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prcsentcî) to
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of tbe
mnivcreiti? of Toronto
The Estate of the late Misa Margaret Montgomery
Digitized by the Internet Archive
in 2009 witli funding from
University of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/lecomtedemontecr03duma .
ŒUVRES COMPLÈTES
D'ALEXANDRE DUMAS
LE COMTE DE MONTE-CRISTO III
ŒUVRES COMPLÈTES D'ALEXANDRE DUMAS
PUBLliBS DANS LA COLLECTION UICBBL LK^T
Ac:ê 1
AmaQry 1
Ange l'iiuu i
AsuDio S
Une Aventare d'à*
mour 1
aventures de John
La^jT!; S
Les lialfiniers. . . 3
LeBiiarddcMïoléoD 8
Blark 1
LesDIanrsctIesDIeos 3 La BouilUed'lacom-
trsse Beribe ... 4
La Boule de neige . 1
Bric-i-Urac .... 1
Uu Cadet defainille. 3
LeCapiiainePanipbile i
LeCapiiaine l'aul. . 4
Le C;i|>>laine Khino. <
LeCapiuiiie Kicbard 1
Catlirrine bluni. . . 1
Caoserirs S
Cécile 1
Charles le Téméraire. S LeCba:>seurdeSanTa-
gine 1
LeCblicaud'Eppstein 3 Le Chevalier d'Har-
D cillai 2
Le Cbtv:ilier de Mai-
on-RoDge. ... 3
LesC'illierdelareine. 3 La Ctiionbe. — liUn
kiia hCilibrali. . . 1 Les Compagnons de
Jéhu 8
Le Couiie de Monte-
Crisio 6
Lb Comtesse de
ChaniT 6
La Coiutesse de Sa-
lisbury , 8
Les Confessions de la
mar(|iiise 3
Conscience i'Inno-
ceni 8
Crèalioii et Rédemp- tion. — LeDoctear
mystérieux. ... 8
— l.aFilleilu Marqais 3
LaBanit'deMoii^oreau 3
La Dame (le Volupté. 3
Les Leux Dijne. . . 3
Les Leax Reines. . 3
Dieu disiose. ... a
Le Dr.iu]e de 93 . . 3
Les brunjes de b mer 1 LesDraiiiesgal.'ints.'—
La .Marquise d'£s«
eoman a
Eiuna LjoDBa. . . s
La Femme an collier
de velours. ... I
Fernande <
Une Fille da régent 4 Filles, Loreites et
Courtisanes. ... \
Le Fils du lorçat . . 1
Les Frères corses. . 1
Gabriel Lainltert. . . 1
Les Garibaldiens . . 1
Gaule et France. • . 1
Gcorees 1
Un G il Blas en Ca-
iirnrnie 1
Les Grands Hommes enrobedecbanibre:
César 8
— Henri IV, Louis
XIII, Ricliclieo. . 3 La Guerre des fcinuies 3 Hist. de mes létes. . 1 Histoire d'an casse- noisette 1
L'Homme auxrontes. i
Les Hommes de fer. 1
L'Horoscope . . . . 1
L'Ile de Feo. . . . S
Impressions devoyage:
En Suisse. ... 8
— Une Année i
Florence 1
— L'Arabie Heu- reuse 3
— LesBordsdnRhin 8
— Le Capit. Arena. 4
— Le Caucase ... 3
— Le Corricolo . . 2
— Le Uidi de la
France 'i
De Paris ft Cadix. 2
— Quinze jours au Sinar 1
— En Russie. . . 4
— Le Speronare. . 8
— LeVéloce.. . , 2
— La Villa Palmieri, 4
Iniiénae 8
IsHac Laqnedein. . . 2
IS'bel de Bavière. . 2
Italiens et Flamands. 3 Ivanboe de Walter
Scott (iraiKtin). . 3
Jacques Ortis. ... I
Jarquot sans Oreilles. 1
Jane 1
Jelianne la Pueelle. . l Louis XI VitMi Siècle 4 Louis XV et sa Cour. 2 Louis XVI et la Ré- volution ..... 2 Les Louves de Ma-
cbecoul 3
Madamede Cbarablar. 3
La Maison de f^laee.
Le Ma'tre d'armes..
Les Mariages do pèra 0|ifu<î
Les Hédiels. . . .
Mes Mémoires. . . i
Mémoires de Garilialdi
Méni. d'une aveugle.
Mémoires d'un mi* dccin : Balsaiii). .
Le Meneur de loups.
Les Mille et un Kaa- tdmes
LesMobieansdeParis
Les Morts vont vite.
Napoléon
Une Xoit ) Florence.
Olympe de Clèves. .
Le Fdge da duc de Savoie
Parisiens et Provia* ciaux
Le Pasieurd' Ashboara
Pauline et Pascal Bruno
Un Pays inconnu. .
Le Père Gigogne . .
Le Père la Ruine. .
Le Prince des Voleurs
Princesse de Monaco.
La Princesse Flora..
Propos d'Art et de Cuisine
Les Quarante-Cinq. .
La Ré;;ence
La Reine Margot . .
Robin llood le Proscrit
La Routede Varennes.
Le Saltéadur. . . .
Salvator (laiti 4ii 1*M- cioi 4i P<rli) ....
La San-Felice. ...
Souvenirs d' Antony .
Souvenirs dramatiques
Souvenirs d'une Fa- vorite
Les Siuarts
Sulianetta
Sylvandire
Terreur prussienuo.
Le Testament de M. Gliauvelln
TliéSue complet. . .
Trois Maîtres. . . .
Les Trois Mousque- taires
Le Trou de l'enfer .
La Tulipe noire. - .
Le Vicomte de \itiii- lonne
La Vie au Désert. .
Une Vie d'artiste . .
Viugt Ans après. «
ilOLB cou». — IllPRIltiCRlB Dl LA(U<T.
LE COMTE
MONTE-CRISTO
PAK
ALEXANDRE DUMAS III
NOUVBLLB EDITION
PARIS
CALMANN LÉVY ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RCB AUBKK, 3 1895
DroiU d« nprodactioB et de traduclùm réservés.
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LE COMTE
DE MONTE-CRISTO
LES CONVIVES.
Dans cette maison de la rae du Helder, où Albert de Morcerf avait donné rendez-vous, à Rome, au comte de Monte-Cristo, tout se préparait dans la matinée du 24 mai pour faire honneur à la parole du jeune homme.
Albert de Morcerf habitait un pavillon situé à l'angle d'une grande cour et faisant face à un autre bàiimeni destiné aux communs. Deux fenêtres de ce pavillon seu- lement donnaient sur la rue, les autres étaient percées, trois sur la cour et deux autres en retour sur le jardin.
Entre cette cour et ce jardin s'élevait, bâtie avec le mauvais goût de l'architecture impériale, l'habitation fashionable et vaste du comte et de la comtesse de Mor- cerf.
Sur toute la largeur de la propriété régnait, donnant sur la rue, un mur surmonté, de distance en distance, dt
TOMK m. 1
t LE COMTE DE MONTE-CRISTO
Tases de fleurs, el coupé au milieu pai une t.-ande grillo aux lances dorées, qui servait aux entrée» d'apparat; une petite porte presque accolée à la loge du concierge donnait passage aux gens de service ou aux maîtres eu- traut ou sortant à pied.
On devinait, dans ce choix du pavillon destiné à l'ha- bitation d'Albert, la délicate prévoyance d'une mère, qui, ne voulant pas se séparer de son fils, avait cependant compris qu'un jetme homme de l'âge du vicomte avait besoin de sa liberté tout entière. On y reconnaissait aussi, d'un autre côté, nous devons le dire, liinelligent égoïsme du Jeune homme, épris de cette vie libre et oi- sive, qui est celle des fils de famille, et qu'on lui dorait comme à l'oiseau sa cage.
Par ces deux fenêtres donnant sur la rue, Albert de Morcerf pouvait faire ses explorations au dehors. La vue du dehors est si nécessaire aux jeunes gens qui veulent toujours voir le monde traverser leur horizon, cet hori- zon ne fût-il que celui de la rue I Puis, son exploration faite, si cette exploration paraissait mériter un examen plus approfondi, Albert de Morcerf pouvait, pour se livrer à ses recherches, sortir par une petite porte faisant pen- dant à celle que nous avons indiquée près de la loge du portier, et qui mérite une mention particulière.
C'était une petite porte qu'on eût dit oubliée de tout le monde depuis le jour où la maison avait été bâtie, et qu'on eût cru condamnée à tout jamais, tant elle sem- blait discrète et poudreuse, mais dont la serrure «t les gonds, soigneusement huilés, annonçaient une pratique mystérieuse et suivie. Cette petite porte sournoise faisait concunence aux deux autres et se moquait ùxx cancierge, à la vigilance et à la juridiction duquel elle échappait, s'ouvrant comme la fameuse porte de la caverue dm
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 3
Alille et une Nuits, comme la Sésame encbantée d' Ali- Baba, au moyen de quelques mots cabalistiques, ou de quelques grattements convenus, prononcés par les plus douces ^oix ou opérés par les doigts les plus effilés du monde.
An bout d'un corridor vaste et calme, auquel comma- niquait cette petite porte et qui faisait antichambre, s'ouvraient, à droite, la salle à manger d'Albert donnant sur la cour, et, à gauche, son petit salon donnant sur le jardin. Des massifs, des plantes grimpantes s'élargissant en éventail devant les fenêtres, cachaient à la cour et au jardin l'intérieur de ces deux pièces, les seules, placées au rez-de-chaussée comme elles l'étaient, où pussent pénétrer les regards indiscrets.
Au premier, ces deux pièces se répétaient, enrichies d'une troisième prise sur l'antichambre. Ces trois pièces étaient un salon, une chambre à coucher et un boudoir.
Le salon d'en bas n'était qu'une espèce de divan algérien destiné aux fumeurs.
Le boudoir du premier donnait dans la chambre à coucher, et, par une porte invibsile, communiquait avec Tescalier. On voit que toutes les mesures de précaution étaient prises.
Au-dessus de ce premier étage régnait un vaste ate- lier, que l'on avait agrandi en jetant bas murailles et cloisons, pandémouium que l'artiste disputait au daixdy Là se réfugiaient et s'entassaient tous les caprices suc cessifs d'Albert, les cors de chasse, les basses, les flûtes, un orchestre complet , car Albert avait eu n instant, non pas le goût, mais la fantaisie de la musique; les chevalets, les palettes, les pastels, car à b fantaisie de la i:^usique avait succédé la fatuité de la pemiure ; enûk les fleurets, les gant» 4e boxe, les espadons et les cannes
4 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
de tous genres ; car enfin, suivant les traditions des jeunes gens à la mode de l'époque où nous sommes ar- rivés. Albert de Morcerf culiivail, avec infiniment plus de persévérance qu'il n'avait fait de la musique et de l» peinture, ces trois arts qui complètent l'éducation léo- nine, c'est-à-dire l'escrime, la boxe et le bâton, et il re- cevait successivement dans celte pièce, destinée à tous les exercices du corps, Grisier, Cooks et Charles Lebou- cher.
Le reste des meubles de cette pièce privilégiée étaient de vieux bahuts du temps de François l", bafaui-s pleins de porcelaines de Chine, de vases du Japon, ia faïences de Lucca de la Robbia et de plats de Bernard de Palissy; d'antiques fauteuils où s'étaient peut-être assis Henri IV ou Sully, Louis XIU ou Richelieu, car deux de ces fau- teuils, ornés d'un écusson sculpté où brillaient sur l'azur les trois fleurs de lis de France surmontées d'une cou- ronne royale, sortaient visiblement des garde-meubles du Louvre, ou tout au moins de celui de quelque châ- teau royal. Sur ces fauteuils, aux fonds sombres et sé- vères, étaient jetées pêle-mêle de riches étoffes aux vives couleurs, teintes au soleil de la Perse ou écloses sous les doigts des femmes de Calcutta et de Chandernagor. Cd que faisaient là ces étoffes, on n'eût pas pu le dire ; elles attendaient, en récréant les yeux, une destination in- connue à leur propriétaire lui-même, et en attendant elles illuminaient l'appartement de leurs reflets soyeux et dorés.
A la place la plus apparente se dressait un piano, taillé par Roller et Blanchet dans du bois de rose, piano à la taille de nos salons de Lilliputiens, renfermant ce- pendant un orchestre dans son étroite et sonore cavité, et gémissant sous le poids des chefs-d'œuvre Je Beelho^
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 5
ven, de Weber, de Mozart, d'Haydn, de Grétry et de Por- pora.
Puis partout, le long des murailles, au-dessus de» portes, au plafond, des épées, des poignards, des criks, des masses, des haches, des armures complètes aorées, damasquinées, incrustées; des herbiers, des blocs Cd minéraux, des oiseaux bourrés de crin, ouvrant pour un vol immobile leurs ailes couleur de feu et leur bec qu'ils ne ferment jamais.
Il va sans dire que cette pièce était la pièce de prédi- lection d'Albert.
Cependant, le jour du rendez-vous, le jeune homme, en demi-toilette, avait établi son quartier général dans le petit salon du rez-de-chaussée. Là, sur une table en- tourée à distance d'un divan large et moelleux, tous les tabacs connus, depuis le tabac jaune de Pétersbourg, jus- qu'au tabac noir du Sinaï, en passant par le maryland, le porto-ricco et le latakié, resplendissaient dans les pots de faïence craquelée qu'adorent les Hollandais. A côté d'eux, dans des cases de bois odorant, étaient rangés par ordre de taille et de qualité les puros, les régalia, les havane et les manille ; enfin dans une armoire tout ouverte, une collection de pipes allemandes, de chibou- ques aux bouquins d'ambre, ornées de corail, et de nar guilés incrustés d'or, aux longs tuyaux de maroquir roulés comme des serpents, attendaient le caprice ou la sympathie des fumeurs. Albert avait présidé lui-môme à l'arrangement ou plutôt au désordre symétrique, au'a- pres le café, les convives d'un déjeuner moderne aiment à conleuipler à travers la vapeur qui s'échappe de leur
ache et qui monte au plafond en longues et capri- ^.':ase:; spirales.
.\ dix heures moins un auart, an valet de cbambr?
8 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
entra. C'était un petit groom de quinze ans, ne parlant qu'anglais et répondant an nom de John, tout le domes- tique de Alorcerf. Bien entendu que dans les jours ordi- naires le cuisinier de l'hôtel était à sa disposition., et que dans les grandes occasions le chasseur du comte était mis à sa disposition.
Ce valet de chambre, qnl s'appelait Germain et qui jouissait de la conâance entière de son jeune maître, tenait à la main une liasse de journaux qu'il déposa sur une table, et un paquet de lettres qu'il remit à Albert.
Albert jeta un coup d'oeil distrait sur ces différentes missives, en choisit deux aux écritures fines et aux en- veloppes parfumées, les décacheta et les lut avec une certaine attention.
— Comment son venues ces lettres? demanda-t-il.
— L'une est venue par la poste, l'autre a été apportée par le valet de chambre de madame Danglars.
— Faites dire à madame Danglars que j'accepte la place qu'elle m'offre dans sa loge... Attendez donc... puis, dans la journée, vous passerez chez Rosa; vous lui direz que j'irai, comme elle m'y invite, souper avec elle en sortant de l'Opéra, et vous lui porterez six bou- teilles de vins assortis, de Chypre, de Xérès, de Malaga, et un baril d'huîtres d'Ostende... ; prenez les huîtres chez Borei, et dites surtout que c'est pour moi.
— A quelle heure Monsieur veut-il être servi?
— Quelle heure avous-nous ?
— Dix heures moins un quart.
— Eh bien ! servez pour dix heures et demie précises. Debray sera peut-être forcé d'aller à son ministère... Et d'ailleurs... (Albert consulta ses tablettes), c'est bien l'heure que j'ai indiquée au comte, le 84 mai, à dij heures et demie du matin, et quoique je ne fasse pat
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. T
•and fonds sur sa promesse, je veux être exact. A pro- os, savez-vous si madame la comtesse est levée?
— Si monsieur le vicomte le désire, je m'en informerai.
— Oui... vous lui demanderez une de ses caves à li- queurs, la mienne est incomplète, et vous lui divez que j'aurai l'honneur de passer chez elle vers trois heures, et que je lui fais demander la permission de lui présenter quelqu'un.
Le valet sortit. Albert se jeta sur le divan, déchira l'enveloppe de deux ou trois journaux, regarda les spec- tacles, fit la grimace en reconnaissant que Ton jouait un opéra l«t non un ballet, chercha vainement dans les an- nonces! de parfumerie on opiat pour les dents, dont on lui avîit parlé, et rejeta l'une après l'autre les trois feuilles les plus courues de Paris, en murmurant au mi- lieu d'un bâillement prolongé :
— En vérité, ces journaux deviennent de plus en plus assommants.
En ce moment une voiture légère s'arrêta devant la porte , et un instant après le valet de chambre rentra pour annoncer M. Lucien Debray. Un grand jeune homme blond, pâle , à l'œil gris et assuré, aux lèvres minces et froides, à l'habit bleu aux boutons d'or ciselés, à la cravate blanche, au lorgnon d'écaillé suspendu par un til de soie, et que, par uu effort du nerf sourciller et du nerf zigomatique, il parvenait à fixer de temps en temps dans la cavité de son œil droit, entra sans sourire, sans parler et d'un air demi-officiel.
— lionjour, Lucien... Bonjour! dit Albert. Ah I vous m'effrayez, mon cher, avec votre exactitude ! Que dis-je? exactitude I Vous que je n'attendais que le dernier, vous arrivez à dix heures moins cinq minutes, lorsque le rendez-vous définitif n'est qu'à dix heures et demie]
8 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
c'est miraculeux ! le ministère serait-il renversé , par hasard ?
— Non, très-cher, dit le jeune homme en s'incrustaui dans le aivan; rassurez-vous, nous chancelons toujours, mais nous ne tombons jamais, ei je commence a croire que nous passons tout bonnement à l'inamovibilité, sans compter que les affaires de la Péninsule vont nous con- solider tout à fait.
— Ah I oui, c'est vrai, vous chassez don Carlos d'Es- pagne.
— Non pas , très-cher, ne confondons point ; nous le ramenons de l'autre côté de la frontière de France, et nous lui offrons une hospitalité royale à Bourges.
— A Bourges ?
— Oui, il n'a pas à se plaindre, que diable! Bourges est la capitale du roi Charles VIL Comment ! vous ne sa- viez pas cela? C'est connu depuis hier de tout Paris, et avant-hier la chose avait déjà transpiré à la Bourse, car M. Danglars (je ne sais point par quel moyen cet homme sait les nouvelles en même temps que nous), car M. Dan- glars a joué à la hausse et a gagné un million.
— Et vous , un ruban nouveau , à ce qu'il paraît ; car je vois un liseré bleu ajouté à votre brochette?
— Heu ! ils m'ont envoyé la plaque de Charles 111, ré- pondit négligemment Debray.
— Allons . ne faites donc pas l'indifférent, et avouez que la chose vous a fait plaisir à recevoir.
— Ma foi, oui; comme complément de toilette, une plaque fait bien sur un habit noir boutonné ; c'est élégant.
— Et, dit Morcerf en souriant, on a l'air du pnnce de Galles ou du duc de Reichstadt.
— Voilà donc pourquoi vous me voyez si matin, très- cher.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 9
— Farce cpie vous avez la plaque de Charles Hl et qm Ton» vouliez m'aimoncer cette bonne nouvelle?
— ?Jon ; parce que *'ai passé la nuit à expédier des très : vingt-cinq dépêches diplomatiques. Rentré chei i ce matin au jour, j'ai voulu dormir; mais le mal de
tète m'a pris, et je me suis relevé pour monter à cheval une heure. A Boulogne, l'ennui et la faim m'ont saisi, deux ennemis qui vont rarement ensemble . et qui ce- pendant se sont ligués contre moi ; une espèce d'alliance carlo-républlcaiie ; je me suis alors souvenu que l'on festinait chez iions ce matin, et me voilà : j'ai faim, nourrissez-moi ; je m'ennuie, amusez-moi.
— C'est mon devoir d'amphitryon, cher ami, dit Albert en sonnant le valet de chambre , tandis que Lucien fai- sait sauter, avec le bout de sa badine à pomme d'or in- cmstée de turquoise, les journaux dépliés ; Germain, un vene de xérès et un biscuit. En attendant, mon ch'v Lucien, voici des cigarres de contrebande, bien entendu ; je vous engage à en goûter et à inviter votre ministre à nous en vendre de pareils, au lieu de ces espèces de feuilles de noyer qu'il condamne les bons citoyens à fumer.
— Peste! je m'en garderais bien. Du moment où ils vous viendraient du gouvernement vous n'en voudriez dIus et le? trouveriez exécrables. D'ailleurs , cela ne re- r^rde point l'intérieur, cela regarde les finances : adres-
j-vons à M. Humann , section des contributions indi- i tes, corridor A, no 26,
— En vérité, dit Albert, vous m'étonnez par l'étendue de vos connaissances. Mais prenez donc un cigare!
— An! cher vicomte, dit Lucien en allumant un ma- nille a une bougie rose brûlant dans un bougeoir u^ ver- meil et en se renversant su' le divan, ah ! cher vicomte.
fO LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
que vons êtes heureux de n'avoir rien à faii-e! en V(?rit<,
TOUS ne connaissez pas votre bonheur I
— Et qne feriez- vons donc, mon cher pacificateur de royaumes, reprit Morcerf avec une légère ironie, si vous Défaisiez rien? Comment! secrétaire particulier d'un ministre, lancé à la fois dans la grande cabale eu- ropéenne et dans les petites intrigues de Paris ; ayant des rois, et, mieux que cela, des reines à protéger, des partis à réunir, des élections à diriger; faisant plus de votre cabinet avec votre plume et votre télégraphe, que Napoléon ne taisait de ses champs de bataille avec son épée et ses victoires; possédant vingt-cinq mille livres de renies en dehors de votre place; un cheval dont Châ- teau-Renaud vous a offert quatre cents louis, et que vous n'avez pas voulu donner ; un tailleur qui ne vous manque Jamais un pantalon; ayant l'Opéra, le Jockey-Club et le théâtre dos Variétés, vous ne trouvez pas dans tout cela de quoi vous distraire ? Eh bien, soit, je vous distrairai, moi.
— Comment cela?
— En vous faisant faire une connaissance nouvelle.
— En homme ou en femme ?
— En homme.
— Oh ! j'en connais déjà beaucoup!
— Mais vous n'en connaissez pas comme celui dont je vous parle.
— D'où vient-il donc? du bout du monde ?
— De plus loin, peut-être.
— Ah! diable! j'espère qu'il n'apporte pas notre dé- jeuner?
— Non, soyez tranquille, notre déjeuner se confec- tionne dans les cuisines maternelles. Mais voas avez donc faim?
LE COMTE DE WONTE-CRISTO. li
— Oui, je l'avoue , si humiliant que cela soit à dire. Mais j'ai dîné hier chez M. de Villefort; et avez-vous reir arqué cefa, cher ami? oo dîne très-mal chez tous ces gens du parquet; ou dir:;ii toujours qu'ils ont des le- mords.
— Ah I pardieu 1 dépréciez les dinars des antres, avec cela qu'on dîne bien chez vos ministres.
— Oui , mais nous n'inviions pas les gens comme il faut, au moins ; et si nous n'étions pas obligés de faii es les honneurs de notre table à quelques croquants qui pensent et surtout qui votent bien, nous nous garderions comme de la peste de dîner chez notis, je vous prie de croire.
— Alors, mon cher, prenez un second verre de xérès et un autre biscuit.
— Volontiers, votre vin d'Espagne est excellent; vous «-oyez bien que nous avons ea tout à fait raison de paci- fier ce pays-là.
— Oui. mais don Carlos?
— Eh bien ! don Carlos boira du vin de Bordeaux, et dans dix ans nous marierons son fils à la petite reine.
— Ce qui vous vaudra la Toison-d'Or, si vous êtes encore au ministère.
— Je crois , Albert, que vous avez adopté pour sys- ème ce matin de me nourrir de fumée.
— Eh I c'est encore ce qui amuse le mieux l'estomac, convenez-en ; mais , tenez , justement j'entends la voix de Bpaucliamp dans l'antichambre, vous vous disputerez, ^eia vous fera prendre patience.
— A propos de quoi?
— r\ propos de journaux.
— Oh I cher ami , dit Lucien avec un souverain mé- pns, est <;e que je lis les iounuuu 1
I? LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Raison de plus, alors vous vous disputerez bien davanuge.
— M. Beauchamp I annonça le valet de chambre.
— Entrez , entrez I plume terrible 1 dit Albert en s« levant et en allant au-devant du jeune homme. Tenez, Toici Debray qui vous déteste sans vous lire, à ce qu'il dit du moins.
— Il a bien raison, dit Beauchamp, c'est comme m<>i. je le critique sans savoir ce qu'il fait. Bonjour, com- mandeur.
— Ah I vous savez déjà cela, répondit le secrétaire particulier en échangeant avec le journaliste une poignée àd main et un sourire.
— Pardieu ! reprit Beauchamp.
— El qu'en dit-on dans le monde?
— Dans quel monde? Nous avons beaucoup de mondes en l'an de grâce <838.
— Eh ! dans le monde critico-politique, dont vous êtes un des lions.
— Mais on dit que c'est chose fort juste, et que vous semez assez de rouge pour qu'il pousse un peu de bleu.
— Allons, allons, pas mal, dit Lucien : pourquoi n'étes- vous pas des nôtres, mon cher Beauchamp ; ayant de l'es- prit comme vous en avez, vous feriez fortune en trois ou quatre ans.
— Aussi, je n'attends qu'une chose pour suivre votre conseil. C'est un ministère qui soit assuré pour six mois. Maintenant, un seul mot, mon cher Albert, car aussi bien faut-il que je laisse respirer le pauvre Lucien. Déjeunons-nous où dinons nous? J'ai la chamL.-e, moi. Tout n'est pas rose comme vous le voyez, dans notre métier.
— On déjeunera seulement; nous n'attendons plus que
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 43
ëeux personnes, et l'on se mettra à table aussitôt qu'elles seront arrivées.
F,t quelles sortes de personnes attendez-vous à dé- jeuner? dit Beauchamp.
— Un peniilhomme et un diplomate, reprit Albert.
— Alors c'est l'affaire de deux petites heures pour le gentilhomme et de deux grandes heures pour le diplo- mate. Je reviendrai au dessert. Gardez-moi des fraises, du café et des cigares. Je mangerai une côtelette à la chambre.
— N'en faites rien, Beauchamp , car le gentilhomme fût-il un Montmorency, et le diplomate un Mettemicb. nous déjeunerons à onze heures précises ; en a^teudanl faites comme Debray, goûtez mon xérès et mes bisouits.
— Allons donc, soit, je reste. Il faut absolument que je me distraie i.e matin.
— Bon, votis voilà comme Debray ! il me semble ce- pendant que lorsque le ministère est triste l'opposition doit être gaie.
— Ab : voyez-vous, cher ami, c'est que vous ne savez point ce qui me menace. J'entendrai ce matin un dis- cours de M. Danglars à la chambre des députés, et ce soir, chez sa femme, une tragédie d'un pair de France. Le diable emporte le gouvernement constitutionnel ! £t puisque nous avions le choix, à ce qu'on dit, comment avons-nous choisi celui-là?
— Je comprends ; vous avez besoin de faire provision d'hilarité.
— Ne dites donc pas de mal des discours de M. Dan- glars, dit Debray : il vote pour vous, il fait de l'opposition.
— Voilà, pardieu, bien le mal I aussi j'attends que vous l'envoyiez discourir au Luxembourg pom en rire tout a mon aise.
14 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Mon cher, dit Albert à Beauchamp, on voit bien que les airaires il'Espai^Mie sont ai rangées, vous êtes ce ma- tin d'une aigreur révoltante. Rappelez-vous donc que la chronique parisienne pjiie il un mariage entre moi el madenioiselle Eugéuie Daoglars. Je ne puis donc pas, en conscience , vous laisser mal parler de l'éloquence d'un homme qui doit me dire un Jour : « Monsieur le vicomte, vous savez que je donne deux millions à ma fille. »
— Allons donc ! dit Beauchamp, ce mariage ne se fera jamais. Le roi a pu le faire baron, il pourra le faire pair, mais il ne le fera point gentilhomme, et le comte de Morcerf est une épée trop aristocratique pour consen- tir, moyennant deux pauvres millions, à une mésal- liance. Le vicomte de Morcerf ne doit épouser qu'unu marquise.
— Deux millions 1 c'est cependant joli, reprit Morcerf,
— C'est le capital social d'un théâtre de boulevard ou d'un chemin de fer du jardin des Plantes à la Râpée.
— Laissez-le dire, Morcerf, reprit nonchalamment Do- bray, et mariez-vous. Vous épousez l'étiquette d un sac. n'est-ce pas ? eh bien 1 que vous importe ! mieux vaut alors sur cette étiquette un blason de moins et un zéro de plus ; vous avez sept merlettes dans vos armes, vous en donnerez trois à votre femme et il vous en restera encore quatre. C'est une de plus qu'à M. de Guise, qui a failli être roi de France, et dont le cousin germain était empereur d'Allemagne.
— Ma foi, je crois que vous avez raison, Lucien, ré- pondit distraitement Albert.
>— El certainemerrt! d'ailleurs tout millionnaire est noble comme un bâtard,' c'est-à-dire qu'il peut l'être.
— CbutI ne dites pas cela, Debray, reprit en riant
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 1.8
Beancbamp , car voici G'^iàteau-Renaad qai , pour vous guérir de votre manie de paradoxer, vous passera au travers du corps l'épée de Renaud de MonlaubaD. son ancêtre.
— Il dérogerait alors, répondit Lucien, car je suis vi- lain et très-vilain.
— Bon ! s'écria Beauchamp, voilà le ministère qui chante du Déranger, où allons-nous, mon Dieu?
— iM. de Château-Renaud ! M. Maximilien Morrel ! dit le valet de chambre, en annonçant deux nouveaux convives.
— Complets alors I dit Beauchamp, et nous allons dé- jeuner ; car, si je ne me trompe, vous n'attendiez plus que deux personnes, Albert ?
— Morrel I murmura Albert surpris; Morrel î qu'est- ce que cela ?
Mais avant qu'il eût achevé, M. de Château-Renaud, beau jeune homme de trente ans, gentilhomme des pieds à la tête, c'est-à-dire avec la figure d'un Guiche et l'es- prit d'un Mortemart, avait pris Albert par la main.
— Permettez-moi, mon cher, lui dit-Il, de vous pre senter M. le capitaine de spahis Maximiiien Morrel, mon ami, et de plus mon sauveur. An reste, l'homme se présente assez bien par lui-même. Saluez mon héros, vicomte.
Et il se rangea pour démasquer ce grand et noble jeune homme au front large, à l'œil perçant, aux mous taches noires, que nos lecteurs se rappellent avoir vu à Marseille, dans une circonstance assez dramatique peut- être pour qu'ils ne l'aient point encore oublié. Un riche uniforme, demi-français , demi-oriental , admirablement porte faisait valoir sa large poitrine décorée de la croix - de la Légion d'honneur, et ressortir la cambrure hardie
«6 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
de SA taille. Le jeune officier s'inclina avec une politesse d'élégance ; Morrel était gracieux dans chacun de ses mouvements, parce qu'il était fort.
— Monsieur, dit Albert avec une affectueuse courtoi sie, AI. le baron de Château-Renaud savait d'avance tout le plaisir qu'il me procurait en me faisant faire votre connaissance ; vous êtes de ses amis , Monsieur, soyez des nôtres.
— Très-bien, dit Château-Renaud, et souhaitez, mon cher vicomte que, le cas échéant, il fasse pour vous ce qu'il a fait pour moi.
— El qu'a-t-il donc fait î demanda Albert.
— Oh ! dit Morrel, cela ne vaut pas la peine d'en par- ler, et Monsieur exagère.
— Comment I dit Château-Renaud, cela ne vaut pas la peine d'en parler ! La vie ne vaut pas la peine qu'on en parle I... En vérité, c'est par trop philosophique ce que vous dites là, mon cher monsieur Morrel... Bon pour vous qui exposez votre vie tous les jours, mais pour moi qui l'expose une fois par hasard...
— Ce que je vois de plus clair dans tout cela, baron, c'est que M. le capitaine Monel vous a sauvé la vie.
— Oh I mon Dieu 1 oui, tout bonnement, reprit Châ- teau-Renaud.
— Et à quelle occasion? demanda Beauchamp.
— Beauchamp, mon ami, vous saurez que je meurs de faim I dit Debray, ne donnez donc pas dans les histoires.
— Eh bien I mais, dit Beauchamp, je n'empêcne pas qu'on se mette à table, moi... Château-Renaud nous ra- contera cela à table.
— Messieurs, dit Morcerf, il n'est enc3re que dix heures un quart, remarquez bien cela, et nous attendions un dernier convive.
LE COMTE DE MONTl -CRISTO. 17
— Ah I c'est vrai, un diplomate, reprit Debray.
— Uu diplomate, ou autre chose, je n'en sais rien-, ce que je sais, c'est que pour mon compte je l'ai chargé dune ambassade qu'il a si bien terminée à ma satisfac- tion, que si j'avais été roi, je l'eusse fait à linstant même chevalier de tous mes ordres, eussé-je eu à la fois la disposition de la Toison-d'Or et de la Jarretière.
— Alors, puisqu'on ne se met point encore à table, dit Debray, versez-nous un verre de xérès comme nous avons fait, et racontez -nous cela, baron.
— Vous savez tous que l'idée m'était venue d'aller eo Afrique.
— C'est un chemin que vos ancêtres vous ont trace, mon cher Château-Renaud, répondit galamment Morcerf.
— Oui, mais je doute que cela fût, comme eux, pour délivrer le tombeau du Christ.
— Et vous avez raison, Beauchamp, dit le jeune aris- tocrate ; c'était tout bonnement pour faire le coup de pistolet en amateur. Le duel me répugne, comme vous savez, depuis que deux témoins, que j'avais choisis pour accommoder une affaire, m'ont forcé de casser le bras à nn de mes meilleurs amis... eh! pardieu ! à ce pauvre Franz d'Épinay, que vous connaissez tous.
— Ah oui ! c'est vrai, dit Debray, vous vous êtes battu dans le temps... A quel propos?
— Le diable m'emporte si je m'en souviens ! dit Châ- teau-Renaud ; mais ce que je me rappelle parfaitement, c'est qu'ayant honte de laisser dormir un talent comme le mien, j'ai voulu essayer sur les Arabes des pistolets neufs dont on venait de me faire cadeau. En conséquence je fli'embarquai pour Oran ; d'Oran je gagnai C'-nstan- line, ef /arrivai juste pour voir lever le siège. Je me mis en retraite comme les autres. Fendant quarante-huit
18 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
heures je supportai assez bien la pluie le jour, la Deige la nuii ; enfin, dans la îroisième matinée, mon cheval mourut de iroid. Pauvre bête I accoutumée aux couver- tures et au poêle de l'écurie,., un cheval arabe qui seu- lement s'est trouvé un peu dépaysé en rencontrant dix degrés de froid en Arabie.
— C'est pour cela que vous vouler m'acheter mon cheval anglais, dit Debray; vous supposez qu'il suppor- tera mieux le froid que votre arabe.
— Vous vous trompez, car j'ai fait vœu de ne plus re- tourner eo Afrique.
— Vous avez donc eu bien peur ? demanda Beau- champ.
— Ma foi, oui, je l'avoue, répondit Château-Renaud ; et il y avait de quoi I Mon cheval était donc mort ; je fai- sais ma retraite à pied; six Arabes vinrent au galop pour me couper la tôle, j'en abattis deux de mes deux coups de fusil, deux de mes deux coups de pistolets, mou- ches pleines ; mais il en restait deux, et j'étais dés- armé. L'un me prit par les cheveux, c'est pour cela que je les porte courts maintenant, on ne sait pas ce qui peut arriver, l'autre m'enveloppa le cou de son yatagan, et je sentais déjà le froid ajgu du fer, quand Monsieur, que vous voyez, chargea à son tour sur eux, tua celui qui me tenait par les cheveux d'un coup de pistolet, et fendit la tèie de celui qui s'apprêtait à me couper la gori^e d'un coup de sabre. Monsieur s'était donué pour tâche de sauver un homme ce jour-là, le hasard a voulu que ce fûi moi ; quand je serai riche, je f?rai faire par Klagmann ou par Marochetti une statue du Hasard.
— Oui, dit en souriant Morrel; c'était le 5 septembre, c'est-à-dire l'anniversaire d'un jour où mon père fut mi- raculeusement sauvé; aussi, autant qu'il est en mon
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 19
pouvoir, je célèbre tous les ans ce jour-là par que^qm action...
— Héroïque, n'est-ce pas ! interrompit Château-Re- naud ; bref, je fus l'élu, mais ce n'est pas tout. Après m'&- voir sauvé du fer, il me sauva du froid, en me donnant, non pas la moitié de son manteau, comme faisait saint Martin, mais en me le donnant tout entier; puis de la faim, en partageant avec moi, devinez quoi?
— Un pâié de chez Félix ? demanda Beauchamp.
— Non pas, son cheval, dont nous mangeâmes cha- cun un morceau de grand appétit : c'était dur,
— Le cheval ? demanda en riant Morcerf.
— Non, le sacriûce , répondit Château-Renaud. De- mandez à Debray s'il sacrifierait son anglais pour un étranger?
— Pour un étranger, non, dit Debray, mais pour un «ni, peut-être.
— Je devinai que vous deviendriez le mien, monsieur le baron, dit Morrel; d'ailleurs, j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, héroïsme ou non, sacrifice ou non, ce jour-là, je devais une offrande à la mauvaise fortune en récompense de la faveur que nous avait faite autrefois la bonne.
— Cette histoire à laquelle M. Morrel fait allusion, con- tinua Château-Renaud, est toute une admirable histoire qu'il vous rac(vitera un jour, quand vous aurez fait avec lui plus ample connaissance ; pour aujourd'hui, garnis- sons l'estomac et non la mémoire. A quelle heure dé- |ennez-vous, Albert?
— À dix heures et demie.
— Précises? demanda Debray en tirant sa montre.
— Oh ! vous m'accorderez bien les cinq minutes iJe grâce, dit Morcerf , car moi aussi j'attends on sauveur.
20 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— A qni?
— A moi , parbleu ! répondit Morcerf. Croyez- vons donc qu'on ne puisse pas me sauver comme un autre et qu'il n'y a que les Arabes qui coupent la tête 1 Notre dé- jeuner est un déjeuner philanthropique, et nous aurons à notre table, je l'espère du moins, deux bienfaiteurs de l'humanité.
— Comment ferons-nous? dit Debray, nous n'avons qu'un prix Monthyon?
— Eh bien ! mais on le donnera à quelqu'un qui n'aura rien fait pour l'avoir, dit Beauchamp. C'est de cette fa- çon-là que d'ordinaire l'Académie se tire d'embarras.
— Et d'où vient-il? demanda Debray; excusez l'insis- tance; vous avez déjà, je le sais bien, répondu à cette question, mais assez vaguement pour que je me per- mette de la poser une seconde fois.
— En vérité, dit Albert, je n'en sais rien. Quand je l'ai invité, il y a trois mois de cela, il était à Rome; mais depuis ce temps-là, qui peut dire le chemin qu'il a fait !
— Et le croyez-vous capable d'être exact? demanda Debiay.
— Je le crois capable de tout, répondit Morcerf.
— Faites attention qu'avec les cinq minutes de grâce, nous n'avons plus que dix minutes.
— Eh bien! j'en profiterai pour vous dire un mot da mon convive.
— Pardon, dit Beauchamp, y a-t-il matière à un feuil- leton dans ce que vous allez nous raconter ?
— Oui, certes, dit Morcerf; et des plus curieux, même.
— Dites alors , car je vois bien que je manquera : la chambre ; il laut bien que je me rattrape.
— J'étais à Rome au carnaval dernier.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 2»
— Nous savons cela, dit Beauchamp.
— Oui, mais ce que vous ne savez pas, c'est que ja- vais été enlevé par des brigands.
— Il n'y a pas de brigands, dit Debray.
Si fait, il y en a, et de hideux même, c'est-à-dire
d'admirables, car je les ai trouvés beaux à faire peur.
— Voyons, mon cher Albert, dit Debray, avouez que votre cuisinier est en retard, que les huîtres ne sont pas arrivées de Marennes ou d'Ostende, et qu'à l'exemple de madame de xMaintenon, vous voulez remplacer le plat par un conte. Dites-le , mon cher, nous sommes d'assez bonne compagnie pour vous le pardonner et pour écou- ter votre histoire, toute fabuleuse qu'elle promet d'être.
— Et moi je vous dis, toute fabuleuse qu'elle est, je vous la donne pour vraie d'un bout à l'autre. Les bri- gands m'avaient donc enlevé et m'avaient conduit dans un endroit fort triste qu'on appelle les catacombes de Saint-Sébastien.
— Je connais cela, dil Château-Renaud; j'ai manqué d'y attraper la fièvre.
— Et moi j'ai fait mieux que cela, dit Morcerf ; je l'ai eue réellement. On m'avait annoncé que j'étais prison- nier sauf rançon, une misère, quatre mille écus romains, vingt-six mille livres tournois. Malheureusement je n'en avais plus que quinze cents ; j'étais au bout de mon voyage, et mon crédit était épuisé. J'écrivis à Franz. Et, pardieu! tenez, Franz en était, et vous pouvez lui de- mander si je mens d'une virgule ; j'écrivis à Franz que s'il n'arrivait pas à six heures du matin avec les quatre •aille écus, à six heures dix minutes j'aurais rejoint les bienheureux saints et les glorieux martyrs dans la ccn- pagnie desquels j'avais eu l'honneur de me trouver. Et U. Lui-i Vampa, c'est le nom de mon chef de brigands,
»« LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
m'aurait, je vous prie de le croire, tenu scrupuleuse menl parole.
— Mais Franz arriva avec les quatre mille écus ? dit Château-Renaud. Que diable! on n'est pas emb.irrassé pour quatre mille écus quand ol s'appelle Franz d'Epi- nay ou Albert de Morcerf.
— Non, il arriva puremeni et simplement accompagné du convive que je vous annonce et que j'espère vous présenter.
— Ah çà! mais c'est doue un Hercule tuant Cacus, ijue ce monsieur, un Persée délivrant Andromède?
— Non, c'est un homme de ma taille à peu près.
— Armé jusqu'aux dents?
— D n'avait pas même une aiguille à tricoter.
— Mais il traita de votre rançon?
— 11 dit deux mois à l'oreille du chef, et je fus libre.
— On lui ùt même dtss excuses de t'avoir arrêté, dit Beaucbamp.
— Justement, dit Morcerf.
— Ah çà 1 mais c'était donc l'Arioste que cet homme ?
— Non, c'était tout simplement le com'e de Monle- Cristo.
— On ne s'appelle pas le comte de Monte-Cristo, dit Debray.
— Je ne crois pas, ajouta Château-Renaud avec le sang-froid d'un homme qui c 'nnaît sur le bout du doigt son nobiliaire européen ; qui est-ce qui connaît quelque part un comte de Monte-Cristo ?
— Il >ient peut-être de terre sainle, dit Beauchamp j un de ses aïeux aura possédé le Calvaire, comme les Mortemart la mer Morte.
— Pardon, dit Maxirailien, mais je crois que je vais vous tirer d'embarras, Messieurs : Monte-Cristo est un»
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 23
petite île doDt j'ai souvent enteoda parler aux marins qu'employait mon père ; un grain de sable au milieu de la Méditerranée, un atome dans l'infini.
— C'est parfaitement cela. Monsieur, dit Albert. Eh bien ! de ce grain de sable, de cet atome, est seigneur et roi celui dont je vous parle; il aura acheté ce brevet de comte quelque part en Toscane.
— Il est donc riche, votre comte?
— Ma foi! je le crois.
— Mais cela doit se voir, ce me semble f
— Voilà ce qui vous trompe, Debray.
— Je ne vous comprends plus.
— Aver-voas lu les Mille et une Nuits?
— Parbleu I belle question I
— Eh bien! savez-vous donc si les gens qu'on y voit sont riches ou pauvres ? si leurs grains de blé ne sont pas des rubis ou des diamants? Us ont l'air de misérables pêcheurs, n'est-ce pas ? vous les traitez comme tels, et tout à coup ils vous ouvrent quelque caverne mysté- rieuse, où vous trouvez un trésor à acheter l'Inde.
— Après?
— Après , mon comte de Monte-Cristo est un de ces pèche urs-là. Il a même un nom tiré de la chose, il s'ap- pelle Simbad le marin et possède une caverne pleine d'or.
— El vous avez vu cette caverne, Morcerf? demanda lieanchamp.
— Non pas moi. Franz. Mais, chut ! il ne faut pas dire un mot de cela devant lui. Franz y est descendu les yeux bandés, et il a été servi par des muets et par des femmes p'ès desquelles, à ce qu'il parait, Cféopàtre n'est qu'une lorette. Seulement des femmes il a en est pas bien sûr, va qu'elles ne sou; entrées qu'après qu'il eut
34 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
mangé du hatchis ; de sorte qu'il se pourrait bien que ce qu'il a pris pour des femmes fût tout bonnement un 'jua- drilles de statues.
Les jeunes gens regardèrent Morcerf d'un œil qui vou- lait dire :
— Ah çà I mon cher, devenez-vous insensé, où vous moquez-vous de nous ?
— En effet, dit Mortel pensif, j'ai entendu raconter en- core par un vieux marin nommé Penelon quelque chose de pareil à ce que dit là M. de Morcerf.
— Ah! fit Albert, c'est bien heureux que M. Morrel me vienne en aide. Cela vous contrarie, n'est-ce pas, qu'il jette ainsi un peloton de fil dans mon labyrinthe ?
— Pardon, cher ami, dit Debray, c'est que vous nous racontez des choses si invraisemblables...
— Ahl parbleu, parce que vos ambassadeurs, vos consuls ne vous en parlent pas ! ils n'ont pas le temps, •l faut bien qu'ils molestent leurs compatriotes qui voyagent.
— Ah! bon, voilà que vous vous lâchez, et que vou» tombez sur nos pauvres agents. Eh! mon Dieu! avec qnoi voulez-vous qu'ils vous protègent? la chambre leur rogne tous les jours leurs appointements; cesi au point qu'on n'en trouve plus. Voulez-vous être ambassadeur, Albert? je vous fais nommer à Coustantinople.
— Non pas ! pour que le sultan, à la première démon- stration que je ferai en faveur de Méhémet-Ali, m'envoi» le cordon et que mes secrétaires m'étranglent.
— Vous voyez bien, dit Debray.
— Oui , mais tout cela n'empêche pas mon comte de iklonte-Cristo d'exister I
— Pardieu! tout le monde existe, le beau mira^'le!
— Tout le monde existe, sans doute, mais pas dans
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 25
des conditions pareilles. Tout le monde n'a pas des es- ciaves noirs, des galeries princières, des armes comme à la casaiiba, des chevaux de six mille fravtcs pièce, des maîtresses grecques I
— L'avez-vous vu, la maîtresse grecque?
— Oui, je l'ai vue et entendue. Vue au théâtre Vallôç entendue un jour que j'ai déjeuné chez le comte.
— Il mange donc, voire homme extraordinaire?
— Ma foi , s'il mange , c'est si peu, que ce n'est point la peine d'en parler.
— Vous verrez que c'est un vampire.
— Riez si vous voulez. C'était l'opinion de la com- tesse G..., qui, comme vous le savez, à connu lord Ruthwen.
— Ah! joli! dit Beauchamp, voilà pour un homme non journaliste le pendant du fameux serpent de mer du Constitutionnel; un vampire, c'est parfait I
— OEil fauve dont la prunelle diminue et se dilate à >rolonté, dit Debray; angle facial développé, front ma- gnifique, teint livide, barbe noire, dents blanches et ai- gués, politesse toute pareille.
— Eh bien! c'est justement cela, Lucien, dit Morcerf, et le signalement est tracé trait pour trait. Oui, politesse aiguë et incisive. Cet homme m'a souvent donné le fris- son ; un jour entre autres, que nous regardions ensemble une exécution, j'ai cru que j'allais me trouver mal, bien plus de le voir et de l'entendre causer froidement sur tous les supplices de la terre, que de voir le bourreau remplir son offica et que d'entendre les cris du patient.
— Ne vous a-t-il pas conduit un peu dans les ruines du Colisee pour vous sucer le sang, Morcerf ? demanda tieauchamp.
— Ou, après vous avoir délivré, ne vous a-t-il pas fait
TOMK lU. 1
96 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
signer quelque parcfaemio couleur de feu, par lequel TOUS luA cédiez voire âme, comme Êsaii son droii d' aî- nesse t
— Raillez! raillez tant que vous voudrez. Messieurs! li: Morcerf un peu piqué. Quand je vous regarde , vous kutres beaux Parisiens, habitués du boulevard de Gand, promeneurs du t ' lo^e, el que je ni»^
eet homme, eh li-- - semble que bou» i<<i -
pas de la même espèce. ^ Je m'en flatte I dit Beauchamp.
— Toujours est-il, ajouta Château-Renaud, que votre comte de Monte-Cristo est un galant homme dans ses moments perdus, sauf toutefois ses petits arrangements avec les bandits italiens.
— Eh ! il n'y a pas de bandits italiens! dit Debray.
— Pas de vampires ! ajouta Beaucbamp.
— Pas de comte de Monte-Cristo, ajouta Debray. Tenez, cher Albert, voilà dix heures et demie qui son- nent.
— Avouez que vous avez eu le cauchemar, et aJloni déjeuner, dit Beauchamp.
Mais la vibration de la pendule ne s'était pas encore éteinte, lorsque la pMte s'ouvrit, et que Germain an- nonça :
— Son Excellence le comte de Monte-Cristo !
Tous les auditeurs tirent maigre eux un bond qui dé - notait la préoccupation que le récit de Morcerf avaii In- filtrée dans leurs âmes. Albert lui-môme ne put se dé- fendre d'une émotion soudaine.
On n'avait entendu ni voiture dans la rue, ni pas dans l'antichambre; la porte elle-même s'était ouverte sans bruit.
Le comte parut sur le seuil, vôtu avec la plus granOe
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 27
simplicité, mais le lion le plus exigeant n'eût rien trouvé à reprendre à sa toilette. Tout était d'un goùi exquis, tout sortait des mains des plus élégants foutnisseurs , hahiis , chapeau et linge.
Il paraissait âgé de trente-cinq ans à pbine, et, ce qui frappa tout le monde, ce fut son extrême ressemblance avec le portrait qu'avait tracé de lui Debray.
Le comte s'avança en souriant au milieu du salon, et vint droit à Albert , qui , marchant au-devant de lui , Ini offrit la main avec empressement.
— L'exactitude, dit Monte-Cristo , est la politesse des rois, à ce qu'a préieiulu, je crois, un de nos souverains. Mais quelle que soit leur bonne volonté, elle n'est pas toujours celle de» voyageurs. Cependant j'esp«ire , mon cher vicomte, que vous excuserei, en faveur de ma bonne volonté, les deux ou trois secondes de retard que je cn)is avoir mises à paraître au rendez-vous. Cinq cents lieues ne se font pas sans quelque contrariété, surtout en France, oii il est défendu, a ce qu'il paraît, de battre les postillons.
— Monsieur le comte, répondit Albert, j'étais en train iannoncor votre visite à quelques-uns de mes amis que
j'ai réuiiis à l'occasion de la promesse que vous avez bien voulu me faire, et que j'ai l'honneur de vous pré- senter. Ce sont MM. le comte de Château-Renaud, dont la iii'blesse remonte aux douze pairs, et dont les ancêtres ont PU leur place à la Talile-Ronde; M. Lucien Dehray, ecrétaire particulier du ministre de l'intérieur; M. Boan- ' 11, terrible journaliste, l'effroi du gouverneineni is. mais dont peut-être, malgré sa iélébri»é natio- iaie. vuus n'avez jamais entendu parler en Italie, attendu i-ue son journal n'y entre pas; entin M Maximilien Morrel, capitaine de spanis.
58 LE COMTE DE MONTE^RISTO.
A ce nom, le comte, qui avait jusque-là salué cour^ toisement, mais avec une froideur et une impassibilité tout anglaise, fit malgré lui un pas en avant, Pt un légei ton de vermillon passa comme l'éclair sur ses joues pâles.
— Monsieur porte l'uniforme des nouveaux vainqueur? français, dit-il ; c'est un bel uniforme.
On n'eût pas pu dire quel était le sentiment qui don- nait à la voix du comte une si profonde vibration, et qui faisait briller, comme malgré lui , son œil si beau , si calme et si limpide , quand il n'avait point un motif quelconque de le voiler.
— Vous n'aviez jamais vu nos Africains, Monsieur' dit Albert.
— Jamais , répliqua le comte , redevenu parfaitement libre de lui.
— Eh bien ! Monsieur, sous cet uniforme bat un des cœurs les plus braves et les plus nobles de l'armée.
— Oh ! monsieur le comte, interrompit Morrel.
— Laissez-moi dire, capitaine... Et nous venons, con- tinua Albert, d'apprendre de Monsieur un trait si héroï- que, que, quoique je l'aie vu aujourd'hui pour la pre- mière fois, je réclame de lui la faveur de vous le présenter comme mon ami.
Et l'on put encore, à ces paroles, remarquer chez Monte-Cristo ce regard étrange de fixité, cette rougeur fugitive et ce léger tremblement de la paupière qui, chez lui, décelait l'émotion.
— Ah ! Monsieur est un noble cœur, dit le comte , tant mieux!
Cette espèce d'exclamation, qui répondsit à la propre pensée du comte plutôt qu'à ce que venait de dire Albert, •urprit tout le monde et surtout Morrel, qui regarda
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. în
kîonte-Cristo avec étonnement. Mais en même temps Pintonatioa était si douce et pour ainsi dire si suave, que, quelque étrange que fût cette exclamation, il n'y avait pas moyen de s'en fâcher.
— Pourquoi en douterait-il donc? dit Beauchamp à Château-Renaud.
— En vérité , répondit celui-ci , qui , avec son habi- tude du monde et la netteté de son coup d'oeil aristocra tique , avait pénétré de Monte-Cristo tout ce qui était péuétrabie en lui, en vérité Albert ne nous a point trom- pés, et c'est un singulier personnage que le comte; qu'en dites-vous, Morrel ?
— Ma foi, dit celui-ci, il a l'œil franc et la voix sym- pathique, de sorte qu'il me plaît, malgré la réflexion bizarre qu'il vient de faire à mon endroit.
— Messieurs, dit Albert, Germain m'annonce que vous êtes servis. Mon cher comte , permettez-moi de vous montrer le chemin.
On passa silencieusement dans la salle à manger. Chacun prit sa place.
— Messieurs, dit le comte en s'asseyant, permettez- moi un aveu qui sera mon excuse pour toutes les incon- venances que je pourrai faire : je suis étranger, mais étranger à tel point que c'est la première fois que je viens à Paris. La vie française m'est donc parfaitement inconnue, et je n'ai guère jusqu'à présent pratiqué que la vie orientale , la plus antipathique aux bonnes tradi- tions parisiennes. Je vous prie donc de m'excuser si vous trouvez en moi quelque chose de trop turc, de trop napolitain ou de trop arabe. Cela dit, Messieurs, dé- jeunons.
— Comme il dit tout cela I murmura Beauchamp ; c'est décidément un grand seigneur.
30 LE COBITE DE MONTE-CRISTO.
— Un prand seigneur, ajouta Debray,
— î'n «zrand seipneur de tous les pays, monsieur D»r bray, dit Chàteau-Kenaud.
II
LB DÉJEUNER.
îû èomte, on se le rappelle, étaii un sobre convive." Albert en fit la remarque en témoignant la crainte que, dès son commencement, la vie parisienne ne déplût au voyageur par son côté le plus matériel, mais en môme temps le plus nécessaire.
— Mon cher comte, dit-il, vous me voyez atteint d'une crainte, c'est que la ruisine de la rue du Helder ne vous plaise pas autant que celle de la place d'Espagne. J'au- rais dû vous demander votre goût et vous faire préparer quelques plats à votre fantaisie.
— Si vous me connaissiez d'avantage. Monsieur, ré- pondit en souriant le comte, vous ne vous préoccuperiez pas d'un soin presque humiliant pour un voyageur comme moi,qui a successivement vécu avec du macaroni à-Naples, de la polenta à Milan, de l'olla podiida à Valence, du pi- lau à Consiantinople, du karrick dans l'Inde, et des nids d'hirondelles dans la Chine. Il n'y a pas dt; cuisine pour un cosmopolite comme moi. Je mange de tout et partout, seulement je mange peu ; et aujourd'hui que vous me re- prochez ma sobriété , je suis dans mon jour d'appétit car depuis hier matin je n'ai point mangé.
É
LE COMTE DE MONTE-CRiSTO. SI
— Comment, depuis hier matin 1 s'écrièrent les con- TJves ; voeu» n'avez point mangé depuis vingt-quatre heures ?
— Nîn, répondit Monte-Cristo; j'avais été obligé de m'écarvif de ma route et de prendre des renseignements aux environs de Nîmes , de sorte que j'étais un peu en retard, ei je n'ai pas voulu ra'arrêter.
— Et vous avez mangé dans votre voiture ? demanda Morcerf.
— Non, j'ai dormi, comme cela m'arrive quand je m'ennuie sans avoir le courage de me distraire, ou quand j'ai faim sans avoir envie de manger.
— Mais vous commandez donc au sommeil, Monsieur T demanda Morrel.
— A peu près.
— Vous avez une recette pour cela ?
— Infaillible.
— Voilà qui serait excellent pour nous autres Afri- cains , qui n'avons pas toujours de quoi manger, et qui avons rarement de quoi boire, dit Morrel.
— Oui, dit Monte-Cristo; malheureusement ma re cette, excellente pour un homme comme moi, qui mène une vie tout exceptionnelle, serait fort dangereuse appli- quée à une armée , qui ne se réveillerait plus quand on aurait besoin d'elle.
— Et peut-ou savoir quelle est cette recette? demanda Debray.
— Oh! mon Dieu, oui , au Monte-Cristo, je n'en fais pas de secret : c'est un mélange d'excellent opium que j'ai été chercher moi-même à Canton pour être certain de l'avoir pur, et du meilleur haichis qui se récolte en Orient, c est-à-dire entre le Tigre et l'Euphrate ; on réu- nit ces deux ingrédients en portions égales, et ou fait des
32 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
espèces de pilules qui s'avalent au momeiiî où l'on en a besoin. Dix minutes après l'effet est produit. Demandez a M. le baron Franz d'Épinay ; je crois qu'il en a votié nn jour.
— Oui, répondit Morcerf, il m'en a dit quelques m"»- et il en a gardé môme un fort agréable souvenir.
— Mais, dit Beauchamp, qui en sa qualité de journa liste était fort incrédule, vous portez donc toujours cette drogue sur vous ?
— Toujours, répondit Monte-Cristo.
— Serait-ce indiscret de vous demander à voir ces pré- cieuses pilules ? continua Beauchamp , espérant prendre l'étranger en défaut.
— Non, Monsieur, répondit le comte ; et il tira de sa poche une merveilleuse bonbonnière creusée dans une seule émeraude et fermée par un écrou d'or qui , en se dévissant, donnait passage à une petite boule de couleur verdâtre et de la grosseur d'un poids. Celte boule avait une odeur acre et pénétrante ; il y en avait quatre ou cinq pareilles dans l'émeraude, et elle pouvait en contenir une douzaine.
La bonbonnière fit le tour de la table, mais c'était bien plus pour examiner cette admirable émeraude que pour voir ou pour flairer les pilules , que les convives se la faisaient passer.
— - Et c'est votre cuisinier qui vous prépare ce régal î demanda Beauchamp.
— Non pas. Monsieur, dit Monte-Cristo, je ne livre pas comme cela mes jouissances réelles à la merci de mains indignes. Je suis assez bon chimiste, et je prépare mes pilules moi-même.
— Voik une admirable émeraude et la plus grosse que j'aie jamais vue, quoique ma mère ail quelques biiùux
LE COMTE DE MONTî^-CRiSTO. t.'S
de famille assez remarquables , dit Château -Renaud.
— J'en avais trois pareilles, reprit Monte-Ciisto : j'ai donné l'nne au Grand-Seigneur, qui l'a fait monter sur son sabre ; l'autre à notre saint-père le pape, qui l'a fait incrustrer sur sa tiare en face d'une émeraude à peu près pareille , mais moins belle cependant, qui avait été don- née à son prédécesseur , Pie VII , par l'empereur Napo- léon ; j'ai gardé la troisième pour moi, et je l'ai fait creuser, ce qui lui a ôté la moitié de sa valeur, mais ce qui Ta rendue plus commode nour l'usage que j'en vou- lais faire.
Chacun regardait Monte-Cristo avec élonnement; il parlait avec tant de simplicité, qu'il était évident qu'il disait la vérité ou qu'il était fou ; cependant l'éméraude qui é^ait restée entre ses mains faisait que l'on penchait naturellement vers la première supposition.
— Et que vous ont donné ces deux souverains» en échange de ce magnifique cadeau ? demanda Debray.
— Le Grand-Seigneur, la liberté d'une femme, répon- dit le comte ; notre saint-père le pape, la vie d'un homme. De sorte qu'une fois dans mon existence j'ai été aussi puissant que si Dieu m'eût fait naître sur les marche? d'un trône.
— Et c'est Peppino que vous avez délivré, n'est-ce pas ? s'écria Morcerf ; c'est à lui que vous avez fait l'ap- plication de voire droit de grâce ?
— Peut-être, dit Monte-Cristo en souriant.
— Monsieur le comte , vous ne vous faites pas d'idée du plaisir que j'éprouve à vous entendre parler ainsi I dit Morcerf. Je vous avais annoncé d'avance à mes amis comme an homme fabuleux, comme un enchanteur des Mille et une Nuits, comme un sorcier du moyen âge ; mais les Parisiens sont gens tellement subtils en paradoxes ,
34 LE COSITE DE MONTE-CRI ST(J.
qu'ils prennent pour de» caprices de l'imagination les vérités les plus incontestables, quand ces vérités ne ren- trent pas dans toutes les conditions de leuy existence quotidienne. Par exemple, voici Debray qui lit, ut Beau- chamn qui imprime tous les jours qu'on a arrAié et qu'on a dévalisé sur le boulevard un membre du Jockey-Club attardé ; qu'on a assassiné quatre personnes rue Saint* Denis ou faubourg Saint-Germain ; qu'on a arrêté dix, quinze, vingt voleurs, soit dans un café du boulevard da Temple, soit dans les Thermes de Julien, et qui con- testent l'existence des bandits des Maremmes, de la campagne de Rome ou des marais Pontins. Dites-leur donc vous-même, je vous en prie, ntonsieur le comte, que j'ai été pris par ces bandits, et que, sans votre géné- reuse intercession, j'attendrais, selon toute probabilité, aujourd'hui la résurrection éternelle dans les catacombes de Saint-Sébastien , an lieu de leur donner à dîner flans mon indigne petite maison de la rue du Helder.
— Bah! dit Monte-Cristo, vous m'aviez promis de ne jamais me parler de celle misère.
— Ce n'est pas moi , monsieur le comte ! s'écria Mor- cerf, c'est quelque autre à qui vous aurez rendu le même service qu'à moi et que vous aurez confondu avec moi. Parlons-en, au contraire, je vous en prie; car si vous vous décidez à parler de cette circonstance , peut-être non seulement me redirez-vous un peu de ce que je sais, mais encore beaucoup de ce que je ne sais pas.
— Mais il me semble, dit en souriant le comte, que vous avez joué dans tou'e cette affaire on rôle assez im- portan. pour savoir aussi bien que moi ce qui s'est passé.
— Voulez-vous me promeure, si je dis tout ce que je sais, dit Morcerf, de dire à votre tour tout ce que je ne isais pas î
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 33
— C'est trop juste, répondit Moate-Cristo-
— Eh bien ! reprit Morcerf, dût mon amour- propre en souffrir, je me suis cru pendant trois jours l'objet des agULeries d'un masque que je prenais peur queique des-
■adante des Tullie ou des Poppée, tandis que j'étais lout purement et tout simplement l'objet des agaceries d'une coniadine ; et remarquez que je dis coutadine pour ne pas dire paysanne. Ce que je sais, ce que, comme un niais, plus niais encore que celui dont je parlais toai à l'heure, j'ai pris pour cette paysanne un jeune bandit
:e quinze à seize ans, au menton imberbe, à la taille fine, 4 ai, au moment où je voulais m'émanciper jusqu'à dé- poser un baiser sur sa chaste épaule, m'a mis le pistolet sous la gorge, et, avec l'aide de sept ou huit de ses com- pri^uons , m'a conduit ou plutôt traîné au fond des cata- cumbes de Saint-Sébastien, où j'ai trouvé un cbef de ban- dits fort leitrés, ma foi, lequel lisait les Commentaires de César, ei qui a daigné interrompre sa lecture pour me dire que si le lendemain, à six heures du malin, je n'a- vais pas versé quatre mille écns dans sa caisse , le len- demain à six heures et un quart j'aurais parfaitement cessé d'exister. La lettre existe, elle est entre les muins de Franz, signée de moi, avec un postscriptum de maître Luigi Vampa. Si vous en doutez, j'écris à Franz, qui fera légaliser les signatures. Voilà ce que je sais. Maintenant, ce que je ne sais pas, c'est comment vous êtes parvenu, monsieur le comte, à frapper d'un si grand respect les bandits de Rome, qui respectent si peu de choses. Je vous avoua que Franz et moi nous en fûmes ravis d'ad« miralion.
— Rien de plus simple, Monsieur, répondit le comte, je connaissais le fameux Vampa depuis plus de dix ans. Tout jeune et quand il était encore berger, un jour que
S6 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
je lui donnai je ne sais plus quelle nionnaie d'or parce qu'il m'avait montré mon chemin, il me donna, iui, pour ne rien avoii à moi , un poignard sculpté par lof et que vous avez dû voir dans ma collection d'armes. Plus lard, soit qu'il eût oublié cet échange de petii« cadeaux qui eût dû entretenir l'amitié entre nous, sou qu'il ne m'eût pas reconnu, il tenta de m'arrêter ; mais ce fut moi tout au contraire qui le pris avec une douzaine de ses gens. Je pouvais le livrer à la justice romaine, qui est expédi- tive et qui se serait encore hâtée en sa faveur, mais je n'en fis rien. Je le renvoyai, lui et les siens.
— A la condition qu'ils ne pécheraient plus, dit le Journaliste en riant. Je vois avec plaisir qu'ils ont scru- puleusement tenu leur parole.
— Non, Monsieur, répondit Monte-Cristo, à la simpla condition qu'ils me respecteraient toujours , moi et les miens. Peut-être ce que je vais vous dire vous paraitra- t-il étrange , à vous messieurs les socialistes , les pro- gressifs , les humanitaires ; mais je ne m'occupe jamais de mon prochain, mais je n'es^saye jamais de proléger la société qui ne me protège pas, et, je dirai même plus, qui généralement ne s'occupe de moi que pour me nuire ; et, en les supprimant dans mon estime et en gardant la neutralité vis-à-vis deux, c'est encore la société et mon prochain qui me doivent du retour.
— A la bonne heure ! s'écria Château-Renaud , voilà le premier homme courageux que j'entends prêcher loya- lement et brutalement l'égoïsme : c'est très-beau, cela I Dravo monsieur le comte I
— C'est franc du moins, dit Morrel ; mais je suis sûr que monsieur ie comte ne s'est pas repenti d'avoir man- qué une lois aux principes qu'il vient cependant de nous t^xp06e^ d'une Uçoa si absolue.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 3T
— Comment ai-je manqué à ces principes, Monsieur? demanda Monte-Cristo, qui de temps en temps ne pou- vait 5'empêcher de regarder Maximilien avec tant d'at- tention, que deux ou trois fois déjà le hardi jeune homme avait caisse les yeux devant le regard clair et limpide du comte.
— Mais il me semble, reprit Morrel, qu'en délivrant M. de Morcerf, que vous ne connaissiez pas, vous ser- viez votre prochain et la société.
— Dont il fait le plus bel ornement, dit gravement Beauchamp en vidant d'un seul trait un verre de vin de Champagne.
