y 124
CXIV. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin Haffan , 126
CXV. Nuit. Suite de thifl. de Bedreddiiiy ix$ CXVI. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin Haffan , /jj
CXVIL Nuit. Conu de thifl. de Bedredd. 13g CXVIIÏ. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin 9 /40
CXIX. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin 9 /4Ç
CXX. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin y 148
CXXI. Nuit. Continuation de thifloire de
Bedreddin , i5i
CXXII. Nuit. Fin de thifloire de Bedreddin,
& conclusion de celle des trois Pommesy t5G CXXIIL Nuit. Commencement de thifloire du
petit Boffu 9 161
Tome FUL X
4§i Table -
CXXiV. Nuit. Suite de thifloire du petit
Bn>jfu , page \GS
CXXV. Nuit. Continuation de Phiftoire du
petit Boffu , iGy
CXXVI. Nuit. Continuation de fhifioire du
petit Bojju , jyt
CXX VII. Nuit. Continuation de l 'hifloire du
petit Bojju , ijd.
CXXVIII. Nuit. Commencement de Chifloire
que raconta le Marchand chrétien , lyG CXXIX. Nuit. Suite de Phifloire que raconta
le Marchand chrétien y lyg
CXXX. Nuit. Suite de Phifloire que raconta
le Marchand chrétien 9 i8z
CXXXI. Nuit. Continuation de Phifloire que
raconta le Marchand chrétien y 184
CXXXII. Nuit. Continuation de Phifloire
que raconta le Marchand chrétien , 18 S CXXXIII. Nuit. Continuation de Phifloire que
raconta le Marchand chrétien 5 igi
CXXXIV. Nuit. Suite de Phifloire que raconta
le Marchand chrétien , 194
CXXXV. Nuit. Suite de Phifloire que raconta
le Marchand chrétien , igy
CXXXVI. Nuit. Continuation de Phifloire
que raconta le Marchand chrétien y ig$ CXXX VII. Nuit. Contiuation de Phifloire
que raconta le Marchand chrétien % zoz
des Nuits. 4§3
CXXXVIII. Nuit. Continuation de thifloirt que raconta le Marchand chrétien y p. 20S CXXXIX. Nuit. Suite de thifloire que raconta le Marchand chrétien , 209
CXL. Nuit. Fin de l'hifloire que raconta le Marchand chrétien > 2.1 z
Hifloire rapportée par le Pourvoyeur du fultan de Cafgar , 214
CXLI. Nuit. Suite de f hifloire racontée par le Pourvoyeur du fultan de Cafgar , 2)6 CXLII. Nuit. Suite de F hifloire racontée par le Pourvoyeur y 21^
CXLIII. Nuit. Continuation de Vhifloire ra- contée par le Pourvoyeur , 222. CXLÎV. Nuit. Continuation de l'hifloire ra~ contée par le Pourvoyeur , 22 (î CXLV. Nuit. Continuation de thifloire ra- contée par le Pourvoyeur , 22$ CXLVI. Nuit. Continuation de l'hifloire ra-\ contée par le Pourvoyeur , 233 CXL VIL Nuit. Suite de l'hifloire racontée par le Pourvoyeur 9 ^37 CXLV III. Nuit. Suite de Fhifloire racontée parle Pourvoyeur 3 240 CXLIX. Nuit. Fin de l'hifloire racontée par le Pourvoyeur 9 244 CL. Nuit. Commencement de l'hifloire racon- tée par le Médecin juif, 24/
4^4 Table
CLL Nuit. Suite de fkiftoire racontée par h Médecin juif \ page 260
CLII. Nuit. Suite de fkiftoire racontée par le Médecin juif \ 2S4
CLÏII. Nuit. Suite de fkiftoire du Médecin juif 'y z38
CLÏV. Nuit. Continuation de fkiftoire racon- tée par le Médecin juif \ 2*01
CLV. Nuit. Continuation de fkiftoire racon- tée par le Médecin juif \ zSS
CLVL Nuit. Suite de fkiftoire racontée par le Médecin juif 3 2Ji
CLVII. Nuit. Fin de fkiftoire racontée par le Médecin juif \ 274
Hiftoire racontée par le Tailleur 9 278
CLVIII. Nuit. Suite de fkiftoire racontée par le Tailleur y 2j§
CLIX. Nuit. Suite de fkiftoire racontée par le Tailleur 9 284
CLX. Nuit. Continuation de fkiftoire racontée par le Tailleur y 289
CLXI. Nuit. Continuation de fkiftoire racon- tée par le Tailleur 9 29^
CLXIi, Nuit. Suite de fkiftoire racontée par le Tailleur , 29 &
CLXIII. Nuit. Continuation de fkiftoire ra- contée par le Tailleur 7 199
des Nuits.