— Monsieur le comte I s'écria Morcerf, vous voilà pris par le raisonnement, vous, c'est-à-dire un des plus rudes logiciens que je connaisse ; et vous allez voir qu'il va vous être clairement démontré tout à l'heure que loin d'être un égoïste, vous êtes au contraire un philanthrope. Ah î monsieur le comte, vou.s vous dites Oriental, Levantin, Malais, Indien, Chinois, Sauvage; vous vous appelez .Moute-Cristo de votre nom de famille, Simbad le marin de votre nom de baptême, et voilà que du jour où vous mettez le pied à Paris vous possédez d'instinct le plus grand mérite ou le plus grand défaut de nos excentriques Parisiens, c'est-à-dire que vous usurpez les vices que vous n'avez pas et que vous cachez les vertus que vous avex I
— Mon cher vicomte, dit Monte-Cristo, je ne vois pas dans tout ce que j'ai dit ou fait un seul mot qui me vaille, de votre part et de celle de ces Messieurs, le prétendu éloge que je viens de recevoir. Vous n'étiez pas un étranger pour moi, puisque je vous connaissais, puisque je vous avais cédé deux chambres, puisque je vous avais donné à déjeuner, puisque je vous avais prêté une de
TOMK lU. 3
sa LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
mes voitures, puisque nous avions vu p<isr()rlesmas(}U8t ensemble dans la rue du Cours, et puisque nous avioni regardé d'une fenêtre de la place del Popolo cetr*» exécu- tion qui vous a si fort impressionné que vous avez failli TOUS trouver mal. Or, je le demande à tous ces Messieurs, pouvais-je laisser mon hôte entre les n; /reux bandits, comme vous les appelez? ie savez, j'avais, en vons sauvant, une &rriére-pell^< qui était de me servir de vous pour m'introduire dau.s les salons de Paris quand je vieudrais visiter la Frauce. Quelque temps vous avez pu considérer cette ré:.olutioi] comme un projet vague et fugitif; mais aujourd'hui, vous le voyez, c'est une bonne et belle réalité, à laquelle il faul vous soumettre sous peine de manquera vo- •.
— Et je la tiendrai, dit Morcerf ; mais je a ^n
qne vons ne soyez fort désen chanté, mon cher comte, vous, habitué aux sites accidentés, aux événemeu:s pilto- resques, aux fantastiques horizons. Chez nous, pas U moindre épisode du genre de ceux auxquels votre vie aventureuse vous a habitué. Notre Chimborazzo, c'esl Montmartre; notre Himalaya, c'est le mont Valérien; notre Grand-Désert, c'est la plaine de Grenelle, encore y perce-t-on un puits artésien pour que les caravanes y trouvent de l'eau. Nous avons des vole urs, beaucoup même, quoique nous n'en n'ayons pas au tant qu'on ledit, mais ces voleurs redoutent intiuinient da vaniage le plus petit mouchard que le plus grand seigneur; enfin, la France est tm pays si prosaïque, et Paris une ville si fon civilisée, que vous ne trouverez pas, en cberch?qi dans nos quatre-vingt-cinq départements, je dis quatre- vmgî cinq départements, car, bien entendu, j'exce pie la Corsa de la France, que voui» ne trouverez pas dans nos quatre- TlDgt'Cinq dépariementi; la moindre monta gne sur ia-
LE COMTE DE M0NTE-(,*R1ST0. 39
quelle il n'y ait un télégraphe, et la moindre grotte un peu noire dans laquelle un commissaire de police n ait fait poser un bec de gaz. 11 n'y a donc qu'un seul service que je puisse vous rendre, mon cher «omte, et pour celui-là je me mets à votre disposition : vous présenter partout, ou vous faire présenter par mes amis, cela va sans dire. D'ailleurs, vous n'avez besoin de personne poui eela; avec votre nom, votre fortune et votre esprit (Mont&- Cristo s'inclina avec un sourire légèrement ironique), i on se présente partout soi-même , et l'on est bien reçu partout. Je ne peux donc en réalité vous être bon qu'à une chose. Si quelque habitude de la vie parisienne, quelque expérience du confortable, quelque connais- sance de nos bazars, peuvent me recommander à vous, je me mets à votre disposition pour vous trouver une maison convenable. Je n'ose tous proposer de partager mon logement comme j'ai partagé le vôtre à Rome, moi qui ne professe pas l'égoïsme, mais qui suis égoïste par excellence ; car chez moi, excepté moi, il ne tiendrait pas une ombre, à moins que cette ombre ne fût celle d'une femme.
— Ah I fit le comte, voici une réserve toute conjugale. Vous m'afez en efTet, Monsieur, dit à Rome quelques mots d'un mariage ébauché ; dois-je vous féliciter sur votre prochain bonheur?
i — La chose est toujours à l'état de projet, monsieur \ le comte.
— Ft qui dit projet, reprit Debray, veut dire éventua-
lilc
— Non pas ! dit Morcerf ; mon père y tient, et j'espère bien, avant peu, vous présenter, sinon ma femme, du moins ma future : mademoiselle Eugénie Danglars.
-~ Eugénie DangU-sf reprit Monte-Cristo; atten-
4« LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
dez dcac : son père n'est-il pas M. le baron Danglars?
— Gai, répondit Morcerf; mais baron de nouvelle création.
— Oh! qu'importe? répondit Monte-Cristo,, s'il a rendu à l'État des services qui lui aient mérité cette distinc- tion.
— D'énormes, dit Beauchamp. 11 a, quoique libéral dans l'àme, complété en 1829 un emprunt de six millions pour le roi Charles X, qui l'a, ma foi, fait baron et che- valier de la Légion d'honneur, de sorte qu'il porte le ruban, non pas à la poche de son gilet, comme on poui- rait le croire, mais bel et bien à la boutonnière de son habit.
— Ahl dit Morce. feu riant, Beauchamp, Beauchamp, gardez cela pour le Corsaire et le Charivari; mais de- vant moi épargnez mon futur beau-père.
Puis se retournant vers Monte-Cristo :
— Mais vous avez tout à l'heure prononcé son nom comme quelqu'un qui connaîtrait le baron? dit-il.
— Je ne le connais pas , dit négligemment Monte- Cristo ; mais je ne tarderai pas probablement à faire sa connaissance, attendu que j'ai un crédit ouvert sur lui par les maisons Richard et Blount de Londres, Ar- stein et Eskeles de Vienne, et Thomson et French de Rome.
Et en prononçant ces deux derniers noms, Monte- Cristo regarda du coin de l'œil Maximilien Morrel.
Si l'étranger s'était attendu à produire de l'effet sur Maximilien Morrel, il ne s'était pas trompé» Maximilien ti essaillli comme sil eût reçu une commotion électrique.
— Thomson et French, dh-il : connaissez-vous cett» Biaison, Monsieur?
— Ce sont mes ban<iuiers dans la capitale du moad»
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 41
chrétien, répoudit tranquillement le comte ; pui»-j6 vous être bon à quelque chose auprès d'eux?
— Oh! monsieur le comte, vous pourriez nous aide? peut-être dans des recherches jusqu'à présent infruc- tueuses-, cette maison a autrefois rendu un grand ser- vice a la nôtre, et a toujours, je ne sais pourquoi, nie nous avoir rendu ce sercice.
— A vos ordres, Monsieur, répondit Monte-Cristo en s'inclinant.
— Mais, dit Morcerf. nous nous sommes singulière- '•nt écartés, à propos de M. Danglars, du sujet de noire
conversation. Il était question de trouver une habitation convenable au comte de Monte-Cristo -.voyons, Messieurs, cotisons-nous pour avoir une idée. Où logerons-nous cet hôte nouveau du grand Paris?
— Faubourg Saint-Germain , dit Château-Renaud : Monsieur trouvera là un charmant petit hôtel entre cour et jardin.
— Bah I Château-Renaud, dit Debray, vous ne con- naissez que votre triste et maussade faubourg Saint- Germain ; ne l'écoutez pas, monsieur le comte, logez- vous Chaussée-d'Antin : c'est le véritable centre de Paris.
— Boulevard de l'Opéra, dit Beauchamp ; au premier, une maison à balcon. Monsieur le comte y fera apporter des coussms de drap d'argent, et verra, en fumant sa cliibouqiîe, ou en avalant ses pilules, toute la capitale défiler sous ses yeux
— Vous n'avez donc pas d'idées, vous, Morrel, dit Château-Renaud, que vous ne proposez rien ?
— Si fait, dit en souriant le jeune homme; au con- u-aire, j'en ai une, mais j'attendais que Monsieur se lais- sai tenter par quelqu'une des offres brillantes qu'on vient de lui faire. Maintenant, comme il n'a pas répondu, je
42 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
croIs^Donvoir Ini offrir un ftppartemeoi dans nn petit hôtef tout cîiarmanl, tout Ponipadour, que uid œor vieol de louer depuis un an dans la rue Meslay.
— Vous avez une sœur? demanda Monte-Cristo.
— Oui, Monsieur, et une excellenle sœar.
— Mariée?
— Depuis bientôt neuf ans.
•- Heureuse ? demanda de nouveau le comte.
— Aussi heureuse qu'il est permis à une créature }iVh marne de l'être, répondit Maximiiien : elle a épousé l'homme qu'elle aimait, celui qui nous est resté fidèle dans noo-e mauvaise (crtone : Emmanuel Herbaut.
Monte-Cristc sourit imperceptiblement.
— J'habite là pendant mon semestre, continua Maxi- milien, el je serai, avec mon beau-frère Emmanuel, à la disposition de monsieur le comte pour tons les reosei- gnements dont il aura besoin. ,
— Un moment ! s'écria Albert avant que Monte-Cristo eût eu le temps de répondre, prenez garde à ce que vous faites , monsieur Morrel , vous allez claquemurer un voyageur, Simbad le marin, dans la vie de famille; un homme qui est venu pour voir Paris vous allez en faire un patriarche.
— Oh I que non pas, répondit Morrel en souriant, ma Gœur a vingt-cinq ans, mon beau-frère en a trente : ils sont jeunes, gais et heureux ; d'ailleurs monsieur le comte sera chez lui, et il ne rencontrera ses hôtes qu'au- tant qu'il lui plaira de descendre chez eux. .
— Merci, Monsieur, merci, dit Monte-Cristo, Je nie contenterai d'être présenté par vous à votre sœur et a votre »»eau-frère, si vous voulez bien me faire cet hon- neur; mais je n'ai accepté l'offre d'aucun de ces» Mes- sieursj attendu que j'ai déjà mon habitatiou toute prètt*
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 43
— Commenl! s'écria Morcerf, vous allez donc des- adre à l'hôtel? Ce sera fort maussade pour vous, cela.
— Étais-je donc si mal à Rome? demanda Monte- risto.
— Parbleu î à Rome, dit Morcerf, vous aviez dépensé nquanto mJlle piastres pour vous faire meubler un ap- irtemeni ; mais je présume que vous n'êtes pas disposé renouveler tous les jours une pareille dépense.
— Ce n'est pas cela qui m'a arrêté, répondit Monte- ,isto: mais j'étais résolu d'avoir une maison à Paris»
;e maison à moi, j'entends. J'ai envoyé d'avance mon et de chambre et il a déjà dû acheter cette maison et ' la faire meubler.
— Mais dites-nous donc que vous avez un valet de ambre qui connaît Paris! s'écria Beauchamp.
— C'est la première fois comme moi qu'il vient en rance; il est noir et ne parle p%s, dit Monte-Cristo.
— Alors, c'est Ali? demanda Albert au milieu de la rprise générale.
— Oui, Monsieur, c'est Ali lui-même, mon Nubien, on muet, que vous avez vu à Rome, je crois.
— Oui, certainement, répondit Morcerf, je me lerap- "'» ù merveille. Mais comment avez-vous chargé un
1 de vous acheter une maison à Paris, et un muet vous la meubler? U aura fait toutes choses de travers, pauvre malheureux.
— Détrompez-vous, Monsieur, je suis certain, au coo- ire, qui) aura choisi toutes choses selon mon goût: r, vous le savez, mon goût n'est pas celui dt? tout k onde. Il ast arrivé il y a huit jours ; il aura coani ute \a ville avec cet instinct que pourrait avoir un boa len «joassant tout seul; il connaît mes caprices, mes utaisies, mes besoins : iï aiu-a tout organisé à ma guise.
44 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
n savait que j'arriverais aujourd'hui à dix fleures ; de- puis neuf heures il m'attendait à la barrière de Fontai nebleau; il m'a remia ce papier; c'est ma nouvelU adresse : tenez, lisez. Et Monte-Cristo passa un papier à Albert.
— Chaûips-Élysées, 30, lut Morcerf.
— Ah ! voilà qui est vraiment original 1 ne put s'em- pêcher de dire Beauchamp.
— Et très-princier, ajouta Château-Renaud.
— Comment I vous ne connaissez pas votre maison? demanda Debray.
— Non, dit Monte-Cristo, je vous ai déjà dit que je ne voulais pas manquer l'heure. J'ai fait ma toilette dans ma voiture, et je suis descendu à la porte du vicomte.
Les jeunes gens se regardèrent; ils ne savaient si c'é- tait une comédie jouée par Monte-Cristo ; mais tout ce qui sortait de la bouche de cet homme avait, malgré son caractère original, un tel cachet de simplicité, que l'on ne pouvait supposer qu'il dût mentir. D'ailleurs pourquoi aurait-il menti ?
— 11 faudra donc nous contenter, dit Beauchamp, de rendre à monsieur le comte tous les petits services qui seront en notre pouvoir. Moi, en ma qualité de journa- liste, je lœ ouvre tous les théâtres de Paris.
— Merci, Monsieur, dit en souriant Monte-Cristo ; mon intendant a déjà l'ordre de me louer une loge à chacun d'eux.
— Et votre intendant est-il aussi un Nubien, un muet? demanda Debray.
— Non- Monsieur, c'est tout bonnement un compa triote à vous, si tant est cependant qu'un Corse soitcom- patriote de Quelqu'un : mais vous le connaissez, monsieur de Morcerf.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 45
— Serait-ce par hasard le brave signor Bertuccio, qui s entend si bien à louer les fenêtres?
— Justement, et vous l'avez vu chez moi le jour ou j'ai eu l'honueur de vous recevoir à déjeuner. C'est un fort brave homme, qui a été un peu soldat, un peu con- trebandier, un peu de tout ce qu'on peut être enùn. Je ne jurerais même pas qu'il n'a point eu quelque démêlé avec la police pour une misère, quelque chose comme un I oup de couteau.
— Et vous avez choisi cet honnête citoyen du monde pour votre intendant, monsieur le comte ? dit Debriy ; combien vous vole-t-il par an ?
— Eh bien ! parole d'honneur, dit le comte, pas plus qu'un autre, j'en suis sûr; mais il fait mon affaire, ne connaît pas d'impossibilité, et je le garde.
— Alors, dit Château-Renaud, vous voilà avec une maison montée ; vous avez un hôtel aux Champs-Ely- sées, domestiques, intendant, il ne vous manque plus qu'une maîtresse.
Albert sourit : il songeait à la belle Grecque qu'il avait vue dans la loge du comte au théâtre Valle et au théâtre Argentina.
— J'ai mieux que cela, dit Monte-Cristo: j'ai une es- clave. Vous louez vos maîtresses au théâtre de l'Opéra, au théâtre du Vaudeville, au théâtre des Variétés; moi j'ai acheté la mienne à Constantinople ; cela m'a coûté plus cher, mais, sous ce rapport-là, je n'ai plus besoin de m'inquiéter de rien.
— Mai.«i /ous oubliez, dit en riant Debray, que nous sommes, comme l'a dit le roi Charles, francs de nom , francs de nature ; qu'en mettant le pied sur la terre de France, votre esclave est devenue libre?
— Qui le lui dira? demanda Monte-Cristo.
46 LB COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Mais, dame ! le premier venu.
— Elle ne parle que le romaïque.
— Alors c'est autre chose.
— Mais la verrons nous, au moins? demanda BeAO- champ, on, ayant déjà un muet, avez-vous aussi des eunuques?
— Ma foi non, dit Monte-Cristo, je ne pousse pas l'orientalisme jusque-là : tout ce qui m'entoure est libre de rue quitter, et en me quittant n'aura plus besoin de moi ni de personne ; voilà peut-être pourquoi on ne me quitte pas.
Depuis longtemps on était passé au dessert et aui cigares.
— Mon cher, dit Debray en se levant, ii est deux heures et demie, votre convive est charmant, mais il n'y a si bonne compagnie qu'on ne quitte, et quelquefois même oour la mauvase; il faut que je retourne à mon ministère. Je parlerai du comte au ministre, et il faudra bien que nous sachions qui U est.
— Prenez garde, dit Morcerf, les plus malins y ont renoncé.
— Bah ! nous avons trois millions pour notre police: il est vrai qu'ils sont presque toujours dépensés à l'avance; mais n'importe; il restera toujours bien une cinquan- taine de mille francs à mettre à cela.
— El quand vous saurez qui il est, vous me le direz?
— Je vous le promets. Aa revoir, Albert; Messieurs, Fotre très-humble.
Et, en sortant, Debray cria très-haut dans l'antichambre:
— Faites avancer !
— Bon, dit Beauchamp à Albert, je n'irai pas à la chambre, mais j'ai à offrir à mes lecteurs mieux qu'on discours de M. Danglars.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 47
— De grâce, Beauchamp, dit Morcerf, pas un mot, je Yous en supplie -, ne m'ôtez pas le mérite de le préseater et de l'expliquer. N'est-ce pas qu'il est curieux?
— 11 est mieux que cela, répondit Château-Renaud, et est Traimeni un des hommes les plus extraordinaires le j'aie vus de ma vie. Venez- vous, Morrel?
— Le temps de donner ma carte à M. le comte, qui eut bien me promettre de venir nous faire une petite
visite, rue Meslay, U.
— Soyez sûr que je n'y manquerai pas. Monsieur, dit en s'inclinant le comte.
Et Maximilien Morrel sortit avec le baron de Cbàteaii- ftenaud, laiosaut ]!bIonte-Cristo seul avec Morcerf.
III
LA PRESENTATION.
Quand Albert se trouva en tête-à-tête avec ''îont»- Cristo :
— Monsieur le comte, lui dit-il, permettez-moi de com- mencer avec vous mon métier de cicérone en vous don- nant le spécimen d'un appartement de garçon. Habitué aux palais d'Italie, ce sera pour vous une év\dp à faire que "le calculer dans combien de pieds carrés peut vivre tin des jeunes gens de Paris qui ne passe pas pour être le plus mal logé. A mesure que nous passe» ons d'une chambre à l'autre, nous ouvrirons les fenêtres pour que Totu respiriez.
48 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Monte-Cristo connaissait déjà la salle à manger et le salon du rez-de-chaussée. Albert le conduisit d'abord à son atelier ; c'était, on se le rappelle, sa pièce de prédi- lection.
Monte-Cristo était un digne appréciateur de toutes les choses qu'Albert avait entassées dans cette pièce : vieux bahuts, porcelaines du Japon, étoffes d'Orient, verrote- ries de Venise, armes de tous les pays du monde , tout lui était familier, et, au premier coup d'oeil, il reconnais- sait le siècle, le pays et l'origine. Morcerf avait cru être l'explicateur, et c'était lui au contraire qui faisait, sous la direction du comte, un cours d'archéologie, de miné- ralogie et d'histoire naturelle. On descendit au premier. Albert introduisit son hôte dans le salon. Ce salon était tapissé des œuvres des peintres modernes; il y avait des paysages de Dupré, aux longs roseaux, aux arbres éian- cés, aux vaches beuglantes et aux ciels merveilleux ; il y avait des cavaliers arabes de Delacroix, aux longs bur- nous blancs, aux ceintures brillantes, aux armes damas- quinées, dont les chevaux se mordaient avec rage, tan- dis que les hommes se déchiraient avec des masses de fer ; des aquarelles de Boulanger, représentant tout Notre-Dame de Paris avec cette vigueur qui fait du peintre l'émule du poète ; il y avait des toiles de Dia? , qui fait les fleurs plus belles que les fleurs, le soleil plus brillant que le soleil ; des dessins de Decamps, aussi co- lorés que ceux de Salvator Rosa, mais plus poétiques ; des pastels de Giraud et de Millier, représentant des en- fants aux tètes d'ange, des femmes aux traits de vierge ; des croquis arrachés à l'album du voyage d Orient de Dauzats, qui avaient été crayonnés en quelques secondes sur la selle d'un chameau ou sous le dôme d'une mos- quée; enfin tout ce que l'art moderne peut donner eo
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 45.
échange et en dédommagement de l'art perdu et envolé avec les siècles précédents.
Albert s'attendait à montrer, cette fois du moins, quel- que chose de nouveau à l'étrange voyageur ; mais, ù son grand étonnement, celui-ci, sans avoir besoin de cher- cher les signatures, dont quelques-unes d'ailleurs n'é- taient présentes que par des initiales, appliqua à l'ins- tant même le nom de chaque auteur à son œuvre, de façon qu'il était facile de voir que non-seulement cha- cun de ces noms lui était connu, mais encore que cha- cun de ces talents avait été apprécié et étudié par lui.
Du salon on passa dans la chambre à coucher. C'était à la fois on modèle d'élégance et de goût sévère : là un seul portrait, mais signé Léopold Robert, resplendissait dans son cadre d'or mat.
Ce portrait attira tout d'abord les regards du comte de Monte-Cristo, car il fit trois pas rapides dans la chambre et s'arrêta tout à coup devant lui.
C'était celui d'une jeune femme de vingt-cinq à vingt- six ans, au teint brun, au regard de feu, voilé sous une paupière languissante ; elle portait le costume pitto- resque des pêcheuses catalanes avec son corset rouge et noir et ses aiguilles d'or piquées dans les cheveux ; elle regardait la mer, et sa silhouette élégante se détachai: fur le double azur des flots et du ciel.
U faisait sombre dans la chambre, sans quoi Alb«r eût pu voir la pâleur livide qui s'étendit sur les joues du fomte, et surprendre le frisson nerveux qui efQeura ses épaules et sa poitrine.
U se fit un instant de silence, pendant lequel Monte- Cristo demeura l'œil obtinément fixé sur cette peinture.
— Vous avez là une belle maîtresse, vicomte, dit Monte-Cristo d'une voix parfaitement calme ; et ce cos-
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mine, Costa )io de bal sans doute, lai sied vraiment A ravir.
— Ahl Monsieur, dit Albert, voilà une méprise que je ne voas pardonnerais pas, si à côté de ce ponraii vous en eussiez vu quelque autre. Vous ne connaissez pas ma mère, Monsieur ; c'est elie que vous voyez dans ce cadre ; elle se fit peindre ainsi, il y a six ou huit ans. Ce costume est un costume de fantaisie, à ce qu'il pa- raît, et la ressemblance est si grande, que je crois en- core voir ma mère telle qu'elle était en 4830. La com- tesse fit faire ce portrait pendant une absence du comte. Sans doute elle croyait lui préparer pour son retour une gracieuse surprise ; mais, chose bizarre, ce portrait dé- plut à mon père ; et la valeur de la peinture, qui est, comme vous le voyez, une des belles toiles de Léopold Robert, ne put le faire passer sur l'antipathie dans la- quelle il l'avait prise. 11 est vrai de dire entre nous, mon cher comte, que M. de Mo/cerf est un des pairs les plus assidus ai! Luxembourg, un général renommé pour la théorie, mais un amateur d'an des plus médiocres ; il n'en est pas de même de ma mère, qui peint d'une fa- çon remarquable, et qui, estimant trop une pareille œurre pour s'en séparer tout à fait, me l'a donnée r^inr que chez moi elle fût moins exposée à déplaire à M. di3 Morcerf, dont je vous ferai voir à son tour le [lortrait peint par Gros. Pardonnez-moi si je vous parle ainsi ménage et famille ; mais comme je vais avoir l'honneur de vous conduire chez le comte, je vous dis cela pour qu'il ne vous échappe pas de vanter ce portrait devant lui. Au reste, il a une funeste influence ; car il est bien rare que ma mère vienne chez moi sans le regarder, et plus rare encore qu'elle le regarde sans pleurer. Le nuage qu'amena l'apparition de cette peinture dans
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Hiôtel est du reste le seul qui se soit élevé entre le comte et la comtesse, qui, quoique maries depuis plua de vingt ans, sont encore unis comme au premier jour.
Monte-Cristo jeta un regard rapide sur Albert, comme pour chercher une intention cachée à ses paroles ; mais il étau évident que le jeune homme les avait dites dans toute la simplicité de son àme.
— Maintenant , dit Albert, vous aver vu toutes mes richesses, monsieur le comte, permettez-moi de vous ies offrir, si indignes qu'elles soient ; regardez-vous comme étant ici chez vous, et, pour vous mettre plus à votre aise encore, veuillez m'accompagner jusque chez M. de Morcerf, à qui j'ai écrit de Rome le service qne vous m'avez rendu, à qui j'ai annoncé la visite que vous m'a- viez promise ; et, je puis le dire, le comte et la comtesse attendaient avec impatience qu'il leur fût permis de vous remercier. Vous êtes un peu blasé sur toutes choses, je le sais, monsieur le comte, et les scènes de famille n'ont pas sur Simbad le marin beaucoup d'action : vous avez vu tant d'autres scènes ! Cependant acceptez ce que je vous propose comme initiation à la vie parisienne, vie de politesses, de visites et de présentations.
Monte-Cristo s'inclina sans répondre ; il acceptait la proposition sans enthousiasme et sans regrets, comme aue (les convenances de société dont tout homme comme il faut se fait un devoir. Albert appela son valet de chambre, et lui ordonna d'aller prévenir M. et madame de Morcerf de l'arrivée prochaine du comte de Monte- Cristo
All>ert le suivit avec le comte.
En arrivant dans l'antichambre du comte, on voyait au-dessus de la porte qui donnait dans le salon un écus- sou qui, par son entourage riche et son harmome avec
8t LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
roraemenlation de la pièce , indiquait l'importance que le propriétaire de l'hôiel attachait à ce blason.
Monte-Cristo s'arrêta devant ce blason, qu'il examin» avec attention.
— D'azur à sept merlettes d'or posées en bande. C'est sans doute l'écusson de votre famille, Monsieur? de- manda-t-il. Â part la connaissance des pièces du blason qui me permet de le déchiffrer, je suis fort ignorant en matière héraldique, moi, comte de hasard, fabriqué par la Toscane à l'aide d'une commanderie de Saint-Étiennc, et qui me fusse passé d'être grand seigneur si l'on ne m'eût répété que lorsqu'on voyage beaucoup, c'est chose absolument nécessaire. Car enfin il faut bien, ne fût-ce que pour que les douaniers ne vous visitent pas, avoir quelque chose sur les panneaux de sa voiture. Excusez- moi donc si je vous fais une pareille question.
— Elle n'est aucunement indiscrète, Monsieur, dit Morcerf avec la simplicité de la conviction, et vous aviez deviné juste : ce sont nos armes, c'est-à-dire celles du chef de mon père ; mais elles sont, comme vous voyez, accolées à un écusson qui est de gueule à la tour d'ar- gent, et qui est du chef de ma mère ; par les femmes je suis Espagnol, mais la maison de Morcerf est française, «t, à ce que j'ai entendu dire, même une de^ plus an- ciennes du midi de la France.
— Oui» reprit Monte-Cristo, c'est ce qu'indiquent les merlettes. Presque tous les pèlerins armés qui tentèrent ou qui firent la conquête de la Terre Sainte, prirent pour armes ou des croix, signe de la mission à laquelle ils s'étaient voués, ou des oiseaux voyageurs, symbole du long voyage qu'ils allaient entreprendre et qu'ils espé- raient accomplir sur les ailes de la foi. Un de vos aïeux paternels aura été de quelqu'une de vos croisades, et, en
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supposant que ce ne soit que celle de saint Louis, cela nous faif f1<*ià remonter *a treizième siècle» ce oui est ncore ton joli.
—C'est possible, dit Morcef ; il y a quelque part dans le cabinet de mon père un arbre généalogique qui nous dira cela, et sur lequel j'avais fait autrefois des com- mentaires qui eussent fort édifié d'Hozier et Jaucourt. A présent, je n'y pense plus, cependant je vous dirai, monsieur le comte, et ceci rentre dans mes attribution» de cicérone, que l'on commence à s'occuper beaucoup de ces choses-là sous notrp gouvernement populaire.
— Eh bien ! alors, votre gouvernement aurait bien dû choisir dans son passé quelque chose de mieux que ces deux pancartes que j'ai remarauées sur vos monuments, et qui n'ont aucun sens héraldique. Quant à vous, vi- comte, reprit Monte-Cristo en revenant à Morcerf , vous êtes plus heureux que votre gouvernement, car vos ar mes sont vraiment belles et parlent à l'imagination. Oui, c'est bien cela, vous êtes à la fois de Provence et d'Es pagne ; c'est ce qui explique, si le portrait que vous rravez montré est ressemblant, cette belle couleur brune que j'admirais si fort sur le visage de la noble Catalane.
Il eût fallu être OEdipe ou le sphinx lui-même pour deviner l'ironie que mit le comte dans ces paroles, em- preintes en apparence de la plus grande politesse ; aussi Morcerf le remercia-t-il d'un sourire, et, passant le pre- mier pour lui montrer le chemin, poussa-t-il la ports qui s'ouvrait au-dessous de ses armes, et qui, ainsi que cous l'avons dit, donnait dans le salon.
Dans l'endroit le plus apparent de ce salon se voyait ïrssi un portrait ; c'était celui d'un homme de trent^?- cinq à trente-boit ans, vêtu d'un uniforme d'offîcier ge-
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uéral, portant cette double épaulette en lorsado, signe des grades supérieurs, le ruban de la Légion d'houneur au cou, ce qui iudiquaitqu'il était conimaudi.'ur, et sur la poitrine, à droite, la plaque de grand-ofticicr !< l'ordre du Sauveur, et, à gauche, celle de grandV n i . de Charles III, ce qui indiquait que la personne rt - priseutée prr ce portrait avait dû faire les ; Lircce et d'Espagne, ou, ce qui revient as au môme en matière de cordons, avoir rempli quclqi; mission diplomatique dans les deux pays.
Aloiue-Cristo était occupé à détailler ce portrait avec non moins de soin qu'il avait fait de l'autre, lorsqu'une porte latérale s'ouvrit, et qu'il se trouva en fa<'e du comte de Morcerf lui-même.
C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, mais qui en paraissait bien au moins cinquante, ei dont la moustache et les sourcils noirs tranchai«ni étrange- ment avec des cheveux presque blancs coupés en brosse à la mode militaire ; il était vêtu en bourgeois et portait a sa boutonnière un ruban dont les dilTérents liséréi rappelaient les ditTérenis ordres dont il était décoré. Cet nomme entra d'un pas assez noble et avec une sorte d'empressement. Motte-Cristo le vit venir à lui sans Caire un seul pas ; on eût dit que ses piuds étaient cloués au parquet comme ses yeux sur le visage du comte de Morcerf.
- Mon père, dit le jeune homme, rai l'honneur de ▼ons présenter M. le comte de Monte-Cristo, ce génâ> reux ami que j'ai eu le bonheur de rencontrer dans les circonstances dilïiciles que vous savez.
— Monsie'xr est le bienvenu parmi nous, dit le comte de Morceit en saluant Jlonie-Cristo avec un sourire, et il a rendu à notre maison, en lui conservant son oniqua
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bi^ritler, un service qui sollicitera éternellement notre reconnaissance.
Et en (lisant ces paroles le comte de Moroerf indiquait nn fauteuil à Monte-Cristo, en môme temps que lui- même s'asseyait en face de la fenêtre.
Quant à Monte-Cristo, tout en prenant le fauteuil dé- signé par le comte de Morcerf, il s'arrangea de manière à demeurer caché dans l'ombre des grands rideaux de velours, et i lire de là sur les traits empreints de fa- tigue et de soucis du comte toute une histoire de secrètes douU^urs écrites dans chacune de ses rides venues avec le temps
— Madame la comtesse, dit Morcerf, était à sa toilette lorsque le vicomte l'a fait prévenir de la visite qu'elle allait avoir le bonheur de recevoir ; elle va descendre, et dans dix minutes elle sera au salon.
— C'est beaucoup d'honneur pour moi, dit Monte- Cristo, d'être ainsi , dès le jour de mon arrivée à Paris, mis en rapport avec nn homme dont le mérite égaie la réputation, et pour lequel la fortune, juste une fois, n'a pas fait d'erreur ; mais n'a-t-elle pas encore , dans les plaines de la Mitidja ou dans les montagnes de l'Atlas, tin bâton de inarécbal à vons oQrir?
— Oh ! répliqua iMorcerf en rougissant un peu , j'ai quitté le service , Monsieur. Nommé pair sous la restau- ration, j'étais de la première campagne, et je servait sous les ordres du maréchal de Bourmont; je pouvais donc prétendre à un commandement supérieur, et qui sait ce qui ftlt arrivé si la branche aînée fût restée sur le trôoel Mais la révolution de juillet était, à ce qa'il parai., assez glorieuse pour se permettre d'être ing^'ate - ello le fut pour tout service qui ne datait pas de la pé- noii" lî'm/.rialf» je donnai donc ma démission, car, lors-
5S LE COMTE DE MONTE-CRISTO
qu'on a gagné ses épaulettes sur le champ de bataille, on ne sait guèie manœuvrer sur le terrain glissant des salcns; j'ai quitté l'ëpée, je me suis jeté dans la politique, je me voue à l'industrie, j'étudie les arts utiles. Pendant les vingt années que j'étais resté au service , j'en avais bien eu le désir, mais je n'en avais pas eu le temps.
— Ce sont de pareilles idées qui entretiennent la su- périorité de votre nation sur les autres pays , Monsieur, répondit Monte-Cristo ; gentilhomme issu de grande mai- son, possédant une belle fortune, vous avez d'abord consenti à gagner les premiers grades en soldat obscur, c'est fort rare ; puis, devenu général, pair de France, commandeur de la Légion d'honneur, vous consentez à recommencer un second apprentissage , sans autre es- poir, sans autre récompense que celle d'être un jour utile à vos semblables.... Ahl Monsieur, voilà qui est vraiment beau ; je dirai plus, voilà qui est sublime.
Albert regardait et écoutait Monte-Cristo avec étonne- ment ; il n'était pas habitué à le voir s'élever à de pa- reilles idées d'enthousiasme.
— Hélas I continua l'étranger, sans doute pour faire àisparaitre l'imperceptible nuage que ces paroles ve- naient de faire passer sur le front de Morcerf, nous ne faisons pas ainsi en Italie, nous croissons selon notre race et notre espèce , et nous gardons même feuillage, mome taille, et souvent même inutilité toute notre vie.
— Mais, Monsieur, répondit le comte de Morcerf. pour un homme de votre mérite, l'Italie n'est pas une patrie., et la France vous tend les bras ; répondez à son appel, la France ne sera peut-être pas ingrate pour tout le i:ioude ; elle traite mal ses enfants, mais d'habitude elle accueille grandement les étrangers.
— Eh I mon père , dit Albert avec un sourire, ou voil
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 57
bien que tous ne connaissez pas M. le comte de Monte- Cristo. Ses satisfactions à lui sont en dehors de ce monde ; il n'aspire pomt aux honneurs, et en prend seulement ce qui peut tenir sur un passe-port.
— Voilà, à mon égard, l'expression la plus juste que j'aie jamais entendue, répondit l'étranger.
— Monsieur a été le maître de son avenir, dit le comte de Morcerf avec un soupir , et il a choisi le chemin de fleurs.
— Justement, Monsieur, répliqua Monte-Cristo avec un de ces sourires qu'un peintre ne rendra jamais , et qu'un physiologiste désespérera toujours d'analyser.
— Si je n'eusse craint de fatiguer monsieur le comte, dit le général, évidemment charmé des manières de Monte-Cristo, je l'eusse emmené à la chambre; il y a aujourd'hui séance curieuse pour quiconque ne connaît pas nos sénateurs modernes.
— Je vous serai fort reconnaissant, Monsieur, si vous voulez bien me renouveler cette offre une autre fois ; mais aujourd'hui l'on m'a flatté de l'espoir d'être présenté à madame la comtesse, et j'attendrai.
— Ah ! voici ma mère ! s'écria le vicomte.
En effet, Monte-Cristo, en se retournant vivement, vit madame de Morcerf à l'entrée du salon, au seuil de la porte opposée à celle par VA,aelle était entré son mari : immobile et pâle, elle laissa, lorsque Monte-Cristo se re- tourna de son côté, tomber son bras qui, on ne sait poai quoi, s'était appuyé sur le chambranle doré ; elle était là depuis quelques secondes, et avait entendu les der- nières paroles prononcées par le visiteur ultramontain.
Celui-ci se leva et salua profondément la comtesse, qui s'inclina à son tour muette et cérémoniease.
— Eh mon Dieu! Madame, demanda le comte, qu'a-
S8 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
vez-vons donc? serait-ce par hasard la chaleur de ce sa- lon qui vous fait mal?
— Sou(Trez-vous, ma mère ? s'écria le vicomte en s'é- lançaol au-devant de Mercedes.
Elle les remercia tous deus-avec un sourire.
— Non, dit-elle, mais j'ai éprouvé quelque émotion en voyant pour la première fois «jelui sans l'interveuiion duquel nous serions en ce moment dans les larmes ei dans le deuil. Monsieur, continua la comtesse eu s'avan- Çant avec la majesté d'une reine, je vous dois la vie de mou tils, et dout ce bienfait je vous bénis. Maintenant je vous rends grâce pour le plaisir que vous me faites en me procurant l'occasioo d« ▼ ms remercier comme je vous ai béni, c'est-à-dire du fond du cœur.
Le comte s'inclina encore, mais plus profondément que la première fois; il était plus pâle encore que Mer- cedes.
— Madame, dit-il, monsieur le comte et vous me ré- compensez trop généreusement d'une action bien simple. Sauver un homme, épargner un tourment à un père, ménager la sensibilité d'une femme, ce n'est point faire une bonne œuvre, c'est faire acte d'humanité.
A ces mots, prononcés avec une doucetu" et une poli- tesse exquises, madame de Morcerf répondit avec un ac- cent profond :
— 11 est biwn heureux pour mon fils, Monsieur, de vous avoir pour ami, et je rends grâce à Dieu qui a fait les choses amsi.
El Merc^^des leva ses beaux yeux au ciel avec une gra- titude si intinie, que le comte crut y voir trembler deux Uruieb.
iL de Mdrc.i'ri s'approcha d'elle.
— Madame, dit-ii, j'ai déjà fait mes excuses à moa-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 59
sie'ir le comte d'ôtre obligé de le quitter, et vous les iui rei; nivellerez je vous prie. La séance ouvre à deux heures, il en est trois, et je dois parler.
— Allez, Monsieur, je tâcherai de faire oublier votre îisence à notre hôte, dit la comtesse avec le môme ac-
Qt de sensibilité. Monsieur le comte, coatinua-t-elle 1 se retournant vers Monte-Cristo, nous fera-t-il la àce de passer le reste de la journée avec nous?
— Merci, Madame, et vous me voyez, croyez-le bien, ; ne peut plus reconnaissant de votre offre, mais je is descendu ce matin à votre porte de ma voiture de yage. Comment suis-je installé à Paris, je l'ignore,
où le suis-je, je le sais à peine. Cest une inquiétude lé- jrère, je le sais, mais appréc.iable cependant.
— Nous aurons ce plaisir une autre fois, au moins, vous nous le promettez? demanda la comtesse.
Monte-Cristo s'inclina sans répondre, mais le geste pouvait passer pour un assentiment.
— Alors, je ne vous retiens pas. Monsieur, dit la com- tesse, car je ne veux pas que ma reconnaissance de- vienne ou une indiscrétion ou une iinportunité.
— Mon cher comte, dit Albert, si vous le voulez bien, je vais essayer de vou^ rendre à Paris votre gracieuse politesse de Rome, et mettre mon coupé à votre dispo- sition jusi{u'à ce que vous ayez eu le temps de monter vo? équipages.
— Merci mille fois de votre obligeance, vicomte, dit Monte-Cristo; mais je présume que M. Rertuccio aura
nvertablement employé les quatre heures et demie que j viens 'Ia lui laisser, et que je trouverai à la oorle une \uiiure quelconque tout attelée.
AlltMt était habitué à ces façons de la part du comte; il ."-i'. ait ou'il était, comme Néron, à la rechiMohc à*t l'ini-
60 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
possible, et il ne s'étonnait plus de rien ; seulement, il voulut juger par lui-même de quelle façon ses ordres avaient été exécutés ; il l'accompagna donc jusqu'à la porte de l'hôtel,
Monte-Cristo ne s'était pas trompé : dès qu'il avait paru dans ranlichambre du comte de Morcerf , un valet de pied, le môme qui à Rome était venu apporter la carte du comte aux deux jeunes gens et leur annoncer sa vi- site, s'était élancé hors du péristyle, de sorte qu'en arri- vant au perron l'illustre voyageur trouva effectivement sa voiture qui l'attendait.
C'était un coupé sortant des ateliers de Relier, et un attelage dont Drake avait, à la connaissance de tous les lions de Paris, refusé la veille encore dix-huit mille francs.
— Monsieur, dit le comte à Albert, je ne vous propose pas de m'accompagner jusque chez moi, je ne pourrais vous montrer qu'une maison improvisée, et j'ai, vous le savez, sous le rapport des improvisations, une réputation à ménager. Accordez-moi un jour et permettez-moi alors de vous inviter. Je serai plus sûr de ne pas manquer aux lois de l'hospitalité.
— Si vous me demandez un jour, monsieur le comte, je suis tranquille ; ce ne sera plus une maison que vous me montrerez, ce sera un palais. Décidément, vous avez quelque génie à votre disposition.
— Ma foi, laissez-le croire, dit Monte-Cristo en met- tant le pied sur les degrés garnis de velours de son splen- dide équipage , cela me fera quelque bien auprès des dames.
Et il s'élança dans sa voiture, qui se referma derrière lui, et partit au galop, mais pas si rapidement que le comte n'aperçût le mouvement imperceptible qui fit trembler le rideau du salon où il avait laissé madame de Morcerf.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 61
'.orsque Albert rentra chez sa mère, il trouva la corn- ue au boudoir, plongée dans un grand fauteuil de velours ; toute la chambre, noyée d'ombre, ne laissai! apercevoir que la paillette étincelanle attachée çà et là ta ventre de quelque postiche ou à l'angle de quelque cadre d'or.
Albert ne put voir le visage de la comtesse perdu dans an nuage de gaz qu'elle avait roulée autour de ses che- veux comme une auréole de vapeur ; mais il lui sembla que sa voix était altérée : il distingua aussi, parmi les parfums des roses et des héliotropes de la jardinière, la trace âpre et mordante des sels de vinaigre ; sur une des coupes ciselées de la cheminée, en effet, le flacon de la comtesse, sorti de sa gaine de chagrin, attira l'attention inquiète du jeune homme.
— Souffrez-vous, ma mère? s'écria- t-il en entrant, et vous seriez-vous trouvée mal pendant mon absence?
— Moi? non pas, Albert; mais, vous comprenez, ces roses, ces tubéreuses et ces fleurs «i'oranger dégagent pendant ces premières chaleurs, auxquelles on n'est pas habitué, de si violents parfums...
— Alors, ma mère, dit Morcerf en portant la main à la . jnnette, il faut les faire porter dans votre antichambre. Vous êtes vraiment indisposée ; déjà tantôt, quand vous fttes entrée, vous étiez fort pâle.
— J'étais pâle, dites-vous, Albert ?
— D'une pâleiu: qui vous sied à merveille, ma mère, niais qui ne nous a pas moins effrayés pour cela» mon père et moi.
— Votre père vous en a-t-il parlé î demanda vivement Mercedes.
— Non, Madame, mais c'est à vous-même, souvenez- vous, qu'il a fait cette observation.
TOME uu 4
«3 LK COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Je ne me souviens pas, dit la comtesse«
Un valet entra : il venait au brait de la sonnette t(ré« par Albert.
— Portez ces fleurs dans l'antichambre on dans le ca- binet de toilette, dit le vicomte ; elles font mal à madame U comtesse.
Le valet obéit.
Il y eut un assez long silence, et qni dura pendant tout le temps que se fit le déménagement.
— Qu'est-ce donc que ce nom de Monte-Cristo? de- manda la comtesse quand le domestique fut sorti empor- tant le dernier vase de fleurs, est-ce un lom de fauiille, nn nom de terre, un titre simple ?
— C'est, je crois, un titre, ma mère, et voilà tout. Le comte a acheté une île dans l'archipel toscan , et a , d'a- près ce qu'il disait lui-même ce malin , fondé une com- manderie. Vous savez que cela se fait ainsi pour Saint- Êtienne de Florence, pour Saint-Geor{:es-Constantinien de Parme, et même pour l'ordre de Malte. Au reste, il n'a aucune prétention à la noblesse et s'appelle un comte de ba.«ard, quoique l'opinion générale de Rome soit que le comie est un très-grand seigneur.
— Ses manières sont excellentes, dit la comtesse, du moins d'après ce que j'en ai pu juger par les courts ins- tants pendant lesquels il est resté ici.
— Ob ! parfaites, ma mère, si parfa' es même qu'elles surpassent de beaucoup tout ce que j'ai connu de plus arist^«cratique dans les trois noblesse.* les plus fieres de l'Europe, c'est-à-dire dans la noblesse anglaise, dans la noblesse espagnole et dans la noblesse allemande.
La comtesse réQécbit un instant, puis après cette eourie hésitation elle reprit :
— Vous avez vu. mon cher Albart . c'est ime queo>
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 9S
n de mère que je vous adresse là, vous le comprenez»
us avez vu M. de iMonte-Cristo dans son intérieur;; .uus avez de la perspicacité, vous avez l'hibitude du monde, plus de tact qu'on n'en a d'ordinaire à votre
e ; croyez-vous que le comte soit ce qu'il parait réei-
ment être?
— Et que paraît-il ?
— Vous l'avez dit vous-même à l'instant, un grand sel- aeur.
— Je vous ai dit, ma mère, qu'on le tenait pour tel.
— Mais qu'en pensez-vous, vous, Albert?
— Je n'ai pas, je vous l'avouerai, d'opinion bien ar- iéesur lui; je le crois Maltais,
— Je ne vous interroge pas sur son origine ; je vous interroge sur sa personne.
— Ah I sur sa personne , c'est autre chose ; et j'ai vu tant de choses étranges de lui, que si vous voulez que je vous dise ce que j'en pense, je vous répondrai que je le regarderais volontiers comme un des hommes de By- ron, que le malheur a marqués d'un sceau fatal ; quelque Manfred, quelque Lara, quelque Wemer; comme un de ces débris enfin de quelque vieille famille qui, déshérités de leur fortune paternelle, en ont trouvé une par la force de leur génie aventureux qui les a mis au-dessus des lois de la société.
— Vous dites?...
— Je dis que Monte-Cristo est une île au milieu de la Méditerranée, sans habitants, sans garnison, repaire de contiebandiers de toutes nations, de pirates de tons pays Qui sait si ces dignes indixstriels ne pavent pas à leur seigneur un droit d'asile?
— C'est possible, dit la comtesse rêveuse.
— Mais n'importe, reprH le jeime honune, contrebao-
64 LE COMTE DE MONTE CRISTO.
dier ou non, vous en conviendrez, ma mère, puisque voue l'avez vu, M. le comte de Monte-Cristo est un homme remarquable et qui aura les plus grands succè? dans les salons de Paris. Et tenez, ce matin même, chez moi, il a commencé son entrée dans le monde en frappant de stu- péfaction jusqu'à Château-Renaud.
— Et quel âge peut avoir le comte? demanda Merce- des , attachant visiblement une grande importance à cette question.
— Il a trente-cinq à trente-six ans, ma mère.
— Si jeune ! c'est impossible, dit Mercedes répondant en même temps à ce que lui disait Albert et à ce que lui disait sa propre pensée.
— C'est la vérité, cependant. Trois on quatre fois il m'a dit, et certes sans préméditation, à telle époque j'a- vais cinq ans, à telle autre j'avais dix ans, à telle autre douze; moi, que la curiosité tenait éveillé sur ces détails, je rapprochais les dates, et jamais je ne l'ai trouvé en défa^jt. L'âge de cet homme singulier, qui n'a pas d'âge, est donc, j'en suis sûr, de trente-cinq ans. Au surplus, rappelez-vous, ma mère, combien son œil est vif, combien ses cheveux sont noirs et combien son front, quoique pâle, est exempt de rides; c'est une nature non-seule- ment vigoureuse, mais encore jeune.
La comtesse baissa la tête comme sous un flot trop lourd d'amères pensées.
— Et cet homme s'est pris d'amitié pour vous, Albert? demanda-t-elle avec un frissonnement nerveux.
— Je le crois. Madame.
— Et vous... l'aimez-vous aussi?
— Il me plaît, Madame, quoi qu'en dise Franz d'Épi- nay, qui voulait le faire passer à mes yeux pour ua homme revenant de l'autre monde.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 6S
La comtesse fit un mouvement de terreur.
— Albert, dit-elle d'une voix altérée, je vous ai tou- jours mis on garde contre les nouvelles connaissances. Maintenant vous êtes homme, et vous pourriez me don- ner des conseils à moi-même : cependant je vous répé- terai : Soyez prudent, Albert.
— Encore faudrait-il, chère mère, pour que le conseil me fût profitable, que je susse d'avance de quoi me dé- fier. Le comte ne joue jamais, le comte ne boit que de l'eau dorée par une goutte de vin d'Espagne ; le comte
est annoncé si riche que, sans se faire rrre au nez, il ne pourrait m'emprunter d'argent : que voulez-vous donc que je craigne de la part du comte ?
— Vous avez raison, dit la comtesse, et mes terreurs sont folles, ayant pour objet surtout un homme qui vous a sauvé la vie. A propos, votre père l'a-t-il bien reçu , Albert? Il est important que nous soyons plus que conve nables avec le comte. M. de Morcerf est parfois occupé, ses affaires le rendent soucieux, et il se pourrait que, sans le vouloir...
— Mon père a été parfait. Madame , interrompit Albert; je dirai plus : il a paru infiniment flatté de deux ou trois compliments des plus adroits que le comte lui a glissés avec autant de bonheur que d'à-propos, comme s'il l'eût connu depuis trente ans. Chacune de ces petites- flèches louangeuses a dû chatouiller mon père, ajouta Albert en riant, de sorte qu'Us se sont quittés les meil- leurs amis du monde, et que M. de Morcerf voulait môme l'emmener à la chambre pour lui faire entendre son discours.
La comtesse ne répondit pas ; elle était absorbée dans une rêverie si profonde que ses yeux s'étaient .ermés peu à peu. Le jeune homme, debout devant ell«, la re-
M LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
gardait avec cet amour filial plus tendre et plus afTeiv tueux chez les enfants dont les mères sont jeimes el belles encore ; puis, après avoir vu ses yeux se fermer, il l"écnata respirer un instant dans sa douce immobilité , dt, la croyant assoupie, il s'éloigna sur la pointe du pied, poussant avec précaution la porte de la chambre où il laissait sa mère.
— Ce diable d'homme , murmura-t-il en secouant la tète , je lui ai bien prédit ià-bas qu'il ferait sensation dans le monde : je mesure son effet sur un thermomètre infaillible. Ma mère l'a remarqué, donc il faut qu'il soit bien remarquable.
El il descendit à ses écuries, non sans un dépit secret de ce que, sans y avoir même songé, le comte de Monte- Cristo avait mis la main sur im attelage qui renvoyait ses bais au numéro 2 dans l'esprit des connaisseurs.
—Décidément, dit-ll, les hommes ne sont pas égaux; il faudra que je prie mon père de développer ce théo- rème à la chambre haute.
IV
MONSIEUR BERTUCCIO.
Pendant ce temps le comte était arrivé chex lui; il avait mis six minutes pour faire le chemin. »'^s six rai- nuies avaient sufii pour qu'il fat vu de vingt jeunes gens qui, connaissant le prix de l'aiielage qu'ils n'avaient pu acheter eux-mêmes, avaient mis leur monture au galop
LE COMTE DE l^IONTE-CRISTO. 67
pour entrevoir le splendide seigneur qui se tlormait des chevaux de 10,000 fr. la pièce.
La maison choisie par Ali, et qui devait servir de rési- dence de ville à Monte-Cristo , était située à droite en montant les Champs-Elysées, placée entre cour et jardin; un massif fort touffu, qui s'élevait au milieu de la cour, masquait une partie de la façade ; autour de ce massif s'avançaient, pareilles à deux bras, deux allées qui, s'é- '^ndani à droite et à gauche, amenaient, à partir de la
ille, les voitures à un double perron supportant à chaque marche un vase de porcelaine plein de fleurs. Cette maison, isolée au milieu d'un large espace, avait, outre l'entrée principale, une autre entrée donnaoL sur la rue de Fonthieu.
Avant même que le cx)cher eût hélé le concierge , la grille massive roula sur ses gonds ; on avait vu venir le comte, et à Paris comme à Rome , comme partout , il était servi avec la rapidité de l'éclair. Le cocher entra donc, décrivit le demi-cercle sans avoir ralenti son al- lure, et la grille était refermée déjà que les roues criaient encore sur le sable de l'allée.
Au côté gauche du perron la voiture s'arrêta ; deux faonmies parurent a la portière : l'iMi était Ali, qui sourit à son maître avec une incroyable franchise de joie, et qui se trouva payé par un simple regard de Monte-Cristo.
L'autre salua humblement et présenta son bras au comte pour l'aider à descendre de la voiture.
— Merci, monsieur Bertuccio, dit le comte en sautant légèrement les trois degrés du marchepied ; et le notaire?
— Il est dans le petit salon. Excellence, répondit Ber- tnccio.
— Et les cartes de visite que je vous ai dit de faire graver dès que vous auriez le numéro de la maison ?
es LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Monsieur le comte, c'est déjà fait; j'ai été chez Id Meilleur graveur du Palais - Royal , qui « exécuté la planche devant moi ; la première carte tirée a été portée i l'instant même, selon votre ordre, à M. le baron Dan- glars, dépuf^, rue de la Chaussée-d'Antin, n" T ; les au- tres sont sur la cheminée de la chambre à coucher de Votre Excellence.
— Bien. Quelle heure est-il?
— Quane heures.
Monte-Cristo donna ses gants, son chapeau et sa canne à ce même laquais français qui s'était élancé hors de l'an- tichambre du comte de Morcerf pour appeler la voiture, puis il passa dans le petit salon, conduit par Bertuccio, qui lui montra le chemin.
— Voilà de pauvres marbres dans cette antichambre, dit Monte-Cristo, j'espère bien qu'on m'enlèvera tout cela.
Bertuccio s'inclina.
Comme l'avait dit l'intendant, le notaire attendait dans le petit salon.
C'était une honnête figure de deuxième clerc de Paris, élevé à la dignité infranchissable de tabellion de la ban- lieue.
— Monsieur est le notaire chargé de vendre la mai- son de campagne que je veux acheter? demanda Monte- Cristo.
— Oui, monsieur le comte, répliqua le notaire.
— L'acte de vente est-il prêt?
— Oui, monsieur le comte.
— L'avez-vous apporté ?
— Le voici.
— Parfaitement. Et où est cette maison que j'achète ? demanda négligemment Monte-Cristo, s'adressant moitié à Bertuccio, moitié au notaire.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. fit
I/intendanl fit un geste qui signifiait : Je ne sais pas. Le notaire regarda Monte-Cristo avec étonnement.
— Commtnt, dit-il, monsieur le comte ne sait pas où est la maison qu'il achète ?
— Non, "TQa foi, dit le comte.
— Monsieur le comte ne la connaît pas?
— Et comment diable la connaîtrais-je? j'arrive de Ca- dix ce matin, je ne suis jamais venu à Paris, c'est même la première fois que je mets le pied en France.
— Alors c'est autre chose, répondit le notaire, la mai- son que M. le comte achète est située à Auteuil.
A ces mots, Bertuceio pâlit visiblement.
— El où prenez-vous Auteuil ? demanda Monte-Cristo.
— A deux pas d'ici, monsieur le comte, dit le notaire, un peu après Passy, dans une situation charmante, au milieu du bois de Boulogne.
— Si près que cela! dit Monte-Cristo, mais ce n'est pas la campagne. Comment diable m'avez-vous été choi- sir une maison à la porte de Paris, monsieur Bertuceio?
— Moi 1 s'écria l'intendant avec un étrange empresse- ment ; non, certes, ce n'est pas moi que monsieur le comte a chargé de choisir celte maison ; que monsieur le comte veuille bien se rappeler, chercher dans sa mé- moire, interroger ses souvenirs.
— Ah! c'est juste, dit Monte-Cristo; je me rappelle maintenant ; j'ai lu cette annonce dans un journal, et je me suis laissé séduire à ce titre menteur : Maison de campagne.
— Il est encore temps, dit vivement Bertuceio, et si Votre Excellence veut me charger de chercher partout ailleurs, je lui trouverai ce qu'il y aura de mieux, soit à Enghien , soit à Fontenay-aux-Koses, soit à Belle- Vue.
70 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Non, ma foi, dit insoncieusement Monte-Cristo; pnisque j'ai celle-là je la garderai.
— Et Monsieur a raison, dit vivement le notaire, qui craip^nait de perdre ses honoraires : c'est une charmante propriété : eaux vives, bois touffus , habitation confor- table, quoique abandonnée depuis longtemps ; sans compter le mobilier, qui, si vieux qu'il soit, a de la va- leur, surtout aujourd'hui que l'on recherche les anti- qnailles. Pardon, mais je crois que monsieur le comte a le goût de son époque.
— Dites toujours, fil Monte-Cristo ; c'est convenable alors?
— Ah 1 Monsieur, c'est mieux que cela, c'est magni- fique I
— Peste I ne manquons pas une pareille occasion, dit Monte-Cristo; le contrat, s'il vous plaît, monsieur le notaire?
El il signa rapidement, '''.près avoir jeté un regard à l'endroit de l'acte où étaient désignés la situation de la maison et les noms des propriétaires.
— Bertuccio, dit-il, donnez cinquante-cinq mille francs à Monsieur?
L'intendant sortit d'un pas mal assuré, et revint avec une liasse de billets de banque que le notaire compta en homme qui a l'habitude de ne recevoir son argent qu'a- près la purge légale.
— Et maintenant, demanda le comte, toutes les forma- lités sont-elles remplies ?
— Toutes, monsieur le comte.
— Avez -vous les clefs?
— Elles sont aux mains du concierge qui garde la mai- son ; mais voici l'ordre que je lui ai donné d'installer monsieur dans sa nouvelle propriété.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. Tl
— Fort bien.
Et Monte-Cristo fit au notaire un signe de tête qui vou- .ait dire '
— Je n'ai plus besoin de vous, aller-vous-en.
— Mais, hasarda l'honnête tabellion, monsieur le comte s'est trompé, il me semble ; ce n'est que cinquante mille francs, tout compris.
— Et vos honoraires?
— Se trouvent payés moyennant cette somme, mon- sieur le comte.
— Mais n'êies-vous pas venu d'Auteuil ici?
— Oui, sans doute.
— Eh bien I il faut bien vous payer votre dérange- ment, dit le comte.
Et il le congédia du geste.
Le notaire sortit à reculons et en saluant jusqu'à terre ; c'était la première fois, depuis le jour où il avait pris ses inscriptions, qu'il rencontrait un pareil client.
— Conduisez Monsieur, dit le comte à Bertuccio. Et l'intendant sortit derrière le notaire.
A peine le comte fut-il seuJ qu'il sortit de sa poche un portefeuille à serrure, qu'il ouvrit avec une petite clef quil portait au cou et qui ne le quittait jamais.
Après avoir cherché un instant, il s'arrêta à un feuil- let qui portait quelques notes, confronta ces notes avec l'acte de vente déposé sur la table, et, recueillant ses -ouvenirs :
— Anteuil, rue de la Fontaine, n» 28 ; c'est bien cela, lit-il; maintenant dois-je m'en rapporter à un aveu ar- raché par la terreur religieuse ou par la terreur physique? \u reste, dans ime heure je saurai tout.
i'ertucciol cria-t-il en frappant avec une espèce de petit marteau à mandie pliant sur on timbre qui rendit
72 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
nn son aigu et prolongé pareil à celui d'un tam-tam. Bertttccio I L'intendant parut sur le seuil.
— Monsieur Bertuccio , dit le comte , ne m'avez- vous \>as ûit autrefois que vous aviez voyagé en France ?
— Dans certaines parties de la France, oui, Excellence.
— Vous connaissez les environs de Paris, sans doute?
— Non, Excellence, non, répondit l'intendant avec une sorte de tremblement nerveux que Monte-Cristo, con- naisseur en fait d'émotions , attribua avec raison à une vive inquiétude.
— C'est fâcheux, dit-il, que vous n'ayez jamais visité les environs de Paris, car je veux aller ce soir môme voir ma nouvelle propriété, et en venant avec moi vous m'eussiez donné sans doute d'utiles renseignements.
— A Auteuil I s'écria Bertuccio, dont le teint cuivré devint presque livide. Moi, aller à Auteuil I
— Eh bien ! qu'y a-t-il d'étonnant que vous veniez à Auteuil, je vous le demande? Quand je demeurerai à Auteuil, il faudra bien que vous y veniez, puisque vous faites partie de la maison.
Bertuccio baissa la tôte devant le regard impérieux du maître, et il demeura immobile et sans réponse.
— Ah çàl mais, que vous arrive-t-il? Vous allez donc me faire sonner une seconde fois pour la voiture? dit Monte-Cristo du ton que Louis XIV mit à prononcer le tameux : « J'ai failli attendre I »
Bertuccio ne fit qu'un bond du [;etit salon â l'anti- chambre, et cria d'une voix rauque :
— Le« chevaux de Son Excellence I MoDtB-Cristo écrivit deux ou trois lettres; comme il
cachetait la dernière, l'intendant reparut.
— La voiture de Son Excellence est à la porte dit-U.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 73
— Eh bien I prenez vos gants et votre chapeau, dit Monte-Cfuto.
--Est-ce que je vais avec monsieur le comte? s'écrl» Bertuccio.
— Sans doute , il faut bien que vous donniez vo« ordres, puisque je compte habiter cette maison.
Il était sans exemple que l'on eût répliqué à une in- jonction du comte ; aussi l'intendant, sans faire aucune objection, suivit-il son maître, qui monta dans la voi- ture et lui fil signe de le suivre. L'intendant s'assit res- pectueusement sur la banquette du devant.
LA KAISON D'ACTECIL.
Monte-Cristo avait remarqué, qu'en descendant le per- ron, Bertuccio l'était signé à la manière des Corses, c'est- i-dire en coupant l'air en croix avec le pouce, et qu'en prenant sa place dans la voiture il avait marmotté tout bas une courte prière. Tout autre qu'un homme curieux eût eu pitié de la singulière répugnance manifestée par le digne intendant pour la promenade méditée extra mu- ros par le comte ; mais, à ce qu'il parait, celui-ci était trop curieux pour dispenser Bertuccio de ce petit voyage. En vingt minutes on fut à Auteuil. L'émotion de l'inten- dani avait été toujours croissant. En entrant dans le vil- lage Benuccio, rencogné dans l'angle de la voiture, commeoça à examiner avec une émotion fiévreuse cha- cune des maisons devMU le^auelle& on passait.
TOMl III 3
74 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Vcus ferer arrêter rue de la Fontaine, au n* 18, dit le comte er fixant impitoyablement son regard sur l'in- lendant, auquel il donnait cet ordre.
La sueur monta au visage de Bertuccio, et cependant il obéit, et, se penchant en dehors de la voiture, il cria an cocher :
— Rue de la Fontaine, n" 58.
Ce n' 28 était situé à l'extrémité du village. Pendant !p voyage, la nuit était veaaue, ou plutôt un nuage noir loui chargé d'électricité donnait à ces ténèbres prématurée^ l'apparence et la solennité d'un épisode dramaiique. La voiture s'arrêta et le valet de pied se précipita à la portiè-". qu'il ouvrit.
— Eh bien ! dit le comte, vous ne descendez pas, monsieur Bertuccio T vous restez donc dans la voiture alors? Mais à quoi diable songez-vous donc ce soir?
Bertuccio se précipita par la portière et présenta son épaule avt comte, qui cette fois s'appuya dessus et des- cendit un à un les trois degrés du marchepied.
— Frappez, dit le comte, et annoncez-moi. Bertuccio frappa, la porte s'ouvrit et le concierge
parut.
— Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il.
— C'est votre nouveau maître, brave homme, dit le valet de pied.
Et il tendit an concierge le billet de reconnaissance donné par le notaire.
— La maison est donc vendue? demanda le concierge, •t c'est Monsieur qui vient l'habiter?
— Oui, mon ami, dit le comte, et je tâcherai que vous n'ayez pas à regretter votre ancien maître.
— Oh^ Monsieur, dit le concierge, je n'aurai pas à le regretter beaucoup, car nous le voyions bien rarement ;
LE CurdTE DE MONTE-CRIÎÇTO. 75
il y a plas lie cinq ans qu'il n'est venu, et il a, ma foi! bien fait de vendre une maison qui ne lui rapportait absolument rien.
- Et comment se nommait votre ancien maître ? de- manda Monte-Cristo.
— M. le marquis de Saint-Méran ; ah 1 il n'a pas vendu la maison ce qu'elle lui a coûté, j'en suis sûr.
— Le marquis de Sainl-Méran ! reprit Monte-Cristo ; mais il me semble que ce nom ne m'est pas inconnu, dit le comte; le marquis de Saint-Méran...
El il parut chercher.
— Un vieux gentilhomme, continua le concierge, ua fidèle serviteur des Bourbons ; il avait une fille unique qu'il avait mariée à M. de Villefort, qui a été procureur du roi à Nimes et ensuite à Versailles.
Monte-Cristo jeta un regard qui rencontra Bertuccio plus livide que le mur contre lequel â s'a^ipoyait pour ne pas tomber.
— Et cette fille n'est-elle pas morte? demanda Monte- Cristo ; il me semble que j'ai entendu dire cela.
— Oui, Monsieur, il y a vingt et un ans, et depuis ce temps-là nous n'avons pas revu trois fois le pauvre cher marquis.
— Merci, merci, dit Monte-Cristo, jugeant à la pros- tration de rintendant qu'il ne pouvait tendre davantage cette corde sans risquer de la briser; merci ! Donnez-moi de la lumière, brave homme.
— Accompagnerai-je Monsieur?
— Non, c'est inutile, Bertuccio m'éclairera. Et Monte- Cristo accompagna ces paroles du don de deux pièces d'or qui soulevèrent une explosion de bénédiction' et de sonpirs.
— Ah I Monsieur! dit le concierge après avoir cherché
76 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
(nutileii>^nt sur V) rebord de la cheminée et sur les plan- tées y attenantes, c'est que je n'ai pas de bougies ici.
— Prenez une des lanternes de la Toiture, Oertuccio, A montrez-moi les appartements, dit le comte.
L'intendant obéit sans observation, mais il était facile à voir, au tremblement de la main qui tenait la lanterne, ce qu'il lui en coût^ùt pour obéir.
On parcourut un rez-de-chaussée assez vaste ; un pre- mier étage composé d'un salon, d'une salle de bains, et de deux chambres à coucher. Par une de ces chambres à coucher, on arrivait à un escalier tournant dont l'extré- mité aboutissait au jardin.
— Tiens, voilà un escalier de dégagement, dit le comte, c'est assez commode. Éclairez-moi , monsieur Bertuc- cio ; passez devant, et allons où cet escalier nous con- duira.
— Monsieur, dit Berluccio, il va au jardin.
— Et comment savez-vous cela, je vous prie?
— C'est-à-dire qu'il doit y aller.
— Eh bien ! assurons-nous-en.
Bertuccio poussa un soupir et marcha devant. L'esca- lier aboutissait effectivement au jardin. A la porte extérieure l'intendant s'arrêta.
— Allons donc, monsieur Bertuccio 1 dit le comte. Mais celui auquel il s'adressait était abasourdi, stu-
pide, anéanti. Ses yeux égarés cherchaient tout autour de lui comme les traces d'un passé ternbîe, et de ses mains crispées il semblait essayer de repousser des sou- venirs affreux.
— Eh bien! insista le comte.
— Non, non I s'écria Bertuccio en posant la main i l'angle du mur intérieur; non, Mcnsieur, je n'irai pas plus loin, c'est impossible!
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 77
— Qu'est-ce à dire? articula la Toix irrésistible de Monte-Cristo.
— Mais TOUS voyez bien, Monsieur, s'écria riniend<iiit, que cela n'est point naturel ; qu'ayant une maison à ache- ter i Paris, tous l'achetiez justement à Auteuil, et que Tachetant à Auteuil, cette maison soit le n» 28 de la rue de la Fontaine ! Ah ! pourquoi ne vous ai-je pas tout dit là-bas, Monseigneur! Vous n'auriez certes pas exigé que je Tinsse. J'espérais que la maison de monsieur le comte serait une autre maison que celle-ci. Comme s'il n'y avait d'autre maison à Auteuil que celle de l'assassinat I
— Oh I oh ! fit Monte-Cristo s'arrôtant tout à coup, quel vilahi mot venez-vous de prononcer là f Diable d'homme I Corse enraciné ! toujours des mystères ou des supersti- tions I Voyons, prenez cette lanterne et visitons le jardin; avec moi vous n'aurez pas peur, j'espère I
Bertuccio ramassa la lanterne et obéit. La porte, en s'ouvrant, découvrit un ciel blafard dans lequel la lune s'efforçait vainement de lutter contre une mer de nuages qui la couvraient de leurs flots sombres qu'elle illumi- nait un instant, et qui allaient ensuite se perdre, plus sombres encore, dans les profondeurs de l'infini.
L'intendant voulut appuyer sur la gauche.
— Non pas. Monsieur, dit Monte-Cristo, à quoi bon Buivre le« allées? voici une belle pelouse, allons devant nous.
Bertuccio essuya la sueur qui coulait de son front, mais obéit ; cependant il continuait de prendre à gauche.
Monte-Cristo, au contraire, appuyait à droite ; arrivé près d'un massif d'arbres, il s'arrêta.
L'intendant n'y put tenir.
— Éloignez- vous, Monsieur! s'écria-t-il, éloignei-vous, je vous en supplie, vous êtes justement à la place!
78 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
- A quelle place ? »^ A lajDlace même où il est tombé.
— Mon ctwr monsiem" Bertuccio, dit Monte-CTisto en riant, revenez à vous, je vous y engage ; nous ne 8oii.mes pas ici à Sartène ou à Corte. Ceci n'est point un maquis, mais un jardin anglais, mal enlreienu, j'en conviens, mais qn'il ne faut pas calomnier pour cela.
— Monsieur, ne restez pas là, ne restez pas là I je vou£ en supplie.
— Je crois que vous devenez fou, maître Bertuccio, dit froidement le comte; si cela est, prévenez-moi, car je vous ferai enfermer dans quelque maison de santé avant qu'il n'arrive un malheur.
— Hélas! Excellence, dit Bertuccio en secouant la tète et en joignant les mains avec une attitude qui eût fait rire le comte, si des pensées d'un intérêt supérieu. ne l'eussent captivé en ce moment et rendu fort attentif aux moindres expansions de cette conscience timorée hélas! Excellence, le malheur est arrivé.
— Monsieur Bertuccio, dit le comte, je suis fort aise de vous dire que, tout en gesticulant, vous vous tordez les bras, et que vous roulez des yeax conmie un possédé du corps duquel le diable ne veut pas sortir; or, j'ai presque toujours remarqué que le diable le plus entêté à rester à son poste, c'est un secret. Je vous savais Corse, je vous savais sombre et ruminant toujours quel- que vieille histoire de vendetta, et je vous passais cela en Italie, parce qu'en Italie ces sortes de choses sont de mise-, mais en France on trouve généralement l'assassi- nat de fort mauvais goût : il y a des gendarmes qni s'^n occupent, des juges qui le condamnent et des échafauds qui le vengent.
Bertuccio joignit Ih>s mains, ei, comme en exécutant
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 79
r.rs différentes évolutions il ne qnlttait peint sa lanterne,
lumière édaira son visage bouleversé.
Mont^-Cristo l'examina du même œil qu'à Rome il avait examiné le supplice d'Andréa; puis, d'un ton de voix qui fit courir un nouveau frisson par le corps du pauvre intendant :
— L'abbé Busoni m'avait doBc menti , dit-il , lorsque après son voyage en France , en 4 829 , il vous envoya ^ Ters moi, muni d'une lettre de recommandation dans^ laquelle il me recommandait vos précieuses qualités» Eh bien ! je vais écrire à l'abbé ; je le rendrai responsable de son protég j, et je saurai sans doute ce que c'est que ' toute cette affaire d'assassinat. Seulement je vous pré- viens, monsieur Bertuccio, que lorsque je vis dans un pays, j'ai l'habitude de me conformer à ses lois , et que je n'ai pas envie de me brouiller pour vous avec la jus- tice de France.
— Oh I ne faites pas cela, Excellence, je vous ai servi Odèlement, n'est-ce pas ? s'écria Bertuccio au désespoir ; j'ai toujours été honnête homme, et j'ai même, le plus que j'ai pu, fait de bonnes actions.
— Je ne dis pas non, reprit le comte, mais pourquoi tiable ôtes-vous agité de la sorte ? C'est mauvais signe : ane conscience pure n'amène pas tant de pâlour sur les joues, tant de Qèvre dans les mains d'un homme...
— Mais , monsieur le comte , reprit en hésitant Ber- tuccio, ne m'avez-vous pas dit vous-même que M. l'abbé Busoni, qui a enteudu ma confession dans les prisons de Nîmes, vous avait prévenu, en m'envoy ant chez vous ^ue j'avais un lourd reproche à me faire ?
— Oui, mais comme il vous adressait à moi en me di- sant que vous feriez un excellent in le udaol, j'^i cru que vous aviez volé, voilà tootl
80 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Ohl monsieur le comte! fit Bertuccio avec mépri».
— Ou que, comme vous étiez Corse , vous n'aviez pu résister au désir de faire une peau, comme on dit dans le pays par antiphrase, quand au contraire on en détait une.
— Eh bieni oui. Monseigneur, oui, mon bon seigneur, c'est cela I s'écria Bertuccio en se jetant aux genoux du comte ; oui, c'est une vengeance, je le jure, une simple vengeance.
— Je comprends, mais ce que je ne comprenls pas, c'est que ce soit cette maison justement qui vous galva- nise à c* point.
— Mais, Monseigneur, n'est-ce pas bien naturel, reprit Bertuccio , puisque c'est dans cette maison que la ven geance s'est accomplie ?
— Quoi I ma maison ?
— Oh ! Monseigneur , elle n'était pas encore a vous , répondit naïvement Bertuccio.
— Mais à qui donc était-elle? à M. le marquis de Saint -Méran, nous a dit, je crois, le concierge. Que diable aviez-vous donc à vous venger du marquis de Saint- Méran ?
— Oh ! ce n'était pas de lui, Monsiegneur, c'était d'un autre.
— Voilà une étrange rencontre , dit Monte-Cristo pa- raissant céder à ses réflexions , que vous vous trouviez comme cela par hasard , sans préparation aucune , dans une maison où s'est passée une scène qui vous donne de si affreux remords.
— Monseigneur, dit l'intendant, c'est la fatalité qui amène tout cela, j'en suis bien sûr : d'abord, vous achetez une maison juste à Auteuil, cette maison est celle oU j'ai commis un assassinat ; vous descendez au jardin juste par l'escalier où il est descendu ; vous vous arrAtez jusi«
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 8i
à l'endroit où il reçut le coup ; à deux pas , sous ce pla tane, était la fosse où il venait d'enterrer l'enfant : tout cela n'est pas du hasard , non , car en ce cas le hasard ressemblerait .rop à la Providence.
— Eh bien I voyons , monsieur le Corse , supposons que ce soit la Providence ; je suppose toujours tout ce qu'on veut , moi ; d'ailleurs aux esprits malades il faut faire des concessions. Voyons, rappelez vos esprits et racontez-moi cela.
— Je ne l'ai jamais raconté qu'une fois, et c'était à l'abbé Busoni, De pareilles choses , ajouta Beriuccio en secouant la tète , ne se disent que sous le sceau de la confession.
— Alors, mon cher Bertuccio , dit le comte , vous trou- verez bon que je vous renvoie à votre confesseur ; vous vous ferez avec lui chartreux ou bernardin, et vous cau- serez de vos secrets. Mais moi j'ai peur d'un hôte effrayé par de pareils fantômes ; je n'aime point que mes gens n'osent point se promener le soir dans mon jardin. Puis, je vous l'avoue, je serais peu curieux de quelque visite de commissaire de police; car, apprenez ceci, maître Bertuccio : en Italie, on ne paye la justice que si elle se lait, mais en France on ne la paye au contraire que quand elle parle. Peste 1 je vous croyais bien un peu Corse, beaucoup contrebandier , fort habile intendant , mais je vois que vous avez encore d'autres cordes à votre arc. Vous n'êtes plus à moi, monsieur Bertuccio.
— Oh! Monseigneur! Monseigneur! s'écria l'intea- dant frappé de terreur à cette menace ; oh I s'il ne tient qu'à cela que je demeure à votre service, je parlerai, j« dirai tout ; «t si je vous quitte , eh bien ! alors ce sera pour marcher i. l'échafaad.
— C'est différent alors, dit Monte-Cristo ; mais si voat
8î LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
voulez mentir, réflécbissez-y : mieiK vaut que toqs ne parliez pas du tout.
^ Nca, MoDsiear, je vous le Jure sur le salut de mon &me, je vous dirai toutl car Tabbé Busoni lai-mème n'a su qu'une partie de mon secret. Mais d'abord, je vous en supplie , ébignez-vous de ce platane ; tenez, la lune va blanchir ce nuage, et là, placé comme vous l'êles, enveloppé de ce manteau qui me cacbe votre taille et qui ressemble à celui de M. de Villefort I...
— Conunent ! s'écria Monte-Cristo , c'est M. de Ville- tort...
— Votre Excellence le connaît ?
— L'ancien procureur du roi de Nîmes ?
— Oui.
— Qui avait épousé la fille du marquis de Saint- lléran?
— Oui.
— Et qui avait dans le barreau la réputation du plus honnête, du plus sévère, du plus rigide magistrat.
— Eh bien ! Monsieur, s'écria Bertuccio, cet homme à ia réputation irréprochable...
— Oui.
— C'était UQ infâme.
— Bah I dit Monte-Cristo, impossible.
— Cela est pourtant comme je vous le dis.
— Ah 1 vraiment ! dit Monte-Cristo, et vous en ave» la preuve ?
— Je l'avais du moins.
— Et vous l'avez perdue, maladroit î
— Oui i mais en cherchant bien on peut la retrouver.
— En vérité ! dit le comte , contez-moi cela , monsieur Bertuccio ) car cela commence véritablement a m'iaté> tasser.
LE COMTE ÛE MONTE-CRISTO. 83
Et le comte , en chantonnant un petit air de la Lucia^ «Ula s'asseoir sur un banc, tandis que Bertuccio la sui- vait en rappelant ses souvenirs.
Bertuccio resta debout devant lui.
VI
LA TENDETTA.
— D'où monsieur le comte désire-t-il que je reprenne les choses ? demanda Bertuccio.
— Mais d'où vous voudrez , dit Monte-Cristo, puisque }e ne sais absolument rien.
— Je croyais cependant que M. l'abbé Busoni avaitdlt & Votre Excellence...
— Oui, quelques détails sans doute, mais sept ou huit ans ont passé là-dessus, et j'ai oublié tout cela.
— Alors je puis donc, sans crainte d'ennuyer Votre Excellence...
— Allez, monsieur Bertuccio, allez, vous me tiendrez lieu de journal du soir.
— Les choses remontent à <81d.
— Ah I ah I fit Monte-Cristo, ce n'est pas hier <8<5.
— Non , Monsieur , et cependant les moindres détails me sont aussi présents à la mémoire que si nous étions seulemen» au lendemain. J'avais un frère, un frère aiaé, qui était au service de l'empereur. 11 était devenu lieu- tenant dans un régiment composé eniièrement de Corses. Ce frère était mon unique ami: nous étions restés orphe lins, moi a cinq, ans, lui à dix-huit ; il m'avait élev^
84 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
comme si j'eusse été son fils. En 181 4, sous les Bourbons, 11 s'était marié ; l'empereur revint de llle d'Elbe , mon frère repiit aussitôt du service, et, blessé légèrement à Waterloo, il se relira avec l'armée derrière la Loire.
— Mais c'est l'histoire des Cent- Jours que vous me faites là monsieur Bertuccio, dit le comte, et elle est déjà faite, si je ne me trompe.
— Excusez-moi , Excellence , mais ces premiers dé- tails sont nécessaires , et vous m'avez promis d'être pa- tient.
— Allez I allez ! je n'ai qu'une parole.
— Un jour nous reçûmes une lettre ; il faut vous dire que nous habitions le petit village de Rogliano, à l'extré- mité du cap Corse : cette lettre était de mon frère ; il nous disait que l'armée était licenciée et qu'il revenait par Châteauroux, Clermont-Ferrand , le Puy etNimes; si j'avais quelque argent, il me priait de le lui faire tenir à Nîmes, chez un aubergiste de notre connaissance, avec lequel j'avais quelques relations.
— De contrebande, reprit Monte-Cristo.
— Eh I mon Dieu ! monsieur le comte , il faut bien Tivre.
— Certainement ; continuez donc.
— J'aimais tendrement mon frère, je vous l'ai dit, Excellence ; aussi je résolus non pas de lui envoyer l'ar- gent, mais de le lui porter moi-même. Je possédais un millier de francs . j'en laissai cinq cents à Assnnta, c'é- tait ma belle-sœur ; je pris les cinq cents autres, et je me mis en route pour Nîmes. C'était chose facile, j'avais m* barque , un chargement à faire en mer ; tout secondait mon projet.
Mais le chargement fait, le vent dovint contraire, de sorte que nous fûmes quatre ou cinq jours sans pouvoir
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 8S
entrer dans le Rhône, Enfln nous y parvînmes ; nous re- montâmes jusqu'à Arles ; je laissai la barque entre Belle- gare?'^ et Beaucaire, et je pris le chemin de Nimes.
— Nous arrivons, n'est-ce pas?
— Oui, Monsieur : excusez-moi, mais, comme Votre Excellence le verra, je ne lui dis que les choses absolu- nenl nécessaires. Or, c'était le moment où avaient lieu les fameux massacres du Midi. Il y avait là deux ou trois brigands que l'on appelait Tresiaillon, Truphemy et Graffan, qui égorgeaient dans les rues tous ceux qu'on soupçonnait de bonapartisme. Sans doute , monsieur le comte a entendu parler de ces assassinats.
— Vaguement, j'étais fort loin de la France à cette époque. Continuez.
— En entrant à Nîmes, on marchait littéralement dans le sang ; à chaque pas on rencontrait des cadavre» : les assassins , organisés par bandes , tuaient , pillaient et brûlaient.
A la vue de ce carnage, un frisson me prit , non pas pour moi; moi, simple pêcheur corse, je n'avais pas grand'chose à craindre ; au contraire , ce temps-là c'était notre bon temps, à nous autres contrebandiers, mais pour mon frère, pour mon frère soldat de l'nipire, revenant de l'armée de la Loire avec son uniforme et ses épau- lettes, et qui, par conséquent, avait tout à craindre.
Je courus chez notre aubergiste. Mes pressentiments ne m'avaient pas trompé ; mon frère était arrivé la veille à Nîmes, et à la porte même de celui à qui ii venait de- mander l'hospitalité, il avait éié assassiné.
Je fis tout au monde pour connaître les meurtriers ; mais personne n'osa me dire leurs noms, tan*, ils étaient redoutés.
Je songeai alors à cette justico française, dont on m'a-
86 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Tait tant parlé, qui ne redoute rien , elle , et je me pré- sentai chez le procureur da roi.
— Fl ce procureur du roi se nommait Villefort? dt»- manda négligemment Monte-Cristo.
— Oui, Excellence : il venait de Marseille, où il avait été substitut. Son zèle lui avait valu de l'avancement. li était un des premiers, disait-on, qui eussent annoncé au gouvernement le débarquemeni de l'île d'Elbe.
— Dune, reprit Monte-Cristo, vous vous présentâtes chez lui.
— « Monsieur, lui dis-je , mon frère a été assassiné hier dans les rues de Nîmes , je ne sais point par qui, mais c'est votre mission de le savoir. Vous êtes ici chef de la justice, et c'est à la justice de venger ceux qu'elle n'a pas su défendre.
— « Et qu'était voir» frère? demanda le procureui du roi.
— « Lieutenant au bataillon corse.
— « Un soldat de ruaurpaleur, alors?
— « Un soldat des armées françaises.
— « Eh bien ! répliqua-i-il , il s'est servi de Tépée et il a péri par l'épée.
— « Vous vous trompez , Monsieur ; il a péri par le poignard.
— « Que voulez-vous que j'y fasse? répondit le ma- gistrat.
— « Ma'iS je vou« l'ai dit : je veux que vous le ven- giez.
— « Et de qui'
— > De ses assassins.
— a Esi-ce que je les connais, moi?
— « Faites-les chercher.
— « Pourquoi faire ? Votre frère aura eu quelque qat^
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 87
'«Ile et se sera battu en duel. Tous ces anciens soîda.i sd Dortent à des excès qui leur réussissaient sous l'empire, mais qui totmient mal pour eux maintenant; or, nos gens du Midi n'aiment ni les soldats ni les excès.
— ■ Monsieur, repris-je, ce n'est pas pour moi que je TOUS prie. Moi, je pleurerai ou je me vengerai , roilà îout ; mais mon pauvre frère avait une femme. S'il m'ar rivait malheur à mon tour, cette pauvre créature mourrait de faim, car le travail seul de mon frère la faisait vivre. Obtenez pour elle une petite pension du gouvernement.
— « Chaque révolution a ses catastrophes, répondit M. de Vîllefort; votre frère a été victime de celle-ci, c'est un malheur, et le gouvernement ne doit rien à votre fa- mille pour cela. Si nous avions à juger toutes les ven- geances que les partisans de l'usurpateur ont exercées contre les partis;ms du roi quand à leur tour ils dispo- saient du pouvoir, votre frère serait peut-être aujourd'hui condamné à mort. Ce qui s'accomplit est chose toute na- turelle, car c'est la loi des représailles.
— « Eh quoi ! Monsieur, m'écriai-je , il est possible que vous me parliez ainsi, vous, un magistrat I...
— • Tous ces Corses sont fous, ma parole d'honneur I répondit M. de Villefort, et ils croient encore que leur compatriote est empereur. Vous vous trompez de temps, mon cher ; il fallait venir me dire cela il y a deux mois. Aujourd'hui il est trop tard; allez-vous-en donc, et si vous ne vous en allez pas, moi, je vais vous faire re- conduire. »
Je le regardai un instant pour voir si par une ncùvelb supplication il y avait quelque chose à espérer. Cet ho"ome était de pierre. Je m'approchai de lui :
— • f-.h bien I lui dis-je a demi voix , puisque vous eonnaissez les Corses, vous devez savoir comment iU
88 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
tiennenl leur parole. Vous trouvez qu'on a bien fait de tuer mon frère qui était bonapartiste, parce que vous êtes royaliste, vous; eh bien! moi , qui suis bonapariist» aussi , je vous déclare une chose : c'est que je vous tuerai, vous. A partir de ce moment je vous déclare la vendetta; ainsi, tenez- vous bien, et gardez-vous de votre mieux; car la première fois que nous nous trou verons face à face , c'est que votre dernière heure sera venue. »
Et là-dessus, avant qu'il fût revenu d» sa surprise j'ouvris la porte et je m'enfuis.
— Ah I ah I dit Monte-Cristo, avec votre honnête figure vous faites de ces choses-là, monsieur Bertuccio, et à un procureur du roi , encore ! Fi donc ! et savait-il au moins ce que cela voulait dire ce mot vendetta?
— Il le savait si bien qu'à partir de ce moment il ne sortit plus seul et se calfeutra cbpz lui, me faisant cher- cher partout. Heureusement j'étais si bien caché qu'Une put me trouver. Alors la peur le prit ; il trembla de rester plus longtemps à Nimes; il sollicita son changement d<3 résidence, st, comme c'était en effet un homme influent, il fut nommé à Versailles ; mais, vous le savez, il n'y a pas de distance pour un Corse qui a juré de se venger de son ennemi, et sa voiture, si bien menée qu'elle fût, n'a jamais eu plus d'une demi-journée d'avance sur moi. qui cependant la suivis à pied.
L'important n'était pas de le tuer, cent fois j'en avai trouvé Voccasion; mais il fallait le tuer sans être décou vert et surtout sans être arrêté. Désormais je ne m'ap partenais plus : j'avais à protéger et à nourrir ma belle sœur. Pendant trois mois je guettai M. de Villefort; pendant trois mois il ne fit pas un pas, une démarche, une promenade , que moi; regard ne le suivit la où U
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 89
allait. Enfin, je découvris qu'il venait mystéiieusement à Auteuil : ;e le suivis encore et je le vis e.itrer dans cette maison où nous sommes ; seulement, au lieu d'en- trer comme tout le monde par la grande porte de la rue, il venait soit à cheval, soit en voiture, laissaiv voilure ou chevai à l'auberge , et entrait par cette petite porte que vous voyez là.
Monte-Cristo fit de la tète un signe qui prouvait qu'au milieu de l'obscurité il distinguait en effet l'entrée indi- quée par Bertuccio.
— Je n'avais plus besoin à Versailles , je me fixai à Auteuil et je m'informai. Si je voulais le prendre, c'était évidemment là qu'il me fallait tendre mon piège.
La maison appartenait , comme le concierge l'a dit a Votre Excellence, à iM. de Saint-Méran, beau-père de Vil- lefort. M. de Saint-Méran habitait Marseille; par consé- quent, cette campagne lui était inutile : aussi disait-on qu'il venait de la louer à une jeune veuve que l'on ne connaissait que sous le nom de la baronne.
En effet, un soir, en regardant par-dessus le mur, je vis une femme jeune et belle qui se promenait seule dans ce jadin, que nulle fenêtre étrangère ne dominait ; elle re- gardait fréquemment du côté de la petite porte , et je compris que ce soir-là elle attendait M. de Villefort. Lorsqu'elle fut assez près de moi pour que malgré l'obs- curité je pusse distinguer ses traits , je vis une belle jeune femme de dix-huit à dix-neuf ans, grande et blonde. Comme elle était en simple peignoir et que rien ne gênait sa taille, je pus remarquer qu'elle était enceinte et qu6 sa grossesse même paraissait assez avancée.
Quelques moments après, on ouvrit la petite porte ; un homme entra; la jeune femme courut le plus viV) qu'elle put à sa rencontre; ils se jetèrent dans les bras
90 LE COMTE DE MONTE-CRISTO
l'un de Tantre, s'embrassèrent tendrement et r'îgagnere» ensemble ift maison.
Cet horume, c'était M. de Villefort. Je jugeai qn'm sortaiU, surtout s'il sortait la nuit, il devait traverser seul le Jardin dans toute sa longueur.
— Et, demanda le comte, avez-vous su depuis le nom de cette femme?
— Non, Excellent, répondit Bertuccio ; votis allei voir que je n'eus pas le temps de l'apprendre.
— Continuez.
— Ce soir-là, reprit Bertuccie, j'aurais pu tuer peut- être le procureur du roi ; mais je ne connaissais pas en- core assez le jardin dans tous ses détails. Je craignis de ne pas le luer raide, et, si quelqu'un accourait à ses cris, de ne pouvoir fuir. Je remis la partie an prochain ren- dez-vous, et, pour que rien ne m'échappât, je pris une petite chambre donnant sur la rue que longeait le mur du jardin.
Trois jours après, vers sept heures du soir, je vis sor- tir de la maison un domestique à cheval qui prit au ga- lop le chemin qui conduisait à la route de Sèvres; je présumai qu'il allait à Versailles. Je ne me trompais pas. Trois heures après l'homme revint tout couvert de pous- sière; son message était terminé.
Dix minutes après, un autre homme à pied , enveloppé d'un manteau, ouvrit la petite porte du jardin, qui se re- ferma sur lui.
Je descendis rapidement. Quoique; je n'eusse pas vu le visage de Villefort, je le reconnus au battement de mon eoBur : je traversai la rue, je gagnai une home placée a Tangle du mur et à l'aide de laquelle j'avais regardé uns première lois dans le jardin.
Cette fois je ne me contentai pas de regarder, je tirai
LE COMTE DE MONTE-CTUSTO. 9\
mon couteau de ma poche, je m'assurai que la point© était bien afQlé«, et je sautai par-dessus le mur.
Mon premier soin fut de courir à la porte ; il avait laissé la (!ef en dedans, en prenant la simple précaution de donner un double tour à la serrure.
Rien n'entrarait donc ma fuite de ce côté-là. Je me mis à étudier les localités. Le jardin formait un carré long, une pelouse de fin gazon anglais s'étendait au milien, aux angles de cette pelouse étaient des massifs d'arbres au feuillage touffu et tout entremêlé de fleurs d'automne.
Peur se rendre de la maison à la petite porte, ou de la petite porte à la maison, soit qu'il entrât, soit qu'il sortit, M. de Yillefort était obligé de passer {n'es d'un de ces massifs.
On étai: à la fin de septembre ; le Tent soufSait avêe force ; un peu de lune pâle, et voilée a chaque instant par de gros nuages qui glissaient rapidement au ciel, blanchissait le sable des allées qui conduisaient à la mai- son, mais ne pouvait percer l'obscurité de ces massifs touffus dans lesquels un homme pouvait demeurer caché sans qu'il y eût crainte qu'on ne l'aperçût.
Je me cachai dans celui le plus près duquel devait passer Villefort ; à peine y étais-je, qu'au milieu des b»uffées de veut qui courbaient les arbres au-dessus de mon front, je crus distinguer comme des gémissements. Mais vous savez, ou plutôt vous ne savex pas, monsieur le comte, que celui qui attend le moment de commettre un assassinat croit toujours entendre pousser des cris çonrds dans l'air. Deux heures s'écoulèrent pendant les- quelles, à plusieurs reprises, je crus entendre les mémoM gémissements. Minuit sonna.
Comme le dernier son vibrait encore lugubre et reteiv
»J LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
tissant, j'aperçus une faible lueur illuminant les fenôires de l'escalier dérobé par lequel nous sommes descendu! tout à l'heure.
La porte s'ouvrit, et l'homme au manteau reparut.
C'était le moment terrible ; mais depuis si longtemps je m'étais préparé à ce moment, que rien en moi ne fai- blit : je tirai mon couteau, je l'ouvris et je me tins prêt.
L'homme au manteau vint droit à moi ; mais à me> sure qu'il avançait dans l'espace découvert, je croyais remarquer qu'il tenait une arme de la main droite : j'eus peur, non pas d'une lutte, mais d'un insuccès. Lorsqu'il fut à quelques pas de moi seulement, je reconnus que ce que j'avais pris pour une arme n'était rien autre chose qu'une bêche.
Je n'avais pas encore pu deviner dans quel but M. de Villefort tenait une bêche à la main, lorsqu'il s'arrêta sur la lisière du massif, jeta un regard autour de lui, et se mit à creuser un trou dans la terre. Ce fut alors que je m'aperçus qu'il y avait quelque chose dans son man- teau, qu'il venait de déposer sur la pelouse pour être plus libre de ses mouvements.
Alors, je l'avoue, un peu de curiosité se glissa dans ma haine : je voulus voir ce que venait faire là Villefort ; je restai immobile, sans haleine ; j'attendis.
Puis une idée m'était venue, qui se confirma en voyant le procureur du roi tirer de son manteau un petit coffre long de deux pieds et large de six à huit pouces.
Je le laissai déposer le coffre dans le trou, sur lequel ii repoussa la terre ; puis , sur celte terre fraîche, il ap- puya ses pieds pour faire disparaître la trace de l'œuvre nocturne. Je m'élançai alors sur lui et je lui enfop^ai non couteau dans la poitrine en lui disait :
Je suis Giovanni Bertuccio I ta mort liour mon fri; s.
LE COMTE Dïî MON^E-CRISTO. 9S
ton trésor pour sa veuve : tu vois bien que ma ven- geance est plus complète que je ne l'espérais. »
Je ne sais s'il entendit ces paroles ; je no le crois pas, car il tomba sans pousser un cri ; je sentis les flots df son sang rejaillir brûlants sur mes mains et sur mon visage ; mais j'étais ivre , j'étais en délire ; ce sang me rafraîchissait au lieu de me brûler. En une seconde, j'eus déterré le coffret à l'aide de la bêche ; puis, pour qu'on ne vit pas que je l'avais enlevé, je comblai à mon tour le trou, je jetai la bêche par-dessus le mur, je m'élançai par la porte, que je fermai à double tour en dehors et dont j'emportai la clef.
— Bon I dit Monte-Cristo, c'était, à ce que je vois, un petit assassinat doublé de vol.
— Non, Excellence, répondit Bertuccio, c'était une vendetta suivie de restitution.
— El la somme était ronde, au moins ?
— Ce n'était pas de l'argent.
— Ah I oui, je me rappelle, dit Monte-Cristo ; n'avex- vous pas parlé d'un enfant?
— Justement, Eicellence. Je courus jusqu'à la rivière, je m'assis sur le talus, et, pressé de savoir ce que con- tenait le coffre, je fis sauter la serrure avec mon couteau.
Dans un lange de fine batiste était enveloppé un enfant qui venait de naître ; son visage empourpré, ses mains violettes annonçaient qu'il avait dû succomber à une asphyxie causée par des ligaments naturels roulés autour de son cou ; cependant, comme il n'était pas froid encore, j'hésitai à le jeter dans cette eau qui coulait à mes pieds. En effet, au bout d'un instant je crus sentir un léger battement vers la région du cœur ; je dégageai son cou du cordon qui l'enveloppait, et, comme j'avais 4té infir- mier à l'hôpital de Basiia, je fis ce qu'aurait pu faire un
94 LE COMTE DE MONl E-CRISTO.
Hédecia en pareille circonstance ; c'est-à-dire que je Icu insufflai courageusement de l'air dans les pouraons, et qu'après un quart d'heure d'efforts inouïs je Je vis res- pirer, et j'entendis un cri s'échapper de sa poitrine.
A mon tour, je jetai un cri, mais un cri de joie. • Dieu ne me maudit donc pas, me dis-je, puisqu'il permet que je rende la yie à une créature humaine en échange de la vie que j'ai ôlée à une autre I »
— Et que fites-vous de cet enfant? demanda Monte- Cristo ; c'était on bagage assez embarrassant pour un homme qui avait besoin de fuir.
Aussi n'eus-je point un instant l'idée de le garder. Mais je savais qu'il existait à Paris un hospice où on re- çoit ces pauvres créatures. En passant à la barrière, je déclarai avoir trouvé cet enfant sur la route, et je m'in- formai. Le coffre était là qui faisait foi ; les langes de ba- tiste indiquaient que l'enfant appartenait à des parents riches ; le sang dont j'étais couvert pouvait aussi bien appartenir à l'enfant qu'à tout autre individu. On ne me fit aucune objection , on m'indiqua l'hospice, qui était situé tout au bout de la rue d'Enfer, et, après avoir pris la précaution de couper le lange en deux, de manière à ce qu'une des deux lettres qui le marquaient continuât d'envelopper le corps de l'enfant, tandis que je garderais l'autre, je déposai mon fardeau dans le tour, je sonnai et je m'enfuis à toutes jambes. Quinze jours après, j'éiai* de retour à Rogliano, et je disais à Assunta :
— a Console -toi, ma sœur; Israël est mort, mais je l'ai vengé. »
Alors elle me demanda l'explication de c«s paroles, et je lui racontai tout ce qui s'était passé.
— « Giovanni, me dit Assunta, tu aurais dû rapporter cet oafant, nous lui eussionst enu lieu des parents qu il
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 9B
a perdus, nons l'eussions appelé Benedetto, eî en faveur de cette bonne action Dieu nous eût bénis effeciive» ment. *
Pour toute réponse je lui donnai la moitié de laage que j'avais conservée, afin de faire réclamer l'ei^nt si nous étions plus riches.
— Et de quelles lettres était marqué ce lange ? <^ manda Monte-Cristo.
— D'un H et d'un N surmontés d'un tortil de baron.
— Je crois, Dieu me pardonne ! que vous vous servez de termes de blason , monsieur Bertuccio ! Où diable avez -vous fait vos études héraldiques?
— A votre service, monsieur le comte, où Ton ap- prend toutes choses.
— Continuez, je suis curieux de savoir deux choses.
— Lesquelles, Monseigneur?
— Ce que devint ce petit garçon ; ne m'avez-vous pas dit que c'était un petit garçon, monsieur Bertuccio ?
— Non, Excellence ; je ne me rappelle pas avoir parlé de cela.
— Ah ! je croyais avoir euieudu, je me serai trompé.
— Non, vous ne vous êtes pas trompé ; car c'était ef- fectivement un petit garçon ; mais Votre Excellence dé- sirait, disait-elle, savoir deux choses : quelle est la se- conde?
— La seconde était le crime dont vous étiez accusé quand fons demandâtes un confesseur, et que l'abbé BusoDÏ alla vous trouver sur cette demande dans la pri- son de Nîmes.
— Peut-être ce récit sera-t-il bien long, Excellenot.
— Qu'raiporte ? il est dix heures à peine , vous savex que je ne dors pas, et je suppose que de votre côté vous a'avez pas grande envie de dormir.
€6 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Bei>tuccio s'inclina et reprit sa narration.
— Moitié pour chasser les souvenirs qui m'assiégeaient, moitié poor subvenir aux besoins de la pauvre veuve, je me remis avec ardeur à ce métier de contrebandi*,, de venu pUs facile par le relâchement des lois qui suit tou- jours les révolutions. Les côtes du Midi, surtout, étaient mal gardées, à cause des émeutes étemelles qui avaient Keu, tantôt à Avignon, tantôt à Nîmes, tantôt à Uzès. Nous profitâmes de cette espèce de trêve qui nous était accordée par le gouvernement pour lier des relations avec tout le littoral. Depuis l'assassinat de mon frère dans les rues de Nîmes, je n'avais pas voulu rentrer dans cette ville. H en résulu que l'aubergiste avec lequel nous faisions des affaires, voyant que nous ne voulions plus venir k lui, était venu à nous et avait foadé une succursale de son auberge su.*- la route de Bellegarde à Beaucaire , à l'enseigne du Pont du Gard. Nous avions ainsi, soit du côté d'Aigues-Mortes, soit aux Martigues, soit à Bouc, une douzaine d'entrepôts où nous dépo- sions nos marchandises et où au besoin, nous trouvions un refuge contre les douaniers et les gendarmes. C'est un métier qui rapporte beaucoup que celui de contre- bandier, lorsqu'on y applique une certaine intelligence secondée par quelque vigueur ; quant à moi, je vivais dans les montagnes ayant maintenant une double raison de craindre gendarmes et douaniers, attendu que tonte comparution devant les juges pouvait amener une en- quête, que cette enquête est toujours une excursion dans 0 passé, et que dans mon passé, à moi, on pouvait ren- ontrer maintenant quelque chose plus grave que des igares entrés en contrebande ou des barils d'eiu-de-vie ^•ireulant sans laisser-passer. Aussi, préférant mille foi? la mort à une arrestation , j'accomplissais des chos«c
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 97
étonnantes, et qui, plus d'une fois, me donnèrent cette preuve, que le trop grand soin que nous prenons de notre torps est à peu près le seul obstacle à la réuasite de ceux de nos projets qui ont besoin d'une décision rapide et d'une exécution vigoureuse et déterminée. En effet, une fois qu'on a fait le sacrifice de sa vie, on n'est plus l'égal des autres honmies, ou plutôt les autres bommes ne sont plus vos égaux, et quiconque a pris cette résolution, sent, à î 'instant même, décupler ses forces et s'agrandir son horizon.
— De la philosophie, monsieur Bertuccio ! interrompit le comte ; mais vous avez donc fait un peu de tout dans votre vie?
— Oh ! pardon. Excellence I
— Non, non I c'est que de la philosophie à dix heures et demie du soir, c'est un peu tard. Mais je n'ai pas d'autre observation à faire, attendu que je la trouve exacte, ce qu'on ne peut pas dire de toutes les philosophies.
— Mes courses devinrent donc de plus en plus éten- dues, de plus en plus fructueuses. Assunta était ména- gère, et notre petite fortune s'arrondissait. Un jour que je partais pour une course ; — «Va, dit-elle, et à ton re- tour je te ménage une surprise. >
Je l'interrogeai inutilement : elle ne voulut rien me dire et je partis.
La course dura près de six semaines ; nous avions été a Lucques charger de l'huile, et à Livourne prendre des colons anglais ; notre débarquement se fit sans événe- ment contraire , nous réalisâmes nos bénéfices et nous revînmes tout joyeux.
En rentrant dans la maison, la première chose que je vis à l'endroit le plus apparent de la chambre d'Assunta, dans un berceau «ompteux relativement au reste de TOMK III. a
»8 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
l'appartement, fut ua enfant de sept à huit mois. Je jetai un cri de joie. Les seuls moments de tristesse que j'eusse éprouvés depuis l'assassinat du procureur du roi m'a- vaient été causés par l'abandon de cet enfant. 11 va sans dire que de remords de l'assassinat lui-même je n'en avais point eu.
La pauvre Assuuta avait tout deviné : elle avait profité de mon absence, et, munie de la moitié du lange, ayant inscrit, pour ne point l'oublier, le joiu* et l'heure précis où l'enfant avait été déposé à l'hospice, elle était partie pour Paris et avait été elle-même it réclaaier. Aucun i objection ne lui avait été faite, et l'eafant lui avait été remis.
Ahl j'avoue, monsieur le comte, qu'en voyant cette pauvre créature dormsuat dans son berceau, ma poitrine se gonfla, et que des larmes sortirent de mes yeux.
— En vérité, Assunta, m'écriai -je, tu es une digne femme, et la Providence te bénira.
— Ceci, dii Monte-Cristo , est moins exact que votre philosophie ; il est vrai que ce n'est que la foi
— Hélas I Excellence, reprit Bertuceio, vous avez bi^o raison, et ce fut cet enfant lui-même que Dieu chargea de ma punition. Jamais nature plus perverse ne se dé- clara plus prématurément, et cependant on ne dira pas qu'il fut mal élevé, car ma sœur le traitait comme le fils d'un prince ; c'était un garçon d'une figure charmante, avec des yeux d'un bleu clair comme ces tons de faïences chinoises qui s'harmonisent si bien avec le blanc laiteux du ton général ; seulement ses cheveux, d'un blond trop vif, donnaient à sa figure un caractère étrange, qui dou blait la vivacité de son regard et la malice do «on sou- rire. Malheureusement il y a un proverbe qui,.(iii que k roux est tout boa ou tout mauvais; le proverbe ne
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mentit pas pour Benedetto, et dès sa jeunesse il se montra tout mauvais. Il est vrai aussi que la doncear de s» mère encouragea ses premiers penchants ; l'enfant, pour qui ma pauvre sœur allaii au marché de la ville, située a quatre on cinq lienes de là, acheter les premiers frnits et les sucreries les plus délicates, préférait aux oranges de Palma et aux conserves de Gênes lei châtaignes volée» au voisin en franchissant les haies, ou les pommes sé- chées dans son grenier, tandis qu'il avait à sa disposi- tion les châtaignes et les pommet de notre verger.
Un jour, Benedetto pouvait avoir cinq ou six ans, le voisin Wasilio, qui, selon les habitudes de notre pay? n'enfermait ni sa bourse ni ses bijoux, car, monsieur le comte le sait aussi bien que personne, en Corse il n'y a pas de voleurs , le voisin Wasilio se plaignit à nous qu'un louis avait disparu de sa bourse ; on crut qu'il avait mal compté , mais lui prétendait être sûr de son fait. Ce jour-là Benedetto avait quitté la maison dès le matin, et c'était une grande inquiétude cher nous, lors- que le soir nous le vîmes revenir traînant un singe qu'il avait trouvé , disait-il , tout enchaîné au pied d'un arbre.
Depuis un mois la passion du méchant enfant, qui ne savait quelle chose s'imaginer, était d'avoir un singe. Un bateleur qci était passé à Rogliano, et qui avait plu- sieurs de ces animaux dont les exercices l'avaient fort réjoui, Ini avait inspiré sans doute cette malheureuse fantaisie.
— On ne Kouve pas de singe dans nos bois, lui dts-je, et surtout de singe enchaîné ; avoue-moi donc comment tn t'es procuré celui-ci.
Benedetto soutint son mensonge , et l'accompagna de détails qui faisaient plus d'honneur i son imaginatlo:^
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qu'à sa véracité ; je m'irritai, il se mit à rire; je le m» naçai, i) fit deux pas en arrière.
— Tu ne peux pas me battre , dit-il , tu n'en as pas ît droi'k, tu n'es pas mon père.
Nous ignorâmes toujours qui lui avait révélé ce fatal secret, que nous lui avions caché cependant avec tant de soin; quoi qu'il en soit, cette réponse , dans laquelle l'enfant se révéla tout entier, m'épouvanta presque, mon bras levé retomba effectivement sans toucher le coupable ; l'enfant triompha , et cette victoire lui donna une telle audace qu'à partir de ce moment tout l'argent d'Assunta, dont l'amour semblait augmenter pour lui à mesure qu'il en était moins digne , passa en caprices qu'elle ne savait pas combattre, en folies qu'elle n'avait pas le courage d'empêcher. Quand j'étais à Rogliano, les choses marchaient encore asser convenablement ; mais dès que j'étais parti , c'était Benedetto qui était devenu le maître de la maison , et tout tournait à mal. Agé de onze ans à peine, tous ses camarades étaient choisis parmi des jeunes gens de dix-huit ou vingt ans, les plus mauvais sujets de Bastia et de Corte , et déjà, pour quelques espiègleries qui méritaient im nom plus sérieux, la justice nous avait donné des avertisse- ments.
Je fus effrayé; toute information pouvait avoir des suites funestes : j'allais justement être forcé de m'éloi' gner de la Corse pour une expédition importante. Je réfléchis longtemps , et , dans le pressentiment d'éviter quelques malheurs, je me décidai à emmener Benedetto avec moi. J'espérais que la vie active et rude de contre- bandier, la discipline sévère du bord, changeraient ce caractère prêt à se corrompre , s il n'était pas déjà af- freusement corrompu.
LE COMTE DE MONTE^EUSTO. l(H
Je tirai doûc Benedetto à part et lui Qs la proposition îe me suivre , en entourant cette proposition de toutes les promesses qui peuvent séduire un enfant de douze ans.
U me laissa aller jusqu'au bout, et lorsque j'eus fini, éclatant do rire :
— Êtes- vous fou, mon oncle? dit-il (il m'appelait ainsi quand il était de belle humeur) ; moi changer la vie que je mène contre celle que vous menez, ma bonne et excel- lente paresse contre l'horrible travail que vous vous êtes imposé! passer la nuit au froid, le jour au chaud; se cacher sans cesse ; quand on se montre recevoir des coups de fusil, et tout cela pour gagner un peu d'argent I L'argent, j'en ai tant que j'en veux I mère Assunta m'en donne quand je lui en demande. Vous voyez donc bien que je serais un imbécile si j'acceptais ce que vous me proposez.
J'étais Stupéfait de cette audace et de ce raisonnement. Bened«tto retouroi jouer avec ses camarades, et je le vis de loin me mcLtrant à eux comme un idiot.
— iCharciant enfant! murmura Monte-Cristo.
— Oh! s'il eût été à moi, répondit Bertuccio, s'il eût été mon fils , ou tout au moins mon neveu, je l'eusse bien ramené au droit sentier, car la conscience donne la force. Mais l'idée que j'allais battre un enfant dopx j'avais tué le père me rendait toute correctiop impos- sible. Je donnai de bons conseils à ma sœur, qui, dans nos discussions, prenait sans cesse la défense du petit malheureux, et comme elle m'avoua que plusieurs fois des sommes assez considérables lui avaient manc^ué, je lui indiquai un endroit où elle pouvait cacher notre pe- tit trésor. Quant à moi, ma résolution était pris^, Bene- detto savait parfai'^m/^nt lire, écrire et compter, car lor»-
!0a LE COMTE DE MONTE-CRISTO,
qu'il voulait s'adonner par hasard au travail, il apprenait en un tour ce que les autres apprenaient en une se- maine. Ma Késolution, dis-je, était prise; je devais l'en- gager comme secrétaire sur quelque navir? au long cours, et, sans le prévenir de rien , le faire prendre un beau matin cl le faire transporter a bord ; de cette façon, et en le recommandant au capitaine, tout son avenir dé- pendait de lui.
Ce plan arrêté , je partis pour la France.
Toutes nos opérations devaient cette fois s'exécuter dans le golfe de Lyon, et ces opératians devenaient de plus en plus difficiles, car nous étions en 1829. La tran- quillité était parfaitement rétablie, et par conséquent le service des côtes était redevenu plus régulier et plus sévère que jamais. Cette surveillance était encore aug- mentée momentanément par la foire de Beaucaire, qui venait de s'ouvrir.
Les commencera ents de notre expédition s'exécutèrent sans encombre. Nous amarrâmes notre barque, qui avait un double fond dans lequel nous cachions nos marchan- dises de contrebande , au milieu d'une quantité de ba- teaux qui bordaient les deux rives du Rhône, depuis Beaucaire jusqu'à Arles. Arrivés là, nous commençâmes à décharger nuitamment nos marchandises prohibées , et à les faire passer dans la ville par l'intermédiaire des gens qui étaient en relations avec nous, ou des auber- gistes chez lesquels nous faisions des dépôts. Soit que la réussite nous eût rendus imprudents, soit que nous ayons été trahis, un soir, vers les cinq heures de l'après midi, comme nous allions nous mettre à goûter, notre peut mousse accourut tout effaré en disant qu'il avait va une escouade de douaniers se diriger de notre côté. €• n'était pas précisément l'escouade qui nous effrayait :
LE COMTE DE MONTE^RISTO. 403
à chaque instant, surtout dans ce moment-là, des corn- • ignies entières rôdaient sur les bords du Rhône; mais étaient les précautions qu'au dire de l'enfant cMiie es- '^ouade prenait pour ne pas être vue. En un instant nous fûmes sur pied, mais il était déjà trop tard ; notre bar- que, évidemment l'objet des recherches, était entourée. Parmi les douaniers, je remarquai quelques gendarmes ; et, aussi timide à la vue de ceux-ci que j'étais brave or- dinairement à la vue de tout autre corps militaire, je descendis dans la cale, et, me glissant par un sabord, je me laissai couler dans le fleuve, puis je nageai entre deux eaux, ne respirant qu'à de longs intervalles, si bien que je gagnai sans être vu une tranchée que l'on venait de faire, et qui communiquait du Rhône au canal qui se rend de Beaucaire à Aigues-Mortes. Une fois arrivé là, j'étais sauvé, car je pouvais suivre sans être vu cette tranchée. Je gagnai donc le canal sans accident. Ce n'était pas par hasard et sans préméditation que j'a- vais suivi ce chemin ; j'ai déjà parlé à Votre Excellence d'un aubergiste de Nimes qui avait établi sur la route de Bellegarde à Beaucaire une petite hôtellerie.
— Oui, dit Monte-Cristo, je me souviens parfaitement. Ce digne homme, si je ne me trompe, était même votre associé.
— C'est cela, répondit Bertuccio ; mais depuis sept ou huit ans, il avait cédé son établissement à un ancien tail- leur de Marseille qui, après s'être ruiné dans son état, ivali voulu essayer de faire sa fortune dans un autre. Il Ya sans dire que les petits arrangements que nous avions faits avec 'e premier propriétaire furent maintenu. j avec le second; c. était donc à cet homme que je comptais de- mander asile.
— Et conunent se nommait cet homme? demanda le
104 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
comte, qui paraissait commencer à reprendre quelque intérêt au récit de Bertuccio.
— Il s'appelait Gaspard Caderousse, il était marié à une femme du village de la Carconte, et que nous ne connaissions pas sous un autre nom que celui de sor. village ; c'était une pauvre femme atteinte de la fièvre des marais, qui s'en allait mourant de langueur. Quaiit à l'homme, c'était un robuste gaillard de quaraniô i quarante-cinq ans, qui plus d'une fois nous avait, dans des circonstances difficiles, donné des preuves de sa pré- sence d'esprit et de son courage.
— Et vous dites, demanda Monte-Cristo, que ces choses se passaient vers l'année...
— 1829, monsieur le comte.
— En quel mois?
— Au mois de juin.
— Au commencement ou à la fin.
— C'était le 3 au soi r.
— Ah! fit Monte-Cristo, le 3 juin 1829... Bien, con- tinuez.
— C'était donc à Caderousse que je comptais deman- der asile; mais comme d'habitude, et même dans les circonstances ordinaires, nous n'entrions pas chez lui par la porte qui donnait sur la route, je résolus de ne pas déroger à nos habitudes, j'enjambai la haie du jar- din, je me glissai en rampant à travers les oliviers ra- bougris et les figuiers sauvages, et je gagnai, dans la crainte que Caderousse eût quelque voyageur dans son auberge, one espèce de soupente dans laquelle plus d'une fois j'avais passé la nuit aussi bien que dans le meilleur lil Cette soupente n'était séparée de la salle commune du rez-de-chaussée de l'auberge que par un« eleison en planches dans laquelle des jours avaient été
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LE COMTE DE MONTE-CRfSTO. i05
ménagés à notre intention, afin que de là nous passions guetter le moment opportun de faire reconnaître que nous étions dans le voisinage. Je comptais, si Caderoussf était seul, le préyenir de mon arrivée, achever chez lui le repas interrompu par l'apparition des douaniers, e\ profiter de l'orage qui se préparait pour regagner le? bords du Rhône et m'assurer de ce qu'étaient devenus la barque et ceux qui la montaient. Je me glissai donc dans la soupente et bien m'en prit, car en ce moment-li même Caderousse rentrait chez lui avec un inconna.
Je me tins coi et j'attendis, non point dans l'intention de surprendre les secrets de mon hôte, mais parce que je ne pouvais faire autrement ; d'ailleurs, dix fois môme chose était déjà arrivée.
L'homme qui accompagnait Caderousse était évidem- ment étranger au midi de la France : c'était un de ces négociants forains qui viennent vendre des bijoux à la foire de Beaucaire et qui, pendant un mois que dure cette foire, où affluent des marchands et des acquéreurs de toutes les parties de l'Europe, font quelquefois povBr cent ou cent cinquante mille francs d'affaires.
Caderousse entra vivement et le premier.
Puis, voyant la salle d'en bas vide comme d'habitude et simplement gardée par son chien, il appela sa femme.
— Hél la Carconte, dit-il. ce digne homme de prêtre ne nous avait pas trompés ; le diamant était bon.
Une exclamation joyeuse se fil entendre, et presque aussitôt l'escalier craqua sous un pas alourdi par la fai- blesse et la maladie.
— Qu'est-ce que tu dis? demanda la lemme nlus pâle qu'une morte.
— Je dis (^ue le diamant était bon, que voilà Monsieur, an des premiers bijoutiers de Paris, qui est prêt à nous
«Ofi LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
en donner cinquante mille francs. Senlement, ponr ôtr» sûr que le diamant est bien à nous, il demande que tu lui racoïites, comme je l'ai déjà fait, de quelle façon mi- raculeuse le diamant est tombé entre nos mains. En attendant, Monsieur, asseyez-vous , s'il vous plaît, ei comme le temps est lourd, je vais aller chercher de quoi vous rafraîchir.
Le bijoutier examinait avec attention i ini^neur de l'auberge et la pauvreté biec visible de ceux qui allaient lui vendre un diamant qui semblait sortir de l'écrin d'un prince.
— Racontez, Madame, dit-il, vottlam sans dame pro- fiter de l'absence du mari pour qu'aucun signe de la part de celui-ci n'influençât la femme, et pour voir sj iris deux récits cadreraient bien l'un avec l'autre.
— Eh, mon Dieu! dit la femme avec volubilité, c'est uiie bénédiction du ciel à laquelle nous étions loin de nous attendre. Imaginez-vous, mon cher Monsieur, que mon mari a été lié en <814 ou<815avec unmarinnommé Edmond Dantès : ce pauvre garçon, que Caderousse avait complètement oublié, ne l'a pas oublié, lui, et lui a laissé en mourant le diamant que vous venez de voir.
— Mais comment était-il devenu possesseur de ce dia- mant? demanda le bijoutier. Il l'avait donc avant d'en- trer en prison?
— Non, Monsieur, répondit la femme ; mais en pri- son il a fait, à ce qu'il parait, la connaissance d'un Anglais très-riche ; et comme en prison son compagnon de cham- bre est tombé malade, et que Dantès en prit le." mêmes soins que si c'était son frère, l'Anglais, en sortant dy captivité, laissa au pauvre Dantès, qui, moins heureux que Ini, 6.H mort en Drison, ce diamant qu'il nous a légué
LE COMTE DE MONTE-CRIoTO. iô7
a son tour en mourant, et qu'il a chargé le digne ahbé qui est venu ce matin de nous remettre.
— C'est bien la même chose, murmura le bijoutier-, et, au bout du compte, l'histoire peut être vraie, toui invraisemblable qu'elle paraisse au premier abord. Il n'y a donc que le prix sur lequeJ nous ne sommes pas d'ac- cord.
— Comment 1 pas d'accord, dit Caderousse; je croyais que vous aviez consenti an prix que j'en demandais.
— C'est-à-dire, reprit le bijoutier, que j'en ai offert quarante mille francs.
— 0» vante mille I s'écria la Carconte ; nous ne le donner<7Ds certainement pas pour ce prix-là. L'abbé nous a dit qu'il valait cinquante mille francs, et sans la mon- ture encore.
—Et comment se nommait cot abbé? demanda l'infati- gable questionneur.
— L'abbé Busoni, répondit la femme.
— C'était donc un étranger I
— C'était un Italien des environs de Mantoue, je crois.
— Montrez-moi ce diamant, reprit le bijoutier, que je le revoie une seconde fois; souvent on juge mal les pierres h une première vue.
CaderoQsse tira de sa poche un petit étui de chagrin noir, l'ouvrit et le passa au bijouitier. A la vue du dia- mant, qui était gros comme une petite noisette, je me le rappelle con»ne si je le voyais encore, les yeux de la Carconte étincelèrent de cupidité.
— Et que pensiez- vous de tout cela, monsieur l'écou- teur aux portes? demanda Monte-Cristo; ajoatiez-vous foi à cette belle fable ?
^ Oui, Excellence; je ne regardais pas Caderoosse
108 LK COMTE DE MONTE-CRISTO.
comme un méchant homme, et je le croyais incapable H'aYoir commis un crime ou même un vol.
— Cela fait pins honneur à votre cœur qu'à votre expé- rience, monsieui Bertuccio. Aviez-vous connu cet Ed- mond Dantès donv il était question?
— Non, Excellence, je n'en avais jamais entendu par- ler jusqu'alors, et je n'en ai jamais entendu reparler de- puis qu'une seule fois par l'abbé Busoni lui-même, quand je le vis dans les prisons de Nîmes.
— Bien I continuez.
Le bijoutier prit la bague des mains de Caderousse, et tira de sa poche une petite pince en acier et une pe- tite paire de balances de cuivre ; puis, écartant les cram- pons d'or qui retenaient la pierre dans la bague, il ât sortir le diamant de son alvéole, et le pesa minutieuse- ment dans les balances.
— J'irai jusqu'à quarante-cinq mille francs, dlt-fJ. mais je ne donnerai pas un sou avec ; d'ailleurs, conmiis c'était ce que valait le diamant, j'aipris juste cette somme sur moi.
— Ohl qu'à cela ne tienne, dit Caderousse, je retour- nerai avec vous à Beaucaire pour chercher les cinq au- tres mille francs.
— Non, dit le bijoutier en rendant l'anneau et le dia- mant à Caderousse ; non, cela ne vaut pas davantage, ■a encore je suis fâché d'avoir offert cette somme, at- tendu qu'il y a dans la pierre un défaut que jij n'avais pas vu d'abord; mais n'importe, je n'ai qu'une parole, j'ai dit quarante-cinq mille francs, je ne m'en dédis pas.
— Au moins remettez le diamant dans la bague, dit aigrement la Carconte.
— C'est juste, dit le bijoutier.
Et 11 replaça la pierri^ dans le chaton.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 109
— Bon, bon, bon, dit Caderousse remettant l'étui dans sa poche on le vendra à un autre..
— Oui, repnt le bijoutier, mais un autre ne sera pas si facile q'^e moi ; un autre ne se contentera pas des ren- seignemenfs que vous m'avez donnés ; il n'est pas natu rel qu'un liomme comme vous possède un diamant de cinquante mille francs; il ira prévenir les magistrats, il faudra retrouver l'abbé Busoni, et les abbés qui donnent des diamants de deux mille louis sont rares ; la justice commencera par mettce la main dessus, on vous enverra en prison, et si vous êtes reconnu innocent, qu'on vous mette dehors après trois ou quatre mois de captivité, la bague se sera égarée au grefife, ou l'on vous donnera une pierre fausse qui vaudra trois francs au lieu d'un dia- mant qui «n vaut cinquante mille, cinquante-cinq mille peut-être , mais que , vous en conviendrez , mon brave bomme, on court certains risques à acheter.
Caderousse et sa femme s'interrogèrent du regard.
— Non , dit Caderousse, nous ne sommes oas assez riches pour perdre cinq mille francs.
— Comme vous voudrez, mon cher ami, dit le bijou- tier ; j'avais cependant, comme vous le voyez, apporté de la belle monnaie.
Et il tira d'une de ses poches une poignée d'or qu'il fil briller aux yeux éblouis de l'aubergiste, et, de l'autre, un paquet de billets de banque.
Un rude combat se livrait visiblement dans l'esprit de Caderousse : il était évident que ce petit étui de chagrin
l'il tournait et retournait dans sa main ne lui paraissait as correspondre comme valeur, à la somme énorraa •iui lascinait ses yeux.
Il se retourna vers sa femme.
— O^i'en dis-tu? lui deuianda-t-il tout bas.
ro'jit. m. ^
tifi LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Donne, donne, dit-elle ; s'il retourne à Beaucaire sans le diamant, il noas dénoncera ; et, comme il )e dit, qni sait si nous pourrons jamais reme*tre la main sur l'abbé Bu5oni.
— Eb bieni soit, dit Caderousse, prenez donc le dia- mant pour quarante-cinq mille francs ; mais ma femme yeut une cbaine d'or, et moi une paire de boucles d'ar- gent.
Le bijoutier tira de sa poche une boite longue et plate qui contenait plusieurs échantillons des objets demandés.
— Tenez, dit-il, je suis rond en affaires; choisissez. La femme choisit une chaîne d'or qui pouvait valoir
cinq louis , et le mari une paire de boucles qui pouvait valoir quinze francs.
— J'espère que vous ne vous plaindrez pas, dit le bi- joutier.
— L'abbé avait dit qu'il valait cinquante mille francs, murmura Caderousse.
— Allons, allons, donnez donc! Quel homme terrible, reprit le bijoutier en lui tirant des mains le diamant, je lui compte quarante-cinq mille francs , deux mille cinq cents livres de rente, c'est-à-dire une fortune comme je voudrais bien en avoir une, moi, et il n'est pas encore content.
— Et les quarante-cinq mille francs, demanda Cade- rousse d'une voix rauque; voyons, où sont-ils?
— Les voilà, dit le bijoutier.
Et il compta sur la table quinze mille francs en or ei trente mille francs en billets de banque.
— Attendes que j'allume la lampe, dit la Carconte, il a'y fait plus clair, et on pourrait se tromper.
En *ffet, la nuit était venue pendant cette discussion, it, avec la soit, l'orage qui menagait depuis une demi-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. il*
heure. On entendait gronder sourdement le «onnerre dans le lofntain ; mais ni le bijoutier, ni Caderousse, ni ia CarcoDte, ne paraissaient s'en occuper, possédés qu'ils étaient tous les trois du démon du gain.
Moi-même j'éprouvais une étrange fascination à la me de tout cet or et de tous ces billets. 11 me semblait que je faisais un rêve, et, comme il arrive dans un rêve, je me sentais enchaîné à ma place.
Caderousse coaipta et recompta l'or et les billets, puis i! les passa à sa femme, qui les compta et recompta à son
'ir.
Pendant ce temps, le bijoutier faisait miroiter le dia- mant sous le rayon de la lampe, et le diamant jetait des éclairs qui lui faisaient oublier ceux qui, précurseurs de l'orage, commençaient à enflammer les fenêtres.
— Eh bien I le compte y est-il ? demanda le bijoutier.
— Oui, dit Caderousse; donne le portefeuille et cherche un sac, Carconte.
La Carconte alla à une armoire et revint apportant ub vieux portefeuille de cuir, duquel on lira quelques let- tres graisseuses à la place desquelles on remit les billets, et un sac dans lequel étaient enfermés deux ou trois écus de six livres , qui composaient probablement toute la fortune du misérable ménage.
— Là , dit Caderousse, quoique vous nous ayez sou- levé une dizaine de mille francs, peut-être, vouiez-yoas souper vrec nous ? c'est de bon cœur.
— Merci, dit le bijoutier, il doit se faire tard, et il faut que je letourne à Beaucaire ; ma femme serait inquiète : il lira sa montre. Morbleu ! s'écria-t-il, neuf heures bien- tôt, je ne serai pas à Beaucaire avant minuit ; adieu, mes petits enfants ; s'il vous revient par kasard des abbet Busoia, pensez à moi.
fis LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Dans huit jours, vous ne serez plus à Beaucaire, dit Caderousse puisque la foire finit la semaine prochaine.
— Non, mais cela ne fait rien; écrivez-moi a Paris, à M. Joannès, au Palais-Royal, galerie de Pierre, n" 45, je ferai le voyage exprès si cela en vaut la peine.
Un coup de tonnerre retentit, accompagné d'un éclair si violent qu'il effaça presque la clarté de la lampe.
— Ohl ohl dit Caderousse, vous allez partir par ce temps-là?
— Oh 1 je n'ai pas peur du tonnerre, dit le bijoutier.
— Et des voleurs ? demanda la Carconte. La route n'est jamais bien s (ire pendant la foire.
— Oh ! quant aux voleurs, dit Joannès, voilà pour eux. Et il tira de sa poche une paire de petits pistolets char- gés jusqu'à la gueule.
— Voici, dil-il, des chiens qui aboient et mordent en même temps : c'est pour les deux premiers qui auraient envie de votre diamant, père Caderousse.
Caderousse et sa femme échangèrent un regard sombre. n pacalt qu'ils avaient en même temps quelque terrible pensée.
— Alors , bon voyage ! dit Caderousse.
— Merci I dit le bijoutier.
D prit sa canne qu'il avait posée contre un vieux ba- hut, et sortit. Au moment où il ouvrit la porte, une telle bouffée de vent entra qu'elle faillit éteindre la lampe.
— Oh! ûit-il, il va faire un joli temps, et deux lieues de pays à faire avec ce temps-là I
— Restez, dit Caderousse, vous coucherez ici.
— Oui, restez, dit la Carconte d'une voix tremblante, Doos aurons bien soin de vous.
— Non pas, il faut que j'aille coucher à Beaucaire. Auieu.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 113
Caderousse alla lentement jusqu'au seuil.
— Il ne fait ni ciel ni terre, dit le bijoutier déjà hors de la maison. Faut-il prendre à droite ou à gauche ?
— A droite, dit Caderousse ; il n'y a pas à s'y tromper, la roule est bordée d'arbres de chaque côté.
— Bon, j'y suis, dit la voix presque perdue dans le lointain.
— Ferme donc la porte, dit la Carconte, je n'aime pas les portes ouvertes quand il tonne.
— Et quand il y a de l'argent dans la maison, n'est-ca pas? répondit Caderousse en donnant un double tour à la serrure.
D rentra, alla à l'armoire, retira le sac et le portefeuille, et tous deux se mirent à recompter pour la troisième fois leur or et leurs billets.
Je n'ai jamais vu expression pareille à ces deux vi- sages dont cette maigre lampe éclairait la cupidité. La femme surtout était hideuse ; le tremblement fiévreux qui l'animait habituellement avait redoublé. Son visage, de pâle était devenu livide; ses yeux caves flam- boyaient.
— Pourquoi donc, demanda-t-elle d'une voix sourde, lui avais-tu offert le coucher ici ?
— Mais, répondit Caderousse en tressaillant, pour.., pour qu'il n'eût pas la peine de retourner à Beaucaire.
— Ah I dit la femme avec une expression impossible a rendre, je croyais que c'était pour autre chose, moi.
— Femme ! femme I s'écria Caderousse, pourquoi as- tu de pareilles idées, et pourquoi les ayant ne les gardes- tu pas pour toi?
— C'est égal, dit la Carconte après un instaui de si- lenccf, tu n'es pas un homme.
— Comment cela? fit Caderous:>u.
414 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
~ Si tu avais été un Lomme, il ne serait pas sorti d'ici
— Femme I
— Ou bien il n'arriverait pas à Beaucaire.
— Femme I
— La roule fait un coude, et il est obligé de suivre la route, tandis qu'il y a le long du canal un chemin qui raccourcit.
— Femme, tu offenses le bon Dieu. Tiens, écoule... En effet, on entendit un effroyable coup de tonnerre en
même temps qu'un éclair bleuâtre enflammait toute la salle, et la foudre, décroissant lentement, sembla s'éloi- gner comme à regret de la maison maudite.
— Jésus! dit la Carconte en se signant.
Au même instant, et au milieu de ce silence de terreur qui suit ordinairement les coups de tonnerre, on enten- dit frapper à la porte.
Caderousse et sa femme tressaillirent et se regardèrent épouvantés.
— Qui va là? s'écria Caderousse en se levant et en réunissant en un seul tas l'or et les billets épars sur la table et qu'il couvrit de ses deux mains.
— Moi ! dit une voix.
— Qui, vous?
— Eh, pardieu I Joannès le bijoutier.
— Eh bieni que disais-tu donc, reprit la Carconte avec un eflroys^le sourire, que j'offensais le bon Dieul... Voilà le bon Dieu qui nous le renvoie.
Caderousse retomba pâle et haletant sur sa chaise. La Carconte , au contraire, se leva, et alla d'un pas ferme à la porte, qu'elle rouvrit.
— Entrez donc, cher monsieur Joannès, dji-eUe.
— Ma foi, dit le bijoutier ruisselant de pluie, il para?» que le diable ne veut pas que je retourne à Bancaire c^a
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. «15
soir. Les plus courtes folies sont les meilleures, mon cher monsieur. CadTousse; vous m'avez offet l'hospitalilé , je l'accepxe et je reviens coucher chez vous.
Caderousse baihutia quelques mots en essuyant 1» «ueur qui coulait sur son front.
La Carconie referma la porte à double tour derrière le bijoutier.
VII
LA PLOIE DE SANG.
En entrant, le bijoutier jeta un regard interrogateur autour de lui; mais rien ne semblait faire naître les soupçons s'il c'en avait pas, rien ne semblait les confirmer s'il en avait.
Caderousse tenait toujours des deux mains ses billets et son or. La Carconte souriait à son hôte le plus agréa- blement qu'elle pouvait.
— Ah I ah I dit le bijoutier, il parait que vous aviei peur de ne pas avoir votre compte, que vous repassiez votre trésor après mon départ?
— Non pas, dit Caderousse; mais l'événement qtii nous en lait possesseur est si inattendu que nous n'y pouvons croire , et que , lorsque nous n'avons pas la preuve matérielle sous les yeux , nous croyons faire en- core un rêve.
Le bijoutier sourit.
lis LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Est-ce que vous avez des voyageurs dans votre au- berge? demanda-t-il.
— Non, répondit Caderousse, nous ne donnons point à coucher ; nous sommes trop près de la ville, et per* sonne ne s'arrête.
— Alors, je vais vous gêner horriblement?
— Nous gêner, vous 1 mon cher Monsieur, dit gracieu- sement la Carconte, pas du tout, je vous jure.
— Voyons, où me mettei-vous?
— Dans la chambre là haut.
— Mais n'est-ce pas votre chambre ?
— Oh I n'importe ; nous avons un second lit dans la pièce à côté de celle-ci.
Caderousse regarda avec étonnement sa femme.
Le bijoutier chantonna un petit air en se cbaufTant le dos à un fagot que la Carconte venait d'allumer dans la cheminée pour sécher son hôte.
Pendant ce temps, elle apportait sur un coin de la table où elle avait étendu une serviette les maigres restes d'un diner, auquel elle joignit deux ou trois œufs frais.
Caderousse avait renfermé de nouveau les billets dans son portefeuille, son or dans un sac, et le tout dans son armoire. Il se promenait de long en large, sombre et pensif, levant de temps en temps la tête sur le bijoutier, qui se tenait tout fumant devant l'àtre, et qui, à mesure qu'il se séchait d'un côté, se tournait de l'autre.
— Là, dit la Carconte en posant une bouteille de vin sur la table, quand vous voudrez souper tout est prêt.
— Et vous ? demanda Joannès.
— Moi, je ne souperai pas, répondit Caderousse.
— Nous avons dîné très-tard, se bâta de dire la Carconte.
— Je vais donc souper seul ? fit le bijoutier.
— Nous vous servirons, répondit la Carconte avec un
LE GO 5iTE DE MONTE-CRISTO. i 17
empressement qui ne lui était pas habituel, même eLtre ses bôies payants.
ue temps en temps Caderousse lançait sur elle un re- gard rapide comme un éclair.
L'orage continuait.
— Entendez-vous, entendez-vous? dit la Carconte; vous avez, ma foi, bien fait de revenir.
— Ce qui n'empôcbe pas, dit le bijoutier, que si, pen- dant mon souper, l'ouragan s'apaise, je me remettrai en route.
— C'est le mistral, dit Caderousse en secouant la tête; nous en avons pour jusqu'à demain.
Et il poussa un soupir.
— Ma foi, dit le bijoutier en se mettant à table, tant pis pour ceux qui sont dehors.
— Oui, reprit la Carconte, ils passeront une mauvaise nuit.
Le bijoutier commença de souper, et la Carconte con- tinua d'avoir pour lui tous les petits soins d'une hôtesse attentive ; elle d'ordinaire si quinteuse et si revèche, elle était devenue un modèle de prévenance et de politesse. Si le bijoutier l'eût connue auparavant, un si grand chan- gement l'eût certes étonné et n'eût pas manqué de lui inspirer quelque soupçon. Quant à Caderousse, il ne di- sait pas une parole, continuant sa promenade, et parais- sant hésiter même à regarder son hôte.
Lorsque le souper fut terminé , Caderousse alla lui* môme ouvrir la porte.
— Je crois que l'orage se calme, dit-il.
Mais en ce moment, comme pour lui donner un dé- menti, un coup de tonnerre terrible ébranl? la maison, et une bouffée de vent mêlée de pluie entra, qui éteignit U Ump«).