CLXIV. Nuit. Continuation de £ hiftoire ra- contée par le Tailleur •> page 302
CLXV. Nuit. Suite de l hiftoire racontée par le Tailleur 5 306
CLXVI. Nuit. Continuation de Vhiftoire ra- contée par le Tailleur ; fin de Vhiftoire du jeune boiteux de Bagdad? 31 z
Hiftoire du barbier , 31 y
CLXVII. Nuit. Continuation de Vhiftoire du barbier , 318
Hiftoire de Bacbouc , premier frère du bar- bier , 322
CLXVIII. Nuit. Continuation de la même hiftoire 5 323
CLXÏX. Nuit. Continuation de la même hif- toire , 3 xy
CLXX. Nuit. Fin de Vhift. de Bacbouc y S 3°
Hiftoire de Bakbarah y fécond frère du bar-* hier , v 33/
CLXXI. Nuit. Continuation de la même hif-
joire, 33G
CLXXIL Nuit. Fin de Vhiftoire de Bakba- rah , 2>¥
CLXXIII. Nuit, Hiftoire de Bakbac ? troi- Jîeme frère du barbier , 344
CLXXI V. Nuit. Suite de la même hift. 360
Hiftoire £Alcou\ , quatrième frire du bar- hier ? 364
4$6 Table
CLXXV. Nuit. Fin de thîfl. <TAlcouw.$68
CLXXVI. Nuit. Hifloire dAlnafchar, cin- quième frère du barbier > 362.
CLXXVII. Nuit. Continuation de la même hifloire , 368
CLXXVIII. Nuit. Continuation de la même
^ hifloire , 373
CLXXiX. Nuit. Continuation de la même hifloire , ^ sjj
CLXXX. Nuit. Fin de t hifloire cFAlnaf-, char y 382.
Hifloire de Sckacabac 9 fîxïème frère du bar- bier, , 384
CLXXXi. Nuit. Continuation de la même hifloire , 3^9
CLXXXII. Nuit. Fin de t hifloire de Schaca- bac & de celle du barbier , $C)5
CLXXXIII. Nuit. Suite de t hifloire du petit boffu de Cafgar , 400
CLXXXïV. Nuit. Dénouement de F hifloire du petit boffu , 403
CLXXXV. Nuit. Hifloire des amours £ Ab oui* haffan Ali Ebn Becar & de Schemfelnihar > favorite du calife Haroun Alrafchid , 40/
& 408
CLXXXVL Nuit. Suite de la même hifl. 413
CLXXXVII. Nuit. Suite de la même hifl. 421
CLXXXVIIL Nuit, Suite de la même Mft< 424
des Nuits, 487
CLXXXIX. Nuit. Suite de la même hifl. p. 43 o CXC. Nuit. Suite de la même histoire , 435 CXCI. Nuit. Continuation de la mêmehifl. 440 CXCII. Nuit. Suite delà même hifloire y 4.4.J CXCIÏI. Nuit. Suite de la même hifloire ? 461 CXCIV. Nuit. Suite de la même hifloire , 4^9 CXCV. Nuit. Suite de la même hifloire y ^.6"^ CXC VI. Nuit. Suite de la même hifloire p 4.6 y CXCVII. Nuit. Suite de la même hifl. 46$ CXCVIII. Nuit. Suite de la même hifl, 4J3
Fin ^e la Table,
•■'"