H 8 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Caderousse referma la porte ; sa femme alluma une chandelle au brasier mourant.
— ^Tenei., dit-elle au bijoutier, vous devez être fatigu ; j'ai mis des draps blancs au lit, montez vous coucher eî dormez bien.
Joannès resta encore un instant pour s'assurer que l'ouragan ne se calmait point, et lorsqu'il eut acquis lo certitude que le tonnerre et la pluie ne faisaient qu'aller en augmentant, il souliaita le bonsoir à ses iiôtes et monta l'escalier.
11 passait au-dessus de ma tète, et j'entendais chaque marche craquer sous ses pas.
La Carconte le suivit d'un œil avide, tandis qu'au con- traire Caderousse lui tournait le dos et ne regardait pas même de son côté.
Tous ces détails, qui sont revenus à mon esprit depuis ce temps-là, ne me frappèrent point au moment où ils se passaient sous mes yeux ; il n'y avait, à tout prendre , rien que de naturel dans ce qui arrivait , et a part l'his- toire du diamant , qui me paraissait un peu invraisem- blable, tout allait de source.
Aussi, comme j'étais écrasé de fatigue, que je comptais profiter moi-même du premier répit que la tempête don- nerait aux éléments, je résolus de dormir quelques heures et de m'éioigner au milieu de la nuit.
Pentendais dans la pièce au-dessus le bijoutier, qui faisait de son côté toutes ses dispositions pour passer la meilleure nuit possible. Bientôt son lit craqua sous lui ; il venait de se couche.
Je sentais mes yeux qui se fermaient malgré moi, et comme '\e n'avais conçu aucun soupçon, je ne tentai point de lutter contre le sommeil; je jetai un dernier regard sur l'intérieur de la cuisine. Caderousse était assis a côté
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. «9
d'ane longue table, sur un de ces bancs de bois qui, dans les auberges de village, remplacent les chaises ; il me tournau le dos, de sorte que je ne pouvais voir sa phy- sionomie; d'ailleurs eût-il été dans la position contraire , la chose m'eût encore été impossible, attendu au'U tenait sa tête ensevelie dans ses deux mains.
La Carcontfc îe regarda quelque temps, haussa les épaules et vint s'asseoir en face de lui.
En ce moment la flamme mourante gagna un reste de ; ois sec oublié par elle; une lueur un peu plus vive oclaira le sombre intérieur. La Carconte tenait ses yeux filés sur son mari, et comme celui-ci restait toujours dans la même position, je la vis étendre vers lui sa main crochue, et elle le toucha au front.
Caderousse tressaillit. 11 me sembla que la femme re- muait les lèvres, mais, soit qu'elle parlât tout à fait bas, soit que mes sens fussent déjà engourdis par le sommeil, le bruit de sa parole n'arriva point jusqu'à moi. Je ne voyais même plus qu'à travers un brouillard et avec ce doute précurseur du sommeil pendant lequel on croit que l'on conmience un rêve. EnOn mes yeux se fermèrent, et je perdis la conscience de moi-même.
J'étais au plus profond de mon sommeil, lorsque je fus réveillé par un coup de pistolet, suivi d'un cri terrible. Quelques pas chancelants retentirent sur le plari';her de ■a chambre, et une masse inerte vint s'abatire dans l'e»- calier, juste au-dessus de ma tête.
Je n'étais pas encore bien maître de moi. J'entendais dos gémissements, puis des cris étouffés comme ceux qui accompagnent une lutte.
Un dernier cri, plus prolongé que les autres et qui dé- généra en gémissements, vint me tirer compléietntict de ma léthargie.
ÎÎO LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Je me soulevai sur un bras, j'ouvris les yeux, qui ne virent nen daD<) les ténèbres, et je portai la maia à mon front, sur lequel il me semblait que dégoultaii à travers les planches de .''escalier une pluie tiède et abondante.
Le plus profond silence avait succédé à ce bruit af- freux. J'entendis les pas d'un homme qui marchait au- dessus de ma tète; ses pas firent craquer l'escalier. L'homme descendit dans la salle inférieure, s'approcha de la cheminée et alluma une chandelle.
Cet homme, c'était Caderousse ; il avait le visage pâle, et sa chemise était tout ensanglantée.
La chandelle allumée, il remonta rapidement l'escalier, et j'entendis de nouveau ses pas rapides et inquiets.
Un instant après il redescendit. Il tenait à la main l'é- crin ; il s'assura que le diamant était bien dedans, cher- cha un instant dans laquelle de ses poches il le mettrait; puis, sans doute, ne considérant point la poche comme une cachette assez stu-e, il le roula dans son mouchoir rouge, qu'il tourna autour de son cou.
Puis il courut à l'armoire, en tira ses billets et son or, mit les uns dans le gousset de son pantalon, l'autre dans la poche de sa veste, prit deux ou trois chemises, et, s'é- lançant vers la porte, il disparut dans l'obscurité. Alors tout devint clair et lucide pour moi ; je me reprochai ce qui venait d'arriver, comme si j'eusse été le vrai cou- pable. Il me sembla entendre des gémissements : le mal- heureux bijoutier pouvait n'être pas mort; peut-être était-il en mon pouvoir, en lui portant secours, de ré- pare>( une partie du mal non pas que j avais fait , mais que j'avais laissé faire. J'appuyai mes épaules contre une de ces planches mal jointes qui séparaient l'espèce do tambour dans lequel j'étais couché, delà salle inférieure; les planches cédèrent, et je me trouvai dans la maison.
LE COSITE DE MONTE-CRISTO. 121
Je courus à la chandelle , et je m'élançai dans l'esca- lie? ; un corps le barrait en travers, c'était le cadavre de la Carconte.
Le coup de pistolet que j'avais entendu avait été tiré sur elle : elle avait la gorge traversée de part en part, et outre sa double blessure qui coula't à flots, elle vomis- sait le sang par la bouche.
Elle était tout à fait morte.
J'enjambai par-dessus son corps, et je passai.
La chambre offrait l'aspect du plus affreux désordre. Deux ou trois meubles étaient renversés ; les draps, aux- quels le malheureux bijoutier s'était cramponné, traî- naient par la chambre : lui-même était couché à terre, la tête appuyée contre le mur, nageant dans une marre de sang qui s'échappait de trois larges blessures reçues dans la poitrine.
Dans la quatrième était resté un long couteau de cui- sine, dont on ne voyait que le manche.
Je marchai sur le second pistolet qui n'était point parti, la poudre étant probablement mouillée.
Je m'approchai du bijoutier ; il n'était pas mort effec- tivement : au bruit que je fis , à l'ébranlement du plan- cher surtout , il rouvrit des yeux hagards , parvint à les fixer un instant sur moi, remua les lèvres comme s'il voulait parler, et expira.
Cet affreux spectacle m'avait rendu presque insensé ; du moment où je ne pouvais plus porter de secours à personne, je n'éprouvais plus qu'un besoin, celui de fuir. Je me précipitai dans l'escalier , en enfonçant mes mains dans mes cheveux et en poussant un rugissement de terreur.
Dans la salle inférieure il y avait cinq ou six douaniers et deux ou trois gendarmes, toute une trouoe armé«.
422 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Od s'empara de moi ; je n'essayai môme pas de faire résistance, je n'étais plus le maître de mes sens. J'es- sayai do parler, je poussai quelques cris inarticulés» voilà tout.
Je vis que les douaniers et les gendarmes me mon- traient au doigl ; j'abaissai les yeux sur moi-même, j'é- tais tout couvert de sang. Cette pluie tiède que j'avais sentie tomber sur moi à travers les planches de l'escalier, c'était le sang de la Carconte.
Je montrai du doigt l'endroit où j'étais caché.
— Que veut-il dire ? demanda un gendarme. Un douanier alla voir.
— Il veut dire qu'il est passé par là, répondit-il.
Et il montra le trou par lequel j'avais passé effective- menu
Alors, je compris qu'on me prenait pour l'assassin. Je retrouvai la voix , je retrouvai la force ; je me dégageai des mains des deux hommes qui me tenaient , en m'é- criant : Ce n'est pas moi ! ce n'esi pas moi 1
Deux gendarmes me mirent eu joue avec leurs cara- bines.
— Si tu fais un mouvement, dirent-ils, tu es mort.
— Mais , m'écriai-je , puisque je vous répète que ce n'est pas moi I
— Tu conteras ta petite histoire aux juges de Nîmes , répondirent-ils. En attendant, suis-nous ; et si nous avons un conseil à te donner, c'est de ne pas faire résistance.
Ce n'était point mon intention, j'étais brisé par l'éton- nement et par la terreur. On me mit les menottes, on m'attacha à la queue d'un cheval , et l'on me conduisit à Nîmes.
J'avais été suivi par un douanier ; il m'avait perdu dd vue aux environs de la maisoii, il s'était douté que j'y
LE COMTE DE MONTE-CRISTO- 123
Dasserais la nuit ; il avait été prévenir ses compagnons, et ils étaient arrivés juste pour entendre le coup de pis- tolet Ht pour me prendre au milieu de telles preuves de culpabilité , que je compris tout de suite la peine que I aurais à faire reconnaître mon innocence.
Aussi , ne m'aitachai-je qu'à une chose : ma première demande au juge d'instruction fut pour le prier de faire hercher partout un certain abbé Busoni, qui s'était Tvèié dans la journée à l'auberge du Pont-du-Gard. Si aderousse avait inventé une histoire, si cet abbé n'exis- tait pas , il était évident que j'étais perdu , à moins que Caderousse ne fût pris à son tour et n'avouât tout.
Deux mois s'écoulèrent pendant lesquels , je dois le dire à la louange de mon juge, toutes les recherches furent faites pour retrouver celui que je lui demandais. J'avais déjà perdu tout espoir. Caderousse n'avait point été pris. J'allais être jugé à la première session, lorsque le 8 septembre, c'est-à-dire trois mois et cinq jours après l'événement, l'abbé Busoni, sur lequel je n'espérais plus, se présenta à la geôle, disant qu'il avait appris qu'un pri- sonnier désirait lui parler. 11 avait su, disait-il, la chose à Marseille , et il s'empressait de se rendre à mon désir.
Vous comprenez avec quelle ardeur je le reçus; je lu'. racontai tout ce dont j'avais été témoin , j'abordai avec inquiétude l'histoire du diamant ; contre mon attente elle était vraie de point en point ; contre mon attente encore, il ajouta une foi entière à tout ce que je lui dis. Ce fut alors, qu'entraîné par sa douce charité, reconnaissant en lui une profonde connaissance des mœurs de moD pays, pensant que le pardon du seul crime que j'eusse commis pouvait peut-être descendre de ses lèvres si cuantables, Je \m racontai, sous le sceau de la confession, l'aventure d'Aateoil caos tous ses détails. Ce que j'avais lait pa/
124 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
entraînement obtint le même résultat que si je Teusse fait par calcul ; l'aven de ce premier assassinat, que rien ne me forçait de lui révéler, lui prouva que je n'avais oas commis le second, et il me quitta en m'ordonnant d'espé- rer, et en promettant de faire tout ce qili serait en son pouvoir pour convaincre mes juges de mon innocence.
J'eus la preuve qu'en effet il s'était occupé de moi quand je vis ma prison s'adoucir graduellement, et quand j'appris qu'on attendrait pour me juger les assises qui devaient suivre celles pour lesquelles on se rassemblait.
Dans cet intervalle , la Providence permit que Cade- rousse fût pris à l'étranger et ramené en France. Il avoua tout, rejetant la préméditation et surtout l'instiga- tion sur sa femme. Il fut condamné aux galères perpé- tuelles, et moi mis en liberté.
— Et ce fut alors, dit Monte-Cristo, que vous vous pré- sentâtes chez moi porteur d'une lettre de l'abbé Busonit
— Oui , Excellence , il avait pris à moi un intérêt visible. « Votre état de contrebandier vous perdra , me dit-il ; si vous sortez d'ici, quittez-le. »
— Mais, mon père, demandai-je , comment voulez - vous que je vive et que je fasse vivre ma pauvre sœur?
— Un fle mes pénitents, me répondit-il, a une grande estime pour moi, et m'a chargé de lui chercher un homme de confiance. Voulez-vous être cet homme ? je vous adresserai à lui.
— 0 mon père I m'écriai-je, que de bonté I
— Mais vous me jurez que je n'aurai jamais à me re- pentir.
J'étendis la main pour faire serment.
— C'est inutile, dit-il, je connais et j'aime les Corses , voici ma recommandation.
Et il écrivit les quelques lignes que je vous remis, oi
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. IS
snr lesquelles Votre Excellence eut la bonté de me prendre à son service. Maintenant, je le demande avec orgueil à Votre Excellence, a-t-elle jamais eu à se plaindre de moi ?
— Non , répondit le comte ; et , je le confesse avec plùsir, vous êtes un bon serviteur, Bertuccio, quoique TOUS manquiez de confiance.
— Moi, monsieur le comte I
— Oui , vous. Comment se fait-il que tous ayer une sœur et un fils adoptif , et que , cependant , vous ne m'ayez jamais parlé ni de Tune ni de l'autre !
— Hélas I Excellence , c'est qu'il me reste à vous dire la partie la plus triste de ma vie. Je partis pour la Curse. J'avais hâte , vous le comprenez bien , de revoir et de consoler ma pauvre sœur ; mais quand j'arrivai à Ro- gliano, je trouvai la maison en deuil ; il y avait eu une scène horrible et dont les voisins gardent encore le sou- venir! Ma pauvre sœur, selon mes conseils, résistait aux exigences de Benedetto, qui, à chaque instant, voulait se faire donner tout l'argent qu'il y avait à la maison. Un matin , il la menaça , et disparut pendant toute la jour- née. Elle pleura, car cette chère Assunta avait pour le misérable un cœur de mère. Le soir vint, elle l'attendi/ sans se coucher. Lorsqu'à onze heures il rentra avec deux ds ses amis , compagnons ordinaires de toutes ses folies, alors elle lui tendit les bras; mais eux s'empa- rèrent d'elle, e; l'un des trois, je tremble que ce ne soit cet infernal f nfant, l'un des trois s'écria :
— JouoES à la question, et il faudra bien qu'elle avoue où est son argent.
Justement le voisin Wasilio était à Bastia ; sa femme seule était restée à la maison. Nul, excepté Dlle, ne pou- vait ni voir ni entendre ce qui se passait clezma sœur.
4?6 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Deux rfttinrent la pauvre Assunia, qui, ne pouvant croir» à la possibilité d'un pareil crimet souriait à ceux qui allaient devenir ses bourreaux ; le troisième afla barri- cader portes et fenêtres, puis il revint, et, tous trois réu- nis, étoufTant les cris que la terreur lui arracbait devant' ces préparatifs plus sérieux , approchèrent les pieds d'Assunta du brasier sur lequel ils compiaienl pour lui faire avouer où était caché notre petit trésor ; nuus, dans la lutte, le feu prit à ses vêlements : ils lâchèrent alors la patiente, pour ne pas être brûlés eux-môD^es. Toute en flammes elle courut à la porte, mais la porte était fer- mée.
Elle 5'élança vers la fenêtre ; mais la fenêtre était barricadée. Alors la voisine entendit des cris affreux: c'était Assunta qui appelait au secours. Bientôt sa voix fut étouffée ; les cris devinrent des gémissements , et le lendemain, après une nuit de terreur et d'angoisses, quand la femme de Wasilio se hasarda de sortir de chez elle et fit ouvrir la porte de notre maison par le juge, on trouva Assunta à moitié brûlée, mais respirant encore, les armoires forcées, l'argent disparu. Quant à Benedetto, il avait quitté Rogliano pour n'y plus revenir ; depuis ce jour je ne l'ai pas revu, et je n'ai pas même entendu parler de lui.
Ce fut, reprit Bertuccio , après avoir appris ces tristes nouvelles, que j'allai à Votre Ex -pilence. Je n'avais plus à vous parler de Benedetto, puisqu'il avait disparu, ni de ma sœur, puisqu'elle était morte.
— Et qu'avez- vous pensé de cet événement? demanda Monte-Cristo.
— Que c'était le châtiment du crime que j'avais com- mis, répondit Bertuccio. Ah ! ces Yillefort , c'était una îzce maudite )
LE COMTE DE MONTE-CRISTO W
— Jo le crois, murmura le comte avec un accent lu- ^bre.
— Et maintenant , n'est-ce pas, reprit Bertuccio, Votre Excellence comprend qne cette maison que je n'ai pas revue depuis, qne ce jardin où je me suis retrouvé tout à coup, que cette place où j'ai toé un homme , ont pu me causer ces sombres émotions dont vous avez voulu connaître la source ; car enOn je ne suis pas bien sûr que devant moi, là, à mes pieds, M. de Villefort ne soit pas couché dans la fosse qu'il avait creusée pour son enfant.
— En effet, tout est possible, dit Monte-Cristo en se levant du banc où il était assis ; môme, ajouta-t-il tout bas, que le procureur du roi ne soit pas mort. L'abb« Busoni a bien fait de vous envoyer à moi. Vous avez bien fait aussi de me raconter votre histoire, car je n'aurai pas de mauvaises pensées à votre sujet. Quant à ce Benedetto si mal nonuné, n'avez-vous jamais essayé de retrouver sa trace? n'avez-vous jamais cherché à savoir ce qu'il était devenu?
— Jamais , si j'avais su où il était, au lieu d'aller à lui, j'aurais fui comme devant un monstre. Non, heureuse- ment , jamais je n'en ai entendu parler par qui que ce soit au monde ; j'espère qu'il est mort.
— N'espérez pas, Bertuccio, dit le comte; les mé- chants ne meurent pas ainsi, car Dieu semble les prendre sous sa garde pour en faire l'instrument Je se* ven- geances.
— Soit, dit Bertuccio. Tout ce que je demande au ciel seulement, c'est du ne le revoir jamais. Maintenant, con- tinua l'intendant en baissant la tête, vous savez tout, monsieur le comte ; vous êtes mon juge ici-bas comme Dieu 1a sura là-haut ; ne me direz-vous point quelque? paroles de consola/iou T
128 LE COMTE D2 MONTE-CRISTO.
— Vous avez raison, en effet, et je puis voas dire ce qtt9 vous dirait l'abbé Busoni : celui que vous avez frappé, ce Villefort, méritait un châtiment pour ce qu'il avait fait à vous et peut-être pour autre chose encore. Benedetto, s'il vit, servira, comme je vous l'ai dit, à quelque vengeance divine, puis sera puni à son tour. Quant à vous, vous n'avez en réalité qu'un reproche à vous adresser : demandez-vous pourquoi, ayant enlevé cet enfant à la mort, vous ne l'avez pas rendu à sa mère : là est le crime, Bertuccio.
— Oui, Monsieur, la est le crime et le véritable crime, car en cela j'ai été lâche. Une fois que j'eus rappelé l'en- fant à la vie, je n'avais qu'une chose à faire, vous l'avez dit, c'était de le renvoyer à sa mère. Mais, pour cela, il me fallait faire des recherches, attirer l'attention, me li- vrer peut-être ; j^ n'ai pas voulu mourir, je tenais à la vie par ma sœur, par l'amour-propre inné chez nous autres de rester entiers et victorieux dans notre ven- geance; et puis enfin, peut-être, tenais-je simplement à la vie par l'amour môme de la vie. Oh ! moi, je ne suis pas un brave comme mon pauvre frère !
Bertuccio cacha son visage dans ses deux mains , et Monte-Cristo attacha sur lui un long et indéfinissable re- gard.
Puis, après un instant de silence, rendu plus solennel encore par l'heure et par le lieu :
— Pour terminer dignement cet entretien, qui sera le dernier sur ces aventures, monsieur Bertuccio, dit le comte avec un accent de mélancolie qui ne lui était pas habituel, retenez bien mes paroles, je les ai souvent en- tendu prononcer à l'abbé Busoni lui-même : A tous maux il est deux remèdes : le temps et le silence. Maintenant, monsieur Bertuccio, laissez-moi me promener un instant
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 123
daas ce jardin. Ce qui est une émotion poignante ponr TCO 5, acteur dans cette terrible scène, sera pour moi une sensation presque douce et qui donnera un double prix à cette propriété. Les arbres, voyez-vous, monsieur Ber- tuccio, ne plaisent que parce qu'ils font de l'ombre, et l'ombre elle-même ne plaît que parce qu'elle est pleine de rêveries et de visions. Voilà que j'ai acheté un jardin croyant acheter un simple enclos fermé de murs, et point du tout, tout à coup cet enclos se trouve être un jardin tout plein de fantômes, qui n'étaient point portés sur le contrat. Or, j'aime les fantômes ; je n'ai jamais entendu ^e que les morts eussent fait en six mille ans autant de mal que les vivants en font en un jour. Rentrez donc, monsieur Bertuccio , et allez dormir en paix. Si votre confesseur, au moment suprême, est moins indulgent que ne fut l'abbé Busoni, faites-moi venir si je suis encore de ce monde, je vous trouverai des paroles qui berce- ront doucement votre âme au moment où elle sera prête à se mettre en route pour faire ce rude voyage qu'on appelle l'éternité.
Bertuccio s'inclina respectueusement devant le comte, et s'éloigna en poussant un soupir.
Monte-Cristo resta seul ; et, faisant qnatre pas en avant;
— Ici, près de ce platane , murmura-t-il , la fosse où l'enfant fut déposé : là-bas la petite porte par laquelle on entrait dans le jardin ; à cet angle, l'escalier dérobé qui conduit à la chambre à coucher. Je ne crois pas avoir besoin d'inscrire tout cela sur mes tablettes, car voilà devant mes yeux, autour de moi, sous mes pieds, le plan en relief, le plan vivant.
Et le comte, après un dernier tour dans ce tardin, alla retrouver sa voiture. Bertuccio , qui le voyait rêveur, monta saua rieu (lire sur le siège auprès du coener.
iSO LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
La voiture reprit le chemin de Paris.
Le soir même, à son arrivée à la maison des Champs- Elysées, le comte de Monte-Cristo visita toute l'habita- tion comme eût pu le faire un homme familiarisé avec elle depuis longues années ; pas une seule fois , quoiqu'il marchai le premier, il n'ouvrit une porte pour une autre, et ne prit un escalier on un corridor qui ne le conduisit pas directement où il comptait aller. Ali l'accompagnai; dans cette revue nocturne. Le comte donna à Bertuccio plusieurs ordres pour l'embellissement ou la distribution nouvelle du logis, et, tirant sa montre, il dit au Nubien attentif :
— n est onze heures et demie, Haydée ne peut tarde! à arriver. A-^on prévenu les femmes françaises?
Ali étendit la main vers l'appartement destiné à la belle Grecque, et qui était tellement isolé qu'en cachant la porte derrière une tapisserie, on pouvait visiter toute la maison sans se douter qu'il y eût là un salon et deux chambres habités; Ali, disons-nous donc, étendit la main vers l'appartement, montra le nombre trois avec les doigts de sa main gauche, et sur cette même main, mise à plat, appuyant sa tête , ferma les yeux en guise de sommeil.
— Ah! fit Monte-Cristo, habitué à ce langage, elles sont trois qui attendent dans la chambre à coucher, n'est-ce pas ?
— Oui, fit Ali en agitant la tôte de haut en bas.
— Madame sera fatiguée ce soir, continua Monte- Cristo, et sans doute elle voudra dormir ; qu'on ne la fasse pas parler : les suivantes françaises doivent «seule- ment saluer leur nouvelle maltresse et se re jrer ; vous veillerex à ce que la suivante grecque ne communique pas avec les suivantes françaises.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 131
Ali s'inclina.
Tientôton entendit héler le concierge; la grille s'ou-
it, une Toiture roula dans l'allée et s'arrêta devant le perron. Le comte descendit ; la portière était déjà ouverte ; il tendit la main à une jeune femme tout enveloppée d'une mante de soie verte toute brodée d'or qui lui cou- vrait la tète.
La jeune femme prit la main qu'on lui tendait, 1^ baisa avec un certain amour mêlé de respect , et quel- ques mots furent échangés tendrement de la part d€ la jeune femme, et avec une douce gravité de la part du comte, dans cette langue sonore que le vieil Homère a mise dans la bouche de ses dieux.
Alors, précédé d'Ali qui portait un flambeau de cire rose, la jeune femme, laquelle n'était autre que cette belle Grecque , compagne ordinaire de Monte-Cristo et Italie, fut conduite à son appartement, puis le comte se retira dans le pavillon qu'il s'était réservé.
A minuit et demi, toutes les lumières étaient éteintes dans la maison, et Ton eût pu croire que tout le monde donnait.
VIII
LE CRÉDIT ILLIMITÉ.
Le lendemain, vers deux heures de l'aprèc-midi, une calèch**^, attelée de deux magnifiques chevaux anglais, l'arrêta devant la porte de Monte-Cristo ; un homme vêtu d'an habit bleu, à boutons de soie de même coideor.
132 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
d'uD gilet blanc sillooDé par une énorme chaîne d'or et d'un pantalon couleur noisette, coiffé de cheveux si noirs et descendant si bas sur les sourcils, qu'on eût du hésiter à les croire naturels tant ils semblaient peu eh harmonie avec celles des rides inférieures qu'ils ne par- venaient point à cacher; un homme enfin de cinquante à cinquante-cinq ans, et qui cherchait à en paraître qua- rante, passa sa tète par la portière d'un coupé sur le panneau duquel était peinte une couronne de baron, et envoya son groom demander au concierge si le comte de Monte-Cristo était chez lui.
En attendant, cet homme considérait, avec une atten lion si minutieuse qu'elle devenait presque impertinente, l'extérieur de la maison, ce que l'on pouvait distinguer .iu jardin, et la livrée de quelques domestiques que l'on pouvait apercevoir allant et venant. L'œil de cet homme était vif, mais plutôt rusé que spirituel. Ses lèvres étaient si minces, qu'au lieu de saillir en dehors elles rentraient dans la bouche ; enfin la largeur et la proéminence des pommettes, signe infaillible d'astuce, la dépression du front, le renflement de l'occiput, qui dépassait de beau- coup de larges oreilles des moins aristocratiques, con tribuaient à donner, pour tout physionomiste, un carac- tère presque repoussant à la figure de ce personnage fort recommandablfc aux yeux du vulgaire par ses chevaux magnifiques, l'énorme diamant qu'il portait à sa chemise 3t le ruban rouge qui s'étendait d'ime boutonnière à l'autre de son habit.
Le groom frappa au carreau du concierge et demanda :
— N'est-ce point ici que demeure M. le comte de Monte-Cristo?
— C'est ici que demeure Son Excellence, répondit It concierge ; mais... Il consulta Ali du regard.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 133
âli fit un signe négatif.
— Alais?... demanuà le groom
— Mais Son Excellence n'est pas visible, répoudit le concierge.
— En ce cas, voici la carte de mon maître, M. le ba- run Danglars. Vous la remettrez au comte de Monte-
risto, et vous lui direz qu'en allant à la chambre mon maître s'est détourné pour avoir l'honneur de le voir.
— Je ne parle pas à Son Excellence, dit le concierge ; le valet de chambre fera la commission.
Le groom retourna vers la voiture.
— Eh bien? demanda Danglars.
L enfant, assez honteux de la leçon qu'il avait reçue, apporta à son maître la réponse qu'il avait reçue du con- cierge.
— Oh ! fit celui-ci, c'est donc un prince que ce mon- sieur, qu'on l'appelle Excellence, et qu'il n'y ait que son valet de chambre qui ait le droit de lui parler; n'im- porte, puisqu'il a un crédit sur moi, il faudra bien que je le voie quand il voudra de l'argent.
Et Danglars se rejeta dans le fond de sa voiture en criant au cocher, de manière à ce qu'on pût l'entendre de l'autre côté de la route :
— .A. la chambre des députés !
Au travers d'une jalousie de son pavillon, Monte- Cristo, prévenu à temps, avait vu le baron et l'avait étu- dié, à l'aide d'une excellente lorgnette, avec non moins d'attention que M. Danglars en avait mis lui-même à analyser la maison, le jardin et les livrées.
— • Décidément, fît-il avec un geste de dégoût et en fai- sant rentrer les tuyaux de sa lunette dans leur fourreau d'ivoire, décidément c'est une laide créature que ce! homme ; comment, dès la première fois qu'on le voit, ce
Touk m. g
iô4 LE COMTE DE MONTE-CRISTO,
reconnaît-on pas le serpent au front aplati, le vautour au crâne bombé et la buse au bec tranchaui!
— Ali ! cria-i-il , puis il frappa «n conp sur le timbre de cuivre. Ali parut. Appelez Rertuccio, dit-il.
Au même moment Bertuccio entra.
— Votre Excellence me faisait demander? dit l'inten- dant.
— Oui, Monsieur, dit le comte. Avez-vous vu les che- vaux qui viennent de s'arrêter devant ma porte?
— Certainement , Excrflence , ils sont même fort beaux.
— Comment se fait-il, dit Monte-Cristo en fronçant le sourcil, quand je vous ai demandé les deux plus beaux chevaux de Paris, qu'il y ait à Paris deux autres chevaux au^si beaux que les miens, et que ces chevaux ne soient pas dans mes écuiies?
Au froncement de sourcil et à l'intonation sévère de cette voix, Ali baissa la tète et pâlit.
— Ce n'est pas ta faute, bon Ali, dit en arabe le comte avec une douceur qu'on n'aurait pas cru pouvoir rencon- trer ni dans sa voix ni sur son visage ; tu ne te connais pas en chevaux anglais, toi.
La sérénité reparut sur les traits d'Ali.
— Monsieur le comte, dit Bertuccio, les chevaux dont vous me parlez n'étaient pas à vendre.
Monte-Cristo haussa les épaules.
— Sachez, monsieur l'intendant, dit-il, que tout est toujours à vendre pour qui sait y mettre le prix.
^ M. Danglars les a payés seize mille francs, mon- sieur le ccmte.
— Eh bien ! il fallait lui en offrir trente-deux mille ; il est banquier, et un banquier ne manque jamais uns oecasion de doubler son capital.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 135
— Monsieur le comte parle-t-il sérieusement? de- manda Bertuccio.
Monte-Cristo regarda rintendant en homme étonné qu'on ose lui faire une question.
— ce soir, dil-il, j'ai une visite à rendie; je veux que ces deux chevaux soient attelés à ma voiture avec un harnais neuf.
Bertuccio se retira en saluant; près de ta porte, il s'arrêta :
— A quelle heure, dit-il, Son Excellence compte-t-fflle faire cette visite?
— A cinq heures, dit Monte-Cristo.
— Je ferai observer à Votre Excellence qu'il est deux heures, hasarda l'intendant.
— Je le sais, se contenta de répondre Monte-Cristo ; puis se retournant vers Ali :
— Faites pa«;ser tous les chevaux devant Madame, dit-il, qu'elle choisisse l'attelage qui lui conviendra le mieux, et qu'elle me fasse dire si elle veut dîner avec moi : dans ce cas on servira chez elle, allez ; eu descen- dant, vous m'enverrez le valet de chambre.
Ali venait de disparaître à peine, que le valet de chambre entra à son tour.
— Monsieur Baptistin, dit le comte, depuis un an vous êtes i mon service ; c'est le temps d'épreuve que j'im- pose d'ordinaire à mes gens : vous me convenez.
Baptistin s'inclina.
— Resie a savoir si je vous conviens.
— Oh! monsieur le comte! se hàia de dire Baptistin.
— Écoutez jusqu'au bout, reprit le comte. Vous ga- gnez par an quinze cents francs, c'est-à-dire les appoin- tements d'un bon et brave oCDcier qui risque tous let jours sa vie ; vous avez une table telle que beaucoup do
436 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
chefs de bureau, malheureux serviteurs iuSDiment plus occupés que vous, en désireraient une pareilte. Domes- tique, vous avez vous-même des domestiques qui ont soin de votre linge et de vos effets. Outre vos quinze cents francs de gages, vous me volez, sur les achats que vous faites pour ma toilette, à peu près quinze cents autres francs par an.
— Oh I Excellence.
— Je ne m'en plains pas, monsieur Bapiistia, c'est raisonnable; cependant je désire que cela s'arrête là. Vous ne retrouveriez donc nulle part un poste pareil à celui que votre bonne fortune vous a donné. Je ne bats jamais mes gens, je ne jure jamais, je ne me mets jamais en colère, je pardonne toujours une erreur, jamais une négligence ou un oubli. Mes ordres sont d'ordinaire courts, mais clairs et précis ; j'aime mieux les répétei à deux fois et même à trois, que de les voir mal inter- prétés. Je suis assez riche pour savoir tout ce que je veux savoir, et je suis fort curieux, je vous en préviens. Si j'apprenais donc que vous ayez parlé de moi en bien on en mal, commenté mes actions, surveillé ma conduite, vous sortiriez de chez moi à l'instant même. Je n'avertis jamais mes domestiques qu'une seule fois ; vous voilà averti, allez I
Baptistin s'inclina et fit trois ou quatre pas pour se retirer.
— A propos, reprit le comte, j'oubliais de vous diro que, chaque année, je place une certaine somme sur la tête de mes gens. Ceux que je renvoie perdent nécessïi- remeni cet argent, qui profite à ceux qui restent et qui y auront droit après ma mort. VoUà un an que voua êtes cbei moi , votre îortune est commencée, conti- nuez la.
LE COMTE DE MONTE^RISTO. 137
Cette allocution, faite devant Ali, qui demeurait im- passible, attendu qu'il n'entendait pas un mot de fran çais, produisit sur M. Baptistin un effet que compren- dront tous ceux qui ont quelque peu étudié la physio- logie du domestique français.
— Je tâcherai de me conformer en tous points aux désirs de Votre Excellence, dit-il ; d'ailleurs je me mo- dèlerai sur M. Âli.
— Oh ! pas du tout, dit le comte avec une froideur de marbre. Ali a beaucoup de défauts mêlés à ses qualités; ne prenez donc pas exemple sur lui, car Ali est une exception; il n'a pas de gages, ce n'est pas un domes- tique, c'est mon esclave, c'est mon chien ; s'il manquait à son devoir, je ne le chasserais pas, lui, je le tuerais.
Baptistin ouvrit de grands yeux,
— Vous doutez? dit Monte-Cristo.
Et il répéta à Ali les mêmes paroles qu'il venait de dire en français à Baptistin.
Ali écouta, sourit, s'approcha de son maître, mit un genou à terre, et lui baisa respectueusement la main.
Ce petit corollaire de la leçon mit le comble à la stupé- faction de M. Baptistin.
Le comte fit signe à Baptistin de sortir, et a Ali de le suivre. Tous deux passèrent dans son cabinet, et là ils causèrent longtemps.
A cinq heures, le comte frappa trois coups sur son timbre. Un coup appelait Ali, deux coups Baptistin, trois coups Bertuccio.
L'intendant entra.
— Mes chevaux I dit Monte-Cristo.
— Ils sont à la voiture, Excellence, répliqua Beiluccic. Accompagnerai-je monsieur le comte?
— Non, le cocher, Baptistin et Ali, Toilà tout.
«58 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Le comte descendit et vit, attelés à sa voilure, les che- vaux qu'il avait admirés le malin à la voiture de Danglars. En pas^aDi près d'eux il leur jeta un coup d'oeil.
— Ils gonf beaux, en eiïei, dit-il, et vous avez bien fàh d: les acheter ; seulement c'était un peu tard.
— Excellence, dit Bertuccio, j'ai eu bien de la peine à les avoir, et ils ont coûié bien cher.
— Les chevaux en sont-ils moins beaux? demanda le eomte en haussant les épaules.
— Si Votre Excellence est satisfaite, dit Bertuccio, tout est bien. Où va Votre Excellence ?
— Rue de la Cbaussée-d'Autin, chez M. le baron Danglars.
Cette conversation se passait sur le haut du perron. Bertuccio fit un pas pour descendre la première marche.
— Attendez, Monsieur, dit Monte-Cristo en ^arrêt-^nt. J'ai besoin d'une terre sur le bord de la mer, en Nor- mandie, par exemple, entre le Havre et Boulogne. Je vous donne de l'espace, comme vous voyez. 11 faudrait que, dans cette acquisition, il y et!Ll un petit port, ime petite crique, une petite baie, où puisse entrer et se te- nir ma corvette ; elle ne lire que quinze pieds d'eau. Le bâtiment sera toujours prêt à mettre à la mer, à quelque heure du jour ou de la nuit qu'il me plaise de lui donner le signal. Vous vous informerez chez tous les notaires d'ime propriété dans les conditions que je vous explique; quand vous en aurez connaissance, vous irez la visiter, et si vous êtes content, vous rachèterez ei votie nom. La corvette doit être en route pour Fécamp, n'est-ce pas?
— Le soir même où nous avons quitté Marseille , je l'ai vu maître à la mer.
— Et le yacht?
— Le yacht & ordre de demeurer aux ilatûsuAt,
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 439
— Bien! vous correspondrez de temps en temps avec ^s deux patrons qui les commandent, afin qu'îs ne s'en- dorment pas.
— El pour le bateau à vapeur?...
— Qui est à Châlon^ T
— Oui.
— Mêmes ordres que pour les deux navires à voiles.
— Bien!
— Aussitôt cette propriété achetée , j'anrai des relais de dix lieues en dix lieues sur la route du ÎSord et sur la route du Midi.
— Voire Excellence peut compter sur moi.
Le comte fit un signe de satisfaction, descendit les de- grés, sauta dans sa voilure , qui, entraînée au trot du magnifique attelage, ne s'arrêta que devant l'hôtel du banquier.
Dangiars présidait une commission nommée pour un chemin de fer, lorsqu'on vint lui annoncer la visite du comte de Monte-CrisU). La séance, au reste, était presque finie.
Au nom du comte, il se leva.
— Messieuis, dil-il en s'adressant à ses collègues, dont plusieurs étaient des honorables membres de l'une ou l'antre chambre, pardonnez-moi si je vous quille ainsi ; mais imaginez-vous que la maison Thomson et French, de Rome, m'adresse un certain comte de Monte- Cristo, en lui ouvrant chez moi un crédit ilhmité. C'est la plaisanterie la plus drôle que mes correspondants de l'étranger se soient encore permise vis-à-vis de moi. Ma foi, vous le comprenez, la curiosité m'a saisi el me tient encore; je suis passé ce matin chez le prétendu comte. Si c'était un vrai comte, vous comprenez qu'il ne serait pas si riche. Monsieur n'était pas visible. Que voua ea
140 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
semble? ne sont-ce point des façons d'altesse on de Jo- lie femme que se donne là maître Monte-CristoY An reste, la maison située aux Champs-Elysées ei qui est à lui, je m'en suis informé, m'a paru propre. Mais un crédit illi- mité, reprit Danglars en riant de son vilain sourire, rend bien exigeant le banquier chez qui le crédit est ouvert. J'ai donc hâte de voir notre homme. Je me crois mystifié. Mais ils ne savent point là- bas à qui ils ont affaire; rira bien qui rira le dernier.
En achevant ces mots et en leur donnant une emphase qui gonfla les narines de M. le baron, celui-ci quitta ses hôtes et passa dans un salon blanc et or qui faisait grand bruit dans la Chaussée-d'Antin.
C'est là qu'il avait ordonné d'introduire le visiteur pour l'éblouir du premier coup.
Le comte était debout, considérant quelques copies de l'Albane et du Fattore qu'on avait fait passer au banquier pour des originaux, et qui, toutes copies qu'elles étaient, juraient fort avec les chicorées d'or de toutes couleurs qui garnissaient les plafonds.
Au bruit que fit Danglars en entrant, le comte se re- tourna.
Danglars salua légèrement de la tête, et fit signe au comte de s'asseoir dans un fauteuil de bois doré garni de satin blanc broché d'or.
Le comte s'assit.
— C'est à monsieur de Monte-Cristo que j'ai l'hon- neur de parler?
— El moi, répondit le comte, à monsieur le baron Danglars, chevalier de la Légion d'honneur, membre de la chambre des députés ?
Monte-Cristo redisait tous les titres qu'il avait trouvé* «or la carte du baron.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. <<1
Danglars sentit la Lotte et se mordit les lèvres.
— Excusez-moi , Monsieur, dit-il, de ne pas vous avoir donnné do premier coup le titre sous lequel vous m'avez été annoncé ; mais, vous le savez , nous vivons sons un gouvernement populaire, et moi je sois on re- présentant des intérêts du peuple.
— De sorte, répondit Monte-Cristo, que tout en con- servant l'habitude de vous faire appeler baron, vous avez perdu celle d'appeler les autres comte.
— Ah! je n'y tiens pas même pour moi, Monsieur, ré- pondit négligemment Danglars ; ils m'ont nommé baron et fait chevalier de la Légion d'honneur pour quelques services rendus, mais...
— Mais vous avez abdiqué vos titres , comme ont fait autrefois MM. de Montmorency et de Lafayette? C'était un bel exemple à suivre. Monsieur.
— Pas tout à fait, cependant, reprit Danglars embar- rassé; pour les domestiques, vous comprenez...
— Oui, vous vous appelez monseigneur pour vos gens; pour les journalistes, vous vous appelez monsieur, et pour vos commettants, citoyen. Ce sont des nuances très- applicables au gouvernement constitutionnel. Je com- prends parfaitement.
Danglars se pinça les lèvres : il vit que, sur ce ter- rain-là, il n'était pas de force avec Monte-Cristo ; il essaya donc de revenir sur un terrain qui lui était plus fa- milier.
-- Monsieur le comte, dit-il en s'inclinant, j'ai reçu un« lettre d'a\is de la maison Thomson et French.
— J'en suis charmé, monsieur le baron. Permeitez- moi de vous traiter comme vous traitent vos gens, c'est une mauvaise habitude prise dans des pays où il y a WQcore des barons, justement parce qu'on n'en fait plus.
I« LE COMTE DE MOUTE^RISTO.
J'en suis charmé, dis-je; je n'aurai pas besoin de m^^ présenter moi-môme, ce qui est toujours ass«* embar- rassant. Vous aviez donc , disiez-vous , reyu une leltr:^ d'avis?
— Oui, dit Danglars; mais je vous avoue que jien'en ai pas parfaitement compris le sens.
— Bah!
— Et j'avais même en l'honneur de passer chez vou' pour vous demander quelques explications.
— Faites, Monsieur, me voili, j'écoute et suis prêt à TOUS entendre.
— Cette lettre, dit Danglars, je l'ai sur moi, je crois (il fouilla dans sa poche). Oui, la voici : cette lettre ouvre à M. le comte de Monte-Cristo un crédit illimité sur ma maison.
— Eh bien ! monsieur le baron, que voyez-vous d'obs- cur là-dedans ?
— Rien, Monsieur; seulement le mot illimité...
— Eh bien! ce mot-là n'est-il pas français?... Vous comprenez, ce sont les Anglo-Allemands qui écrivent.
— Ohl si fait, Monsieur, et du côté de la syntaxe il n'y a rien à redire, mais il n'en est pas de môme du c6té de ia comptabilité.
— Est-ce que la maison Thomson et Frencii, demanda Monte-Cristo de l'air le plus naïf qu'il put prendre, n'e?t peint parfaitement sûre, à votre avis, monsieur le baron? Diable! cela me contrarierait, car j'ai quelques fonds de placés chez elle.
— Ah ! parfaitement sûre, répondit Danglars avec un sourire presque railleur ; mais le sens du mot illimité, m mafiêre dh finances, est tellement vague...
— Qu'il est illimité, n'est-ce pas? dit Monte-Cristo.
— C'est justement cela. Monsieur, que je voulais dir».
COMTB DE MONTE-CRISTO. 143
Or,'e Tague, c'est le doute, et, dit le sage dans le doute abstiens- toi.
— Ce qui signiQe, reprit Monte-Cristo, que si U mai- son Thoœson et French est disposée à faire des folies, la maison Danglars ne l'est pas à suivre son exemple.
— Comment cela, monsieur le comte?
— Oui, sans doute; MM. Thomson et French font les :.iïaires sans chiffres; mais M. Danglars a une limite aux
Liines; c'est un homme sage, comme il le disait tout à l'heure.
— Monsieur, répondit orgueilleusement le banquier, personne n'a encore compté avec ma caisse.
— Alors, répondit froidement M jnte-Cristo, il parait que c'est moi qui commencirai.
— Qui vous dit cela ?
— Les explications que vous me demandez, Monsieur, et qui ressemblent fort à des hésitations.
Danglars se mordit les lèvres ; c'était la seconde fois ju'il était battu par cet homme et cette fois stir un ter- rain qui était le sien. Sa politesse railleuse n'était qu'af- fectée, et touchait à cet extrême si voisin qui est l'im- pertinencp.
Monte-Cristo, au contraire, souriait de la meilleure grâce du moude, et possédait, quand il le voulait, un certain air naïf qui lu' donnait bien des avantages.
— Enfin, MonsieiL, dit Danglars après un moment de silence, je vais essayer de me faire comprendre en vous priant de fixer vous-même la somme que vous comptez toucher chez moi.
— Mais, Monsieur, reprit Monte-Cristo décidé à ne pat perdre no pouce de terrain dans la discussion, :»i j'ai de- manda un crédit illimité sur vous, c'est que je ne savais jostement pas de quelles sommes j'aurais hesoin.
444 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Le banquier cnit que le moment étaii venu enfin de prendre le dessus; il se renversa dans son fauteuil, et, avec un lourd et orgueilleux sourire :
— Ohl Monsieur, dit-il, ne craignez pas de désirer ; vous pourrez vous convaincre alors que le chiffre de la maison Danglars, tout limité qu'il soit, peut satisfaire le.> plus larges exigences, et dussiez- vous demander ud million...
— Plait il? fit Monte-Cristo.
— Je dis un million, répéta Danglars avec Taplomb de la sottise.
— Et que ferais-je d'un million? dit le comte. Bon Dieu! Monsieur, s'il ne m'eût fallu qu'un million, je ne me se- rais pas fait ouvrir un crédit pour une pareille misère. Un million? mais j'ai toujours un million dans mon por- tefeuille ou dans mon nécessaire de voyage.
Et Monte-Cristo retira d'un petit carnet où étaient sea cartes de visite, deux bons de cinq cent mille francs cba- cim, payables au porteur, sur le Trésor.
Il fallait assommer et non piquer un homme comme Danglars. Le coup de massue fit son effet : le banquier chancela et eut le vertige; il ouvrit sur Monte-Cristo deux yeux hébétés dont la prunelle se dilata effroyable- ment.
— Voyons, avouez-moi, dii Monte-Cristo, que vous vous défiez de la maison Thomson et French. Mon Dieu I c'est tout simple; j'ai prévu le cas, et quoique assez étranger aux affaires, j'ai pris mes précautions. Voici donc deux autres lettres pareilles à celle qui vous est adressée : l'une est de la maison Ârestein et Eskoles de Vienne sur M. le baron de Rotschild, l'autre est de 'a maison Baring de Londres sur M. LafBtte. Dites un root, Moasi«ar, et je vous ôterai toute préoccupation, en me
LE COMTE DE MONTE-CRISTO, 145
présentaut dans l'une ou dans l'autre de ces deux mai- sons.
C'en était fait, Danglars était vaincu ; il ouvrit ave^ on tremblement visible la lettre d'Allemagne et la lettre de Londres, que lui tendait du bout des doigts le comte vérifla l'authenticité des signatures avec une minutie qui eût été insultante pour Monte-Cristo, s'il n'eût pas fait la part de l'égarement du banquier.
— Oh! Monsieur, voilà trois signatures qui valent bien des millions, dit Danglars en se levant comme pour saluer la puissance de l'or personnifié en cet homme qu'il avait devant lui. Trois crédits illimités sur nos trois maisons ! Pardonnez-moi , monsieur le comte, mais tout en cessant d'être défiant, on peut demeurer encore Itonné.
— Oh! ce n'est pas une maison comme la vôtre qui s'étonnerait ainsi, dit Monte-Cristo avec toute sa politesse; ainsi vous pourrez donc m'envoyer quelque argent, Qest-ce pas?
— Parlez, monsieur le comte ; je suis à vos ordres.
— Eh bien! reprit Monte-Cristo, à présent que nous nous entendons , car nous nous entendons, n'est-ce pasT
Danglars fit un signe de tète afilrmatif.
— Et vous n'avez plus aucune défiance ? continua Monte-Cristo.
— 0 monsieur le comte I s'écria le banquier, je n'en ai jamais eu.
— Non ; vous désiriez une preuve, voilà tout. Eh bien, répéta le comte , maintenant que nous nous entendons , maintenant que vous n'avez plus aucune défiance, fixoBS, si vous le voulez bien, une somme générale pour la pre- mière année : six millions par exemple.
— Six millions, soitl dit Danglars suffoqué.
146 LE COMTE DE ^MONTE-CRISTO.
— S'il me faat plus , reprit machinalement Monti^ Cristo, nous mettrons plus ; mais je ne compte restor qu'une année en France, et, pendant celte année, je ne crois pas dépasser ce chiffre... curin nous verrons... Veuill<!»z, pour commencer, me faire porter cinq cent mille francs demain, je serai „chez moi jusqu'à midi, el, d'ailleurs, si je n'y étais pas , je laisserais un reçu à mon intendant.
— L'argent sera chez vous demain à dix heures du matin, monsieur le comte, répondit Danglars. Voulez- vous de l'or, ou des billets de banque, ou de l'argent?
— Or et billets par moitié, s'il vous plail. Et le comte se leva.
— Je dois vous confesser une chose, monsieur fe comte , dit Danglars à sou tour : je croyais avoir des no lions exactes sur toutes les belles fortunes de l'Europe, et cependant la vôtre, qui me parait considérable, m'était, je l'avoue, tout à fait inconnue ; elle est récente?
— Non , Monsieur, répondit Monte-Cristo, elle est, au contraire, de fort vieille date : c'était une espèce de trésor de famille auquel il était défendu de toucher, el dont les intérêts accumulés ont triplé le capital ; l'époqne fixée par le testateur est révolue depuis quelques années seulement : ce n'est donc que depuis quelques années que j'en use, et votre ignorance à ce s"jet n'a rien que de naturel; au reste, vous la connaîtrez mieux dans quel- que temps.
Et le comte accompagna ces mots d'un de ces sourires pâles qui faisaient si grand'peur a Franz d'Épinay.
— Avec vos goûts et vo? intentions, Monsieur, con- tinua Danglars, vous allez déployer dans la capitale un luxe qui va nous écraser tous, nous autres pauvres petits minionnaires : ccDendîwt comme vous me paraisse»
LE COMTE DE MONTE-CRLSTO 447
amatenr, car lorsque je suis entré vous regardiez mes tableaux, je vous demande la permission de vous faire voir ma paierie : tous tableaux anciens , toub tableau>^ de maîtres garan'is comme tels ; je n'aùne pas les mo- dernes.
— Vous avez raison. Monsieur, car ils ont en général un grand défaut, c'est celui de n'avoir pas encore en le temps de devenir des anciens.
— Puis-je vou« montrer quelques statues de Thor- waldsen, de Bartoloni, de Canova, tons artistes étrangers. Comme vous voyez, je n'apprécie pas les artistes français.
— Vous avez le droit d'être injuste avec eux, .Monsieur, ce sont vos compatriotes.
— Mais tout cela sera pour plus tard, quand nous au- rons fait meilleure connaissance; pour aujourd'hui je me contenterai , si vous le permettez toutefois, de vous pré - senter à madame la baronne Danglars; excusez mou empressement, monsieur le comte, mais im client comme vous fait presque partie de la famille.
Monte-Cristo s'inclina, en signe qu'il ac<*eptait l'hon- neur que le financier voulait bien lui faire.
Danglars soima : un laquais, vèta d'une livrée écla- tante, parut.
— Madame la baronne est-elle chez «lie? denanda Danglars.
— cmi, monsieur le baron , répondit le laquais.
— Seule?
— Non, madame a du monde.
— Ce ne sera pas indiscret de vous présenter devant quelqu'un, n'est-ce pas, monsieur le comte? Vous v gardez pas l'incognito?
— Non, Monsieur le baron, dit en souriant Monld' Crlsto, je ne me reconnais pas ce droit-là.
44R LE COMTE DE MONTE-CKISTO.
— Et qui est près de Madame? M. Debray? demaDda Danglars avec une bonhomie qui fit sourire intérieure- ment Monte-Cristo, déjà renseigné sur les transparents secrets d'intérieurs du financier.
— M. Debray, oui, monsieur le baron, répondit le la- quais.
Danglars fit un signe de tète.
Puis se tournant vers Monte-Cristo :
— M. Lucien Debray, dit-il, est un ancien ami à nous, secrétaire intime du ministre de l'intérieur; quanta ma femme, elle a dérogé en m'épousant, car elle appartient à une ancienne famille : c'est une demoiselle de Servie- res , veuve en premières noces de M. le colonel marquis de Nargonne.
— Je n'ai pas l'honneur de connaître madame Dan glars ; mais j'ai déjà rencontré M. Lucien Debray.
— Bahl dit Danglars, où donc cela?
— Chez M. de Morcerf.
— Ah ! vous connaissez le petit vicomte ? dit Danglars.
— Nous nous sommes trouvés ensemble à Rome à l'époque du carnaval.
— Ah ! oui, dit Danglars ; n'ai-je pas entendu parler de quelque chose comme une aventure singulière avec ies bandits, des voleurs dans les ruines? Il a été tiré de là miraculeusement. Je crois qu'il a raconté quelque chose de tout cela à ma femme et à ma fille à son retour d'Italie.
— Madame la baronne attend ces messieurs , revint dire le laquais.
— Je passe devant pour vous montrer le chemin, fit Danglars en saluant.
— Et moi, je vous suis, dit Monte-Cristo.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 149
IX
l'attelage GRIS-POMMELfi.
Le baron, suivi du comte, traversa une longne file d'appartements remarquables parleur lourde somptuosité et leur fastueux mauvais goût, at arriva jusqu'au boudoir de madame Danglars , petite pièce octogone teodue de satin rose recouvert de mousseline des Indes ; les fau- teuils étaient envieux bois doré et en vieilles étoffes; les dessus des portes représentaient des bergeries dans le genre de Boucber ; enfin deux jolis pastels en médaillon, en harmonie avec le reste de l'ameublement, faisaient de cette petite chambre la seule pièce de l'hôtel qui eût quelque caractère ; il est vrai qu'elle avait échappé au plan général arrêté entre M. Danglars et son architecte, une des plus hautes et des plus éminentes célébrités de l'empire, et que c'étaient la baronne et Lucien Debray seulement qui s'en étaient réservé la décoration. Aussi M. Danglars, grand admirateur de l'antique à la manière dont le comprenait le Directoire , méprisait-il fort ce co- quet petit réduit, où, au resîe, il n'était admis en généra/ qu'à la condition qu'il ferait excuser sa présence en ame- nant quelqu'un ; ce n'était donc pas en réalité Danglars qui présentait, c'était au contraire lui qui était présenté et qui était bien ou mal reçu selon que le visage du vi- siteur était agréable ou désagréable à la baronne.
Madame Danglars , dont la beauté pouvait encore être citée, malgré ses irente-six ans, était à son piano, peut
150 LE COMTE DE Mtrî<TE-CRISTO.
chef-d'œuvre de marquelerie, tandis que Lucien Debray, assis devant une table à ouvrage, feuilletait un album.
Lucien avait déjà, avant son arrivée, eu le temps de raconter a la baronne bien des choses relatives au comte. On sait combien, pendant le déjeuner cher Albert, Monte- Cristo avait fait impression sur ses convives : cette im- pression , si peu impressionnable qu'il fftt , n'était pas encore effacée chez Debray, et les renseignements qu'il avait donnés à la baronne sur le comte s'en étaient res- sentis. La curiosité de madame Danglars, excitée par les anciens détails venus de Morcerf et les nouveaux détails venus de Lucien, était donc portée à son comble. Aussi cet arrangement de piano et d'album n'était qu'une de ces petites ruses du monde à l'aide desquelles on voile les plus fortes précautions. La baronne reçut en consé- quence M. Danglars avec un sourire , ce qui de sa part n'était pas chose habituelle. Quant au comte, il eut, eu échange de son salut, une cérémonieuse, mais en même temps gracieuse révérence.
Lucien, de son côté, échangea avec le comte un salut de demi-connaissance , et avec Danglars un geste d'in- timité.
— Madame la baronne , dit Danglars , permettez que je vous présente M. le comte de Monte-Cristo, qui m'est adressé par mes correspondants de Rome avec les re- comniandations les plus instantes : je n'ai qu'un mot à en dire et qui va eu un instant le rendre la coqueluche de toutes nos belles dames; il vient à Paris arec l'inten- tion d'y rester un an et de dépenser six millions pendant cette année ; cela promet une série de bals , de dmers , de médianoches, dans lesquels j'espère que M. le comte ce nous oubliera pas plus que nous ne l'ouLlieroQs nous- mêmes dans nos petites fêtes.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 151
Qaoiqae la présentation fût assez grossièrement buan- -Guse, c'est, en général, une chose si rare qu'un homme \ enani a Paris pour dépenser en une année la forione d'un prince, que madame Danglars jeta sur le comie ub coup d'œil qui n'était pas dépourvu d'un certain intérêt.
— Et vous êtes arrivé, Monsieur?... demanda la ba- ronne.
— Depuis hier malin. Madame.
— Et vous venez, selon votre habitude, à ce qu'on m'a dit, du bout du monde f
— De Cadix cette fois, Madame, purement et simple- ment.
— Oh I vous arrivez dans une affreuse saison. Paris est détestable l'été ; il n'y a plus ni bals, ni réunions, ni fêtes. L'Opéra italien est à Londres, l'Opéra français est partout, excepté à Paris ; et quant au Théâtre-Français, vous savez qu'il n'est plus nulle part. U nous reste donc pour tonte distraction quelques malheureuses courses au Champ de Mars et à Satory. Ferez- vous courir, mon- sieur le comte ?
— Moi, Madame, dit Monte-Cristo, je ferai tout ce qu'on fait à Paris, si j'ai le bonheur de trouver quel- qu'un qui me renseigne convenablement sur les habi- tudes françaises.
— Vous êtes amateur de chevaux, monsieur le comte?
— J'ai passé une partie de ma vis en Orient, Madame, et les Orientaux, vous le savez , n'estiment que deux choses au monde : la noblssse d«s chevaux et la beauté des femmes.
— Ah I monsieui le comte, dit la baronne, vous ao- riez dû avoir la galanterie de mettre les femmes les pre- mières.
— Vous voyez. Madame, que j'avais bien raison quand
1B2 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
toat k rbeure je souhaitais un précepteur qui pût me guider dans les habitudes françaises.
En ce moment la camériste favorite de madame U baronne Oan^Iars entra, et. s'approchant de sa maîtresse, lui glissa quelques mots à l'oreille.
Madame Danglars pâlit.
— Impossible I dit-elle.
— C'est l'exacte vérité, cependant, Madame, répondit la camériste.
Madame Danglars se retourna du côté de son mari.
— Est-ce vrai, Monsieur?
— Quoi, Madame? demanda Danglars visiblement agi té.
— Ce que me dit cette fille...
— Et que vous dit-elle ?
— Elle me dit qu'au moment où mon cocher a été pour mettre mes chevaux à ma voiture, il ne les a pas trou- vés à l'écurie -, que signifie cela, je vous le demande?
— Madame, dit Danglars, écoulez-moi.
— Oh I je vous écoute. Monsieur, car je suis curieuse de savoir ce que vous allez me dire ; je ferai ces mes- sieurs juges entre nous , et je vais commencer par leur dire ce qu'il en est. Messieurs, continua la baronne, M. le baron Danglars a dix chevaux à l'écurie ; parmi ces dix chevaux, il y en a deux qui sont à moi, des che- vaux charmants, les plus beaux chevaux de Paris ; vous les connaissez, monsieur Debray, mes gris-pommele I Eh bien 1 au moment où madame de Villeforî m'em- prunte ma voiture, où je la lui promets pour aller de- main *u bois, voilà les deux chevaux qui ne se retrou- vent plus I M. Danglars aura trouvé à gagner dessus quelques milliers de francs, et il les aura vendus. Oh I la vilaine race , mon Dieu ! que celle des spéculateurs I
«^ Madame, répondit Danglars, les cheva'jx éiaieut
LE œMTE DE MONTE-CRISTO. 153
îrop vifs, ils avaient quatre ans à peine, ils me faisaient pour vous des peurs horribles.
— Eh 1 Monsieur, dit la baronne, vous savez bien que j'ai depuis un mois à moii service le meilleur cocher de Paris, à moins toutefois que vous ne l'ayez vendu avec les chevaux.
— Chère amie, je vous trouverai les pareils, de plus beaux même, s'il y en a; mais des chevaux doux, calmes, et qui ne m'inspirent plus pareille terreur.
La baronne haussa les épaules avec un air de profond mépris.
Danglars ne parut point s'apeicevoir de ce geste plus que conjugal ; et se retournant vers Monte-Cristo :
— En vérité, je regrette de ne pas vous avoir connu plus tôt, monsieur le comte, dit-il ; vous montez votre maison ?
— Mais oui, dit le comte.
— Je vous les eusse proposés. Imaginez-vous que je les ai donnés pour rien ; mais, comme je vous l'ai dit, je voulais m'en défaire : ce sont des chevaux de jeune boDune.
— Monsieur, dit le comte, je vous remercie ; j'en ai acheté ce matin d'assez bons et pas trop cher. Tenez , voyez, monsieur Debray, vous êtes amateur, je crois?
Pendant que Debray s'approchait de la fenêtre, Dan- glars s'approcha de sa femme.
— Imaginez-vous, Madame, lui dit-il tout bas , qu'on est venu m'offrir un prix exorbitant de ces chevaux. Je De Sais quel est le fou en train de se ruiner qui m'a en- voyé ce matin son intendant, mais le fait est que j'ai gagné ^eize mille francs dessus ; ne me boudez pa», et je vous en donnerai quatre mille, et deux mille à £u-
Ift4 LE COMTE DE MONTE-CRISTO
Madame Danglars laissa tomber sur son mari an r#~ gard écrasant.
— Oh ! mon Dieu 1 s'écria Debray.
— Quoi donc ? demanda la baronne.
— Mais je ne me trompe pas, ce sont vos chevaoï» vos propres chevaux attelés à la voiture du comte.
— Mes gris-pommeJé I s'écria madame Daugiars. Et elle s'élança vers la fenôtre.
— En effet, ce sont eux. dit-elle. Danglars était stupéfait.
— Est-ce possible ? dit Monte-Cristo en jouant l'éton- oement.
— C'est incroyable I murmura le banquier.
La baronne dit deux mots à l'oreille de Debray, qui s'approcha à son tour de Monte-Cristo.
— La baronne vous fait demander combien son mari vous a vendu son attelage.
— Mais je ne sais trop, dit le comte, c'est une sur- prise que mon intendant m'a faite, et... qui m'a coûté trente mille francs, je crois.
Debray alla reporter la réponse à la baronne. Danglars était si pâle et si décontenancé, que le comte eut l'air de le prendre en pitié.
— Voyez, lui dit-il, combien les femmes sont ingrates : cette prévenance de votre part n'a pas touché un instant la baronne ; ingrate n'est pas le mot, c'est folle que je devrais dire. Mais que voulez-vous, on aime toujours ce qui nuit ; aussi, le plus court, croyez-moi, cher baron, est toujours de les laisser faire à lemr tète ; si elles se la brisent, au moins, ma foi ! elles ne peuvent s'en prendre qu'à elles.
Danglars ne répondit rieu, il prévoyait dans un pro- ehaiu avenir une scène désastreuse ; déjà le souicil de
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. |B5
madame la baronne s'étaii froncé, et, comme celui fle Jupiter Olympien, présageait un orage ; Debras qui le sentait grossir, prétexta une affaire et partit. Monte- Cristo, qui ne voulait pas gâter la position qu'il comp- tait conquérir en demeurant plus longtemps, salua ma- dame Danglars et se retira , livrant le baron à la colère de sa femme.
— Bon ! pensa Monte-Cristo en se retirant, j'en suis arrivé où j'en voulais venir ; voilà que je tiens dans mes mains la paix du ménage et que je vais gagner d'un seul coup le cœur de monsieur et le cœur de madame ; que. bonheur I Mais, ajouta t-il, dans tout cela, je n'ai point été présenté à mademoiselle Eugénie Danglars, que j'eusse été cependant fort aise de connaître.
— Mais , reprit-il avec ce sourire qui lui était parti- culier, nous voici à Paris, et nous avons du temps de- vant nous... Ce sera pour plus tard !...
Sur cette réflexion, le comte monta en voiture et ren- tra chez lui.
Deux heures après, madame Danglars reçut une lettre charmante du comte de Monte-Cristo , dans laquelle il lui déclarait que, ne voulant pas commencer ses débuts dans le monde parisien en désespérant une jolie femra^ il la suppliait de reprendre ses chevaux.
Ils avaient le même harnais qu'elle leur avait va le matin -, seulement , au centre de chaque rosette qu'ils portaient sur l'oreille, le comte avait fait coudie un dia- mant.
Danglars. aussi, eut sa lettre.
Le comte lui demandait la permission de passer à la baronne ce caprice de millionnaire , le priant d'excuser le> façons orientales dor< >» renvoi des chevaux était accompagné.
186 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Pendant la soirée, Monte-Cristo partit pour Auteuif, ac- mmpaçné d'Ali.
Le lendemain, vers trois heures, Ali, apptlé par un coup de timbre, entra dans le cabinet du comte
— Ali, lui dit-il, tu m'as souvent parlé de ton adresse à lancer le lasso ?
41i fit signe que oui et se redressa fièrement.
— Bien !... Ainsi, avec le lasso, tu arrêterais un bœuf? Ali fit signe de la tète que oui.
— Un tigre?
Ali fit le même signe.
— Un lion ?
Ali fit le geste d'un homme qui lance le lasso, et imita un rugissement étranglé.
— Bien ! je comprends, dit Monte-Cristo ; tuas chassé le lion ?
Ali fit un signe de tête orgueilleux.
— Mais arrêterais-tu dans leur course deux chevaux emportés?
Ali sourit.
— Eh bieni écoute, dit Monte-Cristo. Tout à l'heure une voiture passera emportée par deux chevaux gris- pommelé, les mêmes que j'avais hier. Dusses-tu te faire écraser, il faut que tu arrêtes cette voiture devant ma porte.
Ali descendit dans la rue et traça devant la porte une ligne sur le pavé ; puis il rentra et montra la ligne au comte, qui l'avait suivi des yeux.
Le comte lui frappa doucement sur l'épaule : c'était sa manière de remercier Ali. Puis le Nubien alla fumer sa chibouque sur la borne qui formait l'angle de la maison •t de la rue , tandis que Monte-Cristo rentrait sans plus «'occuper de rien.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 157
Cependant, vers cinq heures, c'est-à-dire l'heire on le comte attendait la voiture ; on eût pu voir naître eu lui les slpnes presque imperceptibles d'une légère impa- tience : il se promenait dans une chambr*» donnant sur la rue , prêtant l'oreille par intervalles , et de Umps en temps se rapprochant de la fenêtre, par laquelle il aper- cevait Ali poussant des bouffées de tabac avec une rég*.» - larité indiquant que le Nubien était tout enti'^r à cette importante occupation.
Tout à coup on entendit un roulement lointain , mais qui se rapprochait avec la rapidité de la foudre ; puis une calèche apparut dont le cocher essayait inutilement de retenir les chevaux, qui s'avançaient furieux, héris- sés, bondissant avec des élans insensés.
Dans la calèche, une jeune fenmie et un enfant de sept à huit ans, se tenant embrassés, avaient perdu par l'excès de la terreur jusqu'à la force de pousser un cri ; il eût suffi d'une pierre sous la roue ou d'un arbre acoro- ché pour briser tout à fait la voiture, qui craquait. La voi- ture tenait le milieu du pavé, et on entendait dans la rue les cris de terreur de ceux qui la voyaient venir.
Soudain Ali pose sa chibouque, tire de sa poche le lasso, le lance, enveloppe d'un triple tour les jambes de devant du cheval de gauche, se laisse entraîner trois ou quatre pas par la violence de l'impulsion ; mais, au bout de ces trois ou quatre pas, le cheval enchaîné s'abat, tombe sur la flèche, qu'il brise, et paralyse les efforts que fait le cheval resté debout pour continuer sa course. Le cocher saisit cet instant de répit pour sauter en oas de son siège ; iphis déjà Ali a saisi les naseaux du second cheval avec ses doigts de fer, et l'animai , hennissant de douleur, s'est allongé convulsivement près de son cum- pagnoiu
458 LE COMTE DE HlONTE-CBJSTO.
Il a fallu à tout cela le temps qu'il faui à la balle pour happer le but.
Cependant il a suflB pour que de la maison en face des laquelle l'accident est arrivé , un homme se soit élancé suivi de nlusieurs serviteurs. Au moment où le cucber ouvre la portière , il enlève de la calèche la dame, qui d'une main se cramponne au coussin, tandis qoe de l'autre elle serre contre sa poitrine son fils érancui, Monte-Cristo les emporta tous les deux dans le salon, et les déposant sur un canapé :
— Ne craignez plus rien, Madame , dit-ii ; vous êtes sauvée.
La femme revint à elle , et pour réponse elle lui pré- senta son fils, avec un regard plus éloquent que toutes les prières.
En effet, l'enfant était toujours évanoui.
— Oui, Madame, je comprends, dit le comte en exami- nant l'enfant ; mais, soyez tranquille , il ne lui est ar- rivé aucun mal, et c'est la peur seule quil'a mis dans cet état.
— Oh! Monsieur, s'écria la mère, ne me diies-vou.«; pas cela pour me rassurer ? Voyez comme il est pâle I Mon fils I mon enfant I mon Edouard I réponds donc à ta mère? Âhl Monsieur! envoyez chercher un médecin. Ma fortune à qui me rend mon fils !
Monte-Cristo fil de la main un geste pour calmer la mère éplorée ; et, ouvran: un coffret, il en tira un flacon de Bohême, incrusté d'or, contenant une liqueur rouge connue du sang et dont il laissa tomber une seule goutte sur les lèvres de l'enfant.
L'eufant, quoique toujours pâle, rouvrit aussitôt les yeux.
A cette vue, la joie de la mère fut presque on aelire.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. ISS
— Où suis-je ? s'écria-l-elle , et à qui dois-je tant de bonheur après une si crnelle épreuve ?
— Vous ôtes. Madame, répondit Monte-Cristo, chez rbomine le pins heureux d'aroir pu vous épargner U9 chagrin.
— Oh 1 maudite curiosité I dit la dame. Tout Paris pa^ lait de ces maniaques chevaux de madame Danglars, el j'ai eu la folie de vouloir les essayer.
— Comment ! s'écria le comte avec une surprise ad- mirablement jouée, ces chevacx soBt ceux de la ba- roime?
— Oui, Monsieur ; la connaissez- vous?
— Madame Danglars?... j'ai cet honneur, et ma joie est double de vous voir sauvée du péril que ces chevaux vous ont fait courir ; car ce péril « c'est à moi que vous eussiez pu l'attribuer : j'avais acheté hier ces chevaux ab baron : mais la baroaue a paru tellement les regretter, que je les lui ai renvoyés hier eu la priant de les accep- ter 4» ma main.
— Mais alors vous êtes donc le comte de Monte-Cristo dont Ueraune m'a tant parlé hier ?
— Oui, Madame^ fit le comte.
— Moi, Monsieur, je stiis madame Héloïse de Villa fort.
l^e comte salua en homme djvant lequel on prononce on Ufjïa parfaitement inconnu.
— Obi que M. de Villefort sera reconiuissant ! reprit Héloïse ; car enfin il vous devra notre vie à tous deux : Toos lui avez rendu sa fenune et son fils. Assurément , sans vuire généreux serviteur ce cher enfant et mei unu3 étions tueM.
— Hé(a.s Madame l je D'émis eucore du péril qiw vous MMu couru.
160 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Ohf j'espère que vous me permettrez de récom- penser dignement le dévouement de cet homme
— Madame, répondit Monte-Cristo, ne me gâtez pas Ali, je vous prie, ni par des louanges, ni par des récom- penses : ce sont des habitudes que je ne veux pas qu'il prenne. Ali est mon esclave ; en vous sauvant la vie 11 me sert, et c'est de son devoir de me servir.
— Mais il a risqué sa vie, dit madame de Villefort, à qui ce ton de maître imposait singulièrement.
— J'ai sauvé cette vie. Madame, répondit Monte- Cristo ; par conséquent elle m'appartient.
Madame de Villefort se tut : peut-être réfléchissait-elle a cet homme qui, du premier abord, faisait- une si pro- fonde impression sur les esprits.
Pendant cet instant de silence, le comte put consi- dérer à son aise l'enfant que sa mère couvrait de baisers. II était petit, grêle, blanc de peau comme les enfanis roux, et cependant une forêt de cheveux noirs , rebelles à toute frisure, couvrait son front bombé, et, tombant sur ses épaules en encadrant son visage, redoublait la vivacité de ses yeux pleins de malice sournoise et de juvénile méchanceté ; sa bouche, à peine redevenue ver- meille, était fine de lèvres et large d'ouverture ; les traits le cet enfant de huit ans annonçaient déjà douze ans au moins. Son premier mouvement fut de se débariasser par une brusque secousse des bras de ^sa mère , et d'aller ouvrir le coffret d'où le comte avait tiré le flacon d'élixir ; puis aussitôt, sans en demander la permission à per- sonne, et en enfant habitué à satisfaire tous ses caprices, il se mit à déboucher les fioles.
— Ne touchez pas à cela , mon ami , dit vivement !• romte, quelques-unes de ces liqueurs sont dangereuse», Qon-seulement à boire, mais même à respirer.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 161
Madame de Villefort pâlit et arrêta le bras de son fils qu'elle ramena vers elle ; mais , sa crainte calmée , elle jetaanssitôt sur le coffret un court mais expressif regard que le comte saisit au passage.
En ce moment Ali entra.
Madame de Villefort fit un mouvement de joie , et ra- menant l'enfant plus près d'elle encore :
— Edouard, dit-elle, vois-tu ce bon serviteur : il a et» bien courageux, car il a exposé sa vie pour arrêter let chevaux qui nous emportaient et la voiture qui allait S6 briser. Remercie-le donc, car probablement sans lui, à cette heure, serions-nous morts tous les deux.
L'enfant allongea les lèvres et tourna dédaigneuse- ment la tête.
— D est trop laid, dit-il.
Le comte sourit comme si l'enfant venait de remplir une Je «es espérances ; quant à madame ûe Villefort^ elle gourmanda son fils avec une modération qui n'eût , certes, pas été du goût de Jean- Jacques Rousseau si \b petit Edouard se fût appelé Emile.
— Vois-tu , dit en arabe le comte à Ali , cette dame prie son fils de te remercier pour la vie que tu leur as sauvée à tous deux, et l'enfant répond que tu es trop laid.
Ali détourna un instant sa tète intelligente et regarda l'enfant sans expression apparente ; mais un simple fré- missement de sa narine apprit à Monte-Cristo que l'A rabe venait d'être blessé au cœur.
— Monsieur , demanda madame de Villefort en se le- vant oour se retirer, est-ce votre demeure habituelle que cette maison ?
— - Non , Madame, répondit le comte, c'est ai e espèce de pied-à-terre que j'ai acheté : j'habite avenue des Champs-Elysées, n» 30. Mais je vois que vo»*^ êtes tout
«62 LE COMTE DE MONTE-CRISFO.
a fait remise, et que vous désirez vous retirer. Je viena d'ordonner qu'on attelle ces mêmes chevaux à ma voi- ture . ât Âli , ce garçon si laid , dit-il en souriant à 1 en- fant, va avoir l'honneur de vous reconduire chei vous, tandis que votre cocher restera ici pour faire raccom- moder la calèche. Aussitôt cette besogne indispensable l'^rminée, un de mes attelages la reconduira directement chez madame Danglars.
— Mais, dit madame de Villefort, avec ces mêmes chevaux je n'oserai jamais m'en aller.
— Oh ! vous allez voir , Madame , dit Monte-Cristo ; sous la main d'Ali, ils vont devenir doux comme des agneaux.
tn effet , Ali s'était approché des chevaux qu'on avait remis sur leurs jambes avec beaucoup de peine. 11 tenait à la main une petite éponge imbibée de vinaigre aroma- tique ; il en frotta les naseaux et les tempes des chevaux, couverts de sueur et d'écume, et presque aussitôt ils se mirent à souffler bruyamment et à frissonner de tout leur corps durant quelques secondes.
Puis, au milieu d'une foule nombreuse que les débris de la voiture et le bruit de l'événement avait attirée de- vant la maison , Ali fit atteler les chevaux au coupé du comte, rassembla les rênes, monta sur le siège, et, au grand étonnemenî des assistants qui avaient vu ces che- vaux emportés comme par uii tourbillon, il fut obligé d'user vigoureusement du fouet pour les faire partir , et encore ne put-il obtenir des fameux gris-pommelé, main- tenant stupides, pétrifiés, morts, qu'un trot si mal assuré et si languissant, qu'il fallut près de deux heures à xm. dame de Villefort pour regagner le faubourg Saint-Ho- noré. où elle demeurait.
A peine arrivée chez e\le^ et l«s premières émotions
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. J«
itt CmUle apaisées, '^Ue écriTïi le billet suivant a xa»r dame Danglars :
■ Cbère Hermine,
« Ja viens d'être njinwMilenseTTîent sauvée avec mon fils par ce même comte de Mouie-Cristo dont nous avons tant parlé hier 9oir, et que j'étais loiv de me douter que je verrais aujourd'hui- Hier vous m'av ex parié de lui avec un enthousiasme que je n'ai pa m'em pécher de railler de toute la force de mon pauvre petit esprit, mais aujoor- d'bui je trouve cet entiiousiasrae bien au-dessous de l'homme qui l'inspirait. Vos chevaux s'étaient emportés au Ranelagh comme s'ils eussent été pris de frénésie, et nous allions prcbablement être mis en morceaux, mon pauvre Edouard et moi, contre le premier arbre de la route ou la première borne du village, quand un Arabe, un nègre, un Nubien, un homme noir enfin, au service du comte, a, sur un signe de lui, je crois, arrêté l'élan des chevaux, au risque d'être brisé lui-môme, et c'est vraiment un miracle qu'il ne l'ait pas été. Alors le comte est accouru, nous a emportés chez lui, Edouard et moi, et là a rappelé mou fils à la vie. Cest dans sa propre voi- ture que J'ai été ramenée à l'hôtel; la vôtre vous sera renvoyée demain. Vous trouverez vos chevaux bien affai blis depuis ret accidsnt; ils sont comme hébét<^s; on di- rait qu'ils ne peuvent se pardonner à eux-mêmes de l'être laissé dompter par un homme. Le comte m'a char- gée de vous dire que deux jours de repos sur la litière et de l'orge poor toute nourriture les remettront dans on état »ussi florissaoi, oe qui veut dire aussi «"fTrayant qu'hier.
« Adieu t Je ne vous remercie pas de ma pruuienaùe.
IB4 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
et, quand je réfléchis, c'est cependant de l'ingratitude qn« de vous garder rancune pour les caprices de votre atte- lage ; car c'ent à l'un de ces caprices que je dois d'avoir vu le comte de Monte-Cristo, et l'illustre étranger me paraît, à part les millions dont il dispose, un problème si curieux et si intéressant, que je compte l'étudier à tout prix, dussé-je recommencer une promenade au bois avec vos propres chevaux.
■ Edouard a supporté l'accident avec un courage mi- raculeux. Il s'est évanoui, mais il n'a pas poussé un cri auparavant et n'a pas versé une larme après. Vous me direz encore que mon amour maternel m'aveugle ; mais il y a une âme de fer dans ce pauvre petit corps si frèle et si délicat.
« Notre chère Valentine dit bien des choses à votre chère Eugénie; moi, je vous embrasse de tout cœur.
« Héloïse de Villefort.
« P.-S. Faites-moi donc trouver chez vous d'une façon quelconque avec ce comte de Monte-Cristo, je veux abso- lument le revoir. Au reste, je viens d'obtenir de M. de Villefort qu'il lui fasse une visite ; j'espère bien qu'il la lui rendra. »
Le soir, l'événement d'Auteuil faisait le sujet de t6utes les conversations : Albert le racontait à sa mère, Château-Renaud au Jokey-Club, Debray dans le s^lon du ministre ; Beauchamp lui-même fit au comte la ga- lanterie, dans son journal, d'nn fait-divers de vingt lignes, qui posa le noble étranger en héros auprès de toutes les femmes de l'aristocratie.
Beaucoup de gens allèrent se faire inscrire chez loft»
LE COMTE DE MONrE-CRISTO. 165
dame <le Villefori afin d'avoir le droit de renouveler leur visite en temps utile et d'entendre alors de sa bouche louf les détails de cette pittoresque aventure.
Quant à M. de Villefort, comme l'avait dit Héloïse, il pnt un habit noir, des gants blancs, sa plus belle livrée, fil monta dans son carrosse qui vint, le môme soir, s'ar- rêter à la porte du numéro 30 de la maison des Cbamps- Éb'sées.
X
IDÊOLOGIB.
Si le comte de Monte-Cristo eût vécu depuis long- temps dans le monde parisien, il eût apprécié en toute sa valeur la démarche que faisait près de lui M. de Vil- lefort.
Bien en cour, que le roi régnant fût de la branche aînée ou de la branche cadeite, que le ministre gouvernant fût doctrinaire, libéral ou conservateur ; réputé habile par tous, comme on répute généralement habiles les gens qui n'ont jamais éprouvé d'échecs politiques; haï de beaucoup, mais chaudement protégé par quelques-uns sans cependant être aimé de personne, M. de Villefort avait ime des hautes positions de la magistrature, et se tenait à cette hauteur comme un Harlay ou comme un Mole. Son salon, régénéré par une jeune femme et par une fille de son premier mariage à peine âgée de dix- huit ans, n'en était pas moins un de ces salons sévères de Paris où l'on observe le culte des traditions et la re-
IM LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
ligioD de l'étiquette. La politesse froide, la fidélité abso- lue aux principes Rouvernententaux, un mépris profond des théories et des théoriciens, la haine prufoude des idéologues, teis étaient les éléments de la vie intérieure et publique affichés par M. de Villefort.
M. de Villefort n'était pas seuleoient magistrat, c'était presque un diplomate. Ses relations avec l'ancienne cour, dont il parlait toujours avec dignité et respect, le faisaient respecter de la nouyelle, et il savait tant de choses que non -seulement on le ménageait toujours, mais encore qu'on le consultait quelquefois. Peut-être n'en eût-il pas été ainsi si l'on eût pu se débarrasser de U. de Villefort ; mais il habitait, conmie ces seigneurs féodaux rebelles à leur suzerain, une forteresse inexpu- gnable. Cette forteresse, c'était sa charge de procureur du roi, dont il exploitait merveilleusement tous les avantages, et qu'il n'eût quittée que pour se faire député 3t pour remplacer ainsi la neutralité par de l'opposition.
En général, M. de Villefort faisait ou rendait peu de visites. Sa femme visitait pour lui : c'était chose reçud dans le monde, où l'on mettait sur le compte des graves et nombreuses occupations du magistrat ce qui n'était en réalité qu'un calcul d'orgueil, qu'une quintessence d'a- ristocratie, l'application enfin de cet axiome : Fais sem- blant de t'estmutr, et on t'ettimera, axiome plus utile cent fois dans notre société que celui des Grecs : Connais-toi toi-même, remplacé de nos jours par 1 art moins difficile et plus avantageux de connaître les autres.
Pour ses amis, M. de Villefort était un protecteur puis- .<iaDt: pour ses ennemis, c'était un adversaire sourd, mais achanMT; pour les indifférents, c'était la statue de la loi faite homme : abord hautain, physionomie impa.s- sible, regard terne et dfipoli. ou iz>«o)effiment perçaui et
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 167
scrutateur, tel était l'homme dont quatre révolutions h» bilem 3nt entassées l'une sur l'autre avaient d'abord cons- truit, puis cimenté le piédestal.
M de Villefort avait la réputation d'être l'homme la moins curieux et le coins banal de France ; il donnait un bal tous les ans et n'y paraissait qu'uB quart d'beure, c'est-à-dire quarante-cinq minutes de moins que ne le fait le roi aux siens ; jamais oc ne le voyait ni aux théâtres, ni aux concerts, ni dans aucun lieu public; quelquefois, mais rarement, il faisait une partie de whist, et l'on avait soin alors de lui choisir des joueurs dignes de lui : c'était quelque ambassadeur, quelque archevêque, quel- que prince, quelque président, ou enfin qnelqne du- chesse douairière.
Voilà quel était l'homme dont la voiture venait de s'arrêter devant la porte du comte de Monte-Cristo.
Le valet de chambre annonça M. de Villefort au mo- ment où le comte, incliné sur une grande table, suivait sur une carte un itinéraire de Saint-Pétersbourg en Chine.
Le procureur du roi entra du même pas grave et com- passé qu'il entrait au tribunal ; c'était bien le même homme, ou plutôt la suite du même homme que nous avons vu autrefois substitut à Marseille. La nature, con- séquente avec ses principes, n'avait rien changé pour lui au cours qu'elle devait suivre. De mince, il était de- venu maigre, de pâle il était devenu jaune ; ses yeux enfoncés étaient caves, et ses lunettes aux branches d'or, en posant sur l'orbite, semblaient faire partie de la fi- gure; excepté sa cravate blanche, le reste de son costume était parfaitement noir , et cette couleur funèbre n'était tranchée que par le léger liséré de ruban rouge qui pas- sait imperceptible par sa boutonnière et qtù semUail une ligue de san^ tracée au pinceau.
168 LE COMTE DE MONTE-CRISIO.
Si maître de lui que fût Monte-Cristo, il examina aver nne visible curiosité, en lui rendant son salut, le magis- trat gur, défiant par habitude et peu crédule surtout quant aux meneilles sociales, était plus disposé à voir dans le noble étranger, c'était ainsi qu'on appelait déjà Monte-Cristo, un chevalier d'industrie venant exploiter un nouveau théâtre, ou un malfaiteur en état de rupture de ban, qu'un prince du saint-siége ou un sultan des Mille et une Nuits.
— Monsieur, dit Villefort avec ce ton glapissant af- fecté par les magistrats dans leurs périodes oratoires, el dont ils ne peuvent ou ne veulent pas se défaire dans la conversation , Monsieur, le service signalé que vous avez rendu hier à ma femme et à mon fils me fait un devoir de vous remercier. Je viens donc m'acquitter de ce de- voir et vous exprimer toute ma reconnaissance.
Et, en prononçant ces paroles, l'œil sévère du magis- trat n'avait rien perdu de son arrogance habituelle. Ces paroles qu'il venait de dire, il les avait articulées avec sa voix de procureur général, avec cette roideur inûexible de cou et d'épaules qui faisait, comme nous le répé- tons, dire à ses flatteurs qu'il étaiC la statue vivante de la loi.
— Monsieur, répliqua le comte à son tour avec une froideur glaciale, je suis fort heureux d'avoir pu conser- ver un fils à sa mère, car on dit que le sentiment de la maternité est le plus saint de tous, et ce conheur qui m arrive vous dispensait, Monsieur, de remplir un de- voir dont l'exécution m'honore sans doute, car je sais que monsieUîT de Villefort ne prodigue pas la faveui qu'il me fait, mais qui, si précieuse qu'elle soit cepen- dant, ne vaut pas pour moi la satisfaction intérieure.
Villefort, étonné de cette sortie à laquelle il ne s'atieû-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 169
daït pas , tressaillit comme nn soldat qui sent le coup qu'on lui porte sous l'armure dont il est couvert, et un pli de sa lèvre dédaigneuse indiqua que dès l'-itord il ne tenait pas le comte de Monte-Cristo pour un gentilhomme bien civil.
n jeta les yeux autour de lui pour raccrocher à quoi- que chose la conversation tombée, et qui semblait s'être brisée en tombant.
Il vit la carte qu'interrogeait Monte-Cristo nu moment dû û était entre, et u reprit :
— Vous vous occupez de géographie, Monsieur? C'est une riche étude, pour vous surtout qui , à ce qu'on as- sure, avez vu autant de pays qu'il y en a de gravés sur cet atlas.
— Oui, Monsieur, répondit le comte, j'ai voulu faire sur l'espèce humaine, prise en masse, ce que vous pra- tiquez chaque jour sur des exceptions, c'est-à-dire une étude physiologique. J'ai pensé qu'il me serait plus facile ûe descendre ensuite du tout à la partie, que de la partie au tout. C'est un axiome algébrique qui veut que Ton [•rocède du connu à l'inconnu, et non de l'inconnu au conwi... Mais asseyez-vous donc. Monsieur, je vous en s'ipplie.
St Monte-Cristo indiqua de la main au procureur du roi nn fauteuil que celui-ci fut obligé de prendre la peiao d'avancer lui-même, tandis que lui n'eut que celle de se laisser retomber dans celui sur lequel il était age- uouillé i^uand le procureur du roi était entré : de cette façon ](* comte se trouva à demi tourné ver& son visi- teur, ayant le dos à la fenêtre et le coude appuyé sur la carte géographique qui faisait, pour le moment, l'objet de la conversation, conversation qui prenait, comme elle l'avait fait chez Morcerf et ciiez Danglars, une tournure TOHt ui. iO
170 LE COMTE DE MONTE-CIlil-ÎO.
tont à fait analogue, sinon à la sitoation , du moin» aux personnages.
— Ahl vous philosophez, reprit Villeforl après un hLStant de silence , pendant lequel , comme un athlète qui rencontre un rude adversaire, il avait fait provision de force». Eh bien! Monsieur, parole d'honneur! si, comme vous, je n'avais rien à faire, je chercherais une moins triste occupation.
— C'est vrai. Monsieur, reprit Monte-Cristo, etlTiomme est une laide chenille pour celui qui l'étudié au micros- cope solaire. Mais vous vener de dire , je crois, que je n'avais rien à faire. Voyons , par hasard , croyez-vous avoir quelque chose à faire, vous. Monsieur? ou, pour parier plus clairement , croyez-vous que ce que vous faites vaille la peine de s'appeler quelque chose?
L'étonnement de Villefort redoubla à ce second coup si rudemenf oorté par cet étrange adversaire ; il y avait longtemps que le magistrat ne s'était entendu dire un paradoxe de cette force, ou plutôt, pour parler plus exac- tement, c'était la première fois qu'il l'entendait.
Le procureur du roi se mil à l'œuvre pour répondre.
— Monsieur, dit-il, vous êtes étranger, et, vous le dites vous-même, le crois, une portion de votre vie s'est écoulée dans les pays orientaux; vous ne savez donc pas combien la justice humaine, expéditive en ces con- trées barbares, a chez nous des allures prudentes et eom- passées.
— Si fait , Monsieur, si fait ; c'est îe pede claudo an- tique. Je sais tont cela, car c'est surtout de la justice dt tous Ifts pays que je me suis occupé, c'est la procédure criminelle de toutes les nations que j'ai comparée à la Justice naturelle; et, je lois le dire. Monsieur, c'est en- core cette loi des peuples primitifs, c'est-à-dire ia loi du
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 17«
talion, que j'ai le plus trouvée selon le coeur de Dieu-
— Si cette loi était adoptée. Monsieur, dit le procureur du roi, elle simplifierait fort nos codes, et c'est pour le coup que nos magistrats n'auraient, comme tous le di- siez tout à l'heure, plus grand'chose à faire.
— Cela viendra peut-être, dit Monte-Cristo ; vous sa- vez que les inventions humaines marchent du composé au simple, et que 'e simple est toujours la perfection.
— En attendar , Monsieur, dit le magistrat, nos codes existent avec leiirs articles contradictoires, tirés des coxi- tumes gauloises, des lois romaines, des usages francs; or, la connaissance de toutes ces lois-là . vous en con- viendrez, ne s'acquiert pas sans de longs travaux, et il faut une longue étude pour acquérir cette connaissance, et une grande puissance de tète, cette connaissance one fois acquise, pour ne pas l'oublier.
^ Je suis de cet avis-là. Monsieur; mais tout ce que vous savez, vous à l'égard de ce code français, je le sais, moi, non-seulement à l'égard de ce code, mais à l'égard du code de toutes les nations : les lois anglaises, turques, japonaises, indoues, me sont aussi familières que les lois françaises ; et j'avais donc raison de dire que, relative- ment (vous savez que tout est relatif. Monsieur), que re- lativement à tout ce que j'ai fait, vors avez bien peu de choses à faire , et que relativement à te que j'ai appris, vous avez encore bien des choses à apprendre.
— Mais dans quel but avez-vous appris tout c^la? re- prit Villefort étonné.
Moi:le-Cristo sourit.
— Bien, Monsieur. dil-H ; je vois que, malgré la répu- tation qu'on vous a laite d'homme supérieur, vous voyez loute chose au point de vue matériel et vulgaire de la société, commençant à l'homme et finissant à l'homme,
179 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
c'est-à-dire au point de vue le plus restreint et le pins étroit qu'il a été permis à Tintelligence humaine d'em- brasser.
— ^pliquez-vous. Monsieur, dit Villeforl de plus en plas étonné, je ne vous comprends pas... très-bien.
— Je dis. Monsieur, que, les yeux fixés sur l'organi- sation sociale des nations, vous ne voyez que les ressorts de la machine, et non Tonvrier sublime qui la fait agir ; je dis que vous ne reconnaissez devant vous et autour de vous que les titulaires des places dont les brevets ont été signés par des ministres ou par un roi , et que les hommes que Dieu a mis au-dessus des titulaires, des ministres et des rois, en leur donnant une mission à pour- suivre au lieu d'une place à remplir, je dis que ceux-là échappent à votre courte vue. C'est le propre de la fai- blesse humaine aux organes débiles et incomplets. Tobie prenait l'ange qui devait lui rendre la vue pour un jeune homme ordinaire. Les nations prenaient Attila, qui de- vait les anéantir, pour un conquérant comme tous les conquérants, et il a f?Jlu que tous révélassent leurs mi.> sions célestes pour qu'on les reconnût; il a fallu quft l'un dit : « Je suis l'ange du Seigneur ; » et l'autre : « Je suis le marteau de Dieu, » pour que l'essence divine de tous deux fût révélée.
— Alors, dit Villefort de plus en plus étonné et croyant parler à un illuminé ou à un fou , vous vous regardez comme un de ces êtres extraordinaires que vous venei de citer ?
— Pourquoi pas ? dit froidement Monte-Cristo.
— Pardon , Monsieur, reprit Villefort abasourdi , maia vous m'excuserez si, en me présentant chez vous, j'igno- rais me présenter chez un homme dont les connaissoucos et dont l'esprit dépassent de si loin les conoaissaucua
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. I7J
ordinaires et l'esprit habituel des hommes- Ce n'est point l'usage chez nous, malheureux corrompus de la civili- sation, que les gentilshommes possesseurs comme vous d'une fortune immense , du moins à ce qu'on assure, reoiârquez que je n'interroge pas, que seulement je ré- pète, ce n'est pas l'usage, dis-je, que ces privilégiés des richesses perdent leur temps à des spéculations sociales, à des rêves philosophiques, faits tout au plus pour consoler ceux que le sort a déshérités des biea4 de la terre.
— Eh ! Monsieur, reprit le comte, en êtes-vons donc arrivé à la situation émineote que vous occupez sans avoir admis, et même sans avoir rencontré des excep- tions, et n'exercez-vous jamais votre regard, qui aurait cepeodant tant besoin de finesse et de sûreté, à deviner d'un seul coup sur quel homme est tombé votre regard? Un magistrat ne devrait-il pas être, non pas le meilleur applicaieur de la loi, non pas le plus rusé interprète des obscurités de la chicane , mais une sonde d'acier pour éprouver les cœurs, mais une pierre de touche pour es- sayer l'or dont chaque àme est toujours faite avec plus ou moins d'alliage ?
— Monsieur, dit Villefori, vous me confondez, sur ma parole, et je n'ai jamais entendu parler personne comme vous faites.
— C'est que vous êtes constamment resté enfermé dans le cercle des conditions générales, et que vous n'a- vez jamais osé vous élever d'un coup d'aile dans les sphères supérieures que Dieu a peuplées d'êtres invi- siblOt ou exceptionnels.
— ti vous admettez. Monsieur, que ces sphères exis lent, que les êtres exceptionnels ei invisibles se mèteat 4 n)us ?
174 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Pourquoi pas? est-ce que vous vojez l'air que voob respirer et sans lequel vous ne pourriez pas vivre?
— Alors, nous ne voyons pas ces êtres dont vous parlez ?
— Si fait, vous les voyez quand Dieu permet qu'ils se matérialisent ; vous les touchez, vous les coudoyez, vous leur parlez, et ils vous répondent.
— Ah I dit Villefort en souriant, j'avoue que je vou drais bien être prévenu quand un de ces êtres se trou- vera en contact avec moi.
— Vous avez été servi à votre guise. Monsieur; car TOUS avez été prévenu tout à l'heure, et maintenant en- core, je vous préviens.
— Ainsi, vous-même?.
— Je suis un de ces êtres exceptionnels , oui , Mon- sieur, et je crois que, jusqu'à ce jour, aucun homme ne s'est trouvé dans une position semblable à la mienne. Les royaumes des rois sont limités, soit par des montagnes, soit par des rivières, soit par un changement de mœurs, soit par une mutation de langage. Mon royaume , a. moi, est graad comme le monde, car je ne suis ni Italien, ni Français, ni ludou, ni Américain, ni Espagnol ; je suis cosmopolite. Nul pays ne peut dire qu'il m'a vu naître. Dieu seul sait quelle contrée me verra mourir. J'adopte tous les usages , je parle toutes les langues. Vous me croyez Français, vous, n'est-ce pas, car je parle français avec la même facilité et la même pureté que vous? eh bien ' Ali, mon Nubien, me croit Arabe; Bertuccio, mon intendant, me croit Romain ; Haydéb, mon esclave , me croit Grec. Donc vous comprenez , n'étant d'aucun pays, ne demandant protection à aucun gouvernement, ne re- connaissant aucun homme pour mon frère, pas un seul 4es scrupules qui arrêtent les puissants ou des jtbstacies
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. «75-
oui paralysent les faibles ne me paralyse oa ne m'ar- rête. Je n'ai que deux adversaires ; je ne dirai pas deux vaiLqaeurs, car avec de la persistance je les soumets : c'est la disunce elle temps. Le troisièm*». et le plus t«r- riblé, c'est ma condition d'homme mortel. Celle-là taole peut m'arrèier dans le chemin où je marche, et avant que je n'aie atteinl le but auquel je tends : tont le reste^ je Tai calculé. Ce que les hommes appellent les chances du sort, c'est-à-dire la ruine, le changement, tes éven- lualites, je les ai toutes prévues ; et si quelques-unes peuvent m'atteindre, aucune ne peut me renverser. A moins que je ne meure, je serai toujours ce que je suis; voilà pourquoi je vous dis des choses que vous n'avez jamais entendues, même de la bouche des rois , car les rois ont besoin de vous et les autres hommes en ont peur. Qui est-ce qui ne se dit pas, dans une société aussi ridiculement organisée que la nôtre : « Peut-être un jour aurai-je afiaire au procureur du roi I >
— Mais vous-même. Monsieur, pouvez-vous dire cela? car, du moment où vous habitez la France, vous êtes natarellement soumis aux lois françaises.
— Je le sais. Monsieur «"Poondit Monte-Cristo, mais quand je dois aller dans un pays, je commence à étudier, par des moyens qui me sont propres, tous les hommes dont je puis avoir quelque chose à espérer ou à craindre, et j'arrive à les connaître aussi bien, et mieux peut-être qu'ils ne se connaissent eux-mêmes. Cela amène ce ré- sultat que le procureur du roi, quel qu'il fût, à qui j'au- rais aiïaire, serait certainement plus embarra^isé que moi- même.
— Ce qui veut dire, reprit avec hésitation VilleftHt, que la nature humaine étant faible, tout ho8une, mIo» fous, a commis des... fautes?
176 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Des fautes... ou des crimes, répondit négligemment Monte-Cristo.
— Et q'ie vous seul, parmi les hommes que vous ne reconnaissez pas pour vos frères, vous l'avez dit vous- même, reprit Villefort d'une voix légèrement altérée, et que vous seul êtes parfait ?
— Non point parfait, répondit le comte ; impénétrable, voilà tout. Mais brisons là-dessus. Monsieur, si la con- versation vous déplaît ; je ne suis pas plus menacé de votre justice que vous ne l'êtes de ma double vue.
— Non, non , Monsieur ! dit vivement Villefort , qui sans doute craignait de paraître abandonner le terrain ; non! Par votre brillante et presque sublime conversa- tion, vous m'avez élevé au-dessus des niveaux ordinaires; nous ne causons plus, nous dissertons. Or, vous savez combien les thédogiens en chaire de Sorbonne , ou les philosophes dans leurs disputes, se disent parfois de cruelles vérités : supposons que nous faisons de la théo- logie sociale et de la philosophie ihéologique, je vous dirai donc celle-ci, toute rude qu'elle est : Mon frère, vous sacrifiez à l'orgueil ; vous êtes au-dessus des autres, mais au-dessus de vous il y a Dieu.
— Au-dessus de tous. Monsieur! répondit Monte- Cristo avec un accent si profond que Villefort en fris- sonna involontairement. J'ai mon orgueil pour les hom- mes, serpents toujours prêts à se dresser contre celui qui les dépasse du front sans les écraser du pied. Mais je dépose cet orgueil devant Dieu, qui m'a tiré du néant pour me faire ce que je suis.
— Alors, monsieur le comte, je vous admire, dit Vil- lefort, qui pour la première fois dans cet étrange dia- logue venait d'employer cette formule aristocratique vis-a-vifi de l'étranger qu'il n'avait jusque-là appelé que
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 177
Monsienr. Oui, je vous le dis, si vous êtes réellement fort, réellement supérieur, réellement saint ou impéné- trable, ce qui, vous avez raison, revient à peu près au même, soyez superbe. Monsieur; c'est la loi des domi- nations. Mais vous avez bien cependant une ambition quelconque ?
— J'en ai eu une. Monsieur.
— Laquelle ?
— Moi aussi, comme cela est arrivé à tout homme une fois dans sa vie, j'ai été enlevé par Satan sur la plus haute montagne de la terre ; arrivé là , il me montra le monde tout entier, et, comme il avait dit autrefois au Christ, il me dit à moi : « Voyons, enfant des hommes, pour m'adorer que veux-tu?» Alors j'ai réfléchi long- temps, car depuis longtemps une terrible ambition dé- vorait effectivement mon cœur; puis je lui répondis: ■ Écoute, j'ai toujours entendu parler de la Providence, et cependant je ne l'ai jamais vue, ni rien qui lui res- semble, ce qui me fait croire qu'eîîe n'existe pas ; je veux être la Providence, car ce que je sais de plus beau, de plus grand et de plus sublime au monde, c'est de récom- penser et de punir. > Mais Satan baissa la tête et poussa un soupir. « Tu te trompes, dit-il, la Providence existe; seulement tu ne la vois pas, parce que, ûUe de Dieu, elle est invisible comme son père. Tu n'as rien vu qui lui ressemble, parce qu'elle procède par des ressorts cachés et marche par des voies obscures ; tout ce que je puis faire pour toi, c'est de te rendre un des agents de cette Providence.» Le marché fut fait; j'y perdrai peut-être mon àme, mais n'importe, reprit Mnate-Crislo, et le mar- ché serait à refaire que je le ferais encore.
Yillefort regardait Monie-Crislo avec un subUme etoA- Demeut.
178 LE COMTE DE MONTE-CRl&TO.
— Monsieur le comte, dit-il, aver-vous des pareatsf
— Non, Monsieur, je suis seul an monde.
— Tant pis I
— Pourquoi? demanda Pionte-Oisto.
— Parce que vous auriez pu voir un spectacle propre a briser votr« orguGïi. Vous ne craignez que la mort, dites-vous?
— Je ne dis pas que je la craigne, je dis qu'elle seule peut m'arréter.
— Et la vieillesse ?
— Ma mission sera remplie avant que j« ne sois vieux.
— Et la folie?
— J'ai manqué de devenir fou, et tou& connaissez l'axiome non bis in idem, c est un axiome criminel, et qui, par conséquent, est de votre ressort-
— Monsieur, reprit Villefort, il y a encore autre chose à craindre que la mort, que la vieillesse ou que la folie : il y a, par exemple, l'apoplexie, ce coup de foudre qui vous frappe sans vous détruire, et après lequel cepen- dant tout est fini. C'est toujours vous, et cependant vous n'êtes plus vous : vous qui touchiez, comme Ariel, à l'ange, vous n'êtes plus qu'une masse inerte qui, comme Caliban, touche à la bète; cela s'appelle tout bonnement, comme je vous le disais, dans la langue humaine, une apoplexie. Venez, s'il vous plaît, conliuuer cette conver- sation chez moi, monsieur le comte, un jour que vous aurez envie de rencontrer un adversaire capable de vous wmprendre et avide de vous réfuter, et je vous mon- trerai mon p(^re, M. Noirtier de Villefort, un des plus fougueux jacobins de la révolution française, c'est-à-dire la plus brillante audace mise au service de la plus vi- fçoureuse organisation; un homme qui, comme vous, n'avait peut-être pas vu tous les royaumes do la ierre«
LE COMTE DE MONTE^RISTO. i79
mais avait aidé à bouleverser un des plus paissants; im nomme qui, comme vous, se prétendait un des envoyés, non pas de Dieu, mais de l'Être suprême, non pas ùâ !a Providence, mais de la Fatalité; eh bieni Monsieur, la raptnre d'un vaisseau sanguin dan* un lobe du cerveau a brisé tout cela, non pas en un jour, non pas en une heure, mais en une seconde. La veille , M. Noirtier, an- cien jacobin, ancien sénateur, ancien carbonaro, riant de la guillotine, riant du canon, riant du poignard, M. Noir- tier, jouant avec les révolutions, M. Noirtier, pour qui la France n'était qu'un vaste échiquier duquel pions, tours, cavaliers et reine devaient disparaître pourvu que le roi fût mat, M. Noirtier, si redoutable, était le lendemain et pauvre monsieur Noirtier, vieillard immobile, livré aux volontés de l'être le plus faible de la maison, c'est-à-dire de sa petite-fille Valentine; un cadavre muet et glacé enfin, qui ne vit sans souffrance que pour donner le temps à la matière d'arriver sans secousse à son entière décom- position.
— Hélas ! Monsieur, dit Monte-Cristo, ce spectacle n'est étrange ni à mes yeux ni à ma pensée ; je suis quelque peu médecin, et j'ai, comme mes confrères, cherché plus d'une fois l'âme dans la matière vivante ou dans la ma- tière morte ; et, comme la Providence, elle est restée in- visible à mes yeux, quoique présente à mon cœur. Cent auteurs, depuis Socrate, depuis Sénèque, depuis saint Augustin, depuis Gall, ont fait en prose ou en vers le rapprochement que vous venez de faire; mais cependant ie comureuds que les souffrances d'un père puissent opé- rer de grands changements dans Tesprit dp son flls. J'i- rai, Monsieur, p'usque vous voulez bien m'y engager, contempler au profit de mon humilité ce terrible .sp<^- laele qui doit fort attrister votre maison.
180 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Cela seraif sans doute, si Dieu ne m'avait point donné no'^ large compensation. En face du vieillard qui descend en se traînant vers la tombe sont deux enTantii qui entrent dans la vie : Valentine. une filir de mon pre- mier mariage avec mademoiselle Renée de Saint-Méran, et Edouard, ce fils à qui vous avez sauvé la vie.
— Et que concluez-vous de cette compensation, Mon- sieur? demanda Monte-Cristo
— Je conclus, Monsieur, répondit Villefort, que mon père, égaré par les passions, a commis quelques-unes de ces fautes qui échappent à la Justice humaine, mais qui relèvent de la justice de Dieul et que Dieu, ne vou- lant punir qu'une seule personne, n'a frappé que lui seul.
Monte-Cristo, le sourire sur les lèvres, poussa au fond du cœur un rugissement qui eût fait fuir Villefort, si Vil* lefon eût pu l'entendre.
— Adieu, Monsieur, reprit le magistrat, qui depuis quelque temps déjà s'était levé et parlait debout ; je vous quitte, emportant de vous un souvenir d'estime qui , je l'espère, pourra vous être agréable lorsque vous me con- naîtrez mieux, car je ne suis point un homme banal, tant s'en faut. Vous vous êtes fait d'ailleurs dans madame de Villefort une amie éternelle.
Le comte salua et se contenta de reconduire jusqu'à la porte de son cabinet seulement Villefort , lequel regagna sa voiture précédé de deux laquais qui, sur un signe de leur maître, s'empressaient de la lui ouvrir.
l'uis, quand le procureur du roi eut disparu :
— Allons, dit Monte-Cristo en tirant avec elfort un sou- pir de sa poitrine oppressée ; allons, assez de poison comme cela, et maintenant que mon cœur en est plein, allons chercher l'antidote.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. ISl
Et frappant un coup sur le timbre retentissant : — Je monte chez Madame, dit-il à AU ; que dans une demi-heure la Yoiture soit prête I
XI
HATDÉE.
On se rappelle quelles étaient les nouvelles ou plutôt les anciennes connaissances du comte de Monte-Cristo qui demeuraient rue Meslay : c'étaient Maximilien, Julie et Emmanuel.
L'espoir de cette bonn" visite qu'il allait faire , de ces quelques moments heureux qu'il allait passer, de celte lueur du paradis glissant dans l'enfer où il s'était volon- tairement engagé, avait répandu, à partir du moment où il avait perdu de vue Villefort, la plus charmante sérénité sur le visage du comte, et Ali, qui était accouru au bruit du timbre, en voyant ce visage ainsi rayonnant d'une joie si rare, s'était retiré sur la pointe du pied et la res- piration suspendue , comme pour ne pas effaroucher les bonnes pensées qu'il croyait voir voltiger autour de son maître.
Il était midi : le comte s'était réservé une heure pour monter chez Haydée ; on eût dit que la joie ne pouvait rentrer tout à coup dans cette âme si longtemp.« brisée, et qu'elle avait besoin de se préparer aux émotions dou- ces, comme les autres âmes ont besoin de se préparer aux émotions violentes.
TOMX lli. Il
182 hE COMTE DE MONTE-CRISTO.
La jenue Grecque était, comme nous l'avon." dit, dans 911 appartement entièrement séparé de rappartement du comte. Cet appartement était tout entier meublé à la ma- nière onentale ; c'est-à-dire que les parquets étaieni cou- ▼eris d'épais tapis de Turquie, que des étoffes de brocart retombaient le long des murailles , et que , dans chaque pièce, un large divan régnait tout autour de la chambre avec des piles de coussins qui se déplaçaient à la volonté de ceux qui en usaient.
Haydée avait trois femmes françaises et une femme grecque. Les trois femmes françaises se tenaient dans la première pièce, prêtes à accourir au bruit d'une petite sonnette d'or et à obéir aux ordres de l'esclave romaïque, laquelle savait assez de français pour transmettre les vo- lontés de sa maîtresse à ses trois caméristes , auxquelles Monte-Cristo avait recommandé d'avoir pour Haydée les égards que Ton aurait pour une reine.
La jeune allé était dans la pièce la plus reculée de son appartement, c'est-à-dire dans une espèce de boudoir rond, éclairé seulement par le haut, et dans lequel le Jour ne pénétrait qu'à travers des carreaux de verre rose Elle était couchée à terre sur des coussins de satin bleu brochés d'a?gent, à demi renversée en arrière sur le di- van, encadrant sa tète avec son bras droit moMement ar- rondi, tandis que , du gauche , elle fixait à ses lèvres le tube de corail dans lequel était enchâssé le tuyau flexible d'un narguillé , qui ne laissait arriver la vapeur à sa bouche que parfumée par l'eau de benjoin, à travers laquelle sa douce aspiration la forçait de passer.
Sa pose, toute naturelle pour une fenunu d'Orient, eût été pour une Française d'un» coquetterie peut-être lui peu atTectée.
Quant à sa toilette, n'était celle des femmes épirote» «
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. I«i
t'est-à-dire un caleçon de satin blanc broché de fleurs roses, et qui laissait à découvert deux pieos d'enfant qn'on eût crns de ms^bre de Paros, si on ne les eût tus se )uaer avec deux petites sandales à la pointe recourbée brodées d'or et de perles; une veste à longues raies Lieues et blanches , à larges manches fendues par les tra5, avec des boutonnières d'argent et des boutons de perles ; enfin une espèce de corset laissant, par sa coupe ouverte en cœur, voir le cou et tout le haut de la poi- trine, et se boutonnant an-dessous du sein par trois bou- tons de diamant. Quant an bas du corset et au haut da caleçon, ils étaient perdus dans une des ceintures aux vives couleurs et aux longues franges soyeuses qui font Tambition de nos élégantes Parisiennes.
La tète était coiffée d'une petite calotte d'or brodée de perles, inclinée sur le côté, et au-dessous de la calotte , du côté où elle inclinait, une belle rose naturelle de cou- leur pourpre ressortait mêlée à des cheveux si noirs qu'ils paraissaient bleus.
Quant à la beauté de ce visage, c'était la beauté grec- que dans toute la perfection de son type, avec ses grands yeux noirs veloutés , son nez droit, ses lèvres de corail et ses dents de perles.
Puis, sur ce charmant ensemble, la fleur de la jeunesse était répandue avec toat son éclat et tout son parfum : "■•vdée pouvait avoir dix-neuf ou vingt ans.
Monte-Cristo appela la suivante grecque, et fit deman- à Haydée la permission d'entrer auprès d'elle.
l'our toute réponse, Haydée fit signe à la suivante d<t relever la tapisserie qui pendait devant la porte, dont le chambranle carré encadra la jeune fille coochée comme nn charmant tableau. Monte-Cristo s'avauça.
Haydée se souleva stu le coude qui tenait le nargolUé,
IR4 LE COMTE DE MOWlE-CRlSTO.
OC tendant au comte sa main en même temps qu'elle l'ao- cueillait avec un sourire :
— Pourquoi , dit-elle dans la langue sonore des filles de Spar»^ et d'Athènes, pourquoi me fais-tu demander la permJss:on d'entrer chez moi ? N'es-tu plus mon maître, ne suis-je plus ton esclave?
Monte-Cristo sourit à son tour.
— Haydée, dit-il, vous savez...
— Pourquoi ne me dIs-tu pas tu comme d'habitude ? interrompit la jeune Grecque ; ai-je donc commis quelque faute ? En ce cas il faut me punir, mais non pas me dire vous.
— Haydée, reprit le comte, tu sais que nous sommes en France, et par conséquent que tu es libre.
— Libre de quoi faire? demanda la jeune fille.
— Libre de me quitter.
— Te quitter I... et pourquoi te quitterais-je?
— Que sais-je, moi ? nous allons voir le monde.
— Je ne veux voir personne.
— El si parmi les beaux jeunes gens que tu rencon- treras, tu en trouvais quelqu'un qui te plût, je ne serais pas assez injuste...
— Je n'ai jamais vu d'hommes plus beaux que toi, et je n'ai jamais aimé que mon père et toi.
— Pauvre enfant, dit Monte-Cristo, c'est que tu n'as guère parlé qu'à ton père et à moi.
— Eh bien l qu'ai-je besoin de parler à d'autres? Mon père m'appelait sa joie, toi tu m'appelles ton amour, et tous deux vous m'appelez votre enfant.
— Tu le rappelles ton père, Haydée? La jeune fille sourit.
— U est là et là, dit-elle, en mettant la main sur S6â yeux et sur son cœur.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 185
— Et moi, )ù suis-je? demanda en souriant Monte- Cristo.
— Toi, dit-elle, tu es partout.
Monte-Cristo prit la main d'Haydée pour la baiser; mais la naïve enfant retira sa main et présenta son front.
— Maintenant, Haydée, lui dit-il, tu sais que tu es libre, que tu es maîtresse, que tu es reine ; tu peux gar- der ton costume ou le quitter à ta fantaisie ; tu resteras ici quand tu voudras rester, tu sortiras quand tu voudras sortir ; il y aura toujours une voiture attelée pour toi ; Ali et Myrto t'accompagneront partout et seront à tes ordres; seulement, une seule chose, je te prie.
— Dis.
— Garde le secret sur ta naissance, ne dis pas un mot de ton passé ; ne prononce dans aucune occasion le nom de ton illustre père ni celui de ta pauvre mère.
— Je te l'ai déjà dit, seigneur, je ne verrai personne.
— Écoute, Haydée; peut-être cette réclusion tout orientale sera-t-elle impossible à Paris ; continue d'ap- prendre la vie de nos pays du Nord comme tu l'as fait à Rome, à Florence, à Milan et à Madrid ; cela te servira toujours, que tu continues à vivre ici ou que tu retournes en Orient.
La jeune fille leva sur le comte ses grands yeux hu- mides et répondit :
— Ou que nous retournions en Orient, veux-tu dire, n'est-ce pas, mon seigneur?
— Oui, ma fille, dit Monte-Cristo; tu sais bien que ce n'est jamais moi qui te quitterai. Ce n'est point l'arbre qui quitte la tleur, c'est la fleur qui quitte l'arbre.
— Je ne le quitterai jamais , seigneur, dit Haydée, car je suis sûre que je ne pourrais pa& vivre sans tou
186 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Pauvre enfanti dans dix ans je serai vieux, et dans dix ans tu seras jeune encore.
— Mon père avait une lonf?ue barbe blanche, cela ce m'empêchait point de l'iimer; mon père avait soixante ans, et il xne paraissait plus beau que tons les jeunes hommes que je voyais.
— Mais voyons, dis-moi, crois-tu que tu t'haJbitueras ici?
— Te verrai-je?
— Tous les jours.
— Eh bien ! que me demandes-tu donc, seigneur?
— Je crains que tu ne t'ennuies.
— Non, seigneur, car le matin je penserai que tu vien- Iras, et le soir je me rappellerai que tu es venu; d'ail- leurs, quand je suis seule, j'ai de grands souvenirs, je revois d'immenses tableaux, de grands horizons avec \>. Pinde et l'Olympe dans le lointain; puis j'ai dans le cœur trois sentiments avec lesquels on ne s'ennuie jamais : de la tristesse, de l'amour et de la reconnaissance.
— Tu es une digne flUe de ITÈpire, Ilaydée, gracieuse et poétique, et l'on voit que tu descends de cette famille de déesses qui est née dans ton pays. Sois donc tran- quille, ma fille, je ferai en sorte que ta jeunesse ne soit pas perdue, car si tu m'aimes comme ton père, moi j« t'aime comme mon enfant.
— Tu te trompes, seigneur; je n'aimais point mon père comme je t'aime; mon amour pour toi est un autre amour : mon père est mort et je ne suis pas morte ; tan- dis que toi, si tu mourais, je mourrais.
Le comte tendi'. ia 'iiain à la jeune fille avec un sou rire de profonde tendresse; elle y imprima ses lèvre» comme d'habitude.
Et le comte, ainsi disposé à l'entrevue qu'il allait avoir
lE COMTt DK MONTE-CRISTO. I8î
avec Moi(*el et sa famille, pirlit en murmurant ces vert de Pindare :
« La jeunesse est une fleur dont l'amour est le fruit... Heureux le vendangeur qui le cueille après l'avoir vu lentement mûrir. ■
Selon ses «irdres, la voiture était prête. 11 y monta, et la voiture, comme toujours, partit au galop.
XII
LA FÂMU^LE MORREL.
Le comte arriva en quelques minutes rue Meslay, n»7.
La maison était blanche, riante et précédée d'une cour dans laquelle deux petits massifs contenaient d'assez belles fleurs.
Dans le concierge qui lui ouvrit cette porte le comte reconnut le vieux Codés. Mais comme celui-ci. on se le rappelle, n'avait qu'un oeil, et que depuis neuf ans ce œil avait encore considérablement faibli, Codés ne re- connut pas le comte.
Les voitures, pour s'arrêter devant l'entrée, devaient tourner, afin d'éviter un petit jet d'eau jaillissant d'un bassin en rocaille, magnificence qui avait excité bien des jalousies dans le quartier, et qui était cause qu'on ap- pelait cette maison le Petit- Versailles.
Inutile de dire que dans le bassin manœuvraient um < /Oule de poissons rouges et jaunes.
La maison, élevée au-dessus d'un étage de cuisines e] de caveaux, avait, outre le rez-de-chaussée, deux étagef
!88 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
pleins et des combles ; les jeunes gens l'avaient achetée avec les dépendances , qui consistaient en un immense atelier, en dieux pavillons au fond d'un jardin et dans le jardin lui-mêr^e. Emmanuel avait, du premier coup d'oeil, vu dans cett^ disposition une petite spéculation à faire ; il s'était réservé la maison, la moitié du jardin, et avait tiré une ligne, c'est-à-dire qu'il avait bâti un mur entre loi et les ateliers qu'il avait loués à bail avec les pavil- lons et la portion de jardin qui y était afférente ; de sorte qu'il se trouvait logé pour une somme assez modique, et aussi bien clos cbez lui que le plus minutieux pro- priétaire d'un hôteî uu faubourg Saint-Germain.
La salle à manger était de chêne ; le salon d'acajou et de velours bleu ; la chambre à coucher de citronnier et de damas vert ; il y avait en outre un cabinet de travail -^nur Emmanuel, qui ne travaillait pas, et un salon de musique pour Julie, qui n'était pas musicienne.
Le second étage tout entier était consacré à Maximi- lien : il avait là une répétition exacte du logement de sa sœur, la salle à manger seulement avait été convertie en une salle de billard où il amenait ses amis.
Il surveillait lui-même le pansage de son cheval, et fumait son cigare à l'entrée du jardin quand la voiture du comte s'arrêta à la porte.
Codés ouvrit la porte, comme nous l'avons dit, et Bap- dstin, s'élançant de son siège, demanda si M. et madame Herbault et M. Maximilien Morrel étaient visibles pour le cemte de Monte-Cristo.
— Pour le comte de Monte-Cristo I s'écria Morrel en jetant son cigare et en s'élançant au-devant de son visi- teur ; je le crois bien que nous sommes visibles pou. hi. Ah I merci, cent fois merci, monsieur le comte, de na pas avoir oublié votre promesse.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 189
Et le jeune officier serra si cordialement la main du comte, que celui-ci ne put se méprendre à la franchise de la Qanifestation, et il vit bien qu'il avait été attendu avec impatience et reçu avec empressement.
— Venez, venez, dit Maximilien, je veux vous servir d'introducteur ; un homme comme vous ne doit pas être annoncé par un domestique ; ma sœur est dans son jar- din, elle casse ses roses fanées ; mon frère lit ses deux journaux, la Presse et les Débats, à six pas d'elle, car partout où l'on voit madame Herbault, on n'a qu'à re- garder dans un rayon de quatre mètres, M. Emmanuel s'y trouve, et réciproquement, comme on dit à l'école polytechnique.
Le bruit des pas fit lever la tête à une jeune femme de vingt à vingt-cinq ans, vêtue d'une robe de chambre de soie, et épluchant avec un soin tout particulier un rosier noisette.
Cette femme, c'était notre petite Julie, devenue, comme le lui avait prédit le mandataire de la maison Thomson et French, madame Emmanuel Herbault,
Elle poussa un cri en voyant un étranger. Maximilien se mit à rire.
— Ne te dérange pas, ma sœur, dit-il, monsieur le comte n'est que depuis deux ou trois jours à Paris, mais il sait déjà ce que c'est qu'une rentière du Marais, et s'il ne le sait pas, tu vas le lui apprendre.
— Ah ! Monsieur, dit Julie , vous amener ainsi, c'est une trahison de mon frère , qui n'a pas pour sa pauvre sœur la moindre coquetterie.-. Penelon I... Penelon !...
Un vieillard qui bêchait une plate-bande de rosiers du Bengale ficha sa bêche en terre et s'approcha, la cas- quette a fa main, en dissimulant du mieux qu'il le pou vait une chique enfoncée momeutauémeiit dans les pro-
190 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
fondeurs de ses joues. Quelques mèches blanches ar> gentaient sa chevelure encore épaisse, tandis que son teint bronzé et son œil hardi et vif annonçaient le vieux marin, bruni au soleil de l'équateur et hàlé au soufle des tempêtes.
— Je crois que vous m'avei hélé, mademoiselle Julie, dit-il ; me voilà.
Penelon avait conservé l'habitude d'appeler la fllle de son patron mademoiselle Julie, et n'avait jamais pj prendre celle de l'appeler madame Herbault.
— Penelon, dit Juhe, allez prévenir M. Emmanuel de la bonne Tisite qui nous arrive, tandis que Maximifien conduira monsiem au salon.
Puis se tournant vers Monte-Cristo :
— Monsieur me permettra bien de m'enfuir une mi- Bute, n'est-ce pas ? dit-elle.
Et sans attendre ^'assentiment du comte, elle s*élan<;.a derrière un massif et gagna la maison par une alléelatéralo.
— Ah çà , mon cher monsieur Morrel , dit Monte- Cristo, je m'aperçois avec douleur que je fais révolution dans votre famille.
— Tenez, tenez, dit Maximilien en riant, voyez-vous là-bas le mari qui, de son côté, va troquer sa veste contre tme redingote? Oh I c'est qu'on vous connaît rue Meslay, vous étiez annoncé, je vous prie de le croire.
— Vous me paraissez avoir là. Monsieur, une heureuse famille, dit le comte, repondant à sa propre pensée.
— Oh oui ! je vous en réponds, monsieur le comte ; que voulez-vous, il ne leur manque rien pour êtie heu- reux : ils sont jeunes, ils sont gais, ils s'aimeo', et avec leur» vingt-cinq mille livres de rente ils se figurent, eux qui ont cependant côtoyé tant d'immenses fortunes, ils M figurent posséder la richessa àa» Rotschild.
LE COMTE DE ItfONTE-CRISTO. 191
— C'est peu, cependant, yingt-cinq mille livres de rente, dit Monte-Cristo avec une douceur si suave qu'elle pénétra le cœur de Maximilien comme eût pu le faire la voix d'un tendre père ; mais ils ne s'arrêteront pas là, nos jeunes gens, ils deviendront à leur tour mil- lionnaires. Monsieur votre beau-frère est avocat... mé- decin?...
— 11 était négociant, monsieur le comte, et avait pris la maison de mon pauvre père. M. Morrel est mort en laissant cinq cent mille francs de fortune ; j'en avais une moitié et ma sœur l'autre, car nous n'étions que deux enfants. Son mari, qui l'avait épousée sans avoir d'autre patrimoine que sa noble probité, son intelligence de premier ordre et sa réputation sans tache, a voulu pos- séder autant que sa femme. Il a travaillé jusqu'à ce qu'il eût amassé deux cent cinquante mille francs ; six ans ont suffi. C'était, je vous le jure, monsieur le comte, un touchant spectacle que celui de ces deux enfants si labo- rieux, si unis, destinés par leur capacité à la plus haute fortune, et qui, n'ayant rien voulu changer aux habi- tudes de la maison paternelle, ont mis six ans à faire ce que les novateurs eussent pu faire en deux ou trois ; aussi Marseille retentit encore des louanges qu'on n'a pu refuser à tant de courageuse abnégation. Enfin, un jour Emmanuel vint trouver sa femme, qui achevait de payer l'échéance.
— Julie, lui dit-il, voici le dernier rouleau de cent francs v>ue vient de me remettre Codés et qui complète les deu\ cent cinquante mille francs que nous avons fixés comme limite de nos gains. Seras-tu contente de ce peu dont il va falloir nous contenter désormais T Écouta, la maison fait pour un million d'affaires par an, et peut rapporter quarante mille francs de bér.éOces. NoQS ven-
192 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
drons, si nous le voulons, la clientAJe, trois cent mille francs dans une heure, car voici une lettre de M. Delau- nay, qui nous les offre en échange de notre fonds qu'il veut réunir au sien. Vois ce que tu penses qu'il y ait à faire.
— Mon ami, dit ma sœur, la maison Morrel ne peut être tenue que par un Morrel. Sauver à tout jamais des mauvaises chances de la fortune le nom de notre père, cela ne vaut-il pas bien trois cent mille francs ?
— Je le pensais, répondit Emmanuel ; cependant je voulais prendre ton avis.
— Eh bien I mon ami , le voilà. Toutes nos rentrées sont faites , tous nos billets sont payés ; nous pouvons tirer une barre au-dessous du compte de cette quinzaine et fermer nos comptoirs ; tirons cette barre et fermons- les. Ce qui fut fait à l'instant même. Il était trois heures : à trois heures un quart, un client se présenta pour faire assurer le passage de deux navires ; c'était un bénéfice net de quinze mille francs comptant.
— Monsieur, dit Emmanuel, veuillez vous adresser pour cette assurance à notre confrère, M. Delaunay. Quant à nous, nous avons quitté les affaires,
— Et depuis quand? demanda le client étonné.
— Depuis un quart d'heure.
— Et voilà, Monsieur, continua en souriant Maximi- lien, comment ma sœur et mon beau-frère n'ont que vingt-cinq mille livres de rentes.
Maximilien achevait à peine sa narration pendant la quelle le cœur du comte s'était dilaté de plus en plus, lorsque Emmanuel reparut, restauré d'un chapeau et d'une redingote ; il salua en homme qui connaît la qua- lité du visneur; puis, après avoir fait faire au comte le tour du petit enclos fleuri, il le ramena vers la maison.
Le salou était déjà embaumé da fiaurs contenues à
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 493
grand'peine dans un immense vase du Japon à anses naturelles. Julie, convenablement vêtue et coquettement coiffée (elle avait accompli ce tour de force en dix mi- nutes), se présenta pour recevoir le comte à son entrée.
On entendait caqueter les oiseaux d'une volière voi- sine ; les branches des faux ébéniers et des acacias roses venaient border de leurs grappes les rideaux de velours bleu : tout dans cette charmante petite retraite respirait le calme, depuis le chant de l'oiseau jusqu'au sourire des maîtres.
Le comte, depuis son entrée dans la maison, s'était déjà imprégné de ce bonheur; aussi restait-il muet, rê- veur, oubliant qu'on l'attendait pour reprendre la con- versation interrompue après les premiers compliments.
Il s'aperçut de ce silence devenu presque inconve- nant, et s'arrachant avec effort à sa rêverie :
— Madame, dit-il enfin, pardonnez-moi une émotion qui doit vous étonner, vous, accoutumée à cette paix et à ce bonheur que je rencontre ici ; mais pour moi, c'est chose si nouvsUe que la satisfaction sur un visage hu- main, que je ne me lasse pas de vous regarder, vous et votre mari.
— Nous sommes bien heureux, en effet, Monsieur, ré- pliqua Julie ; mais nous avons été longtemps à souffrir, et peu d<î gens ont acheté leur bonheur aussi cher que nous.
La curiosité se peignit sur les traits du comte.
— Oh! c'est toute une histoire de famille, comme vous le disait l'autre jour Château-Renaud, reprit Maximilien; pour vous, monsieur le comte, habitué à voir d'illustres malheurs ex des joies splendides, il y aurait peu dïnté rôt dans ce tableau d'intérieur. Toutefois not.,» avons, comme vient de vous le dire Julie, souffert de bien vives
194 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
douleurs, quoiqu'elles fussent renfermées dans ce petit cadre...
— Et Dieu vous a versé, ccmfiine il le fait pour tour, ja consolation sur la souffrance? demanda Monte-Cri s tts.
— Oui, monsieur le comte, dit Julie ; nous pouvon s 1:3 dire , car il a fait pour nous ce qu'il ne fait que pour sr^, élus ; il nous a envoyé un «le ses anges.
Le rouge monta aux joues du comte, et il toussa poir avoir un moyen de dissimuler son émotion en porta y. son mouchoir à sa bouche.
— Ceux qui sont nés dans un berceau de pourpre et qui n'ont jamais rien désiré, dit Emmanuel, ne savent pas ce que c'est que le bonheur de vivre; de même que ceux-là ne connaissent pas le prix d'un del pur, q^;i n'ont jamais livré leur vie à la merci de quatre planches jetées sur une mer en fureur.
Monte-Cristo se leva, et, sans rien répondre , car au tremblement de sa voix on etlt pu reconnaître l'émo- tion dont il était agité, il se mit à parcourir pa.<( à pas le salon.
— Notre magnificence vous fait sourire, monsieur le comte, dit Maximilien,qui suivait Monte-Cricto des yeux.
— Non , non , répondit Monte-Cristo fort pâle et com- primant d'une main les battements de son cœur, tandis que, de l'autre, il montrait au jeune homme un globe de cristal sous lequel une bourse de soie reposait précieu- sement couchée sur un coussin de velours noir. Je me demandais seulement à quoi sert cette bourse, qui, d'un côté, contient un papier, ce me semble, et de l'autre un tsser beau q. amant.
Maximilieu prit un air grave et répondit :
— Ceci, monsieur le comte, C'est le plus précieux iê nos trésors de famille.
LE COmm DE MONTE-CRISTO. 198
— En effet, ce diamant est assez beau, répliqua Monte- Cristo.
— Oh! mon frère ne vous parle pas du prix de la pierre, quoiqu'elle soit estimée cent mille francs, mon- sieur le courte ; il veut seulement vous dire que les ob- jets que renferme cette bourse sont les reliques de l'ange dont nous vous parlions tout à l'heure.
— Voilà ce que je ne saurais comprendre, et cepen- dant ce que je ne dois pas demander. Madame, répliqua Monie-Cristo en s'inclinani; pardonnez-moi Je n'ai pas voulu être indiscret.
— Indiscret, dites-vous? oh! que vous nous rendez heureux, monsieur le comte, an contraire, en nous of- frant une occasion de nous étendre sur ce sujet I Si nous cachions conmie un secret la belle action que rappelle cette bourse nous ne l'exposerions pas ainsi à la vue. Ohl nous voudrions pouvoir la publier dans tout l'univers, pour qu'un tressaillement de notre bienfaiteur inconnu nous révélât sa présencp.
— Ahl vraiment ! fit Monte-Cristo d'une voix étouffée.
— Monsieur, dit Maximilien en soulevant le globe de cristal et en baisant religieusement la bourse de soie, ceci a touché la main d'un homme par lequel mon père a été sauvé de la mort, nous de la ruine, et notre nom de la honte ; d'un homme grâce auquel nous autres, pauvres enfants voués à la misère et aux larmes, nous pouvons entendre aujourd'hui des gens s'extasier sur notre bon- heur. Cette lettre, et Maximilien tirant un biilei de la bourse le présenta au comte, cette lettre fut écrite par lui un jour où mon père avait pris une résolution bien désespérée, et ce diamant fut donné en dot à ma sœur par ce généreux inconnu.
MonteCristo ouvrit la lettre et la lut avec une indéfi-
496 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
nissable expression de bonheur ; c'était le billet qne nos lecteurs connaissent, adressé à Julie et signé Simbad le mari
— Inconnu, dites- vous? Ainsi l'homme qui vous a rendu ce service est resté inconnu pour vous?
— Oui, Monsieur, jamais nous n'avons eu le bonheur de serrer sa main ; ce n'est pas faute cependant d'avoir demandé à Dieu cette faveur, reprit Maximilien: mais il y a eu dans toute cette aventure une mystérieuse direc- tion que nous ne pouvons comprendre encore; tout a été conduit par une main invisible, puissante comme celle d'un enchanteur.
— Oh! dit Julie, je n'ai pas encore perdu tout espoir de baiser un jour cette main comme je baise la bourse qu'elle a touchée. Il y a quatre ans, Peneion était à Trieste : Peneion, monsieur le comte, c'est ce brave ma- rin que vous avez vu une bêche à la main, et qui, de contre-maître, s'est fait jardinier. Peneion, étont donc à Trieste, vit sur le quai un Anglais qui allait s'embarquer dans un yacht, et il reconnut celui qui vint chez mon père le 5 juin 1829, et qui m'écrivit ce billet le 5 sep- tembre. C'était bien le même, à ce qu'il assure, mais il n'osa point lui parler.
~ Un Anglais 1 fit Monte-Cristo rêveur et qui s'inquié- tait de chaque regard de Julie; un Anglais, dites-vous?
— Oui, reprit Maximilien, un Anglais qui se présenta chez nous comme mandataire de la maison Thomson et French de Rome. Voilà pourquoi, lorsque vous avez dit l'autre jour chez M. de Morcerf que MM. Thomson et French étaient vos banquiers , vous m'avez vu tressail- lir. Au nom au ciel, Monsieur, cela se passait, comme noua l'avons dit, en 1829 ; avez-vous connu cet .4nglais?
— Mais ne m'avez-vous pas dit aussi que la maison
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. I9Î
TbomsoD et French avait constamment nié vous avoir rendu ce service ?
— Oui.
— Alors cet Anglais ne serait-il pas un homme qui, reconnaissant envers votre père de quelque bonne aciioc qu'il aurait oubliée lui-même, lurait pris ce prétexte pour lui rendre un service?
— Tout est supposable, Monsieur, en pareille circon- stance, même un miracle.
— Conmient s'appelait-il? demanda Monte-Cristo.
— Il n'a laissé d'autre nom, répondit Julie en regar- dant le comte avec une plus profonde attention, que le nom qu'il a signé au bas du billet : Simbad le marin.
— Ce qui n'est pas un nom évidemment, mais un pseudonyme.
Puis, comme Julie le regardait plus attentivement en- core et essayait encore de saisir au vol et de rassem- bler quelques notes de sa voix :
— Voyons, continua-t-il, n'est-ce point un homme de ma taille à peu près, un peu plus grand peut-être, un peu plus mince, emprisonné dans une haute cravate, boutonné, corsé, sanglé et toujours le crayon à la main?
— Oh I mais vous le connaissez donc? s'écria Julie les yeux étincelants de joie.
— Non, dit Monte-Cristo, je suppose seulement. J'ai connu un lord Wilmore qui semait ainsi des traits de gé- nérosité.
— Sans se faire connaître !
— C'était un homme bizarre qui ne croyait pas à la re- connaissance.
— Oh! s'écria Julie avec un accent sublime et en joi- gnant les mams, à quoi croit-il donc, le malheureux 1
— D n'y croyait pas. du moins, à l'époque où je l'ai
498 LE COiMTE DE MONTE-CRISTO.
connu, dit Monte Cristo, que cette voix partie du fond de i'àme avait remué jusqu'à la dernière fibre ; mais depuis «e temps peut-être a-t-il eu quelque preuve que la recon- naissance existait.
— Et vous connaissez cet homme, Monsieur? demanda Emmanaal.
— Oh I si vous le connaissez. Monsieur, s'écria Julie, dites, dites , pouvez-vous nous mener à lui, flous le montrer, nous dire où il est? Dis donc, Maximilien, dis donc, Emmanuel; si uous le retrouvions jamais, il fau- drait bien qu'il crût à la mémoire du cœur.
Monte-Cristo sentit deux larmes roule** dans ses veux; il fit encore quelques pas dans le salon.
— Au nom du ciel ! Monsieur, dit Maximilien, si vous savez quelque chose de cet homme , dites-nous ce que vous en savez i
— Hélas I dit Monte-Cristo ta comprimant l'émotion de sa voix, si c'est lord Wilmore qui est votre bienfaiteur, je crains bien que jamais vous ne le retrouviez. Je l'ai quitté il y a deux ou trois ans à Palerme, et il partait pour les pays les plus fabuleux ; si bien que je doute fort qu'il en revienne jamais.
— Ah! Monsieur, vous êtes cruel! s'écfia Julie avec effroi.
Et les larmes vinrent aux yeux de la jeune femme.
— Madame , dit gravement Monte-Cristo en dévorant dn regard les deux perles liquides qui roulaient sur les joues de Julie, si lord Wilmore avait vu ce que je riens de voir ici, il aimerait encore la vie, car les larmes que vous versez le raccommoderaient avec le genre humain
Et il tendit la main à Julie , qui lui donna la sienne , entraînée qu'elle se trouvait par le regard et par l'accent du ^omte.
LK œaiTE DE MONTE-CRISTO. i99
— Hais ce lord Wilmore, dit-elle, se rattachant à une dernière espérance, il avait un pays, une famille, des parents, il était connu enfin ? est-ce que nous ne pour- rions pas... ?
— Oh 1 ne cherchez point. Madame, dit le comte, ns bâtissez point de donces chimères sur cette parole que j'ai laissé échapper. Non , lord Wilmore n'est çrobable- meni pas l'homme que vous cherchez: il était mon ami, le connaissais tous ses secrets, il m'eût raconté celui-là,
~ Et il ne vous en a rien dit ? s'écria Julie.
— Rien.
— Jamais un mot qui pût vous faire supposer?...
— Jamais.
— Cependant vous l'avez nommé tonl de suite.
— Ah! vous savez.., en pareil cas, on suppose.
— Ma sœur, ma sœur, dit Maximilien venant en aida an comte. Monsieur a raison. Rappelle-toi ce que nous :«. dit si souvent notre bon père : ce n'est pas un Anglais qui nous a fait ce bonheur.
Monte-Cristo tressaillit.
— Votre père vous disait, M. Mortel?... veprit-il vive- ment.
— Mon père. Monsieur, voyait dans cette action un miracle. Mon père crovait a nn bienfaiteur sorti pour nous de la tombe. Oh I la touchante superstition , Mou- sieur, que celle-là, et comme, tout en n'y croyant pas moi-même, j'étais loin de vouloir détruire cette croyance dans son noble cœur I Aussi combien de fois y rèva-t-il, en prononçant tout bas un nom d'ami bien cher, un nom d'ami perdu ; et lorsqu'il fut près de mourir, lorsque l'approche de l'éternité eût donné à son esprit quelqufj chose de l'illumination de la tombe, cette pensée, qui n'a vait jusque-là été qu'un doute, devint one conviction.
500 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
et les dernières paroles qu'il prononça en mourant forent celles-ci ; « Maximilien, c'était Edmond Dantès I ■
La pâleur du comte qui depuis quelques secondes allait croissant, devint effrayante à ces paroles. Tout son sang venait d'affluer au cœur , il ne pouvait parler ; il tira sa montre comme s'il eût oublié l'heure, prit son chapeau, présenta à madame Herbault un compliment brusque et embarrassé, et serrant les mains d'Emmanuel et de Maximilien :
— Madame, dit-il, permettez-moi de venir quelquefois vous rendre mes devoirs. J'aime votre maison, et je vous suis reconnaissant de votre accueil, car voici la première fois que je me suis oublié d quis bien des années.
Et il sortit à grands pas.
— C'est un homme singulier que ce comte de Monte- Cristo, dit Emmanuel.
— Oui, répondit Maximilien, mais je crois qu'il a un cœur excellent, et je suis sûr qu'il nous aime.
— Et moi 1 dit Julie, sa voix m'a été au cœur, et deux ou trois fois il m'a semblé que ce n'était point la pre- mière <bis que je l'entendais.
LK COMTE DE MONTE-CRISTO. Wi
XIII
PTRAME BT TUISBÉ.
Aux denx tiers du faubourg Saint-Honoré, derrière un bel hôtel, remarquable entre les remarquables habita- tions de ce riche quartier, s'étend un vaste jardin dont les marronniers touffus dépassent les énormes murailles, hautes comme des remparts , et laissent , quand vient le printemps , tomber leurs fleurs roses et blanches dans deux vases de pierre cannelée placés parallèlement sur deux pilastres quadraugulaires dans lesquels s'enchâsse une grille de fer du temps de Louis XIII.
Cette entrée grandiose est condamnée, malgré les ma- gniûques géraniums qui poussent dans les deux vases et qui balancent au vent leurs feuilles marbrées et leurs fleurs de pourpre , depuis que les propriétaires de l'hô- tel , et cela daie de longtemps déjà , se sont restreints à la possession de l'hôtel , de la cour plantée d'arbres qui donne sur le faubourg, et du jardin que ferme cette grille , laquelle donnait autrefois sur un magnifique po- tager d'un arpent annexé à la proprité. Mais le démon de la soéculaiion ayant tiré une ligne , c'est-à-dire une rue à l'extrémité de ce potager, et la rue , avant d'exis- ter, ayant déjà, grâce à une plaque de fer bruni, reçu un nom, on pensa pouvoir vendre ce potager pour hàlir sur la rue. et faire concurrence à cette grande artère de Paris qu'on appelle le faubourg Saint-Honoré.
Mais , en matière de spéculation , l'homme propose et l'argent dispose ; la rue baptisée mourut au boweau ;
902 LB COMTE DE MONTE-CRISTO.
Tacquéreur du potager, après ravoir parfaitement payé , ne put trouver à le revendre la somme qu'il en voulait , et , en attendant une hausse de prix qui ne peut man- quer, nn jour ou l'autre, de l'indemniser bien au delà de «es pertes passées et de «on capital au repos , il se con- tenta de louer cet enclos a des maraîchers, moyennant la jomme de cinq cents francs par an.
C'est de l'argent placé à un demi pour cent , ce qui n'est pas cher par le temps qui court , où il y a tant de gens qui le placent à cinquante, et qui trouvent encore que l'argent est d'un bien pauvre rapport.
Néanmoins, comme nous l'avons dit, la grille du jar- din, qui autrefois donnait sur le potager, est condamnée , et la rouille ronge ses gonds ; il y a môme plus : pour qne d'ignobles maraîchers ne souillent pas de leurs regards vulgaires l'intérieur de l'enclos aristocratique, une cloison de planches est appliquée aux barreaux jus- qu'à la hauteur de six pieds. Il est vrai que les planches ne sont pas si bien jointes qu'on ne puisse glisser un regard furtif entre les intervalles ; mais cette maison est une maison sévère , et qui ne craint point les indiscré- tions.
Dans ce potager, au lieu de choux, de carottes, de ra- dis, de pois et de melons , poussent de grandes luzernes, seule culture qui annonce que l'on songe encore à ce lieu abandonné. Une petite porte basse, s'oovrant sur la rue projetée , donne entrée en ce terrain clos de murs , que les locataires viennent d'abandonner à cause de sa sté- tilité et qui , depuis huit jours , au lieu de rapporter un demi pour cent, comme par le passé, ne rapporta plus rien du tout.
Du côté de l'hôtel , les marronniers dont nous avons IMrlé cotironnent la muraille, ce qui n'empêche pas
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. Î0&
d'antres arbres luxuriants et fleuris de glisser dans leurs intervalles leurs branches avides d'air. Â an angle ou le fe^iillage devient tellement touffu qu'à peine si la lumière y pénétre, un large banc de pier e et des sièges de jardin indiquent an lieu de rénnion ou une retraite favorite à quelque habitant de l'hôtel, situé à cent pas, et que l'on aperçoit à peine à travers le rempart de verdure qui l'en- veloppe. Enfin , le choix de cet asile mystérieux est à la fois justifié par Tabsence du soleil, par la fraîcheur éter- nelle, môme pendant les jours les plus brûlants de l'été , par le gazouillement des oiseaux et par l'éloignement do la maison et de la rue, c'est-à-dire des affaires et du bruit.
Vers le soir d'une des plus chaudes journées que le printemps eût encore accordées aux habitants de Paris, il y avait sur ce banc de pierre un livre, une ombrelle, un panier à ouvrage et un mouchoir de batiste dont la broderie était commencée ; et non loin de ce banc, près de la grille, debout devant les planches, l'œil appliqué à la cloison à claire-voie, une jeune femme, dont le regard plongeait par une fente dans le jardin désert que nous connaissons.
Presque au même moment la petite porte de ce ter- ram se refermait sans bruit, et un jeune homme, grand, vigoureux, véta d'une blouse de toile écruA, d'une cas quette de velours, mais dont les monstar.hes, la barbe et les cheveux noirs extrêmement soignés juraient quelque pA>^ avec ce costume populaire, après un rapide coup d'œil jeté autour de lui pour s'assurer que personne ne l'épiait, passant par cette porte, qu'il referma derriôro Ini, se dirigeait d'un pas précipité vers la grille.
A la vue de celai qu'elle attendait, mais non pas pro- bablement sous ce costume, la jeune flUe eut peux «( se rejeta en arrière.
J04 LE COMTE DE K/ONTE-CRISTO.
Et «ependant déjà, à travers les fentes de la porte, le jeune homme, avec ce regard qui n'appartient qu'aux amants, avait vu flotter la robe blanche et la longue cein- ture bleue. Il s'élança vers la cloison , et appliquant sa bouche à une ouverture :
— N'ayez pas peur, Valentine, dit-il, c'est moi. La jeune fille s'approcha.
— Ohl Monsieur, dit-elle, pourquoi donc ètes-vou» venu si tard aujourd'hui ? Savez-vous que l'on va dmer bientôt, et qu'il m'a fallu bien de la diplomatie et bien de la promptitude pour me débarrasser de ma belle-mère qui m'épie, de ma femme de chambre qui m'espionne, et de mon frère qui me tourmente pour venir travailler ici a cette broderie , qui, j'en ai bien peur, ne sera pas finie de longtemps ? Puis, quand vous vous serez excusé sur potre retard, vous me direz quel est ce nouveau costume qu'il vous a plu d'adopter et qui presque a été cause que je ne vous ai pas reconnu.
— Chère Valentine, dit le jeune homme, vous êtes trop au-dessus de mon amour pour que j'ose vous en parler, et cependant, toutes les fois que je vous vois, j'ai besoin de vous dire que je vous adore, afin que l'écho de mes propres paroles me caresse doucement le cœur lorsqne je ne vous vois plus. Maintenant je vous remer- cie de votre gronderie : elle est toute charmante, car elle me prouve, je n'ose pas dire que vous m'attendiez, mais que vous pensiez à moi. Vous vouliez savoir la cause de mon retard et le motif de mon déguisement ; je vais vous les dire , et j'espère que vous les excuserex : j'ai fait choix d'un état.
— D'un étatl... Que voulez-vous dire, Maxlmilien ? Et sonunes-nous donc assez heureux pour que vous par liez de ce qui nous regarde en plaisantant ?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 203
— Oh ! Dieu me préserve, dit le jeune homme, de plai- sante*" avec ce qui est ma vie ; mais fatigue d'être un coureur de champs et un escaladeur de murailles sé- rieusement effrayé de l'idée que vous me fîtes naître l'autre soir que votre père me ferait juger un jour conmie voleur, ce qui compromettrait l'honneur de l'armée fran- çaise tout entière, non moins effrayé de la possibilité que l'on s'étonne de voir éternellement tourner autour de ce terrain, où il n'y a pas la plus petite citadelle à assiéger ou le plus petit blockhaus à défendre, un capi- taine de spahis, je me suis fait maraîcher, et j'ai adopté le costume de ma profession.
— Bon, quelle folie I
— C'est au contraire la chose la plus sage, je crois, que j'aie faite de ma vie, car elle nous donne toute sécurité.
— Voyons, expliquez-vous.
— Eh bien ! j'ai été trouver le propriétaire de cet en- clos-, le bail avec les anciens locataires était fini, et je le lui ai loué à nouveau. Toute cette luzerne que vous voyez m'appartient, Valenline ; rien ne m'empêche de me fah-e bâtir une cabane dans ces foins et de vivre désormais à vingt pas de vous. Ohl ma joie et mon bonheur, je ne puis les contenir. Comprenez-vous, Valentine, que l'on parvienne à payer ces choses-là? C'est impossible, n'est- ce pas? Eh bien! toute cette félicité, tout ce bonheur, toute cette joie pour lesquels j'eusse donné dix ans de ma vie, me coûtent, devinez combien?... Cinq cents francs par an, payables par trimestre. Ainsi^ vous le voyez, désormais plus rien à craindre. Je suis ici ches moi, je puis mettre des échelles contre mon mur et re- garder par-dessus, et j'ai, sans crainte qu'une patrouille vienne me déranger, le droit de vous dire que je vous aime, tant que votre fierté ne se blessera pas d'entendre
TOHB m, iS
«W LE COMI E DE MONT&CRISTO.
sortir ce mot de la bouche d'un pauvre journalier vètn d une blouse et coiffé d'une casquette.
Valemine poussa un petit cri de surprise joyeuse; puis tont à coup :
— Hélas ! Maximilien, dit-elle tristement et comme si un nuage jaloux était soudain venu voiler le rayon de soleil qui illtiminait son cœur, maintenant nous serons trop libres, notre bonheur nous fera tenter Dieu; nous abuserons de notre sécurité, et notre sécurité nous perdra.
— Ponvez-vous me uire cela, mon amie, a moi qui, depuis que je vous connais, vous prouve chaque jour que j'ai subordonné mes pensées et ma vie à votre vie et â vos pensées f Qui vous a donné confiance en moi ? mon bon- heur, n'est-ce pas? Quand vous m'avez dit qu'un vague instinct vous assurait que vous couriez quelque grand danger, j'ai mis mon dévouement à votre service, sans TOUS demander d'autre récompense que le bonheur de vous servir. Depuis ce temps, vous ai-je, par un mot, par un signe, donné l'occasioii de vous repentir de m'a- voir diîiingué au milieu de ceux qui eussent été heureux de mourir pour vous ? Vous m'avez dit, pauvre enfant, que Vûus étiez fiancée à M. d'Epinay, que votre père avait décidé celte alliance, c'est-à-dire qu'elle était cer- taine ; car tout ce que vont M. de Villeforl arrive infailli- blement. Eh bien 1 je suis resté dans l'ombre, attendant tout, non pas de ma volonté, non pas de la vôtre, mais des événements de la Providence, de Dieu, et cepen- dant vous m'aimez , vous avez eu pitié de moi , Ya- lentine, et vous me l'avez dit ; merci pour cette douce parole que je ne vous demande que de me répéter de temps en temps, et qui me fera tout oublier.
— Et voilà ce qui vous a euhardi, Maximilien, voila
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. ?0T
ce qtii me fait à la fois une vie bien douce et bien mal- fieureusc, an point qne je me demande souvent lequel 7am mieux poir moi, du chagrin que me causaii autre- fois la rigueur de ma belle-mère et sa préférence aveugle pour son enfant, on du bonheur plein de dangers que }e goûte en vous voyant.
— Du danger ! s'écria Maximilien ; pouvez-vous dire ixi mot si dur et si injuste I Avez-vous jamais eu un es- clave plus soumis que moi? Vous m'avez permis de vous adresser quelquefois la parole, Valentine, mais vous m'avez défendu de vous suivre ; j'ai obéi. Depuis que i'ai trouvé le moyen de me glisser dans cet enclos, de causer avec vous à travers celte porte, d'être enfin si près de vous sans vous voir, ai-je jamais, dites-le-moi, demandé à toucher le bas de votre robe à travers ces grilles? ai je jamais fait un pas pour franchir ce mur, ri- dicule obstacle pour ma jeunesse et ma force? Jamais un reproche sur votre rigueur, jamais un désir exprimé tout haut; j'ai été rivé à ma parole comme un chevalier des temps passés. Avouez cela du moins, pour que je ne vous croie pas injuste.
— C'est vrai, dit Valentme, en passant entre deux planches le bout d'iun de ses doigts efiBlés sur lequel Maximilien posa ses lèvres ; c'est vrai, vous êtes un hon- nête ami. Mais enfin vous n'avez agi qu'avec le senti- ment de voire intérêt, mon cher Maximilien ; vous saviez bien que, du jour où l'esclave deviendrait exigeant, il lui faudrait tout perdre. Vous m'avez promis l'amitié d'un frère, à moi qui n'ai pas d'amis à moi que mon père oublie, à moi que ma belle-mere persécute, et qui n'ai pour consolation que le vieillard immobile, muet, glacé, dont la main ne peut serrer ma main, dont l'œil ^eul peut me parler, et dont le cœur bat sans doute pour
P08 LE COMTE DE MONTE-CRISTO,
moi d'un reste de chaleur. Dérision amère du sort qui me fait ennemie et victime de tous ceux qui sont plus forts quM moi, et qui me donne un cadavre pou" soutien et pour amil Oh! vraiment, Maximilien, je vous le ré- pète, je suis bien malheureuse, et vous avez raison de m'aimer pour moi et non pour vous.
— Valentine, dit le jeune homme avec une émotion profonde, je ne dirai pas que je n'aime que vous au monde, car j'aime aussi ma sœur et mon beau-frère, mais c'est d'un amour doux et calme, qui ne ressemble en rien au sentiment que j'éprouve pour vous : quand je pense à vous, mon sang bout, ma poitrine se gonfle, mon cœur déborde ; mais cette force, cette ardeur, cette puis- sance surhumaine , je les emploierai à vous aimer seu- lement jusqu'au jour où vous me direz de les employer à vous servir. M. Franz d'Épinay sera absent un an en- core, dit-on; en un ai», que de chances favorables peu- vent nous servir, que d'événements peuvent nous se- conder 1 Espérons donc icjijours, c'est si bon et si doux d'espérer ! Mais en attendant, vous, Valentine, vous qui me reprochez mon égoïsme, qu'avez -vous été pour moi? la belle et froide statue de la Vénus pudique. En échange de ce dévouement, de cette obéissance, de cette rete- nue, que m'avez-vous promis, vous? rien : que m'avez- vous accordé? bien peu de chose. Vous me parlez de M. d'Épinay, votre fiancé, et vous soupirez à cette idée d'être un jour à lui. Voyons, Valentine, est-ce là tout ce que vous avez dans l'âme? Quoi 1 je vou." engage ma vie, je vous donne mon âme, je vous consacre jusqu'au plus insignifiant battement de mon cœur, et quand je suis tout à vous, moi, quand je me dis tout bas que je mourrai si je vous perds, vous ne vous épouvantez pas, vous, à la seule idée d'appartenir à un autre ! Ohl Valentine I Var
LE COMTE DE MONTE^RISTO. 209
lentine, si j'étais ce que vous êtes, si je me sentais aimé comme vous êtes sûre que je vous aime, déj* cent fois j'eusse passé ma main entre les barreaux de cette grille, et j'eusse serré la main du pauvre Maximilien en lui di- sant : « A vous, à vous seul, Maximilien, dans ce monde et dans l'autre. ■
— Valentine ne répondit rien, mais le jeune homme l'entendit soupirer et pleurer.
La réaction fut prompte sur Maximilien.
— Olî! s'écria-t-il, Valentine ! Valentine I oubliez mes paroles, s'il y a dans mes paroles quelque chose qui ait pu vous blesser i
— Non, dit-elle, vous avez raison; mais ne voyez-vous pas que je suis une pauvre créature, abandonnée dans une maison presque étrangère, car mon père m'est presque un étranger, et dent la volonté a été brisée de- puis dix ans, jour par jour, heure par heure, minute par minute, par la volonté de fer des maîtres qui pèsent sur moi? Personne ne voit ce que je souffre, et je ne l'ai dit à personne qu'à vous. En apparence, et aux yeux de tout le monde, tout m'est bon, tout m'est affectueux; en réa- lité, tout m'est hostile. Le monde dit : M. de Villefort est trop grave et trop sévère pour être bien tendre envers sa fille ; mais elle a eu du moins le bonheur de retrouver dans madame de Villefort une seconde mère. Eh bien I le monde se trompe, mon père m'abandonne avec indif- férence, et ma belle-mère me hait avec un acharnement d'autant plus terrible qu'il est voilé par un étemel sourire.
— Vous haïr! vous, Valentine! et comment peut-oi vous haïr?
— Hélas I mon ami, ditValentme,je suis forcée d'avouer que celte haine pour moi vient d'un sentiment presque naturel. Elle adore son Ois, mon frère /douard.
tlO LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Eh bien?
— Eh bien ! cela me semble étrange de mêler a ce qne nous disions une question d'argent, eh bien! mou ami, je crois que sa haine vient de là du moins. Comme elle n'a pas de fortune de son côté, que moi je suis déjàriihft du chef de ma mère, et que cette fortune sera encore plus que doublée par celle de M. et de madame deSaint- Méran, qui doit me revenir un jour, eh bien I le croi* qu'elle est envieuse. Oh ! mon Dieu I si je pouvais lui donner la moitié de celte fortune et me retrouver chez M. de Villefort comme une fille dans la maison de son père, certes je le ferais à l'instant môme.
— Pauvre Valentine !
— Oui, je me sens enchaînée, et en même temps je me sens si faible , qu'il me semble que ces liens me sou- tiennent, et que j'ai peur de les rompre. D'ailleurs, mon père n'est pas un homme dont on puisse enfreindre im- punément les ordres : il est puissant contre moi, il le serait contre vous, il le serait contre le roi lui-même, protégé qu'il est par un irréprochable passé et par une position presque inattaquable. Oh ! Maximilien I je vous Je jure, je ne lutte pas, parce que c'est vous autant que moi que je crains de briser dans cette lutte.
— Mais enfin, Valentine, reprit Maximilien, pourquoi désespérer ainsi, et voir l'avenir toujours sombre ?
— Ah ! mon ami, parce que je le juge par le passé.
— Voyons cependant, si je ne suis pas un parti illustre au point de vue aristocratique , je liens cependant , pai beaucoup de points, au monds dans lequel vous vivez ; le temps où il y a^ait deux Frances dans >a f r>nc« n'existe plus; les plus hautes familles de lanionarchÛJ se sont fondues dans les familles de l'empire : l'aristocratie de la lance a épousé la noblesse du canon. Eh toen I moi.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 211
j'appartiens à cette dernière : j'ai un bel avenir dans l'ar- mée, je jouis d'une fortune bornée, mais indépendante ; la mémoire de mon père, enfin, est vénérée dans noire pays comme celle d'un des plus honnêtes négociants qui aient existé. Je dis notre pays, Valentine, parce que vous êtes presque de Marseille.
— Ne m» parlez pas de Marseille, Maximilien, ce seul mot me rappelle ma bonne mère, cet ange que tout le monde a regretté, et qui , après avoir veillé sur sa fille pendant son court séjour sur la terre, veille encore sur elle, je l'espère du moins, pendant son étemel séjour au ciel. Oh ! si ma pauvre mère vivait, Maximilien, je n'au- rais plus rien à craindre ; je lui dirais que je vous aime, et elle nous protégerait.
— Hélas ! Valentine, reprit Maximilien, si elle vivait, je ne vous connaîtrais pas sans doute, car, vous l'avez dit, vous seriez heureuse si elle vivait, et Valentine heu- reuse m'etit regardé bien dédaigneusement du haut de sa grandeur.
— Ah I mon ami, s'écria Valentine, c'est vous qui êtes injuste à votre tour... Mais, dites-moi...
— Que voulez-vous que je vous dise ? reprit Maximi- lien, voyant que Valentine hésitait.
— Dites-moi, continua la jeune fille, est-ce qu'autre- fois à Marseille il y a eu quelque sujet de mésintelligence entre voire père et le mien î
— Non pas que je sache, répondit Maximilien, si ce n'est cependant que votre père était un partisan plus que zélé des Bourbons, et le mien un homme dévoué à l'empereur. C'e.<t, je le présume, tout ce qu'il y a jamais eu de dissidence entre eux. Mais pourquoi celte ques- tion, Valentine?
— Je vais vous le dire, reprit la jeune fille, car voui
512 LE COMITE DE MONTE-CRISTO.
devez tout savoir. Eh bien ! c'était le jour où votre no- mination d'officier de la Légion d'honneur fut publiée dans le journal. Nous étions tous chez mon grand-père, M. Noirtier, et de plus il y avait encore M. Danglars, vous savez, ce banquier dont les chevaux ont avait-hier failli tuer ma mère et mon frère? Je lisais le journal toui haut à mon grand-père pendant que ces messieurs cau- saient du mariage de mademoiselle Danglars. Lorsque j'en vins au paragraphe qui vous concernait et que j'a- vais déjà lu, car dès la veille au matin vous m'aviez an- noncé cette bonne nouvelle ; lorsque j'en vins, dis-je, au paragraphe qui vous concernait, j'étais bien heureuse... mais aussi bien tremblante d'être forcée de prononcer tout haut votre nom, et certainement je l'eusse omis sans la crainte que j'éprouvais qu'on interprétât à mal mon silence ; donc je rassemblai tout mon courage et je lus,
— Chère Valentine I
^ Eh bien I aussitôt que résonna votre nom, mon père tourna la tête. J'étais si persuadée (voyez comme je suis folle !) que tout le monde allait être fracné de ce nom comme d'un coup de foudre, que je crus voir tres- saillir mon père et même (pour celui-là c'était une illu- sion, j'en suis sûre), et môme M. Danglars.
— Morrel, dit mon père , attendez donc ! (Il fronça le sourcil.) Serait-ce un de ces Morrel de Marseille, un de ces enragés bonapartistes qui nous ont donné tant de mal en <815?
— Oui, répondit M. Danglars; je crois même que c'est le fils de l'ancien armateur.
— Vraiment I fit Maximilien. Et que répondit votre père, dites, Valentine?
— Ob l une chose affreuse et que je n'ose vous redire.
— Dites toujours, reprit Maximilien eu sourian».
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 213
— Leur empereur, continua-t-il en fronçant le sour- ei], savait les mettre à leur place, tous ces fanatiques : il les appetait de la cbair à canon, et c'était le seul nom qu'ils méritassent. Je vois avec joie que le gouverne- ment nouveau remet en vigueur ce salutaire principe. Quand ce ne serait que pour cela qu'il garde l'Algérie, j'en féliciterais le gouvernement, quoiqu'elle noii3 coûte un peu cher.
— C'est eu effet d'une politique assez brutale, dit Maximilien. Mais ne rougissez point, chère amie, de ce qu'a dit là M. de Villefort ; mon brave père ne cédait en rien au vôtre sur ce point, et il répétait sans cesse : « Pourquoi donc l'empereur, qui fait tant de belles choses, ne fait-il pas un régiment de juges et d'avocats, et ne les envoie-t-il pas toujours au premier feu? » Vous le voyez, chère amie, les partis se valent pour le pittoresque de l'expression et pour la douceur de la pensée. Mais M. Danglars, que dit-il à cette sortie du procureur du roi ?
— Oh ! lui se mit à rire de ce rire sournois qui lui est particulier et que je trouve féroce ; puis ils se levè- rent l'instant d'après et partirent. Je vis alors seulement que mon bon grand-père était tout agité. Il faut vous dire, Maximilien, que moi seule je devine se» agitations, à ce pauvre paralytique, et je me doutais d'ailleurs que la conversation qui avait eu lieu devant lui (car on ne .'ait plus attention à lui, pauvre grand-père !) l'avait fort impressionné, attendu qu'on avait dit du mal de son empereur, et que, à ce qu'il parait, il a été fanatique de l'empereur.
— C'est en effet, dit Maximilien, un des noms eonnas de l'empire : il a été sénateur, et, comme vous le savez oa comme vous ne le savez sas. Valentine, o fut à pea
5H LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
près de toutes les conspirations bonapartistes qae l'on 01 sons la restauration.
— Oui. j'entends quelquefois dire tout bas de ces choses-là, qui me semblent étranges : le grand-père bo- napartiste, le père royaliste; enfin que voulez-vous?... Je rae retournai donc vers lui.
Il me montra Je journal du regard.
— Qu'avez-vous , papa ? lui dis-je ; ètes-vous content î Il fit de la tète signe que oui.
— De ce que mon père vient de dire ? demandai-je. Il fit signe que non.
— De ce que M. Danglars a dit f Il fit signe que non encore.
— C'est donc de ce que M. Morrel, je n'osai pas dire Maximiiien, est nommé officier de la Légion d'bonneur ''
11 fit signe que oui.
— Le croiriex-vous, Maximilien ? il était content que vous fussiez Dommé ofilcier de la Légion d'honneur, lui qui ne vous connaît pas. C'est peut-être de la folie de sa part, car il tourne, dit-on, à l'enfance ; mais je l'aime bien pour ce oui-là.
— C'est bizarre, pensa Maximilien. Votre père me haïrait donc, tandis qu'au contraire votre grand-père... Étranges choses que ces amours et ces haines de parti I
— Chut I s'écria tout à coup Valeniine. Cachez-vous, sauvez-vous ; on vient I
Maximilien sauta sur une bêche et se mit à retourner impitoyablement la luzerne.
— Mademoiselle I Mademoiselle I cria une voix der- rière les arbres, madame de Villefort vous cherche par- tout et vouu appelle ; il y a une visite au salon.
— Une visite I dit Yalentine tout agitée ; et qui nous (ait cette visite ?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 2i?
— Un grand seigneur, un prince, à ce qii on dit, M. U comte de Monte-Cristo.
— J'y vais, eût tout haut Valentine.
Ce iiom fit tressaillir de l'autre côtx- do lu grill© celui à qui le j'y vais de Valentine servait d'adieu à. la fin de chaque entrevue.
— Tiens I se dit Maximilien en s'appuyant tout pensif stir sa bêche, comment le comte de Monte-Cristo cou aaii-il M. de Villefort T
XIV
TOXICOLOGIE.
C'éuit bien réellement M. le comte de Monte-Cristo qui venait d'entrer chez madame de Villefort, dans l'in- tention de rendre à M. le procureur du roi la visite qu'il lui avait faite, et à ce nom toute la maison, comme on le oomprend bien, avait été mise en émoi.
Madame de Villefort, qui était seule au salon lorsqu'on annonça le comte, fit aussitôt venir son fils pour que l'enfant réitérât ses remerciements au comte, et Edouard, qui n'avait cessé d'entendre parler depuis deux jours du grand personnage , se hâta d'accourir, non par obéis- sance pour sa mère, non pour remercier le comte, mais par curiosité et pour faire quelque remarque à l'aide da laquelle il pût placer un de ces laxzis qui faisaient dira a sa mère : 0 le méchant enfant : mais il faut bien qot |e lui pardonne, il a tant d'esprit I
tl6 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Après les premières politesses d'usage, \t comte s'informa de M. de Villefort.
— Mon mari dine chez M. le chancelier, répondit la \eune femme ; il vient de partir à l'instant même , et il regrettera bien, j'en suis sûre, d'avoir été privé du bon- heur de vous voir.
Deux visiteurs qui avaient précédé le comte dans U salon, et qui le dévoraient des yeux, se retirèrent après le temps raisonnable exigé à la fois par la politesse ev par la curiosité.
— A propos, que fait donc ta sœur Valentine ? dit ma dame de Villefort à Edouard ; qu'on la prévienne afin que j'aie l'honneur de la présenter à M. le comte.
— Vous avez une fille. Madame ? demanda le comte , mais ce doit être une enfant ?
— C'est la fille de M. de Villefort, répliqua la jeune femme ; une fille d'un premier mariage, une grande ut belle personne.
— Mais mélancolique , interrompit le jeune Edouard en arrachant, pour en faire une aigrette à son chapeau les plumes de la queue d'un magnifique ara qui criait de douleur sur son perchoir doré.
Madame de Villefort se contenta de dire :
— Silence, Edouard! Puis elle ajouta :
— Ce jeune étourdi a presque raison, et répète là c« qu'il m'a bien des fois entendu dire avec douleur ; car mademoiselle de Villefort est , malgré tout ce que non» pouvons faire pour la distraire, d'un caractère triste «t d'une humeur taciturne qui nuit souvent à l'effet de m beauté. Mais elle ne vient pas, Edouard ; voyez don» pourquoi cela.
— Parce qu'on la cheicbe où elle n'est pa«.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 217
— Où la (-herche-t-on ?
— OiP'. grard-papa Noirtier.
— Et ell'" n'est pas là, vous croyez ?
— Non, non, non, non, non, elle n'y est pas, répondit èdouara «n chantonnant.
— Et où est-elle ? Si vous le savez, dites-le,
— Elle est sous le grand marronnier, continua le noé ehant garçon, en présentant, malgré les cris de sa mère, les mouches vivantes au perroquet , qui paraissait fort . friand de cette sorte de gibier.
Madame de Villefort étendait la main pour sonner, et pour indiquer à la femme de chambre le lieu où elle trouverait Valentine, lorsque celle-ci entra. Elle semblait triste, en elîet, et en la regardant attentivement on eût même pu voir dans ses /eux des traces de larmes.
Valentine, que nous avons, entraîné par la rapidité du récit, présentée à nos lecteurs sans la leur faire connaître, était une grande et svelte jeune fille de dix-neuf los, aux cheveux châtain clair, aux yeux bleu foncé, à la dé- marche languissante et empreinte de cette exquise dis- tinction qui caractérisait sa mère ; ses mains blanches et effilées, son cou nacré , ses joues marbrées de fugitives couleurs, lui donnaient au premier aspect l'air d'une de ces belles .\nglaises qu'on a comparées assez poétique- ment dans leurs allures à des cygnes qui se mirent.
Elle entra donc , et, voyant près de sa mère l'étranger dont elle avait tant entendu parler déjà , elle salua sans aucune minauderie de jeune fille et sans baisser les yeux, avec une grâce qui redoubla l'attention du comte.
Celui-ci se leva.
— Mademoiselle de Villefort, ma b.'lle-ûlle, dit ma- ûame de Villefort à Monte-Cristo, en se penchant sur son sofa et en montrant de la main Valentine.
TOUX W. tS
ns LE COAlfE DE MONTE-CRISTO.
— Et monsieur le comie de Monte-Cristo , roi de la Chine, empereur de la Cochinchine, dit le jeune drôleen iançant un regard sournois à sa sœur.
Pour celle fois, madame de Villefort pâlit, et failli! s'irriter contre ce fléau domestique qui répondait au nom d'Edouard ; mais tout au contraire le comte sourit et parut regarder l'enCant aivec complaisance, ce qui porta au comble la jojt> et l'enthousiasme de sa mèrei
— Mais, Madame, reprit le comte eu renouant la con»- versation et en regardant tour à tour madame de Ville- fort et Valentine, est-ce que je n'ai pas déjà eu l'honneur de vous voir quelque part , vous et Madt'moiselle ? Tout 'à l'heure j'y songeais déjà; et quand Mademoiselle est entrée, sa vue a été une luetu" de plus jetée sur uu sou- venir confus, pardonnez-moi ce mot.
— Cela n'est pas probable. Monsieur; mademoiselle fit Villefort ainne peu le monde, et nous sortons rare- ment, dit la.jeune femme.
— Aussi n'est-ce point dans le monde que j'ai vu Made- moiselle, ainsi que vous. Madame, ainsi que ce cbarmaut espiègle. Le monde parisien, d'aUleuis-, m'est absolu- ment inconnu, car, je crois avoir eitrhonneuT de vous le dire, je suis à Paris depuis quelques jours. Non, si vous permettez que je me rappellCi.. attendez...
Le comte mit sa main sur son front comme pour con.- centrer tous ses souvenirs :
— Non, c'est au dehors... c'est... je ne sais pas... mais il me semble que ce souvenir est inséparable d'un beau solei! et d'une espèce de fête religieuse.,. Mademoiselle' tenait des fleurs à la main ; Tenfant courait après un beau paon dans un jardin, et vous. Madame, vous étiez sous une treille en berceau... Aidez-moi donc, Mndame; est-ce qu3 les choses que je vous dis là.ne.voas rappellent i lenr
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 219
— Non , en vérité , répondit madame de Viliefort ; et cependant il me semble , Monsieur, que si je vous avais rencontré quelque part, votre souvenir seraiv resté pré- sent à ma mémoire.
— Monsieur le comte nous a vus peut-être en ItaUe, iii timidement Valentine.
— En effet, en Italie... c'est possible, dit Monte-Cristo. Vous avez voyagé en Italie, Mademoiselle?
— Madame et moi nous y allâmes il y a deux ans. Le» médecins craignaient pour ma poitrine et m'avaient re- commandé l'air de Naples. Nous passâmes par Bologne , par Pérouseel par Rome.
— Ahl c'est vrai. Mademoiselle, s'écria Monte-Cristo, comme si cette simple indication suffisait à User tous ses souvenirs. C'est à Pérouse, le jour de la Fête-Die»% dans le jardin de rhôtellerie de la Poste, où le hasard nous a réunis, vous. Mademoiselle, votre fils et moi, que je me rappelle avoir eu l'honneur de vous voir.
— Je me rappelle parfaitement Pérouse, Monsieur, et l'hôtellerie de la Poste, et la fêle dont vous me parlez, dit madame de Viliefort ; mais j'ai beau interroger mes souvenirs , et, j'ai honte de mon peu de mémoire, je ne me souviens pas d'avoir eu l'honneur de vous voir.
— C'est étrange, ni moi non plus, dit Valentine en levant ses beaux yeux sur Monte-Cristo.
— Ah ! moi je m'en souviens, dit Edouard.
— Je vais vous aider, Madame, reprit le comte. La Journée avait été brûlante ; vous attendiez des chevaux '^ui n'arrivaient pas à cause de la solennité. Mademoi- selle s'éloigna dans les profondeurs du jardin , et votre ûls disparut, courant après l'oiseiiu.
— Je l'ai aurapé, maman ; tu sais , dit Edouard , je lai u arraché trois plumes de la queiwj*
Î20 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Vous, Madame, vous demeurâtes sous le berceau de vigne ; ne vous souvient-il plus, pendant que vous étiez assise sur un banc de pierre et pendant que, comme je vous l'ai dit, mademoiselle de Villefort et monsieur Tolre fils étaient absents , d'avoir causé assez longtemps avec quelqu'un ?
— Oui vraiment, oui, dit la jeune femme en rougis- sant, je m'en souviens, avec un homme enveloppé d'ui long manteau de laine... avec un médecin, je crois.
— Justement , Madame ; cet homme , c'était moi ; de- puis quinze jours j'habitais dans cette hôtellerie, j'avais guéri mon valet de chambre de la fièvre et mon hôte de la jaunisse , de sorte que l'on me regardait comme un grand docteur. Nous causâmes longtemps , Madame , de choses différentes, du Pérugin, de Raphaël, des mœuiy, des costumes, de cette fameuse aqua-tofana, dont quel- ques personnes, vous avait-on dit, je crois, conservaient encore le secret à Pérouse.
— Ah I c'est vrai , dit vivement madame de Villefort avec une certaine inquiétude, je me rappelle
— Je ne sais plus ce que vous me dites en détail, Madame, reprit le comte avec une parfaite tranquillité, mais je me souviens parfaitement que, partageant à mon sujet l'erreur générale, vous me consultâtes sur la santé de mademoiselle de Villefort.
— Mais cependant , Monsieur , vous étiez bien réelle ment médecin , dit madame de Villefort , puisque xoas avez guéri des malades.
— Molière oa Beaumarchais vous réponaraient , Ma- dame que c'est justement paice que je ne l'étais pas que j'ai, non point guéri mes malades, mais que mes malaiies ont guéri ; moi, je me contenterai de vous dire que j'ai étudié assez à fond la chimie et les sciences naiu-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 224
relies . mais en amateur seulement... vous comurenei. En cp. moment six heures sonnèrent.
— Voilà six heures , dit madame de Villefort , visible- meni agitée ; ^n'allez-vous pas voir, Valentine, si votre grand-père est prêt à diner ?
Valentine se leva, et, saluant le comte, elle sortit de la chambre sans prononcer un seul mot.
— Oh ! mon Dieu, Madame, serait-ce donc à cause de moi que vous congéuiei mademoiselle de Villefort ? dit le comte lorsque Valentine fut partie.
— Pas le moins du monde, reprit vivement la jeune femme ; mais c'est l'heure à laquelle nous faisons faire a M. Noirtier le triste repas qui soutient sa triste exis- tence. Vous savez , Monsieur, dans quel état déplorable est le père de mon mari ?
— Oui , Madame , M. de Villefort m'en a parlé ; une paralysie, je crois.
— Hélas! oui ; il y a chez ce pauvre vieillard absence complète du mouvement, Tàme seule veille (Ca^s cette machine humaine , et encore pâle et tremblante , et comme une lampe prête à s'éteindre. Mais pardon, Mon- nieur, de vous entretenir de nos infortunes domestiques, je vous ai interrompu au moment où vous me disiez que tons étiez un habile chimiste.
— Oh! je ne disais pas cela, Madame, répondit le !omte avec un sourire ; bien au contraire , j'ai étudié la chimie parce que , décidé à vivre particulièrement en Orient, j'ai voulu suivre l'exemple du roi Mithridate.
— Mithridate», rex Pontictis. dit l'étourdi en découpant des silhouettes dans un magnifique album ; le mêmequi dé- jeunait tous les matins avef une tasse de poison à la «rômfr.
— Édouara! méchant enfant! s'écria madame de Vil- lefort en arrachant le livre mutilé des mains de n.û fils.
M2 LE COAITE DE MONTE-CRISTO.
TOUS ête? '. ■ ' , vous nous étourdissez. Laissei-
nous , et .1 '>oire sœur Valentine chez bou
papa Noirtier.
— L'album... dit Edouard.
— Comment, l'album ?
— Oui : je veia Palbum...
— Pourquoi avez-vous découpé les dessins ?
— Parce que cela m'amuse.
— Allez-vous-en ! allez !
— Je ne m'en irai pas si l'on ne me donne pas l'album, fit, en s'établissant dans un grand fauteuil, l'enfant, fidèle à son habitude de ne jamais céder.
— Tenez , et laissez-nous tranquilles , dit madame de Villefort ; et elle donna l'album à Edouard, qui partit accompagné de sa mère.
Le comte suixit des yeux madame de Villefort.
— Voyons si elle fermera la porte derrière lui , mur- iEara-t»il.
Madame de Villefort ferma la porte avec le plus grand soin derrière l'enfant ; le eomte ne parut pas s'en aper- cevoir.
Puis, en jetant un dernier regard autour d'elle, la jeune femme revint s'asseoir sur sa causeuse.
— Permettez-moi de vous faire obseiTer, Madame, dit le comte avec cette bonhomie que nous lui connaissons, que vous êtes bien sévère pour ce charmant espiègle.
— P. l2 faut bien, Monsieur, répliqua madame de Vil- lefort avec un véritable aplomb de mère.
— C'est son Cornélius Nepos que récitait M. Edouard en parlam du roi Mithridate, dit le comte, et Tou« l'avpz inlerrouipu dans une citation qui prouve que son précep- teur n'a point perdu son temps i vec lui, et que votre iiia est fort avancé pour son âge-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. -223
— Le tait est, monsieur le comte, répondit la mère Oailée doaceuient, qu'il a une grande facilité et qu'il ap- prend tout ce (ju'il veut. H n'a qu'un défaut, c'est d'être trop volontaire; mais, à propos de ce qu'il disait, est-ce que vous croyez, par exemple, monsieur le comte, que Miîhridate usât de ces précautions et que ces précau- tions pussent être efficaces?
— J'y crois si bien. Madame, que moi qui vous parte j'en ai usé pour n'être pas empoisonné à Naples, à Pa- ïenne et à Smyrne , c'est-à-dire dans trois occasions où, sans cet'.e précaution, j'aurais pu laisser ma vie.
— Et le moyen vous a réussi ?
— Parfaitement.
— Oui, c'est vrai ; je me rappelle que vous m'avez déjà raconté quelque chose de pareil à Férouse.
— Vraiment ! fit le comte avec une surprise admira- blement jouée; je ne me rappelle pas, moi.
— Je vous demandais si les poisons agissaient égale- ment et avec une semblable énergie sur les homir as du Nord et sur les hommes du Midi, et vous me répondîtes même que les tempéraments froids et lymphatiques des Septentrionaux ne présentaient pas la même aptitude que la riche et énergique nature des gens du Midi.
— C'est vr.ii, dit Monte-Cristo ; j'ai vu des Russes dé- vorer, sans en être incommodés, des substances végétales qui eussent tué infailliblement un Napolitain ou un Arabe.
— Ainsi, vous le croyez, le résultat serait encore plus sûr chez nous qu'en Orient, et au milieu de nos brouil- lards et de nos pluies, un h;.mme s'habituerait plus ia- cilement, que sous une plus chaude latitude, à cette ab sorption proi^ressive du poison?
— Certamement; bien entendu, toutefois, qu'on ne sera prémuni que contre le poison auquel on se sera habitué.
Î24 LE COMTL, DE MONTE-CRISTO.
— Oui, je comprends; et comment vous babitueriei- Tous, veus, par exemple, ou plutôt comment vous ôte»- vous habitué?
—- C'est bien facile. Supposez que vous sachiez d'a- vance de quel poison on doit user contre vous... suppo- sez que ce poison soit de la... brucine, par exemple...
— La brucine se tire de la fausse anguslure *, jecrois, dit madame de Villefort.
— Justement, Madame, répondit Monte-Cristo; mais je vois qu'il ne me reste pas grand'chose à vous ap- prendre; recevez mes compliments : de pareilles con- naissances sont rares chez les femmes.
— Oh! je l'avoue, dit madame de Villefort, j'ai la plus violente passion pour les sciences occultes qui parlent à l'imagination comme une poésie , et se résolvent en chiffres comme une équation algébrique ; mais continuez, je vous prie : ce que vou"^ me dites m'intéresse au plus haut point.
— Eh bien ! reprit Monte-Cristo, supposez que ce poi- son soit de la brucine, par exemple, et que vous en pre- niez un milHirramme le premier jour, deux milligrammes le second, eh bien ! au bout de dix jours vous aurez un centigramme ; au bout de vingt jours, en augmentant d'un autre milligramme, vous aurez trois centigrammes, c'est-à-dire une dose que vous supporterez sans incon- rénient, et qui serait déjà fort dangereuse pour une autre personne qui n'aurait pas pris les même^ précaution* que vous; enfln, au bout d'un mois, en bu^rant de l'eau dars la même carafe, vous tuerez la personne qui aura bu cette eau en même temps que vous, sans vous aper- cevoir autrement que par un simple malaise qu'il y ail
• B-ucea ferruginea.
LE COMTE DF MONTE-CRISTO. 225
en nne substance vénéneuse quelconque mêlée a celle eau.
— Vous ne connaissez pas d'autre contre-poison?
— Je n'en connais pas.
— J'avais souvent lu et relu cette histoire de Mithri- late, dit madame de Villefort pensive, et je l'avais prise pour une fable.
— Non, Madame; contre l'habitude de l'histoire, c'est tne vérité. Mais ce que vous me dites là, Madame, ce |ue vous me demandez n'est point le résultai d'une ques- tion capricieuse, puisqu'il y a deux ans déjà vous m'a- vez fait des questions pareilles, et que vous me dites que depuis longtemps cette histoire de Mithridate vous préoccupait.
— C'est vrai, Monsieur, les deux études favorites de ma jeunesse ont été la botaniqoie et la minéralogie , et puis, quand j'ai su plus tard que l'emploi des simples expliquait souvent toute l'histoire des peuples et toute la vie des individus d'Orient, comme les fleurs expliquent toute leur pensée amoureuse, j'ai regretté de n'être pas homme pour devenir un Flamel, un Fontana ou un Ca- banis.
— D'autant plus, Madame, reprit Monte-Cristo, que les Orientaux ne se bornent point, comme Mithridate, à se faire des poisons une cuirasse, ils s'en font aussi un poignard ; la science devient entre leurs mains non-seu- lement une arme défensive, mais encore fort souvent offensive ; l'une sert contre leurs souffrances physiques, ïautre contre J'»urs ennemis ; avec l'opium, avec la bel- ladone, avec la fausse angusture, le bois de couleuvre, le laurrer cerise, ils endorment ceux qui voudi aient les réveiller. Il n'est pas une de ces femmes , égyptienne, tarqueou grecque, qu'ici vous appelei de bonne.*) fdmmes.
2-26 LE COMTE DE MO->TE-CUISTO.
qui Ee sache en fait de chimie de quoi stupéQer un mé- decin, et en fait de psychologie de quoi épouv;ini-er un confesseur
— Vraiment! dit madame de Villefort, dont les yeux brillaient d'un feu étrange à celte conversation.
— Eh 1 mon Dieu ! oui, Madame, continua Monle-Cnsto, les drames secrets de l'Orient se nouent et se dénouent ainsi, depuis la plante qui fait aimer jusqu'à la plante qui fait mourir; depuis le breuvage qui ouvre le ciel jus- qu'à celui qui vous plonge un homme dans l'enfer. II y a autant de nuances de tous genres qu'il y a de caprices et de bizarreries dans la nature humaine, physique et morale; €l, ,je dirai plus, l'art de ces chimistes sait ac- commoder admirablement le remède et le mal à ses be- soins d'amour ou à ses désirs de vengeance.
— Mais, Monsieur, reprit la jeune femme, ces socié- tés orientales au milieu desquelles vous ::ivez passé unf« partie de votre existence sont donc fantastiques comme las conlei qui nous viennent de leur beau pays? un homme y peut donc être supprimé impunément? c'est donc en réalité la Bagdad ou la Bassora de M. Galland? Les sul- tans et les vizirs qui régissent ces sociétés, et qui cons- tituent ce qu'on appeUe en France le gouvernement, sont donc sérieusement des Harounnal-Raschild et des Giaffar qui non-seulement pardonnent à on empoisonneur, mais encore le font premier ministre si le crime a été ingé- nieux, et qui, dans ce cas, en font graver l'histoire en lettres d'or pour se divertir aux heures de leur ennui ?
— Nor, Madame, le fantastique n'existe plus même en Orient; il y a là-bas aussi, déguisés sous d'autres noms el tachés sous d'autres costumes, des coi-imis- saires de police, des juges d'instruction, des procureurs du roi et des experts. On 7 pend, on y décapite et l'on y
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 22Î
empale très-agréablement les criminels ; mais ceux-ci, en fraudeurs adroits, ont su dépister la justice humaine et assurer le succès de leurs entreprises par des combi- BAisons habiles. Chez nous, un niais po.<isédé du démonde la baiue ou de la cupidité, qui a un ennemi à détruire ou un grand'parent à annihiler, s'en va chez un épicier, lui donne un faux nom qui le fait découvrir bien mieux que son nom véritable, et achète, sous prétexte que les rats remj^ècàent de dormir, cinq à six grammes d'arse- nic; s'il est très-adroit, il va chez cinq ou six épiciers, et n'en est que cinq ou six fois mieux reconnu; puis, quand il possèëe son spécifique, il adir.inistre à son en- nemi, à son ijrand-parent, une dose d'arsenic qui ferait crever un ma';;[iiouth ou un mastodonte, et qui, sans riBP.e ni raison, fait pousser à la victime des hurlements qui mettent tout le quartier en émoi. Alors arrive une nuée d'agents de police et de gendarmes; on envoie chercher un médecin qui ouvre le mort et récolte dans son estomac «t dans ses entrailles l'arsenic à la cuiller. Le lenden>arn, cent journaux racontent le fait avec le nom de la vi<-!ime et du meurtrier. Dès le sorr même l'épicier ou les épiciers vient ou viennent dire : « C'est moi qui ai vendu l'arsenic ù iMonsieur. • Et plutôt que de ne pas reconnaître l'acquéreur, ils en reconnaîtront vingt; ilors le niais criminei est pris, emprisonné, interrogé, confronté, confondu, condamné et guillotiné; ou si c'est ane femme de quelque valeur, on l'enferme pour la vie. Voilà comme vos Septentrionaux entendent la chimie. Madame. Desrues cependant était plus fort que cela, je dois l'avouer.
— Qxn voulez- vous I Monsieur, dit en riant la jeune femm<^. «m fait ce qu'on peut. Tout le monde n'a paâ la iecret des :». édicis ou des Borgia.
828 LE COMTE DE MONTB-CRISiu.
— MainteDÂDt, dit le comte en haussant les épaules, voulez-vous que ie vous dise ce qui cause toutes ces inepties? C'est que sur vos théâtres, à ce dont j'ai pu ju- ger du iccJns en lisant les pièces qu'on y joue, on voit toujours des gens avaler le contenu d'une Uole ou mordre le chaton d'une bague at tomber roides morts : cinq mi- nutes après, le ride<:Q baisse; les spectateurs sont dis- persés. On ignore les suites du meurtre ; on ne voit ja- mais ni le commissaire de police avec son écharpe, ni l6 caporal avec ses quatre hommes, et cela autorise beau- coup de pauvres cerveaux à croire que les choses se passent ainsi. Mais sortez un peu de France, allez soit à Alep, soit au Caire, soit seulement à Naples et à Rome, et vous verrez passer par la rue des gens droits, frais et roses dont le Diable boiteux, s'il vous effleurait de son manteau, pourrait vous dire : « Ce monsieur est empoi- sonné depuis trois semaines, et il sera tout à fait mort dans un mois. »
— Mais alors, dit madame de Villefort, ils ont donc re- trouvé le secret de cette fameuse aqua-tofana que l'on me disait perdu à Pérouse?
— Eh, mon Dieu I Madame, est-ce que quelque chose se perd chez les hommes 1 Les arts se déplacent et font le tour du monde ; les choses changent de nom, voilà tout, et le vulgaire s'y trompe ; mais c'est toujours le même résultat ; le poison porte particulièrement sur tel ou tel organe ; l'un sur l'estomac, l'autre sur le cerveau, l'autre sur les intestins. Eh bien I le poison détermine une toux, cette toux une fluxion de poitrire ou telle autre maladie cataloguée au livre de la science, ce qui neTem- pêche p*s d'être parfaitement mortelle, et qm, ne le fût- elle pas, le deviendrait grâce aux remèdes que lui admi- nistrent les naïfs médecins, en géD«iral fort mauvais
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 229
chimistes, et qui tourneront pour ou contre la maladie, comme il vous plaira; et voilà un homme tué ^vec art et dans toutes 'ss règles, sur lequel la justice n'a rien à apprendre, comme disait un horrible chimiste be mes anus, i'exceflent abbé Adelmonte de Taormme, en Sicile, lequel avait fort étudié ces phénomènes nationaux.
— C'est effrayant, mais c'est admirable, dit la jeune renime immobile d'attention ; je croyais , je l'avoue , toutes ces histoires des inventions du moyen âge.
— Oui , sans doute , mais qui se sont encore perfec- tionnées de nos jours. A quoi donc voulez-vous que ser- vent le temps , les encouragements , les médailles , les croix, les prix Monthyon, si ce n'est pour mener la so- ciété vers sa plus grande perfection? Or, l'homme ne sera parfait que lorsqu'il saura créer et détruire comme Dieu ; il sait déjà détruire, c'est la moitié du chemin de fait.
— De sorte, reprit madame de Villefort revenant in- variablement à son but, que l^s poisons des Borgia, des Médicis, des René, des Ruggièri, et plus tard probable- ment da baron de Trenk, dont ont tant abusé le drame moderne et le roman...
— Étaient des objets d'art. Madame, pas autre choce, répondit le comte. Croyez-vous que le vrai savant s'a- dresse banalement à l'individu même? Non pas. La science aime les ricochets, les tours de force, la fantaisie, si l'on peut dire cela. Ainsi, par exemple, cet excellent abbé Adelmonte, dont je vous parlais tout à l'heure, avait fait, sous ce rapport, des expériences étonnantes.
— Vraiment !
— Oui , je vous en citerai une seule. Il avait un fort beau vardin plein de légumss, de fleurs et de fruits ; parmi ces légumes, il choisissait le plus honuAie de tous, un chou, par exemple. Peudani trois jours il arro-
230 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
sait ce chou avec une dissolution d'arsenic ; le troisième jour, le chou tombait malade et jaunissait, c'était le mo- ment de le couper ; pour tous il paraissait mûr et con- servait >on apparence honnête : pour l'abU^ \delmonte seul u était empoisonné. Alors, il apportait \e chou chez lui, prenait un lapin, l'abbé Âdelmonte avait une collec- tion de lapins, de chats et de cochons d'Inde qui ne le cédait en rien à sa collection de léjjumes, de fleurs et de fruits : l'abbé Adelmonte prenait donc un lapin et lui faisait manger une feuille de (;hou , le lapin mourait. Quel est le juge d'instruction qui oserait trouver à redire à cela, et quel est le procureur du roi qui s'est jamais avisé de dresser contre M. Magendie ou M. Flourens un réquisitoire à propos des Upins, des cochons dinde et des chats qu'ils ont tués? Aucun. Voilà donc le lapin mort sans que la justice s'en inquiète. Ce lapin mort, l'abbé Adelmonte le fait vider par sa cuisinière et jette les intestins sur un fumier. Sur ce fumier, il y a une poule, elle becqueté ces intestins, tombe malade à son tour et meurt le lendemain. Au moment où elle se débat dans les convulsions de l'agonie, un vautour passe (il y a beaucoup de vautours dans le pays d' .adelmonte), ce- lui-là fond sur le cadavre, l'emporte sur un rocher et en dine. Trois jours après, le pauvre vautour qui, depuis ce repas, s'est trouvé constamment indisposé, se sent pris d'un étourdissement au plus haut de la nue; il roule dans le vide et vient tomber lourdement dnns votre Tivier ; le brochet, l'anguille et la murène mangent gou- lûment, vous savez cela, ils mordent le vautour. Eh bien ! supposez que le lendemain l'on serve sur votre table cette anguille, ce brochet ou cette murène, em- poisonnés à la quatrième génération, votre convive, lui, 2£j:a ûDipuisouné à la cinaulème dt mourra au i>out de
LE COMTE DE MONTE-CUISIO. 2S1
huit on dix jours de doaleurs d'entrailles , de maux de cœur, d'abcès au pjlore. On fera l'autopsie, et les mé- decins diront :
« Le suje^ est mort d'nne tumeur au foie ou d'une ièTre typhoïde. »
— Mais, dit madame de Villefort, toutes ces circon- stances, que vous enchaînez les unes aux autres, peuvent être rompues par le moindre accident ; le vautour peut ne pas passer à temps ou looiber à cent pas du vivier.
— Ah I voilà justement où est l'art : pour être on grand chimiste en Onen;, il faut diriger le hasard ; on y arrive.
Madame de Villefort était rêveuse et écoutait.
— Mais, dit-elle, Tarseuic est indélébile ; de quelque façon qu'on l'absorbe, il se retrouvera dans le corps de l'homme, du moment où il sera entré en quantité suffî- lante pour donner la mort.
— Bien! s'écria Monte-Cristo, bien! voilà justemoat ee que je dis à ce bon Adelmonte.
Il réfléchit, sourit, et me répondit par un proverbe «i- cilien, qui est aussi, je crois, un proverbe français : « Mon enfant, le monde n'a pas été fait en un jour, mais en sept ; revenez dimanche. »
Le dimanche suiva:;t, je revins ; au lieu d'a\oir arrosé son chou avec de l'arsenic, il l'avait arrosé avec «ne dissolution de sel à base de strychnine, stryvhnos oolu- brina, comme disent les savants. Cette fois le chou n'a- vait pas l'air malade le moins du monde ; aussi le lapin ne s'en létia-t-il point ; aussi cinq minutes après le lapin était-il mort ; la poule mangea le lapin, et le lendemain elle était trépassée. Alors nous Ames les vautours, nous enipuriàiues la poule et nous l'ouvrîmes. Cette fois tous tes syniptimes paniaihers avaient disparu, et il ne les'
S32 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
tait que les symptômes généraux. Aucune indication particulière dans aucun organe ; exaspération du sys- tème nerveux . voilà tout , et trace de congestion céré- brale, pas davantage ; la poule n'avait pas été einpoi- Bonnée, elle était morte d'apoplexie. C'est un cas rare thez les poules, je le sais bien, mais fort commun chez ies hommes. Madame de Villefort paraissait de plus en plus rêveuse.
— C'est bien heureux, dit-elle, que de pareilles sub- stances ne puissent être préparées que par des chimistes, car, en vérité, la moitié du monde empoisonnerait l'autre.
— Par des chimistes ou des personnes qui s'occupent de chimie, répondit négligemment Monte-Cristo.
— Et puis, dit madame de ViUefort s'arrachant elle- même et avec effort à ses pensées , si savamment pré- paré qu'il soit, le crime est toujours le crime : et s'il échappe à l'investigation humaine , il n'échappe pas au regard de Dieu. Les Orientaux sont plus forts que nous sur les cas de conscience, et ont prudemment supprimé l'enfer ; voilà tout.
— Eh ! Madame, ceci est un sîrupule qui doit naturel- lement naître dans une âme honnête comme la vôtre, mais qui en serait bientôt déraciné par le raisonnement. Le mauvais côté de la pensée humaine sera toujours ré- sumé par ce paradoxe de Jean-Jacques Rousseau, vous savez. « Le mandarin qu'on tue à cinq mille lieues en levant le bout du doigt. » La vie de l'homme se passe à taire de ces choses-là, et son intelligence s'épuise à les lever Vous trouvez fort peu de gens qui s'en aillent irutalement planter un couteau dans le cœur de leur lemblabie ou qui administrent, pour le faire disparaître ie la surface du globe , cette quantité d'arsenic que noub disions tout à l'heure. C'6*: U réelle^uent une
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 233
excentricité ou une bfetise. Pour en arriver là, il faut que le sang se chauffe à trente -six degrés, que le pouls batte à quatre-vingt-dix pulsations, et que l'àme sorte de ses limite? ordinaires ; mais si, passant, comme cela se pra- tique en philologie, du mot au synonyme mitigé, vous faites une simple élimination ; au lieu de commettre un ignoble assassinat, si vous écartez purement et simple- ment de votre chemin celui qui vous gène, et cela sans choc , sans violence , sans l'appareil de ces souffrances, qui, devenant un supplice, font de la victime un martyr, et de celui qui agit un camifex dans toute la force du mot ; s'il n'y a ni sang, ni hurlements, ni contorsions, ni surtout cette horrible et compromettante instantanéité de l'accomplissement, alors vous échappez au coup de la loi humaine qui vous dit : Ne trouble pas la société 1 Voilà comment procèdent et réussissent les gens d'Orient personnages graves et flegmatiques, qui s'inquiètent peu des questions de temps dans les conjectures d'une cer- taine importance.
— Il reste la conscience, dit madame de Villefort d'une voix émue et avec un soupir étouffé.
— Oui, dit Monte-Cristo, oui, heureusement, il reste la conscience, sans quoi l'on serait fort malheureux. Après toute action un peu vigoureuse, c'estla conscience qui nous sauve, car elle nous fournit mille bonnes excuses dont seuls nous sommes juges ; et ces raisons, si excellentes qu'elles soient pour nous conserver le sommeil, seraient peut-être médiocres devant un tribu- cal pour nous conserver la vie. Ainsi Richard 111 , par exemple, a dû être merveilleusement servi par sa M)n- science après la suppression des deux entants d'E- douard IV ; en effet, il pouvait se dire : Ces deux enfants d'un roi cruel et persécuteur, e: qui avaient hérité des
2S4 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Tices de leur père , que moi seul ai su reconnaître dans leurs inclioaiioDs ja^éniles ; ces deux enf;ints me gê- naient pour faire Ja félirité du peuple anglais, dont L's eussent inrailliblcii'.ent fait le malheur. Ainsi fbt servie par sa conscience lady Macbeth, qui voulait, quoi qu'en ait dit Shakspeare, donner un trône, non à son mari, mais à son fils. Ah ! l'amour maternel est une si grande vertu, un si puissant mobile, qu'il fait excuser bien des choses ; aussi , après la mort de Ducan, lady Macbeth eût-elle été fort malheureuse sans sa conscience.
Madame de Villefort absorbait avec avidité ces ef- frayantes maximes et ces horribles paradoxes débités par le comte avec cette naïve ironie qui lui ^tait particu- lière.
Puis, après un instant de silence :
— Saver-vous, dit-elle, monsieur le comte, que vous êtes un terrible argumeutateur, et que vous voyez le inonde sous un jour quelque peu livide ! Est-ce donc en regardant l'humanité à travers les alambics et les cor- nues que vous l'avez jugée telle ? Car vous aviez raison, vous êtes un grand chimiste, et cet élixir que vous avez lait prendre à mon fils, et qui l'a si rapidement rappelé à la vie...
— Oh I ne vous y fiez pas. Madame, dit Monle-Cr«5to, nne goutte de cet élixir a suffi pour rappeler à la vie cet enfiiut oui se mourait, mais trois gouttes eussent poussé ie sang à ses poumons de manière à lui donner des bat- tements de cœur; six lui eussent coupé la respiration, et causé une syncope beaucoup plus grave que celle dans laquelle il se trouvait ; dix enfin l'eussent foudroyé Vous savez Madame, comme je l'ai écarté \ivement dts ees flacons auxquels il avait l'imprudence de toucher t
— C'est donc un ooison terrible î
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 9Zi>
— Oh! mon Dieu, non! D'abord, admettons ceci, que le mot poison n'existe pas , puisqu'on se sert en naede- cine des poisons les plus violents, qui deviennent, parla bçon dont ils sont administrés, des remèdes salutaires.
— Qu'était-ce donc, alors ?
— C'était une savante préparation de m(m ami, c^ excellent abbé Adelmonte , et dont il m*a appris à me servir.
— Oh ! dit madame de Villefort, ce doité^re un exc3l- lent antispasmodique.
— Souverain, &ladame; vous l'avex tu, répondit le comte, et j'en fais un usage fréquent, avec tome la pru- dence possible, bien entendu, ajouta-t-il eu riant.
— Je le crois , répliqua sur le même ton madame de Villefort. Quant à moi , si nerveuse et si prompte à m'é- vanouir, j'aurais besoin d'un docteur Adelmonte pour m'inventer des moyens de re-spirer librement et me tran- quilliser sur la crainte que j'éprouve de mourir un beau jour suffoquée. En attendant, comme la chose est difficile i trouvei en France , et que votre abbé n'est probable- ment pas disposé à £sdre pour moi le voyage de Paris, je m'en tiens aux antispasmodiques de M. Planche ; et la menthe et les gouttes d'HoRmann jouent chez moi un grand rôle. Tenez, voici des pastilles que je me fais faire exprès ; elles sont à double dose.
Monte-Cristo ouvrit la boîle d'écaillé que lui présen- tait la jeune femme , et respira l'odeur des pastilles en amateur digne d'apprécier cette préparation.
— Elles sont exquises , dit-il , mais soumises à la né- cessité de la déglutition, fonction qui souvent est impos- sible a accomplir de la part de la personne évanouie. J'aime u'ieux mon spéciflque.
— idais, bien certainement, moi au^ui je le préférerais
î36 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
d'aorès les effets que j'en ai vus surtout ; mais c'est un secret «ans doute, et je ne suis pas assez indiscrète pour vous le demander.
— Mais moi , Madame , dit Monte-Cristo en se levant , je suis assez galant pour vous l'offrir.
— Oh ! Monsieur.
— Seulement rappelez-vous une chose, c'est qu'à petite dose c'est un remède, à forte dose c'est un poison. Une goutte rend la vie , comme vous l'avez vu ; cinq on six tueraient infailliblement, et d'une façon d'autant plus terrible , qu'étendues dans un verre de vin , elles n'en changeraient aucunement le goût. Mais je m'arrête. Ma- dame, j'aurais presque l'air de vous conseiller.
Six heures et demie venaient de sonner, on annonça une amie de madame de Villefort, qui venait dîner avec elle.
— Si j'avais l'honneur de vous voir pour la troisième ou la quatrième fois, monsieur le comte, au lieu de vous voir pour la seconde, dit madame de Villefort ; si j'avais l'honneur d'être votre amie , au lieu d'avoir tout bonne- ment le bonheur d'être votre obligée , j'insisterais pour vous retenir à diner, et je ne me laisserais pas battre par un premier refus.
— Mille grâces , Madame , répondit Monte-Cristo , j'ai moi-même un engagement auquel je ne puis manquer. J'ai promis de conduire au spectacle une princesse grecque de mes amies , qui n'a pas encore vu le grand Opéra, et qui compte sur moi pour l'y mener.
— Allez. Monsieur, mais n'oubliez p<is ma recette.
— Comment donc , Madame ! il faudrait pour cela oublier i'>ûure de conversation que je viens «1? passer près de vous : ce qui est tout à fait impossible.
Monte-Cristo salua et sortit.
Madame de Villefort demeura rêveuse.
1.E COMTE DE MONTE-CRISTO. 237
— ^o^à un homme étrange, dit-elle, et qui m'a tout l'ail à© s'appeler, de son nom de baptême, Adeln^onte.
Quant à Monte-Cristo, le résultat avait dépassé son attente.
— Allons, dit-il en s'en allant, voilà une bonne terre ; \e suis convaincu que le grain qu'on y laisse tomber n'v avorte pas.
Et le lendemain, fidèle à sa promesse, il envoya la recette demandée.
XV
ROBERT-LE-DIABLB.
La raison de l'Opéra était d'autant meilleure à donner, qu'il y avait ce soir-là solennité à l'Académie royale de musique. Levasseur, après une longue indisposition, rentrait par le rôle de Bertram, et, comme toujours, Tœuvre du maestro à la mode avait attiré la plus bril- lante société de Paris.
Morcerf , comme la plupart des jeunes gen:^ riches , avait sa stalle d'orchesire , plus dix loges de personnes de sa connaissance auxquelles il pouvait aller demander une place, sans compter celle à laquelle il avait droit dans la loge des lions.
Château-Renaud avait la stalle voisine de la sienne.
Be::uchamp, en sa qualité de journaliste, était roi de la salle et avait sa place partout.
Ce soir-là Lucien Debray avait la disposition de la loge du mmistre, et il l'avait olTerie au comts (ie Morcarf,
2S8 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
laqnel, sur le refus de Mercedes, {'vivait envoyée à Dan- glars, en lui faisant dire qu'il irait probablement faire dans la soirée une visite à la baronne et à sa fille, si ces dames voulaient bien accepter la loge qu'il leur propo- sait. Ces dames n'avaient eu garde de refuser. Nul n'est friand de loges qui ne coûtent rien comme on million- naire.
Quant à Dangiars , il avait déclaré que ses principes politiques et sa qualité de député de l'opposition ne lui permettaient pas d'aller dans la loge du ministre. En conséquence, la baronne avait écrit à Lucien de la venir prendre, attendu qu'elle ne pouvait pas aller à l'Opéra seule avec Eugénie.
En effet, si les deux femmes y eussent été seules , on eût, certes, trouvé cela fort mauvais ; tandis que made- moiselle Danglars allant a l'Opéra avec sa mère et l'a- mant de sa mère, il n'y avait rien à dire : il faut bien prendre le monde comme il est fait.
La toile se leva, comme d'habitude, sur une salle à peu près vide. C'est encore une des habitudes de notre fashion parisienne, d'arriver au spectacle quand le spec- tacle est commencé : il en résulte que le premier acte se passe , de la part des spectateurs arrivés , non pas à regarder ou à écouter la pièce, mais à regarder entrer les spectateurs qui arrivent , et à ne rien entendre que le bruit des portes et celui des conversations.
— Tiens I dit tout à coup Albert en voyant s'ouvrir une; loge de côté de premier rang ; tiens ! la comtesse G... 1
— Qu'est-ce que c'est que la comtesse G...? demanda Château-Renaud.
— Oh! par exemple, baron, voici une question que je ne vous pardonne pas ; vous demandez ce que. c'est que W comtesse G... f
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 23»
>— Ah ! c'est vrai , dit Chàteaa-Renaad ; n'œ t-«e pas e&Lle charmante Véaitienne ?
— Justement.
En ce moment la comtesse G... aperçut Albert et changea avec lui un salut accompagné d'un sourire.
— Vous la connaissez? dit Château-Renaud.
— Oui , fil Albert ; je lui ai été présenté à Rome par Franz.
— Voudrez-vous me rendre à Paris le même service que Franz vous a rendu à Rome ?
— Bien volontiers.
— Chut! cria le public.
Les deux jeunes gens continuèrent leur conversation, sans parait; e s'inquiéter le moins du monde du désir que paraissait éprouver le parterre d'entendre la musique.
— Elle était aux courses du Champs de Mars , dit Château-Renaud.
— Aujourd'hui ?
— Oui.
— Tiens ! an fait, il y avait courses. Étiez-vxtvs en- ragé?
— Oh 1 pour une misère, pour cinquante louis»
— El qni a gagné ?
— NaïUiius; je pan«ùs pour lui.
— Mais il y avait trois courses ?
— Oui. Il y avait le prix du Jockey-Oub , une coupe d'or. 11 s'est même passé une chose assez bizarre.
Laquelle ?
— Chut donc I cria le public.
— Laquelle ? répéta Albert.
— C'est un cheval et un jockey complètement incoir* DUS qui ont gagné cette course.
— Ctunmenl?
240 LE COMTE DE MONTE-JiUSTO.
— Ob ! mon Dieu, oui ; personne n'avaU fait attention A un cheval inscrit sous le nom de Vampa et à un jockey inscrit "dus le nom de Job. quand on a vu s'avancer tout a coup un admirable alezan et un jockey gros comme le poing ; on a été obligé de lui fourrer vingt livres de plomb dans ses poches, ce qui ne l'a pas empêché d'ar- river au but trois longueurs de cheval avant Ariel et Bar- baro, qui couraient avec lui.
— Et l'on n'a pas su à qui appartenaient le cheval et le jockey ?
— Non.
— Vous dites que ce cheval était inscrit sous le nom Ce...
— Vampa.
— Alors, dit Albert, je suis plus avancé que vous : ie sais à qui il appartenait, moi.
— Silence donc! cria pour la troisième fois le par- terre.
Celte fois la levée de boucliers était si grande, que les deux jeunes gens s'aperçurent enfin que c'était à eux que le public s'adressait. Us se retournèrent un instant , cherchant dans cette foule un homme qui prit la respon- sabilité de ce qu'ils regardaient comme une imperti- nence ; mais personne ne réitéra l'invitation, et ils se retournèrent vers la scène.
En ce moment la loge du ministre s'ouvrait, et madame Danglars, sa fille et Lucien Debray prenaient leurs places.
— Ah I ah ! dit Château-Renaud, voilà des personnes de votre connaissance, vicomte. Que diable regardez- vous dono à droite? On vous cherche.
Albert se retourna et ses yeux rencontrèrent effective- ment ceux de la baronne Danglars, qui lui fit avec son éventail un petit salut. Quant à mademoiselle Eugénie,
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 241
ce fut % peine si ses grands yeux noirs daignèrent s'a« baisser jusqu'à l'orchestre.
— En vérité, mon cher, dit Château-Renaud, je nt comprends point, à part ki mésalliance, et je ne crois point que ce soit cela qui vous préoccupe beaucoup; je ne comprends pas, dis je, à part la mésalliance, ce que vous pouvez avoir contre mademoiselle Danglars ; c'est en vérité une fort belle persoane.
— Fort belle, certainement, dit Albert; mais je vous avoue qu'en fait de beauté j'aimerais mieux quelque chose de plus doux, de plus suave, de plus féminin, enân.
— Voilà bien les jeunes gens, dit Château-Renaud, qui en sa qualité d'homme de trente ans prenait avec Morcerf des airs paternels; ils ne sont jamais satisfaits. Comment, mon cher 1 on vous trouve une fiancée bâtie sur le modèle de la Diane chasseresse, et vou^ n'êtes pas content!
— Eh bien I justement, j'aurais mieux aimé quelque chose dans le genre de la Vénus de Milo ou de Capoue. Cette Diane chasseresse, toujours au milieu de ses nymphes, m'épouvante un peu; j'ai peur qu'elle ne me traite en Actéon.
En effet, un coup d'œil jeté sur la jeune fille pouvait presque expliquer le sentiment que venait d'avouer Mor cerf. Mademoiselle Danglars était belle, mais, comme Tavait dit Albert, d'une beauté un peu arrêtée : ses che- veux étaient d'un beau noir, mais dans leurs ondes na- uirelles on remarquait ime certaine rébellion à la main l'ui voulait leur imposer sa volonté; ses yecTX, noirs comme ses cheveux, encadrés sous de magnifiques sour- cils qui n'avaient qu'un défaut, celui de se froncer quel- quefois, étaient surtout remarquablis par une exprea-
TOME lU. 14
«45 LE COMTE DE MOME-CRISTO.
sion de fermeté qu'on était étonné de trouver dans le rega'-d d'une femme ; son nez a^aiî les proportions exactes qu'un statuaire eût données à celui de lunon ; sa bouche seule était trop grande, mais garnie de belles dents que faisaient ressortir encore des lèvre* dont le carmin trop vif tranchait avec la pâleui de son teint; enfin un signe noir placé au coin de la bouche, et plu^ large que ne le sont d'ordinaire ces sortes de caprices de la nature, achevât de donnera cette physionomie ce ca- ractère décidé qui effrayait quelque peu Morcerf.
D'ailleurs, tout le reste de la personne d'Eugénie s'al- liait avec cette tête que nous venons d'essayer de dé- crire. C'était, comme l'avait dit Château-Renaud, la Diane chasseresse, mais avec quelque chose encore de plus ferme et de plus musculeux dans sa beauté.
Quant à Téducation qu'elle avait reçue, s'il y avait un reproche à lui faire, c'est que, comme ceriaini points de sa physionomie, elle semblait un peu appartenir à un autre sexe. En effet, elle parlait deu^ ou trois langues, dessinait facilement, faisait des vers et composait de la musique ; elle était surtout passionnée pour ce dernier art, qu'elle étudiait avec une de ses amies de pension, jeune personne sans fortune , mais ayant toutes les dis- positions possibles pour devenir, à ce que l'on assurait, une excellente cantatrice. Un grand compositeur portait, disait-on, à cette dernière un intérêt presque paternel , et la faisait travailler avec l'espoir qu'elle trouverait un jour une fArtune dans sa voix.
Cette possibilité que mademoiselle Louise d'Armilly, c'était le nom de la jeune virtuose, entrât un jour au théâtre, faisait que mademoiselle Danglars , quoiqu'en U recevant chez elle, ne se montrait point en public dans ta compagnie. Du re«te, sans avoir dans la maison du
LE COMTÉ DE MONTE-CRISTO. 343
banquier la posiiion indépendante d'ane amie, Louisa avait une position supérieure à celle des institutrices or- dînai :-?s.
Qu kiues secondes après l'entrée de madame Danglars dans sa loge, la toile avait baissé, et, grâce à cette fa- culté laissée par la longueur des entr'actes de se prome- ner au foyer ou de faire des visites pendant nûe demi* heure, l'orchesire s'était à peu près dégarni.
Morcerf et Château- Renaud étaient sortis des premiers. Un instant madame Danglars avait pensé que cet em- pre-; . <'ut d'Albert avait pour but de lui venir présenter ses c liMiiliments, et elle s'était penchée à l'oreille de sa ûlle pour lui annoncer cette visite ; mais celle-ci s'était contentée de secouer la tête êa souriant; et en même temps, comme pour prouver combien la dénégation d'Eu- génie était fondée, Morcerf apparut dans une loge de côté du premier rang. Celte loge était celle de la comtesse G...
— • Ahl vous voilà, monsieur le voyageur, dit celle-ci en lui tendant la main avec toute la cordialité d'une vieille connaissance ; c'est bien aimable à vous de m'avoir re- connue, et surtout de m'avoir donné la préférence pour votre première visite.
— Croyez, Madame, répondit Albert, que si j'«ussesa votre arrivée à Paris et connu votre adresse, je n'eusse point attendu si lard. Mais veuillez me permettre de vous présenter M. le baron de Château- Renaud, mon ami, un des rares gentilshommes qui restent encore en France, et pai lequel je viens d'apprendre que vous étiez aux courses du Chami) de Mars.
Château- Renaud salua.
— Ah! vous étiez aux courses. Monsieur? dit vive- nent la comtesse.
— Oui. Madame.
Î44 LE COMTE DE MONTE-CllISTO.
— Eh bien! reprit vivement madame G...,pouvez-voai me dire à qui appartenait le cheval qui a gagné le prix du Jockey-Club ?
— Non, Madame, dit Château-Renaud , ei je faisais tout à l'hfture la môme question à Albert.
— Y tenez -vous beaucoup, madame la comtesse? de- manda Albert.
— A quoi?
— A connaître le maître du cheval ?
— Inflniment. Imaginez-vous... Mais sauriez -vous qui, par hasard, vicomte?
— Madame, vous alliez raconter une histoire : Imagi- nez-vous, avez-vous dit.
— Eh bien! imaginez-vous que ce charmant cheval alezan et ce joli petit jockey à casaque rose m'avaient, à la première vue, inspiré une si vive sympathie, que je faisais des vœux pour l'un et pour l'autre, exactement comme si j'avais engagé sur eux la moitié de ma for- tune; aussi, lorsque je les vis arriver au but, devançant les autres coureurs de trois longueurs de cheval, je fus si joyeuse que je me mis à battre des mains comme une folle. Fij,'urez-vous mon étonnement lorsque, en ren- trant chez moi, je rencontrai sur mon escalier le petit jockey rose 1 Je crus que le vainqueur de la course de raeurait par hasard dans la même maison que moi, lors- que, en ouvrant la porte de mon salon, la première chos • que je vis fut la coupe d'or qui formait le prix gagné par le cheval et le jockey inconnus. Dans la coupe il y avait un petit papier sur lequel étaient écrits ces mots : « A ia comtesse G..., lord Ruthwen. »
— C'est justement cela, dit Morcerf.
— Comment 1 c'est justement cela; que voulez-vous dire?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 345
— Je veux dire que c'est lord Ruthwen en personne.
— Que) 'ord Ruthwen ?
— te nôtre, le vampire, celui du théâtre Argentina.
— Vraiment! s'écria la comtesse ; il est donc ici?
— Parfaitement.
—Et vous le voyez? vous le recevez? vous allez chez lui?
— C'est mon ami intime, et M. de Château-Renaud lui- même a l'honneur de le connaître.
— Oui peut vous faire croire que c'est lui qui a gagné f
— Son cheval inscrit sous le nom de Vampa.
— Eh bieni après?
— Eh bien ! vous ne vous rappelez pas le nom da fa- meux bandit qui m'avait fait prisonnier?
— Ah I c'est vrai.
— Et des mains duquel le comte m'a miraculeusement tiré?
— Si fait.
— Il s'appelait Vampa. Vous voyez bien que c'est lai.
— Mais pourquoi m'a-t-il envoyé cette coupe, à moi?
— D'abord, madame la comtesse, parce que je lui avais fort parlé de vous, comme vous pouvez le croire ; en- suite parce qu'il aura été enchanté de retrouver une compatriote, et heureux de l'intérêt que cette compa- triote prenait à lui.
— J'espère bien que vous ne lui avez jamais raconté les folies que nous avons dites à son sujet I
— Ma foi, je n'en jurerais pas, et cette façon de vous offrir cette coupe sous le nom de lord Ruthwen...
— Mais c'est affreux, il va m'en vouloir mortellement.
— Son procédé est-il celui d'ui ennemi f
— Non, je l'avoce.
— Eh bien!
— Ainsi il est à PaiiiT
»46 LE COMTE DE MONTE-CULSTO.
— Oui.
— Et quelle sensation a-t-iJ faite?
— Mais, (lit Albert, on en a parlé huit jours, puis est «rivé le couronnement de la reine d'.Vngleierre ei le vol des diamants de mademoiselle Mars, etroun'a.plus parlé qae de cela.
— Mon cher, dit Château-Resaud, on voit bien que 1« comte est votre ami, vous le traitez en cons<^5aence. Ne croyez pas ce que vous dit Albert, madame la comtesse, fl n'est au contraire question que du comte de Monte- Cristo à Paris. Il a d'abord débuté par envoyer à ma- dame Danglars des chevaux de trente mille francs, puis il a sauvé la vie à madame de Villefort; puis il a gagné la course du Jockey-Club, à ce qu'il parait. Je maintiens an contraire, moi, quoi qu'en dise Morcerf, qu'on s'oc- cupe encore du comte en ce moment, et qu'on ne s'oc- cupera même plus que de lui dans un mois, s'il veut continuer de faire de Texcenlricité, ce qui, au reste, pa- rait être sa manière de vivre ordinaire.
— C'est possible, dit Morcerf ; en attendant, qui donc â r^ris la loge de l'ambassadeur de Russie?
— LaqueHe? demanda la comtesse.
— L'entre-colonne du premier rang; elle me semble parfaitement remise à neuf.
— En effet, dit Château-Renaud. Est-ce qu'il y avait quelqu'un pendant le premier acte ?
— Où?
■— Danw cette loge ?
— .Non. reprit la comtesse, je n'ai vu personne; ainsi eontlnuH-t-eile , revenant à la première conversation TOUS croyez que c'est votre comte de Monte-Cristo qui a gagné le prix ?
— J'en suis sûr.
LE COMTE Dl' MONTE-GiUSTO »47
— El qui m'a envoyé celte coupe?
— Sans aucun doute.
> ' Alais je ne le coanais pas, moi, dit la comtesse, ox iai fort en\<e de la lui renvoyer.
— Oh ! n'en faites rien; il vous en enverrait une aufrs, laillée dans quelque saphir ou creusée dans quelque, rubis. Ce sont ses manières d'agir; que voulez-vous, H faut le prendre comme il est.
En ce moii^ent on entendit la sonnette qui annonçait que le deuxième acte allait commencer. Albert se leva pour régaler sa place.
— Vous verrai-je? demanda la comtesse.
— Dans les entr'actes, si vous le permettez, je vien- drai m'informer si je puis vous être bon à quelque chose à Paris.
— Messieurs, dit la comtesse, tous les samedis soir» rue de Rivoli, 22, je suis chez moi pour mes amis. Vous voilà prévenus.
Les jeunes gens saluèrent et sortirent.
En entrant dans la £alle, ils virent le parterre debout et les yeux fixés sur un seul point de la salle ; leurs re- gards suivirent la direction générale, et s'arrêtèrent sur l'ancienne loge de l'ambassadeur de Russie. Un honune babillé de noir, de trente-cinq à quarante ans, venait d'y entrer avec une femme vêtue d'un costume oriental. La femme était de la plus grande beauté, et 1^ costume d'une tel!' ,>, que, comme nous l'avons dit, tous
les yeux - i l'insîant tournés vers elle.
— Eh 1 dit Albert, c'est Monte-Cristo et sa Grecque. En efTet, c'était le comte et Haydée.
An bout d'un instant, la jeunu femme était l'objet de l'attention non-seulement du paiierre, mais de toute la «aile; les feomies se penchaient hors des Iqges pour voir
Ï48 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
ruisseler sous les feux du lustre celte cascada de dia-
loants.
Le second acte se passa au milieu de cette rumeur ourde qui indique dans les masses assemblées un grand événement. Personne ne songea à crier silence. Cette femme si jeune, si belle, si éblouissante, était le plus curieux spectacle qu'on pût voir.
Cette fois, un signe de madame Danglars indiqua clai- rement à Albert que la baronne désirait avoir sa visite dans l'entr'acte suivant.
Morcerf était de trop bon goût pour se faire attendre quand on lui indiquait clairement qu'il était attendu. L'acte fini, il se hâta donc de monter dans l'avant- scène.
Il salua les deux dames, et tendit la main à Debray.
La baronne l'accueillit avec un charmant sourire, ei Eugénie avec sa froideur habituelle.
— Ma foi, mon cher, dit Debray, vous voyez un homme à bout, et qui vous appelle en aide pour le relayer. Voici madame qui m'écrase de questions sur le comte, et qui veut que je sache d'où il est, d'où il vient, où il va; ma foi, je ne suis pas Cagliostro, moi, et, pour me tirer d affaire, j'ai dit : Demandez tout cela à Morcerf, il connaît son Monte-Cristo snr le bout du doigt; alors on vous a fait signe.
— N'est-il pas incroyable, dit la baronne, que lors- qu'on a un demi-miliion de fonds secrets à sa disposi- tion, on ne soit pas mieux instruit que cela ?
— Madame, dit Lucien , je vous prie de croire que si j'avsujs un demi-million à ma disposition, je l'emploierais à autre rbose qu'à prendre des informations sur M. de Monte-Cristo, ^ui n'a d'autre mérite à mes yeux que l'être deux fois riche comme un nabab; mais j'ai passé
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 24S
la parole à mon ami Morcerf; arrangez-vous avec loi, cela ne me regarde plus.
— Uk. nabab ne m'eût certainement pas envoyé une paire de chevaux de trente mille francs, avec quatre dia- mants aux oreilles, de cinq mille francs chacun.
— Oh ! les diamants , dit en riant Morcerf ; c'est sa manie. Je crois que, pareil à Potemkin, il en a toujours dans ses poches, et qu'il en sème sur son chemin comme le petit Poucet faisait de ses cailloux.
— Il aura trouvé quelque mine, dit madame Danglars; vous savez qu'il a un crédit illimité sur la maison du baron ?
— Non, je ne le savais pas, répondit Albert, mais cela doit être.
— Et qu'il a annoncé à M. Danglars qu'il comptait rester un an à Paris et y dépenser six millions ?
— C'es> le schah de Perse qui voyage incognito.
— Et cette femme, monsieur Lucien, dit Eugénie, avez-vous remarqué comme elle est belle?
— En vérité. Mademoiselle, je ne connais que vous pour faire si bonne justice aux personnes de votre sexe.
Lucien approcha son lorgnon de son œil.
— Charmante! dit-il.
— Et celte femme, M. de Morcerf sait-il qui elle est?
— Mademoiselle, dit Albert, répondant à cette inter- pellation presque directe, je le sais à peu près, comme tout ce qui regarde le personnage mystérieux dont noua QOU-= occupons. Cette femme est une Grecque.
— <'.ela se voit facilement à son costume, et vous ne m'apprenez là que ce que toute la salle sait déjà comme nous.
— Je suis fâché, dit Morcerf, d'être un cicerotie si ignorant, mais je dois avouer que là se bornent mes
îSd LE COMTE ')F, MONTE-CRISTO.
connaissances; je sais, en outre, qu'elle est musicienne, car up jour que j'ai d(^jeuné chez le comte, j'ai entendu tes soDs (l'use guzJaqui ne pouvaient venir certainement que d'elle.
— H reçoit donc, votre comte? demanda madame Danglars.
— Et d'une façon splendide, je vous le jure.
— Il faut que je pousse M. Danglars à lui offrir quelque diner, quelque bal, afin qu'il nous les rende.
— Comment, vous irez chez lui ? dit Debray en riant.
— Pourquoi pas? avec mon mari 1
— Mais il est garçon, ce mystérieux comte.
— Vous voyez bien que non, dit en riant à son tour la baronne, en montrant la belle Grecque.
— Cette femme est une esclave, à ce qu'il noos a dit Ini-même, vous rappelez- vous, Morcerf?àvotre déjeuner.
— Convenez, mon cher Lucien, dit la baronne, qu'elle a bien plutôt l'air d'une princesse.
— Des MilU et une Nuits.
— Des Mille et une Nuits, je ne dis pas; mais qu'est- ce qui fait les princesses, moucher? ce sont les dia- mants, et celle-ci en est couverte.
— Elle en a même trop, dit Eugénie ; elle serait plus belle sans cela, car on verrait son cou et ses poignets, qui sont charmants de forme.
— Oh ! l'artiste. Tenez, dit madame Danglars, la voyez roas qui se passionne?
— J'aime tout ce qui est beau, dit Eugénie.
— Mais que dites-vous du comte alors? dit Debray; il me semble qu'il u'est pas mal non plus.
— Le comte? dit Eugénie, comme si elle n'eût point encore pensé à le regarder, le comte, il est bien paie.
— Justement, dit Morcerf, c'est dans cette pàleu*
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 25i
çn'est le secret que nous cherchons. La comtesse G... prétend, vous le savez, que c'est un vampire.
— Elle est 4oiïc de retour, la'comtesse G...? demanda la baronne.
— Dans cette loge de côté, dit Eugénie, presque en face de nous, ma mère ; celte femme, avec ces admi- rables cheveux blonds, c'est elle.
— Oh! oui, dit madame Danglars; vous ne savez pas ce que vous devriez faire, Morcerf ?
— Ordonnez, Madame.
— Vous devriez aller faire une visite à votre comte de Monte-Cristo et nous l'amener.
— Pour quoi faire? dit Eugénie.
— Mais pour que nous lui parlions ; n'es-tu pas cu- rieuse de le voir?
— Pas le moins du monde.
— Étrange enfant 1 murmura la baronne.
— Oh I dit Morcerf, il viendra probablement de lui- n^'^me. Tenez, il vous a vue. Madame, et il vous salue;
La baronne rendit au comte son salut, accompagné d'un charmant sourire.
— Allons, dit Morcerf, je me sacrifie; je vous quitte «t vais voir s'il n'y a pas moyen de lui parler.
— Allez dans sa loge; c'est bien simple.
— Mais je ne suis pas présenté.
— A qui ?
— A la belle Grecque.
— C'est une esclave, dites-vous t
— Oui, mais vous prétendez, vous, que c'est une princesse... Non. J'espère que lorsqu'il me verra sortir il sortira.
— C'est possible. Allez !
— J'y vais.
252 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
Morcerf salua et sortit. Effectivement, au moment o^ Il passait devant la loge du comte, la porte s ouvrit; le comte dit quelques mots en arabe à Ali, qui se tenait dans le corridor, et prit le bras de Morcerf.
Ali referma la porte, et se tint debout devant elle ; il y avait dans le corridor un rassemblement autour du Nubien.
— En vérité, ait Monte-Cristo, votre Paris est une étrange ville, et vos Parisiens un singulier peuple. On dirait que c'est la première fois qu'ils voient un Nubien. Regardez-les donc se presser autour de ce pauvre Ali, qui ne sait pas ce que cela veut dire. Je vous réponds d'une chose, par exemple, c'est qu'un Parisien peut aller à TuDiSt à Constantinople, à Bagdad ou au Caire, on ne fera pas cercle autour de lui.
— C'est que vos Orientaux sont dc.« gens sensés, et qu'ils ne regardent que ce qui vaut la peine d'être vu ; mais, croyez-moi, Ali ne jouit de cette popularité que parce qu'il vous appartient, et qu'en ce moment vous êtes l'homme à la mode.
— Vraiment! et qui me vaut cette faveur?
— Parbleu ! vous-même. Vous donnez des attelages de mille louis; vous sauvez la vie à des femmes de pro- cureur du roi ; vous faites courir, sous le nom du major Brack, des chevaux pur sang et des jockeys gros comme des ouistitis ; enfin, vous gagnez des coupes d'or, et vous ies envoyez aux jolies femmes.
— Et qui diable vous a conté toutes ces folies ?
— Dame I la première , madame Danglars , qui meurt d'envie de vous voir dans sa loge, ou plutôt qu'on vous y voie ; la seconde, le journal de Beaucharnp, et la troi- sième, ma propre Imaginative. Pourquoi appelez-vous votie cheval Vampa, si vous voulez garder l'incognito f
LE COMTE DF MONTE-CRISTO. 353
— Ahl c'est vrai! dit le comte, c'est une imprudence. Mais, dites-moi donc, le comte de Morcerf ne vient-il pomi quelquefois à l'Opéra ? Je l'ai cherché des yeux, et je ne l'ai aperQu nulle part.
• - Il viendra ce soir.
— Où cela?
— Dans la loge de la baronne, je crois.
— Cette charmante personne qui est avec elle, c'est si fille?
— Oui.
— Je vous en fais mon compliment. Morcerf sourit.
— Nous reparlerons de cela plus tard et eu d^ail, dit-il. Que dites-vous de la musique ?
— De quelle musique ?
— Mais de celle que vous venez d'entendre.
— Je dis que c'est de fort belle musique pour de la musique composée par un compositeur humain, et chan- tée par des oiseaux à deux pieds et sans plumes, comme disait feu Diogène.
— Ah çàl mais, mon cher comte, il semblerait que vous pourriez entendre à votre caprice les sept chœurs du paradis ?
— Mais c'est un peu de cela. Quand je veux entendre d'admirable musique, vicomte, de la musique comms jamais l'oreille mortelle n'en a entendu, je dors.
— Eh bien I mais vous êtes à merveille ici ; dormez , mon cher comte, dormez, l'Opéra n'a pas été invenié pour autre chose.
— Non , en vérité , votre orchestre fait trop de bnni. Pour que je dorme du sommeil dont je vous parle, il me faut le calme et le silence, et puis uue certaine prépara* tion...
TUMK tu. 45
«54 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Ah I le fameux batchis?
— Justement. Vicomte, quand vous vc ;drez entendre de la musique, venez souper avec moi.
— Mais j'en ai déjà entendu en y allant déjeuner, dit Morcerf?
— A Rome ?
— Oui.
— Ah ! c'était la guzla dUaydée. Oui, la pauvre exilée 8*amuse quelquefois à me jouer des airs de son pays.
Morcerf n'insista point davantage; de son côté, te comte se lut. En ce moment la sonnette retentit.
— Vous m'excusez ? dit le comte en reprenant le che- min de sa loge.
— Comment donc !
— Emportez bien des choses pour la comtesse G... l;o la part de son vampire.
— Bt à la baronne î
— Dites-lui que j'aurai l'honneur, si elle le pernii d'aller lui présenter mes hommages dans la soirée.
Le troisième acte commenya. Pendant le tn " acte le comte de Slorcerf vint , comme il l'avail ; rejoindre madame Dauglars.
Le comte n'était point un de ces hoiimiL;.-, ijui i nu volution dans une salle ; aussi personne ne s'aperçut ;i de son arrivée que ceux dans la loge desquels il veu: t prendre une place.
Monte-Cristo le vit cependant, et un léger soni'irei efiDeura ses lèvres.
Quant à Haydée, elle ne voyait ri m tant que la to.îaj était lev'e ; comme toutes les natnrvss primitives , t liej adorait tout ce qui parle à l'oreille et à la viie.
Le t! oisième acte s'écoula comme d'habitude , mti
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 5S5
moiselles Noblet , Julia et Leroux exécutèren» leurs en- trechats ordinaires ; le prince de Grenade fut defîé par Robert-Marfo ; enfin ce majestueux roi que vous savez fit Je tour de la salle pour montrer son manteau de veloiurs, en tenant sa fille par la main ; puis la toile tomba , et la saJe se dégorgea aussitôt dans le foyer et les ecMnridors.
Le comte sortit de sa loge, et un instant après apparut dans celle de la baronne Danglars.
La baronne ne put s'empêcher de jeter un cri de sur- prise légèrement mêlée de joie.
— Ah I venez donc, monsieur le comte I s'écria-t-elle, car, en vérité, j'avais hâte de joindre mes grà(^s verbales aux remerciements écrits que je vous ai déjà faits.
— Oh ! Madame , dit le comte , voufi vous rappelez encore cette misère ? je l'avais déjà oubliée, moi.
— Oui ; mais ce qu'on n'oublie pas, monsieur le comte. c'est que voi « avez le lendemain sauvé ma l)onne amie madame de Yillefort du danger que loi faisaient courir ces mêmes chevaux.
— Celte fois encore , Madame , je ne mérite pas vos remerciements ; c'est Ail, mon Nubien, qui a eu le bon- heur de rendre à madame de Viiieforl cet éminent service.
— El est-ce aussi Ali, dit le comte de Morcerf, qui a tiré mou fils des mains des bandits romains ?
— Non, monsieur le comte, dit Monte-Cristo en ser- rant la main que le général lui tendait, non ; cette fois je prends les remerciements pour mon compte ; mais vous ne les avez déjà faits, je les ai déjà reçus, et, en vérité, jC suis honteux de vous retrouver encore si reconnais- saaL Faiies-moi donc l'honneur, je vous prie, madame la bauune, de me présenter à mademoiselle voue fille.
— Oh ! vous êtes tout préseutii, de nom du moins, car il > a deux ou trois jours due nous ne parious que de
256 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
vous. Eugénie, continua la baronne en se reloumanl Yei« sa tille, inonsieur le comte de Monte-Cristo 1
Le comte s'inclina : mademoiselle Danglars fit un léger mouvement de tête.
— Vous êtes là avec une admirable personne , mon- sieur le comte, dit Eugénie ; est-ce votre fille ?
— Non, Mademoiselle, dit Monte-Cristo étonné de cette extrême ingénuité ou de cet étonnant aplomb ; c'est une pauvre Grecque dont je suis le tuteur.
— Et qui se nomme?...
— Haydée, répondit Monte-Cristo.
— Une Grecque I murmura le comte de Morcerf.
— Oui , comte , dit madame Danglars ; et dites-moi si vous avez jamais vu à la cour d'Ali-Tebelin , que vous avez si glorieusement servi, un aussi admirable costume que celui que nous avons là devant les yeux î
— Ab I dit Monte Crislo, vous avez servi à Janina, monsieur le comte î
— J'ai été général-inspecteur des troupes du pacha , répondit Morcerf, et mon peu de fortune , je ne le cache pas, vient des libéralités de l'illustre chef albanais.
— Regardez donc I insista madame Danglars.
— Où cela ? balbutia Morcerf.
— Tenez 1 dit Monte-Cristo.
Et, enveloppant le comte de son bras, il se pencha avec lui hors la loge.
En ce moment, Haydée, qui cherchait le comte des yeux, aperçut sa tête pâle près de celle de Morce/f, qu'il tenait embrassé.
Cette vue produisit sur la jeune fille l'effet de la tête de Méduse ; elle fit un mouvement en avant comme pour ie& dévorer tous deux du regard, puis presque aussitôt •lie se rejeta en arrière eu poussant un faible cri, qui fut
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 257
cependant entendu des personnes qui étaient les plus proches d'elle et d'Ali, qui aussitôt ouvrit la porte.
— Tiens, dit Eugénie, que vient-il donc d'arriver à votre pupille, monsieur le comte? On dirait qu'elle se trouve mal.
— En effet, dit le comte, mais ne vous effrayez point. Mademoiselle : Haydée est très-nerveuse et par consé- quent très-sensible aux odeurs : un parfum qui lui est antipathique sufiQl pour la faire évanouir ; mais, ajouta le comte en tirant un flacon de sa poche, j'ai là le remède.
Et, après avoir salué la baronne et sa fille d'un seul et même salut, il échangea une dernière poignée de main avec le comte et avec Debray, et sortit de la loge de ma- dame Danglars.
Quand il rentra dans la sienne, Haydée était encore fort pâle ; à peine parut-il qu'elle lui saisit la main.
Monte-Cristo s'aperçut que les mains de la jeune fille étaient humides et glacées à la fois.
— Avec qui donc causais-tu là, seigneur? demanda la jeune fille.
— Mais, répondit Monte-Cristo, avec le comte de Mor- cerf, qui a été au service de ton illustre père, et qu.' avoue lui devoir sa fortune.
— Ah ! le misérable ! s'écria Haydée, c'est lui qui l'a vendu aux Turcs ; et cette fortune, c'est le prix de sa tra- hison. Ne savais-tu donc pas cela, mon cher seigneur?
— J'avais bien déjà entendu dire quelques mots de cette histoire en Épire, dit Monte-Cristo, mais j'en ignore les détails. Viens , ma fille , tu me les donneias , ce doit être curieux.
— Ohl oui , viens , viens ; il me semble que je mour- rais si je restais plus longtemps en face de cet homme.
Et Haydée, se levant vivement, s'enveloppa de scm
25S LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
burnous de cachemire Wanc brodé de perles et de forafl,
et soriii vivement au moment oti la toile se levait.
— Voyez si cet boaroie fait rien comme an antre ! dit la comtesse G... à Albert, qni était reloarné près d'elle ; il écoute religieusement le troisième acte de Robert , ec il s'en va au momeiit où le quatrième va commeoctr.
XVI
LA HACSSE ET LA BAISSE.
Quelques jours après cette rencontre , Albert de Mor- cerf vint faire visite au comte de Monte-Cristo dans sa maison des Champs-Elysées, qui avait déjà pris cette allure de palais que le comte, grâce à son immense fortune, donnait à ses habitations même les pluâ passa- gères.
Il venait lui renouveler les renierciements de ma- dame Danglars, que lui avait déjà apportés une lettr» signée baronne Danglars, née Herraiuie de Servieux.
Albert était accompagné de Lucien Debray, lequel joi- gnit aux paroles de son ami quelques compliments qui n'étaient pas officiels sans doute, mais dont , grâce à la finesse de son coup d'oeil, le comte ne pouvait suspecter la source.
Il lui sembla môme que Lucien venait le voir, mû par un double sentiment de curiosité, et que la moitié de ca sentiment émanait de la rue de la Chaussée-d'Antin. Eo effet , i! pouvait supposer , sans crainte de se tromper^
LE COMTE DR MONTE-CHISTO. 259
Cue madaine Danglars, ne pouvant conriître par ses ^irupref yeux l'intérieur d'un homme qui donnait des che- vaux de trente mille francs, et qni allait à TOpéra avec une esclave grecque portant un million de diamants, avait chargé les yeux par lesquels elle avait l'iiabitude de voir de lui donner quelques renseignements sur cet intérieur.
Mais le comte ne parut pas soupçonner la moindre corrélation entre la vi^te de Lucien et la curiosité de la oaronne.
— Vous êtes en rapports presqne continuels avec le baron Panglars? demanda-t-il àAltert deMorcerf.
— .'.' is oui, monsieur le comte; vous savez ce que je vous ai dit.
— Cela tient donc toujours ?
— Plus que jamais, dit Lucien; c'est une affaire ar- rangée.
Et Lucien, jugeant sans doate que ce mot mêlé à la conversation lui donnait le droit d'y demeurer étranger, plaça son t rgnon d'écaillé dans son œil, et mordant la pomme d'or de sa badine, se mit à faire le tour de la chambre en examinant les armes et les tableaux.
— Ah! dit Monte-Cristo; mais, à vous entendre, je û'avais pas cru à une si prompte solution.
— Que voulez-vous ? les choses marchent sans qu'on s'en doute; pendant que vous ne songez pas à elles, elles songent à vous ; et quand vous vous retouroez vous êtes étonné da chemin qu'elles ont fait. Mon père et M. Daoglar& ont servi ensemble en K^pagne, mon p^te dans l'armée, M. Danglars dans les vtvres. C'est là, que
. ruiné par la révolatioD, et M. Daag)ars qui i. jamais eu de patrimoine, o«t jeté les fonde- ments, mon père, de sa fortune politique et militaire, qtu
i60 LE COSITE DE MONTE-CRISTO.
est belle , M. Danglars , de sa fortune politique et finan- cière, qui est admirable.
— ' Oui, en effet, dit Monte-Cristo, je crois que pendant la visite que je lui ai faite, M. Danglars m'a parlé de cela,- et, continua-t-il en jetant un coup d'oeil sur Lucien, qui feuilletait un album, et elle est jolie, mademoiselle Eu- génie? car je crois me rappeler que c'est Eugénie qu'elle s'appelle.
— Fort jolie, ou plutôt fort belle, répondit Albert, mais d'une beauté que je n'apprécie pas. Je suis un in- digne I
— Vous en parlez déjà comme si vous étiez son mari !
— Oh I fit Albert, en regardant autour de lui pourvoir à son tour ce que faisait Lucien.
— Savez-vous, dit Monte-Cristo en baissant la voix, que vous ne me paraissez pas enthousiaste de ce ma- riage !
— Mademoiselle Danglars est trop riche pour moi, dit Morcerf, cela m'épouvante.
— Bah! dit Monte-Cristo, voilà une belle raison; n'êtes-vous pas riche vous-même?
— Mon père a quelque chose comme une cinquantaine de mille livres de rente, et m'en donnera peut-être dix ou douze en me mariant.
— Le fait est que c'est modeste, dit le comte, à Paris surtout; mais tout n'est pas dans la fortune en ce monde, et c'est bien quelque chose aussi qu'un beau nom et une haute position sociale. Votre nom est célèbre, votre po- Bition magnifique, et puis le comte de Morcerf est un soldat, et l'on aime à voir s'allier cette intégrité de 8ayard à la pauvreté de Duguesclin ; le désintéressassent est l€ plus beau rayon de soleil auquel puisse reluire une noble épée. Moi, tout au contraire, je trouve cette union on ne
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 261
pent plus sorlable : mademoiselle Danglars vous enrichira, et vous l'anoblirez I Albert secoua la tête et demeura pensif.
— Il y a encore autre chose, dit-il.
— J'avoue, reprit Monte-Cristo, que j'ai peine à cot»- prendre cette répugnance pour une jeune fille riche el belle.
— 0 mon ûieul dit Morcerf, cette répugnance, si ré- pugnance il y a, ne vient pas toute de mon côté.
— Mais de quel côté donc ? car vous m'avez dit que Totre père désirait ce mariage.
— Du côté de ma mère, et ma mère est un œil pru- dent et sûr. Eh bien! elle ne sourit pas à cette union; elle a je ne sais quelle prévention contre les Dan- glars.
— Oh ! dit le comte avec un ton un peu forcé, cela se conçoit ; madame la comtesse de Morcerf, qui est la dis- tinction, l'aristocratie, la finesse en personne, hésite un peu à toucher une main roturière, épaisse et brutale : c'est naturel.
— Je ne sais si c'est cela, en effet, dit Albert ; mais ce que je sais, c'est qu'il me semble que ce mariage, s'il se fait, la rendra malheureuse. Déjà l'on devait s'assembler pour parler d'affaires il y a six semaines ; mais j'ai été tellement pris de migraines...
— Réelles? dit le comte en souriant.
— Oh! bien réelles, la peur sans doute... que l'on a remis le rendez-vous à deux mois. Rien ne presse, vous comprenez; je n'ai pas encore vingt et un ans, et Eugé- nie n'en a que dix-sept ; mais les deux mois expirent le semaine prochaine. D faudra s'exécuter. Vous ne pouvez voub im<iginer, mon cher comte, combienje suis emhar- nssé... Ahl que vous êtes heureux d'ôtre libre I
262 LE COMTE DE MONTE-CniSTO.
— Eh bien! mais soyez libre aussi; qui vous fu .^n.- pêcne, je vous le demande un peu?
— Ohl ce serait une trop grande d- )aar moi père £i je n'épouse pas mademoiselle i
— Épousez-la alors , dit le eomie aver, nn singulte mouvement d'épaules.
— Oui, ditMorcerf ; mais pour ma mère ce ne sera pas de la déception, mais de la douleur.
— Alors ne l'épousez pas, fit le comte.
— Je verrai, j'essayerai, vous me donnerez un conseil, n'est-ce pas ? et, s'il vous est possible, vous me tirerez de cet embarras. Oh ! pour ne pas faire de peine à mon excellente mère, je me brouillerais avec le comte, je crois.
Monte-Cristo se détourna ; il semblait ému
— Eh I dit-il à Debray, assis dans un fauteuil profond à l'extrémité du salon, et qui tenait de la main droite un crayon et de la gauche un carnet, que faites-vous donc, on croquis d'après le Poussin ?
— Moi? dit-il tranquillement, oh I bien oui 1 un croqnis, j'aime trop la peintura pour cela I Non pas, je fais tout l'opposé de la peinture, je fais des chiffres.
— Des chiffres?
— Oui, je calcule ; cela vous regarde indirectement, vicomte ; je calcule ce qne la maison Danglars a gagné sur la dernière hausse d'Haïti : de deux cent six le fonds est monté à quatre cent neuf en trois jours, eJe prudtînt banquier avait acheté beaucoup à deux cent six. Il a dû gagner trois cent mille livres.
— Ce n'est pas son meilleur coup, dit Morcerf ; n'»-t-il pas gagné un milUan cette année avec les bons d'Es- pagne?
— Écoutez, mon cher, dit Lucien, voiei M. le comte à» Mcute-Cristc qui vous dira, comme les iuliens :
LE COiîTE DE MONTE-CRISTO. 253
Danaro a santia Meti délia meU *.
{£t C'est encore beaucoup. Aussi, quand on ii^ fait de pareilles histoires, je hausse les épaules.
— Mais vous pariiez d'Haïti ? dit Monte Cristo.
— Oh ! Haïti, c'est autre chose ; Haïti, c'est l'écarté de i'agiotage français. On peut aimer la bouillotte, chérir le whist, raffoler du boston, et se lasser cependant de toui cela; mais on en revient toujours à l'écarté : c'est un hors-d'œuvre. Ainsi M. Danglars a vendu hier à quatre cent six et empoché trois cents mille francs ; s'il eût at- tendu à aujourd'hui, le fonds retombait à deux cent cinq, et au lieu de gagner trois cent mille francs, il en perdait Yingi ou vingt-cinq iuille.
— Et pourquoi le fonds est-il retombé de quatre cent neuf à deux cent cinq ? demanda Monte-Cristo. Je vous demande pardon, je suis fort ignorant de toutes ces in- trigues de Bourse.
— Parce que, répondit en riant Albert, les nouvelles se suivent et ne se ressemblent pas.
— Ah I diable ! ût le comte. M. Danglars joue à gagner ou à perdre trois cent mille francs en un jour I Ah ^à, maiâ il est donc énormément riche?
— Ce II "li qui joue! s'écria vivement Lucien, «'est ma<l<. ars ; elle est véritablement intrépide.
— Mais vous qui êtes raisonnable, Lucien, et qui con> naissez le peu de stabilité des nouvelles, puisque vons ùin a la source, vous devriez l'empêcher, dit Morcerf avec ou daurire.
Argent et taintoM Moitié de la moiii».
M4 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
-- Comment le pourrais-je, si son mari ne réassit pas? demanda Lucien. Yoas connaissez le caractère de la ba- ronne; personne n'a d'inOuence sur elle, et elle iie fait absolumenv que ce qu'elle veut.
— Oh I si j'étais à votre place, dit Alberî.
— Eh bien ?
— Je la guérirais, moi ; ce serait un service à rendre à son futur gendre.
— Comment cela?
— Ah 1 pardieu, c'est bien facile. Je lui donnerais une leçon.
— Une leçon?
— Oui. Votre position de secrétaire du ministre vous donne une grande autorité pour les nouvelles; vous n'ouvrez pas la bouche que les agents de change ne sté- nographient au plus vite vos paroles ; faites-lui perdre une centaine de mille francs coup sur coup, et cela la rendra prudente.
— Je ne comprends pas, balbutia Lucien.
— C'est cependant limpide, répondit le jeune homme avec une naïveté qui n'avait rien d'affecté ; annoncez-lui un beau matin quelque chose d'inouï, une nouvelle télé- graphique que vous seul puissiez savoir; que Henri IV, par exemple, a été vu hier chez Gabrielle ; cela fera monter les fonds, elle établira son coup de bourse là- dessus, et elle perdra certainement lorsque Beauchamp écrira le lendemain dans son journal :
« C'est à tort que les gens bien informés prétendent que le roi fieuTi IV a été vu avant-hier chez Gabrielle, ce fait est complètement inexact; le roi Henri IV n'a pa& quitté le pont Neuf. >
Lucien se mit à rire du bout des lèvres. Monte-Cristo, quoique indifférent en anuarence , n'avait pas perdu ur
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 265
mot de cet entretien, et son œil perçant avait même cra lire un secret dans l'embarras du secrétaire intime.
Il résulta de cet embarras de Lucien, qui avait com- plètement échappé à .4Jberl, que Lucien abrégea sa vi- site.
Il se sentait évidemment mal à l'aise. Le comte loi dit en le reconduisant quelques mots à voix basse aux- quels il répondit :
— Bien volontiers, monsieur le comte, j'accepte. Le comte revint au jeune de Morcerf.
— Ne pensez-vous pas, en y réûéchissant, lui dit-il, que vous avez eu tort de parler comme vous l'avez fait de votre belle-mère devant M. Debray ?
— Tenez, comte, dit Morcerf, jp vous en prie, ne dites pas d'avance ce mot-là.
— Vraiment, et sans exagération , la comtesse tst à ce point contraire à ce mariage ?
— A ce point que la baronne vient rarement à la mai- son, et que ma mère, je crois, n'a pas été deux fois dans sa vie chez madame Danglars.
— Alors, dit le comte, me voilà enhardi à vous parler a cœur ouvert : M. Danglars est mon banquier, M. de Villefort m'a comblé de politesses en remerciement d'un service qu'un heureux hasard m'a mis à même de lui rendre. Je devine sous tout cela une avalanche de dîners et de raouts. Or, pour ne pas paraître brocher fastueuse- ment sur le tout, et même pour avoir le mérite de prendre les devants, si vous voulez, j'ai projeté de réunir à ma maison de campagne d'Auteuil M. et madame Danglars. M. et ma'iame de Villefort. Si je vous invite » ce liner ainsi que M. le comte et madame la comtesse de Mor cen, ue'a p'aara-i-il pas l'air d'une espèce de rendez- vous mairimoniai, ou du moins madame 'a comtesse de
266 LE COMTE DR MONTE-CRISTO,
Morcerf u'envisagera-t-elle point la chose ainsi, surtanl fi M- le baron Danglars me fait l'honneur d'amener sa iîlle-r AJors votre mère me prendra en horreui . et je ne veux aucunement de cela, moi; je tiens, au contraire, et <fites-ie-lui toutes les fois que l'occasion s'en présentera, à rester au mieux dans son esprit.
— Ma foi, comte, dit Morcerf, je vous remercie d'y mettre avec moi cette franchise, et j'accepte l'escJusioa que vous me proposez. Vous dites que vous tenez à res- ter au mieux dans l'esprit de ma mèie, où vous êtes déjà à merveille.
— Vous croyez? fit Monte-Cristo avec intérêt.
— Oh I j'en suis sûr. Quand vous nous avez quittés fautrejour, nous avons causé une heure de vous ; mais j'en reviens à ce que nous disions. Eh bien ! si ma mère pouvait savoir cette attention de votre part, et je me hasarderai à la lui dire, je suis sûr qu'elle vouseo serait on ne peut plus recoanaissante. U est vrai que, de son côté, mon père serait furieux.
Le comte se mit à rire.
— Eh bien I dit-il à Morcerf, vous voilà prévenu. Mais, l'y pense, il n'y aura pas que votre père qui sera furieux; M. et madame Danglars vont me considérer comme un homme de fort mauvaise façon. Ils savent que je vous vois avec une certaine intimité, que vous êtes même ma plus ancienne connaissance parisienne, et ils ne vous trouveront pas chez moi ; ils me demanderont pourquoi \e ne vous ai pas invité. Songez au moins à vous munir d'un engagement antérieur qui ait quelque apparence de probabilité, et dont vous me ferez part au moyen d' ;a Detii moi. V^ous le savez, avec les banquiers les écrit* jetas sont valables.
— Je f«cai mieux que cela, monsieur le comte, dit Al-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 3ff7
bert. Ma mère vent aller respirer l'air «1*» la mer. A quel jonr est fixé votre diner?
— A samedi.
-^ Nous sommes à mardi, bien; demain ooir nous par* tons ; après-demain matin nous serons au Tréport. Saypï- vous, monsieur le comte, que vous êtes un homme «barmant de oiettre ainsi les gens à leur aise ?
— Moi ! en vérité vous me tenez pour plus que je ■« vaux ; je désire vons être as^réable, voilà tout.
— Quel jour avez-vous fait vos invitations?
— Aujourd'hui même.
— Bien I Je cours chez M. Danglars, je lui aimonce que nous quittons Paris demain, ma mère et moi. Je ne vous ai pas vu ; par conséquent je ne sais rien de votre dkier.
— Fon qne vous êtes I et M. Debray, qui vient de voo» voir chez moi, lui J
— Ab ! c'est juste.
— An contraire, je vous ai vu et invité ici sans eén?- monie, et vous m'avez tout naïvement répondu que vous ne pouviez pas être mon convive, parce que Vjus partiez pour le Tréport.
, — Eh bien : voilà qui est conclu. Mais vous, viendrez- Tons voir ma mère avant demain?
— Avant demain, c'est difficile ; puis je tomberais au milieu de vos préparatifs de départ.
— Eh bien! faites mieux que cela; vons n'étiez qu'un homme charmant, vous serez un homme adorable.
— Que faut-il que je fasse pour arriver à cet»te sobli- miié?
— Ce qu'il faut que vous fassiez?
— Je le demande.
— • Vous êtes aujourd'luii libre comme l'air; yenex di-
268 LE CUMTE DE MONTE-CRISTO.
ner avec moi : nous serons en petit comité, vous, ma mère et moi seulement. Vous avez à peine aperçu ma mère; maiswous la verrez de près. C'est une femme fori remarquable, et je ne regrette qu'une chose, c'est que sa pareille n'existe pas avec vingt ans de moins ; il y au- rait bientôt, je vous le jure, une comtesse et une vicom- tesse de Morcerf. Quant à mon père, vous ne le trouve- rez pas : il est de commission ce soir et diD<« chez le grand-référendaire. Venez, nous causerons voyages. Vous qui avez vu le monde tout entier, vous nous raconte- rez vos aventures ; vous nous direz l'histoire de cette belle Grecque qui était l'autre soir avec vous à l'Opéra, que vous appelez votre esclave et que vous traitez comme une princesse. Nous parlerons italien, espagnoJ. Voyons, acceptez; ma mère vous remerciera.
— Mille grâces, dit le comte ; l'invitation est des plus gracieuses, et je regrette vivement de ne pouvoir l'ac- cepter. Je ne suis pas libre comme vous le pensiez, et j'ai au contraire un rendez-vous des plus importants.
— Ah ! prenez garde ; vous m'avez appris tout à l'heure comment, en fait de dîner, on se décharge d'une chose désagréable. 11 me faut une preuve. Je ne suis heureu- sement pas banquier comme M. Danglars ; mais je suis» je vous en préviens, aussi incrédule que lui.
— Aussi, vais-je vous la donner, dit le comte. Et il sonna.
— Hum I fit Morcerf, voilà déjà deux fois que vous re- fusez de dîner avec ma mère. C'est un parti pris, comte. Monte-Cristo tressaillit.
— Oh ! vous ne le croyez pas, dit-il ; d'ailleurs voici ma preuve qui vient.
Baptistin entra et se Uut sur la porte debout et atten- dant.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 269
— Je n'étais pas prévenu de votre visite, n'est-ce pas?
— Dame ! vous êtes un hommi si extraordinaire que je n'en répondrais pas.
— Je ne pouvais point devinei -jue vous m'inviteriez à diner, au moins.
— Oh ! quant à cela, c'est probable.
— Eh bien! écoutez, Baptistin... que vous ai-je dit ce matin quand je vous ai appelé dans mon cabinet de tra- vail?
— De faire fermer la porte de M. le comte une fois cinq heures sonnées.
— Ensuite?
— Oh ! monsieur le comte... dit Albert.
— Non, non, je veux absolument me débarrasser de cette réputation mystérieuse que vous m'avez faite, mon cher comte. Il est trop difficile de jouer éternellement le Manfred. Je veux vivre dans une maison de verre. En- suite... Continuez, Baptistin.
— Ensuite, de ne recevoir que M. le major Bartolo- meo Cavalcanti et son fils.
— Vous entendez, M. le major Bartolomeo Cavalcanti, un homme de la plus vieille noblesse d'Italie et dont Dante a pris la peine d'être le d'Hozier...Vous vous rap- pelez ou vous ne vous rappelez pas, dans \eX* chant do f Enfer; de plus, son fils, un charmant jeune homme do votre âge à peu près, vicomte, portant le môme titre que vous, et qui fait son entrée dans le monde parisien avec les millions de son père. Le major m'amène ce soir son fils Andréa, le contino, comme nous disons en Italie. Il me le cciofie. Je le pousserai s'il a quelque mérite. Vous m'aiderez, n'est-ce pas?
— Sans doute 1 C'est donc un ancien ami à vous que ce major Cavaicanti? demanda AlberL
J70 LE COMTE DE MONTE-CRïSTa
— Pa* lu loni, c'est un digne seigneur, très-poiK très- modefrte, très-diseret^ comme il y en a une foule en Ita- lie; des descendants trôs-descendus des vieilles familles. Je l'ai vn plusieurs fois, soil à Florence, smt à boko^ne, £oit à Lacques, et il m'a prévenu de son arrivée. Les connaissances de voyage sont exigcasies : elles réckinieni de vous, en tout lieu, l'amitié qu'on leur a téraôlgTiée une fois par oasard; comme si l'homme civilisé, qui sait vivre une heure avec n'importe qui, n'avait pas toujours son arrière- pensée! Ce bon major Cavakanti va revoir Paris, qu'il n'a vu qu'en passant, sous l'empire, ea allant se faire geler à Moscou. Je lui donnerai un boa ^ner, il me laissera son fils; je lui promettrai de veiller sor lui; je lui laisserai faire toutes les folies qu'il lui cooiviendra de faire, el nous serons quittes.
— Â merveille 1 dit Albert, et je vois que vous êtes un précieux meuior. Adieu donc, nous serons de retour di- manche. A propos, j'ai reçu des nouvelles de Franz.
— Ahl vraiment! dit Monte-Cristo; et se plaU-il ton- jours en Italie ?
— Je pense que oui; cependant il vous y regrette, il dit que vous étiez le soleil de Rome, et que sans vous il y fait gris. Je ne sais même pas s'il ne va point jusqu'à dire qu'il y pleut.
— Il est donc reveau sur mon compte , votre ami Franz?
— Au contraire, il persiste à vous croire fantastique au premier chef; voilà pourquoi il vous regrette.
— Charmant jeune homme ! dit Monte-Cristo, et pour lequel Je me suis senti une vive sympathie le premier 3oir où je l'ai vu cherchant un souper quelconque, ev où il a bien voulu accepter ie mien. C'est, je crois, le fils da général d'Épinay?
LK COMTE DE MONTii CRIsfO. 271
— Juste ment.
— Le même qui à été si miséxablemeat assafsict. en
— Par les bonapartistes.
— C'est c«la ! Ma foi, je l'aime ! N'y a-t-il pas pour loi «assi des projets de mariage ?
— Oui, il doit épouser mademoiselle de Villefort.
— C'est vrai?
— Comme moi je dois épouser mademoiselle Dan> glars, reprit .\lbert en riant.
— Vous riez...
— Oui.
— Pourquoi riez- vous?
— Je ris parce qu'il me semble voir de ce côté -là au- tant de sympathie pour le mariage qu'il y en a d'un autre côté entre mademoiselle Dangiars et moi. Mais vraiment, mon cher comte^ nous causons de femmes comme le? femmes causent d'hommes ; c'est impardonnable I
Albert se leva.
— Vous vous en allez?
— La question est bonne I il y a deux heures que je vous assomme, et vous avez la politesse de me deman- der si je m'en vais I En vérité, comte, vous êtesThomnik le plus poli de la terre 1 £t vos domestiques, comme Us sont dresses I M. BaptisLiu surtout! je n'ai jamais pu en avoir un comme cela. Les miens semblent tous prendre exemple sur ceux du Théâtre-Français , qui , justemeni parce qu'ils n'ont qu'un mot à dire, viennent toujours le dire s^ la rampe. Ainsi, si vous vous défaites de M. £ap- tistin, Je vous demande la préférence.
— C'est dit, vicomte.
— Ce n'est pas tout, attendez : faites bien mes com- pliments à votre discret Lucquois, au seignem Cavai-
1/î LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
cante dei Cavalcanti ; et si par hasard il tenait à établir sou fils, trouvez-lui une femme bien riche, bien noble, du chef de sa mère, du moins, et bien baronne au cbel de son père. Je vous y aiderai, moi.
— Oh! oh! répondit Monte-Cristo, en vérité, vous en êtes la?
— Oui.
— Ma foi , il ne faut jurer de rien.
— Ah I comte, s'écria Morcerf, quel service vous me rendriez, et comme je vous aimerais cent fois davantage encore si, grâce à vous, je restais garçon, ne fût-ce que dix ans.
— Tout est possible, répondit gravement Monte-Cristo. Et prenant congé d'Albert, il rentra chez lui et frappa
trois fois sur son timbre. Bertuccio parut.
— Monsieur Bertuccio, dit-il, vous saurez que je re- çois samedi dans ma maison d'Auteuil.
Bertuccio eut un léger frisson.
— Bien, Monsieur, dit-il.
— J'ai besoin de vous, continua le comte, pour que tout soit préparé convenablement. Cette maison est fort belle, ou du moins peut être fort belle.
— Il faudrait tout changer pour en arriver la, mon- sieur le comte, car les tentures ont vieilli.
— Changez donc tout, à l'exception d'une seule, celle de la chambre à coucher de damas rouge : vous la lais serez même absolument telle qu'elle est.
Bertuccio s'inclina.
— Vous ne toucherez pas au jardin non plus ; mais de ta cour, par exemple, faites-en tout ce que vous vou* drez ; il me sera même agréable qu'on ne la puisse pas reconnaître.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 273
— Je ferai tout mon possible pour que monsieur le comte soit content; je serais plus rassuré cependant si monsieur le comte me voulait dire ses intentions pour le dintoc
— En vérité, mon cher monsieur Berluccio, dit le comte, depuis que vous êtes à Paris je vous trouve dé- paysé, trembleur; mais vous ne me connaissez donc plus?
— Mais enfin Son Excellence pourrait me dire qui elle reçoit I
— Je n'en sais rien encore, et vous n'avez pas besoin de le savoir non plus. Lucullus dîne chez Lucullus, voilà tout.
Berluccio s'inclina et sortit.
XVII
LK MAJOR CAVALCAMTl.
Ni le comte, ni Baptistin n'avaient menti en annonçant à Morcerf cette visite du major lucquois, qui servait a Monte-Cristo de prétexte pour refuser le dîner qui lui était offert.
Sept heures venaient de sonner, et M. Bertuccio, selon l'ordre qu'il en avait reçu, était jfiarti depuis deux heures pour Auteuil, lorsqu'un fiacre s'arrêta à la porte de l'hô- tel , et sembla s'enfuir tout honteux aussitôt qu'il eut déposé près de la grille un homme de cinquante-deux ans environ, vêtu d'une de ces redingotes vertes à nian- daboorg» noirs dont l'espèce est impéxissablc, à c« «)u il
97A LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
paraît, (>q Europe. Un large pantalon de drap bUxi, une botte encore assez propre, qaoiqae d'un vernis iucert.iin et an peu trop épaisse de semelle, des panis de daim, un cnapeau se rapprochant pour la forme d'un chapeau de ge- darme, un col noir, brodé d'un liseré Wanc, qui, si son propriétaire ne l'eût porté de sa pleine et enticn* volonté, eux pu passer pour un carcan : tel était le cos- tume pittoresque sous lequel se présenta le. personnage qui somu à la grille, en demandant si ce n'était point au n" 30 de l'avenue des Champs-Elysées que demeurait M. le comte de Monte-Cristo, et qui, sur la réponse af- firmative du concierge, entra, ferma la porte derrière loi et se dirigea vers le perron.
La tète petite et anguleuse àt cet homme, ses cheveu^x blanchissants, sa moustache épaisse et grise le ûrent re- connaître par Baptisiin, qui avait l'exact signalement du visiteur et qui l'attendait au bas du vestibule. Aussi, à peine eut-il prononcé son nom devant le serviteur intel- ligent, que Monte-Cristo était provenu de sou arrivée.
On introduisit l'étranger dans le salon le plus simple. Le comte l'y attendait et alla au-devant de lui d'un air riant.
— Ah ! cher Monsieur, dit-il , soyez le bienvenu. Jf vous attendais.
— Vraiment, dit le Lucquois , Votre Excellence m'at- tendait?
— Oui, j'avais été prévenu de votre arrivée pour au- jourd'hui à sept heures.
— De mon arrivée ? Ainsi vous étiez prévenu ? Parfaitement.
— Ahl tan mieux! 3e craignais, je l'avoue^ giifi J'en c'.L oublié cette peiiVe précautto»
-"Laquelle?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. Î7»
«x^ De vous prévenir. ^ Oh . non pas I
— Mais vous êtes sur de ne pas vous tt-omper ?
— J'en suis sûr.
— G est bien moi que Votre Excellence attendait au- jc.Qrdhui à sept heures?
— C'est bien vous. D'ailleurs, vérifions.
— Oh! si vous m'attendiez, dit le Lucquoi^j, ce n'est pas la peine.
— Si fait ! si fait ! dit Monte-Cristo.
Le Lucquois parut légèrement inquiet.
— Voyons, dit Monte-Cristo, n ôtes-vous pas mon- sieur le marquis Bartolomeo Cavalcanti?
— Bartolomeo Cavalcanti , répéta le Lucquois joyeux, c'est Lien cela.
— Ex-major au service d'Autriche ?
— Était-ce major que j'étais ? demanda timidement le vieux militaire.
— Oui, dit Monte-Cristo, c'était major. C'est le nom que Ton donne en France au grade que vous occupie/. en Italie.
— Bon, dit le Lucquois, je ne demande pas mieux, moi, vous comprenez...
— D'ailleurs, vous ne venez pas ici de votre propre ouvemeat, reprit Monte-Cristo.
— Oh ! bien certainement.
— Vous m'êtes adressé par quelqu'un.
— Oui.
— Par cet excellent abbé Busoni?
— C'est cela I s'écria le major joyeux,
— Et vous avez une lettre?
— La voilà.
— Et paidieul vous voyez bien. Duonez doue.
276 LE COMTE DE MOJSTE-CRISTO.
Et Monte-Cristo prit la lettre, qu il ouvrit et qu'il lut.
Le majui regardait le comte avec de gros yeux étonnés <!Qi se ponaient curieusement sur chaque partit de l'ap- partement, mais qui revenaient invariablement à son pro- priétaire.
— C'est bien cela... ce cher abbé, « le major Caval- ranti, un digne praticien de Lucques , descendant des Cavalcanti de Florence, continua Monte-Cristo tout en lisant, jouissant d'une fortune d'un demi-million de re- venu. »
Monte-Cristo leva les yeux de dessus le papier et salua.
— D'un demi-million , dit-il ; peste i mon cher mon- sieur Cavalcanti.
— Y a-t-il un demi-million ? demanda le Lucquois.
— En toutes lettres ; et cela doit être , l'abbé Busoni est l'homme qui connaît le mieux toutes les grandes fortunes de l'Europe.
— Va pour un demi-million, dit le Lucquois ; mais, ma parole d'honneur, je ne croyais pas que cela montât si haut.
— Parce que vous avez un intendant qui vous vole ; que voulez-vous, cher monsieur Cavalcanti, il faut bien passer par là I
— Vous venez de m'éclairei , dit gravement le Luc- quois, je mettrai le drôle à la porte.
Monte-Cristo continua :
— « Et auquel il ne manquerait qu'une chose pour Stre heureux. »
— Oh I mon Dieu oui I une seule, dit le Lucquois avec un soupir.
— « De retrouver un fils adoré. » "- Un tiis adoré l
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 27T
- « Enlevé dans sa jeunesse, soit par nn ennemi de sa noble famille, soit par des Bohémiens. »
— A l'âge de cinq ans, Monsieur, dit le Lucquois avec an profond soupir et en levant les yeux au ciel.
— Pauvre père ! dit Monte-Cristo. Le comte contina :
— « Je lui rends l'espoir, je kii rends la vie, monsieur k comte, en lui annonçant que co fils, que depuis quinze ans il cherche vainement , vous pouvez le lui faire re- trouver. »
Le Lucquois regarda Monte-Cristo avec un indéfinis- sable expression d'inquiétude.
— Je le puis, répondit Monte-Cristo. Le major se redressa.
— Àh! ah! dit-il, la lettre était donc vraie jusqu'au bout?
— En aviez-vous douté, cher monsieur Bartolomeo t
— Non pas, jamais 1 Conunent donc I un homme grave, un homme revêtu d'un caractère religieux comme l'abbé Busoni, ne se serait pas permis une plaisanterie pareille ; mais vous n'avez pas tout lu, Excellence.
— Ah I c'est vrai , dit Monte-Cristo, il y a un post- scriplum.
— Oui, répétale Lucquois... oui... il... y... a... un... post-scriptum.
— « Pour ne point causer au major Cavalcanti l'em- barras de déplacer des fonds chez son banquier, je lui envoie une traite de deux mille francs pour ses frais de voyage, et le crédit sur vous de la somme de quarante- huit mille francs que vous restez me redevoir, »
Le Jiaior suivit des yeux ce post-scriptum avec une ïir siblo anxiété.
— Bon I se contenta de dire le comte.
Toiu m. 16
278 LE COMTE DE MONTE^RISTO.
— 11 a dit bon, murmnra le Lacquoi . Ainsi... Mon- «leur, reprit- il.
— - Ainsi?... demanda Monte-Cristo.
— Ainsi, lepost-seriptum...
— Eh bien 1 le post-scriptum?...
— Est accueilL par tous aussi favorablement qne le reste de la lettre ?
— Certainement. Nous sommes en compte, l'abbé Bu- soni et moi ; je ne sais pas si c'est qnaranle-huit mille iivres précisément que je reste lui redevoir, nous n'en sommes pas entre nous à quelques billets de banque. Ab çà, vous attachiez donc une grande importance à ce postscriptum, cher monsieur Cavalcanti?
— Je vous avouerai, répondit le Lucquois, que plein 4e confiance dans la signature de l'abbé Busuni, je ne m'étais pas muni d'autres fonda ; de sorte que si cette ressource m'eût manqué, je me serais trouvé fort em- barrassé à Paris.
— Est-ce qu'un homme comme vous est emban'as»é quelque part ? dit Monte-Cristo ; allons donc !
— Dame ! ne connaissant personne, fit le Lucquois.
— Mais on vous connaît, vous.
— Oui, l'on me connaît, de sorte que...
— Achevez, cher monsieur Cavalcanti I
— De sorte que vous me remettrez ces quarante-huit milles livres ?
— A votre première réquisition.
Le major roulait de gros yeux ébahis.
— Mais asseyez- vous donc , dit Monte-Cristo : en v» rite, je ne sais ce que je fais. . je vous tiens debout de- puis un quart d'heure.
— INe faites pas attention.
Le major tira an fauteuil et s'assit.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 279
' tenant, dit le comte, voulez- vous prenc^re quel- £ -.._.-• ; un verre de xérès, de porto, d'alicante ?
— D'alicante, puisque vous le voulez bien . c'est mon vin de prédilection.
— Ten ai d'excellent. Avec un biscuit, n'est-ce pas?
— Avec un biscuit, puisque vous m'y forcez. Monte-Cristo sonna; Baptistin parut.
\e comte s'avança vers lui.
— Eh bien?... demanda-t-il tout bas.
— Le jeune homme est là, répondit le valet de cham> bre sur le même ton.
— Bien ; où l'avez-vous feit entrer?
— Dans le salon bleu , cunime l'avait ordonné Son Excellence.
— A merveille. Apportez du vin d'Alip:inte et des bis- cuits.
Baptistin sortit.
— En vérité, dit le Lncquois, je vous donne une peine qui me remplit de confusion.
— Allons doncl dit Monte-Cristo.
liaptisiin rentra avec les verres, le vin et les biscuits. Le comte emplit un verre et versa dans le second quel- ques gouttes seulement du rubis liquide que contenait la bouteille, toute couverte de toiles d'araignée et de tous 3s autres signes qui indiquent la vieillesse du vin bien plus sûrement que ne le font les rides pour l'homme. Le major ne se trompa point au partage, il prit le verre lein et un biscuit
Le comte ordonna à Baptistin de poser le plateau à la
vortée de la main de son hôte, qui commença par goûter
mte du bout de ses lèvres, fit une grimace de sa-
jiion, et introduisit délicatement le biscuit dAns Is
verre.
280 LE COMTE DE MONTE-CRISia
— Ainsi, Monsieur, dit Monte-Cristo, vous habitie» Lncqaes, vous étiez riche, vous êtes noble, vous jouis- siez de la considération générale, vous aviez tout ce qui peut rendre un homme heureux ?
— Tout, Excellence, dit le major en engloutissant eoq i.iscuit, tout absolument.
— Et il ne manquait qu'une chose à votre bonheur ?
— Qu'une seule, dit le Lucquois.
— C'était de retrouver votre enfant?
— Ah! fit le major en prenant un second biscuit ; mais aussi cela me manquait bien.
Le digne Lucquois leva les yeux au ciel et tenta un effort pour soupirer.
— Maintenant, voyons, cher monsieur Cavalcanti, dit Monte-Cristo, qu'était-ce que ce fils tant regretté ? car on m'avait dit, à moi, que vous étiez resté célibataire.
— On le croyait , Monsieur, dit le major, et moi- même...
— Oui, reprit Monte-Cristo , et vous-même aviez ac- crédité ce bruit. Un péché de jeunesse que vous vouliez cacher à tous les yeux.
Le Lucquois se redressa, p»t son air le plus calme et le plus digne, en môme temps qu'il baissait modeste- ment les yeux, soit pour assurer sa contenance, soit pour aider à son imagination, tout en regardant en des- sous le comte, dont le sourire stéréotypé sur les lèvres annonçait toujours la même bienveillante curiosité.
— Oui, Monsieur, dit-il, je voulais cacher cette faute à tous les yeux.
— Pas pour vous, dit Monte-Cristo, car un homme est au-dessus de ces choses-là.
— Oh ! non, pas pour moi certainement, dit le major avec un sourire et en hochant la tête. •
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 281
— Mais pour sa mère, dit le comte.
— Pour sa mère' s'écria le Lucquois en prenant un troisième biscuit ; pour sa pauvre mère !
— Buvez donc, cher monsieur Cavalcanti, dit Monte- Cristo en versant au Lucquois un second verre d'ali- cante ; l'émotion vous étouffe.
— Pour sa pauvre mèrel murmura le Lucquois en essayant si la puissance de la volonté ne pourrait pas, en agissant sur la glande lacrymale, mouiller le coin de son œil d'une fausse larme.
— Qui appartenait à l'une des premières familles de ntalie, je crois?
— Patricienne de Fiesole , monsieur le comte , patri- cienne de Fiesole I
— Et se nommant ?
— Vous désirez savoir son nom?
— Ohl mon Dieu! dit Monte-Cristo, c'est inutile que TOUS me le disiez, je le connais.
— Monsieur le comte sait tout, dit le Lucquois en l'inclinant.
— Oliva Corsinari, n'est-ce pas?
— Oliva Corsinari !
— Marquise?
— Marquise!
— Et vous avez fini par l'épouser cependant, malgré les oppositions de famille?
— Mon Dieul oui, j'ai fini par là.
— Et, reprit Monte-Cristo, vous apportez vos papiers bien en règle?
— Quel." papiers ? demanda le Lucquois.
— Mais votre acte de mariage avec Oliva Corsinari, ei l'acte de naissance de l'enfant ?
— L'acte de naissance de l'enfant î
m LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— L'acte de naissance d'Andréa Cavalcanti , de votre fils ; ne s'appelle-t-il pas Andréa?
— Je crois qne oui, dit le Lucqaois.
— v^omment ! vous le croyez?
— Dame! je n'ose pas affirmer, il y a si longtemps qu'il est perdu.
— C'est juste, dit Monte-Cristo. Enfin vous avez tous ces papiers?
— Monsieur le comte, c'est avec regret qne je vous annonce que , n'étant pas prévenu de me munir de ces pièces, j'ai négligé de les prendre avec mol.
— Ah ! diable ! fit Monte-Cristo.
— Étaient-elles donc tout à fait nécessaires?
— Indispensables.
Le Lucquois se gratta le front.
— Ah ! per Baccho! dit-il, indispensables!
— Sans doute ; si l'on allait élever ici quelque doute sur la validité de votre iua>riage , sur la légitimité da vo're enfant!
— C'est juste, dit le Lucquois, on pourrait élever des doutes.
— Ce serait fâcheux pour ce jeune homme.
— Ce serait fatal.
— Cela pourrait lui faire manquer quelque magnifique mariage.
— 0 peccato!
— En France , vous comprenez , on est sévère ; il ne suffit pas , comme ea Italie , d'aller trouver un prêtre et de lui dire : Nous nous aimons, unissez-nous. 11 y a ma- riage civil en France, et, pour se marier civilement, il faut des pièces qui constatent l'identité.
— Voilà le malheur ces papiers je ne les ai pas.
— Heureusement que je les ai.njM, dit Monte Cristo
LE COMTE DE MONTE-CRÎSIO. 2ftS
— Vous?
— Oni.
— Vous les avez?
— Je les ai.
— Ah! par exemple, dit ie Lucquois, qui * voyant i« but de son voyage manqué par l'absence de ses papiers, craif^iait que cet oubli n'amenât quelque difûcuité au sujet des quarante-huit mille livres ; ah I par exemple, voilà un bonheur. Oui, reprit-il, voilà un bonheur, car je n'y eusse pas songé, moi.
— Pardieu ! je crois bien, on ne songe pas à tout. Mais heureusement l'abbé Busoni y a songé pour vous.
— Voyez-vous, ce cher abbé I
— Cest un homme de précaution.
— C'est un homme admirable, dit le Lucquois ; et il vous les a envoyés?
— Les voici.
Le Lucquois joignit les mains en signe d'admiration.
— Vous avez épousé Cliva Corsinari dans l'église de Sainte-Paule de Monte-Cattini ; voici le certificat du pré ire.
— Oui , ma foi ! le voilà , dit le major en le regardant avec étonnement.
— El voici l'acte de baptême d'Andréa Cavalcanti, dé- livré par le curé de Saravezza.
— Tout est en n?gle, dit le major.
— Alors prenez ces papiers , dont je n'ai que faire , vous les donnerez à votre fils, qui les gardera soigneu- sement.
— Je le crois bien!... S'il les perdait...
— Eh bien I s'il les perdait ? demanda .Monte-Cristo.
— Eh bien ! reprit le Lucquois, on serait obligé d écrir* là-bas, et ce serait fort long de s'en procurer d'autres.
SS4 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— En effet, ce serait difficile, dit Monte-Cristo.
— Presque impossible, répondit le Lucquois.
— Je suis bien aise que vous compreniez la valeur d« ces papiers.
— C'est-à-dire que je les regarde comme impayables.
— Maintenant, dit Monte-Cristo, quant à la mère du jeune homme?...
— Quant à la mère du jeune homme... répéta le ma- jor avec inquiétude,
— Quant à la marquise Corsinari?...
— Mon Dieu ! dit le Lucquois , sous les pas duquel les difficultés semblaient naître , est-ce qu'on aurait besoin d'elle ?
— Non, Monsieur, reprit Monte-Cristo ; d'ailleurs, n'a- Welle point?...
— Si fait, si fait, dit îe major, elle a...
— Payé son tribut à la nature?...
— Hélas! oui, dit vivement le Lucquois.
— J'ai su cela, reprit Monte-Cristo ; elle est morte 11 y a dix ans.
— Et je pleure encore sa mort, Monsieur, dit le major en tirant de sa poche un mouchoir à carreaux et en s'es- suyant alternativement d'abord l'oeil gauche et ensuite l'œil droit.
— Que voulez-vous , dit Monte-Cristo , nous sommes tous mortels. Maintenant vous comprenez, cher mon- sieur Cavalcanti , vous comprenez qu'il est inutile qu'on sache en France que vous êtes séparé de votre fils de- puis quinze ans. Toutes ces histoires de Bohémiens qui enlèvent les enfants n'ont pas de vogue chez nous. Vous Pavez envoyé faire son éducation dans un collège de pro- vince, et vous voulez qu'il achève cette éducation dani le monde parlst^en. '^oilà pourquoi vous avez quitté Via-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. ^9»
Reggio, que vous habitez depuis la mort de votre femmeif Cela suffira.
— Vous croyez ?
— Certainement.
— Très-bien, alors.
— Si l'on apprenait quelque chose de cette sépara- don...
— Ahl oui. Que dirai s-je?
— Qu'on précepteur infidèle , vendu aux ennemis de votre famille...
— Aux Corsinari ?
— Certainement... avait enlevé cet enfant pour que votre nom s'éteignit.
— C'est j iste, puisqu'il est fils unique.
— Eh bien! maintenant que tout est arrêté, que vos souvenirs, remis à neuf, ne vous trahiront pas, vous avez deviné sans doute que je vous ai ménagé une sur- prise ?
— Agréable ? demanda le Lucquois.
— Ah ! dit Monte-Cristo, je vois bien qu'on ne tromp« pas plus l'œil que le cœur d'un père.
— Hum ! fit le major.
— On vous a fait quelque révélation indiscrète, OQ plutôt vous avez deviné qu'il était là.
— Qui, là?
— Votre enfant, votre fils, votre Andréa.
— Je l'ai deviné, répondit le Lucquois avec le plus grand flegme du monde : ainsi il est ici ?
— ici même , dit Monte-Cristo ; en entrant tout à l'heure, le valet de chambre m'a prévenu de son arrivée.
— Ahl fort bieni ah! fort bien! dit le major en res- serrent à ofaaque exclamation les brandebourgs de sa polonaise.
JW LE COMITE DE ^ÏONTE-CRISTO.
— Mon cher Monsieur, dit Monte-Crislo, je comprends toute votre émotion, il faut vous donner le temps de vous mwètlTb ; je veux aussi préparer le jeune bomme à cettf- entrevoe tant désirée, car je présume çn'il n'est pas moins impatient que vous.
— J« le crois, dit Cavalcanti.
— Eh bien ! dans un petit quart d'heure nous sommes ft vous.
— Vous me l'amenez donc ? vous poussez donc la ijonté jusqu'à me le présenter vous-mftme ?
— Non, je ne veux point me placer entre un père et son fils, vous serez seuls, monsieur le major ; mais soyez tranquille, au cas môme où la voix du sang resterait muette, il n'y aurait pas- à tous tromper : il entrera par cette porte. C'est un beau jeune homme blond, un peu trop blond peut-être, de manières toutes prévenantes ; vous verrez.
— A propos, dit le major, vous savez que je n'ai em- porté avec moi que les deux mille francs que ce bon 2^bé Busoni m'avait fait passer. Là-dessus j'ai fait le voyage, et...
— Et vous avez besoin d'argent... c'est trop juste, cher monsieur Cavalcanti. Tenez, voici pour faire un compte, huit billets de mille francs.
Les yeux du major brillèrent comme des escarboucles.
— C'est quarante mille francs que je toos redois, dit Monte-Cristo.
— Votre Excellence veut-elle un reçu? dit lo major en glissant les billets dans la poche intérieure de sa polo* naise.
— A quoi bon ? dit le comte.
■'-Alais pour vous décharger vis-àr-vis del'abbé Busoni. *- Eh bien! vous me donnerez un reçu général en
.LE COMTE DE MONTE-CRISTO. ÎW
tonchant les quarante derniers mille francs. Entre hoo- Qètes gens i\e pareilles précautions sont inutiles.
— Ah I oui , c'6st vrai , dil le major, entra honnête) gens.
— Maintenant, on dernier mot, marquis.
— Dites.
— Vous permettez une petite recommandation, n'est- ce pas?
— Comment donc 1 Je la demande.
— Il n'y aurait pas de mai que vous quittassiez cette polonaise.
— Yraiment ! dit le major en re^rdant le vêtement r.vec une certaine c«mplaisance.
— Oui, cela se porte encore à Via Keggio, mais à Pa- ris il y a déjà longtemps que ce costume, quelque élé- jçant qu'il soit, a passé de mode.
— C'est fâcheux, dit le Lucquois.
— Oh I si vous y tenez, vous le reprendrez en vous en allant.
— Mais que mettrai-je?
— Ce que vous trouverez dans vos malles.
— Conmient, dae» mes malles I je n'ai qu'un porte- manteau.
— Avec vous sans doute. A quoi bon s'embarras jer ? D'ailleurs, un vieux soldat aime à marcher en leâte liquipage.
— Voilà justement pourquoi...
— Mais vous êtes homme de précaution, et vous avez •^UNiiye vos malles en avant. Elles sont arrivées titer à l'hôtel des Princes, rue Richelien. C'est là que vco» avcs TQU^aa votre logement.
— Alors dans ces malles?
— Je présume que vous avez en la orécaution de ta>Tt
t88 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
enfermer par votre valet de chambre tout ce qu'il vous faut ' habits de ville, habits d'uniforme. Dans les grandes circonstances, voas mettrez l'habit d'uniforme, cela fait bien. N'oubliez pas vos croix. On s'en moque encore en France, mais on en porte toujours.
— Très-bien , très-bien , très-bien I dit le major qui marchait d'éblouissements en éblouissements.
— Et maintenant, dit Monte-Cristo, que votre cœur est affermi contre les émotions trop vives , préparez-vous, cher monsieur Cavalcanti , à revoir votre fils Andréa.
Et faisant un charmant salut au Lucquois, ravi en extase, Monte-Cristo disparut derrière la tapisserie.
XVIIl
ANDREA CATALCANTI.
Le comte de Monte-Cristo entra dans le salon voisin que Baptistin avait désigné sous le nom de salon bleu, et où venait de le précéder un jeune homme de tournure dégagée, assez élégamment vêtu , ei qu'un cabriolet de place avait, une demi-heure auparavant, jeté à la porte de l'hôtel. Baptistin n'avait pas eu de peine à le recon- naître ; c'était bien ce grand jeune homme aux cheveux blonds, à la barbe rousse, aux yeux noirs, dont le teint vermeil et la peau éblouissante de blancheur ^lui avaient été signalés par son maître- r
Quand le comte entra dans le salon, le j'.Aii^ hodjie était négligemment étendu sur un sofa, ^ /ueitant avîc distraction sa botte d'un petit jonc à ponr e d'or.
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. MS
En ..percevant Monte-Cristo, il se leva vivement.
— Monsieur est le comte de Monte-Cristo? dit-il.
— Oui, Monsieur, répondit celui-ci, et j'ai l'honneur de parler, je crois, à monsieur le vicomte Andréa Cavalcanti f
— Le vicomte Andréa Cavalcanti, répéta le jeune bomme en accompagnant ces mots d'un salut plein de désinvolture.
— Vous devez avoir une lettre qui vous accrédite près de moi? dit Monte-Cristo.
— Je ne vous en parlais pas à cause de la signature, qui m'a paru étrange.
— Simbad le marin , n'est-ce pas ?
— Justement. Or, conmie je n'ai jamais connu d'autre Simbad le marin que celui des Mille et une Nuits...
— Eh bien I c'est un de ses descendants, un de mes amis fort riche, un Anglais plus qu'original , presque fou, dont le véritable nom est lord Wilmore.
— Ah I voilà qui m'explique tout, dit Andréa. Alors la va à merveille. C'est ce môme Anglais que j'ai con-
nn... à... oui, très-bien I... Monsieur le comte, je sais votre serviteur.
— Si ce que vous me faites l'honneur de me dire est vrai, répliqua en souriant le comte , j'espère que vous serez assez bon pour me donner quelques détails sur vous et votre famille.
— Volontiers, monsieur 'e comte, répondit le jeune nomme avec une volubilité qui prouvait la solidité de sa mémoire. Je suis, comme vous l'avez dit, le vicomte An- Jrea Cavalca.iti, fils du major Bartolomeo Cavalcanti, descendant d '" Cavalcanti inscrits au livre d'or ie Flo- rence. Notr. ■ '^ille, quoique três-riche encore uuisqu» mon père possè î un demi-million de rente, a éprouvé kMn des malbeiîiH , et moi-même , Monsieur, j'ai été i
Toiu m. 17
i90 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
l'âge ûe cinq ou six ans enlevé par un gouverneur infl- dèle; de sorte que depuis quinze ans je n'ai loint revu l'auteur de mes jours. Depuis que j'ai l'âge de <aison, depuis 'jue je suis libre et maître de moi, je le cherche, mais inutilement Enfin cette lettre de votre ami Simbad m'annonce qu'il est à Paris, et m'autorise à m'adresser à vous pour en obtenir des nouvelles.
r- En vérité, Monsisur, tout ce que vous me racontei là est fort intéressant, dit le comte, regardant avec une sombre satisfaction cette mine dégagée, empreinte d'un( beauté pareille à celle du mauvais ange, et vous avez fort bien fait de vous conformer en toutes choses à l'in- vitation de mon ami Simbad, car votre père est en effet ici et vous cherche- Le comte, depuis son entrée au salon, n'avait pas perdu de vue le jeune homme ; il avait admiré l'assu- rance de son regard et la sûreté de sa voix ; mais a ces mots si naturels : Votre père est en effet ici et vout cher- che, le jeune Andréa fit un bond et s*écria : ~- Mon pèrel mon père ici?
— Sans doute , répondit Monte-Cristo, votre père, le major Bartolomeo Cavalcanti.
L'impression de terreur répandue sur les traits du jeune homme s'effaça presque aussitôt.
— Ah I oui, c'est vrai, dit-il, le major Bartolomeo Ca- valoîinti. Et vous dites, monsieur le comte, qu'il est ici ce jher père ?
— Oui. Monsieur. J'ajouterai même que je le quitte à ^Instant, que l'histoire qu'il m'a contée de ce fils chéri, perdu autrefois, m'a fort touché ; en vérité, ses douleurs, ses craintes, ses espérances à ce sujet composeraient un poème attendrissant. Enfin il reçut un jour des nouvelle» qui loi jomonçaient que les ravisseurs de soa fils o&aient
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 291
de le rendre, ou d'indiquer o1 il était , moyennant une £omme assez forte.
Mais rien ne retint ce bon père ; cette somme fut envoyée à la frontière du Piémont , avec un passe-port tout visé pour l'Italie. Vous étiez dans le midi de la France , je crois t
— Oui, Monsieur, répondit Andréa d'un air assez em- barrassé ; oui, j'étais dans le midi de la France.
— Une voiture devait vous attendre à Nice?
— C'est bien cela, Monsieur; elle m'a conduit de Nice à Grénes, de Gènes à Turin, de Turin à Chambéry, de Chambéry à Pont-de-Beauvoisin, et de Pont-de-Beau- voisin à Paris.
— A merveille I II espérait toujours vous rencontrer en chemin, car c'était la route qu'il suivait lui-même ; voilà pourquoi votre itinéraire avait été tracé ainsi.
— Mais, dit Andréa, s'il m'eût rencontré, ce cher père, je aoute qu'il m'eût reconnu ; je suis quelque peu changé depuis que je l'ai perdu de vue.
— Oh I la voix du sang, dit Monte-Cristo.
— Ahl oui, c'est vrai, reprit le jeime homme, je n'y songeais pas à la voix du sang.
— Maintenant, reprit Monte-Cristo, une seule chose inquiète le marquis Cavalcanti, c'est ce que vous avez lait pendant que vous avez été éloigné de lui ; c'est de quelle façon vous avez été traité par vos persécuteurs ; c'est si l'on a conservé pour votre naissance tous les égards qui lui étaient dus ; c'est enfin s'il ne vous est pas resté de cette souffrance morale à laquaUe vous avez été exposé, souffrance pire cent fois qun la soulTrarice physique, quelque affaiblissement des facultés dont la nature vous a si largemeut doué, et si vous croyez vous- même pouvoir reprendre et soutenir dignement dans le monde le rang qui vous appartient.
292 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Monsieur, balbutia le jeune homme étourdi, j'espère qu'aucun faux rapport.. •
— Moi I J'ai entendu parler de vous pour la première fois par mon ami Wilmore, le philanthrope. J'ai su qu'il vous avait trouvé dans une position fâcheuse , j'ignore laquelle, et ne lui ai fait aucune question : je ne suis pas curieux. Vos malheurs l'ont intéressé , donc vous étiez intéressant. Il m'a dit qu'il voulait vous rendre dans le monde la position que vous aviez perdre, qu'il cherche- rait votre père, qu'il le trouverait; il l'a cherché, il l'a trouvé, à ce qu'il parait, puisqu'il est là ; enfin il m'a prévenu hier de votre arrivée, en me donnant encore quelques autres instructions relatives à votre fortune; voilà tout. Je sais que c'est un original, mon ami Wil- more, mais en même temps, comme c'est un homme <iûr, riche comme une mine d'or, et qui, par conséquent, peut se passer ses originalités sans qu'elles le ruinent, j'ai promis de suivre ses instructions. Maintenant, Monsieur, ne vous blessez pas de ma question : comme je serai obligé de vous patronner quelque peu, je désirerais sa- voir si les malheurs qui vous sont arrivés, malheurs in- dépendants de votre volonté, et qui ne diminuent en au- cune façon la considération que je vous porte, ne vous ont pas rendu quelque peu él inger à ce monde dans le- quel votre fortune et votre n Aa vous appelaient à faire si bonne figure.
— Monsieur, répondit le jeune homme reprenant son aplomb au far et à mesure que le comte parlait, rassu- rez-vous sur ce point : les ravisseurs qui m'ont éloigné de mon père, et qui, sans à mte, avaient pour but de ma vendre plus tard à lui comme ils l'ont fait, oni calculé que, pour tirer un bon parti de moi, il fallait me laisser toute ma valeur personnelle, et même l'augmenter ea
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. J93
eore, s'il était possible ; j'ai donc reçu une assez bonne éduca'ion, et j'ai été traité par les larrons d'enfants à peu près comme Tétaient dans l'Asie Mineure les esclaves dont leurs maîtres faisaient des grammairiens, des mé- decins et des philosophes, pour les vendre plus cher au marché de Rome- Monte-Cristo sourit avec satisfaction ; il n'avait pas tant spèré, à ce au'il parait, de M. Andréa Cavalcanti.
— D'ailleurs, reprit le jeune homme, s'il y avait en moi quelque défaut d'éducation ou plutôt d'habitude du monde, on aurait, je suppose, l'indulgence de les excu- ser, en considération des malheurs qui ont accompagné Via naissance et poursuivi ma jeunesse.
— Eh bien! dit négligemment Monte-Cristo, vous en ferez ce que vous voudrez, vicomte, car vous êtes le maître , et cela vous regarde ; mais , ma parole , au con- traire, je ne dirais pas un mot de toutes ces aventures, c'est un roman que votre histoire, et le monde, qui adore les romans serrés entre deux couvertures de papier jaune, se défie étrangement de ceux qu'il voit reliés en vélin vivant, fussent-ils dorés comme vous pouvez l'être. Voilà la difficulté que je me permettrai de vous signaler, mi^nsieui lo vicomte ; i peine aurez-vous raconté à quel- qu'un votre touchante histoire, qu'elle courra dans le monde complètement dénaturée. Vous serez obligé de vous poser en Antony, et le temps des Antony est un peu passé. Peut-être aurez-vous un succès de curio- sité, mais tout le monde n'aime pas à se faire centre d'ob- servat'uns et cible à commentaires. Cela vous fatiguera peut-être.
— Je crois que vous avez raison, monsieur le comte, dit le jeune homme pâlissant malgré lui, sous l'inr^xible regard de Monte-Cristo ; c'est là un grave mconvéuienu
294 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Oh ! il ne faut pas non plus se l'exagérer, dit Mont»' Cristo ; car, pour éviter une faute , on tomberait alors dans une folie. Non, c'est un simple plan de conduite à arrêter ; et, pour un homme intelligent comme tous, ce plan est d'autant plus facile à adopter, quil est conforme à vos intérêts ; il faudra combattre, par des témoignages et par d'honorables amitiés, tout ce que votre passé peul avoir d'obscur.
Andréa perdit visiblement contenanee.
— Je m'offrirais bien à vous comme répondant et cau- tion, dit Monte-Cristo ; mais c'est chez moi une habitude morale de douter de mes meilleurs amis , et un besoin de chercher à faire douter les autres ; aussi jouerais-je là un rôle hors de mon emploi, comme disent les tragédiens, et je risquerais de me faire siffler, ce qui est inutile.
— Cependant, monsieur le comte, dit Andréa avee audace, en considération de lord Wilmore qui m'a recom- mandé à vous...
— Oui , certainement , reprit Monte-Cristo ; mais lord Wilmore ne m'a pas laissé ignorer, cher monsieur An- dréa, que vous aviez eu une jeunesse quelque peu ora- geuse. Oh ! dH le comte en voyant le mouvement que faisait Andréa, je ne vous demande pas de confession , d'ailleurs, c'est pour que vous n'ayez pas besoin de per- sonne que l'on a fait venir de Lucques M. le marquis Cavalcanti , votre père. Vous allez le voir, il est un peu roide, un peu guindé; mais c'est une question d'uni- jbrme, et quand on saura que depuis dix-huit ans il BSt au service de l'Autriche , tout s'excusera ; nous ne sommes pas, en général, exigeants pour les Autri- chiens. En somme, c'est un père fort suffisant, je vous assure.
— Ah ! vous me rassurez. Monsieur ; je l'avais quitté
dR COMTE DE MONTE-CRISTO. 29S
depuis si longtemps, que je n'avais de lui aucun souvenir.
— F.t puis, vous savez, une grande formue fait passer sur bien des choses.
— Mon pere est donc réellement richo, Monsieur^
— Millionnaire... cinq cent mille livres de rente.
— Alors, demanda le jeune bomme avec anxiété, je àis me trouver dans une position... agréable?
— Des plus agréables , mon cber Monsieur ; il vous /ail cinquante mille livres de rentes par an pendant toui le temps que vous resterez à Paris.
— Mais j'y resterai teujours, en ce cas.
— Heu! qui peut répondre des circonstances, moc cher Monsieur? l'homme propose et Dieu dispose.
Andréa poussa un soupir.
— Mais enfin , dit-il , tout le temps que je resterai à ■Mis, et... qu'aucune circonstance ne me forcera pas de
éloigner, cet argent dont vous me parliez tout à l'heure m est-il assuré?
— Oh! parfaitement.
— Par mon père? demanda Andréa avec inquiétude.
— Oui, mais garanti par lord Wilmore, qui vous a, r la demande de votre père, ouvert un crédit de cinq
mille francs par mois chez M. Danglars, un des plus sûrs banquiers de Paris.
— Et mon père compte rester longtemps a Paris f
\ ndrea avec inquiétude.
iues jours seulement, répondit Monte-Cristo, on service ne lui permet pas de s'absenter plus de deui a trois semaines.
— Ob I ce cher père I dit Andréa visiblement enchanté de ce prcmpt départ.
— Aasi.!. dit Monte-Cristo, faisant semblant de se troiuuer à l'acreni de ces paroles ; aussi, je ne veux pas
896 LE COMTE DE MON lE-CRISTO.
retarder d'un instant l'heure de voire réunion. Eiej-\ous
préparé à embrasser ce digne M. Cavalcanti ?
— Vous n'en douiez pas, je l'espère?
— Eh bien ! entrez donc dans le salo:2, mon cher ami et TOUS trouverez votre père, qui vous attend
Andréa ût un profond salut au comte et entra dans U- salon. . Le comte le suivit des yeux, et, l'ayant vu disparaître, poussa un ressort correspondant à un tableau , lequel , en s'écartant du cadre, laissait, par un interstice habile ment ménagé, pénétrer la vue dans le salon.
Andréa referma la porte derrière lui et s'avança vers le major, qui se leva dès qu'il entendit le bruit des pas qui s'approchaient.
— Ah I Monsieur et cher père, dit Andréa à haute voii et de manière à ce que le comte l'entendit à travers la porte fermée, est-ce bien vous I
— Bonjour, mon cher fils, dit gravement le major.
— Après tant d'années de séparation , dit Andréa en continuant de regarder du côté de la porte, quel bon- heur de nous revoir I
— En effet, la séparation a été longue.
— Ne nous embrassons nous pas , Monsieur ? reprit Andréa.
— Comme vous voudrez, mon fils, dit le major.
Et les deux hommes s'embrassèrent comme on s'em- brasse au Théâtre-Français , c'est-à-dire en se passant la tête p»r-dessus l'épaule.
— Ainsi donc nous voici réunis ! dit Andréa.
— Nous voici réunis, reprit le major. ^ Pour ne plus nous séparer ?
— Si fait ; je crois, mon cher fils , que vous regardez maintenant la France comme une seconde patrie t
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 297
— Le fait est , dit le jeune homme , que je serais dé- sespéré de quit'.er Paris.
— Et moi , vous comprenez, je ne saurais vivre hors de Lucques. Je retournerai donc en Italie aussitôt que je pourrai.
— Mais avant de partir, très-cher père, vous me re- mettrez sans doute des papiers à l'aide desquels il me sera facile de constater le sang dont je sors.
— SiJis aucun doute, car je viens exprès pour cela, ei j'ai eu trop de peine à vous rencontrer, afin de vous les remettre, pour que nous recommencions encore à nous chercher ; cela prendrait la dernière partie de ma vie.
— Et ces papiers ?
— Les voici.
Andréa saisit avidement l'acte de mariage de son père, son certificat de baptême à lui, et, après avoir ouvert le tout a\ec une avidité bien naturelle à un bon fils, il par- courut les deux pièces avec une rapidité et une habitude qui dénotaient le coup d'œil le plus exercé en môme temps que l'intérêt le plus vif.
Lorsqu'il eut fini, une indéfinissable expression de joie brilla sur son front ; et regardant le major avec un étrange sourire :
— An çà, dit-il, en excellent toscan, il n'y a doue pas de galères en Italie?...
Le major se redressa.
— Et pourquoi cela ? dit-il.
— Qu'on y fabrique impunément de pareilles pièces! pour la moitié de cela, moQ très-cher père, en France on nous enverrait prendre l'air à Toulon pour cinq ans.
— Plaii-il ? dit le Lucquois en essayant de conquérir un air majestueux.
— Mon cher monsieur Cavalcanti, dit Andréa en près-
298 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
sant I« bras du major, combien vous donne-t-on pour être mon père ? Le major voulut parler.
— Chut ! dit Andréa en baissant la voix , je vais vous donner l'exemple de la confiance ; on me donne cin- quante mille francs par an pour être votre fils : par coi:- séquent, vous comprenez que ce n'est pas moi qui sei ai jamais disposé à nier que vous soyez mon père.
Le major regarda avec inquiétude autour de lui.
— Eh I soyez tranquille , nous sommes seuls, dit An- dréa ; d'ailleurs nous parlons italien.
— Eh bieni à moi, dit le Lucquois, on me donne cin- quante mille francs une fois payés.
— Monsieur Cavalcanti, dit Andréa, avez-vous foi aux contes de fées ?
— Non, pas autrefois, mais maintenant il faut bien que j'y croie.
— Vous avez donc eu des preuves ?
Le major tira de son gousset une poignée d'or.
— Palpables, comme vous voyez.
— Vous pensez donc que je puis croire aux promesses qu'on m'a faites ?
— Je le crois.
— Et que ce brave homme de comte les tiendra ?
— De point en point ; mais, vous comprenez, pour arriver à ce but, il faut jouer notre rôle.
— Comment donc?...
— Moi de tendre père...
— Moi de fils respectueux.
— Puisqu'ils désirent que vous descendiez de moi...
— Qui, lis. ^
— Dame, je n'en sais rien, ceux qui vous ont éc.-iî ; n'avez-vous pas reçu une lettre /
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 299
— Si fait.
•. De qui?
— D'un certain abbé Basoni.
— Que vous ne connaissez pas!
— \}vie je n'ai jamais vu.
— Qie vous disait celte lettre?
— Vius ne me trahirez pas?
— Je m'en garderai bien, nos intérêts sont les môme^ '- Alor". liseï.
El le major passa une lettre au jeune bomme. 4ndrea lut à voix basse :
• Vous êtes pauvre, une vieillesse malheureuse vous attend. Voulez-vous devenir sinon riche, du moins indé- pendant?
« Partez pour Paris à l'instant même, étaliez réclamer -\ M. le comte de Monte-Cristo, avenue des Champs-Ély- ées, n° 30, le fils que vous avez eu de la marquise de "orsinari. et qui vous a été enlevé à l'âge de cinq ans.
« Ce fils se nomme Andréa Cavalcanti.
■ Pour que vous ne révoquiez pas en doute l'intention qu'a le soussigné de vous être agréable , vous trouverez ■^i-joint :
« 1o Un bon de deux mille quatre cents livres tos 1 ânes, payables chez M. Gozzi, à Florence ;
« 2" Une lettre d'introduction près de M. le comte de Monte-Cristo, sur lequel je vous crédite d'une sonune da {uarante-huit mille francs.
« Soyez che^ lo comte le 26 mai, à sept heures du soif' ■ Signé abbé Losoni. >
— C'ost cela.
— Comment! c'est cela? Que voulez- vous dire? âd manda le mr^or.
100 LE COMTE DE MONTE-CRISTO
— Je dis que j'ai reçu la pareille à peu près.
— Vous ?
— Oui, moi.
— De l'abbé Busoni?
— Non.
— De qui donc?
— D'un Anglais, d'un certain lord Wilmore, qui prend le nom de Simbad le marin.
— Et que vous ne connaissez pas plus que je ne con- nais l'abbé Busoni?
— Si fait ; moi je suis plus avancé que vous.
— Vous l'avez vu?
— Oui , une fois.
— Où cela?
— Ah! justement voici ce que je ne puis pas vous dire ; vous seriez aussi savant que moi, et c'est inutile.
— Et cette lettre vous disait?...
— Lisez.
« Vous êtes pauvre, et vous n'avez qu'un avenir misé- lable : voulez-vous avoir un nom, être libre, être riche?»
— Parbleu! fit le jeune homme en se balançant sur ses talons, comme si une pareille question se faisait I
« Prenez la chaise de poste que vous trouverez tout attelée en sortant de Nice par la porte de Gênes. Passez par Turin, Chambéry et Pont-de-Beauvoisin. Présentez- vous chez M. le comte de Monte-Cristo, avenue des Champs-Elysées, le 26 mai, à sept heures du soir et de- mandez-lui votRe père.
« Vous êtes fils du mar(^Tiis Bartolomeo Cavalcanti et de la marquise Oliva Corsinari, ainsi que le constaierom les papiers qui vous seront remis par le marquis, et qui
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 301
VOUS oermettront de vous présenter sous ce nom dans le monde parisien.
« Quant à votre rang, un revenu de cinquante mille livres par an vous mettra à même de le soutenir.
« Ci-joint un bon de cinq mille livres payable sur M. Ferrea, banquier à Nice, et une lettre d'iniroductioc près du comte de Monte-Cristo, chargé par moi de pour- voir à vos besoins.
« SiMBAD LE Marin, >
— Hum ! fît le major, c'est fort beau 1
— N'est-ce pas?
— Vous avez vu le comte ?
— Je le quitte.
— Et il a ratifié?
— Tout.
— Y comprenez-vous quelque chose?
— Ma foi non.
— Il y a une dupe dans tout cela.
•— En tout cas, ce n'est ni vous ni moi?
— Non, certainement.
— Eh bien, alors!...
— Peu nous importe, n'est-ce pas?
— Justement , c'est ce que je voulais dire; allons jus- qu'au bout et jouons serré.
— Soit ; vous verrez que je suis digne de faire votre partie.
— Je n'en ai pas douté un seul instant, mon cher père.
— Vous me faites honneur, mon cher fils. Monte-Cristo choisit ce m iment pour rentrer dans le
salon. En entendant le bruit ûe ses pas, les deux hommes se jetèrent dans les bras l'un de l'autre ; le comte les trouva embrassés.
302 LE COxMTE DE MONTE-CRISTO.
■— Eh bien 1 monsieur le marquis, dit Monte-C>isto, il parait qne vous avez retrouvé un fils selon votre cœur?
— Ahl monsieur le comte, je suffoque de joie.
— Et vous, jeune homme ?
— Ahl monsieur le comte , j'étouffe de bonheur.
— Heureux père ! heureux enfant I dit le comte.
- Une seule chose m'attriste, dit le major; c'est h nécessité où je suis de quitter Paris si vite.
— Oh! cher monsieur Cavalcaoïi, dit Monte-Cristo, vous ne partirez pas, je l'espère, que je ne vous aie pré- senté à quelques amis,
— Je suis aux ordres de monsieur le comte, dit le major.
— Maintenant, voyons, jeune homme, confessez-vous,
— A qui ?
— Mais à monsieur votre père; dites-lui quelques mots de l'état de vos finances.
— Ahl diable I fît Andréa, vous touchez la corde sen- sible.
— Enteudez-vous, major? dit Monte-Cristo.
— Sans doute que je l'entends.
— Oui, mais comprenez-vous?
— A merveille.
— Il dit qu'il a besoin d'argent, ce cher enfant)
— Que voulez-vous que j'y fasse?
— Que vous lui en donniez , parbleu 1
— Moi?
— Oui, vous.
Monte-Cristo passa entre les deux hommes.
— Tenez ! dit-il à Andréa en lui glissant un paquet û» billets de banque dans la main.
— Qu'est-ce que cela?
— La réponse de votre père.
— De mon oèra?
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. Î05
— Oui. Ne venez-vous pas de laisser entendre que TOUS aviez besoin d'argeni?
— Oui. Eh bien?
-~ Eh bien ! il me charge de vous remeure cela.
— A compte sur mes revenus ?
— Non, pour vos frais d'installation.
— Oh ! cher père !
— Silence, dit Monte-Cristo, vous voyez bien qu'il ne veut pas que je dise que cela vient de lui.
— J'apprécie cette délicatesse, dit Andréa, en enfon- gant ses billets de banque dans le gousset de son pan- talon.
— C'est bien, dit Monte-Cristo, maintenant, allez!
— Et quand aurons -nous l'honneur de revoir monsieur le comte? demanda Cavalcanti.
— Ah ! oui, demanda Andréa, quand aurons-nous cet .onneur? /
— Samedi, si vous voulez... oui... tenez... samedi. J'ai ;. dîner à ma maison d'Auteuil, rue de la Fontaine, n» 28, plusieurs personnes, et entre autres M. Danglars, votre ; anquier, je vous présenterai à lui, il faut bien qu'il vous
onnaisse tous deux pour vous compter votre argent.
— Grande tenue? demanda à demi voix le major.
— Grande tenue : uniforme, croix, culotte courte.
— Et moi ? demanda Andréa.
— Oh! vous, très-simplement : pantalon noir, botte vernies, lîilei blanc, habit noir ou bleu, cravate longue: prenez Blin ou Véronique pour vous habiller. Si vous ne connaissez pas leurs adresses , Baptistin vous les dou- era. Moins vous affecterez de prétention -lans votre
mise, étant riche comme vous l'êtes, meilleur effet cela fera. Si vous achetez des chevaux, prenez-les cliez De- vedeox; si vous achetez un phaéton, allez «^hez Baptiste.
504 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— A quelle heure pourrons-nous nous présenle»"? de- manda le ieune homme.
— M«\s vers six heures et demie.
— C «si bien , on y sera, dit le major en portant la main à son chapeau.
Les deux Cavalcanti saluèrent le comte et sortirent. Le comte s'approcha de la fenêtre , et les vit qui tra- versaient la cour, bras dessus, bras dessous.
— En vérité , dit-il , voilà deux grands misérables \ Quel malheur que ce ne soit pas véritablement le père et le fils I
Puis après un instant de sombre réflexion :
— Allons chez les Morrel, dit-il ; je crois que le dégoût m'écœure encore plus que la haine.
XIX
L^ENCLOS A LA LUZEnNS.
D faut que nos lecteurs nous permettent de les rame- ner à cet enclos qui confine à la maison de M. de Ville- fort, et, derrière la grille envcbie par des marronniers, nous retrouverons des personnages de notre connais- sance.
Cette fois Maximilien est arrivé le premier. C'est lui qui a collé son œil contre la cloison, et qui guette dans le jardin profond une ombre entre les arbres et le cra- quement d'nn brodequin d» soie sur le sable des ailées.
Enfin, le craquement tant désiré se fil entendre, et au lieu d'une ombre ce furent deux ombres qui s*approchè-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 305
Tent. Le retard de Valentine avait été occasionné par une visite de madame Danglars et d'Eugénie, visite qui s'é- tait prolongée, an delà de l'heure où Valentird était at- tendue. Alors, pour ne pas manquer à son reuuez-vous, la jeune fille avait proposé à mademoiselle Danglars une promenade au jardin, voulant montrer à Maximilien qu'il n'y avait point de sa faute dans le retard dont sans doute il souffrait.
Le jeunr homme comprit tout avec cette rapidité d'in- tuition particulière aux amants, et son cœur fut soulagé. D'ailleurs, sans arriver à la portée de la voix, Valentine dirigea sa promenade de manière à ce que Maximilien put la voir passer et repasser, et chaque fois qu'elle passait et repassait, un regard inaperçu de sa compagne, mais jeté de l'autre côté de la grille et recueilli par le jeune homme, lui disait :
« Prenez patience, ami , vous voyez qu'il n'y a point de ma faute. »
Et Maximilien, en effet, prenait patience tout en admi tant ce contraste entre les deux jeunes filles : entre cette blonde aux yeux languissants et à la taille inclinée comme tm beau sauJe, et cette brune aux yeux fiers et à la taille droite comme un peuplier ; puis il va sans dire que dans cette comparaison entre deux natures si oppo- sées tout l'avantage , dans le cœur du jeune homme du moins, était pour Valentine.
Au bout d'une demi-heure de promenade, les deux jeunes filles s'éloignèrent. Maximilien comprit que le terme de la visite de madame Danglars était arrivé.
En effet , un instant après , Valentine reparut seule. De crainte qu'un regard indiscret ne suivit son retour, elle venait lentement ; et, au lieu de s'avancer direcie- mca*. vers la gr>Ue, elle alla s'asseoir sur un ban£. après
306 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
avoir sans affectation interrogé chaque touffe de feuillaq-f» el plongé son regard d^ns le fond de toutes les allées. Ces précautions prises, elle courut à la grille.
— Bonjmr, Valentine, dit une voix.
— Bonjour, Mamilien ; je vous ai fait attendre , mais vous avez vu la cause ?
— Oui, j'ai reconnu mademoiselle Danglars; je nt vous croyais pas si iiée avec cette jeune personne.
— Qui vous a donc dit que nous étions liées, Maxi- milien ?
— Personne ; mais il m'a semWé que cela ressortait de la façon dont vous vous donniez le bras , de la façon dont vous causiez : on eût dit deux compagnes de pen- sion se faisant des confidences.
— Nous nous faisions nos confidences, en effet, dit Valentine ; elle m'avouait sa répugnance pour un mariage avec M. de Morcerf, et moi je lui avouais de mon côté que je regardais comme un malheur d'épouser M. d'Épinay.
— Chère Valentine I
— Voilà pourquoi, mon ami, continua la jeune fille, vous avez vu cette apparence d'abandon entre moi et Eugénie: c'est que, tout en parlant de l'homme que je ne puis aimer, je pensais à l'homme que j'aime.
— Que vous êtes bonne en toutes choses, Valentine, et que vous avez en vous une chose que mademoiselle Danglars n'aura jamais : c'est ce charme indéfini qui est à la femme ce que le parfum est à la fleur, ce que la sa- veur est au fruit ; car ce n'est pas le tout pour une fleur que d'être belle, ce n'est pas le tout pour un fruit que d'être beau.
— C'est votre amour qui vous fait voir les choses ainsi, Maximilien.
— Non, Valentine, je vous iure. Tenez, je vous regar-
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 307
dais toutes deux tout à l'heure, et, sur mon honneur, tout en rendant juttice à la beauté de mademoiselle Danglars, ie ne cou^prenais pas qu'un homme devint amoureux d'elle.
— C'est que, comme vous le disiez , Maximilien, j'é- tais là, et que ma présence vous rendait injuste.
— Non... mais dites-moi... une question de simple cu- riosité, et qui émane de certaines idées que je me sois faites sur mademoiselle Danglars.
— Oh I bien injustes, sans que je sache lesquelles cer- tainement. Quand vous nous jugez, nous autres pauvres feamies , nous ne devons pas nous attendre à l'indul- -ence.
— Avec cela qu'entre vous vous êtes bien justes les unes envers les autres I
— Parce que, presque toujours, il y a de la passion ùans nos jugements. Mais revenez à votre question.
— Esi-ce parce que mademoiselle Danglars aime quel- qu'un qu'elle redoute son mariage avec M. de Morcerf ?
— Maximilien , je vous ai dit que je nétais pas l'amie d'Eugénie.
— Eh! mon Dieu! dit Morrel, sans être amies, les jeunes filles se font des confidences ; convenez que vous lui avez fait quelques questions la-dessus? Ah I je vous vois sourire.
— S'il en est ainsi, Maximilien, ce n'est pas la peine ^ae nous ayons entre nous cette cloison de planches.
— Voyons, que vous a-t-elle dit?
— Elle m'a dit qu'elle n'aimait personne, dit Valen- .iae ; qu'elle avait le mariage en horreur ; que sa plus ; ;ande joi<» eût été de mener une vie libre et indépen- ^anle, ei qu'elle désirait presque que son père perdit sa fortune pour se faire artiste connue sou amie, mademoi selle Louise d'ArniillY<
308 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Ah I vous voyez !
— Eh ûien 1 qu'est-ce que cela prouve? demanda Va- lentine.
— - Rien, répondit en souriant Maximilien.
— Alors, dit Valentine, pourquoi souriez-vous à votre tour?
— Ah I dit Maximilien, vous voyez bien que vous aussi vous regardez, Valentine.
— Voulez-v ius que je m'éloigne?
— Oh non I nun pas I Mais revenons à vous.
— Ah I oui, c'est vrai, car à peine avons-nous dix mi- nutes à passer ensemble.
— Mon Dieu I s'écria Maximilien consterné.
— Oui, Maximilien, vous avez raison, dit avec mélan- colie Valentine, et vous avez là une pauvre amie. Quelle existence je vous fais passer, pauvre Maximilien, vous si bien fait pour être heureux I Je me le reproche amè- rement, croyez-moi.
— Eh bieni que vous importe, Valentine: si je me trouve heureux ainsi ; si cette attente éternelle me semble payée , à moi, par cinq minutes de votre vue , par doux mots de votre bouche, et par celte conviction profonde, éternelle, que Dieu n'a pas créé deux cœurs aussi en harmonie que les nôtres , et ne les a pas presque mira- culeusement réunis , surtout, pour les séparer.
— Bon, merci, espérez pour nous deux, Maximilien ; cela me rend à moitié heureuse.
— Que vous arrive-t-il donc encore , Valentine , que vous me quittez si vite?
— Je ne sais ; madame de Villefort m'a fait prier de passer chez elle pour une communication de laquelle dé- pend, m'a-t-elle fait dire, une portion de ma fortune. Eh I mon Dieu , qu'ils k prennent, ma fortune , je suis
LE COMTE DE MONTE^RISTO. 509
Irop riche; et qu'après me l'avoir prise ils me laissent tranquille et libre; vous m'aimerez tout autant pauvre, n'est-ce pas, Morrel?
— Oh I je vous aimerai toujours, moi ; que m'importe richesse ou pauvreté , si ma Valentine était près de moi et que je fusse sûr que personne ne me la pût ôterl Mais celte communication , Valentine , ne craignez-vous point que ce ne soit quelque nouvelle relative à votre mariage ?
— Je ne le crois pas.
— Cependant, écoutez-moi, Valentine, et ne vous effrayez pas, car tant que je vivrai je ne serai pas à une autre.
— Vous croyez me rassurer en me disant cela, Maxi- milien ?
— Pardon! vous avez raison, je suis un brutal. Eh bien I je voulais donc vous dire que l'autre jour j'ai ren- contré M. de Morcerf.
_ Eh bien ?
— M. Franz est son ami, comme vous savez.
— Oui ; eh bien ?
— Eh bien! il a reçu une lettre de Franz, qui loi annonce son prochain retour.
Valentine pâlit et appuya sa main contre la grille.
— Ah! mon Dieu! dit-elle, si c'était cela! Mais non, b ummunlcation ne viendrait pas de madame de Ville- >rX.
— Pourquoi cela?
— Pourquoi... je n'en sais rieii... mais îi me semble ;]ue madame de Villefort, tout en ne s'y opposant point franchement, n'dst pas sympathique à ce mariage.
— Eh bien! mais, Valentine, il me semble que je vaU l'adorer, mrdame de Villefort.
310 LE COMTE DE MONTE-CRISTO.
— Oh I ne voas pressez pas, Maximilien, dit Valentine avec UB tpiste sounre.
— Ëntin, SI elle est antipathique à ce mariage, e6 fût-ce que pour le rompre, peut-être ouvricail-elle l'o- reille à quelque autre proposition.
— Ne croyez point cela, Maximilien; cène sont point les maris que madame de Villefort repousse, c'est le ma- riage.
— Comment ? le mariage I Si elle déteste si fort le ma^ riage, pourquoi s'est-elle mariée elle-même ?
— Vous ne me comprenez pas , Maximilien ; ainsi , lorsqu'il y a un an j'ai parlé de me retirer dans un cou- vent, elle avait, malgré les observations qu'elle avait cru devoir faire, adopté ma proposition avec joie ; mon père même y avait consenti, à son instigation, j'en suis sûre ; il n'y eut que mon pauvre grand-père qui m'a retenue. Vous ne pouvez vous figurer, Maximilien, quelle expres- sion il y a dans les yeux de ce pauvre vieillard, qui n'aime que moi au monde, et qui, Dieu me pardonne si c'est un blasphème , et qui n'est aimé au monde que de moi. Si vous saviez, quand il a appris ma résolution, conune il m'a regardée, ce qu'il y avait de reproche dans ce regard et de désespoir dans ces larmes qui roulaient sans plaintes, sans soupirs, le long de ses joues immo- biles ! Ah I Maximilien, j'ai éprouvé quelque chose comme un remords ; je me suis jetée à ses pieds en loi criant : Pardon ! pardon I mon père ! on fera de moi ce qu'on voudra , mais je ne vous quitterai jamais. Alors il leva les yeux au ciel I Maximilien, je puis souffrir beaucoup ; te regard de mon vieux grand-père m'a payée d'av<>^QC« pour ce que je souffrirai.
— Chère Valentine! vous êtes un ange, et je ne sais Traiment pas comment j'ai mérité , eu sabrant à droite et
LE COMTE DE MONTE^RISTO. 3H
à gauche des Bédouins, à moins que Dieu n'ait considéré
que ce sont des infidèles , je ne sais pas comment j'ai
itirjté que vous vous révéliez à moi. Mais enfin, voyons.,
alentine, quel est donc l'intérêt de madame de Villefort
ce que vous ne vous mariiez pas ?
— N'avez-vous pas entendu tout à l'heure que je vous isais que j'étais riche, Maximilien, trop riche? J'ai, du hef de ma mère, près de cinquante mille livres de rente ;
mon grand -père et ma grand-mère, le marquis et la mar- quise de Saint-Méran , doivent m'en laisser autant ; M. Noirtier a bien visiblement l'intention de me faire sa seule héritière. Il en résulte donc que, comparativement à moi, mon frère Edouard , qui n'attend , du côté de ma- dame de Villefort , aucune fortune, est pauvre. Or, ma- dame de Villefort aime cet enfant avec adoration , et si je fusse entrée en religion, toute ma fortune, concentrée sur mon père , qui héritait du marquis , de la marquise et de moi, revenait à son fils.
— Oh I que c'est étrange cette cupidité dans une jeune et belle femme !
— Remarquez que ce n'est point pour elle, Maximi- lien, mais pour son fils, et que ce que vous lui reprochez comme un défaut, au point de vue de l'amour maternel est presque une vertu.
— Mais, voyons, Valentine, dit Morrel, si vous aban- donniez une portion de cette fortune à ce fils.
— Le moyen de faire une pareille proposition, dit Valentine, et surtout à une femme qui a sans cesse à u bouche le mot de désintéressement ?
— Valentine, mon amour m'est toujours resté sacré, et, comuio toute chose sacrée, je l'ai couvert du voile de mon respect et enfermé dans mon cœur ; personne au monae pas même ma sœur, ne se doute donc de cet
fti2 LE Comte de monte-cristo.
amour que je n'ai confié à qui que ce soit au aïonau. Valentine , me permettez-vous de parler de cet amour à un ami ? Valentine tressaillit.
— A un ami ? dit-elle. Oh 1 mon Dieul Maximilien , je frissonne rien qu'à vous euîendra parler ainsi? A un ami ! et qui donc est cet ami ?
— Écoutez, Valentine : avez-vous jamais senti pour quelqu'un une de ces sympathies irrésistibles qui font que, tout en voyant cette personne pour la première fois, vous croyez la connaître depuis longtemps, et vous vous demandez où et quand vous l'avez vue , si bien que , ne pouvant vous i appeler ni le lieu ni le temps, vous arrivez à croire que c'est dans un monde antérieur au nôtre, et que cette sympathie n'est qu'un souvenir qui se ré- veille?
— Oui.
— Eh bien! voilà ce que j'ai éprouvé la première foif que j'ai vu cet homme extraordinaire.
— Un homme extraordinaire ?
— Oui.
~ Que vous connaissez depuis longtemps alors ?
— Depuis huit ou dix jours à peine.
— Et vous appelez votre ami un h(<mme que vous connaissez depuis huit jours? Ohl Maximilien, je vous croyais plus avare de ce beau nom d'ami.
— Vous avez raison en logique, Valentine ; mais dites ce que vous voudrez, rien ne me fera revenir sur ce sen- timent instinctif. Je crois que cet homme sera mêlé à tout ce qui m'arrivera de bien dans l'avenir, que parfois son regard profond semble connaître et sa main puis- sante diriger.
— C'est donc un devin? dit en souriant Valentm».
LE COMTE DE MONTE-CRISTO. 313
— Ma foi, dit Maximilien, je suis tenté de croire sou- vent qu'il devine... le bien surtout.
— Oh! dit Valenline tristement, faites-moi connaître cet homme , Maximilien, que je sache de lui si je serai assez airaée pour me dédommager de tout ce que j'ai souiîert.
— Pauvre amiel mais vous le connaissez 1
— Moi?
— Oui. C'est celui qui a sauvé la vie à votre bella- ère et à son fils.
— Le comte de Monte-Cristo ?
— Lui-même.
— Ohl s'écria Valentine, il ne peut jamais être moQ ami, il est trop celui de ma belle-mère.
— Le comte l'ami de votre belle -mère, Valentine? mon instinct ne faillirait pas à ce point ; je suis sûr que vous vous trompez.
— Oh ! si vous saviez, Maximilien! mais ce n'est plus Edouard qui règne à la maison, c'est le comte : recher- ché de madame de Villefort, qui voit en lui le résumé des connaissances humaines ; admiré , entendez-vous , admiré de mon père , qui dit n'avoir jamais entendu formuler avec plus d'éloquence des idées plus élevées ; idolâtré d'Edouard , qui , malgré sa peur des grands yeux noirs du comte, court à lui aussitôt qu'il le voit arriver, et lui ouvre la main, où il trouve toujours quelque jouet admirable : M. de Monte-Cristo n'est pas ici chez mon père ; M. de Monte-Cristo n'est pas ici chex madame de
illefort : M. de Monte-Cristo est chez lui.
~ Eh bien! chère Valentine, si les choses sont ainsi
que vous dites , voup devez déjà ressentir ou vous ros-
sentirez bientôt les effets de sa présence. Il reucuu;re
Albert de Morcerf en Italie, c'est pour le tirer des uatus
TOMK m. 18
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des brigands ; il aperçoit madame Danglars , c'est pour lui faire un cadeau royal ; votre belle-mère et votre frère passent devant sa porte, c'est pour que son Nubien leur sauve la vie. Cet homme a évidemment reçu le pouvoir d'influer sur les choses. Je n'ai jamais vu des goûts plus simples alliés à une plus haute magnificence. Son sourire est si doux, quand il me l'adresse, que j'oublie combien les autres trouvent son sourire amer. Oh ! dites- moi, Valenline, vous a-t-il souri ainsi? S'il l'a fait, vous serez heureuse.
— Moi 1 dit la jeune fille ; oh 1 mon Dieu ! Maximilien, il ne me regarde seulement pas, ou plutôt, si je passe par hasard, il détourne la vue de moi. Oh ! il n'est pas généreux, aller I ou il n'a pas ce regard profond qui lit au fond des cœurs, et que vous lui supposez à tort; car s'il eût été généreux , me voyant seule et triste au mi- lieu de toute cette maison, il m'eût protégée de cette influence qu'il exerce ; et puisqu'il joue, à ce que vous prétendez, le rôle du soleil , il eût réchauffé mon cœur à l'un de ses rayons. Vous dites qu'il vous aime, Maxi- milien ; eh ! mon Dieu , qu'en savez-vous ? les hommes font gracieux visage à un grand officier de cinq pieds huit pouces comme vous , qui a une longue moustache et un grand sabre , mais ils croient pouvoir écraser sans crainte une pauvre fille qui pleure.
— Oh! Valentinel vous vous trompez, je vous jure.
— S'il en était autrement, voyons, Maximilien, s'il me traitait diplomatiquement, c'est-à-dire en homme qui, d'une façon ou de l'autre, veut s'impatroniser dans la maison, il m'eût, ne fût-ce qu'une seule fois, hCnoree de ce sourire que vous me vantez si fort ; mais non , il m'a vue malheureuse, il comprend que je ne puis lui être bonne à rien, et il ne fait nas même attention à moi. Qiu
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Mit môme si, poar faire sa cour à mon pèrt^, à madame de Villefort ou à mon frère , il ne me persécutera point aussi en tant qu'il sera en son pouvoir de le faire? Voyons , franchement , je ne suis pas une femme que Ton doive mépriser ainsi sans raison ; vous me Tavez dit. Ah ! pardonnez-moi, continua la jeune fille en voyant l'impression que ces paroles produisaient sur Maximi- lien, je suis mauvaise , et je vous dis là sur cet homme des choses que je ne savais pas même avoir dans le cœur. Tenez, je ne nie pas que cette influence dont vous me parlez existe , et qu'il ne l exerce môme sur moi ; mais s'il l'exerce , c'est d'une manière nuisible et cor- ruptrice, comme vous le voyez, de bonnes pensées.
— C'est bien , Valentine , dit Morrel avec un soupir, n'en parlons plus ; je ne lui dirai rien.
— Hélas! mon ami, dit Valentine, je vous afflige, je le vois. Oh ! que ne puis-je vous serrer la main pour vous demander pardon I Mais enfin je ne demande pas mieux que d'être convaincue ; dites, qu'a donc fait pour vous ce comte de Monte-Cristo?
— Vous m'embarrassez fort, je l'avoue, Valentine, en me demandant ce que le comte a fait pour moi : rien d'ostensible, je le sais bien. Aussi, comme je vous Tai déjà dit, mon affection pour lui est-elle tout instinctive et n'a-t-elle rien de raisonné. Est-ce que le soleil m'a fait quelquo chose ? Non ; il me réchauffe, et à sa lumière •e vous vois, voilà tout. Est-ce que tel ou tel parfum a fiait quelque chose pour moi? Non; son odeur récrée agréablement un de mes sens. Je n'ai pas autre chose à dire quand on me demande pourquoi je vaute ce oar- fam, mon amitié pour lui est étrange comme la sienne pour moi. Une voix secrète m'avertit qu'il y a plus que du hasard dans cette auutié luiiiievue et réciproque. Je
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trouve de la corrélation jusque dans ses plus simples actions, jusque dans ses plus secrètes pensées entre mes actions et mes pensées. Vous allez encore rire de moi, Val'ntine, mais depuis que je connais cet homme, l'idée absurde m'est venue que tout ce qui m'arrive de bien émane de lui. Cependant, j'ai vécu trente ans sans avoir eti besoin de ce protecteur, n'est-ce pas? n'importe, te- nez, un exemple : il m'a invité à dîner pour samedi, c'est naturel au point où nous en sommes, n'est-ce pas? Eh bien I qu'ai-je su depuis ? Votre père est invité à ce dîner , votre mère y viendra. Je me rencontrerai avec eux, et qui sait ce qui résultera dans l'avenir de cette entrevue ? Voilà des circonstances fort simples eu appa- rence ; cependant, moi, je vois là-dedans quelque chose qui m'étonne; j'y puise une confiance étrange. Je me dis que le comte, cet homme singulier qui devine tout, a voulu me faire trouver avec M. et madame de Villefort, et quelquefois je cherche , je vous le jure , à lire dans ses yeux s'il a deviné mon amour.
— Mon bon ami, dit Valentine, je vous prendrais pour un visionnaire, et j'aurais véritablement peur pour votre bon sens, si je n'écoutais de vous que de semblables rai- sonnements. Quoi ! vous voyez autre chose que du hasard dans cette rencontre? En vérité, réfléchissez donc. Mon père, qui ne sort jamais , a été sur le point dix fois de refuser cette invitation à madame de Villefort , qui, au contraire, brûle du désir de voir chez lui ce nabab extra- ordinaire et c'est à grand'peine qu'elle a obtenu qu'il l'accompagnerait. Non, non, croyez-moi, je n'ai, à pan vous, Maximilien, d'autre secours à demander dans ce monde qu'a mon grand-père, un cadavre 1 d'autre apjjui à cherclier que dans ma pauvre mère, une ombre I
— Je sens que vcus avez raison, Valentino, et qu la
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logiqne est pour vous, dit Maximilien ; mais votre donce voii, tou;ows si puissante sur moi, aujourd'hui ne me convainc pas.
— Ni la vôtre non plus, dit Valentine, et j'avoue que -i TOUS n'avez pas d'autre exemple à me citer...
— J'en ai un, dit Maximilien en hésitant ; mais en vérité, Valentine, je suis forcé de l'avouer moi-même, il est encore plus absurde que le premier.
— Tant pis. dit en souriant Valentine.
— El cependant, continua Morrel, il n'en est pas moms concluant pour moi, homme tout d'inspiration et de sen- timent, et qui ai quelquefois, depuis dix ans que je sers, dû la vie à un de ces éclairs intérieurs qui vous disent un mouvement en avant et en arrière, pour que la balle qui devait vous tuer passe à côté de vous.
— Cher Maximilien, pourquoi ne pas faire honneur a mes prières de cette déviation des balles? Quand vous êtes là-bas , ce n'est plus pour moi que je prie Dieu et ma mère, c'est pour vous.
— Oui, depuis que je vous connais, dit en souriant 'Jorrel ; mais avant que je vous connusse, Valentine?
— Voyons , puisque vous ne voulez rien me devoir, méchant , revenez donc à cet exemple que vous-même avouez être absurde.
— Eh bien I regardez parles planches, et voyez là-bas, à cet arbre, le cheval nouveau avec lequel je suis venu.
— Oh! l'admirable bête! s'écria Valentine, pourquoi Txe l'avez -vous pas amené près de la grille? je lui euss« parle et il m'eût entendue.
— C'est en effet, comme vous le voyez, une bêle d'us assez grand prix, dit Maximilie-). Eh bien I vous savez que ma fortune est bornée, Valentine, et que je suis ce qu'on appelle un homme raisoouabke. £b nien I j'avai»
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VU che« un marchand de chevaux ce magnifique Midéak, )e le nomme ainsi. Je demandai quel était son prix : on me répondit quatre mille cinq cents francs ; je dus m'ab- stenir, tX)mme vous le comprenez bien , de le trouver beau plus longtemps, et je partis, je l'avoue, le cœur assez gros, car le cheval m'avait tendrement regardé, m'avait caressé avec sa tête et avait car colé sous moi de la façon la plus coquette et la plus charmante. Le même soir J'avais quelques amis à la maison. M. de Ghàteau-Reikiiud, M. Debray et cinq ou six autres mau- vais sujets que vous avez le bonheur de ne pas con naître, même de nom. On proposa une bouillote; je ne joue jamais, car je ne suis pas assez riche pour pouvoir perdre, ni assez pauvre pour désirer gagner. Mais j'étais chez moi, vous comprenez, je n'avais autre chose à faire que d'envoyer chercher des cartes, et c'est ce que je fi- Comme on se mettait à table , M. de Monte-Cristo ar- riva, n prit sa place, on joua, et moi je gagnai; j'ose a peine vous avouer cela, Valentine, je gagnai cinq mille francs. Nous nous quittâmes à minuit. Je n'y pus tenir. ;e pris un cabriolet et me fis conduire chez mon mar- chand de chevaux. Tout palpitant, tout fiévreux, je son- nai ; celui qui vint m'ouvrir dut me prendre pour un fou. Je m'élançai de l'autre côté de la porte à peine ouverte. J'entrai dans l'écurie, je regardai au raieiier. 0 bonheur î Médéah grignotait son foin. Je saute sur une selle ; je la lui applique moi-même sur le dos, je lui passe la bride, yLédiah se prête de la meilleure grâce du monde à cette 'opération! Puis, déposant les quatre mille cinq cents francs entre les mains du marchand stupéfait, je reviens ou plutôt je passe la nuit à me promener dans le» Champs-Elysées. Eh bien I j'ai vu de la lumière â la fe- nêtre du comte, il m'a semblé apercevoir son ombre der-
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rière les rideaux. Maintenant, Valentine, je jurerais que Î3 comte a su que je désirais ce cheval, et qu'il a perda xprès pour me le faire gagner.
— Mon cher Maximilien, dit Valentine, vous êtes trop fantastique, en vérité... vous ne m'aimerez pas long- temps... Un homme qui fciit ainsi de la poésie ne saurait s'étioler à plaisir dans une passion monotone comme la nôtre... Mais, grand Dieu! tenez, on m'appelle... enten- dez-vous?
— Oh I Valentine, dit Maximilien, par le petit jour de la cloison... votre doigt le plus petit, que je le barise.
— Maximilien, nous avions dit que nous serions l'on jour l'autre deux voix, deux ombres 1
— Comme il vous plaira, Valentine.
— Serez-vous heureux si je fais ce que vous voulez f
— Oh I oui.
Valentine monta sur un banc et passa , non pas sou petit doigt à travers l'ouverture, mais sa main tout en- tière par dessus la cloison.
Maximilien poussa on cri, et s'élançant à aon tour sur la borne, saisit cette main adorée et y appliqua ses lèvres ardentes ; mais aussitôt la petite main glissa entre les siennes, et le jeune homme entendit fuir Valentine, ef- frayée peut-être de la sensation qu'elle venait d'é- prouver !
FIN DO TROISIÈME VOLDMB.
TABLE
su TBOISIÉHE VOLUME
I. — Lei conTivet 4
n. — Le déjeuner . 30
m. — La présentation 47
IV. — Monsieur Bertuccio 66
y. — La maison d'Auteuil 73
VI. — La TendetU 83
VII. — La pluie de sang. H5
Vin. — Le crédit illimité 131
IX. — L'attelage gris-pommelé U9
X. — Idéologie. 165
XI. — Haydée 181
XÎI. •- La famille Morrel 187
Xin. — Pyrame et Thisbé 20<
XIV. — Toxicologie 215
XV. — Robert-le-Diable 237
XVI. — La hausse et la baisse 258
XVII. — Le msùor Caralcanti 273
XVIU. — Andréa Cavalcauti 288
XIX. — L'enclos à la luzerne 304
iUlLB COLIN. — UfPRlUBtttB Dl U02fT.
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PQ Dumas, Alexandre
2226 Le comte de Monte-Cristo Al
1889
t. 3
cop.2
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